The Project Gutenberg eBook of Les Rois Frères de Napoléon Ier

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Title: Les Rois Frères de Napoléon Ier

Author: Albert Du Casse

Release date: December 4, 2009 [eBook #30604]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ROIS FRÈRES DE NAPOLÉON IER ***




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LES ROIS
FRÈRES DE NAPOLÉON Ier

DOCUMENTS INÉDITS
RELATIFS AU PREMIER EMPIRE

PUBLIÉS PAR
LE BARON DU CASSE

PARIS
LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE et Cie
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
Au coin de la rue Hautefeuille

1883
Tous droits réservés.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:

ROMANS:

(p. I) PRÉFACE

Dans les premières années du second empire, commença à paraître à la librairie Perrotin un ouvrage en dix volumes qui fit sensation dans le monde littéraire et politique, les Mémoires du roi Joseph, qui donnaient sur l'empereur Napoléon Ier, sur son règne et sur l'histoire de cette grande époque des aperçus entièrement nouveaux. Des documents importants et irrécusables corroborant les faits se trouvaient en grand nombre dans ces dix volumes, et, malgré le succès de l'Histoire du Consulat et de l'Empire de M. Thiers, les Mémoires du roi Joseph furent accueillis avec une haute faveur dans les régions élevées et savantes.

Peu de temps après l'entière publication de cet ouvrage, en parut un autre du même auteur et du même genre, Mémoires et correspondance du prince Eugène, également en dix volumes.

Ces deux publications historiques capitales, faites avec impartialité, donnèrent la pensée au gouvernement impérial de réunir en un magnifique ouvrage toutes les lettres écrites ou dictées par Napoléon Ier, et de livrer à la publicité un admirable monument d'histoire moderne. Malheureusement, le nombre considérable des lettres et des documents collectionnés dans les archives du gouvernement et dans les archives des particuliers fit rejeter l'idée de joindre à ces lettres de l'empereur les réponses et des notes explicatives.

Immédiatement après la mort du dernier des frères de Napoléon (p. II) Ier, en 1860, parut également un ouvrage en sept volumes intitulé: Mémoires du roi Jérôme.

On serait en droit de penser que la collection de ces quatre grandes publications est de nature à donner l'idée la plus complète de tous les faits historiques qui s'accomplirent sous le premier empire, et qu'ils mettent entièrement à jour la politique du grand empereur. Il n'en est cependant pas réellement ainsi.

Il faut du temps pour débarrasser l'histoire de ses langes.

Tel document publiable à une époque éloignée aurait eu des inconvénients à être publié à une époque plus rapprochée. Mais ce qui ne pouvait voir le jour il y a quelques années peut paraître aujourd'hui.

Tout n'a donc pas été inséré dans les quatre ouvrages publiés sous le deuxième empire. Nous pouvons affirmer néanmoins que rien n'a été changé dans les documents qui se trouvent aux Mémoires Joseph et Eugène, et que l'auteur s'est borné à supprimer quelques phrases et à les remplacer par des points; qu'un certain nombre des lettres de Napoléon Ier a été supprimé dans la correspondance de l'empereur, principalement celles écrites au roi Louis, père de Napoléon III. Quant aux Mémoires du roi Jérôme publiés sous la direction de son fils, le prince Napoléon, et sans nom d'auteur, nous croyons savoir que cet ouvrage est loin d'avoir la moindre prétention à la vérité historique.

Récemment, un volume intitulé: Napoléon et le roi Louis a paru. Il renferme la collection presque complète des lettres de l'empereur au troisième de ses frères.

Ces ouvrages, qui ont une grande valeur historique, ne font pour ainsi dire qu'effleurer plusieurs des grands faits du premier empire. Ainsi, dans l'histoire du règne du roi Louis, les démarches faites pour changer en royauté la république batave, les négociations entreprises pour mener à bien la mission de M. de Labouchère à Londres, sont à peine indiquées. Cela vient de ce que l'empereur traçait ses intentions à ses agents, à ses ministres, à ses frères à grands traits, laissant souvent à ces derniers le soin des moyens à prendre pour l'exécution de sa volonté.

(p. III) Nous avons eu la pensée de recourir à la correspondance diplomatique de cette époque pour compléter, autant que possible, l'histoire des frères de Napoléon Ier qui est aussi l'histoire de la plupart des États de l'Europe. En outre, nous joindrons à ces documents un grand nombre des lettres ou portions de lettres omises à dessein dans les ouvrages publiés sous le second empire, puis des pièces curieuses relatives à ces souverains et complètement inconnues.

Cet ouvrage, sorte de complément de ceux qui déjà ont paru, et intitulé: Les rois frères de Napoléon, comprend un grand nombre de documents inédits relatifs au premier empire.

(p. 001) LES FRÈRES
DE NAPOLÉON Ier

I.
LE ROI JOSEPH

(1797-1808).

Jusqu'au jour où la politique et la raison d'État vinrent se mettre en travers de ses affections naturelles, l'empereur Napoléon Ier se montra un frère dévoué, principalement avec Joseph son aîné, qui, à la mort de leur père, Charles Bonaparte, était devenu le chef de la famille. Né en janvier 1768, Joseph avait dix-huit mois de plus que son second frère Napoléon, né lui-même en août 1769. Lors de la perte qu'ils firent de leur père, l'un avait donc 17 ans, l'autre 15 ans et demi.

Jeté de bonne heure au milieu des affaires publiques, devenu un personnage politique important, à l'âge où l'on sort à peine de l'adolescence, un général renommé à l'âge où l'on ceint à peine une épée, Napoléon, de fait le chef de sa famille, voulut associer ses frères à sa grandeur. Une fois à la tête du gouvernement, il les porta aux premières charges de l'État; empereur, il voulut pour eux des trônes, et, pour les y asseoir, prononça la déchéance des anciennes familles royales de l'Europe. Mais si l'ambition dominait tout chez ce grand capitaine, chez ce puissant génie, ses frères n'avaient pas le (p. 002) même amour des grandeurs. Deux d'entre eux, Joseph et Louis, esprits modérés et éclairés, n'acceptèrent des couronnes qu'après beaucoup d'hésitation, bien plus pour céder aux exigences de leur frère, devenu le maître du monde, que pour obéir à leurs propres instincts. L'un d'eux, Lucien, se montra toujours rebelle à cet égard aux volontés de Napoléon. Il entendait vivre à sa guise, sans se plier aux vues de l'empereur. Enfin, le quatrième, Jérôme, léger de caractère, ami du plaisir, acceptait volontiers la tutelle fraternelle, à la condition de pouvoir puiser sans cesse dans le trésor impérial.

Nous allons exposer les relations de Napoléon avec ses frères à différentes époques de leur carrière, en rétablissant certaines parties de leur correspondance omises à dessein dans les ouvrages publiés jusqu'à ce jour.

Commençons par Joseph, l'aîné des Bonaparte, successivement roi de Naples et d'Espagne.

Nous croyons inutile de parler des premières années de Joseph Bonaparte. Nous allons le prendre au moment où il commença à entrer dans la vie politique et à jouer un rôle dans la diplomatie.

À la suite de sa brillante campagne de 1796 en Italie, le général Bonaparte, déjà tout-puissant, fit nommer Joseph ambassadeur dans les États romains. Celui-ci se rendit à Rome à la fin de 1797. Conformément aux instructions de son frère et du Directoire, il fit tous ses efforts pour maintenir l'harmonie entre le gouvernement pontifical et la France. Il n'y put réussir. Les relations entre les deux États s'envenimèrent par la nomination d'un général autrichien (Provera), trois fois prisonnier de l'armée de Bonaparte, comme commandant de la troupe pontificale. Les justes plaintes de Joseph à cette occasion enhardirent d'une autre part les révolutionnaires romains, qui se figurèrent que nous ne pouvions faire autrement que de les soutenir dans leurs tentatives pour renverser le gouvernement pontifical. Cet état de choses amena l'échauffourée du 7 décembre, qui coûta la vie au jeune et brillant général Duphot, et nécessita le départ de Rome du ministre de la légation de France. Joseph, pendant son séjour dans la ville éternelle, échangea avec son frère une correspondance intéressante; nous connaissons les lettres de Napoléon par le recueil officiel publié sous le second empire; les dépêches de Joseph, au contraire, n'ont été imprimées ni dans les Mémoires du roi Joseph ni ailleurs; nous choisissons les plus curieuses pour les donner ici.

(p. 003) I.

Rome, 24 fructidor an V (10 septembre 1797).

Joseph au général en chef Bonaparte.

J'ai reçu, citoyen général, la lettre à laquelle étaient jointes plusieurs pièces relatives à l'arrestation de MM. Angeloni, Bouchard, Oscarelli[1], Vivaldi, etc. Les informations que j'ai prises sur eux, depuis que je suis à Rome, sont conformes à l'idée qu'on en donne dans les lettres qui vous ont été envoyées par le citoyen Monge; ils ont manifesté le désir et le projet de changer le gouvernement romain. S'ils ont senti et pensé comme les Brutus et les grands hommes de l'antiquité, ils ont parlé comme des femmes et agi comme des enfants; le gouvernement les a fait arrêter. Comme ils n'avaient point de plan déterminé, on n'a rien trouvé chez eux qui pût les accuser; mais on en avait trouvé cinquante réunis à la villa Médicis; mais la ville entière connaissait les projets dont ils se vantaient sans avoir aucun moyen de les mettre à exécution.

Quelques-uns d'entre eux, et précisément ceux qui, par leurs talents, paraissent être les chefs, étaient munis de certificats honorables de la commission des Arts[2]; mais ces certificats et la liaison qu'ils ont eue avec les commissaires français, loin d'être cause de leur arrestation, l'ont suspendue durant quelques instants, et l'on n'a procédé contre eux qu'après que le citoyen Cacault eut déclaré que les certificats des commissaires prouvaient pour le passé et non pour l'avenir; qu'ils ne pouvaient d'aucune manière être regardés comme des actes de garantie pour des faits ignorés et absolument étrangers aux commissaires et à tout autre individu français.

Depuis cet événement, on est convaincu dans Rome que les Français n'ont aucun rapport avec ce qui s'est passé, et aucun d'eux n'a éprouvé le moindre désagrément qui puisse le faire croire.

Cependant, j'ai voulu pressentir quelles étaient les intentions du gouvernement sur les individus arrêtés, et surtout sur ceux auxquels vous croyez devoir prendre un certain intérêt: le secrétaire d'État[3] m'a assuré (p. 004) que Corroux et son frère n'ont point été arrêtés; que le juif Ascarelli venait d'être mis en liberté; qu'il croyait que Vivaldi allait l'être bientôt; que, quant à Angeloni et Bouchard, qui sont les plus compromis, avant la sentence définitive je serais informé de l'état du procès, et que le gouvernement se prêterait à ce que les Français paraîtront désirer.

Je ne pense pas que le système de sang ou d'extrême rigueur qui a prévalu dans quelques États voisins prenne ici; il y a bien quelques prêtres influents du caractère des persécuteurs des Albigeois, mais ils n'osent pas encore se livrer à l'ardeur de la persécution. Le secrétaire d'État, homme doux et honnête, les surveille. Tant qu'il pourra quelque chose, je ne crains pas les scènes de sang; mais il n'a pas, je pense, tout le crédit qu'il mérite.

Il est inutile que j'entre dans plus de détails: il suffit que je vous assure que je ne perdrai pas de vue le sort des personnes arrêtées.

II.

Rome, 3 vendémiaire an VI (24 septembre 1797).

Joseph Bonaparte, ambassadeur de la République, au général en chef Bonaparte.

Hier au soir, le pape[4] a été indisposé; on espérait cependant qu'il serait en état d'aller aujourd'hui, jour de dimanche, à Saint-Pierre; mais la fièvre l'a saisi avec des attaques d'apoplexie; il a reçu le viatique à trois heures après midi. Il est dans ce moment dans un état presque désespéré, et l'on craint qu'il ne résiste pas au redoublement de demain.

Cet événement peut en faire naître plusieurs d'une nature bien différente, selon les impulsions que l'on donnera à l'opinion et aux affaires de cette ville.

Vous connaissez, citoyen général, les instructions qui m'ont été données par le Directoire; mais sa situation, celle de la France et de l'Italie ne sont plus les mêmes.

Si les républicains qui existent à Rome, et dont quelques-uns sont encore arrêtés, s'ébranlent pour tenter un mouvement qui les conduise à la liberté, il est à craindre que Naples ne profite d'un instant d'oscillation pour faire enfin un mouvement réel et pousser ses troupes jusqu'à Rome. Dans ce cas, nul doute que le succès ne fût pour les partisans de la coalition dans Rome.

Naples ne tentera jamais ce mouvement s'il craint d'être prévenu par les troupes françaises. Il serait donc à désirer que vous puissiez faire filer (p. 005) des forces du côté d'Ancône. Dans toutes les hypothèses, leur présence dans un point avoisiné de Rome aura une influence morale ou absolue.

Les cardinaux dont on parle le plus pour les porter au pontificat sont: Albani, Gerdil, piémontais, et Caprara[5]. Le premier paraît avoir le plus d'influence, il est le centre de la faction impériale; Provera, qui, lui, est envoyé ici par le nonce Albani, est un de ses moyens, et il les emploie tous. C'est un homme d'un extérieur séduisant: du tact, de l'usage, point d'instruction, point de talent transcendant, c'est le doyen des cardinaux.

Le cardinal Gerdil passe pour un saint homme, et un théologien consommé. C'est le choix des prêtres non titrés et des dévotes.

Caprara a des talents. Ennemi du pape actuel, il réunit autour de lui les suffrages d'une partie des mécontents du gouvernement d'aujourd'hui. L'Espagne paraît le porter. On croit en général qu'il réunit aussi le vœu de la France.

Il est impossible qu'avant la réception de votre lettre, je demande officiellement la liberté des prisonniers et l'éloignement du général Provera; cette mesure me sera dictée par les circonstances, si je les juge de nature à l'exiger.

Placé plus au centre des grands intérêts, vous serez plus à même de me faire connaître quelles doivent être les intentions du gouvernement et quels moyens il peut mettre en usage pour les remplir.

Si le pape prolonge son existence, votre lettre me sera extrêmement utile: dans l'hypothèse contraire, je vous enverrai un exprès en poste. Je vous prie de me faire renvoyer sur-le-champ le courrier porteur de la présente.

Il serait peut-être à propos que, pour tous les événements, vous m'envoyassiez quelques officiers.

III.

Rome, 16 vendémiaire an VI (7 octobre 1797).

Joseph, ambassadeur, etc., au général en chef Bonaparte.

J'ai reçu, citoyen général, votre lettre du 8 vendémiaire par mon courrier de retour.

(p. 006) Vous êtes déjà instruit du rétablissement de la santé du pape.

Le général Provera, que l'on attendait ici depuis longtemps, est encore à Trieste, d'où le consul romain annonce au secrétaire d'État son prochain départ.

J'ai eu une longue conférence avec le cardinal Doria; je lui ai annoncé la volonté précise du gouvernement français de ne pas souffrir au commandement des troupes du pape un général autrichien. Aujourd'hui, il a dû lui écrire pour lui donner l'ordre de suspendre sa marche. Ma déclaration verbale a été un coup de foudre pour lui; je l'ai accompagnée de tous les raisonnements qui en font sentir la justice, et me suis plaint de plusieurs faits qui décèlent la malveillance tacite des meneurs secrets de la cour de Rome. Vous remarquerez que, depuis le ministère du cardinal Rusca, rien n'a changé que lui-même, son esprit y est resté; il dirige tous les travailleurs, commis et autres employés. Le cardinal Doria ne tient point essentiellement à la faction ennemie de la France; c'est un homme dont les manières françaises et la bonne foi ne peuvent plaire ni aux cardinaux ni à ses coopérateurs dans le ministère. Son élévation à ce poste est une preuve qu'il reste encore à Rome une partie de l'ancienne politique ténébreuse de cette cour: elle met en avant un homme honnête et loyal, incapable de soupçonner les intentions perfides de ceux qui gouvernent sous son nom, en le faisant agir dans leur sens, et, lorsqu'ils ne peuvent pas y réussir, en lui faisant forcer la main par le pape, qui déteste son secrétaire d'État.

Les meneurs réels de la cour de Rome sont un monsignor Barberi, procureur fiscal, l'intime des cardinaux Rusca, Albani; Zelada, secrétaire d'État lors du massacre de Basseville; Sparziani, premier commis du secrétaire d'État Rusca, resté dans la même place sous le cardinal Doria; c'est le rédacteur de la correspondance au nonce Albani, que vous fîtes intercepter avant la dernière campagne contre Rome; c'est à cet homme qu'étaient adressées les lettres du comte Gorri-Rossi de Milan, dont vous m'avez envoyé les copies.

Je n'ai point encore réclamé officiellement les Romains détenus depuis deux mois; j'ai épuisé tous les moyens de douceur auprès du secrétaire d'État. Vous concevez, citoyen général, d'après ce que je vous ai dit ci-dessus de la puissance réelle de ce ministre, que je n'ai dû rien obtenir: ce n'est que par des démarches fortes et officielles que l'on peut faire rentrer dans le devoir, amener à des principes de modération les meneurs et les travailleurs subalternes; c'est ce que je n'ai point encore cru devoir faire, d'après votre silence et celui du ministre des relations extérieures[6], que j'ai consulté sur cet article.

(p. 007) IV.

Rome, 5 frimaire an VI (25 novembre 1797).

Joseph Bonaparte, etc., au général en chef de l'armée d'Italie.

J'ai reçu votre lettre du 24 brumaire. Le général Provera est parti le lendemain du jour de la réception de votre dépêche, sans que j'aie eu besoin de faire pour cet effet de nouvelles démarches auprès du gouvernement de Rome; il s'est retiré à Naples.

Les détenus pour opinion politique ont été presque tous mis en liberté. Je vous ai déjà écrit à ce sujet.

Le cardinal secrétaire d'État sort à l'instant de chez moi; il se plaint de la municipalité d'Ancône, qui a publié l'espèce de manifeste dont vous trouverez ci-joint une copie. Le pape a été très alarmé de sa lecture, et il a ordonné à son ministre de vous dépêcher un courrier et un autre à Paris pour réclamer la restitution d'Ancône; il serait possible que la dépêche dont ce courrier sera porteur vous parvienne avant la présente.

L'officier cisalpin chargé des dépêches du ministre des relations extérieures n'a éprouvé aucune difficulté pour la reconnaissance de la nouvelle République.

Le secrétaire d'État vient de me donner lecture de la lettre qu'il a écrite à ce sujet au ministre des relations extérieures de la République cisalpine, et, à dire le vrai, Sa Sainteté lui en avait donné l'ordre le premier de ce mois, d'après les instances du cardinal et ce que je lui en avais dit moi-même dans la dernière audience.

Vous saurez sans doute que le duc de Parme s'est enfin décidé à consentir au projet d'échange auquel l'Espagne paraît tenir beaucoup: c'est M. le comte de Valde Pariso, ministre d'Espagne près l'infant, qui le mande à M. le chevalier Azara. Il est à désirer que la détermination de ce prince ne soit pas trop tardive, et que l'on soit à temps pour traiter avec le roi de Sardaigne.

Je ne vous envoie pas encore votre courrier, n'ayant rien de très pressant à vous marquer.

Après son retour à Paris en décembre 1797, à la suite du meurtre du général Duphot, Joseph reçut du Directoire l'offre de l'ambassade de Berlin qu'il refusa pour entrer au conseil des Cinq-Cents dont il venait d'être nommé membre par le collège du département du Liamone (p. 008) (Corse). Napoléon étant parti pour l'expédition d'Égypte, les deux frères entrèrent de nouveau en correspondance.

Le 25 juillet 1798, Napoléon, étant au Caire, eut connaissance par des lettres de Paris des bruits qui couraient sur Joséphine. Il en éprouva un violent chagrin et écrivit à son frère Joseph la lettre ci-dessous qui n'a pas été insérée dans la correspondance de l'empereur et ne l'a été qu'en partie dans les Mémoires du roi Joseph. La voici tout entière:

Tu verras dans les papiers publics le résultat des batailles et la conquête de l'Égypte qui a été assez disputée pour ajouter une feuille à la gloire militaire de cette armée. L'Égypte est le pays le plus riche en blé, riz, légumes, viande, qui existe sur la terre; la barbarie y est à son comble. Il n'y a point d'argent, pas même pour solder les troupes. Je puis être en France dans deux mois.—Je te recommande mes intérêts.—J'ai beaucoup de chagrin domestique, car le voile est entièrement levé. Toi seul me restes sur la terre, ton amitié m'est bien chère, il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu'à la perdre et te voir me trahir... C'est une triste position que d'avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un seul cœur... Tu m'entends.

Fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne; je compte y passer l'hiver et m'y enfermer, je suis ennuyé de la nature humaine! J'ai besoin de solitude et d'isolement, les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché. La gloire est fade. À 29 ans, j'ai tout épuisé, il ne me reste plus qu'à devenir bien vraiment égoïste! Je compte garder ma maison, jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n'ai plus que de quoi vivre! Adieu, mon unique ami; je n'ai jamais été injuste envers toi! Tu me dois cette justice malgré le désir de mon cœur de l'être... Tu m'entends! Embrasse ta femme, Jérôme.

Au mois d'octobre 1802, Napoléon, qui déjà songeait à faire participer avec lui ses frères aux affaires de l'État, écrivit à Joseph une courte lettre dans laquelle se reflètent ses pensées sur son frère aîné. La voici; elle n'a pas encore été publiée.

J'estime qu'il est utile à l'État et à moi que vous acceptiez la place de chancelier, si le Sénat vous y présente. Je jugerai le cas que je dois faire de votre attachement et de vous, par la conduite que vous tiendrez.

Dans le premier volume des Mémoires du roi Joseph, on trouve un fragment historique que l'ex-roi de Naples et d'Espagne avait écrit pendant son séjour en Amérique. Il comprend la période qui s'écoule de la naissance de Joseph à son arrivée à Naples (1806). À (p. 009) la page 97, il est question de la mort du duc d'Enghien. On a supprimé de ce fragment les lignes suivantes que nous rétablissons:

Ma mère était tout en larmes, et adressait les plus vifs reproches au premier consul qui l'écoutait en silence. Elle lui dit que c'était une action atroce dont il ne pourrait jamais se laver, qu'il avait cédé aux conseils perfides de ses propres ennemis, enchantés de pouvoir ternir l'histoire de sa vie par une page si horrible. Le premier consul se retira dans son cabinet, et peu d'instants après arriva Caulaincourt qui revenait de Strasbourg. Il fut étonné de la douleur de ma mère qui se hâta de lui en apprendre le sujet. À cette fatale nouvelle, Caulaincourt se frappa le front et s'arracha les cheveux en s'écriant: «Ah! pourquoi faut-il que j'aie été mêlé dans cette funeste expédition!»

Vingt ans se sont écoulés depuis cet événement et je me souviens très bien que plusieurs des personnes qui cherchent aujourd'hui à se laver d'y avoir pris part, s'en vantaient alors comme d'une fort belle chose, et approuvaient hautement cet acte. Pour moi, j'en fus très peiné à cause du respect et de l'attachement que je portais au premier consul; il me parut que sa gloire en était flétrie.

Quelques jours après, ma mère me dit qu'elle avait été assez heureuse pour faire parvenir à une dame que le prince affectionnait, son chien et quelques effets qui lui avaient appartenu.

J'arrive maintenant au grand et important événement qui plaça la couronne impériale sur la tête du premier consul; il s'écoula plusieurs mois entre son élection et le couronnement. Pendant ce temps, l'empereur, voulant entourer le trône de toute la dignité et de tout le respect nécessaire au pouvoir monarchique, rétablit l'ancienne étiquette et la fit observer avec soin. Dès ce moment je cessai d'avoir des relations aussi intimes avec lui, et pendant quelque temps je me trouvai par mon grade et par mes fonctions relégué dans le salon d'attente le plus éloigné de ses appartements.

Je n'en murmurai point et je concevais parfaitement que cela dût être ainsi. Mais il ne manqua pas de gens, courtisans ou autres, qui, sous le masque de l'intérêt, blâmèrent cette manière d'être de Napoléon à mon égard.

En 1805, pendant que l'empereur Napoléon combattait les empereurs d'Autriche et de Russie en Allemagne, Joseph, resté à Paris avec pleins pouvoirs de son frère, écrivit le 19 novembre à ce dernier la lettre ci-dessous, omise dans la Correspondance et les Mémoires:

Jérôme est parti hier. J'avais dû lui donner lors de son premier départ, il y a vingt jours, quarante mille francs. J'ai dû lui en procurer (p. 010) soixante mille avant-hier, pour qu'il pût partir. Il lui aurait été impossible sans cette somme de quitter Paris. Si Votre Majesté veut faire donner l'ordre de me rembourser cette somme de cent mille francs, elle me fera plaisir, parce que je ne suis pas dans le cas d'en faire longtemps l'avance à Jérôme. Je suis honteux d'entretenir Votre Majesté d'un si petit détail.

Napoléon trouva fort mauvais ce qu'avait fait Joseph et lui répondit de Schœnbrunn, le 13 décembre 1805, la lettre suivante, également omise:

Mon frère, j'ai lieu d'être surpris que vous ayez tiré des mandats sur un préposé de ma liste civile. Je ne veux rien donner à Jérôme au-delà de sa pension; elle lui est plus que suffisante et plus considérable que celle d'aucun prince de l'Europe. Mon intention bien positive est de le laisser emprisonner pour dettes, si cette pension ne lui suffit pas. Qu'ai-je besoin des folies qu'on fait pour lui à Brest? C'est de la gloire qu'il lui faut et non des honneurs. Il est inconcevable ce que me coûte ce jeune homme pour ne me donner que des désagréments et n'être bon à rien à mon système. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Votre très-affectionné frère.

Joseph, voyant que son frère s'était mépris en partie sur ce qui avait été fait à l'égard de Jérôme, écrivit de Paris le 22 décembre 1805:

Sire, j'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 22 frimaire, relativement à Jérôme. V. M. a été induite en erreur, je ne me suis pas permis de tirer des mandats sur aucun des préposés de sa liste civile, seulement j'ai demandé à M. Lemaître, préposé du trésorier, s'il trouvait des inconvénients à avancer à Jérôme quatre mois de sa pension; sur son hésitation, je lui ai dit que si M. Estève le trouvait mal, je ferais remettre cette somme dans sa caisse sur-le-champ. Voilà le fait. V. M. est trop juste pour ne pas voir que je n'ai rien pris sur moi qui pût lui déplaire. Jérôme ne pouvait partir sans argent et mon intendant n'avait pas un sol que je puisse lui donner dans ce moment, au-delà des quarante mille francs que je lui ai donnés précédemment.

Je me suis plaint tout le premier au ministre de la police du journaliste qui avait parlé des honneurs qu'on lui rendait. Sur mon ordre, le ministre a fait défense aux autres journalistes de copier cet article qui effectivement n'a pas été répété depuis.

J'ai fait la même plainte au ministre de la marine qui m'a dit qu'il (p. 011) avait une lettre de Jérôme qui démentait les assertions du journaliste et qu'il était très satisfait de lui[7].

Je suis, etc.

Jusqu'alors aucun différend un peu sérieux ne s'était élevé entre les deux frères. Napoléon écrivait avec quelque rudesse à son aîné, mais toujours en lui montrant une grande affection. Ce fut quelque temps après la création de l'empire et les succès de la campagne de 1805, lorsque la politique fut en jeu, que survint la première mésintelligence sérieuse.

Napoléon, une fois sur le trône, voulut mettre une couronne sur la tête de Joseph et songea à fonder le royaume de Lombardie. L'aîné des Bonaparte, peu ambitieux de sa nature, refusa obstinément, donnant pour prétexte que son frère n'ayant pas d'enfant de son mariage avec Joséphine, il ne voulait pas aliéner ses droits sur la couronne de son propre pays. En vain l'empereur essaya-t-il de le faire revenir sur cette résolution, Joseph s'obstina, et le royaume d'Italie ayant été fondé, le beau-fils de Napoléon, le prince Eugène de Beauharnais, en fut nommé vice-roi par l'empereur. Toutefois, ce n'était qu'une étape dans les vastes projets du conquérant. Immédiatement après la bataille d'Austerlitz et le traité de Presbourg, dès qu'il eut lancé de son camp impérial de Schœnbrunn (27 décembre 1805) le manifeste par lequel il déclarait à la face de l'Europe que les Bourbons de Naples avaient cessé de régner sur cette partie de l'Italie, Napoléon nomma Joseph son lieutenant-général dans le sud de la Péninsule, mit sous ses ordres l'armée française destinée à faire la conquête de ce royaume, bien décidé, une fois que son frère serait à Naples, à mettre la couronne des Deux-Siciles sur sa tête. Il laissa donc d'abord Joseph faire la conquête et entrer à Naples; puis, ce prince ayant demandé à avoir auprès de lui pour les attacher à son service deux personnes qui lui inspiraient une grande confiance, une véritable amitié, les conseillers d'État Miot de Mélito et Rœderer, l'empereur les lui envoya. Avant d'expédier le premier, il le fit venir dans son cabinet et lui dit:

Vous allez partir pour rejoindre mon frère. Vous lui direz que je le (p. 012) ferai roi de Naples, qu'il restera Grand Électeur et que je ne changerai rien à ses rapports avec la France; mais dites-lui bien aussi qu'il ne faut ni hésitation ni incertitude. J'ai dans le secret de mon sein un autre tout nommé pour le remplacer, s'il refuse. Je l'appellerai Napoléon. Il sera mon fils. C'est la conduite de Joseph à Saint-Cloud, son refus d'accepter la couronne de Lombardie, qui m'a fait nommer Eugène mon fils. Je suis résolu à en faire un autre s'il m'y force encore. Tous les sentiments d'affection cèdent maintenant à la raison d'État. Je ne connais pour parents que ceux qui me servent. Ce n'est point au nom de Bonaparte qu'est attachée ma famille, c'est au nom de Napoléon. Je n'ai pas besoin d'une femme pour avoir un héritier. C'est avec ma plume que je fais des enfants[8]. Je ne puis aimer aujourd'hui que ceux que j'estime. Tous ces liens, tous ces rapports d'enfance, il faut que Joseph les oublie; qu'il se fasse estimer; qu'il acquière de la gloire; qu'il se fasse casser une jambe; qu'il ne redoute plus la fatigue; ce n'est qu'en la méprisant qu'on devient quelque chose. Voyez, moi, la campagne que je viens de faire, l'agitation, le mouvement m'ont engraissé. Je crois que si tous les rois de l'Europe se coalisaient contre moi, je gagnerais une panse ridicule.

Je donne à mon frère une bonne occasion. Qu'il gouverne sagement et avec fermeté ses nouveaux États; qu'il se montre digne du trône que je lui donne. Mais, ce n'est rien d'être à Naples où vous le trouverez sans doute arrivé. Je ne crois pas qu'il y ait eu de résistance; il faut conquérir la Sicile. Qu'il pousse cette guerre avec vigueur; qu'il paraisse souvent à la tête de ses troupes; qu'il soit ferme, c'est le seul moyen de s'en faire aimer. Je lui laisserai 14 régiments d'infanterie, 5 brigades de cavalerie, à peu près 40,000 hommes. Qu'il m'entretienne cette partie de mon armée, c'est la seule contribution que je lui demande. Surtout, qu'il empêche X..... de voler. Je veux que ce qu'il fera payer aux peuples du royaume de Naples tourne au profit de mes troupes et ne vienne pas engraisser des fripons. Ce qui a été fait dans les États vénitiens est épouvantable. Ce n'est point une affaire terminée. Qu'il le renvoie donc à la première preuve qu'il aura de malversation.

Quant à Rœderer, je n'ai pas voulu le refuser à mon frère. C'est un homme d'esprit qui pourra lui être utile. Il est déjà assez riche. Que mon frère ne laisse pas déshonorer son caractère.

Vous avez entendu, je ne puis plus avoir de parents dans l'obscurité. (p. 013) Ceux qui ne s'élèveront pas avec moi ne seront plus de ma famille. J'en fais une famille de rois qui se rattacheront à mon système fédératif.

Ce discours familier tenu par Napoléon à l'ami, à l'un des futurs ministres de Joseph, nous paraît résumer la pensée intime de l'empereur et la ligne de conduite qu'il était décidé, dès ce jour, à suivre avec ses frères. Nous allons voir du reste qu'il ne s'en écarta plus.

Les recommandations relatives à X....., l'empereur les adressa à son frère à plusieurs reprises, notamment dans une lettre datée du 2 mars 1806. Dans cette dépêche, un passage supprimé dans les Mémoires du roi Joseph a été rétabli dans la Correspondance de l'empereur (page 146, 12e volume). Le voici: «Soyez inflexible pour les voleurs. X..... est haï de toute l'armée; vous devez bien vous convaincre aujourd'hui que cet homme n'a pas l'élévation nécessaire pour commander des Français.»

L'empereur, dans une autre lettre à Joseph, exigea que ce dernier fit rendre les millions pris dans les États vénitiens. Cette lettre, en date du 12 mars, contient le passage suivant:

«X..... et Solignac ont détourné six millions quatre cent mille francs, il faut qu'ils rendent jusqu'au dernier sou.» En la recevant, Joseph, très-lié avec X....., le fit venir et lui demanda de restituer de bonne grâce les millions qu'il avait détournés. X..... ne paraissait pas disposé à ce sacrifice. «Écoute, lui dit le roi de Naples, prends garde; tu connais mon frère, il te fera fusiller. Si donc tu ne veux pas rendre l'argent, embarque-le avec toi sur le navire américain en ce moment dans le port de Naples et file dans le Nouveau-Monde. Si tu veux rendre, je te promets de te faire donner par l'empereur une partie de ce que tu restitueras.» X..... consentit enfin. Quelque temps après eut lieu la prise de Gaëte. Reynier était fort embarrassé dans les Calabres. Joseph demanda à X..... de s'y porter avec 30 mille hommes. X..... commença par refuser si on ne lui laissait pas la faculté d'agir dans ce pays comme bon lui semblait. En vain Joseph lui promit de lui faire donner par l'empereur lui-même une grosse somme, il voulut rester libre de faire ce qui lui conviendrait.

Cela n'empêchait pas Napoléon de rendre justice au mérite de X.....; aussi écrivait-il au prince Eugène, le 30 avril 1809, après la bataille de Sacile: «X..... a des talents militaires devant lesquels (p. 014) il faut se prosterner. Il faut oublier ses défauts, car tous les hommes en ont, etc.» Mais revenons à Joseph.

Pendant presque tout le règne à Naples du frère aîné de l'empereur, les relations entre les deux souverains furent affectueuses, surtout pendant l'année 1806. De temps à autre, néanmoins, Napoléon lançait dans ses lettres quelques mots de blâme à Joseph. Ainsi, le 24 juin 1806, il lui écrit de Saint-Cloud la lettre ci-dessous, omise dans la Correspondance et aux Mémoires:

J'ai reçu votre lettre du 15 juin. Je vous prie de bien croire que toutes les fois que je critique ce que vous faites, je n'en apprécie pas moins tout ce que vous avez fait[9].

Je vois avec un grand plaisir la confiance que vous avez inspirée à toute la saine partie de la nation.

Je ne sais s'il y a beaucoup de poudre à Ancône et à Civita-Vecchia, mais j'ai ordonné que, s'il y en avait, on vous en envoyât sur-le-champ.

Le roi de Hollande est arrivé à La Haye, il a été reçu avec grand enthousiasme.

Je vous ai déjà écrit pour l'expédition de Sicile qu'il fallait débarquer la première fois en force.

Je vous prie de mettre l'heure de départ de vos lettres, afin que je voie si l'estafette fait son devoir, etc.

La reine Julie n'avait pu encore rejoindre son mari avec ses enfants; le roi l'attendait avec impatience, et l'empereur désirait son départ. Joseph lui écrivit la lettre suivante:

Ma chère Julie, j'ai reçu ta lettre du 11; je sais que ta santé n'est pas bonne, pourquoi t'obstines-tu à aller le dimanche et le lundi aux Tuileries? tu dois rester chez toi et ne t'occuper que du rétablissement de ta santé; tu sais que rien ne lui est plus nuisible que les veilles et la contrariété; reste donc chez toi avec tes filles et ta sœur et tes nièces, amuse-toi avec elles, fais des contes à Zénaïde, à Lolotte et à Oscar[10] et pense que c'est tout ce que tu peux faire de mieux pour elles, pour toi et pour moi, puisque tu rattrapes par là ta santé.

Tout va bien ici, la ville est tranquille, je m'occupe beaucoup des affaires et je vois avec plaisir que ce n'est pas sans succès; je ferai l'expédition de Sicile dès que j'en aurai les moyens, mais tu ne dois (p. 015) avoir aucune inquiétude pour moi. Cela fait, s'il entrait dans les arrangements de l'empereur de marier Zénaïde ou Charlotte avec Napoléon[11] au lieu d'un étranger, je m'estimerai heureux si, par l'adoption de notre neveu, l'empereur réunissait sur lui seul toutes ses affections, sans que mon honneur en fût blessé; je demanderai d'être, moi, l'organe de sa volonté au Sénat; par ce moyen je reviendrai vivre avec toi à Mortefontaine, et je m'arracherai, avec plaisir, à cette vie que je ne mène que pour obéir à l'empereur, soit qu'il me voulût à la tête d'une armée, soit que s'y mettant lui-même, il me laissât le soin d'être l'organe de sa volonté à Paris comme il l'a déjà fait une fois. Je crois que l'intérêt de toute la famille, de l'empereur surtout, qui reste seul exposé aux complots ennemis, toutes ces affections de mon cœur se trouveraient réunies dans ce projet.

Il est plus que probable que nous n'aurons pas de garçons; d'après cela, qu'y a-t-il de plus glorieux pour moi que de centraliser avec l'empereur toutes nos affections sur le même enfant qui devient aussi le mien? Je crois que tu pourrais en dire deux mots à l'empereur, s'il t'en offre l'occasion.

Je le répète, il ne doit pas rester seul à Paris, la Providence m'a fait exprès pour lui servir de sauvegarde, aimant le repos, pouvant supporter l'activité, méprisant les grandeurs et pouvant porter leur fardeau avec succès; quelles que soient les brouilleries qui ont existé entre l'empereur et moi, il est vrai de dire, ma chère amie, que c'est encore l'homme du monde que j'aime le mieux. Je ne sais pas si un climat, des rivages en tout semblables à ceux que j'ai habités avec lui m'ont rendu toute ma première âme pour l'ami de mon enfance, mais il est vrai de dire que je me surprends pleurant mes affections de 20 ans comme celles de quelques mois; si tu ne peux pas venir tout de suite, envoie-moi Zénaïde; je donnerais tous les empires du monde pour une caresse de ma grande Zénaïde et une caresse de ma petite Lolotte; quant à toi, tu sais bien que je t'aime comme leur mère et comme j'aime ma femme; si je puis réunir une famille dispersée et vivre dans le sein de la mienne, je serai content et je m'adonne à remplir toutes les missions que l'empereur me donnera, comme général, gouverneur, pourvu qu'elles soient temporaires, et que je conserve l'espoir de mourir dans un pays où j'ai toujours voulu vivre.

Je ne sais pas pourquoi je n'écris pas ceci à l'empereur, mais ce sera la même chose si tu lui donnes cette lettre à lire, et je ne vois pas pourquoi je ne lui donnerais pas mon âme à voir tout comme à toi-même.

(p. 016) Le 28 juillet 1806, Napoléon, dans une autre lettre, reproche au roi Joseph sa trop grande douceur et termine par cette phrase: «Ce serait vous affliger inutilement que de vous dire tout ce que je pense.» Et un post-scriptum: «Au milieu de tout cela, portez-vous bien, c'est le principal.»

Le 9 août, Napoléon dit à son frère, au milieu d'une longue lettre: «Votre correspondance est régulière mais insignifiante.» Le 12 novembre 1806, ayant appris que Joseph montrait quelquefois ses lettres à ses amis, il termine celle qu'il lui écrit ce jour-là de la manière suivante: «Peut-être ai-je tort de vous dire cela, mais si vous montrez mes lettres pour des choses indifférentes, j'espère que celle-ci sera oubliée par vous, immédiatement après que vous l'aurez lue.»

L'idée favorite de Napoléon était d'imposer à l'Europe un système fédératif de rois pris dans sa famille. Il avait placé successivement Joseph sur le trône de Naples, Louis sur le trône de Hollande, Jérôme sur celui de Westphalie. Roi d'Italie, il avait fait son beau-fils, Eugène de Beauharnais, vice-roi. Un seul de ses frères, Lucien, persistait à se montrer rebelle à l'attrait du pouvoir suprême, préférant au sceptre une vie de famille douce et paisible. Depuis 1803, il vivait à Rome dans une sorte d'exil, marié à une femme qui lui convenait, mais que Napoléon ne voulait pas reconnaître pour sa belle-sœur. Un mot sur l'existence de Lucien jusqu'à son entrevue avec l'empereur à Mantoue, en 1807.

Lucien était né à Ajaccio le 21 mars 1775. Obligé de se réfugier en France par suite de la proscription que Paoli avait fait prononcer contre la famille Bonaparte, Lucien, dont la mère était complètement ruinée, sollicita et obtint un emploi dans l'administration des subsistances de l'armée des Alpes-Maritimes, et, peu de temps après, la place de garde-magasin des subsistances militaires de Saint-Maximin, dans le département du Var. Reçu membre et bientôt élu président de la Société populaire de cette ville, Lucien épousa Mlle Christine Boyer, qui appartenait à une famille peu aisée mais très honorable du pays. Nommé à la fin de 1795 commissaire des guerres, il fut envoyé deux ans et demi après, par le département de Liamone, au Conseil des Cinq-Cents en qualité de député de la Corse.

Lucien n'avait alors que vingt-trois ans: l'âge légal exigé par la Constitution était vingt-cinq ans; mais la commission chargée de la vérification des pouvoirs, soit par sympathie pour le nouveau membre, (p. 017) soit par considération pour le général Bonaparte qui venait de conquérir l'Italie, passa sur l'illégalité de sa nomination.

Lucien était né orateur: quelques jours lui suffirent pour faire apprécier la puissance de sa parole. Il combattit avec force et succès le Directoire, et ne cessa de signaler à la France les conséquences inévitables des violations journalières faites à la Constitution. Ce fut lui qui fit accorder des secours aux veuves et aux enfants des soldats morts sur le champ de bataille, qui fit repousser l'impôt que le gouvernement voulait établir sur le sel et sur les denrées de première nécessité, et qui décida le Conseil, le 22 septembre 1798, à renouveler son serment de fidélité à la Constitution de l'an III. Convaincu qu'il sauvait la République en arrachant le pouvoir aux hommes du Directoire, Lucien, qui venait d'être porté à la présidence des Cinq-Cents, seconda de toutes ses forces le projet de son frère Napoléon. Ce fut lui qui décida, par l'énergie de son caractère et la puissance de sa parole, le succès des journées du 18 et du 19 brumaire. Nommé membre du Tribunat, institué par la constitution consulaire, et peu de temps après ministre de l'intérieur en remplacement de Laplace, Lucien déploya dans cette nouvelle position toutes les ressources de son esprit, et marqua son ministère par plusieurs actes importants. Ce fut sous son administration que les préfectures furent définitivement organisées et que les arts et les sciences, négligés par le gouvernement directorial, attirèrent de nouveau l'attention et la sollicitude du pouvoir. Envoyé en Espagne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire de la République, il décida Charles IV à s'allier étroitement à la France, força le Portugal à signer, le 29 novembre 1801, le traité de Badajoz, conclut avec les deux pays plusieurs conventions très avantageuses à la France, et prit enfin une part importante à la création du royaume d'Étrurie et à la cession faite à la France des duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla.

Rentré en France au commencement de 1802, Lucien fut chargé par son frère de présenter le Concordat à la sanction du Tribunat; il prononça, à cette occasion, un discours remarquable, dont la sagesse et la modération furent louées par tout le monde. Le 18 mai suivant, il fit adopter le projet d'institution de la Légion d'honneur; son discours, plein de vues supérieures, obtint les applaudissements de toute l'assemblée. Lucien fut nommé grand officier et membre du grand conseil d'administration de l'ordre et enfin membre du Sénat. Peu de temps après, l'Institut national, réorganisé sous ses auspices (p. 018) par décret du 3 février 1803, l'élisait membre de la classe des langues et de la littérature.

Lucien aimait réellement la République; il y voyait le salut de la France et le seul gouvernement compatible avec les circonstances. Ses vues différaient de celles du premier consul, et plus d'une fois cette différence avait provoqué de violentes discussions entre les deux frères. Également tenaces, également convaincus de la supériorité de leurs idées, Napoléon et Lucien défendirent leurs opinions politiques avec la même force; et, comme on devait le prévoir, n'ayant pu se convaincre mutuellement, ils se brouillèrent. Une affaire de famille acheva de séparer les deux frères. Lucien avait perdu sa femme, à peine âgée de vingt-six ans. Il voulait épouser Mme Alexandrine de Bleschamp, alors une des femmes les plus belles et les plus spirituelles de Paris, veuve de M. Jouberthon, mort à Saint-Domingue où il avait suivi l'expédition du général Leclerc. Le premier consul, soit qu'il prévît les grandes destinées réservées à ses frères et sœurs, soit qu'il eût des vues secrètes pour Lucien, voulut s'opposer au mariage de son puîné; mais Lucien épousa malgré lui la femme qu'il avait choisie. La rupture fut alors complète entre les deux frères. Lucien quitta la France au mois d'avril 1804, et alla se fixer à Rome, où il fut accueilli avec la plus haute bienveillance par le vénérable Pie VII.

L'empereur cependant n'avait pas renoncé à faire rentrer dans son système le seul de ses frères qui s'obstinât à ne pas s'y associer. Il fit faire officieusement par Joseph des avances à Lucien, lorsqu'à la fin de 1807, il se rendit lui-même à Milan pour ceindre la couronne de fer. Joseph, ayant vu Lucien à Modène, écrivit de cette ville à l'empereur, le 11 décembre 1807:

J'ai rencontré Lucien à Modène; il était fort empressé de se rendre auprès de vous, surtout d'après les dispositions de bonté dans lesquelles je lui ai dit que vous étiez pour lui et pour celle de ses enfants en âge d'être établie. Il vient vous en remercier et il est décidé à l'envoyer à Paris dès que vous le jugerez nécessaire.

Il persiste dans les assurances qu'il m'avait déjà données à mon passage à Rome que, content de son état, il ne désirait en sortir qu'autant que cela pourrait être utile aux vues de Votre Majesté sur sa dynastie et compatible avec le devoir qu'il s'est imposé de ne point abandonner une femme qu'il ne dépend plus de lui aujourd'hui de ne pas avoir, qui lui a donné quatre enfants et dont il n'a qu'à se louer infiniment depuis qu'il vit avec elle.

(p. 019) Quelles que soient les observations que je lui aie faites; quelque fortes que m'aient semblé les raisons que je lui ai données, je n'ai pu en tirer autre chose sinon qu'il avait mis son honneur à ne désavouer ni sa femme, ni ses enfants, et qu'il lui était impossible de se déshonorer, ne fût-ce qu'à ses propres yeux. Du reste, prêt à saisir tous les moyens qu'il vous plairait de lui offrir pour sortir de l'état de nullité dans lequel il est. Il trouve juste que vous ne lui donniez aucun droit à l'hérédité en France, puisque vous ne reconnaissez pas les enfants nés de son mariage; mais qu'il lui semblait que dans un établissement étranger, les considérations politiques n'étaient pas les mêmes et que votre indulgence pourrait bien laisser partager cet établissement, quel qu'il fût, à sa femme et à ses enfants.

Sur ce qu'il m'a dit qu'ils étaient sur le point de se mettre en route pour aller se jeter à vos pieds, je l'en ai dissuadé et l'ai engagé à envoyer un courrier qui suspendît leur départ.

Je suis fâché de n'avoir pas autre chose à vous apprendre; mais Dieu est grand et miséricordieux et je reconnais tous les jours davantage qu'avec autant de bonté que moi, vous avez tant de ressources dans l'esprit que tout ce dont vous vous mêlez doit réussir. Je fais bien des vœux pour cela.

À la réception de cette lettre, Napoléon fit dire à Lucien de se rendre à Mantoue où lui-même irait le trouver.

Les deux frères se revirent après quatre ans de séparation. Napoléon, nous l'avons dit, regrettait l'éloignement de Lucien et par raison politique et par esprit de famille. Il n'avait pas renoncé à obtenir de lui une modification dans sa ligne de conduite, en s'adressant de nouveau à son ambition. Mais il voulait d'abord le détacher de sa femme comme il l'avait fait pour Jérôme, époux de l'Américaine Patterson.

Les deux frères arrivèrent à Mantoue le 13 décembre 1807, presque au même moment. À peine arrivé, Lucien se rendit au palais et monta à l'appartement de l'empereur, qui vint au-devant de lui en lui tendant la main avec émotion. Lucien la baisa, puis les deux frères s'embrassèrent. Restés seuls, Napoléon aborda franchement la conversation et fit connaître ses projets sans le moindre détour. Le royaume d'Italie fut offert à Lucien; mais celui-ci, sans dire qu'il accepterait dans aucun cas, fit observer à son frère que, roi de ce pays, il exigerait immédiatement l'évacuation des troupes françaises et suivrait la politique qui lui semblerait la plus profitable à la nation italienne. C'était suffisamment dire qu'il régnerait pour lui et non suivant (p. 020) les vues de Napoléon; cela ne pouvait convenir à l'empereur. Celui-ci lui offrit alors le grand-duché de Toscane. Sans se prononcer sur cette proposition, Lucien répondit que, s'il devenait duc de Toscane, il marcherait sur les traces de Léopold, dont la mémoire était restée si chère aux Toscans. En d'autres termes, il déclarait cette fois encore qu'il ne gouvernerait que dans l'intérêt de ses sujets. Du reste, dans la pensée de Napoléon, l'offre de la Toscane, comme celle de la couronne d'Italie, était subordonnée à la condition que Lucien divorcerait avec Mme Alexandrine de Bleschamp. Lucien repoussa cette demande avec indignation. Napoléon s'emporta; dans sa colère, il brisa une montre en disant qu'il saurait briser de même les volontés qui s'opposeraient à la sienne; il alla même jusqu'à menacer Lucien de le faire arrêter; Lucien répondit avec dignité à cette menace: «Je vous défie de commettre un crime.» Peu d'instants après, les deux frères se séparèrent, Lucien pour retourner à Rome, Napoléon pour se rendre à Milan.

À la suite de cette entrevue et de cette scène violente, Napoléon écrivit à Joseph:

Mon frère, j'ai vu Lucien à Mantoue, j'ai causé avec lui pendant plusieurs heures; il vous aura sans doute mandé la disposition dans laquelle il est parti. Ses pensées et sa langue sont si loin de la mienne que j'ai eu peine à saisir ce qu'il voulait; il me semble qu'il m'a dit qu'il voulait envoyer sa fille aînée à Paris près de sa grand'mère. S'il est toujours dans ces dispositions, je désire en être sur-le-champ instruit, et il faut que cette jeune personne soit dans le courant de janvier à Paris, soit que Lucien l'accompagne, soit qu'il charge une gouvernante de la conduire à Madame. Lucien m'a paru être combattu par différents sentiments et n'avoir pas assez de force de caractère pour prendre un parti. Toutefois, je dois vous dire que je suis prêt à lui rendre son droit de prince français, à reconnaître toutes ses filles comme mes nièces, toutefois qu'il commencerait par annuler son mariage avec Mme Jouberthon, soit par divorce, soit de toute autre manière. Dans cet état de choses, tous ses enfants se trouveraient établis. S'il est vrai que Mme Jouberthon soit aujourd'hui grosse, et qu'il en naisse une fille, je ne vois pas d'inconvénient à l'adopter, si c'est un garçon, à le considérer comme fils de Lucien, mais non d'un mariage avoué par moi, et celui-là je consens à le rendre capable d'hériter d'une souveraineté que je placerais sur la tête de son père, indépendamment du rang où celui-ci pourra être appelé par la politique générale de l'État, mais sans que ce fils puisse prétendre à succéder à son père dans son véritable rang, ni être appelé à la succession de l'Empire français. Vous voyez que j'ai épuisé tous (p. 021) les moyens qui sont en mon pouvoir de ramener Lucien (qui est encore dans sa première jeunesse), à l'emploi de ses talens pour moi et la patrie, je ne vois point ce qu'il pourrait actuellement alléguer contre ce système. Les intérêts de ses enfants sont à couvert, ainsi donc j'ai pourvu à tout. Le divorce une fois fait avec Mme Jouberthon et Lucien établi en pays étranger, Mme Jouberthon ayant un grand titre à Naples ou ailleurs, si Lucien veut l'appeler près de lui, pourvu que ce ne soit pas jamais en France qu'il veuille vivre avec elle, non comme avec une princesse sa femme, et dans telle intimité qu'il lui plaira, je n'y mettrai point d'obstacle, car c'est la politique seule qui m'intéresse; après cela je ne veux point contrarier ses goûts ni ses passions. Voilà mes propositions. S'il veut m'envoyer sa fille, il faut qu'elle parte sans délai, et qu'en réponse il m'envoie une déclaration que sa fille part pour Paris et qu'il la met entièrement à ma disposition, car il n'y a pas un moment à perdre; les événements se pressent, et il faut que mes destinées s'accomplissent. S'il a changé d'avis, que j'en sois également instruit sur-le-champ, car j'y pourvoirai d'une autre manière, quelque pénible que cela fût pour moi, car pourquoi méconnaîtrais-je ces deux jeunes nièces qui n'ont rien à faire avec le jeu des passions dont elles ne peuvent être les victimes? Dites à Lucien que sa douleur et la partie des sentiments qu'il m'a témoignées m'ont touché, et que je regrette davantage qu'il ne veuille pas être raisonnable et aider à son repos et au mien. Je compte que vous aurez cette lettre le 22. Mes dernières nouvelles de Lisbonne sont du 28 novembre. Le prince-régent s'était embarqué pour se rendre au Brésil; il était encore en rade de Lisbonne; mes troupes n'étaient qu'à peu de lieues des forts qui ferment l'entrée de la rade. Je n'ai point d'autre nouvelle d'Espagne que la lettre que vous avez lue. J'attends avec impatience une réponse claire et nette surtout pour ce qui concerne Lolotte.

Votre affectionné frère.

P.-S.—Mes troupes sont entrées le 30 novembre à Lisbonne, le prince royal est parti sur un vaisseau de guerre, j'en ai pris cinq et six frégates. Le 2 décembre, tout allait bien à Lisbonne. Le 6 décembre, l'Angleterre a déclaré la guerre à la Russie. Faites passer cette nouvelle à Corfou. La reine de Toscane est ici. Elle veut s'en aller à Madrid.

Milan, 20 décembre à minuit 1807.

À l'époque où cette lettre fut écrite, l'empereur commençait à se préoccuper des affaires d'Espagne. L'héritier présomptif du trône, Ferdinand, fils de Charles IV, lui avait fait faire des ouvertures pour obtenir la main d'une Bonaparte. Napoléon avait eu l'idée de donner (p. 022) à ce prince, prêt à se jeter dans ses bras, la fille de Lucien. C'est ce qui explique la lettre ci-dessus.

Au reçu de cette lettre, Joseph écrivit à Lucien qui lui répondit et dont il envoya la lettre à l'empereur le 31 décembre avec celle-ci:

Sire,

Je vous envoye la réponse que j'ai reçue de Lucien, il veut mener sa fille lui-même jusqu'à Pescara où il la remettra à la personne que vous aurez chargée de la conduire à Milan. J'ai fait inutilement l'impossible pour obtenir davantage de lui, pour son propre bien, pour celui de sa famille, et pour répondre aux vues paternelles de Votre Majesté.

Sa femme n'est pas décidément enceinte, ce que l'on avait dit n'est pas vrai.

Bientôt, en vertu des ordres de l'empereur, eut lieu l'expédition de Rome et la prise de possession de la ville éternelle par les troupes du général Miollis, le Saint-Père s'étant refusé à observer le blocus continental. Lucien se trouvait encore à Rome. Il écrivit à Joseph pour le prier de demander à l'empereur l'autorisation de se retirer près de Naples. Joseph manda à l'empereur le 4 février 1808:

Je reçois vos lettres du 26. Nos troupes sont entrées à Rome. Lucien me demande à se retirer dans une campagne aux environs de Naples avec sa famille; il me dit qu'il n'est pas en sûreté à Rome, que la populace croit qu'il a été décidé par Votre Majesté, lors de son entretien avec elle à Mantoue, que les États du Pape lui seraient donnés. Je lui réponds qu'il ne m'est pas possible d'y voir sa femme, que je l'y verrai avec mes nièces si cela est utile à sa santé, que je croyais devoir vous en écrire, que les troupes françaises étant à Rome, je ne voyais pas ce qu'il avait à craindre s'il voulait y rester.

Le 11 mars, l'empereur répondit de Saint-Cloud à Joseph:

Mon frère, Lucien se conduit mal à Rome, jusqu'à insulter les officiers romains qui prennent parti pour moi, et se montrer plus romain que le pape. Je désire que vous lui écriviez de quitter Rome et de se retirer à Florence ou à Pise. Je ne veux point qu'il continue à rester à Rome, et s'il se refuse à ce parti je n'attends que votre réponse pour le faire enlever. Sa conduite a été scandaleuse, il se déclare mon ennemi et celui de la France; s'il persiste dans ces sentimens, il n'y a de refuge pour lui qu'en Amérique. Je lui croyais de l'esprit, mais je vois que ce n'est qu'un sot. Comment à l'arrivée des troupes françaises pouvait-il rester à Rome? Ne devait-il pas se retirer à la campagne? Bien plus, il s'y met en opposition avec moi. Cela n'a pas de nom. Je ne souffrirai (p. 023) pas qu'un Français et un de mes frères soit le premier à conspirer et à agir contre moi avec la prêtraille.

Votre affectionné frère.

L'empereur exigea que son frère Lucien quittât Rome pour aller s'établir avec les siens à Florence, et Joseph fut chargé de veiller à ce changement de résidence qui eut lieu à la fin d'avril 1808.

Lucien, fatigué des tracas que lui suscitait Napoléon, fut sur le point de se rendre en Amérique avec les siens. Il fit part de ce projet à l'empereur et à Joseph. Ce dernier lui répondit le 15 mai 1808:

J'ai reçu ta lettre, mon cher Lucien, j'espère que la réponse que tu auras attendue de l'empereur te fera changer de résolution et que tu pourras rester en Europe. Je fais des vœux pour que cela soit ainsi et que tu sois plus heureux dans tes relations directes que tu ne l'as été par mon intermédiaire.

S'il en était autrement et que tu partisses réellement, ce qui me paraît un événement déplorable, tu ne dois pas douter que je ne remplisse tes vues. Je t'embrasse bien tendrement avec ta famille et j'espère que l'immensité des mers ne m'ôtera pas la possibilité de t'embrasser en réalité bientôt.

Ce projet, abandonné alors, fut repris par Lucien en août 1810. Le 10 de ce mois, il s'embarqua pour l'Amérique avec sa famille à bord du trois-mâts l'Hercule, frété par lui pour le voyage. Le bâtiment avait à peine dépassé la Sardaigne que, rencontré par les croisières anglaises, il fut capturé. Lucien et les membres de sa famille, déclarés prisonniers de guerre, furent conduits à Malte où ils arrivèrent le 24 août, puis transférés en Angleterre où ils débarquèrent le 28 décembre. Ils furent relégués à Ludlow (principauté de Galles).

Pendant son règne à Naples, Joseph eut encore à supporter, à plusieurs reprises, des rebuffades de son frère; ainsi le 12 novembre 1807, à propos de l'expédition de Sicile, Napoléon lui écrivit de Fontainebleau:

Mon frère, je vois par votre lettre du 3 que vous avez 74,000 hommes soit Français, soit Napolitains, soit Suisses; et cependant, avec ces forces, vous n'êtes pas maître de Reggio et de Scylla; cela est par trop honteux. Je vous réitère de prendre Reggio et Scylla; si vous ne le faites pas, j'enverrai un général pour commander mon armée, ou je retirerai mon armée du royaume de Naples. Quant aux polissons que vous avez autour de vous, qui n'entendent rien à la guerre et qui donnent des avis de l'espèce que je vois dans les mémoires qu'on me met sous les (p. 024) yeux, vous devriez m'écouter de préférence[12]. Quand votre général est venu me trouver à Warsovie, je lui ai déjà dit alors: comment souffrez-vous que les Anglais s'établissent à Reggio et à Scylla? Vous n'avez à combattre que quelques brigands; et les Anglais communiquent avec eux et occupent les points les plus importants du continent d'Italie. Cela me révolte. Cette occupation d'ailleurs tranquillise les Anglais sur la Sicile; ils n'ont rien à craindre tant qu'ils ont ces deux points, et dès lors leurs troupes de Sicile peuvent entreprendre impunément tout ce qu'elles veulent. Mais il paraît, vous et vos généraux, que vous vous estimez heureux que les Anglais veuillent bien vous laisser tranquilles dans votre capitale. Ils ont 8,000 hommes et vous en avez 74,000. Depuis quand les Français sont-ils si moutons et si inertes? Ne répondez à cette lettre qu'en m'apprenant que vous avez fait marcher des troupes et que Reggio et Scylla m'appartiennent. Avec l'armée que vous avez, je voudrais non seulement défendre le royaume de Naples et prendre Reggio et Scylla, mais encore garder les États du Pape et avoir les trois quarts de mes troupes sur l'Adige. Du reste, vous n'avez des brigands dans le royaume de Naples que parce que vous gouvernez mollement. Songez que la première réputation d'un prince est d'être sévère, surtout avec les peuples d'Italie. Il faut aussi en chercher la cause dans le tort qu'on a eu de ne point captiver les prêtres, en ce que l'on a fait trop tôt des changemens; mais enfin, cela n'autorise pas mes généraux à souffrir qu'en présence d'une armée aussi puissante les Anglais me bravent. Je ne me donne pas la peine de vous dire comment il faut disposer vos troupes; cela est si évident. Parce que le général Reynier a eu un événement à Meida[13], ils croient qu'on ne peut aller à Reggio qu'avec 100,000 hommes. Il est permis de n'être pas un grand général, mais il n'est pas permis d'être insensible à un tel déshonneur. Je préférerais apprendre la mort de la moitié de mes soldats et la perte de tout le royaume de Naples, plutôt que de souffrir cette ignominie. Pourquoi faut-il que je sois obligé de vous dire si fortement une chose si simple?—Quand vous enverrez 10,000 hommes à Reggio et à Scylla, et que vous en conserverez 6,000 à Cassano et à Cosenzia, que diable craignez-vous de toutes les armées possibles de l'Angleterre? Quant à Naples, la moitié de vos gardes suffit pour mettre la police dans cette ville, et pour la défendre contre qui que ce soit. Je suppose que vous n'aurez pas laissé Corfou sans le 14e, et que vous avez fait exécuter ponctuellement les ordres que je vous ai donnés. Vous avez une singulière (p. 025) manière de faire. Vous tenez vos troupes dans les lieux où elles sont inutiles, et vous laissez les points les plus importants sans défense.—Votre femme est venue me voir hier. Je l'ai trouvée si bien portante que j'ai été scandalisé qu'elle ne partît point, et je le lui ai dit, car je suis accoutumé à voir les femmes désirer d'être avec leurs maris.

Votre affectionné frère.

P. S.—Ne me répondez pas à cette lettre que Reggio et Scylla ne soient à vous.

Ces reproches, peu mérités par Joseph et que son frère lui adressait pour l'exciter à terminer la conquête de la Sicile, n'empêchaient pas Napoléon de lui écrire quelques jours plus tard, le 22 du même mois, pour lui annoncer son arrivée à Milan et lui faire connaître son désir de le voir. Dès l'année précédente, l'empereur, voyant combien ses lettres, souvent acerbes, produisaient d'effet sur son frère et lui faisaient de peine, lui avait écrit la lettre du 24 juin 1806 que nous avons donnée plus haut.

Le 17 février 1808, Napoléon adressa de Paris à Joseph la lettre suivante[14]:

Mon frère, je reçois votre lettre du 11. Je ne conçois pas que vous n'ayez pas voulu recevoir les cardinaux et que vous ayez eu l'air d'aller contre ma direction. Je ne vois pas de difficulté que le cardinal Ruffo de Scylla, archevêque de Naples, soit envoyé à Bologne; que le cardinal qui commandait les Calabrais soit envoyé à Paris et que ceux que vous ne voudrez pas garder soient envoyés à Bologne. Mais il faut d'abord envoyer quelqu'un à Gaëte pour y recevoir leur serment, et ensuite les faire conduire en Italie.

P.-S.—Je suis surpris que les prêtres à Naples osent bouger.

Le blâme contenu dans cette dépêche devint beaucoup plus vif quelques jours après, lorsque Napoléon apprit par un rapport du général Miollis, commandant les troupes françaises à Rome, que Salicetti, le ministre de la police de Naples, avait osé contrevenir à ses ordres. Aussi, le 25 mars, envoya-t-il, par courrier extraordinaire, à son frère Joseph, la lettre suivante, où son mécontentement est exprimé de la façon la plus rude:

Je ne puis qu'être indigné de cette lettre de Salicetti[15]. Je trouve fort (p. 026) étrange qu'on répande qu'on mettra en liberté à Terracine des hommes que j'ai ordonné qu'on conduise à Naples. Il faut avouer qu'on est à Naples bien bête ou bien malveillant. Ces contre-ordres et cette ridicule opposition font sourire la cour de Rome et sont plus nuisibles à Naples qu'ailleurs. J'ai envoyé les cardinaux napolitains à Naples pour y prêter le serment à leur souverain légitime. Cette formalité est nécessaire pour que je les reconnaisse pour cardinaux. Si vous redoutiez leur présence à Naples, il fallait les envoyer à Gaëte et préposer quelqu'un pour recevoir leurs serments. Après cela, vous pouviez en faire ce que vous vouliez. Je ne voyais pas d'inconvénient à les laisser à Naples. Tant de faiblesse et d'ineptie, je ne suis pas accoutumé à les voir où je commande; mais enfin s'il y avait de l'inconvénient à recevoir leur serment à Naples, il n'y en a point à Gaëte. Si vous avez voulu montrer à l'Europe votre indépendance, vous avez choisi là une sotte occasion. Ces prêtres sont des gens contre lesquels je me fâche pour vous. Vous pouvez bien être roi de Naples, mais j'ai droit de commander un peu où j'ai 40,000 hommes. Attendez que vous n'ayez plus de troupes françaises dans votre royaume pour donner des ordres contradictoires aux miens, et je ne vous conseille pas de le faire souvent. Rien, je vous le répète, ne pouvait m'être plus désagréable que de voir contredire ouvertement les mesures que je prends pour mettre Rome à la raison. Si c'est Rœderer ou Miot qui vous a donné ces conseils, je ne m'en étonne pas, ce sont des imbéciles. Mais si c'est Salicetti, c'est un grand scélérat, car il a trop d'esprit pour ne pas sentir combien cela est délicat. Le mezzo termine de retenir les cardinaux dans une place frontière était si simple.

Cette lettre de Napoléon, datée du 25 mars, fut une des dernières que l'empereur écrivit à son frère Joseph à Naples. Au commencement de mai l'empereur demanda à son frère Louis de renoncer à la couronne de Hollande pour prendre celle d'Espagne. Louis ayant rejeté cette proposition, Napoléon résolut de placer Joseph sur le trône de Charles IV et de donner celui de Naples à Murat, son beau-frère. Il écrivit à Joseph de se rendre à Bayonne, ce que celui-ci fit dans les premiers jours de juin, tout en regrettant d'abandonner le royaume de Naples et le beau ciel d'Italie.

(1808-1814).

Jusqu'au jour où, contraint par son frère, Joseph consentit à échanger le royaume de Naples contre celui de Madrid, les différends entre Napoléon et lui eurent peu d'importance. Napoléon avait pour (p. 027) son aîné la plus réelle affection; Joseph aimait et admirait Napoléon. Néanmoins, si le premier prétendait faire servir à ses vastes projets toutes les forces vives des États dont il avait doté son frère, ce dernier, pas plus que Louis, et même parfois Jérôme, ne voulait consentir à abandonner entièrement les intérêts de son peuple pour épouser complètement ceux de la France. Le blocus continental tuait le commerce de la nation hollandaise qui ne vivait que par le commerce; les levées, en Espagne, et l'entretien dispendieux d'une armée nationale ou d'une nombreuse armée française, n'allaient pas tarder à épuiser la Péninsule déjà ruinée par son ancien gouvernement. Pour faire sortir de l'abîme ces deux pays, il fallait de l'argent. Or, Napoléon n'en voulait pas donner aux rois ses frères, et entendait au contraire que la majeure partie de leurs contributions vint augmenter le trésor français. Il les mettait donc dans la position la plus précaire. Ils étaient obligés de résister aux exigences du souverain de la France, non seulement par amour-propre royal, non seulement pour conserver un peu de l'affection de leurs sujets, mais encore parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, les sources de la prospérité étant taries.

Nous allons voir Joseph aux prises avec des difficultés insurmontables et réduit aux plus dures extrémités, désirant, dès la première année de son séjour à Madrid, quitter l'Espagne, regrettant Naples où il avait fait un peu de bien, s'était acquis de grandes sympathies et n'osant, comme le fit Louis, abdiquer, pour ne pas paraître abandonner un frère qui, enivré de ses victoires, commençait à soulever contre lui l'Europe, dont il voulait, en quelque sorte, faire la vassale de la France.

La junte assemblée à Bayonne et ouverte le 15 juin 1808, sous la présidence de M. Azanza, ayant adopté pour l'Espagne la constitution qui lui avait été présentée, ses membres, à la suite de cette mise en scène, persuadèrent facilement à Joseph que la nation tout entière accueillerait avec enthousiasme le nouveau souverain, frère du plus grand génie, du plus puissant monarque du monde. Le nouveau roi franchit la frontière et entra en Espagne par Saint-Sébastien dans les premiers jours de juillet 1801[16], plein de confiance et d'espérance. Il (p. 028) ne tarda pas à s'apercevoir qu'on l'avait induit en erreur et que les sentiments de la nation étaient loin d'être tels que les lui avaient décrits à Bayonne des gens intéressés à le tromper, ou à se tromper. Cela ressort de différents passages des lettres de Joseph à l'empereur, passages omis dans les Mémoires de ce prince. Ainsi, dans une lettre en date de Miranda, 14 juillet 1808, il écrit à Napoléon: «Il y a des assassins sur la route.» Dans une autre de Burgos, 18 juillet, on lit:

On n'a pu trouver un guide en offrant de l'or à pleines mains. Il y a peu de jours, un orfèvre de Madrid a poignardé de sa propre main trois Français dans un seul jour; à Miranda, avant-hier, un seul homme a arrêté une voiture dans laquelle se trouvaient un Espagnol et trois Français. Ces trois derniers ont été poignardés et n'ont point été dépouillés. Ce dernier fait s'est passé sur la grande route.

Le 21 juillet, le lendemain de son arrivée à Madrid et de la prise de possession du palais de l'Escurial, Joseph mandait à l'empereur: «Vous vous persuaderez que les dispositions de la nation sont unanimes contre tout ce qui a été fait à Bayonne[17].» Il entre ensuite dans les détails caractéristiques suivants:

Il y avait 2000 hommes employés dans les écuries royales. Tous, à la même heure, ont tenu le même langage et se sont retirés. Je n'ai pas trouvé un seul postillon dans toutes les écuries, à compter d'hier matin à 9 heures. Les paysans brûlent les roues de leurs voitures, afin de n'être pas obligés aux transports. Les domestiques mêmes, des gens qui étaient soupçonnés de vouloir me suivre, les ont abandonnés, etc., etc.....

Bientôt l'empereur comprit qu'il devait se rendre lui-même en Espagne et y prendre le commandement de ses armées, s'il voulait pacifier ce malheureux pays soulevé de toutes parts contre les Français et où l'Angleterre allait faire débarquer des troupes. Partout on (p. 029) assassinait les Français, et des généraux, profitant du pillage auquel se livrait souvent le soldat, exigeaient des indemnités, prélevaient des impôts à leur profit.

Ainsi on lit dans une lettre de Joseph à son frère, en date du 28 janvier 1809:

J'envoie au maréchal Bessières, pour être employé dans un commandement où il puisse vivre comme un autre officier, le général La R..... qui exigeait 10,000 francs par mois en sus de ses appointements, pour vivre à Madrid, et qui a eu la sottise de frapper à toutes les portes pour cela. Voici la lettre qu'il a écrite au corrégidor. Je l'ai remplacé par le général Blondeau qui sera plus modeste.

Joseph crut devoir quitter Madrid pour se rapprocher de la France dont il attendait des renforts. Napoléon entra dans la Péninsule, prit la direction des affaires militaires. Le roi le rejoignit avec sa garde, mais l'empereur ne voulut pas avoir son frère près de lui à l'armée et le relégua sur les derrières, puis à Burgos. Cette façon d'agir choqua Joseph et ses ministres. Il s'en plaignit dans une lettre pleine de noblesse écrite à son frère le 10 novembre, de Miranda[18]. Il ne put rien obtenir et fut sur le point de revenir en France abandonnant le trône des Espagnes. Il se résigna à attendre pour ne pas être le premier à jeter la pierre à Napoléon. Ce dernier entra à Madrid le 4 décembre 1808, et changeant de nouveau de politique à l'égard de son frère et de l'Espagne, dans la pensée secrète de s'emparer de ce royaume et d'en annexer les provinces du Nord, il proposa à Joseph de lui donner la couronne d'Italie. Ce dernier, fatigué de ces changements perpétuels, refusa, eut plusieurs conférences avec l'empereur et revint dans sa capitale où il fit une entrée solennelle le 22 janvier 1809.

Dès son retour à Paris, Napoléon montra de nouveau de la défiance à son frère Joseph, recommença à lui reprocher sa façon de gouverner, mais sans vouloir le mettre à même, en lui en donnant les moyens, de sortir de l'impasse dans laquelle il le tenait. Le 9 février 1809, Joseph lui écrivit:

Vous écoutez sur les affaires de Madrid ceux qui sont intéressés à vous tromper, vous n'avez pas en moi une entière confiance. Et plus loin: Je serai roi comme doit l'être le frère et l'ami de Votre Majesté, ou (p. 030) bien je retournerai à Mortefontaine[19] où je ne demanderai rien que de vivre sans humiliation et de mourir avec la tranquillité de ma conscience, etc.

Les choses restèrent dans cet état en Espagne jusqu'au milieu de 1809; mais alors elles prirent, pour le roi, une tournure des plus fâcheuses, ainsi que cela résulte des lettres de Joseph à sa femme, la reine Julie. Nous donnerons plus loin ces intéressantes lettres; mais, avant, un mot encore sur les exactions de quelques généraux français en Espagne et sur quelques affaires de l'époque, relatives à Joseph. Le 24 février 1810, il écrit de Xérès au prince de Neufchâtel:

La lettre de Votre Altesse me fait croire que l'empereur me croit instruit d'une contribution de quinze cent mille francs levée par le général Loison, j'aurais désiré savoir en son temps si l'empereur l'a ordonnée et je prie S. M. de réprimer un pareil abus de pouvoir, si elle ne l'a pas autorisée. Tous mes efforts échoueront contre des vexations semblables que se permettraient des généraux particuliers; le général Kellermann est aussi dans ce cas; l'ordre est impossible si des généraux de division font ce que je ne me permettrais pas de faire et S. M. I. et R. est trop juste pour le vouloir.

Tout est ici au mieux; les provinces de l'Andalousie sont pacifiées, parce que la justice y règne et que je n'ai qu'à me louer des généraux qui y sont.

Je prie Votre Altesse d'agréer mon sincère attachement.

Les ordres ont été donnés au général Loison pour les 100,000 francs.

Le 2 mars il prévient l'empereur qu'il fait venir près de lui sa femme et ses enfants et ajoute:

Kellermann, Ney, Thiébaud sont des gens qui ruineront le pays qu'ils doivent administrer, etc.

Tout en signalant les officiers qui se permettaient des exactions, Joseph aimait à rendre justice aux gens honnêtes. Ainsi le 21 avril 1810, il écrit de Madrid au général Reynier:

Je reçois la lettre et le rapport que vous avez bien voulu m'adresser le 13. J'ai donné l'ordre de vous renvoyer tous vos détachements, ils sont en marche. Je suis très reconnaissant de tous les soins que vous vous donnez pour le meilleur service public et reconnais bien, dans vous, les principes d'un honnête homme et l'intérêt d'un ami.

(p. 031) Le lendemain 24, dans une longue lettre à l'empereur, Joseph signale encore les autres généraux pillards. Il dit: «Il n'y a pas de doublons exportés par Ney ou par Kellermann qui ne coûte une tête française.» De son côté dans une lettre à Berthier, datée du 17 septembre 1810 et qui se trouve à la Correspondance, Napoléon signale Kellermann et Ney. Enfin, le 27 octobre, il ordonne à Berthier de demander au ministre d'Espagne des notes précises sur les abus reprochés à Kellermann.

Lors du mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise, le roi d'Espagne écrivit et fit porter par son chambellan les deux lettres suivantes:

Monsieur mon frère,

Connaissant la bienveillance dont Votre M. I. et R. a honoré M. Azanza, duc de Santa-Fé, je l'ai nommé mon ambassadeur extraordinaire pour porter à V. M. mes félicitations à l'occasion du mariage de V. M. I. et R. et de S. A. I. et R. Mme l'archiduchesse Marie-Louise.

V. M. me connaît trop intimement pour ne pas deviner à l'avance tous les mouvements de mon cœur, je suis toutefois bien aise de saisir cette circonstance solennelle pour assurer V. M. I. de la joie que j'ai éprouvée par l'heureux lien qu'elle contracte dans la vue de perpétuer le bonheur de tant de nations. V. M. trouvera ainsi le bonheur que la nature accorde au commun des hommes.

Je supplie V. M. I. et R. d'agréer ces vœux et de les regarder dès aujourd'hui comme des présages qui ne la tromperont pas, ce sont ceux de son premier ami à qui le cœur de V. M. I. est plus connu qu'elle ne pense.

Je prie V. M. d'agréer l'hommage de ma tendre amitié.

De V. M. I. et R.,
Le bon et affectionné frère.

Joseph à Marie-Louise.

Grenade, le 28 mars 1810.

Madame ma sœur, je prie Votre Majesté impériale d'agréer mes félicitations les plus sincères, à l'occasion de son mariage avec S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie. Je fais des vœux bien vifs pour le bonheur d'une union d'où dépend le bonheur de tant de nations.

Ne pouvant jouir, par moi-même, de l'avantage de présenter à V. M. I. et R. l'expression de mes sentiments, je supplie V. M. d'agréer tout (p. 032) ce que lui dira de ma part M. le duc de Santa-Fé que j'ai chargé de cette honorable mission. Veuillez, Madame ma sœur, etc.[20].

Le 2 mai, Joseph écrivit de Séville au duc de Feltre, ministre de la guerre de Napoléon:

Monsieur le duc, j'ai reçu la lettre par laquelle vous me proposez, de la part de S. M. I. et R., de faire entrer en Espagne le régiment espagnol formé à Avignon. Je juge cette opération fort utile; elle détruira la croyance, généralement répandue, que les régiments espagnols sont destinés à servir au delà des Pyrénées, et cette croyance rend difficile la formation de tout nouveau corps. Je vous prie, Monsieur le duc, de remercier S. M. I. et R. et de vouloir bien hâter l'envoi en Espagne de ce régiment[21].

Nos affaires devant Cadix vont bien; la tranquillité se rétablit dans ces provinces. Le 4e corps est entré à Murcie. Le 2e corps a battu l'ennemi qu'il avait devant lui entre Merida et Badajoz.

Vous connaissez, Monsieur le duc, l'ancien et sincère attachement que je vous ai voué.

Votre affectionné.

Le 8 février 1810, pendant son voyage en Andalousie, Joseph, croyant être très agréable à Napoléon, lui écrivit de Séville:

Sire, je m'empresse de vous annoncer que je viens de recevoir, des mains de l'évêque et du chapitre de cette ville, les aigles perdues à Baylen. Je les envoie à V. M. par un officier.

L'empereur se borna à faire répondre à son frère par le major-général, auquel il adressa, le 26 avril 1810, la lettre ci-dessous:

Mon cousin, écrivez au roi d'Espagne que je suis instruit qu'il veut envoyer les aigles retrouvées à Baylen, par le général Dessolles; que cela ne m'est pas agréable, qu'il doit charger de cette mission un simple officier, un capitaine ou un lieutenant-colonel, mais non un officier du grade du général Dessolles qui est nécessaire en Espagne.

Si le général Dessolles était déjà parti, prévenez le général Belliard, pour qu'il le retienne et l'empêche de passer Madrid en lui faisant connaître mes motifs.

(p. 033) Au commencement de l'année 1810, la situation, en Espagne, s'améliorait, grâce aux efforts du roi. Joseph pacifiait l'Andalousie, mais, tandis qu'il entrait en vainqueur dans les riches cités de cette belle province, l'empereur, sous prétexte que le royaume de son frère lui coûtait trop cher et qu'il fallait en finir, en faisant administrer les provinces pour le compte de la France, rendit le 8 février un décret en vertu duquel le pays fut partagé en grands gouvernements administrés par des généraux français. Il retira donc le commandement des troupes à Joseph qui devint par le fait un roi sans armée, sans finances, sans autorité. Macdonald prit le commandement des troupes en Catalogne, Kellermann en Aragon, Masséna en Portugal, Soult en Andalousie; Joseph resta à la tête de l'armée du Centre (19,000 hommes à peine). Il fut donc réduit à ce faible corps, à sa garde et au gouvernement de la province de Madrid, n'ayant plus le droit de s'immiscer dans les affaires des autres gouvernements de son propre royaume. À partir de ce moment, le règne de ce malheureux prince ne fut plus qu'un long martyr dont ses lettres à la reine Julie pourront donner une idée.

Des abus criants et sans nombre suivirent de près cette organisation nouvelle ou plutôt cette désorganisation complète de l'Espagne, ainsi qu'on devait s'y attendre. Les commandants d'armées ne voulurent pas se porter secours entre eux et prétendirent agir seuls. Tous ne s'inquiétèrent plus que de leur seul intérêt, levant des contributions, pillant comme Kellermann ou refusant toute obéissance au roi, comme le fit le duc de Dalmatie, ainsi que nous le prouverons un peu plus loin.

Nous allons faire connaître maintenant quelques lettres inédites de Joseph à sa femme.

Madrid, le 21 janvier 1809.

Ma chère amie, je reçois ta lettre du 16. J'ai fait écrire au père de Mme de Fréville que je le ferai employer ici, il peut amener sa fille avec lui si cela lui convient, il ne me convient pas qu'elle t'accompagne, elle ne pourrait pas être ici une de tes dames, sa qualité d'espagnole serait loin de lui être favorable, ce n'est pas dans ses rapports avec ce pays.

Toutes les femmes de militaires qui te sont attachées seront bien ici avec toi; si tu peux faire à moins de mener Mme de Magnitot, tu feras bien de ne pas la conduire avec toi; M. Franzemberg, ton secrétaire, ne sera pas ici officier de la maison pas plus qu'il ne l'était à Naples; (p. 034) quoique Ferri et Des Landes le soient devenus, ils étaient dans les affaires depuis longtemps.

Si tu pars bientôt tu ne verras pas le mariage de.......[22]. Mme Bernadotte y veillera.

N'amène que les petites Clary et les personnes dont tu as besoin avec toi, tu trouveras ici trois mille familles de Français que je ne puis pas employer et qui sont très malheureux et regrettent les positions dont elles étaient pourvues à Naples.

Fais en sorte que Laulaine, Bernardin de St-Pierre, Andrieux, Chardon, Lécui, pour ce qui lui est personnel, n'éprouvent aucun retard dans le payement de leur pension, le reste suivra le cours de mes affaires financières qui me forcent à payer de préférence les choses les plus pressées.

Tout ce que je t'écris de ces dames, c'est pour qu'ici tu n'aies pas de sujets de dégoût en arrivant, pas plus qu'elles. Je t'embrasse avec mes enfants.

Pour M. Franzemberg, il faut que chacun sache à quoi s'en tenir. Il est des opinions du pays que je ne veux pas heurter pour quelques individus.

Joseph à Julie.

Madrilejos, le 3 juillet 1809.

Ma chère amie, les affaires allaient ici très bien, mais la mésintelligence qui s'est mise entre Soult et Ney, au fond de la Galice, me fait prévoir des malheurs.

Le maréchal Jourdan est dégoûté et demande à se retirer. Je ne le remplacerai pas, quel que soit le successeur que l'empereur lui donne.

Je t'embrasse, ma chère amie, avec Zénaïde et Charlotte; je me porte bien.

Joseph à Julie.

Waldemoro, le 6 août 1809.

Ma chère amie, j'ai reçu votre lettre du 26, je me porte bien. Les 40,000 hommes qui sont devant moi ont repassé le Tage dont ils ont brûlé les ponts. Le 1er corps poursuit les Anglais, Soult avec 50,000 hommes marche à eux, je ne doute pas aujourd'hui qu'il ne soit arrivé sur le Tiétar où je l'espérais le 28. Je l'ai débarrassé à Talaveyra de dix mille Anglais, il n'en aura pas plus de vingt mille, à compter d'aujourd'hui, (p. 035) et il aura pour cela ses 50,000 Français et 20,000 que lui amène le maréchal Victor qui suit le mouvement de l'ennemi.

Joseph à Julie.

Malaga, le 5 mars 1810.

Ma chère amie, je reçois ta lettre du 14 février dont était porteur (nom illisible). Elle me confirme dans mon opinion que tu dois me rejoindre le plus tôt possible avec mes enfants et avant le commencement des chaleurs, donc le plus tôt que tu pourras. Dans le cas où, malgré ta bonne santé, tu ne pourrais pas partir aussitôt que je le désire et qu'il convient, j'espère que tu ne souffriras pas que personne prenne ta place, le contre-coup en serait trop sensible et préjudiciable ici. Cette nation, qui aujourd'hui m'accueille avec un enthousiasme que tu ne conçois pas, est tellement fière qu'elle serait humiliée si nous ne restions pas à notre place, sois plutôt malade et évite toute occasion; mais mieux .............. que toute cette scène d'étiquette commence.

Porte avec toi tout ce que nous possédons à Paris réalisé en effets sur l'étranger; tout papier sûr est bon pour nous, qu'il soit à quelle échéance qu'il soit, n'importe sur quelle place de l'Europe, pourvu qu'il soit bon. Renvoie-moi le courrier et dis-moi les personnes que tu préfères que je t'envoie à ta rencontre. Tu arrangeras l'affaire des papiers, il faut des papiers au porteur, les échéances comme les papiers des banques de Paris, Londres, Vienne, ou actions réalisables et qu'on peut garder à volonté.

Dispose de toute autre chose dont je ne parle pas, comme tu l'entendras le mieux; rapporte-moi les papiers que Lance t'apporta; au moins ceux que tu jugeras plus nécessaires, prends des précautions pour que tu puisses demander et ravoir les autres, donne à Fesch tout ce que tu voudras.

Je suis arrivé ici hier, à travers des chemins jugés impraticables; la manière dont j'ai été reçu ici surpasse toute idée; si on me laissait agir librement, ce pays serait bientôt heureux et tranquille. Amène Rœderer, il me serait bien utile et même nécessaire, il s'en retournerait bientôt à Paris. M. Lapommeraye peut venir ........... coûte .............. qu'il connaît bien.

Joseph à Julie.

Andujar, le 6 avril 1810.

Ma chère amie, M. le duc de Santa-Fé[23] part dans l'instant, il est (p. 036) instruit de tout ce qui me regarde, même des affaires particulières qui nous intéressent, crois tout ce qu'il te dira, je désire que tout ce que nous possédons en France puisse être réalisé en effets sans échéances fixes sur l'étranger, Nicolas (Clary) pourrait nous servir dans ce cas. Je serai à Madrid avant toi, si je suis instruit à temps de ton départ à Paris. Je t'embrasse avec mes enfants.

Tu verras quels sont les présents que je compte faire pour le mariage et tu m'en parleras.

Joseph à Julie.

Cordoue, le 10 avril 1810.

Ma chère amie, je reçois tes lettres du 18, 19 et 21. Gaspard et M. (nom illisible) sont arrivés depuis. Je n'ai rien à dire sur des mesures qui te sont ordonnées par des médecins; mais M. Deslandes te dira quelles sont mes idées sur tout ce que je possède en France. Tu fais bien d'établir ta nièce avec le fils de M. Clément, puisqu'il te convient et qu'il la demande. Tu feras bien de donner à Tascher, Marcelle[24], ils se conviennent ainsi qu'à leurs parents. Mme Salligny m'écrit; je t'ai écrit deux fois que je pensais qu'elle ne devait pas te suivre à Madrid où elle ne serait pas convenablement, nulles raisons véritables l'y appellent; elle est veuve, elle a une fortune indépendante, elle a sa mère, je ne sais pas comment elle pourrait se plaire à Madrid où ses relations la placeraient toujours dans une fausse position. Je ne dois pas donc te dissimuler que ce sont des dispositions inébranlables, ma position est déjà assez difficile sans y ajouter d'autres embarras de tous les instants, ainsi que ceux qui me viendraient d'elle[25].

Joseph à Julie.

Madrid, le 16 mai 1810.

Ma chère amie, je n'ai pas de tes lettres depuis celle que m'a remis le courrier de Tascher, je t'ai écrit que j'approuve tout ce que tu feras, j'ai donné procuration à James, et je la lui ai donnée pour qu'il puisse s'en servir pour exécuter les ordres que tu lui donneras. Tu n'as pas oublié comment la terre de Mortefontaine fut achetée; dans ce que James fera, tu lui diras de te comprendre pour moitié, je préfère à tout que ce soit ton frère Nicolas qui s'en charge.

(p. 037) Tascher doit t'avoir parlé de ses affaires; je ne sais pas pourquoi tu ne m'en parles pas. Si ce jeune homme convient à ta nièce et que ta nièce convienne à ses parents, je préfère ce jeune homme à tous autres n'importe la fortune, etc.

Joseph à Julie.

Madrid, le 16 juillet 1810.

Ma chère amie, j'ai reçu la lettre dont était porteur Tascher; sa cousine[26] m'écrit que l'empereur l'autorise à lui permettre de se marier avec ta nièce Marcelle, si elle y consent. D'après ce que me disent ses frères, Tascher a aujourd'hui cinquante mille livres de rente en fonds de terre, il a un état, c'est l'honneur même, il ne faut pas hésiter à lui donner Marcelle; il est mille fois mieux que le parti que tu m'as proposé, il ne serait pas juste qu'elles fassent toutes des mariages au-dessus de leur position; j'entends donc que Mlle Marcelle épouse M. Tascher, si elle le trouve bien. Je m'engage avec lui et sa cousine à laquelle je ne veux pas manquer de parole, moins aujourd'hui que dans tout autre temps. Réponds-moi d'une manière précise. Tascher reviendra à Paris.

Avant de partir il faut que tu saches à quoi t'en tenir sur les affaires d'Espagne. Fais de tout ce que nous possédons en France une vente dont nous puissions détruire les preuves....... (quelques mots illisibles) est grand et j'en rends grâces au ciel. Je t'embrasse avec Zénaïde et Charlotte..... Je désire cependant beaucoup savoir ce que devient l'Espagne avant que tu quittes Paris; quant à moi, je suis bien décidé à ne jamais transiger avec mes devoirs. Si on veut que je gouverne l'Espagne pour le bien seulement de la France, on ne doit pas espérer cela de moi. J'ai des devoirs de cœur et de besoins de reconnaissance envers la France qui est ma famille; mais jamais, même dans la misère, je n'ai accoutumé mon âme à se dégrader pour le bien de ma famille.

J'ai des devoirs de conscience en Espagne, je ne les trahirai jamais et je me complais trop dans le souvenir de ma vie passée pour vouloir changer d'allure aujourd'hui que je redescends la montagne. Je serai et resterai donc homme de bien, homme vrai tant que mon cœur battra. Mon courage saura toujours se faire à tout, moins aux remords. Au reste je ne sais pas pourquoi je t'écris si au long. Tu me connais, crois que la royauté ne m'a pas changé, et que je suis toujours ce que tu m'as connu. Si tu n'as pas besoin de Deslandes, renvoies-le moi (Deux lignes effacées). Je suis obligé de venir au secours de tant de provinces où l'on n'envoie plus rien et où la misère est profonde, parce qu'à Avila, à Ségovie même, des généraux français administrent mes provinces, renvoyent mes employés et que Madrid (p. 038) est le rendez-vous où tous les malheureux aboutissent et où s'adressent tous les besoins. Je sens que cet état de choses me serait encore plus pénible toi et mes enfants étant ici, et que je n'aurai plus la ressource d'errer avec un quartier-général. Tout cela peut être réparé d'un mot de l'empereur, qu'il trouve bon que je renvoie les dilapideurs, qu'il me rende l'administration de mes provinces et qu'il croye plus à ma probité qu'à celle de Ney ou de Kellermann. Arrivé ici avec mes enfants, il faut que je m'établisse d'une façon définitive à Madrid, il faut que je sache comment je pourrai y vivre, car aujourd'hui je ne le sais pas; l'Andalousie est absorbée par l'armée, les pays épuisés par les insurgés, l'empereur ne sait rien, il faut qu'il connaisse ma position, qu'elle change sa justice ou que je la fasse changer par ma retraite des affaires; tu dois donc venir en Espagne avec la connaissance de ce que veut l'empereur avec le projet d'y rester ou résolue à la quitter pour la vie privée. Il n'y a personne à Paris à qui je puisse écrire. L'empereur a peu vu M. d'Azanza que j'avais chargé de mes affaires. Quand tu en seras partie, il n'y aura plus aucun moyen de communication. Il est donc bon que tu saches bien avant de partir ce qu'il nous importe de savoir et que nous ne pourrons plus savoir après.

Je reçois une lettre de Lucien du 15 juin[27], quelque déplorable que soit son sort, je l'envie encore et je le préfère mille fois à la figure humiliante que je fais ici. J'ai à me louer beaucoup des habitants de Madrid et de tous les Espagnols qui me connaissent. La guerre serait bientôt finie et l'Espagne pacifiée si on veut me laisser faire.

(Plusieurs lignes de cette lettre enfouie dans la terre en 1814 sont illisibles. Une minime partie seulement a été insérée dans les mémoires de Joseph.)

Joseph à Julie.

Madrid, le 29 août 1810.

Ma chère amie, je reçois tes deux premières lettres de..... Tu auras reçu mes lettres dont était porteur le marquis d'Almenara. Tu sentiras la nécessité de savoir à quoi t'en tenir sur notre sort avant de quitter Paris; je ne puis pas rester dans l'état actuel, il faut savoir ce que l'empereur veut; s'il veut que je descende du trône d'Espagne, il faut lui obéir; il faut savoir où il veut et comment il veut que nous vivions; je ne puis pas rester ici avec le nom de roi et humilié par tous ces hommes qui tyrannisent les provinces de mon royaume; je ne veux pas vivre (p. 039) ainsi plus longtemps, j'attends donc tes lettres pour savoir à quoi m'en tenir.

Je t'embrasse avec mes enfants. Fais partir Deslandes dont j'ai besoin.

Joseph à Julie.

Madrid, le 1er septembre 1810.

Ma chère amie, je reçois tes trois premières de Paris, tu auras reçu M. d'Almenara, j'ignore le résultat de sa commission, j'écris de nouveau la lettre ci-jointe à l'empereur, que tu remettras ou que tu ne remettras pas selon la position où se trouveront mes affaires, lorsque cette lettre arrivera dans tes mains.

Il est de fait que si l'empereur continue à me traiter comme il fait aujourd'hui, c'est qu'il ne veut pas que je reste au trône d'Espagne. Il me connaît assez pour savoir que je ne serai jamais que ce que je paraîtrai être, que roi d'Espagne, mes devoirs principaux sont ceux d'un roi d'Espagne, avant tout. Je suis homme et je mourrai comme j'ai vécu, ainsi, s'il m'impose des conditions que je ne peux pas admettre, c'est qu'il ne veut pas que je reste ici; dans ce cas, il faut se retirer le plus tôt, c'est le mieux, parce que je puis le faire sans être brouillé avec lui et que devant me retirer il faut le faire de bonne grâce et obtenir la paix intérieure puisque je ne peux pas déployer les qualités que la nature a mises en moi et qui suffiraient pour faire le bien de cette grande nation. Mais, à l'impossible nul n'est tenu et il est de fait qu'aujourd'hui je ne puis rien ici sans la volonté et la confiance entière et absolue de l'empereur; je n'entre pas dans les détails de ma retraite des affaires, tout sera bien dès que l'honneur m'en fera un devoir et que l'empereur trouvera bon que je me retire dans telle province qu'il voudra choisir. En Bourgogne et dans ce cas, j'ai en vue la terre de Morjan, près Autun; je puis la louer ou l'acquérir, si les affaires prenaient cette tournure définitive, je ne voudrais pas aller à Paris, il ne me faudrait pas beaucoup d'argent, je voudrais une retraite absolue.

Si l'empereur me voulait au delà des mers, en Corse, par exemple, cela ne pourrait être qu'autant que je conserverai une espèce de cour, une existence telle que je puisse me suffire à moi-même dans ce pays, ayant les moyens d'y faire beaucoup de bien, sans me mêler d'aucunes affaires du gouvernement; aussi, dans ce cas, il me faudrait un état bien au-dessus de celui de mon père, et même au-dessus de celui que j'avais au Luxembourg; j'approuverai tout ce que tu feras. Quant à mon état actuel, je suis disposé à tout pour en sortir; mon âme se trouve dégradée et je préfère la mort à cet état.

(p. 040) À cette lettre, qui n'est pas aux mémoires de Joseph, se trouvait jointe la lettre du roi d'Espagne à l'empereur en date du 31 août 1810 (Mémoires de Joseph. Vol. VII, p. 325).

Joseph à Julie.

Madrid, le 9 septembre 1810.

Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 20, j'attends toujours le résultat de tout ce que je t'ai écrit, ainsi qu'à l'empereur, depuis le départ d'Almenara. D'une manière ou d'une autre ces choses doivent être changées, elles ne peuvent pas rester longtemps dans l'état où elles se trouvent, je fais ici une triste figure et j'en mériterais la honte si je permettais qu'elles se prolongent plus longtemps qu'il ne faut pour connaître la volonté de l'empereur.

1o Roi d'Espagne, je ne puis l'être que tel que la constitution du pays m'a proclamé.

2o Retiré de toutes affaires publiques en France ou dans un autre pays, il me convient de connaître même sur cet article la volonté de l'empereur.

3o Retourner en France conservant quelque prérogative publique, il faut que je sache quels sont mes devoirs et mes droits avant de prendre un parti; je ne veux me décider qu'en pleine connaissance de tout cela, je n'ai ni crainte, ni ambition, ni ressentiment, je sais que la politique fait tout, ainsi je pardonne tout; mais si en m'enlevant le trône d'Espagne, on m'offre un état politique en France, je veux le connaître.

4o Je ne veux aucun trône étranger. Je me réserve à me déterminer pour une retraite absolue si ce qu'on me propose en France ne me paraît pas convenable; ce à quoi je suis bien déterminé aujourd'hui; c'est: 1o de ne pas rester ici sur le pied où je suis, 2o de ne pas accepter un trône étranger, 3o de rendre mon existence en France compatible avec mon honneur et la volonté de l'empereur et l'intérêt de la nation, si mon existence semi-politique peut encore lui être utile, sans cependant vouloir jamais me mêler d'administration d'aucun genre et vouloir jamais paraître à la cour. Si ce qu'on me propose ne me convient pas, retraite obscure et absolue; mais les demi-jours, les fausses positions ne sont pas dignes ni de mon nom ni de mon âme, ni supportables avec mon esprit.

Je t'embrasse avec mes enfants et t'engage à être aussi contente que je le suis moi, au milieu des contrariétés qui m'assiègent, et j'éprouve bien aujourd'hui que ce lait nourricier d'une bonne et vraie philosophie n'est pas aussi stérile qu'on veut bien le dire, car, content de moi, je (p. 041) le suis de tout, et regarde en pitié toutes les passions étrangères qui s'agitent, sans me blesser, autour de moi.

Joseph à Julie.

Madrid, 7 octobre 1810.

Ma chère amie, je reçois ta lettre du 17. Je me porte bien, j'attends tes nouvelles et celles de Colette; mes affaires me paraissent aller bien mal à Paris où on ne sait pas le mal que l'on se fait à soi-même. L'avenir prouvera si j'ai raison.

Joseph à Julie.

Madrid, 3 novembre 1810.

Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres des 9, 10, 12 octobre, renvoie-moi Gaspard avec des nouvelles sur les bruits qui courent ici et qui font présager de nouveaux changements pour moi; dis-moi ce qu'il en est, tu sais tout ce que je t'ai écrit. Si la retraite est possible, je la préfère à un nouveau trône; si cela est impossible, je préfère retourner à Naples plutôt que de faire une nouvelle royauté quelle qu'elle soit.

La position des affaires ici est horrible et bientôt elle sera irrémédiable. L'empereur n'a rien répondu à tout ce que je lui ai écrit sur un sujet aussi important pour la gloire et le bonheur de deux grandes nations.

Je t'embrasse avec mes enfants, je me porte bien.

Joseph à Julie.

Madrid, 6 novembre 1810.

Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres des 12 et 14, je t'ai déjà écrit que c'est toi plus que moi qui peut décider s'il convient que tu viennes ici, ce voyage doit être entrepris ou différé selon que les affaires d'Espagne à Paris s'arrangent ou se brouillent, elles ne peuvent pas rester longtemps telles qu'elles sont, cette crise ne peut pas durer, il faut avancer ou reculer. Si je dois retourner en France, il est inutile que tu viennes en Espagne, si je dois rester en Espagne, il faut y venir. Mais, pour que je puisse y rester, il faut que l'empereur fasse ce que je lui ai écrit par la lettre dont était porteur M. d'Almenara, à laquelle il n'a pas répondu.

Joseph à Julie.

Madrid, 16 novembre 1810.

Ma chère amie, je reçois tes lettres des 22, 23 et 24, ma position est (p. 042) toujours la même, je suis ici bientôt un être parfaitement inutile; tous les généraux correspondent avec le major-général, prince de Neufchâtel. Les habitants s'exaspèrent tous les jours davantage, le peu de succès que j'avais obtenu est effacé tous les jours. L'empereur ne me répond pas, il ne me reste donc qu'à me retirer des affaires. Ma santé d'ailleurs toujours inaltérable commence à se ressentir de ma position équivoque, ridicule et bientôt déshonorante, si je la supportais plus longtemps.

Occupes-toi donc de me trouver à louer une grande terre à cent lieues ou soixante lieues de Paris; je suis décidé à m'y rendre et de tout quitter, puisque je ne puis pas faire le bien ici et que tout ce que j'ai dit et fait jusqu'ici devient inutile.

Joseph à Julie.

Madrid, le 20 novembre 1810.

Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 28 octobre, ma position est toujours la même. J'attends Azanza pour prendre un parti décisif et finir le rôle honteux qu'on me fait jouer ici depuis mon retour de la conquête de l'Andalousie.

Je t'embrasse avec mes enfants.

Lucien a été mené prisonnier à Malte.

Joseph à Julie.

Madrid, 24 novembre 1810.

Ma chère amie, point d'estafette depuis deux jours. Je n'ai pas de nouvelles directes de Masséna et je ne suis pas sans inquiétude sur son armée. Je me porte bien, j'attends des nouvelles décisives de Paris. Je désire que tu charges James ou mieux encore Nicolas, de savoir s'il serait possible d'acquérir la terre de Montjeu à une lieue d'Autun, après s'être assuré que le château est encore habitable, à moins que tu ne préfères une terre en Provence, je désire un bois de chasse et de l'eau, c'est ce que je trouve à Montjeu; si tu préfères le midi, je te laisse le choix.

Joseph à Julie.

Madrid, 28 novembre 1810.

Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 4, je me porte bien, les affaires sont ici dans le même état. Je suis toujours sans réponse à tout ce que j'ai écrit. Je ne pense pas pouvoir prolonger cet état humiliant au delà de cette année. Je te prie de remettre à M. Bouchard[28] l'incluse; engage-le (p. 043) à partir sur-le-champ et de me répondre de dessus les lieux. Il faut finir ceci d'une manière ou d'une autre; quoique je te dise que je me porte bien et que cela soit ainsi, cependant ma constitution n'est plus ce qu'elle était et je sens qu'elle ne résisterait pas à cet état de choses qui n'est pas fait pour un homme tel que moi, toute la puissance de l'empereur ne peut pas faire que je reste ici dans la position du dernier des polissons. Tu peux voir par la lettre ci-jointe comment un général français traite mes ministres. Un voleur effréné que j'ai renvoyé d'ici, il y a trois mois, y revient triomphant. Ce misérable a causé le massacre de plus de cent Français, victimes de l'exaspération des habitants de la province de Guadalaxara et Cuença où il commandait une colonne et où il ravageait tout. J'entre dans ces détails pour que tu saches bien qu'on me force au parti que je prends et que je n'en ai pas d'autre à prendre.

Marius Clary doit être arrivé, j'attendrai la réponse à la lettre que je t'ai écrite par lui avant de partir.

La fin de l'année 1810 et le commencement de 1811 ne furent pas plus favorables à Joseph; aussi voit-on ses lettres à la reine contenir sans cesse les mêmes plaintes, justifiées par la conduite de l'empereur à l'égard de l'Espagne.

Joseph à Julie.

Madrid, 8 janvier 1811.

Ma chère amie, je reçois tes lettres du 14 et 16, je suis peiné de la perte de Mlle Antoinette qui t'était attachée depuis si longtemps; cette pauvre fille avait eu un grand malheur à mes yeux, celui d'avoir occasionné cet accident qui a eu tant d'influence sur notre destinée; j'aurais bien désiré ne jamais me séparer de toi ni de mes enfants, pourquoi lorsque vous m'avez rejoint, il y a trois ans, ne suis-je pas resté avec vous? Ce fut alors ma faute. Pourquoi lorsque je t'écrivais il y a un an, de Cordoue, de me rejoindre avec mes enfants, ne le fites-vous pas? Ce fut le seul moment heureux de mon existence depuis que je vous ai quittées à Naples et ce moment m'inspira le désir de vous faire partager mon sort; tu n'as pas pu partir de Paris et sans doute ce fut alors un contretemps fâcheux pour toi et pour moi. Depuis, j'ai couru de désagréments en désagréments, mon existence a été telle que je ne regrette pas ton absence ni celle de mes enfants, je n'ai plus vu d'avenir pour nous dans ce pays. Les funestes décrets du 8 février 1810[29] ont anéanti (p. 044) tous les progrès que j'avais eu le bonheur de faire dans l'esprit d'un peuple brave et fier et m'ont remis dans la même situation où je me suis trouvé en arrivant à Madrid, il y a trois ans. J'ai depuis reconnu ce qui m'arriverait le lendemain et je me suis vu sans déplaisir, privé des seuls objets de mes plus tendres affections, car mon sort en eût été plus cruel. Je n'ai ici rien de bon, de fixe à leur offrir, mais ils embelliraient le reste de ma vie. Quelque part qu'elle se termine, elle sera digne de moi. Je désire donc que la politique cesse de se jouer de moi et tout me sera bon si je puis finir ma carrière avec toi et mes enfants dans une position naturelle, quelle qu'elle soit, étant ce que je paraîtrai être et sortant de la position fausse et humiliante dans laquelle je persévère encore, malgré tout ce que je t'ai écrit, attendant tous les jours un meilleur ordre de choses pour moi; il me paraît impossible que la vérité et la raison ne percent à la fin.

Joseph à Julie.

Madrid, 6 février 1811.

Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres jusqu'au 20 janvier, ainsi que celles dont était porteur Gaspard qui est arrivé hier, je t'ai adressé une lettre pour Bernadotte, dont tu devrais déjà m'avoir accusé la réception. Je crains qu'elle n'ait été égarée, les bruits les plus étranges courent ici depuis hier, nous touchons à un dénouement quelconque, les choses sont tellement empirées par les nouvelles de France qu'il faut avancer ou reculer. Des partis qu'on m'offre, le plus honorable sera toujours celui que je prendrai, tu ne dois pas en douter, et dès qu'il sera prouvé que je ne puis plus rester ici, j'en partirai. Je t'écrirai plus en détail dès que j'aurai lu tout ce qui arrive de France et des provinces, car il est assez bizarre que je n'aie pas pu trouver encore ce temps-là, depuis hier; j'ai été occupé tout le jour, depuis huit heures du matin, à des petits détails pour que tous les services ne tombent pas à la fois, et les besoins du jour ne m'ont pas laissé d'autre temps; tu dois penser si je désire que tout cela finisse.

Dans une autre lettre à sa femme, en date du 19 mars 1811, le roi, après l'exposé fidèle de sa situation, dit:

Dans cet état de choses, réduit à l'état d'abjection d'un criminel ou du dernier des hommes, je mériterais mon sort, si je le prolongeais volontairement.

Et plus loin:

Sans doute je ne prendrai pas le parti de venir à Paris, si je pouvais (p. 045) faire autrement, mais ni toi, ni ceux qui me conseillent ne connaissent ma position ici, et nécessairement elle finirait par un événement tragique si elle ne finit pas par mon départ volontaire.

Joseph à Julie.

Madrid, 24 mars 1811.

Ma chère amie, je reçois tes lettres des 4, 6 et 8 mars; je t'ai écrit en détail il y a trois jours, je suis toujours dans le même état, il y a douze jours que je ne reçois pas, ma santé ne le permettant pas; cependant, j'espère que la tranquillité me rétablira, mais j'en ai besoin, je compte me mettre en route dans quelques jours et dès que mes forces seront assez rétablies pour cela.

Je t'embrasse avec mes enfants et j'espère te revoir bientôt à Mortefontaine pour ne plus vous quitter.

L'empereur n'ignorait ni la position fausse ni les plaintes fort justes de Joseph, ni son désir d'abandonner la couronne d'Espagne. Sa belle-sœur, la reine Julie, son ambassadeur de famille, le comte de La Forest, le tenaient au courant de tout, mais il n'entrait pas encore dans les vues politiques de Napoléon de laisser la Péninsule sans roi. Il aimait mieux que ce roi fût Joseph que tout autre. La guerre devenait imminente avec le Nord, il lui paraissait utile d'avoir son frère dans le Sud, car il connaissait son caractère loyal, affectueux et son dévouement personnel pour lui. Il fit donc écrire par le cardinal Fesch à Joseph. Ce dernier répondit à son oncle, le 24 mars 1811, une lettre insérée au 7me volume des Mémoires de Joseph et dont on a retranché cette phrase:

Je ne veux pas que vous ignoriez que ma santé est telle que je l'ai craint toute ma vie. Je suis arrivé à ce point que vous connaissez, après un rhume et une inflammation de poitrine.

En effet la santé de Joseph s'était altérée, au point que le même jour, 24 mars, il prévenait Napoléon que la maladie le forçait à quitter l'Espagne. Cette lettre à l'empereur se terminait ainsi:

Je saurai, comme vous le voudrez, vous aimer tout bas et ne pas vous importuner des sentiments que vous partagez ou repoussez peut-être.

Le même jour encore, Joseph écrivait à la reine cette seconde lettre:

Madrid, 24 mars 1811.

Ma chère amie, l'aide de camp du duc de Dalmatie, qui te remettra (p. 046) cette lettre, te donnera de mes nouvelles. Je l'ai vu un moment. Je vais mieux, et j'espère être sous peu en état de partir. Je suis inquiet de trois dépêches importantes dont tu ne m'as pas accusé la réception. La première, du 14 février, portée par M. le chef d'escadron Clouet, la 2me du 19 mars et la 4me du 24.

Le général Blaniac[30] ne voudrait pas que sa femme vînt le rejoindre, connaissant la situation des affaires, je crois aussi que ce n'est pas le moment.

Malgré tout son désir d'arriver en France le plus rapidement possible, le roi dut différer son départ de quelques jours. Il se mit en route le 23 avril 1811, après avoir écrit à la reine la lettre ci-dessous:

Madrid, le 16 avril 1811.

Ma chère amie, je t'envoie le double de la lettre que je t'envoie, par l'estafette. Renvoies-moi le courrier qui te porte cette lettre et qui me trouvera en route. Pour mes incertitudes sur l'effet qu'aura produit la nouvelle de mon départ quel qu'il soit, personne ne peut l'impossible et je suis résigné à tout; mais il est de fait que je ne puis rester dans le palais de Madrid sans domestiques, sans gardes, sans troupes et sans tribunaux; or, tout cela n'existe pas sans argent. Si c'est l'usage de complimenter l'empereur et l'impératrice sur la naissance du roi de Rome, remets ma lettre au prince de Massérano, je l'autorise aussi à présenter la Toison d'or au roi de Rome, après s'être assuré que cette offre serait agréée. C'était l'usage autrefois.

Je suis disposé à faire tout ce qu'il est possible pour M. Michel.

L'empereur apprenant que Joseph, décidé à quitter l'Espagne, allait se mettre en route pour Paris, et voulant sauver les apparences, se hâta de lui envoyer un officier, le général de France, pour le prévenir qu'il était désigné comme devant être le parrain du roi de Rome.

Dans la lettre du 21 avril qu'il écrit à ce sujet à la reine, et dans laquelle il annonce son départ, on a retranché, aux Mémoires, le passage suivant:

Je ne puis pas te cacher que ma santé n'est plus la même depuis deux mois. Je ne suis plus le même homme. Au milieu de tant d'inquiétudes qui m'assiègent en quittant le pays, je viens d'éprouver un chagrin bien (p. 047) vif par l'état presque désespéré dans lequel se trouve le fils de Rœderer, par une blessure mortelle qu'il a reçue hier soir, dans une affaire particulière. Je trouvais quelque plaisir à mener ce jeune homme à son père. Le destin en décide autrement.

Joseph à Julie.

Santa Maria de la Nieva, 25 avril 1811.

Ma chère amie, je reçois tes lettres des 3, 4, 6 et 8 avril. Je t'ai écrit par toutes les estafettes, et par quelques-unes de très longues lettres; celle du 19 mars[31] t'annonçait ma détermination de me mettre en route pour la France; j'étais alors assez malade, je n'ai pas été bien depuis, je suis mieux depuis mon départ de Madrid. Je reçois aujourd'hui une lettre du prince de Neufchâtel qui m'apprend que l'empereur a consenti à me faire un prêt de 500,000 francs par mois. J'écris à ce sujet à l'empereur la lettre que tu lui remettras ou lui feras remettre, j'arriverai peu de jours après cette lettre.

Je t'ai écrit il y a quelques jours par M. Jappi que tu dois m'avoir renvoyé avec tes lettres.

Le même jour qu'il écrivait à la reine Julie les lettres ci-dessus, Joseph adressait à son frère celle qu'on va lire, laquelle a été un peu tronquée dans les Mémoires. La voici intégralement:

Santa Maria de la Nieva, le 25 avril 1811.

Sire,

Je suis parti de Madrid le 23 sans avoir reçu aucune réponse aux lettres que j'ai écrites depuis 3 mois à Votre Majesté, à la reine et au prince de Neufchâtel. J'ai retardé tant que j'ai pu mon voyage, mais la nécessité m'a enfin décidé et ce ne sera pas sans peine que les services se soutiendront à Madrid pendant 40 jours, quoique le trésor se trouve déchargé en grande partie de la dépense de ma maison. J'ai dû craindre que Votre Majesté ne se rappelât plus de moi et je n'ai vu de refuge que dans la retraite la plus obscure; aujourd'hui je reçois une lettre du prince de Neufchâtel du 8, qui m'annonce quelque secours; cette lettre me prouve que ma position véritable commence à être connue et il n'est pas douteux que je n'aurai rien à désirer de vous dès que je connaîtrai votre volonté, puisque la mienne sera de m'y conformer autant que cela me sera possible.

Je retournerai en Espagne si vous jugez ce retour utile, mais je ne (p. 048) puis y retourner qu'après vous avoir vu et après vous avoir éclairé sur les hommes et les choses qui ont rendu mon existence d'abord difficile, puis humiliante et enfin impossible et m'ont mis dans la position où je suis aujourd'hui.

Je suis prêt aussi à déposer entre les mains de Votre Majesté les droits qu'elle m'a donnés à la couronne d'Espagne, si mon éloignement des affaires entre dans ses vues, et il ne dépendra que de vous de disposer du reste de ma vie, dès que vous aurez assez vu, pour avoir la conviction que vous connaissez l'état de mon âme et celui des affaires de ce pays où je ne pourrai retourner avec succès que nanti de votre confiance et de votre amitié, sans lesquelles le seul parti qui me reste à prendre est celui de la retraite la plus absolue; dans tous les cas, dans tous les événements je mériterai votre estime. Ne doutez jamais de mon dévouement et de ma tendre amitié.

Joseph à Julie.

Burgos, 1er mai 1811.

Ma chère amie, je reçois tes lettres du 18, 20 et 22; je t'ai écrit le 16 avril et le 26 d'Almeida. Le voyage est utile à ma santé, je séjournerai ici aujourd'hui pour ôter toute inquiétude que l'on aurait eue en regardant ce voyage comme un départ définitif. J'ai dissipé toutes ces craintes à Valladolid et sur toute la route et j'ai dit que je retournerai dans le mois de juin avec ma famille. Ainsi si les affaires prennent cette tournure à Paris, prépare-toi à venir bientôt en Espagne et le plus tôt est le mieux. Dans ce cas, mon absence ne saurait être trop courte, le bien réel et celui de l'opinion qu'opérerait mon retour, dissiperait bientôt la légère inquiétude occasionnée par mon départ et le bien serait décuple du mal. Il y a beaucoup de choses à faire et plus encore à éviter pour terminer les affaires d'Espagne d'une manière avantageuse aux deux nations; il ne dépendra pas de moi que tout cela ne réussisse. Je serai dans neuf jours à Bayonne, je pourrai peu de jours après recevoir ta réponse à cette lettre. Je désire descendre à Mortefontaine, j'ai avec moi 8 ou 10 personnes et 20 domestiques.

Dans cette lettre on voit le roi Joseph renaître à l'espérance; cela provenait de ce que ce malheureux souverain, pendant son voyage, venait de recevoir de Berthier la nouvelle que l'empereur consentirait à lui faire un prêt de 500,000 francs par mois, comme il l'annonce à sa femme.

Joseph resta à Paris près de son frère et de sa femme, pendant le mois de mai et une partie de celui de juin 1811. L'empereur lui fit (p. 049) beaucoup de promesses, ce qui le détermina à retourner en Espagne. Dans une circonstance assez secondaire, Napoléon lui fit témoigner d'une façon fort dure son mécontentement. Le 11 juin 1811, l'empereur écrivit à Berthier:

Saint-Cloud, le 11 juin 1811.

Mon cousin, je vous prie d'aller voir le roi d'Espagne pour lui parler de la dernière audience diplomatique et de l'indécence avec laquelle s'y sont comportés plusieurs Français portant la cocarde espagnole. Ils sont entrés en forçant la consigne et sachant bien que je ne reçois pas les Français qui sont à un service étranger. Heureusement je ne les ai pas vus, je les aurais fait chasser. Vous direz que j'avais entendu, par recevoir les Espagnols, recevoir les trois ministres et quelques chambellans espagnols que le roi a amenés, mais que c'est sur la liste destinée pour le Moniteur que j'ai vu le nom de plusieurs Français, entre autres celui du sieur Tascher qui n'a pas même la permission de porter la cocarde espagnole, et qu'à cette occasion, je ne comprends pas comment on puisse porter une cocarde étrangère sans en avoir l'autorisation; que ce que je désire, c'est que Clary, Miot, Expert et les autres Français portés sur la liste, partent demain et se mettent en route pour Bayonne; que je ne m'oppose pas à ce que le roi en fasse ce qu'il veut en Espagne, mais que je ne puis m'accoutumer à voir des Français venir faire de l'embarras à Paris sous un costume étranger. Le remède à tout, c'est qu'ils partent aujourd'hui ou demain, quoique je ne vois pas quelle nécessité il y avait à ce que le roi mène ce tas de gens avec lui; vous direz également au roi que je ne vois pas d'objection à ce qu'il parte, que quant à mes dispositions, je persiste dans celles dont vous lui avez fait part, que votre lettre doit donc lui servir de règle, que le temps prouvera par la conduite qu'il tiendra si le voyage de Paris lui a été utile et s'il a acquis la prudence nécessaire pour manier ces matières; que, quant à l'argent, je fais donner au roi ces sommes sur les sommes mensuelles que je lui ai promises, mais que c'est bien mal employer son argent que celui destiné à payer les voyages d'un tas de gens inutiles comme Miot, les Expert, etc.....

Joseph reçut la visite de Berthier au moment où il partait pour l'Espagne. Malgré cette dure leçon, il quitta Paris plein d'espérance, croyant avoir la certitude que son frère, selon ses promesses, viendrait à son secours, avancerait les fonds nécessaires à l'entretien et au salut de la Péninsule. Il ne tarda pas à être désabusé, ainsi qu'on va le voir par ses lettres à la reine, laquelle ne l'avait pas suivi, attendant pour se rendre à Madrid avec ses enfants que les choses eussent pris une meilleure tournure.

(p. 050) Joseph lui écrivit le 23 septembre 1811:

Ma chère amie, je reçois ta lettre du 10. Tu connaîtras ma situation, elle est peu agréable; tu sais que je devais recevoir un secours d'un million par mois, je reçois à peine la moitié, je ne pourrai pas tenir longtemps si cet état de choses dure. Si ta santé te permet de venir, tâche d'obtenir de l'empereur ce qui m'est dû depuis juillet, à raison d'un million par mois, et même une avance de quelques mois, afin que je ne sois pas dans l'inquiétude comme aujourd'hui, lorsque vous serez arrivées.

Joseph à Julie.

Madrid, le 1er octobre 1811.

Ma chère amie, je n'ai pas eu de tes lettres par le dernier courrier, les enfants m'ont écrit que tu étais à Compiègne; il m'est dû près de trois millions de francs sur le prêt que l'empereur m'a promis d'un million par mois à dater du 1er juillet, aussi suis-je dans les plus grands embarras; écris-moi si tu comptes partir, ne te mets pas en route sans être précédée ou accompagnée par six millions au moins, afin que je puisse avoir l'esprit en repos pour quelque temps, faute de quoi il vaut mieux rester à Paris, car, sans argent, sans troupes, sans commandement véritable, il est impossible que ma position se prolonge longtemps; je me porte bien.

Joseph à Julie.

Madrid, 1er novembre 1811.

Ma chère amie, je n'ai pas reçu de tes lettres par la dernière estafette, j'attends avec impatience de savoir que tu te portes bien et que l'empereur m'envoie effectivement l'argent que je lui ai demandé, sans lequel je ne puis rien faire de bon ici, le million qu'il m'a promis comme avance à dater du 1er juillet et un autre million en remplacement du quart des autres arrondissements.

Marius Clary a été très malade, mais il est mieux, tu m'as parlé de deux partis pour sa sœur, je ne connais pas le personnel du civil, mais, s'il est bon, je le préfère au militaire, dont tu me parles.

Le roi Joseph avait beaucoup d'affection pour le général Hugo, employé à Madrid. Le général vivait en mauvaise intelligence avec sa femme, il lui écrivit le 30 janvier 1812:

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt tout ce que vous m'avez écrit, ainsi que Mme Hugo.

(p. 051) Mon désir le plus constant est que vous vous arrangiez de manière à être heureux, je n'ai rien négligé pour cela, l'attachement que je vous porte m'en a fait un devoir; mais, si mes vœux ne se réalisent pas, je ne dois pas vous cacher que ma volonté est que vous ne donniez pas ici un exemple scandaleux en ne vivant point avec Mme Hugo comme le public a droit de l'attendre d'un homme qui, par sa place, est tenu à donner le bon exemple.

Quel que soit le regret que j'aurais de vous voir éloigné de moi, je ne dois pas vous cacher que je préfère ce parti au spectacle qu'offre votre famille depuis trois mois.

Joseph à Julie.

Madrid, le 1er février 1812.

Ma chère amie, je n'ai rien de bon à t'écrire après la prise de Valence; la récolte a été mauvaise et le blé est très cher, il y a beaucoup de misère ici; je reçois à peine la moitié de ce qui m'avait été promis à Paris, et je serais impardonnable d'être reparti si j'avais pu prévoir l'avenir qui m'attendait dans ce pays. Les avantages que je pouvais tirer de la reddition de Valence par le grand nombre de soldats qui abandonnent l'insurrection, vont bientôt être perdus par le dénûment où je me trouve et d'argent et de moyens de m'en procurer; quelle sera la fin de tout ceci, je l'ignore et ne veux pas la prévoir: 1o l'unité dans le commandement et dans l'administration; 2o un but fixe et certain offert à toutes les provinces, pourraient encore sauver nos affaires et il faudrait que l'empereur fit encore beaucoup de sacrifices d'argent, sans cela tout ira mal et va déjà si mal que, ne pouvant rien, je dois désirer que cela finisse pour moi le plus tôt possible.

Joseph à Julie.

Madrid, le 21 février 1812.

J'ai reçu ta lettre du 28 janvier et 1er février. Je suis fâché d'apprendre que ta santé n'est pas bonne, je n'ai aucune réponse directe aux lettres que j'ai écrites, il est fâcheux que cela soit ainsi; mais il serait encore plus fâcheux pour moi que je crusse mériter d'être traité comme je le suis, je désire que tout ce qui se passe finisse bien, je le désire sincèrement plus que je ne l'espère.

Ma santé n'est pas très bonne, cependant je serais heureux de penser que la tienne fût de même.

Joseph à Julie.

Madrid, 7 mars 1812.

Ma chère amie, je reçois ta lettre du 14; je n'ai aucune nouvelle de (p. 052) Paris, tu ne me dis rien des événements qui sont arrivés ou dont nous sommes menacés, ma position ici est impitoyable; que je sauve l'honneur, je regrette peu le reste.

Adieu, ma chère amie, écris-moi la vérité et embrasse nos enfants.

Vers cette époque une mesure prise bien tard sans doute, mais enfin prise par l'empereur, prêt à partir pour le Nord, rendit un peu de courage à Joseph et lui donna quelque espérance. Il apprit que son frère plaçait sous son commandement unique toutes les troupes en Espagne et lui donnait pour major-général le maréchal Jourdan. Le roi se mit immédiatement à la tête de ses armées, mais il s'aperçut bientôt de la difficulté qu'il aurait à se faire obéir des commandants des divers corps, accoutumés à être indépendants.

Dès qu'il fut entré en campagne, Joseph écrivit à la reine un grand nombre de lettres fort importantes. Il lui manda de Valence le 9 septembre 1812:

Ma chère amie, tu pourras concevoir par la copie ci-jointe l'enchaînement des événements qui m'ont forcé à quitter Madrid, la résistance qu'a éprouvée l'exécution de mes ordres au Nord et au Midi, la précipitation qu'a mis l'armée de Portugal retirée derrière le Duero à attaquer l'armée anglaise avant l'arrivée des secours qui lui étaient annoncés du Nord et du Centre. Masséna arrive; s'il amène des troupes, si on envoie de l'argent, si les généraux qui ne veulent pas obéir et qui s'isolent dans leurs provinces sont rappelés, les affaires se rétabliront bientôt.

Je me porte très bien, je t'embrasse avec mes enfants, je désire que vous vous portiez aussi bien que moi et vous revoir bientôt, car la vie se passe.

Si l'empereur ne rappelle pas les généraux du Nord et du Midi, il n'y a rien de bon à espérer dans un état de choses où il faut un commandement prompt, absolu, et où l'impunité encourage à la désobéissance et perpétuera les malheurs jusqu'à la perte totale de ce pays.

À cette lettre était jointe la copie de la lettre de Joseph à Berthier, en date du 4 septembre, qui ne se trouve pas aux Mémoires et que voici. Elle est relative à la bataille de Salamanque.

Valence, le 4 septembre 1812.

J'apprends par une voie indirecte que le conseil des ministres ayant eu connaissance des résultats de l'action qui a eu lieu le 21 juillet dernier aux environs de Salamanque entre l'armée de Portugal et l'armée (p. 053) anglaise, avait donné des ordres pour faire passer en Espagne des renforts et remis à M. le prince d'Essling le commandement de l'armée de Portugal.

En adressant à V. A. S. mes remerciements de l'empressement qu'elle et le conseil des ministres ont mis à prendre cette mesure, je crois devoir lui communiquer directement un sommaire des événements et de la situation des affaires militaires avant et après cette époque, ma correspondance avec le ministre de la guerre en contient les détails en quelque sorte jour par jour, mais dans la crainte qu'elle ne lui soit pas parvenue, il me paraît utile d'en rassembler ici les principaux faits.

Le maréchal duc de Raguse ne s'étant pas cru en mesure d'attaquer les Anglais, après qu'ils eurent passé l'Agueda le 12 juin, se retira successivement entre la Tormès et le Duero et finalement passa sur la rive droite de ce fleuve.

L'armée de Portugal resta dans cette position en rappelant à elle toutes ses divisions.

L'armée anglaise demeura en observation sur la rive gauche du Duero, et ne fit aucune tentative pour le passer.

Il était aisé de prévoir que le sort de l'Espagne pourrait dépendre d'une affaire qui paraissait inévitable et qu'il était de la plus haute importance de mettre le duc de Raguse en état de combattre avec les plus grandes probabilités de succès.

Je pressai des secours de toutes parts, mais mes ordres ne furent pas exécutés, le général en chef de l'armée du Midi[32] se refusa aux dispositions que j'avais prescrites, et ce ne fut qu'après beaucoup d'hésitations que celui de l'armée du Nord se détermina à faire partir sa cavalerie et son artillerie que je lui avais ordonné d'envoyer au duc de Raguse.

Réduit par conséquent à mes propres forces, je pris le parti d'évacuer toutes les provinces du Centre; je ne laissai de garnisons qu'à Madrid et à Tolède et je formai un corps de 14,000 hommes avec lequel je partis de Madrid le 21 pour me porter sur le Duero et effectuer ma jonction avec l'armée du Portugal.

J'appris en route que M. le maréchal duc de Raguse avait déjà passé ce fleuve, le 18, à Tordesillas, que l'armée anglaise s'était repliée sur Salamanque; je continuai à marcher avec la confiance d'opérer très promptement ma jonction sur la rive gauche du Duero.

Mais au moment où cette jonction allait avoir lieu, je reçus le 25 juillet, à Blasca-Sancho, des lettres de M. le maréchal Marmont et de M. le général Clausel qui m'annonçaient qu'il y avait eu le 22 une affaire générale; comme ces lettres fixent d'une manière précise les événements de cette journée où M. le maréchal duc de Raguse, à la veille (p. 054) de recevoir des renforts qu'il attendait depuis un mois, a engagé volontairement une action dont les résultats ont été si graves, j'en adresse une copie à Votre A. S.[33]

L'armée du Portugal faisait sa retraite en toute hâte et sans chercher à s'appuyer des forces que j'avais avec moi, je ne pouvais plus que me retirer et tout ce qui me restait à faire était de tenter de ralentir la poursuite de l'ennemi par ma présence en attirant son attention sur moi.

Je partis donc le même jour, 25, dans l'intention de me replier à petites journées sur Madrid.

Le 27 je fus rejoint par un aide de camp (M. Fabier) de M. le maréchal duc de Raguse qui m'apportait des dépêches de lui et du général Clausel. L'un et l'autre me mandait que la poursuite de l'ennemi était ralentie et me témoignaient le désir de se réunir à moi, si je voulais m'approcher d'eux.

Quoique je sentisse tout le danger de ce mouvement, je ne m'y refusai pas et je me dirigeai sur Ségovie, où je restai quatre jours pour donner le temps à l'armée du Portugal de se porter sur moi; mais elle ne changea pas sa première direction, soit que l'ennemi l'en ait empêchée, soit qu'elle n'ait jamais eu le dessein réel de s'éloigner du Nord. Elle continua sa retraite sur le Duero qu'elle passa et se détacha ainsi totalement de moi.

En revenant à Madrid, le 3 août, avec le petit corps de troupes que je ramenais, j'avais l'espérance d'être joint par dix mille hommes de l'armée du Midi que, depuis le 9 juillet, j'avais donné l'ordre au duc de Dalmatie d'envoyer à Tolède. Je me flattais aussi que le corps du comte d'Erlon, de la même armée, qui était en Estramadure, aurait fait un mouvement pour se rapprocher du Tage, suivant mes instructions; avec ces ressources j'aurais pu défendre et couvrir la capitale contre un détachement que l'armée anglaise eût fait sur moi, après avoir rejeté l'armée du Portugal sur l'Ebre; mais toutes ces espérances s'évanouirent à la réception d'une lettre du duc de Dalmatie qui refusait positivement d'obéir.

D'un autre côté, j'apprenais que l'armée du Portugal s'éloignait de plus en plus du Duero et se retirait sur Burgos; en même temps tous les rapports annonçaient que lord Wellington se préparait à marcher sur la capitale; toute la population y était en mouvement.

En effet, l'ennemi ayant passé les montagnes le 8 et le 9, plus de 2000 voitures partaient de Madrid le 10, en se dirigeant vers le Tage.

Je me portai le même jour de ma personne sur le point où leurs (p. 055) divisions, après s'être retirées des débouchés des montagnes, s'étaient repliées et je fis reconnaître l'ennemi qui les suivait; cette reconnaissance engagea un combat très opiniâtre de cavalerie et dont les résultats furent à notre avantage. L'ennemi perdit trois pièces de canon, beaucoup de morts, de blessés et un assez grand nombre de prisonniers, dont les rapports ne me laissèrent au surplus aucun doute sur le parti que j'avais à prendre.

Je n'avais avec moi que huit mille hommes de disponibles, le reste escortait le convoi. Je passai le Tage le 12 août au soir.

Comme j'avais écrit, dès que j'eus la nouvelle de l'affaire du 22 juillet, de Ségovie au duc de Dalmatie d'évacuer l'Andalousie et de venir me rejoindre avec toute son armée, mon premier dessein avait été de marcher au devant de cette armée et de me réunir à elle aux débouchés de la Sierra-Morena, mais des nouvelles lettres que je reçus de M. le maréchal duc de Dalmatie (à 5 lieues d'Ocana), ne me laissant rien à espérer du moins pour le moment, je me décidai à me retirer sur Valence.

En prenant cette résolution j'ai eu en vue deux objets principaux, l'un de mettre en sûreté l'immense population qui m'a suivi, l'autre de protéger et de défendre le royaume de Valence, menacé par un débarquement à Alicante de 13,000 Anglais, Siciliens et Majorcains, qui, réunis aux forces de Freyre et d'O'Donnel, auraient formé un corps de 25 à 30,000 hommes, capable d'inquiéter sérieusement l'armée d'Aragon.

J'ai été assez heureux pour atteindre ce double but, le convoi est arrivé à Valence et la présence inopinée des troupes que j'amenais avec moi a forcé l'ennemi à se retirer sous Alicante et peut-être à s'embarquer.

J'ai trouvé ici des nouvelles de France, dont j'étais privé depuis trois mois.

L'armée se repose d'une route extrêmement fatigante, je fais filer sur les derrières tout ce qui a jusqu'ici embarrassé ma marche et je laisse partir pour la France les familles françaises qui désirent y rentrer.

S'il arrive des secours de France pour réparer les pertes du 22 juillet et contre-balancer les renforts que l'ennemi reçoit de la Méditerranée et de l'Océan, si l'on m'envoie 15 à 20 millions en sus des versements habituels du trésor impérial, si, enfin, instruits par ce qui vient de se passer, les généraux commandant les divers corps de l'armée exécutent mes ordres, au lieu de les discuter, ce qui arrivera lorsque l'empereur leur témoignera son mécontentement et en aura rappelé quelques-uns, je ne doute pas que les affaires d'Espagne se rétablissent.

Agréez, etc.

P. S. Valence, le 8 septembre 1812. Au moment où je fais partir ce (p. 056) duplicata, je reçois les papiers publics de Paris jusques au 21 août; je ne puis cacher à V. A. S. ma surprise sur la manière dont on y rend compte de l'affaire du 22 juillet. Comment M. Fabier, qui a porté la nouvelle de cette action à Paris et qui m'a accompagné à Ségovie où je suis resté quatre jours, protégeant la retraite de l'armée du Portugal, a-t-il pu laisser ignorer mon mouvement et le dévouement personnel que j'ai mis à rester seul en présence de l'ennemi, tandis que les débris de l'armée du Portugal passaient de l'autre côté du Duero, ainsi que V. A. S. le voit par les détails contenus dans cette lettre? Je ne voulais pas m'appesantir sur cette mauvaise foi et cette perfidie. La bataille du 22 a été perdue parce que le maréchal duc de Raguse n'a pas voulu m'attendre, ni attendre les secours qui lui venaient du Nord; ces secours et ceux que je lui amenais étaient en mesure de le joindre le lendemain ou le surlendemain de l'affaire; mais il paraît que, trompé par une ruse de lord Wellington qui a fait tomber entre ses mains une lettre au général Castanos, dans laquelle il lui mandait que sa position n'était plus tenable et qu'il était obligé de se retirer, M. le duc de Raguse a cru marcher à une victoire assurée, et une soif désordonnée de gloire ne lui a pas permis d'attendre un chef.

Une fois encore la reine Julie et ses enfants durent se mettre en route pour venir rejoindre le roi Joseph à Madrid, mais ce projet dut être abandonné pour l'instant. Le roi fut obligé de quitter sa capitale pour chercher à se réunir aux armées de Suchet et de Soult. Tandis que ce dernier s'obstinait à rester en Andalousie et que Marmont avec l'armée du Portugal se hâtait de livrer inconsidérément, près de Salamanque, la bataille des Arapiles, qu'il perdait pour n'avoir pas voulu attendre les renforts en marche pour le rejoindre, Joseph ralliait Suchet à Valence, apprenait par le plus singulier des hasards les infâmes accusations du duc de Dalmatie[34], portait son quartier-général à Valladolid, selon les instructions de l'empereur, et écrivait de cette ville, le 3 mai 1813, à la reine Julie:

Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 8 avril par des courriers qui portent des lettres de Paris à la date du 16. Je n'ai pas reçu de lettre des enfants, je me persuade toutefois que vous vous portez bien toutes les trois. M. de la Forest[35] part pour les eaux, je pense que tu le verras à Paris, son langage est bon, mais il n'est pas secondé par quelques chefs qui en tiennent un différent. Les troubles du Nord de l'Espagne (p. 057) ne peuvent être attribués qu'à l'erreur dans laquelle on laisse les habitants sur leur sort futur; l'opinion a causé tout le mal et l'opinion continue à être trompée et à causer cette résistance nationale qui occupe une grande partie de nos forces. Du reste, l'opinion générale de toutes les provinces et de toutes les classes est uniforme: la paix..... qui conserve la paix avec la France et qui garantit l'intégrité et l'indépendance de la monarchie.

Les opérations ne sont pas encore commencées.

Le roi Joseph obtint enfin au commencement de 1813 le rappel du maréchal Soult. Il fut informé de cette disposition par une lettre du duc de Feltre, auquel l'empereur, qui n'écrivait plus directement à son frère, avait envoyé la dépêche suivante, datée de Paris, 3 janvier:

Monsieur le duc de Feltre, le roi d'Espagne demandant qu'on rappelle à Paris le duc de Dalmatie, et ce maréchal le demandant aussi, ou au moins à revenir par congé, envoyez au duc de Dalmatie, par estafette extraordinaire, un congé pour revenir à Paris; le général Gazan prendra le commandement de son corps ou le maréchal Jourdan. Il faut expédier ces ordres par duplicata et triplicata.

Faites connaître au roi, en lui écrivant en chiffres, que, dans les circonstances actuelles, je pense qu'il doit placer son quartier général à Valladolid, que le 29me bulletin lui aura fait connaître la situation des affaires du Nord qui exigent tous nos soins et nos efforts, qu'il peut bien faire occuper Madrid par une des extrémités de la ligne, mais que mon intention est que son quartier général soit à Valladolid; et que je désire qu'il s'applique à profiter de l'inaction des Anglais pour pacifier la Navarre, la Biscaye et la province de Santander.

Nous allons placer ici l'affaire relative au duc de Dalmatie.

Le maréchal était l'homme qui avait le plus contribué au mauvais succès des affaires d'Espagne. Depuis qu'il était en Andalousie, se trouvant maître des ressources de cette riche province, il ne voulait pas quitter Séville et refusait d'obéir aux ordres du roi, lequel avait hâte de concentrer ses forces. Dans le but de pallier la faute qu'il commettait en n'obéissant pas aux ordres du roi, son chef militaire, puisque Joseph commandait toutes les armées dans la Péninsule; dans le but d'échapper aux conséquences de son refus de joindre ses troupes à celles des autres corps opérant en Espagne, le duc de Dalmatie imagina le plus singulier moyen. Il osa accuser le roi Joseph de trahir la France et l'empereur et déclarer qu'il était de son devoir de ne pas obéir au roi. Il osa envoyer à Napoléon lui-même une dépêche dans ce sens.

(p. 058) Voici à cet égard une note copiée au journal du général Desprez, colonel, aide de camp de Joseph en 1812, envoyé au duc de Dalmatie pour lui porter les ordres du roi, envoyé ensuite à l'empereur, à Moscou, pour lui remettre les dépêches de Soult, si singulièrement tombées aux mains de Joseph à Valence, ainsi qu'on va le voir.

Le colonel Desprez avait été envoyé à Séville par le roi, porter l'ordre au maréchal de partir avec l'armée du Midi pour le joindre.

À peine avais-je quitté l'Andalousie pour revenir près de Joseph, écrit-il, que le duc de Dalmatie s'était occupé de concilier sa propre sûreté avec une désobéissance formelle. Le moyen dont il s'était avisé peut servir à peindre son caractère. Les généraux de division de son corps furent réunis en conseil secret et là, d'une voix émue, il avait annoncé qu'il allait leur faire des révélations aussi pénibles qu'importantes: «J'ai, leur avait-il dit, de fortes raisons de croire que le roi trahit les intérêts de la France. Je sais d'une manière positive qu'il entretient des relations avec la régence espagnole. Son beau-frère, le roi de Suède, lui sert d'intermédiaire. Celui-ci est devenu l'allié des insurgés et déjà 300 Espagnols destinés à former sa garde se sont embarqués à Cadix. Sujet de l'empereur et général français, je dois veiller, avant tout, aux intérêts de mon souverain et à l'honneur de nos armes. Je puis recevoir des ordres qui les compromettront, alors la désobéissance deviendrait un devoir. Dans des circonstances aussi graves, je compte sur votre dévouement à l'empereur et sur votre confiance dans le chef qu'il vous a donné.» Cette démarche avait été habilement conçue dans le cas où le maréchal aurait voulu prendre un parti violent et se trouvait justifiée aux yeux de l'armée. D'ailleurs, il connaissait trop bien le caractère de Napoléon pour craindre que jamais cette excessive défiance lui parût un crime impardonnable. Pour se mettre entièrement à couvert, il avait songé à prévenir le gouvernement français des inquiétudes qu'il avait conçues et des précautions que son dévouement lui avait dictées. Les communications par terre étant interrompues, il fit partir de Malaga un aviso chargé de ses dépêches. À peine le bâtiment était-il sorti du port qu'une corvette anglaise lui avait donné la chasse. Pour échapper à cette poursuite, il était venu se jeter à la côte de Valence. Le capitaine s'étant présenté au duc d'Albuféra, celui-ci prit ses dépêches et les porta au roi; elles furent ouvertes sur-le-champ et on y trouva une longue lettre au ministre de la guerre, où Soult dénonçait formellement celui dont il se disait l'ami le plus dévoué. Je vis cette lettre et il est impossible de concevoir que l'hypocrisie aille plus loin. Après une longue énumération de faits, le maréchal faisait une vive peinture de la douleur qu'il avait éprouvée. Il aurait voulu se dissimuler la vérité, épargner à l'empereur des révélations (p. 059) pénibles, mais le devoir avait parlé plus haut que toute autre considération.

Cette perfidie consterna Joseph. La haute opinion que le maréchal semblait avoir conçue de son esprit, les protestations de tendresse qu'il en recevait, avaient séduit un homme que l'amour-propre rendait excessivement crédule, mais de ce moment toute illusion fut détruite.

Cette note, copiée sur le journal du général Desprez, fut communiquée à M. de Presle, le jour même où l'aide de camp du roi Joseph, devenu un des généraux les plus distingués de l'armée française, partit, en 1830, pour l'expédition d'Alger.

L'empereur ne témoigna aucun mécontentement au duc de Dalmatie, ne répondit pas à son frère relativement à cette grosse affaire et se borna à autoriser le retour en France du maréchal Soult, comme on l'a vu, par sa lettre du 3 janvier 1813, au duc de Feltre. Puis, dès qu'il connut le résultat de la bataille de Vittoria (24 juin 1813), la retraite des armées d'Espagne sur les Pyrénées, l'empereur envoya le même duc de Dalmatie prendre le commandement de ses armées d'Espagne, commandement que Joseph se hâta de lui remettre.

Ainsi, le malheureux roi d'Espagne, comme l'avait été deux années auparavant le roi de Hollande, n'était en quelque sorte qu'un souverain nominatif, sans cesse désavoué par l'empereur, désobéi par les généraux mis sous ses ordres, et dont les provinces étaient dévastées, pillées par plusieurs de ces mêmes généraux. Napoléon lui promettait des subsides et trouvait toujours moyen d'éluder une partie de ce qu'il s'était engagé à lui fournir; ne répondait ni à ses lettres, ni à ses justes réclamations; ne le défendait même pas des injurieuses et sottes accusations que portait contre lui un de ses propres maréchaux! Bien plus, il semblait admettre que ces accusations pouvaient être fondées, car il plaçait ce même maréchal à la tête de ses troupes.

En arrivant à Saint-Jean de Luz, le 1er juillet 1813, Joseph écrivit à la reine:

Ma chère amie, M. Melito, que j'ai chargé d'une lettre pour l'Empereur, te fera connaître exactement ma position; je ne pense pas que les affaires d'Espagne puissent se rétablir autrement que par la paix générale, je suis resté ici parce que la frontière est menacée, mais dès que cette première frayeur sera dissipée et que la défensive sera bien assurée, ma présence étant inutile, je désire me retirer soit à Mortefontaine, soit dans le Midi; je suppose que l'on formera ici deux armées, qui devront avoir deux chefs différents, je ne crois pas que j'aie ici rien à faire, dès que la première impression sera passée, et que l'empereur (p. 060) aura pris ses mesures. Je ne dois pas te cacher non plus qu'aujourd'hui même je me sens incapable de monter à cheval par mes anciennes douleurs qui m'ont pris cette nuit, soit à la suite des longues pluies que nous avons essuyées, soit à cause du changement de climat et je n'hésite pas à te dire que sous tous les rapports je dois désirer de me retirer. D'un autre côté je suis ici avec une maison qui me coûte encore trois cent mille francs par mois et je n'ai pas un sol pour la payer. Elle vit, depuis la funeste journée du 21, sur le peu d'argent que chacun de mes officiers ou de mes domestiques avait dans sa poche, et pour te donner une plus parfaite idée de ma position, je t'envoie la lettre que je reçois à l'instant même[36].

En me retirant à Mortefontaine, je pourrai y vivre avec mon traitement de France que l'on t'a continué, et si l'empereur veut faire mettre à ma disposition une somme de quelques centaines de mille francs, je pourrai renvoyer tout mon monde avec une légère gratification.

Si l'empereur n'y pense pas, je compte sur Nicolas Clary. En ajoutant aux cent mille francs que je t'ai prié de lui dire de verser à M. James, encore quatre cent mille francs, je pourrai m'acquitter autant que les circonstances le permettent; je suppose que je serai rendu à Mortefontaine avant la fin du mois. La garde, les troupes espagnoles, les militaires des deux nations qui me suivent pourront être habilement employés par l'empereur, et je ne doute pas qu'ils ne servent bien; il me reste le souci de quelques employés français, mais le nombre en est très restreint. Les réfugiés espagnols sont en plus grand nombre, mais j'ai écrit à l'empereur et fait écrire au ministère et je ne doute pas que l'on n'adopte, en leur faveur, les mêmes mesures qui furent prises dans d'autres temps pour les Bataves, les Belges et les Cisalpins. J'ai perdu quelques-uns des diamants qui restaient, mais j'en ai aussi conservé assez pour couvrir Nicolas des avances qu'il serait dans le cas de me faire encore. Au reste j'espère que je n'aurai pas besoin de recourir à lui pour peu que l'empereur connaisse ma position. Le traitement de prince français sera bien suffisant pour la vie que je dois mener après tant de traverses.

Je diminuerai la quotité des pensions que je faisais et les répartirai sur les plus malheureux des hommes respectables que j'ai aujourd'hui le malheur de voir partir à pied pour Toulouse, Cahors, Tarbes, sans pouvoir leur donner un sou. Je suis resté avec un napoléon dans ma poche après le massacre de Thibaut[37], je n'ai pu faire vendre à Bayonne de l'argenterie qui y avait été transportée avec des effets usuels, successivement (p. 061) de Madrid pour le palais de Valladolid et de Valladolid pour celui de Vittoria, d'où M. Thibaut, qui était extrêmement soigneux, économe pour mon service, les avait fait transporter. Tout cela se dirigera sur Paris, il y aura de l'argenterie pour cinquante mille écus que M. James peut faire vendre. J'ai fait vœu d'employer cette somme ainsi que toutes celles qui proviendront du peu que j'ai emporté d'Espagne, en faveur des malheureux patients espagnols qui me suivent ou qui m'ont précédé en France.

J'espère que tu ne désapprouveras rien de tout cela.

Après tant d'orages, ma chère amie, l'idée du calme me donne quelque soulagement et je ne pense pas sans plaisir que je pourrai m'occuper de mes enfants pendant le peu de temps qui me reste à les voir avant leur établissement.

L'empereur me trouvera toujours s'il a besoin de moi et, dans tous les cas, s'il est vrai qu'il ne lui reste plus rien de fraternel dans l'âme pour moi, je le forcerai à ne pas rougir d'un frère qui se sera montré impassible dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

Il me reste à désirer que tu ne te laisses pas affecter par tout ceci, que tu ramènes des eaux une meilleure santé et que tu croyes bien, quelque chose que tu m'aies dite souvent, que je n'ai d'autre ambition que de remplir ce que je crois mes devoirs; cela fait, je préfère et j'ai toujours véritablement préféré la vie privée aux grandeurs et aux agitations publiques, le présent et l'avenir te prouveront ceci.

Melito est parti avec le peu d'argent qu'il avait dans ses poches; je te prie de lui faire remettre 8000 francs, afin qu'il puisse faire convenablement sa route et revenir m'apporter la réponse de l'empereur le plus tôt possible. Si tu te crois en mesure de lui écrire pour la lui recommander, tu me feras plaisir. C'est le seul homme des anciens amis qui me soit resté attaché jusqu'à la fin. Je voudrais que l'empereur trouvât bon qu'il continuât de porter le titre de comte de Melito que je lui donnai à Naples, où tu te rappelles qu'il servait bien comme ministre de l'intérieur.

Adieu, etc.

Joseph à la reine Julie.

Bayonne, le 13 juillet 1813.

Ma chère amie, M. Rœderer te donnera de mes nouvelles ou t'écrira; je compte aller prendre les eaux de Bagnères où j'attendrai de tes nouvelles; je viendrai te rejoindre à Mortefontaine ou, si cela contrarie l'empereur, tu viendrais ou tu me donnerais rendez-vous dans une terre que tu aurais fait choisir dans le Midi de la France, tu amènerais nos enfants; je me porte assez bien.

(p. 062) Les pertes de l'armée se réduisent à des canons, l'ennemi avoue avoir perdu beaucoup plus de chevaux et d'hommes que nous.

Je laisse l'armée plus forte du double que celle que j'avais à Vittoria.

Si tu dois venir me rejoindre, il serait bon que Nicolas y vînt avec toi; si je dois venir à Paris, je le verrai à Paris.

(1814-1841.)

Joseph n'était pas encore arrivé au port où il espérait se reposer des tracas de la vie publique. Le sort lui réservait une autre période de tourments.

Revenu des eaux de Bagnères, où sa santé l'avait obligé à un court séjour, en août 1813, et installé à Mortefontaine près Paris, le frère aîné de l'empereur apprit, dans un entretien qu'il eut avec Napoléon, que ce dernier était sur le point de replacer Ferdinand VII sur le trône d'Espagne. Après une longue discussion avec l'Empereur, il crut devoir lui écrire le 30 novembre 1813:

Sire,

La réflexion n'a fait que fortifier ma première pensée. Le rétablissement des Bourbons en Espagne aura les plus funestes conséquences et pour l'Espagne et pour la France. Le prince Ferdinand, en arrivant en Espagne, ne peut rien en faveur de la France; il pourra tout contre elle, son apparition excitera d'abord quelques troubles, mais les Anglais s'en empareront bientôt et dès qu'ils lui auront fait tourner les armes contre la France, il aura avec lui, et les partisans des Anglais et les partisans de la France que nous aurons abandonnés et ceux qui tiennent au système de voir leur pays gouverné par une branche de la maison de France, système si heureusement professé à Bayonne et qui, depuis un siècle, a fait la tranquillité de l'Espagne. Tout homme de bien et de sens qui connaît le caractère de la nation espagnole et la situation des hommes et des choses dans la Péninsule ne peut pas douter de ces vérités. Je prie V. M. de faire consulter quelques Espagnols éclairés qui sont en France, entr'autres MM. Aranza, O'Farell, qui étaient ministres, nommés par le prince Ferdinand.

Quant à moi, Sire, que V. M. daigne un moment se supposer à ma place. Elle sentira facilement quelle doit être ma conduite. Appelé il y a dix ans au trône de Lombardie, ayant occupé celui de Naples avec quelque bonheur, celui d'Espagne au milieu de traverses de tous les genres, et malgré cela ayant su me concilier l'estime de la nation, persuadé comme je le suis que tant que la dynastie de V. M. régnera en France, l'Espagne ne peut être heureuse que par moi ou par un (p. 063) prince de son sang, je ne saurais m'ôter à moi-même les seuls biens qui me restent, les témoignages d'une conscience sans reproches et le sentiment de ma propre dignité. Je ne puis donc que présenter ces réflexions à V. M. I. et R., et, dérobant au grand jour un front dépouillé, attendre dans le sein de ma famille les coups dont il plaira au destin de frapper encore et l'Espagne et moi, et les bienfaits qu'il nous est permis d'espérer de la puissance de votre génie et de la grandeur du peuple français.

L'empereur ne répondit pas à cette lettre. Un mois plus tard, le 29 décembre 1813, Joseph, voyant le territoire suisse violé et la France prête à être envahie, écrivit de nouveau à son frère pour se mettre à sa disposition. Napoléon lui répondit durement, tout en acceptant sa participation à la défense de l'État[38]. À son départ pour l'armée, il le nomma son lieutenant-général à Paris.

L'ex-roi de Naples et d'Espagne eut avec son frère, tandis que ce dernier était à l'armée, une correspondance longue, suivie, des plus importantes, publiée d'abord dans les Mémoires du roi Joseph, reproduite plus tard dans le grand ouvrage de la correspondance de Napoléon 1er (du moins quant aux lettres écrites par l'Empereur à son frère).

On a omis cependant dans ces deux ouvrages quelques fragments de lettres; nous les ferons connaître au fur et à mesure, à leur date.

Joseph, ayant appris que, suivant son exemple et oubliant les différends qu'il avait eus avec l'Empereur, Louis venait de se mettre à la disposition de Napoléon, écrivit à l'ex-roi de Hollande la lettre ci-dessous, datée de Mortefontaine le 2 janvier 1814:

Mon cher frère, tu sais comment je suis ici depuis dix mois. Quinze jours seulement après mon arrivée, l'Empereur me dit qu'il voulait rétablir les Bourbons en Espagne. Il me demanda mon avis réfléchi. Il est contenu dans la pièce no 1 que je lui ai adressée deux jours après notre entrevue. Il y a huit jours, maman m'a dit que l'Empereur désirait me voir. J'étais alors retenu dans ma chambre par le rhume violent qui m'y retient encore. J'appris en même temps que l'Empereur avait dit aux sénateurs qu'il avait reconnu Ferdinand et accrédité (p. 064) auprès de lui l'ambassadeur Laforest qui était accrédité auprès de moi. J'écrivis alors à l'Empereur la lettre dont ci-joint la copie sous le no 2[39].

Ma femme la lui remit et il lui dit: Je suis forcé à ceci. Les événements me paraissant de plus en plus graves, je lui ai écrit de nouveau hier[40]. Le porteur a reçu la même réponse. Le fait est que je puis tout sacrifier à l'Empereur, à la France et à l'Europe, tout, hormis l'honneur. L'honneur ne me permet pas de me montrer autrement que comme roi d'Espagne, tant que je n'aurai pas abdiqué, ce que je ne puis et ce que je ne veux faire que pour la paix générale et après avoir assuré ce que je dois aux Espagnols par un traité dans les mêmes formes que celui qui me donna la couronne d'Espagne, traité dont a été négociateur à Bayonne M. le duc de Cadore.

Qu'on me traite en roi, ou qu'on me laisse dans l'obscurité.

Maman qui ne sait rien de tout cela, n'est mue que par un sentiment, celui de la réunion. Je suis très peiné, mon cher Louis, que ces circonstances retardent le plaisir que j'aurai à t'embrasser après tant de désastres.

Le roi Joseph était rentré en grâce près de Napoléon, soit que l'Empereur le préférât à ses autres frères, soit qu'il eût en lui plus de confiance qu'en Louis et en Jérôme. L'empereur continua à traiter ces derniers avec rigueur, ne voulant les voir ni l'un ni l'autre et écrivant même le 2 février 1814 à l'Impératrice pour lui défendre de recevoir le roi et la reine de Westphalie. Ce fait résulte de la lettre suivante:

Marie-Louise à Joseph.

Paris, 3 février 1814.

Je reçois à l'instant une lettre de l'Empereur du 2 février qui me défend, comme réponse à la mienne, de recevoir sous aucun prétexte le roi et la reine de Westphalie, ni en public, ni incognito.

Je vous prierai donc, mon cher frère, de leur peindre tous les regrets que j'ai de ne pouvoir les voir demain et de croire à la sincère amitié avec laquelle je suis, mon cher frère,

Votre affectionnée sœur.

Louise.

À la fin de février 1814, seulement, Napoléon voulut bien se (p. 065) rapprocher de ses frères Louis et Jérôme. Il écrivit à Joseph, de Nogent-sur-Seine, le 21 février, cette curieuse lettre[41]:

Mon frère, voici mes intentions sur le roi de Westphalie: je l'autorise à prendre l'habit de grenadier de ma garde, autorisation que je donne à tous les princes français (vous le ferez connaître au roi Louis. Il est ridicule qu'il porte encore un uniforme hollandais). Le roi donnera des congés à toute sa maison westphalienne. Ils seront maîtres de retourner chez eux ou de rester en France. Le roi présentera sur-le-champ à ma nomination trois ou quatre aides de camp, un ou deux écuyers et un ou deux chambellans, tous Français, et pour la reine, deux ou trois dames françaises pour l'accompagner. Elle se réservera de nommer dans d'autres temps sa dame d'honneur. Tous les pages de Westphalie seront mis dans des lycées et porteront l'uniforme des lycées. Ils y seront à mes frais. Un tiers sera mis au lycée de Versailles, un tiers au lycée de Rouen et l'autre tiers au lycée de Paris. Immédiatement après, le roi et la reine seront présentés à l'Impératrice et j'autorise le roi à habiter la maison du cardinal Fesch, puisqu'il paraît qu'elle lui appartient, et à y établir sa maison. Le roi et la reine continueront à porter le titre de roi et reine de Westphalie, mais ils n'auront aucun Westphalien à leur suite. Cela fait, le roi se rendra à mon quartier-général d'où mon intention est de l'envoyer à Lyon prendre le commandement de la ville, du département et de l'armée; si toutefois il veut me promettre d'être toujours aux avant-postes, de n'avoir aucun train royal, de n'avoir aucun luxe, pas plus de 15 chevaux, de bivouaquer avec sa troupe, et qu'on ne tire pas un coup de fusil qu'il n'y soit le premier exposé. J'écris au Ministre de la Guerre et je lui ferai donner des ordres. Il pourrait, pour ne pas perdre de temps, faire partir pour Lyon sa maison, c'est-à-dire une légère voiture pour lui, une voiture de cuisine, quatre mulets de cantine et deux brigades de six chevaux de selle, un seul cuisinier, un seul valet de chambre avec deux ou trois domestiques, et tout cela composé uniquement de Français. Il faut qu'il fasse de bons choix d'aides de camp, que ce soit des officiers qui aient fait la guerre, qui puissent commander des troupes, et non des hommes sans expérience comme les Verdrun, les Brongnard et autres de cette espèce. Il faut aussi qu'il les ait tout de suite sous la main. Enfin il faudrait voir le Ministre de la Guerre et se consulter pour lui choisir un bon état-major.

Votre affectionné frère.

(p. 066) Dans une autre lettre à Joseph du 7 février, on lit:

Faites donc cesser ces prières de 40 heures et ces Miserere; si l'on nous faisait tant de singeries, nous aurions tous peur de la mort. Il y a longtemps que l'on dit que les prêtres et les médecins rendent la mort douloureuse.

L'Empereur termine celle du 9 février par ces mots:

Priez la Madona des armées qu'elle soit pour nous, Louis qui est un saint, peut s'engager à lui donner un cierge allumé.

Ces deux passages ont été supprimés dans les Mémoires et à la correspondance.

La veille, le 8 février, Napoléon avait envoyé à son frère aîné une très longue lettre, des plus importantes, qui explique, avec une autre du 15 mars, et justifie pleinement la conduite de Joseph au 31 mars. Plusieurs passages de la lettre du 8 février, relatifs au roi Louis, ont été supprimés dans les ouvrages qui ont paru; nous croyons devoir rétablir cette lettre in-extenso:

Nogent, le 8 février 1814, 4 heures du matin.

Mon frère, j'ai reçu votre lettre du 7 à 11 heures du soir; elle m'étonne beaucoup, j'ai lu la lettre du roi Louis qui n'est qu'une rapsodie; cet homme a le jugement faux et met toujours à côté de la question.

Je vous ai répondu sur l'événement de Paris pour que vous ne mettiez plus en question la fin, qui touche à plus de gens qu'à moi. Quand cela arrivera je ne serai plus; par conséquent ce n'est pas pour moi que je parle. Je vous ai dit pour l'Impératrice et le roi de Rome et notre famille ce que les circonstances indiquent et vous n'avez pas compris ce que j'ai dit. Soyez bien certain que si le cas arrivait, ce que je vous ai prédit arrivera infailliblement, je suis persuadé qu'elle-même a ce pressentiment[42].

Le roi Louis parle de la paix, c'est donner des conseils bien mal à propos. Du reste je ne comprends rien à votre lettre. Je croyais m'être expliqué avec vous, mais vous ne vous souvenez jamais des choses et vous êtes de l'opinion du premier homme qui parle et qui vous reflète cette opinion.

Je vous répète donc en deux mots que Paris ne sera jamais occupé de mon vivant, j'ai droit à être cru par ceux qui m'entendent.

(p. 067) Après cela, si, par des circonstances que je ne puis prévoir, je me portais sur la Loire, je ne laisserai pas l'Impératrice et mon fils loin de moi, parce que, dans tous les cas, il arriverait que l'un et l'autre seraient enlevés et conduits à Vienne, que cela arriverait bien davantage si je n'existais plus. Je ne comprends pas comment, pendant ces menées auprès de votre personne, vous couvrez d'éloges si imprudents la proposition de traîtres si dignes de ne conseiller rien d'honorable; ne les employez jamais dans un cas, même le plus favorable[43]. C'est la première fois depuis que le monde existe, que j'entends dire qu'en France une population de (illisible) âmes assiégée ne pouvait pas vivre trois mois. D'ailleurs nul n'est tenu à l'impossible, je ne peux plus payer aucun officier et je n'ai plus rien.

J'avoue que votre lettre du 7 (février) à quatre heures du soir m'a fait mal, parce que je ne vois aucune tenue dans vos idées et que vous vous laissez aller aux bavardages d'un tas de personnes qui ne réfléchissent pas. Oui, je vous parlerai franchement: si Talleyrand est pour quelque chose dans cette opinion de laisser l'Impératrice à Paris dans le cas où l'ennemi se rapprocherait, c'est trahir; je vous le répète, méfiez-vous de cet homme; je le pratique depuis seize ans, j'ai même eu de la faveur pour lui, mais c'est sûrement le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la fortune l'a abandonnée depuis quelque temps. Tenez-vous aux conseils que j'ai donnés, j'en sais plus que ces gens-là.

S'il arrivait bataille perdue et nouvelle de ma mort, vous en seriez instruit avant ma maison: faites partir l'Impératrice et le roi de Rome pour Rambouillet; ordonnez au Sénat, au Conseil d'État et à toutes les troupes de se réunir sur la Loire. Laissez à Paris un préfet et une commission impériale, ou des maires.—Je vous ai fait connaître que je pensais que Madame et la reine de Westphalie pourraient bien rester à Paris logées chez Madame. Si le vice-roi est revenu à Paris, vous pourrez aussi l'y laisser, mais ne laissez jamais tomber l'Impératrice et le roi de Rome entre les mains de l'ennemi. Soyez certain que dès ce moment l'Autriche, étant désintéressée, l'emmènerait à Vienne avec un bel apanage, et sous le prétexte de voir l'Impératrice heureuse on ferait adopter aux Français tout ce que le régent d'Angleterre et la Russie pourraient leur suggérer. Tout parti se trouverait par là détruit.

Au lieu que, dans le cas opposé, l'esprit national du grand nombre d'intéressés à la révolte rendrait tout résultat incalculable.

Au reste, il est possible que l'ennemi, s'approchant de Paris, je le (p. 068) battrai, et cela n'aura pas lieu. Il est possible aussi que je fasse la paix sous peu de jours: mais il en résulte toujours par cette lettre du 7 à 4 heures du soir que vous n'avez pas de moyens de défense..... Pour comprendre ces choses je trouve toujours votre jugement faux; c'est enfin une fausse doctrine. L'intérêt même de Paris est que l'Impératrice et le roi de Rome n'y restent pas, parce que l'intérêt ne peut pas être séparé de leur personne et que depuis que le monde est monde je n'ai jamais vu qu'un souverain se laissât prendre dans des villes ouvertes. Ce serait la première fois.

Ce malheureux roi de Saxe arrive en France, il perd ses belles illusions! (Deux lignes indéchiffrables.) Dans les circonstances bien difficiles de la crise des événements, on fait ce qu'on doit et on laisse aller le reste. Or, si je vis on doit m'obéir, et je ne doute pas qu'on s'y conforme. Si je meurs, mon fils régnant et l'Impératrice régente doivent, pour l'honneur des Français, ne pas se laisser prendre et se retirer au dernier village.....

Souvenez-vous de ce que disait la femme de Philippe V. Que dirait-on en effet de l'Impératrice? Qu'elle a abandonné le trône de son fils et le nôtre; et les alliés aimeraient mieux de tout finir en les conduisant prisonniers à Vienne. Je suis surpris que vous ne conceviez pas cela! Je vois que la peur fait tourner les têtes à Paris.

L'Impératrice et le roi de Rome à Vienne ou entre les mains des ennemis, vous et ceux qui voudraient se défendre seraient rebelles!...

Quant à mon opinion, je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne comme un prince autrichien, et j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour être aussi persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent en être.

Je n'ai jamais vu représenter Andromaque que je n'aie plaint le sort d'Astyanax survivant à sa maison et que je n'aie regardé comme un bonheur pour lui de ne pas survivre à son père.

Vous ne connaissez pas la nation française. Le résultat de ce qui se passerait dans ces grands événements est incalculable.

Quant à Louis, je crois qu'il doit vous suivre (sa dernière lettre me prouve toujours qu'il a la tête trop faible et vous ferait beaucoup de mal).

Voici maintenant la lettre du roi Joseph, en date du 7 février 1814 (11 heures du soir), à laquelle répond la lettre précédente. Elle a été supprimée aux Mémoires.

Paris, le 7 février 1814, à 11 heures du soir.

Sire,

J'ai reçu les deux lettres de V. M. d'hier. J'ai vu et écrit au duc de (p. 069) Valmy. Il part ce soir pour Meaux. Il m'a communiqué une lettre du duc de Tarente datée du 6. Il était encore à Épernay et n'avait aucune nouvelle de V. M. depuis 4 jours. Il avait abandonné Châlons après s'y être défendu quelque temps. L'artillerie avait été dirigée sur Meaux. L'ennemi était entré à Sézanne. L'intendant et les caisses avaient échappé à l'ennemi.

Voici l'itinéraire exact de la 9e division d'infanterie de l'armée d'Espagne[44].

J'ai envoyé un aide de camp sur la route de Châlons par Vitry. J'ai chargé le Ministre de la Guerre d'en envoyer un autre sur la route de (illisible).

Le Ministre de la Guerre me mande qu'il avait fait envoyer ce matin 2,000 fusils à Montereau.

Je lui ai écrit de (deux mots illisibles) ce soir.

J'ai parlé à Louis du projet de le laisser ici. Il me répond par une longue lettre que je prends le parti d'envoyer à V. M. Il me semble que V. M. m'a dit que les princesses devaient suivre l'Impératrice; s'il en était autrement, il faudrait qu'elle l'écrive d'une manière positive. Je fais des vœux pour que le départ de l'Impératrice puisse n'avoir pas lieu. Nous ne pouvons nous dissimuler que la consternation et le désespoir du peuple pourront avoir de terribles et funestes résultats. Je pense avec toutes les personnes qui peuvent apprécier l'opinion, qu'il faudrait supporter bien des sacrifices avant d'en venir à cette extrémité. Les hommes attachés au gouvernement de V. M. craignent que le départ de l'Impératrice ne livre le peuple, de la capitale au désespoir et ne donne une capitale et un empire aux Bourbons. Tout en manifestant ces craintes que je vois sur tous les visages, V. M. peut être assurée que ses ordres seront exécutés pour ma part très fidèlement, dès qu'ils me seront arrivés.

J'ai parlé au général Caffarelli[45] pour Fontainebleau, ainsi qu'à M. La Bouillerie[46] pour le million de la guerre et les autres objets.

Je ne sais pas jusqu'à quel point ce que j'ai cru remarquer peut paraître convenable à V. M.; mais je puis l'assurer qu'il importe de faire payer un mois d'appointements aux grands dignitaires, ministres, conseillers d'État, sénateurs. On m'en a cité plusieurs dans un véritable besoin et plusieurs seront bien embarrassés pour partir, si le cas se présente, et l'on prévoit qu'ils resteront à Paris.

J'ai eu la visite de M. le maréchal Brune que je n'ai pu voir; je ne (p. 070) doute pas qu'il ne soit venu offrir ses services, je serais bien aise de connaître les intentions de V. M.

Jérôme est contrarié que V. M. ne se soit pas encore expliquée sur la demande que j'ai faite pour lui dans deux de mes précédentes lettres.

On m'assure que M. de Lafayette a été un des premiers grenadiers de la garde nationale qui ait été en faction à l'Hôtel-de-Ville.

Les barrières seront entièrement fortifiées demain et l'on commencera à y transporter de l'artillerie. Le général Caffarelli a répondu au duc de Conegliano qu'il n'avait pas encore l'autorisation du Maréchal du Palais à qui il avait écrit (mots illisibles) la garde impériale fournit un poste de 25 hommes.

P. S.—Je reçois la lettre de V. M. en date d'aujourd'hui de Nogent. Les dispositions qu'elle prescrit ont déjà été ordonnées et je tiendrai V. M. au courant, à mesure de leur exécution.

Après la chute de l'Empire, quelques auteurs de mémoires, des historiens mêmes, comme M. de Norvins, ont reproché au roi Joseph son départ de Paris et celui de l'Impératrice; ces écrivains ne connaissaient pas évidemment la lettre de l'Empereur, du 8 février, et ses ordres formels. Joseph, pendant son exil, crut devoir réfuter ces assertions. Voici une note à cet égard, écrite tout entière de sa main:

Il est faux que nul autre que Joseph eût la copie de la lettre de l'Empereur qui prescrivait le départ (celle du 16 mars 1814). Joseph resta à Paris d'après la proposition qu'il en fit au Conseil, ainsi que les Ministres de la Guerre, de la Marine, le premier inspecteur du génie, afin d'atténuer le mauvais effet que devait produire le départ de l'Impératrice, et pour reconnaître, par eux-mêmes, les forces ennemies qui marchaient sur Paris et ne quitter la ville, pour rejoindre la régente sur la Loire, qu'après s'être assurés de l'incontestable supériorité de l'ennemi. Il est faux que Joseph se soit établi aux Tuileries comme lieutenant de l'Empereur, il se rendit avec les Ministres qui étaient restés avec lui en reconnaissance sur la route de Meaux, passa la nuit au Luxembourg, et le lendemain s'établit hors des barrières de Paris pour être à portée de recevoir les rapports des officiers qui étaient en reconnaissance et prévenir l'exaltation qui pouvait être excitée parmi le peuple par l'arrivée des courriers qui se succédaient à chaque moment. Lorsqu'il fut bien reconnu et bien évident pour tous que l'empereur de Russie, le roi de Prusse et le prince de Schwartzemberg étaient à quelques milles de la ville; que le maréchal de Marmont commandant en chef eut déclaré qu'il ne pouvait pas tenir davantage contre des forces (p. 071) sans nulle proportion avec celles qu'il commandait; que si la nuit arrivait sans qu'on eût pris un parti, il ne répondait pas de pouvoir empêcher les ennemis de s'introduire dans la ville, le roi Joseph, de l'avis des ministres qui se trouvaient avec lui, et pour sauver la capitale des désastres qui la menaçaient de la part de l'ennemi, approuva la proposition de capitulation qui lui était faite par le maréchal Marmont et ne partit que lorsqu'il vit les forces ennemies dans Saint-Denis, et ses partis prêts à s'emparer des ponts sur la Seine, qu'ils occupèrent effectivement peu de temps après son passage et celui des membres du Conseil qui, ayant satisfait à leur mandat, allaient rejoindre la régente sur la Loire où elle devait se rendre en exécution des ordres de l'Empereur.

En 1814 se termine le rôle politique de Joseph. Retiré à Prangins, en Suisse, sur les bords du lac de Genève, pendant le séjour de Napoléon à l'île d'Elbe, il fut assez heureux pour pouvoir le faire prévenir que deux misérables avaient juré de l'assassiner. L'un de ces hommes fut arrêté, en effet, à son débarquement dans l'île.

Lorsque l'Empereur revint en France, en mars 1815, son frère, prévenu, accourut et put le rejoindre à Paris. Après Waterloo, il l'accompagna à Rochefort, essaya vainement d'obtenir de lui de prendre sa place à l'île d'Aix pendant que lui-même, Napoléon, passerait en Amérique. L'Empereur refusa et voulut se confier aux Anglais, les considérant comme de nobles et loyaux ennemis. Joseph, plus sage et plus heureux, put gagner New-York et se fixa, l'hiver à Philadelphie, l'été sur les bords de la Delaware dans une belle propriété nommée Pointe-Breeze qu'il acheta.

On a vu quelles étaient les intentions de Joseph en quittant l'Espagne (lettre du 1er juillet 1813 à la reine Julie) relativement à l'argenterie et aux quelques valeurs que son trésorier, M. Thibault, avait pu sauver, et qui étaient parvenues à Bayonne. Cependant, par la suite, des ministres espagnols ne craignirent pas d'accuser le Roi d'avoir détourné à son profit les diamants de la couronne.

Voici la vérité sur ce fait:

Joseph avait, comme roi d'Espagne, une liste civile d'un million par mois. Il devait toucher 500,000 fr. de l'Empereur et 500,000 fr. du trésor espagnol. La plupart du temps, Napoléon ne payait pas son frère; en outre, le trésor d'Espagne étant obéré n'avait pas d'argent pour payer les 500,000 fr. mensuels. Dans ce cas, le ministre des Finances faisait estimer, par des experts du pays, des diamants pour (p. 072) la dite somme, et les remettait aux mains de Joseph. Ces diamants lui appartenaient donc bien légitimement, et l'on a vu par sa correspondance avec sa femme dans quel état de dénuement le malheureux prince était revenu en France. On a vu qu'il n'avait pas hésité à emprunter à son beau-frère, Marius Clary, pour pouvoir donner de l'argent aux serviteurs qui l'avaient accompagné sur la terre de France et leur permettre de se rapatrier; on a vu même qu'il n'avait pas voulu détourner, à son profit, une obole de l'argent provenant de la vente de l'argenterie de la couronne, ce qu'il eût pu faire au lieu d'emprunter pour les Espagnols qui l'avaient suivi. L'accusation portée contre lui tombe donc d'elle-même. D'ailleurs une partie de ces diamants, en vertu de l'article XI du traité de Bayonne, avait été emportée par Ferdinand, ainsi que nous l'avons dit plus haut.

L'Empereur Napoléon Ier, pendant les années prospères de son règne, alors qu'il était l'arbitre des destinées de l'Europe, avait reçu des souverains des lettres auxquelles il attachait une grande importance. Il fit faire, dans son cabinet, deux copies de ces 250 à 300 documents précieux et déposa les originaux aux mains du duc de Bassano, secrétaire d'État au département des Affaires étrangères.

En 1815, après Waterloo, avant de quitter l'Élysée pour se rendre à la Malmaison, il dit à son frère Joseph, lequel demeurait alors rue du Faubourg-Saint-Honoré, 33 (aujourd'hui ambassade d'Angleterre), qu'il venait d'envoyer à son hôtel une copie authentique des lettres que les divers souverains lui avaient adressées pendant le temps de sa prospérité, qu'il le priait de la conserver précieusement. Joseph lui ayant fait observer qu'il aimerait mieux avoir les originaux: «Non, répondit Napoléon, cela ne vous regarde pas, c'est l'affaire de Maret (duc de Bassano), c'est son droit, il sait ce qu'il doit en faire.»

De retour à son hôtel, le roi Joseph trouva en effet les copies dans son cabinet. Le Prince, se rendant à la Malmaison pour faire ses adieux à son frère, chargea son secrétaire, M. de Presle, de diviser ses propres papiers, de les mettre avec ces copies de lettres des souverains dans des malles au milieu d'effets, et de les envoyer chez des personnes où ces documents seraient en sûreté et pourraient échapper aux recherches de la police.

Joseph se rendit à Cherbourg, vit son frère à l'île d'Aix, partit pour New-York, se fixa sur les bords de la Delaware, et ne s'occupa plus de ces papiers. En 1818, Napoléon lui fit dire de Sainte-Hélène, (p. 073) par le docteur O'Méara, de publier sa correspondance avec les souverains, comme étant la meilleure réponse aux calomnies que l'on répandait sur lui et le meilleur moyen d'établir, à l'aide de documents historiques incontestables, le parallèle entre sa conduite et celle des souverains alliés.

Joseph écrivit à son secrétaire, M. de Presle, alors en Europe, de lui expédier les dix caisses dans lesquelles ses papiers avaient été placés. Les caisses arrivèrent en Amérique, mais le Roi y chercha vainement la copie des lettres des souverains. M. de Presle déclara qu'il n'avait plus retrouvé ces copies dans la boîte où il les avait cachées, bien que la clef ne l'eût pas quitté. Joseph écrivit en Europe, fit démarches sur démarches, aucune n'aboutit.

Maintenant, essayons de suivre la route qu'ont prise les originaux et les copies de ces lettres des souverains:

1o Les originaux, laissés aux mains du duc de Bassano.

Le duc de Bassano partant pour l'exil, en 1815, fit enfermer ces papiers (a-t-il déclaré) dans des caisses en fer-blanc qu'il fit cacher dans un château vendu depuis. De retour de l'exil, le duc ne retrouva plus l'endroit où les boîtes avaient été enfouies par son jardinier. Ce jardinier lui-même était mort.

Il n'en est pas moins positif que ces documents furent en tout ou en partie vendus en Angleterre en 1822, à Londres, chez le libraire Murray. Les lettres de l'empereur de Russie furent cédées à l'ambassadeur, M. de Liéven, pour la somme de 250,000 fr. Ces lettres avaient été offertes d'abord au gouvernement anglais qui avait refusé d'en faire l'acquisition. On trouvera jointes ici plusieurs lettres et notes relatives à ces originaux.

2o Celle des deux copies qui fut emportée par l'empereur Napoléon Ier lui fut volée à Cherbourg avec une caisse d'argenterie, sans que l'on ait jamais pu découvrir l'auteur du vol.

3o La seconde copie, celle qui fut envoyée au roi Joseph, placée au milieu de hardes et effets, dans une des dix caisses où M. de Presle avait caché les papiers du roi, subit le sort suivant:

Les dix caisses furent envoyées d'abord de l'hôtel Joseph, les unes chez le nommé Legendre, valet de chambre dévoué, alors à Villiers-sur-Marne; d'autres, chez M. Madaud, buraliste de loterie, rue Saint-André-des-Arts, et beau-frère de M. Bouchard, un des secrétaires du roi Joseph; d'autres encore chez différentes personnes, parmi lesquelles (p. 074) la comtesse de Magnitaut. Les dépositaires de ces papiers ne tardèrent pas, craignant de se compromettre, à demander qu'on les leur retirât; on les fît porter à l'hôtel de la reine de Suède, rue d'Anjou-Saint-Honoré, 28. C'est de là que M. de Presle les expédia à Joseph, en Amérique.

Les caisses des papiers du roi, parmi lesquelles se trouvait celle renfermant la copie des lettres des souverains, ont donc été transportées de l'hôtel Joseph chez divers, de chez ces diverses personnes à l'hôtel de la reine de Suède. C'est évidemment dans l'un de ces deux transbordements que ces copies précieuses pour l'histoire auront été soustraites.

On avait perdu en quelque sorte le souvenir de cette affaire qui avait fait un certain bruit dans le principe, lorsqu'en 1855, un des principaux libraires-éditeurs de Paris proposa à un auteur qui s'occupait de l'histoire du premier Empire de demander au gouvernement de Napoléon III d'acquérir, moyennant une somme assez forte, la copie authentique de 150 lettres écrites par des souverains à Napoléon Ier.

L'éditeur dit à la personne qu'il avait choisie comme intermédiaire dans cette affaire qu'il ne connaissait pas le possesseur de ces lettres, qu'on en voulait 500,000 francs, qu'elles étaient cachées en France. La personne à qui l'éditeur s'adressa, craignant qu'on crût qu'elle avait un intérêt dans cette spéculation, ne voulut faire aucune démarche.

Toutefois on peut conclure de ce qui précède:

1o Que les originaux ont été vendus et probablement détruits par les intéressés.

2o Que des deux copies volées, l'une existe encore.

Après avoir reçu la lettre par laquelle O'Méara lui faisait connaître le désir de l'Empereur qu'on publiât les lettres des souverains, le roi Joseph répondit au docteur:

Philadelphie, le 1er mai 1820.

Monsieur,

J'ai reçu la lettre que vous avez bien voulu m'écrire le 1er mars. Je vous prie de vouloir bien faire vos efforts pour faire parvenir les deux incluses, dont l'une pour l'Empereur, et l'autre pour madame de Montholon, je suis bien fâché des retards qu'elle éprouve à être payée, je lui écris à ce sujet ainsi qu'à l'Empereur.

Je n'ai pas reçu à Rochefort les lettres dont vous me parlez et dont (p. 075) le comte de Las Cases a aussi parlé à ma femme, j'écris à ce sujet pour savoir à qui ces lettres ont été remises et par qui, malheureusement, je ne les ai pas reçues, je regretterais vivement leur perte. L'ouvrage que vous avez publié a ici un succès prodigieux. J'ai perdu aussi, par l'incendie de ma maison, arrivé le 4 janvier, beaucoup de papiers. Les lettres dont vous me parlez eussent aussi été perdues, mais heureusement elles ne m'avaient pas été remises, j'ai fait, dans cette circonstance, d'autres pertes bien sensibles qui me forcent à me rappeler que j'en ai faites de plus grandes pour n'en avoir pas trop de regrets.

Veuillez agréer, Monsieur, mon sincère attachement et ma reconnaissance.

Votre affectionné,
Joseph de Survilliers.

P. S.—N'ayant aucun rapport personnel avec la reine d'Angleterre, une lettre de moi me paraîtrait moins convenable que de la part de mon frère Lucien ou de la reine de Naples qui ont eu occasion de la connaître personnellement.

Voici maintenant quelques documents relatifs aux lettres des souverains, et d'abord une note tout entière de la main du roi Joseph envoyée à M. Francis Lieber, littérateur et professeur à Boston:

Pointe-Breeze, le 28 mai 1822.

Je reçois votre lettre du 24 mai. Je la trouve ici à mon retour d'un petit voyage. Je n'ai pas le temps de retrouver ces lettres qui constatent les dates précises, mais vous pouvez être certain du souvenir que ma mémoire me fournit, encore très présent.

En 1815, avant son départ de Paris, Napoléon avait annoncé à son frère Joseph que, parmi quelques papiers, renfermés dans une caisse qu'il lui enverrait, se trouverait une copie des lettres qui lui avaient été adressées par les divers souverains. Il avait fait faire cette copie par précaution, l'original restant aux archives. Quelques années après, le docteur O'Méara, de retour de Sainte-Hélène, lui fit dire que le désir de l'Empereur était que cette correspondance fût publiée, comme étant la meilleure réponse à toutes les calomnies dont il était l'objet. Mais elle ne fut trouvée dans aucune des dix caisses arrivées aux États-Unis, dans lesquelles on avait réparti les papiers contenus dans la première caisse, en les cachant parmi des livres et des hardes, afin de les soustraire aux investigations de la police de Paris. À la même époque, la maison de Joseph, aux États-Unis, fut la proie des flammes. L'original de la correspondance fut vendu pour trente mille livres sterling à Londres. Elle avait été déposée chez un libraire de cette ville, M. Murray.

(p. 076) Ceux qui ont dit que Napoléon avait remis cette correspondance à Joseph, à Rochefort, sont dans l'erreur. Joseph n'a rien reçu de Napoléon à Rochefort, ni à l'île d'Aix où il fut le trouver.

Il ne reste d'espérance que dans la double infidélité de ceux qui, ayant livré l'original à des gens intéressés à les détruire, auraient pu en garder copie, ou bien dans la découverte de la copie annoncée par Napoléon à Joseph avant son départ de Paris, en 1815. S'il en arrive autrement, ce sera une perte de plus que les écrivains consciencieux auront à déplorer.

Voici maintenant une autre note extraite du Journal du roi Joseph:

Extrait des notes d'un Américain sur le Commentaire de Napoléon, par M. le comte de Bonacosci, qu'il avait adressées à celui-ci lorsque cet ouvrage parut, et qu'il a depuis adressées à M. le major Lee, auteur de l'histoire de Napoléon (en décembre 1834):

L'auteur, Bonacosci, est dans la même erreur que M. de Norvins. Les originaux autographes des lettres des souverains à Napoléon n'ont pas été remis au roi Joseph. L'empereur Napoléon dit au prince peu de jours avant son départ: «Par précaution, j'ai fait faire une copie des lettres des souverains de l'Europe, qui seules peuvent répondre à toutes les calomnies dont ils se servent aujourd'hui contre moi. Maret conserve les originaux, et c'est son droit, conservez ces copies à tout événement.» C'est à Paris et non à Rochefort que cette conversation et la remise de ces titres ont eu lieu. Joseph, en recevant en Amérique la caisse dans laquelle devait se trouver cette copie, l'a cherchée inutilement. Napoléon lui a fait dire par O'Méara, au retour de celui-ci en Europe, de faire publier ces lettres, comme seule et unique réponse à ce débordement d'injures dont on assiégeait alors le captif de Sainte-Hélène. Toutes les recherches ont été infructueuses; les lettres ont-elles été dérobées par les dépositaires ou les détenteurs momentanés de la caisse où elles étaient? Je l'ignore, mais toujours est-il constant que ce ne sont pas celles qui ont été vendues à Londres, puisque ce n'étaient que des copies et que l'on assure que ce furent les lettres autographes qui furent vendues à Londres trente mille livres sterling; elles ont été offertes, par un inconnu venant de Suisse, à M. Murray, imprimeur des plus célèbres de Londres, demeurant Albermale Street, pour trente mille livres sterling. Le gouvernement anglais n'en voulut pas. Ce fut le ministre de Russie qui acheta celles qui pouvaient intéresser la Russie.

Joseph, en quittant son frère à l'île d'Aix pour aller attendre à Royan la nouvelle du passage sans obstacle de Napoléon à travers l'armée anglaise, avant de s'embarquer pour les États-Unis, où ils devaient se (p. 077) retrouver, ne reçut ni lettres, ni paquets d'aucune sorte; des quatre personnes qui l'accompagnaient dans la chaloupe dans laquelle il fit le trajet jusqu'à Rochefort, trois vivent encore et leur mémoire est d'accord avec celle de Joseph sur cette circonstance importante. Si Napoléon a eu l'intention de confier à son frère Joseph des objets dont d'autres se seraient emparés au moment de son départ de l'île d'Aix, Joseph ne peut ni l'assurer, ni le nier, mais ce qui est bien certain, c'est que malheureusement les originaux en question ne lui furent pas remis, pas plus que nulle autre chose, dans cette circonstance.

En 1837, le roi Joseph se trouvant en Angleterre, à Londres, et ayant eu connaissance par le docteur O'Méara de la vente à la Russie d'une partie de la correspondance des souverains, par le libraire Murray, fit des démarches pour s'assurer du fait. Il écrivit à un M. Charles Philipps très lié avec l'éditeur Ridgway. L'éditeur vit M. Murray et répondit la lettre ci-dessous à M. Philipps.

Piccadilly, 4 mars 1837.

Mon cher Monsieur,

D'après votre désir j'ai été voir M. Murray, l'éminent éditeur, dans Albermale Street, relativement à la correspondance originale de plusieurs souverains d'Europe avec l'empereur Napoléon pendant son règne. Il me dit que vers l'année 1822, les lettres originales des différents souverains de l'Europe adressées à Napoléon pendant l'empire lui furent offertes pour vendre; il refusa l'offre parce que quelques-uns de ses conseillers et amis doutaient de leur authenticité (le duc de Wellington fut un de ceux qui mettaient en question leur originalité), doutes qui à présent ne paraissent pas avoir de fondation, et M. Murray regrette amèrement son refus fondé sur ces doutes.

M. Murray dit encore que les lettres lui furent présentées comme ayant été gardées par les soins d'un maréchal de France, mais dont il avait oublié le nom, et en lui nommant le duc de Bassano, il dit: «c'est cela!»

Les lettres écrites par l'empereur de Russie ont été, à la suggestion de M. Murray, offertes pour vendre au prince de Lieven qui a payé dix mille livres sterling pour cette portion de la correspondance.

À vous bien sincèrement,

Signé: J. L. Ridgway.

M. Philipps écrivit alors à un serviteur dévoué du roi Joseph, Louis Maillard:

49, Clanvery Lane, Samedi.

Mon cher Monsieur,

J'ai été si occupé durant cette semaine depuis mon retour, que je (p. 078) n'ai pas eu le temps de faire mes respects à M. le Comte[47] comme je le désirais beaucoup. M. Ridgway, comme vous le verrez par l'incluse, a fait quelque chose pour nous pendant mon absence. M. Murray est un homme impraticable, il a refusé de donner par écrit ce que cependant, heureusement pour nous, il avait dit verbalement avant que ne s'élèvent ses scrupules.

M. Ridgway est un homme fort respectable, il est prêt à tout moment d'avouer ce que M. Murray lui a dit et ce que je vous envoie écrit de sa main. M. Ridgway se trouve donc dans cette affaire dans la même position qu'aurait été notre pauvre O'Méara s'il vivait encore.

Je tâcherai par le moyen d'un ami de savoir ce que le duc de Wellington sait sur ce sujet, et je ne doute pas que s'il peut donner des informations, je puisse les obtenir.

Il paraît assez clair que le comte avait raison dans ses conjectures et que le maréchal Maret était la personne qui autorisait la vente de la correspondance.

Avec mes compliments respectueux à M. le Comte.

À vous sincèrement.
C. Phillips.

Enfin, en 1850, M. Louis Maillard, l'exécuteur testamentaire de Joseph, consulté par M. Ingerstoll, ami du roi, sur la question de la correspondance des souverains, lui répondit le 29 avril, de Doylestown (Amérique), où il se trouvait encore pour la liquidation de la succession de l'ancien roi.

J'ai votre lettre du 25, je ne puis mieux y répondre qu'en vous récitant ce que j'ai entendu dire à M. le comte de Survilliers (Joseph) lui-même à diverses fois.

En 1815, la veille de quitter le palais de l'Élysée pour aller à la Malmaison, l'Empereur me dit qu'il avait envoyé chez moi, rue du Faubourg-Saint-Honoré, où je demeurais alors, les copies des lettres des souverains alliés pour que je les conserve de mon mieux; que les originaux seraient gardés et soignés par le secrétaire d'État, duc de Bassano; je trouvai effectivement ces copies dans mon cabinet de travail et les y laissai avec mes papiers; quelques jours après, lorsque je fus forcé de quitter Paris pour suivre l'Empereur à Rochefort, je recommandai à ma femme et à mon secrétaire, M. de Presle, de ramasser tous mes papiers, de les fermer dans des malles et de les envoyer chez diverses personnes sûres, de connaissance, afin de les sauver des mains de nos ennemis qui allaient entrer dans Paris; mes ordres furent (p. 079) exécutés; mais, peu de temps après mon départ, les amis chez lesquels étaient déposées les malles, craignant les recherches chez eux par la police des Bourbons, prièrent ma femme de faire reprendre ces malles; elles furent portées alors à l'hôtel de la Princesse royale de Suède où elles étaient plus en sûreté. Plus tard, lorsque mon frère, l'Empereur, irrité du cruel traitement qu'il éprouvait à Sainte-Hélène, me fit écrire de publier les lettres des souverains, j'écrivis à M. de Presle, à Paris, de m'envoyer, aux États-Unis, par diverses voies, les malles d'effets et papiers m'appartenant, ce qu'il fit de son mieux, mais je ne trouvai point dans les malles envoyées les copies que je désirais! Depuis je fis faire des recherches, toutes furent inutiles, on m'a dit que l'Empereur avait confié à une autre personne une seconde copie des lettres, mais je ne puis l'affirmer; quant aux lettres originales, si ce que j'ai appris à Londres est vrai, elles ont été vendues; la Russie aurait payé les siennes dix mille livres sterling par son ambassadeur Lieven, et c'est M. le libraire Murray d'Albermale Street qui était chargé de cette négociation dont il a parlé à diverses personnes qui me l'ont rapporté fidèlement.

Voici, Monsieur, ce que je puis vous dire de plus positif sur cette affaire. M. Menneval se trompe, car M. de Presle, que j'ai vu souvent à Londres, Paris et Florence, m'a toujours dit qu'il n'avait trouvé ni envoyé les copies des lettres des souverains, que plusieurs malles avaient été ouvertes, ainsi qu'il croyait, etc.

Pour terminer cette notice relative aux lettres des souverains étrangers, nous dirons en deux mots que l'éditeur chargé de faire vendre la copie dont il est ici question, étant parvenu à en faire parler à Napoléon III, ce dernier voulut le recevoir ainsi qu'un membre de la commission de l'ouvrage intitulé La correspondance de Napoléon Ier. Néanmoins ce souverain ne put causer avec ces deux personnes qui, venues à trois reprises différentes, furent éconduites chaque fois sans être admises, tant l'Empereur était tenu en chartre privée par son entourage. Il y a plus, Sa Majesté ayant prescrit que le membre de la commission fût prévenu qu'il était libre de s'arranger comme bon lui semblerait pour l'acquisition des lettres, jamais cette autorisation de Napoléon III ne lui fut connue et il ne sut à quoi s'en tenir qu'après la mise en vente de l'ouvrage: La Correspondance, lorsqu'il vit l'Empereur à cette occasion.

Il ne nous reste plus qu'à faire connaître encore quelques lettres du roi Joseph se rattachant à divers sujets.

Nous avons dit que l'ex-roi de Naples et d'Espagne avait été assez (p. 080) heureux, à la suite des événements de 1815, pour trouver un refuge en Amérique. Les autres frères de Napoléon Ier étaient exilés hors de France, dans les États de l'Europe, poursuivis partout par la haine des souverains alliés. Jérôme, rejeté tantôt dans les États autrichiens, tantôt en Italie, resta plusieurs années sans donner signe de vie à l'aîné de ses frères. En 1818, Joseph lui écrivit des États-Unis d'Amérique, le 10 juillet:

Mon cher Jérôme, je n'ai jamais eu de tes lettres depuis notre séparation, j'ai fini par penser que tu avais vu dans ma conduite quelque chose qui avait dû te déplaire. Je l'ai mandé à Julie qui m'assure du contraire. Peut-être as-tu été gêné dans ta correspondance avec moi. Quelles que soient les raisons de ton silence, je t'écris pour t'engager à le rompre, bien convaincu, comme je le suis, que tu ne peux pas douter de la tendresse de mon amitié pour toi. Je n'ai pas vu ici ton ancienne amie et son fils, je n'ai pas cru devoir aller à leur rencontre dans la position étrange où je me suis trouvé. J'ai pensé que, dans l'adversité, il vaut mieux manquer par trop de susceptibilité que par trop d'abandon. Mande-moi ce que tu aurais désiré que j'eusse fait, ce que tu désires que je fasse. Je pense que l'arrivée de Zénaïde changera ma position si dans l'abandon où Julie va se trouver après le départ de sa fille aînée, elle suit le conseil que je lui donne de se rapprocher de Vienne, je te la recommande, mon cher frère, ainsi qu'à ta femme, dont elle ne cesse de m'écrire tout le bien que l'on en dit. Les lettres à son père ont été répétées dans tous les journaux. Elles sont dans la mémoire de toutes les mères et de toutes les épouses. Je te prie de lui dire combien, en mon particulier, je serais heureux d'apprendre qu'elle trouve quelque bonheur dans l'approbation d'elle-même. Mille caresses à ton enfant, ne doutez jamais de ma tendre amitié.

En 1822, le 2 mars, 10 mars et 24 avril, Joseph écrivit à la reine Julie, de Pointe-Breeze, sa résidence d'été:

Ma chère Julie, je t'ai écrit il y a quelques jours en te témoignant mes inquiétudes sur le silence de Lucien[48] et le vôtre au sujet du mariage de Zénaïde.

(p. 081) Écris à Désirée[49] qu'elle se déshonore à jamais si elle reste plus longtemps à Paris, sa place est auprès de son mari; a-t-elle oublié qu'elle est reine de Suède? C'est aussi ton devoir de lui écrire ce qui est. C'est dur, mais c'est la vérité.

Ma chère Julie, l'occasion étant retardée, j'ai le temps de t'écrire encore deux mots: j'ai reçu une lettre du cardinal du 29 octobre. Il me dit que lui et Maman pensent que le mariage du fils de Louis serait possible si nous voulions que celle de nos filles qui l'épouserait reste avec mon frère Louis.

1o Si Zénaïde épouse Charles, il faut marier Lolotte avec le fils de Louis, par procuration, si on ne peut autrement. Dans ce cas je vous attends bientôt.

2o Si le mariage de Charles manque, il faut que Zénaïde épouse le fils de Louis[50] et que, si cela est indispensable, elle reste avec eux quelque temps; dans ce cas, Lolotte épouserait celui des deux fils de Murat que tu choisirais pour son caractère.

Ma chère amie, le général Lallemand te remettra cette lettre. Je te le recommande. Il a passé ici quelques jours avec le fils de Jérôme[51]. Pauline n'a pas conservé les mêmes dispositions bienveillantes pour lui. Maman me le recommande et compte faire quelque chose pour lui. Je compte toujours sur le mariage du fils de Louis pour Charlotte et sur celui du fils de Lucien pour Zénaïde.

Le prince Charles de Canino et sa femme vinrent, après leur mariage, voir le roi Joseph en Amérique et restèrent quelque temps auprès de lui. La santé délicate de la reine Julie ne lui permit pas de suivre ses enfants. En 1826, des démarches furent faites auprès du roi de France pour le retour en Europe de Joseph, par le général Belliard, auquel le baron de Damas écrivit le 11 août:

Le baron de Damas a l'honneur de prévenir M. le comte Belliard que, d'après la demande qu'il lui a adressée dans sa lettre du 3 de ce mois, il vient, après avoir pris les ordres du roi, d'autoriser le Ministre de Sa Majesté à Washington à comprendre M. et Mme Charles de Canino sur le passeport de M. le comte de Survilliers, qui pourra débarquer à Anvers ou à Ostende.

Le baron de Damas saisit avec empressement cette occasion de faire agréer à M. le comte Belliard les assurances de sa haute considération.

(p. 082) En apprenant en Amérique que le gouvernement des Bourbons ne mettait pas d'obstacle à son retour en Europe, Joseph écrivit le 29 septembre 1826 à Madame de Villeneuve[52]:

Ma chère belle-sœur,

Je reçois votre lettre du 5 août; je n'ai jamais eu l'intention d'aller à Bruxelles; si l'on m'avait accordé de bonne grâce le séjour de la Toscane, j'aurais été volontiers y faire une visite à ma mère, avec l'espoir de ramener ma femme en Amérique où je suis trop bien pour ne pas désirer d'en faire partager le séjour à Julie.

Je suis toujours bien reconnaissant, ma chère belle-sœur, des preuves sans cesse renaissantes de votre tendre amitié; Désirée et son mari sont aussi très excellents pour moi; les bons consolent ainsi des indifférents.

Pendant son exil en Amérique, le roi Joseph avait pris l'habitude de mettre en note, dans une sorte de journal quotidien, tout ce qui se passait autour de lui, et lui était personnel. Nous trouvons dans ce journal quelques mots relatifs à un homme, M. de Persigny, qui, ministre et créé duc par Napoléon III, a marqué sous le second Empire. Voici les notes de Joseph, que M. Fialin de Persigny était venu trouver à Londres, en avril 1835, pour le déterminer à entrer dans une sorte de complot bonapartiste:

M. le vicomte de Persigny, rue d'Artois, no 48, à Paris, et à Londres à Grillion, hôtel Albermale Street, arrive avec un billet de M. Presle à M. Maillard; il est l'auteur du no 1 de l'Occident français, il est âgé de 26 ans et paraît plus jeune encore; il montra un excessif enthousiasme pour la mémoire de l'Empereur et même pour le nom de sa famille, dans l'entretien d'une demi-heure que j'ai eu avec lui avant le dîner. Je me retirai de bonne heure; il causa jusqu'à deux heures du matin avec MM. Sari, Thibaud, etc.

5 Avril dimanche. Je descends à déjeuner, j'ai un long entretien avec M. de Persigny, il paraît plein d'ardeur, il est partisan le plus absolu du caractère et des desseins de l'Empereur, il a pleuré comme un enfant en voyant son écriture; il s'exprime facilement et avec talent, cependant il ne m'est adressé par personne que je connaisse, il se dit de Roanne sur la Loire, sa famille tient aux Bourbons dont il a entièrement abandonné la cause.

6 Avril. Je vais à Londres, j'y mène M. de Persigny, je descends avec Maillard chez le docteur O'Méara.

(p. 083) 19 Avril, jour de Pâques. M. le vicomte de Persigny me parle encore de ses projets, je lui en fais sentir l'inopportunité actuelle; il me remet un écrit que je ne lis qu'à ma rentrée dans ma chambre. Je promène avec lui, Sari et Maillard.

20. Je fais prendre copie de l'écrit sans signature, je rends l'original à M. de Persigny en lui répétant les mêmes choses, je conviens de l'avantage national du but, mais je ne partage pas ses opinions sur l'efficacité des moyens, ainsi je l'engage à ne pas se compromettre sans espérance raisonnable; ses projets ne m'en présentent aucune.

28. M. le vicomte de Persigny est à la maison, je refuse de recevoir l'ami qui lui est arrivé de Paris, je lui déclare que je n'entends pas me prêter à l'exécution de ses projets, à laquelle je répugne invinciblement; tout pour le devoir, rien pour mon ambition, je n'en ai pas d'autre que celle de contribuer au bonheur de la France, si elle m'offre une chance de la servir, mais jamais rien par une minorité factieuse; il dîne et couche à la maison.

29. M. de Persigny part après déjeuner, je lui répète longuement les mêmes choses.

Joseph était encore à Londres, en 1833, lorsque son neveu Louis-Napoléon, le futur empereur Napoléon III, lui envoya un petit ouvrage qu'il venait de faire paraître; l'ex-roi lui écrivit à ce sujet, le 20 septembre:

Mon cher neveu, j'ai reçu avec ta lettre tes Considérations sur la Suisse. Je les ai lues avec un double intérêt. Je regrette que tu ne puisses pas honorablement employer tes talents et ton application à l'étude, au service de la patrie. Charlotte est beaucoup mieux depuis notre séjour à la campagne. Je me trouve par accident en ville aujourd'hui.

Je te prie de me rappeler au bon souvenir de ta maman et de me croire bien tendrement

Ton affectionné oncle,
Joseph.

Enfin, dans les premiers mois de 1841, Joseph put quitter Londres pour habiter la Toscane. Il écrivit à ce sujet au général duc de Padoue, son cousin, le 8 mars:

Mon cher Cousin,

Je vous confirme ma lettre du 3 de ce mois. Je pense que vous avez vu la duchesse de Crès, à laquelle j'écris aussi dans le même sens. Le jeune Maillard vous dira de ma part que ma demande se borne à ce que (p. 084) l'on ne mette pas d'obstacle à mon séjour en Toscane ou en Sardaigne et qu'on légalise le passeport autrichien que vous avez obtenu pour moi l'année passée, avec lequel je pourrai me rendre en Italie par le Rhin et la Suisse.

Renvoyez-moi donc Adolphe[53] avec le passeport en règle aussitôt que vous le pourrez, il vous donnera des nouvelles plus en détail.

Agréez ma vieille et constante amitié.

Votre affectionné cousin.

M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères, auquel la nièce du roi Joseph par sa femme, la maréchale Suchet, duchesse d'Albuféra, s'était adressée pour que le roi Louis-Philippe fût sollicité afin de permettre au comte de Survilliers (Joseph) de se rendre en Italie, écrivit le 9 avril 1841:

Madame la Maréchale,

Le Roi ne fait pas la moindre objection à ce que M. le comte de Survilliers vienne vivre à Gênes ou à Florence; vous en êtes probablement déjà informée, mais je me donne le plaisir de vous le dire moi-même.

À cette lettre était jointe la note ci-dessous:

Note:

Le gouvernement non-seulement donne son adhésion à ce que M. le comte de Survilliers vienne s'établir à Gênes, mais encore il exprime le désir que toute facilité lui soit donnée dans cette circonstance. C'est dans ce sens qu'il a répondu à M. l'ambassadeur de Sardaigne et qu'il a expédié, il y a trois jours, ses instructions à son propre ambassadeur près de Sa Majesté sarde.

En octobre dernier, le gouvernement français a fait exprimer au gouvernement du grand-duc de Toscane les mêmes dispositions de sa part à l'égard du comte de Survilliers, qui demandait à résider à Florence; ces dispositions, il les maintient et les renouvellera même au besoin si le gouvernement toscan l'exigeait. Il est vrai que le gouvernement napolitain, s'appuyant sur des dispositions des traités de 1815, prétend que lorsqu'il s'agit de la famille Bonaparte, il faut le concours simultané des quatre puissances; qu'aucune d'elles ne peut agir isolément; mais la France se regarde, depuis 1830, affranchie de l'obligation de cet accord commun; elle croit pouvoir agir seule, librement et comme il lui plaît, et elle l'a constamment fait depuis cette époque.

(p. 085) On croit que M. le comte de Survilliers, établi à Gênes, pourra facilement négocier pour venir ensuite à Florence; que l'Autriche prêtera aisément son intervention pour aplanir les difficultés que Naples oppose encore.

Nous terminons ici ce qui a trait au frère aîné de l'Empereur, dont la vie politique avait cessé depuis 1816. L'ex-roi mourut à Florence, en 1843, après avoir fait hommage à la France, pour être placés sur le tombeau de Napoléon Ier, des insignes et des armes du grand homme qui lui étaient échus en partage. Il avait nommé pour un de ses exécuteurs testamentaires M. Maillard (Louis) qui méritait toute sa confiance et qui ne l'avait pas quitté depuis 1808.

Le roi Joseph avait 76 ans lorsqu'il s'éteignit, entouré de sa famille et de quelques serviteurs fidèles et dévoués.

Deux années avant sa mort, le roi Joseph éprouva un vif chagrin. Il avait pour son neveu, le prince Louis Napoléon, fils de l'ex-roi de Hollande, une grande affection. Lorsqu'il apprit à Florence que ce jeune homme avait fait la tentative de Strasbourg, il le désapprouva hautement. Son père agit de même. La première chose que fit le futur empereur Napoléon III, en arrivant en Amérique, fut d'écrire une longue lettre à son oncle Joseph pour lequel il avait une grande vénération. Cette lettre étant venue aux mains de l'auteur des Mémoires du roi Joseph, avec les autres papiers, cet auteur se trouva assez embarrassé, ne sachant s'il devait ou non publier cette pièce importante pour l'histoire. On était alors en 1855, Louis Napoléon était sur le trône. Il se décida à la montrer à l'Empereur, mais à lui seul. Reçu un matin dans le cabinet de S. M., aux Tuileries, il la lui donna. L'Empereur, après en avoir pris connaissance pendant un quart d'heure, la lui rendit en disant: «Je ne puis pas la nier, elle est toute de ma main. Je la trouve bien cette lettre.—Moi également, Sire, se hâta de dire l'auteur des Mémoires, mais ne sachant pas s'il pouvait convenir à l'Empereur sur le trône que le public eût connaissance d'une lettre écrite par le proscrit de New-York, j'ai cru devoir la soumettre à Votre Majesté.—Bah, reprit en riant l'Empereur, rien n'empêchera que je n'aie fait la tentative de Strasbourg et de Boulogne, ce qui est histoire est histoire, je ne m'oppose pas à ce que vous l'insériez dans votre curieux ouvrage.» Elle se trouve au 10e volume des Mémoires du roi Joseph, page 370.

(p. 086) II.
LE ROI LOUIS.

I.
1778-1806.

Louis Bonaparte, troisième des frères de Napoléon Bonaparte, naquit à Ajaccio (Corse) le 2 septembre 1778, sous le règne de Louis XVI. Bien que la famille Bonaparte soit d'origine italienne, l'île de Corse ayant été cédée sous Louis XV à la France, Louis et ses frères naquirent Français et non Italiens, comme quelques auteurs l'ont écrit.

La longue carrière de Louis Bonaparte peut se diviser en trois parties bien distinctes:

1o Celle qui s'étend du jour de sa naissance (1778) au moment où il monta sur le trône de Hollande (1806), période pendant laquelle on le voit vivre auprès de son frère Napoléon et se montrer entièrement dévoué à ses projets.

2o Celle qui comprend les quatre années de son règne en Hollande, son abdication, son exil volontaire, la chute de l'empire (de 1806 à 1815).

3o Enfin, la partie qui embrasse l'exil forcé des membres de la famille de l'empereur après Waterloo, jusqu'à la mort de Louis, à Florence, le 25 juillet 1846.

Nous parlerons peu des premières années de Louis. Lorsque Paoli livra l'île de Corse aux Anglais, la famille Bonaparte vint s'établir près de Toulon, à Lavalette, puis bientôt après à Marseille. Louis, âgé de 14 ans, se trouvait au milieu des siens. Il n'avait pu faire, dans ces temps de troubles, que de médiocres études, mais son caractère, empreint déjà d'une teinte philosophique, s'était développé par les malheurs mêmes qui avaient, depuis sa naissance, accablé ses parents. Élevé par Joseph, l'aîné de ses frères, devenu le (p. 087) chef de la famille à la mort de leur père Charles Bonaparte (23 septembre 1785), soutenu par Napoléon, officier d'artillerie, il entra en 1793 dans la vie active, à peine au sortir de l'enfance. Napoléon commandait l'artillerie au siège de Toulon, il venait souvent à Marseille, soit pour hâter les préparatifs du siège, soit pour y voir sa famille. Dans un de ses voyages, il déclara que Louis était d'âge à se faire une carrière honorable, et qu'il ne voulait pas le voir plus longtemps inactif. Il obtint de leur mère que le jeune homme se rendrait à l'école de Châlons pour subir l'examen nécessaire à son admission dans le corps de l'artillerie. Louis partit avec des passeports visés par les représentants du peuple, mais en passant à Lyon, alors sous la terreur qu'inspiraient d'horribles massacres, il courut de véritables dangers. Il ne put sortir de cette malheureuse ville qu'avec peine et à la faveur de ses passeports. Il continua sa route, se dirigeant vers Châlons-sur-Marne. À Chalon-sur-Saône, on lui apprit la dissolution de l'école d'artillerie. Effrayé de ce qu'il avait vu, de son isolement (Louis avait alors 15 ans), le jeune homme revint dans sa famille. Après la prise de Toulon, Napoléon Bonaparte, créé général de brigade, vint à Marseille, prit avec lui son frère Louis et se rendit à l'armée des Alpes-Maritimes où il venait d'être nommé commandant en chef de l'artillerie. Louis fut adjoint à son état-major avec le grade de sous-lieutenant. Le soir de la prise de Toulon, Napoléon, pour qui, depuis longtemps déjà, tout était objet d'étude sérieuse, avait fait visiter à son frère les attaques de la ville. Il lui avait indiqué, sur le terrain même, les fautes commises, puis, lui montrant l'endroit où la terre était jonchée de cadavres, il s'écria:

«Si j'avais commandé ici, tous ces braves gens vivraient encore. Jeune homme, apprenez par cet exemple combien l'instruction est nécessaire et obligatoire pour ceux qui aspirent à commander les autres.»

Louis Bonaparte fit sa première campagne à l'armée des Alpes-Maritimes. Il assista à la prise d'Oneille (7 avril 1794), à celle de Saorgio (29 avril), au combat de Cairo (21 septembre), et fut nommé lieutenant dans une compagnie de canonniers volontaires en garnison à Saint-Tropez. Une loi nouvelle exigeait que les officiers d'état-major rentrassent dans les régiments. Il resta quelques mois dans la petite ville de Saint-Tropez, puis il fut envoyé à l'école d'artillerie de Châlons-sur-Marne pour y subir ses examens.

Après la journée du 13 vendémiaire (4 octobre 1795), Bonaparte, (p. 088) devenu général en chef de l'armée de l'intérieur, donna l'ordre à son frère de se rendre à son état-major auquel il l'avait attaché. Louis refusa d'abord de quitter Châlons, désireux de se faire recevoir avant tout dans l'artillerie, mais il dut obéir à l'ordre formel qui lui fut envoyé, et il se rendit à Paris en décembre 1795. Pendant la campagne de 1794 en Italie, les représentants du peuple, très désireux de faire quelque chose d'agréable au général Bonaparte, avaient voulu conférer à Louis le grade de capitaine; Napoléon s'y était opposé, à cause de l'âge de son frère (16 ans à peine). Cependant, il se plaisait à rendre justice à cet enfant devenu bien vite un jeune homme plein de bravoure et de sang-froid. Il racontait avec bonheur que le jour où Louis fut au feu pour la première fois, loin de montrer de la crainte ou même de l'étonnement, il avait voulu lui servir de rempart. Une autre fois, Napoléon et Louis se trouvaient à une batterie en barbette sur laquelle l'ennemi faisait le feu le plus vif. Les défenseurs baissaient souvent la tête pour éviter les boulets. Napoléon remarqua avec joie que son jeune frère, imitant son exemple, restait droit et immobile. Il lui en demanda la raison:

«Je vous ai entendu dire, repartit Louis, qu'un officier d'artillerie ne doit pas craindre le canon; c'est notre arme!»

Lorsque Napoléon reçut le commandement en chef de l'armée d'Italie, en 1796, il résolut de mener avec lui son frère Louis qui arrivait de l'école de Châlons. La guerre, pendant laquelle il s'était montré d'une grande bravoure personnelle, n'allait ni à ses instincts humanitaires, ni à ses goûts philosophiques, ni à ses idées dénuées de toute ambition. Ce fut pendant le peu de temps qui s'écoula entre le retour de Louis de l'école de Châlons et son départ pour Nice, qu'il connut à Paris Madame de Beauharnais, Hortense et Eugène.

Louis avait 18 ans quand il commença sa seconde campagne. Il la fit, non plus seulement comme attaché à l'état-major du général en chef, mais en qualité de l'un de ses aides de camp. Il était encore lieutenant. Bien qu'à un âge où tout ce qui est nouveau attire, où tout ce qui est bruit, ambition, renommée, charme, Louis Bonaparte sentait un vide dans son cœur. La carrière des armes lui paraissait sans attrait. Il soupirait déjà après l'étude, la retraite, la vie paisible. Ces biens il ne devait pas les connaître pendant toute sa longue existence. Son caractère encore rempli de contrastes était à la fois grave et romanesque, vif et flegmatique. «Louis a de l'esprit, fait-on dire à Napoléon à Sainte-Hélène, il n'est point méchant, mais avec ces (p. 089) qualités un homme peut faire bien des sottises et causer bien du mal. L'esprit de Louis est naturellement porté à la bizarrerie et a été gâté encore par la lecture de Jean-Jacques. Courant après une réputation de sensibilité et de bienfaisance, incapable par lui-même de grandes vues, susceptibles tout au plus de détails locaux, Louis ne s'est montré qu'un roi préfet[54]

Il est permis de douter que Napoléon ait porté un tel jugement sur son frère. Louis était fort peu désireux d'une réputation quelconque, et ses malheurs, depuis son avènement au trône de Hollande, vinrent précisément, ainsi qu'on le verra plus loin, de n'avoir pas voulu être un roi préfet. Louis, pendant la campagne de 1796, fit preuve de bravoure en plusieurs circonstances, mais (comme il le dit lui-même dans l'ouvrage qu'il publia en 1820) il le fit par boutade et sans s'occuper d'acquérir une réputation militaire. Il montra du zèle, du sang-froid, nul désir d'avancer, nulle idée d'ambition. Il avait surtout une répugnance invincible pour les excès de toute nature. Il cherchait à remplir ses devoirs, ne se ménageant pas, mais sans tirer vanité de ses actions, sans chercher à se faire valoir. Au passage du Pô (7 mai) (p. 090) il franchit le fleuve un des premiers, avec le colonel Lannes; à la prise de Pizzighettone (9 mai) il entra dans la place par la brèche avec le général d'artillerie Dommartin; à l'attaque de Pavie, ayant reçu l'ordre de suivre l'opération, d'examiner la position de l'ennemi et d'en venir rendre compte à son frère, il resta seul, à cheval, exposé plus que tout autre au feu terrible des défenseurs de la ville. Pavie fut en partie pillée, elle avait mérité ce juste châtiment, cependant ce spectacle révolta Louis, et à partir de ce moment et pendant le reste de la campagne il fut triste, taciturne. Il prit part à la bataille de Valeggio (12 août), au passage de vive force du Mincio, à l'investissement de Mantoue. À la tête de deux bataillons, il fut chargé de s'emparer du pont de San-Marco sur le Chiese, au moment où Bonaparte, après quelques mouvements aussi habilement conçus que rapidement exécutés, se préparait à livrer le combat de Lonato (13 août) et la bataille de Castiglione. La veille de ces belles journées, Louis fut expédié par son frère au Directoire pour rendre compte de l'état des choses, et du retour offensif des Autrichiens de Wurmser. «Maintenant, «dit-il à son jeune aide de camp, tout est réparé: demain je livrerai la bataille; le succès sera des plus complets, puisque le plus difficile est fait, on doit être entièrement rassuré, je n'ai pas le temps de faire de longues dépêches, dites tout ce que vous avez vu.» Louis témoignait son regret de quitter l'armée dans un moment pareil. «Il le faut, ajouta Napoléon, il n'y a que mon frère que je puisse charger de cette mauvaise commission; mais avant de revenir, vous présenterez les drapeaux que nous conquerrons demain.» Peut-être Napoléon qui, quoi qu'on en ait dit, était bon, sensible surtout pour ses frères et pour ses sœurs, avait-il voulu éloigner ce jeune homme des champs de bataille dans lesquels il savait bien qu'il devait, avec une poignée d'hommes, remporter la plus éclatante victoire ou périr lui et sa petite armée? Louis partit donc, remplit sa mission, reçut du Directoire le grade de capitaine et présenta, quelques jours après, ainsi que le lui avait promis son frère, les drapeaux enlevés par nos soldats à Castiglione, drapeaux que Bonaparte avait envoyés par l'aide de camp Du Taillis. Louis se hâta ensuite de rejoindre son général et il put assister au troisième acte du grand drame qui se jouait alors du Pô à la Brenta. Il prit part à la bataille de ce nom, et une part des plus glorieuses aux trois journées d'Arcole (15, 16, 17 novembre). À la première journée, Louis fut celui des aides de camp de son frère qui contribua le plus (p. 091) à le sauver, lorsque le général tomba dans le marécage au bas de la chaussée, après les tentatives faites inutilement pour déboucher de cette chaussée étroite, sur le village d'Arcole. Voyant Napoléon prêt à disparaître dans les eaux bourbeuses, il risqua sa vie avec Marmont pour le tirer de ce mauvais pas; puis il tenta de nouveau, mais en vain, d'enlever le pont[55]. Pendant la seconde journée d'Arcole, Louis non seulement combattit vaillamment près de son frère, mais il fut chargé de la mission difficile et dangereuse de porter des ordres de la plus haute importance au général Robert. Il n'y avait pas d'autre chemin pour remplir son périlleux devoir que de suivre une chaussée balayée par le feu des Autrichiens. En revenant auprès du général en chef par la même route, il courut les mêmes dangers, dont cependant il fut assez heureux pour se tirer sans blessures: «Je te croyais mort, lui dit son frère avec joie en l'embrassant.»

En effet, on était venu annoncer que Louis avait été tué. Peu de temps après, lorsque Napoléon marcha sur Rivoli, au secours de Joubert, Louis fut encore chargé d'une mission épineuse à Peschiera. Il rendit à cette occasion un grand service à l'armée, en ralliant une colonne de fuyards et en arrêtant l'ennemi qui s'avançait sur ses derrières. Lorsqu'il revint auprès du général en chef, Napoléon lui témoigna publiquement la satisfaction que lui faisait éprouver sa conduite pendant cette affaire de Rivoli (14 janvier 1797).

Jusqu'en 1796, Louis, d'une forte constitution, avait joui d'une bonne santé; mais s'étant trop peu ménagé pendant cette longue campagne, ayant d'ailleurs été soumis trop jeune à de trop rudes fatigues, ayant éprouvé plusieurs accidents, fait plusieurs chutes de cheval, il commença à ressentir les effets d'une existence au-dessus de ses forces physiques. À Nice, après le siège de Toulon, il était tombé de cheval par la faute de Junot, qui avait effrayé à dessein sa monture pour voir s'il était bon cavalier. Il s'était fait à l'œil gauche une blessure grave dont il conserva toujours la cicatrice. Après la paix de Campo-Formio, lors de son retour à Paris, ses chevaux s'étaient emportés dans la descente de la montagne de Saint-André, en Savoie; il s'était démis le genou.

Tout cela, joint aux fatigues de la campagne d'Italie, lui fit (p. 092) désirer de prendre, pendant quelque temps, les eaux de Barèges qu'on lui avait conseillées, mais il ne put exécuter son projet. Napoléon s'apprêtait à s'embarquer pour l'Égypte, il avait décidé d'emmener son frère, que d'ailleurs, pour une raison secrète, il ne voulait pas laisser à Paris.

Pendant son dernier séjour en France, Louis avait été visiter à la célèbre pension de madame Campan, à Saint-Germain, sa sœur Caroline, et s'était épris d'une amie de cette sœur, fort jolie personne, dont le père avait émigré. Il confia son penchant à Casabianca, ami de son frère Napoléon, ancien officier supérieur de la marine, qui fut effrayé pour Louis des conséquences de cette passion naissante. «Savez-vous, lui dit-il, que ce mariage ferait le plus grand tort à votre frère, et le rendrait suspect au gouvernement?» Le lendemain Napoléon fit appeler Louis et lui donna l'ordre de partir immédiatement avec ses trois autres aides de camp pour Toulon où ils devaient l'attendre et passer avec lui en Égypte[56]. Louis attendit quelque temps, à Lyon, son frère que le Directoire avait retenu dans la crainte de voir la guerre se rallumer avec l'Autriche, à la suite d'une imprudence de Bernadotte, ambassadeur à Vienne.

Il suivit la division Kléber jusqu'au Caire; mais Napoléon, au moment où il partit pour la Syrie, résolut d'expédier en France un homme sur lequel il pût compter pour faire connaître exactement au Directoire l'état des affaires en Orient et pour lui faire envoyer des secours. Il choisit son frère Louis. Il savait que ce retour en France était sans inconvénient pour son cœur, puisque, après son départ de Paris, la jeune personne qu'il aimait avait été forcée de se marier. Louis partit donc avec les drapeaux pris sur l'ennemi. Il s'embarqua sur la plus petite, la plus vieille, la plus délabrée des chaloupes canonnières. La flotte avait été détruite à Aboukir. Pendant deux mois, il eut à lutter contre la tempête, à éviter les vaisseaux turcs, russes, anglais, portugais croisant dans la Méditerranée entre la France et l'Égypte. Il fut retenu pendant 27 jours en quarantaine à Tarente; de nouvelles tempêtes l'assaillirent quand il reprit sa route. Une seule et mauvaise pompe soutenait son fragile navire qui faisait eau à (p. 093) chaque instant. La situation fut un instant si désespérée qu'il donna l'ordre au capitaine de son bâtiment d'entrer à Messine, bien qu'on fût en guerre avec Naples. La force du vent ayant poussé le bateau hors du détroit, une frégate anglaise lui donna la chasse et il se décida à jeter à la mer les drapeaux qu'il devait présenter au Directoire. Toutefois, après avoir fait escale à Porto-Vecchio en Corse, il parvint à débarquer en France. Aussitôt il fit toutes les démarches en son pouvoir pour avoir des secours, mais il ne put obtenir d'abord que l'envoi de quelques avisos montés par des officiers porteurs de dépêches. Le gouvernement refusa d'expédier des troupes. Louis ne trouva d'aide, au ministère de la guerre, que dans le général Dupont. Enfin, quand on eut quelques détails sur l'expédition de Syrie et sur la seconde bataille d'Aboukir, le Directoire se décida à envoyer des secours et des troupes. Louis s'occupait des préparatifs du départ, qu'il hâtait de tout son pouvoir, lorsque l'on apprit le débarquement à Fréjus du général Bonaparte. Louis partit aussitôt pour aller avec Joseph et le général Leclerc au devant de Napoléon. Il tomba malade à Autun et ne put rejoindre son frère qu'à Paris. Il reprit immédiatement, près de sa personne, son poste d'aide de camp, et fut promu chef d'escadron au 5e de dragons.

Après le coup d'État du 18 brumaire, Louis fut immédiatement promu au grade de colonel commandant le 5e régiment de dragons. Ce régiment tenait alors garnison à Verneuil, étant chargé d'aider à la pacification de la Normandie. Louis fut obligé, fort à contre-cœur, de le rejoindre dans cette ville. Le jeune colonel était désolé d'être employé à une mission de ce genre, à l'intérieur. Il fit tout son possible pour éviter cette tâche désagréable, mais il ne put rien obtenir à cet égard du premier consul. À son grand désespoir, la ville de Verneuil ne tarda pas à être le théâtre d'un horrible événement, si commun dans les guerres civiles. Quatre malheureux prisonniers amenés par des soldats dans la ville furent jugés par un conseil de guerre et condamnés à être passés par les armes. Louis, pressé de présider le conseil de guerre, refusa avec indignation, repoussant prières, ordres, menaces. Il écrivit à son frère pour obtenir la grâce des condamnés. Il était trop tard, on procéda à leur exécution malgré toutes ses tentatives pour les sauver. Cette tragédie l'émut au point de lui faire prendre en horreur le métier des armes. Il resta dans son logement, comme pour un jour de deuil, ordonna à ses officiers d'en faire autant, et accueillit avec joie l'ordre, arrivé quelques (p. 094) jours plus tard, de se rendre en garnison à Versailles et ensuite à Paris. Deux escadrons du 5e de dragons furent alors organisés sur le pied de guerre et prêts à faire partie de l'armée de réserve qui se rassemblait à Dijon. Louis croyait en prendre le commandement, mais ils furent mis sous son lieutenant-colonel et lui-même resta à Paris. Ce fut à cette époque que son frère commença à lui parler de mariage et à le presser d'épouser la fille de Joséphine. Louis, soit qu'il ne voulût faire qu'un mariage d'inclination, soit qu'il crût à une incompatibilité d'humeur et de caractère entre lui et Hortense, refusa. Peut-être aimait-il encore au fond du cœur l'amie de pension de sa sœur. Au retour de sa brillante campagne de Marengo, le premier consul revint à ses idées d'union entre son frère et sa fille d'adoption. Pour éviter toute contrainte à cet égard, Louis demanda et obtint de faire un long voyage sous le prétexte d'assister aux manœuvres de Postdam. Il devait même ensuite compléter ce voyage dans le Nord, en visitant la Saxe, la Pologne, la Russie, la Suède et le Danemark. Lorsque Louis arriva à Berlin, les manœuvres étaient terminées, mais il fut reçu avec tant de bonne grâce par le roi et la reine Louise, qu'il séjourna un mois entier dans la capitale de la Prusse. Il quitta cette ville pour se rendre à Dantzick et de là à Saint-Pétersbourg. À Dantzick, il tomba malade, et comme, pendant les trois semaines qu'il y fut retenu, la guerre éclata de nouveau entre la France et l'Autriche, il se décida à revenir à Paris. Après quelques jours passés à Brunswick où le duc régnant le reçut à merveille, il revint près de son frère. Le premier consul renouvela alors ses instances pour lui faire épouser Hortense. Louis ne pouvait se décidera s'enchaîner aussi jeune (il n'avait que 23 ans). Pour ne pas céder aux sollicitations de Bonaparte et de sa belle-sœur, il fit comprendre son régiment de dragons dans le corps dirigé sur le Portugal. Toutefois, ayant été prendre congé de son frère à la Malmaison, il y fut retenu par lui et par Joséphine pendant près de trois semaines. Un beau jour, il partit brusquement pour Bordeaux et Mont-de-Marsan. Dans cette dernière ville, on le reçut avec de grandes démonstrations, et on lui rendit même, à cause de sa parenté avec le premier consul, de tels honneurs que, fort modeste et très simple de goûts et de manières, il fut choqué de toute la mise en scène dont il se trouvait être l'objet. Le préfet vint le complimenter à la tête des autorités du département et le président du tribunal, vieillard vénérable, commença d'un ton solennel un discours dont les premiers (p. 095) mots étaient: «Jeune et vaillant héros...» Louis ne put en entendre davantage; il sauta en riant sur le discours, l'arracha d'une manière vive mais familière des mains du pauvre président auquel il répondit tout haut: «Je vois que ce discours s'adresse à mon frère, je m'empresserai de lui faire connaître les bons sentiments que vous avez pour lui. Je puis vous assurer qu'il y sera très sensible.»

Louis entra en Espagne à la tête de son régiment (1801), il passa quelques semaines à Salamanque, vint à Ciudad Rodrigo, puis il se rendit avec Leclerc, général en chef de l'armée française, au grand quartier général de l'armée espagnole alliée de la nôtre. Joseph, l'aîné des Bonaparte, négociait alors la paix générale. Il y eut un armistice, le jeune colonel conduisit son régiment à Zamora. Il obtint ensuite un congé pour prendre les eaux de Barèges, que sa jambe malade et un rhumatisme à la main droite rendaient nécessaires à sa santé. Il resta aux eaux les trois mois de juillet, août et septembre 1801, et revint à Paris en octobre, au moment de la signature des préliminaires de paix avec l'Angleterre (traité d'Amiens).

Ni Bonaparte ni Joséphine n'avaient abandonné leurs projets de mariage pour Louis et Hortense. Louis plaisantait parfois de ce projet dont il regardait l'exécution comme impossible, cependant la persistance de son frère et de sa belle-sœur finit par l'emporter. Un soir, pendant un bal à la Malmaison, il donna son consentement et le jour de la cérémonie nuptiale fut fixé au 4 janvier 1802. Le contrat, le mariage civil, le mariage religieux furent hâtés. Tout s'accomplit, mais sous les plus tristes auspices, tant était grand et réel le pressentiment secret des deux époux des malheurs qui devaient découler pour eux d'une union presque forcée et mal assortie. Louis avait 24 ans; sa constitution formée de bonne heure et déjà maladive était en avance sur son esprit, sur son caractère encore plein de naïveté et de bonne foi. C'est de ce moment que date pour lui une sorte de tristesse, de découragement moral qui contribuèrent à empoisonner son existence. Du reste, nous ne pouvons mieux faire pour donner une idée exacte de cette union que de renvoyer le lecteur à ce que le roi Louis, au commencement de son ouvrage sur la Hollande, en dit lui-même.

De 1802 à 1804, Louis resta presque constamment soit à son régiment, soit aux eaux thermales. En 1804, son frère le nomma général de brigade en lui laissant le commandement du 5e de dragons.

(p. 096) Après la proclamation de l'empire (1804), Louis fut promu au grade de général de division et entra en même temps au conseil d'État, à la section de la législation. Le 2 décembre 1804 eurent lieu le sacre et le couronnement, puis le nouveau souverain pressa de tout son pouvoir les préparatifs d'une descente en Angleterre. Louis, devenu prince français, reçut le commandement de la réserve de l'armée composée de deux régiments de cavalerie et de deux divisions d'infanterie. L'empereur le fit colonel général des carabiniers. Il s'établit avec ses troupes près de Lille, et comme il se trouvait à portée des eaux de Saint-Amand, il en profita pour en faire usage, car sa santé devenait de plus en plus mauvaise. Il était presque paralysé des doigts de la main droite, et les eaux de Plombières où il avait été l'année précédente, loin de le soulager, avaient empiré sa situation. Celles de Saint-Amand ne lui réussirent pas mieux.

Quand le projet de descente fut abandonné et la campagne d'Allemagne entreprise (1805), Louis croyait devoir commander le corps de réserve en Allemagne. L'empereur préféra lui confier, en son absence, le commandement de Paris et donner la réserve à Murat devenu maréchal. Pendant toute cette glorieuse campagne et jusqu'à la fin de 1805, Louis resta chargé des importantes fonctions qu'il devait à la confiance de son frère. En même temps son frère Joseph gouvernait la France au nom de l'empereur.

Louis n'avait dans ses attributions que les affaires militaires. Avec peu de troupes, il maintint l'ordre, malgré les embarras financiers, les intrigues et l'agitation de tous les partis. Sous prétexte de la pénurie des finances, du discrédit de la banque, dans l'attente des événements et peut-être aussi poussés par quelques factieux, des rassemblements considérables se montraient chaque nuit sur divers points de la capitale. Le successeur de Murat au commandement de cette grande ville, non seulement parvint à conjurer les dangers qui pouvaient résulter de ces attroupements, mais il veilla aussi sur les côtes de l'Ouest, sur Brest, sur Anvers et sur la Hollande. Il assistait au conseil des ministres et correspondait journellement avec Napoléon. Bientôt une nouvelle occasion se présenta pour le jeune prince de déployer son activité. Les Anglo-Suédois et même les Prussiens menacèrent assez sérieusement les côtes de la Hollande et le nord de la France pour que, de la Moravie où il était allé combattre les armées austro-russes, Napoléon envoyât l'ordre à Louis de former le plus rapidement possible une armée du Nord destinée à couvrir les chantiers (p. 097) d'Anvers et la Hollande. Le conseil des ministres trouvait de grandes difficultés à l'exécution des volontés impériales, Louis les leva toutes. Il agit avec tant de zèle et d'intelligence, qu'un mois, jour pour jour, après le décret de Napoléon, il put écrire de Nimègue au vainqueur d'Austerlitz que l'armée du Nord, complètement organisée sous son commandement, était prête à tout. Cette armée se composait des deux divisions Laval et Lorge à Juliers (sur le Rhin) et de deux autres divisions, en position à Nimègue. Toutes ces troupes étaient sur les frontières de la Hollande et de la Westphalie, elles couvraient le Rhin, la Hollande, Anvers et pouvaient faire face sur tous les points à l'ennemi, de quelque côté qu'il voulût se présenter. En moins d'un mois, les places du Brabant furent mises en état de défense, les Hollandais reprirent courage, et la Prusse qui, peu de jours avant, ne voyait pas un homme pour lui disputer les frontières de la France, montra une extrême surprise. La rapide formation de l'armée du Nord ne laissa pas que d'avoir une certaine influence sur les négociations avec la Prusse. Napoléon apprit avec joie que l'armée française du Nord avait effrayé cette puissance au point que M. de Haugwitz, ministre du cabinet de Berlin, commença par demander que l'ordre fût donné aux troupes de Louis, alors sur les frontières du duché de Berg, de s'arrêter. L'empereur témoigna à son frère sa satisfaction, non seulement dans ses lettres particulières, mais encore dans un des bulletins de la grande armée. À la nouvelle de la victoire d'Austerlitz et de la paix, Louis renvoya à Paris les troupes tirées de cette ville, car l'empereur avait paru mécontent de ce qu'une partie de ces troupes avait été renforcer les divisions en Hollande. Le prince se rendit ensuite de sa personne à Strasbourg, au-devant de son frère qui le reçut froidement. Louis comprit plus tard d'où venait cette froideur. Napoléon, après l'avoir blâmé de ce qu'il avait distrait des troupes de Paris pour les envoyer dans le Nord, le blâma d'avoir trop vite renvoyé ces troupes en France. Enfin, il lui sut mauvais gré de son prompt départ de la Hollande. Quelques mots échappés à l'empereur, sur ses projets futurs relativement à ce pays, commencèrent à l'éclairer.

«Pourquoi l'avez-vous quitté? dit-il à Louis; on vous y voyait avec plaisir, il fallait y rester.—La paix une fois conclue, répondit celui-ci, j'ai tâché de réparer la faute que vous m'aviez reprochée dans vos lettres, en renvoyant à leur poste les troupes que j'en avais fait sortir pour l'armée du Nord. Quant à moi, à qui vous avez laissé le commandement (p. 098) militaire de la capitale en votre absence, mon devoir était de m'y trouver à votre retour, si je n'avais pas cru mieux faire en venant à votre rencontre. Je conviens, ajouta-t-il, que les bruits qui circulaient en Hollande sur moi et sur le changement du gouvernement dans ce pays ont hâté mon départ. Ces bruits ne sont pas agréables à cette nation libre et estimable, et ne me plaisent pas davantage.»

L'empereur fit comprendre alors, par sa réponse, quelque vague qu'elle fût, combien ces bruits étaient fondés. Mais Louis s'en inquiétait peu; il était persuadé qu'il trouverait aisément moyen de refuser le haut rang qu'on lui destinait, rang qu'il n'ambitionnait pas et qui faisait l'objet des vœux les plus ardents de plusieurs autres membres de sa famille.

Après le traité de paix, l'empereur se rendit de Strasbourg à Paris; Louis l'y accompagna. On touchait au moment où Napoléon allait mettre une couronne sur le front de ce jeune homme dénué de toute ambition, d'un caractère déjà naturellement porté à la tristesse, et que son union mal assortie rendait plus taciturne encore. Aux tracas intérieurs, allaient se joindre pour lui les soucis d'une royauté dont il ne sut pas mieux se défendre que de son mariage.

Nous devons dire ici quelques mots des négociations relatives à l'érection de la Hollande en royaume en faveur de Louis Bonaparte.

Après Austerlitz et la signature du traité de Presbourg, Napoléon, voulant assurer son système du blocus continental, songea à ériger en royaume la république batave. Des négociations sérieuses furent entamées entre le gouvernement impérial, représenté à La Haye par le général comte Dupont-Chaumont et le grand-pensionnaire Schimmelpenninck. Lorsque Napoléon crut les négociations assez avancées, et eut la certitude que le chef de la république batave était dans ses intérêts, il le fit engager (lettre du commencement de janvier 1806) à envoyer à Paris une députation chargée de s'entendre avec le gouvernement français sur les moyens à prendre pour introduire plus de stabilité dans les affaires de Hollande. Le 11 février 1806, Schimmelpenninck écrivit à M. de Talleyrand, notre ministre des relations extérieures, pour l'assurer de sa volonté de se prêter à toutes les vues de l'empereur, relativement à l'affermissement de l'union de la France et de la Hollande. Quelques jours plus tard, le 27 du mois de février, et lorsqu'il crut l'effet de sa lettre du 11 produit, le grand-pensionnaire demanda par (p. 099) une note confidentielle un accroissement de territoire pour la Hollande, du côté de la Prusse, accroissement promis, disait-il, et toujours ajourné. La Hollande désirait le pays situé entre l'Ems et le Wéser (l'Ost-Frise, la principauté de Jever, le bas évêché de Munster, le comté d'Oldenbourg, le comté de Bentheim, Steinvord, le haut évêché de Munster, etc.), pour reculer les frontières bataves jusqu'à l'embouchure du Wéser. Dans cette note toute confidentielle et adressée à M. de Talleyrand, il est fait appel à la générosité de l'empereur, pour lequel le dévouement du pays sera inaltérable.—Le 29 mars, le gouvernement français fut prévenu que l'amiral Verhuell, de retour à La Haye de sa mission à Paris, avait eu des conférences avec le grand-pensionnaire, à la suite desquelles la convocation des États avait été décidée pour le 1er avril. Le 31 mars, Verhuell écrivit à Talleyrand que l'impression produite sur le grand-pensionnaire, relativement aux intentions de l'empereur, avait été vive; qu'il ne pouvait résoudre seul la question déclarée invariable par Napoléon; que le prince Louis et sa femme seraient bien reçus en Hollande, et que les notables n'hésiteraient pas à se ranger autour d'eux. Bientôt, les intentions de l'empereur sur la Hollande commençant à être devinées, des brochures contre la domination de l'étranger furent publiées dans ce pays. Napoléon devint furieux[57]. Le 15 avril, le général Dupont prévint que les États allaient envoyer à Paris une commission en tête de laquelle seraient Verhuell, Goguel, Van Styrum, Six et Porentzel. En effet, la députation arriva à Paris le 25 avril. Verhuell se hâta de voir Talleyrand avant la réception de la députation. L'empereur apprit alors qu'une assez violente opposition au gouvernement monarchique se laissait entrevoir à La Haye; qu'une adresse se signait à Harlem, demandant, au nom des précédents du pays et de l'honneur national, le maintien de la république. Cela n'empêcha pas la commission de rédiger deux adresses à Napoléon pour lui demander d'accorder à la Hollande son frère Louis comme chef suprême de la république batave, roi de Hollande. Un traité fut alors conclu (le 24 mai à Paris, et ratifié le 28 à La Haye) pour l'adoption du gouvernement monarchique. Le grand-pensionnaire refusa de ratifier le traité, mais il promit de rester simple particulier (p. 100) à La Haye et d'y vivre tranquille. Il est juste d'ajouter que l'avènement du roi Louis et de la reine Hortense au trône de Hollande fut assez bien accueilli dans tout le pays. Un seul cas d'opposition se présenta. M. Serrurier, ministre français, qui avait remplacé momentanément à La Haye le général Dupont en congé, rendit compte de ce fait, dans une lettre du 14 août, à Talleyrand. Une tentative de révolte eut lieu parmi les matelots de l'un des bâtiments de la flotte, à l'occasion de la prestation de serment au roi. Le marin qui portait la parole au nom de ses camarades fut tué sur place, d'un coup de pistolet, par l'amiral De Winter. Tout rentra à l'instant dans l'ordre, et le serment fut prêté sans résistance.

La royauté fut établie en Hollande, et fondée sur des lois constitutionnelles. Le prince Louis ne fut pas consulté. Il apprit par des rumeurs sans authenticité qu'il était fortement question de lui pour cette nouvelle couronne. Les membres de la députation vinrent enfin le trouver (le 5 juin, après la déclaration faite par l'empereur au Sénat), ils l'informèrent de tout, en l'assurant que la nation serait heureuse de le voir à sa tête. Louis, fort peu désireux de s'expatrier, dépourvu d'ambition, refusa, donnant pour prétexte les droits de l'ancien Stathouder. La députation revint bientôt à la charge, en lui annonçant la mort du Stathouder. «Le prince héréditaire, lui dit-elle, a reçu Fulde en indemnité; vous n'avez donc plus d'objection raisonnable; nous venons, appuyés du suffrage des neuf dixièmes de la nation, vous prier de lier votre sort au nôtre, et de nous empêcher de tomber en d'autres mains.» Napoléon fut plus explicite, il fit entendre à son frère qu'il avait accepté pour lui et que s'il ne l'avait pas consulté, c'est qu'un sujet ne pouvait refuser d'obéir. Le prince réfléchit alors que s'il persévérait dans son refus, il lui arriverait sans doute ce qui était arrivé à Joseph qui, après avoir rejeté l'offre de l'Italie, se trouvait à Naples. Il résolut toutefois de faire une nouvelle tentative et il écrivit à Napoléon que s'il était nécessaire que ses frères s'éloignassent de la France, il lui demandait le gouvernement de Gênes ou du Piémont. Napoléon refusa. Quelques jours après, le prince de Talleyrand, ministre des relations extérieures, vint lire, à Saint-Cloud, à Louis et à Hortense, le traité avec la Hollande et la constitution de ce pays. Le prince eut beau dire qu'il ne pouvait juger sur une simple lecture un projet de cette importance, qu'étranger aux discussions et au travail qui avaient eu lieu, il ignorait si on ne lui faisait pas promettre plus qu'il ne lui serait possible de tenir, (p. 101) il fallut accepter. Louis avait été nommé grand-connétable de France, l'empereur décida que cette dignité lui serait conservée. Louis voulut tirer prétexte de sa santé, du climat de la Hollande, Napoléon répondit qu'il valait mieux mourir sur un trône que vivre prince français. Il n'y avait plus qu'à obéir, c'est ce qu'il fit en assurant qu'il se dévouerait à son nouveau pays avec zèle et qu'il chercherait à justifier, dans l'esprit de la nation, la bonne opinion que l'empereur avait sans doute donnée de lui. Le 5 juin avait été fixé pour la proclamation du nouveau roi. Après un discours de l'amiral Verhuell et une réplique de Napoléon, ce dernier, s'adressant à son frère, lui dit: «Vous, prince, régnez sur ces peuples.... Qu'ils vous doivent des rois qui protègent ses libertés, ses lois, sa religion; mais ne cessez jamais d'être Français. La dignité de connétable de l'empire sera conservée par vous et vos descendants; elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir envers moi, et l'importance que j'attache à la garde des places fortes qui garnissent le nord de mes états et que je vous confie.» Louis répliqua, et dans son discours on put remarquer cette phrase: «Je faisais consister mon bonheur à admirer de plus près toutes les qualités qui vous rendent si cher à ceux qui, comme moi, ont été si souvent témoins de la puissance et du génie de Votre Majesté. Elle permettra donc que j'éprouve des regrets en m'éloignant d'elle, mais ma vie et ma volonté lui appartiennent. J'irai régner en Hollande, puisque ces peuples le désirent et que Votre Majesté l'ordonne.» Dans son message au sénat, à propos du royaume de Hollande, Napoléon termine en disant: «Le prince Louis, n'étant animé d'aucune ambition personnelle, nous a donné une preuve de l'amour qu'il a pour nous, et de son estime pour les peuples de la Hollande, en acceptant un trône qui lui impose de si grandes obligations.»

On voit par ce qui précède que le nouveau souverain avait fait pour refuser la couronne tout ce qu'il était humainement possible; que loin de désirer la haute position qui lui était offerte, il la redoutait; qu'en un mot, il sacrifiait à la politique de son frère sa liberté, son indépendance, ce qui lui restait de bonheur sur la terre. Toutefois, dès qu'il eut accepté, son intention bien arrêtée fut de se consacrer entièrement à sa nouvelle patrie, et de régner pour la Hollande seule; de là vinrent les tiraillements, puis bientôt après les discussions et enfin les rapports quasi-hostiles qui ne tardèrent pas à s'établir entre les deux frères, entre les deux souverains, et qui aboutirent (p. 102) finalement à l'abdication de Louis et à la réunion de la Hollande à la France.

En plaçant sur la tête de Louis la couronne de Hollande, Napoléon entendait faire de lui un roi-préfet; en acceptant cette couronne, Louis voulait être un roi-souverain. La politique de l'empereur jeta toujours du froid entre lui et ceux des membres de sa famille qu'il mit sur les trônes. Cela ne pouvait être autrement. Selon qu'on se place à un point de vue différent, on voit les mêmes choses sous un aspect qui n'est pas le même. Napoléon partait de ce principe, que tout souverain par sa grâce à lui, l'empereur des Français, devenait par le fait même, non seulement son obligé comme homme, comme roi, mais encore qu'il devait contraindre les peuples dont il lui donnait le gouvernement à tout sacrifier à la politique française, même les intérêts les plus chers. C'était partir d'un principe injuste et inapplicable dans la pratique. En supposant qu'un roi sur le trône consente à n'être qu'un préfet couronné, ses peuples n'ayant pas les mêmes motifs pour suivre le sillon tracé par un état voisin, pourront vouloir s'en écarter. De là doit résulter forcément des levains de discorde, soit entre le souverain protecteur et le souverain protégé, soit entre le souverain protégé et les sujets. Voilà pourquoi, à partir du jour où il se mit à fabriquer des rois de famille, Napoléon fut toujours en discussion avec les siens. Un seul des princes qu'il éleva près de lui suivit aveuglément sa politique, le prince Eugène; pourquoi? La raison en est bien simple, c'est qu'Eugène n'était que vice-roi et non roi d'Italie. Le jour où il eût gouverné en son nom, Eugène, malgré son affection profonde, son respect sans bornes pour son père adoptif, n'eût probablement pas consenti à tout ce que voulait l'empereur. Eugène, en restant vice-roi d'un état dont la couronne était sur la tête de Napoléon, remplissait son devoir, sans éprouver aucune répugnance à agir comme il le faisait. Murat à Naples, Joseph en Espagne, Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie, n'étaient pas dans la même position. Rois-préfets, ils perdaient leur prestige aux yeux de leurs sujets; rois-souverains, prenant les intérêts de leurs peuples, ils contrariaient souvent les vues de celui qui les avait mis sur le trône, ils excitaient son ressentiment, se faisaient accuser par lui d'ingratitude; puis, comme malgré son affection pour les siens Napoléon n'était pas homme à abandonner, pour quelque considération que ce pût être, ses gigantesques projets, il cherchait bientôt à briser ceux qu'il avait élevés. De là ces lettres acerbes entre lui et ses frères, (p. 103) ces reproches continuels, ces refus de sa part d'accéder à leurs demandes, quelquefois fort justes, et de remplir même les engagements qu'il avait contractés à leur égard. Joseph, en Espagne, avait beau être roi par la grâce de son frère, pouvait-il abandonner les intérêts de l'État dont on lui confiait les rênes, jusqu'à accueillir, comme le voulait l'empereur, la ruine financière d'abord, le démembrement de ses États ensuite? Louis, roi malgré lui de la Hollande, pouvait-il voir sans chagrin le dépérissement du pays dont il avait juré de maintenir les droits, parce qu'il entrait dans le système de la France de sacrifier tous les intérêts commerciaux pour réduire l'Angleterre?

Avec son accession au trône de Hollande, se termine la première partie de l'existence de Louis Bonaparte, période heureuse si on la compare à celles qui la suivirent.

II.
Juin 1806-1808.

Le roi et la reine quittèrent Paris dans les premiers jours de juin 1806, et arrivèrent dans leurs États le 18. Ils descendirent d'abord à la maison royale, dite du Bois, à une lieue de La Haye, où ils reçurent les députations et les accueillirent avec la plus extrême affabilité. Le 23 juin eut lieu l'entrée solennelle des deux souverains à La Haye. Le roi crut devoir ne s'environner que de troupes nationales; il congédia, après l'avoir très bien traité, un corps français mis à sa disposition par l'empereur. Ce dernier en fut choqué, mais les Hollandais surent beaucoup de gré à Louis de sa conduite à cette occasion. Bientôt, malgré tout ce que purent faire le roi et la reine, une certaine jalousie se fit sentir à leur nouvelle cour entre les Français et les Hollandais admis auprès d'eux. La nation, de son côté, tout en reconnaissant la supériorité de l'administration française que l'on commençait à introduire en Hollande, se prit à regretter ses vieilles pratiques. Il y eut des bals, des concerts, des fêtes que la reine Hortense, femme des plus aimables et des plus gracieuses, embellissait par la bienveillance avec laquelle elle recevait indistinctement tout le monde. Le roi, qui ne pouvait pas se dissimuler la division existant déjà entre les Hollandais et les Français, semblait accueillir les premiers plus volontiers que les seconds; les (p. 104) seconds au contraire paraissaient plus agréables à la reine. En montant sur le trône, Louis prit très au sérieux ses nouveaux devoirs envers la Hollande, mais il ne tarda pas à comprendre combien il lui serait difficile de concilier les intérêts de la nation avec ce que l'empereur attendait de lui. Ce fut sans doute parce qu'il était résolu à tout sacrifier à sa nouvelle patrie qu'il avait désiré renoncer au titre de connétable. Napoléon, qui le devina, l'avait contraint, comme on l'a vu, à conserver cette haute dignité militaire. Pour juger les actes du roi Louis, il ne faut pas oublier cette position mixte et fausse dans laquelle il se trouva pendant tout le temps de son règne. On a vu Louis refusant la couronne, on l'a vu l'acceptant malgré lui, on va le voir maintenant désireux d'user d'un pouvoir indépendant, résister à Napoléon et essayer un instant de lutter. Il voulait franchement le bien de ses sujets, cette pensée l'occupait constamment, mais ce qu'il voulait faire pour atteindre ce but n'entrait nullement dans les desseins de l'empereur et presque toutes les mesures du roi étaient précisément une sorte d'opposition, de protestation contre le système continental, par lequel Napoléon voulait contraindre l'Angleterre de céder à ses volontés.

Louis s'entoura d'hommes de mérite et qu'il prit exclusivement parmi les Hollandais. Il commença par faire subir quelques changements à divers points secondaires de la constitution qu'il avait adoptée, puis il se mit à étudier la situation des affaires. Cette étude lui révéla le déplorable état du trésor et de l'administration des digues, l'incohérence des lois judiciaires, la faiblesse de l'armée. Seule, la marine était dans d'assez bonnes conditions. Elle avait deux flottilles, l'une pour la garde des côtes et des ports, l'autre en station à Boulogne-sur-Mer. Le Helder, Amsterdam, Rotterdam possédaient de beaux vaisseaux et de bons officiers pour les commander. L'exercice des cultes était libre, mais l'État salariait les ministres de la religion dominante (la religion réformée) et laissait l'église catholique dans le plus profond dénuement. Ceux qui la professaient n'étaient admis dans aucun emploi public; les juifs étaient rebutés, méprisés. Le commerce languissait, les manufactures ne marchaient pas. Les universités étaient dans un état assez satisfaisant. Tel était l'état moral et matériel de la Hollande à cette époque. Le nouveau souverain ne perdit pas un instant pour porter remède au mal, autant que cela était en son pouvoir. Afin d'alléger les finances, il sollicita de l'empereur le renvoi des troupes françaises et la diminution des (p. 105) armements maritimes, écrivant qu'il abdiquerait si la France ne s'acquittait pas vis-à-vis de la Hollande, et si les troupes de Napoléon restaient plus longtemps à la solde de son royaume. L'empereur mécontent accéda néanmoins aux vœux de son frère, moins peut-être pour lui être agréable que pour augmenter ses forces en Allemagne. On touchait à la guerre avec la Prusse. Louis sentit la nécessité d'organiser son armée pour pouvoir, à toute éventualité, se suffire à lui-même. Bientôt la guerre étant déclarée à la cour de Berlin, il forma deux corps de 15,000 hommes, le premier dont il se réserva le commandement et qu'il dirigea sur Wesel (fin de septembre 1806), le second aux ordres du général Michaud et qui fut placé au camp de Zeist. Il reçut alors de l'empereur, par M. de Turenne, des dépêches dans lesquelles son frère mettait à découvert ses vastes conceptions pour la campagne contre la Prusse. Napoléon lui disait entre autres choses:

«Vous ferez une diversion utile à Wesel, où je vous prie de réunir votre armée grossie de troupes françaises. Cette armée portera le nom d'armée du Nord. Vous ferez en sorte qu'on la croie beaucoup plus forte qu'elle ne l'est. Si les Prussiens se jettent vers la Hollande et prennent le change, ils sont perdus; s'ils ne le font pas, ils le sont encore. Tandis qu'ils croient que j'établis ma ligne d'opération parallèlement à eux et au Rhin, j'ai déjà calculé que peu d'heures après la déclaration, ils ne peuvent m'empêcher de déborder leur gauche et de porter sur elle plus de forces qu'ils ne pourront en opposer, et qu'il n'est nécessaire pour sa destruction. La ligne rompue, tous les efforts qu'ils feront pour secourir leur gauche tourneront contre eux; séparés, coupés dans leur marche, ils tomberont successivement dans mes lignes. Les résultats sont incalculables. Peut-être serai-je à Berlin avant six semaines. Mon armée est plus forte que celle des Prussiens, et quand même ils me battraient d'abord, aussitôt après ils me trouveront sur leur centre avec 100,000 hommes de troupes fraîches poursuivant mon plan, etc., etc.»

Tout en admirant l'habile stratégie du grand capitaine, Louis reçut avec désespoir l'ordre d'amalgamer l'armée hollandaise avec l'armée française. Chaque régiment dut être embrigadé avec un régiment français, sous les ordres d'un général français; l'artillerie hollandaise, quoique agissant en dehors de l'artillerie française, reçut un commandant français; enfin Mortier, à la tête du 8e corps stationné à Mayence, fut chargé d'une expédition contre l'électeur de Cassel, avec lequel Louis vivait en très bonne intelligence, et le maréchal eut, pour le soutenir, des troupes de Hollande à portée de ses principales (p. 106) forces. Quoi qu'il en soit, le roi fit encore ce que désirait Napoléon; il opéra l'amalgame, laissa au camp de Zeist le général Dumonceau, nommé commandant des troupes stationnées dans le pays, et lui-même, avec le général Michaud, rejoignit l'armée française à la tête du corps directement sous ses ordres. Ce corps hollandais prit position à Wesel. Le 15 octobre, le roi se porta en Westphalie avec 20,000 hommes, 3,000 chevaux et 40 pièces attelées. Son armée avait pris le nom d'armée du Nord. Elle occupa Munster, Osnabruck, Paderborn, tandis que la division Daendels envahissait l'Ost-Frise. Au moment où les Hollandais allaient attaquer Hammeln et Nienbourg, le maréchal Mortier leur demanda de le soutenir. Le roi marcha en personne sur la Hesse, ajournant ses opérations contre les deux places fortes citées plus haut. Le 1er novembre, il était près de Cassel, lorsqu'il fut joint par un écuyer de l'électeur que le roi Louis aimait et dont il envahissait à regret le territoire. Le roi fit donner à l'électeur le conseil de rester neutre, mais Mortier était déjà à Cassel et l'électeur n'eut d'autre parti à adopter que la fuite. Louis vit le maréchal et fut stupéfait d'apprendre de sa bouche qu'il avait ordre de mettre sous son commandement tous les corps hollandais. Choqué, il revint immédiatement avec ses troupes en Hollande, envoyant un aide de camp à Berlin, à son frère, pour se plaindre et lui dire que tout allant bien, et les Hollandais n'étant plus nécessaires, il les ramenait dans leur pays. À la suite de plusieurs longues conversations qu'il eut avec le général Dupont-Chaumont, ministre de France auprès du gouvernement hollandais, il comprit que l'empereur ne considérait pas les affaires de ce pays comme terminées, et que pour lui il devait se considérer à l'armée comme un prince français.

À dater de ce moment, le système de l'empereur relativement à la Hollande commença à ne plus être un mystère pour Louis. Du moins le roi crut entrevoir que l'intention de son frère était d'amener, à force de rigueurs, ce malheureux pays à regarder comme un bienfait sa réunion à la France. Dès qu'il crut reconnaître chez Napoléon ce projet funeste à son royaume, il prit la résolution de ne plus agir qu'en souverain et dans toute la plénitude des devoirs que lui imposait ce titre.

«Ne pouvant ni ne voulant, disait-il, tenir tête à la France, à force ouverte, il faut au moins que le public connaisse la vérité, qu'il soit convaincu que si j'ai pu être trompé, rien ne pourra me (p. 107) détacher d'un pays devenu le mien, auquel me lient les devoirs et les serments les plus sacrés.»

On conçoit que de pareilles paroles rapportées à Napoléon ne pouvaient adoucir le tout-puissant empereur à l'égard de son frère et de la Hollande. Se croyant, à tort ou à raison, éclairé sur les projets ultérieurs de son frère, se montant peut-être aussi la tête, et attribuant à l'empereur des desseins non encore bien arrêtés dans la pensée de Napoléon, desseins sur lesquels il est possible qu'une sorte de soumission l'eût fait revenir, Louis, de retour à La Haye, ne voulant pas envoyer ses troupes en Prusse et voulant les occuper près de ses États, fit bloquer les places de Hammeln et de Nienbourg sans les faire attaquer. Le général Daendels occupa Rinteln sur le Weser, entre Hammeln et Nienbourg. Le roi apprit alors que Blücher avait été battu à Lubeck. Ne pouvant se faire à l'idée d'être considéré à la grande armée comme un simple officier général, il renvoya à Mortier toutes les troupes françaises qui se trouvaient amalgamées avec les troupes hollandaises, puis il fit venir le général Dumonceau, auquel il confia le commandement général, le chargea du blocus et écrivit à son frère qu'il était obligé de retourner lui-même en Hollande et ne pouvait se rendre ni en Hanovre, ni à Hambourg comme l'empereur le voulait. Peu de jours après, les places de Hammeln et Nienbourg se rendirent. Les Hollandais furent heureux de revoir leur souverain. D'abord ils aimaient déjà réellement ce prince, ensuite ce que redoutait avant tout la population de ce pays, c'était un gouvernement militaire et un roi aimant à faire la guerre.

La Hollande respirait à peine, qu'un nouveau malheur vint la frapper, on apprit le fameux décret de Berlin et les mesures prises par Napoléon pour le blocus continental. C'était non seulement la mort d'un pays qui ne vivait que par le commerce, mais ce devait être encore une cause de perpétuelle dissension entre ce royaume et l'empire français. Louis en fut atterré. Il comprit que ce système poussé à l'extrême ruinerait peut-être par la suite l'Angleterre, mais qu'à coup sûr il ruinerait auparavant la Hollande et les États commerçants. Il chercha à éluder les dispositions les plus rigides du décret. Malgré ses efforts et sa prudence, il ne put réussir à donner le change à l'empereur. Ce dernier était trop bien instruit par ses agents de ce qui se passait chez ses voisins pour ignorer la vérité. Furieux, il éleva la voix plus despotiquement. Le roi dut se résigner à faire paraître le 15 décembre 1806 un décret réglant dans ses États le (p. 108) blocus continental. L'empereur néanmoins ne se montra pas satisfait. Il avait une méfiance telle à l'égard de la Hollande qu'il fut sur le point d'ordonner des visites domiciliaires dans ce pays. Ses agents lui persuadaient que des relations commerciales existaient toujours entre l'Angleterre et la Hollande, et de fait ces rapports, peut-être exagérés, étaient cependant basés sur un fonds de vérité.

Malgré tous les ennuis qui accablaient son âme, Louis ne perdait pas de vue les institutions pouvant être utiles à son nouveau pays. Il fit rédiger un code civil et un code criminel, il compléta le système des contributions, système établissant une égalité parfaite entre tous les habitants. Il fit paraître de sages réformes sur les corporations et sur les maîtrises. Il voulut ensuite instituer comme en France de grands officiers du royaume, des maréchaux, des colonels généraux, et enfin il proposa au corps législatif une loi portant création de deux ordres de chevalerie, l'ordre de l'Union et celui du Mérite. L'institution des grands officiers déplut à l'empereur.

Au mois de janvier 1807 une triste circonstance permit à Louis de montrer ses sentiments d'humanité. Leyde éprouva un épouvantable désastre. Un bateau chargé de poudre fit explosion au milieu de la ville. Il s'y rendit aussitôt, prodigua les secours, les consolations, dispensa les habitants de toute contribution pendant dix ans, fit la remise aux débiteurs des arrérages des impôts non acquittés. En un mot, sa conduite lui gagna tous les cours, à tel point que la Société philanthropique de Paris lui adressa l'expression de sa vive admiration pour sa bienfaisance, et le pria de permettre que la Société offrit à la ville de Leyde les secours dont elle pouvait disposer[58]. La France avait exigé beaucoup de sacrifices de la Hollande, de telle sorte que bien malgré lui le roi fut obligé d'avoir recours à de nouveaux impôts. L'esprit national fut froissé, car pour établir les impôts, il fallait nécessairement contrarier d'anciens usages, et la nation hollandaise est une de celles qui tient le plus aux coutumes, aux mœurs, aux habitudes qui lui ont été transmises par ses pères. Louis fut très peiné d'être forcé d'agir ainsi, mais les circonstances étaient trop impérieuses pour qu'il lui fût permis de tergiverser. Il fit ensuite établir un nouveau cadastre et créa une direction des beaux-arts, (p. 109) à la tête de laquelle fut placé le savant Halmon. Les mesures vexatoires et blessantes pour l'amour-propre du roi, prises à son égard par Napoléon pendant la campagne de Prusse; les effets désastreux pour la Hollande du blocus continental, les lettres acerbes de l'empereur aigrirent à tel point les relations entre les deux souverains, que Louis en vint à être convaincu que même avant de mettre la couronne de Hollande sur sa tête, son frère avait eu le projet de démembrer ce pays et de le réunir à la France. Louis le répète à chaque page dans l'ouvrage qu'il publia plus tard sur la Hollande, ouvrage qui choqua Napoléon à Sainte-Hélène. Il est permis de douter que cette pensée ait réellement existé dès 1806 dans l'esprit de Napoléon, mais ce qu'il y a de positif, c'est que le roi Louis le crut et ne mit plus de bornes à sa résistance aux volontés du gouvernement impérial. Avec un homme aussi absolu que l'empereur, c'était une lutte dangereuse. La Hollande envoya néanmoins une députation au château de Finkenstein. Napoléon l'accueillit assez bien, mais se plaignit de son frère, et le prince de Talleyrand, en recevant les députés à Berlin, leur dit: «Votre roi veut donc favoriser absolument les Anglais?»

Tant que Louis fut à l'armée, la reine Hortense resta auprès de l'impératrice, sa mère, à Mayence; elle revint au commencement de 1807 avec ses deux enfants auprès de son mari. On fut heureux de la revoir, car son affabilité lui avait gagné tous les cœurs. Elle ne tarda pas à éprouver un malheur qui lui causa ainsi qu'au roi le plus violent chagrin. Après un voyage fait par ce dernier dans ses États, ils perdirent leur fils, le prince royal, qui leur fut enlevé en quelques jours par le croup, le 5 de mai. La douleur de Louis et d'Hortense fut affreuse et tellement profonde que l'empereur les en blâma. La reine, ne pouvant supporter la vue de ce qui lui rappelait son enfant, partit pour les Pyrénées. Le roi se hâla de pourvoir aux affaires les plus importantes, telles que le complètement de l'armée, la préparation des projets de lois à présenter à la session législative, et surtout les besoins du trésor; puis il rejoignit sa femme. Louis, en fuyant les lieux qui lui retraçaient l'image toujours présente à ses yeux de son fils, avait en outre deux motifs pour s'éloigner momentanément de la Hollande: rétablir sa santé que le climat empirait visiblement; se soustraire au spectacle de la détresse causée dans le pays par le blocus continental. Ne pouvant empêcher les souffrances de son peuple, il voulait n'en pas être le témoin. Le 30 mai 1807, il (p. 110) se rendit dans les Pyrénées en passant par Paris. Les Hollandais, malgré la juste douleur du roi et le besoin qu'il pouvait avoir de prendre les eaux, s'étonnèrent de le voir s'éloigner de ses États dans un moment aussi critique. En effet, ce fut précisément pendant son absence que fut signé le traité de Tilsitt, après la victoire de Friedland, et à la suite d'une campagne dans laquelle les troupes hollandaises s'étaient fort distinguées.

Après Tilsitt, Napoléon revint en France, Louis en fut informé aux eaux, il se hâta de quitter les Pyrénées. À son passage à Paris, il vit l'empereur qui lui dit en riant qu'il ne devait pas être étonné si on lui rendait compte de l'entrée sur le territoire de Hollande de douaniers et de gendarmes français chargés de punir les contrebandiers. «Au reste, ajouta-t-il, cela sera fait à cette heure.»

Le roi n'en entendit pas davantage, et prenant vivement à cœur ce dont il venait d'être instruit, il partit pour ses États et voyagea sans s'arrêter jusqu'à Anvers. Là il eut des détails sur ce qui avait été fait. Des gendarmes déguisés s'étaient introduits dans les places de Berg-op-Zoom, de Breda, de Bois-le-Duc, et y avaient fait des arrestations. L'indignation de Louis fut à son comble, il destitua le général Paravicini de Capeln, gouverneur de Berg-op-Zoom, le président de Breda, et sollicita, mais en vain, l'élargissement des prisonniers conduits en France.

Le 23 septembre 1807, il revint à La Haye[59]. La reine ne l'y accompagna pas. Soit qu'il ne pût lui-même habiter une ville où il avait perdu son fils, soit pour un tout autre motif, cette ancienne résidence des stathouders lui déplut, il transporta le siège du gouvernement à Utrecht. Il s'y rendit au mois d'octobre et s'y installa fort mal, lui et sa cour, malgré tous les travaux qu'il fit faire. Louis semblait poursuivi par le malheur, il portait partout un visage triste que ne pouvaient parvenir à égayer ni les acteurs français venus de (p. 111) Paris, ni les bals et les réunions qui se succédaient autour de lui.

D'ailleurs, l'absence de la reine frappait toutes les fêtes d'une sorte de langueur. On se souvenait combien à La Haye sa spirituelle vivacité savait animer les cercles où elle brillait par le charme de sa jeunesse et de sa bonté. Le 11 novembre Louis obtint, après beaucoup d'instances, un traité entre la France et la Hollande; mais ce traité, signé à Fontainebleau et en vertu duquel la Hollande cédait Flessingue, parut tellement onéreux au roi, qu'il eut de la peine à se décider à le ratifier. Il ne le fit que dans l'espérance de conjurer de plus grands malheurs et d'éviter de plus grands sacrifices. L'année 1807 s'acheva péniblement et tristement pour ce malheureux prince, qui cherchait en vain dans les beaux-arts une distraction à ses chagrins. Des modifications eurent lieu dans son ministère. L'amiral Verhuell, qui portait le titre de maréchal, quitta le portefeuille de la marine pour l'ambassade de Saint-Pétersbourg. Le roi le trouvait trop dévoué aux intérêts de la France et pas assez à ceux de la Hollande. Le ministre de la guerre Hogendorp fut envoyé à Vienne, et M. Van-Maanen, procureur du roi à La Haye, prit le ministère de la police. L'amiral Verhuell n'alla pas en Russie, l'empereur le réclama comme ambassadeur en France. Le gouvernement français envoya comme ambassadeur en Hollande M. de la Rochefoucauld qui, au dire du roi Louis, avait la mission de préparer la réunion de la Hollande à l'empire.

La paix de Tilsitt fut loin d'apporter quelques adoucissements aux rigueurs du blocus continental. Le système gigantesque de Napoléon pour abattre l'Angleterre et l'amener à merci prit un développement plus considérable encore. Jusqu'alors la France et les États qui dépendaient en quelque sorte de cette puissance étaient seuls contraints à observer les mesures rigoureuses du blocus. Après Tilsitt, l'Europe entière dut s'y soumettre. La Prusse y fut contrainte et remplit ses engagements avec la plus grande énergie. Le Danemark l'adopta avec joie, espérant venger le bombardement de Copenhague. La Hollande exécuta aussi par force les mesures ordonnées, mais de mauvaise grâce, parce que cela ruinait son commerce et que son commerce c'était son existence. L'empereur ne pouvait pardonner au roi et au pays leur répulsion pour son vaste plan rendu plus rigoureux encore par le décret daté de Milan le 17 décembre. La conduite récente des Anglais envers le Danemark, les instances de la France avaient aussi déterminé la Russie à se déclarer, en sorte que le tableau (p. 112) de l'Europe à cette époque était des plus singuliers. Les puissances continentales d'un côté, l'Angleterre de l'autre, s'acharnaient à porter la ruine et la désolation dans le monde entier.

Au commencement de 1808, l'empereur Napoléon en était venu au point de déclarer coupable de haute trahison tout fonctionnaire qui favoriserait les contraventions au décret du blocus. Les 18 et 23 janvier, Louis, cédant aux injonctions de son frère, prit encore de nouvelles dispositions plus rigides. Peu de temps après l'arrivée en Hollande de M. de Larochefoucauld, qui vint remplacer Dupont-Chaumont, le bruit se répandit de la cession du Brabant et de la Zélande en échange des villes anséatiques. Offensé de cette nouvelle, que la diplomatie française semblait prendre plaisir à accréditer dans l'ombre, le roi s'en expliqua nettement avec Napoléon, qui répondit d'une manière ironique et évasive, terminant sa courte lettre par cette phrase: «Encore une fois, puisque cet arrangement ne vous convient pas, c'est une affaire finie. Il était inutile même de m'en parler, puisque le sieur de la Rochefoucauld n'a eu l'ordre que de sonder le terrain.»

Louis fût peut-être parvenu à assurer la prospérité de son royaume s'il n'eût été contrecarré dans ses projets par les vastes desseins de son frère, ou s'il eût voulu suivre aveuglément la politique du grand homme, car les mesures qu'il avait prises l'année précédente, surtout les mesures financières, avaient eu un succès inespéré. Utrecht ne devait pas être longtemps la résidence du roi. Ce prince, soit qu'il se fût vite dégoûté de ce séjour, soit qu'il pensât qu'Amsterdam, grand centre de population, remplît mieux les conditions d'une capitale, y transporta le siège du gouvernement. À cette même époque, les affaires d'Espagne avaient pris un nouvel aspect. Napoléon songeait à placer un membre de sa famille sur le trône de ce pays. Soit qu'il fût ennuyé de la lutte du roi de Hollande avec lui, soit qu'il eût l'espoir que Louis suivrait mieux la politique française à Madrid, soit qu'il fût bien aise d'avoir un prétexte pour annexer la Hollande à ses États, peut-être aussi dans le but d'arracher son frère à un climat contraire à sa santé, l'empereur lui proposa la couronne d'Espagne. Le 27 mars 1808 il lui écrivit:

«Mon frère, le roi d'Espagne vient d'abdiquer. Le prince de la Paix a été mis en prison. Un commencement d'insurrection a éclaté à Madrid. Dans cette circonstance, mes troupes étaient éloignées de 40 lieues de Madrid; le grand-duc de Berg a dû y entrer le 23 avec 40,000 hommes. (p. 113) Jusqu'à cette heure le peuple m'appelle à grands cris. Certain que je n'aurai de paix solide avec l'Angleterre qu'en donnant un grand mouvement au continent, j'ai résolu de mettre un prince français sur le trône d'Espagne. Le climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs la Hollande ne saurait sortir de ses ruines. Dans le tourbillon du monde, que la paix ait lieu ou non, il n'y a pas de moyen pour qu'elle se soutienne. Dans cette situation des choses, je pense à vous pour le trône d'Espagne. Vous serez souverain d'une nation généreuse, de 11 millions d'hommes et de colonies importantes. Avec de l'économie et de l'activité, l'Espagne peut avoir 60,000 hommes sous les armes et 50 vaisseaux dans ses ports. Répondez-moi catégoriquement quelle est votre opinion sur ce projet. Vous sentez que ceci n'est encore qu'un projet, et que, quoique j'aie 100,000 hommes en Espagne, il est possible, par les circonstances qui peuvent survenir, ou que je marche directement et que tout soit fait dans quinze jours, ou que je marche plus lentement et que cela soit le secret de plusieurs mois d'opérations. Répondez-moi catégoriquement: Si je vous nomme roi d'Espagne, l'agréez-vous? puis-je compter sur vous? Comme il serait possible que votre courrier ne me trouvât plus à Paris, et qu'alors il faudrait qu'il traversât l'Espagne au milieu des chances que l'on ne peut prévoir, répondez-moi seulement ces deux mots: J'ai reçu votre lettre de tel jour, je réponds oui, et alors je compterai que vous ferez ce que je voudrai; ou bien non, ce qui voudra dire que vous n'agréez pas ma proposition. Vous pourrez ensuite écrire une lettre où vous développerez vos idées en détail sur ce que vous voulez, et vous l'adresserez sous l'enveloppe de votre femme à Paris. Si j'y suis, elle me la remettra, sinon elle vous la renverra.

«Ne mettez personne dans votre confidence et ne parlez, je vous prie, à qui que ce soit de l'objet de cette lettre; car il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue d'y avoir pensé, etc., etc.[60]»

Le roi refusa, indigné de ce qu'il considérait comme une spoliation envers le malheureux Charles IV. «Je ne suis pas un gouverneur de province, disait-il à ce sujet, il n'y a d'autre promotion pour un roi que celle du ciel, ils sont tous égaux. De quel droit pourrais-je aller demander un serment de fidélité à un autre peuple, si je ne restais pas fidèle à celui que j'ai prêté à la Hollande en montant sur le trône?»

L'empereur, mécontent de ce refus, donna la couronne d'Espagne (p. 114) à Joseph; il continua à se plaindre de la Hollande, «nation souple et fallacieuse, dit-il dans un moment d'humeur, et chez laquelle se fabriquent toutes les nouvelles qui peuvent être défavorables à la France.» Ses agents de police secrète, et ils étaient nombreux, même à la cour du roi Louis, lui affirmaient que les Hollandais faisaient avec l'Angleterre des affaires importantes par la contrebande. Il en était bien quelque chose, et le contraire eût été difficile. En vain les principaux organes de la presse criaient à la calomnie, en déclarant faux tout ce qu'on rapportait à Napoléon. Ce dernier savait très bien à quoi s'en tenir et répétait à qui voulait l'entendre «que tout le pays de Hollande était entaché d'anglomanie et que le roi en était le premier smogleur.» Tous les rapports affectueux entre les deux frères avaient cessé, l'horizon politique entre les deux pays s'obscurcissait, il était impossible que la Hollande ne reconnût pas qu'elle courait à une crise dangereuse pour elle. Louis, pressé par une puissance formidable à laquelle il ne pouvait opposer qu'une bien faible résistance, fut obligé de se résigner. Une circonstance se présenta de prouver à l'empereur qu'il n'était pas aussi dévoué à l'Angleterre que Napoléon voulait bien le dire, il la saisit avec empressement.

Le roi était allé à Aix-la-Chapelle pour y voir Madame mère; là il apprit que les Anglais occupaient l'île de Walcheren et qu'ils cherchaient à s'emparer de la flotte française en station sur l'Escaut. Il n'hésita pas un instant et expédia sur-le-champ l'ordre à ses généraux de se rapprocher avec leurs forces de la ville d'Anvers, pour protéger la flotte contre les entreprises des Anglais; toutes les tentatives des Anglais eussent été vaines, si le général Bruce, officier hollandais qui commandait le fort de Batz, n'eût trahi ses devoirs en secondant les vues de l'ennemi et en laissant sans défense ce fort où il pouvait longtemps se maintenir. Les troupes hollandaises, furieuses d'une trahison à laquelle elles n'avaient eu aucune part, reprirent le fort. Le général Bruce fut destitué et jeté en prison.

D'Aix-la-Chapelle, en passant par Amsterdam, le roi rejoignit ses généraux dans les environs d'Anvers, où il forma un corps d'armée. Des troupes françaises se réunirent aux hollandaises, et quoiqu'il s'y refusât de bonne foi vis-à-vis des généraux français, le roi fut obligé de prendre le commandement des troupes rassemblées sur ce point. Il se rendit à la déférence qu'on lui marquait, mais avec la crainte qu'elle ne fût point approuvée par l'empereur. Il ne s'était point (p. 115) trompé, le prince de Ponte-Corvo vint bientôt prendre ce même commandement au nom de Napoléon. Louis quitta aussitôt Anvers, emmenant sa garde et laissant le commandement de ses propres troupes au général Dumonceau. Cette conduite de l'empereur était mortifiante pour le roi. Il pensa qu'on se méfiait de lui, et ses conjectures sur des événements qu'il pressentait depuis longtemps ne tardèrent pas à prendre de la consistance par la quantité de troupes françaises que l'on rassemblait dans le Brabant.

La ville de Flessingue, bien défendue, pouvait opposer une longue résistance et peut-être même en faire abandonner le siège; mais après une défense très faible, le général Monnet, avec 4,000 hommes de garnison, se rendit aux Anglais. Il fut mis en jugement.

Comme l'occupation de la Zélande par les Anglais n'avait pas altéré l'amour des Hollandais pour leur souverain, on célébra la fête du roi Louis à Amsterdam et dans toute la Hollande avec les démonstrations de la joie, jamais la cour n'avait été plus brillante que pendant ces trois jours de fêtes.

À l'anniversaire de la fête de Sa Majesté, on joignit la fête de l'ordre de l'Union, le roi y distribua des décorations. Parmi les nouveaux chevaliers figuraient de braves officiers blessés à la reprise du fort de Batz.

Cependant les Anglais, dès qu'ils eurent inondé la Zélande de leurs marchandises, l'évacuèrent. On les vit s'éloigner avec peine, parce qu'ils avaient ravivé le commerce dans cette partie de la Hollande. Les produits de fabrique anglaise refluaient jusque dans le palais du roi, où tout le monde, depuis le grand dignitaire jusqu'au plus simple serviteur, voulait en avoir et s'en parer: on en trouvait partout et partout on en désirait, en dépit du décret du roi qui les prohibait. Ainsi se trouvaient justifiés en partie les rapports des agents de l'empereur et le jugement que Napoléon portait sur les tendances des Hollandais.

Peu de temps après la conclusion de la paix avec la Prusse et la Russie, une partie de l'armée hollandaise dut franchir les Pyrénées pour aller combattre en Espagne. Les régiments bataves déployèrent beaucoup de bravoure et montrèrent une discipline remarquable. Le roi, qui n'entrevoyait même plus pour la suite une amélioration à la fausse position de ses États vis-à-vis de la France, n'en continuait pas moins de travailler aux réformes intérieures, ainsi qu'on le verra par le récit des événements en 1809.

(p. 116) III.
1809—Mai 1810.

En 1809, tandis que Napoléon battait l'Autriche sur les bords du Danube, que le prince Eugène faisait en Italie et en Hongrie les brillantes campagnes qui illustrèrent son nom, que le roi Joseph luttait contre les Anglo-Espagnols, souvent avec succès, le roi Louis s'efforçait de vaincre les répugnances d'une nation stationnaire et de lui procurer les bienfaits d'une administration analogue à celle de la France, et cependant en rapport avec les mœurs et les coutumes des habitants. Le 13 janvier, il proposa au Corps législatif un projet de loi relatif à l'introduction d'un système uniforme de poids et mesures, basé sur celui de l'Empire français; il fit adopter un nouveau code criminel qui devait avoir force de loi à dater de février 1810. Apprenant qu'une inondation terrible ravageait la Hollande, il se rendit sur les lieux pour s'assurer de la situation des choses, s'exposant à de véritables dangers pour porter des secours et juger des mesures à prendre. À Gorcum, à Nimègue, il paya de sa personne, étudiant avec soin le système d'endiguement qui fait la sauvegarde du pays; il visita, non seulement les villes, mais encore les plus pauvres villages de cette partie de la Hollande; il distribua des décorations et des récompenses à plusieurs ministres de la religion, qui tous étaient à leur poste; il fit surseoir à la perception de tous les impôts dans les districts inondés, forma un comité central du Watterstadt, comité qu'il composa des plus habiles ingénieurs pour conférer avec eux sur les moyens de dresser un plan général d'amélioration pour préserver les pays les plus exposés. Louis visita ensuite les digues du Leek, et ne rentra à Amsterdam qu'après avoir pris connaissance de tous les travaux à effectuer. Il s'occupa aussi d'un travail important sur les cultes[61].

(p. 117) Au commencement de mars, le roi fit un voyage dans le département de l'Over-Yssel. Son but était d'inspecter le pays pour un grand projet du Watterstadt (l'agrandissement du lit de l'Yssel), d'examiner l'état des finances communales et d'aplanir certaines difficultés entre les catholiques et les protestants, pour la possession des églises. Pendant cette tournée dans ses états, il reçut à l'improviste de l'empereur le décret qui disposait du grand-duché de Berg en faveur du prince royal de Hollande, Napoléon-Louis. Ce décret se terminait ainsi: «Nous nous réservons le gouvernement et l'administration du grand-duché de Berg et de Clèves, jusqu'au moment où le prince Napoléon-Louis aura atteint sa majorité; nous nous chargeons dès à présent de la garde et de l'éducation dudit prince mineur, conformément aux dispositions du titre 3 du 1er statut de notre maison impériale..» Le roi fut content de cette donation, parce qu'il crut y voir l'intention secrète de son frère d'en faire jouir la Hollande; cependant il ne put s'empêcher d'être blessé de n'avoir pas été prévenu et d'avoir appris la cession par une simple lettre d'avis; mais ce qui lui fit un chagrin profond, c'est de voir que sans son consentement, on séparait à jamais son fils de lui, privant ainsi un père de ses droits de tutelle et de surveillance. Il ne témoigna à l'empereur que sa gratitude, espérant voir luire des jours plus heureux pour lui et pour son peuple. Lors de son retour à Amsterdam, il réunit le Corps législatif en session extraordinaire, et l'on s'occupa d'un projet de loi relatif à la noblesse, projet de loi qui fut adopté. Il différait des lois françaises en ce que toute l'ancienne noblesse du pays fut reconnue, en ce que la nouvelle n'eut pas de majorat, et enfin en ce que le roi faisait ériger un certain nombre de terres en comtés ou baronnies, et qu'il se réservait le droit de les donner aux personnes qui mériteraient ces récompenses, à condition que ces domaines rentreraient à la couronne dans le cas où la succession directe viendrait à manquer. C'est cette dernière disposition que le roi regardait comme la seule et véritable base constitutionnelle de la noblesse, dans un gouvernement monarchique, mais libre. Il voulait même qu'à la mort d'un homme ayant bien mérité de la patrie, et qui avait obtenu un comté, une baronnie, ce comté, cette baronnie fissent retour à la couronne, ne pouvant passer en la possession du fils sans une nouvelle donation du roi, faite à la majorité de ce fils, s'il en paraissait digne. «La noblesse n'est honorable et réelle, disait le roi Louis, que lorsqu'elle s'unit au mérite personnel. Le fils du gentilhomme doit (p. 118) être préféré à tout autre pour succéder à son père, à mérite égal, jamais sans mérite et sans autre titre que celui de la naissance. Seule la famille régnante doit être exceptée, parce qu'elle n'est pas établie pour l'intérêt et l'avantage des membres de cette famille, mais pour l'utilité de la société; c'est donc, dans ce cas, une espèce de magistrature.» Telles étaient les idées de Louis sur la noblesse, et nous les trouvons bonnes et rationnelles. «La noblesse, prétendait plaisamment le roi, ressemble à l'empreinte des monnaies, qui est réelle si le métal qu'elle couvre a une valeur intrinsèque, mais qui est nulle et sans prix si le métal est faux.»

Le 10 avril, après la session extraordinaire du Corps législatif, le roi partit d'Amsterdam pour visiter le Brabant et la Zélande. Dans un des villages où il se rendit, régnait une maladie contagieuse qui répandait la désolation. 140 maisons sur 180 étaient atteintes du fléau. Louis entra dans toutes les demeures infectées par la contagion, adressant des paroles d'encouragement aux malheureux habitants, distribuant lui-même des secours; puis il ordonna de faire venir à la hâte tous les médicaments nécessaires, et il quitta ce malheureux village en disant au curé: «Disposez sans ménagement de tout ce qui est en ma puissance, quelque chose qu'exige la maladie.» Pendant tout son long voyage, comme dans ceux qui l'avaient précédé, le roi fit un bien immense aux pays qu'il visita, et se fit adorer de tous les habitants, qui ne pensèrent jamais à lui attribuer les malheurs résultant pour eux du système impérial. Il revint à Amsterdam par Berg-op-Zoom, le 20 mai. Cependant, ainsi qu'on l'a vu plus haut, la France et l'Autriche étaient de nouveau en guerre. Tandis que la grande armée de Napoléon s'emparait de Vienne (mai 1809), les Hollandais poursuivaient dans le nord de l'Allemagne le partisan prussien Schill et le duc de Brunswick-Oels, qui avait formé un corps d'armée en Bohême, d'où il s'était jeté en Westphalie où régnait, depuis Tilsitt, Jérôme, le plus jeune des frères de Napoléon. Les troupes hollandaises se mirent à la poursuite de Schill qui, après plusieurs marches et combats, se réfugia dans Stralsund. La ville fut enlevée et le partisan prussien y trouva la mort et la fin de ses aventures singulières. Après cette expédition, une partie de l'armée hollandaise quitta Stralsund pour se joindre aux troupes du roi Jérôme et combattre le duc de Brunswick. Les Hollandais formèrent l'avant-garde de l'armée de Westphalie et montrèrent dans ces deux courtes campagnes le plus brillant courage. Pendant que la Hollande (p. 119) envoyait ses enfants combattre pour la cause française, des articles violents et injustes étaient insérés contre elle dans les journaux de France. Louis s'en plaignit à l'empereur, qui lui répondit, le 17 juillet, de Schœnbrunn:

Mon frère, je reçois votre lettre du 1er juillet. Vous vous plaignez d'un article du journal.... c'est la France qui a sujet de se plaindre du mauvais esprit qui règne chez vous. Si vous voulez que je vous cite toutes les maisons hollandaises qui sont les trompettes de l'Angleterre, ce sera fort aisé. Vos règlements de douane sont si mal exécutés, que toute la correspondance de l'Angleterre avec le continent se fait par la Hollande. Cela est si vrai que M. de Staremberg, envoyé d'Autriche, a passé par ce pays pour se rendre à Londres.... La Hollande est une province anglaise.

Il y avait du vrai dans ces reproches de l'empereur, mais les reproches de Napoléon auraient dû s'adresser moins à son frère qu'à la nation hollandaise, dont les intérêts étaient trop en souffrance pour qu'elle ne cherchât pas à éluder les dispositions des décrets impériaux qui ruinaient son commerce.

L'Autriche, battue à Raab en Hongrie, à Wagram près de Vienne, traita de la paix, qui fut conclue le 15 octobre. L'empereur revint à Paris, et y convoqua les souverains alliés de la France. Le but ostensible de cette réunion était le couronnement solennel des rois créés par le traité de Presbourg. Louis résolut de ne pas s'y rendre, craignant qu'une fois en France on ne le laissât plus revenir dans ses états.

Tout à coup, l'amiral Werhuell arriva à Amsterdam, disant n'avoir d'autre mission que de parler à son souverain de la position particulière du pays, et cela de son propre mouvement; mais bientôt il chercha à décider le roi à se rendre à Paris, et laissa percer ainsi le véritable motif de son voyage. Les rois alors dans la capitale de la France étaient ceux de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, de Westphalie, de Naples et le vice-roi d'Italie. Louis refusa, prétextant qu'on ne l'avait pas engagé. Quelques jours après, il reçut une invitation formelle de l'empereur. Le moment était critique; il était dangereux de rien refuser à Napoléon, il paraissait dangereux à Louis de quitter la Hollande, car les troupes françaises s'avançaient de plus en plus de la Zélande sur le Brabant, s'établissant dans le pays. Il fallait donc, ou lever le masque et préparer la défense du territoire contre un ennemi qui faisait trembler l'Europe entière, ou essayer de prolonger (p. 120) une existence pénible, en se pliant à la nécessité. Le roi consulta ses ministres; un seul, celui de la guerre, fut d'avis d'opposer une légitime défense. L'armée semblait disposée à ce parti violent. Pour combattre avec quelque chance de n'être pas écrasée, la Hollande devait forcément s'allier avec l'Angleterre, et jouer en désespérée son existence politique. Le roi était fort embarrassé; ses ministres le pressèrent, le conjurèrent de céder, de partir pour la France. Il céda, leur déclarant que c'était contre son opinion.

Avant de se rendre à leurs vœux, il convoqua le Corps législatif, qu'il laissa assemblé pendant son absence, afin que la nation fût prête à tout événement. Dans son message, il développa la situation du pays, et annonça son départ. Il se mit en route le 27 novembre, emmenant son ministre des affaires étrangères, son grand maréchal, un de ses aides de camp, deux écuyers et un chambellan. En passant à Bréda, il donna l'ordre écrit aux gouverneurs de cette place, de Berg-op-Zoom et de Bois-le-Duc, de n'obéir qu'à un ordre signé par lui-même et de n'admettre aucune troupe étrangère. On a vu que l'année précédente, l'empereur avait proposé la cession par la Hollande du Brabant et de la Zélande, contre de grands dédommagements en Allemagne, et qu'ensuite, sur le refus du roi Louis, Napoléon avait paru abandonner ce projet. Il n'en était rien, ainsi que la suite le prouva. Dès les premiers jours de 1810, l'annexion de la Hollande était résolue, et le ministre de la guerre recevait l'ordre de former l'armée du nord. Plein d'une défiance fort bien justifiée contre le gouvernement français, le roi convint secrètement, avec ses ministres, que tout acte, toute pièce qui ne se terminerait pas par quelques mots hollandais ou par la devise de l'ordre de l'Union, serait regardée comme nulle. Louis arriva à Paris, le 1er décembre 1809. Sa première entrevue avec son frère fut orageuse. Il était descendu chez sa mère, au faubourg Saint-Germain. Il semblait en disgrâce, très peu de personnes eurent le courage de le venir voir. La session du Corps législatif allait être ouverte par l'empereur. Le roi ne fut pas engagé à y paraître avec les autres princes de la famille impériale. Le lendemain, il connut le passage du discours relatif à la Hollande. «La Hollande, avait dit Napoléon, placée entre la France et l'Angleterre, en est également froissée; elle est le débouché des principales artères de mon empire. Des changements deviendront nécessaires, la sûreté de mes frontières et l'intérêt bien entendu des deux pays l'exigent impérieusement.» Le ministre de l'intérieur (p. 121) fut plus explicite, il s'exprima ainsi devant le même Corps législatif: «La Hollande n'est réellement qu'une portion de la France... la nullité de ses douanes, les dispositions de ses agents, et l'esprit de ses habitants qui tend sans cesse à un commerce frauduleux avec l'Angleterre, tout fait un devoir de lui interdire le commerce du Rhin et du Weser... Il est temps que tout cela rentre dans l'ordre naturel.» En lisant ces passages, le roi comprit que son voyage était une faute. Il voulut cependant profiter de son séjour à Paris pour obtenir, de concert avec la reine Hortense, une séparation de corps. Le conseil de famille refusa. On demanda au roi son consentement à la dissolution du mariage de Napoléon avec Joséphine; il voulut refuser, puis il céda; il eut même la faiblesse de paraître à la cérémonie du mariage de Napoléon avec Marie-Thérèse, ainsi qu'à la fête d'adieu donnée par la ville de Paris. Il se trouva aussi à la cérémonie du 1er janvier 1810, mais à partir de ce jour, il ne parut plus en public pendant les cinq mois qu'il resta à Paris. Alors commença pour le malheureux roi de Hollande un véritable esclavage. Il fut emprisonné dans la capitale de la France. En vain, il chercha à s'échapper pour retourner en Hollande, en vain il essaya quelques courses à sa terre de Saint-Leu; il était bien et dûment prisonnier, gardé à vue, sous la surveillance d'une police qui faisait chaque jour son rapport sur lui. Avant de quitter la Hollande pour se rendre à Paris, Louis, agité de funestes pressentiments, craignant, une fois aux mains de son frère, d'être privé de son libre arbitre, ainsi que cela arriva en effet, avait remis au ministre de la marine, Van der Heim, président du conseil, l'ordre formel ci-dessous:

M. Van-der-Heim, ministre de la marine et des colonies, je m'absente pour quelques jours et juge convenable de vous laisser la présidence du corps des ministres. La manière dont les affaires doivent se traiter est réglée par les deux décrets de ces jours; mais il reste un objet qui a besoin d'un ordre secret et confidentiel, et c'est le but de cette lettre.

Je rends les ministres et vous et celui de la guerre particulièrement, responsables si des troupes françaises entrent dans Amsterdam, ou si ma garde et le 5e régiment d'infanterie, destinés à la garde de ce poste important, n'y restent pas constamment employés. Le ministre de la guerre commandera pendant l'absence des généraux Tarrayre et Travers, toutes les forces militaires d'Amsterdam. Le général Verdooren sera sous ses ordres; ne pouvant jamais donner un ordre que d'autres troupes que des troupes hollandaises occupent ma capitale et le palais, je vous ordonne de n'obéir à aucune sommation que l'on pourrait vous faire (p. 122) pour occuper Amsterdam et ses lignes, Naarden y comprises, et de donner au ministre de la guerre l'ordre de l'empêcher par tous les moyens qui sont en son pouvoir, et de signifier à ceux qui pourraient tenter d'y vouloir pénétrer par force qu'ils sont responsables des conséquences, et vous leur ferez connaître que je ne le veux point; qu'on ait la certitude des ordres que j'ai donnés à cet égard. Si de même on veut occuper une autre partie quelconque du territoire, je vous ordonne de n'y consentir que sur un ordre écrit de ma main en entier, signé en hollandais finissant par un ou deux mots: doc Wel en Zic nict om. Faites connaître aux ministres que chacun est responsable pour sa partie, pour tout ce qui ne pourrait pas avoir été prévu avant mon départ, et qu'on doit regarder tout acte de ma part comme nul, s'il n'est signé en hollandais et finissant par la devise: doc Wel en Zic nict om.

Cet ordre n'était pas resté longtemps un secret pour l'empereur, car la division française du général Maison s'étant présentée pour entrer à Berg-op-Zoom, l'entrée lui avait été refusée. (Lettre du duc de Feltre au roi Louis, 20 janvier 1800.)

Indigné de la conduite qu'on tenait à son égard à Paris, Louis fit porter par un de ses écuyers, M. de Bilandt, l'ordre formel et réitéré de défendre le pays au moyen des inondations, et surtout d'empêcher l'occupation d'Amsterdam. Napoléon en fut informé, manda son frère et eut avec lui une altercation violente. Le roi maintenant les ordres qu'il avait envoyés, l'empereur changea de ton, et lui dit froidement: «Eh bien! choisissez: ou contremandez la défense d'Amsterdam, destituez Krayenhoff et Mollerus (ministres de la guerre et des affaires étrangères), ou voici le décret de réunion que je fais partir à l'instant même, et vous ne retournerez plus en Hollande; il m'est indifférent que l'on me taxe d'injustice et de cruauté, pourvu que mon système avance: vous êtes dans mes mains.» À ces mots, à la vue du décret, Louis sentit qu'il ne pouvait se tirer de ce mauvais pas qu'en gagnant du temps. Il réfléchit un instant, et prit la résolution de céder, puis de s'évader pendant la nuit; mais à peine rentré dans l'hôtel de Madame mère, il vit arriver jusque chez lui des gendarmes d'élite, chargés de ne pas le perdre de vue. Toutes les mesures pour l'empêcher de retourner en Hollande étaient prises. Le ministre de la guerre, alors duc de Feltre, vint à son tour se plaindre de ce que les commandants des places fortes en avaient refusé l'entrée aux troupes françaises, et sur le refus du roi de donner des explications, il se retira en disant: «Ainsi votre Majesté déclare la guerre à la France et à l'empereur.—Pas de mauvaise plaisanterie, (p. 123) a répondit Louis, un prisonnier ne déclare pas de guerre. Que l'empereur me laisse en liberté et alors il fera ce qu'il voudra.» Ce même jour, 18 janvier 1810, le ministre écrivit au roi une lettre par laquelle il le prévenait que l'empereur avait donné ordre que les pays entre l'Escaut et la Meuse fussent occupés militairement par le duc de Reggio, et qu'on fît passer par les armes quiconque y apporterait la moindre opposition. Forcé dans ses retranchements, le roi permit aux troupes françaises de cantonner provisoirement dans les places, mais il ordonna de protester contre toute usurpation de pouvoir ou d'autorité. Bientôt on commença à annoncer la réunion du Brabant et de la Zélande à la France, ensuite on en prit possession militairement. Le 24 janvier, Bréda et Berg-op-Zoom furent occupées par deux brigades françaises. Les autorités hollandaises protestèrent vainement; quelques jours après, les autres places furent également occupées et on exigea le serment de fidélité à l'empereur. Les Hollandais le refusèrent partout, bravant les menaces et les mauvais traitements. Les journaux français ne tarissaient pas en invectives contre la Hollande, en reproches adressés au roi. Ce dernier fit un message au Corps législatif de Hollande, pour lui exprimer son chagrin et sa position. Voici ce document, daté de Paris, 1e février 1810.

Le roi de Hollande, au Corps législatif.

Messieurs, j'ai été trompé dans mon attente de revenir avant le 1er janvier; par les pièces ci-jointes du Moniteur d'hier (c'est celui du 31 janvier, et les pièces se trouvent dans la Gazette royale des 5 et 6 février, no 31-32), vous verrez que l'issue des affaires est subordonnée à la conduite que tiendra le gouvernement anglais.

Le chagrin que j'ai ressenti a été bien augmenté par la fausse accusation que l'on nous a faite, d'avoir trahi la cause commune, c'est-à-dire de n'avoir pas fidèlement rempli nos engagements; et je vous écris ceci pour diminuer l'impression qu'une accusation si injuste et si criante fera naître dans vos cœurs et dans ceux de tous les véritables Hollandais.

Tandis que pendant les quatre années qui se sont écoulées depuis le commencement de mon règne, la nation entière, et vous surtout, appelés à veiller à ses intérêts, avez supporté avec peine et patience l'augmentation des impositions, le redoublement de la dette publique tout aussi bien que les préparatifs de guerre beaucoup trop grands en proportion de la population et de la situation du royaume, nous pensions peu qu'on nous accuserait d'avoir trahi nos devoirs et de n'avoir pas assez fait; et cela dans un moment où la situation des affaires sur (p. 124) mer nous opprimait plus que tous les autres pays ensemble, et que pour surcroît de malheur, nous avions encore à endurer un blocus du continent. C'est le sentiment intérieur de ceci qui doit, Messieurs, nous animer à la docilité, jusqu'au moment où la justice de S. M. l'empereur, mon frère, nous délivrera d'une accusation que nous sommes si loin de mériter.

Je ne puis encore calculer combien de temps je serai empêché de voir s'accomplir le premier et le plus ardent de mes souhaits: celui de retourner dans ma capitale et de me trouver au milieu de vous dans ces moments critiques. Quelque éloigné que soit ce moment, soyez assurés que rien ne sera en état de changer mon attachement pour la nation, mon zèle à travailler pour son intérêt, ni mon estime et ma confiance en vous.

Louis.

Vers la même époque, le gouvernement français essaya par la Hollande de faire une tentative auprès de l'Angleterre pour l'ouverture d'une négociation. Le ministre de France, M. de Champagny, duc de Cadore, après avoir assuré le roi Louis que l'empereur n'avait nulle envie de réunir la Hollande à l'empire, qu'il ne voulait pas même prendre le Brabant et la Zélande; que, loin de là, il augmenterait son royaume du grand-duché de Berg, ajoutant que s'il voulait faire preuve d'une obéissance aveugle aux volontés de Napoléon, tout changerait; que Napoléon, mécontent de la conduite de son frère, demandait pour première preuve que ce dernier était décidé à suivre désormais la politique de la France, de se prêter à un stratagème qui consistait à envoyer quelqu'un en Angleterre pour voir si l'appréhension de la réunion de la Hollande ne déterminerait pas cette puissance à entrer en pourparlers pour la paix. Alors M. de Champagny mit sous les yeux du roi le modèle d'une lettre que Louis devait écrire à un de ses ministres. Louis rejeta d'abord avec indignation cette rédaction, parce qu'on lui faisait dire qu'il était convaincu de la nécessité de la réunion, puis sur les instances qu'on fit auprès de lui, sur l'assurance qu'on lui donna que tout cela n'avait d'autre but que de faire bien comprendre aux Anglais l'imminence d'une réunion, il se décida à rédiger dans ce sens une lettre à ses ministres.

Nous allons donner toutes les pièces, tous les documents relatifs à cette haute comédie politique imaginée par Napoléon et dans laquelle le roi Louis, alors sous l'entière dépendance de l'empereur à Paris, fui contraint, bien malgré lui, de prendre un rôle. Comme nous venons de le dire, le tout-puissant souverain de la France, à l'apogée (p. 125) de son pouvoir et désireux de la paix maritime, crut, au moyen d'une mise en scène habile, en faisant craindre au gouvernement britannique une réunion prochaine de la Hollande à son vaste empire, arriver à l'ouverture de négociations pour la cessation de la guerre. Louis rédigea un projet de lettre destiné à ses ministres en Hollande, lesquels devaient se réunir pour élaborer une sorte de procès-verbal à expédier au président du conseil en Angleterre, sir Arthur Wellesley, afin de prévenir le gouvernement du danger qui menaçait les Îles britanniques si l'empereur Napoléon donnait suite au projet qu'il semblait prêt à exécuter, de réunir la Hollande à ses états et d'en faire un département français. En effet, cela doublait la puissance maritime de l'empire. Or, rien ne pouvait empêcher cette réunion si Napoléon l'ordonnait. L'indépendance de la Hollande ne pouvait être indifférente pour l'Angleterre, et dans ces conditions une paix maritime pouvait être avantageuse pour la France, pour la Hollande, et pour l'Angleterre elle-même. Telle était l'opinion de l'empereur.

Le 9 janvier, le roi Louis écrivit donc de Paris la lettre ci-dessous.

Louis à ses ministres.

Messieurs,

Depuis six semaines que je suis auprès de l'empereur, mon frère, je me suis constamment occupé des affaires du royaume. Si j'ai pu effacer quelques impressions défavorables ou du moins les modifier, je dois avouer que je n'ai pu réussir à concilier dans son esprit l'existence et l'indépendance du royaume avec la réussite et le succès du système continental, et en particulier de la France contre l'Angleterre. Je me suis assuré que la France est fermement décidée à réunir la Hollande malgré toutes les considérations, et qu'elle est convaincue que son indépendance ne peut plus se prolonger si la guerre maritime continue. Dans cette cruelle certitude, il ne nous reste qu'un espoir, c'est celui que la paix maritime se négocie; cela seul peut détourner le péril imminent qui nous menace. On propose la cession du Brabant et de la Zélande, de fournir 14 vaisseaux et 25,000 hommes, et j'ai la certitude que même après cela le reste de la Hollande serait bientôt demandé. Ainsi l'intention claire et formelle de la France est de tout sacrifier pour acquérir la Hollande et augmenter par là, quelque chose qui doive lui en coûter, les moyens maritimes à opposer à l'Angleterre. Je suis obligé de convenir que l'Angleterre aurait tout à craindre d'une pareille augmentation de côtes et de marine pour la France. Il est donc possible que leur intérêt porte les Anglais à éviter un coup qui peut leur être aussi funeste. Faites donc en sorte, de vous-mêmes, sans que (p. 126) j'y sois nullement mentionné, que le ministère anglais soit prévenu du danger imminent de votre pays. Mais il n'y a pas de temps à perdre. Envoyez de suite quelqu'un du commerce, sur et discret, en Angleterre, et envoyez-le-moi de suite dès qu'il sera de retour. Faites-moi savoir l'époque à laquelle il pourra l'être, car nous n'avons pas de temps à perdre, il ne nous reste plus que peu de jours. Deux corps de la grande armée marchent sur le royaume. Le maréchal Oudinot vient de partir pour en prendre le commandement. Faites-moi savoir ce que vous aurez fait en conséquence de cette lettre et quel jour je pourrai avoir la réponse de l'Angleterre.

Sur ce, Messieurs, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Projet de lettre jointe à celle du roi, et devant être adressée au marquis de Wellesley:

Quelque étrange que puisse paraître la démarche d'une nation qui, pour se sauver d'un péril imminent qui la menace, croit ne trouver d'autre moyen de salut qu'en s'adressant à la puissance même avec laquelle cette même nation se trouve en état de guerre ouverte, tel est cependant le résultat des circonstances qui ont amené l'état actuel des choses sur le continent, que cette démarche extraordinaire est devenue indispensable pour ceux qui, pendant l'absence de leur souverain, composent le gouvernement de Hollande.

Si d'une part ce n'est pas sans peine (pourquoi le déguiserions-nous?) que nous nous voyons réduits à une démarche à laquelle aucune autre considération que celle de la perte de notre existence politique n'aurait été capable de nous engager; d'un autre côté, ce n'est que dans la conviction la plus intime d'agir conformément au plus sacré des devoirs politiques que nous devons croire pouvoir nous y déterminer et passer sur toutes les raisons qui ont pu nous arrêter un instant, au risque même de voir notre conduite désavouée, pour ne pas dire davantage, par le monarque même dont la conservation en fait un des principaux motifs, mais dont l'urgence du danger ne nous a point permis de demander l'approbation.

En effet, M. le marquis, il ne s'agit dans ce moment de rien moins que la Hollande soit rayée de la liste des nations et d'en faire une province de la France.

Depuis longtemps, un orage nous menaçait, et le roi, convaincu que le seul moyen de l'écarter était une entrevue avec son auguste frère, n'a pas hésité un seul instant de se rendre auprès de lui, lorsqu'il voyait toute autre tentative inutile. Mais quelqu'aient été les efforts qu'il a employés, les sacrifices auxquels il a voulu se résigner, rien n'a été capable de concilier dans l'esprit de l'empereur Napoléon l'existence et l'indépendance de la Hollande avec la réussite du système continental.

(p. 127) Les nouvelles informations officielles qui nous sont transmises de Paris nous assurent que la France est fermement décidée à réunir la Hollande, et que l'époque de ce grand événement n'est éloignée que de quelques jours. Déjà, le maréchal destiné à l'exécution de ce plan, vient de partir. Déjà l'armée sous ses ordres paraît s'approcher de nos frontières, sans qu'aucune instance de notre part soit capable d'en arrêter les progrès. Dans cette cruelle certitude, un seul espoir nous reste, c'est celui d'une prompte négociation de paix entre la France et l'Angleterre. Cela seul peut détourner le péril qui nous menace, et sans la réussite de ces négociations, c'en est fait de l'existence politique de la Hollande, qui, une fois perdue, ne saurait lui être rendue sans un bouleversement total de l'ordre actuel des choses sur le continent, circonstance à laquelle il nous paraît aussi difficile de croire qu'impolitique de la désirer. Il est possible que nous nous faisions illusion, mais l'expérience du passé nous engage à croire que toutes les puissances, surtout l'Angleterre, sont intéressées à la conservation de notre existence politique et à ne négliger aucun moyen convenable pour parer le coup qui nous menace. La Hollande, puissance indépendante, ne pourra jamais porter le moindre ombrage à la grande force à laquelle l'Angleterre a su s'élever; réunie au contraire à la France, et les grandes forces qu'elle possède encore mises à la disposition du monarque qui gouverne ce vaste empire, et dont Votre Excellence est trop juste elle-même pour ne pas reconnaître le génie transcendant, la Hollande pourra donner indubitablement à la France les moyens de prolonger encore bien longtemps une lutte qui a déjà trop duré pour le malheur des nations.

Ce n'est pas tout: l'indépendance même de l'Angleterrre dans ses relations directes avec le continent nous paraît menacée pour toujours du moment que la Hollande sera irrévocablement réunie à la France, et l'Angleterre par conséquent réduite à l'alternative de ne cultiver ses relations que par des voies longues et détournées ou de se soumettre à tous les inconvénients que pourra éprouver son commerce, en prenant par les états de la puissance la plus prépondérante du continent.

Pardonnez, M. le marquis, notre zèle nous emporte trop loin, mais nous croyons qu'il est d'un intérêt si majeur pour l'Angleterre de ne point voir la Hollande devenir province française, que nous osons demander en considération sérieuse à Votre Excellence de contribuer, pour tout ce qui dépend d'elle, à prévenir ce désastre par une prompte ouverture de négociations de paix. Nous sentons qu'une pareille démarche peut paraître au premier abord contraire à la juste fierté du gouvernement anglais, mais lorsque nous considérons que la première base sur laquelle reposeront ces ouvertures serait d'exiger formellement que tout restât relativement à la Hollande sur le pied actuel, nous (p. 128) pensons, au contraire, que bien loin de blesser la fierté de votre gouvernement, des ouvertures de paix de sa part ne sauraient que lui être glorieuses.

Voilà ce que le désir de notre conservation nous a suggéré de soumettre immédiatement à Votre Excellence. Nous aurions pu sans doute nous étendre davantage, si nous n'eussions craint de faire tort à sa pénétration, en entrant dans des développements ultérieurs.

Au cas où Votre Excellence penserait que ce que nous avons dit mérite quelque attention du gouvernement anglais, qu'elle veuille bien se persuader qu'il n'y a pas de temps à perdre, chaque instant est infiniment précieux.

Nous terminerons cette lettre par l'expression de l'espoir que nous aurons pour opérer auprès de Votre Excellence la même conviction qui réside auprès de nous à l'égard du contenu.

Cela étant, nous aimons à nous flatter du plus heureux succès, la sagesse connue de Votre Excellence nous est le sûr garant qu'elle saura trouver les moyens de conduire l'important ouvrage dont il s'agit à une fin heureuse. Et après une gloire militaire acquise à si juste titre, quelle ne serait pas la satisfaction pour Votre Excellence elle-même de voir pendant son ministère actuel luire le jour heureux à l'humanité souffrante, dont la justice ne saurait manquer de reconnaître en elle un des grands hommes d'état auxquels il était réservé de réaliser l'espoir des nations.

L'empereur, peu satisfait de ce projet de lettre, écrivit à ce sujet le lendemain, 17 janvier, au duc de Cadore:

Monsieur le duc de Cadore, vous trouverez ci-joint une lettre du roi de Hollande avec un projet de dépêches au ministre des affaires étrangères d'Angleterre. Vous ferez connaître au roi que je n'approuve point ce projet de dépêche, et que je n'approuve point non plus qu'il retourne en Hollande. Cela serait contraire aux circonstances actuelles. Mes troupes ont déjà reçu l'ordre de se diriger sur Dusseldorf et d'entrer en Hollande. Je vous envoie ci-joint trois pièces: 1o un projet de note que vous remettrez à M. de Roëll, le ministre des affaires étrangères de Hollande; 2o un projet de procès-verbal d'une séance du conseil de Hollande; 3o un projet de lettre du président de ce conseil au président du conseil d'Angleterre.

L'empereur attachait une telle importance à cette affaire, que lui-même fît écrire, sous sa dictée, la note ci-dessous:

Note dictée par l'empereur et sans date.

Je pense qu'il est convenable que quinze ou vingt des plus notables (p. 129) de la nation hollandaise se rendent à Paris. Là, on leur fera connaître la situation des choses et la volonté où je suis de réunir leur pays, en leur disant tout ce que j'ai fait pour leur bien-être.

Si la guerre maritime dure encore, l'indépendance de leur pays est impossible, mais que l'empereur demande que cette démarche soit faite, pour faire connaître la position de la Hollande au gouvernement anglais. Enfin, si on veut faire la paix ou plus tôt ou plus tard, la paix se fera. En la faisant aujourd'hui, la Hollande conservera son indépendance.

Cette démarche aussi peut frapper Londres, et mettre dans l'embarras les ministres anglais.

Que le Corps législatif fasse faire des démarches en Angleterre pour faire connaître que la paix peut conserver l'indépendance de la Hollande.

Il faut pour cela que le discours soit fait de façon à prouver que la Hollande sent l'impossibilité de conserver son indépendance si la guerre dure. La réunion du Brabant est indifférente à l'Angleterre.

Causer de cela avec le ministre des affaires étrangères et l'ambassadeur, et voir le parti à prendre.

Que la Hollande se donnera franchement à la France si on ne fait rien avec l'Angleterre.

Alors le duc de Cadore fît rédiger un second projet, qui, revu avec beaucoup de soin et corrigé de la main de l'empereur, fut envoyé de Paris à MM. Van der Heim, Mollerus et autres ministres de Hollande.

Voici ce document:

Projet de procès-verbal.

Que si l'Angleterre connaissait le sort qui menace la Hollande, ce pourrait être pour la Grande-Bretagne une occasion de se relâcher de ses mesures et d'ouvrir au moins une négociation provisoire par laquelle la France serait engagée à renoncer aux décrets de Berlin et de Milan, et l'Angleterre à ses ordres du conseil et à ses prétentions relatives aux droits de blocus; et que ce simple arrangement rendant à la guerre le caractère qu'elle avait il y a trois ans, la Hollande pourrait en conséquence exister comme elle existait alors, en commerçant avec les neutres, sans nuire aux intérêts du continent: que les Anglais jugeraient peut-être que le moment est favorable pour entamer les négociations d'une paix qui serait utile à l'Angleterre, Sa Majesté assurant l'indépendance d'une nation dont le voisinage lui est si avantageux, et qui est la plus directe et la plus courte communication avec le continent; que dans ces circonstances il est évident que des négociations de paix ou du moins des arrangements provisoires peuvent seuls conserver à la Hollande son existence politique, et qu'en conséquence il sera (p. 130) envoyé le plus promptement possible auprès du gouvernement anglais un agent secret chargé de lui faire connaître la situation de la Hollande, et de lui communiquer la note du ministre des relations étrangères de France et le présent procès-verbal. Que si l'Angleterre ne consentait pas à profiter de cette circonstance pour faire des ouvertures de paix, elle pourrait, du moins, rétablir les choses telles qu'elles étaient avant les ordres du conseil et s'entendre pour une négociation relative à l'échange des prisonniers de guerre; et que par là elle rendrait à la guerre actuelle le caractère d'une guerre ordinaire, et éviterait les malheurs qui menacent la Hollande. Que si, au contraire, l'Angleterre est inaccessible à ces considérations, la nation hollandaise n'aura pas d'autre parti que de se soumettre avec dévouement au grand homme qui veut la réunir à son empire, en lui laissant son organisation intérieure et en ouvrant à son commerce tout le continent européen.

Quelques députés au Corps législatif et autres personnes notables pourront être convoqués à ce conseil et signer ce procès-verbal.

Le roi Louis, qui avait voulu d'abord décliner toute participation dans ce projet et refuser un rôle dans cette haute comédie politique, circonvenu, avait fini par se rendre, comme on l'aura vu, et était devenu l'âme de l'affaire. Il fit passer en Hollande le projet de lettre ci-dessous, à joindre avec les dépêches à expédier en Angleterre.

Projet de lettre que le président du conseil des ministres de Hollande devra écrire au président du conseil d'Angleterre:

J'ai l'honneur de vous envoyer une note du ministre des affaires étrangères de France, ainsi que le procès-verbal d'une séance du conseil tenu en conséquence. Votre Excellence reconnaîtra trop bien par le but de ma démarche, pour que j'aie besoin de lui dire à quel point l'indépendance de la Hollande est menacée; et elle sait combien la réunion de la Hollande à la France serait funeste pour l'Angleterre. Les résolutions de l'empereur ne peuvent être détournées que par un traité de paix, où l'on mettrait pour condition qu'il ne serait rien fait de nouveau à l'égard de la Hollande; où, par une négociation provisoire relative à l'échange des prisonniers de guerre, et à la suppression des décrets de Berlin et de Milan, et des ordres du conseil d'Angleterre, l'on mettrait également pour condition qu'il ne serait rien fait de nouveau à l'égard de la Hollande. Si les deux puissances ne voulaient pas s'entendre pour rendre la paix et le bonheur à l'humanité, elles pourraient, du moins, par un arrangement, établir des principes sur le commerce des neutres et l'échange des prisonniers, ce qui ôterait à la (p. 131) guerre ce caractère farouche et désespéré qu'elle a pris depuis quelques années: arrangement d'autant plus avantageux pour l'Angleterre qu'il sauverait l'indépendance de la nation hollandaise. Mais si tant de considérations d'humanité et de politique ne peuvent rien sur le gouvernement britannique, il ne nous restera qu'à nous rallier de bonne foi au grand empereur qui veut nous admettre dans son empire, et reconnaître que les actes qu'il fait contre notre indépendance ne sont point le résultat du caprice et de l'ambition, mais celui de l'inflexible nécessité.

Il me reste à vous prier de ne donner aucune communication de cette lettre, afin qu'elle ne parvienne pas aux oreilles de notre souverain. J'espère, lorsque j'aurai reçu la réponse de Votre Excellence, lui faire agréer la démarche que je fais dans ce moment. Sa Majesté reconnaîtra la pureté de mes motifs, mais encore est-il convenable qu'elle ne l'apprenne pas par d'autre que moi-même.

Enfin, le 24 janvier 1810, un troisième projet de note fut remis au baron de Roëll. L'empereur avait revu avec soin cette note, dont l'original porte des corrections de sa main. Voici ce dernier projet qui fut confié à un Hollandais, M. Labouchère, et porté par lui à Londres:

24 janvier 1810.

Le soussigné, ministre des relations extérieures de France, est chargé de faire connaître à Son Excellence M. le baron de Roëll, ministre des affaires étrangères de Hollande, la détermination à laquelle la situation actuelle de l'Europe oblige Sa Majesté impériale. Si cette détermination est de nature à contrarier les vœux d'une partie de la nation hollandaise, si elle afflige le cœur de son roi, l'empereur en est fâché sans doute, et ne le prend qu'avec regret, mais l'impitoyable destinée qui préside aux affaires de ce monde et qui veut que les hommes soient entraînés par les événements, oblige Sa Majesté de suivre d'un pas ferme les mesures dont la nécessité lui est démontrée, sans se laisser détourner par des considérations secondaires.

Sa Majesté impériale, en plaçant un de ses frères sur le trône de Hollande, n'avait pas prévu que l'Angleterre oserait proclamer ouvertement le principe d'une guerre perpétuelle, et que, pour la soutenir, elle adopterait pour base de sa législation les monstrueux principes qui ont dicté ses ordres du conseil de novembre 1807. Jusqu'alors son droit maritime était sans doute combattu par la France et repoussé par les neutres; mais enfin il n'excluait pas toute navigation et laissait encore une sorte d'indépendance aux nations maritimes. Il y avait peu d'inconvénient pour la cause commune à ce que la Hollande commerçât avec l'Angleterre, soit par l'entremise des neutres, soit en employant leur pavillon. Marseille, Bordeaux et Anvers jouissaient du même avantage. (p. 132) L'Angleterre avait encore à ménager les Américains, les Russes, les Prussiens, les Suédois, les Danois, et ces nations formaient une sorte de lien entre les puissances belligérantes.

La quatrième coalition a détruit cet état de chose. L'Angleterre, parvenue à réunir contre la France la Russie, la Prusse et la Suède, ne s'est plus vue obligée à tant de ménagements; c'est alors qu'abusant et des mots et des choses, elle a élevé la prétention de faire taire et disparaître tous les droits des neutres devant un simple décret de blocus. L'empereur s'est vu forcé d'user de représailles, et, à son arrivée à Berlin, il a répondu au blocus de la France par la déclaration du blocus des Îles britanniques. Les neutres et surtout les Américains demandèrent des explications sur cette mesure. Il leur fut répondu que, quoique l'absurde système de bloquer un état tout entier fut une usurpation intolérable, l'empereur se bornerait à arrêter sur le continent le commerce des Anglais; que le pavillon neutre serait respecté sur mer; que ses bâtiments de guerre et ses corsaires ne troubleraient point la navigation des neutres, le décret ne devant avoir d'exécution que sur terre. Mais cette exécution même, qui obligeait de fermer les ports de la Hollande au commerce anglais, blessait les intérêts mercantiles du peuple hollandais et contrariait ses anciennes habitudes. Première source de l'opposition secrète qui commença d'exister entre la France d'un côté, et de l'autre le roi et la nation hollandaise. Dès lors Sa Majesté entrevit avec peine que le moyen qu'elle avait choisi entre des partis extrêmes, pour concilier l'indépendance de la Hollande avec les intérêts de la France, ne remédierait à rien et qu'il faudrait un jour étendre les lois françaises aux débouchés de la Hollande et réunir ce royaume à l'empire. La paix de Tilsitt eut lieu. L'empereur de Russie, provoqué par les outrages que l'Angleterre avait faits à son pavillon pendant qu'il combattait pour elle, et indigné de l'horrible attentat de Copenhague, fit cause commune avec la France.

La France espéra alors que l'Angleterre verrait désormais l'inutilité d'une plus longue lutte et qu'elle entendrait à des paroles d'accommodement; mais ces espérances s'évanouirent bientôt. En même temps qu'elles s'évanouissaient, l'Angleterre, comme si l'expédition de Copenhague lui eût ôté toute pudeur et eût brisé tous les freins, mettait ses projets à découvert et publiait ses ordres du conseil de novembre 1807, acte tyrannique et arbitraire qui a indigné l'Europe. Par cet acte, l'Angleterre réglait ce que pourraient transporter les bâtiments des nations étrangères, leur imposait l'obligation de relâcher dans ses ports, avant de se rendre à leur destination, et les assujettissait à lui payer un impôt. Ainsi, elle se rendait maîtresse de la navigation universelle, ne reconnaissait plus aucune nation maritime comme indépendante, rendait tous les peuples ses tributaires, les assujettissait à ses lois, ne leur permettait (p. 133) de commercer que pour son profit, fondait ses revenus sur l'industrie des nations et sur les produits de leur territoire, et se déclarait la souveraine de l'Océan, dont elle disposait comme chaque gouvernement dispose des rivières qui sont sous sa domination.

À l'aspect de cette législation, qui n'était autre chose que la proclamation de la souveraineté universelle, et qui étendait sur tout le globe la juridiction du Parlement britannique, l'empereur sentit qu'il était obligé de prendre un parti extrême et qu'il fallait tout employer plutôt que de laisser le monde se courber sous le joug qui lui était imposé. Il rendit son décret de Milan, qui déclare dénationalisés les bâtiments qui ont payé le tribut à l'Angleterre qui était imposé. Les Américains, menacés de nouveau de se trouver soumis au joug de l'Angleterre, et de perdre leur indépendance si glorieusement acquise, mirent un embargo général sur tous leurs bâtiments et renoncèrent à toute navigation et à tout commerce, sacrifiant ainsi l'intérêt du moment à l'intérêt de tous les temps, la conservation de leur indépendance.

Le succès des vues de l'empereur dépendait surtout de l'exécution universelle et sans exception de ses décrets. La Hollande a été un obstacle à cette exécution. Elle ne s'est soumise qu'en apparence à ces décrets. Elle a continué de faire le commerce interlope avec l'Angleterre. De fréquentes représentations ont été faites au gouvernement hollandais; elles ont été suivies de mesures de rigueur qui attestaient le mécontentement de l'empereur. Deux fois les douanes françaises ont élevé une barrière entre la France et la Hollande. L'empereur voulait tout tenter avant de se résoudre à détruire l'indépendance d'une nation qu'il avait protégée et favorisée, en lui donnant pour souverain un prince de son sang. Il a cherché à épuiser tous les moyens de conciliation, afin de pouvoir se rendre ce témoignage qu'il ne cédait qu'à l'impérieuse nécessité.

Le moment est venu de prendre un parti. Déjà l'empereur a fait connaître à la nation française, à l'Europe, la nécessité d'apporter quelques changements à la situation de la Hollande, puisque la nation hollandaise, loin d'avoir le patriotisme dont les Américains ont fait preuve, ne paraît guidée que par une politique purement mercantile et l'intérêt du moment présent. C'est de la part de l'empereur une résolution inébranlable que de n'ouvrir jamais ses barrières au commerce de la Hollande; il croirait les ouvrir au commerce anglais. La Hollande peut-elle donc exister dans cet état d'isolement, séparée du continent et cependant en guerre avec l'Angleterre?

D'un autre côté, l'empereur la voit sans moyens de guerre et presque sans ressources pour sa propre défense. Elle est sans marine, les seize vaisseaux qu'elle devait fournir ont été désarmés. Elle est sans armée de terre. Lors de la dernière expédition des Anglais, l'île de Walcheren, (p. 134) Bath et le Sud-Beveland n'ont opposé aucune résistance. Sans armée, sans douane, on pourrait presque dire sans amis et sans alliés, la nation hollandaise peut-elle exister? Une réunion de commerçants, uniquement animée par l'intérêt de leur commerce, peut former une utile et respectable compagnie, mais non une nation. L'empereur est donc forcé de réunir la Hollande à la France, et de placer ses douanes à l'embouchure de ses rivières. Laisser les embouchures du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut à la Hollande, n'est-ce pas les livrer au commerce anglais, et ces grands fleuves ne sont-ils pas les artères de la France, comme la Hollande est une alluvion de son territoire?

Sans les ordres du conseil de novembre 1809, la France se serait plu à maintenir l'indépendance de la Hollande, parce qu'elle était compatible avec la sienne; mais depuis lors, rien de ce qui favorise le commerce anglais n'est compatible avec la souveraineté et l'indépendance des puissances du continent.

Sa Majesté désire la paix avec l'Angleterre. Elle a fait à Tilsitt des démarches pour y parvenir, elles ont été sans résultat. Celles qu'il avait concertées avec son allié à Erfurth, l'empereur de Russie, n'ont pas eu plus de succès. La guerre sera donc longue, puisque toutes les démarches tentées pour arriver à la paix ont été inutiles. La proposition même d'envoyer des commissaires à Morlaix pour traiter de l'échange des prisonniers, quoique provoquée par l'Angleterre, est restée sans effet, lorsqu'on a craint qu'elle pût amener un rapprochement.

L'Angleterre, en s'arrogeant par ses ordres du conseil de 1807 la souveraineté universelle, et en adoptant le principe d'une guerre perpétuelle, a tout brisé et a rendu légitimes tous les moyens de repousser ses prétentions. Par sa réunion avec la France, la Hollande s'ouvrira le commerce du continent, et ce commerce utile à la cause commune deviendra une source de richesses pour ses industrieux habitants.

Deux voies se présentent pour opérer cette réunion: la négociation ou la guerre. L'empereur désire s'entendre avec la nation hollandaise, lui conserver ses privilèges et tout ce qui, dans son mode d'existence, serait compatible avec les principes qu'il a constamment soutenus, et ne pas être réduit à fonder son droit sur les plus légitimes de tous: la nécessité et la conquête.

En exécution des ordres du roi Louis, les ministres du gouvernement hollandais envoyèrent M. Labouchère à Londres, avec mission de faire connaître au ministère britannique l'état des choses, de lui faire envisager combien il serait avantageux à l'Angleterre que la Hollande ne fût pas réunie à la France, enfin de l'engager à entrer en négociation pour une paix générale.

(p. 135) M. Labouchère, riche et honorable commerçant très connu et très estimé à Londres, devait envoyer le récit détaillé de ses démarches, des réponses qui lui seraient faites, et revenir en Hollande avant de se rendre à Paris près du roi. Les instructions données à M. Labouchère sont libellées en date du 1er février. Le 12 du même mois, sir Arthur Wellesley répondit: que l'Angleterre compatissait aux maux de la Hollande, que la mission de M. Labouchère n'était pas de nature à donner lieu à aucune observation sur une paix générale; que la France n'avait encore manifesté aucun symptôme, ou d'une disposition à la paix ou d'une tendance à se départir de ses prétentions, prétentions qui jusqu'alors avaient rendu nulle la volonté si bonne du gouvernement de la Grande-Bretagne pour mettre fin à la guerre.

En recevant cette réponse à Londres, M. Labouchère s'empressa de rendre compte au gouvernement hollandais de l'inutilité de ses démarches et de la persuasion où il était que toute tentative échouerait.

Ainsi se termina ce singulier épisode politique. On voulut essayer de le reprendre, et le 20 mars l'empereur écrivit à son frère de renvoyer à Londres M. Labouchère, non plus au nom du ministère hollandais, mais en son nom, avec une note non signée et non d'une écriture connue. Cette note, jointe à la lettre de l'empereur, se trouve à la page 319 du 20e volume de la correspondance de Napoléon Ier. Vers cette époque on répandit en Hollande le bruit de la mort du roi et de la régence de la reine. Ce bruit venait de ce que Louis, dont la santé était fort délabrée déjà, n'avait pu subir toutes les vexations auxquelles il avait été soumis sans tomber sérieusement malade. Il fut retenu assez longtemps au lit par une fièvre nerveuse. Tous les souverains et les princes alors à Paris s'empressèrent de le venir voir. Napoléon seul s'en abstint quelque temps. Il parut enfin un beau matin, brusquement, en se rendant à la chasse. La conversation des deux frères fut assez amicale. Ni l'un ni l'autre n'aborda la question des grands intérêts politiques. Pendant la maladie du roi, les troupes françaises continuaient à s'approcher d'Amsterdam. Louis trouva moyen d'envoyer encore des ordres formels pour qu'on mît cette capitale dans le plus imposant état de défense[62]. Une fois à peu près rétabli, il voulut s'assurer par lui-même s'il était encore prisonnier (p. 136) en France. Il se rendit à son château de Saint-Leu. Le doute ne lui fut pas permis. On n'avait pas encore arraché à ce malheureux prince toutes les concessions que l'on désirait. On ne tarda pas à lui faire à cet égard des ouvertures qu'il commença par repousser, comme d'habitude, et puis qu'il finit par écouter, attendu qu'il ne pouvait faire autrement sans mettre dans le plus grand péril l'indépendance de la Hollande. Or, Louis espérait toujours que de la force du mal naîtrait le bien, que les mesures du blocus poussées à l'extrême amèneraient une paix maritime, que lors de cette paix la Hollande pourrait sortir de ses ruines. Il voulait donc gagner du temps pour atteindre à cette paix. La question la plus importante, à ses yeux, c'était de faire vivre de la vie politique, et à l'état de nation, un royaume à qui la France enlevait chaque jour un lambeau. Pour maintenir les Hollandais sur le tableau des puissances européennes, le roi consentit à tout ce qu'on voulut, à l'exception de la conscription, coutume qui répugnait par trop à son peuple, et de l'imposition sur la rente, mesure qu'il considérait comme équivalente à une banqueroute. Interdiction de tout commerce et de toute communication avec l'Angleterre, mise sur pied, entretien d'une flotte considérable, d'une armée de terre de 25,000 soldats, suppression de la dignité du maréchalat, destruction de tous les privilèges de la noblesse contraires à la constitution donnée par l'empereur, tout fut accordé.

Le 24 février 1810, avait paru au Journal officiel un article virulent contre la Hollande. Le roi en fut très affecté et chargea Werhuell d'en parler au duc de Cadore, et de prier ce dernier de demander à l'empereur de faire connaître ses intentions pour que le gouvernement hollandais accédât à ses désirs, si la chose était possible. Werhuell écrivit dans ce sens au duc de Cadore, et dès le lendemain le roi Louis reçut de son frère un projet de traité.

En marge de ce traité le roi Louis écrivit: «Je consentirai à tous les sacrifices que l'empereur exigera, pourvu que je puisse tenir les engagements que je contracterai; pourvu encore que le reste de la Hollande puisse exister, et surtout si ces sacrifices ôtent tout sujet de mécontentement de la part de mon frère et me donnent la possibilité de regagner son amitié et sa bienveillance; et c'est par cette raison que je désirerais qu'on omît des considérants ces mots: différents survenus entre eux. Je n'ai pas d'autre différent que la peine de voir l'empereur et mon frère fâché contre moi.»

Ce traité se composait de 15 articles, pour quelques-uns desquels le (p. 137) roi demanda des modifications. Il proposa ensuite neuf articles additionnels. L'empereur consentit à quelques-unes des modifications proposées par son frère et rejeta les autres.

Daté du 16 mars, ce traité contenait en outre les quatre articles secrets suivants:

1o Le roi ne s'oppose pas à ce que le corps de 18,000 hommes du deuxième article soit commandé par un général nommé par l'empereur.

2o Il consent à ce que les bâtiments chargés de contrebande qui arriveraient dans les rades de Hollande y soient arrêtés et déclarés de bonne prise, et toutes les marchandises anglaises et coloniales confisquées, sans égard à aucune déclaration.

3o Qu'il est dans le projet du roi d'éloigner de sa personne les ministres qui ont eu l'intention de défendre Amsterdam, et n'ont pas craint de provoquer la colère de la France. Sa Majesté veillera à ce que dans aucun discours ou publication quelconque il n'y ait rien qui tende à favoriser les sentiments haineux de la faction anglaise contre la France.

4o Sa Majesté s'engage à cesser insensiblement d'entretenir des ministres en Russie et en Autriche, de manière à ce que cette mesure ne soit pas un sujet de remarque et que les cours ne puissent s'en formaliser.

Après être tombé d'accord sur le traité avec son frère, le roi Louis envoya à ses ministres en Hollande la lettre ci-dessous, qui fut lue en séance du Conseil d'état, en présence de tous les membres du cabinet, par le vice-président du Conseil.

Paris, 21 février 1810.

Le roi au Conseil d'état.

Quoique le troisième mois après mon départ tire déjà à sa fin, il n'y a encore rien de décidé au sujet de l'état de nos affaires. Je ne puis cependant mieux employer le premier moment de ma guérison qu'en vous renouvelant l'assurance que j'emploierai continuellement tous les moyens possibles pour conserver l'existence de ce royaume. Il ne faut pas le feindre, ceci nous coûtera des sacrifices grands et pénibles; mais s'il y a seulement une lueur de possibilité qui nous assure la continuation de l'existence de la Hollande après tout ce qu'on exige d'elle, je n'hésiterai pas un moment de me reposer sur la magnanimité de l'empereur mon frère, dans l'espoir que les raisons de mécontentement une fois remédiées, nous obtiendrons le dédommagement que nous pouvons prétendre à si bon droit et dont nous aurons besoin plus que jamais.

(p. 138) Mon intention, en me conformant à tout ce que l'empereur, mon frère, exigera de nous, est de lui montrer que nous avons beaucoup d'ennemis, que nous sommes la victime du vice, de viles passions et d'intérêts; mais que nous n'avons cessé de continuer toujours d'admirer l'empereur et de nous comporter comme des amis et des alliés fidèles de la France, et éprouvés par mille sacrifices. Si, comme j'ai raison de me flatter, je puis réussir dans mes intentions réelles, le reste suivra de soi-même, tandis que ce doit être l'intérêt et le désir de la France de protéger et d'agrandir la puissance de ses amis, au lieu d'y apporter atteinte. Je vous invite ainsi de réunir tous vos efforts pour prévenir les émigrations dans les pays étrangers ou autres démarches désespérées et d'animer la nation à attendre, avec la modération qui fait le fond de son caractère, et convient à sa juste cause, le décret que l'empereur donnera pour notre sort. Il ne m'est pas inconnu tout ce que chacun souffre. J'ai fait pour plaider notre cause tout ce qui était en mon pouvoir; ni la perte de mon temps, ni la mauvaise réussite de mes peines n'ont pu me décourager, aussi ai-je tout espoir d'espérer que si nous pouvons faire un arrangement qui n'exclue pas entièrement la possibilité de notre existence, la Hollande pourra encore échapper à cette tempête, surtout si après tout cela il ne reste, non seulement aucun sujet de mécontentement, mais aucun prétexte de mésentendu ou de mécontentement, et c'est à quoi je tâche de faire aboutir tous mes efforts.

Votre roi,
Louis.

Cet acte, connu du maréchal Oudinot, fut envoyé par lui au major général, le 3 mars, de Bois-le-Duc, avec la lettre suivante:

Monseigneur, j'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence copie de deux lettres[63] du roi de Hollande, au Corps législatif et au Conseil d'état de son royaume. En lisant ces lettres, Votre Excellence ne sera point surprise des obstacles que l'on m'oppose et des espérances des Hollandais. Il n'est pas douteux qu'outre ces lettres, le roi n'envoie des ordres secrets pour qu'il soit pris des mesures qui reculent le moment de notre entrée en Hollande, et pour que les magistrats se refusent à tout ce qui aura l'air de prise de possession.

La tranquillité continue de régner dans le Brabant, mais le pays n'est pas riche; il a souffert par les inondations dans les années précédentes, et l'armée ne pourra guère y vivre qu'au jour le jour.

J'attends toujours une décision relativement au séquestre des caisses (p. 139) publiques et aux hussards hollandais qui sont à Bréda et dont le corps est en Espagne.

P.-S.—Je reçois à l'instant un rapport de M. le général Dessaix, qui m'annonce que quelques troupes hollandaises sont sur la rive droite du Wahal et ont ordre de ne laisser passer aucun militaire étranger.

Leurs hussards bordent la rive droite et paraissent destinés à observer nos mouvements, et à en donner la nouvelle.

J'ai ordonné que l'on mît en état le pont volant qui est à Nimègue; il peut porter 300 hommes à la fois.

Les eaux de la Meuse ont considérablement augmenté cette nuit et l'on ne peut communiquer que très difficilement avec Bommel et Gorcum.

Lorsque Napoléon eut obtenu tout ce qu'il désirait pour l'instant, la surveillance qui pesait sur le roi cessa par son ordre, et lui-même chercha à rétablir entre eux des rapports d'amitié. L'empereur lui témoigna même le désir qu'il fût jusqu'à Soissons au-devant de l'archiduchesse Marie-Louise, pour l'accompagner au château de Compiègne. Louis, dont la santé s'était un peu améliorée, se livra à quelques distractions et assista à une partie des fêtes qui eurent lieu à l'occasion du mariage de Napoléon, bien qu'il fût loin d'approuver le divorce, car il aimait beaucoup l'impératrice Joséphine. Arrivé à Compiègne le 24 mars, dans la matinée, le roi apprit bientôt que ses appartements étaient contigus à ceux de la reine Hortense. On semblait vouloir exiger un rapprochement qui n'était pas dans ses idées. Pour éviter toute discussion à cet égard, le 30 mars, deux jours après que l'empereur et l'impératrice furent au château, il donna ordre de préparer ses équipages pour son départ la nuit même. Un incendie, qui eut lieu au moment où il allait s'éloigner, le retint encore quelques jours. Enfin, le 8 avril, après une dernière entrevue avec son frère, entrevue dans laquelle Napoléon annonça à Louis que la reine le suivrait dans ses états avec le prince royal, le roi de Hollande put quitter la France. Il se dirigea sur Amsterdam par Aix-la-Chapelle, tandis que Hortense prit la route ordinaire. Le retour du roi causa la plus vive sensation dans tout le pays, surtout lorsqu'on sut que la reine allait arriver également. On adorait cette princesse et l'on espérait que la bonne intelligence ne serait plus troublée entre les deux époux. Hortense arriva en effet avec le prince royal; mais, par ordre de Louis, toutes les communications entre les appartements (p. 140) de cette princesse et les siens furent murées, la séparation de corps fut rendue ostensible, le roi même sembla prendre à tâche de prouver son éloignement pour la reine, en sorte que les courtisans ne savaient plus s'ils avaient tort ou raison, dans leur intérêt, d'aller rendre leurs hommages à Hortense. Cette contrainte ne dura pas longtemps, Hortense résolut de quitter la Hollande, mais son mari ne lui en laissa pas d'abord la possibilité. Il fit pour elle ce que l'empereur avait fait pour lui, tout récemment, à Paris. Ce ne fut que quelque temps après, en employant la ruse, après un court séjour au château de Lao, en laissant son fils qu'elle adorait, que la reine put s'échapper. On crut que le roi serait furieux en apprenant son départ ou plutôt sa fuite; il n'en fut rien. Il se montra très calme, ne parla pas d'Hortense, et ne quitta plus le jeune prince royal. En vertu du traité du 16 mars 1810 entre la France et la Hollande, traité imposé au roi, signé par Werhuell, et ratifié conditionnellement par Louis, qui avait ajouté de sa main: autant que possible, les troupes françaises, vers la fin d'avril, occupèrent Leyde et La Haye. D'autres troupes furent dirigées sur la Frise, et le duc de Reggio, commandant en chef, établit son quartier général à Utrecht. Il était clair qu'on voulait s'emparer du pays, mais qu'opposer aux volontés de Napoléon? la raison du plus fort n'est-elle pas toujours la meilleure? Le roi, indigné des usurpations d'autorité qui se renouvelaient sans cesse, se plaignit au maréchal. Ce dernier répondait en montrant les ordres de l'empereur[64].

Le 29 avril, Napoléon et la nouvelle impératrice se rendirent à Bruxelles, pour gagner de là les frontières enlevées à la Hollande et nouvellement annexées à la France. Louis quitta Amsterdam le 4 mai pour être le 5 à Anvers et les y recevoir. Sa visite faite, il repartit. Chacun voyait bien que sa couronne chancelait sur sa tête. Il n'était plus qu'un semblant de roi. Le maréchal exerçait, au nom de l'empereur, une puissance absolue. Napoléon écrivit à cette époque (20 mai)[65] une lettre tellement forte à son frère, que l'idée d'abdiquer ou de se défendre dans la capitale de ses états commença à germer (p. 141) en son âme. Un événement presque ridicule précipita la crise devenue imminente. Un cocher de l'ambassadeur de France eut une dispute suivie d'une rixe dans la rue près du palais de l'ambassade. M. de la Rochefoucauld jeta feu et flammes, demanda une réparation ostensible; l'empereur prétendit qu'on avait insulté son ambassadeur en insultant sa livrée, et prétexta de là pour écrire au roi une nouvelle et dernière lettre plus dure encore que la précédente, et qui se trouve également à la page 276 de l'ouvrage de M. Rocquain.

Le roi venait à peine de recevoir cette lettre, lorsqu'il apprit à son pavillon de Haarlem, où il se trouvait alors, que le duc de Reggio demandait l'occupation de la capitale et l'établissement de son quartier général à Amsterdam[66]. À cette foudroyante nouvelle, Louis, frémissant d'indignation, résolut de défendre sa capitale jusqu'à la dernière extrémité. Il comptait sur le peuple et sur l'armée, mais pour exécuter un semblable projet, il fallait d'abord inonder le pays, exposer les habitants à toutes les horreurs, et sans espoir de ne pas succomber un jour. Les ministres, les généraux furent d'un avis opposé au sien; lui-même, naturellement d'un caractère doux et bon, lorsqu'il envisagea froidement les conséquences de sa résolution extrême, sentit son cœur touché de compassion pour ses peuples. Il crut donc faire mieux en abdiquant en faveur de ses enfants, sous la régence de la reine, assistée d'un conseil de régence.

Je vais mettre, dit-il, l'empereur au pied du mur, et le forcer de prouver à la face de l'Europe et de la France le secret de sa politique envers la Hollande et envers moi, depuis cinq années. Je mets mon fils à ma place. Si toutes les querelles faites à moi et à mon gouvernement sont véritables, il reconnaîtra mon fils, qui lui laissera tous les moyens de faire tout ce qu'il veut relativement au commerce et à l'Angleterre, puisque, par la constitution du royaume, à mon défaut, la régence lui appartient de droit.

Si, au contraire, il profite de mon abdication pour s'emparer de la Hollande, il sera prouvé incontestablement aux yeux de tous les Français (p. 142) que toutes les accusations étaient des querelles d'Allemand, que c'était là où l'on en voulait venir; et du moins ni le droit de conquête, ni une cession, ni une soumission quelconque, ne donneront la moindre ombre de légalité à cette usurpation de la Hollande; je ne craindrai plus que l'on se serve de mon nom pour s'en emparer avec quelque apparence de droit.

Le roi rédigea ensuite de sa main un message au Corps législatif. Ce message était violent: c'était l'histoire des griefs de la Hollande contre la France. Il était de nature à exaspérer l'empereur, à nuire au pays, à la régence de son fils; toutes ces considérations l'engagèrent à en rédiger un autre. Il écrivit aussi son acte d'abdication et une proclamation au peuple. Dans son message à l'Assemblée législative, il laissa deviner qu'il abdiquait parce qu'il n'avait pu se défendre; dans son acte d'abdication, il eut la générosité de se laisser envisager comme le seul obstacle au bonheur de la Hollande; dans sa proclamation au peuple, il annonça l'entrée des Français à Amsterdam, en recommandant de voir en eux des amis. Pour éviter qu'on ne cherchât à s'emparer de sa personne, le roi voulut que tous ces actes, datés de Haarlem le 1er juillet 1810, ne fussent publiés qu'après son départ.

Il mit ensuite ordre à ses affaires d'intérêt, puis à minuit, après avoir inondé son fils de ses larmes, il sortit de son pavillon à pied, par le jardin, pour gagner sa voiture. Il fit une chute dans le fossé, chute qui faillit l'empêcher de partir. Enfin, ce bon et malheureux prince quitta la Hollande, regretté de tout le monde. Il informa l'empereur de sa résolution extrême. Napoléon, sans précisément regretter l'abdication de son frère, fut péniblement affecté de son départ, qui n'était nullement dans sa politique. Les troupes françaises entrèrent à Amsterdam, et le 11 juillet la Hollande fut réunie à la France.

Lorsque Louis Bonaparte était monté sur le trône de Hollande, de par la volonté de Napoléon, le pays avait une population de 2,100,000 habitants. Après le traité du 16 mars 1810, ayant perdu le Brabant hollandais, la Zélande, y compris l'île de Schouwen, la Gueldre située sur la rive gauche de la Meuse, elle avait été réduite à 1,667,000 habitants, et son territoire s'était trouvé diminué de 1322 lieues carrées.

Voilà quel avait été, en définitif, l'avantage que ce pays avait retiré du protectorat de la France. On comprend que, dans d'aussi tristes conditions, le roi Louis ait cru devoir faire le sacrifice d'une couronne (p. 143) qu'il avait acceptée parce qu'il ne pouvait faire autrement, et avec l'intention formelle d'être utile à sa nouvelle patrie.

IV.
Juillet 1810-1846

En apprenant l'abdication et le départ du roi Louis, l'empereur envoya prendre par un de ses aides de camp (le général de Lauriston) le jeune prince royal. Il le remit aux mains de sa mère à son arrivée à Paris, et lui dit:

Venez, mon fils, je serai votre père, et vous n'y perdrez rien. La conduite de votre père afflige mon cœur; sa maladie seule peut l'expliquer. Quand vous serez grand, vous paierez sa dette et la vôtre. N'oubliez jamais, dans quelque position que vous placent ma politique et l'intérêt de mon empire, que vos premiers devoirs sont envers moi, vos seconds envers la France. Tous vos devoirs, même ceux envers les peuples que je pourrais vous confier, ne viennent qu'après.

Ici se termine la seconde partie de l'histoire du roi Louis de Hollande. Nous avons exposé longuement les différentes phases de son règne si court et pourtant si plein de péripéties, nous avons montré les causes qui rendirent ce règne malheureux pour le roi. Nous n'avons pas à nous prononcer sur le plus ou moins de loyauté de la conduite de Napoléon à l'égard de Louis, sur le plus ou moins de raisons qu'avait Louis pour résister à la grande politique de Napoléon. D'un côté, si la politique excuse bien des choses, d'un autre côté, un roi ne comprend pas ses devoirs de la même façon qu'un simple particulier. Quoi qu'il en soit, le règne du roi Louis ne fut pas inutile pour la Hollande et stérile pour le pays.

En quittant la Hollande, le roi Louis fit connaître, par une circulaire adressée aux diverses cours de l'Europe, les motifs et les conditions de son abdication. En outre, un conseiller d'état fut expédié à la reine Hortense, alors à Plombières. On a vu que Napoléon avait rendu inutiles toutes ces précautions pour assurer la couronne au prince royal et, à son défaut, au second des enfants de Louis. Avant de partir, le roi avait vendu la petite terre d'Ameliswerd, située près d'Utrecht, et avait laissé ses revenus du mois de juin à son fils, n'emportant que dix mille florins en or et ses décorations en brillants. Il (p. 144) se dirigea sur Tœplitz où il arriva le 9 juillet, prenant des précautions pour n'être pas arrêté en route par ordre de l'empereur. Il avait choisi le titre de comte de Saint-Leu, voulant retourner plus tard en France, dans la terre de ce nom, si on reconnaissait son fils; mais lorsqu'il eut appris ce qu'avait fait Napoléon, le doute n'étant plus permis, il se décida à habiter un pays neutre. Il hésita entre l'Amérique, la Suisse ou l'Autriche. Jusqu'à ce qu'il pût vivre à Rome, dont le climat était nécessaire à sa santé, il choisit les états autrichiens. Il écrivit donc à l'empereur François II, déclarant qu'il désirait rester indépendant de Napoléon, mais non son ennemi.

Il traversa Dresde et se rendit ensuite aux eaux de Tœplitz. Le 11 juillet 1810, il écrivit de cette dernière ville à M. de Bourgoing, ambassadeur de France:

Monsieur de Bourgoin, je suis passé avant-hier à Dresde; mais, comme je désire vivement rester inconnu, je ne vous ai point fait avertir. Je suis aux bains de Tœplitz, où je compte rester, s'il m'est possible, toute cette saison; je n'ai pas voulu que l'ambassadeur de l'empereur fût instruit par d'autres que par moi de mon arrivée dans ce pays, du but de mon voyage et de mon projet. Vous serez peut-être instruit, à l'heure qu'il est, que j'ai abdiqué en faveur de mon fils aîné. Je ne devais pas faire autrement, les choses étant venues au point qu'il m'aurait fallu me déshonorer, et ravaler entièrement l'autorité royale en mettant ma capitale sous les ordres d'un officier, ainsi que tout le pays, simulacre inutile et peut-être plus. Je ne pouvais souffrir cette dernière humiliation, surtout après avoir mis toute la résignation possible en acceptant le traité commandé par mon frère, sans écouter aucun sentiment d'orgueil, d'amour propre ou d'intérêts personnels. La politique de mon frère ou de la France commandant l'anéantissement de mon gouvernement, ainsi qu'il était impossible de me le celer, j'ai dû, ou sacrifier mon rang et descendre du trône, ou résister, c'est-à-dire succomber en défendant la juste cause d'un pays malheureux et injustement maltraité; mais si j'avais pu oublier que la Hollande serait devenue le théâtre de toutes les horreurs de la guerre, seul fléau que j'ai pu parvenir à écarter de son sol durant mon règne, je ne pouvais oublier que c'est à cette terrible extrémité que les ennemis de la Hollande et les miens, et ceux de l'empereur, auraient voulu réduire le pays; mais j'ai tout fait pour éviter un si grand malheur, et mon frère, s'il est bien informé, doit être bien convaincu que, seul, j'ai empêché l'explosion du mécontentement et du désespoir même d'un peuple maltraité et vexé chaque jour davantage d'une manière aussi peu politique qu'elle était injuste et contraire, non seulement au droit des gens et (p. 145) aux égards qu'on doit à un pays paisible, mais encore entièrement contraire aux stipulations précises du traité du 16 mars de cette année. Si j'avais pu me dissimuler que, loin d'être sauvé par la résistance, mon royaume aurait été ruiné de fond en comble, comment aurais-je pu oublier que j'étais né Français, que mes enfants le sont comme moi, que je suis connétable et prince français, et qu'enfin, malgré tant de peine et de calomnies, j'étais parvenu à concilier à la France les habitants malheureux et ruinés de la Hollande, gémissant sous le poids des barrières du commerce et de la navigation? Je ne pouvais pas faire perdre à la Hollande le fruit de tant de sollicitudes, et j'ai été persuadé comme je le suis, et le serai toujours, que je n'avais pas d'autre parti à prendre que celui de l'abdication. Par là, la régence qui gouvernera au nom de mon fils fera entièrement la volonté de S. M. l'empereur et de ses ministres, ce que je ne pouvais faire qu'autant que j'étais convaincu que cela n'était pas contraire à mon devoir. Si mon fils était majeur, j'eusse renoncé pour lui aussi; mais comme il ne l'est pas, j'espère qu'avant sa majorité la paix maritime sera arrivée et le pillage des douaniers et des corsaires fini. D'ici là, mon frère s'apercevra qu'il m'a accusé injustement, que je ne lui ai rien dit que de vrai sur la Hollande, et mon fils sera plus heureux et plus tranquille que son pauvre père. D'après ce petit exposé, vous voyez que je ne pouvais rester en Hollande, ne régnant plus. Forcé à un parti qui m'a profondément affligé, j'ai dû songer à obtenir une retraite entière où je sois inconnu, et c'est ce qui m'a fait choisir ce lieu jusqu'à la fin de la belle saison.

J'ai rendu compte à mon frère de mon abdication; j'ai tout lieu de penser qu'il l'approuvera, puisque j'ai assuré plusieurs fois, par écrit, verbalement et par des actes officiels faits au général français en Hollande, écrit à la légation française à Amsterdam, et à celle de Hollande à Paris, que si l'on ordonnait toujours un traité si dur par lui-même, comme on a commencé d'abord à le faire, surtout si l'on faisait occuper la capitale par les troupes françaises, je regarderais cela comme la dissolution de mon gouvernement, et que, quand même je pourrais être assez aveugle pour ne pas le sentir davantage, cela arriverait de fait, le commandant des troupes françaises, des miennes, comme celui de ma capitale n'étant plus sous mes ordres. Je vous prie, M. de Bourgoing, de vouloir rendre compte à S. M. l'empereur de mon arrivée ici, de mon vif désir de rester dans les environs pour y soigner tranquillement ma santé, et que je le prie de me permettre ensuite de résider tout à fait dans les environs de Dresde, d'où je pourrais venir aux eaux chaque année et m'y préparer durant l'hiver par le régime et la retraite. Cela n'est sujet à aucun inconvénient. J'ai pris le nom de Saint-Leu; je suis fermement résolu à passer le reste de ma vie dans la plus profonde (p. 146) retraite, quelque chagrin que je puisse en éprouver. Je vous prie surtout de plaider ma cause: le plus grand malheur de ma position, c'est de ne pouvoir pas rentrer en France, où je devrais paraître dans mon rang et avec des fonctions quelconques, ce qui est impossible et le sera toujours; je n'ai qu'un vœu, rester simple particulier le reste de ma vie. J'ai choisi Dresde sous le rapport de la salubrité de l'air et des eaux; cependant, si l'empereur voulait que je sois ailleurs, je m'y rendrai avec soumission. Je vous prie de ne me connaître et de ne me parler, si je vous vois, que sous le nom de M. de Saint-Leu; vous me feriez beaucoup de peine en faisant autrement.

Adieu, Monsieur, recevez l'assurance de ma considération.

M. de Bourgoing se hâta de transmettre au duc de Cadore la lettre du roi. Le ministre des relations extérieures de France lui écrivit le 27 juillet:

Votre lettre no 319, à laquelle vous aviez joint votre réponse au roi de Hollande, m'est parvenue promptement. Elle m'a été remise par M. de Langenau. J'ai attendu ensuite avec une impatience que l'empereur a partagée, la lettre précédente qui devait renfermer les premières nouvelles du roi de Hollande dont nous ignorions encore la retraite. Elle n'est arrivée que trois jours après. Vous n'aviez envoyé votre courrier qu'à Francfort. Là, la lettre a été mise à la poste, je ne sais par qui, et elle n'est arrivée au ministère que deux jours après les lettres que j'ai présumé être parties de Francfort à la même époque. Le prince d'Eckmul a été instruit par le général Compans de l'arrivée de votre courrier à Francfort et des nouvelles qu'il apportait deux jours avant celui où j'ai reçu votre lettre.

Je n'entre dans ce détail, Monsieur, que pour vous faire sentir la nécessité d'envoyer directement vos courriers à Paris, surtout lorsqu'ils doivent annoncer des événements importants dont je vous suppose jaloux de donner les premières nouvelles. C'est par M. de Langenau que l'on a appris à Paris que le roi de Hollande était à Tœplitz; jusque-là nous ignorions où il était.

Vous vous êtes renfermé en lui répondant dans les bornes convenables. Vous ferez bien, si l'occasion s'en présente à vous d'une manière naturelle, de représenter à ce prince que sa place n'est pas en pays étranger, que sa dignité, les titres auxquels il n'a pas renoncé et sa qualité de Français et de prince français le rappellent en France, que son retour lui est prescrit par ses devoirs envers l'empereur, chef de sa famille et son souverain, envers sa famille et son pays. Vous lui direz les choses comme de vous-même et avec toutes les formes de respect propres à faire excuser la liberté que vous oserez prendre. Vous pourrez même lui dire:—Je ne sais ce que l'empereur a pu écrire à Votre Majesté, (p. 147) mais si mon respect et mon dévouement pour l'empereur, que j'ai l'honneur de servir, et mon attachement à votre personne pouvaient m'autoriser à m'expliquer avec franchise, j'oserais dire à V. M., etc., etc. Je vous invite d'ailleurs à transmettre avec exactitude les détails qui vous parviendront sur le séjour du roi à Tœplitz et à prendre des mesures pour en bien connaître toutes les circonstances. L'empereur prend trop d'intérêt au sort de son frère, quels que puissent être ses torts envers lui, pour ne pas désirer d'être fidèlement instruit de tout ce qui le concerne, et si vous parveniez à déterminer le roi à rentrer en France, l'empereur vous saurait gré de cette preuve de votre zèle à le servir.

En vain, notre ministre à Dresde fit auprès de Louis toutes les démarches pour l'engager à se rendre en France, le roi de Hollande refusa, et M. de Bourgoing ayant fait connaître ces refus réitérés, M. de Cadore lui écrivit:

De Paris, le 30 août 1810.

Monsieur, j'ai reçu votre lettre du 18 août dans laquelle vous me rendez compte des efforts que vous avez faits pour vous rapprocher du roi de Hollande et lui faire la communication que je vous avais indiquée dans ma lettre du 27 juillet. Cette lettre, Monsieur, ne vous prescrivait pas de n'entretenir le prince que verbalement; elle ne vous défendait pas de vous adresser à lui par écrit. Vous y avez trouvé cette expression: «dire ces choses comme de vous-même,» etc. Mais le mot dire, dans un sens figuré, s'applique aussi à ce que l'on écrit. On dit par écrit comme verbalement. Ce que je vous recommandais surtout était de chercher une occasion naturelle de faire ces représentations. Un rendez-vous aux frontières, que vous aviez sollicité du roi, n'était pas une occasion naturelle; on en aurait beaucoup parlé. L'occasion naturelle était une réponse que vous auriez pu faire à une lettre du roi. Il est fort heureux que le roi ait refusé l'entrevue que vous lui avez fait demander. Il n'est pas probable que vous puissiez trouver maintenant une occasion très naturelle de donner au prince les conseils indiqués dans ma lettre, et l'empereur désire que vous ne preniez plus aucune part à cette affaire. S. M. veut que, si vous êtes consulté encore par le comte de Saint-Leu, vous vous absteniez de lui répondre, que vous lui laissiez faire ce qu'il désire et que vous ne vous mettiez plus en peine de ce qui le regarde, ce qui ne doit pas empêcher de faire connaître ce que vous apprendrez de lui.

Louis était tellement las des grandeurs et excédé de tout ce qu'il avait souffert sur le trône, qu'il souhaitait avant toute chose le repos; aussi le 20 juillet écrivit-il à son oncle, le cardinal Fesch, la curieuse lettre suivante:

(p. 148) Mon cher oncle, je suis aux eaux de Tœplitz depuis dix jours; j'en éprouve beaucoup de bien. J'ai écrit à maman et à Pauline, mais je suis si loin que je crains, avec raison, que mes lettres ne leur parviennent pas. Vous êtes à présent peut-être le seul de la famille auprès de l'empereur. Dites-moi, je vous prie, si vous croyez qu'il me permette enfin de vivre tranquille et obscur. C'est là tout mon désir. Après les malheurs que j'ai éprouvés, je ne puis plus rien être, et si l'empereur le veut, je vous prierai de me vendre vos biens en Corse et j'irai m'y établir; mais comme je suis résigné à tout plutôt qu'à être quelque chose, après n'avoir pu rester sur le trône de Hollande, je crains qu'il n'y consente pas. Si je pouvais obtenir de m'y retirer avec le plus jeune de mes enfants, je me trouverais bien heureux, puisque je serais à jamais tranquille. Veuillez, mon cher oncle, vous en informer directement chez mon frère et me dire sa réponse et votre opinion. J'attends votre réponse avec impatience.

Ce malheureux prince commençait en effet à goûter un repos salutaire, après tant de péripéties. Lorsqu'il apprit la réunion de la Hollande à la France, désespéré de voir les droits de ses enfants méconnus, il ne put qu'adresser à toutes les cours une protestation dans laquelle il établissait qu'ayant accepté le trône sans conditions, ayant exécuté toutes ses conventions avec la France, n'ayant abdiqué qu'à la dernière extrémité, après avoir été contraint par la force à signer le traité du 16 mars 1810, Napoléon, son frère, n'avait pas le droit de réunir la Hollande à l'empire et de frustrer de la couronne le prince son fils.

Le roi ne tarda pas à éprouver quelques chagrins d'une autre nature et qui, pour être d'un ordre moins élevé que les chagrins de la politique, n'en jetèrent pas moins dans son cœur une affliction réelle et un profond dégoût de la nature humaine. Il ne s'était fait accompagner dans son exil volontaire que par deux hommes, le général Travers et le contre-amiral Bloys, qui lui devaient tout et qu'il avait choisis parmi une foule de personnes loyales et sûres; ces deux hommes le quittèrent au bout de quelque temps, le laissant seul, sans famille, presque sans relation d'aucune espèce, sur une terre étrangère. Tout à coup il vit paraître près de lui le chevalier (plus tard duc) Decazes, son ancien secrétaire de cabinet, jadis secrétaire des commandements de Madame mère, alors conseiller à la cour de justice de Paris. M. Decazes venait l'engager à rentrer en France. Louis fut inébranlable dans sa résolution de ne pas revenir dans sa patrie, et comme les climats tempérés lui étaient favorables, il quitta (p. 149) Tœplitz pour se rendre à Gratz en Styrie, partie la plus méridionale des états autrichiens. Il eût préféré Rome ou Naples, mais Rome n'était plus indépendante, et Naples était sous l'influence de Napoléon. M. Decazes l'accompagna à Gratz, renouvelant sans succès les tentatives qu'on l'avait chargé de faire pour persuader au prince de rentrer en France.

Pendant ce court voyage, il fut rejoint par M. Lablanche, secrétaire de l'ambassadeur français à Vienne, qui lui apportait une sommation de se rendre à Paris.

Sire, disait M. Otto[67] dans cette lettre du 12 octobre, l'empereur m'ordonne d'écrire à Votre Majesté dans les termes suivants: Le devoir de tout prince français et de tout membre de la famille impériale est de résider en France, et il ne peut s'absenter qu'avec la permission de l'empereur. Après la réunion de la Hollande à l'empire, l'empereur a toléré que le roi résidât à Tœplitz, sa santé paraissait lui rendre les eaux nécessaires; mais aujourd'hui l'empereur entend que le prince Louis, comme prince français et grand dignitaire de l'empire, y soit rendu au plus tard au 1er décembre prochain, sous peine d'être considéré comme désobéissant aux constitutions de l'empire et au chef de sa famille, et traité comme tel.

Je remplis, Sire, mot pour mot, la mission qui m'est confiée, et j'envoie le premier secrétaire d'ambassade pour être assuré que cette lettre aura été remise exactement.

Je prie Votre Majesté d'agréer l'hommage de mon profond respect.

Louis resta sourd à cette sommation, comme il était resté sourd aux prières; il espérait être enfin délivré de cette persécution d'un nouveau genre, il n'en était rien. Son ancien secrétaire, M. Decazes, lui fut envoyé de nouveau et ne réussit pas mieux qu'à son premier voyage. Il y avait à peine deux mois que l'ex-roi de Hollande habitait Gratz, lorsqu'il connut tout à coup, par le Moniteur du 15 décembre, le sénatus-consulte du 10 du même mois[68]. Indigné, il envoya le 30 au sénat la protestation suivante:

Sénateurs, le Moniteur du 15 arrive; j'étais loin de m'attendre au coup mortel, à l'atteinte ineffaçable que me porterait le sénatus-consulte du 10 décembre.

Je dois au nom de l'empereur, qui est aussi le mien, à mes enfants (p. 150) et au peuple à qui j'appartiens depuis le 5 juin 1806, de déclarer publiquement, comme je déclare en ce moment:

Que, lié à jamais, ainsi que mes enfants, au sort de la Hollande, je refuse pour moi, comme pour eux, l'apanage dont il est fait mention dans ledit sénatus-consulte. J'ordonne, par le présent acte que je porte à sa connaissance, à la reine, de refuser pour elle, comme pour ses enfants, la moindre partie d'un tel don, et de se contenter de ses propriétés particulières jointes aux miennes.

J'ordonne, par le présent acte, au sieur Tivent, intendant général de la couronne, à qui j'ai confié l'administration de ces propriétés, comme chargé de mes affaires particulières, de mettre la reine en possession de tout ce qui m'appartient individuellement, consistant dans toutes les acquisitions qui, depuis le 5 juin 1806, n'ont pas été réunies au domaine de la couronne par l'acte d'achat.

Je déclare, en outre, que je désavoue toutes les accusations, lettres et écrits quelconques, lesquels tendraient à faire croire que j'ai trahi mon pays, mon peuple, moi-même, ou manqué à ce que je devais et aimerai toujours à devoir à la France, ma première patrie, que j'ai servie, depuis mon enfance, de cœur et d'âme. Placé sur le trône de la Hollande, malgré moi, mais lié à ses destinées par mes affections, mes serments et les devoirs les plus sacrés, je ne veux et ne peux vouloir que rester Hollandais toute ma vie. En conséquence, je déclare le don dudit apanage nul et de nul effet pour moi, comme pour mes enfants, et pour leur mère, annulant d'avance tout consentement ou acceptation donnés, soit directement, soit indirectement.

En foi de quoi j'ai rédigé le présent acte écrit et signé de ma main. Je prie le Sénat de le recevoir et de faire agréer mon refus à l'empereur.

Le même jour, il écrivit à la reine:

Ma douleur et mon malheur seraient à son comble si je pouvais accepter l'apanage honteux que me destine, ainsi qu'à mes enfants, le sénatus-consulte que je vois dans le Moniteur du 15 de ce mois. Je vous ordonne de refuser jusqu'à la moindre partie de ce don vil et douloureux. J'annule d'avance toutes les acceptations ou consentements que vous pourriez donner, soit pour vous, soit pour mes enfants. Toutes mes propriétés particulières sont à votre usage et à celui de mes enfants. Je vous autorise, par l'écrit ci-joint, à vous en mettre en possession; cela, joint à vos propres biens, vous suffira pour vivre en simple particulière. Reine, épouse, mère, sous tous les rapports, tout autre don vous offenserait, et je vous désavouerais en tout temps comme en tout lieu.

(p. 151) Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles le roi goûta enfin quelque tranquillité; il en profita pour se livrer à son goût dominant, l'étude des arts et de la littérature.

La campagne de Russie amena le désastre des armées françaises dans le Nord, comme l'injuste guerre d'Espagne avait amené les désastres de l'armée française dans le Midi. La fortune se lassait de suivre Napoléon. Profondément affligé des malheurs de sa patrie, Louis, resté toujours bon Français, écrivit le 1er janvier 1813 à l'empereur la lettre ci-dessous:

Sire, profondément affligé des souffrances et des pertes de la Grande-Armée, après des succès qui ont porté les armes françaises jusqu'au pôle; pouvant aisément juger combien vous êtes pressé, combien il est urgent de réunir tous les moyens de défense possibles, au moment enfin où une lutte terrible va continuer et se prépare encore plus furieuse; convaincu qu'il n'y eut jamais pour la France, pour votre nom, pour vous, de moment plus critique, je croirais manquer à tous mes devoirs à la fois, si je ne cédais à la vive impulsion de mon cœur. Je viens donc, Sire, offrir au pays dans lequel je suis né, à vous, à mon nom, le peu de santé qui me reste et tous les services dont je suis capable, pour peu que je puisse le faire avec honneur. Je suis, de Votre Majesté, le respectueux et tout dévoué frère.

Cette lettre fut envoyée par l'ambassadeur de France à Vienne et placée dans une autre lettre écrite à Madame mère. L'empereur y répondit, le 16 janvier 1813, qu'il voyait avec plaisir les sentiments qui animaient Louis, mais qu'il lui avait fait connaître déjà que ses devoirs envers l'empereur, sa patrie et ses enfants, exigeaient son retour en France; qu'il le recevrait comme un père reçoit son fils, qu'il avait des idées fausses sur la situation des affaires, que lui, Napoléon, avait un million d'hommes sur pied, deux cents millions dans ses caisses, que la Hollande était française à jamais, etc. Cette lettre, d'un style plus modéré que les précédentes, contenait cependant encore quelques expressions personnelles blessantes pour le roi. C'était, du reste, la première que Louis recevait de Napoléon depuis celle de mai 1810, finissant par ces mots: «c'est la dernière lettre de ma vie que je vous écris». Le roi, dont les propositions n'avaient pas été acceptées, fit un voyage au mois de juin 1813 aux bains de Neuhans, près de Gratz, pour sa santé. Il en revint au mois de juillet, et le 8 il se décida à faire des démarches auprès du congrès dont on annonçait l'ouverture à Prague, sous la médiation de l'Autriche. Des (p. 152) protestations, des notes envoyées à tous les souverains, n'eurent aucun résultat. Voyant la guerre prête à éclater entre l'Autriche et la France, Louis ne voulut pas rester plus longtemps dans les états de l'empereur François II, malgré les bienveillantes instances de ce souverain pour l'y retenir. Il crut donc devoir se rapprocher de sa patrie, et le 10 août il partit pour la Suisse[69].

En arrivant à Ischl, il écrivit à Napoléon:

Sire,

Les approches de la guerre avec la France m'avaient fait songer, depuis plusieurs mois, à quitter ce pays; voulant être sûr de ne point me trouver enfermé dans un pays ennemi, je suis parti le 10 août. Je vous écris des frontières de la Bavière.

Le duc d'Otrante, que j'ai vu à son passage par Leybach, m'a beaucoup parlé; je lui ai caché mon dessein, parce que je voulais que vous l'apprissiez par moi seul.

Sire, j'avais le projet de me rendre dans une retraite sûre et définitive dont j'ai plus besoin que jamais. La Bosnie m'était ouverte; comme un pays tranquille, amie naturelle de la France, elle me convenait sous tous les rapports, même sous celui du climat; mais, Sire, quand j'étais au moment de partir, j'ai appris les malheurs d'Espagne, j'ai appris que les ennemis étaient de ce côté sur les frontières, j'ai vu que la guerre était imminente, que vous alliez avoir un million d'hommes armés contre vous... Je ne me suis pas cru le maître de me soustraire à la crise imminente et terrible qui se prépare. Je suis peu de chose, mais ce que je suis je le dois à la Hollande, et après à la France et à vous. Je vais donc en Suisse pour pouvoir en être appelé par vous, quand vous croirez pouvoir le faire sans m'ôter l'espoir de (p. 153) rentrer en Hollande à la paix générale, ni d'une manière contraire au serment que je lui ai prêté, car, comme il est cependant impossible que vous ayez voulu faire de moi et de mes enfants des êtres provisoires, il est impossible que Votre Majesté ne veuille pas leur rétablissement et le rétablissement de la Hollande, quand toutes les affaires relatives au commerce et à la navigation seront terminées. Enfin, Sire, si je puis jamais être utile et à la France et à V. M., elle saura mieux que moi la manière dont cela convient à celui de ses frères qui est devenu roi de Hollande... Si cela n'est jamais le cas, je serai dans un pays qui, du moins, ne cessera jamais d'être ami de la France; quand je suis venu en Autriche, j'étais persuadé que le pays de l'impératrice de France ne serait de longtemps en guerre avec elle, et à coup sûr de mon vivant.

Je vous prie de faire attention, Sire, que je viens à vous pour souffrir; que je le désire plus vivement à mesure que le péril augmente; que, dans la malheureuse position où m'ont placé les événements, j'ai dû ne plus partager la prospérité de ma maison, mais non me soustraire à ses dangers. Puissent, Sire, ceux qui la menacent, n'être pas aussi réels que je le crains! Mais les armements sont immenses, et dans un tout autre ordre et esprit que précédemment. Tout le monde gémit et réclame la guerre contre la France. Sire, je fais mon devoir, et envers la Hollande, et envers la France, et envers vous, en me rapprochant de tous trois, en me mettant plus à votre portée. Jamais je n'aurai à me reprocher de les avoir privés par ma faute de mes faibles efforts, quels qu'ils puissent être, et cette conviction me consolera, quelque chose qui arrive.

Cette lettre resta sans réponse. Louis fit quelques courses pour visiter la Suisse, puis il attendit à Saint-Gall les suites des événements qui grossissaient de toutes parts. Après la malheureuse bataille de Leipsick, Murat, ayant quitté l'armée française pour revenir à Naples, passa par la Suisse; il vit le roi son beau-frère et lui conseilla de rentrer en Hollande par le secours des alliés[70]. Louis répondit qu'il ne le ferait pas, attendu qu'on n'admettrait jamais la neutralité de la Hollande et qu'il ne voudrait, pour aucun trône du monde, faire la guerre à son pays. Toutefois, voulant profiter des circonstances pour une nouvelle tentative faite bien moins dans son intérêt que dans celui de ses enfants, il envoya un des officiers de son ancienne garde attendre Napoléon à son passage à Mayence, avec mission de lui remettre une lettre.

(p. 154) Louis demandait qu'on le laissât retourner en Hollande et qu'on lui permit de traverser la France pour se rendre à Amsterdam. Persuadé qu'au point où en étaient les affaires, l'empereur serait ravi de lui céder de nouveau un pays qui allait tomber aux mains des alliés, et qu'il croyait être seul à même de sauver et de soustraire à la coalition, l'ex-roi de Hollande vint jusqu'à Pont-sur-Seine, après avoir écrit à l'impératrice régente et au prince Cambacérès; mais, à son grand étonnement, il apprit qu'on refusait de le recevoir à Paris. Il rentra donc en Suisse, et là fut rejoint par l'officier envoyé à Napoléon. Cet officier, et bientôt après les lettres de Berthier et du duc de Vicence, lui firent connaître la réponse de l'empereur.

«J'aime mieux que la Hollande retourne sous le pouvoir de la maison d'Orange, avait dit Napoléon, que sous celui de mon frère.»

Malgré tous les échecs, malgré tous les déboires, Louis crut encore devoir faire une tentative en octobre 1813, lorsqu'il connut les événements qui venaient d'avoir lieu en Hollande, l'insurrection de ce pays contre la France, son abandon par les troupes de l'empereur et l'établissement d'une espèce de gouvernement provisoire exercé par les magistrats d'Amsterdam. En conséquence, il adressa, le 29 novembre, de Soleure, à ce gouvernement provisoire, une longue lettre dans laquelle, passant en revue toutes les phases de son règne, il relatait ses droits et ceux de ses enfants. Il n'avait ni désiré, ni recherché la couronne, il ne s'était décidé à l'accepter que sur l'instance de la députation batave, et dans l'espoir d'assurer à son pays d'adoption la protection puissante de la France; il avait fait tout ce qui était humainement possible pour maintenir l'intégrité du territoire, l'indépendance de la nation; il avait cherché à faire jouir les peuples des bienfaits de lois équitables, il n'avait abdiqué qu'en faveur de son fils, tout récemment il avait voulu se rendre à Amsterdam pour mettre la nation hollandaise à même de se prononcer librement pour lui ou pour la maison d'Orange.

Louis commençait ce long, intéressant et véridique plaidoyer en disant que les nouvelles circonstances dans lesquelles se trouvait la Hollande l'obligeaient à sortir de sa retraite, que ces circonstances devaient ou compléter les obligations qui l'attachaient au pays depuis huit ans, ou l'en dégager entièrement. Il terminait en promettant d'achever ce qui n'avait été qu'esquissé par l'acte d'union d'Utrecht, en assurant une constitution plus étendue, et en affirmant qu'il ferait tous ses efforts pour maintenir l'état de paix et de neutralité. (p. 155) Quelques personnes lui proposèrent de se rendre en Hollande pour y décider le peuple en sa faveur, il refusa. «Je ne puis y rentrer, répondit-il, que rappelé par la nation; il ne convient ni à mon caractère ni au bien de la Hollande que j'y rentre par la guerre ou par les troubles! Je dois me borner à faire savoir aux Hollandais que mon dévouement au pays est toujours le même, le reste les regarde.»

Sa démarche auprès des magistrats d'Amsterdam n'obtint aucun succès, la maison d'Orange fut rétablie sur le trône. Dès lors, Louis se considéra comme entièrement dégagé de toute obligation envers la nation hollandaise, et il résolut de rentrer chez lui, à Saint-Leu, espérant qu'on l'y laisserait jouir de la tranquillité qui semblait le fuir en tous lieux. Le prince de Talleyrand lui ayant fait connaître l'entrée des alliés en Suisse, l'ex-roi de Hollande hâta son départ, et le 22 décembre 1813, après avoir fait une déclaration conforme à sa lettre du 29 novembre, il se rendit à Lyon et de là à Paris, où il arriva le 1er janvier 1814. Il descendit chez Madame mère, mais il ne put voir l'empereur. On lui insinua même l'ordre de s'éloigner à quarante lieues de la capitale de la France. Il refusa d'obéir, «personne, dit-il, n'ayant le droit de m'empêcher de demeurer chez moi.» Enfin le 10 janvier, il put être admis auprès de l'empereur, grâce à la médiation de l'impératrice. L'entrevue fut froide, les deux frères ne s'embrassèrent pas. Louis pria Napoléon d'écarter toujours, dans leurs conversations, ce qui pouvait concerner la Hollande. Quelques jours auparavant, le roi avait reçu de l'empereur la lettre autographe ci-dessous:

Mon frère, j'ai reçu vos deux lettres et j'ai appris avec peine que vous soyez arrivé à Paris sans ma permission. Vous n'êtes plus roi de Hollande depuis que vous avez renoncé et que j'ai réuni ce pays à la France. Vous ne devez plus y songer. Le territoire de l'empire est envahi et j'ai toute l'Europe armée contre moi. Voulez-vous venir comme prince français, comme connétable de l'empire, vous ranger auprès du trône? Je vous recevrai, vous serez mon sujet; en cette qualité, vous y jouirez de mon amitié et ferez ce que vous pourrez pour le bien des affaires. Il faut alors que vous ayez pour moi, pour le roi de Rome, pour l'impératrice, ce que vous devez avoir. Si, au contraire, vous persistez dans vos idées de roi et de Hollandais, éloignez-vous de quarante lieues de Paris... Je ne veux pas de position mixte, de rôle tiers. Si vous acceptez, écrivez-moi une lettre que je puisse faire imprimer.

(p. 156) Le roi désirait ardemment être employé, être utile à la France dans ce moment de crise, sans recevoir ni rang, ni apanage, ni titres, lesquels eussent été en opposition avec sa déclaration de Lausanne, lesquels l'eussent empêché de s'éloigner de France dans le cas où la victoire eût rendu la Hollande à celle-ci, et qui, dans ce cas, eussent été un assentiment tacite à la réunion, mais il éprouva avec une cruelle amertume combien, dans l'exil et le climat froid de la Styrie, trois années d'isolement et de chagrin avaient délabré sa santé. Il essaya vainement de se tenir à cheval, il ne pouvait même rester debout quelque temps.

Il vit une seconde fois son frère, la veille du départ de Napoléon pour l'armée, le 23 janvier 1814. L'empereur semblait décidé à faire la paix après la première victoire, mais il se laissa entraîner ensuite dans un système opposé. Louis, d'accord avec Joseph, lui adressa presque journellement des lettres dans lesquelles il le suppliait de traiter le plus vite possible avec les alliés. Le 16 mars, il lui écrivit: «Si Votre Majesté ne signe pas la paix, qu'elle soit bien convaincue que son gouvernement n'a guère plus de trois semaines d'existence. Il ne faut que du sang-froid et un peu de bon sens pour juger l'état des choses en ce moment[71]

Ces mots étaient prophétiques.

Louis demeura à Paris les mois de janvier, février et mars, jusqu'au 30 de ce dernier mois, qu'il suivit l'impératrice à Blois. Il insista pour que celle-ci n'abandonnât pas la capitale malgré l'entrée des alliés, mais elle ne l'osa pas.

L'empereur, dans ses instructions, déclarait traîtres tous ceux qui resteraient à Paris dans le cas où cette ville serait occupée par l'ennemi, et même tous ceux qui conseilleraient à l'impératrice de le faire..... Louis arriva à Blois avec Marie-Louise, qu'il avait rejointe à Rambouillet, étant parti après elle. Il séjourna à Blois jusqu'au 9 avril, époque à laquelle le retour des Bourbons fut connu. Des officiers de l'armée alliée étant venus chercher l'impératrice, l'ex-roi de Hollande prit congé d'elle et revint en Suisse. Il parvint le 15 avril à Lausanne. On lui avait fait dire avant son départ de Blois qu'il pouvait habiter la France; il pensa que son devoir s'y opposait, et qu'il devait partager la mauvaise fortune de sa famille. Peu de temps après (p. 157) la rentrée de Louis à Lausanne, le gouvernement des Bourbons érigea la terre de Saint-Leu en duché, sans même l'en prévenir. À cette nouvelle et à celle du traité de Fontainebleau, le prince fit une protestation, déclarant qu'il renonçait à tous les avantages qui lui étaient faits par la convention du 11 avril, qu'il y renonçait également pour ses enfants; que, simple particulier depuis son abdication, vivant comme tel, étranger à toute autre position, ayant refusé toutes les offres, ayant rejeté l'apanage qu'on lui voulait donner par le sénatus-consulte du 10 décembre 1810, il n'entendait conserver d'autres dépendances à sa propriété de Saint-Leu que celles qui y étaient en 1809, et qui, seules, lui appartenaient. Louis resta en Suisse jusqu'au mois de septembre, prolongeant son séjour dans ce pays, par l'espoir d'obtenir de sa mère qu'on lui remît son fils aîné. Toutes ses démarches ayant été inutiles, il se retira à Rome, où le Saint-Père le reçut avec joie. Le chef de l'église n'avait point oublié la conduite du roi Louis à son égard, les offres de service qu'il lui avait faites, les témoignages d'affection et de fidélité qu'il lui avait fait donner par le prélat Ciamberlani, supérieur des missions en Hollande, et cela dès le commencement des différends du pontife avec l'empereur Napoléon. Le prince arriva à Rome le 24 septembre 1814, et il s'empressa de réclamer hautement l'aîné de ses fils. Il recourut même aux tribunaux qui, le 7 mars 1815, lui donnèrent gain de cause; mais le 20 du même mois, Napoléon était remonté sur le trône, tous les statuts de famille furent remis en vigueur, en sorte que ce qui concernait les Bonaparte dépendit encore uniquement de la volonté de l'empereur qui s'opposa au désir de son frère. Enfin, après la seconde abdication, le malheureux roi Louis obtint de la reine Hortense son fils aîné qui, dès lors, demeura avec lui. Pendant les cent-jours, Louis, dont la santé était gravement altérée, qui avait un impérieux besoin de repos, de tranquillité et de soins, qui n'avait plus de devoirs à remplir, résista aux pressantes sollicitations de se rendre auprès de sa sœur à Naples, ou bien à Paris. Il pensait d'ailleurs que le premier devoir social, que le caractère distinctif des gens de bien, la maxime la plus essentielle à la conservation, à l'ordre et au repos de la société, consiste dans le respect le plus profond envers les gouvernements établis.

C'est vraisemblablement en vertu de ce principe qu'il professait hautement, que le roi Louis blâma les tentatives de son fils à Strasbourg et à Boulogne, ainsi qu'on le verra plus loin.

Le roi Louis, philosophe par nature, supporta la chute de sa (p. 158) famille et la sienne avec résignation, dignité et grandeur d'âme. Méprisant le luxe, n'aimant pas la puissance du rang suprême, dans laquelle il ne voyait qu'obligations et devoirs, il se livra sans partage à l'étude des belles-lettres. Si des idées tristes interrompaient souvent la sérénité habituelle, la douceur normale de son âme, c'est que sa tendresse paternelle s'inquiétait pour l'avenir de ses enfants. Il quitta Rome pour le beau climat de la Toscane et le ciel pur de Florence. En 1831, il éprouva une immense douleur, il perdit l'aîné de ses deux enfants, le prince Napoléon-Louis, mort dans l'insurrection des Romagnes. Lorsque l'ancien roi de Naples et d'Espagne, Joseph, vint des États-Unis à Londres, pour essayer, après 1830, de soutenir les droits du fils de Napoléon au trône de France, Louis eut avec son frère aîné de fréquentes correspondances.

Avant la fin de sa longue et pénible carrière, l'ex-roi de Hollande devait éprouver encore deux profonds chagrins, qui hâtèrent ses derniers instants. Le premier fut la tentative de Strasbourg, faite par le dernier de ses enfants, le prince Louis-Napoléon, suivie bientôt après de la tentative de Boulogne; le second fut le refus des gouvernements de France et d'Angleterre de permettre à ce fils de venir lui fermer les yeux.

Lorsque l'ex-roi de Hollande connut les tentatives de son fils, il était malade à Florence. Il n'avait cessé d'être en relation suivie avec le duc de Padoue, son parent. Il lui écrivit le 15 novembre 1836:

Mon cher cousin,

Je m'adresse à vous avec confiance dans le nouveau malheur que j'éprouve et qui tombe sur moi comme un coup de foudre. Malgré le malheur que j'ai eu il y a six ans de perdre mon fils aîné, par suite d'une intrigue et d'une séduction infernale, son frère, qui fut compromis aussi alors, s'est laissé de nouveau entraîner dans une action aussi folle que grave. Vous savez mon état de santé, vous savez qu'il m'est impossible d'agir par moi-même. Veuillez donc, je vous prie, faire des démarches en mon nom auprès du gouvernement et des personnes que j'ai connues autrefois, telles que le duc de Cazes, s'il est à Paris, le comte Molé et tous ceux que vous croirez être plus accessibles à mes prières, pour les engager à obtenir du gouvernement que mon fils soit renvoyé en Angleterre avec sa mère. On peut oublier son incartade en considération de la folie et je dirai presque du ridicule d'une telle tentative et de ce qu'elle n'a coûté la vie à personne.

Il est inutile que je vous parle de la reconnaissance que je vous aurai d'un tel service, la gravité de la chose parle assez d'elle-même.

(p. 159) Je me persuade que vous ne me refuserez pas un service aussi important; en tout cas, veuillez me faire parvenir votre réponse le plus promptement possible.

Adieu, mon cher cousin, recevez l'assurance de mon sincère attachement.

À la même époque, le 21 novembre 1836, la reine Hortense écrivait d'Arenenberg à M. de Padoue:

Monsieur le duc, en revenant chez moi, on m'a remis votre lettre. Elle eût été d'une grande consolation pour moi, et peut-être n'aurais-je pas entrepris un voyage aussi pénible, si j'avais su à temps que la vie de mon fils n'était pas en danger, mais cette incertitude était affreuse, et j'en allais appeler à vous tous, à vos anciens sentiments, pour m'aider à obtenir une vie qui m'était si chère, lorsque j'ai appris qu'il n'y avait rien à craindre pour elle. Je ne me suis pas montrée, je n'ai pas même été jusqu'à Paris; je ne voulais troubler personne, sans cela j'aurais été charmée de vous revoir ainsi que votre fille[72]. Vous devez penser qu'elle m'est toujours chère, que son bonheur m'intéresse et que je serai toujours heureuse de vous assurer tous deux de mes sentiments.

Le prince Louis-Napoléon, étant parvenu à s'échapper du château de Ham avant la mort de son père, espéra pouvoir passer en Italie et arriver assez à temps pour le voir une dernière fois. L'Angleterre ne le permit pas, les passeports nécessaires lui furent refusés. Le malheureux père mourut à Florence le 25 juillet 1846, à la suite d'une congestion cérébrale, sans avoir pu recevoir les embrassements d'un enfant adoré. Il avait 68 ans, était toujours en exil et séparé de tous les siens. Ses restes furent déposés d'abord dans l'église de Santa-Croce à Florence. En 1848, un des premiers actes de son fils, dès que les portes de la France s'ouvrirent devant lui, fut de remplir les intentions testamentaires du roi son père en faisant placer son corps dans l'église de Saint-Leu, près de celui de Charles Bonaparte. En 1835, à propos des bruits accrédités par quelques journaux du mariage du prince Louis-Napoléon avec la jeune reine de Portugal, Dona Maria, le fils du roi Louis trouva occasion de faire connaître l'impression profonde que la belle conduite de son père avait laissée dans son cœur. Il écrivit au rédacteur d'un de ces journaux la lettre suivante:

(p. 160) Arenenberg, le 14 décembre 1835.

Monsieur le rédacteur, plusieurs journaux ont accueilli la nouvelle de mon départ pour le Portugal comme prétendant à la main de la reine Dona Maria. Quelque flatteuse que soit pour moi la supposition d'une union avec une jeune reine, belle et vertueuse, veuve d'un cousin qui m'était cher, il est de mon devoir de réfuter un tel bruit, puisqu'aucune démarche qui me soit connue n'a pu y donner lieu.

Je dois même ajouter que, malgré le vif intérêt qui s'attache aux destinées d'un peuple qui vient d'acquérir sa liberté, je refuserais l'honneur de partager le trône de Portugal, si le hasard voulait que quelques personnes jetassent les yeux sur moi.

La belle conduite de mon père, qui abdiqua en 1810 parce qu'il ne pouvait allier les intérêts de la France avec ceux de la Hollande, n'est pas sortie de mon esprit. Mon père m'a prouvé, par un grand exemple, combien la patrie est préférable à un trône étranger. Je sens en effet qu'habitué dès mon enfance à chérir mon pays par-dessus tout, je ne saurais rien préférer aux intérêts français, persuadé que le grand nom que je porte ne sera pas toujours un titre d'exclusion aux yeux de mes compatriotes, puisqu'il leur rappelle quinze années de gloire; j'attends avec calme dans un pays hospitalier et libre que le peuple rappelle dans son sein ceux qu'exilèrent en 1815 douze cent mille étrangers. Cet espoir, de servir un jour en France comme citoyen et comme soldat, fortifie mon âme et vaut, à mes yeux, tous les trônes du monde.

Le roi Louis publia plusieurs ouvrages d'un mérite réel, en voici la liste:

1o En 1800, un roman en 3 volumes, intitulé Marie ou les peines de l'amour. Nous avons déjà dit un mot de ce roman, dont il fit paraître une 2e édition en 1814, sous le titre de Marie ou les Hollandaises.

2o En 1813, un livre de poésies, intitulé Odes, qui fut édité à Vienne. C'est une de ces odes dont nous avons cité quelques jolis vers, les adieux à Gratz.

3o En 1814, un mémoire sur la versification, en réponse à une question proposée par la deuxième classe de l'Institut. Ce mémoire imprimé à Rome en 2 volumes, en 1825, sous le titre d'Essai sur la versification, remporta le prix de la question mise au concours. Dans cet ouvrage, l'auteur demande la suppression de la rime dans les vers, la conservation de la césure et l'ancien nombre de syllabes. Il complète leur rhythme par une distribution régulière des accents, ce qui les fait essentiellement différer des vers blancs. Il note pour cette (p. 161) accentuation la pénultième des mots finissant par des e muets et la finale de tous les autres. Il appliqua lui-même ce système, dont il est l'inventeur, en faisant une tragédie, une comédie, un opéra, une ode, et en s'excusant de n'avoir pas poussé jusqu'à l'épopée.

4o En 1820, trois volumes, intitulés Documents historiques sur le gouvernement de la Hollande[73].

5o L'Histoire du Parlement anglais, depuis son origine en 1234, jusqu'à l'an VII de la République française, suivi de la grande charte avec des notes autographes de Napoléon. Ce livre, un volume, parut en 1820, à Paris.

6o En 1828, une réponse à sir Walter Scott sur son histoire de Napoléon, brochure de 160 pages.

7o En 1834, une brochure d'une cinquantaine de pages, intitulée Observations sur l'histoire de Napoléon par M. de Norvins. C'est une réfutation sans réplique d'un assez grand nombre de faits avancés inconsidérément par cet historien trop officieux de l'empereur.

Nous terminerons ce travail sur le roi Louis par une lettre qui lui fut écrite de Londres par son frère Joseph, le 1er août 1834, et qui nous paraît de nature à faire connaître le caractère de ces deux princes.

Mon cher frère, je n'ai pas répondu plus tôt à ta lettre du 3 juillet, je suis encore convalescent d'une douloureuse esquinancie qui m'a tenu plus de quinze jours au lit et dont les suites me tiennent encore à la maison, à cause du temps humide et nébuleux qui règne depuis ma convalescence.

Personne n'est moins dogmatique que moi, et si tu es d'humeur à régayer le tableau que tu fais si sombre de la vie par de nouveaux rapports qui puissent embellir le déclin de ta vie, personne n'en sera plus heureux que moi, chacun a le sentiment et la mesure de ce qu'il peut et doit pour son propre bonheur, et on fait légitimement de tenter un sort meilleur lorsqu'on en espère du bonheur.

Je ne m'appesantirai pas davantage sur la thèse du mal ou du bien de cette vie, je crois la vérité dans le mélange de quelques plaisirs et de plus de douleurs; mais on multiplie, on aggrave les douleurs en s'étudiant à voir tout en mal et on ne remédie à rien par de la mauvaise humeur; sans doute et le bonheur et la vertu sont en minorité (p. 162) sur la terre, j'en conviens, et il faut s'y soumettre, c'est notre lot, celui qui se soumet à ce qu'il ne peut empêcher est le moins malheureux et le plus sage. Faire de nécessité vertu, considérer plus bas que nous pour se trouver moins malheureux, se consoler dans la bonne conscience, si on croit à une autre vie, ne voir que le vrai bonheur: tu sais tout cela mieux que moi, mais je répète les appuis sur lesquels je me suis appuyé dans ma longue vie.

J'ai eu une bonne femme et je n'ai pas vécu avec elle depuis trente ans; j'ai sans cesse combattu sans ambition les brigands, les ennemis de mon pays, des exigences que je n'approuvai pas; l'homme le plus aimant de la terre a passé sa vie sans sa famille, dans un autre monde; depuis 1830, j'ai dépensé pour la cause de mon neveu plus d'un million de francs, c'était la moitié de ce qui me restait de disponible après l'incendie de ma maison en Amérique, en 1820. Je crois être assuré que c'est la politique qui a mis le feu à ma maison pour y détruire les lettres que Napoléon m'avait confiées. Revenu en Europe sur l'invitation de Julie et la tienne, j'ai comme toi voulu aider Caroline et Jérôme; j'ai cru que toute querelle domestique se dissiperait à ma voix fraternelle et je puis dire paternelle. Qu'ai-je recueilli de mes soins, de ma bonne volonté? Caroline, par ses soupçons, par son abnégation de toute fierté, les autres, par leur peu de sympathie et l'appui qu'ils paraissent avoir donné à ses calomnies contre mon oncle le cardinal, contre moi-même, m'ont fait sentir qu'il était encore de plus grands maux que ceux que nous devons à la persécution des rois conjurés contre nous; ton fils mort était aussi mon fils; celui qui a épousé mon aînée je l'ai vu, comme Caroline, aux pieds de nos ennemis... Ce qui m'empêche d'aller en Italie, c'est qu'on sait que je possède des secrets que vous ignorez. Je lutte contre la mauvaise fortune et je n'en suis pas abattu; ma santé faiblit, il est vrai, mais j'ai 71 ans: combien sont plus infirmes que moi! Julie, mes filles, toi, m'avez conservé votre cœur dans toute sa pureté; ton fils, ma sœur, Charles, mes neveux, que de sujets de douleurs! Notre oncle m'eût resté ami, sa sœur lui a laissé les portraits de famille sous toutes les formes, sous toutes les reliures; l'homme qui m'a dit de la part de notre mère, sous le plus inviolable secret, qu'il était chargé de vendre le collier qu'elle destinait au roi de Rome pour 200,000 francs, prix qu'elle n'avait pas trouvé à Rome, me dit aussi qu'elle avait disposé du médaillon contenant le portrait de l'empereur, valant plus de 60,000 francs, il a été trouvé: le collier a été vendu par l'ordre de Madame, elle a disposé du prix, elle l'a voulu et personne n'a rien à y voir: le cardinal n'y est pour rien, le cardinal n'a pas voulu risquer des funérailles dignes de la mère de Napoléon et de nous tous pour la même raison que moi-même en Amérique je n'ai pas dû (p. 163) affronter les préventions et les âmes toutes puissantes de la Sainte-Alliance, par la même raison que tu n'as pas dû ni pu rendre à notre fils les honneurs funéraires qui lui étaient dus; mais notre oncle m'a souvent entretenu du monument somptueux qu'il a l'intention de consacrer à sa sœur, mais où? quand? et ne lui faut-il pas l'assentiment de nous tous? Je lui ai écrit qu'en sus de ce qu'il ferait, j'y contribuerais aussi pour ma part. Je ne doute pas que tu ne fasses comme moi, mais où? Faut-il suivre l'exemple que tu as donné à Florence, où est mort ton fils? Faut-il suivre celui qu'a donné ta femme à l'occasion de ton autre fils et demander en grâce que notre mère soit enterrée où nous ne pouvons ni vivre ni mourir? Le cardinal a pensé à Ajaccio, mais cela est-il convenable? Notre oncle n'est pas un génie de premier ordre, mais on le calomnie lorsqu'on lui refuse les qualités du cœur et des talents et des connaissances dont s'honoreraient bien des ecclésiastiques considérés dans ce monde.

Si tu crois à mes paroles, à ma probité, à mon honneur, crois que tu t'es trompé sur notre oncle le cardinal Fesch; je désire te convertir à ma croyance, parce que je suis sûr de ce que je dis, que j'ai connu notre oncle lorsque vous ne pouviez pas l'apprécier dans votre enfance, lorsque nous étions tous orphelins de notre père, et notre mère a toujours disposé de ce qui appartenait à son frère pour le bien de la famille à son grand contentement, lorsque la mort prématurée de notre père nous laissa dans les embarras occasionnés par les dépenses au-dessus de sa fortune qu'il avait été obligé de faire dans ses missions de Paris et à Versailles[74].

Je suis fatigué, la tête me tourne, je t'embrasse de tout mon cœur, mon cher Louis.

(p. 164) III.
LE ROI JÉRÔME.

De 1784 à 1808.

Jérôme Bonaparte, le dernier des fils de Charles Bonaparte et le plus jeune des frères de l'empereur Napoléon Ier, a parcouru une longue carrière et assisté aux plus grands événements.

Non seulement il fut témoin, mais souvent acteur dans le grand drame de 1800 à 1815. Le rôle important qu'il y a joué ne s'est pas terminé avec le premier empire, car son nom se rattache également à la seconde élévation de sa famille. Il est peu de vies où les alternatives de grandeur et de mauvaise fortune se soient aussi brusquement succédé.

À neuf ans, il est rejeté de la Corse, sa patrie, sur la terre de France, fuyant exilé avec sa famille. Un de ses frères s'élève par son génie aux premiers rangs de la hiérarchie militaire et lui fait donner une éducation brillante; mais ce frère veut que Jérôme, dont les premières années ont été consacrées à l'étude, devienne vite un homme et un homme utile à la France. Il en fait un marin, bientôt après un général, puis un prince, puis un roi. À vingt-trois ans le jeune homme ceint son front d'une couronne royale. Six ans plus tard, à l'âge où l'on n'est pas encore sorti de la jeunesse, ce souverain par les conquêtes des Français est contraint d'abandonner un trône qui s'écroule, entraîné dans les désastres de la France. Jusqu'alors il s'est élevé, il redescend. Il se souvient de son premier métier, laisse tomber le sceptre du roi pour ressaisir l'épée du soldat. Le dernier sur le champ de bataille de Waterloo, il y verse son sang et rallie les débris de la grande armée, prêt à les mener à de nouveaux combats, si telle est la volonté du génie devant lequel il s'est toujours incliné.

De 1784, époque de sa naissance, à 1813, époque de la chute du (p. 165) royaume de Westphalie, Jérôme monte les degrés, s'élevant sans cesse. De 1813 à 1847, il les descend. Proscrit par la politique de l'Europe coalisée contre le plus grand génie des temps modernes, brutalement repoussé par la famille de sa femme, les princes de Wurtemberg, dépouillé par des gens qui le flattaient au temps de sa prospérité et qui lui devaient tout, traqué par les gouvernements de l'Autriche, de l'Allemagne et de l'Italie, ne sachant où reposer sa tête, il voit enfin dans sa patrie éclater une révolution qui lui donne l'espoir d'y rentrer bientôt. Illusion trompeuse, le temps n'est pas venu. Proscrit depuis quinze ans, la fortune ne lui a pas fait assez expier les faveurs qu'elle lui a accordées pendant la première partie de sa vie.

Dix-sept ans encore les portes de la France lui sont fermées ainsi qu'aux siens. Ses enfants n'ont connu jusqu'alors que l'exil. Sa vertueuse femme ne doit plus revoir sa seconde patrie. Enfin des démarches incessantes, une lutte courageuse triomphent de tous les obstacles, il peut venir s'asseoir au foyer qui lui rappelle de si grands souvenirs.

Jérôme commence à remonter les degrés qu'il a descendus depuis 1813.

Quelques mois après son retour en France, une révolution plus radicale que celle de 1830 éclate de nouveau. Un membre de la famille Bonaparte, son neveu, par la magie de son nom, est élevé au premier rang. Jérôme va reprendre une grande position dans l'État. Le grade conquis par son épée et par ses services militaires lui est rendu, il devient le gardien des cendres du grand homme et le gouverneur de l'hôtel consacré aux soldats mutilés. Il se retrouve avec les vieux compagnons d'armes dont plusieurs ont suivi ses pas sur les champs de bataille du premier empire. Il est mis ensuite à la tête du premier corps de l'État. Enfin, le second empire le place sur les degrés mêmes du trône. Jérôme a donc remonté un à un tous les degrés de l'échelle sociale lorsque la mort vient terminer sa carrière.

Telles sont, à grands traits, les principales phases de cette existence que l'on peut dire tout exceptionnelle et qui embrasse dans son ensemble le consulat, l'empire, les cent-jours, les deux restaurations, le gouvernement de juillet, la république de 1848 et les huit premières années du second empire.

Depuis sa naissance jusqu'au moment où il entra dans la marine, nous avons peu de choses à dire sur Jérôme Bonaparte.

Il naquit à Ajaccio, le 15 novembre 1784, de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolino. Son enfance se passa comme celle de tous les (p. 166) enfants qui naissent les derniers dans une famille nombreuse. Il fut en quelque sorte le Benjamin, non seulement de sa mère (son père mourut avant qu'il le pût connaître), mais de son oncle, plus tard cardinal Fesch, et de ses autres frères. Napoléon surtout avait pour Jérôme un faible qui perça toujours. Cette prédilection ne se démentit dans aucune des circonstances de sa vie militaire et politique.

À l'âge de neuf ans, comme nous l'avons dit, Jérôme dut abandonner la maison paternelle pour un premier exil dont il comprit déjà les douleurs. Sa famille, bannie de l'île de Corse, se retira en France, et il fut placé au collège de Juilly pour y faire ses études. On était en 1793. La révolution menaçait de s'étendre sur l'Europe entière liguée contre elle. Personne ne se doutait alors que dans les rangs des défenseurs de la République combattait l'homme prodigieux qui devait bientôt la dominer.

Pour le jeune Jérôme, six années s'écoulèrent (de 1793 à 1799), dans les études et les plaisirs du lycée. Après le 18 brumaire (9 nov. 1799), il sortit du collège pour continuer son éducation sous les yeux de ce frère que six années avaient grandi de façon à attirer sur lui les regards du monde entier.

Jérôme, alors âgé de quinze ans, vint, au commencement du consulat, loger au château des Tuileries, à l'entresol, au-dessous des appartements occupés par le premier consul au pavillon de Flore. Dès cet instant il laissa percer, avec la fougue naturelle à la jeunesse, les qualités et les défauts d'un caractère que le temps et les diverses phases par lesquelles il passa ne modifièrent qu'en partie. Un esprit juste, un jugement solide, une grande bravoure personnelle, une véritable noblesse, surtout dans l'adversité, de la bienfaisance, de l'esprit naturel, la passion des plaisirs, une vivacité tournant quelquefois à l'étourderie, une certaine légèreté qui paralysait souvent ses belles qualités, l'amour de la représentation et du faste, tels sont les traits dominants du caractère de ce prince. Toujours porté au bien lorsqu'il suivait l'impulsion de son cœur, Jérôme en était parfois détourné quand sa nature impressionnable l'entraînait dans des écarts qui alors n'influaient du reste que sur sa conduite privée.

Lorsque le général Bonaparte revint d'Italie après Marengo, il fit entrer son frère Jérôme dans la garde consulaire, aux chasseurs à cheval. L'enfant, âgé de seize ans, eut une altercation avec le frère de Davout; ils se battirent, et, à la suite de cette aventure, Bonaparte ordonna à Jérôme de quitter son régiment.

(p. 167) Le premier consul, à cette époque, commençait à donner une sérieuse attention à tout ce qui se rattachait à la marine. Il prévoyait sa lutte avec l'Angleterre, il voulait battre par ses armes l'éternelle et implacable rivale de la France. Pour cela il fallait commencer par rendre à la marine française cette confiance en elle que l'émigration et ses derniers revers lui avaient fait perdre; il fallait relever le personnel tout en activant les réparations du matériel et les nouvelles constructions. Or, rien n'était plus fait, d'après lui, pour concourir à ce résultat et pour prouver au corps des officiers et des matelots son estime, que de placer dans ses rangs son propre frère, dont le caractère audacieux se prêtait aux aventures de la carrière maritime. Jérôme était fort heureux de cette résolution. Ce fut donc avec une joie véritable qu'il reçut sa nomination d'aspirant de 2e classe, datée du 29 novembre 1800.

À peine revenu de la campagne de Marengo, le premier consul tourna ses regards vers l'Égypte dont il désirait secourir l'armée. Ce n'était pas chose facile; la marine française, à cette époque, était fort peu en état de lutter avec avantage contre la marine de la Grande-Bretagne dont les flottes bloquaient nos ports.

Non seulement il fallait, pour jeter des troupes sur les côtes d'Alexandrie, embarquer dans le plus grand secret des hommes et un matériel considérable, mais il était nécessaire de trouver un marin ou assez habile pour tromper la surveillance fort active des croisières anglaises, ou assez audacieux pour passer à travers les bâtiments ennemis. Bonaparte fit choix pour cette dangereuse mission du contre-amiral Ganteaume, qui avait été assez heureux pour le ramener d'Égypte malgré les Anglais. Il lui confia une escadre composée de sept vaisseaux de ligne, de deux frégates et d'un lougre[75]. Le jeune Jérôme Bonaparte fut placé avec son grade d'aspirant de 2e classe sur le vaisseau amiral.

Il accompagna Ganteaume dans cette campagne maritime où, malgré son habileté et son courage, l'amiral ne réussit pas à porter en Égypte les renforts qu'attendait Bonaparte.

(p. 168) Jérôme fit bravement ses premières armes, le 24 juin, dans le combat livré entre Candie et l'Égypte par l'Indivisible et le Dix-Août, au vaisseau anglais de 74, le Swiftsure, un des plus beaux de l'escadre de l'amiral Keith. Ce vaisseau venait de quitter l'escadre ennemie au mouillage d'Aboukir et faisait route pour Malte. Après l'avoir chassé quelques heures, l'Indivisible et le Dix-Août le joignirent à portée de pistolet, l'attaquèrent et s'en emparèrent après un combat des plus vifs.

Le premier consul accueillit avec joie la nouvelle de ce combat, et, pour récompenser les deux équipages qui y avaient pris une part glorieuse, il rendit un décret en date du 22 août 1801, accordant deux grenades, deux fusils et quatre haches d'honneur pour les hommes qui s'étaient le plus distingués dans cette affaire.

Le contre-amiral Ganteaume, voulant témoigner à Jérôme Bonaparte sa satisfaction de sa conduite pendant l'action, ne crut pouvoir mieux faire que de lui confier l'honorable mission de se rendre à bord de la prise, de l'amariner et de recevoir l'épée du capitaine.

Après ce combat, dédommagement assez faible de la non-réussite de l'expédition, l'escadre fit voile pour Toulon. Elle captura plusieurs bâtiments de commerce anglais d'une petite valeur, et vint mouiller sur la rade de Toulon au commencement d'août 1801, ayant deux cents prisonniers anglais avec l'état-major et le commandant du vaisseau le Swiftsure.

En rentrant à Toulon Ganteaume fit son rapport au premier consul et rendit bon compte de la conduite de Jérôme, car le 16 août le général Bonaparte écrivit à son frère une lettre des plus flatteuses[76].

Telle fut la première campagne maritime de Jérôme Bonaparte. Quelques jours après son arrivée à Toulon, le 26 août 1801, il débarqua et fut rejoindre son frère à Paris. Il était resté à bord de l'Indivisible depuis le 28 novembre 1800, c'est-à-dire 8 mois et 28 jours. C'était, pour un marin aussi jeune, un assez rude apprentissage.

Lorsque Jérôme Bonaparte revint de sa première expédition, le 26 août 1801, il n'avait pas encore atteint sa dix-septième année. Malgré sa jeunesse, il s'était fait remarquer par sa bravoure, son intelligence et ses dispositions pour le métier de marin. Il sentait que, frère du chef de l'État, tous les yeux étaient fixés sur lui, et il mettait à remplir ses devoirs un zèle qui disposait en sa faveur.

(p. 169) Après son débarquement à Toulon, l'aspirant se rendit à Paris, où il fut accueilli avec joie par le premier consul. Il séjourna deux mois aux Tuileries, puis, le 29 novembre 1801, il fut nommé à la première classe de son grade et reçut l'ordre de se rendre à Rochefort pour être embarqué sur l'un des bâtiments destinés à l'expédition de Saint-Domingue.

À cette époque, Joseph Bonaparte, chargé de la conclusion du traité de paix avec l'Angleterre, était prêt à se rendre à Amiens ainsi que lord Cornwallis, plénipotentiaire de la Grande-Bretagne. Les préliminaires avaient été échangés à Londres le 12 octobre, et rien ne s'opposait à ce que le général Bonaparte, devenu l'arbitre de l'Europe, dirigeât ses flottes vers nos colonies des Antilles, qui cherchaient à échapper à la domination française.

En vue de ce but, une grande expédition avait été décidée. Elle devait se composer de trois divisions navales portant des troupes de débarquement. La première division, organisée à Brest, était sous les ordres de l'amiral Villaret-Joyeuse, réunissant à son commandement celui des deux autres divisions. Il avait mis, le 29 octobre, son pavillon sur le vaisseau l'Océan. La seconde division, en rade de Rochefort, sous le contre-amiral Latouche-Tréville, avait pour vaisseau amiral le Foudroyant, sur lequel Jérôme allait s'embarquer. Cette division avait à rallier une escadre de six vaisseaux espagnols alors en rade de Cadix, sous l'amiral Gravina. La troisième division était composée de bâtiments hollandais rassemblés à Flessingue.

Le général Leclerc, beau-frère du premier consul et mari de Pauline Bonaparte, commandait en chef l'expédition. Son chef d'état-major était le général Dugua. Leclerc arriva à Brest le 19 novembre 1801, et passa une grande revue des troupes le 20.

La longue lutte que nous venions de soutenir si péniblement contre les flottes de la Grande-Bretagne avait vivement préoccupé le premier consul. Dès que la paix avec l'Angleterre fut assurée, il donna une attention toute particulière à la marine de guerre. Convaincu qu'on pouvait beaucoup attendre et obtenir de nos marins, aussi bien que de nos soldats de l'armée de terre, il résolut de tout mettre en œuvre pour éviter à l'avenir les fautes qui, depuis le commencement de la Révolution, avaient concouru à affaiblir notre puissance maritime; ce n'était plus l'organisation médiocre dont on s'était contenté depuis 1789 qu'il fallait à Bonaparte, mais une organisation forte, un matériel puissant, une discipline solide, une union parfaite entre les équipages (p. 170) et les troupes. D'après lui, un des grands moyens d'obtenir sur mer des succès semblables à ceux obtenus sur le continent, c'était d'exciter l'émulation chez les matelots, de leur inspirer, de leur souffler cet enthousiasme auquel nos soldats avaient dû, en grande partie, leurs victoires.

Le premier consul avait été, du reste, merveilleusement secondé en cela par l'amiral Villaret-Joyeuse. Ce dernier avait, à force de persévérance, introduit sur les vaisseaux de son escadre une discipline parfaite.

Les trois divisions navales partirent de Brest, de Rochefort et de Flessingue; celle de Villaret-Joyeuse devait rallier les deux autres, mais la division batave ne put le joindre à cause des vents contraires. Elle mit le cap directement sur Saint-Domingue, en ayant soin de ne pas se montrer avant les vaisseaux de l'amiral commandant en chef la flotte. La division de Latouche-Tréville, au lieu de porter sur Belle-Isle ainsi que cela lui était prescrit, fit route à l'ouest en sortant de Rochefort.

L'aspirant de 1re classe Jérôme Bonaparte, embarqué sur le vaisseau le Foudroyant, monté par Tréville, arriva avec le contre-amiral au Cap, vers la fin de 1801. Il y resta jusqu'au 9 février 1802. Le 4 mars, en vertu des ordres du général en chef Leclerc, il passa avec le grade d'enseigne[77] sur le vaisseau le Cisalpin (capitaine Bergeret[78]), bâtiment envoyé en France.

Le jeune officier de marine fut chargé de dépêches pressées qu'il devait remettre au premier consul. Bien qu'il donnât de belles espérances, il est permis de penser que ce ne furent ni sa capacité ni sa parenté avec le premier consul et le général en chef qui le firent choisir pour une mission de haute importance. Il est à présumer que Leclerc, voyant la maladie décimer les troupes et les équipages, prit, à l'insu de Jérôme lui-même, un prétexte pour l'envoyer en France et le soustraire à la pernicieuse influence d'un climat sous lequel il devait succomber bientôt lui-même.

Quoi qu'il en soit, le jeune Bonaparte embarqua au Cap sur le Cisalpin, ayant pour compagnon d'armes Halgan, plus tard amiral, (p. 171) avec lequel il se lia dès lors d'une véritable amitié. Le 5 mars le vaisseau mit à la voile, et le 10 avril les vigies signalèrent le feu d'Ouessant. Le lendemain, à dix heures du matin, le navire entrait dans le port de Brest.

À peine débarqué, Jérôme songea à se rendre à Paris pour remettre ses dépêches au premier consul. Il prit une chaise de poste, emmena avec lui Halgan, devenu son ami, et franchit rapidement la distance qui le séparait de Nantes, en passant par Quimper, Vannes, Laroche[79]. À quelques lieues de Nantes il eut une aventure qui peint son caractère déterminé. Le postillon qui conduisait sa voiture refuse tout à coup d'aller plus loin. Il met pied à terre et s'assied tranquillement sur le bord du fossé de la route. Jérôme et Halgan descendent de leur chaise de poste et, pressés d'arriver, ils essaient de faire remonter à cheval leur capricieux conducteur. C'est en vain. Prières, promesses, menaces, tout échoue devant son entêtement breton. Jérôme, voyant qu'il n'obtiendrait rien, pousse Halgan dans la voiture et, s'adressant au postillon, lui dit: «Veux-tu nous conduire, oui ou non?—Non, répondit ce dernier.—Alors je me charge de ce soin,» reprend le jeune officier. Et, bien qu'en culotte courte et en bas de soie (tenue qu'il a toujours affectionnée), Jérôme saute en selle après avoir ramassé le fouet et enlève les chevaux qu'il lance au grand galop sur la route de Nantes. Il fait en ville une entrée triomphale, tête nue, en uniforme de marin, avec son compagnon dans la chaise de poste, le 13 avril 1802.

Jérôme, laissant Halgan à Nantes, se dirigea vers Paris où il remit ses dépêches au premier consul, qui le garda près de lui jusqu'au commencement de juin 1802. Pendant son séjour aux Tuileries, ami fidèle et dévoué, Jérôme plaida si chaudement la cause d'Halgan près du général Bonaparte, qu'à son départ pour embarquer de nouveau il eut le bonheur d'emporter à Nantes la nomination du lieutenant de vaisseau, son camarade du Cisalpin, au commandement du brick l'Épervier.

Le premier consul, désireux de perfectionner l'éducation maritime de son jeune frère et de le mettre à même d'étudier les colonies françaises, avait décidé qu'il ferait un voyage aux Antilles sur le brick (p. 172) l'Épervier, et qu'il visiterait toutes les positions importantes de cette partie de l'Océan. En conséquence, Jérôme revint à Nantes le 7 juin 1802. Il devait prendre la mer, comme nous l'avons dit, sur le brick l'Épervier, sous les ordres d'Halgan. Les officiers de ce brick, ses camarades, étaient MM. Vincent Meyronnet, qui joua par la suite un certain rôle en Westphalie, Gay, le chirurgien M. Rouillard[80]. Le bâtiment avait pour destination la Martinique. Jusqu'à la fin d'août, Halgan et Jérôme restèrent à Nantes, attendant les ordres de départ.

Ce temps se passa pour eux en fêtes, car c'était à qui des habitants notables ou des autorités de la ville recevrait le plus jeune des frères du premier consul et son ami.

Le 29 août, le brick appareilla et vint mouiller sur la rade de Minden; le 31, il fit voile en suivant les côtes, et, par suite d'un gros temps, vint relâcher le 4 septembre en vue du port de Lorient, dans la rade. Le 6, il entra dans le port. Jérôme, jeune et ami du plaisir, profitant de ce qu'on était obligé de passer quelques jours à Lorient pour faire au bâtiment des réparations indispensables, partit le 5 pour Nantes, où il passa quelques jours.

Le 18 septembre il était à son poste et le brick appareilla. Le 25, on était en vue de Lisbonne, l'amitié d'Halgan fut mise à une rude épreuve. Jérôme voulut visiter cette capitale et demanda au commandant de relâcher dans ce port. Halgan refusa et l'on continua à faire voile pour la Martinique. Le 28 octobre, à midi, la terre était en vue. À 5 heures du soir l'Épervier mouilla au fort Diamant où régnaient la fièvre jaune et une grande mortalité.

Dès le lendemain 29, Halgan et Jérôme furent rendre visite au capitaine général, l'amiral Villaret-Joyeuse, le même officier général auquel avait été dévolu le commandement dans l'expédition de Saint-Domingue. Le contre-amiral Villeneuve, commandant les forces navales stationnées aux Îles du Vent et à Cayenne, était alors absent. Il revint quelques jours plus tard au fort Royal, sur son vaisseau le Jemmapes. Dans l'intervalle, voici ce qui avait eu lieu:

Jérôme était parti de France comme aspirant de lre classe et en qualité d'officier du brick commandé par Halgan; mais à peine arrivé à la Martinique, le capitaine général Villaret, soit qu'il eût des instructions secrètes (chose très probable) émanant du premier consul, soit parce qu'il crût bien faire, nomma le jeune Bonaparte lieutenant (p. 173) de vaisseau, par décision du 2 novembre 1802; puis, sans doute pour suivre un plan convenu, Halgan s'étant trouvé subitement indisposé ou ayant dû se trouver hors d'état de commander le brick, le commandement du navire fut remis provisoirement au nouveau lieutenant de vaisseau qui se trouva donc, à l'âge de 18 ans, à la tête d'un bâtiment d'une certaine importance[81]. Sans doute on avait pensé que Jérôme trouverait de plus grandes facilités pour son voyage d'exploration dans la nouvelle position qui lui était faite.

Le contre-amiral Villeneuve, pour qui le frère du premier consul avait une lettre du ministre de la marine, confirma ce qu'avait fait Villaret-Joyeuse. Il se rendit à bord de l'Épervier le 21 novembre, donna quelques conseils et des instructions détaillées à Jérôme, et lui prescrivit de partir le 29 novembre pour aller d'abord à Sainte-Lucie, colonie française des Îles du Vent, au sud de la Martinique, puis à Tabago, qui faisait partie des Îles sous le Vent, au nord-est de la Guyane. Bien qu'on fût à la fin de novembre, la température était très élevée. Jérôme, plein d'ardeur et n'ayant pas la prudence qui convient dans les climats dangereux où règnent si souvent des fièvres terribles, se fatigua outre mesure en explorant Sainte-Lucie et en montant sur une soufrière dans le fort de la chaleur du jour. Il fut pris par une fièvre violente qui inquiéta les officiers du brick au point qu'ils crurent devoir revenir à Saint-Pierre (Martinique), en faisant prévenir le contre-amiral Villeneuve de ce qui venait d'arriver. Villeneuve courut immédiatement auprès du malade, et reconnut avec joie que l'accident n'aurait aucune suite fâcheuse. Il en rendit compte au ministre Decrès qui avait remplacé Forfait.

Jérôme, hors du danger causé par son imprudence, était moins désireux de reprendre la mer pour continuer son voyage. L'équipage de son bâtiment avait été, en moins d'un mois, tellement décimé par la maladie, qu'il se trouvait à la fin de décembre complètement désorganisé. À la maladie s'était jointe aussi la désertion, en sorte qu'il fut contraint de renoncer à l'idée de faire voile pour Tabago. Villeneuve attendait la frégate la Consolante et voulait lui offrir de se rendre avec lui, sur ce bâtiment, dans les différentes colonies qu'il avait à visiter encore; mais Jérôme, fatigué des ennuis, du tracas (p. 174) qu'il avait éprouvé sur son brick, sollicita de quitter son commandement. Villeneuve en écrivit à Decrès qui, le 25 février 1803, répondit à ce sujet: «Il faut, général, déterminer Jérôme à garder son commandement et à faire aux colonies le séjour que le premier consul désire de lui. Je joins ici une lettre pour lui.» On constitua alors tant bien que mal un équipage au brick l'Épervier qui put enfin partir. Ce bâtiment mouilla à la Basse-Terre (Guadeloupe, nord-ouest de la Martinique). Il fut reçu par le contre-amiral Lacrosse, capitaine général de cette colonie, qui lui fit visiter le pays dans le plus grand détail[82].

Du 8 février au commencement d'avril 4803, Jérôme termina ses voyages dans les différentes colonies qu'on lui avait donné mission de visiter en détail, car le 4 avril, le contre-amiral Villeneuve, dans une dépêche au ministre, rend compte du prochain départ de Jérôme Bonaparte et de sa répugnance à passer par Saint-Domingue, où son beau-frère, le général Leclerc, était mort.

Le brick l'Épervier cependant n'était pas encore parti le 27 avril, puisqu'à cette date le capitaine de vaisseau Lafond, commandant par intérim les forces navales stationnées aux Îles sous le Vent et à Cayenne, écrivait de Saint-Pierre de la Martinique, à bord de la frégate la Didon, au ministre de la marine:

«Le brick l'Épervier, commandé par le lieutenant de vaisseau Bonaparte, est toujours en station au fort de France. Le général Villeneuve, avant son départ[83], m'a dit qu'il lui avait donné l'ordre de s'en retourner en France, et que par conséquent il ne faisait plus partie de la station.»

Pendant un mois encore l'Épervier resta à la Martinique. Plusieurs circonstances fatales avaient empêché Jérôme de quitter l'Amérique, et ces circonstances eurent, ainsi qu'on le verra bientôt, une influence très grande et très singulière sur les premières années de sa vie. D'abord, la maladie et la désertion avaient dépeuplé son bord et l'on n'avait pu recruter l'équipage de façon à mettre le bâtiment en état d'entreprendre un long voyage pour regagner l'Europe, ensuite Jérôme était tombé malade au commencement de mai. Cela ressort (p. 175) du passage d'une longue lettre écrite le 19 juin du port du Passage par le capitaine Lafond au ministre de la marine, lettre dans laquelle on lit:

«Lors de mon départ du fort de France (8 mai 1803), le brick l'Épervier était mouillé à Saint-Pierre. Jérôme avait la fièvre, mal à la tête et aux reins, symptômes de la fièvre jaune; mais, au moment de mettre sous voile, son médecin a fait dire qu'il allait mieux. Il avait écrit au général Villaret qui, vraisemblablement, vous donnera des détails sur sa maladie.»

Lorsqu'au mois de juin 1803 on fut à peu près paré et que Jérôme se trouva à même de mettre à la voile, les relations entre la France et l'Angleterre étaient devenues d'une nature telle que la guerre semblait imminente. En effet, le traité d'Amiens ne tarda pas à être rompu, et dès lors les Anglais, qui savaient Jérôme encore dans les colonies, attachèrent une importance réelle à s'emparer de sa personne, d'autant qu'ils étaient furieux de ce qu'en représailles d'hostilités commises sur mer par les vaisseaux de la Grande-Bretagne sans déclaration préalable, le premier consul avait retenu tous les Anglais alors en France.

Les choses en étaient là, et cependant la rupture entre les deux grandes nations n'était pas encore connue en Amérique lorsque Jérôme eut l'ordre formel de Villaret de prendre la mer pour regagner l'Europe, s'il en était temps encore. Le 1er juin il mit à la voile. Un coup de tête du jeune homme l'arrêta court dans son voyage. Voici ce qui s'était passé. Jérôme avait soumis à une visite, en mer, un gros bâtiment qu'il supposait Français et qui était Anglais. Effrayé des conséquences que pouvait avoir cette affaire, il en avait rendu compte à Villaret-Joyeuse. Ce dernier le blâma et lui donna l'ordre de revenir en France. Jérôme fit quelques observations tellement justes à l'amiral que ce dernier s'opposa à son départ, ce qui fut fort heureux, car le brick l'Épervier, ayant pris la mer le 20 juillet sans Jérôme, fut capturé le 27 par les Anglais.

Jérôme Bonaparte ne quitta pas l'Amérique et, le 20 juillet 1803, il abandonna le commandement de son brick. Nous l'avons laissé à la Pointe-à-Pitre (Martinique), le 15 juin 1803; nous le retrouvons à Baltimore, dans l'État de Maryland (États-Unis d'Amérique), à la fin de juillet de la même année.

Le 26 juillet il écrivit de cette ville au citoyen Pichon, commissaire général des relations commerciales de la France aux États-Unis, pour (p. 176) lui faire connaître que le lieutenant Meyronnet, commandant en second l'Épervier, avait quitté le brick, chargé d'une mission de son commandant pour négocier leur passage sur un bâtiment de commerce américain le Clothier, dont l'armateur refusait de s'arrêter en Espagne; que, décidé à céder à la nécessité et à suivre la destination de ce bâtiment pour Bordeaux, il renvoyait Meyronnet à Philadelphie pour faire hâter l'expédition du navire sur lequel il se hasarderait à revenir en Europe; enfin qu'il attendait à Baltimore que le bâtiment à bord duquel il devait prendre passage fût au bas de la rivière du Patapsco, qui se jette dans la baie de Chesapeake.

Ainsi, à la fin de juillet 1803, Jérôme était prêt à s'embarquer sur un bâtiment américain et à braver les croisières anglaises pour retourner en France. Il était incognito aux États-Unis d'Amérique, où il entretenait une correspondance assez suivie avec notre consul général, M. Pichon. Ce dernier mettait beaucoup de déférence dans ses relations avec le frère du premier consul, jeune homme qui, bien que n'ayant pas encore dix-neuf ans révolus, avait déjà les allures princières qu'il ne devait plus abandonner. Il lui fournissait des sommes assez considérables, hâtait de tous ses moyens le moment de l'embarquement et lui donnait même au besoin des conseils que Jérôme paraissait assez peu disposé à suivre.

Cependant son incognito ne pouvait être bien longtemps observé. Les Anglais, à l'affût de ce que devenait l'ancien commandant de l'Épervier, ne tardèrent pas à savoir où il se trouvait et à donner son signalement sur toute la côte à leurs bâtiments. Un capitaine Murray, alors à Baltimore, dévoila la présence dans cette ville de Jérôme, en sorte que les difficultés devenaient de plus en plus grandes pour lui de quitter l'Amérique. M. Pichon cependant le pressait de s'embarquer, répondant de l'armateur et du capitaine de navire américain qui devait le mener en France. Il l'engageait à faire monter à bord les personnes de sa suite[84] et à suivre le bâtiment sur un bateau pilote jusqu'à la sortie de la baie pour pouvoir, soit revenir à terre, soit s'embarquer définitivement, selon ce que ferait la croisière anglaise. Les choses en étaient là, au commencement d'août, lorsque (p. 177) Jérôme, qui comprenait quel effet déplorable pouvait produire en France la nouvelle de la capture, par les Anglais, du frère du premier consul, résolut d'attendre les ordres du chef de l'État, et d'envoyer pour les prendre son lieutenant Meyronnet qui, lui, passerait plus facilement et pourrait donner connaissance de la position dans laquelle il se trouvait aux États-Unis.

Pichon, en apprenant la nouvelle détermination du jeune officier de marine, l'engagea à quitter Baltimore et à faire un voyage instructif dans l'ouest. Le consul général français avait-il déjà connaissance de la passion naissante qui devait aboutir à un mariage et voulait-il en détourner Jérôme, ou bien pensait-il remplir les intentions du premier consul à l'égard de son frère en l'engageant à voyager? c'est ce que rien ne fait pressentir dans sa correspondance. Toujours est-il que Jérôme ne suivit pas le conseil qui lui était donné, pas plus que celui de cesser ses rapports avec un M. Barny, chez lequel il était logé à Baltimore et contre lequel le consul général cherchait à le mettre en garde.

Le 30 août, Pichon écrivit au ministre des relations extérieures une longue lettre relative au jeune Bonaparte. Cette dépêche, fort curieuse, résume tout ce qui a rapport au frère du premier consul depuis le 22 juillet 1803[85].

Jérôme était arrivé à Georgetown[86], y avait passé trois jours, avait cherché divers moyens de retourner en Europe, tantôt voulant passer à bord d'un navire de commerce, puis à bord d'une frégate américaine qu'il emprunterait aux États-Unis, enfin comme passager sur un bâtiment de guerre destiné à la Méditerranée.

Tous ces projets n'avaient pu avoir de suite. Il n'était possible d'en accueillir aucun, pas même le dernier, auquel il s'était arrêté, de demander passage sous son nom. Pendant ce temps le Clothier, en partance de Philadelphie le 7 août, avait mis à la voile.

Jérôme passa le mois de septembre 1803 à Baltimore. Fort épris de Mlle Paterson, très jolie jeune personne, fille d'un des riches négociants de cette ville, il lui fit une cour assidue à laquelle Mlle Paterson fut loin d'être insensible. Les choses en vinrent au point qu'on commença, vers le mois d'octobre, à parler de mariage. Quoique la France (p. 178) eût encore un gouvernement qui conservait le nom et un semblant de formes républicaines, tout le monde en Europe, comme en Amérique, comprenait que cet état cesserait sous peu et que l'homme qui avait reconstruit l'édifice social était destiné à monter sur le trône. Personne n'ignorait la bonté, la faiblesse du premier consul pour son jeune frère; or une union contractée dans ces conditions avec Jérôme était, pour une famille de négociants d'Amérique, une fortune inouïe. Aussi, loin de s'opposer à la réalisation de ce projet, les Paterson, le père lui-même, semblaient y prêter les mains. La jeune personne, fort éprise, était décidée à tout pour épouser celui qu'elle aimait. Toute cette petite intrigue ne tarda pas à être connue du consul général.

Pichon fut effrayé des conséquences d'un mariage que le chef de l'État n'approuverait certainement pas, puisqu'il était contraire à toutes les lois françaises. En effet, Jérôme, loin d'avoir atteint vingt et un ans, n'avait pas alors dix-neuf ans révolus, et même en eût-il eu vingt et un, il ne pouvait se passer du consentement de sa mère pour que l'acte fût valide. À peine le représentant de la France aux États-Unis fut-il informé de ce qui avait lieu à Baltimore, qu'il écrivit: 1o à Jérôme pour le prévenir que l'union qu'il voulait contracter était nulle aux yeux de la loi; 2o à M. Paterson le père, pour mettre sous ses yeux la loi française; 3o enfin à M. d'Hebecourt, l'agent consulaire français dans le Maryland, pour lui donner des instructions en cas qu'on voulût passer outre et ne pas tenir compte de ses observations.

Jérôme eut connaissance aussi par Pichon des lettres écrites à MM. Paterson et d'Hebecourt[87], puis le ministre des relations extérieures de France (Talleyrand) reçut communication de toutes les pièces relatives à cette affaire. Ceci se passait pendant le mois d'octobre 1803. Ces démarches du consul général, ces observations fort justes parurent produire un certain effet, car le mariage de Jérôme sembla quelque temps un projet abandonné. Pichon en profita pour engager vivement le jeune officier à s'embarquer sur une frégate française, la Poursuivante, alors en relâche à Baltimore. Mais la famille Paterson, d'accord avec Jérôme, abusait le consul général; le mariage, s'il avait été un instant rompu, s'était renoué. Jérôme ne songea plus à retourner en France pour le moment. Il déclara formellement (p. 179) qu'il ne se rendrait pas à bord de la Poursuivante et qu'il attendrait à Baltimore les ordres du premier consul. Au reste, ajoutait-il, il était en mission et n'avait d'ordre à recevoir que du ministre.

Pendant ce temps-là Decrès, ayant connu par le lieutenant Meyronnet la position de Jérôme aux États-Unis, avait soumis l'affaire au premier consul, qui lui prescrivit d'expédier de nouveau le lieutenant de Jérôme avec des instructions pour le retour en France de ce dernier. Meyronnet partit donc pour se rendre en Amérique précisément à l'époque où l'affaire du mariage se dénouait inopinément à Baltimore.

Ainsi que nous l'avons dit, Pichon était persuadé que sur ses observations fort judicieuses, la famille Paterson et Jérôme lui-même avaient complètement abandonné leurs projets. Il était donc fort tranquille de ce côté lorsque, le 25 décembre, il apprit tout à coup par M. Lecamus que le jeune Bonaparte, à qui il avait envoyé une somme assez considérable, venait de faire célébrer son mariage à Baltimore, quatre jours auparavant, le 21. Bien plus, il fut informé par l'agent consulaire français, M. Sottin, que l'union, renouée tout à coup, avait eu lieu en sa présence, parce qu'il n'avait pas cru devoir faire au premier consul l'affront de refuser d'assister à cet acte.

Pichon s'empressa de témoigner à Sottin son mécontentement de ce qu'il avait assisté au mariage et de ce qu'il avait signé un acte contraire à la loi française, et donné l'apparence légale à un acte nul aux yeux de cette loi. Il rendit compte ensuite de toute cette affaire au ministre des relations extérieures; puis, quelques semaines plus tard, le 20 février, il écrivit de nouveau une lettre des plus curieuses relative à Jérôme, à Mlle Paterson et à la famille de cette dernière.

La nouvelle de ce mariage, contracté malgré la loi, malgré toutes les représentations du consul français, arriva à Paris lorsque Napoléon avait changé son titre de premier consul contre une couronne impériale. Furieux de voir que son jeune frère était le premier à enfreindre les lois de son pays, il défendit immédiatement de reconnaître cette union.

On trouve à cet égard, au Moniteur du 13 vendémiaire an XIII (4 mars 1805), la note suivante:

Par un acte de ce jour, défense est faite à tous officiers de l'état civil de l'Empire, de recevoir sur leurs registres la transcription de l'acte de célébration d'un prétendu mariage contracté en pays étranger, en âge (p. 180) de minorité, sans le consentement de sa mère, et sans publication préalable dans le lieu de son domicile.

En outre, quelques jours plus tard, l'empereur rendit, comme chef de la famille impériale, le décret suivant:

Napoléon, empereur des Français, à tous ceux qui ces présentes verront, salut;

Aussitôt que nous avons été informé d'un prétendu mariage, contracté dans les pays étrangers par notre frère Jérôme Bonaparte, encore mineur, sans aucun consentement de nous, ni de madame notre mère, et contre les dispositions des articles 63, 148, 166, 168, 170 et 171 du code civil, nous avons cru devoir, pour le maintien des lois et de la subordination qu'elles établissent dans les familles, faire, par notre décret du 11 ventôse an 13, défenses à tous les officiers de l'état civil de l'Empire, de recevoir sur leurs registres la transcription de l'acte de célébration dudit mariage prétendu.

Ces précautions ne nous ayant point paru suffisantes pour garantir de toute atteinte la dignité de notre couronne, et pour assurer la conservation des droits, qu'à l'exemple de tous les autres princes, nous exerçons sur tous ceux qui ont l'avantage de nous appartenir, nous avons jugé qu'il importait au bien de l'État et à l'honneur de notre famille impériale, de déclarer d'une manière irrévocable la nullité dudit prétendu mariage, comme aussi de prévenir et de rendre vaines toutes tentatives qui seraient faites pour y donner suite ou effet.

À ces causes nous avons ordonné et décrété, ordonnons et décrétons ce qui suit:

Suit le décret en 5 articles qui rend nul le mariage de Jérôme et déclare les enfants illégitimes, etc., etc.

Neuf ans plus tard, en 1812, bien après le mariage de Jérôme, devenu prince français et roi de Westphalie, avec la princesse Catherine de Wurtemberg, l'assemblée générale de Maryland déclara l'union de ce prince avec Mlle Paterson nulle et sans effet, et les deux contractants divorcés, mais sans que cela puisse illégitimer l'enfant issu de cette union.

Ainsi, pour résumer cette singulière union: un enfant, ayant dix-neuf ans à peine, devient épris d'une jeune personne. Sans égard pour les observations qui lui sont faites, sans prendre souci des lois de son pays, dont il est éloigné, sans prévenir même sa famille, il épouse, du consentement du père qui n'ignore ni les conséquences ni les nullités de cet acte, la fille d'un homme honorable. Ce père a été (p. 181) bien et dûment prévenu que le mariage est nul aux yeux de la loi française.

La mère du jeune homme proteste, le chef de la famille, devenu chef de l'État et qui a le devoir de faire exécuter les lois, déclare non seulement le mariage nul, mais les enfants à naître illégitimes; neuf ans plus tard, le divorce est prononcé dans le pays même où l'union a été contractée, et cela par l'assemblée juge en pareille matière, lorsque déjà le marié a épousé une autre femme.

Tel est le résumé de cette bizarre affaire, que l'on peut considérer comme ayant eu pour cause, d'un côté le coup de tête d'un jeune cœur amoureux, d'un autre l'ambition d'une famille qui voit dans ce mariage, qu'elle espère faire reconnaître un jour ou l'autre, un motif de puissance à venir[88].

Jérôme Bonaparte et Mlle Paterson se trouvaient dans une position assez équivoque. Le mariage n'étant pas valide devant la loi française, les représentants de la France en Amérique ne pouvaient l'admettre. Tous deux vécurent dans la famille de la jeune personne jusqu'à l'époque où l'on apprit l'avènement de Napoléon au trône impérial. Aussitôt Jérôme songea à retourner en France, d'autant plus que dans l'intervalle il avait reçu, par le lieutenant Meyronnet, les instructions du ministre de la marine. Il fut donc résolu qu'il s'embarquerait sur la frégate la Didon. Pichon espérait enfin le voir quitter l'Amérique, mais il n'en devait être encore rien. La Didon se trouva bloquée par des forces supérieures, et Jérôme, ayant reçu des lettres de sa famille qui lui faisaient sans doute connaître que son mariage ne serait pas reconnu, ne voulait plus partir.

Le projet de départ fut remis au mois d'octobre. Le capitaine de vaisseau Brouard se trouvait prêt à mettre à la voile avec les frégates qu'il commandait. Jérôme avait promis de partir; mais tous les jours c'était de la part du jeune officier des objections, des tergiversations. Si, d'une part, en prévision des grands événements qui se préparaient en Europe, il tardait à Jérôme de courir auprès de son frère pour jouer un rôle digne de lui et pour obtenir son pardon, d'un autre, il était retenu en Amérique par la famille Paterson à laquelle il avait (p. 182) promis de ne pas abandonner sa femme avant d'avoir obtenu la reconnaissance de son mariage.

À la fin de décembre cependant, Jérôme s'embarqua avec Mlle Paterson, à l'insu de tout le monde, sur un bâtiment américain nommé le Philadelphie; mais ce navire se perdit au bas de la rivière. Il avait été frété par Jérôme Bonaparte lui-même, pour le ramener en France avec sa jeune femme et la tante de cette dernière. Pichon, informé de cette circonstance, se hâta de se rendre auprès d'eux, dans l'État de Delaware.

Bientôt après le jeune homme fit une autre tentative pour son retour en France. Il monta à bord du Président, frégate française; mais une frégate anglaise étant venue se placer en face du bâtiment, Mlle Paterson eut peur et voulut descendre. Jérôme et elle revinrent encore une fois à Baltimore.

En 1804, le consul général français, rappelé en France à cause du mariage Paterson, écrivit au ministre des relations extérieures (31 mars) la longue lettre ci-dessous relative à cette affaire:

Citoyen Ministre, à la suite de la correspondance que j'ai eu l'honneur de suivre avec vous relativement à M. Bonaparte, j'ai celui de vous adresser ci-inclus l'extrait d'une dépêche que j'ai écrite au ministre de la marine. Cette dépêche avait pour objet d'informer ce ministre, dans le département duquel la chose rentrait, de ce que j'avais fait vis-à-vis de M. Bonaparte en conséquence des instructions que je vous ai communiquées dans la fin de ma dépêche du 30 pluviôse. Je me proposais, comme je vous l'ai marqué, de presser M. Jérôme de s'embarquer sur la Poursuivante quand elle serait prête. C'est, comme vous le voyez et comme vous l'aurez appris longtemps avant par l'arrivée de la frégate, ce que j'ai fait, mais sans succès.

C'est postérieurement à mes instances à cet égard envers M. Jérôme, citoyen Ministre, que votre lettre du 4 frimaire m'est parvenue. Je ne l'ai reçue que le 4 de ce mois; M. Bonaparte avait reçu antérieurement les dépêches du ministre de la marine. Si votre lettre me fût parvenue plus tôt, citoyen Ministre, je me serais abstenu de donner à M. Jérôme aucun conseil; quant à celui que j'ai donné, qui n'a pas obtenu votre approbation, les événements subséquents indépendamment des circonstances qui dans le temps m'y déterminèrent, l'auront, je l'espère, complètement justifié à vos yeux.

Depuis quinze jours, citoyen Ministre, j'ai l'avis que le gouvernement en nommant un ministre plénipotentiaire a cru devoir aussi, en conséquence des lettres de M. Jérôme, me donner un successeur comme consul général. L'attente où j'ai été journellement de cette nouvelle (p. 183) mission m'a empêché de vous écrire ultérieurement sur cet officier et sur l'embarras où je me trouve quant aux demandes d'argent qu'il m'a adressées à mon dernier voyage à Baltimore. J'espérais qu'une nouvelle légation m'ôterait de l'alternative excessivement fâcheuse où je me suis trouvé constamment par rapport à lui de faire trop ou trop peu. J'ai avancé depuis le mois de décembre à M. Jérôme 13,000 dollars, dont 3,000 pendant mon dernier séjour à Baltimore vers la fin de février. Depuis il m'a fait presser de payer trois à quatre mille dollars de dettes qu'il avait contractées et au payement desquelles je croyais qu'il avait appliqué les fonds que je lui avais remis antérieurement. La considération du service public qui devient de jour en jour plus onéreux ici, l'impossibilité de se procurer des fonds sur des traites, la crainte d'être trop facile en avances et le désir de me décharger sur mes successeurs de ces demandes embarrassantes, m'ont fait prier M. Bonaparte d'attendre quelque temps. L'intervalle qui s'est écoulé depuis les avis que j'ai reçus de France et les instances des créanciers de M. Jérôme me détermineront à faire des avances ultérieures qui, j'ose le croire, seront approuvées du premier consul. Je serai en outre obligé de faire à M. Bonaparte des payements pour pourvoir à son existence d'une manière convenable.

J'ai appris que M. Jérôme se plaignait beaucoup de mes derniers refus d'argent ou plutôt de mes réponses déclinatoires et qu'il les attribuait à de la pique résultant de mon rappel. J'ose croire que vous me connaissez trop, citoyen Ministre, pour penser que je sois accessible à ces motifs. Les torts de M. Bonaparte envers moi n'ont pas pris un caractère plus grave par l'effet qu'ils ont pu produire. Du moment où je les ai connus, quelles qu'en pussent être les suites, j'ai su quelle opinion m'en former; mais, comme vous l'avez vu, ils n'ont eu aucune influence sur ma conduite envers lui; j'ai fait aux convenances publiques le sacrifice des sentiments que j'ai dû éprouver; j'ai même attendu pour m'en exprimer avec vous, citoyen Ministre, comme je le dois à moi-même, que les résultats en fussent connus, désirant laisser une libre action aux rapports de M. Bonaparte. À présent que l'effet est produit, vous me permettrez, citoyen Ministre, d'en appeler à vous sur ce que j'ai dû sentir quand j'ai appris qu'un jeune homme de 19 ans que j'ai reçu à ma table, qui m'a reçu à la sienne, avec qui j'ai passé deux jours entiers, le dernier surtout, dans une sorte de familiarité, qui, ce dernier jour, m'a demandé et a obtenu de moi de bons offices personnels qui supposent une bienveillance réciproque, que ce jeune homme qui m'a quitté en me serrant la main, ait pu, deux jours après, fabriquer dans l'ombre des interprétations calomnieuses et malignes à des conversations de table auxquelles vous devez croire que l'âge de M. Bonaparte ne m'a pas permis de prendre un bien grand intérêt.

(p. 184) Si j'avais eu le temps de vous rendre, citoyen Ministre, toutes les interpellations singulières et excentriques que M. Bonaparte m'a faites à son arrivée et auxquelles j'ai dû répondre en lui faisant voir l'inconvenance et l'impossibilité d'y satisfaire, vous auriez eu la clef des délations de M. Bonaparte.

L'excessive familiarité qu'il était probablement habitué à prendre avec tout le monde dans les colonies m'aurait, je vous l'assure, porté à ne me tenir près de lui que le temps nécessaire pour lui rendre les services et les devoirs de ma place, si, par déférence pour sa famille et pour sa position, je n'avais cru devoir, dans l'isolement où il était, lui tenir littéralement compagnie; je dois dire que, sous ce dernier rapport, M. Jérôme a changé en mieux depuis son séjour aux États-Unis. Mais outre que je ne me sentais nullement disposé à vous rendre compte des choses que l'âge excuse et qui auraient eu l'air, de ma part, d'un rapport, comme je n'avais aucun motif ni dans ma conscience, ni dans la conduite de M. Bonaparte envers moi, qui pût me faire craindre des démarches comme celles qu'il a faites, je n'ai pu songer à anticiper sur leurs effets. Si j'eusse pu prévoir par quelque indice ces délations, j'aurais dès lors, comme depuis j'en ai ouï parler, eu trop de confiance dans votre justice, citoyen Ministre, et dans celle du premier consul, pour croire que sur des représentations que l'âge de l'officier et sa position devaient discréditer, mon sort, comme homme public, pût être décidé sans me donner l'occasion de me justifier d'accusations que j'ignore encore, surtout quand j'ai la confiance que ma conduite comme agent du gouvernement n'a pu que me mériter son approbation.

Je dis que j'ignore encore sur quoi portent les délations de M. Jérôme, car je ne puis croire que ce qu'il m'a envoyé trois mois après, sur un reproche indirect que je lui en fis, soit une copie exacte de ce qu'il a écrit et de ce dont il n'a probablement dans le temps pas gardé de minute; ce qu'il m'a communiqué me prête des choses qui n'ont pas de sens et entre autres il me faire dire qu'il n'y a en France ni droit civil, ni droit militaire.

Au surplus, citoyen Ministre, je vous demande pardon de vous avoir entretenu si longtemps de choses qui me concernent. C'est pour me dispenser de vous en parler à Paris et n'avoir qu'à vous prier, en tout cas, de remercier le premier consul de la faveur qu'il m'avait faite en me confiant cette place et à vous assurer de ma reconnaissance pour la bienveillance que vous m'avez témoignée.

Pichon, appelé plus tard par Jérôme en Westphalie, devint un de ses conseillers d'État.

En février 1805, sans faire connaître son projet aux autorités (p. 185) françaises, Jérôme prit passage sur l'Ering, en destination pour Lisbonne, avec sa femme et son beau-père.

Cette fois, il revit l'Europe après une traversée heureuse. Il vint débarquer à Lisbonne le 8 avril, et, laissant dans cette ville sa femme et M. Paterson, il partit à franc étrier pour Madrid, courant nuit et jour pour rejoindre l'empereur, alors au couronnement à Milan.

Le Moniteur du 9 mai 1805 annonçait le fait par la note suivante:

Lisbonne, 8 avril 1805.

M. Jérôme Bonaparte est arrivé ici sur le bâtiment américain sur lequel étaient comme passagers M. et Mlle Paterson. M. Jérôme Bonaparte vient de prendre la poste pour Madrid et M. et Mlle Paterson se sont rembarques. On les croit retournés en Amérique.

Le 24 avril il était à Turin, et il ne tarda pas à rejoindre son frère auprès de qui il rentra bientôt en grâce, ainsi qu'on le verra. Quant à Mlle Paterson, elle dut renoncer à toute idée de reconnaissance et de validation de son mariage. En compensation, elle reçut une pension viagère de 60,000 francs. L'empereur ne lui permit pas de débarquer en France et donna à cet égard des instructions secrètes[89].

Sottin, blâmé, essaya de se justifier dans une lettre adressée à Pichon. Quant à Jérôme, une fois en Europe, il fit tenir à l'empereur une lettre de soumission et de regret qui lui valut le pardon de son frère. Ce dernier l'appela près de lui à Milan, et ordonna que tous les ports de France fussent fermés à la famille Paterson. Il chargea ensuite son oncle le cardinal Fesch de se rendre auprès du pape pour obtenir l'annulation du mariage religieux contracté à Baltimore.

Le 9 juin 1805, le cardinal écrivit à Napoléon:

Sire, j'ai présenté hier la tiare[90] à Sa Sainteté. Elle vous en remerciera par sa lettre. Je suis arrivé à temps pour faciliter et éclaircir les doutes de Sa Sainteté sur le mariage de Jérôme. Après des recherches faites dans les bureaux de la Propagande, l'évêque de Baltimore est simplement évêque de l'endroit sans avoir de pouvoirs plus étendus, ainsi, le cas de nullité par suite de la présence du propre pasteur a lieu, mais on objecte que le concile de Trente n'ayant point été publié dans ces pays-là, on doit régler les mariages comme en Hollande, où les (p. 186) mariages clandestins sont valides, selon la déclaration de Benoit XIV. Cependant, j'ai trouvé l'autorité du savant Estins appuyée par le concile de Cambrai qui déclare que dans le cas que des étrangers se marient dans un pays où le concile de Trente n'a pas été publié, il faut déclarer leur mariage nul par défaut du propre curé; lorsque dans leur pays natal, ou de résidence, cette obligation existe. Jérôme est né en Corse où ce concile a été publié, il réside à Paris où cette obligation existe, par une loi expresse, qui publie cette disposition particulière du concile de Trente sur la présence du propre curé, ainsi, nul doute que ce mariage ne soit déclaré nul selon les autorités susdites.

Le pape voudrait bien décider l'affaire en déclarant la nullité; mais il est encore dans l'indécision et le doute. On a présenté les questions sous un autre nom et en secret. Le pape voudrait mettre tout le monde d'accord. V. M. doit être bien convaincue du zèle et de l'activité que je mets dans cette affaire. J'espère de n'avoir pas été inutile[91].

Pour terminer ce qui dans l'histoire du dernier des frères de Napoléon a trait à sa première femme, Mlle Elisa Paterson, nous donnerons encore ici deux lettres envoyées par Napoléon, la première datée d'Alexandrie, 2 mars 1805, et adressée à l'archichancelier Cambacérès; la seconde du 9 décembre 1809, adressée au ministre des affaires étrangères duc de Cadore. Voici la première:

Je ne conçois rien à vos jurisconsultes. Ou Mlle Paterson est mariée ou non. Non, il ne faut aucun acte pour annuler son mariage, et si Jérôme voulait contracter un nouveau mariage en France, les officiers de l'état civil l'admettraient et il serait bon.

Voici la seconde:

Écrivez au général Thurreau[92] que je l'autorise à donner tous les fonds dont Mlle Paterson pourrait avoir besoin pour sa subsistance, me réservant de régler son sort incessamment; que du reste, je ne porte aucun intérêt en cela que celui que m'inspire cette jeune personne; mais que si elle se conduisait assez mal pour épouser un Anglais, alors mon intérêt pour ce qui la concerne cesserait, et que je considèrerais qu'elle a renoncé aux sentiments qu'elle a exprimés dans sa lettre et qui seuls m'avaient intéressé à sa situation.

(p. 187) Jérôme ne revit plus qu'une seule fois Mlle Paterson. Ce fut pendant son exil, longtemps après la chute du premier empire et la mort de Napoléon Ier. Ils se rencontrèrent par hasard à Florence et ne s'adressèrent pas la parole, mais le prince conserva toujours une correspondance épistolaire avec son fils Jérôme Bonaparte-Paterson, pour qui la reine Catherine montra une grande bienveillance, et qu'il vit à Paris sous le second empire, en 1853, l'empereur Napoléon III l'ayant fait venir en France, ainsi que son fils, qui eut un grade dans l'armée. Mme Jérôme Bonaparte-Paterson a survécu plusieurs années à son mari, car elle est morte seulement en 1879.

Cependant Napoléon, loin d'avoir abandonné ses vastes projets maritimes, donnait à cette époque plus de soins que jamais à cette partie des forces vives de son vaste empire. Les flottes reformées de la France commençaient, grâce à lui, à lutter avec avantage contre celles de l'Angleterre. La plus belle armée et la mieux disciplinée qui se fût encore vue campait sur les côtes de la Manche, les yeux tournés vers la Tamise, et n'attendant que le signal pour s'élancer de l'autre côté du détroit. L'empereur avait fait de deux de ses frères, Joseph et Louis, des colonels; Lucien, franchement républicain et rebelle à sa main puissante, s'était détaché de lui; Jérôme devait continuer son métier de marin, métier dans lequel il avait réellement donné déjà des espérances. Telle était la volonté puissante d'un génie qui trouvait alors bien peu de contradiction. Jérôme était tout disposé à reprendre la mer. Aussi accepta-t-il avec joie de se rendre à Gênes pour y commander la frégate la Pomone.

Napoléon fit connaître au ministre de la marine Decrès son intention à l'égard de son jeune frère par une longue instruction en date du 18 mai.

Jérôme devait prendre non seulement le commandement de la Pomone, mais aussi celui de deux bricks. Après s'être rendu avec sa division à Toulon, il devait croiser dans les eaux de Gênes pour exercer ses équipages et presser tous les matelots de la Corse et de l'île d'Elbe. L'empereur recommandait au ministre de faire en sorte que la division commandée par son frère ne s'éloignât pas trop de la côte et que le second à bord de la Pomone fût un bon marin.

Dans cette instruction dictée et signée par Napoléon lui-même, on peut à notre avis reconnaître chez l'empereur la crainte d'exposer un frère bien jeune encore, le désir de lui faire acquérir de la gloire en le mettant en vue, et aussi celui d'être utile à sa marine de guerre (p. 188) en faisant comprendre à tous qu'un membre de la famille impériale serait un jour à la tête des flottes.

Une autre lettre, écrite également par l'empereur à son ministre de la guerre Berthier, descend dans les détails les plus curieux sur la conduite que le jeune commandant de la Pomone doit tenir à son bord. On y lit en tête: «Mon cousin, faites connaître à M. Jérôme qu'il étudie bien les manœuvres du canon, parce que je lui ferai commander l'exercice, etc.»

Jérôme recevait en même temps ses instructions et le brevet de capitaine de frégate[93].

Jérôme, une fois à la tête de sa division à Gênes, trouva sans doute que le frère de l'empereur devait être plus qu'un simple capitaine de frégate, et surtout que son rang ne lui permettait pas de n'avoir point table ouverte, car il prit de son autorité privée les insignes de capitaine de vaisseau, se crut le droit de nommer aux emplois de son bord et se fit payer ses frais sur le pied des officiers de ce grade. Une très singulière correspondance résulta de ce sans-gêne du jeune officier. Le ministre de la marine, informé par Jérôme lui-même, lui écrivit:

J'ai reçu, Monsieur, votre lettre du 12, par laquelle vous m'informez que vous avez reçu de S. M. l'empereur l'ordre de garder à bord de la Pomone le capitaine Charrier. Vous avez pensé devoir prendre les marques distinctives du grade de capitaine de vaisseau et vous y ajoutez de très justes observations sur ce qui résulterait d'inconvénient à les quitter, après avoir été reconnu dans ce grade par la division sous vos ordres.

Je ne puis, Monsieur, que soumettre à S. M. cette circonstance très sérieuse sur laquelle elle seule peut prononcer. Mais je dois improuver la facilité avec laquelle vous avez préjugé ses intentions à cet égard.

Je dois vous prévenir aussi que S. M. donne seule en Europe des avancements même provisoires dans la marine, et qu'en conséquence celui de M. Chassériau doit nécessairement être ajourné jusqu'à ce que S. M. le lui ait conféré, car par décret du 30 vendémiaire an VI, elle a défendu qu'aucun titre ou grade ne fût valable et ne donnât lieu à appointements qu'autant qu'il a été donné et confirmé par elle.

Au reste, l'intérêt que vous inspire l'enseigne Chassériau me persuade (p. 189) qu'il a des droits au grade supérieur. Je vais les examiner, et je désire qu'ils soient tels que je puisse proposer à S. M. de le lui conférer.

Le 6 fructidor an XIII (24 août 1805) on écrivit de Boulogne au ministre de la marine:

L'inspecteur de marine à Gênes observe que M. Jérôme Bonaparte a reçu son traitement de table comme capitaine de vaisseau, quoique cet officier n'ait réellement que le grade de capitaine de frégate.

Il demande à ce sujet les ordres de Monseigneur.

Point de doute qu'il n'y ait lieu à improuver le paiement fait à M. Jérôme; cependant avant de présenter un projet de lettre en conséquence à Son Excellence, on la prie de donner ses ordres.

Le ministre de la marine écrivit au-dessous de cette note, de sa main: Traitement selon son grade.

Écrire: Il est ridicule qu'on me fasse entrer dans ces détails. Chacun sait qu'on ne doit toucher que le traitement de son grade, or, j'ai fait connaître celui que S. M. a bien voulu accorder à M. Bonaparte. Ainsi, que l'inspecteur fasse son devoir et refuse de signer.

Le 27 brumaire an XIV (48 novembre 1805), le préfet maritime à Gênes adresse l'état des sommes payées dans ce port au commandant Jérôme.

Il résultait de cet état que le bureau des armements à Gênes lui avait payé ses frais de table 24 fr. par jour comme capitaine de vaisseau de 2e classe, parce que le bureau l'avait trouvé inscrit en cette qualité sur le rôle lors de la prise de service, le 15 messidor an XIII, et que le bureau des revues l'avait traité comme capitaine de frégate, 20 fr., parce qu'il n'était porté qu'avec ce titre sur son livret.

Cela venait de ce qu'au passage de l'empereur à Gênes, le bruit public avait couru que Jérôme était nommé capitaine de vaisseau, et que le jeune homme en avait pris les insignes[94].

Peu de temps après avoir donné le commandement de la petite division alors à Gênes, l'empereur lui annonça à lui-même, 3 juin, de Milan, qu'il l'avait nommé au grade de capitaine de frégate. On voit dans cette lettre et dans celles qu'il lui écrivit à cette époque quel cas il faisait de son caractère.

(p. 190) Bientôt Napoléon se rendit à Gênes et mit deux frégates de plus (l'Uranie et l'Incorruptible) sous le commandement de son jeune frère. Le 5 juillet il lui envoya une instruction très précise sur ce qu'il avait à faire avec son escadre légère.

Jérôme devait compléter ses équipages, se rendre à Bastia, y prendre tous bons matelots, recueillir des renseignements sur la situation des Anglais aux îles de la Madeleine, côtoyer ensuite la Sardaigne jusqu'aux trois quarts de la côte, s'emparer des bâtiments qui se trouveraient dans le port de la Madeleine, se présenter devant Alger, exiger qu'on lui remette les esclaves génois, italiens et français détenus dans les prisons du dey, et revenir soit à Toulon, soit à Gênes, en ayant soin de ne pas rester plus de six jours sur les côtes d'Afrique.

Ce fut à cette époque que Napoléon Ier revit son frère Lucien, dont il désapprouvait le mariage, comme il avait désapprouvé celui de Jérôme. Ce dernier ayant cru pouvoir lui écrire pour lui parler de Lucien une lettre qui ne nous est pas parvenue, l'empereur lui répondit durement le 9 juin 1805, de Milan:

Mon frère, j'ai reçu votre lettre. Je ne tarderai pas à me rendre à Gênes. Tout ce que vous pouvez me dire ne peut influer en rien sur ma résolution. Lucien préfère une femme... à l'honneur de son nom et de sa famille. Je ne puis que gémir d'un si grand égarement d'un homme que la nature a fait naître avec des talents, et qu'un égoïsme sans exemple a arraché à de belles destinées et a entraîné loin de la route du devoir...—Mlle Paterson a été à Londres, ce qui a été un sujet de grand mouvement parmi les Anglais.—Elle ne s'en est rendue que plus coupable.

Vers le milieu de juillet, la division navale de Gênes fut en état de prendre la mer. Elle allait mettre à la voile, lorsque des nouvelles de Livourne annoncèrent qu'Alger avait été envahi par les tribus des montagnes ou Kabaïles. Jérôme crut devoir différer son départ et demander de nouveaux ordres. Le ministre lui fit connaître que l'empereur ne croyait pas à la vérité de ces nouvelles, mais que les faits fussent-ils bien réels, il n'y voyait qu'un motif de plus pour son frère de hâter son départ et de remplir sa mission.

Jérôme se tint prêt à appareiller. Il avait pris à peu près de force des matelots sur d'autres navires pour compléter ses équipages, et bien que ses caronnades ne fussent pas encore toutes arrimées, il résolut de faire terminer ce travail en mer et de mettre à la voile. (p. 191) En effet, dans la nuit du 6 au 7 août il leva l'ancre et mit le cap sur la Corse, mais il fut d'abord contrarié par un calme et de petits vents jusqu'au 9, ensuite par une bourrasque de l'ouest qui occasionna des avaries à la division et le força de venir relâcher à Toulon pour avoir des pièces de rechange.

Après un séjour de soixante-douze heures employées à se réparer, la division commandée par Jérôme partit de nouveau. Elle se composait alors des trois frégates la Pomone, l'Uranie et l'Incorruptible, des bricks l'Endymion et le Cyclope, auquel le préfet maritime voulut bien adjoindre le brick l'Abeille, bon marcheur destiné à servir d'éclaireur.

Le jeune capitaine de frégate remplit la mission que l'empereur venait de lui confier avec la plus grande énergie et le plus grand succès; aussi Napoléon et Decrès lui témoignèrent-ils combien ils étaient satisfaits de sa conduite dans cette circonstance.

Le 11 septembre 1805, Decrès écrivit à Jérôme, de Paris:

Monsieur le commandant, la plus brillante réussite vient de couronner la mission que S. M. l'empereur vous avait confiée; vous portant rapidement de Toulon sur Alger, l'arrivée inattendue de votre division ainsi que la fermeté de vos demandes ont affermi la considération de la Régence pour le pavillon de S. M. Vous avez brisé les fers d'un grand nombre de Liguriens qui depuis longtemps souffraient les horreurs de la captivité et votre retour à Gênes a été marqué par les bénédictions des nouveaux Français.

Personne ne pouvait, et à plus de titres que moi, prendre plus de part à des succès aussi flatteurs pour vous et je m'empresse de joindre mes sincères félicitations à celles qui vous ont déjà été offertes.

De la main du ministre:

Toute l'Europe a les yeux sur vous et particulièrement la France et la marine de S. M. Vous devez à celle-ci de lui donner l'exemple de l'activité et du dévouement à votre métier. Vous le concevez comme moi-même et ce sera pour moi un devoir agréable à remplir que de faire remarquer à l'empereur le développement de ces qualités dans toutes les opérations dont vous chargera sa confiance.

L'empereur ne laissa pas à son frère le temps de prendre un peu de repos. Après sa campagne à Alger, il lui donna le commandement du vaisseau de 74 le Vétéran, le meilleur de l'escadre du contre-amiral Willaumez, escadre chargée de se rendre en Amérique et de faire le plus de mal possible à la marine et aux colonies anglaises.

(p. 192) Willaumez, avant de partir, reçut du ministre des instructions très précises pour tenir sa mission secrète vis-à-vis tout le monde[95], et pour traiter Jérôme Bonaparte en simple capitaine de vaisseau; mais à peine en mer, il crut devoir s'écarter de ses instructions. Soit pour flatter le jeune frère de l'empereur et se le rendre favorable, soit parce qu'il avait reconnu en lui l'étoffe d'un marin de grand mérite, il le nomma son second, bien qu'il fût le moins ancien des commandants de vaisseau de la flotte, il lui fit connaître le but de l'expédition et écrivit à Decrès que Jérôme avait été désigné par les autres officiers pour le poste qu'il lui confiait, comme étant reconnu le plus capable.

Cette violation du secret de l'expédition fit comprendre à Jérôme que la flotte devait tenir la mer beaucoup plus longtemps que le ministre ne le lui avait dit et l'indisposa d'une façon violente. Le jeune homme, ami des plaisirs, n'était pas d'humeur à s'éterniser à son bord.

Il témoigna son mécontentement, et Willaumez en vint bientôt à craindre que Jérôme, assez peu patient de sa nature, n'écrivît à Decrès une lettre violente. Aussi crut-il devoir essayer d'arrêter le jeune homme dans cette voie, en lui adressant, en date du 14 décembre 1805, une longue dépêche que l'on trouvera plus loin.

Donnons d'abord deux lettres relatives à l'expédition, l'une du ministre au préfet maritime, en date du 12 novembre, l'autre de Willaumez au ministre en date du 6 décembre 1805.

Je réponds, Monsieur, à vos dépêches des 11, 13 et 15 courant, relativement aux escadres expéditionnaires.

Le motif de la substitution de l'Éole au Jupiter n'a eu d'autre objet que de mettre un vaisseau plus solide dans la division Willaumez à la place d'un autre qui l'était moins. Ainsi, si par les réparations faites au Jupiter, ce vaisseau est aussi solide que l'Éole, il n'y aura pas lieu à cette substitution.

Je ne vois aucun inconvénient à mettre l'Indienne à la place de la Comète, si celle-ci n'est pas prête.

(p. 193) Le motif qui m'avait empêché de comprendre l'Indienne au nombre des frégates en partance était fondé sur le peu d'opinion que j'avais de ses qualités; ainsi je vous laisse libre d'employer cette frégate au lieu de la Comète, si vous la croyez plus propre à une longue campagne. Je vous prie de concerter cela avec le général Lassègnez.

Par votre lettre du 13, vous m'annoncez qu'on procède à la formation des équipages, cette opération doit être achevée aujourd'hui.

Il faut que les bâtiments qui partent soient bien armés, et je ne puis m'abstenir de vous recommander particulièrement le Vétéran.

L'un des deux contre-amiraux a élevé la question si M. Jérôme Bonaparte commanderait en second ou s'il prendrait rang dans le commandement d'après l'ancienneté de son grade?

M. Jérôme est capitaine de vaisseau en date du 1er vendémiaire de cette année, an XIV.

L'empereur n'ayant donné aucun ordre qui lui fût particulier relativement au commandement, la règle ordinaire du service doit naturellement être suivie.

Si dans la division de Gênes que M. Jérôme a commandée, il a eu sous ses ordres des officiers plus anciens en grade que lui, cela a été une suite d'un ordre particulier de Sa Majesté, qui n'a point eu lieu dans le cas présent.

Je remarque dans votre lettre du 15 qu'il est quelques vaisseaux auxquels vous ne complétiez d'abord que 100 jours d'eau. Je ne puis qu'approuver la successive progression de ce complément, mais il importe que toute l'escadre ait définitivement 4 mois d'eau au moment du départ.

J'ai lieu d'espérer que le 30, les deux divisions seront enfin prêtes à mettre à la voile, ne négligez rien pour devancer ce terme, s'il est possible, et continuez à m'informer par chaque courrier du progrès des travaux.

Dès que les escadres seront prêtes, vous m'en avertirez par le télégraphe; ni l'une, ni l'autre ne devront appareiller avant d'avoir reçu, soit par le télégraphe, soit par courrier, l'ordre de mettre sous voiles, en réponse à votre lettre télégraphique.

L'amiral Willaumez au ministre de la marine (6 décembre 1805):

Monseigneur, le vent est faible et variable depuis plusieurs jours, du nord-ouest à l'ouest. Aujourd'hui, il est au sud-ouest, le ciel est brumeux et quoique le baromètre soit haut, l'opinion générale est que nous aurons un coup de vent du sud-ouest. Ce sera après ce temps, lorsqu'il viendra à souffler de la partie du nord, que je pourrai appareiller et faire bonne route. Je désire très ardemment que ce moment arrive bientôt. Je dois dire à Votre Excellence que c'est aussi le vœu (p. 194) de toute l'escadre, particulièrement de M. le commandant Jérôme. Il se tient à son bord, y surveille les exercices avec la plus grande exactitude et ne cesse de donner l'exemple du zèle, de l'activité, du talent. Il me disait hier: «Une demi-heure après votre signal d'appareiller, je suis sous voiles.» Je verrai avec grand plaisir qu'avant mon départ, S. M. veuille mettre M. Jérôme à la tête des capitaines de vaisseau. Je suis persuadé, Monseigneur, que vous reconnaîtrez dans cette demande que j'ai suivi avec une attention particulière et sans préjugés, la conduite de votre ami dans le service, et que c'est cette conduite qui seule a fixé mon jugement.

Voici maintenant la lettre de Willaumez à Jérôme:

Cette lettre particulière que j'ai l'honneur de vous écrire est dictée par les circonstances et mon attachement pour votre personne. Souffrez que je vous parle d'amitié.

Je vous engage à ne pas écrire au ministre avec humeur, vous pouvez bien lui faire sentir que vous jugez devoir être plus longtemps dehors qu'il ne vous l'avait fait espérer, mais conservez-le comme un ami chaud qui a de l'esprit et qui ne laisse pas échapper les occasions de vous servir auprès de S. M. Vous sentez, d'un autre côté, que vous me mettriez mal avec S. E. si elle apprenait tout ce que vous savez de confidentiel sur mes instructions.

N'oubliez jamais, je vous en supplie, que tous les regards des marins sont tournés vers vous, particulièrement dans l'escadre; de votre exemple peuvent suivre ses succès ou sa perte.

Je ne considère pas ici mon intérêt particulier auprès de l'honneur de notre marine et de la gloire des armes de notre magnanime souverain; il est nul, mais je ne puis vous dissimuler que si on venait à s'apercevoir de votre mécontentement, il en pourrait résulter une influence fâcheuse sur mes opérations et comme vous, un des premiers affligé si nous ne réussissions pas dans toutes nos entreprises, je ne doute nullement que vous ne contribuiez autant par votre conduite que par vos moyens à animer chacun d'encouragement, de détermination et de résolution à bien faire jusqu'au dernier jour.

L'escadre est bien composée, l'esprit des hommes de toutes classes est fort bon; nous pouvons faire de grandes choses. Nous parcourons des climats doux et une navigation facile nous conduit infailliblement à faire beaucoup de mal aux implacables ennemis de la France.

L'expérience que vous acquérez chaque jour vous sera très utile pour le service de votre pays et la prospérité de la marine à la tête de laquelle vous êtes destiné à vous trouver.

Écoutez les conseils d'un homme qui aime sa patrie, qui est tout (p. 195) dévoué au service de notre empereur et qui vous affectionne de cœur depuis plusieurs années.

Faites-moi l'amitié de croire que je n'ai dans cette conduite que l'amour de la gloire que me tracent les instructions de S. M. et votre intérêt personnel. Un sacrifice de quelques mois vous vaudra nombre d'années de bonheur et vous fera obtenir de votre auguste frère toutes sortes de satisfactions.

Jérôme répondit à Willaumez:

Monsieur le général, je reçois votre lettre, je ne puis vous savoir mauvais gré de ce que vous m'y dites. Cependant, je croyais vous avoir plus que persuadé que rien ne me détournerait de mon devoir et que j'ai un intérêt trop direct à la réussite de nos opérations pour afficher un mécontentement que je n'ai point. La tenue de mon vaisseau et de mon équipage, la manière dont l'un et l'autre manœuvrent ont dû vous prouver que si tous les vaisseaux et équipages de l'escadre imitaient mon exemple, les uns et les autres y gagneraient.

Monsieur le général, quant aux peines morales, vous savez qu'elles ne se guérissent pas facilement. Je vous remercie du sentiment qui a dicté votre lettre, et la seule chose qui puisse m'y déplaire c'est que vous m'ayez pu croire un enfant susceptible de faire partager aux autres les contrariétés que je puis éprouver.

Nous ne raconterons pas la campagne de Willaumez qui ne fut pas heureuse. Nous dirons toutefois que cet amiral, après avoir commis la faute de faire connaître à Jérôme des choses qu'il devait tenir secrètes, après avoir désigné pour son second ce jeune homme, après l'avoir consulté sur ses opérations, eut le tort de ne pas suivre les avis du capitaine du Vétéran, qui montra alors une grande sagacité.

Le Vétéran, s'étant trouvé séparé de l'escadre, revint seul en France, échappa aux vaisseaux anglais, se mit à l'abri dans la baie de la Forêt, sur les côtes de Bretagne, près Concarneau.

Decrès, mécontent du retour de Jérôme et n'étant pas éloigné d'admettre que le jeune capitaine s'était égaré volontairement, semblait disposé au blâme; mais tel ne fut pas l'avis de l'empereur qui, ayant des vues sur son jeune frère, le reçut à merveille, puis lui donna le titre de prince, le grand cordon de la Légion d'honneur et le nomma contre-amiral.

Bientôt il ordonna son passage de l'armée de mer dans l'armée de terre, le fit général de division et lui confia un corps de Bavarois et (p. 196) de Wurtembergeois, à la tête duquel le jeune prince fit, pendant la guerre de Prusse, en 1806 et 1807, la conquête des places fortes de la Silésie. Il fut très utile à la grande armée opérant contre les forces de la Prusse et de la Russie, car cette armée lui dut en plusieurs circonstances son ravitaillement, et par contre la possibilité des succès qui amenèrent la paix de Tilsitt et la création du royaume de Westphalie.

La campagne de Silésie comme celle de Willaumez sont deux pages d'histoire qui ont trouvé une large place dans les deux premiers volumes des Mémoires du roi Jérôme et dans les deux volumes intitulés: Opérations du 9e corps de la grande armée en 1806 et 1807.

Nous résumons seulement en quelques mots la campagne de Willaumez. Les instructions de Napoléon à l'amiral intiment: de tenir la mer quatorze mois avec ses six vaisseaux et ses deux frégates, de se rendre de Brest dans l'Océan Atlantique méridional, de faire relâche au Cap un mois pour s'y refaire; de répandre le bruit qu'il se rendait à l'Île-de-France, et, au lieu de prendre à l'est, de revenir vers l'ouest, à vingt lieues de Sainte-Hélène, d'y établir une croisière pour enlever les convois anglais venant des Indes; de se porter ensuite vers les Antilles, de saccager aux Barbades les établissements anglais; de remonter sur Terre-Neuve pour en détruire les pêcheries, et de revenir dans un port de France sur l'Océan, après avoir attaqué partout l'ennemi trouvé inférieur en forces.

Willaumez remplit mal les intentions de l'empereur. Il commença par envoyer une de ses frégates prendre à Sainte-Croix de Ténériffe quelques prisonniers faits dans les premiers jours de la navigation. Au moment où la frégate arriva à Sainte-Croix, cette colonie étant tombée aux mains des Anglais, elle se rendit au Cap, où elle fut capturée. Le contre-amiral, à cette nouvelle, renonçant à la relâche au Cap, se porta autour de Sainte-Hélène, manqua le passage des convois des Indes et se rendit à San-Salvador pour y faire de l'eau. Il resta vingt jours dans la baie de Tous-les-Saints, et le 23 avril mit le cap sur Cayenne, puis sur la Martinique, ayant renoncé à son excursion sur les Barbades. Le 15 août, une forte tempête dispersa ses bâtiments. Déjà le 29 juillet Jérôme avait perdu l'escadre. Ses vaisseaux eurent différents sorts, lui-même revint à grand'peine à Brest au commencement de 1807 sur le Foudroyant.

Le vaisseau le Vétéran avait pour second le capitaine de frégate Halgan, ancien commandant du brick l'Épervier, devenu amiral, (p. 197) homme de mer consommé et ami de Jérôme. Il fut chargé par le ministre de faire alléger le bâtiment et de le faire entrer dans le port de Concarneau.

Ce brave officier avait à son bord le fils de M. de Salha, autre marin dont le père joua un rôle en Westphalie. M. de Salha père, aide-de-camp du prince Jérôme pendant la campagne de Silésie, en relation avec son ancien camarade Halgan, lui écrivit le 27 mai 1807, du quartier général de Jérôme, alors à Schweidnitz, une lettre qui nous a paru avoir une certaine importance. La voici:

Si mon fils avait été aussi prompt à suivre sa route qu'à quitter Brest, il serait ici depuis longtemps. Je l'ai attendu avec la dernière impatience depuis le 1er de ce mois, il arriva à Breslau le 16 à 6 heures du soir, deux heures après mon passage, ayant été expédié du camp de Frankeinstein pour aller porter à l'empereur la nouvelle d'un assez joli succès de notre petit corps d'armée... L'empereur est au château de Finkenstein, à une vingtaine de lieues de Dantzick, j'ai dû attendre pendant plusieurs jours la réponse à mes dépêches, j'arrivai hier et le prince au moment où il recevait la petite relation de mon voyage fit entrer Prosper qui fut bientôt dans mes bras. Arrivé depuis huit à dix jours, il a fait déjà deux fois le service d'officier d'ordonnance et a été comblé de caresses par le prince et tout ce qui l'entoure. Ce début enchante mon jeune homme; un habit de hussard, des chevaux, c'est de quoi tourner une tête de 18 ans, mais, à ma grande satisfaction, cela ne le distrait pas du sentiment de la reconnaissance. Il prononce la sienne pour vous avec une fréquence et une vivacité qui me persuadent de son bon cœur, qualité qui n'est pas aujourd'hui bien commune. Vous lui avez fait, mon cher capitaine, quelques avances dont il croit le montant de 540 francs. Son exactitude pourrait être en défaut à cet égard et je vous prie de la redresser en réclamant le remboursement qui vous est dû de Mlle Christine Dapot, demeurant à Bayonne, laquelle sera prévenue par ce courrier de vous faire toucher à Paris ou partout ailleurs le montant de vos débours pour Prosper.

Il m'eût été plus agréable, mon cher camarade, de m'acquitter ici. Ma lettre précédente vous a prouvé que je l'espérai. L'empereur a répondu en propres termes et de sa main qu'un capitaine comme vous était trop intéressant à conserver dans le commandement d'un bâtiment pour qu'on vous donnât actuellement l'ordre de prendre votre poste auprès de notre jeune prince. Cet honorable témoignage doit vous consoler un peu, votre place ici est assurée et le genre de service que vous suivez aux yeux de S. M. et du prince consolident vos droits qui n'ont pas besoin de l'être dans le cœur du prince. Ne vous affectez donc pas, (p. 198) mon cher camarade, la contrariété est pour vos camarades qui se félicitent de compléter leur réunion en vous recevant.

J'ai rapporté ici la nouvelle de la reddition très prochaine et sans doute déjà effectuée de Dantzick dont la défense a été très honorable pour le septuagénaire Kalkreuth. Sa place manquant de poudre, la corvette le Dauntlen a essayé, à travers mille coups de canon, d'en introduire 200 milliers. Le vent secondait merveilleusement son audace, cette corvette est arrivée toutes voiles dehors assez près des murs de la place, mais, ayant touché, elle a dû se rendre; les rouges de Paris montèrent à l'assaut pour déshabiller l'équipage. Cet événement était la conversation du château. La possession de Dantzick amènera de nouveaux événements. L'empereur n'est pas sans projets vastes sur la Baltique. Les Danois nous aideront de tout leur pouvoir, les Prussiens branlent au manche par la mésintelligence bien marquée entre les Russes et eux. S. M. veut des officiers de marine sur les bords de la Baltique, etc.

Prosper parle avec admiration de la tenue de votre frégate, agréez les témoignages bien vrais de sa reconnaissance et de la mienne. Présentez mes hommages à tout ce qui appartient à la famille du respectable général Cafarelli.

P. S.—Meyronnet, après un mois de séjour auprès du roi de Hollande, vient d'arriver; je lui ai transmis votre souvenir.

Le traité de Tilsitt, signé le 7 juillet 1807, reconnut dans l'Europe centrale un nouveau royaume, celui de la Westphalie, et pour souverain de cet État le plus jeune des frères de Napoléon, Jérôme, alors âgé de vingt-trois ans.

La Westphalie fut formée: 1o de toute la Hesse électorale; 2o de contrées enlevées à la Prusse par la conquête, savoir: l'Eichsfeld, le Hohnstein, le Hartz, Halberstadt, Quedlinbourg, la Vieille Marche, le cercle de la Saale, Hildesheim, Paderborn, Minden et Ravensberg; 3o de contrées démembrées de l'Électorat: la Haute et Basse-Hesse, savoir: Hersfeld, Fritzlar, Ziegenhain, Pleisse, Schmalkalden.

Ces différentes provinces furent unies entre elles par: le duché de Brunswick au nord, par le comté de Schaumbourg à l'ouest, celui de Wernigerode à l'ouest, le comté d'Osnabruck au nord-ouest, pays qui firent partie intégrante du nouveau royaume. On divisa le territoire en huit départements: 1o de l'Elbe au nord-est, chef-lieu Magdebourg; 2o de la Fulde au sud, chef-lieu Cassel, capitale du royaume; 3o du Hartz à l'est, chef-lieu Heiligenstadt; 4o de la Leine au centre, chef-lieu Gottingen; 5o de l'Ocker au nord, chef-lieu Brunswick; (p. 199) 6o de la Saale au sud-est, chef-lieu Halberstadt; 7o de la Werra au sud-ouest, chef-lieu Marbourg; 8o du Weser au nord-ouest, chef-lieu Osnabruck.

Pour la Westphalie comme pour Naples, l'Espagne, la Hollande, l'empereur consentait bien à affubler ses frères du manteau royal, à poser sur leur tête la couronne et à leur laisser le titre de roi, mais il n'en voulait faire réellement que les premiers préfets de son vaste empire. Les contributions, les impôts, d'après ses idées, devaient venir grossir les revenus de la France, les pays conquis et cédés devaient entretenir une partie de ses armées. Peu lui importait que les États de ses frères fussent accablés, pressurés, ruinés et incapables de subsister, il n'entendait donner qu'un citron dont il avait exprimé le jus.

Ce fut surtout pour le royaume de Westphalie qu'il déploya toutes les rigueurs de son système de fer; aussi le jeune Jérôme, pendant les sept années de son règne, ne fut-il, par le fait, qu'un roi in partibus toujours dans la main puissante de son frère et n'osant se permettre, sans l'autorisation de l'empereur, la révocation d'un agent, le choix d'un ministre.

La correspondance des Français envoyés par le gouvernement impérial en Westphalie, correspondance que nous allons publier en grande partie, fera comprendre mieux que toute autre chose la pression exercée par Napoléon Ier sur le nouveau royaume et sur son jeune souverain.

L'empereur commença par dicter un projet de constitution par lequel il se réservait la moitié des domaines allodiaux des princes dépossédés, fixait le contingent du royaume à 25,000 hommes de toutes armes, dont moitié fournis par la France, mais soldés et entretenus par la Westphalie; le conseil d'État, les États du royaume étaient constitués. Le projet, en outre, imposait le Code Napoléon, la conscription comme loi fondamentale et défendait l'enrôlement à prix d'argent.

Cette constitution, signée de lui le 15 novembre 1807, il l'envoya au roi son frère, avec ordre de la promulguer telle quelle et de la faire exécuter, lui laissant pour toute faculté celle de la compléter par des règlements discutés en son conseil d'État.

Le conseil d'État fut divisé en trois sections: justice et intérieur, finances, guerre; les États furent composés de cent membres; la Chambre des comptes de vingt membres laissés à la nomination du (p. 200) roi; le ministère de six ministres à portefeuille: secrétairerie d'État et des relations extérieures, justice et intérieur, finances, commerce et trésor, guerre, haute police.

En attendant l'arrivée à Cassel du nouveau roi, une régence administra au nom de l'empereur, percevant les impôts, faisant rentrer les contributions de guerre et payant les dépenses des troupes françaises qui occupaient le territoire. Les membres de cette régence étaient: le comte Siméon, le comte Beugnot et M. Jollivet, conseillers d'État, le général de la Grange, gouverneur de la Hesse. Elle eut ordre de fonctionner jusqu'au 1er décembre; mais, comme l'empereur n'avait pas révoqué les administrateurs français, les malheureuses provinces continuèrent à être pressurées au milieu d'un conflit incessant. Tantôt les ordres de la régence étaient méconnus par les agents de l'autorité impériale, tantôt ces derniers étaient forcés de céder le pas au gouvernement provisoire.

Dès qu'il eut connaissance des intentions de Napoléon à son égard et du traité de Tilsitt, Jérôme, impatient d'avoir des notions exactes sur le royaume dont la couronne lui était donnée, fit partir deux de ses aides de camp, les colonels Morio et Rewbell, avec mission de se rendre en Allemagne et de lui faire des rapports sur les provinces composant ses États.

Nous allons mettre sous les yeux du lecteur deux lettres de Morio et une de Rewbell, adressées à Jérôme avant l'arrivée de ce dernier en Westphalie:

Morio à Jérôme.

Minden, 2 août 1807.

Votre Majesté sait que Hildesheim est une belle et riche province. Le comté de Schauenburg est encore plus beau. Ce pays est, ainsi que Lippe, Buckeburg, cultivé comme un jardin. Il a des mines de houille, peu productives à la vérité, mais qui peuvent peut-être gagner avec une administration plus éclairée. Les jolis bains de Nenndorf qui ne sont qu'à trois milles d'Hanovre dépendent de Schauenburg.

J'ai oublié de dire à Votre Majesté que les habitants de Hildesheim voulaient prêter de suite, en mes mains, le serment de fidélité à Votre Majesté. J'ai répondu que le serment se prêterait avec la prise de possession qui aurait lieu le 1er septembre.

Toutes les provinces attendent avec impatience ce moment de prise de possession. Effectivement, il arrêtera les réquisitions, la sortie d'argent; (p. 201) et ce jour-là seulement votre peuple se croira un corps de nation. Partout l'intendant général ou l'administrateur général de la grande armée ont ordonné de vendre tout ce qui était en magasin, et de presser la rentrée des fonds, comme si ces pays devaient être rendus à un ennemi.

Votre royaume, Sire, ne cesse pas d'être français, en passant dans les mains de Votre Majesté. Aussi les ressources de l'État sont à ménager par la France comme par nous. La remise au 15 août, de toutes les sommes dues, ferait un bien grand effet en faveur de Votre Majesté. Au reste plus de la moitié des provinces a payé la totalité de l'imposition de guerre.

Schauenburg sera réuni à Minden pour former un département. Tous s'accordent à me dire que Harvensberg doit aussi entrer dans le même arrondissement.

Je vais ce matin visiter l'abbaye de Corvey[96] pour remplir l'instruction de Votre Majesté relativement à la dotation de son ordre de chevalerie.

Minden était tout prussien il y a huit jours. La nouvelle certaine de la paix et du traité qui la cède à Votre Majesté, l'a changée totalement. Elle attend avec joie votre arrivée; elle se promet de grands avantages: 1o du rapprochement de la capitale; 2o de la réunion au royaume, de Brunswick, de Hildesheim, de Schauenburg; 3o du commerce avec la France; 4o des routes qu'elle croit voir établies par la ville pour les communications du Rhin avec l'Elbe.

Minden est beaucoup mieux placée que Hammeln pour être place de guerre. Ainsi, dès que l'empereur fait raser la place hanovrienne, il sera plus simple et plus militaire de fortifier un jour Minden, si l'on veut un point fort sur le Weser. Nienburg hanovrien est totalement rasé depuis quelque temps.

Les provinces de Minden et de Harsewinkel envoient aussi des députés à Paris.

On est très content ici de l'intendant M. Sicard, sous-inspecteur aux revues. Il m'accompagne à Corwey et à Paderborn qui sont de son ressort.

Je serai peut-être ce soir à Paderborn; dans tous les cas je serai le 4 au soir de retour à Cassel et partirai le 5 ou le 6 pour Paris, où j'arriverai le 12.

La population de vos sujets ne s'élevant qu'à 1,900,000 et celle des vassaux à 300,000 âmes au plus, il serait possible que l'empereur (p. 202) augmentât votre pays. Alors, Sire, tous les hommes éclairés désirent d'abord quelques arrondissements dans le Hanovre, ensuite le cours de l'Ems.

Osnabruck n'a que 36,000 âmes; et cependant je devrais en faire un département. Le Teklenburg est aux portes de la ville même d'Osnabruck. Si Votre Majesté pouvait obtenir cette petite province, elle arrondirait ce département coupé par Teklenburg. En général, on voudrait avoir le cours de l'Ems depuis sa naissance dans la principauté de Ravensberg jusqu'à son entrée dans la principauté d'Arenberg. Cela vous donnerait une petite portion de la province de Münster avec Teklenburg et Lingen. Je parlerai plus au long de cela dans mon mémoire.

Dans ma première lettre de Cassel, j'ai parlé de l'importance de Schmalkaden, situé près Eisenach, à cause de la fabrique de fusils. Votre Majesté trouvera au Harz les bâtiments d'une ancienne fabrique qui a été détruite par les Français, sous le maréchal prince Bernadotte, et dont les ouvriers ont été envoyés en France. Votre Majesté pourra la rétablir.

J'ai oublié de dire à Votre Majesté qu'elle avait à Brunswick un théâtre français soutenu des fonds du feu duc.

Les forêts de Minden sont mal entretenues. Le grand maître des forêts n'est pas bon. Au reste, dans la plupart des provinces prussiennes, les bois n'ont pas une police très sévère. Les agents sont pourtant instruits. Il manquait la volonté du gouvernement.

Morio à Jérôme.

Paderborn, 3 août 1807.

Corvey me paraît très propre à la dotation et au dépôt de votre ordre de chevalerie. Les bâtiments sont beaux et spacieux, situés sur le Weser, au centre du royaume. J'aurai l'honneur d'en parler à Votre Majesté, en détail, à mon arrivée à Paris.

Corvey et Paderborn manquent de route. Le premier pays a plus de 5000 âmes par mille.

Dans ces deux provinces, j'ai été reçu en triomphateur, au son des cloches et par les magistrats à la tête de tout le peuple des lieux que je traversais. À Paderborn surtout, on m'a rendu des honneurs et fait des fêtes extraordinaires. Le directeur des postes est venu à la tête d'une douzaine de postillons jouant du cor, m'attendre à une lieue. J'ai trouvé une garde d'honneur à cheval à trois quarts de lieue de la ville, et toute la garde nationale à pied en dehors de la ville, avec un peuple immense, (p. 203) criant: Vive l'empereur! Vive le roi Jérôme! On avait placé des signaux sur la route par laquelle j'arrivais et envoyé des estafettes au-devant de moi.

J'ai été conduit en triomphe au milieu de toute la ville jusqu'au palais du comte de Wesghall, chez qui j'étais logé. Le peuple s'est jeté sur ma voiture et l'a dételée. Tout ce que j'ai pu faire alors, a été de mettre pied à terre pour éviter des honneurs que j'ai cru n'appartenir qu'à la personne même de Votre Majesté et non point à son agent. Le peuple n'en a pas moins conduit ma voiture jusqu'au palais qui m'était destiné. Un arc de triomphe avait été dressé en verdure; on y lisait en latin et en allemand: Vive Jérôme Napoléon, roi de Westphalie.

Toutes les autorités de la province, toutes les corporations sont venues complimenter en moi l'empereur Napoléon, et leur nouveau roi. J'ai conservé une foule d'adresses en français que je porterai à Votre Majesté. Toutes respirent l'enthousiasme pour le grand empereur et pour son digne et auguste frère; mais toutes ces adresses sont froides à côté de l'ivresse populaire. Jusqu'aux enfants de quatre ans qui étaient en corps avec des drapeaux, des branches d'arbres. On a jeté des fleurs sur mon passage dans vingt endroits. Sur mon palier étaient placées des jeunes filles vêtues de blanc, qui ont couvert les marches de fleurs, au moment de mon passage.

Le prince évêque m'a ensuite donné un très beau dîner auquel ont assisté les premières personnes de la province. Tout le peuple était sous les fenêtres avec une musique nombreuse qu'il a interrompue cent fois par des vivat.

Je le répète encore aujourd'hui à Votre Majesté, je ne conçois pas ce qu'on pourra faire pour elle, après ce qu'on a fait pour son envoyé.

On donne ce soir un grand bal pour moi.

J'ai visité la résidence qui est à trois quarts de lieue de la ville. C'est un vieux château qui n'est plus propre qu'à une caserne.

Cette province est presque toute catholique. Elle m'a demandé, comme les autres, la permission d'envoyer des députés à Paris, porter à vos pieds, Sire, l'hommage d'un peuple entièrement dévoué et remercier Sa Majesté l'empereur du cadeau qu'elle leur a fait de son auguste frère.

Les eaux minérales de Briburg sont susceptibles d'un grand accroissement. Votre Majesté a cinq eaux minérales fréquentées dans son royaume, outre une dizaine d'autres sources qui pourraient être exploitées également.

Ce sont deux bonnes provinces que Corvey et Paderborn; mais il reste beaucoup à faire pour elles. Point de débouché, point d'industrie, point de commerce. Tout le monde demande des grandes routes. J'ai (p. 204) assuré que c'était un des premiers objets dont s'occuperait Votre Majesté.

Paderborn a payé toute sa contribution de guerre. Cette capitale est la seule où je n'aie pas trouvé l'accise établie. Les Prussiens n'avaient pas encore osé l'introduire.

Je partirai demain matin à 3 heures pour Cassel où je serai le soir. Je visiterai en route deux maisons royales de Hesse.

Une chronique fort plaisante et fort extraordinaire est la sienne. C'est le 24 juillet 1802 que l'on apprit à Paderborn la fâcheuse nouvelle de la réunion de cette province à la monarchie prussienne; et ce fut le 3 août suivant que le premier agent prussien (général comte Schlamberg) parut dans cette ville. C'est aussi le 24 juillet 1807 que l'on sut à Paderborn la réunion de cette province à la Westphalie; et c'est encore le 3 août que le premier agent du roi de Westphalie est venu dans Paderborn. Il n'y a eu de différence que dans la réception. Toutes les portes et fenêtres étaient fermées pour l'entrée des Prussiens, et des arcs de triomphe ont été dressés pour recevoir les Français.

Le jour même de l'entrée des Prussiens, les agents de cette cour firent ôter de la grande salle de la régence tous les tableaux (assez mal peints d'ailleurs) qui s'y trouvaient. Un seul, jugé un peu meilleur, fut conservé. Ce tableau y est encore, et il se trouve que c'est un saint Jérôme.

Rewbell à Jérôme.

Cassel, 5 août 1807.

Votre Majesté m'ayant ordonné de lui rendre compte des moindres détails de ses résidences, j'ai l'honneur de lui envoyer l'état du linge de table et de lit qui se trouve dans les châteaux de Cassel et de Wilhelmshœhe.

Le major Zurwenstein est arrivé aujourd'hui vers les quatre heures avec les chevaux de Votre Majesté. Tous sont en fort bon état. Le passage continuel des troupes par Cassel, la pauvreté des habitants m'a entièrement détourné de l'idée de loger militairement les gens de l'écurie. J'ai donc pris le parti de conseiller au major d'accorder un traitement de 8 gros à chaque palfrenier, en outre de ses gages, pour sa nourriture. J'espère, Sire, que cette mesure sera approuvée par vous, et qu'elle se trouvera d'accord avec vos sentiments. Je continuerai ce traitement jusqu'à ce qu'il plaise à Votre Majesté de fixer les salaires d'une manière définitive de sa maison, ou jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement.

Les chevaux des aides de camp et leurs domestiques ont été placés (p. 205) provisoirement dans les écuries du château de Wilhelmshœhe où ils seront surveillés très sévèrement. Cette mesure m'a encore paru nécessaire pour éviter, dans les premiers moments, toute espèce de désordre et de mécontentement. La grande surcharge de logement qui pèse particulièrement sur Cassel m'enhardit, quoique Votre Majesté ne m'ait chargé que du gouvernement de Cassel et de Wilhelmshœhe, à lui communiquer quelques réflexions tendantes au bien général de son royaume.

La route militaire depuis plus de sept mois traverse la Hesse; il y a quatre gîtes: Marbourg, Hosdoy, Wabern et Cassel; dans ce dernier toutes les troupes qui viennent de France ont séjour.

Les fournitures en tous genres auxquelles les habitants ont dû pourvoir ont épuisé ce pays, qui aujourd'hui peut espérer quelques soulagements. Le moyen de les lui procurer serait d'obtenir une division de la route militaire, surtout pour le retour de l'armée; et cette division peut aisément avoir lieu en dirigeant tout ce qui doit se rendre dans le midi de la France par Marbourg et Strasbourg, ce qui doit se rendre dans l'intérieur, partie par Erfurt, Hanau, Mayence, partie par Brunswick, Cassel et Mayence, et ce qui doit aller dans le Nord, par la Westphalie et Wesel.

Il y aurait parce moyen, Sire, quatre routes: celles de Wurtzbourg, de Cassel, d'Erfurt et de Wesel. Toutes à la vérité traverseront encore une partie des états de Votre Majesté; mais au moins la charge sera partagée, le fardeau en sera plus supportable, l'écoulement des troupes plus facile.

Il restera à organiser le service sur les différents points d'étape, et à savoir s'il conviendrait mieux de faire un service régulier, que de laisser les administrations locales y pourvoir, comme cela se pratique aujourd'hui.

En Hesse, les magasins de l'État présentent des ressources, que peut-être on ne trouve pas dans les autres provinces; et alors sans approvisionnements formés d'avance, il est à craindre que le service ne manque, surtout s'il se présente des masses.

Toujours est-il, je crois, Sire, avantageux de faire fixer les routes que l'armée prendra et les gîtes où elle recevra ses subsistances, sauf à prendre ensuite telles dispositions que Votre Majesté jugera convenable.

Morio ne se borna pas à envoyer des lettres et des rapports au roi, il prit des dispositions relatives aux finances, mesure que l'intendant général Daru trouva fort mauvaise et dont il référa à l'empereur par la lettre ci-dessous, écrite de Berlin, en date du 5 août 1807:

Par suite des dispositions générales prescrites pour la vente de tous les objets qui appartiennent à l'armée, l'administration française était (p. 206) au moment de traiter pour les sels fabriqués qui existent dans l'arrondissement de Magdebourg, lorsque M. Morio, colonel aide de camp de Sa Majesté le roi de Westphalie a invité au nom de ce prince M. l'administrateur général des finances à faire surseoir à ces ventes, en lui annonçant qu'on faisait à cet égard des démarches auprès de Votre Majesté.

Je supplie Votre Majesté de me faire connaître si ce sursis doit être maintenu, ou si je dois faire procéder à la vente des sels et autres objets qui doivent être réalisés au profit de l'armée dans la partie de la Prusse échue à Sa Majesté le roi de Westphalie, de la même manière que dans les autres provinces prussiennes, pour tout ce qui a été reconnu être la propriété de l'armée, et inventorié avant l'époque où la remise des provinces sera faite au roi.

L'empereur envoya l'ordre à Daru de ne rien changer aux dispositions prises, et nous ne serions pas étonné que de là date le peu de sympathie que Napoléon témoigna toujours depuis à Morio.

Le roi Jérôme arriva à la résidence de Wilhelmshœhe, près Cassel, à laquelle il donna le nom de Napoléonshœhe, le 7 décembre 1807; il adressa une proclamation à ses sujets, choisit neuf conseillers d'État et nomma ministres provisoires: MM. Siméon (justice et intérieur), général Lagrange (guerre), Beugnot (finances), Jollivet (trésor et comptes). Il décréta en outre que les fonctions de la régence du royaume cesseraient à dater de ce jour, et donna l'ordre de tenir à sa disposition les fonds existant dans les caisses de l'État depuis le 1er décembre. Toutes ces dispositions paraissaient fort naturelles et Jérôme ne devait pas supposer que son frère voulût le faire roi d'un pays épuisé par les exigences de la France et hors d'état de faire face même aux premières et aux plus indispensables dépenses. C'est cependant ce qui arriva.

Daru, l'intendant général de la grande armée, homme strict, dur, ayant d'ailleurs des instructions précises, fut chargé de faire verser les contributions de la Westphalie dans les caisses de l'armée française. Il refusa de laisser exécuter l'ordre du roi pour les fonds réclamés par le jeune souverain et en référa de nouveau à Napoléon qui approuva sa conduite.

Jérôme, sans un sou pour l'État, n'ayant pour lui-même que dix-huit cent mille francs empruntés à la caisse des dépôts et consignations de Paris, se décida à faire exposer à l'empereur par ses nouveaux ministres, anciens membres de la régence, la position financière de la Westphalie.

(p. 207) MM. Beugnot, Jollivet et Siméon firent un rapport duquel il ressortait que le pays était en déficit de six millions; que l'entretien des troupes françaises coûterait trois millions de plus que la somme affectée au budget de la guerre, et que, par conséquent, le nouveau roi allait commencer son règne avec une dette de neuf millions, somme énorme, à cette époque, pour un royaume comme la Westphalie. Ce rapport exposait en outre: que l'on ne pouvait espérer soutenir les recettes en 1808 sur le pied de l'année 1807, surtout si l'empereur exigeait l'acquittement de la contribution extraordinaire de guerre; qu'il était impossible d'augmenter les impôts dans un pays privé de tout commerce, où l'agriculture était en souffrance, où les peuples n'étaient pas jadis imposés, les souverains remplacés par le roi, vivant avec leurs revenus et soldant les dépenses de l'État.

Les ministres du roi concluaient à un emprunt et imploraient la bienveillance de l'empereur. Napoléon, avant de prendre une décision, fit étudier la question par son propre ministre des finances qui lui adressa un contre-rapport duquel il résultait: 1o que les revenus de la Westphalie pouvaient être estimés à quatre millions de plus; 2o que la dépense pour la perception était exagérée; 3o que néanmoins il était impossible d'exiger immédiatement la contribution extraordinaire de guerre et la contribution ordinaire; 4o que la proposition d'un emprunt devait être prise en sérieuse considération.

À cet exposé de l'état pitoyable des finances westphaliennes ajoutons encore: qu'il était dû un arriéré de trois mois dans tous les services; que le roi réclamait le paiement des six premiers mois de sa liste civile, fixée à cinq millions, et le paiement, par anticipation, des six derniers; que les agents impériaux avaient touché d'avance les revenus et n'avaient acquitté aucune dépense.

Au moment où l'état des choses était ainsi exposé à Napoléon, ce dernier apprit par son frère lui-même un acte de générosité qui lui parut déplacé et ridicule. Jérôme l'informa par lettre du 28 décembre qu'il venait de créer comte de Furstenstein et de donner une terre de quarante mille livres de rente à son secrétaire Le Camus[97]. L'empereur (p. 208) s'empressa de témoigner son mécontentement à Jérôme par une lettre en date du 5 janvier 1808, et déclara que si son frère trouvait de l'argent pour payer des favoris et des maîtresses, il saurait bien en trouver pour solder ses dettes.

Ce don de la terre de Furstenstein à M. Le Camus ne fut nullement bien vu des Allemands, ainsi que le prétendait le roi Jérôme dans sa lettre à l'empereur. Cette affaire lui fit le plus grand tort dans l'esprit positif et organisateur de Napoléon. Il devait en être ainsi. En effet, n'est-il pas singulier de voir le jeune roi annoncer pompeusement, dans sa lettre du 28 décembre, qu'il a cru devoir imiter ses prédécesseurs dans cette circonstance et faire un don de quarante mille livres de rente à son secrétaire, lorsque trois jours auparavant, le 25, il écrivait pour exposer sa misère, disant qu'il n'avait pas un sou dans sa caisse[98]?

Outre ce sujet de mécontentement contre son frère, l'empereur en trouva un autre dans une lettre en forme de note qui lui fut adressée de Cassel, par M. Jollivet, à la fin de décembre 1807; la voici:

Le peuple de Cassel s'est singulièrement refroidi depuis l'arrivée du roi. On chante misère, on se plaint. Les choses ne vont pas comme on se l'était promis.

Les Français qui s'étaient rendus en Westphalie se retirent en foule et entièrement mécontents. On se désole à la ville, on se déplaît à la cour où il n'y a, dit-on, ni argent, ni plaisir. Tout le monde est triste.

Le roi ne reçoit pas beaucoup de témoignages de respect. Rarement le salue-t-on dans les rues où il passe souvent à cheval. Il a perdu dans l'opinion publique. Quelques affaires de galanterie lui ont déjà nui. On sait dans le public qu'une des femmes de la reine a été renvoyée à cause de lui. Le premier chambellan (M. Le Camus) avait néanmoins trouvé moyen de retenir cette femme à Cassel pour le compte de son maître. La reine a insisté pour qu'elle en sortît. La police l'en a enfin débarrassée. M. le Camus passe pour un serviteur complaisant de son roi. Une comédienne de Breslau, que le roi y avait connue pendant sa campagne de Silésie, doit avoir été attirée à Cassel par les soins (p. 209) de M. Le Camus et par ordre de son maître. On raconte quelques autres histoires du même genre. Les mères de Cassel qui ont de jolies filles craignent de les laisser aller aux bals et aux fêtes de la cour. La reine est aimée. On craint beaucoup pour son bonheur domestique.

Le chef de la police de Cassel (M. La Jarriette) passe pour un brouillon et pour un bavard. Sa police est le secret de la comédie et elle ne sert qu'à indisposer tout le monde. C'est un homme tranchant, plein de jactance et qui veut que personne n'ignore ce qu'il fait. Il paraît surtout attacher de l'importance à être maître de tous les secrets de la poste et il s'y prend de manière à ce que tout le monde le sache. Puis il s'amuse à colporter les histoires d'amour qu'il a surprises; puis il cherche à se donner les airs d'un homme qui a toute la confiance du roi, toute celle de la reine et toute celle des ministres. On le regarde comme un intrigant et comme un sot. Du reste, il ne contribue pas peu à indisposer les habitants de Cassel contre la cour et à leur faire prendre une mauvaise idée du gouvernement. Le tout va fort mal.

Ce genre de lettre en forme de note ou bulletin était fort souvent employé par les agents de l'empereur sur son désir, et nous verrons bientôt l'ambassadeur de France à la cour de Cassel, M. le baron de Reinhard, agir de même, par ordre.

Napoléon, loin de venir en aide à son frère Jérôme, maintint ses prétentions sur les domaines, sur la contribution de guerre de vingt-six millions payable en douze mois, et l'intendant-général Daru ainsi que M. Jollivet[99] reçurent des instructions très positives pour exiger une rente de sept millions sur les revenus des domaines. Le dernier, en vertu d'un décret du 3 janvier 1808, fut chargé, sous la direction immédiate de Daru, de l'exécution des articles relatifs aux arrangements avec la Westphalie pour la fixation des contributions arriérées ordinaires et de guerre, pour le partage de tous les domaines dont moitié pour l'empereur et moitié pour le roi, et eut défense d'occuper aucun emploi dans le nouveau royaume.

Jérôme et la reine Catherine quittèrent Napoléonshœhe et firent leur entrée à Cassel, fort bien accueillis par la population; mais, ainsi que nous l'avons dit, en montant sur le trône le jeune roi se trouva immédiatement aux prises avec les grandes difficultés de la grosse question financière.

(p. 210) La Westphalie pouvait produire un revenu net d'une quarantaine de millions, en y comprenant ceux des domaines; mais les dépenses du budget s'élevaient à trente-sept millions, il fallait servir trois à quatre millions pour l'intérêt de la dette et l'empereur réclamait vingt-cinq millions de la contribution de guerre. Comment faire face à de pareilles exigences avec une aussi modique ressource?

Depuis le jour où les troupes françaises étaient entrées dans les pays devant former le royaume de Westphalie, c'est-à-dire depuis le 1er octobre 1806 jusqu'au 1er octobre 1807, le trésor français avait encaissé tous les revenus, ne payant que la partie la plus indispensable des choses locales. Un arriéré considérable existait donc déjà au 1er octobre 1807, et il n'y avait rien dans les caisses du royaume. La rentrée des contributions ordinaires était en outre paralysée par la concurrence que lui faisait la perception de la contribution de guerre, et le roi lui-même, avec les dix-huit cent mille francs de son emprunt à Paris, ne pouvait aller bien loin. Aussi le jeune prince dut-il avoir recours, pour sa personne, à un emprunt de deux millions qu'il fit négocier à des conditions onéreuses avec un banquier juif nommé Jacobson.

Daru, appelé à Cassel auprès de Jérôme, eut un entretien très long avec lui, mais ne céda sur aucune question. Il fut convenu que ce qui restait dû de la contribution de guerre serait acquitté par la Westphalie par douzième, à dater du 1er juillet 1808, au moyen d'obligations; que le roi conserverait la gestion des domaines jusqu'au partage définitif.

M. Jollivet pour l'empereur, M. de Malchus pour le roi, furent chargés des détails de la liquidation qui traîna encore en longueur et fut un sujet de mécontentement exprimé sans cesse par l'empereur à son frère. Enfin la convention fut signée, à la date du 22 avril 1808, sous le nom de traité de Berlin. La dette de la Westphalie fut totalisée à vingt-six millions, pour l'acquittement desquels il fut remis d'abord douze millions cent trente mille francs d'obligations avec première échéance au 1er mai 1808. Sept millions de revenus annuels furent assurés à l'empereur sur les biens des domaines.

Par la suite, pour s'acquitter envers la France, le gouvernement de Jérôme dut recourir à un emprunt forcé de vingt millions.

Au commencement de janvier 1808, Jérôme éprouva une sorte de satisfaction en recevant la décoration de la Couronne de fer; il écrivit le 18 à l'empereur, à cette occasion:

(p. 211) Sire, je viens de recevoir par M. Mareschalchi la décoration de la Couronne de fer que Votre Majesté a bien voulu m'envoyer. Cette faveur m'est bien précieuse parce qu'elle me donne une preuve certaine de la continuation des bontés de Votre Majesté.

Nous allons donner une série de lettres écrites en 1808, que nous annotons, et qui n'ont pas trouvé place, pour un motif ou pour un autre, soit dans la correspondance de l'empereur, soit dans les sept volumes des Mémoires du roi Jérôme. Voici d'abord une lettre particulière de M. de Salha à Halgan qui jette un certain jour sur la cour de Cassel et sur le nouveau royaume.

M. de Salha, capitaine de frégate, embarqué avec Jérôme et Halgan, devenu un des aides de camp du roi, brave marin, mais esprit ordinaire, nommé en 1809 comte de Hœne, fut d'abord gouverneur des pages, puis ministre de la guerre après le général d'Albignac. Halgan, resté au service de France, y devint amiral. Il avait commandé le brick l'Épervier et était second sur le vaisseau le Vétéran, pendant la campagne de Willaumez. Salha et Halgan étaient fort liés. Ce dernier revit le prince Jérôme à Paris, sous le second empire.

Cassel, 18 janvier 1808.

Je tiens trop à votre amitié, mon cher Halgan, pour différer une réponse à votre lettre des premiers jours de cette année, je le suppose, car elle est sans date. Mes regrets de ne vous avoir pas trouvé à Paris sont des plus grands. Cette circonstance eût donné peut-être une direction différente au courant qui m'a mené en Westphalie. Le roi a exigé rigoureusement en partant ma démission. J'ai fait un vrai sacrifice en renonçant à mon titre d'officier français. Prosper[100] a été pour beaucoup dans cette détermination qui peut me laisser encore des regrets à venir. Les vôtres pendant quelques instants ont pu avoir des motifs contraires; s'ils existaient encore, je vous dirais que les événements vous ont parfaitement bien servi. Votre position est mille fois préférable à toute autre ici. Vous conservez un titre réel près de S. M. et vous jouissez en même temps des avantages d'un état dont rien ne vous aurait dédommagé dans ce lieu d'exil; la gêne de la cour, la contrainte d'une étiquette rigoureuse, l'embarras des places, le caractère de courtisan enfin n'avait pas de quoi vous plaire. Le roi travaille de son mieux à organiser et à préparer des moyens de prospérité pour l'avenir, ils ne se réaliseront pas tant que l'on exigera sévèrement la rentrée des contributions dont ce pays était grevé à notre arrivée. Notre liste civile de (p. 212) 5 millions est bien maigre pour deux jeunes souverains également magnifiques dans leurs goûts. Il nous faudrait les coudées franches, au lieu de cela nous sommes contrariés par les volontés du roi des rois, qui a retenu une inspection suprême sur ce nouveau royaume. Nous régnons à demi dans une résidence dont il est bien difficile d'écarter l'ennui. Le roi donne souvent des bals, des parties ou courses de traîneaux, nous avons aussi une Comédie française sous la surintendance de Le Camus, connu aujourd'hui sous le nom de comte de Furtenstein, titre accompagné d'une terre, fief de la couronne, de 11,000 écus valant de revenu net 40,000 francs de France pour lui et ses héritiers. C'est de quoi obtenir la main de la plus belle et de la plus noble Westphalienne. Le grand maréchal Megronnet est aussi pressé par le roi de se marier, le docteur Garnier[101] leur en donne l'exemple; il épouse la fille d'un payeur, nommé M. Balti, née à Bayonne; l'amoureux docteur sera au comble de ses vœux d'aujourd'hui en huit et recevra sans doute des témoignages sensibles des bontés de nos jeunes souverains.

En arrivant ici, le roi m'a nommé colonel, ainsi que la plupart de ses aides de camp; de plus il m'a donné la direction en chef de la maison des Pages, de fort bons appointements, mais qui se fondent ici avec une rapidité extraordinaire, en sorte qu'aucun de nous ne peut se flatter au bout de l'année d'avoir cent louis pour aller chercher des jouissances dont on ressent si fort la privation au milieu d'un peuple apathique si étranger à notre caractère et à nos usages. Ceci est une véritable émigration; quand reverrons-nous notre heureuse patrie? La maladie, dite du pays, atteint les Français en Hollande, à Naples, et comment y échapper en Westphalie?

Écrivez-moi quelquefois, mon cher Halgan, parlez de moi au général Cafarelli et à toute sa famille pour qui je conserverai toute la vie les sentiments du plus grand attachement et d'une parfaite reconnaissance. Combien j'ai été peiné de ne pas m'être trouvé à Paris avec le digne préfet et de n'avoir pu causer avec lui, je l'ai dit plusieurs fois à l'ami Rouillard dans le peu d'instants où nous nous sommes vus.

Je ne veux pas me laisser entraîner plus longtemps au plaisir de causer avec vous. Prosper vous offre les vœux d'un cœur reconnaissant, et moi ceux de l'attachement le plus durable. Je ne puis vous parler de M. de Chambon parce qu'il est toujours à Paris.

Un mot de souvenir à Dupetit-Thouars, quand vous le verrez.

M. Béranger, directeur de la caisse d'amortissement de Paris, à laquelle Jérôme avait emprunté, avant son départ pour Cassel, une somme de dix-huit cent mille francs, ayant réclamé le versement de (p. 213) cette somme au ministre des finances de Westphalie et n'en ayant pas reçu satisfaction, envoya à Napoléon la note ci-dessous:

17 mars 1808.

Caisse d'amortissement,

Sire, il n'y a pas eu de variations sensibles dans le cours des effets. Je viens de recevoir une lettre du ministre des finances de Westphalie qui me renvoie au trésorier de la Couronne pour le paiement des termes échus de l'emprunt de 1,800,000 francs.

L'empereur écrivit de sa main en marge de cette note:

Renvoyée au roi de Westphalie pour se faire rendre compte pourquoi son ministre se moque ainsi de ses engagements et tire sur une caisse qui n'est pas, j'espère, à ses ordres.

Paris, 17 mars 1808.

Napoléon.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 2 février 1808.

Sire, je viens de recevoir du général de division Lefebvre-Desnouettes, grand-major de ma couronne, la communication d'une lettre du maréchal Bessières par laquelle je vois qu'il a plu à Votre Majesté de l'appeler auprès d'elle en qualité de colonel des chasseurs de sa garde[102].

J'avouerai à Votre Majesté que j'avais toujours regardé le général Lefebvre comme devant rester à mon service, que j'étais assuré à cet égard par son contentement personnel et par la lettre de passe qui lui avait été expédiée par ordre de Votre Majesté et que, l'ayant nommé depuis général de division et grand écuyer du royaume, cette nouvelle m'a vivement affecté.

Ce n'est pas, Sire, que je ne me regarde toujours comme heureux de faire quelque chose qui soit agréable à Votre Majesté, mais elle sentira encore que j'aurais eu le droit d'attendre, avant tout autre, une communication plus officielle de cette décision.

Dans cet état de choses, j'attendrai à connaître le désir de Votre Majesté avant que de me résoudre à laisser partir le général Lefebvre (p. 214) de mes états, mais je crois ne pas devoir laisser ignorer à Votre Majesté combien j'étais loin de m'attendre à ce changement.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 23 février 1808.

Sire, je reçois à l'instant la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire de Paris, en date du 16[103]. Je prie Votre Majesté de croire que je n'ai absolument en vue que de faire tout ce qui peut lui convenir; si j'ai mal fait dans cette circonstance, c'est par ignorance. Je ferai cependant observer à Votre Majesté que je n'avais désigné un ministre pour Vienne que d'après la lettre de M. de Champagny, écrite de Milan, dont j'ai envoyé la copie à Votre Majesté. J'ai eu tort de choisir M. de Merweld, mais j'ignorais absolument ce qui se passe. Il m'avait fait cette demande, il est riche et avait des parents à Vienne; j'ai encore cru bien faire, j'en ai rendu compte à Votre Majesté qui ne m'a rien répondu; cependant il ne partira pas, mais je désirerais savoir (comme il était déjà désigné pour aller à Vienne), si Votre Majesté croit qu'il y aurait de l'inconvénient à l'envoyer à Munich. J'attendrai au reste à connaître les intentions de Votre Majesté. Je le répète, Sire, je n'ai qu'un désir, celui de faire tout ce qui peut convenir à Votre Majesté.

Quant à M. d'Hardenberg, il m'a été proposé par les conseillers de Votre Majesté, ainsi que les sept autres préfets, et, comme je n'en connaissais aucun, j'ai approuvé le travail parce que je ne pouvais le juger, sauf à le rectifier par la suite. Au reste, je puis dire à Votre Majesté que je suis fort content de M. d'Hardenberg et qu'il n'est pas le frère de celui de Prusse, mais un parent très éloigné.

Je prie Votre Majesté d'être persuadée que si je recevais plus souvent de ses lettres, je ferais tout ce qu'elle désire, ne m'étant proposé en montant sur le trône que de rendre mes peuples heureux et de contenter en tout Votre Majesté auprès de laquelle je serais bien plus heureux.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 26 février 1808.

Sire, étant informé que M. Jollivet doit se plaindre à Votre Majesté de n'avoir pas été invité à la fête qui a eu lieu pour l'anniversaire de la naissance de la reine, j'ai voulu prévenir Votre Majesté des motifs (p. 215) qui m'ont décidé, afin d'éviter le plus léger doute sur mes intentions qui seront toujours d'être agréable à Votre Majesté.

La fête qui s'est donnée était tout à fait intime et dans une très petite maison de campagne, cependant deux conseillers d'État français y étaient invités, tandis que mon ministre de la guerre ne l'était pas. Ce motif aurait été suffisant, mais il en existe un autre. Il est arrivé plusieurs fois que M. Jollivet, invité à la cour, n'y venait point, non plus que sa femme; que d'autres fois ils s'y rendaient bien, mais se permettaient de sortir du cercle avant que la reine ni moi en fussions sortis, quoique cela leur ait été plusieurs fois reproché.

Je ne rends compte de cette circonstance à Votre Majesté que parce que mon plus vif désir est de la persuader que je n'ai d'autre but que de lui plaire.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 12 mars 1808.

Sire, je viens de recevoir la lettre du 6 mars que Votre Majesté a bien voulu m'écrire. Les reproches qu'elle m'adresse sur l'audience des Juifs ne me sont pas applicables; c'est M. Siméon qui les a convoqués à mon insu et je les ai reçus dans mon cabinet, sans aucune cérémonie, et ignorant absolument tout ce qu'ils allaient me dire. Ceux aussi que Votre Majesté me fait relativement au Moniteur Westphalien doivent également être appliqués à MM. Siméon et Beugnot. Ils m'ont proposé une gazette officielle, ils l'ont dirigée et je me suis borné à leur dire de faire ce qu'ils jugeraient convenable à ce sujet.

M. Beugnot a sollicité depuis huit jours la permission de retourner à Paris pour le mariage de sa fille et pour des affaires particulières, et il n'est resté jusqu'à ce jour à Cassel que parce que j'ai désiré qu'il assistât au Conseil d'État pendant la discussion du projet sur les forêts qui est de la plus grande importance sous le rapport des finances[104].

M. Siméon paraît désirer rester auprès de moi et je le garde avec autant de plaisir que j'en aurais eu à conserver M. Beugnot, s'il l'avait accepté.

Je prie Votre Majesté de croire que dans toutes les circonstances je chercherai toujours à faire ce qui pourra lui être agréable.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 13 mars 1808.

Sire, je viens de recevoir à l'instant la nouvelle de Vienne que le (p. 216) comte Charles de Grüne, nommé ministre de l'Autriche près de moi, était sur son départ pour Cassel. Je supplie Votre Majesté de me dire qui je dois envoyer à Vienne.

Le roi de Prusse auquel je n'ai fait d'autre communication que celle de mon avènement au trône, a jugé à propos de m'écrire, en outre de la réponse à cette notification, une lettre particulière dans laquelle il m'exprime le désir qu'il a que nous établissions le plus tôt possible entre nous les communications qu'il désire de voir subsister. Comme j'ignore où nous en sommes avec ces deux cours, je désire que Votre Majesté veuille me dire ce que je dois faire et qu'elle soit persuadée, quant aux insinuations faites à Vienne par l'entremise du ministre de Hollande, que c'est une légèreté de ma part dont je sens la conséquence et qui n'est due qu'à la présence de ce ministre auprès de moi que j'ai chargé, lors de son départ pour Vienne et sans réflexion, de ma communication.

J'espère que Votre Majesté n'a pu me supposer d'autres motifs ni intentions dans cette circonstance et je me plais à croire qu'elle connaît trop bien la pureté de mon cœur et de mes sentiments pour me taxer un seul instant d'ingratitude.

On voit par cette lettre combien le jeune roi se faisait petit auprès de son frère, sous la dépendance duquel il était en tout et pour tout. La lettre suivante corrobore ce que nous avançons:

Jérôme à Napoléon.

Napoléonshœhe, 14 mai 1808.

Sire, le comte de Wintzingerode, mon sujet, m'a été présenté dernièrement. Il m'a demandé d'être envoyé comme ministre plénipotentiaire près la cour de Vienne. Cette mission m'ayant paru trop délicate pour me décider sur le champ, je m'empresse de consulter Votre Majesté afin qu'elle me fasse connaître ses intentions à cet égard.

J'attendrai la réponse de Votre Majesté avant de donner une solution au comte de Wintzingerode.

Le comte de Wintzingerode, ministre de Westphalie à la cour de France en 1810, fut très hostile, après 1815, à son ancien souverain et à la reine.

Au commencement de juin 1808, l'empereur fit écrire par Berthier au roi Jérôme pour se plaindre de ce que les soldats français étaient vexés, refusés dans ses hôpitaux, et que, si cela continuait, il enverrait dans le pays quinze mille hommes.

Les rapports faits à Napoléon à cet égard étaient faux. Ajoutons que les mêmes reproches, aussi injustes, étaient adressés à la même (p. 217) époque aux rois d'Espagne et de Hollande. Il est permis de penser que c'était une sorte de: garde à vous! envoyé à ses frères par l'empereur.

Jérôme répondit le 12 juin au prince de Neufchâtel:

Mon cousin, j'ai reçu la lettre que V. A. S. m'a écrite de la part de Sa Majesté l'Empereur et Roi, mon auguste et très honoré frère. J'ai chargé mon ministre de la guerre de répondre à V. A., quant à ce qui concerne les fausses calomnies que l'on se plaît à débiter sur le mauvais traitement qu'éprouvent les Français dans mon royaume.

V. A. S. m'ajoute que si ces prétendues vexations continuent, S. M. l'Empereur enverra 15,000 Français dans mes États! S. M. peut le faire sans doute! mais ne doit-elle pas être convaincue que, malgré l'extrême pauvreté de mes sujets, si les Français ne pouvaient plus exister dans les pays au delà de l'Elbe, je n'attendrais aucun ordre pour partager avec eux ce qui pourrait me rester!..... N'est-elle pas bien persuadée encore, que le titre qui m'est le plus cher, est celui de prince français, et que je regarde comme mon premier devoir celui de les faire respecter!

Je répondrai toutefois à V. A. que je suis instruit par mes ministres, et que je me suis assuré par moi-même, dans la tournée que j'ai faite dans mes États: que toutes les plaintes, que toutes les rixes qui ont eu lieu et qui ont indisposé mes sujets, n'ont existé que parce que, depuis mon avènement au trône, les officiers, soldats, voyageurs et courriers français ont continué dans mes États les mêmes vexations qu'ils y exerçaient en temps de guerre, sans réfléchir ni avoir égard à l'inviolabilité et au respect dus à un royaume aussi étroitement allié que dévoué entièrement à la France; mais pouvais-je l'empêcher?

J'ai chargé mon ministre de la justice de mettre sous les yeux de V. A. S. les différentes plaintes qui sont parvenues au pied du trône, dans l'espace de deux semaines; V. A. y verra que des officiers se logent de force chez les bourgeois; que des soldats battent des paysans et des citoyens paisibles; que des courriers maltraitent ou tirent des coups de fusils à des postillons; que des douaniers insultent jusqu'à des officiers et les menacent de leur ôter leur épée; que des canonniers forcent des corps de garde, etc.; et tout cela par la seule raison qu'ils sont Français, et que les Westphaliens sont faits pour leur obéir.

Ce que j'ai fait en Silésie en de pareilles circonstances, ce que j'ai fait, dans toutes les occasions où j'ai commandé sous Sa Majesté l'Empereur, je n'ai pas voulu le faire comme roi de Westphalie; j'ai fermé les yeux sans agir (et la lettre de V. A. S. me prouve que j'avais bien prévu), parce que j'ai craint que S. M. ne m'accusât de partialité.

Cependant l'Empereur peut-il croire que j'oublie un instant que ma (p. 218) première patrie est la France, et que je regarde comme ma plus grande gloire celle de ne l'avoir quittée que pour lui servir d'avant-garde!

J'espère et je me plais à croire que V. A. S., en mettant sous les yeux de S. M. l'Empereur ma lettre et celles de mes ministres, la convaincra que non seulement les rapports qui lui ont été faits sont faux, mais encore qu'ils sont méchants; et que si quelque chose de ce genre pouvait exister, ce ne serait qu'à moi seul, comme souverain gouvernant par moi-même, et non par mes ministres, qu'il faudrait s'adresser.

Si le roi Jérôme consentait volontiers à exécuter en tout et pour tout les volontés de son frère et à reconnaître sa suprématie même sur les affaires intérieures de ses États, comme il aimait le faste et la représentation, il lui sembla que la création d'un ordre de chevalerie dans le genre de l'ordre de la Légion d'honneur de France ferait bien en Westphalie et attirerait sur son royaume une certaine considération. Il imagina donc une décoration et consulta l'empereur à cet égard par la lettre suivante, datée de Napoléonshœhe, 11 juillet 1808.

Sire, je soumets à l'approbation de Votre Majesté l'institution d'un ordre royal de Westphalie. L'assemblée des États, dont je suis déjà fort content, devant terminer sa mission dans un mois, je désirerais lui communiquer ce projet avant cette époque, si Votre Majesté y consentait.

Je sais que cette institution plaira beaucoup aux Allemands. Votre Majesté connaît leur caractère; beaucoup d'entre eux ont été obligés de quitter leurs décorations, et rien ne leur sera plus agréable que de voir fonder un nouvel ordre de leur royaume.

J'ai conservé depuis le commencement de l'année, pour la dotation de cet établissement, les revenus de l'abbaye de Quedlimbourg et ceux de la grande prévôté de Magdebourg s'élevant à 300,000 fr. par an; ainsi rien ne m'arrêtera de ce côté.

Les grand'croix, les commandeurs et les chevaliers jouiront d'un revenu annuel de 2,000 fr., et, indépendamment de la croix que je ne compte pas donner aux simples soldats à moins de circonstances extraordinaires, j'ai l'intention de créer des médailles d'or et des médailles d'argent: les premières, du revenu de 150 fr.; les autres, de 100 fr.[105].

En outre de cette base générale, il serait nommé parmi les grand'croix et les commandeurs dix grandes et vingt petites commanderies: les premières, du revenu de 10,000 fr.; les secondes, de celui de 5,000 fr.

Je remets à Votre Majesté le dessin de cet ordre; elle y verra l'aigle (p. 219) comme la marque distinctive de notre maison, et le gros bleu comme la couleur du royaume. Je n'ai pas encore adopté de devise.

Au reste rien n'est fait et ne le sera que Votre Majesté ne m'ait répondu. Je lui présente seulement mes premières idées sur ce projet, d'après la connaissance que j'ai du bon effet qui résulterait de son exécution.

On prétend que l'empereur, qui avait souvent le mot pour rire, en examinant le dessin très surchargé de la croix de Westphalie, dit en plaisantant: Il y a bien des bêtes dans cet ordre-là.

Néanmoins l'ordre de Westphalie fut créé, suivant le désir de Jérôme, mais il ne subsista pas longtemps.

Le retard de Jérôme dans le paiement à la caisse des dépôts de son emprunt de dix-huit cent mille francs indisposa à tel point l'empereur contre son frère qu'il lui adressa plusieurs dépêches très dures. Jérôme répondit, le 28 juillet 1808, de Napoléonshœhe, une lettre très digne que voici:

Sire, je reçois les différentes lettres que Votre Majesté m'a écrites en réponse à celles que j'ai eu l'honneur de lui adresser. Je ne m'attendais pas à la réponse qu'elle m'y fait. Que puis-je répondre, Sire, à Votre Majesté, lorsqu'elle me dit que ce que je fais n'est pas d'un homme d'honneur! Sans doute, dans ce cas, je suis bien malheureux puisque je ne peux mourir après l'avoir lu.

Si je n'ai pas payé les 1,800,000 fr. que je dois à la caisse d'amortissement, c'est que je ne les avais pas et que je pensais que l'intention de Votre Majesté n'était pas que je payasse des intérêts ruineux pour m'acquitter envers elle; mais, Sire, je viens d'ordonner qu'un emprunt égal à cette somme fût fait de suite, n'importe à quel taux; et, avant trois mois, mes billets seront retirés. Sire, je suis de votre sang, et jamais je ne me suis écarté de la route de l'honneur que Votre Majesté m'a tracée, et, dans les circonstances difficiles, elle trouvera en moi un frère prêt à tout lui sacrifier.

Si Votre Majesté veut me faire l'honneur de croire ce que je lui dis, je puis lui donner ma parole que je n'ai pas entendu parler ni reçu de lettres de M. Hainguerlot[106] depuis mon départ de Paris.

(p. 220) Une nouvelle inconséquence de Jérôme indisposa encore beaucoup Napoléon à son égard. Le jeune prince aimait le luxe, les fêtes, l'étiquette. Tout en se plaignant de la modicité de sa liste civile, il ne fut pas plus tôt sur le trône qu'il se donna une cour fastueuse copiée sur celle des Tuileries et fort en dehors de toute proportion avec l'exiguïté de ses États; qu'on en juge.

Il créa: un grand maréchal du palais, Meyronnet, son ancien lieutenant à bord de l'Épervier, qu'il fit comte de Willingerode; deux préfets du palais, Boucheporn et de Reyneck; trois maréchaux ou fourriers du palais, les colonels de Zeweinstein et Bongars, M. Barberoux-Wurmb; un grand-chambellan, le comte de Waldenbourg-Truchsess; quinze chambellans, Le Camus, le comte de Bohlen, le baron de Hammerstein, le baron Bigot de Villandry, le comte de Wesphallen, M. d'Esterno, le baron de Hartz, le comte de Velsheim, Cousin-Marinville, le baron de Munchenhausen, le baron de Sinden, le baron de Spiegel, le baron d'Assebourg, le comte de Meerveld, le baron de Dœrnberg; un grand-maître des cérémonies, le comte de Bocholtz; huit maîtres ou aides des cérémonies, MM. de Courbon, Marseille-Laflèche, Beugnot, baron de Gondmain, Gardine, comte de Pappenheim; plus de vingt aides de camp ou officiers d'ordonnance, le colonel de Salha, gouverneur des pages, Gérard, le prince de Hesse Philipsthal, de Spaderborn, Morio, Rewbell, d'Albignac, plus tard ministre de la guerre, Lefebvre-Desnouettes, que nous avons vu rappelé par l'empereur, le colonel Danstoup-Verdun, les généraux Du Coudras et Usslar; un grand-écuyer, six écuyers d'honneur, le comte de Stolberg-Wernigerode, le baron Lepel, le colonel Klœsterlein; un premier aumônier, l'évêque baron de Wend; des aumôniers, des chapelains en grand nombre, trois secrétaires des commandements, Marinville, de Coninx, Bercagny; un grand-veneur, le comte de Hardenberg.

La maison de la reine fut installée sur un pied tout aussi splendide et non moins nombreux: une grande-maîtresse, la comtesse de Truchsess; sept dames du palais, la comtesse de Gilsa, dont le mari était directeur des haras, la baronne de Pappenheim, MMmes Morio, Blanche Laflèche, Du Coudras, de Witzleben, la princesse de Hohenlohe-Kirchberg; plusieurs chambellans, les barons de Bodenhausen, (p. 221) de Pappenheim, de Bischoffshausen, de Schele; plusieurs écuyers d'honneur, le marquis de Maubreuil, le baron de Menguersen de Busche, M. de Malsbourg, le baron de Mesenholm; un secrétaire des commandements, M. de Pfeiffer.

On comprend que Napoléon Ier fut choqué d'un pareil dévergondage de gens inutiles que son frère payait fort cher, lui l'homme de guerre dont les prodigalités allaient toujours chercher les gens utiles dans toutes les professions, ou ceux qui risquaient sans cesse leur existence sur les champs de bataille.

Aussi a-t-on vu qu'il avait tancé son frère d'une façon bien vigoureuse, puisqu'il l'accusait presque de manquer à l'honneur. Avec un peu plus de réflexion et de tenue, le jeune roi eût pu faire sur sa liste civile de cinq millions, surtout en Allemagne, au milieu d'un peuple simple et aux idées antiques, des économies qui lui eussent permis de payer son emprunt, ce qui eût en outre disposé favorablement Napoléon en sa faveur.

Malgré les préoccupations constantes que donnaient à Jérôme l'état déplorable des finances du royaume et la rigidité inflexible de l'empereur à cet égard, malgré les remontrances incessantes de son frère, le jeune roi menait assez joyeuse vie à Cassel et à Napoléonshœhe, entouré de la vertueuse reine, d'un essaim de jolies femmes, de favoris toujours prêts à exécuter ses moindres fantaisies.

Vers le commencement d'août 1808, quelques changements eurent lieu dans les rangs élevés. La secrétairerie d'État, d'abord confiée au savant Jean de Muller, passa aux mains de Le Camus, comte de Furtenstein, marié à la fille du grand-veneur, comte de Hardenberg, riche seigneur allemand. Le général Morio, un instant ministre de la guerre, céda son portefeuille à M. de Bulow, déjà ministre des finances depuis la rentrée en France de M. Beugnot. Jérôme fait connaître les motifs du changement de Morio à son frère, par une lettre en date du 16 août[107]. Ce qui ne l'empêcha pas de rendre le portefeuille au général quelques jours plus tard.

Au mois de septembre 1808, une sorte de petite émeute causée à Brunswick, chef-lieu de l'Ocker, par une circonstance insignifiante, éclata tout à coup. Rapport fut fait au roi, qui envoya cette pièce à son frère en lui demandant ses ordres:

(p. 222) Jérôme à Napoléon.

Napoléonshœhe, 8 septembre 1808.

Sire, j'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté un rapport qui vient de m'être fait par mon ministre des finances, chargé provisoirement du département de la Guerre, relativement à un événement fâcheux qui a eu lieu les 4 et 5 à Brunswick.

Quelque grands que soient dans cette affaire les torts des gendarmes français, je n'ai rien voulu ordonner à leur égard, sans connaître les intentions de Votre Majesté.

Je soumets donc à Votre Majesté le rapport de mon ministre, ainsi qu'il me l'a présenté, et je la prie de me faire connaître la conduite qu'elle désire que je tienne en cette circonstance.

Rapport au roi Jérôme.

Sire, je reçois des lettres du préfet de l'Ocker, du commandant de place de Brunswick et du colonel Mauvillon, commandant le 2e régiment de ligne, dont je m'empresse de présenter l'extrait à Votre Majesté; elles confirment les détails des événements fâcheux qui ont eu lieu à Brunswick dans les journées du 4 et du 5.

Il résulte uniformément de ces divers rapports que le brigadier de gendarmerie Lefèvre, accompagné des gendarmes Deligny et Chastelan, eut au foyer de la Comédie une dispute avec quelques bourgeois. Ces militaires n'étaient point en uniforme et paraissaient ivres. La querelle s'étant continuée au sortir du spectacle, le brigadier Lefèvre courut chez lui prendre son sabre, et, revenant armé à la rencontre des bourgeois qui ne l'étaient pas, frappa le nommé Lietge, maître vitrier, et le tua sur la place.

Le brigadier Lefèvre meurtri au bras de plusieurs coups de bâton qu'il venait de recevoir dans cette querelle fut, à l'instant même, arrêté sur la place par un détachement de la garde qui rétablit la tranquillité dans la rue, et l'ordre fut donné au juge de paix dans l'arrondissement duquel venait d'être commis ce meurtre, de commencer sur le champ l'instruction de l'affaire.

Cependant le chef d'escadron Béteille, commandant la gendarmerie française, fit mettre le meurtrier en liberté, et ne voulut point déférer à la réquisition du commandant d'armes et du maire de la ville de Brunswick qui demandaient l'arrestation des deux autres gendarmes.

Ce déni de justice produisit une impression fâcheuse, et la populace laissa entrevoir le projet formé d'arracher le gendarme Lefèvre de la maison où il était retiré. Le colonel Schraidt se décida à le faire transporter (p. 223) à l'hôpital dans une chaise et à l'accompagner lui-même avec l'adjudant de place, le maire de la ville, le commissaire de police et quelques autres fonctionnaires publics. La vue de ces magistrats ne put contenir une multitude furieuse, et une grêle de pierres fut lancée contre la chaise et le cortège. Le gendarme Lefèvre en fut presque accablé. Bientôt l'attroupement qui s'était formé autour de l'hôpital fut dissipé par les soins et les instances du commandant Schraidt, mais ayant appris dans la soirée que le peuple voulait encore forcer l'hôpital et immoler le gendarme Lefèvre à sa vengeance, il fit demander la force armée, et le colonel Mauvillon envoya un détachement de 30 hommes. Cette troupe fut assaillie elle-même par les pierres qu'on lançait de plusieurs maisons et par les injures de la populace.

Le colonel Mauvillon doubla alors son détachement et marcha lui-même en bon ordre avec son régiment à la hauteur de l'hôpital. Cependant plusieurs soldats ayant été blessés par le peuple, il fît tirer quelques coups de fusil en l'air pour l'effrayer. Toutes les avenues furent occupées, et, après plusieurs tentatives, fermes et prudentes à la fois, on parvint à dissiper les attroupements; une femme a été tuée et un bourgeois blessé; le colonel Mauvillon pense que c'est par les bourgeois eux-mêmes qui, à ce qu'il dit, ont tiré plusieurs coups de fusil de leur côté. La ville fut parcourue toute la nuit par des patrouilles, et la tranquillité n'a plus été troublée.

Il paraît que les autorités civiles et militaires ont parfaitement rempli leur devoir, et qu'elles ont été constamment animées du meilleur esprit. Le colonel Mauvillon fait le plus grand éloge du zèle et de l'activité qu'ont déployés le commandant et l'adjudant de place; il s'applaudit aussi de la discipline et du calme manifestés par les soldats du 2e régiment, en butte aux coups et aux insultes de la populace; le dernier des recrues est demeuré ferme à son rang et a obéi avec intelligence et promptitude à tous les ordres de son chef.

Aussitôt que l'ordre a été rétabli, on a fait arrêter les hôtes des maisons d'où ont été lancées les pierres contre la force armée.

Tous les rapports attestent que les gendarmes français qui ont donné lieu à ce désordre ont eu le premier tort; plusieurs témoins certifient que la dispute a été provoquée par eux, et que l'effet en a été d'autant plus prompt et d'autant plus funeste qu'ils étaient depuis longtemps haïs des bourgeois à cause de leurs vexations et de leur insolence.

Le colonel de Bongars[108], envoyé sur les lieux par Votre Majesté, est parti hier et lui transmettra un rapport plus circonstancié sur ces événements.

Cassel, 8 septembre 1808.

(p. 224) Napoléon lui répondit, le 14 septembre, qu'il fallait punir le gendarme français, mais surtout l'allemand qui avait été cause de l'émeute; qu'on l'assurait que la police était mal faite en Westphalie; que bientôt il aurait des émeutes plus sérieuses, et que si les gendarmes français lui étaient inutiles, il n'avait qu'à les renvoyer en France.

Étant à Erfurt, l'empereur donna l'ordre de désigner pour la Westphalie, comme ministre de famille, le baron de Reinhard, diplomate distingué, qui se rendit immédiatement de Coblentz à Paris pour y recevoir du duc de Cadore, ministre des relations extérieures, les instructions les plus détaillées et les plus précises. Le baron de Reinhard arriva à Cassel à la fin de décembre 1808. Il trouva le corps diplomatique composé des ministres dont les noms suivent: de Wurtemberg, baron de Geinengen; de Saxe, comte de Schœnburg; de Bavière, comte de Leichenfeld; de Hollande, chevalier de Huygens; de Darmstadt, baron de Moronville; de Prusse, M. Kuster; du prince primat, comte de Beust; du grand-duc de Bade, baron de Seckendorff, chargé aussi des affaires de Francfort; d'Autriche, comte de Grüne; de Russie, prince de Repnin.

Un peu avant l'arrivée de Reinhard, le roi Jérôme, blessé des actes arbitraires et du sans-façon des agents français, même infimes, expédia son aide de camp, le général Girard, à l'empereur, avec les deux lettres ci-dessous, datées du 11 décembre:

Sire, le général Girard, mon aide-de-camp, aura l'honneur de remettre cette lettre à Votre Majesté; je le charge de passer au dépôt du 1er régiment des chevau-légers[109] pour tâcher de remonter les hommes à pied; j'espère que Votre Majesté est plus contente de mon régiment.

J'ai écrit plusieurs fois à Votre Majesté, et je n'ai pas reçu un mot de réponse; j'espère cependant qu'elle n'est pas fâchée contre moi, car je n'ai rien fait pour cela, et qu'au contraire le but de toutes mes actions est de vous plaire.

Ma santé est tout-à-fait rétablie, on me conseille cependant de changer d'air pendant quelques semaines; si Votre Majesté n'est pas de retour à Paris en janvier et qu'elle l'approuve, j'irai passer huit jours à Amsterdam, à la fin du mois de janvier.

Sire, en m'abstenant de toutes réflexions, j'ai l'honneur de mettre (p. 225) sous les yeux de Votre Majesté plusieurs notes plus arbitraires l'une que l'autre, en la priant de vouloir bien mettre ses décisions sur chacune d'elles et de me les faire connaître.

J'espère que Votre Majesté voudra bien arrêter les prétentions, tous les jours plus fortes, de ses agents en Westphalie, dont les titres très-subalternes de quelques-uns ne modèrent pas des mesures humiliantes pour moi et d'après la continuation desquelles, il me serait impossible de gouverner plus longtemps ce pays.

Habituellement, l'empereur ne répondait pas aux justes réclamations de ce genre que lui adressaient ses frères. C'est ce qui eut lieu encore dans cette circonstance et força Jérôme à envoyer de nouveau à Paris, au commencement de février, un autre de ses aides de camp, le général Morio.

Dès son arrivée à Cassel, Reinhard avait envoyé au duc de Cadore (Champagny) de longues lettres publiées au 3e volume des Mémoires du roi Jérôme.

Champagny lui répondit de Paris, les 21 et 26 janvier 1809:

Monsieur, j'ai reçu les différentes dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser depuis le no 1 jusqu'au no 6 inclusivement. J'ai eu soin de rendre compte à Sa Majesté Impériale des détails les plus intéressants qu'elles renfermaient.

Vous êtes chargé, Monsieur, d'appeler l'attention de Sa Majesté le roi de Westphalie sur la rédaction des gazettes qui se publient dans ses États. Il est important qu'elle soit confiée à des hommes habiles et sûrs qui, lisant avec soin les gazettes de Vienne et de Presbourg, s'attachent à réfuter et à combattre surtout par l'arme toute puissante du ridicule les articles de ces gazettes qui pourraient être dirigés contre la France ou la Confédération du Rhin. Ceux qui prêtent des idées de guerre à l'Autriche, se plaisent à faire une longue énumération de ses forces militaires, ignorant apparemment ou plutôt feignant d'ignorer que la France a encore 150,000 hommes en Allemagne, qu'un même nombre de troupes françaises se trouve en Italie, que la Confédération du Rhin peut mettre au premier signal 120,000 hommes sur pied, que la conscription qui s'organise en ce moment donnera 80,000 hommes de nouvelles levées, et qu'enfin la retraite des Anglais permet à Sa Majesté Impériale de disposer en cas de besoin d'une grande partie des troupes qui se trouvent en Espagne.

En vous faisant connaître les intentions de Sa Majesté Impériale, je suis sûr que vous ne négligerez rien pour en assurer la complète et parfaite exécution. Je vous prierai seulement de vouloir bien m'instruire (p. 226) des mesures qui seront prises à cet égard par le gouvernement westphalien.

J'ai reçu, Monsieur, vos dépêches des 13 et 15 janvier no 8 et 9. Sa Majesté les a eues l'une et l'autre sous les yeux et a lu la seconde avec plaisir. Son intention est que vous entriez dans les plus grands détails sur toutes les parties de l'administration du royaume de Westphalie, que vous parliez de la conduite du Roi, de celle des ministres, des opérations du gouvernement. Elle veut être informée de tout avec la plus grande exactitude afin de pouvoir éclairer et guider, si besoin est, la marche d'un gouvernement qui l'intéresse à tant de titres. Elle me charge de vous dire que vos dépêches ne seront point vues, et qu'on ignorera la source des renseignements que vous aurez donnés et dont elle croira faire usage. La délicatesse qui vous fait craindre d'employer les chiffres aurait l'inconvénient extrême de gêner votre franchise. Sa Majesté veut donc que vous écriviez souvent en chiffres; dès que vous vous en servirez habituellement, cela paraîtra tout simple; qui, d'ailleurs, peut y trouver à redire? et comment même le saura-t-on, à moins qu'on ne viole le secret de vos dépêches, et qu'on ne prouve ainsi combien la précaution de chiffrer est nécessaire?

Dans les cas graves, s'il en survenait, et pour faire connaître des actes très importants du gouvernement du Roi, vous expédieriez des courriers extraordinaires.

Sa Majesté désire encore qu'à vos dépêches vous joigniez des bulletins non signés, et contenant les nouvelles de société, les bruits de la ville, les rumeurs, les anecdotes vraies ou fausses qui circulent, en un mot une sorte de chronique du pays propre à le bien faire connaître.

Une autre lettre que vous recevrez en même temps que celle-ci, vous instruit des intentions et vous transmet les ordres de Sa Majesté relativement aux Français qui sont ou qui voudraient entrer au service du Roi.

Ainsi, il ressort bien nettement de ces deux lettres de Champagny à Reinhard que l'empereur voulait avoir auprès de Jérôme, comme auprès de ses frères Joseph et Louis, sous le nom de ministres de famille, des hommes chargés d'une sorte d'espionnage politique et particulier.

À dater de la réception des ordres de Champagny, la correspondance entre lui et Reinhard ne fut plus interrompue.

Reinhard écrit de Cassel, le 3 février 1809:

Monseigneur, Votre Excellence peut être assurée que dans tout ce qui dépendra de moi, son intention sera remplie, et je ne cesserai point (p. 227) d'insister auprès du gouvernement westphalien pour que la mesure proposée reçoive sa prompte exécution.

M. d'Esterno, ministre du roi à Vienne, ayant demandé un congé pour affaires de famille, on a saisi cette occasion pour y envoyer M. le baron de Linden, ministre de Westphalie près le prince Primat, et qui est regardé ici comme une des colonnes de la diplomatie Westphalienne. M. de Linden connaît déjà Vienne; il s'y est rendu sous le prétexte de terminer un procès. Sa mission est secrète, et ce n'est pas M. de Furstentein qui m'en a fait la confidence. Cependant il m'a fait lecture d'une lettre écrite de Munich et de Vienne que j'ai facilement reconnue comme étant l'ouvrage de cet agent. Elle m'a paru écrite avec justesse. M. de Linden attribue en grande partie les faillites qui ont eu lieu en Autriche, à ce que les spéculations en denrées coloniales que plusieurs maisons avaient faites, sur la foi de l'engagement pris par leur gouvernement de prohiber l'entrée des marchandises anglaises, avaient été trompées par l'admission dans le port de Trieste d'une très grande quantité de ces marchandises. Il fait un tableau qui me paraît assez vrai de la fermentation guerrière qui s'est emparée des têtes autrichiennes, et de la faiblesse du gouvernement qui, incapable de diriger le mouvement des esprits, risque d'en être compromis et d'y céder peut-être, s'il ne le partage point, et donne la mesure de son incapacité et de son irrésolution à ses propres sujets s'il le partage. Il dit que deux députés des insurgés espagnols ont été admis récemment à Trieste. Il ajoute que les États des différentes provinces ont été convoqués pour délibérer sur une solde à accorder aux milices, et que comme on avait promis à la France que cette milice n'en aurait point, la curiosité publique attendait le gouvernement à la tournure qu'il donnerait à sa proposition.

Quant à M. le comte de Grüne, nommé par la cour de Vienne pour résider à Cassel, il déclare qu'il est prêt à partir, mais que n'ayant pas encore reçu ses lettres de rappel, du poste de Copenhague, il est obligé d'attendre que sa première mission soit terminée dans les règles. M. de Grüne attendra; son gouvernement attendra; il n'y a que la France qui soit prête.

Nous arrivons maintenant aux curieux bulletins prescrits par l'empereur et dans lesquels se reflètent les petites intrigues de la cour de Westphalie:

Bulletin.

Cassel, ce 5 février 1809.

Monsieur le comte de Wernigerode, grand-maréchal du Palais, part demain pour Marseille.

(p. 228) «Eh bien! grande-maîtresse, dit-il en riant il y a quelques jours à Madame la comtesse de Truchsess, je pars; tâchez de mettre ce temps à profit, je resterai un mois, et si vous ne l'empêchez, je reviendrai!»—«Un mois! grand Maréchal! c'est bien court, mais nous verrons.» Le mois ne sera pas mis à profit; car Madame la Comtesse aussi part aujourd'hui pour aller revoir Monsieur son père, en attendant que son mari la rejoigne pour son voyage d'Italie. Ce voyage et la démission acceptée de Madame la grande-maîtresse se trouvent dans le Moniteur Westphalien d'hier. Voici un mois de la vie de Madame de Truchsess.

Bulletin.

5 février 1809.

La semaine dernière a vu se renouveler dans l'intérieur du palais les tracasseries qui avaient déjà eu lieu avant l'arrivée de la légation française à Cassel. Mme de Launay, fille de M. Siméon, ayant profité au premier bal masqué de la liberté du déguisement, avait fait quelques plaisanteries à M. de Pappenheim. Ces choses, fort innocentes d'elles-mêmes, furent le lendemain rapportées à la Reine, non telles qu'elles avaient été dites, mais empoisonnées et commentées avec la charité qu'on a dans les cours, en sorte que le lendemain il n'était bruit que des propos de Mme de Launay et du mécontentement de la reine contre elle.

M. Siméon en fut aussi affligé que sa fille: il alla trouver le roi à qui il se plaignit décemment de Mme de Truchsess, auteur de ces bruits. Le Roi s'emporta contre elle; il dit que c'était une faiseuse d'histoires, qu'elle mentait, que son père mentait, que son frère mentait, et qu'il n'y avait que le mari qui valût quelque chose dans la famille.

Le soir, la grande-maîtresse ayant paru devant le roi, en fut froidement accueillie: elle pleura, jeta les hauts cris, s'évanouit. En dernier résultat, elle a offert sa démission qui a été acceptée avec plaisir par le roi, mais (on croit) avec peine par la reine qui lui est fort attachée.

Mme de Truchsess joint à de la beauté beaucoup de grâce et de séduction dans l'esprit. Elle était l'ornement d'une cour qui pourtant n'est pas dépourvue de beautés, mais son goût pour l'intrigue et pour les tracasseries gâte toutes ses heureuses qualités. Il paraît que le but secret de toutes ses manœuvres était de regagner le cœur du roi. On ne peut expliquer que de cette manière plusieurs parties de sa conduite qui, sans cela, paraîtraient hors de toute mesure. Il est vrai qu'on ne serait pas juste non plus, si on la jugeait d'après ce qu'en disent ses ennemis.

Son goût pour écrire ne peut être ni aussi vif ni aussi actif qu'on le suppose: il y a certainement eu dans sa conduite beaucoup de choses étourdies qu'on a revêtues de fausses couleurs; comme elle maltraitait (p. 229) tout le monde, tout le monde la traitait avec rigueur, et souvent d'innocentes plaisanteries ont pu être données pour un secret désir de perdre ce qui l'entourait. Quoi qu'il en soit, comme elle passait presque toutes ses journées en tête-à-tête avec la reine à qui elle avait persuadé qu'il n'était pas de sa dignité de vivre avec les autres dames, on disait que pour charmer l'ennui de cette solitude, elle amusait la reine en lui racontant des histoires et des anecdotes qui n'avaient pas tout-à-fait pour objet de mettre les Français en grand crédit auprès de Sa Majesté.

Elle annonce qu'elle accompagnera son mari qui part sous peu de jours pour l'Italie. Mais elle est si redoutée qu'on n'ose se livrer à la joie, et en effet il se pourrait qu'elle se décidât, pour le plaisir de désoler ses ennemis, à ne pas désemparer.

Avant-hier, 3 février, il y a eu bal masqué à la cour. La reine y a dansé dans un quadrille polonais composé de toutes personnes de l'intérieur. Comme le nombre de celles présentées à la cour est très borné, on était convenu d'admettre au bal beaucoup d'étrangers. L'ordre était de ne se point démasquer: le roi s'y est fort amusé, il s'est travesti plusieurs fois; la reine a paru également prendre part au divertissement où on a pu voir que le génie et la variété des travestissements étaient entièrement dirigés vers le but de plaire à Leurs Majestés.

La comtesse de Truchsess, grande-maîtresse de la maison de la reine, était jolie et intrigante. Elle avait été bien, disait-on, avec le jeune roi. La reine l'aimait beaucoup. On l'appelait plaisamment sa gouvernante. M. de Truchsess était un brave homme qui, renvoyé dans ses terres à cause des intrigues de sa femme, fut remplacé à la cour, dans ses hautes fonctions, par le colonel Salha. L'ancien capitaine de frégate Salha était de Marseille, où il avait de la famille et des intérêts. Voilà ce qui explique les deux bulletins de Reinhard, du 5 et 6 février, et le troisième du 16 du même mois.

Bulletin.

16 février 1809.

Mme la comtesse de Truchsess avait donné sa démission le 3 au soir. Le lendemain en s'éveillant, elle la trouva acceptée sur sa table de nuit. On prétend qu'elle ne s'y attendait pas. Le dimanche après, 5 février, il y eut cercle et bal à la Cour; on prétend qu'elle avait demandé à y être reçue dans son rang de grande-maîtresse. Elle fut invitée: quant au rang, on lui déclara qu'elle aurait celui de femme de grand dignitaire: elle vint pourtant. En entrant dans la grande salle, à chaque pas qu'elle faisait en avant, on aurait dit qu'elle allait en faire (p. 230) un autre en arrière. Sa figure décomposée travaillait à prendre une contenance: elle aborda en hésitant les premières dames; elle se remit après quelques saluts qui lui furent rendus. Pour entrer dans la salle du bal où étaient le roi et la reine, les dames furent appelées par classes: les dames du palais; les dames des grands dignitaires; Mme de Truchsess allait entrer seule: elle hésita. Enfin il s'en trouva une seconde; les dames des ministres d'État; les dames des ministres étrangers; les dames présentées; les demoiselles invitées. Il y en avait d'assez vieilles; malgré cela, le bal était fort beau.

Mme de Truchsess joua son rôle admirablement pendant le reste de la soirée. Le surlendemain, son mari en donna une chez elle; les billets portaient qu'il y aurait un violon. C'était pour ouvrir sa maison, dont l'ameublement venait d'être achevé. Du corps diplomatique on n'avait invité que le ministre de France avec sa femme, et celui de Bavière avec la sienne, parente de Mme de Truchsess, et qui, la veille, avait porté un toast à: «ce qui vient d'arriver.» Il y eut un violon et point de bal; des tables de jeu et point de jeu; des groupes et point de conversation; un souper pourtant, car on mangea beaucoup pour sortir d'embarras. À en croire Mme de Truchsess, elle était enchantée de ce que cela s'était enfin arrangé: elle projetait le voyage d'Italie, de Naples surtout où elle trouverait ses parents (avec lesquels elle était encore brouillée la veille); celui de Paris sûrement, si la Cour y était; celui de Kœnisgsberg où son mari a des terres. Elle craignait seulement qu'on ne le pressât trop de revenir. En attendant, on la pressait de partir, et elle choisit pour son départ le jour où M. Siméon donna un bal masqué auquel le roi et la reine ont assisté.

Mme de Launay avait reçu du Roi un cadeau de quelques schaals et d'une robe magnifique. Le jour du bal de son père, la Reine lui fit un accueil extrêmement gracieux. Sous tous ces rapports, son triomphe fut complet. L'assemblée n'était pas nombreuse, mais elle était choisie. La gaieté, l'élégance, le bon goût y régnaient.

Le jour même du départ de Mme de Truchsess, le roi envoya l'intendant-général de la liste civile pour faire l'inventaire des meubles de son palais. Cet hôtel avait été occupé par le ministre des finances qui, pour faire place à Mme de Truchsess, alors en faveur, avait été obligé de l'évacuer en vingt-quatre heures; aussi M. D'Albignac, grand-écuyer, dit-il au roi: «Vive ce départ, il vous donne quatre-vingts mille livres de rente.»

Les fêtes du carnaval se terminèrent par un grand bal masqué donné par le maréchal du palais. Mille billets avaient été distribués: neuf cents personnes au moins furent présentes; le roi avait envoyé des billets aux notables de Münden, petite ville à quelques lieues de Cassel, qui s'était distinguée dernièrement par la promptitude et l'activité des (p. 231) secours qu'elle avait portés à un village incendié. Ils arrivèrent soixante-quinze en dix voitures: ils se crurent transportés dans un monde enchanté; un d'eux avait perdu son billet, et son désespoir était de penser à ce que dirait le roi de son impolitesse lorsqu'il s'apercevrait de son absence. Le roi et la reine furent reçus par des bergers et des bergères portant des guirlandes, et formant un berceau sous lequel passèrent Leurs Majestés. Le bal fut ouvert par un quadrille espagnol. Il est impossible de peindre la variété, l'élégance et le mouvement de cette fête. M. le général Du Coudras fit jouer des pantins avec un talent unique. La reine avait arrangé une foire. Dans une douzaine de boutiques, ses dames distribuaient de petits cadeaux. La reine avait une cassette remplie de bijoux; elle était d'une gaieté délicieuse; quelques-uns prétendaient que sans s'en douter elle se réjouissait de n'avoir plus de gouvernante. Le bal se prolongea jusqu'à cinq heures du matin.

Comme on avait engagé tout le monde à faire quelques folies, les membres du corps diplomatique s'étaient réunis pour représenter un jeu d'échecs, et, puisqu'il devait y avoir un roi battu, on était convenu de prendre le costume de mameluck. Seize enfants devaient faire les pions. Cependant à la Cour on trouva avec raison que dans une telle foule un tel nombre d'enfants pourrait avoir des inconvénients, et le projet fut abandonné. Le ministre de France, invité par une députation de ses collègues à se mettre à la tête d'une mascarade représentant un bey d'Égypte avec son harem, y consentit. La procession se présenta devant le Roi et la Reine; quelques présents, quelques vers furent offerts et agréés: tout se passa en pantomime; le Roi trouva l'exécution noble: elle parut faire plaisir généralement.

À une heure, quelques personnes choisies se rendirent au souper dans l'appartement de la Reine: dans ce nombre furent les ministres de France et de Hollande. Les épouses des autres ministres y furent invitées sans leur mari. Cette distinction fut très-sensible à ces derniers. Le ministre de Saxe s'en plaignit à M. de Furstenstein; celui de Bavière avait fait un voyage exprès, dit-on, pour ne point risquer d'être exclu du souper. M. de Furstenstein a répondu qu'il y avait eu erreur. D'autres sans doute et avec raison ont cru y voir une distinction faite en faveur des ministres de famille; mais comme la Cour ne s'est point expliquée à cet égard, les préférences et les exclusions ont l'apparence d'être personnelles.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, le roi, ne recevant pas de réponse de l'empereur relativement à ses justes réclamations à l'égard des agents français en Westphalie et désirant mettre son frère bien au courant de la situation financière du pays, lui expédia son premier aide de camp, le général Morio, avec la lettre ci-dessous:

(p. 232)

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 3 février 1809.

Sire, j'envoie auprès de Votre Majesté le général Morio, mon premier aide de camp; il a été un de mes ministres, il était présent à tous mes conseils d'administration, et connaît très bien la situation de mon royaume. Votre Majesté pourra avoir de lui tous les renseignements qu'elle désirera prendre sur l'état du trésor, comme sur les autres parties d'administration.

Je ne puis prendre de biais avec Votre Majesté ni la tromper en aucune manière dans une circonstance aussi majeure, mais il est certain que le royaume de Westphalie ne peut résister plus de 6 mois au mauvais état des finances.

Quant à moi, Sire, je me trouverai toujours bien partout où je serai placé par Votre Majesté, si je conserve toute son amitié.

L'empereur était peu porté à aimer et à estimer les officiers qui quittaient son service pour celui de ses frères; il répondit à Jérôme, le 11 février 1809:

Je suis étonné que vous m'envoyiez le général Morio, qui est une espèce de fou. Vous trouverez bon que je ne le voie pas. Quant à la situation de votre trésor et de votre administration, cela ne me regarde pas. Je sais que l'un et l'autre vont fort mal. C'est une suite des mesures que vous avez prises et du luxe qui règne chez vous. Tous vos actes portent l'empreinte de la légèreté. Pourquoi donner des baronnies à des hommes qui n'ont rien fait? Pourquoi étaler un luxe si peu en harmonie avec le pays et qui serait seul une calamité pour la Westphalie par le discrédit qu'il jette dans l'administration? Tenez vos engagements avec moi, et songez qu'on n'en a jamais pris qu'on ne les ait remplis. Ne doutez jamais du reste de tout l'intérêt que je vous porte.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 18 février 1809.

Dans une dépêche précédente[110] j'ai rendu compte des recettes et des dépenses présumées de la liste civile. Quant aux finances de l'État, on m'assure que le déficit de l'année passée est de douze millions et qu'une crise est inévitable, peut-être dans six mois. Il est certain que les Juifs ont prêté de l'argent. On parle de trois millions. Pour remplir (p. 233) le déficit, on s'occupe surtout à pousser l'exploitation du sel aussi loin qu'elle peut aller. On compte sur un grand débit en Hollande. Avant la dernière levée, le Roi entretenait huit mille hommes de troupes. On parle d'une forte réduction dans sa garde. Si la guerre a lieu, on ne doute pas que le désir du Roi d'être appelé à l'armée ne soit rempli. L'on s'en promet des moyens de faire de grandes économies pendant son absence.

Sa Majesté Impériale a voulu que je lui rendisse compte de la conduite des ministres. Le premier en ligne est M. Siméon: il réunit à l'amour du travail et à la probité des connaissances, des talents et de l'amabilité. Il est peut-être le seul qui avant de fléchir devant la volonté suprême ose se permettre quelquefois des représentations, qui ne sont pas toujours bien accueillies. En public, il a constamment été traité avec une grande distinction, et l'on croit que la faveur lui est revenue. Son département marche. Le général Eblé[111] est infatigable au travail. Il se trouve, dit-il, au milieu d'un chaos à débrouiller, de fripons à déjouer; entravé par une triple administration, celle de l'armée, de la garde et des troupes françaises, il ne sort presque point, mais tout son extérieur montre une santé fortement dérangée; s'il continue ainsi, le travail le tuera dans un an.

Le comte de Furtenstein a grandi depuis que je l'ai vu à Dresde. Il est de tous les ministres le plus constamment près de la personne du Roi. Son ministère lui laisse encore quelques loisirs pour les plaisirs. Il a les formes aimables et il se met peu à peu au niveau de sa position. On s'aperçoit de temps en temps, même dans des occurrences de routine, que le chef et les employés ont besoin d'expérience. On rend justice à la droiture de son caractère. Les soins à prendre pour sa famille font partie de ses occupations. Ce qui le justifie, c'est que les sœurs sont aimables, les beaux-frères des hommes de mérite.

M. Bulow était employé dans l'administration prussienne à Magdebourg. Sa probité est intacte, mais on le dit peu capable de sortir de la route ordinaire. Il serait peut-être à sa place si les affaires étaient à la leur. Mais il les y fera venir difficilement. On l'accuse de ne point aimer les Français; est-ce par aversion ou seulement parce qu'il est ministre des finances?

M. de Volfradt[112] est un homme de bien et de mérite, un peu doucereux et probablement sans énergie comme son ancien maître. L'organisation de son ministère l'occupe tout entier. Il est encore à l'épreuve et c'est ce que le Roi lui-même, dit-on, lui a déclaré.

Parmi les prétendants à la place de ministre, on nomme toujours (p. 234) M. Pothau[113] pour l'intérieur, M. Bercagny pour les finances ou la justice. On prétend que M. de Truchsess visait à celui des relations extérieures.

Parmi les membres du corps diplomatique, le ministre de Bavière a une réputation de malignité et d'orgueil; celui de Hollande, de petites finaceries et d'économie batave; celui de Saxe, bon, souple, né courtisan, tremble d'avoir des affaires; celui de Wurtemberg, poli et réservé, laisse dans le doute si sa nullité est de nature ou de calcul; celui de Darmstadt, avec de la mesure, a une tournure de franchise et de loyauté militaire; le chargé d'affaires de Prusse, avec ses profondes révérences et son très modeste extérieur, est vrai représentant d'un roi de Prusse: d'ailleurs il est instruit, honnête homme, on se loue ici de sa conduite.

M. Bercagny, sans avoir le titre de ministre d'état, l'est peut-être plus que les autres: les talents, les connaissances administratives, la finesse, l'activité ne lui manquent point; on craint seulement que cette dernière qualité ne l'entraîne à faire naître des affaires pour rendre sa place plus importante. On attribue au Roi un penchant naturel pour faire, sous tous les rapports, l'essai et l'usage de son pouvoir; et le mérite de M. Bercagny sera d'autant plus grand, s'il reste fidèle à l'institution de la police qui est de prévenir les occasions de punir. Tous les Westphaliens ne sont pas contents, tous ne sont pas fidèles, mais ils ne conspirent point. Ce sont plutôt des indices que des faits qui donnent lieu à ces remarques; mais on craint dans une matière aussi grave des événements possibles qui pourraient changer la marche sage et mesurée du gouvernement, ou le développement d'un système qui pourrait le dénaturer.

On parle ici d'un parti allemand et d'un parti français; parmi les Allemands il existe un parti de l'ex-électeur et un parti du roi; mais si dans le parti du roi on distingue un parti allemand et un parti français, on commet une erreur qui pourrait conduire à des conséquences fâcheuses. Le vrai parti français sera celui qui, comptant sur l'inébranlable solidité du nouvel ordre de choses, se reposera sur le temps pour acquérir de la fortune et des distinctions et ne voudra pas recueillir dans une première année ce qui doit être le fruit d'une longue carrière de travail et de fidélité.

Champagny à Reinhard.

Paris, le 23 février 1809.

Monsieur, S. M. l'Empereur et Roi a eu sous les yeux vos dépêches (p. 235) des 3, 5 et 9 février, nos 13, 14 et 15, et les deux bulletins y joints, et m'a donné un ordre qu'il m'est agréable de remplir, celui de vous témoigner sa satisfaction pour ces dépêches et de vous mander qu'il les a lues avec intérêt.

Bien que les dépenses du roi n'aient pas été aussi grandes que vous l'avez dû croire, ignorant que le Roi ne touchait point son traitement de prince français, comme elles ont de beaucoup dépassé sa liste civile, l'Empereur lui a écrit pour lui en témoigner son mécontentement; mais le Roi s'en excuse en niant la vérité du reproche. Sa Majesté sent combien il est nécessaire d'inspirer à ce prince un esprit d'économie et elle vous charge de profiter des occasions que le Roi, s'entretenant avec vous, vous fournira pour le faire, avec l'à-propos et la mesure qui vous sont propres.

Du reste, S. M. croit utile que vous sachiez que ce que le Roi vous a dit d'une question que l'Empereur lui aurait faite à votre sujet et de sa réponse n'est qu'une forme plus aimable donnée par ce prince à un compliment auquel vous ne sauriez mieux répondre qu'en redoublant d'attention et de vigilance.

Quant aux doutes que ma lettre du 25 janvier vous avait laissés, Sa Majesté me charge de vous faire connaître que les Français employés dans le palais au service du Roi et naturalisés Westphaliens, tels que M. le comte de Fürstenstein et autres qui peuvent être dans le même cas, n'étant plus Français sont libres d'accepter les décorations qui leur sont données. Tous les autres n'en peuvent accepter sans l'autorisation de Sa Majesté I. et R.

Sa Majesté vous recommande de voir souvent M. Siméon et le général Eblé pour connaître leur opinion et leur position et la lui faire connaître.

Des symptômes assez sérieux commençaient à faire prévoir une prise d'armes de l'Autriche et il était à craindre que des troubles ne vinssent à éclater en Westphalie. Jérôme, prévenu par divers rapports et par quelques correspondances, en écrivit à l'empereur. On trouvera aussi plus loin, à la date du 24 février, une lettre de Reinhard à ce sujet, adressée à M. de Champagny.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 23 février 1809.

Sire, j'envoie à Votre Majesté, par courrier extraordinaire, deux dépêches chiffrées que j'ai reçues hier, non pas d'un agent secondaire, mais d'un homme jouissant d'une grande fortune en ce pays qui m'est entièrement dévoué et qui a des relations intimes avec les personnes les plus distinguées de Vienne.

(p. 236) Bien que je pense que Votre Majesté soit déjà instruite d'une partie des détails contenus dans ces dépêches, j'ai cru ne pas devoir les lui laisser ignorer et j'y joins un état des forces de l'Autriche.

Les régiments westphaliens, dont j'ai annoncé le départ à Votre Majesté, sont arrivés à Mayence. Il y a eu quelques déserteurs parce qu'on leur a fait croire sur la route qu'ils allaient être désarmés à Mayence et envoyés dans les Îles. Je vais les remplacer sur le champ et porter cette division à 8000 hommes[114].

J'ai donné le commandement de cette division au général Morio que je veux mettre à même de prouver à Votre Majesté ses véritables sentiments.

Sous ses ordres seront les généraux de brigade Weber et Boerner et le chef d'état-major Hersberg.

Je viens d'ajouter une seconde compagnie d'artillerie.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 19 mars 1809.

Sire, quoique bien persuadé que Votre Majesté soit instruite de tous les projets de l'ennemi, je ne crois pas devoir me taire sur le rapport qui vient de m'être fait par des officiers de ma maison, ayant, pour leurs affaires personnelles, des relations étroites en Hanovre.

D'après ce rapport «il paraît que les Anglais ont formé le projet de débarquer 30 à 40 mille hommes sur les côtes de Hanovre pour attaquer ce pays et pénétrer en Hollande.»

J'annonce avec satisfaction à Votre Majesté que la levée de la conscription se fait avec le plus grand zèle dans la majeure partie de la Westphalie et principalement dans les départements de l'Elbe et de l'Ocker dont l'esprit est excellent.

Quant au pays de l'ancienne Hesse, il est décidément mauvais et je désirerais bien que Votre Majesté m'autorisât à répartir dans cette partie de mon royaume un des régiments français qui sont à Magdebourg, afin de dissiper les esprits remuants et de contenir les malveillants.

Si Votre Majesté consent à cette demande, j'enverrai en remplacement à Magdebourg un régiment westphalien de même force.

Je prie Votre Majesté de me répondre sur cet objet.

(p. 237)

Reinhard à Champagny.

Cassel, le 24 février 1809.

M. le comte de Furstenstein m'a fait part des nouvelles qu'il a reçues de Vienne et qui ont déterminé le Roi à envoyer hier un courrier à Sa Majesté l'Empereur. Il m'a parlé aussi d'une lettre de M. Hesstinger à Darmstadt, qui, ayant à écrire à M. Pothau, l'informe en confidence du mécontentement général qui, d'après les renseignements parvenus à M. Hesstinger et qu'il dit avoir fait connaître à Votre Excellence, régnerait en Westphalie et qui selon lui pourrait amener une explosion générale. M. de Furstenstein m'a dit qu'il n'attachait pas une grande importance à cet avertissement; que la police était parfaitement faite en Westphalie; que le peuple était bon; que les nobles étaient fidèles; que le Roi était aimé et qu'il était d'ailleurs exactement informé de tout ce qui se passait dans son royaume. Quoique je partage à plusieurs égards cette opinion de M. de Furstenstein, je me réserve cependant, Monseigneur, de revenir sur cet objet sous le double rapport des faits et des réflexions qui s'y rapportent.

On voit que M. Reinhard, moins optimiste que M. de Furstenstein, était aussi plus clairvoyant. On touchait aux aventures de Schill, du duc de Brunswick et à la guerre avec l'Autriche.

Reinhard à Champagny.

Cassel, ce 28 février 1809.

J'ai annoncé à Votre Excellence que j'aurais quelques détails à ajouter au compte que j'ai rendu dans ma lettre no 17 de l'audience particulière que j'ai eue de Sa Majesté westphalienne. M. le comte de Furstenstein était venu me dire que je n'aurais qu'à m'adresser au chambellan de service et que le Roi me recevrait immédiatement. Je suppose, ajouta-t-il, que vous avez quelque chose de particulier à dire à Sa Majesté. «Non, dis-je, il ne s'agit que de communiquer les vues de l'Empereur concernant l'organisation du contingent westphalien: je suis un ignorant qui ira prendre une leçon chez un maître consommé dans l'art militaire.» Sur cela M. de Furstenstein m'apprit que le Roi avait mal dormi.—C'est qu'on veille un peu tard (il y avait eu deux nuits de bal pour l'anniversaire de la Reine).—Oui, dit M. de Furstenstein, le Roi travaille souvent fort avant dans la nuit.

Lorsque j'arrivai, M. le comte de Furstenstein était avec le Roi. Je fus introduit dès qu'il fut sorti. Ce n'est, dit le Roi, qu'une circulaire, (p. 238) qu'une note diplomatique. Quand je l'eus informé que le même courrier m'avait apporté l'ordre de proposer aux princes de Waldeck et de la Lippe quelques changements relatifs à l'organisation de leur contingent, le Roi me cita l'exemple de quelques soldats westphaliens enrôlés dans le pays de Schauenbourg. «J'ai fait dire au prince, ajouta-t-il, que s'il ne les rendait pas, j'enverrais des gendarmes pour les faire chercher et que je pourrais bien le faire venir lui-même. (Le prince vint en effet à Cassel pour s'excuser.) Ces petits princes m'ont proposé de m'envoyer des ministres, je n'en ai pas voulu.»

Par une transition un peu brusque le Roi me parla ensuite des comptes de M. Jollivet, où se trouve porté jusqu'à l'herbe qui croît sur la place Frédéric et sous les croisées du château sur les bords de la Fulde.

Il paraît que cet article et plusieurs autres que Sa Majesté me cita avec une irascibilité qui m'a paru légitime, s'étaient trouvés compris dans la moitié des domaines réservée à Sa Majesté l'Empereur et qu'ils avaient été évalués à une certaine somme dont M. Jollivet, par une raison de devoir aussi très légitime, demandait le remboursement. «J'aurais pu envoyer ces beaux comptes à l'Empereur; mais je n'ai pas voulu faire tort à M. Jollivet dans l'esprit de mon frère: Cependant, je sais que M. Jollivet est mon espion. À quoi bon écrire à Paris que j'ai donné un diamant, que j'ai couché avec une belle? Un ministre ne doit point s'occuper de ces bagatelles; il doit mander que le Roi se porte bien, que la Westphalie marche dans le système de la France, et voilà tout. Que résulte-t-il de cet espionnage? Cela peut donner un instant d'humeur; des frères peuvent se brouiller un instant et peut-être cela m'est-il déjà arrivé; mais ils se réconcilient. J'aime et je respecte l'Empereur comme mon père; l'Empereur dans un moment de vivacité peut me faire quelques reproches, mais ensuite on s'explique et l'on sait mauvais gré à celui qui a été la cause de la brouillerie.—Votre Majesté, dis-je, a daigné me dire qu'elle était contente de moi; j'ose me flatter qu'elle l'est encore et je la supplie surtout de croire que ma conduite tendra constamment à entretenir les sentiments d'amour qui lient les deux augustes frères.—Oui, dit le Roi, et puis revenant aux comptes de M. Jollivet, et puis l'apostrophant et évitant avec une adresse admirable de me donner le droit de m'expliquer ce vous qui semblait cependant me regarder aussi: si vous mandez jusqu'à ce qui se passe dans ma cuisine, je vous traiterai comme le ministre de Bavière, comme le ministre de Wurtemberg, et non comme ministre de famille; je ne vous admettrai chez moi que dans les occasions de cérémonie (le Roi, me demandai-je, aurait-il lu mon dernier bulletin? Il était parti par cette voie peu sûre d'Hanovre); d'ailleurs M. Jollivet n'a jamais été accrédité près de moi; je pourrais le regarder comme étranger; je pourrais (p. 239) même, s'il voulait me tracasser, le prier de partir; cependant c'est un honnête homme, c'est un brave homme, mais il se noie dans les détails. Si vous étiez chez le roi de Bavière, chez le roi de Wurtemberg (toujours M. Jollivet ou moi?) alors, à la bonne heure, il faudrait tout observer, tout écrire; mais tout ce que mon frère voudra savoir je le lui écrirai moi-même, et pour être bien avec l'Empereur il faudra être bien avec moi.» Je saisis ces dernières paroles: «Sire, Votre Majesté me fait la leçon; elle prêche un converti, et je la prie d'être convaincue que ce que je désire ardemment, c'est d'obtenir et de mériter sa confiance.» Cette conversation, Monseigneur, qui dura près d'une demi-heure et dans laquelle je me sais gré de m'être restreint à ce peu de mots que l'abondance et peut-être une intention préméditée du Roi me permirent de placer, m'a paru devoir être rapportée parce qu'elle peint et le caractère du Roi et ma situation. J'ai eu pendant un instant le projet de dire à M. de Furtenstein qu'il n'avait qu'à consulter Wicquefort ou Burlamaqui, pour se convaincre que l'idée que le Roi se faisait des devoirs d'un ministre était un peu trop étroite, mais j'ai réfléchi que la sagacité de Sa Majesté s'était prémunie contre toute objection. C'est parce qu'il est frère de l'Empereur que le Roi trouve qu'il est inutile qu'on écrive ce que sa confiance le porterait au besoin à écrire lui-même. C'est parce qu'il est frère de l'Empereur que Sa Majesté impériale veut être informée de tout; et dans cette différence d'opinion mon devoir est tracé, il consiste à obéir à mon souverain.

Cependant, depuis cette audience, j'ai pris occasion de demander à plusieurs personnes qui m'ont parlé de l'état des finances, et même à M. Bercagny, si personne n'avait proposé au Roi de mettre la véritable situation de ses affaires sous les yeux de Sa Majesté impériale? Qu'il me semblait que c'était là le seul moyen de sortir d'embarras et d'éviter de grands inconvénients; enfin qu'instruire l'Empereur était rendre le plus grand service au Roi. M. Bercagny m'a répondu qu'il croyait qu'un enchaînement malheureux de circonstances avait empêché que cela ne se fût jamais fait d'une manière détaillée et lumineuse; que M. Beugnot, l'homme le plus propre à faire un pareil exposé, s'en étant chargé et étant tombé malade, avait trouvé Sa Majesté impériale partie pour Bayonne; que depuis le Roi n'avait envoyé à Paris que des aides-de-camp et qu'en général il était difficile de trouver ici un homme capable de répondre, sous ce rapport, à l'attente de l'Empereur.

Le lendemain de mon audience, M. de Bulow, ministre des finances, me dit: Votre visite d'hier va nous coûter encore quelques millions.—Je répondis qu'il n'y avait dans les intentions de Sa Majesté impériale rien qui dût amener ce résultat.—Mais le Roi l'a dit.—Au contraire, dans ce que le Roi a dit vous pourriez y trouver une épargne; car si le contingent doit toujours être de 25,000 hommes et qu'il soit question (p. 240) de former deux divisions westphaliennes; le Roi se proposant de demander, dans la même proportion, une diminution des troupes françaises à votre solde, y gagnerait tout ce que, selon lui, un pareil nombre de troupes westphaliennes coûte de moins.

C'est depuis quelques jours, Monseigneur, que les doléances sur l'état des finances westphaliennes me parviennent de toutes parts. Tous les ministres et un grand nombre de conseillers d'État m'en ont parlé, à l'exception de M. de Furstenstein qui s'en tient à la politique et qui, du reste, voit tout en couleur de rose. C'est que peu à peu les états de recette et de dépense de l'année passée se complètent, que le bilan se fait et que l'abîme est devant les yeux. Il peut s'être glissé dans les renseignements que j'ai déjà transmis à Votre Excellence, des inexactitudes de détail; mais les résultats sont certains. Pour l'année courante, le ministre des finances espère 38 millions; il en promet 36. Sur cette somme, il faudra pour les troupes westphaliennes 13 à 14 millions que le ministre de la guerre espère de réduire à onze ou à douze; pour les troupes françaises huit millions. Or les autres dépenses sont évaluées par le budget:

Dette publique, intérêts, 3,700,000 fr. 4,500,000 fr.
Amortisation, 800,000  
Liste civile, 5,000,000  
Conseil d'État, 322,000  
Ministère de la justice et de l'intérieur, 5,000,000  
des finances, du commerce et du trésor, 8,463,000  
du secrétaire d'État et des rel. ext., 1,090,000  
de la guerre, 20,000,000  
  —————  
  Total, 44,375,000 fr.

On porte à un million la dette flottante de la liste civile. Si celle-ci doit encore puiser dans le trésor public, voilà le tonneau des Danaïdes; et comment dès cette seconde année les économies du Roi peuvent-elles faire rentrer la dépense dans les limites qui ont été si fortement excédées?

Les sujets de la Westphalie payent 19 à 20 francs par tête. De tout temps cette proportion était en Allemagne; en temps de guerre, sans commerce et sans la possibilité d'établir un système productif et bien combiné d'impositions indirectes, elle pourra difficilement se maintenir, au moins il sera impossible de la dépasser. Et que pourra-t-on attendre de la ressource des emprunts?

Dans ma dépêche no 16 j'ai informé Votre Excellence qu'on comptait beaucoup sur le débit des sels westphaliens en Hollande. Depuis quelques jours MM. Vanhal et Grellet, négociants d'Amsterdam, sont arrivés ici. Il s'agit, autant que je puis en juger dans ce moment, d'une espèce (p. 241) de traité de commerce, en vertu duquel ces maisons feraient des avances en argent qui leur seraient remboursées par des sels, des cuivres, des fers et d'autres minéraux qu'ils auraient la faculté d'extraire de la Westphalie. L'avance dont on parle est de 6 millions. Le ministre de Hollande a présenté ces négociants à M. le comte de Furstenstein; hier ils ont eu avec le ministre des finances une conférence où leurs propositions ont été acceptées; aujourd'hui le tout sera soumis à l'approbation de Sa Majesté. Ils se sont présentés chez moi pour me demander des lettres de recommandation pour les agents français à Brême par où l'exportation doit se faire en suivant le Weser. Je leur ai promis ces lettres; mais je les ai prévenus que mon devoir serait de rendre compte de cette transaction à mon gouvernement. Ils m'ont dit que M. de Furstenstein se proposait de m'en parler.

M. le baron de Linden, ministre plénipotentiaire de Westphalie près le prince-primat, vient d'être nommé ministre plénipotentiaire à Berlin. M. Siméon fils, qui depuis trois mois y était arrivé comme chargé d'affaires, a été nommé ministre plénipotentiaire à Darmstadt et chargé d'affaires à Francfort. Le Roi a fait cette distinction parce qu'il est survenu que le prince-primat n'avait point encore accrédité de ministre auprès de la cour de Westphalie. M. de Norvins, secrétaire général du ministère de la guerre, a été nommé chargé d'affaires près la cour de Bade. On dit que M. d'Esterno par ordre du Roi a dû retourner à Vienne. Lorsque M. de Furstenstein me parla du retard de l'arrivée du comte de Grüne, je lui demandai si ce retard avait influé sur la permission donnée à M. d'Esterno de s'absenter de son poste? Il me répondit que non. M. de Linden, de son côté, est sur le point de quitter Vienne. Ses dernières lettres annoncent que les troupes autrichiennes se mettent en mouvement, que la guerre est résolue à Vienne, que l'archiduc Charles commandera en Allemagne une armée qu'on dit être de 120,000 hommes et qui pourra être de 130,000; que l'archiduc Jean commandera 100,000 hommes du côté de l'Italie; l'archiduc Ferdinand l'armée de Bohême.—C'est ainsi que la destinée poursuit sa marche et que les décrets de la providence s'exécutent, lorsque l'heure de la chute des empires a sonné!

La guerre avec l'Autriche devenant de jour en jour plus probable, l'empereur voulut avoir des notions certaines sur le contingent westphalien, et fit envoyer l'ordre au baron Reinhard de lui faire connaître exactement l'état des troupes de Jérôme. Vers le commencement de mars, le ministre adressa, sur ce sujet, à M. de Champagny, une très longue lettre que nous allons analyser.

M. Reinhard s'étant adressé, pour avoir des renseignements exacts, (p. 242) à M. de Norvins, alors secrétaire-général au département de la guerre, et le général Eblé, ministre, ayant refusé de communiquer les états de situation, M. de Norvins avait tiré de sa mémoire les chiffres et les notions d'où il résultait: que l'armée westphalienne était forte de 12 à 13 mille hommes dont 500 officiers, présents sous les drapeaux, que sur ce nombre 7000 étaient en marche et en Espagne, et 2500 à Cassel; que le matériel d'artillerie, fort pauvre, consistait en dix-huit bouches à feu données par l'empereur; que le général Morio venait d'acheter vingt-deux caissons et leurs attelages, que les généraux étaient pour la plupart vieux, usés, incapables, etc. La lettre de Reinhard se terminait ainsi:

Le général Eblé, Monseigneur, est venu m'entretenir de ses chagrins et de ses sollicitudes. Il craint, malgré toute la persévérance de son travail, de n'être pas en état de mettre de l'ordre dans l'administration et dans l'organisation de l'armée westphalienne et de remplir l'attente de S. M. I. Le Roi, dit-il, n'est pas toujours disposé à s'occuper des détails. Beaucoup d'heures se perdent à attendre dans l'antichambre. On est distrait et l'on ne donne pas assez d'attention à ce qui n'amuse pas assez. Souvent même une chose a été convenue et le lendemain c'est à recommencer, parce que M. le comte de Bernterode (Du Coudras) peut-être s'y est opposé. Au conseil d'État (et ceci ce n'est pas le général Eblé qui me l'a dit) le ministre de la guerre, qui n'est pas orateur, fait sa proposition. Un orateur, par exemple le général Morio, parle contre avec éloquence. Le général Eblé hausse les épaules et se tait. Souvent l'éloquence l'emporte. Souvent aussi le roi dit: Morio, vous n'y êtes pas!—Mais voici ce que le général Eblé m'a raconté, et ce qui lui a fait de la peine.

Au dernier conseil, le comte de Hardenberg, grand-veneur, dit, au sujet d'une certaine affaire: Je m'arrangerai là-dessus avec le ministre de la guerre—Ce n'est pas cela, dit le roi en plein conseil, vous êtes grand-officier et c'est au ministre de la guerre à s'arranger avec vous. Il semble que si cette maxime est bonne, il faudrait au moins pour la proclamer attendre que le temps et l'usage l'eussent consacrée?

M. d'Albignac, grand-écuyer, en déplorant comme le général Eblé les désordres des finances, l'impossibilité de continuer les dépenses de la cour sur le pied où elles sont, est réduit à la nécessité de se renfermer dans un respectueux silence après s'être fait dire souvent: «Ce ne sont point là vos fonctions.» Il m'a exprimé le désir ardent de voir le Roi appelé à l'armée. Il ne voit que ce seul moyen d'espérance et presque de salut. Au retour d'Erfurt, m'a-t-il dit, le Roi était un tout autre (p. 243) homme. Ses conversations avec l'Empereur l'avaient changé, mais huit jours après, les femmes, la Reine, les intrigants l'avaient de nouveau circonvenu.—Et comment fait, lui demandai-je, le trésorier-général M. Du Chambon qui paraît être un très honnête homme?—Il se désole et puis il s'étourdit, dit-il.

Il est de mon devoir, Monseigneur, non d'accuser M. de Bulow, ministre des finances, mais de dire que beaucoup de personnes l'accusent. Aux yeux de M. Jollivet, c'est un ennemi des Français, qui n'est jamais de bonne foi. Aux yeux de M. d'Albignac, c'est un Prussien qui nous trahit et qui dans cette vue augmente le désordre et favorise les dépenses. Aux yeux du Roi lui-même, m'a-t-on dit, c'est un homme qui ment avec un sang-froid imperturbable.

Le général Eblé aussi m'a dit que sa conduite commençait à lui inspirer des doutes; qu'ils étaient convenus de faire en commun au Roi des représentations sur l'état des finances et sur l'impossibilité de faire ou de continuer certaines dépenses; mais qu'au moment décisif M. de Bulow avait fléchi et qu'il avait fini par dire qu'il y avait moyen de trouver de l'argent. M. de Bulow est celui des ministres que je connais le moins, et qui, quoique je ne laisse pas de causer souvent avec lui, se tient assez en réserve avec moi.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 10 mars 1809.

J'étais déjà informé que le Roi ne touchait point son traitement de prince français; mais je n'ai point rectifié cette erreur, parce qu'elle se rectifiait d'elle-même: quant à la dépense de la liste civile que j'ai portée à 13 millions en treize mois, je l'ai évaluée ainsi sur l'autorité de deux ministres d'État. D'autres renseignements, comme j'ai eu l'honneur de l'écrire à Votre Excellence, la restreignaient à dix ou douze millions. J'ai ensuite, dans une autre dépêche, porté le déficit du trésor public pendant l'année passée à douze millions. Le déficit est entre le trésor public et la liste civile, et celui du trésor public, proprement dit, n'est que de six millions.

Que le Roi soit parvenu à porter la recette de sa liste civile, au moins pour l'année passée, à sept millions et demi, jusqu'à huit millions, c'est ce qui m'a été assuré de trop de côtés, pour que je puisse légitimement en douter. On m'a cité comme non compris dans l'arriéré des six millions du trésor public:

1o Obligations souscrites par le Roi et remises à la caisse d'amortissement de Paris, 1,500,000 fr.
(p. 244) 2o Restitutions et charges concernant les domaines réservés à Sa Majesté l'Empereur, 1,500,000  
3o Emprunts du Roi, 2,000,000  
4o Dette flottante de la liste civile d'après l'autorité d'un ministre d'État (le général Eblé) (un million); d'après d'autres renseignements, 500,000  
  ————  
  5,500,000  
En y ajoutant la liste civile et supplément, 7,500,000  
  ————  
  Le total sera de 13,000,000 fr.

D'après le même calcul le total du déficit du trésor public et de la liste civile sera de 11,500,000 fr. à 12 millions.

Il se peut que dans cette évaluation même il y ait encore quelque double emploi, et que, par exemple, une partie de l'emprunt ait été employée à éteindre des obligations, et je suis d'autant plus porté à croire que ma première évaluation a été exagérée, que le Roi, ayant la réputation d'être vrai, aurait certainement dédaigné de nier ce qui aurait été d'une parfaite exactitude.

J'étais, je l'avouerai, un peu effrayé, lorsqu'après avoir évalué, en vertu d'informations qui dataient de la fin de décembre et du commencement de janvier, à deux millions seulement l'excédant des dépenses de la liste civile, j'appris de plusieurs côtés qu'elles avaient monté en totalité à une somme de 13 millions. Mon devoir me pressa d'en informer Sa Majesté, et en ce moment-ci je préfère de répondre promptement à la lettre de Votre Excellence déjà trop retardée, par des éclaircissements encore incomplets, plutôt que d'attendre ceux que des recherches ultérieures pourraient me fournir, et que je me réserve de transmettre. L'administration directe des finances de la Westphalie est entre les mains des Allemands qui, par plus d'un motif que je dois ou respecter ou excuser, se tiennent vis-à-vis de moi dans une réserve qui ne m'a pas encore permis de chercher à puiser abondamment dans les sources d'informations dont ils sont dépositaires, et je ne dois pas brusquer une confiance qui ne m'est pas refusée, mais qui n'ose pas passer les bornes du devoir ou de la circonspection. D'un autre côté, tant que je conserverai l'espérance d'obtenir mes renseignements de la persuasion qui devrait être celle de tout Westphalien, que c'est l'identité d'intérêt, que c'est l'amitié pour le souverain et pour le pays qu'il gouverne, qui les réclament pour en faire le meilleur usage, je répugnerai à employer des moyens dont le moindre inconvénient est d'offrir peu de garantie pour l'exactitude.

Je n'ose pas non plus me flatter, Monseigneur, que le Roi me fournisse des occasions fréquentes de lui donner des conseils d'économie; à l'exception d'une seule occasion dont je me suis emparé, je n'ai encore (p. 245) eu l'honneur de voir Sa Majesté que dans les cercles de cour, et Votre Excellence aura pu se convaincre par la conversation dont je lui ai rendu compte et dont sa dépêche vient de me donner la clef, que dans l'opinion de Sa Majesté, des communications de cette nature avec le ministre de France sembleraient déroger à une intimité à laquelle le Roi attache un prix si légitime. Peut-être votre correspondance ultérieure, Monseigneur, m'ouvrira-t-elle quelques facilités à cet égard, peut-être pourrai-je saisir quelque circonstance où faisant connaître au Roi les sentiments de mon âme, je le disposerai à m'accorder une confiance que je m'étais préparé d'avance à ne point espérer après un séjour de deux ou trois mois seulement. Quelque délicate que puisse être ma mission, je n'y vois point de devoirs incompatibles, mais seulement des devoirs de première et de seconde ligne: ils sont tous dans ce que Sa Majesté, avec une bonté qui m'a pénétré d'admiration, a daigné me faire répondre au sujet du compliment que m'a fait Sa Majesté westphalienne.

L'économie personnelle du roi, insuffisante sans doute pour remédier à la pénurie des finances de l'État, aurait cependant sur leur amélioration une influence incalculable, et cette vérité est tellement sentie, qu'il y a peu de jours, un des plus estimables conseillers d'État m'a dit que si, en doublant la liste civile, on pouvait établir la certitude d'un ordre parfait et invariable, et celle d'intéresser le roi aux finances de l'État autant qu'aux siennes propres, on ferait le marché le plus avantageux pour la Westphalie.

Les discussions relatives à la négociation de l'emprunt ou du traité hollandais ne sont pas encore terminées. Avant-hier, en allant chez M. le comte de Furstenstein, je rencontrai l'un des négociants qui avait rendez-vous chez ce ministre pour la même heure: il me dit que la négociation avait rencontré quelques difficultés, qu'elle faisait jaser, qu'on prétendait que les intérêts monteraient à onze ou douze pour cent (d'autres disent treize), tandis qu'ils ne seraient que de six. Les deux manières de compter au reste peuvent se concilier. L'emprunt, m'a-t-on dit, doit se faire réellement à 6 pour cent d'intérêts; mais les prêteurs auront en même temps, pour le compte du gouvernement, la régie de l'extraction et de la vente des sels et métaux dont ils seront nantis, et sous ce rapport, il leur sera alloué des provisions et des frais. Quoi qu'il en soit, Monseigneur, le besoin d'argent pour le trésor de Westphalie est impérieux et urgent. Les difficultés qui se sont élevées semblent prouver qu'on ne veut pas y procéder légèrement. Le crédit de la Westphalie, le commerce de Hollande y sont intéressés; les deux rois en désirent le succès; quant à moi j'attends toujours qu'on m'en parle. L'emprunt sera de six millions de francs.

(p. 246)

Bulletin.

Cassel, 10 mars 1809.

Depuis les fêtes de l'anniversaire de la reine, il n'y a point eu de cercle à la cour. Au second bal, Sa Majesté en valsant avec le roi se trouva mal. Elle eut une suffocation qui cependant passa heureusement et ne laissa point de suite. Dans la semaine passée, la reine pendant quelques jours se tint enfermée dans ses appartements. Le roi a souffert et souffre encore d'un rhumatisme auquel il était déjà sujet l'année passée: un peu de fièvre s'y joint vers la nuit. Il y a eu quelques concerts dans l'intérieur.

M. le comte de Bernterode (général du Coudras) donna quelques jours un bal pour la fête de Mme la comtesse: on tira un feu d'artifice dans la cour; la maison étant située au milieu de la ville, le roi, pour maintenir les règlements de police, condamna M. de Bernterode à une amende de 25 frédérics, et M. Bercagny fut condamné à la même amende pour avoir été témoin de l'infraction, et ne s'y être pas opposé. Mme de Bernterode ce jour-là reçut de la Reine un beau présent consistant en colliers et en pendants d'oreille de perles et d'améthystes.

Le Moniteur westphalien d'hier annonce que M. le comte de Truchsess étant obligé de résider sur ses terres, près de Kœnigsberg, Sa Majesté avait accepté la démission qu'il avait donnée de sa place de grand-chambellan. Il y avait encore des personnes qui croyaient aux revenants. Toutes les personnes de la cour se louent de l'affabilité de la reine, depuis que Mme de Truchsess est partie. On s'étonne comment avec tant d'esprit cette dame a pu trouver le secret de ne point laisser un seul ami.

M. le comte et Mme la comtesse de Boehlen, tous deux attachés à la cour, vont la quitter pour résider dans leurs terres. M. de Boehlen avait la direction de la garde-robe que le valet de chambre, Louis, chassé il y a quelque temps, avait exploitée à son profit. M. de Boehlen était absent depuis deux mois.

Hier, dit-on, les officiers de la garde ont été convoqués pour être avertis de se tenir prêts à entrer en campagne. On en infère que le roi lui-même se dispose à partir pour l'armée.

Un événement extraordinaire arriva dernièrement à Brunswick. Le valet de chambre du général de Helleringen, commandant du département de l'Ocker, entre en plein jour dans l'appartement de son maître assis devant une table de manière à lui tourner le dos; il s'en approche, passe une corde autour du cou du général et cherche à l'étrangler. Le général se lève, lutte avec l'assassin et se débarrasse de la corde. Celui-ci (p. 247) sort, rentre et tire à bout portant un coup de pistolet dont le général est blessé. Dans l'intervalle on accourt et l'assassin est saisi. Il est en prison et l'on ne conçoit pas encore la cause de cet attentat.

M. le baron de Keudelstein (La Flèche) est en ce moment à Brunswick pour se concerter avec les autorités de cette ville, sur les réparations à faire au château que le roi a promis d'habiter pendant quatre mois de l'année.

Sous le rapport de l'industrie, comme sous plusieurs autres, la ville de Cassel est bien en arrière de celle de Brunswick. On cite des habitants de la première des traits de paresse qui sont incroyables. Les artisans refusent d'augmenter le nombre de leurs ouvriers, du moment où ils ont assez d'ouvrage pour gagner leur subsistance journalière. Il s'agissait de faire faire des galons, il y en avait de différentes largeurs. Ceux à qui on proposa la fourniture la refusèrent en entier, uniquement par la raison que des galons de petite largeur leur donnaient trop de peine, quoique du reste ils eussent les métiers et les instruments nécessaires pour les faire.

La reine a fait l'acquisition d'une petite maison de campagne sur le chemin de Napoléonshœhe où elle se propose d'établir une vacherie suisse.

Le second jour de la fête il y eut à Napoléonshœhe un petit opéra intitulé le Retour d'Aline, où joua M. le comte de Furstenstein. Le feu d'artifice fut contrarié par la neige et par quelques accidents.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 16 mars 1809.

Impatient d'éclaircir la question si embrouillée de l'état des finances westphaliennes, je me suis prévalu du nouveau titre que les intentions de Sa Majesté l'empereur me donnaient auprès de M. Siméon. Je lui ai fait part des informations que j'avais recueillies à ce sujet, et je lui ai demandé les siennes. Voici la réponse de M. Siméon: il y a eu pour l'année passée excédant et déficit à la fois. Le budget, rédigé encore sous M. Beugnot, avait évalué les recettes à 23 millions. Les dépenses des ministères avaient été réglées en conséquence: elles devaient être, par exemple, de 5 millions pour le ministère de l'intérieur et de la justice. Mais M. Bulow trouva que l'évaluation avait été trop forte et qu'il fallait la réduire à 18 millions. Chaque ministère subit en conséquence une réduction proportionnelle. Celui de l'intérieur et de la justice ne devait recevoir que 3 millions ½; cependant comme au bout de l'année les recettes se trouvèrent avoir monté à 22 millions, il y eut un excédant de 4 millions. Mais l'administration peu économique du (p. 248) général Morio et l'excédant des dépenses que causait l'entretien des troupes françaises, avaient produit dans le département de la guerre un déficit qui absorba non seulement l'excédant de 4 millions, mais bien au-delà. La liquidation des dépenses de ce département n'étant pas encore achevée, on ne peut connaître le montant précis du déficit.

Ayant dit à M. Siméon que la source des renseignements qui portaient le déficit des finances de l'État à 6 ou même à 12 millions remontait au conseiller Malchus, directeur de la caisse d'amortissement, il m'a répondu que M. Malchus était l'ennemi déclaré de M. de Bulow, et qu'on avait tort d'ajouter une foi entière à ce qu'il disait au désavantage de son antagoniste.

Quant à M. de Bulow lui-même, M. Siméon m'en a dit beaucoup de bien, il a ajouté que quand il y aurait des reproches à lui faire, il serait absolument impossible de le remplacer dans le moment actuel; mais il m'a confirmé ce qui m'avait déjà été rapporté des préventions qui ont été inspirées au roi contre la véracité et même contre la probité de ce ministre.

M. Lefebvre[115] et moi ayant cherché des occasions d'entretenir M. de Bulow directement de la situation des finances, ce ministre s'est fortement récrié contre l'imputation d'un déficit de l'année passée. Il a assuré que tout ce qui concernait cet exercice était parfaitement en règle et assuré; mais il a confirmé en même temps tout ce que j'ai déjà écrit sur le déficit de l'année courante. Il a ajouté que quant aux dépenses de la liste civile, c'était autre chose, et que cela ne le regardait ni pour le passé, ni pour l'avenir. Cependant il a soutenu que le roi n'avait rien pris sur les budgets des dépenses de l'État. Enfin il m'a remis la note ci-jointe sur les finances de 1808. Elle est, dit-il, le résumé du tableau qui sous peu sera mis sous les yeux du public.

Votre Excellence a maintenant sous les yeux un tableau officiel et ostensible qui ne coïncide nullement avec les autres renseignements, au moins jusqu'à ce qu'on puisse juger de quoi s'est composée la recette. Je crois, Monseigneur, devoir terminer là mes informations préliminaires, et ne reprendre cette matière que lorsque le temps et les circonstances m'auront permis d'y apporter un plus grand jour. Ma position ne me permet pas d'établir en ce moment une espèce de confrontation qui d'ailleurs ne pourrait donner que des résultats incomplets. Votre Excellence me permettra seulement de lui soumettre les observations suivantes.

M. de Bulow m'a dit lui-même qu'une rentrée de 12 millions sur l'emprunt forcé de 20 millions s'était trouvée assurée au premier janvier, et qu'il comptait sur la totalité des 20 millions. Tous les autres (p. 249) témoignages ne portent la recette qu'on peut espérer de l'emprunt forcé qu'à 8 ou 9, tout au plus à 10 millions: ainsi dans cette circonstance, au moins, il paraît hors de doute ou que M. de Bulow se serait trop flatté, ou qu'il n'aurait pas dit la vérité. M. Siméon, qui d'ailleurs ne paraît s'être occupé des finances que par aperçu, croit à la probabilité d'un déficit de 5 à 6 millions pour l'année passée; M. Jollivet en assure l'existence et le porte à 6.

Si la recette de 29,700,000 fr. se compose effectivement de revenus réels et imputables à l'année 1808, il est à présumer que la crainte du déficit de l'avenir, causé par les dépenses du département de la guerre, aura fait exagérer le mauvais état des finances, même pour le passé, surtout aux yeux des Allemands; que cette clameur générale qui s'est élevée, se sera égarée dans son objet, et qu'elle aura été en partie artificielle pour décréditer M. de Bulow.

Quant aux paiements arriérés qui existent réellement dans plusieurs parties et qui, par exemple, dans quelques branches de l'instruction publique, comprennent jusqu'à huit mois, outre que cet arriéré peut avoir des causes locales, M. de Bulow m'a dit qu'il en existait sans doute, puisque les rentrées, quoique assurées, n'étaient pas encore toutes réalisées, mais que positivement ces rentrées feraient face à tout.

J'ai fait observer à ce ministre que puisque les revenus de l'année avaient si heureusement excédé l'estimation, c'était preuve que la Westphalie avait de grandes ressources, et qu'on pouvait espérer que, son système financier étant actuellement organisé, elle supporterait même une forte augmentation de dépenses.

M. de Bulow m'a répondu que la constitution avait fait tarir plusieurs sources de revenu; qu'on ne pouvait pas compter dès les premiers moments sur un succès complet des opérations nouvelles; que les provinces les plus riches étaient surchargées de frais d'entretien des gens de guerre, qu'elles s'en ressentaient déjà au point de faire craindre qu'elles ne pourraient bientôt plus payer leurs impositions; et tout-à-coup il s'est rejeté sur le chapitre des dépenses que causaient les troupes françaises. On dit, a-t-il ajouté, que je suis l'ennemi des Français: mais je suis ministre des finances, je dois défendre les intérêts qui me sont confiés, et lorsque je vois, d'un côté, les soldats français logés et nourris chez les habitants, les transports faits par réquisition; lorsque d'un autre je vois accourir ici tant de Français qui cherchent à faire une fortune rapide et accaparer toutes les places et tous les profits, m'est-il permis de rester indifférent?

Il me reste à dire, Monseigneur, que lorsque j'ai évalué les dépenses de l'année courante à 45 ou 46 millions, les nouveaux régiments qui se lèvent, et les dépenses qu'exige la mise en activité du contingent entier, n'y étaient pas compris, et que le tableau de la totalité des dépenses (p. 250) qui a été mis sous les yeux du roi monte à 52 millions. Vous voyez toujours, Monseigneur, cette alternative: ou bien il n'y a point eu d'arriéré pour l'année passée, mais le déficit de l'année courante sera d'autant plus fort; ou bien il y a eu du déficit l'année passée, et celui de l'année courante sera d'autant moindre; et l'intérêt de ce pays-ci c'est de soutenir que les dépenses de l'armée et de la guerre sont les seules causes de désordre. Quant aux dépenses de la liste civile, rien n'a contredit jusqu'à présent les renseignements que j'ai transmis.

Dans cette situation des choses, l'opération qui se fait avec la Hollande pourrait être un véritable bienfait. Hier l'approbation de Sa Majesté hollandaise est arrivée, et le traité ne tardera pas à être conclu. Il est vrai que les conditions seront un peu onéreuses. Les voici: intérêts 6 pour cent et en outre un et demi pour cent en loterie; commission 2 pour cent; frais de l'opération, au moins 5 pour cent; les frais, disent les prêteurs, seront de première mise: ils n'auront pas besoin d'être renouvelés, quand l'opération durerait pendant vingt ans. L'emprunt actuel sera de 3 millions de florins en actions de 1000 florins pour lesquelles on s'inscrira à la bourse d'Amsterdam. Les Hollandais recevront les denrées au lieu du dépôt; ils se chargeront de leurs transports aux frais de la Westphalie. Sa Majesté le roi de Hollande en permettra l'importation et le débit.

D'un autre côté, on a calculé que le prix des sels en Hollande était en ce moment quadruple de celui qu'ils ont aux lieux de dépôt en Westphalie, et comme ils font l'objet principal de l'opération entière, on a trouvé que six mille lafts suffiraient à peu près pour couvrir l'emprunt.

M. le comte de Furtenstein, comme je le prévoyais, ne m'a parlé de rien. Cependant les négociants hollandais étant revenus pour me demander des lettres de recommandation pour les agents français à Bremen, j'ai d'autant moins hésité à leur confirmer ma promesse, que Votre Excellence étant instruite depuis 15 jours de cette opération, se trouvera en mesure de faire parvenir ses ordres soit à moi, soit à M. Legau.

Les négociants hollandais m'ont dit que le succès de cette opération avait éprouvé ici beaucoup de difficultés. On prétend que la jalousie contre M. de Bulow en a été la cause; que les préventions du roi contre ce ministre viennent de M. de Furstenstein et de M. Bercagny, et que le projet de placer des Français à la tête des finances et de l'intérieur existe toujours. Sa Majesté I. et R. m'a recommandé de lui faire connaître l'opinion et la situation de M. Siméon et de M. le général Eblé. J'ai déjà en partie satisfait à cet ordre, voici ce qu'il me reste à ajouter.

La situation de M. Siméon s'est beaucoup améliorée: il a regagné du crédit et de l'influence. Son fils, que le roi n'avait pas trop bien traité, (p. 251) a obtenu un poste plus avantageux. Il paraît certain qu'on avait proposé au roi un projet d'après lequel le directeur de la haute police aurait été une espèce de premier ministre, et que le roi l'a rejeté. L'opinion de M. Siméon sur le roi est celle de tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Il rend une justice entière à son cœur et à son esprit: il admire la droiture et la noblesse de l'un, la sagacité et la pénétration de l'autre; il ne dissimule point quelques défauts de caractère ou d'inexpérience. Le roi lui paraît trop impérieux sans être toujours ferme. Les idées qu'il se fait des droits et des devoirs de la royauté lui paraissent encore ou incomplets ou erronés; il craint qu'entouré par trop de médiocrités dans son intérieur, le roi ne se laisse trop aller à des ministres, et qu'il ne lui soit difficile d'acquérir ce coup d'œil de monarque qui embrasse l'ensemble, et qui sait mettre toutes les choses à leur véritable place. Quant aux finances, M. Siméon pense aussi que la Westphalie ne pourra pas supporter à la longue les charges qui pèsent sur elle en ce moment-ci; sur les dépenses de la liste civile, il s'en rapporte à la voix publique.

Le général Eblé se plaint de ce que le roi, dans son cabinet, ne donne pas toujours aux détails des affaires la même attention qu'il leur donnerait au conseil d'État. Il trouve de la difficulté à concilier toujours ses devoirs comme ministre de la guerre en Westphalie et comme général français dans des questions concernant les frais d'entretien, ou la conduite des troupes auxiliaires. Il m'a avoué que cette considération avait influé aussi sur la demande qu'il avait faite à M. le comte de Hunebourg d'être employé activement en cas de guerre. Il m'a chargé surtout de faire connaître à Sa Majesté I. et R. sa fidélité de tous les temps et son entier dévouement. Il évalue les dépenses accessoires à faire pour mettre le contingent sur le pied ordonné par Sa Majesté à 3 millions sur lesquels M. de Bulow lui a accordé un acompte de 500,000 fr.

P.-S.—Le roi, il y a quelques jours, demanda au général Eblé un état de situation de ses troupes. Le général le lui porta. Il n'est pas exact, dit le roi.—Mais, Sire, il est conforme aux états qui se trouvent dans mes bureaux.—Enfin le roi insista, et le ministre fut obligé d'y faire différents changements dont le résultat était une différence de 7 à 800 hommes au plus.

Bulletin.

Cassel, 17 mars 1809.

Le roi est sorti hier pendant quelques minutes en voiture. Le temps était pluvieux; il devait aller le soir au spectacle en grande loge. Mais un accès de fièvre assez forte l'a pris. On croit que c'est une suite des douleurs de ses rhumatismes.

(p. 252) S. M. depuis quelque temps n'avait pas l'air d'une parfaite santé.

Le Roi, à cause de son indisposition, n'avait pas non plus reçu la cour dimanche dernier. Le même jour, il fit publier dans le palais un ordre par lequel les entrées journalières auprès de Leurs Majestés furent restreintes aux grands officiers et aux personnes de service du jour. Depuis cet ordre, on a vu paraître pour la première fois en fracs, dans les soirées de la ville, les personnes attachées au palais et M. le comte de Furstenstein. On assure que Mme de X... jouit en ce moment de la confiance du roi. Elle attend son mari qui sera, dit-on, nommé aide de camp de S. M.

Depuis quelque temps, Mme de X... paraît rarement dans les sociétés ou les quitte à neuf heures. On prétend qu'elle ne s'est point encore rendue. Si elle se fait désirer longtemps, et si la passion du roi est assez forte pour ne point chercher à se distraire ailleurs, elle aura bien mérité de ce jeune prince.

M. de Marinville, secrétaire intime du roi, qu'on dit être employé aussi pour une certaine partie des plaisirs de S. M., est devenu gardien de la cassette du roi, à la place de M. Duchambon, dont les représentations quelquefois un peu importunes avaient déplu. Cependant M. Duchambon reste trésorier général de la couronne. M. le comte de Lerchenfeld, ministre de Bavière, a fait, il y a quelques jours, pour la troisième fois depuis deux mois, une course qui paraît encore devoir aboutir à Francfort. L'objet de la première était un rendez-vous, moitié d'amour, moitié de politique, avec Mme la princesse de la Tour et Taxis. Il en revint malade. Dans la seconde il avait vu le prince-primat. Il en revint rempli de fausses nouvelles qu'il débita avec beaucoup d'assurance, même à M. le comte de Furstenstein, et qui se trouvèrent démenties trois jours après. On ne sait pas encore ce qu'il rapportera de la troisième. Cependant, comme le gouvernement westphalien ne s'est point formalisé de ces voyages hors du pays où il est accrédité, il y a lieu de croire qu'ils ont été autorisés, et que le roi est au moins en partie dans le secret de ces absences.

La foire de Cassel a commencé lundi dernier: elle durera quinze jours. Elle est fréquentée par un assez grand nombre de marchands.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 21 mars 1809.

M. Bercagny m'a parlé longtemps contre M. de Bulow et ne m'a pas caché qu'il avait accusé ce ministre auprès du roi lui-même. Voici les principaux, ou plutôt les seuls griefs que M. Bercagny ait articulés. M. Beugnot était dans l'usage de laisser dans les caisses départementales tous les fonds nécessaires aux dépenses locales. Il entretenait souvent (p. 253) S. M. de la pénurie du trésor et de la nécessité de ménager les ressources de la Westphalie. M. de Bulow n'eut rien de plus pressé que de se faire valoir par l'abondance avec laquelle il savait faire affluer l'argent au trésor; il y fit venir celui réservé par M. Beugnot; il en fit l'étalage aux yeux de S. M. En attendant, un grand nombre d'employés dans les départements ne furent pas payés. Les juges de paix, les officiers de police furent laissés dans la misère. Les plaintes arrivèrent aussi de tous côtés; il fallut à grands frais renvoyer l'argent. M. de Bulow a accumulé aussi les recettes communales avec celles du trésor public. Enfin M. de Bulow est un charlatan, un intrigant du grand genre. Le roi s'est moins contenu dans ses dépenses, parce qu'on lui a persuadé que cela était moins nécessaire. M. Bercagny craint que M. de Bulow ne parvienne à se faire renvoyer par une boutade; qu'alors il ne soit regretté et il ne dissimule point que ce n'est que son grand cordon de la légion d'honneur qui le protège. «Mais, dis-je à M. Bercagny, M. de Bulow a obtenu un excédant dans les recettes de l'an passé?»—«Excédant, dit M. Bercagny en haussant les épaules...», mais il n'entra dans aucun détail. Quoi qu'il en soit, Monseigneur, M. Bulow peut avoir été faible; il peut avoir osé se permettre ce qu'un conseiller d'État français pourrait prendre sur lui; il peut avoir succombé à l'envie de plaire et de faire autrement que son prédécesseur; aujourd'hui du moins son langage a changé, et il dit hautement que si les dépenses continuent sur le pied actuel, il ne reste qu'à mettre la clef sous la porte.

L'affaire de l'emprunt hollandais n'est point encore terminée. On parle sourdement d'un projet de banque territoriale ou plutôt d'une banque à billets hypothéqués sur des immeubles. Je persiste à penser que, même aux conditions onéreuses que j'ai fait connaître, l'opération de l'emprunt est bonne pourvu qu'on n'en abuse pas. Elle serait détestable si, pour obtenir beaucoup d'argent à la fois, elle dépouillait le royaume de ses produits bruts, si l'on encombrait les marchandises de la Hollande et si l'on anticipait ainsi peut-être sur les revenus de plusieurs années.

Je suis convaincu, Monseigneur, que vous rendrez justice à la sollicitude avec laquelle je m'appesantis sur l'état des finances. C'est le côté faible du pays, et j'ose ajouter du roi. Le pays peut être sauvé d'embarras imminents; il en est temps encore; le roi peut être sauvé d'une situation pénible, d'un découragement qui déjà le gagne et du regret de céder à la nécessité tandis qu'on est digne d'acquérir la gloire d'une résolution libre et généreuse.

Votre Excellence peut prévoir aussi deux événements dont l'un ou l'autre, ou tous les deux peut-être, peuvent arriver dans l'espace d'un mois: le départ du Roi pour l'armée et un changement important dans les projets. Dans les deux cas, je croirai devoir me prévaloir de l'autorisation (p. 254) qui m'a été donnée de vous en informer, Monseigneur, par un courrier extraordinaire.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 29 mars 1809.

J'ai reçu la dépêche par laquelle Votre Excellence me charge de donner communication à la cour de Cassel de la disposition que Sa Majesté impériale a faite du grand duché de Berg, en faveur du fils aîné de S. M. le roi de Hollande. Je me suis acquitté de cet ordre, et j'ai adressé une copie de l'acte à M. le comte de Furstenstein.

J'ai demandé au général Eblé dans quelle intention le roi avait ordonné, dans l'état de situation de ses troupes, que le prince-connétable lui avait demandé, les changements dont j'ai parlé dans le post-scriptum de mon no 24. Ce ministre m'a dit que ce n'était point dans la vue de porter un plus grand nombre d'hommes effectifs que celui qui existait réellement, mais dans celle de montrer que son armée entière était, jusqu'aux moindres détails, organisée sur le modèle français, et en état de marcher.

Les monnaies, Monseigneur, m'amènent naturellement aux finances, mais ce sera, je l'espère, pour en sortir au moins pour quelque temps. J'ai trouvé l'occasion de prendre connaissance d'une pièce authentique et officielle qui ne laisse aucun doute sur le déficit des finances de l'État. C'est un rapport fait par une commission spéciale du conseil d'État sur les dépenses de l'armée et sur les moyens de les réduire à une proportion convenable avec les revenus. Dans ce rapport, les dépenses de l'armée pour l'année courante sont évaluées comme suit:

Troupes westphaliennes, 14,250,000 fr.
Troupes françaises, 7,990,000  
Arriéré du départ de la guerre pour l'année passée, 6,000,000  
  —————  
  28,240,000  
En y ajoutant les autres dépenses de l'État, telles que je les ai déjà fait connaître dans mon no 19, 24,375,000  
  —————  
La dépense totale sera de 52,615,000 fr.

Dans les dépenses de la guerre ainsi énoncées, se trouvent comprises celles de la conscription nouvelle et de la levée des deux nouveaux régiments.

À l'égard de l'arriéré de 6,000,000 le rapport s'exprime ainsi: «Quand il serait vrai qu'une partie de ce déficit sera couverte par un excédant dans les recettes, etc.». Mais d'un autre côté le général Eblé estime que l'arriéré ira à 7 millions et au-delà.

(p. 255) En évaluant en conséquence l'arriéré de l'État entre 5 et 6 millions, et l'arriéré de la liste civile, tel que je l'ai énoncé dans mon no 22, entre 4 et 6 millions, l'arriéré total de l'année passée sera toujours entre 10 et 12 millions, et rien ne m'autorise, jusqu'à présent, à me départir de cette estimation. Or, Monseigneur, les recettes présumées de l'année devant monter au plus à 38,500,000, l'arriéré de l'État pour l'année sera de 14,000,000.

Je reviens au rapport qui a été soumis à Sa Majesté, mais sur lequel il n'a été et dans les circonstances actuelles il n'a pu être pris aucune détermination. Ce rapport met en principe que, dans la proportion des recettes de l'État, les dépenses de la guerre ne peuvent excéder 13 millions. Il prouve par des faits que, dans le système allemand, l'entretien de 25,000 hommes ne coûterait que 10 à 11; et que dans le système prussien il ne coûterait que 8 millions. Il recherche les causes qui augmentent les dépenses pour l'armée westphalienne, et il indique les moyens de les réduire. Les causes d'augmentation, il les trouve principalement en ce qu'une armée de 25,000 hommes pour l'entretien et l'administration a été organisée entièrement sur le pied de l'armée française, qui est de 600,000 hommes; en ce que la garde par son nombre, par ses dépenses et par son administration séparée, est hors de proportion avec le reste de l'armée et avec les moyens du royaume (la garde est de 2473 hommes, elle coûte, selon le rapport, 1,800,000 fr.; les frais de première mise des deux nouveaux régiments en coûtent autant); en ce que toutes les fournitures se font par entreprise et rien par économie; en ce que le matériel et le personnel de l'armée n'étant point séparés, il n'existe aucun contrôle pour les dépenses, et que les facultés du ministre de la guerre le plus probe, le plus actif, ne sauraient suffire à une pareille surveillance, etc., etc. Les moyens de réduction seraient de rendre le soldat allemand à ses anciens usages pour le pain, pour l'habillement, pour les masses, de rétablir surtout l'usage des retenues, ce qui produirait l'épargne de plus d'un tiers sur la solde.

Le général Eblé pense que la dernière conscription de 7000 hommes suffira à peine pour remplir tous les cadres, le vide qu'a laissé la désertion, et les nouveaux corps accessoires devenus nécessaires pour organiser les deux divisions conformément aux vues de Sa Majesté I. et R. Sa modestie est telle, que malgré son travail infatigable, quoiqu'il ne se permette presque pas un seul moment de distraction, il craint que ses moyens ne soient au-dessous de sa place; qu'on ne lui fasse ce reproche, et que tandis que ses camarades vont recueillir de la gloire sous les yeux de l'empereur, il n'ait à lutter infructueusement dans une situation difficile et peut-être ingrate. Ce qui l'afflige surtout, c'est qu'il croit remarquer que le roi n'a pas assez confiance en lui. Je l'ai (p. 256) rassuré sur tous les points: je lui ai fait sentir qu'au moins le roi ne lui refuserait pas la confiance de l'estime. Je l'ai consolé par mon propre exemple, et en effet, Monseigneur, c'est la même nuance de caractère de Sa Majesté qui, pour le général Eblé et pour moi, produit les mêmes effets. Elle ne nous empêchera pas de sentir, d'aimer et d'admirer ses excellentes qualités, et pour ce qui me concerne personnellement, s'il est certain que plus de confiance de la part de Sa Majesté me rendrait plus heureux, je dois dire en même temps que la manière dont la plupart des personnes qui approchent du jeune monarque se conduisent à mon égard ne me laisse rien à désirer.

L'affaire de l'emprunt hollandais est terminée. Les deux négociants sont partis sans me demander de lettres pour M. Lagau. Ils doivent revenir. Ils devaient fournir sur-le-champ 2 millions d'argent comptant; ils sont allés chercher un troisième.

M. de Moronville, ministre de Darmstadt près cette cour, est parti ce matin en congé. Il sera chargé de conduire à l'armée l'un des fils du grand-duc. Son départ laisse des regrets à ceux qui l'ont connu.

La police a recueilli plusieurs indices de menées secrètes qui ont lieu en ce moment, dans une partie de la Westphalie, sous les auspices de l'ancien électeur. Il y a des émissaires, des affiches, des promesses pour les militaires qui voudraient quitter le service de la Westphalie. L'effet de ces manœuvres est suffisamment neutralisé par la marche imposante des troupes françaises qui successivement traversent ce pays. Le 25e régiment d'infanterie et deux régiments de cuirassiers ont passé par Cassel.

On était à la veille de la singulière aventure du major prussien Schill et des soulèvements de quelques parties du nouveau royaume. La police avait vent de quelques trames en cours de préparation, mais ne tenait nullement le fil de la machination.

Bulletin.

Cassel, 29 mars 1809.

Le Moniteur westphalien fait mention aujourd'hui d'une excursion que le roi fit dernièrement pour Münden où Sa Majesté alla voir un yacht que le roi de Hollande lui avait envoyé. La modestie du roi n'a pas permis qu'on y parlât des bienfaits qu'il a répandus sur sa route. Il s'est entretenu familièrement avec des habitants de la ville et de la campagne qui étaient accourus pour le voir. Il a fait manœuvrer un bataillon westphalien qui se trouvait là; et comme c'était un jour de dimanche, il lui a fait distribuer 25 frédérics qui ont été reçus aux cris de: Vive le Roi! Il rencontra, au retour, des conscrits cheminant gaiement (p. 257) et criant: Vivat der König! d'aussi loin qu'ils purent l'apercevoir, il les encouragea et leur fit également donner une petite gratification.

D'un autre côté, M. le colonel Bongars[116] épargna dernièrement au roi quelques frédérics, sous prétexte d'avoir mal entendu. Le roi, un soir, voulant aller à l'Orangerie avec la reine, et ne trouvant aucune de ses voitures prêtes, commanda qu'on fît avancer le premier cocher qu'on trouverait: il ordonna ensuite au colonel Bongars de donner à cet homme 25 frédérics; M. Bongars en donna 5.

La santé de Sa Majesté paraît assez bien rétablie: la reine à son tour a été incommodée pendant quelques jours.

Il y a eu concert et cercle jeudi passé à la cour, pour la première fois depuis un mois.

M. de Lerchenfeld, ministre de Bavière, est désolé de l'habitude que le roi a prise depuis quelques semaines de donner à souper aux personnes attachées au palais, les jours d'assemblée chez ce ministre. Il parle de faire un quatrième voyage de plus longue durée que les autres, et dans lequel il emmènerait sa femme. On prétend que le souper auquel celle-ci avait été invitée par la reine, sans son mari, et où elle manqua seule de toutes les femmes des autres ministres, a donné lieu à ces soupers qui désolent M. de Lerchenfeld.

M. le comte de Furstenstein vient de se fiancer avec la fille aînée de M. le comte de Hardenberg, conseiller d'État et grand-veneur. Ce mariage paraît bien assorti et d'une bonne politique. Il attachera au roi une famille considérée, mais dont la fortune a beaucoup souffert, et qui n'avait pas la réputation d'aimer beaucoup les Français.

Le général Eblé aussi attend Mlle Freteau pour l'épouser: elle appartient à une famille infiniment respectable de l'ancienne robe de Paris, mais elle n'a, dit-on, que 18 ans, et le général Eblé en a plus de cinquante. Et son ministère?

Bulletin.

Cassel, 15 avril 1809.

Le Moniteur westphalien d'hier donne des nouvelles du voyage de LL. MM.; on dit aujourd'hui que leur retour n'aura lieu que le 23.

Avant-hier a passé un courrier extraordinaire venant du quartier-général de M. le duc d'Auerstaedt et portant des dépêches pour le roi. Le département des relations extérieures ayant reçu hier de Stuttgard, par estafette, la nouvelle qu'un corps considérable a passé l'Inn près de Braunau, je présume que les dépêches de ce courrier auront donné à Sa Majesté connaissance de cet événement important. Voilà donc la (p. 258) guerre commencée! Si la justice de notre cause et le nom de Napoléon doivent déjà faire pressentir, même à nos ennemis, que les arrêts de la destinée seront accomplis; si déjà la grande catastrophe qui se prépare n'appartient plus au domaine de l'incertitude, qui ne peut plus tomber que sur les événements qui l'amèneront, c'est cependant avec un frémissement involontaire qu'on entend retentir au loin ce premier coup de canon; nouveau signal de la fureur aveugle, de la mort et de la chute d'un empire!

Un courrier westphalien, renvoyé de Vienne par M. d'Esterno, a porté la nouvelle de l'entrée dans cette capitale du ministre anglais et la proclamation de l'archiduc Charles, aussi remplie d'illusions que d'impostures. M. d'Esterno explique ce qui y est dit des troupes étrangères qui, dans une union intime, vont combattre à côté des armées autrichiennes, par un débarquement que les Anglais vont faire à Trieste.

Il n'est pas douteux, Monseigneur, que parmi ces frères allemands qui, encore en rangs paisibles, attendent leur délivrance, l'Autriche ne compte surtout un grand nombre de Westphaliens. Des faits dont j'ai déjà rendu compte, des renseignements venant de Vienne, et de nouvelles correspondances interceptées, en offrent la preuve. Du reste, les événements qui pourraient faire quitter à ces rangs leur attitude paisible ne sont guère dans l'ordre des probabilités, et les derniers placards d'insurrection dont j'ai rendu compte à Votre Excellence, sont, ainsi que ceux qui les avaient précédés, restés sans effet.

À la suite de l'attentat de Stendal, plusieurs habitants de cette ville ont été arrêtés. J'apprends qu'un d'eux s'est tué dans sa prison; mais ce qui donne une nouvelle importance à cette affaire, ce sont les révélations faites par un homme, porteur de correspondances suspectes, revenant de Berlin, et arrêté à Magdebourg. C'est un paysan des environs de Bielefeld qui avait entrepris le second voyage, sur l'instigation de quelques anciens baillis de son canton. Il fut adressé deux fois au major Blücher et au major Schill, tous deux au service actuel de Prusse. Ce fut le major Schill, le même qui avait acquis quelque célébrité dans la dernière guerre, qui le fit loger et nourrir gratis, et habiller à neuf. Dans sa seconde course, dès qu'il fut entré sur le territoire prussien, et qu'il se fut annoncé comme porteur d'un message pour le major Schill, il fut escorté de poste en poste par des hussards du corps de cet officier, excepté la dernière station qui précède Berlin. Il portait des billets du major Schill adressés à quatre baillis, billets insignifiants en apparence, mais qui expriment l'espérance de se revoir bientôt. En même temps, le major, qui se croit sans doute un héros, envoye son portrait aux quatre baillis. Le major Blücher avait remis au messager une espèce de lettre circulaire où il exhorte au courage et à la persévérance.

Un fait, Monseigneur, qui avait déjà frappé mon attention, lorsque (p. 259) je l'ai lu dans les papiers allemands et que j'ai relu hier dans la feuille du Publiciste d'avril, me paraît avoir un rapport assez marqué avec l'événement de Stendal et avec la déposition de ce paysan. Le voici: «Berlin, 27 mars. Le 16, les hussards de Schill sont partis inopinément de cette capitale pour aller prendre des cantonnements dans les environs, du côté de Lichtenberg. On croit que ce corps est chargé d'observer les traîneurs des troupes qui traversent actuellement la moyenne Marche et d'empêcher qu'elles ne s'écartent de la route militaire pour se répandre dans les campagnes et y commettre des excès[117]

J'ai fait part de cette circonstance à M. Siméon qui était venu m'informer de l'arrestation faite à Magdebourg. Elle lui a paru d'autant plus remarquable que le prisonnier avait aussi déposé qu'il avait rencontré, en revenant de Berlin, ces hussards qui s'étaient soigneusement informés du nombre de troupes qui pouvaient être à Magdebourg.

Le préfet du département de l'Elbe avait adressé son rapport au ministre de l'intérieur qui l'a reçu cacheté du sceau du cabinet du roi. Il est en conséquence probable que Sa Majesté aura déjà pris connaissance des faits, et l'on attribue à cette circonstance l'ordre qu'a reçu avant-hier M. Bercagny de se rendre à Brunswick. Le ministre de la justice, de son côté, y a adressé son rapport, et il a déjà donné des ordres pour l'arrestation provisoire des quatre baillis et de quelques autres personnes compromises. On se demande, Monseigneur: serait-il possible que le gouvernement prussien eût connaissance de ces manœuvres et y connivât, ou bien est-ce l'or anglais qui, à l'insu de ce gouvernement, entraîne à une conduite aussi criminelle des hommes inconsidérés et présomptueux? Si cette dernière hypothèse est fondée, elle prouve dans quel état déplorable de déconsidération et d'impuissance doit être tombé un gouvernement dont les chefs de la force armée osent se permettre des actes qui peuvent compromettre jusqu'à l'existence de leur patrie.

Ce qui indispose particulièrement en ce moment-ci un grand nombre d'habitants de la Westphalie, c'est la contribution personnelle portée à 4,400,000 francs, et destinée à entrer dans la caisse d'amortissement. On la perçoit actuellement pour l'année passée; dans un mois elle devait être perçue pour l'année courante; c'est du moins ce qu'on m'a assuré. Cet impôt, qui est une espèce de capitation, est reconnu par l'administration même comme ayant été assis sur des bases entièrement fautives, et les inconvénients qu'a fait découvrir sa perception, sont si graves, que, malgré le besoin extrême qu'on a d'accélérer les rentrées, on est obligé de s'occuper des moyens d'y remédier en changeant le principe de l'imposition. Dans le même temps, un décret royal a accumulé (p. 260) le paiement de deux douzièmes de la contribution foncière, en ordonnant qu'à l'avenir les douzièmes seraient payés d'avance.

Des réclamations lamentables ont été adressées ici de Marbourg depuis qu'on y a appris que l'université était menacée de sa dissolution. Les autres universités se montrent plus résignées à leur sort, parce qu'il était plus prévu. On espère que Sa Majesté se laissera fléchir, et que la suppression de Marbourg n'aura pas lieu, du moins en ce moment-ci.

Le ministre des finances attend d'un jour à l'autre le retour d'un des négociants hollandais avec lesquels il a négocié l'emprunt de 6 millions. Il craint que la déclaration de guerre ne nuise à cette opération, et même il vient de me dire qu'il n'y compte plus. Il se plaint aussi des effets momentanés d'une opération financière du gouvernement français qui, dit-il, a soutiré, dans l'espace de dix jours, à la Westphalie seule, plus de 6 millions, et qui entrave singulièrement la perception des impôts. Cet embarras est passager, mais il survient dans un moment où déjà l'on n'est pas trop à son aise.

Depuis le départ de M. le comte de Furstenstein, le secrétaire-général des relations extérieures, autorisé par ce ministre, me communique assez exactement les nouvelles qui arrivent à son département; et j'en sais d'autant plus de gré à M. de Furstenstein que l'époque est plus importante. C'est dans ces communications que j'ai trouvé aussi la solution de ce qui avait été une énigme pour moi, c'est-à-dire la cause de cette froideur dont j'ai dit un mot à Votre Excellence dans mes nos 29 et 30. Sous la même date que celle de votre lettre à laquelle était jointe la copie de la lettre de Sa Majesté à l'empereur d'Autriche, M. de Wintzingerode avait rendu compte de plusieurs communications confidentielles que Votre Excellence lui avait permis de prendre; et quoique le texte même de la lettre de l'empereur soit assurément une chose plus précieuse que l'extrait un peu informe qu'en avait fait M. de Wintzingerode, je ne sais quelle jalousie avait fait croire qu'il était de la dignité du roi de recevoir de pareilles communications plutôt par le ministre de Westphalie que par le ministre de France. Je sais que M. de Furstenstein s'est expliqué dans ce sens. Comme à son retour j'aurai des remercîments à faire à ce ministre, je saisirai l'occasion pour faire un premier essai, en abordant cette matière délicate.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 20 avril 1809.

J'ai reçu la lettre de Votre Excellence du 10 avril, par laquelle elle me charge de faire souvenir Sa Majesté westphalienne et M. le prince de Waldeck des arrangements au moyen desquels il leur sera facile de (p. 261) couvrir les avances que le trésor public a faites pour leurs contingents; je me suis empressé d'exécuter vos ordres.

M. le comte de Furstenstein est revenu de Brunswick hier. Le roi, qui n'est point allé à Magdebourg, est attendu aujourd'hui. Le courrier qui lui a été expédié de Strasbourg, par Sa Majesté l'empereur, a passé par Cassel le 17 au soir. Il s'est rencontré avec le courrier de l'armée venant de Donawert et chargé par Sa Majesté d'un paquet de monseigneur le prince de Neufchatel. On croit que ce papier renferme les instructions concernant le commandement qui a été confié à Sa Majesté et dont on dit qu'elle est extrêmement satisfaite, après l'extension qui paraît y avoir été donnée.

Des lettres récentes de Hollande annoncent que l'emprunt sera rempli. Seulement sa concurrence avec quelques opérations financières qui en ce moment ont lieu en Hollande même, retardera un peu l'entière exécution de celle qui concerne la Westphalie; cette nouvelle est très heureuse, car la pénurie du trésor public à Cassel se fait de plus en plus péniblement sentir.

P. S.—LL. MM. sont revenues aujourd'hui à midi: elles ont fait leur entrée au bruit du canon. On fixe au 25 le nouveau départ du roi, en conséquence des instructions plus récentes venues de Strasbourg.

Vers le mois de mars 1809, lorsque la guerre avec l'Autriche parut imminente, une rumeur sourde se répandit au centre de l'Allemagne, dans la Hesse électorale, dans le duché de Brunswick, dans la Vieille-Marche et dans la plupart des départements du royaume de Westphalie. Le gouvernement français avait su, dès le mois d'août 1808, par la lettre interceptée de Stein au prince de Wittgenstein, qu'il existait un vaste réseau d'associations politiques occultes, n'attendant qu'une occasion, un signal, pour faire éclater un soulèvement contre nous. Les mesures prises par Napoléon pour l'abolition des sociétés secrètes n'eurent qu'un résultat, celui de les rendre plus prudentes, plus dissimulées et, partant, plus dangereuses.

La Prusse était le foyer principal de ces sociétés et cela se comprend; l'Empereur n'avait-il pas réduit ce royaume à sa plus simple expression? n'avait-il pas ruiné ses finances? anéanti ses armées? ne soulevait-il pas chaque jour des difficultés nouvelles pour retarder l'évacuation de ses places fortes et pour maintenir ses armées françaises dans les provinces laissées par le traité de Tilsitt au roi Frédéric-Guillaume III?

Voici quel était au commencement d'avril l'état des troupes françaises (p. 262) et de la confédération ainsi que de leurs emplacements. En Westphalie, huit à neuf mille hommes de l'armée de Jérôme; à Magdebourg, un régiment français et un westphalien; dans les villes fortes de Stettin, de Glogau, de Custrin, dix mille soldats français vivant chez l'habitant; la division hollandaise Gratien, à Lunebourg, au nord-est du Hanovre; à Stralsund dans la Poméranie suédoise, deux bataillons du duc de Mecklembourg-Schwerin et un de Mecklembourg-Strelitz (treize cents hommes).

Lorsque Napoléon partit pour se mettre à la tête de la Grande Armée, il prescrivit la formation d'un 10e corps pour être placé sous les ordres de son frère Jérôme, et composé des troupes westphaliennes en Allemagne, de la division Gratien, des troupes saxonnes du colonel Thielmann. Ce 10e corps avait mission de couvrir la Westphalie, la Saxe, et la partie orientale de l'Allemagne. Il pouvait être renforcé par l'armée de réserve du vieux duc de Valmy (quartier général à Dessau), chargée d'empêcher les Autrichiens de prendre à revers les corps de Napoléon opérant sur le Danube.

Le 3 avril 1809, dans la nuit, une centaine de militaires allemands ayant pour chef un M. de Katt, ancien capitaine aux hussards de Schill, venant de Spandau, ville prussienne, pénétrèrent dans la petite place de Stendal, se formèrent en bataille sur le marché, prirent les chevaux et les armes des gendarmes westphaliens, et pillèrent les caisses. Le 4, à huit heures du matin, ils se dirigèrent sur Bourgstadt, cherchant, mais inutilement, à entraîner les paysans, dont un très petit nombre les suivit.

Cette singulière et intempestive levée de boucliers était la conséquence d'un plan d'insurrection générale suscitée par les sociétés secrètes, insurrection à la tête de laquelle se trouvaient le major Schill, le duc de Brunswick-Oels, le capitaine de Katt. Ce dernier, n'ayant pas eu la patience d'attendre le signal du soulèvement, brusqua la prise d'armes, espérant entraîner le gouvernement prussien à déclarer la guerre à la France, pendant que Napoléon était encore en Espagne et allait se trouver aux prises avec l'Autriche. L'échauffourée ridicule de Katt fut désavouée par le gouvernement prussien, et n'eut d'autre suite que de compromettre le major Schill et de hâter son mouvement, ainsi que nous le verrons plus loin.

Pendant que Napoléon, traversant l'Espagne et la France en toute hâte, courait se mettre à la tête de sa grande armée, en Allemagne, le roi Jérôme quittait Cassel le 9 avril avec la reine pour visiter les (p. 263) deux départements de l'Ocker et de l'Elbe, et les villes de Brunswick et de Magdebourg. Reinhard rendit compte de ce voyage par une lettre en date du 15 avril:

Leurs Majestés sont arrivées dimanche dernier au soir à Weende, domaine royal près de Gœttingen. Elles y ont passé la nuit. Le lendemain elles ont couché à Seesen dans la maison de M. Jacobsohn, président du Consistoire juif. M. Jacobsohn est un négociant très estimable et très estimé; il a formé à Seesen, à ses frais, pour les jeunes gens de sa nation, un établissement d'instruction qui se distingue par la nouveauté de l'objet et par les bons principes qui le dirigent.

On dit que la Reine en arrivant à Brunswick s'est trouvée incommodée. On n'apprend pas encore que le Roi soit parti pour Magdebourg. Immédiatement après leur arrivée à Brunswick, LL. MM. ont envoyé ici des ordres pour faire venir des lits et plusieurs valets de chambre et de pied. Mme la baronne de Keudelstein et Mme d'Otterstedt qui, il y a un mois, croyait déjà être parvenue au terme de sa grossesse, ont accompagné la Reine. Les personnes principales qui sont avec le Roi sont: M. le comte de Furstenstein, M. Cousin de Marinville, M. le baron de Keudelstein, M. Bongars. M. le comte de Willingerode, grand-maréchal du Palais, revenu le 10 de Marseille et de Paris, est aussi allé rejoindre Sa Majesté.

À peine de retour dans sa capitale, Jérôme fut informé par son ministre de la police de la fermentation que l'on remarquait dans les différentes provinces de son royaume. Inquiet pour la reine, sentant qu'il serait beaucoup plus fort pour résister à l'orage, lorsque sa femme serait à l'abri de tout danger, ayant bientôt d'ailleurs à se mettre à la tête du 10e corps, il crut devoir se séparer momentanément de la princesse qu'il envoya rejoindre l'impératrice Joséphine de qui elle était tendrement aimée.

Catherine arrivée à Francfort écrivit de cette ville, le 26 avril 1809, à Napoléon:

Sire, le Roi rend compte à Votre Majesté des motifs qui le portent à veiller à ma sûreté en m'envoyant auprès de S. M. l'Impératrice; l'insurrection qui s'augmente de moment en moment et qui est générale dans tout le Royaume, la nécessité où le Roi se trouve de ne point diviser le peu de forces qu'il a pour veiller à ma sûreté m'ont engagée à consentir à me séparer de lui dans un moment aussi critique; si ce n'était pour lui laisser la liberté nécessaire de veiller à sa propre sûreté et à celle de ses États, je n'aurais pu m'y décider et j'aurais pour moi la confiance (p. 264) dans les succès de Votre Majesté, mais c'est un sacrifice nécessaire à la sûreté et à la tranquillité du Roi.

À peine la reine avait-elle quitté Cassel qu'une conspiration à la tête de laquelle était un des colonels de la propre garde de Jérôme fut découverte par le plus grand des hasards. M. de Dœrnberg, le principal conjuré qui trahissait son souverain, quoiqu'il fût comblé de ses bienfaits, devait pénétrer la nuit dans le palais du Roi, l'enlever, ce qui eût été très facile, et le livrer aux Anglais.

M. Reinhard rendit compte des événements de Cassel à l'Empereur par une notification en date du 26 avril envoyée par le comte de Fürstenstein, et par une lettre du 29 au duc de Cadore. Voici ces deux documents:

Bercagny à Reinhard.

26 avril 1809.

Le samedi, 22 avril, le gouvernement fut averti que plusieurs rassemblements de paysans se formaient sur les hauteurs de Napoléonshœhe, ainsi qu'à Homberg, et dans divers autres villages environnant Cassel. Le Roi envoya de suite quelques détachements de sa garde pour dissiper ces attroupements et faire rentrer les paysans dans le devoir, mais ceux-ci excités par quelques malveillants, parmi lesquels on distinguait le sieur Dœrnberg, colonel des chasseurs de la garde, qui s'était mis à leur tête, et quelques autres personnes moins marquantes, refusèrent obstinément d'obéir. On fut obligé de les y contraindre par la force; plusieurs des insurgés furent tués, et un grand nombre amenés prisonniers à Cassel. Le lundi 24, tout était entièrement disparu.

Il paraît que cette insurrection, préparée depuis longtemps par des agents secrets de l'électeur, devait être générale; mais les mesures promptes et vigoureuses prises par le gouvernement l'ont arrêtée dans sa naissance. Les insurgés avaient peu de fusils, et n'étaient armés, pour la plupart, que d'instruments aratoires. On les avait entraînés par l'espoir du pillage et la menace d'incendier leurs maisons s'ils refusaient de marcher. On s'était efforcé de leur persuader que tout était disposé en Westphalie pour une révolution, et qu'ils allaient être appuyés par des armées prêtes à entrer dans le royaume; mais bientôt, revenus de leur égarement, ils se sont empressés de rentrer dans leurs foyers et de reprendre leurs travaux. Les rapports qui arrivent aujourd'hui des divers points où l'insurrection avait éclaté annoncent que la tranquillité est rétablie partout. Quelques-uns des principaux moteurs sont arrêtés; et (p. 265) il paraît que S. M. aura la consolation de n'avoir qu'un petit nombre de coupables à punir.

Les habitants de Cassel, loin de prendre aucune part à ces désordres, ont saisi cette circonstance pour donner des preuves particulières de leur dévouement à leur souverain; et toutes les classes de citoyens ont sollicité la faveur de servir Sa Majesté, et d'être employés à maintenir la tranquillité dans la ville, et à la défendre si elle était attaquée.

Le soussigné, en adressant, d'après l'ordre du Roi, la présente communication à Son Excellence M. Reinhard, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de France, saisit cette occasion pour lui renouveler les assurances de sa haute considération.

Reinhard à Cadore.

Cassel, 29 avril 1809.

Ce fut une estafette, envoyée par le roi de Wurtemberg à la reine déjà partie, qui apporta le bulletin de la bataille du 21 (Landshut); une autre estafette envoyée par le roi de Wurtemberg à son ministre près cette cour, porta le bulletin de la bataille du 22 (Eckmuhl), et un courrier de retour, du ministre de Bavière, apporta celui du 23, écrit sur le champ de bataille de Ratisbonne. Il serait impossible de peindre l'impression produite par des événements qui semblent éclipser jusqu'aux miracles d'Austerlitz et d'Iéna, et déjà j'apprends que ceux qui espéraient différemment disaient aujourd'hui: Dieu le veut.

Ni les nouvelles, Monseigneur, ni les troupes qui étaient déjà en nombre suffisant, n'ont été nécessaires pour dissiper les attroupements du 22 et du 23; mais ce sont nos victoires seules qui détruiront jusqu'à la pensée d'une révolte dans les esprits les plus mal intentionnés. C'est le feu du ciel qui est tombé ainsi sur tous les projets déloyaux et insensés.

Un régiment hollandais venant d'Altona, et l'avant-garde de deux mille hommes venant de Mayence avec six canons, sont entrés hier à Cassel.

J'ai annoncé à Votre Excellence l'arrestation de deux anciens serviteurs de l'Électeur dont les noms avaient été mis, par les meneurs des rebelles, au bas d'une proclamation. Ce sont MM. de Lenness et de Schmeerfeld, homme d'un âge déjà avancé. Il ne s'est point trouvé de preuves contre eux; mais comme anciennement suspects ils ont été conduits à Mayence où ils seront détenus en prison. Plusieurs officiers des cuirassiers ont été arrêtés ou destitués. C'est le seul régiment qui se soit mal conduit, et dans lequel il y ait eu des défections. Plusieurs autres arrestations ont eu lieu, celle d'un curé par exemple qui avait (p. 266) béni des drapeaux, celle de la femme d'un officier qui avait envoyé à son mari par la poste une écharpe pour le garantir en cas de danger. D'autres ont déjà été relâchés. Une centaine de paysans a péri. Cent cinquante environ ont été entassés dans les prisons de Cassel. Le comte et la comtesse de Bœhlen de la Poméranie ci-devant suédoise, l'un chambellan, l'autre dame de la reine, ont reçu l'ordre de quitter Cassel dans les vingt-quatre heures et de rendre leurs décorations. Ce qu'on sait du motif, c'est que le Roi a reproché à M. de Bœhlen de s'être promené au parc à huit heures du soir avec un inconnu, et d'avoir dit en le quittant: Je désire que ce plan réussisse.

La dame à l'écharpe de garantie demeurait à Homberg, petite ville où il y a un chapitre protestant de dames nobles. L'abbesse était sœur de l'ex-ministre Stein. La sœur d'un ex-ministre de l'Électeur en était aussi. Cette petite ville était le foyer de l'insurrection. Les chanoinesses ont été arrêtées et conduites à Cassel.

M. le comte de Furstenstein m'a adressé par ordre du Roi une note concernant cette insurrection. J'ai l'honneur, Monseigneur, de vous en transmettre ma copie, ainsi que celle de ma réponse.

Je n'ai rien à ajouter pour le moment aux causes qui ont amené cet événement, et dont ma correspondance a rendu compte à Votre Excellence. Mais il faut sans doute vous entretenir des fortes et pénibles impressions qu'ils ont produites et des conséquences qui peuvent en résulter. Qu'un attentat qui paraît avoir eu pour objet la personne sacrée du Roi ait profondément affecté l'âme généreuse et confiante de ce jeune monarque; que les Français qui l'entourent après avoir craint pour lui et pour eux-mêmes, indignés, exaltés, se fassent un mérite exclusif de leur fidélité; que les défiances, les soupçons s'étendent au delà des bornes légitimes; que beaucoup d'Allemands consternés ne se croient pas assez protégés par le sentiment de leur innocence; que liés avec des coupables par des relations de famille ou de société, ils craignent de paraître coupables eux-mêmes; qu'il en résulte un état d'anxiété, voilà ce qui n'est que trop naturel.

Mais quelles sont les maximes qu'adoptera désormais le gouvernement? Sera-ce la sévérité ou la clémence que la politique conseillera de faire prévaloir? Des passions subalternes et quelques intérêts particuliers ne s'empareront-ils pas de la circonstance pour amener des changements, soit dans les personnes, soit dans le mode de l'administration?

M. Bercagny, dont la place en ce moment acquiert une grande importance, m'a parlé à ce sujet dans un sens qui me paraît extrêmement sage. Il m'a dit qu'il avait calmé lui-même des mouvements trop fougueux de quelques Français, et qu'il sentait toute l'importance qu'il y avait à ce qu'il ne s'établît point de scission ni de (p. 267) distinction entre les sujets ou les serviteurs de Sa Majesté sous le rapport de la nation à laquelle ils appartiennent.

J'en étais là, Monseigneur, lorsqu'il m'a été annoncé de la part de Sa Majesté qu'Elle me recevrait en audience particulière pour lui remettre la lettre par laquelle Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie, lui annonce l'heureux accouchement de S. A. I. madame la vice-reine d'Italie, lettre que j'avais reçue avant-hier. Je reviens de cette audience. Le Roi m'a témoigné son étonnement de ce que le courrier qu'il avait envoyé au quartier-général impérial n'était pas encore revenu. Il m'a ensuite parlé des événements du jour; et je lui ai dit que toute la conduite qu'il a tenue dans ces circonstances pénibles, que surtout tous les actes qui portent l'empreinte de l'impulsion de son propre esprit et de son caractère, ont dû lui attirer l'amour et l'admiration, et c'est très certainement l'effet qu'ils ont produit sur moi. En effet sa résolution de monter à cheval et de se montrer du côté même où l'on avait vu paraître les rebelles au moment où dans leurs rassemblements on le disait déjà prisonnier; celle de ne point quitter sa résidence au moment terrible où rien ne semblait encore garantir la fidélité de ses gardes; son allocution aux officiers; les deux proclamations qu'il a dictées; les mots qu'il a dits et dont j'ai cité quelques-uns; tout cela est vraiment royal. Il est certain, m'a dit Sa Majesté, que sans la découverte de M. de Malmsbourg, je me trouvais surpris. Les rebelles devaient arriver dans la nuit, les conjurés entraient dans mon appartement sans obstacle et sans défiance; et croiriez-vous qu'il y avait une foule de gens qui savaient le complot, et qui ne se croyaient pas obligés de le révéler. Cependant, a ajouté Sa Majesté, l'Allemand par son caractère n'est pas traître.—C'est une manière de voir fausse et criminelle, ai-je répondu, par laquelle ceux dont parle Votre Majesté se sont fait illusion à eux-mêmes, et cependant oserais-je dire à Votre Majesté, à présent que le danger est passé, que les espérances coupables ne renaîtront plus, que le sentiment même qu'on peut supposer en avoir été la cause, une certaine ténacité d'attachement, tournera au profit de votre règne, et que plus le temps et les événements s'éloigneront du passé, plus la fidélité à Votre Personne et à Votre Dynastie deviendra inébranlable et assurée.

On ne peut, Monseigneur, arrêter sa pensée sans frémir sur les malheurs qui seraient tombés sur ceux-là même qui, dans leur aveuglement, désiraient peut-être le succès de l'insurrection. Aujourd'hui en punissant les perfides d'action et les traîtres, il sera facile d'être généreux envers les coupables d'intention ou d'égarement. J'apprends que l'intention de Sa Majesté est de publier une amnistie générale pour tous les paysans. Les autres seront mis en jugement, et même à l'égard de ceux-ci, il paraît que l'intention du Roi est de faire prévaloir la clémence.

Sa Majesté a fait la réponse la plus terrible et la plus sublime aux (p. 268) manifestes d'insurrection de l'Autriche, en se servant du courage et du dévouement de ces mêmes Allemands, qu'on voulait séduire, pour écraser les armées autrichiennes. Il y aura solidarité de destinée, et ce sera une glorieuse récompense de la fidélité des uns, lorsqu'elle obtiendra le pardon ou repentir des autres. J'ose avouer à Votre Excellence que lorsque j'ai vu le Roi déjà porté à pressentir que tel serait le système qu'adopterait son auguste frère, je me suis abandonné moi-même à ces beaux pressentiments.

Sa Majesté m'a fait l'honneur de me parler de son voyage prochain à Hambourg. Je désirerais beaucoup, Monseigneur, de recevoir vos ordres pour savoir si de préférence je dois suivre le Roi ou rester à Cassel. Jusqu'à présent rien n'annonce que l'intention de Sa Majesté soit de se faire accompagner par les membres du corps diplomatique, et s'il m'est permis d'opter, je ne quitterai point cette résidence. Mais il peut arriver des cas où des instructions éventuelles seraient pour moi d'un grand prix pour diriger ma conduite.

Ainsi, le mois d'avril 1809 avait vu se produire, en Westphalie: la ridicule équipée du capitaine de Katt à Stendal, et la conspiration plus sérieuse du colonel de Dœrnberg. Le 28, commença la singulière course du major de Schill, et bientôt après l'entreprise désespérée du duc de Brunswick-Oels. Les affaires de Schill et du duc de Brunswick sont rapportées longuement et très exactement dans le quatrième volume des Mémoires du roi Jérôme. Nous n'en ferons pas l'historique, nous nous bornerons à donner quelques lettres et bulletins qui y ont trait:

Bulletin.

Cassel, 3 mai 1809.

Le mariage du comte de Furstenstein avec Mlle de Hardenberg a été célébré dimanche dernier au palais. La société a été peu nombreuse, la corbeille riche et magnifique. Il y a eu souper et bal. Le lit nuptial a été dressé dans une pièce attenante à la salle du conseil.—M. de Gilsa, ancien grand-écuyer de l'électeur, père de treize enfants vivants, et n'ayant d'autre moyen d'existence que les appointements des places que son épouse et lui remplissent à la cour, a profité de cette circonstance pour demander au Roi la grâce de son gendre, le sieur de Buttlar, compris dans l'art. 1er du décret du 29. S. M. la lui a promis.—La sœur de Mme de Stein soutient son rôle d'héroïne. Elle ne sort point; elle provoque son supplice. Elle est du reste vieille, laide, contrefaite. Une sœur de Mme de Gilsa, dignitaire du même chapitre, a refusé la permission que le Roi avait donnée à son frère de la prendre chez lui.—Le (p. 269) Roi a fait plusieurs nominations d'officiers pour remplacer ceux qui ont été destitués ou arrêtés.—On a trouvé parmi les papiers Dœrnberg un paquet cacheté et portant l'inscription: à ouvrir après ma mort. On dit que ce paquet ne renferme que des lettres d'amour, dont quelques-unes de Mme de P. Cet homme, peu de jours avant sa défection, avait fait venir sa femme et ses trois enfants qui résident à Brunswick et qui se trouvent aujourd'hui dans la misère. Quatre mille francs que le roi lui avait donnés se sont trouvés intacts dans son secrétaire. Il paraît que ce n'est pas sans combats intérieurs qu'il s'est chargé du rôle de traître; il y a dans sa conduite présomptive délire et inconséquence.—Pendant la crise, la ville de Cassel paraissait plus calme qu'à l'ordinaire. Le peuple semblait apathique, mais il montrait une grande incrédulité sur nos victoires.—Quelques mauvais sujets avaient excité des mouvements dans une commune du département du Harz. Ils furent arrêtés, et le préfet manda au ministre de l'intérieur qu'il avait pris les mesures les plus efficaces pour empêcher que la contagion ne gagnât le département de la Werra. C'était dans ce dernier département qu'était le foyer de l'insurrection.—Le baron de Wendt, aumônier du Roi, envoyé dans les communes catholiques de la Hesse, qui en effet n'ont pas remué, dit à son retour qu'il les avait exhortés à ne point se mêler de ces affaires, à labourer leurs champs et à laisser faire les autres. Il n'y entendait pas malice.

MM. de Malsbourg et de Coninx, conseillers d'État, allant l'un et l'autre dans ses terres, l'un vers Paderborn pour calmer les esprits, furent arrêtés tous les deux et coururent quelques dangers. Le second fut sauvé par une ancienne femme de chambre de sa femme, qu'il rencontra voyageant en compagnie avec un étudiant. Elle lui fit prendre le rôle et le costume de son amant, et ce fut sous son escorte qu'il revint à Cassel.

Bulletin.

15 mai 1809.

Un membre du Conseil d'État disait dernièrement qu'il fallait chasser tous les Allemands de la Wesphalie.—Un chef du département des relations extérieures a proposé gravement au ministre de Saxe de troquer le royaume de Wesphalie.—M. de Wolfradt, ministre de l'intérieur, ayant obtenu par le canal de M. Bercagny un emploi pour un Allemand qu'il lui avait recommandé, lui exprima sa reconnaissance avec un tel élan de sensibilité qu'il alla jusqu'à lui baiser la main. Je suis d'autant plus touché de cette faveur, ajoute M. de Wolfradt, que c'est la première que vous ayez accordée à un Allemand. M. Bercagny, furieux, lui répondit: Monsieur, si tout autre qu'un ministre d'État m'avait fait un pareil compliment, je l'aurais jeté hors de la porte.—La (p. 270) commission spéciale a condamné à mort un maréchal-des-logis des cuirassiers convaincu d'avoir assisté à l'enlèvement d'une caisse par les paysans révoltés. Elle a condamné à la même peine un jeune homme de vingt-un ans, officier du même régiment. Il a été exécuté avant-hier. Il avait demandé de commander lui-même l'exercice pour son exécution. On eut le tort de le lui permettre; il mourut avec beaucoup de courage.—La gendarmerie avait ramassé quatre-vingt-treize conscrits qui avaient déserté après la publication du premier décret prononçant la peine de mort contre ce crime; à cause des circonstances actuelles, ils furent tous condamnés. Assemblés sur le lieu de l'exécution, on leur déclara que deux seulement seraient fusillés, et que le sort en déciderait. Cette clémence, tempérée par une sévérité nécessaire, a produit un très bon effet. Malheureusement, le sort se montra injuste, là où le Roi s'était montré si bon, il tomba au sort les deux plus doux, peut-être les plus innocents de la troupe.—M. de Buttlar, gendre de M. de Gilsa, a obtenu sa grâce. Il n'a perdu que son emploi, et a été conduit en France. Il sera détenu pendant deux ans.—Le Roi fait souvent passer la revue des troupes. Il se promène beaucoup à cheval et quelquefois à pied dans le beau parc de Cassel qui a été interdit au public pendant certaines heures de la journée et de la soirée.—On avait fait espérer à un des régiments de cuirassiers français qui traversaient la Wesphalie que le Roi le passerait en revue. Le régiment attendit pendant deux heures à la pluie à la porte de Cassel, et la revue n'eut pas lieu. Quelqu'un en parla à Sa Majesté:—J'étais, dit le Roi, embarrassé de décider à qui j'accorderais la droite. Si c'était aux cuirassiers, j'affligerais ma garde, et elle n'avait encore rien fait pour la mériter.

Nous allons faire connaître de quelles forces disposait le roi Jérôme à cette époque critique:

Du 10e corps dont il avait le commandement et qui était composé: 1o de trois mille cinq cents hommes en garnison sur l'Oder ou dans la Poméranie; de quatre cents hommes (général Liebert) à Stettin; de onze cents hommes (général Coudras) à Stralsund; de deux mille hommes à Custrin; de la division westphalienne d'Albignac à la poursuite de Schill; de la division hollandaise Gratien également en marche sur Stralsund, et recevant des ordres tantôt de son souverain, tantôt de Jérôme; de la division westphalienne de la garde (deux mille cinq cents combattants), commandée par les généraux du Coudras comte de Bernterode, Bongars pour les gardes du corps, colonel comte de Langenswartz pour les grenadiers à pied, major Fulgraff pour les chasseurs à pied, colonel Wolff pour les chevau-légers, (p. 271) prince de Philipsthal pour les chasseurs carabiniers, envoyés à Halberstadt. Quartier général à Cassel, chef d'état-major général le général Rebwell. La division westphalienne de la ligne avait ses trois régiments d'infanterie à Magdebourg, 1er, 5e, 6e; le régiment de cuirassiers à Halberstadt. La division Gratien forte de deux brigades, d'un régiment de cuirassiers et de trois compagnies d'artillerie, était à Stralsund où elle détruisit les bandes de Schill. Enfin à Cassel et à Magdebourg se trouvaient encore, sous le colonel Chabert, des détachements français et du régiment Grand-Duché de Berg envoyé de Mayence lors des troubles, environ trois mille hommes.

Tout cela composait bien un corps d'environ seize mille combattants, mais la garnison de Magdebourg en immobilisait cinq mille, mais l'empereur redemandait dans toutes ses lettres le renvoi du régiment Grand-Duché de Berg, mais la division hollandaise ne devait pas tarder à recevoir de son roi l'ordre de rentrer en Hollande à cause du débarquement des Anglais aux bouches de l'Escaut, en sorte que, par le fait, Jérôme ne pouvait mettre en ligne plus de huit à neuf mille hommes, en y comprenant deux mille Saxons à Dresde sous les ordres du colonel Thielmann.

Il y avait bien aussi à Dessau, sous le nom de Corps d'observation de l'Elbe, deux divisions aux ordres du duc de Valmy, mais ce dernier avait défense de disposer d'un homme sans l'ordre formel de l'empereur, à moins que ce ne fût pour la défense de Mayence.

Cependant le duc de Brunswick-Oels, secondé par l'Autriche, était parvenu à lever à ses frais, en Bohême, une légion qui, revêtant l'uniforme noir, prit le nom de: Armée de la Vengeance, et le duc dépossédé de Hesse leva également une autre légion de sept à huit cents hommes portant l'uniforme vert.

Vers le milieu de mai 1809, ces deux légions, soutenues par quelques troupes autrichiennes, s'établirent vers Neustadt, Gabel et Rümburg sur la frontière de Bohême, menaçant la Saxe. À cette nouvelle, notre allié, le roi de Saxe, se retira à Leipzig, au nord-ouest de ses États, vers la Westphalie, demandant à Jérôme de marcher à son secours, affirmant que la Prusse avait déclaré la guerre, que l'avant-garde de Guillaume marchait sous les ordres de Blücher. Napoléon, recevant cette nouvelle de son frère Jérôme, répondit que les Prussiens n'étaient pour rien dans cette levée de boucliers, que le 10e corps suffisait pour tenir tête à l'ennemi du côté de Dresde, ville qu'il fallait occuper et garder. Il défendit au duc de Valmy de déplacer ses divisions.

(p. 272) Sur les ordres de Jérôme, le colonel Thielmann, avec ses deux mille Saxons, se porta de Dresde sur la frontière de la Lusace, livra quelques combats au duc de Brunswick dans les montagnes, le chassa de Zittau et de Rümburg. Mais voyant l'ennemi manœuvrer pour gagner les défilés de Leitmeritz et de Tœplitz et se porter sur Dresde par la route de Dippoldiswalde, il se hâta de se replier sur la capitale du royaume pour la défendre. En effet, un corps autrichien de six mille hommes, commandé par le général Am-Ende, s'était rendu à Leitmeritz pour appuyer le duc. Le 10 juin, les Autrichiens et les bandes de Brunswick, ayant opéré leur jonction, marchèrent sur Dresde. Le 11, ils y entrèrent. Thielmann, se voyant trop inférieur en force pour lutter dans la ville, préféra tenir la campagne. Il avait pris la résolution de se replier sur le 10e corps, lorsque dans la nuit du 11 au 12 juin il crut pouvoir essayer de surprendre les bivouacs du duc. Après un combat des plus vifs, la cavalerie autrichienne de Am-Ende força les Saxons à se replier sur Leipzig par Wilsdruf. Thielmann ne fut pas d'abord poursuivi, le général autrichien ayant voulu recevoir du gouvernement de la Bohême l'autorisation de se porter sur Leipzig. Le 19, cette autorisation étant arrivée permit aux deux alliés de suivre Thielmann qu'ils rencontrèrent près de la ville. La lutte ne fut pas longue, le colonel saxon avait trop peu de monde, il passa l'Elster et se replia par Lutzen sur la Saale. Le 22, il fut joint à Weissenfels par les troupes du roi Jérôme. Ce dernier, ayant à Cassel le régiment grand duc de Berg et sa garde (trois mille hommes), expédia l'ordre à Albignac et à Gratien, l'un à Domitz, l'autre à Stralsund, de le venir joindre à marches forcées à Sondershausen, en descendant l'un par Magdebourg, l'autre par Brunswick. Lui-même avait l'intention de se porter sur Sondershausen avec sa garde, et de là sur Dresde. Mais les opérations contre Schill n'ayant pas permis à ses deux généraux de se mettre en marche pour la Westphalie avant les premiers jours de juin, le Roi modifia ses projets primitifs. Cependant, en apprenant le 15 juin l'entrée à Dresde des Autrichiens, il fit partir le 16 ses troupes, et le 18 il se mit lui-même en marche après de nouveaux ordres envoyés à Albignac et à Gratien.

L'empereur ne plaisantait pas pour ce qui avait trait aux affaires de la guerre. Il écrivait à Eugène, le vice-roi d'Italie: «Mon fils, la guerre est une chose sérieuse»; à Joseph, à Naples: «Les états de situation de mes troupes sont les romans que je lis avec le plus de plaisir». Aussi les négligences de Jérôme à cet égard (p. 273) lui étaient-elles très sensibles. Le 16 juin 1809, il manda au prince de Neufchatel:

Mon cousin, écrivez au roi de Westphalie, commandant le 10e corps d'armée, que je n'ai aucune situation, que je ne reçois aucun rapport, que j'ignore où sont mes troupes, que depuis dix-sept jours que l'affaire de Schill s'est passée, je n'en ai pas encore reçu de rapport officiel; que si, comme commandant du 10e corps, il ne correspond pas fréquemment avec vous et ne vous rend pas compte de tout ce qui intéresse ce corps d'armée, je me verrai obligé d'y nommer un autre commandant.

Jérôme crut de sa dignité de mener avec lui à l'armée, non seulement un grand nombre d'équipages, de gens de cour, chambellans et autres, mais même les ministres plénipotentiaires étrangers accrédités auprès de sa personne. Averti de cette circonstance par les lettres de Reinhard, Napoléon, qui aimait à voir faire la guerre sérieusement, comme il la faisait lui-même, trouva fort mauvaise cette manière d'agir de son frère.

Cependant le 21 juin, les divisions Albignac et Gratien après des marches rapides se joignirent aux autres troupes de Jérôme qui se trouva ainsi à la tête d'une douzaine de mille hommes. Le 22, Albignac rallia les Saxons sur la Saale à Weissenfels, et les opérations commencèrent.

Nous donnerons plus loin quelques lettres de M. Reinhard relatives à cette campagne de Saxe pendant laquelle il ne quitta pas le quartier général du Roi, campagne qui mécontenta fort l'empereur; mais avant, analysons rapidement les événements militaires.

Le 24 juin, Jérôme, ayant rallié les troupes du 10e corps et étant arrivé de sa personne à Querfurt, passa la Saale et poussa l'ennemi sur Leipzig qu'il évacua le lendemain. Le Roi entra le 26 à Leipzig, pendant que le général d'Albignac continuait à pousser les Autrichiens sur Dresde. Un petit engagement eut lieu à Waldheim, et pendant la nuit le duc de Brunswick se séparant de Kienmayer avec ses bandes fila sur Chemnitz au sud-est pour gagner Bayreuth et la Westphalie, tandis que les landwehr de Kienmayer se ralliaient sur Dresde, et que lui-même avec ses troupes régulières prenait la route de Bayreuth. Le 29, tout le 10e corps étant concentré à Waldheim, Jérôme marcha sur Dresde. Le 30, le colonel Thielmann commanda l'avant-garde du 10e corps, et le général d'Albignac pénétra à Dresde où le Roi fit son entrée le 1er juillet.

(p. 274) À Dresde, Jérôme apprit que ses États paraissaient peu tranquilles, qu'une expédition anglaise semblait menacer les côtes de la Hollande, et que le duc de Brunswick se dirigeait sur la Westphalie. Ces nouvelles le déterminèrent à abandonner Dresde où l'empereur voulait qu'il se maintînt. Le 4, il quitta cette ville, faisant engager fortement le roi de Saxe à rentrer dans sa capitale.

Reinhard écrivit à Champagny, de Mersebourg et de Leipzig le 26 juin, et de Dresde le 1er juillet, les deux lettres suivantes:

Reinhard à Champagny.

Mersebourg, 26 juin 1809.

Le Roi est arrivé à Querfurt avant-hier matin à onze heures (24 juin); hier, à dix heures du matin, il est arrivé à Mersebourg.

La division du général Gratien, le régiment de Berg et une grande partie de la garde marchent avec Sa Majesté. La totalité de ces troupes est entre 6 et 7,000 hommes; celles du général d'Albignac, en y comprenant les Saxons, montent au même nombre dans lequel il y a 1,300 chevaux. L'artillerie des deux corps est de 52 pièces; celle des Hollandais surtout est très belle et parfaitement tenue. Le corps hollandais et environ 800 Français, répartis entre les deux divisions, sont ce que nous avons de mieux en officiers et en soldats. D'après des renseignements qu'on a lieu de croire exacts, les forces du duc d'Oels montent en tout à 9,080 hommes. Sa bande noire, qui s'appelle la Légion de la Vengeance, est une mauvaise troupe; quelques escadrons d'Uhlans, du régiment de Blankenstein, méritent un peu plus de considération. Le 23, le duc d'Oels fit un mouvement en avant, et les troupes saxonnes furent obligées de reculer jusqu'à Weissenfels. Ce mouvement avait pour objet de masquer la retraite. En effet, dès le 24, l'ennemi évacua Leipsig où nos troupes sont entrées hier au soir à deux heures. Ce matin toutes nos troupes se sont portées en avant: le Roi partira à onze heures.

On a intercepté une lettre où l'archiduc Charles reproche au duc d'Oels les excès commis en Saxe par sa troupe, qui doit, dit-il, être entièrement soumise aux lois de la discipline autrichienne, aussi longtemps qu'elle aura besoin d'être soutenue par les Autrichiens. Déjà le duc d'Oels était subordonné au général autrichien Am-Ende, et c'est à celui-ci qu'il adressa la députation de Dresde qui était venue à sa rencontre.

Le général Gratien a présenté hier au Roi les principaux officiers de sa division; Sa Majesté s'est entretenue pendant longtemps avec eux. Il (p. 275) règne une grande activité au quartier-général. Le général d'Albignac a été fidèle à l'ordre de ne rien hazarder. Depuis que les ennemis se retirent, quelques personnes pensent qu'il aurait pu se porter sur leur derrière: il valait encore mieux ne commettre aucune imprudence.

La ville de Cassel est tranquille. Cependant, le général Eblé a pris occasion d'un mouvement qui a eu lieu à Carlshaven contre des gendarmes, pour écrire en deux mots au Roi: que jamais la Westphalie n'a été aussi près d'une insurrection générale. Une preuve des manœuvres clandestines qui continuent à y avoir lieu, c'est qu'on a arrêté dernièrement une voiture chargée d'armes et de poudre à canon au moment de son passage par Homberg. Dans une lettre interceptée de l'électeur de Hesse, il est dit qu'on ne fera rien de bon aussi longtemps que cet entêté de roi de Prusse ne se déclarera point. Il est certain que les matières combustibles sont entassées partout; mais toutes les étincelles ne seront point propres à y mettre le feu.

Leipzig, le 26 au soir.

Le Roi est entré à Leipzig à deux heures du soir, à cheval et à la tête de ses troupes. Il ne reste plus de doute sur la retraite des ennemis et sur la difficulté qu'il y aura à les atteindre. Sa Majesté partira demain: le corps diplomatique ne le suivra pas immédiatement.

Ce soir le Roi m'a fait entrer dans son cabinet: il m'a répété que depuis Sundershausen il n'avait pas eu le temps d'écrire à S. M. l'Empereur. Comme il a paru attacher quelque intérêt à ce que j'écrivisse, j'expédierai cette lettre par estafette jusqu'à Stuttgard.

Dresde, ce 1er juillet 1809.

Le Roi partit de Leipzig le 28 à onze heures du matin: la division hollandaise l'avait précédé la veille. Sa Majesté passa la nuit à Grimma. Le lendemain 29, le quartier-général devait être transporté à Waldheim, petite ville située dans un défilé. Le Roi était en arrière, et nos voitures l'avaient cette fois précédé, lorsqu'à une demi-lieue de Waldheim nous rencontrâmes le général d'Albignac qui ordonna aux bagages de rebrousser chemin. Les ennemis ayant fait un mouvement sur leur gauche s'étaient portés sur Chemnitz. Le quartier-général fut établi à Hartha, village en arrière de Waldheim. Hier à deux heures de l'après-midi, le Roi est arrivé à Nossen d'où il est parti ce matin à cinq heures. À dix heures, Sa Majesté a fait son entrée à Dresde à la tête de ses gardes et des cuirassiers saxons, au bruit des canons du rempart et des cloches de la ville. Elle s'est logée au palais de Brühl.

Les ennemis avaient quitté Dresde avant-hier. Le général Kienmayer, arrivé depuis quelques jours, avait établi un camp. Ce camp a été levé hier et il n'est pas douteux que dès demain les ennemis seront rentrés (p. 276) dans les frontières de la Bohême. Nos hussards leur ont déjà enlevé quelques chariots. À la tête de la colonne qui s'est montrée à Chemnitz et qui avant-hier encore poussait des patrouilles d'uhlans jusqu'à Penig, où est le duc d'Œls. Il a peu de troupes réglées avec lui: sa bande noire qui s'est très mal comportée partout, et ce qui est à la solde de l'électeur de Hesse, paraît en composer la partie principale. Cependant, la retraite vers la Bohême de ce corps qui avant-hier encore se trouvait en quelque sorte sur nos derrières, ne paraît pas bien constatée. Du reste, il est peu probable qu'il risquera de prolonger son incursion. Quand le duc d'Œls qui n'est point, comme on l'avait dit, entièrement subordonné au général autrichien, mais qui est considéré comme une espèce d'allié, voudrait, en profitant de l'absence du roi, se jeter dans la Westphalie, ce serait probablement parce que ses alliés voudraient en être quittes; il serait abandonné par les troupes autrichiennes et il ne lui resterait qu'une bande moins dangereuse que celle de Schill. Ce nouveau libérateur de l'Allemagne, ivre de tabac et de bière et de quelques vivat de la populace de Leipzig, voulait enrôler sous ses drapeaux tous les étudiants de cette université. On lui a ri au nez. Par représailles il a levé une contribution de 6,000 thalers à Leipzig et de 5,000 à Dresde. Les Autrichiens se sont partout conduits avec beaucoup de ménagements. Leur retraite au reste, et même quelques bruits que nous avons trouvés ici circulant, semblent prouver qu'il s'est déjà passé quelque événement important sur le Danube, et c'est vers ce côté-là que nous ne cessons de tourner nos regards.

Il y a eu le 28 un petit engagement entre les troupes du général d'Albignac et celles du duc d'Œls, en avant de Waldheim. Il paraît que c'était une affaire de reconnaissance et que le tout s'est réduit à quelques blessés de part et d'autre. Le général d'Albignac a repris le commandement de la cavalerie et c'est le colonel Thielmann, qui déjà avait remplacé le général Dyherrn dans le commandement des troupes saxonnes, qui commande aujourd'hui l'avant-garde. Le prince de Hesse a été commandant de la ville de Dresde. Sous les Autrichiens c'était le prince de Lobkowiz, commandant les milices de Bohême.

Je vous ai déjà parlé, Monseigneur, d'un mouvement qui avait éclaté à Carlshaven: il a été dissipé par quelques gendarmes. Celui qui a eu lieu à Marbourg a été plus sérieux: quatre ou cinq cents paysans sont entrés dans la ville, mais ils en ont été promptement chassés par la garde départementale. Cet événement a donné lieu à l'arrestation d'un inconnu qui se nommait Ermerich, qui résidait à Marbourg depuis trois mois, et qu'on dit avoir été colonel en Angleterre. M. Lefebvre m'a envoyé et j'ai l'honneur de vous transmettre la copie d'une lettre qu'on a trouvée dans ses papiers. C'est un homme de soixante-quatre ans: il nie encore tout.

(p. 277) Ces mouvements, Monseigneur, ont été sans doute la cause d'une certaine inquiétude que vous aurez pu remarquer dans la dernière conversation du roi dont j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre Excellence. Du reste, quelque vastes que puissent être les vues des meneurs, il est certain que les paysans n'ont pu être séduits que par des causes locales; c'est la contribution personnelle qui a occasionné le petit désordre de Carlshaven; ce sont les droits de consommation qui ont conduit les paysans à Marbourg et l'on me mande que ce sont eux-mêmes qui ont arrêté et livré l'inconnu dont je vous ai parlé. Ce qui doit rassurer entièrement, c'est que 1,500 hommes de l'armée de réserve se sont rendus à Marbourg du moment où une lettre du préfet de la Werra avait donné à Hanau connaissance de ce mouvement.

Le roi avait expédié de Leipzig un de ses officiers d'ordonnance au roi de Saxe pour l'inviter à revenir dans ses États. Cet officier est revenu avant-hier. Je ne connais point directement le résultat de sa mission; mais le ministre de Saxe croit savoir que l'intention de sa Majesté n'est point de revenir aussi promptement que nous l'espérions. Le roi lui a encore hier écrit par un autre officier.

J'apprends qu'on suppose réellement au duc d'Œls le projet de se porter en Westphalie. Le général Bongars a été détaché de Nossen avec deux régiments de cuirassiers et un bataillon français pour se mettre à sa poursuite.

Le roi m'a dit que l'empereur présumait qu'il aurait pris position à Erfurt. Il m'a dit que dans quinze jours il comptait être à Hambourg. Au quartier-général et même dans les propos du comte de Furstenstein, il n'est question que d'aller en Bohême. À Cassel, on attend Sa Majesté dans cinq ou six jours en vertu de la promesse que Sa Majesté a donnée. Le roi a dit lui-même que depuis son absence, tout est en stagnation et en désordre.

Le roi a voulu que les ministres étrangers l'accompagnassent, d'après le principe qu'il nous a exprimé hier qu'ils n'étaient attachés qu'à sa personne. Il n'en est pas moins vrai que de temps en temps nous nous sentons ici un peu déplacés et nous le serions bien davantage s'il s'agissait d'entrer en Bohème. Quant à moi je n'ai d'autre volonté que de connaître mon devoir et vos ordres. Jusque-là mon devoir est certainement de ne point m'éloigner du frère de l'empereur; et s'il s'agissait réellement de s'avancer en Bohême, le mot que le roi lui-même m'a dit sur la position à prendre à Erfurt suffirait peut-être pour me faire écouter. Un jour, nous avions été abandonnés au milieu des bagages. Nous fîmes au comte de Furstenstein des représentations concernant notre considération et notre sûreté: elles ont été écoutées et nos trois voitures suivront désormais immédiatement celle du roi.

(p. 278) Cependant l'expédition d'Am-Ende et du duc de Brunswick se rattachait à une autre opération sur la Bavière et sur la Bohême. Le général autrichien Radiwowitz avec 10,000 hommes, occupant Bayreuth le 10 juillet, coupa la route de Ratisbonne au Danube, tandis qu'Am-Ende entrait à Dresde.

L'empereur, à cette nouvelle, envoya le duc de Valmy à Strasbourg, et le remplaça à la tête de son corps d'armée, qui devint réserve de l'armée d Allemagne, par Junot, qu'il destina à opérer de conserve avec le roi Jérôme.

Le duc d'Abrantès eut ordre de rétablir la route de Ratisbonne, puis de pénétrer en Bohême avec son corps et le 10e. Arrivé le 27 juin à la tête de ses troupes, il porta la division Rivaud sur Nuremberg, dont elle chassa les Autrichiens et les força à se replier vers la Bohême par Bayreuth et Hof.

Le même jour, 27 juin, Kienmayer avait pris le commandement des deux corps autrichiens, Am-Ende et Radiwowitz, et les avait portés sur Hof et sur Bayreuth.

Pendant ce temps, Junot poussa l'ennemi vers le nord par Nuremberg, Jérôme le poussa vers le sud sur la même route, mais bientôt le duc d'Abrantès se trouvant seul en présence des 25,000 hommes de Kienmayer fut obligé de se replier sur Amberg. Le 10 juillet, Jérôme, auquel Junot a donné pour lieu de réunion Hof afin d'agir de concert, ne trouve plus les troupes du duc d'Abrantès, et seul à son tour, devant les forces imposantes de l'adversaire, il opère sa retraite par Schleiz sur Leipzig pour couvrir son royaume.

Jérôme était resté trop ou trop peu de temps à Dresde. En se mettant immédiatement à la poursuite des Autrichiens d'Am-Ende, ne les quittant pas, opérant sur le sud et Junot sur le nord, ils prenaient peut-être l'ennemi entre deux feux. En se maintenant à Dresde, il obéissait aux ordres de l'empereur, qui attachait avec raison à la conservation de cette capitale une grande importance.

Nous allons continuer à donner quelques lettres écrites par Reinhard pendant les premiers jours de cette campagne.

Freyberg, ce 4 juillet 1809.

Le roi est parti de Dresde ce matin à huit heures: il est arrivé ici à deux. Le colonel Thielmann s'est porté en avant de Pirna, le général Bongars doit se trouver en avant de notre côté, puisque le roi a appris hier que le duc d'Œls se retirait en grande hâte vers la Bohême. (p. 279) À notre arrivée à Freyberg on disait qu'il n'était qu'à cinq lieues de distance de Marienberg. On assurait à Dresde qu'il avait reçu trois courriers qui le rappelaient en Bohême. L'intention du roi ce matin était de passer ici la journée de demain.

Le chef de l'état-major m'avait déjà dit qu'avant d'entrer dans ce pays ennemi, le roi attendrait les ordres de Sa Majesté Impériale. M. le comte de Furstenstein m'ayant dit ensuite que nous allions à Freyberg et de là probablement à Altenbourg, je lui ai témoigné mon extrême satisfaction de ce que cette marche coïncidait si bien avec les vues de l'empereur que je ne connaissais au reste que par le roi lui-même; que sans nous éloigner de l'ennemi nous nous approchions ainsi de la contrée où nous pourrions donner la main au corps du duc d'Abrantès, et même des frontières westphaliennes. M. de Furstenstein m'a répondu que Sa Majesté l'empereur ne paraissait pas supposer que le roi pût disposer d'une aussi grande force; qu'au reste Sa Majesté n'entrerait point en Bohême avant d'avoir connu les intentions de son auguste frère. J'ai saisi cette occasion pour assurer M. de Furstenstein que mon inclination autant que mon devoir me prescrivait de suivre le roi partout où il irait.

À Dresde, le roi est allé à l'opéra le jour de son arrivée: le lendemain on a chanté un Te Deum dans toutes les églises. Pendant ce temps il y a eu cercle à l'hôtel de Brühl et Sa Majesté s'est fait présenter les officiers civils et militaires du roi de Saxe. Hier elle a passé en revue les troupes qui se trouvaient à Dresde. Le ministre de Saxe en Westphalie a négocié pour le compte du roi un emprunt de 80,000 francs destinés à là solde des troupes. Il s'est rendu utile pendant la marche par les moyens d'informations qu'il a procurés.

Je n'ai point encore entretenu Votre Excellence des inquiétudes du ministre de Hollande qui en effet ne paraissent point être sans fondement. De tous les ministres qui accompagnent le roi, M. de Huygens seul n'a point encore eu l'honneur de dîner avec Sa Majesté; mais ce qui l'a surtout affligé c'est qu'un certain article du journal de l'empire, où la Hollande est représentée comme la source de tous les bruits faux et malveillants contre la France, a été réimprimé par ordre du roi dans la gazette de Leipzig[118]. Le lendemain M. de Huygens prit occasion de l'autorisation qu'il avait reçue de suivre Sa Majesté pour se plaindre de la publication de cet article qui ferait une peine extrême à son maître. Quoi qu'il en soit, d'après les informations que j'ai pu obtenir, ce qui (p. 280) en ce moment s'est interposé entre les deux frères, c'est un peu d'humeur qui se dissipera, et il n'est guère probable que les choses iront jusqu'au rappel de M. de Huygens, comme celui-ci paraît le craindre. Quant au rappel de M. Munchhausen, il est certain que le roi de Hollande l'avait demandé: il l'a dit lui-même à ce ministre qu'il a toujours bien traité et qu'il traite bien même, à son départ. Ce ne fut qu'à la dernière audience qu'il lui demanda s'il ne devinait point le motif qui lui avait attiré ce que Sa Majesté avait cru devoir faire? M. de Munchhausen ayant répondu que cela lui était impossible, le roi ne s'en est point expliqué davantage.

Le Conseil privé de Dresde avait envoyé un M. de Manteufel pour recommander le sort de la Saxe à l'empereur d'Autriche. Cette démarche, qui pouvait être excusable de la part d'un conseil municipal, ne l'est point de la part d'un conseil de ministres d'État. Aussi, à l'audience de dimanche, le roi en a-t-il hautement exprimé sa surprise et son indignation. Il a dit que si cela était arrivé dans un autre pays que la Saxe dont le souverain était connu par sa loyauté et son attachement à la cause commune, les suites pourraient en être très graves; mais que sûrement le roi de Saxe serait celui qui se montrerait le plus péniblement affecté de cette mission déplacée. À côté de l'ordre du jour de Sa Majesté westphalienne que j'ai transmis à Votre Excellence avec ma dernière expédition, était affichée partout une proclamation de Sa Majesté saxonne dont j'ai l'honneur de joindre ici la traduction quoique je doive supposer que M. de Bourgoing vous l'aura déjà envoyée[119]. Le roi a été plus content de sa réception à Dresde que de celle qu'on lui avait faite à Leipzig: cette dernière ville en sa qualité de ville de commerce a son esprit d'égoïsme, sa manufacture de fausses nouvelles, sa populace oisive et souffrante. À Dresde, d'ailleurs, la proclamation du roi de Westphalie avait déjà produit un bon effet. Depuis que la Prusse n'est plus comptée au nombre des puissances, les Saxons, peu flattés dans tous les temps de partager leur souverain avec les Polonais, affectent par une sorte d'opposition de se montrer attachés à l'Autriche; mais le génie de cette nation polie, spirituelle et énervée, diffère essentiellement de celui des Autrichiens; aussi n'ai-je nullement partagé l'inquiétude du roi sur la fidélité des troupes saxonnes. Un homme de lettres, Adam Muller, un des coryphées de cette école moderne qui fait dépendre le salut de l'Europe du rétablissement du catholicisme, connu d'ailleurs à Dresde et en Allemagne par un cours de lectures publiques où l'on trouve de l'esprit de néologisme et des paradoxes, avait servi de secrétaire au prince de Lobkowiz. Il a reçu l'ordre de quitter la Saxe et s'est rendu à Berlin.

(p. 281) M. le colonel Clary, chargé par le roi d'Espagne de porter à S. M. westphalienne l'ordre de la Toison d'or, a obtenu la permission d'accompagner, de suivre le roi dans cette campagne: il a suivi le quartier-général depuis Sondershausen. Le roi, de son côté, vient d'instituer une décoration de médailles d'or et d'argent pour récompenser, parmi les sous-officiers et les soldats de son armée, le mérite et les services militaires. Une pension de 100 fr. est attachée à la médaille d'or et une de 50 fr. à la médaille d'argent. Je n'ai pu prendre copie du décret d'institution qui aura déjà paru, vu qu'il paraîtra dans le Moniteur westphalien.

Ce 4 au soir.

Le corps du duc d'Œls tient encore entre Schauberg et Zwickau. Avec les milices et les uhlans on le croit encore fort de 6 à 7,000 hommes. Ce partisan a enlevé toutes les armes à feu qu'il a pu saisir dans cette contrée où la liberté de la chasse fait attacher du prix à de bons fusils. Le général Bongars est à Leipzig, ce qui probablement a fait dire ce matin à Dresde que le duc d'Œls était à Halle. Des avis de la frontière parlent du corps de l'électeur de Hesse comme devant venir se joindre à celui du duc d'Œls. Il parait que c'est le corps qui avait pénétré dans Bayreuth et que l'approche du général Rivaud, qui, le 28, était à Wurtzbourg, aura forcé de rentrer en Bohème. Le roi s'est informé des routes de la Bohême, de la Franconie et de la Thuringue: laquelle prendra-t-il?

M. de Malsbourg, écuyer de S. M. envoyé à Francfort auprès du roi de Saxe depuis notre entrée à Dresde, et le retour de M. de Courbon nous fera connaître sans doute la résolution définitive de ce souverain. M. Bigot, officier d'ordonnance, est parti hier pour le quartier général impérial, où M. Guériot, parti de Leipzig dix-huit heures après l'expédition de mon estafette du 26, doit déjà être arrivé.

Freyberg, ce 5 juillet 1809.

J'ai reçu la lettre du 22 juin par laquelle Votre Excellence m'accuse réception de mes lettres nos 51 et 52, et me transmet les ordres que Sa Majesté Impériale a daigné me faire réitérer dans cette occasion. Je m'efforcerai, Monseigneur, dans ma position actuelle, de les remplir de mon mieux, quelque indigne que je sois de rendre compte des opérations militaires. Heureusement le ministre de Saxe, remplissant les fonctions de chef d'espionnage, est assez au courant des mouvements dont on fait un grand mystère au quartier-général à nous autres profanes du corps diplomatique. Le ministre des affaires étrangères porte l'habit et prend quelquefois le langage d'officier d'ordonnance; il ne nous appartient plus et c'est presque de vive force que j'ai été obligé d'emporter avant-hier un moment de conversation avec lui. Le roi (p. 282) l'avait chargé en ma présence de me communiquer les bulletins; il ne l'a pas fait; le chef d'état-major m'avait promis la communication de ses rapports: je me suis lassé de les demander. Comme au reste ces informations parviendront à Sa Majesté Impériale par un autre canal et que Votre Excellence pourra lire les bulletins un peu plus tard dans le moniteur westphalien, il n'y a point d'inconvénients et je suis même très éloigné de me plaindre d'une situation qu'il était facile de prévoir et qui ne me rend responsable que de mes propres erreurs.

C'est par le ministre de Saxe que j'ai appris que les troupes saxonnes détachées à la poursuite du général Kienmayer, qui s'était retiré au-delà de Peterswalde avec 3,000 hommes environ de troupes réglées, avait ordre de se rapprocher d'ici et que le général Bongars était à Leipzig. J'ai pensé que ce pourrait être pour aller à la rencontre du roi de Saxe; d'autres disent que c'est pour se procurer plusieurs objets qui manquent à ses cuirassiers; d'autres qu'une partie de sa cavalerie a eu ordre de se rendre à Cassel. J'apprends que le général Bongars aussi doit se rapprocher de nous. La position de Freyberg est plus centrale en effet; cependant Dresde, où n'est restée aucune troupe, sera de nouveau livrée aux incursions ennemies.

Le roi, depuis qu'il est à l'armée, a donné tout son temps à ses occupations: il a fait presque toute la route à cheval. Le général Rewbell, chef de l'état-major, et le comte de Bernterode du Coudras, capitaine de ses gardes, sont habituellement auprès de lui; le comte de Furstenstein ne quitte point sa personne. Le général Klosterlerod, les colonels Chabert, de Lepel, Verdun, de Borstel, de Schlosheim, Zeweinstein, de Laville, Villemereuil, le prince de Salm, font le service du quartier-général. MM. de Soudressons, l'un maréchal de la cour, l'autre préfet du palais, M. de Marinville, secrétaire du cabinet, et deux pages composent le reste de sa suite.

Aux membres du corps diplomatique, s'est joint depuis hier au soir le ministre de Prusse, qui, quoique à peine rétabli, s'est mis en route immédiatement après avoir reçu de Berlin l'ordre de suivre Sa Majesté.

Il n'est plus douteux que le corps ennemi a été constamment plus faible que le nôtre et qu'en y comprenant la Landwehr il n'a jamais dépassé 10,000 hommes. Une mésintelligence constante a régné entre les Autrichiens et le corps du duc d'Œls.

Le général Rewbell se plaint de la jalousie qui règne chez nous, entre les Saxons, les Hollandais et les Westphaliens. En Saxe, on prétend que les Autrichiens ont tenu une meilleure discipline que les nôtres sans exception. Cependant il n'y a point d'excès graves; les gardes par besoin ont, dit-on, enlevé ou échangé quelques chevaux. Le (p. 283) comte de Bernterode a fait couper la queue à un cheval qu'il se destinait. Le général Rewbell l'a fait rendre.

Le général d'Albignac a beaucoup perdu de sa réputation. Le général Gratien avait offert son concours à Dœmitz pour ne laisser échapper aucun ennemi: l'autre a voulu avoir seul la gloire et l'ennemi s'est échappé. Le ministre de Hollande m'a assuré que Gratien avait reçu à Rostock l'ordre de ne point attaquer Schill et de revenir, mais que c'était cet ordre en poche qu'il avait marché sur Stralsund. Les généraux hollandais se distinguent par leur tenue et leur maturité dans une position difficile. Le régiment de Berg (officiers et soldats) est mal discipliné. Rewbell se plaint du comte de Bernterode qui, dit-il, ne fait que des bévues. Le général Allix se plaint du général Rewbell pour avoir laissé son parc d'artillerie à Dresde sans aucune troupe pour le protéger. Comme notre marche est devenue un peu incertaine, les soldats commencent à penser qu'on n'a pas grande envie de se battre.

Le général Royer a fait enlever de Marbourg le nommé Ermerich et les autres prisonniers, probablement pour les mettre à l'abri d'un coup de main de quelque bande insurgée. M. Siméon les a réclamés; j'apprends qu'ils vont être ramenés à Cassel.

Pour donner à Votre Excellence une idée de l'esprit de cette ville, je ne saurais mieux faire que de transcrire quelques passages de la correspondance de M. Lefebvre.

Le roi a visité ce matin les bâtiments où se fait la fonte ou l'amalgame du minerai. J'avais parlé à M. de Furstenstein de M. Werner comme d'un homme du mérite le plus distingué et comme du premier minéralogiste de l'Allemagne. Mais un chef des mines qui ne savait pas le français a conduit Sa Majesté, et le prince de Salm a servi d'interprète.

Les généraux hollandais, le général d'Albignac et le colonel Thielmann se sont réunis ici aujourd'hui; on attend demain le général Bongars et un régiment hollandais venant de Magdebourg.

Le roi nous a dit qu'il avait fait écrire au général Kienmayer pour lui demander si le duc d'Œls était à la solde de l'Autriche: que dans le cas contraire il ne pourrait le traiter que comme un aventurier.

La gazette de Leyde, en imprimant l'article dont j'ai parlé dans mon numéro précédent, l'accompagne d'une réfutation. M. de Huygens vient de demander à M. de Furstenstein, comme le seul moyen de rendre justice et satisfaction à Sa Majesté hollandaise, que la réfutation aussi soit imprimée dans les gazettes qui sont sous l'influence du gouvernement westphalien. Ce ministre l'a promis.

Depuis que je suis au quartier-général j'ai envoyé toute ma correspondance à Votre Excellence par estafette, mon no 55, le 24 juin, de Querfurt à Francfort; mon no 56, le 26 à minuit, de Leipzig à Stuttgard. (p. 284) Un officier saxon, que le roi avait retenu et qui est parti de Dresde le 2 juillet au matin pour Francfort, s'est chargé, sous les auspices de M. de Furstenstein et sous l'enveloppe de ministre de Westphalie à Francfort, de mon no 57. Je me propose d'envoyer la présente expédition par estafette, de Chemnitz, où nous allons demain matin, à Stuttgard: c'est un détour sans doute, mais je n'ose pas encore m'écarter de la route de Francfort, dans l'incertitude où je suis sur l'état des affaires en Franconie.

P.-S.

Ce 5 au soir.

Un courrier du roi, revenant de Cassel, m'apporte à l'instant, de la part de M. Lefebvre, la dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser le 26 du mois passé. Je me félicite, Monseigneur, d'avoir pressenti et prévenu les intentions de S. M. Impériale. Votre Excellence aura pu se convaincre que je n'ai jamais été incertain sur le parti que j'avais à prendre, quoique dans un temps où il n'était point question de s'éloigner des frontières de la Westphalie et où l'on assurait que l'on n'entrerait point en Saxe, j'ai cru devoir chercher quelque expédient pour ne rien préjuger sur les ordres de Sa Majesté l'empereur quels qu'ils puissent être.

Je me suis empressé de communiquer à M. le comte de Furstenstein et les bulletins que M. Lefebvre avait déjà copiés pour les faire imprimer à Cassel, et le contenu de votre dépêche. J'ai dit à ce ministre que, quoiqu'il n'y soit question que du langage ostensible que j'avais à tenir, il en résultait cependant que déjà la marche du roi répondait parfaitement aux vues de Sa Majesté Impériale, et que la réponse confidentielle et positive que Sa Majesté allait recevoir pouvait en quelque sorte être prévue. M. de Furstenstein a paru incertain s'il convenait que le roi entrât personnellement en Bohême. Comme il s'agit aujourd'hui de trois corps, l'opération aura besoin d'être concertée: on ne courra plus le risque de s'aventurer, et si le roi entre en Bohême, il y paraîtra d'une manière glorieuse et digne de sa personne. C'est du reste à Chemnitz qu'il faudra prendre une résolution, et la lettre de Votre Excellence ne pouvait arriver plus à propos. Le courrier de M. Bourgoing, en remettant votre paquet à M. Lefebvre, a dit de vive voix qu'on disait à Francfort que le roi de Saxe en partirait mercredi 6, mais qu'il n'irait que jusqu'à Leipzig. J'ai informé M. de Furstenstein de ce oui-dire, mais je n'ai pu deviner ce que signifiait le sourire avec lequel il l'a reçu. Il signifiait à peu près qu'on n'était pas très content de Sa Majesté saxonne et qu'on ne croyait pas à son retour.

Lorsque j'ai annoncé au ministre de Saxe que toutes les contributions levées par des bandes ou patrouilles autrichiennes seraient restituées aux dépens des pays héréditaires, il m'a demandé en riant si les (p. 285) dépenses occasionnées par la présence des troupes amies retomberaient aussi sur l'Autriche. Il a ajouté aussi qu'il espérait que je représenterais à Sa Majesté impériale mon maître combien cette marche était coûteuse pour la Saxe. Il m'a paru que cette observation lui avait déjà été faite de Francfort, et sa position en effet est délicate.

Schleiz, ce 12 juillet 1809.

À peine mes collègues et moi avions-nous fait partir un exprès de Werdau pour porter à Géra nos paquets, d'où ils ont été expédiés par une estafette à Francfort, que nous apprîmes par hasard, comme à l'ordinaire, que le roi allait partir, non pour Géra, mais pour Reichenbach. Ce départ fut annoncé le 10, à onze heures du matin; il eut lieu à midi. D'après tout ce que j'ai pu recueillir depuis, le motif de ce changement subit de détermination était qu'on avait appris vaguement que le duc d'Abrantès s'était retiré et même qu'il avait éprouvé un échec. Quoiqu'il se soit passé trois jours depuis que ce prétendu événement aurait eu lieu, tout ce qui me paraît constaté, c'est que le duc d'Abrantès ne s'avance point à notre rencontre, qu'il n'y a point eu de jonction, ni peut-être de communication directe entre les deux corps. Le roi au reste dit positivement que le duc d'Abrantès est sous ses ordres; il a même assuré avant-hier que c'était lui-même qui avait donné à ce général l'ordre de se retirer pour serrer d'autant plus sûrement l'ennemi entre les deux corps. Cette manière ingénieuse de justifier éventuellement la retraite du duc d'Abrantès est un trait de générosité, et c'est par la même impulsion que le roi a fait son mouvement en avant[120].

Lorsqu'on fut arrivé à Reichenbach, on afficha un ordre du jour qui défendit à toutes les voitures de suivre l'armée, à l'exception de celles du roi et de celles qui auraient une permission expresse du chef de l'état-major. Après une conversation avec M. le comte de Furstenstein dans laquelle ce ministre nous répéta que le roi verrait toujours avec plaisir que nous le suivissions, rien ne fut changé à l'égard de l'ordre donné pour les voitures du corps diplomatique, et le lendemain matin, 11 juillet à quatre heures, on se mit en marche pour Plauen. Dans la journée d'hier, les ennemis tenaient encore à Hof; il y eut même une affaire de reconnaissance avec un détachement du général d'Albignac, contre lequel les ennemis firent sortir de Hof trois escadrons et deux bataillons d'où l'on inféra qu'ils y étaient en force. Ce n'est qu'hier au soir ou dans la nuit passée qu'ils ont évacué cette ville. Cependant au moment de notre entrée à Plauen, un détachement de sept hussards noirs parut encore à Œlsnitz à deux lieues de Plauen.

(p. 286) Aujourd'hui, le roi a voulu partir de Plauen à trois heures du matin: il n'a pu en sortir qu'après quatre heures, à cause des bagages et des colonnes qui défilaient. À midi, son quartier-général s'est trouvé établi à Schleiz. Trois trains d'artillerie, tous les généraux, tous les corps, excepté les Saxons et le colonel Thielmann, sont réunis ici. Les Saxons mêmes, qui de Marienberg devaient se porter à Dresde, ont eu ordre de se rapprocher de nous. Le général Bongars nous avait joints à Reichenbach.

Ce matin, la nouvelle était que le général Klenau avec 3,000 hommes était venu de Bohême joindre le général Kienmayer. Cette nouvelle par plusieurs raisons paraît apocryphe.

Nous voici maintenant sur la grande route de Géra et de Hof, ainsi que sur la route de Iéna. Le roi reviendra-t-il à son premier projet dont il me parla à Werdau? Ou se portera-t-il de nouveau sur Hof? C'est ce que nous n'apprendrons peut-être que demain matin.

Sa Majesté a reçu à Reichenbach les dépêches de Sa Majesté le roi de Saxe portées par un officier. Ce souverain n'a pas encore jugé à propos de quitter Francfort; et il est à peu près décidé maintenant qu'il n'y aura point d'entrevue. On dit que c'est le mouvement que les Autrichiens avaient fait sur Chemnitz qui l'a fait changer de résolution. Le roi qui avait constamment tenu S. M. saxonne au courant de sa marche et des points où l'entrevue pourrait avoir lieu, paraît avoir reçu cette nouvelle avec un certain déplaisir. Il a dit à l'officier que peut-être dans deux ou trois jours ses promenades en Saxe finiraient par l'ennuyer et qu'alors il retournerait à Cassel. Sa Majesté vient d'expédier pour sa capitale un courrier chargé, comme on croit, d'y annoncer son arrivée prochaine.

Ce matin, avant de partir de Plauen, le roi m'a dit qu'il avait reçu des nouvelles de S. M. Impériale; que le passage du Danube avait eu lieu, et que déjà 3,000 Autrichiens avaient été faits prisonniers. Le capitaine Gueriot, étant parti du quartier-général impérial le 4, la veille du passage, a appris les nouvelles subséquentes en route par un officier wurtembergeois.

Le ministre de Prusse, toujours malade et invité par nous tous à retourner, a pris à Reichenbach le parti de s'en aller à Géra. Le ministre de Saxe, tombé malade aussi, est resté à Plauen. Ce matin, le roi a chargé M. le comte de Furstenstein, en notre présence, d'annoncer à M. de Schœnbourg qu'il pouvait retourner à Cassel. Ce ministre ayant dit également au ministre de Hollande que rien n'empêchait les autres membres du corps diplomatique de partir aussi, je pense que notre retour pour notre résidence ordinaire ne sera plus guère différé.

(p. 287) Weimar, 13 juillet 1809.

Hier au soir les ministres de Bavière et de Hollande se rendirent au quartier du roi pour demander à M. de Furstenstein une explication positive sur les intentions de Sa Majesté concernant notre départ. Je n'avais pas voulu les accompagner, parce qu'il m'avait paru qu'il me convenait d'être le dernier à demander cette explication et que M. de Furstenstein jugerait peut-être convenable de me la donner de son propre mouvement.

Mes collègues trouvèrent ce ministre accompagnant Sa Majesté dans une promenade au jardin, bien mal entretenu, du prince de Reuss-Schleiz. Il n'y avait qu'un jeu de quilles, le roi y joua avec gaîté. Dans ce moment arriva le major Sand, annonçant qu'il avait rencontré l'ennemi en avant de Plauen; que les tirailleurs l'avaient poursuivi, lui avaient tué six chevau-légers; qu'il estimait de 10,000 hommes les deux colonnes qu'il avait vu descendre des hauteurs et qu'à neuf heures du matin l'ennemi était entré à Plauen.

Le ministre de Wurtemberg vint m'annoncer cette nouvelle; je montai au château. Bientôt le général Rewbell vint au-devant de moi. «Que nous sommes heureux, dit-il, d'être sortis de ce mauvais trou de Plauen! Mes cheveux se dressèrent sur ma tête, lorsque je vis cette position détestable. Encore dans la marche de ce matin, l'ennemi avait diverses routes pour nous couper; par l'une, à moitié chemin entre Plauen et Schleiz, il tombait sur le milieu de notre colonne: il nous anéantissait par l'autre, à la jonction de la grande route; à notre route de traverse, il nous devançait ou nous empêchait de prendre position.» Cela est fort heureux sans doute, mais pourquoi les cheveux du chef de l'état-major ne se dressent-ils que lorsqu'on est déjà arrivé dans la position qu'il a dû reconnaître, indiquer et ordonner?

Un instant après, le major Borstell nous annonça que l'ordre du roi était que toutes les voitures sortissent à l'instant de la ville pour être parquées à un quart de lieue de la ville, et que nous avions à nous dépêcher. Je répondis qu'avant tout j'avais besoin de consulter M. le comte de Furstenstein pour savoir si je devais me séparer de ma voiture; que ne croyant pas pouvoir la laisser en ville, je pourrais me trouver obligé d'en sortir aussi, et que jusque-là je priais que l'ordre ne me fût point appliqué.

M. de Furstenstein parut. Nous l'entourâmes tous; mais je ne crus devoir parler que pour moi. Je dis à ce moment qu'attendu l'ordre concernant les voitures, j'étais prêt à envoyer la mienne à l'instant même à Cassel, sous la conduite d'un domestique éprouvé, ainsi que tout ce qu'elle renfermait, et à suivre Sa Majesté avec plaisir, par devoir et par dévouement; seulement que je devais dans ce cas prier Sa (p. 288) Majesté de me donner les moyens de l'accompagner (le roi avait promis de me prêter une de ses calèches). M. de Furstenstein alla sur le champ en parler au roi et revint immédiatement nous annoncer que, dans les circonstances actuelles, Sa Majesté trouvait bon que nous retournassions à Cassel. Je demandai en conséquence qu'il nous fût permis de prendre congé de Sa Majesté. Nous fûmes admis sans délai: il était dix heures:

«Eh bien! Messieurs, dit le roi, vous voulez partir?—Votre Majesté, répondis-je, veut que nous partions.—Oui, dit le roi, vous m'embarrasseriez.» Il parla ensuite de la situation des choses: «Je m'attendais, nous dit-il, à être attaqué à deux heures (c'est ce que nous avait déjà dit le général d'Albignac). J'irai au devant d'eux, c'est-à-dire je chercherai à les attirer dans la position que j'ai choisie, où je réponds d'eux, et où je pourrai tenir pendant trois jours contre 20 et même 30,000 hommes. Il faut espérer que le duc d'Abrantès les suit: je ne sais ce qu'il fait; il s'endort, je crois (ce n'est qu'à Iéna que nous avons appris que le duc d'Abrantès était entré à Bayreuth le 6; il paraît certain qu'aucune communication directe et suivie n'existe entre le roi et ce général). S. M. nous parla ensuite de la position de Plauen et du bonheur de l'avoir quittée, à peu près dans les mêmes termes que le général Rewbell; Elle nous congédia en nous invitant à partir promptement. Le roi nous avait proposé de prendre la route de Saalfeld; je proposai celle de Neustadt, de Kahla et de Iéna. C'est cette dernière que nous avons prise. Nous sommes partis de Schleiz à minuit; nous sommes arrivés à Weymar ce soir à deux heures, sans le moindre accident et surtout sans la moindre inquiétude. En effet, comme on ne saurait douter que le passage du Danube n'ait eu lieu, les ennemis qui depuis plusieurs jours pouvaient en connaître le résultat devaient chercher, dans ce moment de confusion où je les suppose, à éloigner le corps du roi de leurs frontières; ils ne se porteront pas en avant de Plauen, mais longeant la Bohême et cherchant même à gagner Dresde, ils se tiendront sur la défensive. Le roi, de son côté, avant d'entreprendre quelque chose de décisif, attendra les nouvelles du Danube.

Le ministre de Bavière nous a déjà quittés pour se rendre à Francfort. Les ministres de Wurtemberg et de Hollande sont ici avec moi. Ce dernier voyageait dans la voiture du ministre de Saxe, où il laissa tous ses effets. M. de Schœnbourg, avec la fièvre et sans chevaux, n'ayant pu quitter Plauen, nous sommes inquiets de ce qui lui sera arrivé.

Je me propose d'attendre ici un ou deux jours; M. le colonel Clary aussi doit venir nous joindre: ensuite je continuerai ma route pour Cassel.

C'est ainsi, Monseigneur, que s'est terminé pour nous ce voyage militaire où, je l'avoue, nous nous sentions tous, sans exception, un peu (p. 289) déplacés et où moi, personnellement, je crains d'autant plus de l'avoir été que je ne puis espérer d'avoir été capable de vous transmettre sur les événements de la campagne, et, à leur défaut, sur les mouvements des troupes, des notions dignes de fixer l'attention de Sa Majesté Impériale.

On comprend qu'en lisant les dépêches de Reinhard, l'empereur ait trouvé assez mauvais la manière dont le jeune roi menait ses troupes et exécutait ses ordres, aussi lui écrivit-il de Schœnbrunn, le 17 juillet à six heures du soir:

Mon frère, le major-général m'a mis sous les yeux votre lettre du 7 juillet. Je ne puis que vous répéter que les troupes que vous commandez doivent être toutes réunies à Dresde. Il n'y a à la guerre ni frère de l'empereur ni roi de Westphalie, mais un général qui commande un corps.

Dans les 18,000 hommes dont vous faites le compte, vous ne comprenez pas la brigade La Roche, qui est d'un millier de dragons. Vous pouvez y joindre en outre le 22e de ligne.

Pendant la durée de l'armistice, les Saxons peuvent se recruter de quelques milliers d'hommes et remonter leur cavalerie.

Vous pouvez attirer à vous tous les Hollandais, de sorte que vous puissiez vous présenter à l'ouverture des hostilités avec 25,000 hommes sur les frontières de la Bohême, ce qui obligera l'ennemi à vous opposer une pareille force, et, comme le théâtre de la guerre sera nécessairement porté de ce côté, nous serions bientôt en mesure de nous joindre par notre gauche ou par notre droite.

Jérôme, arrivé à Cassel le 19 juillet 1809, écrivit à Napoléon le 20:

Sire, je reçois la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire de Schœnbrunn en date du 14. La retraite du duc d'Abrantès sur le Danube m'avait forcé de prendre position à Schleitz et de quitter l'offensive, l'ennemi étant dès lors très supérieur à moi. J'étais dans cette position lorsque j'appris la nouvelle des grandes victoires de Votre Majesté et le débarquement des Anglais. Je jugeai dès lors que je n'avais pas à craindre que le corps autrichien m'attaquât. Je n'étais pas assez fort pour le poursuivre en Bohême, ce qui me décida à me porter tout d'un coup sur la Baltique par deux marches de onze lieues chacune. J'arrivai le 17 à Erfurt; l'ennemi ne fit pas un seul pas pour me suivre et il ne le pouvait, d'après la défaite de l'armée autrichienne. Le 18, j'ai appris l'armistice; cela m'a fait persévérer dans ma marche sur le Hanovre, puisque je n'avais rien à craindre pour la Saxe pendant six semaines, et que dans les quinze jours réservés pour la dénonciation de (p. 290) l'armistice, j'avais le temps de me reporter du Hanovre sur les frontières de la Bohême. J'ignorais totalement que Votre Majesté pût tenir à ce que j'occupasse Dresde, et, craignant même qu'elle n'y désapprouvât mon séjour, je n'y étais resté que le temps nécessaire pour faire rafraîchir mes troupes. La division hollandaise, qui est réduite presque à rien (les quatre régiments d'infanterie n'ayant pas 900 bayonnettes chacun et le régiment de cavalerie n'ayant que 280 chevaux), est restée à Erfurt pendant que le général Gratien est occupé à régler l'armistice avec le général autrichien qui est à Plauen. Je compte faire rejoindre cette division à Hanovre, quand j'aurai la certitude que les Anglais débarquent en force, ce qui me paraît bien douteux d'après tous les événements.

D'après les intentions de Votre Majesté, j'ai donné l'ordre au régiment de ligne français et aux chevau-légers polonais qui sont dans les forteresses de l'Oder de rejoindre mon armée à Hanovre; mais je ferai observer à Votre Majesté que ces villes vont se trouver presque sans garnison.

J'augmente mes troupes tant que je puis; mais, je puis l'assurer à Votre Majesté (et elle peut s'en convaincre par les rapports de toutes les personnes qui connaissent la situation actuelle de la Westphalie), ce royaume ne peut aller encore quatre mois tel qu'il est, comme je l'ai déjà écrit à Votre Majesté que je ne trompe jamais. Depuis trois mois, la liste civile, les ministres et les fonctionnaires publics ne sont pas payés et n'ont reçu que de faibles à-comptes sur leurs traitements, et la solde des troupes sera suspendue dans deux mois si Votre Majesté ne change pas l'état du royaume. Cependant, il est impossible d'y mettre plus d'ordre et d'économie que je ne le fais. Aucun budget n'est atteint, mais les rentrées réelles sont bien loin des recettes présumées. Enfin la Westphalie ne peut se soutenir si elle continue à payer le restant de la contribution de guerre, ce qui fait sortir annuellement 7 millions de numéraire de la circulation.

La Westphalie ne peut exister sans la France; mais aussi la Westphalie peut être d'une très grande utilité au système politique de Votre Majesté.

Je prie Votre Majesté de croire que tout ce que je lui dis là n'est que la stricte et exacte vérité.

Les explications données par le roi Jérôme à Napoléon ne convainquirent nullement ce dernier et ne le firent pas changer d'avis, car le 27 juillet 1809, M. de Champagny, alors auprès de l'empereur à Vienne, écrivit à Reinhard la lettre suivante:

Sa Majesté m'avait chargé de vous faire connaître combien Elle avait été affligée du résultat de l'expédition du 10e corps d'armée en Saxe et (p. 291) en Franconie. Elle me charge encore de vous écrire une seconde fois sur ce sujet. Si des fautes ont été commises, si le résultat n'a pas été, comme l'empereur l'avait espéré, d'enrichir la réputation militaire de son auguste frère, l'empereur pense que c'est moins le tort de Sa Majesté westphalienne, dont la jeunesse ne peut faire supposer une grande expérience, que celui des personnes à qui Elle avait accordé sa confiance. L'empereur veut donc que vous parliez à M. le comte de Furstenstein, à M. le général Rewbell et à M. le général d'Albignac, et que vous leur fassiez entendre que, s'ils ne veulent point être l'objet du mécontentement et de la sévérité de Sa Majesté, ils doivent s'attacher à ce que l'influence qu'ils exercent ait pour résultat d'amener dans la marche des affaires, soit militaires, soit civiles, le sérieux et la suite qu'elles exigent. L'abandon de la Saxe et de Dresde, le retour à Cassel lorsque l'objet de la campagne n'était pas rempli, le cortège du corps diplomatique avec une armée où l'empereur ne veut que des soldats, sont des choses que l'empereur désapprouve. Ce serait un malheur qui nous affligerait tous que l'empereur remît en d'autres mains le commandement de ce corps d'armée[121]. Que tous les amis du roi (et qui le connaît lui est sûrement attaché) se réunissent donc pour prévenir ce malheur et concourent à donner aux affaires et surtout aux opérations militaires une direction plus ferme. Vous savez quel prix l'empereur met à la gloire militaire, et tout ce qui pourrait porter la plus légère atteinte à celle des armes françaises, plus que toute autre chose affecterait vivement Sa Majesté.

Au mécontentement causé à l'empereur par la conduite un peu légère de son frère, pendant la campagne de Saxe, vint bientôt se joindre le mécontentement que lui firent éprouver la question financière en Westphalie et le non acquittement des obligations de ce pays envers la France. Et cependant!... Un État miné dès l'origine et ne parvenant à se procurer des ressources pour son existence journalière qu'à l'aide de subterfuges pouvait-il faire face à des exigences pareilles à celles qu'imposait Napoléon? N'était-ce pas demander des choses impossibles à ce pays?... Revenons un instant à la question de finance.

Le 21 juillet M. Jollivet écrivait de Cassel:

Le mal est empiré depuis que, par une dépêche du 4 avril dernier, j'ai eu l'honneur d'informer Votre Excellence de l'état financier de ce pays-ci et des dispositions peu courtoises du gouvernement westphalien (p. 292) relativement aux intérêts de Sa Majesté Impériale et à ceux de ses donataires.

Par un ordre particulier du roi, la caisse d'amortissement a cessé ses paiements envers l'empereur.

En conséquence, les bons de caisse délivrés en paiement de la dette reconnue par le traité de Berlin du 22 avril 1808, et montant à 500,000 fr. par mois, n'ont point été acquittés pour les mois de mai et de juin derniers.

Ceux du mois de juillet, dont le dernier est échu hier et que Son Excellence le ministre du trésor public à Paris vient d'adresser au sieur Brichard pour en faire le recouvrement, ne le seront pas davantage: on a été obligé de les protester.

Il en sera de même du mois d'août et des suivants. En un mot, le gouvernement ne fait ni ne paraît vouloir faire aucune disposition pour sortir de cette léthargie.

Dès le premier refus, je me suis empressé de réclamer auprès de Sa Majesté le roi de Westphalie. Le roi m'a répondu qu'il avait rendu compte à Sa Majesté l'empereur de l'impossibilité où il se trouvait de faire honneur à cette dette, que l'empereur, connaissant sa situation, avait trouvé bon cet ajournement et qu'il était inutile que j'insistasse là-dessus.

De son côté, M. Malchus, directeur de la caisse d'amortissement, craignant d'être accusé d'avoir mal défendu sa caisse, a donné et fait agréer sa démission. On lui savait, de plus, très mauvais gré à la cour d'avoir concouru avec moi à la conclusion du traité de Berlin.

Il est remplacé par M. de Malsbourg, auparavant directeur du trésor public, place dont celui-ci a cru devoir donner sa démission, parce que, n'y ayant habituellement de fonds que jusqu'à concurrence de la moitié ou du tiers des sommes nécessaires au service, il a trouvé moins affligeant de passer à la caisse d'amortissement où il n'y a plus maintenant à se défendre contre personne, et qui n'est aujourd'hui qu'une espèce de réservoir où puise le ministre des finances pour ajourner, s'il est possible, la catastrophe.

Il faut qu'en ce moment la crise soit bien violente, puisque la liste civile, qui a le pas sur tous les autres services, est arriérée d'un mois et demi, et que le roi s'est trouvé obligé, dans l'expédition qu'il vient de faire en Saxe pour repousser les Autrichiens, d'emprunter 70,000 fr. d'un banquier saxon.

Quinze jours ou trois semaines avant l'ouverture de cette campagne, le roi avait détaché M. le commandant Rewbell pour Bremen et Hambourg. On ignorait l'objet de cette mission qui a été tenu fort secret. Mais des lettres de commerce, venues de Hambourg à Cassel et Francfort, en ont fait connaître le but. Il s'agissait de proposer aux magistrats (p. 293) de ces deux villes de recevoir garnison française ou de s'en exempter à prix d'argent. Ces magistrats ont refusé, ne voulant obéir qu'à un ordre formel de S. M. l'empereur que M. Rewbell n'a pu leur montrer.

Hier matin, Sa Majesté le roi de Westphalie a annoncé qu'il venait de recevoir l'ordre de Sa Majesté Impériale de former à Hanovre un camp de 15,000 hommes pour couvrir l'embouchure de l'Elbe et du Weser et d'envoyer des garnisons à Bremen et à Hambourg.

Il est assez vraisemblable que, dans la pénurie extrême d'argent où l'on se trouve ici, M. Rewbell, s'il n'y a pas nécessité urgente d'y laisser des garnisons, s'empressera de renouer la négociation manquée il y a six semaines. C'est du moins l'opinion de l'un des ministres du roi de qui je tiens ces détails et qui m'a ajouté qu'on espérait en tirer 5 à 6 millions, soit à titre d'emprunt, soit tout autrement, attendu qu'il ne fallait plus compter sur l'emprunt de Hollande qui, en effet, a manqué totalement.

Cette dernière circonstance avait déterminé le ministre des finances à proposer la suppression de plusieurs monastères de religieuses et la vente de leurs biens. Elle a été effectuée moyennant 2,200,000 fr.; mais le banquier Jacobson, qui les a achetés, a retenu sur le prix une somme de 1,200,000 fr. en reste de 1,500,000 fr. qu'il avait prêtés au roi et qui ne figurent point dans ma dépêche du 4 avril dernier, parce que cet emprunt avait été tenu fort secret et qu'il n'a percé qu'à l'occasion de la vente des monastères dont il s'agit.

Ces monastères n'ont donc aidé le trésor royal westphalien que jusqu'à concurrence d'un million.

Le ministre des finances vient encore d'en mettre d'autres en vente; mais personne ne se présente pour les acheter, et, s'il les vend, ce ne pourra être qu'à très vil prix.

Tandis que les sources tarissent de toutes parts, le roi ne néglige point d'augmenter sa liste civile. Par décret du 1er juin dernier, Sa Majesté y a ajouté les biens de l'ordre teutonique, non sans opposition de plusieurs de ses ministres et de son Conseil d'État; mais il a fallu céder, parce que (a très bien observé le roi) ce n'est pas à l'État, mais au prince qu'il a été dans l'intention de Sa Majesté l'empereur de donner les biens de l'ordre teutonique supprimé par son décret du 24 avril précédent.

On présume ici que le revenu des biens de l'ordre teutonique situés en Westphalie s'élève de 3 à 400,000 fr. par an.

J'ai fait connaître à Votre Excellence l'espèce de guerre à mort qu'ont vouée aux domaines impériaux le ministre des finances westphaliennes et les divers agents sous ses ordres. Sa conduite, à cet égard, est un véritable dévergondage. Il n'y a pas jusqu'à des pots de vin, qui autrefois et très abusivement se prélevaient sur les fermiers lors du renouvellement (p. 294) des baux à loyer et des adjudications de dîmes, qu'il ne veuille aujourd'hui faire revivre au profit du trésor public westphalien, et cela sur les domaines impériaux, nonobstant le traité de Berlin qui les fait passer dans la main de Sa Majesté Impériale et dans celle des donataires qu'Elle a bien voulu en gratifier, francs et quittes de toutes dettes et charges.

Ci-inclus la copie de la lettre du directeur impérial à Cassel, du 20 de ce mois, qui rend compte à son supérieur de cette nouvelle prétention et des moyens dont le ministre des finances a usé envers les agents inférieurs pour la faire réussir.

Je vais tâcher, s'il en est temps encore, de prévenir le mal qui peut en résulter. Mais j'ai peu d'espérance de détruire ou de modifier une influence qui s'accroît dans la même proportion que les besoins du chef de l'État; et je persiste à croire que le remède ne peut venir que de l'exercice de la toute-puissance de Sa Majesté Impériale.

Cette opinion est fondée sur ce que les alentours du roi ont, depuis plus de six mois, tellement bercé Sa Majesté de l'idée que le royaume de Westphalie ne pouvait supporter une distraction d'un revenu de 7 millions en faveur des donataires de l'empereur, que le roi lui-même a fini par croire que la force des choses amènerait l'anéantissement de cette disposition du traité de Berlin, d'où résulte, comme si la chose était déjà arrivée, défaut absolu de protection, et, de la part du ministre des finances, malveillance entière aussitôt qu'il s'agit de l'intérêt de Sa Majesté l'empereur et de ses donataires.

En conséquence, les domaines impériaux sont impitoyablement frappés de toutes sortes de réquisitions; les fermiers en réclament la déduction sur leurs fermages. Déjà quelques tribunaux l'ont prononcée ainsi.

Le Sr Barrois, directeur général de ces domaines, qui a succédé au Sr Ginoux, craint la contagion de cet exemple et n'ose aller en avant. Pendant cette incertitude, le recouvrement est ralenti; le roi lui-même garde et ne veut pas rendre des domaines de Sa Majesté Impériale qui sont entrés dans des dotations; les donataires se plaignent de tous côtés de ne rien recevoir; le directeur général ne peut faire connaître à chacun d'eux leur vraie situation relativement au gouvernement westphalien, sans risquer d'en voir naître un éclat qui pourrait ne pas se trouver dans la politique de l'empereur.

En un mot, les choses à cet égard prennent à bas bruit une tournure si grave que le Sr Barrois a résolu de se rendre demain à Hanau, près de Villemanzy, ou pour faire accepter sa démission, ou pour en obtenir un plan quelconque de conduite qui le mette à l'abri de tout reproche de négligence.

Tels sont, Monseigneur, les renseignements qu'il me fallait ajouter à ceux contenus dans ma dépêche du 4 avril dernier, afin que Votre (p. 295) Excellence se trouve en mesure, si elle le juge nécessaire, de les mettre sous les yeux de Sa Majesté Impériale.

P. S. J'oubliais de dire ici que la liste civile recevait en ce moment un nouvel accroissement par le sequestre des domaines du prince de Kaunitz-Rittberg, de Vienne, situés au comté de Rittberg enclavé dans le royaume de Westphalie. Le revenu n'en est point encore connu.

J'apprends à l'instant: 1o que les monastères achetés par le banquier Jacobson lui ont été vendus comme produisant un revenu de 28,000 thalers faisant 108,780 fr., et que dans la quinzaine il les a loués 34,000 thalers faisant 132,090 fr.;

2o Que ce bon marché le détermine à se mettre sur les rangs pour acheter les autres biens qui sont à vendre.

Après la réception des dépêches du duc de Cadore relatives à la campagne de Saxe et au mécontentement de l'empereur, M. Reinhard, assez embarrassé pour jouer le rôle délicat qui lui était imposé, eut plusieurs conversations avec les personnes faisant l'objet des lettres de Champagny et répondit au ministre des relations extérieures de France les deux lettres suivantes, datées de Cassel les 4 et 8 août 1809:

La dépêche chiffrée par laquelle Sa Majesté daigne me faire connaître, pour mon instruction seule, le jugement qu'Elle a porté de l'expédition de Sa Majesté westphalienne en Saxe et m'ordonne de nouveau de l'instruire de tout ce qui est propre à faire apprécier le gouvernement de la Westphalie auquel Elle prend un si vif intérêt, me laisse dans la ligne qui m'avait été tracée jusqu'à ce moment par les instructions de Votre Excellence.

La seconde dépêche, qui me charge de faire connaître directement à M. le comte de Furstenstein et à MM. les généraux Rewbell et d'Albignac le mécontentement de Sa Majesté, me fait sortir de cette ligne: elle m'impose de nouveaux devoirs et une responsabilité nouvelle.

Dès hier et avant-hier je me suis acquitté des ordres qui m'ont été donnés auprès de M. le comte de Furstenstein et de M. le général d'Albignac. Le général Rewbell est absent. Dès hier et avant-hier je me suis occupé des éléments d'un nouveau rapport à soumettre à Votre Excellence sur l'état actuel de la Westphalie. Mais plus la circonstance me paraît grave et importante, et plus, Monseigneur, je sens le besoin de me recueillir afin que le rapport que j'ai à faire soit digne d'être mis sous les yeux de Sa Majesté impériale, non seulement par sa scrupuleuse fidélité, mais encore par l'exactitude de ses aperçus. Les reproches que Sa Majesté impériale adresse aux personnes désignées ne sont que trop fondés; mais si l'on peut espérer qu'ils produiront sur (p. 296) leur conduite personnelle un effet salutaire, il n'en résulterait peut-être pas encore une amélioration très sensible dans la marche des affaires générales, puisque l'influence de ces personnes sur le Roi n'est qu'indirecte, partielle et intermittente. Comme il s'agit avant tout d'épargner un chagrin pénible au roi, chagrin qui affligerait profondément et ses serviteurs (et, comme le dit avec vérité Votre Excellence, tous ceux qui le connaissent lui sont attachés), je n'ai point hésité, et d'après votre lettre même, et de l'aveu de M. le comte de Furstenstein, à en entretenir M. Siméon et M. le général Eblé.

Toutes ces conversations, Monseigneur, n'ont encore amené aucun résultat de détermination: elles n'en amèneront peut-être aucun de fait, puisqu'en dernière analyse, tout dépend de la volonté du Roi qui est forte et absolue, sans être ferme et constante.

Dans cet état de choses, quelques jours encore me paraissent nécessaires pour laisser fermenter et éclaircir les sensations et les idées; et ce sera dans le courant de la semaine prochaine que j'aurai l'honneur d'adresser à Votre Excellence une expédition où, je l'espère, Votre Excellence trouvera au moins de mon côté la preuve de l'absolu dévouement avec lequel j'ai à cour de servir Sa Majesté l'Empereur, mon bienfaiteur et mon maître.

Le 8 août 1809.

J'ai à vous rendre compte des conversations que j'ai eues d'après les ordres de Sa Majesté impériale avec M. le général d'Albignac et M. le comte de Furstenstein. Le premier allait partir pour son expédition, lorsque j'ai saisi une occasion qui se présentait à propos pour le faire prier de passer chez moi. Après lui avoir parlé en termes généraux de la commission dont j'étais chargé, je lui ai montré la lettre de Votre Excellence. M. d'Albignac en a été profondément affligé. «Je ne me mêlerai point, a-t-il dit, de ce qui regarde les autres personnes qui ont aussi encouru le mécontentement de Sa Majesté impériale. Pour moi, je dirai que je ne suis que soldat et que je ne sais qu'obéir. D'ailleurs, comment ai-je pu devenir l'objet des reproches de Sa Majesté l'Empereur, moi qui pendant toute la campagne n'ai vu le roi que trois ou quatre fois et pendant autant de quarts d'heure?—Vous avez, ai-je répondu, été chargé de l'expédition contre Schill, votre nom a paru souvent et pendant que vous commandiez l'avant-garde, il a paru souvent seul dans les bulletins de l'expédition en Saxe. Sa Majesté impériale a dû penser, en conséquence, que vos conseils avaient influé sur la conduite des affaires.—Des conseils, a dit M. d'Albignac, le roi n'en reçoit de personne, c'est l'homme le plus absolu que je connaisse.—Et cependant, ai-je repris, comment se fait-il qu'il y ait eu tant d'ordres et de contre-ordres dont vous vous plaigniez vous-même? D'où vient ce système vacillant dont Sa Majesté impériale se plaint avec (p. 297) tant de raison?» M. d'Albignac a gardé le silence. «Le roi, ai-je dit, a le coup d'œil vif, prompt et juste; il le sait, peut-être s'y fie-t-il trop, et de là ce qu'il y a de prompt et d'absolu dans ses volontés. Peut-être ses idées manquent-elles quelquefois de liaison. L'objet n'a pas été considéré sur toutes ses faces; la justesse de son esprit le lui fait apercevoir, et de là cette versatilité. Avec un esprit comme le sien il y a de la ressource, et cette versatilité même donne les moyens d'influer sur ses déterminations.—Oui, quand on y est, ou qu'il n'est pas trop tard; mais, a-t-il ajouté avec le mouvement d'un homme pénétré, comment me justifier, lorsque je ne le pourrais qu'en accusant le Roi? Encore une fois je ne suis que soldat et je ne fais qu'obéir.—Cela ne vous sauvera pas; encore une fois, le roi est jeune et vous avez sa confiance.—Le roi a déclaré qu'il ne reconnaîtrait aucune supériorité: d'ailleurs comment pourrais-je m'en arroger, moi dont l'avancement trop rapide pour mon mérite ne me donne aucun droit de prétendre à aucune supériorité ni d'expérience ni de lumières?—Oui vous étiez tous dans ce cas, et le sentant vous-même et pouvant prévoir la responsabilité qui pèserait sur vous, pourquoi n'avez-vous pas engagé Sa Majesté à emmener le général Eblé?—Je l'ai désiré, demandez au général Eblé ce que je lui ai dit à ce sujet avant de partir? Que me reste-t-il à présent, qu'à me faire tuer ou à rentrer dans l'armée de l'empereur comme simple lieutenant de cavalerie.—Mais pensez donc au roi, vous lui êtes attaché: nous avons à craindre tous un coup sensible qui pourrait le frapper.—Monsieur, m'a dit le général d'Albignac, j'en suis au désespoir, mais je vous le répète, je n'ai point d'influence; aucun de nous n'en a et n'en aura.»—Il s'est levé en me serrant la main et les larmes aux yeux pour aller se mettre à la tête de son détachement.

Le général d'Albignac, Monseigneur, a la réputation d'un homme franc et d'un honnête homme. Il s'est souvent prononcé contre des abus et surtout contre l'excès des dépenses, lors même qu'elles concernaient son propre département. Il brûlait d'ambition de se faire une réputation militaire et il est profondément affecté de l'avoir manqué, autant que je puis me permettre de juger. Je crains que malgré l'esprit qu'il a, ses moyens ne répondent pas à ses désirs. Son caractère, d'ailleurs, est d'une véhémence qui souvent avoisine la brutalité, et lorsque dans sa dernière campagne contre Schill il s'est trouvé aux prises avec le flegme allemand, ou avec les formalités des employés civils, son emportement quelquefois n'a plus connu de bornes: de là des plaintes et des reproches réciproques; et tandis que le général d'Albignac ne voyait dans les autorités civiles que des partisans de l'ennemi et des traîtres, celles-ci trouvaient en lui un despote dont le pays avait à souffrir plus que de l'ennemi. La jalousie de métier l'avait brouillé avec le général Gratien: il (p. 298) s'en est corrigé, et pendant la campagne de Saxe, je lui ai entendu faire l'éloge de l'expédition de Stralsund; mais une forte animosité a éclaté entre lui et le général Rewbell. On s'est querellé même en présence du roi, voilà du moins un choc d'où pouvait jaillir la lumière, et il semble que le roi qui l'a souffert souffrirait aussi des conseils.

Je dis à M. de Furstenstein que j'avais reçu deux dépêches de Votre Excellence: que dans la première S. M. I. me faisait connaître pour mon instruction seule qu'elle n'approuvait pas la manière dont avait été conduite l'expédition en Saxe; que j'aurais renfermé scrupuleusement en moi-même cette communication, si par la seconde dépêche je n'avais point été chargé d'une commission pénible: que Sa Majesté pensait que si des fautes avaient été commises, il fallait moins les attribuer au roi qu'aux personnes auxquelles il accordait sa confiance. «Cela, me dit M. de Furstenstein en m'interrompant, ne peut me concerner en aucune manière: je suis tout à fait étranger aux affaires militaires.»—«Je demande pardon à Votre Excellence, les vues de Sa Majesté s'étendent plus loin, et les personnes à qui je suis chargé de parler sont les généraux d'Albignac et Rewbell, et M. le comte de Furstenstein.»—«Pour les affaires civiles je ne m'en mêle pas plus que des affaires militaires, et je me tiens exactement renfermé dans mes fonctions. D'ailleurs, le roi ne souffre pas qu'on lui donne des conseils et il chasserait celui qui l'oserait. Je suis attaché à Sa Majesté, je cherche à la servir fidèlement, mais je n'ai aucune influence.»—«Sa Majesté suppose avec raison de l'influence à celui qui est constamment auprès de la personne du roi et qui vit dans une certaine intimité avec Sa Majesté. L'influence, d'ailleurs, consiste ou à donner des conseils ou à empêcher l'effet de ceux qui ne seraient pas bons, à provoquer certaines mesures ou à s'y opposer.»—«Mais comment peut-on croire que je donne des conseils perfides, moi qui donnerais ma vie pour le roi?»—«J'ose dire que personne ne le croit; mais (voyant que je n'avançais point) je dois vous demander, monsieur le Comte, la permission de vous montrer, comme j'y suis autorisé, la lettre de M. de Champagny.»

La lecture de cette lettre fit une forte impression sur M. de Furstenstein. «Si j'ai eu le malheur, dit-il, de déplaire à Sa Majesté impériale, il ne me reste qu'à donner ma démission.»—«Non: il ne suffirait pas de ne s'occuper ici que de soi-même puisqu'il s'agit de nous réunir tous pour épargner un chagrin au roi, et je prie Votre Excellence de me seconder comme je la seconderai autant que cela est en moi.»—«Monsieur Reinhard, ce que vous savez depuis hier, le roi le sait depuis trois jours; je savais aussi que Sa Majesté impériale est mécontente de moi, et depuis deux jours j'en suis malade, mais comment faire? Le roi écrira à l'empereur: il le priera de lui dire ce qu'il veut qu'il fasse, et il fera tout ce que Sa Majesté impériale voudra.»—«Cela est très (p. 299) bien: l'empereur est le frère aîné ou, pour me servir d'une expression de Sa Majesté elle-même, le père du roi. L'empereur est celui auquel personne au monde ne peut se comparer, enfin il est le maître. Mais dès ce moment il existe ici deux hommes qui appartiennent au roi et qui appartiennent aussi à l'empereur: c'est M. Siméon et M. le général Eblé. Pourquoi ne se concerterait-on pas avec eux dans une circonstance aussi importante?» M. de Furstenstein n'est point entré dans cette idée: du moins il ne lui a pas donné de suite et il m'a paru que c'était parce que, comme MM. Siméon et Eblé eux-mêmes, il n'en attendait pas beaucoup de succès. «Pourquoi, continuai-je, le roi n'a-t-il pas emmené pour l'expédition de Saxe le général Eblé?»—«Le général Eblé était trop nécessaire ici. D'ailleurs, si le roi n'a été entouré que de jeunes officiers, ce n'est pas sa faute, il avait demandé des officiers de mérite à Sa Majesté impériale[122]. On a, m'a dit ensuite M. de Furstenstein, fait beaucoup de faux rapports à l'empereur. «Par exemple?»—M. de Furstenstein après un moment d'hésitation: «Par exemple on a mandé que le roi avait écrit une lettre inconvenante au général Kienmayer (mais vous n'y étiez plus alors), tandis que le roi n'a point écrit, mais qu'il a seulement envoyé un officier avec un message verbal; (après un moment d'hésitation encore) on a aussi mandé que le roi amenait avec lui six voitures attelées de six ou huit chevaux.»—«Moi je n'ai parlé que des voitures du corps diplomatique, et j'ai dit que nous en avions trois.»—«Le roi, Monseigneur, n'avait que deux calèches, l'une pour lui et l'autre pour ses valets de chambre. Les fourgons appartenant à la bouche, etc. pouvaient être au nombre de quatre, mais indépendamment de cela, le train était hors de proportion avec le corps d'armée. En Saxe, il fallait 1,800 chevaux de réquisition: celle qui parvint à Gotha, pendant que nous y étions, était encore de 1,300. Les Hollandais surtout avaient un train énorme.»

Ma conversation avec M. de Furstenstein s'est prolongée pendant près d'une heure. Sans égard pour les chevaux attelés, je me sentais pressé d'obtenir quelque chose, et qui nous aurait vus aurait dit que c'était moi qui recevais les reproches. Le ton de M. de Furstenstein devenait quelquefois confidentiel, mais sans abandon, et surtout il n'est entré dans aucun détail d'explication ni de justification. Le général d'Albignac avait été surpris à l'improviste: il n'avait pris conseil que de ses sentiments. M. de Furstenstein s'était préparé: il avait pris conseil d'autrui.

Suit dans la lettre de Reinhard le portrait du comte de Furstenstein inséré au liv. XIII (4e volume) des Mémoires de Jérôme.

(p. 300) Pour ce qui concerne le général Rewbell, Monseigneur, je ne l'ai guère vu qu'à la cour, et, pendant la campagne de Saxe, on disait ici généralement qu'il s'était distingué en Silésie. Pendant tout l'hiver dernier il avait été écarté, lorsque le comte de Bernterode avait la faveur: quand elle lui est revenue, il n'a montré que de la morgue et de la fatuité. Il faut voir les hommes en position pour les juger.

Je venais, Monseigneur, d'achever ce paragraphe, lorsqu'on est venu me dire, encore sous grand secret, que le général Rewbell avait écrit au roi pour demander une indemnité pour sa troupe, à laquelle il avait promis, lui Rewbell, le pillage de la ville de Brunswick. La ville de Brunswick, Monseigneur, où se tient en ce moment une foire célèbre depuis plusieurs siècles et qu'un usage sacré met plus éminemment en ce moment sous la protection du droit des gens, la ville de Brunswick, seconde ville du royaume, seconde résidence du roi, s'était conduite avec une sagesse admirable pendant les derniers événements. Dans une population de 30,000 hommes, aucun habitant n'avait manqué à son devoir; la populace même n'avait pas commis le moindre désordre. Le duc d'Œls avait respecté les lieux où avait vécu son père il n'avait rien exigé, il n'avait compromis personne. Après son départ les proclamations qu'il avait fait afficher furent arrachées sur-le-champ; et le général Rewbell avait promis le pillage de cette ville aux troupes westphaliennes!

Il faut rendre justice au roi: il a été profondément affecté de cette inconcevable démence. Le conseil des ministres s'est occupé hier de la rédaction d'un décret qui destitue le général Rewbell et le déclare incapable à jamais de servir Sa Majesté. Le général Bongars a été envoyé pour prendre le commandement de sa troupe. Le décret n'a point encore été signé: il sera probablement adouci si le général Rewbell dans l'intervalle est encore parvenu à bien mériter contre le duc d'Œls. M. Siméon voulait qu'on se bornât à la destitution. Les autres ministres ont insisté pour la sévérité entière, et je jurerais, Monseigneur, que dans leur âme ils n'ont été guidés que par l'horreur que leur inspirait son action.

Il me reste à rendre compte à Votre Excellence de mes conversations avec M. Siméon et avec M. le général Eblé. Ces deux ministres confirment ce que m'ont assuré les deux premiers interlocuteurs, que personne n'exerce une influence directe et soutenue sur l'esprit du roi; que ses volontés changent souvent, mais qu'elles sont toujours absolues. Malheureusement, il n'y a point là de contradiction, même apparente. Tout s'explique par l'idée exagérée que le roi se fait de la puissance souveraine, par le désir de régner seul, par son âge et par ses habitudes. Avec un jeune prince comme lui, personne n'a d'influence, et tout le monde en a. Croyant toujours agir d'après lui-même, il n'agit (p. 301) que d'après des inspirations prises au hasard, et comme la plupart de ses résolutions sont plutôt dictées par un aperçu prompt et rapide que par l'étude et la réflexion, la justesse même de son esprit le rend vacillant, lorsqu'à une idée qui lui paraissait bonne il en trouve à substituer une qui lui paraît meilleure. En vain les bien intentionnés voudraient-ils se concerter, le roi se défie des concerts: la malveillance s'en prévaudrait, ce serait le moyen de tout perdre. Avoir des volontés, c'est à ses yeux avoir du caractère, tandis que trop souvent c'est en manquer. «L'empereur aime que l'on ait du caractère», voilà son refrain lorsqu'on lui représente les conséquences d'une certaine manière de penser et d'agir qui semblerait blesser ses rapports personnels avec son auguste frère; tant il est vrai que lors même qu'un esprit mal entendu d'indépendance ou d'opposition semble diriger sa conduite, le roi ne s'y livre que dans la persuasion d'être d'accord avec la pensée secrète de l'empereur.

Pour moi, dans toutes les occasions soit publiques, soit particulières, où j'ai l'honneur d'approcher Sa Majesté, je n'ai reconnu que des preuves d'une vénération profonde dont le roi est pénétré pour Sa Majesté impériale. Jamais je n'ai aperçu en lui un mouvement qui ne fût dicté par le respect, ou par la confiance, ou par l'orgueil de lui appartenir. Je me suis convaincu que tout ce qui paraîtrait contraire à ces sentiments intimes ne vient que d'une erreur de l'esprit et que cette erreur s'est déjà affaiblie. J'oserais dire que les fautes commises dans l'expédition de Saxe ont été prévues et en quelque sorte expiées par l'aveu qu'il m'a fait à Leipzig, que, si au lieu de vingt-quatre ans il en avait eu trente, il ne l'aurait pas entreprise.

C'est à cette pensée, c'est à cette conviction que l'expérience s'acquiert et ne s'anticipe point que, comme Sa Majesté impériale l'a déjà fait avec tant de sagesse dans la lettre que Votre Excellence m'a écrite, il convient de le ramener. Le roi prend trop la mesure de sa supériorité sur ceux qui l'entourent habituellement. Il lui en coûte de reconnaître celle de l'âge, de l'expérience et des études, et parce que souvent son résumé vaut mieux qu'un long rapport, qu'une longue discussion, parce que les qualités éminentes qu'un roi possède sont bientôt représentées par la flatterie comme les seules qu'un roi doive posséder, Sa Majesté méconnaît la longueur du chemin et la grandeur des efforts qu'il lui restait à faire pour arriver à la perfection. Elle m'a dit deux fois en voyage: «Depuis que je ne suis plus à Cassel, tout y va mal: la tête y manque». Elle l'a dit sans amour-propre, parce qu'elle le croyait et parce que dans un certain sens elle avait raison. Les circonstances pénibles où elle s'est trouvée et où elle se trouvera encore pourront devenir une source de biens. La sagesse de Sa Majesté impériale saura y puiser le remède de l'avenir.

(p. 302) La gloire militaire intéresse directement et éminemment Sa Majesté impériale. Une autre crise se prépare pour ce royaume par l'état des finances auquel Sa Majesté impériale est aussi directement intéressée. Si la paix qui paraît prochaine doit donner le repos aux peuples d'Allemagne, si elle doit consolider la Confédération du Rhin, ce bienfait encore ne peut émaner que des mains de Sa Majesté l'empereur. Tout ce que je me permettrai d'ajouter, Monseigneur, c'est que je suis convaincu de la nécessité de venir au secours des intentions et des mesures du roi et qu'aucun des sujets de Sa Majesté impériale qui sont ici ne saurait remplir dans toute son étendue et sous tous les rapports de convenance une si haute mission.

P. S.—Votre Excellence trouvera dans le moniteur westphalien du 8 une lettre du ministre de l'intérieur au préfet de Brunswick: elle fait allusion au décret de destitution du général Rewbell; mais ce décret n'est point encore imprimé. Il avait été envoyé à l'imprimerie, composé et traduit: M. de Bercagny ayant attendu jusqu'à minuit l'ordre positif d'insertion ne voulut pas passer outre. Le considérant est très fort et presque infamant contre cet officier; le dispositif a été restreint à la destitution. On dit qu'hier il est arrivé à Minden à quatre lieues de Cassel, et que de là il a écrit à Sa Majesté.

Le général Bongars écrit que les troupes dont il venait de prendre le commandement se livrent à des excès et au pillage dans le pays de Hanovre, et que les habitants en sont exaspérés. Le duc d'Œls doit avoir passé Nienbourg. Le général Gratien a reçu un courrier du roi de Hollande: on croit que son corps a été rappelé à cause du débarquement des Anglais.

Nous avons dit que le 27 juin le duc de Brunswick s'était séparé de ses alliés et avait pris la route de la Westphalie. Lorsque l'armistice de Znaïm fut conclu, le gouvernement autrichien lui fit dire de cesser les hostilités. Il refusa, ne se regardant pas comme engagé par les mesures du cabinet de Vienne, et résolu à tenir seul la campagne. Le roi Jérôme mit à ses trousses le général Rewbell. Le duc se dirigea de Plauen sur Zwickau, espérant faire soulever les anciens États et au pis aller donner la main aux Anglais. Le 22 juillet il se mit en marche de Zwickau sur Leipzig, adressa une allocution aux officiers d'abord, aux soldats ensuite de sa légion, pour leur faire savoir qu'il était décidé à persévérer dans son entreprise, les laissant libres de déposer les armes s'ils le voulaient. Un petit nombre se retira, mais il lui resta une troupe dévouée et résolue de près de 3,000 combattants, dont 700 cavaliers avec quelques bouches à feu.

Le 25 juillet, il parut devant Leipzig sans avoir été inquiété. (p. 303) Le 26, il poursuivit sa route sur Brunswick par Halle et Halberstadt.

Cette marche était audacieuse et pleine de danger. En effet, la division hollandaise Gratien était à Erfurth, à vingt lieues sur sa gauche; les Saxons de Thielmann à Dresde; au nord, la garnison de Magdebourg; enfin, la division Rewbell de Westphalie, ancienne d'Albignac, forte de 6,000 hommes, était entre Brême et Celle, dans le Hanovre, prête à se porter aux bouches du Weser ou de l'Elbe, sur la route même que le duc devait tenir pour gagner la mer. En apprenant la marche en avant de la légion noire, Thielmann partit de Dresde, Gratien partit d'Erfurth, tous deux se réunirent en arrière de Leipzig. Rewbell, sur l'ordre de Jérôme, se concentra à Celle et s'avança sur Brunswick. Le 29 juillet, le duc s'approcha d'Halberstadt. Le 5e de ligne westphalien aux ordres du colonel comte de Willingerode (Meyronnet, grand maréchal du palais de Jérôme et un de ses favoris, envoyé de Magdebourg à Hambourg), venait d'arriver à Halberstadt. Surpris par le duc d'Œls qui enfonça les portes de la ville à coups de canon, le régiment, après une résistance honorable de trois heures, fut fait prisonnier ainsi que son colonel blessé pendant l'action. Les officiers furent remis aux mains des Anglais, les soldats renvoyés, à l'exception de 300 qui grossirent les rangs de la légion. À la suite de ce succès, Brunswick hâta sa marche sur la capitale de ses anciens États. Il adressa deux proclamations aux habitants, mais sans effet. À son approche les autorités avaient quitté la ville. Le 1er août, Gratien et Thielmann ralliés entraient à Halberstadt, et Rewbell s'avançant par la route de Brunswick atteignait Œlpern. Le duc marcha résolument à la rencontre de Rewbell, lui tendit habilement une embuscade, le battit et le força à passer l'Oker. Le malheureux général westphalien parvint à rallier les débris de sa division aux forces de Gratien et de Thielmann à Wolfenbuttel (deux lieues de Brunswick). Le duc ayant à quelques lieues derrière lui les 10,000 hommes de Gratien, Thielmann et Rewbell, et personne devant lui, se hâta de gagner de vitesse ses ennemis et d'atteindre les bouches du Weser. Il parvint avec beaucoup d'habileté à entrer au petit port d'Elsfleth, sur le Weser, à six lieues de Brême, et à se rembarquer avec sa légion, après avoir fourni la course la plus audacieuse. Le 14 août il débarqua en Angleterre où il fut accueilli avec la plus haute distinction.

Tous les événements qui avaient eu lieu en Westphalie n'étaient pas de nature à satisfaire Napoléon qui crut devoir enlever à son (p. 304) frère le commandement du 10e corps. Prévenu par le major-général et fort attristé de cette décision, Jérôme écrivit de Napoléonshœhe, le 25 août 1809, à l'empereur:

«Sire, le major-général, par sa lettre du 13, me fait connaître l'ordre de Votre Majesté du 11, qui forme un 8e corps aux ordres du duc d'Abrantès et m'ôte le commandement de la Saxe et des troupes saxonnes.

«Votre Majesté a voulu par là m'ôter réellement tout commandement militaire; car 6,000 recrues westphaliennes et quelques dépôts qui se trouvent dans la place de Magdebourg, etc... ne sont pas susceptibles de me mettre à même de faire la guerre activement et même de défendre Magdebourg que les Prussiens ne manqueraient pas d'attaquer si les hostilités recommençaient, car ils y ont beaucoup d'intelligences.

«Il ne me restera donc que le chagrin de ne pouvoir prendre part à la guerre si elle a lieu.»

L'année 1809 s'écoula assez tristement pour le jeune roi à qui Napoléon n'écrivait plus et à l'égard duquel il montrait en toute circonstance une froideur, disons même une raideur souvent peu justifiée et qui causait un véritable chagrin à Jérôme.

Le ministre Reinhard continuait, par ses bulletins directs à l'empereur, par ses lettres au duc de Cadore, à relater tout ce qui se passait, tout ce qui se disait en Westphalie.

Le 10 août, il envoya à Paris le bulletin suivant:

Les gazettes ont annoncé que le roi étant à Grimma avait retiré de l'eau un soldat de sa garde qui se noyait dans la rivière de Mulde. Voilà ce qui s'est passé. Les gardes du corps traversaient la rivière tout près du pont pour faire abreuver leurs chevaux. En revenant, deux ou trois chevaux perdirent terre ou se couchèrent; les cavaliers tombèrent dans l'eau. Le roi se trouvait à quelque distance causant avec le ministre de Hollande. Dès l'instant où l'on entendit des cris, le roi se jeta dans une nacelle avec les ministres de Hollande et de Bavière. Arrivé sur les lieux, il trouva les hommes déjà retirés. Toute la cour était accourue; M. de Furstenstein et quelques autres étaient sur le pont. Le ministre de Hollande, en homme prudent, quitta la nacelle. Le roi seul avec celui de Bavière s'obstina à remonter la rivière. M. de Furstenstein du haut du pont lui cria de ne point s'exposer.—«Ah! voilà, dit le roi, la diplomatie qui s'en mêle; envoyez-moi une note.»—Après avoir passé le pont très habilement, le courant poussa la nacelle contre un pilier où elle resta collée. Enfin, les officiers du roi de droite et de gauche entrèrent dans la rivière. Le roi sauta hors du bateau ayant de (p. 305) l'eau jusqu'aux genoux. Peut-être ce jeu n'avait-il pas été sans danger; mais le roi, dans ce moment, était si gai, si bon, si aimable, que l'impression que cette scène me donna ne me laissa pas penser aux inconvénients qu'elle pouvait avoir.—À l'époque de son mariage, M. de Furstenstein rompit une liaison avec Mme de P. On prétend que dans cette occasion, il fit l'éloge de sa vertu au roi, ce qui inspira à ce dernier le désir d'en triompher. Depuis cette époque, toutes les distinctions furent pour elle. Des négociations, dit-on, furent entamées. Le roi partant pour la Saxe promit de revenir dans dix jours. Après son retour, on disait qu'un contrat avait été signé et que ce contrat était un peu cher, lorsqu'on vit Mme de P. partir pour Weymar. Elle est revenue depuis le retour de la reine. Son mari, premier chambellan, avait reçu, il y a quelques jours, une mission pour Aix-la-Chapelle. Il en est déjà revenu et l'on peut encore croire à la vertu de Mme de P.—La petite maison de la reine est achetée, on en évalue l'achat à 100,000 thalers et l'on trouve cette dépense un peu forte, parce qu'il est incertain que la reine y mettra jamais les pieds.—Le roi étant allé déjeuner dernièrement dans une maison de campagne du banquier Jordis dit en sortant au jardinier: «Cette maison m'appartient.» Le marché fut conclu pour 30,000 thalers. Elle en avait coûté 7,000 à M. Jordis. On estime les améliorations à 5,000. On a déjà tracé une allée qui y conduit depuis la grande route. Quoique la distance ne soit pas grande, il faudra encore acheter le terrain par où passera l'allée.—Une caisse venant de Paris, contenant pour le roi des bijoux d'une valeur considérable et adressée à M. Cousin de Marinville, avait été remise à un homme de la poste allant au quartier général. Sa voiture s'étant rompue, il remit à un maître de poste la caisse dont il ignorait la valeur. Celui-ci l'expédia pour Plauen où elle tomba directement aux mains du général Kienmayer.

Le roi annonça lui-même le sort du général Rewbell à sa femme. Elle était à folâtrer avec les dames de la cour, lorsque le roi lui dit: Betty, j'ai à vous parler. Elle fut atterrée; elle demanda s'il n'y avait aucune grâce à espérer? Tout ce que je puis vous dire de consolant, dit le roi, c'est qu'il vaudrait mieux pour vous et pour lui que votre mari fût mort. Elle fut ramenée à la ville. Mme Rewbell est américaine, jolie, naïve, ne sachant contraindre ni dissimuler aucun de ses mouvements. Quelques jours auparavant elle avait été désolée d'une petite disgrâce qui lui était attribuée. Le roi lui ayant retiré ses entrées pendant quelques jours pour avoir, sans sa permission, passé la nuit en ville où elle était allée pour voir ses enfants, elle ne put se pardonner les larmes que cet ordre un peu inhumain lui avait fait verser. Le roi lui a fait conseiller, dit-on, de se rendre provisoirement à Bernterode, terre du général Ducoudras.—Le général alla, il y a peu de jours, (p. 306) annoncer à M. Siméon que le roi lui avait fait don de la terre de Bernterode.—«Mais elle est donnée. Le roi veut l'acheter à tout prix, il veut que vous vous occupiez des formalités du contrat.»—Le directeur de l'instruction publique, dans sa dernière expédition à Gœttingue, avait défendu aux étudiants de porter des bonnets d'une certaine forme et couleur, ainsi que des moustaches, signes de ralliement des associations (Bundsmannschaften). Depuis cette époque, les étudiants portent des bonnets de femme et des chapeaux de paille. Ils envoyent leurs moustaches coupées au pro-recteur. Des plaisanteries pareilles ont été de tout temps l'effet de pareilles défenses, mais on dit que près de 400 étudiants des pays étrangers ont pris l'engagement de quitter Gœttingue à la fin du trimestre suivant et de se rendre à Heidelberg.—Le spectacle allemand vient d'être congédié, il sera remplacé par un ballet venant de Paris.

Le même jour, 10 août 1809, Reinhard écrivit à Champagny:

J'ai d'autant moins hésité à confier à M. Lefebvre la mission qui va le conduire auprès de Votre Excellence, qu'outre l'importance des circonstances qui m'a paru la rendre nécessaire, il m'avait témoigné le désir de faire ce voyage qu'il croit pouvoir devenir utile à ses intérêts personnels.

Je m'en rapporte avec une entière confiance au compte qu'il vous rendra, Monseigneur, de la situation des choses de ce pays-ci. L'étude que nous en avons faite nous a été commune et nos aperçus ont rarement différé. La nécessité indispensable de venir au secours des affaires éprouve un grand obstacle par le caractère du roi. Les ménagements à employer sont du ressort de la sagesse et de la prévoyance; mais la question est de savoir si, malgré tous les ménagements, ce caractère permettrait le succès d'une mesure quelconque dont le but ou l'effet serait de restreindre son autorité.

J'avoue que je l'ai pensé. Il a reçu la leçon des événements. Des crises pénibles menacent son royaume: il s'agit de maintenir la gloire d'une couronne.

Cependant, l'opinion des personnes qui approchent Sa Majesté de plus près et plus souvent que moi, la conversation même que vient d'avoir avec elle M. Lefebvre, prouvent qu'il est difficile de calculer ce que serait capable de faire ou de sacrifier un roi absolu de vingt-cinq ans dont les passions seraient irritées ou qui se croirait blessé dans sa dignité. Sous ce rapport, il est aisé de pressentir l'effet pénible que pourrait avoir pour nous deux le voyage de M. Lefebvre, si, je ne dis pas en conséquence, mais à la suite de ce voyage, il arrivait des événements qui ne seraient point agréables à Sa Majesté.

Je ne saurais non plus dissimuler à moi-même ni à Votre Excellence (p. 307) que, par les ordres que j'ai eu à exécuter en vertu de votre dépêche du 27 juillet, ma position a changé et qu'elle est devenue plus délicate que jamais.

Je dois peut-être à l'opinion que le roi a de mon intégrité de n'avoir point déplu et de n'avoir été soupçonné que légèrement. Je devrai à mon entière soumission aux ordres de l'empereur, à la maxime qui sera toujours sacrée pour moi, de dire la vérité telle que je l'aperçois, telle que je la vois, à l'étude constante de faire mes rapports (sine ira et studio), la continuation de la protection et de la bienveillance de Sa Majesté impériale.

M. Reinhard ayant fait connaître au ministre des relations extérieures de Westphalie que l'empereur avait été fort mécontent de ce que la cour diplomatique avait suivi le roi pendant la campagne de Saxe, le comte de Furstenstein lui écrivit le 10 août 1809:

L'empereur n'a point approuvé que MM. les membres du Corps diplomatique aient suivi le roi en Saxe. Aucune invitation formelle ne les avait engagés à cette démarche: ils avaient été laissés libres d'agir d'après les instructions de leurs cours respectives. Sa Majesté pensait alors que son absence de Cassel serait de très courte durée et qu'elle ne serait pas obligée de passer de sa personne les frontières pour chasser l'ennemi de la Saxe, mais les ministres furent congédiés aussitôt que les opérations militaires firent sentir que leur présence était déplacée. Je restai auprès du roi pour recevoir et expédier d'après ses ordres le travail des ministres qui arrivait journellement de Cassel. Je ne suis point militaire et je suis absolument étranger à tout ce qui s'est passé dans cette campagne.

Les affaires intérieures ont fixé l'attention de S. M. I. et elle voit avec déplaisir leur affligeante situation. La cause ne peut m'en être imputée. Ministre secrétaire d'État et des relations extérieures, je n'ai point d'administration et je n'exerce point de contrôle sur mes collègues. Je ne conçus jamais l'ambition d'être un ministre dirigeant, je n'en ai point le talent, et le caractère connu de S. M. ne permet pas de croire que personne puisse en avoir l'influence. La crise actuelle ne provient que de causes étrangères à la manière d'administrer. Elle se trouvé dans les troubles qui ont agité l'État, la misère qui y règne depuis longtemps et l'extrême rareté du numéraire. Les charges du royaume sont fortes et le département de la guerre seul absorbe plus de la moitié des revenus. Le moment actuel n'admet point un système d'économie dans cette partie de l'administration, et les dépenses ne peuvent qu'augmenter. Dans cet état de choses Votre Excellence jugera facilement des entraves que doit éprouver le gouvernement dans sa marche.

(p. 308) Cette sorte de justification du comte de Furstenstein n'était pas exacte sur tous les points. Les ministres étrangers avaient suivi Jérôme en Saxe pour obéir à la volonté de ce prince et ne l'avaient quitté qu'à son retour à Cassel. La crise financière n'était pas la conséquence des troubles intérieurs du royaume, mais des exigences de l'empereur à l'égard de ce malheureux pays. Napoléon, d'ailleurs, ne pouvait pardonner à Jérôme quelques dépenses inutiles, quelques générosités intempestives.

M. Lefebvre, premier secrétaire d'ambassade, envoyé auprès de l'empereur, étant arrivé et ayant remis sa dépêche, le duc de Cadore écrivit, le 21 août 1809, à Reinhard:

M. Lefebvre arrivé ici le 18, m'ayant remis vos dépêches du 8 et du 10 août, nos 70 et 71, et vos trois lettres non numérotées du 6 et du 9, je les ai envoyées le jour même à Sa Majesté l'empereur et roi.

Sa Majesté me donne l'agréable commission de vous mander qu'Elle les a lues avec attention et avec intérêt.

Elle me charge aussi de vous faire connaître qu'en sa qualité d'auteur et de garant de la Constitution du royaume de Westphalie, Elle imputera les violations que cet acte aurait éprouvées aux ministres dont le devoir non seulement est d'en suivre, mais encore d'en maintenir religieusement les dispositions, et que, si contre le vœu de la Constitution la liste civile est accrue, Elle en rendra responsables les ministres des finances et du trésor public.

Il convient, Monsieur, que vous tourniez l'attention de ces ministres sur ce genre de responsabilité auquel ils n'ont peut-être pas songé; mais vous choisirez pour le faire l'occasion et la forme qui vous paraîtront propres à remplir cet objet sans alarmer la susceptibilité du roi.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 1er septembre 1809.

M. Lefebvre est revenu à Cassel le 29 au soir, ayant achevé son voyage en moins de six jours. Il m'a remis les deux dépêches du 21. Sa Majesté impériale en daignant me faire connaître qu'Elle a lu mes rapports avec attention et intérêt m'a accordé une récompense dont je n'ai jamais senti l'inestimable valeur plus profondément que dans les circonstances actuelles. Je me réserve, Monseigneur, de vous rendre compte de l'exécution de vos ordres concernant l'accroissement de la liste civile. Pour aujourd'hui, je me borne à vous informer d'un objet qui m'a attiré la visite de M. de Bercagny. «Le roi, m'a-t-il dit, est blessé du décret impérial qui établit une ligne de douanes françaises au travers (p. 309) de ses États; il aurait désiré qu'au moins le ministre de France eût été chargé d'en donner connaissance. Il a donné ou va donner l'ordre de s'opposer à l'établissement de cette ligne et sa volonté est dans ce moment tellement forte que toute représentation serait inutile. Si j'avais su cela par le roi, a ajouté M. de Bercagny, mon devoir serait de me taire; mais je l'ai su indirectement, puisque la police doit savoir tout, je crains qu'il n'en résulte un nouveau sujet de malaise pour Sa Majesté.» J'ai remercié M. de Bercagny de sa confidence, et j'ai dit que s'il ne s'agissait que d'une question de forme, je m'empresserais de demander à 'Votre Excellence l'ordre de faire au roi la communication officiel du décret impérial; mais que j'apprendrais avec peine que l'opposition portât sur le fond. J'apprends au reste que la ligne des douanes est déjà établie.

J'ai oublié de dire dans mon avant-dernière dépêche que, pendant les deux jours que j'ai passés à Napoléonshœhe, le roi s'est abstenu de me parler d'aucun autre objet que de ce qui se rapportait immédiatement à la solennité du jour, et que je n'ai pas cru qu'il m'appartînt de prendre l'initiative.

Il paraît que l'ordre donné par Sa Majesté Hollandaise au général Gratien de revenir en Hollande avec sa division, le refus de Sa Majesté le roi de Westphalie d'autoriser formellement le départ de ce général, et les incertitudes qui en sont résultées dans la marche de la division, sont devenus un nouveau sujet de discussion entre ces deux frères. M. Huygens a été chargé de remettre au roi une lettre de son souverain, qu'on dit écrite avec une sensibilité voisine de l'amertume.

M. de Gilsa, ci-devant grand écuyer de l'électeur de Hesse et continué dans les fonctions du même département sous les ordres du grand écuyer d'aujourd'hui[123], vient d'être nommé envoyé extraordinaire de Westphalie auprès de Sa Majesté le roi de Hollande, aux appointements de 36,000 fr. et sa femme conservant ceux de dame d'honneur. C'est un homme de bien, père de treize enfants vivants, et très heureux de sa mission qu'il n'a acceptée qu'après avoir confessé au roi qu'il allait faire ses premières armes en diplomatie. On dit que M. Girard, général, est nommé ministre du roi à Munich, en remplacement de M. Schœll.

Reinhard à Champagny.

Cassel, 8 septembre 1809.

Le roi est parti mardi dernier pour faire un voyage aux mines du Harz; il s'est fait accompagner par les ministres des finances et de la (p. 310) justice. M. le comte de Furstenstein, après avoir annoncé au corps diplomatique que le voyage ne serait que de cinq ou six jours, a profité de l'absence de Sa Majesté pour passer quelques jours dans les terres du comte de Hardenberg, son beau-père.

Avant-hier, à quatre heures du matin, est arrivé un courrier du roi portant ordre de faire marcher sur-le-champ à Hanovre les chevau-légers de la garde et les chasseurs carabiniers. Dans le même temps s'est répandu dans le public le bruit que les Anglais avaient fait une descente à Brême. Ce bruit était faux, mais on continue à parler d'une affaire que le général Bongars aurait eue avec les Anglais. Le ministre de la guerre ne paraît avoir aucune connaissance d'un pareil événement et il ignore les motifs de l'ordre donné pour la marche des troupes. On croit en même temps, et avec un peu plus de vraisemblance, à un voyage du roi à Hanovre et à Hambourg.

Le Harz et ses mines sont un objet très intéressant et pour la curiosité et pour l'administration. Le travail des mines entretient une population de 30,000 âmes; cependant le produit en est presque nul, du moins lorsqu'on porte en compte le prix du bois nécessaire à leur exploitation. Ce n'est que parce que cette denrée se trouve à portée et qu'il serait difficile d'en faire un autre emploi que le produit des mines peut être regardé comme avantageux, même sous le simple rapport du revenu. Du reste, le nouveau mode d'administration qui n'est en activité que depuis peu de mois, et les améliorations qu'il sera possible de faire, suffisent pour faire attendre de ce voyage des résultats utiles et importants.

Je suis informé que M. de Bulow a proposé au Conseil des ministres un projet d'emprunt à faire aux villes de Hambourg et Brème et il paraît que ce voyage aux mines du Harz est lié à ce projet. Dans le public on dit qu'il s'agit de les vendre et M. de Bercagny n'est pas éloigné de croire à cette mesure qui pourrait dépopulariser ses antagonistes et compromettre leur responsabilité. Selon toute apparence, il s'agit d'hypothéquer les revenus des mines pour cet emprunt, qui ne réussira point, à moins d'employer une sorte de violence. Il y a dans tout ceci quelque chose qu'on me cache, ainsi qu'au public. On dit même que le comte de Furstenstein s'est opposé au projet en question, et, d'après toutes ces données, je soupçonne qu'il s'agit d'une chose qu'on prévoit qui pourrait déplaire à Sa Majesté impériale.

Le départ de M. de Bulow m'a empêché de lui parler à fond sur la liste civile; je devais avoir avec lui un rendez-vous qui aura lieu après son retour. Mais je me suis déjà entretenu avec M. Siméon qui, plus d'une fois, m'avait témoigné son regret de ce que la liste civile dépassait la ligne constitutionnelle.

M. Pothau a fait imprimer un mémoire en réfutation du rapport du (p. 311) ministre des finances sur l'administration des postes. Celui-ci s'est plaint au roi de ce que son rapport fait par ordre et dans la supposition qu'il ne serait pas publié a été imprimé par M. Pothau. Le rapport et la réponse étant en contradiction absolue sur tous les faits et sur tous les principes, une commission du Conseil d'État composée de MM. de Martens et de Malsbourg a été nommée pour vérifier les uns et pour discuter les autres.

Reinhard à Champagny.

Cassel, le 15 septembre 1809.

Le roi est revenu de son voyage hier au soir à huit heures. Sa Majesté quittant le Harz avait passé par Goslar, Brunswick et Hildesheim et s'était arrêtée pendant trois jours à Hanovre.

Comme vraisemblablement je ne verrai, avant le départ de cette lettre, aucune des personnes de la suite de Sa Majesté, je dois m'en rapporter provisoirement aux paragraphes du moniteur westphalien, ne connaissant encore que quelques détails du séjour que le roi a fait à Gœttingen.

Une fermentation nouvelle avait éclaté parmi les étudiants de cette université. Le cheval d'un gendarme avait été heurté par celui d'un étudiant allant au galop et trop mauvais cavalier apparemment pour pouvoir le retenir. L'étudiant se sentant poursuivi se sauva dans une maison: le gendarme le pistolet à la main le prit au collet et le conduisit en prison. Tous les étudiants prirent le parti de leur camarade, la police prit celui du gendarme; des rapports, des estafettes furent envoyés à la capitale. Il fut décidé que le gendarme serait déplacé, mais qu'en même temps il serait avancé en grade. Le gendarme avant de quitter Gœttingen ne manqua pas de s'y montrer avec les marques de son nouveau grade; grande rumeur parmi les étudiants. Des listes furent colportées; 400 jeunes gens signèrent l'engagement de quitter l'université après l'expiration du semestre d'études.

Le roi fit appeler le pro-recteur: il lui parla avec beaucoup de bonté et de condescendance, et le chargea d'être l'interprète auprès des étudiants. Il convint que le gendarme avait eu tort; à la remarque du pro-recteur qu'il avait été avancé en grade, il répondit que c'était une mesure du gouvernement, étrangère à la question: il dit que son âge le rapprochait un peu de la jeunesse des étudiants pour pouvoir se mettre à leur place; qu'il voulait que l'université de Gœttingen fût la première de l'Allemagne; que ces complots de départ étaient ridicules, et que quand 200 s'en iraient, il serait assez puissant pour en attirer 400 autres.

Les déclarations de Sa Majesté, transmises par le pro-recteur, avaient (p. 312) produit le meilleur effet, lorsque les étudiants apprirent que six d'entre eux venaient d'être relégués. C'étaient ceux qui avaient colporté les listes de départ; alors les jeunes têtes se rallumèrent, et l'on dit qu'une centaine d'étudiants étrangers a déjà quitté l'université pour n'y plus revenir.

Il paraît que le projet était d'aliéner pour douze ans les mines du Harz soit à la ville d'Hambourg si l'emprunt réussissait, soit au banquier Jacobson, et que le roi a voulu attendre à Hanovre le résultat de la négociation avec Hambourg. Si cela est, la marche des troupes westphaliennes sur cette ville s'explique assez. Quand de pareils projets pourraient réussir dans les circonstances actuelles, ce seraient toujours des palliatifs ruineux, peut-être même illégitimes, sans le concours des États que le roi voudrait convoquer, mais auxquels les ministres ne savent que proposer.

Le général Berner, officier de mérite, est revenu d'Espagne. Le général Morio, tombé devant Girone malade d'une fièvre putride, et transporté à Perpignan, est allé se rétablir à Montpellier. Le ministre de Bavière est revenu de sa campagne dans un état de santé tellement délabré qu'il reste peu d'espoir de sa guérison. Le général Rewbell s'est embarqué à Emdem avec sa famille pour Baltimore. La vente de son mobilier n'a point suffi pour payer ses dettes. M. de Furstenstein s'est rencontré dans la terre de son beau-père avec M. de Hardenberg, l'ancien ministre d'État prussien. Ils n'auront pu se trouver ensemble longtemps: car immédiatement après le départ du premier, un courrier était venu l'appeler auprès du roi, à Hanovre.

En septembre 1809, le roi et la reine firent un voyage aux mines du Hartz. Jérôme, de retour, écrivit de Napoléonshœhe à l'empereur le 20 du même mois:

«Sire, je suis de retour d'un voyage que j'ai fait dans le Harz; j'ai en même temps visité deux régiments de mes troupes qui sont à Hanovre. La misère est portée à un tel point dans tout le royaume (personne ne pouvant être payé) que si Votre Majesté ne vient à son secours, il ne peut aller encore deux mois; comme j'ai déjà eu l'honneur de l'annoncer à Votre Majesté, les troupes ne sont plus entièrement soldées et si je n'avais eu la faculté de les mettre dans les villes hanséatiques et dans le Hanovre, je serais hors d'état de les nourrir. Malgré tous les soins que je porte à mon administration, je crois qu'il est impossible de la soutenir plus longtemps, et je prie Votre Majesté de me permettre de me retirer en France. Là, comme ailleurs, je m'efforcerai de lui prouver qu'elle n'a personne qui lui soit plus entièrement dévoué que moi. Toutes les mesures que Votre Majesté croira devoir (p. 313) prendre pour fixer le sort de mes États, je les approuverai et les seconderai de tout mon pouvoir.»

On voit que par son système l'empereur Napoléon Ier rendait impossible le règne de ses frères dans les États qu'il leur avait octroyés. Joseph en Espagne, Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie, sombraient sous la question financière.

Nous continuons à donner quelques lettres ou extraits de lettres de Reinhard au duc de Cadore.

Cassel, ce 21 septembre 1809.

J'avais à entretenir M. le ministre des finances du domaine de Rittberg, et la conversation étant tombée sur d'autres objets, l'occasion de m'acquitter de l'ordre que Votre Excellence m'avait donné par sa dépêche du 21 s'est présentée naturellement. M. de Bulow me parla de la mission de M. de Bocholtz[124] dont il prétend n'avoir eu aucune connaissance: il me parut douter si M. de Bocholtz serait l'homme propre à donner sur l'état des finances des renseignements aussi exacts et aussi complets qu'on pouvait le désirer. Il pensait, et j'étais fort de son avis, que le meilleur parti à prendre serait de se conduire dans l'hypothèse où la Westphalie serait réduite à ses propres ressources, et qu'en dernière analyse tout dépendait de l'esprit de sagesse de son gouvernement. «D'ailleurs, lui dis-je, avant de se relâcher sur des engagements que le gouvernement westphalien a contractés envers la France et qu'il paraît être en ce moment dans l'impossibilité de remplir, Sa Majesté impériale serait en droit de s'informer des causes qui ont amené cet état de détresse; et s'il résultait de ces informations qu'une partie des revenus de l'État a été détournée de sa véritable destination; que ceux de la liste civile, par exemple, ont été étendus au-delà des limites légitimes, elle pourrait pour intervenir faire valoir son titre d'auteur et de garant de la Constitution.»—«Il me semble, me dit alors M. de Bulow, que vous avez quelque chose à me dire, et je vous prie de me le faire sans détour. Auriez-vous à me faire une communication de la nature de celles que vous avez été chargé de faire à quelques militaires?»—«Point du tout, lui dis-je, les circonstances ne se ressemblent point, mais puisque vous le savez déjà, je vous dirai que je suis prévenu qu'en sa qualité d'auteur et de garant de la Constitution du royaume de Westphalie, Sa Majesté imputera les violations que cet acte aurait éprouvées aux ministres, et que cette disposition pourrait s'appliquer particulièrement aux accroissements donnés à la liste civile.»—«En faisant serment d'obéissance à mon souverain, me répondit M. de Bulow, j'ignorais que (p. 314) j'étais encore responsable envers un autre souverain; mais cette responsabilité même, je n'ai point à la craindre, et il est certain que sous mon administration, il n'est pas sorti du Trésor un seul denier en augmentation de la liste civile.»—«Cet autre souverain, repris-je, est l'auteur et le garant de la Constitution en vertu de laquelle le roi règne et les ministres président à l'administration. Sa Majesté l'empereur a le droit d'en surveiller le maintien autant et plus encore que s'il s'agissait de l'exécution d'un traité.» M. de Bulow entendit cela,—«mais, dit-il, en vertu de mon serment je suis obligé de ne rien laisser ignorer au roi, et vous me permettrez de lui donner connaissance de notre conversation.»—«Si vous croyez, répliquai-je, que le devoir vous y oblige, je ne saurais m'y opposer. Je vous prie seulement de considérer qu'il est de notre intérêt commun que cet avertissement, qui en temps et lieu peut produire un excellent effet, n'en produise pas un mauvais, et que la susceptibilité du roi soit ménagée. En conséquence la confidence que j'ai l'honneur de vous faire est livrée à votre sagesse et à votre discernement.»—«Connaissez-vous le roi, me demanda M. de Bulow?»—«Je crois le connaître assez, quoique moins bien que vous.»—«Eh bien! croyez-vous qu'il souffre qu'on lui résiste?»—«Et quand on résiste la Constitution à la main.»—«Et même la Constitution en main. Il y avait un temps, m'a dit M. Siméon, où le roi disait ne vouloir gouverner que par la Constitution, mais il a changé de langage.» Après ces préliminaires, M. de Bulow entra en matière. Après m'avoir répété, ce dont je l'assurais, que je ne doutais pas que le roi n'avait jamais touché du trésor public que les prorata de cinq millions, à l'exception cependant du mois d'octobre et du mois de novembre 1807, antérieurs à l'administration de M. de Bulow, il me fit l'énumération des autres articles qui composent aujourd'hui la liste civile. La voici:

1o Intérêts des capitaux donnés par Sa Majesté l'empereur. 500,000 fr.
2o Domaines de la couronne. 350,000  
3o Ordre Teutonique. 300,000  
4o Redevance d'un pour cent des fiefs déclarés allodiaux. 400,000  
5o Sept domaines repris sur des donataires français. 250,000  
6o Domaines réclamés par le roi pour compléter un million de revenus en sus de la liste civile. 650,000  

«Or, dit M. de Bulow, tous ces articles ont constamment été étrangers à mon administration, et la Constitution ne dit pas que ce que Sa Majesté tient d'une autre source doive être défalqué des cinq millions de la liste civile. Quant aux domaines de la couronne, la dignité du roi exige qu'il y en ait. Le produit de ceux dont Sa Majesté jouit est peu considérable, et nous nous promettons bien qu'Elle se désistera de la prétention des 650,000 francs, dont Elle n'a pas encore joui, et qu'il paraît qu'on a portés en compte lorsqu'on a fait monter les revenus de (p. 315) la liste civile à 7,500,000 francs. Les biens de l'Ordre Teutonique et les redevances pour les fiefs déclarés allodiaux ont été attribués au roi par des décrets rendus au Conseil d'État, les uns parce que le texte du décret impérial ne paraissait pas au moins s'opposer à ce que le roi se les appropriât, et les autres parce que Sa Majesté trouvait juste d'être indemnisée des avantages dont Elle aurait profité en cas de mouvance. Les deux décrets ont été rendus contre mon avis, mais je n'ai pu pousser plus loin mon opposition, parce que ni l'un ni l'autre objet n'étaient encore entrés dans mes attributions. Quant aux sept domaines pris sur plusieurs donataires impériaux, j'ignore s'ils seront remplacés ou restitués soit en nature, soit en argent. Mais cet article encore n'est point de ma compétence.» Je n'ai rien à ajouter, Monseigneur, à la justification de M. de Bulow, si ce n'est qu'il a porté plus bas l'évaluation des articles nos 3 et 4, que je ne l'ai fait dans ma lettre no 71, d'après l'assertion de M. Siméon. Celle des redevances, en effet, ne peut guère être connue que par approximation, et il est possible que les biens de l'Ordre Teutonique, en ce moment où il reste des pensions et des indemnités à payer, ne rapportent à la liste civile que le revenu net tel que l'a estimé M. de Bulow. Ce que M. de Bulow m'a dit sur les finances de l'État est vague et n'ajoute rien aux aperçus que Votre Excellence connaît déjà. Il se nourrit encore de la gloire de son excédant de cinq millions de l'année passée. Pour l'année courante il n'en espère que trente au lieu de trente-huit. Cependant il est convenu que l'absence des troupes françaises causait au trésor un grand soulagement, et que l'épargne qui en résultait pouvait balancer et au-delà les pertes que les incursions ennemies avaient causées à la Westphalie. Il m'a dit que la contribution personnelle pour l'an 1808 était rentrée, mais qu'on n'avait pu mettre encore en recouvrement celle pour l'an 1809. De là vient la détresse pour la caisse d'amortissement que cette contribution est destinée à alimenter. Malheureusement les fonctionnaires publics, surtout ceux du culte et de l'instruction publique, ne sont pas payés davantage que les créanciers de l'État, et le ministre de la guerre continue à se plaindre amèrement de ce que ses ordonnances ne sont pas acquittées.

Malgré tous ces embarras le ministre des finances, qui a la réputation d'espérer toujours, persiste à dire que les ressources de la Westphalie sont assez grandes pour suffire à un état de dépenses bien ordonné et au paiement des dettes et de leurs intérêts. Ce qui, plus que tout autre chose, lui paraît être hors de proportion avec les revenus, c'est l'état militaire. Le projet concernant les sémestriers a été adopté par le roi; mais comme le décret entier, qui embrasse plusieurs objets d'administration militaire, présente un ensemble de dispositions liées entr'elles, il faut en attendre l'adoption définitive. M. de Bulow a fait imprimer (p. 316) le compte des recettes et des dépenses de l'année passée. Ce compte, qui ne renferme que les mouvements du trésor public, ne peut être contrôlé que par celui du ministère des finances dont le ministre promet aussi la publication; et ce ne sera que lorsque cette dernière publication aura paru que mes recherches dirigées par des données certaines pourront me conduire à un résultat digne d'être soumis à Votre Excellence.

M. de Bulow m'a parlé aussi de l'emprunt qui se négocie en ce moment à Hambourg. Il s'agissait, m'a-t-il dit, de le conclure sur les mêmes bases que celui qui avait été projeté en Hollande, à l'exception des sels cependant dont Hambourg n'a pas besoin. Or, ces sels étaient l'objet principal de la négociation hollandaise. Quoi qu'il en soit, il est en ce moment question du produit des mines dont il paraît qu'on propose d'aliéner l'exploitation pour un temps déterminé. M. de Bulow prétend être étranger à cette affaire qui se traite aujourd'hui directement par le cabinet et par l'entremise du banquier Jordis, homme sans fortune, sans crédit et sans considération. «Je ne connais, ajouta M. de Bulow, que deux manières de traiter cette affaire: ou bien qu'un banquier connu et estimé se mette à la tête et donne l'exemple en souscrivant pour une somme importante, ou bien qu'un agent avoué présente au nom du gouvernement les sûretés, offre les conditions et traite sous les auspices de la foi publique,» M. de Bulow ne croit point au succès de cet emprunt.

Le public ne sait pas encore bien s'expliquer le dernier voyage du roi à Hanovre, et je ne suis pas plus instruit à cet égard que le public. Le passage du duc d'Œls et ses conséquences peuvent y être entrés pour quelque chose. On parle aussi de quelques fournitures, de souliers par exemple, faites ou commandées dans cette occasion. Le général Bongars et le banquier Jordis y sont venus de Hambourg rendre compte de leur négociation. Dans le public on s'attendait à une prise de possession. Sa Majesté a été très satisfaite de la cordialité avec laquelle Elle a été reçue par les habitants du Harz. À Brunswick on a cru s'apercevoir d'une froideur qui contrastait avec la joie que les habitants de cette ville avaient témoignée dans d'autres occasions. Au moment de son arrivée à Brunswick le roi ordonna au ministre des finances de payer tous les arrérages. «J'ai prévenu les ordres de Votre Majesté, répondit M. de Bulow, tout est payé.» En effet, il avait fait arriver d'avance tout l'argent des caisses des environs.

Dans la conversation que le roi eut avec M. Lefebvre après son retour de Vienne, Sa Majesté ne manqua pas de lui reparler de ses soupçons contre M. Jollivet. Ces soupçons, Monseigneur, je l'avoue, sont pénibles pour moi, et je prie Votre Excellence de croire que, même au risque de les attirer sur moi, je désirerais que le roi ne les ait pas conçus. M. Jollivet remplit parfaitement son devoir dans l'administration (p. 317) qui lui est confiée, et si notre position est délicate, nous ne pouvons tous les deux prendre pour règle de conduite que notre dévouement à S. M. I. Du reste cette matière ne me paraît point être de nature à me permettre de m'en expliquer jamais avec M. Jollivet.

M. de Bercagny doit aller à Mayence au devant de sa femme que le roi lui a ordonné de faire venir. Il parait que dans ces derniers temps plusieurs circonstances ont nui à M. de Bercagny dans l'esprit de S. M., et si cette diminution momentanée de son influence peut l'engager à faire un retour sur lui-même et à se prescrire des règles fixes et équitables pour sa conduite, il en résultera un grand bien. Malheureusement je viens d'apprendre un trait qui m'en fait désespérer. La haute police prétend savoir d'après plusieurs indices que feu M. de Müller avait eu connaissance de la conspiration de Dœrnberg. J'oserais, moi, donner un démenti formel à cette assertion au nom de M. de Müller dans la tombe, non seulement à cause de la connaissance que j'avais de son caractère, mais encore d'après toute sa manière d'être dans les circonstances d'alors. Quoi qu'il en soit, la haute police ne peut vouloir fouiller ainsi dans la cendre des morts qu'avec le projet de déterrer quelqu'accusation contre les vivants; et lorsqu'elle aura tiré le voile qui couvre encore le mystère, on verra que M. de Bercagny, et deux ou trois associés qui le valent, sont les seuls serviteurs vraiment fidèles et nécessaires de Sa Majesté.

On a vu que l'empereur avait fait établir en Westphalie (où les marchandises anglaises commençaient à être introduites) une ligne de douanes. Jérôme s'était opposé à cette mesure. Reinhard écrivit à l'empereur le 25 septembre 1809:

«Il est pénible pour moi d'avoir à revenir sur ce qui se passe en Westphalie, relativement à la nouvelle ligne de douanes dont Elle a ordonné l'établissement; mais je ne crois pas pouvoir me dispenser de mettre sous vos yeux, Sire, le nouveau rapport qui m'est fait par M. Collin, afin que Votre Majesté puisse donner les ordres qu'Elle jugera convenable sur cet important objet.»

D'après l'ordre de l'empereur, Cadore écrit à Reinhard, de Vienne, le 3 octobre:

«Sa Majesté l'empereur avait ordonné en Westphalie l'établissement d'une nouvelle ligne de douanes, pour s'opposer avec plus d'efficacité à l'introduction des marchandises anglaises. Les brigades de Neukirchen et d'Alfaugen (?) ayant été obligées, le 9 septembre, de cesser leurs fonctions, il s'est introduit sur leurs postes, du 9 au 13 inclusivement, plus de trois cents voitures de marchandises anglaises, escortées pour la plupart par des gendarmes westphaliens et des paysans armés. J'ai (p. 318) l'honneur de vous envoyer une copie du rapport qui rend compte de ces faits et qui a été mis sous les yeux de l'empereur.

«Sa Majesté vous charge de faire les plus vives instances pour que le gouvernement de Westphalie cesse de s'opposer à l'établissement de cette ligne de douanes. Sa Majesté use de son droit de protecteur, en prenant des mesures pour fermer tout accès au commerce de l'Angleterre dans les États de la Confédération. Elle a été étonnée de ce que, dans les moyens qu'elle prenait pour faire la guerre à l'Angleterre, la Westphalie était le pays où elle éprouvait des obstacles. Je vous prie, Monsieur, de m'informer du résultat de vos démarches.»

Quelques mois plus tard, Champagny écrivait encore à ce sujet (de Paris, le 8 février 1810):

«Je viens d'être instruit par Son Excellence le Ministre des finances qu'un mouvement séditieux a eu lieu en Westphalie contre le service des douanes impériales. Le 15 novembre dernier, à la suite d'une saisie faite par les préposés de Cuxhaven, pour contravention au décret du 29 octobre précédent, de dix-neuf petites embarcations chargées de sucre, café et autres denrées, les objets saisis composant le chargement de trente-trois voitures furent conduits à Bremerlehe, sous l'escorte d'un détachement de cuirassiers westphaliens. Le convoi arriva en bon ordre, mais l'heure ne permit pas d'opérer immédiatement le chargement sur bateau pour Brême. On mit donc provisoirement les marchandises en magasin à Bremerlehe même, avec d'autant plus de confiance que l'escorte était forte, qu'il y avait dans la ville une garnison westphalienne et qu'on pouvait ainsi espérer secours et protection en cas de tentatives d'enlèvement de la part du peuple, mais cette garnison, cédant à l'impulsion de la multitude, qui ne tarda point à manifester ses mauvaises intentions, fut la première à favoriser le pillage et enleva elle-même des marchandises.

«Les soldats de l'escorte prirent part aussi à ce pillage au lieu de s'y opposer, et une patrouille envoyée par le commandant et les préposés ne put empêcher qu'une partie des marchandises (480 bûches de bois de teinture, 64 sacs et un tonneau de sucre rafiné, ainsi que 4 sacs de café) ne fût enlevée.

«Je vous prierai, monsieur le baron, de vouloir bien porter ces faits à la connaissance du gouvernement westphalien et de demander que les auteurs de ce désordre soient recherchés et punis. Vous voudrez bien me faire part du résultat de vos démarches à cet égard.»

Le ministre des finances du royaume de Westphalie, M. de Bulow, était, en sa qualité d'allemand, en butte à la haine du parti français. Reinhard, dans ses lettres et dans ses bulletins, laisse pressentir sa prochaine disgrâce.

(p. 319)

Bulletin.

Cassel, le 28 septembre 1809.

«La cour est revenue de Napoléons-Hœhe à Cassel mardi dernier. Quoique la détermination en ait été prise subitement, elle a été suffisamment motivée par le temps froid et pluvieux qui ne cessait de rendre le séjour de Napoléons-Hœhe malsain et désagréable.

«L'exemple de la France et de la Hollande, où les gardes nationales ont montré une si noble ardeur à marcher contre un ennemi déjà en présence, avait inspiré à M. Bercagny l'idée de faire paraître devant le roi, le jour de sa fête, la garde nationale de Cassel. Comme elle est composée d'un corps d'arquebusiers en uniformes, et du reste de la bourgeoisie qui n'en a point, il s'agissait de donner des uniformes à toute la garde. Une souscription devait être ouverte en faveur de ceux qui n'avaient pas assez de fortune pour s'en procurer de leurs propres moyens. On espérait que quatre ou cinq cents hommes pourraient se présenter en uniforme le jour où le roi les passerait en revue. Dimanche dernier, M. Bercagny vint m'entretenir de son projet comme d'une chose qui plairait sûrement à l'empereur. Il en exposa les avantages avec enthousiasme. Il était sûr que tous les départements s'empresseraient d'imiter la cour et la capitale. «J'ai proposé au roi, me dit-il, d'ordonner que toute la cour prît l'habit de garde national; il est vrai que Sa Majesté me répondit que cela ne prendrait point, et que ce ne serait qu'un habit de plus.» Je convins avec M. Bercagny que son idée était excellente; cependant je l'avertis de n'y point mettre trop de chaleur, parce que le flegme allemand n'aimait point à être trop pressé.

«Le lendemain matin, je vis passer dans la rue et j'entendis des cris qui me parurent être des vivat; voilà, dis-je, M. Bercagny qui a donné de bonne heure à boire à sa garde nationale; je me trompais. La bourgeoisie assemblée par le maire avait refusé de se mettre en uniforme, et les cris que j'entendais étaient des cris d'opposition.

«Il paraît que la crainte vague de prendre un engagement dont on ne connaissait pas assez ni l'objet ni le terme, et une jalousie déjà existante entre les arquebusiers et le reste de la garde ont été la cause de ce refus qui heureusement n'a heurté que les espérances trop vives de M. Bercagny. Le gouvernement, qui ne s'était pas encore prononcé, s'est décidé sagement à ne donner pour le moment aucune suite à cette affaire. Je suis persuadé qu'on pourra la reprendre avec succès, si l'on y met le temps nécessaire, et peut-être aussi en la faisant manier par des personnes plus populaires que M. Bercagny. Le roi ce jour-là vint en ville sans escorte et sans garde, et cette démarche simple prouva (p. 320) aux gens qui étaient déjà tentés de crier à la révolte, qu'il était étranger à cet incident et qu'il n'y mettait aucune importance.

«Il paraît que les troupes westphaliennes ont quitté la ville de Hambourg et qu'elles sont revenues à Hanovre. Le cinquième régiment, le même qui s'était trouvé à Halberstadt, est revenu de Magdebourg à Cassel. On dit que le nombre d'hommes sous les armes dont il est composé n'excède pas encore 800.

«La négociation du général Bongars et du banquier Jordis paraît avoir abouti à deux cent mille francs pour accélérer le départ des troupes. J'ai une lettre d'Hambourg où il est question de dix-sept cent mille francs, mais je crois qu'il y a un zéro de trop. Quant à l'emprunt, le sénat de Hambourg propose toujours des conditions telles que le conseil du roi a dû nécessairement les refuser.

«M. de Bulow affirme que les recettes vont en ce moment assez bien; cependant à Brunswick encore, il s'était trop pressé en annonçant que tout avait été payé. M. de Wolfradt ne manqua pas de montrer au roi une lettre du préfet qui assurait le contraire. M. de Bulow répondit qu'il avait fallu quelques jours pour exécuter les ordres donnés; M. de Wolfradt soutient que c'est encore un mensonge. M. de Bulow à contre lui un très fort parti composé à peu près de la totalité des Français et même de plusieurs Allemands. Il est accusé de fournir au roi tout l'argent qu'il demande pour ses dépenses, ce qui est faux et absurde; d'augmenter à dessein le désordre et la détresse des finances, pour amener des troubles et la ruine de l'État, ce qui est chimérique. On a dit au roi qu'il avait profité de sa place pour payer ses dettes. Il en avait: elles provenaient de ses ancêtres, il en a toujours mis l'état sous les yeux de Sa Majesté, en prouvant que sa fortune réelle les excédait de beaucoup. On m'assure que depuis qu'il est ministre elles n'ont point été diminuées. «Je ne tiens point à ma place, me dit dernièrement M. de Bulow, mais j'y resterai aussi longtemps que le roi voudra me la conserver, parce que je suis certain que je serais remplacé par un imbécile ou par un fripon.» On est au reste généralement persuadé qu'il ne se soutiendra plus longtemps. La tournure que prendra l'affaire des postes, où la famille de M. de Furstenstein fait cause commune, peut en décider, car, quoiqu'il soit plus que probable que M. de Bulow a raison dans le fond, il paraît avoir exagéré quelques détails. On dit que le roi pense encore de temps en temps à M. Hainguerlot.

«Les ordres pour le mouvement des troupes continuent à être donnés à l'insu de M. le ministre de la guerre. Il en est de même des nominations militaires, sur lesquelles on dit que le comte de Bernterode exerce une plus grande influence. On cite la nomination d'un colonel pour le sixième régiment. C'est un certain Laruelle ne sachant ni l'allemand ni le français et recommandable seulement pour avoir le même (p. 321) bon ton que M. de Bernterode. On craint une nomination pareille pour le premier régiment. Le comte Bernterode, ajoute-t-on, veut se faire nommer inspecteur général de l'armée. Le général Bœrmer est négligé. Les officiers allemands sont dégoûtés de tant de passe-droits. Il convient de citer mon autorité: c'est le général d'Albignac. Mais ce que j'ai dit du peu d'influence du général Eblé, je le tiens de ce ministre lui-même à qui je n'ai pu m'empêcher de dire qu'un homme de son mérite était assez fort pour lutter et pour l'emporter. Encore un trait que m'a raconté le général Eblé. Dans un groupe de courtisans à Napoléons-Hœhe, il était question de Sa Majesté l'empereur et du roi de Hollande. Et nous aussi, dit, en se frottant le menton, le comte de Bernterode, nous nous raccommoderons.

«L'esprit des départements ne s'est pas encore amélioré. Aucune dépense n'est payée; les impôts ne rentrent qu'à force d'exécutions militaires. Voilà le refrain. À Brunswick, on vend le portrait, on porte les couleurs du duc d'Oels, on y attend les Anglais. On ne les attendra plus quand la paix sera signée.

«On a fait des réparations au palais. On allait y bâtir une salle de spectacle; mais on a trouvé que le local ne s'y prêtait point et l'on se borne à continuer la construction de celle de Napoléons-Hœhe. D'un autre côté, on prend quelques mesures d'économie; la table du maréchal a été restreinte à douze couverts. Le palais de Brunswick n'est pas encore achevé et il paraît certain que la cour ne s'y rendra point pendant l'hiver prochain.»

Le 12 octobre Reinhard envoie de Cassel la lettre suivante:

«Le 3 octobre, l'avant-veille de mon départ, s'est passé à Cassel un événement dont il est de mon devoir de rendre un compte détaillé à Votre Excellence. Le ministre des finances était ce jour-là à dîner avec quelques autres ministres et conseillers d'État chez le grand veneur, M. le comte d'Hardenberg, revenu le même jour de sa campagne. Pendant le dîner il reçoit un billet de sa femme; il se lève de table, disant qu'un événement désagréable arrivé dans son intérieur l'oblige de se rendre chez lui. On se perd en conjectures, on envoie pour savoir de ses nouvelles; il fait dire qu'une affaire survenue avec la police l'empêche de revenir. Voici le fait.

«Le sieur Schalch, commissaire général de la haute police à Cassel, avait proposé au valet de chambre de M. de Bulow de lui procurer l'entrée du cabinet de son maître. Le domestique en informa non M. de Bulow, mais Madame, qui lui ordonna d'accepter la proposition en se faisant donner une promesse par écrit. Le sieur Schalch la donna signée de son nom et scellée du sceau de la haute police. Un nommé Dumoulin, d'une famille prussienne et commis dans les bureaux de M. de (p. 322) Bulow, était chargé d'examiner et d'enlever les papiers. Le jour où M. de Bulow allait dîner chez M. de Hardenberg paraît une occasion favorable. Le valet de chambre introduit le sieur Dumoulin dans le cabinet du ministre et Mme de Bulow le surprend assis au bureau de son mari, examinant ses papiers. M. de Bulow arrive, et, muni du billet du sieur Schalch, se rend immédiatement chez le roi. Il représente à Sa Majesté que l'attentat qui vient d'être commis ne concerne point sa personne, mais celle du roi, que les papiers qui se trouvaient dans le cabinet d'un ministre d'État ne sont pas les siens, mais ceux du roi; qu'en conséquence il n'a rien à demander personnellement, et qu'il appartient entièrement à Sa Majesté de faire justice.

«Le roi se montre indigné; il donne sur le champ l'ordre de faire arrêter les sieurs Schalch et Dumoulin. Le premier est mis au castel; le second s'étant réfugié, dit-on, chez M. Bercagny, est réclamé par le préfet de Cassel. M. Bercagny répond qu'il ne sait pas où est ledit Dumoulin, et que d'ailleurs un ordre du préfet ne suffirait pas pour le faire mettre en prison. L'ordre en conséquence est expédié par le ministre de la justice; le sieur Dumoulin aussi est conduit au château. J'appris ces faits le lendemain de M. de Coninx qui avait assisté au dîner. M. de Bulow me les confirma en masse; il me répéta ce qu'il avait dit au roi. Du reste il avait l'air modestement heureux d'un homme qui avait déjoué un complot dangereux et qui avait été plus fin que ses ennemis.

«Le même jour, au spectacle, j'entendis M. le général Eblé demander au ministre de l'intérieur qui n'est nullement ami du ministre des finances: «Que pensez-vous de l'affaire de M. de Bulow?»—«Je pense, dit M. de Wolfradt, que M. Schalch n'a pas agi sans l'autorisation de M. Bercagny, et que M. Bercagny n'a pas agi sans.......» Ici la phrase fut interrompue. M. Lefebvre, pendant mon absence, ayant écrit jour par jour tout ce qui s'est passé à la suite de cet événement, je ne saurais mieux faire, Monseigneur, que de vous envoyer l'extrait des notes qu'il m'a remises lors de mon retour. Votre Excellence jugera facilement de la satisfaction que cet événement a produite, et peut-être, dans aucune circonstance, un esprit de parti qui ne devrait pas exister ne s'est montré plus ouvertement et plus mal à propos que dans celle-ci. Le sieur Dumoulin s'obstinant dans son refus de répondre, le ministre de la justice avait ordonné de lui mettre les menottes. M. de Wolfradt vient de me dire qu'aujourd'hui, au lever du roi, plusieurs Français l'ont interpellé pour savoir si le fait était vrai, et qu'ils en jettent les hauts cris.

«Faut-il remonter aux causes de cet attentat? Ma correspondance antérieure en a dit assez pour me dispenser ici de fatiguer Votre Excellence par des conjectures; mais je dois citer un fait qui m'a été rapporté en confidence. Dans une conversation sur la querelle qui existe entre (p. 323) M. Pothau et M. de Bulow, quelqu'un demanda au premier pourquoi il était si difficile d'entamer un homme ennemi des Français et contre lequel il s'élevait de si fortes préventions? «Ah! dit M. Pothau, si nous pouvions nous procurer deux pièces que nous savons être dans son cabinet, nous prouverions bien qu'il est traître, mais il faudrait une autorisation.»

«Quoi qu'il en soit, Monseigneur, la doctrine professée par le sieur Schalch, et dans son interrogatoire et dans une lettre qu'il a écrite au ministre de la justice, est aussi celle de M. Bercagny, qui donnait une trop grande latitude à quelques expressions du roi sur une attribution de surveillance générale contre laquelle tous les ministres protestent depuis un an, et voudrait même insinuer que cette doctrine est conforme à l'opinion de Sa Majesté. Si j'avais réussi, disait M. Bercagny, encore ce matin (je cite M. de Wolfradt), j'aurais obtenu un grand cordon; j'ai échoué....... Mais abstraction faite de la moralité de l'entreprise, un directeur de la haute police doit-il échouer ainsi?

«Le sieur Schalch est natif de Schaffouse; c'est un homme d'une réputation tarée; on m'en a raconté un trait qui mériterait non le cordon, mais la corde. Un autre Suisse avait reçu d'un oncle une traite qui ne suffisait point à ses besoins; il s'en plaignit. Eh bien! dit le sieur Schalch, ajoutez un zéro!—Il sera destitué et banni du royaume.

«La direction de la haute police va rentrer provisoirement dans les attributions du ministère de la justice. Les commissaires généraux de police seront subordonnés aux préfets. M. Bercagny sera préfet de police à Cassel. Le décret qui crée une direction séparée de la haute police subsiste. Si la nécessité l'exige, un nouveau directeur pourra être nommé. M. Siméon m'a dit qu'à présent les plaintes contre M. Bercagny pleuvaient et qu'il en résultait en toute hypothèse que c'était un homme qui n'avait exercé son emploi que dans la vue de se faire une fortune dans deux ans. Le roi est très prévenu contre Mme de Bulow; il l'appelle un monstre, pour avoir joué un rôle insidieux qui dégradait son caractère de femme. Que ce soit elle ou non, il est certain que ce rôle qu'elle a joué ou qu'elle s'est laissé attribuer a quelque chose qui répugne à la délicatesse. Mais sans le flagrant délit, comment obtenir la preuve?

«J'ai oublié d'informer Votre Excellence que M. B. Huygens, ministre de Sa Majesté hollandaise, est rappelé et qu'il a été nommé conseiller d'État. On dit qu'il ne sera remplacé que par un chargé d'affaires.»

Par suite de cette maladresse de la police dans l'affaire Bulow, Bercagny fut remplacé dans ses fonctions par le général Bongars, chef de la gendarmerie, le commissaire général Schlach fut expulsé (p. 324) du royaume, et une scission eut lieu dans le cabinet. Le parti allemand représenté par Bülow, plus puissant que jamais, après Siméon, entra en lutte avec le parti français représenté par le comte de Fürstenstein et M. de Salha, devenu comte de Hœne et ministre de la guerre. Mais Bülow par son influence, Siméon par son talent, étaient autrement forts que MM. Le Camus et de Salha, ministres assez médiocres.

Revenant sur l'affaire relative à M. Hainguerlot, Reinhard écrivit le 17 octobre 1809, de Brême, où il se trouvait, au duc de Cadore:

«La dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire sous la date du 9 a été envoyée à Cassel par estafette par M. Durand. M. Lefebvre me l'a expédiée par un courrier. J'ai trouvé tous les cachets intacts. Je dois vous rendre compte, Monseigneur, du fait qui m'a donné lieu d'écrire le mot concernant M. Hainguerlot. Je tiens de M. Lefebvre que M. Courbon lui a dit que lorsqu'au mois dernier le roi l'expédia pour Vienne auprès de Sa Majesté l'empereur, le roi qui était seul dans son cabinet appela devant lui M. de Marinville, son secrétaire intime, et lui demanda: «Avez-vous écrit ce que je vous ai dit au sujet de M. Hainguerlot?» Et que M. de Marinville lui répondit: «Oui, Sire;» qu'après un moment de silence, Sa Majesté lui dit: «Non, toute réflexion faite, ne l'écrivez point.»

«Cette circonstance m'avait été racontée à l'époque à peu près de la rédaction de ma dépêche et il paraît en effet que, dans la crise où était alors la situation de M. de Bulow, le nom de M. Hainguerlot avait été prononcé, non dans le public, non par des personnes de l'administration, mais très dans l'intérieur de la cour; et voilà comment, étant loin d'y attacher toute l'importance que la chose méritait, j'ai été conduit à écrire la phrase en question. Si j'ai écrit: on dit, je ne saurais justifier ce mot dans toute son exactitude, j'aurais dû écrire: il paraît. Comme toutes les circonstances du fait qui a été raconté par M. de Courbon à M. Lefebvre ne sont plus présentes à ma mémoire, j'engage ce dernier, qui ne verra point cette réponse, à vous en rendre compte directement dans une lettre particulière; et je me borne à lui écrire, comme je me bornerai à lui dire, qu'une phrase que je vous avais écrite au sujet de M. H. vous avait engagé à me demander quelques éclaircissements à ce sujet.

«Je me permettrai seulement d'ajouter, Monseigneur, que, si dans la circonstance dont je parle, le souvenir de M. Hainguerlot s'est présenté dans l'esprit de Sa Majesté, le souvenir d'autres particularités que j'ignore s'y est présenté aussi et l'a emporté; que ce fait est antérieur à (p. 325) la nomination de M. Girard pour Carlsruhe où Mme Girard[125] s'est rendue quinze jours après le départ de son mari, et que, si le nom de M. Hainguerlot a été prononcé après cette époque, il est plus que douteux que le roi en ait donné la moindre occasion.»

Le 18 octobre, M. Reinhard manda de Cassel au duc de Cadore:

«L'attention de Sa Majesté a été si souvent appelée sur les finances de la Westphalie, que ce n'est pas sans un sentiment de répugnance qu'on se voit obligé de ramener sans cesse sa réflexion sur ce triste tableau. Des réformes de valets ont eu lieu dans l'intérieur du palais, mais on ne peut raisonnablement se flatter d'en attendre une amélioration dans les finances. Quelques réductions partielles ne forment point un système complet d'économie. Ce qu'une sage administration doit se prescrire, c'est de ne point charger sa dépense au delà des forces de son budget. Mais, Monseigneur, l'économie est une vertu dont le goût viendra tard ici; elle choque les penchants d'un jeune roi né avec de nobles et généreuses inclinations qui met la libéralité au premier rang des qualités d'un souverain, et qui, comme il m'a fait l'honneur de me le dire à moi-même, n'a d'abord vu dans la royauté que le plaisir de donner. Toutefois, Sa Majesté impériale peut être sous ce rapport sans inquiétude. Tous les ministres sont d'accord pour combattre le penchant du roi à des dépenses peu proportionnées avec les forces de l'État. Le ministre des finances, éveillé par le dernier et sérieux avertissement qu'il a reçu, ne souffrira aucune application des revenus publics à des objets qui ne seraient pas autorisés par la Constitution. M. de Bulow est un homme franc, plein de ressources, et peut-être, quoi qu'on en publie, celui de tous les ministres qui est le mieux à sa place.

«Le roi, sur la demande de la ville de Brême, a supprimé une foule de droits aussi injustes qu'onéreux que s'étaient arrogés sur le commerce les commandants qui avaient été successivement stationnés dans cette ville. Il a également réduit au-dessous des demandes et des espérances du sénat les dépenses de table du général qui y commande; enfin si Sa Majesté s'est vue dans l'obligation d'envoyer une partie de ses troupes vivre momentanément chez ses voisins, il est du moins de la justice de déclarer que la conduite de ces troupes a été partout exempte de reproches.

«Le chargé d'affaires qui doit remplacer M. le ministre de Hollande étant arrivé hier, M. le chevalier de Huygens se propose de demander demain son audience de congé et de quitter Cassel vers le commencement de l'autre semaine.»

(p. 326) Lefebvre, qui remplaçait Reinhard à Cassel pendant le voyage de ce dernier à Brême, écrivit, le 20 octobre, au duc de Cadore:

«M. Reinhard, en me faisant passer la réponse ci-jointe à la dépêche que je lui avais transmise à Brême d'après vos ordres, m'écrit qu'il aurait bien désiré que j'eusse pris sur moi de l'ouvrir et que la chose principale regardait M. Hainguerlot; que Sa Majesté impériale a été frappée d'un passage de la correspondance qui le concerne: «On dit que le roi pense de temps, en temps encore à M. Hainguerlot;» que Votre Excellence désire quelques éclaircissements sur ce qui a donné lieu à cette phrase; enfin M. Reinhard me mande qu'il répond à Votre Excellence, en lui racontant le fait autant qu'il peut se le rappeler. Mais, comme c'est à moi que la chose a été communiquée dans le temps, il m'engage à vous en écrire, Monseigneur, dans une lettre particulière.

«Voici les faits aussi exacts que je puis me les rappeler moi-même:

«Je m'entretenais un jour avec M. Siméon (et non avec M. de Courbon, comme M. Reinhard m'écrit qu'il l'a mandé à Votre Excellence), je m'entretenais, dis-je, avec M. Siméon des finances de ce pays, du parti qui devenait tous les jours plus violent contre M. de Bulow et de la complaisance avec laquelle le roi commençait à écouter les accusations contre ce ministre; je demandai alors à M. Siméon à qui il pensait que pût être remise une commission si difficile dans le cas où Sa Majesté se déciderait à retirer le portefeuille à M. de Bulow. «Je ne vois, dit-il, personne ici qui ait les épaules assez fortes pour un tel fardeau. Tous ceux qui crient contre le ministre actuel auraient lieu de crier bien davantage contre son successeur. On dit que l'on a fait demander il y a quelque temps l'abbé Louis à Sa Majesté impériale; mais le roi s'accommoderait mal de l'humeur dure et de l'esprit exact de l'abbé Louis. Le roi voudrait bien sans doute qu'il lui fût permis de faire venir Hainguerlot, mais l'empereur ne souffrirait jamais cet homme ici.» Voilà, Monseigneur, dans quel sens la chose a été dite, et celui aussi dans lequel doit être entendue la phrase de M. Reinhard. Cette phrase ne veut point dire que le roi pense à appeler M. Hainguerlot, mais qu'il l'appellerait s'il ne savait point qu'il s'exposerait au mécontentement et qu'il encourrait la disgrâce de Sa Majesté impériale.

«Si, après cette explication, Votre Excellence voulait me permettre d'ajouter quelque chose de moi-même, je n'hésiterais point à l'assurer que, quel que puisse être un reste d'attachement que le roi conserve pour cette famille, jamais ce prince, rempli de reconnaissance comme il l'est et de vénération pour son auguste frère, ne se permettrait une telle démarche dans l'état de discrédit où est tombé M. Hainguerlot, et après (p. 327) que Sa Majesté impériale a fortement exprimé sa volonté de ne le point souffrir auprès de la personne du roi. Sa Majesté a sans doute un sentiment très vif de l'indépendance, je dirai même une volonté passionnée d'être et de paraître roi. Ce prince semble blessé de tout ce qui arrête son autorité ou lui indique qu'elle a des bornes. C'est là son côté faible. Plus on va et plus on rencontre en lui une disposition prompte à se raidir contre tout ce qui peut indiquer un pouvoir hors de lui. Mais en avouant cela il faut aussi convenir que cet esprit d'indépendance fléchit sans résistance devant la volonté de Sa Majesté impériale dans tout ce qui peut intéresser la gloire de ses armes et tendre à l'accomplissement de ses hauts desseins, et il paraît que ce n'est de la part de ce prince ni soumission forcée, ni résignation née du calcul de sa faiblesse, mais que cette obéissance, en tant qu'elle se rapporte à des choses de quelque haute importance, est le résultat d'un système puisé autant dans les sentiments de reconnaissance et de vénération dont il m'a toujours paru pénétré pour Sa Majesté impériale que dans le sentiment d'un intérêt commun.»

L'empereur, qui voulait tout savoir, avait auprès de son frère Jérôme deux hommes chargés de lui faire connaître tout ce qui se passait en Westphalie, M. Reinhard, sous le nom d'ambassadeur de famille, le comte Jollivet, chargé de liquider la partie financière concernant la France. Jérôme, espionné jusque dans l'intérieur de ses appartements par les agents secondaires des agents de son frère, ayant découvert par hasard à quelles menées il était en butte, écrivit le 20 octobre, de Cassel, à l'empereur qui avait cessé de répondre à ses lettres:

«Sire, malgré l'oubli total dans lequel Votre Majesté paraît décidée à me laisser, puisque je ne reçois aucune réponse à mes lettres, je ne puis m'empêcher de lui faire part de la conduite scandaleuse que l'un de ses agents se permet de tenir, non seulement vis-à-vis de moi et de mon gouvernement, mais encore par rapport à mes affaires particulières. Votre Majesté aura de la peine à croire que, depuis un mois, quatre de mes domestiques, tant de la chambre que de la bouche et des écuries, ont été renvoyés parce qu'ils ont été convaincus d'être les espions du comte Jollivet.

«Enfin, Sire, le scandale est porté à un point tel qu'il n'est plus de la dignité de votre frère de le souffrir! Moi-même j'ai surpris un de mes huissiers feuilletant mes papiers sur mon propre bureau, et l'ayant sommé de me déclarer qui lui faisait commettre une action aussi criminelle, il m'a déclaré, en se jetant à mes pieds, que depuis un an il était payé par le comte Jollivet qui lui avait dit que c'était par ordre (p. 328) de l'empereur! C'est le nom de Votre Majesté qu'on employait pour engager à une pareille action! C'est un agent de Votre Majesté que j'ai toujours comblé de bontés qui la faisait commettre! Loin de donner de l'éclat à une pareille action, je l'ai étouffée et me suis contenté de renvoyer ces domestiques infidèles en laissant même ignorer au comte Jollivet la cause de leur renvoi.

«Mais, Sire, c'est à Votre Majesté que je m'adresse pour demander le rappel de M. Jollivet; il est impossible que Votre Majesté veuille mon déshonneur à ce point! Je serais indigne de vous appartenir si je souffrais chez moi et avais l'air de ménager plus longtemps un homme aussi méprisable. Je prie Votre Majesté de croire que, malgré la triste situation dans laquelle je me trouve et l'abandon total dans lequel elle me laisse, elle n'a personne qui lui soit plus tendrement attaché que moi.»

Ne recevant pas de réponse de l'empereur, Jérôme se décida à lui écrire de nouveau le 30 octobre:

«Sire, malgré l'abandon dans lequel me laisse Votre Majesté et que je n'ai rien fait pour m'attirer, je vous demanderai de la prier de décider de ma situation qui est tout-à-fait fausse comme roi de Westphalie. Daignez décider, Sire, si je dois me conduire comme sujet ou comme souverain. Le choix de mon cœur est et sera toujours d'être sujet de Votre Majesté, je n'aime ni l'allemand ni l'Allemagne, et je suis tout français. Cependant, je ne puis être ces deux choses à la fois et Votre Majesté conviendra avec moi que lorsque des douaniers viennent à main armée et de force s'établir chez un souverain sans que celui-ci en ait la moindre connaissance par traité, ni par notification officielle, à moins qu'il ne fût un lâche et un malheureux proscrit, il a dû les renvoyer; quand même je n'aurais été, Sire, que gouverneur pour Votre Majesté, certes vos ministres et vos conseillers d'État n'auraient pas établi dans mon gouvernement des lignes de douanes sans ma participation; d'autant plus, Sire, que ce n'est pas au milieu du pays d'Osnabruck que l'on peut espérer d'empêcher la contrebande, mais sur les frontières. Voilà cependant, Sire, le crime que l'on ose m'imputer à vos yeux; et, pour avoir fait ce que tout homme eût fait à ma place, ce que Votre Majesté eût certainement fait elle-même, on ose dire que je ne vous aime pas, que je ne suis pas français! Comme si mon pays n'était pas la France, et que je ne respectasse pas dans Votre Majesté mon frère et mon bienfaiteur!

«Sire, je suis de votre sang et, aussi longtemps que Votre Majesté laissera sur ma tête la couronne qu'elle a daigné y poser, je ne saurais agir autrement que ne doit le faire un roi, frère de l'empereur. Tout m'impose l'obligation d'être jusqu'au dernier souffle de ma vie lié à (p. 329) votre système politique, à celui que vous avez créé pour votre famille et pour la France, mais, m'asseyant vous-même sur un trône, vous avez entendu que je serais indépendant pour les affaires intérieures du royaume que vous me donniez. Je le répète, Sire, je n'aime ni l'Allemagne ni l'allemand, mais, dans toutes les circonstances de ma vie, je suivrai la route de l'honneur que Votre Majesté m'a si bien tracée.

«J'ai désiré sans doute d'avoir un peuple à gouverner; je l'avoue à Votre Majesté, je préférerais vivre en particulier dans son empire à être comme je suis souverain sans nation. Votre nom seul, Sire, me donne l'apparence du pouvoir, et je le trouve bien faible quand je songe que je suis dans l'impossibilité de me rendre utile à la France, qui, au contraire, sera toujours obligée d'entretenir cent mille bayonnettes pour étayer un trône sans importance.

«Je finis, Sire, avec la conscience intime que, quels que soient les torts dont on cherche à me noircir, Votre Majesté ne peut pas persister, avec réflexion, à me croire coupable d'indifférence et d'ingratitude.»

Peu de temps après, le roi obtint la permission de se rendre à Paris. Lefebvre, chargé de remplacer Reinhard, écrivit de Cassel, le 10 novembre 1809, au duc de Cadore:

«Je n'ai pas rendu compte à Votre Excellence, dans ma dernière dépêche, d'un entretien que le général Eblé a eu avec Sa Majesté, la veille même de son départ pour Paris. Je n'en connaissais alors que ce qui m'avait été rapporté par M. Siméon, qui m'avait demandé le secret, et j'ai mieux aimé attendre de savoir tous les détails par le ministre de la guerre lui-même, pour n'avoir rien à mander que d'exact à Votre Excellence.

«Elle a pu voir, par la correspondance de M. Reinhard, que depuis longtemps le général Eblé éprouve des dégoûts. Il cherchait l'occasion de demander au roi la permission de se retirer en France, lorsque le roi qui en avait appris quelque chose, je ne sais comment, ni par qui, lui dit, il y a quelques semaines: «Eh bien! général, on prétend que vous voulez nous quitter?»—«Cela est vrai, Sire, répondit le général Eblé; j'ai déjà eu l'honneur de dire à Votre Majesté qu'on ne pouvait bien servir deux maîtres à la fois, j'ai cru longtemps que je pourrais concilier mes devoirs envers l'empereur, mon souverain, et Votre Majesté; je vois malheureusement que cela est impossible.»—«Mais qu'espérez-vous donc? Le sénat? Est-ce que vous êtes sûr de l'obtenir?»—«Sûr, non pas, Sire, mais mes services passés me donnent le droit de prétendre à cette honorable récompense, et les bontés de l'empereur, celui de l'espérer.»—«Vous pourriez vous tromper dans vos espérances, ce que je vous offre est plus sûr, vous êtes marié, votre femme (p. 330) est ici, la voilà grosse; restez avec moi, j'aurai soin de vous, d'elle et de vos enfants. Je ne vous demande point aujourd'hui votre dernier mot, pensez-y; nous en reparlerons.»

«Le jour du départ de Sa Majesté, le général Eblé étant allé prendre ses ordres, le roi lui dit: «Eh bien! voulez-vous toujours me quitter?»—«Mes raisons sont toujours les mêmes, Sire, répliqua le ministre.»—«Vos raisons!... reprit le roi, avec un air de bonté: croyez-moi, restez avec moi. Je remettrai, puisque vous le voulez, votre lettre à l'empereur, mais je ne veux pas que vous me quittiez. Je n'ai pas mérité ce procédé. Après tout, rien ne presse, n'est-il pas vrai?»—«Non, Sire.»—«Attendez mon retour et nous verrons après.» Le général Eblé m'a dit qu'il y avait consenti et que les choses en étaient demeurées là. C'est ce que m'a aussi confirmé M. Siméon.

«La cause des dégoûts de M. le général Eblé n'est peut-être pas aisée à assigner, Monseigneur. D'après tout ce que j'ai pu recueillir de lui-même, il paraît que l'impossibilité de faire ici tout le bien qu'il aurait désiré est la plus forte. D'un côté il se plaint des envahissements tous les jours plus grands de M. le comte de Bernterode, qui s'est créé, dit-il, comme un second ministère, et a élevé, pour ainsi dire, autel contre autel. À cet objet de plainte se rattachent aussi, si j'ai bien jugé, les ordres que, sans les lui communiquer, le roi adresse souvent de son cabinet aux généraux ou chefs de corps employés hors de ses États. Ces ordres contrarient souvent ceux donnés par le ministre. De là, selon lui, versatilité dans les dispositions générales ou de détail, confusion dans les mouvements des troupes, et déconsidération de son autorité. Enfin il paraît que l'inexactitude du trésor public à acquitter les ordonnances de la guerre dérange sans cesse les plans du général Eblé, ruine ses dispositions et s'oppose à l'économie sévère qu'il serait si essentiel d'établir dans toutes les parties du service dont il est chargé. Ces raisons peuvent être vraies au fond, Monseigneur, mais il est également certain que sa retraite porterait un grand préjudice aux intérêts de Sa Majesté. Le général Eblé est un homme laborieux, exact, sévère et qui sera très difficilement remplacé ici. Il a rétabli l'ordre dans le département de la guerre, où avant lui il n'y avait que pillage. De grandes économies ont été faites sur toutes les parties; d'autres ne peuvent manquer d'avoir lieu, s'il continue de garder le portefeuille; enfin tout ce qu'avec des moyens bornés, mais distribués avec sagesse et intelligence, on a pu obtenir, a été obtenu.

«Peut-être aussi, et je ne craindrais pas de le dire à M. le général Eblé, y aurait-il un peu d'ingratitude de sa part à quitter ainsi le service du roi. Sa Majesté a pour lui (et il en convient lui-même) la plus haute estime; jamais il n'a cessé d'être traité avec tous les égards dus à son âge et à son expérience. Il a même éprouvé peu de ces négligences (p. 331) qui sont si fort dans le caractère du roi, je dirai plus, il est vraisemblable (et je n'en veux pas faire une accusation contre ce ministre) que le crédit du général comte de Bernterode n'aurait pas été porté aussi loin, si le général Eblé, comme l'a exprimé M. Reinhard dans sa correspondance, avait su défendre son travail devant le roi ou réclamé avec plus d'insistance contre l'abus de ce pouvoir étranger. Mais enfin, de quelque manière qu'on envisage la chose, le chagrin de ne pas faire tout le bien qu'on voudrait n'est pas un motif suffisant de retraite, et je conserve encore l'espérance, qu'au retour du roi, M. le général Eblé se laissera aller à prendre une autre détermination.

«La reine a fait toutes ses dispositions pour partir, dans le cas où elle serait appelée par le roi à Paris, ce qu'elle paraîtrait désirer vivement.»

À la suite de conversations sur le royaume de Westphalie, Napoléon ayant demandé à Jérôme une note sur ce que l'on pourrait faire pour tirer ses États de la position précaire dans laquelle ils se trouvaient, Jérôme lui écrivit le 6 décembre:

«Le royaume de Westphalie ne peut se soutenir si, avec le Hanovre, Fulde, Hanau et tous les petits princes enclavés dans son territoire, l'empereur ne lui donne point un débouché quelconque pour son commerce;

«Si l'empereur ne fait point la remise de la contribution arriérée, que les faibles revenus de l'État empêchent d'acquitter, ainsi que celle des domaines dont l'empereur n'a point encore disposé et qui se montaient, à mon départ de Cassel, à 400,000 francs.»

La cession du Hanovre par la France fut décidée en principe, et Jérôme dut croire que cette augmentation de territoire, de population, de revenus, viendrait en dédommagement des exigences de son frère. Le comte de Fürstenstein qui, sur de nouvelles instances du roi, venait d'être nommé par l'empereur grand'croix de la Légion d'honneur, fut chargé de traiter de la remise avec le duc de Cadore, mais lorsqu'on arriva à la cession, on fut bien obligé de reconnaître que les avantages de cette cession n'en compensaient pas les inconvénients. L'empereur, en annexant à la Westphalie la province du Hanovre, se réservait d'en distraire des territoires ayant quinze mille habitants, et un revenu de quatre millions cinq cent soixante mille francs, exempts de tous impôts pendant dix années. Les agents stipulèrent en outre: que les six dotations instituées dans le royaume de Jérôme, en vertu du traité de Berlin, du 22 avril 1808, et toujours contestées par le jeune roi, seraient remises aux donataires (p. 332) ainsi que le montant des revenus s'élevant à près de trois cent mille francs; les dettes du pays de Hanovre seraient à la charge de la Westphalie; l'arriéré de la contribution de guerre due à la France serait arrêté à seize millions et acquitté par le versement à la caisse du domaine extraordinaire de cent soixante bons de cent mille francs avec intérêt à cinq pour cent et payables par dixième d'année en année; le contingent militaire du royaume serait porté à vingt-six mille hommes, dont quatre mille de cavalerie et deux mille d'artillerie; jusqu'à la fin de la guerre maritime, la Westphalie s'engagerait à entretenir six mille hommes de troupes françaises, en outre des douze mille cinq cents qui lui étaient imposés par le traité de Berlin. Pour que le mot entretenir ne pût donner lieu à de fausses interprétations, le duc de Cadore en envoyant ses instructions au baron Reinhard, chargé de la remise du Hanovre, lui manda: «L'expression entretenir dont le traité s'est servi, en parlant des dix-huit mille cinq cents hommes de troupes françaises, étant peut-être trop générale et par cette raison point assez précise, ce qui pourrait donner lieu à des difficultés, le procès-verbal devra en fixer le sens et dire: qu'entretenir, c'est solder, nourrir, habiller ces troupes et pourvoir à tous leurs besoins quelconques, comme le trésor public de France solde, nourrit, entretient les troupes des armées qui restent en Allemagne.»

Reinhard se conforma à cet ordre du ministre, mais cela ne parut pas suffisant à l'empereur qui refusa de sanctionner le traité parce qu'il n'y était pas spécifié que les troupes françaises entretenues par la Westphalie auraient les prestations du pied de guerre. Toutefois cette difficulté fut promptement aplanie.

Sans doute par cette annexion les États de Jérôme acquéraient un territoire assez considérable, une population de près de trois cent mille âmes, une zone maritime importante entre les embouchures de l'Elbe et du Weser. La Westphalie prenait rang en tête des États de la Confédération, mais l'obligation d'entretenir dix-huit mille hommes au lieu de douze, la dette hanovrienne considérable, laissée à la charge de la Westphalie, annulaient et au-delà les avantages. On reconnut bientôt que le nouveau territoire coûterait dix millions de plus qu'il ne rapporterait. Ainsi donc, loin d'alléger les charges pécuniaires des États de son frère, l'empereur augmentait ses embarras. Le traité fut cependant signé le 14 janvier par le comte de Fürstenstein et le duc de Cadore.

(p. 333) Le 20 décembre, Reinhard, resté à Cassel pendant le voyage du roi, adressa à Champagny la lettre ci-dessous:

«Un courrier du roi, expédié le 14 décembre 1809, a confirmé la nouvelle du départ prochain de Sa Majesté, et les ordres concernant sa réception dans ses États et dans sa capitale. Le roi se propose d'arriver à Marbourg le 24, où tous les ministres d'État seront obligés de se rendre (Marbourg est éloigné de Cassel de neuf bons milles d'Allemagne). Le lendemain, Sa Majesté déjeunera à Wabern, village à trois milles de Cassel, où se trouve un château royal. Le 26, il y aura audience du corps diplomatique. Un appartement dans le palais se prépare pour la réception du grand maréchal nommé en remplacement du comte Willingerode. La curiosité cherche en vain à deviner le nom de ce nouveau dignitaire. Le général Launay, gendre de M. Siméon, les barons Dumas et Damas entreront au service militaire de Sa Majesté. Le général Morio est déjà arrivé, revenant d'Espagne, et rétabli de sa maladie. Le conseil d'État s'assemble fréquemment pour préparer les projets de loi qui seront présentés aux États. Puisqu'on croit savoir aujourd'hui que là reine restera à Paris, on présume qu'après quelque séjour à Cassel le roi y retournera aussi, et qu'il accompagnera Sa Majesté impériale dans son voyage en Espagne.

«Le roi trouvera ses sujets impatients de son heureux retour et pleins d'espérances dans les résultats de son absence, qu'ils pourront appeler heureuse aussi, puisque Sa Majesté reviendrait avec de nouveaux moyens de prospérité pour ses États, avec de nouvelles idées de bienfaisance et de gloire, puisées dans cette source intarissable d'où nous voyons émaner toutes les conceptions créatrices, tous les actes conservateurs qui appartiennent au siècle de Napoléon.

«Déjà quelques passages des lettres écrites par le roi ont fait présager combien la Westphalie aura à se féliciter de son voyage, et déjà ces présages se trouvent en partie confirmés par le discours adressé au Corps législatif de France par M. le ministre de l'intérieur.

«J'essaierais en vain, Monseigneur, de vous peindre l'impression que propagent au loin ces paroles d'immense valeur prononcées par la bouche impériale, ces discours qui en sont les commentaires et qui déroulent le passé et l'avenir; mais qu'il me soit permis de saisir un mot qui appartient à la sphère où Sa Majesté impériale a bien voulu essayer l'emploi de mes faibles moyens. Il est dit que les villes Anséatiques conserveront leur indépendance, et qu'elles serviront en quelque sorte de moyens de représailles envers l'Angleterre. Cette idée, j'ose le dire, était constamment devant notre esprit. De là la distinction que nous proposions de faire entre le temps de paix et le temps de guerre, de là cette proposition de laisser dans leurs rapports à venir une certaine (p. 334) latitude, un certain vague qui permettrait de les modifier selon les circonstances; mais l'impression lumineuse nous manquait: elle a été trouvée et le problème est résolu.»

Nous continuerons à faire connaître les lettres les plus importantes de Reinhard et ses bulletins, comme offrant le résumé le plus curieux et le plus impartial de l'histoire de la Westphalie et de son jeune souverain.

Le 17 janvier 1810, il écrit de Cassel à Cadore:

M. de Marinville est arrivé samedi dernier. Il a annoncé que le retour de M. le comte de Furstenstein ne pourrait guère avoir lieu que vers la fin de cette semaine. Il en est résulté que le jour de l'ouverture des États, dont les membres sont réunis ici depuis le 1er janvier, n'a pu être encore déterminé. En attendant, le Conseil d'État, dont les séances ont été fréquentes pendant quelque temps, et les départements ministériels, ont préparé leur travail, le compte du ministre des finances s'imprime, et ceux qui en ont déjà connaissance en disent beaucoup de bien.

Ces premiers jours qui se sont écoulés depuis le retour de LL. MM. ont été ceux d'une satisfaction réciproque, et en même temps ceux d'une attente générale des éclaircissements qu'on recevra sur les destinées de la Westphalie, soit par ce qui aura été conclu à Paris, soit par ce qui sera annoncé et proposé à l'assemblée des États. Je partage cette attente, Monseigneur, et jusqu'à ce qu'elle soit remplie je me vois restreint à vous faire le simple récit des événements du jour.

Le roi a accordé le titre de comte à MM. de Bulow et de Wolfradt, ministres d'État; à M. de Lepel, son premier écuyer d'honneur, le même qui l'avait accompagné à Paris, et à M. de Pappenheim, son premier chambellan. MM. de Leist, conseiller d'État et directeur de l'instruction publique, de Coninx, conseiller d'État et directeur des domaines, et Marinville, secrétaire intime du cabinet, ont obtenu le titre de baron.

Le roi s'est chargé de transmettre à Sa Majesté impériale la lettre par laquelle M. le général Eblé lui demande son agrément pour donner sa démission de la place de ministre de la guerre. Il paraît que M. le général d'Albignac, grand écuyer, sera chargé, par intérim, du portefeuille.

Le général de Bernterode, malade depuis longtemps, et dont la maladie avait empiré dans ces derniers temps, a été forcé de demander un congé de quelques mois pour se rendre en France, et pour tâcher de rétablir sa santé. C'est M. le général de Launay, gendre de M. Siméon, qui le remplace par intérim dans ses fonctions.

(p. 335) C'est aussi par intérim que M. le général Morio est chargé des fonctions de grand maréchal. Il occupe un appartement dans le palais.

Reinhard à Cadore.

Cassel, le 24 janvier 1810.

M. le comte de Furstenstein est arrivé samedi dernier. Il a paru le lendemain au bal masqué de la cour. C'est là, et hier, chez le ministre de Russie, que j'ai eu l'honneur de le rencontrer. Chez moi il a fait sa visite par cartes, et je ne l'ai point trouvé lorsque je suis allé la lui rendre en personne. Il en résulte que je ne sais pas un mot de ce que M. de Furstenstein a pu porter de Paris. Il est vrai que les lieux où nous nous sommes rencontrés, n'étaient guère favorables à une conversation d'affaires, mais ce ministre, très poli d'ailleurs et très aimable avec moi, ne paraissait avoir nulle envie d'entretenir une pareille conversation.

Il est possible que le roi ait ordonné de garder le secret des arrangements convenus jusqu'au jour de l'ouverture des États. Ce jour, avant le retour de M. de. Furstenstein, avait été fixé au 28, dimanche prochain, et les membres des États l'attendent avec impatience. Sur cent membres, soixante-seize seront présents à la session. Treize étaient morts dans l'intervalle; les autres sont absents par congé ou pour cause de maladie. Les membres des comités ont déjà été élus, et depuis huit jours ils sont entrés en communication avec les ministres pour préparer le travail.

M. Pichon[126] est arrivé quelques jours avant M. de Furstenstein. M. de Norvins[127] aussi est revenu.

Pour ne rien laisser en arrière sur cet objet, je dirai que dans la conversation que Sa Majesté eut avec moi au mois de mars dernier, et dont je rendis compte à Votre Excellence, le roi, parmi ses autres griefs contre M. le comte Jollivet, me cita celui d'avoir refusé de dîner à la table de son grand maréchal, et d'avoir dit qu'il n'était point fait pour cela. Le roi m'assura que ce refus avait été porté à la connaissance de Votre Excellence, et que vous l'aviez désapprouvé; qu'ensuite M. Jollivet avait sollicité comme une grâce d'être admis à la table du grand maréchal.

(p. 336)

Reinhard à Cadore.

Cassel, 30 janvier 1810.

L'ouverture des États du royaume a eu lieu avant-hier. La cérémonie a été belle et imposante. Le roi a prononcé le discours du trône lentement, avec précision et noblesse. Les auditeurs n'en ont pas perdu une seule parole.

Le discours dont j'ai l'honneur de vous adresser un exemplaire est, comme me l'assure M. le comte de Furstenstein, entièrement l'ouvrage du roi, à quelques changements près relatifs seulement au style et au poli des phrases. Il est certain du moins que ni M. Siméon, ni aucun autre ministre, ne l'a rédigé, et ceux qui en attribuent la rédaction à M. de Bruyère assurent que le paragraphe où le roi parle de la distinction qu'on voudrait faire entre sa personne et entre la France lui appartient exclusivement.

La manière dont le roi parle de ses relations avec son auguste frère agrandit le roi lui-même et montre sous le jour le plus vrai et le plus beau les intérêts de sa personne et ceux de sa politique. J'ajouterai qu'on m'a assuré que ce que Sa Majesté professe ici solennellement devant tout son peuple est une maxime que, depuis son retour de Paris, on lui a entendu répéter souvent dans ses conversations et pendant le travail de son cabinet.

M. le comte de Furstenstein m'a dit que conformément aux intentions de Sa Majesté Impériale la réunion du pays de Hanovre à la Westphalie ne serait point encore annoncée au public. Il m'a dit aussi que la dette contractée pour l'entretien des troupes westphaliennes en Espagne était comprise dans les arrangements conclus à Paris. Néanmoins je n'ai pas manqué de lui adresser copie de la lettre par laquelle Votre Excellence m'informe que cette dette monte aujourd'hui à la somme de 581,043 fr. 66 c.

Reinhard à Cadore.

Cassel, 2 février 1810.

Le discours du roi a déjoué l'attente générale, en ce qu'il n'a point annoncé littéralement les arrangements conclus à Paris. Comme on était généralement persuadé que le retard de l'ouverture des États était causé par le retard du retour du ministre des relations extérieures, on en a inféré que le roi lui-même avait espéré de pouvoir faire connaître à cette époque des détails qui intéressent tout le royaume; et comme on croit être certain de la réunion du pays de Hanovre à la Westphalie, (p. 337) on se persuadera que ce silence provisoire pourrait avoir rapport avec des négociations entamées avec l'Angleterre.

Le roi est revenu de ce voyage avec une certaine fraîcheur de bonté et de contentement. Son temps est partagé, comme par le passé, entre le travail et les plaisirs. Dernièrement, il fut question, au Conseil d'État, des embarras que causait le système adopté pour les corvées. Le roi déclara qu'il en apercevait bien les véritables causes; que c'était l'intérêt des propriétaires qui était parvenu à laisser incomplètes et à rendre vagues les dispositions de la loi; que de là naissait une multitude de procès et que le but qu'on s'était proposé était manqué. Il ajouta que le devoir d'un roi était de considérer les masses et non les individus et qu'il veillerait à ce qu'à l'avenir ses intentions fussent mieux remplies. Le roi avait raison.

Les spectacles, les promenades à Napoléons-Hœhe et à Schönfeld, petite campagne achetée il y a quelque temps du banquier Jordis; les bals, les bals masqués surtout, auxquels le roi et la reine prennent également plaisir, remplissent les soirées de Leurs Majestés. La reine a eu, dit-on, récemment un double chagrin: elle désirait qu'on payât ses dettes, ce qui n'a point été accordé. Elle voulait, le jour de l'ouverture des États, paraître sur le trône avec le roi, qui lui fit l'observation que dans une cérémonie de cette nature cela ne serait pas conforme à l'usage. Elle fut placée sur un fauteuil en face du trône. Dans ses apparitions publiques, un certain embarras, que les uns prennent pour de l'orgueil et que ceux qui connaissent mieux Sa Majesté n'attribuent qu'à la timidité, n'a point encore quitté la reine. Dans les petites réunions, elle se montre charmante, pleine d'esprit et d'amabilité.

Le roi montre une grande satisfaction de la réunion du pays de Hanovre. Quelques-uns de ses conseillers pensent que les avantages et les charges de cet agrandissement se compenseront peut-être pendant longtemps encore; ils craignent la masse des dettes dont le pays est accablé, la misère dont les sources pourront être taries difficilement pendant la durée de la guerre, la diminution des revenus par la séparation des domaines, peut-être aussi la nécessité de partager les emplois avec les survenants hanovriens. Quelques-uns ont pensé que pendant un certain temps il faudrait donner au Hanovre une administration séparée.

Il parait être question de le séparer en quatre départements; d'autres prétendent qu'il serait avantageux de ne le diviser qu'en deux. Quoi qu'il en soit, une accession de territoire qui étendra le royaume de Westphalie jusqu'à la mer, entre deux rivières navigables, une population de 600,000 âmes de plus, une jeunesse propre au service militaire et laissée en réserve depuis plusieurs années: voilà certainement des avantages suffisants pour faire considérer désormais la Westphalie comme une puissance.

(p. 338) M. le général Éblé a remis hier au général d'Albignac sa signature du ministère. Le roi lui avait exprimé le désir de le conserver jusqu'à ce que toutes les dispositions concernant les troupes françaises dont l'arrivée est attendue fussent prises. Il a cédé à la représentation que lui fit le général Éblé qu'il vaudrait peut-être mieux les accoutumer d'emblée à la signature du chef qui doit le remplacer. Cependant le général d'Albignac ne paraît pas être destiné à le remplacer définitivement, et les amis même de ce dernier qui lui ont conseillé d'accepter le portefeuille par intérim comme une distinction honorable, pensent que ses forces et son caractère naturellement fougueux pourraient ne pas suffire à soutenir longtemps un pareil fardeau. Aussi le décret royal dit-il seulement que le général d'Albignac aura la signature en l'absence du ministre, dont la démission définitive reste subordonnée à l'agrément de Sa Majesté Impériale qu'il se propose d'aller solliciter en personne. Il n'y a qu'une voix sur le compte du général Éblé et sur la perte peut-être irréparable que ferait en le perdant la Westphalie. Cette opinion, le roi la lui a exprimée lui-même, et ce ministre m'a témoigné encore hier combien il en était touché, mais il en revient toujours à son refrain qu'il ne lui est pas possible de servir deux maîtres.

Depuis le retour du roi, on croit remarquer dans M. Siméon un chagrin mal caché qu'on attribue généralement à ce qu'il avait véritablement espéré de recevoir dans cette circonstance quelque témoignage de la bienveillance de Sa Majesté Impériale. J'ignore s'il s'en est ouvert à quelqu'un. Pour moi déjà, depuis quelque temps, il a fallu me résigner à le trouver plus réservé, et j'ai pensé que ce pouvait être en partie parce que depuis la restriction des fonctions de M. Bercagny il se regardait un peu comme ministre de la police. Depuis que son fils et son gendre se trouvent placés au service de Westphalie, il doit se regarder comme y étant attaché lui-même par des liens plus étroits, et quelques personnes pensent qu'il pourrait finir par s'y attacher tout à fait. Le roi continue à le traiter avec une grande distinction, sans peut-être avoir pour lui une très haute estime. Son caractère flexible, que d'autres appellent faible, une urbanité qui ne dépare point, mais qui fait trop ressortir ses cheveux gris, la diminution d'un ascendant qui plie sous la dépendance toujours croissante de sa situation peuvent en être la cause. Cependant, M. Siméon, qui de tous les Français est certainement celui qui a le mieux réussi en Westphalie, m'a toujours paru et me paraît encore, à cause de ses défauts mêmes, le plus propre à réussir. Sans connaître un mot de la langue, sans avoir rapproché en aucune manière ses idées et ses habitudes du génie allemand, le calme et l'équité de son caractère, sa manière de penser libérale, l'ensemble de ses lumières et de ses connaissances ont suffi pour lui donner, presque par instinct, ce discernement de ce qui convient ou ne convient (p. 339) pas dans les circonstances actuelles, ce tact du milieu à garder entre deux extrêmes, cette propension à maintenir l'équilibre parmi les passions, les opinions et les intérêts opposés qui le font chérir et respecter par tous, et surtout par les Allemands.

M. le comte de Bulow n'a point encore cessé d'être l'objet des soupçons et de la haine de la plupart des Français employés en Westphalie. M. de Bercagny, quoique simple préfet de police de Cassel, continue à travailler directement et fréquemment avec le roi. Depuis que dans les départements les commissaires de police ont été subordonnés aux préfets, la marche des affaires s'est évidemment simplifiée et est devenue plus aisée. On n'entend parler ni de désordres, ni de mauvaises dispositions. Il n'en paraît être resté quelques traces que dans ce malheureux département de la Werra. M. Delius, préfet d'Osnabruck, dont l'innocence a été pleinement reconnue, a été renvoyé à son poste.

M. le comte Jollivet annonce son départ pour le 1er avril. Depuis quelque temps, il se montre peu, et l'on se montre peu chez lui. Les dispositions du roi à son égard ne paraissent pas avoir changé. À la première audience, après le retour du roi, après que Sa Majesté m'eut dit un mot sur mon voyage de Hambourg, elle se tourna vers M. Jollivet: «Et vous, Monsieur, dit-elle, pendant ce temps-là, vous n'avez pas bougé!» On prétend, au reste, que l'affaire de l'huissier surpris en fouillant les papiers du roi a été éclaircie, et que ce n'est plus M. Jollivet qui est soupçonné, mais M. Bercagny. Il m'a toujours paru qu'il ne pouvait pas y avoir la moindre raison de soupçonner M. Jollivet[128]

Bulletin.

12 février 1810.

Depuis le retour du roi, il y a eu deux bals parés et deux bals masqués à la cour, et un bal masqué chez M. le comte de Furstenstein. Celui d'hier, qui s'est donné au palais, a été extrêmement brillant. On avait répandu à tort qu'on n'y serait point admis en domino; mais ce bruit s'étant accrédité, on a vu paraître d'autant plus de masques de caractère. La cour a paru d'abord en jeu de piquet, mascarade plus savante que spirituelle; mais bientôt de ce pêle-mêle fantasque sortit une belle ordonnance de rivières et de villes dansantes. Le roi de Trèfle se changea en rivière du Weser, et les villes d'Hameln et de Hanovre vinrent fraterniser avec celles de Brunswick et de Magdebourg. Une élite de dames de la cour, changeant de masque une troisième fois, reparurent en Égyptiennes pour former un quadrille avec le roi. Dans la foule, des chevaliers teutoniques étaient en templiers, Mme Dumas en (p. 340) jardinière, M. Hugot en paysan, M. de Bercagny en innocent; les membres des États en dominos modestes formaient une espèce de parterre. Le jour de l'ouverture des États et de la représentation de Revanche(?), le roi se retira du bal vers minuit et alla passer la nuit à Schœnfeld[129]. On n'a pas remarqué qu'une dame de la cour se fût absentée. Hier matin, le roi a paru au cercle de la cour dans le costume de l'ordre de la couronne de Westphalie. C'est un habit français de couleur grise qui fait ressortir la couleur du ruban de l'ordre, avec des brandebourgs et des broderies en argent. Les décorations ne sont toujours pas encore arrivées de Paris. Un chapitre de l'ordre est annoncé pour le 15. Au bal masqué que donna M. de Furstenstein, M. Mollerus, chargé d'affaires de Hollande, affecta de se faire passer pour le roi, et il y réussit assez. M. de Norvins, tout fier d'être pris sous le bras par Sa Majesté, se croyait déjà sûr pour le lendemain d'une place de ministre plénipotentiaire. On dit que le roi a trouvé la conduite de M. Mollerus impertinente. Pour M. de Norvins, il n'est pas même sur la liste des chevaliers de l'ordre.....

Le ministre de Russie avec sa famille est parti aujourd'hui pour Weimar où l'on célébrera dans quelques jours la naissance de la Grande-Duchesse. Son absence sera de quinze jours. Le public de Cassel, toujours bénévole, répandait, dès avant son départ, qu'il partait en vertu d'une déclaration de guerre entre la France et la Russie. M. de Rechberg, chargé d'affaires de Bavière à Berlin, nommé ministre plénipotentiaire en Westphalie, est attendu ici d'un jour à l'autre.

Le prince Repnin donnait chez lui des assemblées deux fois par semaine. Elles languissaient d'autant plus, que presque jamais on n'y voyait paraître les dames de la cour. À cet égard, le prince Repnin paraît avoir hérité du guignon de M. Lerchenfeld, et Sa Majesté se plaît quelquefois à faire éprouver de pareilles contrariétés. Dernièrement, ce fut le tour du ministre de France, qui avait invité les ministres et plusieurs membres des États à un dîner donné à l'occasion du retour du comte de Furstenstein. À cinq heures, M. de Furstenstein et M. Siméon envoyèrent dire que le roi les avait nommés pour aller dîner avec lui à Schœnfeld.

Depuis le commencement de cette année s'est établi à Cassel un casino où l'on se réunit pour la lecture de feuilles politiques et littéraires de France et d'Allemagne. Toute la ville de Cassel y a pris part. C'est le premier établissement de ce genre formé dans cette capitale qui, sous le rapport de la civilisation littéraire, si l'on peut s'exprimer ainsi, ne paraît pas appartenir au nord de l'Allemagne.

(p. 341)

Bulletin.

23 février.

Le bal masqué chez M. Siméon a surpassé les autres en élégance. La cour y a paru en double mascarade, d'abord en Mariage de Figaro, et après le souper en Caravane du Caire. Le roi, en costume de Figaro, a dansé, au son des castagnettes, une danse espagnole avec Mme de Boucheporn[130] et distribuait des fleurs. Le général Hammerstein et la comtesse de Bochholz (ornée des diamants de la reine) représentaient le comte et la comtesse Almaviva. Mme Delaunay[131] a reçu du roi, dans cette occasion, un beau collier de diamants: elle est heureuse de sa grossesse et de l'arrivée de son mari.

Dimanche prochain, nouveau bal masqué chez M. le comte de Bochholz. Les membres des États, gravement assis, en dominos, ont l'air de dresser actes de toutes ces merveilles pour en faire le récit après le retour dans leurs foyers. (Prælia conjugibus loquenda.)

Dans le premier bal paré de la cour, qui eut lieu après le retour du roi, on avait envoyé des billets d'invitation à quelques dames de la ville, de réputation un peu équivoque. Le roi s'étant fait présenter la liste ne voulut point qu'elles fussent admises. Il resta inexorable, et les chambellans furent obligés d'avertir les dames en question qu'il y avait une méprise dans l'envoi des billets. Mme Delaunay, dans ses invitations, a été moins scrupuleuse.

Un des frères de M. de Furstenstein, arrivé d'Amérique dans l'été dernier, est reparti pour Amsterdam où il doit se rembarquer. Un autre frère, qui est chambellan du roi, l'a accompagné. On suppose que ce voyage de M. Lecamus concerne les anciennes relations du roi avec Mlle Paterson[132].

On parle d'un prochain voyage du roi pour Paris à l'occasion du mariage de Sa Majesté l'Empereur. On prétend même que le jour en est fixé au 18 mars.

Bulletin.

9 mars 1810.

Le mercredi des Cendres a commencé par un déjeuner splendide à la cour, lequel a terminé à six heures du matin le bal masqué qui a fait la clôture du carnaval. En remontant, il faudrait rendre compte d'un bal masqué chez M. de Pappenheim, qui n'a pas eu lieu, parce que la (p. 342) reine était incommodée; d'un bal masqué et paré chez M. le général d'Albignac; d'un bal chez le ministre de Russie; d'un bal masqué chez M. le comte de Bochholz. Il faudrait faire l'éloge d'un quadrille chinois, d'un ballet des quatre parties du monde; d'un superbe ballet, les Noces de Gamache, dans lesquels le roi et la reine ont figuré. Il faudrait montrer la reine en vieille juive, en sauvage américaine, en paysanne de la Forêt-Noire; le roi changeant de dominos et de masques en véritable caméléon; les plus belles dames de la cour déguisant leurs attraits sous l'accoutrement de vieilles laides. Il faudrait faire mention de l'appétit merveilleux des masques du Mardi-Gras et de la fureur avec laquelle ils ont dévasté les buffets royaux; et en se réjouissant avec les marchands qui ont vendu jusqu'à leurs fonds de boutique, il faudrait gémir en même temps avec ceux qui, faisant leurs comptes en Carême, s'aperçoivent avec effroi de ce que leur a coûté le carnaval.

Reinhard à Cadore.

Cassel, 12 mars 1810.

La députation hanovrienne ne sera présentée que demain. Tous ceux qui la composent, et qu'on dit être au nombre de soixante, ne sont pas encore arrivés. En conséquence, le roi ne partira qu'après-demain.

Aujourd'hui s'est faite par M. de Leist, et au nom du roi, la clôture de la session des États. Le Code de procédure a été la dernière loi qui leur a été proposée.

Le cortège qui, cette fois, suivra Leurs Majestés à Paris est très nombreux et très brillant. La reine n'avait emmené que Mmes de Bochholz et de Lœwenstein; hier sont parties Mmes de Keudelstein, Morio et de Pappenheim; aujourd'hui Mme de Boucheporn. M. de Marinville et le comte de Meerveldt ont déjà précédé le roi.

Hier a eu lieu la distribution de l'ordre de Westphalie. Tout s'est passé conformément au programme imprimé dans le Moniteur Westphalien. Le roi a prononcé un petit discours plein de convenance et de dignité. Celui de M. le comte de Furstenstein sera probablement imprimé, et j'aurai l'honneur, Monseigneur, de vous l'envoyer. Plus de cent chevaliers ont reçu la croix et prêté le serment à genoux devant l'Évangile qui, à la vérité, n'était qu'un missel catholique. C'était peut-être une supercherie de la part de Mgr l'évêque de Wend, mais les protestants (et le plus grand nombre des chevaliers était de cette confession) ne s'en sont pas formalisés.

Dans une autre lettre au même personnage, du 28 avril, Reinhard parle des abus commis par des officiers de la cour:

Il existe ici, outre le beau parc de Napoléons-Hœhe, un parc plus (p. 343) près de la ville qui, de tout temps, a été ouvert au public. Que la reine ait fait entourer de barrières une partie de celui de Napoléons-Hœhe et qu'elle l'ait réservé pour ses promenades particulières, rien de plus naturel, et personne n'y a trouvé à redire. Mais le parc, qui est au bas de la ville, est devenu presque tout à fait inaccessible au public. Depuis quelque temps, les voitures en sont totalement exclues; en été, il n'est ouvert que pendant les heures les plus chaudes de la journée, et même alors tous les sentiers en sont interdits. C'est que M. le grand veneur veut protéger les couvées de perdrix.

Un lièvre ne peut-il plus arriver au marché que muni d'un certificat d'origine? C'est que M. le grand veneur veut procurer au roi quelques écus de revenu sur les produits de la chasse.

À quatre lieues de Cassel sont les bains d'Hof-Geismar, appartenant au roi, assez fréquentés autrefois, et qui les jours de dimanche et de fête servaient de lieu d'amusement à toute la population à la ronde. Il y avait deux chambres de bain à bassins: c'étaient les deux plus agréables; mais l'une d'elles a été couverte de planches parce que M. l'intendant de la maison voulait y placer l'argenterie dont il n'y existe pas encore une seule pièce. Un restaurateur à privilège exclusif est allé s'y établir l'année dernière: il a rançonné cruellement tous les étrangers. Après avoir fait déserter tout le monde, il a fini par faire banqueroute. Son successeur, déjà banqueroutier, rançonnera, fera déserter et finira de même. C'est que M. l'intendant de la maison veut avoir la gloire d'en tirer un gros bail, sans compter peut-être le pot de vin. Une troupe française et une troupe allemande jouaient alternativement dans la même salle. La troupe allemande ne laissait pas de faire des recettes, lorsque la troupe française allait jouer à Napoléons-Hœhe. La troupe allemande a été renvoyée. Il n'y a plus de bonne musique, mais il y a un mauvais ballet. Le parterre est désert et le public est mécontent, mais toutes ces loges ont été prises par abonnement, parce que le roi l'a désiré. On dit que le roi y dépense 400,000 francs et qu'ils ne couvrent pas les frais. Mais M. de Bruyère, directeur du spectacle, avait trouvé que les Allemands, mauvais observateurs des règles de l'unité, changeaient trop souvent de décorations.

La raideur des habitants de Cassel, leur peu d'empressement à construire des maisons et leur avidité à hausser le prix des loyers avaient déplu au roi. Pour les en punir, sur le conseil de M. le général d'Albignac, on y a mis en garnison deux régiments, outre la garde, qui est déjà assez nombreuse. Il en résulte que les habitants sont écrasés et que les loyers ont renchéri. Cependant on a exempté d'imposition et de logement de gens de guerre les maisons nouvelles qui seraient bâties, et il est question de renvoyer les régiments.

Les foires sont un élément assez important du commerce d'Allemagne. (p. 344) Les époques où elles ont lieu dans les différentes villes sont combinées. De Brunswick, les marchands vont à Cassel, de Cassel à Francfort, de Francfort à Leipzig. Malgré l'absence de la cour, la dernière foire de Cassel a été assez fréquentée et les marchands n'ont pas été mécontents de leurs ventes. Mais ces marchands, malgré le débit qu'ils ont trouvé, jurent de n'y point revenir. C'est que tous leurs profits sont absorbés par les impôts, mis d'abord pour le roi, ensuite pour la ville, enfin et surtout pour M. de Bercagny.

M. de Bercagny ne néglige aucun petit profit. Tous les joueurs de vielle, les aveugles, joueurs de violon sont obligés de lui payer quatre sols par jour, et la musique des rues ne désempare pas. Les meneurs d'ours et de singes sont de plus assujettis au droit de patentes. Il y a eu dernièrement au conseil d'État une grave discussion de plusieurs heures sur tous ces objets d'industrie.

Un misérable pamphlet sur le duc d'Œls, écrit en style de gargotte, est colporté par une vieille femme à Brunswick. Le général Bongars en fait une conspiration: il en importune le roi jusque dans Paris et provoque toute sa sévérité. Il arrache à la faiblesse de M. Siméon un projet de décret sur les cartes de sûreté.

Il s'agit de donner de la considération aux gendarmes. Un gendarme abuse de son pouvoir à Gœttingue: on lui sacrifie l'Université, et quatre cents étudiants étrangers la quittent. Cependant, il y a peu de jours, un gendarme passa la mesure à Marbourg. Il perce de son sabre un conscrit qui fumait et qui n'avait pas obéi assez vite au commandement d'ôter sa pipe. Il paraît qu'on a l'intention de faire fusiller le meurtrier, mais il y a conflit de juridiction, et l'on ne sait pas encore qui l'emportera de M. Siméon ou de M. le général d'Albignac. On m'a dit que M. Siméon avait adressé dernièrement au roi un rapport très véhément contre MM. d'Albignac et Bongars. C'est peut-être un malheur que M. Siméon ait perdu beaucoup de sa considération. Il paraît que son influence se trouvera à peu près circonscrite dans les fonctions de son ministère.

Le roi a écarté M. de Marinville de son cabinet. On dit qu'il a trouvé des infidélités à lui reprocher. M. de Norvins a demandé et obtenu son congé. C'est un homme d'esprit et de talent, mais d'une vanité et d'une prétention excessives. On assure que dans cette occasion le roi a énoncé une maxime qui me paraîtrait très dangereuse. Il ne veut, dit-on, avancer que des Français qui, ne tenant plus à la France par aucun lien, lui soient entièrement attachés et ne puissent attendre leur fortune que de sa protection. Ce serait vouloir n'attirer en Westphalie que des aventuriers, et nous n'en manquerons point; c'est la maxime contraire qu'il serait à désirer que le roi suivit.

Ceux qui sont revenus de Paris, et quelques autres dont on annonce (p. 345) le retour prochain, ne paraissent pas avoir été satisfaits de leur voyage. On cite quelques mots de Sa Majesté Impériale sur le luxe des habits, sur la rapidité des avancements. Ces mots ont retenti à Cassel. Qui les aurait dits ici aurait été accusé de mécontentement ou d'envie. Cependant, tous les Allemands aiment M. Siméon, tous les Allemands regrettent amèrement la perte du général Éblé. Qu'ils voient à côté du roi des Français dignes de l'estime et de la confiance, et capables de quelque indulgence pour les habitudes nationales, et ils les porteront aux nues.

Je n'ai point encore parlé à Votre Excellence de M. Pichon. Il s'occupe beaucoup de l'étude des finances du pays: il énonce quelquefois au conseil d'État des idées saines et qui porteront fruit. Mais il ne doit pas trop se presser; il a le désir du bien, mais il est jeune, il est vif, quelquefois tranchant, et il manque encore d'expérience.

On voit par le tableau tracé dans cette lettre que l'Empereur était parfaitement au courant de ce qui se passait en Westphalie à tous les points de vue. Le bulletin suivant du 19 mai 1810 est relatif aux intrigues du trop célèbre marquis de Maubreuil avec la baronne de Keudelstein.

Avant-hier, la poste de Cassel a distribué des lettres qu'on dit au nombre de seize, timbrées de Paris et renfermant une Épître à Blanche. Parmi les personnes qui ont reçu cet envoi se trouvent le préfet de la police, Mme la comtesse de Furstenstein, le ministre de France et son secrétaire de légation, Mme la comtesse de Schœnbourg, amie de Blanche, enfin Blanche elle-même et son mari, M. Laflèche, baron de Keudelstein, qui, heureusement, se trouvait en voyage.

Il est inutile de caractériser cette production qui se trouve jointe à ce bulletin. Elle est calomnieuse en toute hypothèse et elle ne peut inspirer que de l'indignation.

Quant à l'auteur de ces envois, les soupçons ne peuvent se porter que sur un M. de Maubreuil, amant de Blanche ou de Jenny, sa belle-sœur, ou de toutes les deux. On prétend que l'auteur des envois ne peut être celui des vers, puisque M. de Maubreuil n'en fait point. On soupçonne un M. de Boynest, aide des cérémonies renvoyé par le roi; mais on dit que s'il fait des vers il en fait de plus mauvais que ceux de l'épître. On se souvient que M. de Norvins en fait d'assez bons; mais on le croit trop homme de bien pour prostituer son talent dans une pareille circonstance. «L'indigne amant de ta sœur,» c'est M. de Courbon. Pendant le carnaval passé, dans un des bals de la cour, lorsque tout le monde se fut à peu près déjà retiré, M. de Maubreuil, qui était alors officier aux gardes, fit une scène publique à M. de Courbon, en lui reprochant sa liaison avec Mme Jenny Laflèche. Son emportement ayant passé (p. 346) toutes les bornes de la décence, le colonel Laville, chargé de la police du palais, le mit aux arrêts; le duel qui devait s'ensuivre fut empêché par ordre supérieur, et M. de Maubreuil reçut pour voyager un congé indéfini, équivalant à une démission. On prétend que ce M. de Maubreuil qui, d'ailleurs, ne manque pas de courage, est un terrible amant, et qu'il avait pour coutume de s'introduire le sabre en main chez quiconque osait adresser la parole aux dames qui étaient ou qu'il lui prenait fantaisie de déclarer ses maîtresses.

Le prince Repnin avait fait venir de Iéna le docteur Starke, pour accoucher sa femme. En arrivant, il trouva d'abord à accoucher Mlle Delaitre, actrice du théâtre westphalien. Il se trouva ensuite pressé de partir pour accoucher Mlle Jægermann, actrice du théâtre de Weimar. On prétend que les deux petits princes des deux actrices sont d'une plus noble extraction que le petit prince russe.

Mme Blanche ne sort point depuis qu'elle est revenue de Paris. Elle avait annoncé qu'elle resterait chez elle pendant deux mois. Et c'était avant la lettre!

Dans une autre lettre au duc de Cadore, du 26 mai, Reinhard revient sur la pénurie des finances westphaliennes. «La dette publique de la Westphalie, écrit-il, sans y comprendre celle du Hanovre, monte, telle qu'elle est à peu près constatée, à 93 millions; celle du Hanovre, les répétitions à faire au nom de S. M. l'Empereur, la feront monter à 180 au moins; et, le Hanovre compris, les revenus du royaume de Westphalie ne pourront jamais être portés beaucoup au delà de 40 millions.» Et il ajoute:

Sans parler de ce que, dans les circonstances actuelles, tant de sources de profits et de revenus sont obstruées, l'État, toujours pressé par des besoins impérieux, ne peut rien faire pour soulager ceux qu'il voit dans la détresse; il est même obligé de revenir sur des soulagements qu'il avait annoncés, et toute sa ressource est dans les efforts qu'il fait pour répartir également le fardeau. C'est ainsi qu'après avoir reconnu qu'il valait infiniment mieux payer par abonnement les frais de table des officiers; après avoir assigné 1,200 francs par mois au général de division, 700 au général de brigade, 60 au capitaine et 50 au lieutenant, on a réparti sur la totalité du département de l'Elbe des dépenses qui, pour la seule ville de Magdebourg où trois cents maisons restent désertes, montent par mois à 22,000 francs. On sera obligé d'employer le même expédient à Brunswick, où le préfet a déclaré que les frais de logement et d'entretien des gens de guerre amèneraient l'impossibilité absolue de payer les impôts ordinaires. C'est ainsi qu'après un décret royal qui proclame une amnistie pour les conscrits réfractaires dont le nombre (p. 347) avait été très grand pendant les troubles de l'année passée, le général d'Albignac, annonçant aujourd'hui que cette amnistie s'applique aux peines et ne s'étend pas aux amendes, exige de ceux mêmes qui sont rentrés sous les drapeaux ces amendes qui, pour les seuls districts de la Fulde et de Paderborn, montent à la somme de 323,000 francs. Encore ces amendes sont-elles exigées d'après l'ancien tarif qui en fixait le minimum à 250 francs, tandis que le nouveau tarif l'a fixé à 100, après qu'on eût reconnu l'impossibilité de faire payer une plus forte somme à des paysans pauvres et ruinés.

Reinhard termine cette lettre en rappelant les éloges que certaines feuilles publiques «et surtout les gazettes littéraires de Gœttingue et de Halle très répandues en Allemagne» donnaient au roi pour tout le bien qu'il avait fait à ces universités:

Leist me disait dernièrement: «C'est par l'université de Gœttingue et par l'éclat qu'ils lui ont donné, que Georges II et son ministre, M. de Münchhausen, ont acquis l'estime dont ils jouissaient auprès de leurs contemporains et qui a été transmise à la postérité.» Pour ce qui concerne M. de Münchhausen, l'établissement de l'université de Gœttingue faisait l'occupation de sa vie entière; pour Georges II, les contemporains et la postérité l'ont sans doute jugé d'après d'autres données encore; mais il n'en est pas moins vrai que ce que le Roi a fait pour Gœttingue remplit une des pages les plus honorables et les plus ineffaçables de son histoire.

Une lettre au duc de Cadore du 4 juin donne des détails sur la répugnance des Hanovriens à fournir des soldats au roi de Westphalie. Reinhard pense qu'il «faudra user de quelques précautions pour amener à se soumettre une population qui s'obstine à ne point renoncer à l'espérance de rentrer sous la domination anglaise.» Il annonce, d'après le no 66 du Moniteur Westphalien, une nouvelle vente de 6 couvents dont la valeur était estimée à 2,200,000 francs. «Après les couvents viendra le tour des chapitres; en attendant, ce sont les capitaux qui s'en vont, et la caisse des économats restera bientôt à sec.»

Le 12 juin, il revient sur cette grave question des finances westphaliennes:

Un décret royal daté de Rouen[133] met à la disposition du ministre des finances une somme de 250,000 fr. à prendre sur le produit de la (p. 348) vente prochaine des couvents et à négocier en attendant à un demi pour cent par mois et à un pour cent de commission pour servir à l'indemnité des donataires impériaux dépossédés auxquels s'applique l'article 5 du traité du 14 janvier. L'emploi de cette somme ne peut avoir pour objet que de leur payer les revenus arriérés; et cette disposition ne saurait être regardée comme un arrangement définitif. Du reste, M. de Bulow exprime dans ses dernières lettres son regret extrême d'avoir échoué dans l'ensemble de son projet concernant l'acquisition des domaines impériaux. Mais il lui reste toujours la ressource d'allécher les grands donataires par sa fidélité à s'acquitter de ses engagements envers ceux de 4,000 fr. et au-dessous; et, sous ce rapport, le refus de céder à la Westphalie la totalité des domaines me paraît être un bienfait pour les possesseurs des petites donations.

Le lendemain, il revenait sur le même sujet:

Je viens de recevoir la visite de M. Malchus et je lui fais une amende honorable. Nous avons causé longtemps ensemble et j'en ai été fort content.

Il m'a d'abord donné des éclaircissements satisfaisants sur tous les objets de réclamation relatifs à son administration. Le solde de ce qui nous revenait sur les postes et sur les douanes a été entièrement réglé et acquitté, sans même que l'administration française ait eu besoin de faire usage de la lettre que je lui avais écrite. Il m'a expliqué ce qui pouvait avoir donné lieu aux prétentions des fermiers dont parlait votre lettre du 8 mai. Pour les charges extraordinaires de guerre les fermiers avaient été imposés à un tiers et les propriétaires à deux tiers. Après la prise de possession du Hanovre le gouvernement westphalien déchargea les domaines et laissa à la charge des fermiers le tiers, comme un impôt personnel qui ne peut ni ne doit être à celle des donataires. Quant aux fonds destinés à l'entretien des troupes françaises, cet objet aussi, d'après l'attestation même de M. le général Brugères, paraît, pour le moment, entièrement en règle.

M. Malchus m'a entretenu de l'état du pays et de l'esprit de ses habitants. Il croit entrevoir encore des ressources qui ne permettent pas de désespérer de son rétablissement. L'esprit de la noblesse et des classes qui tenaient immédiatement à elle par un intérêt commun lui paraît incorrigible; en effet ce sont des souverains détrônés.

De deux projets de division territoriale que M. Malchus avait envoyés au Roi, S. M. a approuvé celui que M. Malchus préférait lui-même, et il croit que cette approbation a été donnée sous les auspices de S. M. Imp. On a essayé de lever par enrôlement volontaire les deux régiments de cavalerie que M. le général Hammerstein est chargé d'organiser dans le Hanovre; mais on doute que ce mode réussisse; et il faudra plus tard avoir recours à la conscription.

(p. 349) La lettre suivante, du 9 juillet, est relative à l'abdication du roi Louis de Hollande:

La nouvelle de l'abdication de Sa Majesté le Roi de Hollande m'a été donnée par le ministre de Russie dont le collègue à Amsterdam avait chargé d'une lettre pour le Prince Repnin le courrier qu'il expédiait pour Saint-Pétersbourg. La veille, M. de Bercagny était venu m'en parler comme d'un bruit qui se répandait, et plutôt pour sonder la légation française, si elle en était déjà instruite, que pour lui communiquer franchement les circonstances de cet événement qui était déjà parvenu à sa connaissance.

En effet, M. de Gilsa, ministre de Westphalie en Hollande, avait envoyé M. de Trott, son secrétaire de légation, chargé de ses dépêches et porteur des proclamations qui ont été publiées dans cette circonstance. M. Hugot l'avait sur-le-champ envoyé au-devant du Roi; mais M. de Trott lui avait raconté le fait. J'ai été, je l'avoue, peiné de cette réserve mal entendue qui m'exposait à apprendre un événement de cette nature par le canal du ministre de Russie qui, au reste, lui-même ne paraît l'avoir appris que par quelques lignes écrites à la hâte et ne renfermant aucun détail.

Il paraît que Sa Majesté Westphalienne avait fait préparer, il y a déjà quelque temps, un appartement aux bains de Neudorf, pour le Roi de Hollande. Quoiqu'on soit convaincu ici que le projet de se rendre aux bains de Neudorf n'avait rien de commun avec la résolution que Sa Majesté Hollandaise a prise depuis, on croit cependant à la possibilité de son exécution. On parle d'une visite que Madame mère se propose de faire à son fils à Cassel. Les gens sensés voient avec douleur que des conseils maladroits ou perfides aient empêché le Roi de Hollande de concilier avec Sa Majesté Impériale le désir qu'il avait de faire le bien de son royaume; ils regardent comme un grande erreur de l'esprit la prétention de vouloir s'isoler dans une lutte générale; ils pensent que dans un vaste plan de campagne, chacun doit garder le poste qui lui est assigné; que s'écarter des idées directrices, c'est compromettre le succès de l'ensemble; et que le pouvoir qui méconnaîtrait sa source serait un effet qui ne voudrait pas dépendre de sa cause. M, de Trott inculpe les conseils de MM. Mollerus et Huygens. Ce dernier est un esprit étroit qui, se noyant dans de petits détails, est peu capable de s'élever à des idées générales. J'avoue que je le croyais peu susceptible de prédilection pour un système quelconque, et encore moins la présomption téméraire d'influer sur une détermination importante.

La lettre suivante, du 13 juillet, se rapporte au même objet:

Je venais d'achever ma dépêche que je me proposais de faire partir (p. 350) aujourd'hui par le courrier ordinaire, lorsque le Roi m'a envoyé M. le baron de Boucheporn, maréchal de sa cour, pour m'inviter à me rendre au nouveau bâtiment des écuries où je rencontrai Sa Majesté qui désirait de me parler. M. de Boucheporn revenait d'Amsterdam par Deventer et Osnabruck; il venait de descendre de voiture et de rendre compte au Roi de son voyage.

Sa Majesté, m'ayant aperçu, me fit l'honneur de m'appeler, et me permettant de l'accompagner dans sa promenade, me dit qu'Elle avait envoyé M. de Boucheporn d'Aix-la-Chapelle à Amsterdam, pour porter au Roi, son frère, une lettre contenant une commission que Sa Majesté l'Empereur lui avait donnée, et dont il était inutile de me parler, puisqu'Elle avait déjà envoyé la copie de cette lettre à Sa Majesté Impériale; que M. de Boucheporn avait trouvé le Roi parti, et qu'il était parti lui-même d'Amsterdam après le retour de M. le colonel Richerg que le Roi son frère avait envoyé à l'Empereur pour lui donner connaissance de son abdication; qu'en route il avait eu des nouvelles du voyage du Roi à Deventer et à Osnabruck, d'où il s'était rendu directement à Cassel, et que tous les renseignements qu'il avait recueillis semblaient indiquer que le Roi de Hollande s'était embarqué.

M. de Boucheporn a raconté à Sa Majesté les détails suivants: le Roi avait fait jusqu'à onze heures du soir une partie de jeu avec quelques dames, parmi lesquelles était madame de Huygens: en se levant il leur avait dit adieu avec une expression qui ne les a frappées qu'après l'événement. Après avoir embrassé son fils, il monta dans une voiture de place, pour se rendre à Amsterdam. Arrivé à son palais, il fit le triage de ses papiers; il en brûla beaucoup, il en emporta d'autres; il emporta aussi ses ordres, excepté celui de France, et il écrivit sa démission de la dignité de connétable. Personne (c'est du moins ce dont M. de Huygens a chargé M. de Boucheporn d'assurer Sa Majesté) n'avait été mis dans le secret. Le Roi doute même si M. Mollerus, qui est ici, a pu être instruit de quelque chose par son père.

À Osnabruck, la trace du voyage ultérieur semble se perdre. Le Roi a envoyé un courrier à Neudorf pour s'assurer positivement si son frère est arrivé; mais il lui paraît impossible que, si cela était, on eût ignoré à Cassel un fait qui ne pouvait plus être caché depuis que l'officier qui courait après avait publié que le comte de Saint-Leu, c'était le Roi de Hollande.

Sa Majesté ne m'a point dit sur quels renseignements se fonde la crainte où elle paraît être que son frère ne se soit embarqué. Lorsque M. Boucheporn passa par Osnabruck, on devait y savoir déjà, par le retour des postillons, si la direction que la voiture a prise la rapprochait (p. 351) ou l'éloignait des bords de la mer. Je dois ajouter que le Roi m'a nommé Batavia et qu'il a paru se rappeler que les pensées de son frère se portaient quelquefois vers cette colonie éloignée.

Voilà, Monseigneur, les notions que Sa Majesté m'a commandé de transmettre à Votre Excellence. Elle se propose d'adresser, demain ou après-demain, un courrier à Sa Majesté Imp. Ce courrier suivra de près le mien, et portera la confirmation entière de ce qui ne paraît déjà guère douteux, que Sa Majesté Hollandaise ne s'est point rendue à Neudorf.

En apprenant le départ du roi de Hollande et en recevant copie de la lettre que son frère Jérôme lui avait adressée, Napoléon écrivit à ce dernier le 13 juillet, de Rambouillet, la lettre suivante, omise aux Mémoires de Jérôme et à la Correspondance de l'Empereur:

Mon frère, j'ai reçu votre courrier. Je vous remercie des communications que vous me faites. Votre lettre au Roi de Hollande est fort, bien, et vous avez bien exprimé ma pensée. Je ne crains qu'une chose pour le Roi; c'est que tout cela ne le fasse passer pour fou, et il y a dans sa conduite une teinte de folie. Si vous apprenez où il s'est retiré, vous lui rendrez service de l'engager à revenir à Paris et à se retirer à Saint-Leu, en cessant de se rendre la risée de l'Europe. Entremettez-vous pour cela. On me fait entrevoir d'Amsterdam que le Roi pourrait se rendre en Amérique, et qu'il s'est procuré à cet effet un passeport par un officier qu'il aurait envoyé à Londres. S'il vous est possible de vous opposer à ce projet insensé, même par la force, faites-le. J'ai envoyé Lauriston prendre le grand duc de Berg à Amsterdam pour le ramener à Paris.

P. S. La famille avait besoin de beaucoup de sagesse et de bonne conduite. Tout cela ne donnera pas d'elle une bonne opinion en Europe. Heureusement que j'ai tout lieu de penser que l'Impératrice est grosse.

N'osant pas recevoir dans ses États le Roi Louis, sans en avoir reçu l'autorisation de Napoléon, Jérôme écrivit à ce dernier de Napoléonshœhe, le 28 juillet 1810:

Sire, j'ai reçu hier soir les premières nouvelles du roi de Hollande contenues dans deux lettres, l'une du 16 et l'autre du 21 juillet.

Dans la première, il me dit que non seulement son intention n'a pas été en abdiquant de se soustraire à l'autorité de Votre Majesté, mais au contraire qu'il désire savoir si vous lui permettez d'aller vivre en particulier à Saint-Leu. Je prie Votre Majesté de me faire connaître ses intentions afin que je puisse lui répondre à ce sujet.

(p. 352) Dans la seconde, il m'exprime le désir de vendre pour cinq cent mille francs de diamants qu'il possède, ce qui prouve qu'il est loin d'avoir emporté beaucoup d'argent. Comme il m'est impossible de disposer d'une pareille somme, je ne pourrai que lui répondre négativement.

Dans le cas où Votre Majesté trouverait convenable qu'il retournât à Saint-Leu, après la saison des eaux, approuvera-t-elle que je l'engagea passer par Cassel?

Je compte partir dans trois jours avec la reine pour Hanovre où j'espère recevoir la réponse de Votre Majesté.

Jérôme partit le 31 juillet de Cassel pour se rendre à Hanovre et visiter les nouvelles provinces annexées à son royaume. D'après une lettre de Reinhard, du 3 août, il paraît y avoir reçu un bon accueil. Il célébra la fête de l'empereur à Hanovre même, et le lendemain le roi écrivait à son frère:

Sire, je suis arrivé avant-hier à Hanovre de mon retour des côtes; le pays que j'ai parcouru est susceptible de grands accroissements sous le rapport du commerce; un canal pour joindre l'Elbe et le Weser pourra être commencé et fini dans trois années. La position de mes États me rend entièrement maître du commerce de ces deux fleuves, et l'Oste et la Gueste peuvent, avec quelques travaux, recevoir et abriter même pendant l'hiver des bâtiments de cinq cents tonneaux et des frégates. La position de Cuxhaven permet d'en faire un port très essentiel, surtout pendant l'hiver; il peut avec quelques dépenses offrir un refuge à une frégate, mais j'observe à Votre Majesté qu'il faut une année de travail.

J'ai passé en revue à Wenden les 2e et 9e de cuirassiers, à Lunebourg le 3e et à Hanovre le 12e. Il est impossible, Sire, de trouver une division mieux tenue pour les hommes ainsi que pour les chevaux. J'ai été reçu par ces braves gens avec enthousiasme. Je les ai fait manœuvrer.

J'ai également passé la revue d'une de mes brigades d'infanterie; elle était forte de 4,500 hommes. Ils se conduisent très bien et sont tous fiers de se trouver les compagnons des Français, avec lesquels ils vivent en frères. Le service, d'après le rapport du général Morand, se fait avec exactitude et aucun homme ne déserte.

Je ne puis assez supplier Votre Majesté de diminuer les troupes françaises. Je sais bien, Sire, qu'il est de toute justice que ces troupes soient dans mes États puisque c'est la teneur du traité, aussi ce n'est que comme une faveur que je fais cette demande à Votre Majesté, et surtout d'après l'état d'épuisement où je vois le pays.

Je prie Votre Majesté d'agréer avec bonté l'expression de mon tendre et inviolable attachement.

(p. 353) Les trois lettres suivantes, des 24, 28 et 30 septembre, mentionnent la démission du général d'Albignac, ministre de la guerre, qui venait, quelques mois auparavant, de remplacer le général Eblé. Cette démission, offerte avec l'espoir qu'elle serait refusée, fut acceptée sur-le-champ, et le général Salha nommé à la place d'Albignac. Reinhard trace le portrait suivant du nouveau ministre:

Cassel, le 30 septembre 1810.

Il me paraît certain que parmi les Français qui sont à son service en Westphalie, le Roi n'aurait pas pu faire un meilleur choix que celui de M. le général Salha. C'est un homme d'un jugement mûr et solide, d'un caractère ferme, et qui se distinguait à la cour par la dignité de sa conduite. Il y paraissait plus estimé qu'aimé, quoiqu'il porte dans sa physionomie et dans ses yeux quelque chose qui invite à l'attachement. Pour ce qui concerne ses talents administratifs, il faut l'attendre à l'épreuve. Il y a peu de temps qu'ayant fait l'acquisition de la terre de Hœne, le Roi lui accorda des lettres patentes de comte.

Le nouveau ministre de la guerre allait, comme tous ses prédécesseurs, se trouver en face d'une situation financière fort compromise. Le même jour, 2 octobre, Champagny écrivait à ce propos à Reinhard deux lettres fort pressantes; il réclamait surtout impérieusement le paiement de l'arriéré de solde dû aux troupes françaises que la Westphalie devait entretenir. Reinhard s'empressa d'aller trouver les ministres, et, dans une dépêche du 8 octobre, il rend compte au duc de Cadore de son entrevue avec eux:

Je leur ai dit que toute réponse autre que celle qui énoncerait les mesures prises pour acquitter sur-le-champ les sommes qui restent dues serait un non. Ils m'ont assuré que sur le budget de 747,000 francs par mois, pour l'entretien des troupes françaises, 600,000 francs avaient constamment été payés: qu'ainsi l'arriéré pour six mois n'allait pas à un million. Cependant il résulte du tableau ci-joint des dépenses faites pour le ministère de la guerre sous l'administration du général d'Albignac que pendant ces six mois, sur 5,231,044 francs qui auraient dû être payés, il n'a été payé que 3,617,409 francs. Ce qui laisserait un déficit de 1,613,687 francs.

Votre Excellence me rend la justice de croire que je n'ai rien négligé pour obtenir que cet objet fût mis entièrement en règle. Aussi en sentais-je toute l'importance. La réception de vos lettres, aussi pressantes que multipliées, a été suivie immédiatement de la transmission par écrit de vos réclamations au ministre des relations extérieures, et (p. 354) quelquefois en même temps au ministre de la guerre directement. En outre j'ai saisi toutes les autres occasions qui se présentaient pour entretenir de vive voix et ces deux ministres et celui des finances. M. le général d'Albignac me disait encore en partant que c'était sur ce budget de 747,000 francs, si le ministre des finances l'avait payé en entier, qu'il avait espéré de faire des économies pour payer 100,000 fr. d'à-compte pour la solde arriérée des troupes westphaliennes en Espagne; comment se ferait-il donc, s'il était vrai qu'on eût payé sur ce budget 600,000 francs par mois, que la solde des troupes françaises en Westphalie soit arriérée de près de quatre mois? Mais la preuve qu'on n'a payé qu'environ 517,000 francs par mois est dans le tableau des dépenses du général d'Albignac.

À dix heures du soir, M. le comte de Bulow s'était fait annoncer chez ma femme, sans doute pour être présent lorsque la réponse du gouvernement westphalien me serait apportée. Je l'ai reçue. J'ai conduit M. de Bulow dans mon cabinet, et je l'ai lue devant et avec lui. M. de Bulow m'a dit qu'il ne doutait pas que Sa Majesté Impériale y verrait la bonne volonté du Roi; que faire quelque chose au-delà était absolument impossible; que ce qu'on promettait de faire était d'une difficulté extrême; mais qu'il en avait calculé la possibilité et qu'il en répondait. J'ai dit à M. de Bulow que j'allais la transmettre telle que je la recevais, et qu'il dépendait de Sa Majesté Imp. de décider si elle renfermait un oui ou un non.

«Mais comment, a dit M. de Bulow, nous payons et nous payons tout, et Sa Majesté Impériale ne nous demande que cela.»—«Elle vous demande de payer sur-le-champ le mois tout en entier, tous les mois suivants en entier.»—«Mais payer sur-le-champ l'arriéré serait impossible, sans faire manquer les services suivants et encourir de nouveau le mécontentement de l'Empereur.»—«Puisqu'il ne s'agit que d'un million, pourquoi ne l'empruntez-vous pas, et même provisoirement sur les budgets des ministères?»—«Nous ne pouvons pas emprunter, personne ne veut nous prêter; et emprunter sur les budgets des ministres ce serait désorganiser tous les services.»—«Sa Majesté l'Empereur vous a fait déclarer, dès le mois d'avril, que le trésor public de France ne ferait aucune avance pour cette dépense. En laissant en arrière un million ce serait donc le trésor public de France qui serait obligé de faire l'avance. Croyez-vous que Sa Majesté Impériale reviendra sur une détermination qu'Elle a prise?»—«Le trésor de France n'aura besoin de faire aucune avance. Les troupes ont reçu la moitié de leur solde échue. Elles vont recevoir la solde entière des mois suivants: elles sont logées, nourries, habillées; un arriéré de la solde de six mois et plus est presque d'usage, même en France. Je vous proteste que les troupes sont et seront contentes.»—«Enfin, (p. 355) M. le comte, c'est à Sa Majesté Impériale à prononcer. Mais en toute hypothèse, gare l'inexactitude à remplir les engagements solennels que vous contractez pour l'avenir!»

Je n'ai rien à ajouter, Monseigneur, pour l'engagement de payer cette dette, sans objection, sans réserve, le oui est positif; mais c'est un million qui reste en arrière.

Cependant un autre désastre menaçait le royaume de Westphalie. L'empereur ayant échoué dans toutes ses intentions de paix avec l'Angleterre revint résolu de ne s'en rapporter qu'à sa puissance pour la stricte observation du blocus continental, cette mesure pouvant, d'après lui, amener la Grande-Bretagne à merci. Il décida donc qu'il annexerait à la France non seulement la Hollande, mais aussi les embouchures des principales rivières du Nord, la majeure partie du Hanovre et un peu de la Westphalie, en donnant à son frère de ridicules compensations territoriales.

Le duc de Cadore lui remit le 11 octobre 1810 une note qui se trouve in extenso à la page 491 du 4e volume des Mémoires de Jérôme; et quelques jours plus tard, le 25 octobre 1810, après avoir reçu les ordres de l'empereur, il fit tenir au ministre du roi de Westphalie à Paris la note suivante dont il envoya le même jour une copie à Reinhard avec la courte lettre qui la précède:

J'adresse aujourd'hui à M. le comte de Wintzingerode, par ordre exprès de Sa Majesté, la lettre dont je joins ici copie.

Vous direz à M. le comte de Furstenstein qu'il recevra par le Ministre du Roi à Paris la réponse à la note qu'il vous avait remise. Vous ne lui cacherez point que vous en avez connaissance; et si elle ne lui était pas encore parvenue, vous lui feriez lire la lettre que j'ai l'honneur de vous adresser et qui est cette réponse.

Vous répéterez à M. le comte de Furstenstein ce que j'ai écrit à M. de Wintzingerode, que le Roi peut toujours continuer d'administrer le Hanovre; mais que l'Empereur ne se tient plus pour engagé[134].

Note à M. le Comte de Wintzingerode, ministre de Sa Majesté le roi de Westphalie. Cette note a été soumise à l'approbation de l'empereur; la dernière phrase soulignée est de la main de Sa Majesté.

Je me suis empressé de porter à la connaissance de Sa Majesté (p. 356) l'Empereur et Roi la note en date du 6 de ce mois par laquelle Votre Excellence demande au nom de sa cour que l'acte dressé le 11 mars pour la remise du Hanovre soit approuvé et confirmé par Sa Majesté Impériale et Royale.

Deux articles de cet acte, l'un relatif à l'entretien des troupes françaises en Westphalie, l'autre concernant les domaines réservés dans le Hanovre et les revenus de ces domaines, ayant été rédigés de manière à paraître susceptibles d'une interprétation abusive et totalement contraire à l'esprit du traité de Paris, Sa Majesté voulut être rassurée par des déclarations positives et précises faites au nom du Roi, déclarations que je fus chargé de demander et qui furent aussi demandées par le ministre de Sa Majesté à Cassel.

Sur le premier objet, la déclaration du gouvernement westphalien ne laissa rien à désirer.

Mais relativement aux domaines, au lieu de déclarer «que leurs revenus devant, pendant l'espace de dix années, à compter du jour de la remise du Hanovre, rester identiquement les mêmes, aucune loi générale ou particulière du royaume de Westphalie, aucun acte du gouvernement westphalien dont l'effet serait de changer la nature des dotations ou d'en diminuer et réduire les revenus, ne pourraient leur être, et ne leur seraient, dans aucun cas, et sous aucun prétexte, appliqués avant l'expiration de ces dix ans,» le ministère westphalien ne s'est exprimé que d'une manière indirecte, en termes vagues et plus propres à confirmer qu'à détruire les craintes que l'article de l'acte de remise avait inspirées; et toutes les instances du ministre de France à Cassel n'ont pu en obtenir une déclaration plus franche et plus conforme à la juste attente de Sa Majesté l'Empereur et Roi.

Pendant que le gouvernement westphalien semblait ainsi vouloir se ménager les moyens d'éluder un de ses principaux engagements, un autre plus essentiel encore n'était pas exécuté.

La solde et les masses des troupes françaises en Westphalie n'étaient pas acquittées. Des réclamations multipliées et presque journalières lui ont été adressées et l'ont été sans fruit. Loin de satisfaire à un engagement qu'il devait regarder comme doublement sacré, il n'en promet pas même l'accomplissement. Il n'annonce que l'impuissance absolue où il dit être de le remplir.

Par l'effet de ces deux circonstances, Sa Majesté l'Empereur et Roi, loin de pouvoir approuver et confirmer l'acte de remise du Hanovre, se voit à regret dans la nécessité, non de reprendre et de retirer au Roi l'administration du Hanovre, mais de regarder le traité si avantageux pour la Westphalie, par lequel il lui avait donné ce pays, comme rompu par le fait de la Westphalie elle-même; et en conséquence se (p. 357) croit en droit de disposer à l'avenir du Hanovre comme le voudrait la politique de la France.

En lisant cette note comminatoire, le roi Jérôme comprit les intentions de son frère. Toutefois, il donna des ordres à ses ministres, surtout au comte de Fürstenstein, pour que l'on rassurât Reinhard. Ce dernier écrivit le 1er novembre au duc de Cadore:

Sur l'article de l'identité des revenus des domaines hanovriens pendant dix ans, M. de Furstenstein a protesté que jamais l'intention du gouvernement westphalien n'avait été de tergiverser ou d'éluder; et que la preuve qu'on avait attaché aux termes de sa note du 29 juillet le même sens que je leur avais supposé dans ma note du même jour, était qu'on n'avait pas contredit la mienne. Il a ajouté que sans doute la lettre de Votre Excellence au comte de Wintzingerode affligerait beaucoup le Roi; mais Sa Majesté Impériale le trouverait toujours soumis à ses volontés.

Dans la même conférence, j'ai fait connaître à M. de Furstenstein les intentions de Sa Majesté l'Empereur concernant le titre de colonel-général de la garde westphalienne. Ce ministre m'a répondu qu'en effet il se rappelait que déjà, il y a quatorze ou quinze mois, le Roi en avait eu des indications et qu'il était convaincu que Sa Majesté se conformerait entièrement à cet égard à la manière de voir de Sa Majesté Impériale.

M. de Furstenstein m'a cité aussi quelques traits d'une conversation que vous eûtes, Monseigneur, avec M. le Comte de Wintzingerode et où vous parliez de différentes dépenses du Roi qui paraissent avoir été remarquées comme inutiles ou excessives par Sa Majesté l'Empereur. On a reproché au Roi, m'a dit ce ministre, d'avoir fait restaurer son palais et de vouloir bâtir une ville. Il s'agit d'une rue nouvelle de vingt maisons dont la liste civile ferait les avances.—Les dépenses, quelles qu'elles soient, a continué M. de Furstenstein, concernent uniquement la liste civile, et sont par conséquent étrangères aux engagements contractés par le trésor public du royaume. Cela est vrai, Monseigneur, cependant la remarque faite par Sa Majesté Impériale ne porte point à faux, puisqu'un peu plus d'économie dans les dépenses de la liste civile, soit celles que Votre Excellence a citées, soit d'autres, aurait dispensé de la nécessité de songer à aliéner une somme de 2,500,000 francs de capitaux, pour payer des dettes urgentes.

J'ai revu hier au soir M. le comte de Furstenstein. Il m'a dit que le Roi avait reçu ma communication avec une résignation entière; et que Sa Majesté répondait directement à Sa Majesté Impériale[135]; (p. 358) qu'à cet effet il expédierait aujourd'hui un courrier dont il m'a invité à profiter.

Cependant malgré la détresse des finances, malgré les charges nouvelles que les envahissements de l'empire français allaient faire peser sur le nouveau royaume, on songeait à y faire de grosses dépenses militaires: le roi, frappé des travaux défensifs accomplis à Anvers, voulait mettre Cassel, sa capitale, à l'abri d'un coup de main en l'entourant de murailles et de larges fossés, qui serviraient en même temps comme de réservoir pour recevoir le trop plein des eaux de la Fulda. Il avait commencé à grands frais la formation d'un camp de troupes westphaliennes. Ce dernier projet surtout irrita l'empereur, et l'on dut se hâter d'annoncer au Moniteur Westphalien que le camp était dissous. En annonçant ce résultat au ministre (13 octobre), Reinhard revenait sur l'entretien des troupes françaises en Westphalie stipulé par le traité du 14 janvier, mais que le gouvernement du roi Jérôme se déclarait incapable d'assurer pour l'année 1811.

Il est à remarquer que l'engagement contracté par ce traité comprend tout le temps qui s'écoulera jusqu'à la paix maritime, et qu'ainsi c'est mal à propos qu'on affecte de mettre en question si l'intention de Sa Majesté Impériale sera de faire séjourner ses troupes en Westphalie au-delà de l'année courante: quoi qu'il en soit, le Conseil des Ministres avait proposé une rédaction qui déclarait d'une manière bien plus positive encore cette impossibilité vraie ou prétendue; mais le Roi s'y est opposé. Ce qui, m'a dit M. de Furstenstein, augmentera encore les embarras, c'est qu'en Hanovre on pouvait entretenir les troupes françaises du produit d'une contribution de guerre que le Roi a laissée subsister pour l'année courante, mais qu'il faudra nécessairement faire cesser pour l'année prochaine. Aussi ceux des ministres qui, dans le temps, avaient conseillé au Roi de ne point accepter le pays d'Hanovre aux conditions proposées, prétendent aujourd'hui que tous les embarras de la Westphalie viennent de cette réunion, et M. de Furstenstein m'a dit lui-même que, quelqu'avantageuse qu'il la crût sous le rapport de la politique, il commençait cependant à se repentir du traité du 14 janvier.

Je reprends ma conversation avec M. de Bulow: «Tant que je serai ministre du Roi, mon devoir sera de faire marcher l'administration qui m'est confiée, et de conserver au trésor les moyens de payer les dépenses sans lesquelles il n'y aurait plus de gouvernement.» Ceci me conduisit à lui demander si toutes les dépenses étaient nécessaires (p. 359) et légitimes? M. de Bulow protesta que dans toutes il mettrait la plus stricte économie; que pour celles du Roi il avait sa liste civile qui sans doute n'était pas dans une proportion exacte avec les revenus du royaume et qui l'engageait à entretenir sa cour avec un éclat peu nécessaire en Allemagne; que le luxe auquel on s'était habitué avait encore l'inconvénient de faire sortir beaucoup d'argent du royaume; qu'en dernière analyse, ce n'était pas le Roi qui en profitait, mais l'intendant de la liste civile, marchand failli avec tous les fripons dont il était entouré; que sans la démarcation tracée entre les revenus du Souverain et ceux de l'État, il était sûr que Sa Majesté se serait contentée de moins et serait également heureuse. Je lui demandai si au moins la liste civile n'empiétait pas sur les revenus de l'État? Je lui rappelai la responsabilité dont je l'avais entretenu dans une autre occasion, et je le priai de me dire s'il était vrai que tous les fonds des relations extérieures se versaient dans la caisse du trésor de la couronne et que M. de Furstenstein les tirait par une ordonnance en bloc. M. de Bulow me dit que pour lui les ordonnances de M. de Furstenstein le mettaient en règle et qu'il me priait d'en parler à ce dernier; enfin qu'il était ministre du Roi et qu'il ne pouvait pas se croire soumis à une double responsabilité. Le lendemain, M. Siméon, envoyé sans doute par M. de Bulow, revint sur cet objet et m'assura que la seule dépense où la liste civile avait empiété sur le trésor public était que le Roi avait fait indemniser les propriétaires des cinq domaines dont M. de La Flèche s'était emparé, sur le produit d'une vente de couvents, et que par un arrangement qui datait encore du temps de M. Beugnot, beaucoup trop magnifique dans ses arrangements financiers, il avait été convenu que le produit des économats au-delà de la somme de 500,000 francs, qui serait versée à la caisse d'amortissement, tournerait au profit du Roi.

Par un mouvement spontané, M. de Bulow me dit encore que, si le Roi voulait l'écouter, il se ferait des idées différentes sur la nature de sa royauté, et qu'il ne se croirait pas dans la même position que par exemple un Roi de Danemark. Je lui répondis qu'il me semblait cependant, et que plusieurs circonstances prouvaient qu'à cet égard les idées du Roi s'étaient beaucoup rectifiées. «Oui, dit-il, aussi sa position est-elle devenue plus difficile, et quoiqu'assurément je n'aie pas la mission de vous dire cela, savons-nous ce que nous allons devenir?»

Dans toute cette conversation, Monseigneur, M. de Bulow m'a montré beaucoup d'adresse, beaucoup d'incohérence, l'envie de résister, le désir de plaire; enfin comme son caractère, elle n'a pas été d'un seul jet. Il m'avait parlé de la pesanteur du fardeau qu'il avait à supporter. «Oui, lui dis-je, j'admire et j'aime la facilité avec laquelle (p. 360) vous le supportez. Sans compliment, je ne connais personne qui soit capable d'en faire autant. Vous marchez à travers les difficultés en vous jouant; mais, au nom de Dieu, ne vous jouez pas à l'Empereur.» Ce mot, Monseigneur, l'affligea et il me répondit ce que le respect le mieux senti dut lui inspirer.

M. de Bulow réunit à un vrai talent un travail infatigable et l'adresse d'un homme du monde à beaucoup de désintéressement personnel. Il veut faire sa place de la manière dont il l'a conçue. Il se persuade qu'il la quittera sans regret, lorsqu'il ne la croira plus tenable. Il n'est pas homme à grandes conceptions, soit que les difficultés du moment l'absorbent, soit qu'il pense que l'heure n'en est pas encore venue. L'espèce d'empire qu'en dépit de tant d'ennemis acharnés il exerce sur le Roi, me paraît reposer sur des motifs honorables à tous les deux. M. de Bulow connaît les Allemands et les Français: il tient des uns et des autres. Nous pourrions facilement trouver un ministre plus traitable; mais en trouverions-nous un aussi facilement qui nous ménageât, pendant aussi longtemps, autant de moyens?

Quant aux recettes, M. Pichon pense qu'il ne serait pas absolument difficile de les augmenter de quatre ou cinq millions. Il prétend, par exemple, que les droits de consommation rendent huit millions au lieu de sept, et qu'on pourrait aisément trouver deux millions de plus sur le prix du sel vendu dans l'intérieur et surtout dans l'étranger. Il dit que le ministre des finances convient de la possibilité d'augmenter les recettes; mais qu'il ne veut y venir qu'à la dernière extrémité.

On a renoncé définitivement au projet de rendre plus productive la contribution personnelle qui ne rendra que 2,500,000 francs. Mais comme, d'après les nouveaux calculs de M. Malsbourg, la caisse d'amortissement aura besoin de 6,500,000 francs, on se propose de trouver quatre millions par une espèce d'imposition de guerre; et c'est ce qui occupe en ce moment la section des finances.

Sur cette double question financière et militaire, Champagny répondait le 12 novembre à Reinhard:

J'ai reçu et mis sous les yeux de l'Empereur les deux dernières dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser.

Sa Majesté Impériale s'est arrêtée principalement au compte que vous rendez de vos conversations avec les ministres des finances et de la guerre, avec le ministre secrétaire d'État sur la composition de l'armée westphalienne. Sa Majesté n'a pu s'empêcher de remarquer que tandis que le Roi et les ministres renouvelaient leurs protestations, les choses n'en restaient pas moins toujours dans le même état. Souvent l'Empereur a répété au Roi son frère qu'il ne devait point avoir de régiments de cuirassiers, parce que cette arme est trop dispendieuse, que les chevaux (p. 361) du pays n'y sont pas propres; et que d'ailleurs des régiments de cavalerie légère et de lanciers, plus faciles à lever et d'un entretien moins dispendieux, conviendraient beaucoup mieux au système militaire de l'Empire ainsi qu'aux intérêts du trésor westphalien. Cependant le Roi ne paraît point avoir suivi ce conseil: il multiplie inutilement les cadres et les armes, et se voit entraîné par là à de nouvelles dépenses.

Lorsque Sa Majesté Impériale a envoyé 18,000 Français en Westphalie, son but a été en partie de dispenser le Roi d'entretenir un trop grand nombre de troupes et tant d'officiers sur la fidélité desquels on ne peut point compter. Les troupes westphaliennes sont en effet les moins sûres de la confédération; et on les a vues se battre contre nous avec ardeur, par l'effet d'une haine ancienne qu'ils ont contractée en servant dans les rangs anglais. Sa Majesté Impériale ne veut plus en envoyer en Catalogne: ce serait recruter les bandes ennemies. Les Rois de Bavière et de Saxe, le Grand-Duc de Hesse-Darmstadt, dont les États sont anciennement constitués, peuvent avec plus de raison compter sur la fidélité des leurs; cependant ils ne s'amusent point à créer de nouveaux corps, et ne cherchent au contraire qu'à faire reposer tranquillement leurs troupes.

En définitif l'intention de Sa Majesté Impériale est que le Roi renonce à ses régiments de cuirassiers et qu'il n'augmente point des troupes qu'il ne peut nourrir et sur lesquelles il ne peut se fier.

Au reste Sa Majesté Impériale ne prend à cela qu'un intérêt d'affection pour le Roi et de sollicitude pour un État qu'Elle a fondé. Ce qui lui importe, et ce qu'Elle veut, c'est que l'on tienne les engagements pris avec Elle et que la solde de ses troupes soit payée, tant pour le présent que pour l'arriéré.

Sa Majesté Impériale a vu avec déplaisir que le gouvernement westphalien cherchât à s'attribuer une espèce de droit d'inspection sur les troupes françaises stationnées en Westphalie, en demandant à nos généraux des états de situation des corps sous leurs ordres. Sa Majesté Impériale a blâmé ceux de ses généraux qui se sont prêtés au vœu du gouvernement westphalien. Aucune autorité étrangère ne peut exercer d'inspection sur les troupes françaises.

La Westphalie s'est engagée à entretenir jusqu'à la fin de la guerre maritime un corps de dix-huit mille cinq cents Français; et pour remplir cet engagement, elle n'a pas besoin de connaître la position exacte de ces troupes. Il suffit que le nombre fixé ne soit point excédé, ce qu'on reconnaîtra toujours facilement par les états de récapitulation que fournira l'état-major général.

Poussé dans ses derniers retranchements, à bout de patience, (p. 362) aussi bien que ses frères Joseph et Louis, en présence du système de l'Empereur, le roi Jérôme écrivit la lettre suivante, digne, vraie et respectueuse, à laquelle il ne reçut aucune réponse, comme pour celle du 30 octobre:

Sire, mon désir le plus prononcé est de tenir tous les engagements que j'ai pris envers Votre Majesté, et tous mes efforts ne tendront jamais qu'à ce but, mais je la prie de me permettre quelques observations qui me sont dictées par la situation affligeante où je me trouve et qu'il ne peut être dans les desseins de Votre Majesté de prolonger.

Votre Majesté n'a point ratifié l'acte de cession du Hanovre et cependant, tandis que je suis privé des diverses branches des revenus publics de cette province, je me vois chargé des frais de son administration et de l'entretien de 6,000 cavaliers français qui, au terme des traités, doivent être soldés et nourris par elle. Il est impossible que Votre Majesté ait voulu m'imposer les charges sans me donner les moyens d'y subvenir. Ce poids entier retombe maintenant sur mes anciennes provinces et elles sont hors d'état de le porter. Je prie Votre Majesté de prendre en sérieuse considération la situation de la Westphalie et de me faire connaître positivement ses intentions. Si elle daigne se faire remettre sous les yeux ma lettre du 31 octobre dernier, elle y verra relativement au Hanovre l'exposé sincère de mes sentiments; s'il convient aux desseins politiques de Votre Majesté de m'ôter ce qu'elle m'a donné, je suis prêt à satisfaire à tous ses désirs, à me contenter de toutes ses volontés, à m'imposer moi-même et de bon cœur, comme un gage de ma reconnaissance envers elle, tous les sacrifices qui pourraient lui être utiles ou seulement agréables, c'est là ce que je répéterai à Votre Majesté dans tous les instants de ma vie, mais si elle me laisse dans le rang où elle m'a fait monter, qu'elle ne me prive pas des moyens de m'y maintenir avec honneur et sûreté, qu'elle me permette de faire parvenir jusqu'à elle les souffrances de mes peuples, et qu'elle me laisse l'espérance de les voir soulager à mes sollicitations.

Oui, Sire, je le répète, les douanes, les forêts, les postes, toutes les principales branches des revenus publics du Hanovre sont entre les mains des agents de Votre Majesté, et tandis que cette province m'est étrangère puisque le traité par lequel elle m'est cédée n'est point ratifié, je me vois contraint d'en salarier les administrations et d'y entretenir les troupes qui ne doivent être qu'à sa charge.

J'ose penser qu'il suffit de ce simple exposé des faits pour que Votre Majesté prenne à cet égard une détermination que je sollicite avec ardeur, et cet objet étant pour moi et pour mon pays de la plus haute importance, j'expédie cette lettre à Votre Majesté par un courrier extraordinaire.

(p. 363) Les observations présentées à l'empereur et au duc de Cadore étaient si vraies, les réclamations du gouvernement westphalien si justes que le ministre des relations extérieures de France crut devoir mettre sous les yeux de Napoléon un long mémoire daté du 24 décembre 1810 et duquel il ressort: Que le sénatus-consulte qui avait réuni à l'empire la plus grande partie du département du Wéser enlevait à la Westphalie 23 mille sujets et 5 millions 460 mille francs de revenus; que les parties du Hanovre destinées à être données en compensation à la Westphalie suffiraient pour le nombre de sujets et pour les revenus, si les contributions pouvaient être maintenues, mais que le gouvernement westphalien tenait pour impossible le maintien de la contribution de guerre; que les domaines encore disponibles n'existaient pas, qu'il n'y avait donc d'autre moyen d'indemniser le roi que de diminuer les troupes françaises entretenues par la Westphalie et de faire remise au pays des revenus et des contributions arriérés. Le mémoire du duc de Cadore demandait que la France prît à sa charge la dette du Hanovre, et la Westphalie celle de la province du Wéser, que le contingent westphalien fût fixé à 20 mille hommes.

Ces conclusions ne furent pas adoptées par l'empereur. Le roi très abattu des dernières mesures prises par son frère, envoya à Paris M. de Bulow pour y remplacer le baron de Mulcher et discuter ses intérêts.

L'année 1811 commença à Cassel sous de tristes auspices pour le jeune roi et ses malheureux États. Jamais la fable du loup et de l'agneau n'avait reçu une application plus vraie. Après avoir fait valoir des prétextes de toute nature, Napoléon auprès duquel la raison politique l'emportait sur toute considération, décidé à ne pas laisser le Hanovre à son frère, lui fit savoir, par son agent, qu'il enlevait cette province à la Westphalie, ainsi qu'une partie du département du Wéser, pour les réunir à la France, attendu que les conditions du traité n'ayant pas été exécutées par le Roi, il considérait ce traité comme rompu de fait. L'empereur daignait promettre des compensations qui furent illusoires comme d'habitude. Un décret en date du 22 janvier ordonna la prise de possession immédiate du territoire annexé, et le versement dans la caisse de l'empire français de tous les revenus de ces territoires depuis le 1er janvier. En vertu de l'article 3, une partie du duché de Lunebourg était cédée au Roi, mais avec cette restriction que les revenus, les domaines affectés à (p. 364) des dotations étaient exceptés de la cession. D'après ce devis, le Hanovre semblait n'avoir jamais fait partie du royaume de Westphalie. On cédait, en compensation du département du Weser, une partie d'une province déjà annexée depuis un an aux États de Jérôme. Ce dernier ne voulut pas d'abord accepter cette compensation fictive et chargea à part le comte de Bulow, son ministre des finances, de négocier et d'obtenir des dédommagements réels.

Pendant que M. de Bulow essayait d'entrer en arrangement avec le gouvernement français, Reinhard, toujours à Cassel et à l'affût de toutes les nouvelles, de tous les événements importants ou non, qui se passaient dans ce malheureux pays, continuait à rendre compte directement à l'Empereur ou à son ministre, le duc de Cadore.

Voici quelques-unes des dépêches et des bulletins de l'ambassadeur français à Cassel.

Reinhard à Champagny.

29 janvier 1811.

Le cérémonial du dernier bal a fait une trop grande sensation et dans le corps diplomatique, et dans la ville, pour que je puisse me dispenser de demander à ce sujet les ordres de Votre Excellence. Déjà au bal précédent le premier chambellan avait exigé que les dames se tinssent debout, tandis que M. de Furstenstein leur disait de s'asseoir. Cette fois, le Roi lui-même, qui plus que jamais s'occupe d'étiquette, a coupé le nœud. M. de Furstenstein devait annoncer cette décision aux femmes des ministres; et le hasard voulut que ma femme fût seule présente. Il ne le fit cependant pas, disant que ce n'était pas l'usage de la cour de France. Quant au privilège d'être seul assis que le Roi a accordé à ce ministre, Sa Majesté le fonde sur ce qu'ayant le collier de l'ordre, M. de Furstenstein est son cousin et doit être assimilé aux grands dignitaires. C'est une manière d'éluder la difficulté, et M. de Furstenstein sans porter le titre de prince en aura tous les privilèges. J'ignore encore si le ministre saxon, qui n'existe qu'à la cour et pour la cour et dont la femme courant après toutes les fêtes et après toutes les faveurs s'est trouvée absente, avait été prévenu de tout ce qui arriverait. Il m'avait demandé en entrant ce que j'avais résolu de faire pour le souper et j'avais répondu que nous serions debout et les femmes assises. La femme du ministre de Prusse était malade. Votre Excellence voit au reste que, même dans ces occasions-là, le Roi a soin de distinguer le ministre de France. Pour cette fois, je m'abstiendrai entièrement d'énoncer dans la société mon opinion sur ce qui s'est (p. 365) passé, précisément parce que j'attends les instructions de Votre Excellence.

Je n'avais appris toutes ces circonstances que vers la fin du souper. M. Jacoulé a fait une terrible grimace en voyant assis M. le comte de Furstenstein, qui d'ailleurs avait l'air plutôt confus que glorieux de la distinction qui lui était accordée.

Lorsque l'Empereur eut pris connaissance de la dépêche de Reinhard et de la nouvelle mesure d'étiquette introduite à la cour de son frère pour M. Lecamus devenu comte de Furstenstein, il fut choqué de cette innovation et écrivit le 20 février au duc de Cadore la lettre ci-dessous, omise à la Correspondance de Napoléon Ier:

Monsieur le duc de Cadore, je vous renvoie trois portefeuilles de votre correspondance. Qu'est-ce que cette prérogative de M. de Furstenstein de s'asseoir aux cercles de la cour de Cassel devant le corps diplomatique et les grands de l'État? Demandez des renseignements plus détaillés que cela. Il n'y a pas d'objections à ce que le Roi exige que les femmes se tiennent debout quand il danse. En général, un Roi ne doit pas danser, si ce n'est en très petit comité. Cependant, cet usage ne choque aucune convenance. Mais vous devez charger mon ministre de s'opposer formellement à ce que le comte de Furstenstein soit appelé cousin et s'assoie devant le corps diplomatique et les grands de l'État. Cette prérogative ne peut appartenir à qui que ce soit en Westphalie, parce qu'elle est contraire à toute idée reçue, et que je ne veux pas qu'elle existe. Personne en France ne s'asseoit à la cour parmi les princes du sang. Les maréchaux ne s'asseyent pas. Quant aux grands dignitaires, cela tient au décorum de l'Empire, et quels sont les grands dignitaires? Lorsque le Roi d'Espagne, le Roi de Naples, le Vice-Roi d'Italie, qui sont revêtus de grandes dignités, s'asseyent, il est juste que les premiers grands du plus grand Empire du monde qui leur sont assimilés s'asseyent; mais il est absurde de donner ce privilège dans une petite monarchie. Cela est contre l'opinion de toute l'Europe, et il y a dans cette conduite un peu de folie. Il faut donc que mon ministre fasse connaître au ministre des Relations extérieures de Westphalie que mon intention n'est pas de souffrir ces aberrations du Roi, et que j'exige qu'il ne soit donné aucune suite à cette innovation. Parlez de ceci à M. de Wintzingerode et à M. de Bulow. Faites-leur connaître que le Roi ferait bien mieux de modeler son étiquette sur celle de la Cour de Saxe que de faire à sa tête et de se faire tourner en ridicule. Parlez sérieusement à M. de Wintzingerode là-dessus; il devrait donner des conseils à sa cour sur ce, etc., etc.

L'empereur, non content de sa dépêche au duc de Cadore, écrivit (p. 366) lui-même à son frère le même jour 10 février. Le roi Jérôme répondit le 17 du même mois une lettre respectueuse, dans laquelle il ne laisse pas de faire ressortir les injustices dont on s'est rendu coupable à son égard. Cette lettre, que voici, ne se trouve pas aux Mémoires de Jérôme:

Sire, je reçois la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire, en date du 10 février; tout ce qu'elle contient est vrai, seulement j'aurais désiré qu'on ne laissât pas ignorer à Votre Majesté que le soir où le comte de Furstenstein a été assis, je n'y étais pas, que c'était dans un salon particulier et que c'était une erreur du préfet qui n'avait pas senti que les ministres étrangers pouvant entrer, ce n'était plus un salon particulier; cela ne s'est jamais fait et ne se fera plus. Quant au titre de cousin, comme ayant le grand collier de l'ordre, je ne le donne qu'en écrivant une lettre de chancellerie de l'ordre, pour rassembler le chapitre ou faire une promotion, mais jamais je n'ai eu assez peu de sens ni d'esprit pour ne pas sentir que si j'eusse pu faire comme on l'a dit à Votre Majesté, j'aurais mérité les petites maisons.

Je le répète, Sire, je ne fais jamais un pas sans avoir Votre Majesté en vue, sans désirer de lui plaire, et surtout sans ambitionner qu'elle puisse dire: jamais mon frère Jérôme ne m'a donné de chagrin. C'est bien le fond de ma pensée, Sire, et si je me trompe, un conseil paternel de Votre Majesté est plus que suffisant, non seulement pour me faire changer, mais pour me convaincre que j'avais tort. Pourquoi donc Votre Majesté est-elle si avare de ses conseils? et pourquoi suis-je le seul qui lui inspire assez peu d'intérêt pour qu'elle ne veuille pas m'écrire ce qui peut lui déplaire? Dans les circonstances critiques où je me trouve, Votre Majesté n'a pas même daigné me dire: faites ce que je désire, cela me sera agréable; c'est par le moniteur que j'apprends que je perds le quart de mes États et le tiers de mes revenus, et le débouché de mes rivières, sans qu'un seul mot de Votre Majesté vienne me rassurer et me dire: c'est telle ou telle conduite que vous devez tenir; avouez, Sire, que Votre Majesté est bien sévère pour moi qui n'ai jamais désiré et ne désirerai jamais que de contribuer à votre contentement.

Je finis, Sire, car je me vois, par l'abandon de Votre Majesté, entouré d'écueils sur lesquels je ne pourrai manquer de me perdre, si elle persiste dans cette indifférence pour moi. Que Votre Majesté se mette un instant à ma place, souverain d'un pays ruiné, accablé sous le faix des charges extraordinaires, auquel on dit: je vous prends le quart de vos États, de vos revenus, et cependant je ne vous ôte aucune charge, ni vous donne aucun dédommagement, que feriez-vous, Sire? ce que je fais, vous laisseriez prendre, vous ne vous opposeriez à rien; (p. 367) au contraire, mais en conscience vous ne feriez pas comme le roi de Hollande, qui a dit à ses sujets: je cède une partie de mes États, parce que l'on me les demande.

Je vous prie, Sire, au nom de votre ancienne amitié pour moi, de me diriger et ne pas m'abandonner, car vous seriez fâché un jour d'avoir perdu un être qui vous aime plus que sa vie.

À peine cette lettre était-elle partie que le jeune roi, avide d'étiquette et toujours prêt à singer le gouvernement impérial, donnait encore prise aux critiques fort justes et aux boutades souvent un peu sévères de Napoléon qui, tout en ayant pour lui une affection réelle, le traitait en fort petit personnage. Le 49 février, Jérôme avait mis à l'ordre de son armée le règlement suivant:

1o Trois de nos aides de camp seront désignés chaque trimestre pour faire le service auprès de Notre Personne; 2o le ministre de la guerre fera mettre leur nom à l'ordre du jour de l'armée; 3o lorsqu'un de nos aides de camp de service arrivera, soit dans une division, soit dans une place forte ou à l'armée, l'ordre qu'il transmettra de notre part, par écrit ou verbalement, sera obligatoire. Cependant, les gouverneurs, les généraux et les commandants de place pourront, dans les circonstances qu'ils jugeront importantes, exiger que l'aide de camp leur transmette par écrit l'ordre qu'il aura été chargé de leur signifier, et il ne pourra alors s'y refuser; 4o l'aide de camp de service en mission, recevra, soit à l'armée, soit dans les divisions ou les places fortes, les honneurs que l'on rend au plus haut grade militaire.

Puis, croyant être très agréable à son frère, il adressait (5 mars) une proclamation maladroite aux populations que lui enlevait le décret du 22 janvier 1811:

Habitants du territoire westphalien, réunis à l'empire français!

Les circonstances politiques m'ayant déterminé à vous céder à Sa Majesté l'empereur des Français, je vous dégage du serment de fidélité que vous m'avez prêté. Si quelquefois vos cœurs ont su apprécier les efforts constants que j'ai faits pour votre bonheur, je désire en recueillir la plus douce récompense en vous voyant porter à Sa Majesté l'empereur et à la France le même amour, le même dévouement et la même fidélité dont vous m'avez si souvent donné des preuves, et particulièrement dans les circonstances critiques des dernières années.

Mes vœux les plus ardents sont et seront toujours de vous voir jouir, sous votre nouveau maître, d'un bonheur aussi parfait que le mérite votre caractère brave et loyal.

L'empereur trouva fort mauvaise la mesure prise pour les aides de (p. 368) camp et critiqua beaucoup de passages de la proclamation, ainsi qu'on le verra dans les lettres suivantes:

Champagny à Reinhard.

Paris, le 19 mars 1811.

Sa Majesté m'ordonne de vous communiquer quelques réflexions qu'elle a faites sur plusieurs actes du gouvernement westphalien. Elle a relevé certaines expressions de la proclamation du roi aux habitants de la partie de la Westphalie cédée à l'empire. Ces mots: je vous cède lui ont paru inconvenants. On ne cède pas des hommes comme on cède un troupeau de moutons, ou du moins on ne le leur dit pas. Cette autre phrase: ayez pour l'empereur l'amour que vous avez pour moi, semble présomptueuse. Ces pays ont-ils été assez longtemps sous la domination westphalienne pour lui être bien profondément attachés? Je ne parle pas du rapprochement entre l'empereur et le roi dont Sa Majesté a lieu de se formaliser.

Mais ce qui a paru plus étrange à l'empereur, c'est un ordre du roi de Westphalie que Sa Majesté a vu dans une gazette et par lequel ce prince exprime sa volonté que ses aides de camp auxquels il donne des missions commandent partout où il n'est pas, et de préférence à toute autorité existante. Sa Majesté voit dans cette disposition le bouleversement de tout ordre public. Des aides de camp qui sont plus que des ministres et qui exercent, partout où le Roi n'est pas, une autorité sans limites! Jamais l'empereur n'a remis entre les mains de personne un pouvoir aussi discrétionnaire. Sa Majesté a beaucoup employé ses aides de camp qui, formés par elle, étaient dignes de toute confiance; mais elle ne leur donnait que des missions d'informations dans lesquelles ils n'avaient aucune autorité à exercer.

Faites ces réflexions, Monsieur, aux ministres du Roi, mais avec réserve et ménagement. L'empereur les accuse de ces erreurs que l'inexpérience du Roi peut, quels que soient son esprit, son tact et ses lumières, lui faire quelquefois commettre et qui devraient être évitées par des ministres qui joignent à l'habitude des affaires la connaissance de la manière dont on doit les traiter. L'empereur est persuadé qu'une représentation juste sera toujours écoutée par son auguste frère dont il connaît et le bon esprit et le désir de faire tout bien.

Reinhard répondit à Champagny, le 24 mars 1811:

Votre Excellence m'a communiqué quelques réflexions que Sa Majesté impériale a faites sur plusieurs actes du gouvernement westphalien. (p. 369) Sa Majesté a trouvé inconvenantes certaines expressions de la proclamation du Roi aux habitants de la partie de la Westphalie cédée à l'empire. Cette proclamation, Monseigneur, m'a toujours pesé sur le cœur; elle a été rédigée dans le cabinet de Sa Majesté. Les ministres n'ont pu obtenir que le changement de quelques phrases; et encore n'ont-elles pas été changées au gré de leurs désirs. L'intention du Roi était bonne; il voulait montrer en même temps et sa déférence pour son auguste frère, et l'accord parfait avec lequel tout s'était passé. Mais l'amour-propre s'en est mêlé et dès lors on n'a pas voulu toucher à la part qu'il s'était faite. Quant à moi, ne voulant pas analyser les expressions qui m'avaient frappé, j'avais prié M. le comte de Furstenstein d'engager le Roi à ne point faire de proclamation. Quelques jours après, Sa Majesté me demanda si je l'avais lue; je répondis que oui et que même M. le comte de Furstenstein me l'avait montrée avant l'impression. Sur le reste, je gardai le silence, et il me parut que le Roi comprenait ce que ce silence voulait dire.

Quant aux pouvoirs extraordinaires donnés aux aides de camp de Sa Majesté, on m'avait assuré que cette mesure avait été discutée et arrêtée au conseil d'État, et que plusieurs personnes s'en étaient affligées. Mais, je ne crois point qu'elle ait été publiée dans aucun papier westphalien; et la gazette dans laquelle Sa Majesté impériale l'a lue m'est restée inconnue. Je viens d'en parler à M. le comte de Furstenstein qui m'a dit que c'était un ordre du jour qu'il me communiquerait.

Je me suis, en effet, déjà acquitté auprès de ce ministre de la commission dont Votre Excellence m'a chargé pour les ministres du Roi, et je crois l'avoir fait entièrement dans l'esprit de vos instructions. Déjà hier, j'avais dit au Roi que dans les dépêches que le courrier m'avait portées, j'avais trouvé des expressions pleines d'amitié et d'estime pour Sa Majesté. Le Roi me répondit que j'étais moi-même témoin de tout ce qu'il faisait, et qu'il me rendrait juge de ses intentions et de ses sentiments. C'est par la même route que je suis entré en matière avec M. le comte de Furstenstein. «Mais, ai-je ajouté, plus Sa Majesté impériale rend justice au caractère et au bon esprit de son auguste frère, et plus elle est naturellement disposée à imputer à ses ministres ce que peut-être elle ne trouve pas digne de son approbation dans les actes de ce gouvernement, et je suis convaincu, Monsieur le Comte, qu'elle a entièrement raison.» M. de Furstenstein m'a répondu par son refrain ordinaire que je ne connaissais pas assez le caractère du Roi, qui ne se laissait pas conseiller.—«Je juge, lui ai-je dit, du caractère du Roi, par la manière dont il s'est constamment montré à mes yeux. Toutes les fois que j'ai eu l'honneur de m'entretenir avec lui, je lui ai trouvé de la mesure, de la justesse, de la prudence, enfin beaucoup de pouvoir sur lui-même. Il se peut, à la vérité, que le maintien qu'il prend vis-à-vis (p. 370) du ministre de France ne soit pas exactement le même que celui qu'il a vis-à-vis de ses serviteurs qui lui sont directement subordonnés; mais avec un cœur et un esprit comme le sien, il y a constamment de la ressource. On peut laisser passer un premier mouvement, et je suis persuadé qu'avec un peu d'insistance et de courage, la vérité et la raison finiront toujours par être écoutées.» Après avoir parlé ainsi en thèse générale, M. de Furstenstein m'a demandé si quelque acte particulier du gouvernement avait donné lieu à ces réflexions. Je lui ai cité ceux dont il s'agit. M. de Furstenstein m'a beaucoup remercié. Il m'a dit sous combien de rapports il était intéressé à ce que le Roi méritât l'approbation constante de Sa Majesté impériale, et avec un certain élan il a ajouté qu'il se promettait bien de ne point laisser échapper cette occasion pour faire sentir à Sa Majesté que les ministres n'avaient pas si grand tort d'oser quelquefois lui faire des représentations. Au sujet de la proclamation, il m'a assuré que le Roi s'y était déterminé d'après une lettre de M. de Malchus qui lui avait écrit: que M. le général Compans le désirait, et qu'en s'y refusant, le Roi aurait craint d'être accusé de susceptibilité. Il m'a demandé si Sa Majesté impériale en témoignait un fort mécontentement; je lui ai répondu qu'au contraire elle avait à cœur sur cet objet de ne point blesser la sensibilité du Roi, et qu'en m'autorisant à en dire quelques mots à ses ministres, elle me recommandait de le faire avec beaucoup de réserve et de ménagement.

Votre Excellence se rappellera peut-être qu'en lui rendant compte, au mois d'août 1809, de la situation des choses d'alors, je terminai ainsi une de mes dépêches: «Tout ce que je me permettrai d'ajouter, c'est que je suis convaincu de la nécessité de venir au secours des intentions et des mesures du Roi, et qu'aucun des sujets de Sa Majesté impériale qui sont ici (j'y comprenais alors M. Siméon et M. le général Eblé) ne pourrait remplir dans toute son étendue et sous tous les rapports de convenance une aussi haute mission.»

La sagesse de Sa Majesté impériale a certainement mieux senti que moi tous les inconvénients que devait avoir une mesure pareille à celle que je voulais indiquer. Aujourd'hui, elle aurait encore celui d'être tardive dans un sens et prématurée dans un autre. Mais j'ai la persuasion qu'elle est devenue moins nécessaire. En comparant le Roi tel qu'il était il y a deux ans, avec ce qu'il est aujourd'hui, je suis convaincu qu'il a gagné, si j'ose m'exprimer ainsi, surtout en docilité. Mais ses ministres craignent tous un premier mouvement et quelque résolution subite, difficile à rétracter, d'un souverain dont ils dépendent. Il a trop su les habituer à céder à sa volonté fortement prononcée. Il leur manque d'oser revenir à la charge. Pour leur donner un courage qu'ils n'ont point, je ne connais qu'un seul moyen: c'est d'être assurés à tout événement de la protection de Sa Majesté impériale. Cette assurance (p. 371) de protection resterait un secret entre le ministre de France et celui des ministres du Roi auquel elle daignerait accorder une aussi haute preuve de confiance; un seul suffirait.

Mais lequel? M. le comte de Hœne, très honnête homme, n'est qu'un troisième commis. Il prend à la lettre toutes les paroles du Roi. Il n'entend pas ce qu'on voudrait lui faire comprendre. De tous les ministres, il est celui qui se tient le plus en garde contre la légation française. M. le comte de Wolfradt, très honnête homme aussi, est trop timide et trop peu adroit; il ne sait pas assez la langue française. M. le comte de Furstenstein est l'homme du Roi; pour lui, il suffit du ressort de la responsabilité. M. le comte de Bulow a trop une marche et une manière à lui; mais on peut compter sur lui dans des circonstances déterminées. M. Siméon est un peu sec quelquefois, et toutes les affaires ne sauraient être de son ressort; mais il apportera à toutes de la maturité et de l'expérience, et c'est précisément ce dont il s'agit ici. Sa qualité de Français, son âge, son bon sens et la modération de son esprit peuvent le faire croire capable de prendre de l'ascendant sur le Roi, sans perdre sa confiance et sans en abuser; et comme le Roi n'aime point à consulter, il y aurait deux maximes de gouvernement à établir. L'une, que l'exécution de toute mesure quelconque partît de celui des ministres qu'elle concerne, et l'autre, que lorsque des actes quelconques émanent directement du cabinet, les ministres eussent le temps de faire des représentations lorsqu'ils le jugeraient nécessaire.

Sans nous arrêter sur une lettre du 24 mars où Reinhard raconte divers incidents survenus à la cour de Cassel, nous extrayons d'une lettre adressée par le même à Champagny (23 mars) une conversation que Reinhard eut avec le roi. Le ministre des finances de Westphalie, M. de Bulow, avait été envoyé à Paris pour tâcher d'obtenir des adoucissements à la triste condition faite par l'empereur au malheureux royaume. Après un préambule que nous omettons, Reinhard s'exprime ainsi:

Le comte de Furstenstein, ai-je dit, m'a laissé dans le doute si M. de Bulow doit terminer et revenir, ou signer et revenir. Il n'y a rien à signer, a dit le Roi. Lorsque toutes les conditions sont dictées par une seule des parties et qu'elles sont avantageuses à une seule, ce n'est pas un traité. Que l'empereur ordonne: tout ce qu'il ordonnera sera fidèlement exécuté; mais qu'il ne demande pas que je me déshonore.—«Cependant, Sire, l'empereur offre des avantages à Votre Majesté: d'abord ses domaines en Westphalie non encore donnés; ensuite l'arriéré des revenus du Hanovre.»—«Oui, dit le Roi, les domaines non donnés et non destinés, ce qui les réduit à un revenu de 2 ou 300,000 fr. (p. 372) tout au plus, tandis que je perds 12 millions et 600,000 âmes. Les revenus arriérés du Hanovre sont peu de chose: deux ou trois millions tout au plus, peut-être rien.»—«Encore, Sire, sont-ce là des avantages que Votre Majesté n'obtiendra qu'en signant, et qui constituent la réciprocité.» Alors le Roi s'est récrié sur ce qui s'est passé à la suite du traité concernant le Hanovre, et je l'ai interrompu en disant que c'était toujours avec peine que je rappelais à Sa Majesté que sa manière de voir et celle de Sa Majesté impériale sur la cession du Hanovre étaient différentes.»—«Mais tout cela n'était qu'un prétexte, m'a dit le Roi, parlons franchement: rien ne sortira de ce cabinet.»—«Parlons franchement, Sire, supposons que ce ne soit qu'un prétexte; mais Votre Majesté connaît le motif. L'empereur a changé d'intention, parce que les circonstances lui en ont fait la loi; il en a changé quant au Hanovre et quant aux villes anséatiques. La politique de l'empereur ne reste pas stationnaire; Votre Majesté marche à côté de lui: voudrait-elle rester en arrière?»—«Eh bien, que l'empereur me dise son motif et qu'il ne fasse pas valoir seulement le prétexte.»—«Et quand ce prétexte, Sire, serait un caprice, pourquoi n'aimeriez-vous pas à y déférer?»—«Oui, si c'était de frère à frère, alors l'empereur sait bien que tout est à sa disposition, tout mon royaume, ma vie même; mais tout cela se traite diplomatiquement et je ne puis céder. Je viens d'écrire à Bulow mon dernier mot: les domaines de l'empereur non donnés; et quant aux 12,500 hommes de troupes françaises, que la Westphalie se charge de leur nourriture et la France de leur solde et de leur entretien, afin que je puisse montrer un avantage à mon peuple.»—«Je suis fâché, Sire, que ce soit votre dernier mot, car le duc de Cadore m'a écrit que l'empereur a dit aussi le sien. Du reste, Sire, officiellement je n'ai rien à dire, ce n'est que par forme de bon office et dans les intérêts même de Votre Majesté; et comme M. de Furstenstein m'a dit que M. de Bulow serait ici dans deux ou trois jours, au fond toutes mes réflexions sont tardives et inutiles.»—«Furstenstein vous a dit que Bulow revenait? Bah, Furstenstein ne sait rien, c'est moi seul qui conduis toute la négociation, qui écris toutes les lettres de mon cabinet.» Ainsi, Monseigneur, je dois croire que M. de Bulow est encore à Paris, et Votre Excellence jugera si, à lui ou à son maître, on pourra faire passer le Rubicon. Si c'est à lui, sans le consentement du Roi, il est perdu.

Je dois vous dire, Monseigneur, le secret de la pensée et de la conduite du Roi. Il m'a dit à moi-même que Sa Majesté impériale avait accusé le roi Louis, son frère, de lâcheté pour avoir cédé par un traité une partie de son royaume. Aussi répondit-il aux instances de tous ses ministres:—«Vous ne savez ce que vous dites, je ne signerai pas, l'empereur me mésestimerait.»

(p. 373) La conversation épuisée sur ce point, Reinhard aborda ensuite un sujet plus délicat. Le roi s'était fait livrer des lettres où le secrétaire général du département des finances, nommé Provençal, appelait M. de Bulow «le messie, le sauveur de la Westphalie». Ce Provençal et un autre commis de M. de Bulow avaient été aussitôt destitués «comme Prussiens». Reinhard estimait «que ces lettres étaient bien sottes, mais que le roi venait de trahir le secret de l'ouverture des lettres». C'est sur ce point qu'il amena l'entretien:

Après cet objet terminé, il y a eu quelques moments de silence, et j'attendais le Roi; craignant d'être congédié, j'ai rompu le silence, d'autant plus qu'avec beaucoup de bonté, le Roi m'avait invité à lui parler à cœur ouvert.—«Dans une si belle circonstance, Votre Majesté aura quelque grâce à faire d'hier matin.» Le Roi m'a fait répéter ma phrase:—«Ah! vous parlez de ces lettres! Ce sont des bêtises, vous sentez bien que ce n'était qu'un prétexte, et je n'ai fait qu'exécuter un dessein que j'avais depuis trois mois. J'avais aussi peu envie de me mettre en colère que vous en avez à présent. Ce Provençal et ce Sigismond sont des Prussiens. Depuis six mois, j'avais donné une décision qui renvoyait les Prussiens de mon service: «Je ne veux avoir à mon service que des Westphaliens et des Français.»—«Des Prussiens, Sire, que M. de Bulow a pris à Magdebourg.»—«Non, qu'il a fait venir de Berlin.» Cela est vrai, quant à Sigismond, homme d'un grand talent, mais d'une mauvaise réputation. M. Provençal, dont M. de Bulow ne se servait que pour la rédaction, est un ancien ministre protestant. M. de Bulow l'en raillait quelquefois, et de là ces expressions en style de bible qui avaient tant déplu au Roi. M. de Furstenstein a donné cette explication au roi, moi-même je l'ai confirmée; aussi ces lettres ne sont-elles plus qu'un prétexte.—«Ce Sigismond est un espion; il a écrit à Berlin des lettres que Linden m'a renvoyées et pour lesquelles je pourrais le faire pendre. Mais cela irait plus haut, et je ne veux pas en faire une affaire. Imaginez-vous qu'il rendait compte de chaque conscrit, du mouvement de chaque compagnie, enfin de tout ce qui se fait chez moi.»—«Ce n'étaient donc pas des lettres particulières?»—«Oui, particulières; mais vous sentez qu'elles allaient à une autre adresse. Quant à l'autre, je savais que Bulow avait une correspondance secrète, qu'il ne se servait ni de ma poste ni de mes courriers; qu'on lui envoyait son valet de chambre qui remettait les lettres à la poste de Giessen. J'ai voulu savoir ce que c'était; il y a eu 39 numéros, je les ai tous lus. J'envoyais dans le pays du grand-duc de Hesse des gendarmes déguisés; je faisais prendre et copier les lettres, et puis on leur donnait cours. On y parlait de tout ce que je faisais, vrai ou faux, n'importe. Je ne pouvais pas (je vous en demande pardon), pis... sans que Bulow n'en (p. 374) fût informé.» Ceci, Monseigneur, est la seconde version: hier le Roi disait que c'était la direction générale des postes à Paris qui lui avait envoyé ces lettres, parce qu'elle en avait été indignée. Le fait est que M. de Bercagny tient ses décacheteurs de lettres à sept lieues d'ici; que d'autres ont été ouvertes à Giessen, et que la lettre à Messie avait été remise au secrétaire du cabinet du Roi, il y a deux jours.

«On parle d'intrigues, a dit le Roi, j'en ris. Si je laissais faire, les Français écraseraient les Allemands, et les Allemands chasseraient les Français.»—«Cela est vrai, Sire, Votre Majesté tient assez l'équilibre; mais elle est placée trop haut pour ne pas voir autrement ce qui se passe au-dessus d'elle que ceux qui sont placés à distance. Ceux-ci, voyant certains hommes approcher souvent et journellement de votre personne, leur attribuent une influence qu'ils n'ont pas.»—«Ah, Bercagny! Il est officier de la maison... Bercagny! je n'ai aucune confiance en lui. Vous savez ce que j'en pense, c'est un bavard; il couche toutes les nuits avec des filles. Il va jouer au reversi avec mes chambellans, pour faire dire qu'il va au palais, et va chez Brugnière pour faire croire qu'il entre dans mon cabinet. Il fait comme le duc de Richelieu qui faisait arrêter sa voiture à la porte des honnêtes femmes, pour qu'on dit qu'il couchait avec elles.—Sire, c'est au moins celui qui remue le plus.—Jamais je n'ai rien pu savoir de lui sur la police.—Je suis enchanté que Votre Majesté confirme mon opinion; il m'a paru que, dans certaines crises, sa police n'était pas merveilleuse.—Aussi, ce n'est pas par lui que j'ai eu ces lettres.»

La conversation est ensuite tombée sur M. de Bulow. Le Roi m'a dit que les Français ne lui en voulaient pas, puisqu'aucun d'eux ne désirerait, ni n'était capable d'avoir sa place.—«Il y en a quelques-uns cependant, et à vous dire vrai, Sire, depuis deux ans que je suis ici, j'ai vu M. de Bulow l'objet d'un acharnement perpétuel.»—«Ce sont plutôt les Allemands. Du reste, c'est un homme à grands moyens.»—«Sire, M. de Bulow a une certaine légèreté dont j'ai été quelquefois dans le cas de me plaindre moi-même; il sent sa supériorité dont il abuse peut-être quelquefois. Du reste, il est homme d'honneur et fidèle serviteur.»—«Le croyez-vous?»—«Oui, Sire.»—«Croyez que pour changer de serviteurs, il faut que je me retourne plus d'une fois sur mon oreiller. D'ailleurs, c'est un homme difficile à remplacer.»—«Oui, Sire, il fait aller sa machine, et ce n'est pas une chose aisée en Westphalie. (J'aurais voulu, Monseigneur, rengainer ce mot qui, je m'en apercevais, ne faisait pas une bonne impression.) Votre Majesté ne peut s'occuper de tous les détails.»—«Il le faut pourtant, car je veux voir clair.» Le Roi l'a ensuite accusé de n'avoir pas fait à Paris aussi bien qu'il aurait pu faire.—«Cependant, Sire, tout son intérêt y (p. 375) était.»—«D'ailleurs, il y avait un ennemi, si je l'avais su, je ne l'aurais pas envoyé.»

Dans cette conversation, le Roi a passé en revue tous ses serviteurs à peu près, Français et Allemands, et sur presque tous, il disait à peu près ce que j'en pense. «M. Pichon, avocat et écolier, croit qu'il sera ministre des finances; ce serait une plaisanterie. M. Pothau, c'est un pauvre homme; il m'a dit lui-même que s'il était placé au Trésor, il serait un homme perdu et que même il ne voulait rien pour les postes, que sa véritable place était au tribunal d'appel. Le général Morio! J'en ai été mécontent comme ministre de la guerre, peu content comme général en Espagne, pas trop content comme capitaine de la garde, mais il est excellent grand écuyer; il a diminué le nombre de mes chevaux, en me donnant deux attelages de plus, et il a déjà fait une économie de 200,000 francs. La Flèche: il me fait perdre 150,000 fr. dont il a dépassé son budget, sans rime ni raison; je l'épargne parce qu'il m'est personnellement attaché, mais je ne puis payer cette dette qui me ruine, ou du moins ne puis la payer qu'en deux ou trois ans. Furstenstein ne prend jamais l'initiative; il m'est personnellement dévoué, l'empereur lui-même l'a distingué en l'admettant à sa table; c'est un homme modeste qui ne demande qu'à être auprès de ma personne, qui se contenterait de tout, et qui est si peu remuant qu'il ne fait même pas tout ce qu'il devrait faire dans sa place.»

P. S.—J'adresse à Votre Excellence la décision du Roi concernant ses aides de camp en mission, telle que M. de Furstenstein me l'a transmise. Il n'y est pas question d'autorités civiles; il faut qu'il y ait là-dessous quelque malentendu que je ne puis encore expliquer.

Le duc de Cadore mit en note au bas de cette lettre de Reinhard, de sa main:

(Note du Ministre.) L'empereur veut qu'on fasse connaître à M. Reinhard que l'ordre du jour du Roi du 19 janvier 1811 est absurde dans tous les points et contraire à tous les usages, ainsi qu'à toutes les règles observées dans tous les pays. L'empereur n'est pas content de cette conversation de M. Reinhard.

Une lettre de Champagny, adressée de Paris le 3 avril, accentua encore davantage ce sentiment de désapprobation. Après avoir essayé de se justifier, Reinhard continue de tenir le ministère au courant de tout ce qui se passait en Westphalie. Il lui écrivit le 11 avril:

J'ai fait hier à M. le comte de Furstenstein la question confidentielle que j'avais annoncée à Votre Excellence dans mon numéro 220. Ce ministre m'a répondu que Sa Majesté impériale avait été prévenue par (p. 376) le Roi de la démission donnée à M. de Bulow immédiatement après l'événement par un courrier parti le même jour (par conséquent le 9); que depuis un certain temps déjà, le Roi n'avait plus en lui la même confiance, et qu'avant tout il voulait voir clair dans ses finances, ce qu'il n'avait jamais pu obtenir. J'ai dit que sans doute le Roi était le maître de donner ou de retirer sa confiance; qu'au reste M. de Bulow, ayant l'honneur d'être décoré du grand cordon de la Légion, appartenait sous ce rapport un peu à Sa Majesté l'empereur et méritait quelques égards. Cela m'a conduit à dire un mot du traitement qu'on fait éprouver à ses employés. La réponse a été la même que le Roi avait fait donner à M. de Bulow par M. Siméon. Je ne vous parlerai plus de ces détails, Monseigneur. Quand une fois on est engagé à marcher à petits pas dans ce petit labyrinthe, on n'en sort plus, à moins de faire un pas d'homme pour le franchir.

J'avais cru devoir différer ma visite chez M. de Bulow jusqu'après ma conversation avec M. de Furstenstein. J'y suis allé. Cet ex-ministre m'a dit qu'il attachait beaucoup de prix à ma visite, parce qu'il avait désiré de m'entretenir de sa conduite depuis son retour, afin de ne point paraître sous un faux jour aux yeux de mon gouvernement. Il m'a fait un récit abrégé de sa longue conversation avec le Roi, du langage dont il s'est servi pour lui démontrer la nécessité de signer la convention, du tableau qu'il a fait à Sa Majesté des règles de conduite, des moyens de garantie et des ressources pour l'avenir; enfin de ce que le salut du Roi et du royaume était dans un plan d'économie sévère et dans une soumission entière à Sa Majesté l'empereur; des explications, des épanchements et des assurances qu'il a obtenus de la bouche du Roi, et des illusions sur le retour entier de sa confiance qu'il se faisait en sortant de cette conversation au moment où l'on arrêtait ses employés. «Au Conseil des ministres, a-t-il ajouté, j'ai exposé les désavantages et les avantages de deux projets de convention que j'ai rapportés de Paris, les instructions du Roi et les volontés de Sa Majesté impériale. Le Roi ne semblait écouter que moi. Lorsqu'il a été question de signer, j'ai prié d'en être dispensé. Je craignais d'être renvoyé à Paris et de rester une seconde fois en butte à mes ennemis. J'ai proposé M. de Wintzingerode; il a été arrêté que je signerais ici et que je ne retournerais pas à Paris.»

Quand nous en étions là, M. Siméon est arrivé. M. de Bulow s'est plaint alors avec amertume de la nuée d'espions de police qui entouraient sa maison, qui, montre et tablettes en main, notaient ouvertement tous ceux qui entraient et qui sortaient, enfin qui avaient l'air de le garder comme un criminel. Il a dit que M. Siméon étant ministre de la police, lui, devenu particulier, ne pouvait regarder ces indignités que comme autorisées par M. Siméon. Nous lui avons conseillé d'ignorer (p. 377) ces incidents, dont sûrement le Roi n'était pas instruit. Aussi je les ignore, a-t-il dit, et ce n'est que mon estime pour vous qui m'a engagé à en parler. M. Siméon lui a promis de reparler au Roi de ce qui concernait ses employés.

J'ai fait part à M. de Bulow, devant M. Siméon, de la question que j'avais faite à son sujet à M. de Furstenstein. M. de Bulow m'a interrompu. «Quoique je me tienne infiniment honoré, m'a-t-il dit, par la décoration que Sa Majesté l'empereur a daigné m'accorder, je ne crois cependant appartenir qu'au Roi seul.»—«Par cette décoration donnée par Sa Majesté l'empereur, ai-je répondu, vous appartenez un peu à son intérêt, et s'il eût été possible qu'une des inculpations qu'on vous a faites fût fondée, Sa Majesté impériale n'aurait pu y rester indifférente. Quant à moi qui ai l'honneur de porter la même décoration dans un grade inférieur, je vous dois une considération qui s'accorde parfaitement avec l'estime que m'inspire votre mérite, et voilà le motif de la visite que j'ai cru devoir vous faire publiquement, et comme particulier, et comme ministre de France.»

Quand M. Siméon fut parti, j'ai demandé à M. de Bulow comment le Roi avait pu être induit à croire à la rétrocession de la ville de Lunebourg? J'ai en effet, a-t-il dit, à me justifier à cet égard auprès de vous, et il m'a expliqué la chose comme il m'a assuré l'avoir expliquée à Votre Excellence. Il m'a parlé ensuite du prix infini qu'il attachait à pouvoir se dire dans sa retraite que mon gouvernement lui rendait justice, et que les efforts qu'on ferait peut-être pour le dénigrer à ses yeux ne produiraient aucun effet. Enfin il m'a protesté combien il se sentait heureux d'être soulagé du fardeau qui l'avait accablé et que dans aucune hypothèse il ne désirerait reprendre.

J'ai trouvé, Monseigneur, M. de Bulow dans un état d'exaltation qui lui donnait de la fierté et presque de la raideur; mais, au degré près, je l'ai trouvé le même qu'il s'est toujours montré. Ce qui est certain à mes yeux, c'est que M. de Bulow est un homme qui a profondément la conscience de la pureté de ses intentions et de sa conduite.

M. de Bulow avait été disgracié pour avoir consenti à signer à Paris les conventions qui démembraient le royaume de Westphalie; le bruit courut même un moment qu'il avait été arrêté par ordre du roi. Il n'en était rien. Reinhard s'y opposa d'ailleurs de toute son autorité. Plusieurs de ses lettres du mois d'avril sont tout entières consacrées à ces incidents. Celle du 13 se termine ainsi:

Je ne crois pas, Monseigneur, que les événements et mes idées sur l'avenir aient acquis assez de maturité pour que dès aujourd'hui je puisse mettre sous vos yeux le tableau de la situation nouvelle des (p. 378) choses. Je me bornerai en conséquence à compléter mon récit de ce qui s'est passé et à vous peindre l'attitude actuelle des personnes influentes.

M. de Bulow a dit au Roi, dans sa conversation, que pour être roi de ses sujets, il devait se considérer uniquement comme vice-roi de l'empereur; que quelque désavantageuse que fût la convention à signer, elle renfermait une garantie précieuse de la convention du royaume; que le royaume avait en lui-même les moyens financiers nécessaires pour se maintenir, mais que ces moyens ne pouvaient être réalisés que par une économie et un ordre sévères; que les deux conventions contenaient la volonté immédiate de Sa Majesté impériale; que si les conditions en étaient peu avantageuses, elles l'étaient plus que celles que plusieurs autres États avaient obtenues; que quand Sa Majesté impériale aurait voulu favoriser le Roi davantage, elle n'aurait pas pu le faire dans le moment actuel; que les espérances pour l'avenir restaient entières, etc.

Celui des griefs du Roi que M. de Bulow m'a cité consistait en ce qu'il se faisait trop aimer et qu'il se faisait un parti. Il a été question de lettres interceptées. M. de Bulow a justifié celles dont il avait connaissance; son désir jusqu'au dernier moment était de mettre sous les yeux du Roi la liasse de celles qu'il avait reçues et surtout toutes les lettres numérotées de M. Provençal.

Dans la courte conversation qu'il a eue avec moi, avant sa catastrophe, il ne m'a point montré l'espérance décidée de parvenir à effacer toutes les préventions du Roi; mais aux personnes avec lesquelles il vivait dans une grande intimité, il a dit qu'il croyait être sûr d'en venir à bout. Après la conversation même, il en est sorti rayonnant.

Le Roi, dans cette conversation, avait-il déjà le projet déterminé de renvoyer le lendemain M. de Bulow? Forcé par l'avis unanime de son Conseil à signer la convention, a-t-il voulu marquer son mécontentement en disgraciant le négociateur? Je ne crois ni l'un ni l'autre. C'est par un retour sur la conversation qui venait d'avoir lieu, que les vérités fortes qu'il avait entendues lui auront fait une impression douloureuse, de même que quelquefois on ne sent pas une blessure au moment où le coup a été porté. Ceux dont l'intérêt était de forger le fer pendant qu'il était chaud l'auront ensuite entraîné d'un mouvement accéléré.

Il me paraît certain que les lettres interceptées ont été le levier le plus puissant dont s'est servi M. de Bercagny pour n'y voir qu'un moyen d'information. Le Roi a manqué d'impassibilité; il a reproché publiquement jusqu'à des lettres d'amour à un jeune officier. Cependant, dans tout ce qui a transpiré, on ne cite absolument rien qui ait (p. 379) pu réellement blesser la dignité du Roi ou qui prouve que des secrets de son palais aient été trahis.

Le Roi n'a cru et n'a voulu agir que par lui-même. Il a blâmé quelques maladresses de M. de Bercagny; mais pour ne point le faire soupçonner de partialité, il lui avait adjoint MM. de Bongars et de Gilsa. Il a voulu que l'ensemble des mesures fût regardé comme étant émané de sa volonté suprême.

M. Siméon s'est conduit avec fermeté et sagesse. Il a fait au roi des représentations et ne s'est arrêté qu'à la limite où il aurait cru ou manquer de soumission, ou risquer de se perdre lui-même. Il a dit hautement sa pensée et ses sentiments à ses collègues et surtout à M. de Furstenstein. Il n'a point abandonné M. de Bulow. C'est dans le rapport, à la suite duquel le sieur Hortsmann a été relâché, qu'il a fait voir au Roi le néant de tous les fantômes dont on l'avait entouré et dont celui du cocher déguisé n'est qu'un faible échantillon. Le Roi a chargé M. de Furstenstein de dire à M. Siméon, s'il croyait devoir lui donner des conseils, qu'il ne lui en demandait pas.—N'importe, les conseils ont produit leur effet.

M. de Furstenstein était prévenu de tout ce qui devait arriver, mais il n'a point voulu s'en mêler. Il a dit qu'il se trouvait bien comme il était, et qu'il n'avait rien contre M. de Bulow; il a détourné le Roi de faire mettre les scellés sur ses papiers. Vis-à-vis de moi, il a pris le langage d'un homme qui défend les mesures de son maître.

Il n'en est pas de même de M. Hugot, son secrétaire général. Les passions grossières de cet homme qui n'est ni aimé, ni estimé, le poussent à l'excès de l'absurdité. Il a quelque talent pour la rédaction et la mémoire des lois françaises et westphaliennes; il est nécessaire à M. de Furstenstein, mais l'aversion du Roi contre lui, la tournure de son esprit et de sa personne lui interdisent à jamais l'espoir de sortir de son rang subalterne. Sa méchanceté est gratuite; elle est l'effet du caractère haineux et vindicatif d'un prêtre.

M. de Wolfradt a vu ces événements avec douleur; il est resté passif. Le public s'obstine à croire que son tour viendra bientôt. M. le comte de Hœne est nul. M. Morio se cache. M. Pichon, pendant la crise, a évité toutes les sociétés, et surtout la mienne. M. de Malmsbourg ayant laissé dans la caisse d'amortissement un fond de 3,500,000 francs pour commencer les paiements au premier juillet, le public attend son successeur à l'épreuve.

M. de Bercagny est plus aimable et plus spirituel que jamais; il a donné hier un dîner de vingt couverts. Le nommé Savagner, son secrétaire général, est un scélérat que lui-même avait été obligé de chasser et qu'il a repris après le renvoi de Schalch. Soit pudeur, soit bon esprit, M. de Bercagny pèse au Roi. Il avait eu le projet de le nommer (p. 380) préfet d'Hanovre. M. de Wolfradt effrayé l'en détourna, tandis que M. Siméon ne demandait pas mieux; ou bien y aurait-il de la dissimulation?

M. de Malchus devait son entrée au Conseil d'État à M. de Bulow. Il est revenu de Paris, accusant le ministre d'avoir voulu le perdre. Il ne s'est point montré chez moi depuis le retour de la transaction avec M. le général Compans. Il a vécu depuis quelque temps dans l'intimité de M. de Bercagny. Il a juré à M. de Bulow de n'avoir point contribué à sa chute. Il a affecté de s'opposer à sa nomination définitive, et ce n'est que depuis hier qu'il a accepté le titre d'Excellence.

M. de Malchus passe pour être un bon travailleur, mais se perdant dans les détails et incapable de saisir un ensemble. Le Roi ne l'estime et le public ne l'aime point. On le dit sans âme et ambitieux à l'excès avec un extérieur calme et simple.

L'emprunt forcé devant être employé aux dépenses courantes, on ne prévoit pas d'embarras pendant les six mois prochains. Les obligations westphaliennes sont fortement tombées pendant la semaine dernière. Celles à 4 0/0 sont au-dessous de 40; mais ce n'est qu'un signe de l'impression profonde qu'ont faite les circonstances qui ont accompagné la disgrâce de M. de Bulow.

Cette disgrâce, Monseigneur, fait le triomphe d'un parti: ce parti-là n'est point le parti français auquel, à peu d'exceptions près, appartiennent tous les bons serviteurs du Roi. Par une assez sage distribution des places, le Roi a pourvu à ce que, pour le moment, les vainqueurs ne pussent pas trop abuser de la victoire. Les conséquences se développeront plus tard.

Aussi, tout en présageant que, par les derniers événements, la situation de la Westphalie s'est détériorée, quand ce ne serait que parce que, dans cette disette de talents, il y aura un homme de talent de moins, je regarde les derniers arrangements comme les moins mauvais qu'on ait pu faire dans cette circonstance. Mais il est à désirer que le Roi se défasse de M. de Bercagny.

J'ai de forts indices pour soupçonner que ma dépêche, où je traçais tout le plan qui s'est réalisé depuis, a été livrée par celui de mes valets que j'avais chargé de la porter à Mayence, et qui depuis est devenu l'espion de ma maison. Comme je n'ai rien à cacher, et que le moment actuel ne paraît point propice pour faire un éclat, je le garderai pendant quelques jours encore. Mais si j'obtenais la certitude ou plutôt la preuve de la trahison de la dépêche, suffirait-il de le chasser?

Après les petites intrigues d'intérieur du gouvernement westphalien, revint la grosse question des finances. L'empereur ordonna, à cette époque, au prince d'Eckmülh de réclamer de la Westphalie la (p. 381) réparation des importantes fortifications de Magdebourg et l'approvisionnement de siège de cette place. Or, c'était une dépense de trois millions, et Napoléon avait décidé le 29 janvier que cette dépense serait couverte par le produit des droits imposés aux denrées coloniales. Reinhard fut chargé de réclamer du gouvernement de Jérôme l'exécution de la mesure relative à Magdebourg. Il fit des démarches auprès du comte de Furstenstein et auprès du roi, puis il répondit le 7 mai au duc de Bassano qui avait remplacé le duc de Cadore au ministère des relations extérieures:

M. le comte de Furstenstein, en me disant que la demande d'approvisionnements de siège pour Magdebourg serait le coup de grâce pour les finances westphaliennes, ajouta que du budget des finances pour l'année 1811 qui, après plusieurs séances, avait été arrêté dans le conseil d'administration de dimanche, résultait un déficit de 14 millions, et que pour l'année prochaine, ce déficit serait incalculable. M. Pichon vient de me donner le commentaire de ces paroles.

Voici ce que M. Pichon m'a dit: le déficit de l'année 1811 est de 14 millions au moins; selon lui, il sera de 18, et en toute hypothèse, il le sera en ajoutant les frais d'approvisionnements de Magdebourg. L'arriéré de 1810 est de 9 millions, ce qui fait en total 27 millions. Il s'agissait de couvrir ce déficit. Le travail sur cet objet a été renvoyé samedi, à 7 heures du soir, à l'examen d'une commission présidée par M. de Malchus, laquelle s'est séparée à minuit. M. Pichon a passé la nuit à travailler.

Pour couvrir le déficit, on emploiera d'abord le produit de l'emprunt forcé qui sera de huit millions. M. Pichon dit que cette somme rentrera en entier, puisqu'elle sera levée sur les rôles de l'emprunt forcé de 1808, et que les contribuables seront dans l'alternative de payer ou de s'en aller. Or, ces rôles ont été faits dans l'assurance que l'emprunt forcé serait payé une seule fois, et les contribuables ont cru alors payer la totalité. Il se trouve aujourd'hui que, parce qu'on avait évalué par erreur à 20 millions l'emprunt forcé qui, dans la réalité, n'en a produit que dix, les contribuables n'en ont payé que la moitié.

Les intérêts de la dette exigibles à la caisse d'amortissement jusqu'à la fin de 1811 sont de dix millions. Ces dix millions ne seront pas payés. M. de Malchus proposait de les capitaliser. L'avis de M. Pichon était de nantir la caisse d'amortissement, pour le paiement de ces intérêts, d'une valeur de dix millions en domaines nationalisés par le décret du 1er décembre 1810, et d'admettre les coupons d'intérêts à l'achat de ces biens. S'il y avait une garantie, m'a dit M. Pichon, on pourrait calculer que les possesseurs de coupons perdront vingt pour cent tout au plus.

(p. 382) Les neuf millions restant du déficit seront rejetés sur l'année prochaine.

On croit obtenir pour l'année prochaine une augmentation de quatre millions dans les impôts.

On évalue à 40 millions la totalité des domaines nationalisés disponibles. Avec ce fonds, tant qu'il durera, on pourra encore marcher. Il y a encore moyen de trouver des acheteurs. Un M. Godefroi, négociant à Hambourg, a fait sonder les dispositions de M. Malchus pour un achat de quatre à cinq millions.

Et que deviendront, ai-je demandé à M. Pichon, les obligations?—Elles n'auront plus de cours, elles tomberont à néant. Voilà donc table rase pour le grand livre!

Il faut maintenant, a continué M. Pichon, que le Roi, connaissant parfaitement l'état de ses finances, s'y conforme. Il est impossible d'entretenir une armée westphalienne de 30,000 hommes, qu'on compte augmenter encore. Le Roi dit que Sa Majesté l'empereur le veut ainsi. Vous avez dit le contraire, que faut-il croire?—Le Roi, ai-je répondu, ne m'a jamais dit que Sa Majesté le voulait ainsi, mais seulement qu'elle ne désapprouvait pas son état militaire actuel. Cette approbation me paraît conditionnelle. L'obligation de remplir ses engagements envers la France est la première; qu'ensuite le Roi entretienne une armée si ses finances peuvent y suffire, Sa Majesté impériale, sans doute, n'a aucun motif pour s'y opposer. Je dois dire cependant que la conduite des troupes westphaliennes en Espagne n'a pas donné une haute opinion de la confiance qu'on peut y placer; mais, à dire vrai, je doute que vous déterminiez Sa Majesté à diminuer son armée. Le Roi, à cet égard, ressemble à un joueur qui poursuit une grande chance, laquelle doit ou l'enrichir ou le ruiner. Une fois engagé, il peut se croire obligé à doubler la mise.

Le Roi, a poursuivi M. Pichon, persiste à exiger que sa liste civile soit de six millions: cela est impossible. D'ailleurs vous n'ignorez pas que ses revenus ne se bornent point à cette somme, et que par différents moyens il a su les augmenter encore considérablement. Tels sont les capitaux ci-devant hessois qui d'après le traité de Berlin ont une destination particulière. Tels sont les domaines impériaux dont il s'est emparé et dont le trésor public a fourni ou doit fournir l'indemnité. Les revenus de ses propres domaines ne sont pas compris non plus dans les six millions. Enfin la liste civile doit 600,000 francs à la caisse d'amortissement.

Voici, Monseigneur, ce que j'ai appris de M. Pichon sur cette dette. À la fin de l'année dernière (probablement à l'époque où il y avait à mettre au courant l'arriéré de la solde et de la masse des troupes françaises), le trésor se trouvant sans fonds pour payer la liste civile se fit (p. 383) avancer 400,000 francs par la caisse d'amortissement. «Il y a eu depuis, dit M. Pichon, une reculade pour le remboursement.» Il paraît donc que le trésor s'étant acquitté envers la liste civile, la dette envers la caisse d'amortissement est restée à la charge de celle-ci. À quelle époque cela a-t-il eu lieu? Je l'ignore. J'ignore également comment de 400,000 francs la dette est montée à 600,000 francs.

J'ai dit, Monseigneur, dans une lettre antérieure, qu'avec 3,200,000 fr. en caisse, M. de Malsbourg se proposait de payer au premier juillet les coupons d'intérêt à bureau ouvert, et que c'était là que le public attendait M. Pichon. Je sais qu'avec son air de nonchalance ordinaire, M. Morio parlant du déficit de M. de Laflèche a dit que c'eût été un bon moment pour restreindre les dépenses et pour devenir sage; mais la liste civile ayant réussi à faire un emprunt de 4,500,000 francs, on ne songeait qu'à bâtir et à faire des folies; qu'ainsi était le Roi, que dès qu'il avait de l'argent comptant, cela s'écoulait entre ses mains. Or personne n'a pu me dire où et comment la liste civile a fait un emprunt de 4 ou 500,000 francs. Je poursuis.

J'ai conseillé au Roi, m'a dit M. Pichon, de mettre son budget sans réserve sous les yeux de l'Empereur et de lui dire: Sire, voilà où j'en suis, conseillez-moi, aidez-moi. Le Roi n'a pas voulu..... Enfin le Roi se perd, si l'Empereur ne vient pas à son secours, s'il n'interpose pas son autorité.

Ensuite M. Pichon me disant que sa place actuelle était sans responsabilité, et me rappelant ce que je lui avais dit dans le temps, que comme garant de la Constitution westphalienne, Sa Majesté Impériale s'en prendrait à la responsabilité des ministres, m'a demandé si à ce sujet j'avais fait une notification par écrit. J'ai répondu que non, mais que dans plusieurs circonstances j'avais rappelé à tous et un chacun cette responsabilité.—Mais, a dit M. Pichon, si les ministres n'agissent que par ordre du Roi? Le Roi doit avoir au moins le même pouvoir dont jouit un maréchal ou un gouverneur général.—Cela peut, ai-je répondu, n'être que comminatoire; mais aussi cela peut un jour tomber sur la tête de quelqu'un comme un coup de foudre.—Cela m'est égal, a dit M. Pichon, je dirai toujours la vérité au Roi: je viens de la lui dire fortement sur l'état déplorable des finances de sa maison: je lui demanderai la permission d'aller à Paris. Là je lui dirai à quelles conditions je pourrai le servir. Ses bienfaits m'ont mis au niveau de mes dépenses. D'ailleurs avant tout je reste français: jamais je ne prêterai un serment qui puisse me perdre cette qualité.

M. Pichon, Monseigneur, jouit en ce moment de la confiance presque exclusive du Roi. Ce que cette conversation m'a démontré, c'est qu'il se regarde déjà comme ministre des finances, mais qu'il se fait encore illusion. M. Pichon est plein de franchise. Il est infatigable au travail, (p. 384) son caractère honnête, ses connaissances sont vastes, ses vues étendues; mais son esprit est souvent faux, et son ambition égale sa présomption. Il m'a accusé d'avoir voulu l'écarter des affaires: il a méconnu les conseils de l'amitié. Son impatience et une malheureuse inquiétude, que lui avaient donnée ses premières dépenses, l'ont jeté dans une fausse route. En le plaignant, en prévoyant qu'il court à sa perte, mon opinion est et doit être aujourd'hui qu'il n'y a que M. Pichon qui parmi les aspirants que peut offrir la Westphalie puisse être ministre des finances. Il est l'auteur des projets dont l'exécution va commencer; l'impulsion est donnée, il est français, il fera prévaloir toutes les idées d'administration française. Il dira au Roi la vérité ou ce qu'il croira tel, par instinct et sans réfléchir. Il s'opposera souvent à ses volontés: ses collègues s'accoutumeront à ses vues et à sa manière d'être. Si le Roi me consultait, ce qu'il ne fera point assurément, jamais je ne lui dirais qu'il faut nommer M. Pichon, je ne veux pas avoir M. Pichon sur mon âme; mais quand il l'aura nommé, je lui dirai que c'est là ce qu'il fallait faire pour être conséquent.

Du reste, Monseigneur, si Votre Excellence se fait rendre compte de ma correspondance, elle trouvera que M. Pichon ne m'a appris rien de nouveau sur le déficit, et qu'après l'écart concernant la caisse d'amortissement, on rentre dans l'ornière de M. de Bulow.

Mais cet écart, Monseigneur, ne peut pas laisser d'entraîner des conséquences funestes. Dans la stagnation actuelle de toutes les affaires, avec le bas prix des grains dans un état agricole qui tirait de leur exportation la plus grande partie de son numéraire, avec la vigueur qu'il faudra employer pour faire rentrer les impôts, et ce qui reste à percevoir de l'emprunt forcé, la cessation absolue du paiement des intérêts de la dette publique, événement inouï en Allemagne, accroîtra nécessairement à un degré difficile à calculer les embarras et la misère. On combinera avec cette mesure l'isolement du Roi et le camp de Catharinenthal (qui au reste n'est composé que de quelques bataillons de la garde). Mais le Roi en partant pour Paris[136] laissera-t-il entre les mains de M. de Bongars un pouvoir sans contrôle? Hélas! faudra-t-il prévoir des malheurs que peuvent causer dans la nouvelle crise qui menace la Westphalie des mesures qui ne seraient point guidées par la sagesse?

Dans une autre lettre du 17 mai, Reinhard rapporte un entretien qu'il eut avec le roi, au sujet de l'approvisionnement à Magdebourg, et le refus absolu que Jérôme opposa à toutes ses demandes sur ce chapitre. Cependant le séjour que le roi fit à Paris lors des fêtes pour (p. 385) le baptême du roi de Rome fit fléchir ses résolutions qui semblaient si fermes. Comme le dit Reinhard: «On a toujours remarqué que le roi rapportait de Paris des maximes saines et des résolutions parfaites, qui ne durent pas toujours» (lettre à Bassano, du 8 juillet); et il ajoute: «On a dû discuter au conseil des ministres les moyens d'approvisionnement. On tâchera de trouver des fonds pour l'acquisition des objets les plus pressants, qu'il faudra payer comptant. On se procurera les grains par voie de réquisition, et au moyen de bons payables en deux ans.»

La même lettre jette un jour assez curieux sur la haute police en Westphalie:

Depuis que la haute police est à peu près détachée de la préfecture, celle-ci prend son essor contre les contraventions à ses règlements dans les rues et dans les cabarets. Comme elle tire ses fonds principaux des amendes et d'autres revenant-bons qu'elle s'est créés, son industrie s'exerce de mille manières. Elle a pour maxime de laisser vieillir ses règlements pour faire donner dans le piège plusieurs contrevenants à la fois. Alors les amendes pleuvent sur de malheureux paysans ou ouvriers qui expient un délit commis par ignorance par la perte du gain d'une semaine. La haute police, de son côté, ne respecte pas davantage la liberté personnelle. Une circulaire récente du général Bongars ordonne à tous les maires du royaume de faire arrêter sur-le-champ toute personne qui leur paraîtra suspecte. C'est le besoin de créer des contraventions et des délits qui se commettent par des employés français; la règle est de les renvoyer en France, lorsqu'ils s'en sont rendus coupables d'une manière trop éclatante, afin d'en soustraire la connaissance aux tribunaux du pays. C'est ainsi que dernièrement le chef du bureau de recrutement au ministère de la guerre fut renvoyé en France pour des malversations énormes. Cela peut n'être pas très légal et peut avoir d'autres inconvénients encore; mais cela est conforme à la prudence.

P. S.—Le retour de Mme Savagner n'a rien de commun avec la disgrâce de son mari. Voici le fait. M. de Bercagny demandait à M. Savagner des rapports très importants: celui-ci en demandait à ses subalternes. L'un de ces hommes, voyant qu'on cherchait absolument des indices de conspiration, imagina d'en forger une dans laquelle il impliqua plusieurs personnages importants. Ce manège ayant duré pendant quelques mois, le Roi eut enfin l'esprit de se douter que M. Bongars et M. Bercagny étaient pris pour dupes. L'homme aux rapports fut arrêté, menacé, confronté avec son commettant et finit par (p. 386) avouer qu'il avait inventé toute la conspiration pour se faire valoir. Sur cela le Roi a résolu de supprimer la préfecture de police et l'on me dit que M. de Bercagny sera créé chambellan, ayant la surintendance du spectacle[137].

Quelques jours après, nouvelle arrestation! C'est une lettre de Reinhard à Bassano, de Cassel, 15 juillet 1811, qui nous l'apprend:

Il s'est passé il y a trois jours un événement qui a beaucoup occupé l'attention du public à Cassel. M. Savagner, secrétaire général de la préfecture de police, a été arrêté pendant la nuit de jeudi dernier, dans son lit, et ses papiers ont été visités. Le lendemain on lui a signifié sa destitution et son bannissement de la Westphalie. Il doit partir demain.

Il existe plusieurs versions sur la cause de cette disgrâce. On l'attribue à des malversations découvertes, à des propos offensants tenus sur la personne du Roi (et en effet quelques personnes ont subi des interrogatoires à ce sujet); à la dénonciation faite par M. Savagner d'une prétendue conspiration qui s'est trouvée sans fondement; enfin à des poursuites dirigées contre lui par le gouvernement français pour d'anciennes malversations commises en France.

La lettre du Roi, adressée à ce sujet au ministre de l'Intérieur et que j'ai lue, porte: que le sieur Savagner ayant, par des pratiques hautement repréhensibles, cherché à surprendre notre religion et à abuser de la confiance que nous accordons à toutes les autorités instituées par nous, Nous ordonnons, etc.

Une affaire d'une autre nature vint à cette époque (juillet 1811) indisposer l'empereur contre les agents du roi de Westphalie. Un certain Hermann, commissaire à Magdebourg, fît, le 9 de ce mois, un rapport à M. de Sussy sur la conduite du préfet de Magdebourg.

Napoléon prit connaissance de cette pièce et la transmit au duc de Bassano avec la lettre suivante omise à la Correspondance:

Trianon, 20 juillet 1811.

Je vous envoie une lettre du sieur Hermann, commissaire à Magdebourg pour la réception des marchandises coloniales provenant de la Prusse. Vous y verrez quelle est la conduite du préfet de Magdebourg. Parlez-en au ministre de Westphalie; écrivez à mon ministre à Cassel de porter plainte contre le préfet de Magdebourg; chargez-le d'exprimer (p. 387) à cette cour tout mon mécontentement que dans une ville que j'ai conquise et où sont mes troupes, on tienne une conduite aussi contraire à mes intérêts; qu'on n'aurait point osé se comporter ainsi dans un pays ennemi.

Voici maintenant le rapport du sieur Hermann, en date de Magdebourg, 9 juillet 1811:

Permettez-moi d'appeler un moment votre attention sur un objet dont j'ai déjà eu l'honneur de vous entretenir plusieurs fois. C'est le défaut d'emplacement et la mauvaise volonté de M. le comte de Schullembourg, préfet de cette ville.

Cet administrateur a témoigné cette mauvaise volonté dans toutes les occasions depuis le premier jour où il a été question de faire ici l'entrepôt des marchandises coloniales. À chaque demande j'ai éprouvé un refus. Pour chaque grenier de la douane, pour chaque emplacement il m'a fallu faire intervenir l'autorité du gouverneur de Magdebourg et le préfet a semblé prendre à tâche de jeter par là de l'odieux sur l'opération dans la ville, et de la rendre désagréable au gouvernement de Cassel.

Le 4 de ce mois, me voyant à la veille de manquer tout à fait d'emplacement, j'ai été voir M. le préfet pour lui demander une église convenable: il me l'a refusée sous un prétexte. Je lui en ai proposé trois autres: il me les a refusées sous d'autres prétextes. Tout avec lui est embarras. Enfin, voulant éviter de faire usage de l'autorité militaire, j'ai écrit à M. le préfet la lettre que vous trouvez ci-jointe. Il m'a répondu le lendemain. Il est impossible en lisant sa lettre de se dissimuler que M. le préfet est plein d'un venin secret qu'il ne peut s'empêcher de répandre lorsqu'il s'agit de la France. En réponse je lui ai adressé le numéro 3 et j'ai tâché de lui faire sentir le plus doucement possible combien ses observations étaient déplacées. Il m'a répliqué par le numéro 4. Il est impossible de faire une proposition plus absurde à un commissaire de Sa Majesté l'Empereur, de lui prescrire des conditions d'une manière plus impérative. J'ai répondu à cela par une lettre no 5 et il a fini par m'envoyer celle no 6, dans laquelle il se plaît encore à s'escrimer contre les fonctionnaires publics qui lui ont, dit-il, souvent manqué de parole.

Je pourrais encore laisser à M. le préfet la consolation de se démener contre les Français et les fonctionnaires publics de la France, mais il me déclare positivement, dans sa lettre no 4, que dans aucun cas il ne peut plus rien faire pour l'opération dont je suis chargé, c'est-à-dire qu'il ne me donnera plus aucun emplacement. L'église Sainte-Catherine que je me suis vu forcé de prendre est une des plus petites de la ville. (p. 388) Elle est dans un grand éloignement, elle est voûtée en dessous, et par conséquent a besoin d'être ménagée. Elle ne contiendra pas les 10,000 quintaux métriques environ qu'il me reste à faire débarquer de l'arrondissement de Stettin; mais il me faudrait deux églises encore pour mettre à couvert les 40,000 quintaux métriques qui doivent venir de Kœnigsberg. Par la mal-façon du préfet, aujourd'hui déjà il a fallu suspendre le déchargement et il ne pourra être repris qu'après-demain, parce que l'église ne peut être évacuée plus tôt. Les Prussiens ne se plaignent pas d'un si petit retard; mais si, à l'arrivée des barques de Kœnigsberg, il y avait un retard de quinze jours seulement, ils auraient droit, ce me semble, de demander un dédommagement.

Ayez la bonté, je vous prie, Monsieur le comte, de faire un rapport à ce sujet à Sa Majesté l'Empereur et de la supplier de vouloir bien charger son ministre à Cassel de demander au gouvernement westphalien qu'il soit adressé ordre au préfet de Magdebourg de mettre à ma disposition les emplacements qui me seront nécessaires et de mettre à cela autant de bonne volonté qu'il en a mis de mauvaise jusqu'à présent; autrement je ne puis répondre de rien. Le préfet semble prendre à tâche de forcer le général à user de l'autorité militaire pour pouvoir crier à la tyrannie. Le général ne se soucie pas de se faire trop de querelles avec le gouvernement westphalien. En conséquence je risque de rester avec les bateaux en panne sur l'Elbe sans pouvoir rien mettre à terre.

Je crains aussi qu'en faisant tant de bruit pour une église on n'indispose la canaille et qu'elle ne cherche à mettre le feu à quelque magasin. Je crois qu'il serait bon de faire quelques largesses aux pauvres de la paroisse de l'église Sainte-Catherine. Si vous m'y autorisez, je leur ferai donner 2 ou 300 écus, ce qui est beaucoup moins que le loyer que coûterait un pareil emplacement, et lorsque je serai forcé de demander une autre église, les pauvres de la paroisse qui s'attendront aussi à un bienfait s'en réjouiront au lieu de s'en affliger. Il n'y a pas un meilleur moyen de répondre aux sarcasmes du préfet.

Envoyé à Brunswick pendant la foire importante qui se tenait chaque année dans cette grande ville, pour observer les dispositions des habitants, Reinhard y séjourna quelques semaines, rendit compte de ce qu'il avait observé et reprit, à son retour à Cassel, sa correspondance avec le duc de Bassano.

Au commencement de décembre 1811, les bruits de guerre avec la Russie ayant pris une certaine consistance, le roi Jérôme crut devoir adresser une longue lettre à son frère, pour mettre sous ses yeux le tableau fidèle de la situation de ses États. Il lui écrivit donc de (p. 389) Cassel le 5 décembre une lettre[138], où Jérôme donnait à son frère, dans un langage cette fois vraiment noble et élevé, presque prophétique, des avertissements auxquels Napoléon répondit par cette lettre sèche et dure (10 déc. 1811), qui n'est ni dans la Correspondance, ni aux Mémoires de Jérôme:

Mon frère, je reçois votre lettre du 5 décembre. Je n'y vois que deux faits: 1o que les propriétaires à Magdebourg, à Hanovre abandonnent leurs maisons pour ne pas payer les surcharges que vous leur imposez;—2o que vous croyez n'être pas sur de vos troupes et que vous m'avertissez de ne pas compter sur elles. Quant au premier objet, il ne me regarde pas. Je vous ai constamment recommandé d'avoir pour principe de contenir les ennemis de la France, de ne point leur donner une excessive confiance, d'assurer la place importante de Magdebourg en accordant plus de confiance aux généraux qui y commandent, enfin de mettre de la suite et de l'économie dans le système des finances de la Westphalie.

Quant au second objet, c'est ce que je n'ai cessé de vous répéter, depuis le jour où vous êtes monté sur le trône: peu de troupes, mais des troupes choisies et une administration plus économique auraient été plus avantageuses à vous et à la cause commune. Quand vous aurez des faits à m'apprendre, j'en recevrai la communication avec plaisir. Quand, au contraire, vous voudrez me faire des tableaux, je vous prie de me les épargner. En m'apprenant que votre administration est mauvaise, vous ne m'apprenez rien de nouveau.

L'empereur n'en prit pas moins en sérieuse considération ce que Jérôme lui écrivait, car il manda le même jour, 10 décembre 1811, à son ministre des relations extérieures:

Monsieur le duc de Bassano, je vous envoie pour vous seul une lettre du roi de Westphalie que vous me renverrez. Tirez-en la substance, non sur la forme d'une lettre du Roi, mais comme extrait d'une communication de la Cour de Cassel. Vous enverrez cet extrait à mon ministre à Cassel, et vous le chargerez d'avoir des conférences avec les ministres du Roi, pour connaître les faits, ce qui a donné lieu à cette opinion qui paraît être celle du Roi, enfin quel est le remède. Si les troupes ne sont pas sûres, à qui en est la faute? Le Roi lève trop de troupes, fait trop de dépenses et change trop souvent ses principes d'administration. Mon ministre fera vérifier les faits à Magdebourg, à Hanovre; la France (p. 390) ne tire cependant rien de ces pays. Vous lui recommanderez d'avoir des conférences sérieuses avec les ministres du Roi, de bien asseoir son opinion sur ces différentes questions et de vous les faire connaître.

Les lettres qui suivent présentent un intérêt moins général:

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 19 décembre 1811.

La haute police du royaume déploie en ce moment une activité assez grande. La nomination des commissaires de police, même dans les petites villes, qui jusqu'à présent avait appartenu au ministère de l'intérieur, sera désormais du ressort de la haute police. Elle fait tenir par la gendarmerie jusque dans les bourgs et dans les villages des registres où le nom et la fortune de presque tous les habitants se trouvent inscrits et où il y a une colonne d'observations. Plusieurs arrestations, dit-on, ont eu lieu, soit ici, soit ailleurs. Quelques employés des postes surtout ont été ou arrêtés ou renvoyés, soit pour avoir favorisé des correspondances suspectes, soit pour s'en être permis eux-mêmes qui ne convenaient point. Un jeune étudiant de Gœttingue a été conduit à Cassel pour avoir écrit une lettre où il racontait avec une inexpérience enfantine l'histoire du transparent. Comme il n'a que dix-huit ans, qu'il n'est venu à l'Université que depuis six semaines et qu'il a de bons témoignages concernant la régularité de sa conduite et son assiduité aux études, il a été relâché avant-hier après une détention de quinze jours. Ils s'appelle Westphal et est natif de Berlin. Le ministre de Prusse avait intercédé en sa faveur. On nomme aussi quelques personnes, du reste insignifiantes, dont on a examiné les papiers.

Il paraît, cependant que, dans certaines circonstances, le zèle de la haute police passe un peu la mesure. Un baron d'Elking, natif de Brème, dont le père avait été syndic de cette ville, arrivé ici avec ses propres chevaux et deux domestiques, ayant pris des chambres dans une maison particulière et averti qu'il fallait se munir d'une carte de sûreté, avait envoyé son chasseur chez M. de Bongars, qui connaissait sa famille, pour demander cette carte et pour lui annoncer sa visite pour le lendemain. La commission fut mal faite et, au milieu de la nuit, M. d'Elking fut obligé de quitter son lit et fut conduit à la police. Il semble que, dans ce cas, ce sont d'abord les propriétaires qui sont responsables, qu'ensuite, lorsqu'il s'agit de simples éclaircissements, la police en prenant ses précautions pourrait attendre le jour pour se les faire donner. Quoi qu'il en soit, M. d'Elking s'étant présenté chez moi comme sujet français et m'ayant raconté ce fait, j'ai cru devoir dire au (p. 391) commissaire général de police que si pareille chose arrivait encore à un sujet français, je serais obligé de m'en plaindre à sa cour et à la mienne.

On croit ici que la haute police, en redoublant en ce moment de surveillance, suit les directions de M. le maréchal prince d'Eckmuhl et que ces mesures sont liées à celles de l'arrestation du sieur Becker à Gotha.

Le 24 décembre, le général Morio, grand écuyer, fut assassiné dans les écuries du Roi par un maréchal-ferrant: Reinhard rendit compte de cet événement et de la mort du général par une lettre en date du 25, dont nous extrairons un passage:

Le général Morio est tombé victime d'une vue sage et dictée par l'esprit de justice qui l'avait porté à employer dans son administration des ouvriers allemands, concurremment avec les ouvriers français. Il avait adjoint un maréchal ferrant d'Hanovre à son assassin qui, blessé encore par un refus d'augmentation de gages, demanda et obtint son congé. Cet homme était au service du Roi depuis sept ans: il paraît qu'il se sentit humilié, soit de rester ici sans emploi, soit de rentrer en France. On avait toujours remarqué quelque chose de sournois dans son caractère; aussi le général, tombant du coup, s'écria: «C'est Lesage qui me tue.»

Comme en histoire naturelle on croit utile de faire la description de certains monstres, on doit attacher quelqu'intérêt à connaître l'action monstrueuse de cet homme dans ses motifs et dans ses développements. Il est né à Tarascon, pays, dit-on, fertile en contrebandiers et où les assassins ne sont nullement inconnus. On ignore s'il a joué un rôle dans la Révolution; mais au service du Roi il s'est toujours bien conduit; aussi n'avait-on pas fait la moindre difficulté de lui accorder le certificat de bonne conduite qu'il demandait pour rentrer en France. On lui offrit des frais de voyage qu'il refusa avec hauteur, mais le lendemain il revint dire à M. de Saint-Sauveur qu'il avait réfléchi sur ce qu'on trouverait son refus insolent et qu'il accepterait l'indemnité. Il possédait une paire de pistolets: il en acheta une seconde sous le prétexte qu'on volait du fer dans son atelier, ou plutôt ce vol était véritable, et ce fut le général Morio qui donna l'ordre de lui fournir des armes. Chargé de chaînes, voici ce qu'il a déclaré au général Bongars dans son interrogatoire:

«Depuis plus d'un mois, j'étais déterminé à tuer ou le général Morio ou M. de Gilsa et ensuite à me tuer moi-même; mais c'est depuis le 19 que ma résolution était de les tuer l'un et l'autre, Gilsa parce qu'il a donné le mauvais conseil, Morio le premier parce qu'il l'a exécuté. (p. 392) Depuis le 19, le général Morio se trouva plusieurs fois à portée de mon pistolet; mais je voulais attendre qu'ils fussent réunis. Lorsque j'ai voulu tirer le second coup sur Gilsa, j'ai trouvé dans mon point de mire M. de Saint-Sauveur qui est honnête homme, c'est ce qui a sauvé Gilsa.» Son second coup n'a point été tiré contre M. de Saint-Sauveur, mais contre un palefrenier qui l'a échappé par un miracle. La balle s'est coupée en deux contre une petite clef qu'il avait dans sa poche et qui s'est dessinée sur sa chair.—«Mais comment, dit M. de Bongars, avez-vous pu commettre un pareil crime pour une bagatelle?»—«Mon honneur a été outragé; vous, dans ce cas, lui auriez demandé raison; et il aurait été obligé de vous la faire. Moi, on m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse et chassé du royaume. Ainsi ne pouvant le tuer par devant je l'ai tué par derrière.»—«Mais il ne mourra pas,» dit M. de Bongars.—«Il mourra, dit le scélérat, j'ai vu le trou où la balle est entrée.»

On a trouvé chez lui le testament qu'il avait annoncé. Il y est dit que Morio et Gilsa étant deux coquins qui trompaient le Roi, il a voulu en faire justice. «Lorsque je ferrais seul les chevaux, disait-il encore, pas un clou ne portait à faux; depuis que ce misérable Allemand m'est adjoint, il y a toujours six chevaux au moins qui couchent sur la litière.»

Depuis qu'il est arrêté, il n'a voulu ni manger ni boire. «Les formalités de mon procès, dit-il, seront assez longues pour me donner le temps de mourir de faim et de n'être pas déshonoré par la mort sur l'échafaud.» Il a mangé depuis.

Tous, Français et Allemands trouvent un adoucissement au chagrin que cause cette catastrophe en ce que l'assassin n'est pas un Allemand. Tous frémissent de l'idée des conséquences qu'aurait pu entraîner le même coup si l'on avait pu l'attribuer à l'esprit de parti.

La dissection du cadavre a montré la balle dans la moelle épinière même. Aussi le général s'est-il cru mort du premier moment. Toute la partie inférieure de son corps était sans sentiment. Dans son testament, qu'il a dicté et signé, il a légué les trois quarts de son bien à sa femme enceinte et l'autre quart à ses frères qui sont sans fortune.

La mort tragique du général Morio causa un vif chagrin au jeune roi; dans un bulletin expédié à Paris par Reinhard, le 9 janvier 1812, il est question de la somme dépensée au service funèbre.

Depuis la mort du général Morio on regarde comme les hommes les plus influents les généraux Bongars et Allin. Le roi lui-même a dit à ce dernier qu'il espérait qu'il remplacerait Morio. C'est un excellent officier d'artillerie, du reste très sourd au physique et au moral et ne connaissant que ses mathématiques. Son nom, très probablement, reparaîtra quelquefois dans ma correspondance.

(p. 393) Le roi est toujours inquiet des conspirations. M. Bongars doit avoir découvert à Brunswick un embaucheur et fait arrêter un fermier chargé de fournir les fonds. Il est très vrai que sur les revenus des dotations hanovriennes il n'y a que 300,000 francs de payés, et que le reste est assigné sur des marchés conclus dont le produit n'est pas encore tout à fait disponible. À plus forte raison, je ne puis croire au paiement du premier terme du capital. On se flatte ici que l'indemnité pour la nourriture de nos troupes sera imputée sur les 2,400,000 francs dus en 1812 pour la contribution de guerre, et c'est ainsi qu'on fait les fonds pour la dette la plus pressée. J'en ai la preuve sous les yeux.

On se montre une liste des cadeaux faits par le roi depuis l'incendie du château. La voici: la maison et mobilier au comte de Bochholtz, 100,000 francs; la maison et mobilier au comte de Lœwenstein, 80,000 francs; gratification aux cinq ministres sur le produit des bulletins des lois, 50,000 francs; à Mme Morio: en or, 36,000 francs, plus un médaillon en diamants avec les portraits du roi et de la reine, 10,000 francs, enterrement du général Morio, 20,000 francs; sur le budget du ministre de l'intérieur, loterie de bijoux à Catharinenthal, 25,000 francs; à la reine, en perles, 36,000 francs; budget du grand écuyer, 850,000 francs.

Quelques jours après l'envoi de ce bulletin, le 23 janvier 1842, Reinhard terminait une longue lettre au duc de Bassano par les deux phrases suivantes omises aux Mémoires de Jérôme:

Il paraît que depuis les dernières représentations faites lors de l'enterrement du général Morio, le roi boude le corps diplomatique. Entre les bals masqués qui se donnent chez les ministres de Sa Majesté, il y en a de masqués et de parés à la cour même, dont les ministres étrangers sont exclus. Cela fait beaucoup de peine au ministre d'Autriche qui a été mon principal instigateur (?), mais qui n'en aime pas moins à savoir où passer ses soirées.

Le public de Cassel, qui a entendu parler des dernières libéralités du roi et qui est témoin des plaisirs du Carnaval, prétend que la cour jette l'argent par les fenêtres parce que le roi sait que Cassel ne sera pas longtemps sa résidence.

En même temps que ces lettres et ces bulletins de Reinhard étaient mis sous les yeux de l'empereur, ce dernier recevait de son frère une dépêche en date du 11 janvier (Mémoires du roi Jérôme, vol. 5e, page 179), dans laquelle le roi, exposant la situation précaire des finances de son royaume, implorait un dégrèvement. On conçoit que les rapports du ministre de France à Cassel n'étaient pas de nature à engager Napoléon à satisfaire au désir du roi de Westphalie.

(p. 394) Vers cette époque la guerre avec la Russie devenait de jour en jour plus probable. Napoléon manda à tous les princes de la Confédération qu'ils eussent à préparer leur contingent. Jérôme s'empressa de seconder de tout son pouvoir, dans ses États, les intentions de son frère.

Le 17 janvier 1812, Reinhard écrivit à ce sujet au duc de Bassano:

On lit déjà dans le Moniteur westphalien quelques nominations qui semblent indiquer que l'armée va être mise sur le pied de guerre. Le roi a nommé deux payeurs-généraux et plusieurs officiers d'ordonnance parmi lesquels on cite MM. de Lowenstein et de Badenhausen, chambellans, et un comte de la Lippe. Le prince de Hesse-Philippsthal dont le mariage avec sa nièce va se célébrer aujourd'hui sera un des aides-de-camp de Sa Majesté. On dit dans le public que le quartier général du roi sera à Erfurth. Le général de Hammerstein se dispose à partir pour prendre le commandement de l'avant-garde. Tous les officiers, toute la cour, s'il était possible, voudraient joindre l'armée.

Il y a eu pendant le Carnaval six bals masqués chez les ministres du roi et les grands officiers, deux bals masqués et deux bals parés à la cour, dans ce qu'on appelle l'intérieur, et un bal paré aussi dans l'intérieur chez M. de Furstenstein. Le roi a défendu que le dernier bal masqué qui devait se donner hier au théâtre eût lieu, attendu que le carême a commencé.

La remise des cinq dotations, montant à un revenu de 145,000 francs dont le roi s'était emparé en 1809 et que plusieurs traités avec la France l'avaient forcé de rendre, a enfin été effectuée. J'avais annoncé dans mes numéros 263 et 264 que le roi s'en était indemnisé pour une somme de 3 millions d'obligations provenant de créances du roi d'Angleterre sur le pays d'Hanovre dont M. Pichon avait fait cadeau à Sa Majesté; mais il y a eu double indemnité. La direction des domaines de l'État a cédé au roi pour 2 millions de biens du clergé de Hildesheim; elle a reçu en échange une dotation qui devait être restituée, et c'est elle qui ensuite l'a rendue au donataire. Un contrat formel a été passé à ce sujet entre le roi et M. Malchus. En récompense ce ministre a reçu du roi, le 9 de ce mois, 20,000 francs de sa cassette et 100,000 francs en obligations de l'emprunt forcé, bonnes à employer comme argent comptant dans l'acquisition de la terre de Marienborn dont M. Morio n'avait pas consommé l'achat. La manière dont les intérêts de Mme Morio ont été stipulés dans cette occasion m'est encore inconnue. À ces faits qui, ainsi que plusieurs dont j'ai déjà fait mention, sont tous connus du public, il faut en ajouter d'autres qu'on ne croit ici pouvoir expliquer que par la supposition que le roi a cessé entièrement de prendre intérêt à la situation de son royaume. Il a donné au sieur Roulland, son deuxième (p. 395) chirurgien, 100,000 francs en obligations, pour lui faire, dit-il, 4,000 francs de revenu. Cet homme, à qui le roi n'avait presque jamais adressé la parole, est tombé des nues. Un comte de Blumenthal, ancien maire de Magdebourg, ensuite chambellan, retiré dans ses terres, enfin revenu à Cassel pour s'y établir, a reçu 12,000 francs.

Je regarde, Monseigneur, ces dernières prodigalités comme l'effet de l'impression qu'ont fait sur l'esprit du roi les communications récentes que j'ai été chargé de faire. Il se raidit en se punissant lui-même contre les reproches trop fondés qui lui ont été adressés. Il regarde la Westphalie comme perdue pour lui. Il met toutes les chances dans son armée et dans le commandement qu'il espère obtenir. Tous ses regards se tournent sur la Prusse et sur la Pologne; mais l'impression que tout cela fait sur le public et sur tous ses serviteurs honnêtes est inexprimable. Le public date cet abandon ou le laisse aller de l'incendie du château. D'un autre côté, il n'est que trop vrai que depuis l'entrée au ministère de M. de Malchus, depuis le travail du budget qui a mis à nu son impuissance et la disproportion entre les recettes et les dépenses, le désordre et la corruption se répandent d'une manière effrayante dans toutes les branches de l'administration.

Les administrations militaires subalternes en sont surtout infectées. M. Pichon garde le silence depuis qu'il habite le palais le mieux meublé de Cassel; mais au moins il travaille. Les conseillers d'État allemands sont tous sans la moindre influence. L'abattement est dans toutes les âmes.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 30 janvier 1812.

Si tout ce que je viens d'alléguer tend à prouver que la Westphalie en ce moment possède encore des moyens pour faire ce que lui prescrit une politique sage et dévouée en ne désorganisant point le service accoutumé et régulier des fournitures à faire aux troupes françaises, Votre Excellence d'un autre côté est assez informée par mes rapports journaliers que la détresse des finances westphaliennes est réelle, qu'elle va en croissant, et qu'un surcroît d'avances à faire les épuiserait totalement dans un avenir très prochain. Pour faire juger Votre Excellence à quel point on se procure ici des ressources, je n'ai qu'à citer ce que je tiens de Sa Majesté elle-même, que les domaines de l'État se vendent à neuf et à huit fois le revenu. Une dépréciation pareille aurait probablement lieu si l'on se pressait de vendre à la fois une trop grande quantité des produits des mines qui peuvent être encore disponibles. Le banquier Jacobson avec lequel on a conclu les derniers marchés (p. 396) parait avoir fait une spéculation dans l'hypothèse d'une guerre prochaine. C'est la même hypothèse qui a fait monter assez considérablement le prix des grains.

Un observateur placé hors de la Westphalie, mais dans le voisinage, que j'avais interrogé sur la disposition des esprits et que je crois digne de confiance, m'écrit: «Je suis sûr, comme vous, qu'il n'y a pas encore de danger pressant. Il n'y a ni foyer de mécontents, ni point de ralliement, ni chef de parti; au contraire, il n'y aurait ni plainte, ni élan si on montrait de la confiance aux nouvelles grandes familles et si on allégeait les impôts; aussi longtemps que régnera une parfaite cordialité, une tranquille aisance, il n'y a rien à craindre dans ce qui est soumis au grand empereur. On admire, on craint, on respecte dans les petites souverainetés autrichiennes (j'excepte Coethen). On aime et on se tranquillise; mais c'est la Westphalie où le mécontentement est bien grand. L'idée qu'on a du luxe, de la pompe asiatique de la cour, au lieu d'en imposer, aliène les esprits. On ne croit pas à la pureté des mœurs. On exagère sans doute dans les contes qu'on en fait; mais tout cela attire une grande mésestime, et puis les impositions toujours nouvelles occasionnent des plaintes aussi toujours nouvelles et mènent au désespoir. Les pays de Hesse, Paderborn ne sont pas riches du tout. Ils n'ont pas de ressources, ils n'ont que des pleurs. Si le cœur compatissant du roi savait la pure vérité, tout changerait bientôt de face. De plus, on s'imagine que le maître actuel pourra recevoir une autre destination. Le manque d'héritier augmente les inquiétudes. Si on fait des contes dangereux en parlant d'insurrections qui éclateront, on ne peut nier qu'il y en a des germes. Peut-être si on avait à faire à d'autres pays qu'à l'Allemagne, ce serait bien pire; mais vous savez que le Germain est tranquille, patient, ami de l'ordre, peu fait pour les révolutions; seulement il ne faut pas le pousser à bout.

Si le roi, au lieu de se dédire des fournitures, avait dit: «Tous les fonds de l'État sont insuffisants aux dépenses courantes; mais le moment presse; voilà ma liste civile de six millions. J'en consacre un pour l'entretien des troupes de mon frère. Plus de bals masqués, plus de cadeaux pour les costumes jusqu'à ce que j'aie pourvu à l'essentiel. L'emploi des capitaux qui m'ont été cédés par l'empereur sera pour l'armée.» Mais au lieu de cela on montre une avidité scandaleuse pour faire payer d'avance le cadeau de 400,000 francs qu'on a fait offrir par la ville à la reine; et on laisse là des casernes à moitié achevées. On se fait remplacer par des domaines de l'État les cinq domaines qu'il a fallu restituer aux donataires impériaux; et dans la crise la plus importante on vit dans une dissipation de dépenses et d'amusements qui fait dire dans la ville de Cassel et dans tout le royaume que le roi n'agit ainsi que parce qu'il se voit au dernier jour de son règne.

(p. 397) Il est douloureux, Monseigneur, d'avoir à dire ces vérités, mais je serais coupable en les dissimulant.

Continuant ses investigations sur la conduite et les libéralités du jeune roi, M. Reinhard adresse encore au duc de Bassano les lettres suivantes:

Cassel, le 20 février 1812.

J'ai reçu en même temps une lettre pour M. le ministre de la guerre de Westphalie où Monseigneur le major général de la grande armée demande l'état de situation du contingent westphalien qu'il évalue environ à 21,000 hommes, 3,400 se trouvant à Dantzig et 600 en Espagne. M. le comte de Hœne m'a dit que les troupes mises sur le pied de guerre atteignaient de bien près ce nombre. Il a observé, au reste, qu'il fallait porter à 1,200 celui des troupes qui se trouvaient en Espagne, savoir: un bataillon de 600 hommes en Catalogne et un régiment de cavalerie légère de 600 hommes à l'armée du Midi. Je lui ai demandé si le roi regardait son contingent comme devant être composé en entier de Westphaliens?—«Sans doute, a-t-il répondu, puisque nous n'avons aucune autorité sur les 12,500 hommes de troupes françaises.»—«Je ne fais, ai-je dit, cette question que pour mon instruction particulière, elle n'a point d'autre objet.» Du reste, M. le comte de Hœne ne m'a point dissimulé que le mot contingent dont la France avait soin de se servir en parlant de l'armée westphalienne ne lui paraissait pas d'un heureux augure pour le désir du roi d'obtenir un commandement particulier.

On se flatte de faire réussir à Francfort la négociation d'un emprunt de deux millions contre un dépôt de la valeur de trois millions en produit des mines. Il est aussi question d'une vente de sels à l'extérieur pour la valeur d'un million. M. Pichon prévoit un déficit de vingt millions, seulement pour les six premiers mois de cette année.

Le roi a envoyé, le jour des noces du prince de Hesse-Philippsthal, à la mariée une corbeille magnifique et au prince, dit-on, un portefeuille contenant deux cent mille francs en obligations. Je ne saurais encore garantir ce dernier fait qui s'est accrédité dans le public, sans doute pour rester en proportion des autres libéralités.

Cassel, 27 février 1812.

L'emprunt de deux millions négocié à Francfort pour le gouvernement westphalien par le banquier Jordis au moyen d'un dépôt en produits des mines paraît avoir réussi, on dit même qu'il pourra être porté à trois millions. Je n'en connais encore les conditions que très imparfaitement. On ne croit point qu'elles soient fort avantageuses, mais les besoins étaient urgents. On me fait espérer positivement qu'une partie (p. 398) de cet argent sera employée à remplir les obligations contractées envers la France, et particulièrement à payer les 400,000 francs sur la contribution de guerre échus au 31 janvier.

Le roi continue à faire des donations entre vifs, en obligations qui lui appartiennent sur l'État. M. le comte de Furstenstein a encore reçu deux cent mille francs le jour de la fête de la reine. M. Malchus a fait pour M. Siméon l'acquisition d'une terre dont il paraît que le roi avancera les fonds et qui a été adjugée à 168,000 francs. Ces obligations sont au porteur. Elles ne sont qu'au cours de 44; mais il paraît que le roi autorise quelquefois à les faire valoir davantage en acquisitions de domaines. M. Pichon a remis au roi, il y a peu de temps, pour 500,000 francs de ces obligations; il vient d'en signer d'autres pour 600,000 qui seront mises à la disposition de Sa Majesté. Voilà la raison pourquoi le système d'un grand livre à inscriptions et transferts n'a pas été adopté. Le roi se croyait dévoilé par cette formalité; cependant le secret n'en est pas mieux gardé et les libéralités qui se font n'en peuvent pas moins être constatées. Le roi se regarde en ce moment (ce sont les expressions de plusieurs de ses serviteurs) comme un gouverneur qui va quitter sa province et qui se débarrasse des effets qu'il ne peut ou ne veut pas emporter.

Dans une lettre du 12 mars 1812, Reinhard donne encore un exemple de la prodigalité du roi:

Le roi a donné à la fille du conseiller d'État Coninx, ancien intendant des domaines royaux, une dot de deux cent mille francs en obligations. Abstraction faite de tout ce qu'on peut dire pour ou contre les motifs qu'il a pour faire de tels dons, provenant d'une telle source, il est au moins certain qu'ils ont une influence funeste sur le crédit des papiers de l'État, puisque ceux qui reçoivent des obligations n'ont rien de plus pressé que de s'en défaire. Le domaine acquis par M. Malchus s'appelle Marienrode et non Marienborn. Son acquisition n'a rien de commun avec les intérêts de Mme Morio. Il paraît aussi que les cinq domaines enlevés aux donataires impériaux et cédés par le roi à l'État ne seront pas restitués en nature, mais en argent.

Peu de temps après, Jérôme fut appelé incognito à Paris par Napoléon. Il rentra bientôt à Cassel, et eut la satisfaction d'annoncer que son frère lui avait confié le commandement en chef de toute la droite de la grande armée (60,000 hommes); les Westphaliens, sous les ordres de Vandamme, composaient le 8e corps.

Ce n'est pas ici le lieu de raconter la part honorable que prit Jérôme aux opérations qui signalèrent le début de la mémorable (p. 399) campagne de 1812; on en trouvera tous les éléments dans les Mémoires du roi Jérôme, et dans un volume intitulé Mémoire pour servir à la campagne de 1812[139]. Il suffit de dire qu'à la suite de dissentiments avec l'empereur, Jérôme fut relevé de son commandement. Citons cependant la lettre qu'avant cet événement il écrivait de Grodno le 5 juillet à sa femme, la reine Catherine, qu'il avait laissée à Cassel, régente du royaume:

Ta dernière lettre est du 22, je ne l'ai reçue qu'hier. Tu vois que je suis arrivé à Grodno avec ma cavalerie légère. J'ai aussi été obligé d'y rester quelques jours qui n'ont fait de mal à personne.

L'empereur est entré à Vilna le même jour que je suis entré à Grodno. Ainsi, il ne pourra qu'être, j'espère, satisfait de son aile droite. Ma cavalerie est à vingt ou trente lieues en avant, mais les Russes ayant quelques jours de marche, nous ne pouvons les attaquer, et, à l'exception de quelques convois et quelques Cosaques, nous ne faisons qu'user nos souliers.

L'armée russe, par les savantes manœuvres de l'empereur, est entièrement coupée en trois; aussi, je ne sais pas trop où elle se réunira, à moins que ce ne soit derrière leurs marais ou la Dwina, encore je doute que celle de Bagration, qui m'est opposée, puisse y parvenir; du moins, je ferai tout pour tâcher de l'empêcher.

Tu sais sans doute que la diète de Varsovie s'est déclarée diète générale du royaume de Pologne et a proclamé son existence, etc.

Je jouis de la meilleure santé; l'empereur ne s'est jamais si bien porté; il est dans son centre; il n'a même pas besoin de jouer serré; il pelotte en attendant partie, et je crois qu'il finira quand cela lui conviendra, car c'est bien le cas de dire que même sur l'opinion il peut ce qu'il veut.

J'ai été obligé d'ôter à Vandamme le commandement du 8e corps; il en faisait de toutes les couleurs, pillant, volant, donnant des soufflets, des coups de pied à tout le monde, etc. C'est incroyable la haine que son nom inspire dans ce pays, les habitants en ont une frayeur inconcevable. Je présume que l'empereur le renverra chez lui ou lui donnera un commandement sur les derrières.

Je compte partir aujourd'hui et j'espère dans quelques jours rejoindre l'empereur, cela me rendra bien heureux.

La veille du jour où il allait être relevé de son commandement, il écrivait encore à sa femme de Mir, 13 juillet 1812, midi:

Je répondrai cette fois, ma chère Toinette, à ta lettre du 27, sur tous (p. 400) les points, c'est ce que je fais toujours; mais tu prétends que je déchire tes lettres avant ou sitôt après les avoir lues.

1o Il n'est pas douteux que les ministres ne doivent te communiquer les rapports qu'ils m'adressent; il me semble même que c'est ce qu'ils font, puisque je les reçois presque toujours et par toi et par eux.

2o M. Siméon a pu tenir dans sa maison le conseil des bâtiments, puisque ce n'est qu'une affaire de maison, qui n'a rien de commun avec l'État; mais pour tenir ce conseil, il fallait le convoquer; et pour le convoquer, il a fallu que Boucheporne, qui fait les fonctions de secrétaire du cabinet, prît tes ordres; car il n'y a que le secrétaire du cabinet qui puisse convoquer un conseil d'administration de la maison. Il ne faut pas te gêner et le dire clairement à M. Siméon.

3o M. Siméon ne peut tenir un conseil des ministres chez lui: 1o parce qu'il faut prendre tes ordres pour le rassembler; 2o parce que c'est directement défendu par une instruction, tous les conseils doivent être tenus dans mon palais.

4o Il doit te rendre compte de tout ce qu'il fait et reçoit, comme il le ferait pour moi, et je ne conçois pas comment il a pu se permettre de donner une permission, soit aux conseillers d'État, soit aux ministres de France et d'Autriche, sans prendre tes ordres; tes rapports avec moi ne l'empêchent nullement de te rendre compte de tout, il faut l'exiger. À l'âge de M. Siméon, on n'est plus dirigé que par deux passions: l'avarice et l'ambition; il faut réprimer la dernière, et pour cela, il suffit d'un peu de fermeté.

Je ne veux pas des plans que l'on m'a envoyés. Je veux, puisqu'il faut dépenser huit à dix millions en six ans, que l'on construise sur l'emplacement de la rue Royale, où demeure la comtesse d'Oberg, un peu plus en arrière. Donnes-en l'ordre à Moulard pour qu'il se fasse faire le plan. J'espère que pour cette fois j'ai répondu à toutes les affaires.

Maintenant parlons de nous:

Tu ne dois pas t'étonner si tu reçois de mes nouvelles beaucoup plus rarement, car je suis aux frontières de l'ancienne Pologne, poursuivant le prince Bagration qui se retire avec 80,000 hommes. Il y a deux jours que 3,000 hommes de cavalerie de mon avant-garde ont eu un engagement sérieux avec l'arrière-garde ennemie ici-même; les Polonais se sont battus comme des diables, et s'ils avaient eu la patience d'attendre l'arrivée des cuirassiers et des hussards, l'ennemi n'aurait pas emporté ses oreilles; mais ils ont voulu aller toujours en avant, et comme l'ennemi était beaucoup plus fort, ils n'ont pu que lui faire beaucoup de mal, mais sans aucun résultat.

Dans peu de jours, les Russes auront évacué toute l'ancienne Pologne, (p. 401) ce qui est inconcevable; le pays est assez beau, mais il faut y être obligé pour y rester, car c'est au bout du monde.

Tu as sans doute reçu mes lettres de Grodno, etc.; les postes vont très doucement, et je crois même être à peu près le seul qui reçoive aussi souvent des nouvelles de chez moi.

Je vais partir pour Nesvig, assez jolie petite ville de Pologne; car celle-ci est assez misérable.

À quelques jours de là, la situation avait bien changé, et c'était sur un autre ton que Jérôme écrivait à Napoléon, de Tourets, 17 juillet, à 8 h. du matin:

Sire, je reçois à Touretz la lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire en date d'hier. J'ai quitté Nesvig, ayant été prévenu que les Autrichiens allaient y arriver.

La manière dont j'ai reçu l'ordre d'être sous le commandement du prince d'Eckmühl sans en avoir été prévenu ni par V. M., ni par le prince de Neufchâtel; la lettre dure que V. M. m'a écrite en date du 10, dans laquelle elle me disait que je n'avais qu'à m'en aller, qu'elle ne mettait point d'obstacle à mon départ; l'extrême inimitié que le prince d'Eckmühl m'a toujours portée; le mésentendu qui avait existé entre ce prince et moi avant l'arrivée de V. M. à l'armée, et enfin le malheur que j'avais de ne m'attirer que des reproches et de ne jamais réussir à contenter V. M. malgré ma bonne volonté; tout m'a fait croire qu'Elle voulait que je quittasse le commandement comme Elle semblait me le dire dans sa lettre du 10.

Dieu m'est témoin, sire, que jamais une mauvaise idée n'est entrée dans mon âme et que vous et l'honneur avez toujours été mes seuls guides.

Actuellement, il dépend de V. M. d'achever de me perdre ou de me sauver, puisqu'ayant remis le commandement depuis trois jours, ayant fait avec ma garde des marches rétrogrades et annoncé que V. M. m'appelait sur un autre centre, je ne puis plus retourner. V. M. pourrait, la retraite du prince Bagration s'effectuant sur Mogouir, me donner un commandement sur les côtes en cas de descente des Anglais et de mouvement dans cette partie, ou enfin toute autre destination qu'il lui plaira. J'espère encore que dans une circonstance comme celle-ci d'où dépend le sort de toute ma vie, elle ne m'abandonnera pas.

Le 28 juillet, nouvelle lettre du roi à la reine, écrite de Bialistok:

J'ai reçu ce matin à Bialistok tes lettres du 17 et du 20 en même temps. Tu peux bien penser que, si je retourne, c'est que je dois le (p. 402) faire, c'est que je ne puis faire autrement, sans me déshonorer. Comment, moi qui commande l'aile droite, composée de quatre corps d'armée, on m'ordonne, en cas de réunion ou de bataille, d'être sous les ordres d'un simple maréchal qui ne commande qu'un seul corps? L'empereur a bien senti que ce ne pouvait être, car c'eût été m'afficher aux yeux de toute l'Europe, comme un homme incapable, et n'eût-on pas dit avec raison: Quand il s'agit de parades et de marches, le roi est assez bon pour commander; mais quand il s'agit de se battre, il doit et ne peut qu'obéir? Il eût autant valu me donner un coup de pistolet que de me déshonorer de la sorte. Et de quelle manière je reçois cet ordre par le prince d'Eckmühl! Cet ordre est daté du 6. Je reçois des lettres de l'empereur et du prince de Neufchâtel des 6, 7, 8, 9, 10 et 11, et on ne m'en dit pas un mot; on ne me le fait pas même soupçonner, et c'est lorsque je me bats avec l'ennemi, lorsque je fais le reproche au prince d'Eckmühl de ce qu'il perd du temps, et lui mande que s'il veut faire deux marches de tel côté, Bagration était à nous; c'est alors, dis-je, pour toute réponse qu'il m'envoie l'ordre qui me met sous ses ordres. Tu sens bien que je n'ai pu que le transmettre à mes généraux et me retirer. L'empereur n'eût pas fait autrement. Je ne pouvais autrement agir sans me déclarer incapable aux yeux de l'armée et de l'Europe; je n'ai pas mis la moindre humeur dans ma conduite et l'empereur ne pourra, lorsqu'il sera de sang-froid, que me rendre justice, et sentir qu'il a de grands torts vis-à-vis de moi dans cette circonstance.

Bref, l'essentiel en ce moment, ce que l'empereur désire le plus, c'est qu'il n'y ait pas le moindre éclat, et que cela paraisse une chose simple; d'ailleurs, rien ne l'est effectivement davantage, on veut que je serve, moi qui commande la droite, sous les ordres d'un maréchal; je ne le veux ni ne le peux vouloir, voilà tout; je me retire, c'est tout simple.

Du reste, c'est mon armée seule qui a eu quelques engagements, qui a arrêté l'ennemi; il n'y a pas eu un coup de fusil tiré depuis mon départ, et je crains bien qu'il n'y en ait pas de sitôt, car les Russes ont déclaré vouloir toujours se retirer.

À mon retour, je t'en dirai davantage; tu dois toujours bien dire qu'ayant demandé à revenir chez moi, l'empereur l'a trouvé tout simple, les premières opérations étant terminées.

Je t'écrirai demain plus en détail après le retour du baron de Sorsum que j'ai envoyé auprès de l'empereur.

Cependant Reinhard, resté à Cassel, continuait de tenir l'empereur et le duc de Bassano au courant de ce qui se passait en Westphalie: le 2 mai il expédiait le bulletin suivant:

(p. 403) Cassel, 2 mai 1812.

On parle beaucoup à Cassel de la nomination, à la place du receveur général du département de la Fulde, d'un sieur Alexandre, économe de la maison des pages du roi. C'est le père d'une demoiselle fort jeune et fort jolie qui, après avoir épousé pour la forme, dit-on, un Escalonne, employé aux postes de l'armée, est partie pour le quartier général de Kalisch. Son départ ayant coïncidé avec celui du roi, le public voit en elle la maîtresse de camp de Sa Majesté.

On dit que les gardes-du-corps vont revenir, attendu qu'ils sont trop peu nombreux pour servir en ligne et qu'ils jouissent de distinctions que Sa Majesté impériale n'a accordées à aucun corps de sa propre garde. Leur colonel, M. le chevalier Wolf, vient d'être nommé général de brigade.

30 juin 1812.

M. le comte de Pappenheim, premier chambellan du roi, frère du ministre de Darmstadt à Paris, était atteint depuis plusieurs semaines d'un dérangement d'esprit qui, après quelques accès de fureur, a amené un abattement assez voisin de l'imbécillité. Il a été conduit à Paris. Sa femme, dame du palais, est partie pour une terre que M. de Waldener, son père, possède dans le département du Bas-Rhin. Les uns attribuent la maladie de M. de Pappenheim à des causes physiques, les autres à des causes morales. Ce n'était jamais un homme d'un grand esprit; mais il paraît avoir été élevé dans des principes sévères dont on dit que l'ambition de devenir grand chambellan l'avait fait dévier, en connivant à certains arrangements qui concernaient Mme de Pappenheim.

Mme la baronne de Bigot est partie pour aller joindre son mari, ministre du roi, à Copenhague. Un voyage qu'elle avait fait à Paris, sans la permission de Sa Majesté, et quelques démarches qu'elle y fit, dont le roi eut connaissance, avaient déplu. Après son retour, elle avait été exclue de la cour: néanmoins, elle semblait préférer l'état d'abandon où sa disgrâce la plaçait à Cassel à l'honneur de faire les affaires du roi en Danemark, lorsque tout à coup M. Siméon reçut les pleins pouvoirs de son mari pour le divorce. M. de Furstenstein lui ayant mandé que le roi, justement irrité de la conduite et des liaisons affichées de Mme Bigot, ne voulait point qu'elle allât à Copenhague écrire les dépêches de son mari, ses amis lui ont conseillé de partir sur le champ, et, par l'intercession de M. Siméon, M. Bigot a consenti à la recevoir.

La demoiselle Alexandre, mariée Escalonne, qui avait précédé de peu de jours le roi partant pour Glogau, est revenue subitement avec sa mère, pendant qu'on était encore occupé à expédier d'ici des cadeaux que le roi, disait-on, lui destinait. On ne sait pas encore comment expliquer cette séparation soudaine, lorsque Mme Escalonne paraissait (p. 404) encore jouir d'une faveur trop prononcée pour faire croire que le moment était arrivé où Sa Majesté s'en dégoûterait. Mme Morio, qui la semaine dernière avait reçu une invitation pour être du voyage de Napoléons-Höhe, s'en étant excusée parce qu'elle était au terme de sa grossesse, avait été contrainte de s'y rendre par ordre de la reine, et ce ne fut que sur une attestation des médecins qu'elle obtint la permission de retourner à Cassel.

D'un autre côté, M. le comte de Bochholtz s'étant trouvé absent de Cassel, lors du retour de la reine de Dresde, a reçu avis que pendant l'été il ne serait jamais du voyage. En conséquence, il est retourné dans ses terres. On dit que Mme la comtesse de Lœwenstein, dame du palais, est la seule qui ait obtenu du roi la promesse qu'elle le suivrait dans le cas où il serait roi de Pologne. Ce qui est certain, c'est que Mme de Lœwenstein se distingue de ses compagnes par ses moyens, par son ton et par son esprit de conduite. Quoi qu'il en soit, il est douteux si M. de Bongars fera tarir les pleurs que la crainte d'être délaissées en Westphalie fait verser à certaines dames de la cour, qui, ayant attaché leur sort et celui de leur mari au roi, ne prévoient point quelle existence pourrait compenser celle qu'elles perdraient dans le cas où leurs appréhensions se vérifieraient.

M. Siméon vient de me prévenir confidentiellement que d'après une invitation reçue de S. M. l'impératrice la reine partira pour Dresde ce soir à onze heures. M. de Collignon, son écuyer, ayant été chargé de la précéder de quelques heures pour féliciter Leurs M. I., je profite de son départ pour transmettre de mon côté la nouvelle du voyage de la reine à V. Exc. M. Siméon en donnera demain matin connaissance officielle au Corps diplomatique.

Il est arrivé avant-hier un nouveau courrier du roi. Sa M. n'a point ratifié le projet de vente du domaine de Barby, dont l'ancien fermier avait offert 1,050,000 en argent comptant. L'administration est embarrassée de ce refus qui fait manquer une ressource sur laquelle on avait compté. M. le Ministre des finances a convoqué hier la section du conseil d'État pour proposer plusieurs projets d'augmentation de recettes et particulièrement de la contribution foncière. Il s'occupe aussi d'une vente d'une partie considérable des dîmes appartenant à l'État. Il se pourra aussi qu'on ait recours à un emprunt forcé qui serait le troisième depuis l'avènement du roi. Mais plusieurs personnes regardent ce projet comme impraticable. La suspension du paiement des intérêts de la dette du premier semestre ne paraît pas douteuse: on en proposera probablement pour la seconde fois la capitulation.

La reine écoute avec une grande attention les rapports qui lui sont faits. Elle montre beaucoup d'application au travail. Elle paraît saisir avec discernement le nœud des affaires. Cette espèce d'initiation ne peut (p. 405) avoir que des suites très heureuses. Tout ce que j'apprends à ce sujet confirme la haute idée que j'ai toujours eue de ses moyens intellectuels.

M. le comte de Schulembourg, préfet de Magdebourg, le même qui, à la suite de quelques différends qu'il avait eus avec le général Michaud, avait été éloigné pendant quelque temps de ses fonctions, vient d'être nommé conseiller d'État en remplacement de M. de Henneberg, décédé. On ne sait pas encore qui lui succédera.

On dit que le général comte de Wellingerode reviendra de l'armée. M. le général Allin a été nommé général de division. On dit ici que le roi lui confiera ou lui a confié le commandement de toute l'artillerie du corps d'armée qu'il commande.

Le 19 mai nouvelle lettre au duc de Bassano. Lettre importante sur les finances de la Westphalie:

La question insoluble qui cause l'embarras du gouvernement westphalien, réduite aux termes les plus simples, est toujours celle-ci: les dépenses de la Wesphalie étant de soixante millions et les recettes étant de quarante, comment porter la recette à vingt millions de plus, puisqu'on ne veut ou ne peut pas réduire la dépense?

La dépense de la guerre, en y comprenant tous les frais d'entrée en campagne, est de vingt-huit millions, peut-être de trente. Quand même la volonté expresse du roi ne défendrait pas d'y faire des retranchements, les circonstances actuelles doivent interdire à tout homme sensé d'en proposer. Si, dans le cours de la seconde moitié de l'année, les événements doivent amener en tout ou en partie cette diminution sur laquelle compte M. de Malchus, il est au moins démontré qu'elle arrivera trop tard pour influer efficacement sur la crise du mois de juin.

Il est encore interdit de faire tomber la diminution des dépenses sur la liste civile qui est de six millions, telle qu'elle était en 1810, lorsque le royaume comptait onze départements.

J'ai déjà indiqué combien les ressources qu'offriront les recettes extraordinaires consistant uniquement en vente des domaines resteront au-dessous de ce qu'elles devaient produire pour ramener l'équilibre.

Il paraît qu'on a reconnu l'impossibilité d'un troisième emprunt forcé dans lequel d'ailleurs, de toute nécessité, il faudrait recevoir ce qui n'est pas encore rentré des obligations du dernier.

Reste l'augmentation des recettes ordinaires.

S. M. veut que tous les traitements soient réduits de moitié, à l'exception de la liste civile et des traitements militaires. C'est cette proposition qui a été discutée pendant quatre heures, dans un conseil des (p. 406) ministres qui s'est tenu samedi dernier. De fortes objections y ont été faites. On a dit que quand cette mesure pourrait s'appliquer aux traitements un peu considérables, la plus grande partie des traitements, à cause de leur modicité, ne pourrait y être assujétie sans les plus graves inconvénients, ni même sans danger pour la morale et pour la tranquillité publique; qu'à la vérité les traitements des juges étaient un peu plus considérables en Westphalie qu'en France; mais que c'était d'après des considérations importantes et sur la demande expresse des États qu'on les avait augmentés, parce qu'en Allemagne, de génération en génération, des familles entières, sans fortune, mais riches d'une considération héréditaire, ne vivaient que de leurs emplois, que la désolation et la misère qui résulteraient de la diminution de ces traitements aliéneraient du gouvernement cette classe de ses serviteurs les plus immédiatement en contact avec le peuple, enfin que l'épargne qu'on pourrait faire par ce moyen ne monterait peut-être pas à 500,000 francs, qu'au reste, il convenait d'en faire le calcul, et c'est ce dont a été chargé M. le Ministre des finances.

Pour ce qui concerne la liste civile, on a remarqué que dans une aussi grande détresse, si les ministres, les conseillers d'État, les autres fonctionnaires supérieurs devaient faire un aussi grand sacrifice, il serait assez étonnant que les officiers de la cour, pour des fonctions honorables sans doute, mais peu pénibles, conservassent la totalité de leurs larges traitements; que cette liste civile, qui constitutionnellement ne devrait être que de cinq millions, en y comprenant les revenus des domaines de la couronne, était déjà dans une proportion trop forte avec les revenus du royaume; qu'elle avait ensuite été portée à six millions, lorsqu'en 1810 le royaume se trouva composé de onze départements; qu'aujourd'hui le royaume étant réduit à huit départements, elle restait toujours la même; qu'il fallait ajouter à ces six millions près d'un million d'autres revenus que la couronne s'était successivement appropriés, ce qui portait la proportion de la liste civile avec la totalité des revenus de l'État au sixième. Enfin, on a demandé si, lorsqu'on allait retrancher le nécessaire aux juges, aux curés, aux instituteurs publics, on pourrait, avec justice, laisser subsister à la charge de l'État une dépense de 400,000 francs pour le spectacle français. C'est jeudi prochain que le ministre des finances donne son avis et ses moyens au conseil des ministres. M. Pichon, de son côté, prépare un travail sur le même objet.

M. Pichon, partant de la supposition qu'on ne puisse pas diminuer les dépenses, en conclut avec beaucoup de logique qu'il faudra donc hausser les recettes jusqu'au niveau des besoins. La base de son travail sera donc une augmentation d'impôts de douze à quinze millions. Il soutient que, pour imposer un pays, il n'est pas nécessaire de connaître (p. 407) les localités, que sans y avoir égard les nouveaux départements allemands après leur réunion ont été sur le champ assimilés à la France; que les premiers fonctionnaires sont des Français ne connaissant pas même la langue; qu'on peut augmenter les impôts à volonté, pourvu que la répartition soit égale; que la règle et l'uniformité feront tout et que c'est là ce qui manque à la Westphalie. Il a dit à la reine qu'il allait lui révéler tout le secret de l'artifice par lequel ses serviteurs détournaient le roi de l'augmentation des impôts: qu'entre eux ils disaient: le roi est dissipateur, toute augmentation de recette sera dévorée et s'engloutira surtout dans la dépense pour l'armée, tandis qu'ils disaient au roi: si vous augmentez les recettes, l'empereur est là qui en profitera pour étendre les ressources qu'il tire de votre royaume.

À cela on répond que les maximes d'ordre et d'uniformité peuvent être bonnes pour un état de choses permanent, tranquille et prospère et non lorsqu'on est tellement talonné par le besoin qu'on ne peut marcher qu'au jour la journée; qu'en semant l'alarme partout, M. Pichon fait tarir les ressources disponibles; que si les charges locales pour l'entretien, pour le passage des troupes, les réquisitions, la suspension du paiement des intérêts ou leur capitalisation peuvent être regardées comme des impôts inégalement répartis, ils pourvoient à la nécessité du moment et permettent d'attendre celui où l'on pourra employer le seul remède qui sera la réduction des dépenses; que parmi ces charges il en est de plusieurs millions que la Westphalie supporte sans qu'elles entrent dans le compte des recettes générales; qu'ainsi, en les remplaçant par des impôts réguliers, uniformes, on ne se procurerait pas une ressource disponible: que tout impôt a sa nature qu'il était dangereux et impossible d'excéder, et que mille faits semblent prouver que dans la plupart des impôts la Westphalie est déjà parvenue à ce maximum; qu'en Westphalie une contribution foncière de 11,500,000 francs équivaut exactement au taux de cette même contribution telle qu'elle est établie en France; et qu'en général il est absurde de prendre pour exemple la France riche de mille moyens qui manquent à ce royaume.

Comme, d'après la connaissance que j'ai de ce pays-ci, il m'est impossible de croire à l'efficacité du remède héroïque que propose M. Pichon, je ne pourrais, en croyant à ses pronostics, que rétracter entièrement ce que j'ai eu l'honneur de vous dire dans mon no 336: que je croyais qu'au milieu des difficultés la Westphalie pourrait cependant aller sans secousses jusqu'à la fin de l'année, et dès lors il faudrait vous faire prévoir des troubles et des désordres qu'il me semble important d'éviter dans les circonstances actuelles. Néanmoins, je ne me rétracterai point encore et, quelqu'illusion que puisse se faire à certains égards M. le ministre des finances, je me tranquilliserai par l'assurance (p. 408) avec laquelle encore aujourd'hui il m'a dit que le résultat du travail qu'il proposerait au conseil prouverait la possibilité de surmonter la crise de juin et les embarras de l'année.

Du 22.

Dans le conseil des ministres qui s'est tenu hier, M. le ministre des finances a prouvé que dans les quatre premiers mois de l'année il avait, par des moyens tant ordinaires qu'extraordinaires, fait rentrer plus de dix-sept millions (ce qui joint aux trois millions et demi qui étaient en caisse au 1er janvier fait près de vingt-un millions), et que d'après cette proportion, la recette serait de cinquante-un millions au bout de l'année, sur cinquante-neuf millions de dépenses. Il est convenu, à la vérité, que dans les circonstances actuelles il ne se flattait point de pousser le produit des ventes des domaines aussi loin qu'il l'avait espéré; mais il a assuré que néanmoins il ferait face aux besoins du mois de juin. Il a proposé des moyens d'augmentation des impôts pour trois millions, moitié sur la contribution directe, moitié sur les impôts indirects. Une partie des dépenses locales qu'en 1810 le trésor public avait prises à sa charge, sera en même temps de nouveau rejetée sur les communes. Quant à la contribution foncière, il a démontré qu'au taux de douze millions, elle était portée plus haut en Westphalie qu'en France, puisqu'en Westphalie, outre les dîmes qu'on payait encore partout, il y avait encore quatre millions de revenus des domaines impériaux situés dans le ci-devant Hanovre qui en étaient exempts en vertu des traités. Enfin, il a calculé qu'en charges locales non comprises dans les recettes du trésor, la Westphalie payait au moins dix millions par an.

M. Pichon, sans avoir l'air de trop désapprouver les projets du ministre des finances, s'est tenu sur la réserve. La diminution des traitements a été trouvée inadmissible d'une commune voix. Le tout a été adressé à la reine par un courrier qui est parti ce matin. On attend maintenant la décision du roi.

La nouvelle de la disgrâce du roi fit éprouver un grand chagrin à la reine; suivant le désir de Jérôme, elle ne divulgua pas cette affaire, mais elle ne put dissimuler sa tristesse. Tout le monde en fut frappé, et Reinhard écrivit le 23 juillet de Cassel:

La reine est toujours triste et inquiète. Le maréchal de la cour lui demanda dernièrement si elle n'ordonnerait pas une petite fête dans son intérieur pour le jour anniversaire de son mariage. Pour toute réponse, elle fondit en larmes. Dans le 4e bulletin, elle a cru trouver je ne sais quelle intention dans ce passage: «Le roi de Westphalie est arrivé à Grodno avec les 7e et 8e corps et avec le corps du prince Poniatowsky», puisqu'on désignait le corps polonais par le nom de son chef, tandis (p. 409) que les deux autres corps n'étaient désignés que par leurs numéros. Elle a fait part de sa peine à tous ses ministres qui se sont efforcés en vain de lui prouver qu'elle se chagrinait sans raison.

Déjà la reine Catherine avait reçu la lettre du roi en date du 15. Bientôt elle en reçut une nouvelle de Bialistock du 28 juillet, 8 h. du matin; c'est à cette dernière que fait allusion Reinhard dans la lettre suivante au duc de Bassano:

Cassel, le 30 juillet 1812.

Aux inquiétudes habituelles de la reine paraît se joindre, depuis quelques jours, un nouveau sujet d'alarme. Elle paraît craindre que la retraite du général Vandamme n'ait produit une impression fâcheuse sur l'esprit de S. M. imp., avec d'autant plus de raison que c'était le roi lui-même qui avait demandé que ce général fût mis à la tête des troupes westphaliennes, et cette crainte est partagée par les ministres de S. M. On sait que Monseigneur le prince d'Eckmühl est arrivé à Minsk où l'on s'attendait que le roi dirigerait sa marche. On lit dans quelques gazettes que les Saxons se joindront au corps du prince de Schwartzemberg; on est incertain si les Polonais, dont on dit que deux régiments s'avançant avec trop de précipitation contre des Cosaques soutenus par l'infanterie russe ont reçu un léger échec, se trouvent encore sous son commandement; on croit même savoir que l'une des deux divisions westphaliennes a reçu une destination nouvelle. Hier, la reine ne vint au spectacle qu'à huit heures, et le public accoutumé à ces retards attendait qu'on commençât, avec sa résignation habituelle. Cette fois, cependant, le retard avait été causé par une lettre du roi que M. de Pothau venait de lui porter et dont la reine n'a point communiqué le contenu. Déjà il lui était échappé de dire combien il serait fâcheux que le roi ne fût pas bien avec S. M. l'empereur ou qu'il revint de l'armée; et la pensée même de cette possibilité avait effrayé.

Déjà, après son dernier retour de Paris, le roi s'expliquait sur le compte du général Vandamme avec moins de faveur qu'auparavant; à peine arrivé à l'armée, on apprenait qu'il y avait eu entre eux une explication assez vive, mais qui avait été suivie d'une réconciliation. On craint ici que l'inconséquence et les prétentions de certains officiers ne sachant pas distinguer entre leur position de cour et leurs devoirs comme militaires n'aient entraîné le roi toujours trop accessible à des impressions qui touchent à son amour-propre, et l'on sent profondément combien il aurait mieux valu supporter, même, au besoin, quelques légers désagréments de la part d'un homme qu'on avait choisi soi-même que de s'attirer un nouveau reproche de versatilité et d'inconstance.

Reinhard attribuait à la tristesse de la reine une cause (le différend (p. 410) du roi avec Vandamme) qui n'était pas la véritable. Cette princesse connaissait l'affaire du prince d'Eckmuhl. Aussi, malgré son désir de voir le roi de retour à Cassel, elle ne se faisait pas illusion sur les conséquences fâcheuses que pouvait avoir ce retour.

Par le fait, l'empereur, mécontent d'abord de la détermination de son frère, finit par reconnaître sans doute que les torts étaient du côté de Davoust, car il lui fit écrire une lettre de blâme par le major général et laissa Jérôme agir à sa guise, lui recommandant seulement le silence sur cette affaire. Toutefois, la nouvelle ne tarda pas à s'en répandre en Westphalie et le duc de Bassano l'annonça à Reinhard par la lettre suivante, en date du 31 juillet 1812, écrite de Vilna:

Je ne vous envoie pas les bulletins, parce qu'il est impossible au moment où ils arrivent d'en faire plus d'une ou deux copies qui ont une destination marquée; mais je vous enverrai, désormais, de courtes notices, indépendamment de celles que vous recevez régulièrement.

Les pressentiments de la reine se réalisent: le roi a eu, en effet, des torts qui le mettent dans une position très pénible. Lorsque son armée s'est trouvée réunie à celle du prince d'Eckmühl, ainsi que l'armée polonaise, le maréchal a eu le commandement de toutes les forces qui se trouvaient ainsi rassemblées. Une armée de 120,000 hommes exigeait un chef d'une grande expérience, et tous les avantages de cette nature appartenaient certainement au prince d'Eckmühl. Le roi a aussitôt déclaré que s'il n'avait pas le commandement, il se retirerait. Les représentations de Sa Majesté, qui n'aurait pu céder à des considérations et à des affections particulières sans exposer de si grands intérêts, n'ont pas produit d'effet. Le roi a oublié que, lorsqu'il demanda à servir, il fut bien entendu qu'il ne serait pas roi à l'armée, et il a persisté à l'être. Il va partir, et il a dû recevoir à Varsovie l'ordre de retourner à Cassel.

Arrivé à Varsovie au commencement d'août 1812, le roi Jérôme écrivit à la reine:

Je reçois à Varsovie ta longue lettre de conseils du 26; je te remercie pour ton intention; mais je croyais n'avoir jamais laissé douter que je ne suis pas de ceux qui se déshonorent, et que je ne fais que ce que je dois faire. Je trouve aussi qu'il est un peu hasardé à toi, ma chère amie, de parler si longuement sur une question que tu ne connais nullement, et j'avais le droit de penser t'avoir inspiré assez de confiance pour te rassurer entièrement sur ma conduite qui n'est jamais dirigée ni par l'humeur, ni par un coup de tête.

L'empereur ne m'a jamais ôté le commandement de mes troupes, ni (p. 411) des Saxons, ni d'aucun autre de mes corps; ainsi tu vois que ce que tu me dis sur ce sujet dans ta lettre du 23 est encore un des cent mille contes absurdes qui se débitent à Cassel, de même que la destruction du 2e régiment de cuirassiers, qui n'a pas donné (encore aujourd'hui) un seul coup de sabre, il n'y a que la cavalerie légère polonaise qui ait pu atteindre la cavalerie ennemie qui se retirait et qui, depuis mon départ, est entièrement hors d'atteinte.

Je ne veux pas faire davantage le grondeur, quoique j'en aurais sujet, car tu ne sais peut-être pas que M. Pothau, qui ne se doute de rien, écrit au comte de Furskeinstein que rien n'a transpiré de la dépêche du roi apportée par l'estafette, mais qu'il a remarqué que la reine était triste, ce qui est justement le contraire de mes intentions et de celles de l'empereur qui veut que tout ceci n'ait pas le moindre éclat.

L'empereur a bien senti que je ne pouvais rester après l'ordre inconcevable qu'il m'avait donné, car c'est alors que je me serais déshonoré, puisque j'aurais dit moi-même à toute l'Europe: «Je ne suis bon que pour passer des revues et des parades, mais lorsqu'il faut se battre, je sens que je dois obéir et, quoique commandant la droite et quatre corps d'armée, je suis sous les ordres d'un maréchal qui n'en commande qu'un seul.»

D'ailleurs, l'affectation à ne parler, dans les bulletins, que du prince Poniatowski, la manière de dire: le roi est arrivé à Grodno, comme on l'aurait dit de Louis XIV, lorsqu'il allait avec toute sa cour au siège de Philipsbourg, prouve seulement que l'empereur ne me voulait plus à l'armée.

Et à te parler franchement, je te dirai que je crois que l'empereur me voulait donner d'abord le trône de Pologne, que je ne désire nullement, et que dans ce moment il a changé de pensée, et comme je commandais les Polonais, il était fâché de me voir où j'étais et où j'ai été très bien pour lui.

Actuellement, il faut tout simplement dire que j'ai demandé à revenir chez moi, ne pouvant supporter l'inconstance du climat, et que l'empereur l'a permis.

Je t'envoie l'article à mettre dans le Moniteur et surtout prends garde de laisser paraître de la tristesse, car alors on fera cent contes, qui ne seront plaisants ni pour l'empereur, ni pour moi, ni pour toi.

Quant à l'article finances, pour l'année prochaine, j'y mettrai tant d'ordre que cela ira, j'en réponds.

Je voulais que tu vinsses à Brunswick; mais j'ai réfléchi que cela fera un grand dérangement pour toute la maison, une grande dépense et beaucoup d'embarras par rapport aux chevaux, surtout dans ce moment de récolte.

(p. 412) Le ministre de l'intérieur doit se préparer à venir m'attendre à Halle; je lui enverrai l'ordre par le courrier Viantex, car celui que tu m'as envoyé va très doucement.

Tu dois faire pour le 15 août ce que tu me disais dans ta dernière lettre; tu dois aussi recevoir les félicitations le matin et donner audience au ministre de France et à sa femme les premiers. Tout le monde doit être en grande tenue, bien entendu que les hommes ne doivent pas avoir le manteau qui ne sert que dans une cérémonie du Trône.

Tu peux faire dîner avec toi M. et Mme Reinhard, avec la grande maîtresse, la dame de service et le ministre de la justice.

Tu donneras la droite au ministre de France, la gauche au ministre de la justice, etc.

Je te presse sur mon cœur et aurai grand bonheur à t'embrasser, mais ce ne pourra être avant le 18.

P. S.—Je me hâte d'ouvrir ma lettre pour t'annoncer une dépêche de l'empereur, très satisfaisante. S. M. paraît s'être convaincue que je pouvais faire autrement, m'engage à retourner dans mes États avec mes gardes du corps, mais met pour condition que rien ne transpirera, et que je dirai, et tu dois le dire toi-même, que ma santé n'a pu supporter le climat.

Je t'envoie un article pour le Moniteur; en conséquence, aie bien soin de songer que la continuation de l'amitié de l'empereur est attachée à ce que l'on croie que c'est cette seule raison qui me fait quitter.

Le 4 août, Reinhard manda de Cassel:

La reine a reçu hier un paquet de M. de Marinville, à Varsovie, qui lui apprend que les Russes ont quitté le camp retranché de Dryssa et se sont retirés de la Dwina. Elle n'a point voulu montrer la lettre, disant qu'elle contenait encore autre chose. On ignore si dans le même paquet il y avait des lettres du roi. Le secrétaire-général des relations extérieures, M. Hugot, a reçu une lettre de M. le comte de Furstenstein datée de Novogrodek. Ce fait a transpiré et n'a pas causé peu de surprise. M. Siméon s'explique à ce sujet avec beaucoup de réserve. Du reste, j'ai lieu de croire que si quelqu'un est instruit ici de la véritable situation du roi, concernant son commandement, c'est tout au plus la reine.

M. Reinhard était dans l'erreur, l'affaire du roi était le secret de la comédie; tout le monde à Cassel la connaissait, mais évitait d'en parler. La reine, malgré les lettres rassurantes de son mari, ne pouvait surmonter le chagrin que lui faisait éprouver son brusque (p. 413) retour. Elle lui avait même écrit à ce sujet une lettre des plus fortes, le 30 juillet, en apprenant ce qui s'était passé.

On aurait tort de croire, malgré les prétendues lettres de Napoléon à Jérôme, malgré celles que ce dernier écrivait à sa femme, que l'empereur pardonna facilement à son frère son coup de tête. Il lui tint bien longtemps rancune, il ne se remit entièrement bien avec lui qu'en 1815, à Waterloo; il refusa constamment de lui donner des commandements de quelque importance. Il cessa presque entièrement sa correspondance avec lui et, le 31 juillet 1813, il écrivit au major général la lettre ci-dessous qui nous paraît caractéristique[140]:

Napoléon à Berthier.

Mayence, 31 juillet 1813.

Mon cousin, répondez au roi de Westphalie que jamais il n'aura aucun commandement dans l'armée française si: 1o il ne fait connaître qu'il désapprouve la conduite qu'il a tenue l'année passée en quittant l'armée sans ma permission et qu'il en est fâché, et 2o si en prenant du service dans mon armée, il ne se soumet à obéir à tous les maréchaux commandant des corps d'armée, que je n'aurais pas spécialement mis sous ses ordres; ne devant avoir d'autre grade dans mon armée que le grade de général de division, et ne devant commander de droit, en cas de circonstances imprévues, qu'à des généraux de division.—Que ce qui vient d'arriver en Espagne fait connaître de plus en plus l'importance de tenir à ces principes; que la guerre est un métier, qu'il faut l'apprendre; que le roi ne peut pas commander, parce qu'il n'a jamais vu de bataille; que le roi d'Espagne à qui j'ai fait dans le temps de semblables observations, en est aux regrets et aux larmes de ne pas les avoir comprises.—Vous ajouterez que, vu toutes les difficultés qui ont eu lieu pour la convocation, j'ai pris le parti d'en faire un ordre du jour; qu'il m'a paru urgent de décider ainsi cette affaire, vu que déjà des détachements destinés pour Cassel étaient partis de Mayence.—Faites d'ailleurs remarquer au roi que j'ai pris un ordre, parce qu'un ordre est un ordre d'un général en chef, et que la Westphalie et le roi lui-même font partie de mon armée; que c'est par un ordre que j'ai réglé ce qui est relatif à Leipzik, et qu'enfin c'est de cette manière que j'opère, surtout sur le territoire allié.

P.-S.—Cet ordre ne doit pas être publié.

(p. 414) Mais reprenons la suite des faits, dont cette lettre nous a détournés. Le 12 août, Reinhard annonçait au duc de Bassano l'arrivée du roi:

Avant-hier, à sept heures du matin, le canon a annoncé au public l'heureuse arrivée de S. M. le roi, qui avait eu lieu dans la nuit au palais de Napoléons-Höhe.

S. M. le roi a reçu le même jour, à son lever, les officiers de sa maison. Toutes les personnes qui jouissent des grandes entrées ont eu la faveur d'y être admises. Le soir, tous les habitans de Cassel ont illuminé leurs maisons.

Par décret royal, daté de Varsovie le 2 août, M. le colonel baron de Borstel a été nommé général de brigade, chargé du commandement de la 1e brigade de la 1re division des troupes westphaliennes.

Le colonel Lageon du 7me régiment d'infanterie de ligne a été nommé chef d'état-major de la garde royale.

Après avoir copié ces articles du Moniteur westphalien, qui sont les seuls concernant le roi et le royaume qui ont paru depuis le retour de S. M., je continue les rapports que j'ai à faire à V. Exc., et qui ne seront encore guère plus importants.

Le roi se porte bien. Il a reçu toute sa cour avec autant d'affabilité que de gaieté. Il y a eu spectacle à Napoléons-Höhe avant-hier et hier dans les appartements intérieurs. Hier matin, S. M., après avoir déjeuné à sa petite maison de Schœnfeld, est venue en ville. Elle est entrée dans son palais, s'est rendue chez son peintre, et de là au château incendié. Son architecte a fait trois plans de construction d'un nouveau palais: le premier se rapporte à la reconstruction de l'ancien château; le deuxième transforme en palais royal le palais actuel des États; d'après le troisième on construirait un palais entièrement nouveau hors de l'enceinte de la ville. Dans les deux premiers on a suivi des vues d'économie, il ne s'agirait guère que d'une dépense de trois ou quatre millions. On m'a dit que le roi encore hier s'était expliqué dans le même sens qu'il m'avait parlé, il y a quelques mois, et qu'il avait déclaré qu'il n'habiterait plus l'ancien château; mais qu'en attendant que ses moyens lui permettent d'en bâtir un nouveau, il le ferait arranger pour y donner de grandes audiences dans des occasions solennelles.

Je n'ai encore vu ni le roi, ni personne de sa suite, excepté le chambellan comte d'Oberg et le comte de Furstenstein. Ce dernier m'a parlé de la maladie que le roi avait eue à Varsovie et dont il était maintenant rétabli. Comme je ne me croyais pas en ce moment chargé de prendre aucune initiative, notre conversation s'est promptement détournée sur des sujets indifférents. M. de Furstenstein avait le maintien modeste; il ne portait même aucune décoration.

(p. 415) Ces deux courtisans se sont beaucoup plaints des Polonais, de leur esprit de désordre et de pillage, de la haine qu'ils portaient aux Allemands et de la perfidie avec laquelle ils accusaient les autres des excès qu'ils commettaient eux-mêmes. Ce langage où peut-être ils n'avaient pas entièrement tort me paraît avoir été tenu avec intention.

Voilà, monseigneur, tout ce que m'ont appris mes communications directes. Voici ce que j'ai appris indirectement:

Le roi, ou ne parle point du tout à ceux qui étaient restés à Cassel de ce qui s'est passé et a amené son retour, ou il leur dit qu'il est au mieux avec S. M. l'empereur, que surtout le dernier courrier qui a déterminé son départ accéléré de Varsovie, lui en a porté l'assurance et que bientôt on en verra les preuves. La reine même, depuis le retour du roi, a beaucoup pleuré pendant deux jours.

Aujourd'hui a été tenu le premier conseil des ministres. J'ignore encore ce qui s'y est passé; mais, d'après ce qui s'est traité au conseil d'administration qui s'est tenu après, je vois qu'entre autres choses, il y a été question de la lettre que j'avais remise hier concernant les diverses réclamations du domaine extraordinaire. Le roi veut que l'état de ses finances soit débrouillé dans trois mois: c'est ce qu'il a déjà voulu souvent.

Quant à ceux qui sont revenus avec lui, tous le blâment et tous cherchent à se disculper. Le général Chabert fait valoir une lettre qu'il a écrite au roi, en commun avec le général Allin, pour amener S. M. à des résolutions plus sages. Ils n'ont pas laissé ignorer le contenu de celle qu'a portée au roi ce courrier par lequel il dit avoir reçu de si heureuses assurances.

Le courrier dit être parti du quartier général impérial deux jours après M. de Brugnières (secrétaire du cabinet du roi), et avoir été obligé de se cacher vingt-quatre heures dans des marais. Arrivé auprès du roi, il a été fort étonné de ne point trouver M. de Brugnières. Voilà ce que raconte le général Chabert qui le croit pris. M. de Furstenstein dit qu'il arrivera incessamment.

La fin de l'année 1812 fut triste pour le roi Jérôme que son frère continua à battre froid. Revenu dans ses États, il y trouva plus que jamais les embarras financiers et la misère, l'empereur lui demandant toujours de nouveaux sacrifices et opposant aux justes réclamations du gouvernement westphalien une fin de non recevoir qui se traduisait par la morale de la fable du loup et de l'agneau.

La correspondance de M. Reinhard avec Napoléon et avec le duc de Bassano mettra les lecteurs au courant de ce qui se passa dans le petit royaume de Jérôme, royaume voué à une dissolution prochaine.

(p. 416) Quant à l'armée levée avec tant de soin et au prix de tant de sacrifices par le roi, il n'en devait plus être question; à la retraite de Russie, après les batailles où cette armée avait illustré son drapeau, elle fut anéantie complètement.

Nous allons donner les lettres ou les extraits de lettres les plus essentielles omises aux Mémoires de Jérôme:

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 8 août 1812.

Dans mes numéros précédents, j'ai informé V. Exc. que progressivement, d'abord la Reine, ensuite ses principaux serviteurs, enfin le public avaient reçu des alarmes sur la situation du Roi.

Cependant, avant-hier encore, Elle fit défendre à M. Hugot par M. Pothau de parler à qui que ce soit de la lettre du ministre westphalien à Dresde et Elle engagea M. Siméon à faire passer au Roi un projet de constitution espagnole envoyé par M. de Wintzingerode, en disant que cette pièce l'intéresserait. Mais en refusant ses confidences à M. Siméon, Elle les avait faites à d'autres et je savais depuis hier que M. de Marinville attendait le Roi à Varsovie le 29 et très positivement le 30.

Ce matin, après avoir reçu vos dépêches du 27 et du 31 juillet, je me suis rendu chez M. Siméon, et me prévalant de l'autorisation de communiquer les nouvelles que je recevais du gouvernement westphalien, je lui ai fait remarquer cette expression «le corps que commandait le Roi de Westphalie» qui se trouve dans votre dépêche du 27. M. Siméon de son côté avait à m'apprendre qu'hier, dans la nuit, Messieurs d'Oberg et Schlikler, chambellans de S. M., étaient arrivés et avaient porté à la Reine la nouvelle du retour prochain du Roi. Il m'a montré en même temps un bulletin qui aurait déjà dû paraître aujourd'hui et qui paraîtra demain dans le moniteur westphalien où il est dit que le Roi revient pour cause de santé.

Je me suis alors permis, Monseigneur, de mettre M. Siméon au fait du véritable état des choses qu'il ne pressentait que trop. J'ai ajouté que ce serait lui seul à qui je ferais cette révélation en le laissant le maître de l'usage qu'il voudrait en faire auprès de la Reine. Il m'a répondu qu'il ne lui en dirait rien pour ne point l'affliger davantage.

M. Siméon, depuis l'arrivée des chambellans, n'avait point vu la reine, mais Elle avait montré la lettre du Roi au maréchal du Palais, M. de Boucheporn. Il paraît, m'a dit M. Siméon, que la Reine lui avait écrit fortement, puisque dans sa lettre le Roi dit qu'il est très bien avec S. M. l'empereur; qu'après avoir chassé au loin le prince Bagration, (p. 417) l'objet de sa campagne est rempli et qu'il ne lui reste plus rien à faire; que d'ailleurs sa santé ne supporte point le climat et quant aux finances qu'il les raccommodera aisément dans l'espace de deux ans.

On sait aussi, j'ignore si c'est par la lettre du Roi ou par le rapport des chambellans, qu'une espèce de dyssenterie obligeant S. M. de voyager à petites journées, Elle n'arrivera ici que le 18. Plusieurs personnes à la suite du Roi ont écrit à leur femme, entr'autres le général Chabert; mais toutes les lettres sont sans date.

Je m'empresse, Monseigneur, de vous donner ces nouvelles préliminaires d'un retour causé par des circonstances où il doit être si difficile au roi de se dissimuler ses torts à lui-même.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 10 août 1812.

La journée d'hier ne nous a rien appris de nouveau. Quoiqu'on soit informé que le retour du roi ne doit avoir lieu que le 18, on se flatte, et moi surtout j'espère qu'il reviendra pour le 15. Au moins ce serait ce que le roi pourrait faire de plus conforme à l'opinion qu'il paraît désirer lui-même que le public prenne de sa situation actuelle. M. le comte de Bocholtz, qui est revenu de sa campagne et qui pendant cette semaine ainsi que M. Siméon encore sera du voyage de Napoléonshöhe, m'a offert de demander à la reine ses intentions concernant la célébration de la fête du 15, afin que de mon côté je puisse prendre mes arrangements en conséquence. J'ai appris depuis par M. Siméon qu'il y aurait ce jour-là grande audience du corps diplomatique le matin, et le soir cercle, spectacle et souper.

Du reste, Monseigneur, quelles que puissent être les dispositions du roi, en revenant dans ses États, et sans m'inquiéter de ce qui dans ces circonstances pourrait rendre pénible ma position personnelle, c'est précisément le moment actuel qui semble m'imposer le devoir indispensable de remettre sous les yeux de V. Exc. l'état où se trouve la Westphalie.

Après avoir sacrifié le bien-être de son royaume à la création d'une armée qu'on ne lui demandait pas et qui, tout compris, monte au nombre de 36,000 hommes, le roi par sa déplorable inconsistance perd aujourd'hui le fruit de tous ses soins et se voit rejeté loin de toutes ses espérances. Il trouvera son trésor épuisé, ses sujets accablés, ses ministres désolés, sa considération entamée, le crédit anéanti, les ressources de l'avenir dévorées d'avance.

J'aime à me persuader que la facilité avec laquelle dans l'espace de deux ans le roi espère rétablir ses finances est la preuve d'une résolution (p. 418) fortement prise et non d'une présomption naturelle à son âge; mais alors même, combien de victoires aura-t-il à remporter sur ses goûts et sur ses habitudes, et combien aura-t-il à regretter de s'être privé légèrement de tant de moyens qui auraient suffi pour conserver l'aisance à son royaume et la splendeur à son trône, et qui n'existent plus! Comment réussira-t-il à s'affectionner pour ses États qu'il a si souvent paru trouver trop étroits pour son ambition!

Mais en admettant que son désir de bien faire ait pris un nouveau degré d'énergie, comment et par qui sera-t-il secondé? Et quand il existerait autour de lui des hommes dignes de sa confiance, comment se préservera-t-il à l'avenir des mauvais conseils et des influences funestes qu'il lui sera si difficile d'éviter, parce qu'il se croit au-dessus de leur atteinte?

Déjà ceux qui dans cette campagne paraissent avoir joui de la confiance particulière de S. M. ne sont pas ceux que l'opinion publique aurait désignés de préférence. M. le général Chabert, quoique très bon pour dresser des recrues, n'avait pas fait ses preuves pour remplir la place de chef d'état-major, ni le comte de Wickenberg, homme sans talents et sans éducation, n'avait été jugé capable de jouer un premier rôle dans de grandes opérations militaires. Quant à M. de Furstenstein qui doit son existence de favori à son dévouement sans doute, mais avant tout à son infériorité, il est certain qu'en se désolant autant qu'il en est capable, il n'aura jamais osé sortir de sa nullité.

Revenu dans sa résidence, qui le roi retrouverait-il? M. Siméon, bon dans sa partie, sage dans ses vues et dans ses conseils, mais sans fermeté et paralysé par son âge et par sa position? Messieurs de Höne et de Wolfradt, pleins d'excellentes intentions, mais sans coup-d'œil, incapables d'énergie ou de conquérir une confiance qu'ils n'ont point? M. de Malchus, homme sans conceptions et sans entrailles, indifférent au mépris et à la haine qui le poursuivent? M. Pichon, capable de bouleverser l'État pour satisfaire son ambition ou pour faire triompher un avis mal dirigé, dont la conduite rend de plus en plus suspects les motifs de son zèle, dont le caractère et la moralité paraissent tourmentés d'une crise constante et violente et qui, jouissant d'une très grande influence et n'ayant encore réussi qu'à porter la confusion dans la comptabilité dont il fait et refait journellement le système, a toujours pour ressource de dire qu'on ne l'a pas écouté? Enfin, M. de Bongars dont les mains manient la police comme un enfant manierait un rasoir, qui pour augmenter les fonds de son département assujettit toute l'université de Göttingue à se munir de cartes de sûreté, établit à Brunswick trois maisons de prostitution à la fois, à Hanovre des maisons de jeu où vont se réunir toutes les servantes et qui expose le royaume au danger (p. 419) continuel de passer de la terreur au désespoir et du désespoir à la révolte?

Je ne vous retrace point, Monseigneur, le tableau des finances; vous savez que je n'ai point osé porter ma prévoyance plus loin que la fin de l'année. Vous savez à quel prix on s'est procuré des ressources insuffisantes. Puisse S. M. I. daigner jeter un regard de commisération sur ce malheureux pays et ne point abandonner un jeune roi, dont les défauts en partie proviennent de ses qualités, aux difficultés de sa position, à l'amertume de ses chagrins et aux erreurs de son âge!

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 15 août 1812.

J'ai reçu hier au soir la circulaire de Votre Excellence, du 7, qui nous fait connaître les dernières nouvelles de l'armée et qui nous fait présager les nouveaux succès du grand mouvement en avant qui s'est préparé sous les plus heureux auspices.

M. Brugnière est revenu: je ne l'ai point vu encore; mais j'apprends qu'il n'a pas même pu pénétrer jusqu'à Wilna, de manière que son courrier seul avait des dépêches à rapporter et qu'on conçoit comment il a pu ne pas se presser de revenir. Il a raconté avec indignation des médisances que les Polonais se sont permises sur le compte du roi et que M. le comte de Furstenstein m'a répétées. Non seulement ils l'accusaient de s'être fait donner de l'argent en Pologne, chose qui n'est nullement dans le caractère de Sa Majesté, mais l'insolence a été poussée à Varsovie au point d'envoyer un commissaire dans les écuries où étaient les chevaux du roi pour chercher s'il ne s'en trouvait point qui appartinssent aux Polonais. Sur la plainte du roi, ce commissaire a été mis aux arrêts, où il est resté pendant un mois. On sait en effet qu'il y a dans le caractère national des Polonais une disposition à l'ingratitude et à la jalousie contre les étrangers quels qu'ils soient et que c'est de gaîté de cœur qu'ils aiment à nuire, surtout à ceux aux pieds desquels ils se prosternent pendant la faveur, lorsqu'ils croient s'apercevoir que la faveur s'en est détournée.

Tous les bruits de débarquement, soit d'Anglais, soit de Suédois ou de Russes, se sont tout à coup calmés. On assure aujourd'hui que la Suède a levé l'embargo qu'elle avait mis sur les bâtiments français et qu'après avoir touché deux mois de subsides des Anglais elle leur a déclaré qu'ils demandaient des choses trop difficiles.

M. Pichon me dit que son successeur est déjà nommé et désigné et que ce sera M. Dupleix, de retour de son emploi d'intendant de l'armée Westphalienne. Il revenait d'une conversation qu'il avait eue avec le (p. 420) roi, après un conseil d'administration où il avait présenté l'état de distribution du mois de septembre. Je sais qu'en allant à ce conseil M. Pichon entrevoyait encore la possibilité de rester, mais qu'en sortant elle l'avait abandonné. Quant à M. Dupleix, sa réputation est celle d'un homme actif et intelligent, mais il n'a pas au même degré celle d'intégrité.

Cassel, le 16 août 1812.

En adressant à V. Exc. le no 194 du Moniteur westphalien, contenant le programme de la fête qui s'est donnée hier à Napoléonshöhe, j'ajouterai quelques détails qui ne s'y trouvent point.

Avant la réception du corps diplomatique, Leurs Majestés m'ont reçu en audience particulière. Le teint du roi est un peu hâlé; il paraît avoir maigri un peu; du reste, il jouit d'une bonne santé. En entrant, j'ai dit que je venais féliciter S. M. de l'anniversaire de la naissance de l'empereur, son frère, et y joindre tous mes vœux pour la gloire de S. M. impériale et pour le bonheur de son auguste maison. Le roi m'a prévenu qu'il m'enverrait une lettre pour S. M. impériale que je devais faire passer par l'estafette. Je ne l'ai point reçue encore. En parlant des nouvelles de l'armée, il a dit qu'on voyait que l'armée du prince Bagration était plus forte que l'empereur ne l'avait supposé. Il n'a été question, en aucune manière, des événements qui ont précédé ou causé son retour. Le front du roi était un peu voilé: le mien l'était peut-être un peu aussi. Je crois que tous les deux nous cherchions à cacher un sentiment pénible. On avait reçu, la veille, une lettre de M. Bigot à Copenhague. Le roi s'est expliqué sur la conduite du prince royal de Suède en des termes qui prouvaient combien il sentait tout ce qu'elle avait d'inconséquent et d'inconcevable. J'en ai profité pour abonder dans son sens. M. Bigot avait mandé que le duc d'Œls et Dörnberg étaient arrivés à Stockholm; et le roi m'a appris que ce dernier avait été à Prague et avait demandé deux millions pour faire soulever la Hesse à l'ancien électeur qui avait répondu que, tant de fois trompé, il les donnerait lorsqu'il serait rétabli à Cassel. La reine m'a chargé très expressément de transmettre à S. M. impériale ses félicitations et ses expressions d'attachement et de respect.

Tous les membres du Conseil d'État sont venus me porter leurs félicitations. J'ai trouvé peu disposées à converser les personnes revenues avec le roi. En général, le sentiment de la situation où le roi s'est placé paraissait tellement dominer toute la cour, qu'on peut dire que dans ce beau jour la joie ne battait que d'une seule aile. L'illumination n'avait pas été commandée, mais toutes les autorités et un grand nombre de particuliers ont illuminé de leur propre mouvement.

Depuis le retour du roi, je n'ai point encore trouvé l'occasion de (p. 421) parler à M. Siméon; mais M. Pichon a eu avec moi une conversation qui m'a paru sensée. Il m'a dit que le roi nourrissait dans son intérieur un sentiment profond de chagrin et d'amertume, et que pour son bonheur et son avenir il paraissait importer extrêmement que ce sentiment fût adouci; que malheureusement, soit légèreté, soit faiblesse, les personnes qui l'entouraient de plus près avaient, dans les circonstances comme celles où il se trouve maintenant, quelquefois l'air de lui donner raison ou du moins ne lui donnaient pas entièrement tort; que son amour-propre s'en prévalait et s'en raidissait; qu'il fallait en ce moment qu'aucun de ses vrais serviteurs ne le flattât ou ne l'entretînt dans des illusions, et qu'il appartenait à S. M. impériale seule de tempérer pour le guérir une juste sévérité par la tendresse, par l'indulgence et par la générosité.

Bulletin de Reinhard.

Cassel, 26 août 1812.

Tandis que les changements résolus dans le ministère paraissent provisoirement ajournés, il en est arrivé un dans l'intérieur du palais auquel on ne s'attendait pas. Mme la baronne d'Otterstadt, dame du palais, sœur du comte de Zeppelin, ministre des relations extérieures à Stuttgard, confidente unique de la reine, a donné et reçu sa démission. Elle va quitter Cassel dans 3 ou 4 jours.

Son mari, inspecteur général des forêts, espèce d'aventurier, le plus circonspect et le plus fin des hommes en théorie et le plus étourdi en pratique, avait reçu, il y a quelque temps, la défense de paraître à la cour, hors les jours des grandes audiences. Mme d'Otterstadt qui, de son côté, avait reçu plusieurs dégoûts, demanda que cette défense fût levée et menaça, dit-on, de donner sa démission que le roi s'empressa d'accepter.

M. de Furstenstein dit que M. d'Otterstadt s'était mêlé de choses sales, c'est-à-dire il s'était entremis dans une correspondance entre le prince royal de Wurtemberg et Mme Blanche Laflèche, baronne de Keudelstein. Un certain Delorme, porteur de la correspondance, fut arrêté par le commissaire de police de Mayence, sur la réquisition de M. de Bongars. Après la lecture des lettres, le roi fit expédier à Mme Blanche, qui est actuellement à Gênes, l'ordre de ne point revenir et de renvoyer son chiffre, marque distinctive des dames du palais. Il ne paraît point qu'elle ait de pension et on craint que les secours qui servaient à élever les enfants à Paris ne soient supprimes.

Le public, se souvenant d'anciennes médisances, attribue la disgrâce (p. 422) de Mme d'Otterstadt à des papiers trouvés dans le portefeuille du général comte de Lepel, mort à Mojaisck.

La reine, dit-on, en annonçant cette démission à la grande maîtresse, fondait en larmes: en public, elle s'est contenue. Mme d'Otterstadt était son amie d'enfance, elle remplissait toutes ses heures solitaires; et ce qu'on ne conçoit pas, c'est que Mme d'Otterstadt ait pu remplir un vide. C'est une femme sans éducation, sans esprit, sans amabilité, mais bonne et tellement réservée que c'est à elle qu'il faut attribuer l'ignorance presque absolue où la reine est restée sur les inconstances du roi. Si la reine éprouve jamais le besoin de remplacer cette confidente, elle n'en pourra choisir aucune qui convienne au roi autant que Mme d'Otterstadt sous ce rapport, si ce qui est incroyable est vrai, que la reine soit jalouse jusqu'à l'emportement et que son calme ne soit que l'effet de sa sécurité, le départ de cette dame pourra amener des suites d'une grande influence sur le caractère de la reine et sur les relations de l'intérieur du palais.

Mme d'Otterstadt tenait de la cour de Wurtemberg une pension de 3,000 francs dont le roi s'était chargé et qu'il a doublée. Elle va se retirer provisoirement à Francfort. Le ministre de Wurtemberg est fort affecté de ce déplacement.

Le jour de la disgrâce de Mme d'Otterstadt, Mme la comtesse de Lowenstein, après quelques jours d'absence, a reparu à la cour avec une robe neuve et tellement élégante qu'elle a fait le désespoir des dames du palais. Mme de Lowenstein poursuit la marche honorable qu'elle s'est tracée pour parvenir à une faveur exclusive. Le premier but qu'elle aura à atteindre sera d'être nommée dame d'atour.

On l'a vue dernièrement se promener à Napoléonshöhe entre le comte et la comtesse de Blumenthal, tandis que leur fille se promenait avec le général Wolf dans une entrevue d'épreuves. Mlle de Blumenthal, peu jolie au reste, venait d'atteindre sa seizième année: ses parents, dit-on, s'étaient empressés de faire hommage au roi de ses prémices, le général Wolf devait l'épouser en conséquence. C'est un juif baptisé: la généalogie ne pouvait pas faire obstacle, plus de seize quartiers y étaient. Mais cet officier déclara qu'il ne croyait pas que Mlle de Blumenthal pût lui convenir. Bon père, M. de Blumenthal, chambellan du roi, avait été maire de Magdebourg; il paraît que c'est en cette qualité qu'il a obtenu la croix de la Légion d'honneur.

Mme la comtesse de Pappenheim est revenue à la cour et est logée vis-à-vis le palais, dans le dernier appartement qu'a occupé le grand maréchal. Son mari est toujours à Paris, entre les mains du docteur Pinel.

(p. 423)

Bulletin de Reinhard.

Cassel, 4 septembre 1812.

C'est Mme la comtesse de Lowenstein qui depuis le retour du roi a joui des faveurs de Sa Majesté. Il y a eu, dit-on, une petite distraction en faveur de Mlle Alexandre, mariée Escalonne, revenue du camp de Pologne. Mais Mme de Lowenstein a pris son mal en patience et le roi lui est revenu. Cette dame se distingue par son esprit de conduite: malgré cela elle réussira difficilement à rendre le roi constant.

On annonce l'arrivée d'une Polonaise dont le logement en ville est déjà préparé. Un officier polonais, qui s'était attaché au roi comme officier d'ordonnance et qui était venu avec M. Brugnière, étant reparti, on croit qu'il sera allé au devant de sa compatriote.

Mmes Blanche et Jenny Laflèche, femmes de l'ex-intendant de la liste civile et de son frère le chambellan, partent pour se rendre à Gênes par Paris. Il est incertain si elles reviendront. À la cour on prétend qu'à la suite d'un engagement pris avec le prince royal de Wurtemberg, Mme Blanche ira habiter les bords du lac de Constance. Cette famille est extrêmement déchue. Le conseiller d'État est un étourdi, le chambellan est un mauvais sujet. Cependant les dames ont toujours conservé une amie ardente en Mme la comtesse de Schomberg, femme du ministre de Saxe.

On parlait pendant quelques jours d'une espèce de disgrâce où était tombé M. le comte de Furstenstein. Il n'en est rien et il est certain qu'il occupera le magnifique hôtel qui sera délaissé par M. et Mme Pichon. Ce qui est vrai, c'est que le roi avait insisté de nouveau pour que Mme de Furstenstein demandât une place de dame du palais et qu'elle et son mari s'y sont de nouveau refusés.

Le comte de Pappenheim a été atteint à Paris de plusieurs attaques d'apoplexie qui font espérer que sa fin sera prochaine. On ne croit point que Mme de Pappenheim doive revenir à la cour de Westphalie et l'on assure que M. de Waldener son père s'y oppose. Quant au comte de Wellingerode, on le dit entièrement abandonné des médecins.

On avait préparé pour Mme la duchesse de Rovigo l'appartement de la comtesse de Pappenheim; mais à la porte de la ville on avait oublié de dire que cette dame était absente. Mme la duchesse, déclarant qu'elle n'aimait pas la société des femmes, alla descendre à l'auberge de la Maison-Rouge où l'aubergiste ne voulut pas la recevoir, ni même, dit-on, la laisser reposer dans son salon. Sur ces entrefaites, M. de Bongars survint, et sur la plainte de M. Bourienne il en fit le rapport (p. 424) au roi qui ordonna la punition de l'aubergiste, telle qu'elle est énoncée dans l'arrêté ci-joint du commissaire de police.

La manière dont l'aubergiste a raconté à M. Siméon comment la chose s'était passée est un peu différente. Du reste, depuis longtemps cet homme était signalé comme n'aimant pas les Français. Son ancienne enseigne étant à l'Électeur, après l'avoir ôtée, il n'en mit point d'autre et son auberge ne fut connue que sous le nom de la Maison-Rouge.

La femme du ministre de Prusse n'a point obtenu la permission de prendre avant son départ congé de la reine.

Le musicien Rode et le danseur Duport sont ici. Le premier a déjà joué devant la cour et donnera un concert au public. Duport, dit-on, ne dansera point pour avoir fait dire dans une gazette de Berlin qu'il se rendait à Cassel sur une invitation du roi.

Pendant les courses de la cour sur la Fulde et sur le Weser, elle est escortée sur les deux rives par des gardes du corps et des lanciers. On prétend que c'est parce que M. de Bongars rêve toujours encore conspiration.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 18 septembre 1812.

Voici comment, dans le dernier voyage de Brunswick, le roi a raconté confidentiellement à l'un de ceux qui l'y ont accompagné les motifs de son départ de l'armée.

L'aile droite de la grande armée avait une destination particulière et séparée, celle de couper le corps de Bagration. Cette destination a été remplie. Après que ce but fut atteint, Sa Majesté l'empereur jugea à propos de renforcer le centre. Des corps furent détachés de l'armée que le roi avait commandée jusqu'alors. Dès lors, cette armée séparée fut subordonnée à la direction générale et la présence du roi devint sans objet. Sa Majesté l'empereur a senti parfaitement que le roi ne pouvait être sous le commandement de personne et c'est d'accord avec lui que le roi est revenu.

J'ai eu plusieurs fois occasion de dire à Votre Excellence un mot sur les irrégularités qui se commettent en Westphalie dans la vente des domaines de l'État. Mais celles qui se commettent dans la vente des dîmes dans le district de Hildesheim sont tellement publiques, tellement indécentes et paraissent tellement constatées que je dois en faire une mention particulière. Je savais déjà par M. Pichon que, soit qu'il voulût seulement se procurer des renseignements, soit qu'il eût réellement le projet de faire une acquisition très profitable, il s'était adressé à un homme en place dans ce pays-là, pour s'informer du prix courant (p. 425) des dîmes et pour lui donner la commission d'en acheter. Cet homme lui répondit qu'aucune vente ne se faisait en public et que le beau-frère de M. de Malchus engageait tous les amateurs à s'adresser directement au ministère des finances où on leur ferait de meilleures conditions. Cela n'est pas très légal, cependant cela pouvait s'excuser par la pénurie du trésor et par le besoin où l'on était de se procurer de l'argent promptement et à tout prix. Mais j'ai su depuis par une source très authentique que toute cette transaction dont l'objet se monte à près de deux millions est exclusivement entre les mains de deux beaux-frères et d'un parent de M. de Malchus, dont l'un fait l'estimation des dîmes, l'autre en conclut les marchés et le troisième en reçoit le prix.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 28 septembre 1812.

Vendredi dernier, le roi me fit encore appeler dans son cabinet. Il n'est pas besoin de dire que la victoire de Mojaisk, la part qu'y ont eue les troupes westphaliennes, le problème de l'entrée ou paisible ou sanglante dans Moscou furent le thème principal de cet entretien qui ensuite est devenu aussi vague que la conversation précédente dont j'ai rendu compte à Votre Excellence. Cependant, un des ministres du roi m'a fait la confidence que le roi avait voulu me sonder sur certaines dispositions ou intentions de Sa Majesté impériale qu'assurément je ne m'étais jamais vanté de connaître. Quoi qu'il en soit, cette fois encore je suis resté fidèle à la maxime de ne point prendre l'initiative sur les choses délicates qui concernent la campagne que Sa Majesté a faite en Pologne; et comme le roi de son côté n'a pas pris l'initiative, j'ignore s'il a inféré de notre conversation que j'étais instruit de quelque chose ou que je ne savais rien. Du reste, quelque effort que fasse le roi pour cacher la situation intérieure de son âme, il me paraît certain que plus les événements de la campagne sont glorieux et plus l'idée d'en être éloigné le tourmente. Aussi croit-on s'apercevoir que Sa Majesté souffre et maigrit; et je vous avoue, Monseigneur, qu'attaché comme je le suis à ce prince doué de tant d'heureuses qualités et reconnaissant de la bienveillance qu'il m'a souvent témoignée, je ne puis que me sentir attristé et de sa situation qui à la fois lui impose la gêne de voiler ses torts et lui ôte les moyens de les réparer, et de la mienne qui me défend de lui donner des conseils qu'on ne me demande point ou de lui témoigner un intérêt dont on ne veut pas être censé avoir besoin. Aussi, Monseigneur, serait-il bien heureux pour moi le jour où interprète de la bonté généreuse de Sa Majesté impériale, je pourrais lui porter la seule consolation capable de guérir sa blessure.

(p. 426)

Bulletin.

Cassel, 19 octobre 1842.

Tandis qu'une salle de spectacle se construit au palais du roi, le lieu des séances du Conseil d'État a été transporté dans le palais des États où sera aussi logée une partie des artistes au service du roi qui habitaient jusqu'à présent le garde-meuble. Ce même palais renferme une bibliothèque et plusieurs collections assez intéressantes ou curieuses. Ces dernières ont déjà beaucoup diminué, on dit qu'elles vont être transportées on ne sait où. Il se trouvait au château de Napoléonshöhe la bibliothèque à l'usage personnel de l'ancien Électeur, très bien choisie et composée de livres de prix; elle pourrit aujourd'hui dans un galetas du garde-meuble, entassée dans des corbeilles et à la merci du premier venu.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 21 novembre 1812.

La cour est revenue mardi dernier du voyage de Catharinenthal. Elle a assisté le même jour en grande loge à la 1re représentation de l'opéra de la Vestale donné avec une magnificence qui approchait bien près de celle de Paris. Seulement le théâtre a paru un peu trop étroit pour le char triomphal attelé de quatre chevaux blancs.

La petite salle de spectacle construite dans l'intérieur du château a été inaugurée avant-hier. Le roi a acheté autour de cette résidence provisoire plusieurs maisons nouvelles dont on a déjà démoli et déblayé l'intérieur. Ces changements continuels, ces dépenses très considérables pour agrandir et embellir un local qui n'en est pas susceptible et qui ne doit servir que par intérim, la célérité nuisible avec laquelle le roi veut que les ordres qu'il donne à cet égard soient exécutés, désolent l'intendant de sa maison, mais le roi dit que c'est là sa jouissance. Néanmoins cet intendant assure que la totalité des budgets pour la maison de S. M. où les écuries seules absorbent 12 à 1,300,000 francs n'excède pas la somme de 4,700,000 francs. À la vérité ces constructions et les dépenses de la cassette n'y sont pas comprises. La répugnance de la reine surtout à faire réparer l'ancien palais incendié et à revenir l'habiter paraît invincible.

Quant au budget de l'État, M. de Malchus, dit-on, se propose de ne le soumettre au roi qu'au mois de décembre. Pour le moment le trésor est assez à l'aise, principalement parce que la solde de plusieurs mois n'a pas encore été payée à l'armée.

(p. 427) Je reçois à l'instant la lettre de V. Exc. du 11 novembre, avec la lettre jointe de M. le duc de Rovigo. J'aurai l'honneur d'y répondre incessamment.

Les lettres et bulletins de ce genre donnaient beaucoup d'humeur à Napoléon qui voyait son jeune frère gaspiller l'argent pour des futilités, tandis qu'il eût voulu que tout fût consacré alors à entretenir la guerre et à faire de nouveaux armements; cela explique en quelque sorte la fin de non recevoir qu'il opposait aux demandes incessantes et justes de la Westphalie.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 16 décembre 1812.

Sire, j'apprends à l'instant le passage de Votre Majesté par Dresde, je m'empresse de lui exprimer mon désir bien naturel sans doute d'aller en personne lui présenter les expressions de mon tendre et inviolable attachement.

Je serai heureux si Votre Majesté veut me permettre d'aller passer quelques jours auprès d'elle.

Bulletin.

Cassel, 17 décembre 1812.

Un décret royal a aboli la charge de grand maître de la reine: celle du chevalier d'honneur y a été substituée. On la croyait généralement destinée à M. de Maupertuis, et tout annonce que la famille Fursteinstein s'en flattait. Elle a été, dit-on, désorientée, lorsqu'il y a quelques jours, le roi déclara que ce ne serait point M. de Maupertuis. On nomme aujourd'hui M. le comte de Busche, ancien ministre de Westphalie à Saint-Pétersbourg. On dit que Mme Mallet, première lectrice de la Reine, a repris un certain ascendant et qu'il y a eu une explication de la reine avec le roi. Quelques indices pourraient même faire penser que le roi de Wurtemberg est intervenu. Il est du moins certain qu'il a écrit dernièrement une lettre au roi, son gendre. En même temps, M. de Gemmingen, ministre de Wurtemberg, a été appelé subitement à Stuttgard; il est parti ce matin. Plusieurs personnes pensent qu'il ne reviendra point; quant à lui, il ne paraît se douter de rien. Les motifs qui avaient dicté au roi de Wurtemberg le choix d'un ministre bonhomme, mais sans esprit et sans influence, peuvent avoir été très bons sous plusieurs rapports: ils ont cependant eu ce résultat fâcheux pour la reine qu'elle s'est un peu trop abandonnée (p. 428) elle-même; cette apathie éternelle, vraie ou apparente, a quelque chose qui nuit et qui fait de la peine; et c'est déjà un mal que le mieux qu'on puisse dire de cette princesse soit qu'elle ne fait point de mal.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 18 décembre 1812.

Sire, je m'empresse d'adresser à Votre Majesté, à l'occasion de la nouvelle année, mes félicitations et l'expression sincère de mes sentiments inaltérables. Je serais particulièrement heureux, sire, si Votre Majesté me permettait d'aller l'assurer de vive voix de mon tendre et inviolable attachement.

J'attends la réponse de Votre Majesté avec bien de l'impatience.

L'empereur ne permit pas à son frère de se rendre à Mayence pour son passage. Le jeune roi, de plus en plus affecté de sa disgrâce auprès de son frère, resta à Cassel, qu'il allait à la fin de 1813 abandonner sans retour.

À la fin de décembre 1812, l'empereur ayant désiré avoir des notions vraies et confidentielles sur plusieurs des ministres et des principaux personnages du royaume de Westphalie, M. Reinhard envoya à Paris, sur chacun de ces personnages, des aperçus curieux et sincères.

Nous allons faire connaître ce qui concerne les plus en vue de ces hommes d'État:

Cassel, 29 décembre 1812.

1o M. le comte de Wolfrath, ministre de l'intérieur, grand croix de l'ordre de Saxe, commandeur de l'ordre de la Couronne.

Il a commencé sa carrière comme avocat à Brunswick où, par l'intégrité de son caractère, il s'attira la faveur du dernier duc qui le nomma d'abord conseiller de la cour, ensuite directeur de la chancellerie de justice, et à la fin, ministre. À la formation du royaume, il fut nommé ministre de l'intérieur. Quelque grand et sincère que fût jadis son attachement à la maison de Brunswick, on ne peut pas lui reprocher la moindre bévue politique depuis la mort de son ancien maître. Il est un des plus fidèles serviteurs du roi de Westphalie dont l'intérêt ainsi que celui du royaume lui sont les plus sacrés. Il est seulement à plaindre que, par une ancienne habitude, il soit encore trop attaché aux anciens usages et formes dont il lui est presque impossible de se défaire. C'est lui qui est cause que tant d'anciennes choses se (p. 429) conservent encore, lesquelles, d'après la constitution, ne devraient plus exister. On lui reproche aussi une lenteur terrible dans les expéditions qui se font à ses bureaux. Son principe est que les règlements français sur l'administration intérieure sont excellents pour la France, mais moins bons pour les peuples d'Allemagne.

Il voudrait admettre partout des restrictions qui produisent un mélange affreux. Il est un des plus grands admirateurs de l'empereur. Ceux qui le connaissent particulièrement soutiennent qu'il l'aime encore plus qu'il n'ose le dire, de crainte de paraître par là trop bon français et de perdre l'affection du roi qui ne veut apercevoir en ses ministres que des gens qui lui soient uniquement attachés. C'est par cette raison même que son influence sur les préfets, sous-préfets, maires de canton et maires de commune n'a jamais été avantageuse pour le gouvernement français. Il a toujours cru devoir leur faire sentir à toute occasion le grand avantage de n'être pas soumis aux droits réunis, à l'enregistrement, etc. M. de Wolfrath est un de ceux qui pour faire aimer le gouvernement westphalien sacrifieraient tout autre intérêt. Les Français attachés à la Westphalie l'estiment assez à l'égard de son caractère, mais ils lui reprochent aussi sa lenteur et son entêtement de conserver tant d'anciennes formes.

2o M. le baron Malchus, comte de Marienrode, ministre des finances, commandeur de l'ordre de la Couronne.

Il y a seize ans qu'il n'était que gouverneur des enfants de M. de Brabeck, près de Hildesheim, par l'intercession duquel il obtint la place de syndic auprès du chapitre dans cette ville.

Lorsque le pays de Hildesheim, en conformité du traité de Ratisbonne, fut occupé par les Prussiens, M. Malchus révéla à la commission prussienne le secret de tous les capitaux que le chapitre avait eu soin de soustraire aux perquisitions des organisateurs. En récompense de ce service, le roi de Prusse le nomma conseiller de la guerre et des domaines en la chambre des domaines à Halberstadt. À l'époque de la fondation du royaume de Westphalie, M. Malchus s'empressa de mettre le gouvernement en état de s'emparer de plusieurs capitaux également inconnus. Le roi le nomma conseiller d'État, sur la proposition de M. de Bulow, ministre des finances. M. Malchus sut bientôt gagner la confiance du roi, tantôt par des propositions financières, tantôt par des sommes qu'il savait faire entrer dans la caisse royale par ses recherches. Il fut nommé à plusieurs commissions extraordinaires, entre autres à l'organisation du pays d'Hanovre. Après cette organisation, il fut envoyé à Paris pour obtenir quelques avantages dans les domaines. Enfin, lorsque M. de Bulow fut déposé de la place de ministre des finances, M. Malchus l'obtint, au grand étonnement de toute la cour qui avait désigné le conseiller d'État Pichon pour successeur (p. 430) du comte de Bulow. M. Malchus n'avait jamais été aimé de personne. Sa nomination de ministre fit une impression désagréable sur tous les employés au service. Il fut regardé comme une sangsue qui n'épargnerait rien pour se confirmer dans l'opinion du roi et qui n'oublierait pas non plus son intérêt particulier.

Le roi le nomma ministre des finances, du trésor et du commerce; il continua à être à la tête de ces trois départements sans aucun contrôle; mais cela ne dura pas longtemps. Il fut nommé, au grand dépit de M. Malchus, un intendant général du trésor public, en la personne de M. Pichon, conseiller d'État. Tout le monde applaudissait à cette nomination qui faisait d'autant plus de plaisir que M. Pichon réunissait tous les suffrages et qu'il était généralement connu pour le meilleur intendant et le plus désintéressé serviteur du roi.

J'ai déjà cité dans l'histoire de l'esprit public le désordre qui règne dans les finances. Les cabales et intrigues qui commencèrent entre M. Malchus et M. Pichon le mirent à son comble. Celui-ci voulait introduire l'administration du trésor purement sur le pied français, tandis que celui-là y voulait conserver les formes adoptées et se réserver d'y mettre du sien à son aise. M. Pichon, dégoûté de toutes ces tracasseries, demanda enfin au roi d'être nommé ministre du trésor. Le roi refusa cette prière, et M. Pichon donna sa démission qui fut acceptée, au grand triomphe de M. Malchus et au grand dépit du public. M. Pichon va s'en retourner en France. Il a la satisfaction d'être le plus estimé Français qui ait été au service de la Westphalie.

M. Malchus est un homme dont l'égoïsme dépasse toute idée. Pourvu qu'il réussisse en ses projets particuliers, il servira tout aussi bien le dey d'Alger que le roi d'Angleterre. Sa souplesse l'aidera à se pousser partout. Comme il ne doute point que la fin de son ministère ne soit très proche, il a eu soin de se mettre en état d'attendre l'avenir sans inquiétude. Il s'est mis en possession du beau domaine de Marienrode qu'il vient d'acheter au roi, lequel pour preuve de sa satisfaction, lui a fait encore un cadeau de 120,000 francs. Le public est étonné que M. Malchus ait pu payer la somme énorme de presque un million de francs le domaine de Marienrode. Tout le monde sait qu'il n'a jamais eu de fortune. On dit qu'il a gagné par les manœuvres de papiers publics dont il réglait les chances.

M. Malchus a pour habitude de relancer sur la France les demandes qu'il fait au peuple westphalien. Les besoins de l'armée lui servent toujours de prétexte, et comme cette armée, dit-il, n'existe que pour l'empereur Napoléon, c'est à celui-ci que les Westphaliens doivent s'en prendre.

Il est vrai qu'il est difficile d'avoir toujours à sa disposition les sommes dont le roi a besoin pour couvrir les frais énormes que le luxe (p. 431) de la cour et ses autres dépenses exigent. Mais il n'est pas moins vrai que les mesures de M. Malchus ne sont calculées que pour les besoins du moment et qu'il est bien loin d'établir un système financier tel que la Westphalie l'exigerait.

3o M. Siméon, ministre de la justice, commandant de la Légion d'honneur, grand-croix de l'ordre de Saint-Hubert, grand commandeur de la couronne de Westphalie.

Il est le plus estimé de tous les ministres. La partie judiciaire va si bien en Westphalie qu'on croirait que le code Napoléon y est déjà introduit depuis dix ans.

M. Siméon est réputé très bon français. Il est à plaindre qu'il ne soit pas à la tête des autres parties de l'administration. Il est président de la commission du Sceau des Titres.

4o M. le comte de Furstenstein, ministre des relations extérieures, secrétaire d'État, grand commandeur de l'ordre de la Couronne, grand-croix de l'ordre de Saint-Hubert, de l'Éléphant, de l'Aigle-Noir, des Séraphins, de l'Aigle-d'Or wurtembergeois.

Il a le surnom de Furstenstein de la dotation d'une partie de biens considérables du ci-devant ministre hanovrien Dide de Furstenstein que le roi lui a conférés. Au commencement de sa nomination, on ne doutait point qu'il ne serait le premier favori du roi et le factotum dans le gouvernement. Il est réellement un des premiers favoris du roi; mais quant à son autorité, il ne l'emploie jamais qu'aux affaires qui regardent son ministère, de manière que ses plus proches parents ne puissent compter sur sa protection. Il a épousé la fille du comte de Hardenberg, grand veneur westphalien.

5o Le prince Ernest de Hesse-Philipsthal, grand officier de la Couronne, grand-croix de l'Aigle-Noir.

Il est le fils du prince Adolphe de Hesse Philipsthal Barchfeld, prince apanage de l'ancienne maison de Hesse Philipsthal et dont la fortune a été toujours très médiocre. Il s'est marié avec une princesse de Hesse Philipsthal d'une autre ligne collatérale de l'ancienne maison régnante.

Le grand chambellan est un homme sans prétention, loyal et beaucoup estimé. Il ne peut pas briller par l'étendue de son esprit, mais il ne manque pas d'instruction. Son attachement au roi de Westphalie est hors de contestation. Il aimerait également la France s'il y vivait. Sa sœur est mariée avec le comte Laville-sur-Illion, gouverneur du palais de résidence. L'un et l'autre ne peuvent pas être comptés pour des gens qui signifient grand'chose.

6o M. le comte de Hardenberg, grand veneur, grand-croix de l'ordre des Deux-Siciles, commandeur de l'ordre de la Couronne, Hanovrien de naissance.

Il était ci-devant bailli hanovrien à Rotenkirchen et, dans le dernier (p. 432) temps de l'Électorat, gouverneur du château royal à Hanovre. Sa fortune est très grande et ses revenus seraient très grands, s'il était possible d'introduire l'ordre dans son économie. Malgré ses biens immenses, il n'a jamais d'argent et il emprunte à tout le monde.

Il a deux frères, dont l'un, le comte de Hardenberg, était autrefois président d'une cour de justice et membre de la commission du gouvernement à Hanovre; et l'autre, gentilhomme à la cour de Hanovre.

L'aîné de ces deux frères a épousé une fille naturelle du dernier duc de Courlande, et se trouve à présent à sa terre de Rannewitz en Mecklembourg. Il a sollicité très vivement la place du premier président de la cour impériale, à Hambourg; aussi, la commission du gouvernement l'a proposé. N'ayant pas réussi en ce projet à Paris, il a, à présent, l'intention d'aller à Vienne où son frère, le ci-devant gentilhomme, a établi un bureau de banquier.

Tous ces trois frères étaient connus autrefois pour être animés d'un esprit entièrement dévoué à l'Angleterre. Le banquier viennois se détachait le premier de ce sentiment, croyant avoir raison de se plaindre qu'on ne l'avançât pas d'après son mérite. Le grand veneur suivit cet exemple à l'époque de la fondation du royaume de Westphalie. Il a déclaré publiquement son convertissement politique en donnant sa fille pour épouse à M. Lecamus, depuis comte de Furstenstein. Le comte de Hardenberg de Rannewitz, piqué de ce qu'on n'a pas voulu de lui, conserve encore son dévouement à l'Angleterre. Sa fille est mariée au jeune comte de Platen, neveu de M. le comte de Munster, résidant aussi en Mecklembourg. Le voyage de M. de Hardenberg à Vienne m'a paru, au commencement, un peu suspect; mais je ne doute plus, d'après les renseignements que j'ai eu l'occasion de me procurer, qu'il n'ait d'autres intentions qu'à voir s'il pourra s'associer avec son frère le banquier.

7o M. le comte de Bochholz, grand officier de la Couronne, grand maître des cérémonies, conseiller d'État, grand aigle de la Légion d'honneur, commandeur de l'ordre de la Couronne.

Il est natif de Munster où son père était autrefois prévôt du chapitre. Il passe pour le plus riche particulier attaché à la cour.

Son inclination innée pour l'Autriche est encore très vive. Il n'a jamais cru le trône de France bien affermi qu'après le second mariage de l'empereur. Il est honnête homme et incapable de malices quelconques.

8o M. de Biedersee, conseiller d'État, commandeur de l'ordre de la Couronne, Prussien de naissance.

Il était ci-devant président de la régence de Halberstadt, et l'est maintenant de la cour d'appel à Cassel. Il est honnête homme, mais un peu égoïste. Son ancien attachement à la Prusse s'effaça sitôt qu'il se trouva dans une position à ne plus avoir à craindre pour (p. 433) sa subsistance. La seule pensée d'un changement de gouvernement le fait trembler, puisqu'il craint d'en souffrir des pertes particulières. Ce n'est que cette peur qui lui inspire de la répugnance contre la France. Il passe pour un homme instruit, juste et très appliqué. La cour d'appel jouit, sous sa présidence, d'une parfaite réputation. Il n'est pas riche et ne pourra vivre sans être employé.

9o M. le baron de Leist, conseiller d'État, directeur général de l'instruction publique, chevalier de l'ordre de la Couronne. Il est le fils d'un ci-devant bailli hanovrien qui demeure encore à Ebstorf, près de Lunebourg.

Il s'est appliqué, dès sa première jeunesse, tellement aux sciences, qu'il fut déjà jugé un savant avant d'avoir fréquenté l'université de Göttingue où, ses études finies, il s'établit comme professeur en droit. Sa renommée de savant lui attira l'attention des ministres de Bulow et de Wolfrath qui le proposèrent au roi pour conseiller d'État en la section de la justice et de l'intérieur. Sa connaissance en écoles et universités lui procura la direction générale de l'instruction publique.

Il a le grand mérite d'avoir banni des universités westphaliennes tous ces ordres, associations et agrégations qui s'y étaient manifestés parmi les étudiants, et lesquels y causaient les plus grands désordres.

Il a su insinuer également d'une manière très adroite aux professeurs qu'il ne leur convient pas du tout de se mêler des affaires de politique. Les universités de Marbourg et de Göttingue me paraissent être entièrement métamorphosées depuis deux ans. MM. les professeurs, instruits que la police de M. de Leist les observe partout, se gardent bien de n'ouvrir leur cœur qu'aux personnes de la plus intimé connaissance, de sorte qu'il est impossible que les élèves soient entichés de la fièvre de fronder et se préparer leur propre malheur, comme à Heidelberg.

M. de Leist est un homme d'une ambition sans bornes: il est plein de cette présomption dont les professeurs allemands sont si facilement saisis. C'est son faible de s'entendre louer, et quiconque sait toucher adroitement cette corde disposera bientôt de M. de Leist. Sa nomination de conseiller d'État l'éblouissait tellement que dès ce jour-là son ancien vrai attachement au gouvernement hanovrien changea en une haine si forte qu'il ne sut trouver des propos assez durs pour témoigner sa répugnance. Il s'imagina longtemps que le roi de Westphalie n'avait pas besoin de la protection de la France. Sa fausse politique l'a séduit même quelquefois, au point de concevoir les ridicules idées que le gouvernement westphalien ne fût point obligé de recevoir des préceptes de l'empereur.

Le public l'accuse de fausseté en ses principes et prétend qu'il serait (p. 434) capable de sottises encore plus grandes, pourvu que le roi les prît pour marques d'attachement à sa personne.

M. de Leist craint beaucoup que le royaume ne soit incorporé incessamment à l'empire. L'on a remarqué qu'il parle avec enthousiasme de la France, depuis que le roi est revenu de l'armée.

Il a pour épouse la fille d'un ci-devant secrétaire du ministère hanovrien, M. Klackenbring, qui est mort en démence. Sa fortune est médiocre; son frère unique est secrétaire-général de la préfecture à Göttingue.

10o M. le comte de Meerveldt, conseiller d'État, maître-général des requêtes, commandeur de l'ordre de la Couronne. Il est natif du pays de Paderborn et fut ci-devant sacristain de la cathédrale de Hildesheim, place à laquelle ne pouvaient arriver que les nobles d'un certain nombre de quartiers.

Il est lié avec la famille des comtes de Meerveldt, en Autriche, sans cependant les connaître personnellement. M. de Meerveldt est un des plus honnêtes hommes qui entourent le roi. Son aversion pour les Prussiens en a fait un bon serviteur westphalien. Il fait ses fonctions avec une exactitude ponctuelle et s'est fait estimer de tout le monde. Sa fortune est très considérable; il n'est pas marié. Son attachement au roi de Westphalie est sincère. Il aime moins la France parce qu'il croit que le roi, son maître, a des raisons de se plaindre de la France.

11o M. de Schulte, conseiller d'État, membre de la commission du sceau des titres, chevalier de l'ordre de la Couronne. Il est Hanovrien; son bien de souche est à Burgoittensen, petit endroit dans le département des Bouches de l'Elbe. Sa fortune est une des plus considérables du royaume.

Ayant achevé ses études à Göttingue, il fut employé comme auditeur et puis comme conseiller à la chancellerie de la justice à Stade, capitale de l'ancien duché de Bremen.

Ensuite, il fit un voyage en Angleterre et obtint d'être nommé conseiller à la Chambre des domaines, à Hanovre. Du temps de l'occupation française, sous le gouvernement du général Lasalcette, il fut nommé membre de la commission du gouvernement, résidant à Hanovre. À l'époque de la réunion du pays d'Hanovre à la Westphalie, M. de Schulte fut fait conseiller d'État, à cause de sa fortune qu'on voulut qu'il mangeât à Cassel.

On ne peut pas lui disputer de l'esprit et de l'instruction; mais il serait difficile de trouver un homme plus froid et plus fier que lui. Son aversion pour la France s'est adoucie un peu depuis que ses biens sont en France. Il est, néanmoins, très sujet à caution, et quand les circonstances (p. 435) exigeraient jamais de mettre en sûreté les personnes disposées à soutenir les projets des Anglais ou des séditieux quelconques, je serai d'avis de ne point oublier M. de Schulte.

Il s'est marié trois fois: sa première femme fut une demoiselle de Bothmer, d'Hanovre, dont il a eu une fille; celle-ci étant morte, il épousa une demoiselle de Busche Munch, fille du feu chambellan de Busche, à Hanovre, qui est morte en couches; à présent, il a pour troisième femme la fille du ci-devant général de Wangenheim.

M. de Schulte a touché à chaque mariage des dots considérables, de sorte que sa fortune en a considérablement grossi. Son oncle est le général anglais de Schulte, qui a pour résidence la terre de Burgoittensen.

12o M. le baron de Hardenberg, conseiller d'État, chevalier de la Couronne, grand-croix de l'ordre de Sainte-Anne.

Il est le frère du ministre-chancelier de Hardenberg, à Berlin, dont il partage toujours les maximes et principes. Sa carrière ancienne fut celle des baillifs hanovriens. Il eut le beau bailliage de Grohude, près de Hameln, dont il est encore fermier général. Ses finances sont ordinairement très embrouillées. Ayant pour femme la sœur du feu ministre hanovrien, de Steinberg, il partageait l'attachement général de tous les Hanovriens à leur gouvernement; mais cet attachement a cessé depuis qu'il est persuadé que le pays d'Hanovre ne sera plus rendu à l'Angleterre.

Il ne voudrait pas que le royaume soit réuni à la France: voilà le seul point qui lui fasse de la peine. Je réponds cependant qu'il n'entreprendra jamais rien contre la France.

13o M. de Malsbourg, conseiller d'État, président de la section des finances, commandeur de l'ordre de la Couronne. Hessois de naissance, il fut ci-devant conseiller intime de l'Électeur de Hesse. Ses compatriotes l'aimaient assez.

En l'absence du ministre des finances, c'est lui qui en tient le portefeuille. Il est un homme droit et de bonne volonté, mais dans l'esprit duquel les nouvelles formes ont encore bien de la peine d'entrer aisément. Il n'est pas marié; sa fortune est médiocre. Étant avec ses amis intimes, il aime à laisser passer le temps passé devant son imagination: il le regrette de temps en temps; mais il est trop honnête homme pour n'être pas un fidèle serviteur du roi.

14o M. le baron de Witzleben, conseiller d'État, directeur général des eaux et forêts, chevalier de l'ordre de la couronne.

Il est natif du pays de Nassau et fut ci-devant grand veneur à la cour de Hesse-Cassel. Il fait son service avec exactitude et jouit de la réputation d'un bon homme. Du reste, c'est un homme qui ne s'occupe (p. 436) que de son métier et qui est très insignifiant par rapport à la politique.

Son ancienne carrière était celle de professeur en droit des gens, à Göttingue, où il était beaucoup estimé. Il est parfait honnête homme et jouit aussi à la cour d'une très bonne réputation. Le gouvernement français pourra compter sur la justesse de ses principes et son zèle à lui être utile.

15o M. le comte de Patje, conseiller d'État, président de la Chambre des comptes, commandeur de l'ordre de la Couronne.

Il commença sa carrière comme secrétaire à la Chambre des domaines, à Hanovre. Ses talents et son application le distinguèrent bientôt si avantageusement que le roi d'Angleterre le fît venir à Londres pour concerter avec lui les mesures financières qu'il eut l'intention d'introduire. Aussi est-il resté fidèle à la partie des finances jusqu'à la fin de l'existence de l'électorat d'Hanovre.

Lorsque les Français vinrent occuper le pays d'Hanovre en 1803, et qu'une députation des membres des États fut chargée du gouvernement, le ministère nomma M. Patje membre de cette députation, dans le dessein de faire surveiller par lui la conservation des droits royaux pendant l'occupation française. Les manières insinuantes et la connaissance parfaite du pays lui attiraient la faveur et la bienveillance de tous les généraux et des autorités français, prussiens, russes, hollandais, espagnols, etc., qui venaient occuper le Hanovre. Ses relations avec le prince de Ponte-Corvo tinrent d'une vraie amitié.

Pendant la courte apparition que M. de Munster fit dans le Hanovre en 1805, M. Patje fut nommé conseiller intime du cabinet. En 1809, le gouverneur général Lasalcette le nomma président de la commission du gouvernement qui remplaça la députation des membres des États, et ce fut en cette qualité qu'il se présenta au roi de Westphalie à l'époque où le Hanovre fit partie de son royaume.

Le roi témoigna beaucoup de confiance à M. de Patje, ce qui fut cause d'une métamorphose totale qui s'opéra sur le système politique qu'il avait adopté fidèlement jusqu'alors. D'un très fidèle partisan anglais, M. Patje devint tout à coup l'ennemi déclaré du gouvernement des insulaires. Il s'est dévoué si entièrement à la Westphalie qu'il a oublié même que le royaume tient son existence de l'empereur. La perte des domaines qu'il a administrés depuis plus de trente ans lui cause bien du chagrin. Il trouve injuste cette privation des revenus si considérables et voit avec dépit les donataires français se mettre en possession de ces domaines sans lesquels il s'imagine que le roi ne pourra subsister.

M. de Patje se trouve en ce moment-ci à Hambourg où il travaille (p. 437) avec M. le comte de Chaban à la séparation de la dette publique entre la France et la Westphalie.

Il est de l'âge d'environ soixante-dix ans. Sa fortune est très considérable; il n'a qu'une petite-fille, Mlle de Wense, pour héritière. Son beau-fils, M. de Wense, ancien capitaine hanovrien, vit en particulier à Hildesheim.

16o M. le baron de Berlepsch, conseiller d'État, chevalier de l'ordre de la couronne.

Hanovrien et ancien président de la cour de justice aulique à Hanovre. Il a joué un rôle assez singulier à l'époque de la Révolution française. Sa prédilection pour les révolutions en général fut si marquée, et ses mesures si inconsidérées commencèrent à devenir tellement choquantes qu'il fut destitué de sa place et rayé de la liste des membres des États. M. de Berlepsch alla se plaindre de cet attentat contre le gouvernement hanovrien à la chambre de justice de Wetzlar. Le procès a duré jusqu'à la réunion du pays à la Westphalie où M. de Berlepsch fut nommé d'abord préfet à Marbourg, puis conseiller d'État. Il est encore aujourd'hui un terrible raisonneur, surtout quand il s'agit de censurer les mesures du gouvernement. Quoiqu'il soit assez connu et qu'on n'ait rien à craindre de ses exploits, je crois pourtant qu'il serait utile de contenir sa langue, s'il devenait sujet français. Sa fortune est assez considérable. Il s'est séparé de sa femme qui pendant quelque temps fît quelque figure par ses poésies, et laquelle s'est remariée à un nommé Harns, fermier dans les environs de Göttingue.

M. de Berlepsch a l'esprit enjoué et caustique: on se divertit à l'entendre radoter.

17o M. de Reineck, conseiller d'État, membre de la commission du sceau des titres, chevalier de l'ordre de la Couronne, préfet de Cassel.

Il était autrefois conseiller de régence à Aroldsen dans le pays de Waldeck. C'est un homme qui réunit beaucoup d'adresse à autant d'instruction. Son administration du département va très bien; il jouit d'une bonne réputation dans Cassel, mais on dit généralement qu'il a une grande aversion pour la France. Je ne le connais pas assez pour en juger avec certitude. On m'a assuré que c'est lui qui, pour confirmer les Westphaliens dans la confiance de leur gouvernement, donna toujours des couleurs sombres à la position des sujets français. On l'accuse d'être cause, par ce tableau, de la peur panique qu'a éveillée la possibilité d'être réuni à l'empire.

18o M. le comte de Schulenbourg, conseiller d'État du service extraordinaire, grand-aigle de la Légion d'honneur, grand-croix des ordres de l'Aigle-Noir et de l'Aigle-Rouge.

Sa carrière est assez connue. D'ancien général de la cavalerie prussienne (p. 438) et ministre d'État, il s'est laissé faire d'abord général de division et puis conseiller d'État westphalien, parce que sa terre de Kehnert est située dans le royaume. Il y vit très retiré, rongeant son dépit contre le monde entier et ne pouvant pas encore concevoir comment il se soit fait que la Prusse ait pu succomber à la France. Il ne s'occupe que de l'exploitation de ses biens et ne voit presque personne. Il ne sera jamais dangereux pour la France.

19o M. de Reimann, conseiller d'État du service extraordinaire, chevalier de l'ordre de la Couronne, préfet du département de l'Oker, à Brunswick.

Il est né Prussien et était ci-devant employé à la Chambre des domaines à Minden en qualité de conseiller des guerres. Lorsque la Prusse prit possession du pays de Paderborn, c'est M. de Reimann qui fut chargé de l'organisation de ce pays. Il s'en est acquitté parfaitement, à la satisfaction du gouvernement et de la province. À l'avènement du roi de Westphalie, il fut nommé préfet et l'administration de son département pouvait servir de modèle à tous les autres. Il est à présent à Brunswick où sa présence fut jugée nécessaire pour mettre un terme aux querelles qui s'étaient établies entre les Français et les Westphaliens. Il a su trouver les moyens de parvenir à son but. M. de Reimann est un homme éclairé qui sait très bien que le sort de la Westphalie dépend de notre empereur. Il ne s'est jamais compromis ni par des expressions, ni par des faits inconsidérés.

20o M. le comte de Lepel, général de brigade, conseiller d'État, président de la section de la guerre, chevalier de l'ordre de la Couronne.

Il est ancien Hessois et a été déjà général au service de l'électeur de Hesse.

Il n'y a pas de doute que M. de Lepel est beaucoup attaché au roi de Westphalie; mais il est très douteux qu'il ait les mêmes sentiments pour l'empereur.

À l'occasion de la séparation des départements hanséatiques, il s'est permis de si fortes expressions et a pris aussi dans la suite si peu de précautions en parlant de la France en général, qu'il est impossible de lui accorder la moindre confiance. Il est détesté à Cassel pour ses manières rudes et outrageantes. Son orgueil et la façon dont il en use avec ses subordonnés lui ont attiré une haine générale. Le roi lui veut du bien. On se disait pendant quelque temps que la reine ne se sentait aucun éloignement à le voir, mais ce bruit s'est bientôt perdu.

21o M. de Dohm, conseiller d'État du service extraordinaire, commandeur de l'ordre de la Couronne.

Cet ancien ministre prussien s'est fait connaître assez en Allemagne par le nombre considérable des commissions dont son ancien gouvernement (p. 439) l'a chargé. Son système en ce temps-là était entièrement anti-français. Enragé de ce que la Prusse n'ait pas fait la guerre à la France en 1805, il ne manqua pas de mettre en mouvement tout ce qui dépendait de lui pour faire réussir celle de 1806. L'issue de cette guerre le força de quitter le service prussien et d'embrasser celui de la Westphalie puisqu'il avait tout son bien dans ce royaume. Le roi de Westphalie le traita avec beaucoup de bonté, il le nomma même ambassadeur à la cour de Dresde. M. de Dohm ne pouvait cependant résister à l'envie de se retirer du service. Il obtint la permission du roi de s'en aller dans sa terre près de Nordhausen où il mène aujourd'hui encore la vie la plus retirée. Il n'est que Prussien, les autres nations lui sont indifférentes; il n'aime pas du tout les Anglais. S'il était possible de rendre à la Prusse son ancienne grandeur, il serait le premier à y contribuer. Cette espérance échouée, on peut considérer M. de Dohm comme un être innocent qui ne fera aucun mal. Son rôle est fini, son âge avancé demande ce repos qu'il a trouvé.

L'année 1813, qui devait être la cinquième et la dernière du règne de Jérôme, s'annonça à ce prince sous de tristes auspices.

Dans les premiers jours de janvier, Napoléon fit savoir à son frère qu'il devait réunir à Magdebourg, la place la plus importante de ses États, un des points essentiels de la base d'opération ou de défense des armées françaises, des approvisionnements considérables pour une forte garnison et pour le ravitaillement d'armées d'opération.

Jérôme, tout en protestant de son désir de remplir les volontés de l'empereur, fit valoir le dénûment complet de la Westphalie, qui avait fait des sacrifices énormes depuis 1811, son épuisement total, l'impossibilité absolue de rien faire si on ne lui venait en aide, soit en lui remboursant ses avances à l'empire français, soit en lui donnant quelques millions. Longtemps Napoléon fit la sourde oreille, puis il accorda de mauvaise grâce un faible et ridicule secours de 500,000 francs, réduit à 250,000, dont l'envoi présenta de longues difficultés. Cet argent arriva trop tard.

La correspondance diplomatique roula d'abord sur l'affaire de Magdebourg, et comme le baron Reinhard, dans presque toutes ses dépêches, dans ses bulletins à l'empereur et au ministre des relations extérieures, duc de Bassano, laissait percer une sorte de critique sur la conduite de Jérôme, sur ses dépenses inutiles, sur le luxe de la cour de Westphalie, enfin sur les aventures galantes du jeune roi, Napoléon, dont toutes les idées étaient alors tournées à la (p. 440) conservation de ses conquêtes, au maintien de son influence en Europe, ne pardonnait pas à son frère la légèreté de sa conduite, disant, non sans quelque raison, que si le roi de Westphalie trouvait bien de l'argent pour bâtir des châteaux, des salles de spectacle, et pour faire des cadeaux à ses maîtresses, aux dames de sa cour, à ses favoris, il en devait trouver, a fortiori, pour des dépenses de première nécessité, d'où dépendait l'existence de ses États.

Le fait est, néanmoins, qu'un léger sacrifice d'argent de la part de Napoléon, une bonne division française envoyée à Cassel, eussent suffi, selon toute apparence, pour sauver Cassel et la Westphalie.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 2 janvier 1813.

Ce que la seconde dépêche me charge de faire connaître particulièrement à la cour de Westphalie, je l'ai déjà fait entrer dans une conversation provisoire que j'ai eue avec M. le comte de Furstenstein au moment de son départ pour Catharinental. Ce ministre m'a assuré qu'une économie sévère et beaucoup de retenue pendant l'hiver et le carnaval entraient dans les plans du roi. Il est certain, Monseigneur, que depuis l'éloignement de M. Laflèche-Keudelstein qui vient de partir pour Paris par congé, comme on dit, mais très probablement pour ne point revenir, on aperçoit plus d'ordre et de sagesse dans l'administration et l'emploi des fonds de la liste civile; et qu'en ce moment, la seule dépense importante, d'une inutilité reconnue, consiste dans ce que fait le roi pour embellir et pour agrandir l'habitation provisoire qu'il occupe depuis l'incendie du château. Mais, ce sur quoi j'insisterai beaucoup et que je présenterai comme un devoir indispensable à remplir et comme un titre à acquérir à l'approbation de Sa Majesté impériale, c'est l'armement et l'approvisionnement de la place de Magdebourg, et, certes, il est impossible que le roi ne sente pas que, dans les circonstances actuelles, il lui convient davantage de construire un arsenal qu'un palais.

Le duc de Bassano à Reinhard.

Fontainebleau, 26 janvier 1813.

J'ai mis sous les yeux de Sa Majesté vos dépêches des 18 et 20 de ce mois, nos 418 et 420. Elle est satisfaite des démarches que vous avez faites et du compte que vous en rendez.

Je vous envoie la copie d'un décret sur l'approvisionnement de la place de Magdebourg. Cet approvisionnement doit être pour 15,000 hommes (p. 441) et 2,000 chevaux pendant un an, tant en vivres qu'en effets d'habillement, pour une garnison de cette force et pour un hôpital extraordinaire de 2,000 malades.

Dans la rigueur du droit, cet approvisionnement devrait être fait par le royaume de Westphalie; mais Sa Majesté veut ménager les moyens du roi afin qu'il ne néglige pas la formation de son contingent. Elle prend en conséquence à sa charge la moitié de l'approvisionnement de Magdebourg.

Elle laisse le roi le maître de faire lui-même et par ses agents cette moitié de l'approvisionnement qui serait payé comptant à proportion des versements. Elle a pensé que le roi pourrait trouver quelque avantage à se charger de cette opération en employant ou des moyens de crédit ou des revirements commodes pour ses finances, ou tout autre expédient qui lui conviendrait.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, le 28 janvier 1813.

Le roi n'a pas tardé à faire répondre à ma note du 14 janvier, concernant l'approvisionnement de la place de Magdebourg.

Avant de recevoir cette réponse, j'avais reçu une lettre de M. le ministre, directeur de l'administration de la guerre, qui, en me chargeant d'employer tous mes soins pour que les mesures les plus promptes soient prises pour approvisionner au complet la place de Magdebourg, m'envoyait un état des denrées nécessaires pour l'approvisionnement d'un an pour 15,000 hommes et 500 chevaux. Je me suis empressé de faire passer cet état avec une nouvelle note à M. le comte de Furstenstein, et ce ministre le tenait déjà lorsque je suis arrivé pour lui parler de la sienne.

Votre Excellence trouvera la copie de cette note ci-jointe. Elle n'est qu'une répétition des mêmes offres que le roi avait déjà faites à M. le comte de Narbonne, sans avoir égard à l'état de la question, telle que je l'avais posée d'après vos ordres; et ce que mon devoir était surtout de ne pas laisser passer sans contradiction, c'est la demande renouvelée de 3,770,000 francs[141] qu'on prétend avoir dépensés en 1811 pour l'entretien des troupes françaises, en sus de la compensation qu'on avait obtenue: arrangement sur lequel, d'après les intentions connues de Sa Majesté impériale, il n'y avait plus à revenir.

Toutes ces considérations m'ont engagé à prier ce ministre de (p. 442) reprendre sa note. M. de Furstenstein m'a répondu que la forte résolution du roi de tenir religieusement ce qu'il promettait le déterminait à ne rien promettre au-delà de ce qu'il pourrait tenir; que sa note disait exactement les mêmes choses que le roi avait déjà écrites à Sa Majesté l'empereur; que les 3,700,000 francs ne comprenaient pas seulement l'excédent des avances faites en 1811, mais encore d'autres sommes que la Westphalie avait à réclamer, telles que la part qui lui avait été promise dans le produit des denrées coloniales séquestrées à Magdebourg, etc.; que ce n'était pas précisément au paiement de cette somme que le roi tenait, mais à un secours, à une avance quelconque de la part de la France, soit en argent comptant, soit en moyens de crédit. J'ai néanmoins insisté à ce qu'il reprit sa note. Je l'ai engagé de nouveau à en parler au roi et ajoutant que quoique je ne pusse me flatter d'avoir sur l'esprit de Sa Majesté une influence égale à la sienne, je n'hésiterais pas à lui demander une audience pour le même motif. M. de Furstenstein m'y a beaucoup encouragé, non sans protester contre l'influence que je supposais qu'il avait sur l'esprit du roi. Dans ma conversation, j'étais surtout parti de ce point, que le roi avait calculé les offres qu'il faisait et pour la recomposition de son contingent et pour l'approvisionnement de Magdebourg, sur les moyens tant ordinaires qu'extraordinaires qui étaient à sa disposition: qu'ainsi il n'y avait pas impossibilité absolue de porter plus haut l'approvisionnement de Magdebourg; mais qu'il s'en suivrait seulement que le roi ne pourrait pas employer à la formation de son contingent la totalité des sommes qu'il voulait y consacrer; que dès lors il s'agissait de savoir lequel de ces deux objets était pour le moment le plus important et le plus pressé, et que j'avais lieu de penser que Sa Majesté l'empereur attachait la plus haute importance à l'approvisionnement le plus prompt et le plus complet de Magdebourg, tandis que le roi préférerait peut-être employer ses plus grandes dépenses pour la réorganisation de son armée. J'aurai tout-à-l'heure à rendre compte à Votre Excellence du résultat qu'a produit ce raisonnement.

De chez M. de Furstenstein, je suis allé chez M. le ministre des finances qui, tandis que le premier m'avait fait les démonstrations accoutumées d'une bonne volonté impuissante, m'a parlé en vrai ministre des relations extérieures. Il m'a entretenu de tous les sacrifices faits par la Westphalie, de toutes les conventions, de toutes les promesses faites et non tenues par la France, de ses efforts pour porter le budget de 1813 à 44 millions de revenu qu'il aurait réduit à 40, si avant de le mettre sous les yeux du roi il avait connu le 29e bulletin, de l'impossibilité de rester ministre des finances, en admettant des demandes aussi vagues et aussi illimitées que les nôtres. Au milieu de tout cela, je lui ai parlé de l'approvisionnement de Magdebourg. M. de Malchus (p. 443) m'a dit qu'il s'engageait formellement qu'au 5 février il y aurait à Magdebourg un approvisionnement complet pour trois mois et pour 15,000 hommes, conformément à l'état envoyé par M. le comte de Cessac, et qu'en outre M. le ministre de la guerre se chargeait, par le moyen de ses fournisseurs ordinaires, d'un autre approvisionnement de deux mois. À l'objection que j'ai faite que je savais que cet approvisionnement n'avait été dans les derniers temps que pour 2,400 hommes, il a répondu que cela regardait M. le ministre de la guerre; mais M. le comte de Höne m'a promis depuis, sur sa responsabilité, que cet approvisionnement de deux mois serait pour 12,500 hommes et même pour 15,000. Le roi a chargé M. de Malchus exclusivement de tout ce qui concerne le nouvel approvisionnement de Magdebourg; mais comme le marché que M. de Höne a fait avec des fournisseurs tient encore, il paraît que ce sera sur les fonds qui restent à la disposition du ministre de la guerre que sera pris cet approvisionnement de deux mois. Le budget de ce ministre pour 1813 est de 19,400,000 francs, dont 17 millions pour les troupes westphaliennes et 200,000 francs par mois pour l'entretien des troupes françaises. La vanité de M. de Malchus l'a fait convenir qu'il avait fait des épargnes pendant l'année passée, et sans elles, m'a-t-il dit, le roi n'aurait pas pu faire les offres qu'il a faites à l'empereur. Quant à M. de Höne, il prétend que toutes les épargnes qu'il a pu faire sur la solde ont été absorbées par le matériel qu'il a fallu fournir à l'armée entrant en campagne et par la formation des nouveaux régiments.

Tel était, Monseigneur, l'état des choses, lorsque M. Balthazar, aide de camp de M. le duc de Feltre, est arrivé. La lettre qu'il m'a portée de la part de Son Excellence indiquait quatre objets principaux de sa mission: l'approvisionnement de la place de Magdebourg, le complétement de sa garnison, la formation de nouveaux cadres et de nouveaux corps westphaliens et, en outre, la formation à Magdebourg de nouveaux magasins considérables qui puissent alimenter une armée nombreuse pendant plusieurs mois.

Comme épisode tenant au sujet, je dois dire à Votre Excellence que j'étais chargé par M. le duc de Feltre de présenter M. Balthazar à la cour de Westphalie, et de lui faciliter les moyens de parvenir jusqu'au roi avec lequel il serait bien qu'il eût une conversation. Je m'acquittai de ce double devoir en prévenant en même temps le chambellan de service que je présenterais M. Balthazar à l'audience du corps diplomatique qui devait précisément avoir lieu hier matin; et M. de Furstenstein que je désirais que Sa Majesté accordât à cet officier une audience particulière. Le roi fit dire à M. Balthazar de s'adresser au ministre de la guerre. J'insistai: M. Balthazar ajouta qu'il avait non seulement une lettre à remettre à Sa Majesté, mais encore des choses particulières (p. 444) à lui dire sur des mesures non patentes encore qu'on prenait en France. En attendant que M. de Furstenstein négociât, nous allâmes chez le ministre de la guerre que nous engageâmes de son côté à obtenir une audience pour M. Balthazar.

À mon retour chez moi, je trouvai M. Siméon que le roi m'envoyait extra-officiellement pour confirmer son refus de voir M. Balthazar, pour me dire d'aller passer au cabinet et pour me prévenir de la réponse que Sa Majesté allait faire à M. le duc de Feltre. J'avais pensé que l'embarras de répéter à M. Balthazar toutes ses déclarations précédentes et la crainte d'être trop pressé par cet officier étaient les seules causes de ce refus; mais Sa Majesté ne m'a pas laissé ignorer que si elle accordait des audiences à un aide de camp de l'empereur, il n'en était pas de même d'un major aide de camp du ministre de la guerre. Et puisque dans un moment aussi grave le roi n'oublie point l'étiquette, il faudra bien, Monseigneur, dire un mot sur une petite contestation qui s'est élevée pendant que M. de Narbonne était ici. Le roi avait choisi le seul jour ou je pouvais espérer voir ce général à dîner chez moi, pour nous faire inviter à la table du maréchal de la cour. Je refusai, comme une lettre de M. le duc de Frioul m'en donnait le droit; mais comme M. de Furstenstein à qui nous avions dit nos raisons et qui s'était chargé de la négociation revint pour me dire que je ferais plaisir au roi en y allant, je déclarai que j'y voyais un ordre de Sa Majesté et je me rendis à la table du maréchal en laissant à la mienne ceux de mes convives que les ordres du roi ne m'avaient pas enlevés. Nous eûmes ensuite l'honneur de faire au cercle la partie de Leurs Majestés, d'assister au spectacle de la cour et de souper à la table de la reine.

Je reviens à mon sujet. Dans la conférence avec M. le comte de Höne, M. Balthazar a reçu l'assurance d'un approvisionnement de Magdebourg, au moins pour cinq mois, et de 18,000 hommes qui au 1er mai seraient à la disposition de Sa Majesté impériale. Quant aux magasins à former pour des armées, M. de Höne, ainsi que les autres ministres, en a déclaré l'impossibilité. Ce ministre n'a vu aucune difficulté à ce que le roi fît entrer dès à présent à Magdebourg le 9e régiment ainsi que plusieurs dépôts qui pourraient y recevoir leurs conscrits, il y a même vu des avantages. Mais étant allé le soir même en parler à Sa Majesté, il a trouvé que le roi avait de la répugnance à donner ces ordres immédiatement. Je ne doute au reste aucunement que ces ordres ne soient donnés dès que Sa Majesté l'empereur l'exigera.

Il me reste à rendre compte à Votre Excellence de ma conversation avec le roi. Sa Majesté m'a fait lecture de sa lettre à M. le duc de Feltre où, après avoir commencé par renouveler ses premières offres, elle déclare que, si Sa Majesté l'empereur le préfère, le roi fera l'approvisionnement de Magdebourg pour un an et pour 20,000 hommes; mais (p. 445) qu'alors il ne pourra mettre à la disposition de l'empereur que 6,000 hommes d'infanterie et 800 chevaux. «Je me chargerai ensuite, a-t-il ajouté, d'entretenir de mes propres moyens une force suffisante (de 4 à 5,000 hommes) pour la sûreté de ma personne et pour celle du pays, mais il me faudrait alors une garantie que ces troupes resteront à ma disposition et ne pourront m'être enlevées par aucun ordre.» Le roi parlait d'abord d'une convention, ensuite d'une promesse officielle et enfin d'une garantie quelconque.

La Westphalie n'avait pas assez de ressources pour faire à Magdebourg de grands approvisionnements et pour mettre en même temps sur pied une armée d'une vingtaine de mille hommes. Il fallait opter. L'empereur devait évidemment préférer qu'un de ses boulevards, Magdebourg, fût en état de faire une longue défense; Jérôme, qui savait bien que Napoléon finirait toujours par faire l'approvisionnement, était naturellement plus enclin à se créer une armée qui pût le défendre lui et son royaume.

Vers cette époque les armées ennemies gagnant du terrain vers le Nord, Jérôme commença à être inquiet pour la reine et désira son départ pour Paris. M. Reinhard écrivit à ce sujet au duc de Bassano.

Ayant eu à cette époque plusieurs conversations d'un certain intérêt avec le roi, le ministre en rendit compte par la lettre suivante au duc de Bassano, datée de Cassel 1er mars 1813, 3 heures après midi.

«Oui, a dit le roi, il y va de votre propre intérêt et je vous en avertis. Lorsque la Westphalie succombera de misère et que les habitants aimeront mieux se faire tirer des coups de fusil que de donner leur dernier morceau de pain, c'est à vous qu'on reprochera de n'en avoir pas fait connaître la véritable situation. Votre devoir est de dire la vérité, même au risque de déplaire, d'être rappelé, d'être disgracié: après trois mois on vous rendra justice.»

À ce discours qui a été très long, j'ai répondu que Sa Majesté impériale connaissait par moi et sans moi la situation de la Westphalie: que, lorsqu'il s'agissait de remplir mon devoir, je ne manquais ni de franchise, ni de fermeté; qu'assurément je n'avais rien dissimulé et de ce que le roi m'avait dit, et de ce que je pensais moi-même sur l'insuffisance des moyens de la Westphalie; qu'avant tout il importait de bien convaincre Sa Majesté l'empereur que toutes les ressources quelconques de ce pays étaient consacrées..... Ici le roi m'a coupé la parole.—«Eh! vous voyez bien, avec plus de trois mois d'approvisionnement pour Magdebourg, avec mon contingent entier à réorganiser, avec 40,000 hommes de troupes françaises dans le royaume.»

(p. 446) Je n'ai peut-être pas tort, Monseigneur, en considérant cette attaque personnelle que le roi m'a faite, comme une espèce de riposte à la lettre que j'avais écrite avant-hier à M. de Furstenstein. Aussi c'est avec calme que j'invoque le témoignage de toute ma correspondance avec Votre Excellence. Mais je me permettrai une seule observation. Quant au passé, je dirai avec vous, Monseigneur, qu'il est sans remède, mais quant au présent il serait possible que Sa Majesté impériale, frappée de quelques notions de détails que j'ai cru de mon devoir de donner, par exemple d'une réserve du trésor qui existait à la fin de l'année, de la prédilection du roi pour sa garde, des projets des fournisseurs, de leur intelligence avec des protecteurs, etc., en conclût que le roi ne veut pas faire en ce moment tout ce qu'il peut, ou que ses ministres sacrifient la célérité et l'ensemble du service à leur intérêt personnel. Je dois répéter ici, et je crois fermement que les circonstances sont devenues trop graves pour ne point les absoudre de cette accusation et que ce qui peut rester à leur charge est d'une faible importance en comparaison des dépenses immenses et simultanées qu'exige le moment actuel. Je dois particulièrement rendre au ministre de la guerre la justice d'assurer que, si c'est lui qui semble ralentir les opérations et qui passe des marchés onéreux, c'est précisément lui qui est le moins soupçonné de concussions ou de vues intéressées: que c'est un très honnête homme, très laborieux, très dévoué à l'empereur et au roi; mais que c'est un homme faible, susceptible de recevoir toutes les impressions qu'on lui donne, et seulement au niveau de sa place lorsque les événements le sont aussi. Enfin les fournisseurs refusent et voudraient être en dehors de leurs marchés, quelque avantageux qu'ils puissent être: et ce n'est pas là une grimace! Je crois que c'est tout dire.

Extrait d'une lettre du roi arrivée le 6 mars à 6 heures du soir, et adressée à l'ambassadeur de Cassel à Paris:

Les événements se pressent. La grande armée va être réunie derrière l'Elbe. 30,000 hommes et 3,000 chevaux sont à l'entour de Magdebourg. Passé le 15 mars, si l'empereur ne m'envoie pas d'argent, il me sera impossible de les nourrir. Il faudra qu'ils soient à discrétion chez l'habitant. Qu'en arrivera-t-il? Trois mois d'approvisionnement viennent d'être faits par la Westphalie. Le quatrième est sur le point d'être achevé.

Les contributions, entre autres, du département de l'Elbe ne rentrent presque plus. Si l'empereur ne nous fait pas payer quatre millions à compte sur ce qu'il nous doit, la marche du gouvernement se trouvera arrêtée tout-à-coup, et les suites en sont incalculables.

Mon peuple est bon: tant qu'il aura quelque chose, il le donnera. Mais quand chaque sujet se trouvera vis-à-vis de rien, n'ayant plus que (p. 447) le choix de mourir de faim ou d'un coup de fusil, il n'est pas douteux qu'il ne préfère courir la dernière chance.

Le roi ayant obtenu de l'empereur de faire partir la reine Catherine, Reinhard écrivit de Cassel le 8 mars 1812 au duc de Bassano:

D'après ce que le roi m'avait dit hier sur le départ de la reine, je ne m'attendais pas à lire dans le moniteur westphalien d'aujourd'hui que la reine partait pour Paris sur l'invitation de Sa Majesté impériale, et que ce départ aurait lieu après-demain. Le roi m'avait dit que Sa Majesté l'empereur l'autorisait à faire partir la reine, lorsque l'empereur Alexandre ou Kutusoff serait à Berlin ou à Dresde. Il est vrai que, par son courrier de retour, le prince vice-roi l'avait informé que, les Russes passant l'Oder en force et ayant déjà sur la rive gauche 80 pièces de canon, il se décidait à quitter la position de Berlin pour n'être pas coupé par sa droite.

Le préfet du palais, Boucheporn, partira demain avec une partie du service; mesdames de Bocholtz, de Furstenstein, de Pappenheim, d'Oberg, la princesse de Philippsthal, M. le comte de Busche, chevalier d'honneur, M. le comte d'Oberg, premier écuyer d'honneur de la reine, seront du voyage. Il y a en ce moment conseil des ministres.

On dit que c'est hier au soir que le roi, étant au spectacle, a reçu une lettre par le prince vice-roi, portée par un officier d'ordonnance de Sa Majesté impériale allant en courrier à Paris. Après le spectacle, M. Pothau a été appelé et les ordres ont été donnés. M. de Furstenstein assure que le roi n'a point reçu de lettre du vice-roi.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, le 11 mars 1813.

La reine est partie hier après midi, à deux heures, par la route de Wetzlar. Le roi l'a accompagnée jusqu'à Wabern. La princesse de Philippsthal a obtenu la permission de rester, comme venant de se relever de ses couches et se trouvant encore indisposée. Le baron de Boucheporn, maréchal de la cour, l'a précédée: il a dû arriver à Paris quelques jours avant Sa Majesté.

Ce sont les nouvelles que M. Athalin avait portées de Berlin et du quartier général du vice-roi qui ont amené la détermination de ce prompt départ. Le roi m'a dit lui-même que deux heures avant l'arrivée de M. Athalin, lorsque j'avais eu l'honneur de voir Sa Majesté, il n'en avait pas encore eu la pensée. Le lendemain matin, le passeport d'un inspecteur des postes qui me fut porté pour être visé m'en donna le premier soupçon qui fut converti en certitude quelques minutes après, (p. 448) lorsque je reçus le moniteur westphalien annonçant que la reine partait sur l'invitation de Sa Majesté impériale.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 24 mars 1813.

Sire, je reçois la lettre de Votre Majesté en date du 14 courant et je m'empresse de lui envoyer ci-jointe la copie du décret que j'ai signé et fait expédier depuis le 20. Elle y verra que tout ce qu'elle désire est fait, mais, Sire, je vous supplie de ne pas laisser succomber par le manque de quelques millions un pays tel que le mien, qui vous est d'une si grande utilité.

Le déficit sur les revenus du mois passé pour les départements de l'Elbe, de la Saale et de l'Oder est de trois millions, ce mois-ci il sera du double: nous sommes au 24 et 500,000 francs ne sont pas encore rentrés; cependant, Sire, confiant dans la parole de Votre Majesté, mon armée s'organise, tout se fait et se livre, mais le mois prochain rien ne pourra être payé, si Votre Majesté ne vient à mon secours.

À la fin de la semaine prochaine, 10 bataillons d'infanterie, plus 2,000 cavaliers bien montés et équipés et 24 pièces de canon pourront partir avec moi pour Brunswick et se porter jusque sur l'Elbe si Votre Majesté le désire.

M. Reinhard écrit tantôt que le roi ne veut pas de commandement, tantôt que le roi désire un commandement.

Le roi Jérôme désirait ardemment un commandement assez important pour que cette position le mît en relief. Doué d'une grande confiance en son aptitude militaire, et d'un amour-propre excessif, il ne mettait pas en doute qu'il ne fût aussi capable que le prince Eugène et tous les maréchaux de l'empire, sans en excepter un seul, de gagner des batailles et de rappeler la victoire sous nos drapeaux. Mais telle n'était pas l'opinion de l'empereur qui, tout en appréciant la bravoure et les belles qualités militaires de Jérôme, était loin de lui reconnaître le génie nécessaire à un chef d'armée. En 1854, lors de la guerre d'Orient, sous le second empire, le vieux prince crut un instant que son neveu lui donnerait le commandement en chef de son armée, attendu, disait-il, que lui seul en France avait l'habitude de la grande guerre et des grands commandements et était en état de remuer des masses.

(p. 449)

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 14 avril 1813.

Sire, je viens d'apprendre l'arrivée de Votre Majesté à Mayence et m'empresse d'envoyer auprès d'elle mon ministre des finances, il est plus à même que personne de faire connaître à Votre Majesté notre situation financière; elle est telle, Sire, que, depuis le 11, toutes les ordonnances qui ne sont pas pour la solde et les traitements ont été suspendues au trésor, et qu'à la fin du mois, je dois opter entre le paiement de l'armée ou celui des fonctionnaires publics. La suppression du paiement des ordonnances tirées par les ministres a fait un tel mauvais effet que l'habillement et le harnachement, la livraison des chevaux ont été totalement suspendus.

Je vous supplie, Sire, de ne point nous laisser tout à fait écrouler et de nous envoyer quelques millions afin de nous soutenir; quel chagrin pour moi, Sire, de me voir détruit par celui même qui m'a créé!

Bulletin.

Cassel, 12 avril 1813.

Le roi, informé par moi que M. le maréchal duc de Valmy envoyait quatre bataillons à Wetzlar sur les confins de la Westphalie et du grand duché de Berg, a désiré que M. le maréchal en envoyât deux autres à Marbourg et m'a chargé de lui faire connaître ce désir.

Le roi a passé la journée d'hier à Napoléonshöhe: le temps était magnifique. Le soir il y a eu spectacle et souper: la réunion était nombreuse. On disait que le roi avait voulu montrer qu'il n'avait pas fait emballer les meubles de ce château et qu'il avait voulu faire déballer aux dames peureuses leurs manteaux de cour.

On commençait à craindre les conspirations en Westphalie, principalement à Cassel, que l'ennemi savait fort mal gardé, et autour du roi, déjà à cette époque hors d'état de défendre sa résidence et son royaume.

Reinhard à l'Empereur.

Cassel, 8 mai 1813.

Le roi m'a fait communiquer par le général Bongars un rapport du sieur Delagrée, chef d'escadron de la gendarmerie westphalienne, concernant plusieurs mesures de précaution et de sévérité que M. le maréchal, (p. 450) prince d'Eckmühl, a prescrites au général Bourcier revenu à Hanovre après avoir vu le maréchal à Minden.

Le roi m'ayant fait appeler ensuite m'a fait lecture de la lettre qu'il se proposait d'envoyer à M. le maréchal. Sa Majesté déclare au prince qu'elle ne peut croire que de pareils ordres aient été donnés et qu'elle les regarde comme entièrement contraires aux intentions de Votre Majesté. Elle pense que si des mesures de sévérité sont nécessaires dans son royaume, elles doivent être prises par le souverain qui a déjà établi des commissions militaires à Wanfried (où quelques habitants avaient livré à l'ennemi quelques chevaux et un gendarme), à Lichtenau près Paderborn (où des voitures du roi et des voyageurs français avaient été insultés). Elle fait entendre que de pareils procédés pourraient la conduire à prendre un parti extrême, etc., etc.

J'ai cherché, Sire, à dissuader le roi de l'envoi de cette lettre. Les ordres du prince semblaient dater de la fin d'avril: peut-être renoncerait-il de lui-même à leur exécution. Il me paraissait préférable de notifier au général Bourcier que, s'il y avait des mesures à prendre, des coupables à punir dans son royaume, le roi s'en chargerait. Mais le roi me répondit que cette manière d'agir ne serait point généreuse, qu'elle compromettrait le général Bourcier qui était subordonné au maréchal; que, d'ailleurs, des troupes françaises étaient déjà arrivées à Hanovre et qu'il voulait que le prince s'expliquât catégoriquement sur les ordres qu'il avait donnés. Sa Majesté a désiré en même temps que je rendisse compte de cet incident à Votre Majesté. La lettre du roi au maréchal a dû partir hier par courrier; j'ignore si elle est partie. Quant à la ville de Hanovre et aux Hanovriens, l'enquête portera-t-elle sur leurs vœux et sur leurs espérances, ou sur leurs démonstrations et sur leurs actions? Tous les rapports de la police semblent les absoudre d'actions criminelles: l'ordre public n'a été troublé nulle part; les démonstrations mêmes ont été ou contenues ou réprimées; et si, dans une effervescence d'opinions, la responsabilité cesse d'être personnelle, la fidélité et l'obéissance ne suffiront plus pour discerner l'innocent du coupable.

Le roi Jérôme écrivit de Cassel, au commencement de juin 1813, au général Dombrowski à Wittemberg de se rendre à Hersfeld le 10 juin, et il lui dit:

«D'après les instructions que j'ai reçues de S. M. l'empereur, vous devez diriger vos deux bataillons d'infanterie et votre artillerie de Hersfeld par Rothembourg à Eschwege et vos deux régiments de cavalerie de Hersfeld sur Kreutzbourg, afin qu'ils puissent s'unir à moi et chasser l'ennemi de l'autre côté de l'Elbe.»

(p. 451) Le duc de Valmy, auquel Dombrowski soumit cette lettre en demandant des ordres à son chef immédiat, écrivit à l'empereur pour avoir ses ordres. Ce dernier manda à Berthier le 10 juin: «Le roi de Westphalie a écrit la lettre ci-jointe au général Dombrowski. Écrivez à ce général pour lui faire connaître la marche qu'il doit suivre.» Et en post-scriptum: «Écrivez au roi de Westphalie pour lui faire connaître l'inconvenance d'employer mon nom pour changer la direction de la marche des troupes; que cela peut mettre les généraux dans l'embarras; que c'est contraire à toutes les formes; que personne n'a le droit de prendre mon nom et de supposer que j'ai donné des ordres quand ce n'est pas.»

Bulletin de Reinhard.

Cassel, le 2 juin 1813.

On dit que les ennemis annoncent le projet de faire une pointe sur Cassel. Enflés par quelques succès, il ne serait pas en effet impossible qu'ils poussassent leur témérité à ce point. Il est vrai qu'avec ce qui est parti pour Minden nous aurions 4 à 5,000 hommes d'infanterie et environ 1,000 chevaux à leur opposer: mais quelles troupes et comment dirigées? Si cela continue, de surprise en surprise, ou même avertis mais mal informés, sans prudence, sans ensemble, nous serons détruits en détail.

Depuis plus de trois mois que le roi est à Napoléonshöhe, je n'ai eu l'honneur d'approcher de Sa Majesté qu'une seule fois. Mais M. de Furstenstein continue à être invisible: son cabinet est au salon de service. M. Siméon est toujours, M. de Höne, M. de Bongars sont tour à tour du voyage. M. de Höne avait été malade: il est retourné aujourd'hui à Napoléonshöhe. Il doit, dit-on, proposer au roi de mettre toutes ses forces disponibles sous les ordres du général Teste. Il est à prévoir que cette proposition ne sera point agréée. Le roi paraît se trouver de nouveau dans un de ces accès de dégoût où, se livrant à l'apathie, il cherche des distractions dans des plaisirs dont le secret n'est pas assez gardé pour ne point faire une impression fâcheuse sur le public. Je ne méconnais point ce qu'en ce moment la situation du roi a de pénible sous tant de rapports que je connais et peut-être sous quelques rapports que j'ignore: mais le travail et le dévouement surmonteraient facilement des peines qu'on ne se serait pas attirées soi-même, et ce sont ces dernières qui sont poignantes et qui découragent. Au milieu de tout cela, on se croit trop petit souverain avec deux millions d'âmes: on s'en sépare d'affection et d'intérêts. On est jaloux des conseils, on s'impatiente (p. 452) de la vérité. Voilà près de cinq ans depuis que Sa Majesté impériale a daigné me confier la mission de Westphalie; et laissant à part ce qui doit être imputé à des événements qui n'ont pas dépendu du gouvernement de ce royaume, je ne puis me dissimuler, je ne puis, quelque chagrin que j'en aie, dissimuler à Votre Excellence qu'en principes d'administration, en talents et en connaissances, en moralité surtout, les choses y sont toujours allées en empirant.

Bulletin.

Cassel, 20 mai 1813.

Une semaine passée en voyage à Napoléonshöhe me met à portée d'en décrire les usages et de rendre compte du genre habituel de vie que le roi a adopté dans cette résidence d'été.

Le costume de voyage est un petit uniforme bleu, brodé en argent, pantalon bleu et bottes à l'écuyère. On garde ce costume jusqu'à l'heure du dîner excepté les dimanches et jeudis, jours où tous ceux qui ont les grandes entrées paraissent au lever du roi.

La semaine de voyage commence dimanche au soir et finit le dimanche suivant après le spectacle. Les invités sont rarement au-dessus du nombre huit, quatre hommes et quatre femmes. Rarement les femmes et les maris sont invités ensemble. Dans la semaine passée, nous étions au nombre de six. Le ministre de la guerre, le baron de Schulte, conseiller d'État, la comtesse de Furstenstein, madame la comtesse de Jagow, femme d'un chambellan du roi, madame Chabert, femme du capitaine de la garde, madame de Schlicher, dame du palais, étaient de semaine.

Le lever a lieu vers les dix heures. À 11 heures, déjeuner; à 6 heures ½, dîner. Il n'y a rien de recherché, ni dans les plats, ni dans les vins; la table est bien servie, mais sans profusion. Le roi déjeune et dîne seul: il est cependant d'usage d'inviter une fois à dîner et une fois à déjeuner à la table de S. M. les personnes du voyage. Le déjeuner eut lieu à Schönfeld, petite maison de campagne du roi située entre le parc de Cassel et Napoléonshöhe, et le dîner à Mouland, petit village chinois bâti par l'ancien électeur et dont les maisons, encore en état de servir, viennent d'être réparées et remeublées avec une simplicité élégante.

Après le déjeuner, jusqu'à deux heures, promenade devant le château et entretiens du roi avec les personnes qu'il fait appeler. Après 2 heures, le roi se retire, ou bien il y a promenade en voiture. Pendant la semaine dernière, le roi a passé deux revues, l'une des grenadiers de sa garde et l'autre des cuirassiers: il a présidé une fois son conseil (p. 453) d'État. Il est allé deux fois à Cassel pour voir les travaux de son palais.

Lorsque le temps le permet, le roi dîne en plein air ou dans un petit pavillon du jardin de la reine. Après le dîner, on reste devant le château avec ou sans le roi. À 9 heures on se réunit soit dans les appartements de Sa Majesté, soit dans la petite salle de spectacle. Ces jours passés, il y avait un petit concert de trois ou quatre musiciens et jeu ou spectacle. Le jeu dominant, c'est le whist. Le genre de spectacle que le roi préfère, c'est la comédie. La petitesse de la salle de l'intérieur ne permet pas de donner de grandes pièces qui sont réservées pour le dimanche.

À 10 heures du soir, tout est fini et le roi se retire. Le roi est toujours aimable: on dirait cependant qu'il est devenu plus grave. L'ordre et la décence règnent partout. La table du maréchal est de dix-huit à vingt personnes.

La princesse de Löwenstein étant dans son huitième mois de grossesse a cessé de paraître à la cour. Elle vint cependant dimanche en robe du matin et partit le lendemain après avoir déjeuné avec le roi. Cette dame, par beaucoup d'esprit de conduite, s'est fait une existence à part qui ressemble un peu à celle d'une favorite en titre. Aucune des dames invitées ne pouvait avoir de prétentions.

On dit que le roi se souvient encore quelquefois de madame Escalonne qui avait été avec lui pendant sa dernière campagne de Pologne.

Sa Majesté prenait depuis quelques jours des bains pour lesquels on faisait venir l'eau de Pyrmont.

Le danger devenant de jour en jour plus imminent pour la Westphalie et pour Cassel, Reinhard, sur les instances de Jérôme, envoya au général Lemoine une dépêche pour qu'il vint à Cassel avec sa division. Cette mesure fut désapprouvée par Napoléon, qui fit écrire à Reinhard de Dresde, le 10 août 1813, par M. de Bassano:

Dresde, 30 août 1813.

L'empereur a pris lecture de votre lettre du 27, qui annonce que vous avez invité le général Lemoine à se porter avec son corps sur Cassel. Sa Majesté n'approuve point cette démarche: les circonstances n'exigent point un pareil mouvement; et la présence du corps du général Lemoine sur le Weser est trop nécessaire pour qu'il doive se déplacer légèrement. Ce général a ses instructions: il faut dans votre correspondance avec lui vous borner à l'instruire de l'état des choses et des nouvelles qui vous parviennent.

Le même jour, l'empereur écrivit de Dresde à Berthier: «Mandez à Lemoine de ne pas aller du côté de Cassel, de rester à Minden pour faire exercer ses troupes et former sa petite division. Que son premier (p. 454) but doit être de couvrir Wesel et qu'il est autorisé également à se porter sur Magdebourg si le général Lemarrois se trouvait avoir une garnison trop faible; enfin qu'il doit avoir de la troupe en observation sur le Weser; mais qu'il ne doit pas se remuer légèrement.»

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, 12 septembre 1813.

Le roi me dit à l'instant qu'il envoie un courrier à Sa Majesté impériale avec les nouvelles qu'il a reçues du côté de Brunswick. Ce ne sont à la vérité que des rapports de gendarmes, mais ils viennent de différents côtés: ils s'appuient et se confirment. Il paraît qu'un corps ennemi, qu'on porte à 15,000 hommes avec 16 pièces de canon et dans lequel se trouve de la cavalerie anglaise venant de Domitz, a passé l'Elbe le 9. On annonçait en même temps pour le 11 le passage d'un autre corps destiné à occuper Haarbourg, le prince d'Eckmühl étant revenu à Hambourg. Le roi transmet ces nouvelles directement à Sa Majesté impériale et lui demande des ordres éventuels.

Le général Lemoine doit avec son corps arriver aujourd'hui à Brunswick dont des patrouilles ennemies, depuis quelques jours, se sont approchées jusqu'à quatre lieues. Monseigneur le major général, en m'annonçant que Sa Majesté impériale n'avait point approuvé la lettre que j'avais écrite à ce général pour l'engager à venir couvrir Cassel, m'écrivit qu'il était nécessaire sur le Weser. J'ignore en conséquence si le mouvement qu'il fait sur Magdebourg où il est appelé par le général Lemarrois est conforme aux intentions de Sa Majesté. Je n'ai reçu de lettres, depuis plusieurs jours, ni de l'un ni de l'autre de ces généraux. J'ignore si le général Lemoine a emmené toutes les troupes, hors celles qui sont sous les ordres du général Laubardière et qui sont peu considérables.

En ce moment, Monseigneur, je suis moins rassuré que dans les jours du mois d'avril dernier, dans le cas où l'ennemi menacerait la ville de Cassel qui est certainement un point très important sous les rapports militaire et politique. Le roi pense que l'ennemi ne peut se hasarder à ce point, et ses raisonnements sont fort justes; mais nous vivons d'une crise pleine d'événements imprévus et je voudrais au moins voir le roi entouré, outre ses hussards, de quelque infanterie française[142].

(p. 455) Nous voici arrivé au moment de l'entrée à Cassel du général Tchernischeff et à l'évacuation de cette ville par Jérôme.

Cet épisode, raconté tout au long et dans les plus grands détails par le roi dans sa lettre du 4 octobre 1813 au ministre duc de Feltre, dans l'espèce de précis historique que M. Hugot fit alors avec M. Reinhard, l'est également dans une lettre du roi à l'empereur. Ce dernier document n'ayant pas trouvé place aux Mémoires de Jérôme, nous allons le donner ici, mais nous le ferons précéder de la dépêche suivante de M. Reinhard, laquelle contient une assez singulière conversation du roi:

Dès le 12, après avoir reçu des nouvelles alors exagérées des forces ennemies qui avaient passé à Danneberg, le roi envoya un courrier à Sa Majesté l'empereur pour demander des ordres éventuels sur ce qu'il devait faire, si l'ennemi menaçait sa capitale. Ayant appris les passages du côté de Dessau, que les rapports annonçaient comme étant ceux d'un corps d'armée entier, Sa Majesté me dit qu'elle n'avait point reçu et que probablement elle ne recevrait pas d'ordres de l'empereur, et me demanda ce que je pensais qu'il convenait de faire. Après plusieurs préambules, le roi me pressant toujours, je conclus qu'il faudrait se retirer quand le danger serait imminent et certain. «Mais, dit le roi d'un air assez délibéré, si je faisais comme les petits princes, si je restais? Mon intention est de rester.»—«Mais Votre Majesté s'exposerait.»—«Sans doute, dit le roi, il faudrait que l'ennemi le voulût.» Je changeai de conversation et quelque temps après je revins à la circonstance. Je citai le grand-duc de Toscane qui en 1799 avait voulu rester, et qui en 24 heures reçut l'ordre de partir. «Sa position, dit le roi, était différente de la mienne.»—«Oui, dis-je, peu de semaines auparavant, il avait payé deux millions pour sa neutralité.» J'ajoutai que, si l'ennemi permettait aux petits princes de rester, c'était dans l'espérance qu'ils embrasseraient ce qu'ils appellent la cause commune; «et c'est, dis-je, ce que Votre Majesté ne peut ni ne voudra faire.» La conversation en resta là, et je crus m'apercevoir que le roi était satisfait de ce que je venais de dire. Néanmoins, quelque soit l'intention avec laquelle il a mis cette idée en avant, elle m'a paru trop extraordinaire pour que je puisse me dispenser d'en rendre compte à Votre Excellence. Du reste, on prend au château des précautions à tout événement. Il y a même trois chevaux sellés pour le roi qui y entrent toutes les nuits.

Il est difficile d'admettre que la possibilité de rester dans ses États fût jamais passée par la tête du roi. Son attachement à la France et (p. 456) à son frère, la rectitude de son jugement, la loyauté de son caractère ne permettent pas de le supposer. Jérôme a dit depuis que Tchernischeff lui avait proposé de rester et qu'il avait repoussé avec indignation cette proposition[143]; mais ce qui ne permet pas d'admettre non plus que les souverains ligués contre Napoléon aient pu avoir cette pensée, c'est que le but avéré du général russe était de faire Jérôme prisonnier à Cassel.

Voici maintenant la lettre du roi, de Wetzlar, 29 septembre 1813.

Sire, le 24, j'appris que l'ennemi était entré à Mulhausen, avec 4,000 chevaux, 2,000 chasseurs et 16 pièces de canon; en même temps le général Lemarrois annonçait au ministre de France que 3 régiments d'infanterie russe, 800 chevaux et 12 pièces de canon avec lesquels une division s'étaient battue à Wollmerstadt se dirigeaient sur Brunswick. Il ne me parut plus douteux qu'ils ne voulussent faire une tentative sur Cassel. J'en prévins le duc de Valmy et l'engageai à faire passer par Cassel sa 34e colonne de marche forte de 3,200 hommes, en lui observant que, si mes craintes n'étaient pas fondées, cette colonne ne perdrait qu'un jour de marche et que, s'il en arrivait autrement, elle servirait soit à repousser l'ennemi de Cassel où j'étais décidé à l'attendre, soit à assurer ma retraite en cas de nécessité. Le 26, le général Bastineller qui observait dans le Harz les mouvements de l'ennemi m'annonça qu'il se portait au nombre de 7,000 hommes sur Eschwege, et le général Zandt qui était en position à Gœttingen me rendit compte en même temps que l'ennemi était entré en force dans Brunswick. Cependant, comptant sur l'arrivée de la colonne française que j'avais demandée au duc de Valmy, je fis mes dispositions de défense. Je donnai ordre au général Bastineller d'appuyer sa gauche à Witzenhausen et sa droite à Melsungen afin que l'ennemi ne pût intercepter la route de Francfort en passant le gué qui est près de ce dernier endroit.

Le général Bastineller ne put exécuter assez promptement ce mouvement, l'ennemi étant en forces devant lui. Il me rendit compte que 800 chevaux et 4 pièces de canon étaient parvenus à tourner sa droite et se hâtaient d'arriver sur Cassel. Le 27, je lui donnai l'ordre de prendre position en avant de Cassel. Le même ordre fut donné au général Zandt, mais l'ennemi les gagna de vitesse, renversa le même jour à 11 heures du soir les avant-postes qui étaient à Elsa et à Kauffungen et hier 28, à 4 heures du matin, j'en reçus la nouvelle. Je fis sur-le-champ prendre les armes au peu de troupes que j'avais avec moi. J'envoyai 25 hussards, 2 compagnies de chasseurs de la garde pour reconnaître l'ennemi, (p. 457) au milieu duquel ils se trouvèrent un quart d'heure après être sortis de la ville. Le brouillard était si épais que l'on pouvait à peine se voir à deux pas. Ce détachement se replia sur la porte de Leipsick en assez bon ordre, quoiqu'il eût perdu la moitié de son monde par l'artillerie ennemie. Deux pièces de canon que j'avais placées à la porte de Leipsick ripostaient vivement à l'ennemi dont les boulets traversaient la ville, mais ces deux pièces furent démontées en peu de temps et après une demi-heure de combat. Pendant ce temps, je faisais barricader le pont qui communique du faubourg à la ville. À peine cette opération fut achevée que l'ennemi enfonça la porte à coups de canon et vint braquer une pièce vis-à-vis du pont, ouvrit la prison d'État qui en est près et fit sortir tous les prisonniers. Je perdis sur ce point beaucoup de monde. Une partie de mes hussards, ne sachant point encore monter à cheval et n'étant point équipés, me demandèrent des fusils et défendirent ce pont, ma dernière ressource.

Pendant ce temps, 400 chevaux avaient passé la Fulde à gué et venaient par la porte de Francfort. Le moment était critique, je me mis à la tête de mes gardes du corps, de deux escadrons de hussards, je fis longer la rivière à mes grenadiers de la garde pour s'emparer du gué. Je sortis par la porte de Francfort. À peine avais-je fait deux cents pas qu'un peloton d'avant-garde m'annonça que l'ennemi était en bataille devant lui. Je m'avançai de suite au galop pour le reconnaître, mais le brouillard était si épais que je me trouvais au milieu de lui à pouvoir faire le coup de sabre; je le fis charger aussitôt par le 2e escadron de hussards pendant que je le faisais tourner par sa droite par les gardes du corps, afin de le rejeter sur les grenadiers qui occupaient déjà le gué. Cela me réussit, il fut mis en déroute et les grenadiers en tuèrent un bon nombre. Ce mouvement força l'ennemi d'évacuer la partie de la ville qu'il occupait du côté de la porte de Leipsick, craignant que je ne le prisse à dos en passant moi-même le gué, ce que j'étais loin de vouloir faire, étant convaincu que cette avant-garde allait être fortement soutenue.

Après avoir ainsi dégagé la ville, je pris position à une demi-lieue en arrière avec mes gardes du corps, mon bataillon de grenadiers et 400 hussards, les seuls qui fussent en état de se tenir à cheval et de donner un coup de sabre. J'attendis dans cette position, depuis 10 heures que le combat avait cessé jusqu'à 3 heures, espérant à chaque instant, mais en vain, voir déboucher les colonnes des généraux Zandt et Bastineller. Ne les voyant pas paraître, je renforçai les postes de la ville par une compagnie de chasseurs carabiniers et deux pièces d'artillerie et, comme l'ennemi remontait la Fulde pour arriver à Wabern avant moi, je me repliai sur Jesberg, décidé à m'y tenir et à attendre la colonne française que je ne doutais pas que le duc de Valmy m'envoyât. Quel fut mon étonnement en recevant à 10 heures du soir, par le retour (p. 458) de mon courrier, une lettre en réponse à la mienne, par laquelle le duc de Valmy m'annonce ne pouvoir prendre sur lui une pareille mesure. Dans cet état de choses, il ne me restait d'autre parti à prendre, ne pouvant point tenir chez moi ni compter sur des secours, que de me retirer vers Coblentz, mais je ne passerai point le Rhin avant de connaître les intentions de Votre Majesté.

Je réunirai mes troupes à Wetzlar. J'aurais préféré rester avec elles à Marbourg, mais l'esprit public y étant très mauvais, la désertion se mettrait parmi le peu de soldats qui me restent.

Il est bien entendu, Sire, que si j'apprenais que quelque corps français marchât pour me soutenir, je pourrais rentrer à Cassel dans peu de temps.

Mon régiment de hussards français s'est conduit pendant toute la journée d'hier avec beaucoup de valeur; j'ai dû malheureusement en perdre beaucoup qui, n'ayant pas l'habitude du cheval, tombaient en chargeant l'ennemi.

La correspondance de Reinhard et celle de M. de Malartie, son secrétaire de légation, du 10 octobre au 10 novembre 1813, feront connaître les événements qui eurent lieu en Westphalie pendant le dernier mois du règne de Jérôme, la rentrée du roi dans sa capitale et sa retraite définitive.

Malartie au duc de Bassano.

Coblentz, le 10 octobre 1813.

La lettre ci-jointe de M. le baron Reinhard instruira Votre Excellence de la résolution qu'il a prise de me faire partir hier matin pour Coblentz, afin que je fusse à portée de l'informer de la marche du roi et de l'époque présumée de son retour dans la capitale.

Je suis arrivé ici hier à midi; ce matin à 8 heures j'ai vu M. le comte de Furstenstein et le préfet du département.

Déjà beaucoup de serviteurs du roi sont retournés à Cassel. Je citerai entre autres le directeur général des postes, le préfet de police, le ministre des finances, l'intendant général du Trésor, l'intendant de la maison du roi.

Le roi a des nouvelles du général Allix qui a dû quitter Cassel avant-hier pour suivre le général Czernischeff. Sa Majesté a envoyé un courrier au général Allix pour lui ordonner de s'arrêter, mais je ne crois pas que le général ait besoin d'instructions à cet égard. Il n'a avec lui que 4,000 hommes et, si je me rappelle bien les conversations que nous avons eues souvent ensemble en pesant l'hypothèse que malheureusement (p. 459) nous avons vue se réaliser, son plan est de prendre position en avant de Göttingen, près d'Heiligenstadt, peut-être même du côté d'Halbertstadt; de s'éclairer avec le plus grand soin et de manœuvrer de manière à couvrir Brunswick et Cassel contre des attaques d'ennemis qui ne peuvent réussir que dans des coups de main et qui doivent être eux-mêmes tout étonnés de leurs succès passagers. Je fais seulement des vœux pour que la santé du général Allix se soutienne. Mais ce sont les mouvements de la grande armée et ceux du prince de la Moskowa qui décideront du sort ultérieur de la Westphalie.

Je ferai mon possible, Monseigneur, pour recueillir des détails exacts sur ce qui s'est passé à Cassel pendant l'occupation. Jusqu'à présent les rapports sont ou exagérés ou contradictoires. Le roi s'est montré bien douloureusement affecté de la conduite de quelques personnes qu'il avait comblées de bienfaits, et qui ont paru en avoir perdu le souvenir: mais on ne sait encore rien de positif.

Il est pour moi extrêmement délicat, Monseigneur, d'avoir à parler à Votre Excellence de la position gênée où se trouve le roi à Coblentz. Le bruit est que S. M. part ce soir et l'on fait des préparatifs dans sa maison. D'un autre côté, M. de Furstenstein a dit positivement à M. Duntzau et à moi que le roi ne partait point encore. Il m'a dit de plus que S. M. avait écrit à M. le duc de Valmy qu'il voulait savoir sur combien de troupes françaises il pouvait compter pour se maintenir dans son royaume et pour ne plus être exposé à en sortir. Je lui ai demandé si le roi avait des nouvelles de l'empereur. Oui, m'a-t-il répondu. «S. M. a de l'empereur une lettre du 4. L'empereur ne lui parle point de l'événement de Cassel. Il l'ignorait encore. Le roi ne peut pas concevoir cela.» Je n'avais rien à dire, Monseigneur, je me suis tu.

M. Duntzau, préfet de Coblentz, que je connaissais d'ancienne date, m'a paru sentir parfaitement l'importance de tous les différents devoirs qui lui sont imposés dans la circonstance présente. Sa douceur et son aménité lui ont procuré le bonheur de plaire au roi.

Mme la princesse de Löwenstein, la comtesse de la Ville-Illion, Mme de Furstenstein, Mme Chabert sont ici. Ces dames dînent avec le roi et S. M. passe la soirée avec elles et les officiers de sa maison.

Du reste, le roi vit d'une manière fort retirée.—J'ai dit à M. de Furstenstein que je suivrai ses conseils pour savoir si je devais demander que S. M. m'admît à l'honneur de lui faire ma cour.

Du 13, à dix heures du matin.

Le roi vient de partir. M. Duntzau a accompagné S. M. jusqu'aux frontières du département et est revenu enchanté de toute l'amabilité dont il a été comblé.

(p. 460) Le roi compte coucher à Wetzlar. Je le suivrai dans la journée. Je suis parti d'auprès de M. de Reinhard sans argent et sans voiture. Il faut que je m'occupe un peu de moi-même. D'ailleurs, il n'y a plus de chevaux à la poste. Mme de Löwenstein, Mme de la Ville-Illion, Mme de Furstenstein restent ici pour le moment. M. Siméon partira dans quelques jours pour Paris. Ce respectable vieillard ne quitte le roi qu'avec un regret qui fait autant d'honneur au souverain qu'au ministre. Surtout, quoique depuis longtemps il songeât au repos, ce n'était pas dans une circonstance critique qu'il eût voulu se séparer du roi dont il a vu poindre la jeunesse et auquel il a rendu tant de services essentiels. Le roi sentira peut-être trop tard que M. Siméon était un des appuis de son trône. Le peuple n'en est pas à le sentir. Je ne sais, mais la vieillesse de M. Siméon, de longtemps encore, n'approchera de la caducité, et si l'empereur rendait au ministre qu'il avait prêté à son frère l'honneur de siéger au conseil, il est à croire qu'il trouverait en lui un serviteur d'autant plus éclairé qu'un séjour de six ans en Allemagne a dû augmenter la masse de ses connaissances et donner à ses réflexions un nouveau poids.

M. de Wolfradt sera son successeur.

On m'a assuré, mais je ne voudrais pas garantir cette assertion, que M. de Czernischeff avait un plan exact du château qu'habitait le roi, qu'il est arrivé sans guide jusqu'à la chambre de Sa Majesté, et qu'il a dit que si un gendarme ne s'était pas échappé de ses mains il prenait le roi dans son lit[144].

À cette date s'arrête, dans les Mémoires du roi Jérôme, ce qui est relatif à ce prince en Westphalie.

Les mémoires ne reprennent qu'en 1814. Il nous a été possible, à l'aide de la correspondance diplomatique, de combler cette lacune.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, le 18 octobre 1813.

Le roi a nommé le général Allix son lieutenant, parce qu'il ne croit pas pouvoir se mettre en personne à la tête de 4,000 hommes. Il regrette d'être revenu. Si l'ennemi marche de nouveau contre Cassel, ou si les troupes qui sont ici ont ordre de marcher ailleurs, il se retirera d'un pays mûri partout pour la révolte, et en attendant, lorsque tout est désorganisé, lorsque le service de S. M. I. exige qu'on ne s'occupe que de rassembler toutes les parties éparses pour pourvoir aux besoins les (p. 461) plus urgents de l'armée, il ne médite que des projets de vengeance! Ses premiers dignitaires sont arrêtés, exilés pour n'avoir pas toujours porté l'ordre, pour n'avoir pas suivi sa personne, etc. La commission nommée par Czernischeff, composée des hommes les plus estimables, fonctionnaires du roi, se dévouant à la circonstance, mais absolument incapables d'en sentir les difficultés, et commettant des fautes graves de forme, qu'on convertit en crimes de lèse-majesté, seront traduits à une commission militaire; son intention, j'en suis persuadé, est de faire grâce, mais il veut qu'ils soient condamnés à mort.

Ces pensées tout à fait étrangères au moment, qui exige d'autres soins, l'absorbent lui et son lieutenant. M. Siméon voulait revenir, c'est le roi qui n'a pas voulu, parce qu'il craignait d'en être contrarié. Toutes les prisons sont pleines. La terreur règne, et le seul excès criminel qui ait été commis l'a été par un étranger portant en poche un brevet de duc.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, le 19 octobre 1813.

Il a fallu interrompre ma lettre d'hier pour me livrer aux visites, aux rapports, aux lamentations qui de toutes parts affluent autour de moi. Depuis les ministres du roi jusqu'aux particuliers, personne ne connaît le but de cette commission militaire appelée à juger la commission de Cassel nommée par l'autorité du conseil municipal sous l'autorisation du général russe. Pour m'éclairer enfin, je me suis décidé à aller directement chez le général Allix, unique moteur de cette mesure, puisque le roi l'a prise sur ses rapports et puisque c'est encore sur son rapport qu'elle a été maintenue hier au conseil des ministres.

Après une conversation de deux heures qui est devenue d'autant plus vive que je comprenais moins le général Allix se tournant toujours dans un cercle vicieux et n'osant pas prononcer le mot qui trancherait la difficulté, il s'est trouvé que tandis que d'après l'unanimité des rapports je n'avais vu dans tout ce qui s'est passé le 30, lors de la reddition de la ville, que la peur des bourgeois, craignant de voir leur ville et leurs maisons incendiées et convaincus de l'absurdité de défendre une place ouverte avec moins de 300 hommes de troupes, le général Allix posait en fait que Cassel avait été en pleine révolte. Ce fait posé, il n'y avait plus rien à dire, et la commission militaire était de droit. Mais malheur à l'homme capable de sacrifier en ce moment la vie d'une vingtaine d'hommes respectables et, par l'effet que cette procédure peut produire sur un peuple exaspéré, celle des Français dans le cas d'une seconde retraite, peut-être la sûreté du roi, peut-être les ressources les plus précieuses pour la grande armée à un amour-propre irrité.

(p. 462) Et que c'est là l'unique cause qui a fait établir comme principe la révolte de Cassel, le général Allix lui-même m'en a donné la conviction intime. Il m'est impossible, Monseigneur, d'entrer dans des détails dont la discussion entraînerait des journées entières: je dois pour cette fois me prévaloir de ma qualité d'honnête homme et d'homme de sens et demander à être cru sur ma parole. Aussi ne suivrai-je pas plus loin le général Allix. Je dirai seulement que tandis qu'il soutient que cette procédure est nécessaire pour l'exemple, je soutiens, moi, que les hommes dont il s'agit, eussent-ils mérité de perdre la tête, ce n'est pas le moment de les mettre en jugement.

Si après cela je disais que le général Allix a montré du zèle et du caractère en défendant la ville et surtout en s'empressant d'y rentrer, il faudrait dire aussi que le général Allix a laissé à une lieue de la ville, sous la garde d'une sentinelle, six canons que l'ennemi a enlevés le 28 avec leurs munitions, et que le commandement de 4 à 5,000 hommes de troupes françaises lui inspire des projets d'un écervelé.

Avant d'aller voir le général Allix, j'avais vu M. de Marienrode, qui m'a montré sur toutes ces affaires la même manière de penser que moi. Je lui ai demandé s'il avait déjà commencé l'envoi des trois cents quintaux de farine par jour demandés pour Erfurth. Il m'a répondu qu'il en avait fait la répartition entre les départements en omettant ceux qui dans ce moment étaient hors d'état d'y contribuer, mais qu'il ne lui avait pas encore été possible de faire commencer les livraisons.

Les contributions ne rentrent plus, les contribuables demandent qu'on aille les chercher. Depuis son retour le roi n'a pu réunir cent mille francs dans son trésor. Les préfets craignent de donner des nouvelles des mouvements de l'ennemi. La présence du roi et le devoir de garder sa personne et sa capitale paralysent l'activité de nos troupes. Il ne les commandera point, il ne s'en séparera point. J'apprends cependant que M. le duc de Feltre a écrit au comte de Salha que ces troupes doivent être sous les ordres immédiats du roi. J'ai trouvé le roi beaucoup plus calme aujourd'hui qu'hier, comme s'il avait reçu des nouvelles de S. M. I. Il en recevait en ma présence du général Amey qui lui annonce l'entrée de Tettenborn à Brême le 15. Un bataillon suisse s'y est rendu par capitulation. Il sera conduit en France. Un second bataillon s'est retiré avec le général Lauberdière sur Leipzig.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, le 24 octobre 1813.

Le roi m'a fait appeler hier soir à onze heures. Le colonel Lallemand venait d'arriver. Il avait laissé S. M. l'empereur le 18 sortant de Leipzig à la tête de sa garde impériale. Il était arrivé à Erfurth au (p. 463) milieu des troupes qui revenaient. Il s'était glissé à Gotha à travers les cosaques. Il m'a porté votre lettre du 6 octobre, que je conserverai éternellement comme le mouvement le plus touchant et le plus honorable de votre bienveillance et de votre intérêt.

L'intention du roi est de se retirer à Marbourg après avoir reçu des nouvelles de S. M. impériale, à moins qu'il ne soit forcé de le faire plus tôt. Il a distribué les 8,000 hommes en colonnes mobiles, en gardes pour sa personne, et en garnison pour Cassel. Il est à craindre que les événements ne permettent pas à Sa Majesté impériale de les lui laisser plus longtemps. Prévenu par M. de Feltre qu'elles devaient être sous son commandement immédiat, il en a donné le commandement sous ses ordres au général Rigaut, qui est ici. Le général Allix, blessé de se le voir ôter, a fait de nouvelles folies. Elles ont indisposé le roi qui lui a donné sa démission; cet homme pourrait devenir notre perte; en ce moment, il est nécessaire de l'écarter de toute influence politique.

Aucun mouvement sérieux ni combiné n'a éclaté en Westphalie. Mais nous sommes cernés partout. Un nouveau corps de 10,000 hommes avait dirigé, dit-on, sa marche sur Cassel. Il l'a suspendue. Les cosaques occupent toute l'autre rive de la Werra. Il en arrive des patrouilles nocturnes jusqu'à quelques portées de fusil de la ville. L'ennemi est devant Minden; on s'y est fusillé au pont, mais il ne paraît pas assez nombreux.

Que dire? que faire? Ah! si nous pouvions avoir un mot de S. M. impériale. Nous savons du moins qu'elle se porte bien. Ma conduite est simple. C'est de partager la destinée du roi.

Reinhard au duc de Bassano.

Cassel, ce 25 octobre 1813.

Le roi, décidé à quitter Cassel, soit à cause des inconvénients de la guerre, soit à cause des embarras de l'administration auxquels il ne peut remédier, informé en outre ce matin par le général Rigaut que l'ennemi est réuni en force à Duderstadt, prendra demain la route d'Arolsen et ensuite celle de Paderborn et de Lippstatt, au lieu de la route de Wabern et de Marbourg qu'il était résolu de prendre encore ce matin. Je précéderai S. M. de quelques heures, surtout parce qu'avec ses troupes et à cheval elle prendra une route peu praticable pour les voitures. Cette lettre partira après notre départ et je l'écris au clair, parce qu'il serait possible que lorsqu'elle rencontrera Votre Excellence, elle ne se trouvât pas à portée de ses archives. Mon cœur est oppressé, mais le courage et la confiance ne m'ont point abandonné.

(p. 464)

Reinhard au duc de Bassano.

Arnsberg, dans le grand-duché de Darmstadt, 28 octobre 1813.

J'envoie cette lettre sous le couvert de M. le duc de Valmy; et comme, lorsqu'elle parviendra à Votre Excellence, vous aurez reçu celles que, depuis notre retour à Cassel, je vous avais adressées par l'entremise de M. d'Hédouville, je ne remonterai dans mon récit qu'à la veille du second départ du roi de sa capitale. Ce ne sera même qu'un très court résumé, en attendant la direction que Votre Excellence me donnera pour les rapports qu'il me reste à lui faire.

Dès que le roi eut appris par le colonel Lallemand les événements militaires jusqu'au 18 et l'arrivée du prince de la Moskowa à Buttelstadt, il se décida d'autant mieux à partir de Cassel, que d'un côté il se sentait favorisé par l'embarras de ses finances auquel il ne pouvait remédier, et que d'un autre côté les rapports qu'il recevait mettaient hors de doute qu'un nouveau corps ennemi aussi nombreux était en marche sur Cassel.

Dans la matinée du 26, jour du départ, le canon fut distinctement entendu à Cassel à deux et à six heures. À six heures, le roi partit de Napoléonshöhe à cheval, précédé et entouré des troupes qu'il avait désignées pour former sa garde, et qui étaient composées d'un bataillon d'infanterie légère, de 2 à 300 grenadiers de la garde, de 60 gardes d'honneur, d'une compagnie de cuirassiers, d'une de dragons, tous Français, et d'environ cent gardes du corps, Westphaliens.

Les premières mesures avaient été prises pour se retirer par Marbourg. Le roi préféra ensuite la route directe de Cologne ou de Dusseldorf par les montagnes. Celle qui conduit de Napoléonshöhe à Arolsen étant impraticable pour les voitures, le roi, comme je n'ai pas l'habitude du cheval, m'engagea à prendre la route de poste et me chargea de dire au prince de Waldeck qu'il désirait d'être reçu sans cérémonie et de pouvoir être à Arolsen comme s'il était chez lui. J'avouerai, Monseigneur, que je ne trouvai aucune difficulté à porter la cour de Waldeck à se conformer aux désirs de S. M. Le roi prétend savoir que, lors de la première apparition des Russes, le prince a fait avec eux un traité de neutralité. Quoi qu'il en soit, la peur de se compromettre et le malaise où l'arrivée du roi mettait cette petite cour se sont montrés par plusieurs traits, dont quelques-uns dans d'autres circonstances mériteraient d'être relevés.

Nous trouvâmes à Arolsen les ministres de Saxe et de Darmstadt. Le premier, qui y était avec sa famille, paraissait décidé à ne point retourner encore en Saxe, le second manifestait le désir de se rendre promptement auprès de son maître.

(p. 465) Le 27, le roi partit à 7 heures du matin par Jadsbrogne pour Bridsove dans l'ancien duché de Westphalie, route de neuf à dix lieues, par des chemins presqu'impraticables. Aujourd'hui, S. M. est arrivée par Meschede à Arnsberg, capitale du même duché. Demain, elle se rendra à Iserlohn, dans le grand-duché de Berg, sept lieues; après demain, sept lieues, à Hagen, où elle attend ses équipages qui viennent par Paderborn, Lippstadt et Hamm. Le 31, on ira à Lennep, neuf lieues, et le 1er novembre à Cologne.

Les trois journées depuis Cassel ont été fatigantes pour les troupes, aussi l'infanterie est-elle restée à Meschede. Ce sera à Hagen que les troupes se trouveront toutes réunies.

Le roi n'a eu, à ma connaissance, de nouvelles directes de Cassel que par une seule lettre du général Rigaut. Ce général n'avait plus laissé d'avant-poste qu'à Liebenau; il comptait évacuer Cassel aujourd'hui en se retirant par Paderborn; c'est par cette route que s'est retiré tout ce qui n'a pas suivi le roi. Les ministres sont partis comme nous, mardi 26, mais à six heures du soir. Le lendemain, M. de Malartie est arrivé avec eux à Paderborn. Une escorte de 250 hussards Jérôme-Napoléon les accompagnait; dès qu'ils ont été passés, les paysans ont commencé à commettre des excès; quelques Français ont été pillés.

Le général Allix est parti pour la France.

Le 25, le prince d'Eckmuhl était encore à Ratsbourg. Le 21, le général Lauberdière était rentré à Bremen.

J'expédierai, Monseigneur, cette lettre d'Iserlohn et j'y ajouterai, s'il y a lieu, ce que la journée de demain pourra apporter de remarquable.

Le roi n'ayant reçu à Iserlohn aucune nouvelle et la poste n'étant pas partie, je continue ma lettre d'ici, où S. M. est arrivée à quatre heures du soir. Ses équipages l'avaient jointe à Hagen. Elle avait fait à cheval, heureusement, par un temps assez beau, toute cette route, où nous avons passé par les chemins les plus abominables que j'aie jamais rencontrés.

Le général Wolff et le colonel Verges, partis le 24 d'Eisenach d'où ils ont encore ramené 50 cavaliers du beau régiment des chevau-légers, sont arrivés aujourd'hui de Cassel, qu'ils avaient quitté dans la matinée du 27. Alors tout y était calme; le général Rigaut ne paraissait pas encore disposé à partir et l'ennemi, qui s'était avancé contre lui, paraissait avoir pris une autre direction.

Le comte Beugnot est arrivé de Dusseldorf pour prendre les ordres du roi. Ce matin encore, l'intention de S. M. était de se rendre directement à Cologne; j'ignore si elle en a changé. Comme demain les troupes doivent se réunir et se reposer à Elberfeld, il est possible que le roi passe aussi la journée dans cette vallée si remarquable par les (p. 466) enchantements que l'industrie et la liberté du commerce y avaient produits.

Le roi étant en correspondance suivie avec M. le duc de Valmy et ne m'ayant pas prévenu de l'envoi de ses courriers ni de ses officiers, dont l'un a été expédié au roi de Naples, je dois d'un côté supposer Votre Excellence déjà instruite du voyage de S. M., et les cinq jours depuis notre départ de Cassel s'étant passés en route, sans événements et sans nouvelles, j'ai d'un autre côté jugé inutile de prendre une voie extraordinaire pour vous transmettre des détails sans intérêt.

J'apprends à l'instant que M. le comte Beugnot est reparti subitement pour Dusseldorf et qu'il doit revenir demain, j'en conclus que le roi aura pris la résolution de partir pour Dusseldorf, où il pourra en même temps très convenablement laisser ses troupes.

Ce 31.

M. le comte Beugnot est retourné hier à Dusseldorf, parce que dans les circonstances actuelles et chargé de l'approvisionnement de Wesel, il ne peut guère s'en absenter. Le roi passera la journée ici. Il est un peu incommodé, mais demain il se rendra droit à Cologne.

J'ai reçu des nouvelles de M. de Malartie de Lippstadt. Il est parti de Cassel le 26 après les ministres et après avoir mis ordre à tout ce dont je l'avais chargé. Il a prouvé que si, lors de la première surprise, il n'avait pas encore l'habitude du danger, il lui avait été très facile de la prendre; et j'ai lieu d'être satisfait sous tous les rapports de sa conduite.

J'ai reçu aussi de Mme la princesse de Detmold une lettre qui est un document très convenable de son dévouement à la Bavière et à la cause de S. M. l'empereur. Les deux officiers français dont j'ai parlé à Votre Excellence, chargés d'organiser le contingent de la Lippe et partis de Cassel le 20, ne sont arrivés à Detmold que le 25. Votre Excellence pensera sûrement qu'en ce moment leur mission a cessé d'être utile.

Le roi paraît persuadé que le général Rigaut a évacué Cassel le 27. S. M. craint qu'il ne se soit trop pressé.

J'éprouverai, Monseigneur, un bonheur extrême en recevant les premières nouvelles qui m'annonceront votre heureuse arrivée à Mayence. J'attends soit à Cologne, soit auprès du roi, si S. M. quitte cette ville, les ordres que vous aurez la bonté de me faire parvenir.

Reinhard au duc de Bassano.

Cologne, le 3 novembre 1813.

Le roi est arrivé à Cologne le 1er à quatre heures du soir; je l'ai suivi de près. Hier sont arrivés les comtes de Höne, de Wolfradt, de (p. 467) Marienrode, M. de Bongars, etc., qui avaient pris la route de Paderborn. M. de Malartie, qui était avec eux, est arrivé ce matin. Je viens de voir le roi après M. de Rumigny, auquel S. M. était très impatiente de parler. Elle avait reçu hier une lettre de M. le duc de Valmy, écrite au nom de S. M. impériale, et qui lui annonçait que M. le duc de Tarente allait prendre le commandement des troupes sur toute la ligne du Rhin depuis Mayence jusqu'à Wesel. Le roi m'a dit qu'il attendrait certainement M. le maréchal à Cologne, mais informé par M. de Rumigny que S. M. impériale partait pour Paris, il m'a montré un grand désir de la suivre dès que M. le duc de Tarente aurait pris le commandement. Ce sera une chose à concerter entre S. M. et S. Exc.

Quant à la mission de M. de Rumigny, il n'est que trop douteux s'il pourra la remplir dans toute son étendue. Le roi m'a dit que le général Amey, réuni au général Lauberdière, a quitté Minden, que les avant-postes et l'arrière-garde du général Rigaut ont déjà été attaqués par les Russes à Lippstadt, j'ignore quel jour, probablement le 31, et que le prince d'Eckmuhl ayant demandé à se retirer sur le Rhin, l'ennemi lui a répondu qu'il fallait se rendre prisonnier. M. de Rumigny écrit en ce moment à Votre Excellence, chez moi. Il continuera ensuite sa route par Wesel. Les affaires de la conscription avaient conduit M. le préfet de la Roer à Cologne. Le roi l'a trouvé ici. Les lettres dont M. de Rumigny est porteur pour lui lui ont été remises. Il les a lues en notre présence, et à chaque paragraphe il a dit que c'était fait.

Le roi a congédié la plupart de ses gardes du corps qui l'avaient suivi jusqu'à Cologne. Avant de quitter Cassel, il leur avait laissé la liberté de le suivre ou de rester. Cependant en route, lorsqu'on approchait du Rhin, plusieurs, même les officiers, avaient déserté. Les Westphaliens qui restaient avaient demandé la permission de retourner chez eux. Refusée d'abord, elle vient de leur être accordée.

Le roi attend décidément M. le duc de Tarente à Cologne. Si, comme on nous l'assure, l'ennemi est à Montabaur, il est à craindre que M. le maréchal ne s'arrête à Coblentz.

Reinhard au duc de Bassano.

Cologne, le 5 novembre 1813.

Le roi est parti ce matin à neuf heures pour Aix-la-Chapelle. J'ai vu S. M. hier en sortant d'une longue conférence qu'elle avait eue avec M. le duc de Plaisance, qui était arrivé la veille et lui avait porté une lettre de S. M. impériale. Il résulte de ce que le roi m'a dit que S. M. impériale ne désire point qu'il choisisse le moment actuel pour se (p. 468) rendre à Paris, et qu'elle préfère que le roi établisse sa résidence provisoirement dans l'un des quatre départements du Rhin. Le roi, après avoir conféré avec M. le préfet de la Roer, s'est décidé pour Aix-la-Chapelle. Dans le commencement de sa conversation avec moi, S. M. disait qu'elle y passerait deux ou trois jours; vers la fin, elle a parlé de trois semaines ou d'un mois, et comme l'ordre a été donné d'y louer pour le roi une maison entière, je ne doute point que son intention ne soit d'y attendre les directions ultérieures de son auguste frère.

Bassano à Reinhard.

Mayence, le 4 novembre 1813.

Je n'apprends qu'en ce moment que S. M. l'empereur a écrit de Westphalie au roi par M. le duc de Plaisance, que son intention est que S. M. s'établisse dans un château des départements de la Save, de la Roer ou du Rhin-et-Moselle et qu'elle y fasse venir la reine. Les dispositions de S. M. à cet égard sont précises, et elle désire que le roi ne s'en écarte point. Elles sont déterminées par des considérations telles que si le roi ne s'y conformait pas, l'empereur serait obligé de prendre, même envers sa personne, des mesures pour en assurer l'exécution. S. M. juge convenable que vous vous expliquiez avec le roi à ce sujet, en mettant dans cette explication toutes les formes et tous les ménagements possibles. Le but sera rempli si le roi est bien persuadé des intentions bien positives de l'empereur.

L'empereur a été également mécontent de ce que le roi a fait et de ce qu'il n'a pas voulu faire. Il ne veut pas donner à Paris et à la France le spectacle d'un roi détrôné qui, dans son malheur, n'a pas la consolation d'avoir laissé des amis dans le pays qu'il a gouverné. Il ne permet pas au roi de venir à Mayence. Le roi n'ayant jamais voulu suivre les conseils de l'empereur ni faire aucune des choses qui importaient si entièrement à son intérêt et à celui de sa couronne, ses entrevues avec S. M. ne pouvaient, d'après de telles dispositions, qu'être pénibles et sans objet.

La reine, par la conduite qu'elle tient à Paris, a déplu à l'empereur. Le roi préviendra des désagréments et de nouveaux chagrins dans sa position actuelle, en faisant venir la reine près de lui.

S. M. a su récemment, et n'a pu l'apprendre qu'avec mécontentement, que la reine s'occupe avec des gens d'affaires à acheter pour le roi des maisons de plaisance aux environs de Paris, et notamment le château de Stains. D'après le statut de famille, un prince sur un trône étranger ne peut rien posséder en France sans la permission de l'empereur. Les projets du roi sont donc irréguliers. Ils sont d'ailleurs l'objet de la risée publique. On comprend difficilement comment un (p. 469) roi dans sa position, et lorsque la France n'est occupée que des sacrifices à faire pour soutenir l'honneur national, se livre à des projets qui lui sont personnels.

Ce qu'il y a de mieux dans les circonstances actuelles, c'est que ni le roi ni la reine ne fassent parler d'eux. Moins ils feront de bruit, mieux cela vaudra. Le roi est à sa place dans un département voisin de ses États. Il serait, par exemple, d'une manière très convenable au château de Bruhl. La manière d'être la plus simple et l'attitude la plus modeste sont les convenances impérieuses du moment. S. M. fait sans doute une grande différence entre le roi de Westphalie et le roi d'Espagne; cependant elle a voulu que ce dernier ne vînt point à Paris, restât à Mortefontaine, n'y vît ni les ministres, ni les sénateurs, ni aucun des fonctionnaires publics, et se tînt dans l'incognito le plus complet.

S. M. m'a ordonné d'entrer avec vous dans ces détails pour votre gouverne. Elle a pour but que le roi sache bien à quels désagréments il s'exposerait en s'écartant de ses volontés. Usez du reste de ces communications avec prudence et pour prévenir des fautes contre lesquelles S. M. devrait sévir; mais ayez soin de n'aigrir ni humilier personne. S. M. s'en repose sur votre tact et votre excellent esprit.

Reinhard au duc de Bassano.

Cologne, le 6 novembre 1813.

Le courrier qui m'a apporté les deux dépêches de Votre Excellence, datées du 4, m'a trouvé à ma campagne, où j'étais allé ce matin avec l'intention de revenir ce soir. Ma lettre d'hier vous aura informé, Monseigneur, que le roi est parti hier pour Aix-la-Chapelle. J'ajouterai qu'il avait envoyé le maréchal de sa cour pour y louer une maison pour un mois, aux conditions dont il était convenu avec M. le préfet du Roer et, comme il paraît, après avoir fait tomber M. le duc de Plaisance d'accord avec lui sur la convenance de ce séjour. Quant à la reine, le roi m'avait dit lui-même que S. M. impériale lui avait écrit qu'il était le maître de la faire venir auprès de lui s'il voulait.

Ce qui m'importe le plus, Monseigneur, c'est d'être assuré que le roi ne quittera pas Aix-la-Chapelle avant que je ne me sois acquitté auprès de S. M. des ordres que j'ai reçus de Votre Excellence. Malgré la certitude qui paraît résulter des données que je viens d'exposer, je serais parti cette nuit même si M. le préfet de la Roer, précédé d'un courrier, ne partait pas demain matin, et dans l'impossibilité où je prévois que je serais d'aller plus vite que lui, je suis convenu avec lui de lui remettre une lettre pour M. de Furstenstein, que son courrier portera dès le moment de son arrivée, et qui, je n'en doute point, produira l'effet que je désire, dans le cas même, si improbable qu'il soit, où le (p. 470) roi, changeant encore de résolution, aurait voulu quitter Aix-la-Chapelle après-demain.

Par ce moyen, je gagnerai la journée de demain pour remplir l'autre commission dont Votre Excellence m'a chargé. Attendu la difficulté de trouver des hommes propres aux genres d'informations que vous demandez, je regrette infiniment de n'avoir pas reçu vos ordres seulement deux fois vingt-quatre heures plus tôt. J'aurais alors pu retenir quatre ou cinq gendarmes westphaliens, gens éprouvés et Allemands, que le roi a congédiés et qui ont repassé le Rhin hier. Je fais en ce moment prendre des informations pour connaître tous les Westphaliens de cette classe, ou à peu près, qui peuvent encore se trouver à Cologne. Je laisserai M. de Malartie ici pour suivre cet objet pendant mon absence à Aix-la-Chapelle, où peut-être je trouverai moi-même une partie de ce que je cherche.

Reinhard au duc de Bassano.

Aix-la-Chapelle, le 9 novembre 1813.

Hier, après mon arrivée, je suis allé voir M. le comte de Furstenstein; il me suffisait d'avoir encore honoré le roi. Je me suis borné à dire à son ministre que les instructions de S. M. I. étaient positives sur deux points: le premier que le roi élirait pour sa résidence quelque château situé dans un des trois départements de la Roer, de la Save et de Rhin-et-Moselle, et le second que S. M. fit venir la reine auprès d'elle. M. de Furstentein m'a dit que le roi me recevrait à son lever.

Je m'y suis rendu, il n'y a point eu de lever. Le général Wolff venait d'arriver de Mayence. À onze heures j'ai obtenu d'être annoncé et le roi m'a fait dire qu'il me recevrait à une heure.

Il est deux heures. Le roi m'a reçu avec une espèce de cérémonial. Je suis entré en matière en lui disant exactement ce que j'avais déjà dit à M. de Furstenstein; j'ai ajouté que, d'après ce que S. M. m'avait dit elle-même, ce que renfermait la lettre de Votre Excellence devait déjà en grande partie lui être écrit. Le roi m'a répondu que quant au choix de sa résidence, le général Wolff, parti de Mayence soixante heures après ma dépêche, lui avait porté des propositions différentes, et qu'il lui était impossible de faire venir la reine aux avant-postes. J'ai insisté sur les deux points; j'ai dit que les instructions de S. M. I. à cet égard étaient positives et dictées par des considérations de la plus haute importance et que j'avais l'ordre de le déclarer. J'ai répliqué à plusieurs observations que le roi avait faites, comme par exemple qu'il était toujours souverain, et peut-être le seul souverain resté fidèle, qu'on voulait attenter à sa liberté personnelle, aux droits qu'un mari avait sur (p. 471) sa femme, etc. J'y ai répliqué, dis-je, avec modération, et par des raisonnements fort aisés à trouver, mais le roi s'est emporté de plus en plus.—«Au surplus, a-t-il continué, c'est une affaire de famille entre l'empereur et moi; et si l'empereur vous charge de me dire quelque chose, adressez-vous à M. le comte de Furstenstein.»—«C'est à Votre Majesté, ai-je dit, que j'ai été chargé de faire connaître les volontés de l'empereur, et puisque c'est une affaire entre lui et V. M., elle ne voudra pas y faire intervenir un tiers. Il me suffit au reste que V. M. ait bien entendu la mission dont j'étais chargé, et il ne me reste qu'à rendre compte de la réponse qu'elle vient de me faire. Mais V. M. me permettra-t-elle de lui dire qu'il est impossible que ce qu'elle a entendu de moi et ce qui est si pleinement dans les convenances politiques et dans les vôtres, sire, ait produit sur elle l'effet que je vois?»

Alors le roi m'a dit: «Oui, j'ai le cœur plein d'amertume et je ne le montre qu'à vous. Je sais qu'on traite en ce moment de mon royaume, qu'on en traite sans moi, et peut-être on l'a déjà cédé. J'ai demandé comment le roi le savait. L'empereur l'a dit, ou à peu près, au général Wolff, et je le sais encore par d'autres sources. Comment l'empereur justifiera-t-il ce procédé envers un souverain et frère si fidèlement dévoué, aux yeux de l'Europe?»—J'ai répondu qu'aux yeux de l'Europe le roi ne pouvait jamais avoir raison contre l'empereur, que supposé qu'il fût vrai, qu'il fallût céder, ce que le frère de l'empereur perdait, l'empereur le perdait également, et que c'était peut-être le moment de lui rappeler que dans d'autres époques il m'avait souvent témoigné que la couronne lui pesait.

Dans une autre occasion, je me suis permis de lui dire qu'en ce moment S. M. ne devait pas s'étonner si S. M. I. considérait moins ce que le roi avait fait que ce qu'il n'avait pas fait. Ce mot a changé la tournure de la conversation.—«Oui, a dit le roi, l'empereur est dans un moment malheureux; il est contrarié, je le sens; aussi n'écrivez rien qui puisse déplaire. Je ne défends que mes droits personnels.»—Quant aux propositions portées par le général Wolff, le roi m'a parlé du château de Pont où S. M. I. lui permettrait de se rendre lorsqu'il le demanderait. «Cette retraite, m'a-t-il dit, conviendrait à la reine et beaucoup moins à moi, qui préfère Aix-la-Chapelle; pour appeler la reine près de lui, c'est le château de Laeken (près Bruxelles) qui réunit toutes les convenances; jamais mon intention n'a été de me rendre en ce moment à Paris, etc.»

La poste me presse, Monseigneur, je n'ai ici ni estafette ni courrier hors celui que m'offre le roi. Je réserve pour demain plusieurs particularités.

En résumé, je dois dire que le roi me paraît décidé à ne point faire (p. 472) venir la reine à Aix-la-Chapelle. Quant au séjour de Pont, ses objections m'ont paru faibles; mais j'ai écarté toute discussion à ce sujet comme étant étrangère à ma mission.

J'ai dit au roi tout ce qui pouvait se dire dans les limites de ma mission et dans la situation actuelle de son âme. J'ai d'ailleurs pu me convaincre que ce qu'il avait appris par d'autres sources ne lui permettait point de se méprendre sur l'esprit de mes instructions et qu'il n'ignorait pas même ce qui concerne la nécessité éventuelle des mesures à prendre contre sa personne.

Reinhard au duc de Bassano.

Aix-la-Chapelle, 10 novembre 1813.

À peine ma lettre de ce jour avait-elle été envoyée à la poste pour Mayence, que le roi m'a fait appeler pour me dire qu'un de ses courriers avait rencontré S. M. I. à Verdun, et qu'il lui avait parlé. Il paraît que l'intention du roi est d'aller à Pont, comme d'après ce que S. M. m'a dit hier. Elle en avait reçu la proposition de S. M. l'empereur par le général Wolff. Quant à moi qui ne connais que mes ordres, je ne puis faire autre chose que de les répéter au comte de Furstenstein et de mettre sur sa responsabilité personnelle ce qui pourrait se faire de contraire aux instructions de S. M. I. dans une circonstance où le roi m'assure que des indications postérieures qu'il a reçues de S. M. I. ont rendu mes instructions superflues. Ce ministre sort de chez moi. Je dois rendre justice à sa manière de voir, à ses alarmes, à ses efforts. Je porterai cette lettre à S. M., qui est pressée d'envoyer son courrier; je la lui lirai, je la conjurerai d'attendre au moins une lettre de son auguste frère, qui ne saurait tarder. Dieu veuille que nous soyons écoutés.

Reinhard au duc de Bassano.

Aix-la-Chapelle, 10 novembre 1813.

Il était évident que le roi avait différé de me recevoir pour se recueillir après les nouvelles que lui a portées le général Wolff et pour prendre une détermination préalablement à son entretien avec moi. Je me flattais qu'il aurait renoncé au château de Laeken et que la seule question importante serait de savoir si S. M. I. consentait à ce que le roi restât à Aix-la-Chapelle. Je ne prévoyais aucune difficulté sur le voyage de la reine. M. de Furstenstein avait déjà parlé à Cologne de la proposition d'habiter le château de Brühl. Deux considérations importantes (p. 473) ont empêché le roi de l'occuper: l'une qu'il n'est qu'à la distance d'une petite lieue des bords du Rhin, et qu'il aurait fallu une force armée pour mettre S. M. à l'abri des incursions des partisans; l'autre que le château n'est pas meublé et se ressent fortement de l'abandon total où l'a laissé le prince d'Eckmuhl depuis qu'il en est possesseur. Si le roi était venu l'habiter, ma maison de campagne, ancienne dépendance de ce château, aurait servi d'avant-garde, et je me serais trouvé fort heureux d'être le voisin et en quelque sorte le vassal de Sa Majesté.

Lorsque j'ai parlé au roi de quelque château dans les trois départements indiqués et voisin de ses États, il m'a parlé de châteaux voisins de Paris. «C'est précisément des châteaux voisins de Paris que l'empereur ne veut pas que l'on habite en ce moment-ci. L'empereur sait qu'on s'y occupe déjà des acquisitions de châteaux pour V. M., ce qu'il trouve irrégulier à cause du statut de famille et inconvenable dans les circonstances actuelles.»—«Le statut de famille, me répondit le roi, n'a pas empêché le roi d'Espagne d'habiter Mortefontaine.»—«Mais il l'aura acquis de l'agrément de l'empereur et il l'habite sans voir personne et dans le plus grand incognito; c'est même ce que je suis chargé de représenter à V. M.»—«Sans voir personne? Le roi d'Espagne va seulement coucher toutes les nuits à Paris et ce n'est pas pour conjurer, c'est pour s'amuser. Jamais je ne ferai venir la reine à Aix-la-Chapelle: 500 cosaques peuvent arriver par Dusseldorf, rien ne les en empêche. La place de la reine n'est pas aux avant-postes, tandis qu'à Laeken elle est à quatre-vingts lieues du Rhin.» J'ai répondu que les cosaques n'arriveraient point plus facilement à Aix-la-Chapelle qu'à Laeken. «Oui, c'est comme quand on était à Dresde, on disait qu'ils ne passeraient pas l'Elbe. Si l'empereur veut que je fasse venir la reine, pourquoi ne fait-il pas venir l'impératrice?»—«Parce que l'impératrice est chez elle et que la reine est chez l'empereur, qu'elle en reçoit l'hospitalité et qu'elle ne peut pas la recevoir malgré lui.»—«Eh! bien, je lui ordonnerai d'aller chez elle; je la suivrai, mais ce sera moi seul qui commanderai à ma femme. Je sais que je suis sous la puissance du plus fort; mais on sait que j'ai du caractère; je m'exposerai plutôt à une esclandre, et il faudra que celui qu'on m'enverra pour me forcer soit bien ferme sur ses étriers. Que l'empereur attende encore quinze jours, et il verra ce qu'il peut se promettre des autres membres de sa famille. Je vois des traîtres (comme ce roi de Suède) affermis sur leur trône, et moi seul, constamment resté fidèle, je perds le mien. On m'a fait des propositions pour rester à Cassel; je les ai rejetées; l'empereur le sait, il l'a dit au général Wolff. (Si Votre Excellence a reçu ma dépêche no 527 du 22 septembre, elle y aura trouvé le récit d'une conversation avec le roi qui semble s'y rapporter.) Je pourrais passer le Rhin aujourd'hui, je pourrais retourner dans mes États, et j'y serais (p. 474) bien reçu!» Je me suis borné à répondre que S. M. serait bien malheureuse séparée de l'empereur comme une branche de son tronc[145].

C'est lorsque le roi me vantait les services qu'il avait rendus à S. M. I. que je lui ai dit qu'en ce moment l'empereur considérait moins ce que le roi avait fait que ce qu'il n'avait pas fait. Soit adresse, soit promptitude, le roi a pris pour un assentiment ce qui était un reproche, et je n'ai pas jugé convenable de contrarier le changement de ton qui s'en est suivi.

J'ai pensé, Monseigneur, qu'il importait à Votre Excellence de connaître à fond les dispositions actuelles de l'âme du roi. Je puis l'assurer qu'elle était telle antérieurement à sa conversation avec moi; peut-être même était-ce son dessein de me la montrer exaltée; d'ailleurs il s'est assez dit des paroles (le roi lisait des lettres que lui a portées le général Wolff) pour m'expliquer ce qui se passait en lui. Je l'ai laissé calme, écartant l'attitude du roi vis-à-vis du ministre, parlant de son auguste frère avec des expressions et des sentiments où j'ai retrouvé sa raison et son cœur et espérant tout d'un délai de quelques jours.

Le roi me disait hier qu'il était toujours roi, toujours souverain. «Souverain, ai-je répondu, V. M. ne l'est pas ici.»—«Oui, je le suis ici, et même plus qu'à Cassel.» J'ai résolu de ne plus aller à la cour que lorsque le roi me ferait appeler. Je me suis défendu à Cassel de l'habitude des salons de service dont M. de Furstenstein est le pilier. Il paraît qu'il a voulu me la faire prendre hier, mais il me trouvera indocile. Ces petites considérations n'influent certainement pas sur ma manière de traiter les affaires; mais depuis Cologne les choses ont été poussées assez loin pour qu'il soit bon que Votre Excellence en soit informée. La manière dont ce favori était avec le roi pendant le dernier voyage était assez curieuse. Il boudait visiblement à cause des disgrâces que le roi aurait fait éprouver à son frère et à la famille de son frère; il prenait même la liberté de contredire et d'aller quelquefois en voiture lorsque le roi voulait impitoyablement qu'il allât à cheval. Le roi le caressait en l'agaçant. Pendant les repas il lui lançait des boulettes de pain; il l'appelait traître et perfide. Enfin la paix a été faite.

Il paraît que tous les officiers restés en arrière sont actuellement réunis autour du roi. Les généraux Lajou, Zandt, comte de Wittenberg et plusieurs autres officiers sont arrivés après avoir quitté le (p. 475) général Rigaut à Elberfeldt. Ils espèrent tous d'entrer au service de S. M. I. et je crois qu'en général l'acquisition sera très bonne. Ce sont des Français, à l'exception de six ou huit Allemands dont la fidélité a été éprouvée par les événements.

De tous ces officiers, le seul qui m'ait paru jouer un rôle maussade, c'est le capitaine-général de gardes.

Le prince de Löwenstein, pauvre prince, pauvre mari, pauvre officier, est auprès du roi en qualité de premier chambellan, à cause de la princesse son épouse, seule dame à la suite de S. M. Le comte de Furstenstein la craint, et il la dit très méchante, très intéressée, et il peut avoir raison; il croit qu'il sera bien difficile de l'éloigner du cœur du roi, et en effet c'est la seule femme de la cour qui se soit toujours conduite avec adresse et en poursuivant un but qu'elle est parvenue à atteindre.

Le roi a fait vendre à Cologne, au plus vil prix, un assez grand nombre de chevaux, parmi lesquels était un bel attelage de six chevaux qui ont été vendus pour 1,900 fr. On a vu avec regret que dans ces ventes on avait compris les chevaux des gardes du corps, que le roi renvoyait après leur avoir fait ôter leurs uniformes, que plusieurs étaient hors d'état de remplacer par d'autres habits, et sans leur faire payer la solde qu'il avait cependant touchée du trésor. C'est désespérés de ce délaissement et se proposant de le publier partout que ces jeunes gens sont partis.

Le général Bongars est encore ici, quoique réduit à une parfaite nullité. Il avait amené cinq gendarmes qu'il a été obligé de mettre à la disposition du comte de Malsbourg, grand écuyer. J'en ai demandé quelques-uns au roi, pour m'en servir pour la commission dont Votre Excellence m'a chargé. Le roi me les a refusés, disant qu'il en avait besoin pour escorter ses bagages. Toutes les communications entre les deux rives du Rhin étant déjà à peu près rompues, je crains que M. de Malartie ne trouve beaucoup de difficultés pour remplir les vues de Votre Excellence. Les correspondances de commerce sont les meilleures; je lui ai indiqué quelques maisons, mais je me suis convaincu qu'il vaudra mieux profiter des nouvelles qu'elles reçoivent pour leur compte que d'effaroucher leur pusillanimité en leur demandant des services directs. M. le duc de Tarente m'a promis aussi de faire connaître à M. de Malartie ce qui parviendrait à sa connaissance. Ici nous sommes sans nouvelles, le roi lui-même n'en a point.

Reinhard au duc de Bassano.

Aix-la-Chapelle, 11 novembre 1813.

Je viens de recevoir un billet officiel de M. le comte de Furstenstein (p. 476) qui me prévient que le roi partira cette nuit pour Pont-sur-Seine. J'ai l'honneur d'en transmettre la copie à Votre Excellence, ainsi que celle de ma réponse. C'est tout à fait malgré moi que j'ai écrit dans cette circonstance pénible et délicate, mais le roi m'y a forcé. Si je n'eusse pas répondu au billet de M. de Furstenstein, il aurait pris tout ce qui s'était passé verbalement pour de vaines paroles. Il a fallu employer pour le retenir, s'il était possible, le seul moyen qui me restait.

Voilà, Monseigneur, ma mission terminée. Peut-être les circonstances nouvelles justifieront-elles l'impatience du roi. Mais il est malheureux qu'il n'ait pas voulu sentir ce qu'il devait au moins aux apparences pour montrer le prix qu'il mettait à sa couronne. C'est là encore ce que je m'étais efforcé de lui représenter; mais, pénétré de l'idée qu'on traitait de la cession de son royaume, il s'est surtout irrité, non contre la proposition de résider dans un des trois départements désignés, mais contre le motif comme étant voisin de ses États.

Je n'ai rien à ajouter à ma lettre d'hier. Je ne prendrai pas congé du roi, à moins que S. M. ne me fasse appeler.

P. S.—J'apprends par le ministre de la guerre (car je ne suis point allé aujourd'hui à la cour et je n'ai point vu M. de Furstenstein) que le roi laisse ici sa maison avec tous les services, sous la direction de M. le comte Marienrode (Malchus).

Le nombre des officiers venus avec le roi ou venus le joindre, et devant toucher leur solde, est de quatre-vingt-treize. Ils seront tous payés jusqu'au 1er novembre. M. Höne estime à soixante-dix le nombre de ceux qui demanderont à servir en France.

On attendait aujourd'hui les ennemis à Deutz, vis-à-vis de Cologne.

Copie du billet de M. de Furstenstein.

Aix-la-Chapelle, 11 novembre 1813.

J'ai l'honneur de prévenir V. Exc. que le roi mon maître se mettra en route cette nuit pour se rendre au château de Pont-sur-Seine, appartenant à S. A. I. Madame Mère, ce lieu ayant été jugé convenable pour la résidence du roi par S. M. l'empereur[146].

Reinhard au comte de Furstenstein.

Aix-la-Chapelle, 11 novembre 1813.

Je viens de recevoir le billet que V. Exc. m'a fait l'honneur de (p. 477) m'écrire pour me prévenir que S. M. le roi se mettra en route cette nuit pour se rendre au château de Pont-sur-Seine appartenant à S. A. I. Madame Mère, ce lieu ayant été jugé convenable pour la résidence du roi par S. M. l'empereur. Après les communications verbales que j'ai eu à faire à V. Exc. et après la connaissance que j'ai eu l'honneur de donner directement à S. M. des intentions de l'empereur mon maître, il ne me reste qu'à répéter que les volontés de S. M. I., telles que M. le duc de Bassano me les a fait connaître par une dépêche du 4 novembre envoyée par courrier, sont positives sur deux points; le premier que S. M. s'établisse dans un château des départements de la Sarre, de la Roer ou du Rhin-et-Moselle; et le second qu'elle y fasse venir la reine. Cette dépêche ajoute que les intentions de S. M. impériale sont déterminées par des considérations telles que, si le roi ne s'y conformait pas, l'empereur serait obligé de prendre des mesures pour en assurer l'exécution.

Mon devoir, Monsieur le comte, se bornait à faire bien entendre à S. M. que telles sont les volontés de son auguste frère. Je ne puis m'écarter de ce devoir, quelles que soient les communications directes que le roi a pu recevoir depuis. Après avoir satisfait, dans cette circonstance pénible, autant qu'il était en moi, à ma responsabilité et à ma conscience, il ne me reste qu'à rendre compte à mon gouvernement de la détermination que le roi a prise.

Le brusque départ de Jérôme de l'armée en 1812, après l'ordre secret de l'empereur dont le prince d'Eckmülh s'était si brutalement prévalu, avait irrité Napoléon contre son frère au point de l'empêcher d'avoir pour lui les mêmes égards qu'autrefois.

Les lettres du baron Reinhard, empreintes d'une grande vérité, ses rapports secrets n'étaient pas de nature à ramener l'harmonie entre les deux frères. Napoléon n'écrivait plus que très rarement, et pour les affaires de politique et de guerre, à Jérôme. Il lui refusait les moyens de soutenir, de sauver la Westphalie, ne s'attachant qu'à la conservation des places-fortes (comme celle de Magdebourg) qui pouvaient jouer un grand rôle dans son système.

À la fin de 1813, la désobéissance du roi aux ordres qu'il lui avait fait donner par le duc de Bassano pour sa résidence, ordres dont Jérôme s'était affranchi, malgré tout ce qu'avait pu faire et écrire l'empereur, le froissa de plus en plus. Les choses en arrivèrent à ce point que ce dernier ne voulut recevoir à Paris ni son frère ni la reine Catherine, qu'il aimait et estimait beaucoup.

Jérôme partit d'Aix-la-Chapelle avec quelques personnes de sa (p. 478) suite le 11 novembre 1813, malgré les représentations du baron Reinhard, pensant bien que Napoléon n'userait pas de violence pour le retenir. Il passa quelques instants au château de Pont-sur-Seine chez Madame Mère et rejoignit sa femme chez le roi Joseph, au château de Mortefontaine, près Senlis.

Le 29 novembre, il fit demander à l'empereur de le recevoir. L'empereur refusa. Alors Jérôme, qui avait fait l'acquisition du joli château de Stains, près Saint-Denis, une des causes, on l'a vu, qui avaient mécontenté l'empereur, fut avec sa femme y fixer sa résidence.

Napoléon quitta Paris pour se rendre à l'armée. L'impératrice Marie-Louise lui ayant témoigné le désir de voir Jérôme, il lui défendit de recevoir le roi et la reine de Westphalie. L'impératrice adressa le 4 février 1814 à Joseph, lieutenant-général du royaume, la lettre ci-dessous:

Paris, 4 février 1814.

Mon cher frère, je reçois à l'instant une lettre de l'empereur du 2 qui me défend, comme réponse à la mienne, de recevoir sous aucun prétexte le roi et la reine de Westphalie, ni en public ni incognito.

Je vous prierai donc, mon cher frère, de leur peindre tous les regrets que j'ai de ne pouvoir les voir demain et de croire à la sincère amitié avec laquelle je suis, mon cher frère,

Votre affectionnée sœur,
Signé: Louise.

Joseph, ayant demandé à Napoléon quelques jours plus tard de lui faire connaître ses intentions à l'égard de Jérôme, reçut la lettre suivante:

Nogent-sur-Seine, le 21 février 1814.

Mon frère, voici mes intentions sur le roi de Westphalie. Je l'autorise à prendre l'habit de grenadier de ma garde, autorisation que je donne à tous les princes français; vous le ferez connaître au roi Louis. Il est ridicule qu'il porte encore un uniforme hollandais. Le roi Jérôme donnera des congés à toute sa maison westphalienne. Ils seront maîtres de retourner chez eux ou de rester en France. Le roi présentera sur-le-champ à ma nomination trois ou quatre aides-de-camp, un ou deux écuyers et un ou deux chambellans, tous Français; et pour la reine deux ou trois dames françaises pour l'accompagner. Elle se réservera de nommer dans d'autres temps sa dame d'honneur. Tous les pages de Westphalie seront mis dans des lycées et porteront l'uniforme des lycées. Ils y seront à mes frais. Un tiers sera mis au lycée de Versailles, un tiers au lycée de Rouen et l'autre tiers au lycée de Paris. (p. 479) Immédiatement après, le roi et la reine seront présentés à l'impératrice et j'autorise le roi à habiter la maison du cardinal Fesch, puisqu'il paraît qu'elle lui appartient, et à y établir sa maison. Le roi et la reine continueront à porter le titre de roi et de reine de Westphalie, mais ils n'auront aucun Westphalien à leur suite. Cela fait, le roi se rendra à mon quartier-général, d'où mon intention est de l'envoyer à Lyon prendre le commandement de la ville, du département et de l'armée, si toutefois il veut me promettre d'être toujours aux avant-postes, de n'avoir aucun train royal, aucun luxe; pas plus de quinze chevaux; de bivouaquer avec sa troupe, et qu'on ne tire pas un coup de fusil qu'il n'y soit le premier exposé.—J'écris au ministre de la guerre et je lui ferai donner des ordres. Il pourrait, pour ne pas perdre de temps, faire partir pour Lyon sa maison, c'est-à-dire une légère voiture pour lui, une voiture de cuisine, quatre mulets de cantine et deux brigades de six chevaux de selle; un seul cuisinier, un seul valet de chambre avec deux ou trois domestiques, et tout cela composé uniquement de Français. Il faut qu'il fasse de bons choix d'aides-de-camp; que ce soient des officiers qui aient fait la guerre et puissent commander des troupes, et non des hommes sans expérience comme les Verduns, les Brugnères et autres de cette espèce. Il faut aussi qu'il les ait tout de suite sous la main. Enfin il faudrait voir le ministre de la guerre et se consulter pour lui choisir un bon état-major.

Votre affectionné frère.

La rapidité avec laquelle se précipitèrent les événements pendant le mois de mars 1814 empêcha sans doute Jérôme de se rendre à l'armée de Lyon. Il se trouvait encore à Paris lors du départ de l'impératrice pour Blois le 29 mars. Il la suivit, ainsi que Catherine qui ne voulut pas la quitter, et n'abandonna Marie-Louise que quand cette princesse se fut remise elle-même avec le roi de Rome aux mains de son père l'empereur d'Autriche, à Orléans, le 9 avril. Le 10, la reine Catherine revint à Paris pour voir le prince royal de Wurtemberg, son frère, qui, à Cassel, avait été comblé par elle et par son mari. Le prince ne voulut pas la recevoir, et le vieux roi leur père fit demander à Catherine par son ambassadeur, le comte de Wintzingerode, d'abandonner son mari. Indignée d'une telle proposition, la reine répondit par un refus énergique à cette singulière ouverture.

Elle ne trouva un bon accueil qu'auprès de son parent l'empereur Alexandre. La proposition du roi de Wurtemberg à sa fille ayant fait comprendre à cette vertueuse princesse ce que l'on tramait contre (p. 480) elle et contre son mari, elle ne songea plus qu'à rejoindre ce dernier. Jérôme de son côté partit pour la Suisse et de là gagna Trieste, dans les États autrichiens. La reine Catherine quitta l'hôtel du cardinal Fesch dans la nuit du 17 au 18 avril, accompagnée du comte de Fürstenstein et de la comtesse de Bocholz. Des voitures de suite portaient ses domestiques et ses bagages. Elle se dirigea vers Orléans. Arrivée la nuit à Étampes, elle y trouva un message de son mari la prévenant que, menacé par le parti royaliste, il avait cru prudent de s'éloigner au plus vite et qu'il se rendait à Berne, où il lui donnait rendez-vous. Catherine continua sa route.

En passant à Dijon, elle rencontra l'empereur conduit à l'île d'Elbe, y reçut ses derniers embrassements et gagna Nemours le 21. Le 22 avril, en arrivant au relai de Frossard, elle fut arrêtée et complètement dévalisée par le marquis de Maubreuil, l'ancien officier aux chevau-légers westphaliens, l'ancien écuyer du roi Jérôme, l'amant de Blanche Carrega. Forcée de revenir une fois encore à Paris, la malheureuse princesse ne put se réunir que plus tard à son mari.

Tous deux se trouvaient à Trieste avec le jeune prince dont la reine venait d'accoucher (frère aîné de la princesse Mathilde et du prince actuel Jérôme-Napoléon) lorsqu'on apprit dans cette ville, au mois de mars 1815, le débarquement de l'empereur sur les côtes de France et son retour à Paris.

Trompant la surveillance de la police autrichienne, Jérôme, décidé à rejoindre à tout prix son frère, s'embarqua sur un petit navire, et à la suite de mille dangers, après avoir vu Murat à Naples, il parvint auprès de Napoléon qui, cette fois, l'accueillit avec bienveillance et lui donna le commandement de la 6e division (2e corps, général Reille) par une décision impériale en date du 3 juin. Le général de division Guilleminot, un des meilleurs officiers d'état-major de l'armée, fut désigné pour remplir les fonctions de chef d'état-major de la division Jérôme. L'ex-roi de Westphalie reçut deux jours plus tard la lettre suivante de Napoléon:

Au prince Jérôme.

Paris, 5 juin 1815.

Mon frère, j'ai reçu votre lettre; je ne puis pas consentir à ce que vous paraissiez à l'armée française entouré d'Allemands. De tous ceux (p. 481) qui sont avec vous, vous n'en pouvez conserver qu'un qui sera votre écuyer[147]. Je leur donnerai des grades et des traitements en France. Envoyez au ministre de la guerre leurs états de service. Vous aurez un maréchal de camp pour premier aide-de-camp, et deux chefs de bataillon et quatre capitaines pour aides-de-camp; vous n'avez pas besoin d'officiers d'ordonnance.

Après la bataille de Waterloo (18 juin), pendant laquelle le prince Jérôme déploya une grande énergie et la plus brillante valeur, ce prince, fortement contusionné par une balle, fut un instant investi par son frère du commandement en chef des débris de l'armée, dont il rallia quelques tronçons. Il vint ensuite à Paris. Là, traqué, recherché, il fut sauvé par Fouché, ministre de la police, qui, sachant le danger qu'il courait et étant lié avec lui, lui procura les moyens de passer à l'étranger et de rejoindre la reine.

De la fin de 1815 à la fin de 1847, Jérôme resta en exil quasi-prisonnier tantôt en Wurtemberg, tantôt sur le sol autrichien, puis dans les États pontificaux, enfin à Florence, en Suisse et en Belgique. Sa femme lui donna une fille (la princesse Mathilde) en 1820 et un fils (le prince Napoléon-Jérôme) en 1823. Il blâma la conduite de ses neveux les deux fils du roi Louis dans l'affaire des Romagnes contre le pape, de qui sa famille avait reçu le plus sympathique accueil.

Voici, relativement à cette affaire, quatre lettres qui nous ont paru intéressantes. Elles sont adressées par Jérôme à ses neveux les princes Napoléon et Louis (ce dernier depuis l'empereur Napoléon III), au roi Louis leur père, à la reine Hortense et à la duchesse de Rovigo, avec laquelle l'ex-roi était resté en relation épistolaire.

Jérôme aux princes Napoléon et Louis.

Rome, 25 février 1831.

Mes chers neveux, cette lettre vous sera remise par le baron de Stölting, qui vous entretiendra de toute la position actuelle. C'est avec le plus profond chagrin que j'ai appris qu'envisageant mal votre position et celle de toute votre famille, vous vous êtes laissé entraîner au milieu du mouvement. Que dirait l'empereur s'il pouvait voir ses neveux, destinés (p. 482) à être un jour le soutien de sa dynastie, payer l'asile que le saint-père accorde à toute sa famille en s'armant contre ce même souverain et en compromettant ainsi le sort de ses parents!

Songez, mes chers neveux, au chagrin, à l'affliction de votre père et mère, de votre respectable grand'mère, si vous persistiez dans une démarche où un moment d'enthousiasme a pu vous entraîner, mais que la raison comme la politique vous font une loi d'abandonner.

Je vous en conjure, écoutez la voix d'un vieux soldat et d'un oncle qui vous aime comme ses propres enfants et qui ne vous conseillerait pas une démarche contraire à l'honneur ni à votre caractère d'homme.

Songez que ce n'est que de cette manière que vous devez entrer dans la carrière des armes; le temps viendra peut-être où vous pourrez le faire avec honneur, et alors, si vous persistiez dans votre démarche, vous vous ôteriez tout moyen de reparaître un jour sur la scène politique avec honneur, et vous vous attireriez la malédiction de vos parents.

Adieu, mes chers neveux, je nourris l'espoir que vous ne vous refuserez pas à suivre les conseils d'un oncle qui vous chérit tendrement.

Jérôme au comte de Saint-Leu.

Rome, 26 février 1831.

Mon cher frère, aussitôt que M. Bressieux m'a rendu compte de la position de vos enfants à Spoletto, je n'ai pas balancé à faire une démarche que vous eussiez faite à ma place pour mes enfants. Je me suis, sans perdre de temps, rendu chez le pape et le secrétaire d'État; j'ai été vraiment touché de la manière dont Sa Sainteté et son ministre ont envisagé la question; ils étaient non seulement au courant de tout, mais encore m'ont appris que le prince Louis avait eu la veille un petit engagement à Otricoli, et que le fils du prince de Canino s'était enfui de la maison paternelle.

J'ai représenté à S. S. que les princes se rendaient au-devant de leur mère, lorsqu'à Peruggia, ils ont été reconnus et se sont laissé entraîner par l'enthousiasme populaire, mais sans préméditation de leur part ni sans plan arrêté, puisqu'ils se trouvent manquer des objets les plus nécessaires. J'ai prié S. S. de me donner des passeports pour le baron de Stölting, que j'ai expédié sur-le-champ avec une lettre pour les princes que vous trouverez ci-jointe, ainsi que pour les colonels Armandi et Sircognani que je connais particulièrement. Je fais remettre en même temps aux princes les fonds nécessaires pour retourner à Florence, ayant appris par M. Bressieux qu'ils en étaient dépourvus.

(p. 483) J'espère, mon cher frère, avoir rencontré votre approbation en accomplissant ce que j'ai considéré comme mon devoir, quelle qu'en puisse être l'issue. Le cardinal a écrit une lettre dont le baron de Stölting a été également chargé.

Madame, qui est très affligée de ce qui se passe, me charge de vous dire qu'elle n'écrit pas par ce courrier, mais que sa santé est bonne.

Le prince Jérôme écrit le même jour à la reine Hortense deux mots dans le même sens.

Jérôme à la duchesse de Rovigo.

Rome, 15 mars 1831.

..... Les troupes du pape sont à Civita-Castellana au nombre de 2,000 hommes, que l'on peut compter comme autant de troupes pour les constitutionnels. L'enthousiasme depuis Bologne jusqu'à Otricoli est incroyable; s'il y avait des armes, déjà 60,000 hommes seraient en ligne.

Vous serez bien étonnée, chère duchesse, de savoir que c'est ce même Sircognani que vous ayez vu si souvent faire votre partie d'écarté qui est le héros du jour. C'est lui qui fait trembler Rome et qui, probablement avant une dizaine de jours, y entrera. On aime le saint-père, qui le mérite sous tous les rapports; mais on exècre le gouvernement des prêtres, lesquels, s'ils venaient à triompher, commettraient les plus horribles cruautés. Pendant un instant qu'ils ont cru à l'entrée des Autrichiens, ils ne parlaient que de pendre, fusiller et confisquer. Qu'arrivera-t-il de tout cela, Dieu seul le sait!

Quant à moi, je me tiens absolument éloigné de tout ce mouvement et suis un observateur impartial, qui voit, entend et juge sans jamais émettre une opinion. Lorsque le temps viendra de se montrer avec honneur, ce ne sera jamais que comme Français, d'autant plus qu'il m'est clairement démontré que c'est à notre belle patrie que chacun en veut. J'espère qu'elle sortira triomphante de cette lutte et apprendra au monde que c'est elle qui doit donner la loi et non la recevoir.

La mère de mes neveux (la reine Hortense) s'est rendue à Bologne pour les conduire en Suisse.

Jérôme à la duchesse de Rovigo.

Rome, 31 mars 1831.

C'est avec un bien vif chagrin que vous et votre famille aurez appris (p. 484) la mort de notre cher Napoléon; il a expiré à Forli le 17, par suite d'une rougeole méconnue. Son frère le prince Louis seul était auprès de lui, sa malheureuse mère n'étant arrivée que le lendemain. Elle est à Ancône avec le seul fils qui lui reste; où ira-t-elle? je l'ignore. Depuis un mois, les communications directes avec les Marches étant interrompues, c'est par suite de tous ces troubles que les lettres de Pompeï ne vous seront pas parvenues.

Les insurgés se sont battus contre les Autrichiens devant Forli avec quelque avantage; ils ont fait une capitulation avec le cardinal Benvenuti qui se trouve à Ancône, mais cette capitulation n'a pas été ratifiée. À Modène, on fusille, on pend, on exile, on confisque. Le pape, qui est bon, voudrait accorder un pardon entier, mais il y a des cardinaux tellement énergumènes que l'on peut douter si le pape et son secrétaire d'État pourront faire ce qu'ils désirent tous deux, pardonner.

Les constitutionnels sont exaspérés contre la France, qui les a sacrifiés, à ce qu'ils disent. Le fait est qu'il ne reste guère à cette armée d'insurgés qu'à se faire tuer, si l'on n'intervient en leur faveur, au moins en négociation. Quant à moi, je soupire après ma patrie, car il est affreux de ne savoir sur quoi ni sur qui s'appuyer.

Dans une lettre du 12 avril au duc de Rovigo, le roi écrit: «Il est certain que le fameux Sircognani a trahi les siens pour 10,000 piastres et un passeport; on assure qu'Armandi et Bussy en ont fait autant et ont sacrifié ce malheureux Zucchi qui s'est fié à de pareilles canailles. Du reste, ils n'ont que ce qu'ils méritent.»

Jérôme, comme ses frères Joseph et Louis, n'approuva pas les coups de tête de son neveu Louis-Napoléon à Strasbourg et à Boulogne. Il ne cessa, surtout depuis la révolution de Juillet et la mort de la reine (29 novembre 1835 à Lausanne), de revendiquer ses droits de Français et l'autorisation de rentrer dans sa patrie.

Il obtint enfin de revenir à Paris à la fin de 1847 et allait recevoir une rente viagère de cent mille francs, lorsque la révolution de 1848 jeta hors de France la dynastie de Juillet.

L'ex-roi Jérôme et son fils s'empressèrent d'envoyer au gouvernement provisoire leur adhésion à la République.

(p. 485) Conclusion.

Nous avons dit que pendant sa longue carrière, si mouvementée, si singulière, le dernier des frères de Napoléon Ier semble avoir été condamné par le destin à des vicissitudes plus extraordinaires encore que celles des autres frères de Napoléon.

Depuis l'abandon de ses États en 1813, il avait passé par toutes les phases du malheur, conservant toujours une certaine dignité et de la générosité dans le caractère. La révolution de 1848 allait le faire remonter aux plus hautes dignités.

Son neveu le prince Louis-Napoléon ayant été élu président de la République, Jérôme devint un des principaux personnages de l'État, et pour que rien ne parût manquer à l'originalité de cette destinée unique de l'ancien souverain, il occupa, pendant les douze ans qui s'écoulèrent de 1848 à l'époque de sa mort en 1860, les positions les plus bizarres.

Le président lui rendit son grade de général de division, grade auquel il avait été nommé en 1806, il y avait quarante-deux ans, en sorte qu'il devint le plus ancien divisionnaire des armées européennes. Il eut ensuite le poste de gouverneur des Invalides, gardien des cendres de son frère déposées à l'hôtel des vieux soldats. Quelques mois plus tard, le prince Louis, cédant aux suggestions d'un membre de la famille Bonaparte et croyant être agréable à son oncle, lui envoya le bâton de maréchal de France. À la formation du Sénat, il eut la présidence de ce premier corps de l'État.

Ainsi, de roi, Jérôme était devenu général, maréchal, sénateur. Singulières transformations pour une tête couronnée!

Marié régulièrement à une noble Florentine, la marquise Bartholini, qui vint habiter avec lui en France, il se trouvait avoir eu trois femmes, dont deux existaient encore.

Lorsque le prince Louis mit la couronne sur sa tête, Jérôme devint prince impérial et fut placé sur les marches du trône. Il reçut à Paris son fils et son petit-fils Messieurs Patterson Bonaparte, que l'empereur Napoléon III avait appelés en France et dont le dernier, (p. 486) beau et brillant jeune homme, entra dans notre armée où il ne tarda pas à se distinguer.

Enfin, avant sa mort, Jérôme fit un voyage en Bretagne, revit la baie de Concarneau, dîna dans la ville de pêcheurs, ayant à ses côtés la mère du matelot (Furic) qui avait sauvé le vaisseau le Vétéran, à laquelle il assura une pension sur sa cassette particulière. Il put assister au mariage de l'empereur, à la naissance du prince impérial et à l'union de son fils avec la vertueuse princesse Marie-Clotilde.

Enfin, dernier bonheur, il put voir la France impériale redevenue la puissance prépondérante du monde, après les guerres d'Orient et d'Italie, et il échappa à la douleur d'assister à ses défaites de 1870 ainsi qu'à la chute de sa dynastie par la mort de Napoléon III et du jeune prince impérial.

Certes, nous le répétons, jamais destinée ne fut plus singulière que celle de cet homme dont le caractère offre un si étrange mélange de défauts et de qualités, et qui, malgré ses fautes, montra en mainte occasion un caractère fier et chevaleresque.

(p. i) APPENDICE
CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE
RELATIVE À LA HOLLANDE
PENDANT LE RÈGNE DU ROI LOUIS
De juin 1806 à juillet 1810.

Année 1806.

Cette correspondance étant très volumineuse, nous l'avons analysée en partie, principalement celle de 1806 à 1808, ne donnant in extenso que les pièces importantes. Cette correspondance eut lieu entre M. de Champagny, duc de Cadore, ministre des affaires étrangères de France, le général Dupont-Chaumont, puis le comte de la Rochefoucauld, tous deux ministres de famille de l'empereur auprès du roi Louis; l'amiral Werhuell, ambassadeur du roi de Hollande à Paris; M. de Roëll, ministre des affaires étrangères de Hollande, et en 1810 avec le maréchal duc de Reggio, commandant l'armée du Nord.

Dans sa première lettre, datée du 15 juin 1806, Dupont-Chaumont fait part au duc de Cadore des dispositions bienveillantes, pour le roi Louis et la reine Hortense, du corps diplomatique. «L'esprit public, dit-il, un peu étonné d'abord de la promptitude des événements, commence à revenir, la population vit en bonne intelligence avec le soldat français. Une garde d'honneur s'organise pour recevoir Leurs Majestés.» Le 23 juin, Dupont envoie des détails sur cette réception. Bientôt l'ambassadeur ayant obtenu un congé pour (p. ii) venir en France, M. Serrurier, chargé d'affaires, prend l'intérim. Le 29 juillet, l'empereur écrit de Paris à son frère la première lettre de reproche ci-dessous.

Saint-Cloud, 29 juillet 1806.

Au roi de Hollande.

Je lis dans les journaux que vous suspendez toute exécution à mort dans votre royaume. Si cela est, vous avez fait une grande faute. Du droit de faire grâce ne dérive pas la nécessité de reviser tous les procès. C'est une manie d'humanité déplacée. Le premier devoir des rois, c'est la justice.

Dans une lettre du 10 août, Serrurier fait connaître au ministre le désir des Hollandais d'un accroissement de territoire, et, dans une autre en date du 14, il raconte la tentative d'insoumission d'un bâtiment de la flotte hollandaise, lorsque le serment de fidélité au nouveau roi a été exigé des matelots. Le 17 septembre, le duc de Cadore reçoit une note sur la composition de l'armée hollandaise, forte de 12 à 15,000 combattants disponibles. Le roi semble décidé à porter à 25,000 hommes l'effectif de ses troupes, mais par des enrôlements volontaires. Il ne veut pas entendre parler de la conscription comme le désirerait l'empereur. Cet usage est antipathique à la Hollande.

Le 13 décembre, Dupont-Chaumont rend compte au duc de Cadore d'une conversation qu'il vient d'avoir avec le roi et dont voici la substance: Le roi, écrit-il, se plaint de l'opinion de l'empereur qui semble l'accuser de montrer peu de zèle pour le succès de ses armées.—La grande plaie est le mauvais état des finances.—Son gouvernement est ruiné par les dépenses antérieures, les anticipations d'impôts. On lui conseille de suspendre le paiement des rentes; mais il désapprouve ce moyen, d'ailleurs inefficace. Il voudrait que l'empereur envoyât en Hollande un financier expérimenté qui prît connaissance des choses et en rendit compte. Il espère porter l'armée à 25,000 hommes, c'est-à-dire 18,000 prêts à combattre; mais c'est à peine suffisant pour défendre le pays contre une invasion anglaise.

Le 14 décembre, Dupont transmet à Cadore une plainte portée contre les douaniers français qui, sans ordres, ont franchi la frontière batave, pillé une maison, chassé les habitants à coups de fusil. Le roi est affecté de ces désordres. Dupont déclare qu'il est temps de faire un exemple pour mettre fin à ces exactions. Le duc de Cadore, (p. iii) par ordre de l'empereur, répond que les plaintes du gouvernement hollandais ne sont pas fondées.

Cependant, le décret sur le blocus continental ne tarde pas à être connu en Hollande.

L'empereur en recommande la stricte application. Le 28 décembre, Dupont fait connaître: que les Hollandais mettent beaucoup d'hésitation à le faire exécuter; que les villes maritimes sont plongées dans le désespoir; que le roi est dans le plus grand embarras; que le parti anglais se remue et intrigue; que le frère de l'empereur est souffrant.

Ici commence réellement la mésintelligence entre l'empereur et le roi Louis. Nul doute que sans le blocus continental, les deux souverains eussent vécu à peu près d'accord, malgré les exigences politiques de Napoléon.

À la fin du même mois de décembre 1806, le 29, Dupont transmet de nouveau à Cadore des plaintes du gouvernement hollandais relativement à des fraudes nombreuses qui ont lieu à Flessingue, au préjudice du trésor, sous le couvert de la marine française. Il fait connaître également les ennuis que cause au roi la question de la défense de Flessingue et le peu d'accord qui existe entre les généraux français. L'empereur, décidé à donner tort à son frère, à ne pas accueillir ses représentations, commence à songer au remplacement du général Dupont-Chaumont, qui lui paraît beaucoup trop dans les intérêts du gouvernement de Louis.

Année 1807.

Le 8 janvier 1807, le ministre de Hollande se plaint de nouveau des douaniers français qui ne cessent de violer le territoire batave. Le 22, Dupont atteste que la situation des esprits s'améliore et annonce que le roi va écrire à l'empereur, relativement à la question du blocus. Le 26, Werhuell mande à Cadore qu'une députation va être envoyée à l'empereur en Prusse. Dupont annonce le 5 février 1807 le retour de la reine à La Haye, le bon effet produit par sa présence. Le lendemain 6, Cadore engage le gouvernement hollandais à envoyer la députation par Varsovie ou Berlin à Clarke, qui lui donnera les moyens d'arriver jusqu'à l'empereur à Feinkestein.

Le 14 avril, Dupont déclare à Cadore que la majorité du conseil (p. iv) des ministres paraissait tenir pour le parti anglais et s'efforçait de faire admettre au roi que la Hollande avait intérêt à se détacher de l'alliance française. Le 26, il écrit qu'en l'absence du roi le conseil a supprimé la Gazette française pour que le résultat des conférences eût moins de retentissement en France, et qu'on élaborait secrètement un projet de régence. Le 7 mai, l'ambassadeur fait connaître la mort du prince royal et le départ du roi et de la reine. Quatre jours plus tard, il déclare qu'en l'absence de Sa Majesté, la France ne saurait compter sur les ministres de Hollande.

Le 9 juin, il annonce que la reddition de Dantzig met fin aux inquiétudes du roi, lequel est estimé de tous les partis. Le 23, le ministre de France fait connaître qu'une escadre anglaise paraît vouloir menacer Stralsund, et que le maréchal Brune en a reçu avis. Le 12 juillet, Cadore écrit à Dupont de faire connaître au gouvernement hollandais que tout navire de la marine française entrant à Flessingue devra faire connaître à la douane son chargement. Le 8 août, le cabinet français presse Dupont d'obtenir de la Hollande de faire terminer à ses frais les travaux de Flessingue. Le 10 août, l'ambassadeur de France prévient que plusieurs divisions anglaises sont sorties du 20 au 26, que d'autres sont prêtes également à quitter les ports de la Grande-Bretagne, que la totalité de ces forces est évaluée à 40,000 hommes et que les troupes hollandaises se sont rapprochées de Brune. Le 14 août, l'empereur fait écrire à Dupont qu'il est informé que des communications fréquentes ont lieu entre la Hollande et l'Angleterre, qu'il fasse connaître aux ministres du roi que si toute relation de commerce et de correspondance ne cesse pas entre les deux pays, des troupes françaises entreront en Hollande. Le gouvernement du roi Louis, à cette menace, demande une note écrite; Dupont la refuse. Les ministres déclarent que si des infractions aux ordres du roi concernant l'Angleterre ont existé, cela ne pouvait avoir eu lieu que par surprise; que les pouvoirs des ministres n'allant pas au-delà de l'exécution des lois existantes, il allait être expédié un courrier à Sa Majesté, absente, pour prendre ses ordres. Le 19 août, Cadore écrit de nouveau à Dupont que les plaintes contre les douaniers français ne paraissent nullement fondées. Ainsi, d'une part, menaces de l'empereur et refus de ses ministres d'admettre les griefs de la Hollande contre les agents français; d'autre part, assurance que l'on fait tout ce que l'on peut faire pour l'exécution du blocus. Les plaintes de la France continuent. (p. v) Le gouvernement du roi Louis y répond en imposant les bâtiments français qui remontent l'Escaut à destination d'Anvers. L'empereur, furieux, ordonne le remboursement des droits perçus et défend d'en payer à l'avenir. Nouvelle note des ministres hollandais pareille à la première (24 août). Le 31 août, le chargé d'affaires écrit à Cadore que le roi a appris avec douleur les plaintes de son frère, et qu'il rend un décret pour une surveillance plus sévère; le même jour on annonce que les finances sont dans le plus mauvais état. Le 4 septembre, Dupont fait connaître la publication du décret royal contre le commerce avec l'Angleterre et déclare que toute la responsabilité doit tomber sur M. Goguel, ministre des finances.

Cette correspondance acerbe continue entre les agents des deux gouvernements.

La question du blocus paraissant terminée, le ministre de France en soulève une nouvelle. Il écrit à l'ambassadeur de Hollande: «L'empereur a éprouvé un vif mécontentement, en apprenant que les malades français avaient été renvoyés des hôpitaux de la Hollande sous prétexte d'économie; il ne peut voir dans cette mesure qu'une manœuvre du parti anglais, et si malgré la bonne volonté du roi les fonctionnaires hollandais continuaient à agir de la sorte, l'empereur, usant du droit de conquête, sera contraint de faire régir la Hollande par une administration française.» M. de Cadore ne dit pas que les finances de la Hollande sont obérées par les exigences de la France, par l'entretien des troupes françaises; que l'empereur ne rembourse aucune avance et ruine les États dont il a imposé la royauté à son malheureux frère.

Aux plaintes injustes de l'empereur, le gouvernement batave répond: qu'on a admis dans les hôpitaux autant de malades que ces établissements en pouvaient contenir; qu'à Middelbourg on a établi un nouvel hôpital; qu'à Flessingue, qu'à Walcheren on a fourni aux troupes tous les objets nécessaires; que, vu l'obération des finances, on n'avait pu créer de nouveaux établissements; que depuis les plaintes du gouvernement impérial, le roi avait donné l'ordre de fournir aux soldats et marins français malades tout ce dont ils auraient besoin; que les hospices hollandais, dans cette saison, ne pouvaient suffire aux malades nationaux. Bientôt le gouvernement français adresse, par l'entremise de Dupont, de nouveaux reproches à la Hollande. «Les facilités qu'on accorde au commerce anglais, écrit M. de Cadore à l'ambassadeur, ont accru le mécontentement de (p. vi) l'empereur, qui trouve cette condescendance honteuse au moment où les Anglais brûlent les bâtiments hollandais à Batavia. Vous devez insister pour que sans délai il soit mis un terme à cet état de choses, et déclarer qu'au besoin l'empereur enverra 30,000 hommes en Hollande pour en garder les côtes.» Il est permis de croire que l'empereur en voulait venir là d'abord, puis à l'annexion. Le 24, Dupont fit connaître la réponse des ministres à sa note. «Le conseil déclarait que déjà il avait été répondu que les infractions aux lois prohibitives de tout commerce avec l'Angleterre ne pouvaient être attribuées qu'à un défaut de surveillance des employés, dont plusieurs avaient été déjà incarcérés.» C'était donner un prétexte à l'empereur pour faire exercer la surveillance par ses propres agents. Cela ne devait pas tarder à avoir lieu. Le 6 octobre, Cadore fait dire au ministre de Hollande que la frontière du côté de la France étant un foyer de contrebande et donnant un débouché aux marchandises anglaises, l'empereur prend des mesures sévères pour y mettre fin. Le 16, il fait savoir à ce même ministre que l'empereur, informé que des marchandises anglaises sont reçues par l'Elbe et le Weser, a donné l'ordre de visiter tout bâtiment naviguant sur ces fleuves, et veut que des mesures analogues soient prises en Hollande. Le 26, Cadore apprend que le roi a rendu un décret prohibant toute navigation le long des côtes depuis le Dollart jusqu'au Weser, étant bien résolu à prendre toutes les mesures de réciprocité avec la France.

Année 1808.

Cadore à Dupont.

Paris, 14 janvier.

Monsieur, Sa Majesté l'empereur et roi vient d'apprendre avec autant de mécontentement que de surprise, que l'on reçoit dans les ports de Hollande des bâtiments suédois, chargés de marchandises que l'on tente de faire passer en France, et que pour expliquer des procédés aussi étranges on allègue une raison bien plus étrange encore, savoir que la Hollande et la Suède ne sont point en guerre. Sa Majesté n'a pu comprendre que des relations de paix continuées jusqu'à présent entre la Hollande et la Suède, aient pu paraître une chose si naturelle et si simple que vous ayez négligé d'en rendre compte. Quand bien même l'alliance qui subsiste entre la France et la Hollande, quand les liens (p. vii) plus étroits qui unissent les deux états auraient pu permettre à la Hollande de considérer comme amie une puissance ennemie de la France, le continent tout entier n'est-il pas uni aujourd'hui dans un même vœu, dans un même intérêt, dans une même cause? La Suède n'est-elle pas seule exceptée de ce concert général? N'est-elle pas la seule alliée de l'Angleterre? N'est-elle pas en cette qualité l'ennemie du continent? Et la Hollande a-t-elle pu la regarder comme amie, sans abandonner en quelque sorte la cause commune? L'intention de Sa Majesté est que: dans les vingt-quatre heures qui suivront la réception de cette lettre, la Hollande déclare la guerre à la Suède et traite les Suédois et leur commerce comme ennemis. Sa Majesté vous charge d'en faire la demande dans les termes les plus précis et d'insister sur une réponse immédiate et catégorique. Vous voudrez bien m'informer sur le champ de cette réponse.

P. S.—L'empereur, Monsieur, se rappelle que les troupes hollandaises se sont battues à Stralsund contre les Suédois, et n'admet point cet état de paix de la Hollande avec la Suède. Il vous ordonne en conséquence de requérir l'arrestation des bâtiments suédois qui sont dans les ports de Hollande et le séquestre des marchandises qu'ils ont apportées. Son intention est aussi que les Suédois soient arrêtés comme prisonniers de guerre et que les agents de cette nation soient renvoyés. Dans le cas où la Hollande refuserait de se mettre en guerre contre la Suède, l'empereur vous ordonne de quitter La Haye.

Cadore à Dupont.

Paris, 16 janvier.

Monsieur, le 4 décembre dernier, un convoi de cinq bâtiments hollandais, escorté par trois chaloupes canonnières de Sa Majesté le roi de Hollande, a mouillé à l'embouchure du Weser. Le 5 au matin, le convoi ayant appareillé, il fut tiré de la batterie de Carlestadt deux coups de canon à poudre pour indiquer que le convoi ne pouvait la dépasser sans avoir arraisonné. Les canonnières assurèrent leur pavillon, mais le convoi n'en continua pas moins sa route. Alors la batterie tira à boulets et ce ne fut qu'au huitième coup que les bâtiments mouillèrent. Au même instant quatre autres navires de la même nation, qui entraient dans le fleuve escortés pareillement par une canonnière, jetèrent l'ancre auprès du premier convoi. Le capitaine de l'une des deux canonnières descendit à terre pour se plaindre du procédé du commandant de la batterie. La réponse du commandant fut qu'il n'agissait que conformément à ses instructions, d'après lesquelles tout bâtiment, sans exception, devait être assujetti à la visite. Le capitaine hollandais demanda cette déclaration (p. viii) par écrit. On la lui donna et il retourna à bord après avoir donné sa parole qu'il ne mettrait point à la voile sans avoir rempli les formalités requises; mais dix minutes après il leva l'ancre et se rendit à Brolke. On lui écrivit pour se plaindre de sa conduite et pour réclamer les bâtiments qui étaient montés à la faveur de son escorte en forçant le passage. Il répondit qu'il n'avait fait que suivre très scrupuleusement les instructions qui lui avaient été données d'après les ordres de Sa Majesté le roi de Hollande.

Le 6 du même mois, un autre convoi hollandais escorté par des canonnières, descendit le Weser et mouilla à l'embouchure du fleuve. Le mauvais temps empêcha d'aller à bord. Le 7 au matin, il appareilla et partit malgré le feu de la batterie. Ces faits, dont il a été rendu compte à Sa Majesté l'empereur, ont excité son mécontentement. Elle vous charge d'en porter plainte au gouvernement hollandais et de demander que les capitaines et officiers de la marine marchande soient tenus de se conformer à toutes les ordonnances de police maritime rendues dans les pays occupés par les armées françaises. S'il en était autrement, Sa Majesté se verrait dans la nécessité de faire punir les personnes qui chercheraient à enfreindre ses ordres.

Vous voudrez bien me faire connaître, Monsieur, l'effet que produiront les représentations que vous êtes chargé d'adresser à cet égard au gouvernement près duquel vous êtes accrédité.

Werhuell à Cadore.

Paris, 25 janvier.

Je m'empresse, par suite des ordres de ma cour, de répondre à la note que V. Excellence a adressée à mon prédécesseur M. le ministre Brantven, en date du 5 janvier dernier, et par laquelle elle l'a honoré de la communication des mesures que Sa Majesté l'empereur et roi avait prescrites dans son décret du 19 décembre concernant le blocus de l'Angleterre et des îles de la Grande-Bretagne.

Déjà, avant la réception de cette note, le ministre de France résidant à La Haye avait officiellement communiqué les dispositions dudit décret, et Sa Majesté s'était aussitôt déterminée à adopter de pareilles mesures. Elle chargea, par un ordre de cabinet du 8 de ce mois, son ministre des finances de considérer comme propriété anglaise et de déclarer par cela même de bonne prise tout vaisseau ou bâtiment quelconque sans exception, qui, après avoir été visité par des bâtiments de guerre anglais, ou avoir été dans un port anglais, ou avoir payé le moindre droit au gouvernement anglais, serait pris par des vaisseaux de (p. ix) guerre ou des corsaires hollandais, et le même ordre rendit le ministre des finances responsable de la stricte exécution de cette mesure.

Ces dispositions convaincront V. Excellence combien le roi est pénétré de la nécessité de s'opposer avec la plus grande énergie aux vexations toujours croissantes des ministres britanniques, et combien il désire de seconder de toutes ses forces les mesures que son très auguste frère l'empereur croit devoir prendre pour les combattre.

Werhuell à Cadore.

Paris, 30 janvier.

Par suite des ordres que je viens de recevoir de ma cour, je m'empresse de communiquer à V. Excellence les nouvelles mesures que le roi a ordonnées pour empêcher toute relation entre son pays et la Suède.

Elles sont contenues dans le décret du roi, en date du 18 de ce mois, dont ci-joint la copie.

En priant V. Excellence de porter ces dispositions sous les yeux de l'empereur et roi, j'ose me flatter que Sa Majesté y verra une nouvelle preuve que le roi mon maître est plus que jamais disposé à traiter en ennemis tous les états qui seraient en guerre avec la France, et à concourir de tous ses moyens au succès des vastes projets que son auguste frère médite pour les forcer à accepter à la fin des conditions de paix compatibles avec la sûreté et l'honneur des puissances de l'Europe.

Décret du roi de Hollande daté d'Utrecht, 18 janvier.

Louis Napoléon, par la grâce de Dieu et la constitution du royaume, roi de Hollande, connétable de France.

Sur les informations que les mesures ordonnées pour le blocus des Îles Britanniques ne seraient pas suivies avec la même rigueur par rapport à quelques bâtiments suédois, et considérant que la guerre existe entre ce pays et la Suède comme avec l'Angleterre;

Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:

Article 1er.

Tout bâtiment suédois qui pourrait s'être introduit dans les ports du royaume sera sequestré immédiatement, de même que toute marchandise appartenant à cette nation.

Article 2.

Tout Suédois qui aurait rempli précédemment des fonctions diplomatiques ou d'agent commercial, et qui pourrait se trouver encore dans (p. x) ce royaume, sera tenu d'en sortir immédiatement après la publication du présent décret.

Article 3.

Tous les Suédois qui pourraient se trouver dans les ports ou quelques autres endroits du royaume, seront arrêtés immédiatement et traités comme prisonniers de guerre.

Article 4.

Les mesures actuellement en vigueur pour le blocus des Îles Britanniques seront également et sans exception applicables à la Suède.

Article 5.

Nos ministres des finances et de la justice et police sont chargés de l'exécution du présent décret qui sera publié partout où besoin sera.

Donné à Utrecht le 18 janvier de l'an 1808, de notre règne le troisième.

Louis.

Werhuell à Cadore.

Paris, 2 février.

Je suis expressément chargé de communiquer officiellement le décret ci-joint à V. Excellence et de l'inviter à vouloir bien en donner immédiatement connaissance à Sa Majesté impériale et royale. Sa Majesté le roi de Hollande se flatte que son auguste frère verra dans les dispositions de ce décret une éclatante preuve de son invariable volonté de concourir de tous ses moyens aux mesures qui peuvent hâter le moment si désiré de la paix, et un touchant témoignage de son amour pour sa personne, de sa confiance absolue dans sa haute sagesse. Je ne m'attacherai point à faire valoir l'étendue des nouveaux sacrifices que ce rigoureux décret impose à mon pays. On sent facilement qu'il entraînerait sa ruine totale si la guerre était prolongée. Dans des circonstances aussi impérieuses, Sa Majesté, irrévocablement déterminée à rendre impossible toute communication de ses sujets avec l'ennemi, vient de prohiber le commerce que les habitants de la Zélande faisaient sur les côtes anglaises, quoique par sa nature ce commerce, tout à l'avantage de la Hollande, fût extrêmement nuisible à l'Angleterre. Sa Majesté a voulu que son peuple renonçât à des bénéfices qui ne pouvaient se concilier avec le système actuel de la guerre. Il n'échappera pas sans doute à V. Excellence que les mesures adoptées ne laissent aux Anglais aucun moyen possible de communiquer avec la Hollande, puisque le roi a également ordonné de séquestrer même les navires qui, quoique non visités, auraient abordé dans un port britannique.

Sa Majesté a cru que la nation, pour qui la paix devenait le premier, (p. xi) le plus pressant des besoins, devait l'acheter par les plus rigoureux sacrifices, bien convaincue que le génie de son illustre frère y mettra bientôt un terme, et que sa justice et sa générosité sauront honorablement dédommager la Hollande de ses privations et de ses pertes.

Dupont à Cadore.

La Haye, 8 février.

Les travaux se poursuivent à Amsterdam pour la réception du roi. L'occupation de l'hôtel de ville, où se trouvent la banque et tous les grands dépôts, a étonné d'abord et fait baisser les fonds, parce que le moment a été mal choisi. Mais on peut attendre pour l'avenir d'heureux résultats, s'il résiste aux difficultés que lui attire le passage du gouvernement par Utrecht, et la contrariété dans les habitudes, si puissantes dans ce pays.

La sévérité du blocus a éprouvé de légères atteintes; des bâtiments chargés de poisson salé se sont présentés à Amsterdam et y ont été refusés. Ils sont entrés à Anvers où ils ont vendu leur cargaison parce qu'ils étaient en règle; mais des Américains chargés de marchandises ou peut-être de denrées coloniales et appartenant à des Hollandais, ont ému la sensibilité du gouvernement et obtenu l'entrée des ports. Vraisemblablement ils n'étaient pas chargés de marchandises prohibées. Aussi ne cité-je ces faits que pour répondre à l'observation officielle qui m'a été faite par Son Excellence le ministre des affaires étrangères, que son gouvernement avait été au delà des mesures prises par la France, en fermant ses ports à toute espèce de navires.

Dupont à Cadore.

La Haye, 13 février.

J'ai l'honneur de vous écrire par un retour de courrier qui m'a été dépêché par S. Excellence le vice-amiral Decros, avec une lettre de l'empereur pour Sa Majesté le roi de Hollande.

Le gouvernement hollandais s'est depuis quelques jours ostensiblement relâché de la sévérité du décret du 23 janvier, en ordonnant aux commandants militaires de ne plus repousser les bâtiments qui se présenteraient dans les rades et les ports; d'y placer des sauvegardes et d'attendre des ordres.

Il y a encore de l'humeur et du mécontentement à Amsterdam. On l'attribue à la transformation de la maison de ville en palais royal; mais la stagnation des affaires et un peu de misère dans la classe des (p. xii) ouvriers en est peut-être la véritable cause. Toujours faut-il convenir que le roi n'est aidé ni servi par personne dans son projet de changer sa résidence. Ce qui fait naître des difficultés sans nombre et propage les murmures de la multitude. La demande que vient de faire l'empereur arrive à propos pour occuper les oisifs et imprimer un mouvement utile dans les ports. J'avais, dans mes conversations non officielles, l'année dernière, observé aux ministres du roi que l'on négligeait bien la marine, et surtout à l'époque du dernier licenciement des marins: on objectait la pénurie des finances. Aujourd'hui que les matelots ont été dispersés par la misère, et qu'il y en a beaucoup d'enlevés par l'Angleterre, il serait difficile de compléter les équipages, s'il est nécessaire d'armer un certain nombre de vaisseaux.

Ici doivent prendre place deux longues lettres de l'amiral Werhuell et dont nous allons donner la substance. Dans la première, l'amiral, au nom du roi, demande que l'artillerie de la ville de Flessingue soit rendue à la Hollande, puisque la ville a été cédée à la France le 6 février. L'empereur s'y oppose et fait dire qu'il comptera avec la Hollande.

Dans la seconde lettre, le roi fait rappeler à l'empereur l'engagement du gouvernement français de rembourser à la Hollande le prix des frais d'équipement des recrues hollandaises appelées à faire partie de la grande armée. L'empereur se borne à répondre que ce déboursé doit rester à la charge de la Hollande (singulier exemple de bonne foi!).

Cadore à Larochefoucauld[148].

Paris, 16 mars.

J'ai l'honneur de vous faire part d'une décision de Sa Majesté impériale relativement aux Français qui se trouvent actuellement au service de S. M. le roi de Hollande.

Tous les sujets de S. M. impériale actuellement au service de S. M. le roi de Hollande et qui auront prêté serment comme sujets du roi, cesseront d'être considérés comme Français, et pourront demeurer (p. xiii) au service du roi en se munissant d'une autorisation spéciale de S. M. l'empereur.

Vous voudrez bien informer de cette décision le gouvernement près duquel vous êtes accrédité.

Serrurier[149] à Cadore.

La Haye, 17 mars.

Ce serait peut-être ici la place de tracer à V. Excellence un tableau succinct de l'état où je retrouve les affaires au moment de mon retour en Hollande; mais l'ambassadeur, que j'apprends être arrivé à deux ou trois journées de La Haye, remplira à cet égard les vues de V. Excellence beaucoup mieux que je ne pourrais faire. Je me bornerai à lui annoncer que le roi est fort occupé en ce moment des moyens de remplir les vues de son auguste frère relativement à la marine. M. Roëll, dans une assez longue conversation où le hasard nous engagea hier, s'exprima à cet égard de la façon la plus satisfaisante. Il paraît que le roi veut pousser ses préparatifs dans le silence, et réserve une surprise générale à l'empereur. Je trahis un peu Sa Majesté et M. Roëll, par cet avis, mais c'est mon métier et l'on devra me le pardonner.

Werhuell à Cadore.

Paris, 21 mars.

Depuis quelque temps le commerce que la Hollande fait par les rivières le Weser et l'Elbe avec le nord de l'Allemagne et les pays avoisinants, éprouve de fortes entraves de la part des douaniers français établis à l'embouchure de ces rivières et sur les côtes.

Ces douaniers empêchent le passage des productions des fabriques hollandaises en se fondant sur les dispositions de l'article 2 du décret impérial du 2 août dernier, qui assimile aux marchandises anglaises toute marchandise quelconque de la nature de celles que l'Angleterre peut produire ou fournir, à moins qu'elles ne viennent de la France. Comme c'est presque l'unique commerce que la Hollande a conservé depuis que ses ports sont entièrement fermés, le roi, mon maître, m'a chargé de porter cet objet à la connaissance de V. Excellence, en la priant de le mettre sous les yeux de S. M. impériale.

Le roi se plaît à croire que son très auguste frère daignera ordonner (p. xiv) que les dispositions du décret susdit, évidemment rendu dans l'intention de nuire à l'ennemi commun, ne soient pas applicables aux marchandises hollandaises; mais que celles-ci puissent entrer sans obstacle, toutesfois qu'elles seront duement munies de certificats d'origine, délivrés par les magistrats des lieux où elles auront été fabriquées, ou d'où elles auront été expédiées, ou moyennant telles autres mesures de précaution que S. M. impériale jugera convenable d'admettre.

Cadore à Larochefoucauld.

Paris, 31 mars.

Sa Majesté l'empereur et roi est informée qu'il est arrivé à Amsterdam deux bâtiments américains chargés de denrées coloniales et venant d'Angleterre. Sa Majesté est pareillement informée que cent cinquante autres bâtiments américains sont maintenant en chargement à Londres où ils prennent aussi des denrées coloniales dans le dessein de les transporter en Hollande. En conséquence, Sa Majesté vous charge, M. l'ambassadeur, de redoubler d'attention et de vigilance, de prendre toutes les précautions et de faire toutes les démarches nécessaires, pour que des bâtiments américains ainsi chargés de contrebande, ne pénètrent point en Hollande, ou n'y pénètrent pas du moins impunément. Vous devez partir de ce principe que tout bâtiment américain chargé de denrées coloniales est suspect, ces dernières ne pouvant pas être apportées des États-Unis, puisqu'il existe un embargo général et qu'aucun bâtiment n'en peut sortir.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 13 mai.

Avant-hier soir, il y eut cercle à la cour, et dans une longue conversation que j'eus avec le ministre des affaires étrangères, je lui observai que c'était à regret que je ne voyais pas ici dans la direction générale des affaires l'esprit que je désirais y trouver, que ce n'était pas assez pour la Hollande de prendre les mesures qui lui étaient demandées pour l'intérêt commun, mais qu'il fallait les faire exécuter avec le zèle qui en assurait le succès. Je lui citai plusieurs preuves de mon assertion, en lui démontrant l'inconvenance et appuyant sur le mal que la Hollande se ferait, si les choses ne changeaient pas entièrement de face. Le ministre me parut abonder dans mon sens et m'a parlé comme regardant le sort de la Hollande dans les mains de l'empereur, et comme (p. xv) n'attendant que de lui le bonheur de sa patrie. J'ignore si M. Roëll rendit compte au roi de notre conversation, mais hier Sa Majesté me fit prier de venir lui parler.

Je me rendis au palais à quatre heures, et restai avec S. M. jusqu'à six heures. Le roi m'engagea de lui parler franchement sur tout ce que je voyais, en me priant même de ne rien lui cacher. J'eus donc l'honneur de lui répéter tout ce que j'avais dit la veille au ministre. J'allai même plus loin, en communiquant au roi des faits dont j'avais trouvé plus convenable de ne pas parler à M. Roëll. J'observai à S. Majesté que l'attachement qu'on lui portait pouvait beaucoup lui servir pour diriger l'opinion publique; que lorsqu'on verrait que sa conduite est véritablement française, et qu'il est mécontent de celui qui n'en a pas une prononcée dans le même sens, alors en peu de temps le gouvernement prendrait la même direction; qu'il ne m'appartenait pas de me mêler du choix de ses agents, que je ne devais connaître que le résultat de leurs travaux; mais qu'avec les moyens personnels qu'il avait, il me paraissait impossible que Sa Majesté ne distinguât pas, quand elle le voudrait, celui qui la sert dans l'une ou l'autre ligne.

Le roi eut la bonté de me traiter avec toute sorte d'indulgence en me promettant de lui parler aussi franchement; il se plaignit de sa position, des peines qu'il était obligé de se donner pour arriver malheureusement à de bien petits résultats. Il me répéta combien le peuple qu'il gouvernait était à plaindre, et en même temps combien il était difficile de le diriger, puisque n'étant pas susceptible d'enthousiasme, les chiffres devenaient la seule base de leur opinion. Cependant, le roi me demanda ce qu'il devait faire. Il me répéta que son désir était de deviner, s'il était possible, les désirs de l'empereur, et il m'autorisa non-seulement à le prévenir de ce qui pourrait se faire de répréhensible, mais même encore me promit de faire généralement tout ce que je pourrais croire utile aux vues de l'empereur. C'est maintenant à votre Excellence de me faire connaître les ordres de S. M. impériale et royale. Je ne puis douter de la vérité des intentions que le roi m'a manifestées; mais il dépend de l'empereur d'en acquérir la certitude. Je tous promets de porter dans ma mission l'œil le plus vigilant, et de tout faire pour opérer ici un changement de système. J'aime à me flatter qu'aidé du roi, j'y parviendrai. V. Excellence sait ce qu'il y a à faire. Moi je n'envisage que le plaisir, en faisant mon devoir, d'être utile à l'empereur. Je suis en mesure d'exécuter ses ordres, soit qu'ils portent sur les choses ou les personnes. J'attends donc avec impatience la réponse de V. Excellence. Je ne puis finir ma dépêche sans vous répéter à quel point j'ai été content de ce que le roi m'a fait l'honneur de me dire.

(p. xvi)

Roëll à Larochefoucauld.

Amsterdam, 19 mai.

J'ai mis sous les yeux du roi mon maître la lettre que V. Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire aujourd'hui au sujet de quelques vaisseaux nouvellement entrés dans les ports de ce royaume malgré les lois prohibitives à cet égard.

Sa Majesté n'a pu voir qu'avec peine se renouveler une plainte qu'elle se flattait d'avoir entièrement écartée par les dispositions prises relativement à la fermeture des ports. Cependant, n'ayant point de raisons suffisantes pour révoquer en doute la véracité des informations parvenues à V. Excellence au sujet des bâtiments susdits, elle s'est empressée d'expédier aussitôt un courrier extraordinaire pour se faire rendre un compte exact sur cette affaire, et, sans attendre le résultat des recherches, elle a décidé que non-seulement les bâtiments indiqués par V. Excellence devront se remettre en mer sans aucun délai, mais aussi que la clôture des ports, précédemment décrétée, sera maintenue avec la plus grande rigueur, et l'entrée défendue à tout bâtiment marchand, quels que soient son pavillon et sa cargaison, et sans avoir égard à d'autres considérations quelconques, si ce n'est celle du gros temps, à l'exception cependant d'un seul, parti d'ici depuis dix-huit mois pour Canton, avec la promesse positive de S. Majesté de ne trouver aucun empêchement pour la rentrée dans nos ports, et au sujet duquel elle se propose d'entretenir verbalement V. Excellence, en vous faisant part de cette détermination du roi, par laquelle il se flatte d'avoir détruit jusqu'à la' possibilité de tout abus ultérieur. Je suis chargé particulièrement de vous communiquer en même temps que si, d'un côté, S. Majesté n'a pu voir qu'à regret une plainte quelconque faite de la part de son auguste frère, elle a su, d'un autre côté, apprécier la nouvelle preuve de franchise et de loyauté que V. Excellence vient de donner dans la manière dont elle a dirigé la démarche à laquelle les informations reçues l'ont obligée.

S. Majesté est si éloignée de se plaindre de la démarche même qu'elle désire au contraire, que si, contre son gré, il y avait encore à l'avenir quelque chose qui puisse être désagréable à son auguste frère, et qu'il soit en son pouvoir de prévenir ou de faire cesser, V. Excellence veuille, sans délai et sans réserve, faire parvenir par mon organe ses informations à cet égard à la connaissance de S. Majesté, laquelle, tout pénible que soit dans ce moment pour ses sujets l'état où son royaume se trouve, est trop convaincue que les sacrifices actuels sont le seul moyen (p. xvii) de voir renaître les avantages d'une paix prompte et durable, pour ne pas persévérer avec une constance inébranlable dans toutes les mesures dont ils sont la conséquence.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 23 mai.

Le roi m'entretint l'autre jour de la décision de S. M. impériale et royale sur les Français qui étaient à son service. Il me dit qu'il ne voulait parler à aucun de cet objet, qu'il lui suffirait de leur avoir fait écrire une lettre pour connaître le parti qu'ils voulaient prendre. Sa Majesté me parut très froide, ayant même peu d'intérêt pour eux. Les Français sont de leur côté mécontents; plusieurs m'en ont parlé dans des ternies très convenables; et maintenant qu'il s'agit de prendre un parti définitif, presque tous ne voudraient pas perdre leur véritable patrie pour en adopter une nouvelle. La gloire et l'attachement pour l'empereur les appellent; la reconnaissance et le devoir les retiennent. Ils craignent d'être mal vus de l'empereur s'ils quittent le service de la Hollande, et cependant plusieurs ne peuvent se décider à signer qu'ils consentent à n'être plus Français. Ce qui me paraît certain, c'est que plusieurs de ces messieurs ont cru obéir à S. M. impériale et royale en venant ici et n'ont jamais imaginé s'éloigner entièrement de la France. V. Excellence conçoit bien que je n'ai rien répondu de positif et que je me suis borné à leur dire qu'il m'était impossible de les conseiller dans une circonstance aussi délicate. Les Hollandais, jaloux des Français, cherchent à leur donner continuellement des désagréments et ceux-ci ne sont pas soutenus par le roi. Dans cette position je voudrais connaître le désir de l'empereur afin de leur faire prendre la ligne qu'il ordonnera. Le général Demarçay, qui commandait l'artillerie, vient encore de quitter le service de la Hollande, n'y pouvant plus tenir.

Ayant une occasion sûre pour faire passer cette dépêche en France, j'en profite pour parler à V. Excellence de la contrebande qui se fait en Zélande. Il paraît que l'île de Walcheren est principalement le point sur lequel se dirigent les contrebandiers. À mon passage à Anvers, on m'en parla déjà, et l'on ne me cacha point que par l'Escaut il s'introduisait beaucoup de marchandises anglaises, mais que l'on accusait davantage les autorités hollandaises qui paraissaient se prêter à ce commerce illicite. Depuis que je suis en Hollande, les principaux agents du gouvernement avouent la difficulté et presque l'impossibilité d'empêcher entièrement ce genre de commerce en Zélande, mais aussi les mêmes agents prétendent que les douaniers et même les autorités françaises favorisent ceux qui leur font partager les bénéfices de ce (p. xviii) commerce. Le résultat me paraît être une impossibilité reconnue de guérir ce mal. Ne serait-il pas possible qu'en coupant le nœud de la difficulté l'empereur y remédiât en réunissant l'île de Walcheren à la France, et Sa Majesté ne pourrait-elle pas porter cette réunion jusqu'à la Meuse? Alors la frontière deviendrait telle qu'il serait facile de la garder, et le Brabant hollandais, habité par des catholiques, se trouverait heureux d'être réuni à l'empire français. Votre Excellence sait, à quel point l'intolérance est portée dans ce pays: ce qui ne paraît point devoir diminuer, le roi venant de placer l'ex-ministre de l'intérieur, M. Mollerus, à la tête des cultes. Cette intolérance fera donc toujours Français tous les catholiques hollandais. Quant à une indemnité à donner à la Hollande, l'empereur peut à cet égard être aussi généreux qu'il lui conviendra. Je soumets ces observations à V. Excellence comme le moyen que je croirais le plus sûr d'aplanir les difficultés qui surviennent tous les jours et qui tiennent à la position de la frontière.

Au sujet de la contrebande, le roi vient dans l'instant de m'envoyer un secrétaire du cabinet pour me communiquer une liste que S. M. impériale et royale lui a envoyée d'une certaine quantité de maisons ou d'individus hollandais accusés de faire la contrebande. S. Majesté y a fait joindre la réponse du ministre des finances avec copie de l'interrogation que l'on a fait subir aux prévenus. Il en résulte qu'un d'eux est mort depuis un an, deux autres sont aux galères depuis quatre ans et tous les autres sont innocents. Quant à cette dernière partie, je ne puis m'empêcher d'observer à V. Excellence que l'interrogatoire peut être très exact, mais qu'il est fait de manière à ne trouver aucun coupable, puisque tous ces individus ont été appelés et que l'on s'est contenté de leur demander ce qu'ils avaient fait, et d'envoyer ensuite leur réponse. Il est cependant possible que d'autres recherches aient été faites; c'est ce que je tâcherai d'apprendre.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 9 juin.

D'après ce que j'apprends par MM. les consuls, il y a encore une communication avec l'Angleterre, mais elle paraît peu considérable et vient des petits ports qui ne sont pas surveillés. C'est principalement par la Zélande que l'on suppose que les passagers peuvent s'embarquer pour l'Angleterre et s'introduire en Hollande. Il est certain que le comte de Bentinck a été arrêté au moment où il s'embarquait à Cathvyck, et qu'il n'a été relâché que sur l'exhibition d'un ordre du roi; il a fait un voyage en Angleterre et en est revenu il y a deux jours. On dit qu'il était envoyé pour faire un arrangement qui permît à une certaine quantité (p. xix) de bateaux hollandais de pêcher le hareng. J'en ai parlé à M. Roëll qui m'a assuré n'en être pas instruit. Ce M. de Bentinck doit, dit-on, être grand écuyer.

Le ministre des affaires étrangères a envoyé hier et avant-hier la circulaire à tous les Français au service de la Hollande, pour connaître le parti décisif qu'ils voulaient prendre. Cette liste est d'environ 500 personnes dont il paraît que la plus grande partie réclamera les bontés de l'empereur pour rentrer au service du roi, sans perdre leur qualité de Français. L'autorisation donnée par S. Majesté pour la sortie des beurres et fromages n'a pas atteint son but. Aucun négociant n'a voulu donner la caution exigée. J'ai appris, de mon côté, aux maisons qui se sont adressées à moi que j'ignorais absolument les motifs qui avaient décidé le roi à prendre cette mesure. Il me semble que, par son effet, elle doit être regardée comme nulle.

Cadore à Berthier.

Bayonne, 22 juin.

S. M. impériale voulant donner au commerce de la Hollande toutes les facilités compatibles avec l'exécution des grandes mesures adoptées contre l'Angleterre, a consenti à autoriser le commerce de cabotage sur les côtes de l'Allemagne septentrionale depuis l'embouchure de l'Ems jusqu'au canal de Holstein. Les bâtiments destinés à ce commerce suivront la côte, escortés par des chaloupes canonnières de la marine hollandaise. Ils ne pourront transporter aucune espèce de denrées coloniales, bien moins encore des marchandises anglaises.

Cette navigation a pour objet d'établir par le canal de Holstein une communication avec la Baltique, d'où la Hollande pourra tirer des bois de construction, des chanvres et autres approvisionnements nécessaires à sa marine.

V. A. S. jugera sans doute convenable d'instruire les généraux français commandant dans le nord de l'Allemagne des intentions de S. M. pour qu'ils ne mettent point d'obstacle à une navigation autorisée par elle.

Cadore à Larochefoucauld.

Paris, 9 juillet.

Monsieur l'ambassadeur, j'ai reçu vos deux dépêches numérotées 13 et 14. Il m'en est parvenu d'autres qui sont encore dans le portefeuille de S. Majesté et auxquelles je répondrai plus tard.

Je dois aujourd'hui vous recommander, d'après les ordres de l'empereur, (p. xx) de ne point perdre de vue les instructions qui vous ont été données et de veiller avec un soin constant à l'exécution des mesures du blocus. Vous ne cesserez de faire sentir au gouvernement hollandais, au roi même, quand vous en trouverez l'occasion, combien il importe de ne laisser à l'Angleterre aucun débouché pour ses marchandises sur le continent. Il faut attaquer son commerce, puisque son commerce est la source de ses revenus, puisque c'est là qu'elle puise les moyens de prolonger la guerre. Toutes les puissances de l'Europe se sont réunies dans le même but, et le succès des mesures qu'elles ont prises ne peut être douteux, si partout on les fait exécuter avec persévérance et sévérité.

S. M. impériale a été informée que des smoggleurs, sortant journellement des ports de la Hollande, entretiennent des communications avec les Anglais qu'ils instruisent de tout ce qui se passe à Flessingue et dans l'Escaut. Vous appellerez l'attention du gouvernement hollandais sur ces manœuvres qui peuvent avoir des conséquences dangereuses et qu'il importe de prévenir. Les smoggleurs qui communiquent avec les Anglais doivent être considérés et traités comme espions.

Il est un autre objet que S. Majesté recommande à vos soins, c'est de faire en sorte que les Français de l'âge de la conscription qui cherchent à se réfugier en Hollande ne puissent y être admis, et que ceux qui y seront trouvés soient immédiatement anotés et remis aux autorités françaises. Vous voudrez bien m'instruire du résultat des démarches que vous aurez faites dans le terme des directions que je suis chargé de vous transmettre.

Cadore à Werhuell.

Bayonne, 12 juillet.

Lorsque S. Majesté, usant d'un juste droit de représailles, eut déclaré les îles Britanniques et leurs colonies en état de blocus, la presque totalité des puissances du continent, également blessées par les prétentions exagérées de l'Angleterre, se réunirent successivement à S. Majesté et résolurent, d'un commun accord, de suspendre toute communication entre leurs États et les îles Britanniques. Votre gouvernement adopta le premier les mesures qui avaient été prises par l'empereur.

Aujourd'hui l'Angleterre ne compte plus qu'une puissance amie sur le continent. Tous les ports de l'Europe, à l'exception des ports de Suède, sont fermés à son commerce. Les États-Unis d'Amérique ont renoncé à toute communication commerciale avec elle, et il ne lui reste plus de débouchés pour ses marchandises, de moyens d'approvisionnement pour sa marine que dans ses propres colonies et dans le Brésil, qui ne lui offre que de bien faibles ressources. Plus son commerce est gêné, plus (p. xxi) elle met d'activité, de soin et d'adresse pour verser sur le continent, par le moyen de la contrebande, ses marchandises et les denrées coloniales dont ses magasins sont encombrés. Simulation de pavillon, papiers faux, certificats d'origine publiquement contrefaits, tout est employé; et, sans une surveillance active et continuelle de la part de toutes les puissances du continent, les grandes mesures qu'elles ont adoptées n'étant qu'imparfaitement exécutées n'obtiendront point tout l'effet qu'on devait en attendre. Il ne suffit pas de fermer tout débouché au commerce de l'Angleterre, et puisqu'elle est séparée des autres puissances du continent en refusant de reconnaître les principes du droit maritime qui les régit, il faut maintenir l'interdiction qu'elle a prononcée elle-même, et que le continent rompe toute communication avec elle. S. Majesté, en me chargeant d'appeler l'attention de votre gouvernement sur ces deux objets, se persuade que le roi son frère se fera un plaisir de seconder ses vues et prendre les mesures les plus propres à déjouer les tentatives de la contrebande, et à empêcher toute communication quelconque entre ses sujets et les Anglais.

Je prie V. Excellence de vouloir bien porter à la connaissance de sa cour les communications que j'ai l'honneur de lui adresser aujourd'hui.

Cadore à Larochefoucauld.

Bayonne, 19 juillet.

Dans une de vos dernières dépêches, vous avez énoncé une idée qui a fixé l'attention de S. Majesté. Vous parliez de la difficulté de prévenir le versement des marchandises de contrebande de Hollande en France, difficulté qui tenait principalement à la nature des frontières actuelles entre les deux États, et qui ne cesserait que lorsque la frontière de l'Europe française aurait été portée jusqu'à la Meuse. Sa Majesté n'a point méconnu la justesse de vos observations, et elle entrevoit volontiers un arrangement avec le roi son frère pour parvenir à une rectification de frontières qui faciliterait l'action des douanes et aurait le grand avantage de donner à la France une ligne non interrompue de limites naturelles. Il est loin des idées de S. M. de demander des cessions gratuites à la Hollande; elle ne veut même faire aucune proposition d'échange avant de savoir si elle pourrait convenir au roi.

Je vous invite en conséquence, Monsieur l'ambassadeur, à vouloir bien sonder l'opinion du gouvernement hollandais à cet égard, vous vous attacherez surtout à connaître quelles indemnités la Hollande désirerait, dans la supposition où elle nous céderait soit les territoires à la gauche de la Meuse, soit même tout ce qui est à la gauche du Vaal. Le plus important pour la France est d'obtenir une frontière fixe (p. xxii) et bien définie, ce qu'elle trouve dans la Meuse et encore plus dans le Vaal, soit que la Zélande fasse ou ne fasse point partie de la cession.

La Hollande peut trouver une compensation dans les pays d'Allemagne qui sont encore à la disposition de Sa Majesté. Le grand-duc de Berg est dans cette classe. Les souverains des petits États qui touchent à la Hollande pourraient, au moyen d'arrangements particuliers, être transportés ailleurs. Je ne vous en dis point davantage, Monsieur l'ambassadeur, j'attends que vous m'ayez fait connaître les dispositions dans lesquelles vous aurez trouvé le ministère hollandais. Votre premier soin doit être de découvrir ses vues, de savoir ce qui peut être à sa convenance, et, lorsque vous m'en aurez instruit, j'aurai l'honneur de prendre et de vous faire connaître les intentions de Sa Majesté; mais ne faites aucune proposition directe.

Werhuell à Cadore.

Paris, 20 juillet.

Les circonstances actuelles de l'Europe et les liens étroits qui unissent la Hollande à la France, joints à la haute bienveillance dont Sa Majesté l'empereur honore son auguste frère le roi, mon maître, ont naturellement fait naître dans le cœur de tout bon Hollandais le désir de voir son pays partager les nouveaux liens qui rapprochent d'autres États encore plus intimement de la France. Lorsque la Hollande confia ses destinées au monarque chéri qui la gouverne, elle voulut, en croyant assurer par là son intégrité, son indépendance et son bonheur, prouver à la fois d'une manière éclatante sa vive affection pour la France et son profond respect pour le plus magnanime des monarques de l'univers. Constamment animée de ces sentiments et fortement pénétrée de tout ce qu'elle doit à l'alliance sacrée qui l'unit au peuple français, la Hollande serait flattée d'en resserrer encore les liens, et l'on se persuade d'atteindre ce but, si S. M. impériale et royale daignait regarder comme un nouvel hommage de dévouement à son auguste personne le désir de voir le royaume de la Hollande admis dans la confédération du Rhin.

Le poste éminent et honorable que Votre Excellence occupe auprès de Sa Majesté la met plus que personne à même de savoir si l'expression officielle de ce vœu de mon souverain ne déplairait point à l'empereur. J'attacherais beaucoup de prix à être instruit par Votre Excellence des intentions bienveillantes de S. M. l'empereur et roi à cet égard, et je m'estimerais très heureux si j'avais l'honneur d'être choisi par mon souverain pour être auprès du magnanime protecteur de la Confédération rhénane l'organe d'une demande inspirée par le respect, la reconnaissance et un amour sans bornes.

(p. xxiii) Me reposant sur la noblesse de caractère qui illustre Votre Excellence et qui m'a inspiré depuis longtemps une confiance illimitée, j'ose la prier de regarder ma demande comme n'ayant pas été faite, si elle croit qu'elle ne serait pas agréable à S. M. l'empereur.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 8 août.

J'ai pu enfin m'acquitter jeudi dernier des ordres de l'empereur. Je suis parvenu, après bien de vaines tentatives, à rejoindre M. Roëll qui était au Loo depuis huit jours. J'ai parlé au ministre de l'idée d'échanger le Brabant jusqu'à la rive gauche de la Meuse, et plus encore du Vaal, contre des pays en Allemagne qui restaient à la disposition de S. M. impériale et royale, en y comprenant le grand-duché de Berg. J'ai fait sentir au ministre combien le système des douanes souffrait de la mauvaise frontière qui existait maintenant entre la Hollande et la France, combien nos agents avaient rejeté souvent sur les autorités hollandaises les atteintes portées aux lois françaises, et combien les deux gouvernements avaient d'exemples du résultat désagréable de ce genre de discussion; que l'empereur, en se donnant de ce côté une frontière naturelle, ne voulait rien faire qui fût contre les intérêts du royaume de Hollande; que c'était dans cette idée que Sa Majesté ne fixait pas un échange, mais désirait avant tout savoir ce que le roi de Hollande jugerait équivaloir à la partie de son royaume qu'il devait céder. M. Roëll commença par me dire qu'il lui était impossible de répondre à une proposition aussi inattendue, que le roi pouvait seul donner une décision dans cette circonstance. Il me laissa cependant entendre qu'il était personnellement contre cette idée, et son opinion me parut basée sur cinq points principaux:

Le 1er était la difficulté ou presque l'impossibilité de s'entendre sur les travaux de mer indispensables dans les îles pour garantir le midi de la province de Hollande, travaux sur lesquels les ingénieurs d'un même gouvernement avaient déjà bien de la peine à être du même avis, et sans lesquels la Hollande courrait les plus grands dangers.

2o Le ministre regarde le cours des rivières comme la seule richesse de ce pays, et par conséquent le tharvlweg du Vaal comme ruineux pour la Hollande.

3o Il estime le revenu du Brabant à cinq millions de florins, et regarde que ce revenu augmente journellement.

4o Son opinion est que pour pouvoir sauver sa patrie il est nécessaire que le revenu territorial soit augmenté de cinq à six millions, ou au moins de moitié, et qu'un échange amènerait difficilement cet avantage; (p. xxiv) qu'il verrait donc avec peine le roi perdre d'anciens sujets sans acquérir la certitude que la Hollande y gagnerait une existence stable et indépendante.

5o Enfin M. Roëll m'a fait sentir qu'il y avait eu de grandes discussions lorsqu'il s'agit, l'année dernière, de l'échange de Flessingue, et qu'il ne savait pas jusqu'à quel point le roi pourrait même traiter seul cet objet.

Je répondis à ces observations:

1o Que l'on pourrait laisser à la Hollande les îles; que par conséquent les travaux de mer resteraient dans ses mains.

2o Que le cours de la petite Meuse serait seul perdu pour la Hollande, et que ses deux ports principaux, Amsterdam et Rotterdam, lui resteraient toujours ainsi que sa navigation intérieure.

3o Que je regardais le revenu du Brabant comme très exagéré; qu'au surplus ceci était une affaire de détail à laquelle je n'avais pas à répondre puisqu'il ne s'agissait que d'asseoir le principe d'échange, mais nullement de discuter la valeur des objets proposés.

4o Que je venais de répondre à sa quatrième observation, et qu'enfin la cinquième me paraissait d'autant moins fondée qu'une fois la chose arrêtée du commun accord des deux parties et à leur avantage réciproque, l'on prendrait la forme que l'empereur jugerait nécessaire.

Votre Excellence sentira que cette conversation nous mena très loin. Le ministre rappela les sacrifices de la Hollande, en me faisant entendre que le roi s'attendrait dans cette circonstance à une augmentation de territoire, et que Sa Majesté préférerait un moins grand avantage à un échange qui lui assurerait des revenus plus considérables. Je suis tombé d'accord avec le ministre sur la position malheureuse de ce pays, qui souffrait plus que le reste du continent des mesures nécessitées par les circonstances; mais en même temps je lui ai rappelé que le gouvernement n'avait rien fait pour mériter les bontés particulières de l'empereur, puisque son esprit était mauvais, sa direction habituellement vicieuse, et que ce n'était qu'en insistant et par la crainte que l'on pouvait l'amener à des mesures et à une conduite dont il cherchait à s'écarter dans toutes les occasions; que j'en étais habituellement témoin, et que certainement ce n'était pas ainsi que l'on acquerrait le droit d'attendre une existence indépendante du souverain qui pouvait tout; que le gouvernement hollandais était d'autant plus répréhensible que c'était de lui seul que venaient les torts, puisque le pays était bon et souffrait avec une résignation qui lui faisait le plus grand honneur. M. Roëll m'a répété qu'il me priait de regarder comme une simple conversation ce qu'il venait de me dire, attendant les ordres du roi pour me communiquer sa réponse. Il m'a témoigné son embarras d'en parler à Sa Majesté et m'a demandé quelque chose par écrit: ce que j'ai refusé. (p. xxv) On annonce l'arrivée du roi pour jeudi. J'imagine qu'alors j'aurai l'honneur de le voir et de savoir la détermination de Sa Majesté. On dit que le roi donnera des fêtes pour le jour de saint Napoléon. Rien n'est cependant encore connu. Je verrai M. Roëll aujourd'hui et pourrai peut-être rendre compte à Votre Excellence de ce qu'il m'aura dit à ce sujet.

La côte est bien gardée. On a arrêté dernièrement plusieurs passagers venant d'Angleterre. Il n'entre pas de marchandises. Nous avons cependant assez régulièrement les nouvelles de Londres, et les journaux du 28 sont en ville. Les nouvelles qu'ils contiennent sont bien tristes sur l'Espagne. J'aime à les croire fausses. Je ne doute pas que l'empereur reçoive tous ces journaux. Si Sa Majesté les désirait, je puis les avoir sans me compromettre.

Votre Excellence sait combien je surveille la fermeture des ports, et elle doit supposer combien les mesures prises et exécutées doivent être contraires à la majeure partie des habitants d'Amsterdam. C'est donc avec une véritable peine que j'apprends que les mêmes mesures ne sont pas exécutées partout avec la même sévérité. J'ai la certitude positive qu'il entre à Brême une énorme quantité de marchandises anglaises et que l'on ne fait rien pour l'empêcher. Les négociants hollandais se plaignent alors d'un poids qu'ils supportent seuls. Je ne puis rien répondre aux preuves qu'ils me présentent et ma position devient désagréable. Je suis aussi fâché de voir dans les journaux français l'arrivée dans nos ports de navires américains chargés de denrées coloniales. Le prétexte qu'ils ne sont pas entrés en Angleterre n'en est pas un admis ici, et l'on a la certitude que beaucoup de navires ont des journaux doubles, et que l'on imite si bien en Angleterre les signatures et les papiers que les prétendus signataires ne peuvent pas même les reconnaître.

J'apprends à l'instant que M. Roëll est encore à Utrecht. Je ne puis donc rien mander de plus à Votre Excellence.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 11 août.

J'arrive dans l'instant de chez le roi qui est à Amsterdam depuis hier soir. Sa Majesté m'a fait écrire par son ministre des affaires étrangères de me rendre à son palais, à deux heures. J'ai exécuté cet ordre et n'ai pas été peu étonné en entrant dans le cabinet du roi d'y trouver M. Roëll, ce qui n'était jamais arrivé depuis que je suis en Hollande, Sa Majesté m'ayant entretenu toujours seul. J'ai donc pensé qu'il s'agissait d'une réponse officielle à l'ouverture que j'avais été chargé de faire (p. xxvi) au sujet de l'échange proposé par l'empereur comme rectification des frontières, et je ne me suis pas trompé dans mon pressentiment. Le roi m'a répété absolument tout ce que M. Roëll m'avait dit il y a quelques jours, m'a déclaré son éloignement pour la cession proposée par l'empereur. Sa Majesté m'a annoncé que, dans son opinion, cette proposition était aussi désavantageuse pour lui personnellement que pour le pays qu'il gouverne; qu'il serait perdu aux yeux des Hollandais; qu'ainsi, s'il en était le maître, il ne pouvait l'accepter; qu'il ne pouvait renoncer à d'anciens sujets; qu'enfin il m'enverrait une réponse par écrit qui développerait plus en détail les différents points de vue sous lesquels il envisageait cette affaire. J'ai eu l'honneur d'observer au roi que l'avantage de la Hollande consistait dans l'échange qui serait fait; qu'ainsi il paraissait difficile à Sa Majesté de prévoir qu'il serait désavantageux à son royaume puisqu'il n'était pas connu; que, quant à lui personnellement, il me semblait que dans la position où étaient les finances de l'État, il ne pouvait lui être préjudiciable d'admettre un principe qui aurait pour but de les améliorer et de sauver son pays qui, de son propre aveu, marchait journellement à sa ruine. J'ai eu la douleur d'entendre le roi me tenir un langage d'indépendance absolument nouveau. J'imagine que S. M. s'y est crue obligée en présence de son ministre. J'ai répondu avec la dignité que j'ai cru qui convenait à l'ambassadeur de l'empereur, mais en même temps avec tout le respect que je dois à tant d'égards au frère de mon souverain. Je n'ai dit que ce que je voulais dire; mais j'ai fait sentir au roi que d'aller au devant d'une idée qui paraissait agréable à l'empereur ne me paraissait pas devoir être si éloigné de sa pensée, surtout lorsqu'elle était présentée par ma cour avec une modération qui prouvait son intention de ne faire aucun tort à la Hollande. Je n'ai voulu entrer dans aucun autre développement. M. Roëll était présent, c'était une raison de plus de ne pas aller plus loin. J'aurai donc l'honneur d'adresser à Votre Excellence la réponse du roi, si elle me parvient avant le départ du courrier. Je n'étais pas heureux aujourd'hui, car il m'est survenu un autre objet sur lequel je n'ai pu tomber d'accord avec le roi. Il a été question des soldats de sa garde que Sa Majesté a licenciés et de la pension que l'empereur exige qui soit faite à ces soldats. Le roi m'a dit que ces militaires étaient partis parce qu'ils ne voulaient plus rester à son service; qu'ainsi il n'était tenu à leur donner aucune pension; qu'il leur avait fait demander s'ils avaient de quoi vivre en France; qu'ils avaient répondu affirmativement et avaient ajouté qu'ils étaient très contents. J'ai eu l'honneur d'observer au roi qu'ils avaient tenu un autre langage dans ma chancellerie où ils s'étaient plaints de leur licenciement, en disant qu'ils ne partaient que parce qu'ils ne voulaient pas devenir Hollandais. Sa Majesté me dit les avoir fait parler, et me cita le général de Brac, grand maréchal du palais, (p. xxvii) comme ayant été chargé de s'assurer qu'ils partaient entièrement de leur consentement. Le roi sonna aussitôt, fit appeler M. de Brac qui dit qu'ils avaient tous répondu qu'ils quittaient à regret le service du roi; mais que dès qu'ils devaient devenir Hollandais pour y rester, ils préféraient retourner dans leur patrie. J'ajoutai alors que cette réponse cadrait parfaitement avec le dire des soldats, puisqu'ils n'avaient quitté le service du roi que pour obéir à l'option qui leur avait été faite. J'eus l'honneur de prendre congé de Sa Majesté, qui reste encore quelques jours dans sa capitale, et qui donnera lundi, jour de saint Napoléon, un concert et un bal. Le même jour j'ai engagé dans un grand dîner les ministres du pays et étrangers, ainsi que les chefs des autorités civiles et militaires.

P. S. Le roi ne m'ayant rien envoyé, je suis obligé de fermer ma dépêche. J'imagine que Sa Majesté expédiera un courrier à l'empereur.

P. S. J'ouvre ma dépêche pour envoyer à Votre Excellence la note de M. Roëll.

Le duc de Cadore remit cette lettre à l'empereur après l'avoir fait suivre de la note ci-dessous:

Je renouvelle au sujet de cette lettre l'observation déjà faite que M. de Larochefoucauld a été au delà de ses instructions lorsqu'il a fait la proposition directe d'un échange sur lequel il était seulement chargé de connaître les dispositions du gouvernement hollandais.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 15 août.

Je n'ai que le temps, avant le départ du dernier courrier, d'envoyer à Votre Excellence la réponse officielle du roi transmise par M. Roëll. Je l'ai déjà trouvée plus mesurée que ce que j'avais entendu quelques heures auparavant, et j'ai su que le roi avait senti la position fausse dans laquelle il s'était placé, ainsi que moi, lorsqu'il me parla devant son ministre. J'ai eu l'honneur de revoir Sa Majesté avec laquelle j'eus une longue conférence, et je dois à la vérité d'assurer à Votre Excellence que je l'ai trouvée absolument différente dans son opinion, du moins dans la manière de l'exprimer. Le roi m'a dit que son idée, en rendant M. Roëll témoin de sa réponse, était, dans une affaire aussi majeure, qu'elle fût connue de son ministre. Je lui ai observé que ceci ne me paraissait pas être le meilleur moyen d'atteindre son but; car son ministre pouvait me répondre s'il ne s'agissait uniquement que de me faire connaître sa détermination; mais que, me faisant l'honneur de m'appeler, je devais supposer que Sa Majesté voulait discuter la (p. xxviii) proposition, ce qui devenait inutile dès que sa réponse était concertée d'avance. Nous avons repris l'objet en question; nous en avons discuté les avantages pour la Hollande ainsi que les désavantages, et j'ai vu que la répugnance du roi à cet échange tenait plutôt à l'impossibilité où il se croyait de céder une partie de ses sujets, et au doute qu'il avait que cette proposition plût ou convînt à la nation qu'à aucune autre raison; qu'ainsi il ne pouvait pas le demander, mais qu'il ne s'y opposerait pas et en serait peut-être bien aise, si le résultat était un avantage dont ce pays ne peut se passer. Le roi m'a dit avoir écrit à l'empereur. Je puis ajouter à Votre Excellence que plusieurs personnes m'ont parlé de cette affaire, quelques-unes comme la désirant, regardant que leur patrie a besoin de possessions en Allemagne pour se soutenir pendant la guerre; d'autres comme espérant de la générosité de l'empereur un avantage pour ce pays; enfin d'autres comme jugeant nécessaire de faire une cession qui convenait à l'empereur, et par cela mériter ses bontés et échanger l'opinion que l'on suppose à S. M. impériale et royale sur la Hollande. Enfin, comme j'ai eu l'honneur de vous le mander dans une de mes dépêches précédentes, l'on commence à sentir que l'on ne peut plus rien attendre que de la France. Le résumé de cette dépêche est donc que l'empereur peut faire l'échange s'il le désire, et que Sa Majesté attirera à elle tout ce pays-ci si elle juge devoir l'aider à sortir de la crise où la stagnation du commerce le met. Le roi m'a traité avec beaucoup de bonté la dernière fois que j'ai eu l'honneur de le voir. Je lui ai rappelé différents griefs pour telle ou telle affaire particulière que j'avais eu à traiter. Sa Majesté a eu la bonté de m'en éclaircir plusieurs. J'espère, dans ce voyage, avoir fait quelques pas vers le but que je me propose; il y a certainement du mieux. Il n'entre pas de bâtiments, et c'est beaucoup. Je désire pouvoir bientôt mander à Votre Excellence que ce mieux est devenu un bien. Je n'épargne rien pour y parvenir. Je vais aller au Te Deum que le roi fait chanter à sa chapelle.

Dans mon premier numéro j'aurai l'honneur de vous rendre compte de la manière dont la journée se sera passée[150].

M. le général Brunot, aide de camp du roi, vient d'être nommé grand écuyer.

M. le comte de Turkheim Montmartin, ministre de la cour de Wurtemberg, vient d'obtenir son rappel, M. de Munch, son secrétaire de légation, vient d'arriver. Il restera chargé d'affaires, en attendant une nouvelle nomination.

(p. xxix)

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 18 août.

Je me suis rendu le 15 de ce mois à la chapelle du roi où j'ai entendu la messe et ensuite le Te Deum chanté pour la fête de l'empereur. Le roi y a assisté; mais la cour n'était pas en grande cérémonie, et le service ordinaire était simplement présent. Le roi a travaillé avec ses ministres dans la matinée. J'ai ensuite donné un grand dîner à tous les ministres du roi, aux grands officiers du royaume et du palais, aux premiers fonctionnaires publics, civils et militaires, et à tout le corps diplomatique. De toutes les personnes qui entourent le roi, M. le maréchal de Brac et M. de Heckeren, grand veneur, se sont seuls rendus à mon invitation. Au dessert, le ministre des affaires étrangères a, d'après l'offre que je lui en ai faite, porté le toast de l'empereur et y a joint l'expression de son désir que S. M. impériale et royale veuille bien penser au bonheur de sa patrie. Tout le monde était obligé de se rendre de très bonne heure à la cour, ce qui m'a forcé de réunir en un seul toast: au roi, à la paix maritime et au bonheur de la Hollande.

Quant aux gazettes anglaises, je n'avais pas été plus loin avant d'avoir la réponse de Votre Excellence; mais hier j'ai pris de plus amples informations. On m'offre les papiers, les notes des ministères, les ordres donnés dans les différents ministères, etc.; mais pour cela l'on demande près de 3,000 fr. par mois; pour les gazettes seulement moitié, ou un peu plus. Alors deux fois par semaine vous pourriez les recevoir, et je les enverrais par exprès jusqu'à Anvers, pour que cette correspondance fût à l'insu du gouvernement hollandais qui pourrait bien l'empêcher. Je ne paraîtrais nullement, et Votre Excellence peut s'en rapporter à ma prudence et être sûre que je ne ferais rien qui puisse blesser le moins du monde le système général. Répondez-moi, je vous en prie, le plus promptement possible en m'indiquant la latitude que je puis prendre.

Cadore à Larochefoucauld.

Paris, 26 août.

J'ai reçu votre dépêche du 18 août, no 27. Je vois avec satisfaction que vous avez heureusement terminé l'affaire des deux prises conduites à Helvoët-Huyr, et avec regret que le roi ait l'intention d'insister désormais sur le principe même qui avait fait naître la difficulté. Je sens bien tout l'inconvénient qu'il y aurait à admettre ce principe et c'est ce que vous devez vous garder de faire. Mais il y a de plus pour le combattre des raisons solides. Si la Hollande était neutre, elle aurait en (p. xxx) cette qualité des obligations pour lesquelles le droit qu'elle réclame lui pourrait être nécessaire. Mais elle est alliée de la France et son alliée à perpétuité, son alliée envers et contre tous. Non seulement les deux pays ont les mêmes amis et les mêmes ennemis, mais dans l'un et l'autre les règlements concernant la navigation des neutres sont entièrement et parfaitement les mêmes. La nature des choses veut donc que lorsqu'il s'agit, soit de poursuivre l'ennemi commun, soit d'empêcher les prévarications des neutres, les deux territoires, quoique distincts, soient considérés comme un seul et même; et, comme il ne peut être dans l'intention du gouvernement de Hollande de protéger ses propres ennemis, il est évident qu'il ne peut empêcher les opérations des armateurs français et vouloir les enlever à leurs juges naturels, sans aller lui-même contre ses vues autant que contre son intérêt. Telles sont les considérations que vous aurez à faire valoir lorsque l'occasion s'en présentera.

Des deux offres qui ont été faites relativement aux papiers anglais, je n'accepte que celles qui regardent les gazettes. Je vous prie de vouloir bien donner vos soins à me les procurer avec exactitude. Vous pouvez, comme vous le proposez et si vous le jugez utile, les envoyer par exprès à Anvers. Toutes les avances que vous aurez faites pour cet objet vous seront remboursées à votre première demande.

Cadore au ministre de la marine.

Paris, 26 août.

Au moment où je recevais la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 22 de ce mois, il m'en parvenait une de M. de Larochefoucauld où il m'annonce qu'il a terminé, selon vos désirs et les siens, l'affaire des deux prises conduites par des corsaires français à Helvoët-Huyr. Le roi a passé sur la violation du territoire hollandais reprochée aux deux corsaires, mais en déclarant, par l'organe de son ministre des affaires étrangères, que, si dans cette occasion il se désistait de son juste droit, c'était uniquement pour donner une nouvelle preuve de sa constante déférence à ce que paraissait désirer S. M. l'empereur, son auguste frère; mais que cette condescendance ne pourrait jamais tirer à conséquence et qu'à l'avenir tous les cas de même nature seront décidés suivant les statuts et les lois du royaume.

Les Hollandais ont constamment soutenu et soutiennent que tout étranger, même d'un pays leur allié, qui fait des prises dans leurs eaux, viole leur territoire, ou, ce qui est la même chose, attente à leur souveraineté et commet un délit dont la connaissance appartient exclusivement au souverain offensé et dont la première conséquence est de (p. xxxi) rendre la prise illégale et nulle. Il faut l'avouer, ce ne sont pas les Hollandais seuls qui ont professé cette doctrine. Elle a été celle de toutes les puissances maritimes dans les dernières guerres. Elle me semble admise par nos propres ordonnances, et c'est en vertu de ce principe que nous-mêmes nous avons exigé et obtenu de diverses cours, et naguère encore du Danemarck, des indemnités pour des bâtiments français pris dans leurs eaux.

Sa Majesté le roi de Hollande, se montrant jaloux de son droit et annonçant la résolution de ne s'en point désister à l'avenir, il me paraîtrait désirable, pour éviter désormais des discussions désagréables, qu'il fût enjoint aux corsaires de ne saisir dans les eaux de la Hollande, à une distance des rivages moindre que la portée du canon, aucun bâtiment sous pavillon neutre (car pour les prises sous pavillon ennemi, il ne s'élèverait, je présume, aucune difficulté, ou elles seraient aisément aplanies), ou du moins de ne pas conduire dans les ports hollandais les bâtiments saisis à une moindre distance, et cela sous peine d'être privés de l'intervention et de l'appui du gouvernement français.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 29 août.

J'ai eu l'honneur, dans un de mes numéros, d'informer Votre Excellence que j'avais un moyen d'envoyer en Angleterre une personne qui pourrait me rendre compte de la véritable situation de ce pays et sonder ses intentions. Je prie Votre Excellence de me mander simplement si S. M. impériale et royale désire que je conserve ce moyen ou si elle veut que je l'abandonne. Ne voulant pas compromettre ma cour, je retarde de donner une réponse, prétextant mon désir de voir l'issue de quelques événements avant de ne rien entreprendre; mais ceci a ses bornes, et je craindrais que la personne regardât ce retard prolongé comme une manière de se jouer d'elle; ce qui me priverait d'un agent qui est bon et m'a déjà été souvent utile. Je demande donc simplement à Votre Excellence un oui ou un non sur cet article.

On a attendu ici le roi le 1er septembre; Sa Majesté donnera le 2 un grand bal pour son jour de naissance. Le ministre des affaires étrangères a invité le corps diplomatique à un grand dîner pour le même jour.

Il y a quelques jours que les Anglais vinrent à Zandvoort, près de la côte, à quatre lieues d'ici, demander du poisson. Sur le refus que l'on fit de leur en donner, ils tirèrent sur ce village environ 80 coups de canon. Le dommage, que l'on avait dit être très considérable, est presque nul.

(p. xxxii) Je viens d'être informé que le roi venait d'accorder la libre sortie de tous les produits de la Hollande. Le ministre Roëll, qui sort de chez moi et à qui j'en ai parlé, m'a assuré l'avoir aussi entendu dire, mais n'en rien savoir positivement. Il m'a simplement informé qu'il savait que l'on s'était adressé au roi pour l'engager à donner un écoulement à la garance et aux avoines qui étaient tombées en baisse par la quantité prodigieuse qu'il y en avait dans le pays. Je ne doute pas que le roi n'ait mis des bornes à cette permission, qui paraîtrait bien vague et dangereuse quant à ses conséquences.

On commence à organiser le commerce de cabotage le long de la côte du Nord. On est informé ici que l'on charge des bâtiments en Russie pour la Hollande, et le commerce espère dans ce nouvel essai éprouver quelques adoucissements à la triste position dans laquelle il se trouve réduit.

Roëll à Cadore.

Amsterdam, 28 septembre.

J'avais l'honneur de m'adresser il y a peu de jours à Votre Excellence pour la solliciter de se servir de toute son influence auprès de S. M. impériale et royale afin d'obtenir à ce royaume un accroissement de territoire, en dédommagement des sacrifices énormes que les habitants ont déjà faits depuis longtemps et font encore pour la cause commune. J'osais me flatter alors que S. M. impériale et royale serait convaincue elle-même, d'un côté, de la nécessité absolue de cet agrandissement, sinon pour nous tirer d'affaire, au moins pour nous soulager dans l'état pénible où nous nous trouvons; et que, d'un autre côté, elle serait si intimement persuadée de la stricte observation du système de blocus dans ce royaume, que lorsque l'occasion s'en présenterait, elle daignerait manifester son contentement à ce sujet, comme elle l'a déjà fait une fois, il y a quelques semaines, à l'ambassadeur Werhuell par l'organe de Votre Excellence.

J'étais donc loin de prévoir alors que, si peu de temps après, je serais dans le cas de m'adresser à Votre Excellence sur le coup si terrible qui vient de nous frapper dans le décret impérial du 16 de ce mois, contenant une prohibition de faire entrer en France des denrées coloniales venant de l'Espagne ou de la Hollande, et une confiscation de tous les bâtiments qui entreraient dans la Suède; décret qui, en supposant une facilité d'introduction de ces denrées dans ce royaume et par là même une communication commerciale avec l'ennemi, a fait la sensation la plus pénible parmi les habitants, et a presque entièrement détruit l'espoir qu'ils avaient de trouver dans les dispositions bienveillantes de (p. xxxiii) S. M. l'empereur et roi envers leur patrie une garantie puissante du prix qu'ils recevraient un jour des sacrifices auxquels ils se sont assujettis avec tant de résignation.

En effet, que faut-il de plus pour succomber entièrement sous le triste sentiment de sa destruction que de se voir assimilé sous certains rapports à une nation qui, au lieu de reconnaître ce grand et salutaire but de l'empereur et roi dans la part qu'il prend à l'amélioration de leur existence, pousse l'ingratitude et l'aveuglement assez loin pour se déclarer son ennemi ouvert, et de s'y voir assimilé non seulement dans une communication de gouvernement à gouvernement, mais dans une pièce qui, par sa nature même, devait être publique, et par là à la face de l'Europe entière.

Et, si tel est l'effet de ce décret sur la nation, quel ne doit donc pas être celui qui en résulte auprès de l'auguste frère du souverain qui l'a rendu? Que V. Excellence veuille juger elle-même. Avoir satisfait à toutes les demandes qui ont été faites de la part de S. M. impériale et royale, avoir été même au delà de ses désirs en allant encore plus loin qu'en France même, et être dénoncée après cela indirectement, comme manquant de bonne foi, à l'univers entier, voilà des choses dont l'effet peut bien se sentir mais ne pas se décrire.

Comme le roi mon maître écrit lui-même à S. M. impériale et royale, je crois ne devoir pas occuper plus longtemps l'attention de V. Excellence sur l'effet que le décret dont il s'agit vient de produire ni sur les observations à faire sur son contenu, puisque M. le chevalier Bourdeaux, qui aura l'honneur de remettre cette lettre à V. Excellence, est chargé de faire des représentations à ce sujet. Je me borne donc à la prier qu'elle veuille bien les recevoir comme officielles, et qu'ajoutant foi à tout ce que pourra lui dire M. Bourdeaux sur la manière dont le blocus s'observe dans ce royaume, elle veuille bien intercéder auprès de S. M. impériale et royale pour que le décret soit modifié de manière à ce qu'il n'en reste aucune impression désavantageuse ni pour le roi ni pour ses sujets, ou que du moins il plaise à S. Majesté de faire voir par un témoignage public de son contentement et de sa bienveillance à notre égard, que le but du décret n'a rien qui doive inspirer de la peine ou de l'inquiétude aux habitants de ce royaume.

Qu'avant de finir V. Excellence me permette de lui transmettre encore une seule réflexion particulière: c'est que, d'après ma manière de voir, un sentiment pareil à celui dont j'ai parlé ci-dessus ne saurait manquer d'être toujours mis à profit par l'ennemi pour faire naître un mauvais esprit là où il n'existe pas, et que c'est même une raison de plus pour ceux qui ont de bonnes dispositions de souhaiter de voir écarter tout ce qui peut produire un effet si peu désirable.

(p. xxxiv)

Cadore à Roëll.

Erfurth, 12 octobre.

M. le chevalier Bourdeaux m'a remis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je lui ai procuré sans délai une audience de l'empereur, et il a eu l'honneur de remettre à S. Majesté la lettre de S. Majesté le roi de Hollande. J'avais précédemment entretenu S. M. l'empereur du sujet de la mission de M. le chevalier Bourdeaux et je lui avais lu la lettre que vous m'avez adressée. Je suis autorisé à vous déclarer que rien ne serait plus mal fondé que la supposition qu'on aurait voulu comparer et mettre sur la même ligne les peuples de la Hollande et de l'Espagne, un peuple patient, soumis, éclairé, qui supporte avec courage de grands sacrifices, et des hommes aveugles, égarés par l'ignorance et la violence de leurs passions, et qui repoussent dans leur délire le bien qui leur est offert. Le décret qui vous a donné lieu de faire cette supposition est tout à fait étranger aux affaires politiques. Il a été proposé par le ministre des finances, discuté au conseil d'État; c'est un décret d'administration intérieure dicté par les intérêts de cette administration. L'empereur en a plus particulièrement fait connaître les motifs au chevalier Bourdeaux. Je ne reviens pas sur ce qu'a dit Sa Majesté, M. Bourdeaux en rendra compte au roi. J'ajoute seulement que, dans le moment où nous cherchons à établir par des bâtiments qu'on a appelés aventuriers des relations directes avec nos colonies, on ne doit pas être étonné que nous cherchions à décourager les importations des denrées coloniales qui sont faites par les étrangers. Sa Majesté l'empereur m'a annoncé l'intention de répondre à Sa Majesté le roi et de charger M. le chevalier Bourdeaux de cette réponse[151].

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 29 décembre.

J'avais été surpris d'apprendre que Sa Majesté avait terminé l'affaire de la prise de l'America au moment même où je recevais la réponse de V. Excellence et avant que ma dernière note ait pu parvenir au ministre; mais m'étant aperçu depuis longtemps que toutes les dépêches de (p. xxxv) V. Excellence étaient ouvertes avant de m'être remises, je me suis assuré que celle-ci avait eu le même sort. Il devient donc plus que probable que les ministres hollandais auront craint de continuer une opposition devenue inutile et auront engagé le roi à prendre une décision conforme au désir de l'empereur. Au reste, V. Excellence n'entendra plus parler de cette affaire, le vice-consul ayant touché les fonds.

Nous terminerons cette curieuse correspondance diplomatique relative aux affaires de la Hollande en 1808, par deux lettres, écrites les 3 et 24 septembre d'Amsterdam par le prince Dolgorouki, ministre de Russie en Hollande, à M. le comte de Romanzoff, ministre des relations extérieures de Russie; toutes deux avaient été copiées à la poste. Ainsi, M. de Larochefoucauld avait trouvé moyen d'obtenir des copies de dépêches étrangères importantes. On a vu, par la lettre précédente, que le gouvernement hollandais agissait du reste de la même manière à l'égard de la France.

Avant-hier le roi de Hollande arriva vers les huit heures du soir à Amsterdam et y fut reçu aux plus vives acclamations d'une foule de peuple immense. Des inquiétudes sur l'état de sa santé, le bruit qu'on s'était plu à répandre qu'il avait été mandé à Paris pour assister à une réunion de famille, et plus que cela, un passage mal rédigé du programme de la fête à célébrer le 2 de ce mois, avaient fait craindre qu'il n'y viendrait pas, et cette crainte redoubla l'expression de la joie qu'on a éprouvée à le revoir. La journée d'hier lui a prouvé à quel point il était aimé; des gens de différents partis et d'opinions opposées se sont empressés de se rendre à la cour, et l'on a remarqué qu'il y avait au moins deux fois plus de monde qu'à la fête du 15 août. Ce jour-là le roi portait l'ordre de Hollande et celui de la Toison d'or; mais hier il n'était décoré que du seul ordre de Saint-André. S. Majesté me dit au cercle diplomatique: «Monsieur le prince Dolgorouki, j'aurai bien des choses à vous dire la première fois que nous causerons ensemble. Mon ministre m'a transmis tout ce que l'empereur Alexandre lui a dit à mon sujet, et j'en suis pénétré de la plus vive reconnaissance; je n'ai pu aussi qu'être très flatté de la manière dont S. M. l'empereur a bien voulu distribuer les cordons de Hollande que j'avais mis à sa disposition; aussi, pour célébrer ma fête, je n'ai pas cru pouvoir mieux faire que de me décorer de l'ordre de mon frère Alexandre. J'ai un secret pressentiment que c'est à lui que nous devons la paix générale. C'est le plus beau rôle à jouer que celui de pacificateur du monde, et ce rôle lui est réservé. Je fais continuellement des vœux pour qu'il éloigne de nous toute idée de guerre.»

(p. xxxvi) M. Roëll me souffla à l'oreille que M. de Six[152] avait dîné chez l'empereur, mon maître; qu'il avait apprécié cette distinction, qu'il en était tout glorieux et qu'on avait été enchanté ici de ses dernières dépêches.

Le roi revint ensuite à moi pour m'annoncer que le bataillon de Gorcum serait prêt dans quatre jours. Il m'engagea à être indulgent, ajoutant qu'il aurait voulu faire davantage, mais que le temps manquait et qu'il avait pensé qu'il serait plus utile d'en presser le départ avant la mauvaise saison.

Le ministre de la guerre, faute de logement, a donné hier un grand dîner dans une auberge. M. Roëll, moins mal logé, a invité chez lui le corps diplomatique. Les envoyés de Danemark et de Bavière, tous deux très malades, n'y sont pas venus. S. Majesté voulait dîner avec les ministres de famille, mais le baron de Munchhausen, envoyé de Westphalie, eut seul cet honneur, dont l'ambassadeur de France n'a pas pu profiter, étant attaqué d'une inflammation de la vessie.

Le bal de la cour a été très nombreux et très brillant; les quatre nouvelles dames du palais ont été présentées. Le roi a paru très gai, très bien portant et a fort bien supporté les fatigues de cette journée qui a été terminée par un souper de quatre cents couverts, auquel cependant il n'assista point. Ma femme et moi nous fûmes placés à la table de S. Majesté, dont le grand maréchal fit les honneurs. Le palais, ainsi que les principaux édifices de la ville, ont été illuminés; les théâtres furent ouverts gratis et 20,000 florins furent distribués aux pauvres.

Deuxième lettre.

Le Moniteur du 13 septembre nous rapporte le discours du comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély relatif à la conscription de 1810. Déjà, y est-il dit, les côtes de France, de Russie, d'Italie, d'Allemagne, de Turquie, sont interdites à la Grande-Bretagne.

Comme dans ce passage il n'est pas fait mention des côtes de la Hollande, on ignore si cette omission provient de ce que les côtes hollandaises sont censées appartenir à la France, ou bien qu'on ne les croit pas entièrement interdites à la Grande-Bretagne. Cette dernière supposition acquiert un plus haut degré de probabilité par un nouveau décret de l'empereur, qui défend d'introduire en France les denrées coloniales qu'on pourrait vouloir y faire passer d'Espagne, de Portugal ou de Hollande. Les bons Hollandais, scrupuleux observateurs des lois et des ordonnances de leur pays, voient avec douleur (p. xxxvii) que l'empereur les assimile ainsi aux Espagnols et aux Portugais, avec lesquels ils n'ont rien de commun. Car il est bien certain qu'il n'y a aucun rapport ni aucune relation entre la Hollande et l'Angleterre, à moins qu'on ne regarde comme tels l'arrivée ou le départ de quelques individus qui, de temps à autre, parviennent, au risque de leur vie, à se soustraire à la vigilance des douaniers et des gardes-côtes, ce qui est très rare et ne pourra jamais être empêché par des mesures plus strictes que celles qu'on emploie maintenant. Il y a quelque temps qu'un particulier s'étant jeté dans une nacelle à Sendvaart pour passer en Angleterre, fut tué d'un coup de fusil par un douanier hollandais. Un autre particulier, plus heureux, après s'être tranquillement promené le long des dunes de Schvesingen, s'est précipité à la mer et a gagné un cutter anglais à la nage. Ces faits prouvent bien à quel point est poussée la surveillance, puisqu'on est obligé de recourir à des moyens si violents pour s'y soustraire. Enfin, comme je l'ai déjà dit, il n'y a ici ni marchandises ni gazettes anglaises, sinon de loin en loin, et par pièces et morceaux, et le plus souvent arrivant par Anvers.

L'existence de la Hollande paraît à tous égards péricliter de plus en plus. Onze cent millions de dettes qui absorbent annuellement quarante millions d'intérêt, et les fortes impositions que le défaut de commerce met dans l'impuissance d'acquitter, doivent nécessairement amener dans peu une banqueroute générale. Le manque de numéraire commence déjà à se faire sentir, ainsi que celui des lingots d'or et d'argent regardés comme marchandises.

Année 1809.

De Larochefoucauld au duc de Cadore.

Amsterdam, 23 janvier 1809.

Monsieur, j'ai l'honneur d'accuser réception à V. Excellence de la lettre par laquelle elle m'enjoint de notifier à la cour de Hollande l'intention de S. M. impériale et royale que le roi son auguste frère imite son exemple en ne recevant pas, de la cour de Rome, les cierges bénits qu'elle est dans l'usage d'envoyer aux différentes cours catholiques.

J'ai exécuté à cet égard les ordres de V. Excellence, et j'aurai l'honneur (p. xxxviii) de lui transmettre la réponse que je recevrai du gouvernement hollandais.

Le 13 février, le ministre de Hollande prévient le ministre de France que le roi ne recevrait pas les cierges bénits, se plaint de la froideur polie du roi à son égard et ajoute:

Il est vrai qu'ignorant les intentions de l'empereur j'ai cru devoir me mettre en mesure d'exécuter tels ordres qu'il plairait à ma cour de me donner; j'ai donc désabusé le commerce et presque la totalité des Hollandais de la fausse idée que l'empereur était la cause de leurs malheurs et voulait leur ruine.

J'ai séparé ce que l'on devait attribuer à la force des événements de ce qui tenait à la conduite blâmable du gouvernement hollandais; j'ai assuré que la multiplicité des décrets dont on se plaignait n'était pas ordonnée par l'empereur, comme on cherchait à le faire croire; enfin j'ai prouvé à la saine partie de la nation que son véritable intérêt était d'être attachée à mon souverain, la Hollande ne pouvant attendre de salut que des bontés de l'empereur. Je crois pouvoir assurer à V. Excellence que j'ai pleinement réussi.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 6 février.

Monsieur, nos occupations sont maintenant bien tristes en Hollande. La plus grande partie des provinces méridionales de ce royaume est submergée et les détails qui nous arrivent journellement sont loin d'être rassurants, etc.

Le roi qui, comme j'ai eu l'honneur de le mander à V. Excellence, est parti il y a près de quinze jours, après s'être arrêté 24 heures à Utrecht, a été jusqu'à la ville de Gorcum. Il paraît que dans cette dernière ville S. Majesté a couru de grands dangers et que les ordres qu'elle a donnés, ainsi que le courage, que la présence du souverain impose toujours, ont fortement contribué à garantir de l'inondation la partie de la ville de Gorcum située dans la province de Hollande. La partie gueldroise de cette ville était déjà sous l'eau, et ce n'est qu'à force de monde qu'on a pu préserver la digue qui sépare les deux parties de cette même ville. Je regrette qu'après avoir terminé ce voyage, qui fait d'autant plus d'honneur au roi que sa santé est délicate, S. Majesté n'ait pas cru devoir revenir dans sa capitale. Le roi est resté à Utrecht où il est depuis plusieurs jours et où il a fait venir une grande partie de sa maison. Tous les ministres ont été appelés avant-hier. D'un autre (p. xxxix) côté, la prorogation des séances du Corps législatif, qui retient à Amsterdam les plus riches propriétaires, ne leur avait fait aucun plaisir, et l'absence du roi leur fait craindre que l'époque fixée au 15 mars ne soit encore insuffisante...

Il existe donc un mécontentement qui balance les justes éloges que l'on se plaît à rendre à la conduite personnelle du roi.

Le ministre terminait cette lettre en se plaignant de ce que le roi avait voulu recevoir un Français alors en Hollande, M. Faypault, ancien préfet, sans qu'il soit présenté à son audience par lui, comte de Larochefoucauld, ministre de France. L'empereur fit répondre, le 24 février, que le roi son frère pouvait, à cet égard, agir comme bon lui semblait[153].

Dépêche secrète.

Werhuell à Roëll.

Paris, 3 février 1809.

La situation déplorable de la Hollande est connue et appréciée à Paris.—On voudrait y porter remède pourvu qu'on n'enfreignit pas le système du blocus.—Il y a d'ailleurs défaut de confiance dans le gouvernement hollandais. Il faudrait demander quelles sont les intentions précises de l'empereur sur le blocus.—En se bornant aux mesures prises en France, on obtiendrait une amélioration réelle. Ce qu'on a fait en plus a paru illusoire et suspect.—Une convention fixe devrait stipuler les moyens de surveillance. Il ne pense pas qu'on se contente d'une surveillance purement hollandaise. On voudrait y adjoindre sans doute temporairement une inspection française; à ce prix on pourrait obtenir l'abaissement des tarifs sur divers objets et faciliter l'échange entre les deux pays.—Le cabotage pourrait se faire sous protection de bateaux armés.—Il faudrait dresser une liste d'objets sur lesquels porterait l'abaissement des tarifs, pour les présenter dans un mémoire étendu sur la situation de la Hollande.—Le point délicat est l'inspection française de la surveillance; mais il croit qu'il n'y a rien à faire sans cela.

Cette dépêche étant parvenue au roi par l'entremise de son ministre des affaires étrangères, Sa Majesté écrivit au-dessous:

(p. xl)

Amsterdam, 20 février 1809.

Nous renvoyons le rapport ci-joint à notre ministre des affaires étrangères pour répondre au maréchal Werhuell de donner la note diplomatique d'après laquelle il a fait sa dépêche, parce qu'il m'est impossible de croire que le maréchal soit assez jeune homme pour ne pas sentir que ce n'est pas dans ce sens qu'on doit écrire. Quelle que soit son opinion, c'est la nôtre qu'il doit embrasser.

Il est là pour la faire valoir et la défendre, et pour ne jamais donner tort à son pays, quelque chose qui s'y fasse. Notre ministre susdit lui fera connaître de plus que nous avons particulièrement marqué la phrase: Car Sa Majesté l'empereur ne souffrira pas qu'on se serve, etc., phrase qui peut appartenir au ministre de l'empereur de dire, mais qui n'appartient à qui que ce soit d'autre de nous adresser, et principalement à un Hollandais, quand cela vient de notre ambassadeur, cela nous paraît tout à fait incompréhensible.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 13 février.

Sa Majesté est arrivée hier d'Utrecht à 7 heures du matin. On m'assure que le roi n'est pas incommodé des fatigues qu'il a souffertes dans ses différentes courses. Enfin il est pénible de voir que, lorsque le pays est si bien disposé, le gouvernement le soit aussi peu à rendre justice aux Français, ce qui m'oblige à réclamer très souvent pour des objets qui ne devraient pas faire la moindre difficulté. Le gouvernement hollandais est inquiet; mille choses me le prouvent. Non seulement l'on m'a fait plusieurs questions, mais encore l'on s'est adressé à d'autres personnes que l'on supposait instruites. L'ambassadeur n'écrit rien et son silence étonne et afflige.—Si le gouvernement attend avec impatience et crainte ce que l'empereur décidera, les vrais Hollandais ne sont pas moins tourmentés de l'incertitude de leur situation politique. Les têtes sages regardent l'absence de la reine comme une preuve de l'instabilité de leur position. Plusieurs personnes marquantes m'en ont parlé souvent dans ce sens. Elles craignent pour leur patrie tant que leur souveraine n'est pas au milieu d'eux, comme un gage des bontés de Sa Majesté impériale et royale pour la Hollande. Cette opinion est générale, elle occupe tous les amis de l'indépendance de ce pays-ci, qui savent et reconnaissent qu'ils ne peuvent avoir d'autre système politique que celui de la France et qui voient à regret que leur gouvernement dépasse souvent les hautes conceptions de l'empereur sans jamais en atteindre le but.

(p. xli) Décret de l'empereur (3 mars) cédant en toute souveraineté au prince Napoléon-Louis, fils aîné du roi de Hollande, le grand-duché de Berg et Clèves, qui lui était rétrocédé par Murat par suite du traité de Bayonne du 15 juillet 1808[154].

Werhuell à Cadore.

Paris, 28 février.

Votre Excellence connaît tout l'empressement que le roi mon maître a mis à concourir aux mesures du blocus des Îles Britanniques décrétées par S. M. impériale et royale. Elle sait également que Sa Majesté n'a pas borné ses dispositions à celles qui existaient à ce sujet en France, mais que, pour ôter à ses sujets jusqu'à la possibilité même d'entretenir des relations de commerce avec l'ennemi, elle a cru devoir fermer pendant quelque temps ses ports à toute espèce de navigation et suspendre l'exportation des produits du sol et de l'industrie nationale, même pour les ports neutres et amis.

En imposant à son peuple des sacrifices dont l'histoire n'offre guère d'exemple, Sa Majesté a donné la plus éclatante preuve de la pureté de ses intentions et de son dévouement à la personne de S. M. impériale et royale. Mais un système qui ôte à un peuple commerçant tous les moyens de faire le commerce ne saurait être suivi que pendant un très court espace de temps, et Sa Majesté est maintenant convaincue de l'impossibilité d'y persister davantage sans que la ruine d'un très grand nombre de ses sujets n'en soit le résultat inévitable.

N'ayant cependant et ne pouvant même avoir d'autre volonté que celle d'entrer dans les mesures que son auguste frère a conçues pour le continent, Sa Majesté a réfléchi sur les moyens de concilier les dispositions du blocus avec les besoins de son peuple, et elle s'est déterminée à adopter pour son pays toutes les mesures que le gouvernement français a prises ou pourrait prendre encore durant cette guerre à l'effet d'empêcher les communications avec l'Angleterre et avec les possessions britanniques dans les deux Indes, mais à accorder aussi à ses nationaux les mêmes avantages que S. M. impériale et royale laisse au commerce français.

Chargé d'avoir l'honneur d'informer V. Excellence des dispositions (p. xlii) que Sa Majesté compte introduire avec le commencement du mois prochain, je m'en acquitte par la présente et profite en même temps de l'occasion pour lui exprimer de nouveau les vœux de ma cour, qu'il plaise à S. M. impériale et royale de supprimer le décret du 16 septembre dernier et de rétablir les relations du commerce entre les deux pays sur le même pied où elles étaient avant cette époque. Le roi m'a autorisé à donner les assurances les plus positives qu'il emploierait tous les moyens qui sont en son pouvoir à surveiller la stricte exécution des mesures adoptées pour empêcher toute communication avec l'ennemi. L'organisation actuelle des douanes hollandaises, au sujet de laquelle V. Excellence m'a demandé quelques renseignements que j'ai l'honneur de lui adresser ci-joints, offre à cet effet bien des ressources. Sa Majesté les augmentera de toute manière et elle recevra avec reconnaissance les projets d'amélioration que le gouvernement français voudra bien lui soumettre.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 6 mars.

On a reçu plusieurs fois des nouvelles du roi. Sa Majesté, le jour même de son départ, a été au Loo, d'où elle a fait quelques petites excursions. Elle est partie trois jours après pour Zvol et l'on suppose qu'elle continuera sa tournée pour l'Over-Yssel et que peut-être elle reviendra par le Brabant. Le roi voyage avec le ministre de l'intérieur et celui des cultes. Sa Majesté est en outre accompagnée des officiers de sa maison que j'ai eu l'honneur de désigner à V. Excellence dans mon dernier numéro. On assure que le roi est bien portant et content de son voyage. Le ministre de Wesphalie a reçu un courrier du roi Jérôme. Il est en conséquence parti sur-le-champ pour rejoindre Sa Majesté le roi de Hollande. Les communications entre ces deux cours sont très fréquentes. V. Excellence sait mieux que personne que Varel[155] est rendu à S. A. le duc d'Oldenbourg; M. Berger, qui était chargé ici de suivre cette négociation, est sur le point de repartir. Il doit remettre aujourd'hui à M. Roëll une boîte avec le portrait du duc. Je rappellerai à V. Excellence la nécessité d'empêcher que cette restitution ne nuise à l'ensemble des mesures prises pour empêcher la contrebande. Varel peut devenir très nuisible s'il n'est pas bien gardé. On m'a assuré qu'il serait occupé par des troupes françaises: de cette manière, tout est bien. (p. xliii) Dans le cas contraire, il deviendrait indispensable de surveiller la communication entre Varel et Helgoland. On s'occupe ici d'un nouveau cérémonial, malheureusement les grands officiers de la couronne qui sont chargés de ce travail sont peu propres à remplir sur cet objet les intentions du roi. Aucun n'a connu les cours étrangères et, par conséquent, ne peut juger du bien ou des inconvénients de telles ou telles étiquettes. Au reste nous avons grand besoin d'un changement, car rien n'est fixé. Il y a quelques jours, le corps diplomatique avait été invité au bal du roi par le chambellan de service, et l'on apprit par le ministre des affaires étrangères, à 6 heures du soir, que le bal n'aurait pas lieu le même jour, à 8 heures; et la note officielle qui annonçait ce changement prévenait aussi qu'une audience diplomatique qui devait précéder le bal était ajournée, tandis que personne n'avait connaissance de cette audience.

Je regrette de n'avoir pu remplir les ordres de V. Excellence, relativement à l'article qu'elle m'avait chargé de faire insérer dans la gazette hollandaise la plus répandue; mais il avait paru dans la Gazette royale, deux jours auparavant, un article que j'ai l'honneur de vous envoyer. Il avait été publié par ordre du roi, d'après, ce que l'on assure, les informations venues à Sa Majesté par M. Jacobson, son ministre près S. A. I. le prince Primat. Les différents rédacteurs ont eu peur que l'on ne regardât cet article comme une réfutation de celui de la Gazette royale, et, comme ils sont sujets à une censure sévère, ils ont demandé qu'on les garantît de ce qu'on pourrait leur dire à ce sujet. J'ai pensé que cela ne remplissait pas le but de V. Excellence, et je me suis contenté de faire passer, par une main sûre, ce même article à Hambourg, où il sera rendu public et d'où il reviendra en Hollande sans que l'on puisse soupçonner qu'il vienne de moi. Au surplus, j'ai employé des personnes si sûres, que je puis répondre que personne n'a connaissance de ce que j'ai fait et voulu faire.

On répandait hier en ville que la véritable raison du départ du roi était une entrevue que Sa Majesté devait avoir avec le roi de Westphalie. On disait aussi que le baron de Münchhausen n'était parti que pour rejoindre son souverain.

On croit ici à la guerre. Les lettres de Paris et celles de Vienne en contiennent l'assurance. On ne peut plus placer aucun papier sur cette dernière place, à quel taux que ce soit. On parle aussi d'une expédition du Danemark contre la Suède, et l'on assure qu'une immense quantité de marchandises anglaises et coloniales trouve un débouché en Russie. Au reste, toutes ces nouvelles sont des on dit que V. Excellence peut apprécier mieux que personne. Ce qui n'est pas une chose incertaine, c'est la position affreuse de la Hollande et la nécessité de s'occuper de (p. xliv) son sort. Toute la ville assure que le retour de la reine est très prochain, et cette idée plaît généralement.

Larochefoucauld à Cadore.

23 mars.

Le dernier décret de l'empereur au sujet du grand-duché de Berg a été l'objet de toutes les conversations et chacun s'est permis d'en tirer des conséquences. On aurait désiré que la Hollande retirât quelques avantages présents de cette donation.

Je n'ai pas à me plaindre maintenant de la marche des affaires, elles se traitent mieux qu'elles ne le faisaient anciennement, et, depuis quelque temps, je crois que la contrebande continue et qu'aucun bâtiment n'est admis dans les ports; mais cette situation ne peut durer longtemps. Le besoin d'exportation se fait sentir tous les jours davantage, et on me parle souvent du décret qui empêche l'entrée en France des denrées coloniales et autres. Je rappelle souvent cet objet à Votre Excellence, mais j'y suis forcé, étant continuellement pressé de solliciter les bontés de l'empereur à ce sujet.

Larochefoucauld à Cadore.

30 mars.

... Le roi m'a paru peiné d'avoir appris que l'empereur croyait que les communications de la Hollande avec l'Angleterre étaient rétablies. Il me dit que faisant autant, il était fâché de voir la même opinion subsister encore. Il me fit ensuite l'honneur de m'annoncer que S. M. impériale et royale n'ayant pas répondu à son projet d'exportation, elle regardait ce silence comme une approbation et donnait des ordres en conséquence.—Je dois avoir l'honneur d'affirmer à Votre Excellence que, quoique j'exerce la plus grande surveillance sur ce qui se passe dans les ports de la Hollande, je ne me suis aperçu d'aucune entrée de bâtiments chargés de marchandises prohibées; que certainement il se fait quelque contrebande surtout par la Frise et Helgoland, mais que cette introduction est si peu considérable que tous les articles défendus n'éprouvent aucune baisse à la bourse. Enfin je ne puis que répéter la satisfaction que j'ai éprouvée de trouver le roi dans de bonnes dispositions et de m'être aperçu que Sa Majesté paraissait sentir que les choses n'avaient pas été jusqu'à présent comme nous avions lieu de le désirer et qu'il était dans l'intention de changer ce qui pouvait avoir déplu à l'empereur. Il est possible que je me flatte et que cette bonne direction (p. xlv) ne soit pas de longue durée. J'espère le contraire et ferai mon possible pour entretenir le roi dans cette nouvelle marche.—Votre Excellence aura vu, dans les papiers anglais, la défense de laisser en Angleterre les beurres, les fromages et les genièvres venant de Hollande. Ceci me paraîtrait prouver que les mesures contre l'introduction des marchandises anglaises sont bien exécutées dans ce pays-ci.

Werhuell à Cadore.

Paris, 11 avril.

J'ai reçu les ordres les plus pressants du roi mon maître, de communiquer confidentiellement à Votre Excellence les inquiétudes dans lesquelles Sa Majesté se trouve au sujet des préparatifs secrets qui se font actuellement dans les ports de l'Angleterre et qui pourraient bien être dirigés contre les côtes de la Hollande.

Ce qui paraît autoriser cette idée, c'est que depuis quelque temps les Anglais prennent et amènent nos pêcheurs, qu'ils s'approchent plus constamment et plus près des côtes, qu'enfin, depuis quelques jours, ils reconnaissent les côtes et sont occupés à sonder partout où elles présentent des facilités pour un débarquement.

Les forces que le roi a de disponibles pour s'opposer à un projet de débarquement quelconque sont extrêmement faibles; il ne reste à Sa Majesté que ses gardes et deux bataillons qu'elle a donné l'ordre de concentrer et de faire camper pour en tirer le meilleur parti en cas de besoin. Elle fait armer en même temps la garde nationale, mais elle ne se dissimule pas combien peu elle doit se reposer sur ces deux ressources, et que son pays serait essentiellement exposé si elle ne peut pas augmenter son corps d'armée, n'ayant d'ailleurs pour la garde des côtes que quelques canonniers et quelques hussards de distance en distance.

Je prie Votre Excellence de mettre cet état de choses sous les yeux de S. M. l'empereur, qui saisira d'un coup d'œil tous les dangers de la Hollande, et accueillera, je l'espère, les sollicitations du roi pour que les troupes hollandaises, actuellement dans le nord de l'Allemagne, puissent rejoindre le pays et contribuer à sa défense. Le roi m'a chargé de demander cette faveur avec d'autant plus d'instance qu'elle regarde que la réunion de ces troupes à celles qui lui restent lui donnera à peine les forces suffisantes pour faire une résistance convenable à une attaque éventuelle[156].

Le roi mon maître, en me donnant les ordres ci-dessus énoncés, m'a envoyé en même temps deux lettres pour son très auguste frère, et m'a (p. xlvi) enjoint de solliciter une audience particulière de Sa Majesté pour avoir l'honneur de les lui remettre. Je serais très flatté si Votre Excellence voudrait en faire part à S. M. impériale et royale et m'obtenir cette grâce.

Werhuell à Cadore.

Paris, 23 mai.

Les nouvelles entraves qu'éprouve de toutes parts le commerce hollandais m'imposent le devoir de renouveler à Votre Excellence avec les plus vives instances les démarches que j'ai déjà eu l'honneur de faire plus d'une fois pour obtenir de S. M. l'empereur et roi que les relations commerciales entre la France et la Hollande soient rétablies sur le même pied où elles étaient avant les mesures prohibitives émanées de France dans le mois de septembre dernier.

Votre Excellence sait que l'implacable ennemi de la prospérité hollandaise vient de déclarer de nouveau en état de blocus tous les ports de la Hollande. Il empêche également la sortie des bâtiments neutres chargés de productions hollandaises, et comme la saison où nous sommes entrés permet à ses nombreuses croisières d'observer toute l'étendue de nos côtes d'un bout à l'autre, le peu de commerce qui restait encore à ce pays est par là entièrement détruit.

L'inimitié entre les deux nations est à son comble, et si l'Angleterre pouvait anéantir aujourd'hui toute la Hollande, elle y emploierait tous ses moyens et regarderait la destruction de son ancienne rivale comme la plus grande conquête remportée sur l'industrie des autres nations.

Il paraît que ce nouvel acharnement est une suite de la sévérité avec laquelle le roi a fait exécuter dans les ports de son royaume les mesures du blocus. Les Anglais ont cru devoir s'en venger. Mais le peuple hollandais, habitué depuis longtemps aux plus grands sacrifices, toujours ferme et inébranlable dans ses principes, ne ralentira pas ses efforts pour la cause commune. Il aime à nourrir l'espoir qu'il trouvera dans ses relations avec la France une compensation à ses pertes.

Le roi mon maître, plaçant dans cet état de choses, comme toujours, sa confiance entière dans l'amitié de son très auguste frère, se flatte que S. M. impériale et royale voudra bien prendre en considération qu'il est impossible que la Hollande reste entre deux prohibitions, et désire vivement qu'elle accorde la suppression du décret du 16 septembre dernier qui pèse si fâcheusement sur les liaisons commerciales entre les deux pays et est si nuisible à leurs intérêts réciproques.

Votre Excellence connaît particulièrement la fâcheuse impression et les funestes résultats que ce décret a produits en Hollande; je la prie (p. xlvii) donc instamment de vouloir profiter de la première occasion favorable pour mettre le contenu de cette lettre sous les yeux de S. M. impériale et royale et d'honorer ma demande de son appui.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 30 avril.

Les affaires continuent à suivre une bonne direction, et je commence à croire que véritablement l'intention du gouvernement hollandais est changée. Le roi envoya hier à son ministre des affaires étrangères le décret relatif à la sortie et à l'entrée des marchandises indiquées dans ce décret. Il lui enjoignait de me le communiquer; une fois le principe admis, je crois que la rédaction des articles doit prévenir tous les abus.

N'ayant reçu aucune réponse de Votre Excellence au sujet de ce décret, je dois supposer que S. M. impériale et royale y donne son assentiment. Je n'ai donc pas cru devoir discuter le principe, mais prendre simplement toutes les précautions possibles pour que le système général de l'empereur ne souffre aucune atteinte. J'ai lieu d'espérer que le gouvernement hollandais sera sévère, qu'il punira de la manière la plus forte toute espèce de fraude. Je lui ai fait entendre qu'il était indispensable pour le bien du commerce que cette sévérité ne souffrît aucune exception, et je crois l'avoir persuadé.

Le roi, par un décret du 2 de ce mois, vient de séparer l'administration des douanes du ministère des finances.

Sa Majesté a nommé M. Van Meuwen, conseiller d'État dans la section des finances, son administrateur général des douanes. M. Van Meuwen est du Brabant. L'opinion générale me paraît être qu'il mettra du zèle et de l'exactitude dans ses fonctions. Quant à ses moyens, ils sont peu connus, du moins des personnes à qui j'en ai parlé. Je sais de la manière la plus positive que ce décret du roi a été pris dans l'intention d'entrer dans les vues de l'empereur et que Sa Majesté l'a décidé sans en parler à ses ministres; celui des finances n'en ayant été informé que lorsque le nouveau directeur général des douanes est venu lui porter la lettre du roi qui lui annonçait sa nomination.

Sa Majesté est attendue aujourd'hui pour dîner. Demain, il y a bal à la cour, et, dans peu de jours, je crois que le roi ira en Zélande et retournera à Utrecht.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 8 mai.

Je prie Votre Excellence de vouloir bien, lorsque l'occasion s'en présentera, (p. xlviii) parler à l'empereur du décret du 16 octobre qui interdit en France l'entrée de toutes les denrées coloniales venant de la Hollande. Ce décret, indépendamment qu'il affecte beaucoup le roi, nuit essentiellement au commerce de ce pays, qui ne trouve pas de débouché pour les objets qu'il a encore en magasin. Il a de plus l'inconvénient d'habituer les Hollandais à un commerce de contrebande qui s'établit du côté du grand-duché de Berg.

J'ai de plus la certitude qu'il serait très agréable au roi que l'empereur reconnût, et, plus encore, portât, ne fût-ce qu'un instant, l'ordre que Sa Majesté a fondé. Si Votre Excellence pouvait être autorisée à m'écrire quelques mots à ce sujet, je crois que cela ferait grand plaisir au roi.

Le roi s'occupe maintenant à mettre la Zélande en état de défense. Sa Majesté avait donné ordre que l'on désarmât l'île de Gorée; mais sur les représentations qui ont été faites au roi, Sa Majesté a rapporté cette décision, et la batterie de Borschin, jugée une des plus importantes de la Zélande, vient d'être augmentée. Le colonel Domrat, aide-de-camp du roi, commande le génie dans cette partie de la Hollande.

Les camps ne sont pas encore établis. Les troupes sont cantonnées dans les environs de Naarden et de Wesesp, c'est-à-dire très près d'Amsterdam. Le général Tarayre est toujours destiné à commander le camp qui doit être de 25,000 hommes. La division hollandaise qui était à Brême, Hambourg, etc., est en marche pour se rendre à Gœttingue. Elle n'a laissé qu'environ 3,000 hommes pour garder les positions qu'elle occupait.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 12 mai.

Le roi est arrivé avant-hier à 4 heures du matin. J'ai eu l'honneur de voir Sa Majesté le même jour. Je l'ai trouvée en parfaite santé et point fatiguée de ses voyages, malgré la chaleur étouffante qu'il fait ici depuis trois semaines. Il paraît que le projet du roi est de rester peu de jours à Amsterdam. Sa Majesté doit aller à Southdeck et au Loo, mais elle reviendra souvent dans sa résidence où sa présence ne peut produire qu'un bon effet. Le roi a été à Flessingue. Il me semble que Sa Majesté m'a dit qu'elle avait écrit à l'empereur. Elle a admiré notre flotte qui est maintenant composée de dix vaisseaux de ligne; mais elle n'a pas été contente ni de l'état dans lequel elle a trouvé la place ni de l'attitude de notre amiral qui, à ce que j'ai appris, n'a rendu au roi que les honneurs de prince français, mais pas ceux dus à son rang, ce qui m'a fait d'autant plus de peine que, dans les circonstances présentes, le roi (p. xlix) marchant franchement au même but que l'empereur, il est utile et nécessaire d'entourer Sa Majesté d'une force d'opinion dont elle a besoin pour maintenir la tranquillité qui règne dans son royaume, et que la bonne intelligence entre les deux cours et la grande déférence pour le roi est l'arme la plus forte que l'on puisse mettre dans les mains de Sa Majesté. J'ai donc soin de rejeter et d'oublier tout ce qui s'est passé, même ce qui pourrait encore me blesser, pour défendre le roi, dès que l'on cherche à attaquer quelques-unes de ses actions. J'ai rendu compte à Votre Excellence des pamphlets et des libelles qui ont circulé ici. De très mauvais propos ont été dits et répétés à Amsterdam et des lettres anonymes ont été écrites au roi. Sa Majesté a méprisé toutes ces attaques indirectes. Une seule femme qui répandait ces libelles a été arrêtée et est encore maintenant dans les mains de ta justice. L'exemple de la Westphalie a, je crois, fait une grande impression sur le roi. J'ai eu l'honneur de causer longtemps avec Sa Majesté, sur ce sujet; je l'ai trouvée telle que je pouvais le désirer, et bien franchement le frère de l'empereur. Le point sur lequel le gouvernement hollandais doit avoir les yeux le plus ouverts est l'Ost-Frise où il règne le plus mauvais esprit. Heureusement les Anglais ne cherchent pas à y débarquer, car il est triste de penser qu'ils y seraient reçus à bras ouverts. Plusieurs propositions d'actes de sévérité ont été faites au roi, mais S. M. les a très sagement écartées. Elle ne se fait pas illusion sur la position de l'Ost-Frise et sur la contrebande qui s'y fait depuis cet hiver. Mais ce malheur momentané, et qui n'a pas de grandes conséquences, ne peut pas entrer en comparaison avec le danger d'exciter des troubles, qu'il serait peut-être ensuite difficile d'apaiser. La Hollande est dépourvue de troupes. La formation de la garde nationale a souffert de grandes difficultés. Il deviendrait donc impossible d'employer de grands moyens de répression dans un pays où il n'y a plus d'esprit public. Le roi se contente de diminuer le mal autant que possible, en attendant une époque plus heureuse pour l'extirper entièrement. Les finances sont toujours l'objet de la plus grande sollicitude; le commerce diminue, les moyens s'affaiblissent, et j'ignore comment l'on fera ici si cet état de choses doit durer longtemps. Nous aurions besoin en Hollande d'une preuve d'approbation de l'empereur, et d'un de ces mots que S. M. impériale et royale sait dire si à propos pour donner du courage et de la force aux gouvernements et de l'espérance aux habitants. V. Excellence ne doute pas que l'espoir de nos ennemis soit dans le peu de confiance qu'ils croient que nous devons avoir dans la Russie. Il est donc malheureux que nous n'ayons pas ici un ministre de cette nation plus prononcé. Le prince Dolgorouki, sans tenir ouvertement une conduite opposée à notre cour, n'est pas tel que je pourrais le désirer, et sa manière de partager nos succès équivaut à un regret d'être forcé de (p. l) les admirer. Il élève habituellement des doutes sur le résultat de la campagne. Maintenant ses prétendues inquiétudes sont portées sur Schill, qu'il regarde comme pouvant détruire l'armée française. Heureusement, comme je crois déjà avoir eu l'honneur de vous le mander, il ne jouit ici d'aucune espèce de crédit. Ainsi ses paroles ont peu de poids; mais le petit effet qu'elles produisent est mauvais. Il a déjà reçu, je crois, une forte réprimande de sa cour: une seconde serait très bien placée.

Les troupes hollandaises sont maintenant campées à quelques lieues d'ici. Les camps d'Harlem et de La Haye sont regardés comme l'avant-garde de celui qui couvre Amsterdam. Tous sont sous le commandement du général Tarrane, capitaine des gardes. Un autre capitaine des gardes commande la cavalerie.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 13 mai.

Je profite de l'occasion de M. de Vaux, qui est appelé au quartier général de S. M. impériale et royale, pour faire parvenir cette dépêche à Votre Excellence.

Depuis quelques jours il s'est répandu ici plusieurs pamphlets écrits dans un très mauvais esprit: ils ont été saisis par la police. Celui que l'on répandait avec la plus grande profusion était une espèce de manifeste du prince d'Orange qui, rappelant aux Hollandais leur ancienne splendeur et le bonheur dont ils jouissaient sous son gouvernement, les invitait à le rappeler au milieu d'eux, promettant d'y venir sur le champ et de les défendre, aidé par les Anglais, contre les dangers qu'ils pourraient redouter. Ces pamphlets n'ont produit aucune fermentation; mais l'opinion publique est bien molle et l'absence du roi fait un bien mauvais effet. On est étonné et fâché de voir le voyage du roi se prolonger dans des circonstances aussi importantes. Le roi perd dans l'opinion publique, et je crains que les personnes qui entourent Sa Majesté ne l'engagent à s'éloigner de sa capitale que pour lui nuire et le perdre. J'ai de fortes raisons de croire qu'ils me craignent, et ils caressent les anciennes idées du roi, en ne lui faisant voir d'indépendance que lorsqu'il est éloigné des Français. Je me fais rendre compte de tout ce qui se passe, et si je voyais le moindre danger, je me rendrais sur le champ auprès du roi pour déjouer les mauvais esprits qui l'entourent. Tout est tranquille ici. La garnison d'Amsterdam est au camp de Naarden. La garde du roi est même partie, et le palais, ainsi que la ville, n'a plus qu'un bataillon de vétérans qui occupent tous les postes. Le ministère est dans de très bonnes dispositions et je l'y maintiendrai. (p. li) V. Excellence peut donc être bien tranquille; je lui écris aujourd'hui à la hâte et aurai l'honneur de lui rendre un compte plus détaillé au premier moment.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 29 mai.

Malheureusement, malgré toutes les peines que je prends et tout le désir que j'ai de voir régner une bonne harmonie entre le gouvernement hollandais et ma cour, je me trouve forcé de rendre compte à V. Excellence d'un nouvel incident qui fait suite à ceux de même nature que j'ai supportés depuis quinze mois et dont je n'ai pas parlé; mais celui-ci devient plus grave par la grandeur de l'événement auquel il a rapport et par l'effronterie que l'on a eue d'en faire un article de la Gazette royale d'aujourd'hui.

V. Excellence sait peut-être que le dimanche est en Hollande le jour que l'on passe ordinairement à la campagne, comme le seul dont les négociants puissent disposer. J'étais invité dans les environs de la ville et je devais partir samedi soir. Ayant appris qu'il devait y avoir un Te Deum à la cour, j'écrivis samedi à M. Roëll qu'ayant des projets de campagne, je désirais savoir si le Corps diplomatique était invité au Te Deum, pour régler ma marche d'après sa réponse. Le ministre me répondit d'abord qu'il allait s'en informer positivement. Deux heures après il m'écrivit un billet par lequel il me prévenait que M. le baron de Pallandt, chambellan de service, venait de lui mander que mon invitation était déjà expédiée. Je restai donc en ville, ignorant si le Te Deum aurait lieu le matin ou le soir, et ne voulant pas en aucun cas y manquer. La matinée se passa sans recevoir aucune lettre de la cour, enfin à une heure et demie M. de Pallandt m'envoya un valet de chambre pour me prévenir que le Te Deum venait d'être chanté, et pour me demander si je n'avais pas reçu d'invitation. Je répondis au valet de chambre que je n'avais rien reçu, et que probablement elle n'avait pas été expédiée. J'écrivis ensuite à M. Roëll pour me plaindre d'un pareil oubli, et de la manière leste et peu convenante dont il avait été réparé. Le ministre me répondit une lettre d'excuse dans laquelle il s'efforça de m'assurer qu'il n'y avait eu aucune intention de me manquer, mais un simple oubli. Le roi me fit appeler à la cour. Je me rendis aux ordres de Sa Majesté. Elle voulut bien me témoigner ses regrets, me dit des choses obligeantes, m'assura avoir fortement réprimandé les auteurs de cette faute, et quoique j'aie trouvé le roi enclin à prendre le parti de son chambellan, je n'ai pas eu à me plaindre. Je rappelai seulement à Sa Majesté combien j'avais supporté de petites (p. lii) choses de ce genre, et combien il me paraissait nécessaire qu'elle voulût bien y mettre ordre. Le roi partait ce matin. J'eus donc l'honneur de prendre congé de Sa Majesté. Ma conférence se termina en parlant au roi de plusieurs affaires qui se traitaient à présent et après avoir renouvelé à Sa Majesté l'assurance de mon zèle à faire valoir la marche nouvelle qu'elle avait prise, et je ne parlai plus de l'affaire du matin. Mais tout à l'heure, en lisant la Gazette royale, je lis: «Il a été chanté hier dans la chapelle royale, en présence de toute la cour, un Te Deum en l'honneur des étonnantes victoires de l'armée française. Son Excellence l'ambassadeur de France devait y assister, mais une indisposition l'en empêcha.»

J'écrivis sur le champ au ministre des affaires étrangères la lettre dont j'ai l'honneur d'envoyer copie à V. Excellence, et j'aurai celui de vous faire part de la réponse du ministre dès qu'elle me sera parvenue. Je me décidai ensuite à démentir le fait inséré dans la Gazette. V. Excellence trouvera bon, j'espère, que je sois fortement blessé d'être ainsi récompensé de la conduite plus que modérée que je tiens en Hollande, elle approuvera que je n'aie pas laissé croire aux Hollandais, qui me voient journellement, que je n'aie pas voulu assister au Te Deum chanté pour des événements aussi marquants et qui intéressent aussi directement mon souverain et mon pays. Je prendrai cette occasion d'avoir l'honneur de vous assurer que tout ce qui est fait ici en l'honneur de nos victoires l'est d'une manière peu conforme à la grandeur des événements. Le canon fut tiré il y a trois jours pour notre entrée à Vienne, mais personne n'en fut informé que par la gazette. Car les ordres furent donnés de le tirer à six heures du matin et absolument à une extrémité de la ville. Il n'y eut aucune fête à la cour, aucune audience extraordinaire; enfin le Te Deum fut chanté hier simplement à la chapelle du roi. Il n'y avait que deux ou trois dames du palais et les personnes qui tiennent au service personnel du roi. Le Corps diplomatique n'y était même pas invité. Je devais être le seul admis à faire ma cour au roi dans cette circonstance marquante. Que V. Excellence veuille bien ajouter à ceci que les bulletins de notre armée ne sont pas publiés en Hollande tels qu'ils sont réellement, mais que l'on en donne uniquement un extrait, ayant soin d'en ôter tout ce qu'ils contiennent de réflexions politiques. Quant à M. de Pallandt, dont je viens d'avoir l'honneur de vous parler, ce chambellan est une des personnes qui professent les opinions les plus opposées à la France et à l'empereur. Il se vante d'influencer le roi et de le diriger d'après ses opinions. Tous les Français en sont et en ont toujours été mécontents. Enfin il serait trop long de répéter à V. Excellence tous les propos qu'il a tenus dans toutes les circonstances qui se sont présentées.

(p. liii) Les justes observations faites à l'empereur sur le triste sort de la Hollande, non seulement par les agents de ce malheureux pays, mais par ceux de la France, finirent par être écoutées. Napoléon, par un décret daté d'Ebersdorf, 4 juin 1809, rapporta celui du 16 septembre 1808. En voici la teneur:

Les relations commerciales entre la France et la Hollande seront rétablies sur le même pied qu'avant notre décret du 16 septembre 1808.

Cette nouvelle, parvenue à Amsterdam le 16 juin 1809, répandit la joie dans le royaume. Le duc de Cadore l'annonça à Larochefoucauld par la lettre suivante, du 5 juin:

M. l'amiral Werhuell m'avait adressé au nom de sa cour de nouvelles instances pour la révocation du décret du 16 septembre. J'ai entretenu Sa Majesté de cet objet et elle a bien voulu rétablir les relations entre les deux pays sur le pied où elles étaient antérieurement.

Je n'ai point laissé ignorer à M. Werhuell que l'empereur avait été déterminé par ce que vous avez mandé de l'exactitude avec laquelle les mesures contre le commerce anglais étaient exécutées depuis un certain temps. Sa Majesté a été très surprise et même peu satisfaite d'apprendre que M. Janssins, l'un des ministres du roi, ait été chargé d'une mission (sans doute publique) auprès de S. A. S. Madame la grande-duchesse de Toscane, qui n'est point souveraine.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 6 juillet.

J'ai eu l'honneur de mander à V. Excellence que les bâtiments américains continuaient à entrer dans les ports de la Hollande. Le roi n'a pas encore pris de résolution formelle à cet égard, mais on assure que le décret qui autorise l'arrivée de ces bâtiments est déjà rendu et qu'il sera bientôt public.

Il y a trois jours qu'une scène fort désagréable arriva au Texel. Un corsaire français s'empara de deux navires américains. Les stationnaires hollandais se rendirent sur les prises, en arrachèrent le pavillon français et empêchèrent le capitaine du corsaire de communiquer avec ses prises. V. Excellence verra par le rapport ci-joint les détails de cet événement. Comme je n'ai pas encore de réponse de V. Excellence à ma dépêche du 19 juin, je me suis borné à écrire à M. Roëll la lettre dont je joins une copie. Je n'ai pas voulu aller plus loin, mais il est pénible de voir mes espérances s'évanouir chaque jour davantage. Les (p. liv) affaires, au lieu de prendre une tournure satisfaisante, empirent à chaque instant. La contrebande augmente d'une manière effrayante. La mauvaise marche du gouvernement reprend un nouvel essor, et l'on dirait que l'acte de bonté de l'empereur n'a servi qu'à réveiller une conduite aussi blâmable qu'insensée. Le commerce souffre beaucoup et désapprouve tout ce qui se passe maintenant. De fortes représentations ont été faites, mais malheureusement tout est inutile, et nous sommes retombés dans la même position que l'été dernier.

Le roi est au Loo. Sa Majesté voit ses ministres tous les 15 jours ou toutes les trois semaines. Elle est entourée des dames du palais et des officiers de sa maison, et s'occupe dans la matinée des affaires et de l'arrangement de ses jardins. Le soir, il y a concert ou spectacle. Personne n'est admis au Loo que les Hollandais qui y sont invités, et je regarde ces voyages prolongés comme une des causes de ce dont j'avais à me plaindre. Le roi y est livré à quelques personnes qui abusent de sa bonté. Les ministres mêmes ne sont pas là pour faire des observations à Sa Majesté, et les affaires y sont décidées sans cet ensemble qui est indispensable dans la direction d'un gouvernement.

Des nouvelles que je reçois dans le moment me forcent à reparler à V. Excellence de l'affaire arrivée dernièrement au Texel. Un second corsaire français vient d'adresser au consul général un rapport qui est absolument conforme à celui que j'envoie à V. Excellence; mais des lettres d'un des armateurs, qui est au Helder, ajoutent que les Hollandais maltraitent les Français qui sont à bord des prises, qu'ils les empêchent de venir à terre, tandis qu'ils accordent cette permission aux Américains; qu'enfin les papiers de ces prises viennent d'être envoyés au directeur général des douanes ou au ministre de la marine; qu'ainsi il deviendra très difficile de réfuter l'objection qui sera faite que ces navires ont été pris dans les eaux du royaume de Hollande. Il est au reste prouvé que ces bâtiments ont été visités par les Anglais, et constant que tous les Américains sont escortés par des bricks anglais jusqu'à la passe du Texel. M. le général Knobelsdorff, ministre de Prusse, sort de chez moi. Il est venu m'apporter une lettre que son souverain lui écrit au sujet de l'emprunt; par cette lettre le roi, croyant très difficile de l'effectuer, me prie de certifier à l'empereur l'impossibilité de trouver cette ressource en Hollande. J'ai répondu au ministre que M. de Nieburg, chargé de cet emprunt, m'avait assuré qu'il avait contracté un engagement avec une maison de commerce d'Amsterdam, que cet engagement était soumis à l'approbation de la cour de Prusse et à l'autorisation du roi de Hollande; que depuis cette époque je n'avais plus entendu parler de cette affaire, et que j'attendais, pour témoigner au roi le désir de l'empereur que cet emprunt s'effectuât, que M. de Nieburg m'eût assuré que cette opération était prête, sauf cet agrément. (p. lv) Je priai donc M. de Knobelsdorff de répondre à S. M. le roi de Prusse que je ne pouvais écrire à S. M. impériale et royale dans le sens qu'il désirait, que dans le cas où le roi de Hollande refuserait de permettre cet emprunt, ce que je suis loin de supposer.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 6 juillet.

J'annonçais à Votre Excellence, par le dernier courrier, que j'étais informé que S. M. le roi de Hollande avait pris une résolution qui permettrait l'entrée des ports de son royaume aux navires américains. V. Excellence en trouvera ci-joint la traduction, ainsi que celle d'une seconde résolution prise le même jour, 30 juin, qui augmente de six articles ceux autorisés par le décret du 31 mars dernier. Ces deux résolutions ont été sanctionnées à mon insu, et jusqu'à ce moment elles ne me sont pas parvenues officiellement. Le ministre ne m'en a même jamais parlé; probablement il ne les connaissait pas lui-même. Quant à la première de ces résolutions, je l'ai passée sous silence, ayant voulu attendre les ordres de l'empereur avant d'agir, et, ne m'étant pas formellement opposé à l'entrée des navires américains, il eût été inconséquent, avant d'avoir reçu de nouvelles instructions, de faire une levée de boucliers contre un décret qui admet ces bâtiments. J'ai été plus embarrassé sur le second objet. Si S. M. le roi de Hollande n'eût pas été le frère de l'empereur, ma conduite eût été si ferme et si positive, que le décret eut été rapporté. Mais les circonstances m'ont paru mériter des ménagements, et le respect pour tout ce qui tient à l'empereur m'a retenu. Je me suis donc contenté de demander un rendez-vous au ministre par la lettre dont copie est ci-jointe, et lui ai donné trois jours pour qu'il puisse me répondre et qu'il ait le temps de prévenir le roi de cette conférence. Le but principal de cet entretien est de savoir si le roi a consulté S. M. impériale et royale, ce dont je doute beaucoup. Si cependant je me trompe, et que l'empereur ait trouvé bon l'introduction des sucres, cafés et cotons, dès ce moment je n'ai plus rien à dire; mais dans le cas contraire, il me paraît impossible de permettre l'entrée en France de ces denrées coloniales avant d'y être autorisé. Je viens donc provisoirement de prescrire aux consuls de ne délivrer aucun certificat d'origine pour les six nouveaux articles, avant le jour où je dois avoir une explication avec M. Roëll. Le prétendu serment exigé du capitaine américain est un article de forme qui ne sert à rien, car quel peut être le capitaine qui fasse saisir son bâtiment, pour ne pas affirmer qu'il n'a pas été en Angleterre et qu'il n'a été visité par aucun bâtiment de cette nation? Je ne puis pas non plus me fier au (p. lvi) gouvernement hollandais, car j'ai de fortes raisons de croire que des navires avec licences anglaises ont été admis, et j'ai acquis la certitude que des bricks anglais escortaient tous les américains qui sont entrés en Hollande dans le mois dernier. Ce fait est tellement avéré que tout le commerce et la marine en sont informés.

Pour me rendre raison de cette nouvelle mesure prise par le roi, je suppose que les Hollandais auront renouvelé leurs plaintes de voir les productions de leurs colonies vendues à vil prix en Angleterre, et qu'ils auront obtenu de Sa Majesté cette dernière résolution qui va inonder la France et l'Allemagne de ces articles, surtout depuis que S. M. impériale et royale a rapporté le décret du 16 septembre, car avec la meilleure volonté, il est très difficile aux consuls de n'être pas souvent trompés sur l'origine des articles qui leur sont présentés, et en outre, ces derniers objets étant autorisés par le roi, il leur sera impossible de les refuser. C'est pour couper court à ces inconvénients que je me suis décidé à enjoindre aux consuls de n'autoriser l'entrée en France d'aucun des objets qui me paraissent en entière opposition avec les intentions de l'empereur, et qui le sont avec mes anciennes instructions qui m'enjoignent d'empêcher l'entrée en Hollande de navires américains chargés de denrées coloniales, et même de déclarer que je quitterais le royaume si le gouvernement hollandais persistait dans cette conduite.

Si S. M. impériale et royale eût été à Paris, je ne me serais pas porté à cette mesure, qui a quelque chose de désagréable pour le roi, mais d'un autre côté j'ignore ce qui s'est passé en Autriche depuis dix jours. L'empereur est peut-être encore plus éloigné de nous, et avant que je ne puisse recevoir les ordres de V. Excellence, les magasins d'Anvers seront remplis de denrées coloniales. Il me paraît difficile ensuite de remédier à cet inconvénient, tandis qu'en conservant les choses en statu quo, l'empereur peut décider, et si je n'ai pas agi conformément à ses instructions, le tort ne retombe que sur moi, et les affaires reprennent leur marche ordinaire. J'envoie cette dépêche par estafette à M. le comte Beugnot, afin qu'elle parvienne plus promptement à V. Excellence.

La bourse d'Amsterdam est dans une grande agitation. Ces nouvelles résolutions donnent beaucoup d'inquiétude. Quelques propriétaires ou consignataires des bâtiments américains sont contents, mais la grande majorité des négociants fera de grandes pertes si l'admission des Américains est maintenue. Hier on ne pouvait rien vendre; les denrées sont à vil prix.

Quant à la contrebande, V. Excellence verra par un rapport de M. Sadet, que le gouvernement hollandais ne la surveille que très faiblement. En tout les affaires prennent une marche bien désagréable et qui, je vous assure, m'afflige beaucoup. Le roi est parti de Loo le 3 de (p. lvii) ce mois, il a été à Harlem, a dîné chez le préfet, a acheté à la foire de cette ville une quantité de marchandises, a paru à un bal qu'une des personnes les plus riches de la ville donnait, et est reparti le lendemain matin pour Loo. Je devais être à ce bal; mais des affaires m'ayant appelé ici, je n'ai pu y assister. Pour me résumer, j'ai donc l'honneur de prévenir V. Excellence que si j'apprends que l'empereur n'a aucune connaissance des dernières résolutions du roi, je ferai suspendre la délivrance des certificats d'origine pour les articles compris dans la dernière décision, jusqu'à ce que je reçoive les ordres de S. M. impériale et royale, et j'en informerai M. Roëll.

Cadore à Larochefoucauld.

Vienne, 17 juillet.

Monsieur l'ambassadeur, le décret par lequel le roi de Hollande a ouvert les ports de son royaume aux navires et aux productions des États-Unis a causé à S. M. l'empereur un vif déplaisir.

C'est pour ainsi dire au moment même où la Hollande obtenait de Sa Majesté une faveur qu'elle avait ardemment désirée, qu'elle a pris elle-même une mesure contraire aux vues et aux intérêts de la France, autant qu'elle est favorable aux desseins de l'ennemi.

Sa Majesté vous charge de demander la révocation instante, immédiate de ce décret. Elle vous charge de faire connaître que la Hollande ne doit pas se flatter de pouvoir tenir en fait de commerce maritime une ligne de conduite qui ne soit pas entièrement conforme à celle de la France et du reste du continent; qu'elle doit être indissolublement unie à la France, partager son sort, sa bonne et sa mauvaise fortune, n'avoir d'autre système que celui de la France, le suivre sans déviation; qu'autrement, si elle veut séparer sa cause du continent, l'empereur, à son tour, se séparera d'elle.

Sa Majesté veut que vous mettiez la plus grande énergie dans votre langage, ce que vous saurez faire en gardant tous les égards que vous avez pour le roi et que vous lui devez. Mais il faut que tous les ministres et tous ceux qui ont la confiance du roi sentent que non seulement un refus, mais de simples hésitations, pourraient avoir les conséquences les plus sérieuses. Vous iriez même s'il le fallait (mais je suppose que cela ne sera pas nécessaire), vous iriez, dis-je, jusqu'à déclarer que si la Hollande ne se remet pas sur le champ sur le même pied que la France, et ne rentre pas dans son système pleinement et sans réserve, vous ne pouvez pas garantir qu'elle ne cessera pas d'être considérée comme alliée et comme amie, ni répondre de la continuation de l'état de paix.

(p. lviii) P. S.—Cette lettre écrite, j'ai reçu celle que vous m'avez adressée le 6 de ce mois. J'en ai rendu compte à Sa Majesté, qui approuve la mesure que vous avez prise de défendre aux consuls français de donner des certificats d'origine pour les objets dont le roi de Hollande vient de permettre l'introduction.

Roëll à Larochefoucauld.

Amsterdam, 8 août.

Je me suis fait un devoir de mettre sous les yeux du roi les différentes réclamations que V. Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser au sujet de plusieurs navires capturés par des corsaires français; je me suis également empressé de soumettre à Sa Majesté les observations contenues dans la lettre de V. Excellence du 31 juillet, relativement à la marche adoptée depuis quelque temps en Hollande de renvoyer sur un simple ordre du roi l'équipage français des prises qu'on regarde comme irrégulières.

La mesure contre laquelle V. Excellence a cru devoir réclamer a été provoquée par les excès des corsaires qui, se comportant en vrais pirates, s'arrogent le droit de s'emparer de tous les navires sans distinction, à l'embouchure de nos rivières et dans les eaux mêmes de la Hollande, sans aucun respect pour la souveraineté territoriale. C'est ainsi que le 1er du mois passé, le corsaire le Furet s'est emparé d'un navire popembourgeois, de Trree Gebroeders, capitaine Jennis Pieters, chargé de sel, venant de la Norvège; les déclarations unanimes des gardes-signaux des côtes ne laissent aucun doute que cette prise n'ait été faite dans les limites du royaume. Le lendemain, les corsaires l'Hébé et la Revanche ont conduit au Texel cinq autres bâtiments sous pavillon neutre, chargés de sel et destinés pour des ports hollandais. Les prises ont été également faites à l'embouchure de nos rivières.

Quelque extension que l'on veuille donner aux droits de la guerre, ils ne pourront jamais servir à justifier la violation des droits sacrés d'une puissance amie et alliée, et toutes les fois que des armateurs se permettent des voies de fait dans l'enceinte de la juridiction maritime d'un état, le souverain territorial a le droit de punir et de réprimer leurs excès.

Leurs prises étant par elles-mêmes des actes d'hostilité, ils ne peuvent plus invoquer la protection des formes légales, mais ils doivent être soumis à l'action immédiate du gouvernement qui peut sans aucune forme de procédure leur faire lâcher prise. De même lorsque les corsaires s'avisent de surprendre des bâtiments sortants ou entrants (p. lix) avec permission, le pouvoir exécutif a également le droit de connaître administrativement de ces prises.

D'après ces principes avérés par les publicistes les plus éclairés, c'est donc à tort que les corsaires français se plaignent d'une mesure que leurs propres désordres ont provoquée. Aussi Sa Majesté a-t-elle décidé qu'il n'y a pas lieu de revenir sur le passé ni de soumettre les affaires déjà terminées à un nouvel examen.

Cependant, pour donner une nouvelle preuve de se rendre autant que dépendra d'elle aux vœux de V. Excellence, Sa Majesté a bien voulu ordonner qu'à l'avenir la discussion sur la validité des prises conduites dans les ports de Hollande sera portée au Conseil pour les affaires maritimes et de commerce (Raad van Indication), et que même dans le cas où les corsaires viendront à être accusés d'avoir violé le territoire du royaume, la prise ne sera adjugée que sur une décision motivée du dit Conseil, qui déclare la prise bonne et légitime, ou qui condamne le corsaire, après avoir mis les intéressés à même de faire valoir leurs droits.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 23 août.

Par ma lettre particulière du 19 de ce mois, j'ai eu l'honneur de prévenir V. Excellence que Sa Majesté est arrivée le 17 ici. Depuis cette époque le roi n'a vu personne. On dit que la santé de Sa Majesté est un peu altérée. Elle s'occupe journellement de la défense du pays. Quinze cents soldats de la garde, après être restés vingt-quatre heures à Amsterdam, sont retournés au camp où ils étaient lorsqu'ils furent envoyés à Berg-op-Zoom. On attend au même camp la division du général Gratien qui doit maintenant être entrée en Hollande, en revenant d'Hanovre.

Les gardes nationales s'organisent ainsi que quelques corps de volontaires; mais les bourgeois hollandais ont de la peine à devenir soldats. Demain douze compagnies de 100 hommes chacune doivent sortir de la ville pour aller aux lignes. Cet essai donnera une idée de la possibilité d'utiliser cette milice. On se plaint de la manière dont ces compagnies ont été formées. Les officiers ont choisi les hommes sans aucun égard pour leur famille ni pour leur âge, mais uniquement en consultant leur passion. Il y a donc une foule de réclamations dont plusieurs ont été écoutées.

On parle d'un décret que le roi doit prendre, par lequel Sa Majesté recevra tous les navires américains en faisant recharger les marchandises déposées dans les magasins royaux. Mais V. Excellence sera (p. lx) surprise d'apprendre que les magasins sont vides, que tout a été rendu aux propriétaires ou consignataires; qu'ainsi cette décision, qui paraît être très forte, n'aura aucun but réel. Les cafés et les sucres qui ont été apportés par des bâtiments américains ont probablement été tous reconnus production de l'île de Java. La ligne de douaniers français qui cerne dans ce moment la Hollande a fait un grand effet en bourse. Les marchandises ont beaucoup baissé. Les premières qualités de café de 3 et 4 sont tombées à 50 c. Les cotons ont éprouvé la même baisse. Il devient impossible d'exporter aucune denrée coloniale, même en Allemagne, et le commerce est dans une crise fâcheuse.

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 17 septembre.

Rien ne finit, et malgré les demandes que j'ai faites au ministre de me donner une réponse, je ne puis en obtenir. Le roi a, dit-on, envoyé un courrier à l'empereur. J'ignore si la lettre de Sa Majesté est relative aux objets dont je suis chargé, car cette démarche du roi ne m'a pas été annoncée officiellement. Je ne puis donc avoir rien de nouveau à transmettre à V. Excellence; il m'est pénible de ne pas pouvoir exécuter les ordres de l'empereur. Il est vrai que dans les circonstances présentes qui servent de prétexte à la mauvaise volonté du gouvernement hollandais, je ne le presse pas autant que je l'eusse fait dans un autre moment. Cependant la Hollande paraît ne plus rien avoir à craindre, et les nombreux changements qui se font dans l'organisation militaire ne tiennent pas à la défense du pays, mais à la volonté du roi. Depuis la descente des Anglais, l'on a formé la garde nationale dans les principales villes du royaume. La levée des deux régiments a été décrétée, mais les moyens de défense sont bien peu de chose et la volonté bien faible. En tout je ne vois pas de possibilité que la Hollande reste comme elle est maintenant. Il n'y a aucun ensemble dans le gouvernement et aucune tenue dans aucun système suivi. Il n'existe donc qu'un amour-propre mal placé qui l'empêche de devenir français.

Dans une des dernières conférences que j'eus avec M. Roëll, lorsque je lui parlais du système du gouvernement hollandais, je lui dis que je voyais d'autant moins d'espoir de le ramener à une marche plus raisonnable, que jusqu'à présent je ne pouvais pas deviner la base du principe qui le faisait agir avec aussi peu de mesure, puisque continuellement il nuisait à ses plus chers intérêts. Pressé de s'expliquer, ce ministre me répondit qu'étant ministre, il ne lui était pas permis de satisfaire à ma demande, mais que le jour où il ne le serait plus il me (p. lxi) dirait le mot de l'énigme. Je désirerais donc que M. Roëll quittât le ministère, car il me semble que ce changement procurerait plus de lumières que nous n'en avons obtenu pendant tout le temps de son administration.

M. le comte d'Hunebourg vient d'envoyer au roi le chef de bataillon Leclerc. Il est encore à Harlem et il se chargera de cette dépêche. Je ne doute pas qu'il ne rapporte des assurances faites pour plaire. Mais les faits jusqu'à présent répondent bien faiblement aux paroles.

M. le baron de Gilsa, récemment nommé envoyé extraordinaire de S. M. le roi de Westphalie, a eu l'honneur de remettre au roi ses lettres de créance. C'est un homme entièrement nouveau dans la carrière diplomatique.

Espérons que je serai dans quelque temps assez heureux pour pouvoir adresser à V. Excellence un rapport satisfaisant. Croyez, je vous prie, que je le désire vivement, mais que je doute d'en venir à ce point avant que l'empereur n'ait jeté un regard sur la Hollande, et que S. M. impériale et royale n'ait trouvé un moyen de tarir la source du mal.

Il paraît que Sa Majesté rappelle le maréchal Dumonceau et que le général Brune commandera les troupes hollandaises en Zélande. On assure que le roi ne veut pas que ce maréchal serve sous les ordres du prince de Ponte-Corvo. Il doit y avoir en Zélande environ 10,000 hommes. Dans le reste du royaume il y a peut-être de 3 à 4,000 hommes. Mais depuis que le général Krayenhoff est ministre, Sa Majesté fait de nombreuses promotions. L'état-major de l'armée et le corps d'officiers ne sont pas en proportion des hommes. Je crois que l'on pourrait cependant porter l'armée à 20,000 hommes; mais il serait difficile d'aller plus loin, le recrutement se faisant avec beaucoup de peine.

Le ministre de la marine est dans une position moins bonne, car à l'exception des chaloupes canonnières il n'y a pas d'armement. Les équipages ont été licenciés. Cependant la Hollande pourrait en trois mois armer neuf ou dix vaisseaux de ligne, mais il n'y a pas d'argent. Enfin, soit par une cause, soit par une autre, il en résulte que la Hollande n'a sous les armes qu'environ 14,000 hommes, quelques gardes nationales non exercées, deux vaisseaux de ligne ou trois, en comptant le Chatam, qui est en rivière de Meuse, quelques bricks, goëlettes et des chaloupes canonnières. Il en reste en outre les douaniers et gardes-chasse.

Je reçois à l'instant la lettre que V. Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire d'Altenbourg le 4 de ce mois.

Je vais notifier à M. de l'Angle le décret de S. M. Impériale et royale.

(p. lxii)

Larochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 28 octobre.

J'arrive de Loo où je devais aller parler au roi, comme j'ai eu l'honneur d'en prévenir V. Excellence. J'ai communiqué à Sa Majesté les intentions formelles de l'empereur. J'ai dit au roi que son auguste frère demandait que la division hollandaise fût portée dans l'île de Sud-Beveland à 16,000 hommes, et que 200 chaloupes canonnières, péniches, etc., fussent dirigées vers le même point pour employer ces forces à agir dans l'île de Walkeren et en chasser les Anglais. Sa Majesté m'a répondu que le corps de troupes hollandaises, maintenant sous les ordres de M. le maréchal Dumonceau, était sur le papier de beaucoup de plus de 16,000 hommes, mais que les maladies régnaient tellement dans l'armée, que presque la moitié des régiments se trouvait dans les hôpitaux; que toutes ses troupes étaient aux ordres de l'empereur, qu'il n'avait par conséquent qu'à indiquer les postes qu'elles devaient occuper: que si dans l'île de Sud-Beveland il ne se trouvait que 3,000 hommes, cela venait uniquement de l'intention du roi de diminuer, par ce moyen, le nombre des maladies, mais que les troupes étaient si près de ce point, qu'en peu de jours elles pouvaient y être portées. Le roi ajoute que les deux seuls régiments qui avaient été distraits de ce corps d'armée avaient été envoyés, l'un en Ost-Frise pour y réprimer la contrebande, et l'autre en Nord-Hollande pour que ce point intéressant ne fût pas entièrement dégarni; qu'ainsi Sa Majesté allait donner ses ordres pour que 10,000 hommes effectifs, commandés par M. le maréchal Dumonceau, se dirigeassent et agissent conformément aux ordres qu'ils recevraient de M. le maréchal duc d'Istrie.

Que, quant aux chaloupes canonnières, etc., ce n'étaient pas autant les bâtiments qui manquaient que les marins qui étaient impossibles à trouver; que le roi ne pouvait donc porter en Zélande que 100 petits bâtiments qui y seraient rendus sous peu de jours, Sa Majesté venant de donner des ordres positifs pour remplir à cet égard les intentions de l'empereur.

Nous en vînmes ensuite à la seconde dépêche de V. Excellence, dont je dis le contenu au roi, en observant à Sa Majesté que j'étais chargé d'insister formellement sur la demande que la question des eaux ne fût plus mise en avant, que tous les navires capturés par des corsaires français fussent jugés par les tribunaux français; que toutes les prises trouvées en contravention aux décrets de l'empereur fussent reconnues bonnes et valables; enfin j'ajoutai que la contrebande était portée à un (p. lxiii) point qui avait fixé les regards de S. M. impériale et royale, que l'empereur prétendait qu'elle fût réprimée par des moyens efficaces, et qu'il avertissait que si les choses ne changeaient pas, il se verrait forcé non seulement de faire occuper les passes par ses troupes, mais même de faire saisir par elles les denrées coloniales qui, entrées en contrebande, se trouvaient déposées dans les magasins d'Amsterdam.

Je passai ensuite au système général, à la conduite des ministres du roi, à l'inexécution des décrets de Sa Majesté, enfin à la manière extrêmement opposée à la France dont toutes les affaires se traitaient en Hollande; j'observai au roi la nécessité de changer entièrement de marche et de revenir à des principes qui seuls pouvaient sauver la Hollande. Pour donner plus de force à ce que je venais de dire, je crus devoir lire à Sa Majesté une partie de la dépêche de V. Excellence; alors elle sentit que loin d'ajouter aux ordres de l'empereur, je cherchais toujours les moyens de les lui rendre moins sévèrement.

Le roi me répondit que quant à la question du territoire, il serait perdu aux yeux de son peuple s'il l'admettait; que l'empereur n'aurait pas dû lui faire une demande à laquelle il ne pouvait pas accéder, et que celle-ci était de ce nombre. Je répondis au roi que Sa Majesté ne devait pas perdre de vue que les demandes de l'empereur n'étaient que le résultat de tout ce qui avait été fait à l'égard de nos corsaires et de leurs prises; qu'ainsi ce n'était pas seulement comme question de droit qu'il fallait l'envisager, mais encore comme question de fait, et que, sous ce dernier point de vue, Sa Majesté ne pouvait pas se dissimuler, et m'avait avoué elle-même, que l'on avait ici commis de grandes fautes. Le roi ne put nier ce point, mais il revenait toujours sur l'impossibilité d'accéder au désir de l'empereur, sur la manière dont ce serait trahir ses devoirs que d'abandonner une partie des droits de son peuple, enfin sur la décision récente du Conseil d'État.

Quant à la contrebande, Sa Majesté me dit qu'elle espérait beaucoup des nouveaux ordres donnés par elle à ce sujet, et qu'elle prendrait encore de nouvelles mesures si celles-ci n'étaient pas suffisantes; qu'elle exigerait des certificats d'origine pour les denrées coloniales venant d'Ost-Frise, et qu'elle tirerait même une ligne de douanes qui séparerait l'Ost-Frise du reste de la Hollande, si la chose devenait indispensable. Sa Majesté se récria fortement contre l'idée de faire exécuter en Hollande les décrets de l'empereur, contre celle de voir des troupes françaises venir faire la police à Amsterdam, enfin contre la volonté d'influencer et de diriger même la conduite de ses ministres. Elle me dit qu'elle voyait bien que tout ceci lui était personnellement adressé, que ses ministres n'étaient que ses agents et qu'ils ne faisaient que ce qu'elle voulait (je citai à cette occasion quelques exemples du (p. lxiv) contraire qui embarrassèrent le roi), qu'ainsi c'était l'attaquer directement que de parler d'eux; que si l'empereur voulait réunir la Hollande, il n'avait qu'à le dire sur le champ, parce qu'il voyait parfaitement bien que c'était là le but de toutes les demandes qui lui étaient faites. Enfin, dans la chaleur de la discussion, le mot d'abdication sortit de la bouche du roi. J'observai à Sa Majesté que dans tout ce que j'avais eu l'honneur de lui dire, il n'avait été nullement question de réunion, mais seulement de précaution pour empêcher les abus qui s'étaient trop souvent reproduits. La conférence fut longue, mais à la fin le roi sentant, je crois, la force de mes observations et l'impossibilité de m'éloigner du véritable but de la question, me pria simplement de ne pas exiger une réponse officielle et positive avant qu'il eût écrit à l'empereur. Je crus devoir consentir à la demande de Sa Majesté, et la priai simplement de me remettre sa lettre qui servirait de preuve que j'avais exécuté les ordres qui m'avaient été donnés. J'ai donc l'honneur, Monsieur le comte, de vous expédier en courrier M. Amelin, attaché à mon ambassade, qui rapportera la réponse de l'empereur et les ordres de V. Excellence.

Dans cette conversation, ce que j'ai observé plus particulièrement, et ce que le roi ne m'a pas caché, est sa crainte qu'en Hollande on le croie Français, et qu'on le regarde uniquement comme un agent de l'empereur. J'ai cherché à en venir à persuader à Sa Majesté que c'était sa qualité de frère de l'empereur d'où dépendait le maintien de sa couronne et l'obéissance de ses peuples; que toute sa force ne venait que de son auguste frère; que le bonheur de la Hollande était attaché à la manière dont il était personnellement avec l'empereur, de qui seul elle pouvait attendre son existence; que j'étais si loin d'admettre la crainte d'être accusé de partialité envers la France, que je savais au contraire que la saine partie de ses entours, de ses ministres et de son peuple voyait avec peine tout ce qui se faisait contre les intentions de l'empereur, calculant que la Hollande marchait ainsi à sa ruine; et que Sa Majesté se tromperait fortement si elle voulait juger de l'opinion publique sur celle de quelques personnes placées près d'elle, dont la seule idée et le seul désir étaient de lui plaire, et qui, par cette raison, abondaient dans les assertions qu'elles croyaient lui être agréables. Je finis par dire au roi que je croyais bien connaître la Hollande et l'esprit de ses habitants, et que j'étais certain que les mêmes personnes qui le flattaient aujourd'hui, seraient demain contre lui, si l'empereur n'était pas aussi puissant. Le roi ne me répondit rien, mais son système m'a paru enraciné et difficile à détruire. V. Excellence en sentira facilement toutes les conséquences. Au surplus, je désirerais que cette dernière partie de ma dépêche ne fût pas regardée comme officielle, le (p. lxv) roi m'ayant parlé confidentiellement de ses idées et de son système. J'ai l'honneur d'en rendre compte à Votre Excellence, comme le croyant nécessaire au bien de la mission dont je suis chargé.

Au reste, j'ai parlé aux différents ministres, que j'ai trouvés tous au Loo; mais, en abondant dans le système français, ils m'ont fait observer qu'ils ne pouvaient qu'obéir aux ordres et aux décrets du roi, dont ils exécutaient la teneur avec toute l'exactitude possible, et il fut répondu à toutes mes observations et à mes avertissements par des assurances de redoubler de zèle. J'ai parlé fortement et ne leur ai rien caché.

Le ministre de la marine m'a dit que les contrôles de son ministère ne montaient qu'à 5,000 hommes employés à la marine, et qui, par conséquent, ne formaient même pas les équipages de 200 petits bâtiments demandés par l'empereur, dont chacun devait être monté par 28 hommes, car il faut déduire des contrôles les malades, les employés aux chantiers, etc. Maintenant, il n'existe pas, en Hollande, un seul vaisseau de ligne en armement, et les magasins sont dépourvus de fer et de goudron. Votre Excellence a vu, dans une dépêche précédente, l'état du ministère de la guerre. L'intérieur souffre beaucoup, puisque les finances sont au-dessous de zéro. Il est sûr que les lignes de douanes nuisent au commerce et aux ressources du gouvernement, mais je croirais que le rapport des décrets de l'empereur ne doit pas être un encouragement, mais une récompense.

Lorsque je pris congé du roi, Sa Majesté ne me cacha pas sa grande inquiétude et son impatience de recevoir la réponse de l'empereur; elle me pria même de la lui porter au Loo, pour en causer avec elle. J'ai donc l'honneur de vous prier, monsieur le comte, de me réexpédier M. Amelin le plus tôt possible.

J'ai laissé le roi encore un peu faible, mais bien rétabli. La fièvre a quitté Sa Majesté depuis cinq jours.

L'empereur n'accepta pas le compromis offert par l'ambassadeur au sujet de la juridiction des prises, et fit donner l'ordre à Larochefoucauld de revenir à sa première proposition.

La lettre de Cadore en date du 12 octobre se termine ainsi:

Vous déclarerez que la volonté de Sa Majesté est que tout bâtiment qui sera trouvé avoir contrevenu à ses décrets soit déclaré de bonne prise, et que si l'on ne pourvoit pas efficacement, en Hollande, à la répression de la contrebande, non seulement elle fera occuper les passages des troupes, mais encore, elle enverra des colonnes mobiles saisir jusque dans Amsterdam les marchandises anglaises.

Sa Majesté y est, en effet, bien déterminée. Elle est décidée à ne point (p. lxvi) souffrir que la Hollande trahisse la cause commune. Il serait, m'écrit-elle, préférable de voir la Hollande en alliance ouverte avec l'Angleterre que de la voir favoriser sourdement son commerce et la guerre qu'elle fait contre nous.

Sa Majesté rend toute justice aux intentions du roi son frère. Elle sait que ses intentions sont droites; mais elle reproche à ceux qui devraient les seconder de tout leur pouvoir de n'être occupés qu'à les rendre vaines, de la sorte que si elle devait en juger par la marche du gouvernement, elle en prendrait une idée tout opposée. Les ministres ne lui semblent pas prévoir quel doit être le résultat final de leur conduite. Elle veut que vous les avertissiez et que vous leur fassiez comprendre que ce résultat sera la perte de leur existence.

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 23 novembre.

Hier, il y eut cercle diplomatique au palais. Le roi m'y parla de quelques affaires particulières, et Sa Majesté m'engagea à revenir le soir pour causer avec elle sur des objets plus importants. Elle me prévint en même temps qu'elle venait de recevoir des lettres de M. le duc de Feltre.

En sortant de l'audience, je rencontrai M. le colonel Leclerc, aide-de-camp de M. le ministre de la guerre, et c'est par lui que j'ai l'honneur d'envoyer cette lettre à Votre Excellence.

Je me rendis chez le roi à sept heures, et fus, sur-le-champ, introduit dans le cabinet de Sa Majesté, avec laquelle je restai près de trois heures. Le roi me dit qu'on lui demandait une augmentation de troupes et de bâtiments pour l'expédition de Walcheren, mais qu'il lui était impossible de fournir un contingent plus considérable; que, d'après l'état des situations reçu le matin de Mauchaunu, Dumonceau et Dewinter, les forces de terre sous les ordres du premier étaient de 10,000 hommes, en y comprenant les corps et les renforts qui sont en marche, et que le second mandait avoir sous les yeux 100 chaloupes ou bateaux canonniers, qu'il en attendait encore quelques-uns, indépendamment des 300 petits bâtiments armés dont il est question dans la réponse de M. Roëll. Le roi m'assura qu'il lui était impossible de faire davantage; que, sans de graves inconvénients, il ne pouvait dégarnir la côte, qui était à peine défendue, et que, quant à sa garde, elle était nécessaire à Amsterdam, dont elle composait la garnison; que Sa Majesté se trouvait dans une position bien fâcheuse, sa capitale étant remplie de gens sans emploi et sans pain, l'hiver étant au moment d'augmenter la misère, et le roi obligé de doubler les impôts pour combler le déficit; (p. lxvii) qu'à ce tableau alarmant, il fallait ajouter que les rentiers n'étaient pas payés, et qu'il n'avait pas le premier sou pour faire face aux dépenses courantes; que je devais donc en sentir que s'il dégarnissait Amsterdam du peu de troupes qui y étaient maintenant, sa personne ne serait pas en sûreté, qu'il existait un grand mécontentement dont il était fort inquiet.

Je répondis au roi que ce n'était pas le moment de revenir sur les causes de son malheur, mais plutôt de chercher les moyens d'y remédier; que l'empereur était mécontent du système général de la Hollande, du peu de ressources qu'elle offrait, et de la mauvaise volonté que l'on mettait à coopérer à l'expédition projetée; que le maréchal Dumonceau, sous prétexte d'être obligé de demander des ordres, ajournait l'exécution de ceux qu'il recevait; qu'il annonçait souvent avoir fait ce que, deux jours après, il écrivait n'avoir pu exécuter, et que Sa Majesté devait sentir combien il était indispensable de donner à ce maréchal des ordres assez illimités pour qu'il fût autorisé à obéir sur-le-champ à M. le maréchal duc d'Istrie. Après une longue discussion, le roi m'assura qu'il allait donner de nouveaux ordres et que j'y pouvais compter.

Nous en vînmes ensuite à une augmentation de troupes, et, tout en entrant dans les inquiétudes du roi, je lui dis cependant qu'il fallait faire quelque chose, et qu'il ne pouvait pas renvoyer l'aide-de-camp du ministre de la guerre avec un refus. Nous entrâmes, à ce sujet, dans des discussions trop longues pour être répétées à Votre Excellence, et, après de grands efforts, je parvins à décider le roi à mettre aux ordres de l'empereur, si Sa Majesté l'exigeait, un bataillon qui gardera la côte. Le roi me dit qu'il ferait remplacer ce bataillon par une partie de sa garde; que, quant au corps d'élite, il ne consentirait jamais à le diviser, et que je devais sentir l'impossibilité que Sa Majesté restât à Amsterdam à la merci de la populace. Enfin, le roi me témoigna le désir de voir l'empereur et l'empressement qu'il aurait eu d'aller à Anvers si Sa Majesté Impériale et Royale y était venue, mais qu'il craignait de se trouver dans la même ville que la reine. Autorisé par cette phrase, je crus pouvoir revenir sur ce sujet, dont j'avais déjà parlé au roi l'année dernière, et je cherchai à le ramener à une conduite plus convenable pour lui et plus avantageuse pour la Hollande; mais je perdis mon temps et mes paroles. Sans répondre aux vérités que je lui disais, Sa Majesté se contenta de me répondre qu'elle irait plutôt au bout du monde que de se rapprocher de la reine, que jamais il ne voulait en entendre parler, qu'il ferait à la Hollande tous les sacrifices excepté celui-là, etc., etc. Enfin, après avoir parlé longtemps sur ce sujet, le roi persista dans son désir de voir l'empereur, désir que Sa Majesté doit exprimer dans la lettre qu'elle écrit à son auguste frère.

(p. lxviii) Le reste de la conférence fut employé en plaintes de Sa Majesté sur son affreuse position, sur son désir de quitter la Hollande, s'il ne parvenait pas à regagner l'amitié de l'empereur; sur son opinion prononcée qu'il devait être Hollandais, et que, tant qu'il serait roi, il devrait défendre ses sujets; sur l'idée qu'on l'accusait d'être Français, et qu'il devait ne pas le paraître; enfin, sur l'échafaudage d'un système faux et désastreux, mais tellement enraciné dans la tête de Sa Majesté que je crois qu'il n'existe, peut-être, que l'empereur qui puisse l'en faire revenir. À cette malheureuse opinion, j'ai trouvé mêlé un grand attachement à l'empereur; l'intention, si Sa Majesté quittait la Hollande, d'aller trouver son auguste frère, de faire tout ce qu'il voudrait et de demeurer le plus fidèle de ses sujets. J'ai pu facilement pénétrer que le roi exprimait ce qu'il pensait, et que Sa Majesté était vraiment malheureuse. J'ai cherché à détruire le système du roi; je lui ai représenté ses entours comme autant d'intrigants qui avaient surpris sa religion; qui, n'osant pas lui dire d'être anti-Français, avaient su lui persuader qu'il devait être Hollandais, pour parvenir au même but. J'ai répété au roi que, couronné par l'empereur, il devait suivre le système politique et commercial de la France; que, sans les bontés de Sa Majesté Impériale et Royale, la Hollande périssait au milieu de son opulence et de ses richesses; que jamais gouvernement n'avait été dans une position plus alarmante par le tableau même que Sa Majesté venait de me faire, et que, d'après son opinion, l'empereur ne pourrait sauver la Hollande que lorsqu'il serait assuré que ce gouvernement lui serait utile au lieu de contrecarrer continuellement toutes ses dispositions. Le roi m'écouta avec bonté, et j'oserai même dire avec amitié. Il ne nia pas les faits que j'avançais ni les accusations que je portais; mais il en revenait à son premier principe: qu'il serait perdu s'il avait l'air d'être l'agent et l'instrument de l'empereur.

Sa Majesté me témoigna une grande peine de ne pas recevoir de réponse de l'empereur, une grande inquiétude sur sa position et une grande peine de la suite des événements qui se préparaient.

Maintenant, Votre Excellence est bien au fait de la cause de tout ce qui arrive dans ce pays-ci. Depuis longtemps, j'ai eu l'honneur de vous les faire pressentir. Il fallait la position présente et l'aveu du roi pour que j'osasse vous le dire plus clairement. Quant au remède, l'empereur peut seul le trouver, et il ne m'appartient pas d'émettre mon opinion à cet égard. Dans le cas où le roi irait à Paris et où Sa Majesté me demanderait de l'accompagner, je prierais Votre Excellence de me mander ce que je dois faire.

Lorsque la conférence fut terminée, le roi me prévint qu'il avait été informé que l'empereur admettait en France les bâtiments américains chargés de coton; qu'ainsi, il avait annoncé au commerce que, lorsqu'il (p. lxix) lui serait prouvé que l'empereur avait donné une telle permission, il en permettrait l'entrée en Hollande, pourvu que les marins prouvassent qu'ils n'ont pas été en Angleterre, et l'origine des cotons. Je prie Votre Excellence de me donner des nouvelles à cet égard.

Le roi m'a demandé plusieurs fois si M. Amelin était de retour, et m'a paru très inquiet de ce retard.

La Rochefoucauld à Cadore.

25 novembre.

Le maréchal Werhuell, arrivé à Amsterdam depuis trois jours, a eu avec le roi une longue conférence, dans laquelle rien n'a été décidé.—Son but était de rendre compte de l'audience particulière que l'empereur lui avait accordée, et d'engager le roi à venir à Paris.—L'ambassadeur l'a mis au courant de la situation des choses.—On prépare les voitures de voyage du roi.—La contrebande diminue un peu, depuis que le roi a défendu que l'on délivrât des passeports d'intérieur pour toutes les marchandises qui viennent d'Ost-Frise; mais les magasins d'Amsterdam sont pleins de denrées coloniales et de marchandises anglaises. La communication avec l'Angleterre est très fréquente, et des passagers viennent habituellement de l'autre côté du Rhin. Les derniers arrivés disent que l'on peut compter sur l'évacuation de l'île de Walcherem, les Anglais n'ayant pas 2,000 hommes en état de se battre.

Le roi se plaint de la conduite des corsaires français, qui ont pris deux bûcherons en dedans des limites.

Je n'ai rien pu répondre à Sa Majesté, mais je n'ai pas blâmé les corsaires, les dernières instructions de Votre Excellence m'enjoignant de ne plus reconnaître de limites en dedans desquelles les corsaires ne devaient pas exercer une police sévère contre les navires chargés de marchandises prohibées.

La Rochefoucauld à Cadore.

27 novembre.

Le roi est revenu hier d'Harlem, a reçu le Corps législatif, a annoncé officiellement son départ pour Paris.

Il a eu une dernière entrevue avec le roi, qui lui a dit qu'il s'était décidé à partir sur ce que le maréchal Werhuell lui avait annoncé le désir que l'empereur avait témoigné de le voir; qu'il n'avait été arrêté dans ce voyage que par la peine de se rendre dans la ville que la (p. lxx) reine habitait, et que son intention première était d'aller loger chez Madame-Mère.

J'observai au roi combien cette démarche me paraissait précipitamment adoptée, et je pris la liberté d'en dire les inconvénients à Sa Majesté, qui me parut décidée à aller à Saint-Leu.

Le roi trouve qu'il ne peut revenir sans apporter une preuve éclatante de son rapprochement avec l'empereur.

—Il emmène M. Roëll, qui se dit malade d'avance.

—M. Mollerus, homme d'esprit, très prononcé dans un système opposé à la France, ce qui est connu depuis longtemps. M. Roëll est nommé président du conseil des ministres, et chargé du portefeuille des affaires étrangères.

On est généralement fâché, dans le gouvernement, du départ du roi. On craint que Sa Majesté ne change de marche; mais la généralité des habitants d'Amsterdam espère beaucoup des résultats de ce voyage.

Le roi lui-même est parti tourmenté. La position de Sa Majesté est certainement pénible. La Hollande souffre, et l'esprit public n'est pas aussi bon qu'il pourrait l'être. Je vois cependant de grandes ressources si la cause est complète, mais de nouveaux malheurs si elle n'était pas entière.

Le 5 décembre 1809, le ministre duc de Cadore écrit à La Rochefoucauld en lui envoyant le discours de l'empereur au Corps législatif, annonçant d'autres destinées pour la Hollande.—Il prescrit à l'ambassadeur d'observer l'effet produit sur les diverses classes de la population, et d'en rendre un compte impartial à l'empereur, en indiquant les mesures à prendre pour satisfaire aux vœux légitimes des Hollandais.

—Quels avantages ils désirent voir assurer à leur pays; de quels maux ils souhaitent d'être garantis? Quel est enfin l'arrangement auquel ils sont prêts à souscrire?

Rapport du duc de Cadore à S. M. l'Empereur et Roi.

6 décembre 1809.

Le roi de Hollande a fait appeler ce matin le ministre des relations. Il lui a témoigné sa profonde douleur de la communication que venait de lui faire Sa Majesté l'empereur de ses vues sur la Hollande et de l'ordre déjà donné à 40,000 hommes de troupes françaises d'y entrer pour en opérer la réunion avec le grand empire. Sa Majesté le roi paraissait, en effet, dans un abattement voisin du désespoir. Ce n'était pas son propre sort qu'elle déplorait. Elle avait éprouvé sur le trône tous les soucis et les inquiétudes de la royauté, et le mal non moindre (p. lxxi) de son isolement loin de son auguste frère, de sa famille, de la France, et dans un pays contraire à sa santé. À la voix de son frère, elle descendrait volontiers du trône, et elle demandait même avec instance que l'empereur y plaçât ou la reine ou toute autre personne investie de sa confiance. Ce n'était donc que pour l'intérêt de la France, pour l'intérêt de l'empereur, que le roi de Hollande réclamait la conservation de l'indépendance nominale qui avait été laissée jusqu'à ce jour à ce pays. Elle est l'objet de tous les vœux des Hollandais; pour la conserver, ils feraient les plus grands sacrifices, et c'est pour elle qu'ils paient, en imposition, les trois quarts de leurs revenus. La réunion, opérée contre leur vœu, excitera un mécontentement général. Sans doute, les Hollandais se soumettront à la force; mais l'action de cette force sera continuellement nécessaire pour les maintenir dans la soumission. Il faudra, désormais, qu'une armée française réside dans le pays. La confiance perdue éloignera les capitaux, anéantira l'esprit d'industrie qui a donné à ce pays une existence presque miraculeuse. Il deviendra à la charge de la France, loin de lui être utile, et l'Angleterre profitera de toutes les pertes que fera la Hollande.

Le roi voudrait, au prix de tout son sang, détourner tant de maux. Il accédera, si l'intention de l'empereur est qu'il règne encore, à un arrangement propre à donner à son auguste frère l'assurance que la Hollande marchera désormais dans le système de la France. Il propose de céder à la France tout ce qui est sur la rive gauche de la Meuse, espérant que l'empereur voudrait le dédommager par quelques concessions en Allemagne, et il indique le grand duché de Berg. Il consentirait à avoir auprès de lui un agent de l'empereur, sans caractère ou revêtu d'un titre propre à déguiser ses véritables fonctions, lequel agent serait chargé de l'avertir des actes de son administration qui pourraient être contraires aux intentions de l'empereur, et il se conformerait aux indications de cet agent. Enfin, il offre d'annuler, dès ce moment, les modifications apportées au tarif de ses douanes, de rapporter ses décrets sur la noblesse; enfin, de révoquer d'autres actes de son administration qui auraient pu blesser l'empereur. Mais il croit ne pouvoir étendre sa condescendance jusqu'à prononcer la banqueroute et l'établissement de la conscription. Il offre de faire faire par la Hollande les recrutements qui pourront lui être demandés.

Ces propositions doivent être faites au ministre des relations par le ministre et l'ambassadeur du roi de Hollande; elles seraient même rédigées par écrit. Les idées énoncées dans ce rapport ne sont qu'un premier jet; il est possible que quelques heures de méditation les étendent ou les modifient.

(p. lxxii)

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 12 décembre.

J'ai eu l'honneur d'expédier hier à Votre Excellence le courrier Lourdet avec la réponse aux demandes qu'elle m'a adressées. Le peu de temps que j'ai eu pour la rédiger ne m'a pas donné la possibilité d'entrer dans le détail des moyens d'exécution qui n'ont pu qu'être indiqués, ni de parler des ressources immenses que présente ce pays; elles sont tellement considérables que, la confiance une fois rétablie, et malgré la dette, il peut encore offrir à la France de grands avantages, et lui fournir même du numéraire si l'empereur le désirait; mais je crois qu'il faut le rassurer, principalement sur son incorporation, car les fonds que l'on réalise iront en Angleterre; le change est déjà monté de 3% et le papier anglais est recherché.

Votre Excellence sait peut-être déjà que quelques feuilles hollandaises ont osé retrancher du discours de l'empereur l'article qui regarde ce pays, et que celles qui ont rendu compte fidèlement de tout le discours sont défendues. Cet ordre a été donné par le ministre de la justice et de la police. M. de Styrum, préfet du département, a ordonné que la Gazette de Harlem laissât l'article en blanc.

L'inquiétude est grande; les fonds de tous les pays baissent. Tous les yeux sont tournés vers moi, et tous les esprits se livrent à des conjectures qui sont loin de les rassurer.

Le 15 décembre 1809, l'amiral Werhuell écrit au duc de Cadore que c'est avec une véritable douleur que le roi a vu l'empereur et son ministre parler au Corps législatif de changements prochains en Hollande. Sa Majesté espère que l'empereur n'a en vue que des changements propres à consolider un trône qui est son ouvrage.—Il aime à croire, d'ailleurs, que l'empereur fera connaître promptement tous les changements projetés.

Le 16 décembre, Larochefoucauld résume en quatre questions et réponses la lettre du ministre en date du 5 décembre:

1o Quels sont les vœux des Hollandais?

Maintenir leur nationalité; éviter les banqueroutes des deux tiers, la conscription et l'occupation française.

2o Quels avantages désirent-ils?

Le duché de Berg en échange de la Zélande et du Brabant.

3o Quels maux veulent-ils éviter?

Tout système qui serait en opposition avec celui de la France.

(p. lxxiii) 4o À quel arrangement souscriraient-ils?

À voir différer un tiers et plus de la dette, et à tous ceux qui conviendraient à l'empereur s'ils obtenaient les trois points indiqués plus haut.

Année 1810.

Napoléon à Clarke.

Paris, 5 janvier.

Donnez l'ordre au maréchal Oudinot de se rendre à Anvers, pour prendre le commandement de l'armée du Nord.

Clarke à Oudinot.

Paris, 20 janvier.

Monsieur le maréchal, j'ai mis sous les yeux de l'empereur la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 16 courant, et Sa Majesté m'a chargé de vous témoigner qu'elle n'était pas satisfaite d'apprendre que vous eussiez fait revenir sur territoire français les troupes que vous aviez envoyées à Bréda et à Berg-op-Zoom. L'empereur me charge, à cette occasion, de vous réitérer les observations que je vous ai faites, par ma lettre du 11, sur les mesures que vous aviez prises, relativement à ces deux places. Sa Majesté pense que Votre Excellence aurait dû commencer par y faire entrer ses troupes et en prendre possession après; c'était la meilleure manière de parvenir à votre but. Quant aux moyens à employer pour réussir, Votre Excellence doit comprendre que c'est au général en chef, qui est sur les lieux, à faire les dispositions convenables pour bien remplir les vues du gouvernement, et qu'on ne peut lui prescrire des mesures de détail qu'il est dans ses attributions de combiner et de faire exécuter de la manière la plus propre à en assurer le succès.

Relativement aux gardes nationales, je vois, par la lettre de Votre Excellence, qu'elle n'a fait revenir que la division Gouvion, et que deux bataillons ont été placés à Malines et à Bruxelles. L'intention de l'empereur est que Votre Excellence dispose de toutes les gardes nationales de l'armée du Nord, même de celles qui sont à Bruxelles, pour les placer en entier sur le territoire hollandais, où vous devez aussi (p. lxxiv) porter votre quartier général. Vous voudrez donc bien donner vos ordres en conséquence, et vous occuper de remplir avec activité les intentions de l'empereur. Votre Excellence verra, d'ailleurs, que ces dispositions ne changent rien aux mesures prescrites par ma lettre du 18, dont je vous confirme le contenu en son entier, en vous invitant à ne rien négliger pour en assurer l'exécution.

Clarke au Roi de Hollande.

Paris, 20 janvier.

Sire, Sa Majesté l'empereur et roi m'a chargé de faire connaître de nouveau à Votre Majesté la peine que lui a causée la manière dont les choses se sont passées en Hollande, relativement à l'entrée demandée pour ses troupes dans les places de Bréda et de Berg-op-Zoom. Le mauvais effet que produit en Hollande et en France un pareil éclat ne peut échapper à Votre Majesté, et je dois croire qu'elle en souffre autant que l'empereur. Il est malheureusement devenu le résultat inévitable des ordres de Votre Majesté aux commandants de place, et cette mesure ne pouvait produire, dans aucun cas, un bon effet.—La lettre close qui a été présentée à Berg-op-Zoom, au général Maison, contenant un ordre particulier de Votre Majesté de ne remettre la place à qui que ce fût sans un ordre du ministre de la guerre ou du roi lui-même, a dû nécessairement frapper l'empereur, en annonçant que Votre Majesté s'était depuis longtemps décidée à opposer de la résistance à l'exécution des mesures que Sa Majesté Impériale pourrait avoir à prendre au sujet de ces villes. J'espère, toutefois, que Votre Majesté aura pris enfin le parti que la sagesse et la réflexion ont dû lui dicter, en révoquant les ordres qu'elle avait donnés, pour éviter une résistance inutile. Elle sentira que l'empereur ne peut revenir sur des dispositions arrêtées après mûres réflexions, et fondées sur de grandes vues politiques, dont l'accomplissement est nécessaire au repos de l'Europe. Les maux qu'une résistance plus longtemps prononcée causerait à la Hollande elle-même doivent être, aux yeux de Votre Majesté, un motif déterminant pour l'engager à fléchir en cette matière. Le seul parti, aujourd'hui, est de prendre les mesures les plus précises pour éviter les fâcheux résultats que ses premiers ordres ont dû produire, et terminer promptement une lutte aussi inégale qu'elle serait nécessairement désastreuse pour les États de Votre Majesté.

Clarke à Napoléon.

Paris, 25 janvier.

Votre Majesté trouvera ci-joint, en original, la dépêche que je reçois (p. lxxv) à l'instant du maréchal duc de Reggio, en date du 28. Elle répond à la mienne du 20, qui lui avait transmis les derniers ordres de Votre Majesté. Le maréchal a pris toutes les mesures nécessaires pour les exécuter, et a dû se rendre, le 24, de sa personne à Berg-op-Zoom. Il envoie une copie de l'ordre du roi de Hollande, adressé au gouverneur de Berg-op-Zoom, dont il résulte que l'entrée de nos troupes ne souffrira pas de difficultés, mais que les dispositions ultérieures ordonnées par Votre Majesté pourront éprouver des obstacles. Le duc de Reggio assure, d'ailleurs, qu'il les lèvera tous. Cependant, il attendra de nouveaux ordres pour la prise de possession et le serment à exiger des autorités. Il doit les attendre à Breda, où il se rendra en sortant de Berg-op-Zoom; mais il pense qu'il devrait revenir ensuite à Anvers, dont la position est la plus centrale pour pouvoir diriger les opérations le long de la Meuse. Votre Majesté remarquera, parmi les dispositions prises par le duc de Reggio pour la répartition de ses troupes, qu'il a disposé de la division Lamarque en entier et d'un bataillon de la division Chambarland, quoique ces sept bataillons fussent compris dans le décret du 22, qui ordonne leur licenciement. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien me faire connaître ses intentions à cet égard, de même que sur les autres objets de la lettre du maréchal duc de Reggio qui exigent une décision.

Clarke à Napoléon.

27 janvier.

J'ai l'honneur de transmettre à Votre Majesté, en original, la dépêche que je reçois à l'instant du maréchal duc de Reggio, datée de Berg-op-Zoom, le 24 courant, par laquelle il annonce son arrivée dans cette ville de même que l'entrée du général du Roure à Breda. Votre Majesté remarquera que le général hollandais qui commande à Berg-op-Zoom a refusé de laisser prendre possession de la place, en alléguant les ordres du roi. Le duc de Reggio n'en a pas moins fait toutes ses dispositions pour exécuter les premiers ordres de Votre Majesté; mais il en attend encore avant d'effectuer la prise définitive de possession, et, d'ici à l'époque où il pourra les recevoir, il aura réuni les troupes dont il a besoin pour consommer cette entreprise.

Clarke à Oudinot.

28 janvier.

Monsieur le maréchal. Vous trouverez ci-joint une copie du décret de Sa Majesté l'empereur, daté des Tuileries, le 20 janvier, et que Sa (p. lxxvi) Majesté vient de me faire connaître. L'intention de l'empereur est que vous fassiez une proclamation, pour faire connaître que vous prenez possession militaire des pays situés entre la Meuse et l'Escaut; que les troupes hollandaises, de même que les troupes françaises, ne devront obéir qu'à vos ordres, et que telle est la volonté de l'empereur.

Vous devez parler très haut aux militaires hollandais et savoir ce qu'ils prétendent faire. La mise des places en état de siège annulera, par le fait, la possibilité de tout acte inconsidéré de la part des autorités civiles. L'empereur veut que vous vous empariez des magasins à poudre et des munitions de guerre et de bouche. Votre Excellence annoncera l'arrivée prochaine de 60,000 Français et fera former des magasins pour leur subsistance.

Sans rien écrire à ce sujet, Votre Excellence fera entendre que la sûreté des frontières de France obligera peut-être l'empereur à réunir définitivement à la France la partie de la Hollande située entre la Meuse et l'Escaut, et qu'en attendant, il est de l'intérêt des habitants de bien se comporter.

L'empereur permet, monsieur le maréchal, que je vous confie, sous le secret, qu'en réalité, son intention est de faire prendre d'abord possession militaire des pays en question, et d'en faire prendre après possession civile, ce qui, toutefois, ne pourra avoir lieu avant que vous receviez de nouveaux ordres. Sa Majesté a arrêté irrévocablement dans sa pensée la réunion à la France des pays compris entre la Meuse et l'Escaut; mais, en ce moment, elle veut que vous vous borniez à en prendre la possession militaire entière et absolue.

Vous devez avoir l'œil sur les magasins de marchandises anglaises et de denrées coloniales, afin que la saisie puisse s'en effectuer au premier ordre et à la fois; il faudra marcher contre les rassemblements de contrebandiers hollandais et leur donner des coups de fusil, s'il en est besoin.

Le 7 février, une division française du 4e corps de l'armée d'Allemagne doit arriver à Dusseldorf et doit continuer immédiatement sa route pour être sous vos ordres. Vous devez laisser peu de monde à Anvers et sur la rive gauche de l'Escaut, et, dès que les chaloupes et bateaux canonniers français qui sont dans nos canaux pourront servir, vous les ferez venir et vous vous en servirez. Enfin vous ferez, monsieur le maréchal, des règlements sévères pour tous les objets qui en sont susceptibles. Vous ne parlerez jamais de réunion d'une manière absolue, mais seulement de possession militaire. Vous ferez publier et afficher partout le décret ci-joint.

Un de vos premiers soins sera de mettre garnison dans toutes les places où il doit y en avoir. Vous notifierez aux généraux hollandais que leurs troupes font partie de l'armée de l'empereur, et vous donnerez (p. lxxvii) la plus grande attention à les placer dans des endroits où elles ne puissent pas nuire. Vous veillerez surtout à ce qu'elles ne repassent pas en Hollande, et, au moindre soupçon, vous les ferez désarmer. Vous ferez ces notifications aux maréchaux hollandais, que vous appellerez à votre quartier général.

L'intention de l'empereur est que toutes les gardes nationales de l'armée du Nord et les autres troupes qui en dépendent se dirigent sur votre quartier général. L'empereur m'ordonne de vous réitérer l'ordre de tenir toutes vos troupes réunies, en vous conformant, d'ailleurs, à ce qui vous est prescrit par mes dépêches de ce jour.

Le général Vandamme reçoit l'ordre de se rendre sans délai à Berg-op-Zoom, pour servir sous vos ordres dans l'armée du Brabant.

P.-S.—M. le capitaine Markey, mon aide-de-camp, est chargé de remettre mes dépêches à Votre Altesse.

Palais des Tuileries, 20 janvier 1810.

Décret.

Voulant pourvoir à la sûreté des frontières du nord de notre empire, et mettre à l'abri de tout événement nos chantiers et arsenaux d'Anvers;

Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:

Article 1er.

Il sera formé une armée sous le nom d'Armée de Brabant.

Art. 2.

Tous les pays situés entre la Meuse, l'Escaut et l'Océan formeront le territoire de la dite armée.

Art. 3.

Toutes les troupes françaises et alliées, de terre et de mer, qui se trouvent dans cet arrondissement, feront partie de l'armée de Brabant.

Art. 4.

Les places de guerre situées entre la Meuse et l'Escaut seront mises en état de siège.

Art. 5.

Les commandants militaires et les autorités françaises et hollandaises se conformeront aux présentes dispositions.

Art. 6.

Notre ministre de la guerre est chargé de l'exécution du présent décret.

(p. lxxviii) Napoléon, etc., etc.

Article 1er.

Toutes les marchandises anglaises existant dans les villes et places situées entre la Meuse et l'Escaut sont confisquées.

Art. 2.

Le produit de la vente de ces marchandises sera employé moitié à réparer les dégâts faits à Flessingue, et moitié à indemniser les habitants des pertes qu'ils ont essuyées par le bombardement.

Art. 3.

Toutes les marchandises coloniales seront mises sous séquestre.

Art. 4.

Nos ministres de la police et des finances sont chargés de l'exécution du présent décret.

Clarke à Napoléon.

29 janvier.

Votre Majesté trouvera ci-joint une lettre du maréchal duc de Reggio, du 26 courant, datée de Berg-op-Zoom, par laquelle il rend compte de l'opposition toujours soutenue du gouvernement hollandais, qui a refusé de laisser prendre connaissance des magasins de la place: le duc de Reggio, après avoir fait sortir les troupes qui appartenaient au corps du maréchal Dumonceau, a dû, dès le lendemain, déposséder le gouverneur et s'emparer des magasins.

En attendant que cette opération fût consommée, le maréchal duc de Reggio a fait faire une reconnaissance de la place qui lui a procuré quelques renseignements. 240 bouches à feu se trouvent dans la place, et, en approvisionnements de siège, de quoi nourrir 2,000 hommes pendant six semaines. Du reste, il n'y a ni manutention, ni hôpitaux, ni casernes, ni fournitures, et le duc de Reggio pense qu'il est instant de régler sans délai tout ce qui tient aux administrations, ainsi que d'assurer tous les services de l'armée qui sera en Hollande.

À cette lettre est joint un croquis de la place de Berg-op-Zoom, avec un précis de ce qu'on a pu voir de cette place, les ingénieurs hollandais ayant refusé toute espèce de renseignements.

Clarke à Napoléon.

31 janvier.

J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté une lettre du duc de Reggio, datée de Breda, le 28 janvier. Il rend compte qu'à Berg-op-Zoom comme à Breda, la prise de possession des magasins d'artillerie, du (p. lxxix) génie et des subsistances a eu lieu le 27, comme il l'avait annoncé. Les gouverneurs de ces places ont persisté dans leur opposition jusqu'au dernier moment; ils n'ont cédé qu'à la force. Ils ont ensuite refusé tous deux de remplir aucune fonction et attendent une nouvelle destination de la part de leur souverain.

Le duc de Reggio demande maintenant des instructions positives, relativement aux autorités du pays et aux habitants; le décret que je lui ai envoyé le 28 lèvera les obstacles qu'il craint de rencontrer de leur part.

Le maréchal fait observer que les bataillons de gardes nationales qui font sa principale force sont diminués par la désertion et fort éloignés de l'instruction et de la discipline que la circonstance exigerait. En outre, ils sont presque nus, ce qui contribue à les décourager. Les démarches faites à ce sujet au ministre directeur n'ont pas même obtenu de réponse. Le duc de Reggio insiste avec force sur la nécessité d'apporter un prompt remède à cet état de choses, dont la fâcheuse influence ne saurait échapper à la sagesse de Votre Majesté.

Une autre lettre du même, en date du 26, rend compte de la désertion qui a eu lieu à Namur dans les bataillons de la Meurthe et de la Moselle, dont il a été déjà rendu compte à Votre Majesté. Le maréchal ajoute que le départ pour Lille de la majeure partie des officiers a désorganisé ces bataillons, et qu'on doit peu compter sur eux dans une circonstance difficile.

Clarke à Oudinot.

1er février.

Monsieur le maréchal, j'ai eu l'honneur de faire connaître à Votre Excellence, par une dépêche du 28 janvier, dont le capitaine Markey, mon aide-de-camp, a été porteur, les intentions de l'empereur relativement à la prise de possession des places hollandaises situées entre la Meuse et l'Escaut. Aujourd'hui, je suis chargé par Sa Majesté de vous envoyer l'ordre de prendre possession militaire de toutes les places situées entre le Rhin et l'Escaut. Pour cet effet, il sera nécessaire que Votre Excellence commence par s'assurer des points qui couvrent sa gauche: ce sont les forts de Steenbergen, de Wilehelmstadt, de Klundoert et les villes de Gertruydenberg et Heusden, qu'il faudra faire occuper par des détachements. Bois-le-Duc et le fort de Crèvecœur doivent être pris en même temps, et cette mesure préliminaire étant consommée, l'arrivée prochaine de la division du 4e corps destinée à passer sous vos ordres vous permettra de suivre votre opération par la droite. Cette division, qui sera à Dusseldorf, doit être dirigée de Dusseldorf sur Venloo, (p. lxxx) d'où elle marchera directement sur Grave et de là sur Nimègue, qui doivent être pareillement occupés, de même que le fort de Schenk. Quand vous aurez, par là, votre droite et votre, gauche assurées, vous pourrez continuer votre marche en avant, pour aller occuper, sur votre gauche, la Zeelande ainsi que les îles de Josée et de Worms, ce qui vous conduira à prendre possession de Zérickée, de la Brille, d'Helvoest-Lyns et de Dordrecht. Vous aurez alors, en avant de votre route, le Bommel-Waard et la place de Garcum à occuper, au moyen de quoi votre grand mouvement se trouvera terminé, et vous aurez votre droite au fort de Schenk près du Rhin et votre gauche à l'île de Gorée. Il sera nécessaire de procéder, dans ces différentes places, de la même manière qu'à Breda et à Berg-op-Zoom, en y nommant un commandant militaire français et en renvoyant les troupes hollandaises qui pourraient s'y trouver en garnison dans des endroits où elles ne puissent pas nuire. Il faudra aussi s'emparer des magasins d'artillerie et des subsistances, et déclarer les places en état de siège pour annuler entièrement l'action des autorités civiles. Toutes ces opérations doivent être consommées successivement, mais avec beaucoup d'ensemble et de célérité pour en faciliter l'exécution, et je prie Votre Excellence de vouloir bien m'informer sans délai des mesures que vous aurez prises pour remplir, à cet égard, les intentions de l'empereur.

Le 2 février 1810, en présence des exigences du duc de Reggio exécutant les ordres de l'empereur, un conseiller d'État du roi Louis, le chevalier Elout, adressa au maréchal la lettre ci-dessous:

Breda, 2 février.

Monsieur le duc, chargé d'une mission auprès de Votre Excellence, j'ai appris avec regret que Votre Excellence se trouvait à Anvers. Privé d'un entretien que j'avais désiré vivement, il est toutefois de mon devoir de faire connaître à Votre Excellence l'objet spécial de la mission qui m'a été confiée, et dont j'ai l'honneur de m'acquitter par celle-ci.

Je n'ai pas besoin d'entrer en beaucoup de détails; mais je dois, cependant, prendre la liberté de rappeler à Votre Excellence que, quoique l'on n'a pas cru pouvoir accorder à sa demande d'être mise en possession d'une partie du territoire hollandais, on n'a pas hésité un moment, lorsque Votre Excellence a témoigné le désir d'y mettre les troupes de Sa Majesté l'empereur et roi en cantonnement, à recevoir ces troupes dans les places fortes de Breda et de Berg-op-Zoom, comme celles d'une puissance amie et alliée, ainsi que le dictaient les ordres du roi, mon maître, qui étaient connus d'avance à Votre Excellence et qui doivent être la seule règle de conduite pour tout fonctionnaire hollandais. Le gouvernement hollandais se reposait ainsi, avec toute la confiance (p. lxxxi) possible, sur les assurances données par Votre Excellence, qu'elle désirait d'être admise sur ce point que les places resteraient sous les ordres de leurs gouverneurs respectifs, et que l'administration civile serait intacte.

Il vous sera donc facile, monsieur le maréchal, de sentir la vive douleur qu'a dû éprouver mon gouvernement lorsqu'il a été informé qu'on avait pris possession de la ville et du territoire de Berg-op-Zoom au nom de Sa Majesté l'empereur Napoléon; qu'il avait été exigé des autorités constitutives de se considérer comme sujets de ce monarque; qu'il avait été interdit d'administrer la justice au nom du roi, leur souverain légitime; qu'on avait enfin donné les ordres les plus précis aux receveurs de ne pas disposer des deniers publics sans un ordre du gouvernement français, douleur qui est accrue par ce qui est arrivé à Bréda.

La gloire de bien servir son maître est si naturelle, et tellement inhérente à tout Français, que je croirais manquer à Votre Excellence d'en presser le devoir; que Votre Excellence juge donc si les sentiments de tout homme d'honneur ne doivent pas s'accorder avec ce devoir même! Qu'ainsi, il lui est impossible de se départir de la fidélité qu'il doit à son souverain, et dont ce souverain peut seul le dégager.

Votre Excellence sent profondément (j'en ai la conviction intime) l'état cruel et pénible où se trouvent les bons et fidèles serviteurs du roi, en se voyant pressés de violer leurs serments et de manquer ainsi à leurs devoirs les plus chers et les plus sacrés et se rendre par là méprisables aux yeux de tout homme de bien, sentiment de mépris que partagerait Votre Excellence elle-même qui est trop pénétrée, sans doute, de la noblesse des sentiments d'amour et de fidélité que je viens de professer pour vouloir attribuer les difficultés qu'elle aurait pu avoir rencontrées de la part de ces individus à d'autre cause qu'à ses sentiments.

«Je crois pouvoir ajouter encore avec confiance, que d'après les intentions manifestées par l'empereur lui-même et les ordres les plus positifs du roi, que Votre Excellence a prouvé, par sa conduite antérieure, connaître à fond que l'entrée des troupes françaises sur le territoire hollandais ne peut être considérée que sous un point de vue militaire, mais jamais comme devant signifier la prise de possession au nom de Sa Majesté l'empereur et roi, et qu'encore pour cette raison aucun habitant ne doit ni ne peut se considérer comme sujet de Sa Majesté l'empereur Napoléon, mais que tous sans exception ne désirent respecter que les ordres qui leur seront donnés de la part de Sa Majesté le roi de Hollande dans les formes usitées et légitimes.

«Je dois insister plus spécialement encore sur ce qui regarde l'administration des finances. Votre Excellence doit sentir le grand embarras (p. lxxxii) et la stagnation funeste que doivent faire naître les ordres donnés à ce sujet, ce dont les suites sont incalculables dans ce royaume.

«J'ose donc prier Votre Excellence qu'elle veuille se rendre aux représentations que j'ai l'honneur de lui faire d'après mes instructions et de donner les ordres pour que les conditions posées en principe par Votre Excellence elle-même soient respectées, et qu'il ne soit rien exigé d'un sujet hollandais qui serait contraire à son devoir, mais qu'il lui soit permis d'attendre sur toutes choses les ordres de son roi, et que Votre Excellence veuille faire révoquer le plus tôt possible les ordres donnés aux receveurs généraux, en un mot que tout ordre qui n'émane pas des principes militaires relativement au cantonnement, soit révoqué et mis hors d'effet.

«Je viens d'exposer l'objet de ma mission, Monsieur le duc, et me fondant sur votre caractère personnel autant que sur la haute qualité dont Votre Excellence est investie, j'ose espérer que le gouvernement hollandais ne se sera pas flatté en vain que Votre Excellence se rendrait à une demande juste dans sa nature, intéressante dans ses conséquences et peu faite sans doute pour inspirer les moindres appréhensions.

«Je prie Votre Excellence de m'en donner l'assurance afin que je puisse communiquer à mon gouvernement un résultat qu'il attend avec confiance et qui sera propre à conserver et à augmenter la bonne harmonie entre les individus des deux nations intimement liées.

«J'ai chargé Monsieur Siberg, auditeur du roi, de remettre cette dépêche à Votre Excellence et de me rapporter la réponse qu'elle voudra me faire parvenir. Agréez, Monsieur le duc, l'assurance de ma haute considération.»

Le Ministre de la guerre de Hollande à Oudinot.

Amsterdam, 3 février.

«Monsieur le duc, les ordres que j'ai reçus du roi mon maître et que M. de Byland, son aide de camp, m'a apportés, ont fait cesser en effet l'obligation pénible où j'étais de lutter contre les mesures de Votre Excellence, et maintenant que je me trouve autorisé à vivre en harmonie avec elle, je n'aurai rien de plus à cœur que de faire de mon côté tout ce qui peut tendre à la maintenir.

«Je sens que les troupes françaises qui vont occuper la partie du royaume située entre la Meuse et l'Escaut auront besoin d'y trouver des moyens de subsistance. Ce service est assuré, pour les troupes hollandaises, par l'entrepreneur général des vivres, qui fournit à tous leurs besoins. J'ai proposé à Sa Majesté de le charger aussi de la nourriture (p. lxxxiii) des troupes françaises, et j'attends les ordres qu'elle voudra bien me donner à cet égard. Si, dans l'intervalle, Votre Excellence juge à propos de requérir l'intervention des autorités locales, j'ai l'honneur de la prévenir que cette mesure serait étrangère à mon département et ressortirait entièrement du ministère de l'intérieur.»

De La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 15 février 1810.

«Croyant qu'il peut être agréable à Votre Excellence d'avoir quelques détails sur l'opinion générale et sur la situation des esprits en Hollande, je vais avoir l'honneur de vous faire part de mes observations.

«L'esprit public est généralement bon, c'est-à-dire que la masse de la nation est susceptible de prendre telle direction qu'il plaira à son gouvernement de lui donner. Le Hollandais aime sa patrie et fera de grands sacrifices pour elle. Il prend donc une part très réelle à ce qui intéresse la chose politique et l'honneur national.

«Le grand penchant qui existe pour l'Angleterre ne tient qu'au besoin de commerce et aux ressources avantageuses que l'on retire des relations avec ces insulaires. Mais favorisez le commerce, montrez de l'intérêt pour la Hollande, faites-lui entrevoir une prospérité future et une protection présente, dès lors vous verrez la Hollande devenir Française, car elle ne tient à l'Angleterre ni de cour, ni de goût, mais uniquement d'intérêt, et parce que, n'étant pas heureuse sous la direction française, elle croit que ce qui lui est opposé doit être pour elle un bien. Il existe ici trois opinions plus ou moins opposées les unes aux autres. Celle du commerce et des gens à argent qui n'admettent et qui n'aiment que ce qui leur procure un avantage; celle des propriétaires fonciers, de l'ancienne noblesse et de leurs agents, qui furent attachés à la maison d'Orange, qui en conservent des souvenirs, qui jusqu'à présent penchaient pour l'Angleterre, en éloignant tout ce qui était Français, mais que l'on peut faire revenir à des sentiments plus raisonnables avec de la douceur et avec de la fermeté; enfin, celle des Patriciens et de la masse du public qui suit ordinairement la direction du gouvernement et dont l'on peut facilement disposer en se rendant maître de leurs chefs. Le gouvernement est composé de la seconde classe, d'une partie de la troisième et de quelques individus de la première qui, pour obtenir des avantages personnels, ont quitté la droite ligne du commerce pour devenir courtisans. Cette seconde classe s'était tellement emparée de l'esprit du roi que Sa Majesté croyait en avoir besoin et qu'ils avaient su se rendre indispensables. Ils avaient travaillé (p. lxxxiv) l'esprit public, et soit par séduction, soit par peur ou par désir d'obtenir des emplois, soit enfin par des grâces, des décorations, ils étaient parvenus à rendre la Hollande anti-française. Les honnêtes gens souffraient et même quelques voix ont osé se faire entendre, mais elles ont été étouffées, et l'homme qui voulait se prononcer était si maltraité qu'il ôtait à tous les autres le désir et même la pensée de suivre un exemple qui le ruinait lui et les siens. Enfin, l'opinion publique était altérée; on gémissait en secret des fautes du gouvernement, mais il avait soin de rejeter le mal sur l'empereur. Le roi passait pour une victime de son dévouement à sa nouvelle patrie et pour n'être traité froidement par son auguste frère que parce qu'il défendait la Hollande[157]. Enfin, toutes les apparences étaient contre ce pays-ci, et il fallait se donner la peine d'examiner le mal de bien près et avec soin pour découvrir qu'il était uniquement au gouvernement, ou plutôt à quelques personnes qui avaient dû faire prendre la marche qui favorisait leurs intérêts particuliers. Ces vérités sont connues de tout le monde, elles sont même avouées des agents du gouvernement qui ne nient pas le mal, mais qui prétendent n'en être pas la cause et qui la rejettent sur tel ou tel autre individu.

«L'empereur a donc atteint un premier but bien intéressant qui est celui d'avoir ouvert les yeux à tous les partis; et chacun voit à présent que le mal qui les accable vient de la marche vicieuse du gouvernement. On rend toute la justice qui est due aux intentions du roi; mais ceux mêmes qui ont conseillé Sa Majesté sentent la faute qu'ils ont commise ou plutôt ils en craignent les effets. Mais que Votre Excellence me permette de lui observer combien il serait dangereux de se fier trop vite à un pareil repentir. Sûrement, il ne faut punir personne; mais il faut éloigner des gens trop marquants, qui ne peuvent prêcher sans honte un système opposé à celui qu'ils ont professé publiquement. L'éloignement peut n'être que momentané; mais il est indispensable pour asseoir le gouvernement dans de bons principes et pour lui faire prendre une marche dont il ne doit plus s'écarter. C'est un point très intéressant; mais, je le répète, il faut une certitude de stabilité. Sans cela, il n'y a plus de Hollande et je prie Votre Excellence de vouloir bien en être persuadée. Mais ici nous avons atteint ce point si le roi est bien convaincu de l'indispensable nécessité de suivre une marche invariable; si Sa Majesté s'entoure de gens de talent et de conduite, qu'elle daigne accueillir avec sa bonté ordinaire toutes les opinions, mais en laissant le temps à ceux qui ont professé l'ancienne doctrine de se reconnaître et d'ouvrir les yeux. Enfin si, à son retour, le roi se prononce (p. lxxxv) comme celui de Westphalie paraît l'avoir fait; si l'empereur est sûr que Sa Majesté réunira à une pensée ferme un plan de conduite fixe; si enfin le système de la France est suivi, et qu'en Hollande le plus grand malheur et le plus grand désavantage ne soit plus d'être français, alors ce pays peut se rétablir. L'esprit public qui est bon et qui n'a été gâté que par quelques individus se remettra. Le commerce et les capitalistes, voyant qu'ils ne sont plus maltraités, mais que l'on assimile les premiers aux négociants français, tandis que l'on protège les seconds dans leurs rapports avec les cours étrangères, verront leurs intérêts se rapprocher de S. M. impériale et royale et la béniront. La noblesse bien traitée, favorisée de quelques ordres et titres, employée selon les preuves qu'elle donnera de son zèle et de son attachement à la nouvelle direction, se verra forcée, pour obtenir des avantages de la cour, de prêcher la seule doctrine qui y sera admise. Enfin, les Patriciens, amis de leur pays, qui ne désirent que son bien, et qui sont à présent malheureux, se rallieront facilement au gouvernement quand ils verront une certitude de stabilité, et ils attireront après eux la masse du public qui sent son mal et qui a besoin de le voir finir. Mais que Votre Excellence ne se dissimule pas à quel point ce mal est porté. Chacun gémit et se plaint. Le commerce est au moment d'éprouver des pertes considérables. Les propriétaires qui ont tous des rentes sur l'État sont ruinés par la chute des effets publics. La saisie des marchandises a jeté l'alarme dans la seconde et la troisième classe du peuple. Tout ce qui tient à la cour et au gouvernement craint pour son existence personnelle. Enfin, les auteurs du mal s'enveloppent de la misère publique. Ils ne parlent que de la nation en général, que de son affreuse position, et ils se sauvent sous le nom de la Hollande, tandis qu'eux seuls sont auteurs du mal dont tout le monde est puni. Je ne voudrais pas, Monsieur le duc, que Votre Excellence crût qu'il entre aucune personnalité dans ce que j'ai l'honneur de lui mander. Ce ne serait même pas mon opinion de faire une réaction. Je la croirais nuisible, et la Hollande a besoin d'être tenue, mais en même temps d'être menée doucement et sans secousse. Toute inquiétude trop forte lui ôte la confiance et nuit au bien général; mais il faut lui inspirer cette confiance, la bien convaincre que ce qui sera établi durera, que les lois qu'on lui donnera seront stables et que son gouvernement ne variera plus. Enfin, il faut, pour la lui inspirer, commencer par lui en faire sentir la possibilité; et jamais avec les mêmes agents on ne croira à une pareille marche. On regardera toute condescendance comme une feinte, et l'on sera sûr d'être en butte à de nouveaux tiraillements si nuisibles à l'intérêt général. Je le répète donc, la difficulté n'est pas d'obtenir tout ce que l'empereur voudra, et même de voir tout le monde (p. lxxxvi) l'adopter avec empressement, mais le but à atteindre est de s'assurer que cela durera et que l'esprit du gouvernement est changé, car sans cela la confiance ne se rétablira pas, et alors les finances, objet si essentiel et question si délicate à traiter, ne pourront être réglées de manière à sauver la Hollande d'une banqueroute complète. Je regarde donc que l'esprit est bon, qu'il est prêt à tout, que le ministère même verra son éloignement sans peine, croyant la chose nécessaire, et que l'empereur gagnera tous les cours et attirera la Hollande à lui, si, en la traitant comme la France, il oblige son gouvernement à devenir et à rester français.

«Quant à l'opinion des individus qui composent le gouvernement, elle est dans ce moment-ci toute française en apparence. Tout le monde avoue qu'il n'y a pas un autre système à suivre. Tout le monde a peur et est devenu souple. On ne prononce plus le nom de l'empereur qu'avec respect, et chacun craint son juge; mais cet esprit du gouvernement est l'effet du moment. C'est le même individu qui tient publiquement un langage raisonnable et qui, comme homme public, professe cette religion, parle tout différemment quand, revenu dans les cercles particuliers, dans sa famille ou chez ses amis, il peut émettre sa véritable opinion. Le ministère est composé de Messieurs Roëll, Mollerus, Van der Heim, Cambier, Hugenpoth, Van Capellen, Krayenkoff et Apellius. Le premier, Votre Excellence le connaît; elle peut le juger; mais cependant je dois lui observer qu'il est haineux et vindicatif, qu'il a toujours tourné en dérision tout ce qui était français, et que, sans avoir une mauvaise opinion prononcée, il est un de ceux qui ont nui à un changement de système. Le second est fin, adroit, instruit. Il a toujours été attaché à l'Angleterre, où ses enfants étaient encore employés il y a peu de temps. Il se met rarement en avant, mais il fait mouvoir d'autres personnes et d'autres ministres, notamment M. Roëll. Sa conversation est à présent dans une bonne direction. Il regrette, je crois, d'avoir peut-être contribué à la perte de son pays. C'est un chef à caresser, à bien traiter, mais à éloigner du timon des affaires, parce que tout le monde le regarde comme une des personnes qui a le plus dirigé le roi en sachant adroitement obtenir la confiance de Sa Majesté et en faire un mauvais usage. M. Van der Heim, officiellement, paraît être Français; mais c'est un homme réservé, ne manquant pas de moyens, n'énonçant jamais une opinion et sachant obtenir par des voies indirectes ce qu'il n'oserait pas demander d'une manière positive. Il fait tout en dessous et l'on ne peut s'y fier. Son ministère est celui où il règne le plus mauvais esprit, et je crois qu'il en est cause. Cependant on pourrait tirer parti de ses talents. Il se rallierait à un gouvernement dont il se verrait forcé de suivre la (p. lxxxvii) marche. Monsieur Cambier est un honnête homme, attaché à son pays, loyal dans son système modéré, sur qui l'on pourrait compter s'il avait pris un engagement. Il n'est pas Français de goût, parce qu'il est malheureux de la crise où se trouve sa patrie, et qu'en convenant des torts que l'on a eus, il trouve la punition forte, et, si j'ose le dire, il se plaint qu'une nation tout entière souffre d'une mauvaise direction à laquelle elle ne pouvait rien. Je connais peu M. Cambier, mais je le regarde comme un homme estimable et bon à employer.

«M. Hugenpoth, ministre de la police, est un jeune homme qui était petit avocat à Arnheim, sortant de finir de bonnes études. Il n'est donc rien en politique et étonné d'occuper un poste auquel il aurait pu peut-être convenir plus tard, mais qui dans ce moment-ci est au-dessus de ses moyens. Le ministre de l'intérieur, Van Capellen, était préfet de l'Ost-Frize, et, en cette qualité, a protégé ouvertement la fraude, la contrebande. Les plaintes devinrent si fortes qu'il fut rappelé et nommé successivement aux places de conseiller d'État et de ministre. Il est allié à de bonnes familles. Il a des opinions peu prononcées, mais mauvaises. C'est au reste un jeune homme qui est conduit et qui suit l'impulsion du reste du gouvernement. M. le général Krayenkoff est un topographe instruit et voilà tout. Il paraît certain qu'il a été choisi par le roi, faute d'autres personnes qui professent la même opinion et qui fussent propres à être ministre de la guerre. Enfin M. Appelius, qui était secrétaire du cabinet, est bon financier sans avoir peut-être les qualités nécessaires pour être ministre; c'est un homme à employer; il avait une opinion très prononcée contre la France; mais je dois dire que dans plusieurs circonstances il s'est bien conduit et notamment dans l'affaire de l'emprunt de Prusse.

«Par les détails que je viens d'avoir l'honneur de donner à Votre Excellence, elle voit que le ministère est faible, et que deux ou trois hommes mènent le gouvernement. Quant au conseil d'État, il est composé de gens instruits et propres à remplir les places qu'ils occupent. Ils sont décidés presque généralement à suivre une bonne ligne, et, à quelques individus près, on peut y compter. Le Corps législatif, composé de propriétaires et de nobles, est absolument de l'opinion du gouvernement et du roi dont il attend honneur et faveur. Ainsi, il sera ce que Sa Majesté voudra. Quant à la cour, qui contribue beaucoup à établir l'opinion des sociétés, elle est généralement dans le plus mauvais esprit. C'est des antichambres du roi que partaient les propos les plus ridicules contre la famille de leur souverain. C'était la mode de critiquer l'empereur et son gouvernement, de répandre les plus mauvaises nouvelles et de s'en réjouir, de tourmenter tous les Français sans exception: et encore depuis le départ du roi, le même esprit a régné et il perce dans toutes les occasions, mais cette classe de la société a (p. lxxxviii) cru plaire. Elle a tenu cette conduite par ton et d'un seul mot, elle changera si elle est sûre de flatter en prenant un autre système.

«Votre Excellence voit donc que l'on peut réparer facilement tout le mal, que l'on peut faire marcher le gouvernement et rétablir les finances, parce que le Hollandais viendra volontairement au secours de son gouvernement quand il reprendra confiance. Elle voit que l'opposition tient à l'ancienne marche, qu'il n'existe pas de résistance, que l'éloignement que l'on manifeste contre la France tient au malaise où l'on se trouve, enfin que la Hollande est dans la main de l'empereur et que Sa Majesté Impériale et Royale peut en faire ce qu'elle voudra et même s'attirer l'affection d'un peuple qui attend tout de sa justice et de sa bonté.

«Avant-hier, plusieurs courriers de Paris ont ranimé la confiance. On a répandu que le roi s'était promené avec l'empereur, que tout était arrangé, que la Hollande restait indépendante et que le roi arriverait incessamment. Les fonds ont monté en deux heures de 20 à 50 p. 100; hier ils sont retombés presque au point où ils étaient avant cette hausse subite. On est cependant inquiet de ce qui se passe dans le Brabant où l'on se plaint de nos troupes, surtout à Dorp, où l'on accuse le général français d'une sévérité qui indispose, et contre lequel on m'a porté des plaintes dont je n'ai pas voulu me charger. Ce qui console un peu le commerce, c'est la quantité d'argent qui arrive d'Angleterre. C'est, je crois, une des guerres les plus avantageuses que nous puissions faire, et je serais d'avis de fermer les yeux sur l'entrée des bâtiments qui ne rapportent que des guinées de Londres.»

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 28 février 1810.

«Lorsque j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre Excellence, dans mes derniers rapports, que l'on travaillait l'esprit public, que l'on cherchait à gagner les troupes, que l'on discutait dans le conseil des ministres les projets les plus absurdes; quand enfin je me plaignais des membres du gouvernement et surtout du ministre de la guerre, j'avais déjà de forts indices du projet insensé qui avait été arrêté de défendre Amsterdam contre les troupes de l'empereur. Je ne pouvais cependant avancer un fait aussi extravagant avant d'avoir acquis la certitude que ce n'était ni la peur ni l'esprit de parti qui faisaient circuler ces bruits, mais qu'ils étaient réellement fondés. Je cherchai donc à acquérir des preuves, et, occupé depuis trois semaines de cet objet, ce n'est qu'hier que j'ai obtenu le dernier renseignement qui m'était nécessaire. Tous les ministres sont liés par serment de ne rien dire de ce qui se passe (p. lxxxix) dans les conférences. Les ministères sont composés de gens discrets et qui craignent de perdre leur emploi; enfin, je n'ai aucun des moyens d'argent qui m'eussent été si utiles pour lutter contre des gens si mal intentionnés, et je ne pouvais me fier aux propos d'un public qui adopte sans discernement tout ce qui flatte ou tout ce qui est opposé à son désir ou à son intérêt. Je me contentais donc de garder le plus grand secret sur mes premiers renseignements, de rire d'une pareille folie sans avoir l'air de là croire possible, de voir peu les ministres, de ne pas leur parler d'affaires, mais de faire suivre leurs moindres démarches et d'avoir un compte exact des propos qu'ils tenaient. J'appris successivement les discussions qui eurent lieu, les marchés faits par les ministères de la guerre et de la marine, la raison qui avait déterminé l'arrivée des troupes dans la capitale; enfin, je m'assurai que l'on travaillait la nuit aux fortifications des lignes et ouvrages avancés, qu'avant-hier on avait encore fait venir de l'artillerie et des munitions et qu'une grande quantité d'ouvriers avaient été enrôlés. Alors, sûr de mon fait, je fis demander une conférence à M. Mollerus, et, après lui avoir énuméré tous les ordres qui avaient été donnés et lui avoir montré que j'étais au fait de tout, je lui remis la lettre dont j'ai l'honneur d'envoyer copie à Votre Excellence.

«Le ministre fut visiblement déconcerté. Je lui parlai avec force, je lui reprochai une conduite aussi monstrueuse, tant par son inconséquence que par ses résultats; enfin je lui signifiai la responsabilité du conseil des ministres et de tous ses membres, si tous les préparatifs n'étaient pas sur le champ détruits et annulés. Je finis par obliger M. Mollerus à me dire la vérité, et il m'avoua tout ce que j'avançais en me disant qu'il ne pouvait pas me répondre sans avoir assemblé ses collègues et pris leur avis. Son embarras et son inquiétude prouvaient assez combien la position où il se trouvait lui paraissait pénible. Il ne me cacha donc rien; mais, dans ses réponses, il chercha à me faire entendre que le conseil n'agissait que par des ordres supérieurs. Je repoussai une pareille idée et je lui dis même que quand il me montrerait l'ordre du roi, je croirais encore que l'on a surpris et imité la signature de Sa Majesté; que la chose n'était pas possible et que je ne regardais cette défense de leur conduite que comme un moyen de sortir d'embarras. Alors le ministre, voyant que je le prenais sur ce ton, m'assura que ce n'était pas cela qu'il voulait dire et se tira de cette conférence en m'assurant qu'il allait assembler ses collègues et qu'il me donnerait ce matin la réponse à la lettre que je venais de lui remettre. J'aurai donc l'honneur de la joindre à cette dépêche.

«Je viens d'envoyer M. de Caraman porter la lettre ci-jointe à M. le duc de Reggio, et j'expédie à Paris M. Hamelin qui aura l'honneur de vous remettre ce paquet. Je le recommande ainsi que M. de Caraman (p. xc) aux bontés de l'empereur pour les places d'auditeurs que j'ai sollicitées pour eux et auxquelles ils ont quelques droits pour les services qu'ils ont déjà rendus.

«Au reste, la plus grande tranquillité règne ici. On ne se doute pas du projet de défense. Quand j'aurai la réponse des ministres, je ferai circuler adroitement quelques bruits qui paralyseront les projets du ministère. Mais il serait intéressant qu'au moins provisoirement nous eussions un ou deux hommes sûrs qui pussent combattre le mauvais esprit et qui me missent au courant de ce qui se passe. Le Moniteur du 22 a été donné dans toutes les mains. Il a jeté l'alarme, et le premier jour les fonds publics ont baissé, mais 24 heures après on s'est rassuré, et les papiers de l'État que je regarde comme le thermomètre de l'opinion publique sont maintenant plus hauts qu'ils n'étaient avant cette crise.

«Depuis que j'ai commencé cette dépêche, j'ai reçu encore une foule de renseignements. On parle déjà du projet extravagant du ministre de la guerre. J'attends la réponse du Conseil pour arrêter la conduite que j'aurai à tenir. Peut-être si les choses vont trop loin et si les préparatifs ne cessent pas malgré la promesse que l'on doit m'en donner, peut-être, dis-je, sera-t-on obligé d'ôter au général Krayenkoff tout moyen d'exécuter son indigne projet. Il n'est pas douteux que l'on fabrique des cartouches de calibres, que toute la nuit des caissons ont passé dans la ville. Mais les honnêtes gens commencent à prendre une couleur et j'espère arrêter le mal. Votre Excellence peut être bien sûre que je ne me laisserai pas intimider. Rien ne peut me coûter, quand il s'agit de bien remplir le poste qui m'est confié par l'empereur.

«J'attends le bourgmestre et le commandant supérieur de la garde nationale. Je vais les engager à s'assurer de l'esprit public et à maintenir les mauvais sujets. Je voudrais qu'une députation partît pour Paris, chargée de prévenir le roi de l'abus qu'on fait de sa confiance et du crime que l'on commet en se servant de son nom pour agir d'une manière aussi coupable.

«Je viens de voir le bourgmestre d'Amsterdam. Il m'a dit ne rien savoir officiellement du projet de défense; mais il m'a assuré avoir fait de nombreuses réclamations contre la quantité de poudre qui entre dans la ville et contre le nombre de troupes que l'on y réunissait. Il porte la garnison à 3,200 hommes, dont une partie logée chez les bourgeois. Le commandant supérieur de la garde nationale ainsi que le bourgmestre m'ont assuré de leur dévouement à leur pays et se sont engagés à calmer les esprits et à prévenir le mal.

«Voici la réponse du ministère hollandais dont vous trouverez, Monsieur le duc, une copie cotée no 3. Ils déclarent leur projet de (p. xci) défense, mais s'engagent à suspendre tous les travaux. Je surveillerai avec soin la conduite des ministres et j'aurai l'honneur de vous faire connaître la suite de cette affaire. Je vais redoubler d'activité et crois pouvoir vous répondre de rendre inutiles les projets de ces malveillants.»

De la Rochefoucauld au duc de Cadore.

Amsterdam, 1er mars 1810.

«Les travaux paraissent suspendus et les ordres ont été donnés d'arrêter ceux qui allaient commencer; on avait fait abattre la nuit des arbres qui gênaient la défense; les cartouches se fabriquaient dans l'intérieur du palais, et il était temps d'arrêter les excès où l'on paraissait vouloir se porter. Le principal instrument que l'on a employé est le ministre de la guerre qui prétendait se faire un nom en défendant la ville et en prenant l'Angleterre pour retraite. Ses deux collègues les ministres des finances et de la police appuyaient ses opinions exagérées. Il y eut dans le Conseil plusieurs scènes scandaleuses où le général Krayenkoff déclara avoir des ordres supérieurs et ne vouloir rien discuter avec les autres ministres. Il s'absenta même pendant plusieurs jours du Conseil. M. Tovent (dont j'ai oublié de parler à Votre Excellence dans mon numéro 120) soutint fortement son opinion contre celle du ministre de la guerre; il fut appuyé par M. Mollerus. Quant au ministre de la marine, il déclara ne vouloir rien faire sans un ordre écrit de ses collègues. Le ministre de la police proposa de m'inviter à sortir d'Amsterdam, mais cette sotte motion fut étouffée. Enfin, on me fit parvenir des avis qui devaient, d'après ces Messieurs, m'effrayer et me faire partir. On parla dans le public de venir casser mes vitres et mille sottises de ce genre. Je n'y ai pas pris garde; je ne changeai pas de marche ni de conduite, et maintenant ces bruits sont presque apaisés. Je dois dire à Votre Excellence que j'ai été fort content de toutes les personnes que j'ai avec moi. J'ai trouvé du zèle, du dévouement pour le service de l'empereur et de l'attachement pour moi. Je désirerais que Votre Excellence voulût bien saisir une occasion favorable de parler à l'empereur de M. Serrurier qu'une place de maître des requêtes rendrait heureux, si un avancement dans la carrière diplomatique n'était pas possible. Le consul général a mis une activité au-dessus de son âge; enfin tous les Français qui sont ici se sont bien conduits. J'ai trouvé aussi dans les négociants et les capitalistes une masse de bonne volonté à laquelle je ne m'attendais pas. Des personnes du gouvernement que je ne puis nommer en ce moment se sont bien montrées. Enfin j'ai été content de l'ensemble d'Amsterdam et de la (p. xcii) Hollande, et j'ai acquis la certitude que le mal ne tient qu'à quelques individus et qu'en établissant ici un gouvernement sage et ferme, l'empereur sera promptement convaincu des ressources que Sa Majesté Impériale et Royale peut tirer de ce pays.»

Clarke au Roi de Hollande.

Paris, 28 avril.

«Sire, S. M. Impériale m'a renvoyé la lettre que Votre Majesté lui a adressée relativement à l'exécution du traité, et m'a chargé d'avoir l'honneur de répondre aux différentes observations qu'elle contient.

«L'empereur m'a fait connaître ses intentions d'une manière qui ne peut laisser aucune incertitude. L'intention de Sa Majesté est que toutes les conditions du traité soient ponctuellement exécutées, et d'après cela, Votre Majesté jugera elle-même que plusieurs de ses demandes ne pourront être admises.—Les embouchures des rivières devant être occupées par les troupes, il en résulte nécessairement qu'elles peuvent être cantonnées dans les villes de l'intérieur, à portée des ports, puisque ceux-ci seraient insuffisants pour loger le nombre de troupes mentionnées et qu'elles deviendraient beaucoup plus à charge au pays et à ces ports même s'il fallait les réunir dans un petit nombre d'endroits. Cette mesure tend donc au soulagement des habitants comme à celui des troupes. Elle ne paraît ne devoir contrarier en rien les vues de Votre Majesté. Quant au nombre de troupes hollandaises à employer à la garde des ports de la Hollande, il est hors de doute que celles qui sont en Espagne ne sauraient y être comprises sans changer tout à fait l'une des stipulations du traité; mais ces troupes n'en serviront pas moins à assurer l'exécution des lois et la police intérieure, but pour lequel elles ont été principalement créées. Les fonctions dont elles sont chargées, en exécution du traité, ne peuvent préjudicier à leur utilité pour l'intérieur du pays.

«Quant à ce qui est relatif au quartier général du corps d'observation de la Hollande, l'empereur permet que la désignation en soit faite d'accord avec Votre Majesté, et, pourvu qu'il soit placé dans un point central, c'est tout ce que le bien du service exige. Ainsi l'on n'insistera nullement pour qu'il soit établi dans l'un des deux lieux de la résidence de Votre Majesté, et le duc de Reggio a reçu à cet égard les instructions nécessaires. Il s'entendra facilement pour cela avec le ministre de la guerre de Votre Majesté.»

Cadore à La Rochefoucauld.

Paris, 7 mai 1810.

«Monsieur l'ambassadeur, j'ai mis sous les yeux de l'empereur la (p. xciii) dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27 avril et dont M. de Caraman était porteur. Sa Majesté, d'autant plus sensible aux désagréments de votre position qu'ils paraissent être une suite de votre zèle même pour son service, a voulu les faire cesser en vous accordant le congé que vous avez vous-même désiré. Vous pouvez donc profiter de ce congé aussitôt que vous aurez fait les arrangements que vos intérêts particuliers peuvent nécessiter; car je dois vous prévenir que l'intention de S. M. est de ne point vous faire retourner en Hollande et de ne point vous y donner de successeur. Mais cela ne doit y être connu qu'après votre retour à Paris. M. Serrurier restera comme chargé d'affaires, et vous voudrez bien le présenter en cette qualité.»

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 16 avril 1810.

«Par la dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 6 de ce mois, elle m'invite à lui rendre compte de l'effet que le traité du 16 du mois dernier a produit ici. Tout le monde, M. le duc, en a été attéré. Chacun reconnaît l'impossibilité de son exécution et l'on regarde que l'on a voulu terminer la crise pénible où l'on se trouvait sans calculer la suite des événements; enfin, les bons Hollandais sont découragés, les faibles se taisent et les intrigants se soutiennent. On avait répandu très imprudemment que le traité était effectivement fort désavantageux à la Hollande, mais qu'il existait des articles secrets qui atténuaient en grande partie ceux rendus publics et que le roi apportait ces heureux changements ainsi que l'indemnité accordée par l'empereur. Cette espérance trompeuse a contribué puissamment à empêcher tout l'effet que l'on pouvait espérer du retour du roi. Sa Majesté a été reçue sans aucune preuve de satisfaction de la part d'aucune classe des habitants de sa résidence, et le même souverain que l'on aurait regardé, il y a deux mois, comme le sauveur de la patrie, a maintenant perdu cette popularité qui lui serait si nécessaire. La confiance, au lieu de renaître, s'éloigne du gouvernement. Les fonds publics ont baissé de 15 p. 100, et le change sur l'Angleterre a éprouvé une hausse qui effraie les gens sensés. On croit généralement que l'État présent est un provisoire, et, comme j'ai eu souvent l'honneur de l'observer à Votre Excellence, dès que l'on ne voit pas de salut, le découragement augmente le mal et le gouvernement se trouve paralysé. Je crois juger avec la plus grande impartialité; je fais tous mes efforts pour oublier deux ans de désagréments et de dégoûts, mais je ne vois rien de changé. Je n'aperçois point la moindre petite chose qui dénote un retour sincère à une autre marche. Les mêmes hommes entourent le (p. xciv) roi, et c'est avec eux et par eux que Sa Majesté emploie tous ses moments et tous ses moyens à chercher le bien de son peuple. Je ne doute pas que l'envie de plaire à l'empereur ne soit sincère; je veux même bien croire que la nécessité est sentie; mais ce n'est pas assez, il faut réorganiser pour rendre cette Hollande utile à la France ou, sans cela, elle est nuisible. Un traité n'est rien s'il n'est pas exécuté, et, pour se mettre dans le cas de remplir ses engagements, il faut que le gouvernement puisse marcher. Peut-être mes moyens sont-ils mauvais; mais je les abandonnerais sans regret si je voyais qu'ils fussent remplacés par d'autres plus efficaces; mais si l'ancienne routine recommence, tout est fini, et ce pays malheureux ne peut plus supporter une nouvelle crise. Je connais trop la Hollande pour n'être pas sûr que les agents qui ont négocié ou signé le traité savaient très bien que leur patrie ne pouvait pas remplir les engagements qu'ils contractaient.»

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 21 avril 1810.

«Votre Excellence aurait de la peine à se faire une idée de la manière dont les opinions changent en Hollande, depuis que l'on voit ce qui se passe; chacun est intimidé du présent et effrayé de l'avenir; et les mêmes hommes qui ne voulaient pas entendre parler de réunion en parlent aujourd'hui comme d'une chose désirable. Je suis étonné moi-même de tout ce que l'on vient de me dire, et, lorsque j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Excellence que le dégoût et le découragement s'empareraient promptement des Hollandais si dans les premiers moments ils n'entrevoyaient pas un but tranquillisant, je n'ai fait que lui prédire une vérité qui se vérifie tous les jours. Les honnêtes gens sans fortune se taisent, font leur devoir sans âme et sans zèle; ceux qui ont une existence indépendante du gouvernement se retirent ou cherchent à obtenir leur démission, et l'on se dit tout bas que cette réunion, si effrayante il y a quatre mois, peut seule sauver les débris de ce pays. J'ai eu l'honneur de vous prévenir, Monsieur le duc, qu'un associé de la maison Hope était parti pour l'Angleterre avec toute sa famille. Hier j'ai signé les passeports de la famille Hope, dont le père est déjà à Londres, et qui, sous prétexte d'aller en Suisse, est assurée vouloir le rejoindre. Enfin, M. Labouchère, troisième associé de cette maison, dont la femme et les enfants sont chez nos ennemis, s'y rendra sûrement incessamment. Beaucoup d'argent passe en Angleterre, l'on cache le reste.»

(p. xcv)

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 27 avril 1810.

«J'envoie M. de Caraman à Paris. Je le charge de remettre cette dépêche à Votre Excellence et de rester à sa disposition aussi longtemps, Monsieur le duc, que vous le jugerez convenable. J'ai donc l'honneur de prier Votre Excellence de lui donner ses ordres.

«M. de Caraman est chargé de prévenir sa famille que le roi vient de refuser à son frère, capitaine d'artillerie au service de la Hollande (qui se trouve à Paris par congé uniquement pour épouser sa cousine), la permission de conclure ce mariage. Sa Majesté avait cependant eu à Paris la bonté de le permettre, et ce n'était que d'après cette assurance verbale que les choses avaient été aussi loin. Maintenant ce jeune homme se trouve obligé, ou de perdre son emploi, ou de renoncer à une alliance aussi convenable qu'avantageuse. Je ne cacherai pas à Votre Excellence que la peine que j'en éprouve se trouve doublée par la persuasion où je suis que les soins que j'ai toujours pris de M. de Caraman contribuent à lui procurer ce désagrément.

«Ma position empire puisqu'elle se prolonge. Je n'ai pas encore vu le roi ni la reine à qui cependant j'ai eu l'honneur d'écrire et qui sûrement n'a pu me recevoir. Tout le corps diplomatique dit hautement qu'il n'est pas admis chez le roi à cause de moi. Depuis le retour du roi, aucun ministre, sans en excepter M. Roëll, n'est venu chez moi et aucune personne attachée à la cour n'a osé s'y présenter. Chacun assure qu'il serait disgracié s'il me voyait et l'on me fuit pour ne pas en courir le risque. On répand à plaisir que tout le mal de la Hollande vient de moi et l'on cherche à rejeter sur mes rapports la position de ce pays, mais l'on commence à voir trop clair pour que je craigne cette accusation. Je puis même dire que je suis estimé ici et que l'on rend justice à ma modération. Enfin, Monsieur le duc, tout le monde sait que je n'ai pas été reçu chez LL. MM. Je suis l'objet de toutes les conversations et l'on en tire la triste conséquence que l'empereur est mal avec le roi. Je puis cependant affirmer que je n'ai pas eu un tort, que j'ai une patience qui ne tient qu'à mon profond respect pour l'empereur et au sentiment de mon devoir; enfin je n'ai rien fait pour mériter cet étrange traitement; mais que Votre Excellence ne pense pas que je ne puisse supporter ces dégoûts; j'ai un caractère trop prononcé pour rien craindre tant que j'ai les bontés de l'empereur; je suis donc prêt à tout et j'exécuterai dans tous les temps et dans toutes les positions ce que Sa Majesté l'empereur et roi m'ordonnera.

«J'ai reçu ce matin la dépêche chiffrée de Votre Excellence relativement (p. xcvi) à l'emprunt de Prusse; j'entends parfaitement le point que je ne dois point dépasser, mais je voudrais que Votre Excellence voulût bien me mander si je puis écrire soit au ministre de Prusse, soit à la maison de commerce, que je suis autorisé à déclarer que l'empereur approuvera l'emprunt, etc., etc., et aller jusqu'à dire que Sa Majesté l'empereur et roi, dans aucun cas, ne priverait les bailleurs de fonds de leurs hypothèques. On a ici la plus grande confiance dans l'empereur, et, pour verser des fonds, on n'attend qu'une déclaration de ce genre que je pourrais, je crois, tourner de manière à rassurer sans engager ma cour. Si Votre Excellence veut m'honorer d'une prompte réponse, je terminerai cet objet, car le temps presse et je craindrais que cette affaire ne réussît pas si elle traîne encore quinze jours. La reine a reçu le 24 les différents corps de l'État. Depuis ce temps, Sa Majesté a de la fièvre et n'avait vu presque personne. Au reste, tout se passe au palais de la manière la plus convenable. Ce matin, M. le chevalier de Téran, ministre d'Espagne, a remis au roi ses lettres de créance.

«Le général Desaix est arrivé à la Haye avec une partie de sa division.

«On m'assure que l'amiral de Winter, un des hommes les mieux pensants et que l'on aurait pu employer avec le plus de succès pour l'armement de la marine, va partir pour l'Espagne.

«Le général Vichery, le seul Français qui soit encore à la cour, vient de perdre le gouvernement de la cour.

«Les fonds baissent et sont à 23 ½.»

Werhuell à Cadore.

Paris, 7 mai 1810.

«Votre Excellence sait à combien de plaintes amères la conduite que tiennent les corsaires français dans les ports de la Hollande a donné lieu depuis quelque temps.

«Le roi, mon maître, ne pouvait certainement fournir une preuve plus convaincante de son intérêt qu'en donnant à ces corsaires asile et protection, et en déférant, comme il l'a fait, à la seule décision de son très illustre frère le jugement de toutes les difficultés qui, en cas de doute, naîtraient au sujet de la validité des prises faites par ces corsaires sur les côtes de la Hollande.

«Mais si le roi a donné dans cette occasion une nouvelle preuve de sa déférence pour son très illustre frère, il se tient aussi persuadé que Sa Majesté Impériale et Royale ne permettra pas que ces corsaires outrepassent les bornes du respect qu'ils doivent au souverain chez lequel ils reçoivent asile et protection, en commettant des faits (p. xcvii) aussi révoltants que ceux que je suis chargé de dénoncer à Votre Excellence.

«J'ai déjà eu l'honneur de vous observer dans une note antérieure que ce n'est point en haute mer que ces corsaires s'emparent des bâtiments qu'ils conduisent dans les ports de la Hollande, mais que c'est à l'entrée des mêmes ports, dans les passes de nos rivières, et quand, pour la plupart du temps, ils ont déjà les pilotes à leur bord. Ils ont aujourd'hui inventé un nouveau moyen de prendre ces navires sans aucun risque; ils établissent les canots de leurs bâtiments le long des côtes pour mettre en mer quand un navire marchand approche de nos ports, dont alors ils s'emparent et le font échouer. Cette manœuvre ne peut manquer d'attirer une plus grande attention de l'ennemi sur nos côtes, et, si cela continue, nos pauvres pêcheurs et les villages qui avoisinent la mer en éprouveront les suites les plus fâcheuses.

«D'autres se placent à l'embouchure de nos rivières comme vaisseaux de garde et se permettent de visiter tous les navires qui entrent. Ce ne sont donc plus des gens qui remplissent le but de la course, mais qui exercent pour ainsi dire une police des côtes et des postes, fonctions qui ne sont dans aucun cas de leur compétence et ne peuvent certainement l'être aujourd'hui où les employés de Sa Majesté Impériale et Royale concourent avec ceux du roi mon maître à surveiller les mesures de blocus et l'exécution des lois prohibitives. Ce qui ajoute à l'inconvenance de la conduite de ces corsaires, ce sont les violences répréhensibles qui, très souvent, accompagnent la visite des bâtiments. C'est ainsi que tout récemment deux de ces corsaires qui s'étaient mis en station tout près de la Brielle, ayant visité un navire qui entrait et n'ayant rien trouvé à son bord qui pût donner lieu à la confiscation, ont extorqué au capitaine tout son numéraire, au point qu'étant venu au bureau de la douane, il ne put acquitter les droits ordinaires d'entrée, quoique très modiques.

«Le roi mon maître croirait faire tort aux principes justes, généreux et bienveillants de son très illustre frère s'il admettait les moindres doutes sur l'attente que S. M. Impériale mettra à réprimer des excès qui ne peuvent jamais avoir son approbation. Je prie Votre Excellence de mettre cet exposé sous les yeux de Sa Majesté et de contribuer par ses bons offices à obtenir qu'il soit prescrit à ces corsaires une manière de se conduire plus analogue à leur mission et plus compatible avec ce qu'ils doivent à un souverain qui leur accorde asile et protection.»

Le Major général au Ministre de la guerre.

Middelburg, 12 mai 1810.

«L'empereur, Monsieur le duc, expédiant un officier en Hollande, (p. xcviii) m'a ordonné d'adresser moi-même, directement pour plus de célérité, des instructions à M. le maréchal duc de Reggio. Je prie Votre Excellence de prendre connaissance de ces instructions dont je joins ici copie.»

Instructions données à Monsieur le Maréchal duc de Reggio.

Middelburg, 12 mai 1810.

«L'empereur m'ordonne, Monsieur le duc, de vous faire connaître que vous ne devez rendre aucun compte de ses troupes à S. M. le roi de Hollande ni au ministère hollandais; que les corsaires doivent vous faire des rapports de tout ce qui vient à leur connaissance; que les marchandises anglaises doivent être poursuivies et saisies partout, même dans les rades; enfin, que Sa Majesté ne veut souffrir aucun commerce de la Hollande avec l'Angleterre. L'intention de Sa Majesté est que, dans toutes les occasions, vous vous en expliquiez dans ce sens et que vous répétiez dans la conversation que, si la Hollande n'arme pas au plus tôt les neuf vaisseaux qu'elle doit fournir d'après le traité, elle rendra le traité nul.

«L'empereur vous recommande, Monsieur le duc, d'écrire au ministre de la guerre tous les jours sur tout ce qui parviendra à votre connaissance.

«Toute prise qui serait faite par les corsaires ou les douanes de l'empereur ne doit être relâchée que par son ordre et la décision doit en être soumise au jugement de Sa Majesté; l'expérience donne lieu de penser à l'empereur que les bons procédés sont insuffisants envers le gouvernement hollandais et qu'il est indispensable d'avoir recours aux menaces pour le faire marcher.

«Telles sont, Monsieur le maréchal, les instructions que Sa Majesté m'a ordonné de vous adresser directement. J'en donne connaissance à Son Excellence le ministre de la guerre.»

M. de La Rochefoucauld s'était rendu à Anvers lors du passage de l'empereur dans cette ville. Le 12 mai, une dépêche du duc de Bassano lui enjoignit de partir pour Amsterdam et de laisser au gouvernement hollandais une note pour demander: 1o La remise des vingt-un bâtiments américains avec leurs cargaisons, qui en exécution du traité appartenaient à la France; 2o L'armement immédiat des vaisseaux que la Hollande s'était engagée à fournir; 3o La cessation de son commerce avec l'Angleterre; 4o Le paiement capital et intérêts de la dette de la Zélande comme dette hollandaise.

(p. xcix) L'ambassadeur français avait ordre en outre de déclarer son départ (en vertu d'un congé) huit jours après son retour, de présenter M. Serrurier comme chargé d'affaires, et de prévenir les consuls que toutes les prises, même celles faites dans les rades, devaient être jugées à Paris.

La tendance du gouvernement de l'empereur ressort assez clairement des dépêches qui précèdent. Il est impossible de ne pas voir que Napoléon est prêt à saisir le premier prétexte, ou même à en faire naître un, pour briser le royaume de Hollande et réunir ce pays à la France.

Serrurier à Roëll.

Amsterdam, 13 mai 1810.

«Une nouvelle insulte plus grave que toutes les précédentes vient d'être faite à la livrée de l'ambassadeur de l'empereur.

«Aujourd'hui, vers deux heures, le cocher de l'ambassadeur, en livrée, revenant d'entendre la messe, traversait la place du Palais; à l'endroit où cette place se resserre entre le palais et l'église, il fut assailli par une foule de gens du peuple qui insultèrent avec de fortes injures sa livrée, qu'ils déclarèrent reconnaître pour celle de l'ambassadeur de France, et voulurent l'en dépouiller avec force. Cette insulte n'avait été provoquée par aucune querelle, et le cocher ne connaissait aucun des assaillants. Au moment où il se défendait de l'attaque de l'un d'eux, il reçut d'un autre un violent coup à la tête, et comme leur nombre grossissait à chaque instant, dans l'impossibilité de se défendre contre tant d'assassins, cet homme courut vers la sentinelle du palais, et lui demanda protection; mais celle-ci, fidèle à sa consigne qui ne lui permettait pas de se mêler de choses étrangères à la garde du château, lui tourna le dos et refusa de l'entendre. Il s'adressa alors au sergent de garde qui, sur le récit qu'il lui fit, se prêta à l'accompagner jusqu'à ce que sa présence eut dissipé l'attroupement.

«Voilà, monsieur, le fait tel qu'il s'est passé, en plein jour, devant le palais, et à la vue de deux cents témoins et de la garde. Je m'abstiens de réflexions; elles sont assurément bien inutiles. Sur un pareil événement, je ne doute pas que Votre Excellence ne partage l'indignation qu'il excitera dans tous les esprits honnêtes. Le droit des gens et les usages reçus dans toutes les cours vous dicteront ce que vous avez à proposer à votre gouvernement dans cette circonstance. Pour moi, je me borne à informer Votre Excellence et à lui demander une satisfaction éclatante et telle qu'elle mette fin pour jamais à de pareilles indignités.

(p. c) «Je ne ferai partir qu'après-demain la dépêche par laquelle je dois instruire ma cour de ce fait; et j'attacherai, Monsieur, j'aime à vous le déclarer, une satisfaction toute particulière à pouvoir lui dire que la punition n'a été ni moins prompte ni moins éclatante que l'insulte, et que cette affaire est terminée comme il convient à nos deux gouvernements.»

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 15 mai 1810.

«J'ai eu l'honneur d'écrire d'Anvers à Votre Excellence, et de la prévenir que Sa Majesté impériale et royale, après m'avoir permis d'aller lui faire ma cour, m'avait donné ordre de la suivre à Berg-op-Zoom. L'empereur n'ayant pas eu le temps de me parler m'emmena dans la Zélande, d'où je suis revenu avant-hier soir. J'ai rendu compte à Sa Majesté de tout ce qui se passe en Hollande, et je n'ai rien caché à l'empereur sur la position où se trouve ce royaume. J'ai eu la satisfaction de voir Sa Majesté impériale et royale approuver ma conduite, et elle m'a donné les ordres qui ont été communiqués à Votre Excellence par M. le duc de Bassano. J'ai rempli dès hier les intentions de l'empereur, en demandant que la totalité des cargaisons des vingt-un américains fût remise à M. le directeur des douanes impériales nommé pour les recevoir.

«J'ai porté plainte de la lenteur des armements.

«Hier, j'ai reçu une lettre de M. Roëll qui, en m'assurant de l'indignation que le roi a éprouvée en apprenant l'insulte faite à ma livrée, me prévient des ordres sévères donnés par Sa Majesté pour punir les coupables. Je ne donnerai plus de suite à cette affaire qui, bien certainement, en restera là.

«J'ai eu l'honneur de remettre hier au roi la lettre de l'empereur que Votre Excellence m'avait envoyée. Mon audience a été très courte. De là je passai dans les appartements de la reine que je trouvai bien souffrante. Sa Majesté a une fièvre continue qui l'affaiblit de jour en jour. Je l'ai trouvée extrêmement changée, quoiqu'il n'y eût qu'un an que j'ai eu l'honneur de la voir. La reine ne m'a rien dit de particulier, mais il circule dans les entours de la cour des bruits qui feraient croire que Sa Majesté est loin d'être heureuse.

«Malgré les immenses ressources qui existent dans ce pays-ci, l'embarras du gouvernement ne diminue pas. La commission chargée depuis six semaines d'un rapport général sur la position de la Hollande et sur les moyens d'y remédier n'a pas encore terminé ce pénible travail. On s'attend à une réduction de moitié sur la rente. Ce sera, à mon (p. ci) opinion, une mesure indispensable; mais dans l'état de choses, elle n'atteindra pas le grand but que l'on s'en propose. Je persiste à croire que si cette réduction est suffisante sur le papier, elle ne peut sauver la Hollande qu'autant qu'elle serait jointe à un système opposé à celui que l'on suit ici. Au reste le malheur agit en raison inverse du gouvernement, et chacun commence à se convaincre qu'il n'y a de salut que dans l'empereur, et que d'être gouverné par Sa Majesté serait le plus grand bonheur.»

Il est permis de supposer que l'ambassadeur avait deviné l'intention de l'empereur, de réunir la Hollande à la France.

Louis à Napoléon.

Amsterdam, 16 mai.

Sire,

La situation de ce pays s'aggrave de jour en jour; le traité n'est plus suivi. Dans cette position malheureuse, je viens demander à Votre Majesté impériale sa dernière volonté. Ma soumission lors du traité du 16 mars lui a prouvé combien je m'en rapportais entièrement à elle. Actuellement, je la supplie de croire que si je ne demande qu'à voir ce pays hors des tourments et des souffrances de sa position actuelle, c'est par la fin de la défaveur de Votre Majesté impériale, et en connaissant précisément la volonté de Votre Majesté, que j'ai dû et voulu seulement atteindre ce but. Je supplie donc instamment Votre Majesté de me faire savoir ses intentions. Si, au contraire, je le croyais hors d'état de pouvoir supporter les conditions nouvelles qu'on exige de lui, je le dirai franchement à Votre Majesté et me soumettrai sans hésitation à tout ce qu'il plaira à Votre Majesté d'ordonner.

«Je supplie Votre Majesté impériale de recevoir cette lettre; et, puisqu'un accident malheureux est cause du malheur dont je suis menacé de ne plus recevoir de lettres de Votre Majesté, de ne pas m'ôter à moi tout moyen de faire parvenir mes plaintes à Votre Majesté, et à elle-même le seul moyen d'écouter ma justification.»

L'empereur répondit le 20 mai; sa lettre, omise dans la correspondance publiée sous le second empire, est au texte de ce livre.

Le lendemain du jour où l'ambassadeur de France en Hollande écrivait sa lettre du 18 mai à Cadore, ce dernier lui mandait: que l'empereur ayant appris l'insulte faite à sa livrée lui ordonnait de partir immédiatement sans même présenter le chargé d'affaires, lui annonçant que Werhuell recevait l'ordre de quitter Paris, regrettant (p. cii) que ce renvoi tombât sur l'amiral dont l'empereur appréciait les bons services.

Ainsi, il devint de la dernière évidence que l'empereur saisit le premier prétexte pour arriver à ses fins; que ni la soumission de son frère, ni les concessions du gouvernement hollandais n'ont pu détourner, lui faire abandonner ses projets de réunion du pays à la France. Depuis longtemps, Napoléon cherche à son frère Louis une querelle d'Allemand, et il est permis de se demander si Lucien n'a pas été le mieux inspiré des frères Bonaparte, en se faisant une existence en dehors de celle imposée par l'empereur aux membres de sa famille. Il nous paraît très positif que l'insulte faite à la livrée de l'ambassadeur de France par un homme du peuple ne saurait entrer en ligne de compte pour la retraite d'un ambassadeur, surtout lorsque toute satisfaction est offerte.

Berthier à Oudinot.

Lille, 23 mai 1810.

«L'empereur m'ordonne de vous faire connaître, Monsieur le maréchal, qu'il est fort mécontent de la conduite des habitants d'Amsterdam et qu'il se verra forcé, d'ici à fort peu de temps, de faire entrer de nouvelles troupes en Hollande. Sa Majesté vous recommande d'avoir les yeux sur tout ce qui se passe à Amsterdam et dans le pays; son intention est que vous n'ayez aucune relation avec le peuple et que vous ne souffriez pas qu'aucun officier de votre armée en ait.»

La Rochefoucauld à Cadore.

Amsterdam, 25 mai 1810.

«Votre Excellence sera sûrement étonnée que ce soit encore moi qui lui écrive, mais depuis quatre jours j'attends une réponse du ministre pour savoir si le roi me recevra à Harlem, où Sa Majesté est maintenant. J'ai cru que, dans les circonstances présentes, plus peut-être que dans toute autre, je devais ne pas partir sans avoir pris les ordres du roi, qu'une irrégularité de formes aurait un air de légèreté qui ne conviendrait pas; mais si la journée d'aujourd'hui se passe dans le même silence, je préviendrai M. Roëll que devant me trouver à Paris à l'époque où S. M. impériale et royale y arrivera, je me vois forcé de quitter la Hollande sans avoir eu l'honneur de faire ma cour au roi. Il est donc plus que probable que je partirai après-demain. Je verrai en passant M. le duc de Reggio qui est à Utrech.

(p. ciii) «D'après un rapport que je reçois de M. Gohier, il paraît qu'un de nos corsaires vient de faire une prise importante, par la nature des papiers trouvés à bord, qui prouvent les intelligences suivies qui existent entre les côtes et les Anglais. Je ne doute pas que ce ne soit à l'insu de la police. Le seul reproche à lui faire est de l'avoir ignoré depuis si longtemps qu'elle en est avertie. M. Serrurier vous rendra compte de la suite de cette affaire.

«P.-S. J'apprends à l'instant qu'il y a eu du bruit à Rotterdam, que nos troupes ont été insultées, mais qu'elles se sont conduites avec la plus grande sagesse. J'envoie à Votre Excellence la proclamation du bourgmestre. Ceci est, comme le reste, l'effet des mauvais propos que l'on souffre, et même que l'on protège. Cet esprit du gouvernement se cache sous des notes et des paroles, mais agit en dessous, car je réponds que le pays n'est pas mauvais, et que, bien dirigé, l'empereur en serait parfaitement content.

«Je suis aussi informé par M. le consul général que cette prise, si intéressante par les renseignements qu'elle donnera, est retenue au Texel, malgré les demandes formelles qui ont été faites. Je vais écrire à M. Roëll pour l'engager à prier le roi d'ordonner que sous aucun prétexte l'on arrête les prises faites par les corsaires français.»

Oudinot à Clarke.

Utrecht, 26 mai 1810.

«Monseigneur, j'ai eu l'honneur d'instruire Votre Excellence de tout ce qui s'est passé en Hollande depuis que j'y suis; mais ma position devient tous les jours plus délicate, tant vis-à-vis du roi que vis-à-vis du pays, si Votre Excellence ne me donne pas très promptement une règle de conduite fixe pour ce qui concerne les marchandises anglaises ou denrées coloniales existant chez le particulier.

«Je ne suis point embarrassé pour celles qui seront arrêtées cherchant à s'introduire dans le pays.

«Plusieurs bâtiments hollandais, chargés de marchandises anglaises ou denrées coloniales, ont été arrêtés par les douaniers français à Harting, en Frise; mais les douanes hollandaises ont de suite réclamé ces marchandises comme ayant été saisies, il y a plusieurs mois, par les douaniers hollandais et qu'on dit appartenir au roi.

«Des négociants d'Amsterdam se présentent journellement à ces magasins pour y acheter ces marchandises, d'après les règlements du royaume.

«Enfin, les marchandises anglaises ou denrées coloniales, vendues précédemment et légalement, circulent dans l'intérieur de la Hollande, (p. civ) et comme rien ne les signale des marchandises achetées par contrebande, il doit en résulter beaucoup d'abus qu'il n'est pas facile de distinguer.

«Les rapports que je reçois journellement me font connaître que la contrebande se faisait dans ce pays avec la plus grande facilité, et je suis même porté à croire (sans cependant l'assurer) que les douaniers hollandais ne sont point étrangers à ce brigandage; aussi j'exerce une grande surveillance sur leur conduite.»

Werhuell à Cadore.

Paris, 27 mai 1810.

«J'ai été profondément affligé de la communication que Votre Excellence a bien voulu me faire par son office du 26 de ce mois. Je ne tâcherai pas d'excuser un fait qui, s'il a eu lieu, mérite la plus sévère punition, et j'ose d'avance assurer Votre Excellence que le roi, mon maître, ne reposera pas jusqu'à ce qu'on ait trouvé les moteurs de cette fâcheuse affaire, pour leur faire éprouver tout ce que la sévérité des lois inflige en pareil cas, afin de montrer à tout l'univers combien Sa Majesté est éloignée de souffrir qu'on fasse les moindres insultes, dans ses États, aux sujets de son auguste frère et surtout aux personnes attachées à son ambassadeur.

«Il me paraît cependant que le récit que l'on a fait à Sa Majesté impériale est considérablement exagéré. Je prie Votre Excellence de permettre que je lui communique les renseignements qui me sont venus de la Hollande, par voie directe, relativement à cette affaire.

«Un des domestiques de S. E. Monsieur l'ambassadeur de France se trouvait devant l'église catholique. Sa grande livrée attira l'attention de quelques jeunes gens de la plus basse classe du peuple qui, peu habitués à une pareille magnificence, en témoignèrent leur étonnement et ajoutèrent peut-être quelques observations de leur genre. Le domestique se crut offensé, leur imposa silence et les menaça même de les frapper; ces menaces furent bientôt suivies de voies de fait auxquelles les autres ripostèrent. La foule s'étant insensiblement augmentée, le domestique crut prudent de se retirer; il s'adressa alors à un factionnaire pour qu'il le conduisît chez lui; mais celui-ci, ne pouvant s'éloigner de son poste, lui indiqua la garde qui était tout près, où il s'est rendu et a trouvé tout le secours qu'il demandait, l'officier commandant lui ayant donné un sous-officier pour l'accompagner à l'hôtel.

«Ces détails présentent l'affaire sous un tout autre jour; j'ai cru devoir le faire connaître à Votre Excellence, et j'espère qu'elle aura (p. cv) bientôt elle-même la conviction que ce fait ne mérite pas l'importance que l'on semble vouloir y attacher.

«Je supplie, en attendant, Votre Excellence d'employer ses bons offices auprès de Sa Majesté impériale pour que cette affaire n'ait pas de suites fâcheuses, et pour que Sa Majesté suspende toute mesure précipitée de vengeance qui ne pourra que jeter les plus vives alarmes en Hollande, et aggraver infiniment la fâcheuse position où se trouve déjà le roi, de voir attirer de nouveau, sur son pays, le mécontentement de son auguste frère pour une affaire qui est si loin d'être approuvée par aucune classe de la nation hollandaise.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 28 mai 1810.

«Le courrier que Votre Excellence a dépêché à M. le comte de La Rochefoucauld, le 25 de ce mois, est arrivé ce matin au moment où l'ambassadeur venait de monter en voiture. Après avoir pris lecture de ses dépêches et m'avoir donné ses dernières instructions sur leur contenu, l'ambassadeur, n'y voyant qu'un motif de plus pour accélérer son départ, s'est aussitôt mis en route. Il doit être en ce moment à Utrecht, chez le maréchal duc de Reggio, avec qui il avait à s'aboucher; et, si ses calculs ne sont pas dérangés par des accidents, il se flatte d'avoir l'honneur de saluer Votre Excellence dans la journée du 2 juin.

«En conséquence de vos ordres, Monseigneur, également en date du 25 de ce mois, je me suis rendu chez le ministre des affaires étrangères et lui ai remis la lettre de Votre Excellence, qui m'accrédite auprès du gouvernement hollandais comme chargé d'affaires de S. M. impériale et royale. J'ai dit à M. Roëll que, sur le compte que j'avais eu l'honneur de rendre à Votre Excellence, de l'outrage fait à l'ambassadeur de l'empereur dans la personne d'un de ses gens, et, d'après le retard apporté à la satisfaction demandée par l'ambassade, satisfaction qui n'a été accordée dans aucune circonstance analogue de cet hiver, Sa Majesté, justement irritée, avait ordonné à M. le comte de La Rochefoucauld de quitter sur le champ Amsterdam; que, de plus, elle avait décidé de n'entretenir désormais qu'un chargé d'affaires de France en Hollande, comme de n'admettre qu'un chargé d'affaires d'Hollande en France. Je lui ai également fait connaître que Sa Majesté avait résolu de prendre des mesures pour que les malveillants d'Amsterdam ne pussent pas se flatter de l'offenser impunément; enfin, j'ai demandé que l'ancien bourgmestre fût rétabli dans sa place, et que tous ceux qui ont fait partie du rassemblement qui a insulté les gens de l'ambassadeur fussent remis au pouvoir de Sa Majesté.

(p. cvi) «À cet énoncé des instructions de l'empereur, M. Roëll a paru attéré. Il a cherché à disculper son gouvernement, en me rappelant la note qu'il m'avait adressée le 14 à l'ambassade, en réponse à mon office du 13 à ce sujet, note, m'a-t-il dit, où il n'avait pu retracer que bien faiblement la vive indignation que le roi avait ressentie, et où il annonçait que la police allait faire les enquêtes nécessaires. Je répondis au ministre qu'il ne m'appartenait pas d'élever des doutes sur les sentiments du roi dans cette circonstance; que ce n'était pas de cela qu'il s'agissait, mais du fait en lui-même, et que l'expression stérile de l'indignation était insuffisante après tout ce que l'ambassadeur avait éprouvé, dans ce genre, depuis plusieurs mois; que dans les usages de toutes les cours, une injure publique, à laquelle la considération du gouvernement était attachée; que l'honneur français avait toujours été, sur ce point, d'une sensibilité extrême, et que l'on ne pouvait pas se croire autorisé, sans doute, à redouter moins à cet égard du souverain actuel de la France que de ses prédécesseurs; que si la bonne volonté eût été ce qu'il annonçait, le gouvernement aurait autorisé le ministre des affaires étrangères à se rendre chez l'ambassadeur et à lui déclarer qu'il avait ordre de s'entendre avec lui sur le genre de satisfaction qu'il pourrait désirer. Je lui fis observer que, cependant, rien de semblable n'avait été fait, que pas un individu n'était arrêté, pas une enquête ordonnée, et que le gouvernement, qui se plaint toujours d'avoir des ennemis, lui avait donné cette occasion de plus de l'accuser de n'avoir de complaisance que pour les ennemis de l'empereur.

«M. Roëll m'ayant demandé mon sentiment sur ce qu'il y avait à faire dans cette occasion pour apaiser l'empereur, je lui dis qu'il ne me convenait pas de donner des conseils, que ce n'était point là ma mission, que cette affaire avait été trop négligée pour pouvoir être arrangée par la voie des négociations, et qu'il me paraissait qu'elle devait désormais être traitée directement entre le roi et l'empereur; que pour moi, je me bornais à lui transmettre mes ordres. Toute cette discussion fut très vive; contre son ordinaire, M. Roëll était extrêmement ému; je vis même un moment des larmes dans ses yeux. Il me recommanda les intérêts de sa malheureuse patrie, me dit que son système personnel avait toujours été de s'attacher à l'empereur, et de tout placer en lui comme de tout attendre de lui; mais il avoua que cette manière de voir n'était pas générale dans tous les ministères, et en défendant son département, il laissa fort à découvert celui de la police dont la conduite lui parut à lui-même si mauvaise qu'il n'essaya pas même de la défendre.

«M. Roëll me demanda de lui remettre mes demandes par écrit afin qu'il pût les soumettre au roi. Je le fis; je le prévins que je faisais repartir demain, dans la matinée, le courrier de Votre Excellence, et je (p. cvii) le priai de me mettre à même de lui transmettre les déterminations où le gouvernement hollandais s'arrêterait dans cette circonstance.

«Je dois à la nation hollandaise de dire que, dans cette occasion, elle a manifesté un sentiment général de révolte contre une pareille infamie et que tous les honnêtes gens d'Amsterdam ont vu cet événement comme on l'a pu voir à Paris. M. Roëll est revenu plusieurs fois sur ce que son caractère personnel et l'esprit de son département ne permettaient pas de douter sur la manière dont il voyait cette affaire; et il me semblait attacher un fort grand prix à ce que Votre Excellence en prit cette opinion.

«Je crois assurément ce ministre incapable d'avoir aucune part à tout ceci; le grand tort de M. Roëll, et peut-être le seul, est d'être faible et de ne savoir pas s'exposer à déplaire et à perdre même sa place pour servir son souverain.

«Il est certain, Monseigneur, que M. de La Rochefoucauld ne vous a rien dit de trop à cet égard, que depuis trois mois plus particulièrement, l'erreur et l'inexactitude semblent présider à toutes les délibérations du gouvernement hollandais; qu'il est sans armée, sans marine, sans argent et sans crédit; qu'aucune stipulation importante du traité ne s'exécute; que la confiance et le respect des peuples s'aliènent tous les jours, et que tous les espoirs se tournent vers l'heureuse France et vers son monarque; que ces provinces si prospères autrefois, et maintenant si déchues, n'attendent désormais que de lui seul leur salut; que le parti français s'accroît de tous les hommes éclairés qui ne voient pas suivant leurs passions, mais suivant leurs intérêts, et que les plus opposés à la France d'inclination y sont revenus par conviction et par système.

«M. Roëll m'écrit à l'instant pour me demander de venir le voir demain, à 11 heures, et pour me prier de ne point faire partir mon courrier avant cette entrevue. Je ne fermerai donc ma dépêche qu'en sortant de chez M. Roëll.

Ce 29 mai, à midi.

«Je quitte M. Roëll. Ce ministre m'a dit qu'il avait fait part au roi de la lettre que Votre Excellence lui avait fait l'honneur de lui adresser, des communications que je lui avais faites et de mes demandes. M. Roëll m'a annoncé que le roi avait appris avec une extrême douleur la manière dont Sa Majesté l'empereur, son auguste frère, avait ressenti l'insulte faite à son ambassadeur; que son intention avait toujours été de faire punir les coupables que toutes les recherches n'avaient pu faire découvrir. L'intention du roi, m'a dit le ministre, est que cette affaire soit entamée dès ce moment devant le tribunal des échevins de cette ville, et poursuivie par le grand bailli comme accusateur public. Demain ou après, le gouvernement publiera une déclaration solennelle de son désir de donner une satisfaction éclatante à l'empereur et de (p. cviii) punir exemplairement les coupables. Sa Majesté, a ajouté M. Roëll, ne serait pas même éloignée d'accorder une récompense à celui qui découvrirait les coupables.»

Roëll à Cadore.

Amsterdam, 29 mai 1810.

«Ce n'est qu'avec un sentiment de profonde douleur que le roi, mon maître, a appris les motifs qui ont déterminé Sa Majesté impériale et royale à rappeler auprès d'elle son ambassadeur en Hollande et à déclarer qu'il n'y aurait plus d'ambassadeur de Hollande à Paris, mais que les affaires seraient désormais traitées réciproquement par des chargés d'affaires dans les deux pays.

«Le roi était si éloigné de pouvoir s'imaginer que l'insulte qu'on se plaint avoir été faite à un des domestiques de M. le comte de La Rochefoucauld aurait pu provoquer une pareille mesure, que Sa Majesté s'était au contraire flattée que le gouvernement français aurait vu dans la conduite de celui de Hollande une preuve non équivoque de son désir de donner toute la satisfaction que l'insulte exigeait. Si l'on eût fait envisager ce qui a eu lieu sous son véritable point de vue, je me tiens persuadé que Sa Majesté impériale et royale, tout en insistant sur la recherche et la punition des coupables, n'aurait vu dans le retard qui a eu lieu à cet égard qu'une suite naturelle des circonstances et nullement un manque de zèle à donner la satisfaction demandée, à laquelle au contraire le gouvernement hollandais devait être porté aussi bien par intérêt que par conviction.

«Voici le cas, et que maintenant Votre Excellence juge. Dimanche 13 de ce mois, un des gens de l'ambassadeur passe, ce qui est dit, dans le voisinage du palais. On lui demande s'il appartient à l'ambassade de France, et, sur sa réponse affirmative, on lui applique des coups. Un attroupement se forme aussitôt; la personne en question s'adresse à la sentinelle voisine: celle-ci ne se croyant pas autorisée à se mêler de l'affaire, il rentre dans le corps de garde, demande du secours et l'obtient, de manière que l'attroupement se disperse aussitôt.

«Tel est, Monsieur le Duc, en peu de mots, le récit du fait tel qu'il se trouve dans l'office, qui m'a été adressé le même soir par M. le secrétaire de l'ambassade, en l'absence de l'ambassadeur. Votre Excellence sentira que je n'ai rien de plus empressé que de demander aussitôt des renseignements au ministre de la police qui, n'ayant reçu aucune information sur ce qui venait de se passer, selon l'office de M. Serrurier, prit sans délai toutes les mesures pour avoir des renseignements nécessaires (p. cix) et pour atteindre, d'après cela, ceux qui se seraient trouvés suspects de l'attentat.

«Je fis part de tout ceci à M. Serrurier, le lendemain matin, lorsqu'il me fit l'honneur de passer chez moi, en lui faisant sentir en même temps la difficulté qu'il y aurait à trouver aussitôt qu'il serait à désirer les coupables que la personne insultée elle-même disait ne point connaître. Je lui observai cependant que, par le concours de la légation avec le ministère de la police, je me flattais qu'on finirait par en venir à bout.

«Le même jour, j'adressai à l'ambassadeur l'office suivant que sans doute il aura eu soin de porter à la connaissance de Votre Excellence, et dont le contenu lui aura pu faire voir l'indignation qu'éprouva le roi à la nouvelle de ce qui venait d'arriver et le désir de Sa Majesté de donner aussi promptement que possible la satisfaction demandée, qui était la punition des coupables. Mais pour parvenir à cette punition, il fallait d'abord les atteindre; pour les atteindre, il fallait les connaître, et pour les connaître, il fallait l'assistance de celui qui se disait la personne lésée. À cet effet, le grand bailli de la capitale, dans les attributions de qui seul, et non dans celles du bourgmestre (dont les fonctions sont simplement et purement administratives), est compris tout ce qui regarde le maintien du bon ordre, a fait demander dès les premiers jours, chez lui, la personne en question, afin d'avoir d'elle-même quelques notions précises sur l'endroit et l'heure où le fait devait avoir eu lieu, ainsi que sur les circonstances qui devaient l'avoir accompagné. Ses instances, à cet effet, ayant été vaines, j'ai été prié d'en entretenir l'ambassadeur et de demander à Son Excellence s'il y avait des difficultés, de sa part, à ce que cet homme se rendît chez le grand bailli à l'effet indiqué. Son Excellence m'ayant assuré qu'elle ne s'y opposerait en aucune manière, et connaissance de ceci ayant été donnée de ma part au grand baillif, celui-ci a fait demander depuis, à différentes reprises, que la personne indiquée voulût se rendre auprès de lui, mais jusqu'ici, sans le moindre succès, ayant été répondu de sa part, encore hier matin, qu'il se trouvait trop occupé ce jour-là pour venir, ainsi qu'il constate par le procès-verbal de la personne chargée de lui parler.

«Voilà donc plus de quinze jours d'écoulés que l'ambassadeur de France se plaint d'un attentat commis envers un de ses gens et dont elle demande avec raison une satisfaction éclatante, sans qu'on ait pu parvenir encore à obtenir que cette personne veuille fournir à l'autorité compétente les notions si nécessaires pour réussir dans les perquisitions.

«Que faut-il penser, Monsieur le duc, d'une pareille conduite? Elle a causé au roi un sentiment d'autant plus pénible que le retard de la (p. cx) satisfaction demandée devait naturellement donner lieu à l'opinion qu'on n'attachait point de prix à la découverte du coupable, dont cependant le contraire est prouvé par tout ce qui a déjà été mis en œuvre pour y parvenir.

«Je n'occuperai pas davantage pour le moment l'attention de Votre Excellence sur cette malheureuse affaire. Je me bornerai à l'inviter de mettre ce que j'ai eu l'honneur de lui communiquer sous les yeux de S. M. impériale et royale, dont le roi se flatte que la religion, éclairée par le vrai exposé de ce qui a eu lieu, ne voudra pas faire exécuter une détermination qui ne saurait être attribuée qu'à des informations moins exactes sur l'affaire dont il s'agit et à l'égard de laquelle le roi se flatte que son auguste frère finira par lui rendre la justice que les expressions contenues dans mon office, du 15 de ce mois, à l'ambassadeur de France ne sont point de vaines paroles, mais extrêmement conformes à ses sentiments.

«En conséquence, je prie Votre Excellence de vouloir engager l'empereur et roi à consentir que non seulement la légation française en Hollande soit remplie de nouveau par un ministre de premier rang, mais aussi que l'ambassadeur de Hollande à Paris puisse continuer à y exercer provisoirement ses fonctions actuelles, dans lesquelles il a eu le bonheur de se rendre, en même temps, utile à son souverain et agréable à celui auprès duquel il est accrédité.

«En attendant, je me fais un plaisir d'assurer Votre Excellence que la personne à laquelle Sa Majesté daignera confier les fonctions de chargé d'affaires en Hollande sera toujours agréable au gouvernement hollandais qui ne manquera pas d'ajouter foi et créance entière à tout ce qu'elle sera dans le cas de lui dire de la part de son souverain. Quant à moi, en particulier, Votre Excellence peut se tenir persuadée que M. Serrurier rencontrera dans la question des affaires qui lui seront demandées toutes les prévenances auxquelles a droit de s'attendre l'agent d'une puissance aux intérêts de laquelle ceux de ma patrie sont si intimement liés, et dont la bienveillance est sans doute le plus ferme fondement de notre prospérité.

«Avant de finir cette lettre, je suis chargé de relever un passage qui se trouve dans la note par laquelle Votre Excellence a fait connaître à l'ambassadeur Werhuell les intentions de Sa Majesté impériale, savoir, celui où il est dit que si l'on n'eût pas renvoyé l'ancien bourgmestre, qui était un homme sage, l'affaire en question n'aurait pas eu lieu. Sans doute, Monsieur le duc, le bourgmestre Van-de-Poll est un homme éclairé et sage, dont le roi a toujours su apprécier les mérites, mais ses fonctions, comme je l'ai déjà observé plus haut, n'étant que purement administratives et n'ayant rien de commun avec la police, il est difficile de se persuader que, s'il fût resté en place, il aurait été en état de prévenir (p. cxi) des injures quelconques que des malintentionnés se seraient avisés de faire. Et quant à la démission de ce magistrat, qui paraît avoir été représentée à Votre Excellence comme un renvoi, il suffira d'entendre le bourgmestre même pour être convaincu que, bien loin de pouvoir être considérée comme telle, cette démission n'a été que la suite d'instances réitérées de sa part, faites déjà avant le départ du roi pour Paris, mais auxquelles le bourgmestre a renoncé alors sous la condition expresse que Sa Majesté ne se refuserait pas à lui accorder sa démission et son repos aussitôt qu'elle pourrait entrevoir le terme de son absence, de sorte que le roi, en la lui accordant à cette époque, n'a fait que remplir les engagements contractés avant son départ, et je doute si aucun moyen pour engager M. Van-de-Poll à reprendre ses fonctions de bourgmestre serait capable de l'y déterminer.»

Le roi Louis à l'empereur.

Amsterdam, 31 mai 1810.

Sire,

Je supplie Votre Majesté de vouloir ordonner qu'on s'en tienne au traité. Ce pays, exaspéré de toutes les manières, est poussé au désespoir chaque jour davantage. On veut aujourd'hui que je reçoive des douaniers à Diemer, à Ruysdaal et à Menden, au centre du pays, et j'invoque l'assurance, que Votre Majesté m'a réitérée plusieurs fois, qu'elle ne voulait pas dépasser le traité ni entraver le commerce intérieur à ce point. Sous le prétexte d'ordres supérieurs, enfreindre un traité si nouvellement conclu, ce n'est point servir Votre Majesté impériale, quels que soient ses projets; c'est perdre gratuitement un peuple au désespoir. J'ai reçu et ordonné que l'on facilitât toutes les mesures de surveillance des douaniers, au Helder, au Texel, sur toute la côte de Frise, comme à Katuyk, à Schevelingen, l'île de Voorne, la Brille, Helvact, en un mot, toute la côte sans exception; mais les villes intérieures et les canaux ne peuvent y être sujets en aucune manière. Je prie instamment Votre Majesté de contremander des mesures qui sont trop contraires au traité qu'elle a prescrit elle-même, comme à tout motif raisonnable pour pouvoir être exécuté sans les plus fâcheuses conséquences pour ce pays. Votre Majesté n'a pas l'intention que ses agents soient cause des plus grands malheurs, elle ne veut pas qu'un pays qui lui doit l'existence soit perdu à jamais pour s'être sacrifié aux conditions prescrites par le traité. Je supplie donc Votre Majesté impériale d'ordonner qu'on ne cherche pas à dissoudre de force un gouvernement qui est son ouvrage, qu'on ne lui enlève pas tout moyen d'exister au moment où l'on exige qu'il fasse des dépenses énormes et qu'il supporte (p. cxii) patiemment un état de guerre qui le ruine; mais, au contraire, Sire, veuillez calmer des esprits vivement agités et leur prouver que le traité que j'ai ratifié pour eux, en me confiant entièrement à la parole et à la volonté de Votre Majesté impériale, ne pouvait tromper leur espoir et leur résignation absolue. Quelle que soit l'indisposition de Votre Majesté contre son frère, je la prie de répondre au roi de Hollande et de considérer que c'est dans la plus grande anxiété que le pays et moi attendons la réponse de Votre Majesté.

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 2 juin 1810.

«Mes craintes se confirment: de funestes conseils prévalent dans l'esprit du gouvernement et semblent prêts à l'égarer. On a déclaré à gens sûrs, de qui je le tiens, qu'on se battrait si on voulait mettre garnison à Amsterdam. Peut-être n'est-ce qu'un premier mouvement. Les projets du général Krakuhoff sont remis sur le tapis; on assure même qu'ils ont été proposés en conseil et que la majorité des ministres a fait la plus forte opposition. Heureusement, ces projets extravagants ne s'appuient que sur 3,000 hommes de garde mal sûrs et dont les chefs y regarderont à deux fois avant de tirer l'épée.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 3 juin 1810.

«Le gouvernement hollandais paraît arrêté au projet de s'opposer à l'occupation d'Amsterdam; en vain les ministres ont-ils supplié le roi de ne pas livrer sa personne, sa ville et tout son peuple à une perte certaine, pour satisfaire la passion de quelques furibonds, ennemis de sa gloire, et qui seront les premiers à l'abandonner quand ils l'auront compromis. Ces représentations sages n'ont pas été écoutées, et les conseils violents ont prévalu. Heureusement, cette lutte scandaleuse, s'il est impossible de l'éviter, ne peut être longue, ni douteuse, ni sanglante. Le gouvernement hollandais dispose au plus de 3,000 hommes de garde. Il a fait venir hier, de La Haye, un bataillon du 5e régiment; voilà, avec deux escadrons de cavalerie, toute son armée. Une partie couvre Harlem et l'autre Naërdem et les points d'attaque du côté d'Utrecht. Il n'y a pas un officier habile qui voudra prendre sur lui la responsabilité horrible de couvrir sa patrie de sang et de la ruiner pour un but aussi monstrueux et sans aucune espérance de succès. Le général Travers commande la garde. C'est un homme plein d'honneur, (p. cxiii) attaché à son prince par reconnaissance, mais Français avant tout. Il ne peut se prononcer qu'au moment; mais sa conduite n'est pas douteuse, si on lui montre des Français au bout de ses baïonnettes. Le général Brunot pense de même, et je crois pouvoir répondre de ces deux officiers. Le maréchal duc de Reggio se croit sûr du général Dumonceau. Ainsi, point de chef capable pour cette petite troupe d'enfants perdus que l'on prétend opposer à l'armée française.

«La seule chose à craindre est qu'on ne cherche parmi ce désordre à remuer l'horrible populace d'Amsterdam, et qu'on ne la porte à des excès qu'il serait sans doute aisé de punir, mais qui pourraient entraîner de fort grands inconvénients dans une aussi grande ville. Le moyen le plus sûr de les éviter paraîtrait être que la marche des corps destinés à occuper Amsterdam fût tellement rapide qu'on n'eût ni le temps de délibérer ni celui de remuer le peuple. Cette manière aurait encore l'avantage de fixer les irrésolutions et d'aider aux gens de cour, retenus par les austérités de la discipline, incertains encore de ce que l'on veut d'eux et qui se prononceraient dans un mouvement rapide et décidé.

«Mais, le premier avantage sans doute de cette rapidité serait d'arracher l'auguste personne qui se trouve jetée si déplorablement au milieu des rebelles, aux fureurs de ces conseils, à ses propres emportements, et de diminuer pour elle les dangers auxquels, dans son funeste égarement, elle croirait de sa gloire de s'exposer.

«Ce n'est pas, Monseigneur, sans un profond sentiment de douleur que je traite une pareille matière, si éloignée de tout ce dont se devrait composer une correspondance de famille; mais mes premiers devoirs sont envers l'empereur, et quelque pénibles qu'ils soient, j'ai juré de les remplir.

«Votre Excellence concevra que je ne lui écris, comme je le fais, que sur les avis positifs qui me sont venus d'Utrecht.

«Les renseignements que je reçois à l'instant par une voie secrète et sûre, du ministère de la guerre, s'accordent sur les ordres donnés de défendre les lignes.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 5 juin 1810.

«Je me suis rendu hier soir chez le roi, d'après l'invitation que j'en avais reçue. J'ai trouvé Sa Majesté seule. «Je vous ai fait appeler, Monsieur, me dit le roi, pour m'entretenir sur l'état général de nos affaires, sur ma position, sur celle du pays que je gouverne, et sur les moyens d'y porter remède, s'il en est temps encore. Votre mission sera belle, Monsieur, si vous voulez et si vous pouvez concourir à ce but.» (p. cxiv) J'ai répondu au roi que j'étais sans instructions sur les objets de discussion que Sa Majesté pouvait vouloir traiter avec moi; que cette audience, où elle daignait m'appeler, n'ayant pas été prévue, Sa Majesté ne devait pas être étonnée de me trouver entièrement au dépourvu sur les ouvertures qu'elle aurait à me faire; que jusqu'ici je n'avais été autorisé qu'à transmettre des demandes que Votre Excellence m'avait chargé d'adresser au ministre des affaires étrangères, et que j'étais sans pouvoirs et sans direction pour tout ce qui aurait le caractère d'une négociation ou même d'une discussion; mais que j'écouterais avec respect et que je transmettrais avec fidélité à Votre Excellence tout ce que Sa Majesté me ferait l'honneur de me dire. Ces bases posées, le roi entra en matière.

«Sa Majesté me retraça d'abord l'état dans lequel elle avait trouvé le royaume à son avènement à la couronne, les sacrifices immenses que ce petit pays avait faits à la cause commune, la ruine de son commerce, l'épuisement de ses finances, les malheurs successifs qui l'avaient frappé dans ces trois dernières années plus particulièrement, les efforts qu'il avait faits pour la guerre de Prusse, le dévouement de ses troupes en Poméranie et en Espagne, les cessions considérables du dernier traité, et enfin la remise de toute l'étendue de ses côtes et de la meilleure partie de son territoire au pouvoir et à la garde de l'armée française.

«Voilà pour mon pays, me dit le roi, et quant à moi, que veut-on de plus que de remplir avec fidélité tous mes engagements envers la France? Sans doute, ils sont grands ces engagements: frère de l'empereur et son ouvrage, comment a-t-on pu s'imaginer que je pensasse à m'en séparer par un système d'isolement impossible à réaliser? et qu'aurais-je donc à attendre des ennemis de mon frère que mépris et abandon? Je dois tout à ce titre; je lui dois les respects de mon peuple et la considération de l'Europe, et je sais que je ne puis rien que par lui. Par quelle fatalité prétend-on donc toujours me classer parmi les ennemis de sa puissance; puis, que me veut-on? s'écria brusquement le roi. Je n'ai pas sans doute la prétention d'avoir signé un traité avec l'empereur, mais, enfin, j'ai ratifié une convention qui cède à mon frère une partie de mon territoire déjà si borné et remet à ses troupes la meilleure partie de l'autre. Est-ce la conduite d'un rebelle? J'ai rempli, de mon côté, autant que j'ai pu, toutes les conditions du traité, mais quelle extension la France ne donne-t-elle pas à cette convention? Un article porte que les douanes seront placées à toutes les embouchures des rivières. J'ai donné l'ordre de les y recevoir; mais aujourd'hui on m'annonce des douaniers à Maarchen, Muyden et jusqu'à Diemen, espèce de faubourg d'Amsterdam, et l'on veut en établir, aussi bien que des troupes, dans ma capitale. J'ai répondu au maréchal duc de Reggio qu'il était assurément bien le maître de donner de pareils (p. cxv) ordres et d'envoyer ses douaniers, mais que je ne les recevrais pas, puisque cela était contraire aux stipulations de mon dernier traité. Si l'on veut plus de moi, pourquoi ne pas le faire connaître par la voie des ambassadeurs respectifs? C'est pour cet objet plus particulièrement, continua le roi, que j'ai désiré m'entretenir avec vous, Monsieur; si mes sacrifices ne suffisent pas encore, qu'on me le dise: je suis prêt à signer une nouvelle convention, et l'empereur pourra en dicter les conditions. Je n'ai pas la chimère de traiter d'égal à égal avec mon frère; il me permettra seulement que je plaide pour mon peuple. Je souscrirai tout ce qu'il voudra, mais qu'il daigne faire connaître ses intentions. Une occupation militaire n'est guère compatible avec la marche d'une bonne administration; l'empereur en jugera. Veut-il que je montre à l'Europe que je ne rougis pas d'attacher ma couronne à la sienne par un lien vassalitique ou par un tribut? Je suis prêt à y souscrire pourvu que l'on conserve à cette bonne nation, que je chéris, non pas son indépendance, chimère depuis longtemps abandonnée, mais son administration séparée. Je ferai tout, je consentirai à tout pour remettre mon peuple et moi dans les bonnes grâces de l'empereur.»

«Telle a été, Monseigneur, la substance, et autant que ma mémoire est fidèle, les expressions du discours du roi. Une extrême agitation se lisait sur la figure de Sa Majesté, dans ses gestes et sur toute sa personne. J'écoutai le roi dans le plus profond silence, et quand Sa Majesté eut cessé de parler, je lui dis que j'aurais l'honneur de transmettre à Votre Excellence, avec exactitude et dès ce matin, tout ce que Sa Majesté m'avait fait l'honneur de me dire, que je prierais Votre Excellence de prendre à cet égard les ordres de l'empereur et de me les faire connaître, et que j'aurais tout l'empressement possible à lui faire part de la réponse que je recevrais.

«Je croyais mon audience finie et pensais à me retirer; mais le roi voulut avoir mon opinion et mes conseils. Je répondis qu'il n'était pas dans ma position de pouvoir lui offrir rien de semblable et lui répétai que j'étais sans instructions. «Eh bien, me dit le roi, je ne parle plus au chargé d'affaires, et je cause avec M. Serrurier confidentiellement. Que pensez-vous et que croyez-vous que je doive faire?» Pressé dans mon dernier retranchement, il fallut bien répondre. Je dis au roi que, puisqu'il lui fallait mon opinion personnelle dégagée de tout caractère officiel, je ne me refusais pas à la lui donner, puisque aussi bien ce que je lui dirais, n'étant pas avoué de mon gouvernement ni inspiré par lui, n'avait dès lors aucune importance politique.

«Je rappelai donc au roi que j'étais déjà en Hollande à l'époque où Sa Majesté fut appelée à y régner, et que j'avais été témoin des fausses routes dans lesquelles Sa Majesté avait été jetée dès les premiers jours de son règne; que, dans mon opinion, Sa Majesté aurait dû asseoir son (p. cxvi) trône sur le parti français et ensuite admettre à résipiscence et à pardon tous les gens d'honneur du parti opposé, mais avec un sage tempérament, de manière à fondre tous les partis dans celui qui l'avait demandé à l'empereur et lui était dévoué par système et par besoin; qu'au lieu de cela, Sa Majesté avait accueilli, caressé le parti opposé aux sentiments secrets de son cour, aux intérêts de la France et conséquemment aux siens, puisque son premier besoin est d'être bien avec elle; que de là était né un système d'opposition à l'empereur, que chaque jour avait développé davantage, et qu'il avait fait perdre à la Hollande toute la grâce et tout le prix de ses efforts que l'on n'avait plus, dès lors, dû attribuer qu'à sa position obligée; que c'était à ce malheureux système d'opposition, longtemps sourde et depuis à peu près ouverte, qu'il fallait attribuer le mécontentement de l'empereur, la perte de ses bonnes grâces et d'une protection sans laquelle il n'existe pas de Hollande; que de là étaient sorties toutes les mesures de défiance et de précaution que Sa Majesté avait cru devoir à la sûreté de son empire, et peut-être cette aliénation des sentiments de Sa Majesté impériale pour un frère que ce titre avait élevé si haut et qu'une reconnaissance éternelle devait lui attacher; que jamais dans son esprit (puisque S. M. exigeait que je lui exprimasse franchement mes opinions) les titres de frère de l'empereur et de connétable de France n'auraient dû être séparés de celui de roi de Hollande, et que c'était dans leur accord qu'il aurait dû chercher le bonheur de ses sujets. Je lui rappelai toutes les fausses mesures sur lesquelles l'ambassade avait eu sans cesse à réclamer, l'affaire des Américains, si dommageable à ceux-là mêmes qui l'avaient inspirée, la mauvaise impulsion donnée à l'esprit public, et tant d'autres fautes enfin accumulées sans mesure. Je dis encore à Sa Majesté que ce dernier traité, sur lequel elle prétendait s'appuyer, ne s'exécutait pas dans ses stipulations les plus intéressantes pour la France, la remise des cargaisons américaines et l'armement des forces maritimes du royaume. Puis, venant à l'état présent des affaires, je dis au roi que mon opinion personnelle était qu'il ne restait plus à Sa Majesté, dans la position où elle s'était placée, que de s'adresser directement à l'empereur et de se jeter dans ses bras, et de remettre à sa grande âme ses destinées et celles de son peuple. Le roi m'interrompit ici pour me protester que c'était son vœu le plus ardent, mais qu'il n'avait plus la confiance d'écrire à Sa Majesté impériale, de qui ses lettres n'étaient plus reçues, et qu'il me demandait de faire parvenir à Votre Excellence, et par elle à l'empereur, cette expression de ses sentiments et de ses vœux.

«Le roi m'ayant parlé avec exaspération des douaniers qu'on lui envoyait chaque jour, sans qu'il en fût prévenu, et de tous les désordres qu'il prétendait être commis par eux, je demandai à Sa Majesté si elle (p. cxvii) faisait entrer en comparaison ces dommages particuliers et accidentels avec l'effroyable terreur que jetait dans le public le bruit qui s'y répandait que des ordres de s'opposer aux mouvements des troupes françaises fussent donnés sur toute la ligne et avec les suites qu'ils pourraient entraîner. Le roi nia qu'il eût donné l'ordre de tirer sur les Français dont il n'oublierait jamais, me dit-il, qu'il était le connétable; mais il insista cependant sur ce point qu'il ne pourrait permettre que des troupes françaises entrassent dans sa capitale. Il ne pouvait pas sans doute l'empêcher, mais il regarderait, par ce seul fait, le gouvernement comme dissous. Sa Majesté demandait que l'empereur daignât, du moins, comme déjà elle me l'avait demandé, lui faire connaître ses intentions avant de les faire exécuter.

«Enfin, le roi me dit qu'il sentait qu'il avait peu à vivre, mais qu'il désirait assurer l'existence de ses enfants; que, déjà, ils avaient perdu de bien beaux droits en France, et que, du moins, il souhaitait leur laisser un héritage quelconque qui leur rappelât la sollicitude de leur père pour eux.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 8 juin 1810.

«Prévenu hier par le chambellan de service que le roi me recevrait ce matin, à 9 heures, je me suis empressé de me rendre aux ordres de Sa Majesté. Le roi m'a d'abord répété tout ce qu'il m'avait fait l'honneur de me dire, quatre jours avant, sur la position de son pays, sur ses sentiments personnels pour l'empereur, et sur le désir qu'il avait de mettre sa personne, ses enfants et son pays entre les mains de son auguste frère. Le fond des choses était à peu près le même; mais la manière était beaucoup meilleure; toute trace de dépit et de rigueur avait disparu; l'âme du roi, frappée des calamités qu'entraînerait un système d'opposition ouverte, ébranlée par les représentations que ses ministres et ses principaux sujets lui ont faites, et revenue à ses sentiments naturels pour l'empereur et pour la France, ne semblait occupée que du besoin de se livrer à ce retour des premières affections des hommes si fortes sur les cours bien nés. Le ton du roi, je le répète, disait plus encore que ses paroles, et je dois déclarer avec la même franchise que j'ai mise dans mes accusations, qu'il est impossible de montrer une résolution plus absolue aux volontés de l'empereur que Sa Majesté n'en a fait éclater devant moi dans cette circonstance.

«Ma position était extrêmement difficile. Je savais bien ce dont il était désirable, que le roi me chargeât pour Votre Excellence, pour éviter des malheurs; mais je ne pouvais rien provoquer, n'ayant ni (p. cxviii) pouvoirs ni instructions de l'empereur. Heureusement, le roi, me parlant des bruits que l'on avait répandus sur un prétendu projet de défense, fut naturellement amené à se prononcer à cet égard; quant à ses déterminations, Sa Majesté me dit donc: «Il m'est à peu près évident que la réunion sera le résultat de tout ceci. Il n'est ni dans mes devoirs, ni dans mes intérêts, ni dans ma position, assurément, de m'y prêter, et l'on ne peut me blâmer de désirer tout autre arrangement; mais voici, Monsieur, ma résolution que je vous communique officiellement pour le cas possible, et que la correspondance du duc de Reggio me fait prévoir. Si des patrouilles se présentent à mes lignes, on leur dira de s'éloigner, puisque le traité ne porte pas qu'il n'y aura jamais de garnison française dans ma capitale. Si un corps de troupes se présente hostilement, et sans que j'aie rien reçu de l'empereur mon frère, on fermera les portes et les barrières; mais on ne tirera pas et on se laissera forcer. Je ne puis faire qu'une résistance passive et protester contre ce qui aurait lieu en pareil cas sans un arrangement convenu avec mon frère.» Je tenais beaucoup, Monseigneur, à avoir cette déclaration du roi, que je ne pouvais demander, mais que je désirais vivement avoir à transmettre à Votre Excellence.

«Le roi revint à me dire que l'empereur ne voulant plus recevoir ses lettres, il n'osait plus s'adresser directement à Sa Majesté impériale; mais que la connaissance qu'il avait du caractère de Votre Excellence le portait à mettre toute sa confiance en elle; qu'il me priait, en conséquence, de lui expédier un courrier porteur de ses déterminations dans ces circonstances. «Je suis, m'a dit le roi, attaché à la Hollande comme on peut l'être à sa famille, et plus ses malheurs sont grands, plus je crois me devoir tout entier à elle. Elle n'a que moi pour intercesseur auprès de l'empereur. Je ne déserterai point un pareil devoir. Je désire donc rester au milieu de ce peuple; mais, comme je vous l'ai déjà dit, je suis prêt à souscrire à toute espèce d'arrangement qui me rattacherait plus fortement à l'empereur. Je livre les côtes du royaume à la garde de l'armée française et à ses douanes, non que ce système ne me paraisse insoutenable à la longue et qu'un tribut ne me parût préférable, mais parce que mon frère le veut ainsi. Je ne demande qu'à vivre tranquille dans ma capitale, à conserver à mon peuple ce qui lui reste d'existence et à transmettre à mes enfants l'héritage qu'ils doivent aux bienfaits de l'empereur. On ne peut pas en conscience me demander la réunion. Tout ce que je puis est de n'y apporter qu'une résistance morale, et je le promets.»

«J'ai encore, Monseigneur, une bien faible connaissance des hommes et il ne m'appartient pas de prétendre lire dans le cœur des rois; mais ce que je puis assurer, c'est que si jamais la vérité a un caractère auquel il soit possible de la distinguer, j'ai cru la reconnaître aux (p. cxix) paroles, au ton et à toute l'expression de la personne de Sa Majesté au moment où elle me parlait ainsi.

«Le roi se mit ensuite à parcourir les différends, griefs ou malentendus qui existaient entre nous. Il me dit, sur l'affaire des gens de M. le comte de La Rochefoucauld, qu'il avait donné les ordres les plus sévères, mais que le cocher avait toujours refusé de comparaître et qu'enfin il était parti pour Paris avec les voitures de son maître; que cependant il était impossible de commencer une affaire de ce genre sans la présence de la partie principale et lésée; qu'il désirait qu'on renvoyât cet homme et qu'aussitôt son retour cette procédure serait entamée avec éclat et de façon à satisfaire l'empereur.

«On accusait, m'a-t-il dit encore, le contre-amiral Lemmers d'avoir laissé prendre les quatre corsaires français; mais ils l'ont été en rade ouverte et par négligence, et quand l'escadre s'est avancée au secours il n'était plus temps. M. Gohier m'a confirmé le fait de la négligence des corsaires.

«Quant aux douanes, Sa Majesté désirait que leurs excès fussent réprimés et qu'elles fussent placées dans les ports et embouchures des rivières, mais non pas dans l'intérieur où, selon Sa Majesté, elles ne causent du mal à personne du pays. Elle ne demandait pas mieux que d'admettre à Amsterdam une espèce d'inspecteur du blocus qui connaîtrait tout ce qui entre et sort des ports et à la disposition de qui le roi remettrait ses propres douaniers.

«Le roi me parlant de la patrouille française arrêtée à Harlem a prétendu n'avoir fait que ce qu'un général d'une division militaire fait à l'égard des troupes de sa nation qui, n'étant pas munies d'ordres à sa connaissance, se présenteraient devant une de ses places. Sa Majesté a saisi cette occasion pour me manifester toute l'horreur que lui inspirait la pensée qu'on pût se croire autorisé de ses ordres pour tirer sur un des Français. Sa Majesté s'exprima à cet égard très convenablement et comme on pouvait s'attendre du connétable de France.

«Je me suis, Monseigneur, dans ce second entretien comme dans le premier, borné à écouter ce que Sa Majesté m'a dit sans y prendre une part que mon manque d'instructions m'interdisait. Je me permis seulement d'engager le roi à envoyer lui-même un agent muni de ses pleins pouvoirs à Paris; mais Sa Majesté prétendit préférer que je me chargeasse de ses intérêts auprès de Votre Excellence, et, d'après ses instances plusieurs fois répétées, j'ai promis au roi que j'allais expédier à Votre Excellence M. de Caraman. Ce sera donc lui, Monseigneur, qui aura l'honneur de vous porter cette dépêche et que je prie Votre Excellence de vouloir charger de la réponse qu'elle sera autorisée à y faire. J'ai promis au roi que M. de Caraman serait parti dans quatre heures. L'impatience de Sa Majesté est extrême et elle m'a répété plusieurs fois (p. cxx) qu'elle ne pouvait pas exister dans l'insoutenable pensée de la disgrâce de l'empereur et dans la position où son pays et elle-même se trouvaient placés.

«J'écris par M. de Caraman un mot au duc de Reggio pour l'informer de ce que je juge nécessaire qu'il sache de ce nouvel état de choses et j'attends, Monseigneur, les ordres de l'empereur et vos instructions.

«P.-S. J'ai rempli, Monseigneur, dans cette dépêche, le devoir d'un historien fidèle. Je suis garant que tout ce qu'elle renferme a été dit; mais Votre Excellence concevra que ma garantie ne peut aller plus loin. L'opinion continue de se prononcer et d'appeler à haute voix sur ce peuple les regards et la protection de l'empereur.

«Je ne serais pas étonné que M. Walkenaër, homme d'une grande capacité, chargé de l'emprunt de Prusse et qui a joué dans le temps un grand rôle en Espagne que votre ministère a cru devoir faire cesser, fût envoyé demain à Paris, chargé d'une mission du roi auprès de Votre Excellence.»

Clarke à l'empereur.

Paris, 8 juin 1810.

«Votre Majesté trouvera ci-joint sous le no 1 une lettre du maréchal duc de Reggio, du 1er juin, où il rend compte que les lignes qui environnent Amsterdam sont pourvues de grosse artillerie avec les munitions et les canonniers nécessaires tandis que les côtes ne sont point armées sous prétexte que toute l'artillerie est au pouvoir des Français. Il paraît qu'on n'a pas abandonné les anciens projets de défense et que si nos troupes voulaient entrer à Amsterdam il pourrait y avoir quelque soulèvement. Le duc de Reggio annonce aussi l'arrestation faite sur la côte de deux individus venant d'Angleterre dont il m'a envoyé l'interrogatoire; je l'ai fait passer au ministre de la police générale.

«Sous le no 2 est une seconde lettre du duc de Reggio, du 2 juin, dans laquelle il donne des détails sur l'émeute qui a eu lieu à Rotterdam le 23 mai. Il paraît qu'elle a été préméditée et qu'elle pourrait facilement se renouveler si quelque circonstance y donnait lieu. Votre Majesté remarquera ce que mande le duc de Reggio au sujet de la gendarmerie et le grand besoin qu'il en aurait. Il sollicite fortement à cette occasion l'avancement du capitaine de gendarmerie Linas qui est auprès de lui.

«Enfin, sous le no 3, Votre Majesté trouvera un rapport et résumé général de la reconnaissance militaire des côtes du département d'Amsterland et de partie de celles de Zélande, faite par le capitaine (p. cxxi) Daupias, adjoint à l'état-major général, avec une analyse des observations qu'il a faites sur ces pays-là. Cette pièce mérite attention par l'importance des objets qu'elle traite et je supplie Votre Majesté de vouloir bien en prendre lecture d'autant plus qu'elle est peu susceptible d'analyse.»

Cadore à Serrurier.

Paris, 9 juin 1810.

«Monsieur, Sa Majesté me charge de vous faire savoir qu'elle ne songe point à faire occuper Amsterdam[158] par ses troupes et que ce n'est pas son intention, qu'il ne faut donc pas le faire ni même le laisser craindre aux Hollandais. Mais en même temps elle nous charge de déclarer que si l'on faisait en Hollande les moindres préparatifs guerriers, ces préparatifs ne pourraient être regardés que comme une insulte à la France, que vous avez pour ce cas l'ordre éventuel de demander vos passeports et de quitter la Hollande, et que toute attitude hostile attentatoire à la France sera considérée par Sa Majesté comme une déclaration de guerre.

«Sa Majesté vous prescrit encore d'insister sur la réparation due pour l'outrage fait à son ambassadeur, de dire qu'une satisfaction incomplète ne peut lui suffire, qu'il la lui faut entière et que sans cela le roi doit renoncer pour toujours à sa protection et à son amitié.»

Cadore à Serrurier.

Paris, 9 juin 1810.

«Monsieur, Sa Majesté m'ordonne de vous faire connaître que vous pouvez aller chez S. M. le roi de Hollande ou chez ses ministres toutes les fois que vous y êtes appelé pour affaires. Mais vous devez vous abstenir de toute audience diplomatique, prétendant les jours d'audience, une indisposition et vous abstenant effectivement de sortir de chez vous de tout le jour.»

Cadore à Serrurier.

Paris, 9 juin 1810.

«Monsieur, Sa Majesté est persuadée que vous ne rendez compte à personne de ce qui se passe en Hollande et que vous n'en écrivez qu'à moi seul. Vous savez trop bien que vous permettre à ce sujet la moindre (p. cxxii) correspondance avec tout autre serait une faute capitale. Mais sans croire que vous puissiez vous écarter de l'une des règles les plus essentielles que vous ayez à suivre dans la carrière où sa confiance vous a placé, elle veut que je vous fasse connaître qu'elle met le plus grand prix à ce que cette règle soit religieusement observée.»

Note pour le maréchal Oudinot.

12 juin.

«Il semble qu'on ait déjà cherché à répandre des bruits à Amsterdam qui puissent déplaire au bas peuple de cette ville et le préparer à un soulèvement; cette partie de la population, composée de matelots, de porte-faix, etc., etc., est déjà indisposée et serait furieuse si l'on parvenait à les tromper assez pour les décider à se soulever. Les autres habitants d'Amsterdam, qui ont des propriétés, voient avec chagrin et effroi les dispositions du roi qui paraissent être d'opposer de la résistance à l'occupation de cette ville par les troupes françaises. Le roi, qui d'abord avait intéressé par ce qu'on appelait ses malheurs, éloigne de sa personne celles qui semblaient lui être les plus dévouées par ses caprices continuels et la folie de sa conduite. Une grande quantité de personnes sont prêtes à se dévouer à l'empereur et à s'opposer à des démarches qui n'ont jamais eu leur approbation, mais elles voudraient être avouées et n'avoir pas à redouter un retour de faveur du roi près l'empereur qui pût les perdre pour toujours. Une grande partie des ministres seraient de ce parti. Les généraux Bruneau et Travers, le premier grand écuyer, le deuxième colonel général des gardes, ne peuvent oublier qu'ils sont Français et que leur premier devoir est envers leur patrie. Tous deux d'ailleurs sont mécontents; il y a trois jours que le général Travers offrit sa démission au roi parce qu'il en avait été publiquement maltraité à la manœuvre.

«Un homme intéressant par son nom et son caractère, sensible à la malheureuse position de son pays, offre, toujours sous condition d'être avoué, de se mettre à la tête des gens honnêtes et de cœur et de contenir la populace dans un cas pressant; c'est M. de Hogendorp. L'amiral de Winter, français de cœur, estimé et chéri de tous les marins, les empêcherait de se livrer aux excès qu'on en pourrait redouter, et les ramènerait à des sentiments honnêtes. Son caractère trop connu paraît l'avoir fait éloigner avant-hier d'Amsterdam. Il existe fort peu d'enthousiasme pour le roi. Le peuple ne le salue point et semble n'éprouver aucune satisfaction à le voir. Il paraît certain qu'il y a trois jours des ordres furent donnés pour s'opposer militairement à l'entrée de troupes françaises sur le territoire d'Amsterdam. On désire que les douaniers ne (p. cxxiii) viennent dans cette ville que lorsque nous l'occuperons; on craint que leur arrivée ne donne occasion, saisie avec empressement, d'animer le peuple.

«Les bâtiments américains doivent être escortés jusqu'à leur remise.

«La garde du roi, toute à Amsterdam, est de 3,000 hommes.»

Le roi Louis à Cadore.

Amsterdam, 14 juin 1810.

«Monsieur le duc, l'empereur ne veut point que je corresponde avec lui. Je n'ai plus d'ambassadeur à Paris; il faut donc que je m'adresse directement à vous lorsqu'il y a des affaires aussi importantes qu'en ce moment. Je ne vous parlerai point de la situation du pays, vous la connaissez sans doute assez. J'espérais que l'exécution serait adoucie et, loin de là, elle s'est aggravée et s'aggrave tous les jours davantage. Je ne puis me dissimuler actuellement que le traité n'empêche point que l'existence de la Hollande ne soit fortement menacée. L'empereur s'en prend à moi de toutes les disputes et rixes qui arrivent; le nombre des troupes dans le royaume augmente sans cesse; il faut pourvoir à leurs besoins dans un moment où les habitants n'ont presque aucun moyen de pourvoir à leur existence. J'ignore complètement les intentions de l'empereur. Dans cette position je dois me résigner et chercher seulement à éviter de nombreux malheurs dans ce pays. Veuillez me dire, Monsieur le duc, s'il est un moyen de finir complètement et à jamais tous les démêlés et tracasseries; s'il existe quelque chose que je puisse faire pour cela, il n'y a rien que je ne fasse, si j'ai la certitude que tous ces démêlés seront finis à jamais et que le pays en tirera quelque avantage.

«Le porteur est reconnu pour être ami et aimé des membres de la légation française à Amsterdam; je l'ai choisi pour cette raison pour vous porter cette lettre et vous demander s'il n'y aurait pas quelque moyen de finir à jamais tous les démêlés et les contrariétés qui semblent s'augmenter même depuis le traité.

«Veuillez, Monsieur le duc, prendre intérêt à ma position, à celle de mon fils et surtout à celle du pays, et croire que si vous pouvez me faire connaître ce qui peut la rendre supportable ou la terminer entièrement, ce sera le plus grand service que vous puissiez me rendre. Dites-moi des choses précises à faire, et non, je vous prie, des choses générales comme on l'a fait toujours. Croyez que tous les différents naissent de la difficulté de ma position, et que mon frère reconnaîtra, trop tard peut-être, combien on est injuste envers ce pays. Je le répète, Monsieur (p. cxxiv) le duc, je suis prêt à tous les sacrifices que l'empereur désire, s'ils peuvent être utiles à ce pays et éviter les maux qui le menacent encore.»

Avis du ministère de la justice et de la police.

Amsterdam, 17 juin 1810.

«Comme tous les efforts mis en œuvre pour découvrir celui ou ceux qui se sont rendus coupables d'une grave insulte faite, d'après la communication officielle de la légation française, à un des domestiques en livrée de Son Excellence l'ambassadeur, dans les environs de l'église neuve, le 13 mai de cette année, vers les deux heures après-midi, ont été jusqu'ici entièrement infructueux, et qu'il est hors de doute que toutes insultes commises envers des personnes appartenant à des missions étrangères sont d'autant plus coupables que, non seulement elles peuvent compromettre comme toutes les autres le repos public de l'endroit où elles se commettent, mais qu'elles pourraient être aussi considérées comme (lésives) pour la puissance à la légation de laquelle ces personnes appartiennent, et avoir encore par là les suites les plus désagréables;

«À ces causes, le ministre de la justice et de la police, à ce spécialement autorisé par le roi, offre une récompense de mille ducatons à celui qui fera connaître l'auteur ou les auteurs du fait susdit, de manière qu'ils soient remis entre les mains de la justice et convaincus du délit, le nom du délateur pouvant rester secret, au cas que celui-ci le désire.

«Le ministre susdit fait connaître en sus, par ordre exprès du roi, le grand mécontentement et indignation de Sa Majesté de ce qui a eu lieu, sentiments d'autant plus profonds, qu'elle attache un plus grand prix à l'amitié et à la bienveillance de son auguste frère, et par conséquent à prévenir tout ce qui pourrait être désagréable à Sa Majesté impériale et royale. Le ministre saisit en même temps cette occasion pour avertir et exhorter un chacun de s'abstenir particulièrement de faire, soit par des paroles soit par des voies de fait, la moindre chose qui pourrait être lésive à quelque personne ou personnes appartenant à des missions étrangères, sous peine d'être puni, selon l'exigence du cas d'après toute la sévérité des lois.»

Le ministre de la justice et de la police,
Van Hugenpoth.

Cadore à Serrurier.

Paris, 18 juin 1810.

«Monsieur, S. M. impériale et royale a eu sous les yeux les dépêches (p. cxxv) que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser du 5 au 10 de ce mois, et par lesquelles vous rendez principalement compte des entretiens que le roi a eus avec vous, des explications dans lesquelles il est entré, des sentiments qu'il a manifestés et des questions qu'il vous a faites.

«Sa Majesté me charge de vous faire connaître que vous devez vous borner à déclarer qu'une satisfaction suffisante, c'est-à-dire complète et telle que Sa Majesté l'a demandée pour l'outrage fait à son ambassadeur, doit nécessairement précéder toute discussion d'affaires entre les deux gouvernements; c'est aussi la réponse que je ferai à M. le chargé d'affaires de Hollande.»

Clarke à Oudinot.

Paris, 23 juin.

«Monsieur le maréchal, en conformité des ordres de l'empereur, j'ai l'honneur de prévenir Votre Excellence que l'intention de Sa Majesté est que vous fassiez sans perte de temps vos dispositions pour former un camp à Utrecht, et que vous vous teniez prêt à marcher, avec le 1er régiment de chasseurs et les deux autres régiments de cavalerie à vos ordres (16e de chasseurs et 8e de hussards) le 56e, le 93e, le 24e léger et le 18e de ligne et avec 12 pièces de canons, sur Amsterdam, que l'empereur trouve nécessaire d'occuper. Vous voudrez bien me faire connaître, par le retour de l'officier chargé de la présente, quand vous serez prêt pour cette expédition, S. M. se proposant de vous envoyer des ordres sur la conduite que vous devez tenir.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 23 juin 1810.

«Votre Excellence pourra voir, par l'office ci-joint de M. Roëll dont je lui remets copie, l'inquiétude que donne au gouvernement hollandais l'arrivée de nouveau corps français dans le royaume. J'ai répondu à ce ministre que j'allais transmettre à Votre Excellence les observations qu'il m'adressait à cet égard et que je m'empresserais de lui faire connaître la réponse que je recevrais.

«M. Roëll est venu me faire ses adieux. Il m'a dit sur la situation de son pays et les déterminations du roi des choses fort touchantes que je ne répartirai point à Votre Excellence, parce que je suppose qu'elle les aura entendues de sa propre bouche au moment où cette dépêche lui parviendra, le projet de M. Roëll étant de traverser Paris pour se rendre (p. cxxvi) aux eaux et de faire une visite à son passage à Votre Excellence. M. Roëll n'est pas sans doute chaudement dans le système français et il a des torts en arrière; mais je lui dois cette justice que, depuis un mois, et particulièrement dans les affaires de l'insulte faite à l'ambassadeur et des cargaisons américaines, il a montré beaucoup de rondeur et les obstacles qui les ont retardées ne sont pas venus de lui. Les affections ne seront pas, de longtemps peut-être, françaises en Hollande, mais la conviction et la raison nous ramènent tous les jours quelques esprits.

«Le portefeuille des affaires étrangères, dans l'absence de M. Roëll, est confié à M. Van der Heim, ministre de la marine et des colonies, déjà connu de Votre Excellence par la correspondance de M. le comte de La Rochefoucauld. C'est un homme d'une grande expérience, de beaucoup de droiture et d'honnêteté, mais chez qui les inclinations, les vues et les idées sont bien anciennement anglaises, et par là difficiles à déraciner. Son département a été jusqu'à ce moment le plus mauvais de tous par l'esprit qui y règne. Votre Excellence va pouvoir bientôt juger de ce que pourra sur son esprit l'empire des circonstances. J'ai eu hier ma première conversation avec M. Van der Heim. M'abandonnant à peu près le passé, il s'est arrêté à l'état présent des affaires et m'a fait sa profession de foi. Il ne conçoit plus qu'un système et qu'une voie de salut pour la Hollande, c'est de s'abandonner sans réserve à l'empereur. M. Van der Heim prétend que le roi lui paraît entièrement arrêté dans cette résolution, et si je dois l'en croire, la conviction du ministère à cet égard est tellement unanime, que l'on ne doit plus craindre la déviation de ce nouveau système. Le temps apprendra quelle confiance on peut placer dans ces protestations.

«Dans une dernière conférence avec M. Roëll, je lui avais dit qu'il m'était revenu que l'on continuait à Haarlem de visiter les barques pour s'assurer s'il ne s'y trouvait pas de Français. Je lui avais fait sentir tout ce que ces précautions ont de ridicule et d'injurieux pour Sa Majesté l'empereur, qui, s'il eût été dans ses desseins d'occuper Amsterdam, y aurait fait entrer ses troupes, non pas furtivement et dans des barques, mais en plein jour et par les portes, et combien ces mesures étaient peu d'accord avec ce que l'on m'avait chargé de transmettre. J'avais ajouté à M. Roëll que, s'il devait me revenir plusieurs faits de ce genre, je serais obligé d'y voir cette intention d'insulte et cette attitude hostile prévues par mes instructions. Le roi, m'a dit M. Van der Heim, informé de mes plaintes, a sévèrement réprimandé les ordonnateurs des visites et expressément défendu qu'elles eussent lieu à l'avenir. Je m'assurerai si les intentions du roi sont remplies.

«M. Van der Heim m'a aussi parlé de son département et des efforts qu'il faisait pour armer ses trois escadres, dont deux étaient à peu près (p. cxxvii) disponibles. Il me cita particulièrement celle de M. l'amiral de Winter, à Helvoët, composée du Royal hollandais et du Chatam. Je lui demandai s'il regardait comme en effet disponibles deux vaisseaux à trois ponts qui n'avaient pas 200 hommes d'équipage, quand il en faudrait plus de 600 pour les faire manœuvrer. Je venais d'apprendre ce fait d'un officier attaché à l'état-major de l'amiral. Le ministre parut frappé de l'exactitude de mes renseignements et se rejeta sur le manque d'argent et la difficulté des enrôlements, à quoi j'eus encore bien des observations à lui faire, et il ajouta enfin, qu'au besoin on n'y mettrait des soldats.

«M. Van der Heim me témoigna qu'il croyait au roi le désir de m'entretenir sur les affaires, et m'assura que je serais reçu par Sa Majesté, toutes les fois que je le souhaiterais, à Haarlem comme à Amsterdam. Je me montrai extrêmement sensible à cette honorable facilité qui m'était donnée. Je répétai à M. Van der Heim ce que j'avais dit à M. Roëll de mon empressement à me rendre aux ordres du roi, toutes les fois que Sa Majesté me ferait l'honneur de m'appeler, mais je lui fis sentir qu'il y aurait de l'inconvenance à ce que j'allasse déranger le roi pour les moindres affaires, et, j'ajoutai que, pour l'instant, je n'avais de mon côté, rien d'assez intéressant à communiquer à Sa Majesté pour m'autoriser à profiter du privilège qu'elle daignait m'accorder. Je me flatte que Votre Excellence approuvera ma réserve.

«Je reçois du département des affaires étrangères des plaintes continuelles contre les douanes françaises. J'ai déjà répondu, et je vais insister sur ce point, que les douanes n'étant point, comme les Consulats, placées sous ma surveillance, mais bien sous celle de M. le Maréchal, duc de Reggio, c'est multiplier très inutilement les écritures que de m'adresser des réclamations que je ne peux que transmettre sans prendre aucune part aux décisions qu'elles provoquent. Mais je dirai en même temps au ministère des affaires étrangères, que dans les cas où l'on ne pourrait pas s'entendre entre Utrecht et Amsterdam, et où l'on voudrait s'adresser officiellement à Sa Majesté impériale et royale, je serai prêt à transmettre ce qui me serait écrit par le gouvernement hollandais.

«J'ai reçu hier une lettre de M. Roëll par laquelle il m'annonce l'envoi d'un mandat de 2,000 florins, pour mon droit aux indemnités des ministres étrangers dans cette cour, en vertu de l'article 5 du règlement sur cet objet. Cette indemnité remplace les franchises dont les ambassadeurs jouissent dans les autres cours, mais qui sont incompatibles avec le système financier de ce pays. Le règlement fixe cette indemnité à une somme une fois payée de 4,000 florins pour les ambassadeurs, 2,000 pour les ministres et 1,000 pour les chargés d'affaires. On s'était donc trompé en doublant cette somme pour moi, et plus (p. cxxviii) encore en oubliant que je l'ai déjà reçue, il y a deux ans, à l'époque du premier intérim qui suivit le règlement. Je viens donc de renvoyer au ministre son mandat, en me bornant à lui rappeler les dispositions de ce même règlement dont on s'autorise pour me l'offrir. J'ignore s'il y a eu, dans cette libérale négligence de la caisse des affaires étrangères, des intentions dont je pourrais me blesser; mais dans tous les cas, j'ai trouvé plus de dignité à ne pas en montrer le soupçon.»

Clarke à Oudinot.

Paris, 25 juin.

«M. le Maréchal, j'ai eu l'honneur de faire connaître à Votre Excellence, par ma lettre du 23 courant, les intentions de l'empereur, relativement aux forces que vous devez réunir à Utrecht et je vous ai prévenu que Sa Majesté se proposait de vous envoyer des ordres sur la conduite que vous auriez à tenir; je viens aujourd'hui vous les transmettre.

«Aussitôt que vous aurez réuni à Utrecht assez de troupes pour marcher sur Amsterdam, vous voudrez bien écrire au chargé d'affaires de Sa Majesté l'empereur, que les troupes françaises ayant été insultées, et les portes d'Harlem leur ayant été fermées, vous demandez réparation de cette offense.

«Que les Aigles françaises peuvent aller dans tous les pays amis et alliés;

«Que, depuis 15 ans, les troupes françaises ont constamment pu parcourir toutes les parties de la Hollande;

«Que le traité ne fait exception d'aucun point; que c'est donc un outrage gratuit que les Hollandais ont fait aux troupes françaises;

«Que l'empereur y a été très sensible et a ordonné que de nouvelles forces entrassent en Hollande.

«Vous ferez observer en outre que vos instructions ne vous prescrivaient point d'occuper Amsterdam, où vous n'aviez rien à faire, mais, que le défi porté aux troupes françaises, en leur fermant les portes, les intrigues anglaises, tendant à armer les Hollandais contre les Français, ont provoqué l'ordre que vous avez reçu de vous présenter devant les portes d'Amsterdam; que c'est aux Hollandais à voir s'ils veulent nous traiter en amis et alliés, ou en ennemis; s'ils veulent se livrer aux conseillers perfides qui s'agitent autour du roi pour perdre leur pays.

«L'empereur veut que vous vous arrangiez de manière à être devant Amsterdam deux jours après l'envoi de votre lettre au chargé d'affaires de France.

«Sa Majesté me charge encore de vous dire, qu'il n'y a qu'un moyen (p. cxxix) pour la ville d'Amsterdam de prévenir tout embarras; c'est de recevoir les troupes françaises en triomphe et de leur donner une fête qui fasse disparaître toutes les acrimonies; l'empereur ne voulant souffrir dans aucun pays, qu'on ait l'air de repousser et d'insulter les troupes françaises.

«Vous voudrez bien me faire connaître, en réponse, les dispositions que vous aurez prises pour l'exécution des ordres de Sa Majesté.»

Cadore à Serrurier.

Paris, 25 juin 1810.

«Monsieur, ainsi que j'eus l'honneur de vous l'écrire le 9 de ce mois, Sa Majesté n'avait point l'intention de faire occuper Amsterdam et n'y avait pas même songé. Mais, une mesure qu'elle avait jugée inutile, si le gouvernement de Hollande n'eût pas montré un dessein formel de s'y opposer et n'eût pas fait dans cette vue des préparatifs, a été rendue nécessaire par ces préparatifs mêmes[159]. Comme chef de la ligue continentale, Sa Majesté doit constater et maintenir son droit de porter des forces partout où le bien de la cause commune l'exige. Elle avait d'ailleurs à venger, outre l'offense faite dans Amsterdam à son ambassadeur et qui n'a point été réparée, l'outrage que l'on a fait à Haarlem aux Aigles Impériales, en leur refusant le passage et en menaçant de tirer sur elles. L'ordre a été en conséquence donné à M. le Maréchal, duc de Reggio, de se porter sur Amsterdam et d'occuper cette ville. En l'annonçant au ministre du roi, vous vous attacherez bien moins à combattre ou à prévenir des idées de résistance, car je ne puis supposer que l'on en ait aucune de cette espèce, qu'à faire sentir que le gouvernement de Hollande peut profiter de cette circonstance pour réparer ses torts et recouvrer les bonnes grâces de Sa Majesté impériale et royale. Si les troupes françaises arrivent à Amsterdam, y sont reçues en triomphe, si la ville donne un grand repas aux soldats, si le roi et la cour donnent l'exemple des prévenances et des égards envers la France, nul doute que la meilleure intelligence ne règne aussitôt entre les deux nations, et que l'empereur n'oublie volontiers des torts (p. cxxx) ainsi réparés. Mais, c'est là le seul moyen de les lui faire oublier, et vous aurez soin de l'insinuer aux ministres du roi.

«Après que l'expédition de M. le Maréchal, duc de Reggio, sera consommée, vous demanderez que tous les canons soit transportés sur les côtes et qu'on cesse de s'occuper des lignes.

«Tels sont, Monsieur, les ordres que Sa Majesté me charge de vous transmettre.»

Au roi de Hollande.

«D'autres troupes entrent par Nimègue. L'empereur qui, par ménagement pour Votre Majesté, n'avait pas voulu occuper Amsterdam, s'est maintenant décidé à y faire entrer ses troupes. Il a regardé comme un défi le projet de défendre cette ville et les lignes qu'on a fortifiées autour de son enceinte. Rien ne l'indigne comme ce projet; en vain on essaye actuellement de le désavouer. L'empereur en trouve la preuve dans ce que Votre Majesté a dit au chargé d'affaires de France, qu'elle ferait fermer les portes d'Amsterdam, afin que les Français ne puissent y entrer que par force, quoiqu'on ne pût leur opposer que cette résistance passive, qui servirait au moins à constater la violence dont ils useraient; et ici, que Votre Majesté me pardonne encore de lui dire des choses si pénibles. L'empereur se récrie sur cette conduite inconvenable, «dit-il, de la part de mon frère, d'un prince français, de celui qui devrait regarder comme son premier titre de français, que j'ai élevé, que j'ai fait roi. Insulter mes Aigles! fermer les barrières devant elles! Dans toute l'Europe continentale, depuis le golfe de Finlande jusqu'au Tage, depuis la Vistule jusqu'à la Sarre, l'Aigle Impériale est accueillie et honorée, et une telle injure lui serait faite par la Hollande, conquise par les armes françaises, et dont l'indépendance est un bienfait de la France!

«Si cette menace, ajoutait l'empereur, avait été faite par l'Autriche ou la Russie, la guerre en aurait été la suite. Si c'était le roi de Prusse, ou de Bavière, ou de Wurtemberg, qui se fût porté à cette indignité, la perte de son trône en aurait été le résultat. C'est pour la repousser que j'occupe Amsterdam. Je n'ai aucun intérêt à augmenter le nombre de mes troupes dans la Hollande, pays malsain, mais il faut punir la folie de ceux qui ont poussé la témérité jusqu'à calculer le petit nombre de troupes que j'avais dans ce pays.»

«Sire, je vous exprime d'une manière vive mais vraie l'indignation de l'empereur. Je crois qu'il est encore au pouvoir de Votre Majesté de l'apaiser. Que les troupes françaises soient reçues en triomphe à Amsterdam; que Votre Majesté soit la première à donner l'exemple (p. cxxxi) d'un accueil honorable et amical; que cet exemple soit suivi; que les Hollandais traitent les soldats français comme des frères; ils trouveront en eux des amis.

«Les insultes faites à Rotterdam à des officiers français n'ont pas moins irrité l'empereur. Il a donné des ordres sévères à l'égard de cette ville qu'il sait être habitée par des partisans des Anglais. Le premier écart qu'ils se permettraient serait puni avec rigueur.

«Tels sont, Sire, les motifs de courroux de l'empereur. Il ne s'apaisera, et Sa Majesté ne recevra quelque ouverture de la Hollande, que lorsque les fortifications élevées autour d'Amsterdam auront été détruites, les canons transportés sur les côtes, les coupables de l'insulte faite à la livrée de l'empereur punis de mort, le ministre de la police renvoyé, l'ancien bourgmestre rappelé. Tel est, Sire, le résumé de ce que m'a dit l'empereur. J'exprime de nouveau à Votre Majesté l'extrême regret que j'éprouve à lui communiquer ces douloureux détails.

«Je dois actuellement lui parler de la mission de M. Valkenaer.

«Il m'a dit que Votre Majesté offrait de prêter à l'empereur foi et hommage, comme à son souverain. Sire, cette forme n'est plus de nos jours, et quant à la dépendance qu'elle exprime, l'empereur, qui la regarde comme déjà existante de droit et de fait, ne pourrait y voir une concession. L'empereur, souverain du grand empire, chef de la ligue continentale, et devenu par la force de ses armes et de son génie l'arbitre de l'Europe, peut se regarder comme le suzerain de plusieurs princes, mais il a surtout cette opinion à l'égard du roi de Hollande, conquête de la France, et il croit devoir exercer des droits bien plus étendus sur ce pays, que sa position entre la France et l'Angleterre rend si intéressant pour lui. L'empereur a même vu dans cette offre la suite de ces fausses idées par lesquelles il prétend qu'on séduit et qu'on entraîne Votre Majesté, et qui tendent toutes à isoler la Hollande de la France et à lui attribuer une indépendance incompatible avec ses devoirs et sa position.

«M. Valkenaer m'a aussi parlé du tribut auquel se soumettait Votre Majesté. Sans doute, M. Valkenaer s'est trompé d'époque; il s'est cru encore au temps du Directoire. L'empereur, fort d'un revenu de 800 millions et d'une réserve de 600 millions, n'a besoin ni d'argent, ni de crédit, ni de papier. Ce n'est point de l'argent qu'il demande à la Hollande, ce sont des vaisseaux et des soldats, conformément au traité. On m'a dit que Votre. Majesté réclamait à ce prix le commandement des troupes. Que Votre Majesté me pardonne si, connaissant le profond mécontentement de l'empereur, je n'ai pas osé placer cette demande sous ses yeux. L'empereur se plaint de ce qu'aucune condition du traité (p. cxxxii) n'est remplie. Lorsque je lui ai rendu compte des progrès de vos armements, que me faisait connaître votre chargé d'affaires, il m'objecta qu'il n'y avait pas un équipage formé. Lorsque je lui ai soumis la liste des bâtiments américains dont les cargaisons devaient être mises à sa disposition, il a observé que ces cargaisons n'étaient pas complètes, que la plus grande partie en avait été détournée, qu'on avait grossi la liste des prises faites par nos corsaires, comme si la Hollande voulait s'acquitter à leurs dépens. L'empereur exige que tout soit rendu. L'empereur reproche au gouvernement hollandais d'avoir donné des licences et autorisé par là un commerce interlope blâmable en lui-même et contraire au traité. Tels sont les motifs des nouvelles dispositions de l'empereur et de l'entrée en Hollande d'une plus grande masse de troupes françaises. L'empereur dit qu'il n'a pas voulu laisser égorger les 6,000 Français qu'il y avait placés. Il dit encore que dans cette occasion il a dû faire taire la voix de la nature et tous les sentiments de son cœur pour n'écouter que les intérêts de son peuple en maintenant tous les droits de son trône.

«Sire, je viens de remplir une tâche pénible, la justice de Votre Majesté me répond qu'elle ne méconnaîtra pas ce qu'il m'en a coûté. J'aurais trahi sa confiance et celle de l'empereur si j'avais tenu un autre langage; mais il m'est consolant de pouvoir ajouter qu'en donnant à l'empereur la satisfaction qu'il désire, en éloignant les conseils auxquels il aime encore à attribuer les erreurs et les torts dont il se plaint, en soumettant à son influence l'administration de la Hollande, enfin en gouvernant d'après ses principes et ses vœux, et en restant fermement attachée à son système, Votre Majesté peut encore reconquérir la bienveillance de son auguste frère et régner heureux et tranquille en faisant le bonheur de son peuple, regardé alors comme l'ami et l'allié de la nation française dont il partagerait les destinées.»

Oudinot à Clarke.

Utrecht, 26 juin 1810.

«Monseigneur, si, comme S. M. l'empereur paraît l'avoir décidé, je suis destiné à entrer à Amsterdam, je vous conjure de me mettre à mon aise pour ma conduite envers le roi de Hollande.

«Jusqu'alors j'ai, sans m'écarter de mes devoirs et de ma fidélité, su respecter le sang, et je continuerai dans ces principes, à moins que je n'aie un ordre contraire de la part de mon souverain: enfin, désignez-moi dans cette circonstance, si l'empereur lui-même ne me dicte pas ma règle de conduite.

(p. cxxxiii)

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 26 juin 1810.

«Le roi est toujours à Haarlem, attendant le retour de mon courrier et le résultat du double voyage de M. Valkenaer et de M. Roëll. On dit que Sa Majesté viendra demain à Amsterdam. J'apprends que l'on se flatte ici d'une prochaine dislocation des troupes destinées pour la Hollande. Je désire sans doute, Monseigneur, que S. M. Impériale juge pouvoir accorder les vœux de ce pays avec les grands intérêts de son empire, mais ce que j'ai pu acquérir de connaissance des hommes et des choses, en Hollande, me fait souhaiter que la distribution des troupes françaises dans ce royaume, et surtout dans le rayon de sa frontière, n'éprouve pas de changement, jusqu'au moment où les déterminations de Sa Majesté auront été arrêtées par elle, mises à exécution, et les garanties données, s'il y a lieu, car l'esprit du gouvernement est encore, malgré ses protestations, bien loin de ce que l'on doit désirer.

«Le roi vient de faire de grandes réformes et qui sont, suivant le vieux système, tombées presque en entier sur les Français à son service. On les renvoie avec toutes sortes de dégoûts. Je maintiendrai en leur faveur l'article du décret par lequel S. M. l'empereur, en autorisant ses sujets à rester au service de cette couronne, stipule qu'ils ne pourront être renvoyés sans pension ou retraite.

«Le gouvernement est fort occupé de la formation de son budget. Ses embarras sont excessifs. Le roi a diminué assez considérablement sa maison, mais cette économie est peu sensible parmi les besoins extrêmes du moment. L'état des finances du royaume est déplorable au delà de ce qui peut se concevoir. La ressource ruineuse des arriérés et des anticipations est épuisée, et l'on ne trouverait pas dix millions à emprunter. Qu'est-ce, en effet, qu'un État qui n'a pas de revenu et qui n'a point de crédit pour s'en procurer un artificiel? ou qui l'a perdu, ce qui est pis encore. Je dis qui n'a point de revenu, puisqu'il est absorbé en entier par l'intérêt de sa dette. Je me réserve, Monseigneur, de développer mes opinions à cet égard à Votre Excellence, lors du rapport que j'aurai l'honneur de lui faire dans quelques jours sur le budget qui aura été arrêté.

«On ne parle plus de la défense. Cependant les lignes restent toujours gardées comme on pourrait faire en présence de l'ennemi. Je souhaiterais des ordres à cet égard.

«On annonce un cercle pour demain. J'aurai soin d'être indisposé.

«P.-S.—M. de Caraman arrive. Il m'a redit, Monseigneur, les instructions verbales dont Votre Excellence l'a chargé pour moi. Votre (p. cxxxiv) Excellence peut être assurée que je les suivrai à la lettre. J'attends demain des visites d'affaires. J'aurai l'honneur d'écrire à Votre Excellence.»

M. Van-der-Heim à Serrurier.

Amsterdam, 28 juin 1810.

«Sa Majesté me charge, Monsieur, de vous faire connaître que, d'après la conversation qu'elle a eue avec vous, elle a ordonné à son ministre de la police et justice de vous donner connaissance de l'état de la procédure contre le malheureux qui, excité par l'appât de gagner la prime promise pour la découverte de l'individu qui a insulté le cocher de M. l'ambassadeur, s'est dénoncé être le coupable, afin que vous puissiez être assuré de l'activité avec laquelle elle se poursuit et laquelle sera encore accélérée aussitôt le retour dudit cocher.

«Sa Majesté a dû même forcer l'ancien bourgmestre à rentrer dans la place qu'il n'avait quittée que sur ses instances réitérées. Elle désire vivement que vous fassiez parvenir le plus promptement possible à Sa Majesté impériale et royale la nouvelle assurance que, se reposant entièrement sur l'équité de Sa Majesté impériale et royale, le roi n'a été et n'est occupé qu'à chercher tous les moyens possibles d'exécuter le traité et même de faire de plus tout ce qui est en son pouvoir, qui soit agréable à l'empereur.

«C'est dans cette intention que, malgré les difficultés des finances, il a conservé toutes les troupes sous les ordres du duc de Reggio et complété les 12,000 hommes. Les marchandises américaines sont à la disposition des douaniers français.

«On a mis toute l'activité possible à l'armement de l'escadre, de sorte qu'à la fin de juillet six vaisseaux de ligne seront en rade; les trois autres ne pourront l'être qu'au mois d'octobre; tous les autres bâtiments sont prêts.

«Le roi vous prie d'engager Mgr le duc de Cadore à faire valoir les bonnes intentions et les efforts du roi et de le bien assurer que son unique but est et sera à jamais d'obtenir l'amitié de Sa Majesté impériale et royale.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 29 juin 1810.

«On s'était trompé en m'annonçant qu'il y aurait aujourd'hui grand cercle à la cour. Sa Majesté recevra, à la vérité, mais un petit nombre de nationaux et point d'étrangers.

(p. cxxxv) «J'avais depuis longtemps le désir d'aller rendre ma visite de voisinage à M. le maréchal duc de Reggio. J'ai réalisé hier matin ce projet. Après avoir déjeuné avec M. le maréchal et passé quelques moments encore avec Son Excellence, je suis monté en voiture et suis revenu dîner à Amsterdam.

«Le soir, il y eut cercle chez le grand-chambellan. J'y rencontrai M. Van-der-Heim qui, apprenant que M. Caraman était arrivé la veille, vint me demander s'il m'avait rapporté une réponse de l'empereur aux ouvertures que le roi m'avait chargé de transmettre à Sa Majesté impériale et royale. Je dis à M. Van-der-Heim que M. de Caraman ne m'avait rien rapporté, que seulement j'étais instruit que Sa Majesté impériale et royale gardait un sentiment profond de l'insulte faite à son ambassadeur et du retard apporté à la satisfaction que j'avais été chargé de demander, comme aussi de l'accueil hostile fait à la patrouille française devant Haarlem, et que Sa Majesté attendait la satisfaction qui lui était due pour ces graves outrages. M. Van-der-Heim me mit alors en avant la proclamation publiée au sujet de l'insulte faite aux gens de M. de La Rochefoucauld et de l'intention où l'on était de suivre cette affaire aussitôt l'arrivée du cocher. Je répondis que la proclamation était à la vérité une mesure convenable mais tardive et surtout insuffisante, que les demandes que j'avais formées de la remise des coupables et de la réintégration de l'ancien bourgmestre n'avaient pas eu d'effet jusqu'ici, et que Sa Majesté impériale et royale n'était satisfaite sur aucun point; comme il m'alléguait que l'on avait abandonné ici toute espèce d'attitude hostile, je lui demandai comment je devais donc considérer ce cercle tracé en avant de l'armée française, ces redoutes, ces canons et tout cet appareil qui semble annoncer qu'on est en présence d'ennemis. Je lui demandai si on ferait autre chose en Hollande dans le cas d'une descente des Anglais. M. Van-der-Heim me répéta ses protestations de l'intention où est le gouvernement de s'en remettre entièrement à la générosité de l'empereur et de renoncer à toute attitude qui pourrait offenser Sa Majesté impériale et royale. Je répondis que dans ces sortes de choses les paroles ne suffisaient pas et que les faits continuaient d'être contre le gouvernement.

«M. Van-der-Heim me parla sur un ton très amer de la conduite de nos corsaires qui, selon lui, ne respectaient rien, et me dit que si cela devait continuer, il serait impossible d'empêcher les paysans de jeter ces gens à la mer. Je répondis avec hauteur que le jour où un pareil attentat serait commis serait un jour bien funeste pour la Hollande et surtout pour les hommes qui, loin de chercher à adoucir les aigreurs, se seraient montrés zélés à les développer; que pour moi j'étais tranquille sur le sort des Français en Hollande; que Sa Majesté impériale et royale trouverait le moyen de faire respecter ses sujets ou de les (p. cxxxvi) venger, s'ils étaient insultés, et, pour montrer que je ne souffrirais pas que l'on me parlât, en Hollande, sur ce ton de menaces, je quittai brusquement M. Van-der-Heim et allai m'asseoir à la partie qui m'était destinée. M. Van-der-Heim a de la raideur, mais j'espère lui prouver que j'en sais trouver aussi, quand les formes de la politesse et de la modération ne suffisent pas.

«Plusieurs personnes, parmi lesquelles des ministres étrangers, sont venues hier à moi pour me demander s'il était vrai que Sa Majesté l'empereur et roi demandât à la Hollande un emprunt de cinquante millions. Je vis l'intention et me hâtai de répondre que ce fait n'était pas à ma connaissance et que j'avais toute raison de ne pas y croire, que je savais parfaitement que ce que mon souverain avait toujours demandé à la Hollande n'avait pas été de l'argent, dont Sa Majesté impériale et royale n'avait assurément pas besoin, mais une conduite et un système franchement français, et que jamais jusqu'ici un vœu aussi raisonnable n'avait pu être rempli.

«M. Van-der-Heim vient de répondre à la lettre par laquelle je lui avais renvoyé son mandat. Il prétend qu'il ne me l'a envoyé que parce que la chambre des comptes avait jugé que cette somme m'était due, comme étant de nouveau chargé d'affaires. Telle n'est point certainement l'intention du règlement. Cependant, il est possible qu'il n'y ait pas eu en ceci d'arrière-pensée. Mais en tout état de choses, je ne regrette point le refus que j'en ai fait.

«On me demande à l'instant chez le roi. Demain matin j'aurai l'honneur de rendre compte à Votre Excellence de cette nouvelle audience.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 29 juin 1810.

«Je me suis rendu hier à quatre heures chez le roi, d'après l'invitation que j'en avais reçue du chambellan de service. Sa Majesté m'a témoigné la douleur qu'elle avait ressentie d'apprendre que M. de Caraman n'eût point apporté de réponse aux ouvertures qu'elle m'avait chargé de transmettre de sa part à Votre Excellence. Le roi me dit que s'étant jeté dans les bras de l'empereur et lui ayant remis son sort, celui de ses enfants et de son pays, il avait attendu avec confiance les résultats de sa démarche, et qu'elle était profondément affligée qu'elle n'ait rien obtenu sur le cœur de son auguste frère. Je répondis au roi qu'en effet je n'avais point reçu de réponse à la lettre dont j'avais chargé M. de Caraman. Je répétai à Sa Majesté ce que j'avais dit à son ministre, que seulement il était à ma connaissance que S. M. l'empereur était toujours profondément blessé de l'outrage fait à son ambassadeur, (p. cxxxvii) outrage qui n'était point encore réparé, et de l'insulte plus récente faite à ses aigles en avant de Haarlem; que les protestations étaient nécessairement insuffisantes dans des choses qui touchaient d'aussi près à l'honneur des gouvernements et que des faits seuls et des réparations éclatantes pouvaient satisfaire des souverains. Le roi me demanda quelle était donc cette satisfaction éclatante que désirait l'empereur, ajoutant qu'il la donnerait, quelle qu'elle pût être, étant déterminé à faire tout pour apaiser son auguste frère. Je répondis à Sa Majesté qu'elle trouverait ce moyen de satisfaire S. M. impériale dans les deux demandes que j'avais eu précédemment l'honneur de lui faire, savoir: la réintégration de M. Van-der-Poll et la remise des coupables, dans l'affaire des gens de l'ambassadeur, entre les mains des autorités françaises. Ici, le roi montra une profonde répugnance à la réinstallation de M. Van-der-Poll, que Sa Majesté prétendit avoir demandé sa démission et s'être refusé à rentrer dans sa place. Elle me déclara que toute autre satisfaction lui serait moins pénible et serait, dans son opinion, moins avilissante pour son autorité. Sa Majesté ajouta cependant de suite que si l'empereur l'exigeait, elle forcerait ce magistrat à reprendre sa place.

«Le roi vint ensuite à l'affaire de l'ambassadeur. Sa Majesté m'annonça que la procédure était entamée, que déjà un homme était venu se déclarer le coupable, que c'était un malheureux dont la famille était ruinée et que l'on supposait avoir fait cette démarche pour avoir les mille ducatons promis; que, cependant, on allait l'examiner, et qu'il serait confronté de suite avec le cocher de l'ambassadeur aussitôt son arrivée; mais que la présence de cet homme était indispensable pour les confrontations. Sa Majesté me pria de l'envoyer au grand bailli aussitôt son retour.

«Le roi me montra aussi le dessein de renvoyer à Paris M. l'amiral Verhuell, comme simple particulier, pour porter aux pieds du trône impérial l'expression de ses sentiments et de ses vœux.

«Le roi m'ayant parlé de ses lignes, je lui représentai combien cette attitude était injurieuse pour les armes impériales et le scandale qu'elle présentait à l'Europe. Sa Majesté me représenta qu'elle avait renvoyé tous les canonniers qui les occupaient aux batteries des côtes et qu'elles avaient entièrement perdu de vue ce qu'on avait pu y voir de menaçant. Elle ajouta qu'elle n'avait jamais eu la pensée d'arrêter les mouvements des troupes françaises, mais que le dernier traité, ne portant pas qu'elles occuperaient Amsterdam, elle se croyait obligée à ne point y donner son consentement. Que, du reste, l'empereur était assurément bien le maître d'en user comme Sa Majesté le jugerait convenable. Je répliquai au roi qu'il était à ma connaissance que Sa Majesté impériale n'avait aucunement pensé à mettre garnison dans Amsterdam (p. cxxxviii) à l'époque où l'on prit occasion de cette supposition pour prendre l'attitude hostile où l'on se trouvait placé vis-à-vis d'elle.

«À la suite de cette explication, je quittai le roi, qui me renouvela la demande instante de transmettre tout de suite à Votre Excellence le résultat de cette audience et de la prier d'être encore une fois, auprès de Sa Majesté impériale, l'interprète de ses déterminations dans ces circonstances. Sa Majesté désire que Votre Excellence veuille répéter à S. M. l'empereur qu'elle est prête à souscrire à tous les engagements qu'elle voudra lui prescrire pour rentrer dans ses bonnes grâces.

«Je me sers, Monseigneur, autant que je le puis, comme Votre Excellence peut le concevoir, des expressions mêmes du roi, sans vouloir y ajouter ou y retrancher, pareilles communications ne pouvant être rendues avec trop de fidélité. Je ne cacherai point à Votre Excellence que ces audiences du roi me gênent extrêmement et que j'aurais souhaité que mon ordre d'être indisposé se fût étendu jusqu'aux jours où je suis demandé chez Sa Majesté, je sens que je serais fort à l'aise et traiterais facilement avec un prince de naissance et de toutes les plus puissantes maisons de l'univers; mais ce titre si grand, si imposant pour un Français, de frère de l'empereur, se présente toujours à ma pensée au moment où je discute avec le roi de Hollande. Il détermine ces ménagements et ces égards sur lesquels je sais bien que Votre Excellence ne se trompe pas, mais que S. M. impériale pourrait attribuer à de la faiblesse, et si je n'avais pas déjà le bonheur de pouvoir montrer à mon souverain que je ne connais pas ce sentiment quand il y va de son service.

«Le roi me fait annoncer à l'instant que, par suite de notre conversation, Sa Majesté vient d'obliger l'ancien bourgmestre à rentrer dans ses fonctions.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 30 juin 1810, 7 heures du matin.

«La journée d'hier s'est passée sans communication du gouvernement. M. Van-der-Heim est parti de grand matin pour Haarlem où j'ai su que tous les ministres avaient été convoqués en grand conseil. Dans la journée, il m'est venu de la Bourse beaucoup de gens alarmés que j'ai rassurés en leur disant qu'à la vérité il se préparait des événements intéressants pour leur ville, mais que l'on devait tout attendre de la clémence de S. M. l'empereur, si l'on se conduisait dans ces circonstances d'une manière convenable envers la France. Je suis persuadé que le commerce se montrera bien et que le maréchal en sera content.

«À quatre heures m'est arrivé un aide de camp de M. le maréchal (p. cxxxix) duc de Reggio qui m'apportait la demande que fait le maréchal d'une satisfaction éclatante pour l'insulte faite devant Haarlem à ses aigles, et m'annonçait son arrivée devant les portes d'Amsterdam pour le 4. J'ai envoyé aussitôt chez M. Van-der-Heim, qui n'était pas encore de retour. Craignant qu'on ne voulût gagner du temps et m'échapper, j'écrivis à huit heures à M. Van-der-Heim que je devais absolument le voir le soir même ou aujourd'hui de très bonne heure, et que l'importance des communications que j'avais à lui faire était telle que, s'il devait être retenu à Haarlem, j'irais l'y trouver. Je reçus à minuit une réponse. Il m'annonçait son retour et m'offrait de me recevoir le lendemain à neuf heures; j'acceptai. Je ne réexpédierai l'aide de camp du maréchal qu'après avoir vu M. Van-der-Heim et être convenu de tout avec lui.

«L'inquiétude pour les fonds a dû s'augmenter parmi ces circonstances, surtout dans l'ignorance où l'on était des déterminations de la cour, et je n'y vois pas un très grand mal. Ils sont tombés à 18, mais en général l'esprit est bon, et tout le monde désire voir la fin de toutes ces mésintelligences. On demande et l'on souhaite universellement que les Français soient bien reçus, et chacun s'y prêtera.

«J'ai vu hier chez moi le brave de Winter. Il allait partir pour les eaux, mais sur le bruit de ce qui se préparait, il s'est décidé à rester. Ce n'est pas un homme à éloigner dans un moment de crise. Je l'ai engagé à se rendre à Haarlem et à aller y donner de bons conseils. Il sort à l'instant de chez moi et sera chez le roi dans deux heures. J'ai été on ne peut plus content de sa conversation, et son noble caractère ne se dément pas. Voilà les loyales et dignes inspirations auxquelles je voudrais voir l'esprit du roi livré. Je ne rencontre pas depuis hier un honnête homme, un homme d'autorité et de lumières, que je ne l'envoie à Haarlem combattre les mauvais conseils qui pourraient être donnés au roi.

«L'amiral souhaite que Sa Majesté l'envoie à Utrecht pour arranger toutes choses avec le maréchal duc de Reggio, et je le désire avec lui, car alors je suis bien sûr que les choses se feraient convenablement. Je témoignerai tout à l'heure à M. Van-der-Heim que ce choix me serait agréable, et je ne doute pas qu'il ne le fût à Utrecht.

«J'ai fait prévenir tous les Français militaires et civils, autorisés ou non autorisés, de se bien conduire, et j'ai toute raison de compter sur eux.

«Je vais suspendre ma dépêche jusqu'au moment de ma conférence avec M. Van-der-Heim.»

À onze heures.

«Je sors, Monseigneur, de chez le ministre des affaires étrangères. Je lui ai fait les communications dont M. le maréchal duc de Reggio m'a chargé pour lui. M. Van-der-Heim m'a répondu que l'occupation (p. cxl) d'Amsterdam répondait à toutes les satisfactions que je pouvais exiger. J'ai demandé au ministre quelles étaient les intentions du roi pour la réception des troupes. Il m'a annoncé qu'elles étaient toujours telles qu'il avait été autorisé à me les annoncer; que le roi recevrait les troupes françaises en connétable. Je dis à M. Van-der-Heim que je désirais savoir en détail ce que Sa Majesté comptait faire dans cette circonstance, et je le priai de me le faire connaître. Il m'annonça alors que le roi avait chargé M. le ministre de la guerre, homme parfaitement bien intentionné, de régler avec M. le maréchal duc de Reggio tout ce qui concerne l'entrée des troupes et leur réception. J'applaudis à cette décision, mais n'en insistai pas moins pour avoir ce soir communication des déterminations du roi dans cette circonstance si décisive. J'excitai le zèle de M. Van-der-Heim, en lui disant que j'attendais beaucoup pour le roi et pour le pays de ses conseils; qu'il dépendait de lui que j'eusse un bon rapport à faire à S. M. impériale et les moyens de rendre la nation et le gouvernement intéressants à l'empereur. M. Van-der-Heim m'a promis de me rapporter ce soir une réponse positive.

«J'ai dit à ce ministre que j'apprenais que les canonniers étaient encore aux pièces hier, malgré l'annonce que le roi m'avait faite de l'ordre donné de les envoyer sur les côtes. M. Van-der-Heim me répliqua qu'à la vérité Sa Majesté avait donné cet ordre, mais que le ministre de la guerre lui avait observé que l'on ne pouvait renvoyer les canonniers sans emmener le matériel et qu'il craignait que ce mouvement ne donnât de l'ombrage au maréchal et n'inquiétât le peuple; qu'on les avait laissés pour cette raison, mais que toutes les sentinelles avaient été retirées, et l'ordre donné de laisser tout passer; qu'hier une patrouille française avait librement traversé les lignes.

«J'ai dit à M. Van-der-Heim que si l'on jugeait ne pas devoir déplacer les pièces d'artillerie, je croyais qu'il convenait au moins de rappeler les canonniers en arrière et de laisser provisoirement la garde des pièces au peu d'hommes d'infanterie que l'on jugerait nécessaires pour cela. Il m'a promis d'en faire la proposition au roi.

«Demain matin j'espère pouvoir annoncer à Votre Excellence que tout est arrangé selon les vœux du maréchal et à mon contentement.»

Cadore au roi Louis.

2 juillet 1810.

«Sire,

«M. Vekenaer m'a remis la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'adresser. Il a aussi laissé entre mes mains celle qui était (p. cxli) destinée à S. M. l'empereur. Je la lui ai présentée. L'empereur m'a dit qu'il ne pouvait en prendre connaissance que lorsque les outrages dont il se plaint auraient été entièrement réparés. Cela me donne, Sire, une tâche pénible à remplir. Je dois, pour répondre à la lettre de Votre Majesté et à la confiance dont elle m'honore, lui faire connaître les sujets de plaintes de l'empereur son frère. Je ne puis mieux le faire qu'en empruntant ses propres expressions. Votre Majesté voudra bien se souvenir que dans ce que j'aurai l'honneur de lui dire, c'est l'empereur bien plus que moi qui lui parle.

«L'empereur est profondément mécontent; il se regarde comme outragé et ne veut entendre à aucun arrangement avec la Hollande et même à aucun pourparler avant d'avoir eu satisfaction:

«1o Sur l'offense faite par la populace d'Amsterdam à la livrée de son ambassadeur, sans qu'aucune punition ait été infligée. L'empereur regarde même comme aggravant l'insulte cette proclamation tardive qui annonçait à toute l'Europe l'impunité dont avait été accompagnée cette insulte publiquement faite à un souverain. Elle ne peut être lavée que par le sang.

«2o Sur le traitement fait à son chargé d'affaires la première fois qu'il a paru en cette qualité à l'audience de Votre Majesté, et sur le silence injurieux gardé envers lui, et cela en présence des ministres de Russie, d'Autriche et de toute l'Europe que l'on rendait témoin de l'humiliation du représentant de l'empereur; aussi, et je dois le faire connaître à Votre Majesté, le chargé d'affaires a reçu la défense de paraître désormais à l'audience de Votre Majesté.

«3o Le refus fait à une patrouille française de la laisser entrer dans la ville de Haarlem. Du moment où l'empereur en a été instruit, il a ordonné au général Molitor de se rendre avec sa division de Hambourg en Hollande.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 2 juillet 1810.

«L'amiral de Winter est descendu hier chez moi deux heures après l'expédition de ma dépêche. Il arrivait d'Haarlem. Il avait trouvé le roi en conseil délibérant sur les circonstances. L'âme du roi paraissait livrée à la plus profonde amertume, et l'amiral entra dans sa douleur pour l'adoucir et donner plus d'autorité aux conseils qu'il venait offrir. Il dit donc au roi qu'il croyait que l'on devait attribuer le malheur des circonstances au mauvais système où le gouvernement s'était jeté dès l'origine, et qu'il s'en était toujours franchement exprimé, mais qu'il (p. cxlii) ne s'agissait plus du passé, dont on n'était plus le maître, mais de l'avenir qui nous appartenait encore; qu'en fidèle sujet il venait offrir au roi sa personne, sa vie et ses loyales opinions; que, soit que le gouvernement eût des torts envers l'empereur ou qu'il se crût calomnié auprès de Sa Majesté, ce moment pouvait redresser toutes les opinions et prouver que le roi était toujours ce qu'il devait être pour son auguste frère et pour la France, que le roi devait recevoir les troupes françaises en connétable, les fêter, les accueillir à la tête de son peuple, de ses troupes et de toutes les autorités, et que ce jour du 4, qui paraissait à quelques-uns si calamiteux, pouvait de cette façon devenir un jour de réconciliation entre les deux souverains et fixer sur la nation hollandaise les regards bienveillants de l'empereur. L'amiral fut soutenu, à ce qu'il m'a dit, avec beaucoup de force, par le général Dumonceau, que le maréchal duc de Reggio venait d'envoyer au roi et dont, depuis quelque temps, l'ambassade n'avait pas eu à se louer. Il paraît qu'il s'est bien montré dans ce moment. Les ministres de la guerre et de la marine, quoiqu'avec moins d'énergie, exprimèrent des opinions raisonnables, et il n'y eut pas un conseil décidément mauvais.

«Le roi déclara à ses ministres et à ses grands officiers ce que déjà il m'avait fait annoncer par le ministre de la marine, qu'il en userait dans cette journée en prince français et en connétable, mais quand on lui demanda le détail de ses intentions, il dit qu'il prescrirait de faire les choses pour le mieux et de façon à donner à l'empereur l'opinion qu'il désirait que Sa Majesté prît de son peuple; et comme on lui demandait encore quelles dispositions il prescrirait pour son palais et pour sa personne, il montra la résolution inébranlable de rester dans son pavillon de Haarlem jusqu'au retour du courrier qu'il venait d'expédier à l'empereur. L'amiral fit les plus grands efforts pour ébranler cette résolution' dont il prévoyait tout le mauvais effet. Le roi lui dit que la fatalité l'entraînait, que rien ne pouvait désormais lui regagner le cœur de son frère, qu'il était décidé à céder à la destinée et qu'il resterait à son pavillon de Haarlem jusqu'au retour de son courrier. L'amiral m'ajouta que Sa Majesté s'était exprimée confidentiellement sur les déterminations graves que ce courrier avait dû porter au pied du trône impérial. Il fut impossible d'amener le roi à se trouver à Amsterdam le jour de l'entrée des troupes. Du reste, il fut décidé par le roi que le général Bruno prendrait le commandement des gardes et recevrait le maréchal à leur tête; que toutes les autorités seraient présentes, que le bourgmestre, M. Van-der-Poll, qui venait enfin de consentir à reprendre son poste, ferait toutes les dispositions pour que la ville eût dans cette grande circonstance l'attitude qu'elle devait avoir, et qu'enfin une fête serait donnée aux soldats par la garde et par les citoyens. L'amiral se proposait en me quittant de se répandre dans (p. cxliii) la ville où il est fort connu et d'inspirer aux citoyens de toutes les classes les sentiments que l'on devait avoir et montrer dans cette occasion si intéressante. Cet avis de l'amiral me fut fort utile et le soir, aussitôt que j'eus appris le retour de M. Van-der-Heim, je me hâtai de me rendre chez lui. Je lui dis qu'il m'était revenu que le projet du roi était de rester le 4 à son pavillon de Haarlem, et que je ne pouvais croire à une détermination qui ôterait à la fête projetée toute la grâce qu'il était si désirable pour tout le monde de lui donner. M. Van-der-Heim me répondit que personne autour du roi n'en avait pensé ainsi et que dans l'état de brisement où était son âme on n'avait pas cru devoir lui demander encore ce sacrifice qui ne semblait pas nécessaire pour le bon accueil des troupes; que sûrement le roi s'y serait déterminé s'il l'eût cru aussi convenable que je le pensais. Il m'objecta d'ailleurs que le roi, frère de l'empereur et connétable de France, ne pouvait habiter une ville où il ne commanderait pas, qu'il y aurait à tout moment conflit d'autorité, et que Sa Majesté, qui ne serait pas maîtresse de la ville, ne pourrait répondre des mouvements que la malveillance pourrait chercher à y faire naître. Je répondis à M. Van-der-Heim que, comme déjà je le lui avais dit, l'affaire du commandement et du mot d'ordre était une affaire que je croyais facile à régler entre le roi et le maréchal, et qu'assurément le roi pouvait, de la part du maréchal, compter sur les respects et les égards qu'il était à tant de titres en droit d'en attendre; qu'à la rigueur, si cet objet présentait des difficultés que je ne prévoyais pas, le roi serait toujours le maître, après avoir reçu le maréchal et les troupes dont il est le connétable, de retourner à son pavillon pour y suivre ses desseins et attendre le retour de son courrier. Je priai M. Van-der-Heim de retourner cette nuit même à Haarlem ou d'y envoyer quelqu'un de ses collègues pour représenter toutes ces choses au roi, représentations qui, à la vérité, venaient de moi, puisque ce cas n'avait pas été prévu par mes instructions, mais qui m'étaient inspirées par le désir de voir les choses s'arranger au contentement général et de la manière qui pourrait rapprocher davantage Sa Majesté du cœur de son auguste frère. M. Van-der-Heim m'a promis d'envoyer un courrier cette nuit. J'aurai la réponse dans la journée. Je vais expédier M. de Caraman à Utrecht pour informer M. le maréchal. Voici donc, Monseigneur, en résumé l'état des choses:

«Il n'y aura point de résistance.

«Les troupes seront reçues en triomphe par la garde, ayant le général Bruno (Français) à sa tête, et par la bourgeoisie ayant à la sienne son ancien bourgmestre.

«Toutes les autorités seront présentes et en grand gala. Une fête sera donnée aux troupes par la ville.

«Je tâcherai d'obtenir plus, et surtout la présence du roi. Votre (p. cxliv) Excellence peut être assurée que j'en sens l'extrême inconvenance et que je ferai tout ce qui pourra dépendre de moi pour y déterminer Sa Majesté.

«J'ai, Monseigneur, des excuses à faire à Votre Excellence pour l'extrême désordre de mes dépêches, depuis ces quinze derniers jours plus particulièrement, mais je suis obligé d'écrire beaucoup et en courant, de sortir et de recevoir beaucoup de monde, et c'est à peine si j'ai le temps de mettre quelque ordre dans mes idées. J'ai besoin de toute votre indulgence et j'ose la réclamer.

«P.-S.—J'apprends à l'instant un fait que l'amiral de Winter n'a pas voulu me dire, c'est que la cour a d'abord fort mal accueilli la chaleur de ses conseils et l'a même assez maltraité, mais que ce brave homme n'en a pas moins soutenu son noble rôle et ses efforts pour sauver son pays et son roi du danger des premiers mouvements et des résolutions irréfléchies. J'ai aussi beaucoup à me louer de M. de Lagendorp, ancien ministre de la guerre.

«Je n'ai pas encore de certitude sur ce que feront les fonctionnaires publics, mais je crois à ce que j'ai annoncé. Je verrai ce soir le bourgmestre. Je joins ici la pièce oubliée de l'avant-dernier numéro.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 3 juillet 1810.

«M. Van-der-Heim, ministre de la marine et des colonies, chargé du portefeuille des affaires étrangères, sort à l'instant de chez moi. Il était en grand costume et couvert de tous ses ordres. Ce ministre est venu m'annoncer que le roi avait abdiqué en faveur de son fils aîné, et que l'acte de son abdication avait été adressé par Sa Majesté au Corps législatif; que par cet acte la reine était nommée régente, qu'un conseil provisoire de régence était nommé, qu'il était composé en grande partie du ministère et des grands officiers; que deux personnes de marque avaient été dépêchées en courrier, le premier pour porter cette communication à Sa Majesté l'empereur, et le second à la reine.

«M. Van-der-Heim m'assura que tout ce qui approche la personne du roi avait tout tenté pour le détourner de cette détermination et pour l'engager à paraître demain à Amsterdam et à remettre son projet à un moment plus convenable; mais le roi était demeuré inébranlable.

«M. Van-der-Heim m'annonça encore que le roi était parti cette nuit sans prendre congé de personne, qu'on croyait qu'il avait traversé Amsterdam et qu'il était allé se jeter aux pieds de l'empereur. Ce ministre finit en me disant qu'il était chargé par la régence provisoire (p. cxlv) de me faire part de ce grand événement et de me déclarer officiellement que le gouvernement et la nation se remettaient entièrement et avec un abandon absolu à Sa Majesté l'empereur et roi des destinées de la patrie.

«J'ai répondu au ministre que je ne pouvais admettre la communication qu'il voulait me faire sur une détermination qui, par sa nature, était aussi grave et aurait exigé, à mes yeux, le concours et l'assentiment de Sa Majesté l'empereur et roi, comme chef de la famille impériale. M. Van-der-Heim me quitta en protestant du profond respect et du dévouement de tous les membres du conseil pour Sa Majesté impériale et royale, comme de leur intention de se conformer à tout ce qu'elle jugerait propre à assurer la tranquillité et le bien-être du pays.

«J'apprends à l'instant qu'une triple proclamation vient d'avoir lieu. La première est l'acte même d'abdication. On m'assure qu'elle est conçue dans des termes tout à fait inconvenants; mais je ne puis rien affirmer jusqu'à ce que j'aie la traduction. Je ne pourrai peut-être pas me la procurer avant le départ de monsieur de Caraman que je vais expédier à Votre Excellence en courrier; mais je viens de l'engager à sortir une seconde fois pour la relire et en prendre des notes qu'il portera à Votre Excellence; demain je lui en enverrai le texte. La seconde renferme les adieux du Roi à son peuple et l'invite à bien recevoir les Français. La troisième est du conseil de Régence provisoire et prévient de son installation.

«Depuis cet état de choses, Monseigneur, je ne me considère plus comme accrédité auprès du gouvernement hollandais, et j'interromps, dès ce moment, toutes mes communications avec lui.

«J'informe par monsieur de Caraman le maréchal duc de Reggio de tout ceci, et le préviens d'être prêt à tout événement, à arriver ici avec sa cavalerie, si les circonstances exigeaient qu'il brusquât son entrée. J'apprends que le peuple se précipite en foule pour lire la triple proclamation. Je vais faire venir le bourgmestre, l'inviter à veiller sur la ville et le rendre responsable des désordres qui pourraient arriver cette nuit si la malveillance pouvait chercher à tirer parti de cet état de choses.

«Demain l'autorité militaire commencera; je recevrai monsieur le maréchal et vais attendre en particulier les ordres de l'empereur.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 4 juillet 1810.

«L'armée impériale a fait aujourd'hui à trois heures son entrée triomphale à Amsterdam, ayant son maréchal à sa tête. Les choses se (p. cxlvi) sont passées très convenablement. Le maréchal fait partir ce soir un de ses aides-de-camp porteur de cette bonne nouvelle pour le ministre de la guerre, et j'en profite pour informer également Votre Excellence. Demain j'aurai l'honneur de lui donner des détails.

«J'ai reçu ce matin de M. Van-der-Heim la communication dont copie ci-jointe. Je n'ai pas cru pouvoir en accuser réception, non plus y répondre. Je joins également ici le numéro du courant qui renferme les différentes proclamations du gouvernement. Je n'ai point le temps de les faire traduire, mais je suppose qu'on le pourra faire dans les bureaux de Votre Excellence, et au besoin M. de Caraman en pourrait donner la traduction.

«La cour, la ville, le gouvernement, la nation entière, tout est aux pieds de Sa Majesté l'empereur et roi, et implore sa clémence et sa protection; j'attends les ordres de Sa Majesté impériale et les directions de Votre Excellence.»

Le duc de Reggio au duc de Feltre.

Amsterdam, 5 juillet 1810 (au soir).

«Monseigneur, le roi étant parti sans dire à personne où il allait, il circule dans le public de cette capitale les bruits les plus étranges sur le lieu qu'il doit avoir choisi pour sa retraite. Les agioteurs et les malveillants ont voulu accréditer l'absurde nouvelle que Sa Majesté était passée en Angleterre, et les moins déraisonnables en Amérique; mais je suis, de concert avec le ministre de la police, occupé à détruire cette calomnie et même à la recherche de ceux qui ont répandu de tels bruits.

«Je viens d'écrire au ministre de la police que je désirerais absolument savoir où le roi s'était retiré, avoir des détails sur la santé de Sa Majesté, enfin des renseignements détaillés sur tout ce qui s'est passé dans cette singulière circonstance.»

Serrurier à Cadore.

Amsterdam, 6 juillet 1810.

«Sa Majesté impériale et royale a dû recevoir par M. le maréchal duc de Reggio le détail de son entrée à Amsterdam, des honneurs civils et militaires qui lui ont été rendus, des discours qui lui ont été adressés et des dispositions généralement bonnes qui lui ont été montrées. Cette circonstance vient à l'appui de ce que j'ai souvent eu l'occasion de dire à Votre Excellence, que la nation est bien disposée et (p. cxlvii) facile à conduire, et que la direction seule des affaires a été très mauvaise. La ville n'a jamais été plus tranquille. À la première stupeur succède l'espoir que Sa Majesté impériale et royale n'abandonnera plus une si bonne nation à elle-même et qu'elle daignera la placer désormais sous sa protection et sa direction la plus immédiate que possible. C'est le cri général de toutes les classes et surtout du commerce. Si l'on rencontre encore une crainte, c'est de ne pas obtenir à cet égard des déterminations tout à fait définitives.

«Le maréchal m'avait fait prévenir par son chef d'état-major de l'heure où il se présenterait devant les portes. Je suis allé une demi-lieue au-devant de Son Excellence, que je n'ai pas tardé à apercevoir à la tête de son état-major et de sa cavalerie. Je suis alors descendu de voiture, le maréchal a mis pied à terre et nous sommes entrés dans une cabane de pêcheurs, au pied de la digue, où nous nous sommes entretenus assez longuement sur l'état où j'avais laissé la ville et celui où probablement le maréchal allait la trouver, sur l'abdication et le départ du roi et l'impression que cet événement avait produit, et enfin sur l'ensemble des affaires. L'armée avait suspendu sa marche. Après avoir tout concerté pour le mieux, le maréchal est remonté à cheval, je suis remonté en voiture, et les troupes françaises ont fait leur entrée comme le portait le programme. Le maréchal s'est montré particulièrement satisfait de la conduite du lieutenant général Bruno et du bourgmestre.

«L'avant-veille de son départ j'avais été averti que Sa Majesté avait fait des questions sur ses voitures et que le grand écuyer lui avait répondu dans une bonne intention qu'aucune n'était en état. Je prévins le jour même le maréchal de cette circonstance par M. de Caraman, quoique je susse que cet avis ne pouvait rien empêcher, mais c'était tout ce que je pouvais. Le roi fit acheter une voiture qu'il alla joindre vers une heure du matin à pied avec le général Travers. La princesse Dolgorouki, qui habite une maison près du château, ayant remarqué différents transports de portefeuilles, eut l'éveil et vit le roi au moment où il traversait un petit fossé pour aller gagner sa voiture. Personne ne sait positivement quelle route a suivie Sa Majesté. On assure l'avoir vue au Gueldre, du côté d'Arnheim; d'autres personnes parlent d'embarquement et d'Amérique.

«Avant-hier une députation de la régence est allée complimenter le jeune prince. Mme de Boubers, sa gouvernante, dit à Son Altesse royale qu'elle devait saluer, mais ne faire aucune réponse, et défendit aux officiers attachés à sa personne de l'appeler autrement que Monseigneur et Votre Altesse royale, jusqu'au moment où elle aurait reçu des ordres de l'empereur.

«Je prévoyais depuis quelques jours que quelque grande faute allait être faite, et c'est pour la détourner qu'outre ce que je pouvais faire de (p. cxlviii) démarches officielles, j'avais envoyé à Harlem l'amiral de Winter et quelques autres braves gens pour combattre les mauvaises résolutions et donner de bons conseils. J'avais fait plus; j'avais dit à M. Van-der-Heim, pour l'ébranler et après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, qu'il ne fallait pas qu'il se fît illusion et que si des déterminations contraires à la gloire du roi pouvaient prévaloir, jamais Sa Majesté l'Empereur ne pourrait croire qu'elles eussent eu leur source dans le cœur de son frère et du connétable de France, et que Sa Majesté en attribuerait très naturellement le blâme à ses mauvais conseillers. M. Van-der-Heim me répondit qu'il voyait où allait ce langage, qu'il avait tout tenté pour amener le Roi à recevoir le maréchal et à faire les choses comme il convenait, mais que cela fait, il obéissait à son souverain en honnête homme et sans examiner s'il y avait du danger attaché à l'exercice de ses devoirs. C'est, je crois, le 30 juin ou le 1er juillet que M. Van-der-Heim me répondit ainsi, et le Roi partit dans la nuit du 2 au 3 juillet.

«Le secret de sa proclamation a été gardé par les ministres, et je n'en ai pu avoir connaissance que lorsque déjà elle était affichée à tous les coins de rue.

«La lettre du Roi au Corps législatif est de sept pages et renferme, dit-on, des choses très fortes. Ses membres se sont engagés par serment à n'en donner aucune communication. On me l'a promise pour ce soir ou demain matin: je l'enverrai tout de suite à Votre Excellence.

«Je vais dîner aujourd'hui avec le maréchal chez les magistrats de la ville. J'ai déclaré que j'y paraîtrais comme Français et comme particulier, mais sans caractère diplomatique.

«Quelqu'un qui arrive à l'instant de Harlem m'assure que le Roi a nommé un conseil d'administration avec pouvoir illimité pour vendre et aliéner le mobilier de la couronne à Utrecht, Soesdyck, Harlem-le-Loo, etc. Sa Majesté a rendu aussi un décret pour liquider les deux millions qu'elle a empruntés sur ses domaines de l'Ost-Frise. Le décret doit être communiqué demain et daté du 30 juin. Je vais en prévenir M. le maréchal duc de Reggio pour que l'on fasse suspendre jusqu'au retour des courriers.

«P.-S.—Je joins ici le numéro du courant qui renferme le détail de l'entrée de nos troupes et de l'accueil qui leur a été fait. On me fait craindre de ne pouvoir me procurer la copie promise de la lettre du Roi. J'ai promis au maréchal de lui en donner un double si je l'obtiens. On y remarque, m'assure-t-on, cette phrase: Je vais mener le reste de mes jours une vie errante et fugitive. On croit que Sa Majesté s'est dirigée du côté de Farmurigue. Il y a sur cette côte beaucoup de navires américains.»

(p. cxlix) Dès que l'empereur connut l'abdication et le départ de son frère, il ordonna au duc de Cadore de lui préparer un projet de note à adresser au ministre des affaires étrangères de Hollande, le baron de Roëll.

Le duc de Cadore envoya le 5 juillet à Napoléon le projet ci-dessous:

«Dans ma note du... j'ai eu l'honneur de vous exposer quelle avait été la conduite de la Hollande et combien elle avait nui à la cause commune en se livrant à un commerce interlope contraire à ses engagements avec la France, contraire au système que les ordres du conseil d'Angleterre de novembre 1807 avaient forcé l'empereur d'adopter, et je montrais à Votre Excellence comment cette suite d'erreurs où la Hollande a été précipitée par l'Angleterre nécessitait sa réunion à l'empire.

«Cependant l'empereur, quoique bien convaincu que tel était l'unique remède aux maux dont il se plaignait, a cédé aux vœux de son auguste frère en concluant avec lui le traité du 16 mars qui conservait l'indépendance de la Hollande et ne lui occasionnait que les sacrifices indispensables pour le maintien du système et l'intérêt de la cause continentale. Ce traité aurait pu atteindre son but si ses clauses avaient été fidèlement observées. Mais aucune condition n'a été remplie, excepté celles auxquelles le gouvernement hollandais ne pouvait s'opposer, comme la cession de quelques provinces qu'occupaient déjà les troupes françaises. De faibles efforts ont été faits pour armer l'escadre promise et elle n'a pas encore d'équipage: les cargaisons américaines n'ont été livrées qu'à moitié et l'on a donné à leur place les prises des corsaires français. Le commerce interlope a continué; des licences ont été données pour le favoriser. Le gouvernement a montré le même esprit de haine et d'opposition à la France. Il a cherché à rendre cette disposition populaire; la populace de quelques villes a insulté les soldats français, celle d'Amsterdam a insulté l'empereur, dans sa livrée portée par le cocher de son ambassadeur, et cet attentat commis en plein jour est resté impuni. Le chargé d'affaires de France a été l'objet d'une modification offensante pour le souverain qu'il représentait. L'aigle impériale, qui dans toute l'Europe est reçue en triomphe, a été repoussée d'Harlem, insulte qu'aucun souverain de la terre n'aurait pu faire impunément. Si ces griefs multipliés ont justement indigné l'empereur, il a encore été plus touché de la déplorable situation où se trouve la Hollande. Les douaniers français y sont établis et les douanes françaises sont fermées au commerce hollandais. Les uns éloignent toutes les importations du dehors; celles-ci repoussent toute exportation de la Hollande. La misère la plus profonde doit être le résultat de cet état (p. cl) de choses, et cet état ne peut être changé. Pour l'intérêt de la Hollande, on ne peut sacrifier la cause du continent. La révocation des ordres du conseil d'Angleterre aurait pu seule rendre l'indépendance de la Hollande compatible avec l'intérêt de la France et de l'Europe.

«L'empereur, lorsque cet intérêt est si violemment blessé, lorsque les peuples de Hollande éprouvent par leur isolement nécessaire une si grande misère, ne peut donc tarder de prendre un parti. On satisfait à toutes les convenances, remédie à tous les maux, celui de la réunion de la Hollande à l'empire français. Une absolue nécessité en impose l'obligation. Je dois donc faire connaître à Votre Excellence que Sa Majesté s'est décidée à rappeler auprès d'elle son auguste frère à qui les circonstances ont ôté la possibilité de remplir l'objet pour lequel l'empereur l'avait élevé sur le trône de Hollande et qui était si bien dans son cœur, celui de faire le bonheur de la nation hollandaise, en servant les intérêts de la France.»

Cette note résume tous les prétextes saisis par l'empereur pour expliquer l'annexion de la Hollande. Une des dernières phrases explique pourquoi Napoléon fit tant d'efforts pour obtenir de son frère qu'il revînt près de lui en France.

Oudinot à Clurke.

Amsterdam, 7 juillet 1810.

«Monseigneur, le général Piré que j'ai envoyé ce matin à Harlem pour présenter mes hommages au prince royal et me rapporter des nouvelles de sa santé me rend compte que Son Altesse impériale jouit d'une très bonne santé. Elle a beaucoup pleuré en apprenant le départ du Roi, mais elle est tranquille maintenant et ne fait plus de question.

«On paraît croire à Harlem que le Roi a pris la route de Brême et que son intention est de s'embarquer pour l'Amérique avec un passeport anglais que Sa Majesté s'est procuré en envoyant il y a quelque temps un officier à Londres.

«Le général Travers accompagne Sa Majesté ainsi que le contre-amiral Bloys avec un seul valet de chambre. On assure que le Roi a trompé ces deux officiers, qu'ils ne savaient rien de ses projets avant son départ.

«Le Roi a emporté avec lui tout l'argent qu'il a trouvé dans les caisses des différents services; on évalue la somme, tant en or qu'en bijoux, à 600,000 florins, dont 250,000 florins en lettres de changes[160].

(p. cli) «Sa Majesté voyage dans une mauvaise voiture de poste du pays.

«Elle doit avoir fait, la veille de son départ, de fausses confidences à presque tous les officiers de sa maison pour les tromper sur les motifs de son absence, particulièrement à son grand maréchal à qui elle a prescrit quelques dispositions pour sa réception au palais de Loo, en lui faisant donner sa parole d'honneur de n'en rien dire à personne.

«On a reçu au palais de Loo un billet du général Travers qui annonçait que Sa Majesté faisait un petit voyage et qu'elle arriverait incessamment, et qu'on ne fût point inquiet. Ce billet était sans date et sans désignation du lieu où il avait été écrit.

«Le grand maréchal du palais et le grand écuyer assurent que les ministres doivent avoir été prévenus la veille du départ du Roi, attendu qu'un officier appelé Goty ou des Goty a remis dans la nuit du 2 au 3 au ministre de la guerre et dans le conseil des ministres qui était assemblé un mot du Roi ainsi conçu: «Je pars, et au moment où vous lisez ce billet je traverse Amsterdam.» Sa Majesté n'est point entrée en ville comme elle l'écrivait, mais l'a seulement tournée.

«Le Roi a été reconnu par un Juif à Naarden au moment où le général Travers menaçait un postillon de le tuer s'il ne voulait doubler.

«Il paraît que le Roi craignait d'être reconnu en relayant.

«Un courrier venu d'Aix-la-Chapelle doit avoir été chargé par Son Altesse impériale Madame Mère de dire au Roi: «Dites à mon fils que je ne lui écris pas parce que j'ai peur que vous ne soyez arrêté en route, mais que tout est prêt ici pour le recevoir et que j'espère l'embrasser bientôt.»

«Le Roi a donné ordre de vendre les propriétés qui lui appartiennent et même quelques propriétés de la couronne pour payer ses dettes. L'intendant de la couronne a déjà commencé ses opérations à cet égard en vertu d'un décret antidaté.

«Votre Excellence trouvera ci-joint copie de la lettre écrite par le Roi au Corps législatif avant son départ.

«P.-S.—À l'instant où je fermais ma lettre, je reçois celle incluse de Mme de Boubers. Je vous prie d'assurer Sa Majesté de tout mon zèle et de mes précautions en pareille circonstance. Je vais même monter en voiture pour Harlem d'où j'aurai l'honneur de ramener le Roi pour peu que cela me semble nécessaire. Quant à ses besoins, j'y aurai pourvu de la manière qu'on doit attendre de mon dévouement. Ci-joint une autre lettre du ministre de la police du royaume de Hollande; c'est un Orangiste dont j'ai peine à obtenir les renseignements qui me sont nécessaires.»

(p. clii)

Mme de Boubers à Oudinot.

Harlem, 6 juillet 1810.

«Monseigneur, la situation dans laquelle je me trouve est très embarrassante. J'attends avec la plus grande impatience les ordres de Sa Majesté l'Empereur, auquel je vous prie de vouloir faire connaître la position du prince.

«Le palais de Harlem, dans lequel il demeure, doit être vendu, ainsi que toutes les maisons que le Roi son père avait. Tous les mobiliers d'Amsterdam, de Loo, d'Utrecht, etc., dans peu de jours; le prince peut être sans asile; je ne pense pas que l'empereur souffre cela, il est très nécessaire que Sa Majesté en soit informé le plus tôt possible.

«On me laisse avec le prince, sans le moindre argent pour lui, n'ayant pas de quoi envoyer un courrier si la nécessité l'exigeait. On dit les coffres vides, le Roi ayant emporté tout ce qu'il a pu. Personne n'est payé ici depuis trois mois, et je ne serai pas étonnée que d'un moment à l'autre on refuse de fournir la maison du prince.

«Dans le cas où Sa Majesté l'Empereur ordonnerait que le prince revînt en France, il me serait de toute impossibilité de faire le voyage. Je vous prie, Monseigneur, de vouloir m'indiquer le moyen de me procurer les fonds qui me seront nécessaires ou de demander à Sa Majesté l'Empereur ses ordres à ce sujet.

«Je n'ai pu entrer dans ces détails avec M. Pirée[161] que vous avez envoyé au prince. Il était entouré de plusieurs personnes de la cour; ne pouvant lui parler en particulier, j'ai pris le parti de vous écrire pour vous informer de la situation du prince.

«Quant aux précautions pour sa sûreté, le général de Bruno, mon beau-frère, a pris toutes celles qu'il jugeait convenables; mais dans ce moment c'est une grande responsabilité dont je sens toute l'importance.»

Oudinot à Clurke.

Amsterdam, 7 juillet 1810.

«Monseigneur, j'ai déjà eu l'honneur de rendre compte à Votre Excellence des différentes versions qui circulaient ici sur la retraite du Roi. Celle qui s'accrédite le plus en ce moment est que Sa Majesté se rend en Amérique; je n'ai point encore de certitude à ce sujet, mais je fais faire toutes les diligences nécessaires pour être bientôt à même de (p. cliii) pouvoir faire connaître à Votre Excellence le lieu où Sa Majesté s'est retirée.

«Je viens d'avoir des nouvelles du Prince Royal; Son Altesse se porte très bien; j'aurai l'honneur d'adresser tous les jours à Votre Excellence le bulletin de sa santé.

«L'esprit public de la ville d'Amsterdam est bon et la meilleure harmonie continue à régner entre les troupes françaises et les habitants.»

Oudinot à Clurke.

Amsterdam, 7 juillet.

«Monseigneur, au reçu de la lettre par laquelle Votre Excellence me fait connaître l'intention de l'Empereur pour le désarmement des lignes d'Amsterdam, j'ai de suite donné l'ordre au commandant de l'artillerie de faire les dispositions nécessaires pour enlever les pièces qui s'y trouvent et les conduire à Anvers.

«D'après un état d'armement que je me suis procuré de ces lignes, il se trouvait au 6 de ce mois 215 pièces de différents calibres en batteries, tant en bronze qu'en fonte. Des officiers sont occupés en ce moment à en faire le relevé, que j'aurai l'honneur d'adresser à Votre Excellence aussitôt qu'il me sera parvenu.

«J'ai également donné l'ordre de faire démolir tous les ouvrages qui ont été élevés contre nous.»

Oudinot à Clurke.

7 juillet.

«Monseigneur, par le rapport que j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Excellence pour lui annoncer mon arrivée à Amsterdam, je l'ai prévenu que j'avais accepté un dîner qui m'était offert par les magistrats de cette ville. Ce dîner a eu lieu hier; je me suis rendu avec tous les généraux, les colonels et officiers supérieurs des corps et d'état-major. Les ministres, le corps diplomatique et les chefs des diverses autorités civiles et militaires y avaient été invités. Le bourgmestre Van-der-Poll qui le présidait en a fait les honneurs aux Français avec les égards qu'il se plaît à leur marquer dans toutes les circonstances. Il a été porté un toast à Leurs Majestés Impériales et Royales qui a été accueilli avec enthousiasme ainsi que celui de l'armée française. J'ai cru devoir en porter un à la prospérité de la ville d'Amsterdam.

«Cette réunion où une apparente cordialité a régné ne peut qu'ajouter à la bonne opinion que j'ai déjà des magistrats qui administrent cette ville seulement.»

(p. cliv)

Oudinot à Clurke.

Amsterdam, 7 juillet 1810.

«Monseigneur, Votre Excellence a dû voir par toutes les lettres que j'ai eu l'honneur de lui écrire depuis mon entrée à Amsterdam, que je n'ai qu'à me louer, jusqu'à présent, des magistrats de cette ville et du bon esprit qui anime ses habitants. J'ai donc cru convenable d'adopter envers eux un système de conciliation que je crois dans le sens des volontés de l'Empereur; si cependant il en était autrement, je prie Votre Excellence de me tracer la règle de conduite que je dois suivre pour remplir les intentions de Sa Majesté.»

Le 9 juillet, un décret impérial en douze articles ordonne la réunion de la Hollande à la France et nomme le duc de Plaisance lieutenant général de ce pays. Une circulaire dans ce sens est envoyée aux divers représentants à Paris des puissances étrangères pour leur expliquer les motifs qui ont nécessité l'annexion. Le surlendemain, 11 juillet, M. de Hauterive reçoit l'ordre de partir pour Amsterdam afin d'y prendre les papiers des relations extérieures, les archives, et de les rapporter à Paris.

Oudinot à Clurke.

Amsterdam, 9 juillet 1810.

«Monseigneur, n'ayant pu jusqu'à présent avoir aucune communication officielle avec le gouvernement provisoire institué par le Roi et que je n'ai pas cru devoir reconnaître avant d'avoir reçu les ordres de l'Empereur, j'ai pensé que l'état de crise dans lequel cet état de choses pouvait jeter la capitale exigeait que je prisse la haute main sur tous les militaires de ce pays et qu'aucun mouvement de troupes hollandaises ne pût avoir lieu sans mon consentement; j'ai écrit dans ce sens au ministre de la guerre et au gouvernement d'Amsterdam pour leur faire connaître mes intentions à cet égard, de manière que je devienne responsable moi-même des événements qui arriveraient en attendant la décision ultérieure de l'Empereur, que j'attends ainsi que le pays avec une grande impatience. Du reste tout est calme et les fonds gagnent tous les jours.»

Oudinot à Clurke.

10 juillet 1810.

«Monseigneur, la Hollande est toujours dans le calme dont j'ai eu (p. clv) l'honneur d'entretenir Votre Excellence dans mes précédents rapports. Ce pays attend avec une grande impatience la décision de son sort. La majeure partie des habitants croit à la réunion et à voir consolider la dette au taux où elle est baissée. Les autres demandent le maintien du gouvernement royal et la confirmation d'une régence, mais non de celle qui existe; car les personnages qui la composent sont pour la plupart accusés d'avoir contribué à la situation actuelle des choses.

«J'ai eu l'honneur d'aller hier saluer le Prince Royal; je l'ai laissé bien portant. J'ai consenti à ne point faire transporter Son Altesse royale à Amsterdam, tant à cause des justes observations que m'a faites Mme de Roubers sur la santé de Son Altesse royale que sur ce que je me suis assuré qu'elle est convenablement à Harlem et en sûreté. J'ai de Son Altesse royale une garde d'honneur française qui a son poste au palais et un de mes aides de camp qui fait le service de concert avec les officiers de la maison. Enfin cela se passe avec les mesures qu'il fallait apporter en pareille circonstance.

«Les fonds n'ont pas varié depuis avant-hier, quoiqu'on ait fait courir plusieurs bruits plus ridicules les uns que les autres.

«Par ma dernière dépêche, j'ai mandé à Votre Excellence que je mettais un régiment à Harlem, celui qui y était destiné viendra occuper les trois villes les plus près d'Amsterdam, afin d'y être en masse et comme réserve pour cette ville qui, quoique tranquille, a besoin de savoir que nous sommes là.

«Quand Sa Majesté l'Empereur voudra connaître les principaux contrebandiers de ce pays, il me sera facile de les signaler, car outre les renseignements que je m'étais déjà procurés tant sur leur nom que sur la nature et la valeur approximative des affaires qu'ils ont faites, c'est à qui des bons négociants viendra les dénoncer. Je crois alors qu'une bonne contribution particulière frappée sur eux ne serait pas une injustice.

«Je pense que Votre Excellence n'aura pas manqué de faire connaître à l'Empereur que l'abdication, les proclamations placardées et le départ du Roi ont eu lieu avant mon entrée à Amsterdam, et que Sa Majesté me rend assez de justice pour penser que si je fusse arrivé à temps j'aurais intervenu et peut-être empêché l'exécution de cet événement extraordinaire.»

Clurke à Oudinot.

10 juillet 1810.

«Monsieur le Maréchal, j'ai déjà eu l'honneur d'informer Votre Excellence par une dépêche que je lui ai adressée aujourd'hui par courrier (p. clvi) extraordinaire que, d'après un décret impérial rendu à Rambouillet le 9 juillet, la Hollande se trouve dès ce moment réunie à la France.

«Je joins ici, Monsieur le Maréchal, ampliation de ce décret impérial, afin de mettre Votre Excellence à portée de connaître les dispositions que Sa Majesté impériale et royale a déterminées provisoirement relativement à l'administration de cette portion de l'empire.

«Votre Excellence verra par l'article 5 que l'Empereur a nommé M. le duc de Plaisance, architrésorier de l'empire, son lieutenant général, et que Son Altesse impériale doit se rendre en cette qualité à Amsterdam. Vous voudrez bien, en conséquence, Monsieur le Maréchal, prendre les ordres de Son Altesse seigneuriale le prince architrésorier, en sa qualité de lieutenant général de l'Empereur, pour tout ce qui aura rapport au service de Sa Majesté dans l'étendue de votre commandement.»

Zapffel, chef de bataillon, aide de camp de Clurke.

Amsterdam, 11 juillet 1810.

«Monseigneur, j'ai remis hier à dix heures du soir au maréchal duc de Reggio les dépêches que Votre Excellence m'avait données pour lui. Je profite du départ d'un aide de camp du maréchal pour vous donner le peu de renseignements que j'ai pu me procurer jusqu'à présent. Tout est tranquille en Hollande et principalement à Amsterdam. Le Prince Royal est à Harlem avec une garde d'honneur composée d'une compagnie d'élite du 16e de chasseurs, sous le commandement d'un aide de camp du maréchal qui ne perd pas de vue Son Altesse royale.

«Le lieu de la retraite du Roi est encore inconnu. Les uns disent qu'il est parti pour l'Amérique et qu'il s'est embarqué à Bremen-Lech, les autres assurent qu'il est en Westphalie. Le ministre de la police dit que Sa Majesté a été vue le 6 à Hanovre. Le bruit court aussi que le Roi doit avoir une entrevue avec Madame Mère. Il a emporté tout l'argent qui se trouvait dans les caisses publiques et pour une très forte somme de lettres de change. Le ministre de Krayendorf a disparu; on dit qu'il s'est embarqué pour l'Angleterre. M. le Maréchal s'occupe de le trouver. Il paraît que l'opinion générale de Hollande n'est pas contraire à la réunion.

«Ce qui leur déplaît, c'est l'incertitude où ils sont sur leur sort futur. Ils paraissent aussi craindre le système de la conscription; ils demandent également si l'Angleterre continuera à leur payer les intérêts des fonds qu'ils y ont placés et les intérêts se montent, dit-on, à 40 millions de florins par an.

«Je n'ai pas encore vu M. Serrurier. L'aide de camp du maréchal (p. clvii) part à l'instant et je n'ai que le temps de vous renouveler l'assurance de mon respectueux et bien sincère attachement.»

Oudinot à Clurke.

Amsterdam, 11 juillet 1810.

«Monseigneur, la surveillance sur la côte a été observée avec autant de scrupule que Sa Majesté peut l'avoir désiré, et qui que ce soit n'est allé en mer, à ma connaissance, depuis le départ du Roi, à moins que ce ne soit l'ex-ministre de la guerre, Krayenhof, que je cherche partout et que je ne puis découvrir, mais sur lequel je n'ai d'autres indices, sinon qu'il serait depuis plusieurs semaines sur les côtes pour y travailler à sa carte qu'on sait qu'il levait au nom du Roi. Je n'ai tant cherché ce fonctionnaire que parce qu'il passe pour un homme perfide et ennemi de la France, qu'enfin j'ai toujours supposé que l'Empereur le poursuivrait un jour pour sa conduite pendant son ministère; au reste, s'il est encore en Hollande, je ne puis manquer de le découvrir, car j'y ai des intelligences partout.

«Ainsi que j'ai eu l'honneur de le mander à Votre Excellence par mes dépêches successives, le Prince Royal est en sûreté et se porte bien; Son Altesse royale est traitée en prince de sa maison et à la disposition exclusive de l'Empereur.

«Je n'ai pas manqué de rassurer le pays par tous les moyens qui sont en moi et qui peuvent l'amener à voir la réunion d'un œil tranquille. J'ai constamment parlé dans ce sens, par conséquent dans celui que vous m'ordonnez au nom de l'Empereur, j'ose même assurer que ces précautions ont eu leur utilité et que si ce n'est chez les personnages en places, qui ont peur de les perdre, on trouvera des applaudissements.

«Sa Majesté sait sûrement qu'il n'a pas dépendu de moi d'empêcher que les proclamations du Roi, qui exprimaient si singulièrement ses dernières volontés, ne fussent rendues publiques, puisque c'est le 3 qu'il les a fait lui-même placarder dans Amsterdam et mettre dans les journaux, tandis que je ne suis entré que le 4, mais aussitôt entré, je me suis occupé à faire arracher ce qui ne l'était pas encore.

«Les derniers renseignements que j'ai obtenus sur la marche du Roi, c'est qu'il aurait traversé le 6 la ville de Hanovre, ce qui me fait espérer qu'il se retire à Cassel où certains personnages d'ici assurent qu'il était attendu.

«L'embargo existe en Hollande depuis que j'y commande, je pense que celui que vous m'ordonnez ne s'étend pas aux pêcheurs qui, au reste, sont surveillés, mais qu'on ne pourrait, ce me semble, empêcher de faire ce métier, sans un grand préjudice, à cette classe nombreuse (p. clviii) qui n'existe que par ce moyen, cependant je désire à cet égard une explication de Votre Excellence. On est occupé du désarmement et de l'importation des pièces; le pays n'a point donné des signes de mécontentement à cet égard, seulement le ministre de la guerre a réclamé, et je n'ai, bien entendu, tenu aucun compte de sa protestation, qu'il ne faisait, au reste, que parce qu'il pense, que la mesure est de mon invention.

«Les fonds ont haussé d'une manière sensible à la bourse d'hier.»

Oudinot à Clurke.

Amsterdam, 12 juillet.

«Monseigneur, je n'ai reçu qu'aujourd'hui, à midi seulement, la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser pour m'annoncer que Sa Majesté l'Empereur avait nommé Son Altesse seigneuriale le prince architrésorier son lieutenant général en Hollande, et que l'intention de l'Empereur était que le prince trouvât partout sur son passage des escortes de cavalerie, depuis Nimègue jusqu'à Amsterdam. À la réception de la lettre de Votre Excellence, je me suis empressé de donner des ordres pour l'exécution des dispositions qu'elle m'a transmises. Comme je n'ai pas de cavalerie au-delà d'Utrecht, je crains fort que les détachements que j'ai fait commander ne puissent arriver à temps pour escorter Son Altesse à son départ de Nimègue; cependant j'ai ordonné que la troupe mît la plus grande diligence dans sa marche, afin de se conformer aux désirs de Sa Majesté.

«Votre Excellence peut être persuadée que tout sera disposé au delà d'Utrecht pour rendre au prince les honneurs dus à son rang.»

Serrurier à Cadore.

12 juillet 1810.

«Si l'on en doit croire les entours du Roi, personne autre que les compagnons de sa fuite n'a été dans la confidence de Sa Majesté, et tout le monde prétend y avoir été trompé. Beaucoup de MM. les gens de la cour qui caressaient lâchement les faibles et les erreurs du Roi l'accusent aujourd'hui avec la même lâcheté, et c'est à qui renchérira de détails et de chefs d'accusation: ces messieurs sont fidèles à leur caractère.

«Il est certain que le Roi avait fait de fausses confidences à ses officiers, telles que son projet d'aller au Lao, où il avait fait tout disposer pour le recevoir, et à Aix-la-Chapelle où il s'était fait annoncer (p. clix) et qu'il a exécuté son dessein avec une profondeur de secret dont on n'eût pas cru Sa Majesté capable. On assure que deux ou trois de ses ministres au plus ont été dans la confidence; cela me paraît difficile. Mais au moins aucun fonctionnaire, douteux pour la cour et surtout du parti français, n'a été admis au secret. J'aurais pu être informé par eux seuls, car pour les moyens d'argent, cet agent excellent pour arracher les secrets de bureau n'aurait pu prendre sur des hommes de parti et sur des ministres, sans doute égarés au moins, mais honnêtes gens hors de là et supérieurs à de pareilles séductions. Puis la cour était à Harlem, et l'on avait su, par autorité ou par peur, éloigner encore une fois de moi tout ce qui aurait pu m'instruire. Cet extravagant projet d'abdication sans le concours de Sa Majesté impériale et royale et le scandale de la proclamation n'avaient dû ni pu entrer dans la pensée de personne, et avec tous j'y ai été pris au dépourvu. J'ose penser que de beaucoup plus habiles ministres l'auraient été également, et je crois avoir fait dans cette circonstance tout ce qui était humainement possible pour détourner le Roi de mauvaises résolutions et pour lui faire inspirer celles que je croyais conformes à sa gloire et à son intérêt. J'ai eu le bonheur d'obtenir du reste tout ce que j'avais été chargé de demander, mais l'esprit du Roi était hors de ma portée et de mon pouvoir.

«Quand j'ai été instruit, il était trop tard pour rien empêcher. Le mal était fait. J'aurais inutilement montré du ressentiment et mes cris d'effroi, et j'aurais compromis mon autorité sans rien arrêter. J'ai préféré en laisser l'odieux à la cour, la responsabilité aux ministres et me borner à déclarer froidement que mes fonctions avaient cessé jusqu'au retour de mon courrier.

«Le résultat de tant de fautes est que le mot de réunion s'articule enfin tout haut à Amsterdam. C'est par le commerce que ce vœu commence à se prononcer. Longtemps comprimée par le respect qu'inspirait une autorité émanée du trône impérial, l'autorité affranchie par le départ du Roi commence à s'énoncer avec force et liberté, et, pour peu qu'elle reçoive d'encouragement, elle deviendra un cri général. Ce n'est pas qu'il n'y ait en Hollande un sentiment profond de la patrie et un regret amer de ne pouvoir plus former une nation, mais les gens raisonnables se demandent où est cette patrie? et ils ne la trouvent ni dans cette marine hollandaise, jadis si puissante, aujourd'hui nulle, ni dans l'armée réduite à 10,000 hommes et bientôt sans recrutement, ni dans ses institutions dégénérées, ni dans ses mœurs si différentes de celles des premiers confédérés d'Utrecht, ni surtout dans aucune des circonstances intérieures et extérieures de cet État, et qui lui ont valu, dans le passé, une épisode brillante, mais passagère, de prospérité. C'est l'intérêt qui forme les sociétés politiques, et c'est lui qui les dissout; et c'est parce que les Hollandais ne trouvent plus dans leur parti social la sûreté, la (p. clx) protection et les grands avantages qu'il leur garantissait autrefois qu'ils sont amenés à en désirer la dissolution et à souhaiter d'entrer dans cette grande famille qui présente aujourd'hui, par-dessus toutes les autres, cet attrait et cette garantie à ses voisins. Beaucoup de négociants sont venus me parler dans cet esprit. J'ai applaudi à leur zèle et au sentiment juste qu'ils me montraient de l'état réel de leur patrie. Je leur ai répondu que j'ignorais l'accueil qu'un pareil vœu recevrait de mon souverain, mais que j'étais assuré que, quelque décision qui lui fût à cet égard inspirée par l'intérêt de son empire, Sa Majesté impériale n'apprendrait jamais sans satisfaction le nom des étrangers qui plaçaient leurs espérances dans sa protection. J'attendrai pour répondre plus positivement les instructions de Votre Excellence, et sur toutes choses j'aurai l'honneur de me concerter avec M. le maréchal duc de Reggio.

«Je viens de dire, Monseigneur, que l'intérêt bien entendu était le principe qui déterminait le sentiment d'une nation sur son institution, et j'ai expliqué par là comment c'est aujourd'hui le commerce qui exprime le premier ce vœu de réunion. Je n'ai pas pour cela prétendu dire qu'il n'y eût pas de nobles exceptions à cette loi de l'intérêt, et je n'en avais pas besoin, puisque les exceptions n'ont jamais détruit un principe. Oui, sans doute, il est partout des âmes privilégiées parmi les hommes qui, indépendamment de tout calcul, tiennent à leur patrie par un aveugle, mais noble instinct, et la Hollande, malgré son esprit mercantile, renferme encore de nobles citoyens. Mon avis est qu'il faut les admirer et les acquérir, mais qu'ils ne changent rien aux calculs généraux que l'on doit faire sur une nation.

«Le nivellement des lignes et l'évacuation du matériel de l'artillerie sur Anvers ne rencontrent aucune difficulté. Le ministre de la guerre a d'abord fait quelques représentations, mais le maréchal n'a pas tardé à lui faire expédier les ordres nécessaires à cette opération. Tout le monde voit avec plaisir la destruction de ces lignes, source de tant de chagrins et de fautes. Elles furent commencées en 1787, à l'occasion des Prussiens qu'elles n'arrêtèrent pas, et il a fallu la démence de don Quichotte Krayenhoff pour imaginer qu'elles dussent arrêter les aigles impériales. Amsterdam ne demande qu'à rester la première banque de l'Europe et à se livrer tout entière, à l'ombre d'une grande puissance, à son industrie et à son commerce.

«Les ministres s'abstiennent de tout acte de régence, et le maréchal les tient en respect.

«P.-S.—Le ministère de la police se prétend instruit que le Roi a passé à Hanovre le 6. Depuis là, la trace de Sa Majesté est incertaine. Quelques-uns prétendent qu'il se rend par Lumbourg à Altona où les embarquements pour l'Amérique sont faciles. Peut-être en saurai-je plus demain.»

(p. clxi)

Serrurier à Cadore.

13 juillet 1810.

«J'ai reçu hier à midi le courrier que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'expédier de Rambouillet le 9 de ce mois. J'ai fait part aussitôt à M. le maréchal duc de Reggio des grandes dispositions que votre dépêche renferme.

«De concert nous avons vu les principaux fonctionnaires et nous sommes satisfaits de la disposition d'esprit dans laquelle le décret de réunion a été reçu. Déjà comme Votre Excellence le verra par mon numéro d'hier, le vœu commençait à s'exprimer hautement pour la réunion, et la nouvelle en a été fort bien accueillie. La réunion est aujourd'hui considérée par les esprits froids comme le port de salut de la Hollande, et si l'on a un regret, c'est qu'elle n'ait pas eu lieu quelques années plus tôt, mais alors les événements n'étaient pas encore mûrs.

«Je me suis présenté hier soir chez M. Van-der-Heim; j'y retournerai ce matin pour concerter tout ce qui a rapport à l'arrivée de monseigneur l'architrésorier. Le maréchal a donné des ordres pour la réception de Son Altesse, et nous irons dans sa voiture à une demi-lieue au-devant d'Elle.

«Le bourgmestre continue de se conduire fort bien. Il a mieux reçu que je ne m'y attendais la nouvelle de la réunion. Je savais qu'il craignait d'en être considéré par ses compatriotes comme l'instrument. Le maréchal a été également fort content de lui à cette occasion. M. Van-der-Poll fait toutes ses dispositions pour bien recevoir le prince. Son exemple a de l'autorité dans Amsterdam et entraînera toute la magistrature. Je croirais d'un bon effet que Sa Majesté impériale et royale jugeât devoir faire quelque chose pour ce magistrat.

«Le commerce est satisfait. L'article 2, qui déclare Amsterdam la troisième ville de l'empire, flatte l'orgueil national et adoucit le chagrin de cesser de former une nation. La mesure de 50 % sur les denrées coloniales en les laissant aux propriétaires a beaucoup tranquillisé le commerce et contente tout le monde. Elle donnera beaucoup au fisc et personne ne s'en plaindra.

«L'article de la rédaction blesse cruellement les propriétaires de rentes, mais cette mesure était devenue inévitable. On en gémit plus qu'on ne s'en plaint, et la certitude de payements réguliers aidera à adoucir cette plaie. Il faut s'attendre qu'elle produira un vide sensible dans les contributions à venir, mais l'intention de l'Empereur étant de les réduire, cet inconvénient sera moins sensible.

(p. clxii) «Les Hollandais sont également très frappés de la magnifique représentation que Sa Majesté impériale leur accorde dans les trois grands corps de l'État; ils ne s'attendaient pas à plus de moitié. Cette disposition fait plus de bien encore qu'on n'en avoue. Elle ouvre la porte à bien des ambitions et à bien des espérances qui n'osent pas encore éclater parmi les regrets de la patrie, mais qui germent déjà profondément.

«En général, tout le monde s'accorde à admirer les sages dispositions de ce décret de la réunion si promptement conçu et arrêté.

«Votre Excellence peut compter sur mon empressement à aider Son Altesse l'architrésorier de l'empire de ce que je puis avoir acquis de connaissance du pays et des personnes.

«Je rendrai un compte journalier à Votre Excellence, comme elle le demande. Je suis fort aise d'apprendre qu'une estafette va être établie de Paris à Amsterdam. Elle portera à Votre Excellence un bulletin de tous les jours. Jusque-là, il n'a pas dépendu de moi que mes dépêches parvinssent rapidement à Votre Excellence, je ne pouvais que les envoyer au quartier général et les recommander fortement.

«Le cœur de l'amiral de Winter saigne. Ce brave homme regrette que les fautes de son gouvernement aient amené la réunion de son pays, et il croyait encore à la possibilité de lui conserver une administration séparée et de la rattacher inséparablement à la France. Du reste, c'est un intrépide soldat, un Français de système déjà depuis quinze ans, admirateur enthousiaste de l'Empereur, et qui sera consolé quand il verra son pays heureux sous les lois d'un si grand prince. C'est un de ces hommes dont je parlais hier à Votre Excellence. Le maréchal le juge comme moi.

«Je ne réexpédierai mon courrier que ce soir à Votre Excellence. Je désire pouvoir lui faire connaître les dispositions que le ministère m'aura montrées, mais je ne doute pas que tant de clémence ne les touche profondément.

«J'interromps ma dépêche.

«M. Van-der-Heim sort de chez moi. Il était fort ému; il m'a dit qu'il n'attendait que sévérité de la part de Sa Majesté impériale, et que le ministère n'en éprouvait, au contraire, dans ces circonstances si pénibles pour tous, que des marques de grandeur et de générosité. Il n'avait pas d'expression pour me rendre combien il était frappé et touché de la grandeur d'un pareil traitement. Tous ses collègues partageaient ses sentiments et sa reconnaissance. Ils feront tout, m'a dit M. Van-der-Heim, pour justifier l'estime que Sa Majesté impériale daigne leur montrer. Tout le monde interroge M. Janssens et sort charmé de ses réponses.

(p. clxiii) «Le palais est préparé pour recevoir le prince architrésorier, et M. Van-der-Heim m'a dit que le conseil avait décidé de faire rendre à Son Altesse seigneuriale les plus grands honneurs qui soient à accorder.

«Un courrier du prince, descendu chez le maréchal, lui annonce sa prochaine arrivée. Je dîne chez M. le duc, et, aussitôt que nous serons avertis de l'approche de Son Altesse seigneuriale, nous monterons en voiture pour aller au-devant d'elle.

«M. Van-der-Heim m'a dit qu'il avait eu ici des nouvelles de Hanovre du Roi; que sa santé était à cette époque bonne; qu'on le supposait dans le voisinage; que le Roi témoignait le désir d'apprendre si les Français avaient été bien reçus et si ses ordres à cet égard avaient été remplis; qu'il ne croyait pas, lui ministre, à un embarquement, et que Sa Majesté avait, lors de l'abdication, montré à la vérité le désir d'être en Amérique, mais une juste répugnance à courir la chance d'être amené en Angleterre. M. Van-der-Heim ajouta avec sensibilité que le dernier vœu, mais bien ardent de ses anciens sujets, était que Sa Majesté impériale pût lui pardonner et le rapprocher d'elle. Il persista dans l'opinion que le Roi n'était point embarqué; mais je ne pus en obtenir l'aveu qu'il connût le lieu de sa retraite.

«Je verrai ce soir et demain beaucoup de fonctionnaires, de militaires et de négociants, et je remplirai les intentions de Sa Majesté impériale et royale. La garde est enchantée.

«P.-S.—On a répandu ici le bruit que Sa Majesté l'Empereur, indigné des faux rapports qui lui avaient été faits par M. de Larochefoucauld sur la Hollande, l'avait fait arrêter et conduire au Temple. Je ne rends compte à Votre Excellence de ce bruit ridicule que parce qu'il a occupé hier et avant-hier tout Amsterdam.»

Serrurier à Cadore.

14 juillet 1810.

«Monseigneur, l'architrésorier de l'empire est arrivé ce matin; le maréchal duc de Reggio a fait rendre à Son Altesse seigneuriale tous les honneurs dus au lieutenant général de Sa Majesté l'Empereur et Roi, et le gouvernement provisoire avait de son côté fait les dispositions pour bien recevoir Son Altesse. Le bourgmestre et le président des ministres l'ont complimentée. Son Altesse a paru satisfaite de sa réception. Elle est descendue au palais.

«J'ai reçu ce matin, par un courrier extraordinaire de M. le comte de Lavalette, l'annonce du décret impérial du 10 de ce mois, qui ordonne l'établissement d'un service journalier en estafette de Paris à Amsterdam et d'Amsterdam à Paris. Ce courrier était la première expédition, et désormais ce service ne souffrira plus d'interruption. J'ai (p. clxiv) fait parvenir sur-le-champ au prince architrésorier les dépêches qu'elle m'a apportées pour lui. J'ai aussi fait remettre celle qui était à l'adresse de M. le maréchal duc de Reggio. L'expédition de l'estafette se fera désormais de chez le prince.

«Parmi le tumulte des premières présentations je n'ai pu encore entretenir bien sérieusement le prince. Je dois ce soir me rendre chez Son Altesse, après l'expédition de l'estafette, pour parler affaire avec un peu plus de suite.

«J'ai annoncé à Son Altesse l'arrivée de M. d'Auterive, chargé d'une mission spéciale de Sa Majesté impériale. Je proposerai ce soir au prince les moyens les plus propres à assurer le succès de son opération. Si des papiers ont dû être soustraits, l'enlèvement en aura été fait dans ces huit premiers jours, mais ce qui existe sera conservé, et peut-être sera-t-il possible de retrouver la trace de ce qui a été enlevé. Je ne puis encore rien garantir à cet égard.

«La seule affaire importante dont j'ai trouvé le moment de parler au prince a été le moyen que j'imagine le meilleur pour arriver à la trace du Roi. M. de La Tour, son médecin, a reçu de M. Van-der-Heim l'ordre de joindre Sa Majesté. Mais, soit scrupule envers la France, soit timidité ou tout autre motif, il a refusé jusqu'ici de partir. M. de La Tour a l'ordre de se rendre à un point quelconque où il recevra de nouveaux ordres qui le conduisent jusqu'au roi. En faisant partir le médecin et en le faisant suivre, on trouverait sûrement la trace de Sa Majesté, à moins que la défiance ne l'ait fait renoncer à son docteur et changer les indications données. Le prince archichancelier est entré dans cette idée. Son Altesse a dit à M. de La Tour que son opinion était que Sa Majesté l'empereur ne trouverait pas mauvais que le médecin du roi l'attachât à ses pas, et son projet est de le faire suivre.

«J'ai causé ce matin avec les principaux personnages et les ministres. Tout le monde a plus ou moins pris son parti, et toutes les espérances se trouvent du côté du nouvel ordre de choses. Les ministres m'ont dit que tout était facile à arranger, excepté les finances. Leur opinion était que le service de ces six derniers mois d'exercice provisoire présenterait les plus extrêmes embarras. Ils se proposaient d'en rendre immédiatement compte au prince architrésorier.

«La ville est parfaitement tranquille, et c'est à peine si l'on s'aperçoit que le pays a changé de domination. Le maréchal a donné les ordres pour l'embargo et pour empêcher l'émigration.»

Oudinot à Clarke.

14 juillet 1810.

«Monseigneur, le ministre de la marine, président du Conseil des (p. clxv) ministres, questionné par quelqu'un sur la retraite du roi, a déclaré qu'il croyait Sa Majesté à Hanovre; sur l'observation qui lui fut faite que le bruit était généralement répandu dans le public que Sa Majesté s'était embarquée pour l'Amérique, il répondit qu'au moment de l'abdication on avait agité dans le Conseil des ministres la question de savoir où il serait convenable que Sa Majesté se retirât et, qu'entre autres opinions émises à cet égard, quelqu'un avait parlé de l'Amérique. Sur quoi le roi avait dit: «Ah! oui, je voudrais bien être en Amérique.» Mais que l'idée de la possibilité d'être pris en mer par les Anglais et conduit à Londres l'avait empêché de s'embarquer et décidé à se retirer à Loo. Un courrier, expédié au roi par le président de la Régence, s'étant rendu dans ce château et n'ayant point trouvé Sa Majesté, a si bien suivi la trace de sa route qu'il l'a atteint à Hanovre où il lui avait remis ses dépêches. Ce courrier a rapporté que Sa Majesté se portait bien, qu'elle avait demandé avec beaucoup d'intérêt des nouvelles de la Hollande et des détails sur la réception des Français à Amsterdam.

«Le ministre de la marine a déclaré qu'il n'avait pas de raison de croire que Sa Majesté avait quitté Hanovre.»

Le duc de Reggio au duc de Feltre.

Amsterdam, 14 juillet 1810.

«Monseigneur, S. A. le prince architrésorier de l'empire est arrivé ce matin en bonne santé. Elle a reçu partout les honneurs dus à son rang. Elle n'a point tenu la route de Nimègue, ainsi que Votre Excellence me le mandait, mais bien celle de Mardick et par Gauda.

«On a remarqué avec satisfaction la garde nationale sous les armes mêler ses témoignages à ceux des troupes françaises et ex-hollandaises, ce qui signifie, ainsi que je l'ai prédit, que le pays sera bientôt à l'unisson des Français. Le bourgmestre, M. Van der Poll, homme essentiel dans son poste, qui n'a cessé de donner des garanties sur ses sentiments pour l'empereur, n'a réaccepté son emploi qu'ensuite de la promesse qu'il pourrait obtenir sa démission après quinzaine. Il demande qu'on lui tienne parole, mais je compte insister près du prince pour que ce magistrat respectable soit de nouveau invité à continuer ses fonctions. Il établit sa demande sur sa mauvaise santé. Le véritable motif est qu'il n'est pas assez courageux pour résister aux apostrophes que lui font les Orangistes de s'être abandonné au système français, qu'enfin il voudrait en se retirant à la campagne y jouir du repos qu'il réclame.

«Si l'empereur, dont on apprécie tous les bienfaits de son décret en faveur de la Hollande, pouvait donner l'espoir d'une visite dans cette nouvelle partie de son empire, cela donnerait l'élan qu'il faut pour le (p. clxvi) napoléoniser entièrement. Au reste, la tranquillité règne et personne, je pense, n'osera la troubler.

«M. le duc de Plaisance étant chargé de l'organisation du pays et des finances, je crois qu'il serait désormais superflu de m'en occuper et d'entretenir Votre Excellence d'autres choses que du militaire.

«M. le général comte de Lauriston, aide de camp de l'empereur, recevra, ce matin, Son Altesse le grand-duc, qui sera ensuite conduit à Amsterdam. Ce prince trouvera ici les mêmes honneurs qu'à Harlem.

«Je ne puis m'empêcher de réitérer à Votre Excellence une demande de quatre généraux de brigade et deux ou trois adjudants-commandants, de quelques officiers d'état-major et du génie, et enfin d'un service en chef de santé, et de demander M. le général Maison pour une de mes deux brigades vacantes et les adjudants-commandants désignés par mes précédentes; tous sont dans leurs foyers, quand je pourrais les employer ici utilement.

«On est occupé à faire la reconnaissance des îles désignées par la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 9 de ce mois. Ci-joint un mémoire sur celle de Schouren dont je vous ai adressé un exemplaire dans les temps; l'auteur mérite un certain crédit.

«Demain je passe en revue la garde et le jour suivant celle de deux régiments de ligne. Cette troupe prêtera le serment et d'avance je garantis de l'enthousiasme.

«Maintenant, mon cher duc, que les intentions de l'empereur seront remplies relativement à ce pays, ne pourriez-vous pas solliciter en ma faveur un congé de vingt à vingt-cinq jours? il m'en faudrait 10 pour l'aller et le retour et le reste pour arranger mes affaires qui sont en si mauvais état, faire lever les scellés et enfin prendre de nouveaux termes avec mes créanciers qui me persécutent et troublent mon repos. Voyez, je vous prie, si vous voulez me rendre ce service.»

Oudinot à Clarke.

14 juillet 1810.

«Monseigneur, M. le général Lauriston s'est rendu ce matin à Harlem, près de S. A. S. le grand-duc de Berg, qui lui a été remis par M. le général Bruno. Toutes les dispositions prescrites par la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de vous écrire le 10 de ce mois, pour faire escorter le prince jusque sur le territoire français, ont été exécutées. J'ai également prévenu l'intendant-général du roi que les domaines appartenant à la couronne ne devaient pas être vendus et que toute disposition faite à cet égard par ordre de Sa Majesté, avant l'arrivée du prince architrésorier, serait déclarée nulle, et je l'ai invité à suspendre l'effet de toutes les ventes qui auraient pu être faites avant cette époque.»

(p. clxvii)

Le duc de Reggio au duc de Feltre.

Amsterdam, 24 juillet 1810.

«Monseigneur, je reçois à l'instant de Hambourg les renseignements suivants sur la route qu'aurait tenue le roi de Hollande. Sa Majesté doit avoir passé le 5 de ce mois à Osnabruck et le 12 à Dresde, se rendant aux bains de Tœplitz et de Carlsbaden en Bohême.»

TABLE DES MATIÈRES

Note 1: Trois conspirateurs que le général Bonaparte voulait que l'on surveillât, tout en empêchant le gouvernement du pape de les molester.[Retour au texte principal]

Note 2: Il y avait à Rome une commission des arts présidée par Monge et qui, à l'exception de son président, se montrait un peu encline à favoriser les projets des ennemis du gouvernement pontifical.[Retour au texte principal]

Note 3: C'était alors le cardinal Doria, hostile à la France.[Retour au texte principal]

Note 4: Pie VI.[Retour au texte principal]

Note 5: Albani, neveu du pape Clément XI;—Gerdil, cardinal, et l'un des membres les plus savants et les plus illustres du Sacré Collège;—Caprara, cardinal, archevêque de Milan qui, en 1805, le 28 mai, sacra Napoléon roi d'Italie dans la cathédrale de Milan.[Retour au texte principal]

Note 6: Talleyrand.[Retour au texte principal]

Note 7: Jérôme, en effet, avait été reçu à Brest avec beaucoup d'éclat. Il était difficile qu'il en fût autrement. N'était-il pas le frère de l'empereur? Peut-être ce dernier aurait-il été fort mécontent si son frère n'avait pas été reçu avec les honneurs dus à son rang.[Retour au texte principal]

Note 8: Nous adoucissons l'expression de l'empereur. Celle dont il se servit en parlant au futur ministre de Naples ne saurait être écrite. Cette conversation, recueillie par Miot de Mélito au sortir de son audience de départ, se trouve telle quelle dans le manuscrit de cet homme d'État.[Retour au texte principal]

Note 9: C'était en quelque sorte un exorde à la lettre fort dure que l'empereur devait écrire à son frère en date du 12 novembre 1807, relative à la Sicile.[Retour au texte principal]

Note 10: Depuis roi de Suède.[Retour au texte principal]

Note 11: Fils aîné du roi Louis.[Retour au texte principal]

Note 12: Joseph avait envoyé à son frère plusieurs mémoires dans lesquels était traitée la question de l'expédition de Sicile, et où étaient exposées les difficultés qu'elle présentait.[Retour au texte principal]

Note 13: Le général avait été repoussé et avait subi un petit échec sans importance.[Retour au texte principal]

Note 14: Inutile de dire que ces lettres ne se trouvent ni dans la Correspondance de l'empereur ni dans les Mémoires de Joseph.[Retour au texte principal]

Note 15: Lettre du ministre Salicetti au général Miollis, datée de Naples le 13 mars 1808.[Retour au texte principal]

Note 16: Dans leur dernière entrevue à Bayonne, et au moment de se séparer de Joseph, Napoléon détacha de sa poitrine une petite croix d'officier de la Légion d'honneur qu'il portait sur son uniforme des chasseurs de sa garde, et qu'il avait pendant les campagnes de 1805, de 1806, de 1807, à Austerlitz, à Iéna, à Friedland. Il la donna à son frère qui la porta toujours et, à sa mort, la donna à son exécuteur testamentaire, M. Louis Maillard, auquel il ordonna de la prendre immédiatement après son décès; ce qui fut fait.[Retour au texte principal]

Note 17: À propos de ce qui avait été convenu à Bayonne, nous ne devons pas oublier de mentionner ici un article secret, le XIe, du traité de renonciation de Charles IV à la couronne d'Espagne; le voici:

S. M. le roi Charles IV disposera comme bon lui semblera des diamants de la couronne d'Espagne qui étaient à son usage et à celui de la reine.[Retour au texte principal]

Note 18: Mémoires du roi Joseph, vol. V, p. 265.[Retour au texte principal]

Note 19: Le château et le ravissant parc de Mortefontaine, près Senlis, dans l'Oise, appartenaient alors à Joseph Bonaparte qui en aimait beaucoup le séjour. C'est là qu'habitait habituellement la reine Julie, sa femme.[Retour au texte principal]

Note 20: Joseph, ainsi que Louis, avait vu avec peine le divorce de Joséphine. L'un et l'autre, néanmoins, n'avaient pas cru pouvoir se dispenser d'écrire aux nouveaux époux des lettres de congratulation.[Retour au texte principal]

Note 21: Le roi avait appris que le ministre de la guerre de Napoléon, cédant à ses désirs motivés, lui renvoyait un des régiments espagnols que l'on avait fait venir en France. Il attachait avec raison un grand prix à cette mesure.[Retour au texte principal]

Note 22: Les mots manquants dans cette lettre et les suivantes ont été entièrement effacés par le temps et surtout par l'humidité, lorsqu'en 1814 les papiers du roi Joseph furent enterrés dans le parc de Prangins.[Retour au texte principal]

Note 23: Le duc de Santa-Fé, grand d'Espagne, dévoué à Joseph.[Retour au texte principal]

Note 24: Marcelle Clary, nièce de la reine Julie. Tascher épousa la princesse de la Ligne.[Retour au texte principal]

Note 25: Joseph ne voulait pas que la reine Julie menât de France des dames d'honneur, surcroît de dépenses, et ayant à lui en donner à Madrid.[Retour au texte principal]

Note 26: L'impératrice Joséphine.[Retour au texte principal]

Note 27: Lucien était alors prisonnier des Anglais.[Retour au texte principal]

Note 28: Un des secrétaires du roi, chargé de ses affaires d'intérêt et alors en France.[Retour au texte principal]

Note 29: Ce décret créait les grands gouvernements à la tête desquels Napoléon mettait ses généraux et humiliait complètement le roi.[Retour au texte principal]

Note 30: Un des aides de camp de Joseph, très dévoué à ce prince. Joseph redoutait la venue en Espagne de toutes les femmes des personnes attachées à sa maison, comprenant combien sa position était précaire.[Retour au texte principal]

Note 31: Cette lettre du 19 mars avait été perdue.[Retour au texte principal]

Note 32: Soult.[Retour au texte principal]

Note 33: Marmont s'était empressé de livrer bataille avant l'arrivée de Joseph, ne voulant pas se trouver sous les ordres du roi et se croyant assez fort pour battre seul l'ennemi.[Retour au texte principal]

Note 34: On trouvera un peu plus loin le récit relatif à l'accusation portée par Soult sur Joseph.[Retour au texte principal]

Note 35: Ambassadeur de France à Madrid.[Retour au texte principal]

Note 36: Lettre d'un de ses serviteurs dévoués qui lui demandait un peu d'argent pour subvenir à ses besoins.[Retour au texte principal]

Note 37: Trésorier du roi, tué dans la retraite de Vittoria.[Retour au texte principal]

Note 38: Lettre de Napoléon à Joseph, en date du 2 janvier 1814 (Mémoires du roi Joseph, vol. 10e, p. 3). On a supprimé dans cette lettre la phrase suivante: «Vous n'êtes plus roi d'Espagne, je n'ai pas besoin de votre renonciation, puisque je ne veux pas de l'Espagne.»[Retour au texte principal]

Note 39: Voyez la lettre à l'Empereur du 30 novembre 1813.[Retour au texte principal]

Note 40: Cette lettre est aux Mémoires de Joseph, à sa date (29 décembre 1813).[Retour au texte principal]

Note 41: Cette lettre, fort écourtée aux Mémoires de Joseph, volume 10e, page 139, a été complètement supprimée à la correspondance de l'Empereur.[Retour au texte principal]

Note 42: Que Marie-Louise pensait que Napoléon se ferait tuer.[Retour au texte principal]

Note 43: Il voulait parler de Talleyrand, Fouché et autres.[Retour au texte principal]

Note 44: Pièce annexée.[Retour au texte principal]

Note 45: Général employé à Paris.[Retour au texte principal]

Note 46: Intendant de la liste civile.[Retour au texte principal]

Note 47: Joseph, comte de Survilliers.[Retour au texte principal]

Note 48: Lucien avait plusieurs enfants. L'aîné, Charles, prince de Canino, devait épouser Zénaïde, fille du roi Joseph. Le mariage eut lieu en effet. Il eut un fils, le prince Joseph de Musignano, mort sous le second empire et de qui l'auteur des Mémoires du roi Joseph tient les documents à l'aide desquels il a fait son ouvrage. Le prince de Canino rendit la princesse Zénaïde sa femme fort malheureuse. C'est lui qui a joué un triste rôle sous la Constituante romaine, lors de l'assassinat du comte Rossi. Il est mort en 1857.[Retour au texte principal]

Note 49: Désirée, femme de Bernadotte, était la sœur de la reine Julie.[Retour au texte principal]

Note 50: Le frère aîné de Napoléon III, mort dans l'insurrection des Romagnes, en 1831.[Retour au texte principal]

Note 51: M. Paterson, qui vint en France, sous le second Empire, avec son fils, aujourd'hui officier dans l'armée française.[Retour au texte principal]

Note 52: Une demoiselle Clary.[Retour au texte principal]

Note 53: Fils de Louis Maillard.[Retour au texte principal]

Note 54: Lorsque le Mémorial de Sainte-Hélène, dans lequel se trouve le portrait du roi Louis, parut, la famille Bonaparte et ses partisans furent loin d'approuver le livre de M. de Lascases. Le bruit se répandit et s'accrédita que le roi Louis XVIII n'était pas étranger à cet ouvrage, qui lui avait été soumis par son auteur.

À cette époque, la reine de Westphalie, Catherine de Wurtemberg, écrivit de Rome à une de ses amies, le 25 juin 1823, une longue lettre dans laquelle on lit:

«Le jugement que vous portez sur l'ouvrage de M. de Lascases m'enchante. Il est à espérer que tous les gens sensés et dénués de toute partialité seront de cet avis. Plus je le lis, plus je le médite, et moins je me rends raison du motif qui l'a engagé à le publier. Que de gens compromis! que de passions réveillées! que d'ennemis suscités! et à quelle fin tout cela? Ce qui me paraît encore plus maladroit de sa part, c'est la bonhomie avec laquelle il assure que les seuls points sur lesquels il a pu se satisfaire à son aise, ont été des retranchements; aussi sont-ils fort nombreux et de plus d'une espèce. C'est sur ce qui touche les personnes surtout qu'il a élagué avec profusion. Puisqu'il affirme une pareille chose, pourquoi ne s'est-il pas cru autorisé à taire (si toutefois l'empereur lui a fait de pareilles confidences) tout ce qui pouvait faire du tort à la mémoire de l'empereur et à sa dynastie? Mon mari me prie de vous envoyer la copie de sa lettre à M. de Lascases, en vous priant toutefois de ne la publier avant que M. de Lascases lui répondît s'il est dans l'intention de se rétracter. Cependant vous êtes libre de la faire connaître à vos amis intimes.» Il est à remarquer que le jugement porté sur Louis par Mme de Rémusat, qui se fait l'écho des rancunes de la reine Hortense, s'accorde assez bien avec le jugement du Mémorial.[Retour au texte principal]

Note 55: Marmont, dans ses Mémoires, parle des efforts de Louis pour retirer son frère du marécage, mais il omet la tentative du jeune officier pour s'emparer du pont.[Retour au texte principal]

Note 56: Après qu'il eut abdiqué la couronne de Hollande et pendant son séjour à Gratz, Louis retoucha une seconde édition d'un roman en trois volumes que déjà il avait publié en 1800, à Paris, sous le titre de Marie ou les peines de l'amour. C'est un souvenir mélancolique de ce premier sentiment contrarié par Napoléon.[Retour au texte principal]

Note 57: L'une de ces brochures était intitulée: Appel au peuple. Elle fut répandue à profusion en Hollande. Napoléon en fit rechercher l'auteur. C'était une femme nommée Marie Hulshorft, qui n'était, de fait, qu'un prête-nom.[Retour au texte principal]

Note 58: Dans un voyage qu'il fit l'année suivante, Louis ayant dit à la population de la petite ville d'Edam, réunie autour de lui, qu'il espérait que les Hollandais oublieraient un jour qu'il n'était pas né en Hollande, un vieillard lui répondit: «Nous l'avons bien oublié depuis Leyde.»[Retour au texte principal]

Note 59: On a souvent dit que le prince Louis-Napoléon, devenu l'empereur Napoléon III, n'était pas le fils du roi Louis, mais de l'amiral Verhuell ou de tout autre. Voici des faits positifs et des dates précises qui prouvent la fausseté de ces assertions:

Le 4 mai, le roi de Hollande perdit son fils, le prince royal. Hortense, au désespoir, quitta le royaume et se rendit dans les Pyrénées, à Bagnères-de-Luchon, où son mari, aussi désolé qu'elle, la rejoignit le 30 du même mois. Le roi et la reine vécurent deux mois ensemble à Luchon. Le 20 avril 1808, c'est-à-dire neuf mois après le séjour des deux souverains dans les Pyrénées, naquit le prince Louis-Napoléon.[Retour au texte principal]

Note 60: Cette lettre, si importante pour l'histoire, ne se trouve pas à la correspondance de l'empereur.[Retour au texte principal]

Note 61: Voici un trait qui peint la bonté et l'esprit philosophique du roi Louis. Un jeune prêtre s'était permis contre un de ses actes une sortie des plus violentes, des plus ridicules et des plus injustes. Tout le monde demandait une punition exemplaire. Le roi le fit venir, exigea qu'il lui répétât les propos qu'il avait tenus, puis il le fit asseoir et lui exposa les motifs de la conduite de son gouvernement. Le jeune prêtre le quitta confus et persuadé. «Il m'importait plus de le convaincre que de le punir», dit le roi à ceux qui demandaient son châtiment.[Retour au texte principal]

Note 62: L'empereur fut bientôt informé des projets du roi.[Retour au texte principal]

Note 63: Lettres datées de Paris, 1er et 21 février 1810.[Retour au texte principal]

Note 64: Le maréchal duc de Reggio, comme le duc de Plaisance plus tard, montra dans sa difficile mission un tact, une convenance, dont le roi et les Hollandais lui furent toujours reconnaissants.[Retour au texte principal]

Note 65: Cette lettre n'est pas dans les lettres publiées sous le second empire, mais elle se trouve à la page 273 du livre de M. Rocquain (Napoléon Ier et le roi Louis).[Retour au texte principal]

Note 66: Le bruit de cette nouvelle exigence du gouvernement français s'était répandu déjà depuis quelque temps. Le roi avait demandé une explication catégorique à M. Serrurier, chargé d'affaires de France. M. Serrurier avait répondu le 16 juin, à M. Roëll, ministre des affaires étrangères de Hollande, qu'il était chargé par l'empereur de désavouer le dessein de mettre une garnison française à Amsterdam, mais que toute attitude hostile serait considérée comme une déclaration de guerre. Dans cette même lettre, le chargé d'affaires revenait sur la demande de réparation de l'outrage fait au cocher de l'ambassadeur.[Retour au texte principal]

Note 67: Ambassadeur de France à Vienne.[Retour au texte principal]

Note 68: Ce sénatus-consulte lui donnait un apanage autour de sa terre de Saint-Leu en dédommagement de la Hollande.[Retour au texte principal]

Note 69: Dans un petit volume de poésies publié par Louis, à Lausanne, on trouve les adieux suivants au séjour de Gratz:

Adieu florissante contrée
Où nul ne comprit tous mes maux,
Mais où, l'âme triste, éplorée,
J'ai souvent rêvé le repos...
Mais rien n'est pour un long usage
Dans ce monde trop incertain;
Le temps est un bac de passage
Où nos pas s'attachent en vain.
Confidents d'un cœur solitaire,
Jeunes arbres, mes seuls amis,
Puisse votre ombre hospitalière
Mieux abriter d'autres proscrits.[Retour au texte principal]

Note 70: C'est le roi Louis lui-même qui, dans son ouvrage sur la Hollande, t. III, page 324, nous fait connaître ce fait.[Retour au texte principal]

Note 71: C'est à cette lettre, transmise par Joseph, que Napoléon répond en écrivant que Louis a l'esprit faux, etc. (Voir Joseph en 1814).[Retour au texte principal]

Note 72: Madame Thayer.[Retour au texte principal]

Note 73: Nous avons eu plusieurs fois recours à ce curieux et intéressant ouvrage pour la rédaction de notre travail.[Retour au texte principal]

Note 74: Sur ces derniers faits, voy. le 1er vol. de Jung, Bonaparte et son temps.[Retour au texte principal]

Note 75: L'Indivisible, de 80 canons, vaisseau amiral; le Formidable, de 80 (monté par le contre-amiral Linois); l'Indomptable, de 80 (capitaine Moncontu); le Desaix, de 74 (capitaine de Lapallière); le Dix-Août, de 74 (capitaine Bergeret); le Jean-Bart, de 74 (capitaine Meyne); la Constitution (capitaine Faure); la Créole, frégate (capitaine de vaisseau Gourrige); la Bravoure, de 18 (capitaine de frégate Dordelin); le lougre le Vautour (le lieutenant de vaisseau Kerimel).[Retour au texte principal]

Note 76: Mémoires du roi Jérôme, vol. Ier, p. 51.[Retour au texte principal]

Note 77: Nommé enseigne le 15 janvier par Villaret-Joyeuse, Jérôme fut confirmé dans ce grade par le premier consul, et il prit rang dans les cadres à dater du jour de sa promotion.[Retour au texte principal]

Note 78: Le prince Jérôme a toujours conservé pour le brave Bergeret, plus tard amiral et mort il y a peu d'années, une affection véritable et une estime profonde.[Retour au texte principal]

Note 79: Le prince fit le même voyage cinquante années plus tard, lorsqu'il parcourut la Bretagne, désireux de revoir avant de mourir le petit port de Concarneau.[Retour au texte principal]

Note 80: Le prince le retrouva en 1852 à Concarneau, où il vivait en retraite.[Retour au texte principal]

Note 81: Nous devons dire que nulle part nous n'avons trouvé trace d'instructions secrètes données à Villaret, dans le sens de la nomination de Jérôme comme lieutenant de vaisseau et commandant du brick; mais la chose nous paraît si probable et du reste si naturelle, que nous croyons qu'il en a été ainsi.[Retour au texte principal]

Note 82: Le contre-amiral Lacrosse était père du sénateur du second empire. Le prince Jérôme a rappelé bien souvent au baron Lacrosse cette visite à la Guadeloupe.[Retour au texte principal]

Note 83: Villeneuve avait été remplacé par Villaret.[Retour au texte principal]

Note 84: Jérôme avait alors près de lui M. Meyronnet, qu'il appelle dans toutes ses lettres son lieutenant, un secrétaire particulier, M. Le Camus, qui joua par la suite un certain rôle ainsi que Meyronnet en Westphalie, un médecin et le fils du conventionnel Rewbel, plus tard officier général.[Retour au texte principal]

Note 85: Mémoires du roi Jérôme, vol. Ier, p. 227.[Retour au texte principal]

Note 86: Georgetown, ville et port de mer des États-Unis, État de la Caroline du sud, était la résidence du consul général Pichon.[Retour au texte principal]

Note 87: Remplacé bientôt après par Sottin.[Retour au texte principal]

Note 88: Toute la correspondance Pichon, toutes les pièces et documents qui se trouvent au vol. I des Mémoires Jérôme font trop bien connaître cette affaire pour que nous croyions devoir entrer dans de plus grands développements. Récemment Mme Paterson a publié elle-même des mémoires et des lettres qui ne sont point de nature à augmenter la sympathie que ses malheurs pouvaient inspirer.[Retour au texte principal]

Note 89: Mémoires du roi Jérôme, 1er volume.[Retour au texte principal]

Note 90: Tiare envoyée en cadeau au pape.[Retour au texte principal]

Note 91: Cette lettre du cardinal Fesch, qui ne se trouve nulle part, semble prouver que le pape ne voulut pas casser le mariage religieux de Jérôme aux États-Unis. Cet acte fut toujours refusé par le saint-père et cependant ce dernier, non seulement reconnut le mariage de Jérôme avec la princesse Catherine, mais il reçut, après 1815, les deux époux avec une bienveillance toute particulière.[Retour au texte principal]

Note 92: Le général Thurreau était alors ministre de France aux États-Unis d'Amérique.[Retour au texte principal]

Note 93: Le ministère de la marine fait dater la nomination de capitaine de frégate du prince Jérôme de juin 1803; c'est une erreur que redresse suffisamment la correspondance officielle ainsi qu'on le verra.[Retour au texte principal]

Note 94: L'empereur trouva fort mauvais ce qu'avait fait son frère et écrivit dans ce sens, au ministre de la marine Decrès, une lettre assez violente qui se trouve au 1er vol. des Mémoires de Jérôme, p. 360.[Retour au texte principal]

Note 95: Voici le post-scriptum de la dépêche en date du 2 octobre 1805 de Decrès à Willaumez (de la main du ministre): «Je vous informe que votre mission n'est connue de personne que de l'empereur, de moi, du secrétaire intime qui a transcrit les instructions de S. M. et de vous. Il vous est prescrit de garder le plus grand secret à cet égard, S. M. vous défendant toute communication à ce sujet avec quelque personne et sous quelque prétexte que ce puisse être.»[Retour au texte principal]

Note 96: Ancienne abbaye de Bénédictins d'Allemagne, à 15 lieues de Minden, sur la rive gauche du Weser.[Retour au texte principal]

Note 97: Le Camus, créé par le roi comte de Furstenstein, puis devenu ministre d'État, était un jeune créole que Jérôme avait trouvé dans un de ses voyages maritimes et dont il avait fait son secrétaire particulier. Ce Le Camus avait trois sœurs fort jolies dont l'une épousa le général Morio en premières noces, et en seconde, l'amiral Duperré, et la seconde, M. Pothau, qui joua un rôle en Westphalie. La chronique prétendait que Le Camus était toujours prêt à favoriser les velléités amoureuses de son jeune maître qu'il avait accompagné en Amérique et dans toutes ses courses. Il devint un des personnages du royaume et l'empereur, après avoir refusé longtemps à son frère la faveur de donner à ce ministre le grand cordon de la Légion d'honneur, finit par avoir la faiblesse de le lui accorder, sur les instances du roi.[Retour au texte principal]

Note 98: Ces lettres, des 25 et 28 décembre 1807, se trouvent au 3o volume des Mémoires du roi Jérôme; celle de Napoléon, en date du 5 janvier 1808, manque.[Retour au texte principal]

Note 99: Jérôme avait une grande antipathie pour Jollivet, parce qu'il voyait en lui, non sans raison, un espion de Napoléon et que d'ailleurs ce conseiller d'État s'était montré fort hostile à son frère Lucien qu'il aimait beaucoup.[Retour au texte principal]

Note 100: Fils de Salha, embarqué sur le bâtiment commandé par Halgan.[Retour au texte principal]

Note 101: Médecin du prince Jérôme sur le Vétéran.[Retour au texte principal]

Note 102: Napoléon n'aimait pas laisser au service de ses frères ses bons officiers généraux, aussi ne voulut-il pas abandonner en Westphalie Lefebvre-Desnouettes, qu'il considérait comme un des meilleurs officiers de cavalerie légère. Lefebvre-Desnouettes, colonel des chasseurs de la garde, réfugié en Amérique après Waterloo, périt, le 22 avril 1822, dans le naufrage du paquebot l'Albion, sur lequel il s'était embarqué pour la Belgique.[Retour au texte principal]

Note 103: Cette lettre de Napoléon nous manque. Elle était relative à M. de Merweld, dont l'empereur croyait avoir à se plaindre.[Retour au texte principal]

Note 104: M. Beugnot fut remplacé au ministère des finances de Westphalie par M. de Bulow, qui passait pour aimer peu les Français.[Retour au texte principal]

Note 105: Nous ne serions pas étonné que cette pensée des médailles militaires d'un revenu de 100 à 150 fr. n'ait été l'idée mère de la médaille créée par Napoléon III à son avènement au trône.[Retour au texte principal]

Note 106: M. Hainguerlot, banquier enrichi dans les fournitures, était un ami de Jérôme; sa sœur avait épousé un des aides de camp du jeune roi. L'empereur n'aimait ni le banquier ni sa famille et avait fait défense à son frère de le recevoir. Le gendre de M. Hainguerlot fut, par la suite, un M. de Vatry, brillant officier de hussards qui, en 1815, à Waterloo, était l'un des aides de camp du prince Jérôme, et qui ne contribua pas peu, par ses relations et ses démarches sous le gouvernement de juillet, à aplanir les difficultés pour le retour en France de la famille Jérôme Bonaparte.[Retour au texte principal]

Note 107: Lettre publiée aux Mémoires.[Retour au texte principal]

Note 108: Aide de camp du roi, chef de la gendarmerie.[Retour au texte principal]

Note 109: Les escadrons de ce régiment, dans lequel servait le fameux marquis de Maubreuil, étaient alors en Espagne et son dépôt dans une ville de la Westphalie.[Retour au texte principal]

Note 110: Publiée dans les Mémoires du roi Jérôme.[Retour au texte principal]

Note 111: Avait remplacé Morio à la guerre.[Retour au texte principal]

Note 112: Ministre de l'intérieur.[Retour au texte principal]

Note 113: Mari d'une des sœurs de Le Camus.[Retour au texte principal]

Note 114: Cette division était dirigée sur l'Espagne où elle périt presque tout entière. Le général Morio, qui la commandait, ne reconquit pas la faveur impériale, car on assure que ce malheureux officier s'étant présenté aux Tuileries, à son retour de la Péninsule, Napoléon lui dit brusquement: «Qui êtes-vous?—Le général Morio.—Vous général? Dans mon armée vous ne seriez pas caporal.»[Retour au texte principal]

Note 115: Premier secrétaire remplaçant M. Reinhard en cas d'absence.[Retour au texte principal]

Note 116: Chef de la légion de gendarmerie.[Retour au texte principal]

Note 117: C'était le brusque départ de Schill pour son expédition.[Retour au texte principal]

Note 118: Une petite mésintelligence s'était élevée, à la suite de la course de Schill, entre Jérôme et Louis, le second ayant pris parti pour Gratien, le premier pour d'Albignac accusé, non sans raison, de lenteur et de mauvais vouloir par le général hollandais.[Retour au texte principal]

Note 119: Deux pièces sans nulle importance.[Retour au texte principal]

Note 120: Reinhard avait vu juste.[Retour au texte principal]

Note 121: C'est précisément ce qui arriva quelques jours plus tard.[Retour au texte principal]

Note 122: Cela était vrai.[Retour au texte principal]

Note 123: Le général d'Albignac.[Retour au texte principal]

Note 124: Mission auprès de l'empereur à Paris.[Retour au texte principal]

Note 125: Sœur du fournisseur et banquier Hainguerlot que l'empereur n'aimait pas et qui était un des amis du roi Jérôme.[Retour au texte principal]

Note 126: Le même qui se trouvait consul général aux États-Unis d'Amérique lors du mariage Paterson.[Retour au texte principal]

Note 127: L'auteur de l'Histoire de Napoléon.[Retour au texte principal]

Note 128: Reinhard était dans l'erreur ou ne disait pas ce qu'il pensait.[Retour au texte principal]

Note 129: C'était une petite maison près Cassel.[Retour au texte principal]

Note 130: Très jolie personne, femme d'un préfet du palais.[Retour au texte principal]

Note 131: Femme du général de Launay, fille de Siméon.[Retour au texte principal]

Note 132: C'était la vérité.[Retour au texte principal]

Note 133: Jérôme et la reine se trouvaient alors en France.[Retour au texte principal]

Note 134: C'est-à-dire que l'empereur laissait purement et simplement les charges à la Westphalie.[Retour au texte principal]

Note 135: Lettre du 30 octobre. Mémoires de Jérôme, vol. IV, p. 497.[Retour au texte principal]

Note 136: Il avait été invité à venir avec la Reine assister au baptême du Roi de Rome.[Retour au texte principal]

Note 137: On l'envoya plus tard préfet à Magdebourg.[Retour au texte principal]

Note 138: Lanfrey en cite un fragment au dernier vol. de son Histoire de Napoléon, V, 502.[Retour au texte principal]

Note 139: P. 356.[Retour au texte principal]

Note 140: Jérôme avait prié Berthier de solliciter pour lui de l'empereur un commandement.[Retour au texte principal]

Note 141: Cette somme était due en effet par la France à la Westphalie.[Retour au texte principal]

Note 142: Cette importante dépêche ayant été interceptée par l'ennemi et publiée dans un journal autrichien donna sans doute à Tchernicheff la pensée de marcher sur Cassel.[Retour au texte principal]

Note 143: Mémoires du roi Jérôme, 6e vol., p. 215.[Retour au texte principal]

Note 144: Donc aucune proposition n'avait pu être faite au roi pour conserver sa couronne.[Retour au texte principal]

Note 145: Le roi a prétendu plus tard avoir reçu des propositions pour rester dans ses états et avoir répondu entre autres choses: Quand le tronc est mort les branches tombent. Nous avons fait connaître plus haut pourquoi nous n'admettons pas que ces propositions aient été faites, et d'ailleurs le roi n'en parle dans aucune de ses lettres à l'empereur.[Retour au texte principal]

Note 146: L'inverse eût été vrai.[Retour au texte principal]

Note 147: Ce fut le général Wolff.[Retour au texte principal]

Note 148: M. de la Rochefoucauld venait d'être nommé ministre plénipotentiaire en Hollande en remplacement du général Dupont-Chaumont, des services duquel l'empereur n'était pas satisfait, le trouvant trop dans les eaux de son frère. M. de la Rochefoucauld arriva à son poste le 19 avril.[Retour au texte principal]

Note 149: M. Serrurier faisait pour la seconde fois l'intérim, en l'absence de l'ambassadeur Chaumont parti pour Paris.[Retour au texte principal]

Note 150: Les ambassadeurs français accrédités auprès des rois frères de l'empereur prenaient le nom d'ambassadeurs de famille, et avaient mission de faire connaître à Napoléon toute la conduite privée et publique des souverains.[Retour au texte principal]

Note 151: En effet, M. Bourdeaux rapporta au roi une lettre de l'empereur datée d'Erfurth, 12 octobre, lettre toute de persiflage et frisant l'impertinence, contenant le refus de remplacer près de lui l'ambassadeur comte de Larochefoucauld. Les relations entre les deux souverains ne pouvaient être plus tendues.[Retour au texte principal]

Note 152: L'ambassadeur de Hollande à Saint-Pétersbourg.[Retour au texte principal]

Note 153: On voit, d'après cela, qu'il y avait pique entre le roi et le ministre de France.[Retour au texte principal]

Note 154: Ce prince Napoléon-Louis était le second fils du roi. Le premier était mort l'année précédente; le second, celui-ci, mourut en 1831, de la rougeole, à Forli, ou empoisonné pendant l'insurrection des Romagnes, où il avait pris parti contre le pape avec son frère, plus tard l'empereur Napoléon III.[Retour au texte principal]

Note 155: Varel, ville située près des embouchures du Vezer, à 30 kil. nord d'Oldenbourg.[Retour au texte principal]

Note 156: L'empereur refusa de rendre les troupes hollandaises.[Retour au texte principal]

Note 157: De fait, l'opinion publique était dans le vrai.[Retour au texte principal]

Note 158: Voir les lettres des 23 et 25 du même mois.[Retour au texte principal]

Note 159: Après cette lettre le doute n'est plus permis sur les intentions de l'empereur d'occuper Amsterdam, d'annexer la Hollande, de forcer son frère à abandonner la partie. Napoléon, on le voit, profite des moindres causes pour en faire des prétextes à envahissements. En vain le roi en passe par toutes ses volontés. Une exigence satisfaite en amène une autre et le gouvernement français ne craint pas, pour envahir la Hollande, de s'appuyer sur la ridicule affaire du cocher de l'ambassadeur.[Retour au texte principal]

Note 160: Ceci était faux; Louis n'avait emporté que mille florins lui appartenant.[Retour au texte principal]

Note 161: Le général Pirée.[Retour au texte principal]