Title: L'Illustration, No. 0004, 25 Mars 1843
Author: Various
Release date: October 10, 2010 [eBook #33851]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an. 30 fr. Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mens. br., 2 fr 75. |
Ab. pour les Dep.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an. 32 fr. pour l'étranger,--3 mois. 10 fr.--6 mois, 20 fr.--Un an. 40 fr. |
Nº 4 Vol. I.--SAMEDI 25 MARS 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.
La France et l'île Taïti. Histoire et description géographique de Taïti. Vue de Taïti; Portrait de la reine Pomaré; Carte.--Plan de la Pointe-à-Pitre.--Courrier de Paris. Le Soleil, la Comète, le bal d'Arual et le bal de l'association dramatique.--Le bal de l'Opéra et la Mi-Carême. Une Voiture de Masques; Un bal masqué à l'Opéra.--Théâtres. Charles VI, Gaïffer, le Mariage au Tambour, le Succès, la Nouvelle Psyché. Portraits de MM. Casimir Delavigne et Halévy; Scènes principales du Mariage au Tambour et de la Nouvelle Psyché.--Beaux-Arts. Salon de 1843. Deux Vues du grand salon carré, avec 42 tableaux.--Le Rat amoureux, conte par M. A. Gravure.--Industrie. Des claviers typographiques Trois Gravures.--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Nouvelles astronomiques. La Comète; Lumière zodiacale. Gravure.--Rébus.
L'extension du protectorat de la France dans l'océan Indien, sur la demande formelle de la reine Pomaré, souveraine de Taïti et de tout l'archipel de la Société, voilà la nouvelle de la semaine.
Parmi les journaux politiques, quelques-uns ont fait valoir outre mesure l'importance de ce fait. Il est bien vrai que l'établissement de notre domination dans une île plus considérable et plus riche que celles des Marquises, et qui heureusement n'en est pas très-éloignée, offre des avantages sous le rapport du développement de notre marine marchande et de nos relations maritimes. Tout ce petit archipel est riche en bois de construction. Le riz, le café, la canne à sucre, y croissent en abondance, et la pêche des perles et de la nacre y est très-productive. Loin d'être anthropophages comme dans les Marquises, les habitants, adroits et industrieux, sont de tous les Polynésiens les plus avancés en civilisation. Chez eux le christianisme, grâce aux efforts des missionnaires, a détruit l'idolâtrie, et tout, moeurs et lois, y respire la bienveillance et la douceur. Mais quelle seraient, en cas de guerre, les conséquences de la position que nous prenons là? L'Amérique du Sud, et particulièrement le Chili, se fortifiant, nous offriront-ils assez tôt un point d'appui dans ces parages, et saurons-nous enfin nous y ménager une alliance solide? Tant que ces divers points font question, serait-il sage de mettre absolument sur la même ligne les dépenses qui pourront être demandées pour la Polynésie et celles qu'on doit faire, nous ne dirons pas pour l'Algérie, qui est à nos portes, mais même pour la Martinique, grande et sûre position militaire, pour Bourbon et pour cette malheureuse. Guadeloupe, qui a jadis résisté huit années à l'Angleterre?
D'autres journaux, à propos de cette lointaine conquête pacifique et aussi de notre établissement lilliputien des îles Marquises, ont rappelé la queue coupée du chien d'Alcibiade, qui occupa tant jadis les Français d'Athènes. Mais ceux qui, dans cette hypothèse, profiteraient le plus de cette petite diversion nouvelle, cette fois due au hasard, ont-ils été bien sincèrement enchantés de la bonne volonté de la reine Pomaré pour eux, et n'y a-t-il pas là une nouvelle source de contestations possibles avec la Grande-Bretagne?
Vue de la baie de Pape-ti, à Taïti.
Quant à nous, quelles que soient ces conséquences, ce petit événement nous semble avoir une signification supérieure; à son importance présente. Qu'on y prenne garde; c'est après avoir expulsé de l'île les missionnaires anglicans et méthodistes qui voulaient les empêcher de danser et de jouer de la flûte, que ces pauvres sauvages se sont mis sous la protection du pavillon français, du pavillon des Oui-Oui, comme ils nous appellent en leur langue, sans doute grâce à notre laisser-aller et à notre humeur plus enjouée et plus facile. C'est un nouveau symptôme de la frayeur qu'inspire au monde, et surtout au midi, le joug de l'Angleterre. C'est une nouvelle preuve, entre mille, de la supériorité de notre civilisation plus douce, plus tempérée, plus artiste et plus naturellement expansive, sur le génie britannique, plus militaire, plus méthodiste et calculateur.
La reine Pomaré.
Quand les illustres navigateurs Cook et Bougainville, pénétrant les premiers dans l'océan Pacifique, virent s'élever de son sein embaumé toutes ces îles inconnues, toutes couvertes, des bords riants de la mer aux cimes bleues des montagnes, de verdure, de fruits et de fleurs, leur imagination leur rappela de suite les plus charmants souvenirs du paganisme antique, Idalie, Paphos et Cythère. Plus tard, l'âme plus austère des graves missionnaires chrétiens, en voyant ces heureuses peuplades parées plutôt que vêtues de branches de figuier, faire voler en chantant sur ces îlots toujours calmes leurs doubles canots aux voiles de jonc, tout banderolés de fleurs et de plumes brillantes, se laissa aussi charmer, et se souvint du paradis terrestre. Chanter et danser semblaient à ces sauvages toute la vie, et la religion même; les soins pénibles de l'existence, ils les ignoraient, se désaltérant sans peine au courant de leurs mille ruisseaux, et cueillant sans travail, pour se nourrir, le pain sur les arbres. Et c'est à ces molles populations, pour qui la douce morale de l'Évangile semblait sévère, que le rigorisme des missionnaires puritains a voulu imposer la dure et sombre religion de la Bible, les contraignant, entre autres vexations, à ne plus danser le jour du Seigneur, c'est-à-dire, et à la lettre dans l'esprit de ces peuples, à être impies ce jour-là pour honorer Dieu. Plus de danse à Taïti; à Taïti plus de jeux, plus de musique! Faut-il s'étonner que cette tyrannie, assurément plus déplacée là que partout ailleurs, ait presque dépeuplé ces places fortunées, en précipitant les malheureux sauvages dans l'intérieur des terres, c'est-à-dire dans les montagnes, où ils dansent moins gaiement, sans doute, qu'aux bords enchantés de la mer, mais enfin où ils peuvent danser librement? Depuis longtemps ce petit pays luttait contre cette tyrannie des missionnaires protestants, et en 1825, les Anglais avaient offert leur médiation; elle fut refusée, et l'île proclama son indépendance. Voilà maintenant que la reine Pomaré, redoutant de tomber tôt ou tard sous la férule britannique, a saisi au vol, d'instinct et apparemment sans avoir étudié l'histoire, l'occasion d'abriter son île sous le pavillon de ce peuple qui écrivait il y a cinquante ans, sur les ruines fumantes de la Bastille: Ici l'on danse!
Pour mieux comprendre ce qui manque à ces missionnaires anglicans, et, en général, le défaut absolu de flexibilité du génie anglais et son impuissance à civiliser véritablement le monde, qu'on se rappelle ces prodiges de bon sens pratique dans l'apostolat, et, si on peut parler ainsi sans profanation, ces miracles d'esprit dans l'exercice de la charité et jusque dans le martyre, tentés et accomplis jadis par nos missionnaires catholiques sur les bords du Paraguay. Là, malgré la beauté du climat et au milieu des plus riches dons de la nature, la population sauvage, vivant dans des antres ou sur les branches des arbres, indolente, stupide et féroce, loin de ressembler en rien à celle de Taïti, semblait n'offrir à l'oeil chrétien que le type le plus laid de l'homme primitif dégradé par la chute. Eh bien! que firent nos missionnaires? Ils se contentèrent d'abord d'attraper doucement quelques-uns de ces oiseaux d'espèce nouvelle; ils les apprivoisèrent peu à peu, leur enseignèrent la musique, et, en les faisant chanter en choeur, ils purent s'en servir pour attirer dans leurs filets les oiseaux encore sauvages. On peut voir dans le Génie du Christianisme. comment le zèle religieux et l'intelligence de ces bons missionnaires surent réaliser de nouveau au Paraguay, comme le dit Charlevoix lui-même, «les merveilles des Amphion et des Orphée.» Puis, quand les sauvages furent rassemblés en cités, leurs habiles instituteurs se hâtèrent-ils tant de parler à ces âmes enfantines le langage abstrait de la sévère raison? Loin de là. Le même Charlevoix raconte que les pères avaient établi partout des jeux, des courses de bagues, où ils assistaient, distribuant les prix eux-mêmes: ils avaient introduit partout des danses à la manière des Grecs. C'est ainsi, et en se conformant sagement aux conditions du climat et aux moeurs naturelles du pays, qu'ils parvinrent à agir rapidement sur ces moeurs, à les transformer, et à fonder cette république chrétienne de sauvages dont Muratori a si bien dit: «C'était un christianisme heureux, cristianesimo felice.»
Que ceux-là donc qui, trompés par le courant quotidien des accidents politiques, seraient portés à désespérer de la fortune de la France et du génie de notre civilisation, parce qu'un nuage les voile passagèrement, se rassurent. Le génie national sommeille, il se réveillera. Si la sympathie de l'Europe pour nous s'est, à nos côtés et de toutes parts, un peu refroidie, ne semble-t-il pas qu'aux extrémités du monde un instinct divin parle mystérieusement de nos destinées à l'oreille des sauvages? voyons-y hardiment un gage d'espérance et soyons plus confiants. Si l'Europe n'a pu supporter la monarchie universelle des Oui-Oui, comme nous appellent naïvement les Taïtiens, comment craindre sérieusement que le monde accepte à jamais l'universelle domination de la race anglaise, qui ne sait dire oui, elle, que quand on lui offre un profit matériel bien clair et bien net, et qui, hors de là, répond impitoyablement non à ce bon empereur de la Chine, quand il réclame pour son peuple le droit de ne point s'empoisonner, et encore, et toujours non, à cette aimable reine Pomaré, qui a le bon esprit de ne pas laisser prescrire ou tomber en désuétude le droit de danser, si sacré à Taïti!
Histoire et description géographique de l'Archipel de Taïti.
«Au milieu de la vaste mer du Sud, s'élève, comme la reine de l'Océan Pacifique, la délicieuse O'Taïti, écrivait, en 1825, un voyageur français; une verdure toujours fraîche couronne ses pics volcanisés; ses rivages et ses récifs disparaissent sous les forêts de cocotiers dont les immenses parasols de verdure sont sans cesse balancés par les molles brises des vents alizés. Là, sous un ciel dont la température est tiède, vivent d'heureux insulaires; leurs jours se succèdent sans secousses, et leurs occupations du lendemain sont semblables à celles des jours écoulés.»
Cette description n'était déjà plus vraie à l'époque où elle fut écrite. La nature n'avait rien perdu à Taïti de sa fertilité, de sa beauté et de sa fraîcheur; l'air y demeurait toujours aussi pur et aussi doux, mais les habitants n'y jouissaient plus du même calme et du même bonheur. La population, qui, cinquante aimées auparavant, s'élevait au chiffre de 150,000 âmes, était déjà descendue à dix ou douze mille.
Le groupe Polynésien, connu sous le nom d'archipel de Taïti, et appelé jadis les îles de la Société, ou îles Géorgiennes, se compose de onze îles: Maïtia, Taïti, Eimeo, Tabou-Emanou, Wahyne, Raiatea, Tahaa, Bora-Bora, Toubaï, Maupiti et Tetoua-Roa. Taïti, la plus grande de ces onze îles, est une terre élevée, s'abaissant de toutes parts vers ses bords pour former une bande circulaire de terrain littoral, le seul habité et livré à la culture. La ceinture de récifs qui l'entoure offre çà et là quelques îlots, et s'ouvre, d'espace en espace, en de larges et profondes passes, conduisant aux mouillages intérieurs. L'île entière, du N.-O. au S.-E., a près de quarante milles de longueur, sur une largeur qui varie de 6 à 21 milles. Elle s'étend du 17° 28' au 17° 56' latitude sud, et du 151° 24' au 152° 1' longitude ouest. Un isthme bas, submergé dans les marées hautes, la divise en deux péninsules inégales, dont la plus grande est ronde et la plus petite ovale: la plus grande s'appelle Taïti, la seconde Taïa-Rabou. Taïti est le nom que les insulaires donnent à leur île. Quand Bougainville leur demanda: «Comment se nomme votre île? ils répondirent: O'Taïti, c'est Taïti.» Bougainville et plusieurs navigateurs ont désigné sous le nom de O'Taïti la reine de la Polynésie.
(La flèche indique la direction des îles Marquises, à
1450 kilomètres nord-est.)
«La découverte de Taïti, longtemps attribuée à l'Espagnol Quiros, dit M. Louis Reybaud dans son nouvel ouvrage sur la Polynésie et les îles Marquises, ne semble pas remonter au delà de la reconnaissance positive du capitaine anglais Wallis en 1767. Wallis, à l'aide de ses canons, se fit promptement respecter sur les plages de l'île, et à ce premier succès il joignit bientôt la conquête de la reine Berea, dont les anciennes relations vantent le port majestueux. Bougainville, qui visita Taïti quelques mois après Wallis, n'aspira pas aux mêmes bonnes fortunes; mais son équipage utilisa si bien cette heureuse relâche, que l'amiral crut devoir donner à l'archipel un nom mythologique en harmonie avec ses moeurs amoureuses; il l'appela Nouvelle Cythère. Cook, voyageur plus sévère encore, ne fut point insensible aux séductions du pays, à la candeur, aux grâces de ses habitants; il parut trois fois à Taïti, et chaque fois ce furent de nouvelles fêtes, de nouveaux élans d'affection, de nouveaux témoignages de bienveillance. Les divers navigateurs qui y jetèrent l'ancre à leur tour, l'Espagnol Bonechea, Vancouver, l'Anglais Sever, du brick Lady Penrhyn, le capitaine Bligh, du sloop Bounty, le capitaine New, du Dedalus, n'eurent qu'à se louer également des procédés de ce peuple hospitalier et paisible. Aux fléaux que leur apportait la civilisation, ces sauvages ne surent répondre que par la résignation la plus touchante.»
En 1797, la société des missions de Londres envoya à Taïti le Duff, capitaine Wilson, qui y laissa quelques apôtres dévoués. Le roi du pays était alors Pomaré; il régnait au nom de son fils Otou, depuis célèbre sous le nom de Pomaré II. Ce chef fit aux missionnaires le meilleur accueil, et soit par calcul, soit par suite d'une méprise, le grand-prêtre de l'idolâtrie indigène ne se montra pas moins dévoué à leur fortune.
Les Taïtiens avaient bien reçu les missionnaires anglicans: ils les écoutaient; ils réclamaient leurs secours comme mécaniciens, comme ouvriers intelligents et habiles, mais ils ne se convertissaient pas. En 1805, lors de la mort de Pomaré Ier, qui eut pour successeur son fils, Pomaré II, ils se moquaient encore tous du Dieu des chrétiens; car, selon eux, il n'était que le serviteur du grand Oro, le maître du monde. La guerre civile qui éclata à cette époque força les missionnaires à quitter l'archipel, pour se rendre à Port-Jackson (1809). On ne laissa que deux pasteurs, M. Haywood, à Wahyne, et M. Nott, à Eimeo.
Cependant, Pomaré, vaincu par ses ennemis, et retiré à Eimeo, cessa tout à coup de croire à la religion de ses pères. Le dieu Oro se déclarait contre lui, le dieu des chrétiens pouvait lui être favorable. Il se fit baptiser par M. Nott, reparut à Taïti, triompha à son tour de ses rivaux idolâtres, et, vers la fin de 1815, demeura souverain absolu de tout l'archipel. Ses sujets suivirent son exemple et demandèrent le baptême. Rappelés par M. Nott, les missionnaires revinrent de Port-Jackson; et, deux années après la victoire de Pomaré, on eût vainement cherché dans toutes ces îles le moindre vestige de l'ancien culte.
Malheureusement pour les indigènes, les missionnaires ne se contentèrent pas de les convertir et de les moraliser; ils voulurent les gouverner. En 1821, à la mort de Pomaré II, ils s'emparèrent de la personne de l'héritier du trône, dont ils prétendaient se servir comme d'un instrument. En 1824, ils le firent couronner avec pompe; et, pour abolir à jamais l'influence des grands feudataires, ils promulguèrent une loi qui établissait dans l'archipel une sorte de gouvernement représentatif. Pomaré III mourut en 1827, et les deux reines qui régnèrent après lui sur Taïti, Pomaré Wahyne comme régente, Aimata Wahyne comme reine, ne souffrirent qu'impatiemment un joug qu'elles ne pouvaient pas encore briser.
Telle était la situation politique et religieuse de l'archipel de Taïti, lorsque la Société des Missions catholiques y envoya, en 1836, deux prêtres français, MM. Caret et Laval. À la nouvelle du débarquement de ces deux missionnaires, l'Église luthérienne, déjà affaiblie par un schisme et vivement effrayée, ameuta contre les nouveaux venus la population de Taïti, et excita une espèce d'émeute, dont ils faillirent devenir victimes. M. Moërenhout, alors chargé d'affaires des Etats-Unis, intervint à temps, et les sauva; mais le chef de la mission anglicane, Pritchard, n'était pas homme à s'arrêter à mi-chemin. «Cumulant, dit l'écrivain que nous avons déjà cité, les fonctions de ministre du culte et celles d'agent commercial, il réunit les hommes dévoués de sa double clientèle, fit entourer la maison dans laquelle se trouvaient les prêtres français, les en arracha après avoir enlevé la toiture, et les rembarqua de vive force sur la goélette qui les avait amenés. Vainement M. Moërenhout essaya-t-il de défendre ces malheureux, il ne réussit qu'à se faire destituer par le gouvernement des Etats-Unis, qui lui reprocha d'avoir agi contre les intérêts de la foi luthérienne. Une autre vengeance, plus mystérieuse et plus cruelle, attendait, à quelque temps de là, ce digne négociant. Assailli nuitamment dans sa demeure et réveillé en sursaut, il se trouva face à face d'un homme qui le renversa d'un coup de hache, et tua sa femme d'un second coup. Cet assassin était un sujet anglais, qui échappa à la justice locale, et qui, en assassinant M. Moërenhout, croyait sans doute servir les haines de ses coreligionnaires. Tant de services rendus aux sujets français, et si cruellement expiés, méritaient quelque retour de la part de notre gouvernement. M. Moërenhout fut accrédité par la France auprès des autorités de Taïti.»
Des outrages pareils ne pouvaient pas demeurer impunis. Les îles Sandwich avaient été le théâtre de scènes à peu près semblables, et l'intolérance religieuse appelait une répression éclatante. La Vénus et l'Artémise reçurent toutes les deux des instructions à ce sujet. La Vénus, capitaine Dupetit-Thouars, arriva la première à Taïti; et, par un singulier hasard, elle s'y croisa avec l'expédition du capitaine Dumont-d'Urville, composée des corvettes l'Astrolabe et la Zélée. Le capitaine Dupetit-Thouars entra hardiment dans le bassin de Pape-Iti; et, après avoir mis le village sous le feu de son artillerie, il demanda: 1º le libre accès de Taïti pour tous les Français, prêtres ou laïques; 2º une amende de 2,000 gourdes; 3º un salut de vingt-un coups de canon pour le pavillon national. La jeune reine, furieuse contre les missionnaires, leur signifia de s'exécuter promptement, et pour l'argent et pour le salut.
Pritchard avait obéi, mais, la Vénus partie, il essaya de prendre sa revanche et fit d'abord révoquer la loi qui assurait aux missionnaires français l'accès de Taïti. A cette nouvelle, qu'elle apprit à Sidney, l'Artémise revint à Pape-Iti, et le commandant Laplace exigea: 1º que les Français fussent traités dans l'île à l'égal de la nation la plus favorisée; 2º qu'un emplacement fut désigné pour la construction d'une église catholique, et toute liberté accordée aux prêtres français d'y exercer leur ministère.--Après une longue et orageuse discussion dans le grand-conseil, les chefs de file déclarèrent à l'unanimité qu'ils acceptaient les conditions posées par le commandant français.
Il paraît, si nous en croyons les dernières nouvelles, que ces conditions n'ont pas été tenues; car une lettre, écrite de Valparaiso, le 1er novembre dernier, à bord de la frégate la Reine Blanche, par M. le contre-amiral Dupetit-Thouars, contenait le paragraphe suivant:
«Par suite des griefs et des réclamations de nos nationaux à Taïti, M. Dupetit-Thouars ayant cru devoir exiger de la reine Pomaré et des chefs principaux qui constituent le gouvernement de cette île et de l'archipel une indemnité de 10,000 piastres fortes, réparation facile, eu égard à l'abondance du numéraire dans ce pays, les communications qui s'établirent immédiatement à ce sujet furent bientôt suivies de la demande officielle de la protection du roi des Français, avec l'offre de souveraineté extérieure des États de la reine Pomaré, et de la direction des affaires des blancs à Taïti.
«Cette proposition, si honorable pour la France, et dont les conséquences surtout peuvent être avantageuses pour nos établissements des îles Marquises, avait adouci les dispositions rigoureuses motivées par les procédés du gouvernement taïtien envers nos compatriotes, et engagé l'amiral à accepter, sauf rectification, le protectorat et la souveraineté extérieure des États de la reine Pomaré.
«De plus, et pour éviter toute rétractation, aussi bien que pour s'assurer que rien ne pourrait être tenté contre Taïti avant que le gouvernement français ait eu le temps de se prononcer sur cette affaire, l'amiral avait, de concert avec la reine, établi un gouvernement provisoire pour la direction des affaires des blancs, et joint le pavillon de France, sous forme de yacht, à celui des îles de la Société. Enfin il a cru devoir prendre, dans l'intérêt de la France, les mesures propres à faciliter l'adjonction des États de cette reine de la Polynésie à la France, et à assurer des droits d'autant plus légitimes, que c'est de plein gré et spontanément qu'on s'est offert à nous.»
D'un autre côté, voici ce qu'on lisait dans le Messager:
«Le gouvernement a reçu des dépêches du contre-amiral Dupetit-Thouars, qui lui annoncent que la reine et les chefs des îles Taïti ont demandé à placer ces îles sous la protection du roi des Français. Le contre-amiral a accepté cette offre, et pris les mesures nécessaires, en attendant la ratification du roi, qui va lui être expédiée.»
(Agrandissement)
Plan de la Pointe-à-Pitre GUADELOUPE
Dressé par M
Lemonnier de La Croix, ex-architecte--voyer de la ville de la
Pointe-à-Pitre]
1. Église--2. Hôpital.--3. Tribunal.--4. Théâtre--5. Caserne d'infanterie de marine.--6. Prisons.--7. Entrepôt.--8. Douane.--9. Arsenal.--10. Caserne de la gendarmerie.--11. Bureaux de la marine.--12. Magasins des pompiers.--13. Mairie.--14. Trésor--15. Halle à la boucherie.--16. Halle aux poissons.--17. Corps-de-garde.--18. Bureaux de la police.--19. bureaux de l'administration intérieure.--20. Presbytère.
Les quais de la Pointe-à-Pitre: c'est là que les navires débarquent leurs marchandises européennes, et chargent, en retour, les boucauts de sucre. Les cales qui coupent les quais ont pour objet de faciliter l'embarquement et le débarquement des marchandises dans de grandes gabarres (espèce de bateau plat, qui peut porter trente milliers pesant).
Les maisons construites sur les quais étaient toutes à deux étages.
Tout le haut commerce habitait les quais. Au rez-de-chaussée étaient de vastes magasins à sucre et les bureaux, au premier et au second était l'habitation du négociant. Il y avait fort peu de maisons occupées par plus d'une famille.
Le quai Tabanon était, après six heures du soir, le rendez-vous des négociants. C'était la petite bourse où l'on parlait d'affaires et de beaucoup d'autres choses. Il en était de même au coin de la rue des Abîmes ou d'Arbaud; mais là il y avait moins de négociants; l'assemblée s'y composait plus particulièrement d'avoués et d'avocats.
Les jeunes gens se réunissaient le soir aux écuries publiques de M. Chauve; construites sur la place de la Victoire, au coin de la rue Tascher. Les allées de la place de la Victoire étaient aussi une des promenades du soir. Le dimanche, les matelots venaient sous ces grands et beaux arbres, vendre leur petite pacotille.
Le soir du même jour, les nègres se réunissaient sur la place de la Victoire, depuis six heures jusqu'à huit, en dansant entre eux accompagnés du bamboula. Ils étaient divisés par groupes de différentes nations.
La rue d'Arbaud. Là étaient les études de notaires, d'avoués, les bazars, les horlogers, bijoutiers; presque toutes les maisons étaient ornées de balcons, et la haute bourgeoisie de la ville occupait les premiers, comme sur les quais.
La rue des Abîmes était habitée par le petit commerce, les quincailliers, les chapeliers, les cordonniers, les faïenciers, les marchands de rouennerie, de nouveautés, les tailleurs, les cabaretiers. La poste était dans cette rue.
Place du Marché. Les nègres descendaient tous les dimanches des campagnes, pour vendre leurs provisions sur la place du Marché. On y tenait cependant tous les jours des marchés, mais moins considérables.
Les troupes manoeuvraient sur la place de lu Victoire.
Toutes les maisons qui avoisinaient le canal Vatable étaient en général occupées par la classe inférieure.
Sur le quai Ladernoy, il y avait une grande maison consacrée au cercle du commerce. Là se donnaient les plus beaux bals. Tous les soirs les habitants s'y réunissaient pour jouer au billard et aux cartes.
De tous les cafés, le plus fréquenté était le café Américain. Il était situé au coin du quai Tabanon. C'était le rendez-vous des officiers, des marchands et des jeunes gens.
L'hôtel des Bains, en face du palais de justice, où descendaient de préférence les habitants de la campagne, avait un bon restaurant.
Un autre hôtel était établi sur le quai, au coin de la rue Marligue.
A sept heures du soir, on tirait un coup de canon de l'arsenal pour faire rentrer les soldats.
A huit heures, on sonnait la cloche pour faire rentrer les esclaves.
Tous les individus qui étaient surpris dans les rues après huit heures, sans fanal et sans permis, étaient arrêtés et conduits au bureau de police.
Les rues étaient balayées tous les jours par les condamnés: de la chaîne de police correctionnelle. Les galériens étaient employés aux travaux du port et des escarpements.
31 mars
Ce qu'il y a de plus nouveau à Paris, au moment où je vous écris, c'est le soleil. Nous sommes blasés sur tout le reste; toutes les nouveautés écloses cet hiver sont déjà fanées, et l'on n'en parle plus. Les pianistes-prodiges, les chanteurs sans pareils, les violonistes plus ou moins norwégiens, ont passé en quelques semaines; Ronconi a dû partir hier pour Vienne; depuis quinze jours la pâle ombre de Paganini a repris la route de Naples, sous le nom et avec le passe-port de Sivori; et si l'honorable Thimothy Haahlio, envoyé du roi des îles Sandwich, et parti de la rade de Honolulu, sur la goélette l'Embuscade, n'était pas débarqué, depuis lundi dernier, à l'hôtel Meurice, Paris--chose singulière--se trouverait positivement à court de phénomènes vivants. Les Burgraves, il est vrai, ont donné un coup de trompette; mais on les a laissés faire. D'ailleurs ils vont avoir bientôt une redoutable concurrence. Les deux fils de la reine Pomaré sont attendus d'un jour à l'autre. Ils viennent, au nom de leur auguste mère, faire hommage-lige à la France, dans la personne de S. M. Louis-Philippe. Nous aurons bientôt des coiffures à la Pomaré et des robes couleur taïti. Que pourront cependant les Burgraves, eux qui ne sont pas même tatoués?
Après un noir hiver, après des jours pluvieux et sombres, savez-vous en effet rien de plus charmant et de plus nouveau que le soleil? Dans cette ville qui a la prétention d'être l'amour et les délices du monde, le soleil est une chose de hasard, une exception, une rareté. On passe huit mois ici dans les brouillards, dans la pluie, dans la boue, dans la nuit. Paris, pendant les deux tiers de l'année, serait condamné à vivre comme un Lapon ou un Groenlandais, s'il n'avait eu l'esprit d'inventer les trottoirs, les becs de gaz et les citadines.--Pour en revenir au soleil (un autre jour je vous parlerai de la lune), il s'est conduit cette année d'une manière toute particulière; d'ordinaire il annonce son arrivée avec de certains ménagements. En attendant l'éclatante apparition de sa royauté enflammée, de sa face d'or et de pourpre, il détache quelques petits rayons en éclaireurs, pour préparer sa route: ceux-ci se glissent doucement à travers les nuages et envoient de pâles reflets sur les toits et aux vitres des maisons. Ce sont là les premières escarmouches de la lutte qui s'engage, vers les derniers jours de mars et le commencement d'avril, entre la nuit et le jour, entre l'hiver et le printemps. Des deux parts les chances du combat sont d'abord incertaines: l'hiver ne se laisse pas vaincre aisément.--Le printemps gagne-t-il un coin d'azur dans le ciel: aussitôt l'hiver de lancer contre lui quelque gros nuage qui lui reste. Est-ce un bourgeon impatient qui éclate, une fleur précoce qui s'entr'ouvre et sourit: l'hiver souffle sur eux son dernier givre et les glace. Il faut que le soleil en personne arrive enfin avec toutes réserve de flammes et de lumières, pour renverser ces derniers efforts de l'ennemi expirant.
Cette fois, l'astre n'y a pas mis tant de façons; il s'est montré à l'impromptu, sans laisser le temps de lui crier «Qui vive!» Il s'est montré, dis-je, tout entier, ardent, radieux, magnifique, inondant le jour de tièdes haleines, et rendant à la nuit sa voûte d'azur et d'étoiles, Paris s'est étonné de cette chaude invasion, et dans une telle saison. Il a pris son calendrier comme on tire sa montre quand on ne sait pas l'heure. Le calendrier marquait bien le mois de mars: or, jamais le mois de mars n'avait eu de pareilles fantaisies. Jusqu'ici, mars passait pour un mois intermédiaire, cultivant encore le coin du feu, et soufflant même de temps en temps dans ses doigts.. Aujourd'hui on ne s'y reconnaît plus: mars est devenu le mois de juin. On n'entend que ces mots d'un bout de la ville à l'autre: Qu'il fait chaud! Imaginez ce que doit être une ville que l'été surprend inopinément, en plein hiver. Il y a un moment où elle n'est occupée qu'à éteindre son feu, à ouvrir ses fenêtres et à jeter là son manteau. Telle est la situation de Paris depuis huit jours. Il cherche de l'air et se déshabille.
Un lieutenant de grenadiers, qui faisait sa ronde, a vu, le premier, la cause de cet été par anticipation. Notre brave, tout en patrouillant pour la plus grande tranquillité de la terre, leva les yeux au ciel par distraction: qu'aperçut-il? une lumière blanche et vive, d'une forme allongée, qui illuminait l'air comme les jets diaphanes d'un feu d'artifice. Il cherchait encore, dans sa science, la raison de ce phénomène, que déjà la lunette des astronomes était tournée vers le ciel, et devant le mystère. C'était une comète qui nous faisait l'honneur de nous rendre visite. Ainsi, nous sommes propriétaires d'une comète; cela nous fera toujours passer une semaine ou deux, les chansons ne manqueront pas, ni les bons mots, ni les épigrammes ni les vaudevilles à la comète. Qui oserait y trouver à redire? Il est bien permis de railler un astre si parfaitement en mesure de répondre, et qui peut à des chansons riposter par un déluge de feu, et brûler vifs les railleurs.
Enfin, que nous veut-elle? Est-ce une de ces comètes échevelées dont parle Virgile, sinistre messager de la mort de César? Mais où est César? Est-ce un ange exterminateur expédié des hauteurs célestes, pour châtier nos crimes? En vérité, cela serait injuste. Oh! la nation scélérate, en effet, dont la hardiesse va jusqu'à réclamer depuis dix ans la définition de l'attentat et l'adjonction des capacités! ce n'est pas une comète que le ciel lui devait, mais une couronne de rosière. J'en conclus que cette comète est une comète d'un bon caractère, dont il ne faut pas s'inquiéter; elle n'est venue que pour faire fleurir les lilas et les amandiers plus vite, mûrir nos raisins, et nous obliger à des économies de bois et de charbon. Le signalement que l'Académie des Sciences a bien voulu nous en donner prouve suffisamment les honnêtes intentions de notre comète (je l'appelle notre pour attirer sa confiance). Ce n'est pas une de ces comètes de taille colossale, une de ces comètes pourvues d'une queue comparable à la croupe du monstre de Trézène. Figurez-vous une comète qui a la queue plus mince et plus étroite que la chose n'est permise à une comète de bonne maison. Ainsi, tout dégénère, tout se rapetisse; les comètes amoindrissent leur queue de même que la politique.
Son influence la plus directe jusqu'ici s'est fait sentir sur la danse et dans les bals. Elle a mis les valseuses en nage et les valseurs en feu. Les salons de Paris sont, à l'heure qu'il est, convertis en étuves où l'on bout, en attendant qu'on y rôtisse. Cependant le bal persévère; il s'était posé dans le monde; il avait fait ses invitations à domicile, et commandé ses sorbets et ses glaces, sans se douter que la comète dût entrer dans la contredanse. Maintenant que la chose est faite, renvoyer les violons, ce serait manquer de jarret et de coeur.
On danse donc encore beaucoup à Paris, et l'on y valse davantage. Ce grand bal finira dans un mois, vers les derniers jours d'avril. Mai vient mettre en déroule tout ce peuple de robes de gaze, de couronnes de fleurs, de gants glacés et de bottes vernies. Ces insatiables danseuses, ces femmes blanches et frêles, qu'un souffle semble devoir briser, et que les nuits les plus ardentes trouvent parées, debout, infatigables, toujours prêtes au combat; ces créatures si charmantes et si redoutables, si faibles et si fortes, vont aller bientôt chercher l'air et les fleurs, et se refaire le teint aux brises du soir, sous les vertes charmilles. Déjà, M. de Rambuteau, le préfet de tous les préfets, qui a, sans contredit, fait le plus sauter ses administrés, M. de Rambuteau vient de prononcer la clôture de l'avant-deux municipal.
La semaine dansante a tout entière appartenu au monde dramatique. Les acteurs de Paris ont été pris d'une fureur de chassé-croisé que nous sommes obligés de signaler. Les banquiers hollandais ou israélites, les ambassadeurs russes et anglais, les princes bulgares, ont fait place aux comédiens. Devinez qui a ouvert la danse?... C'est Arnal. Vous connaissiez depuis longtemps Arnal pour un homme très-passionné: Renautlin de Caen, la Graine de Lin, et cent autres iliades amoureuses, dont il est le héros, vous avaient suffisamment édifié sur les qualités de ce coeur romanesque. Mais saviez-vous qu'Arnal fût homme à donner un bal? Pourquoi pas? Arnal avait si bien débuté dans Un Bal du Grand Monde!
Arnal s'est montré d'une grâce parfaite; je ne doute pas que la galanterie dont il a fait preuve n'ait prodigieusement accru le nombre de ses victimes. Arnal doit être adoré plus que jamais. Ou n'embaume pas son antichambre de myrte, de violettes et de camélias, on n'étend pas de moelleux tapis sur le marbre de l'escalier pour préserver le pied délicat des danseuses, on ne prodigue pas le sorbet qui parfume, la glace qui rafraîchit, le punch qui anime, le bordeaux qui réconforte, le potage et la sandwich, depuis dix heures du soir jusqu'à cinq heures du matin, pour se faire haïr. Les théâtres de Paris avaient envoyé leurs plus jolies ambassadrices à cette fête monstrueuse; le Vaudeville y dansait le galop avec le Théâtre-Français, tandis que le Gymnase balançait avec l'Académie royale de Musique, et que le Palais-Royal entraînait la Porte-Saint-Martin dans une valse à deux temps.
Quelques jours après, l'Association dramatique donnait un bal dans la salle Favart: l'Opéra-Comique avait allumé tous ses lustres et ouvert toutes ses loges au profit de cette danse charitable (la recette est destinée aux familles d'artistes malheureux). Le malheur et la danse s'associent tous les ans, et si la danse y gagne un peu de plaisir, le malheur y trouve quelque soulagement. Ainsi chacun a sa part, et personne n'a rien à réclamer: tout le Paris théâtral était là, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, depuis le plus illustre jusqu'au plus obscur. Le jour d'une bonne action, on ne se mesure pas; tout le monde a la même taille.
Alcide Tousez figurait au premier rang des commissaires: cet homme charmant a exercé ses fonctions avec une gravité au-dessus de tout éloge. Un danseur, sans doute quelque jeune élève du bal des Variétés, emporté par ses souvenirs ou par son éducation, se laissait entraîner à la distraction d'une danse un peu colorée; Alcide Tousez s'en aperçoit bientôt: qui peut échapper à l'oeil d'un commissaire? Il s'approche du délinquant avec la dignité d'un magistrat qui remplit son devoir. «Monsieur, dit-il, d'un ton à la fois ferme et paternel, sévère et doux, ayez la bonté de vous modérer un peu.--Voilà qui est plaisant, réplique le jeune homme.--Je ne plaisante pas. Monsieur, s'écrie Alcide Tousez prenant un air de Mathieu Mole--Eh! Monsieur, je vous en vois danser bien d'autres sur votre théâtre!--Moi, Monsieur, c'est autre chose; j'y suis autorisé par mon gouvernement!»
Le bal, d'ailleurs, s'est achevé sans plus d'atteinte à la pudeur d'Alcide Tousez. On n'a jamais dansé au bénéfice de l'infortune avec plus d'entrain et de légèreté. M. Victor Hugo s'est fait voir; quelqu'un a entendu mademoiselle Maxime, la Guanhumara détrônée, lui dire: «Je vous assure, Monsieur, que ce n'est pas ma faute; j'avais fait tout mon possible pour avoir des yeux d'hyène.» Un moment la salle a eu grand'peur: M. Alexandre Du..., engagé dans un galop à toute outrance, s'est laissé choir. Oh! mon Dieu! se serait-il blessé? Mais lui, se redressant aussitôt et montrant sa haute tête crépue au-dessus de la foule: «Je viens de faire comme les Burgraves, dit-il en souriant... non pas tout à fait, car je me relève.» Et apercevant M. Victor H... dans la foule, il alla lui serrer tendrement la main.
J'y songeais! Sous les pieds de cette multitude emportés par le plaisir et enivrée par la valse, si tout à coup le sol s'était mis à trembler, renversant ces murs parés d'or et de velours, brisant le cristal de ces lustres étincelants, engloutissant dans ses entrailles béantes ces jeunes femmes souriantes et ces jeunes gens, les écrasant sous les poutres brisées ou les étouffant dans les flammes!... le lendemain on aurait dansé dans toute la ville au profit des victimes du bal de l'Association dramatique.
Le bal de l'Opéra est et devait être une invention de la Régence. Le chevalier de Bouillon, qui conçut le projet de ce nouveau divertissement, en fut récompensé, le fait est historique, par une pension de six mille livres. Un moine carme, nommé le père Sébastien, et fort habile mécanicien, trouva le moyen d'élever le plancher du parterre au niveau de la scène, et de l'abaisser à volonté. L'histoire ne nous dit pas quelle fut la récompense de cette autre invention.
Ouvert le 2 janvier 1716, le bal de l'Opéra s'est perpétué jusqu'à nos jours, en passant par des phases et des vicissitudes fort diverses. De notre temps, il est plus à la mode et plus tumultueux que jamais. Autrefois, c'était un plaisir de grands seigneurs; le bon ton y couvrait du moins les mauvaises moeurs. Aujourd'hui, il n'est si mince clerc, si jeune commis qui ne veuille en avoir sa part, et faire le lionceau, moyennant un mois de ses appointements, dissipé en une nuit babylonienne. De là cette cohue sans nom, enrouée, barbouillée, avinée, qui remplit de ses huées sauvages et de ses lazzis, beaucoup plus spiritueux que spirituels, la première scène de l'univers.
Depuis son origine jusqu'à ses dernières années, le bal de l'Opéra, fidèle aux principes et aux traditions de l'étiquette aristocratique qui avait présidé à sa fondation, avait exclu de son enceinte les travestissements et la danse. Les hommes n'y étaient admis qu'en habit de ville, et le domino était le seul déguisement des femmes. On s'y promenait autour d'un orchestre en sourdine qui dominait, sans l'étouffer, le bourdonnement discret des causeries particulières. L'intrigue s'insinuait, glissait, serpentait dans cette salle étincelante. L'archet révolutionnaire d'un chef d'orchestre (Musard) l'en a chassée et a étouffé les derniers murmures de ce galant marivaudage, qui, depuis longtemps, au surplus, s'effaçait peu à peu pour faire place à la licence.
Le mardi-gras de l'année 1837, Musard donna, rue Lepelletier, un bal, dont les habitués de ce genre de divertissements ont conservé le souvenir. L'Opéra atteignit, dès son premier début, à l'idéal du genre. En récompense de cet exploit, Musard fut porté en triomphe, et faillit être asphyxié sous les étreintes de ses fanatiques et turbulents admirateurs. Quelle mort pour un Chef d'orchestre! Dès lors ce fut fait pour toujours du bal de l'Opéra proprement dit, de cette réunion masquée, mais à peu près décente, brillante toujours, spirituelle parfois, qui tenait à la fois du jour et de la nuit vénitienne. Du jour où le galop y eut pénétré, l'élégance, le décorum, et avec lui l'esprit, s'enfuirent pour ne plus revenir.
A la vérité, on a cherché cet hiver à les retenir, ou plutôt à les rappeler par une mesure qui tendrait à concilier tous les goûts. Deux parts du bal ont été faites: la salle a été livrée aux danseurs, et le foyer réservé «aux folles intrigues qui se croisent, s'enchevêtrait, se nouent et se dénouent (style consacré) entre une et cinq heures du matin.» Mais, hélas! l'intrigue est morte... au bal de l'Opéra, du moins. Voulez-vous avoir une idée des piquantes, des malicieuses, des fines causeries du foyer? Prêtez l'oreille à l'entretien de ce jeune dandy et de ce pimpant domino qui s'abordent en ce moment.--Bonjour, Ernest, dit le domino.--Bonjour, dit le lion. Tu me connais?--Oui. Demeures-tu toujours rue du Helder?--Mon Dieu, oui. Je voulais changer, mais je n'ai pas trouvé d'appartement--Et pourquoi vouliez-vous changer, bel inconstant?--Mon logement n'est pas commode. Et puis j'ai une cheminée qui fume.--C'est différent. Est-ce que tu ne me reconnais pas?--Attendez donc. Si, ma foi! je te reconnais: vous êtes madame D......--Tu n'y es pas!--Si!--Non!--Si!--Non!--Allons, allons, convenez-en; vous êtes madame D... Comment va la santé, du reste?--Pas trop mal, avec un gros rhume pourtant. C'est très-imprudent à moi de venir ici; mais c'est si entraînant, ces bals de l'Opéra!
(Le dernier Bal masqué de l'Opéra.)
--Oui, c'est bien entraînant. J'en suis une preuve, moi qui sors d'avoir une fluxion.--Ces temps de dégel ne valent rien pour la poitrine. Ah! à propos, mauvais sujet, qu'alliez-vous donc faire, l'autre jour, au passage des Panoramas?--Quel jour?--Mardi ou mercredi, je crois. Tu avais un pantalon gris.--Ah! oui, j'y suis.--Eh bien!--J'allais acheter des gants.--Bien vrai?--Ou des bretelles, je ne sais plus au juste; je crois pourtant que c'était des gants.--Je te quitte. J'aperçois là-bas un monsieur qu'il faut que j'aille intriguer. Adieu, au prochain bal.--Adieu, madame.
Quelle débauche d'esprit, quelle verve! C'est bien la peine de mettre un masque et d'adopter le tutoiement. Ces sémillants colloques font pourtant le désespoir des provinciaux, qui viennent au bal de l'Opéra, sur la foi des trompeuses promesses de la réclame, et n'y connaissant âme qui vive, s'en vont le matin, fort au regret de n'avoir pas été «intrigués.» Quoi qu'il en soit, le bal de l'Opéra obtient une vogue étourdissante, et fait plus que jamais, en l'an de grâce 1843, les délices d'une partie de ce peuple qui aime à se dire le plus policé, le plus délicat et le plus spirituel de l'univers.
Sa vogue ne le cède qu'à celle d'un bal que l'on nomme Chicard, dont les actions se cotent à la Bourse, et où l'on trouve des fils de pairs de France, des jeunes premiers, des aspirants diplomates, des marchands d'habits, des sculpteurs et des plâtriers, des peintres d'histoire et d'enseignes, des littérateurs, des musiciens et pas mal de corroyeurs, à commencer par le héros de cette étrange assemblée, et tout cela fraternisant, sympathisant, trinquant, se colletant, s'embrassant et se ramassant, comme une foule de vieux amis qui ne se connaissaient pas la veille, et n'auront surtout garde de se reconnaître le lendemain.
Mais tout cela n'est rien encore. Nous voici au jour de la Mi-Carême, deuxième édition revue et non corrigée du Mardi-gras. Ohé! ohé! dzing, baonnd! dzing, baound! tonton, tonton, tontaine, tonton! Quels sont ces cris, ce bruit affreux, cette musique à crever le tympan? Quelle chasse infernale nous sonnent ces milliers d'horribles fanfares? Oh! mon Dieu, ce n'est rien, ne faites pas attention; ce n'est que le carnaval, enterré il y a trois semaines, qui secoue sa poudre et ressuscite. Le diable fait, dit-on, de ces miracles, témoin le célèbre ballet du troisième acte de Robert. Vous voulez voir passer feu Carnaval? J'y consens; courons au boulevard. Mais si vous êtes asphyxié, contusionné, pilé, broyé; si, du haut d'un arbre, il vous pleut un enfant de Paris sur la tête, si une voiture vous écrase, si vous sortez de la bagarre dénué de pans d'habit, de montre et de cravate, ou si vous n'en sortez pas du tout, ne vous en prenez pas à moi, vous êtes dûment averti.
Nous voici dans la foule. Quel affreux tintamarre! quelle épouvantable cohue!--Monsieur, ne poussez pas!--Eh! monsieur, l'on me pousse!--Aïe, les fausses-côtes! aïe, la poitrine!--Je me meurs, j'étouffe! je suffoque!--Gare donc là, gare donc; rangez-vous!--Ah! ciel, un cheval de gendarme qui se cabre et recule de notre côté!--Monsieur, que fait votre main dans ma poche?--Eh! mon Dieu, monsieur, je la mets où je peux, on n'a pas le choix des locaux!--Une fois engagé dans cette houle humaine, il faut marcher, bon gré, mal gré, filant soixante pas à l'heure. Heureux qui, du milieu de ces flots agités, peut, de temps en temps, diriger sur la grande chaussée du milieu un oblique rayon visuel!--Mais, ô déception! le carnaval promis se manifeste sous la forme de deux immenses files de voilures, flanquées de gardes municipaux; mais des masques, nulle apparence: chacun est venu pour les voir, et chacun voit qu'il n'a rien vu.--Ah! cependant, voici là-bas une rumeur qui nous présage l'apparition de quelques-uns de ces oiseaux rares sur terre. Autant que le permet cet affreux cor de chasse, qui, depuis un quart d'heure, s'obstine à jouer sur nos têtes la chanson du Roi Dagobert, il me semble discerner certain cri populaire qui nous annonce, ou je me trompe fort, l'approche de quelque mascarade. En effet, voici des sauvages, des pandours, des cosaques, des hussards, précédant à toute bride une, deux, trois voilures, qui roulent à quatre chevaux sur la chaussée, bourrées de débardeurs, de malins, d'Écossais, d'ours, de Poletais, de Turcs, d'Espagnols, de laitières, de camargos.
Devant, derrière,
Jusqu'à la portière
C'est un' fourmilière
De gens chantant, vociférant, buvant,
S'égosillant...
C'est en vain que ces messieurs et ces dames on fait ample provision d'esprit sous forme de Champagne. Sous ce rapport, celui de l'esprit, leur consommation est fort mince. De grandes clameurs, de lourds propos, des grossièretés, voilà tout ce que la gaieté et la verve française trouvent de plus piquant dans leur bouche.--Mais, quels sont-ils? me direz-vous.--C'est lord Seymour, ne manqueront pas de s'écrier ici maints gobe-mouches obstinés.--Non, heureusement pour lord Seymour, il n'est pas tout ce monde-là. Lisez les inscriptions du drapeau arboré par chacune de ces mascarades. Voici les «Enfants de la Joie.» Quelle postérité! La Joie eût mieux fait de rester fille. Plus loin, ce sont les «Forts buveurs.» Viennent ensuite les «Flambarts,» les «Balochards,» etc. Voici maintenant les blanchisseurs et les blanchisseuses de Boulogne, arrivés en trois chariots pour célébrer à Paris le grand jour de la Mi-Carême, qui est leur fête patronale. Ah! cette autre voilure qui se croise avec celle des «Balochards,» c'est celle des «Chemisiers de Pans.» Les deux équipages se hèlent, se défient, viennent bord à bord, et il s'engage entre eux une bataille en règle,--à coups de langue, cela va sans dire,--et où il n'y a de morts que les ivres. Vous êtes probablement peu curieux de savoir qui l'importera du calicot ou de la rouennerie; passons donc.
Mais, à ce propos, voici un crieur asthmatique qui vous offre depuis une heure le Nouveau Catéchisme poissard, ou l'Art de s'amuser en société sans se fâcher.... «Sans se fâcher, nota bene;» car, si l'on se fâchait, ce serait comme lorsqu'on se gêne, il n'y aurait plus du tout de plaisir. Ce catéchisme, fort peu édifiant, du reste, n'a que le tout petit défaut d'être nouveau depuis cent ans. C'est un vieux recueil de platitudes et de sottes calembredaines, dont l'unique mérite est la rime et le moindre défaut la raison. La langue des Porcherons est enterrée sous leurs décombres. Il n'y a plus de balles, il n'y a plus de poissardes; il n'y a plus que des marchés et des marchandes de poisson, ce qui n'est nullement synonyme. Aussi, le catéchisme poissard, canard rétrospectif, au sel fort peu attique, obtient-il fort peu de débit, car il ne répond plus, comme disent les prospectus, à aucun besoin de l'époque. Tout au plus, quelque Béotien, préméditant de se produire au bal masqué, le soir, sous un costume d'Arlequin, et d'avoir de l'esprit comme un diable, croit-il devoir, pour ses deux sous, se précautionner de gaieté et de poésie non lyrique. Gare à lui, si, pour son malheur, quelque franc luron l'entreprend! Les héros du carnaval sont, sans comparaison, comme les aigles du barreau, c'est à la réplique qu'on les juge.
La nuit est venue; le gaz s'allume, ce soleil du carnaval moderne. Les masques, qui viennent de dîner, se rencaquent dans leurs équipages, et continuent leur promenade à la rouge lueur des torches, en attendant l'heure suprême, l'heure solennelle du bal.
Minuit arrive... Alors, oh! alors. Paris se lève comme un seul homme. De toutes les rues, de toutes les portes, de tous les escaliers et de tous les étages, débouchent des torrents de nouveaux masques. Ce ne sont que glapissements sauvages, miaulements de chats, aboiements de chiens, rugissements de loups et de chacals, mêlés au piaffement, au hennissement des chevaux, au roulement de dix mille voitures, au son des cornets à bouquin et des trompettes à l'oignon. C'est un capharnaüm, une mêlée, un bruit, à ne pas entendre Dieu tonner. A cette grande voix, à cette immense clameur, au grondement de cette avalanche, quatre cents bals ouvrait leurs portes.--Oui, quatre cents bien comptés, je n'exagère pas--depuis le grandiose et splendide Opéra jusqu'au Sauvage, où l'on pénètre moyennant cinquante centimes, remboursables en une bouteille de suresne à vider sur place.
Il y a bal aux théâtres de l'Opéra-Comique, de l'Odéon, de l'Ambigu; bal à la Porte-Saint-Martin, à la Gaieté, au Cirque-Olympique; bal à la salle Montesquieu, à la salle des Concerts-Musard, idem des Concerts-Saint-Honoré, au Vauxhall d'été et d'hiver, au Prado d'hiver et d'été, au jardin d'Idalie, au bosquet de Cythère, à l'Ermitage de Paphos, à l'Ile d'Amour, au temple de Bagusse, à la Chartreuse, au Salon de Mars, à l'Élysée, aux Enfants de la Joie au Boeuf-d'Or, au Boeuf-Rouge, au Boeuf-Couronné, au Boeuf-Gras; chez Tantain, Tonnelier, Desnoyers, et cent autres célébrités de barrière.
Partout c'est un tohu-bohu, un chaos, un pandémonium que nulle plume ne saurait exprimer, que nul pinceau ne saurait rendre. La grosse caisse et la grosse joie, l'ivresse, une danse échevelée, le galop le plus tourbillonnant, des batailles, une mêlée furieuse, maint pugilat, maint oeil poché, suivi de mainte arrestation, telle est, en peu de mots, la physionomie de toutes ces rondes de sabbat. Ici, ce sont les lions qui s'amusent; là-bas, ce sont les chiffonniers; voilà toute la différence.
Le bal s'achève: la nuit a passé comme un rêve, ou plutôt comme un cauchemar. Pour compléter la fête, il faut, après avoir conquis à la pointe de l'épée, dans un restaurant de boulevard, une bouteille, de bordeaux et une aile de volaille,--prix: 20 francs,--courir à la montée de Belleville, contempler cette cohue poudreuse, avinée, titubante, qui a nom «Descente de la Courtille.» Cette foule sans nom, ces loques fangeuses, ces rouges trognes, ces bras nus, ces Romains inimaginables, ces Turcs à turbans de carton, que surmonte, en guise de croissant, une visière de casquette, ces bergères qui fument la pipe, ces marquis roulant dans le ruisseau, ces chevaliers du Moyen-Age qui se traînent le long des murs, ces troubadours rapiécés, tous ces gueux dignes de Callot, ce sont les masques des barrières qui regagnent leurs domiciles. Loin d'être sensible à l'honneur que lui fait l'orgie de Champagne en venant lui rendre visite, l'orgie du vin bleu reconnaît habituellement cette politesse par des nuages de farine et des poignées de boue lancés à la face de messieurs les beaux. Du haut des cabinets des Vendanges de Bourgogne, où ils ont établi leur quartier-général, ceux-ci répondent par une grêle de gros sous, d'oeufs durs et de fruits crus. Le jour se lève sur ce tableau et met fin à la guerre civile.
C'en est fait: Carnaval est mort, et cette fois pour tout de bon. Il vient de rendre,--non l'esprit, et pour cause,--mais l'âme, ou ce qui lui en tient lieu. Il renaîtra, à la vérité, en 1844; mais combien de ses plus fougueux, de ses plus florissants adeptes, surpris, au sortir de l'orgie, par le souffle glacial du matin, ne le verront pas revenir!... «Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière,» disait, il y a trois semaines, le prêtre aux fidèles agenouillés sur la dalle du saint parvis. C'était le lendemain d'une saturnale pareille à celle de jeudi dernier. Terrible opposition, prophétique langage!... N'as-tu point songé un instant, jeune homme au front pâli par la débauche et par les veilles, que tous les fous plaisirs dont tu t'es enivré, ce sont ces fruits décevants au dehors, brillants et vermeils à l'intérieur, tout remplis de cendres et d'une indicible amertume?
Charles VI, opéra en cinq actes, paroles de MM. Casimir et Germain Delavigne, musique de M. F. Halévy, divertissements de M. Mazilier, décorations de MM. Cicéri, Philastre, Cambon, Séchan et Desplechin. (Deuxième article)
Ainsi que je l'ai déjà fait pressentir, la nouvelle partition de M. Halévy ne me paraît pas répondre à l'idée qu'on avait dû s'en faire d'avance, à ne consulter que la réputation de l'auteur et son incontestable talent. Le retour trop fréquent des mêmes rhythmes, l'emploi obstiné des mêmes moyens, jettent sur son oeuvre une teinte uniforme, dont la monotonie ne tarde pas à fatiguer. On cherche vainement chez lui ces deux choses qu'on trouve chez tous les maîtres, et dont la succession alternative est d'un si grand secours pour l'attention de l'auditeur: le récitatif--le chant.--Le récitatif de M. Halévy est rarement assez simple; peut-être, dans son chant, la mélodie est-elle sacrifiée trop fréquemment à la déclamation. Qu'en résulte-t-il? que son chant et son récitatif se ressemblent; que sa musique, habituellement, n'est qu'une sorte de terme moyen entre l'un et l'autre, et que son ouvrage, tout entier, formé, pour ainsi dire, du même tissu n'offre pas la variété qui serait nécessaire pour qu'on en pût supporter la longueur. Il y a, par le fait, beaucoup de morceaux dans Charles VI, mais ils sont tellement semblables entre eux par la forme, le mouvement, la couleur, et les récitatifs qui les séparent y font si peu de disparate, qu'on croit n'entendre qu'un seul morceau, coupé seulement à certains intervalles, par un temps d'arrêt de quelques inimités dont on profite avec une joie incomparable pour changer de position, et pour prendre l'air.
Ce défaut, qu'on avait pu constater plus ou moins dans les oeuvres précédentes de l'auteur de la Juive, est surtout remarquable dans celle-ci. C'est là, ce me semble, son vice capital, et la cause de la fatigue qu'on y éprouve. Pour l'écouter jusqu'au bout, il faut une volonté de fer et des efforts surhumains; et, cependant, il n'y a guère de morceaux où l'on ne découvre des sentiments exprimés avec justesse, des phrases élégantes des harmonies distinguées, des dispositions instrumentales habiles et ingénieuses. Semblable à Ésope et peut-être moins adroit que lui, M. Halévy assemble ses convives autour d'une table immense et magnifiquement servie; seulement il y a le même mets sur chaque plat, et le cuisinier n'a pas toujours pris la peine d'en varier l'assaisonnement.
M. Casimir Delavigne.
L'espace me manque, et je ne saurais examiner en détail chacune des parties de ce vaste ouvrage; je me bornerai à parler des plus importantes. Le duo de la reine avec Odette commence bien: la première phrase est noble et majestueuse, et le rhythme en est assez décidé; mais bientôt il se perd en des développements interminables, et ne se relève un peu qu'à la fin, quand vient la phrase: Le sort me l'abandonne, ce proscrit détesté, etc. La péroraison on est énergique, et les beaux sons de tête de madame Dorus jettent un vif éclat sur les dernières mesures. Le duo qui suit, entre Odette et le dauphin, est, au moins, quant à sa première partie, l'un des morceaux les mieux conçus de l'ouvrage et les mieux réussis.--Qu'on me pardonne ce barbarisme.--La manière dont les deux voix se présentent successivement est neuve et piquante. La cadence finale y est amenée par un trait des instruments à vent d'un effet très-agréable, auquel succède un point d'orgue vocalisé du meilleur goût. Ce passage tout entier est plein de fraîcheur et de grâce. Le reste, par malheur, est loin de répondre au début. Le couplet: En respect mon amour se change, m'a paru terne et lourd, et d'une mélodie peu naturelle, et ne doit l'effet qu'il produit qu'à l'habile exécution de Duprez, et à la délicatesse des nuances que cet artiste y a su placer. La fin de ce morceau, qui termine l'acte, n'a rien de remarquable, sauf un effet d'orchestre assez original, au moment où le dauphin disparaît par la fenêtre.
M. F. Halévy.
Je passe rapidement, et pour cause, sur la villanelle du second acte et sur la chanson d'Isabelle: ces deux morceaux n'ont pas, ce me semble, le caractère qu'ils devraient avoir, ou, pour mieux dire, ils n'en ont aucun. La romance du roi mérite le même reproche. Il y a dans la scène qui suit, entre Charles VI et Odette, une phrase fort jolie, sur ces paroles
Ah! qu'un ciel sans nuage
Pour les regards est doux! Et quelle volupté
De se ranimer sous l'ombrage,
A l'air pur de la liberté!
Seulement la difficulté de faire entrer le second vers dans une période en quatre membres s'y fait cruellement sentir. Etait-il donc si difficile de disposer autrement les paroles, et de mettre là quatre vers de même mesure? Le duo des cartes est d'un bon effet; mais l'honneur en revient beaucoup moins, selon moi, au compositeur qu'à madame Stoltz et qu'à la scène elle-même. C'est le poète, ici, qui a porté le musicien.
Le seul passage un peu saillant du troisième acte est le début du quatuor:
Dieu puissant! favorise
Notre sainte entreprise, etc.
Ce quatuor n'est pas accompagné par l'orchestre, et l'on a déjà remarqué combien il y a d'avantage à abandonner de temps en temps les voix à elles-mêmes. L'effet de ce quatuor est bon, et serait meilleur peut-être s'il était moins longuement développé. L'harmonie en est fort belle. Quel dommage que le chant n'y suit pas à la hauteur de l'harmonie!
L'air d'Odette, au quatrième acte, est divisé en deux parties. Il y a dans la première de charmants détails; la seconde fera, je crois, plus d'effet à mesure qu'on l'entendra davantage. C'est un allegro plein d'énergie et d'enthousiasme, et la syncope placée sur le second temps de chaque mesure lui imprime un caractère de décision assez remarquable. Rossini, dans l'air de Zelmire: sorte, secondami,--toute comparaison à part, je n'accuse pas M. Halévy de faire de la musique italienne,--a obtenu le même effet par le même moyen.
La chanson d'Odette:
Chaque soir Jeanne sur la plage.
est charmante. Le dialogue qui s'y établit, dès le début, entre le hautbois et la cantatrice, l'élégance des modulations de ce morceau, son caractère à la fois gracieux et mélancolique, tout concourt à en faire l'un des plus heureusement trouvés de la partition. Il est amené, d'ailleurs, par une phrase très-agréable sur ces paroles:
Avec la douce chansonnette
Qu'il aime tant,
Berce, berce, gentille Odette,
Ton vieil enfant.
Barroilhet dit ce passage à demi-voix avec tant d'art, tant de goût et une expression si juste, qu'il en double encore l'effet.
La scène qui suit (celle des fantômes) n'a rien de remarquable, si ce n'est le trio des trois spectres, sur ces paroles:
Ils tombèrent tous trois assassinés jadis:
Tu périras de même.
Là encore il n'y a pas de chant; ce n'est que de la mélopée: mais, sous cette mélopée, on entend une succession d'accords sinistres et dont l'effet est terrible. L'auteur, grâce à cette habileté de contre-pointiste dont il a déjà donné tant de preuves, y a su tirer un parti merveilleux de ce mot: assassiné, qui passe continuellement d'une voix à l'autre, et se reproduit avec une obstination effrayante. Savoir le contre-point est un mérite assez commun, mais il est beau de s'en servir de cette manière.
Ce trio des spectres est très-heureusement rappelé dans le linat qui suit. Les fantômes ne sont plus sur la scène, mais seulement dans l'imagination du roi; leur chant est donc rejeté dans l'orchestre et confié aux trombones, dont l'âpre et stridente sonorité était particulièrement appropriée à la circonstance. Cette réminiscence ingénieuse et fort bien calculée est d'un effet très-dramatique.
La chanson militaire de Poultier, au commencement du cinquième acte, a fait fortune, et le parterre paraît s'habituer à en faire redire le second couplet. Ce morceau a de la couleur et une physionomie originale; l'allure en est vive et décidée; la reprise en mode majeur qui s'y trouve est très-piquante, et l'on a remarqué l'heureux effet du tambour, que l'auteur a employé dans l'accompagnement. J'avoue, néanmoins, que l'ut aigu par lequel cette chanson se termine me semble assez maladroitement amené; mais, si cette dernière phrase est un peu gauche, elle a du moins l'avantage de mettre en relief les notes élevées de la voix de Poultier, dont le timbre est délicieux.
Je n'ai pas encore parlé du premier air de l'opéra, du chant national: Jamais en France l'Anglais ne régnera, sur lequel on avait fondé tant d'espérances et fait par avance tant de commentaires. Lorsque tout le choeur en répète le refrain à l'unisson, l'effet en est vigoureux et puissant; mais ce n'est là, ce me semble, qu'un de ces vulgaires effets de sonorité qu'on peut toujours obtenir avec le premier chant venu, en le faisant exécuter par un grand nombre de voix. L'air, pris en lui-même, a-t-il une grande valeur? Je ne le pense pas. Le rhythme en est trivial, et la mélodie nulle ou peu distinguée. Je ne crois pas que ce morceau puisse être rangé parmi ceux qui font le plus d'honneur à la nouvelle partition; il ne doit, évidemment, passer qu'après beaucoup d'autres. Je me suis complu à les indiquer: c'était la partie agréable de ma tâche. Faut-il ajouter qu'ils ont le tort de se ressembler presque tous, et le malheur de se débattre au milieu d'un océan de motifs vaguement dessinés, de phrases décolorées et de récitatifs lourdement prétentieux? Non! C'est bien assez de ce qui a été dit plus haut sur ce sujet, et le lecteur comprendra sans peine combien il doit en coûter de se montrer sévère à l'égard d'un artiste éminent, dont on estime à un égal degré le talent, la science et le caractère.
Théâtre de l'Odéon, Gaïffer et le Succès.--Théâtre des Variétés, le Mariage au Tambour.--Théâtre du Vaudeville, la Nouvelle Psyché.
L'attention publique a été tout entière occupée par la venue au monde de deux grands ouvrages dramatiques: les Burgraves et Charles VI: l'un né au Théâtre-Français et l'autre à l'Académie royale de Musique. Quand ces deux souverains de l'empire théâtral se mettent à l'oeuvre, il se fait une sorte de silence dans les autres théâtres; il semble qu'ils se rangent en haie et au port-d'armes, dans une attitude respectueuse, pour laisser passer. Puis, aussitôt que le défilé du cortège est fini, ils rompent les rangs et reprennent pêle-mêle leurs habitudes de production particulière.
Nous n'avons donc à récolter qu'une moisson peu abondante: une petite comédie, un drame et deux ou trois vaudevilles.--Eh quoi! vous appelez cela de l'indigence, trois vaudevilles, un drame et une comédie!--Oui, cher lecteur, et je maintiens le mot, ne t'en déplaise; si tu avais le bonheur ou le malheur d'être un feuilleton, tu ferais comme nous, tu te croirais pris de famine; le feuilleton, en effet, est habitué à un tel régime abondant et surabondant, que sept ou huit actes seulement dans une semaine lui représentent un repas quelque peu mesquin. Qu'est-ce que cela pour un ogre qui a coutume de se rouler sur des monceaux de vaudevilles entassés?
Le drame aurait pu s'appeler tragédie; il n'a pris le nom de drame qu'afin de se mieux déguiser. Nous sommes dans le siècle des masques: il ne faut croire ni aux passe-ports, ni aux enseignes, ni aux affiches, ni aux étiquettes. Si une pièce ornée de deux ou trois conspirations, déclamant sur le ton héroïque et faisant rouler le tam-tam de l'alexandrin, n'est pas une tragédie, qu'appellera-t-on tragédie?
Le héros de celle-ci se nomme Gaïffer. A ce nom, je vous vois reculer de deux pas, et ouvrir deux grands yeux étonnés. Gaïffer vous parait un peu bizarre: vous êtes tenté d'arrêter les passants pour leur demander: Faites-moi le plaisir de m'apprendre ce que Gaïffer veut dire? Est-ce une femme, est-ce un homme, est-ce une chose?--Vraiment, vous êtes de singulières gens. Le beau plaisir qu'il y a à voir clair, du premier coup, dans un nom! Sachez donc un peu goûter la volupté des énigmes.
D'ailleurs, si vous ne connaissez pas Gaïffer, ce n'est pas la faute de Gaïffer, mais bien la vôtre, je suis fâché de vous le dire, Gaïffer a fait tout ce qu'il fallait pour avoir l'honneur d'être connu de vous. Demandez plutôt à dom Vaissette, son historien, qui célèbre ses hauts faits in-folio.--Il a livré de terribles combats contre de très-redoutables adversaires, tantôt vainqueur et tantôt vaincu, et afin que rien ne manquât à sa réputation, il est mort empoisonné. Voilà ce que fut Gaïffer. C'est dans l'Aquitaine que la chose se passa, du temps de Pepin et de Charlemagne. Ces deux grands preneurs de villes et de provinces convoitaient l'Aquitaine, échue à Gaïffer, du droit qu'il tenait des Mérovingiens ses ancêtres. Gaïffer voulait garder son Aquitaine. De là une grande guerre entre eux, une guerre qui dura presque aussi longtemps que le siège de Troie, et ne fut pas moins fertile en terribles coups d'épée. Gaïffer, abattu dix fois par le bras carlovingien, se relevait toujours; et si le poison ne s'en fût mêlé, je ne sais si Gaïffer ne lutterait pas encore.
Certes, beaucoup de gens ont eu l'honneur de devenir des héros de tragédie, qui ne l'ont pas mérité autant que notre mérovingien. Je ne m'étonne donc pas de trouver Gaïffer tragiquement accommodé; je le plains seulement d'être aujourd hui le prétexte d'une mauvaise tragédie ou d'un mauvais drame, le nom ne fait rien à l'affaire. Un amour lamentable, une conspiration, une révolte, voilà le bagage tragique de Gaïffer. Il ne lui manque pas même le trépas héroïque à la façon de Tancrède, au milieu de l'ennemi. On ne nous a épargné que le brancard. Le public a sifflé. Oh! le serpent! Il n'a pas même été attendri par quelques beaux vers, planches flottantes sur lesquelles l'honneur du poète, M. Ferdinand Dugué, a surnagé quelque temps, dans la tempête et le naufrage. Mais qui ne fait pas de beaux vers aujourd'hui? On les sème partout, à la tête on les jette, et mon valet de chambre, comme dit le Misanthrope, en met dans la Gazette.
Le Mariage au Tambour est plus pastoral, bien qu'il soit contemporain de 95. Ajoutez qu'il n'a pas la plus petite prétention aux beaux vers; son ambition tend à faire rire, et çà et là cette ambition est satisfaite. Nous n'avons plus affaire à un héros, mais à une héroïne. On peut bien donner ce titre à mademoiselle Catherine, car mademoiselle Catherine fréquente les camps. Que dis-je? elle est vivandière; c'est elle qui rafraîchit la victoire, selon l'expression de Béranger. Mais méfiez-vous de mademoiselle Catherine: on s'appelle Catherine et l'on a un autre nom; on a l'air d'être vivandière, et l'on est marquise. Ces choses-là arrivent tous les jours.
Catherine est donc marquise; mais comment, étant marquise, se trouve-t-elle vivandière? L'amour fraternel a tout fait. Le frère de Catherine, vendéen renforcé, est tombé aux mains de l'armée républicaine; le cas est grave, et il y va de sa vie. Pour pénétrer dans le camp où son frère est prisonnier, et favoriser sa fuite, Catherine prend le déguisement que vous savez. Assurément cela est très-bien. Nous donnons à Catherine notre approbation pleine et entière. Tous les masques ne servent pas à une si bonne action. Elle est jolie, et bientôt les coeurs prennent feu autour d'elle; le tambour-major soupire, le caporal flambe, le sergent jette des flammes, comme un volcan. Jamais les boulets ennemis n'ont fait un ravage pareil au ravage produit par la prunelle de ces deux beaux yeux. C'est peu; le respectable corps des vivandières en meurt de jalousie. Chaque jour allume, de plus en plus, cette guerre intestine. Les vivandières d'un côté, Catherine de l'autre, se livrent des assauts terribles, et le régiment regorge de Paris et de Ménélas qui se disputent la dangereuse Hélène.
Théâtre des Variétés.--Un Mariage au Tambour.
Enfin, d'un accord unanime, on convient de mettre fin à ce désordre: le moyen est d'obliger Catherine à se marier. Il faut qu'elle choisisse un mari, ou, par la corbleu!... Catherine obéit: si elle refusait, on la chasserait du régiment: et alors que deviendrait son frère? J'ai donc l'honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle Catherine, vivandière, avec le beau, le brave, le redoutable sergent-major Lambert. Le mariage se fait à la républicaine, en plein vent, sous un vieux chêne, soldats et vivandières servant de témoins, Catherine à côté de Lambert, et le tambour du régiment, monté sur un tertre de gazon, abrité sous le vieux chêne, exécute un roulement à triple carillon, en manière de bénédiction nuptiale. Pour la première nuit de noces, Lambert est de faction à la porte du cachot où le frère de Catherine est enfermé. Que fait Catherine? elle profite de son ascendant sur le coeur de Lambert, procure à son frère les moyens de fuir, et se sauve avec lui.--Et Lambert?--Lambert en est pour ses frais de noces et de tambour. Peu s'en faut, ce qui serait plus sérieux, qu'il ne paie de sa tête l'escapade de la belle vivandière; mais patience! Lambert aura sa revanche. La Providence se met tôt ou tard du parti des sergents-majors opprimés.
Tout à l'heure vous avez trouvé une marquise dans une vivandière, pourquoi ne découvririons-nous pas un duc dans un sergent-major? Lambert est duc, en effet, sans que cela paraisse. Il s'est fait soldat pour dissimuler sa noblesse, dans ces temps périlleux. En vérité, nous avons affaire à un singulier régiment; peut-être allons-nous apprendre bientôt que, depuis le caporal jusqu'au marmiton, il ne cache que des empereurs et des margraves.--Voici comment Lambert se venge: tout en guerroyant, il retrouve Catherine et son frère, non plus proscrits, mais vivant en paix dans le château de leurs aïeux. Que fait Lambert? il se présente en habit de simple soldat, et réclame madame la marquise, sa femme. Grand scandale d'abord, et grand effroi. Ceci suffit à Lambert, qui déclare sa qualité de duc et de colonel; car nous sommes devenu colonel depuis la célébration du mariage au tambour. Comment refuser un colonel? Comment ne point pardonner à un duc? Duc et marquise ratifieront, devant M. le maire, leur premier mariage ébauché. L'auteur s'est dérobé sous le nom de Devilliers. On croit que le nom fait le même office que l'habit de vivandière, et qu'il cache sinon une marquise, au moins M. Alexandre Dumas, marquis de la Pailleterie.
Avec M. Félicien Mallefille nous tombons dans la mythologie, ou peu s'en faut. La Nouvelle Psyché; a le même tort que l'ancienne: elle est curieuse. Au lieu de se laisser aller à la douceur de son rêve, au lien de se contenter d'être aimée, elle a la prétention de sonder les mystères et de connaître le fin mot des choses. Comme l'antique Psyché, la moderne Psyché y perd son bonheur et son amant.
Cet amant n'est pas l'Amour proprement dit; il n'a ni ailes, ni flambeau, ni carquois, et ne vient point de Cythère ou d'Amathonte: c'est un jeune illuminé qui conspire pour l'indépendance de l'Italie. L'amour de Dinowa est son plus cher trésor, avec la liberté. Mais Dinowa s'inquiète et soupçonne; le mystère où les périls de sa situation jettent Libérius, éveille la jalousie de Dinowa: elle attribue à une trahison amoureuse ses fréquentes absences et son air inquiet et souvent agité. Dinowa épie Libérius, et le livre à l'espionnage. Averti par les révélations de Dinowa, la police italienne surprend Libérius en pleine conspiration. Psyché, qu'as-tu fait? tu as pris la lampe et le poignard. La lampe a éclairé la nuit où Libérius s'enveloppait, et le poignard le tuera. O Psyché, pourquoi cette curiosité fatale? Libérius cependant échappe à la mort et pardonne à Dinowa.
Théâtre du Vaudeville.--La Nouvelle Psyché.--
Bardou et
Vadam Hérard.
M. Félicien Mallefille a donné à sa Nouvelle Psyché plus d'esprit qu'il n'en faut pour réussir; mais l'esprit ne suffit pas: une action nette, claire, intéressante, n'est pas moins nécessaire pour le succès. M. Mallefille n'y a pas assez songé.
Le Succès, comédie en deux actes, a pour auteur M. Harel, ancien directeur de l'Odéon et de la Porte-Saint-Martin. Si M. Harel ne savait pas faire une comédie, ce ne serait pas faute du moins d'en avoir fait jouer. Mais, Dieu merci, rien ne prouve que l'auteur n'a pas mis à profit l'expérience du directeur; tout au contraire: la comédie de M. Harel est veinée de traits d'esprit et de scènes piquantes. Elle est plus sérieuse au fond que dans la forme. M. Harel s'attaque directement aux sentiments matériels et cupides qui sont la plaie de ce temps-ci; il les montre envahissant jusqu'aux domaines de l'art et de la pensée, et corrompant les coeurs les plus élevés et les plus nobles esprits, ou du moins les sollicitant et les entraînant parfois aux débauches du charlatanisme.
M. Harel choisit, deux jeunes gens pour servir de démonstration à sa critique. Tous deux sont bien nés, tous deux ont du coeur et du talent. L'un est avocat, l'autre poète; celui-là s'appelle Délicourt, celui-ci Laroche. D'abord ils se livrent avec candeur aux rêves confiants des jeunes années; Délicourt croit qu'il suffit de montrer de la science et de la probité pour réussir; Laroche, d'avoir des veilles scrupuleuses et d'écrire de bons ouvrages; nos jeunes gens se trompent ou du moins croient se tromper. Délicourt végète, malgré tout son savoir, et les drames consciencieux de Laroche sont repoussés de tous les théâtres. Le poète et l'avocat perdent courage; un mauvais conseiller passe par là et les jette dans l'intrigue et dans le trafic. Délicourt vend son éloquence à tout venant; Laroche improvise de la littérature de pacotille. Le succès arrive d'abord, et avec lui l'argent et même la renommée. Nos deux amis se poussent jusqu'à la croix d'honneur et à la députation; mais peu à peu ils se lassent de jouer ainsi avec leur esprit et leur caractère. Le dégoût les prend, et ils sortent du gouffre avant d'y avoir perdu leur talent et leur honnêteté. Laroche et Délicourt font sagement. Tous deux apprendront plus tard que, même dans le siècle le plus corrompu, le profit le plus sûr est encore du côté des nobles efforts et des nobles travaux. Sans doute on attend plus longtemps, mais aussi on dure davantage.
Cette petite comédie, début de M. Harel, annonce un écrivain spirituel et mordant; elle ne fera pas dire de l'auteur ce que M. Harel disait de Fontan, qui lui faisait proposer un de ses drames pour le théâtre de la Porte-Saint-Martin: «Non, je ne veux pas des drames de M. Fontan; je lui trouve plus de prison que de talent.»
Première Vue du Salon carré.
812 Le Christ au tombeau, par Marquis.
188 Saint Louis après le combat de la Massoure, par Casey.
365 Jésus s'étendant sur la croix, par Dubouloz.
60 Combat devant la Corogne, par Bellange.
779 Le duc d'Orléans aux Portes-de-Fer, par Lepaulle.
711 Jésus mis au tombeau, par Latil.
904 Un rêve de bonheur, par Papety.
527 Saint Germain, évêque d'Auxerre, par Goyet.
875 Sainte Thérèse, par Molin
669 Vue du château de Chenonceaux par Justin Ouvrie.
1040 Tête d'étude, par Rolland.
1007 La Solitude, paysage, par Renoux.
Nous ne ferons point de catégories; le public, entrant au salon, regarde ce qui s'offre devant ses yeux; il ne s'inquiète pas d'avoir vu d'abord toutes les toiles historiques, avant de passer à l'examen des paysages; d'avoir épuisé les tableaux de genre, avant d'en venir aux marines. Pourquoi la critique changerait-elle ce beau désordre en un cabinet de collections, remettant chaque chose à sa place, et ne voulant pas que les yeux puissent se reposer d'une bataille sur un bouquet de fleurs, d'une descente de croix sur des figures amoureuses ou de verts ombrages? Suivons la promenade telle qu'on nous l'a faite, en nous rappelant cette profonde vérité de Bilboquet: «Le changement est la source de la variété;» n'imitons pas, enfin, les Hollandais, qui mettent toutes leurs roses dans une allée, toutes leurs tulipes dans une autre, et regrettent sans doute de ne pouvoir pas, pour plus de précision, ranger chaque espèce de fleurs dans une armoire particulière, comme les hannetons et les minéraux des naturalistes.
Salon carré.--Le tableau qui s'offre d'abord aux yeux est le Rêve de bonheur, de M. Papety:
« . . . Ce sont, au plus frais d'un jardin,
Des couples amoureux assis sur l'herbe molle,
Négligemment vêtus de vestes de satin,
Causant d'amour, dansant ou jouant de la viole...
Oh! les charmants tableaux! que ces gens sont heureux!
Comme leur vie est calme et comme ils n'ont d'affaire
Que les riants propos, la musique et les jeux,
L'oisiveté sans crainte et l'amour sans mystère!
Avoir de verts gazons et le temps d'y danser!
Rire et prendre le frais pendant toute sa vie!...
N'avoir d'ambition qu'au tranquille plaisir,
Cette part du bonheur la plus calme et sereine!...
Que ces gens sont heureux! Oh! les riants tableaux!»
Les poètes s'arrêteront volontiers devant ce tableau, amèrement critiqué par les peintres; que la lumière soit diffuse et mal dégradée, que le feuillage n'ait pas assez d'épaisseur et semble trop découpé, que les étoffes soient un peu lourdes, que le gazon ne végète pas, comme on dit, et ressemble à un tapis d'Aubusson, qu'importe, en vérité? Le charme n'en est pas moins puissant, le coeur ne s'en attendrit pas moins de cette heureuse union, si souvent rêvée, de l'ode d'Horace et du dialogue de Platon. Assis parmi les fleurs, sous les frais ombrages, les amants se regardent avec une muette volupté, et les sages, la main appuyée sur des têtes blondes, laissent tomber de leurs lèvres les harmonieuses paroles qui font croître les ailes de l'âme; dans les coupes, brille le falerne, il bel vino; et les doux accords de la harpe semblent traduire dans le divin langage et les pensers amoureux de la tendre Lydie, et les beaux discours du sage de Sunium, le fils des Muses. Toute la poésie humaine serait dans ce tableau, si le peintre n'avait oublié, au milieu de sa sereine conception, Rosalinde la Folle, et Jacques le Mélancolique, l'une aimant à rire au milieu des bois, l'autre à pleurer dans les fontaines. La comédie de Shakespeare ne devait-elle pas avoir place pourtant dans les îles heureuses?
Mais que veulent, sur le second plan, ces bateaux à vapeur et ce télégraphe? Nous nous épuisions en conjectures, sans pouvoir deviner, lorsqu'un peintre nous donna l'explication suivante: «Les bateaux à vapeur sont là pour indiquer que les heureux habitants de ces bosquets ne sont point condamnés, comme feue Calypso, à rester toujours dans la même île, sous les mêmes ombrages, mais peuvent à leur gré visiter tous les rivages de l'archipel fortuné.--Quant au télégraphe, il sert apparemment aux correspondances amoureuses.»--Il importe de remarquer, à cette occasion, que la race des peintres est abusivement allégorique; Lessing, interdisant l'allégorie aux poètes, la permettait aux peintres, sous le prétexte qu'ils en avaient besoin; sans doute elle leur est nécessaire quand il s'agit de peindre au front d'un monument dame Prudence ou demoiselle Perspicacité; mais ne devrait-elle pas être laissée de côté lorsque le peintre veut être poète; et, en s'adressant au coeur, est-il fort adroit de le distraire de son émotion, de son attendrissement par des rébus et des logogriphes?
Nous ne répéterons pas, d'ailleurs, toutes les critiques que nous avons entendu faire à la brillante composition de M. Papety; la plupart de ces reproches nous ont paru trop peu fondés ou trop légers pour qu'il soit même nécessaire de les réfuter. Il est pourtant vrai de dire que, malgré la disposition harmonieuse des groupes et des figures, le tableau laisse à désirer sous le rapport de la beauté d'ensemble. On sait que M. Papety a travaillé cinq ans à cette toile; peut-être n'a-t-il conçu que successivement les détails de la composition. A chaque jour a suffi sa fantaisie; hier le peintre imagina ce couple amoureux qui cause parmi les fleurs, aujourd'hui il crée cette belle figure de la Méditation qui, les yeux au ciel et un livre sur ses genoux, porte empreintes sur son visage la sérénité de son coeur et la beauté de son esprit; comme Goethe dans Faust, le peintre a voulu tout mettre dans son rêve de bonheur, et, jusqu'au dernier moment, il s'est demande: N'y manque-t-il rien encore? De là vient que toutes ces figures, que tous ces groupes ne semblent liés que par la paix commune de leurs regards et de leurs attitudes, par la douceur des airs que tous ils respirent, par la beauté de cette lumière dont les flots viennent les baigner également. Non, ce n'est point là un tableau fouriériste, comme quelques-uns le disaient; tous ces gens-ci s'occupent trop de leur jouissance individuelle, pour être de vrais phalanstériens; à les voir si peu soucieux les uns des autres, si repliés sur leurs propres sensations, on ne peut s'empêcher de trouver leur bonheur un peu égoïste; ils nous rappellent de loin ces fakirs béats, qui regardent exclusivement leurs nombrils, et y trouvent la félicité suprême.--Ce n'est certainement pas ainsi que Virgile, et après lui Fénelon, peignirent le bonheur des élus dans les champs élyséens.
M. Henri Lehmann.--Le prophète Jérémie est enchaîné sur une pierre, comme le Titan sur le Caucase; se soulevant à demi sur ses deux mains chargées de fers, il dicte ses effroyables prédictions au jeune Barne, accroupi mollement à sa gauche: «Un vent brûlant souffle dans la route du désert vers la ville de mon peuple.... Malheur à nous! car nous sommes détruits. Jérusalem, nettoie ton coeur de sa malice, afin que tu sois sauvée!...» Derrière le prophète se tient l'ange inspirateur, les bras étendus, montrant d'une main Jérusalem, et de l'autre appelant le nuage sombre qui le suit:
«La voyez-vous passer, la nuée au flanc noir,
Tantôt pâle, tantôt rouge et splendide à voir,
Morne comme un été stérile.
On croit voir à la fois, sur le vent de la nuit,
Fuir toute la fumée ardente et tout le bruit
De l'embrasement d'une ville.»
Le nuage accourt, déjà les ténèbres noircissent l'extrémité des ailes de l'ange, et le visage du prophète semble s'assombrir encore: «Jérusalem, nettoie ton coeur de sa malice, afin que tu sois sauvée.... Malheur à nous, car nous sommes détruits....» Le vent de l'orage précède la nuée, et les draperies de l'ange sont toutes frémissantes. Au fond du tableau, un entassement de collines, et les murailles bibliques.
Jamais, à notre sens, M. H. Lehmann ne s'est élevé aussi haut; quelque excellentes que fussent déjà ses compositions de Tobie et de la Fille de Jephté, le peintre a prouvé qu'il pouvait mieux encore; il a victorieusement démenti ce critique qui lui disait, il y a trois ans: «Vous vous êtes vidé d'un seul coup dans votre tableau de la Fille de Jephté.» La façon de M. H. Lehmann est devenue plus vigoureuse et plus sévère; son Jérémie est un vrai chef-d'oeuvre, s'il est juste de dire que la perfection de l'art réside dans la force contenue et la modération de la puissance. M. H. Lehmann sait d'ailleurs, comme les maîtres, allier la correction, le goût et l'élégance à l'énergie du pinceau, à la vigueur de l'exécution; et jamais la grandeur de l'ensemble ne lui fait sacrifier les détails. Aussi n'oserons-nous que lui proposer quelques doutes qui nous sont venus vis-à-vis de son admirable toile: la chevelure de l'ange n'est-elle as un peu compacte, un peu verte? les tons du ciel sont-ils bien assez chauds pour contraster avec la sombre nuée?
(Deuxième Vue du Salon carre.)
1068 Jeanne d'Arc faisant son entrée à Orléans, par Scheffer.
773 La Cène, par Leloir.
288 La Vierge au sépulcre, par Coutel.
1889 Saint Paul en prison baptise le geôlier et sa famille, par Yvon.
104 Un Ravin, paysage, par Buttura.
362 Portrait de madame la comtesse de la G..., par Drolling.
170 Le chancelier de l'Hôpital par Caminade.
281 La vision de saint Hubert, par Vinchon.
1179 Achille de Harlay, par Vinchon.
1069 Portrait de S. A. R. Mgr. le duc d'Orléans, par Scheffer.
1107 Juda et Thamar, par Horace Vernet.
101 Portrait de M. de Gisors, architecte du palais de la
chambre des Pairs par Blondel.
78 Souvenir des environs de Sorrenti, paysage, par Bertin.
1019 Portrait de M. Dominique M.... statuaire, par Rouillard.
1102 Jeune pâtre de la campagne de Rome, par Ségur.
M. Horace Vernet.--Encore un sujet biblique: Juda et Thamar. En vérité, la peinture prouve bien que la Bible est le plus beau livre que les hommes aient jamais écrit: «On est toujours convenu,» disait le fameux comte de Caylus, «que plus un poëme fournissait d'images et d'actions, plus il avait de supériorité en poésie. Cette réflexion m'avait conduit à penser que le calcul des différents tableaux qu'offrent les poèmes pouvait servir à comparer le mérite respectif des poèmes et des poètes.»--Sous ce rapport, la Bible est certainement plus riche encore que l'Iliade.
Juda présente un collier à Thamar, qui se voile à demi la figure; derrière ces deux personnages, un chameau richement équipé; à l'angle gauche, une touffe de lauriers-roses.--On retrouve dans cette composition la merveilleuse facilité, la riche exécution de M. H. Vernet; le costume de Juda surtout présente une étude d'étoffes remarquable; cependant il nous semble que l'esprit biblique fait un peu défaut; on dirait que dans son voyage en Orient, M. Horace Vernet s'est préoccupé plutôt du costume, de l'équipement des hommes et des chevaux, que du caractère des visages et de la nature: ainsi on avait déjà reproché à son tableau biblique d'Éliézer et de Rébecca, de n'avoir pas une expression assez franchement juive. Ce que nous croyons pouvoir blâmer aujourd'hui dans la nouvelle composition de l'illustre peintre, c'est le frais paysage qui entoure Juda et Thamar; le ciel a une pâleur presque froide, et les plantes sont vertes comme par une matinée de printemps, ou comme si l'on venait de les arroser.
M. E.-F. Buttura.--Un ravin, paysage historique.--La poésie et la prose de nos jours s'épuisent à décrire; nos plus grands romanciers sont à la fois des paysagistes distingués; pictura poesis, disait Horace; aujourd'hui, nous disons volontiers: poesis pictura, sur la foi de Montesquieu. Et pourtant, quelques belles vallées, quelques riantes campagnes que nous aient faites nos grands écrivains, nous ne pouvons, en face d'un tableau, nous défendre de reconnaître la stérilité et l'impuissance de la description écrite. Quel pacte eût jamais peint aux veux, comme l'a fait M. Buttura, cette étroite et profonde vallée, resserrée à droite par des rochers, qui se relèvent encore dans le fond du tableau, au-dessus de la cime des bois, cet aspect d'automne, ces arbres déjà rougis, ces nuages ardoisés, qui se roulent sur eux-mêmes, comme à la suite d'un violent orage, ces ombres du soir qui remplissent déjà tout le fond de la vallée:
« Majoresque cadunt altis de montibus umbrae, »
tandis qu'un dernier rayon de soleil vient illuminer obliquement le sommet des grands arbres? Il y a dans ce tableau le sentiment sérieux d'une nature vigoureuse, idéalisée plutôt par les effets de lumière et l'harmonieuse disposition des contours, que par un choix de détails singuliers et ingénieux. Peindre ainsi la nature, c'est l'avoir regardée sans travail d'imagination, l'avoir vue trop belle pour vouloir lui ajouter encore des embellissements; il faut en même temps que l'on se soit dérobé par le sentiment du coeur à la servitude des détails, et qu'on ait désiré faire le portrait de cette vallée, non pas pour que les moineaux pussent s'y tromper, mais bien pour retrouver soi-même dans cette peinture l'émotion que l'on avait ressentie devant ce simple et beau spectacle, the modesty of nature, comme dit Shakespeare.
«Douce mélancolie! aimable mensongère,
Des antres des forêts déesse tutélaire,
Qui vient d'une insensible et charmante langueur,
Saisir l'ami des champs et pénétrer son coeur,
Quand sorti vers le soir des grottes reculées,
Il s'égaie à pas lents au penchant des vallées,
Et voit des derniers feux le ciel se colorer,
Et sur les monts lointains un beau jour expirer.»
André Chénier se promenant le soir dans la profonde vallée, ne pensait guère aux temples grecs. Pourquoi donc M. Buttura a-t-il imaginé de gâter le fond de son tableau par le profil d'un semblable monument? Serait-ce une lointaine influence de Berlin?
M. Bidault.--Nous avions, dans un premier article, appelé l'attention publique sur le nº 89, qui recèle un paysage de M. Bidault, membre du jury d'examen. Nous devons signaler encore plus expressément le nº 88: Vue de la Vallée d'Enfer, à Subiaco. Celui-là, il faut le voir pour le croire. En 1840, M. Théophile Gautier, critique souvent fort peu révérencieux, comme chacun sait, disait des paysages de M. Bidault: «On n'en voudrait pas pour devant de cheminée dans une auberge de village.» Et, cependant, ils sont reçus à l'unanimité, et, qui plus est, on leur fait l'honneur du salon carré. Ce sont des moutons qui défilent sur un pont, tandis que de grands arbres maigres, ou plutôt de grands brins de balais, défilent du même pas, et parallèlement sur la rive. Ils s'en vont, en vérité, ils s'en vont l'un derrière l'autre, et vous penseriez être en voiture à voir ainsi marcher ces pauvres arbres. Nous croyons d'ailleurs pouvoir certifier que ces arbres sont entièrement inédits, et ne croissent qu'à Subiaco, dans la vallée d'Enfer. Les botanistes devront analyser scrupuleusement ces étranges phénomènes, que nous n'avions encore jamais rencontrés, si ce n'est peut-être dans le poëme des Saisons, de Saint-Lambert, et dans les vignettes des livres d'éducation.
«N'en riez point, Félix, il sera votre juge.»
M. Isabey.--«Vue du port de Boulogne, prise de la mer.» Ce titre est fallacieux, méfiez-vous-en; il y a là une anacoluthe manifeste; le livret devait dire: «Vue de la mer, prise du port de Boulogne.» M. Isabey n'a jamais fait de véritables marines, mais seulement des panoramas nautiques; il n'a point étudié la vague elle-même, prise absolument, comme fait M. Gudin; aussi n'a-t-il jamais peint de vagues, mais seulement de l'eau de mer; il lui manque le sentiment de Valtum mare; ses flots supposent toujours une côte voisine; M. Gudin nous donnerait, s'il voulait, dans une cuvette la profondeur et l'immensité du grand Océan; M. Isabey prendrait une toile de cent pieds carrés sans pouvoir nous faire quitter la rade; nous serions toujours en vue du phare.
A droite, une jetée avec un mule,--un bateau à vapeur traînant trois canots à la remorque;--sur le premier plan, une barque, encombrée de poissons, de barils et de cordages; --au fond, la ville et le port;--à gauche, des rochers.--On retrouve dans cette marine les qualités habituelles de M. Isabey: la richesse de la fantaisie, les tours de force du pinceau, l'esprit, je dirai presque le comique des détails, le mouvement et le vent; mais son ciel est lourd, uniformément gris, clair sans soleil; ses eaux manquent de transparence; enfin ses nuages ne marchent pas, ils occupent le haut du tableau, mais y demeurent stagnants. Aujourd'hui, les peintres de marines semblent s'inquiéter fort peu des nuages, dont Joseph Vernet a fait de si admirables études; M. Le Poillevin, pour éviter la difficulté, les rejette à l'horizon, au-dessus des terres, sous forme de flocons.--Nous reprocherons, en outre, à M. Isabey de peindre tout de la même façon, et presque de la même couleur, les hommes et les morues, les barils et les vagues; l'encombrement de sa barque est voisin de la confusion; l'ordre est entièrement sacrifié au mouvement, ce qui, d'après les lois de l'esthétique, est un défaut grave.--Les barques de M. Isabey nous semblent aussi avoir une exagération de délabrement; ce n'est pas que nous regrettions dans ses tableaux les navires neufs et coquets de M. Morel Fatio; mais, en vérité, ses carcasses sont si vieilles et si décousues, qu'elles doivent vraisemblablement faire eau de toutes parts.
M. Henri Scheffer.--Entrée de Jeanne d'Arc dans la ville d'Orléans.--Ce qui distingue surtout le talent de M. H. Scheffer, c'est la douceur d'expression et la délicatesse de sentiment: il vise à la simplicité gracieuse, ne s'exalte, ne se passionne jamais, se gardant bien de se hasarder dans les attitudes difficiles, dans les poses hardies et vigoureuses; toujours des figures droites, ne sachant ni pencher la tête, ni même lever les yeux, ayant l'air enfin de poser devant les spectateurs. Un homme d'esprit demandait un jour comment, dans un tableau de M. H. Scheffer, David pourrait regarder Goliath. Certainement David ne lèverait pas la tête, et Goliath se baisserait encore moins.
L'entrée de Jeanne d'Arc à Orléans est bien peu triomphale; personne vraiment n'y triomphe; les moines qui ouvrent la marche avec croix et bannières, ont l'air fort tranquille, comme s'il s'agissait d'une simple procession après vêpres; la foule qui s'agenouille à gauche ne se réjouit pas non plus d'une façon bien remarquable: toutes ces figures sont animées d'un sentiment pieux et délicat; elles paraissent s'attendrir, mais sans qu'on sache trop pourquoi; elles ne regarderaient pas autrement Jeanne marchant au bûcher. La simplicité exagérée des draperies semble aplatir encore les figures, et immobiliser davantage cette scène, qui pèche déjà par le défaut d'action. Quant à la Pucelle elle-même, elle ne triomphe pas non plus, c'est Dieu qui la fait triompher. Sa tête, sans être belle ni grande, a cependant une expression remarquable de sainteté et de foi chrétienne; on y lit cette secrète tristesse qui troublait le coeur de Jeanne au milieu de ses éclatantes victoires, l'avertissant que les jours de sa jeunesse seraient courts, et qu'après la gloire viendrait la passion. C'est ainsi que Schiller, que M. Michelet nous ont dépeint la Pucelle, conservant tous deux à la sainte victorieuse la tendresse mélancolique de la jeune fille. Chapelain, au contraire, en a fait une robuste virago, une fière Clorinde, qui ne rêve que plaies et bosses, et fronce toujours le sourcil. (Voir ce terrible portrait sur les enseignes de boutique.)
M. Robert Fleury.--Charles-Quint ramasse le pinceau du Titien.--Nous préférons de beaucoup les premières toiles de M. Robert Fleury, son Benvenuto et son Inquisition de l'an dernier: la couleur du nouveau tableau nous semble terreuse et bistrée, les contours sont secs, les figures manquent d'expression; celle du Titien est d'une dureté désagréable. M. Robert Fleury a habillé de rouge le peintre vénitien, et les gens bien informés ou sagaces prétendent que c'est là une allégorie pour désigner que le Titien est un coloriste; de même ce peintre naïf du Vicaire de Wakefield avait imaginé de peindre les sept Flamborough avec sept oranges, pour signifier qu'ils aimaient beaucoup ce fruit, et en mangeaient volontiers.
M. Adolphe Leleux.--Chansons à la porte d'une posada (Navarre).--M. Leleux, indépendamment de ses qualités d'exécution, nous paraît avoir une haute intelligence des conditions esthétiques de l'art; amant de la nature simple, il sait dans cette simplicité même, choisir le côté pittoresque, agréable; saisir, si l'on peut ainsi parler, l'idéal de la réalité même; il ne se consumera pas sur les brins de paille d'un vieux tabouret; il n'ira pas s'épuiser à copier servilement les mains et les pieds d'un ramoneur, pour arriver enfin à une vérité qui soulève le coeur; mais il s'arrêtera volontiers sur le seuil d'une chaumière bretonne, sur les marches d'une posada navarraise; il attendra qu'un rayon de soleil vienne égayer les figures et les costumes, que la cornemuse ou la mandoline fasse sourire les yeux des jeunes paysannes, ou soupirer leur coeur sous les corsets rouges. Il n'y a point là de prétentions bucoliques; c'est une nature naïve peinte naïvement, qui, grâce à Dieu, ne rappelle ni les bergers pomponnés de l'Idylle, ni les sots villageois de l'Opéra-Comique.
On a reproché cette année à M. Leleux d'avoir transporté en Navarre le ciel, le terrain et presque le costume breton; heureusement que les cigarettes et les mandolines sont là pour sauver la couleur locale; fussent-ils, d'ailleurs, des Bas-Bretons pur sang, ces Navarrais n'en seraient pas moins groupés d'une façon charmante, peints avec une netteté, une franchise, une gaieté vraiment admirables.
M. Belloc.--Portrait d'homme.--Henri Heine partageait en deux classes bien distinctes les peintres de portraits: «Les uns, disait-il, ont le merveilleux talent de saisir et de rendre ceux des traits qui peuvent donner même au spectateur étranger l'idée exacte de l'individu représenté, de telle sorte qu'il comprend aussitôt le caractère de figure de l'original inconnu, au point de le reconnaître tout de suite, s'il vient à le rencontrer... C'est ce rapport immédiat qui nous garantit immanquablement la ressemblance avec les originaux morts.--Nous trouvons la seconde manière de peindre le portrait, particulièrement chez les Anglais et les Français, qui n'ont en vue que cette possibilité facile de faire reconnaître l'homme que déjà nous connaissons bien. Ces peintres ne travaillent positivement qu'au profit du souvenir. Ils sont chers surtout, aux parents bien appris et aux tendres époux qui nous montrent après dîner leurs portraits.»--Le portrait de M. Belloc dément à coup sûr la spirituelle inculpation du critique allemand, et m. H Heine lui-même lui ferait l'honneur de sa première classe.
Nous regrettons que l'espace nous manque pour examiner ainsi en détail plusieurs autres tableaux du salon carré; au moins citerons-nous avec éloge le Jésus-Christ de M. Lestang-Parade, le Christophe Colomb de M. Colin, la Levée du Siège de Malte de M. Larivière, enfin, la Guirlande de Fleurs de M. Saint-Jean.
Par une belle journée du mois d'août, après six ou sept heures de chasse dans cette campagne du Maine, tellement entrecoupée de haies et de fossés qu'il en faut prendre pour ainsi dire chaque arpent à l'assaut, M. de *** entra chez un de ses métayers pour s'y reposer quelques instants. Il but une grande tasse de lait frais, et se retira dans une chambre presque nue où couchaient les enfants de la ferme. Là, il se jeta sans façon sur de la paille fraîchement étalée, pour goûter un bon et lourd sommeil d'homme fatigué.
Je ne sais depuis combien de temps il dormait, lorsqu'il se sentit la cuisse gauche fouillée comme par un museau d'animal, et sur ses guêtres de cuir comme un grattement de dents et de griffes. Il supporte d'abord ce froissement désagréable avec cette apathie somnolente, cette indécision de l'engourdissement qui ne nous laisse rien percevoir de clair et d'intelligible. Mais le contact devint plus pressant, plus répété, plus sensible; il se réveilla brusquement, en jetant avec vivacité la main à l'endroit lésé; il trouva, avec une certaine peur mêlée de dégoût, qu'il tenait un gros rat. La bête, surprise dans son opération de rongement, chercha d'abord à mordre la main qui l'avait saisi; mais M. de *** le serrait par le milieu du dos et lui pressant les flancs d'un poignet de fer; il lui ôtait presque la faculté de respirer. Le rat essaya donc vainement de se débattre et d'échapper à l'étau qui menaçait de l'étouffer. Mais voyant que son ennemi se préparait à l'écraser du pied, il eut recours à un moyen assez peu ordinaire.
Il parla.
«Je vois bien, dit-il, que je ne suis pas le plus fort, et je cède. Je renonce sincèrement à toute entreprise sur le cuir de votre équipement et le tissu de votre peau, et si vous voulez m'accorder la vie, je m'engage à vous raconter mon histoire. Elle est courte, mais assez riche en expérience, pour un rat. Acceptez-vous? Décidez vite: vie ou mort, ne me faites pas attendre.»
M. de *** ne s'étonnait de rien; il avait lu d'ailleurs beaucoup de contes fantastiques, et il répondit au rat: «Mon cher, quoique votre demande ressemble beaucoup à certains passages des Mille et une Nuits, elle m'agrée. Je ne m'inquiète pas du plagiat. Mais, avant de commencer votre histoire, veuillez, au préalable, résoudre bravement cette question: Avez-vous une âme?
--Monsieur, dit le rat en se rengorgeant, je pourrais vous demander aussi: Avez-vous une âme? Plusieurs philosophes ratapolitains s'accordent à en refuser une à l'espèce, humaine. Mais, pour la nôtre, ils l'ont démontrée par une infinité de beaux arguments; et si vous me faisiez périr en ce moment, je ne crains pas d'être anéanti: à la barbe de vos cartésiens, je m'en irais dans l'autre monde chercher la récompense des justes rats.
M. de *** se le tint pour dit, voyant que cette pauvre créature s'en faisait une affaire d'amour-propre; et, satisfait d'avoir appris que les rats avaient aussi leur psyché, il prêta l'oreille au récit du quadrupède.
Après cette courte digression, qui paraîtra inutile à beaucoup de gens, mais que M. de *** se donna uniquement pour satisfaction (car il était un peu philosophe), le rat commença en ces termes:
«J'ai beaucoup voyagé, monsieur, et tel que vous me voyez ici, près de Laval, sur les confins de la Bretagne, je suis frais arrivé de Constantinople.
--Ah! ah! dit M. de ***, c'est assez à la mode de parler de Constantinople. Les minarets de Stamboul ont défrayé bien des phrases. Je suis curieux de les regarder, mon cher, à travers vos yeux.
--Oh! monsieur, je vous fais grâce des tutedzhinns, du ciel bleu, de la grande mer, des kiosks, des djoubés, des campalores, et de toute espèce de couleur locale. Je ne suis ni poète, ni orientaliste, ni écrivain d'aucune sorte de lettres; je ne suis que philosophe, partant, n'attendez pas de style. »
Il reprit, assez satisfait de sa tirade:
«Oui, monsieur, frais arrivé de Constantinople, et de retour, pour n'en plus sortir, dans mon trou natal. Nous autres rats, nous avons comme les hommes la fureur des voyages et le mal du pays. L'une m'a fait partir et l'autre revenir; la vieillesse me fera rester. Un beau jour, j'étais jeune alors, toutes mes études terminées, tous mes degrés pris jusqu'au doctorat inclusivement, je résolus de voir du pays. La Hollande m'attira d'abord, à cause de la réputation de ses fromages; mais si la chère y est bonne, on nous y a voué une haine implacable: je partis pour les bords du Rhin. Il y a là de vieux châteaux féodaux où je pris logement; ce sont de vraies seigneuries pour les rats, tant ils offrent de sûrs asiles. Enfin, poussé par mon humeur nomade, après un séjour de quelques mois dans un couvent autrichien, je me rendis à Constantinople.
« D'abord, ma foi, comme le grand nombre des touristes, curieux observateur des auberges, je pris mauvaise opinion du pays, parce que je n'y mangeais pas bien; mais, à force de parcourir en tous sens les souterrains de la cité turque, je découvris le merveilleux éden des rats, le terrestre paradis, où je serais peut-être encore, malgré le mal du pays dont je me targuais tout à l'heure si sentimentalement, sans l'influence mauvaise de ma destinée. Figurez-vous, monsieur, un vaste palais, percé de mille corridors, commodément pourvu d'innombrables cellules, et aboutissant par toutes ses issues à un puits fermé d'une grosse pierre, et qui s'ouvrait dans les jardins du sérail. Peu de jours après mon entrée dans cette demeure de promission, un bruit se fait entendre à l'ouverture du puits; tout d'un coup la pierre se lève, et un grand jour inonde l'obscurité de nos cellules: du plus profond de leurs retraites, éveillés ou endormis, debout ou couchés, avertis comme par un sûr instinct, tous les rats se mettent au galop, et se précipitent vers la lumière. Je les suis sans savoir où; et, arrivé au rond-point du puits, je vois descendre, soutenue par des cordes, une belle créature blanche comme du lait, fraîche, rosée, grasse à point, excellente à manger. Tous mes confrères se jettent dessus, je les imite, et nous mordons, et nous déchirons, et nous mangeons, et nous buvons. On retire la belle victime, à demi morte, de la même façon qu'on nous l'avait amenée, et nous rentrons dans nos cellules pour faire la digestion.
«Ils appellent cela, en Turquie, faire un exemple. Si vous voulez me permettre une petite réflexion, en ma qualité de philosophe, je remarquerai que c'est aussi à titre d'exemple que vos législateurs exaltent et maintiennent la guillotine. Je n'empiéterai pas sur les droits de vos statisticiens, en recherchant combien de crimes ont été détournés par l'exemple de la guillotine, mais je puis certifier, par mon expérience, que l'exemple du puits aux rats ne profitait à personne. Destiné à terrifier les femmes de Sa Hautesse qui se sentiraient une velléité d'être infidèles, il ne corrigeait nullement ces dames. Tâtez mon ventre, raisonnez par analogie, et faites un discours contre la peine de mort. Je retiens une place dans ses notes.
«Cela dit, je reviens à mon sujet. Quand j'eus goûté la chair mollette, blanchette et succulente d'une douzaine de sultanes, mon estomac bien repu laissa plus de loisir à ma sensibilité. J'ai toujours été philanthrope. Je me sentis des remords; je suis sûr que le bourreau n'en ressentit jamais autant. J'avais beau me dire qu'après tout c'était de bonne prise, que vous mangiez bien d'autres animaux, et que je pouvais, en toute conscience, me venger sur vous; le cosmopolitisme commence à s'infiltrer dans Ratapolis, et je ne parvenais pas à étouffer le cri du sang versé.
« Puis, car je dois tout dire, ce qui vous montrera bien la faiblesse des philosophes,--avez-vous entendu parler de l'histoire mythologique de la belle Léda et de son cygne? Le bruit en est descendu jusqu'à nous, et je vous assure que ce n'est pas une fable.--Toutes ces beautés, qui n'avaient d'abord offert à ma voracité que de délicieux comestibles, finirent par me toucher le coeur et les yeux.--Mesdames les humaines nous traitent avec trop de sans-façon; que diable! nous avons un coeur. Je sentis de nouveaux sentiments s'agiter en moi; j'oubliai jusqu'aux heures des repas, qui seules avaient répandu quelque charme sur ma vie. La nuit, dans mes rêves, toutes ces magnifiques Géorgiennes et Circassiennes, ces épaules blanches, ces yeux et ces cheveux tout noirs, se présentaient à moi pour enivrer mes sens. Puis le sang qui les tachait, les plaies que ma dent y avait ouvertes, s'étalaient comme autant de muets vengeurs et de silencieuses exécrations de ma barbarie. Alors je quittais mon trou, et, couvert de sueur, je courais le long des corridors, rongeant les pierres, murmurant des mots confus, et sentant dans le creux de mon estomac tous les borborygmes de la passion malheureuse. »
Le gros rat suait encore à décrire son martyre amoureux.
«Bien! bien! dit M. de ***, voilà qui est tout à fait bien. M. chose, qui a un style à mille facettes, ne dirait pas mieux. Vous donnez donc aussi, chez les rats, dans le pathétique et le psychologique?
--Pourquoi pas?» dit le rat. Et il continua. «Ces dispositions, je les combattis longtemps, oh! bien longtemps. Je sentais,--voyez-vous,--que c'était une lutte à mort que j'allais engager contre la société qui m'avait accueilli, et je reculais devant cette détermination extrême. Enfin l'héroïsme l'emporta dans mon coeur, et après m'être battu les flancs, je résolus de me dévouer au salut de la première sultane qui tomberait parmi nous.
« Je mangeai pourtant encore ma part de deux ou trois; mais cela ne fit que m'affermir dans mon projet, et à la quatrième, je me grandis de toute la hauteur d'un dévouement, de toutes les coudées de la pure passion; je devins gigantesque.
« On nous descendit une jeune fille de douze ans à peine. L'amande de ses yeux, à demi cachée sous le voile de sa paupière, la draperie d'ébène que sa chevelure jetait sur ses épaules, l'abandon plein d'effroi qui détendait au hasard les muscles délicats de ce beau corps, tout en elle enflamma mon amour, décida mon courage. Aussitôt qu'elle fut à la portée de mes confrères, je me plaçai sur son coeur, dont je sentais les battements comprimés par la crainte; et là, sur ce champ de bataille qui m'inspirait encore, loin de me mettre à la curée, comme d'habitude, je montrai les crocs à mes amis, et je leur dis qu'ils me tueraient plutôt que de toucher à ma sultane.
La stupéfaction suspendit un instant leur rage carnivore. Ils me regardèrent avec des yeux où l'étonnement effaçait presque la colère; puis enfin, sentant bien toute mon impuissance, que mon audace leur avait fait oublier un instant, ils se jetèrent comme de plus belle sur leur proie, sans s'inquiéter autrement de ma chevalerie. Je me ruai alors sur leur bataillon, seul contre tous, mais animé par l'amour, tandis qu'ils ne l'étaient que par la voracité. Je déchirai l'oeil à celui-ci, j'entamai la tête à celui-là; qui perdit une patte; qui, un morceau de son râble; qui, sa queue. Je fis des prodiges; j'étais sublime; mais la gourmandise fut plus forte que l'amour. Le poil tout arraché, les oreilles en lambeaux, je ne reculais pas, quand on enleva, selon la coutume, la sultane couverte de blessures, malgré mon courage; et comme j'étais revenu sur mon premier terrain, je fus ainsi emporté avec elle.
« A peine fus-je au grand jour et dans le jardin, que je m'empressai d'échapper au kislar-aga, qui voulait me rejeter dans le puits, où j'aurais été infailliblement dévoré, et je me cachai dans le premier trou qui s'offrit. Dès que la nuit vint, je me mis en quête de ma sultane; je me hasardai dans les dortoirs du sérail, je parcourus tous les appartements sans la rencontrer, et, le désespoir dans le coeur, je fus me promener sur le rivage de la mer.
«Rien n'est favorable aux sombres pensers comme le bruit des flots, l'immensité de la vague...
--Je vous y prends, dit M. de ***; vous parlez, de la grande mer.
--Laissez-moi finir ma période, s'écria le rat impatienté. Un peu de poésie ne nuit pas, et vous en aurez: j'en fais tout comme un autre.
«Le bruit des flots, l'immensité de la vague, et ce je ne sais quoi de terrible qui s'écrie dans l'obscurité du nocturne azur; mes soupirs se mêlaient, avec une harmonie lugubre, aux sifflements du vent qui venait frapper les murs du sérail, et à l'incommensurable voix des ondes qui gémissait comme une troupe infinie d'enfants. J'allais, pauvre proscrit, l'oreille en sang, l'estomac vide, pensant à la société qui me repoussait, à ma bien-aimée perdue; je songeais à ces temps paisibles où mon existence se renfermait dans deux mots: manger! digérer!!! et je m'écriais sur la grève: Vivais-je alors? vivais-je? Et une voix de mon coeur me répondait: Non! c'est d'aujourd'hui que tu vis! c'est d'aujourd'hui seulement que tu es rat, puisque seulement d'aujourd'hui la passion te couronne de son auréole, auréole brûlante, auréole composée d'autant d'ingrédients que la foudre de Jupiter; mais sainte, mais étoilée, mais resplendissante, mais pyramidale auréole, sans laquelle, hommes ou rats, toute la nature, rien n'existe vraiment.
«Je m'épanchais ainsi, quand mon nez heurta quelque chose de satiné, de doux, mais de froid comme la mort: c'était le cadavre de ma sultane. Le grand-seigneur l'avait fait jeter à la mer, et la mer me la rendait. Je me précipitai sur elle, je la dévorai de baisers, je l'inondai de larmes, je voulais mourir près d'elle ; mais je ne sais quel lâche amour de la vie me retint, et je m'arrachai de ces lieux. Je me retournai plusieurs fois; enfin elle fut à jamais perdue pour moi...
« Un de vos philosophes confesse qu'en pleurant la mort d'un ami, il songea pourtant qu'il hériterait d'un bel habit noir fort à sa convenance. Vous avouerai-je aussi mon infamie! A peine avais-je fait quelques cent pas, que, la faim me pressant avec force, je songeai que j'aurais bien pu prendre un morceau de ma sultane. Je n'en aurais tondu que la largeur de ma langue! quel grand mal! Mais j'eus honte de me trouver si bas, après m'être élevé si haut, et l'amour-propre me condamna au jeûne.
« Je partis. Quelque viande que je rencontrai sur mon chemin servit à me refaire. J'étais déjà aux portes de Vienne, quand je fus rejoint par un des rats du puits. Je me mis d'abord en défense, croyant qu'il allait m'attaquer; mais le malheur l'avait aussi atteint, et c'est un niveau qui égalise tout. Le sultan, débarrassé des janissaires, avait commencé de réformer son empire. La férocité de la justice du sérail avait la première attiré son attention, et il l'avait abolie. De là, grande douleur au puits des rats. Ils complotèrent d'abord de dévorer le sultan dans son lit; puis voyant à cette entreprise trop d'impossibilités et de danger, la nation se débanda, et chacun fut de son côté chercher fortune. L'exilé du puits exhalait une rage aveugle contre le sultan. Otez la charogne au corbeau, au bourreau la guillotine, vous verrez ce qu'ils diront. Je l'écoutais à peine, pleurant le destin de ma pauvre sultane, qu'un retard de quelques jours aurait sauvée. Nous nous séparâmes bientôt, et, sans autres aventures, je suis revenu dans le Maine pour que vous me donniez la vie.
--Vous n'êtes point un rat ordinaire, dit M. de ***, quand le
conteur eut fini. Mon métayer mettra chaque jour un morceau
de viande, au bord de votre trou; c'est la rente viagère que je
vous accorde. Allez en paix, mon cher; Dieu vous tire de la
griffe des chats comme il vous a tiré de la mienne.»
A. S.
L'emploi d'organes mécaniques fonctionnant avec régularité dans une foule d'opérations matérielles exécutées naguère encore par la main de l'homme, est le caractère le plus saillant des tendances de l'industrie moderne. L'introduction des machines dans les ateliers est un bienfait qui ne mérite pas moins d'être signalé, au point de vue de la dignité humaine, que pour les conséquences matérielles qui en résultent, notamment dans l'économie des frais de production. Mais les difficultés que présentent l'invention et la mise à exécution des machines augmentent singulièrement à mesure que la part de l'intelligence de l'ouvrier est plus nécessaire pour le diriger dans l'exercice de sa profession.
Tel est le cas pour l'art typographique. On sait, en effet, que le compositeur place les lettres une à une dans le composteur, préparé d'avance pour la justification; et qu'au fur et à mesure de la lecture de la copie qu'il a sous les yeux, sa main va chercher les caractères dans les compartiments ou cassetins de la boîte ou casse, où ils sont rangés par sortes.. Il y a donc dans la composition en caractères mobiles deux opérations très-distinctes, la lecture et le placement des caractères. Quoique l'une d'elles soit purement matérielle, on conçoit toutes les difficultés qui se présentent lorsqu'il s'agit de l'assujettir à des procédés mécaniques réguliers, tout en se servant, pour la guider, de l'intelligence du compositeur.
Il n'est donc pas étonnant que la curiosité publique ait été, dans ces derniers temps, vivement excitée par l'annonce de machines typographiques. Parmi celles-ci, il y en a trois surtout qui doivent être citées d'une manière particulière, parce qu'elles sont livrées à l'industrie ou à un degré de confection déjà fort avancé.
CLAVIER DE MM. YOUNG ET DELCAMBRE.--La machine de MM. Young et Delcambre est une machine terminée et prête à prendre place dans les ateliers. Les inventeurs l'ont-ils montrée à plusieurs imprimeurs de Paris à l'état de travail, on au moins fonctionnant de manière qu'on puisse en apprécier les résultats? Elle est représentée dans notre figure 1.
La machine à composer se compose de quatre parties principales, savoir:
1º Un clavier horizontal portant autant de touches qu'il y a de lettres chaque touche porte l'empreinte de la lettre qu'elle doit faire mouvoir. A chacune correspond une tige verticale qui fait mouvoir horizontalement un couteau placé dans un plan supérieur, pour chaque mouvement imprimé à la touche. Les voyelles et les consonnes sont placées au milieu, les autres lettres, accents, capitales; etc., sont disposés sur les côtés, en rapprochant aussi du milieu les lettres les plus fines, comme le point, la virgule, afin de diminuer la longueur de la course qu'elles ont à faire sur le plateau dont nous parlons plus loin.
2º Un plan supérieur, sur lequel se meuvent les couteaux dont nous venons de parler. A gauche de chacun d'eux est une bande de cuivre presque verticale, creusée à l'intérieur. Dans ce vide se placent les caractères d'une sorte, posant sur leur frotterie, et composés tous du même sens. Chaque mouvement de touche faisant mouvoir le couteau correspondant (un peu moins épais que la lettre de la rainure voisine), une lettre sera poussée, et celle-ci tombera par le vide qui est pratiqué à côté de l'endroit où elle posait.
3º Un grand plateau en cuivre incliné à 45° placé en avant du plan sur lequel posent les caractères. Dans ce plateau sont pratiquées autant de rainures qu'il y a de lettres, et destinées: à les recevoir quand elles viennent de quitter leur composteur. Ces rainures se réunissant toujours de deux en deux successivement, viennent aboutir à une rainure unique, percée à son extrémité d'un trou par lequel vient passer la lettre pour entrer dans le composteur.
4º Un long composteur, commençant par un quart de cercle qui commence au vide dont nous venons de parler. La partie circulaire est double, afin que les lettres ne puissent tomber. Une petite roue à excentrique, placée au-dessus du vide, et qu'un enfant ou le compositeur fait mouvoir au moyen d'une pédale, pousse les lettres arrivées sur le composteur, et fait avancer la composition sur la partie horizontale. A l'extrémité se trouve un compositeur qui prend la composition, en forme des lignes qu'il justifie, place les cadres, etc.
Le clavier typographique de MM. Young et Delcambre.
Cette machine, construite avec grand soin, fonctionne assez bien. Son mécanisme est fort simple, et, sauf quelques accidents qui arrivent à l'entrée des lettres dans le composteur et que nous croyons possible d'éviter, remplit bien son but de machine à composer.
Elle est aussi remarquable par sa bonne exécution, qui lui permet d'entrer immédiatement dans les ateliers, sans qu'il y ait trop à redouter de dérangements et de pertes de temps, comme il arrive si souvent dans les machines nouvelles; et l'emmagasinage des lettres est disposé de manière à pouvoir charger la machine d'une grande quantité à la fois, avant, ce qu'on n'avait pas encore su réaliser; enfin son prix n'en est pas fort élevé.
CLAVIERS MÉCANIQUES DU CAPITAINE ROSENBORG--Mes machines sont, dit leur auteur, supérieures de tout point celles de MM. Young et Delcambre.
MM. Young et Delcambre peuvent faire à l'heure une composition de 6.000 caractères; le capitaine Rosenborg en peut faire une au moins de 10.000; et la machine à distribuer, qui, par le procédé Young et Delcambre, occupe quatre ouvrier n'en occupe qu'un seul avec le procédé Rosenborg.
1º Machine à composer,--Le maître compositeur, assis au front de la machine, ayant la copie devant lui, touche le clavier à mesure qu'il lit. Le jeu des touches fait sortir de leurs cassetins les lettres correspondantes, qui viennent se coucher sur une chaîne sans fin, laquelle passe constamment par le milieu de la machine, de droite à gauche. Par le mouvement de cette chaîne, les caractères, une fois posés, seul très-promptement transportés vers le réceptacle, où, par l'action d'une petite excentrique qui tourne avec une vitesse considérable, les caractères sont rangés horizontalement, l'un au-dessus de l'autre dans le même ordre que les touches du clavier ont été frappées. Les lignes ainsi formées par les caractères s'ajustent sur une partie en forme de T. Un cadran à compteur et une sonnette avertissent le compositeur chaque fois qu'une ligne est complète. Alors il fait tourner une petite vis qui pousse la ligne achevée au fond du réceptacle; puis sa main droite agit sur un levier qui pousse cette ligne dans une rainure extérieur mobile autour d'un axe. Ces opérations s'accomplissent en moins d'une seconde. Alors l'aide-compositeur saisit de la main gauche, comme le représente la figure 2, l'extrémité supérieure de cette rainure, et l'ayant amenée dans une position horizontale, il lit la ligne des caractères se tenant alors dans une position verticale. Ayant corrigé les fautes qui ont pu se rencontrer dans la composition, l'ouvrier, en levant un glissoir à même le fond de la rainure, fait descendre tout d'un coup la ligne dans un compartiment où il met les espaces.
(Clavier typographique du capitaine Rosenborg.--Fig. 2,
Machine à composer.)
Le trait principal d'innovation de cette machine est la chaîne sans fin sur laquelle les caractères sont déposés, et par laquelle ils sont transportés dans le réceptacle. Les avantages de cette chaîne sont que les caractères sont poussés en droite ligne par la chaîne sans risque de désordre, sans danger du moindre frottement; qu'autant de lettres pourront y être placées à la fois qu'il en peut arriver de suite dans la série non interrompue de l'alphabet; et, dans la pratique, il y a un grand nombre de mots et syllabes que le compositeur sait bientôt disposer de cette manière, par un seul coup sur les touches du clavier. Par exemple, ad, add, ail, accent, etc., sont des mots dont les lettres, se suivant dans l'ordre naturel, peuvent être composées par une seule pression sur les touches; la chaîne pousse les caractères dans l'ordre où ils y ont été déposés, et rien ne peut troubler cet ordre.--On peut expliquer par ces accords (de lettres semblables et composées d'un seul coup) la grande rapidité de la composition Rosenborg. Le mot accentuation contient douze lettres, et exigerait vingt-quatre mouvements de bras chez un compositeur ordinaire; mais avec la machine Rosenborg, le mot est composé en trois coups sur les touches: accentu-at-ion.
2º Machine à distribuer.--Cette machine, représentée
figure 3, est entièrement détachée de la précédente et fonctionne
séparément. Après le tirage, une portion de page ou de
(Clavier typographique du capitaine Rosenborg.-- Fig. 3.
Machine à distribuer.
colonne de caractères est déposée dans un compartiment. Les
lignes sont amenées une à une de ce compartiment dans un
chariot mobile par le moyen d'un glisseur à manche. Au sortir
de ce chariot, les lettres sont distribuées dans des cases
particulières.
Une ligne de caractères ayant été amenée du compartiment dans ce chariot, le distributeur saisit de la main droite le manche du chariot et le meut vers la droite. Il lit alors la ligne qui est dessus, et ayant, de l'index de sa main gauche, levé la touche du clavier correspondant à la lettre la plus proche sur le devant du chariot, il meut ce chariot sur la gauche jusqu'à ce qu'il soit arrêté par l'action de la touche levée. La lettre correspondante s'échappe de la ligne, et, tombant à travers un retrait fait pour la recevoir, elle est conduite dans sa propre case sur la planche horizontale, tandis que, par l'action d'une petite excentrique ou came, elle est sans cesse poussée en avant pour faire place à la prochaine lettre qui descendra. De cette façon, les caractères sont distribués et arrangés en lignes, tous les a dans une ligne, tous les b dans une autre, etc., tout prêts à être replacés dans leurs compartiments correspondants de la machine à composer. Cette opération de replacement se fait par le moyen d'un instrument qui peut à la fois enlever deux ou trois cents lettres de la machine à distribuer, et les transporter dans la machine à composer.
Machines typographiques de M. Gaubert.--Ces machines ont été exécutées, ou au moins paraissent destinées à fonctionner, au profit de l'industrie, postérieurement à celles dont il vient d'être question. Mais elles sont dignes d'attirer au plus haut degré l'attention de toutes les personnes qui s'intéressent aux progrès de la mécanique pratique; elles donnent la solution de problèmes que les devanciers de M. Gaubert ne s'étaient même pas proposés, ou qu'ils n'avaient que très-imparfaitement résolus; enfin elles sont dues à un de nos compatriotes. Le lecteur concevra donc que nous entrions dans quelques détails en ce qui concerne ces appareils.
Nous ne pouvons mieux faire, à ce sujet, que d'emprunter textuellement à M. Séguier le rapport qu'il a fait à l'Académie des Sciences, au nom d'une commission dont MM. Arago, Coriolis, Piobert et Gambey faisaient aussi partie.
«Une curieuse, nous pourrions dire une étonnante machine a été soumise à votre examen. M. Gaubert a appelé votre attention sur son gérotype, c'est-à-dire sur son appareil à trier et classer les éléments de la typographie............ .............................................................
« La machine qui a été soumise à vos commissaires est composée de deux parties distinctes: trier et classer les caractères livrés pêle-mêle à son action, les emmagasiner en quantité suffisante et proportionnée au besoin de la composition; dans les réceptacles mobiles est la fonction difficile de la partie que l'inventeur a nommée distribueuse. La partie appelée par lui composeuse est uniquement chargée de faire revenir, suivant l'ordre déterminé par l'ouvrier compositeur et à sa volonté, les éléments typographiques, pour les assembler rapidement et sûrement dans une forme ou un simple composteur. Pendant cet appel et cet arrangement tout mécanique, aucun type ne doit être exposé à perdre la bonne position qui lui a été précédemment assignée. C'est la réunion de ces deux organes distincts, quoique solidaires, qui constitue la pensée mécanique conçue, réalisée et livrée à votre critique. «Le problème vient d'être sommairement énoncé; exposons les conditions de sa solution.
«La distribueuse doit recevoir pêle-mêle les éléments de la composition typographique, c'est-à-dire les caractères, les signes de ponctuation, les espaces, etc.; par une action inintelligente, elle doit les isoler les uns des autres, les décoller; car nous supposons la machine opérant sur les débris d'une forme rompue. Elle doit s'exercer sur chaque type séparément, s'assurer de prime-abord s'il se présente au classement dans une position normale, c'est-à-dire en termes d'imprimerie, l'oeil en l'air, le pied bien tourné; elle doit ensuite le diriger vers le réceptacle spécial qui lui est assigné; mais, comme une composition n'est pas formée de caractères répétés en nombres égaux, il importe que la machine puisse accumuler dans des réservoirs plus spacieux, ou plusieurs fois reproduits, les lettres les plus fréquemment employées. Cet emmagasinement doit être méthodique et progressif; les caractères d'une même classe ne doivent venir remplir le second ou le troisième réservoir de la série à laquelle ils appartiennent, qu'après avoir complètement occupé le premier. Pour que ce travail de classement soit vraiment utile, il faut qu'il soit rapide, sûr, par-dessus tout économique.
«La distribueuse, réduite aux proportions d'un outil auxiliaire de l'imprimeur, ne doit occuper qu'une place restreinte dans l'imprimerie.
«Les fonctions de la composeuse consistent à restituer avec célérité et fidélité, dans l'ordre assigné par la volonté de l'ouvrier compositeur, les divers éléments de composition déjà classés par la distribueuse. La composeuse a reçu le caractère dans sa position normale, c'est toujours dans cette situation qu'elle doit le rendre au compositeur ou à la forme. Une page ainsi mécaniquement composée ne doit présenter à corriger que des substitutions d'un élément à un autre dans le cas d'un faux appel.
« Essayons de faire comprendre, par une simple description orale, l'ingénieuse solution à laquelle, après un long et opiniâtre travail, M. Gaubert est enfin arrivé.
« Imaginons des masses de caractères pris et jetés au hasard sur un plan incliné, garni de petits canaux longitudinaux; un léger mouvement de sassement suffit pour ébranler les caractères, ils se désunissent, se couchent, tombent dans les canaux, les uns parallèlement à leur direction, les autres formant avec les rigoles des angles divers. Les premiers caractères, bien engagés dès le principe, continuent leur descente; les autres, heurtés par leurs extrémités contre des obstacles verticaux entre lesquels ils sont contraints à passer, prennent bientôt une position semblable aux premiers. La superposition longitudinale, et dans le sens des canaux, de plusieurs caractères tombés les uns sur les autres, peut se présenter; elle doit être détruite: il suffit pour cela de les faire passer, pendant leur descente, dans une portion de canal doublement incliné, et sur le sens longitudinal, et sur le sens transversal. Les rebords de cette partie sont plus bas que le plus mince des caractères: tous ceux qui, jusque-là, ont cheminé superposés, ne pourront éviter, en cet endroit, d'être entraînés latéralement par le seul fait de leur propre masse. Ils tombent dans un récipient spécial, d'où ils sont repris pour courir plus efficacement, une seconde fois, les chances d'un meilleur engagement dans les canaux du plan incliné.
« Par la pensée, suivons les caractères: ceux bien engagés dès le principe continuent de descendre; les autres, tombés en travers des canaux, passent entre les obstacles, se redressent, prennent des positions parallèles; ils s'engagent à leur tour; les caractères superposés s'éliminent d'eux-mêmes. Les voici tous rangés les uns à la suite des autres; ils se touchent, ils se poussent, ils vont entrer un à un dans un premier compartiment que nous pourrions comparer au sas d'écluse d'un canal de navigation; la porte d'amont s'ouvre, un caractère entre. Les dimensions de l'écluse sont réglées de façon à ce qu'un seul puisse être reçu à la fois. La porte d'amont se referme, la porte d'aval s'ouvre à son tour pour les laisser descendre; les portes manoeuvrent sans cesse, et tous les caractères franchissent l'écluse à leur rang. Expliquons le but de l'écluse; pour cela, indiquons à quel traitement le caractère y est soumis pendant son passage: chaque caractère, ainsi momentanément parqué dans le sas de l'écluse, est comme exploré dans toute sa longueur, nous pourrions dire plus exactement encore, est comme tâté dans toutes ses parties par des aiguilles verticales que des ressorts appuient sur toute sa surface. Le caractère se trouve ainsi soumis, dans toute son étendue, à l'action des aiguilles, à la façon des cartons de la jacquart, sur lesquels s'appliquent de nombreuses tiges métalliques toujours prêtes à s'engager dans les ouvertures dont ils sont convenablement percés pour opérer la levée de certains fils de chaîne, et former le dessin de l'étoffe. Comme le carton, le caractère a ses ouvertures; seulement elles ne consistent que dans de simples encoches pratiquées sur ses flancs: elles varient en nombre et en distance entre elles pour chaque espèce de type différent. Une partie des aiguilles buttent contre la masse solide du caractère, quelques-unes tombent sur le vide des encoches et s'y enfoncent. Le nombre et la situation des aiguilles pénétrantes, en assignant une position particulière à un canal mobile de raccordement entre l'écluse et les réceptacles, règle la case dans laquelle le caractère ira forcément se rendre à sa sortie de l'écluse. Le problème d'une direction spéciale et certaine à donner à de nombreux caractères vers le seul réceptacle qui leur convient, tout compliqué qu'il est, se trouve cependant ainsi résolu simplement par l'action de telle ou telle aiguille dans telle ou telle encoche.
« L'opération que nous venons de décrire suffit au caractère entré dans l'écluse dans une position normale; celui-ci, reconnu dans son espèce, est de suite dirigé sur le canal de raccordement vers son réservoir définitif. Il en est autrement de tous les caractères arrêtés dans l'écluse dans une position vicieuse, il importe de la rectifier; les aiguilles, par leurs rapports avec les encoches, s'acquittent de cette fonction avec une rigoureuse fidélité; un certain cran spécial, dit cran de retournement, est pratiqué dans tous les caractères, quelle que soit leur espèce, et à la même place. Suivant la position du caractère dans la première écluse, ce cran correspond à des aiguilles différentes; or, le caractère peut être mal tourné de trois façons: il peut être couché l'oeil en bas sur l'un ou l'autre flanc, ou bien encore l'oeil en l'air, mais sur le mauvais côté; pour détruire chacune de ces trois fausses positions, la pénétration d'une aiguille spéciale, dans chacun de ces cas particuliers, fait prendre au canal de raccordement une position telle, que le caractère, au lieu d'être dirigé de suite vers son récipient définitif, est conduit à une série de trois écluses nouvelles, toutes trois à sas mobiles, mais chacune suivant un mode particulier: le sas de la première écluse tourne sur lui-même, suivant un axe longitudinal; celui de la seconde suivant un axe vertical; le troisième pivote sur un axe transversal. Par une féconde et constante application du principe des rapports des aiguilles aux encoches, c'est le vice lui-même du caractère qui détermine le choix du sas d'écluse dans lequel il sera détruit. Le caractère, versé d'un flanc sur l'autre, tourné ou culbuté bout pour bout, sort du sas rectificateur pour continuer sa descente, et aller rejoindre dans son réceptacle propre les caractères de son espèce qu'une bonne position dans la première écluse a dispensés d'une telle épuration.
«Tous les éléments de la typographie ainsi classés et emmagasinés dans des proportions convenables, tous ramenés dans une position normale, la composition mécanique est désormais rendue possible, même facile.
« Voyons comment M. Gaubert a résolu cette seconde partie du problème.
« Sa composeuse est une machine séparée et distincte; elle puise les éléments de composition dans les réceptacles mêmes où la distribueuse les a accumulés. Ces réservoirs, convenablement chargés de caractères, sont manuellement transportés de la première machine à la deuxième. L'inventeur de ces mécanismes n'a point voulu qu'ils fussent nécessairement solidaires, la rapidité d'action de chacun d'eux étant différente. Comme nous l'avons dit, la distribueuse n'est soumise qu'à un emprunt de force mécanique inintelligente; elle peut donc être mise en relation avec un moteur qui marcherait nuit et jour et sans repos; elle pourrait ainsi trier des caractères pour plusieurs composeuses. Les fonctions de celles-ci sont, au contraire, forcément régies par le temps employé à la lecture et à l'appel des signes composant le manuscrit placé sous les yeux du compositeur. Ses fonctions se trouvent ainsi subordonnées à l'habileté de l'ouvrier. Ce n'est pas que M. Gaubert ne pût opérer mécaniquement, par le principe qu'il a adopté et suivi, plusieurs compositions simultanées d'un même manuscrit; il lui suffirait, en effet, de mettre en relation plusieurs séries de formes et de réceptacles avec une même composeuse; mais aujourd'hui nous devons vous entretenir bien moins de ce que l'esprit inventif de M. Gaubert est capable de produire que de ce qu'il a déjà exécuté et soumis à vos commissaires. Revenons donc à la description de sa composeuse.
« Pour la faire plus aisément comprendre, bien qu'elle ne forme qu'un seul tout, nous la présenterons à vos esprits comme divisée en trois parties. Le haut reçoit les réceptacles chargés de caractères; le milieu est occupé par un clavier; la forme, ou le simple composteur, a sa place assignée dans le bas. L'ouvrier compositeur s'asseoit devant la machine comme un organiste devant un orgue; il a le manuscrit devant les yeux: sous ses doigts est un clavier. Les touches en sont aussi nombreuses que les divers éléments typographiques nécessaires à la composition d'une forme. La plus légère pression des doigts suffit pour faire ouvrir une soupape dont l'extrémité inférieure de chaque récipient est munie; à chaque mouvement du doigt, un caractère s'échappe, il tombe dans un canal qui le conduit précisément à la place qu'il doit occuper dans la forme: successivement les caractères arrivent et prennent position. Pendant leur chute, ils ne sont pas abandonnés à eux-mêmes, ils sont soigneusement préservés contre toutes les chances de perdre la bonne position que la distribueuse leur a fidèlement donnée. Chaque caractère, quel que soit son poids, arrive à son rang; les plus lourds ne peuvent pas devancer les plus légers, ils conservent rigoureusement l'ordre dans lequel ils ont été appelés. Un double battement du doigt sur une même touche amène la même lettre deux fois répétée; les mots, les phrases se composent par le mouvement successif des doigts des deux mains, comme se jouerait un passage musical qui ne contiendrait pas de notes frappées ensemble; un toucher semblable à l'exécution de gammes ascendantes et descendantes ferait tomber dans la forme les lettres de l'alphabet de a en z et de z en a. »
La seule attention imposée au compositeur est donc de bien lire son manuscrit, de poser les doigts sur les seules touches convenables, pour ne pas faire tomber dans la forme une lettre au lieu d'une autre. La machine se charge de déplacer la forme à mesure qu'elle se remplit: il paraît que c'est elle qui prend le soin de la justification.
«Vos commissaires n'ont pas vu exécuter sous leurs yeux cette délicate fonction. L'assurance leur a été formellement donnée que le mécanisme destiné à ce dernier travail était non-seulement conçu, mais encore en oeuvre d'exécution. Malgré les difficultés mécaniques que cette opération présente, vos commissaires ont foi dans l'esprit inventif de M. Gaubert. La possibilité de ce qui lui reste à faire leur semble garantie par ce qu'il a déjà fait. »
Mise en pratique des machines typographiques.--On n'est pas d'accord sur l'économie qui peut résulter, pour les frais d'impression, de l'emploi des machines à composer et à distribuer. Un habile ouvrier compose douze à quinze cents et tout au plus deux mille lettres à l'heure, dans les circonstances les plus favorables. La machine de MM. Young et Delcambre n'en compose guère plus de sept mille; le capitaine Rosenborg prétend que sa machine en donne vingt-quatre mille. Un journal a même prétendu que ce nombre, pour la machine de M. Gaubert, s'élèverait à quatre-vingt-six mille lettres à l'heure. Mais ce chiffre doit être dix fois au moins trop considérable. Il ne peut pas en être, en effet, d'une machine à composer comme d'un piano, par exemple. Un artiste, en improvisant, pourra peut-être promener ses doigts sur un clavier avec une rapidité telle qu'il agitera quatre-vingt-six mille touches en une heure; mais un compositeur typographe n'improvise pas et ne possède pas dans sa mémoire ce qu'il doit composer; il a devant lui sa copie, écrite le plus souvent avec peu de soin. Il doit, avant de faire agir ses doigts, lire avec attention et bien comprendre le sens de ce qu'il a lu pour appliquer convenablement la ponctuation, l'orthographe et les règles de la grammaire. Viennent encore l'arrêter les ratures, les renvois dans les marges, etc., etc. Certes, on accordera qu'il faut deux fois plus de temps à un compositeur typographe, empêché par toutes les difficultés que l'on vient d'énumérer, pour lire un passage manuscrit que pour lire ce même passage sur de l'imprimé. Or, pour lire les douze colonnes d'un journal d'un bout à l'autre, sans en rien omettre, ainsi qu'est obligé de le faire un ouvrier compositeur, il faut plus d'une heure. Ces douze colonnes contiennent à peu près les quatre-vingt-six mille lettres dont on parle. Il aurait donc fallu au compositeur au moins deux heures seulement pour les lire sur sa copie; il n'aurait donc pas pu les composer en une heure. Ce compte de quatre-vingt-six mille lettres par heure est tellement exagéré, que, dans un rapport qu'une commission était chargée de faire à l'association des imprimeurs, le rapporteur n'accordait à une autre machine, également à clavier, d'un mécanisme très-simple et d'un jeu très-facile, celle de M. Delcambre, que quatre-vingt mille, non pas par heure, mais par jour de dix heures, ce qui ne faisait que huit mille à l'heure, et l'inventeur lui-même n'en accusait que douze. On conçoit du reste que, comme ces machines exigent un certain nombre d'ouvriers (six à huit), dont quelques-uns doivent être payés assez cher, il faudra que le nombre des lettres composées soit bien considérable pour que l'économie de temps résultant de leur emploi compose l'excédant de dépenses résultant du capital qu'il faut y consacrer et des frais d'entretien. Dans un travail intéressant, inséré au Bulletin typographique, M. C. Laboulaye évalue à un septième seulement, tout au plus, l'économie produite par la machine Young-Delcambre, non compris l'intérêt et l'amortissement du capital, ni l'entretien. Il trouve que la machine de M. Gaubert pourra donner une économie comprise entre un quart et un tiers, mais toujours abstraction faite du prix d'achat, qu'il ne cote pas à moins de 50,000 fr., et de celui de l'entretien. Quoi qu'il en soit, dès aujourd'hui, des claviers typographiques fonctionnent régulièrement en France et à l'étranger. Le London Phalanx annonçait dans le mois de juin 1842, que son numéro avait été composé par une machine, et dans la livraison suivante insérait un article dont cette machine était l'objet, et qui avait été composé par elle pour le Morning-Chronicle du 14 juin.
Le Courrier du Nord, dans son numéro du mardi 5 janvier 1843, nous apprend lui-même ainsi son système de composition:
«Comprenez-vous?--Non.--Eh bien, venez voir de vos propres yeux. Que dis-je? Venez vous exercer vous-même sur ce piano de nouvelle espèce, et vous ferez bientôt ce que je fais moi-même, car j'avais oublié de vous le dire en commençant, laissant de côté encre, papier et plume métallique, c'est tout simplement à l'aide de cette machine que je vous écris aujourd'hui. Mes mots se forment, mes phrases s'allongent sous mes yeux, elles viennent se caser d'elles-mêmes, et, sans avoir dans l'art typographique plus de connaissance que vous n'en avez, grâce à cette machine quasi intelligente, me voici compositeur. C'est comme j'ai l'honneur du vous le dire.»
De l'invention de la typographie mécanique.--M. Séguier, dans son rapport à l'Académie des Sciences, a cité MM. Ballanche et William Church comme ayant fait des essais remarquables dans ce genre avant MM. Young et Delcambre. M. Mazure a aussi travaillé de concert avec M. Gaubert, et il est arrivé de son côté, dit-on, à une solution du problème de la distribution.
Le nom d'un philosophe et d'un littérateur de la portée de M. Ballanche, placé ainsi au nombre de ceux qui se sont occupés avec succès du problème de la composition mécanique, n'a rien qui doive surprendre. M. Ballanche était imprimeur; Bélanger et Pierre Leroux ont été simples ouvriers typographes. Celui-ci, dans une lettre adressée à M. Arago et lue à l'Académie des Sciences le 2 janvier dernier, a rappelé que, le premier, il y a vingt-cinq ans, il avait eu l'idée de composer des pages d'imprimerie avec une machine, et que cette idée, il l'avait réalisée. Il avait entrepris de faire subir une modification à l'art typographique presque tout entier. Voici son idée fondamentale ; «Au lieu de fondre les lettres une à une, on en fondra des rayons entiers; au lieu de 25 millimètres environ de tiges, les lettres n'en auront que 7; au lieu de composer avec la main, on composera avec une machine; enfin, au lieu de faire des avances de papier et de tirage, on conservera les pages comme les clichés stéréotypes.»
Examinant les avantages qui doivent résulter de ce système, M. Leroux trouvait que, «sans parler de la rapidité de la composition, et en la comptant pour rien, il donne un important résultat, à savoir, que l'on stéréotype ainsi sans aucuns frais, et en avançant seulement la quantité de métal nécessaire; qu'il représente l'imprimerie mobile et le stéréotypage à la fois, avec tous leurs avantages respectifs.»
Un Million de Faits. Aide-Mémoire universel des Sciences, des Arts et des Lettres; par MM. J. Aicard, Desportes, Paul Gervais, Léon Lalanne, Ludovic Lalanne, A Le Pileur, Ch. Martins, Ch. Vergé et Young. 1 vol. grand in-18 à deux colonnes, de 24 feuilles, avec 500 gravures sur bois. Paris, 1843. (Dubochet et Comp.) Deuxième édition. 12 francs.
Le Million de Faits est une encyclopédie portative. Il doit former la hase et le complément de toutes les bibliothèques publiques ou privées, car il s'adresse en même temps à ceux qui avaient appris mais qui oublient, et à ceux qui ne savent pas encore. Ignorez-vous un fait important que vous désirez connaître, ou votre mémoire est-elle infidèle: un indice alphabétique de huit mille mots vous fournit immédiatement le moyen de vous procurer l'instruction qui vous manque. Est-ce une branche entière des connaissances humaines que vous vous proposez d'étudier: jetez un coup d'oeil rapide sur la table analytique des matières, et vous trouverez à l'instant même le traité spécial dont vous avez besoin.--En effet, ce beau volume de 24 feuilles à 2 colonnes de 79 lignes équivaut à 24 volumes in-8 de 379 pages.
Le titre et l'idée première du Million de Faits appartiennent aux Anglais, mais l'exécution en est toute française. Ainsi L'Illustration imite, sans le copier, le journal qui parait à Londres sous le titre de London Illustrated News. Le Million of Facts obtint en Angleterre un brillant succès, bien qu'une critique intelligente lui reprochât de graves défauts: le manque de méthode, l'omission de certaines sciences importantes, des erreurs nombreuses dans les faits, des hérésies incroyables dans les théories. On ne pouvait donc pas songer à le traduire; il fallut le refaire entièrement. Des écrivains déjà connus avantageusement dans les sciences et dans la littérature se chargèrent de cet immense travail, et résumèrent sous leur forme la plus concise tous les résultats de quelque importance qui sont définitivement acquis à l'esprit humain. Aussi le Million de Faits français n'est-il pas moins heureux que son rival d'outre-mer. Deux éditions épuisées en six mois ont prouvé à ses auteurs que le public savait encore--bien que des esprits chagrins affirment le contraire--apprécier les ouvrages sérieux et utiles, quand ils sont conçus avec intelligence, et rédigés avec autant de conscience que de talent.
Colonies étrangères et Haïti, résultats de l'émancipation anglaise, par Victor Schoelcher. 2 vol. in-8. Paris, 1845. (Pagnerre) 12 fr., avec une carte de Haïti.
M. Victor Schoelcher poursuit avec un zèle méritoire la grande oeuvre qu'il a entreprise.--L'année dernière il avait, dans son ouvrage sur les Colonies françaises (1 vol. in-8), décrit l'esclavage, et prouvé qu'il était nécessaire de l'abolir.--Ses Etudes des colonies étrangères, qui viennent de paraître, compléteront le tableau, en montrant la préparation à l'affranchissement dans les îles danoises, l'affranchissement dans les îles anglaises, la liberté dans Haïti. «Le lecteur, dit-il, parcourra de la sorte toutes les phases de cette haute question: le passé, le présent, le commencement de l'avenir, l'avenir réalisé; il verra à l'oeuvre ces hommes dont les planteurs ont contesté l'intelligence, la bonté, l'éducabilité, et jusqu'à la ressemblance avec l'homme; alors il pourra les juger tels qu'ils sont. Toute une race vouée depuis des siècles à la barbarie et à l'esclavage, s'essayant à la liberté et faisant ses premiers pas dans la civilisation, quel sublime tableau! »
Un voyage fait, en 1841, aux colonies anglaises et aux îles espagnoles, remplit tout le premier volume. Après avoir résumé l'histoire de l'acte mémorable du Parlement (28 août 1833), qui prononçait l'abolition de l'esclavage dans toutes les colonies de la Grande-Bretagne, M. Victor Schuleher examine quels ont été, à la Dominique, à la Jamaïque et à Antigue, les résultats de cette révolution. A Puerto-Rico et à Cuba, l'esclavage règne encore, plus impitoyable, plus horrible, plus dégradant que partout ailleurs; mais M. Schoelcher rappelle aux colons espagnols ces paroles prophétiques de M. de Humboldt: «Si la législation des Antilles et l'état de la race africaine n'éprouvent pas bientôt des changements salutaires; si l'on continue à discuter sans agir, la prépondérance politique passera entre les mains de ceux qui ont la force du travail, la volonté de s'affranchir et le courage d'endurer de longues privations. »
Les habitants des colonies danoises, Saint-Thomas et Sainte-Croix, ne veulent d'affranchissement sous aucune forme, mais le gouverneur, M. Peter von Scholten, use largement de son pouvoir absolu pour améliorer la condition des esclaves, et l'émancipation française déterminerait infailliblement celle des îles danoises.
Une intéressante histoire et une description détaillée de Haïti occupent environ les deux tiers du second volume, qui se termine par des réflexions sur le droit de visite et un coup d'oeil sur l'état de la question d'affranchissement. Le tome premier renferme, en outre, l'acte pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies anglaises, et une histoire abrégée de la traite.
Ce nouvel ouvrage de M. Victor Schoelcher est plein de faits curieux, d'observations judicieuses et de nobles pensées. On sent en le lisant qu'il est écrit par un homme de coeur, qui exagère souvent le mal qu'il déplore comme le bien qu'il désire voir se réaliser, mais qui, du moins, alors même qu'il se trompe, ne commet jamais une erreur volontaire dans l'intérêt de la grande et sainte cause au triomphe de laquelle il a si généreusement consacré sa vie.
Voyages de la Commission scientifique du Nord en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg, aux Feroë, pendant les années 1838, 1839 et 1840, sur la concile la Recherche, commandée par M. Fabre, lieutenant de vaisseau, publiés par ordre du roi, sous la direction de M. Paul Gaimard, président de la Commission scientifique du Nord.--Géologie, minéralogie, métallurgie et chimie; par M. J. Durocher; première partie, première livraison. In-8 de treize feuilles trois quarts.--Paris. 1815. (Arthus Bertrand) 5 fr. 50 la livraison; 6 fr. 50 par division séparée.
Ce bel ouvrage, dont la première livraison vient de paraître, se composera de 20 volumes et de 7 atlas, contenant 316 planches. Il se divisera en neuf parties, auxquelles on peut souscrire séparément: 1º Astronomie, pendule, hydrographie, marées, 1 Vol.; --2º Météorologie, 3 vol.;--3º Magnétisme terrestre, 2 vol.;-- 4º Aurores boréales, 1 vol.;--5º Géologie, minéralogie, métallurgie et chimie, 2 vol.;--6º Botanique, géographie-botanique, géographie-physique, physiologie et médecine, 2 vol.;--7º Zoologie, 5 vol.;--8º Histoire de la Scandinavie. Histoire littéraire. Relation du voyage, 4 vol., par M. X. Maumier; Histoire et mythologie des Lapons, par M. Loestadius;--9º Statistique de la Scandinavie, de la Laponie et des Feroë, 1 vol., avec un atlas de 56 tableaux.
La France avait exploré les contrées les plus reculées des mers du Sud; elle avait confié à ses marins de vastes missions, publié de magnifiques ouvrages sur l'Asie, sur l'Amérique, sur l'Océanie; elle pénétrait, après la glorieuse conquête d'Alger, dans l'intérieur de l'Afrique, et le Nord ne nous était guère connu que par les relations des Anglais, des Hollandais, des Allemands. La publication des Voyages de la Commission scientifique du Nord, en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg et aux Feroë achèvera de combler cette lacune, qu'avait déjà remplie en partie le Voyage en Islande et au Groenland ( 7 vol. in-8 et 2 atlas de 246 planches).
Essais de Politique industrielle.--Souvenirs de voyages. France, République d'Andorre, Belgique, Allemagne; par Michel Chevalier. 1 vol. in-8, 446 pages. Paris, 1843. (Gosselin.) 8 fr. Les nouveaux Souvenirs de Voyage de M. Michel Chevalier contiennent la collection d'une série d'articles qui ont paru depuis 1836 jusqu'en 1842 dans le Journal des Débats, et l'auteur n'a pas expliqué pourquoi il réimprimait, sans les réunir par aucun lien, ces divers Essais de politique industrielle. Dès la première page le lecteur, qui cherche vainement une préface, se trouve transporté à Liège, en 1836. Et voyez quel est l'inconvénient de ces réimpressions textuelles: «Page 21, M. Michel Chevalier annonce que les belges sont à parlementer avec les Prussiens, pour obtenir la continuation des travaux du chemin de fer de Verviers à Cologne.» Cette nouvelle pouvait avoir de l'intérêt en 1836; mais maintenant que les négociations ont réussi, maintenant que le chemin de fer est presque achevé, à quoi bon nous répéter que les Belges sont à parlementer? M. Michel Chevalier a si bien compris la portée de cette objection, qu'il a ajouté à ses articles, beaucoup trop vieux pour l'année 1843, cinquante-deux notes de rectifications, qui font plus d'un quart du volume, c'est-à-dire cent vingt-cinq pages environ.
De la Belgique, M. Michel Chevalier transporte son lecteur dans la vallée de l'Ariège et dans la république d'Andorre (1837); il visite ensuite Toulouse et Marseille (1838), puis la Bavière, la Saxe, la Bohème et l'Autriche (1840); enfin il termine ses pérégrinations industrielles en Alsace, où il raconte les fêtes de l'inauguration du chemin de fer de Strasbourg à Bâle.
M. Michel Chevalier ne laisse rien perdre de ce qu'il a écrit. Outre les rectifications dont nous avons déjà parlé, les notes renferment un certain nombre de petits articles publiés à diverses époques par le Journal des Débats. Du reste, nous nous empressons de reconnaître que M. Michel Chevalier est un de ces écrivains dont on relit toujours les plus légères productions avec plaisir et avec profit. Les Essais de politique industrielle doivent prendre place dans toutes les bibliothèques à côté des Lettres sur l'Amérique du Nord, et du grand ouvrage dont M. Gosselin vient de mettre en vente la dernière livraison, Histoire et description des voies de communication aux Etats-Unis et des travaux d'art qui en dépendent, 2 volumes in-4º et atlas in-folio de 25 planches.--50 fr.
Théorie du Jury, ou Observations sur le jury et sur les institutions judiciaires criminelles anciennes et modernes; par C.-F. Oudot, ancien conseiller à la Cour de Cassation (ouvrage posthume). 1 vol. in-8. Paris, 18743 (Joubert). 7 francs.
Avocat au Parlement de Dijon, substitut du procureur-général avant la révolution de 1789, M. Oudot fit successivement partie de l'Assemblée législative, de la Convention, du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil des Anciens. Nommé, en 1799, suppléant à la Cour de Cassation, puis l'année suivante juge titulaire, il remplit ces honorables fonctions jusqu'en seconde Restauration.--La loi du 12 janvier 1816 l'avait exilé, celle du 11 septembre 1830 le rappela à Paris, où il mourut en 1841, âgé de quatre-vingt-six ans. Pendant la majeure partie de cette vie si bien remplie, M. Oudot travailla à son ouvrage du jury, qu'il chargea un de ses amis de publier après sa mort. Il s'était efforcé, comme il le dit lui-même, de réunir, dans un cadre resserré, tout ce qui lui avait semblé propre à faire apprécier les principes essentiels du jury, à en faire connaître l'esprit et le but, à en démontrer les avantages, afin d'attacher les hommes libres à cette institution par tous ses motifs qui doivent la leur rendre chère.
M. Oudot ne s'occupe que du jury en matière criminelle. Il cherche d'abord l'origine du jury dans les anciennes institutions judiciaires des Germains; puis il compare ces institutions avec celles qui les ont remplacées au Moyen-Age, et avec le jury tel qu'il existe actuellement en Angleterre, aux Etats-Unis et en France; enfin, de ce rapprochement il déduit sa théorie du jury, c'est-à-dire les principes qui doivent constituer le jury dans le but qu'il doit atteindre.
Dans cette seconde partie de son travail, M. Oudot a surtout examiné et cherché à résoudre les graves questions suivantes: --1º Quels sont les citoyens qui peuvent représenter la cité dans la mission des jurés?--2º Quelle doit être l'étendue de leurs pouvoirs?--3º Est-il nécessaire de soumettre l'accusation à un jury préalable?--4º Quel doit être le mode de la formation de la décision du jury de jugement?
Le chapitre qui a pour titre: Quelques idées sur la justice et sur le choix des jurés, a un intérêt de circonstance.--Longtemps avant l'invention des jurés probes et libres, M. Oudot avait prédit (page 47), «que l'attribution de choisir les jurés, donnée aux préfets, anéantirait le jury, et le convertirait en une commission judiciaire permanente et légale.»
Les Musées d'Espagne, d'Angleterre et de Belgique. Guide et Memento de l'artiste et du voyageur, faisant suite aux Musées d'Italie, par Louis Viardot. 1 vol. in-18, format Charpentier.--Paris, 1843. (Paulin.) 3 fr. 50.
M. Louis Viardot vient de faire pour les Musées d'Espagne, d'Angleterre et de Belgique, ce qu'il avait fait l'année dernière pour les Musées d'Italie, ce qu'il fera l'année prochaine pour les galeries de Munich, de Vienne et de Berlin. Le nouveau volume de la Bibliothèque des Connaissances utiles, mis en vente, cette semaine chez M. Paulin, renferme une description détaillée de toutes les oeuvres d'art que possèdent Madrid, Londres, Hamptoncourt, Bruges, Anvers et Bruxelles, et deux curieux chapitres sur l'Alhambra et l'abbaye de Westminster. Ces deux monuments célèbres qui, pour l'architecture et la statuaire, sont de véritables musées, coupent, par d'autres matières, l'inévitable monotonie des descriptions de tableaux.
Comme les Musées d'Italie, les Musées d'Espagne, d'Angleterre et de Belgique serviront non-seulement de guide et de mémento aux artistes et aux voyageurs, ils se recommandent encore aux amis de l'art, qui se résignent à en étudier les monuments sans quitter leur pays.
Histoire naturelle de l'Homme , comprenant des recherches sur l'influence des agents physiques et moraux considérés comme causes des variétés qui distinguent entre elles les différentes races humaines; par J.-C. Pritchard; traduite de l'anglais par le docteur F. Roulin (40 planches gravées et coloriées et 90 figures gravées sur bois, intercalées dans le texte). 2 vol. in-8.--Paris, 1843. J.-B. Baillière, libraire de l'Académie royale de Médecine. Prix: 20 fr.
L'histoire naturelle de l'homme, dont le savant docteur Roulin publie une traduction, s'adresse moins aux savants qu'aux gens du monde, aux personnes qui, sans vouloir faire une étude spéciale de l'anthropologie, désirent avoir, sur ce sujet, des notions générales. M. le docteur Pritchard a indiqué rapidement, mais en traits distincts, d'une part, tous les caractères physiques, c'est-à-dire les variétés de couleurs, de physionomie, de proportions corporelles des différentes races humaines; de l'autre, les particularités morales et intellectuelles qui servent également à distinguer ces races les unes des autres. Il s'est en outre efforcé de faire connaître, autant que le permettait l'état actuel de la science, la nature et les causes de ces phénomènes de variétés. Dans ce but, il a décrit les différentes nations dispersées sur la surface du globe, et résumé tout ce qu'on sait du rapport qu'elles ont entre elles, tout ce qu'ont pu faire découvrir, relativement à leur origine et à la première période de leur histoire, les recherches historiques et philologiques.
Cette étude achevée, ces prémisses posées, M. le docteur Pritchard en tire lui-même, à la lin de son second volume, la conclusion suivante. «En résumé, dit-il, si nous considérerons l'ensemble des êtres qui jouissent de l'exercice de la raison et possèdent l'usage de la parole, nous trouvons chez tous (quelque différence qu'ils puissent présenter d'une famille à l'autre, sous le rapport de l'aspect extérieur) les mêmes sentiments intérieurs, les mêmes désirs, les mêmes aversions; tous, au fond de leur coeur, se reconnaissent soumis à l'empire de certaines puissances invisibles; tous ont, avec une notion plus ou moins claire du bien et du mal, la conscience du châtiment réservé au crime par les agents d'une justice distributive, à laquelle la mort même ne peut les soustraire; tous se montrent, quoique à différents degrés, aptes à recevoir la culture qui développe les facultés de l'esprit, à être éclairés par la lumière plus vive et plus pure que le christianisme répand dans les âmes, à se conformer aux pratiques de la religion, aux habitudes de la vie civilisée; tous, en un mot, ont même nature mentale. Quand donc nous rapprochons de ce fait, qui est incontestable, ceux qui se rapportent à la diversité des instincts et des autres phénomènes psychologiques des animaux, diversité sur laquelle repose principalement, comme nous l'avons fait voir, la distinction des espèces, nous nous sentons pleinement autorisé à conclure que toutes les races humaines appartiennent à une seule et même espèce, qu'elles sont les branches d'un tronc unique.»
Voyage où il vous plaira, avec vignettes, notes, légendes, commentaires, incidents, et poésies; par MM. Tony Johannot, Alfred de Musset et P.-J. Stahl. 1 vol. in-8.--Paris, 1843. Hetzel. 33 livraisons à 50 centimes. (Ont paru 14 livraisons.)
Le spirituel écrivain qui persiste à se cacher sous le pseudonyme de Stahl, l'auteur des Scènes de la Vie publique et privée des Animaux, n'a pris cette fois que deux collaborateurs, un homme de lettres et un dessinateur, MM. Alfred de Musset et Tony Johannot.--Il nous est impossible de nous prononcer sur le mérite d'un livre qui n'est pas encore achevé, sorte d'énigme poétique dont la dernière page doit contenir l'explication. Mais, ce qui est positif, c'est que le Voyage où il vous plaira obtient dès à présent un grand et légitime succès, car jamais peut-être MM. Stahl et Alfred de Musset n'avaient écrit avec un style plus pur et plus élégant un conte plus original. Soit qu'il nous montre une jeune fille amoureusement suspendue au bras de son fiancé, soit qu'il nous représente des êtres fantastiques et bizarres, M. Tony Johannot fait toujours preuve d'un talent gracieux et distingué. Les auteurs du Voyage où il vous plaira peuvent donc être certains qu'aucun des lecteurs qui ont entrepris avec eux cette charmante excursion ne les abandonnera en route.
Sylvio Pellico. Mes Prisons, suivi du Discours sur les devoirs des hommes, traduction de M. Antoine de Latour; avec des chapitres inédits, les additions de Maroncelli, et des notices littéraires et biographiques sur plusieurs prisonniers du Spielberg--Nouvelle édition illustrée par Tony Johannot (100 gravures sur bois, dont 23 imprimées à part du texte), 10 livraisons à 50 centimes.--Paris, 1855. Charpentier.
Le titre des Prisons est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en faire l'éloge; nous annonçons seulement la publication de cette nouvelle édition illustrée, dont la première livraison vient de paraître.
Collection de Tableaux polytechniques, par une société d'anciens élèves de l'École polytechnique, de professeurs, etc.; sous la direction de M. Auguste Blum.
La plupart des connaissances humaines ont été résumées en tableaux synoptiques. On conçoit en effet de quelle importance sont des tableaux qui permettent d'embrasser d'un coup d'oeil un ensemble de faits, de saisir leurs rapports et leur enchaînement, qui servent, en un mot, à économiser le temps et à conserver des connaissances laborieusement acquises.
Ce qu'on a fait depuis longtemps pour la géographie et pour l'histoire, une société d'anciens élèves de l'École polytechnique essaie de le faire pour les sciences positives, pour les mathématiques, la physique, la chimie, pour toutes les sciences exactes enfin, soit théoriques, soit d'application.
Cette utile collection doit contenir quatre séries où seront résumés toutes les connaissances nécessaires pour l'admission aux écoles, tous les cours professés dans ces écoles, à la Faculté des sciences et aux écoles d'application.--La trigonométrie rectiligne, l'algèbre et la physique ont déjà paru.
A Paris, dans presque toute la France et dans une partie de l'Europe, on a déjà vu le nouvel astre qui vient de paraître d'une manière si complètement imprévue. On a admiré cette magnifique traînée lumineuse qui occupe environ le quart d'une demi-circonférence tracée à la surface de la voûte céleste. On a interrogé nos astronomes avec un empressement qui n'a pas toujours été éclairé, mais qui dénote du moins une louable curiosité des choses propres à élever l'esprit vers la contemplation des grandes lois de la nature. Nous sommes donc heureux de fournir à nos lecteurs quelques renseignements de l'authenticité desquels nous pouvons leur répondre.
On dit, mais rien ne prouve encore, que la comète a été observée à Nice le 14 mars, et qu'elle l'a été à Madrid même avant cette époque. En France, le premier qui l'ait aperçue est, dit-on, un officier de ligne faisant sa ronde le 14, à Auxonne, où il est en garnison. Elle a été vue en divers lieux les jours suivants: à Paris, on n'a pu l'apercevoir avant le 17, et il est facile de se rendre compte des causes qui ont empêché qu'elle y fût signalée auparavant. En effet, en compulsant les registres météorologiques de l'Observatoire, on reconnaît qu'à partir du 7, jour où le beau temps avait régné, le ciel a été constamment couvert jusqu'au 14 inclusivement. Le 15, il s'était éclairci; mais la lune était levée même avant le coucher du soleil, et comme elle donnait presque dans son plein, sa lumière éclipsait complètement la lumière beaucoup plus faible de la comète. Le 16, la lune était pleine; elle était levée bien avant la fin du crépuscule, et l'horizon était couvert de vapeurs.--Enfin, le 17, les astronomes de l'Observatoire, faisant une revue générale et rapide du ciel, vers 7 heures 3/4, au moment où, le crépuscule finissait et la lune n'étant pas encore levée, on pouvait reconnaître le ciel étoilé, aperçurent le phénomène qui se manifestait d'une manière si brillante sur l'horizon de Paris. Ils recherchèrent la direction et la longueur angulaire de la traînée lumineuse, qu'ils attribuèrent tout d'abord à une queue de comète; mais le noyau de l'astre était encore trop près de l'horizon pour qu'il leur fût possible de l'apercevoir. L'angle mesuré fut trouvé d'environ 39°. Le lendemain 18 et le surlendemain 19, toutes les dispositions étant prises d'avance, on a pu observer le noyau assez brillant de la comète. Son diamètre apparent était de 2 à trois minutes. Il se trouvait à un degré environ à l'est de l'étoile êta, de la constellation de l'Eridan: la queue finissait à près de deux degrés au-dessus de l'étoile êta, du Lièvre.
La longueur apparente de cette queue était ainsi d'environ 43°; sa largeur était d'un degré moyennement; elle restait très-mince dans toute son étendue, et ne soutendait vers son extrémité opposée au noyau qu'un angle d'environ un degré un quart. Elle paraissait très-légèrement infléchie vers cette même extrémité dans la direction de la position qu'elle venait de quitter, ce qui est une loi générale pour toutes les comètes. Une particularité très-digne d'attention, c'est que la queue offre, sur toute sa largeur, une teinte d'une intensité à peu près uniforme, tandis qu'ordinairement la queue des comètes est composée de deux parties plus intenses vers les bords, séparées par une bande centrale obscure, ce que l'on explique en attribuant à ce corps lumineux la forme d'un cône que nous voyons par le côté.
Pour déterminer les éléments caractéristiques de la comète, et pour décider si, dans les catalogues, il s'en trouve une qui offre avec celle-ci des différences assez peu notables pour qu'elle puisse être rangée au nombre des astres périodiques, il faudrait une troisième observation, et malheureusement le mauvais état du ciel n'a pas permis de la faire jusqu'à ce jour. Ce contre-temps est d'autant plus regrettable, que la détermination des éléments paraboliques perdra de sa certitude si un intervalle trop long vient à séparer la troisième des deux premières. Cependant la comparaison de celles-ci a fait reconnaître que le mouvement apparent de l'astre est lent; qu'il a lieu dans le sens de l'ouest à l'est et du sud au nord, ce que les astronomes expriment en disant qu'il est direct en ascension droite et d'environ 2 degrés par jour, et que la déclinaison australe diminue, la comète se rapprochant de l'équateur d'environ 20' de degré en 24 heures.
M. Arago a soumis l'astre à l'épreuve d'un instrument remarquable dont il est l'inventeur, et à l'aide duquel il est possible de reconnaître si la lumière que nous envoie un objet lui appartient en propre, ou si elle est simplement réfléchie. Jusqu'à présent on n'a reconnu aucune trace de polarisation dans la lumière de la nouvelle comète; d'où l'on conclut que cet astre brille d'un éclat qui lui est propre, et ne nous réfléchit pas une fraction appréciable de la lumière du soleil.
Notre gravure donnera une idée assez exacte de la position qu'occupait et de l'apparence qu'offrait la comète le dimanche 19, vers 7 heures et demie du soir, pour un spectateur parisien. La ligne inférieure représente le bord de l'horizon. Un voit que le noyau est placé près de l'étoile gamma, de L'Eridan et que la queue se termine aussi près de l'étoile gamma, du Lièvre. A gauche et vers le haut de notre figure, Syrius, l'étoile la plus brillante du ciel, est indiquée par la lettre S. Au-dessus de la queue de la comète, on voit la belle constellation d'Orion, dont Rigel (l'étoile marquée R) occupe la partie inférieure, et les Trois Rois la partie moyenne. Aldébaran ou l'Oeil de Taureau est placé à droite, vers le bord supérieur; les Hyades, étoiles moins brillantes, sont groupées vers sa droite.
La région du ciel que nous venons de décrire sommairement se trouve actuellement vers le sud-ouest entre 7 heures et demie et 8 heures du soir. Elle sera facilement reconnaissable pour tout lecteur qui aura notre gravure sous les yeux. C'est vers elle qu'il faudra chercher la comète, lorsque les circonstances atmosphériques le permettront.
LUMIERE ZODIACALE.
Un phénomène qui n'est pas très-rare sur notre horizon, mais qui doit toujours attirer l'attention des personnes pour lesquelles la contemplation des apparences célestes a quelque attrait, se manifeste depuis quelques jours avec une certaine intensité. Nous voulons parler de la lumière zodiacale. Une heure trois quarts environ après le coucher du soleil, lorsque les dernières lueurs du crépuscule, avec lequel il ne faut pas la confondre, sont complètement éteintes, on aperçoit une traînée lumineuse de forme lenticulaire, inclinée à l'horizon, et coupée par celui-ci vers sa base.
Nos astronomes ont profité de l'apparition de cette lumière pour en comparer l'intensité avec celle de la comète. Ils ont reconnu que celle-ci est plus vive et moins rouge.
Il ne manque pas d'escrocs par le temps qui court.