Title: Récits d'une tante (Vol. 4 de 4)
Author: comtesse de Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond Boigne
Release date: January 10, 2010 [eBook #30912]
Language: French
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LA MARQUISE D'OSMOND née Marie-Aimée Destillères
belle-sœur de la comtesse de Boigne
d'après une miniature de Hollier.
(Collection de Mademoiselle Osmonde d'Osmond.)
MÉMOIRES
DE LA
COMTESSE DE BOIGNE
NÉE D'OSMOND
PUBLIÉS INTÉGRALEMENT D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL
IV
FRAGMENTS
Une semaine de Juillet 1830.—Expédition de Madame la duchesse de Berry en 1832.—Fontainebleau en 1834.—Mariage de Monseigneur le duc d'Orléans en 1837. Ouverture de Versailles.—Mort de Monsieur de Talleyrand en 1838.—Mort de la princesse Marie d'Orléans, duchesse de Wurtemberg (1839).
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ
1922
.....I pray you when you shall
these deeds relate I speak of me as I am, nothing
extenuate not set down aught in malice...
Othello. Shakespeare.
Cette huitième partie a été écrite avant les sept précédentes, et lorsque je ne pensais nullement à me créer une distraction de ce genre. Ayant conduit mon récit jusqu'à l'époque de la révolution de 1830, j'ai voulu lire ces cahiers afin d'en tirer le sujet d'un dernier chapitre; mais, après réflexion, je me suis décidée à les laisser tels qu'ils sont.
Je ne m'aveugle pas sur leurs défauts. Si je n'ai pas suffisamment de talent pour les éviter, j'ai assez d'intelligence pour les sentir. Le style est lâche; il y a des longueurs infinies.
Mais je ne réussirais probablement pas à corriger ce qui tient à l'ignorance du métier d'écrire et je craindrais de faire perdre à cette narration un mérite (qu'on me passe ce mot ambitieux) que je ne puis m'empêcher de lui reconnaître, c'est de m'avoir reportée aux événements et si vivement rappelé mes impressions du moment que j'ai pour ainsi dire revécu les journées de Juillet avec toutes leurs craintes, toutes leurs anxiétés, mais aussi toutes leurs espérances, toutes leurs illusions.
(p. 002) La relation d'aussi grandes scènes doit, je crois, porter principalement le caractère de la sincérité, et souvent un futile détail d'intérieur donne ce cachet d'actualité qu'il me semble y reconnaître.
En cherchant à émonder cette narration de ce qui me paraît maintenant inutile, je ne serais pas sûre d'avoir la main assez habile pour ne pas retrancher précisément ce qui lui donne le coloris de la vérité. D'ailleurs, les événements sont trop importants par eux-mêmes pour laisser le loisir de chercher autre chose qu'un historien fidèle.
D'autre part, je craindrais, en remaniant ces pages, de ne plus montrer les journées de Juillet sous l'aspect où elles se présentaient à l'époque même. Nous éprouvons aujourd'hui les difficultés inhérentes, à une révolution dirigée contre l'état social tout entier. Nous sommes assourdis par les sifflements des serpents qui en sont nés. J'aurais peine à ne pas chercher sous les pavés de Paris la fange dans laquelle ils sont éclos, et je ne serais pas alors le chroniqueur exact des impressions fournies par ces premiers moments. Dans tout le cours de ces récits, j'ai cherché à me garer de présenter les événements tels que la suite les a fait juger et à les montrer sous l'aspect où on les envisageait dans le moment même.
Je veux garder la même impartialité pour la révolution de Juillet.
Là, se termine ma tâche.
Jusqu'ici, j'ai raconté ce que j'ai aperçu du parterre. Depuis 1830, je me suis trouvée placée dans les coulisses; et la multitude des fils qui se sont (p. 003) remués devant moi me permettrait difficilement de faire un choix, plus difficilement de conserver l'impartialité à laquelle je prétends.
La sincérité prendrait parfois le caractère de la révélation. On peut raconter ce qu'on a vu ou deviné, voire même ce qu'on vous a dit, jamais ce qu'on vous a confié. Je m'arrête donc à l'époque de juillet 1830.
Peut-être l'habitude que j'ai prise de griffonner me portera-t-elle à jeter sur le papier quelques notes sur des faits particuliers; mais ce n'est pas mon intention en ce moment.
(Mars 1837.)
Vous m'engagez à écrire mes souvenirs des mémorables journées de Juillet 1830 avant qu'ils soient effacés de ma mémoire; peut-être avez-vous raison.
Je n'y ai joué aucun rôle, je n'ai été agitée par aucune passion. Je pense pouvoir être fort impartiale. Je dirai seulement ce que j'ai vu et su par moi-même.
J'ai quelquefois regretté de n'avoir pas écrit les événements du mois de mars 1814. Alors, comme [en] 1830, je me suis trouvée spectateur bien placé par mes rapports avec plusieurs des acteurs de ces grands drames.
Mais, en 1814, soit que je fusse plus jeune, soit que cela tînt aux opinions où j'avais été élevée, j'avais bien plus d'enthousiasme et d'esprit de parti qu'en 1830, et, par ma position, je n'étais en contact qu'avec les vainqueurs. En 1830, au contraire, je me suis trouvée au milieu des deux partis, portée de situation pour les uns, de raisonnement pour les autres et d'affection pour tous deux.
Une chose m'a beaucoup frappée dans ces événements, c'est que, pendant les trois premiers jours, en 1814 comme en 1830, les bons sentiments, la loyauté, le désintéressement, l'amour du pays, ont dominé, et que, dès le quatrième, les mauvaises passions, l'ambition, les intérêts personnels se sont emparés des événements et (p. 006) ont réussi, en vingt-quatre heures, à gâter tout ce qui jusque-là avait été de nature à faire battre les cœurs haut placés.
L'égoïsme de quelques individus a extrait du poison de la générosité des masses. C'est la seule similitude admissible entre ces deux catastrophes. Ni les acteurs, ni les scènes, ni les résultats ne se sont ressemblés dans cette chute si rapide de deux gouvernements suicidés.
Le lundi 26 juillet 1830, je me trouvais seule de ma famille à Paris où je faisais arranger un logement dans la rue d'Anjou. Je parlais à des ouvriers, lorsque, sur les premières heures, on vint me dire, que le duc de Raguse était dans mon cabinet.
Je ne le voyais jamais le matin; cependant, comme il était établi à Saint-Cloud, cela ne m'inspira aucun étonnement. «Eh bien, me dit-il, on nous fait de belle besogne!» Je crus à une plaisanterie sur les grogneries qu'il pouvait m'avoir entendu faire aux ouvriers. Je répondis en riant, et nous échangeâmes quelques phrases sans nous comprendre. Mais, bientôt, je reconnus mon erreur. Il avait la physionomie altérée. Il me dit ces folles ordonnances. Il me rapporta comment la nouvelle lui en était parvenue, à dix heures, par un de ses aides de camp qui avait rencontré, dans la cour de Saint-Cloud, un officier arrivant de Paris et exprimant une joie extravagante.
Étonné, mais incrédule, le maréchal avait envoyé chercher le Moniteur à l'état-major, on ne l'y avait pas reçu, puis chez le premier maître d'hôtel, il n'y était pas arrivé. Enfin il avait écrit au duc de Duras pour lui (p. 007) demander le sien. J'ai vu la réponse. Elle portait qu'un seul exemplaire du Moniteur était arrivé à Saint-Cloud; le Roi l'avait reçu et envoyé, sans l'ouvrir, à madame la duchesse de Berry.
Le maréchal avait ensuite appris que cette princesse avait rapporté ce fatal Moniteur au Roi lorsqu'il montait en voiture, s'était presque mise à ses genoux, lui avait baisé les mains en disant: «Enfin vous régnez! mon fils vous devra sa couronne, sa mère vous en remercie.» Le Roi l'avait embrassée fort tendrement, avait mis la gazette dans sa poche et était parti pour Rambouillet sans dire un mot aux autres.
À Saint-Cloud, on ne savait ce qui se passait que par les survenants de Paris. Le maréchal, fort en peine, était venu chez lui rue de Surène, avait fait demander le Moniteur à monsieur de Fagel, le ministre de Hollande, son voisin, et il venait d'en achever la lecture lorsqu'il accourut chez moi. (J'entre dans ces détails parce qu'il est curieux de voir l'incurie avec laquelle on laissait dans l'ignorance l'homme destiné in petto à soutenir le coup d'État.)
Après ce récit, il ajouta: «Ils sont perdus. Ils ne connaissent ni le pays, ni le temps. Ils vivent en dehors du monde et du siècle. Partout ils portent leur atmosphère avec eux, on ne peut les éclairer, ni même le tenter; c'est sans ressource!
—Mais vous êtes perdu aussi, monsieur le maréchal! Vous allez vous trouver horriblement compromis dans tout ceci. Vous perdez par là votre seule explication pour 1814. Vous compreniez, dites-vous, qu'il fallait vous sacrifier pour obtenir au pays des institutions libérales! Où sont-elles maintenant?»
Le maréchal soupira profondément: «Sans doute ma position est fâcheuse, reprit-il; mais, tout en me désolant (p. 008) de ce qui arrive, en regrettant surtout avec le bien si facile à faire les maux qui vont tomber sur nous, je suis personnellement plus tranquille depuis la lecture du Moniteur. Certes, je ne me mêlerai de rien à moins d'y être forcé par mon service militaire. Or la résistance sera toute constitutionnelle et morale; on refusera l'impôt... le gouvernement croulera si le ministère n'est pas chassé, et je n'ose l'espérer. Mais, en admettant même qu'une résistance ouverte appelât l'intervention des troupes, ce ne serait jamais qu'à l'époque des élections; elles sont fixées au 3 septembre; mon service finit le 31 août. Dès le lendemain, j'aurai fait vingt postes sur la route d'Italie et j'y resterai au moins tout l'hiver. Je ne veux pas me retrouver une seconde fois dans une situation où les devoirs sont complexes. N'ayez donc aucun souci particulier pour moi; il n'y en a que trop à prendre de ce qui se passe!»
Nous continuâmes à nous lamenter, à craindre, à nous effrayer, à prévoir les malheurs du pays; mais assurément nos prévoyances étaient bien loin encore de la réalité. Il me quitta en promettant de venir passer le samedi suivant à ma campagne. Je ne l'ai pas revu depuis.
Je pensais bien à ce moment qu'il n'aurait pas dû retourner à Saint-Cloud; j'entrevoyais une belle et noble lettre à écrire en rappelant les événements de 1814. Mais il n'était pas assez indépendant de fortune pour que j'eusse osé la lui conseiller, lors même que ma liaison avec lui eût été aussi intime que l'absence et le malheur l'ont rendue depuis. D'ailleurs, ces choses-là, pour être bien faites, doivent être spontanées.
Je sortis selon mon habitude et je fus très frappée de l'aspect des physionomies: elles portaient une curiosité sombre. Les gens qui se connaissaient s'arrêtaient (p. 009) pour se parler. Les autres s'interrogeaient de l'œil en passant. Si un visage calme se rencontrait, on se disait: «Celui-là ne sait rien encore.»
Cela est si vrai que, lorsque, le lendemain, tout le monde a su, tout le monde s'est regardé, et tout le monde s'est entendu. Il n'y a pas eu de conspiration.
C'est même dans cette unanimité d'indignation qu'il faut chercher la cause de l'extraordinaire magnanimité de ce peuple soulevé. Il reconnaissait partout des complices et en voyait même dans ces soldats qui tiraient sur lui. Mais n'anticipons pas sur les événements; ils vont assez vite.
Le soir, je vis quelques personnes, dans l'opposition au ministère Polignac, mais attachées à la Restauration. Toutes étaient désolées. On se perdait en conjectures. On croyait à de grandes résistances, mais constitutionnelles. Les lettres closes ayant été envoyées aux députés; ils arrivaient de moment, en moment. Cet appel était-il la suite de l'impéritie accoutumée, ou bien les rassemblait-on dans des intentions hostiles et pour sévir contre eux? Il y avait matière à deviser, et nous n'y manquâmes point.
L'ambassadeur de Russie, le plus irrité, le plus véhément de nous tous, nous raconta avoir rencontré le comte Appony, sortant du cabinet du prince de Polignac, très satisfait, et allant expédier à Vienne un courrier porteur de ces bonnes nouvelles.
Pozzo ne partageait ni cette confiance ni cette joie. Il était entré à son tour dans le cabinet où il avait trouvé le ministre, calme et enchanté de lui-même, répétant qu'il était plus constitutionnel que personne, si ce n'était le Roi; tout irait à merveille, il ne comprenait pas même d'où pouvait naître l'inquiétude et il avait fini par dire: «Soyez tranquille, monsieur l'ambassadeur, (p. 010) la France est préparée à accepter tout ce que le Roi voudra et à l'en bénir.»
Dans la soirée, on jeta quelques pierres à la voiture vide du ministre; son cocher fut légèrement atteint, mais elle rentra à l'hôtel dont on ferma la porte cochère. Le groupe qui la poursuivait se dispersa; sans doute monsieur de Polignac triompha et crut l'orage dissipé. Nous nous séparâmes fort tard et bien tristes.
Si je voulais raconter tout ce qui est venu ensuite à ma connaissance et les détails appris depuis, il y aurait bien long à dire, mais je m'attache à écrire uniquement ce que j'ai vu, ou entendu moi-même, et dans le temps[1].
Le mardi vingt-sept, j'appris, par une trentaine d'ouvriers de diverses professions, qui travaillaient chez moi et venaient de différents quartiers, l'agitation répandue dans la ville. J'en trouvai beaucoup parmi eux, mais fondée sur des raisonnements si sages que j'en fus surprise.
Je ne puis m'empêcher de consigner ici une remarque faite à cette époque. J'avais arrangé une maison en 1819 (p. 011) et employé les mêmes sortes d'ouvriers qu'en 1830; mais, dans ces dix années, il s'était établi une telle différence dans les façons, les habitudes, le costume, le langage de ces hommes, qu'ils ne paraissaient plus appartenir à la même classe. J'étais déjà très frappée de leur intelligence, de leur politesse sans obséquiosité, de leur manière prompte et scientifique de prendre leurs mesures, de leurs connaissances chimiques sur les effets des ingrédients qu'ils employaient. Je le fus encore bien davantage de leurs raisonnements sur le danger de ces fatales ordonnances. Ils en apercevaient toute la portée aussi bien que les résultats.
Si ceux qui nous gouvernaient avaient eu la moitié autant de prévoyance et de prudence, le roi Charles X serait encore bien paisiblement aux Tuileries.
Sans doute une population ainsi faite était impossible à exploiter au profit d'une caste privilégiée; mais, si on avait voulu entrer dans le véritable intérêt du pays, elle se serait montrée facile autant que sage; et on aurait trouvé secours et assistance dans le bon sens des masses contre l'effervescence de quelques brouillons. Malheureusement, le Roi et la nation se tenaient mutuellement pour incompatibles.
Les récits qu'on m'avait faits ne m'avaient cependant pas suffisamment alarmée pour me décider à rester chez moi. À quatre heures, je montai en voiture avec le projet d'aller chez des marchands de la rue Saint-Denis.
Un de mes gens prétendit qu'il y avait du bruit de ce côté. Je me décidai à utiliser ma sortie en allant faire ma visite à Neuilly. J'étais depuis peu de semaines en grand deuil de mon mari et, avant de retourner à la campagne, je voulais aller remercier des bontés que les princesses m'avaient témoignées à cette occasion.
Madame la duchesse d'Orléans se promenait dans le (p. 012) parc; je n'avais rien d'assez intéressant à lui dire pour l'y suivre.
Je trouvai Mademoiselle chez elle, désolée des ordonnances, très inquiète de l'effervescence populaire dont je lui parlai, et fort impatientée surtout de la crainte que le nom de son frère fût compromis. Elle me dit ces propres paroles: «Sans ces deux cérémonies de la messe du Saint-Esprit et de l'ouverture des Chambres où il nous fallait assister et la misérable attrape qu'on nous a faite, nous serions partis samedi pour Eu et en dehors de toute cette bagarre. Quand j'y pense, je suis prête à m'en arracher les cheveux.»
Si son intention était de me mystifier, elle y a parfaitement réussi; car, encore à l'heure qu'il est, je suis persuadée de sa bonne foi. Elle admettait que les ordonnances devaient amener des catastrophes; mais, comme tout le monde, elle prévoyait la résistance dans une classe qui ne la proclame pas à coups de pierres. Le refus de l'impôt, l'impossibilité de gouverner contre une opposition générale, manifestée par tous les moyens légaux, lui semblait le danger de la situation où le Roi venait de s'engager. Nous en causâmes longuement; mais il ne fut point question du remède que Neuilly pouvait éventuellement fournir à une position devenue si critique.
De chez Mademoiselle, je passai chez madame de Montjoie. Je la trouvai aussi fort agitée, fort inquiète et désespérée qu'on ne fût pas à Eu. Cela me parut tout à fait l'impression de la maison.
Je m'avançai davantage avec elle, et nous parlâmes des chances possibles que tant de fautes pouvaient amener. Elle me répéta ce qu'elle m'avait mille fois dit: Monsieur le duc d'Orléans était le plus fidèle sujet du Roi en France, mais il ne le suivrait plus à l'étranger.
(p. 013) Il nous fallait bien admettre l'impossibilité que son nom ne fût pas mis en avant, dans de pareilles conjonctures, même à son insu et malgré lui. Vingt fois depuis un an j'avais entendu dire, en parlant du Roi et de ses ministres, «Ils travaillent à faire le lit des Orléans.»
Elle me raconta à ce sujet ce qui s'était passé le mercredi précédent. Monsieur le duc d'Orléans, étant fort enrhumé et se plaçant sur le perron à la sortie d'un grand dîner, avait mis son chapeau. Il en avait fait une façon d'excuse. Monsieur de Sémonville avait répondu tout haut:
«Nous vous le passons, Monseigneur, en attendant la couronne.
«—Jamais, monsieur de Sémonville, à moins qu'elle ne m'arrive de droit.
«—Ce sera de droit, Monseigneur; elle sera par terre; la France la ramassera et vous forcera à la porter.»
«Concevez-vous monsieur de Sémonville? ajouta madame de Montjoie, de tenir de pareils propos, je les ai entendus; dix personnes ont pu les entendre comme moi.
—Je comprends, répondis-je, qu'il croit la partie perdue encore bien plus que nous.
—Mon Dieu, si le Roi voulait, pourtant, il y a encore de grandes ressources.
—Oui, mais, hélas! il ne voudra pas.
—Mais qu'arrivera-t-il alors?
—Qui peut le prévoir? beaucoup de malheurs sans doute!
—Et pensez donc s'il y a une guerre civile! et monsieur le duc de Chartres qui sert dans l'armée! que fera-t-il? C'est à tourner la tête!»
Notre causerie se prolongea. Madame la duchesse d'Orléans ne rentrait pas; l'heure avançait. Je chargeai (p. 014) madame de Montjoie de mes hommages respectueux et je revins à Paris.
Rien n'y annonçait, dans le quartier que je traversai, le tumulte de la soirée. Peut-être les rues étaient-elles moins populeuses que de coutume. Il y avait eu, me dit-on, du bruit à la porte Saint-Martin, et des groupes dans divers autres quartiers. Nous étions si persuadés que ce n'était pas là le genre de résistance à craindre que j'y attachai peu d'importance.
Aucun des ouvriers travaillant chez moi n'était revenu depuis l'heure du dîner. Un carrossier, un maréchal, un serrurier, logeant vis-à-vis de chez moi, étaient également privés de leurs ouvriers depuis trois heures. C'est la première chose qui me donna à penser.
Bientôt, chaque quart d'heure amena des révélations sur les événements si graves dont un avenir bien prochain était gros. Les mêmes personnes, qui s'étaient réunies la veille chez moi, arrivèrent successivement, et toutes apportaient des nouvelles prenant un caractère de plus en plus alarmant.
J'appris que le duc de Raguse était établi aux Tuileries. Vers les six heures, traversant un groupe en tilbury, il avait couru quelques risques sur les boulevards. Il y avait eu des barricades faites. À la vérité, elles avaient été détruites par la garde, mais le peuple n'en paraissait que plus animé. On disait même quelques coups de fusil tirés de part et d'autre.
Monsieur Pasquier alla aux nouvelles chez madame de Girardin où il y avait toujours assez de monde.
L'ambassadeur de Russie arriva. Un de ses secrétaires avait vu, sur la place de la Bourse, un homme mort autour duquel on haranguait. L'ambassadeur lui-même aurait pu servir d'orateur. Il s'anima et nous fit un morceau sur le droit imprescriptible des nations de s'opposer (p. 015) au renversement de leurs institutions et de châtier les rois parjures. Il s'étonna qu'on trouvât un seul homme à opposer à l'insurrection, lorsque la légalité était si évidemment de son côté, blâma le maréchal Marmont de chercher à la combattre, et fut d'une véhémence qui nous frappa tous.
Nous nous la sommes souvent rappelée depuis, en lui entendant tenir un langage si différent, et accuser le duc de Raguse comme coupable pour n'avoir pas, dès ce mardi où il n'y avait encore que de l'agitation et quelques groupes, mitraillé les habitants de Paris.
Monsieur Pasquier avait trouvé le ménage Girardin seul, la femme fort abattue et fort triste, le mari fort tranchant et fort jactant, disant qu'il fallait en finir avec toute cette canaille, imposer silence aux mécontents en leur inspirant la terreur, et gouverner par le sabre. C'était un petit moment d'effervescence à subir; il n'aurait pas de suite, etc. Cependant, il confirma la nouvelle que la gendarmerie avait chargé; il y avait eu quelques personnes tuées et blessées. Une barricade, formée avec un omnibus et quelques charrettes renversées à l'entrée de la rue de l'Échelle, avait été faite par le peuple et détruite par la garde. Le sang avait coulé à la place du Palais-Royal. Monsieur de Girardin en espérait les plus heureuses conséquences.
Nous apprenions, en même temps, que la place Louis XV, la place Vendôme et le Carrousel étaient remplis par l'artillerie canons en tête, mèches allumées. Cela ne m'effraya pas beaucoup. J'avais souvent entendu dire au maréchal que, dans les effervescences populaires, il fallait faire un grand développement de force pour frapper les imaginations et être dispensé d'user de rigueur.
Nous nous séparâmes sur les minuit, après avoir reçu le rapport de deux hommes envoyés, l'un à la place de (p. 016) Grève, l'autre à la porte Saint-Denis. Tout était tranquille. Sans doute nous étions très préoccupés, mais personne, je crois, ne s'attendait à là journée du lendemain.
Le mercredi, en entrant chez moi, on me dit qu'aucun de mes ouvriers n'avait paru; il en était de même chez tous les voisins. Ne croyant pourtant pas la situation assez grave pour changer mes projets et devant retourner à la campagne le lendemain, je voulus aller chez mes banquiers, messieurs Mallet, où j'avais affaire.
Je me décidai à sortir tout de suite, pensant bien que, s'il devait y avoir du bruit, ce serait plus tard. Je fis mettre mes chevaux et, sur les dix heures, je montai en voiture. J'allais dans la rue du Mont-Blanc. J'avertis mon cocher de passer par les rues, au lieu de prendre les boulevards, et de tourner bride s'il voyait des rassemblements. Je ne laissai pourtant pas d'être fort effrayée.
Depuis le milieu de la rue des Mathurins, et dans toutes les rues transversales, les lanternes étaient coupées et gisaient fracassées sur le pavé. À chaque porte, il y avait un groupe de femmes et d'enfants portant la terreur sur leur visage. Les insignes royaux qui décoraient la boutique de Despilly, le marchand de papier, avaient été arrachés et jetés par terre.
Le portier de messieurs Mallet fit quelques difficultés pour ouvrir la porte cochère; enfin il s'y décida; ma voiture entra et il la ferma avec une précipitation qui ne calma pas mon inquiétude. Je montai au bureau où ces messieurs furent fort étonnés de me voir; ils (p. 017) m'engagèrent à rentrer chez moi et à ne plus en sortir.
Pendant que je signais quelques papiers essentiels, ils me racontèrent que, vers six heures du matin, des groupes assez considérables s'étaient portés sur les boutiques des armuriers, les avaient pillées sans qu'on pût s'y opposer. Partout on avait brisé les lanternes et renversé les armes royales des boutiques où elles étaient placées. À la vérité, les propriétaires n'avaient fait aucune résistance et avaient même aidé.
Il était question de rétablir de fait la garde nationale pour protéger les personnes et les propriétés. Messieurs Mallet avaient déjà été à leur mairie à cet effet. Ils allaient y retourner, et ils espéraient qu'avant la fin de la matinée une garde nationale improvisée serait en activité dans tous les quartiers, non dans le but d'assister la troupe, mais pour protéger les gens tranquilles et s'opposer à un pillage que les événements de la matinée présentaient comme imminent.
Je rentrai plus effrayée que je n'étais partie. Je retrouvai ma rue parfaitement calme; seulement, par mesure de précaution, les habitants descendaient les lanternes, les serraient et effaçaient les armes royales là où elles se trouvaient.
On me remit un billet de monsieur Pasquier. Il s'informait si j'avais quelque moyen de communiquer avec le duc de Raguse et m'engageait à lui faire savoir que des gens bien instruits pensaient que la résistance militaire, opposée à un mouvement si général, amènerait des catastrophes effroyables, quel qu'en fût le résultat. On connaissait ses lumières et son cœur et l'on pensait que le plus beau rôle pour lui était de se placer comme médiateur, en annonçant à Saint-Cloud les difficultés (plus réelles que peut-être lui-même ne le savait) dont il se trouvait entouré, et en y conseillant des concessions (p. 018) qui pourraient encore tout sauver, si on se hâtait de les proclamer.
J'ai su depuis que ce billet avait été le résultat d'une conférence, tenue chez monsieur Pasquier, et dans laquelle monsieur Hyde de Neuville avait cherché à le décider à se rendre à Saint-Cloud pour éclairer le Roi sur sa position. Monsieur Pasquier avait représenté qu'il n'était nullement propre à cette mission; il ne pouvait obtenir du Roi de l'écouter favorablement, ne possédant pas sa confiance.
Monsieur Hyde se trouvait dans la même situation. Enfin l'abbé de Montesquiou, mieux vu à Saint-Cloud que ces messieurs, consentit à s'y rendre[2], et c'était pour appuyer les paroles dont il était porteur qu'on désirait une démarche du maréchal. Il en avait pris l'initiative depuis plusieurs heures, mais on l'ignorait.
J'envoyai tout de suite chez le duc de Raguse savoir si on était en communication avec lui. Tous ses gens se trouvaient aux Tuileries.
Je reçus un nouveau billet de monsieur Pasquier; il m'autorisait à envoyer le premier au maréchal. Je l'enveloppai dans quelques lignes écrites à la hâte. Je ne savais comment les faire parvenir. Mon médecin se trouvait là et, voyant mon anxiété, il se chargea de remettre la lettre en main propre.
Il y réussit, car, peu de temps après, je vis entrer dans ma chambre monsieur de La Rue, aide de camp du maréchal. Il l'envoyait me dire qu'il était trop tard. Toutes les propositions de conciliation avaient été vainement tentées; les ordres de Saint-Cloud étaient impératifs, il ne lui restait plus qu'à agir militairement. (p. 019) D'ailleurs, l'affaire était trop engagée; il fallait, avant tout triompher de l'insurrection.
Monsieur de La Rue ajouta qu'il venait de porter l'ordre de marche aux colonnes: elles devaient s'avancer en balayant tout devant elles, et probablement j'entendrais gronder le canon sous moins d'une demi-heure.
«Dieu nous en garde! m'écriai-je. J'ignore quel en serait le résultat pour la monarchie; mais, si elle réchappe d'une pareille crise, elle sera forcée de sacrifier tous ceux qui auront mitraillé la population parisienne dans une cause si odieuse à la nation!»
Je lui fis la peinture de la position du maréchal, de son impopularité dans le pays, où les calomnies inventées en 1814 avaient encore cours, du peu d'affection que lui portait la Cour, de la méfiance qu'il inspirait aux partis ultra et jésuitique, enfin de la disposition où serait tout le monde à l'offrir en holocauste. «Si le maréchal, ajoutai-je, fait tirer un seul coup de canon, qu'il se fasse tuer, car sa vie ne sera plus qu'une série de malheurs!»
J'étais fort animée et je parvins à persuader La Rue. Il devenait de plus en plus soucieux et me répondait toujours par cette exclamation:
«Mais que faire! on tire sur nous; l'affaire est engagée; il faut bien commencer par la vider et mettre ces gens-là à la raison! Et d'ailleurs il n'y a pas moyen de parler au maréchal. Il a été obligé de m'attirer dans l'embrasure d'une fenêtre pour me donner le message que je vous apporte, et il a eu toute la difficulté possible à trouver un moment pour lire votre lettre.
—Pourquoi donc cela?
—Mais les ministres sont aux Tuileries, chez lui. Monsieur de Polignac et son monde l'entourent et le gardent tellement à vue qu'en étant nominativement le chef (p. 020) de tout il n'a pas la permission de dire une parole, ou de faire un geste, sans les voir contrôler.
—Tâchez pourtant de lui faire comprendre combien il se sacrifie inutilement. Parlez-lui surtout des dangers du pays auquel il est si dévoué.
—J'essaierai de lui rapporter vos paroles, car les miennes n'auraient aucune influence. Il est accoutumé à nous commander et non pas à nous écouter, et les conseils ne peuvent lui arriver utilement par notre bouche. Au reste, votre message n'est pas le seul dont je suis chargé. J'ai rencontré Fabvier à votre porte. Arrivé ce matin même de Lyon, il trouve les affaires bien différentes de ce qu'il les croyait; il vient de parcourir la ville et de se recorder avec ses amis: «Jusqu'à présent, m'a-t-il dit, ils ne se sont mêlés de rien; mais, d'ici à une heure, chaque groupe aura à sa tête un chef intelligent, un officier capable et on s'en apercevra. Il ne faut pas s'y tromper, m'a-t-il dit, le peuple est sérieusement au jeu; le mouvement, pour être spontané, n'en est que plus violent et, ce qui le fera réussir, c'est de n'être le résultat d'aucune conspiration.»
La Rue, comme de raison, avait répondu à son ancien camarade:
«Nous serons prêts à bien recevoir ceux qui nous attaqueraient, et nous aurons sur eux l'avantage de faire notre devoir.
—Devoir tant que tu voudras, mais dis au maréchal que, s'il laisse engager la partie sérieusement, il peut la tenir pour perdue. La troupe ne peut rien dans une ville contre une population unanime et exaspérée. Il y a encore un peu d'hésitation à commencer, mais, si une fois on se sent tout à fait compromis, ce sera sans ressource.»
Sans attacher par trop d'importance à un langage que (p. 021) Fabvier dans sa position devait tenir, j'engageai pourtant monsieur de La Rue à répéter ses paroles au maréchal devant les personnes dont il était obsédé, afin d'avertir que les insurgés seraient dirigés militairement. Ils le furent, en effet, et bien habilement.
Tout de suite après le départ de monsieur de La Rue, je fis prévenir monsieur Pasquier de la réponse peu satisfaisante qui m'était parvenue; puis je me pris à ruminer sur ce que La Rue m'avait dit du peu d'état qu'obtiendraient des paroles passant par sa bouche.
Je savais que nul plus que monsieur Arago n'avait crédit sur l'esprit du maréchal; je lui écrivis pour l'engager à se rendre tout de suite à l'état-major et à y user de son influence pour sauver le pays, le trône et son ami de la ruine prochaine dont ils étaient menacés. Je fis monter un homme à cheval pour se rendre par les boulevards extérieurs à l'Observatoire.
À peine était-il parti que j'entendis le premier coup de canon. Je ne puis peindre l'effet qu'il produisit sur moi; je jetai un cri et, cachant ma tête dans mes mains, je restai immobile pendant quelques minutes.
Tous nos soins devenaient superflus; le sort en était jeté, le pays, le trône, les individus, tout était en jeu! Il n'y avait plus qu'à attendre, en tremblant, le résultat de si funestes chances.
Je passais tout mon temps à la fenêtre. Bientôt je vis arriver une patrouille de soldats. En débusquant dans la rue, ils commencèrent par y tirer une douzaine de coups de fusil quoique tout y fut complètement pacifique. Le comte Karoly, sortant de chez moi, pensa être atteint d'une balle qui vint frapper la borne de la porte.
Il n'y eut pas d'accident dans la rue d'Anjou, mais un voiturier, tournant tranquillement sa charrette, fut (p. 022) tué dans la rue de Surène. Cette inutile démonstration anima vivement les gens de mon quartier.
Jusque-là, ils stationnaient silencieusement à leurs portes et à leurs fenêtres. À dater de ce moment, les maisons furent abandonnées; on se forma en groupes dans la rue et tout ce qui était valide se prépara à la défense. Ce fut le signal de l'hostilité. Cette imprudente patrouille se réunit bientôt à un corps plus considérable dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et nous entendîmes une fusillade fort vive et assez longue, dont voici le motif.
Ainsi que je l'avais appris chez messieurs Mallet, les citoyens les plus considérables s'étaient portés à leur mairie dans l'idée de rétablir une espèce de garde nationale provisoire, protectrice des citoyens tranquilles, mais ne prétendant pas soutenir le régime des ordonnances.
Le pouvoir, mal instruit, ou plus mal inspiré, avait envoyé partout des troupes pour expulser violemment ces personnes des mairies. Elles s'y étaient défendues, et ces attaques simultanées sur douze points de la capitale avaient achevé d'exaspérer une population que le bruit des décharges n'animait déjà que trop.
Cet épisode fini, je vis arriver, frisant les murs, Chavernac, mon médecin. Il venait me dire que ma lettre avait été remise par lui à un aide de camp du maréchal (Je le savais, puisque la réponse m'était parvenue. Il était rentré chez lui,) et me raconta qu'un rassemblement considérable de gens du peuple, ayant à sa tête un homme vêtu ou plutôt dévêtu comme eux, était venu frapper à sa porte. Il était descendu leur parler.
Le chef lui avait demandé très poliment s'il avait des armes à leur prêter. Il avait répondu négativement, la maison n'étant habitée que par lui et des femmes. On (p. 023) lui avait fait beaucoup d'excuses de l'avoir dérangé. Pour n'être pas en reste de civilité, il avait, de son côté, témoigné le regret de n'avoir pas d'armes à offrir à ces messieurs.
«Ah! monsieur, nous en sommes bien sûrs. Quel français ne s'associe pas, au moins de cœur, à notre noble cause?»
Chavernac vit ce même groupe aller frapper à la porte suivante où on lui donna deux grands pistolets et quelques balles. Il possédait déjà une douzaine de fusils et autant de pistolets recueillis probablement de la même façon. Au reste, ces collectes eurent lieu dans presque tous les quartiers de Paris; et, ce qui est aussi singulier que la douceur avec laquelle les refus étaient accueillis, huit jours après, la presque totalité de ces armes, dont beaucoup étaient de prix, avaient été rapportées à leur propriétaire.
Vers cette heure, ou même avant, on distribua une petite feuille du journal Le Temps; elle racontait les événements et excitait à résister à la troupe en promettant la victoire. Elle ne fut pas sans influence.
Mon homme me rapporta la réponse d'Arago; il allait se rendre à l'état-major, sans en espérer grand succès mais pour n'avoir rien à se reprocher et comme français et comme ami.
Le bruit du canon semblait se ralentir. Tout à coup il reprit plus vivement et évidemment de plusieurs côtés. Les fusillades recommencèrent aussi, mais elles s'étaient éloignées de nous. Les portes se remeublèrent de femmes, d'enfants et d'un petit nombre d'hommes; plusieurs étaient réinstallés à la mairie que la troupe avait été forcée d'évacuer après l'avoir occupée un moment.
Je vis alors passer un homme portant un panier couvert comme les marchands de gâteaux. Il distribuait des (p. 024) cartouches; tout le monde en acceptait, tout le monde les cachait. Il semblait n'y avoir qu'une pensée, qu'une volonté, qu'une action dans toute cette grande ville.
Déjà il était évident que Fabvier avait eu raison. Des chefs intelligents conduisaient les masses populaires.
Voici la tactique suivie; elle a été trop générale pour n'être pas combinée.
Un groupe fort nombreux se formait devant les colonnes de la garde ou de la ligne: ceux qui se trouvaient avoir des armes parmi eux se mettaient en tête et tiraient sur la troupe. Celle-ci ripostait: si quelques-uns des gens armés étaient mis hors de combat, il s'en trouvait d'autres tout prêts à s'emparer de leurs fusils et de leurs munitions.
Après quelques coups échangés, une partie du groupe courait se placer en avant. Les autres se précipitaient dans les portes cochères qui s'ouvraient toutes pour eux, montaient aux fenêtres, tiraient sur la colonne pendant qu'elle passait, puis redescendaient dans la rue et établissaient une barricade derrière elle, y laissaient un petit nombre de gardiens ou la confiaient aux habitants des environs et allaient par les rues latérales rejoindre en courant le groupe primitif qui s'augmentait de plus en plus, et recommençaient cent pas plus loin à arrêter la colonne en renouvelant la même manœuvre; si bien que les troupes, qui avaient tant de peine à avancer, se trouvaient dans l'impossibilité de rétrograder. Elles n'ont pu regagner l'état-major qu'au milieu de la nuit et en faisant de longs détours.
Vers le milieu de la journée, les munitions étaient devenues communes; on s'était emparé par ruse d'un magasin à poudre, gardé seulement par deux vétérans. Des charrettes la transportaient dans les rues et très (p. 025) ostensiblement dans le centre de la ville; les femmes s'occupaient à faire des cartouches sur leurs portes. De notre côté, on se bornait à les recevoir.
J'entendis un homme crier à son voisin par sa fenêtre, en lui montrant deux cartouches: «Quand j'en aurai six, je partirai.» Un instant après, je le vis dans la rue son fusil sur l'épaule. Il fut rejoint par le voisin; après un colloque fort court, celui-ci rentra chez lui, en ressortit avec un sabré et un long pistolet et suivit la même route. Ces gens étaient des pères de famille rangés et tranquilles; mais je ne puis assez le répéter, car c'est l'explication de tout ce qui s'est passé dans ces journées, la population entière était électrisée. Tout le monde prenait une part active aux événements et quelques-uns avec une énergie, un courage, un dévouement inouïs.
À la descente de la porte Saint-Martin, un des passages les plus disputés, il se livra une véritable bataille. Un monsieur se trouvait sans armes à côté d'un homme du peuple portant un fusil dont il ne savait pas se servir:
«Prêtez-moi votre fusil, mon ami?
—Volontiers, monsieur, appuyez-le sur mon épaule; cela vous sera plus commode.»
Un coup, deux coups furent tirés à la grande admiration du prêteur d'armes. Enfin la personne qui tirait s'aperçut qu'il lui faisait un rempart de son corps et lui vit attirer un de ses camarades près de lui pour le masquer tout à fait.
«Ah! cela, mes amis, écartez-vous un peu, s'il vous plaît; vous me faites jouer un rôle ridicule.
—Eh! mon Dieu, monsieur, qu'est-ce que cela fait que nous soyons tués? Nous ne savons pas tirer, nous, vous voyez bien; mais vous, c'est très différent!»
Cette histoire me fut racontée dès le lendemain, chez l'ambassadeur de Russie qui trouvait cela admirable.
(p. 026) Revenons au mercredi. Les rues étaient peu sûres; on ne communiquait guère; cependant je vis deux ou trois fois dans la journée monsieur Pasquier, le duc et la duchesse de Rauzan qui, ainsi que monsieur de Lafayette, logeaient dans la maison contiguë à la mienne. Nous nous instruisions mutuellement de tout ce que nous apprenions; c'était pour la plupart de vagues on-dit. Le canon demeurait toujours le plus explicite des rapports qui nous parvenaient.
Vers la chute du jour, le bruit du tocsin, par toutes les cloches de Paris, vint se joindre à celui de l'artillerie; il nous parut encore beaucoup plus effrayant et plus lugubre.
Il faisait un clair de lune magnifique, une chaleur assommante, pas un souffle d'air. Les bruits ordinaires d'une grande ville étaient suspendus; le son sinistrement monotone du tocsin, les décharges continuelles de coups de fusils et fréquentes de coups de canon les avaient remplacés. De temps en temps, des lueurs rouges, s'élevant au-dessus des toits, signalaient quelque incendie et ajoutaient encore à la terreur à laquelle on était en proie.
Je vis, au clair de la lune, un grand drapeau noir arboré sur le haut de la Madeleine; je ne sais dans quel moment on l'y avait placé, mais il répondait parfaitement à nos impressions.
Je passai toute la soirée à errer dans la cour, dans les escaliers, aux fenêtres donnant sur la rue, recueillant les propos des voisins rapportés par mes gens, et tous de plus en plus alarmants: la moitié de Paris était brûlée, le duc de Raguse était mortellement blessé, le général Talon tué; il ne restait pas un seul lancier, la rivière était rouge de sang versé, etc., etc.
Sur les onze heures, le feu se calma. Une demi-heure (p. 027) après le tocsin cessa, et un silence des plus solennels s'établit partout. Il était si imposant que je me surpris, moi-même, parlant à voix basse à un de mes gens qui, de son propre mouvement, s'offrit à aller à la découverte. Deux autres, poussés d'une ardeur belliqueuse, étaient allés à la bataille; ceux-là n'étaient pas rentrés. Le dernier émissaire, actif et intelligent, revint me dire, avant minuit, que, soldats et peuple, tout se reposait mais restait sous les armes.
La crise n'était rien moins que finie. On recommencerait à se battre plus vivement le lendemain matin si toutefois les troupes restaient fidèles, car on lui avait assuré que deux régiments avaient déjà passé du côté du peuple.
Quoique peu tranquillisée par ce rapport, je me décidai à me jeter quelques heures sur mon lit sans espérer y trouver beaucoup de repos.
Le jeudi 29, à six heures, le calme durait encore; mon maître d'hôtel, sorti à quatre, avait couru la ville. Il n'avait vu aucune troupe, mais beaucoup de barricades gardées par des gens armés ayant passé la nuit. Elles servaient de centre de réunion à ceux qui venaient les rejoindre.
Partout on obéissait aux élèves de l'École polytechnique: ils portaient seuls un uniforme et s'étaient emparés de l'autorité. Il en avait vu un arrivant à la place de la Bourse, monté debout sur le devant d'une charrette à deux chevaux, son épée à la main, l'agitant devant lui en répétant constamment: «Éloignez-vous, c'est de la poudre; éloignez-vous, il y a du danger.»
(p. 028) Cette poudre, tout bonnement jetée dans la charrette, fut distribuée à des gens, hommes et femmes, assis sur les marches de la Bourse où une fabrication de cartouches s'était établie. D'autres personnes, également empressées, allaient les distribuer dans les barricades, et tous les voisins y portaient des vivres et des rafraîchissements.
Les blessés trouvaient partout des asiles et des soins, et les morts servaient à exciter l'enthousiasme. Il faut ajouter cependant, à l'honneur de la population parisienne, qu'animée de cet esprit de résistance comme un seul homme et mettant en commun tous ses moyens pour vaincre la troupe, elle n'avait aucune animosité contre le soldat. On lui prodiguait des soins s'il était blessé, mais, tant qu'il avait l'arme au bras, on le voyait périr sans lui donner le moindre regret.
L'homme qui rentrait me confirma le rapport de la veille au soir sur l'imminence du combat qui allait recommencer. Il avait rencontré un palefrenier à moi. Vainement il avait voulu le ramener: il s'était déjà battu et voulait continuer. Un autre était revenu panser ses chevaux et se préparait à repartir. Je le fis rester cependant; je pensais sérieusement à quitter Paris.
Prévoyant des difficultés à franchir les barrières, j'écrivis un billet bien triste au duc de Raguse, en lui demandant un laissez-passer, et je donnai les ordres pour mon départ. Je voulais aller rejoindre ma famille à Pontchartrain.
J'écrivis aussi à monsieur Pasquier pour lui dire adieu et lui demander s'il avait des commissions. Pendant que je faisais mes préparatifs, on vint m'apprendre le retour de madame de Rauzan, partie depuis une demi-heure; Sa voiture avait été arrêtée de tous les côtés par des barricades impossibles à franchir et à éviter.
On me rapporta la réponse du maréchal; c'était un (p. 029) laissez-passer contresigné par monsieur de Choiseul. Le maréchal l'avait remis lui-même à mon homme qu'il connaissait en lui disant: «Louis, voilà ce que demande madame de Boigne, mais dites-lui de ne se point presser; tout sera fini d'ici à peu d'heures, j'espère, comme elle le souhaite, et je pense pouvoir aller chez elle dans la journée.»
Pauvre homme, il était bien dans l'erreur! Je donnai connaissance de ce message à monsieur Pasquier; il m'engagea fort à ne pas essayer de sortir de Paris. J'étais combattue par la crainte d'inquiéter mes parents. J'hésitais encore lorsque le feu recommença (il pouvait être huit heures du matin) et, au même moment, des coups de pioches retentirent dans ma rue.
Je mis la tête à la fenêtre et je vis deux ou trois hommes commençant à enlever des pavés dans la rue du faubourg Saint-Honoré. Ils furent bientôt au nombre de vingt-cinq à trente, puis de cinquante. En moins d'un quart d'heure, il y eut une double barricade fort haute dans la rue du Faubourg qui fut immédiatement accompagnée d'une transversale dans la rue d'Anjou. La même précaution fut prise simultanément à la croisée de la rue de Surène et probablement dans tout le quartier. Bientôt on abattit les arbres de l'allée de Marigny pour faire des estacades à la place Beauveau.
J'ai vu faire ces barricades sous mes yeux, et je puis affirmer, qu'excepté le zèle et l'empressement avec lequel on travaillait, rien ne témoignait une effervescence extraordinaire. C'étaient, pour la plupart, les habitants de la rue qui les élevaient. Pas de cris, pas de rixes, beaucoup de tranquillité et d'activité.
L'œuvre accomplie, quelques hommes armés restaient pour la garder, les autres s'éloignant. Je ne vis aucun chef dirigeant; tout semblait se faire d'inspiration. On (p. 030) avait ménagé de chaque côté de la barricade un très petit passage, pour les piétons; l'usage en était libre à chacun, personne n'y mettait empêchement. Je parle des barricades que j'ai vu établir; plusieurs étaient autrement faites et incommodes à franchir.
Il n'y avait plus moyen de songer à partir; j'en fus soulagée. Rien n'est plus difficile dans de pareilles circonstances que de prendre une décision.
Ma femme de chambre m'amena une madame Garche, marchande de la rue du Bac. Cette femme avait marié sa fille dans le quartier de la Halle. Elle avait appris, le mercredi matin, que la jeune femme souffrait pour accoucher et même était en danger.
Deux fois elle s'était mise en route pour l'aller trouver; elle n'avait pu passer aucun pont; on se battait sur tous. Enfin, vers les minuit, elle était parvenue jusqu'au Carrousel. On avait voulu la renvoyer; cependant elle s'était glissée le long des murs. Arrivée à un endroit ouvert, où la lune donnait en plein, elle fut aperçue. Un officier voulut la faire retourner. Elle le suppliait de la laisser passer, lorsqu'elle entendit ordonner en jurant de la chasser. «C'est le maréchal, dit l'officier, allez, allez vite.» Inspirée par son courage de mère, cette pauvre femme courut droit au maréchal. Elle lui conta sa position; il se retourna à un aide de camp et lui dit: «Allez donc dire aux guichets qu'on ne laisse passer personne»; puis, se tournant vers madame Garche, «Venez, madame, donnez-moi le bras». Il la conduisit jusqu'au dernier poste; en la quittant, il ajouta: «Hâtez-vous, jetez-vous tout de suite dans les plus petites rues et n'en sortez pas, Dieu protège les bonnes mères!» En effet, elle était arrivée heureusement chez sa fille; elle l'avait trouvée accouchée et bien.
En cherchant à regagner le faubourg Saint-Germain (p. 031) par le pont d'Iéna, elle s'était arrêtée chez ma femme de chambre, son amie. Elle parlait du maréchal les larmes aux yeux, et, au milieu de tant de gens qui blasphémaient son nom, il était doux pour ses amis de l'entendre ainsi bénir.
Au reste, on juge bien différemment les mêmes actions selon le point de vue où l'on se trouve placé. Monsieur de Rauzan avait été de grand matin à l'état-major chercher aussi un laissez-passer dont, comme on l'a déjà vu, il n'avait pu profiter. Il avait, me dit-il, assisté à une espèce de conseil de ministres, si une réunion où tout le monde était admis méritait ce titre.
Le maréchal était absent: il fallait son autorisation pour un parti à prendre; monsieur de Rauzan alla le chercher dans la rue de Rohan; il le vit se mettre en travers devant des canons pour les empêcher de tirer sur un groupe où, parmi un très petit nombre de gens armés, il voyait des femmes et des enfants.
Monsieur de Rauzan trouvait cela une grande puérilité. Il aurait, je crois, volontiers dit une lâcheté, s'il avait trouvé un auditoire plus bénévole. Il était désolé d'avoir été arrêté dans son départ. Sa visite aux Tuileries ne lui avait pas inspiré une grande sécurité, malgré la jactance de monsieur de Polignac dont, il faut lui rendre cette justice, il était encore plus révolté que de l'humanité du maréchal.
Le feu sembla se ralentir. Monsieur Pasquier vint chez moi. Il m'expliqua le message du maréchal. Les ministres étaient partis pour Saint-Cloud, et on avait lu sur la place Vendôme une déclaration portant la suspension des hostilités et le retrait des ordonnances. (Cela s'est nié depuis, mais il y a certainement eu une proclamation faite par le général de Wall sur la place Vendôme). On pouvait enfin espérer la solution de cette affreuse crise.
(p. 032) Un instant après, Arago arriva avec son fils. Il avait, me dit-il, fait de vains efforts pour parvenir jusqu'aux Tuileries, les hostilités ayant recommencé du côté du Louvre et du faubourg Saint-Germain. Au reste, il ne pensait pas avoir plus de succès auprès du maréchal que la veille. Il avait épuisé tous les arguments, mais il s'obstinait à ne voir que sa position militaire; il lui avait dit:
«Mon ami, j'ai sacrifié une fois le soldat au citoyen; cette fois, je veux sacrifier le citoyen au soldat. Cela ne me réussira peut-être pas mieux; mais j'ai trop souffert de la première situation, tout en me rendant justice sur les motifs qui m'ont conduit, pour m'y exposer de nouveau. Voulez-vous qu'on puisse dire: On trouve toujours Marmont quand il s'agit de trahir?»
Et il portait ses mains sur son front avec désespoir: «Suis-je assez malheureux de me trouver une seconde fois dans une position où les devoirs se combattent si cruellement!»
Au reste, Arago me confirma le rapport de monsieur de La Rue sur l'obsession des gens dont le duc de Raguse était entouré, et sur la difficulté de l'entretenir un moment. Il me raconta l'absurde propos de monsieur de Polignac et l'air niais avec lequel il avait répondu: «Eh bien! on tirerait aussi sur la troupe si elle se réunissait au peuple.»
De mon côté, je lui rapportai le message du maréchal, et je lui appris qu'il n'avait obtenu aucune réponse de Saint-Cloud à la démarche faite la veille par les commissaires.
«Si le maréchal, reprit Arago, n'a pas de nouvelles de Saint-Cloud, je suis moi, en revanche, plus avancé que lui. Monsieur le Dauphin m'a expédié un courrier porteur d'un billet de sa main.
(p. 033) —Vraiment! et que vous dit-il?
—Il me demande le degré exact du thermomètre dans la journée d'hier.»
Les bras tombent à pareille révélation! Pour ne pas la traiter de fable, il faut savoir que, dans leur intérieur, les princes de la famille royale s'occupaient extrêmement de l'état du ciel, non dans l'intérêt de la science, mais dans celui de la chasse. L'usage était établi entre eux de se faire part chaque jour de leurs observations; et le plus ou moins d'exactitude de leur thermomètre et de leur baromètre était devenu une sorte de préoccupation, surtout pour monsieur le Dauphin. Or, dans leur existence si éminemment princière, rien ne dérangeait ces niaiseries habituelles, devenues une sorte d'étiquette.
L'homme que j'avais envoyé le matin à l'état-major s'était muni pour revenir d'une carte à l'aide de laquelle il prétendait pouvoir y retourner. Nous remarquâmes, en effet, qu'elle portait la permission de circuler pour le service de monsieur le maréchal.
Arago se mit à écrire une lettre où il lui disait la ville entière soulevée, la population de toutes les classés en pleine insurrection, les réunions politiques s'organisant. Il avait connaissance de beaucoup de gens y prenant part; on lui avait déjà fait des propositions; il était question d'un gouvernement provisoire; la cocarde tricolore était décidée; le Roi ne conservait de chance qu'en l'adoptant et en proclamant l'abandon du système absolutiste qui allait amener une guerre civile dont il serait incontestablement victime.
Pour lui, duc de Raguse, il y avait encore un beau rôle de médiateur à jouer, mais pas un instant à perdre. La retraite des ministres l'ayant laissé seul maître à Paris, il fallait proclamer l'amnistie sur ce qui s'était (p. 034) passé, faire des conditions au Roi et le sauver malgré lui en mettant les troupes en position de passer du côté où l'on céderait aux véritables besoins du pays.
J'ajoutai quelques mots à cette lettre d'Arago, et je la remis à mon homme en lui recommandant de ne pas s'exposer.
À peine était-il parti que le bruit des fusillades recommença. Il augmenta en se rapprochant. Nous en entendîmes une très vive dans la direction de la place Louis XV. Nous nous précipitâmes à la fenêtre; nous vîmes courir dans la rue du faubourg Saint-Honoré. Un peloton de soldats se présenta devant la barricade, et fut obligé de retourner. La fusillade se fit entendre dans les Champs-Élysées. Il y eut un temps d'arrêt à la hauteur de l'avenue de Marigny; plusieurs décharges consécutives y furent faites. Puis le bruit du feu s'éloigna encore; tout cela ne dura pas dix minutes. Nous ne comprenions rien à cette manœuvre.
Mon messager, dont je commençais à être fort inquiète, revint. Il rapportait notre lettre. Il était parvenu assez facilement à l'état-major. Il avait trouvé les appartements déserts et pénétré jusque dans la chambre du maréchal, toutes les portes étant ouvertes, sans trouver personne à qui parler. S'approchant de la fenêtre, il avait vu les grilles de la cour fermées et les troupes passant en toute hâte sous le pavillon de l'horloge. Le peuple était maître du Carrousel. En redescendant, il avait rencontré monsieur de Glandevès, qu'il connaissait, entrant précipitamment dans un escalier souterrain qui communique sous le guichet avec le palais; il lui avait demandé où il trouverait le maréchal. Monsieur de Glandevès avait l'air fort agité et fort pressé; il lui avait répondu: «Le maréchal doit être dans le jardin des Tuileries; mais il n'y a aucun moyen d'arriver (p. 035) à lui, et je vous conseille de vous en aller le plus vite que vous pourrez.» Profitant de cet avis, il était revenu sans chercher davantage à remplir sa commission; il n'en savait pas plus long.
Nous ne tardâmes pas à apprendre la prise du Louvre, l'abandon des Tuileries, l'évacuation entière de Paris, après un moment d'arrêt à la barrière de l'Étoile, et la marche de toutes les troupes sur Saint-Cloud.
À peine cette nouvelle fut-elle répandue qu'elle fit sur la population l'effet le plus marqué. Il semblait un vase bouillonnant qu'on écarte du feu; tout s'apaisa en un clin d'œil. J'ignore quelles passions s'agitaient dans l'âme de quelques factieux et s'exhalaient peut-être aux environs de l'Hôtel de Ville, mais le reste de la ville reprit une attitude très calme.
La seule autorité reconnue était celle des élèves de l'École polytechnique; ils s'étaient distribué tous les postes. En outre de la bravoure qu'ils avaient montrée dans les combats de la veille et du matin, ils devaient leur importance à ce que seuls ils portaient un uniforme. Les défenseurs des barricades les appelaient: «Mon petit général», et leur obéissaient d'autant plus implicitement que le genre de leurs connaissances était aussi fort utile à la prompte construction de ces barricades. Ils aidaient à les faire et à les défendre.
Au surplus, c'est une circonstance assez remarquable que la considération accordée par le peuple, à cette époque, aux personnes qui semblaient appartenir aux classes plus élevées de la société. Tout homme ayant un habit, et voulant se mêler à un groupe, commandait sans difficulté les gens en veste.
Je me sers mal à propos du mot en vestes; le costume adopté était un pantalon de toile et une chemise avec les (p. 036) manches retroussées. Il faisait, à vrai dire, une chaleur étouffante. Souvent ces légers vêtements et les bras même portaient des traces du combat. Les figures étaient noircies par la poudre et pourtant n'avaient rien d'effrayant; elles annonçaient le calme de la défense et la conscience du bon droit. Une fois la chaleur du combat passée, c'était une ville de frères.
Monsieur Arago me quitta. Je reçus quelques visites. La circulation se rétablissait pour les piétons. Monsieur de Salvandy arrivait d'Essonnes; il y avait été la veille au soir. Sur toute la route, on s'était précipité au-devant de lui pour demander des nouvelles. La population des campagnes partageait les sentiments et la confiance de celle de Paris. On s'adressait à lui (un passant inconnu, ne doutant pas qu'il ne formât des vœux pour le succès des efforts parisiens); partout il avait vu les hommes se préparant à y joindre les leurs.
À Essonnes, la garde nationale, s'étant emparée de la poudrière, au risqué de tous les dangers d'une pareille entreprise avait rempli un grand bateau de poudre et le conduisit sur la rivière, couvert de banderolles tricolores, aux cris de «Vive la Charte» et aux acclamations de toutes les populations riveraines.
Cependant, on ne pouvait se persuader que la Cour tînt la partie pour perdue. Nous pensions que, renforcé par des troupes fraîches, on ferait une nouvelle tentative sur Paris, probablement la nuit suivante.
Je me décidai à sortir sur les trois heures. Monsieur de Salvandy me donna le bras. Il ne doutait pas d'une attaque pour la nuit. J'étais logée dans un des endroits les plus exposés si on rentrait par où on était sorti; je ne voulais pas effrayer chez moi en chargeant mes gens de cette commission, et j'allai moi-même chez madame de Jumilhac, dans la rue Neuve-des-Mathurins, (p. 037) prévenir son portier de m'ouvrir si je venais frapper la nuit.
Au retour, je visitai le boulevard, encombré d'arbres abattus et de tout ce qu'on avait pu se procurer dans le voisinage, pour construire des barricades. Celles-là étaient fort incommodes à franchir: il fallait escalader les unes, ramper sous les autres. Mais partout les gens qui les gardaient offraient une assistance également obligeante et gaie, appelant le plus propre d'entre eux pour ne pas salir les vêtements des dames: pas un propos grossier; jamais la politesse et l'urbanité n'ont mieux régné dans Paris. Un instinct secret semblait avertir que le moindre choc pouvait amener une explosion. Au reste, la pensée d'une opposition aux événements qui se passaient ne venait à personne.
Je parvins à la rue de Rivoli. Il y avait à peine trois heures qu'on s'y battait avec fureur. Les grilles du jardin des Tuileries étaient fermées et gardées par des sentinelles portant le costume que j'ai décrit. Je vis dans la rue une barricade s'élevant très haut et composée des chaises du jardin.
Au moment où je passai, une assez grande quantité de dames avaient en partie dérangé cette barricade. Elles s'étaient emparées de quelques chaises et là, bien mises, bien parées, avec des chapeaux élégants à plumes ou à fleurs, elles étaient tranquillement assises, à l'ombre de leurs ombrelles et de la barricade, comme elles l'auraient été sous les arbres des Tuileries. Au reste, ce spectacle curieux s'est continué jusqu'au dimanche où le jardin a été remis en possession de ses sièges.
J'entrai chez l'ambassadeur de Russie; je ne l'avais pas vu depuis l'avant-veille. Je le trouvai fort troublé; il avait eu sous les yeux la débandade des troupes et me la raconta en détail. Il était aussi surpris qu'indigné (p. 038) de n'avoir reçu aucune communication de monsieur de Polignac dans de telles conjonctures. Il l'était beaucoup aussi des joies de lord Stuart, l'ambassadeur d'Angleterre; elles étaient poussées jusqu'à l'indécence.
Pozzo croyait, lui aussi, à la probabilité d'une attaque sur Paris, et s'inquiétait fort de la position de son hôtel. Du reste, il n'y avait aucun parti pris dans son esprit; il était alarmé, troublé, effrayé, et se disait malade pour expliquer sa contenance.
Je rentrai chez moi. J'envoyai acheter quelques jambons, un sac de riz et un sac de farine. Je m'attendais que ces objets auraient augmenté de prix; ils n'avaient pas varié, tant la sécurité était grande.
J'allai chez madame de Rauzan. Sa belle-sœur, madame de La Bédoyère, y était au désespoir. La pauvre femme pensait peut-être au sang si inutilement versé, il y avait quinze ans, pour arriver à un pareil résultat. Elle se tordait les mains.
C'est la seule personne véritablement affligée que j'aie vue dans ce moment. J'exprimai devant elle l'espèce de sentiment d'enthousiasme pour ce peuple si grand, si brave, si magnanime, que j'avais conçu pendant ma promenade, et je lui fis horreur. Je la consolai un peu en parlant du danger, présumé de tout le monde, que nous courions d'être attaqués pendant la nuit.
Monsieur de Rauzan hocha la tête. À l'état-major, le même matin, il avait entendu le général Vincent répondre à monsieur de Polignac, qui excitait à faire marcher des colonnes dans la ville comme la veille, que cent mille hommes ne seraient pas en possibilité de traverser Paris dans l'état de défense et d'exaltation où il se trouvait.
La pauvre madame de La Bédoyère fut obligée de se (p. 039) contenter de l'espoir, donné par un certain monsieur Denis Benoit, qu'on réussirait du moins à affamer la capitale. Cette pensée augmenta pourtant son très vif désir d'en sortir. Tous ses sentiments se trouvaient assurément bien éloignés des miens, et pourtant ils étaient si profondément vrais, si sincèrement passionnés que, ni dans le moment, ni par le souvenir, ils ne m'ont causé la moindre irritation contre elle.
Madame de Rauzan se tourmentait pour son père, le duc de Duras. Il était de service à Saint-Cloud; elle n'en avait pas entendu parler depuis le lundi où il était venu lui apprendre, avec des transports de joie, les ordonnances et qu'enfin le Roi régnait. C'était l'expression adoptée au château.
Nous convînmes de continuer à nous, communiquer tout ce que nous apprendrions de part et d'autre. En effet, soit chez elle, soit chez moi, nous nous retrouvions dix fois dans la journée.
Placée à ma fenêtre, je vis un vieux chanteur des rues arrivant par la rue de Surène. Il s'arrêta à la barricade de la rue du faubourg Saint-Honoré, où il y avait une cinquantaine d'hommes réunis, et là, tout en ayant l'air de les aider à assujétir les pavés, qui se dérangeaient sans cesse par les passages auxquels personne ne s'opposait, il entonna, avec une très belle voix et une prononciation fort nette, une chanson, en cinq couplets, en l'honneur de Napoléon II, dont le refrain, autant que je puis m'en souvenir, était: «Sans le faire oublier, le fils vaudra le père.»
Cela ne fit pas la plus légère sensation. À peine si on l'écouta. Sa chanson finie, il franchit la barricade, et s'en alla plus loin chercher un autre auditoire que, probablement, il trouva également inattentif.
J'ai déjà beaucoup parlé de cette barricade, et j'en (p. 040) parlerai encore. D'une fenêtre, où je me tenais habituellement, je voyais et j'entendais tout ce qui s'y passait. Ce point était devenu un centre; les voisins s'y réunissaient autour des vingt-cinq ou trente hommes de garde. Ceux-ci n'en ont bougé que lorsqu'ils ont été relevés par un élève de l'École polytechnique et remplacés par d'autres, après vingt-huit heures de faction pendant lesquelles les gens du quartier avaient soin de leur porter à manger et à boire.
J'ai pris simplement l'engagement de dire ce que j'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles; j'entre donc sans scrupule dans tous ces détails. D'ailleurs, ce qui se passait sur ce petit théâtre se renouvelait à l'embranchement de chaque rue dans la ville, et peut donner une idée assez exacte de la situation générale.
J'affirme positivement que, pendant toute cette journée et celles qui l'ont suivie, je n'ai recueilli d'autres cris que celui de: Vive la Charte, et personne ne m'a rapporté en avoir entendu un autre. Il faut faire une grande différence entre l'esprit qui régnait véritablement dans la ville et celui qui pouvait éclater aux entours de l'Hôtel de Ville. Là, des meneurs factieux appelaient une révolution; partout ailleurs on voulait seulement éloigner les gens qui prétendaient établir l'absolutisme. On aurait, ce jeudi-là, traîné le roi Charles X en triomphe s'il avait rappelé ses ordonnances et changé son ministère. Aurait-il pu régner après une telle concession? C'est une question que je ne puis ni discuter, ni résoudre; je prétends seulement conclure que la Charte établie répondait aux vœux de tous en ce moment.
Je reviens à mon récit. J'entendis bientôt de grands cris; ils paraissaient de joie, mais tout effrayait alors. (p. 041) En montant sur une terrasse, je parvins à découvrir un énorme drapeau tricolore arboré sur le sommet de l'église, non encore achevée, de la Madeleine; il remplaçait le drapeau noir qui y flottait la veille.
Depuis, j'ai vu une planche sur laquelle était grossièrement écrit: «Vive Napoléon II». Elle y est restée plusieurs jours et en a été ôtée, comme elle y avait été placée, sans que cela fit aucune sensation.
Il pouvait être sept heures environ lorsque de nouveaux cris, mais poussés dans la rue, me rappelèrent à la fenêtre. Je vis un groupe nombreux occupé à abaisser les barricades devant un homme et son cheval, l'un et l'autre couverts de poussière, haletants de chaud et de fatigue.
«Où loge le général Lafayette? criait-il.
—Ici, ici, répétaient cinquante voix.
—J'arrive de Rouen..., je devance mes camarades... Ils vont arriver... voilà la lettre pour le général.
—C'est ici, c'est ici.»
Il apprit à la porte de la maison que le général logeait à l'état-major de la garde nationale, mais qu'il le trouverait plus sûrement à l'Hôtel de Ville.
«À l'Hôtel de Ville!», cria-t-on de toutes parts; et ce courrier en veste, avec sa bruyante escorte, se remit en route traversant toute la ville et racontant sa mission à chaque barricade. Peut-être est-il arrivé plusieurs de ces courriers.
Je ne sais à qui il faut attribuer l'invention de cette jonglerie; elle réussit parfaitement. Au bout de cinq minutes, tout le monde dans le faubourg Saint-Honoré avait la certitude que Rouen s'était insurgé, avait pendu son préfet, expulsé sa garnison et que sa garde nationale et sa population arrivaient immédiatement au secours des parisiens. Il semblait déjà voir les têtes de colonne. De (p. 042) tout cela il n'y avait pas un mot de vrai, mais les gens les mieux informés y ont cru, en partie, pendant vingt-quatre heures.
L'histoire du préfet pendu m'a toujours fait penser que cette ruse avait été inventée, par des gens assez compromis pour désirer voir le peuple se porter à des excès qui le rendissent irréconciliable avec Saint-Cloud.
Un pareil exemple ne s'offre pas par hasard à une multitude qu'on devait supposer bien préparée à toute espèce de cruautés par l'enivrement de la poudre et de la victoire. Si cet horrible plan fut conçu, il échoua; heureusement, elle n'en commit aucune.
Je me sers à dessein de l'expression d'enivrement de la poudre. Celui du vin n'était pas à craindre, car, dans cette semaine héroïque (on ne peut lui refuser ce nom), il n'y a pas eu un verre de vin débité dans aucun cabaret; et l'ivrogne le plus reconnu n'aurait pas voulu s'exposer à en boire. C'était bien assez de la chaleur, du soleil et des événements pour exalter les têtes.
Je vis revenir beaucoup de soldats de la garde. Les uns, soi-disant déguisés, avec une blouse sous laquelle passait leur chaussure militaire et portant encore la moustache, les autres tout bonnement en uniforme, mais sans armes. Tous étaient arrêtés à ma barricade, mais pour y recevoir des poignées de main. Il n'y avait plus la moindre hostilité contre eux; aussi n'en témoignaient-ils aucune de leur côté.
Je me rappelle avoir entendu un défenseur des barricades demander à un de ces soldats:
«Croyez-vous que nous serons attaqués cette nuit?
—Non, je ne crois pas que nous le soyons», répondit-il.
On ne peut faire plus complètement cause commune; (p. 043) et les interlocuteurs de ce singulier colloque n'en semblaient nullement étonnés.
Vers la fin du jour, j'entendis une voix bien connue demander si j'y étais. Je me précipitai sur l'escalier au-devant de monsieur de Glandevès, gouverneur des Tuileries. Mon homme l'avait vu le matin, au moment où le château avait été envahi; j'en étais fort inquiète, et j'éprouvai une grande joie à le voir. Nous nous embrassâmes avec de vrais transports. Il me raconta qu'il avait encore trouvé son appartement libre.
La présence d'esprit de son cuisinier, qui avait adopté bien vite le costume de rigueur et un fusil sur l'épaule, s'était mis en sentinelle devant sa porte et en avait refusé l'entrée avec ces seuls mots: «J'ai ma consigne, on ne passe pas», lui avait laissé le temps d'ôter son uniforme, de prendre son argent et ses papiers. Deux fourriers du palais, en chemise à manches retroussées, en pantalon et le fusil sur l'épaule, l'avaient escorté jusque dans la rue Saint-Honoré, d'où il avait gagné la maison de sa sœur dans la rue Royale. Il comptait s'y tenir caché, mais, voyant tout si tranquille, il avait essayé de venir chez moi. Il y était arrivé à travers les barricades et les politesses de leurs gardiens.
Il me raconta toutes les folies de ce malheureux Polignac pendant ces journées, sa confiance béate et niaise, et, en même temps, sa disposition à la cruauté et à l'arbitraire, son mécontentement contre le maréchal de ce qu'il se refusait à faire retenir, comme otages, les députés venus en députation chez lui, le mercredi matin. Il s'en était expliqué avec une extrême amertume à monsieur de Glandevès, en disant qu'une telle conduite, si elle n'était pas celle d'un traître, était au moins d'une inconcevable faiblesse.
(p. 044) Monsieur de Glandevès ayant répondu qu'il comprenait très bien le scrupule du maréchal, monsieur de Polignac reprit: «Cela n'est pas étonnant quand on vient de serrer la main à monsieur Casimir Perier!
—Oui, monsieur, je lui ai serré la main, je m'en fais honneur, et je serai le premier à le dire au Roi.
—Le premier, non,» répliqua monsieur de Polignac en s'éloignant pour aller raconter à un autre comment le refus du duc de Raguse était d'autant moins justifiable que, l'ordre d'arrêter ces messieurs étant donné d'avance, on devait reconnaître le doigt de Dieu dans leur présence aux Tuileries. Il les y avait amenés tout exprès pour subir leur sort; mais il y avait de certains hommes qui ne voulaient pas reconnaître les voies de la Providence...
Ce discours se tenait à un séide de la veille. Monsieur de Polignac ne savait pas qu'ils sont rarement ceux du lendemain, ou plutôt il ne croyait pas en être au lendemain. Cependant ses paroles furent répétées sur-le-champ avec indignation.
Monsieur de Glandevès me raconta aussi le désespoir de ce pauvre maréchal, et la façon dont il était entouré et dominé par les ministres qui ne lui laissaient aucune initiative, tout en n'ayant rien préparé. À chaque instant, il lui arrivait des officiers:
«Monsieur le maréchal, la troupe manque de pain.
—Monsieur le maréchal, il n'y a pas de marmite pour faire la soupe.
—Monsieur le maréchal, les munitions vont manquer.
—Monsieur le maréchal, les soldats périssent de soif, etc., etc.»
Pour remédier à ce dernier grief, le maréchal supplia qu'on donnât du vin des caves du Roi pour soutenir la (p. 045) troupe, sans pouvoir l'obtenir. Ce fut Glandevès qui fit apporter deux pièces de son vin pour désaltérer et alimenter un peu les soldats qui se trouvaient dans la cour du palais. Notez bien que ces pauvres soldats ne pouvaient rien se procurer par eux-mêmes, car pas une boutique n'aurait été ouverte pour eux.
Voici comment monsieur de Glandevès me raconta l'événement du matin. Après une tournée faite avec le maréchal aux postes environnant les Tuileries, pendant qu'ils attendaient bien anxieusement les réponses aux messages portées à Saint-Cloud par messieurs de Sémonville et d'Argout, ils rentrèrent à l'état-major.
Le maréchal lui dit: «Glandevès, faites-moi donner à manger; je n'ai rien pris depuis hier, je n'en puis plus.
—Venez chez moi, tout y est prêt, ce sera plus vite fait.» Les ministres y avaient déjeuné avant leur départ pour Saint-Cloud. Le maréchal était monté chez lui. À peine assis à table, ils avaient entendu quelques coups de fusil du côté du Louvre, puis davantage. Monsieur de Glandevès s'était écrié:
«Maréchal, qu'est-ce que c'est que cela?
—Oh! de ce côté-là, cela ne peut pas inquiéter... Ah! mon Dieu! cette réponse n'arrivera donc pas!»
Cependant, au bout d'une minute, le maréchal avait repris: «Cela augmente, il faut aller y voir.» Ils étaient redescendus à l'état-major; le maréchal avait saisi son chapeau, et courut rejoindre ses chevaux placés devant les écuries du Roi. Pendant ce court trajet, monsieur de Glandevès lui avait dit:
«Maréchal, si vous vous en allez, vous me ferez donner un cheval de dragon; je ne veux pas rester ici tout seul.
—Êtes-vous fou? Il faut bien attendre ici la réponse de Saint-Cloud.»
(p. 046) En disant ces paroles, le maréchal montait à cheval. À peine en selle, il avait aperçu la colonne des Suisses fuyant à toutes jambes à travers le Carrousel; il n'avait exprimé son sentiment que par un jurement énergique, et était parti au galop pour tâcher vainement d'arrêter les Suisses.
À peine quelques secondes s'étaient écoulées que monsieur de Glandevès avait vu le maréchal, avec une poignée de monde, travaillant à faire fermer les grilles de la cour, et toutes les troupes, y compris l'artillerie, filant au grand galop à travers le palais. Sous le pavillon de l'Horloge, le peuple poursuivant les soldats avait débouché par la rue du Louvre; il occupait déjà les appartements du Roi où il était entré par la galerie des tableaux.
Le pauvre Glandevès, se trouvant seul de sa bande en grand uniforme au milieu du Carrousel, courut de toutes ses forces pour regagner le petit escalier de l'état-major. On tira sur lui, mais sans l'atteindre. C'était dans le moment où il entrait dans le passage souterrain qui conduit de l'état-major au palais que mon valet de chambre l'avait aperçu et lui avait parlé. On comprend, du reste, qu'il eût l'air fort troublé.
Il m'apprit aussi qu'Alexandre de Laborde faisait partie d'un gouvernement provisoire réuni à l'Hôtel de Ville, et me demanda si j'étais en mesure d'obtenir de lui une permission de passer les barricades pour se rendre à Saint-Cloud. Je me mis tout de suite à écrire un billet à monsieur de Laborde que j'envoyai chez lui.
Quelques personnes vinrent me voir dans la soirée, et eurent grande joie à trouver chez moi monsieur de Glandevès dont on était inquiet. L'ambassadeur de Russie me fit dire qu'il était encore trop souffrant pour sortir.
(p. 047) Monsieur Pasquier nous apprit le retour de monsieur de Sémonville et la présence de monsieur d'Argout à l'Hôtel de Ville où il avait annoncé la prochaine arrivée du duc de Mortemart, nommé président du conseil et chargé de former un ministère, où entraient le général Gérard et monsieur Casimir Perier.
Monsieur de Vitrolles, revenu avec messieurs de Sémonville et d'Argout, avait fort conseillé cette décision; on pouvait donc espérer qu'elle était sincèrement adoptée à Saint-Cloud. Monsieur de Glandevès, plus avant dans cet intérieur qu'aucun de nous, témoignait du doute sur cette sincérité. Je me rappelle ses propres paroles: «C'est une médecine qu'on ne prendra qu'en attendant que la peur soit passée.» C'était beaucoup de gagner du temps, en pareille situation, et nous nous en réjouissions fort.
Glandevès nous raconta encore que, la veille au soir, le mercredi, le Roi avait fait sa partie de whist avec les fenêtres ouvertes. Le bruit du canon et des feux de file se faisait entendre distinctement. À chaque explosion, le Roi donnait une légère chiquenaude sur le tapis de la table, comme lorsqu'on veut faire enlever la poussière. Au reste, il n'y avait point d'autre signe de participation donnée à ce qui se passait. La partie allait son train comme de coutume, et aucun courtisan n'osait faire la moindre réflexion. Charles X avait évidemment, à l'ordre, évité d'adresser la parole aux personnes arrivant de Paris; et l'étiquette était tellement établie que, malgré qu'on eût formé, avant l'ordre, une espèce de complot pour lui faire dire la vérité par monsieur de La Bourdonnaye et le général Vincent, témoins oculaires des événements, ni l'un ni l'autre, ni aucun de ceux qui devaient les assister n'avait osé prendre l'initiative.
La partie et la soirée terminées comme à l'ordinaire, (p. 048) le général Vincent était revenu aux Tuileries, indigné du spectacle auquel il venait d'assister, bien ennuyé de son métier d'écuyer et étouffant du besoin de conter ce qu'il avait vu à Glandevès qui, lui-même, ne pouvait s'en taire. Dans de pareils moments, on pèse peu ses mots et la vérité échappe même aux courtisans.
Le fait est que le Roi, livré à des idées mystiques et encouragé par la correspondance de monsieur de Polignac, était persuadé que tout allait le mieux du monde et ne voulait pas se laisser détourner de la route qu'il croyait très pieusement lui être tracée par la sainte Vierge[3].
L'étiquette n'était pas toujours également rigoureuse. Au milieu de toutes les bonnes raisons que je fournissais le mercredi matin à monsieur de La Rue pour empêcher le maréchal de faire tirer sur le peuple, je me rappelle avoir mis en première ligne le service éminent qu'il rendrait au Roi et à la famille royale.
(p. 049) «Ce ne serait pas au moins leur avis, me répondit-il, car, hier soir, lorsque le maréchal, au lieu de retourner à Saint-Cloud, y a fait dire que, malgré tous les groupes dissipés et le calme rétabli, il croyait devoir profiter de la permission donnée par le Roi de passer la nuit à Paris, on a fait entrer l'officier chargé du message. Le Roi jouait au whist avec madame la duchesse de Berry; la commission faite, la princesse a demandé:
«Les troupes ont-elles tiré?—Oui, madame,—De bon cœur?—Oui, madame.—Il faut que je vous embrasse pour cette bonne nouvelle.» Et elle a quitté la table. Le Roi a dit, en souriant: «Allons! allons, asseyez-vous, pas d'enfantillage.»
Je reviens à la soirée du jeudi. Nous attendions vainement des nouvelles de l'arrivée de monsieur de Mortemart. Nous sûmes enfin, à onze heures, qu'il n'était pas encore arrivé.
Comme on se corrige malaisément de prétendre trouver quelque chose de logique dans les événements, nous cherchâmes à nous expliquer ce retard. Chacun donnait son idée la plus probable. Mon avis était que, beaucoup de troupes fraîches étant arrivées, on s'était décidé à tenter une nouvelle attaque sur Paris.
Vers minuit, je me retrouvai seule, plus inquiète et plus effrayée, que jamais. Je recommandai à tout mon monde de se tenir prêt à vider les lieux au premier appel, et je me jetai tout habillée sur mon lit.
J'avais souvent entendu dire au maréchal (nous ignorions qu'il ne commandait plus) que le meilleur moment pour attaquer était un peu avant le point du jour, et j'attendais le lever du soleil comme le signal de notre salut.
Jamais nuit aussi courte ne me sembla aussi longue. Vers les trois heures du matin un bruit de mousquetterie (p. 050) se fit entendre. (J'ai su le lendemain que deux fortes patrouilles s'étaient rencontrées, sans se reconnaître, à la barrière de Clichy.) Je crus que c'était là le commencement de l'attaque. Je me jetai à bas de mon lit; je sonnai; j'assemblai mes gens. C'est le moment où j'ai ressenti l'effroi le plus profond pendant toutes ces aventureuses journées. Cependant le feu avait cessé. Nous écoutâmes avec une grande anxiété. Le silence le plus complet régnait dans la ville.
De temps en temps, un coup de fusil isolé faisait résonner les échos; mais ils venaient de tous les points, et n'indiquaient pas une attaque. Enfin le soleil se leva brillant et radieux; je respirai et j'allai courtiser le sommeil, mais bien vainement. Je me suis très bien portée à cette époque; mais j'ai été douze fois vingt-quatre heures sans fermer les yeux une minute, tant l'excitation du moment était grande. Nous étions tous sous une influence électrique.
Le vendredi 30 juillet, si fertile en grands événements à l'Hôtel de Ville, au Luxembourg, au Palais-Bourbon, à Saint-Cloud, à Neuilly, me laisse moins de souvenirs à relater que les autres jours. Cela est naturel. Le théâtre n'était plus dans la rue, découvert à tous les yeux, et les acteurs se trouvaient trop occupés de leurs rôles pour avoir le temps d'en rendre compte.
Je reçus le matin la réponse de monsieur de Laborde à mon billet de la veille. Il me mandait l'avoir reçu à minuit, au retour de l'Hôtel de Ville où le duc de Mortemart avait été attendu jusqu'à cette heure. Il y retournait à six dans la même intention, mais il ajoutait: (p. 051) «Je crains que, ce matin, il ne soit trop tard pour le succès de sa mission.»
Il me promettait un laissez-passer pour monsieur de Glandevès auquel, en effet, monsieur Casimir Perier en expédia un de très bonne heure.
Je dois noter que, ce vendredi, tous les ouvriers qui travaillaient chez moi revinrent à leur ouvrage, le plus tranquillement du monde. Plusieurs avaient pris une part active aux combats des deux jours précédents, et racontaient ce qui s'était passé autour d'eux avec la plus héroïque simplicité. Je vis aussi rouvrir les ateliers dans mon voisinage.
Cependant les défenseurs des barricades restaient à leurs postes; on les voyait passer le fusil sur l'épaule et un pain sous le bras. Quelques-uns, voulant afficher un air plus militaire, plaçaient leur morceau de pain au bout de leur baïonnette, mais tous étaient également pacifiques et polis.
Je fus rappelée à la fenêtre que je venais de quitter par le bruit du tambour. Alors tout faisait émoi, aussi portes et fenêtres furent occupées et garnies de monde en un instant. Nous vîmes s'avancer, à pas lents et précédée d'un tambour, une troupe de gens armés faisant escorte à un brancard garni de matelas sur lequel était couché un homme en attitude de Tancrède d'Opéra. Il faisait signe de la main pour apaiser les cris que personne ne se disposait à pousser en son honneur. En passant sous ma fenêtre, ce modeste personnage leva la tête, et je reconnus la vilaine figuré de monsieur Benjamin Constant. Je ne puis exprimer l'impression que me causa cette vue. Les jours de grandeur et d'héroïsme me semblaient passés; la fausseté et l'intrigue allaient s'emparer du dénouement. Cet instinct ne m'a pas trompée.
(p. 052) Revenons à ces premières journées. Je me plais d'autant plus à m'y arrêter que celles qui leur ont succédé ont moins permis de leur rendre pleine justice.
Eh me quittant la veille au soir, Arago avait été arrêté par des ouvriers qui l'engagèrent à travailler avec eux à une barricade. Il avait trouvé prudent de s'y prêter de bonne grâce, tout en ayant bonne envie de s'en aller. Un des travailleurs raconta qu'il était là depuis dix-huit heures sans boire ni manger, qu'il avait grand'faim et pas un sol. Arago crut l'occasion excellente; il tira un écu de sa poche; l'ouvrier tendit la main, mais un de ses camarades l'arrêta:
«Tu vas accepter cela? Tu te déshonores». L'autre retira sa main en remerciant très poliment et disant à Arago: «Vous voyez bien, monsieur, que cela ne se peut pas.»
Il s'était alors engagé une discussion entre eux, où monsieur Arago avait voulu leur prouver qu'étant plus riche qu'eux il était raisonnable de le laisser contribuer de son argent, aussi bien que de son bras, à la cause commune.
Cette considération commençait à ébranler même le donneur d'avis, et Arago reproduisit l'écu; mais il leur proposa d'aller le boire, et cela gâta son affaire.
«Comment, boire! vous êtes peut-être un ennemi qui veut nous faire boire! Ah bien oui! boire! nous avons besoin de toute notre tête. Qui sait si nous ne serons pas attaqués cette nuit? Camarade, nous avons faim et soif, mais c'est rien que ça, nous mangerons demain. Empochez votre argent, monsieur, et tenez! ramassez ce pavé.»
La confiance n'était pas si bien établie qu'Arago osât répliquer; il se mit silencieusement à sa tâche. Bientôt arriva un élève de l'École polytechnique inspectant le (p. 053) travail. Il témoigna de grands égards à son professeur, le consultant sur les ordres qu'il donnait. Le héros du pavé les écoutait avec attention, puis s'adressant à l'élève:
«Mon petit général, ce monsieur est donc des nôtres?
—Certainement, mon ami.
—Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de nous donner ce que vous nous offriez; nous boirons à votre santé de bon cœur, car nous avons fièrement soif.»
Une personne de la société, monsieur de Bastard, vit un ouvrier, en faction à l'une des grilles des Tuileries, prêt à s'évanouir; il lui dit qu'on avait oublié de le relever, il était là depuis vingt heures et se sentait exténué.
«Il faut aller vous restaurer!
—Mais qui gardera mon poste?
—Moi.
—Vous, monsieur, ah! vous êtes bien bon; tenez! voilà mon fusil.
—C'est bon, voilà cent sous pour payer votre dîner.
—C'est trop, monsieur.»
Au bout d'un quart d'heure, l'ouvrier vint reprendre son poste, rapportant trois livres dix sous, son dîner n'ayant coûté que trente sous.
On ne tarirait pas si on voulait rapporter tous les traits de ce genre. Dans plusieurs quartiers de la ville, on était entré dans les maisons pour tirer par les fenêtres; on avait trouvé des couverts mis, des effets précieux non serrés; nulle part, au milieu de tout ce désordre, il ne s'était commis le plus petit vol. Cependant, il y a eu une espèce de pillage dans les appartements du second aux Tuileries. Il n'est pas impossible qu'il ait eu lieu, après coup, par les subalternes du château. Ils en ont été soupçonnés par les personnes qui habitaient ces appartements.
Dans le premier moment, le scrupule allait si loin que (p. 054) les matelas, pris à l'archevêché, ont été sur-le-champ, ainsi que l'argenterie, portés processionnellement à l'Hôtel-Dieu.
Un autre caractère de cette époque, sur lequel on ne peut trop insister, c'est sa tolérance. Je sortis dans cette matinée, donnant le bras à monsieur de Salvandy; ni l'un ni l'autre nous ne portions rien de tricolore. Beaucoup de gens, et surtout les plus hostiles à ce qui se passait, en étaient bariolés.
Des femmes, stationnant de préférence près des barricades, portaient des cocardes tricolores dans des paniers devant elles et en offraient aux passants comme aux jours ordinaires des bouquets. Seulement, elles avaient remplacé la phrase banale de: «Fleurissez votre dame», par celle de: «Voyez, voyez, monsieur, décorez votre dame.»
Monsieur de Salvandy les repoussa constamment, avec l'apparence de l'humeur, sans que cela produisît plus d'effet que s'il avait refusé un bouquet de muguet.
J'allai chez l'ambassadeur de Russie; il avait fait bien du chemin depuis la veille. Outré de l'oubli où on laissait le corps diplomatique à Saint-Cloud, il proclamait hautement l'impossibilité de rentrer dans une capitale qu'on venait d'ensanglanter. Selon lui, la démarche de monsieur de Mortemart était oiseuse; elle ne pouvait pas réussir, il était trop tard. La lâcheté était égale à l'incapacité; il fallait se tourner du côté des Orléans. Il n'y avait de salut que là, tout le monde devait se rattacher à eux, etc... Il y avait plusieurs personnes dans le salon où se tenaient ces discours, je crois même le baron de Werther; je ne voudrais pourtant pas l'affirmer.
Je ne me rappelle pas au juste l'heure, mais la mâtinée devait être assez avancée lorsqu'en rentrant chez moi je trouvais Arago qui m'attendait. Depuis sa visite (p. 055) du matin, il avait appris qu'on travaillait vivement pour la république. Il venait, disait-il, de soutenir thèse contre cet insensé projet.
Les chances du ministère Mortemart devenaient impossibles; mais il fallait se hâter de prendre un parti si on ne voulait pas tomber dans les désordres d'une anarchie complète. Il avait rendez-vous le soir avec des meneurs; il tâcherait de les arraisonner. Il répondait encore des élèves de l'École polytechnique pour quelques heures, mais seulement pour quelques heures! Je ne pouvais rien faire de ces tristes révélations, hors m'en tourmenter.
Toutefois, quoique Arago ne dit que la vérité, ces dispositions fâcheuses, je dois le répéter, étaient étrangères à la masse de la population soulevée et agissante.
En voici, encore une preuve entre mille. Je désirais beaucoup faire parvenir une lettre à ma famille alors à Pontchartrain. J'imaginai de l'adresser à mon père, et de charger le porteur de la montrer, en disant que c'était pour convoquer un pair de France.
Il se présenta à la barrière que personne ne franchissait, à cinq heures du matin le vendredi, et non seulement elle lui fut aussitôt ouverte, mais on lui donna une espèce de passeport pour traverser les endroits se trouvant déjà libérés c'est ainsi que cela s'appelait, en spécifiant sa mission. Je suis bien fâchée de n'avoir pas gardé ce papier. À cette époque, il ne me parut qu'un chiffon bien sale, et il l'était, en effet.
Je reçus vers cette heure un billet de monsieur de Chateaubriand. Il me mandait avoir été en route pour venir chez moi lorsque son ovation populaire l'avait arrêté. Il n'avait pas encore inventé d'en faire un triomphe national et était plutôt embarrassé de ces cris poussés par quelques polissons des rues. On l'avait mené au Luxembourg. (p. 056) Il avait été outré d'y trouver plusieurs pairs rassemblés sans qu'on eût songé à l'appeler, et, rentré chez lui, il avait écrit à Charles X pour lui demander à aller le trouver et à se mettre à sa disposition.
J'étais chez madame de Rauzan lorsque nous entendîmes un grand bruit dans sa cour. Elle fut bientôt remplie par un flot de populace traînant une charrette comble de paille, sur laquelle était mollement couchée une pièce de canon dont le peuple souverain venait faire un hommage civique à son héros Lafayette. On renvoya toute cette foule à l'état-major de la garde nationale, rue du Mont-Blanc. Elle ne commit aucun excès; mais elle était laide à voir, ses cris étaient effrayants, de hideuses femmes y étaient mêlées. Ce n'étaient déjà plus mes amis des barricades.
La pauvre madame de La Bédoyère pensa mourir d'effroi. Il n'y avait pourtant aucun danger; ce n'étaient que des cris de joie et de triomphe, mais de nature à inspirer un grand dégoût.
Comme je sortais de table, on m'apporta une lettre pour convoquer mon père à se rendre au Luxembourg, où le président du conseil, duc de Mortemart, attendait messieurs les pairs. Monsieur Pasquier passa chez moi en s'y rendant; il était fort en peine de la santé de monsieur de Mortemart.
Je lui racontai les dispositions de Pozzo et les confidences d'Arago. Je n'en tirai pas grand'chose. Il me parut fort sérieux, convint qu'on avait perdu beaucoup de temps, mais que cependant il y avait encore des ressources si on voulait profiter de l'étonnement où étaient les deux partis, l'un d'être battu et l'autre d'être vainqueur, pour établir quelque chose de raisonnable qui ralliât les masses, car elles ne demandaient que repos et sécurité. Il resta peu d'instants; les communications n'étaient pas (p. 057) faciles, on ne circulait qu'à pied, et beaucoup de temps, si précieux ces jours-là, se trouvait matériellement employé par des courses indispensables.
Je fus fort surprise de voir entrer chez moi monsieur de Glandevès, parti le matin pour Saint-Cloud avec l'intention d'y rester. Il était blessé jusqu'au fond du cœur de la façon dont il y avait été accueilli. Peut-être la poignée de main donnée à Casimir Perier avait-elle été dénoncée. Toujours est-il que le Roi l'avait très mal reçu et, quoiqu'il fût une espèce de favori, avait affecté de ne lui pas parler.
Après avoir vainement attendu un moment opportun, il finit par solliciter une audience. Le Roi se plaça dans une embrasure de fenêtre. Il voulut entreprendre de lui parler de la situation de Paris; mais le Roi s'obstina à lui répondre à assez haute voix pour que le baron de Damas et deux ou trois autres affidés de la Congrégation, qui étaient dans la chambre, entendissent ses paroles. Alors monsieur de Glandevès lui dit:
«Je vois que le Roi ne veut pas m'écouter; je me bornerai donc à lui demander ses ordres sur ce que je dois devenir.
—Retournez à vos Tuileries.
—Le Roi oublie qu'ils sont envahis; le drapeau tricolore y flotte.
—Il est pourtant impossible de vous loger ici.
—En ce cas, Sire, je partirai pour Paris.
—Vous ferez très bien.
—Le Roi n'a pas d'autre ordre à me donner?
—Non, pas moi, mais voyez mon fils; bonjour, Glandevès.»
Monsieur de Glandevès se rendit chez monsieur le Dauphin.
«Monseigneur, le Roi m'envoie savoir si monseigneur (p. 058) a quelque ordre à me donner pour Paris où je retourne.
—Moi, non, quel, ordre aurais-je à vous donner? vous n'êtes pas de mon armée.»
Et, là-dessus, il lui tourna le dos. Voilà comment a été congédié, le trente, un des plus fidèles serviteurs de la monarchie. Il en était navré.
Il avait entendu monsieur de Polignac répondant à madame de Gontaut, qui l'accablait de reproches: «Ayez donc de la foi, ayez donc de la foi, elle vous manque à tous,» et tenir aussi ce propos qu'il a répété plusieurs fois: «Si mon épée ne s'était pas brisée entre mes mains, j'établissais la Charte sur une base inébranlable.» Cette phrase ne s'expliquait pas mieux que sa conduite; il avait, au reste, l'air parfaitement serein.
En revanche, le pauvre duc de Raguse était désespéré de tout ce qui s'était passé à Paris, accablé de tout ce qu'il voyait à Saint-Cloud, quoique sa scène avec monsieur le Dauphin n'eût pas encore eu lieu.
Pozzo vint chez moi. Monsieur de Glandevès lui raconta les détails de sa visite à Saint-Cloud, et il en revint à son antienne du matin et de la veille: ces gens-là étaient perdus, finis; Neuilly présentait la seule ressource qui pouvait sauver le pays. Je lui parlai de l'état de monsieur de Mortemart: «C'est un brave et excellent homme, me dit-il; fût-il en pleine santé, il n'est pas de force dans ces conjonctures. D'ailleurs, personne ne le serait avec ces gens-là.»
Pozzo me quitta de bonne heure. Plusieurs personnes passèrent dans mon salon; j'ai oublié quelles elles étaient. Monsieur Pasquier arriva tard; il avait vu monsieur de Mortemart dans son lit très souffrant d'un violent accès de fièvre. Rien de ce qui s'était passé à l'Hôtel de Ville, ni à la Chambre des députés, n'était favorable à sa mission.
(p. 059) Le petit nombre de pairs, réunis au Luxembourg, s'y seraient volontiers ralliés; mais ils sentaient combien ils auraient peu d'influence dans ces circonstances. La république, dont personne ne voulait, devenait imminente si on ne prenait promptement un parti, et, sous un nom ou sous un autre, ce parti ne pouvait venir que de Neuilly.
On savait vaguement que des démarches avaient été faites de ce côté. Enfin, à près de minuit, monsieur de Fréville vint nous apprendre l'arrivée de monsieur le duc d'Orléans au Palais-Royal. Un gouvernement provisoire était décidé. Le prince en serait le chef; les ministres étaient désignés et le général Sébastiani nommé ministre des affaires étrangères.
Je m'écriai combien c'était un choix fatal. Je connaissais l'aversion de Pozzo pour lui et l'intensité de ces haines corses. Il suffirait de ce nom pour le rendre aussi hostile à monsieur le duc d'Orléans qu'il lui était favorable jusqu'à présent. Son influence sur le corps diplomatique, dont il disposait en grande partie, préparait un obstacle énorme. Tout le monde le reconnut, en signalant l'importance d'en avertir au Palais-Royal. On m'engagea à en prévenir; mais il était minuit et les nominations devaient, disait-on, être connues le lendemain matin!...
Ici a commencé l'espèce de petit rôle politique que j'ai pu jouer dans ces grands événements. Il n'était ni prévu, ni préparé, et il n'a duré qu'un jour. Le parti carliste en a eu révélation et m'en a su plus mauvais gré qu'il n'était juste. J'y ai été entraînée, sans préméditation, par la force des choses, mais peut-être ai-je, en effet, facilité, dans les premiers moments, l'établissement de la nouvelle royauté, pour laquelle l'ambassadeur de Russie s'est déclaré ouvertement. J'aurais (p. 060) gardé un silence éternel sur toute cette transaction, si lui-même n'en avait parlé le premier.
Le samedi 31 juillet, au point du jour et après y avoir bien réfléchi toute la nuit, je me décidai à écrire à madame de Montjoie. Je lui rappelai le propos de monsieur de Sémonville, notre causerie du mardi; il était étrange de voir ce qui, le mardi, était un simple commérage entre deux femmes, devenu, dès le vendredi, de l'histoire.
Je lui demandai ensuite si on savait assez au Palais-Royal la profonde aversion de Pozzo pour le général Sébastiani, et à quel point sa nomination aliénerait infailliblement l'ambassadeur qui était dans les meilleures dispositions. J'ajoutai que, si je savais une heure où je ne gênerais pas, je serais bien tentée d'affronter les barricades et d'aller reprendre ma conversation du mardi.
J'envoyai ce billet au Palais-Royal. On me rapporta pour réponse que tout le monde était à Neuilly, mais mon billet allait y être porté. Je crus que monsieur de Fréville s'était trompé en nous disant, la veille au soir, monsieur le duc d'Orléans arrivé au Palais-Royal. Il y était pourtant; mais rien n'était encore décidé et on gardait le secret sur sa présence.
Je reçus une lettre de ma mère; elle m'était apportée par le régisseur de Pontchartrain, Moreau. Il avait laissé son cabriolet en dehors des barrières et se faisait fort de m'emmener, si je voulais y consentir.
Ma mère m'en sollicitait. Elle voyait déjà un de ses enfants assiégé et affamé par l'autre et se reportait au temps de la Henriade, avec toute la vivacité de son imagination. (p. 061) Ces malheurs semblaient d'autant moins présumables cependant que Moreau m'annonça l'abandon de Saint-Cloud.
Le Roi se retirait; la route de Versailles était couverte de troupes, ayant l'air consterné et semant des déserteurs par groupes de tous les côtés. J'allai porter cette nouvelle à monsieur Pasquier. Je trouvai chez lui le duc de Broglie. Il savait déjà la retraite sur Rambouillet; l'un et l'autre m'engagèrent fort à rester à Paris, comme dans le lieu où il pouvait y avoir le plus de sécurité.
Monsieur de Broglie y avait appelé sa femme et ses enfants. J'étais facile à persuader, car je prenais trop d'intérêt aux événements pour souhaiter m'éloigner. Je retournai donc chez moi pour écrire à ma mère et lui expliquer mes objections à partir, et surtout à suivre la route, encombrée d'obstacles, sur laquelle Moreau offrait de me conduire.
En passant, j'entrai chez madame de Rauzan. Elle était informée du départ; son père lui avait fait dire, par un de ses gens, que la Cour allait passer quelques, jours à Trianon. Elle m'avait apprit la scène qui avait eu lieu entre monsieur le Dauphin et le duc de Raguse et même avec exagération.
Nous échangeâmes nos craintes sur la disposition où pourrait être le maréchal, après un pareil éclat, de quitter la Cour et de revenir à Paris sans calculer les dangers personnels qu'il y courait. Cette circonstance fut cause qu'en écrivant à ma mère je la priai de tâcher de faire savoir au maréchal la position où il se trouvait dans Paris et de lui faire parvenir de l'argent pour s'éloigner, dans le cas où il se séparerait du Roi, s'il s'en trouvait dépourvu.
En effet, ce même Moreau, qui était venu me chercher à Paris, alla le lendemain de Pontchartrain à Rambouillet, (p. 062) parvint jusqu'au maréchal, lui porta de l'argent et lui offrit de l'emmener par les bois jusqu'au pavillon qu'il habitait où il aurait pu être très bien caché. Le maréchal hésita, puis se décida à rester. L'autre parti lui aurait-il mieux tourné? Je ne le pense pas. Il lui valait mieux accomplir son sort et rester à son poste; mais j'ignorais alors si ce poste était tenable.
Tandis que j'écrivais à ma mère, il m'arrivait visite sur visite. Tout le monde était au désespoir, car rien ne se décidait, rien ne se publiait.
Les mêmes gens, qui depuis ont dit, soutenu, imprimé que monsieur le duc d'Orléans était tellement nécessaire qu'il pouvait se faire prier longtemps et n'accepter qu'aux conditions les plus avantageuses, s'alarmaient, se désolaient alors de chaque heure de retard et s'impatientaient hautement de ce qu'il ne se jetait pas tout à travers le mouvement. «Qu'il commence par s'emparer du pouvoir, disaient-ils, on s'expliquera plus tard.» C'était l'opinion la plus générale: je conviens l'avoir partagée. L'anarchie nous arrivait de tous les côtés et me semblait le pire des maux.
Arago survint tout bouleversé. Ses efforts étaient dépassés. Il quittait une réunion de jeunes gens qui se disposaient à proclamer la république. Puis vint la duchesse de Rauzan apportant la même nouvelle. Moreau aussi l'avait recueillie dans la rue et en faisait un nouvel argument pour m'emmener. Cependant je résistai, et je l'expédiai avec ma réponse. Dans ce moment, je reçus celle de madame de Montjoie: «Votre billet, me disait-elle, ne m'est parvenu qu'à dix heures; il est déjà sous les yeux de monsieur le duc d'Orléans. Venez, venez, très chère; on vous attend ici avec la plus vive et la plus tendre impatience.»
Je voulus questionner le messager; il était reparti. (p. 063) Le billet était daté de Neuilly, dix heures et demie. Comment y aller? Toute circulation, en voiture, était impossible.
Arago et madame de Rauzan me pressèrent également de m'y rendre, de peindre l'état des choses et de hâter un dénouement. Après quelques instants d'hésitation, je me décidai à me mettre en route à pied. Arago me donnait le bras.
Je dis à madame de Rauzan, qui m'aidait à nouer mon chapeau tant elle était pressée de m'expédier: «Soyez-moi témoin que je ne vais pas à Neuilly comme orléaniste, mais comme bonne française, voulant la tranquillité du pays.» Elle me souhaita tout succès et me répondit que ma mission était une œuvre de charité.
Arrivés à la place Beauvau, nous entendîmes lire la proclamation manuscrite du lieutenant général du royaume, celle qui disait: «La Charte sera une vérité.» L'homme qui la publiait s'arrêtait, de cent pas en cent pas, pour renouveler cette lecture.
Les groupes se formaient autour de lui. Voici les faits dont j'ai été témoin. On l'écoutait avec une grande anxiété; elle ne produisait ni joie ni enthousiasme, mais un extrême soulagement. Chacun retournait très calmement à ses affaires, comme ayant reçu une solution satisfaisante à une question dont il était vivement inquiet, et respirant plus librement. Cette impression m'a paru tout à fait générale; mais, il ne faut pas l'oublier, je parle seulement de ce que j'ai vu. Il est possible que, dans d'autres quartiers, elle ait été toute différente.
Il me faut encore m'arrêter en route, pour raconter une circonstance dont j'ai été témoin. Je ne me la rappelle jamais sans émotion.
Nous suivions péniblement la rue du Roule, ayant à gravir les barricades aussi bien que la montagne.
(p. 064) Nous fûmes atteints par un groupe, en tête duquel marchait un élève de l'École polytechnique sortant à peine de l'enfance. Il tenait son épée à la main et, en l'agitant, répétait d'une voix grave et sonore: «Place aux braves.» Toutes les barricades s'abaissaient, en un clin d'œil, pour laisser passer une patrouille armée, au milieu de laquelle était porté un blessé sur une civière. Ce cortège nous eut bientôt dépassés. Cependant nous hâtâmes le pas pour profiter de la route qui s'ouvrait devant lui, et qui se refermait aussitôt. Près d'arriver à l'hôpital Beaujon, il s'arrêta; il y eut un moment d'hésitation et quelques paroles échangées. La civière fut posée à terre; le jeune élève qui, par l'élévation du terrain, si rapide en cet endroit, se trouvait dominer toute la scène, allongea son bras et son épée, et, de cette belle voix, si grave et si sonore que j'avais déjà remarquée, dit avec l'expression la plus pénétrée: «Paix aux braves!» Tout ce qui était dans la rue, y compris l'escorte populaire qui formait le cortège, s'agenouilla. Après un instant de recueillement, la civière fut relevée et le convoi retourna sur ses pas. Il faut ajouter que l'uniforme et le bonnet, posés sur la civière, indiquaient clairement le blessé, qui venait d'expirer en se rendant à l'hôpital, comme étant un grenadier de la garde royale. Je ne pense jamais à cette scène sans éprouver un véritable attendrissement.
Un de mes motifs, pour aller à Neuilly, était de ménager au duc de Raguse la protection spéciale des princesses, s'il se trouvait dans une position aventureuse, à la suite de ce qui s'était passé à Saint-Cloud. Nous convînmes, Arago et moi, que tous deux nous parlerions de lui. Il devait rapporter les conversations qu'il avait eues avec lui à l'Académie et aux Tuileries.
Nous arrivâmes enfin à Neuilly. Madame de Dolomieu (p. 065) m'attendait dans la cour. Je n'en pouvais plus; il faisait une chaleur assommante. Elle me mena chez madame de Montjoie pour me reposer un instant. Mais Mademoiselle y arriva aussitôt; elle m'emmena dans son cabinet, après avoir échangé quelques mots de politesse avec Arago. Elle était dans un état d'excitation visible, mais pourtant calme et avec l'air très résolu. Elle me montra un billet de son frère, écrit au crayon; il était à peu près en ces termes: «Il n'y a pas à hésiter; il ne faut pas aliéner Pozzo. Sébastiani ne sera pas nommé. Tâchez de le faire savoir.» Je me chargeai volontiers de cette commission.
On ignorait encore à Neuilly la proclamation que j'avais entendu lire en chemin. Je me rappelais assez exactement les termes et je les rapportai à Mademoiselle. Dès l'intitulé: «Proclamation du Lieutenant général», elle m'arrêta:
«Du Lieutenant général? vous vous trompez, ma chère.
—Non, Mademoiselle; je l'ai entendu trois ou quatre fois et j'en suis sûre.
—Il comptait ne prendre que le titre de commandant de Paris.
—Il aura été entraîné par le vœu général. Il faut qu'il puisse commander hors Paris, comme dans son enceinte; il n'y a qu'une pensée là-dessus» (et, à cette époque, cela était parfaitement exact). Je citai à Mademoiselle toutes les personnes que j'avais vues la veille, et le jour même: depuis madame de Rauzan et sa coterie jusqu'aux défenseurs des barricades, tous réclamaient l'intervention de monsieur le duc d'Orléans.
Mademoiselle l'admettait complètement nécessaire; mais, selon elle, une seule démarche était indispensable et le devoir y était clair. Il fallait se jeter à travers les combattants pour arrêter l'effusion du sang, conjurer la (p. 066) guerre civile, faire poser les armes et rétablir partout l'ordre et la tranquillité.
Elle en était si persuadée que, lorsque la veille on était venu chercher son frère, en assurant les esprits disposés à lui laisser jouer le rôle de pacificateur, voyant que son absence y apportait un retard matériel, elle avait offert de se rendre à Paris, si elle pouvait y être de la moindre utilité au rétablissement de la sécurité publique. Elle pensait, et c'était l'avis de son frère, qu'il n'y avait pas à hésiter sur cette première démarche, mais qu'il fallait s'emparer du pouvoir au titre le plus modeste, de façon à n'effaroucher personne. Par là on se trouverait en mesure d'agir suivant les circonstances, et les partis, pris à tête reposée, valaient toujours mieux que ceux improvisés dans des moments d'une si vive agitation.
Nous causâmes de tout ce qui passait à Paris et à Saint-Cloud. Elle savait le départ et la marche sur Rambouillet, quoique Trianon fût le lieu officiellement désigné. Elle savait aussi la scène faite par monsieur le Dauphin au duc de Raguse. Je ne sais si ces nouvelles étaient venues directement à Neuilly, ou avaient passé par Paris.
Pendant que nous causions, madame de Dolomieu vint me chercher de la part de madame la duchesse d'Orléans.
«Allez vite chez ma sœur, me dit Mademoiselle, et tâchez de la remonter un peu; elle est dans un état terrible.»
Je suivis madame de Dolomieu jusque chez la princesse où j'entrai seule. Elle était dans sa chambre à coucher, en robe de chambre et en papillotes, assise dans un grand fauteuil, le dos tourné au jour, la princesse Louise, à genoux devant elle, la tête appuyée sur un bras (p. 067) du fauteuil: toutes deux étaient en larmes. Madame la duchesse d'Orléans me tendit la main et, m'attirant à elle, s'appuya sur moi et se mit à sangloter. La jeune princesse se leva et sortit; je pris sa place.
Sa mère continua à se tenir serrée contre moi en répétant à travers ses pleurs: «Oh! quelle catastrophe! quelle catastrophe!... et nous aurions pu être à Eu!»
Je parvins à la calmer un peu. Je lui parlai du vœu si généralement exprimé, du beau rôle que monsieur le duc d'Orléans avait à jouer, de la manière dont il était désiré par tout le monde (je le croyais et, de plus, cela était vrai, je dois le redire encore), du bon effet de la proclamation. Je la lui répétai.
Elle ne s'arrêta pas au titre, mais elle fut frappée de l'expression: La Charte sera une vérité. Elle l'approuva. Elle me parla de son mari, de la pureté de ses intentions avec l'adoration qu'elle lui porte. Je me hasardai à lui dire:
«Eh bien! madame, la France serait-elle donc si malheureuse de se trouver entre de pareilles mains, si notre Guillaume III s'appelait Philippe VII?
—Dieu garde! Dieu garde! ma chère, ils l'appelleraient usurpateur,» et elle recommença à sangloter.
«Sans doute, madame, on l'appellerait usurpateur, et on aurait raison, mais, si on l'appelait conspirateur, on aurait tort. Il n'y a que cela de répréhensible dans l'usurpation, et les contemporains même l'en disculperaient.
—Oh oui! assurément, il n'a pas conspiré! Qui le sait mieux que le Roi? Avec quelle bonne foi, quelle conscience ne lui a-t-il pas toujours parlé! Il n'y a pas encore un mois, à Rosny, ils ont eu ensemble une conversation de plus d'une heure et demie, et, en la terminant, il a dit (p. 068) à mon mari: «Croyez bien que j'envisage ma position tout à fait comme vous; hors la Charte, point de salut, j'en suis bien persuadé et je vous donne ma parole que rien ne me décidera à en sortir»... Et puis il fait ces ordonnances!»
Une des premières paroles de madame la duchesse d'Orléans avait été pour me demander si j'avais entendu parler de madame la Dauphine. Elle y revint de nouveau lorsqu'elle se fut un peu calmée. La sachant en route pour revenir à Saint-Cloud, elle en était très inquiète.
Depuis le dimanche précédent, où monsieur le duc d'Orléans avait été faire sa cour au Roi, il n'y avait eu aucune communication officielle entre Saint-Cloud et Neuilly. On y avait appris le coup d'État par le Moniteur du lundi.
Dans la nuit du jeudi au vendredi, on leur avait fait parvenir un billet anonyme, portant que les ordres étaient donnés pour faire marcher un corps dégroupes sur Neuilly, enlever monsieur le duc d'Orléans et l'emmener à Saint-Cloud, afin, de l'y retenir comme une espèce d'otage. Sur cet avis, le prince était monté à cheval, et avait passé toute la journée éloigné de Neuilly.
Madame la duchesse d'Orléans était tellement préoccupée de cette idée d'appel à Saint-Cloud que, lorsque, la veille, le jeune Gérard était venu de l'Hôtel de Ville pour solliciter monsieur le duc d'Orléans de se rendre à Paris, elle l'avait reçu, l'avait pris pour monsieur de Champagny, l'aide de camp de monsieur le Dauphin, et lui avait répondu en conséquence. Us avaient joué pendant deux minutes aux propos interrompus.
Elle me raconta comment, aussitôt que monsieur le duc d'Orléans avait su qu'on réclamait sa présence pour arrêter le désordre, il ne s'était pas permis d'hésiter. Il lui avait dit: «Amélie, tu sais si j'ai craint ce moment; (p. 069) je ne le prévoyais que trop! Mais le voilà arrivé. La route du devoir est claire; il faut la suivre et sauver le pays, car lui seul est dans le bon droit.»
Elle lui avait répondu: «Va, mon ami; je n'ai pas d'inquiétude, tu feras toujours ce qu'il y aura de mieux», et puis la pauvre femme se remettait à pleurer de plus bel: «Ah! ma chère amie, notre bonheur est fini; j'ai été trop heureuse», et, joignant les mains: «Mon Dieu, j'espère n'en avoir, pas été ingrate, j'en ai bien joui, mais je vous en ai bien remercié!» Et puis encore, et encore, et toujours des larmes.
Je l'engageai à se laisser moins abattre. Monsieur le duc d'Orléans, lui représentai-je, aurait besoin de toute sa fermeté; rien ne serait plus propre à la lui faire perdre que ce désespoir de la personne qu'il chérissait le plus au monde. Elle me répondit qu'elle le sentait bien; elle s'abandonnait ainsi devant moi, mais elle présenterait une autre contenance lorsqu'il le faudrait: la gloire et le bonheur de son mari avaient toujours été les premiers intérêts de sa vie et elle ne leur manquerait pas. Je la pressai beaucoup de se rendre à Paris:
«Montez en voiture, madame, avec tous vos enfants, vos voitures de gala, vos grandes livrées; les barricades s'abaisseront devant elles. Le peuple flatté de cette confiance vous accueillera avec transport; vous arriverez au Palais-Royal au milieu des acclamations; il n'y a pas à hésiter.
—Si mon mari me le prescrit, j'irai certainement comme vous le dites. Mais, ma chère, cela me répugnera beaucoup; cela aura l'air d'une espèce de triomphe... de nargue... vous entendez, pour les autres. J'aimerais bien mieux arriver au Palais-Royal où je veux aller rejoindre mon mari le plus tôt possible, sans que cela fasse aucun effet.
(p. 070) —Je comprends la délicatesse de Madame, mais je ne crois pas ce moment destiné aux nuances. Tout ce qui consacre la popularité des Orléans et prouve combien le pays les réclame me semble utile à son salut.»
Madame la duchesse d'Orléans, avec sa bonté accoutumée, s'était fort préoccupée de ma fatigue et de l'extrême chaleur que j'avais eue en venant à Neuilly. Elle m'avait fait préparer une voiture pour retourner jusqu'à la barrière. On vint avertir qu'elle était prête.
La princesse voulait encore me retenir; mais je lui fis comprendre combien il pouvait être essentiel que je visse Pozzo le plus tôt possible. Elle me fit promettre de revenir le lendemain, soit à Neuilly, soit au Palais-Royal où elle espérait être, et je sortis.
Je trouvai un valet de chambre de Mademoiselle qui m'attendait pour me ramener chez elle. Elle me demanda comment j'avais laissé sa belle sœur; je lui répondis: «Un peu plus calme, mais bien affectée.»
Il me fut évident que les deux princesses, malgré leur intimité habituelle, ne s'entendaient pas dans ce moment.
Je répétai à Mademoiselle ce que j'avais osé conseiller à madame la duchesse d'Orléans sur son entrée dans Paris. Je ne lui trouvai pas, j'en dois convenir, les mêmes genres de répugnances; mais c'était une démarche trop importante, me dit-elle, pour en prendre l'initiative sans l'ordre de son frère.
Cela était vrai, mais, si la demande avait été faite, il ne fallait qu'une heure pour avoir la réponse; pendant ce temps on aurait préparé les voitures; et l'arrivée de sa famille, portée sur les bras du peuple, comme cela serait arrivé infailliblement, aurait fourni un excellent argument à monsieur le duc d'Orléans contre un petit noyau de factieux auquel on donnait trop d'importance, parce que lui seul parlait et se montrait.
(p. 071) Le sort en décida autrement. Les princesses arrivèrent au Palais-Royal à minuit, à pied, ayant été en omnibus aussi loin que les barricades le permettaient, et sans être reconnues. Je ne puis m'empêcher de regretter encore qu'on n'ait pas, ce jour-là, préféré la marche indiquée par mon zèle.
Quoique dans ma conversation avec Mademoiselle nous n'eussions pas été au delà du Lieutenant général et qu'avec sa belle-sœur j'eusse prononcé le mot de Philippe VII, je n'en partais pas moins persuadée que Mademoiselle désirait vivement voir la couronne de France sur le front de son frère, tandis que madame la duchesse d'Orléans envisageait cet avenir avec répugnance et terreur.
C'est peut-être le moment de dire mes rapports avec les deux princesses d'Orléans, et comment je comprends leur caractère.
La tourmente révolutionnaire ayant jeté mes parents à Naples, j'étais souvent appelée auprès des filles de la Reine. Mon âge se trouvait plus rapproché de celui de madame Amélie; c'était avec elle que je jouais le plus souvent. Elle me distinguait de ses autres petites compagnes. Ceci se passait en 1794 et 1795.
À son arrivée en France, vingt ans après, madame la duchesse d'Orléans n'avait pas oublié cette camaraderie d'enfance. Elle donnait un caractère particulier aux relations qui s'établirent entre nous. J'eus occasion de les cultiver pendant le temps où, mon père étant ambassadeur en Angleterre, la famille d'Orléans vivait dans une sorte d'exil aux environs de Londres.
Ceci explique comment, sans être commensale du Palais-Royal, j'y étais souvent plus avant dans les confidences des chagrins et des contrariétés de la famille que les personnes dont les habitudes pouvaient sembler plus intimes.
(p. 072) Je ne saurais assez exprimer la profonde vénération et le tendre dévouement que j'éprouve pour madame la duchesse d'Orléans. Adorée par son mari, par ses enfants, par tout ce qui l'entoure, le degré d'affection, de vénération qu'elle inspire est en proportion des occasions qu'on a de l'approcher. La tendre délicatesse de son cœur n'altère ni l'élévation de ses sentiments, ni la force de son caractère. Elle sait merveilleusement allier la mère de famille à la princesse; et, quoiqu'elle traite tout le monde avec les apparences d'une bienveillance qui lui est naturelle, cependant c'est avec des nuances si habilement marquées que chacun peut reconnaître sa place sur un plan différent.
À l'époque dont je parle, madame la duchesse d'Orléans, quoique extrêmement considérée dans le conseil de famille où régnait l'accord le plus parfait, s'était persuadé à elle-même n'entendre rien aux affaires et pensait que Mademoiselle, par la rectitude de ses idées et la force de son esprit, était beaucoup mieux appelée à s'en occuper. Aussi se mettait-elle volontairement sous la tutelle de sa belle-sœur dans tout ce qui semblait affaire ou parti politique à prendre. Peut-être aussi cette attitude tenait-elle à cette délicatesse de cœur qui, même à son insu, dirige toutes ses actions.
La Cour, surtout sous Louis XVIII (car Charles X traitait mieux les Orléans), cherchait à établir une grande distinction entre madame la duchesse d'Orléans, son mari et sa sœur. On lui aurait volontiers fait une place à part si elle avait voulu l'accepter. Or, comme toutes les contrariétés et les manifestations, qui se trouvaient sur le chemin des heureux habitants du Palais-Royal, tenaient à cette inimitié de la branche régnante, madame la duchesse d'Orléans se croyait doublement obligée de faire cause commune et d'adopter, sans réflexion, les (p. 073) décisions de Mademoiselle. De là, venait l'habitude de se laisser conduire par elle et de ne jamais chercher à combattre l'influence qu'elle pouvait avoir sur son frère, objet de leur commune adoration. Je ne crois pas ce scrupule de madame la duchesse d'Orléans demeuré à la reine des Français.
Il n'y a eu aucun refroidissement entre les deux princesses, mais elles n'ont pas toujours été unanimes sur des questions importantes. La Reine parfois a exprimé, défendu et soutenu ses opinions avec chaleur, en cherchant à user de son crédit sur l'esprit du Roi.
Jamais sentiment n'a été plus passionné que celui de madame la duchesse d'Orléans pour son mari. La ferme persuasion où elle est que tout ce qu'il décide est toujours: «Wisest, discreetest, best», a été pour elle un motif de grande consolation dans la mer orageuse où les circonstances l'ont poussée. Elle y est entrée dans une extrême répugnance. Elle a prié, bien sincèrement, que ce calice s'éloignât d'elle, mais, une fois ce parti pris, elle l'a accepté complètement.
On a spéculé sur ses regrets; les partis se sont trompés; et, six semaines après la matinée dont je viens de parler, elle me disait: «Maintenant que cette couronne, d'épines est sur notre front, nous ne devons plus la quitter qu'avec la vie, et nous nous y ferons tuer s'il le faut.»
Cette énergie calme ne l'empêche pas de s'identifier avec toute la vivacité la plus délicate, la plus exquise aux chagrins des autres, de les apprécier et d'y compatir. L'indulgence est le fond où elle puise constamment, le fard dont elle embellit les vertus les plus solides qu'une femme et une reine puisse posséder.
On croira peut-être que je trace un panégyrique; ce serait à mon insu. Je la représente telle que je la vois.
Mes relations personnelles avec Mademoiselle datent (p. 074) de 1816 à 1817. J'ai toujours rendu hommage à son cœur et à son esprit, sans jamais avoir eu pour elle ce qui peut s'appeler de l'attrait. Cependant ses qualités sont à elle; ses inconvénients sont nés des circonstances où elle a été placée.
Mademoiselle est la personne la plus franche et la plus incapable de dissimulation qui se puisse rencontrer: voilà ce qui lui a fait tant d'ennemis; Les premiers épanchements de sa jeunesse ont été accueillis par la malveillance. Il lui en est resté de l'amertume; voilà ce qui lui en a mérité.
Son père était charmant pour elle. Élevée par madame de Genlis, dans des idées plus que révolutionnaires, elle l'avait vue s'avancer graduellement dans une carrière si fatalement parcourue sans en être effrayée. Elle était trop jeune pour en juger par elle-même alors et elle n'a jamais voulu consentir depuis à reconnaître que ce fut celle du crime, du crime sans excuse. On a prétendu le lui faire proclamer. Tout le temps de son séjour auprès de madame la princesse de Conti a été employé à obtenir d'elle une démarche où elle abandonnerait la mémoire de son père. Forte des souvenirs de sa tendresse, elle s'était fait une vertu de la résistance. Le résultat en a été de passer les années de son adolescence dans la solitude de sa chambre.
Les émigrés, formant la société de madame la princesse de Conti, refusaient de se trouver avec elle, et, de son côté, elle ne voulait faire aucune concession. Sa tante, qui avait beaucoup d'esprit, lui témoignait de l'affection, ne la violentait pas, ne la blâmait même pas, mais n'avait pas le courage de la soutenir contre l'esprit de parti.
Plus tard, elle espéra trouver auprès de sa mère une entière sympathie, et elle arriva en Espagne toute (p. 075) pleine d'illusions filiales. Elle y fut mal accueillie et trouva madame la duchesse d'Orléans placée dans une situation si fausse que le séjour de Barcelone lui devint bientôt insupportable. Elle dut écrire à ses frères que sa position n'y était pas convenable. On voit combien tous les sentiments de sa jeunesse, tous ceux qui font ordinairement la gloire et le bonheur des filles ont été froissés. Avec ces données, on peut, je crois, comprendre à la fois les qualités et les défauts de Mademoiselle.
Elle est franche, parce qu'elle s'est accoutumée à ne point cacher ses impressions, sans s'inquiéter si elles étaient opportunes ou devaient plaire aux autres. Elle n'est pourtant pas expansive, parce qu'elle a été repoussée par tout ce qui aurait dû, dans sa première jeunesse, développer les facultés aimantes de son cœur.
Aussi ce cœur s'est-il donné, avec la passion la plus vive et la plus exclusive, à son frère, le premier qui lui eût fait goûter les douceurs de l'intimité, le seul en qui elle puisse trouver entière sympathie pour la grande croix qui pèse sur son cœur bien plus que sur son front. La vie et la mort de leur père sera toujours un lien plus puissant entre eux que peut-être ils ne se l'avouent à eux-mêmes; et, sur ce point, tous les deux, si faciles en général, ils sont susceptibles et même rancuneux à l'excès. Jamais ils n'ont su être à leur aise avec la famille royale, surtout avec madame la Dauphine qui, de son côté, les a constamment traités avec une répulsion marquée.
Mademoiselle a conservé beaucoup d'amertume contre la noblesse et les émigrés qui ont abreuvé sa jeunesse de dégoûts, comme classes. Son excellent cœur leur pardonnerait à tous, pris individuellement; mais, là encore, (p. 076) les formes sont contre elle et prennent l'apparence d'une sorte de vengeance.
Cette disposition l'a poussée à chercher ses appuis parmi les gens professant les mêmes répugnances. Elle a cru beaucoup trop, je pense, qu'ils s'arrêtaient au même point qu'elle, et a désiré voir le pouvoir entre leurs mains. Elle a travaillé à le leur remettre. Les Laffitte, les Barrot, les Dupont n'ont pas eu de plus chaud partisan dans les commencements; et la ténacité de son caractère, la volonté de parti pris en elle de ne point abandonner les gens que les circonstances semblaient accuser et de leur toujours supposer de bonnes intentions les lui a fait soutenir à un point qui, pendant un temps, a beaucoup nui à son influence sur l'esprit du Roi. Elle l'a senti, elle en a souffert; mais elle n'a pas changé. C'est ainsi qu'elle est faite.
On l'accuse d'être peu généreuse; il y a du vrai et du faux. Jusqu'à la mort de sa mère, Mademoiselle ne possédait rien et vivait au dépens de son frère; la parcimonie était alors une vertu.
Depuis qu'elle jouit d'un revenu considérable, elle dépense honorablement; elle emploie des artistes, elle fait travailler dans ses terres. Elle fait énormément de charités; mais elle n'a pas les habitudes de la magnificence et ne sait pas dépenser royalement, même lorsque ce serait convenable. Elle calcule trop exactement pour une princesse. Mais aussi, au commencement de la nouvelle royauté, lorsqu'il fut d'abord question de fixer la liste civile, le baron Louis étant venu lui demander si elle se contenterait d'y être portée pour un million, elle se récria, comme s'il lui faisait injure, en protestant que sa fortune personnelle suffisait, et par delà, à tous ses vœux.
Mademoiselle porte à ses neveux une affection que (p. 077) j'avais crue complètement maternelle jusqu'à la mort du petit duc de Penthièvre. Il avait sept ans et était presque en imbécillité.
Madame la duchesse d'Orléans fut au désespoir de cette perte. Mademoiselle ne feint jamais un sentiment; elle était peinée du chagrin de sa belle-sœur, mais tenait et disait la mort de cet enfant une délivrance pour tous.
C'est la seule nuance que j'aie observée dans la tendresse des deux sœurs pour les enfants. Peut-être même y a-t-il plus de faiblesse dans l'affection de Mademoiselle, quoiqu'elle s'associe tout à fait à l'excellente éducation qu'on leur donne.
Personne au monde, je crois, n'a plus complètement l'esprit d'affaires que Mademoiselle. Elle découvre avec perspicacité le nœud de la difficulté, s'y attache, écarte nettement toutes les circonlocutions, n'admet pas les discours inutiles, saisit son interlocuteur et le réduit à venir se battre, en champ clos, sur le point même. On comprend combien ces formes ont dû paraître désagréables dans des circonstances où presque tout le monde aurait voulu ne s'expliquer et ne s'engager qu'à peu près.
Cette disposition de l'esprit de Mademoiselle serait une qualité inappréciable si elle était à la tête des affaires, mais c'est un véritable inconvénient située comme elle l'est. Son rôle aurait dû être tout de nuance, et elle ne sait employer que les couleurs tranchantes.
Cela lui a fait personnellement beaucoup d'ennemis. Il en est rejailli quelque chose sur son frère dont on la croyait l'interprète. Elle s'en est aperçue, et le désir de ne point nuire à ce frère tant aimé a gêné ses discours et ses actions; si bien qu'une personne, dont la franchise va jusqu'à la rudesse, a acquis la réputation d'une extrême (p. 078) fausseté et qu'en poussant l'indulgence au delà des bornes ordinaires elle passe pour haineuse.
Pendant le jugement des ministres de Charles X, je me rappelle qu'un soir, où l'on était fort inquiet, le maréchal Gérard, qui n'a jamais manqué une lâcheté, établissait le danger qu'il y aurait pour le Roi de chercher à sauver monsieur de Polignac, Mademoiselle lui répondit d'un ton que je n'oublierai jamais: «Eh bien, maréchal, s'il le faut, nous y périrons.» Sa figure, ordinairement commune, était belle en ce moment.
Je lui dois la justice qu'elle sait écouter la vérité, même lorsqu'elle lui déplaît, non seulement avec patience, mais avec l'apparence de la reconnaissance. Je ne la lui ai pas épargnée dans maintes circonstances et, quoique nous n'ayons peut-être pas ce qu'on appelle du goût l'une pour l'autre, elle ne m'en a que mieux traitée.
Je reviens au 1er août. Mademoiselle me chargea de ramener madame de Valence et ses petites filles. Nous montâmes toutes quatre avec monsieur Arago dans la voiture qui m'attendait. Je m'étais assurée la protection spéciale des princesses pour le duc de Raguse, dans le cas où il se trouverait en avoir besoin, et Arago avait raconté sa visite à l'état-major, dans tous ses détails, à madame de Montjoie chez laquelle il était resté pendant mes visites aux deux belles-sœurs.
Arrivés à la barrière, je me séparai de mes compagnes et je me rendis directement chez Pozzo.
Il avait du monde dans son grand salon; je le fis demander. Il vint au-devant de moi dans la pièce qui précède. Je lui dis: «J'arrive de Neuilly, et je suis chargée de vous remercier de votre bon vouloir dont on est fort reconnaissant.»
Je trouvai un homme tout changé de la veille, empêtré, (p. 079) froid, guindé. Il me répondit: «Certainement ils ont bien raison; vous savez combien je leur suis attaché, mais la situation est bien délicate... le Roi est à Rambouillet... Il s'y établit... Mes collègues pensent convenable d'aller rejoindre le souverain auprès duquel nous sommes accrédités... Cela est au moins fort spécieux, cependant nous n'avons pas été appelés... Cependant je ne sais que faire... Je ne sais que leur conseiller.»
Je ne me laissai pas trop effaroucher par ce changement, car je l'avais prévu; mais je m'attendais, j'en conviens, à plus de façons dans le retour. Je répondis:
«Vous ferez, j'en suis bien sûre, ce qu'il y aura de plus sage et de plus utile. À propos, je voulais vous dire aussi que Sébastiani ne sera pas ministre. J'en ai la certitude.»
Il me regarda un instant fixement: «À eux, à la vie et à la mort,» s'écria-t-il; et, me prenant les deux mains, il m'entraîna dans le petit salon à gauche: «Asseyons-nous. Ils veulent régner, n'est-ce pas?
—Ils disent que non.
—Ils ont tort. Il n'y a que cela de raisonnable; il n'y a que cela de possible. Ils le veulent au fond et, s'ils ne le veulent pas aujourd'hui, ils le voudront demain, parce que c'est une nécessité. Il nous faut donc agir dans ce sens.»
J'avoue que, tout en m'attendant à un retour, cette prompte péripétie m'avait suffoquée. Aussi en ai-je été tellement frappée que je suis sûre de n'avoir ni ôté ni ajouté une syllabe à ces premières paroles.
Il entra ensuite dans quelques détails sur la manière dont il s'y prendrait pour faire avorter la sotte pensée, venue à quelques-uns de ses collègues, de se rendre à (p. 080) Rambouillet. La question ne lui semblait plus ni délicate ni embarrassante; il était revenu à tous ses arguments de la veille contre la branche aînée et en faveur de celle d'Orléans. Il était impossible d'être plus clair et plus logique. Après beaucoup de considérations générales, il me donna des instructions de détail sur la meilleure conduite à tenir vis-à-vis du corps diplomatique.
Je lui demandai s'il me permettait de dire que ces conseils venaient de lui. Non seulement il me permettait, mais il m'en priait, aussi bien que d'y ajouter les expressions de son plus entier dévouement. Il me répéta encore plusieurs fois: «Ils doivent régner et en proclamer hautement la volonté.»
Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Il attendait ses collègues pour décider du parti à prendre. Fallait-il rester à Paris ou se rendre à Rambouillet? Sans doute, ils durent trouver une grande différence entre cette conférence et les conversations du matin.
Si l'incurie qui a accompagné toutes les démarches de la Cour n'avait pas fait négliger de prévenir le corps diplomatique en quittant Saint-Cloud, il est bien probable, d'après les dispositions où j'avais trouvé Pozzo, que l'avis de ceux qui voulaient rejoindre le Roi aurait prévalu et que le départ aurait été décidé avant mon retour de Neuilly.
Mais, depuis le lundi où monsieur de Polignac avait déclaré, dans une si pleine confiance, la France préparée à subir toutes les volontés du Roi, il n'avait pris la peine de communiquer, sur quoi que ce soit, avec aucun des ambassadeurs, pas même avec ses plus affidés, comme messieurs d'Appony et de Sales qui approuvaient pleinement les ordonnances. Au reste, l'espèce de honte où (p. 081) ils étaient d'être tombés dans cette erreur leur fit renoncer plus facilement au projet du départ. Ils l'avaient formé avec le Nonce. Castelcicala hésitait. Sir Charles Stuart s'y opposait. Pozzo, en entraînant monsieur de Werther, trancha la question de ce côté. Mais l'argument le plus concluant à faire valoir dans leurs idées diplomatiques porta sur ce qu'ils n'avaient pas été appelés par Charles X. L'habileté consiste à parler à chacun le langage qu'il convient.
Aussitôt mon arrivée chez moi, j'écrivis le résultat de ma conversation avec l'ambassadeur de Russie, et je l'expédiai tout de suite à Neuilly.
Pendant mon absence, il était venu plusieurs personnes chez moi, entre autres madame Récamier. Elle m'avait attendu longtemps et avait fini par laisser sur ma table un petit billet où elle me témoignait un grand regret de ne m'avoir pas trouvée et un vif désir de causer avec moi d'une personne qu'elle voyait, à regret, bien irritée.
Je compris facilement qu'il s'agissait de monsieur de Chateaubriand. Précisément, il en avait été question le matin dans ma conversation avec Mademoiselle, et nous étions convenues qu'il serait bien désirable de le rallier aux intérêts du pays. Je le connaissais trop pour le croire un auxiliaire fort utile, mais je le savais un adversaire formidable.
Monsieur de Chateaubriand est un homme qu'on n'acquiert qu'en se mettant complètement sous sa tutelle, et encore s'ennuierait-il bientôt de conduire dans une route facile. Il appellerait cela suivre une ornière et voudrait se créer des obstacles, pour avoir l'amusement de les franchir.
J'étais par trop fatiguée pour songer à aller chez madame Récamier où je ne pouvais arriver qu'à pied. Je (p. 082) remis au lendemain à m'occuper de son billet. D'ailleurs, il était plus de six heures; la matinée était achevée.
Je vis assez de monde dans la soirée. On me fit beaucoup de récits contradictoires sur ce qui s'était passé à l'Hôtel de Ville et à la Chambre; j'en conserve un faible souvenir. Je me rappelle seulement qu'Alexandre de Laborde nous arriva dans des transports de joie qui nous révoltèrent et nous impatientèrent.
L'impression des gens avec lesquels je vivais était grave et triste: nous voyions, dans ce qui se passait, un résultat nécessaire des fautes commises; mais ce résultat nous apparaissait comme une fatalité sur laquelle on devait gémir tout en s'évertuant pour éviter qu'elle ne devint une calamité plus grande en jetant le pays dans l'anarchie.
Personne n'était plus attristé ni plus effrayé que monsieur Pasquier; je lui dois cette justice. J'avouerai, avec la même franchise, que ses craintes me semblaient un peu exagérées. Appuyée sur ma Glorious Revolution de 1688, le chemin me paraissait devoir être plus facile qu'il ne s'est trouvé.
Le dimanche 1er août, madame de Montjoie entra dans ma chambre à sept heures du matin. Elle me dit que Mademoiselle voulait causer avec Pozzo: s'il consentait à venir au Palais-Royal, il pourrait y entrer par une porte très éloignée du palais; si cependant il y avait objection, Mademoiselle offrait de venir le rencontrer chez moi; si le premier arrangement lui convenait, il sortirait avec moi, ayant l'air de me donner le bras pour nous promener aux Tuileries. Nous gagnerions la rue Saint-Honoré. (p. 083) Madame de Montjoie nous attendrait dans une boutique voisine de la porte où nous devions entrer et nous conduirait par les détours de l'intérieur. Quelle que fût la décision de Pozzo, je promis d'être de ma personne fidèle au rendez-vous.
J'écrivis à l'ambassadeur de venir tout de suite chez moi. Je lui racontai la visite de madame de Montjoie. Il serait enchanté, me répondit-il, de voir Mademoiselle et de causer avec elle; il y tenait même beaucoup. Mais il ajouta: «Il est impossible, dans l'état où l'on se trouve au Palais-Royal, avec le désordre, le mouvement qui y règnent, que je ne sois pas rencontré et reconnu par quelqu'un. Le mystère même apporté à cette conférence y donnerait plus d'importance et disposerait à la publier. Je craindrais surtout ces indiscrétions, dans la pensée qu'elle pourraient neutraliser mes efforts et me rendre moins utile. Je ne puis avoir d'influence sur le corps diplomatique qu'autant que je semblerai impartial dans la question et faisant cause commune avec mes collègues.»
Ainsi donc, acceptant la seconde proposition de Mademoiselle, il me chargea de mille excuses pour elle et de la prier de trouver bon que le rendez-vous eût lieu chez moi. Nous convînmes d'un message insignifiant pour lui indiquer que la princesse l'y attendait.
Je fis prier monsieur Pasquier de venir me voir; je lui racontai ce qui se passait et lui demandai si, dans le cas où Mademoiselle le souhaiterait, il lui conviendrait de causer avec elle. Il me dit n'y avoir aucune objection et même être bien aise qu'une occasion s'offrît, aussi naturellement, de lui exposer quelques-unes de ses idées et de les faire parvenir si directement à monsieur le duc d'Orléans.
Ces préliminaires convenus, je me mis en route à (p. 084) l'heure fixée; et, puisque je me suis faite l'historienne des rues, il n'est peut-être pas inutile de remarquer l'aspect qu'elles présentaient.
Il y avait beaucoup de mouvement. On rencontrait un grand nombre de patrouilles armées régulièrement, quoique vêtues seulement d'un pantalon et d'une chemise comme les jours précédents, et presque toutes conduites par quelqu'un en uniforme.
Des ordonnances à cheval portaient des ordres en grande hâte. Tout cela entremêlé d'enfants, de femmes bien vêtues, circulant librement et, leur livre de prières à la main, se rendant aux églises où les offices se célébraient et dont les portes s'étaient ouvertes précisément comme de coutume.
Tout le monde avait l'air effaré, curieux, pressé, mais pourtant calme et rassuré. Enfin, sauf les tranchées dans les rues et l'étrange costume des troupes, on aurait pu se croire dans la matinée d'un beau dimanche où la population se disposait à assister à quelque représentation extraordinaire qui, sans trop l'agiter, augmentait son activité accoutumée. La ville avait l'aspect d'un jour de fête où la circulation des voitures est interdite.
Je trouvai madame de Montjoie au rendez-vous, et, après un véritable voyage dans le palais, en passant par les combles, nous arrivâmes chez Mademoiselle. Elle était dans sa petite galerie; son cabinet, que je traversai pour y arriver, était encore jonché des vitres et des glaces brisées dans les journées précédentes. Les marques des balles se faisaient voir aussi dans les boiseries.
À peine étais-je arrivée et lui expliquais-je le message de Pozzo, que madame la duchesse d'Orléans entra toute troublée:
«Ma sœur, voilà un tel (un valet de chambre de madame (p. 085) la duchesse de Berry dont j'ai oublié le nom) qui vient prendre mes commissions pour la duchesse de Berry, que dois-je dire? Je ne peux pas refuser de le voir.
—Dites des politesses insignifiantes; il n'y a pas besoin d'entrer en aucun détail par un tel messager, mais n'écrivez-pas.»
Madame la duchesse d'Orléans sortit. Mademoiselle courut encore après elle jusque dans la pièce suivante:
«Surtout, ma sœur, n'écrivez pas.
—Non, non, je vous le promets.»
Mademoiselle revint à moi en souriant: «Ma pauvre sœur est si troublée, me dit-elle, qu'elle n'est pas en état de mesurer ses paroles, et il ne faut s'engager d'aucun côté.»
Nous reprîmes le fil de notre discours. Mademoiselle reconnut qu'en effet il valait mieux qu'elle vînt chez moi. Elle allait s'y rendre; je l'accompagnerais seule, mais il me faudrait attendre. Son frère était sorti et elle ne partirait qu'après son retour.
Madame la duchesse d'Orléans revint une seconde fois:
«Ma sœur, ma sœur, voilà Sébastiani! il est furieux, vous savez.
—Soyez tranquille, je vais le faire venir ici. Furieux ou non, il faut bien qu'il se soumette à cette nécessité; je me charge de lui parler.»
Elle sonna pour donner l'ordre de faire entrer le général Sébastiani chez elle. Je sortis avec madame la duchesse d'Orléans par l'intérieur.
Je ne saurais peindre la scène de désordre que présentait alors le Palais-Royal. On avait profité du séjour de la famille à Neuilly pour entreprendre d'assez grandes réparations dans plusieurs pièces. Les parquets étaient enlevés; on marchait sur les lambourdes au milieu du plâtre. Dans d'autres, les peintres étaient (p. 086) établis avec leur attirail. Tout était démeublé; on heurtait des tapissiers portant leurs échelles, des valets replaçant des sièges.
À travers ce désordre circulaient des gens de toute nature. On mangeait dans toutes les pièces. Tout le monde entrait comme dans la rue; et la garde de ce Palais, portant le costume dont j'ai déjà parlé, formait une singulière disparate avec les lieux, si ce n'est avec la société.
Il n'y avait pas moyen de causer dans un pareil brouhaha. Madame la duchesse d'Orléans trouva seulement le temps de me dire, pendant notre retraite à travers les cabinets de Mademoiselle, qu'elle était plus tranquille sur madame la Dauphine. Elle avait rencontré monsieur le duc de Chartres, dans la nuit précédente, près de Fontainebleau; et, comme on n'en avait pas d'autre nouvelle, c'était la preuve qu'il ne lui était rien arrivé de fâcheux. Elle devait avoir rejoint sa famille.
C'était une grande inquiétude de moins pour madame la duchesse d'Orléans. Elle aime tendrement madame la Dauphine; et, dans toutes les tristes circonstances qui se sont succédé, c'est toujours des malheurs et des impressions de cette princesse que j'ai vu la Reine s'inquiéter et se désoler.
On me montra, plus tard dans cette matinée, une lettre interceptée de madame la Dauphine écrite à son mari. J'ai conservé le souvenir d'une phrase qui me frappa extrêmement. Après avoir rendu compte, en termes fort amers, de la scène du théâtre de Dijon dont elle sortait, des cris insolents qu'on y avait poussés, elle ajoutait: «Ils avaient bonne envie de m'insulter personnellement; mais je leur ai fait cet air qu'on me connaît, et ils n'ont osé.»
Ainsi cet air qu'on lui connaît, et que nous regardions (p. 087) comme une espèce de fatalité, elle le faisait. Certes, je ne rappelle pas ces paroles dans un sentiment hostile contre une princesse que je vénère, et dont les malheurs, selon l'expression de monsieur de Chateaubriand, sont une dignité, mais seulement comme une nouvelle preuve de l'ignorance où était la branche aînée du siècle et du pays.
Cet air, dont elle prétendait tirer du respect, ne produisait que de l'aigreur et du mécontentement. Dans cette lettre, il n'était pas question des ordonnances, il paraissait qu'elle en avait déjà parlé: «Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit hier. Ce qui est fait est fait; mais je ne respirerai que quand nous serons réunis.»
Je retourne au Palais-Royal. On était censé se tenir dans le salon dit des Batailles où une espèce de repas en ambigu était en permanence; mais, de fait, on était constamment dans la pièce qui servait de communication à tous les appartements et dont le grand balcon donne sur la cour.
Chaque cri, chaque coup de tambour, chaque bruit, et ils étaient fréquents, y rappelait. Madame la duchesse d'Orléans cherchait évidemment à vaincre l'agitation de l'âme par celle du corps; elle ne tenait pas en place. Après l'avoir suivie pendant quelque temps, j'y renonçai, excédée par la fatigue, et m'assis dans un coin où madame de Dolomieu, aussi lasse que moi, vint me rejoindre.
Nous y restâmes jusqu'au moment où les acclamations, dans la place, nous annoncèrent l'approche de monsieur le duc d'Orléans. Mademoiselle nous suivit à ce signal, suivie par le général Sébastiani. Il avait l'air fort grognon, et, en passant à côté de moi, me jeta un regard où je vis qu'il me savait l'intermédiaire d'une négociation qui lui était aussi désagréable.
(p. 088) Tout le monde se plaça sur le grand balcon pour voir arriver monsieur le duc d'Orléans. Lui et son cheval étaient littéralement portés par les flots du peuple. Je sais bien que cet enthousiasme ne signifie rien pour le lendemain; mais, sans y attacher autrement d'importance, on doit constater qu'il y en avait beaucoup pour lui, là et dans ce moment. Sa pauvre femme en fut fort attendrie; ce lui fut une douce compensation à ce qu'elle souffrait d'ailleurs.
Monsieur le duc d'Orléans, se débarrassant enfin de cette foule, rentra dans le Palais, où elle n'était guère plus choisie, et parvint dans la salle où nous étions.
Il s'y arrêta un moment, embrassa ses plus jeunes enfants arrivés de Neuilly depuis qu'il était sorti, parla au général Sébastiani, me dit quelques paroles obligeantes en me prenant la main, et rentra dans son cabinet particulier suivi de sa femme et de sa sœur. Celle-ci n'y demeura pas fort longtemps. En en sortant, elle me prit sous le bras et me dit: «Venez, je suis prête à partir» Nous regagnâmes son appartement.
Survint l'embarras de la toilette. Elle avait bien un chapeau de paille, mais sans voile, et le voile était de rigueur pour notre expédition. Le mien étant de grand deuil; je ne pouvais le lui donner. Elle sonna la seule femme qui l'eût accompagnée de Neuilly, mais elle n'avait aucune clé des armoires. Elle se rappela enfin un chapeau resté à Paris et garni d'une grande blonde; on l'apporta. Mademoiselle craignait qu'il ne fût trop remarquable. Je l'assurai que les rues étaient remplies de toilettes tout aussi élégantes; bientôt elle-même en fut frappée et aussi étonnée que je l'avais été les jours précédents.
Nous descendîmes le petit escalier de la tourelle et (p. 089) sortîmes du palais sans qu'elle fût reconnue. Cela n'était pas très difficile, au milieu d'un si grand désordre.
Arrivées dans la rue de Chartres, elle me dit en anglais: «Nous sommes suivies.» Nous l'étions, en effet, mais par mon maître d'hôtel. Je l'avais amené parce que c'était de tous mes gens celui sur la discrétion duquel je comptais le plus. Je la rassurai.
«Alors, me dit-elle, donnons-lui toutes les deux le bras; cela paraîtra plus simple que de voir deux femmes seules dans ce moment-ci.» Ainsi fut fait et Jules Goulay fut honoré du bras d'une Altesse Royale.
Dans le cas où nous rencontrerions quelqu'un de ma connaissance qui voudrait me parler, je devrais m'arrêter tandis qu'elle continuerait son chemin.
Je lui dis le billet que j'avais reçu au sujet de monsieur de Chateaubriand; elle me répéta combien on attacherait de prix à concilier sa bienveillance, sans toutefois le mettre dans le cabinet. Si l'ambassade de Rome pouvait lui convenir, on serait tout disposé à la lui voir reprendre.
La veille, monsieur de Glandevès m'avait chargée de parler de lui et de son attachement au Palais-Royal. Je m'étais acquittée de cette commission dès le matin. Apparemment, Mademoiselle en avait parlé à son frère, dans leur court entretien, car je fus formellement chargée de dire à monsieur de Glandevès de reprendre son appartement aux Tuileries et qu'on arrangerait sa position. Je fis le message, et il refusa avec beaucoup de bonnes et respectueuses paroles.
Toute ceci prouve combien on aurait désiré, dans ces premiers moments, suivre les habitudes monarchiques, et que la nécessité, formée par l'activité des uns et la réticence des autres, a seule jeté dans d'autres voies.
Je me sers du mot réticence parce qu'il n'y avait pas (p. 090) encore d'hostilité. Le parti, qui s'est depuis appelé carliste ou légitimiste, n'existait alors nulle part.
Comme nous causions en anglais, l'homme qui nous séparait ne nous gênait aucunement. Je demandai à Mademoiselle s'il lui plaisait de voir monsieur Pasquier; dans ce cas, je le ferais avertir pendant sa conférence avec l'ambassadeur. Elle me dit qu'elle en serait charmée.
Nous étions entrées dans le jardin des Tuileries, mais il fallut revenir sur nos pas, les grilles du côté de la place Louis XV étaient encore fermées. Nous suivîmes la rue de Rivoli. En approchant de la rue Saint-Florentin, Mademoiselle me fit mettre à côté d'elle à l'intention de la masquer le plus possible: «Je ne veux pas que le vieux homme boiteux m'aperçoive, me dit-elle; il est si fin! Il serait capable de me reconnaître de sa fenêtre. Je ne me soucie pas qu'il remarque mon passage, et encore bien moins d'être exposée à lui parler.»
Nous arrivâmes, sans avoir fait aucune rencontre, jusqu'à la rue des Champs-Élysées. Je m'arrêtai pour débiter au portier de l'ambassadeur le message convenu. Mademoiselle poursuivit sa route. Je la rejoignis comme elle entrait chez moi; je l'y avais à peine installée que Pozzo arriva. Il m'avertit qu'on viendrait le demander pour donner une signature. Je l'introduisis auprès de la princesse et je les laissai. J'écrivis un mot à monsieur Pasquier pour le prévenir qu'il était attendu.
Bientôt survint monsieur de Lobinski, apportant une dépêche à signer. J'allai chercher Pozzo. En faisant ses excuses à Mademoiselle de la quitter, il lui dit: «C'est pour votre service; je vais signer la dépêche dont je vous rendais compte pour ne pas retarder le départ du courrier.»
Il signa effectivement deux grande lettres et rentra dans la pièce où Mademoiselle l'attendait. Je restai seule (p. 091) avec Lobinski. Il avait apporté une petite écritoire de poche; je lui fis une plaisanterie sur cette précaution. Il me donna la plume: «Gardez-la, me dit-il, comme une plume d'honneur. Vous l'avez bien méritée. Vous ne savez pas vous-même toute l'étendue du service que vous avez rendu, non seulement à votre pays, mais à l'Europe entière qui vous devra le maintien de la paix. Soyez bien contente de vous-même, madame; vous avez droit de l'être.»
Je voulus prendre cette allocution solennelle en riant et j'acceptai la plume: «Je parle très sérieusement, reprit-il; vous ne savez pas la portée de ce que vous avez empêché; réjouissez-vous-en comme française, je vous en remercie comme russe.»
Ces paroles de Lobinski m'ont fait penser que ces dépêches, si bénévoles pour nous, en remplaçaient d'autres d'une toute autre tendance.
Ce fut aussi l'opinion de monsieur Pasquier, à qui je les rapportai sur-le-champ. Peut-être cependant ne faisaient-elles allusion qu'au projet, formé par le corps diplomatique, de se rendre à Rambouillet et que Pozzo avait déjoué. Je n'en ai pas su davantage. Mes rapports d'intimité avec l'ambassadeur ne me permettaient pas de pousser Lobinski de questions.
Monsieur Pasquier arriva. Nous attendîmes la fin de la conférence avec Pozzo, qui fut fort longue. Aussitôt que je le vis sortir, je menai monsieur Pasquier dans le salon où il devait le remplacer, et je me retirai. On voit que je n'ai guère été dans tout cela que la mouche du coche.
J'avais remarqué dans ma course du matin que les fiacres commençaient à circuler, quoique difficilement. J'en avais envoyé chercher un, et, lorsque monsieur Pasquier eut quitté Mademoiselle, je lui proposai de (p. 092) s'en servir plutôt que de retourner à pied. Elle y consentit, et nous y montâmes.
Elle me dit avoir été contente de monsieur Pasquier: «On voit, ajouta-t-elle, que c'est un homme accoutumé à envisager les questions sous toutes les faces, et, pour vaincre les obstacles, c'est un grand moyen de les avoir prévus; mais on voit aussi qu'il est peu pressé de s'engager. Évidemment, il s'est trouvé dans bien des révolutions et il les redoute. Mais, de qui j'ai été enchantée, c'est de notre bon Pozzo. Il est parfait, ma chère madame de Boigne, parfait; c'est tout à fait un de nous. Il m'a raconté cette dépêche qu'il a été signer; nous ne l'aurions pas faite autrement! Il me tarde fort qu'il puisse voir mon frère. J'espère arranger cela pour la nuit prochaine. Au reste, le plus essentiel est déjà accompli: la décision qu'il a fait prendre au corps diplomatique de rester à Paris, et l'expédition de ces bonnes dépêches.»
Nous devisâmes sur ce sujet, et sur plusieurs autres, pendant la route. Elle n'offrit d'autre inconvénient que de nombreux et affreux cahots. Je fis arrêter dans la rue de Valois; j'accompagnai Mademoiselle par l'escalier de la tourelle, et, une fois que j'eus vu la porte de son appartement fermée sur elle, je regagnai mon fiacre et revins chez moi.
Après avoir fait semblant de dîner, car l'excessive chaleur, la fatigue, l'agitation empêchaient de manger presqu'autant que de dormir, je remontai dans un fiacre pour aller voir madame Récamier. Elle m'attendait, avec impatience, pour m'entretenir de monsieur de Chateaubriand.
Je découvris bientôt qu'il était outré contre Charles X qui n'avait pas répondu à sa lettre, indigné contre les pairs qui ne l'avaient pas choisi pour diriger la Chambre, furieux contre le Lieutenant général, qui n'avait pas (p. 093) déposé entre ses mains le pouvoir auquel les événements l'appelaient. De plus, il était censé malade. C'est sa ressource ordinaire lorsque son ambition reçoit un échec considérable, et peut-être au fond l'impression est-elle assez violente pour que le physique s'en ressente.
Madame Récamier me pressa fort d'aller chez lui chercher à le calmer. Je consentis à l'y accompagner; et, montant toutes deux dans la voiture qui m'avait amenée, nous arrivâmes à sa petit maison de la rue d'Enfer.
Madame Récamier y était connue. On nous laissa pénétrer sans difficulté jusqu'à son cabinet. Nous frappâmes à la porte; il nous dit d'entrer. Nous le trouvâmes en robe de chambre et en pantoufles, un madras sur la tête, écrivant à l'angle d'une table.
Cette longue table, tout à fait disproportionnée à la pièce qui a forme de galerie, en tient la plus grande partie et lui donne l'air un peu cabaret. Elle était couverte de beaucoup de livres, de papiers, de quelques restes de mangeaille et de préparatifs de toilette peu élégante.
Monsieur de Chateaubriand nous reçut très bien. Il était évident, cependant, que ce désordre et surtout ce madras le gênaient. C'était à bon droit, car ce mouchoir rouge et vert ne relevait pas sa physionomie assombrie.
Nous le trouvâmes dans une extrême âpreté. Madame Récamier l'amena à me lire le discours qu'il préparait pour la Chambre: il était de la dernière violence. Je me rappelle, entre autres, un passage, inséré depuis dans une de ses brochures, où il représentait monsieur le duc d'Orléans s'avançant vers le trône deux têtes à la main; tout le reste répondait à cette phrase.
Nous écoutâmes cette lecture dans le plus grand silence et, quand il eut fini, je lui demandai si cette (p. 094) œuvre, dont je reconnaissais la supériorité littéraire, était, à son avis, celle d'un bon citoyen: «Je n'ai pas la prétention d'être un bon citoyen!» s'il croyait que ce fût le moyen de faire rentrer le Roi aux Tuileries: «Dieu nous en garde! je serais bien fâché de l'y revoir!»—«Mais alors, ne serait-il pas plus prudent de se rallier à ce qui se présente comme pouvant arrêter ces calamités anarchiques, si raisonnables à prévoir, dont vous faites la terrifiante peinture?»
Madame Récamier profita de cette ouverture pour dire que j'avais été au Palais-Royal le matin. Elle se hasarda à ajouter qu'on y attachait un grand prix à son suffrage, à sa coopération. On comprenait les objections qu'il pourrait avoir à prendre une part active au gouvernement, mais on pensait qu'il consentirait peut-être à retourner à Rome.
Il se leva en disant: «Jamais!»; et il se mit à se promener à l'autre extrémité de la petite galerie.
Madame Récamier et moi continuâmes à causer, entre nous, des convenances de son séjour à Rome, des services qu'il pouvait y rendre à la religion, du rôle, tout naturel et si utile, que l'auteur du Génie du Christianisme avait à y jouer dans de pareils prédicaments, etc. Il feignait de ne pas nous écouter. Cependant il s'adoucissait, sa marche se ralentissait; lorsque tout à coup, s'arrêtant devant une planche chargée de livres et se croisant les bras, il s'écria: «Et ces trente volumes, qui me regardent en face, que leur répondrais-je? Non... non... ils me condamnent à attacher mon sort à celui de ces misérables. Qui les connaît, qui les méprise, qui les hait plus que moi?» Et alors, décroisant ses bras, appuyant les mains sur les bouts de cette longue table qui nous séparait, il fit une diatribe contre les princes et la Cour. Il laissa tomber sur eux (p. 095) les expressions de cet âpre mépris que sa haine sait enfanter, avec une telle violence que j'en fus presque épouvantée.
Le jour finissait, et, par la situation où il était placé, cette figure, coiffée de ce mouchoir vert et rouge, se trouvait seule éclairée dans la chambre, et avait quelque chose de satanique.
Après cette explosion, il se calma un peu, se rapprocha de nous, et prenant un ton plus tranquille: «Quel français, dit-il, n'a pas éprouvé l'enthousiasme des admirables journées qui viennent de s'écouler? Et sans doute ce n'est pas l'homme qui a tant contribué à les amener qui a pu rester froid devant elles.»
Il me fit alors un tableau du plus brillant coloris de cette résistance nationale, et, s'admirant lui-même dans ce récit, il se laissa fléchir par ses propres paroles.
«Je reconnais, dit-il en concluant, qu'il était impossible d'arriver plus noblement au seul résultat possible. Je l'admets. Mais moi, misérable serf attaché à cette glèbe, je ne puis m'affranchir de ce dogme de légitimité que j'ai tant préconisé. On aurait toujours le droit de me rétorquer mes paroles.
«D'ailleurs, tous les efforts de cette héroïque nation seront perdus; elle n'est comprise par personne. Ce pays, si jeune et si beau, on voudra le donner à guider à des hommes usés, et ils ne travailleront qu'à lui enlever sa virilité!...
«Ou bien on le livrera à ces petits messieurs (c'est le nom qu'il donne spécialement à monsieur de Broglie et à monsieur Guizot, objets de sa détestation particulière), et ils voudront le tailler sur leur patron!
«Non, il faut à la France des hommes tout neufs, courageux, fiers, aventureux, téméraires, comme elle; se replaçant d'un seul bond à la tête des nations!
(p. 096) «Voyez comme elle-même en a l'instinct! Qui a-t-elle choisi pour ses chefs lorsqu'elle a été livrée à elle-même?... des écoliers... des enfants! Mais des enfants pleins de talents, de verve, d'entraînement, susceptibles d'embraser les imaginations, parce qu'ils sont eux-mêmes sous l'influence de l'enthousiasme!...
«Tout au plus, faudrait-il quelque vieux nautonier pour leur signaler les écueils, non dans l'intention de les arrêter, mais pour stimuler leur audace.»
Le plan de son gouvernement se trouvait suffisamment expliqué par ces paroles. Monsieur de Chateaubriand le dirigeant avec des élèves des écoles et des rédacteurs de journaux pour séides, tel était l'idéal qu'il s'était formé, pour le bonheur et la gloire de la France, dans les rêveries de son mécontentement.
Cependant, il fallait en finir et sortir de l'épique où nous étions tombés. Je lui demandai s'il n'avait aucune réponse pour le Palais-Royal où j'irais le lendemain matin.
Il me dit que non; sa place était fixée par ses précédents. Ayant depuis longtemps prévu les circonstances actuelles, il avait imprimé d'avance sa profession de foi. Il avait personnellement beaucoup de respect pour la famille d'Orléans. Il appréciait tous les embarras de sa position que, malheureusement, elle ne saurait pas rendre belle, parce qu'elle ne la comprendrait pas et ne voudrait pas l'accepter suffisamment révolutionnaire.
Je le quittai évidemment fort radouci; et il y a loin du discours qu'il m'avait lu, avec ces deux têtes à la main, à celui qu'il prononça à la Chambre et dans lequel il offrirait une couronne à monsieur le duc d'Orléans s'il en avait une à donner.
J'y retrouvai, en revanche, quelques-uns des sarcasmes amers contre les vaincus qu'il avait fait entrer (p. 097) dans son improvisation du bout de la table et dont l'éloquence, en le charmant, avait commencé à l'adoucir, entre autres l'expression de chasser à coup de fourche.
Dans toute cette longue conversation, qui dura jusqu'à la nuit bien close, j'affirme que pas un mot sur monsieur le duc de Bordeaux ne fut prononcé. J'en entendis parler pour la première fois en rentrant chez moi le soir. Je sais bien qu'à présent tout le monde y a constamment pensé, que tout le monde l'a toujours désiré et voulu; mais je puis bien assurer que c'était in petto.
L'idée de l'abdication du Roi, et surtout celle de monsieur le Dauphin, ne venait pas au commun des mortels. Quant à moi, je l'avoue de bonne foi, il a fallu me la suggérer; et encore m'a-t-elle paru bien improbable à voir réaliser. J'ai pourtant la certitude que des tentatives, pour amener à ce but, ont été faites dans cette journée du dimanche. Elles avaient commencé la veille, et ont continué le lendemain. Elles ont trouvé bien plus de résistance à Trianon et à Rambouillet qu'au Palais-Royal.
Je crois savoir, d'une façon positive, que le Lieutenant général, tout en repoussant la responsabilité de l'initiative de la demande, consentait à recevoir l'enfant tout seul. Sa femme l'aurait accueilli avec transport, et lui promettait des soins maternels; mais la réponse faite à Rambouillet avait été dure jusqu'à l'insulte.
Au reste, cette transaction, n'ayant pas été dans le moment même à ma connaissance personnelle, ne rentre pas dans ce que j'ai vu et entendu, et je ne prétends pas raconter autre chose.
Je ferais un gros volume si je parlais de tout ce que j'ai appris depuis, même avec certitude, sur les détails de ces journées.
(p. 098) Ici se termine la tâche que vous m'avez faite. J'ai été bien souvent encore l'intermédiaire de paroles portées au Palais-Royal, mais de loin en loin, pour des circonstances spéciales et lorsque l'on est venu me trouver. Ces détails, quoique curieux peut-être, pourraient difficilement former un récit de quelque intérêt.
D'ailleurs, si je continuais, il me faudrait parler de la journée du mardi et de la hideuse marche sur Rambouillet. Or je ne veux pas terminer par une impression si pénible. Elle ne se rattache en rien à la noble semaine qui venait de s'écouler.
Alors la France s'est levée comme un seul homme et, s'étant faite géant par l'unité de sa volonté, elle a secoué les pygmées qui prétendaient l'asservir.
Contente de ce résultat, son seul but, elle serait rentrée dans le calme de son fier repos, si une poignée d'ambitieux et quelques centaines de misérables n'avaient continué une agitation factice qui, pour les contemporains, a gâté le magnifique spectacle offert à nos yeux.
La postérité lui rendra, je crois, plus de justice; et je me trompe fort si ces journées, appelées maintenant par dérision les Glorieuses, n'en conserveront pas le nom dans les siècles à venir.
Si les romans historiques sont encore à la mode dans quelques siècles, un nouveau Walter Scott trouvera difficilement un sujet plus poétique que celui de l'expédition de madame la duchesse de Berry en France pendant les années 1832 et 1833.
Lorsque le temps aura permis de voiler la fatale et ridicule catastrophe fournie par l'inexorable histoire, on s'exaltera volontiers sur une princesse, une mère, bravant toutes les fatigues, tous les périls, tous les dangers, pour venir réclamer l'héritage de son fils proscrit et déjà orphelin par un crime.
Voilà de ces positions éternellement destinées à intéresser le cœur et l'imagination. Et j'ai toujours été surprise que l'action de madame la duchesse de Berry n'ait pas excité plus d'enthousiasme parmi ses partisans. Cela s'explique, sans doute, par l'extrême mansuétude du nouveau gouvernement.
Dans un temps où le bien-être matériel tient une si grande place et où l'égoïsme personnel se dissimule sous les formes d'une tendresse illimitée pour les petits enfants, on veut bien déverser l'injure sur le pouvoir qui protège, (p. 100) mais on redoute, en l'attaquant ouvertement, d'aventurer sa propre tranquillité.
L'opposition de nos ancêtres se manifestait d'autre sorte. Ils donnaient de grands coups de lance et versaient du sang; nos contemporains ne se battent qu'en paroles et ne répandent que de la boue. Ce métier est trop peu attrayant, trop peu honorable, pour se prolonger. Cette opposition, honteuse et tracassière, s'éteindra prochainement, on le doit espérer, dans son propre venin.
En attendant que les aventures de madame la duchesse de Berry soient devenues le domaine de l'histoire et du roman, elles restent dans celui de la chronique. C'est à ce titre que je prétends raconter ce que j'en ai aperçu du point de vue où j'étais placée.
Je ne pense pas m'écarter en cela du parti que j'ai ci-devant annoncé de ne rien écrire de confidentiel. Cet épisode est tout à fait en dehors de la conduite des affaires à l'intérieur et ne peut donner lieu à aucune révélation indiscrète.
Madame la duchesse de Berry a de l'esprit naturel, le goût, l'instinct des arts et l'intelligence de la vie élégante. Elle porte habituellement de la bonté, de la facilité dans son commerce, mais trop souvent aussi la maussaderie d'une personne gâtée, d'une enfant mal élevée.
Comprenant mal les exigences de son haut rang, elle n'avait jamais songé combien c'est un métier sérieux d'être princesse au dix-neuvième siècle, et elle ne prétendait y puiser que de l'amusement et des plaisirs.
Les gens de son intimité savaient sa conduite assez désordonnée, mais, soit qu'on fût porté à l'indulgence envers elle, par l'injuste réprobation qu'inspiraient les (p. 101) vertus un peu austères de madame la Dauphine, soit que le secret fût passablement gardé, on n'en glosait guère et madame la duchesse de Berry était très populaire.
Il se disait bien, à l'oreille, qu'une certaine attaque de goutte, suivie d'une réclusion de plusieurs semaines à Rosny, avait eu pour motif la naissance d'un enfant à cacher; mais, en général, on croyait ces rapports calomnieux et, pour mon compte, j'y étais complètement incrédule.
Madame la duchesse de Berry s'est toujours montrée fort courageuse. Elle aimait et recherchait le danger souvent jusqu'à la témérité, s'aventurait à nager dans la mer lorsque la vague était assez grosse pour effrayer les matelots eux-mêmes, préférait monter les chevaux les plus fougueux, passer par les chemins les plus difficiles, affronter enfin tous les obstacles qui, ordinairement, font reculer les femmes.
Aussi incliné-je à croire, et on me l'a affirmé, que le vendredi 30 juillet 1830, elle eut la pensée d'enlever son fils de Saint-Cloud et de l'apporter, dans ses bras, à l'Hôtel de Ville de Paris pour le confier à la protection de l'assemblée tumultueuse qui s'était arrogé le droit de parler au nom de la ville et même du pays.
Ce coup de tête aurait certainement beaucoup embarrassé les factieux, et il est impossible de dire aujourd'hui quel eût été le résultat d'une semblable marque de confiance donnée à la population. Mais le roi Charles X et monsieur le Dauphin en eurent quelque soupçon et firent garder à vue la mère et l'enfant.
J'ai déjà raconté comment, trois jours plus tard, d'autres personnes songèrent à remettre monsieur le duc de Bordeaux aux mains de monsieur le duc d'Orléans, (p. 102) lieutenant général du royaume, et comment cette proposition fut accueillie à Rambouillet.
Madame la duchesse de Berry s'y opposa avec emportement, car, cette fois, elle ne devait jouer aucun rôle personnel, mais s'éloigner avec le reste de la famille. Cela n'entrait plus dans ses projets.
J'ai aussi déjà dit sa folle satisfaction des ordonnances et son puéril entrain de cette bataille des trois journées où la monarchie était en jeu. Lorsque le sort en eut fatalement décidé, la princesse ajouta à ces erreurs de jugement des actions niaisement ridicules.
Vêtue d'un costume masculin et armée d'un pistolet qu'elle tirait à tout instant, elle prétendait se montrer aux troupes dans cet équipage. C'est pendant la courte halte de Trianon qu'elle accomplit cette mascarade.
J'ai entendu raconter au duc de Maillé, premier gentilhomme de la chambre, que, dans cette bagarre de Trianon, il se trouvait seul auprès du Roi, dans une pièce où Charles X s'était réfugié.
Le vieux monarque, très accablé, occupait un fauteuil sur le dossier duquel monsieur de Maillé s'appuyait. La porte s'ouvrit avec fracas; madame la duchesse de Berry s'élança dans la chambre, en faisant ses évolutions belliqueuses, et tira son pistolet chargé à poudre.
Cette apparition ne dura qu'un éclair mais frappa de stupéfaction les deux vieillards. Après un moment de silence, le Roi, se retournant vers monsieur de Maillé, lui dit piteusement:
«Comment la trouves-tu, Maillé?
—A... bo... mi... na... ble, Sire,» répondit le duc, d'un ton tout aussi lamentable, la force de la vérité l'emportant en cet instant sur les habitudes de la courtisanerie. Le pauvre Roi plia les épaules.
(p. 103) Le duc de Maillé racontait cette scène, dont le cadre était si déplorable, de la façon la plus amusante.
J'ignore quelles influences firent reprendre à madame la duchesse de Berry le costume de son sexe; mais elle ne conserva pas longuement celui dont le Roi et monsieur de Maillé se tenaient pour si mal édifiés.
Ceux qui accompagnaient la famille royale, dans cette incroyable retraite vers Cherbourg, remarquèrent la faveur dont monsieur de Rosambo jouissait auprès de la princesse; mais les circonstances semblaient pouvoir excuser les privautés accordées à une personne complètement dévouée, quoique, cependant, l'étiquette fût seule, dans ces jours néfastes, à conserver ses droits.
Et, puisque j'ai occasion de parler de ce triste voyage, je veux consigner ici une petite anecdote qui est à ma connaissance spéciale, dans le seul intérêt de montrer à quel point cette étiquette enveloppait de ses petitesses nos pauvres princes.
Ils devaient dîner à Laigle, chez madame de Caudecoste fort empressée à les recevoir. Les officiers de la bouche précédaient. Tout fut mis à leur disposition. Ils demandèrent une table carrée et, comme il ne s'en trouva pas, ils scièrent une belle table d'acajou, le Roi, disaient-ils, ne devant pas manger à table ronde. Si je ne me trompe, un pareil soin, en pareil temps, en dit bien long et me paraît une excuse à nombre de reproches fréquemment répétés.
En approchant la côte d'Angleterre, madame la duchesse de Berry, que son humeur vagabonde entraînait dans tous les coins dû bâtiment, éclata tout à coup en cris et en sanglots. Elle se précipita dans la cabine où se trouvaient réunis les princes et les principaux passagers, proclamant une infâme trahison du capitaine. Celui-ci, fort étonné, parvint enfin avec peine à la faire expliquer.
(p. 104) En errant sous le pont, elle avait saisi quelques mots du pilote proposant d'entrer dans la rade de Saint-Hélens, le vent se tenant mauvais pour Spithead, et elle s'était déjà vue mettant à la voile pour le rocher où une autre grandeur déchue avait récemment terminé sa brillante carrière.
Le capitaine dut avoir recours à l'inspection d'une carte pour calmer les alarmes si singulièrement conçues.
L'habitation de Lullworth, vaste pour des particuliers, paraissait bien étroite à des habitudes princières. Madame la duchesse de Berry surtout avait peine à se soumettre à la communauté où elle se trouvait avec sa royale famille, et s'en affranchissait par de fréquentes absences.
Elle assista, entre autres, à l'ouverture du chemin de fer de Manchester à Liverpool et, suivant ses goûts aventureux, monta dans le premier wagon que la vapeur eût lancé sur des rails, lorsque cela paraissait encore une tentative pleine d'épouvante.
Les courses répétées, quoique accomplies sans faste dans un demi-incognito, déplaisaient à madame la Dauphine. Elle y voyait un oubli des convenances dont elle était blessée. La retraite, le silence, lui semblaient, à juste titre, l'attitude la plus digne à conserver dans leur cruelle position qui, d'ailleurs, trouvait peu de sympathie dans la population anglaise pleine d'enthousiasme pour la révolution de Juillet où elle reconnaissait l'exemple donné par elle-même en 1688.
Madame la Dauphine témoignait hautement à sa belle-sœur un mécontentement partagé du Roi et de monsieur le Dauphin. Aussi la réunion de l'auguste intérieur devenait chaque jour plus orageuse. Cependant madame la duchesse de Berry ne s'en sépara pas tout de suite: elle (p. 105) s'établit quelque peu de temps à Édimbourg, puis s'éloigna sous prétexte de santé.
Elle fit un assez long séjour à Bath. On manda qu'elle y était accouchée d'une fille; la suite rend tout croyable. Dans le moment, je n'y vis qu'une calomnie de l'esprit de parti dont je fus indignée.
Les registres des aubergistes, répétés par les gazettes, nous apprirent que madame la duchesse de Berry avait traversé l'Europe pour se rendre à Naples où elle n'était aucunement désirée. Il n'y avait guère moyen toutefois de repousser absolument une sœur réclamant asile. On accepta donc une visite en refusant l'établissement.
Ce point fixé, elle fut bien accueillie. Elle se montra d'autant moins exigeante dans cette transaction qu'elle était, dès lors, sous l'influence de ses espérances et en pleine intrigue pour leur exécution. Ses entours ne doutaient pas plus qu'elle de leur succès.
La princesse fit l'acquisition de deux bateaux à vapeur, destinés à parcourir la Méditerranée à l'effet d'entretenir et de faciliter les intelligences qu'elle pensait avoir en France.
L'un des deux lui échappa. L'autre, avec plus ou moins de complicité du gouvernement piémontais, arbora le pavillon sarde en restant à ses ordres, et devint ce Carlo Alberto qui a joué un rôle principal dans les événements que je vais m'appliquer à retracer sous l'aspect où ils me sont apparus.
Je dirai ce qui est à ma connaissance, d'après des témoignages authentiques, et, parfois, je hasarderai des conjectures en les signalant comme telles. Sans doute cette relation différera, en bien des points, de celles fournies par les partisans de la princesse, et il y aura nécessairement des lacunes que ses complices seuls pourraient remplir.
(p. 106) Quelque récit véridique les racontera peut-être à la postérité. Ces matières ne sauraient être abordées franchement qu'avec un parti pris, le plus positif, contre toute espèce de publicité et presque de confidence contemporaine.
Il avait paru, dans l'automne de 1830, une caricature représentant un personnage, fort bien mis, saluant honnêtement un homme du peuple et lui demandant chapeau bas: «Monsieur, pourriez-vous m'indiquer ce que sont devenus les royalistes?» Elle peignait assez exactement la situation. L'opposition, dite du faubourg Saint-Germain, était alors aussi modeste qu'elle s'est montrée arrogante par la suite. Beaucoup d'entre ceux qui sont devenus depuis ses coryphées allaient au Palais-Royal, plus ou moins ouvertement.
Si des personnes particulièrement attachées à la maison des princes s'en abstenaient, celles-là même n'annonçaient que des regrets de convenance et un temps de deuil limité. Je pourrais citer bien des gens dont j'ai été chargée de porter les paroles qui probablement les renieraient aujourd'hui.
Les propos étaient dépourvus d'hostilité; on se rencontrait sans répugnance; on causait de tout les uns avec les autres. Le blâme universel s'attachait aux ordonnances de Charles X, la pitié aux malheurs qu'elles avaient provoqués; la reconnaissance s'exprimait pour ceux qui, se jetant à travers la mêlée, avaient arrêté l'irritation de la multitude et prévenu les violences dont la crainte était fréquemment rappelée par les émeutes qui grondaient autour de nous.
Je me souviens que, causant amicalement et confidentiellement avec le duc de Laval, je lui demandai s'il laisserait écouler le temps fixé par la nouvelle Charte pour faire sa soumission et siéger à la Chambre des pairs.
(p. 107) «Ma décision n'est pas absolument arrêtée, me répondit-il, mais voyez-vous, ma chère amie, en fin de compte on sera toujours trop heureux de nous avoir quand nous voudrons et, en se rattachant isolément, on fera plus d'effet et mieux ses conditions.»
Mon pauvre ami se croyait encore au temps de la Fronde où l'on traitait avec les grands seigneurs et [où] un Montmorency faisait ses conditions.
Les souvenirs de l'Empire pouvaient, dans une certaine mesure, entretenir ces illusions, mais, ici, il était dans l'erreur de tous points. Aussi ne rapporté-je cette circonstance que pour montrer quelle était, à cette époque, la mesure des répugnances aristocratiques contre la révolution de Juillet.
À bien dire, le parti, d'abord appelé carliste et plus tard légitimiste, n'existait pas encore. Des bouches qui grimacent aujourd'hui en disant: «Monsieur Philippe» ou «Madame Amélie», s'ouvraient très naturellement pour les qualifier «du Roi» et «de la Reine».
En un mot, on avait peur. Cette situation dura jusqu'après le procès des ministres de Charles X.
Quand il fut bien constaté que le gouvernement réunissait à la force la volonté de protéger ses ennemis, alors seulement on songea à lui faire subir des impertinences.
La première fut une manifestation dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, le 13 février 1831, mais on la choisit d'une nature trop ostensible, aux yeux du peuple. Elle souleva sa colère et il en tira une vengeance, à jamais déplorable, qui suspendit pour quelque temps les entreprises et retarda l'organisation du parti.
Dans des proportions différentes, tout le monde blâma l'imprudence commise à Saint-Germain-l'Auxerrois et réprouva avec indignation le vandalisme exercé sur cette (p. 108) église et sur l'archevêché. On avait vu la Seine entraînant les meubles, les livres, les manuscrits précieux sous ses ponts, tandis que le cortège du bœuf gras (car c'était un mardi gras de funeste mémoire) les traversait et que des processions de misérables bandits, affublés de chasubles, d'étoles, de surplis, d'ornements pontificaux, la croix, la crosse, les bannières religieuses en tête, inondaient ses quais en se mêlant aux masques. Je conserve de ce hideux spectacle un bien pénible souvenir.
Comme il arrive d'ordinaire dans les effervescences politiques, on n'avait pas pillé, et on se croyait héroïquement généreux pour n'avoir fait que détruire.
Tout ce qui paraît utile aux masses populaires, le linge, les litages, l'argenterie trouvés à l'archevêché, avaient été portés à l'Hôtel-Dieu, et les gazettes du parti révolutionnaire vantèrent le lendemain la magnanimité de ce peuple qu'elles cherchaient à pousser dans tous les excès.
L'archevêque aurait bien pu courir quelques risques à ce premier moment, mais heureusement on avait réussi à le faire évader et pas une goutte de sang, du moins, n'était à regretter dans cette œuvre de destruction conduite avec une fabuleuse célérité.
L'église de Saint-Germain avait été dévastée très rapidement, mais, là, on s'était borné à dépouiller les autels, à enfoncer les armoires, à briser les fenêtres, les lambris, les vitraux, les boiseries sculptées, enfin tout ce qui offrait une sorte de fragilité; tandis qu'en moins de trois heures il ne restait pas pierre sur pierre de l'archevêché et que la grille même qui entourait le jardin avait disparu. Un tremblement de terre n'aurait pas agi d'une façon plus prompte et plus efficace.
J'ai presque répugnance à ajouter que la cathédrale (p. 109) et le quartier ont également gagné à la démolition du palais de l'archevêque.
Les intrigants du parti carliste durent renoncer pour lors à obtenir des manifestations des gens ayant quelque chose à perdre, mais la sécurité ne tarda pas à renaître parmi eux et, lors qu'il fut bien constaté, d'une part, qu'il n'y avait rien à craindre du nouveau gouvernement, soit pour sa personne, soit pour sa propriété (protection égale étant donnée, à tous) et, de l'autre, qu'il n'y avait rien à gagner à le servir, ni pour l'importance, ni pour les intérêts personnels, qu'il n'y avait plus de Cour, plus de courtisans, plus de places de faveur, plus de crédit à exploiter, encore moins de privilèges à obtenir, alors l'opposition royaliste s'organisa.
Quelques-uns étaient encore arrêtés par les avantages attachés à l'hérédité de la pairie. On voulait les conserver, ou les acquérir; la loi qui les détruisit acheva de les éloigner.
Les gens de ce parti vivent, selon l'habitude qui leur a été si fatale, exclusivement entre eux, parqués dans les mêmes salons. Ils se touchèrent le coude et, se sentant tous hostiles, ils crurent être tout le monde.
Leur première espérance fut celle de ruiner Paris. On réforma une partie de ses gens, de ses chevaux; on diminua son ordinaire; on décommanda à grand bruit les meubles, les voitures, les bijoux, tous les objets de luxe que les marchands devaient fournir.
Les dames partirent pour la campagne sans acheter de chapeaux d'été, et reprirent leurs robes de l'an dernier à leurs femmes de chambre. Elles croyaient bonnement retrouver l'herbe croissante dans les rues de la cité criminelle.
Le commerce souffrit, en effet, pendant la première année de la révolution, d'une si violente commotion, (p. 110) mais il ne tarda guère à se relever. Le luxe se développa rapidement, et même avec une certaine exagération d'assez mauvais goût.
Les habitants des châteaux, à leur grand étonnement, trouvèrent au retour plus d'équipages élégants, plus de diamants, plus de magnificences extérieures dans la ville qu'ils n'en avaient jamais vu et Paris déjà plus brillant que pendant la Restauration.
Toutefois, le mouvement était donné, la bouderie établie, l'hostilité constatée. Le plus grand nombre des personnes de l'ancienne Cour, qui allaient encore au Palais-Royal en 1831, s'abstinrent des Tuileries en 1832.
La destruction de l'hérédité de la pairie leur servit de prétexte, ou peut-être de motif réel, pour s'éloigner. Leur place, au reste, était déjà prise par une classe, riche et arrogante, qui marchait sur les talons de la noblesse depuis longtemps et n'était nullement disposée à lui rendre ni même à partager la situation que ses ressentiments lui faisaient abandonner dans l'État.
J'ai vu de près les prétentions individuelles des hommes qui se trouvaient distingués par leur fortune reconnue ou par leur capacité présumée, et j'ose affirmer qu'elles ne cèdent en rien à celles des ducs et des marquis de l'ancien régime, qu'elles sont tout aussi exigeantes, tout aussi exclusives, habituellement plus ridicules, toujours plus grossièrement formulées, et amènent beaucoup plus fréquemment l'expression et la pensée rendue par les mots: «un homme comme moi!»
Le parti carliste se cimenta pendant les derniers mois de 1831. Madame la Dauphine y contribua assez habilement, quoique dans la ligne qui convient à son grand cœur incapable de fomenter l'intrigue.
Elle s'était de tout temps érigée en protectrice zélée (p. 111) et fort éclairée des jeunes militaires. Ceux qui servaient dans la garde royale, surtout, lui étaient personnellement connus. Dans des lettres adressées à Paris, elle avait soin d'insérer leurs noms et faisait remercier, tantôt les uns, tantôt les autres, plus souvent les familles, de la fidélité conservée à la légitimité.
Ces messages étaient autant d'engagements pour ceux qui les recevaient et ont arrêté bien des jeunes gens prêts à reprendre du service. J'ai lieu de penser que les correspondants de la princesse ne se faisaient faute d'inventer des paroles dans ce sens, lorsqu'ils les croyaient utiles à employer.
D'un autre côté, les agents de madame la duchesse de Berry recrutaient d'une façon plus active et cherchaient à organiser une guerre civile dans la Vendée. Là, comme ailleurs, le parti se divisait en deux classes distinctes, l'une voulait forcer les événements et l'autre les attendre.
La comtesse de La Rochejaquelein, née Duras et veuve du prince de Talmont, dirigeait la première; tout ce qui restait de vieux chefs vendéens se ralliait à la dernière.
De même, à Paris deux comités directeurs se disputaient le pouvoir. L'actif reconnaissait pour chefs Gaston de Montmorency, prince de Robecque, et sa clientèle de jeunes gens; le temporisme, monsieur de Chateaubriand, monsieur Pastoret et monsieur Berryer.
Monsieur Hyde de Neuville flottait entre les deux. D'anciennes habitudes le stimulaient à entrer dans toute espèce de conspirations et il y résistait difficilement. D'après ses propres paroles, il doit avoir eu connaissance de celle de la rue des Prouvaires, s'il n'y prit pas une part directe.
Il est à peu près avéré aussi que le maréchal Bourmont (p. 112) l'autorisa de sa présence et parvint à s'évader de la maison où ses complices furent arrêtés.
Le plan était de pénétrer par la galerie du Louvre, où l'on se tenait sûr d'être furtivement introduit, jusqu'au palais des Tuileries dans la nuit du 1er au 2 février 1832.
Le Roi donnait un grand bal; l'attention était appelée sur les autres issues. On s'était procuré les clefs de la porte qui ouvre dans le pavillon de Flore, et on espérait que l'invasion de quelques douzaines d'hommes, armés et tirant, produirait une telle confusion qu'on pourrait se débarrasser de la famille régnante d'un seul coup.
On comptait d'ailleurs, avec l'illusion commune à tous les partis politiques, qu'il suffisait d'attacher le grelot et que tout le monde se joindrait aux conspirateurs. Il ne serait pas impossible, au reste, qu'ils eussent des complices parmi les nombreux convives du Roi.
Quoi qu'il en soit, la famille royale, avertie de ce nouveau danger, ne témoigna pas la plus légère agitation; et le Roi sut à onze heures, par monsieur Perier, que l'état-major des assaillants, dans la rue des Prouvaires, était occupé par la police, et quelques-uns des factieux arrêtés. En attendant plus tard, la capture aurait été plus nombreuse et plus importante, mais il est dangereux en temps de révolution de risquer une collision; il suffisait de déjouer le plan, sans commettre plus de monde qu'il n'était nécessaire.
Le lendemain, les salons du faubourg Saint-Germain se partageaient entre ceux qui se moquaient des vaines terreurs de Louis-Philippe, en niant le projet, et ceux qui se désolaient de son insuccès.
Une personne moins bien pensante (pour me servir de l'argot de ces salons), ayant hasardé de témoigner un peu (p. 113) d'horreur à l'idée de voir entrer deux cents assassins au milieu d'un bal, fut vertement tancée par un jeune homme s'étalant dans un excellent fauteuil.
«Mais enfin, reprit-elle, vos sœurs auraient pu y périr!...
—Tant pis pour elles... pourquoi vont-elles là?...»
Si cette réponse n'est pas fort chevaleresque, elle est du moins très spartiate.
Au demeurant, cet échec dégoûta des conspirations de ce genre. On renvoya de Paris les subalternes, anciens gardes du corps et sous-officiers de la garde royale, en les dirigeant vers les provinces de l'ouest; et les chefs se renversèrent de nouveau sur les fauteuils rembourrés, d'où ils frondaient tout à l'aise, renonçant à descendre dans la rue, autre terme d'argot de la même époque appartenant aux républicains.
La tentative de la rue des Prouvaires avait coûté beaucoup d'argent. De toutes les nombreuses conspirations tombées dans le domaine des tribunaux pendant le cours de ces années si fertiles en ce genre, c'est la seule où l'on ait trouvé la trace de sommes considérables dépensées.
Le comité s'y était décidé par condescendance pour un petit nombre de carlistes qui ressentent véritablement et sincèrement la répugnance que tous professent hautement pour le secours de l'étranger. Il n'y en a pas un qui ne se dise et ne se croie, peut-être, prêt à courir à la frontière pour en repousser l'étranger, et fort peu qui n'aient l'instinct de rattacher aux succès d'une armée ennemie toutes leurs espérances. Ils renouvelleraient volontiers l'appellation de nos amis les ennemis célébrée par Béranger en 1814, et en conviennent même lorsqu'en tête à tête on les presse d'arguments.
(p. 114) En attendant l'alliance offensive avec les puissances, les carlistes s'étaient ménagé celle des ambassades. L'habitude leur y donnait accès.
Ils s'y rendaient en foule, demeuraient maîtres des salons et y faisaient des impertinences aux jeunes princes (les ducs d'Orléans et de Nemours) qu'ils y rencontraient, au point que monsieur le duc d'Orléans se trouva forcé d'en demander raison au duc de Rohan (alors Fernand de Chabot) et se conduisit dans cette circonstance avec son tact et son esprit accoutumés.
Bientôt l'ambassade d'Angleterre fut fermée à ces factieux de contredanse. Ils continuèrent à dominer dans celle d'Autriche et nos princes cessèrent petit à petit de se montrer dans le monde.
L'échec de la rue des Prouvaires était fort sensible au parti. Un jeune carliste, monsieur de Berthier, rencontrant peu de jours après, dans le Carrousel, le Roi, à pied et donnant le bras à la Reine, lança contre eux le cabriolet qu'il menait, cherchant évidemment à les écraser au tournant de la rue de Chartres.
Il y aurait certainement réussi si le cheval, poussé avec fureur, ne s'était providentiellement abattu. Cette brillante prouesse fut célébrée dans les salons et monsieur de Berthier devint le héros du jour.
À force d'imprudences et d'impertinences, madame de La Rochejaquelein parvint enfin à attirer l'attention de l'autorité sur sa demeure. La visite de son château fut ordonnée pour y arrêter des réfractaires qu'elle n'y recélait pas mais dont elle faisait trophée.
À l'approche de la force armée, la terreur s'empara de la générale, comme elle se faisait appeler et de son aide de camp, mademoiselle de Fauveau, autre tête écervelée.
Toutes deux se cachèrent dans le four d'une ferme (p. 115) voisine. Elles en sortaient quelques heures plus tard, noires comme des ramoneurs, au milieu des politesses empressées que leur prodiguaient les officiers devant lesquels elles avaient fui. Le ridicule de cette aventure ne fut agréable ni à ces dames ni à leur monde.
Néanmoins, les manifestations se multipliaient. Les chefs, dans la crainte de voirie découragement s'emparer de leurs gens, faisaient circuler le bruit de la faveur secrète que madame la duchesse de Berry trouvait auprès de toutes les puissances, de son alliance intime avec Ferdinand VII en Espagne, dom Miguel en Portugal, et surtout avec le roi de Hollande.
La connivence du duc de Modène était évidente, et on se vantait de la sympathie des rois de Naples et de Sardaigne. Les plus initiés laissaient échapper l'annonce d'une entreprise prochaine d'un succès assuré.
Chacun, dans ces prédicaments, voulait se munir tout au moins d'une impertinence au nouveau gouvernement, à faire valoir auprès de Madame Régente. Ceux qui s'étaient montrés modérés jusque-là exagérèrent l'hostilité pour se faire pardonner.
Alors commença la véritable scission dans la société et jusque dans les familles, entre les personnes qui allaient aux Tuileries et celles qui s'en tenaient éloignées, accompagnée d'un redoublement de vitupérations inimaginables.
Si je répétais les propos, tenus dans ces temps-là par les bouches les plus aristocratiques et les plus dévotes, on n'y croirait ni pour le fond ni pour la forme, et j'aime mieux oublier ceux mêmes que j'ai entendus de mes oreilles.
Le ciel nous préparait à tous une terrible distraction. Il aurait manqué quelque chose aux calamités que la génération dont je fais partie est appelée à subir, si le fléau de (p. 116) la peste lui avait été épargné. Le choléra acquitta cette dette de la Providence.
Depuis plusieurs années, il s'avançait vers nous, et les récits qu'on en faisait préparaient les esprits à le recevoir avec effroi. Les plus grands génies partageaient cette terreur avec le vulgaire; et nulle part il n'était autant redouté qu'au sein de l'Académie des sciences, comme si elle avait, dès lors, prévu combien elle en serait décimée et y perdrait ses plus beaux titres de gloire.
Jusqu'à cette heure, on avait vu le choléra s'avancer pas à pas, hésitant un peu dans sa marche, choisissant fantastiquement un point plutôt qu'un autre, mais ne s'égarant que de peu de lieues. Son allure fut différente en France. Il éclata violemment à Paris et faiblement à Calais, au même jour, sans qu'aucun point intermédiaire en eût été frappé.
Personne ne s'attendait à une si brusque invasion, et, quoique de nombreuses précautions eussent été méditées, le gouvernement, qui ne voulait pas effrayer la population prématurément, fut pris au dépourvu. Toutefois, il ne se découragea pas et les secours s'improvisèrent avec autant de promptitude que d'intelligence.
Cette utile sollicitude imposa sur-le-champ à tous les quartiers de la ville l'aspect le plus sinistre. De nombreux établissements, où des lanternes et des drapeaux rouges indiquaient, jour et nuit, des ambulances, destinées à recevoir les malades tombés dans la rue, aussi bien que des escouades de médecins réunis prêts à se rendre à votre domicile au premier appel, en annonçant l'assistance signalaient le danger.
Chacun, au reste, en était suffisamment averti par ses impressions personnelles. Mais nul, en revanche, ne faillit à son devoir, et l'époque du choléra restera à (p. 117) l'éternel honneur de toutes les classes des habitants de Paris.
Je regrette que la vérité me force à relater un moment de fureur d'un horrible résultat. Quatre innocents furent impitoyablement massacrés comme empoisonneurs. On attribua ce crime à l'effet d'une proclamation fort imprudente du préfet de police, monsieur Gisquet. C'était l'avis de monsieur Casimir Perier, et je l'en ai vu transporté de colère au moment où il rendait compte aux Tuileries de cette déplorable journée.
C'est la dernière fois qu'il soit sorti, car, cette nuit-là, lui-même fut atteint de la maladie. Il en portait le germe depuis une visite des hôpitaux où il avait accompagné monsieur le duc d'Orléans, l'avant-veille.
Ni l'un ni l'autre ne s'étaient épargnés dans l'espoir de rassurer les malades et la population; mais le ministre avait été profondément impressionné; il en parlait avec terreur et l'émotion de ces massacres, qu'il pensait provoqués par un de ses agents confidentiels, en excitant une vive irritation, décida l'invasion du mal.
Cette triste circonstance empêcha seule le renvoi immédiat de monsieur Gisquet. Je reconnais pleinement l'inconvenance de son ordonnance. Elle recommandait aux marchands de vin, aux laitières, et jusqu'aux porteurs d'eau de veiller à ce que des malveillants ne vinssent pas jeter dans le vin, le lait et l'eau des liqueurs dangereuses, et devait enflammer la multitude.
Mais, lorsque je pense que partout, depuis le village du fond de la Hongrie habité par dès demi-sauvages, jusqu'à Glascow dont la population en masse est peut-être la plus éclairée du monde, le neuvième jour de l'invasion du choléra a été constamment accompagné d'imprécations contre les empoisonneurs suivies d'atroces (p. 118) cruautés, je suis presque tentée de croire cette exaspération générale, à date fixe, une des phases de l'incompréhensible fléau où nous étions en proie.
Nous en fûmes presque tous avertis à Paris par les cris de nos gens. Ils entrèrent dans nos chambres dans la plus vive excitation, affirmant la ville livrée aux empoisonneurs et se refusant à tous nos raisonnements contraires. Selon les diverses opinions, on accusait les républicains, les légitimistes; ou même le gouvernement; mais pour tous le crime était avéré, chacun en apportait des preuves irrécusables.
Cette frénésie dura vingt-quatre heures, puis disparut entièrement pour ne plus revenir. Malheureusement, elle avait produit des victimes. Quelqu'un inventa de faire, à la halle même, une collecte pour la veuve d'un infortuné massacré sur ses dalles, la veille au soir. Avant six heures du matin, on avait récolté douze cents francs, la plupart en gros sols et donnés par les mêmes gens qui, très probablement, dans leur aveugle furie, avaient subi l'influence délétère et partage le crime.
Espérons donc que cette inexcusable tache ne noircira pas trop, aux yeux de la postérité, l'honorable conduite tenue par la grande masse de la population. Riches et pauvres, chacun fit son devoir et plus que son devoir.
La non-contagion du choléra n'était rien moins qu'établie; je ne suis pas bien sûre qu'elle soit prouvée à l'heure qu'il est et, à l'époque dont je parle la question était très controversée. Les savants, les médecins se partageaient sur ce point. Pendant tout l'hiver précédent, des faits, proclamés incontestables, étaient apportés à l'appui des deux opinions par les contagionistes et par leurs adversaires; mais, dès que le fléau eut fait invasion, un seul avis prévalut: la possibilité de la contagion ne fut plus admise de personne. Pas un cholérique n'inspira (p. 119) la terreur à son voisin, pas un soin ne lui fut refusé par la crainte. Dieu donna la force aux plus timides.
Toutefois, il y eut, un moment, une certaine répugnance à ensevelir les victimes de cet horrible, mal. Une association de jeunes hommes, parmi lesquels on citerait les plus beaux noms de France, et qui portaient déjà des secours aux malades, allèrent de galetas en galetas pour en enlever les effroyables reliques laissées par la mort, et rendirent ainsi le courage de s'en défaire; car la hideur des cadavres augmentait encore l'effroi à les toucher; et pourtant leur séjour dans les maisons aggravait le danger pour les survivants.
Un seul médecin, dans la nombreuse faculté de Paris, profita d'un prétexte assez spécieux pour s'éloigner. Il n'a jamais pu reparaître parmi ses collègues. Tous les autres rivalisèrent de courage et de zèle.
Les ecclésiastiques allaient confesser les malades, s'enveloppant avec eux sous le même manteau, afin d'obtenir l'isolement, sans ralentir les soins que les infirmiers leur prodiguaient.
Des succursales aux hôpitaux s'improvisaient dans tous les quartiers. Les propriétaires de maisons inoccupées les offraient, quoique souvent élégantes. En vingt-quatre heures, l'empressement public, répondant au premier appel, les avait fournies de lits, de linge, de batterie de cuisine, de tout ce qui était nécessaire au service des malades; et souvent des dames chrétiennes s'y dévouaient et ajoutaient leurs soins à leurs dons. La charité semblait décidée à ne se point laisser dépasser par la misère du temps. Chacun donnait, même au delà de ses moyens, avec entraînement, et, ce qui est pour le moins autant à remarquer, si le riche était généreux, le pauvre était reconnaissant. Jamais je n'ai vu toutes les classes de la société réunies par un lien plus touchant.
(p. 120) Il ne faut pas croire cependant que ce spectacle parût très beau à ceux qui y assistaient. Je doute que beaucoup de gens eussent le sang-froid de le remarquer et la philosophie d'en jouir.
Pendant plusieurs mois, et surtout durant cinq semaines à l'invasion et trois à la recrudescence, chacun, en prenant congé le soir de sa famille, conservait peu d'espoir de se retrouver le lendemain réunis au déjeuner. On ne sortait pas sans mettre ordre à ses affaires, dans l'attente d'être rapporté mourant de sa promenade.
Ces craintes se confirmaient en voyant les corbillards stationner au coin des rues, en guise de fiacres, prêts à répondre à de trop fréquents appels, et en les rencontrant, allant au grand trot, chargés de plusieurs bières.
Mais bientôt ils ne suffirent plus; on leur donna pour auxiliaires des tapissières dont les rideaux noirs et fermés annonçaient les sinistres fonctions, et enfin de ces énormes voitures de déménagement remplies jusqu'au comble des victimes du fléau.
Je pense que ces rencontres, hélas! bien souvent renouvelées, n'étaient indifférentes à personne; pour moi, je conviens de bonne foi en avoir été très péniblement impressionnée.
Apparemment, pourtant, je faisais bonne contenance, car on ne me ménageait guère. Plusieurs personnes du gouvernement se réunissant chez moi tous les soirs, l'inquiète curiosité de chacun y amenait assez de monde pour les interroger, et elles faisaient les réponses concertées pour atténuer autant que possible la terreur publique.
Mais, lorsque les visites étaient parties et que ces messieurs restaient entre eux, ils cessaient de se contraindre (p. 121) et déroulaient leur effroyable chapelet d'horreurs, m'avouant le chiffre véritable des décès qu'on avait cessé de donner et qui s'est élevé jusqu'à dix-sept cents dans les vingt-quatre heures.
Un soir, on annonçait que la pénurie de bières forçait à employer plusieurs fois la même en en retirant les corps, le jour suivant, qu'on avait tout à fait renoncé à s'en servir, elles prenaient trop de place et l'on empilait les cadavres tels quels dans ces horribles tapissières.
Celui-ci avait vu amener chez lui le matin trente-deux orphelins de père et de mère, sortant de la même rue, celle de la Mortellerie, et produits d'une seule nuit. Cet autre craignait que le service des hôpitaux ne manquât le lendemain, un nombre considérable d'infirmiers ayant été atteints dans la matinée, etc.
Venaient ensuite les atroces descriptions de la maladie, car tous ces gens-là ne s'épargnaient pas; ils remplissaient leurs pénibles devoirs, allaient tout visiter, mais en demeuraient horrifiés.
C'est sous ces agréables impressions qu'on me laissait vers minuit, et je donne à penser si le sommeil était facile et les rêves gracieux.
Lorsque la fatigue l'emportait et qu'au réveil on apercevait un rayon de soleil, on se sentait comme étonné de revoir un nouveau jour. Cet impitoyable soleil ne manqua pas de luire constamment dans un ciel d'airain, accompagné d'un vent d'est qui ne variait pas d'un souffle.
Je n'ai jamais vu un semblable ciel. Il avait, malgré sa pureté, quelque chose de métallique, de plombé, d'imposant, de sinistre, de solennel. La terre lui répondait par une brume assez épaisse, mais parfaitement sèche, ne s'élevant qu'à quelques pieds. Tous les jours se ressemblèrent pendant cette redoutable épidémie.
(p. 122) Il est à remarquer que toutes les récoltes furent abondantes et superbes.
Quoique fort alarmants, les récits dont on saluait la fin de mes soirées nous faisaient moins d'effet, par leur généralité même, que lorsque le mal sévissait autour de nous. Chaque grande catastrophe amène des expressions qui lui sont propres. Celle d'être pris devint consacrée par l'usage. Elle est prise, il est pris, se comprenait du reste sans autre explication.
Je me rappelle un certain dimanche des Rameaux, de sinistre mémoire.
Madame de Champlatreux, fille de monsieur Molé, jeune personne de vingt ans qu'une distinction réelle mettait déjà hors de pair, prise au retour d'une promenade au marché aux fleurs, avait succombé dans la nuit.
Nous nous entretenions de ce triste événement lorsque le marquis de Castries, en entrant chez moi, demanda si nous savions pourquoi madame de Montcalm ne recevait pas selon son usage; il venait de trouver sa porte fermée. Monsieur Portal dit l'avoir quittée à six heures; elle lui avait recommandé de revenir le soir. Nous envoyâmes chez elle: elle était morte.
Au même instant on annonça monsieur de Glandevès, comme très mal; il s'éleva une discussion à ce sujet. Monsieur de Glandevès avait été atteint l'avant-veille, mais faiblement. Quelqu'un affirma l'avoir vu le matin tout à fait bien, cependant nous envoyâmes encore: il était mort.
La stupeur n'était pas passée qu'un message appela monsieur Pasquier auprès de sa nièce avec laquelle il avait dîné et qui se trouvait à toute extrémité. Nous sûmes, à la même heure, la duchesse de Maillé atteinte: elle n'a pas succombé, mais elle a été des années à se rétablir.
(p. 123) Si, par hasard, quelqu'un, un jour, lit ces lignes tranquillement établi au coin de son feu, on s'exagérera peut-être l'impression que nous recevions de ces morts si rapides. Nous n'avions ni le temps de nous apitoyer, ni le loisir de nous lamenter.
Une douloureuse stupeur nous dominait. Chacun était occupé à regarder dans les yeux de ses plus chers intérêts, et, il faut bien en convenir, à se tâter soi-même.
L'examen était peu favorable, tout le monde avait fort mauvaise mine et on se sentait généralement sous une influence morbide qui causait un profond malaise. Peut-être la peur y entrait-elle pour quelque chose. Je suis disposée à le croire.
Dieu sait qu'on n'avait pas de secret les uns pour les autres. Chacun rendait compte de l'état de ses entrailles, cela se qualifiait des prodromes; et les plus délicats ne s'effarouchaient ni se scandalisaient de ces étranges détails.
Je n'ai perdu personne dans ma maison; mais, le lundi suivant ce fatal dimanche, je vis mon cocher, auquel je venais de donner un ordre, se promener à grands pas dans la cour, recherchant le soleil: il venait d'être pris.
Dix minutes après, il était entre les mains des médecins qu'on avait été quérir à l'ambulance la plus voisine, une heure ensuite à la mort, et le soir sauvé; mais il lui a fallu bien des semaines pour se remettre.
La longueur des convalescences, pour la plus légère atteinte, constatait de l'extrême malignité du mal.
Ma belle-sœur, madame d'Osmond, pour une très faible attaque de choléra, fut six semaines sans pouvoir supporter d'autre aliment qu'une cuillerée de bouillon de poulet de trois heures en trois heures, tant l'estomac et les intestins étaient délabrés, et pourtant, lorsqu'elle (p. 124) fut prise, le fléau était à son déclin, car, pendant les quatorze premiers jours, tout ce qui en était touché périssait infailliblement.
On commença ensuite à sauver quelques malades, puis beaucoup, puis à peu près tous au bout de cinq à six semaines. Il ne faut pas que la médecine se targue de ce succès.
Le choléra a suivi la même marche partout où il s'est présenté, de quelque façon qu'il ait été traité, et il a parcouru toute l'Europe sans que la science ait découvert le moindre de ses secrets. Il a trompé toutes les conjectures et déjoué tous les calculs. Il a sévi dans les lieux réputés les plus sains, et s'est abstenu là où l'on redoutait ses effets les plus pernicieux.
Les grands hôtels du faubourg Saint-Germain, peu habités et entourés de vastes jardins, ont été décimés, tandis que la fourmilière du Palais-Royal était ménagée et qu'il n'y a pas eu un seul cas de choléra dans les passages vitrés, mal aérés et encombrés de population. On avait tellement craint de les voir devenir des foyers d'infection, qu'à l'approche de la maladie le conseil sanitaire avait songé à les faire évacuer. La rapidité de l'invasion n'en laissa pas le temps.
Les mêmes anomalies se présentèrent dans la campagne. Tel village a été complètement épargné, et tel autre, dans des conditions de salubrité également favorables, a été abîmé. Tantôt le fléau s'est abattu dans les vallées, tantôt il a frappé sur les montagnes.
Mais partout il a augmenté pendant quatorze jours, est resté stationnaire trois ou quatre et en décroissance pendant trois semaines au bout desquelles la maladie avait changé de caractère et ne présentait plus que les symptômes de ce qu'on appela la cholérine. Elle était rarement mortelle. Puis venait le moment de la recrudescence (p. 125) qui, au bout de quatre mois, ramenait le choléra bleu et les trop justes terreurs.
Paris la subit vers la fin d'août avec une grande intensité. Cette recrudescence a eu lieu partout où le choléra s'est montré, et n'a été ni mieux prévue, ni mieux expliquée que ses autres symptômes.
J'ai remarqué, pendant ces jours d'effroi, combien on parlait du choléra avec les ménagements respectueux qu'inspire toujours une puissance dont on a peur. Difficilement lui donnait-on tort. Chaque victime, tombée sous ses coups, avait assurément mérité son sort par quelque imprudence, ou bien par une organisation défectueuse.
Cela me rappelait notre empressement à trouver des motifs aux exils ordonnés par l'empereur Napoléon et la façon dont les russes expliquent les envois en Sibérie émanés du caprice de leur souverain. Nous traitions le choléra en potentat redouté. Il semble qu'on éloigne le danger de soi en accusant celui qui en souffre de l'avoir mérité par des fautes.
Voilà une longue digression, mais il faut pardonner un peu d'entraînement sur un pareil sujet. Lorsqu'il tombe sous la plume les souvenirs arrivent en foule, et, quoique bien pénibles, ils ont laissé des impressions impossibles à refouler.
Bien des générations se succéderont, j'espère, avant qu'un tel spectacle se renouvelle; mais, elles peuvent le tenir pour certain, il n'y a rien de plus effrayant, de plus formidable, de plus solennel que l'aspect d'une ville de onze cent mille âmes pliée sous le poids d'un pareil fléau, et pourtant, tout le monde se raidissait contre l'accablement, tout le monde accomplissait les devoirs de son état.
Non seulement le Roi et sa famille demeurèrent à Paris, (p. 126) sans témoigner la moindre crainte, non seulement les deux Chambres législatives et les tribunaux n'interrompirent point leurs travaux, non seulement les professeurs remplirent leurs chaires et les étudiants leurs bancs, non seulement la Bourse réunit ses habitués, mais encore les lieux publics, les salles de spectacle étaient fréquentés. Chacun sentait instinctivement que, si la société s'arrêtait un moment, tous les liens se dissoudraient et l'anarchie surgirait.
Souvent, au milieu d'une pièce, on venait avertir que monsieur, ou madame un tel ne pouvait continuer son rôle. Quelquefois, le commissaire de police avertissait un des spectateurs qu'il était demandé chez lui.
Le mot de choléra circulait de bouche en bouche, et on attendait avec patience que les acteurs improvisassent une scène quelconque pour gagner l'heure de la retraite. On n'était pas là pour s'amuser, mais pour ne rien changer aux usages quotidiens de la ville.
On voulait que les théâtres fussent ouverts et remplis, afin que la société semblât conserver son attitude ordinaire; mais on demeurait néanmoins sous une impression grave et solennelle: on ne se livrait pas à des saturnales, on s'armait contre la faiblesse.
Beaucoup cependant n'avaient pas cette énergie, et quelques personnes, entre autres la comtesse de Montesquiou-Fezensac, sont littéralement mortes de peur sans aucune autre maladie.
Un très petit nombre, et ce sont peut-être les plus sages, se sont enfuis les premiers jours de l'invasion, un beaucoup plus grand ont été héroïques.
Je citerai notamment le duc et la duchesse de Broglie. Après avoir subi toute l'horreur du choléra à Paris, ils apprirent qu'il éclatait à Broglie et s'y rendirent aussitôt. L'effroi et le découragement les avaient devancés. On (p. 127) abandonnait les malades. Ils les soignèrent eux-mêmes, calmèrent les imaginations frappées et allèrent jusqu'à ensevelir les morts de leurs propres mains; car partout l'aspect hideux des cadavres a inspiré la même terreur. Les personnes appelées à en voir m'ont assuré qu'elle était bien justifiée.
Je reviens à mon sujet dont je me suis moins écartée qu'il ne semble d'abord, car l'espoir de profiter de la perturbation que le choléra avait dû mettre, dans le pays et dans le gouvernement décida madame la duchesse de Berry à hâter son entreprise.
Le parti la préparait pour la fin de la session, en agitant la Vendée et suscitant des manifestations qui, forçant à des répressions, excitaient les esprits.
Je me rappelle, à cette occasion, une scène assez curieuse où je me trouvai assister. Madame Récamier, réduite à s'éloigner de l'Abbaye-aux-Bois, ravagée par le choléra, avait trouvé refuge chez une madame Salvage (dont le dévouement à la piteuse fortune de Louis Bonaparte est devenu une sorte de petite célébrité). J'allais l'y voir souvent.
Un jour, je trouvai la conversation fort animée, chose rare à cette époque de deuil général.
Le Moniteur du matin, ce doit être vers le milieu d'avril, avait publié une lettre, adressée à madame la duchesse de Berry, trouvée au château de La Charlière en Vendée, où l'on établissait qu'une tentative légitimiste serait intempestive et funeste, que les fidèles devaient employer leurs soins à fomenter la division et le mécontentement, chercher partout à accroître la misère des ouvriers, la souffrance du commerce, et se tenir en mesure de profiter des circonstances favorables, si, par exemple, la Prusse et la Hollande marchaient sur la Belgique. Alors serait le moment pour Madame de faire une descente (p. 128) sur les côtes, surtout si elle était appuyée de troupes sardes, espagnoles ou portugaises... Je ne me rappelle plus les termes exacts, mais c'était là le sens.
Le duc de Laval, le duc de Noailles, et même monsieur de Chateaubriand adoptaient complètement ce document et en préconisaient les doctrines. Tous les gens sages du parti les professaient, et les projets insensés de quelques extravagants, impossibles, au reste, à réaliser, ne méritaient que du mépris. Fomenter les mécontentements et attendre les chances d'une guerre étrangère en y excitant, voilà ce que la sagesse commandait.
Tout le monde était d'accord, lorsque survint monsieur Genoude.
«Nous parlions de la lettre publiée par le Moniteur, lui dit le duc de Laval.
—Et vous en êtes profondément indigné, répliqua monsieur Genoude. Il ne manquait plus à ce gouvernement impie que de se faire faussaire.
—Vous croyez cette lettre controuvée?
—En pouvez-vous douter? Quoi! désigner les royalistes à la haine du pays en les dénonçant comme fauteurs de la misère, de la souffrance du peuple, les montrer appelant les secours de l'étranger, tandis qu'au contraire, et cela est notoire, ils arrêtent à grand'peine les haines suscitées par les violences du gouvernement contre les habitants de l'Ouest, c'est une pensée infernale, une œuvre du démon bien digne des gens qui l'ont inventée.»
À cette sortie, personne ne souffla. Pas un de ceux qui venaient de vanter la sagesse des principes ne voulut les soutenir.
Monsieur de Chateaubriand attisa le feu de la cheminée; madame Récamier évita de lever les yeux; monsieur Ampère, monsieur Ballanche, deux autres personnes (p. 129) assez neutres et moi, qui nous trouvions témoins de tout cet embarras, échangeâmes un sourire. Il y eut un instant de silence, puis on parla d'autre chose.
Monsieur Genoude assurément ne doutait en aucune façon de l'authenticité de la pièce publiée. Pourquoi donc ce langage? Se méfiait-il de l'auditoire et mentait-il sciemment, ou bien croyait-il la position du parti carliste assez bonne pour se pouvoir passer de la misère et de la guerre étrangère comme auxiliaires? Il est aussi rempli d'illusions que de mensonges, et l'on peut supposer l'un et l'autre.
En tout cas, il ne refusait pas l'assistance de la peste, car il faisait partie du comité qui sollicitait madame la duchesse de Berry de hâter son arrivée pour en profiter.
Les projets de cette princesse n'étaient un secret pour personne, non plus que le scandale de sa vie en Italie.
Il était si patent qu'il autorisait le vicomte de La Rochefoucauld à me dire, quelques mois plus tard, combien il regrettait de s'être refusé à se rendre auprès d'elle à Massa comme on l'en sollicitait: il aurait certainement empêché sa malencontreuse tentative.
«Pensez-vous avoir pu réussir à l'arrêter?
—Sans aucun doute, je n'aurais consenti à être son amant qu'à cette condition.»
Je sais les ridicules de monsieur de La Rochefoucauld, et ce dialogue en est une nouvelle preuve; mais, pour oser parler ainsi d'une princesse, de la mère de celui qu'on salue du nom de son Roi, il faut qu'elle y ait terriblement donné lieu.
J'ignore si monsieur de Chateaubriand était dans la confidence de l'entreprise de madame la duchesse de Berry, mais, se soumettant en apparence aux frayeurs (p. 130) inspirées à madame de Chateaubriand par le choléra, il l'accompagna à Genève.
On le disait nommé gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux et se rendant à Édimbourg. Je lui demandai si ce bruit avait quelque vérité: «Moi! s'écria-t-il avec un accent de dédain inimitable, moi! et qu'irais-je faire, bon Dieu, entre cette mangeuse de reliques d'Édimbourg et cette danseuse de corde d'Italie?»
Je me sentis assez froissée de cette façon de parler pour en prendre congé de monsieur de Chateaubriand plus froidement. Je dirai dans quelles circonstances je l'ai revu et pourquoi je rappelle ce propos.
Le gouvernement redoutait fort l'embarras que lui causerait la présence de madame la duchesse de Berry en France, par la difficulté surtout de la traiter d'une manière exceptionnelle, avec les idées d'égalité révolutionnaire qui dominaient encore à cette époque.
Aussi surveillait-on les côtes de Provence avec grand soin. Le nom de la princesse avait été prononcé pendant l'échauffourée de Marseille; mais on ne croyait pas à sa présence, lorsque le télégraphe l'annonça captive à bord du Carlo Alberto, arrêté dans la rade de la Ciotat.
La joie fut grande de ce que, n'ayant pas touché le territoire français, elle ne se trouvait soumise à aucune loi, et la résolution prise sur-le-champ de la renvoyer directement à Édimbourg à bord d'une frégate. L'ordre fut immédiatement transmis de conduire le Carlo Alberto dans les eaux de la Corse, tandis qu'on préparait la frégate. La Reine eut grande part à cette décision, et je l'en vis bien satisfaite.
Aussitôt l'arrivée de l'estafette, l'amiral de Rigny, alors ministre de la marine, apporta chez moi la dépêche qui rendait compte de la capture, accompagnée de quelques pièces à l'appui, et nous en fit lecture.
(p. 131) Après les avoir écoutées, je le priai de me les donner à lire une seconde fois, et, en les lui rendant, je lui dis:
«Ce n'est pas la duchesse de Berry.
—Comment! s'écria-t-il, et d'où vous vient cette idée?»
Je ne voulus pas m'expliquer, mais je persistai dans mon assertion de façon à faire suffisamment d'impression sur monsieur de Rigny pour élever quelques doutes dans son esprit et le décider, à constater l'identité de la princesse avant de l'embarquer sur la frégate.
Monsieur d'Houdetot, alors en Corse, eut l'ordre de se rendre auprès d'elle et dévoila l'erreur.
Mon petit cercle fit, dans le temps, grand honneur à ma perspicacité de l'avoir devinée. Voici tout simplement mes motifs. D'abord, malgré le peu d'égards de madame la duchesse de Berry pour les convenances, il me paraissait impossible qu'elle fût à bord, dans son propre caractère, absolument seule de femme. Je l'aurais plus volontiers soupçonnée cachée sous les vêtements d'un mousse.
Ensuite, et surtout, le capitaine du bateau à vapeur qui avait saisi le Carlo Alberto rendait, dans son procès-verbal, un compte rude et sincère de la visite du bâtiment, donnait le signalement de la princesse et parlait même de la couleur de ses yeux; or, dans sa grossière naïveté, il n'aurait pas manqué de les dire de travers.
Je trouvais, de plus, que l'attitude, les propos, la conduite de la prisonnière manquaient d'une certaine décision, assez royale, que je savais à madame la duchesse de Berry et mon instinct se refusait à l'y reconnaître.
Cependant, tous les indices annonçaient sa présence récente à bord du Carlo Alberto, et on sut bientôt qu'il l'avait débarquée près de Marseille dans la nuit qui (p. 132) avait précédé l'insurrection tentée dans cette ville, au point du jour le 30 avril, et instantanément réprimée.
Madame la duchesse de Berry, ayant réussi à écarter le duc de Blacas, chargé par le roi Charles X de la surveiller et d'arrêter l'intempestivité de ses projets, s'était embarquée près de Massa, accompagnée de quelques fidèles et d'une femme de chambre (mademoiselle Le Beschu) qui se fit passer pour la princesse à la Ciotat.
Plusieurs fois, le Carlo Alberto se mit en communication avec la côte, déposant et recueillant des émissaires. Tout étant préparé, madame la duchesse de Berry prit terre sur la plage près de Marseille.
Les premiers rayons du soleil devaient éclairer le drapeau blanc, arboré par ses partisans sur un clocher de la ville; c'était le signal pour y entrer. Il frappa un moment ses regards; elle se mit en marche pleine d'allégresse. Mais son espérance ne dura guère; le drapeau cessa de flotter et elle reçut avis que la tentative avait échoué.
Elle passa la journée cachée dans les rochers et fut forcée d'y bivouaquer la nuit suivante. On voulait l'engager à se rembarquer. Elle s'y montrait fort récalcitrante et, d'ailleurs, il n'était point facile de regagner le Carlo Alberto.
Un habitant de Marseille, monsieur de Villeneuve, dans les opinions légitimistes, mais étranger, je crois, à la conspiration, fut prévenu, par un billet, des prédicaments où se trouvait madame la duchesse de Berry.
À la brune, il sortit de la ville en calèche, recueillit la noble fugitive, obtint des chevaux de poste au premier relais où il en prenait souvent pour se rendre dans sa terre, et l'éloigna ainsi de la localité la plus dangereuse pour elle.
On a fait beaucoup de récits, plus ou moins romanesques, (p. 133) sur les aventures de la princesse pendant sa traversée du royaume. Je ne suis pas en mesure d'en constater l'authenticité. Ce qu'il y a de sûr c'est que partout elle a trouvé secours, assistance, secret. Cela est d'autant plus naturel qu'elle s'adressait à ses partisans. Mais, dans aucun parti, personne n'aurait voulu la livrer, ni désiré la prendre. Il a fallu que sa pertinacité à rester en France en fit une nécessité, car c'était une capture aussi pénible à faire qu'embarrassante à garder.
Je pense bien, par exemple, que les légitimistes seuls pouvaient mettre un grand zèle à la diriger sur la Vendée. D'autres n'auraient pas eu le même goût à établir la guerre civile.
Quoi qu'il en soit, elle était avant le 20 mai à Nantes. Monsieur de Bourmont ne tarda pas à l'y rejoindre. Il trouva tout disposé pour l'entrée en campagne. C'est-à-dire que madame la duchesse de Berry, assistée de madame de La Rochejaquelein, de mademoiselle Fauveau, de deux jeunes hommes choisis par ces dames pour aides de camp, et qu'elles avaient fait serment (serment fidèlement accompli au milieu de la pieuse Vendée) de ne jamais quitter ni jour ni nuit, de quelques têtes également folles et de subalternes intrigants, que ce sanhédrin donc avait répandu des proclamations fulminantes, envoyé des circulaires incendiaires et commandé une prise d'armes pour le 24.
Là, s'arrêtaient les préparatifs; il n'y avait ni hommes, ni fusils, ni munitions, ni argent, et encore moins de zèle. Les anciens chefs vendéens étaient au désespoir et n'admettaient aucune chance d'obtenir un soulèvement sérieux dans le pays; ils annonçaient un échec inévitable et prédisaient de grands malheurs.
Monsieur de Bourmont, informé d'un état de choses qu'on dissimulait à la princesse, la supplia de sortir de (p. 134) Nantes et de lui laisser temps d'organiser le mouvement. Elle y consentit à grand'peine et, malgré les avis de son entourage immédiat, elle se retira dans les environs.
Les traditions vendéennes furent évoquées pour établir sa sûreté personnelle. D'ailleurs, à cette époque, je le répète, on la croyait fugitive, cherchant à s'échapper et on n'avait aucun désir de l'arrêter.
J'en ai eu plusieurs preuves et une, entre autres, où j'ai été témoin et même un peu acteur. Je ne sais si, pour mieux assurer la marche de la princesse, son parti avait dirigé du côté de Nice des individus destinés à donner le change sur la véritable route suivie par elle; mais, lorsque son absence du Carlo Alberto fut constatée, et cela demanda quelques jours malgré le service du télégraphe, le bruit se répandit qu'elle avait repassé le Var.
Le gouvernement y crut, aussi bien que la plèbe du parti légitimiste. Je me souviens que la comtesse d'Hautefort, très zélée, mais peu initiée dans les secrets, me raconta alors je ne sais quelle belle parole à la Henri IV prononcée par Madame en passant le Var à gué. Ce même jour, elle se plaignait naïvement à moi de l'horrible perfidie avec laquelle le gouvernement, non content d'avoir fait échouer la tentative de la rue des Prouvaires en achetant le secret de la conspiration, avait encore eu l'infamie d'employer des émissaires à faire hâter d'un mois l'arrivée de madame la duchesse de Berry, de sorte que les préparatifs nécessaires au succès n'étaient pas complètement achevés.
La colère de madame d'Hautefort nous faisait trop d'honneur. L'expédition sur Marseille avait été un peu avancée, mais ce n'était pas par l'habileté du gouvernement français, c'était parce que le parti lui-même avait conçu l'espoir de se donner pour auxiliaires l'effroi, la (p. 135) désolation où le choléra plongeait la capitale, et la désorganisation du cabinet par la mort de monsieur Casimir Perier et la maladie de monsieur d'Argout.
Tout le monde était bien persuadé que madame la duchesse de Berry avait repassé la frontière. On se disposait à prendre contre elle les mesures les plus sévères, à fulminer une espèce d'ordre de courre sus, destiné à calmer les vociférations du parti républicain qui recevait alors le surnom des Bousingots, d'une espèce de chapeau que beaucoup avaient adopté.
Je savais le conseil assemblé pour rédiger l'ordonnance et monsieur le duc d'Orléans partant le soir pour le Midi, lorsque j'appris d'une façon certaine que madame la duchesse de Berry n'avait pas quitté le sol français. Une lettre de sa main, adressée au comité dont monsieur de Chateaubriand faisait partie, et de date fort récente, l'affirmait. On l'avait montrée à madame Récamier pour qu'elle en informât monsieur de Chateaubriand, alors en Suisse.
Peu d'heures avant, nous avions, elle et moi, causé de la situation en partant de ce point que la princesse était à l'abri du danger. La réception de cette lettre changeait la question; elle vint me le révéler. Je courus chez la Reine dont je savais l'anxiété pour sa nièce.
Elle était à Saint-Cloud, le Roi au conseil à Paris. Un homme à cheval fut aussitôt expédié porteur d'un billet où la Reine, avec mon autorisation, me nommait comme étant venue lui apprendre la certitude positivement acquise que madame la duchesse de Berry était encore en France. Elle ne m'en demanda pas davantage; je ne lui dis rien de plus.
Je sus, le soir, que ce message avait empêché la signature de l'ordonnance toute rédigée et suspendu le départ de monsieur le duc d'Orléans. Il ne pouvait convenir de (p. 136) l'envoyer là où sa cousine risquait d'être arrêtée d'un moment à l'autre, par l'effet de quelque zèle intempestif, et nous la présumions encore dans le Midi.
Bientôt après, sa traversée audacieuse du royaume fut connue, l'exactitude de ma communication confirmée, mais nos prévisions sur le lieu de son séjour trompées, et monsieur le duc d'Orléans partit.
Je puis assurer que le séjour de madame la duchesse de Berry ne donnait d'inquiétude, à cette époque, que pour elle.
J'ignore si ce fut la lettre communiquée à madame Récamier qui décida le retour de monsieur de Chateaubriand. Mes souvenirs me le montrent bientôt après à Paris.
On se persuada d'abord qu'en se rapprochant des côtes de l'Océan madame la duchesse de Berry avait pour but de s'embarquer plus facilement dans un lieu où elle serait moins soupçonnée; mais la Vendée ne tarda pas à se mettre en mouvement.
Partout, de petites bandes d'insurgés se montraient et agitaient le pays sans l'entraîner; partout, aussi, les chefs s'épuisaient en vains efforts pour ressusciter un parti carliste, sans avoir eux-mêmes l'espérance d'y réussir.
On n'aimait pas le nouveau gouvernement. Toutefois, il ne vexait personne et, en Vendée comme ailleurs, la grande masse voulait vivre tranquille.
Cependant d'anciens souvenirs, fortement excités par quelques prêtres et beaucoup de gentilshommes, parvinrent à réunir une espèce de noyau d'insurrection autour de Marie-Caroline dans les derniers jours de mai.
Le maréchal de Bourmont avait dû renoncer à l'illusion dont il s'était bercé, et avait trompé les autres, que l'armée lui était passionnément attachée. Selon lui, (p. 137) toutes les troupes se rangeraient sous les ordres du vainqueur d'Alger dès qu'elles sauraient sa présence.
Aucune défection n'avait lieu cependant et, partout où l'on en venait aux mains, les militaires détruisaient les bandes insurgées. Toutefois la conflagration s'accroissait et s'étendait; le gouvernement se décida à mettre les provinces de l'Ouest sous le régime exceptionnel de l'état de siège.
Cette mesure ne souleva aucune opposition. Fort peu de gens, au fond, désiraient la guerre civile, et l'on reconnaissait généralement dans cette décision, l'intention qu'avait le cabinet de donner à madame la duchesse de Berry un nouvel avertissement de s'éloigner et à ses partisans de rentrer dans la tranquillité qu'on était fort disposé à leur laisser.
Toutefois, un parti plus jeune, et partant plus énergique, se disposait de son côté à profiter, lui aussi, des embarras du gouvernement. Il s'était en quelque sorte compté le jour des obsèques de monsieur Casimir Perier, et il fit explosion lors de celles du général Lamarque, un des députés marquant de l'opposition.
L'émeute, dans cette circonstance, se grandit jusqu'à l'insurrection, et l'on put craindre le triomphe de l'anarchie.
Le Roi, prévenu, sur les huit heures du soir, à Saint-Cloud, des inquiétudes du cabinet, après avoir lu les dépêches des ministres et causé un instant avec le baron Pasquier, président de la Chambre des pairs, qui confirma la gravité des faits, demanda ses voitures.
La Reine, entourée des princesses et de ses dames, travaillait, selon son usage, à sa table ronde. Le Roi se plaça derrière sa chaise.
«Amélie, dit-il tout haut du ton le plus calme, il y a du bruit à Paris, je m'y rends, veux-tu venir?
(p. 138) —Assurément, mon ami.
—Eh bien, prépare-toi, les voitures sont commandées.»
Une demi-heure n'était pas écoulée, que le Roi, la Reine, Madame Adélaïde, la princesse Louise et le duc de Nemours étaient sur la route de Paris. Monsieur, le duc d'Orléans était absent, je crois. Les deux autres princesses et leurs jeunes frères restèrent à Saint-Cloud où l'agitation n'osa se manifester qu'après le départ du carrosse royal, tant le maintien du Roi et de la Reine y avait commandé le calme.
Il n'entre pas dans mon sujet de parler en détail de ces terribles journées. J'ai pourtant été témoin oculaire de la ridicule ovation subie par monsieur de Lafayette, traîné, dans un fiacre dont on avait enlevé l'impériale et où s'était attelée une cohue de vagabonds, jusque dans la cour de sa maison que mes fenêtres dominaient.
Je l'ai vu se présenter au balcon, pâle, tremblant, et adresser d'une voix émue une allocution paternelle à ses chers camarades, en les suppliant surtout de se retirer bien vite. Il avait grande hâte à s'en débarrasser, d'autant qu'il les avait entendus délibérer s'il ne serait pas opportun de le tuer pour faire de son cadavre un appel à la révolte et qu'il les en savait bien capables dans l'excès de ces vertus républicaines où il les avait nourris.
Sa mort a été déterminée par la fatigue d'un autre convoi émeutier (celui de monsieur Dulong) où il voulut assister; mais il ne s'est jamais relevé de son humiliant triomphe du 14 juin. Il était de trop bon goût pour n'en point savourer péniblement tout l'opprobre.
Quoique, dès la première nuit, les factieux eussent été contraints à se concentrer dans le quartier Saint-Merri, dont les rues tortueuses leur étaient favorables, (p. 139) et que là même ils ne trouvassent aucune sympathie parmi les habitants, ils étaient nombreux et déterminés.
Des bruits sinistres se répandaient. Les troupes se sentaient intimidées par les souvenirs si récents du blâme jeté sur elles à la révolution de 1830; tireraient-elles sur ceux qui, encore cette fois, s'intitulaient du nom de citoyens et de patriotes?
Tout dépendait de l'élan de la garde nationale. La présence du Roi le leur communiqua. Dès en arrivant le soir, il s'était montré aux légions réunies sur le Carrousel. Le bruit de son retour circula rapidement et le point du jour vit les maisons s'ouvrir pour laisser sortir des hommes armés, prêts à défendre l'ordre public et la société de leur volonté, de leurs bras et de leur sang. Cette dernière condition ne fut malheureusement que trop accomplie.
Vers dix heures du matin, le 5, un billet de l'amiral de Rigny m'annonça le danger conjuré; mais la nuit avait été pleine de cruelles anxiétés pour ceux sur qui pesait la responsabilité du salut de l'État.
Je sus le Roi à cheval et parcourant la ville. Présumant bien l'anxiété des princesses, je voulus me rendre auprès d'elles. J'arrivai par le jardin et pénétrai dans le palais par les communications intérieures dont les gardiens me connaissaient.
Des canons venaient de passer sur le quai; leur sinistre apparition accroissait l'inquiétude. Le silence était bien morne dans les salons. On se regardait beaucoup et ne se parlait point. Enfin, on annonça la rentrée du Roi sous les guichets des Tuileries. La Reine et les princesses se précipitèrent au-devant de lui et nous les suivîmes. Mais le Roi passait encore la revue des troupes stationnées dans la cour, et, comme cela devait être (p. 140) assez long, on entra dans le salon de service au rez-de-chaussée.
Je m'y trouvai placée dans une embrasure de fenêtre, derrière la Reine. J'en profitai pour lui dire, à voix basse, que madame la duchesse de Berry avait quitté Nantes et se trouvait en sûreté comparative.
Madame Adélaïde m'entendit. Exaspérée par l'inquiétude où la tenait depuis cinq heures l'absence hasardeuse de son frère, elle se retourna vivement sur moi en me disant avec une sorte d'emportement: «Il faut avoir bien du temps à perdre pour s'occuper de la sûreté de madame la duchesse de Berry dans ce moment!... C'est elle qui est au fond de tout ceci.»
La Reine baissa les yeux et me serra la main en signe de silence; mais, depuis lors, elle n'osa plus manifester son intérêt aussi hautement, et on finit par obtenir d'elle de ne se point mêler ostensiblement de cette triste aventure.
La boutade chagrine de madame Adélaïde était, je crois, fort exagérée. L'insurrection se montrait complètement républicaine, et les héros du cloître Saint-Merri, comme les ont qualifiés leurs sectaires, se sont bien fait tuer pour leurs propres idées.
Mais, il est pourtant vrai qu'une petite escouade de jeunes gens légitimistes s'y étaient associés, sans s'y réunir. Ils se firent traquer de rue en rue, recevant et rendant des coups de fusil assez inoffensifs jusque dans le passage du Caire où ils se dispersèrent, vers la même heure où les barricades du cloître Saint-Merri étaient forcées.
Peu d'instants après, un homme à cheval, qui avait longtemps stationné dans la rue de Choiseul au coin du boulevard, et que plusieurs gens ont cru reconnaître pour monsieur de Charette, partait au galop. On a présumé (p. 141) qu'il allait prévenir madame la duchesse de Berry que le coup était manqué.
Le bruit s'est beaucoup répandu alors qu'elle s'était très rapprochée de Paris et y était même entrée. Je n'ai là-dessus aucune notion positive; mais je sais pertinemment que deux dames, la comtesse de Chastellux et la princesse Théodore de Bauffremont, l'engageaient à y venir et promettaient de l'y tenir cachée jusqu'au jour prochain du triomphe.
Ces illusions étaient aussi sincères que la passion dont elles émanaient; mais Paris ne la partageait pas: il avait soif de tranquillité et sentait une peur effroyable à voir renouveler des dangers dont il se croyait à l'abri; aussi l'ordonnance de l'état de siège, publiée le 6 juin, fut-elle accueillie comme un bienfait.
Si l'on osait se permettre de rire, en matière aussi grave, on le pourrait en se rappelant l'air de jubilation avec lequel on se répétait les uns aux autres: «L'état de siège est déclaré... Nous sommes en état de siège.»
Il semblait une panacée à tous les maux. On s'embrassait dans les rues; on se confirmait mutuellement une si bonne nouvelle; les boutiques, y puisant la joie et la sécurité, se rouvraient avec confiance.
L'incurie du cabinet, la gaucherie de quelques membres de la Cour de cassation, le mauvais vouloir de quelques autres, ont dépouillé le pouvoir d'une arme utile, lorsqu'elle est purement défensive; mais ce n'est assurément pas pour répondre au mouvement de l'opinion publique à cet instant, car, la dernière fois qu'on en a fait usage, elle a été accueillie aux acclamations d'une satisfaction générale.
On se rappelle qu'un comité carliste, composé du maréchal Victor, du chancelier Pastoret, de messieurs de Chateaubriand, de Fitzjames, Hyde de Neuville et (p. 142) Berryer, se prétendait des pouvoirs spéciaux et prenait le nom de conseil de famille. Je ne suis pas assez initiée aux secrets pour savoir à quel droit.
Ce comité blâmait l'entreprise de madame la duchesse de Berry, aussi bien que la conspiration de la rue des Prouvaires. Monsieur Berryer se chargea de porter à la princesse une note, rédigée par monsieur de Chateaubriand, où il exprimait et motivait l'opinion et les sentiments de tous, ses collègues, en la conjurant de profiter des facilités offertes par le voisinage de la mer pour s'éloigner d'un lieu où sa présence était nuisible à ses propres intérêts.
Les facilités, en effet, étaient d'autant plus réelles qu'amis et ennemis y prêtaient également la main. Son arrestation ne pouvait être, à ce moment, que le résultat d'un zèle subalterne et maladroit.
Monsieur Berryer franchit donc, sans aucune peine, les obstacles qui devaient le tenir éloigné; mais, arrivé à Nantes, la princesse lui fit attendre quelques jours une audience.
Il l'obtint enfin, avec des précautions dignes d'un chapitre de roman. Après avoir changé de guide, de monture, de déguisement, de mot d'ordre plusieurs fois dans une course de quelques heures, on l'introduisit dans une grande pièce où il trouva madame la duchesse de Berry.
Elle était entourée d'un groupe fort animé et plein d'entrain; plus loin, le maréchal Bourmont et quelques anciens vendéens portaient un visage soucieux. Après les premiers compliments, monsieur Berryer, ne souhaitant pas s'éterniser dans un séjour aussi compromettant, demanda une audience; on lui répondit qu'on l'entendrait en conseil.
La Régente s'assit à une table où prirent place (p. 143) madame de La Rochejaquelein, mademoiselle Fauveau, le jeune La Tour du Pin, le vieux Mesnard, enfin des écervelés et des nullités, aussi bien que le maréchal Bourmont, les comtes d'Autichamp et de Civrac.
Monsieur Berryer produisit la note confiée à ses soins, et déduisit de son mieux les raisons de sagesse et de haute politique militant en faveur du parti qu'elle recommandait. Il fut appuyé par les chefs vendéens: ils affirmaient qu'on ne réussirait à soulever ni la Vendée ni la Bretagne.
Pendant ce temps-là, les jeunes conseillers de régence haussaient les épaules; mademoiselle Fauveau dessinait des modèles d'uniformes pittoresques pour les troupes, et madame de La Rochejaquelein les soumettait à l'approbation de la princesse.
Monsieur Berryer épuisait en vain sa rhétorique. Le maréchal Bourmont avait longtemps gardé un morne silence; il s'aventura enfin à se ranger du côté de ceux qui conseillaient la retraite.
Madame la duchesse de Berry, qui, depuis le commencement de la séance, se contenait avec peine, entra dans une véritable fureur. Elle reprocha au maréchal de l'avoir nourrie de fausses espérances, poussée à son entreprise et placée dans une situation désespérée pour l'y abandonner:
«Au surplus, ajouta-elle avec véhémence, votre conduite est conséquente à votre caractère. Ce serait la première fois que vous n'auriez pas trahi!» Cette scène violente termina la séance.
Monsieur Berryer obtint la promesse d'être reçu en particulier le lendemain. On le mena, avec de nouvelles précautions romantiques, dans un lieu où il passa là nuit. Un enfant de six ans le guida le matin vers une cabane où il trouva madame la duchesse de Berry. Elle (p. 144) avait quitté son vêtement semi-masculin de la veille et était habillée en paysanne.
Toute cette petite Cour factieuse jouait au roman historique, jusqu'à ce point de se donner pour sobriquets entre eux les noms des personnages inventés par Walter Scott. Sa mode, alors à son apogée, n'a pas peu influé sur la conduite de ces héros improvisés d'une guerre civile heureusement impossible.
Cette fois, la princesse était seule et monsieur Berryer la trouva plus abattue et plus accessible à la raison. Elle commença par répéter que, si elle avait mal fait devenir en France, il n'en était pas moins bien fait d'y vouloir rester:
«Je m'y ferai tuer.
—On ne vous tuera pas, on vous arrêtera.
—Hé bien, qu'on fasse tomber ma tête sur l'échafaud.
—On ne fera pas tomber votre tête, on vous fera grâce.» Cette considération l'ébranla.
«On aura tort, reprit-elle; je recommencerai.
—Si vous indiquez ce projet, vous donnerez le droit de vous retenir indéfiniment enfermée.
—Enfermée! Enfermée!» Et cette nature vagabonde et téméraire recula devant cette sorte de danger.
Monsieur Berryer, prenant alors son avantage, le poursuivit, et ne s'éloigna qu'en emportant l'autorisation de tout préparer pour la fuite. Le rendez-vous fut donné, pour le surlendemain au soir, dans une lande près de la mer.
Marie-Caroline s'y trouverait avec deux compagnons et monsieur Berryer s'engageait à les faire embarquer dans la nuit. Enchanté de son succès, il retourna à Nantes prendre les dernières mesures pour un départ désiré par les sommités de tous les partis mais qu'il (p. 145) fallait pourtant dérober à la plèbe gouvernementale et aux extravagants amis de la princesse, aussi bien qu'à l'opposition radicale.
Tandis qu'il s'occupait des soins nécessaires à cet effet, un messager inconnu lui remit des dépêches de madame la duchesse de Berry. Elle refusait de partir, renonçait à le revoir et le chargeait de rapporter à ceux dont il était l'envoyé les réponses contenues sous la même enveloppe.
Monsieur Berryer, lui, n'est pas doué d'un cœur téméraire; il se tint pour fort satisfait de se retirer sain et sauf d'un si absurde guêpier, et reprit la route de Paris.
La relation précédente m'est arrivée, avec tous ses détails, d'une façon si directe, dans le temps, que je ne puis douter que ce ne soit la première version fournie par monsieur Berryer à ses commettants. Peut-être en a-t-il changé depuis; cela arrive à tous les gens de parti et à lui plus qu'aux autres.
Il paraîtrait que le maréchal Bourmont, aiguillonné, au vif du sarcasme amer de la princesse, avait dit comme un autre Pylade: «Allons, seigneur, enlevons Hermione»; et s'était réuni aux conseillers imberbes de Marie-Caroline.
Peut-être, aussi, les espérances d'un mouvement insurrectionnel à Paris avaient-elles encouragé et servi à combattre les objections des moins extravagants; quoi qu'il en soit, les projets de retraite furent échangés contre ceux de l'entrée en campagne.
Madame la duchesse de Berry, à la tête de quinze cents paysans réunis à grand'peine, les vit mettre en fuite, malgré sa présence et malgré des actes de valeur individuelle remarquables, par une poignée de soldats réguliers.
Ce qui restait de sa troupe se réfugia dans le château (p. 146) de la Pénissière où elle fut poursuivie. On parvint, au moment de l'attaque, à en faire évader la princesse; et bien des braves gens périrent par le fer et le feu pour assurer sa sûreté.
Ses partisans de Paris conçurent de vives alarmes. Ils furent plusieurs jours à la savoir entrée au château de la Pénissière, où tout avait péri, sans connaître son évasion. On avait nié depuis qu'elle fût à la Pénissière lors de l'attaque; je n'ai point là-dessus de notion exactement positive.
Pendant ce temps, monsieur Berryer était arrêté à Blois. Comme je n'écris, ainsi que je l'ai souvent répété, que d'après mes souvenirs et sans consulter de documents, je ne saurais me rappeler lesquels de ces événements ont précédé; mais ils se sont succédé de fort près et de façon à expliquer les terreurs dont monsieur Berryer se sentit immédiatement atteint lorsqu'il se vit détenu, dans un département mis en état de siège, par un gouvernement qu'il supposait exaspéré de l'insurrection écrasée dans la capitale et de celle fomentée dans la Vendée.
Monsieur Berryer, il faut le dire, appartient à un parti qui n'a pas fait abnégation de vengeances et que le triomphe n'adoucit pas; aussi la pensée des Lavalette, des Faucher, des Caron, etc., lui revint et ses craintes n'en furent que plus vives, car aucun d'eux n'était aussi coupable que lui.
Son premier soin, en arrivant dans la prison, fut d'écrire cinq lettres à messieurs le duc de Bellune, le duc de Fitzjames, le chancelier Pastoret, le vicomte de Chateaubriand et le comte Hyde de Neuville, en forme de circulaire, où il faisait appel à leur loyauté (ayant soin de les nommer tous les cinq dans chaque lettre); en les priant de se reconnaître solidaires de toutes les (p. 147) démarches faites par lui dans ce voyage entrepris à leur demande.
Les lettres écrites furent remises au gardien de la geôle pour les jeter à la poste. Or, monsieur Berryer, moins qu'un autre, ne pouvait ignorer que, des mains du gardien, elles allaient tout droit dans celles du juge d'instruction.
Cette démarche, une des plus étranges que la peur pût dicter à un homme d'esprit et de talent, eut les résultats qu'elle devait amener. Les lettres arrivèrent à Paris, accompagnées de mandats d'amener contre les cinq personnages désignés.
Le cabinet en fut vivement contrarié. Ces messieurs, assurément, ne couraient aucune espèce de danger; aussi purent-ils se poser en martyrs et trancher des héros. Mais le ministère redoutait également l'ovation que leur prépareraient les carlistes, et les cris furibonds de ceux qui s'intitulaient le parti de Juillet contre l'indulgence dont on userait envers eux; comparée à la sévérité, nécessaire parce qu'ils étaient redoutables, qu'il fallait montrer aux factieux républicains.
Toutefois, le mandat suivait la forme voulue par les lois, et les prévenus durent être conduits en prison pendant que le gouvernement négociait avec la justice pour arrêter cette affaire. Tout ce qu'il put faire fut de rendre la détention aussi douce qu'elle finit par être courte.
Le chancelier Pastoret et le maréchal duc de Bellune l'évitèrent en s'éloignant de Paris de quelques lieues. Le duc de Fitzjames et monsieur de Chateaubriand la subirent de bonne grâce, en l'acceptant pour ce qu'elle était: une forme inévitable attirée par monsieur Berryer sur leur tête.
Il n'y eut que mon pauvre ami Hyde de Neuville (p. 148) qui se prit à hurler quatre-vingt-treize revenu, à réclamer le supplice dû à sa fidélité, à prédire l'échafaud fumant derechef du plus noble sang de France... Il m'écrivit lettre sur lettre pour me défendre de rien tenter pour sauver sa tête; c'était un tissu d'extravagances. Mes réponses aggravant encore sa violence, je cessai de lui en faire et, cinq jours après, j'eus le plaisir d'aller le voir chez lui où il était rentré en pleine sécurité.
Ses compagnons d'infortune partagèrent le même sort. Monsieur de Chateaubriand vantait les grâces et l'amabilité de mesdemoiselles Gisquet (les filles du préfet de police) et traitait fort légèrement sa courtoise incarcération. Celle de monsieur Berryer se prolongea davantage.
Je crois être assurée que la réponse de la Régente à la note du conseil de famille était peu obligeante. En les remerciant des services passés, elle dispensait de ceux de l'avenir, indiquant assez clairement combien leur prudence lui paraissait celle des vieillards et peu propre à reconquérir le royaume de saint Louis.
Ce qui est positif, c'est que ces messieurs, pour la plupart; s'en tinrent offensés et se dispersèrent. Monsieur de Chateaubriand rêva pour lors une résidence à Lugano. Il y conserverait le feu sacré de la liberté et ferait gémir une presse tout à fait indépendante sous les efforts de son génie. Il voulait placer dans cette petite république un levier avec lequel son talent soulèverait le monde.
Cette fantaisie le fit retourner en Suisse, avec assez d'empressement, après des adieux solennels à son ingrate patrie.
Je ne l'avais vu qu'une fois à sa sortie de prison. Il faisait alors bien bon marché de l'héroïsme de madame la duchesse de Berry, la traitant de folle et d'extravagante. (p. 149) On en parlait généralement en ces termes dans son propre parti, soit qu'on la blâmât véritablement, soit qu'on cherchât dans ces discours une excuse au peu d'empressement des gens les plus vifs en paroles hostiles au gouvernement à aller se ranger sous le drapeau blanc levé dans la Vendée.
Un sentiment de vergogne y décida pourtant à la fin une dizaine de jeunes gens, mais ils s'y prirent de façon à être arrêtés dans leur route et forcés à renoncer à une entreprise où ils n'avaient pas grand goût.
Après les échecs du chêne Saint-Colombin et de la Pénissière, madame la duchesse de Berry fut réduite à se cacher de nouveau. Cette vie romanesque et vagabonde lui plaisait suffisamment pour l'engager à la prolonger.
En revanche, les ministres, et la famille royale surtout, souhaitaient vivement lui voir quitter le territoire français en sûreté. Les moyens lui en étaient soigneusement, quoique tacitement, conservés.
Deux fois, elle fut vendue par son monde. On se borna à lui mettre la main presque sur l'épaule sans vouloir la fermer. Un jour, dans l'appartement de madame de La Ferronnays, abbesse d'un couvent à Nantes, on frappa d'une crosse de fusil sur une feuille de parquet, qu'on n'ignorait pas servir de trappe à une cachette où elle se trouvait.
On espérait que ces alertes lui serviraient d'avertissement pour s'embarquer; mais, loin de là, elle y puisait une folle sécurité, n'attribuant qu'à son habileté son succès à déjouer des recherches si actives. La suite a prouvé combien, dès qu'elles ont été sincères, elles ont obtenu un prompt résultat.
Monsieur de Montalivet, ministre de l'intérieur jusqu'au 11 octobre, et monsieur de Saint-Aignan, préfet (p. 150) de Nantes dans le même temps, ne se souciaient pas plus l'un que l'autre d'une pareille capture.
Je ne prétends pas ici faire hommage à la générosité du gouvernement français. Il suffit de songer combien l'arrestation de madame la duchesse de Berry lui préparait de difficultés de tout genre pour comprendre sa répugnance à l'accomplir.
La cour royale de Poitiers avait déjà mis la princesse en jugement, avec la comtesse de La Rochejaquelein et quelques autres contumaces. Cette circonstance compliquait encore la position.
Cependant, l'ouverture de la session parlementaire s'approchait. Le ministère, composé exclusivement des hommes du Roi depuis la mort de monsieur Perier, n'avait pas assez de racines personnelles pour l'affronter, ni assez de talent de parole pour aborder la tribune dans des circonstances graves et difficiles à ce point. Il fallait donc s'y préparer; le Roi se résigna.
De longues conférences entre les divers candidats, et beaucoup se passèrent dans mon salon, aboutirent, le 11 octobre 1832, à la nomination d'un ministère composé du maréchal Soult à la guerre, du duc de Broglie aux affaires étrangères, de monsieur Barthe à la justice, monsieur Humann aux finances, monsieur Guizot à l'instruction publique, l'amiral de Rigny à la marine et de monsieur Thiers à l'intérieur: c'est ce qu'on a appelé le grand ministère.
Monsieur de Rigny et monsieur Pasquier avaient beaucoup travaillé à sa formation. Il a duré quatre ans, en subissant pourtant de fréquentes modifications.
Il avait mis pour conditions au Roi la marche d'une armée sur Anvers et l'arrestation de madame la duchesse de Berry, si on ne réussissait point à lui faire quitter la Vendée avant la réunion des Chambres.
(p. 151) Son séjour prolongé en France semblait manifester d'une faiblesse qui excitait les cris de l'opposition; on accusait le gouvernement d'impuissance ou bien de connivence.
Je m'épuisais presque chaque soir en vains efforts pour persuader à monsieur Thiers combien l'arrestation de la princesse lui susciterait d'embarras. Il reconnaissait préférable qu'elle s'éloignât d'elle-même, mais il n'admettait pas la gravité des obstacles, que je lui prédisais.
Le pays, disait-il, n'était point fait à mon image et cette capture exciterait beaucoup plus de satisfaction qu'elle ne soulèverait d'intérêt pour la princesse. Monsieur Pasquier ne s'épargnait pas dans ces discussions.
Monsieur Thiers avait une grande considération pour lui et, plus par déférence que par conviction, il promit de se borner d'abord à traquer madame la duchesse de Berry d'une façon si active qu'elle ne pût douter des intentions sérieuses du nouveau cabinet et d'essayer ainsi à la faire partir.
Je ne me fis aucun scrupule d'avertir les personnes de son parti de la disposition où l'on était; mais, comme elles n'admettaient pas la réalité du système d'indulgence employé jusqu'alors, elles n'attachèrent aucune importance à mes paroles ou y virent; peut-être, une manœuvre pour obtenir un départ qu'on ne pouvait forcer.
Monsieur Thiers raconta historiquement un jour que monsieur de Saint-Aignan, le préfet de Nantes, ayant donné sa démission, monsieur Maurice Duval le remplaçait; il était déjà mandé par le télégraphe. Monsieur Pasquier garda un profond silence dont je fus frappée, quoique je n'eusse pas compris l'importance de la révélation; mais, monsieur Thiers s'étant éloigné, il me dit tout bas:
(p. 152) «Thiers est décidé. Il veut prendre madame la duchesse de Berry; s'il se bornait encore à forcer son départ, il aurait peut-être changé Saint-Aignan, mais il ne le remplacerait pas par Maurice Duval. Tenez-vous tranquille, il n'y a plus rien à faire.»
À quelques jours de là, monsieur Thiers annonça que Marie-Caroline avait été manquée de peu d'instants dans un village. Deux de ses meilleures retraites étaient éventées de façon à ce qu'elle n'y pût plus avoir recours, et elle était réduite à se cacher dans la ville. On savait le quartier, mais non pas encore la maison.
Enfin, un soir, lorsque toutes les autres visites parties, il ne restait plus chez moi que monsieur Pasquier, l'amiral de Rigny et monsieur Thiers, celui-ci, qui semblait attendre ce moment avec impatience, nous dit d'un air triomphant: «Je tiens la duchesse de Berry; avant trois jours elle sera prise.» Voici le récit qu'il nous fit à la suite de cette communication.
Madame la duchesse de Berry prétendait, en commun avec le roi Guillaume de Hollande et dom Miguel de Portugal, négocier un emprunt dont tous trois seraient solidaires.
Un juif, nommé Deutz, ayant fait abjuration de sa foi sous le patronage de madame la Dauphine, mais n'ayant pas, en quittant sa religion, renoncé aux habitudes mercantiles de sa caste, se trouvait l'agent très actif de ce projet d'emprunt. Il avait porté de l'une à l'autre les paroles des trois hautes parties contractantes, avait successivement visité Massa, la Haye et Lisbonne.
Peut-être même, je n'oserais l'affirmer, avait-il déjà rejoint la Régente, depuis son séjour en France. Quoi qu'il en soit, elle l'avait récemment expédié à dom Miguel.
(p. 153) Or, cet homme racontait avoir eu avec ce prince, et en présence d'envoyés confidentiels de madame la duchesse de Berry, des conférences si alarmantes sur leurs projets ultérieurs et montrant une telle aberration d'esprit chez tous les deux qu'épouvanté d'un pareil avenir il s'était résolu à rompre toutes leurs trames.
En conséquence, il s'était présenté chez monsieur de Rayneval, notre ambassadeur à Madrid, et, à la suite de certaines révélations incomplètes, lui avait demandé un passeport et une lettre pour le ministre de l'intérieur, en lui confiant une liasse de papiers importants à faire parvenir à Paris.
Monsieur de Rayneval ne pouvait refuser aucune de ces demandes; mais, peu empressé, je crois, à se trouver mêlé dans cette trahison, il remit les dépêches à un secrétaire qui s'égara en route et n'arriva qu'après l'arrestation de la princesse. J'ai toujours pensé que ce n'était pas par hasard.
Je reviens au récit de monsieur Thiers. La lettre de monsieur de Rayneval était adressée à monsieur de Montalivet. Lorsque Deutz se présenta au ministère de l'intérieur, on lui dit que monsieur de Montalivet ne s'y trouvait plus et, lorsqu'il voulut remettre sa missive à monsieur de Montalivet, celui-ci, n'étant plus ministre, refusa de le recevoir pour mission secrète.
Deutz, ne doutant pas que les papiers remis à l'ambassade de Madrid ne dussent être parvenus, laissa son adresse et s'étonna bientôt de n'être pas appelé. Les jours s'écoulaient et il ne pouvait plus tarder à aller porter les réponses à la princesse qu'il avait médité de perdre; mais il lui fallait préalablement recouvrer les documents nécessaires.
Une démarche, faite à ce sujet vis-à-vis d'un employé du cabinet ministériel, donna l'éveil à monsieur Thiers. (p. 154) Il fit venir Deutz; celui-ci se comporta fort habilement, protestant de sa répugnance invincible à livrer la princesse. Il voulait, par philanthropie, traverser ses desseins parce qu'il les croyait pernicieux; à cela se bornerait son rôle.
Il se rendrait, si on voulait, auprès d'elle et tiendrait le langage qu'on lui dicterait pour provoquer son départ; mais sa personne lui serait toujours sacrée. Il rapportait les meilleures paroles de dom Miguel, les espérances les plus favorables du roi Guillaume. Il dissimulerait tout cela et découragerait Marie-Caroline de son entreprise, avant de s'embarquer lui-même pour l'Amérique où il voulait aller ensevelir ses tristes secrets.
Monsieur Thiers n'avait pas reçu les papiers de Madrid; il ne pouvait en apprécier l'importance. La conférence avec Deutz fut ajournée au lendemain où l'éloquence du ministre réussit à convaincre le juif qu'il lui fallait livrer la duchesse de Berry par amour de l'humanité.
Monsieur Thiers m'a protesté qu'aucun salaire n'avait été ni demandé ni promis.
Une fois sa décision prise, Deutz lui-même avait signalé les moyens nécessaires à la réussite de son iniquité, et le plan était si bien ourdi que monsieur Thiers ne formait aucun doute du succès. Son monde était en route.
Nous écoutâmes ces détails avec une grande tristesse.
«Et si vous avez le malheur de la prendre, qu'en ferez-vous? lui dis-je.
—Si j'ai le bonheur de la prendre, on avisera, répondit-il en souriant.
—Comptez-vous la mettre en jugement?
—Assurément non, répliqua-t-il vivement.
—Cela ne vous sera pas facile à éviter, reprit monsieur Pasquier; la cour de Poitiers l'a déjà mise en accusation; les tribunaux n'admettent pas les considérations politiques, (p. 155) et, si elle est détenue deux jours à Nantes, elle y sera écrouée par la cour de Rennes.
—J'ai prévu ce danger. Il n'y a pas de justice en pleine mer, Molière l'a dit, et on l'embarquera sur le champ.
—Dieu soit loué! m'écriai-je, et on la conduira à Hambourg ou à Trieste (Depuis l'arrestation du Carlo Alberto, la famille royale exilée avait quitté l'Écosse pour la Bohême).
—Cet abus de générosité n'est plus possible, on ne tarderait guère à l'y suivre soi-même. Voici mes projets: vous savez les réclamations faites par les ministres de Charles X et leurs amis sur l'insalubrité du château de Ham; ces cris avaient donné la pensée de les transférer à Blaye. Dès qu'ils en ont eu vent, comme cet éloignement leur déplaisait fort, Ham est devenu un séjour parfaitement sain; mais on n'a pas révoqué les ordres antécédents pour préparer des appartements au château de Blaye; ils sont en bon état, et demain le télégraphe donnera l'avis de les meubler.
—Monsieur Thiers, lui dis-je, avant de porter la main sur une personne royale, songez bien à ce que vous allez faire; cela n'a jamais réussi à aucun, et vous retrouverez cette action dans toute votre carrière. Pensez-vous que l'Empereur n'ait pas déploré constamment sa conduite envers le duc d'Enghien?
—Si le duc d'Enghien avait été pris fomentant la guerre civile en Vendée, nul n'aurait osé blâmer même la sévérité de l'Empereur...; mais—me voyant frémir—soyez tranquille, il ne tombera pas un cheveu de sa tête. Je le redouterais autant que vous.
—Prenez-y garde, elle est femme à se défendre. Et si on la tue dans le conflit?»
Il parut troublé une seconde puis reprit vivement:
—Et si elle se tue elle-même, plutôt que de se laisser prendre?»
Il garda le silence; nous le crûmes un peu ébranlé. Monsieur Pasquier revint à la charge, appuyant sur toutes les chances que la témérité connue de madame la duchesse de Berry pouvait faire redouter, au moment de l'arrestation, et sur les embarras que sa détention entraînerait.
«Si vous pouviez lui faire connaître à quel point elle est en votre pouvoir, ajouta-t-il, et la décider à une évasion que vous faciliteriez, cela me semblerait de toute façon préférable.
—Vous ne voyez pas, comme moi, la disposition des députés! Vous comprendriez mieux l'impossibilité de suivre cette voie. Ils veulent l'arrestation de la duchesse de Berry et non sa retraite. Cela est nécessaire pour donner de la force au gouvernement et laver le Roi de la complicité dont on l'accuse.
—Mon Dieu, repris-je, la complicité du Roi avec madame la duchesse de Berry est trop absurde pour qu'on y croie.
—Rien n'est trop absurde pour ces gens-là!
—Et c'est à un pareil monde que vous allez faire de telles concessions! Je reconnais madame la duchesse de Berry moins redoutable à Blaye que sur les bancs d'une cour d'assises, mais elle le sera encore beaucoup plus qu'en Vendée. Croyez-le, monsieur Thiers, elle vous y suscitera bien plus d'ennemis et chaque jour elle y grandira. Vous vous faites illusion de penser que tout sera fini par son arrestation. Les larmes royales se lavent par le sang, et le sang royal par les calamités publiques.»
Monsieur Thiers se prit à sourire:
«Je ne vous ai jamais vu si animée, répondit-il; mais permettez-moi de vous dire que, si mes députés de province (p. 157) parlent avec leur sottise, vous parlez avec votre passion et calculez avec vos préjugés. Les larmes et même le sang royal n'ont plus le prix que vous leur supposez. J'espère bien, sans aucune violence, prendre la duchesse de Berry sous trois jours; et elle n'en aura pas été quinze à Blaye que personne n'y songera plus. Voyez ces prisonniers de Ham, dont nous parlions tout à l'heure, quelqu'un y pense-t-il?
—Oh! que cela est différent! vous pouvez, je l'accorde, me faire arrêter demain matin le plus arbitrairement du monde; et, si l'esprit public n'est pas monté de façon à en faire une révolution dans les vingt-quatre heures, j'admets que la semaine prochaine tout le monde aura parfaitement oublié que madame de Boigne gémit dans une prison; mais il n'en est pas ainsi de madame la duchesse de Berry. Les personnes de sa sorte agissent même sur l'imagination du vulgaire, et, plus vous l'opprimerez, plus elle grandira. Sa puissance s'accroîtra dans les murs de Blaye et ils s'écrouleront pour la laisser sortir, car ce ne sera pas vous qui pourrez lui en ouvrir les portes.»
Monsieur Thiers continuait à sourire avec un peu d'ironie.
«Hé bien, voyons, vous-même, monsieur Thiers, seriez-vous aussi préoccupé, aussi anxieux, aussi joyeux que vous l'êtes s'il s'agissait seulement d'arrêter le maréchal de Bourmont, agent de guerre civile bien autrement formidable et actif que ne petit l'être une jeune femme? Assurément non; convenez donc que ce prestige du sang royal agit aussi sur vous, qui vous croyez si dégagé de mes préjugés surannés.»
Monsieur Thiers se jeta alors dans une de ces théories piquantes où son esprit s'éploie à l'aise et où les auditeurs le suivent avec intérêt, battant la campagne dans (p. 158) tous les sens sans beaucoup se soucier de la route qu'il tient. Cependant, après une digression historique sur le plus ou moins de dévouement des peuples au sang de leurs rois suivant le degré de civilisation où ils sont parvenus, il revint au but en racontant combien la conduite personnelle de madame la duchesse de Berry l'avait amoindrie aux yeux de ses plus zélés partisans dans les provinces de l'Ouest.
«Ils en gémissent, ajouta-t-il, en racontant des histoires étranges, et on prétend même que la personne royale, pour me servir des expressions de madame de Boigne, est grosse à pleine ceinture et que c'est une des raisons qui la forcent à se tenir cachée.»
Je haussai les épaules.
«Hé bien, repris-je, c'est un motif de plus à ne la point vouloir prendre et à faciliter son évasion. Hé, bon Dieu, qu'auriez-vous à craindre d'elle en un pareil état et qu'en pourriez-vous faire? La honte d'un tel fait serait partagée par ceux qui le publieraient!»
Monsieur de Rigny qui, jusque-là, avait gardé le silence, m'appuya en ce moment. Monsieur Pasquier apporta de nouveaux arguments à l'appui de l'opinion qu'il avait déjà soutenue.
Monsieur Thiers était visiblement ébranlé, mais revenait à dire cette arrestation nécessaire à la consolidation du pouvoir royal. Il en était trop persuadé pour se refuser à accepter la responsabilité de tous les inconvénients dont nous le menacions. La pendule, en sonnant deux heures après minuit, fit lever ces trois messieurs à la fois et ils me laissèrent seule.
À peine achevais-je de déjeuner le lendemain, monsieur Pasquier arriva chez moi:
«Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, me dit-il en entrant.
—Je vous en offre autant, répliquai-je...»
(p. 159) Nous échangeâmes de tristes prévisions, des craintes, des regrets, en commentant les discours de la veille. Monsieur Pasquier était très soucieux.
«Peut-être, dis-je enfin, Thiers ne réussira-t-il pas à la prendre.
—Oh! il réussira, cette fois-ci ou une autre; il est imprudent mais il est très habile. La difficulté d'ailleurs ne consiste pas à la prendre, mais à la garder avec sécurité pour elle et pour les autres, sans enflammer les passions dans tous les partis, attiser la guerre civile que l'on croit éteindre et forcer peut-être à commettre des actions devant lesquelles on reculerait certainement si on les prévoyait.
«D'un autre côté, je ne puis nier que Thiers, dans son intérêt personnel du moment, n'ait à gagner à se présenter aux Chambres avec cette arrestation accomplie et à pouvoir dire: «Ce que les autres n'ont pu faire en six mois, moi, j'y ai réussi en trois semaines.» Cela n'est pas vrai, mais cela en a l'air; c'est tout ce qu'il faut aux assemblées, d'autant que personne ne peut le démentir. Cependant notre conversation d'hier soir l'a un peu ébranlé. Malgré toute son audace, Thiers a trop d'esprit pour n'être point accessible à la raison; peut-être se contenterait-il encore du départ... mais, elle, ne veut pas partir!»
Nous continuâmes à deviser ainsi, et, plus nous considérions la question sous toutes ses faces, plus nous y découvrions des motifs de souci.
S'il y avait conflit, si le sang de la princesse y coulait, quel baptême pour le trône occupé par le fils d'un juge de Louis XVI! Si les haines vindicatives des révolutionnaires traînaient la fille des rois devant les tribunaux ordinaires, quel abaissement pour la puissance qui le souffrirait! Quant au jugement devant la Chambre des (p. 160) pairs, il était impossible; les pairs se récuseraient ou acquitteraient tout d'une voix.
Le gouvernement, et monsieur Thiers en était convenu la veille encore, n'avait pas cette ressource; ce serait amener une nouvelle perturbation dans l'État.
Nous en revenions constamment à nous lamenter que madame la duchesse de Berry s'obstinât dans un séjour si dangereux pour elle et si parfaitement inutile à sa cause, puisque sa présence n'avait pu en six mois soulever la Vendée.
«Si elle savait sa position, dis-je enfin, elle partirait sans doute; mais, hélas! il est trop tard, si elle doit être arrêtée demain.
—Ces choses-là, reprit monsieur Pasquier, ne se font pas si facilement qu'on croit. Elle est sûrement entourée de beaucoup de précautions, et le juif pourrait bien ne pas réussir; mais elle est traquée de façon à ne pouvoir échapper, dès qu'on a décidé de la saisir, et le parti en est évidemment résolu.»
Que faire pour conjurer le danger? La Reine ne pouvait être d'aucun secours; nous n'y songeâmes même pas. Il nous était trop évident que son crédit était épuisé et ses efforts infructueux, puisque les choses en étaient arrivées là.
J'ai su depuis que le nouveau cabinet avait exigé de monsieur le duc d'Orléans, comme condition à le laisser aller au siège d'Anvers, qu'il obtiendrait de la Reine sa mère de ne se plus mêler des affaires de madame la duchesse de Berry, établissant que c'était une question d'État où les relations de famille ne devaient pas exercer d'influence, que la sécurité du pays en dépendait et que d'ailleurs, tant que Marie-Caroline serait en Vendée, lui ne se pourrait éloigner de Paris. La passion du jeune prince pour les armes avait stimulé son zèle et arraché (p. 161) la promesse à sa mère qui, au reste, se soumettait toujours aux volontés manifestées par le Roi.
Je retourne à ma conversation avec monsieur Pasquier.
«Je voudrais, dit-il, avoir moyen de faire avertir la duchesse de Berry.
—Hé, mon Dieu! ils n'y verraient qu'une ruse pour les tromper.
—C'est vrai.»
Après un assez long silence, il se leva brusquement.
«C'est égal, il ne faut pas se croiser les bras en pareille occurrence. Je vais aller trouver Mounier; il est en rapport avec tout ce monde-là; je lui dirai sérieusement de faire partir la princesse; il me comprendra, lui, il croira, et peut-être fera-t-il croire les autres.
—Pensez-vous, repris-je, que par madame Récamier je puisse être de quelque utilité?
—Essayez toujours, cela est sans inconvénient. Il n'y a pas de mal que le tocsin sonne à leurs oreilles de plusieurs côtés.»
Monsieur Pasquier partit. Je demandai mes chevaux et je me rendis à l'Abbaye-aux-Bois. J'y appris, alors, le profond mécontentement de monsieur de Chateaubriand contre madame la duchesse de Berry et son entourage.
Il avait rompu toute communication avant son départ pour la Suisse, et madame Récamier ne conservait aucune des relations qui l'instruisaient si exactement dans les premiers temps du séjour en France.
Déjouée dans mon espoir, mais excitée par les noires inquiétudes dont j'étais poursuivie et que celles de monsieur Pasquier n'étaient point propres à calmer, j'allai trouver madame de Chastellux.
Exaltée, au delà des plus exaltés de son parti, elle (p. 162) apportait pourtant de l'esprit à travers sa passion, parce qu'elle en avait infiniment.
«Ma chère, lui dis-je en l'abordant, vous avez accueilli d'un sourire ironique l'avertissement que je vous ai donné, il y a une quinzaine de jours, qu'on était dans la disposition sérieuse d'arrêter madame la duchesse de Berry; hé bien, je viens vous dire aujourd'hui que toutes ses retraites sont dénoncées, qu'elle est vendue de plusieurs côtés et sera livrée incessamment. Peut-être est-il encore possible d'éviter ce malheur en la décidant à partir, j'ignore si vous en avez le moyen; mais il n'y a pas un instant à perdre.»
Madame de Chastellux me regardait fixement, elle me tendit la main:
«Vous êtes trop troublée pour n'être pas sincère. Confidence pour confidence. Je suis en rapports directs avec madame la duchesse de Berry. Elle sera avertie le plus promptement possible et, de plus, je ne négligerai rien pour la décider à partir. Elle s'y refuse encore, mais tout le monde autour d'elle en admet la nécessité.
—Dieu veuille que vous réussissiez, répliquai-je en me levant pour m'en aller; car je ne voulais pas être entraînée à dire plus que je n'avais projeté.
—Encore un mot, ajouta-t-elle en me retenant par le bras, si madame la duchesse de Berry consent à partir, le pourra-t-elle? la laissera-t-on s'échapper?
—Hélas! repris-je, il y a encore huit jours je vous aurais répondu oui bien affirmativement, aujourd'hui, j'ose seulement dire je l'espère, et presque je le crois, mais, soyez-en persuadée, c'est la seule chance possible d'éviter ce que nous déplorerions également toutes les deux.»
Elle me remercia de nouveau, m'embrassa cordialement (p. 163) et je me retirai. Elle avait bien vu que je n'en voulais pas dire davantage, et avait trop de tact pour m'adresser aucune question.
Monsieur Pasquier, de son côté, avait trouvé monsieur Mounier et lui avait d'autant plus facilement fait comprendre le danger, non-seulement pour la princesse, mais encore pour le pays et pour la famille régnante (danger tout moral que Thiers et apparemment ses collègues ne reconnaissaient pas) que monsieur Mounier, plein de sagesse, exempt d'esprit de parti, quoique dans les rangs légitimistes, était en même temps fort éclairé.
«Maintenant, me dit monsieur Pasquier, il n'y a plus rien à faire; il nous faut attendre les événements.»
Nous sûmes bientôt par monsieur Thiers la première tentative de Deutz manquée.
Madame la duchesse de Berry lui avait donné audience dans un lieu où elle s'était transportée pour le recevoir; elle avait dû le quitter immédiatement après lui, et il n'avait pu rejoindre l'homme de la police assez promptement pour la faire saisir. Ils se renvoyaient mutuellement le tort de cet échec; peut-être tous deux hésitaient-ils.
Plusieurs papiers indispensables leur ayant manqué dans le cours de cette première conférence, madame la duchesse de Berry, qui avait pleine confiance en Deutz, avait promis de le revoir le surlendemain. On le conduirait là où elle les gardait, et où elle résidait pour le moment. Deutz disait lui avoir conseillé de partir et l'y avoir trouvée récalcitrante.
Elle voulait rester dans la Vendée pour profiter de la querelle avec la Hollande d'où elle espérait une conflagration générale et une croisade européenne contre la France révolutionnaire.
(p. 164) Deutz prétendait encore que, s'il l'amenait à consentir à la retraite, il l'y assisterait de tout son pouvoir et ne la trahirait pas. Au reste, soit crainte d'un danger personnel pour lui, soit répugnance à voir l'exécution de la mauvaise action qu'il méditait de commettre, il persistait à exiger que les personnes destinées à arrêter la princesse ne se présentassent point tant qu'il serait auprès d'elle.
Ce retard de deux jours nous inspira une espérance d'autant mieux fondée que monsieur Thiers acheva ce récit en disant que, si, dans l'intervalle, elle se décidait à partir, elle n'en serait pas empêchée. Monsieur Pasquier et moi nous échangeâmes un regard de satisfaction.
J'étais fort persuadée que le départ de madame la duchesse de Berry valait mieux pour la tranquillité du pays que son arrestation. Il était également favorable au cabinet pour se présenter devant les Chambres et moins embarrassant pour l'avenir.
Je savais, de plus, toute la consolation que ce résultat apporterait à la Reine, et la pensée d'y avoir peut-être contribué m'était fort douce.
Ce rêve ne dura guère. Dans la matinée du 8 novembre, je reçus un billet de monsieur Pasquier; il me disait:
«L'œuvre est accomplie... Elle est prise... du moins sans coup férir... Voilà un des dangers passé... Plaise au ciel qu'on échappe aux autres.»
Une pareille nouvelle se répandit promptement dans Paris. J'étais trop préoccupée de mes propres impressions pour me rappeler si elle y fit grande sensation; je ne le crois pas.
Le soir même, quelques députés, messieurs de Rémusat, Piscatory, et aussi monsieur Duchâtel, qui n'avait (p. 165) pas encore fait son éducation gouvernementale, vinrent chanter leur triomphe autour de moi. Ils trouvèrent peu de sympathie et qualifièrent ma tristesse et mes inquiétudes de vieux préjugés dont, au reste, je ne cherche pas à me défendre.
Dans cette circonstance, comme en beaucoup d'autres, je me trouvai ne complaire à aucun. Les légitimistes me blâmaient de la joie qu'ils me supposaient et les libéraux de la tristesse qu'ils me voyaient.
Le Moniteur du lendemain confirma la nouvelle. J'allai chez la Reine, pensant bien qu'elle trouverait quelque douceur à s'épancher avec la certitude de n'être point compromise. Elle remerciait Dieu que nul accident ne fût arrivé dans l'arrestation:
«Avec la tête de Caroline, vous savez, ma chère, il y avait tant à craindre!»... Et puis elle répétait mille fois: «Elle l'a voulu, elle l'a voulu; ce n'est pas la faute, du Roi; elle l'a voulu.»
Je lui demandai si le bâtiment où on l'allait embarquer ne pourrait pas la conduire à Trieste plutôt qu'à Blaye, en exigeant sa promesse de rejoindre le roi Charles X en Bohême.
«Ah, ma bonne amie, vous pouvez penser si nous le désirons!... Mais ils ne veulent pas... ils disent que c'est impossible... On m'a fait promettre de ne me point ingérer dans cette affaire... tout le monde est contre moi!... le Roi a dû, à la fin, consentir à l'arrestation et à la détention... Vous savez s'il s'y est longtemps refusé... Ah, si elle avait voulu profiter de ces six mois de patience où il était le maître pour s'en aller!... Je comprends bien l'impossibilité de la laisser en France, avec l'apparence d'y rester malgré le gouvernement... mais quelle rude extrémité!...»
Et la pauvre Reine se reprenait à pleurer. Elle me (p. 166) confirma la volonté positive du Roi de s'opposer à toute espèce de jugement et de se borner à une détention politique que la même raison politique pouvait modifier, prolonger ou abréger arbitrairement. Cela présentait déjà une série de difficultés presque inextricables dans un pays de discussion et de passion comme le nôtre où l'opposition se fait arme de tout.
J'étais destinée à voir le soir même une singulière péripétie. Les dépêches de Nantes avaient apporté les détails de l'arrestation. Monsieur Thiers, impressionnable et mobile au suprême degré, ému des souffrances de la princesse, touché de son courage, frappé du ton de grandeur dont elle avait commandé autour d'elle, se trouva plein d'enthousiasme pour sa triste prisonnière.
Oubliant ses diatribes des jours précédents contre la femme désordonnée, contre la folle coupable qui, profitant de la calamité d'un fléau, avait voulu joindre les ravages du fer et du feu de la guerre civile à ceux du choléra pour désoler la France, il ne voyait plus dans Marie-Caroline que la fille des rois soumise à de nobles et poétiques malheurs supportés avec constance, avec magnanimité:
«Convenons-en, messieurs, madame de Boigne a raison: les personnes royales, comme elle dit, sont d'une sorte à part.»
Et je vis qu'une locution, toute simple dans le monde où j'ai vécu, avait blessé l'épiderme si sensible du parvenu.
Lorsque Deutz avait été introduit chez madame la duchesse de Berry, elle l'avait accueilli d'une bonté familière qui avait dû sembler bien cruelle à ce misérable. Après avoir parlé de sa mission, lu et signé des papiers relatifs aux affaires pour lesquelles il s'entremettait, (p. 167) elle lui raconta avoir reçu avis qu'elle était trahie, vendue par une personne en qui elle avait entière confiance.
«Par vous, peut-être, mon cher Deutz,... je plaisante... ne vous défendez pas... mais, en me rappelant vos efforts pour m'engager à partir avant-hier, malgré les bonnes nouvelles dont vous êtes porteur, j'ai pensé que vous aussi pouviez avoir des motifs pour partager ces craintes... savez-vous quelque chose?»
Deutz avait tressailli jusqu'au fond de son lâche cœur. Il balbutia quelques paroles, abrégea la conférence, se précipita dans la rue, dit à l'agent de police: «Je la quitte; elle est dans la maison; vous la trouverez à table», raconta brièvement au préfet la conférence dont il sortait, désigna le lieu où l'on trouverait les papiers, courut à son auberge, se jeta dans une voiture toute attelée et revint à Paris, sans attendre pour savoir le résultat de sa trahison.
Il fallut se mettre à sa recherche pour lui en donner le salaire pécuniaire. Il ne l'avait ni stipulé ni réclamé, mais il l'accepta. Tout cela paraît étrange et n'en est pas moins exact.
«Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.»
La confiance en Deutz n'était pas assez bien établie pour que le préfet eût négligé les précautions. L'ordre avait été donné de le suivre et de cerner d'un peu loin la maison où il entrerait, de façon à ce que nul ne s'en pût évader. Tout était donc prêt. À peine trois minutes s'écoulèrent entre sa sortie et l'entrée de la force armée.
L'aspect de l'appartement, lorsqu'on y pénétra, confirma la véracité du rapport de Deutz; on y trouva les traces du séjour actuel de madame la duchesse de Berry. (p. 168) Le couvert était mis pour cinq personnes, mais mademoiselle du Guigny, la maîtresse de la maison, se présentait seule et niait avoir des hôtes; la table, selon elle, était préparée pour des convives que l'aspect des troupes aurait probablement empêchés d'arriver. Il était impossible d'obtenir le moindre aveu.
La lettre qui avertissait la princesse de son danger était ouverte sur la cheminée au feu de laquelle on avait fait paraître l'encre sympathique. Elle avait été prévenue à temps, mais on n'échappe pas à son sort!
Vainement chercha-t-on à intimider et à séduire les habitants de la maison; maîtres et valets, tout résista. Une recherche de plusieurs heures n'amena aucun résultat. On avait fouillé partout sans même trouver les papiers signalés par Deutz, quoique plusieurs cachettes eussent été découvertes, et on était réduit à croire qu'une communication, soit par l'intérieur des murs, soit par les caves, soit par les toits, permettait de quitter la maison.
Mais tout le quartier, circonscrit par quatre rues, était strictement gardé; personne n'en pouvait sortir sans être soigneusement examiné. Il faudrait bien que la princesse, dont la présence était constatée en ce lieu, finît par être prise.
Telle était la première dépêche, écrite par monsieur Maurice. Duval en quittant le domicile de mademoiselle du Guigny, où il avait passé une grande partie de la nuit. Au moment de la cacheter, il ajoutait: «On vient me chercher. J'ai la satisfaction de vous annoncer que la duchesse est arrêtée; j'expédie mon courrier et je me rends auprès d'elle.»
Le second rapport, parvenu le soir même où monsieur Thiers nous en parlait, contenait les détails suivants:
(p. 169) En s'éloignant, pour prendre un peu de repos, les chefs avaient distribué des gardiens dans toute la maison. Deux gendarmes, postés dans une petite pièce dont la lucarne ouvrait sur le toit et souffrant d'un froid très vif, s'avisèrent d'une cheminée placée dans l'encoignure.
La chambre était remplie der vieux journaux et surtout d'une énorme liasse de numéros de la Mode, mauvaise publication protégée et payée par madame la duchesse de Berry. Ils pensèrent à les utiliser en s'en chauffant, les empilèrent dans la cheminée et y mirent le feu.
Peu de minutes après, tandis qu'accroupis devant le foyer ils dégelaient leurs doigts, ils crurent entendre un bruit insolite derrière la plaque. Bientôt, on y frappa à coups redoublés. Ils appelèrent leurs officiers; on se hâta de retirer les papiers enflammés, et la plaque, cédant aux efforts mutuels des assiégeants et des assiégés, tourna sur ses gonds.
«Cessez vos recherches, je suis la duchesse de Berry,» dit une femme en sortant sans assistance de la cheminée, et en s'asseyant très calmement sur une chaise, tandis qu'on s'empressait à aider une seconde femme et deux hommes à se retirer, presque étouffés, de leur retraite brûlante.
C'étaient une demoiselle de Kersabiec (vendéenne passionnée qui, depuis quatre mois, s'était mise à la suite de la princesse), le comte de Mesnard et monsieur Guibourg, l'avocat, qui prenait le titre de chancelier de la Régente.
Un agent de police, accourant en toute hâte, voulut verbaliser au sujet de madame la duchesse de Berry. Elle ne lui répondit qu'en disant: «Faites venir le général qui commande; je ne parlerai qu'à lui.»
(p. 170) Elle demanda un verre d'eau et remercia poliment le gendarme qui le lui apporta. Pas une plainte, pas un mot des souffrances où elle venait d'être exposée ne lui échappa. Ses compagnons de détresse, en revanche, ne les laissaient pas ignorer. Les cheveux de la princesse roussis, sa figure, ses mains toutes noires de fumée, un pan de sa robe brûlé, témoignaient seuls qu'elle avait partagé cette torture, car elle paraissait dans son assiette ordinaire.
Le général arrivé, elle lui dit: «Approchez, général, je me rends à vous, et je me mets sous la sauvegarde de la loyauté militaire. Je vous recommande ces messieurs et mademoiselle; s'il y a quelqu'un de coupable, c'est moi seule, ils n'ont fait que m'obéir. J'entends n'en être point séparée. Puis-je rester dans cette maison?»
Le général (Dermoncourt, je crois), plus troublé qu'elle, répondit que des appartements étaient préparés au château: «Hé bien donc, partons et faites avertir qu'on nous y donne un bouillon; nous n'avons rien mangé depuis vingt-quatre heures.»
Elle s'approcha du comte de Mesnard qui semblait anéanti, l'encouragea à la suivre, en paroles calmes et douces, et commanda l'assistance des gendarmes pour le soutenir. Les deux autres prisonniers avaient repris des forces et pouvaient marcher seuls.
La princesse prit d'elle-même le bras du général, comme si elle lui accordait une faveur et qu'il se fût agi d'une simple promenade. Elle ne fit aucune vaine tentative pour parler aux gens de la maison, pour donner des instructions, pour réclamer des effets ou des papiers, rien enfin qui la pût exposer à subir un refus. Arrivée au seuil de la porte et voyant du monde amassé dans la rue, elle s'arrêta un instant et reculant d'un pas.
(p. 171) «Général, je ne dois pas être insultée... cela vous regarde.
—Soyez tranquille, Madame.
—Je me fie à vous.»
La route était bordée d'une haie de soldats. Elle la franchit d'un pied et d'un cœur fermes, causant avec son escorte militaire, d'une grande liberté d'esprit, mais refusant toute réponse au préfet qui était survenu au moment de son départ.
Parvenue au château, elle donna des ordres sur les soins à rendre à ses compagnons d'infortune, principalement à monsieur de Mesnard qui paraissait fort mal, avec une sorte d'autorité, puis elle demanda à se reposer. Conduite dans sa chambre avec mademoiselle de Kersabiec, elle en ressortit un instant après, sous le prétexte de recommander que le médecin, appelé auprès du comte de Mesnard, vînt lui faire son rapport.
L'homme de la police, accoutumé à observer tous les gestes, s'aperçut qu'une très petite boule de papier avait passé de la main de la princesse dans celle de l'avocat Guibourg. Le désir de s'en emparer suggéra la pensée de fouiller les prisonniers aussitôt que Marie-Caroline se fut éloignée.
Le papier, trouvé sur monsieur Guibourg, contenait ces mots écrits au crayon: «Insistez, surtout, pour n'être pas séparé de moi.»
Cette circonstance, sue dans le temps et infidèlement racontée, accrédita le bruit, déjà répandu, d'une intrigue amoureuse entre la princesse et l'avocat. Je n'oserais garantir qu'il n'en fût rien.
Mais monsieur Guibourg était en fuite, avec une condamnation capitale sur le corps. Madame la duchesse de Berry se croyait une sauvegarde pour ses entours et cette pensée suffisait à expliquer les termes du billet.
(p. 172) Elle avait mangé une soupe, bu un verre de vin de Bordeaux, avait dormi paisiblement quelques heures et s'était relevée, pour le moment du dîner, dans un état de calme qui ne se démentait pas. Monsieur Maurice Duval lui-même, quoique fort blessé de ses procédés envers lui, parlait du maintien de la princesse avec admiration. Les généraux en étaient émus, et le ministre dans l'enthousiasme.
En outre des rapports des autorités de Nantes, monsieur Thiers était armé, en venant chez moi, de la décision du conseil qui, en enlevant madame la duchesse de Berry à la juridiction des tribunaux, faisait de sa position une mesure politique sur laquelle les Chambres auraient à statuer. La pièce était bien rédigée. Il voulait la montrer à monsieur Pasquier et le consulter sur la forme de sa publication.
Après une longue discussion, on s'arrêta à un article officiel du Moniteur, ne portant le titre ni d'ordonnance ni de déclaration, qui, s'appuyant sur les précédents de la marche suivie pour le bannissement de la branche aînée des Bourbons et de la famille Bonaparte, établirait en principe que les princes et princesses de races proscrites, se trouvant en dehors de la loi commune, ne pouvaient en réclamer les bénéfices ni en subir les rigueurs. Leur sort, dès lors, devait être réglé arbitrairement, d'après les exigences des intérêts politiques.
Monsieur Pasquier insistait derechef pour qu'on embarquât la princesse au plus vite. «Vous ne serez maître de son sort, répétait-il, et à l'abri des obstacles que peuvent susciter le zèle aveugle ou malveillant des magistrats secondaires, qu'après le départ de Nantes.»
Monsieur Thiers adoptait cette pensée et partageait les mêmes sollicitudes. Aussi avait-il donné, et déjà renouvelé, l'ordre d'un embarquement immédiat que les (p. 173) préparatifs matériels pour la sûreté du transport et la commodité du voyage arrêtaient encore bien malgré lui.
La princesse demandait un délai, fondé sur l'état de santé du comte de Mesnard; mais monsieur Thiers, fort à regret dans sa disposition actuelle, avait positivement refusé.
Comme il ne fallait pas compliquer la question relative à madame la duchesse de Berry, en assimilant à son sort d'autres personnes compromises vis-à-vis des tribunaux, on se décida à les rendre à leurs juges naturels. Monsieur Guibourg fut renvoyé là où son procès avait été déjà instruit. Mademoiselle de Kersabiec accompagna la princesse à Blaye, puis fut reconduite immédiatement à Nantes.
Dès le premier jour de l'arrestation, monsieur Maurice Duval avait prévenu monsieur Thiers qu'il pouvait s'emparer de messieurs de Bourmont, de Charette et de plusieurs de leurs coopérateurs les plus actifs. On les savait cachés dans les maisons voisines de celle occupée par Marie-Caroline. Deutz avait vu le maréchal. En persistant à cerner le quartier, on était assuré de les prendre.
Mais le ministre en avait autant qu'il lui en fallait pour se présenter à l'ouverture de la session et ne se souciait pas de multiplier ses embarras. Plus il se trouverait de gens arrêtés dans les mêmes prédicaments que madame la duchesse de Berry, plus il serait difficile de la soustraire à la loi commune; car elle se trouverait réclamée, comme principal accusé, par tous les tribunaux où les affaires seraient portées.
Vu de loin, et lorsque les passions sont calmées, il semble que rien n'était plus simple et plus facile que la marche adoptée par le gouvernement; mais, dans ce (p. 174) moment où l'amour de l'égalité se trouvait poussé jusqu'à l'enivrement, il fallait une ferme volonté, beaucoup de courage et même une certaine audace pour oser dire hautement que Marie-Caroline, en sa qualité de princesse, ne serait pas passible de la loi commune. Encore, devait-on avoir recours à l'argument, que j'ai déjà mentionné, de la considérer placée hors la loi par la proscription prononcée contre elle en 1830.
Monsieur Thiers, en prenant cette décision, n'ignorait pas qu'il affrontait les colères des oppositions et bravait le mécontentement de beaucoup de ses partisans.
Toutefois, des obstacles insurmontables pouvaient surgir à Nantes d'un moment à l'autre, et, dans cette crainte, on décida que l'article convenu ne serait inséré au Moniteur que lorsqu'on saurait la princesse voguant vers Blaye.
Je demandai tout bas à monsieur Thiers si ce qu'il m'avait dit de l'état de madame la duchesse de Berry était confirmé; il me répondit à haute voix: «Il n'y a pas un mot de vrai. Elle est, au contraire, très maigre, très mince, et très agile. Ce bruit, cependant, nous était venu de gens qui auraient dû être bien informés; mais ce n'est qu'un méchant propos de ses bons amis.»
Si madame la duchesse de Berry dédaignait de parler des souffrances matérielles qu'elle avait supportées pendant les dix-sept heures passées dans le tuyau de cheminée, ses compagnons racontaient volontiers le martyre subi par quatre personnes serrées de façon à ne pouvoir faire aucune espèce de mouvement, exposées au vent, à la gelée dont un toit en claire-voie les défendait fort mal. Elles bravaient pourtant ces douleurs; mais, ce qui acheva de rendre leur situation intolérable, c'est la fumée épaisse et puante des papiers imprimés. La cachette n'était pas séparée du tuyau de la cheminée (p. 175) jusqu'en haut; elle s'en remplit incontinent et ses malheureux habitants en furent comme asphyxiés.
Lorsque la souffrance d'une extrême chaleur s'y joignit et que la robe de madame la duchesse de Berry prit feu, le comte de Mesnard (qui déjà avait ouvert l'avis de se rendre, après avoir entendu l'ordre donné aux gendarmes de ne quitter la chambre sous aucun prétexte et compris que toutes les issues étaient gardées), le comte de Mesnard, sans demander de nouveau une permission obstinément refusée, donna dans la plaque le premier coup de pied qui appela l'attention des gendarmes. Une fois la décision irrévocable, madame la duchesse de Berry ne fit point de reproches et se conduisit comme nous avons vu.
Ma mémoire ne me fournit aucune circonstance particulière sur son embarquement. Elle fut conduite à bord de la Capricieuse, goélette de l'État, en prisonnière bien gardée, mais avec les égards dus à son rang et le respect acquis à des malheurs supportés avec un aussi grand courage.
Son arrestation ne provoqua aucune manifestation en Bretagne ni en Vendée. Elle montra un très vif dépit en apprenant que monsieur Guibourg restait à Nantes et parut très émue en s'en séparant. Du reste, son calme, accompagné d'une sorte de gaieté et d'une complète liberté d'esprit, ne se démentit pas. Le zèle de monsieur de Mesnard suppléant à ses forces, il insista pour la suivre.
Elle laissa, parmi toutes les autorités de Nantes, un sentiment d'admiration et de sympathie dont le contrecoup retentit sur leurs chefs à Paris; mais cela ne s'étendit pas au delà et ne gagna pas le public. On voulait avant tout la tranquillité.
Au conseil, monsieur Guizot se montra partisan des (p. 176) procédés généreux, et il proposa de diriger la Capricieuse sur Trieste; mais monsieur Guizot, nouvellement arrivé aux affaires par l'obstinée exigence du duc de Broglie, avait peu de poids vis-à-vis de ses collègues, et la détention à Blaye fut décidée à une unanimité où il se rangea.
Je ne lui en sus pas moins un très grand gré, dans le temps, et le lui témoignai vivement. Peut-être mon approbation dépassait-elle son mérite. Il avait pu facilement reconnaître le vœu intime du Roi et prenait, dès alors, l'habitude de s'associera la pensée du monarque, de la faire sienne et de l'habiller en paroles magnifiques. C'est l'origine et l'explication d'une faveur qui ne peut que s'accroître.
Dans la cachette même, où s'était réfugiée madame la duchesse de Berry, on trouva les deux sacoches de cuir désignées par Deutz, renfermant ses papiers les plus importants. Elles étaient réunies par une bretelle et la suivaient dans toutes ses pérégrinations soit sur le col de son cheval, soit sur les épaules d'un guide.
Si on avait recherché les violences, il y avait de quoi porter le trouble et la proscription dans une multitude de familles; mais on n'en fit aucun usage. C'est là où l'on trouva les lettres de mesdames de Chastellux et de Bauffremont engageant madame la duchesse de Berry à se rendre à Paris et offrant de l'y cacher. J'ignore si elles ont eu connaissance de cette découverte.
Ces sacoches renfermaient des documents qui excusaient la folle entreprise de la descente en France. De nombreux correspondants annonçaient cent mille hommes dans le Midi et deux cent mille dans l'Ouest, armés, organisés, prêts à se déclarer au premier signal. L'arrivée de «Madame» enfanterait en outre des légions innombrables dans tout le royaume.
Les correspondants les plus raisonnables, en présentant (p. 177) le pays comme dans un fâcheux état de calme, admettaient que la présence de la princesse exciterait sans doute un grand mouvement d'enthousiasme, et pourrait faire jaillir la flamme de ces masses inertes.
Ajoutons à ces appels que madame la duchesse de Berry avait constamment entendu reprocher aux princes de la Maison de Bourbon de ne s'être point associés aux travaux de la Vendée; et peut-être excusera-t-on son esprit aventureux d'avoir cru faire de l'héroïsme en débarquant sur la plage de Marseille et en se jetant dans la Vendée. Il est au moins certain qu'à Nantes elle supporta royalement le revers de sa fortune et la chute de ses espérances.
Le cabinet, car il y en avait un sérieux et de véritable importance dans ce temps-là, le cabinet, donc, tint parole à monsieur le duc d'Orléans. À peine la duchesse de Berry arrêtée, le prince, accompagné de son frère le duc de Nemours, se rendit à l'armée qui franchissait la frontière. Il n'entre pas dans mon sujet de le suivre au siège d'Anvers où il commença la brillante carrière due à sa distinction personnelle, autant qu'à son haut rang, et s'empara de tous les cœurs par sa valeur, sa bonne grâce et son affabilité.
Nul, et je n'en excepte ni monsieur Thiers ni même monsieur Maurice Duval, ne ressentit une plus vive satisfaction de l'arrestation de madame la duchesse de Berry que monsieur de Chateaubriand. Son rêve sur le séjour de Lugano s'était dissipé en y regardant de plus près.
Cette presse libre, dont il espérait tirer de si splendides succès pour sa cause et surtout pour sa famosité personnelle, se trouvait soumise aux caprices d'un conseil de petits bourgeois, relevant lui-même d'une multitude intimant ses volontés à coups de pierres. On se procurerait une fort bonne chance d'être lapidé, dans une (p. 178) émeute suisse, en s'établissant à Lugano pour y faire de la politique légitimiste.
Privé d'ailleurs du tribut de louanges quotidiennes, libéralement fournies par le petit cercle où il passe exclusivement sa vie à Paris, monsieur de Chateaubriand périssait d'ennui et ne savait comment revenir après les adieux si pompeux adressés publiquement à sa patrie. Il avait beau se draper à l'effet dans le manteau d'un exil volontaire, on le remarquait peu; les génevois trouvent qu'on doit se tenir très heureux d'être à Genève et ne compatissaient point à des peines qu'ils ne comprenaient pas.
Dans l'embarras de ce dilemme, monsieur de Chateaubriand accueillit comme l'étoile du salut l'arrestation faite à Nantes.
De nouveaux devoirs, en lui imposant une nouvelle conduite, lui évitaient le petit ridicule d'une palinodie trop rapide. Oubliant ses griefs contre la princesse, il se jeta dans une voiture de poste et accourut à Paris pour lui porter secours.
Chemin faisant, il médita le texte d'une brochure qui parut incontinent après.
Un billet de madame Récamier m'annonça son retour et le désir qu'il avait de me voir chez elle. J'y courus. Je les trouvai en tête à tête; il lui lisait le manuscrit de la prochaine publication, originairement destinée à être imprimée à Lugano, mais qu'il avait arrangée pour la situation actuelle. Il continua à ma prière la lecture commencée.
Après une hymne très éloquente aux vertus maternelles de l'intrépide Marie-Caroline, lue avec émotion, il arriva à quelques phrases, admirablement bien écrites, sur madame la Dauphine; sa voix s'entrecoupa et son visage s'inonda de larmes.
(p. 179) J'avais encore dans l'oreille les expressions de mangeuse de reliques d'Édimbourg et de danseuse de corde d'Italie que, si récemment, je lui avais entendu appliquer à ces deux princesses, et je fus étrangement frappée de ce spectacle.
Cependant, monsieur de Chateaubriand était sincère en ce moment aussi bien que dans l'autre; mais il possède cette mobilité d'impression dont il est convenu en ce siècle que se fabrique le génie. Éminemment artiste, il s'enflammait de son œuvre, et c'était à l'agencement de ses propres paroles qu'il offrait l'hommage de ses pleurs.
Ce n'est point comme un blâme que je cite ce contraste, mais parce que j'en ai conservé une vive impression et que les hommes de la distinction incontestable de monsieur de Chateaubriand méritent d'être observés avec plus d'attention que le vulgaire.
Il avait réclamé ma visite pour me charger de demander son admission au château de Blaye. En qualité de conseil de madame la duchesse de Berry, il voulait conférer avec l'accusée. Cela était de droit, selon lui, ainsi que la libre correspondance avec les personnes chargées des affaires de ses enfants dont elle était tutrice.
Sans partager son opinion, je me chargeai du message. La réponse fut négative. Comme conseil judiciaire, sa présence à Blaye était inutile, puisque aucune procédure ne devait être dirigée contre la princesse, et le gouvernement n'était pas assez niais pour le lui envoyer comme conseil politique.
Il ne pouvait non plus, par les mêmes raisons, autoriser la correspondance libre et fréquente demandée par monsieur de Chateaubriand, mais les lettres ouvertes, soit d'affaires, soit de famille, seraient religieusement remises entre ses mains.
(p. 180) Je ne saurais exprimer la fureur de monsieur de Chateaubriand lorsque je lui transmis cette réponse si facile à prévoir. J'en fus confondue et madame Récamier consternée. Mais je dois dire qu'elle tomba principalement sur cette misérable qui n'avait pas su se faire tuer pour léguer du moins un martyr à son parti et n'avait réussi, par toutes ses extravagances, qu'à en constater la faiblesse et à préparer des succès, couronnés de l'ostentation d'une fausse modération, à ses antagonistes.
Évidemment, la conduite adoptée envers Marie-Caroline déplaisait fort aux siens et cela m'y réconciliait un peu.
Nous la savions arrivée à Blaye le 15 novembre en assez bonne santé, malgré une traversée pénible, orageuse, dangereuse même, où elle montra son intrépidité accoutumée, intrépidité qui lui valait partout l'admiration des militaires et acheva de gagner le cœur du colonel Chousserie.
Il l'avait accompagnée de Nantes et demeura son gardien à Blaye où il prit le commandement du fort, tandis que la Capricieuse et quelques autres petits bâtiments croisaient dans la rivière.
Les appartements de madame la duchesse de Berry étaient suffisamment vastes, convenablement meublés, et, hormis la seule chose qu'elle eût voulue, la liberté, on s'empressait à satisfaire à ses souhaits.
Malgré la parole arrachée à la Reine de ne plus se mêler en rien de son sort, elle s'occupait constamment de lui procurer les allégements compatibles avec sa situation. Monsieur Thiers eut ordre de faire trouver à Blaye des livres, de la musique, un piano, ainsi que les atours et les recherches nécessaires à sa toilette et à ses habitudes, connues de sa tante.
Les ouvriers de Paris, accoutumés à la servir, les (p. 181) fournirent. Toutefois, le petit sanhédrin des dames du faubourg Saint-Germain firent d'amples lamentations sur ce que madame la duchesse de Berry avait été enlevée sans aucune espèce de bagage, et s'offrirent à lui procurer par souscription un trousseau.
Madame de Chastellux fut députée vers moi pour me charger de solliciter de monsieur Thiers l'autorisation de cet envoi. J'eus la satisfaction de pouvoir répondre que tout avait été prévu à ce sujet. Il ne manquait rien à l'illustre prisonnière, et je le savais mieux que personne, y ayant été employée.
Mais cela ne suffisait pas à un parti accoutumé à se repaître de niaiseries. Les patronnesses voulaient une souscription ayant un certain retentissement. On décida que la princesse ne devait pas porter des vêtements fournis par ses persécuteurs; et je consentis à demander l'entrée à Blaye de ceux qu'on y voulait expédier.
Je l'obtins à grand'peine, et, pendant trois semaines, les salons légitimistes furent exclusivement occupés de cet envoi. Chacun ajoutait un petit symbole de zèle ingénieux et de dévouement spirituel à son offrande. Mais tout cela prenait un certain temps pendant lequel la recluse était forcée à porter ces chemises de Nessus si redoutées pour elle.
Ajoutons, en passant, que la princesse ne partageait apparemment pas les scrupules de ces personnes dévouées; car, en quittant Blaye, elle a emporté non seulement les effets destinés à sa personne, mais encore les meubles les plus élégants de son appartement, disant qu'elle n'en trouverait pas d'aussi bien fabriqués à Palerme.
L'offrande des dames du faubourg Saint-Germain, on doit le comprendre, fut soumise à un rigoureux examen. Un livre de prières, par la largeur de ses marges, je (p. 182) crois, excita l'attention des personnes accoutumées à ces sortes de visites. Il était le don de madame de Chastellux. On y trouva, en effet, beaucoup d'écriture à l'encre sympathique, des assurances de fidélité éternelle, des conseils sur la conduite à tenir, des espérances de bouleversement prochain, etc.
La chose la plus importante était l'avis donné que toutes les promesses pécuniaires qui seraient faites par madame la duchesse de Berry pour gagner les gens dont elle était entourée, soit pour recouvrer la liberté, soit pour établir des communications au dehors, se trouveraient immédiatement acquittées.
Monsieur Thiers me vint raconter cette trouvaille, me témoignant assez d'humeur de ma persévérance à obtenir l'accomplissement d'une œuvre qui, je l'avoue, me semblait parfaitement insignifiante et dont le refus aurait fait crier à la persécution.
Je fus un peu déconcertée de l'aventure du livre. Heureusement, monsieur Thiers ne se souciait guère de se faire de nouvelles affaires et ne redoutait nullement les conspirations de ces dames; il se calma et garda le silence sur sa découverte. Je ne pense pas que madame de Chastellux en ait été instruite, du moins ne lui en ai-je jamais parlé.
Cependant, l'ouverture des Chambres avait eu lieu, et mes prévisions de malheurs s'étaient justifiées: on avait tiré sur le Roi. C'est le commencement d'une détestable série de tentatives d'assassinat. Bergeron, qui s'échappa, fut enfin arrêté, jugé et acquitté d'un crime dont lui-même depuis s'est publiquement vanté.
Il professait les idées républicaines, mais la suite l'a montré trop vénal pour être à l'abri du genre de séduction que le parti carliste avait à sa disposition, et il était bien exaspéré dans ce moment.
(p. 183) Quoi qu'il en soit, dès la discussion de l'adresse, monsieur Thiers avait dû défendre son prédécesseur, monsieur de Montalivet, contre l'opposition de gauche pour la non-arrestation de madame la duchesse de Berry, et lui-même contre l'opposition de droite, pour son incarcération.
Monsieur Berryer, revenu de ses terreurs en voyant la longanimité si manifeste du gouvernement, fit une sortie violente sur ce que la liberté individuelle du citoyen français avait été violée en sa propre personne, sous le régime atroce de la mise en état de siège, et eut l'impudence de reprocher la détention arbitraire de madame la duchesse de Berry que le despotisme prétendait soustraire au jugement des tribunaux.
Monsieur Thiers répondit victorieusement à tous les arguments et obtint une forte majorité.
Il ne serait pas impossible, au surplus, que, dans des intérêts de parti ou dans la pensée de s'illustrer par l'éloquence d'une défense ne présentant à cette heure aucun danger pour lui, monsieur Berryer désirât sincèrement le scandale d'un procès. L'envie qu'il en témoignait, au reste, servait à en éloigner l'immense majorité des députés.
La prise d'Anvers, arrivée avant la fin de l'année, consolida le cabinet et lui donna la force dont il a vécu jusqu'au moment où lui-même s'est divisé; mais ceci appartient à l'histoire.
Je reprends ma spécialité et retourne au commérage.
L'absence de mademoiselle de Kersabiec allait laisser madame la duchesse de Berry sans dame autour d'elle. Lui en nommer d'office semblait une aggravation à sa captivité. La Reine s'en préoccupait fort lorsqu'elle reçut de la duchesse de Reggio (la maréchale Oudinot), (p. 184) dame d'honneur de madame la duchesse de Berry, la demande d'aller rejoindre sa princesse.
Rien ne pouvait être plus désirable. Madame de Reggio joint à beaucoup d'esprit un tact exquis des convenances, et elle aurait maintenu les formes les plus dignes autour de la princesse. Celle-ci le savait bien, aussi refusa-t-elle d'accueillir la maréchale.
Elle désigna mademoiselle de Montaigne dont la famille éleva des difficultés. Madame de Gourgue s'offrit à son tour et fut repoussée. Madame la duchesse de Berry et la comtesse Juste de Noailles, sa dame d'atour, se refusèrent mutuellement et simultanément.
On en était là de cette négociation, la Reine désirant vivement une dame sortable auprès de sa nièce sans oser s'en mêler ostensiblement et la princesse ne s'en souciant guère, lorsque je reçus une lettre de la comtesse d'Hautefort, alors chez elle en Anjou, me demandant, au nom de notre ancienne amitié, de supplier la Reine de l'envoyer à Blaye.
Elle s'engageait à ne prendre part à aucune intrigue, à ne conserver aucune correspondance au dehors, à ne recevoir aucune visite. Elle voulait uniquement se consacrer à alléger à la princesse, dont elle était dame, les longues heures de la captivité. Elle m'aurait une reconnaissance éternelle si je pouvais lui obtenir cette faveur.
Je lui répondis immédiatement combien j'appréciais et je comprenais ses sentiments et ses vœux. Ce qu'elle demandait n'était pas à la disposition de la Reine, mais sa lettre serait mise sous les yeux des personnes aptes à en décider.
En effet, j'en parlai à monsieur Thiers. Je lui dis, ce que je crois encore, madame d'Hautefort trop honnête personne pour manquer à ses engagements. La surveillance (p. 185) établie à Blaye, d'ailleurs, serait nécessairement exercée sur elle, et, avec l'intention où il m'assurait être de prodiguer les soins et les égards à l'auguste captive, lui-même devait désirer des témoins, sincères quoique hostiles, qui le pussent affirmer.
La lettre, lue en conseil, détermina à proposer madame d'Hautefort à madame la duchesse de Berry, en même temps, qu'on lui faisait savoir le refus de mademoiselle de Montaigne. Elle consentit froidement; et je fus chargée d'informer madame d'Hautefort que les portes de la citadelle lui seraient ouvertes, à la condition de s'y rendre directement et sans passer par Paris.
Elle me répondit par des hymnes de reconnaissance et se mit en route sur-le-champ.
J'ai regret de n'avoir pas conservé cette correspondance: elle ne laisserait pas que d'être assez curieuse; mais je ne m'avisais point en ce moment que madame d'Hautefort et moi nous faisions de la chronique, si ce n'est tout à fait de l'histoire. Je n'étais mue que par la pensée de l'obliger, le plaisir d'être utile à madame la duchesse de Berry et la certitude de complaire aux vœux de la Reine.
J'ai lieu de croire que la personne de la comtesse d'Hautefort fut accueillie à Blaye tout aussi froidement que l'avait été l'offre de son dévouement, et qu'elle en fut très blessée.
On eut encore recours à moi pour obtenir de monsieur Thiers l'envoi d'une femme de chambre dont madame la duchesse de Berry souhaitait fort la présence. L'aventure du livre de prières le mettait en garde contre mes sollicitations et je le trouvai récalcitrant.
Cependant, à force de lui démontrer les avantages, que je croyais très réels, d'environner la personne de madame la duchesse de Berry de gens à elle, pouvant (p. 186) attester des bons procédés employés à son égard, je parvins à enlever son consentement, à la condition d'en garder le secret et même de communiquer un refus.
Quelques jours après, il m'écrivit de lui envoyer madame Hansler, sans lui laisser le temps de parler à personne. Un de mes gens l'alla chercher et la conduisit chez le ministre où il la laissa. Monsieur Thiers lui annonça que, si elle voulait aller à Blaye, il fallait partir sur-le-champ.
Après quelques hésitations et de nombreuses objections, elle se soumit. On la fit monter dans une calèche toute attelée de chevaux de poste, et elle se mit en route sous l'escorte d'un agent de police. Elle obtint, par concession, de passer chez elle pour y prendre des effets à son usage, soumis à l'inspection de son camarade de voyage.
Je ne m'attendais pas à un si brusque enlèvement, quoique monsieur Thiers m'eût énoncé la volonté de l'isoler des conseils de la coterie qui l'expédiait. Celle-ci, en effet, comptait bien endoctriner madame Hansler et avait réservé les avis les plus importants pour le dernier moment; elle se trouva fort désappointée de ce départ improvisé et m'en sut très mauvais gré comme si c'était ma faute.
Les services que j'avais été à même de rendre dans ces circonstances me valurent, comme de coutume, un redoublement d'hostilité du parti henriquinquiste. Je fus tympanisée dans ses journaux, et on répandit la belle nouvelle que j'allais épouser monsieur Thiers. J'étais fort au-dessus de m'occuper de ces sottises, et on ne réussit même pas à m'impatienter.
Tous les partis sont ingrats, et surtout celui-là qui s'intitule par excellence le parti des honnêtes gens. Au demeurant, le but où je tendais a été atteint. Car, à (p. 187) travers toutes les vociférations de la haine, de la colère, de la vengeance, personne n'a osé prétendre que la captive de Blaye ne fut pas traitée avec les égards qui lui étaient dus.
À peine madame la duchesse de Berry était-elle sous les verrous, que monsieur Pasquier se préoccupait des moyens de les lui faire ouvrir. Il n'en voyait la possibilité dans les circonstances données, que par une amnistie générale où elle serait comprise, et l'intérêt gouvernemental, encore plus que celui de la princesse, le décida à la conseiller dans une note remise au Roi.
Les cours de Blois, de Nantes, de Rennes, d'Aix, de Montauban, etc., allaient être appelées à juger les complices de Marie-Caroline et ne manqueraient pas de réclamer sa présence. Ce serait une première difficulté d'avoir à la refuser. Ne devait-on pas craindre (et cela est effectivement arrivé) que l'absence de la principale accusée ne fît acquitter tous les inculpés?
Or, ces acquittements, quoique purement de fiction légale, seraient exploités comme un encouragement national par le parti légitimiste; la voix du juré, pour le coup, serait proclamée la voix du pays. Tandis qu'en publiant une amnistie, fondée sur le point de vue de la guerre civile vaincue et de l'Ouest pacifié par l'éloignement et la dispersion des chefs, on évitait ce danger, en se plaçant dans la meilleure et la plus généreuse attitude.
D'ailleurs, ajoutait monsieur Pasquier, si on ne profitait pas de ce moment, quand pourrait-on terminer une captivité qui serait toujours une source de peines et d'inquiétudes pour la famille royale? Ce ne pourrait être lorsque l'acquittement des autres accusés aurait donné une sorte de bill d'indemnité à madame la duchesse de Berry, et nulle circonstance favorable n'était à prévoir.
(p. 188) Cette note, lue au conseil, y trouva peu de faveur; moins accoutumés aux scrupules de la magistrature, les ministres ne voulurent pas admettre la possibilité de voir les complices de la princesse, gens si évidemment, si palpablement coupables, innocentés.
Peut-être aussi la connaissance qu'avait monsieur Thiers de la répugnance de monsieur Pasquier à voir l'arrestation de madame la duchesse de Berry lui faisait-il croire à une prévention personnelle, dans cette circonstance, et attacher moins d'importance à son opinion, d'autant qu'à l'occasion de pétitions, dont les unes demandaient que la princesse fût mise en jugement, les autres qu'elle fût rendue à la liberté, le ministre obtint des Chambres un vote approbatif des mesures qu'il avait adoptées.
Les assises de Montauban, où l'on devait juger les passagers et l'équipage du Carlo Alberto, exigeant la comparution du comte de Mesnard, il dut quitter Blaye. Madame la duchesse de Berry ne témoigna aucun chagrin de son départ, mais elle fut vivement contrariée de le voir remplacer par le comte de Brissac, son chevalier d'honneur.
Celui-ci, très dévot et rigide dans ses mœurs, n'était nullement agréable à la princesse qu'on n'avait pas consultée pour accepter la proposition faite par lui de remplacer monsieur de Mesnard, et elle le reçut encore plus mal que madame d'Hautefort.
Toutes les préférences étaient alors pour monsieur Chousserie, colonel de gendarmerie. Il l'avait accompagnée de Nantes, où il avait aidé à sa capture, et commandait à Blaye. De longues conversations, d'éternels tête-à-tête s'établissaient entre eux, au point que les témoins en étaient étonnés et parfois scandalisés.
Le colonel Chousserie a raconté postérieurement qu'il (p. 189) était dans la confidence de son état et avait pris l'engagement de faire disparaître l'enfant sans qu'il en fût autrement question.
Selon lui, la difficulté de cacher cette aventure à monsieur de Mesnard la préoccupait beaucoup; et c'est pour cela qu'elle avait vu son départ avec tant de satisfaction. L'arrivée de monsieur de Brissac pourtant avait fort tempéré sa joie.
En apprenant l'intimité journellement croissante entre le commandant et sa prisonnière, monsieur Thiers conçut des inquiétudes et se décida à le faire changer. Il consulta monsieur Pasquier, devant moi, sur la convenance de le faire remplacer par un de nos amis communs, le colonel de Lascours, beau-frère du duc de Broglie.
Les cris que nous jetâmes l'un et l'autre avertirent monsieur Thiers des objections à faire à un pareil emploi que lui regardait comme une faveur. Assurément monsieur de Lascours aurait refusé une si maussade commission. Mais nous fûmes très étonnés de la savoir acceptée par le général Bugeaud, député assez influent, bon officier, homme d'honneur et d'esprit, mais ayant l'épiderme suffisamment calleuse pour ne point souffrir de tout ce que le métier dont il se chargeait présentait d'odieux.
Depuis quelque temps déjà les rapports du colonel Chousserie annonçaient la princesse très souffrante. Les lettres de madame d'Hautefort et de monsieur de Brissac parlaient d'une toux opiniâtre et d'un grand amaigrissement. Elle ne se plaignait pas, mais ses forces diminuaient.
L'inquiétude gagna le cabinet. Monsieur Pasquier ne négligea rien pour l'exploiter, d'autant plus qu'il la partageait.
Dans une nouvelle note remise au Roi, il rappela que la mère, l'archiduchesse Clémentine, était morte poitrinaire (p. 190) peu de temps après la naissance de madame la duchesse de Berry. Il observa combien les fatigues d'une vie aventureuse, qui avait dû exposer la princesse aux intempéries des saisons, étaient propres à développer le germe de cette maladie héréditaire. Il insista sur le fatal effet que produirait sa mort dans les murs de Blaye. Les contemporains établiraient et la postérité croirait que sa vie y aurait été sacrifiée.
Cette note donna lieu à une discussion en conseil, à la suite de laquelle deux médecins de Paris, les docteurs Orfila et Auvity, furent expédiés à Blaye.
Leur rapport officiel, inséré au Moniteur, se trouva satisfaisant sur l'état de la poitrine et les conditions sanitaires du séjour de la citadelle. Leurs propos confidentiels exprimèrent la pensée d'une grossesse assez avancée. Toutefois, la princesse avait éludé les observations qui l'auraient tout à fait constatée.
C'est le premier soupçon que le gouvernement en ait eu; car on a vu que ceux conçus par monsieur Thiers, avant l'arrestation de madame la duchesse de Berry, s'étaient entièrement dissipés; et, au fond, cette grossesse était si peu avancée au mois d'octobre que les confidents les plus intimes en pouvaient seuls être instruits.
Le docteur Guitrac, de Bordeaux, avait été appelé auprès de la princesse par le colonel Chousserie. On lui savait les opinions carlistes les plus exaltées. Il était, selon toutes les probabilités, dans leur confidence et aurait prêté assistance au moment opportun.
Le triste secret, renfermé jusque-là dans les murs de Blaye, ne tarda pas longtemps à être divulgué. Je ne sais d'où vinrent les indiscrétions; mais les petits journaux commencèrent une série de plaisanteries dont les partisans de la princesse se tinrent pour justement offensés.
(p. 191) Il s'ensuivit un nombre considérable de duels. Une légion de chevaliers français se forma pour défendre la vertu de Marie-Caroline envers et contre tous. Un de mes cousins, le comte Charles d'Osmond, se battit avec le rédacteur du Corsaire. Cette manie gagna les provinces; on olindait partout. Il fallut que le gouvernement et les chefs des différents partis s'interposassent pour mettre un terme à ces sanglantes prouesses.
Le rapport du docteur Orfila, d'une part, et ceux de Blaye, qui continuaient à représenter madame la duchesse de Berry comme très souffrante, de l'autre, décidèrent un nouvel envoi de médecins.
Les réclamations des carlistes furent d'autant plus violentes et insultantes sur l'infamie d'avoir mis au nombre monsieur Dubois (chirurgien des plus habiles, mais connu comme ayant accouché l'impératrice Marie-Louise) qu'eux-mêmes furent induits en erreur par leurs propres agents.
Le docteur Guitrac, que la commission venue de Paris s'associa, se trouvait dans le secret de la grossesse; mais, ayant mal interprété les réponses de la princesse et de sa femme de chambre, madame Hansler, qu'il ne put interroger en particulier, il crut le danger conjuré par quelque accident; et, à son retour à Bordeaux, il affirma les bruits répandus sur la grossesse de madame la duchesse de Berry entièrement faux et parfaitement calomnieux.
Sur cette assurance, monsieur Ravez, ami intime du docteur, publia la ridicule protestation où il répond sur sa tête de la vertu de Madame. Tout le parti reprit une complète sécurité et un redoublement de violence.
Le duc de Laval, le duc de Fitzjames, le comte de La Ferronnays, écrivirent de Naples pour demander à remplacer madame la duchesse de Berry dans les cachots et (p. 192) lui servir d'otages. Otages de quoi? Ils ne l'expliquaient pas.
Cela me rappela qu'avant de partir pour aller passer l'hiver à Naples, où la colonie des mécontents français menait bonne et joyeuse vie, dansant au bal et jouant la comédie, le duc de Laval m'avait dit: «Ne vous y trompez pas, chère amie, nous entrons dans les temps héroïques.»
Tout le monde jouait au roman historique avec d'autant plus de zèle que c'était sans danger. Sir Walter Scott avait remis les propos chevaleresques à la mode, aussi bien que les meubles du moyen âge; mais les uns et les autres n'étaient que de misérables imitations.
Les lettres de madame d'Hautefort devenaient plus gênées, moins explicites; un profond mécontentement y perçait parfois; et pourtant le parti carliste, fort des paroles du docteur Guitrac, demeurait en sécurité.
Le gouvernement, en revanche, éclairé par les autres médecins et les rapports du général Bugeaud, ne formait guère de doutes sur l'état de la princesse.
La brochure de monsieur de Chateaubriand, dont j'avais entendu lire quelques passages manuscrits (Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry), avait produit une assez grande sensation, occasionné des manifestations bruyantes et forcé l'autorité à la saisir.
La phrase qui la terminait: «Madame, votre fils est mon roi», était devenue comme une sorte de mot d'ordre pour le parti. Un certain nombre de jeunes gens venaient la crier dans la cour de monsieur de Chateaubriand et la répétaient en toast dans les banquets où l'héroïne de Nantes était célébrée.
Les journaux carlistes rendaient un compte exagéré de ces événements, et il avait fallu sévir, malgré soi, contre (p. 193) des actes si publiquement hostiles au gouvernement établi.
Monsieur de Chateaubriand fut acquitté, par respect pour son nom, à la suite d'un discours habile, digne et modéré de sa part, et d'une plaidoirie fort ampoulée de monsieur Berryer où l'avocat se remarquait bien plus que l'homme d'État. Mais ce triomphe fut cruellement empoisonné; car, ce jour-là même, le Moniteur contenait la déclaration faite par madame la duchesse de Berry d'un mariage secret. Personne n'en fut dupe et le parti s'en trouva atterré.
Je me souviens d'avoir assisté la veille à un grand dîner chez le baron de Werther, ministre de Prusse. Nous étions une quarantaine de personnes, la plupart assez bien informées pour savoir la nouvelle reçue par le gouvernement à la fin de la matinée; mais aucune ne se souciait d'en parler la première.
Je ne pense pas qu'il y eut dix paroles échangées avant de se mettre à table. Il régnait dans ce salon une sorte de honte générale, mêlée à la tristesse.
Pendant le dîner, chacun chuchota avec son voisin, et, en sortant de table, on s'abordait en se demandant, sans autre commentaire, si cela serait, en effet, dans le Moniteur du lendemain.
La pudeur publique y répugnait, car tout le monde lisait le mot de grossesse à la place de celui de mariage; mais madame la duchesse de Berry avait exigé la publicité de sa déclaration.
Quoique réelle, notre consternation n'approchait pas de celle de la Reine. Je la vis le matin et la trouvai désolée. Affligée comme parente, elle se sentait encore atteinte et comme reine et comme princesse et comme dame et comme femme: elle joignait les mains et pliait la tête.
(p. 194) Pour elle, la surprise était jointe au chagrin. Les ministres, ni le Roi, n'avaient jamais osé lui parler des soupçons qu'on avait conçus. Accoutumée aux infâmes propos des journaux, elle n'y avait fait aucune attention sérieuse; et même, monsieur le duc d'Orléans ayant, quelques jours avant, hasardé une allusion à ce sujet, sa mère, si douce pour lui habituellement, l'avait traité avec une très grande sévérité. Le coup qui la frappait lui était imprévu.
J'osai m'étonner et regretter que madame la duchesse de Berry n'eût pas eu recours à elle dans son malheur.
«Ah, ma chère, que ne l'a-t-elle fait!... Ils auraient dit ce qu'ils auraient voulu mais rien ne m'aurait empêchée d'aller la soigner moi-même si on n'avait pas voulu la mettre à l'abri de cette honte!... Après tout, c'est la fille de mon frère!... et encore, c'est de Blaye que je m'occupe le moins; mais cette pauvre Dauphine! Oh, mon Dieu, cette pauvre Dauphine si pure, si noble, si sensible à la gloire! quelle douleur, quelle humiliation! voir salir ses malheurs! Ah! je sens tout ce qu'elle souffre, mon cœur en saigne, et je n'ose pas même le dire!»
Les larmes de la Reine coulaient abondamment.
Elle ne se faisait aucune illusion sur ce prétendu mariage. Je sais pourtant que, malgré la promesse donnée de ne plus se mêler du sort de madame la duchesse de Berry, elle essaya de tirer de cette déclaration qui de droit annulait les prétentions à la Régence un argument pour solliciter l'ouverture immédiate des portes de Blaye.
Mais la Reine avait contre elle le cabinet, monsieur le duc d'Orléans, je suis fâchée de l'avouer, madame Adélaïde et même le Roi qu'on avait enfin persuadé, et (p. 195) elle ne put rien obtenir. Je l'en ai vue tout à la fois désolée et courroucée.
On lui objectait qu'à peine rendue à la liberté madame la duchesse de Berry nierait son mariage apocryphe, prétendrait sa déclaration arrachée par la violence, affirmerait le bruit de sa grossesse inventée, répandu, accrédité par le cabinet des Tuileries, le traiterait de fable infâme, trouverait le moyen d'accoucher dans un secret dont personne ne serait dupe mais où tout son parti l'assisterait, et enfin que, pour mettre à couvert l'honneur impossible à sauver de la princesse, on compromettrait celui du Roi et du gouvernement français.
Tout cela se pouvait dire, quoique à tort selon moi. La Reine, accoutumée à céder, se soumit. Ce ne fut pas sans combats et elle en conserva une tristesse profonde pendant longtemps.
Je reviens à Blaye. Ici, on le comprend, je suis nécessairement livrée aux conjectures; mais j'ai lieu de croire qu'il y avait eu un malentendu entre la princesse et ses confidents, les communications ne pouvant être ni fréquentes, ni faciles, ni peut-être très explicites. Elle croyait avoir reçu le conseil de donner une grande publicité à une déclaration qu'on lui présentait au contraire comme une révélation secrète à confier dans un cas extrême.
Les carlistes ont avancé et soutenu que l'aveu de son état avait été fait par elle à la Reine et qu'elle avait réclamé son assistance, avant de faire cette déclaration de mariage. Cela est positivement faux de tous points, comme je viens de l'attester.
Madame la duchesse de Berry n'attachait pas une grande importance à la situation où elle se trouvait, et elle aurait cru déroger bien davantage à ses idées d'honneur en demandant la protection de la Reine.
(p. 196) J'ai été bien souvent étonnée que, poussée par la honte d'une position qui conduit fréquemment une servante d'auberge à se noyer dans un puits plutôt qu'à la voir divulguée, madame la duchesse de Berry, à laquelle on ne peut refuser un courage peu ordinaire et dont les idées religieuses ne lui faisaient certainement pas obstacle, n'ait pas préféré se précipiter du haut de ces remparts de Blaye où elle se promenait chaque jour, léguant ainsi à son parti une noble victime à venger, à ses ennemis un malheur irréparable à subir et se plaçant au premier rang dans le cœur de ses enfants aussi bien que sous le burin de l'histoire; car personne n'aurait osé prendre l'odieux de proclamer le motif réel de son désespoir.
Je crois que, tout simplement, elle n'avait pas compris l'énormité de sa chute. Elle n'attachait aucun prix à la chasteté; ce n'était pas sa première grossesse clandestine. Elle croyait les princesses en dehors du droit commun à cet égard et ne pensait nullement que cet incident dût influer sur son existence politique d'une façon sérieuse.
Elle s'était même persuadé qu'en annonçant un mariage quelconque elle s'ouvrirait les portes de la citadelle et se promettait bien de ne donner aucune suite à ce mensonge, quitte à le qualifier de ruse de guerre.
Quoi qu'il en soit, un jour où le général Bugeaud, qu'elle cajolait fort depuis quelque temps, entra chez elle pour lui rendre ses hommages quotidiens, elle se jeta inopinément dans ses bras, fondant en larmes et criant à travers ses sanglots: «Je suis mariée, mon père, je suis mariée.»
Le général parvint à la calmer; et alors, cette personne, si noble et si digne à Nantes, se donna la peine de (p. 197) jouer à Blaye une véritable scène de proverbe, semblant toujours au moment de révéler le nom de cet époux si chéri et pourtant toujours arrêtée par la crainte de lui déplaire en le nommant sans sa permission.
Elle donnait à entendre que c'était une alliance parfaitement sortable. De nouvelles réticences y laissaient presque entrevoir un caractère politique; puis, s'apercevant qu'elle dépassait le but, elle revenait à l'amour, l'amour passionné, irrésistible.
Bugeaud, bon homme dans le fond, avait commencé par être ému; mais ces tergiversations l'empêchèrent d'ajouter foi à ses paroles: il y vit une scène montée à l'avance.
Cependant, lorsque la princesse demanda à faire là déclaration de son mariage, à la condition qu'elle serait immédiatement insérée au Moniteur, il lui répondit que le nom de l'époux était indispensable à la validité du document. Elle s'y refusa obstinément.
La pauvre femme aurait été bien empêchée à le fournir, car ce mari postiche n'était pas encore découvert.
Madame la duchesse de Berry chargea monsieur Bugeaud de faire sa triste confidence à madame d'Hautefort et à monsieur de Brissac. Était-ce un moyen de mettre leur responsabilité à l'abri, ou bien avait-elle, en effet, gardé le silence envers eux jusque-là? Je ne sais, mais ils montrèrent plus de chagrin que de surprise.
Il est positif que, dans le même temps, monsieur de Mesnard s'exprimait à Montauban, où le procès dit du Carlo Alberto le retenait encore, dans des termes qui ne permettaient pas de le croire instruit de l'état de madame la duchesse de Berry, et la déclaration de mariage le jeta dans le désespoir.
Déjouée dans la pensée d'être aussitôt remisé en liberté et le gouvernement annonçant le projet de lui (p. 198) laisser faire ses couches à Blaye, il paraît que la princesse se plaignit amèrement à ses confidents du mauvais conseil qu'on lui avait donné; mais elle ne dissimula plus sa grossesse et bientôt fit demander à Deneux, son accoucheur attitré, de se rendre auprès d'elle.
Elle continua à entretenir le général Bugeaud, avec lequel elle s'était mise sur le ton de la familiarité la plus grande, des mérites de son mari, de l'amour qu'elle lui portait; et, quoiqu'il sût que, dans son plus intime intérieur, elle se riait de la crédulité qu'elle lui supposait, les bontés des grands ont une telle fascination qu'il en était séduit.
Tandis que le premier acte de cette comédie se jouait à Blaye, le second se préparait à la Haye.
Le goût de l'intrigue et celui de l'argent, si chers à tous deux, y avaient réuni en fort tendre liaison monsieur Ouvrard et madame du Cayla. Ils étaient auprès du roi Guillaume les agents de madame la duchesse de Berry.
Ouvrard s'occupait de l'emprunt dont Deutz avait révélé le projet, et madame du Cayla cherchait à prendre sur le vieux roi de Hollande la même influence exercée naguère sur le roi Louis XVIII.
J'ignore si elle reçut ou si elle se donna la commission de trouver un mari pour Marie-Caroline; mais il est certain qu'elle en a eu tout le mérite.
Monsieur de Ruffo, fils du prince de Castelcicala, ambassadeur de Naples à Paris, se trouvait de passage à la Haye dans ce moment. Toute sa famille, et lui-même, étaient fort attachés à madame la duchesse de Berry. Le jeune Ruffo lui avait fait sa cour à Massa.
La comtesse du Cayla, considérant les termes de la déclaration faite à Blaye, s'avisa que ce serait là un mari possible, et, dans un long tête-à-tête, elle employa toutes (p. 199) ses plus habiles insinuations à préparer monsieur de Ruffo, à accepter cet emploi.
Elle réussit du moins à se faire comprendre; car, à peine rentré à son auberge, il fit ses paquets, demanda des chevaux et, le lendemain matin, la négociatrice désappointée apprit qu'il s'enfuyait à grande course de la Haye.
Cependant le temps pressait. Loin de prendre la déclaration de Blaye comme une ruse de guerre, le roi Charles X exigeait que le frère de ses petits-enfants eût un père avoué et nommé. Sa colère n'épargnait pas les épithètes offensantes à la mère.
Madame la Dauphine était tombée dans le désespoir à la nouvelle de cette honte de famille si solennellement publiée. Elle savait dès longtemps l'inconduite de sa belle-sœur, mais ce scandale historique ne lui en était pas moins cruel. Elle aussi réclamait un mariage.
Il n'y avait donc pas à reculer; et, sans y regarder de si près, madame du Cayla mit la main sur un attaché à la légation de Naples, jeune homme de belle figure, de haute naissance, mais fort débauché et perdu de dettes.
Tel que le voilà, le comte Lucchesi était patemment à la Haye depuis dix-huit mois et ne s'en était pas absenté vingt-quatre heures; toutes les légations européennes accréditées en Hollande pouvaient en faire foi. Mais madame du Cayla ne s'arrêta pas à ces considérations, secondaires. Elle fit de belles phrases à monsieur de Lucchesi sur un si admirable dévouement à la sœur de son souverain, la postérité n'aurait pas assez d'éloges à lui donner, d'autels à lui dresser....
Puis survint Ouvrard, avec les arguments irrésistibles de don Basile, et cent mille écus décidèrent le comte Hector de Lucchesi-Palli, fils du prince de Campoforte, à mettre son nom à la merci des intrigants qui le lui (p. 200) avaient acheté; car, à cet instant, on pensait peu à sa personne.
Le parti carliste, d'abord écrasé par la chute de son héroïne, ne s'était pas trompé au sens de la déclaration et n'avait pas même cherché à l'expliquer autrement que nous; mais, se relevant petit à petit, il voulut faire une énigme de ce qui n'était que trop clair.
Les uns l'annonçaient une ruse de guerre inventée par la princesse, d'autres la niaient absolument, un certain nombre la proclamaient imposée par la violence matérielle; mais tous étaient d'accord pour supposer cette révélation arrachée par ce qu'ils nommaient des tortures morales.
On faisait mille contes à ce sujet. Il est positif cependant qu'elle a été entièrement spontanée. Personne n'en a été plus surpris que le général Bugeaud, si ce n'est le ministère. Madame la duchesse de Berry ne l'a jamais nié en aucun temps.
Je crois bien, à la vérité, que, si elle avait espéré trouver dans monsieur Bugeaud la même assistance clandestine que dans monsieur Chousserie, elle l'aurait préféré, et encore cela est-il douteux.
J'ai vu soutenir à de fort belles dames qu'elles auraient constamment refusé tout aveu et seraient accouchées en criant à tue-tête: «C'est une atroce invention de mes bourreaux... je ne suis pas grosse...» Mais cet excès d'impudence est plus facile à rêver qu'à mettre en action.
D'ailleurs, madame la duchesse de Berry, je l'ai déjà dit, n'attachait pas une très grande honte à un événement qui n'était pas nouveau pour elle et dont les exemples se rencontraient dans sa propre famille.
De plus, elle entendait être convenablement soignée, témoin le souci pris par elle-même d'appeler Deneux, qui exigea un ordre de sa main, et, dans ce but, elle se (p. 201) serait sans doute décidée à faire confidence de son état au général Bugeaud, comme elle l'avait fait au colonel Chousserie, à la dernière extrémité. Mais j'ai lieu de croire, je le répète, qu'un conseil venu du dehors et mal compris par elle l'entraîna à exiger la publicité d'une déclaration dont le modèle lui avait été envoyé, mais qui devait rester enfouie dans les murs de Blaye avec le triste secret qui s'y renfermait.
Aucun des partisans les plus dévoués de la princesse ne prenait au sérieux ce prétendu mariage, ni ne songeait à l'invoquer pour excuse. À la vérité, en ôtant toute chance possible de régence à Marie-Caroline, il lui enlevait son existence politique et les contrariait encore plus que la grossesse que, cependant, tout en y croyant parfaitement, ils s'étaient repris à nier, partant de ce principe que les gens capables de la proclamer devaient l'avoir inventée.
Lorsqu'on leur représentait que la déclaration parlait uniquement du mariage, plus sincères en cela qu'il ne leur est ordinaire, ils s'écriaient: «Ah bah, le mariage!...»
Un jour madame de Châtenay entra chez moi en riant: «Je viens de rencontrer madame de Colbert au coin de votre rue, me dit-elle, vous savez que, malgré notre liaison d'enfance, elle me tient rigueur pour mes mauvaises opinions; aujourd'hui elle m'a arrêtée. «J'espère, ma chère, que vous n'êtes pas de ceux qui croient à cette abominable invention contre madame la duchesse de Berry?
«—Hé, bon Dieu, j'aimerais fort à n'y pas croire, mais que voulez-vous, elle l'avoue elle-même; on dit qu'elle a mandé Deneux....
«—C'est un mensonge! c'est une horreur! c'est votre horrible gouvernement qui dit cela.» Tandis qu'elle se (p. 202) répandait en invectives contre le Roi, les ministres, la famille royale et tous leurs adhérents, et que j'attendais avec impatience un instant de répit pour m'esquiver, un cabriolet passe où était monsieur de Mesnard, qui nous salue. Madame de Colbert, changeant tout à coup de texte, s'écrie: «Ah! l'infâme, ah! le scélérat, je voudrais l'étrangler de mes propres mains, le misérable!» et se retournant vivement à moi... «C'est lui qui l'a fait, ce malheureux enfant!»
«—Je vois que vous y croyez et que vous en savez plus que moi, ma chère.»
«Madame de Colbert, un peu décontenancée, m'a souhaité le bonjour, nous nous sommes séparées à votre porte et voilà, dit madame de Châtenay en achevant son récit, ce qui me faisait rire.»
Madame de Colbert ne manquait pas d'esprit; mais elle était fort passionnée et représentait assez exactement les extravagances de son parti.
J'ignore de quelle façon madame la duchesse de Berry fut informée du nom de son prétendu mari. Elle avait certainement des moyens de correspondance occultes.
Aussi, le 10 mai 1833, monsieur Deneux fit par son ordre, en sa présence, et devant des témoins officiels, la présentation d'un enfant du sexe féminin, né en légitime mariage de Marie-Caroline, duchesse de Berry, et de Hector, comte de Lucchesi-Palli des princes de Campoforte.
Ce fut la première révélation donnée de ce nom. La princesse en avait gardé le secret et ses entours, aussi bien que ses plus dévoués partisans, l'apprirent avec le public. On alla aux informations, et bientôt le rire simultané de toute l'Europe accueillit la paternité postiche d'un homme qui n'avait pas quitté la Haye depuis deux ans.
(p. 203) Probablement madame la duchesse de Berry ignorait cette circonstance. En tout cas, elle affectait une grande satisfaction de son choix. Lorsqu'on lui annonça le sexe de son enfant: «Ah! j'en suis bien aisé, dit-elle, mon bon Lucchesi désirait beaucoup une fille; cela lui fera plaisir.»
Madame d'Hautefort et monsieur de Brissac refusèrent de signer le procès-verbal rédigé en leur présence. La princesse leur en sut extrêmement mauvais gré. Au reste, elle était fort mal avec eux depuis longtemps.
En s'enfermant à Blaye auprès d'elle, ils croyaient avoir à soigner de plus nobles infortunes et ne dissimulaient pas leur mécontentement, accru encore par la légèreté des propos de la princesse et son étrange familiarité avec les officiers de la petite garnison du château.
Toutefois, madame d'Hautefort se résigna à écrire, sous la dictée de madame la duchesse de Berry, quelques lettres où, en annonçant la naissance de la petite Rosalie, elle représentait la maison de Lucchesi-Palli comme tellement illustre et le comte Hector comme si personnellement distingué qu'en vérité tout l'honneur de l'alliance se trouvait pour la fille des rois.
Cette maladresse augmenta l'hilarité des malveillants et la tristesse des gens qui désiraient jeter un voile sur cette déplorable aventure.
On ne s'occupa plus à Blaye qu'à hâter le rétablissement de la princesse. Elle eut la promesse d'être reconduite en Sicile dès que sa santé le permettrait. La première pensée avait été de la diriger sur Trieste, mais le roi Charles X refusait positivement de la recevoir. Il devenait plus opportun alors de la remettre aux mains de son frère. On négocia à cet effet avec lui; il n'en voulait pas à Naples mais l'accepta en Sicile.
(p. 204) Madame d'Hautefort et monsieur de Brissac prétextèrent des affaires personnelles pour ne la point accompagner; elle-même s'en souciait peu. N'ayant pas encore compris à quel point elle était déchue, elle demanda de nouveau mademoiselle de Montaigne en promettant de la garder auprès d'elle; celle-ci se trouva d'accord avec sa famille, cette fois, pour refuser.
Madame la duchesse de Berry, dont les correspondances étaient parfaitement libres maintenant, s'adressa à la princesse Théodore de Bauffremont et lui écrivit en l'engageant à venir assister à Palerme à ces fêtes de la sainte Rosalie dont elle lui avait si souvent parlé.
Madame de Bauffremont hésita à se rendre à une demande si singulièrement rédigée. Cependant, elle avait été tellement avant dans toute cette intrigue politique et sa réputation de femme était si bien établie qu'elle consentit à deux conditions: son mari serait du voyage et, loin de s'arrêter à Palerme, madame la duchesse de Berry se rendrait directement en Bohême où tous deux l'escorteraient.
Monsieur de Mesnard, acquitté par le jury de Montauban, comme tous les passagers du Carlo Alberto, et que nous venons de voir courant très librement les rues de Paris, remplaça monsieur de Brissac à Blaye.
Quoique fort irritée de sa naissance, madame d'Hautefort, très bonne personne dans le fond, montrait de l'intérêt à la petite Rosalie et la mère en raffolait. La scène changea à l'arrivée de madame de Bauffremont; celle-ci la traita du haut de son mépris, ne daignant pas la regarder.
Monsieur de Mesnard ne cachait pas la répulsion qu'elle lui inspirait, et madame la duchesse de Berry s'en occupa beaucoup moins.
Le curieux de l'aventure, c'est que la pauvre madame (p. 205) d'Hautefort fut accueillie par tout le parti carliste avec la plus excessive malveillance. Dans sa province d'Anjou, les portes lui furent presque fermées et, l'hiver suivant, elle eut la naïveté de me faire dire, par un ami commun, qu'elle n'osait pas venir chez moi dans la crainte d'accréditer le bruit répandu qu'elle était vendue au gouvernement.
Malgré l'étrange rôle qu'elle nous faisait jouer par là, à toutes deux, cela m'a paru si ridiculement absurde que j'ai toujours négligé de m'en fâcher. J'ignore, au reste, ce qu'on lui reprochait; mais il n'y a pas d'invention saugrenue dont les exaltés du parti carliste ne soient capables.
Le 9 juin 1833, madame la duchesse de Berry s'embarqua à bord de la frégate l'Agathe, avec sa fille, le prince et la princesse Théodore de Bauffremont et le comte de Mesnard.
À son instante prière, le général Bugeaud consentit à l'accompagner; il manda à Paris ne pouvoir refuser cette marque d'amitié à toute l'affection filiale qu'elle lui montrait. Il avait la bonhomie d'y croire; son erreur ne fut pas de longue durée.
Dès que les côtes eurent suffisamment disparu pour ne plus laisser chance de retour, la princesse changea de procédés, et, parvenue en rade de Palerme, elle ne daigna pas prendre congé de lui sur le vaisseau, ni l'inviter à la venir voir à terre.
Bugeaud avait innocemment pris au positif les protestations de Marie-Caroline de le considérer comme un père. Il fut outré, et courroucé surtout du maussade voyage entrepris par pur zèle à sa suite. Il écrivit ici des lamentations sentimentales sur l'ingratitude de madame la duchesse de Berry qui ne laissèrent pas d'être fort divertissantes.
(p. 206) Il fallait un grand fonds d'ignorance des princes, de la Cour et du monde en général pour croire sincères les cajoleries dont on le comblait à Blaye, et, il faut en convenir, madame la duchesse de Berry n'avait pas de motif pour aimer à s'entourer des témoins du triste séjour qu'elle y avait fait.
Sa gaieté, au reste, ne se démentit pas un instant pendant tout le voyage. Son unique préoccupation était la crainte de manquer à Palerme les fêtés de sainte Rosalie; elle y avait assisté dans son enfance et en conservait un très vif souvenir.
La faveur de la petite Rosalie allait toujours en décroissant; mais elle fut entièrement mise de côté lorsque le père qu'on lui avait inventé, et que madame la duchesse de Berry ne s'attendait pas à trouver en Sicile, se présenta à bord de l'Agathe.
Ce pauvre petit enfant, repoussé de tout le monde, est mort bientôt après à Livourne, chez un agent d'affaires où on l'avait déposé comme un paquet également incommode et compromettant.
Je ne sais si le nom du véritable père demeurera un mystère pour l'histoire, quant à moi je l'ignore. Faut-il en conclure, ainsi que monsieur de Chateaubriand me répondait un jour où je l'interrogeais à ce sujet: «Comment voulez-vous qu'on le dise, elle-même ne le sait pas!»
Une véritable séide de la princesse (je puis aussi bien la nommer, madame de Chastellux), dans un premier accès de colère contre elle, me tint à peu près le même langage: «Figurez-vous, ma chère, me dit-elle, qu'elle a eu l'incroyable audace d'oser qualifier ce misérable enfant d'enfant de la Vendée!... en un sens elle a raison...», ajouta-t-elle plus bas.
Les grandes fureurs assoupies, le mot d'ordre fut (p. 207) donné et le parti carliste s'y soumit merveilleusement d'accorder les tristes honneurs de cette paternité à monsieur de Mesnard. Les anciennes relations qu'on lui supposait avec la princesse leur rendaient, je ne sais pourquoi, cette version moins amère.
Charles X sembla l'accréditer en témoignant une grande animadversion au comte de Mesnard et en lui défendant obstinément sa présence, ce qui, pour le dire en passant, était une gaucherie dès qu'il feignait d'admettre l'authenticité du mariage.
En Bretagne, personne ne croyait à monsieur de Mesnard; l'opinion la plus généralement admise désignait l'avocat Guibourg. Deux hommes également bien placés pour être des mieux informés m'ont nommé l'un, monsieur de Charette, l'autre, un fils du maréchal Bourmont. Peut-être le temps révélera-t-il ce honteux secret; personne jusqu'ici n'a réclamé une si triste célébrité.
Le départ de France de madame la duchesse de Berry fut un grand soulagement pour tout le monde. Les gens de son parti ne fixaient pas volontiers leur vue sur Blaye, et ceux qui tenaient au gouvernement pouvaient sans cesse y redouter une catastrophe.
On le fit suivre très promptement par la levée de l'état de siège dans les provinces de l'Ouest. C'était, de fait, une amnistie; mais, comme elle arrivait à la suite des jugements d'acquittement simultanément rendus par les divers tribunaux envers tous les accusés politiques, on n'en sut aucun gré au gouvernement et cela passa pour un signe de faiblesse.
Je puis me tromper, mais je crois encore que la déportation de madame la duchesse de Berry en Bohême au moment de son arrestation et l'amnistie, déclarée en même temps, auraient placé le trône nouveau sur un meilleur terrain.
(p. 208) Sans doute, madame la duchesse de Berry serait restée un chef de parti pour quelques imaginations exaltées et un certain nombre d'intrigants. Toutefois, on venait d'avoir la mesure de ce qu'il était en sa puissance d'accomplir dans les circonstances les plus favorables pour elle. Cela n'était pas bien formidable, et la longanimité du gouvernement, la générosité du Roi auraient ramené beaucoup de gens qui ne demandaient qu'un prétexte pour rester tranquilles.
On savait le roi Charles X et madame la Dauphine peu disposés à encourager les entreprises de madame la duchesse de Berry. Une fois à Prague, et il était facile d'exiger qu'elle y arrivât, elle serait retombée dans leur dépendance et aurait été forcée à plus de sagesse.
Il faut le reconnaître, d'ailleurs, les prévisions les plus sagaces ont un terme. Il était impossible d'imaginer que la captive jouerait si obstinément le jeu de ses adversaires; mais, je dis plus, en eût-on eu parole, il aurait été plus habile, à mon sens, de ne s'y point exposer; car, pour le léger avantage de perdre un chef en jupes, dont l'événement a montré, du reste, toutes les faiblesses, on a accumulé beaucoup de haines et de reproches légitimes sur des têtes royales. Dans un temps où le manque de respect pour les personnes et pour les choses se trouve une des grandes difficultés du pouvoir, on s'est plu à traîner dans la boue une princesse que son rang et quelques qualités brillantes devaient tenir à l'abri de l'insulte du vulgaire.
On a fait répéter, avec une apparence de vérité, comment les familles royales étalaient sans honte les plaies que les familles bourgeoises cachaient avec soin et comment les haines politiques l'emportaient dans leur cœur sur les liens de la parenté et toutes les affections sociales.
(p. 209) Cela pouvait être sans risque autrefois, alors que les grands seuls avaient droit de parler aux peuples d'eux-mêmes; mais, actuellement que leur conduite passe au creuset de la publicité et de la publicité malveillante, il leur faut, dans les actions de leur vie publique et privée, l'honnêteté, la pudeur et la délicatesse exigées du simple particulier. Je persiste donc à croire que personne n'a gagné au triste drame de Blaye, pas même ceux qui semblent y avoir triomphé.
La tâche de madame du Cayla n'était pas achevée. Non seulement le roi Charles X avait voulu qu'on lui présentât un mari, mais encore il exigeait, la preuve d'un mariage fait en temps opportun. Madame du Cayla se rendit en Italie à cet effet, et, grâce au désordre existant dans les registres de l'état civil, fit fabriquer un certificat de mariage dans un petit village du duché de Modène.
Le monde entier savait monsieur de Lucchesi en Hollande à la date que ce document portait; mais, soit que Charles X l'ignorât, soit qu'il lui convînt de fermer les yeux, il s'en contenta et consentit à recevoir monsieur et madame Lucchesi-Palli lorsqu'il aurait acquis la certitude qu'ils faisaient bon ménage.
Le Roi voulait enchaîner sa belle-fille à ce mari qui terminait sa carrière politique et lui enlevait tous ses droits de tutrice sur l'avenir de ses enfants. Ce n'était pas le compte de la princesse. Elle entendait conserver son nom, son rang, et même ses prétentions à la régence (que Charles X, au reste, n'avait admises en aucun temps), car elle n'a jamais compris à quel point elle était, déchue dans l'opinion publique.
Les dissensions dans la famille exilée entraînèrent de longues négociations où monsieur de La Ferronnays et monsieur de Chateaubriand furent employés sans succès. (p. 210) Il n'entre point dans mon projet d'en donner les détails; d'ailleurs je les sais mal.
Charles X s'obstina fort longtemps à nommer la princesse madame de Lucchesi. Celle-ci, de son côté, ne voulut pas accepter cette position et se contenta de prouver qu'elle faisait bon ménage en accouchant publiquement tous les ans et produisant ses nouveaux enfants à tous les regards.
À la fin, et par l'intercession de madame la Dauphine, le Roi s'adoucit. Madame la duchesse de Berry obtint permission de passer quelques jours dans sa famille, mais elle a cessé d'en faire partie.
Notons, comme chose extraordinaire et imprévoyable, que ce mari, improvisé par les intrigues de madame du Cayla, acheté à beaux deniers comptants par l'or de monsieur Ouvrard, acceptant sans trop de répugnance une position si humiliante et que tout devait faire présumer un misérable, s'est trouvé un très honnête homme, assez délicat, plein d'égards pour sa femme, de convenance dans ses rapports avec elle, avec les autres, et de dignité dans sa propre attitude. Enfin, d'après tout ce qui en revient, il mérite et obtient une véritable estime.
Je crois ne pouvoir mieux terminer ce récit que par une lettre dont l'amiral de Rigny m'a laissé prendre copie dans le temps. Je la donne tout entière pour lui conserver son caractère de franchise et de vérité.
Châtenay.—Septembre 1840.
(p. 211) (Copie d'une lettre écrite par le commandant de l'Actéon.)
«Actéon, rade de Toulon,
le 11 juillet 1833.
«Vous savez, sans doute, mon cher monsieur Coste, que j'ai été envoyé à Palerme; j'ai fait un rapport officiel et je n'ai pu y insérer quelques petits détails qui sont en dehors de ma mission. J'avais bien pensé à les adresser particulièrement à l'amiral; mais, dans la crainte que cette liberté lui déplût, je me suis décidé à vous les donner, en vous priant de les lui communiquer si vous le jugiez convenable.
«À mon arrivée à Palerme, j'ai recherché tout ce qui concernait l'arrivée prochaine de la duchesse de Berry. Le soir, j'ai été présenté à son frère le prince Rodolphe, lieutenant général de la Sicile, et au prince de Campoforte, ministre dirigeant.
«J'ai vu aussi plusieurs autres personnes, et enfin j'ai reconnu que cet événement faisait peu de sensation dans le pays. On y est habitué aux écarts des princes et princesses et, comme l'immoralité est dans les mœurs de tous, aucun n'est étonné qu'une altesse ait un enfant d'un père inconnu.
«J'ai dit père inconnu. En effet, le comte Hector de Lucchesi, jeune et beau garçon, est arrivé à Palerme vers le 1er juillet; il venait de Naples et de la Haye où il vivait dans l'intimité de madame du Cayla.
«La paternité et l'épouse avaient été offertes à trois ou quatre jeunes princes napolitains ou siciliens.
«Monsieur Ouvrard sut vaincre, avec ses arguments ordinaires, les scrupules du comte Hector qui a accepté le tout, ce qui lui vaut à Palerme le surnom de saint Joseph.
(p. 212) «Ce qui préoccupait le plus les palermitiens, c'était de savoir comment le jeune Hector s'en tirerait avec la vieille princesse de Partano, à laquelle il a fait plusieurs enfants à Madrid lorsqu'il y était secrétaire d'ambassade avec le prince du même nom.
«Cette femme est très jalouse; on présume qu'elle fera quelques scènes à la duchesse de Berry qui lui enlève celui de ses amants qu'elle aime le mieux. Du reste, toute cette affaire occupe peu à Palerme.
«Tout le monde se prépare pour les fêtes dispendieuses qui auront lieu du 11 au 15 juillet en l'honneur de sainte Rosalie, patronne de la Sicile, et personne ne met en doute que l'héroïne de Nantes n'y prenne une part fort active.
«Dès que l'Agathe parut, je me rendis à bord. J'y ai passé toute la journée et, n'ayant qu'à attendre les ordres de Turpin, il m'a été facile d'observer le rôle que chacun a joué dans cette journée historique. En arrivant, j'ai été présenté à la duchesse par Turpin; elle a été fort aimable, gaie et même empressée.
«Je lui ai fait mes offres pour la France, ainsi qu'aux personnes fidèles qui l'entouraient. Sa santé est parfaite; elle m'a dit que le mal de mer l'avait d'abord éprouvée, mais qu'aujourd'hui elle se portait mieux que jamais.
«Pendant la journée, elle m'a adressé plusieurs fois la parole et avec un enjouement, une liberté d'esprit qui m'ont étonné dans la circonstance. Pendant le voyage, elle s'est attachée à se faire aimer de la marine et a montré de l'éloignement pour le général Bugeaud qu'elle nomme son geôlier.
«Je me suis aperçu que ce dernier, brave et franc militaire, n'avait pas mis les formes douces et polies que les officiers et le capitaine de l'Agathe emploient dans toutes leurs relations avec les déportés. Il est vrai de dire que (p. 213) son rôle à Blaye nécessitait des mesures de surveillance qui paraissent oppressives et qui deviennent inutiles à bord; de là, l'aversion de la duchesse qui trouvait une différence entre le traitement à la citadelle et à bord de l'Agathe.
«Aussi le général Bugeaud est-il fort mécontent de la duchesse, qu'il appelle ingrate, et je crois aussi un peu de la marine qui, selon lui, a été trop obséquieuse envers l'héroïne de Nantes.
«Je n'ai pas vu une seule fois la mère embrasser son enfant ou s'en occuper; elle était toute à la joie de recouvrer la liberté et au plaisir d'arriver juste pour les fêtes de sainte Rosalie qu'elle craignait beaucoup de manquer.
«La petite fille est forte et bien portante; c'est la nourrice ou une femme de chambre qui la tient toujours. Pendant la traversée, la mère s'en est un peu occupée. Cette petite lui ressemble, et elle-même n'a pas embelli: elle est maigre, noire et peu attrayante.
«Je ne vous parlerai pas de sa suite, de la petite princesse de Bauffremont, minaudière s'il en fut, et de son époux, grand, froid et plus qu'ordinaire (on le nommait prince Toto à la Cour).
«Monsieur de Mesnard mérite cependant une mention particulière, à cause de la mine qu'il fit dès que le comte Lucchesi parut. Il y avait dans sa contenance de la jalousie, du dépit, de la résignation. Son nez était écarlate (on dit que, chez lui, c'est un indice de colère), mais, en habile courtisan, c'est le seul qu'il ait laissé percer.
«On dit que, pendant la traversée, ses manières avec la duchesse avaient toute la gêne d'un ancien amant qui a échangé les douceurs de l'amour contre l'importance et l'influence d'un vieil ami.
«Vers deux heures, le comte Lucchesi est venu à bord, (p. 214) en frac, dans un bateau de passage, et seul. Il a demandé à voir la duchesse et s'est nommé; aussitôt on l'a introduit et on les a laissés seuls; l'entretien a dû être curieux. La petite était sur le pont; on ne l'a pas demandée.
«Une heure après, les époux sont venus sur le pont en se tenant sous le bras. La petite fille était là; il n'en a pas été question. Le prétendu père n'y a pas fait la moindre attention. J'ai bien observé cette circonstance qui est importante dans l'affaire; j'ai aussi remarqué que les fidèles voyageurs traitaient l'époux assez légèrement.
«C'est le moment de vous en parler. Il peut avoir cinq pieds six pouces, beau, brun, un embonpoint convenable aux conditions qu'il a acceptées. Il a l'esprit borné et peu orné; il parle cependant plusieurs langues. Il est renommé à Palerme pour ses succès de femmes; il a été secrétaire d'ambassade à Madrid où il vivait avec l'ambassadrice, et à la Haye où il vit avec une autre vieille femme, et enfin il justifie son goût des vieilles amours en se fixant avec la princesse.
«En paraissant sur le pont avec sa femme sous le bras, ils avaient l'un et l'autre l'air très embarrassé. Ce premier moment méritait un peintre habile, la curiosité sur toutes les figures, la bassesse masquée par la politesse dans les manières des courtisans.
«Le nez de monsieur de Mesnard a rougi aussitôt: des favoris, des moustaches, une barbe blanche qu'il a laissée croître lui donnaient une physionomie étrange; il semblait un coq blanc se préparant à la bataille. On voyait son dépit, son chagrin, sa colère; mais, quand il parlait au préféré, sa figure était gracieuse, elle reprenait son autre aspect dès qu'il ne se croyait plus aperçu par Hector.
«Mes regards se portaient surtout sur le père; je (p. 215) tenais à m'assurer qu'il ne s'occupait pas de la petite fille. En faisant observer cette circonstance au général Bugeaud, nous nous rappelions qu'elle dit en accouchant: «Que le bon Lucchesi sera content, lui qui désirait tant une fille!»
«Le prince Rodolphe, frère de la duchesse, lieutenant général de la Sicile, ne vint pas à bord la voir; il envoya le commandant de la marine Almagro pour la complimenter et l'accompagner à terre.
«L'Agathe était entourée d'au moins cent cinquante canots et bateaux contenant des curieux, des musiciens qui tous parlaient, criaient, chantaient et jouaient des instruments; le tout faisait un vacarme tel qu'on ne s'entendait pas à bord de la corvette.
«Je ne vous ai encore rien dit de monsieur Deneux, le fidèle accoucheur, que la duchesse accablait de préférences, d'attentions à Blaye et qu'à bord elle n'a plus regardé. Le jour du débarquement, elle ne l'a pas engagé à venir la voir à terre, non plus que monsieur Mesnière, le jeune médecin. Ces deux messieurs en ont été fort blessés, d'autant plus qu'elle a fait toutes ses grâces aux autres, et pourtant elle leur a quelque obligation.
«Quand le général Bugeaud a été lui faire ses adieux, elle n'a pu s'empêcher de lui dire qu'elle estimait son caractère et qu'elle reconnaissait qu'il avait rempli, sa tâche difficile avec modération et franchise.
«Enfin, vers quatre heures et demie, elle s'est embarquée dans le canot de Turpin qui lui donnait le bras. Les officiers rangés en haie l'ont saluée de l'épée; puis vingt et un coups de canon lui ont été tirés en hissant les pavois. Dans le premier canot se trouvaient, dans l'ordre suivant de leur embarquement: 1o la duchesse, monsieur et madame de Bauffremont, monsieur de Mesnard, et monsieur Lucchesi; remarquez que le mari a passé le (p. 216) dernier et que la petite fille est restée pour le canot des domestiques.
«Cette petite m'intéressait toujours; l'abandon dans lequel la laissaient sa mère véritable et son père supposé m'occupait beaucoup, et je faisais des questions insidieuses aux acteurs principaux pour en conclure quelque chose. Mes soupçons se portent sur Deutz et monsieur Guibourg l'avocat; c'est aussi l'avis du général Bugeaud.
«Toute la population de Palerme était sur les quais. Aussitôt qu'elle a été à terre, un canot est venu porter au général Bugeaud une lettre du prince Campoforte, premier ministre, père de Lucchesi, par laquelle il reconnaissait que madame la duchesse de Berry et sa fille avaient été débarquées à Palerme en parfaite santé.
«Ainsi finit cette affaire qui dure depuis quatorze mois et qui a irrité les esprits, qui est peu connue des masses en raison des récits et conjectures contradictoires qui ont été débités à dessein et accrédités par les ayants-cause afin de cacher la vérité qui n'est plus obscure pour moi.
«La duchesse de Berry conserve toujours dans ses propos un espoir de retour en France avec lequel elle récompense ceux qui lui témoignent de l'intérêt. Elle a donné vingt jours de solde à l'équipage de l'Agathe, ce qui fait environ deux mille cinq cents francs. Elle a été fort gracieuse avec les officiers quand ils ont pris congé d'elle.
«Elle a dit et fait dire que, plus tard, quand elle serait en France, elle récompenserait dignement l'état-major et l'équipage de la corvette. Dans tout ceci, elle s'est montrée reconnaissante, car il n'est, pas possible de mieux faire les choses que Turpin; il a su y mettre les égards et les attentions que mérite le malheur, tout en conservant les convenances de sa position.
(p. 217) «C'est ainsi qu'il a refusé de dîner avec la duchesse parce qu'il a su qu'elle n'inviterait pas le général Bugeaud, et il l'accablait de prévenances, de politesses les plus recherchées. Ne croyez pas que ma vieille amitié pour Turpin m'ait aveuglé. S'il en était autrement, je le dirais de même. J'aime mes amis, mais je ne suis ni aveugle, ni muet sur leurs fautes et leurs défauts.
«D'ailleurs là, je fais presque de l'histoire, je dois donc être avant tout véridique, et vous savez que je le fus toujours.
«Encore une anecdote. Peu de jours après le départ de Blaye, la casquette du général Bugeaud tomba à la mer. La duchesse lui dit: «Général, si on rapportait votre casquette à madame Bugeaud, elle vous croirait noyé.
«—Bah! répondit le général, cela ne fait rien, Madame, une veuve trouve toujours de beaux garçons pour la consoler».
«Il est presque certain que la duchesse se rendra sous peu à Prague.
«On assure que c'est à cette condition que messieurs de Mesnard et de Bauffremont ont consenti à l'accompagner. On veut en imposer au parti et voilà tout; car on a saisi à travers les propos de ces messieurs qu'ils ne seraient pas éloignés de se rallier à l'ordre de choses actuel.
«Le premier, monsieur de Mesnard, disait au général Bugeaud que la branche aînée avait laissé tomber la couronne et que Louis-Philippe n'avait fait que la ramasser. «Oui, lui répondit le général; mais nous l'avons attachée sur sa tête, et nous saurons nous battre pour la lui maintenir.» Le propos est un peu militaire, mais il faut convenir qu'il est vrai et surtout bien adressé.
(p. 218) «Voilà à peu près, mon cher monsieur Coste, les principaux événements de mon voyage à Palerme; il a été riche en récolte pour mes souvenirs. Le Consul voudrait souvent un bâtiment de guerre ici et à Naples, Messine, Catane, etc. Il croit et affirme qu'il serait utile au commerce et à la politique; ceci n'est plus de mon ressort. L'Actéon est bien, fort bien; il faudrait quinze hommes de plus pour le manœuvrer; il marche bien, j'ai retrouvé son ancienne vitesse, enfin j'en suis enchanté et je suis bien disposé à tout faire.
«Au revoir, portez-vous bien, répandez compliments et amitiés pour moi autour de vous, et recevez l'assurance de ma vieille amitié et de mon dévouement.
«Je vous serre la main de cœur.
«E. Nonay.»
J'avais été invitée au premier voyage de la Cour à Fontainebleau en 1834 et j'en conservais l'idée la plus riante.
C'était comme une oasis au milieu de ces sept années de tribulations publiques et privées qui m'ont assaillie depuis la révolution de Juillet.
L'émeute était usée; l'assassinat n'était pas né; les terreurs du choléra étaient oubliées. Le Roi se flattait d'une popularité retrempée dans l'énergie qu'il avait montrée contre les factieux armés. L'instruction du grand procès d'avril se poursuivait paisiblement, et les gens sages espéraient qu'une amnistie, suivant de près l'acte d'accusation, témoignerait à la fois de la culpabilité des accusés et de la longanimité du gouvernement sans l'exposer aux chances d'un procès qui, malgré l'habileté avec laquelle il a été conduit, n'est devenu possible que par les fautes multipliées des accusés et de leurs défenseurs, fautes qu'il était impossible de présumer et imprudent d'espérer.
Le ministère s'était récemment affaibli par la retraite du duc de Broglie. La présidence nominale du maréchal Gérard ne lui rendait pas l'ensemble qu'il avait perdu; mais messieurs Guizot, Thiers, Rigny et Duchâtel présentaient un quatuor qui promettait quelque force.
La sécurité était donc assez grande en ce moment où (p. 220) l'on pouvait regarder les plus violentes crises comme passées, et la situation morale des esprits contribuait à rendre le voyage projeté agréable pour tout le monde. Il devait durer dix jours; les invitations étaient divisées en trois séries. Je me trouvai faire partie de la première.
J'arrivai le lendemain du jour où la famille royale, se rendant à Fontainebleau, avait bien voulu s'arrêter à Châtenay et me renouveler de vive voix l'invitation officielle qui m'était parvenue.
C'était au commencement d'octobre; il faisait un temps magnifique qui dura tout le voyage.
On me mena dans un très joli appartement, arrangé avec un soin minutieux pour l'agrément et la commodité. Un feu énorme réchauffait la chambre et le salon qui la précédait; et, cinq minutes après mon arrivée, un valet de chambre entra, portant un plateau couvert de fruits, de gâteaux, de carafes de vin et d'eau à la glace.
Je ne fis point honneur à ces courtoisies, et, sortant de chez moi, pendant qu'on y préparait mon établissement, j'allai faire des visites dans le château.
Je vis successivement arriver les ambassadeurs de Naples, de Russie, le ministre de Prusse, quelques autres, personnes du corps diplomatique ainsi que divers équipages dont les livrées ne me révélaient pas les propriétaires. Mes courses me menèrent à l'heure de la toilette. Les costumes étaient fort élégants, mais conservaient la simplicité de la campagne, excepté les jours destinés aux bals où l'on était plus paré mais pourtant sans pierreries.
Je trouvai dans le salon d'attente des aides de camp qui, me faisant traverser la salle du trône, me conduisirent dans le salon dit de famille. La Reine, les princesses et un assez grand nombre de dames s'y trouvaient déjà (p. 221) réunies; les politesses royales s'y distribuaient aux nouveaux arrivés.
Bientôt on passa au dîner, dans la galerie qui s'appelait encore de Louis XVIII. Le banquet était magnifique, la chère bonne, la société choisie. Sous prétexte de costume de voyage, les gens portaient des vestes bleues galonnées d'argent, livrée des rois prédécesseurs. Tout ce qui entourait était semé de fleurs de lys.
Il y avait, dans ce voyage, un certain parfum de trône, tout au moins une évidente velléité à remonter d'une marche l'échelle de la royauté. Les ambassadeurs étrangers le remarquaient et s'en réjouissaient. J'avoue, de bonne foi, que je partageais leur satisfaction.
C'était la première fois, depuis la Révolution, que je voyais le Roi oser se souvenir qu'il était petit-fils d'Henri IV. Cette demeure si aristocratique de Fontainebleau rappelait le sang Bourbon dans ses veines et il y prenait goût. Toutefois, c'était avec les nuances sociales que le siècle imposait; et, quoique plus royales que je ne les avais encore vues à l'extérieur, les formes étaient pleines d'urbanité et le commerce entre les illustres hôtes et leurs convives aussi facile qu'obligeant.
Un spectacle bien choisi remplit la soirée. La salle contenait, en outre des invités du château, toutes les notabilités de la ville, enchantées de voir recommencer ces brillants voyages de Fontainebleau, interrompus pendant la Restauration.
Aussi le Roi fut-il reçu avec des acclamations qu'il retrouvait dans la population toutes les fois qu'il se montrait dans les rues ou dans le parc, ce qui lui arrivait perpétuellement et presque seul. Il n'avait pas encore été condamné aux précautions que la manie du régicide lui a imposées bientôt après.
Quoique des rafraîchissements eussent été largement (p. 222) distribués à tout ce qui était dans la salle, nous trouvâmes, en sortant du spectacle, une table à thé préparée dans le salon de famille. Madame Adélaïde s'y assit, la Reine se tint debout à causer, le Roi et les princesses ses filles se retirèrent; et chacun, suivant son goût on sa fatigue, suivit celui de ces exemples qui lui convenait le mieux. J'étais lasse; je choisis le dernier.
On était averti officiellement que le déjeuner était à dix heures et officieusement que la Reine entendait la messe à neuf heures et demie. J'y allai.
C'était dans cette jolie chapelle de saint Saturnin que le furetage artistique du Roi avait découverte, servant de salle à manger à la quatrième table du commun depuis bien longtemps, et qu'il avait rendue à la destination pour laquelle saint Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, l'avait bénie dans le douzième siècle.
La Reine et les princesses étaient dans leur tribune. Nous nous trouvâmes cinq à six femmes dans la chapelle, sans qu'on fit attention à celles qui y assistaient ou qui y manquaient. Il n'y avait pas un homme.
Le déjeuner fut mieux suivi et les quatre-vingt-quatorze couverts étaient tous occupés.
En sortant de table, on se réunit dans le salon de famille. Une partie des femmes se mirent à travailler; les autres s'établirent autour de grandes tables couvertes de gravures et d'ouvrages remarquables, la plupart relatifs au château où nous nous trouvions et que le Roi devait nous faire visiter en détail, sitôt qu'il aurait terminé avec le maréchal Gérard une conférence que celui-ci venait de réclamer. Sauf qu'il y avait plus de monde, l'aspect du salon était précisément le même que dans une maison de campagne, chez un particulier, à pareille heure.
Le maréchal expédié, le Roi vint dégager sa promesse. On ne peut imaginer un cicerone plus instructif, plus (p. 223) amusant et plus amusé que le roi Louis-Philippe quand il montre et explique les travaux qui font sa seule récréation depuis qu'il est monté sur le trône.
Son admirable mémoire lui fournit, à chaque instant, quelque anecdote historique ou artistique très piquante qui donne la vie aux lieux que l'on parcourt et, quoiqu'il nous fit faire la visite bien en conscience, qu'il ne nous fit pas grâce d'un chou, et qu'il nous retint plus de deux heures et demie sur nos jambes, personne ne s'aperçut de sa fatigue.
Je fis supérieurement ma cour dans cette occasion. J'avais, en 1828, passé une semaine à Fontainebleau chez mon oncle Édouard Dillon, auquel Melchior de Polignac, gouverneur du château, avait prêté un appartement pour l'été, de façon que, l'ayant vu en détail tel qu'il était alors, je pouvais mieux reconnaître et apprécier les énormes restaurations déjà faites par le Roi.
Cette circonstance l'attacha à mes côtés et lui fit trouver plus de plaisir à me désigner les nouveaux travaux qu'il comptait entreprendre. Ceux de la belle galerie de François II étaient déjà commencés. Le plafond, tout dévissé et démonté, gisait sur le parquet, et nous pûmes remarquer la perfection de cet ouvrage d'ébénisterie, et je dirai presque d'orfèvrerie, exécuté avec le soin qu'on apporterait à faire une tabatière.
Monsieur Alaux, artiste distingué, avait préparé un échantillon de sa restauration des peintures du Primatice pour le soumettre à l'approbation du Roi. Pendant qu'il l'examinait et donnait quelques ordres, il nous confia à la gouverne de monsieur le duc d'Aumale, alors âgé de douze ans et aussi parfaitement intelligent qu'il était beau.
Il nous fit les honneurs de la bibliothèque en étalant sa jeune science, sans pédanterie, mais avec satisfaction. (p. 224) Il appela notre attention sur l'inscription de la porte. Elle dit cette bibliothèque l'œuvre de François II, roi des Français.
L'usage de cette appellation existait donc sous les Valois, et c'était par une concession aux prétentions des citoyens que les rois s'étaient appelés de France. Il ajouta une réflexion philosophique sur la rotation des diverses idées attribuées aux mêmes expressions. Il était charmant dans son enfantine sagesse. Le Roi nous ayant rejoints, il rentra dans son rôle d'écolier et se prit à courir devant nous.
Revenus par la porte dorée aux appartements occupés par le Roi, il nous fit remarquer un petit guéridon de bois fort commun sur lequel l'Empereur avait signé son abdication et me dit d'y lire l'inscription placée pendant la Restauration.
Je vis, gravé sur une plaque de cuivre: «C'est sur cette table que Bonaparte a signé l'acte de sa démission dans le second cabinet du Roi, où S. M. fait sa toilette.» Il faut convenir que cette inscription était bien digne d'avoir été inventée sous un monarque qui datait de la vingtième année de son règne, au retour de vingt-deux ans d'exil.
Je sus gré au roi Louis-Philippe, entourés comme nous l'étions d'étrangers et d'ennemis de la branche aînée, de n'avoir dirigé mon attention sur cette plaque qu'à voix basse. À la vérité, la Reine venait de nous rejoindre et sa présence impose toujours les sentiments délicats.
Elle nous montra elle-même son appartement, décoré de toutes les élégances de Marie-Antoinette qui semblaient bien mesquines à côté des magnificences de Louis XIII, de Louis XIV et même du rococo de Louis XV, mais qui l'emportaient de beaucoup sur le raide et le guindé de l'Empire.
(p. 225) Depuis longtemps, je n'avais vu à la Reine l'air aussi serein. L'affligeant épisode des tristes aventures de la duchesse de Berry l'avait désolée; elle en avait été atteinte et comme parente et comme princesse, et comme dame et comme femme; cette pénible impression commençait à s'affaiblir et, comme je l'ai déjà dit, la situation des affaires publiques paraissait sous un jour assez favorable.
Je restai un instant en arrière avec la Reine dans son boudoir. Je lui dis, en lui baisant la main, combien j'étais heureuse de la voir contente et réconciliée à sa situation:
«Non, ma chère, pas un jour, pas une heure, pas un instant; ici, comme à Paris, comme partout, c'est toujours comme dans ma chambre à coucher de Neuilly, toujours, toujours!!...»
Elle était fort troublée. Elle m'embrassa les larmes aux yeux, et nous rejoignîmes le groupe des visiteurs où elle reprit immédiatement son maintien calme et enjoué.
Ce rappel à la scène de Neuilly où elle avait pleuré si amèrement dans mes bras le jour où il avait fallu quitter sa douce et paisible existence pour venir prendre la couronne d'épines à laquelle elle se trouvait condamnée me frappa d'autant plus en ce moment que j'étais sous le charme de ces grandeurs héréditaires, pour lesquelles elle semblait si bien faite, mais qui pourtant lui paraissaient si lourdes à porter.
L'usurpation, me dis-je, même la plus forcée, même la plus innocente, même la plus utile, est donc un grand fardeau! Cette impression fut très profonde en moi et me gâta le reste de mon séjour à Fontainebleau. Ces sourires que je voyais ne cachaient-ils que des soucis?
On annonça les voitures. Quatorze calèches, à quatre et à six chevaux, étaient réunies dans la cour du Cheval blanc; on avait d'avance réglé comment elles devaient (p. 226) être occupées, et des aides de camp nous établissaient chacun à notre place.
Le Roi, la Reine, Madame, les ambassadrices et les ambassadeurs remplissaient un énorme char à bancs, dit de famille, qui contenait seize personnes. Dans un véhicule de la même nature, se trouvaient les jeunes princesses, avec toutes les demoiselles de la société; la plupart étaient jolies, toutes étaient gaies, et cette troupe couverte de fleurs récréait la vue au milieu du cortège plus sérieux qui la précédait et la suivait.
Le désordre du départ, à travers les flots de la population qui se pressait jusques aux roues des voitures, présentait un spectacle animé et amusant. Tout le monde étant installé, les voitures partirent au petit pas et on traversa la ville aux acclamations des habitants.
Nous fîmes une très longue promenade dans la forêt, et je conserve peu de souvenir d'une scène plus pittoresque que celle que nous offrit le relais.
Les écuries du Roi n'y suffisant pas, il fut composé de chevaux de poste que nous trouvâmes dans un carrefour de la forêt. Ils étaient placés sur une pelouse ombragée d'arbres centenaires. Leurs cris un peu sauvages, leurs mouvements désordonnés faisaient contraste à l'attitude civilisée des camarades qu'ils étaient destinés à remplacer, comme les costumes des postillons de poste, aux livrées galonnées des gens du Roi.
On dételait déjà les premières voitures que les dernières roulaient encore sans bruit à travers le sable, laissant le silence derrière elles, et arrivaient à ce mouvement, à ces cris, à ces jurements, à ces hennissements si variés, et tout cela sous une ombre épaisse qui reposait d'un ciel sans nuage.
Ce mélange formait un des plus charmants tableaux qui se puissent imaginer. Là, comme dans tous les sites (p. 227) voisins des villages, les paysans étaient réunis en foule. Le Roi s'arrêtait toujours pour leur parler, et souvent descendait de sa voiture et restait quelques moments au milieu d'eux; personne de nous ne songeait encore à s'en inquiéter.
Nous ne fûmes de retour au château que pour l'heure de la toilette. On nous avait prévenues qu'elle pouvait être très simple. En effet, on se réunit au salon en robes de mousseline. La soirée était consacrée au repos; il n'y assista que les habitants du château. On plaça des tables de jeu, pour ceux qui voulurent en user, dans le salon de Louis XIII. La jeunesse s'établit à une espèce de jeu de poule, le macao, je crois. Les femmes jouèrent ou travaillèrent à leur choix.
Le thé et les rafraîchissements furent servis dans le salon de famille, de sorte que la société se trouvait dispersée entre ces deux pièces et la salle du trône qui les sépare. On gagna ainsi minuit fort agréablement et dans une entière liberté.
Le lendemain matin, la promenade dans la forêt fut remplacée par une visite à la grande treille où il y eut bien des livres de raisin dévorées. Je n'ai pas besoin d'en faire l'éloge; il suffit de dire qu'il soutenait sa réputation.
Comme, pour l'amener à cette perfection, il ne doit être enveloppé ni de sacs, ni même de filets, le jardinier se procure une escouade de petits garçons qui, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, se promènent devant la treille, armés de longs chasse-mouches, et crient et chantent pour effrayer les oiseaux.
Tous les petits garçons de Fontainebleau et des environs arrivent en foule pour profiter de cette aubaine dont ils se réjouissent fort. Ils se trouvaient rangés en file sur notre passage. La Reine leur parla avec sa bonté ordinaire pour les enfants de toutes les classes.
(p. 228) Je faisais réflexion, en les voyant là si contents, qu'un bon nombre de ces coutumes féodales, contre lesquelles les déclamations modernes ameutent nos esprits, ne paraissaient sans doute pas plus cruelles à ceux qui y étaient employés que si, par exemple, pour battre les étangs, dans l'intention de faire taire les grenouilles, dont le croassement dérangeait le sommeil de la châtelaine, les vassaux obtenaient quelques douceurs ou étaient payés d'une façon quelconque, ils se trouvaient peut-être tout aussi heureux que les enfants de Fontainebleau, car, à la rigueur, on parviendrait à faire des phrases d'indignation philanthropique sur ces enfants réduits à la condition de servir d'épouvantail aux oiseaux.
La promenade se continua dans le grand parc, mais je retournai au château, ce qui composait notre carrossée se trouvant d'accord pour préférer un peu de repos.
Melchior de Polignac s'était retiré, avec sa femme et sa nombreuse famille, dans une petite maison de la ville où il vivait dans la retraite que son manque absolu de fortune lui imposait, mais où il jouissait de la considération acquise dans sa place de gouverneur.
J'ai déjà dit avoir passé huit jours au château pendant qu'il exerçait ses fonctions. Son nom et sa position rendaient naturellement Melchior et les siens fort hostiles à ce qui tenait au gouvernement de Juillet. J'hésitai à les aller voir, dans la crainte qu'un hôte du château leur fût importun à recevoir; mais je me rendis la justice que ma visite serait faite à intention bien amicale (Je connaissais sa femme et lui depuis leur enfance) et je m'y décidai. J'eus la satisfaction qu'elle fut reçue dans la même disposition.
Je note cela avec plaisir, parce que j'ai trouvé souvent de l'aigreur dans des circonstances où elle était bien moins excusable. Melchior de Polignac me parla (p. 229) même avec intérêt et approbation des travaux que le Roi faisait exécuter dans le château où, ce que je comprends, il ne mettait plus les pieds après y avoir longtemps commandé.
Je racontai ma visite et ma réception à la Reine, et je trouvai en elle cette sympathie réelle qu'elle a toujours pour la position des autres. Je ne sache personne qui les comprenne mieux et les apprécie avec autant de bienveillance.
Le dîner fut plus nombreux que la veille; il y avait des invités des environs, entre autres le duc et la duchesse de La Trémoïlle. Il y eut spectacle le soir, après lequel je pris congé de la famille royale, mon invitation ne s'étendant pas au delà de cette journée.
Le lendemain matin, après avoir déjeuné dans nos appartements respectifs, tout ce qui composait la première fournée du voyage partit pour céder ses chambres à la seconde.
Nous croisâmes nos remplaçants sur la route de Paris.
Monsieur le duc d'Orléans et monsieur le duc de Nemours étaient au camp et n'arrivèrent que le lendemain pour le bal qui se donnait le jour de naissance du Roi. Il eut lieu dans la galerie de Henri II et fut très brillant. J'aurais assez aimé à en voir le coup d'œil; mais, il était fort rationnel que la fournée du bal fut composée de jeunes femmes. Elle fut la troisième et la dernière.
Le beau temps tint fidèlement compagnie à tout ce voyage dont chacun revint enchanté.
Cet admirable Fontainebleau, égayé et ranimé, semblait une résurrection qui plaisait à toutes les imaginations; si quelques grogneries s'élevèrent, elles ne parvinrent pas jusqu'à moi.
Malgré la satisfaction que nous causait le mariage de monsieur le duc d'Orléans, nous n'apportions pas à Fontainebleau, lorsque nous fûmes appelés à y assister, la même disposition qu'au moment du voyage de 1834.
Le ciel s'était bien rembruni depuis deux ans. La catastrophe où Fieschi avait joué un rôle si atroce, mais si étrange, avait été suivie de tentatives sur la vie du Roi qui se renouvelèrent plusieurs fois. D'autres étaient perpétuellement dénoncées comme imminentes; pas une journée ne s'écoulait sans que des révélations plus ou moins fondées ne vinssent entretenir un constant effroi.
L'attentat d'Alibaud, surtout ses propos, sa conduite pendant le procès, son attitude sur l'échafaud avaient frappé d'épouvante la famille royale et fait tressaillir même le cœur du Roi, jusque-là si intrépide.
Il se tint pour victime dévouée, et ne douta pas que le 28 juillet 1836, jour de la revue, ne dût être le dernier d'une existence qu'il regrettait d'autant plus vivement (p. 231) qu'il se savait encore bien nécessaire à son pays et à sa famille.
Monsieur Thiers s'aperçut de cette terreur générale, sonda le moment de faiblesse du Roi, et, la veille même du jour où la revue devait avoir lieu, prit l'initiative et la responsabilité de la décommander.
À la vérité, les dispositions matérielles, ordonnées par lui, étaient en sens inverse de ce que la raison commandait. Elles plaçaient le Roi et sa famille dans une situation qui redoublait les chances du danger et en aggravait les suites.
La décision du président du conseil fut accueillie avec satisfaction à Neuilly; la Reine seule s'y opposa et la combattit fortement. Son noble cœur avait sur-le-champ pressenti les regrets que le Roi ne tarderait pas à en éprouver.
Je voudrais croire que des craintes réelles eussent seules agi sur la résolution de monsieur Thiers dans cette conjoncture; mais j'ai surpris dans ses gestes, dans ses paroles, dans toute son attitude, le jour même de cette revue manquée où je lui en témoignais mon affliction, j'ai surpris, dis-je, des éclairs de joie qui m'ont à l'instant même inspiré l'idée qu'il était guidé principalement par des vues ambitieuses.
Peut-être s'était-il flatté que, par suite, le Roi, se sentant humilié d'un instant de faiblesse, n'oserait plus résister en rien au ministre qui l'avait découvert, caressé et couvert du manteau de sa responsabilité gouvernementale. Je l'ai pensé, et je le pense encore.
S'il me fallait déduire ici sur quoi cette idée est fondée, cela me serait bien difficile; mais ce sont de ces intuitions qui arrivent subitement par des nuances qui, bien que fugitives, laissent une profonde impression.
(p. 232) Au reste; le Roi est trop réellement et habituellement brave pour s'être senti honteux d'une démarche que la prudence pouvait commander et qu'elle justifiait certainement. S'il lui en est resté quelque sentiment envers monsieur Thiers, c'est plutôt du mécontentement, pour des précautions mal ordonnées et des inquiétudes exagérées semées autour de lui que de la reconnaissance pour l'initiative prise par le ministre en conseil.
Quoi qu'il en soit, si monsieur Thiers avait, comme je le crois, fondé des espérances de domination sur cette circonstance, il ne tarda pas à en reconnaître la vanité.
Personne n'admet plus que moi l'esprit supérieur et même le talent de monsieur Thiers; mais, selon qu'il se pose devant son imagination mobile en Oxenstiern ou en Turenne, en Colbert ou en Richelieu, il veut que les événements se dénouent par la politique ou par la guerre, par la prospérité intérieure ou par l'intimidation.
Sa pensée, en entrant au ministère, avait été de rattacher la dynastie nouvelle aux trônes européens et de sceller cette alliance par le mariage de monsieur le duc d'Orléans avec une archiduchesse.
En conséquence, il avait adopté vis-à-vis de la Suisse le langage d'un membre de la Sainte-Alliance; puis il avait jeté à l'Autriche des paroles napoléoniennes et envoyé notre prince à Vienne, dans l'espoir que sa présence brusquerait une affaire que, dans son ignorance diplomatique, il croyait bien engagée, mais qui échoua d'une façon désagréable pour le pays et pour la famille royale.
Monsieur Thiers, furieux de ce mésuccès, revint à ses instincts révolutionnaires, tempêta contre l'insolence des souverains et des grands seigneurs, et, pour se venger (p. 233) des Cours du Nord, prétendit s'emparer militairement de l'Espagne. Comme il prévoyait que la sagesse du Roi s'y opposerait, il tenta de le tromper matériellement sur les ordres qu'il lui faisait signer, persuadé qu'à la dernière extrémité le Roi était trop dans sa dépendance pour oser lui résister.
Mais ses espérances furent encore déçues, et, après des scènes fort vives, le Roi et son ministre, n'ayant pu se persuader mutuellement, se séparèrent.
Je crois que, si jamais le Roi a eu un ministère selon son cœur, c'est celui qu'il fonda à cette époque de messieurs Molé, Guizot et Montalivet; mais, avant même qu'il fût inséré au Moniteur, monsieur Guizot avait fait, éliminer le nom de monsieur de Montalivet et, dès lors, il se trouva en rivalité directe, et sans contrepoids, avec monsieur Molé.
Mon intention n'est pas d'entrer dans tous les détails, des intrigues mutuelles qui, en peu de mois, amenèrent l'expulsion des doctrinaires et de leur chef. Son alliance avec monsieur Molé n'avait pas été heureuse.
Rien n'avait réussi à ce cabinet. L'échauffourée de Strasbourg, l'enlèvement de Louis Bonaparte qui faisait de lui et de tous ses cousins des espèces de prétendants au trône, l'acquittement des complices par le jury de Strasbourg, la désastreuse retraite devant Constantine, le rejet de plusieurs lois importantes, de nouvelles attaques sur la personne du Roi, etc., étaient autant d'échecs dont les deux partis composant le ministère se renvoyaient les torts et la responsabilité.
Après de longs et déplorables débats, monsieur Molé resta maître du terrain. J'ai lieu de croire qu'à cette époque les vœux du Roi n'étaient pas pour lui et que les doctrinaires ne perdirent le pouvoir que par ces habitudes de suffisance auxquelles tout leur esprit ne (p. 234) parvient pas à les faire échapper. Ils se croyaient sûrs de rentrer dans la place tambour battant et dictant leurs lois.
Comme toutes les congrégations, les doctrinaires ne reconnaissent de mérite qu'à ce qui forme leur coterie, et, à force de le répéter, ils se le persuadent à eux-mêmes, de sorte que, très consciencieusement, ils n'admettent pas la possibilité que le vaisseau de l'État puisse être en d'autres mains et la position leur paraît anormale, comme ils disent, lorsqu'ils ne le dirigent pas.
Or, comme les situations anormales sont nécessairement passagères, il est logique de conclure qu'elles doivent promptement cesser. En conséquence, ils se refusèrent à porter aucun secours au nouveau cabinet.
Monsieur Molé fut obligé de le composer de non-valeurs, ou du moins de personnes à peu près inconnues sous le rapport politique. Monsieur de Salvandy seul avait acquis une réputation d'écrivain polémiste, mais elle ne pesait pas assez pour être d'une grande assistance.
Monsieur Molé se jeta donc à peu près seul sur cette mer orageuse, et, jusqu'à présent (septembre 1838), la Providence a justifié son courage; mais, à l'époque dont je parle, il était loin d'avoir et surtout d'inspirer autant de confiance.
Quoique l'attentat de Meunier et les diverses tentatives, dites complot de Neuilly et de la Terrasse, eussent nécessairement renouvelé les inquiétudes de la famille royale, cependant le Roi ne pouvait plus résister à l'ennui de la réclusion à laquelle on l'astreignait, et s'en dégageait insensiblement.
Il adopta avec empressement la proposition qui lui fut faite de passer la garde nationale en revue; et cette cérémonie, qui levait les arrêts forcés imposés par le dernier ministère, eut lieu peu de jours avant celui où (p. 235) il se rendit à Fontainebleau pour y célébrer les fêtes du mariage.
Au nombre des bonnes fortunes du ministre Molé, je mets en première ligne celle d'avoir ouvert les portes de la France à la charmante princesse que le duc de Broglie a eu l'agréable commission de nous amener.
La princesse Hélène de Mecklembourg me paraît préférable, même comme position sociale, à l'archiduchesse que nous avions recherchée.
Monsieur le duc d'Orléans est assez grand prince pour faire sa femme grande princesse; et je crois qu'en tout temps l'héritier d'un puissant royaume n'a rien à gagner par une alliance avec les filles des souverains prépondérants. Cela est surtout vrai dans notre position où les déclamations sur l'influence autrichienne n'auraient pas manqué d'élever leur clameur à chaque occasion.
De plus, il y avait dans le pays une sorte de répulsion superstitieuse contre le noble sang de Marie-Thérèse; il semblait qu'il ne pût être qu'infortuné dans notre France et lui porter malheurs et calamités.
Une objection plus rationnelle se présentait aux esprits sérieux; c'est l'inconvénient des mariages multipliés entre les mêmes familles.
La fille de l'archiduc Charles, chétive et maladive, ne donnait pas l'espoir de se soustraire à la morbide influence de ces unions. On devait prévoir qu'elle ne soutiendrait, ni dans l'aspect ni dans la santé de ses enfants, la belle race de la famille d'Orléans.
Ces considérations m'avaient empêchée de souhaiter le succès de la négociation entamée à Vienne et de donner un soupir à son insuccès.
Toutes les relations qui nous arrivaient de la princesse Hélène la disaient accomplie; et j'avais grand empressement d'en juger par moi-même.
(p. 236) Depuis qu'elle avait mis le pied sur le territoire français, un courrier, expédié de Paris, lui apportait chaque jour un bouquet et un billet de monsieur le duc d'Orléans, auquel elle répondait avec autant d'esprit que de grâce. Le prince, ne pouvant résister à l'impatience de la voir, se fit son propre messager pour le bouquet expédié à Châlons.
Il se mit dans une voiture légère, arriva à l'heure du déjeuner des princesses, demanda à la grande-duchesse douairière, qui accompagnait sa belle-fille, la permission de lui faire sa cour, passa une heure avec les deux princesses, les escorta jusqu'à leurs équipages de voyage pour continuer leur route avec l'étiquette convenue d'avance, et, se rejetant dans sa calèche, brûla le pavé pour arriver à Fontainebleau dire à ses parents combien il était satisfait de sa noble fiancée.
Deux jours après, les princesses arrivèrent à Melun. Elles y furent reçues par monsieur le duc d'Orléans. Il s'y était rendu avec toutes, les personnes destinées à former la maison de madame la duchesse d'Orléans, qu'il lui présenta lui-même.
Bientôt la princesse se retira pour se faire habiller par les ouvrières de Paris, destinées à la dégermaniser. Mais son costume ne différait guère du nôtre, et c'était plutôt une forme d'étiquette que de convenance. Parée par des mains françaises, elle monta dans les voitures de gala de la Cour.
La grande-duchesse, la princesse Hélène et le duc de Broglie occupaient la première berline. Le duc d'Orléans avec son frère, le duc de Nemours, suivaient. Les autres équipages étaient remplis par les personnes de la suite.
L'arrivée à Fontainebleau avait été calculée pour quatre heures. Mais l'allure des chevaux de parade, et la nécessité de s'arrêter à chaque village et à chaque (p. 237) carrefour pour être harangués par les maires de toutes les communes trompèrent les prévisions. Il était près de huit heures lorsque le cortège se montra à la grille du château.
Il était convenu que le Roi viendrait au-devant de la princesse jusqu'au haut du grand perron et que la Reine, entendant du bruit, sortirait, comme par hasard, de ses appartements pour la rencontrer dans le vestibule. Mais les affections du cœur sont trop réelles dans la famille royale pour ne pas faire oublier les lois de l'étiquette et Roi, Reine, princesses, tout le monde se précipita sur le perron pour voir plus tôt la fille et la sœur qui leur arrivait.
Monsieur le duc d'Orléans avait fait ouvrir sa portière, tandis que les voitures marchaient encore, et se trouva à celle de la princesse Hélène pour lui donner la main; mais elle franchit les marches d'un pas si rapide, si empressé, qu'à peine s'il put la suivre; elle se prosterna aux pieds du Roi et de la Reine avec une grâce et une dignité inimitables.
«Ma fille! ma chère fille?» dirent-ils tous deux en la pressant sur leur cœur; et, dès ce moment, elle fut à eux et partie intégrante de cette famille si unie.
Elle passa des bras du Roi et de la Reine dans ceux des princesses ses sœurs, et, après les politesses faites à la grande-duchesse dont la tendresse maternelle ne se plaignait pas d'avoir été oubliée un instant, on entra dans le palais.
Cette entrevue en plein air et au milieu d'un concours immense de spectateurs de toutes les classes fit un très grand effet. Tout le monde s'identifia aux sentiments de la royale famille. Beaucoup de larmes d'attendrissement furent versées, et, le lendemain encore, on ne racontait pas cette scène sans émotion.
(p. 238) Les princesses se rendirent dans leur appartement. Bientôt après elles reparurent pour le dîner; il était neuf heures du soir. Dans l'attente momentanée de l'arrivée des voyageurs, on était réuni depuis quatre heures dans la galerie de François Ier et chacun tombait d'inanition.
En sortant de table, les personnes les plus importantes furent nommées à la princesse Hélène. Elle trouva assez de sang-froid pour leur adresser des paroles fort obligeantes qui la montraient singulièrement au courant de sa nouvelle patrie. Bientôt après, elle se retira.
Le lendemain matin, les deux princesses étrangères déjeunèrent chez elles, reçurent et rendirent des visites à la famille royale, y compris le roi et la reine des Belges, mais ne vinrent pas au salon.
La famille royale, ayant dîné en son particulier, reparut à huit heures. Le Roi conduisait la princesse Hélène, monsieur le duc d'Orléans la grande-duchesse, la Reine donnait le bras au roi des Belges. Les autres princes et princesses suivaient selon leur rang.
Ils se rendirent, ainsi que toutes les personnes invitées, à la magnifique galerie de Henri II. Monsieur le baron Pasquier (qui venait d'être nommé chancelier), fonctionnant comme officier civil, unit le royal couple selon la loi de l'État.
On descendit ensuite à l'étage inférieur où, dans la galerie dite de Louis-Philippe, s'accomplit la cérémonie protestante. Puis enfin on gagna la chapelle. Le mariage y fut célébré avec très peu de pompe ecclésiastique et encore moins de prières, les mariages mixtes n'en admettant pas davantage.
On s'apercevait, m'a-t-on assuré, que la Reine en souffrait. On convenait de toutes parts que la cérémonie civile avait été la plus digne, la plus solennelle et même (p. 239) si j'osais m'exprimer ainsi, la plus religieuse, puisqu'elle était la plus recueillie.
Bientôt après ces nombreuses épreuves qu'elle soutint merveilleusement, la princesse fut ramenée dans son intérieur; mais ce ne fut pas sans trouver le secret de semer sur sa route, en traversant la foule, des paroles obligeantes qui prouvaient que les présentations de la veille n'étaient pas oubliées et des sourires gracieux recueillis avec empressement.
Hormis les deux jeunes époux, toute la famille royale assista comme de coutume au déjeuner.
Le Roi avait déjà fait visite à ses enfants. Il avait rappelé à monsieur le duc d'Orléans la messe d'action de grâces qui se devait dire à midi à l'occasion du mariage.
Madame la duchesse d'Orléans témoigna le désir d'y assister et pria le Roi de solliciter de la Reine la permission de l'y accompagner: elle aussi avait besoin de remercier Dieu de son bonheur.
En conséquence, on fut un peu étonné de la voir arriver dans la tribune, à côté de la Reine sa belle-mère; elle y eut le maintien le plus parfait. Le bruit se répandit qu'elle était devenue catholique; et je me persuade que, si sa nouvelle famille avait osé le demander aussi vivement qu'une partie d'entre elle le désirait, cela n'aurait pas été très difficile à obtenir.
Mais le Roi, et surtout monsieur le duc d'Orléans, auraient trouvé une aussi prompte abjuration impolitique.
Je ne sais si, dans cette occurrence, ils jugeaient sainement. L'immense majorité des français est catholique; la perspective d'une reine protestante n'est agréable à aucun et contriste beaucoup de cœurs sincères; mais, depuis la révolution de 1830, on a constamment cru devoir sacrifier le sentiment des masses (p. 240) honnêtes aux jappements d'une troupe d'aboyeurs des carrefours ou des journaux.
Ces concessions cependant n'ont pas réussi à les rendre moins hostiles. Ils ne peuvent cesser de l'être, car toute leur force factice est puisée dans leurs déclamations.
Quoi qu'il en soit, l'apparition de madame la duchesse d'Orléans à la chapelle fit sensation et causa beaucoup de satisfaction. Aussitôt après le service divin, elle rentra dans ses appartements intérieurs.
Voilà ce qu'on me raconta lorsque j'arrivai le même jour à Fontainebleau, ayant croisé sur la route les personnes invitées de l'avant-veille pour assister aux cérémonies et qui se composaient principalement des témoins, des bureaux des deux chambres législatives appelées à représenter leurs collègues, de ce qu'il y avait à Paris de ministres présents ou passés, enfin de tous les personnages officiels qui cédaient la place à une seconde fournée où j'étais comprise.
Hormis le baron de Werther qui, comme représentant le roi de Prusse, avait assisté à la cérémonie du mariage dont ce souverain avait été le promoteur, tous les autres membres du corps diplomatique se trouvaient partagés entre la seconde et la troisième fournée. Les logements, quelque nombreux qu'ils soient à Fontainebleau, nécessitaient cette division.
Il n'y avait d'invités pour tout le voyage (je ne parle pas des dames de service) que la famille du duc de Broglie, celle du prince de Talleyrand et le Chancelier.
Monsieur Molé, président du conseil, l'était aussi; mais il avait de l'humeur de ce qu'on n'avait pas voulu violer les statuts de la Légion d'honneur en le faisant grand-croix, de simple chevalier qu'il était, sans qu'il passât par les grades intermédiaires, et de ce qu'on (p. 241) avait négligé d'inviter une personne qui lui était chère. Il prétexta les affaires pour retourner à Paris. Madame Molé fut obligée de le suivre.
Me voici donc installée à Fontainebleau dans un assez vilain petit logement où je remplaçai monsieur Guizot. Je ne tardai pas à y recevoir des visites. On me mit au courant des détails que je viens de rapporter, et je trouvai les impressions très favorables à notre jeune princesse.
Pendant ce temps, on déballait mes bijoux ainsi que les élégances compatibles avec mon âge; et parée plus que je ne l'avais été depuis bien des années, je descendis au salon dit de Louis XIII où je trouvai une grande réunion de femmes brillantes d'or, de perles et de diamants. Tout le monde avait fait de son mieux pour être superbe.
À ce voyage, les hôtes ne franchissaient plus ce salon; la salle du trône et le salon de famille étaient exclusivement réservés aux princes. Ainsi en avait décidé le roi des Belges qui apporte toujours à notre Cour l'étiquette étroitement germanique de la sienne.
Il exerce sous ce rapport une influence extrême, et, pour qui la connaît bien, on voit facilement la gêne qu'éprouve notre Reine, entre la crainte de déplaire au mari de Louise et l'inquiétude de blesser les personnes accoutumées à des formes d'une plus grande aménité.
La reine Louise a été obligée d'adopter les habitudes de son mari, mais elle les tempère par la bonne grâce de ses formes personnelles. Néanmoins, la raideur commence à la gagner, et cela est inévitable.
Rangées sur nos tabourets, après nous être examinées et probablement critiquées réciproquement, nous commençâmes à médire de l'innovation de cette étiquette (p. 242) insolite et à nous demander si elle était dédiée à notre nouvelle princesse, quoique la plupart d'entre nous fussions en mesure d'en renvoyer l'honneur au roi Léopold, lorsque notre attention fut détournée par le passage de LL. MM. Belges se rendant au salon intérieur.
Presque immédiatement après, un léger sussuro à la porte latérale appela mes regards et je vis avancer un groupe, en tête duquel marchait, beaucoup trop vite pour laisser remarquer la démarche élégante de sa compagne, monsieur le duc d'Orléans, donnant le bras à une grande personne pâle, maigre, sans menton, sans cils, et qui ne me parut pas agréable.
Le nouveau ménage et la grande-duchesse entrèrent seuls dans l'intérieur; les dames des princesses s'arrêtèrent avec nous.
Tout ce qui composait la seconde fournée des invités voyait, comme moi, madame la duchesse d'Orléans pour la première fois, et l'impression ne lui fut pas favorable. Nous nous la communiquâmes pendant qu'on nous faisait ranger en haie, à droite de la porte, pour lui être présentées à sa sortie.
Le duc de Broglie, qui avait écrit et parlé avec enthousiasme de la princesse, ne tolérait pas qu'on ne la trouvât pas charmante. Il me grondait déjà de ma froideur, lorsque la porte se rouvrit et la famille royale traversa l'appartement pour se rendre au dîner.
Madame la duchesse d'Orléans suivait la Reine qui, en dépit de son gendre auquel elle donnait le bras, s'arrêtait pour parler à toutes les femmes et accueillir les nouvelles arrivées de sa bonté ordinaire.
Quoique nous fussions censées être présentées à madame la duchesse d'Orléans par la maréchale de Lobau, sa dame d'honneur, la Reine elle-même eut la (p. 243) bonne grâce de nommer quelques-unes d'entre nous, avec de ces phrases obligeantes et nuancées que son cœur et son esprit excellent à rencontrer.
Je lui en inspirai une, pour ma part, qui me valut un aimable accueil et un doux sourire de la jeune princesse. Je remarquai la dignité et la grâce de son maintien, l'élégance de sa taille si flexible que la marche précipitée de son premier passage déguisait complètement.
Son visage était bien mieux de face que de profil, sa bouche s'embellissait en parlant; la vivacité de son regard, lorsque le sourire l'animait, faisait oublier l'absence des cils. Déjà je la trouvais beaucoup mieux, et, pour en finir de sa figure, avant la fin de la soirée, je pus annoncer très consciencieusement au duc de Broglie que je la trouvais aussi charmante qu'il l'exigeait.
Elle n'a rien de l'allemande. Sa taille souple, son col long et arqué, portant noblement une tête petite et arrondie, ses membres fins, ses mouvements calmes, doux, gracieux, pleins d'ensemble, un peu lents, semblables à ceux d'un cygne sur l'eau, rappellent bien plutôt le sang polonais; et il est évident que la race slave domine complètement en elle la race germanique.
Mais ce qu'il fallait surtout admirer, c'est son attitude et son incomparable maintien. Tendre avec le Roi et la Reine, amicale avec ses frères et sœurs, dignement gracieuse vis-à-vis du prince son époux, elle semblait déjà identifiée à sa famille d'un jour. Et ses façons, pleines d'obligeance et d'affabilité envers les personnes qui lui étaient présentées, montraient qu'elle avait deviné le rôle que la Providence lui assignait et le besoin, que tout ce qui tient à une nouvelle dynastie doit se faire, de plaire au public.
(p. 244) Elle remarquait le luxe et les magnificences personnelles dont elle était entourée suffisamment pour témoigner de sa reconnaissance aux soins qui les lui avaient préparés, comme en étant flattée, mais non point étonnée.
Bien différente en cela de Marie-Louise, qui, toute fille des Césars qu'elle était, avait reçu les splendeurs impériales des cadeaux de Napoléon avec une joie de parvenue, la princesse Hélène paraissait se considérer comme appelée à porter ces superbes parures et à s'entourer de ces recherches, aussi riches qu'élégantes, sans en éprouver le plus léger étonnement.
La maison de Mecklembourg est accoutumée à donner des souveraines aux plus puissants trônes de l'Europe, et notre princesse ne l'avait pas oublié.
Après le dîner, on se tint dans le salon de Louis XIII jusqu'au spectacle. Les princes y distribuèrent leurs politesses et leurs obligeances, avec un peu moins de banalité que dans leur passage avant le dîner. Madame la duchesse d'Orléans montra son instinct de princesse en reconnaissant les personnes qu'elle avait vues la veille à la cérémonie de son mariage.
Ses prévenances les plus marquées étaient pour le duc de Broglie et sa famille, témoignant ainsi de sa gratitude pour l'ambassadeur chargé de sa conduite.
Toute la Cour se rendit au spectacle. Hors le premier rang de loges, la salle était déjà remplie; la famille royale y fut reçue avec acclamation.
Madame la duchesse d'Orléans, avec son tact accoutumé, se montra, sans affectation, de manière à satisfaire la curiosité du public. Pendant le premier entr'acte, elle resta debout en avant dans la loge royale, causant avec monsieur le duc d'Orléans de l'air le plus simple et le plus décent.
(p. 245) Après cela, elle ne s'éloigna plus de la Reine à laquelle elle semblait adresser toutes ses questions, et ses remarques sur le jeu de mademoiselle Mars dont elle paraissait enchantée. Après le spectacle, on fit encore une petite station dans le salon de Louis XIII; la famille royale rentra dans la salle du trône et chacun se retira chez soi.
J'avais remarqué la tristesse de la princesse Marie, mais, le lendemain, j'en fus bien plus frappée. Son attitude de mécontentement s'étendait jusqu'au choix de sa toilette. Tandis que nous étions toutes couvertes de broderies, de dentelles, de plumés, elle seule avait adopté un costume d'une simplicité qui faisait un étrange contraste. Je le lui avais vu à la messe. Je pensais qu'elle irait s'habiller, mais elle le conserva pour le déjeuner.
L'étiquette de la veille se renouvela à l'heure de tous les repas. La famille royale stationnait un moment dans le salon, où nous étions réunies, en allant se mettre à la table où nous la suivions, et plus longtemps au retour.
Madame la duchesse d'Orléans, en négligé fort élégant, me parut encore plus agréable que sous sa couronne de diamants, et tout aussi grande dame. Elle fit beaucoup de frais, et déjà je m'aperçus qu'elle devinait les nuances.
Comme ce qui touche personnellement frappe davantage, je me rappelle qu'elle m'adressa une question, ayant rapport aux habitudes intimes de la Reine, qui témoignait qu'elle se rappelait la phrase obligeante par laquelle sa belle-mère avait appelé son attention sur moi la veille.
Quand on a reçu vingt mille présentations depuis quinze jours, cela demande une force de mémoire bien extraordinaire et dont nous autres particuliers serions (p. 246) incapables, surtout dans un moment de trouble comme celui où se devait trouver madame la duchesse d'Orléans.
Quant à la princesse Marie, elle était presque constamment appuyée contre le battant de la porte d'entrée, se tenant à égale distance de sa famille et des invités, ne parlant à personne et ayant dans tout son maintien un abattement qu'elle ne se donnait pas la peine de dissimuler.
Regrettait-elle le premier rang que cette gracieuse étrangère venait lui ravir, ou bien ces noces renouvelaient-elles le chagrin qu'elle commençait à ressentir de n'être point encore mariée? Je ne sais. Mais elle portait l'empreinte d'un mécompte avec la vie. Heureusement sa tristesse n'était pas contagieuse et, quoique la princesse Clémentine se tînt, selon l'usage, derrière sa sœur, elle ne partageait pas son air mélancolique.
Il n'y eut pas de promenade générale, mais on mit des chevaux et des calèches aux ordres de ceux qui voulurent en user, et il y eut plusieurs parties faites dans le voisinage. Pour moi, je préférai me reposer.
Cependant, je profitai de mon loisir pour aller visiter les travaux achevés depuis 1834, notamment la galerie de Henri II, aussi remarquablement élégante que magnifique, et l'appartement de madame de Maintenon où le duc et la duchesse de Broglie étaient logés en ce moment.
Le Roi avait fait rechercher, avec grand soin, tous les renseignements du garde-meuble pour le faire remettre dans l'état où madame de Maintenon l'avait habité.
J'approuvai peu la galerie Louis-Philippe construite au rez-de-chaussée; je doute que cet échantillon du goût actuel donne à sa postérité une grande admiration de l'art à notre époque. C'est encore de ces lourdes et (p. 247) massives colonnes, ne soutenant rien et enlevant à la fois l'espace et la lumière que monsieur Fontaine a tant prodiguées dans les palais et même dans les hôtels dont il a eu la direction.
Empanachée et embrillantée derechef, je me rendis avant six heures au même lieu que la veillé où les mêmes cérémonies eurent lieu. Les nouvelles arrivées furent à leur tour rangées près de la porte, et présentées à madame la duchesse d'Orléans au passage pour le dîner.
Je ne conserve comme souvenir de ce moment que celui de la toilette de madame de La Trémoïlle, encore mieux mise que le jour précédent, où pourtant elle avait emporté la palme de la parure. Sa robe, fort simple, était garnie de branches de roses, dont une étoile de diamants formait le cœur; le bouquet, la coiffure, les agrafes des manches, tout était pareil. Ce parterre, si, brillant et si frais, parvint à se faire remarquer, au milieu des rivières de diamants qui reluisaient sur les têtes, les cols et les corsages environnants.
Pendant qu'on prenait le café, le roi Léopold, si scrupuleux sur l'étiquette en général, inventa de se faire présenter, par monsieur le duc de Nemours, à Yousouf (espèce de chenapan algérien) afin de satisfaire la fantaisie d'examiner les armes qu'il portait.
Il traversa toute la salle pour obtenir cette belle présentation à la barbe d'Israël. Israël le remarqua et en fut tout à la fois scandalisé et amusé.
Les talents réunis de Duprez et de mademoiselle Essler, ces notabilités de l'Opéra, que j'entendais et voyais pour la première fois, ne m'empêchèrent pas de trouver la représentation assommante. Elle avait commencé tard; il était plus de minuit et demi quand on sortit du théâtre.
(p. 248) À peine rentrée au salon, la Reine congédia madame la duchesse d'Orléans dont la pâleur constatait la fatigue; elle l'embrassa en lui disant bonsoir.
Je fus extrêmement frappée, dans ce moment, de la grâce inimitable de tendresse affectueuse, filiale, respectueuse avec laquelle notre nouvelle princesse baisa la main de la grande-duchesse sa belle-mère. Il y avait toute l'éloquence de longs discours de reconnaissance et de bonheur dans son maintien.
Ce fut le dernier aperçu que j'eus de madame la duchesse d'Orléans dans ces circonstances, et j'en remportai un souvenir que je conserve encore très vif.
Le Roi s'était retiré; le couple belge ainsi que les jeunes princesses suivirent son exemple. La Reine et madame Adélaïde, dont le zèle l'emporte toujours sur la fatigue, se chargèrent seules de faire leur métier en conscience et employèrent encore quelques minutes en politesses et surtout en adieux aux personnes qui, comme moi, prenaient congé.
La grande-duchesse ne les abandonna pas dans cette dernière corvée de la journée. Elle avait gagné tous les suffrages par la convenance de son maintien. Elle paraissait aimer maternellement notre princesse, ne parlait que les larmes aux yeux de la pensée de s'en séparer, mais ne répondait que par les refus les plus formels aux demandes de prolonger son séjour.
Elle ne comptait rester que peu de jours; et il fallut que la sincérité des prières qu'on lui adressait s'établît bien clairement dans sa pensée pour qu'elle se décidât à accorder quelques semaines. La belle-mère montra tant de bon esprit dans ces conjonctures délicates que les espérances déjà conçues de la princesse élevée par elle en furent très encouragées.
J'étais arrivée à Fontainebleau le mercredi. Je le (p. 249) quittai le vendredi fort aise d'y avoir été, mais enchantée d'en partir.
Au premier voyage, j'y aurais volontiers prolongé mon séjour; mais, cette fois-ci, malgré l'intérêt que j'avais pris à observer l'auguste mariée et ma satisfaction de la trouver si charmante, j'étais excédée de parures, de diamants, d'étiquette et surtout de ces longues séances de représentation.
Je me confirmai dans l'idée que je n'étais point gibier de Cour. Rien au monde ne m'ennuie et ne me fatigue comme cette activité factice, cette occupation oisive, cette importance des choses puériles qui composent la vie de courtisan.
Madame la duchesse d'Orléans fit son entrée dans Paris, le dimanche suivant, par un temps fabuleusement beau. La nature semblait s'être parée pour la recevoir. Les marronniers des Tuileries étaient couverts de fleurs, les lilas embaumaient l'air; les deux terrasses donnant sur la place, remplies de femmes vêtues en couleurs brillantes, formaient des espèces de corbeilles dont l'éclat et la fraîcheur le disputaient à celles du parterre.
La place, le jardin, l'avenue des Champs-Élysées étaient combles; tout le monde se sentait de bonne humeur. Le cortège ne se fit pas trop attendre et il fut reçu avec les plus vives acclamations. Il était cependant rien moins que magnifique; mais le public était bien disposé.
Madame la duchesse d'Orléans put prendre possession de sa nouvelle résidence avec la pensée que les sinistres avertissements, dont la politique russe l'entourait depuis quelques mois, étaient bien erronés, et que la couronne qu'elle venait partager n'était pas entourée d'autant d'épines qu'on le lui annonçait.
Plaise au Ciel qu'elle lui paraisse toujours aussi légère! Au reste, elle a un esprit trop solide et trop distingué (p. 250) pour qu'au milieu de cet enivrement de l'encens de toute une multitude, elle n'ait pas éprouvé quelque frémissement à entrer dans ce palais, successivement occupé par Marie-Antoinette, Marie-Louise et Marie-Caroline. Elles aussi y avaient été accueillies par de vives et passionnées acclamations!
Parmi les fêtes réservées aux noces de madame la duchesse d'Orléans, la plus remarquable sans doute fut l'inauguration du palais de Versailles.
Je m'y étais fait inviter par le Roi un jour où il me racontait ses projets pour l'ouverture, en me disant que ne pourraient y assister que les personnes officielles. Je lui répondis que cette déclaration me semblait fort triste et bien dure.
«Point du tout, reprit le Roi en riant, car je vous tiens pour personne très officielle.
—Je n'en savais rien, Sire, mais j'en prends acte pour cette circonstance.»
Ceci se passait longtemps avant le mariage, un jour où le Roi avait eu la bonté de me conduire à Versailles; car, jusqu'au jour de l'ouverture, il n'a été donné aucune permission pour y entrer et on ne pouvait visiter le palais qu'à sa suite. C'était, au reste, la manière la plus agréable et la plus instructive.
Je ne manquai pas de réclamer, près du Roi, la position officielle qu'il m'avait accordée, et je fus invitée à l'inauguration de Versailles.
Je ne pense pas qu'il soit possible d'inventer quelque chose de plus magnifique que le matériel de la fête; il était digne du local, c'est en faire assez l'éloge. Quant à la société qui s'y trouvait rassemblée, elle y paraissait assez hétérogène.
C'était le palais de Louis XIV pris d'assaut par la bourgeoisie. Les journalistes y foisonnaient, et y portaient (p. 251) cette jactance qui les suit en tout lieu et qu'ils déployaient, con gusto, dans cette enceinte où eux-mêmes, peut-être, avaient la conscience d'être déplacés.
«Quel est ce monsieur qui lorgne la Reine?
—Il écrit dans le Constitutionnel.
—Et ce grand qui parle si haut?
—Il écrit dans le National.
—Et cet autre qui gesticule?
—Il rédige le feuilleton des Débats.
—Et ce monsieur si guindé?
—Il fait l'article «Paris» du Charivari.»
Il en pleuvait de ces petits messieurs, et j'avoue que j'étais un peu courroucée de les voir encore plus officiels que moi.
Je crois que c'est en caressant ainsi ces existences improvisées sur un chétif talent qui, en général, ne conduit qu'à une vie de désordre qu'on donne de l'importance à des gens ne méritant, pour la plupart, aucun égard.
S'il se trouvait parmi eux de véritables capacités, elles réussiraient promptement à sortir des rangs de ces fabricants d'articles qui ne devraient être considérés que comme des scribes à gages.
Sans doute, parmi les députés, invités en masse, et même parmi les pairs, il se rencontrait bien des noms qui auraient provoqué l'étonnement des cercles présidés par madame de Montespan; mais ceci se trouvait dans les convenances du temps; c'était un hommage rendu à notre forme de gouvernement.
Malgré la grossièreté de ses façons, je me réconciliais à voir monsieur Dupin un personnage important à Versailles tandis que j'étais scandalisée que monsieur Jules Janin et ses confrères y fussent admis.
Les membres des académies, les savants, les artistes, (p. 252) si on s'en était tenu à ceux de premier ordre, m'y semblaient aussi très bien placés; mais j'aurais voulu qu'on se retranchât dans les sommités en tout genre.
Au reste, quels que fussent les conviés, l'ouverture des galeries historiques dans ce palais se trouvait être, de fait, un hommage rendu à une classe qu'une bouderie d'esprit de parti empêchait d'y paraître en grand nombre.
La Restauration n'a rien fait d'aussi favorable à l'ancienne noblesse comme corps. La publicité de ce musée national renouvelle le souvenir des éminents services qu'en tout temps et au prix de son sang abondamment répandu elle a sans cesse prodigués à la patrie, les rend pour ainsi dire présents à tous les yeux et, par là, populaires.
Le château avait été livré à l'empressement des invités dès dix heures du matin, et la plupart étaient arrivés de bonne heure pour assouvir une curiosité exaltée par la privation imposée jusque-là.
La mienne étant satisfaite par avance, je ne précédai pas de longtemps la famille royale, qui arriva sur les trois heures. On se trouvait alors réuni dans l'Œil-de-bœuf, la chambre de Louis XIV, ses cabinets, enfin toutes les pièces donnant sur la cour.
À quatre heures, les portes de la galerie s'ouvrirent et quatorze cents personnes s'assirent au banquet. Des tables de vingt couverts, placées sur deux rangs, occupaient l'étendue de la galerie. Les quatre salons, situés aux deux extrémités, étaient aussi remplis de tables. Toutes étaient servies avec la même recherche et le même soin et rien n'y était épargné.
La table de la famille royale n'était distinguée que parce qu'elle occupait le milieu de la galerie et qu'on avait été averti de s'y placer, c'est-à-dire de suivre la Reine pour se trouver à cette table; mais, quelques personnes (p. 253) désignées ayant été retardées par la foule, elles furent prévenues par de plus agiles.
Le Roi se trouva être assis sous le tableau de la galerie où est inscrit en grosses lettres dorées: «Le roi gouverne par lui-même.»
Comme c'était précisément au commencement des longues polémiques sur le texte du roi règne et ne gouverne pas, nous nous persuadâmes que cet incident serait relevé et commenté. Le Roi lui-même s'y attendait, mais il passa inaperçu.
Aussitôt après le repas, trop bien ordonné pour être fort long, on rentra dans les appartements sur la cour; et, après avoir de nouveau distribué des politesses pendant le café, le Roi, en tête de la famille royale et de ses nombreux convives, entreprit la promenade des galeries.
Il commença par celles du rez-de-chaussée, réservées aux fastes de l'empire, puis, remontant au salon des Batailles, il revint dans les grands appartements.
Le service avait été si merveilleusement fait que les salons et la galerie étaient complètement déblayés et qu'en y rentrant il était impossible de se persuader qu'à peine trois quarts d'heure s'étaient écoulés depuis que quatorze cents personnes y avaient dîné; il n'en restait pas vestige.
Il faisait un temps superbe, le soleil commençait à s'abaisser vers le grand bassin du fond du parc et dardait ses rayons sur le château. Les jets d'eau en étaient resplendissants dans leurs gerbes chatoyantes; les terrasses étaient remplies de toute la population de Versailles et des environs.
Le Roi se montra au balcon et toutes les fenêtres de la galerie se trouvèrent simultanément occupées, rendant ainsi au public le spectacle qu'on en recevait, mais bien (p. 254) moins beau sans doute, car l'aspect du jardin était une véritable féerie. Je compris dans ce moment pour la première fois le mérite du talent de Le Nôtre.
C'est pour être habité avec cette royale splendeur que ce pompeux Versailles avait été conçu; et le mouvement galvanique qu'il recevait pour la fête où nous assistions révélait les intentions de ses créateurs. Honneur au Roi qui a su le ressusciter autant que les circonstances le permettent. Il n'y a que la nation tout entière, suffisamment grande dame aujourd'hui, pour remplacer Louis XIV dans son palais.
On profita du reste du jour pour visiter en courant les autres galerie. La statue de Jeanne d'Arc, œuvre de la princesse Marie, reçut les hommages qu'elle méritait.
Jusqu'alors, nous étions exclusivement entre français. Le corps diplomatique et quelques étrangers avaient été invités pour le spectacle; ils attendaient dans le salon précédant le théâtre où le Roi et la famille royale allèrent les retrouver. Puis ils furent placés dans des loges qui leur avaient été réservées, et nous suivîmes le Roi dans la grande corbeille qu'il occupait avec son service et les personnes qui avaient été désignées pour dîner à sa table. Le reste des convives se dispersa dans la salle dont le coup d'œil était admirable.
Lorsque le premier éblouissement fut passé, on remarqua que la proportion de femmes ne s'y trouvait pas et que la plupart des loges, étant remplies par des hommes, nuisaient à l'effet.
Cependant, comme tous ces hommes portaient des uniformes de diverses couleurs, cela paraissait bien moins sombre que s'ils avaient été vêtus en frac. Toutefois, des femmes parées auraient bien mieux décoré la salle.
Il y en avait trop peu; nous n'étions guère qu'une (p. 255) demi-douzaine, en dehors de dames de maisons, des femmes des ministres et des étrangères.
On donnait le Misanthrope, pitoyablement joué, même par mademoiselle Mars. Ce qui me divertit parfaitement pendant le spectacle, et je ne puis m'empêcher de le noter ici, c'est un monsieur placé derrière moi et portant des épaulettes de lieutenant-général: homme de goût, plus que d'érudition, il n'avait jamais eu révélation du Misanthrope, ce qui ne l'empêchait pas d'y prendre un plaisir extrême et de rire, plus que personne de ce qui s'y trouve de plaisant. Mais il éprouvait une anxiété, trop vive pour n'être pas communiquée à ses voisins, de ce qui allait arriver, des mauvais tours que cette friponne de Célimène jouait à ce pauvre Alceste; et il en parlait avec une naïveté de colère parfaitement réjouissante.
Je crois, Dieu me pardonne, qu'il pensait que c'était une pièce composée par monsieur Scribe pour l'occasion; toujours est-il qu'il en était également amusé et amusant.
Le Roi avait fait préparer pour cette représentation de magnifiques costumes, dont il fit cadeau à la Comédie-Française.
On les avait apportés le matin à Trianon. La Reine me raconta que le Roi s'étant diverti à en revêtir un, avec l'accompagnement obligé de la grande perruque, il était entré dans la chambre où elle se trouvait avec ses filles. Sa ressemblance avec Louis XIV était si frappante qu'elles avaient pu croire que le portrait peint par Rigaud avait quitté son cadre pour venir leur rendre visite.
Un ballet, arrangé pour la circonstance, termina le spectacle. Nous trouvâmes en en sortant le château entier éclairé. Le Roi promena les ambassadeurs, les étrangers (p. 256) et tous ceux qui voulurent suivre derechef, par les grands appartements jusqu'à la galerie des Batailles. Mais, quoiqu'il y eût profusion de lumières, la salle de spectacle était si éblouissante de clarté que le reste paraissait sombre en comparaison.
Cette dernière tournée achevée, chacun regagna ses voitures, fort content de sa journée mais bien fatigué.
J'ai raconté au long l'insulte faite au prince de Talleyrand par un misérable, nommé Maubreuil, le 21 janvier 1827, à la sortie de l'église de Saint-Denis, la conduite qu'il tint dans cette conjoncture et l'empressement qu'il mit à quitter Paris dès qu'il put s'en éloigner sans avoir l'air de fuir. Toutefois, il y revint dans le courant de l'automne.
Ce fut alors que, jouant un soir au whist chez la princesse Tyszkiewicz, il demanda au docteur Koreffe, qui se trouvait présent, de lui tâter le pouls: il se croyait un peu de fièvre; le docteur lui en trouva une violente et l'engagea à se retirer.
Monsieur de Talleyrand n'en continua pas moins sa partie et ne rentra chez lui qu'à l'heure accoutumée. Dans tout le cours de son existence, sa vigueur physique lui a permis de déployer sa force morale.
Koreffe, quoiqu'il ne fût pas son médecin, prit la précaution assez bizarre d'aller à l'hôtel de Talleyrand, de faire appeler le valet de chambre du prince et de lui recommander la plus scrupuleuse surveillance pendant cette nuit qu'il jugeait devoir être très critique, en l'engageant à faire prévenir le médecin ordinaire, Bourdois.
Monsieur de Talleyrand rentra, fut comme de coutume (p. 258) fort longtemps à se déshabiller, se coucha sans se plaindre. Le valet de chambre commençait à douter de la science de Koreffe; mais, très attaché à son maître, il préféra exagérer les précautions.
Au lieu de sortir de la chambre, selon son usage, il s'établit sur un fauteuil derrière le lit. Deux heures après, il entendit une espèce de râle suffoqué; il s'élança auprès du prince, sonna toutes les sonnettes. Bourdois, déjà averti, arriva fort promptement et trouva monsieur de Talleyrand agonisant.
Les secours les plus énergiques de la médecine le rendirent à la vie. Il est à peu près sûr qu'il la dut à la perspicacité de Koreffe et au dévouement de son valet de chambre.
Quoi qu'il en soit, cet avertissement ne fut pas perdu, et c'est de cette époque qu'on peut dater l'anxiété qui saisit monsieur de Talleyrand au sujet de ses funérailles et qui ne l'a plus quitté.
Il fit bon marché de cette aventure, reçut tout Paris dès le surlendemain. Mais, à peine en état de supporter le voyage, il partit. Je tiens d'une personne qui le mit en voiture dans cette conjoncture, qu'il lui dit: «Venez me voir à la campagne, car je quitte Paris pour n'y plus revenir.»
Monsieur de Talleyrand avait trop de force d'âme et de retenue de parole pour exprimer par là un pressentiment; c'était une volonté qu'il notifiait.
Il se rendit à Rochecotte, chez madame de Dino. Elle avait fait récemment l'acquisition de cette terre en Touraine. Des relations personnelles lui en rendaient le séjour fort agréable et elle s'y était complètement établie.
Je ne sais si le prince de Talleyrand y trouva, ou y fit arriver, un curé avec lequel j'ai raison de croire qu'il (p. 259) s'entendit pour éviter les persécutions auxquelles il se craignait destiné si ses derniers soupirs s'exhalaient à Paris.
Les dispositions hostilement dévotes de la Cour y auraient trouvé un agent plein du zèle le plus acerbe dans l'archevêque, monsieur de Quélen, et on n'aurait épargné aucune humiliation ni aucune amertume à monsieur de Talleyrand qui, malgré toutes les vicissitudes de son existence sociale, tenait à mourir en gentilhomme et en chrétien, si ce n'est en prêtre. La pensée d'une abjuration ou d'un scandale public lui était presque également odieuse, et il était bien décidé à ne point s'y exposer.
La vie de Rochecotte ne lui était pourtant pas agréable. Les nouvelles intimités de la duchesse de Dino l'avaient peuplé d'une nuée de jeunes littérateurs libéraux qui préludaient à l'importance que la jeunesse s'est attribuée depuis 1830 et n'avaient pas, pour monsieur de Talleyrand, la déférence que les convenances auraient exigée de gens ayant plus de savoir-vivre.
Il commença par en souffrir; mais, en reprenant plus de santé, il recouvra de l'énergie et se décida à user de ces jeunes talents qui pensaient le dominer. L'ambition se réveillant en lui, il mit la main sur Thiers, qu'il n'eut pas de peine à distinguer entre tous, et se prit à l'exploiter.
Dans l'automne de 1829, le prince de Talleyrand, rassuré sur les craintes que lui avait causées sa santé, revint à Paris et y passa tout l'hiver suivant, mais toujours au pied levé, n'annonçant point le projet d'un long séjour et prêt à partir au premier symptôme de maladie.
Il fit promettre à madame de Dino de le faire mettre en route, si lui-même perdait la faculté d'énoncer une (p. 260) volonté, dût-il mourir en voiture. À cette époque, elle lui aurait certainement obéi; elle craignait trop l'archevêque de Paris pour s'exposer à son zèle.
Quelques années avant, dans un moment de vacance de cœur, poussée par l'ennui, le désœuvrement et peut-être par un peu de rouerie, madame de Dino s'était amusée à tourner la tête de l'archevêque; il en était devenu passionnément amoureux. On dit qu'une perfide amie de la duchesse l'éclaira sur l'espièglerie dont il était dupe et lui fournit des preuves qu'il était joué, avant qu'il eût complètement succombé.
Il porta ses remords aux pieds des autels, car, au fond, il est bon prêtre, mais conserva un ressentiment très mondain contre madame de Dino. Ce fut alors qu'il commença à raconter la promesse, qu'il prétendait avoir faite au cardinal de Périgord à son lit de mort, de veiller au salut de l'âme de monsieur de Talleyrand et d'être à l'affût pour la sauver, malgré lui, s'il était nécessaire.
Le salon de madame de Dino devint à Paris, comme il l'avait été à Rochecotte, le centre de l'opposition libérale et même, autant que les temps le permettaient, antidynastique. Monsieur de Talleyrand fit les frais de l'établissement du National. Thiers en fut rédacteur, en s'associant Mignet et Carrel. Tous les écrivains qui s'étaient déjà fait une réputation dans le Globe fournirent des articles à la nouvelle gazette qui devint promptement une puissance.
Peut-être demandera-t-on quel résultat monsieur de Talleyrand prétendait atteindre en se servant de si dangereux instruments? Je répondrai hardiment: arriver au pouvoir.
Cela semblera un si singulier contraste à sa volonté de retraite mortuaire, si j'ose m'exprimer ainsi, qu'on sera tenté de crier à l'absurdité, mais pourtant rien n'est plus (p. 261) vrai, et, pour peu qu'on ait vécu dans le monde quelques années, chacun doit avoir vu l'exemple de contradictions que le raisonnement repousse et que l'expérience confirme.
Quoi qu'il en soit, monsieur de Talleyrand était l'âme de cette jeunesse, à peu près factieuse, qui, comme tous les révolutionnaires, ne voulait renverser que pour se frayer le chemin.
Lorsque les imprévoyables fautes du ministère Polignac amenèrent les événements que la pitoyable conduite de la Cour rendirent irrémédiables, monsieur de Talleyrand se trouva naturellement au centre du mouvement. Toutefois, il conseilla à monsieur le duc d'Orléans de ne prendre que le titre de commandant de Paris, en se tenant le plus possible sur la réserve vis-à-vis des partis.
J'ai lieu de croire qu'il inclina pour Henri V et la régence de monsieur le duc d'Orléans; mais je puis affirmer qu'il chercha à l'engager à conserver le titre de lieutenant général du royaume jusqu'à ce que le pouvoir fût plus entier dans ses mains et, tout au moins, jusqu'à ce que Charles X eût quitté le territoire français.
La rapidité des événements ne permit de suivre aucun de ces avis. Monsieur le duc d'Orléans, entraîné dans ces tourbillons qui se bouleversaient l'un l'autre, sans un parti à lui dont il se pût servir pour les arrêter, ne pouvait se soutenir qu'en se laissant aller à leurs mouvements oscillatoires. La couronne lui tomba sur la tête au milieu de cette tourmente aussi imprévue qu'ingouvernable. Bientôt après, se déploya une licence de la presse dont nous voyons encore les tristes fruits.
Madame de Dino recula devant elle, et pour son compte et pour celui de monsieur de Talleyrand. Elle (p. 262) proclama la volonté de ne point l'affronter en restant à Paris.
Le désir de rompre la liaison qui la retenait depuis quelques années à Rochecotte et dont elle était fatiguée lui fit souhaiter que monsieur de Talleyrand quittât la France. Il aurait désiré Vienne; mais, l'Angleterre ayant la première reconnu le nouveau gouvernement, il prit l'ambassade de Londres et s'y rendit accompagné de sa nièce.
Cette nomination se fit malgré monsieur Molé, alors ministre des affaires étrangères, qui aurait préféré monsieur de Barante. Monsieur de Talleyrand se montra blessé et profita de la circonstance pour établir ses relations directement avec le Roi.
Les dépêches insignifiantes arrivaient au ministre; mais les véritables affaires se traitaient par une correspondance dont madame Adélaïde et la princesse de Vaudémont devinrent les intermédiaires.
Les dégoûts qui en résultèrent pour monsieur Molé entrèrent pour beaucoup dans le parti qu'il prit de donner sa démission. Son successeur, le général Sébastiani, ne cessa de se plaindre de ces communications clandestines sans obtenir aucun changement dans la conduite de monsieur de Talleyrand; si bien que le traité de la quadruple alliance fut négocié et signé avant que le ministre en eût eu la moindre révélation.
Le duc de Broglie n'était pas d'humeur à tolérer des rapports si insolites. Sans se plaindre du prince de Talleyrand, il lui expédia des dépêches aussi insignifiantes que celles qu'il en recevait et attira toutes les affaires à Paris.
Monsieur de Talleyrand en fut averti, d'une façon un peu brutale, par lord Palmerston qui repoussa ses ouvertures sur une affaire en lui annonçant qu'après avoir (p. 263) occupé les deux cabinets depuis trois semaines elle se concluait à l'heure même à Paris.
Monsieur de Talleyrand sentit d'autant plus vivement le coup que lord Palmerston avait eu le mauvais goût de le faire attendre deux heures dans son antichambre avant de lui donner audience.
Il rentra chez lui furieux, et se décida à quitter Londres où il ne voulait pas déchoir; mais il voua une cruelle inimitié au duc de Broglie. Sans doute, celui-ci avait raison de trouver mauvais que l'ambassadeur ne rendit aucun compte au ministre; mais peut-être aurait-il pu trouver des formes moins rudes vis-à-vis d'un personnage, important par lui-même, qui venait de rendre de grands services.
L'attitude prise par monsieur de Talleyrand à Londres avait tout de suite placé le nouveau trône très haut dans l'échelle diplomatique. Tous les collègues de monsieur de Talleyrand en Angleterre le connaissaient d'ancienne date et ils avaient envers lui des habitudes de déférences personnelles qu'il savait utiliser pour l'intérêt de son gouvernement.
Il tenait une très grande maison dont la duchesse de Dino faisait parfaitement les honneurs; ils avaient l'un et l'autre réussi à se mettre en tête de tout ce qui menait la mode; et, dans ce monde exclusif, la duchesse de Dino s'était retrempée dans les idées aristocratiques que sa vie de Rochecotte pouvait avoir un peu rouillées. Le goût qu'elle y reprit lui donna le désir de se rapprocher de ce qu'on appelle la société du faubourg Saint-Germain, à Paris. Elle pensa qu'il fallait y arriver par la famille de monsieur de Talleyrand; mais c'était surtout là qu'elle était le plus mal vue.
Ramener monsieur de Talleyrand à une fin de vie édifiante lui parut la meilleure voie pour se faire accueillir (p. 264) dans des intérieurs exaltés en idées religieuses plus encore que légitimistes. Elle conçut donc cette pensée dès l'Angleterre, mais sans grand succès.
La vie des affaires avait aidé monsieur de Talleyrand à porter le faix qu'il semblait prêt à déposer quelques années avant. Son corps et son esprit s'étaient rajeunis de compagnie, et, ayant fait un nouveau bail avec le monde, il ne s'occupait plus guère de la façon dont il le quitterait.
La mort du curé de Rochecotte, qui aurait été un si grand événement pour lui avant 1830, arriva pendant son séjour en Angleterre, sans qu'il s'en préoccupât, d'autant qu'alors il n'était pas éloigné de la pensée d'achever sa vie à Londres.
Toutefois, madame de Dino s'occupait à tâcher de lui insinuer quelques idées de repentance, mais elle était repoussée avec perte. Elle a raconté au duc de Noailles qu'un jour de grande représentation, où ils avaient assisté in fiochi à la messe, elle lui dit en remontant en voiture:
«Cela doit vous faire un effet singulier d'entendre dire la messe.
—Non, pourquoi?
—Mais je ne sais, il me semble... (et elle commençait à s'embarrasser) il me semble que vous ne devez pas vous y sentir tout à fait comme un autre.
—Moi? si fait, tout à fait; et pourquoi pas?
—Mais enfin, vous avez fait des prêtres.
—Pas beaucoup.»
Après de pareilles réponses, il fallait battre en retraite; mais, lorsque madame de Dino n'est pas entraînée par les passions auxquelles elle sacrifie tout, elle est aussi habile que persévérante; et elle se promettait bien de revenir à la charge dans des moments plus opportuns.
(p. 265) L'humeur que monsieur de Talleyrand avait rapportée de chez lord Palmerston fut soigneusement entretenue par elle. Plusieurs circonstances militaient à lui faire désirer de quitter Londres. Je me plais à citer d'abord la plus honorable.
Elle craignait que l'irritation que monsieur de Talleyrand rencontrerait dorénavant dans les affaires, jointe à l'affaiblissement inévitable des facultés à son âge, ne le fit se fourvoyer et s'amoindrir.
Le climat de l'Angleterre était déclaré pernicieux à une personne dont la société lui était agréable et chère.
Elle s'était jetée dans des relations ultra-tories, et malgré ses prévisions, le ministère whig restait au pouvoir, circonstance, pour le dire en passant, qui expliquait la désobligeance de lord Palmerston.
Elle ne se trouvait pas assez riche pour fixer son avenir en Angleterre, et il lui convenait d'utiliser les dernières années de monsieur de Talleyrand à se fonder en France une situation indépendante, mais sur laquelle pût rejaillir une partie du lustre de la grande existence européenne de monsieur de Talleyrand. Peut-être aussi, commençait-elle à s'ennuyer à Londres. Cependant, je ne le crois pas. L'état d'ambassadrice lui convient parfaitement. Avec prodigieusement d'esprit, on pourrait aller jusqu'à dire de talent, si cette expression s'appliquait à une femme, madame de Dino s'accommode merveilleusement de la vie de représentation.
Lorsque, après avoir mis beaucoup de diamants, elle s'est assise, une ou deux heures, sur une première banquette, dans un lieu brillant de bougies, avec quelques altesses au même rang, elle trouve sa soirée très bien employée.
À la vérité, je crois qu'elle pousse le goût des affaires jusqu'à l'intrigue dans le reste de la journée; mais ce (p. 266) qu'on appelle la conversation, l'échange des idées sans un but intéressé et direct, ne l'amuse pas. Elle devrait pourtant y obtenir des succès; monsieur de Talleyrand lui en donnait l'exemple.
Quoi qu'il en soit, le prince demanda un congé et, après un court séjour à Paris, se rendit à Valençay, où il réunit beaucoup de monde, avec l'intention manifeste de montrer qu'il n'avait rien perdu de la force et de l'agrément de son esprit.
La retraite du duc de Broglie et la nomination de l'amiral de Rigny au ministère des affaires étrangères inspira au prince de Talleyrand le désir d'être envoyé à Vienne. Il caressait l'idée de reprendre ce traité de triple alliance de la France, l'Angleterre et l'Autriche, préparé en 1815 et dont la révélation lui avait coûté les bonnes grâces de l'empereur Alexandre.
J'ai lu, écrit de sa main: «J'ai donné Londres au trône de Juillet; je veux lui donner Vienne et j'y réussirai, si on me laisse faire.»
Madame de Dino, dont les relations en Allemagne ne pouvaient que lui être agréables, entra dans cette pensée avec d'autant plus de zèle qu'elle et monsieur de Talleyrand rêvaient à cette époque le mariage de Pauline de Périgord avec le prince Esterhazy, et cette alliance lui tenait au moins autant au cœur que celle de l'Autriche avec notre cabinet.
Mais monsieur de Talleyrand était un ambassadeur trop incommode pour qu'aucun ministre voulût le nommer. Monsieur de Rigny recula tout doucement et il ne lui fallut pas gagner beaucoup de temps pour se trouver remplacé par le duc de Broglie.
Celui-ci acquit de nouveaux droits à l'inimitié de la duchesse de Dino en refusant de faire avancer monsieur de Bacourt, avec une faveur trop criante, et monsieur de (p. 267) Talleyrand envoya de Valençay une lettre, dont il exigea l'impression au Moniteur, et qui sembla une sorte d'abdication politique dont, comme d'autres potentats démissionnaires, il ne tarda guère à se repentir.
Le salon de la rue Saint-Florentin devint un foyer d'intrigues contre le duc de Broglie. Monsieur de Talleyrand chercha à le discréditer dans l'esprit du Roi, ce qui n'était pas difficile, car il n'en était pas aimé. Il envenima les torts de forme qu'il pouvait avoir vis-à-vis des ambassadeurs étrangers, enregistra leurs plaintes et les excita les uns par les autres.
Pendant ce temps, madame de Dino et lui chapitraient Thiers et cherchaient à lui persuader qu'avec sa haute supériorité il devait primer tout le monde et occuper le rang de premier ministre. Je l'ai dix fois entendu s'en rire dans les premiers temps, attribuant ces discours à la haine qu'on portait à monsieur de Broglie; mais il ne tarda pas à s'en laisser agréablement chatouiller les oreilles et le cœur.
Pendant ce temps, madame de Dino et la princesse Liéven (qui était entrée dans cette intrigue pour tuer le temps et ne pas se laisser rouiller la main) prônaient Thiers parmi le corps diplomatique et dans les nombreuses correspondances que toutes deux entretenaient dans les Cours étrangères.
Elles obtinrent des réponses que monsieur de Talleyrand apportait au Roi, en lui assurant que la confiance de l'Europe suivrait l'élévation de monsieur Thiers, parce qu'elle ne verrait en lui qu'une griffe apposée aux ordres émanés de la sagesse royale, et je crains qu'il ne soit un peu trop accessible à ce genre de flatterie.
Monsieur de Talleyrand, de son côté, se berçait de l'idée qu'il serait seul à gouverner: Thiers lui paraissait (p. 268) si petit compagnon qu'il devrait toujours reconnaître ne pouvoir se soutenir que par sa protection, et il se tenait pour si sûr de son crédit qu'il vit s'évanouir, sans trop de regret, l'espoir qu'il avait un moment conçu d'être nommé président du conseil sans portefeuille.
Monsieur de Broglie succomba à tant de manœuvres hostiles. Monsieur Thiers fut nommé à la joie du Roi, des cabinets étrangers et surtout de monsieur de Talleyrand. Celui-ci fut le premier à ressentir la vanité de ses prévisions. À peine quelques semaines s'étaient passées que, bafoué, déjoué, insulté par monsieur Thiers, il fut forcé par lui à quitter la place.
Les cabinets virent la guerre, que tous voulaient éviter, devenue presque imminente par les actions du nouveau ministre, et les quelques mois de son administration ont accumulé les embarras personnels sur la tête du Roi.
Ce changement de ministère a été le dernier acte de la vie publique du prince de Talleyrand, et, certes, on ne pouvait faire des adieux plus pernicieux à la politique du pays. Je ne prétends pas dire qu'il ait cessé de s'occuper d'affaires; mais ce n'a plus été que par des intrigues qui n'ont point eu de résultat.
Les personnes qui approchaient le prince de Talleyrand remarquaient combien il s'affaiblissait. Chaque heure de représentation était suivie d'une sorte d'anéantissement, et les accidents graves se succédaient fréquemment. Mais toute la force de sa volonté était employée à les dissimuler.
À mesure que son état s'aggravait, madame de Dino s'occupait de plus en plus de l'idée de veiller sur ses derniers moments.
La mort de la princesse de Talleyrand avait fourni à l'archevêque de Paris une occasion de montrer sa malveillance. Il avait fait faire amende honorable à la personne (p. 269) connue sous ce nom (je cite ses paroles textuelles) du scandale qu'elle avait donné en vivant avec un prince de l'Église.
Mais, son zèle haineux l'ayant mal conseillé, il se trouva compromis par le dépôt qu'il avait accepté d'une cassette contenant des valeurs. Madame de Dino profita des discussions qu'amena cette circonstance pour renouer des relations avec lui et, probablement, retrouva une partie de son ancienne fascination, car il s'est, depuis lors, montré plus traitable dans ses rapports avec la rue Saint-Florentin.
Toutefois, monsieur de Talleyrand aurait préféré n'avoir point à recourir à ses bons procédés, et je sais que l'archevêque de Bourges fut interrogé sur la conduite qu'il tiendrait si le prince tombait dangereusement malade dans son diocèse.
Il répondit qu'ainsi que tous les autres évêques de France il serait dans l'impossibilité d'autoriser à lui donner une absolution qui permit de l'enterrer avec les prières de l'Église, l'archevêque de Paris, seul de tous les prélats gallicans, se trouvant chargé par le Pape de recevoir la déclaration de monsieur de Talleyrand et de l'admettre ou de la refuser, selon que sa conscience et ses lumières le lui inspireraient.
Monsieur de Talleyrand fut instruit de cette réponse pendant le dernier séjour qu'il fit à Valençay en 1837. Il se rendit de là à Rochecotte, où madame de Dino prolongea son séjour pour recevoir sa sœur, la duchesse de Sagan.
Depuis qu'on avait dû renoncer au mariage Esterhazy pour Pauline, le prince de Châlais, chef de la maison de Périgord, était devenu veuf de mademoiselle de Beauvillers. Cette alliance, que monsieur de Talleyrand avait toujours souhaitée, était devenue le vœu le plus vif de (p. 270) madame de Dino, et cette circonstance augmentait encore le désir qu'elle avait d'obtenir de monsieur de Talleyrand une fin chrétienne dont le mérite lui reviendrait.
Au mois de janvier 1838, elle fut très malade à Rochecotte, et il y eut un moment de danger. Elle profita de cette occasion pour reprocher le lendemain à monsieur de Talleyrand de ne l'avoir pas avertie. Elle établit qu'ils s'étaient réciproquement promis la vérité en pareille conjoncture, s'expliqua sur les convenances à garder et finit par regretter de n'avoir pas envoyé chercher le curé.
«Quoi! cet ivrogne?» grommela monsieur de Talleyrand, et il n'ajouta pas un mot.
Madame de Dino manda cet échec au duc de Noailles, son admirateur passionné et son confident zélé dans cette œuvre pie.
Toutefois, monsieur de Talleyrand se préparait, à part lui, à éviter le scandale.
Pauline de Talleyrand avait fait sa première communion, était restée pieuse comme un petit ange et entretenait souvent son oncle de son confesseur l'abbé Dupanloup.
Un jour où elle en parlait, bientôt après leur arrivée à Paris, monsieur de Talleyrand dit: «Madame de Dino, il faut prier l'abbé Dupanloup à dîner.» Madame de Dino s'empressa d'obéir; l'abbé vint. Le hasard fit qu'il tomba sur un dîner où la société était légère et le langage mondain.
Quelques jours après, il reçut une nouvelle invitation, qu'il refusa. En l'apprenant, monsieur de Talleyrand dit: «Vous me l'aviez donné pour un homme d'esprit. C'est donc un sot que cet abbé... Cela ne comprend donc pas!»
(p. 271) Madame de Dino, profitant de cette légère ouverture et, ne se sentant pas le courage d'entamer cette question en paroles, écrivit à monsieur de Talleyrand une longue lettre, qu'on m'a dit être un chef-d'œuvre de logique et de raisonnement, pour lui montrer la nécessité de se réconcilier avec l'Église.
Monsieur de Talleyrand y répondit en lui envoyant la minute d'une déclaration qu'il l'autorisa à communiquer à l'abbé Dupanloup et, par lui, à l'archevêque. Ceci se passait le 10 mars. Le même jour, monsieur de Talleyrand prononçait à l'Académie l'éloge de monsieur Reinhard.
Il était fort occupé de cette journée de représentation, il la regardait évidemment comme son adieu au public. Selon son usage, il avait fait faire son discours.
Monsieur de Talleyrand n'a jamais rien écrit lui-même, mais il se faisait donner par plusieurs personnes, qu'il employait à cet effet, divers projets qu'il ajustait entre eux, biffait, changeait jusqu'à ce qu'il leur eût donné son cachet. Il travailla assez assidûment à arranger ce petit discours, et en fit des lectures à ses intimes.
On était effrayé, dans son intérieur, de la fatigue que lui préparait cette séance solennelle, et, après avoir employé tous les moyens de l'en dissuader, on eut recours à Cruveilhier, son médecin, qui alla jusqu'à lui dire qu'il ne répondait pas des suites.
«Et qui vous demande d'en répondre?» reprit monsieur de Talleyrand, avec sa parole lente et flegmatique.
L'éloge, quoique assez médiocre, eut un très grand et très sincère succès. La grâce avec laquelle il fut prononcé, le talent merveilleux de monsieur de Talleyrand pour imposer, produisirent un enthousiasme dont les auditeurs furent eux-mêmes étonnés lorsqu'ils lurent l'œuvre imprimée.
(p. 272) Monsieur de Talleyrand en fut enivré. Lui-même comparait sa joie à celle qu'il avait ressentie du succès d'une thèse en Sorbonne. Hélas, c'était la première et la dernière palme! mais, à toutes les époques de la vie, le cœur de l'homme est également ouvert à la vanité.
À son retour à Paris, monsieur de Talleyrand avait été beaucoup dans le monde; il avait dîné chez le Roi, chez les ministres, chez les ambassadeurs, partout où on l'avait convié. En sortant de table, chez l'ambassadeur d'Angleterre, ses deux jambes fléchirent et il tomba la face contre terre; il fallut le relever à force de bras. Sa première parole, après quelques secondes d'étourdissement, fut: «Que m'est-il arrivé?»
On lui expliqua, ce qui n'était pas vrai, que ses pieds s'étaient embarrassés dans un tapis. Il rentra dans le salon et s'y montra avec l'esprit aussi libre et aussi dégagé que de coutume, jusqu'à l'heure où il avait demandé ses chevaux.
Alors, il appela son petit-neveu, le duc de Valençay, pour se faire emmener par lui, gagna l'antichambre sans témoigner aucune souffrance, mais, à peine en voiture, se laissa aller aux gémissements les plus douloureux. On eut beaucoup de peine à le rapporter dans son appartement, et il passa quelques jours dans un état cruel.
Cet accident avait mis un terme à ses sorties; mais il reprit promptement l'habitude d'avoir du monde chez lui et de donner des grands dîners dont il faisait les honneurs avec cette grâce dont la tradition se perd tous les jours.
Ce n'est ni le luxe, ni la magnificence de l'entourage qui constate le haut rang. C'est une certaine élégance dans les formes, des manières calmes, aisées, naturellement nobles, qui mettent chacun à sa place en restant (p. 273) toujours à la sienne, et composent le savoir-vivre. Monsieur de Talleyrand y excellait.
Monsieur de Barante ayant prononcé à la Chambre des pairs l'éloge de mon père, j'en envoyai un exemplaire à monsieur de Talleyrand. Il me répondit un billet, que je conserve, écrit de sa main et plein de ce bon goût que je signalais tout à l'heure.
La déclaration remise à l'abbé Dupanloup, dûment examinée par lui, l'archevêque et monsignor Garibaldi, avait provoqué quelques difficultés de leur part. Madame de Dino, profitant des relations qu'elle avait renouées avec l'archevêque, entama de longues discussions avec lui et chercha fort raisonnablement à lui prouver qu'il ne fallait exiger que ce qu'il était possible d'obtenir. La connaissance intime qu'elle avait du caractère de monsieur de Talleyrand donnait du poids à ses discours.
Cette négociation dura quelque temps. Enfin, la duchesse rapporta la pièce à son oncle, avec quelques légers changements de rédaction, auxquels il obtempéra tout de suite, et la demande d'un article supplémentaire qu'il refusa d'y insérer mais qu'il consentit à placer dans une lettre qu'il voulait simultanément adresser au Pape.
Cet accommodement fut accepté. Les deux documents, libellés, copiés, restèrent entre les mains de monsieur de Talleyrand, sans être encore signés.
Les choses en étaient là. Vingt personnes avaient dîné, le jeudi 10 mai, à l'hôtel de Talleyrand lorsque, le lendemain, le prince fut pris à table d'un horrible frisson. On le fit coucher. Son médecin, Cruveilhier, qui en était déjà inquiet depuis quelque temps, le trouva sérieusement mal.
Dès le lendemain, une énorme tumeur se déclara à la cuisse; il crut nécessaire de l'ouvrir et dit au malade que, (p. 274) n'ayant pas depuis quelque temps l'habitude d'employer le bistouri, il souhaitait appeler Marjolin. «Je comprends; vous aimez mieux être deux.» Et, depuis ce moment, la conviction de son danger ne le quitta plus, sans réussir à l'émouvoir.
Monsieur de Montrond, envoyé par lui le dimanche chez le Roi, lui rapporta qu'il l'avait annoncé comme bien souffrant: «Bien souffrant! c'est bien mal qu'il fallait dire.» Et puis, après de telles paroles, il se reprenait à causer de tout avec une liberté d'esprit qui frappait d'autant plus que son attitude de corps était plus douloureuse.
Un affreux étouffement, qui allait jusqu'à la suffocation, ne lui permettait pas de rester couché et la plaie de la tumeur de pouvoir être assis. Il était penché de côté sur son lit, les jambes pendantes, soutenu par deux valets de chambre qui se relayaient, la tête affaissée sur la poitrine; et c'était de cet état qu'il se relevait pour témoigner reconnaissance à ses nombreux visiteurs, profiter de leur conversation et y chercher quelque distraction aux maux qu'il endurait avec une patience, fille du courage.
Je vis le Chancelier bien affecté de ce triste spectacle. Il se rappelait monsieur de Talleyrand, triomphant de son succès, déployant sa haute capacité, tenant en 1814, dans cette même chambre, les conseils où il était décidé du sort de l'Europe, et le contraste ne prêtait que trop aux réflexions mélancoliques que notre pauvre nature humaine ne cesse de fournir aux esprits observateurs.
Cependant, le danger croissait d'heure en heure. Les salons de l'hôtel de Talleyrand étaient remplis de personnages de tous les rangs et de toutes les opinions; la famille ne désemparait pas.
(p. 275) Madame de Dino, tiraillée entre les gens qui lui reprochaient de ne point insister auprès de monsieur de Talleyrand pour obtenir une abjuration des scandales de sa vie et ceux qui l'accusaient de vouloir, par intérêt personnel, troubler les derniers moments du malade, se trouvait dans une pénible situation.
Elle se décida enfin, le mardi soir, à faire un appel aux intentions connues de monsieur de Talleyrand pour l'engager à signer les déclarations rédigées par avance.
Il reçut fort mal cette ouverture, en lui disant qu'il signerait quand il en serait temps. Les médecins ne dissimulaient pas le danger imminent. Madame de Dino crut tous les soins dont elle s'occupait depuis si longtemps perdus et s'en désola de bonne foi. Le zèle sincère et pieux de la jeune Pauline eut plus de succès. C'était l'enfant de prédilection de la vieillesse du prince; elle le soignait avec tendresse et dévouement. Elle lui parla de cette signature si ardemment désirée par son cœur innocent qui n'en appréciait pas l'importance temporelle.
Monsieur de Talleyrand lui dit qu'il s'en occupait sérieusement. En effet, le mercredi, après la visite des médecins, il annonça qu'il les signerait le lendemain, à quatre heures du matin. Puis il continua à voir du monde, mais moins que les jours précédents.
Madame Adélaïde m'a raconté qu'elle y avait passé une partie de la soirée. Après quelques expressions de reconnaissance sur sa bonté, il était tombé dans des sujets de conversation ordinaire, sans y mettre aucune espèce d'affectation, pas même celle d'une gaieté insolite.
Sans la position douloureuse à voir que j'ai déjà décrite, on aurait pu le croire dans son état accoutumé. Mais les gens de l'art ne permettaient aucune illusion et donnaient de grandes alarmes pour la nuit.
(p. 276) Pauline était venue à neuf heures réclamer sa promesse de signer: «Je signerai à quatre heures demain matin, avait-il répondu avec impatience; va te reposer jusque-là.»
À onze heures cependant, elle reparut dans sa chambre. «Est-ce qu'il est quatre heures?» demanda-t-il. On lui dit qu'il n'en était que onze.
«Va-t'en, Pauline, sois tranquille; je n'ai jamais rien su faire vite et pourtant je suis toujours arrivé à temps.»
En effet, quatre heures sonnant, il fit appeler madame de Dino. Elle avait pris la précaution de réunir messieurs Molé, de Sainte-Aulaire et de Barante pour certifier de sa volonté, dans le cas où il serait hors d'état d'écrire; mais ces messieurs ne furent pas appelés, et il signa d'une main ferme: Charles Maurice, prince de Talleyrand, en présence de l'abbé Dupanloup, de ses gens et de son médecin Cruveilhier dont je tiens ces détails.
Avant de signer, il avait demandé lecture de la pièce. Il n'y trouva pas certaines expressions qu'il se souvenait d'avoir écrites; on lui rappela qu'elles étaient dans la lettre au Pape. «C'est vrai, il faut aussi que je la signe.»
Puis, il voulut que la déclaration portât la date de la minute, toute de sa main, remise à l'abbé Dupanloup; celui-ci ne se la rappelait pas exactement.
«C'est bien facile à retrouver, reprit le prince, prenez, sur le second rayon de la bibliothèque, des exemplaires de mon éloge de monsieur de Reinhard; il a été prononcé le même jour.»
Ceci prouvait évidemment que cette représentation académique, très en dehors des habitudes de monsieur de Talleyrand, avait eu pour but de manifester qu'il (p. 277) n'y avait aucun affaiblissement moral dans ses facultés au moment où il avait tracé la déclaration et qu'elle était l'œuvre de sa propre volonté. Monsieur de Talleyrand a posé devant le public jusqu'à son dernier soupir.
La petite Marie de Talleyrand, fille du baron, devait faire sa première communion le jour même de cette signature. Le malade y pensa et demanda qu'elle lui fût amenée. Elle se mit à genoux devant lui en sanglotant. «Je vous bénis, ma petite, lui dit-il en posant ses mains sur sa tête, et vous souhaite toute sorte de prospérité... J'y participerai... si cela est donné...»
Qui oserait affirmer qu'à ce moment suprême le sceptique ne fût pas un instant le croyant? Puis, il demanda à son valet de chambre une montre et une chaîne qu'il avait fait préparer pour donner à Marie en cette occasion.
L'abbé Dupanloup lui ayant dit, assez sottement, que l'archevêque donnerait sa vie pour alléger ses souffrances, monsieur de Talleyrand répondit, avec ce ton persifleur qu'il savait si bien prendre: «Il a mieux à faire de sa vie.»
Vers huit heures, on lui annonça la visite du Roi. Il s'occupa aussitôt de faire arranger sa chambre suivant les usages commandés par l'étiquette et que lui seul savait, donna des instructions minutieuses à ses gens, à son neveu, à madame de Dino, sur la manière dont le Roi devait être reçu, mené chez lui et reconduit.
Je ne sais si ces soins l'épuisèrent, mais madame Adélaïde, qui accompagna son frère, m'a dit qu'elle fut frappée de l'horrible changement survenu pendant la nuit. Il paraissait suffoqué et accablé, et put à peine articuler quelques paroles en réponse au Roi.
Cependant, au moment où celui-ci se retirait, après (p. 278) une courte visite, monsieur de Talleyrand fit un effort sur lui-même, se redressa et prononça d'une voix forte: «C'est un beau jour pour cette maison que celui où le Roi y est entré.» Puis il retomba et madame Adélaïde, qui prolongea sa visite, n'entendit plus sa voix qu'au moment de son départ. Il lui serra la main et dit d'un ton bas et étouffé: «Je vous aime bien.»
Monsignor Garibaldi s'était rendu de grand matin chez l'archevêque; l'un et l'autre attendaient avec impatience l'arrivée de l'abbé Dupanloup. Il leur apporta le détail de ce qui s'était passé, et obtint l'autorisation de faire rentrer monsieur de Talleyrand dans le sein de l'Église.
Apparemment que les formes entraînèrent quelques lenteurs, car il ne fut de retour qu'à onze heures. Monsieur de Talleyrand ne parlait plus. L'abbé lui donna l'absolution, puis l'extrême-onction. L'archevêque vint à l'hôtel de Talleyrand, mais il ne vit pas le moribond.
Vers midi, la tête s'engagea, et il expira à quatre heures du soir, le 17 mai 1838.
Malgré sa figure blafarde, sa tournure disgracieuse, à travers les vicissitudes d'une vie orageuse qui l'a poussé dans des voies où il n'a ni rencontré ni mérité l'estime, monsieur de Talleyrand s'est toujours montré grand seigneur.
Il l'a été vis-à-vis de la Révolution et du Directoire; de l'Empire et de la Restauration, de la cohue du salon de monsieur de Lafayette et de l'aristocratie anglaise. Il l'a été vis-à-vis de la mort.
Les querelles de famille, suscitées par le testament de monsieur de Talleyrand, et où madame de Dino joua le beau rôle, ne font pas partie de mon sujet. Ce qui y rentre tout à fait, ce sont les dépêches arrivées de Rome peu de jours après l'enterrement.
(p. 279) Le Pape refusait la déclaration, telle qu'elle était rédigée, et exigeait des rétractations beaucoup plus complètes que monsieur de Talleyrand ne les aurait probablement consenties. Le retard du courrier évita du scandale et fut heureux.
La Cour de Rome tança l'archevêque et monsignor Garibaldi de leur indulgence. Notre chargé d'affaires, monsieur de Lordes, fut employé pour apaiser son humeur. Elle bouda un peu, mais elle est sage; les faits étaient accomplis; elle se détermina à accepter la déclaration comme bonne et suffisante, mais se garda de la publier.
Je n'ai point lu cette déclaration; toutefois elle m'a été racontée par plusieurs personnes auxquelles elle avait été communiquée. Je crois être sûre qu'elle est conçue en termes vagues et généraux.
Monsieur de Talleyrand témoigne du regret de s'être laissé entraîner aux erreurs du siècle où il a vécu, ainsi que de la volonté de mourir dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine où il est né. Du reste, d'abjuration, de prêtrise, d'épiscopat, de mariage, de scandales privés, pas un mot, même par allusion.
Dans la lettre au Pape, il s'accuse et se repent d'avoir un instant méconnu l'autorité légitime et salutaire du Saint-Siège, ce qui s'applique à la constitution civile du clergé admise et jurée par lui en 1791. C'est le seul de ses méfaits qui soit consciencieusement indiqué.
Les obsèques du prince de Talleyrand se passèrent avec calme et décence. On avait annoncé du tumulte; il n'y en eut aucun; mais la foule était grande pour voir passer le cortège.
Lorsque monsieur de Talleyrand tomba malade, le 11 mai, il se préparait à partir le 15 pour Valençay. Ce (p. 280) voyage avait pour but la réception du corps de son frère, le duc de Talleyrand, plus connu sous le nom d'Archambaud de Périgord, qui le précéda de quelques semaines dans le tombeau et, quoique son cadet, l'avait fort devancé dans la vieillesse.
Il était en enfance depuis plusieurs années. Monsieur de Talleyrand se préoccupait fort d'être présent à cette cérémonie pour laquelle il avait donné des ordres minutieux. Les corps des deux frères voyagèrent ensemble et les funérailles, à Valençay, leur furent communes.
On ne peut s'empêcher d'être frappé de ces sortes d'incidents qui révèlent, une fois de plus, combien les calculs humains sont fréquemment déjoués par la Providence.
Lorsque, si récemment encore, je me complaisais au récit de son enfance, la princesse Marie était alors dans tout l'éclat de sa brillante jeunesse, et je ne m'attendais guère qu'il me serait donné de parler de ses derniers moments. Mais la vie et la mort de cette jeune femme sont tellement rares, dans le rang où elle est née, qu'on ne peut se défendre de leur accorder une attention toute particulière. Je me suis défendu de me servir du mot admiration, qui se présentait sous ma plume, parce que je le réserve pour les personnes qui, avec les mêmes qualités et les mêmes vertus, les soumettent à la hiérarchie de la société et acceptent le sort que Dieu leur a fait, sans user leur vie dans de stériles combats contre la destinée.
Telle a été l'existence de la princesse Marie, et, à vingt-cinq ans, elle a succombé dans cette lutte. Je ne prétends pas lui en faire un éloge, au contraire.
Ce n'est point parce qu'elle était trop douée, c'est parce qu'il lui manquait quelque chose qu'elle a trouvé si amer le sort le plus doux. Cette concession une fois faite à la froide raison, on peut se livrer à tout ce que ses brillantes qualités ont d'attrayant pour l'esprit et le cœur.
(p. 282) Les enfants de monsieur le duc d'Orléans se sont trouvés classés entre eux par leurs années. Monsieur le duc de Chartres, les princesses Louise et Marie, et monsieur le duc de Nemours étaient assez rapprochés d'âge pour vivre constamment ensemble, suivre les mêmes études et avoir les mêmes instituteurs.
La princesse Marie était l'âme, le mouvement et le tyran chéri de ce quatuor qu'elle dominait, sans que ni lui, ni elle s'en doutassent. Plus souvent punie, mais aussi plus souvent admirée, elle faisait le désespoir et la gloire de ses maîtres dont, en fin de compte, elle restait la favorite, et, malgré la perfection de la princesse Louise à laquelle on ne trouvait jamais un reproche à faire, les mutineries de Marie avaient tant de grâce, elle les réparait avec tant de cœur qu'elle n'en était que plus aimée.
Comme toutes les personnes sur lesquelles le génie a secoué son flambeau, elle était sujette à des accès de non-valeur, qu'on qualifiait de paresse, et qui désespéraient la mère et la gouvernante; mais, bientôt, elle reprenait un nouvel élan et dépassait rapidement ceux qu'elle avait laissé la devancer!
Il est assez remarquable combien des esprits, même extrêmement distingués, sont sujets, dans la première jeunesse, à ces accès de nullité morale où tout en eux semble s'engourdir. Je crois que cela tient à un état morbide de l'imagination dont l'éducation ne saurait trop sérieusement s'occuper.
C'est un certain mécontentement de toute chose terrestre, du monde tel qu'il existe, de la société telle qu'elle est faite, des connaissances qu'on trouve trop bornées, des affections qui ne suffisent plus, enfin une aspiration de l'illimité, un appétit du fruit de l'arbre du bien et du mal qu'on a appelé récemment du nom d'esprit artiste, (p. 283) faute de le savoir mieux qualifier, et qui devrait être arraisonné dès sa première apparition.
La princesse Marie en était gravement atteinte: personne ne le reconnut; il grandit avec elle, et elle y a succombé.
Le goût de monsieur le duc d'Orléans pour faire de la popularité était sensible dans l'éducation donnée à ses enfants. Non seulement ses fils étaient envoyés au collège, mais les instituteurs étaient choisis de façon à ce que tout ce qui entourait les jeunes princes parlât le jargon libéral du siècle; et, au lieu de les entretenir des devoirs que leur imposait leur haut rang, on cherchait à l'abaisser à leurs yeux, comme une chimère usée que tous les hommes distingués repoussaient.
Bientôt, la princesse Marie n'y vit plus que des entraves à tous les vœux de son cœur, à toutes les supériorités de son esprit, et, longtemps avant qu'on s'en doutât, elle se sentait profondément malheureuse d'être née princesse et d'être astreinte à ce qu'elle a appelé une vie de déceptions, comme si toutes les situations sociales n'exigeaient pas le sacrifice de quelques goûts!
Elle avait deviné par instinct le mécontentement mutuel existant entre les Tuileries et le Palais-Royal, et, tandis que la princesse Louise se livrait de bonne foi aux caresses sincères de madame la Dauphine, la princesse Marie se raidissait contre une affection qu'elle aurait trouvé une sorte de lâcheté à rechercher. Aussi les deux jeunes princesses ressentirent-elles très diversement la révolution de Juillet.
La princesse Louise l'accueillit en partageant les larmes de sa mère et en s'occupant des absents et des victimes. La princesse Marie y trouva pâture à son imagination, et s'exalta un moment. Mais, bientôt, elle se dégoûta du spectacle qu'elle avait sous les yeux. Son (p. 284) esprit indépendant se refusa à courtiser la multitude, tout autant que la Cour récemment exilée, et elle se confina de nouveau dans le for intérieur de son monde idéal.
Pendant les dernières années de la Restauration, monsieur le duc d'Orléans faisait un cours d'histoire moderne à l'usage de ses enfants. Il le leur professait tous les samedis.
Cette réunion de famille employait la plus grande partie de la matinée. Elle fournissait au travail de la semaine suivante, aussi bien qu'à l'examen des analyses de la séance précédente. J'ai entendu dire que les cahiers de la princesse Louise avaient la préférence, mais que les réponses de la princesse Marie aux questions de son père l'emportaient par leur sagacité.
La supériorité de monsieur le duc de Chartres n'était ni contestable ni contestée par ses sœurs, et ces matinées charmaient également les élèves et le paternel professeur. Ils ne s'attendaient guère alors à la terrible leçon d'histoire pratique qu'ils étaient tous destinés à recevoir. Les goûts d'études sérieuses de madame la princesse Louise ne reçurent qu'un court échec à la révolution de Juillet. La Reine, avec son esprit supérieur, désira éloigner de ses filles la disposition fébrile du moment. Elle les renvoya à leurs occupations accoutumées et à leur existence pacifique, toutes les fois que les circonstances ne les en tiraient pas trop violemment.
Néanmoins, il était difficile que des jeunes filles intelligentes, de dix-sept et dix-huit ans, ne s'identifiassent pas, plus qu'on ne l'aurait désiré peut-être, aux tourments et aux anxiétés de parents qu'elles adoraient.
Cependant, la haute et sage piété de la princesse Louise, toute semblable à celle de la Reine, l'aidait à tempérer ces agitations. Elle avait repris des professeurs qu'elle étonnait de sa profonde et modeste érudition.
(p. 285) Ce même été de 1831, la princesse Marie, renonçant au métier d'écolière, quitta la route tracée par ses maîtres de dessin et se jeta dans une série de compositions qui excita leur admiration. L'Ivanhoé de Walter Scott, premier roman dont on lui permit la lecture, servit d'étincelle à son jeune talent.
J'ai vu les croquis qu'il lui inspira; ils étaient surtout remarquables par l'intelligence des sujets. Ils la conduisirent à des études de costumes et de mœurs du moyen âge; et, bientôt, abandonnant la fiction pour l'histoire, elle choisit, pour l'héroïne de nombreux dessins, cette même Jeanne d'Arc qu'elle a depuis reproduite dans des sculptures que les artistes les plus distingués ne renieraient pas.
Il est assez singulier que tous les enfants du Roi aient les plus grandes dispositions pour le dessin, la peinture, la sculpture (monsieur le prince de Joinville modèlerait aussi bien que sa sœur Marie, s'il avait le temps de s'en occuper) et que tous soient non seulement insensibles à la musique mais qu'elle leur produise même une sensation désagréable. Ordinairement, le goût pour les arts les fait tous accueillir favorablement dans une organisation qui leur devient commune.
Le mariage de la princesse Louise se négociait, surtout vis-à-vis d'elle-même, qui s'en souciait très peu. Uniquement dévouée à sa famille, la pensée de s'en séparer, dans ces temps de troubles, lui était cruelle, et le mari qu'on lui offrait et auquel elle s'est tendrement attachée depuis ne l'emportait pas alors dans son jeune cœur sur les affections dont il l'éloignait.
Dire qu'elle a été forcée serait absurde, pour qui connaît l'intérieur de ces princes si tendrement unis; mais, il est bien sûr que tout ce qui l'entourait s'est relayé pendant trois mois pour obtenir son consentement à force (p. 286) de raisonnements et de caresses. La princesse Marie ne s'y épargnait pas.
Le Roi seul demandait qu'on lui laissât son libre arbitre, et, la veille encore du mariage, à Compiègne, la trouvant tout en larmes, il lui dit qu'il était encore temps de rompre et qu'il se chargeait de la responsabilité si elle éprouvait de la répugnance pour le roi des Belges.
Elle répondit que son seul chagrin était de s'éloigner, et que tout époux lui serait également importun. La Reine la gronda, la persuada, la consola et le mariage s'accomplit.
L'attitude de la princesse Marie, à ce voyage de Compiègne, étonna bien des gens. Son air complètement dégagé, au moment de sa première séparation d'une sœur si angélique qu'elle n'avait jamais quittée d'une heure depuis sa naissance, parut d'une rare insensibilité.
Une jeune personne, mademoiselle de Roure, amie d'enfance des princesses, en était plus scandalisée que personne. Elle essuyait les larmes de la princesse Louise et en répandait avec elle, pendant que la princesse Marie les plaisantait, batifolait et riait autour d'elles.
Elle soutint ce personnage jusqu'au moment où la voiture, qui emmenait sa sœur, fut sortie de la cour; puis elle courut s'enfermer chez elle. Denise de Roure y pénétra quelques heures après et la trouva dans un déluge de larmes et, désespérée, elle se jeta dans ses bras en lui disant que son bonheur était fini, sa vie décolorée. Elle lui fit le tableau animé de tout ce que Louise était pour elle et de tout ce qu'elle perdait.
Denise l'écoutait avec surprise, et ne put s'empêcher de lui demander pourquoi, sentant si profondément cette séparation, elle s'était donné l'air d'une indifférence qui avait étonné tout le monde et, à coup sûr, blessé sa sœur.
(p. 287) «Je savais, répondit-elle, que jamais Louise ne consentirait à se marier si elle pouvait deviner la centième partie du chagrin que j'éprouve. J'avais promis à maman de ne pas l'en dissuader; car je pense, comme elle, que le mariage est non seulement dans les convenances, mais dans le devoir des femmes, et qu'on manque à Dieu en cherchant à s'y soustraire.»
La princesse Marie a été fidèle à ce système, car, non seulement elle n'a formé objection à aucun des mariages dont on a eu l'idée pour elle, mais elle les a tous successivement fort désirés.
Son cœur malade demanda alors du secours à son imagination. Elle se lia plus étroitement avec mademoiselle Antonine de Celles, et toutes deux, se jetèrent dans une dévotion extatique qui marchait droit à l'illuminisme. Sa gouvernante, madame Mallet, s'en alarma et avertit la Reine dont la sage piété n'admettait pas ces aberrations. Elle retint la princesse Marie auprès d'elle plus constamment et profita du mariage de mademoiselle de Celles avec monsieur de Caumont pour l'éloigner de l'intimité de sa fille.
Je crois que madame Mallet commençait à s'inquiéter de l'avenir de la jeune princesse; elle l'aimait d'une extrême passion. Avec un grand fonds d'instruction, madame Mallet avait peu d'esprit. Le cœur et le dévouement lui en tenaient lieu, et ses deux augustes élèves ne pouvaient tomber en meilleures mains pour en faire des personnes également vertueuses et distinguées.
Mais il aurait fallu une véritable supériorité pour être en état de défendre la princesse Marie d'elle-même; et madame Mallet, encore affaiblie par un état maladif, n'était pas capable de cette tâche. Dès longtemps, elle était sous la domination absolue de son élève, qu'elle adorait, et plus propre à se laisser séduire par elle et à (p. 288) entrer dans les faiblesses de son âme qu'à l'aider à les corriger.
Cependant, elle assista utilement la Reine dans l'entreprise de mieux régler les sentiments religieux de la princesse. Le mysticisme disparut peu à peu, et, quoique sa piété conservât quelque chose de plus exalté que celle de sa mère et de ses sœurs, cependant elle avait perdu le caractère d'illuminisme auquel elle était près d'atteindre.
Privée de l'expansion que ses sentiments trouvaient auprès de sa sœur Louise, ils refluèrent sur elle-même, et c'est dès cette époque que je commencerai à placer les ravages que le moral a faits chez elle, aux dépens de la vie, non pas dans un progrès constant, mais par des crises de souffrances intérieures qui ne trouvaient plus où s'épancher.
Elle rêvait un sentiment exclusif et se plaignait de n'en point inspirer. Lorsqu'on lui représentait tous ces liens de famille dont elle était entourée, elle répondait que ses parents l'aimaient pour son huitième d'enfant, que ses frères et sœurs avaient sept frères et sœurs sur qui répandre leur amour. «Louise, seule, ajoutait-elle, s'identifiait à moi et maintenant elle a un mari et des enfants qui, bien naturellement, absorbent ses affections.»
La mort de madame Mallet mit le comble à l'amertume de ses pensées. Elle expira entre les bras de la jeune princesse qui l'avait soignée comme une fille, comme une garde, comme une sainte, ne la quittant ni jour, ni nuit, lui rendant tous les soins matériels et l'exhortant comme un pasteur des âmes.
Après avoir elle-même rabaissé pour toujours les paupières de sa vieille amie, elle se jeta dans les bras d'Olivia de Chabot qui l'avait assistée dans ses pieuses assiduités et partageait sa profonde affliction.
(p. 289) «À présent, dit-elle, il n'y a plus personne sur la terre qui m'aime mieux que tout le monde.»
Olivia protesta de cette vive amitié de jeunesse qui l'unissait à la princesse.
«Oh, ma chère Olivia, vous avez votre famille, et puis vous vous marierez, et vous devez préférer votre mari à toute chose!»
Cette idée d'union conjugale poursuivait toujours la princesse Marie comme le seul type du vrai bonheur.
L'intérieur de sa famille, à la vérité, devait l'entretenir dans cette pensée, et la Reine s'était toujours attachée à l'inculquer à ses filles dont elle désirait passionnément le mariage.
Aussi, y avait-il toujours quelqu'un en perspective; mais tous manquaient, les uns après les autres, et la princesse Marie retrouvait encore là ces entraves de son état de princesse qui lui paraissaient sans aucune compensation parce que tous les nombreux avantages, qui en résultaient pour l'agrément de sa vie, lui étaient trop familiers pour qu'elle pensât à les remarquer.
Cependant, jamais il n'y eut d'étiquette moins gênante, et la Reine s'appliquait à donner à la princesse la liberté compatible avec un ordre de société où la presse, dans sa licence, s'attaque à tout ce qui devrait inspirer le respect, dès qu'on peut l'apercevoir du dehors.
La princesse Marie avait pourtant réussi à s'attirer une certaine popularité, et ce n'était certes pas en la cultivant. Je me rappelle qu'un jour, où j'avais dîné aux Tuileries, elle était debout devant le feu, appuyée sur un grand écran, placé en avant d'elle, et sur le bout duquel je m'appuyais aussi.
Le salon était plein de députés, dont les uns avaient dîné au château et les autres arrivaient en visite (car (p. 290) cela s'appelle des visites à présent; il y a huit ans, j'aurais écrit étaient venus faire leur cour, soit remarqué par parenthèse). La Reine allait des uns aux autres, distribuant ses gracieuses politesses.
La princesse Marie me dit: «J'examine depuis un quart d'heure si celui-là échappera à maman;» et elle me désigna un petit homme à la mise aussi chétive que plébéienne, réfugié entre une console et un fauteuil.
Au même instant, nous vîmes la Reine se diriger vers lui. La princesse me regarda en souriant: «J'aurais été bien étonnée si maman ne l'avait pas déniché.»
Quoique je n'eusse aucune liaison particulière avec la princesse Marie, l'habitude de la voir dès sa plus tendre enfance et peut-être aussi mon caractère me donnaient mon franc parler avec elle, et je lui répondis: «Si Madame assistait un peu plus la Reine, sa tâche serait moins difficile.
—Moi! j'en serais bien fâchée; je n'y entends rien.
—Tant pis, Madame, car c'est votre métier. Chacun a le sien dans le monde, et si vous saviez combien un mot obligeant, une mine gracieuse des personnes de votre rang donnent de popularité et attirent de partisans!»
Elle me mit la main sur le bras et, m'arrêtant tout court, moitié riant, moitié sérieusement:
«Ah! ma chère madame de Boigne, voilà deux mots qui gâtent toute votre morale: la popularité!... des partisans!... Mais c'est une lâcheté de s'humilier devant des gens dont on ne se soucie pas, que parfois on méprise, pour obtenir leur suffrage. Cela n'est plus de notre temps, et, d'ailleurs, croyez-moi, cela ne sert à rien.»
Je niai cette assertion. La conversation se prolongea encore quelque temps. Je lui citai de nouveau l'exemple de sa mère. Elle convint de la vénération et de l'amour (p. 291) qu'elle inspirait; «Mais aussi, c'est que maman est la perfection: qui oserait se flatter de la représenter?»
J'avais trop de respect pour la vérité pour lui répondre: Vous, Madame; mais je lui dis qu'on pouvait, au moins, chercher à l'imiter. Elle reprit en riant qu'elle ne commencerait toujours pas en allant parler, à tous ces messieurs noirs, et, de là, me déduisit, avec beaucoup de grâce et plus d'esprit que de raison, que, dans le siècle où nous vivions, les princes n'étaient plus entourés d'assez d'illusions pour être tenus à faire des frais de politesse, que chacun était jugé pour sa valeur intrinsèque, et: «au bout du compte, dit-elle en finissant, ce n'est pas parce qu'elle a été chercher ce petit homme, derrière son fauteuil, que la Reine est chérie et respectée, c'est parce qu'elle est une excellente mère, une excellente épouse, une femme qui fait plus qu'accomplir tous les devoirs que le Ciel lui a commis.»
On voit que, toujours, chez la princesse Marie, l'idée des joies et des devoirs du ménage surnageait dans sa pensée. Je n'oserais pas affirmer que peut-être, au milieu de tout son libéralisme professé et certainement à son insu, son vieux sang Bourbon ne remontât vers sa source et, se refoulant dans ses veines, ne lui inspirât un peu de répugnance pour les gens avec lesquels la révolution de Juillet la forçait à frayer et n'augmentât son dédain pour la popularité.
Quoi qu'il en soit, elle se tenait fort éloignée de toute politesse banale, et les réceptions de Cour lui paraissaient de rudes corvées. Les bals même lui étaient devenus désagréables dès que les invitations s'étendaient au delà d'une stricte intimité.
La pauvre Reine dit à présent: «Marie était trop, parfaite pour ce monde; nous ne la comprenions pas; elle planait trop au-dessus de nous.» Mais alors, elle, (p. 292) aurait mieux aimé qu'elle fût plus terre à terre dans le salon, et je l'ai souvent vue souffrir de ses réticences peu obligeantes.
Ce qui m'a fait naître l'idée des instincts princiers que la princesse Marie possédait sans s'en douter, c'est qu'elle n'était jamais si heureuse que pendant les visites prolongées qu'elle faisait à la reine des Belges que les habitudes allemandes de son mari ont entourée de la plus étroite et minutieuse étiquette.
Madame Adélaïde m'a souvent dit qu'elle en périssait d'ennui au bout de quatre jours; et sa nièce, bien plus jeune, plus active, plus sujette au dégoût de toutes choses, y prolongeait son séjour pendant des semaines avec une vive satisfaction et nous revenait sensiblement moins attristée qu'elle n'était partie. À la vérité, cela se peut expliquer par la tendre affection qui liait les deux sœurs.
Si je n'ai point du tout parlé de la princesse Clémentine jusqu'à présent, c'est que, tant qu'a duré son éducation, c'est-à-dire jusqu'en 1836, sa gouvernante madame Angelet, femme d'un rare mérite, qui ne se faisait point d'illusion sur la princesse Marie et voyait au moins ses inconvénients, craignant l'influence qu'elle pouvait exercer sur une jeune imagination, tenait sa sœur très éloignée d'elle.
J'ai lieu de croire que la Reine partageait la pensée qu'il y avait avantage à affermir la raison de Clémentine, avant de la livrer à la séduction de l'esprit de Marie. En tout cas, le succès a justifié la prévision. La princesse Clémentine est véritablement de tout point une princesse accomplie. Elle ne dédaigne pas son état, et je ne l'en estime que mieux.
Pendant l'hiver de 1834, monsieur le duc d'Orléans donna des bals à ses sœurs dans ses appartements. On y (p. 293) remarqua un groupe représentant Jeanne d'Arc à sa première bataille. La guerrière passe sur le corps d'un ennemi renversé et partage la répugnance de son cheval. L'expression de candeur et de pitié, qui se mêle sur son visage à celle de l'inspiration, est aussi supérieurement sentie que rendue, et le modelé des figures et des chevaux sans reproche. Les connaisseurs se passionnaient pour ce joli ouvrage d'un auteur anonyme.
Au second bal, quelques indiscrétions désignèrent le nom de la princesse Marie. Ce fut ainsi que son talent si remarquable pour la sculpture fut révélé. Il avait été tenu caché jusque-là dans le fond de son atelier, et monsieur le duc d'Orléans n'avait obtenu qu'à grand'peine la permission de faire mouler ce groupe.
Elle travaillait, dans le même temps, un magnifique surtout que monsieur le duc d'Orléans fait faire dans le style de la Renaissance et qui peut rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Benvenuto Cellini.
Ne s'en tenant pas à un seul genre, la princesse Marie composa des dessins de vitraux, dont on voit un échantillon dans la chapelle de Saint-Saturnin, à Fontainebleau. Elle en avait déjà fait exécuter pour son cabinet et pour un pavillon gothique du château de Laeken. Mais son portefeuille en était encore riche, lorsqu'il fut consumé par un incendie dont je parlerai plus tard.
Je ne sais pas précisément à quelle époque le Roi lui commanda la statue de Jeanne d'Arc pour Versailles. Le secret en fut gardé, même pour l'intimité, et la statue était placée avant que personne ne se doutât de son existence. Je ne crois pas qu'il y eût de flatterie dans l'admiration générale qu'elle excita, lorsqu'elle fut livrée aux yeux du public, à l'ouverture du palais de Versailles. On ne flatte guère les femmes au temps où nous vivons, et point du tout les princesses.
(p. 294) Je vis, dans le même temps, par faveur spéciale, dans l'atelier de la princesse, sa statue de l'ange de Moore portant au ciel, dans le creux de sa main, une larme du pêcheur repentant. Elle me parut charmante et supérieure à la Jeanne d'Arc. Elle n'a point encore été livrée aux yeux du public, et je ne sais pas ce qu'il en pensera.
Le prince Léopold de Naples se querella (car, malgré le rang des personnages, on ne peut se servir d'une expression plus relevée) se querella donc avec le Roi son frère. Il vint chercher un abri à la Cour de France où il fut reçu comme l'enfant de la maison. La Reine interposa ses bons offices entre ses deux neveux.
Le prince Léopold témoigna bientôt un vif désir de contracter avec la princesse Marie une alliance dont il avait déjà été question. La Reine douairière de Naples le souhaitant extrêmement, le Roi ne s'y opposait pas formellement, mais se refusait à tous les arrangements nécessaires à l'accomplissement de cette union et rappelait son frère.
On eut ici le chagrin de le voir partir sans avoir rien conclu, après un séjour prolongé et des empressements assez marqués pour avoir attiré l'attention de tout le monde. La princesse en fut cruellement blessée et la Reine, qui s'accusait de l'avoir encouragée à souhaiter cette alliance de famille, profondément affligée.
Le prince avait promis d'emporter le consentement de son frère, mais la Reine-mère mandait qu'il n'aurait pas assez de fermeté pour oser l'exiger.
L'amiral de Rigny fut envoyé à Naples pour forcer le Roi à s'expliquer catégoriquement. Une conversation de dix minutes entre l'ambassadeur extraordinaire et Sa Majesté Napolitaine amena une rupture ouverte. L'amiral s'embarqua sur une frégate qui l'attendait et les légations furent retirées de la part des deux Cours.
(p. 295) Peu de semaines après, la reine de Naples (à l'influence de laquelle on attribuait les répugnances du Roi à une alliance française) mourut en couches, et trois mois ne s'étaient pas écoulés que le souverain veuf se mit en quête d'une nouvelle épouse.
Il visita successivement les Cours catholiques d'Allemagne et vint enfin à Paris, malgré des relations si peu amicales qu'il n'y avait pas même un ambassadeur.
Je crois être sûre qu'autant notre Reine et sa fille avaient désiré le mariage du prince Léopold, autant elles auraient craint celui du Roi, et, si la politique avait entamé une pareille négociation, elle aurait trouvé de grands obstacles dans l'intérieur du palais.
Toutefois, la conduite du roi de Naples n'en fut pas moins étrange et maussade pour nos princesses, car l'âge de la princesse Clémentine permettait qu'il pensât à elle. Il passa trois semaines à Paris, ayant l'air de les examiner et presque de les courtiser, et, dès le lendemain de son retour à Naples, fit demander officiellement la main de l'archiduchesse Thérèse.
On ne pouvait choisir des formes plus désobligeantes. Elles furent péniblement senties par la princesse Marie, et sa tristesse en augmenta.
Je tiens d'une de ses amies les plus intimes, qui l'engageait à prendre l'attitude d'une personne se refusant au mariage et lui représentait l'agrément de sa position dans une famille si unie, avec des talents supérieurs qui l'éloignaient de l'ennui, qu'elle s'écria tout à coup: «Et lorsque je me présenterai devant Dieu, avec mes figurines dans les bras, que lui répondrai-je quand il me dira: «Est-ce pour cela que je t'ai envoyée sur la terre!»
Plus tard, lorsqu'elle se plaignait, suivant son usage, de ce qu'il n'y avait rien d'exclusif dans les sentiments qu'elle inspirait, son amie lui fit remarquer que l'exclusif (p. 296) ne se trouvait que bien rarement dans aucune espèce de relations.
«Vous ne me comprenez pas, ma chère; vous parlez d'amour, et moi du lien conjugal. C'est bien différent! Un époux n'a qu'une épouse; une épouse n'a qu'un époux. C'est l'ordre de Dieu et, de cette union, viennent tous les biens, tous les bonheurs et tous les devoirs pour lesquels nous sommes créés.»
Les soins de la Reine avaient constamment tendu à préparer ses filles à devenir bonnes mères et bonnes femmes. Ils avaient germé dans le sein de la princesse Marie au delà de ce qu'elle-même aurait souhaité, car le retard de son mariage la rendait très malheureuse. Sa santé s'en ressentait; son changement et sa tristesse augmentaient.
La Reine se tourmentait; et, pour apporter quelque distraction à cet état, madame Adélaïde mena la princesse à Bruxelles où elle la laissa. Elle ne revint à Paris qu'avec la reine des Belges, pour assister au mariage de monsieur le duc d'Orléans.
Sa profonde mélancolie fut visible à tous les yeux pendant les fêtes données à cette occasion. Il s'y joignit l'irritation d'apprendre, à Fontainebleau même, la nouvelle du mariage du prince Léopold de Naples avec mademoiselle de Carignan (fille d'un Carignan, non reconnu par les rois de Sardaigne, et de mademoiselle de La Vauguyon); c'était combler l'injure pour la maison d'Orléans.
La Reine et la princesse Marie, qui pensaient peut-être avec raison avoir trop montré leur désir de cette alliance, en furent également froissées; mais la princesse, plus jeune et moins résignée, y apporta plus d'irritation. Sa sauvagerie en augmenta, et son humeur aussi bien que sa santé s'altérèrent sensiblement.
(p. 297) La Reine se mit alors à battre tous les buissons germaniques pour y trouver un mari sortable. Le roi des Belges proposa le duc Alexandre de Wurtemberg, sixième cadet de cadet, mais appartenant à la maison royale.
Cette médiocre alliance elle-même ne s'établissait pas très facilement. Le prince, cousin germain de l'empereur Nicolas, avait tous ses intérêts en Russie; et il fallait non seulement le consentement direct de l'Empereur, mais encore qu'il n'usât pas de son influence pour faire refuser celui du roi de Wurtemberg. La différence de religion se présentait comme un obstacle partout, et surtout à Rome.
La princesse aurait vivement désiré que tous ses enfants, comme ceux de sa sœur la reine Louise, fussent élevés dans la religion catholique; la pragmatique de la maison de Wurtemberg s'y opposait formellement.
Ces difficultés entraînèrent d'assez longues négociations à Pétersbourg, à Stuttgart et à Rome. Elles furent enfin vaincues, et le mariage déclaré vers le milieu de septembre.
La voix publique n'accordait pas une grande distinction d'esprit au duc Alexandre; mais elle vantait ses bonnes qualités, et nul ne pouvait disputer sa superbe figuré. Tel qu'il était, la princesse s'en montrait fort satisfaite, et, lorsque j'allai lui faire mon compliment officiel à Saint-Cloud, elle l'accueillit de la façon la plus accorte.
Sa physionomie avait repris de la douceur et de la gaieté; sa parure était soignée, et elle tournait vers le duc Alexandre, placé derrière sa chaise et paraissant très occupé d'elle, des regards qui exprimaient son contentement.
En causant de ce mariage avec madame Adélaïde, quelque temps avant, j'avais énoncé la pensée qu'il (p. 298) avait pour but de conserver la princesse Marie dans sa famille, en faisant au jeune ménage un établissement en France.
«Nous l'aurions bien désiré, me répondit-elle. J'ai même offert de leur donner mon hôtel de la rue de Varenne, mais Marie ne veut pas en entendre parler. En épousant un allemand, elle compte se faire allemande. Si le Roi ne trouve pas le parti sortable, dit-elle, il ne doit pas consentir au mariage; mais, une fois fait, elle prétend n'être plus que la femme de son mari, ne dépendre que de lui, n'avoir d'autre rang, d'autre fortune, d'autre sort que le sien. Il lui serait odieux de lui voir l'attitude du mari de la princesse Marie, et c'est ce qui ne pourrait manquer d'arriver en France; aussi veut-elle partir immédiatement après la cérémonie......»
On voit jusqu'à quel point cette jeune princesse était nourrie de l'esprit de l'Évangile et des saints droits de l'époux sur l'épouse.
Depuis l'arrivée du prince, le goût qu'elle avait pris pour sa personne n'avait pas diminué ses projets de déférence, et elle voyait s'approcher, avec une satisfaction qu'elle ne cherchait pas à dissimuler, le moment de son mariage.
Il s'accomplit à Trianon en présence de la famille, du service, et des personnes que leurs fonctions officielles y appelaient. Il n'y eut pas d'autres invitations. La princesse parut radieuse pendant les deux jours qu'elle y séjourna. Le troisième, elle partit, et se sépara de tous les siens, sans montrer une émotion égale à la leur.
Elle a, dans toutes les occasions où elle croyait accomplir un devoir, conservé un tel empire sur elle-même qu'il ne faudrait pas en conclure qu'elle n'en souffrait pas beaucoup. Mais les spectateurs furent irrités contre (p. 299) elle de l'indifférence dont elle sembla recevoir les embrassements de sa famille en larmes et l'empressement avec lequel elle se hâta de gagner la voiture qui devait l'emmener.
Les suisses de la grille la virent passer en souriant à son époux. On se rappelait les sanglots de la princesse Louise au départ de Compiègne, et l'impression ne fut pas favorable à la princesse Marie, surtout dans la domesticité, témoins quotidiens de l'amour que tous les siens lui portaient.
Au fond, cette union comblait ses vœux. Elle, n'avait rien d'absolument inconvenant à son rang; l'assentiment de sa famille l'autorisait. L'exemple de la princesse Louise la réconciliait à la pensée d'un époux protestant. Cet époux lui plaisait beaucoup; et la vie indépendante et locomotive qu'elle prévoyait mener, lui paraissait, d'après ses goûts, bien préférable au partage d'un trône. Je ne sais si les années n'auraient pas amené d'autres pensées; mais, dans ce moment, elle était complètement satisfaite.
La princesse, comme tout ce qui est atteint de l'esprit artiste, avait la maladie des voyages, et les projets qu'elle formait déjà de visiter l'Italie, la Grèce, l'Orient, sans qu'aucun devoir fixât la résidence de son mari dans un lieu plutôt que dans un autre, lui semblaient une heureuse compensation à son peu d'importance sociale. Elle exprimait volontiers sa joie qu'il ne possédât pour tout état qu'une maison de campagne en Saxe, portant le singulier nom de Fantaisie.
Le Roi et la Reine, considérant avant tout la félicité de leur enfant, se montraient contents. Monsieur le duc d'Orléans ne dissimulait guère que le duc Alexandre lui paraissait fort mince comme alliance, et très lourd comme beau-frère.
(p. 300) Il aurait préféré que la princesse Marie restât fille, et s'en était expliqué avec elle, en lui témoignant le désir de renouveler entre eux le tendre exemple d'amitié fraternelle que le Roi et Madame Adélaïde leur montraient à chaque heure.
J'ai même lieu de croire qu'il alla jusqu'à lui représenter combien le prince, auquel elle allait se donner, lui semblait peu capable d'apprécier son mérite. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la princesse fut très blessée de la démarche de son frère et qu'il en est toujours resté un refroidissement sensible entre eux.
La dame allemande qui devait accompagner la princesse se trouva trop malade pour partir. Les deux jeunes époux en gardèrent le silence. La Reine apprit le soir que, dans sa fièvre d'indépendance, la princesse courait les grandes routes, tête à tête avec cet époux de quatre jours.
Le télégraphe leur porta l'ordre de s'arrêter, et la duchesse de Massa, dame d'honneur des princesses de France, fut expédiée en toute hâte pour les rejoindre et accompagner la duchesse de Wurtemberg jusqu'à la résidence de sa nouvelle famille.
Elle en témoigna bien un peu de contrariété mais son entrée en Allemagne en eut plus de convenance. Elle fut parfaitement accueillie par la duchesse de Cobourg, sœur du duc Alexandre, près de laquelle il avait élu domicile.
La princesse Marie, si ennuyée des exigences de son rang à Paris, se soumit merveilleusement à l'étiquette étroite des petites Cours allemandes qu'elle visita successivement pour faire connaissance avec les parents de son mari.
Mais l'amour est un grand fard et sa passion était devenue tellement vive qu'elle mandait un jour à la Reine sa mère qu'on ne pouvait imaginer rien de plus délicieux que de faire quinze lieues en traîneau, sur six pieds de (p. 301) neige, par quinze degrés de froid. Il faut que le camarade de traîneau soit bien agréable pour embellir autant une telle promenade! Au reste, toutes ses lettres respiraient le bonheur et contenaient des hymnes en l'honneur du duc Alexandre.
Toutefois, le goût de l'indépendance ne se démentait pas. Lorsque la petite Cour de Cobourg se transporta à Gotha, elle refusa de loger au palais et s'installa dans un pavillon contigu qu'elle fit meubler. Il était si peu vaste que le royal ménage ne le pouvait habiter qu'avec deux valets seulement.
La princesse avait, dès longtemps, la fantaisie de préparer de ses mains le chocolat qu'elle prenait de grand matin. Le poële allemand ne lui permettant pas de le faire sur son feu, comme en France, on lui apportait un petit réchaud à l'esprit-de-vin qu'on posait sur sa table de nuit. Un jour, la dentelle de son oreiller prit feu. La princesse et sa femme de chambre, en cherchant à l'éteindre, renversèrent le réchaud. L'esprit-de-vin enflammé se répandit sur tout le lit, placé dans une alcôve drapée de mousseline.
L'incendie fut si rapide, si complet, que la princesse n'eut que le temps de se sauver en pantoufles, enveloppée d'une robe de chambre que sa suivante lui jeta sur le corps. Leurs cris attirèrent le duc Alexandre; mais déjà on ne pouvait que difficilement entrer dans la chambre, et l'isolement où ils se trouvaient retarda tellement les secours que tout se trouva consumé.
Au reste, il aurait été fort difficile d'éteindre un feu si actif, dans un moment où un froid de dix-huit degrés ne permettait pas même l'espoir de se procurer de l'eau. Aussi le pavillon brûla-t-il jusqu'à terre et, dans ses ruines, furent enfouis tout ce que possédait la princesse Marie, ses diamants, ses parures, et, ce qui était plus irréparable (p. 302) et plus regretté par elle, ses albums, tous ses travaux d'art aussi bien que ses papiers.
On retrouva dans les cendres les diamants et les pierres précieuses. Je les ai vues, arriver ici presque calcinés; cependant on put encore tirer parti d'un assez bon nombre; mais toutes les montures et des perles magnifiques données par le Roi furent complètement perdues.
Selon l'habitude qu'elle s'était faite de prendre sur elle, la princesse Marie ne montra aucun effroi et médiocrement de regret; mais je ne puis me défendre de croire qu'un pareil événement, dans son état de grossesse, n'ait encore donné quelque atteinte à sa santé.
Jusque-là, ses lettres vantaient son embonpoint, et pourtant nous la vîmes arriver, quelques semaines après, fort changée et très amaigrie. Cela fut attribué à sa position.
Le Roi se donna le plaisir de lui faire retrouver, dans le pavillon qu'avec grand soin il lui avait construit à Neuilly, tout ce qui pouvait se réparer des pertes que l'incendie de Gotha lui avait fait subir.
Les premiers jours se passèrent avec joie et douceur dans le sein de sa famille; mais, bientôt, elle se renferma dans son appartement, avec le duc Alexandre, et ne supporta qu'avec une impatience marquée tout ce qui troublait leur tête-à-tête. Aucune personne, même de son ancienne intimité, n'était admise chez elle. À peine, de loin en loin, Olivia de Chabot y arrivait-elle.
Cela étonnait d'autant plus qu'au nombre des avantages que, la princesse Marie semblait priser le plus dans son mariage elle comptait la liberté de vivre dans la société et la possibilité de faire des visites, ce qui se présentait à son imagination comme le complément de l'agrément de la vie rationnelle.
(p. 303) Aller chercher la distraction qu'on veut, à l'heure où elle convient, n'en prendre que ce qui plaît, joindre les chances de l'imprévu à celles qu'on sait trouver, causer de tout avec tout le monde, sans gêne, et sans responsabilité, voilà la théorie qu'elle s'était faite de la visite. Je la lui ai souvent entendu professer, en se plaignant d'en être privée, et elle s'étonnait de nous voir rire de son utopie.
Loin de l'avoir rendue plus sociable, son indépendance de position ne l'avait donnée qu'à la solitude. Cela s'expliquait par deux motifs. D'abord par sa santé qui, la suite l'a prouvé, n'était que trop mauvaise, quoiqu'elle ne s'en plaignît jamais, ensuite par une souffrance morale dont j'ai acquis la certitude.
L'amour lui peignait le duc Alexandre orné de toutes les perfections et de toutes les distinctions; mais elle avait trop de perspicacité pour ne pas s'apercevoir qu'aux yeux de sa famille c'était un beau et bon garçon bien ennuyeux pour qui on avait beaucoup d'égards et peu de goût.
Elle ne pardonnait pas aux siens ce qui lui semblait une injustice, et, très probablement, le prince, qui l'adorait avec dévouement, plus à son aise dans leur intérieur, s'y montrait moins gauche qu'au milieu de ses beaux-frères dont la supériorité l'écrasait. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'ancienne intimité ne se rétablit pas entre la princesse Marie et ses frères.
Quoique la fin de sa grossesse fût pénible, elle accoucha très heureusement, le 30 juillet 1838, d'un enfant si énorme qu'on attribua ses souffrances précédentes à cette cause, et, pendant quelques semaines, son état ne donna nulle inquiétude; mais, loin de se rétablir, elle s'affaiblissait de plus en plus et son dépérissement augmentait.
(p. 304) Le Roi fut le premier à s'en alarmer; il exigea une consultation. La princesse y répugnait. Quelques mois de séjour dans l'air pur de l'Allemagne suffiraient, assurait-elle, à son rétablissement. Toutefois les craintes du Roi furent confirmées par la Faculté, et le docteur Chomel prévint monsieur le duc d'Orléans du danger imminent de sa sœur.
Le reste de la famille conserva quelque sécurité. On manda un médecin de Bruxelles. Il encouragea les espérances, en ordonnant néanmoins, comme ses confrères français, l'air doux du Midi.
On arracha à grand'peine le consentement de la princesse Marie. Elle voulait absolument passer l'hiver dans son château de Fantaisie qu'elle n'avait pas encore vu. Les sollicitations de sa famille l'emportèrent enfin.
Le duc Alexandre s'y joignit, plus par déférence que par conviction, car sa femme lui disait qu'elle n'était pas malade. Il la croyait en cela, comme en toutes choses, et l'idée de la contrarier lui était très pénible.
On désirait qu'elle fixât son séjour dans une ville du midi de la France. La Reine l'en supplia, en lui disant qu'elle irait lui faire une visite dans le cours de l'hiver, sans pouvoir l'obtenir. Madame Adélaïde s'offrit à l'accompagner partout où elle voudrait aller et fut également repoussée avec pétulance. Son caractère était complètement changé.
Cette personne, si maîtresse d'elle-même, était devenue irritable à l'excès, et son antipathie pour tout ce qui n'était pas allemand était portée jusqu'à la manie.
Elle fit appeler un médecin de Cobourg pour la soigner. Il se trompa sur son état et avança peut-être sa mort de quelques semaines; mais elle était trop profondément atteinte pour que rien la pût sauver, et les paroles de sécurité, sur l'efficacité du traitement que l'allemand (p. 305) comptait faire suivre à la princesse pendant le voyage eurent l'avantage de rendre la séparation moins déchirante pour sa famille.
Une fois qu'elle eut consenti à se rendre en Italie, la duchesse de Wurtemberg témoigna un si vif empressement de partir que, l'arrivée de la reine des Belges ayant retardé son voyage de quarante-huit heures, elle ne put lui cacher la contrariété qu'elle en éprouvait et reçut presque froidement cette chère moitié d'elle-même.
Tous les siens l'accompagnèrent jusqu'à Fontainebleau. Elle en prit congé amicalement, mais très calmement, leur donnant rendez-vous pour l'automne suivant dans ce même palais de Fontainebleau. Toutefois, en embrassant la reine des Belges, elle lui dit très bas: «Louise, ne m'oublie jamais.»
Ce fut la seule circonstance qui pût donner lieu de croire que son air enjoué était feint.
Le Roi, en remontant le perron après l'avoir mise en voiture, ne put retenir ses larmes. La Reine alla cacher son trouble au pied de la croix, son refuge ordinaire, mais elle conservait plus d'espérance que le Roi.
Le voyage s'accomplit assez heureusement. Le médecin allemand envoyait chaque jour un bulletin scientifique où on ne comprenait pas grand'chose. Le prince, suivant en cela la volonté de sa femme, mandait qu'elle allait mieux; elle-même le confirmait par quelques lignes.
Enfin une longue lettre de sa propre main, écrite d'une des villes de la rivière de Gênes, sous l'influence du beau ciel, de la belle mer, des beaux sites, dont l'aspect avait réveillé ses impressions d'artiste, porta la joie dans les Tuileries.
Mais, à peine arrivée à Gênes, le temps se gâta, et ce besoin de locomotion, triste et dernier symptôme des maladies de poitrine, se fit de nouveau sentir. (p. 306) Après avoir changé trois fois de palais et sept fois de chambre en dix jours, la princesse voulut absolument partir.
Monsieur de Rumigny, ambassadeur de France à Turin, fort dévoué à la famille royale et qui s'était rendu à Gênes, manda au ministre des affaires étrangères qu'après avoir bien pesé toutes les considérations, la contrariété de rester à Gênes paraissait faire tant de mal à la princesse qu'on se décidait à la laisser partir, quoique le médecin eût peu d'espoir de la voir arriver jusqu'à Pise. Il annonçait prendre sur lui de quitter son poste pour l'accompagner, tant il croyait le cas urgent.
Le comte Molé reçut du Roi la triste mission de communiquer cette dépêche à la Reine. Elle tomba au milieu de la famille comme une bombe. Jusque-là, on n'était inquiet que pour un avenir qu'on croyait encore fort éloigné.
La Reine sacrifia son désir d'aller trouver sa fille. Elle sentait les difficultés qui s'opposaient à ce qu'elle traversât toute l'Italie. Monsieur le duc de Nemours partit seul, espérant à peine retrouver sa sœur; mais, contrairement à toutes les prévisions, le voyage lui avait été salutaire et, deux jours après son arrivée à Pise, elle écrivit plusieurs longues lettres. Dans celle à la Reine, elle disait qu'elle se sentait renaître sous ce ciel si pur et si doux.
Elle écrivait à Olivia de Chabot des instructions sur des étrennes qu'elle destinait à quelques pensionnaires de sa charité. Elle chargeait enfin monsieur le duc d'Orléans de lui envoyer des albums, des crayons, des pinceaux et un tabouret pour dessiner d'après nature, ainsi que le temps semblait bientôt devoir le permettre.
Ces lettres ramenèrent la sécurité. On crut à une crise terminée favorablement et précédant une guérison.
(p. 307) On avait craint que l'arrivée inopinée de monsieur le duc de Nemours n'effrayât la princesse; mais il est toujours facile de tromper un malade: on la lui expliqua, sous un prétexte quelconque. Elle accueillit son frère avec joie et ne lui parut pas aussi mal qu'il le craignait.
Elle se leva et passa trois heures à dessiner avec lui. Ce récit contribua à rassurer ici; l'illusion fut complète. Les réceptions du jour de l'an eurent lieu comme de coutume.
Cependant, les lettres de monsieur le duc de Nemours devinrent de moins en moins satisfaisantes. Celle reçue le jeudi 3 janvier parut si alarmante qu'elle inspira à la Reine le plus vif désir de partir et, simultanément au Roi celui de la retenir, persuadé qu'elle n'arriverait plus à temps.
Elle répondit à cette objection que déjà on l'avait opposée au départ de monsieur le duc de Nemours et qu'il était depuis quinze jours au chevet du lit de sa sœur.
Le Roi ne fit plus de difficultés. L'ordre fut donné de préparer à Toulon un bateau à vapeur pour transporter la Reine à Livourne d'où elle gagnerait facilement Pise, sans traverser d'autres États, et le télégraphe appela la reine des Belges qui devait, accompagner sa mère.
Le départ fut fixé au lundi. La reine Louise arriva le dimanche; mais les nouvelles étaient tellement mauvaises que le voyage fut contremandé le lundi même et, le mardi, monsieur Molé eut la douloureuse mission d'annoncer la mort.
La Reine s'écria: «Mon Dieu! vous avez un ange de plus, mais j'ai perdu ma fille.» Et elle courut s'enfermer dans la chapelle d'où le Roi seul eut le crédit de l'arracher au bout de quelques heures.
Malgré son grand courage, sa rare piété, son admirable (p. 308) résignation, ce chagrin intime fit en elle un ravage si profond que son changement, lorsque je la vis le surlendemain, était effrayant.
Les détails qu'elle recueillit bientôt sur les derniers moments de sa sainte fille, ainsi qu'elle l'appelle, devinrent un grand adoucissement à sa douleur et en changèrent l'amertume en une sorte d'admiration passionnée. Elle invoque sa fille, en même temps qu'elle la pleure.
La solennité de Noël avait servi de prétexte, ou de motif, à la duchesse de Wurtemberg pour chercher les consolations de la religion. Le vicaire apostolique de Pise, appelé auprès d'elle, avait été aussi touché qu'édifié des dispositions où il avait trouvé cette sainte princesse, ainsi que s'exprimait la lettre d'un légitimiste, en me mandant cette circonstance.
Un nouveau traitement, suite d'une consultation demandée par monsieur le duc de Nemours, avait amené un léger soulagement; mais les accidents reparurent, et, le 30 décembre, elle eut une faiblesse très prolongée.
Le lendemain matin, se trouvant seule avec son frère, elle lui dit:
«Nemours, tu me connais assez pour savoir que je puis supporter la vérité, mais que je la veux; dis-moi, suis-je très mal?
—Très mal, non; mais, depuis hier soir, les médecins sont inquiets.
—Merci, mon frère; je te comprends.»
Voyant alors rentrer le duc Alexandre, qui s'était éloigné un moment, elle mit son doigt sur sa bouche, en faisant chut, et ne parut pas autrement troublée. Seulement, on s'aperçut qu'elle devenait plus caressante pour son frère et son mari; mais, depuis ce moment, elle ne demanda plus son petit enfant.
(p. 309) Elle fit appeler sa dame d'honneur, madame Spietz, catholique ainsi qu'elle, et la chargea de tous les détails religieux avec une présence d'esprit qui ne se démentit pas un instant, malgré les fréquents évanouissements où elle tombait; et bientôt, entourée des secours qu'elle avait réclamés, elle ajouta les paroles les plus élevées et les plus touchantes aux prières des prêtres où elle ne manquait pas de prendre part.
Les souvenirs de sa famille se mêlaient tendrement aux adieux qu'elle adressait près d'elle; et, dans les deux derniers jours de sa jeune carrière, elle se montra aussi expansive qu'elle avait été habituellement contenue jusque-là. Son âme, tout à la fois pieuse et passionnée, semblait comprendre qu'elle allait s'élancer vers sa véritable patrie.
Le 2 janvier, après un état d'épuisement tel que pendant plus de trois heures on penchait l'oreille pour s'assurer si elle respirait encore, elle se ranima tout à coup. Monsieur le duc de Nemours dit ne l'avoir jamais vue si belle.
Ses yeux reprirent leur brillant éclat, sa physionomie s'éclaira; elle se redressa sur sa couche de mort, regarda autour d'elle, sourit à son mari et à son frère, les attira près d'elle, les embrassa tendrement, puis leur dit d'une voix forte, mais naturelle:
«Mes amis, voyez la puissance de la religion! J'ai vingt-cinq ans, je suis heureuse... bien heureuse, reprit-elle en serrant la main de son mari, et je meurs contente; Nemours, ne l'oublie pas, et dis-le à Chartres.»
Ce furent ses dernières paroles. Sa figure conserva encore quelque temps une expression de béatitude. Ses yeux restèrent ouverts, comme s'ils lui montraient une vision pleine de douceur; puis les évanouissements se succédèrent, jusqu'à ce que la vie eût complètement disparu.
(p. 310) Telle a été la vie, telle a été la mort de Marie d'Orléans, duchesse de Wurtemberg. Avec mille belles, grandes et nobles qualités, il lui manquait un peu d'argile vulgaire pour les maintenir à leur place; elles lui ont fait une guerre intestine où elle a succombé.
Je crois que cette disposition est plus rare sur les marches du trône que dans les autres classes de la société; mais, partout, elle porte le désordre et doit être réprimée dès la première enfance.
La désolation de la famille royale fut extrême. Monsieur le duc d'Orléans, auquel ses dernières paroles avaient été consacrées, témoigna d'une amère douleur. Les récits de monsieur le duc de Nemours, et l'impression qu'il avait reçue d'une mort si édifiante, furent pour sa pieuse mère la plus grande consolation qu'elle pût recevoir.
Elle en puisa aussi dans le sourire du pauvre petit prince Philippe, trop jeune pour connaître son malheur et qu'elle accueillit d'une tendresse toute maternelle.
Le duc Alexandre le lui ramena et le remit entre ses mains, avec une confiance dont elle fut profondément touchée. Après avoir rendu les soins les plus tendres a la princesse son épouse, il la pleura de façon à s'assurer l'affection sincère de toute sa famille.
Le corps de la princesse Marie, rapporté à Marseille, traversa la France; et ce cortège funèbre fut partout entouré d'hommages et de regrets.
On aurait souhaité, c'était le vœu des ministres, qu'elle fût enterrée à Saint-Denis; mais les désirs de la Reine prévalurent, et sa fille fut transportée à Dreux, où déjà elle avait deux enfants rendus à ce Dieu qui les lui avait donnés.
Le Roi, les princes ses fils, et le duc de Wurtemberg, arrivé de la veille, allèrent recevoir ces tristes dépouilles d'une femme si brillante et si aimée. La cérémonie fut (p. 311) rendue des plus touchantes par leur douleur mal contenue.
Les prières de l'Église achevées, ils descendirent dans le caveau et, avant d'abandonner ce cercueil à la solitude de sa dernière demeure, chacun d'eux, à genoux, colla ses lèvres dessus, en lui disant un long adieu.
Ils étaient déjà remontés, lorsque monsieur le duc d'Orléans, s'arrêtant brusquement, retourna sur ses pas et, à travers d'amers sanglots, s'agenouilla de nouveau et baisa le cercueil encore une fois en s'écriant: «Pour Joinville».
Ce souvenir du frère absent (monsieur le prince de Joinville assistait alors à la prise de Saint-Jean d'Ulloa) dans celui qui doit être un jour le chef de la famille m'a paru un trop bon et trop heureux sentiment dans l'avenir de tous pour négliger de le rapporter. Le petit nombre des assistants en furent vivement émus.
En outre de la Jeanne d'Arc, de l'ange de Moore portant une larme au ciel et des figurines du plateau de monsieur le duc d'Orléans, dont j'ai déjà parlé, la duchesse de Wurtemberg a laissé une statue d'ange ouvrant la porte du ciel, quelques bas-reliefs tirés du poème d'Ahasvérus, le buste de la reine des Belges et celui de son fils aîné. Les portefeuilles de ses dessins ont été perdus dans l'incendie du palais de Gotha.
Pages.
Avant-propos 1
Une semaine de Juillet 1830 5
Expédition de madame la duchesse de Berry en 1832 99
Fontainebleau en 1834 210
Mariage de monseigneur le duc d'Orléans en 1837. Ouverture de Versailles 230
Mort de monsieur de Talleyrand en 1838 257
Mort de Son Altesse Royale la princesse Marie d'Orléans, duchesse de Wurtemberg (1839) 281
Note 1: Il y a pourtant un fait dont j'ai la certitude, il peint tellement le prince de Polignac que je ne puis résister à le citer. Le dimanche soir, les ordonnances étant signées et tandis qu'on imprimait le Moniteur, monsieur de Polignac dans son plus intime intérieur, entouré de gens sur lesquels il pouvait entièrement compter, mit la conversation sur les discours du trône pour l'ouverture des Chambres. Pendant une heure et demie, il en discuta chaque parole, accueillant les objections et les combattant ou les admettant, comme la plus sérieuse chose du monde.
On ne comprend pas comment, dans de pareilles conjectures, l'homme sur lequel pesait une si grande responsabilité pouvait avoir le sang-froid, ou plutôt la puérilité d'une telle comédie, ni ce qui pouvait l'amuser dans une mystification faite à des gens tout à fait dans sa dépendance.[Retour du texte principal]
Note 2: L'abbé de Montesquiou, arrêté à la barrière, ne parvint pas à Saint-Cloud.[Retour du texte principal]
Note 3: Le comte de Broglie, gouverneur de l'école de Saint-Cyr, arriva dans l'après-midi du mercredi à Saint-Cloud, fort effrayé de ce qu'il avait appris et de ce qu'il avait vu en traversant Versailles. Le Roi l'écouta patiemment et prit la peine de le rassurer longuement. Le voyant enfin se retirer toujours aussi inquiet, il l'arrêta par le bras, et lui dit: «Comte de Broglie, vous êtes homme de Foi, vous. Ayez donc confiance, Jules a vu la sainte Vierge encore cette nuit; elle lui a ordonné de persévérer et promis que ceci se terminerait bien.» Tout dévot qu'était le comte de Broglie, il pensa tomber à la renverse à une pareille confidence.
J'ai aussi la certitude que, dans les premiers jours de son retour à Paris, le duc de Luxembourg, capitaine des gardes de service à cette époque, a dit que le départ de Rambouillet n'avait été décidé ni par le maréchal Maison ni par monsieur Odilon Barrot, mais par les conseils de Martin, le voyant.
Le Roi l'avait envoyé consulter par monsieur de La Rochejaquelein. Il arriva au moment où les commissaires sortaient, eut une conférence avec le Roi, et l'ordre du départ fut aussitôt donné.
Depuis, je crois, monsieur de Luxembourg a nié ce fait; mais il me fut rapporté par sa sœur au moment où il venait de le lui dire dans tous ses détails. Puisse-t-il avoir ainsi gagné le royaume du ciel! il a perdu celui de la terre.[Retour du texte principal]