The Project Gutenberg eBook of Le chemin qui descend This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le chemin qui descend Author: Henri Ardel Release date: January 20, 2010 [eBook #31032] Language: French Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN QUI DESCEND *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net HENRI ARDEL LE CHEMIN QUI DESCEND PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE--6e _Tous droits réservés_ Copyright 1916 by Plon-Nourrit et Cie. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. _A_ _MADEMOISELLE GEORGETTE FILON_ _Ce livre qu'elle a aimé_. _Très amicalement_ _H. A._ LE CHEMIN QUI DESCEND I Assise sur le rebord de la fenêtre large ouverte, le vent de mer soulevant les boucles courtes autour de son front, Claude, la tête un peu penchée, lisait la lettre dont l'enveloppe était tombée par terre, à ses pieds. «Alors, enfant, c'est convenu, je t'attends jeudi, égoïstement contente que la fin de septembre ramène au gîte la voyageuse. Notre _home_ est si calme! Trop calme sans voix jeune, sans violon, sans livre abandonné jusque dans mon cabinet... Trop d'ordre, en vérité... «Tu ris, petite fille; et tu penses que six semaines de solitude ont transformé ta grande amie, à ce point qu'au docteur Élisabeth Ronal ne suffisent plus ses malades et les malheureux de toute sorte qu'elle est si heureuse, pourtant, de voir s'agripper à elle. C'est que ce docteur a pour vous, petite, un coeur de maman, vous le savez bien! «C'est pourquoi, elle désire fort votre retour; et se préoccupe de votre hiver... Une fille de dix-huit ans bien sonnés, ayant le droit et le devoir de commencer à se débrouiller dans la vie, quand...--faut-il le regretter?... j'estime que non...--quand cette vie ne lui offre pas une route toute tracée, sablée d'or. Je pense, en effet, que c'est l'effort, bravement accepté et accompli, qui crée l'être de valeur. Et, à tous égards, je suis ambitieuse pour toi, mon enfant selon l'affection. «Mais, de toutes ces graves questions, nous allons causer bientôt... «Bonsoir, chérie. Je te laisse parce que j'ai encore beaucoup à «paperasser» avant de pouvoir aller dormir. Et je suis un brin lasse. Car, tantôt, il est venu au dispensaire beaucoup de misère et de souffrances; et nous avons dû nous dépenser pour soigner, apaiser, soutenir... «Un tendre baiser, ma petite fille, et bon retour!» Lentement, le geste machinal, Claude plia le papier et releva la tête; son regard cherchait l'horizon, d'où le vent d'équinoxe entraînait, sur la plage déserte, de grosses vagues limoneuses qui venaient s'écraser sur le galet. La mer était toute proche; au delà des prairies où paissaient des vaches paresseuses; après la route grimpant vers Landemer que bordaient de vieux arbres magnifiquement déjetés et tordus par le souffle du large. Les yeux de Claude enveloppaient le paysage qu'elle avait aimé, et soudain, elle murmura lentement: --Partir... Oui, je vais partir... Que cela me paraît dur!... Est-ce l'effet des vacances?... Comme je me sens lâche! Elle avait croisé les mains autour de son genou; et, immobile, le visage vers la mer, elle songeait. Des images, des souvenirs, des pensées imprécises erraient, confus, en son cerveau; pareils à des ombres qu'elle regardait presque curieusement,--interrogative un peu, aussi. Et attentive devant ce monde mystérieux qu'elle apercevait au plus profond de son âme, elle devenait étrangère aux choses extérieures. Elle n'entendait même pas l'éclat des rires, les voix aiguës des fillettes jouant dans la prairie allongée vers la route qui passait plus bas... Les fillettes de la colonie de vacances auxquelles la présidente de l'oeuvre, la vieille marquise de Ryeux, donnait l'hospitalité dans l'une de ses fermes, aménagée à cet effet; celle qui hébergeait aussi Claude et sa compagne, Mlle de Villebon, surveillante volontaire de la bande des vingt-cinq gamines. Mais une rafale emporta brusquement, des mains de Claude, la lettre qu'elle tenait encore et la jeta à terre. Aussitôt alors, d'un bond souple de créature très jeune, elle se mit debout. Ramassant les feuillets, elle les posa sur la table, passablement encombrée. Beaucoup de livres; des cahiers de musique; un buvard fermé près de l'encrier; et, dans un vase de grès, veiné de flammes, deux lourdes roses thé dont la senteur forte s'épandait dans la chambre, où librement entrait l'air vif, saturé d'odeurs salines. Elle était très humble, cette chambre, meublée par les fermiers, qui, aux jours d'été, la louaient aux étrangers désireux de payer peu... Un pauvre lit de noyer; des chaises de paille; une vaste armoire normande; aux murs, un pâle papier gris, enguirlandé de bleuets fanés où des rectangles plus foncés indiquaient de naïves réparations, et la place des pitoyables lithographies que Claude avait bien vite enlevées. Et dans ce cadre, modestement laid,--qui pour faire oublier sa laideur offrait la vision d'un superbe horizon de mer,--dans ce cadre, des raffinements inattendus, oeuvre de son hôte passagère: la bande harmonieuse d'un voile indien cachant le marbre fendu de la cheminée; tout un jeu de brosses d'écaille, chiffrées de filigrane d'or; des flacons coiffés d'argent sur un tapis de linon, incrusté de guipure; un violon; et sur la commode, revêtue elle aussi d'une toile rousse ajourée, quelques photographies de musiciens que dominait la tête tourmentée de Beethoven; puis une reproduction en gravure de l'«Orphée» de Gustave Moreau. Mais pas un portrait qui pût dévoiler la vie de coeur de Claude Suzore; pas même celui de la grande amie qui l'avait élevée, orpheline, remplaçant sa mère morte toute jeune. La lettre mise dans son buvard, elle demeurait debout, les yeux vers la mer. Elle avait noué ses mains croisées derrière la nuque, renversant un peu la tête et le buste. Et la glace verdissante reflétait le jet svelte d'une forme souple extrêmement, sous la blouse lâche et la jupe unie qui modelait la ligne des hanches... Ainsi, dans l'eau obscure du miroir, apparut le visage qui ne se laissait pas facilement oublier car il avait l'originalité, un peu ambiguë, de certaines têtes d'adolescent chez les maîtres italiens... Cela, à cause, peut-être, des boucles courtes, d'un châtain cuivré, qui échappaient aux bandeaux, séparés par la raie de côté, tandis que la masse des cheveux se tordait, lourde, sur la nuque. Dans la chaude blancheur de la peau, les sourcils s'allongeaient,--en un trait si net qu'il en était presque dur,--au-dessus des prunelles larges et sombres qui ne livraient point l'intimité de l'âme; des prunelles un peu dédaigneuses comme l'étaient, au repos, les lèvres volontaires, que la vie jeune empourprait. Comme elle tournait à demi la tête, Claude rencontra son image. Alors, sans un mouvement, elle la considéra, comme elle eût contemplé celle d'une étrangère qu'elle aurait soudain interrogée. Puis, tout ensemble railleuse et grave, elle marmotta: --Oui, Claude, ma chère, c'est fini le bon temps de la liberté! De nouveau, vous allez vous retrouver à l'attache... Que va-t-il faire de vous, l'hiver qui vient?... En elle, frémissait encore l'espèce de révolte qui, tout à coup, avait jailli de quelque mystérieux abîme en son âme, quand la lettre d'Élisabeth Ronal avait éveillé la brusque vision des entraves, des obligations, des difficultés de toute sorte qu'allait lui imposer la nécessité de tracer son sillage d'artiste... Puisqu'elle était de celles qui doivent faire leur vie... Non qu'elle hésitât jamais devant la peine. L'exemple et l'éducation d'Élisabeth Ronal l'avaient bien trempée; et un orgueil inné lui faisait aimer l'idée directrice de sa vie, «ne rien devoir qu'à elle-même». Dans le cabinet de travail de cette amie d'enfance de sa mère, qui l'élevait, petite fille isolée ne pouvant porter le nom de son père, elle avait entendu soulever, remuer, discuter bien des questions, par des esprits la plupart très supérieurs; analyser le rôle de la femme, de la jeune fille du vingtième siècle, consciente de ses responsabilités librement acceptées; de ses droits, égaux à ceux de l'homme, qui, pour elle, pouvait être un allié, jamais un maître,--sinon un maître intellectuel, un éducateur de par sa valeur morale. Très intelligente, passionnément avide d'apprendre, elle avait mené, très jeune, la vie d'une étudiante dont le cerveau possède d'inlassables curiosités. Cloîtrée avec joie dans le travail, aux heures où elle n'appartenait pas toute à son violon et au Conservatoire, elle s'en allait, insatiable d'entendre, suivre en Sorbonne les leçons faites par les personnalités qui l'attiraient; écoutant cours et conférences, comme jadis les Hébreux recevaient la manne vivifiante; mais accueillant la parole entendue avec une audacieuse indépendance de jugement. Et encore, elle aidait le docteur Élisabeth au dispensaire--dont celle-ci était directrice,--mêlée au groupe des infirmières volontaires, toutes des femmes du monde. Souvent, elle lui avait été un précieux secrétaire. Non, ce n'était pas devant les perspectives de sa laborieuse existence que se rebellait en elle un obscur instinct. Mais on eût dit que les deux derniers mois, où elle venait de vivre uniquement à sa guise, avaient éveillé en elle une soif de liberté que, jusqu'alors, elle n'avait jamais connue, même en ses précédentes vacances. Tout à coup, sa pensée, habituée à l'analyse psychologique, découvrait l'existence d'une Claude nouvelle, venue elle ne savait d'où, à qui le devoir semblait une belle boîte vide dans laquelle il était bien naïf d'enfermer sa vie. Une Claude nouvelle qui considérait, stupéfaite, telle une étrangère, l'autre Claude, l'ancienne, celle qui avait quitté Paris au début d'août, lasse de l'âpre labeur de l'année, spontanément cherché. La nouvelle Claude, elle, était flâneuse; elle adorait courir les chemins de falaise; y ouvrir, à sa fantaisie seulement, sans méthode, le livre qu'elle emportait toujours; ou même, demeurer inactive, la pensée nonchalante, à contempler la course des vagues, les neiges de l'écume, les jeux changeants de la lumière sur la houle des eaux, sur les branches que cuivrait l'automne approchant. Cette Claude-là pensait avec une soudaine répulsion au pauvre quartier de Charonne où elle devait vivre, de par le choix de Mme Ronal qui voulait demeurer parmi les humbles, auxquels, toute, elle s'était consacrée. Cette Claude-là était avide d'une atmosphère d'élégance, de beauté autour d'elle. Pour elle-même, elle eût voulu faire de la musique, pour sa propre jouissance, pour l'Art seul... Non pour gagner sa vie, dépendant du public qu'elle méprisait, surtout quand c'était un public de gens du monde... Et pourtant, ces gens du monde, elle en avait besoin pour «arriver». Or, si impérieusement, elle voulait arriver! Alors... alors... Le flot tumultueux de sa pensée bondissait en elle une fois encore, tandis que, sans un mouvement, elle considérait, distraite, son image, dans la glace étroite. Puis, soudain, elle haussa les épaules, le visage volontaire. A quoi bon gaspiller en réflexions vaines quelques-unes des précieuses minutes de liberté qui lui restaient encore... Mieux valait s'en aller, une fois de plus, errer dans ces sentiers qu'elle aimait. --Ce que va être l'hiver, je le verrai bien. C'est toujours intéressant, l'imprévu. Comme Élisabeth me trouverait lâche, aujourd'hui! Vive, elle mettait sa longue veste de tricot, enfonçait, sans un regard vers la glace, le polo de laine émeraude sur ses boucles courtes; puis elle descendit, en courant comme une gamine, les marches de l'escalier de bois qui résonnaient sous le heurt de son pied. II Au seuil de la maison, qui était campée sur la hauteur, une rafale l'enveloppa, dont elle huma la saveur de sel, d'eau, de verdure... Aussi, y flottait une odeur de terre humide qui montait du jardinet où tremblaient les fleurs de septembre, mordues par la rude brise. Mais cette rudesse même enivrait l'être jeune de Claude; et un éclair de plaisir avait flambé dans ses prunelles quand elle avait senti sur son visage le souffle violent. La bouche avide, elle murmura: --Que c'est bon! Oh! que c'est bon! Et vraiment, il semblait que cet âpre vent de mer eût, pour elle, la volupté d'une caresse. Rapidement, elle allait gagner la route. Mais, au passage, une voix l'appela: --Claude!... Vous sortez? C'était Mlle de Villebon qui surveillait les petites, dispersées dans la prairie qu'elle-même arpentait de long en large, car il faisait trop froid pour qu'elle pût demeurer assise. Elle était grande et lourde, avec un visage doux, des yeux clairs et très bons. Comme Claude se rapprochait, arrêtée par son appel, elle répéta: --Vous sortez? --Oui... je m'en vais voir la mer... --Peut-être, alors, vous pourriez entrer au château, dire à Mme de Ryeux que c'est inutile qu'elle envoie le docteur, demain, pour Adèle Poulain, qui n'a plus de fièvre du tout. Elle avait dû goûter trop de pommes sur la route, hier, à la promenade. --Peut-être, fit Claude avec une paisible indifférence. Chère mademoiselle de Villebon, je vous promets de monter au Bois-fleuri demain, à la première heure, si vous le souhaitez. Mais aujourd'hui, laissez-moi aller me promener pendant que le jour le permet encore. Le crépuscule vient si vite, maintenant! --C'est vrai! Bientôt je vais faire rentrer les enfants. Il ne fait pas chaud. --Il fait même très froid dans cette prairie. Mademoiselle Cécile, vous devez être gelée! --Je marche, Claude. --Mais c'est très fatigant de piétiner ainsi. Vous devriez emmener vos petites, trotter sur la route, faire un bon _footing_. Douce, Mlle de Villebon répliqua: --Elles s'amuseraient beaucoup moins! Claude l'enveloppa d'un indéfinissable regard: --Mademoiselle Cécile, vous êtes une femme prodigieuse! Quand je pense que, sans y être obligée, pour l'amour de Dieu et de vos semblables, vous donnez ainsi votre temps, votre peine, votre cerveau et votre coeur... je ne parle pas de votre fortune!... à toutes ces gamines qui ne vous en auront aucun gré, quand je pense cela, je me sens sombrer dans un abîme d'humilité. Mlle de Villebon avait rougi, embarrassée par ces paroles jugées, par elle, bien trop flatteuses; et presque comme si elle se fût excusée, elle dit timidement: --Claude, ces petites m'intéressent beaucoup! --Parce que le ciel vous a gratifiée d'une très belle âme!... Que n'a-t-il été aussi généreux à mon égard!... Je suis navrée d'être obligée de me reconnaître une créature tout à fait inférieure, depuis que je viens de lire la lettre d'Élisabeth qui évoquait le spectre de l'austère Devoir... Avec une majuscule, comme il convient au nom des divinités, accablant sans pitié la pauvre humanité. --Vous vous calomniez, Claude. Le docteur vous a écrit? --Pour me rappeler qu'elle m'attend jeudi, oui... Donc que mes vacances sont finies, bien finies! Évidemment, un jour ou l'autre, il me fallait aller reprendre la chaîne. Mais je suis comme les enfants. Il me paraissait que ce jour ne viendrait jamais! Du bout de son pied, mince dans le cuir fauve, elle tourmentait l'herbe flétrie. D'un geste garçonnier, elle avait croisé ses deux mains derrière son dos. --Oh! Claude, cette chaîne n'est pas lourde! --Peut-être... Mais tout de même, c'est une chaîne! De nouveau, le masque volontaire devenait dur. --Je vais être prisonnière de la stupide nécessité de gagner ma vie, de dépendre de la critique, des journalistes, du public, surtout de l'inepte public des gens du monde; être contrainte de travailler pour eux; de jouer devant eux pour qu'ils me payent...--oh! horreur!...--en espèces sonnantes, la musique que je voudrais faire pour moi seule... tout au plus, pour quelques élus. Je devrai leur faire entendre des abominations musicales, des oeuvres infimes à en pleurer! parce que ce sont les seules qu'ils puissent comprendre... Donc... --Oh! Claude, que vous êtes méchante et injuste pour les gens du monde! Mlle de Villebon avait parlé d'un accent si désolé que Claude se mit à rire; et, une seconde, elle eut ainsi une mine de petite fille amusée par une taquinerie qu'elle a réussie. --Suis-je vraiment méchante? chère bonne mademoiselle. Injuste?... Non sûrement! Pour vous faire plaisir, je vous accorde, dans la phalange que vous défendez, une créature compétente en matière d'art, sur... Voyons... sur?... mettons trente... Les autres?... la nullité, l'ignorance même. Pour quelques-uns, les amateurs instinctifs, des lueurs plus ou moins vagues... Et pour tous, pour presque tous... des prétentions... risibles! Vous savez, mademoiselle, voilà deux ans que mon violon et moi, nous fréquentons les «thés» dans de somptueux salons, remplis de belles madames et de messieurs aux cravates impeccables. Deux ans que j'y regarde autour de moi. Ah! bonne mademoiselle Cécile, les pauvres que tous ces gens très chics! --Claude, vous êtes une petite anarchiste! La jeune fille se prit à rire. A côté de Mlle de Villebon, elle s'était mise à marcher, à travers la prairie où le vent de mer balayait des feuilles desséchées. --Une anarchiste?... Oh! pas du tout... Je ne prétends rien bouleverser... Seulement j'enrage d'être contrainte de chercher--et de subir--les applaudissements de ces gens-là, parce qu'il le faut pour ma carrière... Car ils ont une qualité... Voyez, je reconnais la vérité... Quand ils agréent une artiste, ils lui sont un excellent tremplin. Et je veux, oh! oui, je veux le succès... comme je veux tant d'autres choses encore!... Même des choses impossibles à atteindre, semble-t-il... que j'aurai pourtant! Mlle de Villebon avait coulé vers elle un regard un peu effaré. Très rarement, Claude Suzore livrait sa pensée. Mais Mlle de Villebon ne comptait guère pour elle; à peu près autant que les gamines de la colonie de vacances. Aussi, en sa présence, il lui arrivait de songer tout haut; et quelquefois déjà, elle avait eu des boutades qui désorientaient la compagne à qui l'avait confiée Élisabeth Ronal, pour le séjour à Landemer. Très candide, Mlle de Villebon était incapable de démêler si Claude parlait ou non sérieusement; mais elle était consciente de sa sincérité d'accent. Qu'y avait-il au fond de cette âme fermée où, par instants, semblaient résonner des grondements d'orage!... Elles firent quelques pas en silence. Claude s'absorbait en elle-même, soudain oublieuse d'une présence étrangère près d'elle; et à peine, elle s'aperçut que Mlle de Villebon la quittait pour remettre la paix entre deux petites, hérissées l'une contre l'autre pour un coup de croquet incertain. Le calme rétabli, elle revint, d'ailleurs, vers la jeune fille, adossée à un arbre, avec de larges prunelles qui regardaient dans l'invisible monde de son âme. Et une exclamation résuma sa confuse impression: --Quelle drôle de petite fille vous êtes, Claude. La jeune fille eut un imperceptible tressaillement de créature ramenée de loin, et l'énigmatique sourire souleva un peu ses lèvres, fermes et souples: --Ah! mademoiselle, chère mademoiselle à la belle âme, j'ai bien peur de n'être plus du tout une petite fille! Le Conservatoire et la vie se sont réunis pour faire de moi, tout au moins, une grande fille! Ne bondissez pas, mademoiselle Cécile, mais je crains bien que, de nous deux, je sois peut-être la plus vieille, quoique mes dix-huit ans viennent de sonner. --Ah! que ce serait malheureux! Claude. --Malheureux?... Pourquoi?... Au contraire... Puisque la destinée m'oblige à me débrouiller, dès maintenant, dans le monde, il est bienfaisant que j'aie appris... sans le chercher!... à voir un peu, déjà, ce qu'il est, pour de vrai! Vous, mademoiselle Cécile, vous vivez en compagnie de votre idéal, de vos patronages, de vos pauvres... Vous ignorez... vous pouvez ignorer un tas de menues et de grandes choses vilaines, mesquines, décevantes ou même trop... tentantes, pour les pauvres étudiantes et artistes dépourvues de fortune; par suite, obligées de connaître tous les moyens de gagner leur vie!... --Mais, Claude, je vous assure que je sais très bien le prix de l'argent, dit Mlle de Villebon, du ton contrit dont elle se fût excusée d'un défaut. Presque âprement, Claude, tout de suite, riposta: --Mais non, vous ne savez pas, mademoiselle Cécile; vous ne _pouvez_ pas savoir! Toujours vous avez eu la fortune. Et puis, vous êtes une personne très sage... Vous n'avez pas de désirs égoïstes... Vous ne pensez qu'à donner, au lieu d'avoir l'impérieuse envie d'acquérir, de posséder comme les heureux qui n'ont jamais à se préoccuper de l'odieux souci d'argent... qui peuvent s'offrir tout ce qu'ils veulent, faire ce qui leur plaît... ne dépendre que d'eux-mêmes... Ah! mademoiselle Cécile, vous ne connaissez pas votre bonheur! Presque humble, Mlle de Villebon baissait la tête: --Je crois, en effet, Claude, que le ciel a été très généreux à mon égard; et c'est pourquoi, je tâche de le reconnaître en donnant, autant que je puis, à ceux qui n'ont pas... Mais il me semble que, sous une autre forme, vous aussi, avez été gâtée par Dieu! --Gâtée!... En quoi?... Oh! mademoiselle, montrez-le-moi vite... Que je connaisse un bonheur que j'ignore! --Vous avez reçu l'intelligence, le talent... Un talent merveilleux qui vous rend déjà presque célèbre... --Oh! oui, _presque_, souligna Claude railleuse... J'ai du talent, soit. Un talent qui, en effet, serait pour moi un trésor... sans prix! si je n'étais obligée d'en faire un gagne-pain... Ce qui me le gâche! Saisie, Mlle de Villebon regardait sa jeune compagne dont la voix un peu grave, aux notes de contralto, sonnait brève, avec un accent presque violent. --Mais, Claude, qu'avez-vous donc, aujourd'hui, à tant médire de votre destinée? A Paris, je ne vous ai jamais entendue rien articuler de pareil! Vous paraissiez ravie de vos études, violon et autres. Vous sembliez accepter de très bonne grâce votre vie simple, studieuse... et méritante, auprès du docteur Ronal... Vous vous intéressiez à ses malades, à ses pauvres... Vous aidiez au dispensaire, où vous êtes une des meilleures infirmières... Alors, qu'y a-t-il de changé?... Claude écoutait, toujours appuyée au tronc rugueux de l'arbre, son ongle déchiquetant l'écorce; et, encore une fois, son regard avait fui vers l'horizon de la mer où, dans le ciel gris d'automne, le vent précipitait la course éperdue des nuées. Quand Mlle de Villebon se tut, il y eut un léger silence. Toutes deux songeaient... Puis la voix, un peu lente, ainsi que l'on pense tout haut, Claude prononça, avec le même accent d'ironie: --Vous avez raison, mademoiselle Cécile, j'étais ainsi, il y a deux mois, et peut-être... sans doute, je redeviendrai la même à Paris, parce que, je commence à le craindre, je ne suis qu'un reflet... Quand brûle près de moi la belle flamme d'Élisabeth, j'en subis le rayonnement. Alors je trouve, en effet, très simple, très honorable, même très glorieux, de tracer moi-même mon chemin, sans souci de ma peine, de me prêter à ceux qui ont besoin de moi... Je suis persuadée que je _dois_ m'efforcer de valoir,--on me l'enseigne depuis ma jeunesse!... Je m'applique docilement à me diriger dans le sens qu'Élisabeth m'indique... Je la vois, à toute heure, forte, dévouée, réalisant ce prodige de trouver son bonheur à ne vivre que pour les autres... Alors je suis entraînée par son exemple... Et, moi aussi, dans ma petite sphère, je parais une personne... pleine de vertus... Elle s'arrêta une seconde; son ironie devenait plus mordante encore, imprégnée d'amertume: --...Seulement, depuis six grandes semaines, je suis loin de la flamme, livrée à moi-même... Et cette _moi_-là, qui est sans doute la vraie, ne ressemble plus guère à celle qu'Élisabeth a créée... --Comme vous vous calomniez! Claude, protesta de nouveau Mlle de Villebon, qui avait écouté attentive, un peu saisie, cherchant à deviner si Claude plaisantait ou non. Et de nouveau aussi, la voix jeune s'éleva, railleuse, presque rude: --Me calomnier!... Hélas! je ne le crois pas, chère mademoiselle. Vous savez, j'ai suivi beaucoup de cours de psychologie. J'ai appris à explorer, non pas seulement l'âme des autres, mais la mienne aussi... Et c'est pourquoi, avec humiliation... j'y découvre un pitoyable regret de n'être pas assez fortunée pour m'offrir de belles choses, voyager, faire de la musique pour mon seul plaisir, être absolument indépendante, oh! cela surtout!... réaliser tant de désirs... de toute sorte, que je sens s'éveiller chaque jour plus vivants, plus impérieux... Ah! oui, j'aperçois dans mon cerveau et dans mon coeur beaucoup de choses... intéressantes peut-être, mais inquiétantes aussi... --Claude, tous, plus ou moins, nous dépendons des êtres, des circonstances; même des choses aussi... --Plus ou moins, oui... Pour moi, c'est _plus_! Mais je ne sais pourquoi je vous accable ainsi, mademoiselle Cécile, de mes très inutiles réflexions!... Excusez-moi. Je me sauve bien vite me promener; et, demain matin, à la première heure, je grimpe--c'est promis!--chez Mme de Ryeux. Mlle de Villebon inclina la tête avec un geste de remerciement. Mais avant qu'elle eût parlé, Claude avait ouvert la barrière qui fermait l'entrée de la prairie et, en courant, elle descendait la côte. III Ainsi qu'elle s'y était engagée, mais assez avant dans la matinée,--il était plus de dix heures et demie,--Claude montait vers le Bois-fleuri, la propriété haut perchée, qui dans l'entour de son parc, dominait Landemer. La marquise de Ryeux était une très charitable et très pieuse vieille dame qui subventionnait largement le dispensaire dont la direction était confiée au docteur Élisabeth Ronal. C'est ainsi que Claude était venue gîter à Landemer, sous l'aile de Mlle de Villebon, autre fidèle du dispensaire et de ses oeuvres multiples; une dévouée qui, rebelle au mariage, retenue auprès d'un père infirme dont la mort la laissait seule, s'était alors adonnée aux oeuvres pies, leur consacrant la plus grande part de sa fortune. Claude lui avait dit vrai, comme toujours, en parlant avec sa sincérité hautaine, la veille. Hors de l'atmosphère qu'Élisabeth créait autour d'elle, Mlle de Villebon lui apparaissait comme une façon de phénomène dont la mentalité lui était singulièrement étrangère. Quant à Mme de Ryeux, c'était pour elle, une respectable vieille dame, cordialement ennuyeuse, guère intelligente. Aussi, elle avait dû faire effort pour s'en aller lui porter le message de Mlle de Villebon, laissant son violon qu'elle avait travaillé avec amour depuis le matin. Dehors, elle se consola instantanément de cette course forcée, car la matinée était délicieuse. Encore des rafales, mais un large ciel pur d'un bleu lavé, où couraient, haletantes, balayées par le vent, de grosses nuées floconneuses... Un ruissellement de soleil sur les feuilles rousses, sur l'herbe humide que courbait le bon souffle salé; et jusqu'à l'horizon, une mer houleuse, couleur d'opale, dont les vagues venaient, dans une poussière de neige, battre le rivage de galets. A son ordinaire, Claude marchait vite, parce qu'elle était à l'âge où la marche est un vol. Et si violemment, elle jouissait de la saveur un peu âpre de ce matin de septembre, qu'elle ne pensait à rien d'autre. Elle oubliait le départ si proche, l'avenir incertain, autant que la beauté de ce ciel tourmenté où le soleil semblait une clarté fugitive. De même, elle avait oublié un petit incident qui l'avait amusée un instant, tout à l'heure, tandis qu'elle finissait de jouer un _adagio_ de Franck... Du dehors, un invisible promeneur criant: «Bravo! Bravo!» avec un accent d'enthousiasme et de conviction, flatteur comme les plus flatteurs applaudissements qu'elle eût reçus. Et, certes, si jeune fût-elle, déjà elle avait été acclamée, depuis le jour de son prix triomphal, au Conservatoire; et ensuite, dans les divers milieux mondains, ou purement artistiques, qui s'étaient ouverts à sa jeune carrière. Car elle était prodigieusement douée, fille d'une mère qui s'était révélée une rare artiste pendant une courte apparition au théâtre, interrompue par la mort. Et, de plus, elle avait été une travailleuse dirigée par l'inflexible volonté d'arriver. D'ailleurs, elle aimait l'art pour l'art. Même sans la nécessité de parvenir, elle se fût donnée à la musique avec la même fougue qui mettait dans son jeu une flamme dont la puissance échauffait les plus profanes. Dans ses premiers succès, il y avait eu aussi une part pour son type d'étrange gamine, son masque d'éphèbe, couronné de boucles lourdes, le mince visage, sévère et un peu dédaigneux, semblant éclairé par quelque obscur foyer qui épandait son reflet dans l'ombre chaude des prunelles, dans le dessin frémissant des lèvres. Devant le public, elles ne souriaient guère ces lèvres, ardemment pourpres; elles s'ouvraient à peine dans le monde; surtout pour répondre aux félicitations, qui semblaient la laisser très indifférente; comme si elle eût joué pour elle seule, pour réaliser un idéal qui lui était cher. Élevée par une créature d'élite, de volonté forte et douce, qui aimait ses frères comme les autres s'aiment eux-mêmes, elle l'avait vue, par ses actes bien plus que par ses paroles, lui enseigner que la femme, surtout quand elle est pauvre, doit tracer bravement son sillon, sans escompter l'appui de l'homme qui, neuf fois sur dix, le lui accorde en égoïste. Dans une atmosphère d'altruisme, de science, de devoir, de féminisme aussi, elle avait ainsi grandi, entendant frémir autour d'elle le monde des idées, qu'elle accueillait avec une avidité insatiable. Le souci des humbles lui apparaissait tout naturel... Et cependant, c'était par un effort vers la loi du dévouement, sans cesse prêchée par Élisabeth Ronal, qu'elle s'était résignée, en cette matinée de septembre, à quitter son violon, pour porter des nouvelles des petites pensionnaires à leur bienfaitrice. --Puis-je voir Mme de Ryeux, un moment? Voulez-vous lui demander si elle veut bien me recevoir? dit-elle au domestique apparu au tintement de la cloche d'arrivée. --Si Mademoiselle veut entrer, je vais m'informer. Claude pénétra dans le petit salon, clair sous ses tentures de Jouy, et resta debout devant la fenêtre, regardant la course des vagues qui bondissaient jusqu'aux plus lointaines profondeurs de l'horizon. --Que Mademoiselle veuille bien me suivre; Madame la marquise est au premier, dans la bibliothèque. Claude obéit. Le domestique ouvrit une porte et elle se trouva dans la vaste pièce, pareille à une galerie, où dans la haute cheminée d'antan, crépitait une belle flambée de bois. Mme de Ryeux n'était pas seule. Devant elle, qui était assise près de la cheminée, occupée à tricoter dans sa bergère, se tenait un homme jeune que Claude ne connaissait pas; hardiment campé, la silhouette élégante, malgré sa robustesse, des cheveux coupés en brosse au-dessus du front, bruns mais striés de blanc. La moustache était plus claire sur les lèvres dessinées d'un trait presque violent, comme le menton carré, soigneusement rasé. Mme de Ryeux accueillit Claude avec un sourire de grand'mère. --Bonjour, ma petite fille. Venez vous chauffer. Il fait froid ce matin... --Je ne m'en suis pas aperçue, madame, fit Claude, souriant un peu de l'idée de la vieille dame, qu'il pût «faire froid» par cette radieuse matinée d'automne. Elle trouvait, au contraire, trop chaude l'atmosphère de la pièce qu'éclairait l'ardente flambée. --Heureuse enfant! Ah! la belle chose que la jeunesse! N'est-ce pas? Raymond. Elle se tournait à demi vers son compagnon. --C'est vrai, vous êtes toute rose, ma petite. Ah! mais j'oublie de vous présenter mon fils, qui m'a fait, hier, le plaisir de venir me surprendre; tout seul, hélas! ne m'amenant pas sa femme. M. de Ryeux s'inclinait, correct, et son regard tout ensemble vif, ironique et d'une hardiesse caressante, se posa sur Claude qui lui rendit un coup d'oeil non moins désinvolte, avec de l'indifférence en plus. Elle pensait: --Comment cet homme, qui a une mine de condottiere, peut-il être le fils de cette vieille dame moutonnière? Lui, répondait à la réflexion de sa mère: --Ma femme ne goûte pas du tout les courses en auto; et comme c'est ainsi, ma mère, que je venais vous voir, elle est restée paisiblement à Deauville. --C'est que, aussi, Raymond, tu vas d'une telle allure!... C'est effrayant! --Mère, c'est la seule allure qui soit amusante... N'est-ce pas? mademoiselle. Il se tournait vers Claude qui, restée debout, écoutait vaguement les paroles de la mère et du fils, toute droite dans sa veste de tricot couleur d'émeraude, sa tête bouclée coiffée du simple polo de même nuance. Interpellée, elle dit, la voix un peu brève: --Vous me demandez, monsieur, ce que j'ignore. Jamais je ne vais en auto... Et pour cause! Cette fois, elle souriait un peu. --Je suis sûr que vous seriez une fervente automobiliste. --Sûr?... Parce que? --Parce que vous êtes jeune, parce que vous avez un air très... résolu et des yeux qui doivent être avides de voir. --Raymond, Raymond, interrompit Mme de Ryeux, tu es très indiscret d'inspecter ainsi la personne de Claude! Tout au plus, il t'est permis de regarder ses mains qui savent faire chanter le violon, de manière à me donner des distractions quand je l'entends le dimanche, à la grand'messe. --Ah! vous jouez du violon, mademoiselle... mademoiselle... --Mlle Claude Suzore, acheva Mme de Ryeux. C'est vrai, je n'avais pas fini les présentations... Une curiosité luisait soudain dans les prunelles de Raymond de Ryeux. --Peut-être vous allez trouver à votre tour, mademoiselle, comme ma mère, que je suis indiscret, si je me permets de vous adresser une question... Mais maintenant que j'ai l'honneur de vous connaître et vous sais musicienne, je jurerais que c'est vous que j'ai entendue jouer ce matin, dans une maison pas bien loin d'ici, devant laquelle piaillaient les jeunes protégées de ma mère... Est-ce que je me trompe? Claude se souvint de l'invisible promeneur qui lui avait lancé un si enthousiaste bravo et que, dédaigneuse, elle n'avait pas cherché à entrevoir. Le rapprochement l'amusa, et, encore une fois, un léger sourire détendit la ligne fière de la bouche. --Vous pourriez jurer sans grand risque, monsieur; il n'y a pas beaucoup de violonistes à Capelle... --Et il n'y en a pas beaucoup, ailleurs, qui jouent comme je vous ai entendue jouer... Il dit cela tranquillement, comme un fait établi, sans que rien, dans son accent, fît un compliment de ses paroles. Et, le ton non moins détaché, Claude rétablit: --Oh! que si, il y en a beaucoup! --Pas à votre âge... Car vous devez être très jeune... Cette fois, Claude ne répondit pas; et ce fut Mme de Ryeux qui, de sa voix frêle, expliqua: --C'est vrai, elle est très jeune. Avez-vous même vos dix-huit ans? Claude. --Oui, madame, depuis le mois dernier. L'accent était un peu bref, car il lui était désagréable d'être ainsi mise en jeu. Brisant la conversation, elle dit rapidement: --J'étais venue, madame, de la part de Mlle de Villebon vous dire qu'il était inutile de déranger le docteur pour la petite Adèle Poulain. Elle est tout à fait remise. --Bien, très bien, alors... Je vais faire téléphoner au Docteur. Veux-tu t'en charger? Raymond. Il devait passer tantôt à Capelle. --Très volontiers, ma mère. Mais s'il ne devait venir que cet après-midi, je puis l'avertir en allant à Jobourg. --Mieux vaudrait peut-être téléphoner tout de même... Ah! tu vas à Jobourg? Tu auras le temps, en ne partant qu'après le déjeuner?... --Avec l'auto?... Ce n'est rien, ma mère. Vous connaissez Jobourg? mademoiselle. De nouveau, il se tournait vers Claude qui s'apprêtait à partir--comme s'il eût voulu la retenir. --Non, c'est trop loin, même pour une bonne marcheuse de mon espèce, et je n'avais pas de bicyclette à ma disposition. Paisible et bonne, Mme de Ryeux intervint: --C'est vrai, cette petite n'a eu guère les occasions et le moyen de visiter le pays. Sais-tu, Raymond, tu devrais l'emmener!... Je suis sûre que ça l'enchanterait. M. de Ryeux et Claude échangèrent un coup d'oeil stupéfait, devant l'imprévu de la proposition. Un éclair avait lui, une seconde, dans les yeux de Claude, mais s'éteignit aussitôt. S'il s'était agi d'une course sous la conduite d'un simple chauffeur de profession, elle eût accepté tout de suite!... Et avec quel délice!... Mais ce qui lui était offert, c'était une promenade, en tête à tête avec un conducteur homme du monde en l'honneur duquel, poliment, elle devrait faire des frais, causer.. Or, Claude était bien trop indépendante pour se résigner à une contrainte de ce genre afin d'acheter un plaisir,--qui, d'ailleurs, en ces conditions, eût cessé d'être un plaisir... Aussi, elle demeura silencieuse tandis que M. de Ryeux, qui ne semblait avoir aucune appréhension analogue à la sienne, répliquait alertement, revenu de la première surprise: --Mais très volontiers, j'emmènerai Mademoiselle, si elle veut bien se confier à moi!... Cela m'amuserait beaucoup aussi, pour ma part. Claude sentait la tentation se réveiller. Mais, se raidissant contre l'obscur désir, elle dit un peu railleuse: --Vous vous illusionnez! monsieur. Je ne suis pas du tout une agréable compagne de promenade... Je ne parle pas quand je m'amuse! --Et cela vous amuserait, ce petit tour en auto? Avec une franchise indifférente, elle confessa: --Oui, puisque vous allez d'une allure folle, et que je sais, superbe, la pointe de Jobourg! Il sourit. Une petite flamme courte luisait dans ses yeux. --Alors tout est bien... Mademoiselle, je vous enlève, comme ma mère m'y engage. Moi non plus, je ne parle pas quand je suis dans mon personnage de chauffeur. Donc, nos deux silences s'accommoderont fort bien de leur voisinage... Et la promenade est décidée, puisque ma mère en a eu la bonne idée! A ce soin qu'il avait de faire intervenir la vieille marquise, Claude devina qu'il redoutait chez elle quelque scrupule de convenance; une hésitation à s'en aller ainsi, seule, avec un inconnu, encore que cet inconnu dût lui paraître presque un «monsieur d'âge». Elle avait dix-huit ans et lui, devait frôler la quarantaine. Évidemment, il ne pouvait savoir qu'elle avait toute la liberté d'action d'une fille habituée à ne compter que sur sa propre protection. Du moment qu'elle ne serait pas astreinte à l'obligation de causer, elle se réjouissait comme une gamine de cette aubaine inouïe et elle consentait. Mais c'est à Mme de Ryeux, que, soudain, les scrupules venaient. Hésitante, elle commençait: --Vous ne pensez pas, ma petite fille, que Mme Ronal trouverait peu convenable une promenade en ces conditions? Claude se mit à rire: --Oh! madame, Élisabeth est incapable d'avoir une pareille idée... Elle me laisse toujours libre d'aller où, et avec qui, je juge pouvoir le faire. Raymond de Ryeux écoutait attentif et intéressé. Il comprenait très bien que cette singulière gamine ne parlait pas ainsi par bravade, mais articulait simplement un fait. Elle était une vraie fille du vingtième siècle, usant avec une tranquillité fière de l'indépendance qui lui paraissait aussi naturelle que l'obéissance à ses soeurs, jadis. Mme de Ryeux, rassurée, continuait: --D'ailleurs, Raymond pourrait être un respectable père de famille, si le Ciel avait exaucé mes prières; et près de vous, mon enfant, il est presque un vieux monsieur. --Ma mère, vous me comblez! fit-il sur un ton de badinage, qui voilait, à peine, une impatience que Claude perçut, amusée. Que son compagnon fût vieux ou jeune, il ne lui importait guère à elle-même, très dédaigneuse à l'égard des hommes; sauf le cas où ils avaient une supériorité cérébrale. Celui-ci appartenait tout platement à la vaine phalange des gens du monde. Donc, pour elle, il comptait bien moins que son auto elle-même. Et avec une sincérité tranquille, elle répliqua: --Madame, soyez sans inquiétude. Élisabeth trouverait sûrement que je n'ai aucune raison pour ne pas profiter de votre bonne invitation. --Parfait! Alors la chose est convenue. Raymond, tu iras prendre cette petite... à quelle heure? --Pour que nous profitions du soleil, il faudrait partir vers une heure et demie. Cela vous conviendrait-il? mademoiselle. --Très bien. Je serai prête. Au revoir, madame, et merci. Je rentre prévenir Mlle de Villebon que, seulement à la fin de l'après-midi, je pourrai l'aider à surveiller les petites. --C'est bien... Au revoir, ma petite amie. Raymond, tu la reconduis? --Ne prenez pas la peine, monsieur; c'est bien inutile! Allez plutôt téléphoner au docteur qui pourrait bien finir par se déranger en pure perte. Je me reconduirai moi-même. --Mademoiselle, vous voulez que je me comporte comme un mufle! --Vous êtes cérémonieux, monsieur. Tant pis!... Je vous avoue que, pour ma part, je pratique fort mal les cérémonies! Il avait ouvert la porte devant elle; et sans souci de sa protestation, il descendait à ses côtés les degrés du perron. Le souffle de la mer les enveloppa, plaquant autour du jeune corps de Claude, la laine souple de sa veste. Elle avait glissé les deux mains dans les poches tricotées et se reprenait à humer avidement l'air vif qui fouettait de rose la blancheur ivoirine du visage, soulevant les boucles autour du front. --Vous aimez la campagne... la mer... n'est-ce pas? mademoiselle. --Qui vous fait supposer cela? --La façon gourmande dont vos lèvres boivent la rude brise que nous envoie le large. Elle dit, d'un indéfinissable ton qui laissait douter si elle était sincère ou raillait: --J'aime tout ce qui est violent! Au revoir, monsieur. A tout à l'heure! Elle s'arrêta une seconde; et cette fois, un vrai sourire effaça l'expression un peu hautaine toujours du visage: --Vous me trouvez, peut-être, affreusement indiscrète,--à mon tour!...--d'avoir ainsi accepté l'invitation de madame votre mère. Mais cette invitation a pris ma sagesse par surprise et elle était si séduisante, que je n'ai pas eu le courage de résister à la tentation! --J'en suis ravi! s'exclama-t-il, avec une sincérité qu'elle discerna et dont elle ne s'étonna pas. Elle savait très bien--les faits l'avaient instruite!...--qu'elle attirait les hommes, justement peut-être parce qu'ils se sentaient sans action sur elle. --... Ce sera charmant pour moi, d'avoir une compagne! --Une compagne silencieuse, souligna-t-elle. Je ne serai pas gênante. --Près d'un chauffeur silencieux. Je ne serai pas gênant. C'est entendu; soyez sans inquiétude. Je vous présente mes hommages, mademoiselle. --Tout comme si nous étions dans quelque salon, acheva-t-elle, moqueuse imperceptiblement. A bientôt, monsieur. Elle ne lui tendait pas sa main toujours blottie dans la poche de sa vareuse; et elle souriait à peine, sans soupçon de la saveur qu'avait son visage d'androgyne pour le goût blasé de M. de Ryeux. Ils étaient devant la grille. Près d'eux, le vent courbait les glaïeuls d'un massif et arrachait des feuilles qui volaient en tremblant à travers le ciel très bleu. Raymond de Ryeux ouvrit la haute porte de la grille, voyant le geste qu'elle ébauchait pour en prendre le bouton. Elle eut un signe de tête. Lui, un profond salut. Et elle descendit la route. IV Elle partait ravie du plaisir imprévu; car elle pressentait que cet homme, de mine audacieuse, devait, ainsi que le lui reprochait sa mère, se plaire aux courses folles qui distillent l'ivresse du danger. Et c'était vrai qu'elle aimait tout ce qui était violent. Sa maîtrise d'elle-même voilait une source vive de passion. Dans la prairie, elle retrouva Mlle de Villebon qui, paisible et consciencieuse, surveillait, comme chaque jour, les ébats de son troupeau. Les petites bondissaient, criaient, venaient la harceler de leurs disputes, de leurs questions, voire même de leurs effusions qu'elle accueillait avec une inépuisable patience. De même que la veille, elle reçut par un sourire de bienvenue, Claude qui arrivait en coup de vent, toute fraîche des vives caresses de la brise. --Bonjour, Claude. Vous n'avez pas oublié d'aller chez Mme de Ryeux?... --Chère mademoiselle Cécile, je ne l'ai pas oublié... et j'en ai été récompensée. Mme de Ryeux m'envoie, tantôt, à Jobourg en auto, avec son fils. C'est délicieux, cette promenade! --En auto?... A Jobourg?... Avec son fils?... Comment, Raymond de Ryeux est ici? --Juste!... Vous le connaissez? --Oui... Oh! oui... Certes oui... je le connais... Claude la regarda, curieuse, voyant qu'elle s'arrêtait. --Mademoiselle, de quel ton singulier vous me répondez!... C'est un monsieur bon à rien? n'est-ce pas... J'entends un monsieur qui ne fait rien, autrement dit qui ne compte pas! Mlle de Villebon eut l'air un peu scandalisée. --Mais si, il fait quelque chose. Il a une très importante écurie de courses! --Ce n'est pas une occupation très intellectuelle... Mais enfin, on fait ce que l'on peut... A quoi réfléchissez-vous? mademoiselle Cécile... Vous avez une mine préoccupée... Mlle de Villebon parut hésiter et ne répondit pas. Elle regardait vers un groupe de trois petites qui semblaient comploter quelque malice à l'égard des autres. Claude, impatiente, répéta: --Que pensez-vous donc, mademoiselle, qui vous rend ainsi songeuse subitement? --Je pense que... --Quoi donc? Dites! --Je pense que... que... M. de Ryeux n'est peut-être pas... tout à fait, le chaperon qu'il vous faudrait comme compagnon de promenade... Ce n'est pas bien convenable que vous alliez avec lui... Un sourire malicieux souleva les lèvres de Claude. --Chère mademoiselle, est-ce que vous imagineriez encore que je m'occupe jamais de ce qui est ou non convenable, pour parler comme vous. C'est un luxe de fille riche, ça! Mme de Ryeux, qui m'a invitée, n'avait pas l'air, d'ailleurs, de penser rien de pareil! --Mme de Ryeux est si bonne qu'elle ne soupçonne jamais le mal. Taquine, Claude lança: --Vous n'êtes pas «si bonne», à ce que je vois! Mlle de Villebon devint pourpre. --Claude... mais, Claude... je vous confie, dans votre intérêt... une réflexion qui m'est venue... J'ai entendu beaucoup parler, naturellement, de Raymond de Ryeux qui est un peu parent avec notre famille. C'est un homme très honorable, bien entendu. Mais... mais... je crois qu'il n'est pas un mari... bien fidèle! --Ah! vraiment? Il est comme les autres, alors. Ce n'est pas bien étonnant. C'est peut-être la faute de sa femme? De quelle espèce est-elle? --Une personne très élégante, blonde, un peu forte, mais jolie,... qui va beaucoup dans le monde... --Et un peu sotte, n'est-il pas vrai? finit Claude. --Oh! Claude, quelle idée!... Pourquoi supposez-vous cela? --Mademoiselle, c'est votre signalement qui m'a donné cette idée... impertinente... --Vous ne savez rien d'elle! Alors... --Oh! non, rien du tout!... Je suppose seulement. Il doit être plus intelligent qu'elle!... Du reste, ça m'est égal! Je ne comprends pas très bien pourquoi, en somme, vous ne le trouvez pas pour moi un mentor assez sérieux, car enfin il m'a eu l'air de posséder l'âge canonique. Sa mère m'a annoncé qu'il pourrait être père de plusieurs enfants. --Il n'en a pas! --Oui, mais il pourrait en avoir! Je vous cite Mme de Ryeux. Alors, c'est tout comme, et je puis me fier à lui, ainsi qu'à un père. Bonne mademoiselle, ne soyez plus scandalisée... Et allons déjeuner! car mon protecteur viendra m'enlever à une heure et demie. --Bien... bien... Claude. Je vais ramener, pour midi, les enfants. Voulez-vous avertir Pauline, afin que son déjeuner soit prêt? --Oui, mademoiselle. Et Claude, de son pas ailé, partit si bien houspiller la lente et humble servante, qu'à l'heure dite,--à peu près!...--le premier plat apparaissait dans la grande salle basse où Mlle de Villebon et Claude présidaient le repas des vingt fillettes affamées; Mlle de Villebon s'évertuant à les discipliner, tandis que Claude, distraite, intervenait seulement quand une incorrection trop grave la faisait sortir de son indifférence. Le service de la grosse Pauline n'était pas rapide, et Claude commençait à croquer ses noix quand, sur la route, gronda le roulement de l'auto. Sans se troubler, elle continua d'enlever la peau d'une belle noix fraîche et en mordit la chair bien blanche. Alors seulement, elle grimpa dans sa chambre, tout en recommandant à Pauline d'annoncer qu'elle descendait. Elle ne fut, d'ailleurs, pas longue à se préparer; et au bout de quelques minutes, elle revenait emprisonnée dans sa veste de laine, un long voile serrant le petit bonnet émeraude d'où s'échappaient quelques boucles vagabondes sur le front. Elle eut un rapide adieu pour Mlle de Villebon qui retenait, au seuil de la salle, le troupeau des petites se bousculant pour voir... Et elle apparut dans le jardinet. Devant la barrière, stationnaient l'auto et son conducteur qui attendait, arpentant la route, le pas impatient. Il eut un sourire à la vue de Claude, à laquelle, carrément, il tendit la main. --J'avais toujours peur que vous ne changiez d'avis. Maintenant je suis sûr de vous emmener!... Est-ce que vous n'avez pas un manteau plus chaud?... Vous allez avoir froid! Mais elle secoua la tête: --Je n'ai jamais froid. D'ailleurs, voyez, je suis une personne prudente, quoi que vous supposiez; j'ai emporté mon plaid. --Bien. Et puis, moi, j'ai des couvertures. Alors, filons vite, pour profiter du soleil. Il l'installait avec ce soin et cette adresse des hommes habitués à servir les femmes, allongeant sur ses genoux une vaste fourrure. Puis il interrogea: --Vous êtes bien ainsi? --Très bien... --Alors, en route! Elle répéta: «En route!» sans tourner la tête vers lui; car ses yeux cherchaient, par delà les vieux arbres tors, l'immensité houleuse... --Vous voulez aller très vite? j'imagine, interrogea-t-il. --Oui, quand il n'y a rien à voir! --Bon, entendu!... Vous doutez-vous que je suis enchanté de l'idée de ma mère? Elle riposta, imperceptiblement ironique: --Vous êtes enchanté à peu de frais!... Je vous ai prévenu que j'étais une ennuyeuse compagne! --Je n'en suis pas, cependant, convaincu encore... Enfin, on verra bien, comme disent les bonnes gens prudents... Nous montons la côte de Landemer à une sage vitesse, puisqu'elle est jolie... C'est votre avis? --Oh! oui! Il n'insista pas. Et la voiture se prit à filer assez vite pour que la sensation de vol vînt griser Claude; pas assez, pour qu'elle ne pût distinguer que des images confuses. Le vent fouettait son visage, soulevant les boucles autour du voile dont les longs pans voletaient éperdument. Elle regardait avec de larges prunelles, sans un mouvement, ni une exclamation. Ils traversèrent Landemer. Dans les creux des falaises, les bruyères roussissaient. Des fleurs d'or piquaient les buissons épineux des ajoncs. La brise violente courbait les branches, arrachait les feuilles brûlées par l'été, dressait en crêtes neigeuses les vagues qu'elle poussait au large. Ils laissèrent derrière eux le village où les dernières maisons s'égrenaient sur le haut de la falaise... Et ce fut la route en corniche qui fuyait droite, au-dessus de la mer. --Alors, maintenant, de la vitesse? fit-il brièvement, un peu tourné vers elle; et, une seconde, il y eut, dans ses prunelles, un éclair, tandis que ses yeux se posaient sur le jeune visage où, dans le pâle ivoire de la chair, les lèvres semblaient deux fleurs de sang. Elle l'effleura d'un regard que rendait un peu vague l'ivresse du mouvement. --Oui, c'est cela, vite! Et alors, ainsi qu'elle l'avait souhaité, ce fut la course vertigineuse, la volupté du danger frôlé, les nerfs exaspérés, tout l'être vibrant sous le choc brutal du vent. Droite, elle regardait presque haletante, ses joues mordues par le souffle de la mer qui lui jetait aux lèvres une saveur de sel et d'eau. Comme des images de rêve, elle voyait fuir des plaines désertes; sur la route, quelques charrettes dont les conducteurs les saluaient d'exclamations furieuses... Puis Gruchy apparut, ses petites maisons écrasées, mélancoliques, dans leurs murs de pierre grise; avec leurs jardinets où, sur un banc, somnolaient des vieux qui se chauffaient au soleil d'automne et relevaient à demi la tête, au bruit de l'auto faisant accourir la bande des gamins aux joues écarlates et barbouillées. Puis, encore, ce fut la lande, la route nue, la ligne lointaine de la mer, bleue comme le ciel de septembre où l'équinoxe amenait, sans relâche, des nuées lourdes d'un blanc d'argent... Et la silhouette grandissante du phare se découpa sur l'immensité des eaux. Dans la solitude de la falaise, peuplée par quelques moutons noirs en quête d'une herbe courte, il se dessinait à chaque minute davantage, en lignes plus puissantes qui précisaient les détails de sa masse. Et seulement alors, Raymond de Ryeux ralentit la course de sa machine, avec une autorité de maître. Plus lentement, elle roula; et il semblait, par contraste, qu'elle n'avançait plus... Puis, enfin, elle s'arrêta devant la barrière qui enserrait le phare et les constructions accroupies à sa base. --Voilà! Nous sommes arrivés! dit Raymond de Ryeux, se tournant vers sa compagne. Êtes-vous contente? Était-ce bien ce que vous désiriez?... --C'était exquis! fit-elle: et elle respira largement; une ondée de sang montait à ses joues pâlies un peu. --Vous n'avez pas eu peur? --Je n'y ai pas pensé... Vous donnez une telle sensation de sécurité! Vous conduisez très bien. Il n'y avait nul accent complimenteur dans sa voix; elle énonçait un fait évident, ainsi que lui, le matin, quand il avait parlé de son talent de violoniste. Tout de même, cette approbation lui fut sensible; elle en eut soudain l'intuition, encore qu'il n'en témoignât rien. Il interrogea seulement: --Nous laissons un moment l'auto, voulez-vous?... Il faut que vous voyiez bien la côte... --Oui, très volontiers. Il avait sauté à terre et lui tendait la main. Elle se dressa, d'un mouvement un peu incertain de créature qui rentre dans la réalité, et se cambra une seconde, en arrière, d'un geste inconscient. Puis, sans toucher la main qu'il lui offrait, elle sauta à son tour et, au hasard, fit quelques pas, frappant le sol de ses pieds engourdis par l'immobilité. --Oh! c'est bon de remuer! s'exclama-t-elle joyeusement. Elle s'avançait vers l'extrémité de la falaise, laissant derrière elle le phare, dont le gardien les regardait, distrait par leur visite soudaine. Au bas de la gigantesque muraille de pierre, la mer jetait sur les roches, des torrents de mousse écumeuse; la côte profilait, loin, sa ligne dentelée, très précise, car il n'y avait pas de brume. Le ciel, balayé par les rafales, était d'un bleu violent, presque aigu. Raymond de Ryeux arrêta sa compagne par une interrogation drôlement lancée. --Est-ce que vous vous amusez encore? mademoiselle Suzore. J'espère bien que non. --Pourquoi? --Parce que je ne m'«amuse» plus à conduire, moi... Alors, j'aimerais bien causer... --Quelle singulière idée! fit-elle, moqueuse. --Ce serait plus gai! --Croyez-vous?... Soit... Parlons. Commencez. --Vous m'intimidez... Vous êtes si peu encourageante! Ils se mirent à rire. En dépit des quelques sillons blancs qui rayaient ses cheveux sur les tempes, il était bien encore un homme jeune, et il en avait toute l'apparence, surtout en ce moment où ses yeux de loup, pailletés d'or, étincelaient brillants de gaieté, dans le visage fouetté de sang par le rude vent qui avait avivé la couleur des lèvres,--les lèvres gourmandes, saines et fortes, sûrement habiles à la morsure et à la caresse du baiser. Claude en eut l'impression; et avec son hardiesse paisible de fille avertie, elle pensa, ainsi qu'elle eût jugé quelque lutteur antique: --C'est un beau mâle que M. Raymond de Ryeux! Il doit, en effet, avoir du succès! Puis elle continua tout haut: --Nous allons jusqu'à la plage... --Vous savez que le sentier est très difficile, taillé à peu près à pic dans la falaise! --Qu'est-ce que cela fait? dit-elle, insouciante. Ce sera plus amusant! Il insista: --Vous n'allez pas vous tuer?... Avoir le vertige? Dans les yeux qui s'attachaient à son visage, elle planta ses larges prunelles qui ignoraient la peur des êtres et des choses: --Jamais je n'ai le vertige. J'ai une tête très solide. Pourquoi en doutez-vous? Ai-je donc l'air d'une femmelette? --Pas du tout. Vous avez plutôt la mine d'un jeune garçon très résolu. --Je ne me doutais pas que j'étais si masculine! --J'ai dit que vous aviez une mine résolue de jeune garçon; mais je ne vous trouve pas masculine!... Oh! non, pas du tout! Elle eut une imperceptible contraction des sourcils, hérissée tout de suite, devant la banalité du compliment possible. Et sans répondre, elle s'engagea dans l'étroit sentier qui dévalait jusqu'aux roches du rivage. C'était vrai que le chemin constituait un vrai casse-cou; très étroit, pierreux, campé au bord du vide, abrupt de plus en plus, à mesure qu'il s'enfonçait vers le sable. Mais Claude ne s'en embarrassait guère; le pied sûr, elle descendait, souple et ferme, de cette allure vive qui lui était propre, sans s'occuper de son compagnon qui la suivait en silence, attentif à la surveiller; lui aussi, avec une adresse d'alpiniste. --Prenez garde! lui jeta-t-il seulement comme ils approchaient de la plage. Ici cela devient tout à fait laborieux! Voulez-vous ma main? --Ce serait bien inutile; merci!... Je suis accoutumée à me tirer d'affaire toute seule. Elle descendait, sans peine apparente, en effet, à travers les éboulis, les degrés de plus en plus hauts qui formaient des semblants de marches... D'un dernier bond, elle sauta sur le sable enfin atteint; et, se retournant, attendit son compagnon qui arrivait derrière elle, plus lent mais le pied aussi adroit, l'allure aussi libre. Il sourit de la voir qui le regardait avec une attention un peu curieuse au fond des prunelles et l'accueillait d'une exclamation moqueuse: --Eh bien, malgré vos craintes, nous ne sommes morts ni l'un ni l'autre... Et nous sommes fiers de nous! n'est-ce pas? --Très fiers! approuva-t-il du même ton qu'elle avait eu. Mais vous aviez raison, vous n'avez pas besoin de secours... Est-ce que dans la vie, comme dans les sentiers de falaise, vous ne comptez que sur vous seule? --Mais... heureusement!... oui. --Même dans votre carrière? --Dans ma carrière, je compte beaucoup sur moi-même... Mais je sais qu'il me faut aussi compter, non pas _sur_, mais _avec_ les autres. --Et vous comptez?... --Que vous êtes curieux! --Oh! vraiment?... Je suis confus alors... Il le disait, mais l'était si peu que Claude se mit à rire: --Oui, vraiment... Mais vous venez de me procurer une telle promenade, que je vous dois bien une réponse en guise de remerciement. Eh bien, les gens très sages...--comprenez, très avisés!...--qu'il m'arrive comme à tout le monde de fréquenter, prétendent que je manque de souplesse et devrais apprendre l'art des courbettes. Mais j'espère bien que je l'ignorerai toujours! Je suis pour cela à bonne école, auprès d'Élisabeth Ronal. Depuis ma petite enfance, je la vois prêcher et pratiquer l'indépendance que je trouve, comme elle, le bien par excellence. Entre ses dents, elle l'entendit murmurer: --L'indépendance! Est-ce que jamais l'on est indépendant?... --Bah! quand on le veut fortement!... Regardez comme la mer nous en donne l'exemple... Comme elle vient vers nous, impérieuse, sans s'occuper de nos chétives présences, qu'elle culbuterait sans même les soupçonner en allant droit vers son but... --Oui... mais nous ne sommes pas la mer! fit-il un peu ironique. --Non, nous sommes des volontés conscientes. Il la regarda curieusement. Elle ne prenait plus garde à lui. Elle s'avançait vers la mer, à travers le chaos des roches, insouciante du sol détrempé par le choc furieux des vagues qui s'écrasaient sur leurs têtes déchiquetées. Tout au bord de l'eau haletante, elle s'arrêta seulement, les mains tendues vers la poussière d'écume qui jaillissait des remous; ses yeux erraient sur l'immense horizon où, lointaines, des voiles passaient, blanches dans la lumière. Une rafale plus violente fit sauter jusqu'à son visage quelques gouttelettes qui mouillèrent sa bouche. Alors, instinctivement, elle promena le bout de sa langue sur ses lèvres humides, pour recueillir la saveur de la mer. --Vous avez soif? questionna près d'elle la voix railleuse de Raymond de Ryeux. Alors, nous pouvons remonter. J'ai fait placer votre goûter dans l'auto. Elle se mit à rire: --Quelle bonne idée vous avez eue là! Remontons... Prosaïquement, j'ai une faim dévorante!... Vous, pas? --Moi?... Eh bien... moi, aussi!... Je vous préviens que la remontée va être plus dure encore que la descente. Aussi, je passe en avant. --Soit, si vous voulez.. Il avait raison, l'escalade était laborieuse; car il ne s'agissait plus de sauter, mais de se hisser sur les vagues degrés, si hauts que, très difficilement, une femme pouvait les gravir. Raymond de Ryeux, qui montait le premier, entendit soudain le rire de Claude. Avec une mine dépitée, elle regardait l'obstacle à franchir, un fragment de roche qui barrait le sentier et qu'il fallait escalader... Il redescendit de quelques pas et se rapprocha d'elle. --Voyons, ne soyez pas orgueilleuse! Donnez-moi la main. Nous irons ainsi beaucoup plus vite... Montrez-vous une enfant obéissante! Une enfant!... A cette appellation paternelle, l'indéfinissable sourire courut sur ses lèvres. Si peu, elle était, et se savait une enfant, même auprès de cet homme, qui avait cependant le double de son âge! Et taquine, elle jeta: --J'aime mieux aller seule, je vous l'ai déjà dit. Mais au même instant où elle parlait, une grosse pierre s'ébranlait sous son pied. Une seconde, elle chancela. Aussitôt, elle sentit sa main saisie par la main ferme de Raymond de Ryeux, et de telle sorte, qu'elle comprit qu'il ne la lâcherait point. --Allons, pas d'imprudence inutile! fit-il avec une sorte de rudesse impérieuse. Vous m'êtes confiée... Je vous rendrai votre liberté seulement quand ce passage sera traversé. Tenez, mettez votre pied là.... Puis ici... Bien. Maintenant, un vrai bond pour grimper cet échelon... Comme il lui commandait, elle s'élança, amusée de subir cette volonté qui s'imposait à la sienne. L'élan avait été si vif qu'elle vint se heurter contre lui, qui fut frôlé tout entier par le jeune corps souple. Elle éclata de rire et s'exclama: --Oh! pardon!... Je vous ai trop bien obéi! Une seconde, pas même une seconde, il la retint ainsi tout près de lui;--peut-être simplement parce que l'espace était bien étroit où ils se trouvaient réunis, dans le sentier qui surplombait la mer... Mais tout de suite, elle jeta, la voix un peu mordante: --Eh! bien, nous n'avançons plus? --Mais si... Sans lâcher la main qu'il sentait frémir, impatiente, dans la sienne, il reprit la montée qui devenait, de minute en minute, plus facile. --Maintenant, merci... Je puis bien aller seule. Je préfère, dit-elle, impérative à son tour. Cette fois, aussitôt, il desserra sa solide étreinte. --Allez... --Pas bien loin!... Nous arrivons! En effet, adroits comme ils l'étaient tous deux, ils eurent vite gravi la dernière pente, et ils furent sur la lande déserte où le vent écrasait l'herbe courte. --Eh! bien, nous voilà encore arrivés sans aventure fâcheuse, malgré vos appréhensions! lança-t-elle, un peu railleuse. --Des appréhensions bien vaines, je le reconnais. C'est que je ne suis pas habitué à de si vaillante compagne de promenade. --Mme de Ryeux n'est pas marcheuse... --Oh! pas du tout, articula-t-il, avec une conviction ironique. Si elle s'était trouvée, pour ses péchés, sur cette lande déserte, sûrement elle n'aurait pas imaginé même qu'on pût s'engager dans le sentier de chèvre que nous venons d'arpenter. Et maintenant, goûtons, voulez-vous? --Oui. Nous restons ici? --A moins que vous ne préfériez aller ailleurs? Je prends le panier... Elle le laissa faire; cela lui semblait tout simple qu'il la servît; et son féminisme prenait un inconscient plaisir à ce que l'homme sentît, même en cette menue circonstance, qu'il n'était pas le maître. Pourtant, quand il revint, l'instinct de la «ménagère» se réveilla en elle; vive, elle ouvrit le panier pour excursion qui enfermait, avec le goûter lui-même, tous ses accessoires, théière, bouilloire, tasses, assiettes, même _thermos_... Elle commençait à sortir les bibelots. Il l'arrêta: --Vous n'avez pas peur du vent, ici? Vous n'aurez pas froid? --Froid!... Oh! non!... Je n'ai pas froid du tout... Voyez comme mes mains sont chaudes! Elle les lui tendait, d'un geste franc de camarade. Il les prit et les souleva un peu vers ses lèvres; elles étaient longues, fines, très soignées, l'annulaire droit serti par un seul jonc d'or où s'enchâssait une large chrysolithe. --Puis-je?... Me permettez-vous?... --Non, certes, fit-elle, presque raide, avec un froncement des sourcils, qui, une seconde, rendit son visage dur. J'ai horreur du flirt et de tout ce qui en approche. --Alors, mettons que je n'ai rien dit. Et aussitôt, il laissa les mains retomber. --C'est cela. N'oubliez pas que je ne suis rien d'autre qu'une compagne de passage... Je puis dire, plus justement, un compagnon, puisque vous trouvez que j'ai l'air d'un jeune garçon... --Pas toujours! prononça-t-il brièvement. Vous devez être, ou vous serez... une dangereuse androgyne... --Dangereuse? --Oui, pour les pauvres diables qui, bénévolement, se laisseront attirer par vous. --_Vers_ moi, corrigea-t-elle; mais pas, _par_ moi! Et contre mon gré! --Quel air de protestation! --Je ne proteste pas. Je vous livre tout simplement mon idée bien sincère. J'aime trop mon indépendance pour ne pas la défendre contre toutes les intrusions. Voilà. Et maintenant, si nous goûtions? Il se mit à rire de son accent de gamine affamée. Il prenait le _thermos_. --Du thé, voulez-vous? --Oh! oui, ce sera délicieux! --Alors, je vais vous installer. --Où?... Vous seriez bien en peine... --Non... dans l'auto... --Comme une vieille dame?... Jamais de la vie! Voici ma tasse. Versez-moi ce bienheureux thé; et je vais le prendre là, debout, devant la mer... la mer que dans si peu de jours, je ne vais plus voir! --Vous êtes fâchée de rentrer à Paris? --Navrée! --Pourquoi? questionna-t-il hardiment. --Pour tant de raisons!... --Qui sont des secrets? --Non... Mais je suis un livre à serrure; et je n'ai pas pour habitude d'en donner la clef aux étrangers. Il ne se laissa pas désarçonner; et gaiement, il prononça: --Ici, nous sommes en dehors des habitudes. --C'est vrai... Ce n'est pas l'usage, vous avez raison, qu'une jeune personne s'en aille courir les routes et goûter, sur une falaise déserte, avec un monsieur inconnu. --Pas inconnu du tout. Vous savez très bien qui je suis... --Oui... je sais... un peu... Elle ne poursuivit pas. Elle se souvenait du jugement de Mlle de Villebon, et une indéfinissable expression détendait la ligne ferme de ses lèvres. Il le remarqua aussitôt. --Vous avez entendu dire du mal de moi, n'est-ce pas? Elle mordait son sandwich à belles dents, et négligemment, elle laissa tomber: --Non... pas du mal! --Pas du bien, sûrement! --Ni du bien ni du mal... La vérité, tout uniment, ce me semble... --Voulez-vous me dire ce que c'était? Elle rit et but une gorgée du thé brûlant. --Bien sûr que non! D'ailleurs, je ne m'occupe jamais que de ma propre impression. --Et quelle est votre impression? Est-ce que vous consentiriez à ouvrir la serrure pour me la confier?... puisque je suis en cause... --Je pense que vous êtes très curieux... --Non!... simplement, j'aime à m'instruire. --Sur ce qui se passe dans le cerveau, ou le coeur, des gens que vous rencontrez!... --Oh! pas de tous!... Oh! non!... Encore un sandwich? --Oui... Ne me trouvez pas une affreuse gourmande. Mais cet air délicieux m'a donné un appétit de loup. --A moi aussi!... Alors dévorons! Heureusement, le maître d'hôtel de ma mère a été généreux! Seulement, je fais très mal mon service... J'aurais dû vous offrir une assiette et une fourchette pour manger vos sandwiches, tenir devant vous ladite assiette... --Un soin bien inutile que vous auriez pris là! Je suis si habituée à me nourrir «en camp volant»... Que de fois, il m'est arrivé de déjeuner comme cela, debout, d'une tasse de lait et d'un petit pain, dans quelque modeste crèmerie. Il la regarda, presque choqué; mais l'élégante originalité du visage dissipa aussitôt l'impression. --Ça devait être bien désagréable! remarqua-t-il seulement, très convaincu. A son tour, elle lui jeta un coup d'oeil de sincère surprise: --Qu'est-ce que cela peut bien faire?... Est-ce que vous êtes un sybarite? --Déplorablement... oui, je le crains... Et je n'ai pas envie du tout de me corriger!... Mon excuse, c'est que depuis ma plus tendre jeunesse, on m'a donné, sur ce chapitre, de très fâcheuses habitudes. Ainsi, j'ai été amené à croire impossible--sauf nécessité absolue!--de manger autrement que devant une table correctement dressée, ayant derrière moi un serviteur, non moins correct, pour me présenter ma pitance... C'est ridicule, mais c'est comme cela... Peut-être, pour cette raison, je ne vous vois pas du tout, avec votre visage, à la Vinci, dans une honnête crèmerie!... J'aime même mieux ne pas penser que vous pouvez vous trouver dans un pareil cadre! --Pourquoi? --Parce qu'il vous va fort mal!... Je vous avoue mes faiblesses. Ne vous moquez pas de moi! --Que vous êtes donc «homme du monde»! Moi, je ne suis pas une femme du monde; c'est pourquoi, sans doute, la crèmerie me laisse indifférente. --Vous n'êtes pas une femme du monde? Qu'êtes-vous donc, alors?... Voulez-vous me le dire, puisqu'il est convenu que je suis curieux... --Ce que je suis?... Une femme qui gagne sa vie! --Eh! bien, je vous en adresse mon très respectueux compliment d'être inférieur qui ne sait que dépenser l'argent, à lui légué par sa famille. --Je suppose que c'est là une agréable situation!... Mais tout de même, vous avez raison, une situation un peu inférieure!... Je me demande comment un homme qui pourrait devenir quelque chose, se contente d'être une inutilité de luxe! Une fibre tressaillit en lui. Il lui était désagréable que cette singulière petite fille le jugeât une nullité; d'autant qu'elle avait parlé ni rude ni agressive, seulement un peu dédaigneuse. Et impatient, il jeta: --A quoi bon compliquer la vie d'obligations que rien n'impose? --Rien, peut être, sauf le désir de posséder une valeur personnelle! Il rit, avec une mine de confusion voulue: --Je suis très paresseux et tout à fait dépourvu d'ambition. J'avoue qu'il me suffit d'être un pauvre clubman trouvant intérêt à son écurie de courses, et encore à toute sorte de distractions et plaisirs, plus ou moins frivoles, je le reconnais... En toute humilité, je dois confesser que jamais, il ne m'est venu la prétention de valoir quelque chose!... --Ah? fit-elle, brièvement. Mais je suppose que vous plaisantez! Autrement... --Vous vous arrêtez?... Quoi? autrement... Dites... Je veux savoir ce que vous pensez sur mon compte... --Autrement, je dirais: «tant pis pour vous», s'il en est ainsi!... Il comprit très bien qu'elle le jugeait avec sa rigueur de femme consciente des difficultés et du prix de la lutte pour la vie qu'il ignorait lui-même... Et aussi avec l'intransigeance des êtres jeunes. Pourtant, il interrogea, mi-dépité, mi-intéressé: --Est-ce que vous parlez sérieusement?... ou bien pour me faire honte?... Vous savez comment on en use avec les petits? --Je suis très sincère. --Ah!... Eh bien, à mon tour de dire «tant pis»! Alors, vous, mademoiselle, vous vous mouvez dans l'existence, attentive toujours à suivre un idéal que vous prétendez atteindre? A sa profonde surprise, elle ne répondit pas tout de suite; et l'accent était un peu étrange quand elle dit enfin: --Jusqu'ici, oui, il en a été ainsi pour moi. --Jusqu'ici?... Elle haussa les épaules. --Sait-on jamais l'avenir! Puis, brusquement, elle fit quelques pas en avant vers la mer. Il ne la suivit pas. De nouveau, il la regardait curieux, et avec le même plaisir des yeux; mais, en lui, demeurait une sorte d'impatience devant la sévère impertinence de son jugement sur lui, qu'il devinait trop bien. Ce en quoi, il voyait juste. Toutefois, chez elle aussi, il y avait de la curiosité. Ce Raymond de Ryeux lui paraissait un type un peu particulier, de cette phalange des gens du monde qu'elle englobait dans un impitoyable dédain. Plus intelligent, semblait-il, que la plupart, cependant; et elle s'amusait de sa galanterie caressante, comme des imprévus de leur situation, sur cette lande isolée. Les hommes qui l'approchaient d'ordinaire, chez Mme Ronal, étaient plus austères ou plus rudes. Avec ses camarades du Conservatoire, c'était autre chose encore... Celui-ci était d'espèce différente... Comme elle ne bougeait pas, il appela: --Je crois qu'il faudrait songer au retour, mademoiselle. --Déjà?... Vivement, elle avait tourné vers lui un visage déçu; et il oublia son impatience. Il dit aussitôt: --Nous resterons autant que vous voudrez! --Alors, encore quelques minutes de grâce; et puis, en gens bien sages, nous partirons! C'est réellement exquis, cet espace, ce vent, cette solitude, ce silence! --Ce silence... Hum! nous n'étions pas silencieux tout à l'heure! J'ai même entendu de dures vérités! Une courte flamme monta aux joues de Claude. --Prenez-les pour ce qu'elles valent, venues d'une étrangère dont l'opinion n'a cure pour vous. Mais vous avez raison, ma franchise a été malhonnête... Et je m'en excuse! Maintenant elle souriait un peu, de son sourire indéfinissable où il y avait une ironie à peine voilée. Et il remarqua, un peu âpre: --Vos lèvres seules s'excusent de votre sévérité; mais votre pensée les désavoue. Elle rit franchement: --Je tâche d'être polie comme une dame du monde... et comme une personne reconnaissante de la délicieuse promenade qu'elle vous doit... --Oh! je vous en prie... --Mais si... Mais si!... Je suis trop ravie pour n'être pas _très_ reconnaissante... Et, à mon tour, je voudrais vous être agréable... Mais comment?... Est-ce que vous aimez beaucoup la musique?... --La bonne, oui, ardemment!... Elle glissa, taquine: --Autant que vos chevaux de courses?... Eh bien, puisque mon jeu, entendu par hasard, vous a plu, voulez-vous que, en rentrant, je vous joue une page quelconque, à votre choix, pourvu qu'elle soit belle?... Je n'ai--et je le regrette fort!...--rien de mieux à vous offrir... seulement une bonne intention... Il eut l'air si sincèrement ravi, qu'elle comprit combien elle était tombée juste. --Oh! la bonne pensée! Vraiment, vous daigneriez me faire ce grand, très grand plaisir? Je n'aurais jamais osé vous demander de me le procurer!... Et pourtant, j'en avais bien envie!... Que vous êtes délicieuse d'avoir deviné... Rentrons vite!... Mais, où jouerez-vous? Elle réfléchit une seconde. --Dans notre «home» à cette heure, ce ne sera pas bien agréable, les petites seront là!... Voulez-vous entrer à l'église où je joue chaque dimanche? Je monterai à l'orgue. Vous écouterez dans les rangs des fidèles absents... Et puis... et puis, je disparaîtrai... sans que nous nous revoyions,... parce que les paroles ne valent rien après la musique. Ne le trouvez-vous pas aussi? Quand je peux, je les fuis toujours!... Mon programme vous va? --Je n'ai qu'à l'accepter... Sans quoi, je m'insurgerais contre la conclusion que vous lui donnez!... Si vous vous y refusez, nous ne nous reverrons pas _aujourd'hui_... parce que je n'ai pas le droit de vous imposer mes remerciements, hommages, etc.!... Mais, dans la suite, il en sera autrement? N'est-ce pas?... Maintenant que je vous connais, je ne me résignerais pas à vous dire un adieu définitif. --Nous reverrons-nous?... C'est possible mais c'est peu probable!... Nous n'aurons sans doute ni raison, ni occasion pour cela... Nous suivons des routes toutes différentes. La voix de contralto reprenait ses notes brèves. Il s'inclina: --Ce sera comme vous déciderez... Elle laissa tomber légèrement: --Bien entendu!... La chose est convenue, partons!... Obéissons à l'austère sagesse. Railleur à son tour, il acheva: --Pour valoir... --Dites pour le plaisir de nous sentir bien les maîtres de notre volonté, corrigea-t-elle, vive. Et puis, maintenant, il faut remballer tous les ustensiles du goûter... puisque le «correct serviteur» nous manque! Il s'apprêtait à l'aider. --Non, vous n'y connaissez rien! J'en suis sûre! Laissez-moi faire... Avec une adresse de femme habituée à se servir, elle rangeait les étincelants bibelots. Alors, sans insister, il prépara sa machine et revint seulement pour fermer et soulever le panier de paille qu'il plaça dans la caisse de l'auto. Puis il prononça: --Tout est prêt... Voulez-vous que nous repartions? --Oui, puisqu'il le faut! --Mettez votre plaid... Le soleil baisse, il ne va pas faire chaud... Étendez cette fourrure sur vos genoux... Ah! attendez que j'attache votre châle par une épingle pour que le vent ne l'écarte pas. --Oh! merci, je puis bien... --Non... Laissez-moi faire, enfant volontaire. --Soit... Comme vous aimez à servir les femmes! Mme de Ryeux doit être une personne terriblement dorlotée! --Ma femme?... Non, je ne la dorlote guère... Elle se charge si bien de se dorloter elle-même que je réserve mes soins pour les étrangères. Claude ne répondit pas. Elle pensait que Mlle de Villebon avait dit vrai. Le ménage de Ryeux n'était pas très amoureux. Il sauta près d'elle. Alors elle dit: --Et maintenant, nous ne parlons plus! --Convenu! fit-il inclinant la tête. Et la course fantastique recommença. Le soleil s'était voilé sous les nuées plus épaisses que, sans relâche, les rafales apportaient du large. La mer était toute grise, maintenant, soulevée en crêtes écumantes. Claude, ressaisie par la griserie de la vitesse, contemplait, les yeux songeurs, la fuite éperdue des landes assombries, la mer menaçante, les pauvres villages écrasés sous leurs toitures basses, où les vieux n'étaient plus assis devant le seuil de granit. De nouveau, ils traversèrent Gruchy, entrevirent le Millet de pierre dressé devant le paysage qu'il a aimé... Puis ce fut Landemer... Et du sommet de la côte, apparut le merveilleux horizon de mer, de falaises, la ligne de la côte qui fuyait jusqu'aux plus lointaines profondeurs du ciel tourmenté. Alors seulement Raymond de Ryeux parla: --Nous nous arrêtons à l'église? --Non, il faut que j'aille à Capelle chercher mon violon. --Allons... Je vous attendrai... Mais elle secoua négativement la tête. --Pour que mes doigts ne tremblent pas, il faut que je me repose un instant. Ne m'attendez pas. Capelle est si près de l'église que j'irai très bien à pied. Dans trois quarts d'heure, je serai à l'orgue. --Bien sûr?... insista-t-il, avec une sourde irritation de devoir la laisser partir. --Mais certainement, bien sûr, je vous ai promis... Puisque nous nous quittons, je vous fais mes adieux et vous remercie encore beaucoup... ah! oui, beaucoup... Cette journée aura été une des meilleures de mes vacances... Et mes regrets aussi d'avoir été peut-être, pour votre goût, trop franche dans mes jugements... --Habitude salutaire, espérons-le pour ceux qui parlent et pour ceux qui écoutent, riposta-t-il flegmatique, un peu railleur à son tour... Peut-être, un jour, ferai-je mon profit de vos conseils. Car tout arrive! --Oh! jamais je n'ai eu, dans la cervelle, l'idée de vous donner l'ombre même d'un conseil. A quel titre, grand Dieu!... Au revoir... Et merci encore! --Au revoir, vous avez dit... Je retiens la promesse... Car, moi aussi, j'ai passé un inoubliable après-midi... Elle lui avait tendu la main d'un geste de camarade, comme sur la falaise. Cette fois, sans demander de permission, il porta à ses lèvres les doigts dégantés et sa bouche experte appuya un baiser sur la peau tiède. Puis, vif, sans attendre qu'elle eût protesté, il remonta dans l'auto et dit: --A tout à l'heure. Je vais vous attendre! V Trois quarts d'heure après, il entrait dans la petite église, toute obscure, où, seule, brûlait la lampe du sanctuaire. Claude Suzore était-elle là? L'idée lui traversa le cerveau que, fantasque comme elle semblait l'être, peut-être elle allait avoir changé d'avis et ne viendrait pas... A demi-voix, il appela: --Mademoiselle Suzore, vous êtes là? Nulle parole ne répondit. L'église était déserte. Il en fit le tour, heurtant des chaises dans l'ombre, irrité d'avoir été joué, très déçu aussi... Mais, soudain, la porte basse, enfoncée dans l'épaisseur du mur, s'ouvrit de nouveau. Il entrevit une forme mince. Allons, elle venait, fidèle à sa parole. A tort, il avait douté d'elle. A son tour, elle demandait: --C'est vous qui êtes là? monsieur de Ryeux. --Oui; je commençais à avoir peur que vous ne m'ayez oublié. --Eh bien, vous voilà rassuré. Installez-vous; je grimpe à l'orgue. Comme il s'était rapproché, il distinguait un peu le blanc visage où les yeux dessinaient deux abîmes d'ombre. --Je ne puis pas monter avec vous? --Oh! non... Vous entendriez très mal. Mettez-vous, au contraire, loin, vers l'autel. Il obéit, sentant qu'il ne pouvait faire autrement. Il entendit le pas vif s'éloigner sur les dalles, tourner sur l'escalier étroit. La lueur d'une faible lampe s'alluma dans la tribune, derrière l'harmonium. Il y eut un silence, puis quelques notes d'accord; et la voix du violon s'éleva dans la solitude et l'ombre, ample, vibrante, chaude ainsi qu'une voix humaine, en un son si large et si plein, qu'il écartait toute idée d'un accompagnement possible. Alors, Raymond de Ryeux comprit qu'on lui avait dit vrai; cette enfant était une artiste rare qui possédait le don que nulle étude ne pourrait donner. Certes, elle avait dû travailler beaucoup pour posséder, si jeune, la science qui donnait à son jeu, cette stupéfiante souplesse. Mais c'était d'elle-même que venait la puissance d'expression qui résultait de ce qu'elle _sentait_ la musique, avec une force, et une profondeur émanées de quelque mystérieux foyer qui brûlait en elle. D'abord, il avait écouté curieusement, séduit par l'originalité de cette séance offerte à lui seul. Puis, parce que--comme il le lui avait dit--il goûtait ardemment la musique, il oublia la violoniste, le cadre, absorbé tout entier, âme et cerveau, par le plaisir d'art. Le violon se tut. Et comme un altéré, il pria: --Oh! encore un peu... Encore! L'artiste obéit. Peut-être son orgueil ne voulait rien devoir à l'homme qui, sur la falaise, avait obéi quand elle demandait «encore»! Et le chant merveilleux monta de nouveau, s'épanouit avec une pureté grave et passionnée, tombant dans l'âme même de cet homme de plaisirs, où elle réveillait des fibres endormies, l'élevant un fugitif moment au-dessus de lui-même. Mais soudain, encore une fois, la petite porte basse s'ouvrait. Des fidèles entraient qui venaient dire la prière du soir. Les têtes se dressèrent surprises, vers la tribune, où dans l'ombre, les dernières notes vibraient, telles une aérienne et mystérieuse prière. Raymond de Ryeux, alors, tressaillit, échappé à l'envoûtement des sons; et, lui aussi, leva la tête vers la tribune. La lampe y était éteinte; et Claude Suzore, déjà, devait être descendue car il n'entendait aucun bruit dans l'étroit escalier, ni pas sur les dalles; sauf celui d'un prêtre, le curé sans doute, qui arrivait à son tour et passait, avec une génuflexion, devant l'autel. Rapidement, Raymond de Ryeux sortit, oubliant que Claude lui avait demandé de ne pas la chercher, après qu'elle aurait joué pour lui. Mais, dehors, c'était maintenant la nuit complète. Le petit cimetière blotti autour de l'église était désert; et aussi la route qui montait vers Capelle, où des rafales, venues du large, haletaient à travers les branches. VI Sortant de son cabinet, Élisabeth Ronal alla appeler, au seuil de la grande salle où les infirmières accomplissaient leur tâche: --Claude, tu es là?... Veux-tu venir un instant? La jeune fille releva sa tête brune, courbée vers le membre malade qu'elle entourait d'une longue bande, et, d'un geste inconscient, repoussa en arrière son voile d'infirmière, blanc comme la longue blouse qui l'emprisonnait. --Tout de suite, je suis à vous, Élisabeth. J'achève le pansement et je viens. Une minute, la jeune femme resta immobile à l'entrée de la salle que parcouraient ses yeux attentifs, errant sur les divers groupes des malades et des infirmières. Et son regard était lumineux d'intelligence profonde et de bonté. Sous la clarté des baies très larges, sa silhouette était toute mince dans la correction du sombre _tailleur_; la ligne du profil se découpait fine et ferme; les cheveux bruns, rayés, en avant, par une grosse mèche blanche, rejetés autour du front, simplement roulés en arrière, sur la nuque. Elle sourit aux pauvres gens qui la saluaient d'un chaud: «Bonjour, docteur», car elle était très aimée. Puis, après un bref conseil à une infirmière qui l'avait appelée, elle laissa retomber la porte et rentra dans son cabinet. Humble, s'y tenait une débile créature qui serrait dans ses bras un petit être chétif. Sa forme alourdie annonçait la maternité future. Près d'elle, debout, était une fillette qui paraissait quatre ou cinq ans, les yeux atones, le visage sans couleur; son pauvre corps, si maigre sous la robe, qu'il semblait fait seulement des os de la charpente. --Allons, petite Cécile, viens que je voie ton bras, dit doucement Élisabeth, attirant la fillette, dont elle caressa les cheveux serrés en une maigre natte. Puis, avec des gestes légers et vifs, elle enleva le corsage qui recouvrait les épaules étroites. Ses yeux étaient remplis de pitié, observant le pauvre petit corps que rongeait la tuberculose, contre laquelle, la science, hélas! ne pouvait plus rien... L'examen achevé: --C'est bien, mon petit, fit-elle, j'ai vu... Tu vas t'asseoir là et attendre bien sagement Mlle Claude qui va venir te chercher pour te panser... Voici un bonbon que tu croqueras pour te distraire... Tu es une raisonnable petite fille! Elle rhabillait l'enfant avec le même soin maternel qu'elle avait eu pour la dévêtir. Puis elle se redressa et son regard, alors, tomba sur le corps déformé de la mère. Une sévérité triste assombrit ses yeux. --Il faut donc encore vous répéter ce que je vous ai dit l'année dernière. C'est un crime..., vous entendez bien, un crime... que vous commettez en vous prêtant à donner la vie à de pauvres êtres dont la santé est détruite à l'avance avec le père qu'ils ont! La femme baissa la tête. --Quand il revient de l'hôpital, il faut bien que je lui obéisse!... Élisabeth eut un geste négatif, et fermement, elle dit: --Il y a des limites à l'obéissance. Dites-lui que, quand il ne boira plus, vous consentirez à être mère. S'il ne vous écoute pas, envoyez-le-moi. Je tâcherai de lui faire comprendre qu'il n'est pas permis de créer des êtres, quand c'est pour les destiner sûrement à souffrir, même plus, à mourir... La femme baissait toujours plus la tête. Mais avec une figure lasse et butée, elle répéta: --Il ne m'écoutera pas. Il me battra si je ne veux pas ce qu'il veut, lui... Élisabeth n'insista plus. Elle le savait trop bien qu'elle prêchait l'impossible. Elle avait parlé dans un élan de révolte devant la misère du pauvre corps d'enfant. Mais c'était vrai que, même le voulût-elle, la malheureuse qui se tenait là, avec un air de bête écrasée, ne pouvait résister au maître, et peut-être, d'ailleurs, n'en avait pas le désir. Lui, Élisabeth le connaissait bien, brûlé par l'absinthe; les trois quarts de l'année à l'hôpital, revenant juste au logis pour rendre mère, la misérable qui, passive, voyait ensuite mourir ses petits. A la fin du précédent hiver, elle en avait perdu deux. La gamine qu'Élisabeth venait d'examiner arrivait de Berck; et même la brise iodée, respirée tout l'été, n'avait pu vaincre le mal. Le bébé décharné que la mère serrait sur sa poitrine allait, à son tour, en être la victime... Pour Élisabeth Ronal, c'était une vraie souffrance que de se sentir impuissante... Rien, elle ne pouvait rien... Sinon se dévouer toute, pour soutenir et consoler... Claude entrait, svelte sous sa blouse, marquée vers l'épaule de la croix rouge. Échappées au rigide bandeau du voile, quelques boucles frôlaient le front. --Claude, vois donc si Mlle de Villebon pourrait maintenant--ou dans peu de temps,--donner le bain fortifiant à ce petit! Asseyez-vous dans la galerie d'attente, madame Lefort. Il y fait bien chaud. Mlle Claude va venir vous donner la réponse; et elle emmènera Cécile pour le pansement. Déjà, Claude revenait, un peu haletante d'avoir monté en courant l'escalier du sous-sol où étaient installées les cabines de bain. --Dans dix minutes, Mlle de Villebon aura fini avec la petite Baudache. Elle pourra baigner l'enfant. --Parfait!... Vous avez entendu? madame Lefort. Descendez donc avec Mlle Suzore qui va vous conduire à la salle de bains; et pendant que vous déshabillerez votre bébé, elle s'occupera de Cécile. Allons, au revoir, soignez-vous bien aussi. Claude, tu lui donneras un flacon de kola. Ce lui sera bon et tu m'apporteras sa fiche, que je l'annote. Tout en parlant, elle appuyait sur le timbre, pour qu'un nouveau visiteur fût introduit. Et Claude disparut, guidant la femme qui la suivait, la marche traînante. Elles laissèrent la petite Cécile assise sur la banquette d'attente où Claude allait venir la rechercher; et par un escalier blanc comme l'était tout le dispensaire dont le ripolin avait revêtu les murs, elles descendirent dans le sous-sol, éclairé par de vastes soupiraux. De chaque côté de l'allée, des cabines pour les bains. Des cris d'enfant s'échappaient de certaines, mêlés au bruit des voix. A gauche, une baie ouverte laissait voir la longue pièce, où, devant la table, une infirmière préparait le coton à stériliser et les bandes à pansement. Une autre, devant une armoire béante, atteignait les draps que l'oeuvre fournissait avec une couverture pour une quinzaine, et qui, ce temps écoulé, étaient rapportés au blanchissage. Quand Claude passa, un vieux déposait justement le fardeau qu'il rapportait. Il interpella la jeune fille: --Eh! madame, je voudrais bien des toiles propres!... --Ce n'est pas moi qui les donne. Demandez à Madame, fit-elle, indiquant la jeune femme occupée à l'armoire, une brune charmante dont le visage émergeait du col d'Irlande, apparu par l'échancrure de la blouse. Et continuant sa route, elle alla frapper à la porte d'une des cabines où hurlait un petit. Elle frappa. --Mademoiselle de Villebon, voici Mme Lefort que le docteur vous envoie. --Bien, qu'elle entre. Nous avons fini avec Mme Baudache. Elle entr'ouvrit la porte. En effet, une femme rhabillait une espèce de petit avorton qui crispait son maigre corps et criait à pleins poumons. Éperdument, il se débattait entre les mains qui prétendaient lui entrer une brassière. --Il souffre? interrogea Claude. --Non... non... Il est rageur seulement. Aussi, nous ne nous occupons pas de ses protestations et nous l'habillons bon gré mal gré. En effet, la mère et l'infirmière s'évertuaient à revêtir les bras, aussi minces que ceux de quelque poupée, les jambes gigotantes tachetées de boutons. Claude les laissa, remonta, toujours courant, l'escalier clair, reprit au passage la petite Cécile qui n'avait pas bougé de son banc, et l'introduisit dans la salle de pansements. --Je reviens tout de suite, petite fille; assieds-toi là. Je fais une commission pour le Docteur, et puis, je m'occupe de toi! L'enfant obéit avec une docilité d'animal dressé; et sans un mot, la même expression morne sur son visage souffrant, se laissa placer sur la chaise blanche, trop haute pour ses petites jambes, qui battaient dans le vide. Et Claude disparut très vite pour aller chercher la fiche demandée par Élisabeth. Avec des centaines d'autres, portant le nom, les détails sur le malade, le traitement suivi, la fiche était enfermée dans le meuble à coulisse qui occupait un des angles de la vaste salle d'attente, où, sur des bancs, rangés les uns derrière les autres, les malades attendaient leur tour de consultation, sous la garde d'une surveillante. La salle était baignée d'air, de lumière, même par ce jour gris d'automne. Sur le ripolin immaculé, un grand Christ allongeait des bras douloureux. Une petite table servait de bureau. Il y avait bien là une cinquantaine de malheureux, venus chercher des soins. Dociles, ils attendaient, rangés, sur les bancs, selon leur tour d'arrivée. Une allée séparait les malades qui étaient là pour le docteur Ronal, de la phalange des mères, qui amenaient leurs petits à l'examen du docteur spécialiste pour la vue, dont c'était le jour de consultation. Il y en avait de tout petits qui sommeillaient ou geignaient entre les bras des femmes, appliquées à les tenir paisibles; et de plus âgés qui eux, avaient peine à demeurer tranquilles sur leur banc, se levaient, tombaient, criaient; ce qui provoquait les «chut!» impatients de la surveillante, très sévère sur le chapitre de la discipline. Quelques mères ayant imaginé de promener leurs nourrissons pour les endormir, elle les rappela vivement à la règle, qui était d'attendre à sa place, en silence. Du côté des adultes, nulle infraction. Tous, vieux ou jeunes, attendaient, avec une expression de patience résignée. Les yeux se tournèrent vers Claude, qui entrait et eut un petit signe de bienvenue à des habitués qui la saluaient. Elle fourragea dans le meuble aux fiches, le geste précis, découvrit aussitôt ce qu'elle cherchait et porta le papier à Élisabeth, occupée maintenant à recueillir les confidences d'une jeune femme qui avait un visage désolé. Claude, discrètement, posa le papier sur le bureau et disparut, regagnant la salle de pansements, où les huit infirmières, de service ce jour-là, accomplissaient leur tâche. Par les hautes fenêtres, là aussi, s'épandait largement la mélancolique clarté d'octobre, sur les murs luisants, couleur de neige, aux angles arrondis, sur la faïence blanche des lavabos, sur le métal étincelant des outils étalés sur la table, derrière laquelle se tenait l'infirmière auxiliaire. Et puis, assis sur les chaises blanches, elles aussi, la ligne des misérables qui venaient chercher, sinon la guérison, du moins le soulagement, et autour desquels s'empressaient les infirmières. Sur les plaies, elles mettaient les compresses, enroulaient les bandages, et leurs gestes avaient une douceur adroite, suivis par le regard anxieux des patients, hommes et femmes de tout âge. Claude était revenue vers l'enfant qui attendait toujours sans bouger, ni parler, ni penser, et elle lui sourit: --Eh bien, nous allons maintenant te soigner, petite fille. Et elle s'agenouilla pour laver les plaies qui ensanglantaient les pauvres membres. Jusqu'au bout de la longue salle immaculée, c'était ainsi des souffrances qui imploraient l'apaisement, que, depuis le début de l'après-midi, leur dispensaient les mains compatissantes. Et après ces malheureux, d'autres encore, ce jour-là, allaient venir, pour lesquels l'inlassable charité poursuivrait son oeuvre... VII Le dernier malade était sorti, les instruments soigneusement stérilisés, et Élisabeth avait dit à ses aides: --Maintenant, allons goûter! Dans son accent, il y avait l'intime joie d'une créature consciente d'avoir bien rempli sa tâche. Claude refoula, bravement, le «Enfin!» qui lui montait aux lèvres, cri de délivrance instinctif; et, tandis que ses compagnes passaient au lavabo et y enlevaient leurs blouses, elle grimpa dans sa chambre, sa cellule, comme elle disait. Elle aussi rejeta son uniforme de service. Mais sa main l'écartait d'un geste presque violent; et des mots--combien sincères!--s'échappaient de ses lèvres tremblantes un peu... --Quel supplice, de tels après-midi! A pleins poumons, devant sa fenêtre large ouverte, elle aspirait l'air humide, presque glacé, du crépuscule d'automne, tout en vaporisant sur elle le jet d'un flacon qui embaumait le muguet. Mais sa main était machinale, tant sa pensée était envahie par l'instinctive révolte de son être jeune, sévèrement contraint tout l'après-midi à l'austère labeur. --Comment vais-je retrouver le courage d'être encore une véritable aide pour Élisabeth! C'est odieux, cette odeur de misère, de maladie, de saleté, de blessure! Oh! il me semble que j'en suis imprégnée à ne pouvoir m'en délivrer! Pourtant, elle venait de baigner son visage d'eau fraîche, brosser les boucles rebelles autour du front, savonner les mains qui, adroites, avaient pansé les plaies, très doucement. Elle songea, un peu calmée par la violence même de sa révolte: --Peut-être l'accoutumance va me venir en aide! Mais pourquoi, tout à coup, ai-je si fort l'horreur de tant de laideur dans les visages, dans les maisons de pauvres qui forment notre quartier, qui entourent la mienne! Ah! la misérable chose que je suis!... pour un instant seul, j'espère! Pourtant, depuis des années, même avant qu'elle partît pour Landemer, deux mois plus tôt, elle accomplissait cette tâche comme un devoir tout simple, qui l'intéressait fort... Elle estimait, très sincère, que toute créature se doit à un devoir et, dans la mesure de ses moyens, à ceux de ses semblables qui ont besoin de son assistance. Et puis, là-bas, libérée de ses devoirs quotidiens, maîtresse absolue d'elle-même et de son temps, elle semblait brusquement s'être transformée. On eût dit qu'en elle, avait jailli une poussée d'égoïstes désirs, d'aspirations violentes vers la fortune, le succès qui enivre, une vie harmonieuse artistement; une soif d'indépendance l'étreignait, avec le besoin de dominer gens et choses. Ainsi de méchants prisonniers longtemps captifs, se redressent impérieux, sentant moins la main du maître, et réclament la liberté, prétendant vivre leur vie. Comme à Landemer, le jour où elle avait reçu la dernière lettre d'Élisabeth, elle regardait machinalement son image éclairée de reflets bizarres par la petite lampe dont la brise faisait trembler la flamme. Visage de jeune sphinx, sévère, presque dur, où, dans les prunelles élargies, luisait la lueur montée des plus intimes profondeurs de l'être moral. Elle pensait: --Sans doute, l'influence d'Élisabeth va me ramener à ce que j'étais! Mais, à cette heure, je ne me sens plus qu'une vilaine âme d'arriviste qui veut jouir de tout ce qui est séduisant dans la vie, mordre dans ses plus beaux fruits, en épuiser la saveur... Je ne peux pas... Je ne dois pas! «Je ne dois pas!» C'était la disciple d'Élisabeth Ronal qui avait pensé cela. Mais la nouvelle Claude, la révoltée, se dressait aussitôt. Elle ne devait pas? Pourquoi?... Quelle loi le lui interdisait? «Accepter la vie telle qu'elle se présente dans son implacable force et la dominer par la volonté», depuis son enfance, Claude s'entendait dire que c'était là le devoir, pour un être qui veut valoir. Mais valoir, tenir à valoir... pourquoi? pour qui?... Pour elle-même?... Et ensuite? Quelle vaine jouissance, on lui avait offerte ainsi!... Quelqu'un le lui avait dit, il n'y avait pas très longtemps, et alors, elle avait écouté, un peu méprisante... Qui donc?... Ah! oui, ce Raymond de Ryeux. Voici donc que, tout à coup, elle arrivait à la même conclusion que ce frivole et égoïste clubman! Vers quels bas-fonds descendait-elle soudain? --Eh bien, Claude, tu ne viens pas? Que fais-tu donc?... appela la voix d'Élisabeth. Claude tressaillit, rejetée brusquement dans la réalité de sa vie. Elle était folle de rêvasser ainsi! En hâte, elle répliqua: --Me voici tout de suite! Élisabeth. Et, en effet, quelques minutes après, elle entrait dans la galerie attenante au cabinet d'Élisabeth, dont celle-ci avait fait une sorte de petit hall pour recevoir ses amis. Sous la clarté des lampes voilées, mais nombreuses, car Élisabeth adorait la lumière, la pièce était singulièrement hospitalière. Des meubles cannés, parmi lesquels un divan, quelques fauteuils où s'enfonçaient des coussins de cretonne. Devant la baie vitrée, retombaient, à cette heure, des voiles persans. Au mur, quelques gravures, véritables oeuvres d'art, deux grandes aquarelles, visions de prairie et de sous-bois. Au-dessus du piano, avec lequel voisinaient le pupitre et le violon de Claude, une admirable vue de mer, encadrée par deux reproductions en grisaille des chanteurs de Della Robbia. Dans un angle, la bibliothèque tournante, lourde des volumes qui s'y pressaient. Des livres aussi, des revues sur les tables nombreuses; même sur le bureau de travail qui servait à Élisabeth et à Claude. Quelques plantes vertes. Et beaucoup de fleurs;--des fleurs très simples, des humbles, mais généreusement prodiguées pour épandre à travers la pièce une senteur de jardin. Les visiteurs étaient arrivés pendant que Claude s'attardait à songer. Des intimes qui savaient qu'après ses consultations au dispensaire, Élisabeth se reposait un peu, en accueillant ses amis; et aussi tous ceux et celles qui venaient chercher l'appui de son jugement dont la précision claire était celle de ses diagnostics. Quand Claude apparut, des conversation s'étaient déjà établies, très animées. Toute préoccupation touchant au dispensaire rigoureusement écartée,--pour une trêve nécessaire,--les propos se croisaient sur l'art, les lettres, la politique, les questions sociales; propos de gens incapables de papotages, très intelligents, tous individualistes, dont les goûts et les idées différaient comme leurs occupations mêmes. En effet, parmi les nouveaux venus, il y avait une frêle artiste anglaise, Lily Switson, qui faisait des eaux-fortes déjà très remarquées et qu'Élisabeth avait sauvée, alors que le travail l'avait épuisée. Peu à peu rétablie, de retour de Davos, elle avait repris son labeur opiniâtre de fille qui veut arriver, attendue en Angleterre par un fiancé artiste lui aussi. Et encore, il était venu une femme aux cheveux grisonnants, Mme Albran, qui avait des allures masculines et une âme d'apôtre pour diriger, avec une maîtrise égale à son inlassable charité, une oeuvre de travail à domicile à l'intention des ouvrières. Attentive, elle écoutait, au moment où Claude entrait, les explications que donnait, sur la question des logements ouvriers, Étienne Hugaye, neveu de la vieille marquise de Ryeux, un garçon d'une trentaine d'années, qui, aristocrate par sa naissance et son éducation, ses attaches, vivait pour le peuple, prenait la cause de toutes les misères dans les conférences, les articles auxquels il livrait la majeure partie de son temps... Il avait l'abord froid, aisément agressif avec les gens de sa classe, la parole un peu âpre, la pensée intransigeante, le coeur chaudement généreux, une volonté inflexible et rude. Pour Élisabeth, il éprouvait une admiration enthousiaste, très fier de l'estime qu'elle lui accordait, parce qu'elle sentait la sincérité de sa pitié active pour les misérables. Il aimait à lui soumettre ses idées, ses essais, les projets qu'il s'appliquait à réaliser, insouciant des obstacles. Ce jour-là, il avait amené un journaliste avec lequel il faisait campagne pour les maisons ouvrières, singulier garçon, très fruste, fort intelligent, qui avait un type d'anarchiste et était un remarquable musicien. Un petit cercle s'était formé autour d'eux, dans lequel figuraient plusieurs des infirmières. Débarrassées de leur blouse, elles étaient redevenues d'élégantes femmes du monde, quelques-unes très jolies, jeunes pour la plupart. Mlle de Villebon, elle, avait entrepris le docteur spécialiste pour les yeux, qui venait de finir ses consultations; un jeune philanthrope, lui aussi, dispensateur pour les pauvres, de son temps et de sa fortune. Et un peu plus loin, Élisabeth causait avec d'autres infirmières et le docteur Delbeau, son maître de jadis, aujourd'hui son ami, venu, après ses consultations, lui demander une tasse de thé, «pour se reposer!» disait-il. Près de lui, grand, robuste, coloré sous ses cheveux blancs coupés court, elle paraissait singulièrement jeune encore en ce moment où l'animation de la causerie détendait ses traits fatigués. L'apparition de Claude l'interrompit et elle s'exclama d'un accent d'amicale gronderie: --Mais, Claude, ma petite, que deviens-tu donc? Le thé est là. Sers vite; il sera froid et trop fort. Claude ne s'excusa pas. Mais, tout de suite, elle alla, serrant au passage des mains amies, vers la table où le plateau était posé et prit la théière. Lily Switson s'était rapprochée. --Je vous aide? Claude. Comme les vacances vous ont bien réussi! Vous me donnez une terrible tentation de vous demander quelques séances de pose... Je suis sûre qu'avec vous, je ferais quelque chose d'intéressant! --Lily, où trouverais-je jamais le temps de poser!... Tenez, voulez-vous porter une tasse de thé au professeur Delbeau? Prenez le sucre aussi... Elle-même se mettait à circuler parmi les groupes, silencieuse, distribuant les tasses, avec la conscience qu'elle eût apportée à remplir une sérieuse tâche. Pour Élisabeth, seule, elle eut un sourire: --Voici, grande amie; croquez vite une tartine... Vous en avez besoin, après vous être tant dépensée, tantôt! --Nous avons vu de bien grosses misères, n'est-ce pas? mademoiselle de Villebon. Je ne suis pas tranquille pour la petite Dupage. J'y passerai ce soir. Claude, qui avait entendu, protesta: --Ça, non! Élisabeth... Après un après-midi comme celui d'aujourd'hui, vous devez vous reposer; toute la matinée, déjà, vous avez circulé. Soignez-vous donc un peu, vous-même, de temps en temps! Élisabeth se mit à rire. --Vous entendez, docteur, cette petite qui se mêle de donner des consultations. Claude, porte plutôt du lait à Hugaye qui m'a l'air de fourrager inutilement sur le plateau. Elle obéit et versa le lait dans la tasse que lui tendait le jeune homme. Tous deux étaient sous la haute clarté d'une lampe, près de la table. Claude, debout, s'était mise à grignoter une tartine de pain bis. Étienne interrogea: --Qu'est-ce que vous avez fait cet été? Claude. Ils étaient de vieux amis et se traitaient comme tels. --A Landemer? J'ai joué du violon, j'ai lu, j'ai vagabondé sur les falaises et dans d'exquis petits sentiers... J'ai même été une fois en auto! --Une fois?... Elle rit. --Oui, une fois, une seule fois!... Et c'est à votre tante, Mme de Ryeux, que je le dois. Elle a demandé à son fils de m'emmener à la Pointe de Jobourg. J'ai fait une exquise promenade! --Avec son fils?... Avec Raymond de Ryeux?... --Mais oui!... Est-ce qu'elle a un autre fils? --Non, bien entendu. Mais quelle diable d'idée a-t-elle eue là de vous envoyer ainsi avec Raymond?... Il n'était pas du tout un... chaperon pour vous! Une lueur d'amusement brilla dans les prunelles de Claude: --Vous parlez comme Mlle de Villebon! Pourquoi donc traitez-vous avec tant d'irrévérence, l'aimable idée de votre tante? Son fils m'a paru un monsieur très correct. Nous ne nous sommes pas dit un mot durant le trajet. Nous avons bavardé seulement à Jobourg, en descendant la falaise, et au goûter!... Pour être un homme du monde, il n'était pas stupide!... --Merci pour lui!... Vous lui avez donc fait de la musique?... Je me souviens de l'avoir entendu parler de votre talent! --Vraiment?... C'est gentil à lui! Il aura été reconnaissant. Afin de le remercier de m'avoir si bien promenée, j'ai joué pour lui, tout seul, dans l'église d'Urville. --C'est vrai, tout cela?... Vous ne vous moquez pas de ma candeur?... --Très vrai! Il la regardait avec une sorte de stupéfaction mécontente. --Eh bien, je ne vous en fais pas mes compliments. --Je ne vous les demande pas! lança-t-elle, taquine. Comme s'il n'avait pas entendu, il continuait rudement: --Je me demande à quoi a pensé Mlle de Villebon, d'autoriser cette absurde équipée. --Mais Mlle de Villebon n'avait rien à autoriser ou à interdire, riposta-t-elle avec insouciance, un peu hautaine. Je suis libre, j'imagine, de mes actes. --Très exact, vous avez raison. Recevez mes excuses de m'être mêlé de ce qui ne me regarde pas. --Bon!... Alors, puisque vous reconnaissez vos torts, faisons la paix!... Vous me demandiez ce que j'ai fait à Landemer?... J'ai aussi regardé Mlle de Villebon soigner son troupeau. Une impatience passa en éclair dans les yeux gris du jeune homme. --Et vous l'avez aidée? --Bien peu..., pour ne pas dire «point», si j'ose un tel aveu. Je ne me sentais pas un brin altruiste, à Landemer. Une expression désapprobatrice assombrit le visage d'Étienne Hugaye. --Je suis sûr que vous vous calomniez. Elle eut un petit rire bref: --C'est que vous êtes une belle âme; vous jugez les autres à votre image; comme Mlle de Villebon qui, très sincèrement, ne connaît rien de plus passionnant que de faire du bien à ses semblables... Si elle n'était très charitable, elle aurait été plus d'une fois scandalisée de ma misérable insouciance pour les obligations de la solidarité! Peut-être, à Paris, près d'Élisabeth, je vais redevenir un peu meilleure... Mais ce n'est pas sûr! Elle parlait avec une légèreté ironique, amusée de l'irritation qu'elle devinait chez son sévère interlocuteur. Leurs rapports étaient tout particuliers. Elle aussi l'estimait. Mais résolument, en toute occasion, elle s'insurgeait contre son intransigeance autoritaire qui la choquait, elle si indépendante et de pensée si souple; contre son austérité qu'il eût voulu voir partagée par tous, comme la source d'un bonheur né du renoncement à la joie de vivre. Très souvent, elle le choquait; quelquefois même elle le blessait; mais toujours elle l'intéressait, alors même qu'elle l'irritait jusqu'à l'exaspération. Seulement, combien de plus en plus, elle lui paraissait inquiétante! Il reprit: --J'espère bien, moi, que vous êtes toujours la même, très généreuse quoi que vous en disiez... Car j'ai besoin de votre concours. --Pour? --Pour venir faire entendre un peu de musique à mon cercle ouvrier. La même obscure rébellion, qu'elle ne s'expliquait pas, frémit au coeur de Claude. Aller retrouver là, encore, cette atmosphère de pauvreté dont il semblait que, peu à peu, le dégoût lui venait! Pourtant, plusieurs fois déjà, et de très bon coeur, elle avait été ainsi donner à des humbles, l'aumône de son talent. Elle avait aimé la ferveur de leurs applaudissements... Alors qu'avait-elle donc?... Bravement, peut-être parce qu'au passage, elle rencontrait le regard lumineux d'Élisabeth, elle domina tout de suite la honteuse impression: --Je serai à votre disposition, Étienne, le soir où vous voudrez. --Bien. Merci beaucoup, Claude. Je vous dirai, ces jours-ci, la date exacte du concert. Croyez-vous que votre amie, Rita Delviani, consentirait à chanter? --Étienne, vous m'en demandez trop long. Mais Rita viendra, je pense, tout à l'heure. Vous pourrez lui adresser vous-même votre requête... Tenez, les dieux sont pour vous, la voilà justement!... Ah! Sonia aussi!... En effet, la porte venait encore de s'ouvrir devant deux nouvelles visiteuses très différentes d'aspect: une superbe créature, grande, très forte, des yeux de velours sombre, une bouche délicieuse sur des dents de bébé, un air joyeux de bonne fille qui goûte la vie avec des lèvres gourmandes, Rita Delviani, la chanteuse dont la voix était d'un admirable métal. L'autre, Sonia Lavernoff, une Russe, étudiante en médecine, d'une vingtaine d'années, qui avait des yeux clairs de mystique, dans un masque rude. Insouciante de la pauvreté, elle poursuivait ses études pour atteindre les grades qui lui permettraient de s'en aller exercer un ministère charitable dans une région perdue de la Russie. Claude lui serra amicalement la main car elle admirait fort sa valeur morale; tandis que Étienne Hugaye évoluait pour se rapprocher de Rita. Il la savait très généreuse, toujours prête à faire, pour les malheureux, le don de sa belle voix; et, à cause de cela, il lui pardonnait les allures que sa rigidité et son éducation condamnaient. Il dut attendre un peu pour l'aborder. Après avoir gaiement pris contact avec Élisabeth et ses hôtes, elle était revenue à Claude et demandait: --Claude, ma petite, voulez-vous, dimanche prochain, venir jouer dans un concert à Rouen? Je chante. Nous partirions le matin avec la troupe des artistes. Ce n'est pas bien avantageux... Mais vous savez mon principe. Quand on débute, il faut surtout se faire connaître; donc ne jamais refuser une occasion d'être entendue. Le cachet n'est pas fort, mais le voyage est payé... Ça vous tente-t-il? --Bien sûr! fit Claude, rieuse. Rien que le voyage me tenterait... C'est si amusant de remuer!... Expliquez-moi ce qu'il faudrait jouer... Rita, très volontiers, se mit en devoir d'expliquer. Mais elles furent interrompues par une exclamation du professeur Delbeau: --Est-ce que nous n'allons pas avoir un peu de musique?... Les deux artistes seraient bien aimables de ne pas s'absorber dans leur aparté. Le petit journaliste hirsute avait aussitôt dressé la tête, abandonnant les «logements ouvriers». Ses yeux vifs regardaient avec envie le groupe des deux jeunes femmes qui, en riant, terminaient sans façon leurs arrangements. Puis Rita se rapprocha: --Docteur, qu'est-ce qu'il vous faut?... Du chant?... du violon? --Tous les deux. --Quelle gourmandise...! Claude, voulez-vous jouer seule, d'abord... parce que, moi aussi, j'ai envie de vous écouter... pour me mettre en train... Elle s'était assise au piano. Claude vint se placer près d'elle... Et elles commencèrent. Alors, instantanément, les conversations cessèrent. Tous, même les pures intellectuelles comme Mme Albran, étaient saisis par la magie des sons. Étienne écoutait, son cerveau d'observateur se prenant, une fois de plus, à chercher le mystère d'une personnalité que ne livrait guère cette troublante Claude. Le petit journaliste semblait hypnotisé; son regard ne quittait point les artistes. Les yeux mystiques de Sonia rêvaient; et ceux de Lily détaillaient le visage de Claude, devenu ardent et grave, notaient le mouvement harmonieux du bras qui faisait frémir l'archet. A travers la maison où, une heure plus tôt, montaient les plaintes de la souffrance, s'épandaient maintenant les sonorités du chant qui s'élevait pareil à une voix humaine, toute vibrante d'une passion d'abord contenue, puis épanouie dans une allégresse triomphante. Quand Claude se tut, laissant retomber son archet, Rita se tourna vers elle, avec l'exclamation qui était dans toutes les pensées: --Ma petite, vous avez encore fait des progrès depuis cet été! Les paroles se croisaient, tandis que Claude, une faible lueur pourpre sur les joues, reposait son violon d'un geste presque tendre, elle si peu démonstrative. Elle souriait parce que Rita poursuivait drôlement: --Vous savez, Claude, vous devenez dangereuse, au moral s'entend, pour vos auditeurs! Vous avez un jeu qui rend tout prêt à la chute... s'il y a occasion! Rita Delviani ne se doutait pas qu'en ce moment même, le docteur Delbeau disait à Élisabeth: --Comme elle joue, cette gamine! Elle n'a plus rien d'une écolière. C'est une vraie femme. Mon amie, gare à l'éveil! Il est tout proche. --L'éveil?... Oh! pas encore, j'espère. --Vous espérez? Pourquoi? C'est beau, le développement normal de l'être. --Très beau... oui... Mais si inquiétant aussi! Ah! comme nos enfants nous échappent vite. --Toujours l'évolution, l'inévitable évolution! Encore une fois, pensivement, elle fit «oui». Le docteur la regardait, trop observateur pour n'être pas perspicace; mais aussi, trop discret pour lui laisser voir qu'il percevait en elle une obscure préoccupation au sujet de Claude; et amical, il dit seulement, tout haut: --Pour votre tranquillité...--et celle de Claude!--tâchez de n'être pas ainsi «mère poule». Vous avez élevé cette petite, donc elle doit être bien trempée... Vous l'avez élevée--et Dieu sait que je vous en approuve!--de façon à lui permettre d'acquérir une personnalité. Eh bien, cette personnalité est en train de se révéler. Voilà tout! Il ne faut pas vous en plaindre! Élisabeth gardait son visage songeur. --C'est vrai, j'ai voulu qu'elle eût sa personnalité... Je lui ai toujours montré, autant qu'il était en mon pouvoir, ce qui me paraissait le bien, ce qui devait être fait... Et puis, je l'ai laissée libre de choisir, d'agir, de penser, après m'être appliquée à lui donner le sentiment de sa responsabilité... --Et ainsi, vous l'avez marquée de votre empreinte, mon amie. A travers la vie, elle l'emportera... --Peut-être... Docteur, ces petites filles sont des sphinx... Mais après tout, vous avez, sans doute, raison. Je suis trop «mère poule»... C'est que je me sens, moralement, de telles responsabilités, vis-à-vis de cette petite qui m'a été confiée. Pour ma propre enfant, j'aurais, il me semble, moins de souci!... --Je ne crois pas, fit-il, souriant. Dès que votre sentiment maternel est en jeu, vous, de volonté si ferme, vous vous transformez en une pauvre petite femme craintive... --Un chiffon, quoi! fit-elle, secouant la tête. Puis, changeant de ton, elle jeta: --Rita, nous vous écoutons, n'est-ce pas? Mais l'artiste n'entendit pas, occupée à causer avec Étienne Hugaye, tandis que, près d'eux, le petit journaliste félicitait Claude, avec la même ardeur qu'il apportait à attaquer les jouisseurs, oublieux de leurs frères misérables. Élisabeth les regarda, une seconde; aux lèvres, elle avait son beau sourire indulgent; puis elle répéta, un peu plus haut: --Rita, Rita, vous bavarderez tout à l'heure avec Hugaye! Le docteur Delbeau va être obligé de nous quitter et il réclame un peu de chant! Tous aussitôt insistèrent. Lily Switson, glissée dans un coin de la pièce, avait pris son album et crayonnait les physionomies. Rita, docilement, se dirigea vers le piano. --Bon, bon! Ne soyez pas si agités, vous tous!... Je chante... Claude, vous êtes prête? Toutes deux s'installèrent... Et de nouveau, ce fut, pour ceux qui les écoutaient, l'oubli, le rêve, l'apaisement ou l'éveil passionné dans le secret de l'âme... En chantant, Rita perdait son air «bonne fille». On aurait dit, alors, qu'un invisible dieu modelait le visage où la bouche délicieuse frémissait au souffle des sons. Même la stature trop massive changeait de caractère, prenant la majesté de quelque cariatide. Près d'elle, Claude avait une sveltesse de Tanagra. Sous les paupières abaissées, les cils traçaient leur ombre sur la chair de rose blanche; et la lueur des bougies caressait la ligne délicatement ferme du profil. --Ah! que c'est beau à contempler, la jeunesse! murmura le docteur. Élisabeth ne répondit pas; elle écoutait. Entendre de la musique, c'était pour elle le plus vivifiant des repos, la seule jouissance, peut-être, qu'elle se permît. Les auditeurs devenaient insatiables. Ils demandaient une mélodie, puis une autre encore... Car les deux artistes se comprenaient, se suivaient si merveilleusement, le violon vibrant à l'unisson avec la voix, que la moindre page musicale devenait ainsi une oeuvre d'art. Mais une visiteuse de la dernière heure apparaissait, le professeur de philosophie Sabine Méruel; et si discrètement qu'elle eût pénétré dans la pièce, son entrée rompait le charme, d'autant que Rita, jetant, par hasard, un coup d'oeil sur la pendule, s'exclamait: --Comment, six heures et demie?... Vite, je me sauve! Je dîne en ville et je veux me faire belle... Or, madame Ronal, sans reproche, vous demeurez au diable!... Je vous pardonne, parce que vous êtes une femme exquise... comme votre salon!... J'adore décidément cette pièce... Au revoir, Claude. Alors, à jeudi pour notre répétition... Vous savez, il nous faut un succès digne de nous... Tous et toutes prenaient congé, plus ou moins stupéfaits de s'être ainsi attardés dans les délices de la musique. Devant l'étroit perron, sur le gravier du jardin, sonnait le roulement des autos qui remmenaient dans Paris les ex-infirmières redevenues de très fortunées créatures. Claude s'était rapprochée de son amie... --Élisabeth, si vous n'avez pas besoin de moi, j'irai reconduire Lily et Sonia pour marcher un peu... --Je n'ai pas du tout besoin de toi, mon petit. Tu peux sortir. Mais nous dînons à sept heures et demie, n'est-ce pas? J'ai quelques visites à faire, ce soir. --Et moi, à travailler. A tout à l'heure, Élisabeth. Le salon se vidait; mais les chaises dérangées, les tasses sur le plateau du thé, le violon demeuré près du piano ouvert lui gardaient une physionomie vivante. --Élisabeth, je ne vous dérange pas en restant encore un instant avec vous, demanda Sabine Méruel, voyant Hugaye et son ami, le journaliste, s'apprêter, à leur tour, pour le départ. --Pas du tout. Je puis m'accorder encore un moment de récréation, avant de chercher un rapport attendu. Vous voyez que je ne fais pas de cérémonies avec vous! Tout en parlant, elle levait ses yeux clairs vers son amie, et aussitôt, elle acheva, le ton tout différent: --Qu'est-ce que vous avez? Sabine. Vous êtes nerveuse... Un ennui? --Est-ce un ennui?... Peut-être vous jugerez que le mot est impropre... --Si vous pouvez, dites-le-moi... Nous en causerons ensemble. Cela vous détendra... Sabine Méruel fit un geste vague et se rassit, laissant Élisabeth recevoir l'adieu de ses derniers hôtes. Sans qu'elle en eût conscience, son pied battait le parquet, et un pli creusait son front, accentuant le caractère un peu autoritaire des traits réguliers, fortement dessinés. Elle tressaillit, sentant sur son épaule la main d'Élisabeth, ferme et légère. --Eh bien, Sabine, qu'y a-t-il? --Oh! rien, après tout... que la réaction d'une scène absurde que je viens de subir tantôt. --Une scène?... de qui?... La jeune femme mordit ses lèvres. --Vous connaissez une des «petites» les plus remarquables de mon cours de philosophie, Suzanne Lumièges?... --Oui... Du moins, je vous en ai souvent entendue parler... Eh bien?... --Eh bien, cette petite est un cerveau rare... Elle est douée à miracle pour devenir une intellectuelle remarquable. Et depuis trois ans qu'elle suit mes cours, je m'applique à la diriger vers la beauté pure, à faire d'elle une créature vraiment supérieure. Jamais, peut-être, dans toute ma carrière de professeur, je n'ai rencontré un sujet qui m'intéressât, même qui m'attachât davantage... par sa pensée admirablement compréhensive, son culte pour l'idée, son âme ardente, avide de se développer librement sans souci des préjugés d'antan. Pour moi, elle devenait une délicieuse âme soeur qui m'était chère, comme une créature d'élection, créée par mes soins... Sabine s'arrêta un peu. Sans un geste, du ton qu'elle eût trouvé pour faire n'importe quelle intéressante analyse, mais la voix sourdement frémissante, elle avait parlé. --Alors?... demanda Élisabeth qui écoutait, pensive. --Alors, il y a trois semaines, cette enfant, qui reconnaissait en moi la directrice morale de sa vie, m'a confié que sa famille désirait la marier... Et à qui! Si encore ç'avait été à un artiste, à un intellectuel remarquable, j'aurais compris que la proposition pût être étudiée. Mais, vous le savez, cette petite est lamentablement riche... Et c'est d'un futur agent de change qu'il était question. Une vraie chute, qu'un pareil mariage!... Je lui ai dit mon sentiment... Nous avons causé... Elle m'a comprise et a répondu en conséquence... Élisabeth leva son regard profond vers son amie. --Et la liberté dans le jugement et la décision, qu'en faisiez-vous là? Sabine. --Je l'ai, comme toujours, respectée, ce me semble. J'ai discuté la question avec une fille très intelligente... Et ensuite, c'est elle qui a décidé en connaissance de cause. --Sous votre influence, puisque, dites-vous, Suzanne Lumièges a en vous une absolue confiance... Et qu'est-il arrivé?... --Une visite de sa mère, furibonde, fulminante, m'accusant d'avoir perverti le jugement de sa fille... Une stupidité, à laquelle j'ai répondu cette très simple vérité que je n'avais eu en vue que le développement moral de sa fille, digne de vivre pour un idéal supérieur, dégagé des mesquines préoccupations qui remplissent la cervelle des femmes du monde. Là-dessus, elle m'a encore accusée d'avoir détaché d'elle sa fille, de lui avoir faussé l'esprit en lui donnant des idées qui ne sont pas de mise en son monde...--heureusement!... de l'avoir détournée d'un mariage qui,--soi-disant--était, pour elle, le bonheur... Des idioties!... quoi!... Puis, pour couronner son discours, elle m'a déclaré que j'avais commis le crime «d'accaparer son enfant»... C'était complet! Attentive, Élisabeth écoutait; son clair regard d'observatrice attaché sur le visage de Sabine Méruel, le beau visage, d'une régularité classique, un peu dure, où errait, en ce moment, le reflet d'une émotion passionnée que seul trahissait un imperceptible tremblement des lèvres, de la voix timbrée, qui avait une autorité «prenante». --Qu'avez-vous répondu à cette Mme Lumièges? Sabine. --Toujours la vérité; que jamais, naturellement, je n'avais pensé à accaparer sa fille. Mais, puisqu'elle me la confiait, je l'avais dirigée dans le sens que je jugeais utile à son perfectionnement moral. Vite, je me suis aperçue que c'était lettre morte pour elle, tout ce que je lui disais sur la beauté, le devoir que nous avons de la chercher pour la réaliser en nous, sans souci des obstacles dressés par les préjugés, le milieu, les tentations... Vivre pour la pensée, libre de tous liens, occupée du développement harmonieux de sa personnalité... Quand je lui ai dit cela, à sa mine, j'ai compris qu'elle saisirait aussi bien une révélation faite en chinois! Elle était toute à sa fureur, exhalée en misérables petites phrases, à ses lamentations de bête qui croit avoir perdu son petit... Ah! Élisabeth, ce serait à décourager de l'apostolat, si je n'avais au coeur et au cerveau, la conviction que j'accomplis une oeuvre trop haute, pour avoir le droit de me rebuter devant l'incompréhension des natures inférieures. --Sabine, fit lentement Mme Ronal, qui semblait encore réfléchir, je crois que cet apostolat, vous devriez le réserver pour les petites de notre monde, à nous autres travailleuses; celles-là ont besoin de savoir être libres et fortes puisque leur qualité de filles sans dot les destine pour la plupart à n'être pas des épouses. Bon gré, mal gré, elles se trouvent devant la nécessité de compter sur elles seules, sans l'aide de l'homme, à laquelle j'estime d'ailleurs que, neuf fois sur dix, c'est, pour elles, le bonheur d'échapper. --Vous l'avez rudement appris, Élisabeth. --Oui... Moi et bien d'autres!... Mais comme femme et comme médecin, je sais aussi qu'il ne faut pas oublier la nature qui, physiologiquement et psychologiquement, les entraîne vers l'homme... L'inévitable attirance du sexe!... Sabine Méruel eut un geste de protestation. --Élisabeth, vous exagérez... Jugez-en par vous, par moi-même... --Moi, j'ai souffert. Et vous, vous, Sabine, vous êtes une cérébrale. Mais toutes, surtout les très jeunes, les petites de vingt ans, ne sont pas ainsi... Alors, nous, les aînées, nous que l'expérience a instruites, nous devons leur apprendre la belle et fière indépendance de la femme d'aujourd'hui. Et pour leur bien tremper l'âme, vous avez raison, il faut que nous leur donnions un idéal--de beauté morale qui les dirige et les soutienne,--à défaut de la foi religieuse qui n'existe plus pour beaucoup. --Leur conscience doit suffire! interrompit orgueilleusement Sabine. --Elle devrait, oui... Mais elle suffit surtout aux natures supérieures... Voyez-vous, Sabine, pour en revenir à notre point de départ, je crois qu'il faut laisser les gamines du monde à leur milieu, avec tout ce qu'il comporte d'infériorité, à leur destinée d'épouses... Car, après tout, il en faut, des épouses! Disciplinées par l'éducation, elles trouvent tout naturel de subir le joug de l'homme. Elles n'en souffrent pas. Élargissez leur horizon, vous en ferez des déclassées dans leur milieu, dont fatalement, elles ne peuvent sortir. Sabine Méruel gardait son expression d'invincible conviction. --Mais, Élisabeth, quand une de ces gamines vaut la peine d'être élevée hors de ce milieu, ce serait un crime de ne pas l'en arracher coûte que coûte! --De l'en arracher en la séparant de sa mère, de ses parents? De sa voix timbrée où il y avait une sorte de violence froide, Sabine prononça: --Quand les parents ne remplissent pas, ou sont incapables de remplir leur mission, il faut bien que nous nous substituions à eux! --Le faut-il?... En êtes-vous sûre? interrompit gravement Élisabeth... Peut-être parce que je suis moi-même une mère, je comprends la révolte de cette femme devant l'ascendant qu'elle vous voit sur sa fille. Et je me demande, en conscience, faut-il que cet ascendant existe? Du même ton absolu, Sabine Méruel affirma: --Il le faut! --Vous le croyez, soit. Mais il me semble que, en la circonstance, pour des raisons très complexes que votre devoir est d'analyser, vous ne jugez pas entièrement juste, avec les intentions les plus droites... Réfléchissez bien... N'influencez pas cette petite. Vous êtes trop intéressée dans la question... Sabine ne répondit pas. Et un silence tomba dans la pièce. Toutes deux songeaient. Mais le timbre de la pendule sonna. Sabine tressaillit et se leva aussitôt: --Ma pauvre Élisabeth, comme je vous fais perdre votre temps! J'en suis honteuse!... Excusez-moi... --Ne soyez pas honteuse... Nous avons parlé de choses qui valent la peine d'être discutées... --Et que nous envisageons bien différemment, Élisabeth; au revoir... Et merci de l'attention que vous m'avez donnée... --Je voudrais espérer que je vous ai été bonne en quelque chose... --Ah!... de cela, que sait-on jamais?... Et serrant la main de Mme Ronal, elle la quitta rapidement. VIII Il pleuvait. Sous le péristyle du Châtelet, Claude s'arrêta, avec une imperceptible moue, regardant la course mouillée des passants qui circulaient sous l'averse diluvienne, dans la maussade clarté de ce jour de novembre, trempé de brume et d'eau. Elle sortait de la répétition du concert dominical où elle avait voulu entendre une oeuvre qu'elle aimait; et aussi, se rendre compte, à nouveau, des sonorités de la salle où elle devait jouer pour la première fois au début de l'hiver. Son maître, après l'avoir sévèrement écartée des grandes exhibitions, jugeait maintenant son talent assez sûr pour qu'elle pût l'offrir au jugement d'un public de vrais connaisseurs. L'esprit tout vibrant encore de l'ardente étude qu'elle venait de lui imposer, elle demeurait sur le seuil du théâtre, immobile et distraite, ne sentant même pas la poussière d'eau dont le vent lui poudrait le visage, indifférente au flot que le théâtre déversait autour d'elle. Mais une exclamation la rappela brusquement à elle-même. --Oh! Mlle Suzore! Elle se retourna. A ses côtés, la saluant, il y avait le comte de Ryeux qui, lui aussi, sortait du théâtre. Instantanément, en son souvenir, ressuscita le plaisir qu'elle avait goûté dans sa course en auto. Il lui tendait la main; de bonne grâce, elle donna la sienne et dit alertement: --Bonjour!... Il fait moins beau qu'à Jobourg!... Vous venez d'écouter la répétition? --Oui, je suis abonné. Vous aussi? --Moi? Je viens aussi d'écouter; mais je ne suis pas abonnée. --Vous n'aimez pas les séances régulières? C'est vrai, vous avez l'humeur fantasque!... Elle se mit à rire: --Vous n'en savez rien!... Si, j'aime toujours les répétitions de _Colonne_... Mais hélas! mes finances ne me permettent pas le luxe de l'abonnement. De temps à autre seulement, je m'offre de ces petites fêtes! Il retrouvait tout de suite, à la regarder, la même jouissance qu'il avait éprouvée, là-bas, à Landemer... Plus que jamais, son visage avait un charme irritant d'androgyne, sous la toque de fourrure--pareille à celle de quelque jeune garçon--qui, à peine, laissait sortir l'extrémité des boucles sur la tempe. Mais, aussi, elle avait ses yeux et ses lèvres de femme. Elle était de celles qui sont assez jeunes pour supporter la pleine lumière de midi. Et Raymond de Ryeux, le connaisseur, qui, tout de suite, avait noté qu'elle était chaussée et gantée de façon impeccable, pensa, avec une insolence paisible: --Quel beau fruit d'amour va être cette gamine, quand elle aura été mise en goût! Cependant, tout haut, il continuait, pour la retenir, car il devinait très bien qu'elle était posée sur ce péristyle comme une mouette prête à prendre son vol: --Alors, maintenant, vous êtes réhabituée à Paris? Vous vous passez bien de Jobourg? Elle inclina la tête. --Oui! je trouve que Paris a du bon aussi. Et puis, d'ailleurs, j'ai tant à faire que je ne trouverais guère de loisirs pour regretter Landemer. Peu à peu, j'oublie la vagabonde ravie que j'ai été là-bas... et je rentre dans le rang des utilités. Il l'examinait curieusement: --Vous faites beaucoup de violon? --Oui, et je viens d'avoir un concert à Rouen. Je suis prise aussi par le dispensaire; j'ai mes cours de la Sorbonne, le théâtre, les livres... Cela vous paraît-il suffisant? --Cela me paraît... écrasant! Et elle vous amuse, cette existence? --Non, elle ne m'amuse pas, elle m'intéresse. --Sincèrement? interrogea-t-il avec une impérieuse hardiesse que corrigeait le sourire charmeur. --Naturellement... Sinon, pourquoi la ferais-je ainsi? --Pour... vous donner le change sur vos vrais désirs... par devoir... par nécessité... Elle mit ses larges prunelles dans celles de Raymond. --Si vous me connaissiez plus, vous sauriez que je ne fais jamais les choses que quand il me plaît, pour une raison ou une autre. Mais qu'allons-nous chercher là?... Au revoir, je me sauve déjeuner... Élisabeth va m'attendre... --Partir sous cette averse?... Vous serez trempée! J'ai l'auto. Elle va vous reconduire. --Certes non!... Qu'est-ce que cela me fait, la pluie?... J'ai une veste et une toque de fourrure, un parapluie. Je ne crains rien. Une impatience l'irrita de n'avoir aucun droit de la retenir. Cette singulière petite fille l'avait étrangement intéressé pendant le pittoresque après-midi qu'ils avaient, à l'improviste, passé ensemble. Et l'impression, affaiblie par l'usure des jours, renaissait tout de suite, aussi forte. Cette Claude Suzore ressemblait si peu aux femmes--de tout genre...--qu'il avait coutume de fréquenter; avec sa franche et fière liberté d'allures, son absence totale de coquetterie, son évidente et orgueilleuse indifférence pour l'homme qui paraissait--à l'heure présente--sans prise sur elle... Et, pourtant,--il s'y connaissait!...--elle était sûrement une passionnée. Très jeune et déjà si vraiment femme!... Et avec cela, pire que jolie, d'une originalité troublante qui agissait sur lui comme la senteur grisante d'un parfum violent et inconnu. L'idée qu'il n'avait aucune chance de la revoir bientôt, ni beaucoup, avivait en lui un obscur désir. Profitant de ce que l'averse ruisselait de façon à la retenir, bon gré mal gré, quelques minutes encore, il interrogea: --Avez-vous des concerts en vue? Un éclair de malice flamba dans les prunelles sombres. --Oui, j'en ai un prochain... Au Cercle ouvrier de Charonne. --Oh!... quel public vous allez trouver là! --Un excellent public... Ce n'est pas la première fois que je l'expérimente... Infiniment meilleur que le public des belles dames et des beaux messieurs blasés... si souvent inintelligents! --Merci bien! --Remerciement très inutile... --Est-ce qu'on peut aller vous entendre à Charonne? --Oh! oui, bien sûr!... L'entrée est libre, même pour les auditeurs chics! --C'est quand?... --Je ne sais encore la date exacte. Mais vous pourrez la demander à votre cousin, Étienne Hugaye. C'est lui qui organise le concert. --Ah!... Vous voyez souvent Hugaye? --Oui... Il s'intéresse à beaucoup de nos oeuvres. --Je regrette bien de n'être pas comme lui! Elle eut son petit rire moqueur. --Oh! je ne vous vois pas du tout dans son personnage! --Vous me voyez mieux dans un salon, avec les gens «inintelligents», remplissant mon rôle d'inutilité?... Que vous êtes dure!... Elle allait riposter. Il l'arrêta avec une malice gamine: --Non, ne protestez pas! Ne faites pas la «dame polie»... Vous ne seriez plus _vous_! Dites-moi, jouez-vous beaucoup dans le monde? --La saison n'est pas encore commencée. Mais je pense avoir des «thés» réguliers... Je suis déjà en «négociations». Dans sa pensée, une exclamation avait jailli: «Si vous connaissez des amateurs, recommandez-moi!» Pourtant, elle se tut. Elle avait le besoin instinctif de ne pas devenir l'obligée de ce beau monsieur qui n'avait pour occupation que le souci de ses chevaux. Il lui eût été très déplaisant de devoir quelque chose à sa protection. Interrogateur, il répéta: --Des _thés_?... --Oui, des thés où je vais me faire entendre... Et puis des soirées... --Est-ce que?... Il s'interrompit, vaguement embarrassé: --Est-ce qu'il vous serait agréable que je parle de vous... de votre talent... dans nos relations?... --Agréable... non, fit-elle avec sa sincérité hautaine. Utile... oui, peut-être, à l'occasion. On n'est jamais trop connue quand on veut arriver. Et je me sens furieusement avide de mordre au succès--puisque les gens compétents affirment que je puis réussir. --Pourquoi si avide? De nouveau, elle rit: --Décidément vous êtes aussi curieux à Paris qu'à Jobourg... Pourquoi?... Parce que j'imagine que le succès me donnera l'indépendance matérielle qui m'est nécessaire pour savourer la vie. --Savourer la vie!... La vie?... Un fruit insipide. Elle haussa les épaules, avec un petit rire de pitié: --Quand on s'y prend mal pour en extraire tous les sucs et les goûter! --Les goûter!... Il faut être jeune comme vous pour avoir une pareille idée! --Une pouponne, quoi! A Jobourg, vous m'avez déjà dit quelque chose comme cela! Il glissa drôlement: --Vous trouvez que je radote? C'est que quand je vous vois et vous entends, je me produis l'effet de quelque Mathusalem qui n'a plus qu'à regarder derrière lui. La bouche moqueuse, elle jeta: --Cela ne sert à rien. C'est du temps gaspillé bien inutilement. Je me suis souvent entendu répéter qu'il était excellent d'avoir à gagner sa vie. Je commence à croire que c'est la vérité _vraie_. --Hum... Ce serait une question à discuter! Ici nous sommes très mal pour le faire. Est-ce que nous ne pourrions pas trouver un meilleur endroit?... Me permettez-vous une visite? Elle secoua négativement la tête. --Je n'ai pas de _jour_... ni de temps à perdre... Adieu. Cette fois, je me sauve; tant pis pour l'averse et pour moi. Sans même lui tendre la main, occupée déjà à ouvrir son parapluie, elle se détournait avec un fugitif sourire de congé; et dans le regard dont elle l'effleurait, il y avait une si complète indifférence, qu'une sorte de colère rageuse bondit en lui contre l'orgueilleuse créature qui, distillant un charme grisant, prétendait demeurer insouciante et libre devant l'homme qu'elle dédaignait. Ah! comme elle méritait, d'être vaincue!... Et que ce serait là une partie séduisante à gagner... IX Une semaine plus tard, comme Claude rentrait, à l'heure du dîner, Mme Ronal, qui écrivait dans son cabinet, l'appela, entendant son pas. --Veux-tu entrer, une seconde?... mon petit. J'aurais un mot à te dire. La porte s'ouvrit et Claude, sa boîte de violon en main, apparut le visage soudain rosé par la chaleur de la maison, après la glaciale morsure de la bise qui soufflait dehors. Affectueusement, elle se pencha vers son amie dont elle caressa les cheveux: --Qu'y a-t-il? Élisabeth... Vous désirez me parler? --Oui... Tantôt, j'ai reçu un billet qui te concerne. --Qui me concerne?... un billet?... De quoi donc s'agit-il? --Voici... Élisabeth prit une lettre posée sur son bureau. --... La vieille marquise de Ryeux m'a écrit, pour me demander, de la part de sa belle-fille, si tu pourrais, cet hiver, venir te faire entendre à ses réceptions de quinzaine, où elle désire offrir de la musique à ses visiteurs. Les sourcils de Claude s'étaient un peu rapprochés et le visage devenait dur... Les mains croisées derrière le dos, elle écoutait: --Mais cette Mme de Ryeux ne me connaît pas du tout, et elle ignore si j'ai, ou non, du talent. --Sa belle-mère lui aura parlé de toi. Ne jouais-tu pas à l'église cet été? --Oui, je jouais... Elle s'arrêta. La vieille marquise n'était pas seule à l'avoir entendue. Instantanément, dans son cerveau, se dressait le masque hardi de Raymond de Ryeux, avec ses yeux caressants et volontaires. Lui aussi l'avait écoutée. Une sorte de révolte se cabra en elle. Encore une fois, l'impression l'étreignait qu'elle ne voulait rien devoir à cet homme si courtois, en apparence. Mais la vie, librement observée, avait fait d'elle une fille avertie. Et elle comprenait très bien pourquoi il avait cette façon de la regarder, qui tout ensemble l'amusait et l'irritait, ainsi qu'une proie digne de lui. D'une impulsion irraisonnée, elle prononça, la voix un peu brève: --Ah! Élisabeth, refusez, je vous en prie. Il me serait désagréable d'aller jouer dans ce milieu! Une surprise passa dans les yeux clairs d'Élisabeth. --Refuser?... pourquoi?... Ces auditions seraient utiles à ta carrière. Si tu as des raisons pour penser le contraire, dis-les-moi... Nous verrons ensemble, s'il faut ou non les écarter... C'était vrai... Pourquoi refuser?... après tout... Que lui importait l'équivoque attention d'un homme qui ne comptait pas pour elle, n'ayant d'autre supériorité que celle de sa fortune. Et pourtant, elle dit, l'accent presque impatient: --Je n'ai pas de raison précise... --Alors, je ne comprends pas, fit Élisabeth, l'enveloppant de son regard profond. Les de Ryeux occupent dans le monde une situation qui leur permet de t'être très utiles. Nous connaissons, toi et moi, la vieille marquise. Ils viennent à toi... Je ne vois pas pour quel motif tu refuserais d'entrer avec eux en relations; surtout en des conditions qui peuvent rendre vos rapports très limités, puisque tu irais chez eux en artiste. Évidemment, Élisabeth, ignorant la cour discrète de Raymond de Ryeux, ne pouvait parler d'autre façon. Fallait-il la lui révéler?... Mais c'était attacher de l'importance à un détail qui n'en avait pas... Tout de suite, d'ailleurs, Claude s'était ressaisie, mécontente contre elle-même d'avoir obéi à de frivoles impressions: la crainte de sembler répondre au désir insolent de M. de Ryeux; l'obscur déplaisir d'aller chez lui en artiste payée pour distraire ses invités, ce qui établissait leur inégalité sociale. Et cette fois, sans hésiter plus, elle dit: --Vous avez raison, Élisabeth... J'étais stupide!... Alors, que dois-je faire? --Aller voir Mme Raymond de Ryeux pour t'entendre avec elle. Tiens, voici la lettre de sa belle-mère. Les heures sont indiquées où tu pourras la trouver... Et puis, maintenant, ma petite, laisse-moi, car j'ai encore beaucoup à travailler avant le dîner; et ce soir, j'ai quelques visites. Il y a deux petits qui me préoccupent. --Élisabeth, vous êtes incorrigible! Vous gaspillez votre santé!... Vous savez que vous avez l'air très fatiguée. --Non, pas _très_... Un peu, seulement peut-être parce que j'ai eu fort à faire tantôt... Mais, en ce moment, je me repose, tu vois bien... --Oui, en faisant travailler votre cerveau. Élisabeth, reposez-vous, _pour de vrai_, en lisant quelque chose que vous aimez... Voulez-vous que je vous fasse un peu de musique? Mme Ronal sourit: --Ne me tente pas! petite fille... et laisse-moi écrire. Elle a bien marché, la séance de violon, tantôt? --Oui, pas mal... --Bon! embrasse-moi... et sauve-toi! Claude se pencha, mit un baiser sur le front de la jeune femme et sortit. Machinalement, dans sa chambre, elle tourna le commutateur, et la clarté jaillit dans la petite pièce, erra sur les murs où la blancheur du ripolin s'égayait des panneaux d'une toile persane, à grandes fleurs bizarres--que Claude elle-même avait tendus,--caressa le lit étroit, les quelques belles gravures attachées entre les panneaux; la table chargée de livres où, près de la lampe, dans une simple jatte de cristal, trempaient de larges violettes dont la senteur imprégnait l'air. Mais Claude, en cette minute, n'apercevait rien du décor familier qui, cependant, lui était cher. Debout, devant la table à écrire, elle n'y voyait pas les feuillets où, avant de sortir, elle avait résumé quelques-unes des idées entendues le matin, à son cours de philosophie de la Sorbonne. Tout haut, elle interrogeait, obéissant à une vieille habitude: --Claude, ma chère, qu'est-ce donc qui vous a pris de regimber devant une telle proposition? Demain, vous irez voir cette jeune Mme de Ryeux; et vous vous distrairez à comprendre pourquoi elle ne sait pas rendre fidèle, son grand diable de mari. Mais après tout, est-ce demain que je suis attendue? Elle prit le billet et lut les quelques lignes où, très aimablement, la vieille dame célébrait son talent, en phrases admiratives, un peu naïves. L'entrevue pressait, car Mme Raymond de Ryeux commençait, en décembre, ses _quatre à sept_, et tenait à s'entendre le plus tôt possible avec l'artiste. --- Donc, demain sera très bien! conclut tranquillement Claude. Maintenant ne pensons plus à cette frivole histoire et travaillons. Rejetant sur son lit, manteau et chapeau, elle s'assit devant la table, la lampe allumée; et tout en respirant le parfum d'une violette tombée de la coupe, elle se mit à relire les lignes écrites sur le cahier de notes: «Notre perfectionnement appartient à notre volonté qui doit dominer les élans de notre inconscient, les forces, les influences du monde extérieur, les phénomènes occultes que la nature élabore sans cesse, dans les cellules de notre être. Si notre volonté est fragile, il faut la fortifier, afin qu'elle devienne l'outil inflexible et sûr de notre pensée. Nous pouvons et nous devons l'entraîner à lui obéir. C'est pourquoi l'on a justement dit que: «Nous sommes les maîtres de notre perfectionnement.» A demi-voix, Claude répéta lentement: «Nous sommes les maîtres de notre perfectionnement... Si ma volonté est fragile, je puis l'entraîner à obéir...» Le puis-je vraiment? Un étrange sourire, un peu amer, errait sur sa bouche. X Le lendemain, à onze heures, ainsi qu'elle l'avait résolu, Claude entrait dans l'hôtel de Ryeux. Un valet de chambre l'introduisit, par un vestibule tendu de somptueuses verdures, dans un petit salon où il la pria d'attendre. Il allait avertir Mme de Ryeux. Seule, elle s'assit; et, observatrice d'instinct, regarda autour d'elle, s'occupant à chercher quelle devait être la personne morale de Mme de Ryeux, d'après le cadre qu'elle s'était créé. Mais ce petit salon, qui semblait être son domaine propre, ressemblait, dans son vêtement de brocart rose, à des centaines d'autres salons Louis XVI qui avaient, pareillement, des meubles laqués, des bibelots de Saxe, des éventails anciens, de vieilles montres précieuses, des ivoires abrités par une vitrine, et dispersés sur les divers meubles capables de les porter; des plantes vertes, des fleurs de prix, vu la saison d'hiver. Un unique portrait, signé Flameng; celui, sans doute, de la maîtresse du logis; une jeune femme, d'un blond soyeux, debout devant un paysage délicatement estompé qui fuyait loin derrière elle. Plutôt forte, semblait-il, d'après la ligne trop ronde des épaules nues, du cou un peu court cerclé de grosses perles, qui portait une jolie tête insignifiante où s'ouvraient des yeux pâles, lesquels, pas plus que la bouche, à demi souriante, ne révélaient une personnalité. Et puis, sur une petite table volante, bien en place d'honneur, une superbe photographie de très jeune femme ou jeune fille, une brune, petite, dont les traits irréguliers sous les cheveux noirs, plantés bas, se faisaient oublier devant l'éclat des yeux sombres, au regard câlin. Un sourire retroussait la bouche un peu grande, avec des lèvres lourdes qui devaient être, au baiser, souples infiniment. Curieuse, pour tromper l'attente, Claude s'intéressait à l'analyse de ces deux portraits qui n'étaient pas les seuls dans la pièce, comme elle l'avait cru. A l'extrémité du piano à queue, elle aperçut tout à coup une petite _photo_ de Raymond de Ryeux, en costume de tennis, si vivante, qu'une seconde, elle eut l'impression de le voir apparaître, tel qu'il était là-bas, à Jobourg, les yeux hardis et gais, une mine de grand garçon en vacances qui aurait une désinvolture hautaine et une courtoisie caressante. Les minutes coulaient. Claude s'était distraite à chercher la psychologie des trois êtres dont les images étaient là, réunies. Mais elle commençait à trouver abusive, l'attente qui lui était imposée, avec le sans-gêne inhérent à certaines femmes du monde, vis-à-vis de ceux qu'elles tiennent pour des inférieurs. Et impatiente, elle se levait, prête à faire dire par le valet de chambre qu'elle ne pouvait davantage attendre, quand la portière fut écartée soudain. Mme de Ryeux entrait, et avec elle, un violent parfum d'oeillet. C'était bien la jeune femme blonde du portrait. Mais elle avait un éclat tout artificiel, la peau savamment poudrée, les lèvres d'un coloris violent, un imperceptible trait brun accentuant les sourcils. Une longue robe de maison, d'un bleu de pâle turquoise, l'enveloppait, laissant voir le cou et les bras sertis de dentelle. L'accent très correct, elle dit s'excusant: --Bonjour, mademoiselle. Je vous ai fait attendre un instant. J'étais encore à ma toilette. Je regrette... Elle s'était un peu inclinée. Claude avait fait de même; mais dans son salut, il y avait une aisance presque hautaine dont elle n'avait pas conscience et qui était la simple expression du sentiment qu'à première vue, cette jeune femme, d'allure omnipotente, éveillait en elle. Toutes deux avaient échangé un coup d'oeil rapide où, chez l'une comme chez l'autre, il y avait de l'examen. --Voulez-vous prendre la peine de vous asseoir, mademoiselle. Et allons vite au fait, car j'ai peu de temps à vous donner. --Ne serais-je pas venue, madame, à l'heure que vous aviez indiquée? --Oh! si, parfaitement... Mais ma modiste vient d'arriver impromptu, pour me montrer des modèles. Elle m'attend, c'est pourquoi je suis pressée. Vous savez, mademoiselle, ce dont il s'agit? --De me faire entendre, si j'ai bien compris, à quelques-unes de vos réceptions de quinzaine? madame. --Oui... C'est cela... Je voudrais vous avoir un vendredi sur deux; pour l'un, j'ai des tsiganes et des danseuses étrangères, mais, pour l'autre, je désire offrir aux amateurs, qui sont assez nombreux dans notre cercle, mon mari ayant la toquade de la musique... un plaisir plus sérieux, du violon et du chant, peut-être aussi du piano... Mon mari et ma belle-mère m'ont dit que vous jouiez fort bien... Ce dont je regrette de ne pouvoir juger par moi-même. Avec une ironie que la jeune femme ne perçut pas, Claude dit: --Mon Dieu, madame, je dois jouer au Cercle ouvrier de Charonne, dans quelques jours, c'est-à-dire avant le début de vos séances... en décembre? je crois... Si vous voulez bien assister à ce concert, vous pourrez juger mon jeu, en connaissance de cause, comme vous le souhaitez. --Comment, vous jouez pour les ouvriers?... --Pour une oeuvre philanthropique, oui, madame. Mais l'explication ne parut pas dissiper le désarroi de Mme de Ryeux. De toute évidence, il lui paraissait absolument anormal de présenter à ses hôtes une artiste qui se faisait entendre devant un public d'ouvriers. Il y eut dans le salon de brocatelle rose un imperceptible silence, presque aussitôt rompu par un bruit de pas. Et la portière, de nouveau écartée, Raymond de Ryeux, à son tour, entra dans le salon. Il était en tenue de cavalier, les bottes poudreuses. Il devait descendre de cheval. Courtois, il salua Claude, puis commença: --Charlotte, je m'excuse de me présenter chez vous en pareil équipage. Mais on m'a dit que Mlle Suzore était encore avec vous et je désirais savoir où en étaient les négociations... Eh bien, mademoiselle, allez-vous nous accorder le régal de vous entendre... et dans quelles oeuvres?... Sur les traits de Claude, l'expression hautaine s'effaça. Maintenant, il s'agissait de musique; et tout de suite, sur elle, le charme opérait, sans rien d'ailleurs lui enlever de sa réserve fière. Mais, intéressée, elle indiquait les éléments d'un programme que Raymond de Ryeux écoutait, attentif. Tous deux discutèrent sur le choix le meilleur, laissant Mme de Ryeux donner des opinions que l'un et l'autre accueillaient comme celles d'une personne qui use d'une langue dont l'intelligence lui est étrangère. Mais Raymond de Ryeux était, décidément, un vrai connaisseur; Claude le constatait, surprise; et, à cause de cela, tout à coup, elle cessait de l'englober dans la nulle phalange des hommes de son monde, infiniment négligeable, et le sortait du néant où, jusqu'alors, elle l'avait relégué, avec son dédain de travailleuse pour les oisifs. Enfin tout fut réglé, même au gré de Mme de Ryeux qui s'était copieusement mêlée à la discussion. Claude l'avait bien jugée; elle était très soucieuse de ne point laisser oublier que les décisions concernant ses vendredis la regardaient au premier chef. Et ce fut elle qui conclut: --Votre programme du 3 décembre est donc arrêté, mademoiselle. Maintenant, il me reste à savoir quelles sont les conditions de votre cachet. Une imperceptible contraction rapprocha les sourcils de Claude. Les questions d'ordre financier lui étaient toujours désagréables à traiter. Mais, avant qu'elle eût répondu, de Ryeux intervenait: --Pour régler cette question avec Mademoiselle, vous n'avez pas besoin de mes lumières, Charlotte. Je vous laisse. Mademoiselle, votre concert à Charonne est bien vendredi, n'est-ce pas, m'a dit Hugaye?... Alors, à la semaine prochaine! Il est permis, je suppose, d'aller féliciter les artistes? --Certes oui... Mais on ne les rencontre pas toujours!... En général, nous filons tous et toutes, dès que notre tâche est remplie... --Je ferai en sorte d'arriver à temps. Mademoiselle, je vous présente mes hommages. Qu'il était donc cérémonieux chez lui! La présence de sa femme, sans doute... Et un involontaire sourire effleura la bouche de Claude. Il ne s'en aperçut pas. Son oeil incisif enveloppait les deux jeunes femmes: Charlotte, blonde, poudrée, un peu lourde, type insignifiant, dans l'élégance du peignoir de satin... Claude, svelte et haute, sous l'austère _tailleur_ de laine bleu sombre, boutonné jusqu'au menton autour de l'original visage qui avait un éclat de fleur blanche... Il s'inclinait. Elle répondit par un léger signe de tête et il sortit. Aussitôt, à l'extrémité du petit salon, une porte s'entr'ouvrit; et Claude vit surgir la jeune fille brune dont, un moment plus tôt, elle regardait l'image. --L'ogre est parti?... Je puis entrer?... --Mais oui, entre, Lolita, chère... Je suis avec Mlle Suzore à organiser mes «Matinées». Tu me donneras ton avis... Bonjour, très chérie, embrasse-moi. Elles échangèrent un baiser de petites pensionnaires, ravies de se retrouver sans gênante présence. Claude ne semblait pas compter. La nouvelle venue, souple et mince, ressemblait à un petit animal sauvage, avec ses yeux brillants, ses dents aiguës, tandis qu'elle se pelotonnait dans un canapé bas, attirant près d'elle Mme de Ryeux. --Alors, raconte, ma belle Charlotte, qu'est-ce que vous complotiez, mademoiselle et toi?... Je n'osais pas entrer. Victor m'avait dit que vous aviez une conférence avec une dame étrangère; et j'avais peur de m'attirer les foudres de ton aimable époux si je venais vous troubler... --Ne dis donc pas de sottises, mon trésor. Tu sais bien que tu peux toujours entrer et je pense que les grogneries de Raymond ne te troublent pas plus que moi. Mais laisse-moi en finir bien vite avec Mlle Suzore, car Rosine vient de m'apporter à voir de bien jolis modèles de chapeaux. Il y en a un qui me tente très fort... Seulement, son prix est salé... --Qu'est-ce que ça fait, s'il est joli! décréta Lola, philosophiquement. --Très joli! rien que des aigrettes autour de la calotte... Je vais te le montrer... Alors, mademoiselle, vous demandez pour ces séances?... Claude avait écouté le dialogue, amusée et dédaigneuse. Avec une aisance tranquille, elle indiqua un chiffre que, volontairement, elle faisait très élevé. Une obscure impulsion la poussait à affirmer ainsi sa valeur d'artiste. La jeune femme eut un sursaut dont elle ne fut pas maîtresse, et jeta un peu raide: --Vous êtes bien exigeante! mademoiselle! Pourtant, vous êtes une débutante, toute jeune... Claude ne se troubla pas. Comme une gamine, elle continuait à s'amuser du désarroi où ses prétentions plongeaient la jeune Mme de Ryeux; et avec la même désinvolture paisible, elle prononça: --Je ne suis pas une débutante pour les connaisseurs. Le cachet que je vous demande, madame, est le même que j'ai offert à la princesse Bracovan, par exemple. --Ah! vous avez joué chez la princesse?... --L'hiver dernier, oui, madame, et je vais y avoir encore plusieurs séances... Mais je ne voudrais pas vous entraîner plus loin que vous ne souhaitiez. Si vous préférez renoncer à votre projet, faites-le, je vous prie, sans scrupule, madame. Du bout de sa pantoufle de satin, Mme de Ryeux frottait le tapis, partagée par des sentiments divers. Son amie intervint. --Charlotte, mon amour, pourquoi hésites-tu, puisque Raymond t'a dit de tout arranger à ton gré? Fais-le donc... L'argent, ça n'a pas d'importance! Mme de Ryeux devait subir, très fort et très facilement, l'influence de Lola, car soudain, décidée, elle se tourna vers Claude qui attendait, observant. --Mlle Alviradès a raison. La seule chose importante, c'est que nous ayons de bonne musique. Puisque mon mari a une très haute opinion de votre talent, qu'il vous a choisie, il aurait mauvaise grâce à se plaindre des conditions où il pourra vous faire entendre. --Mais sois sûre, Charlotte, qu'il ne se plaindra pas du tout... Mlle Suzore est pour cela bien trop jolie. Il la regardera, il l'écoutera... Et ainsi tout le monde sera satisfait! Tout le monde?... Qui?... Les mots étaient ambigus. Mais Claude n'était pas femme à prendre souci d'une allusion trop directe, d'une parole plus ou moins heureuse... Surtout venant d'une étrangère qui avait tout à fait les allures d'une enfant gâtée. Sauf peut-être Mme de Ryeux qui paraissait sous le charme, nul ne devait prendre garde à ses propos. Tout en parlant, elle jouait avec les dentelles de son amie, ou s'amusait à faire glisser les bagues des doigts blancs, un peu potelés. Elle darda, sur Claude, ses prunelles noires: --Je suis sûre que vous devez jouer merveilleusement, mademoiselle. Vous avez un vrai type d'artiste. Vous ne me trouverez pas malhonnête de vous dire cela? --Malhonnête?... Oh! non! pourquoi?... Si c'est ce que vous pensez!... Je suis habituée à m'entendre dire toute sorte de choses... Les yeux de Lola Alviradès flambèrent comme ceux d'une fillette curieuse, mise soudain en goût. --Quelles choses?... Dites!... je vous en prie... Ce doit être amusant! Mais Mme de Ryeux se chargea de répondre. Elle avait l'air agacée. --Que tu es donc enfant! Lolita. Ne retarde pas ainsi Mademoiselle, qui doit être pressée comme nous. Tu sais que nous n'avons plus qu'un instant avant le déjeuner. Tu restes pour l'après-midi? Lola se mit à rire. --Non, les mines maussades de Raymond me coupent l'appétit. Mais je reviendrai te prendre à deux heures. J'ai prévenu tante qu'elle n'ait pas à compter sur ma société et... Une exclamation de Charlotte de Ryeux l'interrompit: --Comment, Raymond, vous voici encore? --Encore, oui... Je suis venu voir si vous aviez terminé avec Mlle Suzore. Bonjour, Lola. Déjà en visite? L'accent était bref, un peu ironique. --_Déjà!_ comme vous dites, homme malhonnête. --Raymond, puisque vous voilà, voulez-vous vous charger de reconduire Mlle Suzore? J'ai quelque chose à voir avec Lola. Mademoiselle, au vendredi 3, n'est-ce pas? Au revoir. Elle tendait la main. Claude, indifférente, donna la sienne. --C'est convenu, madame. Lola bondit vers elle: --Mademoiselle Suzore, je suis enchantée à l'idée de vous retrouver et de vous entendre. Je vous trouve délicieuse! Je suis sûre que je vais vous adorer! --Lola, tu es stupide, ma petite, allons, viens... --Oui, si tu ne dois pas faire la grondeuse. --Bien entendu! Allons, bébé, viens vite. Encore une fois, au revoir, mademoiselle. Elle entraînait Lola, mi-grognon, mi-câline. Claude avait salué silencieusement. Les papotages qu'elle venait d'entendre lui semblaient tout à la fois comiques et ridicules. Devant elle, Raymond de Ryeux écartait la portière. Ils se trouvèrent seuls dans le vestibule aux vieilles tapisseries. Sur une crédence, luisait l'éclair d'une collection d'étains. Brusquement, il jeta: --Qu'est-ce que vous avez fait à cette tête folle de Lola pour qu'elle vous adresse de pareilles déclarations?... Ça me gâche mon plaisir de vous entendre, de penser qu'elle aussi jouira de vous écouter! --Pourquoi? fit-elle le regardant bien en face. --Parce que c'est une créature qui m'agace, fit-il durement. Cette fois, Claude ne dit pas «pourquoi?» Mais il devina l'interrogation muette de sa pensée. --Elle manque de tact... Elle a des emballements idiots... --Merci bien, fit Claude, riant malgré elle. Il la regarda interloqué. Puis, lui aussi, se mit à rire. --Ne me faites pas dire ce que je ne pense pas... Lola Alviradès m'agace parce que c'est une enfant mal élevée. Charlotte l'a connue à Cannes et s'est toquée d'elle... Maintenant toutes deux ne se quittent pas. La jeune personne, qui est orpheline, vit chez une tante où elle a la bride sur le cou... Et je vous garantis qu'elle en use... Du matin au soir, je suis exposé à la voir surgir ici, se mêler de tout. Comprenez-vous qu'elle me paraisse odieuse?... Vous ne me répondez pas... Pourquoi?... Il y a quelque chose au fond de vos yeux. Il appuyait sur elle son regard incisif, tandis qu'elle posait la main sur le bouton de la porte, pour sortir. --Que pensez-vous?... que je suis bien maussade pour Lola Alviradès? --Peut-être le mérite-t-elle?... Cela, je n'en sais rien... Non, je pensais... --Quoi? insista-t-il avec sa vivacité impérieuse, voyant qu'elle s'arrêtait. --Je pensais, je pense que chacun doit être libre de prendre son plaisir comme il l'entend... Ce que vous faites, sans doute... Sûrement même... Alors, je m'étonne que vous trouviez mauvais, l'agrément que recherche Mme de Ryeux dans la société de Mlle Alviradès. Voilà. --Voilà!... C'est vite dit... Vous ne savez pas à quel point il est exaspérant de voir une gamine régenter une maison où l'on a, seul, en fin de compte, le droit de commander. --Seul?... Oh! quelle prétention! Pourquoi donc votre volonté primerait-elle celle de Mme de Ryeux? --Parce que je suis son mari! Elle eut un haussement d'épaules et ses lèvres furent railleuses. --Autrement dit son associé. Les associés ont les mêmes droits. --Non, pas dans l'association conjugale, répliqua-t-il autoritaire. --Oui, je sais... La plupart des hommes pensent comme vous; mais les femmes ne sont pas obligées de tenir compte de ces opinions d'un autre âge. Elle avait parlé d'un ton de badinage; mais son accent était si sincère et si simple qu'il comprit que ce qu'elle disait, c'était sa conviction absolue. Et en lui, gronda l'instinct du mâle habitué à la domination, la brutale tentation d'asservir cette indépendante. Confusément, il avait la vision de ce visage volontaire renversé sous le sien, sa bouche écrasant les lèvres qui disaient des paroles d'affranchie. Et cependant, très correct, tel un courtois maître de maison, il ouvrait la porte devant elle et prononçait: --Au revoir, mademoiselle, et merci d'avoir bien voulu venir. XI --Élisabeth; est-ce que nous partons ensemble? questionna Claude. Il va être huit heures et je crois que le concert commence à neuf, si je me souviens bien de ce qu'a dit Hugaye. Dans la salle à manger, petite mais très claire, avec ce caractère de netteté élégante qui était le luxe de Mme Ronal, toutes deux finissaient leur dîner de femmes pour qui les repas sont sans importance. Mais le couvert était dressé avec soin; et dans une coupe, au milieu de la nappe à damiers bleu pâle, s'épanouissaient de larges chrysanthèmes couleur d'or. --Oui, mieux vaut que nous partions ensemble... Je n'aime pas à te voir circuler seule, le soir, dans nos rues désertes. Mais tu as raison, il ne faut pas nous attarder, car je dois, en passant, donner à Mme Lefort, le sirop pour la petite Cécile qui tousse très fort... --Comme vous-même, ce soir, Élisabeth. Comment allez-vous pouvoir faire votre conférence!... Vous étiez plus qu'en droit de vous décommander! --Et laisser le pauvre Hugaye en détresse... Tu as de bonnes idées, ma petite Claude. La jeune fille arrêta sur Mme Ronal ses larges prunelles qui semblaient deux lacs sombres où errait l'ombre de tant de pensées qu'elle ne disait pas. En cet instant, une affectueuse impatience y flottait: --Grande amie, vous ne vous préoccupez jamais que des autres! La jeune femme se mit à rire. --C'est qu'ils me paraissent beaucoup plus intéressants que moi-même, qui m'est trop bien connue. Claude continuait: --Je ne sais pas quand vous consentirez à prendre soin de vous... --Quand je serai devenue une personne fragile ou impotente... Et j'espère bien que ce temps n'est pas près de venir... car ce serait, pour moi, une mort anticipée. --Élisabeth, vous aimez à ce point votre vie? --Ah! oui, je l'aime, fit Mme Ronal avec une conviction forte, presque fervente. --Vous ne la voudriez pas autre?... moins prise par tous ces pauvres auxquels suffirait bien une simple doctoresse qui n'aurait pas votre valeur? Vous n'étouffez pas dans le cercle étroit où vous vous enfermez volontairement? --Étroit!... Claude, comment peux-tu dire cela!... Il est, au contraire, si vaste! La jeune femme avait relevé la tête vers Claude debout; et ses yeux pensifs cherchèrent ceux de la jeune fille qui avait parlé, regardant loin devant elle, vers quelque invisible monde. --Qu'est-ce que tu as, ce soir? Claude. Un ennui?... Une fatigue qui te fait voir en noir la bonne tâche à remplir?... Aussi bien que moi, pourtant... presque aussi bien, tu sais que cette tâche est la seule joie qui ne puisse m'être enlevée... Si je ne l'avais pas...--et si je ne t'avais pas, _ma fille_ Claude...!--qu'est-ce que serait ma vie? Claude, d'un élan rare chez elle, se courba vers la main d'Élisabeth, allongée sur la nappe, et y posa ses lèvres. --Oh! vous ne seriez pas longue, grande amie, à découvrir quelque nouveau moyen de vous dépenser pour les autres! Simplement, Mme Ronal dit: --Quand on a été très éprouvée, on devient incapable de vivre uniquement en soi et pour soi. Le seul vrai viatique, c'est de s'oublier... Mais quelle idée de parler de ces choses, un soir où nous sommes pressées!... C'est absurde!... Tu es prête? ma petite. --Mais oui, Élisabeth. Est-ce que vous ne me trouvez pas suffisamment belle? Mme Ronal la regarda. Elle portait une robe tout unie de souple crêpe de Chine, d'un chaud coloris de violette. Une guipure rousse ourlait l'échancrure carrée du corsage qui dégageait le cou sous le noeud lâche des cheveux. --C'est un peu sombre, peut-être, pour tous ces braves gens... Cette robe les flattera moins... Tu aurais dû te mettre en blanc. --Oh! Lise, il pleut!... Pour trotter dans les rues, ce serait si gênant d'être en blanc... --Oui, c'est vrai, tu as raison... Moi-même, je ne suis guère élégante dans mon uniforme noir... Va vite mettre ton manteau. Veux-tu? Claude obéit. Devant la glace étroite et haute qui surmontait la cheminée, elle se regarda, inspectant son image. Par Élisabeth, elle avait été élevée dans le sentiment que les humbles méritent autant d'égards que leurs frères fortunés. Et c'était pensant à eux seuls, qu'elle prit sur sa cheminée d'admirables roses thé que, le matin même, elle s'était offertes chez une luxueuse fleuriste des Champs-Élysées, insouciante de leur prix, puisqu'il s'agissait de goûter une impression de beauté. Elle les glissa dans sa ceinture, puis s'enveloppa dans le long manteau qui devait la protéger de la pluie pendant sa course pédestre, enroula une écharpe sur ses cheveux; et, sombre chrysalide, alla rejoindre Élisabeth qui l'attendait, parcourant une revue. Elle sourit à la jeune fille: --Tu as ton violon? --Hugaye l'a fait prendre tantôt. --Bien alors, partons. La pluie tombait toujours. Les deux femmes, d'ailleurs, n'y prirent pas garde et s'en allèrent d'un pas rapide, à travers la rue déserte où les pavés luisaient sous l'averse. Ni l'une ni l'autre ne parlait. Comme tous les êtres qui ont une forte vie intérieure, elles fuyaient d'instinct les futiles propos. Mais bientôt, Élisabeth s'arrêta devant une haute maison, pauvre ruche dont les murs suintaient la misère. --Voulez-vous, Élisabeth, que je monte la potion? proposa Claude, s'arrêtant aussi. --Merci, mon enfant. Je préfère me rendre compte de l'état de la petite, ce soir. Attends-moi là, dans le couloir. Je ne serai qu'un instant. Claude rit: --Est-ce bien sûr, cela? grande amie. Mme Ronal riait aussi. --Oui, bien sûr, puisque Hugaye nous attend. Et elle s'engouffra dans l'étroit escalier. Des cris d'enfant résonnaient, dominant un bruit d'assiettes remuées. Bruyamment, quelque casserole tomba, avec un son de ferraille. Puis des voix s'élevèrent sur un ton de querelle. Un homme chantait d'un accent qui trahissait l'ivresse et il s'interrompait pour crier des injures à une femme--la ménagère sans doute,--qui s'irritait contre lui, le diapason aigu. Mais à tous ces détails devenus familiers pour elle, Claude ne faisait même pas attention, absorbée en elle-même. La voix de Mme Ronal la fit tressaillir. --Je t'ai fait un peu attendre... Comme je le craignais, la petite n'était pas bien; et j'ai dû expliquer à la mère comment il fallait soigner l'enfant. Or, cette brave femme est plutôt stupide... --Faut-il qu'elle le soit, grande amie, pour que vous en conveniez! remarqua Claude, taquine. Maintenant nous n'avons plus qu'à courir, car vous, la femme exacte, vous allez être en retard. Elles reprirent leur course et atteignirent, en quelques minutes, le bâtiment où avait élu domicile le cercle ouvrier dont Hugaye était une des puissances dirigeantes. A leur apparition, il eut un cri d'allégement. --Ah! enfin!... J'avais peur qu'un empêchement ne vous eût arrêtée l'une ou l'autre, à la dernière minute. --J'ai dû monter voir une petite malade, mon ami, expliqua Élisabeth. Il dit aussitôt, d'un ton d'excuse: --Je vous demande pardon de me montrer impatient. Mais nous avons déjà beaucoup de monde, et vous savez que notre public ne sait pas bien attendre. Bonsoir, Claude. Votre violon est là. --Merci. Ils ne s'étaient pas serré la main, lui pressé, elle indifférente. Dans un coin de la petite salle, devenue le foyer des artistes, elle ôtait son manteau, son écharpe, et sans même regarder le miroir, elle remettait le peigne qui rejetait les boucles rebelles vers la tempe gauche. Après de hâtives paroles de bienvenue, elle laissa de côté les organisateurs du concert, les quelques artistes qui causaient dans le minuscule foyer et se rapprocha de la porte ouverte sur l'estrade, afin d'observer la salle, d'où venait une rumeur de foule... C'était l'habituel aspect de ces réunions composées de très humbles. Des femmes en cheveux pour la plupart; beaucoup de mères de famille qui avaient amené là tous les enfants, même les poupons, sommeillant entre leurs bras, et les petits qui appuyaient une tête endormie, ou curieuse, sur les genoux de la mère. Et beaucoup aussi de travailleurs, presque tous très propres, de rudes visages creusés par le labeur, la misère, la vie difficile, et que détendait, ce soir, la distraction offerte. Dans les rangs, les commissaires circulaient, des garçons du monde, fervents socialistes, comme Hugaye; ils parlaient aux uns et aux autres, casaient les arrivants, effarés de trouver les places prises presque toutes; car la salle du cercle, pourtant vaste, était à peu près comble. Sous la lumière crue des lampes électriques, sur les murs badigeonnés en jaune clair, se détachaient des cartes géographiques, des tableaux de botanique ou de zoologie; et aussi des reproductions photographiques de belles oeuvres d'art, en peinture et sculpture, qui, groupées sur un des panneaux, y formaient une sorte de petit musée. Parmi cette foule, Claude distingua le visage délicat de Lily Switson qui, comme toujours, son crayon à la main, notait discrètement des types, des expressions surprises au passage. Un peu derrière elle, les yeux mystiques de Sonia contemplaient ses frères les pauvres. Et encore, debout, adossé au mur, près d'un groupe de vieux travailleurs, au masque dur, elle aperçut une silhouette bien différente, tout aristocratique celle-là, la haute silhouette de Ryeux. Alors un léger sourire effleura sa bouche; et dans ce sourire, il y avait de l'amusement, une pointe de raillerie à l'adresse de la faiblesse masculine; et peut-être, de plus, l'inconscient orgueil de sa puissance de femme. Raymond de Ryeux ne pouvait la voir, dissimulée par la portière, et comme il était sous la pleine lumière d'une lampe, elle discernait très bien son expression de curiosité, un peu dédaigneuse, une expression de patricien condescendant à se mêler au peuple. Si nettement, elle devinait cette impression, que des profondeurs de son âme, habituée à tenir le pauvre pour un égal, jaillit, violemment, le regret de ne pouvoir écarter le spectateur dilettante qui n'aimait pas les humbles. Mais elle cessa de s'occuper de Raymond de Ryeux; Hugaye venait de rentrer dans le «foyer» et disait à Élisabeth. --Madame, c'est vous qui commencez. Êtes-vous prête? --Toute prête. Je suis à vous quand vous voudrez, mon ami. --Alors, tout de suite, madame. J'entre pour vous annoncer. Claude aussitôt passa sur l'estrade afin de trouver un coin pour bien entendre. Même Élisabeth eût-elle été pour elle une indifférente, elle aurait aimé l'écouter, tant il y avait dans sa parole de sincérité chaude et forte. Sans doute, pour cela, son action était prodigieuse sur les cerveaux et les âmes. Dès ses premiers mots, comme toujours, elle s'empara de son auditoire. Debout dans l'embrasure de la porte, Claude la regardait, fine, presque frêle, dans la sévérité de son costume tailleur. Mais la ligne du profil délicat était singulièrement ferme, et quelle volonté il y avait sur le beau front large que dégageaient les bandeaux, dans la lumière du regard profond, dans le dessin des lèvres, résolues et douces. Presque sans gestes, très simple, elle parlait et dans sa voix un peu fatiguée ce soir-là, toutes les pensées se modelaient avec un relief merveilleux. Elle parlait, puissante de tout le désir qui brûlait en elle, celui de faire du bien--ne fût-ce qu'en les distrayant--à ces pauvres pour qui la vie était lourde. Aussi comme ils l'écoutaient, tous leurs visages tendus vers elle, même ceux des petits qui ne comprenaient pas et la regardaient, très attentifs, charmés par la musique attirante de sa voix. Elle se disait leur soeur... Et elle le pensait. Une travailleuse comme eux, prête toujours à leur donner l'aide qu'ils réclamaient ou seulement souhaitaient. Avec des mots que les plus frustes pensées pouvaient comprendre, elle cherchait à illuminer leur morne horizon, en leur rappelant les joies que tous, même les plus déshérités, rencontrent sur leur route. Elle leur disait la beauté du dévouement, de la bonté, du fier souci de remplir bien les obligations acceptées. Elle leur révélait ce qu'ils devaient mettre dans leur vie afin qu'elle fût heureuse dans la mesure qui dépend de toute créature. Et ainsi, elle les entraînait dans son vol; elle les élevait en leur montrant la place que les plus misérables tiennent dans la grande famille sociale, le rôle qu'ils peuvent y remplir s'ils ne perdent jamais le respect d'eux-mêmes et accomplissent loyalement leur tâche. A la femme isolée, surtout, elle prêchait l'indépendance, l'orgueil de se suffire et de ne jamais consentir à devenir honteusement la _chose_ de l'homme... De toute son âme, de toute sa pensée, Claude, elle aussi, écoutait. Elle se jugeait bien quand elle disait à Mlle de Villebon que, moralement, elle était un reflet. Tandis qu'elle écoutait la parole fervente d'Élisabeth, elle retrouvait son âme d'altruiste. Elle comprenait, elle trouvait tout naturel l'apostolat de son amie, dont la beauté lui apparaissait pareille à une lumière vivifiante qui l'élevait au-dessus de sa propre nature; elle en avait conscience... Et cependant... cependant, en elle, subsistait toujours l'autre Claude nouvellement apparue, qui disséquait l'impression de la Claude enthousiaste. Une fois de plus, curieusement, elle se demandait quel aliment donnait tant de force à l'âme d'Élisabeth Ronal. Si loin qu'elle se la rappelât, toujours, elle l'avait vue ainsi se consacrer aux autres; non pas d'un effort de sa volonté orientée vers le devoir, mais dans un élan joyeux et passionné; comme d'autres cherchent leur propre bonheur. Jeune fille, était-elle ainsi déjà? Claude l'ignorait; car jamais Mme Ronal ne parlait d'elle-même ni de son passé. Tout juste, Claude savait que, orpheline, elle avait été mariée à dix-sept ans, par des amis, avec un garçon que sa famille espérait ainsi assagir; et qui, au bout de quelques mois, emporté par son humeur d'aventurier, avait disparu, après avoir gaspillé--par tous les moyens--la presque totalité du petit avoir de sa jeune femme. Il l'avait abandonnée brutalement, sans un mot, tout à coup; et la secousse qu'elle en avait éprouvée avait tué, pour jamais, ses espérances de maternité. Alors, elle s'était vue sans fortune, sans famille, toute seule devant un avenir dévasté. Mais elle était de la race des vaillantes. Fille de médecin, elle s'était donnée à la médecine. Elle avait travaillé avec une énergie qu'aucune difficulté ne rebutait; servie par un cerveau merveilleusement organisé, devenue une sorte de religieuse laïque à qui le malheur semblait avoir donné la soif de se rapprocher toujours de la souffrance pour la soulager. Et en possession de tous ses grades, ayant devant elle un brillant avenir de doctoresse, elle avait choisi de s'en aller vivre parmi les humbles qui, seuls, l'attiraient. Bien vite célèbre dans le quartier de Charonne où elle était allée s'établir, elle s'était vue priée d'accepter la direction du dispensaire établi par une société privée. Et pour l'oeuvre, ç'avait été un incomparable bienfait. Avait-elle souffert de sa solitude de femme, après l'horrible désillusion? A personne, elle ne l'avait dit. Mais Claude était certaine que la maternité lui avait manqué. Il suffisait, pour cela, de la voir au dispensaire s'occuper des enfants, surtout des très petits. Avec elle-même, Élisabeth s'était montrée une sorte de soeur aînée, très maternelle, tendre sans effusions puériles, soucieuse de l'habituer, toute jeune, à agir selon sa conscience, prêchant surtout d'exemple. Et Claude avait ainsi appris à discerner ce que croit, pense, veut une nature très haute. Jusqu'alors, elle avait obéi à ces idées directrices; fût-ce même au prix d'un effort qu'elle accomplissait, domptant parfois un frémissement de révolte devant la contrainte que lui imposait sa volonté. Tout à coup, en écoutant la chaude parole de son amie, elle trouvait des réponses à cette question qui depuis deux mois la hantait obscurément: «Pourquoi emprisonner sa vie dans un réseau de devoirs, peut-être illusoires?» Des applaudissements formidables s'élevaient, remerciement de ces simples à celle qui était venue à eux. De rudes voix criaient: --Bravo! le docteur!.... Merci! Bravo, madame Ronal! Une rumeur de houle emplissait la vaste salle où les auditeurs s'agitaient, leur attention détendue. Claude aperçut Raymond de Ryeux qui semblait vouloir se rapprocher de l'estrade. Mais sans prendre garde à ses évolutions, elle rentra dans le «foyer» où Élisabeth revenait, souriante, son mince visage tout pâle de fatigue. Claude eut tout juste le temps de lui murmurer tendrement: --Grande amie, c'est bon pour tout le monde, ce que vous venez de dire... Car, à travers le petit parloir soudain encombré, Hugaye se glissait vers elle: --Claude, c'est à vous..., si vous voulez bien... --Très bien... J'y vais. L'accompagnateur est là? --Oui. Et il lui indiquait un garçon de très modeste allure, un pauvre diable de talent à qui il avait voulu procurer un petit profit. Claude avait répété avec lui quelques jours avant; et de même que pendant cette séance première, il la couvrit d'un regard admiratif. Elle paraissait sur l'estrade. Une curiosité apaisa instantanément le bruit des paroles. Des exclamations étouffées coururent, arrivant jusqu'à elle. --Ah! la belle demoiselle! --Tiens, elle est coiffée comme un garçon! --Mâtin! la jolie fille! Une envie de rire lui montait aux lèvres. Mais elle resta cependant impassible, attendant que le pianiste eût fini de préluder. Ses yeux erraient sur la foule. Elle rencontra ceux de Lily et lui sourit; puis le regard vif et caressant de Raymond de Ryeux, hardiment posé sur elle... Le pianiste plaquait son dernier accord. Elle leva son archet et le son chanta dans la salle. Cette fois, le silence se fit absolu. A ces humbles pour qui elle était là, Claude voulait donner le meilleur de son jeu... Tout de suite, elle oublia qu'elle n'était pas seule. Comme toujours la musique l'envoûtait; et les notes frémissantes vibraient, jaillies de son âme même. Et la même tempête d'applaudissements, qui avait acclamé les paroles de Mme Ronal, s'éleva de la foule subjuguée qui, impérative, criait, avec une spontanéité naïve: --Bravo!... Bravo!... Encore! Un bouquet de violettes, des oranges vinrent s'abattre aux pieds de Claude. Elle salua. Son visage s'éclairait d'un chaud sourire. Elle avait l'air d'une petite fille qui s'amuse. Ramassant le bouquet de violettes, elle le glissa dans sa ceinture, près des roses splendides dont la tête penchait un peu; et les applaudissements redoublèrent. Raymond de Ryeux, lui, n'applaudissait plus; mais ses yeux, qui ne la quittaient pas, parlaient si expressément qu'une sorte d'orgueil la fit tressaillir. --Encore!... Encore! insistait la foule. Elle fit «oui!» de la tête, et soulevant son archet, après un signe à l'accompagnateur, elle commença le _Prélude_, de Bach. Aussitôt, ce fut le même silence recueilli; le même chant des notes, si expressif qu'il parlait à tous, aux plus ignorants, aux plus rebelles... Quand le dernier son mourut, le silence persista une seconde... Tous écoutaient encore... Puis les acclamations éclatèrent, de nouveau, éperdument. Il fallut qu'elle recommençât, et rejouât autre chose, car son enthousiaste public avait l'exigence des enfants. Quand, enfin, elle put quitter l'estrade, elle avait les nerfs frémissants comme ses doigts qui venaient d' «enlever» une tarentelle, avec une verve folle. Une flambée empourprait ses joues, avivant l'éclat des yeux sombres. Au passage, Étienne Hugaye, si occupé qu'il fût à faire poursuivre sans interruption le programme, l'arrêta une seconde: --Oh! Claude, comme vous avez joué! Merci pour eux... Et pour moi! Elle n'eut pas le loisir de lui répondre, car il était réclamé dans la salle; et elle-même se trouvait entourée par le flot des intimes, des journalistes, des membres de l'oeuvre qui encombraient le parloir. Dans un angle de la salle, elle distinguait le visage de Raymond de Ryeux qui contemplait le courant des admirateurs d'un air impérieux et agacé. Elle devina qu'il était impatient de venir à elle, librement, et un indéfinissable sourire effleura sa bouche. Mais dans le bourdonnement des propos, s'éleva la voix d'Hugaye qui commandait: --Un peu de silence, je vous prie. M. Derieux va dire une poésie. Plusieurs se rapprochèrent de l'estrade. Et Claude, alors, vit apparaître devant elle, le comte de Ryeux. --Enfin! Ai-je, à mon tour, le droit de vous approcher?... Avouez que j'ai été d'une patience admirable! --En quoi?... --En attendant, avec tant de sagesse, que vous me permettiez de vous aborder... --Je ne vous avais rien défendu... --Non, mais vous étiez la proie des admirateurs!... C'était exaspérant!... Je voudrais être tout seul à connaître votre don prodigieux; alors, je pourrais en jouir à mon gré... S'il n'avait tenu qu'à mon désir, dès que vous avez commencé à jouer, tous ces braves gens auraient été réintégrés dans leurs foyers! Il avait lancé sa boutade avec une conviction drôle et bougonne qui amena un rire léger aux lèvres de Claude. Ce soir-là, elle était d'humeur à s'amuser de tout... --Vous savez que vous êtes un abominable égoïste! --Je suis comme je suis, fit-il philosophiquement. --Eh bien, je vous engage à vous corriger. Mes pauvres auditeurs!... Comme vous les traitez!... Quel bon public, n'est-ce pas? --Ils n'y ont aucun mérite... Comment pourraient-ils être autres?... Vous avez joué pour eux, comme vous ne jouerez peut-être pas chez moi. De nouveau, elle rit et jeta, très sincère, avec une insouciance frondeuse: --Cela, c'est bien possible! Il eut un éclair dans les yeux qu'il ne détachait pas du blanc visage et riposta, impatient: --Comment, «c'est bien possible?...» Je _veux_, moi, que mes hôtes connaissent votre talent, tel que vous le possédez!... Promettez-moi que vous jouerez comme ce soir? --Oh! non, je ne promets pas, je ne _peux_ pas promettre... Je subis si fort l'influence de mon public! --Et tous ces ignorants vous agréent davantage que leurs frères plus raffinés? --Ils sont si sincères dans leurs impressions! Et surtout, ils ne sont pas blasés!... C'est charmant de leur faire plaisir et, en même temps, de leur révéler, un peu, ce que c'est, l'art... --A quoi bon? --Comment, à quoi bon? dit-elle, tout de suite cabrée devant le dédain d'aristocrate qu'elle sentait chez lui. Pourquoi ne voulez-vous pas que ces pauvres gens jouissent comme vous de ce qui est beau et peut mettre une petite clarté dans leur vie noire? --Mais, cette beauté, ils ne sont pas capables de la discerner, de la goûter, de la comprendre même! Et si, par hasard, ils en ont la révélation, ils lui doivent de prendre ensuite, plus nette, la conscience de leur misère et de ses laideurs. Moitié sincère, moitié par taquinerie et pour la retenir à lui répondre, il parlait ainsi d'un ton léger, sans souci des «Chut!» qui s'élevaient dans le parloir, aux vibrations plus hautes de sa voix. Car, sur l'estrade, le diseur claironnait un poème de Déroulède. Elle secoua sa tête volontaire, intéressée tout de suite par leurs divergences d'idées. --Tout cela, ce sont des théories de patricien qui regarde la foule du haut de ses fenêtres bien closes au froid, à la pluie et autres agréments de cette espèce... Vous ne connaissez pas le peuple! --Le connaissez-vous donc plus? --Oh! oui, puisque je vis tout près des pauvres, que je les entends parler, que je les vois de tout près, au dispensaire, à la crèche, chez eux... --Chez eux?... Vous allez chez eux?... Eh bien, vous êtes rudement méritante! Il avait lancé l'exclamation avec tant de conviction que, de nouveau, elle haussa les épaules. --Oh! je vous en prie, ne me transformez pas en une façon de soeur de charité... Je ne suis rien de pareil!... Seulement une aide insignifiante du docteur Ronal! Si vous la voyiez à l'oeuvre, vous pourriez alors parler des créatures qui méritent! --Je le crois!... Elle me paraît stupéfiante... Je l'écoutais tout à l'heure avec un intérêt auquel je ne m'attendais guère... Et non pas seulement parce qu'elle a un remarquable don de parole. Mais, dans sa simplicité, elle trahissait une qualité d'âme et de pensée absolument rare... Pour ma part, jamais encore je n'avais rencontré de femme semblable!... Elle est de la race des apôtres. Elle a leur ascendant qui subjugue... L'altruisme est inné chez elle... Chez vous... Il s'arrêta brusquement. Elle leva sur lui de larges prunelles qui interrogeaient: --Chez moi... Eh bien, quoi? --Chez vous, il ne l'est pas... C'est beaucoup moins le sentiment naturel que la volonté qui vous lance à sa suite. Une seconde, elle continua de le regarder, stupéfaite de cette pénétration qu'elle n'aurait pas soupçonnée chez lui. Curieusement, ils s'observaient. Leurs mentalités étaient si différentes qu'ils étaient, vis-à-vis l'un de l'autre, tels des voyageurs explorant une terre inconnue. Peut-être, pour ne pas donner à Claude le temps de protester, il poursuivait: --Je suis ravi d'être venu. D'abord, je vous ai entendue... Et c'est incroyable, la jouissance que m'apporte votre jeu!... Cependant, j'ai écouté bien des artistes et, d'après votre théorie, je devrais être blasé... Et puis cette réunion était très originale... Mais, sincèrement, j'admire Hugaye et ses collaborateurs. Je serais incapable de trouver plaisir à remplir une mission de cette espèce. Elle le regarda, railleuse: --Mais ici, personne ne cherche son plaisir, sauf nos invités. Pas plus que vous, nous n'aimons l'approche de la misère. Moi, je l'ai en horreur... Mais qu'est-ce que cela fait, ce qu'on éprouve?... Puisque la misère existe, il faut bien s'en occuper. Et je trouve aussi abominable que la misère elle-même, l'égoïsme de ceux qui s'en désintéressent, alors qu'ils en sont à l'abri. Presque âprement, elle avait parlé. Il dit d'un ton contrit et caressant: --C'est pour moi que vous dites cela? --Non, je ne crois pas... C'est parce que je le pense... Je ne vous connais pas assez pour pouvoir vous juger... --Bien! tant mieux... Vous me traitez dédaigneusement de «patricien»... Mais vous êtes aussi «patricienne» que moi, plus même, puisque vous êtes une artiste... Vous aussi, vous détestez la misère et vous aimez et cherchez tout ce qui met la jouissance, le charme, la beauté, dans la vie... --Certes!... Je suis comme la grande majorité des êtres... Élisabeth est une exception... J'aurais trouvé très agréable de posséder la fortune qui m'aurait permis de m'offrir... tout ce dont vous parlez... Mais puisque le sort ne m'a pas généreusement traitée, il ne me servirait à rien de récriminer... Je m'en passe et je travaille à acquérir justement ce qui m'a été refusé... J'y arriverai! Encore une fois, il l'enveloppa d'un coup d'oeil curieux... Obscurément, un peu choqué de la trouver si arriviste, tellement différente des femmes de son monde... Mais ainsi, elle avait, pour lui, une irritante saveur d'imprévu. Quelle singulière fille elle était, si résolue, hautaine, confiante en elle-même. Et comme la forme qui enfermait cette personnalité était bien à l'unisson, dressée d'un jet svelte et ferme, couronnée par cet original visage de sphinx, volontaire, ardent et mystérieux... De la salle, arrivaient les derniers vers que le récitant lançait d'une voix vibrante, qui soulevait l'auditoire décidément très enthousiaste; dans un délire patriotique, grisés par les vers de Déroulède, tous entonnaient spontanément la _Marseillaise_. Sous sa moustache, Raymond marmotta avec un sourire mi-amusé, mi-railleur: --Très curieux!... Vraiment, très curieux! --Ne vous moquez pas!... Vous n'en avez pas le droit, ces gens sont sincères!... --Je ne suis pas moqueur, oh! non! mais seulement... ahuri un brin, de me trouver dans une atmosphère aussi... embrasée. Elle ne répondit pas. Hugaye rentrait dans la petite salle, et ses traits sévères se contractèrent un peu à la vue du groupe isolé que formaient Claude et Raymond de Ryeux. Presque raide, il dit: --Comment, tu es ici? de Ryeux. Par quel miracle? --Par la grâce du talent de Mlle Suzore que je désirais entendre... Tu vois comme c'est simple!... Tous mes compliments, Hugaye... Ton concert est très brillant. Comme Claude, il s'exclama: --Nous avons un si bon public que nos artistes ont plaisir à jouer devant lui! Pauvres gens, comme ils sont heureux et reconnaissants de ce qu'on fait pour eux! Claude, venez-vous écouter Mlle Rita? C'est elle, maintenant, qui va chanter. --Elle est arrivée?... Je ne l'ai pas vue entrer... --Elle s'est mise sur l'estrade, auprès de Mme Ronal. Quelqu'un déjà l'appelait. Il lui fallait s'éloigner. Mais il insista encore: --Claude, vous avez un tabouret auprès du Docteur. Je vous le fais garder, n'est-ce pas?... --Oui, s'il vous plaît. Il disparut, le visage détendu. Et de Ryeux, aussitôt, demanda: --Vous n'allez pas, je suppose, entendre cette demoiselle? Elle a bien assez d'auditeurs. --Mais si, j'y vais... --Que vous êtes donc polie! --Ce n'est pas par politesse, c'est pour mon agrément. Elle a une voix splendide. Allez vous-même en juger... --Est-ce que je ne pourrais pas vous suivre sur l'estrade, dans un modeste coin? Elle eut un léger pli entre les sourcils. --Sur l'estrade?... A quel titre y figureriez-vous? Allez dans la salle, vous êtes «public»... --Et ainsi, Hugaye sera satisfait. Il avait l'air furieux de me voir causer avec vous. Il vous fait la cour, cet homme austère... Elle eut un éclat de rire moqueur... --Vous vous croyez donc dans votre monde?... Nous autres, travailleurs, nous n'avons guère le loisir ni le goût de pareilles distractions! Au revoir. --Vous ne jouerez plus? --Mais non! Il est déjà très tard. Vous n'avez pas l'air de vous en douter! --C'est vrai... Je ne m'en doutais pas... Elle sentit l'hommage, mais ne parut pas s'en apercevoir, et le laissa finir simplement: --Puisque je ne peux plus vous entendre, je vais reprendre, aux Français, Mme de Ryeux, qui doit suffisamment s'y être imprégnée de littérature. --C'est cela... Vous m'avez l'air d'un mari parfait! Et maintenant je me sauve, Rita commence à chanter. Elle se détournait. --Que cette Rita aille au diable! jeta-t-il avec une impatience gamine. Vous ne voulez même pas me donner la main?... En camarade? --Oh! si! seulement, je ne vois pas très bien en quoi nous sommes camarades! Elle lui tendait les doigts, d'un geste rapide. Il se courba pour les baiser. Mais elle les lui retira, avant même que ses lèvres eussent frôlé la peau tiède, et dit avec son indéfinissable sourire: --Oh! non! pas de ces manières entre camarades!... Réservez-les pour les belles dames qui flirtent... Et elle rentra dans la salle. Il l'avait regardée disparaître, le front creusé d'un pli volontaire, une lueur au fond de ses prunelles, où le désir luisait. XII Au-dessus de la porte vitrée, il y avait écrit: «Restaurant Saint-Jacques», souligné par ces mots «Société coopérative, ouverte seulement aux femmes». Claude tourna vivement le bouton, car elle était en retard au rendez-vous que lui avait donné Lily Switson. Au sortir du cours de Daubières, à la Sorbonne, elle s'était trop attardée à discuter, avec d'autres étudiantes, une opinion émise par le professeur. La porte s'ouvrit sous sa main pressée. La salle était pleine; jeunes filles, jeunes femmes, même femmes âgées, assises par groupes autour des tables proprement servies, avec une simplicité monacale, dans la pièce claire, coupée de larges fenêtres. Malgré les vasistas ouverts, l'atmosphère était bien celle d'une pièce où déjeunent une quarantaine de convives; et Claude eut, en entrant, une moue inconsciente, si habituée qu'elle fût à fréquenter ce très modeste restaurant. Des yeux, elle cherchait Lily parmi tous ces visages dont beaucoup lui étaient familiers. Des travailleuses, toutes rassemblées là. De rares ouvrières; mais des employées, et surtout des étudiantes, étrangères en majorité; des Suédoises aux cheveux de soie pâle; des Russes les traits larges, avec des airs de volonté tenace; quelques lourdes Allemandes, des Américaines, d'allure indépendante; des Anglaises garçonnières. Claude, soudain, aperçut Lily qui, au bruit de la porte, avait tourné la tête et lui faisait signe, sa délicate figure éclairée d'un sourire. Près d'elle, était assise Sonia Lavernof qui, en attendant le déjeuner, feuilletait une revue. --Bonjour, dit Claude, approchant vivement. Je m'excuse de vous avoir fait attendre. J'ai oublié l'heure, en discutant, après le cours. Daubières nous avait lancé une théorie bien masculine et révoltante sur la suggestion que la femme subit fatalement du fait de l'homme. --Je crains qu'il n'ait, en somme, raison, fit tranquillement Sonia, en repoussant la brochure qu'elle venait d'examiner. --Sonia! protesta Claude indignée. La Russe ne se troubla pas. --Quoi?... pourquoi vous insurgez-vous? Claude. Dans l'espèce humaine, comme dans l'espèce animale, la femelle subit, de par son organisme même, l'influence, la loi du mâle. Il n'y a là, ni à s'indigner, ni à se révolter. C'est un fait dû à une cause normale. Claude la regardait, à demi amusée, à demi courroucée: --Dans les espèces animales, oui, peut-être. Mais, tout de même, si physiologiste que vous soyez, vous admettez bien, je suppose, que, dans l'espèce humaine, la pensée, le sentiment, la volonté peuvent victorieusement contre-balancer l'instinct! Toujours paisible, Sonia concéda, ferme en son opinion: --Évidemment, cela peut arriver. Mais c'est plutôt rare et ne se produit guère,--sauf exception, bien entendu,--que chez les individus dont le tempérament ne possède pas la vigueur normale. --Alors, vous considérez comme fatal que la femme... bien équilibrée... cède à l'homme... Sonia... Sonia, vous êtes abominable! Une mauvaise soeur! Lily intervint. --Si, au lieu de discuter, nous déjeunions maintenant, pour ne pas nous mettre en retard? Devant nos assiettes, nous pourrons reprendre la conversation. Les deux adversaires se mirent à rire. --Oui... vous avez raison, sage Lily. Que mangeons-nous? --Voici le menu d'aujourd'hui. Claude, regardez et choisissez. Lily passait la feuille, sur laquelle était inscrite la liste des plats offerts ce jour-là aux appétits féminins, pour des prix très modiques. --Prenez ce que voudrez, fit-elle, indifférente. Elle avait été habituée par Élisabeth à n'attacher aucune importance aux mets qui lui étaient offerts. --Alors, nous prenons le moins cher, ne pensez-vous pas? Je demande le boeuf bouilli et les légumes. --Si vous voulez, dirent Sonia et Claude, qui avaient recommencé à causer. Lily interrogea encore: --Et le dessert, vous désirez? Elle regardait ses compagnes qui eurent le même mouvement négatif de la tête. --Alors, continua Lily, si vous consentez, nous mettrons cet argent dans le tronc pour celles qui ne peuvent pas payer. Elles approuvèrent du geste, toutes à leur conversation. La jeune servante en bonnet blanc,--bien blanc!--apportait les trois portions demandées et les posait sur la toile cirée claire, rayée de lignes rouges pour imiter le linge. --Attendez, dit Claude à ses compagnes. Nous allons fleurir notre table. Elle détachait le gros bouquet de violettes qui parfumait le duvet de sa veste de fourrure; et prenant son verre, elle le remplit d'eau et posa l'humble vase au milieu de la table. --Ce sera plus joli, ainsi, ne trouvez-vous pas?... Avec Élisabeth, nous avons la luxueuse habitude de croquer toujours notre pitance, avec des fleurs devant nous... --Ce doit être vous, Claude, qui avez donné ce goût au Docteur! --Un jugement téméraire, Lily. Pas plus que moi, Élisabeth ne sait se passer de fleurs! Leur vue seule nous repose! Puis, changeant de ton, elle conclut, avec l'appétit de sa belle jeunesse: --Dieu, que c'est agréable de déjeuner! J'ai une faim!... Elle dévorait le modeste boeuf bouilli, comme elle eût dégusté une volaille de prix. Cependant, après quelques bouchées, elle s'arrêta; et sa main, jouant avec les miettes de pain sur la table, elle reprit, revenant au sujet qui l'intéressait: --Lily, est-ce que vous n'êtes pas révoltée comme moi, de la théorie de Sonia qui prétend que la femme subit toujours, bon gré mal gré, le joug de l'homme? J'espère que oui! c'est une opinion si humiliante pour nous. Lily, de sa manière douce, annonça: --Elle vous paraît ainsi, je crois, surtout parce que vous ne connaissez pas l'amour... pas encore! --Alors, vous vous imaginez qu'il me rendrait esclave, nécessairement? Lily corrigea avec un petit rire gai: --Non, pas _nécessairement_, mais agréablement. --Oh! Lily! Lily, ma chère, que vous êtes bien du pays du flirt, des baisers sur la bouche, des fiancées amoureuses!... Votre _sweetheart_ devrait être ici en France, pour vous bénir! --Il est... --Oh! oh! alors, voilà le pourquoi de votre docilité enchantée. Vous êtes retombée sous le charme... Lily dressait sa tête délicate: --Suis-je si docile?... Pourquoi imaginez-vous cela? Nous sommes libres, Norman comme moi... Seulement, deux associés qui trouvent bon et bien de vivre ensemble pour se prêter aide s'il faut, aide de cerveau, de coeur et d'argent aussi... Mais, bien entendu, nous gardons chacun notre pensée, nos actes, notre volonté, dans une entière indépendance. Vous ne trouvez pas bien cette manière? Claude se mit à rire: --Et si votre associé vous trompe... ou vous lâche?... Ça arrive, ces choses-là, même simplement, en affaires... Seulement, alors, le résultat n'est guère qu'une perte d'argent... Dans le mariage, c'est de la souffrance! Et la souffrance ne se supporte aisément que quand on l'inflige aux autres, il faut bien l'avouer... Non... votre programme conjugal ne me tente pas du tout... Il me plaît de faire mon chemin toute seule... --Peut-être, vous changerez, Claude. --Peut-être, oui... Tout arrive, disent les bonnes gens. Mais pour le présent, je suis plus ambitieuse que vous, Lily. Il ne me suffirait pas que l'homme me sente son égale, qu'il comprenne bien que je me refuse toute--et avec allégresse!--à son emprise. J'ai la tentation d'arriver à mon tour à le dominer... --Dominer? pourquoi?... Ce serait l'injustice sous une autre forme. Des égaux, tous les êtres pareillement doués doivent l'être... --Dominer l'homme, ce serait notre revanche, à nous, qu'il a si longtemps tenues comme des manières d'esclaves... Sonia, vous ne dites rien! Vous ne devez pas vous contenter de manger vos légumes... Que pensez-vous? --Je pense que vous oubliez de compter avec le génie de l'espèce... Claude eut un mouvement d'impatience. --Alors, vous l'estimez décidément plus puissant que la volonté? Qu'est-ce que vous en faites alors, de la volonté? --Une force, huit fois, mettons sept fois, pour vous être agréable, inférieure à celle de l'instinct. Voyez combien peu résistent jusqu'au bout, toujours, des femmes que sollicite l'appel de l'homme; même parmi celles qui s'étaient sincèrement armées pour la résistance! --C'est qu'elles ne voulaient pas _vraiment_ résister! interrompit Claude, qui ne capitulait pas. Toujours souriante, Sonia affirma: --Mais si, mais si...; quelquefois même elles luttaient, très sincères, bien plus même que les apparences ne le feraient croire. Mais le tempérament est un terrible facteur dans la question. Très souvent, c'est lui, le vrai coupable. C'est lui qui culbute les résolutions les plus ferventes, les plus fières!... Ah! Claude, quelle téméraire confiance vous avez dans votre vouloir! --Dans mon vouloir? Oui, si je suis résolue à le faire agir... Mais, surtout, en cet instant de ma vie, je suis bien gardée par mon besoin d'indépendance et ma résolution d'arriver au premier rang, coûte que coûte. Non, oh! non, je ne désire pas d'associé, comme dit Lily... Peut-être parce que les associés mâles, toujours, par un côté ou un autre, prétendent se souvenir, et me faire souvenir, que depuis des siècles, ils sont les maîtres. Ouf! ce temps de servage est fini! C'est délicieux de n'avoir à compter que sur soi-même. Lily intervint encore: --Vous ne pensez pas, Claude, qu'aux heures difficiles, il est bienfaisant d'avoir un associé qui prend sa part de votre fardeau... --Mais, confiante Lily, combien y en a-t-il qui la prennent?... Vous oubliez l'égoïsme masculin! Presque toujours, c'est nous qui les soutenons... Bien plus qu'eux, nous sommes résistantes sous l'épreuve... --Claude, vous n'êtes pas modeste! Elle se mit à rire. --C'est bien possible!... Je vous dis tout bonnement ce que je pense, voilà tout! Maintenant, je ne m'engage pas à ne jamais changer...! Ce que la vie fait des êtres et de leurs résolutions, qui peut le prévoir?... --D'autant que vous, Claude, remarqua Sonia, vous êtes, j'en ai l'idée, une créature faite pour subir l'amour. Claude sursauta et regarda sa compagne, mi-fâchée, mi-rieuse. --Sonia, vous êtes une insolente! --Non...! Nous faisons de la psychologie. Ne soyez pas froissée si je crois que le jour où le désir vous... vous mordra, vous répondrez au désir, pourvu que vous n'écoutiez pas votre orgueil de femme libre. --Vraiment!!... Et vous croyez cela parce que?... --Vous avez des yeux qui distillent la tentation; et des lèvres gourmandes, si souples qu'elles semblent avoir été créées pour le baiser..., un beau corps nerveux fait pour les enlacements... --Et puis, quoi encore?... Sonia, je vous défends de m'insulter davantage! La Russe eut un rire muet. --Je ne vous insulte pas... Je constate des faits. C'est convenu, que nous disons toujours librement notre idée... Eh bien, j'estime que vous êtes une saine créature, admirablement constituée pour remplir, dans sa plénitude, votre rôle de femme. Car sous votre enveloppe de vierge indépendante, il y a une nerveuse sensuelle, une passionnée et une curieuse, avide d'impressions neuves. Alors, concluez vous-même. --Je conclus que vous êtes une impitoyable physiologiste et un oracle effrayant... Par bonheur, les oracles ne sont pas infaillibles!... Est-ce que vous mettez Lily à mon enseigne? --Lily a le tempérament beaucoup plus froid et le côté sentimental bien plus développé. C'est une vraie volonté forte. --Lily, chère, saluez! Lily riait. Claude, une flamme aux joues, interrogea encore: --Et vous, Sonia, êtes-vous une volonté, un cerveau ou une pauvre guenille de mon espèce? --Moi?.... Moi, je suis la servante très pauvre, et très laide, de l'humaine souffrance. Je ne puis rien voir d'autre dans la vie... Une clarté irradiait ses yeux clairs. --Alors, vous ne ferez pas comme Lily?... Vous ne deviendrez pas l'associée? --Je ne pense pas... A moins que je ne puisse ainsi mieux remplir ma tâche... Car, par-dessus tout, je l'aime. Je ne pourrais pas accepter de vivre dans un bonheur qui ne serait que pour moi... pendant que tant de mes frères souffrent, alors qu'il m'est possible de les soulager un peu... --Sonia, vous n'avez pas l'illusion de croire que vous arriverez à supprimer la souffrance? Tous vos efforts seront une goutte d'eau dans l'océan... Les larges traits de Sonia prenaient une beauté imprévue sous le mystique rayonnement de l'âme. --Si chacun faisait comme moi, beaucoup de douleur, je vous assure, disparaîtrait du monde. --Vous parlez comme Élisabeth! C'est que vous êtes des créatures d'exception. Il faut toujours... humblement!... en revenir là!... Élisabeth s'est dévouée ainsi parce qu'elle a souffert... Vous... --Moi, Claude, quand j'étais une petite enfant, j'ai connu la misère, la maladie sans secours, l'isolement... Alors, j'ai pitié... --Et vous pensez, Sonia, que cet idéal vous suffira toujours? Sincère, elle inclina la tête, fervente en sa foi. --Je suis sûre que oui... Il est si beau! Comment l'oublier, quand on l'a entrevu! Empêcher de souffrir!... Pouvez-vous concevoir une jouissance comparable à celle-là! Il y eut un silence entre les trois jeunes filles. Elles avaient fini leur pauvre repas. Mais elles ne songeaient pas encore à partir, absorbées toutes par l'Idée. Et Claude demanda, respirant la senteur des violettes qu'elle venait de reprendre et approchait de son visage: --Lily, que pensez-vous de tout cela? --Je pense que chacun doit suivre son chemin tel qu'il le voit, en la sincérité de sa conscience. Je ne pourrais pas, moi, vivre comme Sonia, ni comme vous, Claude, dans le voisinage constant de la misère. Puisque je dois gagner ma vie, j'ai besoin que ce soit en cherchant la beauté, par l'art, avec le moins d'égoïsme possible. Un cri jaillit de l'être de Claude: --Oh! Lily, comme je vous comprends! Sonia les regardait, inconsciemment dédaigneuse, un peu. --La beauté, elle est aussi dans le bien que vous faites à une créature douloureuse. --Sonia, vous êtes hantée par l'idée de la souffrance! Moi, quand je ne peux rien pour la soulager, je m'applique de toutes mes forces à l'oublier, tant elle me fait horreur! --Pourquoi?... Vous ne devez pas. En y songeant, vous en prenez votre part. Ne pouvant plus, vous donnez votre pitié. --Sonia, vous cherchez le luxe de la charité! Mais brusquement, elles s'interrompirent et changèrent de ton: --Tiens, voici Claire Hardouin!... Comment arrive-t-elle si tard?... Toutes les trois tournaient la tête vers la nouvelle venue. Celle-ci était une pauvre épave de l'enseignement. Venue de province avec l'espoir de mieux faire son chemin, elle luttait héroïquement pour atteindre les leçons qui semblaient fuir devant elle, acceptait les plus misérables salaires, prête à tous les labeurs, pour ne pas mourir de faim; et cela, sans jamais une plainte, ni une révolte, doucement énergique, entêtée à ne pas retourner dans la toute petite ville où végétaient ses parents, de pauvres travailleurs qu'elle souhaitait aider et près desquels son cerveau s'enliserait, elle le savait bien. Elle aperçut Claude et un sourire détendit son visage chétif, ravagé par le travail, le souci et les privations... Claude lui faisait signe d'approcher; et, toutes trois, la saluèrent d'une exclamation amicale: --Comme vous venez tard! Claire. C'est dommage! Vous auriez déjeuné avec nous! Elles échangèrent un coup d'oeil, et s'étant comprises, Claude continua: --Il faut maintenant rattraper le temps perdu, vite! Nous avons encore un moment à rester avec vous. Nous vous invitons... Commandez ce que vous désirez... Elle rougit un peu, mais ne se déroba pas. Elle savait l'offre faite de tout coeur et elle était trop misérable pour se montrer inutilement fière. Sonia, compatissante, l'observait tandis qu'elle mangeait avec une hâte qui trahissait la faim, un peu de rose revenant alors à ses joues pâles. --Claire, dit Sonia, je suis bien aise de vous voir; j'allais vous écrire; car, un camarade à moi, fortuné celui-là! va avoir besoin d'un copiste. J'ai pensé à vous... Auriez-vous du temps? --Oh! oui, j'en ai toujours. --Eh bien, je dois le revoir tantôt. Je lui donnerai votre adresse. --Merci, Sonia. Mais ce serait trop beau de réussir à être agréée. Lily dit, réconfortante: --Allons, Claire, ne soyez pas ainsi pessimiste. Les mauvais jours ne sont qu'un moment à passer! Plus ou moins, toutes nous les traversons. --Et nous réagissons!... Il faut que toutes, nous arrivions à réaliser la destinée que nous souhaitons. Et le visage de Claude eut une expression d'inflexible volonté. Claire remarqua doucement: --Toutes deux, vous avez du talent!... Moi, pas... Alors, c'est bien plus difficile de réussir... --Ah! que sait-on?... Lily et moi, nous appartenons à la catégorie des objets de luxe. Vous, Claire, vous êtes une indispensable utilité. Alors, bon gré, mal gré, on recourra à vous. Claire Hardouin écoutait avec un pauvre sourire sceptique. Elle avait perdu la faculté d'espérer; mais, comme les malheureux reçoivent l'aumône, elle recueillait les paroles de ses compagnes. Une nouvelle visiteuse approchait de leur table, une jeune femme, Denise Charlannes, jolie sous ses cheveux oxygénés dont les lourds bandeaux enveloppaient la ligne souple de l'ovale, velouté par le duvet de la poudre. --Bonjour, je suis contente de vous apercevoir! Elle leur souriait de ses lèvres empourprées par le crayon qu'elle venait d'y passer. Veuve, avec deux petits à élever, elle servait de dactylographe à Bronstedt, le célèbre auteur dramatique. Et Claude questionna: --Qu'est-ce que vous faites de votre grand homme? --Un mufle, comme d'ordinaire. Hier, il s'est à peu près battu avec Régine. C'était sa maîtresse et son interprète favorite, avec laquelle il formait un ménage troublé par de perpétuels orages. --C'est leur affaire. Respectons le mur de la vie privée. Sa pièce nouvelle sera-t-elle bonne? Malicieuse, la jeune femme dit: --Elle sera très poétique. Il ne parlera plus à Régine dans une langue de charretier; mais il lui adressera des paroles infiniment douces et courtoises. Hier, après la bataille, il y a eu, justement, lecture de la pièce. C'était pour moi, spectatrice de la tempête précédente, une représentation nouvelle, d'un comique très savoureux! --Et il ne se doutait pas que vous vous f... de lui? La jeune femme eut un éclat de rire: --Il n'y pensait pas du tout! Vous savez, je suis pour lui une quantité négligeable... Rien de plus qu'une vivante machine à écrire. --Hum!... hum! glissa Claude, taquine; il ne vous regarde donc jamais? --Il m'a regardée les premières fois. Et puis, il a constaté que c'était bien inutile; il y a renoncé. Pour se venger, il se borne à m'appeler Mme l'Affranchie. --Ah! à propos d'affranchie, j'ai bien envie de voir _la Libérée_ que donne l'Odéon. Lily, voulez-vous y venir ce soir? Lily eut une petite moue de dépit. --C'est que je ne suis pas très en fonds pour l'instant! C'est ruineux, les feux d'hiver! --Bah! nous grimperons. Vous connaissez les places à vingt sous?... On y entend très bien et on y voit fort suffisamment. Si vous voulez, j'irai tantôt en chercher. Claire, je vous emmène; _la Libérée_, c'est une pièce pour nous! Mme Charlannes la regardait avec amusement. --Claude, vous m'avez l'air d'une jeune personne très émancipée; et je ne vous vois pas encore sur le chemin du mariage. Claude secoua sa tête bouclée, avec un rire joyeux. --Est-ce que vous avez vu des gens courir de plein gré vers la prison? Devenir la chose d'un homme? Ah! non!! Claire avait fini de déjeuner. Ses amies lui firent apporter une tasse de café brûlant. Toutes alors se levèrent, et leurs modestes dettes acquittées, elles passèrent dans le parloir, attenant à la salle du réfectoire, envahi par toutes celles que le travail ne réclamait pas, dès le repas fini. Un instant, elles y restèrent debout. La pièce, pas bien grande, était bourdonnante des conversations que des rires coupaient. C'était le moment où toutes ces laborieuses prenaient contact les unes avec les autres, pour se soutenir ou simplement se distraire; et les personnalités s'accusaient. Il y avait là des isolées qui luttaient péniblement, destinées à être vaincues; les unes, parce qu'incapables ou faibles; les autres, parce qu'elles subiraient l'entrave d'une intransigeante honnêteté... Certaines, au contraire, parce que, brisées de lassitude dans leur effort solitaire, elles succomberaient devant l'homme. Celles-là avaient de la fièvre dans le regard; non pas la résignation morne, désespérée ou dure qui imprégnait le regard de leurs compagnes. Il y en avait de presque élégantes et de presque misérables, sous l'apparence correcte qu'elles s'appliquaient à garder; il y avait de pauvres visages dont l'épreuve avait à jamais tué la jeunesse. Il y en avait aussi où le travail avait creusé sa farouche empreinte mais qu'animait la sécurité du lendemain; et d'autres encore, ceux des femmes, à l'automne de leur vie,--sur lesquelles pesait déjà l'angoisse du jour approchant où tout labeur deviendrait impossible. Autour de Sonia, que sa charité rendait très populaire, un petit groupe, tout de suite, s'était formé; des consultations lui étaient demandées qu'elle donnait largement, dans la mesure où il lui était possible. Lily et Claude continuaient à causer avec Denise Charlannes, qui leur racontait drôlement les potins de théâtre qu'elle apprenait tous chez Bronstedt. Très honnête, elle n'était pas prude, ne s'effarouchait plus de rien, sachant bien que, pour réussir, dans le milieu où sa destinée l'avait conduite, il faut savoir tout entendre. Mais cette journaliste que sa profession obligeait à fréquenter les théâtres, les _bouibouis_, tous les endroits où s'amuse la foule, cette femme était une admirable mère qui, fièrement, sans secours, élevait ses deux petits. Quelques jeunes femmes et jeunes filles étaient venues se joindre au groupe, des élèves des Beaux-Arts; et soudain, apparut la belle Rita qui voulait parler à une artiste qu'elle savait une habituée du restaurant coopératif. A la vue de Claude, elle eut une exclamation joyeuse: --Ah! ma petite, quelle chance de vous trouver! J'allais vous envoyer un _bleu_ pour vous demander si vous êtes libre le 26? J'ai une soirée où je suis chargée de choisir les artistes. Alors, tout de suite, j'ai pensé à vous. Chez des Russes, gens un peu _rasta_, à mon avis, mais très cossus. Ça vous va-t-il? --Cela va toujours, oui... Merci... Je suis vôtre! --Vous avez commencé les _thés_ chez les de Ryeux? --Non, c'est pour la semaine prochaine. Mais ici, Lily, ayant regardé sa montre, rattachait vite son manteau: --Deux heures!... Je me sauve... J'ai donné rendez-vous! --Moi aussi, je me sauve!... J'ai un article à écrire pour Élisabeth. Au revoir, Rita... Venez mercredi, voulez-vous? J'ai à vous parler pour un concert qui vous plairait, je crois. --Entendu! A mercredi... Et elles se séparèrent. XIII La vie intérieure de Claude était si intense, qu'en arrivant chez elle, après une course rapide, elle eût été bien en peine de dire si elle avait ou non, marché longtemps, tant elle avait songé, chemin faisant. Elle traversa le jardinet du dispensaire, glacé par l'hiver, monta les quelques degrés du perron; et fut accueillie par la déclaration de la servante accourue à son coup de sonnette: --Il y a un monsieur qui attend Mademoiselle depuis un bon moment. --Qui m'attend?... Moi? --Oui, mademoiselle. Il a demandé en arrivant s'il pouvait voir Mademoiselle, qu'il voudrait bien lui causer un instant. --Vous n'avez pas averti Madame? --Mademoiselle sait bien que, aujourd'hui, Madame est au Comité. --Bien... Je vais voir de quoi il s'agit. A peine curieuse, ennuyée d'être dérangée, Claude entra tout droit dans le _studio_. Et devant elle, se leva Raymond de Ryeux qui lui disait gaiement, avec une désinvolture respectueuse: --Je suis très indiscret de m'être ainsi installé chez vous, en votre absence. Mais j'avais à vous parler et comme votre femme de chambre... Ici, une légère envie de rire monta aux lèvres de Claude devant l'appellation donnée à l'humble Caroline. --...votre femme de chambre m'a dit que vous alliez rentrer, je me suis permis d'attendre. --Vous avez eu raison, puisque me voilà. Mais une autre fois, ne vous fiez pas aux renseignements de Caroline. Je change très souvent de projets en route. Il s'inclina. --Heureusement, aujourd'hui, vous n'avez pas changé et j'ai le très grand plaisir de vous rencontrer. Elle resta impassible, tout de suite un peu hautaine, devant les paroles inutilement aimables, dont elle repoussait l'hommage. Lui, sans paraître remarquer cette attitude, continuait: --Voici ce dont il s'agit. Mme de Ryeux aurait aimé que vous jouiez, pour commencer, les _Airs tsiganes_, dont vous lui aviez parlé, et elle m'a prié de vous demander si cette modification dans le programme était possible? Claude se cabrait vite devant les voltes capricieuses des belles dames du monde; et sa voix était un peu brève, quand elle dit: --Je verrai avec mon accompagnateur et je répondrai à Mme de Ryeux. --Elle-même voulait vous écrire. Mais j'ai pensé qu'il était préférable de m'entendre avec vous, en m'excusant du changement qui, peut-être, pourrait vous contrarier ou vous gêner... --En certains cas, il pourrait en être ainsi. Mais j'ai si souvent joué ces airs tsiganes que peu m'importe de les reprendre une fois de plus... Donc, s'il ne dépend que de moi, le désir de Mme de Ryeux pourra être réalisé. Il y avait un congé dans l'accent de Claude. Mais Raymond de Ryeux ne parut pas s'en apercevoir et il continua, avec cette aisance qui lui donnait une sorte d'autorité dominatrice: --Je vous remercie infiniment de votre bonne grâce... Voici donc réalisé, le but de ma visite. Maintenant il me reste à vous adresser une demande qui me paraît bien autrement difficile à vous exprimer. Elle leva vers lui des prunelles interrogatives: --Si difficile, vraiment? D'un geste distrait, elle détachait sa veste et la rejetait près d'elle; de même, sa toque; puis elle écarta les boucles qui frôlaient son front. Il la regardait, souple sous la blouse masculine de crêpe de Chine blanc, et dit drôlement, sans répondre à sa question: --Vous avez l'air d'un papillon qui sort de sa chrysalide! Mais vous êtes moins intimidante en tenue de maison! J'aime mieux cela pour... --Pour?... --Pour vous confesser un très audacieux désir qui me hante depuis que je vous ai entendue à Landemer... --Et ce désir, c'est?... Intriguée, elle se penchait un peu vers lui. Dans les yeux, il avait une hésitation gaie, une sorte de prière caressante. --Alors, je me risque... Vous allez être charitable et ne pas me renvoyer durement sur mes terres?... --Dites... Nous verrons ensuite, fit-elle, un peu impérative. --Eh bien, voilà... Que c'est donc embarrassant à demander!... Je voudrais que, de temps à autre, quand vous en aurez le loisir, vous consentiez à faire un peu de musique avec moi... Elle le contemplait, stupéfaite, avec une méfiance d'artiste pour les talents des gens du monde. --Vous êtes donc un musicien exécutant? --Exécutant... non comme un professionnel, bien entendu. --Un bon amateur? Il se mit à rire: --Si je dis «oui», vous allez me juger bien outrecuidant!... Si je dis «non», vous allez me trouver indigne... --Alors, c'est moi qui serai orgueilleuse... --Alors, je ne vois qu'un moyen de tirer la chose au clair... Ce serait, si voulez bien, me faire la charité d'un quart d'heure de votre temps... de tenter tout de suite l'expérience... Et puis, sans cérémonie, vous me direz ce que vous décidez! Elle l'écoutait, si surprise par l'imprévu de la demande, que sa pensée en était désorientée. Quelle bizarre proposition, il exprimait là! Pourquoi voulait-il faire de la musique avec elle?... Par amour de l'art?... Par désoeuvrement?... Ou pour se rapprocher d'elle?... Car elle savait déjà trop bien la vie, pour n'avoir pas compris qu'elle inspirait un goût très vif à cet homme, qu'on lui avait dit, d'ailleurs, être toujours occupé d'une femme ou d'une autre... Et, à cause de cela, elle le considérait du haut de son orgueil d'Ève nouvelle qui a secoué le joug masculin. Elle le tenait pour un inférieur dans la hiérarchie des valeurs morales... Et cependant, elle devait reconnaître que, à sa manière, il avait une personnalité qu'elle observait, comme elle eût étudié un objet de luxe, pourvu d'un mécanisme neuf pour sa curiosité d'analyste. Elle ne lui avait pas répondu; il reprit: --Vous trouvez ma proposition stupide et indiscrète, n'est-il pas vrai? Brièvement, elle dit: --Je ne donne pas de leçons. --Mais... mais... je ne vous en demande pas du tout!... Je suis bien trop vieux pour faire un écolier! Je cherche seulement mon plaisir, en égoïste. Ironique, elle interrompit: --Votre écurie de courses ne vous suffit donc pas? --Non, certes!... Je suis très gourmand,... voire aussi très difficile, sur le chapitre de mes distractions... --Ah!... Et la musique à deux en est une pour vous? --Même la musique tout seul! --Nous avons déjà parlé de nos goûts respectifs. Comment ne m'aviez-vous donc jamais raconté que vous êtes un musicien fervent et pratiquant! --Parce que l'occasion ne s'en est pas trouvée... Mais vous pensez bien que j'ai été, jadis, un petit garçon trop bien élevé, selon les règles, pour n'avoir pas, dès ma prime jeunesse, appris le piano. Par hasard, il s'est trouvé que cette étude-là m'a follement amusé; et, par exception aussi, j'ai toujours travaillé, même avec passion. J'ai eu la chance d'être très bien dirigé. J'ai ensuite fait beaucoup de musique avec des gens qui étaient de vrais artistes; et, aujourd'hui, j'ai l'impérieuse tentation d'en faire avec vous, si vous m'en jugez digne. Voilà!... Puisque vous consentez à jouer aux _thés_ de Mme de Ryeux, pourquoi ne voudriez-vous pas jouer avec moi, en votre particulier, dans l'intimité de votre salon?... Il y avait une prière presque câline, dans son accent; et il était évidemment très sincère dans son désir de faire avec elle de la musique. Mais pourquoi ce désir?... La question se précisa encore une seconde dans le cerveau de Claude. Puis, elle eut un inconscient geste d'épaules. Après tout, que lui importait?... Ce ne serait certes pas la première fois qu'elle travaillerait en de telles conditions... Le seul point intéressant était de savoir ce dont il était capable et alors elle déciderait, résolue à se dérober si la séance devait être une corvée. Mais, de toute évidence, la raison commandait d'essayer; dans sa carrière d'artiste, il fallait bien se soumettre aux exigences de sa volonté d'arriver...--comme on va vers le but, sans souci de l'effort. Et décidée, brusquement, elle consentit: --Soit!... Essayons tout de suite, puisque vous le désirez. --Bien volontiers!... Faites-moi passer mon examen. Je me sens envahi par une horrible timidité; mais je vous suis très reconnaissant! Il avait l'air si enchanté qu'elle s'étonna; surprise aussi de l'éclair, ardent comme un cri de victoire, qu'elle avait surpris dans ses prunelles de fauve. Était-il donc, à ce point, sûr de lui?... Ou bien inconscient?... Elle lui dit: --Regardez dans la musique qui est là si quelque chose vous convient. Je prends mon violon. Il feuilleta les cahiers, lisant les titres. --Oh cela!... J'adore cela!... Voulez-vous? --Oui... Il avait choisi une sonate de Franck, dont l'accompagnement était difficile. Elle le savait, et curieuse, elle attendit. Il s'était assis au piano et préluda. Alors, dès les premières mesures, elle comprit la tranquille aisance de sa proposition. Autant qu'elle-même, il comprenait, sentait la musique, et il jouait en exécutant rompu aux difficultés. Tout de suite, sans même qu'elle en prit conscience, ce devint pour elle une jouissance de jouer avec un tel accompagnateur qui la suivait, non pas servilement, mais note à note, avec une surprenante intuition de ce qu'elle souhaitait, du caractère de l'oeuvre, de l'interprétation qu'elle lui donnait... Quand tous deux s'arrêtèrent, avec un ensemble de professionnels, une exclamation très sincère jaillit des lèvres de Claude: --C'est charmant de jouer avec vous! --Alors... je suis reçu? --Oui, l'examen a été très bon. Elle reposait son violon, retrouvant le souvenir des occupations multiples, qui devaient remplir la fin de sa journée. --Donc, nous recommencerons. --Quand j'aurai le temps, oui, fit-elle, ne sachant plus si elle était, ou non, irritée de cette insistance qu'il avait le don de rendre un hommage très flatteur. Maintenant, il faut que je travaille et je vais, sans façon, vous mettre à la porte. Mais ici elle fut interrompue par un coup discret frappé derrière la portière. --Entrez! dit-elle. Ce fut la modeste Caroline qui apparut, porteuse d'un plateau où une tasse était préparée avec du pain. --Il est quatre heures; c'est le thé de Mademoiselle. --Bien, posez là le plateau. Elle expliquait alertement: --Nous sommes ici des personnes éprises d'exactitude; et Caroline est dressée à cet effet. Puis-je vous offrir une tasse avant de nous séparer? Il la regarda interrogativement. Une lueur flambait dans ses prunelles dorées. --Serai-je très indiscret en acceptant?... J'en ai bien grande envie... --Alors, acceptez, si vous ne redoutez pas le thé pris en camp volant, debout, comme à Jobourg. --Ça m'est bien égal... --Alors, Caroline, apportez vite une seconde tasse! Sans s'asseoir, elle versait le liquide fumant et le présenta à son visiteur, en lui offrant le sucrier. Avec malice, il remarqua gaiement: --Vous aimez beaucoup les repas debout? --Qu'en savez-vous? --Vous m'aviez confié, à Jobourg, que vous alliez parfois dans un restaurant où vous croquiez ainsi votre déjeuner. --Par exception! Aujourd'hui encore, j'y suis allée avec des amies... Nous étions assises, telles des sybarites; et nous avons pu bien discuter à notre aise... --Discuter? --Oui... Nous aimons beaucoup remuer, sans cérémonie, les idées entre nous! --Et vous en avez remué sur?... --La thèse qui remplit la pièce jouée en ce moment à l'Odéon. --_La Libérée?_... Vous l'avez vue? --Non, j'y vais ce soir. --Tiens, nous aussi! Quelle bonne chance!... Je vous chercherai! Elle se mit à rire. --Ce sera bien inutile, vous ne me trouverez pas. Nous serons perchées à des hauteurs où vos yeux de monsieur très chic ne sauraient atteindre! Il eut cette fois un geste impatient et la regarda, irrité sincèrement. --Pourquoi êtes-vous, ainsi, dédaigneuse à mon endroit? Après tout, il n'y a aucun déshonneur à être ce qu'on a coutume d'appeler «un homme du monde». Vous êtes tellement de parti pris que des apaches, ma parole! vous paraîtraient plus intéressants... --Naturellement, pour peu qu'ils aient une personnalité originale... ou forte... Et je leur donnerais plus d'attention qu'aux beaux messieurs dont la vie et le cerveau sont le vide même, pour les trois quarts... Je dis les trois quarts, remarquez... pour être juste! --Juste?... Mais vous ne l'êtes pas du tout... Vous ne voulez pas admettre qu'à notre manière,--je n'ai pas la prétention d'appartenir au quart, sauvé de votre condamnation...--nous mettons, nous aussi, des choses intéressantes dans notre vie... Seulement, ce ne sont pas celles que vous qualifiez ainsi... Avouez que toutes les natures et tous les milieux ne réclament pas les mêmes aliments... --J'avoue... Oh! j'avoue! Je crois que l'espèce humaine est, en effet, formée d'individualités très diverses. Mais vous ne pouvez vous étonner si les non-valeurs me paraissent des quantités négligeables... --Enfin pourquoi vouloir absolument que les infortunés, coupables d'avoir des rentes, soient justement des non-valeurs?... C'est là que je vous trouve d'une injustice révoltante! Il parlait avec une indignation qui amena un sourire malicieux aux lèvres de Claude, et elle riposta, non moins vive: --Est-ce injuste d'accorder une mince attention à ceux qui ne connaissent, dans l'existence, que le souci de leur propre bien-être, de leur luxe, de leurs plaisirs; qui se dérobent aux charges--parce qu'ennuyeuses!--dont tout homme doit prendre sa part?... --Dites aux charges inutiles... Oh! je sais, il y a des gens qui ont la rage de se créer des devoirs à l'aide desquels ils trouvent surtout moyen de compliquer leur existence et celle des autres!... Mademoiselle la rigoureuse moraliste, pourquoi voulez-vous que, sans nécessité, nous allions encombrer notre vie d'obligations insipides que rien ni personne ne nous impose?... A notre place, qui ne ferait comme nous?... Au plus intime du coeur de Claude, une fibre tressaillit. Est-ce que, depuis l'automne, à certaines heures, la même question lâche ne venait pas hanter son âme, troublée elle ne discernait pas par quoi... Pour obéir à quelle loi, emprisonnait-elle sa jeunesse, sa vie, dans un étroit réseau de devoirs?... Mais cela, c'était le secret de sa pensée; et elle dit seulement, avec un sourire de joyeuse ironie: --Alors il ne me reste plus qu'à vous souhaiter la continuation de votre quiète existence,--puisqu'elle vous suffit et vous agrée si fort... Elle reposait sa tasse vide sur la table, et il l'imita, comprenant que c'était la sagesse de ne pas demeurer davantage. --J'ai abusé de votre temps d'une façon dont je suis confus et m'excuse, fit-il avec sa bonne grâce séduisante. Infiniment, je vous remercie de la musique, du thé, de votre indulgence... J'adore l'atmosphère de votre salon! Je suis sûr que si j'y venais souvent, je deviendrais digne de n'être plus englobé dans la piteuse phalange des hommes du monde! Il se penchait pour baiser sa main, comme il avait voulu le faire le soir du concert; et comme ce soir-là, elle se déroba, un peu brusque: --Vous tenez donc à me prendre pour une de vos belles dames?... Je ne le permets pas... --Je vous prends pour une vraie femme..., délicieusement... et terriblement femme!... Ah! oui, terriblement, malgré votre prétention de n'être qu'une farouche petite Walkyrie!... Dans la pièce que le crépuscule envahissait, la voix de Raymond de Ryeux avait sonné, avec un accent plus bas, si singulier, qu'elle l'enveloppa d'un rapide coup d'oeil. Puis elle jeta, moqueuse: --C'est entendu, je suis une femme rare!... Au revoir... Caroline, éclairez Monsieur... Qu'il ne s'égare pas dans les couloirs du dispensaire. Il était sorti. Elle entendit la porte retomber. Alors elle eut une respiration profonde. Une détente se faisait en elle, comme après les minutes de dépense nerveuse. Dans la pièce assombrie, elle demeurait debout, immobile. Ses yeux erraient sur la table où reposaient, l'une près de l'autre, les deux tasses à thé; sur le piano ouvert; sur la tache blanche du cahier de musique abandonné près de son violon... Brusquement, elle se détourna, s'approcha de la cheminée où les bûches s'éteignaient, et les coudes appuyés sur le marbre, la tête posée sur ses mains jointes, elle regarda cette image qui était la sienne... Et ses yeux étaient durs. A peine, elle la distinguait dans la nuit grandissante. D'ailleurs, une autre la lui voilait... Un visage d'homme où la vie avait marqué ses griffes, argentant les cheveux; mais où luisaient--combien jeunes!...--des prunelles audacieuses, câlines et volontaires... Un visage dont les lèvres prononçaient des paroles que jamais personne ne lui avait dites ainsi: «...Je vous prends pour une _vraie_ femme, délicieusement... et terriblement femme...» C'était là--coïncidence bizarre--la pensée exprimée par Sonia, ce même jour... Elle secoua la tête avec une sorte de colère... Colère contre ceux qui la jugeaient ainsi... Colère contre elle-même qui s'était exposée à un tel jugement et avait permis qu'on le lui fît entendre... Passe encore pour Sonia, une amie, une femme... Mais Raymond de Ryeux, un étranger!... Un homme... L'adversaire! Avec son cerveau dressé à l'analyse, elle fouillait rudement dans l'intime domaine de son âme. Et impitoyable, sa pensée précisa: --Je mérite mon humiliation... J'ai cédé au désir de cet homme, d'user de mon talent pour son plaisir... Je ne lui ai pas refusé de recommencer... A la nouvelle Claude qui vit en moi, il ne déplaît pas de le voir intéressé, troublé par elle... A quoi bon vouloir me le cacher?... Une misérable fibre a tressailli dans je ne sais quel bas-fond de mon être, quand il m'a dit les mots que je ne devais pas lui permettre... Quelle honteuse faiblesse et que je me méprise de m'y être abaissée. Un souvenir déchira son cerveau. Le matin même, elle avait entendu un psychologue professer que, fatalement, la femme répond à l'appel de l'homme. Elle s'était révoltée; et voici qu'elle-même, l'orgueilleuse Claude, l'affranchie, avait subi l'indéniable séduction de ce clubman désoeuvré. Pourtant, elle le savait bien, ce que vaut une attention d'homme... Et aussi, à quoi tend cette attention! D'un mouvement vif, elle se redressa, une flamme dans les yeux: --Ah! monsieur de Ryeux, la musique et moi nous vous plaisons fort! La musique, je vous l'abandonne. Mais moi, je ne suis pas un joujou créé pour votre distraction. Il vous faudra, bon gré mal gré, vous en apercevoir! Et maintenant, c'est fini de connaître votre existence!... De nouveau, elle eut une large inspiration. Une imperceptible odeur de cigare et de chypre imprégnait l'air de la pièce. D'un geste presque violent, elle ouvrit, large, la fenêtre. L'air glacial de la nuit d'hiver s'engouffra dans le _studio_. Sans y prendre garde, le visage dur, elle s'assit à la table de travail et attira les notes qu'elle devait transcrire. XIV Claude traversa le majestueux vestibule de l'hôtel de Ryeux où s'échelonnait la haie des valets de pied, et, conduite par un domestique, elle gagna le petit salon qui avait été réservé aux artistes. Il était désert. Ni son accompagnateur,--celui que protégeait Hugaye,--ni la chanteuse n'étaient encore arrivés. Elle jeta un coup d'oeil vers la pendule. En effet, elle était un peu en avance, la voiture qu'elle avait prise l'ayant conduite plus vite qu'elle ne l'avait prévu. Elle rejeta son manteau et eut son geste familier pour repousser une boucle sombre qui retombait bas sur la tempe. Une grande glace lui renvoya son image, haute et svelte dans la robe blanche, de souple mousseline de l'Inde que voilait, emprisonnant le buste et les hanches, une sorte de blouse lâche, retenue à la taille par la ceinture ancienne admirablement ouvragée; une blouse pareille à quelque chasuble byzantine, brodée d'arabesques d'un or éteint sur l'indéfinissable et chaud coloris de la soie d'un rose safrané. Sous la manche légère, arrêtée au coude, les bras apparaissaient nus, comme le cou dégagé par l'échancrure large de la blouse. Il fallait son goût d'artiste--et son dédain de la mode--pour avoir su se vêtir en si parfaite harmonie avec le type original de son visage. Mais elle ne paraissait guère y prendre garde. Comme elle eût contemplé une étrangère, elle se regardait, sans coquetterie ni complaisance, seulement parce qu'elle savait, instruite par l'expérience, pour quelle sensible part entre l'extérieur d'une artiste dans son succès. Là aussi, il ne fallait pas de notes fausses. Puis, son rapide examen terminé, elle se rapprocha des portières entre-bâillées qui lui permettaient d'entrevoir son public dont elle entendait voleter les propos. C'était bien le même qu'elle avait coutume de trouver dans les _thés_ de haute allure où elle était conviée à se faire entendre. Dans le cadre somptueux du grand salon, ouvert sur une galerie dont elle distinguait les panneaux, pur dix-huitième siècle, elle apercevait des femmes bavardant par groupes, délicieusement habillées, selon la formule imposée par la mode. Des hommes aussi étaient là; de ceux qui n'ont rien à démêler avec la rude loi du travail et vivent pour le flirt, sinon pour l'amour; pour le jeu, les chevaux, rarement pour l'art, et presque jamais pour le travail cérébral. Tous ces hommes de cercle étaient de ceux que Claude considérait comme d'espèce tout à fait inférieure; et son regard les effleura en conséquence, si parfaitement chics, de vêtements et de tenue, auprès de ces femmes élégantes, créatures de luxe, avec lesquelles ils étaient bien de niveau. A sa grande surprise, tout à coup, elle reconnut Hugaye. Comment lui, l'austère socialiste, se trouvait-il mêlé à cette brillante cohue où des rires trouaient la rumeur des propos entre-croisés? Que tous ces mondains, occupés si évidemment par leurs potinages, semblaient donc peu fait pour sentir, ou comprendre, la musique qu'avait décidé de leur faire entendre la maîtresse du logis! Celle-ci, Claude, soudain, venait de la découvrir, assise sur une banquette basse, au milieu d'un cercle mi-féminin mi-masculin, où l'on paraissait s'amuser fort. Debout derrière elle, se penchait Lola Alviradès qui, tout en bavardant, lui frôlait la nuque d'un doigt câlin. Elle riait et, entre les lèvres pourpres à l'excès, luisaient ses petites dents de chatte. Près de son amie, elle avait une attitude d'enfant gâtée qui se sait tout permis. Quelle mine impatiente devait avoir le seigneur du lieu s'il les voyait ainsi!... Mais était-il là?... Claude ne l'apercevait pas. Peut-être, après tout, il n'assistait pas aux réceptions de sa femme... Et quelque chose qui ressemblait à un regret traversa obscurément sa pensée. Celui-là, du moins, eût valu la peine qu'elle fît de la musique devant lui... Mais son regard suivant les groupes, elle le vit... Vers une très jolie femme, assise imperceptiblement à l'écart, il se penchait, lui parlant de fort près; et elle riait, les prunelles luisantes entre les cils abaissés un peu, haussant à demi les épaules. Tout à coup, un domestique s'approcha respectueusement de lui, et, discret, lui murmura quelques paroles. Alors il se redressa et dut adresser des mots d'excuse et de regret à la jeune femme qu'il semblait quitter. Elle eut pour lui un geste de congé qui était tout ensemble moqueur et d'une grâce si provocante, qu'elle le retint encore un instant. Mais d'autres hommes se rapprochaient. Alors, il la quitta. Presque aussitôt, la portière du petit salon était écartée par une main autoritaire. Raymond de Ryeux entrait. A la vue de la jeune fille, il s'arrêta court avec une sorte d'exclamation qui avait dû échapper à sa volonté: --Oh!... Son regard l'enveloppait, si violemment admiratif, qu'une imperceptible rougeur monta au visage de Claude. De cette voix changée, devenue sourde, qu'elle lui avait entendue une fois, dans leur dernière rencontre, il articula presque rudement, les yeux attachés sur elle: --Vous doutez-vous un peu de l'impression que vous pouvez éveiller sur ceux qui vous approchent?... Surtout, chez ceux-là qui adorent la beauté féminine?... Leurs regards se croisaient; un éclair y luisait. --Mais je n'ai pas, que je sache, à m'occuper de cette impression, fit-elle avec une aisance hautaine. La seule qui puisse m'intéresser, c'est celle que mon jeu doit éveiller chez vos invités!... --Et je vous en suis profondément reconnaissant! Il était redevenu tout à fait maître de lui-même; et avec ce sourire dont elle reconnaissait l'impérieuse séduction, il pria: --Ne m'en veuillez pas de m'être comporté en gamin mal élevé qui ne dissimule pas ses admirations, alors même que la... correction le lui impose. Mais c'était la première fois qu'il m'était donné de vous voir... --En tenue d'artiste?... Tant mieux si vous me trouvez à la hauteur de vos invités! Elle riait un peu, ayant parlé avec un accent d'insouciance moqueuse. Il continua, sans insister, reprenant son ton de courtoisie que, chez lui, il avait très marqué: --Vous devez nous trouver des maîtres de maison bien peu hospitaliers de vous laisser seule ainsi?... Mais Mme de Ryeux est absorbée par ses hôtes, et je viens d'être, à l'instant, averti de votre arrivée. --Je ne suis ici que depuis un très court moment. --Et, pour vous distraire, vous vous étiez tout de suite mise à observer la comédie que nous vous jouons sans le vouloir. --Les personnages en sont très brillants. Comme lui, elle parlait sur un ton de badinage. --Vous avez l'air de dire «trop brillants». J'espère que vous allez cependant jouer pour eux comme pour vos ouvriers de Charonne. De nouveau, elle riait, amusée et de son insistance et de la sincérité de son souci inquiet. --Je tâcherai... --Savez-vous que cette vague assurance ne me satisfait pas du tout? Car enfin ma responsabilité est grande... C'est moi qui vous ai si bien célébrée que Mme de Ryeux s'est enthousiasmée de votre talent, sur ma parole. Aussi vous comprenez pourquoi je vous dis «Soyez généreuse... Ne me répondez pas: «Je tâcherai» mais «Je jouerai comme je sais jouer...» Je vous en prie...» Il avait une manière de dire «Je vous en prie» qui ressemblait à un ordre. Mais le sourire effaçait l'ordre. --Oui... sûrement... si je veux!... --Mais vous voudrez, n'est-ce pas?... --Il est probable!... parce que je suis très honnête. J'ai mon orgueil d'artiste. --Quelle chance, que vous soyez orgueilleuse! Votre aveu me rend toute sécurité! Mais pourquoi êtes-vous si désagréable avec moi?... --Suis-je donc désagréable?... Alors je vous en adresse mes excuses. Je me croyais très polie... --Oh! certainement, vous ne me dites pas, pour le moment... de cruelles impertinences! Vous me répondez en petite fille bien élevée... Elle eut un rire gai: --Alors, de quoi vous plaignez-vous? Il riait aussi, l'expression du visage devenait tout ensemble gamine, ardente et volontaire. Ses yeux ne quittaient pas le blanc visage, coiffé de boucles sombres, comme s'ils n'eussent pu se lasser de le contempler. --Je voudrais que vous ne soyez pas seulement polie... mais aimable! Elle eut un geste insouciant. --Aimable?... Autrement dit, n'est-ce pas, dans le jargon du monde, vous désireriez que je fasse des «frais»?... Mais je suis comme je sens; et,--je trouve,--comme il convient en les conditions où nous sommes: deux étrangers qui nous rencontrons pour la distraction de vos invités. Je vais remplir ma tâche. Vous êtes, à mon égard, un hôte très courtois... Mais l'amabilité, vous m'avouerez, n'a rien à faire entre nous... --Bon!... Pour une déclaration de principes, c'en est une!... Alors je ne vais plus oser vous avouer que je nourrissais une ambition... --Ah!... Et laquelle? --J'avais l'ambition que nous devenions amis... --Rien que cela! Elle arrêtait sur lui ses prunelles sombres où il y avait un regard de fille qui connaît la vie,--moqueur, et dur un peu. --Amis?... Mais vous savez comme moi, j'imagine,--mieux encore même, probablement,--que l'amitié entre un homme et une femme est un mythe: sauf peut-être le cas où ce sont de très vieilles personnes qui l'éprouvent... Pour les autres, les gens éclairés vous diront qu'elles ne peuvent espérer trouver, à leur usage, que le flirt ou l'amour. Or... Elle s'arrêta; et cet imperceptible arrêt faisait, de ses paroles, dites cependant du même accent de badinage, une déclaration très nette: --Or ni le flirt ni l'amour ne me tentent. Donc, nous n'avons qu'à rester chacun sur nos terres, ainsi que de bons voisins dont les rapports ne peuvent se borner qu'à des saluts polis... Il la sentit très sincère. Ce n'était pas par coquetterie qu'elle parlait ainsi. Sur cette fière et indépendante créature il n'avait aucune prise...--encore! Et elle lui paraissait d'autant plus séduisante qu'elle se révélait plus difficile à vaincre. Brusquement, il lança: --Vous refusez ce que vous ignorez. --Quoi? Il eut sur elle un regard qui l'enveloppait toute. Mais il ne lui répondit pas. La portière s'écartait pour laisser entrer deux nouveaux venus: une femme d'une quarantaine d'années, imperceptiblement marquée sous un très discret et très habile maquillage de salon, un type de Nattier, rond et fin, aux pommettes très roses, avivant l'éclat des yeux noirs. C'était la chanteuse qui, avec Claude, devait former l'élément musical de la réception. Et, derrière elle, timide, un peu gauche, l'accompagnateur, très confus d'être en retard,--à son ordinaire. Mais Claude, parce qu'il avait beaucoup de talent, était pleine de mansuétude à son égard,--comme pour tous les humbles d'ailleurs. Elle lui tendit la main amicalement et le présenta à Raymond de Ryeux, qui le recevait avec une politesse distante, inconsciemment irrité de l'accueil que lui faisait Claude. Jamais, lui, n'en avait reçu de pareil! En revanche, il fut très empressé auprès de la chanteuse qui répondait en femme du monde,--qu'elle était d'ailleurs; car c'était seulement la ruine, après un veuvage imprévu, qui l'avait amenée à utiliser sa belle voix. L'échange des propos fut brusquement arrêté. Mme de Ryeux entrait, la voix impatiente, tendant une main distraite à Claude et à la chanteuse, Mme Dancenay. --Je viens seulement d'apprendre que Mlle Suzore était arrivée. Au lieu de tenir salon avec elle, ici, vous auriez pu, Raymond, me faire avertir. Il ne se troubla pas et eut un geste d'indifférence. --Ma chère, je pensais que vos domestiques étaient là pour le faire et je tenais compagnie à Mademoiselle en vous attendant. Puisque vous voici, je vous laisse avec ces dames et vais vous remplacer auprès de vos invités. --Mais je retourne, moi aussi, tout de suite dans le salon. Mlle Suzore, nous étions convenus que vous commenceriez, si je ne me trompe? Êtes-vous prête? --Toute à votre disposition, madame; dois-je aller maintenant dans le salon?... --Si M. de Ryeux veut bien ne pas vous retenir davantage, je vous en serais très obligée, mademoiselle. Il y avait dans sa voix de l'impatience et de la nervosité; entre les cils, ses yeux avides inspectaient la jeune fille. Évidemment l'aisance hautaine de Claude la désorientait et lui déplaisait, soulignée par l'amabilité empressée que lui témoignait la chanteuse qu'elle combla de paroles flatteuses, la célébrant, à l'avance, par d'enthousiastes éloges. Quand les deux femmes eurent fini de se congratuler, Mme de Ryeux revint à Claude qui attendait. Son mari avait quitté la pièce. --Par ici, mademoiselle, je vous prie. Claude s'inclina et, à la suite de la jeune femme, pénétra dans le salon où des visiteurs nouveaux avaient encore surgi. A sa vue, un remous de curiosité assourdit le bruit des conversations. Les femmes interrompirent leurs propos et coulèrent un regard surpris, intéressé, plus ou moins bienveillant, sur cette inconnue, si originale de type et de costume. Avec un ensemble significatif, tous les hommes se rapprochaient. Indifférente, Claude recevait le choc de tous ces regards. Droite près du piano, son violon sur l'épaule, elle attendait que l'accompagnateur eût préludé. Peu lui importait que tous ces gens fussent soudain occupés à l'examiner, à peine plus discrètement que quelque belle statue offerte à leur jugement. Le piano se tut. Alors, solitaire, la voix du violon s'éleva, avec une telle puissance d'expression que, dans la frivole et houleuse assemblée, un silence se fit, attentif. Si Raymond de Ryeux avait vraiment craint qu'elle ne jouât négligemment pour ses hôtes, il dut être rassuré dès l'instant où elle commençait. Elle était bien trop artiste pour ne pas oublier l'auditoire brillant et banal, dans son intime communion avec l'oeuvre qu'elle interprétait. Dès qu'elle eut modulé sa première phrase, le charme opéra sur elle et aussi sur ceux qui l'écoutaient. Les regards cessèrent d'être curieux ou distraits. Et ce furent quelques minutes inoubliables, même pour les profanes qui subissaient l'enchantement, eux aussi. Les derniers sons vibrèrent dans le silence des âmes attentives. Puis éclata cette tempête des applaudissements qu'elle commençait à bien connaître. Des exclamations s'élevaient. --Elle est étonnante!... Elle est prodigieuse!... Où Charlotte de Ryeux a-t-elle déniché cette jeune merveille?... Et puis quel type!... Le visage vaut le talent... --C'est très réussi, sa toilette!... Ça ne ressemble à rien de ce qu'on fait... Mme de Ryeux n'était peut-être pas--sûrement même!--n'était pas une femme très intelligente, mais elle était, à coup sûr, une hôtesse parfaite qui savait incomparablement comment doser les jouissances musicales à ses invités. Tandis que vers Claude, un flot ondulait, elle laissa les conversations reprendre parmi ses invités qu'elle avait eu le tact de ne point parquer en lignes ennuyeuses, les laissant s'installer par groupes à leur fantaisie. Avec des yeux qui ne laissaient rien passer, elle suivait la circulation des plateaux chargés de rafraîchissements. Mais, presque malgré elle, tandis qu'elle causait, souriait, accueillait, son regard revenait vers le coin du piano où elle apercevait la tête bouclée de cette Claude Suzore dont le succès dépassait ce qu'elle avait prévu, même avec les assurances données par son mari, qu'elle savait connaisseur pourtant! Certes, comme maîtresse de maison, elle était satisfaite de ce succès. Mais de si haut qu'elle considérât cette petite violoniste payée par elle, si elle avait été capable de démêler toutes les nuances de ses impressions, elle y eût découvert une sourde impatience de l'attention excessive que tous les hommes présents manifestaient à son endroit, évidemment séduits par la femme, autant que par l'artiste. Elle n'en pouvait douter à la façon dont ils la regardaient, aux propos qu'elle entendait, à l'empressement qu'ils montraient à évoluer vers elle, à se faire présenter. Elle, restée debout près du piano, accueillait les hommages, répondait, très correcte, sans presque sourire, quelquefois avec une simple inclinaison de tête; toujours avec cette aisance fière qui exaspérait Charlotte de Ryeux, et une indifférence polie de femme qui pense: «Tout ce que me disent ces inconnus ne me touche en rien. Leur opinion ne compte pas pour moi!» Et brusquement, tout en répondant à des félicitations sur le jeu de l'artiste, comme si elle y eût été pour quelque chose, elle pensa impatiente: --Cette petite m'agace, avec son air de princesse au milieu de sa cour... Bon! voici Lola qui va l'encenser à son tour! Cette Claude Suzore a le succès encombrant! Il faut que j'aille remettre les choses au point... Raymond doit être aussi dans la phalange des adorateurs. Son regard perçant fouilla le groupe formé autour de Claude. Son mari n'en faisait pas partie. Où donc était-il? Le cherchant des yeux, elle l'aperçut à l'autre extrémité du salon qui causait avec Françoise de Gaube... Et parce qu'elle savait de quelle façon la chronique mondaine accolait leurs deux noms, elle eut un fugitif froncement des sourcils. Puis, d'un geste insouciant, elle se détourna et se dirigea vers le piano. Elle eut alors un sursaut: --Comment, voilà Étienne qui, lui aussi, vient faire sa cour?... Elle est plus aimable avec lui qu'avec les autres. Ils ont l'air de se connaître. C'est un peu fort! Lola bondissait vers elle. --Tu sais, Lotte, je suis toquée de cette Claude! Comme elle joue chaud! Et quelle allure! Quelle tête originale! --Une tête de modèle!... Voyons, Lola, ne t'emballe pas ainsi stupidement. Lola ouvrait de larges prunelles, effarées et moqueuses. --Qu'est-ce qui te prend? Ma jolie Lotte, tu as l'air jalouse... Pas à cause de ton époux, j'imagine... Pour le moment, il est occupé à flirter avec Françoise de Gaube... Les vois-tu, là-bas, dans l'embrasure de la fenêtre?... Vrai, tu sais, avec son air de se f... du monde, elle est rudement chic... et séduisante, cette Claude... Mme de Ryeux se redressa, impatiente. --Tu es bien taquine, aujourd'hui! Lolita. Il était temps d'agir, et sans plus se laisser arrêter, elle alla droit à Claude: --Mademoiselle Suzore, voulez-vous avoir, maintenant, la complaisance d'accompagner madame Dancenay. --Très bien, madame. Je suis toute prête. Charlotte de Ryeux n'avait pas eu un mot de félicitation pour Claude. Comme elle était une femme du monde fort correcte, elle s'en aperçut, le regretta au point de vue politesse, et dit hâtivement: --Vous avez pu constater, mademoiselle, votre succès... Je vous remercie pour moi et mes hôtes. Claude s'inclina légèrement, sans un mot. Mme de Ryeux se tournait, empressée, vers la chanteuse: --Alors, chère madame Dancenay, vous voulez bien, maintenant, nous donner le plaisir de vous applaudir? La voix brève prenait des inflexions presque câlines. Mme Dancenay était tout à fait au goût de Charlotte de Ryeux, à qui elle témoignait une flatteuse déférence. --Verriez-vous quelque inconvénient, chère madame, à ce que je chante d'abord seule, sans accompagnement de violon? --Aucun, certes... Faites comme il vous sera le plus agréable! Claude, aussitôt, s'était écartée, regardant Mme de Ryeux, qui louvoyait parmi ses hôtes; et irrévérencieuse, elle songeait, devant son allure omnipotente et sa marche dandinante, aux oies qui traversent ainsi les routes. Le petit pianiste avait repris sa place; et les accords qu'il plaqua dominèrent le bruit des conversations. De nouveau, les regards se braquèrent vers le piano où, très agréable à voir, d'un air de cantatrice amateur, se tenait Mme Dancenay, souriante, inclinant la tête en saluts pleins de grâce à l'adresse des amis ou simples connaissances reconnues dans l'auditoire. Elle avait une très belle voix, savamment conduite, un peu froide, qu'elle maniait avec une adresse impeccable. Et elle eut un très honorable succès. A tous, elle apportait un réel agrément; même--et ce n'était pas un mince mérite,--à ceux qui ne goûtaient pas les mélodies ultra-modernes dont elle était prodigue. Pour permettre aux applaudissements et aux petits fours d'accomplir leur mission, il y eut, de nouveau, une pause dans le programme. Puis, avec Claude cette fois, Mme Dancenay reprit son chant. Mais ce n'était pas un simple accompagnement qui jaillissait des cordes vibrantes. Elles aussi chantaient, d'une voix si profondément expressive qu'un peu impatiente, Mme Dancenay murmura: --Ne jouez pas si fort, je vous prie, vous me couvrez. Une lueur malicieuse courut dans les prunelles de Claude; mais sans s'occuper de l'observation, docile au seul souci artistique, elle joua de telle sorte que le chant, le piano et le violon formassent un tout harmonieux dont le succès rasséréna Mme Dancenay; d'autant qu'à son tour, elle était fort entourée. Claude, elle, s'était dérobée résolument; cachée par la lourde draperie d'une portière, elle contemplait avec son extrême indépendance d'esprit, la même comédie mondaine, tant de fois observée déjà, dans les salons où elle allait, en artiste payée. Près d'elle, inattendue, résonna la voix de Raymond de Ryeux qu'elle eût imaginé--si elle avait pensé à lui--loin d'elle, sans doute près de la jeune femme avec laquelle, si volontiers, il paraissait causer. --Enfin, je vous trouve!... Admirez ma sagesse, quand je suis dans mon personnage de maître de maison... J'ai laissé tous mes hôtes vous féliciter d'abord à leur aise,... Mme de Ryeux avoir ce plaisir avant moi... L'ombre d'un sourire courut sur les lèvres de Claude. Moqueuse, elle pensait à ce qu'avaient été les félicitations de Mme de Ryeux. Il s'en aperçut tout de suite et comprit... Un éclair dur traversa ses prunelles... Puis, avec un haussement d'épaules qui rejetait les mesquins procédés de sa femme, il demanda avec une désinvolture impertinente: --Cela vous est égal, n'est-ce pas, que Mme de Ryeux n'ait pas su vous exprimer son gré du rare plaisir que vous avez donné à ses hôtes? Vous avez pu constater combien ils l'avaient goûté!... De plus qu'eux, je suis fier... --Que mon exhibition ait réussi. Tant mieux... Je mets un point d'honneur à donner ce qu'on attend de moi. --Oui... oui... Je sais que vous êtes très orgueilleuse... Mais je ne vous en veux pas... Cela vous va si bien... Je crois bien que jamais je ne pourrai oublier...--et pourtant cela vaudrait mieux!...--comment vous m'êtes apparue tantôt quand je suis entré dans le salon! Son sourire et son accent de badinage amical et gai corrigeaient mal la sincérité violente de ses paroles, la flamme qui luisait dans le regard qu'il attachait sur elle. Mais elle ne paraissait pas y prendre garde; comme si cette flamme n'eût pu arriver jusqu'à elle, aussi invulnérable que la Walkyrie dormant dans le cercle de feu... Elle avait seulement un peu haussé les épaules à ses paroles. --Non, je ne suis pas orgueilleuse; en la circonstance, du moins; mais tout bonnement honnête. Je fais ce à quoi je me suis engagée. Est-ce maintenant que je dois jouer de nouveau? Il secoua la tête d'un geste impatient. --Pas encore... Vous ne pensez qu'à partir... Alors que moi... me permettrez-vous de l'avouer? je ne pense qu'à vous garder un peu... pour moi!... après vous avoir généreusement abandonnée tout l'après-midi à mes hôtes... Elle avait eu un mouvement si net pour l'arrêter, qu'il n'insista pas, trop habitué aux femmes pour ne pas comprendre qu'avec celle-ci, il lui fallait n'avancer qu'avec une extrême prudence. Il ne se demandait pas ce qu'il voulait d'elle. Il obéissait à l'attrait violent qu'elle exerçait sur lui. Sans répondre à ses paroles, elle s'était levée, disant: --Je crains que Mme de Ryeux ne me cherche. --Eh bien, laissez-la vous chercher! jeta-t-il avec indifférence. Soyez sans inquiétude, elle vous découvrira. Elle est très tenace et arrive toujours à ses fins. Il avait laissé tomber la riposte avec cette drôlerie gamine qui l'amusait malgré elle, peu habituée à ce tour d'esprit. Mais parce qu'elle n'était plus à l'ombre de la portière, Lola l'avait aperçue et se précipitait vers elle, enchantée d'être désagréable à Raymond, en venant troubler son aparté avec l'artiste qu'il admirait si fort--à tous points de vue... Son intuition de petite fille très expérimentée l'avait vite avertie. --Mademoiselle Suzore, tout le monde réclame que vous jouiez encore. C'est à vous, n'est-ce pas? --J'attends le bon plaisir de Mme de Ryeux... --Elle vous cherchait de tous les côtés... Instinctivement, les yeux de Claude coururent vers Raymond de Ryeux, dont les lèvres avaient maintenant un pli moqueur. --Lotte, voici Mlle Suzore retrouvée. Elle joue, maintenant... dis? --Oui, elle peut... Claude s'inclina et reprenant son violon, s'approcha lentement du piano. A sa vue, les applaudissements avaient éclaté avec un élan expressif. Instantanément, les conversations s'interrompirent, la rumeur des propos, soudain apaisée. Ce très chic public, blasé, oh! combien! devenait attentif. De nouveau, les femmes attachèrent sur l'artiste des regards où il y avait de tout: curiosité chercheuse, étonnée, impertinente ou sympathique; inconsciente et obscure jalousie pour un succès qui n'allait pas seulement à la violoniste; bienveillance chez certaines; et chez d'autres, appréciation sévère de l'étrangeté du type, de l'originale élégance de la toilette, de l'aisance fière, presque patricienne, de l'attitude. Et ces dernières, sans le savoir, voyaient absolument juste; Claude Suzore était bien la fille du prince Démerowsky. De lui, elle tenait son allure de race et son charme un peu exotique de Slave. Parmi l'élément masculin, l'impression était infiniment plus _une_. Sur tous, sur presque tous... Claude exerçait son habituelle attraction, grisante comme un parfum de tubéreuse. Et Hugaye le constatait avec une impatience irritée dont il ne cherchait pas la cause, plus occupé à observer Raymond de Ryeux qui, adossé au mur, derrière tous ses hôtes, attachait, lui aussi, sur Claude son regard de conquérant, insoucieux de l'obstacle. Elle avait remercié des acclamations avec un léger signe de tête, et dans un silence--bien rare chez Mme de Ryeux!--elle joua... Une fois... Deux fois... Encore une autre pour répondre aux applaudissements flatteusement impératifs... Et puis, trop habituée au public pour ne pas savoir que la sagesse est de disparaître en plein succès, elle laissa retomber son archet d'un mouvement qui était un point final. Brutalement, sur elle, s'abattait le besoin de reprendre sa liberté, de redevenir l'indépendante Claude qui n'agit qu'à sa guise et n'obéit qu'à elle-même. Elle avait plus que rempli les exigences de son programme; elle était en droit de partir. Tout bas, elle murmura à son camarade qui, au piano, attendait, résigné, le bon plaisir de Mme de Ryeux. --J'ai fini... Je file... Au revoir et merci. Profitant de ce que Mme Dancenay, à son tour, occupait le public; que, parmi les groupes, conversations et flirts reprenaient avec une ardeur significative, elle se glissa vers la portière qui fermait l'entrée du petit salon, devenu «foyer des artistes». Mais au seuil se tenait Raymond de Ryeux. Était-il là, ou non, pour suivre une volonté arrêtée?... Elle n'y pensa même pas. Autour d'eux, les femmes, très élégantes, et les beaux messieurs causaient, regardaient, se cherchaient, sous la généreuse clarté des ampoules voilées de fleurs, dans la chaude atmosphère saturée de parfums. Les domestiques apportaient les petites tables du goûter, coquettement dressées, les disposant dans le salon, dans la galerie, sous le regard des nymphes qui détachaient en pleine lumière leurs roses nudités. Très courtois, Raymond de Ryeux interrogea: --Vous cherchez quelque chose? mademoiselle. --J'ai terminé mon programme. Je puis me retirer, je pense... --Non, pas avant d'avoir goûté!... Voyez, les tables sont apportées. Il faut nous permettre de célébrer votre triomphe! Elle secoua sa tête volontaire et jeta presque brusquement: --Merci, non... Je vous suis très... reconnaissante; mais je ne veux rien... que du repos... Il la contemplait avec une sorte de jouissance avide. La clarté d'une lampe ruisselait sur la ligne longue et souple du cou, sur les bras et les mains nus, sur la chair ivoirine, qui, aux joues, s'était avivée d'un rose plus vif. --Vous n'êtes jamais fatiguée!... Vous me l'avez dit à Jobourg. --La nature et le travail ne me fatiguent pas. Mais le monde... oui!... --Alors... qu'il en soit fait comme vous préférez... Et... merci! Il l'avait sentie si résolue à partir qu'il n'insistait plus pour la retenir; mais un regret le mordait, à ce point violent qu'il tressaillit, irrité contre lui-même. C'était stupide, à son âge, de se laisser ainsi troubler par une enfant qui ne se souciait pas de lui! Sans un mot, il écarta les draperies qui séparaient le grand salon, du «foyer». Sur un fauteuil, gisait abandonnée la longue mante de Claude; il la prit et, d'un geste courtois, délicatement, il la posa sur les épaules qui ne se dérobaient pas. Claude ne refusait jamais de se laisser servir par un homme du monde. Elle le trouvait là dans son rôle... Avec un accent de prière, il demanda: --Vous m'accorderez bientôt un rendez-vous pour une séance de musique? --Bientôt?... Je ne sais... Il faut que j'aie des loisirs... Je vous le ferai savoir... Au revoir... Cette fois, elle lui tendait la main. Dans la sienne, une seconde, il garda les doigts tièdes où frémissait l'ardente vie... Une seconde, à peine, car tout de suite, il sentait la main prisonnière chercher sa liberté, il se courba et la baisa. Puis il dit: --L'auto vous attend. --L'auto? --Bien entendu, nous ne permettons pas que vous retourniez vers Charonne, à l'aventure, surtout avec le brouillard qu'il fait ce soir. --Mais je ne veux pas! protesta-t-elle, irritée. Elle se révoltait contre cette sollicitude qui heurtait son altière indépendance. --Et moi je veux! fit-il aussi impératif qu'elle-même. Je vous répète qu'il fait un affreux brouillard. Il est déjà tard. Vous nous êtes confiée. Par exception, vous allez vous montrer une petite fille docile et m'obéir! Ils se regardaient bien en face comme deux adversaires; elle, fâchée sincèrement. Mais non pas lui... Car le sourire luisait dans ses prunelles, sous les paupières à demi abaissées; et ce sourire gagnait la bouche sensuelle et volontaire, donnant au visage un charme imprévu. Elle se taisait, les sourcils rapprochés. Puis elle eut un geste d'épaules. --Après tout, soit, comme vous vous voudrez. La chose ne vaut pas l'honneur d'une querelle... Maintenant, je devrais vous remercier... Mais les bienfaits que l'on subit... --Dispensent de tout remerciement. Je suis de votre avis... Laissons donc de côté, voulez-vous, cette oiseuse question. La prochaine fois, je vous promets de vous demander la permission, avant de disposer de votre consentement. En ces conditions, vous me pardonnez et nous faisons la paix?... Je ne veux pas vous laisser partir fâchée un jour où je vous dois tant... Elle ne répondit pas... S'il l'avait regardée, il eût été frappé de l'étrange expression qu'avaient ses yeux. Mais il ouvrait la porte devant elle. A travers le vaste vestibule, il la conduisit jusqu'au seuil même. Il interrogea: --La voiture de Mlle Suzore est avancée? --Oui, monsieur le comte. --Alors, mademoiselle, je vous laisse, en vous présentant mes respectueux hommages. Les yeux vifs l'enveloppaient toute et ils n'étaient certes pas aussi respectueux que les hommages, peut-être sans qu'il en eût conscience. Mais, en lui, grondait si follement le regret de ne pouvoir la saisir et l'emporter comme une proie précieuse!... Devant le perron, le valet de pied tenait la portière ouverte. Raymond de Ryeux alors s'inclina une dernière fois; elle eut un signe de tête. Dans l'ombre, ses yeux avaient la même expression--ardente et mystérieuse... Puis la voiture s'ébranla, s'enfonçant dans la nuit... Aussitôt, elle eut un soupir d'allégement, comme si un poids tombait à terre qui, trop longtemps, s'était appesanti sur ses épaules. Elle se retrouvait seule enfin! «Enfin!» ses lèvres frémissantes articulèrent le mot... Une seconde, elle ferma les yeux comme si elle eût voulu ainsi se reprendre mieux; regarder en elle où elle entendait bourdonner le sourd tumulte de ses pensées et de ses impressions... Mais elle les rouvrit aussitôt. Une odeur fraîche de fleurs dominait, dans la voiture close, la senteur de cuir des coussins, l'indéfinissable parfum de cigare et de chypre qu'elle connaissait bien maintenant. Elle regarda. Près d'elle, dans un panier de jonc, il y avait une brassée d'admirables fleurs, violettes sombres et pâles violettes de Parme, lilas, roses, tubéreuses; non pas serrées en ces gerbes banales qu'elle détestait; mais abandonnées en pleine liberté, comme si, à l'instant, elles venaient d'être enlevées à la tige natale. Claude se souvint. Une fois, elle avait dit à Raymond de Ryeux qu'ainsi seulement, elle aimait à recevoir des fleurs. Un obscur tressaillement l'ébranla, pareil à un choc; et dans l'ombre, sa bouche eut un bizarre sourire. Bien des hommes déjà avaient rôdé autour d'elle, cherchant à séduire son indépendance... Personne encore ne lui avait fait une cour qui ressemblât à celle de Raymond de Ryeux... Une cour délicate, sourdement ardente sous un masque de respect, si subtile que le parfum qui en émanait semblait s'insinuer en elle pour amollir l'arc tendu de sa volonté. Loin de lui, elle pouvait s'irriter de l'évidente attention dont il l'enveloppait, du soin qu'il apportait à user de toutes les circonstances pour se rapprocher d'elle; cela, avec une inflexible et discrète résolution. Son orgueil pouvait se révolter devant ce qu'il osait penser, espérer, croire...--peut-être, sinon sûrement... Elle savait déjà si bien ce que sont les hommes!... Et puis, quand il lui parlait de sa manière impérieuse et caressante, ou avec son accent de gaminerie gaie, imprévu chez un homme de son âge; quand il lui adressait quelque prière, ou simplement lui disait ce qu'il souhaitait d'elle, avec une franchise hardie sans insolence, alors, elle ne l'ignorait pas... elle n'éprouvait plus ni irritation ni colère. Elle acceptait, curieuse, amusée, le cerveau toujours libre, sûre d'elle-même, que cet homme lui offrît l'hommage de sa séduction... Comme elle eût respiré, dressée sur un piédestal inaccessible, le parfum d'un encens. Maintenant qu'elle était seule, libérée de l'espèce d'envoûtement qu'elle subissait près de lui, elle se reprenait toute; et sa pensée incisive s'attachait aussitôt à l'analyse de ses impressions durant les deux heures passées dans l'hôtel de Ryeux. Son succès y avait été aussi complet que son orgueil d'artiste le pouvait souhaiter. Plusieurs des brillantes amies de Charlotte de Ryeux lui avaient demandé si elle consentirait à se faire entendre chez elles... Tout s'était donc accompli à son gré... Alors, pourquoi cette obscure irritation contre elle-même que discernait si bien sa clairvoyante pensée et qui l'empêchait de savourer, comme d'ordinaire, la détente de ses nerfs, après la fiévreuse dépense qu'elle leur imposait en jouant... De quoi s'en voulait-elle? D'avoir joui trop vivement de l'atmosphère de luxe qui imprégnait la somptueuse demeure de Mme de Ryeux. Ce n'était, hélas! pas la première fois qu'elle distinguait, en elle, cette faiblesse contre laquelle, rudement, elle luttait; qu'elle constatait l'espèce d'épanouissement qui se faisait en tout son être quand sa carrière l'amenait dans un milieu où elle s'adaptait instantanément, comme si elle rentrait dans son propre monde. Est-ce que, en cette minute, dans la tiédeur parfumée de l'auto qui l'emportait, hors de l'atteinte du froid, de la nuit, de la boue, elle n'éprouvait pas la bizarre impression d'être là, à sa vraie place? Tout comme il lui paraissait naturel que le comte de Ryeux la traitât en égale, bien qu'elle vînt chez lui en artiste payée. Elle le revoyait incliné devant elle, la mettant en voiture, avec ce regard dont tout à coup il lui semblait sentir la brûlure sur son visage. L'impression était si forte que, d'un geste inconscient, elle appuya sur ses joues la paume de ses mains dégantées... La bouche railleuse, elle murmurait: --Décidément, cela ne me vaut rien de fréquenter le grand monde! Demain, pour me remettre d'aplomb, je passerai l'après-midi au dispensaire... XV Assise devant la table à écrire du _studio_, Claude avait, devant elle, les volumes de psychologie qui lui servaient à résumer le cours entendu la veille sur l'essence, les formes, l'éducation de la volonté. Mais elle ne lisait ni écrivait. Ses doigts distraits jouaient avec le porte-plume inutile. La tête appuyée sur l'une de ses mains, par la baie de la fenêtre dont elle avait écarté les rideaux de tulle, elle regardait fuir, dans un ciel très bleu, lavé par une averse, les lourdes nuées que le soleil cernait d'un trait étincelant... Un soleil qui disait la fin prochaine de l'hiver. Février s'achevait. Quelques bourgeons hâtifs pointaient sur le bois des branches; et les rayons épandaient une tiédeur chaude, qui luisaient entre les giboulées. Ce n'était pas encore le printemps; mais son souffle déjà frémissait dans l'air plus lumineux. Et Claude qui suivait le vol des nuées, murmura, pensive: --L'hiver va finir... L'hiver... Comme il avait passé vite, cet hiver que là-bas, à Landemer, elle interrogeait avec une sorte de curiosité anxieuse. Ah! combien, en dépit des apparences, il avait ressemblé peu à ceux qu'elle avait, jusqu'alors, traversés... Non, jamais, son activité cérébrale n'avait été pareillement intense. Jamais tant de fleurs diverses n'avaient jailli, avec autant de fougue, en son jardin secret; et leurs parfums multiples, violents ou subtils, ou follement doux, la grisaient un peu, vraiment... L'âme nouvelle apparue en elle à Landemer semblait continuer à s'épanouir; une âme frémissante, où grondait un furieux appétit de jouissances; qui cherchait, appelait, voulait les souffles ardents de la vie, comme une plante se tourne vers la lumière... Une âme que, par un dédoublement de la pensée qui lui était familier, elle observait, surprise, attentive et troublée... Qui l'aurait soupçonnée en elle, cette âme neuve qu'à personne elle n'avait révélée, car elle en cachait jalousement l'existence, coutumière du soin de défendre son intimité, même avec Élisabeth, dont elle redoutait le regard clairvoyant. Certes, elle l'aimait toujours profondément, cette amie que sa jeunesse avait entourée d'un culte enthousiaste--bien confiant, alors... Mais c'était le passé. Il semblait que chaque jour accusât les différences de leurs personnalités, rendant leurs âmes lointaines l'une pour l'autre, orientées vers des horizons trop opposés, qui, peu à peu, les séparaient moralement. Toutes deux en avaient une conscience qu'elles ne trahissaient pas; décevante, inquiète, presque douloureuse chez Élisabeth... Non chez Claude, enivrée par la fièvre délicieuse où il lui semblait exquis de vivre, avec la sensation d'être emportée dans le flot d'un torrent magiquement doux, auquel, avec une allégresse imprévue, elle abandonnait sa volonté. D'où venait cette impression?... Rien n'avait changé dans sa vie laborieuse; comme toujours, elle avait passionnément poursuivi son labeur intellectuel, travaillé son violon, rempli ses devoirs d'altruiste au dispensaire, chez les pauvres et les malades d'Élisabeth, en dépit de la révolte de sa jeunesse, altérée de beauté, de luxe, d'indépendance. Qu'y avait-il de plus en sa vie?... Oui, une part très large donnée au développement de sa carrière d'artiste où elle réussissait comme jamais elle n'avait osé l'espérer. Pendant la saison qui allait finir, elle avait été, vraiment, dans la haute société mondaine, l'artiste à la mode, qu'il faut avoir entendue ou fait entendre chez soi. Les séances à l'hôtel des Ryeux y avaient été pour beaucoup, la lançant dans un monde très _snob_, mais tout-puissant pour créer des réputations; et elle devait beaucoup, force lui était de le reconnaître, à l'influence de Raymond de Ryeux. Elle avait joué dans de grands concerts et débuté à _Colonne_ en des conditions qui lui avaient rappelé l'heure glorieuse de son prix, au Conservatoire... Et à triompher là, devant un public de connaisseurs, elle avait éprouvé une joie fière. Car son succès devant les publics de salon, elle l'estimait... ce qu'il valait; et seule, son inflexible volonté d'arriver, en tenait compte. Le tintement clair de la petite pendule posée sur le bureau rappela soudain sa pensée enfuie et elle tourna les yeux vers le cadran. Mais aussitôt, impatiente, elle releva la tête. Que pouvait lui faire l'arrivée plus ou moins exacte de Raymond de Ryeux pour leur séance de musique? Il n'était jamais en retard, d'ailleurs, elle le savait bien; plutôt en avance, au contraire. Plusieurs fois même, il était arrivé avant qu'elle fût rentrée. Elle l'avait trouvé qui l'attendait et l'accueillait avec un «Enfin!» étrangement ravi. En somme, pourquoi venait-il avec un plaisir dont elle sentait la sourde intensité? Car elle avait conscience de se montrer, avec lui, comme elle n'était avec personne; souvent brusque, garçonnière, âpre à soutenir ses idées ou ses goûts, à attaquer les habitudes, la puérilité, les faiblesses des gens de sa caste... Seulement, quand il s'agissait de musique, ils s'entendaient à merveille et se comprenaient... «Peut-être, disait Claude, moqueuse, parce que la musique a toujours adouci même l'humeur des fauves.» Autrement, leurs conversations tournaient vite à la guerre d'escarmouches; car ils étaient également volontaires; elle, avec une désinvolture insouciante; lui, avec sa hardiesse gamine, souple, courtoise, qui était très séduisante. Ces escarmouches, tous deux, d'ailleurs, les appréciaient fort, curieux l'un de l'autre. C'était pour lui un étonnement que la culture, la forte intellectualité de ce cerveau féminin; elle l'intéressait, quelquefois aussi, elle l'exaspérait, par la conviction tranquille qu'elle avait de son droit à une pleine liberté de penser, de vouloir, d'agir comme l'eût fait un homme. Et, sans daigner y prendre garde, elle était si dangereusement féminine! Elle, habituée à tenir la généralité masculine en piètre estime, ne s'étonnait pas de constater chez celui-ci, les mêmes faiblesses que chez ses frères. Avec une indulgence plutôt méprisante, elle constatait, en toute occasion, son amoralité absolue qui lui fournissait une étude neuve dont elle goûtait les révélations. Elle observait, curieuse, les manifestations d'une personnalité qu'elle était forcée de reconnaître, non seulement douée d'un charme inattendu, mais très intelligente. Ce sportman avait un prodigieux sens de l'art et le goût des idées. Il lisait beaucoup et s'assimilait, avec une facilité nonchalante, les doctrines les plus opposées; acquérant ainsi un scepticisme ironique et souriant, qu'elle n'avait pas coutume de rencontrer parmi les convaincus dont elle vivait entourée. Aussi, volontiers, elle causait avec lui, intéressée par le heurt fréquent de leurs pensées; lui, aristocrate de par sa naissance, ses goûts, sa fortune, trahissant une sensualité âpre à la conquête... Elle, grandie dans le monde des travailleurs, prolétaires et cérébraux, soumise au joug des idées morales, dédaigneuse--par volonté,--du confort même dont le besoin lui semblait une faiblesse. La porte du _studio_ s'ouvrit et Caroline annonça: --M. de Ryeux. Lentement, Claude remit le porte-plume sur la table et tourna la tête. Avant qu'elle eût fait un mouvement pour l'accueillir, il était venu à elle, posant sur la table une botte de ces larges violettes dont elle aimait si fort le parfum. Puis il porta à ses lèvres, la main qu'elle lui tendait. Et elle ne la retira pas. L'accoutumance avait accompli son oeuvre. Maintenant, elle acceptait qu'il la traîtât comme les femmes de son monde, avec la même galante courtoisie, et il avait eu l'art de l'habituer à la courte caresse qu'il goûtait avidement... Car sa sensualité voulait la douceur de la chair tiède, délicatement parfumée, où battait le rythme ardent de la vie... --J'arrive trop tôt?... Je vous dérange?... --Pas du tout!... C'est l'heure... Dieu! que ces violettes embaument!... Je vous en remercie... Mais je croyais convenu que vous ne m'apporteriez plus de fleurs... --Avons-nous convenu cela?... En ce cas, nous avons fait, ou dit une sottise; et il est sage de ne pas tenir lieu d'une si fâcheuse convention... Ne m'en veuillez pas d'avoir cédé à la tentation de vous annoncer, par ces violettes, que le printemps est proche. Elles sentent le renouveau!... Ne trouvez-vous pas? Sans répondre, elle inclina un peu la tête. Debout, devant la fenêtre dont la lumière ruisselait sur le visage un peu penché, elle était occupée à mettre les violettes dans un vase de jade qu'elle avait rempli d'eau... Et avec une jouissance aiguë, mordu déjà par l'obscur désir qu'il ne devait pas trahir, il contemplait le corps souple que révélaient la jupe étroite, la blouse de linon dont le col rabattu libérait le cou haut et fin, sous le noeud sombre des cheveux. Mais elle revenait vers lui, rapportant le vase sur la table à écrire; avec une sorte d'avidité, elle respirait la senteur des violettes. --Ce parfum est exquis! Il reposerait même une créature épuisée! Raymond se mit à rire. --Vous n'êtes pas de ces personnes-là, à coup sûr! --Parce que je suis très résistante! Si vous pouviez mesurer ma besogne, vous me prendriez en pitié! Elle plaisantait. Mais lui, très sincère, dit: --Vous avez raison... Je suis navré de n'avoir pas le droit de vous éviter toutes ces stupides peines matérielles!... Il surprit l'imperceptible contraction des sourcils qui faisait, tout de suite, hautaine l'expression du visage; et continuant, le ton changé, il demanda: --Je ne pourrais pas vous aider? A son tour, elle rit: --Non, pas du tout. --C'est votre concert qui vous donne toute cette besogne?... Vous vous moquez de mes offres, mais je vous assure que je serais très capable--et ravi!--de constituer un secrétaire suffisant,... pour... pour écrire des adresses, par exemple... En tout cas, voici une liste de personnes qui désirent des billets... Voulez-vous aussi m'en confier une vingtaine?... J'ai preneur. --Très volontiers... Et merci. Aussi simplement que lui-même, elle avait parlé. Mais ils n'insistèrent ni l'un ni l'autre; ce point de vue «affaires» semblait leur être désagréable à soulever ensemble. D'un geste distrait, il avait pris des livres sur la table et en regardait les titres: _la Mort_, de Maeterlinck, _le Coeur innombrable_, de la comtesse de Noailles, _les Syndicats ouvriers_, pour les femmes. Désignant ce dernier volume, il interrogea: --Qui lit cela? Mme Ronal? --Non, c'est moi. --Oh! Et cela vous intéresse? --Beaucoup, naturellement... --Quelle singulière petite fille vous êtes! --Parce que je ne suis pas indifférente au sort de mes soeurs, les travailleuses?... --Vos soeurs!... Quelle illusion!... Mais je comprends pourquoi vous vous entendez si bien avec Hugaye! --Nous ne nous entendons pas «si bien...» Nous nous disputons, au contraire, très souvent. Il est trop entier dans ses jugements! --Vous vous disputez?... Eh bien, il doit en être rudement navré! --Pourquoi? Il sait combien je l'estime... Ça lui suffit!... --Hum! Hum... Je ne crois pas cela... Pourquoi l'estimez-vous tant? --Parce qu'il s'est fait une vie utile et intelligente... --Ah!... Jugement à mon adresse, avouez-le? Elle secoua la tête, riant de sa mine un peu penaude... --Je ne songeais pas à vous, du tout... --Mais vous auriez parlé de même en y songeant. Dites comment vous qualifiez ma vie, à moi? --A quoi bon?... Il sentit qu'elle se dérobait; et aussitôt, il insista, impératif: --Dites... pour mon bien!... --Que vous êtes curieux!... --C'est vrai, je suis très curieux de _vous_ qui êtes pour moi un Inconnu..., un troublant Inconnu. --Troublant est pour le moins excessif! fit-elle, l'accent un peu bref. Elle s'était détournée et préparait les cahiers de musique. Il reprit: --Vous n'avez pas répondu à ma question. Et ma curiosité en augmente... Confiez-moi comment vous qualifiez ma chétive existence. D'un indéfinissable ton, elle jeta, un peu impatiente: --Votre existence?... Elle me paraît une inutilité élégante et dangereuse... --Oh! Oh!... Enfin... Je m'attendais à pire! Mais vraiment, vous pensez ce que vous venez de me dire?... Ce n'est pas une taquinerie? --Non... C'est, pour moi, la simple vérité... Il la regardait, attentif, irrité malgré lui. --Inutile, je comprends... Mais dangereuse, en quoi? --Vous ne vivez que pour vous... Sans vous occuper de la répercussion de vos actes sur les autres... Ainsi, vous pouvez faire beaucoup de mal; quoique, de volonté, vous ne soyez pas cruel! Sourdement, il tressaillit... Comme elle le jugeait juste... --Si vous avez de moi cette opinion, comment m'admettez-vous près de vous? Elle jeta un rire moqueur. --Oh! que voulez-vous, que, moi, je craigne? Vous n'avez pas encore deviné que,... sauf un apache... et encore!... il n'y a aucun homme qui puisse me faire peur? Une seconde, leurs regards se rencontrèrent, comme se croisent deux épées, aux mains d'intrépides duellistes; et l'un et l'autre pensaient des choses qu'ils n'articulaient pas, mais qu'ils savaient bien. L'orgueil, la colère, le désir du mâle bondissaient en lui; elle le sentait et regardait en souriant cette flamme qui l'éclairait sans la saisir. Le premier, il détourna les yeux des prunelles sombres dont le calme railleur semblait le braver; et reprenant le ton de badinage qui faisait passer la hardiesse de ses paroles, il reprit: --Eh bien, je suis fort heureux que vous soyez une femme très brave, puisque je dois à cette bravoure nos rares séances de musique! --Comment, «rares»? A peu près toutes les trois semaines, nous jouons ensemble! --Cela me semble très peu... Les minutes que je passe ici ont un prix unique pour moi. Elle fit un imperceptible geste d'épaules. Sa main tourmentait le cahier de musique qu'elle tenait. Impatient, il jeta: --Vous ne me croyez pas? --Non, pas du tout! --Eh bien, vous avez tort; car je vous dis l'absolue vérité. Quand je sors de chez vous, parce qu'il le faut bien! je pense déjà, avec envie, au jour où il me sera permis d'y rentrer... Et si vous tardez à m'indiquer ce jour, il me faut vraiment rassembler tout mon avoir de discrétion, pour ne pas venir chercher ce rendez-vous qui se fait trop attendre... Le visage de Claude avait pris son indéchiffrable expression. Les paupières abaissées voilaient le regard. --Décidément, vous êtes un musicien fervent! Par bonheur pour vous, vos occupations... très variées, sont là pour vous aider à passer le temps, entre les séances que vous goûtez si fort. Hardiment, il répéta: --Par bonheur, oui... Mais ces occupations me distraient seulement; elles ne me font pas oublier... Elles ne peuvent que m'aider à tromper le désir... si vous me le permettiez je dirais la soif, que j'ai de vous retrouver. Une soif, chaque jour grandissante... Je suis bien forcé de me l'avouer... C'est insensé! mais c'est comme cela! A quoi bon se mentir à soi-même! Les paroles de Raymond de Ryeux gardaient un accent léger. Mais Claude en discernait la sincérité frémissante... Comme, hélas! elle percevait, en elle-même, un plaisir misérable à sentir sa puissance sur cet homme... Un souffle ardent semblait embraser son jardin secret... Et brusquement, elle dit: --Nous bavardons là bien vainement!... A l'ouvrage... Nous déchiffrons tout de suite? Elle prenait son violon. Il s'assit au piano. --Voulez-vous que nous rejouions d'abord la sonate de Grieg? Elle inclina la tête. --Si vous préférez. Et le duo commença. A jouer souvent ensemble, ils étaient parvenus à un unisson absolu; et de se sentir si parfaitement suivie et comprise, elle en arrivait à trouver un agrément personnel qu'elle n'avait pas prévu en acceptant--par raison--les séances que le caprice de M. de Ryeux lui avait imposées. Et dans la pièce silencieuse où errait la senteur fraîche des violettes, des minutes et encore des minutes coulèrent insaisissables pour eux. Dans le plaisir souverain qu'ils trouvaient à jouer ainsi ensemble, le sens de la durée leur échappait. L'un et l'autre, ils goûtaient une jouissance d'art qui... pour un instant... sans qu'_elle_, surtout, en eût conscience... les faisait _un_ comme aucune parole ne l'eût pu faire... Ah! elle ne songeait plus du tout qu'il était le clubman qu'elle dédaignait, le conquérant à vaincre, l'homme... Et quand elle abaissa son archet, la dernière note jouée, elle s'exclama avec une spontanéité ravie, bien différente de sa réserve coutumière: --C'est très bien! Si vous étiez un professionnel, nous pourrions jouer ensemble dans quelque concert!... Par exemple, à l'ambassade de Russie où j'ai un _thé_ samedi! --J'en serais rudement fier!... Mais c'est un honneur qui, hélas! ne me sera pas accordé! Elle venait, par ses paroles, de lui donner un intense plaisir; car il savait la valeur du jugement d'une artiste comme elle... Et il savait aussi combien elle était sincère! Il restait debout devant elle qui, nonchalante soudain, s'était assise sur le divan, parmi les coussins, et il continuait: --Vous allez me rendre très orgueilleux!... Jamais personne encore n'avait jugé avec tant de faveur mes capacités musicales. D'ailleurs, il est vrai, avec personne, je n'ai joué comme avec vous!... Il semblait plaisanter; mais c'était l'absolue vérité, qu'en jouant, il subissait la complexe influence de son talent et de sa séduction de femme. --Je suppose pourtant qu'on a dû vous dire déjà, plus d'une fois, que vous étiez merveilleusement doué. Quel dommage que vous ne soyez qu'un monsieur chic! --Bah! ne regrettez pas que nous puissions jouer ainsi, librement, pour nous-mêmes! --Ce qui m'est rarement accordé!... Et maintenant, je sonne pour le thé. Nous avons bien gagné notre goûter! --Ah! oui! jeta-t-il gaiement. --Vous doutez-vous que nous avons travaillé une heure et demie, sans récréation? Il haussa les épaules: --C'est très court, une heure et demie! --Mes doigts, pour le moment, ne sont pas tout à fait de votre avis! Et joyeusement, elle frottait ses mains, l'une contre l'autre. L'animation du jeu avait fouetté de rose la peau si blanche, et ses yeux étincelaient. La porte s'ouvrait pour l'entrée du plateau à thé. D'un bond, Claude fut debout. Cet instant du thé, c'était peut-être celui que de Ryeux aimait entre tous, dans leurs réunions; surtout quand ils avaient fait de bonne besogne. Claude, un peu grisée de musique, contente d'elle et de lui, causait alors avec un abandon amical qui, inaccoutumé chez elle, avait la séduction d'un don rare. Puis il adorait la voir servir le thé, car ainsi, elle devenait femme... dangereusement. Et ce jour-là encore, pour la mieux regarder, il chercha, dans la profondeur du divan, la place qu'elle venait de quitter, où les coussins gardaient un peu sa forme. Dans la cheminée, les bûches crépitaient, éparpillant de hautes flammes, qui allumaient des éclairs sur le métal brillant de la théière qu'elle remuait. Elle prit une tasse pour la lui offrir; et le voyant paresseusement adossé aux coussins, elle se mit à rire. --Quel air de béatitude, vous avez! Mais il avait vu son mouvement et se levait aussitôt, revenant vers la table à thé: --C'est que je suis, en effet, très heureux! Vous ne me rembarrez pas... Et mes yeux possèdent le spectacle qui les ravit!... --Vraiment? Et où le prenez-vous, ce spectacle? Dans la vue du _studio_?... Vous devez cependant y être habitué maintenant! --Ce n'est pas le _studio_ que j'aime à contempler... C'est la dame du logis! --Élisabeth? fit-elle, taquine. Alors votre satisfaction est rare... --Aussi n'est-ce pas celle-là que je recherche... Et vous le savez bien! --Peut-être, en effet, je le soupçonne. Mais j'avoue que je ne saisis pas la cause de votre agrément... --Parce que vous ne vous voyez pas! En servant le thé, pas plus qu'en une autre circonstance, vous ne ressemblez aux autres... Cette besogne féminine paraît toute nouvelle, accomplie par vous... Tout à la fois, vous avez l'air de vous appliquer à la bien remplir et de vous en f... Vous avez des mouvements précis dont la souplesse est un régal pour mes yeux... Encore une fois, il usait de ce ton, qui semblait enlever toute importance à ses paroles. Mais dans les vibrations de la voix, quelque chose animait les plus simples mots d'une sorte de passion sourde. Si elle s'en apercevait, elle n'en trahissait rien et, avec une impertinence joyeuse, elle demanda, sucrant son thé: --Dans quel roman, prenez-vous les belles choses que vous me débitez là? Souriant, il répliqua, comme il eût discuté un thème psychologique: --Dans l'éternel roman que l'homme lit fatalement près de la femme. Elle haussa les épaules. --Mais non, mais non, pas fatalement! Mettez quand l'homme est un oisif et n'a rien de mieux à faire; quand la femme qu'il veut «lire» vit hypnotisée par les balivernes sentimentales qui distraient son propre désoeuvrement. Mais en majorité, aujourd'hui, nous avons mieux, heureusement pour nous!... --En êtes-vous sûre? interrompit-il presque violent. --Mes soeurs et moi, nous sommes des libérées du vieux servage!... Nous avons appris à regarder en face, très indifférentes, souvent aussi très amusées, les efforts de l'homme pour nous dominer avec ses déclarations sentimentales dont nous savons la valeur... Sur ce chapitre, aujourd'hui nous sommes son égale. Une colère de mâle déçu grondait en lui. --C'est l'amour que vous traitez avec cette désinvolture? Railleuse, elle inclina la tête. En lui, dans le mystère de son être, criait le désir de la saisir enfin entre ses bras, de briser cet orgueil de femme sous le baiser qui triomphe, dans une étreinte violente et douce divinement... Et il lui fallut toute la tension de sa volonté bien dressée, pour parvenir à dire, presque tranquillement, comme un maître expérimenté reprend une écolière ignorante: --Vous parlez d'un dieu que vous ignorez encore et qui se vengera de vos dédains! Elle souriait, insaisissable; et ainsi son original visage était merveilleusement beau. --Soit, je verrai bien; je vous l'ai dit, je ne suis pas peureuse! J'attends les foudres du dieu. --C'est cela, attendez l'heure... Vous êtes dans votre rôle après tout... Alors, sincèrement, il ne vous semblerait pas... délicieux de vous sentir le tout d'un autre être pour qui vous êtes devenue l'unique raison d'exister?... Elle secoua la tête: --Délicieux?... Dites que je serais navrée d'être la cause d'une pareille déchéance! Et je me le reprocherais comme une vilaine action... même si la chose se produisait sans que ma volonté y fût pour rien! Une sorte de colère flambait dans les yeux qu'il attachait sur elle. --Faut-il que votre culture cérébrale ait faussé en vous le sens vrai de la nature! O petite fille, aveugle et orgueilleuse, vous ne savez pas, comme vous blasphémez! --Je blasphème parce que, si je dois être aimée un jour, j'entends l'être par un homme qui demeure droit devant moi... comme je resterai droite devant lui. Je ne voudrais pas plus qu'il devînt mon esclave, que je ne consentirais à être la sienne! --Ah! vraiment?... Alors vous ne concevez que l'amour _digne_, où l'homme et la femme se dressent vis-à-vis, tels deux adversaires juchés sur des échasses! L'amour digne!... Il ressemble au vrai, au bel amour, impérieux, ardent, qui enivre ses fidèles, comme... comme la splendeur d'un midi de l'été, ressemble à la lueur grise d'une aube d'hiver!... --Votre idole? C'est un monstre qui ment et qui torture! interrompit-elle avec une sorte de révolte. Elle avait posé sa tasse sur la table, et les mains jointes, serrées autour du genou, elle écoutait, la tête un peu penchée, les paupières abaissées voilant le regard. Il haussa les épaules et se dressa devant elle, les bras croisés: --Un monstre... O! enfant qui ne savez pas!... Un monstre? Oui, la statue glacée que vous honorez!... Mais mon idole... comme vous dites... un monstre!... Quelle parole insensée!... C'est un jeune dieu tout frémissant de cette vie que vous adorez... qui a de beaux bras caressants pour attirer... des lèvres doucement ardentes pour distiller l'ivresse des baisers fous, ces baisers dont, éternellement, demeurent altérés ceux qui les ont goûtés une fois... Il viendra une heure, je vous le jure, où vous penserez comme moi; que vous le vouliez ou non! Ainsi vous serez mienne, vous souvenant, malgré vous, de mes paroles!... Et alors, vous-même, vous jugerez des jours perdus, ceux que vous aurez livrés à votre illusion cérébrale! Qu'allait-elle répondre? Il l'ignora. Car, en cet instant, la porte du _studio_ s'ouvrait, et la voix claire d'Élisabeth prononçait: --Il paraît que j'arrive à l'heure du thé. Claude, as-tu, pour moi, une tasse? Presque lente, elle se dressa. Elle avait eu un imperceptible sursaut de créature brusquement réveillée. Une ou deux fois, les cils battirent sur ses prunelles dont le regard était étrange... revenant de si loin... Puis elle dit,--et sa voix semblait assourdie: --Élisabeth, si j'avais pu soupçonner que vous reviendriez tantôt, nous vous aurions attendue... --J'ai eu besoin de quelques renseignements... Raymond de Ryeux avait passé la main sur son visage et, profondément, s'était incliné devant Mme Ronal. Il avait l'allure de parfaite courtoisie qui lui était habituelle dans le monde. Élisabeth lui demanda: --Il y a longtemps que la séance de musique est finie? --Non, pas longtemps... Nous avons beaucoup joué... Vous devez trouver, madame, que j'abuse du temps de Mlle Suzore. --Claude est d'âge à juger par elle-même des loisirs dont elle peut disposer pour vous. Elle s'arrêta un peu; son regard était pensif. Une seconde, il enveloppa la petite table à thé, soigneusement dressée, les violettes qui n'étaient pas dans le _studio_ lorsqu'elle était sortie; le visage de Claude dont elle connaissait trop bien toutes les expressions pour n'être pas frappée de son indéfinissable éclat, du regard songeur des yeux, du pli étrange des lèvres qui semblaient résolument closes sur quelque secret. Et elle finit: --Je vous l'ai prêtée... Mais je vous la reprends... A mon tour, j'ai besoin d'elle... Il me faut un instant mon secrétaire... Et je suis toujours pressée... Vive, elle buvait le thé que Claude lui avait apporté, sans un mot, attentive à la servir. Tout de suite, à ses paroles, Raymond de Ryeux s'était levé pour prendre congé: --Madame, je ne vous dirai jamais assez combien je vous suis reconnaissant de me prêter un peu, de temps à autre, votre secrétaire... Alors, mademoiselle, nous avons notre prochaine séance de déchiffrage, de jeudi en quinze?... --Non, je ne pourrai pas... J'ai trop à faire en ce moment... Il réprima un sursaut qu'il ne devait pas trahir... Pourquoi subitement se dérobait-elle? Quel caprice venait de surgir dans cette pensée mystérieuse? Mais devant Élisabeth, il ne pouvait ni questionner, ni insister, ni se révolter. Et correct, il s'inclina, raidi contre la déception qui criait en lui... --Alors, mademoiselle, avec tout mon regret, j'attendrai votre bon plaisir. Mais j'espère que vous allez être très généreuse et me trouverez vite un petit instant. Vous me le direz, vendredi, chez Mme de Ryeux? D'un indéfinissable ton, elle fit: --Ah! c'est vrai, nous nous retrouvons vendredi!... Si je puis, oui, je vous dirai... --J'emporte votre promesse... Au revoir, mademoiselle. Il lui tendait la main. Avec une lenteur inaccoutumée, elle donna la sienne. Et tranquillement, sans souci de la présence d'Élisabeth Ronal, il la baisa. Puis, respectueux, il se courba devant Mme Ronal: --Madame, je vous présente mes hommages. Et il quitta la pièce. XVI Elles étaient seules. Rapidement, Élisabeth prit sur son bureau quelques notes, puis tendit des feuillets à Claude: --Veux-tu, enfant, avoir l'obligeance de revoir ces épreuves de mon rapport? Il me faut les faire partir ce soir; et j'aurai tout juste le temps d'y jeter un coup d'oeil avant le dîner. --Très bien, Élisabeth, donnez. Je vais tout de suite me mettre au travail. Elle rangeait les cahiers de musique épars sur le piano, replaçait le violon dans sa boîte; mais elle s'arrêta et releva la tête d'un brusque mouvement, à cette question d'Élisabeth: --Dis-moi, Claude, est-ce que tu as encore promis plusieurs séances à M. de Ryeux? --Je n'ai rien promis... J'arrêterai quand bon me semblera... --Ah! bien! Tu es donc parfaitement libre de cesser les séances. --Cesser? Mais je n'en ai pas l'intention... du moins pour le moment. Dans son accent, il y avait eu plus que de la surprise, une sorte de révolte frémissante, tout de suite maîtrisée par la volonté qui, aussitôt, s'affirmait. Très calme, mais avec cette fermeté douce qui avait tant d'autorité, Mme Ronal dit: --Pourtant cela vaudrait mieux, Claude. La jeune fille, qui continuait d'aller et venir dans la pièce, s'arrêta court de nouveau; et ses prunelles sombres se posèrent sur le visage de Mme Ronal. Elle répéta: --«Cela vaudrait mieux...» Je ne comprends pas, Élisabeth. Quelle idée avez-vous là?... Pourquoi voulez-vous me faire interrompre des séances qui, pratiquement, me sont très avantageuses? --Oui... pratiquement... Mais à ce point de vue pécuniaire, tu as eu un très bel hiver. Donc le bénéfice de ces... soi-disant leçons est du superflu. D'ailleurs, toi et moi, nous tenons pour secondaires les questions d'argent. --C'est vrai... Et alors?... Élisabeth? Droite, elle se tenait devant la jeune femme, les sourcils soudain rapprochés, durcissant un peu le visage devenu impénétrable. Ses doigts caressaient doucement les violettes, sur la table, près d'elle. Du même accent dont elle avait déjà parlé, Mme Ronal continua: --Alors, mon enfant, je trouve... et quand je t'aurai dit ma raison, tu penseras sûrement comme moi, qu'il serait préférable de ne pas poursuivre plus longtemps ces séances, puisque la fin de l'hiver t'en fournit une raison plausible. Une légère flamme était montée aux joues de Claude. Elle attachait sur Élisabeth des prunelles profondes, où luisaient de lointains éclairs. --Et votre raison, c'est...? Mme Ronal resta une seconde silencieuse comme si elle eût voulu peser ses paroles. Puis, simplement, elle dit: --J'ai compris...--un peu trop tard, malheureusement,--que ces séances de musique, suivies de goûter, n'auraient pas dû avoir lieu. --Parce que?... Car enfin, Élisabeth, combien de fois ai-je ainsi fait de la musique avec des artistes masculins. --Oui, avec des professionnels ou des camarades. M. de Ryeux n'est ni l'un ni l'autre. Il m'a suffi de le voir, à l'improviste... près de toi, pour constater qu'il goûte ta personne, pour le moins autant que ton talent. Obscurément, Claude tressaillit, comme si un souffle ardent, lourd de parfums, eût passé sur son âme. Élisabeth continuait avec une autorité devenue presque grave: --Or, tu sais aussi bien que moi où il tend quand il a goûté une femme!... Alors je ne veux pas que toi, ma «petite», mon enfant, tu sois exposée à te défendre contre son... admiration... Je me reproche beaucoup, à cette heure, de n'avoir pas pensé qu'il était imprudent de le laisser ainsi t'approcher librement... Avec une vibration de colère dans la voix, Claude dit, hautaine: --Je vous prie de croire, Élisabeth, que M. de Ryeux a toujours été d'une irréprochable correction avec moi. --Je n'en doute pas... Je ne te fais pas l'injure, mon enfant, de penser que, autrement, tu lui aurais permis de revenir ici. Mais il est évident que...--pour employer le jargon mondain...--il te fait la cour. Claude haussa les épaules. --Il est ainsi avec toutes les femmes. Je l'ai vu à l'oeuvre aux vendredis de Mme de Ryeux. --Oui, avec des femmes de son monde, habituées à être ainsi traitées... Toi, qui es obligée de te garder seule, tu ne dois pas accepter cette attitude. --Je n'ai ni à accepter ni à refuser ce qui est sa manière d'être. Je ne puis la changer. --Et cette manière d'être, en somme, ne te déplaît pas, dit Mme Ronal d'un ton qui faisait de ses paroles plus une réflexion qu'une question. Avec une sorte de franchise altière, Claude prononça: --Il ne me déplaît pas... même, il me plaît, qu'il me traite comme son égale, socialement, et ne me laisse jamais souvenir que je vais chez lui gagner ma vie en distrayant ses invités... Élisabeth eut un geste indifférent: --Tu donnes ton talent dont la valeur est supérieure à tout argent. --A notre point de vue, oui, jeta Claude avec un petit rire bref; pas à celui du beau monde qui emplit les salons de Mme de Ryeux. Peu importe, d'ailleurs... Ce qui est plus sérieux, c'est votre subit revirement à l'égard de M. de Ryeux. Car, en somme, vous le connaissiez, quand vous avez insisté pour que je réponde à la proposition de sa mère. --Tu allais chez lui en artiste. Tu le rencontrais dans un salon plein de monde. Un éclair d'ironie courut dans les prunelles de Claude. Chez Mme de Ryeux, ce n'était pas dans un salon plein de monde qu'elle rencontrait son mari... Il y avait le foyer... Élisabeth poursuivait: --Ce n'est pas dans les mêmes conditions que tu le vois ici. J'ai été imprudente, je le répète... Et je l'ai compris tout à l'heure, avec une intensité qui m'amène à te parler comme je le fais. Quand je suis entrée soudain, et vous ai trouvés goûtant et causant, votre tête-à-tête m'est apparu avec un caractère d'intimité qui a choqué tous mes sentiments de mère... de femme aussi... --Élisabeth! interrompit Claude frémissante. Mais la jeune femme achevait, comme si elle n'eût pas entendu: --Sais-tu de quoi vous aviez l'air, devant le feu, auprès de cette table servie, des fleurs autour de vous?... --De quoi?... Mais de deux personnes qui goûtent, j'imagine, riposta Claude avec une âpreté ironique. --Vous aviez l'air de deux amoureux... je ne veux pas dire de deux amants, qui terminent, par un thé réconfortant leur réunion dans quelque garçonnière. Claude pâlit. Une lueur d'orage flambait dans ses prunelles. --Oh! Élisabeth!... Comment _vous_... _vous_... pouvez-vous me calomnier ainsi... Et lui aussi! Mme Ronal eut vers elle un geste d'apaisement. --Je ne te calomnie, ni ne t'accuse, enfant. Je te dis tout simplement ce que j'ai éprouvé, parce que tu dois le savoir... Tu ne peux être tout à fait bon juge en la circonstance, ma Claude. Alors, moi, ta grande amie, je t'avertis... Je sais que, comme moi, tu n'accepterais jamais de servir de distraction à M. de Ryeux dont tu connais la réputation... et la valeur morale, puisque vous avez beaucoup causé cet hiver... --Si je le distrayais, lui aussi me distrayait; nous sommes quittes; et ma dignité qui semble vous préoccuper, Élisabeth, est bien sauve, je vous assure! --Quel besoin peux-tu avoir de distractions, offertes par M. de Ryeux?... Et quelles peuvent être ces distractions?... Je ne vois pas... --Oh! n'imaginez rien d'extraordinaire, je vous en prie, Élisabeth... Tout simplement, il me plaît de causer avec lui, parce que je lui trouve une forme de pensée neuve, qui m'intéresse... Et aussi, il me plaît beaucoup... c'est vrai, de faire de la musique avec lui, parce qu'il est remarquablement artiste... Voilà tout... Êtes-vous rassurée? Les yeux de Mme Ronal gardaient une sorte de gravité pensive: --Ah! comme tu tiens à ces réunions! Claude. --J'y tiens?... Où prenez-vous cela? Élisabeth. --Dans la façon dont tu les défends et te refuses à y renoncer... Avec une sorte de hauteur, Claude prononça: --Mais je n'ai rien refusé... Je suis chez vous. Je ferai naturellement ce que vous voudrez... --Claude! De quel accent tu parles... Tu sais bien que jamais, je n'impose ma volonté... C'est un conseil que je t'ai donné, m'adressant à ta dignité et à ta raison pour que tu le suives... parce que je suis certaine d'être dans la vérité. Claude ne répondit pas. Elle le savait bien qu'Élisabeth Ronal voyait juste... Un danger existait, qu'obscurément, elle avait la curiosité, la tentation de connaître, n'en ayant pas peur, orgueilleusement confiante en elle-même... Mais jamais, elle n'eût imaginé qu'elle tenait ainsi à ces séances de musique... A l'idée de les terminer, de voir finir les causeries qui les entremêlaient, une espèce de révolte criait en elle, dont la violence la saisissait elle-même... Mais tout de suite, aussi, la certitude s'imposait à son âme frémissante que _lui_ n'accepterait jamais de ne plus la retrouver dans cette intimité qu'Élisabeth condamnait. Dans sa pensée, elle eut la vision précise du regard audacieux et caressant; elle entendit les sonorités de la voix impérieusement douce, si habile à exprimer toutes les pensées... Jamais cet homme-là ne devait renoncer à ce qui lui plaisait... Un apaisement brusque et bizarre se fit en elle, dont son visage ne trahit pas le secret. En silence, elle était allée s'asseoir devant la table à écrire et prenait les feuillets préparés. Elle les regarda, puis de son accent habituel, elle demanda: --Je puis me rapporter, Élisabeth, au texte qui est avec les épreuves? --Oui, absolument. A ce soir, ma petite Claude. Ni l'une, ni l'autre n'avaient plus une allusion même à l'explication qui venait d'avoir lieu. Elles s'étaient dit tout ce qu'elles jugeaient avoir à se dire; et leur volonté à chacune demeurait libre et ferme. XVII --Lola, as-tu goûté?... Veux-tu une goutte de frontignan ou du champagne pour te réchauffer?... Tu as l'air gelée, demanda Charlotte de Ryeux à Lola Alviradès qui venait d'arriver et, les deux pieds campés sur la bouche du calorifère, serrait autour d'elle les plis de sa jupe que soulevait le souffle chaud. --Un peu de champagne, oui, mon chéri, si tu en as là! --Il en reste sur le plateau, près des biscuits. Sers-toi, ma Lolita. La jeune fille se rapprocha de la petite table volante où le goûter avait été placé, et emplit une coupe où ses lèvres, généreusement pourpres, se mouillèrent de mousse. Toutes deux étaient dans le vaste cabinet de toilette de Charlotte, une sorte de boudoir où elle se plaisait à vivre, y trouvant toutes ses aises: un large divan bourré de coussins, doux à son indolence; de hautes glaces qui lui permettaient de soigner et de contempler sa beauté blonde; des tables cernées de guipure où s'étalaient tous les menus bibelots, utiles ou chers à sa coquetterie; le bureau où elle griffonnait sa correspondance mondaine. Elle venait de rentrer un peu avant le dîner; et, nonchalante, enveloppée du souple peignoir qui dégageait la nuque et les bras, pelotonnée au milieu des coussins, elle bavardait avec son amie. Lola grignotait un biscuit qu'elle trempait dans son verre, tandis que Charlotte allumait une cigarette. --Donne-moi un peu de champagne... veux-tu? Lolita. L'Argentine obéit, tout en demandant: --Est-ce vrai, Lotte, que, ce soir, vous emmenez Mlle Suzore à l'Opéra-Comique? Charlotte inclina la tête: --Oui, nous avons offert une place à Claude Suzore. C'est une _première_, et Raymond a trouvé qu'il était convenable de lui faire une politesse puisque la saison finit et, qu'en somme, elle a été un parfait élément de succès pour mes «Vendredis». Lola eut un petit rire pour toute réponse. Mme de Ryeux, qui fumait paresseusement, écarta sa cigarette. --Pourquoi ris-tu? Lolita. --Parce que je trouve comique ton idée que Raymond veut faire une politesse à Claude Suzore... Charlotte de Ryeux n'aimait pas du tout qu'on la traitât sans déférence; même, l'impertinente fût-elle Lola; et, un peu sèchement, elle interrogea: --Elle est comique, mon idée? Je ne vois pas trop en quoi! --Elle est naïve! fit Lola imperturbable. --Comment naïve? --Bien sûr, Lotte chérie... Raymond n'en est plus, avec Claude Suzore, à la période des politesses cérémonieuses. Dans son «quant à lui»... tu peux être sûre qu'il ne pensait qu'à une chose, passer la soirée avec elle... Tu ne t'es donc pas aperçue qu'en ce moment, c'est elle qui tient la corde? Une seconde, Charlotte cessa de fumer et ses yeux cherchèrent ceux de Lola, désireuse de voir si la jeune fille plaisantait ou non. Puis, tranquillement, elle dit, tiraillant une petite mèche sur la nuque de Lola, assise à ses pieds: --Tu crois, Lolita, qu'elle est sa maîtresse? --Ça, non, je ne crois pas! --Pourquoi? --A la façon dont il tourne autour d'elle, il ne paraît pas un homme arrivé à ses fins... Mais pour «ses fins...» il les a dans la cervelle... ou ailleurs!... --Lola!... oh! Lolita!... fit Charlotte en riant, que tu es inconvenante! Tu as les yeux horriblement ouverts pour une gamine! C'est drôle, mais je n'avais pas eu du tout ton idée au sujet de Claude Suzore et de Raymond!... Non, je n'avais pas pensé à cette possibilité. Je le croyais toujours occupé avec Françoise de Gaubes... bonne première. --L'une n'empêche pas l'autre! marmotta Lola, qui était fort au courant de tous les potinages mondains. Charlotte ne répondit pas. Elle était toute à l'idée neuve jetée par Lola en son cerveau. Mais ce fut l'accent très sincèrement détaché qu'elle conclut: --Après tout, celle-là ou une autre!... Puisqu'il lui faut toujours un joujou, j'aime autant qu'il ne le choisisse pas parmi les amies que je suis obligée de recevoir... C'est plus commode et plus agréable pour moi... Avec désinvolture, Lola approuva: --Oui, tu as bien raison!... En somme, le principal est qu'il soit occupé de quelque objet qui l'absorbe. Ainsi, il nous laisse tranquilles, n'est-ce-pas? ma belle Lotte... C'est à cela, d'ailleurs, que je reconnais son... état d'âme. Depuis qu'il est féru de cette Claude Suzore, il est beaucoup moins grognon avec moi, quand il me trouve ici. Bénissons donc son nouvel emballement puisqu'il nous vaut la liberté... presque la liberté... Tu ne trouves pas? mon chat chéri... Ils sont si bêtes, les hommes, avec leur... leur incompréhension... cela se dit?... des amitiés féminines... Je me rappelle encore la mine furibonde de Raymond quand je lui ai déclaré que nous nous adorions!... C'est positif, pourtant, que tu te plais avec moi bien plus qu'avec lui!... Il est vrai que je suis si gentille!... Répète-le-moi, Lotte... --Inutile! fit Charlotte taquine. Lola bondit de son coussin: --Comment! inutile? Attends, attends, je vais te punir, méchante ingrate! Avec des baisers, elle se penchait sur les bras nus de Mme de Ryeux et les mordillait comme un jeune chat rageur. --Lola! Lola! laisse-moi... Tu es un vrai démon! --Dis un amour de démon et avoue pourquoi tu trouvais inutile de reconnaître que je suis gentille! --Parce que tu le sais bien! fit Charlotte, moitié riant, moitié fâchée. --Et avoue encore que tu aimes bien mieux ma société que celle de Raymond! --Oh! pour ça, oui! L'accent de Mme de Ryeux avait une spontanéité et une sincérité qui amenèrent une lueur de triomphe dans les yeux noirs de Lola. D'un de ces élans souples qui lui étaient familiers, elle se pencha et ses lèvres se posèrent sur celles de son amie. --Cette fois, tu es un amour, ma Charlotte. La jeune femme ne se déroba pas et accepta paisiblement la caresse. --Lola, tu sais, tu as pris une bien mauvaise habitude de m'embrasser de cette manière. Si on nous voyait... --Eh bien, quoi? Où est le mal?... Saint Alphonse de Liguori dit qu'il n'y a pas péché quand il n'y a pas le frisson. --Le frisson? --Oui, le frisson!... Le frisson de l'amour... expliqua Lola avec une emphase moqueuse. Est-ce que tu l'as, le frisson?... --Mon Dieu, Lolita, que tu es bête! fit Charlotte amusée; et tendrement, elle regardait la petite Argentine. Mais comment es-tu ainsi au courant des opinions de saint Antoine de Liguori?... --Non pas saint Antoine, mais saint Alphonse. --Saint Alphonse, soit... Enfin, dis où tu as découvert son jugement sur le baiser? --Dans un livre de piété faisant partie de la bibliothèque de ma sage tante. Es-tu satisfaite? Lotte... Oui?... Eh bien, puisque sans frisson, saint Alphonse autorise... Recommençons... Je veux. Charlotte ne refusa pas le baiser. Sa froideur naturelle,--elle avait de l'imagination et point de tempérament,--s'y réchauffait agréablement. Ainsi, elle aimait l'approche de la flamme pour ses pieds frileux. L'amour et ses manifestations ne l'avaient jamais beaucoup charmée; et l'amitié, poussée à l'exubérance, lui agréait bien mieux. Amitié de petite pensionnaire romanesque, un peu sotte, que la méchanceté seule aurait pu incriminer. Les «toquades» de Charlotte de Ryeux étaient souvent stupides, mais point perverses; nées surtout du besoin qu'elle avait d'être adulée. Ce qu'elle pardonnait le moins à son mari, c'était justement l'absence totale d'admiration qu'elle lui inspirait. Elle l'avait épousé pénétrée de la flatteuse conviction qu'il était fort épris de sa beauté, autant de tous les mérites, charmes, qualités dont elle se jugeait pourvue. Et sa déception à ce sujet, apportée par l'expérience, les avait séparés plus irrémédiablement que les infidélités, dont il s'était révélé prodigue. Ce besoin d'être encensée était si vif chez elle, qu'il était, neuf fois sur dix, la source des emballements dont elle était coutumière. Elle s'engouait d'une femme dont le compliment lui avait été doux... Et comme elle aimait le rôle de protectrice, elle avait toujours, autour d'elle, une vraie cour de jeunes filles, de femmes, moins pourvues qu'elle aux points de vue fortune et situation mondaine, à qui étaient précieuses les largesses qu'elle leur prodiguait, pour peu qu'elles eussent la reconnaissance admirative. La hautaine réserve de Claude l'avait toujours sourdement exaspérée. Campée sur le bras d'un fauteuil, Lola avait allumé une nouvelle cigarette; et avec un rire qui découvrait ses petites dents aiguës, elle déclara: --Tu sais, Lotte, ça m'enchante que Raymond soit furieux de constater combien tu te plais avec ta petite Lola!... C'est sa punition d'être un mari si peu empressé! Quand on a une jolie Charlotte pour femme, on ne doit pas avoir même la tentation de courir après les Françoise de Gaube, les Claude Suzore et autres! Tant pis pour lui, si notre amitié l'agace et nous suffit! Il devrait s'estimer bien heureux que ta Lola te suffise et que tu n'aies pas envie de t'offrir, pour te distraire, un délicieux amant, en échange de toutes ses maîtresses! Charlotte de Ryeux eut une moue expressive, tout en s'allongeant au milieu de ses coussins: --Oh! Lolita... ce serait bien ennuyeux et si fatigant!... Imagines-tu les difficultés où je me trouverais jetée!... Ah! bien non, je n'ai pas la moindre envie de donner un successeur à Raymond, même pour me venger!... Il n'y a pas d'homme qui me paraisse valoir un pareil tracas! Quand je pense qu'autrefois, il m'arrivait de me faire, par-ci, par-là, du chagrin, lorsque j'apprenais une incartade de Raymond... Étais-je stupide! Aujourd'hui... --Aujourd'hui?... Continue donc, Lotte. --Aujourd'hui, il me semble vivre en plein paradis!... Je ne me soucie plus de lui... Je ne désire même pas le divorce. A quoi bon? Pour ma vie mondaine, il est plus commode d'avoir l'escorte d'un mari; mais j'ai la liberté que je lui octroie; et il n'a pas le droit de me reprocher mes amies, puisque je ne lui reproche pas ses maîtresses. Vraiment, tout est fort bien établi entre nous! Charlotte de Ryeux en paraissait absolument convaincue. Un éclair de malice luisait dans ses prunelles. --Imagine-toi qu'hier, il a fulminé quand j'ai dit devant lui que nous nous étions commandé des costumes pareils. Lola eut une mine enchantée et lança joyeusement une bouffée de sa cigarette. Avec Raymond de Ryeux, elle avait des instincts de petit coq de combat, ravie de triompher de lui, en battant en brèche ses prétentions masculines à l'autorité. --Parfait, cela! Lotte. Encore une stupidité à l'actif des hommes, cette idée de s'insurger contre notre plaisir à nous habiller de même... sous prétexte que c'est une habitude de _grues_! --Cela, c'est vrai, remarqua tranquillement Charlotte. Là-dessus, il a raison. C'est pourquoi, mon petit rat, je n'ai voulu rien dire pour ne pas avoir l'air de lui céder; mais, au fond, je trouvais qu'il valait mieux, tout de même, commander nos costumes un peu différents... Vois-tu, Lolita, ennuyer Raymond, cela n'a aucune importance; mais il est inutile de mettre l'opinion contre nous. --Oh! l'opinion!... fit Lola avec un haussement d'épaules expressif. Et ses lèvres si pourpres lancèrent une nouvelle bouffée de sa cigarette, à la hauteur de son mépris. Mais Charlotte de Ryeux tenait ferme à sa réputation mondaine dont le souci ne la quittait jamais. --Lola, tu es un vrai bébé!... Laisse-moi faire, pour qu'on nous laisse nous aimer en paix. Le public n'a pas besoin de savoir comme nous nous entendons bien. Ça, ne regarde que nous, mon trésor. --Ça, c'est vrai, ma belle Charlotte... Le qualificatif amena instantanément un air charmé sur le visage laiteux de Charlotte, qui se plut à caresser les cheveux ondés et soyeux de la petite Argentine. --Dis, Lolita, fais-toi très jolie, ce soir, pour le théâtre. Je veux que Raymond puisse faire comparaison entre toi et Claude Suzore... Qu'il constate qu'elle n'est pas de notre monde... --En voilà une chose qui lui est égale! fit judicieusement Lola... Tu sais qu'il va faire de la musique chez elle?... Mme de Ryeux se redressa un peu sur ses coussins. --C'est vrai?... Jamais je ne lui en ai rien entendu dire... Comment l'as-tu appris?... --Étienne Hugaye l'a raconté l'autre jour devant moi... Je crois, d'ailleurs, que ces séances ne l'enchantaient pas. Il avait, pour en parler, une mine de dogue en colère, très comique... Sur lui aussi, j'en suis bien sûre, elle a fait impression... --Sur tous, alors! fit Charlotte, agacée cette fois. Elle supportait mal qu'on célébrât une femme devant elle, à moins qu'il ne s'agît de l'objet de son engouement. --Sur tous, c'est peut-être excessif... Mais sur beaucoup, en tout cas... Et je le comprends! --Lola, je ne veux pas que tu dises cela! Nous nous brouillerons, si tu te mets à t'emballer pour Claude Suzore. --Mais, ma Charlotte, il ne s'agit pas du tout de moi... Tu le sais bien... puisque c'est toi qui m'emballes... Je parlais pour les hommes... Je crois vraiment qu'elle les prend avec son air de se f... d'eux... --Lola!... oh! Lola! --Quoi?... --Quel langage!... se «ficher» d'eux! Lola éclata de rire. --Oh! Lotte, je t'en prie! Nous sommes seules; ne fais pas la pédagogue!... Ça ne te va pas... Tu es bien plus jolie quand tu me dis: «Lolita à moi, je t'adore...» Dis-le, mon amour... Charlotte savourait la douceur du compliment... Docile, elle répéta: --Lolita à moi, je t'adore. Puis, revenant à une idée qui s'était, peu à peu, élaborée dans sa cervelle, elle demanda: --Est-ce que tu crois, Lola, que Claude Suzore est éprise de Raymond? --Peuh!... Que sait-on?... Ça ne paraît pas... Mais elle est très forte, cette Claude!... --Je vais les observer ce soir, fit Charlotte. Tu restes à dîner? chérie. --Mais non, mais non!... La voiture m'attend en bas. Je te retrouverai ce soir à l'Opéra-Comique. --Eh bien, alors, Lolita, il est sept heures un quart, tu peux te sauver!... Tu vas être en retard, et que dira «tante»! Veux-tu sonner Céline qu'elle vienne me mettre ma robe?... Tout de même, je ne suis pas encore habituée à ton idée d'un emballement de Raymond pour Claude Suzore; c'est une petite fille près de lui. Il a quarante et un ans... et elle, pas même vingt!... C'est comme s'il s'emballait de toi... Ce serait aussi ridicule! --Oh! il n'y a pas de danger! s'exclama Lola éclatant de rire; et elle rattacha sa veste. --C'est égal, ce soir, je vais bien m'amuser à les surveiller!... Tu as eu une fameuse idée de me raconter cela! Lolita. Et elles se séparèrent, après un de ces baisers--sans frisson!--qu'autorisait saint Alphonse de Liguori. XVIII Charlotte de Ryeux voulait-elle expérimenter, tout d'abord, le degré d'empressement de son mari pour retrouver Claude Suzore?... Le dîner fini, le café servi dans le petit salon, elle ne parut pas du tout songer qu'elle devait sortir de bonne heure. Nonchalamment, elle buvait le café à lentes gorgées gourmandes, et elle leva des yeux paisibles vers son mari qui rentrait du fumoir et questionnait: --Charlotte, vous ne vous habillez pas?... Il est huit heures vingt, nous allons être très en retard... --Oh! nous arriverons toujours assez tôt. --Vous oubliez qu'il s'agit d'une _première_ et que je désire naturellement l'entendre en entier, autant que possible... De plus, encore, nous avons une invitée. --Lola?... Non, elle vient ce soir avec sa tante. Nous devons nous retrouver seulement au premier entr'acte. --Je ne parle pas de Lola, mais de Mlle Suzore, qu'il n'est pas correct de laisser seule dans la loge. Charlotte eut ce rire aigu qui agaçait si fort les nerfs de son mari: --Vraiment, Raymond, vous avez un souci tout paternel de cette jeune personne! Entre ses paupières soudain rapprochées, elle le regardait. Mais elle n'était pas de taille à lutter avec lui. Il resta impassible et avec son aisance impertinente, il riposta, très calme: --Dites mieux, Charlotte, que je prends soin d'être poli avec une personne que j'ai conviée dans ma loge. --Bah! une fille garçonnière comme Claude Suzore, habituée à courir, sans égide, les salons et les concerts, n'est pas pour s'effaroucher de rester seule quelque temps dans une loge fermée aux étrangers. Si vous êtes à ce point pressé de la chaperonner, partez en avant. Vous me renverrez la voiture et j'irai vous rejoindre à mon heure. Lola ne m'attend que vers neuf heures et demie. La dernière phrase avait été lancée dans un seul but de taquinerie. Cette fois encore il ne broncha pas; et si tendue que fût l'attention de Charlotte, elle ne put soupçonner la tentation qui grondait en lui de profiter de l'aubaine qu'elle lui offrait soudain. Ah! oui, c'eût été pour lui une fête inouïe d'écouter de la musique, seul avec cette Claude dont chaque rencontre le rendait plus follement épris, exaspérant peu à peu le désir qu'il avait d'elle, auquel il s'abandonnait, sans jamais s'être demandé où il allait et ce qu'il voulait... D'abord parce qu'il ne luttait jamais contre son désir, surtout quand il le trouvait assaisonné par une saveur de rareté originale et neuve, qui en avivait le charme. Et c'était ici le cas. De plus, s'il eût éprouvé quelque scrupule à entreprendre une conquête qu'il souhaitait impérieusement, ses scrupules eussent été dissipés par ce fait que Claude Suzore, si jeune fût-elle, était de taille à se défendre, mieux que la très grande majorité des femmes--et ne lui céderait qu'en connaissance de cause et de son libre consentement. Elle n'appartenait pas à la phalange des naïves brebis qui se laissent imprudemment dévorer, sans avoir vu le danger. Il était habitué à vaincre: et son orgueil masculin, s'ajoutant à son désir, s'insurgeait devant la maîtrise d'elle-même, voisine du dédain, qu'elle lui opposait avec une tranquille désinvolture. Vraiment, pour elle, il paraissait à peine plus qu'un étranger--ni un camarade ni un ami...--dont elle appréciait la bonne éducation, les égards courtois; qu'elle jugeait suffisamment intelligent et artiste pour causer volontiers avec lui et trouver agréable de faire de la musique; mais dont les sentiments à son égard lui étaient tout à fait indifférents. Jamais, avec lui, elle ne montrait une ombre même de coquetterie,--il était expérimenté!--ni esquissait les moindres frais, à son endroit. Sa seule impression, elle suivait. Il avait pu la voir attentive, intéressée dans leurs causeries; ou gaiement accueillante, franche à livrer sa pensée, avec une spontanéité soudaine... C'est qu'en ces moments-là, elle était ainsi disposée; mais elle n'avait nullement cure de ses dispositions à lui... Il eût été bien en peine de dire si elle avait conscience du charme violent qu'elle exerçait sur lui. Elle ne paraissait pas se douter qu'elle le grisait par la grâce de son jeune corps, de ses mouvements, de la moindre de ses attitudes. Elle ne semblait pas avoir soupçon, qu'en lui, l'homme était altéré, parfois jusqu'à la souffrance même, du contact de sa chair dans laquelle il avait l'envie de mordre... Que, pour lui, c'était une jouissance, le baiser qu'à l'arrivée et au départ, il mettait sur sa main; ou le frôlement passager de son bras, toujours nu sous la manche arrêtée au coude, parfois, quand elle tournait une feuille de musique ou lui indiquait quelque chose sur le cahier qu'ils regardaient ensemble. La femme qu'elle était, physiquement, lui plaisait pour le moins autant que sa personnalité morale dont l'imprévu le séduisait à un point qu'il n'aurait jamais prévu; l'éprenant d'elle comme, rarement, il l'avait été ainsi d'une femme. Que celle-ci fût une vierge, il n'y pensait même pas, tant elle lui apparaissait l'Ève moderne, forte devant l'homme dont elle se jugeait l'égale. Avec elle, une attaque brusque, ou simplement trop franche, eût tout perdu. Il fallait sur elle une insensible emprise, et les difficultés mêmes de cette conquête le passionnaient, apportant en sa vie de blasé un intérêt nouveau. Lola, avec sa perspicacité de petite fille rusée, avait bien deviné que la raison d'une politesse à faire, n'avait été pour lui qu'un prétexte afin de la retrouver; un prétexte ainsi qu'il s'ingéniait à en créer sans cesse, adroit comme un chasseur en quête d'une proie de haute valeur. Il était d'autant plus impatient de la revoir, d'être seul, si possible, un instant avec elle, que depuis plus de deux semaines, il n'avait pu que l'entrevoir aux vendredis de sa femme; car elle ne lui avait indiqué aucun rendez-vous pour leurs séances de musique, lui disant qu'elle était trop occupée pour l'instant; et par son attitude très naturelle, sa réserve qui arrêtait toute question comme indiscrète, elle avait rendu l'insistance impossible. D'ailleurs, il savait bien qu'elle avait une volonté qui ne transigeait que devant son consentement... Mais d'être ainsi privé d'elle, soudain, il devenait la bête affamée par le jeûne. Et à l'idée de se retrouver avec elle dans l'ombre d'une loge solitaire où il pourrait lui parler librement, toute prudence l'abandonnait. Charlotte eut peut-être l'intuition de l'aubaine qu'elle lui offrait délibérément, car elle reprit aussitôt: --Après tout, je pense qu'il vaut mieux que je parte en même temps que vous. En somme, comme vous me le faites remarquer, il s'agit d'une _première_. La circonstance mérite un effort... Il eut contre elle un sursaut de colère. Si un souhait avait suffi, elle aurait été instantanément projetée vers un très lointain espace. Mais la civilisation et l'éducation avaient fait de lui un homme toujours correct; et négligemment, il répondit: --Comme vous voudrez. Seulement, en ce cas, ayez la bonté de vous dépêcher un peu dans votre toilette; sinon pour Mlle Suzore que nous mettons hors de cause... du moins pour moi, qui souhaite connaître l'opéra en entier... Peut-être elle avait peur qu'il ne se ravisât et ne partît sans elle pour passer un moment seul avec Claude; elle ne fut vraiment pas longue à parfaire la petite oeuvre d'art que réalisait sa toilette; malgré son envie de faire mesurer à son mari, qu'elle savait connaisseur, la différence entre l'élégance raffinée d'une femme du monde et les modestes intentions d'une artiste sans fortune. Si, vraiment, elle avait espéré triompher aux yeux de Raymond, elle dut s'avouer que son espoir était vain; Claude Suzore pouvait soutenir comparaison avec n'importe quelle brillante mondaine. Quand la porte de la loge s'ouvrit, elle tourna la tête et se dressa. Elle était tout en blanc, fine dans l'étoffe soyeuse qui s'attachait étroitement à la ligne du corps svelte; des roses pourpres glissées dans le satin de la ceinture... A la vue de ses hôtes, un loger sourire éclaira sa bouche et ses larges prunelles qui gardaient le reflet du plaisir d'art qu'elle venait de goûter; mais elle resta silencieuse. Même, elle eut un tressaillement d'impatience, en entendant Mme de Ryeux dire à voix presque haute, sans souci de la musique: --Asseyez-vous, mademoiselle, je vous prie... Tenez, ici, vous serez très bien. Il y a longtemps que vous êtes arrivée? D'une loge voisine, on fit un «Chut!» impérieux qui saisit si fort Charlotte de Ryeux, qu'elle se tut, dominée. Son mari sourit sous sa moustache et murmura: --Allons, Charlotte, asseyez-vous en silence pour ne pas attirer les foudres de vos voisins... Comme si elle n'eût pas entendu, lente elle s'installait, remuant les chaises. Habilement, elle avait manoeuvré de telle sorte qu'elle se trouvait placée entre Claude et son mari. Ils ne pouvaient échanger un mot qu'elle ne l'entendît. Elle était bien certaine de lui être désagréable ainsi et cette idée la réjouissait. Quant à Claude, elle semblait tout à fait indifférente à cet arrangement; déjà reprise par l'étude de l'opéra joué devant elle, la tête un peu penchée en avant, elle ne quittait pas des yeux l'orchestre et la scène. Charlotte coula un coup d'oeil vers son mari. Il était debout au fond de la loge; son regard était posé sur Claude. Et elle pensa, rageuse: --Eh bien, qu'il la contemple!... C'est tout ce que je lui accorderai d'elle, ce soir! S'il espérait plus, je vais lui infliger un bon petit supplice de Tantale!... Elle était si affairée dans sa surveillance qu'elle s'étonna de voir le rideau s'abaisser lentement sur la fin du premier acte, dont elle n'avait pas entendu une note. Et aussitôt, une bruyante rumeur emplit la salle. --Maintenant, je puis vous dire bonjour, sans me faire gronder, dit Raymond se rapprochant de Claude, lui tendant la main. Elle donna la sienne qui était dégantée et il posa ses lèvres sur la peau tiède qui sentait la jeunesse et les fleurs, sans avoir conscience que le lent baiser qu'il y appuyait était plus long que ne l'autorisait la simple politesse. Il savait seulement qu'en lui, la tentation criait de laisser sa bouche errer follement sur le bras nu, chercher les lèvres qui, en cette minute, avaient leur mystérieux sourire. Lola arrivait, amenant sa tante, une lourde Argentine constellée de diamants et de perles. D'autres visiteurs aussi envahissaient l'étroit salon. Mme de Ryeux ne s'appartenait plus. Obligée de recevoir ses hôtes, elle ne pouvait empêcher, entre son mari et Claude, un aparté dont il lui devenait impossible de percevoir les paroles et elle murmura à Lola: --Va donc troubler un peu le duo, là-bas! Ravie, Lola se rapprocha. Mais ni lui ni elle n'en parurent gênés; ils discutaient l'opéra nouveau, avec une vivacité de connaisseurs. Distraite, Claude serra la main de Lola qui, d'ailleurs, s'exclamait avec sa fougue coutumière. --Bonjour!... Vous êtes rudement jolie avec cette robe blanche!... N'est-ce pas? Raymond. Paisible, il dit audacieusement: --Moi, je trouve toujours bien Mlle Suzore, car ce ne sont pas ses robes que je vois, mais elle! --Même que vous l'aimeriez peut-être encore mieux sans robe du tout! glissa-t-elle entre haut et bas, la lèvre retroussée par un impertinent sourire. Un éclair traversa les prunelles de Raymond. Mais il laissa passer le propos qui tombait si juste... Claude, elle, ne paraissait pas avoir entendu. Elle s'était détournée et lorgnait dans la salle. Sans s'occuper de Lola, Raymond se pencha vers elle et la voix assourdie lui murmura: --Ne soyez pas farouche et laissez-moi vous dire..., vous connaissez ma frivolité... que je suis comme Lola... et vous trouve, ce soir, mieux encore que belle..., délicieuse à rendre un homme fou de désir... Elle eut un mouvement. Il continua. --Non, ne bougez pas... Je sais qu'en ce moment vous avez des yeux irrités qui me regarderaient durement, une bouche dédaigneuse prête à me jeter de sévères paroles... Alors j'aime beaucoup mieux voir votre nuque dont j'adore la ligne fière... Devinez-vous que je suis ravi de vous avoir ainsi, ce soir, mais exaspéré de n'être pas seul pour entendre la musique avec vous... --Vous êtes trop exigeant! dit-elle; et l'indéfinissable sourire errait sur sa bouche. Il allait répondre. La voix haute de Charlotte appela: --Raymond, n'avez-vous donc pas vu entrer Mme Alviradès?... Je ne crois pas que vous soyez venu la saluer... Il étouffa une exclamation de colère, mais maître de lui-même, se rapprocha un peu du groupe des hôtes de sa femme, disant de sa manière caressante: --Aurais-je vraiment été aussi coupable avec Mme Alviradès?... J'en serais bien confus!... Madame, s'il en est ainsi, veuillez agréer mes très humbles excuses. Il s'inclinait galamment sur la grosse main alourdie par les bagues, puis échangea quelques _shake-hands_ ou saluts avec les visiteurs qui bavardaient dans le petit salon de la loge. Et cependant, une révolte furieuse bondissait en lui parce que les brefs instants de l'entr'acte filaient et qu'il ne pouvait en profiter près de Claude, demeurée assise un peu à l'écart, au premier rang de la loge. --Est-ce que l'on ne sonne pas la fin de l'entr'acte? dit quelqu'un. Il ne répondit pas; résolu, il revenait vers Claude; et presque violemment, sous la tension de ses nerfs, il demanda: --Pourquoi est-ce que vous ne m'indiquez aucun rendez-vous pour faire de la musique? Serions-nous donc fâchés? --Fâchés?... Oh! non... A quel propos, le serions-nous? --Est-ce que je sais?... Mais alors je ne comprends pas pourquoi vous m'éloignez. Qu'ai-je fait? --Rien! oh! rien... Je vous en prie, n'imaginez rien!... Je vous ai dit ce qu'il en était. En ce moment, je suis trop occupée... Je prépare plusieurs concerts. Toutes mes heures sont remplies... Je ne puis vous recevoir... Toujours cette même raison qu'elle lui présentait, évidemment très plausible... Alors, pourquoi se refusait-il à l'admettre? Pourquoi cette obscure et invincible certitude qu'elle se dérobait, l'écartant par un prétexte. Et avec une sorte d'autorité frémissante, il lui murmura, se penchant vers elle: --Donnez-moi vos yeux que j'y lise la vérité... Car je ne vous crois pas! Je ne peux pas... Lentement, elle tourna la tête vers lui... Les prunelles de sombre velours avaient leur regard de sphinx. Elles souriaient un peu moqueuses, affolantes par leur mystère, brûlantes de la flamme qui semblait irradier tout le visage. --Voici les yeux demandés, fit-elle légèrement. Dans la pénombre de la loge, leurs regards se croisèrent; et dans tous deux, un éclair luisait... La sonnerie de l'entr'acte éclatait, stridente, en marquant la fin. --Raymond! appela Charlotte; voulez-vous reconduire Mme Alviradès jusqu'à sa loge? Il obéit, se maîtrisant encore une fois. Quand il revint, le rideau se relevait. Claude, assise près de son hôtesse, regardait vers la scène et ne se détourna pas au bruit de la porte. Lui reprit sa place au fond de la loge. Bien vite, il avait pénétré les machiavéliques intentions de sa femme qu'il avait vue à l'oeuvre maintes fois, en semblable occurrence. Mais, peu à peu, un énervement s'exaspérait en lui, devant cette impossibilité de jouir de la présence de Claude pendant cette soirée... Comment avait-il pu espérer qu'il en serait autrement? C'est qu'aussi, il ne prévoyait pas cette attitude nouvelle de Charlotte. Sûrement, sa malveillance avait été mise en éveil; et il la connaissait trop bien pour ne pas prévoir la petite guerre, voilée et incessante, qu'elle lui déclarait et qu'il avait espéré éviter, en ne trahissant rien de sa folle attirance vers Claude Suzore. Même par la musique, il ne pouvait plus se distraire, les nerfs à vif. En vain, il essayait de s'intéresser à l'oeuvre qui se jouait devant lui. Les sons n'arrivaient qu'à bercer sa fièvre sinon à l'aviver; tandis qu'il demeurait dans l'ombre, les yeux arrêtés sur le troublant visage qui ne livrait rien des secrets de l'âme. Pourrait-il, pendant les brèves minutes du prochain entr'acte, obtenir d'elle ce rendez-vous prochain qu'il voulait impérieusement?... Rien n'était moins sûr... Alors il se réfugiait dans l'idée qu'il aurait un retour solitaire avec elle, quand il la reconduirait; car il ne la laisserait pas regagner seule les lointaines régions de Charonne... Ah! quelle ivresse ce serait de la voir enfin librement!... L'acte finissait dans un bruit d'applaudissements, dont il eût été bien empêché de dire le pourquoi. Allait-il cette fois pouvoir mieux lui parler?... Elle causait avec Charlotte, s'amusant à regarder dans la salle, sans quitter sa place... Par bonheur, Lola reparut, suivie de visiteurs masculins; et elle s'écarta pour lui céder sa place près de Charlotte, que ses hôtes absorbèrent aussitôt. Elle se trouvait debout près de lui. Il avait quelques minutes, tandis que les propos se croisaient. Alors, hardiment, il pria de cet accent de gaminerie câline qui, déjà, lui avait permis tant d'audacieuses paroles: --Puisque nous ne sommes pas brouillés, laissez-moi vous faire une petite visite en attendant que nous recommencions la musique. Je m'ennuie horriblement de vous, de nos causeries, de nos disputes, de notre thé, après le travail... Ne plus vous voir, je ne croyais pas que ce me serait une pareille privation!... intolérable... Il me semble que je suis mort... un corps sans âme. Elle avait aux lèvres son étrange sourire et haussa un peu les épaules, railleuse... --Vous avez cependant la mine d'un homme très vivant. --Ah! vous riez!... et vous vous moquez! C'est pourtant la simple vérité que je vous dis là! Mon fantôme continue son existence coutumière. Mais mon vrai _moi_ est tout occupé à vous chercher, à vous attendre, à vous désirer... Il corrigea aussitôt, très naturel: --A désirer votre présence... --Ma présence? Mais vous l'avez eue encore, il y a dix jours, chez Mme de Ryeux... Il eut un geste d'irritation. --Au milieu de plus de cinquante personnes... Or j'ai pris, cet hiver, l'habitude de vous avoir un peu à moi tout seul... et tant pis!... je ne puis plus m'en passer... Je vous en prie, soyez bonne!... Dites-moi où, et quand, je pourrais aller vous voir un peu... Elle ne répondait pas; et en lui, s'exaspéra la fièvre de l'impatience, car les minutes lui étaient comptées. Déjà, Lola, taquine, il le devinait, revenait fureter autour d'eux. Tout haut, alors, il interrogea, d'un ton de politesse simple: --Vous avez des concerts, ces jours-ci? --La semaine prochaine, mardi... --Où donc? --Salle Gaveau... --Le soir? --Non, à quatre heures, je crois... C'est pour une oeuvre de bienfaisance patronnée par beaucoup de nobles dames... --Tant mieux, ce me sera une occasion d'aller vous écouter... Je suppose qu'ensuite, il sera permis d'aller vous féliciter au foyer?... --Oh! bien entendu, les artistes, ces jours-là, appartiennent au public... Un apaisement brusque se fit en lui. Il la verrait mal; mais enfin il la verrait... Il pourrait lui parler, sans odieuse surveillance. Mme Ronal, trop occupée, ne l'accompagnait jamais... Lola continuait à bavarder, restant près d'elle qui avait repris sa place. --Allez-vous samedi au _Vernissage_? mademoiselle Suzore. --C'est bien chic pour moi, le _Vernissage_! Pourtant, j'irai peut-être y faire un tour à la première heure... Elle s'arrêta. Les yeux de Raymond de Ryeux cherchaient les siens, tout pleins d'une impérieuse prière dont elle percevait bien le sens... Charlotte et ses hôtes se mêlaient à la conversation. Il fit un adroit mouvement qui l'isolait de leur groupe; et debout près d'elle, comme s'il observait la salle, il jeta hâtivement: --Laissez-moi vous retrouver au _Vernissage_! A quelle heure y serez-vous? --Oh... pour l'ouverture, je pense. Si nous sommes destinés à nous rencontrer, vous me verrez avec mon amie, Lily Switson, et son fiancé. Tous deux exposent et insistent pour m'emmener... Il eut cette contraction de colère qu'elle lui connaissait bien quand elle le bravait. --Ce n'est pas ainsi que je veux vous voir... Et vous le savez bien! Donnez-moi quelques-uns de vos instants, pour moi seul... où vous voudrez... au Salon... au Bois... en attendant que, de nouveau, vous m'ouvriez le cher _studio_... Sans un mouvement, elle entendait les mots que la voix assourdie martelait. Sa main distraite jouait avec des pétales tombés d'une rose de pourpre sombre, placée dans sa ceinture. Sous l'ombre des boucles, les yeux avaient une mystérieuse profondeur et l'expression du visage était si étrange... Il se pencha comme pour prendre la lorgnette posée sur l'appui de velours de la loge. --Je ne vous demande rien d'extraordinaire. Pourquoi ne consentez-vous pas, tout simplement, à une chose si naturelle? Elle dit, l'accent singulier et songeur: --C'est vrai, vous ne demandez rien d'extraordinaire... Eh bien, je verrai si je peux me rendre libre un matin... Une détente de nouveau apaisa son énervement. Il reposa la lorgnette qu'il avait au hasard promenée à travers la salle et laissa les autres hommes se rapprocher d'elle et lui parler,--très empressés. Maintenant qu'il avait un peu d'espoir, arrivé en somme à ses fins, il reprenait l'entière possession de lui-même; et, au dernier entr'acte, il sortit pour aller, à son tour, remplir des devoirs de politesse. Encore un peu de patience; et puis, la pièce finie, Charlotte reconduite, il remmènerait Claude dans la nuit. Alors, il achèverait de gagner sa cause. Ce soir-là, il eût été bien en peine,--lui, le fervent mélomane!--de dire la valeur qu'il trouvait à l'oeuvre dont la représentation se terminait, quand les applaudissements saluèrent le nom de l'auteur, jeté au public. Debout, il posait les mantes de soie sur les épaules de sa femme et de Claude... La jeune fille le remercia d'un signe de tête; puis, très polie, exprima à Charlotte son plaisir de connaître, grâce à elle, dès le début, l'opéra nouveau. Charlotte, alors, eut un accès d'amabilité dû à son instinct de femme du monde consommée. --Mademoiselle, j'ai été charmée de vous avoir et je suis ravie que cette oeuvre vous ait intéressée. Maintenant, allons vite retrouver l'auto, que nous vous reconduisions sans tarder... Raymond tressaillit. Domptant d'un rude effort de volonté, le frémissement de sa voix, il dit: --Il est bien inutile, Charlotte, que vous alliez à Charonne. Je vous déposerai en passant et accompagnerai Mlle Suzore chez elle. Elle riposta, avec son petit rire aigu: --Ce ne serait peut-être pas très convenable, et Mme Ronal ne voudrait plus, une autre fois, nous confier Mlle Claude. Je ne suis pas fatiguée. Raymond de Ryeux mordait si violemment sa lèvre qu'une goutte de sang y jaillit. Un besoin aveugle criait en lui d'user de son autorité maritale et de commander à Charlotte de rentrer. Mais c'eût été une folie qui pouvait être aussi mal prise par Claude elle-même que par sa femme. Et discipliné par l'expérience, il n'insista pas, malgré la furieuse révolte qui grondait en lui. Il mit les deux femmes en voiture et s'assit devant elles. Pendant le trajet, même il sut causer avec une aisance qui semblait affirmer une parfaite liberté d'esprit. Mais une lueur d'orage flambait dans les prunelles que, dans l'ombre de la voiture, il ne détachait point du visage qui avait, singulièrement accentué, son caractère de sphinx. Seulement, dans les yeux, luisait une brûlante clarté dont le reflet baignait tout le visage. Elle parlait peu, laissant monologuer Charlotte qui donnait, avec l'autorité de l'incompétence, son appréciation sur l'opéra entendu. Quand il descendit pour l'accompagner jusqu'à la grille du dispensaire, il fut enfin seul une minute avec elle. Alors, hâtivement, il dit, une impérieuse prière dans la voix: --A samedi, n'est-ce pas?... Au Vernissage... Je surveillerai l'entrée, dès la première heure de l'ouverture... --Si vous voulez, oui, au Vernissage, vers dix heures... Je pense bien que j'irai... Elle lui tendait sa main nue. Il l'effleura d'un baiser. Elle se détourna, car la grille s'ouvrait. Et la porte retomba derrière elle. XIX Et voici que le printemps était tout à fait venu... Un printemps hâtif et chaud qui faisait craquer l'écorce des bourgeons, gonflés de sève, et illuminait de la poésie du renouveau, même les vulgaires pentes des fortifications, vêtues merveilleusement d'herbe fraîche. Dans le jardinet du dispensaire, un lilas épanouissait des thyrses odorants; des _mères de famille_ alignaient leurs petites têtes sages le long des plates-bandes où foisonnaient les violettes plantées par Claude, auprès des primevères dont les pétales se chauffaient au soleil printanier. Étrangement, Élisabeth Ronal jouissait de cette fraîcheur de la lumière et des parfums, épandus dans l'air tiédi. Et elle en jouissait avec une intensité imprévue chez une femme aussi absorbée, par tant de multiples obligations. Mais toujours elle avait été ainsi, subissant, en tout son être, le charme du renouveau, avec une joie enivrée, aux jours de sa jeunesse; puis désespérément quand, si vite, étaient venues les heures cruelles. Avec les années, peu à peu, l'apaisement s'était fait; à vivre hors d'elle-même, détachée de sa propre peine, Élisabeth avait du moins trouvé la paix; et sans souffrance, ni amertume, ni regret même, elle pouvait contempler le radieux éveil de l'année. Ce soir-là, le dîner fini, avant de commencer sa tâche de comptes et d'écritures, elle s'accordait un instant de repos. La tête appuyée sur le dossier de son fauteuil de paille, elle songeait, regardant la nuit limpide et veloutée. Accoudée à la fenêtre, le visage appuyé sur ses mains jointes, Claude, elle aussi, contemplait le beau ciel où flambaient les premières étoiles; et son profil se détachait, tout blanc, sur l'ombre, éclairé par le reflet du croissant d'or pâle qui montait dans le sombre azur. Et soudain, brusquement, le regard d'Élisabeth fut frappé de l'expression de ce profil que la volonté ne surveillait pas... Invincible, la certitude s'abattait sur elle que cette expression-là était neuve, sur le visage de Claude. Souvent elle l'avait vue ainsi, rêver ou réfléchir devant la nuit; mais alors, ses traits n'étaient pas ceux qu'elle distinguait ce soir. Une anxiété bizarre l'étreignit écrasant ce charme de la nuit printanière qu'une minute avant elle savourait si profondément... Car ce n'était pas la première fois, que, depuis quelques semaines, Claude éveillait en elle un indéfinissable souci, une sourde inquiétude née de menus incidents, d'observations où l'évidence l'avait amenée, guidée par le sens intuitif, si développé chez elle. Silencieusement, de nouveau, elle se prenait à l'étudier... Et des profondeurs du passé, tout à coup, une image jaillit dans sa mémoire... Jadis, à la mère de Claude, elle avait vu cette expression... Comme toutes deux ainsi se ressemblaient! Vivant dans son souvenir, ressuscitait le visage passionné de l'amie d'enfance, dont la destinée avait été si lamentable... Folle créature d'amour qui avait brûlé sa vie. Au temps de leur commune jeunesse, quand toutes deux étaient des gamines de dix-huit à vingt ans, plus tard pendant ses quelques années de mariage dans le milieu de province où elle étouffait, la mère de Claude avait eu, à certaines heures, graves pour sa destinée, ce visage ardent, sombre, volontaire, où semblait palpiter une âme frémissante. Mais Claude devait être autrement trempée que sa mère, élevée en enfant gâtée, sans protection maternelle, dans un milieu d'artistes, très bohème; puis transplantée par un mariage imprévu dans une rigoriste famille provinciale d'où, incapable de s'acclimater, elle s'était échappée pour retrouver sa carrière d'artiste. Claude, elle, avait grandi dans une autre atmosphère. Elle savait qu'envers elle-même, envers les autres, elle avait des devoirs. Depuis des années, elle était habituée à les respecter. Et Élisabeth était sûre qu'elle les respectait... Alors, pourquoi cette crainte, qui, tout à coup, l'envahissait, lui donnant l'impérieux désir de lire dans l'âme, dans la pensée jalousement closes? Qu'avait cette petite fille?... Voici qu'Élisabeth en arrivait à se demander si, dans son respect de la liberté individuelle, elle avait assez étroitement veillé sur la jeunesse de l'enfant qu'elle avait promis de considérer comme sienne... Peut-être, elle s'était trop laissé absorber par la tâche de charité à laquelle elle s'était vouée... Venir en aide à ceux qui ne la touchaient pas, c'était bien. Mais son premier devoir, le plus rigoureux, n'était-il pas envers Claude dont elle avait accepté la responsabilité...? Les jeunes, après tout, si éclairée qu'on ait essayé de rendre leur conscience, peuvent se tromper. Elles ont besoin d'être encouragées, soutenues, surtout quand elles traversent la troublante crise de la jeunesse... Est-ce que, dans son passé, Élisabeth ne retrouvait pas des heures qui bouleversaient divinement--mais combien dangereusement aussi,--son âme de jeune fille..., qui, en somme, l'avaient jetée, avec une confiance enivrée, vers celui qui allait broyer son bonheur... Aussi, elle savait... Claude n'avait pas bougé. Le profil gardait la même ligne, durcie par l'effort de la pensée ou de la volonté. Élisabeth s'approcha et, doucement, mit la main sur son épaule. La jeune fille eut un tressaillement et tourna la tête vers son amie. Une clarté brûlait au fond de ses prunelles, si ardente qu'Élisabeth en fut saisie. Un silence d'une seconde; puis Mme Ronal interrogea simplement: --Claude, ma petite, qu'y a-t-il?... Qu'est-ce que tu as? Avant même d'avoir fini de parler, elle sentait Claude moralement cabrée, prête à la résistance. --Moi?... Mais je n'ai rien... Que voulez-vous que j'aie? Élisabeth. Avec sa douceur ferme, la jeune femme continua: --Je l'ignore... Mais j'ai l'impression... certaine, que tu as des désirs ou des soucis..., peut-être simplement un souci qui fait que tu n'es plus... _toi_... Dans la pénombre, Élisabeth vit frémir un peu les mains jointes sur l'appui de la fenêtre. Mais Claude eut un petit rire sec. --Élisabeth, est-ce bien _vous_, qui vous laissez emporter par l'imagination? Je ne suis plus _moi_?... que suis-je donc? --Une créature troublée par... --Élisabeth! L'accent était aussi impérieux que si Mme Ronal eût voulu violer le secret de sa pensée. De nouveau, la jeune femme mit la main sur l'épaule de Claude. --Ne te défends pas, Claude. Tu sais bien que je respecte trop ta conscience et ta liberté, pour te demander ce qui te préoccupe, si tu préfères en garder le secret. Mais, en amie, avec toute ma tendresse, mon dévouement... et aussi toute mon expérience, forcément supérieure à la tienne, je viens à toi, parce que, peut-être, je pourrais t'être une aide, d'une façon ou d'une autre.... Nous ne causons plus jamais coeur à coeur, et je crois que c'est dommage pour nous deux, pour notre affection... --C'est que l'une et l'autre, nous sommes trop occupées, Élisabeth; pour la causerie intime, il faut des âmes plus recueillies que les nôtres, absorbées par trop de travail. --Est-ce là vraiment la raison?... Le crois-tu? Claude. --Il y a, sans doute, aussi, que les années venant, nous nous replions sur nous-mêmes. --Il a été un temps, ma chérie, où devant moi, tu pensais tout haut, parce que tu me considérais comme une autre toi-même; sans doute, tu comprenais mieux alors combien je t'aime, toi, ma «petite»,... avec quel souci de tout ce qui te touche... Et tu venais à moi, confiante, comme tu ne le fais plus... Pourtant, je suis toujours la même et mes sentiments pour toi n'ont certes pas changé... Alors, pourquoi m'apportes-tu la tristesse... imméritée, de te voir devenir autre avec moi?... --Élisabeth, ma chérie, ne vous faites pas de peine pour cela, je vous en supplie... Oui, j'ai vieilli dans le sens où je vous disais tout à l'heure... Je ne peux plus avoir avec vous mon abandon de petite fille... Je ne _peux_ plus... Mais je vous aime toujours fort... bien fort! Des notes tendres adoucissaient soudain le grave contralto de Claude. Pourtant le visage de Mme Ronal ne s'éclaira pas. --Que tu m'aimes... je n'en doute pas... Mais je ne suis plus la grande amie à qui tu avais toujours besoin de te confier... Et je cherche pourquoi... --Élisabeth, oh! Élisabeth, ne cherchez pas! Je ne me confie à personne... C'est vrai, maintenant, moi seule, j'entre dans mon jardin secret. Même devant vous, livrer ma pensée intime, cela me serait aussi impossible que de me mettre nue sous votre regard... --Claude, Claude, tu dis des folies!... Oh non! tu n'es plus toi! Claude ne répondit pas. Élisabeth comprit qu'elle réfléchissait. Dans la nuit, son visage apparaissait si ardent et grave... Au bout d'un instant, elle reprit et son accent était bizarre: --Que trouvez-vous donc que j'étais? Élisabeth. --Une vaillante, qui rencontrait la joie dans l'existence laborieuse, droite, généreuse, qu'elle vivait... --Eh bien?... --Eh bien, cette joie, j'ai... l'impression... pour ne pas dire la certitude... que tu ne la possèdes plus... ou qu'elle ne te suffit plus... Alors, je voudrais connaître le pourquoi... car je m'inquiète pour ton bonheur... Encore une fois, Claude ne répondit pas. Les mains croisées derrière la nuque, elle demeurait immobile, adossée au mur, dans le cadre de la fenêtre. Ses yeux contemplaient le ciel paisible. Silencieuse aussi, Élisabeth l'observait; et presque effrayée, elle remarquait le caractère de beauté tragique et ardente qu'avait le jeune visage, dans la pénombre. Ce n'était plus un visage d'écolière studieuse, uniquement absorbée par des travaux intellectuels et artistiques; mais un visage de femme, modelé par une vie intense. Brusquement, soudain, elle parla: --Élisabeth, au lieu de regarder ainsi dans mon présent, cherchez dans votre passé de jeune fille... Il n'est pas possible que vous n'y trouviez pas des heures comme celles que je traverse en ce moment... où l'on souhaite... confusément... tout! et même l'impossible!... où l'on a la soif dévorante d'être emportée loin du milieu où l'on étouffe... --Un milieu où tu étouffes!... Mais, Claude, tu as la vie utile, intelligente... et combien indépendante... Presque, je dirais _trop_ indépendante... Sourdement Claude jeta: --Oui, si je n'étais qu'un cerveau, elle me suffirait sans doute... Mais je ne suis pas uniquement un cerveau... --Tu as un coeur, oui... Peut-être, il a des exigences que toi et moi, jusqu'ici, nous ignorions... Mais tu es bien trop jeune pour craindre qu'elles ne soient pas comblées. Si c'est... pour ta souffrance!... l'amour que tu appelles, il ne viendra que trop tôt!... --L'amour! interrompit-elle avec une sorte de violence contenue... Oh! non, Élisabeth, grâce à votre influence, je n'en ai ni le désir,... ni le goût!... Je veux me garder... pour moi-même! --Alors, Claude, que réclame ton coeur?... De la tendresse?... J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour qu'il ne se sentît pas dénué. Un frémissement avait passé dans la voix d'Élisabeth. Une douceur détendit, une seconde, le visage sombre de Claude. --Oui, vous avez été, pour moi, une amie incomparable... Plus même qu'une amie!... Ce n'est pas votre faute... c'est celle de ma nature si, maintenant, la vie que je mène ne me satisfait plus... Si je me fais l'impression d'être une créature serrée dans des vêtements trop justes et qui sait qu'un mouvement un peu vif suffirait à les déchirer! Élisabeth passa la main sur son front. Plus profond encore que de coutume, était son clair regard. Puis, lentement, elle interrogea: --Alors, quoi?... Que veux-tu? --Rien, je ne demande rien... Vous m'avez si bien dressée... --Oh! _dressée_!... --Mettons, élevée... que j'essaie encore de ne pas faire ces mouvements qui briseraient mon enveloppe de devoirs!... Oh! ces devoirs que je rencontre partout... toujours! que je rencontre autour de moi, devant moi, depuis ma jeunesse!... Maintenant, il me faut autre chose, il me faut _plus_!... Des devoirs, soit... Mais pas des devoirs seulement!!... --Claude, tu déraisonnes! Elle haussa les épaules. --Peut-être!... Je vous effraie?... Moi, je ne me reconnais plus... Non seulement, il me vient l'horreur de notre vie régulièrement enserrée dans les liens que vous appelez des devoirs, mais l'horreur même de notre quartier de pauvres, des misères, des laideurs que j'y coudoie!... --Claude, pourtant, tu les as aimés, tous ces pauvres que tu aidais à soulager... --Je les plains, oh! de toute mon âme!... Je voudrais pouvoir secourir toutes leurs détresses... Mais je ne suis pas _vous_, Élisabeth... Je ne suis pas Sonia... Je me refuse à me donner à eux!... Je suis devenue furieusement égoïste... Je veux savourer ma jeunesse, ma précieuse jeunesse! qui passera si vite! Je veux, autour de moi, de l'élégance, de l'harmonie, de la beauté!... --Claude, je ne te fais pas l'injure de supposer que c'est le spectacle des milieux de luxe où t'a conduite ta carrière, qui t'a soudain transformée ainsi... --Peut-être plus que vous ne pouvez l'imaginer, Élisabeth, il m'a été mauvais de respirer une atmosphère où je sentais trop bien que... tout mon être se serait épanoui, comme les plantes croissent dans la lumière... sans entraves!... Certes oui, mon cerveau est libre, oh! bien libre!... à un point qui m'effraie... qui vous épouvanterait peut-être aussi, s'il vous était donné d'y lire... Mon coeur aussi est libre! Mais les circonstances font que ma vie ne l'est pas... Ah! quand je pense à tout ce que je pourrais, si je n'étais captive de ma pauvreté... --Claude, ma petite, qui donc est jamais libre! Quelle crise traverses-tu là? Puisque ton existence ne saurait être autre, pourquoi ne l'acceptes-tu pas, bravement, telle qu'elle est et s'impose à toi? --Il me semble que c'est ce que je fais, du moins, ce que je m'applique à faire! interrompit Claude, presque hautaine... --Dans cette existence contre laquelle tu te révoltes, il t'est donné pourtant de mettre des jouissances d'art et de pensée, de te créer un bonheur dû à la valeur morale que tu acquiers par ton effort... --Oh! valoir!... Je ne tiens plus à valoir. Cette vanité-là m'est devenue indifférente! Mme Ronal ne répondit pas. Certes elle était forte durant l'épreuve; elle l'avait prouvé. Mais aux dernières paroles de Claude, à leur accent surtout, elle avait tressailli comme devant la certitude d'un danger jusqu'alors pressenti seulement... Quel était au juste ce danger que son intuition devinait menaçant Claude? Et pouvait-elle l'écarter? protéger, même malgré elle, cette enfant qui, soudain, semblait s'abandonner?... A coup sûr, il ne fallait pas heurter sa révolte; mais se taire, observer, agir seulement si la nécessité s'en imposait... Et elle ne releva pas l'aveu qui venait peut-être d'échapper à Claude. L'une près de l'autre, elles demeuraient silencieuses dans le cadre de la fenêtre, enveloppées par la sérénité de la nuit limpide où se perdait la lointaine rumeur de Paris. Aucun bruit autour d'elles. Leur humble quartier dormait; les travailleurs oublieux de leur lassitude, dans la mort bienfaisante du sommeil. Sous leur regard, le petit jardin allongeait, paisible, son unique allée, à l'ombre du lilas qui distillait sa senteur, dans l'air fraîchi. Sur le sable, des cailloux luisaient, un peu humides, dans la lueur d'argent du croissant lunaire. Une horloge invisible sonna dix coups. Claude se dressa, tressaillante, comme une créature qui se réveille. --Entendez-vous? Élisabeth. Il est déjà tard!... Ma chère grande amie, vous vous plaignez de mon manque de confiance... Et voyez tout ce que je viens de vous dire... bien inutilement. --Inutilement... pourquoi? --Parce que je vous ai, je le vois, tourmentée... Et à quoi bon!... Ce soir, j'avais sans doute les nerfs... irrités; et je leur ai dû de vous dire des choses stupides... Vous le savez bien, Élisabeth, qu'il y a des moments où je suis mauvaise!... Ne vous inquiétez pas pour moi... Du moins, pas encore!... Mon orgueil de femme est si fort!... Ah! je vous jure qu'il me garde bien! --Oui, je le crois..., dit lentement Mme Ronal. Mais combien de temps te gardera-t-il?... Elle leva les épaules; et l'accent indéfinissable, elle prononça: --Toujours, j'espère... Mais, Élisabeth, parlons de choses sérieuses... Tantôt, j'ai vu Rita. Elle me propose de faire partie d'une tournée d'une dizaine de jours, très avantageuse, très brillamment composée, dans quelques grandes villes du Midi, Nîmes, Avignon, etc., où il lui a été demandé de chanter... Cela me tente beaucoup d'accepter... Mais j'ai dit à Rita que je désirais votre avis, bien entendu... --Eh bien, demain, à tête reposée, nous étudierons la question, fit doucement Élisabeth. Ce soir, il me faut beaucoup travailler. Pourrais-tu m'aider en transcrivant ces fiches?... --Je suis toute à vous, Élisabeth. Et silencieuses, elles se mirent à remplir leur tâche. XX La vieille Mme de Ryeux avait écrit: «Ma chère enfant, dimanche, Monseigneur de Bécel, notre ami, veut bien assister à la consécration de la Vierge que je viens d'offrir à l'église du bourg. Pourriez-vous jouer du violon à la grand'messe et au salut? Pour le cachet, nous nous arrangerons toujours. Si, comme je l'espère, vous consentez, arrivez donc à Chantilly dès samedi, pour dîner. Vous coucherez et profiterez ainsi un peu de la campagne. Dites au Docteur que, si elle est libre, elle me ferait bien grand plaisir en vous accompagnant. «J'attends votre prompte réponse, ma chère petite, et vous envoie mon souvenir. «Marquise DE RYEUX» Entre ses doigts distraits, Claude tordait la lettre, hésitante... Non sur sa réponse, quant au concours musical qui lui était ainsi demandé, mais au sujet de l'hospitalité qui lui était offerte. Qui trouverait-elle à la Saulaye?... Des hôtes peu distrayants, sans doute, des abbés, des vieilles dames, Monseigneur peut-être déjà... Mais ce n'était pas cette pieuse société, si peu attirante lui semblât-elle, qui rendait sa volonté indécise. C'est une autre présence qu'elle redoutait. La Saulaye était bien près de Chantilly, où Raymond de Ryeux avait son écurie de courses... Et puis, pour la cérémonie qui la préoccupait, Mme de Ryeux voudrait sûrement avoir son fils et sa belle-fille... Alors, il était presque inévitable qu'elle _le_ vît... Une bouffée de sang lui empourpra les joues. Soudain, elle avait, aussi vivant que s'il se fût dressé devant elle, la vision du visage qui devenait, pour elle, une hantise, dont le regard la frôlait comme le jet d'une flamme. Et un geste de colère lui échappa. --Ah! çà, est-ce que, maintenant, j'aurais peur de lui?... Moi!... Quelle lâcheté! Instinctivement, elle avait rejeté en arrière sa tête volontaire; et les sourcils rapprochés, elle bravait en sa pensée, le regard audacieux: --Je le sais bien qu'il me voudrait!... Mais moi, je ne me livrerai pas... Et il faudra que, bon gré mal gré, il s'en convainque! Immobile, elle regardait durement son image, reflétée par la glace... Où allait-elle? Depuis quelques semaines, si forte, s'accusait en elle, cette impression que, du sommet où l'influence d'Élisabeth l'avait élevée, elle était en train de descendre un chemin... Une pente qui exerçait sur elle l'attirance du vertige... Une pente lumineuse, parfumée, au pied de laquelle, peut-être, il y avait un gouffre dont elle n'avait pas peur. Tout à coup, voici qu'elle allait dans la vie comme une créature éblouie par le soleil, apparu soudain entre des nuées qui se sont déchirées. Derrière elle, son passé d'étudiante studieuse, éprise de beauté morale. Puis, en avant, sa carrière d'artiste où des routes nouvelles s'ouvraient, vers lesquelles bondissaient les aspirations folles qu'une rafale de tempête semblait soulever en elle. Et ces routes apparaissaient cernées de fleurs jusqu'alors inconnues à elle, dont la senteur était grisante à faire défaillir la plus forte volonté. Maintenant, dans sa vie quotidienne, elle avait l'impression de se mouvoir avec des gestes machinaux, ceux auxquels, depuis sa jeunesse, elle avait été habituée..., sa volonté tendue pour dissimuler à tous, surtout à Élisabeth, sa faillite morale, la disparition de la vaillante Claude qu'elle avait été... A personne au monde, encore... elle ne l'eût avouée, cette faillite...; ou n'eût permis qu'on la lui montrât... Mais avec elle-même, jamais elle ne rusait, et elle était bien trop clairvoyante pour ne pas discerner même ce qu'elle ne voulait pas préciser, peut-être par une sorte de pudeur. Les dents serrées, elle murmura: --Oh! c'est odieux d'être ainsi obsédée par la pensée d'un être qui vous est étranger! Qu'a-t-il donc de plus que les autres pour avoir ainsi pu arriver à me changer!... De la Claude d'autrefois, que restait-il en elle?... Son orgueil,... comme elle l'avait dit à Élisabeth; son inflexible orgueil qui peut-être!... oui, peut-être?... l'aiderait à remonter la pente... Cet orgueil, qui impérieusement, n'admettant pas qu'elle se dérobât, lui fit envoyer une acceptation complète à l'invitation de Mme de Ryeux. Et le mot de consentement écrit, en elle, alors, une allégresse folle s'épanouit... Quand, huit jours plus tard, elle descendit du train à Chantilly, une voiture l'attendait devant la gare; non pas une auto. La vieille Mme de Ryeux restait fidèle aux habitudes de sa jeunesse. La victoria partit. Au trot rapide du cheval, Claude fut emportée à travers la campagne printanière que poudrait d'or la lumière d'un couchant splendidement paisible. Et soudain, une brusque détente apaisa la fièvre qui, toute la semaine, avait brûlé ses nerfs. C'était exquis, ce silence, ce calme, cette fraîcheur autour d'elle, cette brise tiède sur son visage... Elle ne pensait plus... Pour un instant, rien n'existait plus pour elle que la sérénité de ce crépuscule de mai, que l'immensité de ce grand ciel nacré; que la verdure frissonnante de la forêt qui épandait dans l'air des senteurs de terre et de feuilles nouvelles. Mais les tourelles de la Saulaye apparurent, brisant le charme. Claude arrivait. Qui allait-elle trouver? La voiture roula sous les arbres de l'avenue d'entrée, fit demi-tour et vint s'arrêter au pied du large escalier qui descendait de la terrasse, allongée devant les appartements du rez-de-chaussée. Près d'une haie d'orangers, toute seule, la vieille marquise tricotait. Toute seule!... Une pensée jaillit dans le cerveau de Claude: --S'il ne doit pas être là, pourquoi suis-je venue? Tout de suite, sa volonté se raidit, imposant silence à sa pensée; d'un geste de colère contre elle-même, sa main se crispa sur son ombrelle. Au bruit de la voiture, Mme de Ryeux avait relevé son bon visage aimable. Elle tendit ses deux mains à la jeune fille. --Ma chère petite, que vous êtes gentille d'être venue!... Vous me faites grand plaisir. A tous mes hôtes, j'ai annoncé une belle surprise pour demain; c'est vous!... Elle riait un peu, enchantée de son idée... Et Claude, malgré elle, se demandait qui étaient ces hôtes? --Vous avez eu un bon voyage?... Oui... Eh bien, maintenant, je vais vite vous faire montrer votre chambre, car nous dînons à 7 heures juste. C'est l'heure de Monseigneur, qui est arrivé tantôt... Tout en parlant, elle avait appuyé la main sur un timbre placé près d'elle, sur la table de jardin. Une femme de chambre apparut. --Sophie, conduisez Mlle Suzore à sa chambre. Ma petite amie, excusez-moi de ne pas le faire moi-même. Mes vieilles jambes redoutent les étages; et ma belle-fille, que j'espérais cet après-midi, n'est pas encore arrivée pour me remplacer dans mon rôle de maîtresse de maison. Son mari devait l'amener en auto. Peut-être ne viendront-ils que demain matin, pour la messe... Une flambée rose était montée aux joues de Claude. Elle eût été seule qu'elle eût voilé son visage de ses mains, pour dissimuler cet aveu de sa faiblesse: comme elle eût voulu cacher, à son impitoyable conscience, la terrible joie qui, soudain, faisait battre son coeur à larges coups. Heureusement, elle n'avait pas le loisir de penser. Tout juste, le temps lui était donné de revêtir sa robe blanche du soir; et elle était à peine prête, quand sonna le coup de cloche, avertisseur du dîner. Dans le salon, la plupart des hôtes de Mme de Ryeux étaient déjà réunis, les vieilles dames prévues, ses parentes; deux d'entre elles, flanquées de leurs demoiselles de compagnie, correctes, austères et effacées; puis, trônant dans un fauteuil d'honneur, entre son grand vicaire empressé et Mme de Ryeux déférente, Monseigneur, souriant, un air d'excellent homme, en toute simplicité, pénétré de sa dignité. A l'apparition de Claude, tous les yeux se braquèrent sur elle, surpris, curieux, plus ou moins aimables. Les douairières surtout coulèrent vers elle des regards effarés, désorientées par la vue de cette svelte créature si élégante dans sa simple robe blanche qui laissait nus le cou et les bras jusqu'au coude, dont le jeune visage, coiffé de boucles sombres, ne ressemblait à celui de personne. Le grand vicaire,--un gros blond très homme du monde,--l'enveloppa d'un coup d'oeil intéressé; et Monseigneur, d'un regard tout paternel. Mme de Ryeux la présenta aussitôt. --Monseigneur, voici notre jeune artiste. Demain, pour faire honneur à votre présence, elle nous donnera le régal de l'entendre aux offices. --Tant mieux! ah! tant mieux... J'aime beaucoup la musique. Je serai charmé de vous écouter, mon enfant... Il lui tendait la main. Elle s'inclina profondément, comme elle eût fait devant tout respectable vieillard, mais sans penser à baiser l'anneau pastoral. Monseigneur parut un peu surpris; mais il ne dit rien et laissa lentement retomber sa main. Mme de Ryeux ne s'était pas aperçue de l'incident. Car, à ce moment même, le maître d'hôtel ouvrait à deux battants les portes de la salle à manger. En même temps, à l'autre extrémité du salon, Étienne Hugaye entrait. Claude en tressaillit d'un plaisir que jamais ne lui apportait la présence du jeune homme. Mais dans le milieu où elle se trouvait transplantée, il était pour elle le visage ami aperçu soudain par le voyageur égaré en terre étrangère. Tout de suite, il l'aperçut; et un tel éclair illumina son regard qu'elle en fut saisie. Mais, correct, il saluait d'abord les douairières et Monseigneur dont, avec une aisance respectueuse, lui, baisa l'anneau. Et Claude, seulement alors, prit conscience de sa propre incorrection à ce sujet. Sa bouche eut un pli drôle tandis qu'elle songeait: --Quelle mécréante, je dois paraître! Monseigneur aura été scandalisé!... Tous les hôtes se levaient. Devant elle, apparut Hugaye, enfin libéré de ses devoirs de politesse. --Comment, vous ici? Elle se mit à rire. --Vous en êtes étonné!... Moi aussi! Je représente une «surprise»! --Une surprise?... Ah! oui, c'est vrai, en m'invitant, ma tante m'a annoncé une surprise... C'était vous! --C'était moi!... Mais ils furent interrompus. Étienne devait offrir son bras à l'une des vieilles dames, vu la pénurie d'hommes. Encore une fois, Mme de Ryeux déplorait le retard de son fils. Claude avait espéré la société d'Hugaye. Mais il trônait dans les honneurs, et elle, étant donnée sa jeunesse--peut-être aussi sa simple qualité d'artiste--se trouvait flanquée des deux demoiselles de compagnie qui avaient l'abord peu aimable et semblaient la considérer avec une sourde méfiance... Alors, résolument, elle s'enfonça dans un mutisme qui lui donnait une apparence de petite fille très bien élevée, muette devant les vieilles personnes qui ne l'invitent pas à la conversation. Elle le devina; et, de nouveau, une moue moqueuse souleva ses lèvres. Ses yeux rencontraient ceux d'Hugaye; elle lui lança un coup d'oeil de malice; et, gamine, mit un doigt sur ses lèvres, prenant un air sage. Ce pendant quoi, sa pensée s'activait, profitant de son silence. Avec l'audacieuse indépendance de jugement qui lui était coutumière, elle se prenait à suivre le banal déroulement des propos,--d'une aimable insignifiance; se distrayant à étudier les mentalités diverses qui se révélaient avec candeur, marquées, d'ailleurs, de la commune empreinte du milieu. A travers les vitres, d'une pureté immaculée, elle apercevait le beau parc qui s'enfonçait dans la nuit; où elle eût voulu pouvoir errer à sa fantaisie, insouciante des plats raffinés qui lui étaient présentés par les valets, gantés de blanc, dont le ministère s'accomplissait gravement, à travers la vaste salle à manger où les boiseries encadraient de précieux panneaux, oeuvre de Van Loo. Monseigneur, lui, dégustait en connaisseur les mets que Mme de Ryeux s'était ingéniée à lui faire préparer, et elle jouissait de son succès avec une vivacité qui épanouissait sa vieille et douce figure. Tout à fait, pour le moment, elle participait à l'imperturbable optimisme de Monseigneur qui s'affirmait, une fois de plus, en sa conversation. Tandis que tous partaient en guerre contre le gouvernement--si antireligieux!--lui estimait que, peu à peu, toutes les difficultés s'aplaniraient, et il entrevoyait l'âge d'or d'une réconciliation universelle. Les douairières ne paraissaient pas partager sa confiance, mais elles n'osaient protester, doutaient ou soupiraient tout bas; tandis que, tout haut, Étienne, d'humeur combative, remettait les choses au point, discutait les questions sociales qui lui étaient chères avec le grand vicaire. Celui-ci, évidemment, ne partageait pas les bienveillants espoirs de Monseigneur et l'écoutait pérorer avec un scepticisme indulgent. Claude eut un imperceptible geste de surprise en l'entendant tout à coup abandonner, par une exclamation, les considérations ardues que lui infligeait Hugaye: --Ne pensez-vous pas, mon bon ami, que nous tenons là des propos peu distrayants pour ces dames et surtout pour une jeune fille comme Mlle Suzore?... Étienne allait répondre que de telles questions étaient bien familières à Claude; mais elle lui jeta un léger signe pour qu'il ne la fît pas sortir du personnage où il lui plaisait de s'enfermer ce soir-là; et alors, il laissa le grand vicaire, qui était mélomane, se lancer vers les sphères musicales où, résolu, il appela Claude. A un degré surprenant, il était au fait du mouvement musical contemporain; et il parut ravi que Claude, entraînée malgré elle, lui parlât des oeuvres qu'elle exécutait ou aimait, des artistes avec qui elle avait joué, des grands concerts classiques, qu'il suivait autant que possible... Mais le dîner finissait; et Mme de Ryeux se levant, donna le signal de regagner le salon dont les portes-fenêtres étaient large ouvertes sur la terrasse. Sans hésiter, Claude se glissa dehors, invinciblement attirée par la belle nuit lumineuse qui sentait bon le printemps. Mais à peine elle avait fait quelques pas sur la terrasse, qu'elle s'arrêta court. Distinctement, dans le silence du soir, arrivait à elle le bruit approchant d'une auto qui roulait à toute vitesse. Entre les arbres, déjà apparaissait l'éclair des phares. Son coeur se prit à battre à coups pressés, tandis qu'une pensée déchirait son cerveau, bizarre un peu: --Voici ma destinée qui vient!... Immobile, elle demeura dans l'ombre, regardant approcher l'auto qui sortait de l'avenue d'honneur, tournait et allait s'arrêter devant le perron, sur l'autre face du château. Elle entendit le bruit des exclamations, des voix, de l'auto qui regagnait les communs; puis elle vit s'ouvrir la porte du salon où tous s'agitaient; et Charlotte de Ryeux entra la première, enveloppée encore de son cache-poussière, le voile écarté nimbant son visage à la Rubens; derrière elle, _lui_, incroyablement jeune vraiment, robuste, élégant, dans son allure de reître hardi aux prunelles caressantes. Tendrement, il baisait au front sa vieille maman qui le considérait, comme toujours, avec une joie extasiée; tandis que Charlotte s'excusait de leur retard, causé par une panne qui les avait obligés à dîner à Chantilly, devant la constatation qu'ils ne pourraient être à la Saulaye pour sept heures. Les saluts, les propos se croisaient, animaient le grand salon paisiblement endormi, un moment plus tôt. Claude entendait Mme de Ryeux insister pour faire servir aux voyageurs un petit repas qu'ils refusaient; puis tous deux disparurent afin d'enlever leurs vêtements de voiture. Alors seulement, elle prit conscience que, de la terrasse, elle avait regardé la scène, comme elle eût assisté à quelque spectacle auquel elle était étrangère, notant avec une attention machinale les gestes, les attitudes, les paroles... Quand Raymond et sa femme furent sortis, comme dans la reprise de la réalité, au réveil, elle se prit à murmurer: --J'ai été folle de venir!... La sagesse, ce serait de remonter dans ma chambre sans qu'il m'ait vue, lui laissant ignorer ma présence, ce soir... Et puis, demain, garder sans cesse Hugaye près de moi. Mais le destin ne lui permettait pas cette tardive sagesse. Étienne apparaissait au seuil d'une des portes-fenêtres et appelait: --Claude, vous êtes là? --Oui... --Rentrez, vous allez avoir froid! --Non, la nuit est délicieuse. Elle restait appuyée contre le parapet de la terrasse, les mains pendantes dans les plis de sa robe. La brise du soir frôlait sa bouche, tout son visage, que rosait sa fièvre soudain ravivée. Il se rapprocha: --Mme de Ryeux vous réclame. Raymond et sa femme viennent d'arriver. Elle dit lentement. --Je sais,... je les ai entendus... A l'entrée du salon Mme de Ryeux insista, de sa voix fatiguée: --Claude, ma petite, ne restez pas ainsi à l'humidité. Rentrez... Vous allez vous enrhumer! Allons, il fallait obéir. Il ne lui était pas permis de demeurer à l'écart avec Hugaye, dont la présence l'eût protégée... Protégée?... elle? protégée contre qui?... Voici maintenant qu'elle avait besoin d'être protégée comme une timide pensionnaire! Son orgueil se révoltait. Elle rentra. Les domestiques apportaient des rafraîchissements pour les de Ryeux. Les douairières échangeaient des paroles quelconques; Monseigneur somnolait un peu; le grand vicaire parcourait le journal du soir. Sous la lampe, les deux demoiselles de compagnie travaillaient, parlant à voix basse. Claude alla s'asseoir à l'écart, devant une table; et, machinalement, se mit à feuilleter un album de gravures anciennes qu'elle ne voyait pas; car elle venait d'entendre s'ouvrir, de nouveau, la porte du salon et Mme de Ryeux s'exclamait: --Enfin! te voilà, Raymond! Je suis bien contente! De toute sa volonté, elle s'interdit de tourner la tête. Mais Mme de Ryeux l'appelait: --Claude, mon enfant, pourquoi restez-vous ainsi, loin de nous? Venez donc ici, qu'on vous dise bonjour!... Je suis sûre que Raymond est enchanté de vous trouver! O candeur maternelle!... Était-ce même seulement enchanté qu'il était?... Avant qu'elle se fût approchée, il était devant elle qui se levait lentement, repoussant l'album. Dans ses yeux, il y avait une lueur de joie presque sauvage. Lui aussi, articulait les premiers mots échappés à Étienne: --Comment, vous! vous ici!... Il y a longtemps? --Je suis arrivée à six heures et demie. Brusque, il interrogea avec une sorte de violence: --Mais comment, pourquoi êtes-vous ici? C'est exquis... et terrible! Le dernier mot, il l'avait jeté comme pour lui-même, presque bas. Si elle l'avait entendu, elle n'en laissa rien paraître et dit négligemment: --Je suis venue afin de jouer du violon demain aux offices. Mme votre mère m'a demandé d'arriver ce soir pour profiter un peu de la campagne. --Ma mère aurait dû me prévenir... Elle leva, une seconde, vers lui, des yeux interrogateurs, mais ne dit rien. Alors, il finit: --Me prévenir qu'elle vous invitait. --Parce que vous ne seriez pas venu? --Peut-être... Du moins, j'aurais dû m'abstenir... s'il me reste un atome de raison. Il ne poursuivit pas, Charlotte à son tour entrait ennuagée de bleu tendre, et Claude se détournait pour l'aller saluer. Elle, aussi, eut un regard stupéfait--mais peu charmé,--à la vue de la jeune fille. --Comment, voilà Mlle Suzore?... Raymond, vous ne m'aviez rien dit de cette aubaine, qui doit vous ravir d'aise! --Comme vous-même, Charlotte, qui appréciez autant que moi, je suis sûr, le talent de Mlle Suzore. Mais j'aurais été fort en peine de vous prévenir d'une présence que j'ignorais. --C'est la surprise que je t'avais annoncée! expliqua la voix douce de la vieille marquise. Je savais bien que la présence de Claude te serait agréable! --Soyez certaine, ma mère, que vous avez très bien réussi, dit Charlotte avec un éclat de son petit rire aigu. Mademoiselle Suzore, puisque vous êtes une très jeune invitée, voulez-vous m'aider a offrir les rafraîchissements? --Bien volontiers, madame. Docile, elle prenait les verres de sirop glacé, les tasses de chocolat, les présentant comme Charlotte, qui fut d'ailleurs, presque aussitôt, arrêtée dans ses fonctions, par Monseigneur, lequel l'invitait à s'asseoir à ses côtés. Alors, derrière Claude, debout près de la table des rafraîchissements, la voix de Raymond de Ryeux s'éleva: --A mon tour, mademoiselle, puis-je réclamer de votre obligeance une simple tasse de thé... comme autrefois, dans le _studio_. Quel bon temps c'était là!... Pourquoi est-il fini? Claude tressaillit... Ah! oui! pourquoi était-il fini, ce temps où, si simplement, elle se plaisait avec Raymond de Ryeux! Se raidissant, elle jeta, railleuse: --En ce temps-là, vous ne redoutiez pas comme maintenant de me voir... --Est-ce que je redoute cela?... Je le devrais bien, en tout cas, puisque je me rappelle une parole lue dans ma jeunesse: «Celui qui aime le danger y périra.» Elle haussa les épaules, tout en versant le thé dans la tasse, comme jadis... --Je ne sais quel danger vous craignez de courir!... Mais j'imaginais que, comme moi, vous jugiez que c'est justement le danger qui donne de la saveur à la vie... Le danger bravé et vaincu!... Connaissez-vous un plaisir qui vaille celui-là? --Vaincu?... Et si le danger est vainqueur? Vous vous croirez donc, toujours--naïvement--assurée de triompher?... --Bien entendu... du moment que je _veux_ triompher! Obscurément, en lui, bondit une rage contre cette impossibilité qu'il avait de la saisir, de la vaincre, elle... De tenir, défaillante entre ses bras, cette orgueilleuse, de voir ces lèvres savoureuses, si jalousement gardées, s'entr'ouvrir frémissantes sous les baisers et les mots d'amour... Il se pencha vers elle un peu: --Quelle confiance vous avez en votre volonté! Que savez-vous, si même, malgré vous... vous ne connaîtrez pas aussi, à votre tour, ces heures où la tentation gronde si âpre, si enivrante que l'unique volonté qui demeure dans l'être, c'est de s'y abandonner, les yeux clos, épouvanté et extasié. Lentement, elle tourmentait la cuiller dans son verre d'eau glacée, la tête un peu inclinée; et il ne rencontrait pas son regard, puisqu'il ne voyait que le profil perdu qui était grave et surtout la nuque où, sous la lumière d'une lampe, les cheveux semblaient poudrés d'or. La lumière frôlait le bras nu, les doigts, et il eut l'impression qu'un frémissement les faisait trembler un peu... Sans relever la tête, elle dit d'un bizarre accent, tout à la fois léger, ironique et vibrant: --En effet, je ne sais rien de ce que vous dites!... Qui peut, en effet, répondre de l'avenir?... Mais je verrai bien... quand il sera temps! Hugaye se rapprochait. Aussitôt, changeant de temps, il interrogea: --C'est la première fois, je crois, que vous venez à la Saulaye?... Vous plaît-elle? --Infiniment!... Mon arrivée, au crépuscule, a été... adorable! --Eh bien, si vous le permettez, demain je vous montrerai des coins de forêt, tout proches, qui feront votre joie... --Demain?... Mais je ne sais trop si je m'appartiendrai demain... --Bien entendu, oui... Je suppose que vous n'allez pas, sans interruption, enchanter de musique, Monseigneur. Entre messe et vêpres, vous serez à vous et... à nous! Et dès ce soir... Est-ce que je puis vous faire une confession? --Dites... --Savez-vous que rien que de vous voir, j'ai été saisi de la tentation folle de... --De?... Les yeux sombres interrogeaient. --De faire un instant de la musique avec vous ce soir, puisque demain, vous n'êtes pas sûre de votre liberté. Je vous en supplie, ne dites pas non! Jouons quelque chose... Il y a si longtemps que je n'ai pas eu cette joie!... Un siècle! La voix avait une douceur ardente; et elle sentait combien de tout son être, il désirait la jouissance qu'il réclamait... Et voici que tout à coup, en elle aussi, montait l'aveugle souhait de ressusciter les minutes du passé... Hésitante, elle dit: --Mais personne ne demande que nous fassions de la musique... Nous serions très indiscrets en nous imposant ainsi. --Oh! sûrement non! Une allégresse triomphante flambait dans ses prunelles, et avant qu'elle eût pu se défendre, tout haut, il s'exclamait: --Ma mère, j'ai bien grande envie de jouer un instant avec Mlle Suzore... Voulez-vous me le permettre? Plus vivement que tous, oublieux du décorum, le grand vicaire s'écriait déjà tout le premier: --Oh! monsieur de Ryeux, quelle heureuse idée vous avez là! Tous plus ou moins insistaient. Claude était vaincue; mais elle objecta: --Nous n'avons pas de musique... --Qu'est-ce que cela fait? Vous et moi, nous savons par coeur l'_Aria_ et l'_Humoresque_. Nous les avons si souvent joués ensemble cet hiver... --Cet hiver, oui... Mais depuis... Ça va aller très mal... --Oh! que non! Je suis sûr de vous... Et de moi-même, puisque je joue avec vous... --Alors... soit... Courons la chance! Le violon de Claude avait été apporté. Raymond préluda. Sur les cordes, l'archet vibra en un beau son, large et grave. Et, instantanément, de par la puissance magique de l'harmonie, ils furent seuls, comme aux heures de l'hiver enfui, oublieux des présences étrangères, emportés par le souffle de l'art et de la passion qui, soudain, les enveloppait, pénétrant tout leur être. Quand ils se turent, la même lueur flambait dans leurs prunelles, invinciblement attirées l'une par l'autre. Des applaudissements les remerciaient; ceux du grand vicaire, enthousiastes; et Monseigneur s'exclamait paternellement: --Quel beau talent vous avez, mon enfant. Vous ne sauriez assez en remercier le Seigneur! --Peut-être est-ce de ma part un jugement téméraire?... mais je ne suis pas sûre que Mlle Suzore le fasse très souvent! jeta la voix haute de Charlotte de Ryeux, avec un petit rire mordant. Mes félicitations, Raymond, vous accompagnez comme un professionnel! Vraiment, vous pourriez partir en tournée avec Mlle Suzore!... Vous seriez de force! --Vous entendez? mademoiselle, fit Raymond impassible. --Mme de Ryeux a raison. Vous seriez de force, approuva Claude, aussi calme que lui devant l'attaque dont elle riait. Mais ni vous ni moi ne faisons de tournée... Charlotte ne répondit rien. Si les regards eussent suffi, elle eût pulvérisé ces deux êtres dont le talent et le succès l'exaspéraient. Dix heures et demie sonnaient. La vieille Mme de Ryeux aimait à se coucher de bonne heure. Elle donna le signal de la séparation du soir; et ce fut le petit brouhaha des bonsoirs échangés, des pas sur les dalles du vestibule, les marches de l'escalier; des portes qui se fermaient. Claude laissa retomber la sienne et, d'un geste rapide, elle éteignit la lampe électrique qui brûlait sur la cheminée. En ce moment, la lumière lui était odieuse, mais elle écarta les persiennes closes; et son regard chercha le large ciel paisible, comme son visage souhaitait la fraîcheur de la nuit à laquelle, machinalement, elle offrait sa main que semblait encore brûler le baiser correct de Raymond de Ryeux, donné devant tous. Une indéfinissable senteur de lilas et de feuille émanait de la brise tiède qui frôlait sa bouche. Des minutes coulèrent dont elle n'avait pas conscience. Debout devant la fenêtre, elle regardait le grand parc sombre où le clair de lune découpait des allées sablées d'argent... Mais avec un geste de révolte, elle se retourna soudain: --Allons, pas de rêvasseries stupides! Il faut dormir... Demain, à cette heure, je serai chez moi dont je n'aurais pas dû sortir! Une seconde, machinalement, elle regarda, autour d'elle, dans la pénombre, la jolie chambre, élégante et confortable, le lit préparé, les fleurs qui embaumaient la cheminée. Puis, rabattant les persiennes, cette fois, elle chercha la lumière; et ne voulut plus penser qu'à se dévêtir. XXI Était-ce la chambre inconnue, ses nerfs trop vibrants, la griserie de l'air parfumé, Claude dormit très mal. Quand la femme de chambre vint frapper à sa porte, à l'heure matinale qu'elle avait indiquée, il y avait bien peu de temps qu'elle venait de s'endormir d'un lourd sommeil. Pourtant, vite, elle se leva et s'habilla, avide d'errer à travers la campagne délicieuse dont elle voyait la jeune verdure s'ouvrir dans la lumière. Et telle était sa hâte d'être dehors, qu'elle ne s'assit même pas pour boire le déjeuner que la femme de chambre avait apporté sur un plateau. Alors elle descendit dans le parc. Il était solitaire. La plupart des fenêtres apparaissaient closes encore par les persiennes. Seuls, les appartements du rez-de-chaussée étaient large ouverts. A pleines lèvres, elle but l'air frais. Debout dans une allée inondée de soleil, elle demeurait immobile, allongeant devant elle, d'un geste d'enfant, ses bras nus à demi, pour sentir la chaude caresse sur sa peau. --Déjà en promenade? dit une voix à ses côtés. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit hier soir que vous vouliez, dès l'aube, explorer la Saulaye? J'aurais eu soin d'être prêt à temps pour vous en faire les honneurs... Les yeux de Raymond de Ryeux l'enveloppaient de leur allégresse triomphante tandis qu'il lui tendait la main. Simplement, elle répondit: --Cela me tentait de m'en aller seule à l'aventure! --Est-ce là un avis discret pour que je vous laisse?... --Non, si vous n'exigez pas que je me comporte en dame bien élevée et vous tienne conversation... --Vous ferez... comme vous voudrez!... Je ne vous demande pas si vous avez bien dormi... Vous êtes fraîche autant qu'un bébé! --Vraiment?... Eh bien, j'ai très mal dormi, au contraire. Sans doute... parce que je ne suis pas habituée au grand air de la campagne! Lentement, ils s'étaient mis à marcher à travers le parc où la rosée étincelait au soleil matinal, avivant le vert éclat des pelouses. Respectueux du souhait qu'elle avait exprimé, il ne parlait pas; mais insatiable, il la regardait, voulant la jouissance de contempler la ligne du profil, libre jusqu'au front, car les boucles capricieuses frôlaient l'autre tempe seule; ses yeux embrassaient d'un regard ravi, le jeune corps souple, depuis les pieds fins, bien chaussés, jusqu'au visage passionné et mystérieux qu'ombrait la capeline de paille. Elle portait une robe blanche tout unie; mais la forme en était impeccable; et la blouse de linon dont le col rabattu dégageait le cou, était garnie d'une précieuse broderie. Lui, notait tous ces détails; et difficile sur le raffinement de la toilette féminine, il lui savait gré d'être ainsi élégante, dans sa simplicité voulue. Soudain, elle s'exclamait: --Comme c'est bon de ne plus voir des maisons lépreuses, des cheminées, de pauvres rues poussiéreuses, de la misère. C'est bon... C'est bon!... Je voudrais qu'Élisabeth fût ici! Elle me comprendrait, elle qui aime tant la nature... En cela, du moins, nous nous ressemblons! --Rien qu'en cela? --Je le crains... Elle s'arrêta, une ombre sur le visage, comme si, brusquement, se fût fermée devant elle une porte ouverte sur l'espace lumineux. Silencieuse, elle continua de marcher. Ils étaient sortis du parc. La route, devant eux, fuyait toute blonde entre ses deux bordures d'herbe fraîche où pointaient les corolles pâles de milliers de coucous. Les branches, sous la brise, découpaient sur la route l'ombre de leur jeune verdure, luisante de soleil. Une clarté transparente dorait les verts tendres, les verts acides, les verts de chaude émeraude. Elle avançait, le visage à demi penché. Derrière elle, monta la voix de Raymond, un peu assourdie, avec un accent d'ardente prière: --Claude, ce m'est une torture de voir fuir, si mal employés, ces pauvres instants de solitude près de vous! Vive, elle tourna vers lui sa tête volontaire, soudain dressée. --«Claude!» Mais... vous ai-je jamais permis de m'appeler par mon nom? Je ne me le rappelle pas du tout! Presque rudement, il dit, se rapprochant d'elle, car le sentier devenait plus étroit, fuyant vers une clairière: --Est-ce que, par hasard, vous vous imaginez que, pour moi, vous êtes la farouche Mlle Suzore qui contemple les hommes du haut de son orgueilleux féminisme? --Non?... Vraiment non?... Je ne suis pas Mlle Suzore?... Et alors, que suis-je donc? Elle continuait de marcher lentement, sans plus le regarder. Sa main, au passage, frôlait les feuilles d'un geste inconscient. --Pour moi, vous êtes la créature unique qui ne ressemble à aucune autre, l'enfant, la femme dont j'ai peur et près de laquelle pourtant, je suis invinciblement ramené... toujours!... Comment avez-vous pu me donner une pareille soif de vous!... dont je ne peux pas me guérir!... Vous avez dormi cette nuit... Moi, ça m'a été impossible! J'étais... ivre, à l'idée que vous vous trouviez là!... près de moi, bien près!... et pourtant si loin!... Il y avait dans sa voix une sorte de colère; s'il n'avait été absorbé par sa propre pensée, il eût vu qu'elle était devenue très pâle. Mais comme elle continuait à regarder droit devant elle, vers la clairière ensoleillée, il ne pouvait s'apercevoir de l'étrange expression des yeux qui avaient un éclat sombre. Comme si le souffle lui eût manqué soudain, elle respira profondément. Puis, sa voix de contralto devenue presque dure, elle jeta: --Quelles folies dites-vous donc, ce matin? Ainsi vous parleriez, à la première coquette quelconque, dans votre monde!... Moi, je n'ai jamais été coquette avec vous!... Du même accent, contenu et violent, il articula: --Mieux eût valu, pour moi, que vous le fussiez!... J'aurais su me défendre! Je ne me serais pas laissé envoûter, comme je le suis..., misérablement... Apre, elle interrompit: --Dites «stupidement»... puisque vous reconnaissez que je n'ai rien fait pour... pour vous induire en tentation. Si vous êtes incapable d'approcher une femme jeune, en ami...--c'est ce que vous m'avez dit vouloir être pour moi!--alors... Il y eut une imperceptible pause dans ses paroles: --...alors, c'est très simple, nous ne nous verrons plus... Ainsi, soyez sans inquiétude à ce sujet... Vous arriverez bien vite à oublier votre... fantaisie pour moi! --Ah! vous pensez que c'est une «fantaisie?» Vous vous faites vraiment trop peu d'honneur!... Ne plus vous voir!... Sincèrement, vous vous imaginez que j'accepterais cela? --Mais... il le faudra bien! --Pourquoi? --Parce que... je l'ai compris... cela doit être... Lentement, la voix dure, elle prononça les derniers mots; et elle avait la bizarre impression que ce n'était pas elle qui parlait; mais la Claude de jadis, l'enfant élevée par Élisabeth Ronal, qui prononçait, par la force de l'habitude, des mots qu'on lui avait appris... et auxquels elle ne croyait plus... Avec emportement, il répétait: --Parce que cela doit être?... Mais qu'est-ce que cela me fait ce qui doit, ou ne doit pas être?... Je ne sais qu'une chose, le besoin que j'ai maintenant de votre présence, de votre voix, de vos yeux, de votre sourire, de la douceur de vos lèvres... La voix frémissante, elle jeta, l'interrompant: --Taisez-vous! Taisez-vous donc!... C'est de la littérature tout cela!... Et j'ai l'horreur du roman... Vous feriez mieux d'articuler franchement la vérité... que je ne comprends que trop!... Ah! je le sais ce que vous voudriez... Ce que je ne veux pas, moi!... Et ce qui ne sera pas! Vraiment, si vous pouviez mesurer le mépris que j'ai de vous... Ah! vous perdriez bien l'envie de me revoir jamais plus! --Claude!... Eh bien, prenez-le, ce droit, de me mépriser! D'un geste soudain, impérieux, il l'enlaçait... Et sa bouche s'abattit sur les lèvres frémissantes, en un baiser avide, profond... Un baiser lourd sous lequel s'étouffa son cri de colère: --Oh! c'est indigne! Elle s'était raidie, cherchant à dérober son visage. Mais il était le maître... Si étroitement, il la tenait, que son effort se brisait... Une brutale défaillance de ses nerfs, tout à coup, l'immobilisa sur la poitrine où elle sentait les battements fous du coeur, sous la caresse des lèvres, qui ne se détachaient pas des siennes... Du plus intime de son être bouleversé, une pensée montait: --C'est divinement doux, un baiser... Comme ils m'ont tous trompée, à me dire que l'amour ne vaut pas le prix qu'il coûte... Ses paupières s'abaissaient comme pour voiler la défaite de son orgueil. Il lui semblait qu'elle s'abîmait dans un gouffre où la jetait un vertige enivrant... Mais ce ne fut qu'une seconde... Déjà une révolte la soulevait; et ces lèvres qui ne voulaient pas quitter les siennes, elle les mordit... Il se redressa avec un cri de colère. Des gouttes de sang pointaient à sa lèvre. --Claude! D'un bond, elle s'était écartée. --Eh bien, quoi?... Je me défends comme je peux! Devant la clairière tachetée de soleil, ils se tenaient debout l'un devant l'autre, comme deux ennemis qui se mesurent. Et cependant... cependant en eux... obscurément, criait le désir de recommencer la caresse délicieuse. Mais l'orgueil les gardait. Fiévreusement, elle passait la main sur sa bouche comme pour en rejeter l'empreinte des lèvres qui venaient de les brûler, ainsi que le feu même. --C'est lâche, ce que vous venez de faire... Oh! que c'est lâche!... Lui était très pâle. Une lueur flambait dans ses prunelles. --C'est lâche... Surtout, c'est fou!... Je vous demande pardon... Naturellement, si j'avais réfléchi, j'aurais essayé de mieux me maîtriser... Vous devez me pardonner, Claude, car je vous aime... Ah! je vous aime... misérablement! --Que voulez-vous que cela me fasse! jeta-t-elle avec une violence orgueilleuse. C'est lâche, lâche, lâche! d'avoir profité de ce que j'étais chez vous... de ce que je marchais confiante près de vous, pour prendre mes lèvres, de force... comme un voleur. Elle lui lançait les mots au visage, les dents serrées... Et il ne pouvait savoir que, dans tout son être frémissant, il y avait autant de colère contre lui, que contre elle qui avait aimé l'ardente caresse de son baiser. Les bras croisés, droit devant elle, il la contemplait: --Vous êtes dure!... C'est que vous ne savez pas... Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est la tentation, pour l'homme!... Croyez-vous donc que, tout l'hiver, je n'aie pas lutté contre cette hantise torturante que vous m'avez donnée de vous? Vraiment, il a fallu, je crois, la surprise de vous trouver ici, pour que je trahisse ma folie! --Dites votre infamie... --Une infamie?... Est-ce ma faute, si je suis ivre de vous? Ah! oui! je pourrais le dire, que je regrette... ce qui vient d'arriver. Ce serait une hypocrisie... Non, je ne le regrette pas... J'ai connu une de ces secondes qui se payent de n'importe quel prix... Et ce prix, dans la minute présente, c'est votre colère... Et la soif de vos lèvres... que je n'ose reprendre... --Avez-vous fini de déraisonner? interrompit-elle durement. Son visage était aussi blanc que sa robe; mais une lueur de tempête--splendide--flambait dans ses yeux. Pour qui donc me prenez-vous? --Est-ce que je sais?... Pour moi, vous n'êtes plus que l'amour... Seulement l'amour!... Sans un mot cette fois, elle se détourna vers le chemin de la Saulaye. Mais dans son allure il n'y avait aucune hâte. Il ne fallait pas qu'il pût imaginer qu'elle avait peur de lui... Dans l'air, des sonneries de cloches tintaient... Y avait-il longtemps? Pour la première fois, elle les entendait et elle tressaillit toute. --Oh! les cloches de la messe!... Et je suis ici! Et l'on m'attend là-bas... Elle se redressait comme une créature soudain réveillée; et en courant, elle descendait l'allée lumineuse; sa fièvre calmée une seconde par cette nécessité d'agir... et d'agir sans retard! L'impression l'enveloppait qu'elle venait de faire un songe redoutable et exquis... Sur le perron, se tenait la vieille marquise, très agitée, l'air aussi mécontent que pouvait le prendre sa douce figure: --Mais, ma petite, où étiez-vous donc? Je vous ai fait chercher partout!... Le premier coup de la messe est sonné; et l'organiste vous réclamait pour répéter avec vous... Claude se jugeait dans son tort et elle subit l'algarade, sans impatience; même, elle voulut calmer les inquiétudes de Mme de Ryeux. --Ne soyez pas tourmentée, madame. J'ai répété déjà à Paris avec votre organiste. Tout ira bien. Je pars tout de suite, après avoir pris mon violon... --La voiture va vous attendre, mon enfant... --Non... non... c'est inutile... je préfère aller à pied. D'instinct, elle redoutait que le repos ne ressuscitât le sentiment qu'elle n'avait pas rêvé. Au plus profond de son être, elle sentait grandir une tempête où luisaient d'éblouissants éclairs, qu'étouffaient des rafales; et des mots... inentendus jusqu'alors... bruissaient incessamment dans son cerveau...--Dans son coeur aussi, hélas! La messe commençait quand elle entra dans l'église. En quelques secondes, elle eut grimpé l'escalier conduisant à la tribune. L'organiste, à sa vue, jeta une exclamation d'allégement. --Ah! mademoiselle, que j'étais inquiet en ne vous voyant pas arriver! Je comptais que nous aurions, comme il était convenu, une répétition avant la messe... Machinalement, elle dit: --Je regrette... Mais... une circonstance imprévue m'a retardée... Tout ira bien sûrement... Ne vous inquiétez pas! Telle était sa probité d'artiste qu'il lui était pénible d'avoir manqué à sa parole. Seulement, elle savait aussi qu'avec la fièvre qui dévorait ses nerfs, elle jouerait comme en ses meilleurs jours. Du haut de la tribune, elle apercevait tous les hôtes de Mme de Ryeux. Au premier rang, se tenait la vieille marquise, la tête penchée sur son livre de prières; près d'elle, Charlotte, dont les cheveux de soie blonde luisaient sous la paille sombre de son chapeau, et Lola, arrivée le matin avec sa tante, la grosse Argentine; puis les douairières et leurs suivantes. Lui... lui n'était pas là. Un soupir de délivrance souleva sa poitrine, mais s'étouffa aussitôt. Car, au moment même, elle l'apercevait qui entrait, correct, calme avec son aisance audacieuse. Comment avait-elle pu supposer qu'il ne viendrait pas, quand ce n'eût été que pour sa mère qu'il entourait toujours--elle l'avait constaté--d'un affectueux respect... En gagnant sa place, il leva la tête vers la tribune. Mais il ne pouvait la voir, car elle s'était adossée au mur, en arrière, loin de l'orgue; de toute sa volonté, raidie contre l'orage qui la bouleversait toute. Avec une âme étrangère, elle regardait les petites, voilées de blanc pour la procession, les garçonnets, gauches dans leurs vêtements de fête; les abbés disposés en couronne dans les stalles, autour de l'évêque, solennel en son fauteuil de cérémonie couronné d'un dais; et le prêtre qui officiait, revêtu de l'étincelante chasuble, offerte par Mme de Ryeux; et les chantres dont les voix campagnardes clamaient les prières liturgiques; et la foule endimanchée des fidèles... Elle ne priait pas. Car il n'y avait pas de foi ni d'élan religieux dans son âme absorbée par le seul souci de la vie. Et selon la parole du livre saint: «La grâce ne fructifie pas en ceux qui ont le goût des choses de la terre.» Dans ses yeux, dans son cerveau, dans son coeur, elle avait l'obsédante vision d'une clairière ensoleillée, d'un visage d'homme penché vers le sien avec une expression que jamais encore elle n'y avait vue... Sur ses lèvres, bien qu'elle les eût inondées d'eau froide, dans sa chambre, il lui semblait sentir encore la bouche frémissante qui lui avait murmuré des mots que leur accent rendait inoubliables... Comment, pourquoi ne s'était-elle pas révoltée mieux contre la brutalité du geste?... Comment l'avait-elle subi un instant, non pas seulement vaincue par la force... mais grisée soudain comme par un philtre enivrant et terrible... Oh! cette défaillance inexplicable qu'elle avait eue là!... Quelle colère, elle en éprouvait contre elle-même! Quel mépris pour la misérable créature qu'elle avait été en cette seconde-là; la même créature qui, dans le mystère de son coeur, tressaillait d'une allégresse insensée, quand il lui disait «qu'elle était tout pour lui... L'amour... seulement l'amour...» Et il était ivre d'elle... --A quoi bon tenter de m'illusionner! précisait-elle, impitoyable, ces paroles m'étaient douces comme elles l'auraient été à la première gamine venue... Mais quelle fille suis-je donc! Est-ce que Sonia aurait dit vrai?... Est-ce que je ne serais qu'une pauvre créature faite pour l'amour?... --Mademoiselle Suzore, venez-vous? C'est le moment. Elle tressaillit, arrachée au cercle de feu qui l'enserrait. --Oui, je viens. Elle était comme une créature qui reprend conscience d'elle-même; et elle eut une aspiration lente pour faire entrer dans son être, l'air qui chasserait le poids appesanti sur elle; puis elle prit son violon et vint se placer près de l'orgue. Alors, ainsi que le programme l'avait décidé, elle commença cet _Aria_ de Bach, qu'ils avaient, _lui_ et elle, joué si souvent durant l'hiver, qu'ils avaient joué encore le soir précédent... Aux premières notes, les têtes se dressèrent vers la tribune. Elle ne regardait pas; et cependant, elle vit se tourner vers elle,--invisible,--le visage de l'homme qui l'aimait... «Qui l'aimait...» Elle le savait bien, ce que, pour lui, _aimer_ signifiait! Alors, comment ne l'avait-elle pas souffleté, au lieu de demeurer entre ses bras, pareille à une esclave docile?... La pensée déchira son cerveau et une flamme lui empourpra les joues. Mais aussitôt, résolument, elle chassa l'humiliant souvenir et chercha le baume de la musique. Peu à peu, comme toujours, l'harmonie prenait tout son être d'artiste. Ah! que c'était bon d'oublier la honteuse minute et de se ressaisir!... Jusqu'à la fin de la messe, elle demeura ainsi, la volonté tendue, pour ne pas se souvenir, ni penser, dans les intervalles où elle ne jouait pas. Elle songeait seulement: --Si je pouvais partir tout de suite... ne plus le voir... Partir?... Mais ce lui était impossible! Il fallait encore qu'elle jouât au _Salut_, à trois heures; elle s'y était engagée. Et jusque-là, elle ne pouvait pourtant se terrer dans sa chambre pour être sûre qu'il n'arriverait pas à l'approcher... --Ce serait trop lâche! Est-ce que je ne suis pas capable de le tenir à distance? Les cloches vibraient en sonneries, joyeuses, annonçant la fin de la cérémonie... Les mêmes cloches qu'elle avait entendues, là-bas, dans le sentier, près de la clairière... --Oh! mademoiselle Suzore, quel talent vous avez! dit l'organiste enthousiasmé. Ainsi, elle avait bien joué. Elle n'en avait pas eu conscience... Elle avait joué dans l'orage. Mais la musique, pour elle, était la langue de son âme; et dans son jeu, il y avait eu l'écho de l'ouragan qui grondait en elle. Tous les hôtes de la Saulaye l'attendaient. _Lui_ aussi, enfermé dans son personnage d'homme du monde, alors que, courtoisement, il lui adressait ses félicitations, au vu et su de tous... Ce clubman strictement bien élevé, était-ce le même homme qui, trois heures plus tôt, penchait vers elle un visage brûlé de passion? Puis, il demanda avec une tranquille aisance: --Mademoiselle Suzore, vous qui aimez la campagne, revenez-vous à pied? --Non, si j'ai le choix... J'ai été debout presque toute la matinée. Je suis un peu lasse... Sans insister, il ouvrit devant elle, la portière du break, où étaient déjà Charlotte, Lola et les plus jeunes invitées de Mme de Ryeux... Et puis lui-même sauta près d'elle, prenant la dernière place vide. --Comment, Raymond, vous revenez en voiture? jeta Charlotte, surprise. --Pourquoi non, puisqu'il y a une place pour moi? Cela ne m'amuserait pas du tout de rentrer tout seul, comme un gamin en pénitence. J'espérais que Mlle Suzore aurait la générosité de venir me tenir compagnie. Elle ne répondit pas. Elle causait avec Lola qui, à son ordinaire, lui manifestait une chaude admiration et assombrissait ainsi le visage de Charlotte de Ryeux. La Saulaye était tout près de l'église, et, bien vite, apparut la haute allée de tilleuls, puis la terrasse. Mme de Ryeux et les douairières déjà ramenées par le confortable landau, y causaient avec une jeune femme, debout, toute mince dans son costume sombre. A sa vue, une exclamation de joie, presque de délivrance, monta aux lèvres de Claude: --Oh! Élisabeth! Tout à coup, il lui semblait être protégée, défendue contre _lui_ et contre elle... Sans toucher la main qu'il lui tendait, elle sauta en bas de la voiture et monta en courant les degrés de la terrasse. --Oh! Élisabeth, quelle bonne idée vous avez eue là, de venir! --J'ai pu m'échapper pour quelques heures; et vite, j'en ai profité. Qu'il fait bon ici! --Je suis sûre, grande amie, que vous vous en trouvez déjà reposée! --Tu te moques de moi! petite fille, sans te douter que tu dis là, pourtant, l'absolue vérité! Gaiement, Mme Ronal riait, aspirant l'air parfumé qui rosait un peu la pâleur de son visage fatigué. Mais Claude n'eut pas alors le loisir de lui parler davantage. Les hôtes de la Saulaye les entouraient; Hugaye venait à elle, lui disant, de sa manière brusque et franche, l'impression qu'il avait éprouvée à l'entendre, dans la petite église; et un éclatant carillon appelait au déjeuner, servi en grande pompe. Un déjeuner où l'élément ecclésiastique dominait; car, en l'honneur de Monseigneur et de la cérémonie d'inauguration, Mme de Ryeux avait convié le curé et le vicaire de son église; et aussi, d'autres prêtres de Paris et de la région qui figuraient singulièrement auprès de Charlotte de Ryeux et de Lola très _modern style_, dans leur élégance. Quant à Claude, sa qualité d'artiste semblait rendre naturelle l'originalité de son type. En d'autres circonstances, comme la veille au soir, elle se fût distraite à observer toutes ces personnalités diverses; à suivre la conversation dont la seule présence d'Élisabeth Ronal élevait le niveau. Car il y avait en elle une richesse de pensée qui, partout, toujours, agissait comme une force suggestive et invincible. Mais de tellement loin, Claude entendait les paroles dites autour d'elle, qui lui semblaient prononcées dans une langue étrangère... Tous ces êtres que préoccupaient la religion, la politique, leurs devoirs, qui vivaient obéissants au joug des lois morales, qu'avaient-ils de commun avec la créature révoltée qui, obscurément, se dressait en elle?... Tout à coup, avec une espèce d'épouvante, elle découvrait, qu'en somme, peu lui importaient les distinctions qu'on lui avait apprises, entre ce que ses maîtres appelaient le bien ou le mal. Docile, par le consentement de sa volonté, elle les avait écoutées. Mais la conviction n'était pas à l'essence de son être; et sous un choc mystérieux, ces idées, implantées en elle par l'éducation, chancelaient, s'évaporaient comme le parfum emprisonné dans un flacon soudain ouvert... Voici qu'il lui apparaissait que ce devait être une jouissance merveilleuse, de s'enivrer d'amour, sans rien penser, sans réfléchir, ni lutter, ni craindre, les paupières closes, tressaillante aux baisers qui caressent et qui brûlent. --Mademoiselle, est-ce que nous aurons encore le bonheur de vous entendre tantôt? C'était le timide vicaire, son voisin, qui risquait cette question. --... Quand vous jouez, on se croirait en paradis! Elle leva sur lui ses prunelles brûlantes et dit, machinalement: --Oui, tantôt, au _Salut_, je dois jouer encore. Puis, d'un élan brusque, elle continua, elle si «fermée» d'ordinaire: --Monsieur l'abbé, qu'appelez-vous la tentation? Il la regarda, effaré par la soudaine question. --Oh! mademoiselle... mademoiselle... la tentation?... Mais vous savez comme moi... comme tout le monde, ce que c'est... Le désir souvent très violent... d'une chose qui nous est interdite... --Est-ce que vous pensez, monsieur l'abbé, que les mauvais chrétiens peuvent y résister? Une seconde encore, il la considéra, interdit: --Je crois, mademoiselle, que ce leur est plus difficile qu'aux âmes très pieuses, parce que, peut-être, ils implorent mal le secours de Dieu. --Et vous êtes convaincu que Dieu vient au secours de ses créatures en péril? --Oh! toujours, mademoiselle, quand elles le lui demandent avec foi, avec amour, avec humilité. Elle répéta: --Avec foi... amour... humilité... Il faut ces trois qualités... Alors, cela fait bien des conditions!... Et la seule volonté humaine vous paraît insuffisante? --Elle est bien peu de chose, je crois, quand la tentation est très forte et que Dieu ne soutient pas, par sa grâce, l'être en péril. Claude, cette fois, ne répondit pas... Elle n'avait ni foi, ni amour, ni humilité; et ce prêtre lui disait que la volonté humaine était bien peu de chose... Oh! cela, c'était vrai... Elle en avait bien peur... Alors?... Elle se prit à parler au petit vicaire, des oeuvres de charité de sa paroisse. A travers la distance, encore une fois, elle sentait sur elle, le chaud regard de Raymond de Ryeux qui appelait le sien--et lui murmurait, dans le silence... les choses qu'elle ne voulait pas entendre... Elle ne pouvait soupçonner la tragique beauté que donnait soudain à son jeune visage, la tourmente qui passait sur elle, si violente que sa fière maîtrise d'elle-même chancelait... Jusqu'à la fin du déjeuner, elle s'appliqua à causer avec le jeune prêtre dont la simplicité et la charité fervente l'apaisaient un moment. Ensuite, comme la veille, elle aida Charlotte et Lola à offrir le café; mais elle laissa la jeune femme servir son mari. Ce fut lui qui vint à elle sous prétexte de lui réclamer le sucrier qu'elle tenait; et hâtivement, la voix suppliante et sourde, il lui jeta, tandis qu'autour d'eux, tous causaient: --Claude, ne soyez pas cruelle ainsi! Venez un instant marcher dans le parc... Il faut que je vous parle... Je vous jure que... vous pouvez venir avec confiance. Elle secoua négativement la tête: --Nous n'avons plus rien à nous dire. Elle répondait cela... parce que son orgueil le lui dictait; mais, elle entendait, au fond de son coeur, la misérable Claude, surgie en elle, se révolter contre la contrainte qui lui était imposée. Libre, cette Claude-là, elle le sentait bien, fût allée marcher dans le parc, près de l'homme dont les paroles éveillaient en elle une volupté inconnue. Mais elle n'était pas libre. Et la fière Claude Suzore alla s'asseoir entre Élisabeth et Hugaye. Le grand vicaire vint les retrouver. Un cercle se forma autour d'eux. Mais Raymond de Ryeux ne s'y mêla pas. En maître de maison courtois, il s'occupait des hôtes de sa mère, promenait en conscience les amateurs, à travers le parc; et les sombres robes des prêtres se découpaient sur le sable blond des allées. Lola et Charlotte papotaient, un peu à l'écart sur la terrasse, non loin du groupe de Monseigneur et des douairières. L'air était tiède; la douceur printanière baignait les êtres et les choses; dans le bleu limpide du ciel, les hirondelles traçaient des courbes larges. Les premiers papillons voletaient. Claude s'appliquait à causer; mais elle était si évidemment distraite que, tout à coup, Hugaye se pencha un peu vers elle: --Est-ce que vous êtes souffrante? Claude. --Souffrante?... Mais non!... pourquoi me demandez-vous cela? Il hésita une seconde, avant de répondre. --Vous n'avez pas votre visage accoutumé. Et vous paraissez si lointaine. --Je suis fatiguée, voilà tout... J'ai mal dormi. Il ne releva pas ses paroles, un peu impatientes. Mais elle devinait l'attention de son esprit observateur. Soudain, la peur la prit de la clairvoyance d'Élisabeth; et brusquement, elle s'enfuit dans sa chambre, avec le prétexte de son sac de voyage à préparer; car elle avait décidé Élisabeth à partir aussitôt le _Salut_, se dérobant aux instances amicales de Mme de Ryeux, pour les garder jusqu'au lendemain. Dans sa chambre, enfin, elle était seule avec elle-même! Là, personne ne pouvait épier son attitude... Là elle était bien sûre qu'_il_ n'oserait la chercher... Mais là aussi, rien ne la distrayait plus d'elle-même. Elle s'était jetée sur un fauteuil. Ah! si le sommeil avait voulu la prendre un moment, lui apportant l'oubli. Quel inutile souhait! Elle était aussi incapable de repos que d'activité; son cerveau, son âme, tout son être meurtri par le tourbillon d'impressions et de pensées qui se heurtaient en elle... Un coup frappé à sa porte la dressa soudain. La femme de chambre venait l'avertir que la voiture attendait pour la ramener à l'église. Déjà!... Tant de minutes avaient donc coulé?... Si absolument, elle avait perdu la notion du temps... Vite, elle mit son chapeau, prit son violon et descendit. Devant le perron, comme le matin, le break attendait; déjà étaient montées Charlotte, Lola et Mme Ronal... Les vieilles dames et les prêtres étaient partis depuis un long temps pour assister au début des vêpres. Ni Hugaye, ni _lui_ n'étaient là... Ainsi, il avait renoncé à l'approcher... Tout juste, elle le reverrait sans doute au milieu de tous, à la minute de son départ. C'était bien ainsi, très bien... Alors pourquoi, obscurément, en elle, cette sorte d'anxiété, pareille à un indéfinissable regret, à la pensée que, de la sorte, ils se sépareraient?... Elle l'avait voulu. A l'entrée de l'église, elle laissa les jeunes femmes, pour monter à la tribune où l'attendait l'organiste qui accompagnait le chant des vêpres. Elle poussa la porte, entra et, sur le seuil même, s'arrêta court. Debout près de l'organiste, à qui il parlait, se tenait Raymond de Ryeux. Au bruit de la porte qui se fermait, il tourna la tête. Leurs regards, pour la première fois depuis le matin, se croisèrent, tout pleins d'une sorte de défi. A la seule expression de son visage, elle comprit qu'elle n'éviterait pas son approche. Aussi clairement que s'il eût parlé, elle savait qu'il était venu l'attendre. Elle était trop fière pour se dérober; et la lutte, le danger l'attiraient toujours; mais ses traits prirent une impénétrable et dure expression. Elle l'entendit murmurer à l'organiste: --Je vous laisse; avant de descendre, j'ai un mot à dire à Mlle Suzore. Le vieil homme inclina la tête. Alors _lui_ vint à elle qui, lentement, préparait son violon. Avant qu'elle eût pu prononcer une parole, tout bas, il articulait, une prière passionnée dans la voix: --Claude, écoutez-moi... Il est impossible que nous nous séparions ainsi... Je ne peux pas... et je ne _veux_ pas le supporter! Elle ne fit pas un mouvement. Ses lèvres restèrent closes. Il semblait qu'un sceau les eût à jamais fermées pour lui... Droite, dans l'ombre de la tribune, elle se tenait immobile, sa main serrant le dossier de la chaise qui portait son violon. Mais de ses larges prunelles, elle le regardait et dans ce regard, presque sévère, une lueur étrange brûlait. La voix de l'orgue les enveloppa, chantant la béatitude des âmes dont la pureté cherche Dieu. Lui continuait, du même accent assourdi et frémissant: --Depuis ce matin, vous me fuyez... Alors puisque là-bas, à la Saulaye, vous ne m'avez pas permis de vous approcher, il m'a bien fallu venir vous attendre ici... Claude, si je vous ai offensée, je vous en demande pardon. Cette fois, elle parla; ses lèvres tremblaient: --Si vous m'avez offensée?... Vous en doutez?... --Oui, car ce n'est pas offenser une femme que de l'adorer... --Si!... quand on n'a le droit ni de l'adorer... ni de le lui dire... n'étant pas libre. Il haussa les épaules et martela: --Libre?... Mais je le suis autant que vous-même, Claude. Et vous le savez bien. Elle secouait négativement la tête. Il se pencha vers elle: --Claude, en dépit des apparences, je suis un pauvre dans la vie!... A l'heure présente, ma richesse, le trésor que je veux garder... à tout prix... c'est vous... Claude. Vous l'êtes devenu, malgré moi, malgré vous... par je ne sais quelle fatalité contre laquelle il m'est inutile de lutter... Maintenant, je ne puis pas consentir à ce que vous sortiez de ma vie... Elle articula: --Vous ne pouvez pas!... Dites que vous ne _voulez_ pas, surtout... Encore une fois, il haussa les épaules, avec emportement: --Est-ce qu'il est possible de _vouloir_ perdre ce qui vous est une ivresse?... Écoutez ceci, Claude... Claude, mon amour... Elle eut un geste violent, comme pour l'arrêter. Mais il n'y prit pas garde. Il continuait, en paroles ardentes et pressées, presque bas: --Écoutez ceci, c'est la vérité même... Vous êtes pour moi ce que pas une femme... _pas une_! vous entendez... pas une n'a jamais été!... Peut-être, est-ce que je commence à prendre une impitoyable conscience de la fuite de mes années?... Je veux maintenant sauvagement, tout ce qu'elles peuvent encore m'accorder... Près de moi, Claude, vous êtes une petite fille, une enfant... Alors, je ne puis vous demander que de vous laisser aimer... Claude, ma précieuse Claude, parce que je vous ai confessé mon fol amour, ne me refusez pas de vous voir. Et... je vous donne ma parole de gentilhomme... de ne plus chercher vos lèvres... malgré vous... de m'appliquer à n'être qu'un ami... Elle tressaillit toute, et arrêta sur lui un regard plein d'une curiosité incrédule et brûlante: --Vous seriez capable d'un pareil effort?... Vous? --Oui... pour ne pas vous perdre... Elle ne répondit pas. Elle avait détourné la tête et contemplait l'autel étincelant, la foule recueillie de ceux qui priaient, l'âme paisible. Elle?... elle ne priait pas... A quoi bon?... Pour aider ses créatures en péril, le Dieu qu'invoquaient tous ces croyants, voulait être imploré avec foi, avec amour, avec humilité... Et en elle, il n'y avait rien de pareil... Seulement l'impression que son coeur avait été, jusqu'alors, emprisonné dans des glaces qui fondaient sous le feu d'une flamme qu'elle avait ignorée. Et elle le sentait qui battait follement, qui tressaillait comme un prisonnier libéré, qu'enivre l'allégresse de la délivrance... Un peu surpris, l'organiste coulait un coup d'oeil vers leur groupe. Les chants liturgiques reprenaient... Mais ç'allait être au violon de se faire entendre; et timidement, il risqua: --Mademoiselle Suzore, voici le moment. Les traits de Raymond se contractèrent: --Claude, ma parole, je vous la donne. Je vous en supplie, avant que je vous quitte, promettez que je vous reverrai... Très pâle, elle murmura, prenant son violon: --Peut-être, plus tard... quand vous serez tout à fait sûr de vous... alors oui, nous pourrons nous revoir... Oui, peut-être... Elle disait «peut-être»... Et en prononçant le mot, elle comprenait qu'elle mentait. C'était bien _sûr_, qu'elle le reverrait... Elle savait que ce serait _bientôt_!... Et en l'intimité de son misérable coeur, elle n'eût jamais accepté qu'il en fût autrement... XXII Si Monsieur veut entrer. Madame n'est pas encore de retour; mais Mademoiselle est là. Et Caroline entr'ouvrit la porte du _studio_ devant Étienne Hugaye, qui s'arrêta, hésitant. Du seuil, dans la lumière voilée du crépuscule, il avait aperçu Claude assise sur le divan, inactive, les mains jointes sur ses genoux, si évidemment absorbée en elle-même que les paroles de Caroline, annonçant le visiteur, avaient dû lui arriver dépourvues de sens. Car au bruit de la porte, sans y répondre, elle commença, et une sorte de colère tremblait dans sa voix: --Pourquoi revenez-vous?... Je ne veux pas... Elle s'interrompit net, reconnaissant Hugaye, et se leva. Il eut un geste de protestation: --Claude, ne vous dérangez pas pour moi, je vous en prie. Mme Ronal m'avait fait demander pour cinq heures et demie. Je suis venu. Elle n'était pas rentrée. Comme Caroline m'a dit que vous-même étiez... occupée, je suis parti... Et je reviens. --Élisabeth avait beaucoup de visites tantôt; elle aura été retenue plus qu'elle ne pensait... Il nous est venu hier au dispensaire une file de nouveaux malades à surveiller. Vous pouvez l'attendre ici. Puisqu'elle vous a donné rendez-vous, sûrement, elle va rentrer. --Je ne voudrais pas vous déranger. --Oh! je vais travailler dans ma chambre. Le _studio_ vous appartient. Il ne répondit pas. Il la regardait qui rassemblait la musique éparse sur le piano et le divan où était son violon. Elle ne prenait pas garde à lui; seule, avec sa propre pensée. Qu'y avait-il donc dans cette pensée pour que le visage eût cette étrange expression, hautaine et ardemment songeuse? D'un élan imprévu, que sa volonté n'eut pas le temps de maîtriser, il interrogea: --Vous avez vu de Ryeux, tantôt? --Oui... --Vous le voyez beaucoup, maintenant. C'était une affirmation, presque rude, plus qu'une question. Le ton détaché, elle répéta: --Maintenant?... Oh! non... Je l'ai vu cet hiver parce que nous faisions de la musique assez régulièrement. --Oui... c'est vrai. J'avais oublié! Et puis... vous sortez ensemble. Elle s'arrêta court à travers la pièce et d'un geste brusque, posa le cahier de musique qu'elle tenait. --Qu'est-ce que vous voulez dire? Elle le regardait en face, le regard soudain durci. Lui gardait son masque de résolution calme et froide. --Pas autre chose que ce que je dis. J'étais un matin, au Bois...--c'était avant votre visite à la Saulaye, si je ne me trompe;--je vous ai vue suivre une allée, en compagnie de Raymond. Elle ne se déroba pas, et dit ironiquement, aussi franche que lui-même: --Très exact!... Un policier n'eût pu être mieux informé. J'ai en effet rencontré M. de Ryeux, je me souviens, un matin, au Bois: et nous avons marché ensemble quelque temps. Vous trouvez quelque chose d'extraordinaire à cela? --Oh! rien... Sauf qu'il n'était pas dans vos habitudes de fréquenter le Bois, tout comme les mondaines désoeuvrées que vous jugez de si haut! --Et comme vous le fréquentez vous-même! La voix mordante, elle avait lancé la riposte. Il n'en parut pas atteint. --Oh! moi, de vieille date, je monte tous les matins au Bois. C'est une habitude d'antan. --Eh bien, mettez que, chez moi, c'est une habitude nouvelle de m'y promener... Et j'imagine que cela m'est permis! --Parfaitement... Tout comme il est permis à vos... _vrais_.... amis de s'étonner de ce changement soudain et... Cette fois, il s'arrêta. On eût dit qu'il hésitait à poursuivre. --Et?... répéta-t-elle, impérative, une sorte de défi dans la voix. Heurté par sa maîtrise d'elle-même, il s'irrita, et avec une sévérité rude, il acheva: --Et de regretter les conditions où vous faites ce changement d'habitude. Il la vit mordre sa lèvre qui devint railleuse. --Décidément, votre cousin de Ryeux n'est pas, près de vous, en odeur de sainteté! Car, je suppose, c'est à lui que je dois la mercuriale dont vous me gratifiez. Sans avoir qualité pour le faire!... Vous l'oubliez un peu trop, vraiment! Il allait répondre. Elle ne lui en donna pas le temps et continua: --... Comme vous oubliez, pour me juger, que je ne suis pas une gamine de votre monde, grandie en chartre privée, mais, par la force des circonstances, une étudiante, une artiste, mettez le nom qui vous conviendra... Enfin, une femme qui ne comptant, dans la vie, que sur elle seule, ne doit raison de ses actes qu'à elle seule aussi, et n'a cure de l'opinion du monde, dont elle fait le cas que cette opinion mérite d'ailleurs!... Donc... Les yeux fixés sur elle, impassible, il l'écoutait, ainsi qu'il eût suivi le développement d'une thèse. --Donc il se pourrait très bien que vous me voyiez encore, si l'occasion s'en représente, marcher au Bois avec M. de Ryeux, et même aller prendre, sous son escorte, une tasse de chocolat au Pré Catelan... comme je l'ai fait le matin dont vous parlez, la promenade m'ayant donné faim... --Je savais, en effet, que vous étiez entrée avec lui au Pré Catelan. --Vous le saviez? --Oui... --Comment cela? Hardiment il dit, toujours impassible: --Je vous avais suivie. --Oh! de l'espionnage!... Et moi qui aurais juré que vous étiez incapable d'une vilenie! L'expression de colère méprisante qui contractait la bouche, la vibration de la voix rendaient les mots cinglants comme un coup de cravache en plein visage. Il pâlit un peu; mais il ne recula pas. Bien en face, gravement, il la regardait: --Vous vous trompez, Claude, ce n'était pas de l'espionnage, mais de la sollicitude. --En vérité? --Oui, car si j'avais jugé que votre... duo fût remarqué... et compromettant pour vous, j'aurais été l'interrompre... --Sans vous dire que vous vous mêliez de ce qui ne vous regarde point? --Parce que j'aurais estimé devoir le faire, prononça-t-il si fermement qu'elle eut une révolte de pur sang qui bondit sous la bride, jetée sur lui. --Et au nom de quoi, le deviez-vous? --Au nom de l'intérêt, de l'amitié que je vous porte... Vous étiez presque une petite fille encore quand je vous ai connue, il y a cinq ans... Et j'ai pris l'habitude de vous considérer, un peu, comme une jeune soeur... une petite amie imprudente, à qui je dis, aujourd'hui: «Claude, vous jouez avec le danger!» Si droite qu'elle semblait devenue très grande, elle se tenait devant lui, adossée au chambranle de la cheminée. Ses bras tombaient dans les plis de sa robe et ses mains étaient serrées l'une contre l'autre. Altière, elle répéta: --Quel danger? --Le danger d'être compromise par Raymond de Ryeux. --Ah! vraiment?... Compromise?... Aux yeux de qui? --De tous les honnêtes gens qui jugent qu'une honnête femme... et plus encore, une jeune fille... n'accepte pas, sans dommage pour elle, sans déchoir! la recherche d'un homme marié qui ne pourrait lui offrir que... --Que?... insista-t-elle, violemment. --Que d'être sa maîtresse. Un éclair jaillit dans les prunelles de Claude où montait la tempête. Mais elle gardait son orgueilleuse impassibilité, et dans la pensée d'Étienne, passa le souvenir biblique de l'ange révolté, superbe en sa rébellion. Il la sentait vibrante des pieds à la tête, raidie pour la lutte; mais elle secouait dédaigneusement la tête: --Étienne Hugaye, soyez sans inquiétude, je ne serai pas la maîtresse de M. de Ryeux... pas plus que la vôtre... ou celle de n'importe qui... Je vous jure que, cet hiver, j'ai encore fait mes preuves, car je l'ai entendu exprimer plus d'une fois dans vos salons!... l'insultant désir que vous semblez, insolemment, me croire capable d'écouter... Mais il ne monte pas jusqu'à moi... Vous vous alarmez à tort, Hugaye... A moi, à moi seule!... j'appartiens... et j'appartiendrai... L'orage, qui allumait des éclairs dans son regard, grondait aussi dans sa voix. Ils se tenaient face à face, comme dans une lutte, également résolus; lui attaquant, elle, ferme sur la défensive. --Vous êtes bien sûre... vous êtes trop sûre de vous! Claude... Je ne sais quelle force vous vous imaginez être, ni quel vouloir vous croyez posséder. Mais parfois ceux qui nous voient vivre, jugent mieux que nous-mêmes. Je vous connais bien... Et j'ai peur pour vous!... Claude. Elle l'interrompit avec une hauteur frémissante: --Ah! çà, où prenez-vous le droit de me juger de cette injurieuse façon? Je vous le répète encore une fois: comme il me convient, je vis et j'agis! --Bien entendu, puisque vous êtes une créature libre, pleinement responsable de ses actes dont elle peut apprécier la valeur; et qu'elle est, par suite, amenée à orienter comme elle le doit. Vous me demandez où je prends le droit d'être... sévère avec vous... C'est dans l'affection profonde que je vous porte... Elle eut un rire insolent: --Ah! ah! monsieur le censeur austère, vous aussi, vous trouvez que Claude Suzore serait une agréable proie! Il posa sur elle son regard clair qui jamais n'exprimait autre chose que la sincérité de sa pensée; et ce regard avait une gravité résolue: --Vous vous trompez! Claude... Si je croyais que vous m'aimiez... même, simplement, si j'espérais qu'un jour, vous finirez par m'aimer, je vous demanderais d'être ma femme. Il y eut un silence, celui des heures solennelles. Les prunelles, devenues attentives et profondes, elle le regardait aussi, stupéfaite, troublée, incrédule devant l'évidence même, non pas tentée... Pourtant, elle savait cet homme incapable de prononcer une parole qui ne fût pas rigoureusement vraie... Mais l'avait-elle bien compris?... Se pût-il que lui, le démocrate, lui que semblaient seuls intéresser les problèmes sociaux, la cause des misérables, que lui aussi eût subi la terrible attirance de l'amour? Et l'eût subie par elle?... Un doute tremblait dans l'ironie de sa voix: --Vraiment, vous auriez eu le courage de vous embarrasser d'une fille pauvre, doublée d'une artiste, alors que, dans votre monde, avec votre fortune, vous pourriez choisir n'importe quelle héritière? Vraiment?... Vous auriez fait cela?... --Est-ce que, Claude, vous m'avez jamais rangé dans le nombre de ceux qui veulent une femme à cause de son argent? Sincère autant que lui, elle dit: --Non, jamais!... Mais je cherche ce qui vous attirait vers moi... Il eut un violent geste d'épaules; et avec une sorte de colère, il articula: --Est-ce que je le sais seulement moi-même... Peut-être, tout simplement, je suis comme les autres!... J'ai subi votre séduction, votre effrayante séduction de femme... parce que vous avez vingt ans et que j'en ai trente! Ça, c'est le piège de la nature dont je crois... j'espère... j'aurais pu être le maître, bien résolu à ne pas me laisser détourner de la cause à laquelle je me suis voué, si, vivant près de vous, je n'avais vu ce que vous pouvez valoir, ce dont vous êtes capable... D'un geste impérieux, elle l'arrêta: --Ce que je vaux?... Ah! mon pauvre ami, sauf comme artiste, je ne vaux à peu près rien... Vous entendez, _rien_!... Tout à l'heure, vous prétendiez que je ne me connais pas... Vous vous trompiez... Je me juge bien plus sévèrement encore que vous ne le faites, même dans le secret de votre pensée. Ah! c'est heureux que je ne vous aime pas!... Quel lamentable avenir, nous nous serions préparé en unissant nos deux vies! Il eut un tressaillement qu'il maîtrisa aussitôt: --Pourquoi croyez-vous cela? --Parce que, tel que vous êtes, vous auriez exigé de moi ce que je n'aurais pu... ce que j'aurais été incapable de vous donner... --De l'amour?... Je le savais... --De l'amour, oui, d'abord... Pour vous, je n'éprouve que de l'estime, beaucoup d'estime, une profonde amitié de camarade. Et pas plus que les autres hommes, vous ne vous seriez contenté de cette part... La seule que je veuille donner... --Non, c'est vrai, je ne m'en contenterais pas. J'ai réfléchi, des heures et des heures! pour analyser le coup de folie... vous voyez que je suis aussi sévère que vous-même et me juge sans indulgence... qui me jetait vers vous... Et force m'a été de constater quels éléments y entraient... dont je n'avais pas à être fier, vis-à-vis de moi-même... Mais j'ai vu aussi que, grâce à Dieu, ce n'étaient pas les seuls! Grave, Claude écoutait passionnément; ses yeux interrogeaient. --J'ai été encore attiré vers vous parce que nous nous intéressions aux mêmes idées, aux mêmes oeuvres, aux mêmes espoirs; nous avions le même souci absorbant de la misère humaine, des humbles qu'il faut aider... le même mépris pour la vie égoïste, pour le vide des existences, selon le monde... Et il y a eu, alors, des instants où il m'a semblé que je ne faisais pas un rêve insensé en pensant que, l'un près de l'autre, nous pourrions réaliser un bel idéal... puisque nous ne vivons pas uniquement pour nous, occupés de nous... Ne le croyez-vous pas? Claude. Elle l'avait écouté, d'abord marchant à travers la pièce, puis immobile devant la fenêtre, le front appuyé contre la vitre, les yeux arrêtés sur le ciel qui devenait obscur... Quand il se tut, elle releva un peu sa tête penchée; et la voix de contralto vibra avec une âpreté amère: --Maintenant, Étienne,--je dois être loyale envers vous comme vous l'êtes envers moi...--maintenant, cet idéal, il a cessé d'être le mien... Je ne puis plus m'illusionner... --Claude! oh! Claude! Le nom lui était échappé, semblable à un cri de détresse devant la soudaine conscience que l'être cher est emporté à la dérive, vers le gouffre. Du même accent, elle poursuivit, ne paraissant pas même l'avoir entendu: --Je le vois clairement,... oh! chaque jour, plus clairement!... la vie où vous auriez souhaité m'entraîner, cette vie m'apparaît comme le ferait... comment dirais-je?... une mine noire, éclairée seulement par quelques pauvres lampes, éparses dans la nuit... Une nuit où s'agiteraient des travailleurs utiles mais pitoyables, qui font une tâche profitable aux autres, mais qui ne leur apporte aucune joie, à eux... Une tâche qui leur est un affreux labeur, imposé par la nécessité, s'ils ne veulent mourir de faim... Eh bien, moi, il me faut de la lumière, de la belle lumière!... Tous les jours, je découvre, plus impérieux en moi, le besoin de connaître, de posséder, de savourer pendant que je suis jeune, tout ce que la vie peut offrir de bon... même de mauvais!... à mon cerveau, à mon coeur, à mon âme, à tout mon être!... Me comprenez-vous un peu? Étienne. Bouleversé, il la contemplait. Était-ce bien Claude Suzore, d'ordinaire si jalouse de l'intimité de sa pensée, qui, soudain, la trahissait, avec cette espèce d'emportement désespéré? Alors, lui aussi, livra toute la sienne: --Claude, vous m'effrayez! Prenez garde... En vous abandonnant ainsi, Dieu sait où vous vous laissez emporter... Vous allez vers l'avenir comme une enfant aveuglée... Une lueur courut dans les prunelles sombres, sillon de feu, dans la nuit d'orage. --Non, pas comme une enfant aveuglée! Je sais très bien que ce n'est pas toujours la seule volonté qui nous mène, du moins qui demeure maîtresse... Oh! oui, je le sais... Elle s'interrompit une seconde... Oui, elle le savait maintenant, combien peut être impuissante, une volonté, si forte semble-t-elle être... --Donc, quoi qu'il m'arrive, je l'aurai prévu. Étienne, je vois très bien qu'en ce moment, je suis sur une pente... Je comprends ce qui peut m'attendre si je continue à descendre... Mais je sens aussi que cette pente me donne le vertige, et qu'il me semble... exquis!... de me laisser entraîner les yeux clos... comme font les petits, vous savez, qui, fous de plaisir, se font glisser, en bas d'un talus gazonné, le cerveau vide, sans crainte, grisés par leur élan... Et... Il l'arrêta d'un geste d'autorité: --Claude, Claude, vous déraisonnez! Qu'avez-vous fait de votre belle vaillance?... de votre souci du devoir?... Encore une fois, elle eut ce rire qui était triste comme un sanglot. --Tout cela, maintenant, tout cela me paraît des mots... des hochets à l'usage des personnes que la nature a créées vertueuses... Je ne pourrais plus me résigner à n'avoir pour horizon que le cercle de devoirs dans lequel, tous, autour de moi, vous trouvez tout naturel que je sois enfermée... Sans doute, je ne suis pas à votre hauteur. Je suis une créature d'essence inférieure qui veut sa liberté, même... --Même? --Même pour en faire un mauvais usage... peut-être! Cette fois, il ne répondit pas. Avec une sorte de colère, il la regardait, conscient de son impuissance, sachant que toutes ses paroles arriveraient jusqu'à elle, comme s'il les eût prononcées en une langue étrangère... Puis, tout haut, il reprit: --Ah! quel mal vous a fait de Ryeux! --Avant de le connaître, je changeais déjà... Vous lui faites trop d'honneur... Et, une dernière fois, je vous prie de ne pas ainsi le rapprocher de moi, dans vos paroles... Dans votre pensée, naturellement, vous en êtes libre... si vous n'avez pas peur d'être injuste!... --Je vous jure, Claude, que je voudrais bien l'être!... Et je vous croirai, si vous me dites que je le suis... Elle sentit qu'il attendait ardemment une réponse. Mais elle dit seulement: --Comment nous entendrions-nous? Vous jugez en homme et en moraliste... plus même, en catholique! Avant tout, en catholique!... Et, de religion, moi, je n'en ai pas... Oui... petite fille, j'ai connu les jours de grande ferveur... Et puis, plus tard, j'ai trop voulu questionner les dogmes... trop discuté, lu, cherché... Surtout j'ai trop vécu pour la seule vie présente... Alors vos croyances sont devenues pour moi lettres mortes, de lointaines étrangères... qui me repoussent par leur austérité, par ce qu'elles demandent, imposent de règles, de devoirs, de renoncements. Étienne, je n'ai pas voulu mon incroyance. Elle m'est venue d'un involontaire travail de ma pensée. Dans le regard un peu dur d'Hugaye, il y avait une expression douloureuse. --Pourtant, Claude, quelquefois, je vous ai aperçue dans notre chapelle de la rue de la Plaine... Elle eut la vision de la singulière petite église, construite comme un chalet suisse, qui, élevée pour des travailleurs, portait sur ses murs, derrière le tabernacle, les images qui leur étaient familières; les horizons du Paris populeux, d'humbles faces d'ouvriers derrière lesquelles se dressaient, imprévues, la silhouette effilée de la tour Eiffel, les cloches gigantesques des réservoirs du gaz. --Oui... vous avez pu m'apercevoir là. A certains jours, j'aime à y aller penser... Étienne, j'ai voulu être sincère avec vous, parce que vous avez songé à faire de moi votre femme... Maintenant, ni l'un ni l'autre, n'est-ce pas, nous ne reparlerons de ce que nous nous sommes dit, ce soir,--par hasard... Car nous n'avions certes pas prévu une telle conversation! Quel que soit l'avenir, elle restera pour nous deux le souvenir d'un moment où nous nous sommes parlé comme deux êtres qui s'estiment, si différents qu'ils soient. Elle s'arrêta. Un coup de timbre pressé résonnait à la porte d'entrée. --Voici Élisabeth. Instinctivement, tous deux écoutèrent. Le pas rapide et ferme de Mme Ronal s'entendait sur les dalles du vestibule. Alors Claude tendit ses deux mains à Étienne et dit tout bas: --Merci... Il y avait des larmes dans ses yeux fiers. Il les prit; mais sans les baiser, il y cacha un instant son visage... Puis, il les laissa retomber. Élisabeth ouvrait la porte. XXIII --Docteur, vous direz à Claude que je me plains de ne plus la voir! dit, avec un sourire, Sonia qui prenait congé de Mme Ronal sur le petit perron du dispensaire. Tantôt, j'espérais l'apercevoir en venant vous parler. --Elle est très occupée, en ce moment. Elle prépare une tournée de concerts avec Rita Delviani. --Faites-lui toutes mes amitiés. Imaginez-vous que, l'autre jour, j'ai été sur le point de hâter le pas pour rejoindre une jeune femme qui descendait d'une somptueuse auto de maître, près du Louvre, sur le quai. Elle lui ressemblait, à jurer que c'était elle!... Heureusement, je me suis arrêtée, car la jeune dame était accompagnée,--je m'en suis aperçue à temps...--d'un beau monsieur, d'aussi haute allure que l'auto elle-même. Racontez ma méprise à Claude... Au revoir, docteur. --Oui, je la lui raconterai, dit Élisabeth, la voix un peu lente,--comme si elle réfléchissait.--Toutes mes amitiés, Sonia. La jeune Russe salua Mme Ronal de son sourire lumineux de bonté. Puis, traversant le jardinet, elle sortit. Sur le perron, Élisabeth était demeurée immobile. Les yeux songeurs, elle regardait, sans les voir, des roses qui fleurissaient le petit massif de la pelouse. Un pli creusait son front que baignait la brise, chaude encore, du couchant. Mais une sonnerie, brusquement, la rappela à elle-même. Dans son cabinet, Hugaye l'attendait, avec beaucoup de travail!... Et elle s'en alla aussitôt vers lui, sa forte volonté obligeant le cerveau à s'absorber dans la tâche imposée. Seulement, quand au bout d'une grande heure, tous les chiffres du rapport furent alignés et les décisions prises, Élisabeth, repoussant les papiers amoncelés sur le bureau devant elle, interrogea soudain: --Hugaye, je ne veux pas vous demander de médisances... vous me connaissez trop pour le supposer... Mais j'ai besoin d'un renseignement qui, pour moi, est important. Aussi, je vous prie de me répondre en toute sincérité. Il acquiesça du geste. Un peu surpris, il attendait, étonné de l'expression qu'avait prise le visage de la jeune femme. Un si lourd souci semblait peser sur elle... --Étienne, estimez-vous M. de Ryeux incapable d'une vilaine action? --Qu'entendez-vous, madame, par une vilaine action? --Le croyez-vous, par exemple, capable de séduire une jeune fille? Leurs yeux se rencontrèrent. Il y eut un silence. Il n'avait pas répondu. Elle insista, et ses traits s'altéraient plus encore: --Étienne, la vérité... Il me la faut! Grave, il articula: --Je crois que, quand une femme le charme profondément, il n'existe aucune loi qui l'empêche d'aller à elle et de tenter... tout ce qui est en son pouvoir, pour l'avoir à lui... --Mais il n'est pas homme... à prendre une femme de force?... --Oh! non!... Seulement, il a le don... redoutable de l'ascendant. --Sur certaines, oui... --Sur presque toutes, madame. De nouveau, tous deux se turent. Puis, brusquement, Élisabeth interrogea: --Pensez-vous que Claude lui plaise?... Vous les avez vus ensemble, dans le monde, bien plus que moi! Une contraction crispa les traits d'Étienne. --Oui, elle lui plaît!... Comment en serait-il autrement?... Elle ressemble si peu aux femmes qu'il a coutume de rencontrer! Il ne pouvait manquer d'être attiré... --Et à elle, plaît-il?... Croyez-vous? L'étau se resserrait autour du coeur d'Élisabeth Ronal. --Il l'intéresse... --Il l'intéresse seulement?... Alors, si vous ne vous trompez pas, le mal n'est peut-être pas irrémédiable encore... Entre haut et bas, elle avait parlé, comme pour elle seule. Lui, hésitait à poursuivre, craignant de paraître indiscret. Mais il sentait en elle une si douloureuse anxiété, et lui aussi l'éprouvait si intense, cette anxiété... qu'il reprit, sa réserve vaincue: --Claude a forcément fait attention à lui, car tout l'hiver, il l'a enveloppée de ses hommages,... de son admiration... Mais l'été va les séparer... Et, avant même, ils vont l'être; car il part ces jours-ci, pour une randonnée en auto dans le Midi, Dauphiné et Provence, je crois. --Dans le Midi?... Ah!... Il part avec Mme de Ryeux? --Oh! non!! Il part seul. Élisabeth ne répondit pas; même à un ami tel qu'Hugaye, elle ne voulait pas livrer le soupçon qui, impérieusement, venait de pénétrer en elle. Raymond de Ryeux partait dans le Midi... Et Claude aussi, y allait, pour cette tournée qu'elle avait voulue, avec Rita Delviani... Habituée à l'empire absolu sur elle-même, elle dit simplement: --Merci de votre confiance, Hugaye. Vous avez raison, je redoute un fantôme... Mais, comme le prétend le docteur Delbeau, à l'égard de Claude, je ne suis qu'une «mère poule». Elle souriait faiblement; et Hugaye comprit qu'elle avait hâte d'être seule. Elle le laissa partir sans lui donner aucun rendez-vous pour la continuation de leur travail. Une pensée prenait toute l'attention de son cerveau: --Il faut que je parle à Claude. Elle était trop éclairée pour ne pas comprendre qu'une heure grave approchait. La jeune fille rentra tard; au moment même du repas du soir; et elles dînèrent vite, presque silencieusement. Cela leur arrivait quand l'une ou l'autre, ou toutes deux avaient des préoccupations absorbantes. D'autant qu'elles possédaient une égale terreur des conversations oiseuses; et après leurs laborieuses journées, le silence les reposait. En arrivant, Claude avait expliqué son retard, en disant que la répétition, pour son concert, s'était beaucoup prolongée. Elle n'en paraissait pas fatiguée, d'ailleurs, et son visage avait un tel éclat que Mme Ronal en fut saisie. Dans ses yeux, il y avait une sorte de fièvre qui les faisait sombres, superbement... Mais comme elle semblait isolée en elle-même! mangeant à peine; distraite à ce point, qu'elle ne remarquait pas l'attention préoccupée d'Élisabeth. Leur repas fini, elles passèrent comme de coutume dans le _studio_; mais Claude dit aussitôt: --Je vais, un instant, dans le jardin, Élisabeth. Mme Ronal ne la suivit pas. Elle s'assit à sa table de travail. Seulement, elle ne prit aucun des papiers disposés devant elle. Grave, réfléchissant, elle suivait la lente promenade de Claude, autour du jardinet. Dix heures sonnaient quand la jeune fille enfin rentra, disant: --Il fait bien lourd, ce soir!... Je me suis laissé entraîner à rester dehors. Vous travaillez? Élisabeth. Est-ce que je vous gênerais en faisant un peu de musique? J'ai besoin de me reposer les nerfs avec mon violon. Je sens l'orage. --Non, tu ne me gênes jamais... Mais avant que tu commences à jouer... je voudrais te faire une question à laquelle je te prie de répondre en toute franchise. Élisabeth perçut, chez Claude, un frémissement que, tout de suite, d'ailleurs, elle domina: --Demandez, Élisabeth. --Serait-il vrai que tu sois sortie en auto avec M. de Ryeux? Tu ne m'en avais jamais parlé?... Le visage de Claude prit, instantanément, son masque de sphinx. Mais elle n'avait pu empêcher une fugitive rougeur de colorer, une seconde, l'ivoire pâle de la peau. --Je ne raconte pas tout ce que je fais, Élisabeth; surtout quand il s'agit de choses sans intérêt. --Ce qui te concerne m'intéresse toujours. Tu te souviens, sans doute, que le jour où je vous ai trouvés, M. de Ryeux et toi, en train de prendre le thé ensemble--et seuls,--je t'ai dit que je jugeais... fâcheuses... ces petites séances... --Et je les ai interrompues aussitôt. --Oui; mais tu t'es arrangée pour rencontrer ailleurs M. de Ryeux. Et je m'en étonne. Je ne comprends pas ta conduite, Claude. Pourquoi donc étais-tu en auto avec Raymond de Ryeux? Un silence tomba dans la pièce. Mme Ronal eut conscience que la jeune fille hésitait sur la réponse à faire. Mais ce ne fut qu'un instant. Jamais elle ne reculait devant la lutte; et, inconsciemment hautaine, elle dit: --Oh! la chose est bien simple... j'étais allée à Chantilly revoir le Musée. J'y ai trouvé M. de Ryeux qui a été assez aimable pour m'accompagner dans ma visite; et comme lui-même rentrait à Paris, en auto, il m'a offert de me ramener, pour éviter la chaleur du wagon. Voilà tout!... Les espions n'ont pu vous en dire plus long! Élisabeth. --Jamais tu n'as été «espionnée», mon enfant. Une personne, bien innocemment, m'a dit avoir cru te reconnaître, descendant d'une auto privée, sur le quai du Louvre. Alors, j'ai voulu savoir, de toi, si le fait était vrai... Car il m'étonne beaucoup... oh! oui, beaucoup! --Pourquoi?... Vous m'avez toujours laissée libre d'agir comme je décidais de le faire. L'accent de Mme Ronal prit une autorité presque sévère. --Oui; mais à la condition que tu décides... bien!... Et, en la circonstance, tu as mal décidé! Une fille de ton âge ne circule pas seule en auto avec un homme qui a la réputation de M. de Ryeux. De nouveau, une rougeur monta, telle une flamme, aux joues de Claude. Elle eut un rire bref. Un pli barrait son front, rapprochant les deux sourcils: --C'est sa mère elle-même qui m'a envoyée, la première, en auto avec lui! --Les mères ne se rendent pas toujours bien compte de ce que sont leurs enfants; et Mme de Ryeux est incapable d'imaginer le mal! Claude laissa tomber un geste indifférent: --Soit!... C'est tout ce que vous vouliez me dire? Élisabeth. --Non. --Ah! vraiment; il y a encore autre chose? --Oui... Tantôt, incidemment, le hasard d'une conversation m'a appris que M. de Ryeux... --Encore lui! --Que M. de Ryeux partait pour une excursion en auto, dans le Midi, Dauphiné et Provence... --Eh bien? Cette fois, elle était très pâle, comme si le sang eût soudain reflué au coeur; mais les traits avaient une résolution inflexible. --Il part dans la région où tu vas pour tes concerts. Tu le savais? Elle inclina lentement la tête. --Oui, il me l'a dit. --Claude! il va te retrouver! --Il va dans le Midi parce qu'il lui convient d'y aller. Élisabeth l'enveloppa toute de son regard si pénétrant qu'il semblait descendre tout droit dans l'âme qui prétendait se dérober. Une angoisse tremblait dans sa voix, si ferme, d'ordinaire, en sa douceur. --Claude, pour la première fois de ma vie, je doute de toi!... Je n'ai plus confiance. Quelque chose qui ne _doit_ pas être, existe entre Raymond de Ryeux et toi. Toutes tes paroles, assurances, dénégations, promesses n'iraient pas contre cette certitude! --Je ne vous en ai pas fait entendre une seule, Élisabeth, interrompit-elle, orgueilleuse. --Je ne t'avais jamais rien encore demandé... Tu as plu à cet homme. Aujourd'hui, il te veut... Et soudain, il me vient la peur, la peur horrible! qu'il ne soit arrivé à prendre ton coeur... tout au moins... Claude ne répondit pas. Elle semblait regarder en elle-même... si profondément!... --Claude, tu l'aimes!... Lentement, elle articula, comme si elle déchiffrait un mystère dans son âme: --Non... je ne le crois pas... mais j'aime qu'il m'aime... j'aime... --Quoi? --J'aime à le sentir ivre de moi, à me sentir toute-puissante sur lui... Et aussi... Elle parlait avec le même accent; mais une sorte de désespoir farouche assourdissait tragiquement sa voix. --... Et aussi, j'aime à me sentir brûlée par son amour... J'aime la morsure et la caresse de son baiser... --De son baiser!... Claude, oh! Claude, tu ne vas pas me dire que tu es sa maîtresse! Il y avait une épouvante dans les yeux d'Élisabeth. --Je ne suis pas sa maîtresse!... Mais si je voulais... je serais sa femme... --Il t'a dit cela pour te vaincre! Et tu as pu croire ce mensonge?... Comme le ferait une naïve pensionnaire!... Toi! qui connais déjà la vie, autant qu'une femme... Claude secouait la tête. --Vous vous trompez... C'est la vérité absolue... Vous avez raison, Élisabeth, il me veut... Et pour m'avoir, il est prêt à tout... même au divorce... --Et tu chasserais une femme de chez elle pour prendre sa place?... Mais, Claude, dans quel bas-fond es-tu tombée? Sans bouger, droite devant la table de travail qu'Élisabeth n'avait pas quittée, Claude, d'un geste douloureux, tordait ses mains, serrées l'une contre l'autre. --Oui, tout cela est misérable et laid!... Ah! vous pouvez me mépriser, Élisabeth... Autant que je me méprise moi-même; car cette place, dont vous parlez... si elle me tentait... pardonnez-moi! Élisabeth... eh bien, je la prendrais, sans remords, ni pitié... Mais elle ne me tente pas!... Je ne veux pas du personnage de poupée de salon... J'aime ma vie d'artiste, libre, grisante, si intéressante! A moi seule, je devrai la fortune... Je ne serai pas la femme de M. de Ryeux... Élisabeth passa la main sur son front; à mesure que Claude cédait à l'élan qui la soulevait, elle devenait calme, avec ce regard clair et profond qu'elle avait près de ses malades, à l'heure suprême du danger. --Tu ne veux être ni sa femme, ni sa maîtresse... Alors... alors je ne comprends plus... Je me demande quel abominable jeu, tu joues avec cet homme! --Ah! si c'était un jeu!... Mais, pour moi, Élisabeth, c'est un drame, terrible et enivrant, qui fait de moi une créature grisée... --Claude, tu me dis que tu n'es pas sa maîtresse... Peut-être, c'est vrai... Tu ne l'es pas encore... Mais, fatalement, tu le seras, si tu t'abandonnes ainsi! --Non, car je ne veux pas l'être! --Tu ne _veux_ pas!... Mais tu oublies donc qu'il suffit d'une minute de défaillance de ta volonté, de tes nerfs, pour que l'irréparable s'accomplisse... Et alors? --Alors?... Je ferai comme tant d'autres malheureuses, je paierai ma lâcheté. A l'avance, j'accepte le prix de la dette, si dur soit-il. Je l'aurai mérité. Et peut-être alors, je redeviendrai vaillante. Aujourd'hui, je ne suis plus qu'une feuille balayée par un vent de tempête... Je ne raisonne plus... Je vis dans l'heure présente. La première fois que, par surprise, ses lèvres ont pris les miennes... ces lèvres, je les ai mordues... pour me défendre... Et maintenant!... Ah! par quel sortilège a-t-il pu vaincre ainsi ma volonté! Dans son souvenir, se dressait l'image de la forêt, lumineuse et odorante, où l'auto, un moment, les avait arrêtés. Elle entendait un homme, heureux selon le monde, lui découvrir soudain la misère de sa vie, sans bonheur, sans amour, aussi dévastée qu'une terre maudite... Alors pour cet homme, moralement dénué, autant que les plus pauvres à qui elle faisait l'aumône, elle avait senti une infinie pitié; et sans qu'elle sût comment, dans un instinctif élan, elle avait penché ses lèvres sur la bouche altérée qui implorait le viatique de son baiser; comme l'être tout entier appelait le viatique de son amour. Mais après,... après, il n'y avait plus eu que de la pitié dans l'abandon qui la livrait à la caresse délicieuse. Et Élisabeth avait raison de lui répondre: --Ce sortilège, c'est ta faiblesse, ta sensualité!... --Élisabeth, vous ne savez pas ce que c'est d'être attirée par un être brûlé de passion... Vous êtes sage... D'un geste impérieux, Mme Ronal l'arrêta. --Tais-toi... Tu parles de ce que tu ignores! Moi aussi, j'ai eu vingt ans... Moi aussi, j'ai été folle d'un homme qui était un misérable... Moi aussi, j'ai connu les baisers qui donnent la sensation d'un néant divin... Et plus encore que toi... puisque j'ai été l'épouse d'un être qui vivait pour la volupté... Ah! quelle boue, tu me fais remuer là! Mais il faut bien te sauver, toi, ma «petite»... Oui, je sais ce que tu éprouves... De plus que toi, je connais les lendemains des ivresses qui sont des hontes... Mon excuse de les avoir subies, c'est que j'étais bien jeune, une pauvre enfant, que personne n'avait éclairée... Toi, tu es habituée à regarder la vie en face... Tu n'ignores pas ce qu'elle est... ce qu'elle apporte aux êtres qui ne peuvent s'aimer qu'en cachant leur amour. C'est pour cela que tu peux, que tu dois lutter contre le danger... --Lutter... A quoi bon? Je sens que je serai vaincue. Je suis emportée sur un chemin qui me ramène en bas... où est ma place... --Claude!... oh! Claude!... --Il ne sert à rien, Élisabeth, de chercher à se créer une nature autre que la sienne. Après vous, en écolière docile, j'ai répété des leçons, obéi à des commandements auxquels je m'imaginais croire... auxquels je ne croyais pas!... Savez-vous quand j'ai entrevu tout cela pour la première fois?... C'est ce dernier été, dans mes longues courses solitaires, à Landemer... J'étais sans vous, sans la protection de votre influence. Alors le renoncement, l'austère idéal que vous m'aviez montré m'est apparu comme une duperie. J'ai compris que, de tout mon être, je voulais impérieusement jouir de la vie, de la vie ardente qui affole, qui brûle, qui dévore... mais qui vaut seule d'être vécue!... Dans cette enveloppe de sagesse que vous vous appliquiez à me donner, j'étouffais, comme on étouffe dans un vêtement qui n'est pas à votre taille... Eh bien, ce vêtement, je n'ai plus le courage de le porter... Vous avez, ma pauvre grande amie, essayé de me façonner à votre image... Mais le modèle était, pour moi, trop difficile à atteindre... Je n'étais pas de force!... Sa voix se brisa. Elle était haletante de la violence froide et désespérée avec laquelle elle avait parlé. Élisabeth la contemplait. --Claude, c'est toi, toi ma fille, qui oses dire de pareilles lâchetés! --Ah! c'est que je ne suis pas votre _vraie_ fille, Élisabeth... Je suis l'enfant de la pauvre femme que vous avez si généreusement aimée... qui a connu, comme moi, l'irrésistible soif de vivre pleinement la vie... --Et qui en est morte!... Ton excuse, Claude, ma pauvre petite Claude, c'est qu'elle a dû te léguer les folles aspirations qui ont fait son malheur... Tu n'es pas tout à fait responsable... quoique tu aies grandi dans un milieu bien autre que le sien, le sien si bohème! où rien ne lui avait appris le sens du devoir... Mais... Élisabeth s'arrêta. Son visage altéré prenait tout à coup une sorte de gravité douloureuse... Claude, saisie, l'interrogeait de ses prunelles brûlantes. Des secondes s'enfuirent. La jeune femme semblait réfléchir. Puis, tout à coup, comme si elle eût été résolue enfin, elle acheva, avec une sorte d'effort: --Mais... c'est que tu es aussi la fille d'un homme qui vivait pour l'amour. Frémissante, Claude se pencha vers Mme Ronal. --Élisabeth! oh! Élisabeth... qu'est-ce que vous voulez dire! Mon père n'était-il pas, au contraire, un être si sage,... si paisible, que ma pauvre maman s'est trouvée glacée près de lui... qui ne savait pas lui faire aimer leur monotone vie?... Encore un silence... Un silence lourd de tout ce qu'enfermaient deux pensées... --Ce n'est pas ton père, celui-là... Tu... tu es la fille du prince Michel Démerowsky... Un séduisant homme de plaisir, un vrai frère de Raymond de Ryeux! Un Russe qui a follement adoré ta mère... Et puis, qui l'a torturée... et finalement, abandonnée avec toi, leur enfant... Dans les prunelles de Claude, devenues immenses, il y avait de l'épouvante et de l'horreur. D'un ton d'enfant, inconnu à ses lèvres, elle murmura: --Élisabeth, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, ce que vous dites là?... C'est pour me punir... --Oh! Claude, me crois-tu capable de calomnier une morte que j'ai aimée comme une petite soeur très chère... Tant qu'il a été possible, j'ai laissé cette cruelle vérité dans l'ombre, afin que tu l'ignores... aussi longtemps que tu le pourrais. Mais soudain, ce soir, j'ai eu la certitude que tu arrivais à une heure si grave, qu'il fallait que tu saches... Écoute, mon enfant... --Quoi?... Oh! Élisabeth, qu'allez-vous encore me révéler?... Je vous en supplie; ne me faites plus de mal... Avec toute sa pitié, Mme Ronal regardait le visage décoloré de Claude. --Je ne veux pas te faire de mal, ma pauvre petite... Je veux seulement essayer de te sauver... Et aussi, j'obéis à ta mère... Quand elle est venue se réfugier près de moi, fuyant la Russie où elle avait tant souffert, elle était déjà très malade, tuée par le chagrin, le dégoût de la vie qu'elle s'était faite... et dont elle voulait à tout prix te garder... Elle avait le pressentiment que tu lui ressemblerais... Puis aussi, peut-être, à ton père... Alors... --Alors?... Élisabeth... --Alors... quelques jours avant sa mort, un soir que nous parlions de toi, elle m'a dit que si la fatalité voulait que toi, «sa petite», tu te trouves devant un péril comme celui qu'elle a connu... alors je te donne à lire son journal et toutes les lettres qu'elle m'a écrites, racontant son roman de cinq années. Avec ces papiers, il y a une lettre close, qu'elle a écrite pour toi, à lire, quand tu connaîtrais son journal... Claude, ce soir, il me semble qu'il faut que je te donne tout cela... comme elle l'a désiré... Claude inclina lentement la tête. Ses traits étaient devenus rigides comme s'ils eussent été taillés dans le marbre. La voix sourde, elle articula: --Oui... Donnez, Élisabeth... Mme Ronal s'était levée et passait dans son cabinet. Quand elle rentra, Claude n'avait pas fait un mouvement. Son regard, tourné vers l'invisible, demeurait attaché sur le ciel obscur, lourd d'orage, que découvrait la fenêtre ouverte. Mme Ronal lui tendit la grande enveloppe fermée par un cachet, sur laquelle une écriture tremblée avait tracé: «Pour ma fille...» Une seconde, toutes deux se regardèrent, leurs âmes soudain rapprochées, ainsi qu'aux jours de jadis,--comme elles ne l'avaient pas été depuis bien des mois... Tout bas, Claude dit: --Élisabeth, avec tout ce qu'il y a de meilleur en moi, je regrette le mal que je vous fais... Pour vous l'éviter, j'avais décidé que je vous cacherais la vérité... Mais j'éprouvais une telle horreur de vous mentir... de voler votre estime que... je ne _peux_ pas regretter vos questions qui m'ont amenée à vous avouer... ce qui est... Je vous demande pardon, Élisabeth... La jeune femme eut un geste d'infini détachement. Elle semblait épuisée. --Oh! moi!... qu'est-ce que cela fait! C'est toi seule qui importes!... Va lire ces pages, ma petite... Après, tu décideras de toi-même. Et d'un geste pareil à une bénédiction, sa main effleura le front de Claude... Celle-ci prit l'enveloppe et sortit. XXIV La flamme de la lampe vacilla encore, prête à mourir. D'un mouvement machinal, Claude étendit le bras et l'éteignit. Alors la lueur de l'aube flotta dans la chambre, errant sur la femme immobile, assise près de la table où la lampe avait brûlé; sur les papiers qu'elle gardait sur ses genoux, sous ses mains serrées. Qu'importait maintenant qu'il fît clair ou non?... Claude avait fini de lire. Et tout son être écrasé frémissait de l'angoisse, du dégoût, du désespoir qui criaient dans les pauvres pages palpitantes qu'elle venait de lire... Les pages qui restaient, qui resteraient vivantes, alors que la créature qui les avait écrites, dans l'allégresse, puis la révolte, la souffrance, n'était plus qu'une poignée de poussière... Et cette créature n'était pas une imaginaire héroïne de roman... Ce n'était pas une étrangère, une inconnue; c'était l'être qui l'avait créée de sa chair, qui lui avait légué, non pas seulement son visage, mais aussi son âme tourmentée, altérée de jouissance et de passion... Dans ce journal de sa mère, il y avait des phrases qu'elle-même avait prononcées, des pensées, des désirs, des faiblesses, des volontés, des espoirs, qu'elle-même avait connus... Et c'était effrayant, cet héritage! Élisabeth avait dit vrai. Raymond de Ryeux était bien de la même race que ce prince Michel, son père. C'était le même charme, doublé du même égoïsme féroce... La même insouciance pour le sort de la créature, voulue par leur désir... La même volonté paisible, cruelle, inflexible de conquérir la femme qui a séduit... Son regard devenu d'une impitoyable clarté, elle le jugeait, et se jugeait elle-même. La réalité--affreuse!--l'avait étreinte et réveillée... Seulement, elle avait la sensation que son coeur avait été cautérisé par un fer rouge, si cruellement qu'il était mort... Ah! elle pouvait le revoir maintenant, M. de Ryeux!... Elle était bien perdue pour lui. Entre eux, il y avait l'abîme creusé par les terribles pages... Peut-être plus encore, par les lignes si douloureuses et si tendres, que sa mère avait encore trouvé la force de tracer pour lui dire la misère des amours qui ne peuvent s'avouer... «...Ma Claude, mon enfant... que je ne pourrai protéger...--je ne le méritais pas, moi qui n'ai pas su me garder...--je t'en supplie, donne ton coeur seulement à l'homme que tu as le droit d'aimer... Crois-moi, ma Claude chérie, moi qui, pour te sauver, accepte l'atroce humiliation de t'avouer ma faiblesse... Claude, crois-moi... le fier sacrifice d'un amour que la conscience interdit, est encore moins crucifiant que la honte et la souffrance dont on le paye fatalement quand on s'y livre... «Ah! ce mépris, ce dégoût de soi, cette horreur de l'homme qui vous a perdue sans pitié!... Si l'on savait ce que c'est, à l'heure où l'on cède, enivrée, comme l'on serait gardée contre sa faiblesse!... Ah! oui, bien gardée!... «Claude, mon adorée petite, ne t'abandonne pas... Je t'en supplie, à travers la mort, moi qui ai tant souffert d'avoir mal aimé...» Au coeur même de Claude, ils semblaient s'être imprimés, ces mots que jamais elle ne pourrait oublier. Ah oui, elle était bien perdue pour Raymond de Ryeux, aussi sûrement que si elle était morte! Et vraiment, c'était une morte, la Claude qu'il avait connue... La créature dont elle distinguait vaguement dans une glace, noyés par la pénombre, le visage décoloré, les traits sévères, les yeux sombres, ce n'était plus cette Claude qui, dans la clairière, avait frémi toute, sous la soudaine caresse, affolante comme une révélation... Ce n'était plus cette Claude qui, dans l'ombre de la forêt, avait, elle-même, donné ses lèvres aux lèvres altérées... Qui, si souvent, depuis lors, avait aimé les courses dans la solitude où le torrent de la passion les entraînait... Qui entrevoyait, comme l'Eden ouvert, le Midi lumineux où, librement, ils se pourraient rencontrer... Cette Claude appartenait à un passé qui jamais ne ressusciterait, ne pourrait ressusciter... Jamais, jamais plus, elle ne serait la femme qu'elle avait été durant cet inoubliable printemps, divinement grisée, insouciante de tout ce qui n'était pas le mystère splendide de son jardin secret; orgueilleusement jeune, sûre d'elle-même, oublieuse des devoirs et aussi des laideurs, des misères, que ses yeux éblouis ne voyaient plus, alors qu'elle avançait, sentant, en tout son être, le goût ardent de la vie qui brûlait ses lèvres. Tout cela, c'était fini... Maintenant tout autre lui apparaissait la vie: agressive, méchante, broyant les êtres dans sa force aveugle. Cette force les rejetait loin l'un de l'autre, _lui_ et elle. C'était avec une soudaineté si brutale, qu'il ne comprendrait pas pourquoi, tout à coup, il la perdait... Puisqu'elle ne pourrait lui dire le secret de la pauvre morte... Il souffrirait... Car c'était vrai qu'il l'aimait, autant qu'il la désirait... Comme aiment les hommes qu'a saisis le «démon de midi»; qui sentent que la jeunesse est finie; que l'automne, puis l'hiver sont tout proches... Avec une sorte d'emportement désespéré... il souffrirait... Eh bien! ce serait justice... Tout se paye... Elle aussi payait déjà!... Un frisson d'angoisse la bouleversa... Alors, d'instinct, elle se leva pour chercher, près de la fenêtre ouverte, l'apaisement de la nuit... Mais ce n'était plus la nuit, ni même l'aube... Le ciel s'éclairait... Une lueur rose, poudrée d'or, chassait victorieusement l'ombre pâlissante. C'était l'aurore, la radieuse aurore, dans le ciel d'été, purifié par l'orage. Tout l'être de Claude tressaillit. D'un irrésistible élan, sa jeunesse bondissait vers la lumière ressuscitée dont la flamme semblait refouler tous les fantômes... Sous son regard, s'éveillait le petit jardin, humide encore de la nuit. Car l'orage, menaçant la veille, avait éclaté. Claude, maintenant, s'en souvenait. Tandis qu'elle lisait les pauvres pages frémissantes, elle entendait vaguement--oh! si vaguement!...--les rafales de pluie et de vent, le choc de la foudre dans le ciel obscur où elle ne voyait pas le sillage embrasé des éclairs... Maintenant, la tourmente était passée. Avidement, elle but l'air, tiède encore, qui frôlait son visage, soulevant ses boucles... les boucles que Raymond de Ryeux aimait à toucher... Bizarrement, ce souvenir traversa soudain sa pensée. Que c'était donc déjà loin, ce temps-là! Sur la pente, elle venait de s'arrêter. Quelques feuilles de papier lui avaient soudain barré la route. Elle s'était arrêtée... Mais cette pente, maintenant, aurait-elle le fier courage de la remonter?... Ou bien, après la terrible crise, vaincue par les tares héréditaires, continuerait-elle à descendre le chemin qui allait vers le gouffre?... Cela, tout à coup, tandis qu'elle contemplait l'éblouissante féerie du jour levant... cela, elle sentit qu'elle ne le savait pas... FIN PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--32116. DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE *=Rêve de Suzy=. 53e édition Un vol. in-16. *=Coeur de sceptique=. 75e édition Un vol. in-16. _(Ouvrage couronné par l'Académie française, prix Montyon.)_ *=Rêve blanc=. 51e édition Un vol. in-16. *=Mon Cousin Guy=. 132e édition Un vol. in-16. *=Renée Orlis=. 65e édition Un vol. in-16. *=Un Conte bleu=. 37e édition Un vol. in-16. *=L'Heure décisive=. 45e édition Un vol. in-16. *=Seule=. 90e édition Un vol. in-16. *=Au Retour=. 45e édition Un vol. in-16. *=Tout arrive=. 48e édition Un vol. in-16. *=Il faut marier Jean=! 62e édition Un vol. in-16. *=L'Été de Guillemette=. 53e édition Un vol. in-16. *=Le Mal d'aimer=. 85e édition Un vol. in-16. =L'Étreinte du passé=. 71e édition Un vol. in-16. =La Nuit tombe=. 74e édition Un vol. in-16. =L'Absence=. 47e édition Un vol. in-16. =La Faute d'autrui=. 47e édition Un vol. in-16. =L'Aube=. 62e édition Un vol. in-16. =Le Chemin qui descend=. 65e édition Un vol. in-16. =Le Feu sous la cendre=. 70e édition Un vol. in-16. =L'Appel souverain=. 56e édition Un vol. in-16. _Les volumes dont le titre est précédé d'un astérisque peuvent être mis entre toutes les mains._ Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1916. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN QUI DESCEND *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.