Title: L'Illustration, No. 0005, 1er Avril 1843
Author: Various
Release date: November 5, 2010 [eBook #34212]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an. 30 fr. Prix de chaque N° 75 c.--La collection mens. br., 2 fr 75. |
Ab. pour les Dep.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an. 32 fr. pour l'étranger,--3 mois. 10 fr.--6 mois, 20 fr.--Un an. 40 fr. |
N° 5 Vol. I.--SAMEDI 1 avril 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.
1er Avril.--M. de Lamartine, poète orateur. Portrait.--Courrier de Paris: Les Flûtes et les Violons; le Bal et la Charité; M. Ponsard et Lucrèce; Soirée chez Bocage; l'Empereur et le Joaillier; le Galop de Melpomène; Simple lettre.--Un Repas homérique. --Vente de la Galerie Aguado. Gravure.--Beaux-Arts: Salon de 1843. Salle des Sculptures.--Manuscrits de Napoléon: Deuxième lettre sur l'Histoire de la Corse.--Chronique musicale: Théâtre-Italien; l'Orphéon; Salle de la Sorbonne. Portraits de Lablache et de madame Grisi. Séance générale de l'Orphéon. Une scène de don Pasquale, au Théâtre-Italien.--La Vengeance des Trépassés, nouvelle, par F. G., première partie, avec une Gravure. --Revue d'Horticulture. Deux Gravures. Miscellanées: L'Habit et le Moine.--Deux gravures Ouverture du Tunnel de la Tamise. Quatre Gravures. Caricature.--Bulletin bibliographique. --Annonces.--Observations météorologiques.--Modes: Orfèvrerie. Gravure.--Problème d'échecs.--Rébus.
Voici le printemps! Avril nous rit de toutes parts; dans les jardins il verdoie, il se mire au bord de l'eau, il embaume nos marchés, et dans les salons où l'on danse encore et jusque sur les pauvres fenêtres des plus humbles rues, avril en fleurs se rit de la comète. Saluons le mois d'avril, et comme lui narguons la queue de sa majesté flamboyante. Cette fois-ci encore nous nous serons trop hâtés de chanter:
Arrive donc, implacable comète;
Finissons-en: le monde est assez vieux.
C'est la lune qui est vieille. Charles Fourier eut raison une fois, ô lune! Ce fut contre toi, quand il osa t'appeler un vieux soleil usé, qui, n'étant plus bon pour le jour, ne sert plus que la nuit. Mais la terre! «Notre terre est un petit astre bien vigoureux, capable de fournir encore une longue carrière.»
Dans les champs déjà les trois labours sont donnés, et dès l'aube on entend de toutes parts retentir dans les fermes des voix saines, fortes et confiantes.--«Allons, enfants! après ce bon fumage, voici le moment de semer les orges sur ce sol riche et ameubli. Le 15 avril passé, il ne serait plus temps. Toi, l'aîné, taille les ruches. Vous, hors d'ici, petites, allez écheniller les haies et les arbres des vergers. Allons, Blaise, hardi! voici le moment ou jamais de labourer les jachères. Vas-tu rester encore tout le jour les bras pendants à penser à ta bergère? Bine les topinambours, Blaise; sarcle les lins et les pastels, les gaupes, les camelines. Allons, Blaise, et les camomilles, les pavots, les moutardes? Sus, venez, venez tous; il ne fait plus froid; il ne fait pas encore chaud: vite et ferme à l'ouvrage!»
A la ville, le même jour, mais pas à la même heure, à Paris, par exemple, et dans la Chaussée d'Antin, au fond de quelque élégant boudoir à peine ouvert à midi sur un jardin dont la pelouse renaissante et les arbres aux bourgeons dorés font enfin songer à la villa lointaine, désertée en octobre pour l'hiver de Paris: «Que l'air est doux ce matin, amie. Voici pourtant la belle saison; où la passerons-nous cette année? Y a-t-on pensé?--Déjà tes idées champêtres! Dans un mois ou deux, à la bonne heure.--Mais enfin, alors?... Un mois est sitôt passé! Moi, d'abord, votre Suisse m'ennuie, me tue, et je n'y veux pas retourner; non, je n'y retournerai pas.--Et moi, le seul nom de votre château héréditaire me fait bâiller, et votre Bretagne sauvage me prend sur les nerfs! --Nous irons pourtant.--Ce sera donc avant d'aller aux eaux?--Aux eaux, madame!... Ah! mon Dieu... votre santé n'a jamais été plus florissante. Irons-nous donc encore aux eaux cette année?--Je l'ignore, mais j'y irai.--Hé bien! madame, alors... oh! alors, Claire, du moins, partons dès demain pour la Bretagne, ou bien je n'aurai eu, comme toujours, aucun vrai plaisir cette année: je n'aurai pas été une semaine entière un peu avec toi.--Mais c'est donner une idée fixe, une monomanie! Hors vous, qui songe à quitter Paris aux premiers jours d'avril?--Il me semble, quand on a montré toutes ses parures...--Et ma coiffure de camélias au coeur de diamants?--Tu as fané toutes tes robes.--Et mon corsage garni de violettes de Parme?--Tiens, mets un châle, Claire, et regarde: au jardin les pruniers sont en fleurs; on ne va plus au bal.--On va encore au théâtre, et toujours à...--Achève... j'entends; on n'ose pas dire: Et toujours à l'église. Vois-tu, Claire; je gage que là-bas, autour de la nouvelle pièce d'eau, du grand balcon du château nos lilas vont être superbes.--Et ici, les derniers concerts!--C'est vrai. Eh bien! restons; restons encore quelques jours.»
Et cependant, dans quelque atelier bruyant des faubourgs Saint-Antoine ou Saint-Marceau: «Tiens, voilà Vivarais! Te voilà donc de retour, vieux? Et ta jambe de bois, comment te porte-t-elle? Sois le bienvenu, Vivarais!... Vivarais, sais-tu la grande nouvelle?--Non, j'arrive; ouf! Mais, avez-vous déjeuné?--Comment, tu ne sais rien?--Qu'y a-t-il? --Ce qu'il y a! Mais, en ta qualité de blessé de juillet, c'est toi qui aurais dû nous l'apprendre. Le programme de l'Hôtel-de-Ville, mon ami.--Que voulez-vous dire?--Oui, Vivarais! ce fameux programme que tu as si longtemps réclamé partout à cor et à cri, il est affiché, mon ami!--Où ça?--Sur la place de la Concorde, gravé sur l'obélisque en beaux caractères romains et en bon français, visible depuis ce matin seulement, mon vieux!--Faut que j'aille voir ça--Vas-y, mon enfant; va, cours, et reviens vite; nous t'attendons pour déjeuner.»
Et voilà Vivarais parti, clopin-clopant; il passe en courant à l'Hôtel-de-Ville, et, dans son élan, tire sa casquette, sans trop regretter sa bonne jambe qu'il perdit là. Il arrive au Louvre et fait sonner fièrement sur le pavé sa jambe de bois déjà usée, en donnant un regret à ses frères morts qu'il n'y voit plus. Le voilà qui traverse les Tuileries; il s'arrête devant le Spartacus, mais la brise printanière et le frais parfum des feuilles naissantes font doucement diversion à ses pensées politiques, et déjà il arrive sur la place, il est au pied de l'obélisque. Voyez avec quelle émotion religieuse il en regarde toutes les faces, et comme il cherche partout, et de tous ses yeux, quelque chose à lire; mais il n'y voit gravés qu'inintelligibles hiéroglyphes, étranges figures, oiseaux muets, mystérieux animaux qui semblent se moquer de lui. Il s'informe aux passants du programme; on lui rit au nez. --«Ce que vous cherchez, ça sera plutôt à la colonne de la Bastille, lui dit un gamin; c'est là qu'on a mis tous les morts de juillet.--L'infatigable boiteux y court; on le renvoie à la colonne Vendôme; de là à l'Arc-de-triomphe de l'Étoile; de l'Arc-de-triomphe au Panthéon. Il reprend enfin, essoufflé et rendu, le chemin de l'atelier, commençant à comprendre qu'on s'est joué de lui, et se souvenant trop tard qu'on et au premier avril. Il entre en jurant, et tous de rire.--«Nous avons déjeuné, Vivarais; mais il te reste, pour ta part, un bon poisson d'avril.»
Et Vivarais, moitié riant, moitié grondant, déjeune dans un coin, seul et triste, se demandant tout bas pourquoi cet usage, et quelle peut être l'origine de cette mauvaise plaisanterie. En effet, pourquoi dit-on poisson d'avril plutôt que poisson de mai, de juin ou de juillet?
On a donné de ce dicton plusieurs explications historiques plus ou moins raisonnables qui sont connues de tout le monde, mais ne serait-ce pas plutôt à la nature même, et aux promesses charmantes, et si souvent menteuses, des premiers beaux jours, qu'il faudrait demander le mot de cette énigme? Tant de fois le brusque retour de l'hiver vient désoler alors nos campagnes, trop promptes à s'épanouir. Que de boutons à fruits meurent à la lune rousse! Que de fleurs s'y laissent prendre, et que de poitrines délicates! C'est bien avril qui pourrait chanter:
Hélas! que j'en ai vu mourir de jeunes filles!
Sait-on que ce gentil mois, si gai, mais si perfide, a ravi à lui seul, et à notre seule France, Jeanne de Navarre, madame de Montpensier, Gabrielle d'Estrée, madame de Sévigné, la duchesse de Longueville, madame de Maintenon, madame de Caylus, Diane de Poitiers, etc., etc. Avril fera-t-il jamais naître assez de fleurs pour en parer tant de tombes? C'est en ce mois que mourut aussi la Laure de Pétrarque.
Mais nous voici bien loin de la comète. Que nous voulait-elle? Ces souvenirs lui importent fort peu; c'est de l'avenir qu'elle nous aura parlé en passant. Que nous criait cette échevelée? Voilà comme nous sommes: nous ne comprenons jamais les prophéties qu'après l'événement. Certes, une comète de cette condition, et qui arrive si brusquement sans se faire annoncer, et qui est douée d'une si belle queue, devait pourtant avoir quelque chose de particulier à apprendre à la terre. Attendons.
Né à Mâcon, le 21 octobre 1790, M. A. de Lamartine est maintenant dans sa cinquante-troisième année, et le chantre des Méditations, qui, aux applaudissements unanimes de la France, se révélait, en 1820 comme un génie plein de mélodieuse rêverie, est devenu un des orateurs les plus brillants de la tribune politique. Nous essaierons de caractériser en quelques mots ces deux phases de la vie de M. de Lamartine dans lesquelles il a été assez heureusement doué du ciel pour obtenir à peu près une égale renommée.
Les Méditations et les Harmonies, que le poète publia de 1820 à 1829, et qui marquent son premier pas dans la carrière, sont peut-être celles de ses oeuvres, qui, après avoir été le plus goûtées par les contemporains, obtiendront aussi au plus haut degré, devant le tribunal sans appel, la prédilection de la postérité. Cela tient à plusieurs causes: d'abord, ces odes et ces élégies sont, pour ainsi parler, une nouvelle corde ajoutée à la lyre française, et dont l'inventeur a tiré tous les sons qu'elle peut rendre. Les imitateurs qui viendront après, auraient-ils même une valeur égale à celle de leur modèle, ne parviendront jamais à faire vibrer avec un égal bonheur cette harpe éolienne aux sons fugitifs, un peu monotones, et qui, pleine de charmes et de fraîcheur dans la nouveauté, ne tarderait pas à se fatiguer elle-même en fatiguant ses auditeurs. Nous ne sommes pas un peuple rêveur: nonobstant ce défaut ou cette qualité du génie national, M. de Lamartine nous a dotés d'une poésie admirablement rêveuse; il a su nous imposer et imposer à la langue son propre génie; ce sera là sa gloire, et d'autant plus solide qu'elle ne pourra pas avoir d'héritiers. En outre, les travaux lyriques de M. de Lamartine sont ce qu'il a produit de plus achevé sous le rapport du style, et, on ne peut trop le répéter aux poètes, il n'y à qu'une chose qui fasse vivre leurs vers, c'est la perfection de la forme. Dans les Méditations, surtout dans les secondes de 1823, et dans les Harmonies, si la phrase n'atteint pas complètement à cette précision, à ce nerf, à ce naturel et à cette splendide clarté qui sont le cachet indélébile des maîtres français, poètes ou prosateurs, et quelle que soit la différence des sujets qu'ils traitent, il ne faut s'en prendre qu'à la nature même du génie du poète lyrique, et qu'à ce crépuscule de la pensée qui est chez lui un attrait de plus. Mais, malgré ces nuages dans lesquels le sylphe aime à envelopper son vol, la phrase est pleine, sonore, arrêtée; elle a un corps et un beau corps. Le temps peut passer sur ce marbre, il ne l'altérera pas sensiblement. Au contraire, dans les publications postérieures de M. de Lamartine, dans Joceleyn, qui parut, comme on sait, en 1835, et surtout dans la Chute d'un Ange, publiée trois ans après, l'imagination est toujours aussi élevée; elle a pris peut-être même plus d'étendue, de force et de grandiose, mais le vers se relâche, s'amollit, se déforme. L'opinion publique n'a pas adopté la Chute d'un Ange, où l'on a vu généralement une infidélité de l'auteur à la pureté spiritualiste: il est toutefois peu de poèmes dont l'inspiration soit aussi vaste que celle de cet ouvrage ressuscitant pour nous les temps anté-historiques et la civilisation gigantesque de l'Orient. Mais précisément parce qu'on importait dans notre génie, si l'on peut s'exprimer de la sorte, une conception digne du génie oriental, si antipathique au nôtre, il fallait avec d'autant plus de soin travailler notre langage et respecter ses lois. Rien n'est plus difficile que ces sortes de mélanges, que ces traités d'échange entre deux natures ennemies, quoiqu'ils aient été familiers à tous nos maîtres, et que la langue du XVIIe siècle s'en soit formée, mais pour qu'ils s'opèrent avec bonheur, il faut toujours que le caractère propre de la langue qu'on tente d'enrichir soit respecté, et on ne doit jamais, sous prétexte de lui donner des qualités nouvelles, détruire celles dont elle brille naturellement. Cette prescription d'une rigoureuse observance est le plus souvent oubliée dans la Chute d'un Ange. Tout y flotte, aucun contour ne s'y arrête, le vers y coule comme une nappe d'eau uniforme, et c'est ce qui fait que, faute d'art dans l'écrivain, une des plus grandes conceptions du poète est pour ainsi dire perdue.
M. de Lamartine entra dans les affaires par la diplomatie. De 1824 à 1829, il fut successivement attaché à la légation de Toscane, secrétaire d'ambassade à Naples, puis à Londres. Il revint ensuite à Florence avec le titre de chargé d'affaires, et lorsque la révolution de juillet s'accomplit, il allait partir pour Athènes en qualité de ministre plénipotentiaire. Là se termine sa carrière diplomatique, qu'il refusa de continuer sous le nouveau gouvernement. Son intention n'était pas cependant, comme il le dit lui-même, «de perdre le jour à pleurer inutilement le passé» En 1831, il se présenta devant les collèges électoraux de Toulon et de Dunkerque, près desquels sa candidature échoua. En 1832, il partit pour l'Asie, où il éprouva la douleur la plus cruelle qui puisse atteindre un homme sur la terre: il y perdit sa fille unique. Un an et quelques mois après, il revint en France, et publia son Voyage en Orient, curieux et poétique agenda, où il avait consigné jour par jour ses réflexions, ses sensations, et jusqu'à ses vues politiques. C'est en 1834 qu'il devint définitivement homme public: il entra à la Chambre comme député de Bergues, ville du département du Nord. Depuis, il a reçu le mandat des électeurs de Châlons-sur-Saône, et il n'a plus quitté la députation. D'abord chef d'un petit groupe connu sous le nom de parti social, qui, par quelques côtés, s'inspirant du saint-simonisme, n'avait en réalité d'autre doctrine qu'une vague aspiration vers un ordre social appliquant rigoureusement la loi évangélique, M. de Lamartine passa depuis dans les rangs des conservateurs, qu'il a récemment quittés pour ceux de l'opposition. Mais il demeure toujours isolé, tant par le caractère propre de son intelligence, que par certaines vues toutes particulières sur la politique extérieure, qu'il a puisées dans ses voyages et dans ses études diplomatiques. Les principales qualités de l'esprit poétique de M. de Lamartine se retrouvent dans son éloquence: plus d'abondance que de variété, plus d'élévation que de véritable audace, mais toujours et dans toutes les questions la générosité native de l'esprit. Dès que l'orateur se lève pour parler, quelles que soient d'ailleurs les dispositions de la Chambre, elle est prête à l'écouter. C'est qu'il y a en lui une rare distinction, et que tout dans sa parole, dans son geste, dans sa tenue, dans les grandes lignes de son visage, l'exprime parfaitement. On l'a quelquefois comparé à Byron, comme lui poète et orateur: les deux génies sont totalement dissemblables. L'auteur de Child-Harold, tête de fer, voix de bronze, énergique jusque dans la grâce, puissant jusque dans ses faiblesses, audacieux et emporté jusqu'au délire, ne peut se comparer justement avec le génie méditatif du chantre d'Elvire. Au physique, Byron était beaucoup plus petit et d'une figure plus passionnée que M. de Lamartine; mais j'imagine aisément que la tenue parlementaire de Byron, dans les rares séances qu'il a faites à la chambre des lords, avait quelque conformité avec celle de M. de Lamartine; il devait y avoir une dignité analogue, une froideur apparente assez semblable. L'éloquence de M. de Lamartine puise sa principale inspiration dans un sentiment très juste et assez vif des droits du peuple à l'amélioration morale et matérielle de sa vie. C'est là, au fond, toute sa politique intérieure. Pour la faire apprécier comme il convient, il nous suffira de citer le début d'un petit écrit qu'il a publié sur les caisses d'épargne, et quelques passages d'un discours qu'il a prononcé à l'Académie de Mâcon: on y pourra voir en quelque sorte le résumé de la pensée oratoire de M. de Lamartine, noble esprit, plus riche, peut-être, en impressions qu'en vues précises et profondes, mais qu'un naturel instinct guide vers la lumière morale, même lorsqu'il ne la voit pas. Voici le début de l'écrit sur les caisses d'épargne:
«Pendant que nous consommons notre siècle, notre vie et nos forces dans les luttes stériles d'opinion, pendant que nous poursuivons à travers les révolutions la forme introuvable d'un gouvernement parfait, pendant que nous cherchons curieusement dans quelle proportion exacte le pouvoir et la liberté doivent se combiner dans nos lois, n'oublions-nous pas que ces hautes questions n'intéressent que le plus petit nombre parmi les hommes; et que pour un homme qui prend une part passionnée à ces discussions d'où dépendent ses droits politiques, il en est cent, il en est mille qui n'en comprennent pas même le sens; pour qui l'égalité n'est qu'une chimère, la liberté un vain mot, le pouvoir qu'on lui offre une dérision de son impuissance; en un mot n'oublions-nous pas la partie la plus nombreuse, la plus souffrante et la plus faible de l'humanité, les prolétaires?...
«Nous donc, propriétaires ou négociants..., nous devons leur consacrer, devant Dieu comme devant les hommes, une part de ce loisir que la société nous a fait, une part de cette aisance que la propriété nous assure, une part de ces lumières qu'une instruction plus étendue nous a données...; nous devons les convier à l'aisance, aux bonnes moeurs, à l'instruction, à la propriété.»
M. de Lamartine disait encore à l'Académie de Mâcon:
«Nous ne sommes pas de cette école d'économistes implacables qui retranchent les pauvres de la communion des peuples, comme des insectes que la société secoue en les écrasant, et qui font de l'égoïsme et de la concurrence seuls les législateurs muets et sourds de leur association industrielle. Nous croyons, nous, et nous agissons suivant notre foi, que la société doit pourvoir, guérir, vivifier; qu'il n'y a de richesse légitime que celle qu'aucune misère imméritée n'accuse... Découvrira-t-on les moyens de réaliser partout cette solidarité secourable de tous avec tous? Quant à moi, je n'en doute pas: la société n'a jamais manqué d'inventer ce qui lui était nécessaire. Le grand inventeur de la société, ce n'est pas le génie! le grand inventeur de la société, c'est l'amour!...»
Voici encore un passage remarquable d'un discours sur la manière dont il faut, suivant l'orateur, comprendre la liberté de l'enseignement:
«Vous ne trouverez ici, disait-il à Mâcon, aucune de ces préventions jalouses ou étroites qu'on s'efforce de répandre aujourd'hui contre l'Université, tantôt au nom de la liberté d'enseignement, tantôt au nom des susceptibilités religieuses. La liberté d'enseignement, nous la voulons pour tout le monde, mais nous la voulons aussi pour l'État... Le dernier des individus, en France, pourrait élever une maison d'éducation, et l'État ne le pourrait pas! La présomption de dignité, de moralité, de capacité, serait pour l'individu isolé et sans garantie! La présomption d'indignité, d'immoralité, d'incapacité serait pour l'État! Un ravalerait la sublime mission d'élever la jeunesse et de former l'esprit humain jusqu'au niveau d'une vulgaire industrie! Les maîtres de la génération future seraient des industriels en enseignement, des industriels en science, des industriels en morale peut-être, et vous appelleriez cela émanciper la famille et sanctifier l'enseignement!...Nous disons, nous, que ce serait livrer la famille à la spéculation, et mettre l'esprit humain, l'âme du peuple, au rabais. Non, l'enseignement, quel qu'il soit, donné par des individus, par des corporations et par l'État, ne sera jamais impunément une industrie. L'enseignement est une fonction; c'est le dégrader que de le faire descendre de cette hauteur jusqu'à je ne sais quel vil commerce des doctrines, des âmes et des intelligences. Respectons-le d'avantage dans tous ceux qui s'y consacrent; respectons-le surtout dans l'Université!»
Si le bal touche à sa fin, si le violon et le cornet à piston, ces agents provocateurs de la valse et de la contredanse, commencent à rentrer dans leur étui, en revanche le concert se montre partout et se multiplie. Le concert triomphe et règne sans partage au temps de la semaine sainte et des jours de pénitence, et nous en approchons. Comme certain demi-dieu de la mythologie, il prend toutes les formes et tous les tons: tantôt simple romance et tantôt capricieuse cavatine; agile concerto ou formidable symphonie, flûte, basson, violoncelle, hautbois, piano, harpe, soprano et baryton, contralto et ténor; vous avez beau faire, vous ne lui échapperez pas; il s'affiche au coin des rues et vous guette au passage. Suspendu aux vitres des magasins de musique, il vous saute aux yeux. Vous vous croyez en sûreté chez vous; allons donc! le concert vous poursuit à domicile. Le concert se cache, vous enveloppe, arrive par la petite poste, et abuse de la candeur de votre portière.--Monsieur, une lettre!--Et vous prenez la lettre avec empressement. Est-ce l'amitié qui m'écrit? Est-ce la fortune, est-ce l'amour? Stephen s'est-il rappelé son serment? Mariana m'envoie-t-elle le doux mot que j'espère? Faut il compter sur une joie, faut-il se préparer à un chagrin? Le coeur bat, la main tremble; on rompt le cachet, et l'on trouve... un billet de concert enveloppé dans un prospectus. Damnation! comme dit M. Alexandre Dumas. Vous espériez de douces heures illuminées d'un regard et d'un sourire, et c'est M. Krokausen, première guimbarde de S. A. S. le prince Linck-Kolh-Sickingen-Selbitz, qui vous invite à venir l'entendre. Vous croyez au souvenir d'un ami absent et regretté, et c'est l'annonce de l'arrivée à Paris de mademoiselle Inès-Faral-Badajoz-y-Ségovia-y-Caraguez, première castagnette de S. M. Catholique, accompagnée d'il signor Paolo-Dolcè-Pulicenella-Roucoulantini, premier mirliton de la chapelle du roi de Naples.
Ainsi les concerts nous inondent, ou plutôt nous dévorent. Ils pullulent comme les Maringouins dans les nuits de Venise, et nous n'avons pas de moustiquaires! Paris est envahi, assiégé, occupé par une innombrable armée d'instruments à cordes et d'instruments à vent. On n'imagine pas combien d'archets courent en ce moment de la première à la quatrième corde; combien de bouches souillent dans le cuivre dans l'ébene, dans l'ivoire; combien de mains gambadent et caracolent sur les touches du piano sonore; combien de gosiers roucoulent depuis ut jusqu'à si. Pendant un mois, nous allons ressembler à une nation de musiciens et de chanteurs. C'est la saison où les fidèles vont en pèlerinage aux maisons Pleyel, Herz et Erard. O musique! voix mélodieuse, céleste harmonie, tu mérites en effet ce culte et ces autels. C'est toi, fille d'Orphée et d'Amphion, qui touches les âmes les plus dures et adoucis les esprits les plus sauvages. Oui, tu es divine et toute-puissante quand tu parles par la voix de Mozart et de Beethoven, dans ces magnifiques concerts où l'archet d'Habeneck commande; oui, tu es délicieuse et adorable quand tu t'appelles Malibran ou Rubini, Thalberg ou Bériot. Mais qui te délivrera de tous ces gosiers faux, de tous ces maigres violons, de tous ces pianos assommants, de toutes ces flûtes aigrelettes, de tous ces hautbois criards, de toutes ces clarinettes clapissantes, qui te compromettent et t'outragent, sous le prétexte qu'ils ont fait l'admiration du schah de Perse et charmé le Grand Mogol?
D'ici à Pâques, il n'y aura plus que les concerts et les sermons où il sera de bon ton de se faire voir: le matin, à l'église, pour entendre l'abbé Coeur ou l'abbé de Ravignan; le soir, chez Erard ou chez Herz, pour savourer quelque duo mondain ou quelque quatuor amoureux. Vivent les jours de sainteté! Qu'irait-on faire ailleurs? Les théâtres sont fermés ou soumis à un régime qui sent le jeûne et les Quatre-Temps. Ils ne servent plus à l'appétit public que de maigres vaudevilles, des opéras de pénitents et des drames en retraite; les théâtres ont trop d'habileté et de savoir-vivre pour hasarder les pièces opulentes, les pièces curieuses, entre le dimanche de la Passion et le dimanche des Rameaux. D'ailleurs, nos jolies femmes, nos femmes élégantes, nos lionnes, sont ingénieuses et ne manquent jamais de moyens d'occuper leurs heures et de se distraire. Vous les croyez désoeuvrées, se mirant nonchalamment dans leur miroir, d'un petit air ennuyé ou boudeur, point du tout; elles ont mille affaires en tête; c'est une grave dissertation sur la couleur d'un chapeau et une quête pour les orphelins de l'arrondissement; c'est une souscription pour un père de famille qui a éprouvé des malheurs et un nouvel attelage bai-brun. Et puis n'ont-elles pas la catastrophe de la Guadeloupe? La Guadeloupe est d'un grand à-propos pour occuper ces dames. Il faut les voir! Quel zèle ravissant! quelle humanité charmante! quel délicieuse sensibilité! Les plus jolis sourires excitent et éveillent la bienfaisance endormie; les plus blanches et les plus nobles mains tendent la sébile pour le soulagement de cette grande infortune. On dresse des listes de dames patronnesses; on organise des loteries philanthropiques; on médite des matinées musicales pour contrarier le tremblement de terre et relever les ruines qu'il a faites; on brode de la tapisserie, de la soie et du velours; on tresse des bourses et des pantoufles; on prodigue le dessin au crayon noir ou rouge et l'aquarelle... contre l'incendie.
Pour toutes ces choses-là, Paris est la ville adorable, la ville sans pareille. Visitez l'Europe, faites le tour du monde, passez sous tous les degrés de latitude, nulle part vous ne verrez pratiquer la philanthropie avec autant de grâce et de légèreté, et faire une bonne action en même temps que goûter un plaisir. Les femmes de Paris excellent à exercer ce cumul. J'en sais une, des plus spirituelles et des plus adorées: il y a quelques semaines, un peu avant l'épouvantable chute de nos frères de la Pointe-à-Pitre, je lui reprochais son air triste et son regard ennuyé. «Que voulez-vous, dit-elle; je suis lasse de vos valses et de vos fêtes; il me faudrait un petit malheur pour me distraire.» Quinze jours après, je la revis; son teint s'était animé, son oeil avait toute sa flamme, sa bouche souriait agréablement. «Eh bien! me dit-elle, vous allez souscrire pour cette pauvre Guadeloupe! Vous m'apporterez cela demain, au bal de madame d'Harv...» J'appris bientôt la cause de cette résurrection de son teint et de son humeur: depuis quinze jours, elle se trouvait à la tête de douze bals et d'un tremblement de terre, de trois veuves et d'un cachemire vert, de quatre orphelins et d'une chasse au courre, d'une course au clocher et de cinq vieillards aveugles; c'était la femme la plus heureuse du monde.
Il y a deux mois qu'on le dit, qu'on le raconte et qu'on l'imprime, les uns tout bas et d'un style mystérieux, les autres à haute voix et à coups de trompette. Il est venu! Il se révèle! Nous l'avons enfin trouvé.--Quoi donc?--Le poète que nous attendions.--Quoi donc encore?--Le chef-d'oeuvre qui doit remettre le dix-neuvième siècle dans sa véritable voie poétique. Le chef-d'oeuvre s'appelle Lucrèce, le poète se nomme Ponsard.--Voilà le bruit qui courait par toute la ville. Et déjà avant d'être né, avant d'avoir vu le jour, avant d'avoir dit un mot, M. Ponsard et Lucrèce étaient livrés aux éloges et aux railleries, à l'adoration et à l'insulte.
Brutus a eu l'idée spirituelle de mettre fin à ces disputes anticipées sur une tragédie dont tout le monde parlait sans la connaître: Brutus s'est donc engagé à montrer chez lui la fameuse Lucrèce, ou plutôt à la faire entendre. Or, Brutus, c'est Bocage; l'acteur original et hardi que M. Ponsard a chargé de punir le crime de Sextus et de chasser les Tarquins. Lundi dernier, le champ clos s'est ouvert dans un vaste et élégant appartement de la rue des Marais; plus de cent auditeurs avaient été conviés, sans distinction d'opinions ni de bannières. Tel journal, admirateur prématuré de Lucrèce, se trouvait assis à côté du Charivari, qui ne lui a pas épargné les épigrammes; la chambre élective s'incarnait dans la personne de cinq ou six honorables: la pairie avait M. Viennet pour échantillon; le ministère de l'Instruction publique se montrait sous l'habit de M. Nisard; Samson était l'ambassadeur du Théâtre-Français; l'Académie souriait du sourire bienveillant et paternel que lui prêtait M. Tissot; la poésie, le roman, le premier-Paris, le feuilleton, émaillaient les fauteuils et les banquettes du salon. Un jeune homme placé derrière Bocage, attirait l'attention par son air distingué, doux, modeste et réfléchi; c'était M. Ponsard.
Bocage a récité, de sa voix animée, les cinq actes de la tragédie déjà fameuse. Nous n'imiterons pas l'exemple des indiscrets qui trahissent le mystère des oeuvres lues à huis-clos, et se hâtent de colporter partout et de souiller la fleur de leur virginité. Laissons à d'antres ce rôle de Sextus; c'est au second Théâtre-Français, c'est à la représentation publique, qu'il appartient de dévoiler les beautés de Lucrèce et ses charmes encore cachés. Du moins annoncerons-nous le succès complet de la lecture; les amis étaient transportés, les railleurs se sentaient désarmés et remettaient l'épigramme au fourreau; la Chambre des Députés approuvait: la pairie battait des mains; le ministère de l'Instruction publique donnait son approbation magistrale; le roman était ému; la poésie ne se sentait pas d'aise; le fait-Paris paraissait heureux d'échapper un instant à la question des sucres, par des routes si harmonieuses et si pures; la Comédie-Française se mordait les lèvres d'avoir laissé échapper cette Lucrèce; le feuilleton oubliait de prendre son air sévère et caustique; et l'Académie félicitait M. Ponsard de la pureté de son style, de la netteté de ses idées, et du parfum grec et romain exhalé de son oeuvre et partout répandu.
On a fini par de la musique et de la danse; Collatin a dansé avec Tullie, et Sextus avec Lucrèce; j'ai vu Tarquin et Brutus se faire vis-à-vis et se donner la main à la chaîne des dames. Soirée charmante, soirée toute parfumée de poésie, soirée qui m'a donné des songes harmonieux. Bocage en a fait les honneurs avec une rare courtoisie et une franchise pleine de bon ton. Ceux qui, se rappelant les terribles drames et les noires tragédies où bocage a joué tant de jeux sombres et féroces, étaient venus, croyant descendre dans quelque souterrain décoré de têtes de morts, et tout au plus éclairé d'une lampe sépulcrale; ceux-là ont souri en voyant un riche appartement splendidement illuminé, dont l'hôte gracieux et prévenant exerçait avec politesse une hospitalité accompagnée de sourires au lieu de coups de poignards; tandis que les sorbets, le punch et le Champagne tenaient la place de la lame de Tolède et du poison des Borgia.
M. Biennais est mort; j'entends dire: Qu'est-ce que M. Biennais? M. Biennais appartient à l'histoire de l'Empire. Son nom ne figure ni sur la liste des maréchaux ni sur l'état des grands officiers de S. M. l'Empereur et roi; M. Biennais n'était pas général et n'était pas chambellan; M. Biennais n'a fréquenté ni la cour ni le champ de bataille. Qu'était-il donc, encore un coup? Joaillier de Napoléon. C'est lui qui a préparé la couronne de diamants pour ce vaste front impérial: que dis-je? M. Biennais fit crédit de la couronne à César. Ce fut à l'avènement du consulat: le jeune général était pauvre; il n'avait pour richesse que sa gloire et ses lauriers d'Italie. Shylock et Eléazar n'auraient pas prêté un denier sur de tels gages; Biennais donna l'or et l'argent ciselés. Le héros orna magnifiquement sa maison, grâce à cette confiance de Biennais. On sait que plus tard le consul fit de belles affaires, et que l'Empereur remboursa largement le joaillier; mais il ne lui en garda pas moins un souvenir reconnaissant. «Biennais m'a fait crédit, disait-il, dans un temps où les banqueroutes politiques étaient fréquentes; le consulat pouvait être obligé de déposer son bilan tout comme un autre.»
Ces jeunes et nobles fronts que Biennais avait parés d'or, de perles, d'améthystes et de saphirs, fronts hardis de héros et d'empereurs, fronts souriants d'impératrices et de reines, fronts où la victoire posait sa couronne, où l'amour tressait sa guirlande, tout est mort depuis longtemps; il ne restait plus que le joaillier, qui vient de rejoindre sa clientèle, aujourd'hui livide et découronnée.
Un des comédiens les plus amusants et les plus burlesques de Paris a donné un bal, il y a trois jours. En homme qui sait vivre, X... a convié tous ses camarades chantants, dansants, déclamants, sans distinction d'entrechats ni de poignards, depuis le théâtre de la Gaieté jusqu'à l'Opéra, et du Vaudeville au Théâtre-Français. Une des jeunes gloires de la tragédie classique figurait en tête de la liste; X... lui avait écrit particulièrement un billet respectueux, comme il convient; une queue rouge aux prises avec une Hermione, ou quelque princesse de la même maison. La jeune héroïne était bien tentée d'aller goûter un peu de cette danse, car, pour être Melpomène, on n'en aime pas moins le galop: cela délasse des soucis de la grandeur. Malheureusement, un certain comte qui compose à lui seul, en ce moment, le conseil privé de la princesse, opposa un refus formel, sous prétexte que; la dignité de Melpomène serait compromise. Il fallut donc renoncer au galop qu'on se promettait. Le jour même X... reçut les mots suivants, tracés par la main tragique:
«Mon cher X..., le comte ne veut pas que j'aille ce soir à ton bal; je n'irai donc pas à cause de lui, mais je le préviens que dans quinze jours tu pourras en donner un autre.
«Ton affectionné camarade,
...
Depuis Les infiniment petits, si spirituellement chantés par notre grand poète national, on a tant de fois et si souvent dit que notre époque était mesquine, étriquée; que nous perdions dans la contemplation de petites choses, dans la discussion de petits intérêts, dans le choc de petites ambitions, tout sentiment du grandiose et du sublime; on a tant critiqué, et non sans raison, les petites tendances de notre individualisme, le cercle étroit, l'horizon borné de notre politique, qu'il y a justice à tenir compte de tout ce qui semble revêtir quelque apparence de grandeur et de solennité.
Les chemins de fer ouvrent pour le monde une ère nouvelle. Sans demander à l'avenir quelles relations, quelle communauté de sentiments et d'idées ces voies de rapide communication établiront un jour entre les peuples, considérons seulement les avantages dont ils dotent le présent. Ils provoquent les grandes associations de capitaux, qui seules peuvent permettre de tenter et de mener à bien aujourd'hui les grandes entreprises. Ils transportent sous nos yeux, en un seul convoi, plus de voyageurs que cent voitures et cinq cents chevaux des messageries royales n'en transporteraient péniblement en un temps cinq fois plus long, et la France a payé cet avantage par une si cruelle et si douloureuse expérience, qu'elle doit, plus qu'aucune autre nation, y tenir et se l'assimiler.
Les chemins de fer appellent et réunissent sur le même point des masses de travailleurs; ils les associent dans une commune pensée, dans un but commun, et c'est là une préparation pacifique à une sage organisation du travail et à ces institutions des caisses de retraite appelées de tant de voeux, et qui doivent assurer aux classes laborieuses, aux vétérans de l'industrie, une vieillesse heureuse et honorable.
Ce sont les chemins de fer qui ont donné à notre pays le premier spectacle des grandes solennités industrielles nationales, provoquées par leur inauguration. Les compagnies des chemins de fer d'Orléans et de Rouen annoncent, pour les premiers jours de mai, à l'occasion de leur ouverture, des fêtes que l'on dit féeriques. Il ne s'agit de rien moins que d'un banquet de 2,000 convives qu'un seul convoi transporterait à Orléans et ramènerait à Paris au bruit des instruments et des fanfares.
L'Illustration ne laissera rien perdre à ses lecteurs de ces fêtes, de ces réunions éclatantes; mais elle leur doit compte, dès aujourd'hui, d'un festin dont le chemin de fer de Rouen a été le prétexte, et qui rappelle les plus fabuleux repas de l'antiquité.
Parmi les nombreux travaux d'art qu'a nécessités le chemin de fer de Paris à Rouen, un des plus importants était celui du tunnel de Tourville. Pour en hâter le terme, le directeur avait promis qu'à peine le tunnel terminé, les ouvriers seraient réunis autour d'une table où un boeuf entier serait servi tout rôti, entouré d'un monceau de pommes de terre.
Le tunnel a été terminé même avant l'époque prescrite, et le directeur des travaux a tenu fidèlement sa parole. Un boeuf qui, tout dépouillé, pesait encore 150 kilogrammes, a été embroché avec une broche monstrueuse forgée exprès pour la circonstance. La broche, suspendue à des chaînes qu'un cabestan faisait manoeuvrer, a majestueusement tourné son rôti gigantesque devant un fourneau immense dressé à l'aide de rails entre lesquels brûlait plus de coke qu'il n'en aurait fallu pour faire marcher une locomotive. A peu de distance, dans de vastes chaudières, cuisaient les pommes de terre.
Quand tout a été prêt, un wagon, espèce de large plateforme, s'est avancé. Avec le secours du cabestan, le boeuf y a été installé, flanqué de dix hectolitres de patates; et le rôti, cinq grands tonneaux de bière, les convives, tout cela est parti ensemble, remorqué par une machine, au bruit de mille cris joyeux.
Deux cent cinquante ouvriers ont pris place autour de la table sur laquelle s'élevait, majestueux et fumant, ce rôti homérique; quatre officiers de bouche, vulgairement appelés garçons bouchers, ont monté sur la table et ont découpé cette pièce monstrueuse, qui a été le plat de résistance de ce festin improvisé. L'ingénieur du chemin de fer et plusieurs notabilités de Rouen ont présidé cette réunion, dans laquelle les ouvriers anglais et français ont oublié toute rivalité nationale en présence de ce rosbif merveilleux.
On peut voir de ce fait le côté prosaïque et grossier, nous ne le contestons pas; mais il y a autre chose: le banquet, avec son boeuf rôti, avec ses tonneaux au lieu de bouteilles, avec ses joies brutales si vous voulez, n'en a pas moins un caractère élevé. Ce n'est pas seulement le travail qui a été en commun là, c'est la récompense aussi qui a été commune; c'est une image incomplète, peu attrayante sans doute, mais enfin c'est une image des bienfaits de l'association; et soyons bien sûrs que rien de ce qui touche à ce grand bienfait de l'association des travailleurs ne peut nous être indifférent aujourd'hui.
Et tant il est vrai qu'un bon esprit anime presqiue toujours les hommes réunis, ces braves gens, quand il n'ont plus eu devant eux que les os disséminés du héros de la fête et les tonneaux vides et la table dévastée, alors ils ont songé aux malheureux de la Pointe-à-Pitre, et ils ont fait une quête dont le produit ira porter bonheur à quelque famille ruinée.
C'était une grande solennité pour les artiste, que le démembrement de la riche collection formée par M. Aguado, marquis de Las Marismas. Tous connaissent, tous avaient admiré cette galerie, la seule qui possédait des échantillons de toutes les écoles, la première qui nous eut mis à même d'apprécier les maîtres de Castille et d'Andalousie. La nouvelle de la vente avait mis en émoi non-seulement les amateurs parisiens, mais ceux de Vienne et de Florence, de Naples et de Saint-Pétersbourg. Les gouvernements du Nord et du Midi avaient des représentants dans le grand salon du musée Aguado. Du 20 au 28 mars, une foule considérable s'y est amoncelée, et a suivi avec une avide curiosité les péripéties des enchères.
Les premières vacations ont été froides. Vous savez la méthode usitée dans les ventes de tableaux: on débute par les toiles médiocres, pour arriver progressivement aux chef-d'oeuvre. Les copies, les compositions équivoques ou mal venues sont en quelque sorte envoyée en tirailleurs; puis, quand les amateurs se sont animés au feu des escarmouches préliminaires, on lance sur eux la réserve des originaux et des peintures capitales. Aussi, les premiers jours, des tableaux de Claudio Coello, Procaccini, Biscaino, Llanno, ont-ils été adjugés aux prix modiques de 200, 76, 10 et 22 fr. On a même vu vendre un portrait du Tintoret, 316 fr.; un saint François d'Assise, d'Augustin Carrache, 505 fr.; un Christ mort, de Carlo Dolci, 43 fr., et l'Espérance, de Vélasquez. 29 fr.
Ce rabais n'a rien de singulier: la galerie Aguado s'était recrutée à la hâte, et le propriétaire avait réuni le bon grain et l'ivraie, sauf à les séparer ensuite. Il avait eu parfois le bonheur d'accaparer des toiles de premier ordre; d'autres fois aussi, il avait été induit en erreur par des spéculateurs de mauvaise foi. Enlevé inopinément, il n'a pas en le temps d'achever le triage de ses tableaux. Les différences qu'on remarque entre le catalogue de 1839 et celui de 1843 constatent d'ailleurs qu'il s'était occupé de l'épuration de sa galerie. Diverses compositions, que la première rédaction assignait audacieusement au Corrège, au Dominiquin, etc., sont indiquées postérieurement comme l'ouvrage de leurs élèves: l'une d'elles le Génie de l'architecture, a été adjugée à 175 fr. Le Jésus remettant à saint Pierre les clefs du Paradis, donné en 1839 pour un Murillo, est devenu un Alonzo Cano en 1843, comme il a été vendu 535 fr., il est permis de supposer qu'il n'était ni l'un ni l'autre.
La marche qu'a suivie la vente fait honneur au discernement des acheteurs. Leur légitime méfiance ne les a point empêchés de rendre justice aux qualités incontestables de certaines oeuvres; le patronage des grands noms ne leur a pas fermé les yeux sur la médiocrité réelle de certaines autres. Ils ont su se garantir à la fois de l'engouement et de la crédulité; et l'on peut, sauf quelques, exceptions, juger du mérite des tableaux par le prix d'adjudication.
Né en Espagne, M. Aguado avait accordé une place importante aux peintres de sa patrie. On ne comptait pas dans sa collection, moins de cinquante-neuf Murillo, parmi lesquels la Mort de sainte Claire, la plus belle conception de ce maître: la sainte est étendue sur un grabat, entourée de religieux vêtus de bure, au fond d'une cellule sombre et nue; Jésus-Christ et la Vierge s'avancent pour recevoir son âme, escortés d'une procession de vierges radieuses. Là sont les souffrances terrestres, les ténèbres, les privations, les misères fatales ou volontaires; ici resplendissent les joies célestes, le calme éternel, la glorieuse indemnité. Ce tableau, qui, par le sujet et les dimensions, ne pouvait convenir qu'à un musée, est resté aux héritiers de M. Aguado au prix de 19,000 fr.
L'Annonciation, de Murillo, s'est vendue 27,000 fr.; la Madone dans sa gloire, 17,900 fr.: le saint François d'Assise en prière, figure d'un coloris vigoureux et d'un admirable effet, a été adjugé au prix de 13,100 fr.; deux toiles moins importantes, la Jeune fille aux poissons et l'Enfant à la tourte, ont monté à 6,900 et 3,250 fr. Les autres peintures attribuées à Murillo étaient d'une origine trop suspecte pour atteindre un prix élevé. Un portrait d'homme, signé Bertholomeus Estebanus Murillo fecit, 1652, a été payé 315 fr.
Des dix-sept Vélasquez de la galerie, un seul portrait connu sous le nom de la Dame à l'éventail, a été vivement disputé et vendu 12,750 fr.; les autres, bien qu'on y reconnût parfois la touche large et énergique du maître, ont été adjugés à des prix très-inférieurs: la Jeune femme et le Nègre, à l,200 fr.; le portrait de la comtesse de Neubourg à 900 fr.; un portrait d'Infante, à 1,080 fr.; le portrait en pied d'un Corregidor, à 1,600 fr.
Les Zurbaran ont été en baisse: le plus remarquable Saint Hugues changeant le repas des Chartreux, n'a pu dépasser 1,725 fr. La bizarrerie du sujet discréditait cette belle peinture. Saint Hugues, évêque de Lincoln, visitant des moines au réfectoire, imagine de transformer en tortues le gibier qui leur est servi. Saint Hugues eut pu mieux employer le don des miracles, et Zurbaran ses pinceaux.
La Descente de croix, de Ribéra, peinture d'un effet saisissant, mais qui avait malheureusement poussé au noir, a été vendue 3,050 fr.; la Vierge et l'Enfant Jésus, du même peintre, tableau d'un ton clair, traité dans la manière du Corrège, a été adjugé à 3,000 fr.: deux chefs-d'oeuvre, suivant le catalogue, Pythagore et le Philosophe cynique, ont atteint, non sans peine, les prix de 160 et 380 fr. Les Alonzo Cano ont eu peu de succès. Le plus beau, l'Atelier de saint Joseph, n'a monté qu'à 800 fr., et quelques-uns sont descendus jusqu'à 430, 182 et 95 fr.
L'école italienne était la partie la plus faible de la galerie; les noms illustres affluaient sur le catalogue; mais en procédant à la vérification, on était surpris de la faiblesse des compositions. L'Archange saint Michel terrassant le démon, présenté comme le frère jumeau de celui du Louvre, a été adjugé pour la somme de 3,500 fr. Un Raphaël de petite dimension, provenant de la galerie du Palais-Royal, la Vierge et l'Enfant Jésus, a été mis sur table à 10,000 fr., et les enchères, montant par 100 et 500 fr., se sont élevées jusqu'à 27,250 fr. Parmi les autres tableaux de l'école italienne, nous citerons une charmante Vue de Venise, de Canaletti, 2,200 fr.; la Vierge, l'Enfant Jésus et saint Jean du Guide, 5,880 fr.; une Madone du Corrège, 1,600 fr.; l'Enlèvement d'un berger par une déesse, de l'Albane, 2,550 fr.; les Génies de la Musique, du Dominiquin, 1,105 fr.; Andromède, du Guerchin, 3,050 fr.; Deux enfants, de Léonard de Vinci; 4,000 fr.
Peu de Flamands figuraient dans la collection. Van Dick avait une Déposition de croix, tableau dont nous avons vu, en Belgique et en Flandre, plusieurs répétitions, qui toutes aspirent au titre d'original. Celui de M. Aguado, authentique ou douteux, s'est vendu 5,000 fr. Un joli tableau du même maître, représentant des enfants qui agacent une lice et ses petits, a été payé 4,000 fr.
Le ministère de l'Intérieur a fait l'acquisition, moyennant 7,400 fr., du Repos de Diane, de Rubens. Sans être entièrement de sa main, ce tableau sort évidemment de son atelier: les chairs se distinguent par la transparence et la vigueur du coloris, et les accessoires que le livret attribue à Sneyders, sont d'une admirable exécution.
L'Enfant Jésus jouant avec saint Jean, une jeune fille et un ange, portait l'empreinte du talent de Rubens, qui semblait cette fois s'être inspiré de la manière de Murillo. Ce tableau a été adjugé à 3.000 fr. Le Jason vainqueur du dragon, et l'Ulysse abordant à l'île des Phéaciens, paysages d'un style grandiose, placés sous l'invocation de Rubens, étaient dignes de l'émulation des enchérisseurs, et les sommes de 1,520 fr. et 1,000 fr. ne nous paraissent pas proportionnées au mérite de ces riches compositions.
Un Téniers, le seul de la galerie, a eu une plus favorable destinée. Il représente la Délivrance de saint Pierre par un ange; mais l'apôtre et son libérateur sont relégués au fond du tableau, tandis qu'au premier plan, des soldats revêtus de l'uniforme du dix-septième siècle, jouent aux dés et boivent de la bière en fumant. Téniers se souciait peu de la vérité historique, mais en revanche il reproduisait la nature avec une merveilleuse dextérité. On a payé sa Délivrance de saint Pierre trois fois plus cher que la Déposition de croix de Van Dick: 15,300 fr.
Les Rembrandt de la collection étaient apocryphes au premier chef; aussi ont-ils été vendus: une tête de Vieillard, 1,300 fr.; portrait de deux Enfants, 1,010 fr.; deux Mendiants endormis, 1,310 fr.
(Vente de la galerie Aguado.)
La dernière vacation a été consacrée aux statues. L'affluence était nombreuse pour assister à la vente de la Nymphe couchée et de la Madeleine, de Canova. La première de ces statues, d'un dessin pur et d'un beau travail, n'a été payée que 1,000 fr. La seconde jouit d'une réputation populaire, et a été souvent reproduite par le moulage; mais les artistes ne sont pas d'accord avec le public sur la valeur de ce chef-d'oeuvre. C'est sans doute un marbre travaillé avec une rare habileté de praticien; toutefois la tête manque de grandeur; l'attitude générale exprime l'abattement physique, et non le repentir et la piété; le corps appartient moins à une femme belle et forte, amaigrie par les austérités, qu'à une jeune fille chétive et phthisique. Malgré ces défauts, la Madeleine est devenue célèbre chez M. de Sommariva, qui avait su l'exposer dans un jour favorable, entourée de draperies dont les reflets fauves lui communiquaient une animation factice. Après la mort du premier acquéreur, qui l'avait payée 6,000 fr., elle avait été achetée par M. Aguado au prix de 63,000 fr., et vient d'être revendue 59,500 fr. à un noble génois, le duc de Sarraglia.
En 1839, lorsqu'il faisait assurer sa galerie par la compagnie du Phénix, il estimait 3,039,950 fr. les 383 tableaux qu'il possédait alors; qu'on juge de ses illusions par le résultat de la vente actuelle:
École espagnole (230 tableaux). 255,192 fr. 50 c. École italienne (128 tableaux). 236,006 50 Écoles flamandes (35 tableaux). 54,638 50 Marbres (50). 88,999 50 Total. 635,436 50
C'est pour réaliser un si mince produit, que s'est opérée la dispersion de ces oeuvres d'art, dont la réunion avait coûté tant de peines. Cette galerie dont M. Aguado était fier à juste titre, n'a eu qu'une existence passagère; mais elle laissera de longs souvenirs dans l'esprit des artistes, et ils nous sauront gré sans doute d'en avoir dressé l'acte de décès.
(Voyez pag. 44 et 56.)
Les maîtres sont absents, comme ceux de la peinture; il semble désormais qu'il soit de mauvais goût à un artiste éminent d'exposer au Louvre, et que la distinction de ses tableaux ou de ses statues doive être deux fois compromise, d'abord par les médiocrités au milieu desquelles le nouveau chef-d'oeuvre irait prendre place, puis par la vulgarité des regards bourgeois qui le viendraient niaisement contempler. On reprochait à l'un de nos grands poètes de ne plus écrire que pour un petit nombre d'élus ou d'initiés, de ne plus chanter en quelque sorte qu'à huit clos et dans le saint des saints. Nos grands artistes ont de même une pente visible à ne plus faire que de la peinture et de la sculpture intime; si parfois encore ils daignent révéler aux yeux du commun les nouveaux enfants de leur génie, il faut que le public se dérange, et se donne la peine de passer chez eux.
L'un demeure au Marais, et l'autre aux Incurables.
Où sont donc, cette année, MM. Etex et David? Pourquoi MM. Rudde, Jouffroy, Antonin Moyne et les autres n'ont-ils rien envoyé au Louvre? Ont-ils tant de commandes officielles, qu'ils n'aient pu trouver le loisir de faire pour le public la plus mince statuette! L'un, nous dit-on, couronne de lauriers un buste idéal de M. Victor Hugo, comme il ferait pour la tête de Raphaël ou de Shakspere; l'autre travaille pour le compte d'un riche bourgeois, qui veut avoir des aïeux de marbre. Par suite, la salle des sculptures offre un assez pauvre aspect; comme les portraits dans le salon carré et les deux galeries, ici les bustes abondent; les statues sont rares, les groupes encore plus; mais, en revanche, vous vous croiriez dans une école de dessin d'après la bosse, tant il y a de têtes sur les tables. Un buste devient un objet de mode; le portrait se fait bourgeois et mesquin, tout au moins l'on veut être moulé. Les artistes n'ont malheureusement pas le choix de leurs modèles. «Qui voudra te peindre, dit une ancienne épigramme, puisque personne ne peut te voir?» Mais en payant bien, aujourd'hui, quelque difforme que vous puissiez être, on se fera plaisir de vous peindre au naturel, même on vous enlaidira encore, si vous le désirez. Puis on vous enverra figurer au Salon, sur l'autorité de Boileau:
D'un pinceau délicat l'artifice agréable,
Du plus affreux objet fait un objet aimable. »
Les anciens étaient avares des portraits, dans la crainte qu'ils avaient de multiplier les ouvrages médiocres. Tout vainqueur aux jeux olympiques était honoré d'une statue; mais il fallait y avoir remporté trois couronnes, pour que cette statue fût iconique, c'est-à-dire pour qu'elle représentât l'athlète à qui on l'accordait.
La salle des sculptures offre pourtant quelques oeuvres distinguées, que nous; examinerons en détail, comme nous avons déjà fait pour les principales peintures du salon carré.
M. Simart.--La Philosophie, statue en marbre.--Nous devons d'abord remercier M. Simart de n'avoir point chargé son personnage allégorique de fastidieux attributs, et de nous avoir fait grâce, par exemple, du scalpel de l'analyse et du flambeau de la réflexion, ne craignant pas d'ailleurs que nous prissions sa Philosophie pour le Commerce ou la Navigation.
Par la simple méditation du visage, par l'inflexion pensive de la tête, par la pose expressive de la main sur la poitrine, l'artiste a su personnifier le [Grec], et donner une forme sensible à la réflexion psychologique. La pensée de M. Simart est austère; sa Philosophie n'est point la vierge mélodieuse de Sunnium, chantée par les poètes, qui font habiter volontiers la Sagesse dans la lyre; ce n'est point la muse platonicienne, douce et clémente, amie des beaux discours et des harmonieuses paroles, mais plutôt la sévère métaphysique allemande, la déesse un peu boudeuse de l'objectif et du subjectif, la Raison pure. La concentration intérieure est telle, que l'âme, tout entière au travail psychologique, semble se retirer des traits du visage et la vie s'y glacer: c'est une statue de la Réflexion plutôt que la Réflexion même. Nous exagérons à dessein notre critique pour la mieux préciser; la conception de M. Simart n'en est pas moins belle et profonde; nous reprochons seulement à l'artiste d'avoir comme attristé cette noble figure par l'exercice même de la pensée, au lieu d'avoir peint le reflet de la belle lumière intérieure qu'a célébrée Malebranche, de cette flamme divine qui ravit si puissamment les yeux de l'âme.
Peut-être devons-nous aussi trouver dans la statue de M. Simart une certaine exagération de régularité et de pureté classiques: toutes les lignes sont coupées à angles droits les traits du visage comme les draperies; il en résulte une sorte d'harmonie carrée qui nous semble dépasser l'antique proprement dit, et remonter jusqu'à l'Égypte. La statuaire grecque ne fit à son origine qu'imiter la momie égyptienne, et ses premières statues, ayant la moitié du corps enfermé dans une gaine, ressemblaient toutes aux images du Dieu Terme. On dirait de même, à voir la rigide façon dont la Philosophie est enveloppée, que l'artiste, dans son amour excessif de l'antique, a voulu faire un Hermes, une Isis voilée: la critique avait déjà reproché à son Oreste mourant une affectation de gravité et de stoïcisme; aujourd'hui, M. Simart nous semble toucher aux extrêmes limites de la simplicité, au-delà desquelles la statuaire devient de la géométrie pure.
(Salon de 1843.--Vue de la galerie de sculpture.)
La Philosophie de M. Simart, malgré toutes ces critiques, n'en est pas moins, à notre sens, une des plus remarquables oeuvres qui aient été exposées au Louvre depuis plusieurs années.
M. E.-M. Maindron.--Un jeune Berger piqué par un serpent; son chien lèche sa blessure.--Ce groupe, exposé en plâtre il y a quelques années, avait dès lors mérité d'unanimes éloges.--M. Maindron, comme chacun sait, est un sculpteur romantique. Les sculpteurs spiritualistes étaient déjà une chose assez rare, assez absurde même, au dire des amants positifs de la Vénus Callipyge; mais quel nom donner à l'audacieux qui ose introduire sous le marbre la rêverie mélancolique et le vague de la pensée? René n'est-il pas en sculpture un être impossible, une incompatibilité? Autant vaudrait essayer de rendre avec du plâtre ou du marbre la romance du Saale, les Méditations de Lamartine Nonobstant, M. Maindron semble avoir heureusement trouvé le côté vaporeux, si je puis dire, de la sculpture. Dans ses statues, tout est sacrifie à l'expression et à l'effet de la tête: l'artiste affectionne généralement les formes grêles, soit qu'il y trouve une distinction romantique, soit que cet appauvrissement de tout le corps lui paraisse devoir mieux faire ressortir la richesse de la tête; souvent même, sous cette constante préoccupation du sentiment de la figure, il néglige la correction de l'ensemble; ainsi, dans le groupe que nous examinons, la cuisse gauche du berger est projetée d'une façon malheureuse, la chute des épaules a trop de mollesse, et la nuque est étrangement aplatie; mais, en revanche, la tête de l'enfant est délicieuse: il y a dans ses paupières baissées, dans le pli de ses lèvres une douceur charmante, une tristesse gracieuse; on dirait qu'il éprouve plutôt une peine de coeur qu'une douleur physique, qu'il rêve plutôt qu'il ne souffre. La tête du chien est admirable de sentiment; elle a une expression beaucoup plus claire et plus précise que celle de son maître: il eut été difficile, en effet, de faire un chien romantique et rêveur, avant le vague à l'âme.--En somme la nouvelle composition de M. Maindron tient dignement ce que promettaient sa Velléda, son Christ, son saint Grégoire, toutes oeuvres déjà si remarquables par le goût, la science de l'ajustement, la distinction de la fantaisie, et surtout la constante vérité de l'idéalisation.
M. Protat.-Sara la baigneuse, bas-relief en plâtre.
«Elle bat d'un pied timide
L'onde humide,
Qui ride son clair tableau;
Du beau pied rougit l'albâtre;
La folâtre
Rit de la fraîcheur de l'eau.»
M. Protat nous parait avoir voulu rendre en détail les vers du poète, sans en perdre une syllabe, à peu près comme M. Niedermayer a essayé de mettre en musique certaines odes de Lamartine. Tandis que le traducteur compte ainsi les syllabes, l'idée lui échappe, et, avec toute son exactitude, il arrive enfin à un contre-sens. Par exemple, pourquoi s'appesantir sur les deux derniers vers:
«La folâtre
Rit de la fraîcheur de l'eau.»
Pourquoi changer ce rapide sourire en une gaieté prononcée, en un vif sentiment de joie? L'artiste n'a pensé qu'au rire de Sara; il a oublie la baigneuse,
«... La baigneuse blanche
Qui se penche,
Qui se penche pour se voir. »
On trouve, d'ailleurs, dans ce bas-relief, l'originalité et la fantaisie souvent un peu bizarre et chimérique des vignettes de Célestin Nanteuil; mais on y rencontre aussi les mêmes défauts, l'incorrection et la vulgarité.--Encore une critique de détail: les deux femmes qui s'en vont à gauche ont très-peu l'air de chanter leur chanson, et surtout de dire à Sara:
«Oh! La paresseuse fille,
Qui s'habille
Si tard un jour de moisson!»
M Dieudonné--Alexandre-le-grand tenant un lion, groupe en plâtre.--M. Dieudonné semble avoir adopté la fameuse maxime de Molière: «Je prends mon bien où je le trouve;» or, il le trouve partout. Ainsi, il a pris évidemment la tête du Spartacus et a combiné en un seul le deux lions de M. Barye et de Puget, empruntant la crinière de l'un et tout le reste de l'autre. Mais ce que nous reprocherons le plus amèrement à M. Dieudonné, c'est d'avoir, en l'imitant, gâté et affadi la belle tête du Spartacus.--Il y avait, dit-on, chez les Thébains une loi contre ceux qui enlaidissaient leurs originaux.
M. Dayand.--Diane chasseresse, groupe en plâtre.--Signalons encore un plagiat, car on ne saurait appeler autrement d'aussi voisines imitations. Qu'un poète s'avise d'imiter, qu'un prosateur entreprenne même de défaire à son bénéfice quatre tout petits vers:
«Oh! sur le vert platane,
Et le frais coudriers
Diane,
Et ses blancs lévriers!»
il se verra hué, moqué, sifflé, plumé d'étrange sorte; pourquoi donc un sculpteur se croirait-il davantage en droit d'emprunter à Jean Goujon la tête, la pose, l'embonpoint même de sa Diane chasseresse? la Diane des poètes aurait-elle seule le privilège d'inviolabilité? Nous ferons d'ailleurs à M. Dagand le même reproche qu'à M. Dieudonné: il s'en faut de beaucoup qu'il ait embelli son original; la tête de Diane s'est singulièrement épaissie, et, n'était son immortelle jeunesse, elle aurait bientôt un double menton.--Le cerf est bourré, le chien a l'air d'un épagneul de boudoir; est-ce là un de ces nobles lévriers que Jupiter choisit lui-même pour la soeur d'Apollon?
M. Molchneht.--La Vierge, groupe en marbre.--Copie fidèle de Murillo.--Nous croyons devoir signaler cette imitation; la statuaire choisit rarement ses modèles dans l'école espagnole.
M. Foyatier.--Sainte Cécile, statue en marbre.--L'illustre auteur du Spartacus reparaît après une longue absence; nous retrouvons dans la sainte Cécile une belle et savante exécution; les mains surtout sont ravissantes; néanmoins, pour M. Foyatier, c'est là une oeuvre de peu d'importance.
M. Debay.--Quatre figures allégoriques en plâtre, savoir: les Beaux-Arts, les Sciences, l'Industrie, le Commerce.--Les deux premières statues ont les yeux relevés à la chinoise, sans doute pour indiquer que les arts et les sciences sont venus de l'Orient? Il semble pourtant que la Chine ne méritait guère de fournir cette double personnification. Les jambes de l'Industrie sont démesurément grosses et nerveuses; aurait-on voulu signifier par la, comme autrefois l'auteur du Mercure, que l'Industrie devait avoir le jarret solide, pour courir, comme elle fait, d'un pôle à l'autre?--Ces quatre figures allégoriques ont le défaut commun de pouvoir changer de noms et d'attributs sans grande difficulté, de façon que le Commerce, troquant son caducée contre le compas, s'appellerait volontiers la Science, et réciproquement. Ce n'est pas ainsi que M. Simart a imaginé sa belle statue de la Philosophie.
(La suite à un autre numéro.)
(Suite.--Voyez p. 22 et 38.)
RAFFAELLO DA LECA (1455).--Dans cet intervalle, les patriotes ne restèrent pas oisifs, la faction aragonoise se joignit à eux, et ils coururent aux armes indignés de l'ineptie de la diète del Lago Benedetto, qui avoit cru qu'une compagnie de marchands pût être animée par d'autres mobiles que par l'amour du gain; Raffaëllo da Leca passe les monts, bat le général Batista Doria et le capitaine Francesco Fiorentino, et restreint l'Offizio aux seules villes de Bonifazio et de Calvi; mais, ayant, l'année d'après, eu le malheur de tomber dans les mains de l'Offizio, il termina par une mort ignominieuse une vie pleine de gloire. La rage inhumaine d'Antonio Calvo, alors général des troupes de l'Offizio, ne fut pas assouvie; il fit égorger sous ses yeux vingt-deux des plus zélés patriotes, avec plusieurs de leurs enfants. On craignoit les rejetons d'un sang qui avoit de tels pères à venger.
Les larmes que leur sort fit verser à la nation se changèrent bientôt en haine; toutes les factions semblèrent n'être animées que par l'indignation et le désir de la vengeance, et chacun s'empressa d'offrir son bras aux familles de Leca et Della Rocca. Dans ce pressant danger, l'Offizio expédia Antonio Spinola... Antonio Spinola, de tous les hommes, étoit le plus dissimulé: ne connoissant d'autre loi que sa politique, nourri dès son enfance d'intrigues obscures, imbu des barbares maximes seigneuriales, le coeur inaccessible à la pitié; Antonio Spinola débarqua dans l'Île à la tête d'un corps de troupes cent fois moins redoutable que son génie malfaisant. Sa profonde dissimulation en imposa au peuple, et, par des manières étudiées, il vint à bout d'effacer les impressions sinistres des derniers événements, qu'il attribua aux passions particulières des ministres... Il assura que l'Offizio vouloit vivre en bonne intelligence avec les patriotes, et, dans la nécessité de prendre des mesures pour consolider l'harmonie, il invita les chefs Niolinchi et des autres Pièves à se transporter à Vico, où il étoit. Dans cet état de choses, ils tinrent conseil. Giocante di Leca, vieillard respecté, le Nestor du bon parti, se leva pour parler en ces termes:
«Mes infirmités, depuis bien des années, ne m'ont pas permis d'assister à vos conseils, et j'ignore les maximes que vous avez adoptées pour règle de votre conduite. Vos pères en avoient une qui étoit gravée dans leurs coeurs en traits ineffaçables; la vengeance étoit, selon eux, un devoir imposé par le ciel et par la nature... Si ces fureurs sublimes règnent encore dans vos coeurs, compatriotes, courons aux armes; mais, je le vois, cette amertume étoit réservée à mes vieux ans; les méchants triompheront!.. Vous délibérez, et vous avez à venger, l'un un père, l'autre un frère; celui-ci un neveu, et tous ensemble les maux qu'a soufferts la patrie... Mais que répondrez-vous à ces martyrs de la liberté, lorsqu'ils vous diront: Tu avois des bras, de la force, de la jeunesse, tu étois libre, et tu ne m'as pas vengé!...En recevant la vie, ne devîntes-vous pas les garants de la vie de vos pères? eh bien! ils l'ont tous perdue en défendant vos foyers, vos mères, vous-mêmes; ils l'ont pour la plupart perdue dans les supplices ou par le poignard de lâches assassins, et leur mémoire resterait sans vengeance? Sinuccello della Rocca mourut dans les prisons de Gênes; Vincentello périt comme un criminel; Raffaëllo, en qui l'on voyoit revivre ce courage inflexible, cet amour patriotique qui animoient vos pères, vous savez tous comment il mourut! Oh! défenseurs de la patrie! telle fut la récompense de vos vertus; mais que votre mort eut été cruelle pour vous, si vous eussiez prévu qu'elle n'auroit point de vengeurs. Citoyens, si le tonnerre du ciel n'écrase pas le, méchant, s'il ne venge pas l'innocence, c'est que l'homme fort et juste est destiné à remplir ce noble ministère.» Malgré la véhémence de Giocante, on décida que l'on consentiroit à un accommodement, si nécessaire dans ce temps de crise, et l'on résolut, de se rendre à Vico. «Hommes sans vertu! s'écria Giocante, si l'amour de la patrie, si les devoirs sacrés de la vengeance sont étouffés dans vos coeurs énervés... au moins veillez à la conservation de vos vies, ne laissez pas tous ces peuples sans défenseurs; écoutez un instant, et je cesse de vous importuner. Seul d'entre vos pères je me suis garanti des embûches des méchants; que cette considération vous fasse réfléchir sur ce que j'ai à vous dévoiler: aveugles, vous croyez que l'Offizio demande sincèrement la paix... la paix est sur leurs lèvres, votre supplice est dans leurs coeurs. Aucun de vous ne reviendra de Vico, vous périrez par votre faute... Eh! comment pourriez-vous en douter! Ne sont-ce pas les maximes qui ont toujours fait agir les enfants de Gênes?
«Sans religion, sans vertu, sans foi, sans pitié, n'ont-ils pas tout sacrifié à leurs projets?... Tout est vain; la politique de Spinola l'emporte... Triomphe! tu tiendras bientôt dans tes filets ces hommes foibles; ton génie, encore à demi illustre, va surpasser de beaucoup ceux des Montalto (1), des Lomelline(2), des Frégoso(3), des Grimaldi(4), des Calvo, et chargé de louanges et de lauriers par tes dignes compatriotes, tu vas offrir au monde le spectacle odieux du crime heureux, Spinola, perfide Spinola! O Dieu! n'est-il aucun d'entre vous qui, transporté d'une noble fureur, aille enfoncer son stylet dans le sein de ce traître avant qu'il ait consommé son crime!... Mon fils, où es-tu? Hélas! il périt en défendant son père... Raffaëllo, mon neveu, Raffaëllo, où es-tu? O souvenir déchirant! son sang arrose encore la terre qui vous porte... O vieillesse, tu ne m'as laissé qu'une prévoyance stérile et des larmes impuissantes! Jeunes gens, voyez mes cheveux, il sont blanchi dans le malheur; le malheur m'a appris à apprécier les hommes. Ah! si les âmes de ces infortunés qui périrent par la trahison de vos ennemis pouvoient revenir du sein de l'Éternel... Dieu! si les miracles sont indignes de ta puissance, celui-ci est digne de ta bonté!»
Le spectacle touchant de cet illustre vieillard prosterné à genoux ne fut pas capable de les détourner de leur fatale résolution; que peut la sagesse humaine lorsque la destinée doit s'accomplir!... Giocante, consterné, abandonna... l'île. Ces infortunés arrivés à Vico, se laissèrent séduire par les manières de Spinola, et, invités à un grand festin, ils furent assassinés au milieu du repas. Cent vingt-sept des plus beaux villages devinrent aussitôt la proie de Spinola; les flammes les consumèrent.
Giocante et Paolo della Rocca retournèrent dans l'Île. Les peuples, indignés, coururent en foule se ranger sous leurs drapeaux. Spinola mourut alors; il mourut de rage de voir tourner si mal des affaires pour lesquelles il s'était couvert d'infamie.
TOMMASINO DI CAMPO FREGOSO (1464).--Dans leur antipathie frénétique, les peuples élevèrent Tommasino di Campo Fregoso, et, par l'exaltation de ce seigneur génois, ils humilièrent plus sensiblement l'Offizio. Ainsi, Monsieur, après onze ans, l'Offizio vit toute sa puissance échouer au moment où il croyoit avoir, par un assassinat, assuré à jamais sa domination.
Les Génois, qui depuis tant d'années avoient médité notre destruction, faillirent périr eux-mêmes; et, déchirés par les diverses factions, ils ne trouvèrent point de meilleur expédient que de se réfugier dans le sein du duc de Milan; ils pouvoient dire avec Thémistocle: Nous périssions si nous n'eussions péri.
L'Offizio céda les forteresses qu'il possédoit aux Milanais, qui firent de vains efforts pour accroître son autorité. Giocante di Leca, Paolo della Rocca, Sambucucco, Dajanda, Vinciguerra, Carlo della Rocca, Colombano, Giovan Paolo, Carlo da Casta, à différentes années et sous différents titres, furent à la tête du gouvernement; mais, après seize ans, convaincue qu'elle ne pouvoit rien gagner sur un peuple comme celui-là, la duchesse de Milan céda à Tommasino les forts qu'occupoient ses troupes. A force de patience et d'heureux succès, Tommasino parvint à supplanter tous ses rivaux. Giocante et Paolo étoient affaissés par l'âge; Carlo della Rocca et Colombano furent assassinés par ses plus intimes partisans; Carlo da Casta, battu, fut réduit au silence; il sut se faire un parent de Giovan Paolo. Tommasino, fils d'un Corse, joignoit à un grand nombre de parents, à une fortune considérable, les qualités qui captivent la multitude; mais, depuis, ayant oublié qu'il ne devoit sa fortune qu'au peuple, et voulant trancher du prince, on le chassa en criant é Genoves! Il comprit alors que ses affaires étoient désespérées; il céda à l'Offizio ses prétentions, et le recommanda à ses partisans.
(1: Christofaro da Montalto, un des ministres de la Maona, appelle en 1401 les principaux Corses à un pourparler; c'étoit un piège qu'il leur tendoit. Il en fit périr une partie, et retint les autres en otage.
(2: Andrea Lomellini, qui étoit à la tête de la compagnie de la Maona, en 1404, se montra digne de ses prédécesseurs par le barbare traitement qu'il fit éprouver à Attale.
(3: C'est, entre autres, de Galazzo di Campo Fregoso que vouloit parler Giocante: ayant appelé les caporaux pour se liguer avec eux contre les seigneurs, il les fit arrêter pour profiter de la consternation répandue parmi ceux de leur parti, et il se mit en campagne à la tête d'une armée.
(4: Bartholommeo Grimaldi, quelques années après, proposa une pareille entrevue. Un nommé Sozzarello seul fut assez dupe pour s'y rendre; il n'a plus reparu.
Gherardo, frère du seigneur de Piombino, séduisit nos insulaires par sa magnificence; mais, né dans les plaisirs. Gherardo ne put souffrir les incertitudes de la guerre, et il se retira chez son frère.
GIOVAN PAOLO (1487)--L'Offizio revint alors avec de plus fortes espérances, mais vingt ans n'avoient pas suffi pour calmer l'indignation qu'avoient inspirée ses forfaits; Giovan Paolo, mis à la tête des patriotes, courut aux armes. Giovan Paolo, enfant, avoit échappé au massacre de Vico; encore teint du sang de ses pères, il présenta pendant seize ans un front redoutable. L'Offizio consterné, réduit aux seuls ports de Calvi et de Bonifacio, fut plusieurs fois sur le point d'abandonner son entreprise; mais Giovan Paolo dut succomber lorsqu'il se trouva privé de ses principaux appuis. Son fils fut fait prisonnier en allant voir, à Vico, une femme qu'il aimoit. Rinuccio di Leca, son compagnon d'armes, avoit un fils prisonnier à Gênes; Fieschi, général des troupes de l'Offizio, passa en Corse, et proposa à Rinuccio une entrevue, afin de renouveler leur connoissance; car ils avoient été élevés ensemble à la cour de Milan. L'expérience avoit instruit Rinuccio; il refusa, craignant quelque piège. Alors Fieschi se présente seul à sa demeure et l'accable de mille marques d'une tendre amitié. «Tu t'es défié de moi, lui dit-il; les années ont effacé cette étroite liaison qui confondit nos premières affections et nos jeunes âmes; mais, dans mon âme, les impressions se conservent. Nous étions alors à l'aurore des passions; que de beaux tableaux nos jeunes imaginations nous traçoient dans l'avenir! quel plaisir pur nous goûtions! nous sentions tous les délices d'une amitié réciproque.
«--Fieschi, répondit Rinuccio, vous me rappelez des temps qui seront toujours chers à mon coeur, et qui ne s'effaceront jamais de ma mémoire; mais, devant voir en vous un ennemi qui, sans droit, ravage cette patrie infortunée, je ne voulois point y reconnoitre les traits qui, pendant dix ans, furent ceux de mon ami; votre confiance, votre âme noble est au-dessus de la mienne... Pardonnez, Fieschi, vous avez passé votre vie dans les délices de Gênes, et moi, depuis le moment où je vous quittai, je fus toujours dans les factions, dans les guerres, dans les inimitiés, qui nécessairement rendent l'homme farouche et ferment son coeur aux doux épanchements. J'ai vu le fils trahir le père; j'ai vu l'hospitalité, la sainte suspension des traités ne servir qu'a cacher les trames les plus horribles; votre nation nous en a donné tant d'exemples, que je vous fis un moment l'injustice de me souvenir moins de votre caractère que de votre patrie; mais il m'est bien doux de vous retrouver, et vous me voyez glorieux de la victoire que vous remportez sur moi. Puisque l'Offizio vous envoie commander ses armées, il a donc changé de système, il s'en trouvera mieux; les trahisons ne font qu'aigrir les âmes, et si elles préparent des triomphes, ils sont de courte durée.»
Tels étoient les discours qu'ils se tenoient; Fieschi étoit dans la fleur de l'âge, grand, beau; la sérénité, la douceur étoient peintes dans sa physionomie, et l'onction de son discours achevoit de lui captiver tous les coeurs. Il fit une douce impression sur celui de Rinuccio, qui se reprochoit de s'être laissé vaincre en générosité et d'avoir pu calomnier un vieil ami... Celui-ci attendit le moment avec impatience, il courut dans le camp de Fieschi; il y étoit attendu, les ordres étoient donnés pour le recevoir... et pour l'arrêter. Conduit dans une obscure prison, de là dans le château d'Evisa, il y passa quelques semaines, et, après que son premier mouvement dut être calmé, Fieschi se présenta à lui. «Il ne tient qu'à vous, lui dit-il, d'améliorer le sort de votre patrie et de votre famille; vous et votre fils vous vivrez dans les honneurs; vous goûterez les charmes de la paix et les avantages que doit vous procurer votre immense fortune. L'Offizio prendra pour base de son gouvernement le pacte del Lago Benedetto; devenez son appui, livrez-lui vos châteaux et faites abandonner par vos partisans l'armée de Giovan Paolo.»
Rinuccio étouffoit d'indignation, sa voix étoit éteinte; il ne répondit que par un regard terrible et un morne silence... Fieschi ne se découragea pas, il lui tint toute espèce de discours; il finit par s'attendrir; il lui dit qu'il ne faisoit dans cette affaire qu'obéir, qu'il n'étoit que l'instrument, qu'il plaignoit son malheur... «Fieschi, dit Rinuccio, je suis près de ma mort; car je comprends bien que n'ayant pu me gagner, il faudra se défaire de moi; mais souviens-toi que je porte à l'autre monde une conscience intacte; les miens pleureront et vengeront ma mémoire; les hommes de bien me citeront quelquefois; tu ne sens pas combien cette idée est consolante! Fieschi, tu vivras longtemps et heureux, ta mort sera lente; mais à ton convoi funèbre: «Joie à la société, s'écrieront les spectateurs, elle est délivrée d'un méchant homme!» Rinuccio avait pressenti juste; il ne tarda pas à mourir de faim et de misère.
Peu de temps après, Giovan Paolo dut céder à Ambrogio Négri, et sa catastrophe mérita une statue à ce vainqueur génois.
RINUCCIO DELLA ROCCA (1502).--Rinuccio della Rocca, formé à l'école de Giovan Paolo, hérita de ses projets. On voyoit revivre en lui les vertus inflexibles des anciens républicains. Il opéra six révolutions; souvent battu, jamais découragé, il sembloit avoir étouffé tous les sentiments pour les sacrifier tous à la patrie. Richesse, douceur de la vie, amour paternel, rien ne put arrêter en sa course cet indomptable ennemi de l'Offizio; le malheur qui le poursuivit dans ses vieux jours rend sa mémoire plus intéressante; vaincu, proscrit, errant sur les rochers, il fut inébranlable, et il mourut sans jamais rien faire d'indigne de lui.
OFFIZIO DE SAN-GIORGIO.--Ainsi, Monsieur, à force d'intrigues et d'assassinats, l'Offizio parvint à régner. Le sang de tant de martyrs ne servit qu'à teindre la pourpre des protecteurs de Saint-Georges. Paolo della Rocca, Giocante di Leca, Vinciguerra, Giovan Paolo, Rinuccio, ne brilloient plus à la tête de la nation: on avoit péri, on s'étoit exilé. L'Offizio, au comble de ses voeux, régna sans contradiction; une longue expérience lui avoit appris à connoître l'amour de ces peuples pour la justice et la liberté; il donna donc pour instruction à ses ministres de rendre la première avec exactitude, et leur accorda la seconde en prenant les conventions del Lago Benedetto pour pacte conventionnel de sa souveraineté, et après tant de calamités, les Corses vécurent heureux de leur tranquillité.
Ils commencèrent à perdre de vue l'idole chérie de l'indépendance, et au lieu de l'enthousiasme qui les transportoit autrefois aux noms sacrés de patrie et de liberté, des larmes seules exprimoient ce que ces noms chéris leur faisoient éprouver. La peste vint achever la dépopulation. En moins de deux ans, une grande partie de ceux qui avoient survécu à la liberté descendit dans la tombe. Dans l'état de faiblesse où l'on se trouvent, l'Offizio comprit qu'on ne pouvoit plus s'opposer à ses projets, et résolut de plier ces hommes indomptables sous le joug de la servitude; les conventions del Lago Benedetto tombèrent dans l'oubli... Ensanglantées, jonchées des cadavres de ses habitants, nos montagnes ne retentissoient alors que de gémissements. Les Corses voyoient l'esclavage s'avancer à grands pas, et dans leur grande foiblesse ils n'y trouvaient point de remède. Ainsi l'infortuné timonier prévoit le flot qui va l'engloutir, et le prévoit en vain. Le roi d'Alger, Lazzaro, Corse de nation, qui avoit conservé dans ce haut rang le même amour pour sa patrie, ne pouvant la délivrer, la vengeoit en détruisant le commerce de l'Offizio; mais rien ne pouvoit adoucir le sort des Corses. Ils vivoient sans espérance, lorsque Sampiero de Batelica, couvert de lauriers qu'il avoit conquis sous les drapeaux français, vint faire ressouvenir ses compatriotes que leurs oppresseurs étoient ces mêmes Génois qu'ils avoient tant de fois battus. Sa réputation, son éloquence, les ébranloient, et à l'arrivée de Thermes, que le roi Henri II expédia avec dix-sept compagnies de troupes pour en chasser l'Offizio, les Corses s'armèrent du poignard de la vengeance, et, réduits à la seule ville de Calvi, les protecteurs de Saint-Georges reconnurent, mais trop tard, que quelque accablés qu'ils fussent, ces intrépides insulaires pouvoient mourir, mais non vivre esclaves.
SAMPIERO DI BASTELICA.--Le sénat de Gênes, fidèle au plan qu'il s'étoit tracé, avoit sans cesse travaillé et contre l'Offizio et contre les Corses. Il voyoit avec plaisir s'entr'égorger des peuples qu'il vouloit soumettre, et s'affoiblir une compagnie qui lui donnoit ombrage; mais, dans ces circonstances, il sentit qu'il falloit la secourir puissamment, ou se résoudre à voir recueillir par les François le fruit de tant de peines et d'intrigues. Il offrit donc ses galères et ses troupes, et sollicita l'empereur Charles V, son protecteur, qui lui envoya aussitôt une armée et des vaisseaux. Vains préparatifs! Les Corses triomphèrent; le grand Andréa Doria vit périr dix mille hommes de ses troupes sous les murs de San Fiorenzo. L'immortel Sampiero battit les Génois sur les rives du Golo, à Petreta; mais s'étant brouillé avec de Thermes, le roi de France l'appela à sa cour. Dès ce moment nos affaires déclinèrent, et ne furent plus rétablies que par son retour. Après diverses vicissitudes, l'Offizio alloit être expulsé à jamais, lorsque par le traité de Cateau Cambresis, les François évacuèrent l'Île. Les Corses firent leur paix; les pactes conventionnels del Lago Benedetto furent renouvelés de part et d'autre; l'Offizio promit de gouverner conjointement avec la nation et de gouverner avec justice. Gouverner avec justice n'étoit pas ce que vouloit la politique du sénat qui, voyant les Corses sur le point de s'attacher sérieusement, d'oublier leur ressentiment et de céder à leur fatalité une portion de leur indépendance, voyoit se renverser tous ses projets. La circonstance d'ailleurs étoit favorable; il obligea les protecteurs de Saint-Georges à lui céder la possession de l'Île. Outré de ce changement qui s'étoit fait sans son consentement, le peuple soupire après l'arrivée de son libérateur Sampiero. Cet homme ardent avoit juré dans son coeur la ruine des tyrans et la délivrance de son pays. Voyant la France trahir ses promesses, il dédaigne les emplois que ses services militaires lui ont mérités, et parcourt les différents cabinets pour susciter des ennemis aux oppresseurs et des amis aux siens... Mais les rois de l'Europe ne connoissent de justice que leur intérêt, d'amis que les instruments de la politique. Il s'embarque pour l'Afrique; il est accueilli par le bey de Tunis, qui lui promit du secours; il gagne la confiance de Soliman, qui lui promet assistance. Soliman avoit l'âme noble et généreuse; il devint le protecteur de Sampiero et de ses infortunés compatriotes. Tout se dispose en leur faveur; bientôt le croissant humiliera jusque dans nos mers la croix ligurienne!--Gênes cependant suit d'un oeil inquiet les courses de son implacable ennemi, et ne pouvant l'apaiser, elle cherche à lui lier les mains par l'amour de ses enfants et par l'amour de sa femme, douces affections qui maîtrisent l'âme par le coeur, comme le sentiment par la tendresse... Sampiero aime tendrement sa femme Vannina, qu'il a laissée à Marseille avec ses enfants, ses papiers et quelques amis... C'est Vannina que les Génois entreprennent de séduire par l'espoir de lui restituer les biens immenses qu'elle a en Corse et de faire un sort si brillant à ses enfants, que son mari même s'en trouvera satisfait. Ainsi la patrie vivra tranquille sous leur gouvernement et elle vivra tranquille au milieu de ses terres, de ses parents, contente de la considération de ses enfants, et ne sera plus exposée à mener une vie errante en suivant les projets d'un époux furibond. Mais pour cela il faut aller à Gênes, donner aux Corses l'exemple de la soumission au nouveau gouvernement, et de la confiance dans le sénat. Vannina accepte: elle enlève tout, jusqu'aux papiers de son mari, et s'embarque avec ses enfants sur un navire génois. Ils étoient déjà arrivés à hauteur d'Antibes, lorsqu'ils sont atteints par un brigantin monté par les amis de Sampiero, qui s'emparent du bâtiment où est la perfide et la conduisent à Aix avec ses enfants.
La nouvelle du crime de Vannina élève dans le coeur de l'impétueux Sampiero la tempête et l'indignation; il part, comme un trait, de Constantinople; les vents secondent son impatience. Il arrive enfin en présence de sa femme. Un silence farouche résiste obstinément à ses excuses et aux caresses de ses enfants. Le sentiment aigre de l'horreur a pétrifié sans retour l'âme de Sampiero. Quatre jours se passent dans cette immobilité, à la fin desquels ils arrivent dans leur maison de Marseille. Vannina, accablée de fatigue et d'angoisse, se livre un moment au sommeil; à ses pieds sont ses enfants, vis-à-vis est son mari, cet homme que l'Europe estime, en qui sa patrie espère, et qu'elle vient de trahir... Ce tableau remue un instant Sampiero, le feu de la compassion et de la tendresse semble se ranimer en lui. Le sommeil est l'image de l'innocence! Vannina se réveille, elle croit voir de l'émotion sur la physionomie de son mari; elle se précipite à ses pieds: elle en est repoussée avec effroi.
«Madame, lui dit avec dureté Sampiero, entre le crime et l'opprobre, il n'est de milieu que lu mort.»
L'infortunée et criminelle Vannina tombe sans connoissance. Les horreurs de la mort s'emparent, à son réveil, de son imagination: elle prend ses enfants dans ses bras. «Soyez mes intercesseurs; je veux la vie pour votre bien. Je ne me suis rendue criminelle que pour l'amour de vous!»
Le jeune Alphonse va alors se jeter dans les bras de son père, le prend par la main, l'entraîne auprès de sa mère, et là, embrassant ses genoux, il les baigne de larmes, n'a que la force de lui montrer du geste Vannina, qui, tremblante, égarée, retrouve cependant sa fierté à la vue de son mari, et lui dit avec courage: «Sampiero, le jour où je m'unis à vous, vous jurâtes de protéger ma foiblesse et de guider mes jeunes années; pourriez-vous donc souffrir aujourd'hui que de vils esclaves souillassent votre épouse? Et puisqu'il ne me reste plus que la mort pour refuge contre l'opprobre, la mort ne doit pas être plus avilissante que l'opprobre même... Oui, monsieur, je meurs avec joie, vos enfants auront pour les élever l'exemple de votre vie et l'horrible catastrophe de leur mère; mais Vannina, qui ne vous fut pas toujours si odieuse, mais votre épouse mourante ne demande de vous qu'une grâce, c'est de mourir de votre main!»
La fermeté que Vannina mit dans ce discours frappa Sampiero sans aller jusqu'au coeur. La compassion et la tendresse qu'elle eut dû exciter trouva une âme fermée désormais à la vie de sentiment....... Vannina mourut.......
Elle mourut par les mains de Sampiero.
Peu de temps après ce terrible événement, Sampiero débarque au golfe de Valinco, avec vingt-cinq hommes, et trouve bientôt une armée; il bat les ennemis à Vescovato, à Rostino, où Antonio Négri périt avec deux mille des siens. Après avoir été forcé de se retirer devant l'armée de Stéphano Doria, il la détruit par l'habileté de ses manoeuvres; il bat, à Borgo, les secours que le roi d'Espagne envoyoit à la république. Enfin, sous cet intrépide général, les Corses touchoient au moment d'être libres, mais, par un lâche assassinat, Gênes se délivra de cet implacable ennemi.
Dans la tombe d'Épaminondas s'ensevelit la prospérité de Thèbes; dans celle de Sampiero s'ensevelit le patriotisme et l'espérance des Corses. Son fils Alphonse, trop jeune pour soutenir son parti avec éclat, se retira en France après deux ans de guerre. Un grand nombre d'insulaires le suivirent et abandonnèrent une patrie qui désormais ne pouvoit plus vivre libre.
Les Génois ne trouvèrent plus de contradicteurs, leur politique leur réussit dans tous ses points. La Maona, les Adorne, les Fregoso s'étoient ruinés, et les Corses, affoiblis par leurs victoires mêmes, furent obligés de se soumettre; ils perdirent pour longtemps la liberté... Les infortunés! ils reconnoissent pour maîtres les meurtriers de Sinuccello, de Vincentello, de Sampiero, ceux qui ordonnèrent les massacres à Montalto, à Calvi, à Spinola.
(La suite à un prochain numéro.)
Les chants ont cessé! L'artiste italien est un oiseau voyageur qui perche à Paris six mois seulement, et, sitôt qu'avril parait, et que le soleil luit, prend son vol vers l'Angleterre. Madame Persiani même a, cette année, devancé ce terme fatal: il est vrai que le soleil lui en avait donné l'exemple. Depuis trois semaines bientôt elle sème dans les champs d'Albion ces fines et brillantes perles de son gosier, précieuse semence qui, jetée sur cette terre fertile, se convertit rapidement en guinées. Madame Grisi, Mario, Lablache, vont bientôt la rejoindre et partager sa riche moisson. Madame Viardot seule ne les suivra pas: l'Allemagne, l'harmonieuse Allemagne l'attend et l'appelle, et Vienne a déjà tressé les couronnes dont elle doit saluer son apparition.
La saison qui vient de finir a été intéressante sous plus d'un rapport. Mario qui, dans l'opéra sérieux, n'avait abordé jusqu'ici que le genre larmoyant et le style peu varié des compositeurs de la moderne Italie, a fait récemment un coup de tête. Il a tenté une invasion dans l'empire rossinien, et, dès la première marche, en a attaqué une des plus fortes citadelles: le rôle terrible d'Otello. L'entreprise était hasardeuse; il y a couru quelques dangers, et peut-être reçu plus d'une blessure; mais enfin il est entré dans la place, et fera, nous n'en doutons pas, tout ce qui sera nécessaire pour se maintenir dans sa glorieuse conquête.
Madame Grisi, Tamburini, Lablache, ont soutenu vaillamment leur ancienne réputation. C'est beaucoup, assurément, et il leur serait difficile de l'accroître.
Madame Viardot, rentrée au Théâtre-Italien après une absence de deux années, y a fait admirer aux connaisseurs, dans Semiramide, dans le Cantatrici Villane, dans Tancredi, dans la Gazza ladra, sa voix énergique et brillante, son exécution originale et hardie, son style savant et varié. Nous aurons lieu bientôt de nous occuper spécialement de cette cantatrice éminente, dans un prochain article consacré aux concerts du Conservatoire. Quels qu'aient été, en effet, ses succès dramatiques, le Conservatoire n'en a pas moins été le théâtre de ses plus beaux triomphes.
(Madame Grisi.)
(Lablache.)
Nous devons signaler l'apparition de deux cantatrices: l'une,--mademoiselle Nissen,--très jeune encore, et sur l'avenir de laquelle on a le droit de fonder les plus brillantes espérances; l'autre,--madame Brambilla,--inconnue à Paris avant le mois de novembre dernier, mais dont l'Italie avait depuis longtemps apprécié le chant simple, large, habilement nuancé et profondément expressif. Madame Brambilla est élève de madame Pasta, et la rappelle souvent. Quel éloge en pourrions-nous faire qui valût celui-là!
Deux opéras nouveaux seulement, pendant les six mois qui viennent de s'écouler, ont été ajoutés au riche répertoire du Théâtre-Italien. Tous deux sont de M. Donizetti, l'universel et infatigable fournisseur de toutes les scènes italiennes de l'Europe. Linda di Chamounix ayant été presque complètement éclipsée par son frère cadet. Don Pasquale, c'est de ce nouveau venu, plus heureux et beaucoup plus brillant, que nous préférons nous occuper.
Don Pasquale a une perruque blonde, un habit marron à larges basques,--mode de 1842,--un pantalon à sous-pieds et des bottes vernies; mais, quoi qu'il fasse, et en dépit de sa moderne mascarade, ce n'est qu'un revenant qu'on a oublié d'enterrer, et qui, depuis un demi-siècle, erre comme une âme en peine sur tous les théâtres d'Italie. Il s'est longtemps appelé ser Marc Antonio, et a joui sous ce nom d'une grande célébrité. Faut-il vous raconter sa très lamentable histoire? Il est riche, mais il a trois ennemis formidables et impitoyables: la goutte, un neveu et un médecin. Son médecin se moque de lui, cela est de règle. Son neveu est amoureux, cela est de règle encore. Pourquoi est-on neveu, si ce n'est pour être amoureux d'une femme jolie et pauvre, et faire enrager son oncle, qui veut une nièce riche et laide? Don Pasquale est comme tous les oncles, et, telle est sa colère quand son neveu lui a déclaré formellement sa résolution, qu'il imagine, pour punir ce neveu rebelle et impertinent, de se marier, lui, don Pasquale, avec sa goutte, sa perruque et ses soixante-dix ans.. Mais c'est alors qu'il tombe de Carybde en Scylla, c'est-à-dire de neveu en médecin.
«Trouvez-moi une femme tout de suite, dit-il au docteur.
--Volontiers, dit le docteur.»
Et il lui amène une femme en effet, une femme affublée d'un voile noir et d'une robe de pensionnaire, et abondamment pourvue de tous les ridicules qui accompagnent ordinairement cette robe-là. Son oeil est baissé, sa démarche guindée, ses propos d'une ineffable niaiserie. Elle a horreur du bal, du spectacle, et surtout du sexe masculin. Quel goutteux de soixante-dix ans résisterait à une amorce si habilement préparée?
«Voilà bien à point mon affaire!» s'écrie-t-il avec enthousiasme.»
Et il l'épouse. Mais, l'acte signé, Norina change aussitôt de manières et de ton et de langage. Sa taille se déploie, sa tête se redresse, son oeil lance des éclairs, sa parole devient brève et impérieuse; elle dit: Je veux! et ce qu'elle veut, c'est toujours et partout le contraire de ce que veut son mari.
Elle change l'ameublement, elle prend des valets, des laquais, des servantes. On vous a dit que don Pasquale était riche, d'où vous devez conclure qu'il est avare.--Elle s'entoure de marchandes de modes et de couturières; elle achète une voiture et des chevaux... Hélas! qu'est-ce que tout cela au prix de ce qu'il me reste à dire? Dès qu'une femme a pris son mari pour victime et qu'elle est une fois en train, ne savez-vous pas jusqu'où elle peut aller? Bref, le bonhomme est trop heureux quand on veut bien lui apprendre, au troisième acte, que son mariage n'était qu'un mariage pour rire, une simple apparence de mariage, et qu'il peut se débarrasser immédiatement de son épousée du matin en la cédant à son neveu. Tout finit à la satisfaction générale, et Norina, au moment où le rideau va tomber, s'avance sur la pointe du pied, et dit au public d'un air malin et d'un ton narquois:
La morale est qu'il ne faut pas se marier quand on est vieux.
Belle découverte, et à laquelle on était bien loin de s'attendre!
(Théâtre-Italien.--Une scène de Don Pasquale, deuxième
acte.)
La musique de M. Donizetti... Mais à quoi bon cette critique rétrospective de chants qu'on ne peut plus entendre et d'accords qui ont cessé de résonner? Qui quitte sa place la perd. Laissons donc de côté pour six mois, s'il vous plaît, la musique italienne. Voici venir M. Balle et la musique anglaise. Déjà la partition est sur le pupitre, et M. Girard met de la colophane à son archet. Écoutons... Quoi! rien encore? Eh bien! ce sera pour la semaine prochaine ou pour quelque autre. Et, en attendant, daignez permettre, ô lecteur, que nous vous invitions à un petit voyage impromptu. Il s'agit de passer la Seine, d'escalader le pays latin, et de quitter un moment le théâtre pour la Sorbonne. Le spectacle y sera moins brillant peut-être, mais vous n'y prendrez pas pour cela moins d'intérêt.
C'est le nom qu'a donné Wilhem aux réunions générales des élèves des écoles de chant fondées et entretenues par la ville de Paris, dont il a organisé l'enseignement, et qu'il a dirigées jusqu'à sa mort.
L'institution des classes gratuites de chant élémentaire remonte à l'année 1819. Ce fut M. le baron de Gérando qui, le premier, en eut l'idée. Il appartenait à cette association de citoyens éclairés, qui, sous la Restauration, s'étaient imposé la noble tâche de répandre les bienfaits de l'instruction dans les classes ouvrières, de donner gratuitement la science aux hommes de bonne volonté qui en sentaient le besoin, mais qui n'avaient pas le moyen le la paver. Leur but était surtout de moraliser le peuple en l'instruisant, et la musique parut à M. de Gérando l'une des voies les plus directe; et les plus sûres pour y atteindre.
«Dans les champs, disait-il en soumettant sa proposition à ses collègues, dans les ateliers de nos villes, ne rencontrons-nous pas chaque jour des ouvriers, des laboureurs qui, au milieu de leurs pénibles et monotones travaux, chantent aussi, et qui, loin de négliger leur ouvrage, le font, en chantant, avec plus d'ardeur et de gaieté? Ils ne rêvent, pour cela, ni aux concerts, ni à l'Opéra; mais, au lieu de retours sombres et amers, peut-être, sur la dureté de leur condition, ils sentent soulager le poids de leurs fat igues. Ces simples accords sont comme une lueur jetée dans les sillons de la vie humaine. Ceux d'entre nous qui ont visité l'Allemagne, ont été surpris de voir toute la part qu'a une musique simple aux divertissements populaires et aux plaisirs de famille, dans les conditions les plus pauvres, et ont observé combien son influence est salutaire sur les moeurs... La musique, qui, aux yeux de quelques-uns, n'est que le délassement du riche, est un utile auxiliaire pour les efforts d'une vie laborieuse. Non-seulement elle soutient et délasse, mais elle règle les mouvements; en les rendant plus harmonieux, elle les rend plus faciles. Il est un grand nombre d'arts dans lesquels les mouvements de l'ouvrier ont besoin d'une grande régularité; dans tous les arts ils sont d'autant moins fatigants qu'ils sont mieux cadencés... «L'harmonie est une sorte de lien entre l'ordre moral et la vie animale; elle est un langage qui enseigne les sentiments doux et bienveillants; elle porte la sérénité dans l'esprit, elle accoutume à goûter tout ce qui est ordonné: l'arrangement, la propreté, l'économie semblent, en quelque sorte, marcher à sa suite.
«Je ne dirai point l'avantage qu'on en pourrait tirer (des exercices de chant proposés) dans les cérémonies religieuses: je ne ferai point sentir avec quelle utilité ils pourraient, dans les heures de repos, remplacer des plaisirs souvent funestes à la santé et aux bonnes moeurs. Qui ne les préférerait aux jeux de hasard, aux cris du cabaret? Du moins ils ne ruineraient aucune bourse et n'exciteraient aucune rixe; et si, en même temps qu'on s'occupe de rédiger des livres populaires, des hommes de bien et des gens d'esprit s'occupaient aussi de composer des chants populaires, combien de sentiments utiles ne pourrait-on pas propager ainsi, ou entretenir d'une manière insensible?»
La proposition de M. le baron de Gérando fut adoptée par la Société pour l'instruction élémentaire, et la musique devint l'une des branches de l'enseignement gratuit qu'on organisait.
Appliquer les procédés de l'enseignement mutuel à la musique vocale, n'était pas un problème facile à résoudre. Comment donner à deux cents élevés une leçon simultanée?--En leur faisant travailler le même exercice--Cela irait tout seul, et serait parfait, si tous avaient commencé en même temps et se trouvaient de la même force; mais il n'en est rien. Dans ces écoles, où l'on appelle tout le monde, chaque jour amène un nouveau venu. Ailleurs, à mesure qu'une classe nouvelle se forme, on lui assigne un local spécial et une heure particulière. Mais, dans les écoles gratuites, on ne pouvait disposer que d'une heure et d'une salle pour toutes les classes à la fois. D'ailleurs l'enseignement mutuel ne procède point par masses, mais par groupes échelonnés, selon le degré d'instruction de chaque élève. Ce n'était donc pas une seule leçon qu'il fallait donner, mais vingt leçons, si la classe était divisée en vingt groupes, vingt leçons dans le même moment et dans le même lieu, sans que l'une fit tort à l'autre.
La difficulté, comme on voit, était grande, et pour la vaincre, il fallait mieux qu'un homme ordinaire. On cherchait cet homme, lorsqu'un jour M. de Gérando rencontra Béranger. Il lui exposa l'intention de la Société, son plan et l'obstacle qui l'arrêtait tout court. «J'ai votre affaire.» dit le chansonnier.
(Grande Salle de la Sorbonne--Séance générale de
l'Orphéon)
Dès cette époque, en effet, Wilhem et Béranger étaient de vieux amis, et l'expérience a fait voir depuis combien Wilhem était propre aux fonctions qu'on allait lui déférer.
Wilhem comprit tout d'abord l'importance de la noble mission qu'on lui offrait: il l'accepta sans hésitation; il s'y livra tout entier, et ses efforts ne tardèrent pas à produire les plus heureux résultats. Il serait trop long sans doute d'entrer ici dans le détail de ses procédés analytiques, de décrire toutes ses inventions ingénieuses, d'expliquer tous les moyens qu'il emploie pour simplifier le travail de l'élève, pour lui aplanir les premières difficultés, pour parler à ses yeux et à son imagination avant de parler à ses oreilles, pour lui rendre en quelque sorte les sons palpables et visibles, et faire du tact et de la vue deux auxiliaires du sens auditif. On peut trouver tout cela dans le Manuel musical qu'il a publié, et qu'aucun musicien, amateur ou artiste, ne lira sans intérêt, sans plaisir et sans fruit. Qu'il nous suffise de dire que le but a été atteint, que le succès a dépassé toutes les espérances. Entrez 'aujourd'hui dans une des écoles primaires organisées par l'administration municipale de la ville de Paris, vous y verrez deux cents enfants,--enfants du peuple, et c'est ce qui double le charme de ce spectacle,--distribués par groupes progressifs, chacun desquels se livre, sous la direction de son moniteur, à des exercices musicaux différents, et si bien combinés, que pas un ne gêne les autres, que tout marche à la fois sans confusion et sans encombre. Puis, quand vous arriverez aux groupes les plus avancés, vous y trouverez avec surprise des exécutants de trois pieds de haut qui parcourront sans hésiter tous les intervalles, qui liront indifféremment sur toutes les clefs, qui écriront un chant sous votre dictée, ou qui en improviseront un eux-mêmes, en nommant à mesure toutes les notes qui en devront représenter les intonations; pour qui, en un mot, l'écriture des sons appréciables n'aura pas plus de mystères que celle des sons articulés.
Il y a maintenant dans Paris près de cent écoles où la méthode de Wilhem est en vigueur, et ce n'est pas exagérer peut-être que de porter à dix mille le nombre des élèves.
De temps en temps, les moniteurs de ces écoles se réunissent pour exécuter par grandes masses des morceaux d'ensemble choisis ou composés expressément dans ce but. Ce sont, comme nous l'avons dit en commençant, ces réunions, partielles ou générales, qu'on nomme orphéon dans le langage universitaire.
Il y a eu dimanche dernier, dans la salle de la Sorbonne et sous la direction de M. Hubert, le digne successeur de Wilhem, une séance solennelle de l'Orphéon. Il y avait la six cents, sept cents exécutants peut-être, inspirés par le même souffle et animés du même esprit. Un choeur de Berton, un hymnode Gossec, deux marches instrumentales de Mozart et de Chérubini, disposées en vocalise, et plusieurs morceaux écrits par Wilhem, y ont été exécutés avec une exactitude, une précision, et surtout une délicatesse de nuances qu'on chercherait en vain dans nos établissements musicaux les plus richement dotés par le gouvernement ou par le public, au Théâtre-Italien, par exemple, ou à l'Académie Royale de Musique. Là, cependant, il n'y a pas d'orchestre qui guide les chanteurs et soutienne leurs intonations;. On n'y emploie aucun autre aide instrumental que le diapason, qui détermine le point de départ. Mais combien la voix humaine toute seule, avec les effets qui lui sont propres, avec ses vibrations pleines et douces, avec son harmonie calme et solennelle, est plus puissante que tout cet attirail instrumental qui encombre nos théâtres! Comme elle pénètre! comme elle remue! De quel repos délicieux elle fait jouir les oreilles, et quel bien elle fait à l'âme!
Une seconde séance aura lieu demain, 2 avril, et le meilleur conseil que nous puissions donner à nos lecteurs, c'est de ne rien négliger pour y être admis.
«Tranquillisez-vous, madame, dit le docteur à l'abbesse: cette chère enfant est en pleine convalescence; demain ou après elle pourra aller et venir comme à l'ordinaire et reprendre la suite de ses pieux exercices.--Vous croyez, docteur?--J'en suis sûr, madame: la fièvre a disparu; il ne reste qu'un peu d'irritation nerveuse et la faiblesse naturelle après huit jours de diète.--Allons, je m'en vais transmettre sur-le-champ cette bonne nouvelle à son oncle l'archevêque. Son Éminence sera ravie, car ce vertueux prélat vous chérit comme si vous étiez sa fille; n'est-ce pas, Léonor? --Il est vrai, madame.»
Ce dialogue avait lieu le soir, dans la cellule et au pied du lit de la novice. Tout à coup une voix jeune et sonore, une voix d'homme, chanta sous la fenêtre:
Marinero del onda,
Ayole!
En un arrojo
Hecha tu al golfo...
Que tu dicha consiste
En un arrojo.
--Qu'est-ce que cela? demanda l'abbesse d'un air surpris et mécontent.
--Madame, répondit la tourière, qui faisait l'office de garde-malade, c'est un boléro très à la mode, car je l'ai souvent entendu en allant par les rues de Madrid. On le chante ordinairement à deux voix.
--Ce n'est pas ce que je veux savoir, mais bien qui ose se permettre de faire entendre ces airs profanes dans l'enceinte du monastère.
--Madame, c'est le garçon du jardinier qui arrose les myrtes. Je l'entrevois dans le crépuscule. Il faut lui pardonner, madame; comme il est tout nouveau céans, il n'est pas encore fait à l'austérité de la règle.
--Dites-lui de se taire.»
La tourière sortit dans le corridor, ouvrit une fenêtre et cria: «Sanche, de la part de Madame, taisez-vous.» La voix se tut.
«Voyez, disait l'abbesse au médecin, voyez comme la moindre circonstance inattendue la trouble et l'agite! la voilà toute rouge! le sang lui porte à la tête, et ses yeux brillent singulièrement! N'aurait-elle pas la fièvre?
--Un petit accès, dit le docteur en tâtant le pouls de la malade, ce n'est rien; cela va passer. Périlla, dit-il à la tourière qui rentrait, vous aurez soin de lui faire prendre d'heure en heure une cuillerée de cette potion calmante qui est sur la table.
--Périlla, vous direz à ce garçon que s'il s'avise encore de chanter, il sera renvoyé.»
L'abbesse et le docteur se retirèrent après avoir souhaité une bonne nuit à la malade. Quand ils furent seuls sur le grand escalier de pierre qu'éclairait à peine une lampe suspendue à la voûte: «Croyez-vous, dit à voix basse l'abbesse, qu'elle soit en état de prononcer ses voeux dans huit jours?
--Elle les prononcerait dans quatre s'il n'y avait d'autre obstacle que sa santé.
--Le plus tôt sera le mieux. Elle est orpheline: elle et son frère n'auraient qu'une fortune médiocre s'ils partageaient leur patrimoine; mais en le rassemblant tout entier sur la tête de don Gusman, qui d'ailleurs est l'aîné, ce jeune seigneur aura de quoi soutenir dignement l'honneur de sa race. Quant à Léonor, avec le nom qu'elle porte et la protection de son oncle, elle est certaine de faire en religion un chemin brillant et rapide; elle n'est donc pas à plaindre.
--Je la trouve, au contraire, très-heureuse.
--Le mal est qu'elle ne sente pas son bonheur; mais l'on usera de contrainte, s'il le faut. Le seul inconvénient à redouter serait une nouvelle crise, une rechute. Vous comprenez qu'il ne s'agit pas ici d'une crise physique.
--Je comprends. Mais non; je ne crois pas qu'il y ait danger. Elle me parait avoir réfléchi sur sa position, et s'être décidée à l'accepter.
--Dieu vous entende! j'aime beaucoup mieux voir les choses nécessaires s'accomplir de bonne grâce que par violence. Bonsoir, docteur; à demain.
--Bonsoir, madame; je n'y manquerai pas.
--Périlla, dit Léonor aussitôt après leur départ, ma bonne Périlla, voilà bien des nuits que vous passez à me veiller; vous devez être fatiguée; il faut vous coucher ce soir. Je suis tout-à-fait bien; je veux que vous vous reposiez.
--J'en aurais bon besoin, dit Périlla; mais cela ne se peut.
--Pourquoi?
--Et cette potion qu'il faut vous donner d'heure en heure?
--Je la prendrai moi-même. Vous mettrez tout ce qu'il faut sur la petite table, contre mon lit.
--Et si vous vous endormez?
--En ce cas, je n'aurai pas besoin de calmant: vous ne me réveilleriez pas pour m'en faire prendre.
--Ah! c'est vrai. Mais si Madame venait à le savoir?
--Qui le lui dira? Personne. D'ailleurs, je prendrais tout sur moi; je dirais que je l'ai exigé.
--Que vous êtes bonne, mon cher coeur! Mais n'aurez-vous pas peur, la nuit, toute seule?
--Peur! de quoi?
--Que sais-je? De la religieuse qui est morte hier, et qu'on a mise ce matin dans les caveaux. Pauvre soeur Dorothée! si jolie, et s'en aller à vingt ans! quel dommage!
--Quelle était donc sa maladie, Périlla?
--L'amour, mon enfant, l'amour! Elle avait une passion qui l'a consumée. Hélas! je ne devrais pas vous dire cela!
--Pourquoi donc? dit Léonor étonnée.
--Pourquoi! pourquoi! Suffit. Chacun sait ce qu'il sait; chacun a ses secrets. Je ne vous demande pas les vôtres.»
Léonor rougit beaucoup; l'excellente Périlla feignit de ne s'en point apercevoir. «Allons, continua-t-elle en trottant dans la chambre, et apportant les objets à mesure qu'elle les nommait, voici toutes vos petites affaires: la cuiller, la soucoupe, le sucrier, la fiole... Vous aurez soin de secouer la fiole avant de verser. Nos cellules se touchent; nos lits ne sont séparés que par une cloison; si vous avez besoin de moi, vous frapperez: j'ai le sommeil très-léger. Bonne nuit, chère enfant, et bon courage.» Et elle ajouta en embrassant Léonor et en baissant la voix: «Ne faites pas comme soeur Dorothée, vous, ne vous laissez pas mourir!
--Comment! s'écria Léonor, vous emportez la lumière?
--Sans doute.
--Et comment prendrai-je ma potion sans voir clair?
--Ah! oui; je n'y songeais pas.
--Et puis... je vous avoue que, dans l'obscurité, je pourrais bien avoir peur de la morte. Faites-moi une lampe de nuit.
--Et où prendre de l'huile, une mèche? Si j'en vais demander en bas, cela sera suspect. Non, tout considéré, je vois qu'il faut que je reste. Pour une nuit de plus ou de moins, il ne faut pas manquer à son devoir.
--Vous pourriez, dit timidement Léonor, me laisser la lampe; vous n'en avez pas besoin pour vous mettre au lit.»
Périlla réfléchit un instant: «Écoutez, dit-elle, je descends dire mes prières à la chapelle; pendant ce temps, gardez la lampe: dans un quart d'heure je viendrai la prendre.
--Je n'ai rien à lire en cachette, répondit Léonor, qui devinait la pensée de la complaisante tourière. Je voudrais que ma cellule restât éclairée la nuit, voilà tout.
--Et si vous alliez vous endormir et mettre le feu?
--Je sens que je ne dormirai pas. Je voudrais, pour chasser l'ennui de l'insomnie, lire dans la Vie des Saints que vous m'avez prêtée. Périlla, chère Périlla, laissez-moi la lampe, je vous en prie!
--Belle imagination! lire, vous appliquer, pour ramener la fièvre! Non, tenez, faisons mieux: vous aurez la lampe et la garde-malade; je vous donnerai à boire; nous lirons, nous causerons; je vous conterai des histoires, et la nuit se passera tout doucement, vous verrez.
--Et moi, je ne veux pas que cela soit ainsi, dit Léonor en se dépitant: je veux que vous dormiez; je veux que vous me laissiez la lampe, je le veux!
--Allons, allons, mon cher coeur! et si vous voulez être raisonnable, savez-vous ce que je vous donnerai? un joli petit canari, de ceux de soeur Saint-Ange!
--Eh bien, allez me le chercher.
--Oh! patience, enfant gâté. Il faut qu'il soit éclos; la serine est encore sur ses oeufs.
--Et, à mon tour, savez-vous ce que je vous donnerai, et tout de suite, si vous voulez me faire le plaisir que je vous demande? la grande boîte de confitures sèches que mon oncle m'a envovée hier.
--Ah! pour cela, non, mon cher coeur. Je ne voudrais pas vous priver de vos confitures. Votre saint oncle entend que vous les mangiez pendant votre convalescence.
--Je déteste les confitures. Je vous assure que je n'y toucherai pas, et que, si vous ne les voulez prendre, elles seront perdues.
--Perdues! mon cher coeur, perdues! Jésus! perdre de si bonnes choses, et qui auront coûté si cher!»
Ici la voix du jardinier se fit entendre de nouveau:
Marinero del onda,
Ayole!
Périlla courut à la fenêtre: «Mais, Sanche, taisez-vous donc, si vous ne voulez être chassé demain du couvent.» Et elle murmurait en refermant la fenêtre: «C'est extraordinaire le goût de ce garçon pour la musique! Enfin, mon cher coeur, il faut céder à toutes vos volontés. Je vous laisse la lampe. Ne l'approchez pas tant de votre lit, que vous n'enflammiez les rideaux Voilà votre volume de la Vie des Saints, ne lisez pas trop, si vous m'en croyez. Attendez, que je relève vos oreillers, que je reborde votre couverture. Là... êtes-vous bien? Ne manquez pas de frapper à la cloison dès qu'il vous faudra quelque chose. Bonsoir, mon cher coeur; je dors tout debout.
--Et la boîte, que vous oubliez.
--Demain, demain!» cria la tourière en bâillant et en refermant la porte. Léonor l'entendit entrer dans sa cellule et se coucher.
Elle sauta lestement à bas de son lit, courut à un grand coffre placé dans un coin de la cellule, et en tira un costume de ville qu'elle revêtit à la hâte. C'étaient les habits qu'elle portait le jour de son entrée au couvent. Sa toilette terminée, elle s'assit près de la table et se mit à tourner les feuillets de la Vie des Saints avec distraction et impatience, comme une personne préoccupée d'un tout autre soin que la lecture. De temps en temps elle s'arrêtait pour écouter, et, n'entendant rien, elle se remettait à tourner les pages du livre Une cloche sonna, et le vaste silence des corridors fut troublé par le bruit de quelques portes qui s'ouvraient et se fermaient. Les voilà qui descendent à Matines, pensa Léonor. Un quart d'heure après, elle distingua contre sa porte le frôlement léger et discret d'une main qui paraissait chercher le loquet avec précaution. Un homme entra; il était nu-pieds, vieux, mal vêtu, et ployait sous le poids d'un fardeau considérable enfermé dans un long drap blanc, qui, de ses épaules, traînait jusqu'à terre. C'était le jardinier du couvent. Il déposa son fardeau sur le lit, et dit si bas qu'à peine Léonor pouvait saisir ses paroles: «Voilà, mademoiselle, le corps de soeur Dorothée; aidez-moi, s'il vous plaît. Don Christoval vous attend au jardin. Dépêchons nous.»
Léonor tremblait, mais le vieillard conservait tout son sang-froid. La religieuse défunte, enveloppée dans son suaire, fut arrangée sur le lit de la novice. «Qui la reconnaîtrait, à la voir ainsi, soupirait José; elle était si charmante! Voilà pourtant comme vous deviendrez, mademoiselle!... Faut-il lui laisser les mains jointes et liées de son chapelet?» Léonor lui fit signe de ne rien déranger à la toilette sépulcrale de Dorothée; puis, se ravisant: «Donnez-moi son chapelet, dit-elle; il me portera bonheur!» José défit le chapelet entortillé dans les doigts de la morte; mais en achevant de le dégager, un des bras qu'il tenait levés s'échappa et alla retomber contre la cloison. Aussitôt la voix de Périlla se fit entendre: «Vous avez frappé, Léonor? avez-vous besoin de moi? J'y vais.» Léonor surmonta sa terrible angoisse et répondit: «Qu'avez-vous, Périlla? pourquoi m'éveillez-vous?--Mais c'est vous, mon cher coeur, qui avez frappé.--C'est donc en rêvant. Je suis très-bien; laissez-moi me rendormir.»
La tourière garda le silence. Le secours de José n'était plus nécessaire, il s'évada. Léonor, à genoux, la figure cachée sur le bord de la couchette, les mains jointes par-dessus la tête, commença à prier avec ferveur pour le repos de l'âme de Dorothée, pour elle-même et pous implorer le pardon de Dieu. La prière ramena un peu de calme dans son coeur. Lorsqu'elle releva la tête, il lui parut que celle de la trépassée avait changé de position. Le cadavre avait été couché sur le dos; maintenant la tête de Dorothée était inclinée du côté de Léonor, et cette face pâle semblait la regarder de ses yeux éteints, à travers ses paupières mal fermées par la mort. Léonor immobile et prosternée la considérait avec stupeur. A la clarté de cette lampe fumeuse, les traits de la nonne défunte prenaient tour à tour une expression de tristesse sévère et de douloureuse compassion. De cette bouche entr'ouverte, de ces lèvres décolorées, Léonor s'imaginait entendre sortir des reproches et des avertissements: Oseras-tu bien consommer ton crime et le porter jusqu'au sacrilège, toi, la nièce et presque la fille d'un prélat renommé pour sa sainteté; toi, à demi consacrée au Seigneur? Arrête, il en est temps encore! ne te rends pas un sujet de scandale pour l'Église; pour ta famille, un sujet de honte et de désespoir. Mieux vaut à mon exemple, mourir de ton amour et conquérir la vie éternelle, que, succombant à une passion terrestre, perdre ton honneur en ce monde et ton âme dans l'autre.
Ainsi, durant cette veillée funèbre, le cadavre de Dorothée parlait à l'imagination de Léonor.
Mais une autre voix lui soufflait à l'oreille: Il est trop tard pour réfléchir; tu es trop avancée pour reculer. Puisque de toute façon ton honneur est perdu, sache, au moins saisir le bonheur. A qui est heureux, qu'importe le reste de l'univers?
Et l'on chanta dans le jardin:
Marinero del onda,
A cette voix, Léonor se leva résolument, prit la lampe sur la table, et mit le feu à un coin du linceul qui pendait hors du lit Elle regarda la flamme bleuir, s'emparer de l'aliment qui lui était offert avec une sorte d'incertitude et de timidité; puis, plus hardie, s'avancer éclatante et prendre enfin possession de sa proie. Léonor, épouvantée d'elle-même et de son forfait, s'élança dans le corridor, descendit en courant l'escalier sans bien avoir la conscience de ce qu'elle faisait, et se précipita dans le jardin. Elle tomba presque évanouie dans les bras de don Christoval. Il l'entraîna vers une petite porte donnant sur la campagne, dont le jardinier s'était procuré la clef. Là, ils trouvèrent un cheval attaché à un arbre; Don Christoval le monta; José plaça devant lui Léonor plus morte que vive, et une minute après ils avaient disparu dans l'obscurité de la nuit.
José rentra dans le couvent pour donner l'alarme.
Don Sébastien, l'ami d'enfance et le confident de don Christoval, habitait avec sa famille un vieux castel situé dans une des gorges de la Montagne Noire. C'est là que don Christoval avait préparé un asile à Léonor et comptait la tenir cachée jusqu'à ce qu'il eût fléchi le courroux de l'archevêque et l'eut fait consentir au mariage de sa nièce. Tout était disposé chez don Sébastien pour recevoir les amants fugitifs: maîtres et domestiques, tout le monde resta sur pied; mais ce fut en vain. La nuit s'ecoula et l'aurore parut sans apporter aucune nouvelle de Christoval et de Léonor. D'abord on s'inquiéta, puis on supposa que quelque circonstance imprévue avait forcé d'ajourner l'entreprise.
La vérité était que, dans les ténèbres de cette nuit épaisse et orageuse, don Christoval s'était trompé de route et s'était engagé dans un autre défilé de la montagne. Il galopa longtemps sans reconnaître son erreur, et quand il s'en aperçut, il n'était plus possible d'y remédier. Au point du jour, ils trouvèrent quelques misérables cabanes de chevriers; Léonor y dormit quelques heures et répara ses forces épuisées par la fatigue et le besoin de nourriture. Don Christoval s'étant informé quelle était la ville ou bourgade la plus voisine, on lui répondit que c'était la colonie de Carlota, éloignée seulement de quelques lieues. Les deux amants, afin d'éviter la grande chaleur, se décidèrent à passer une partie de la journée chez leurs rustiques hôtes dont la franchise et la simplicité leur plaisaient infiniment. Le fils aîné de ces bonnes gens avait une très-jolie voix; le temps se passa agréablement à chanter et à causer. Vers les quatre heures, les voyageurs se remirent en route, bien reposés, munis de provisions telles que les chevriers les avaient pu fournir, et non sans un vif regret de quitter sitôt leurs nouveaux amis.
Ils cheminaient dans le fond d'une gorge très-resserrée, suivant un sentier si peu battu, que la plupart du temps il s'effaçait sous l'herbe et la bruyère. De grands arbres séculaires se courbaient sur leurs têtes et les protégeaient contre le soleil; à chaque instant ils pouvaient se rafraîchir dans des cours d'eau limpide et torrentueuse qui descendaient du sommet de la montagne, et ils respiraient avec délices l'air chargé d'odeurs aromatiques, surtout de celle des genêts, qui de toutes parts éblouissaient la vue, comme des bouquets d'or étages sur de longues tiges d'émeraude.
Ils devisaient de leur amour, de l'espoir de fléchir l'oncle archevêque et de la crainte de n'y point réussir. En ce cas, Léonor voulait venir demeurer dans cette vallée perdue, auprès des bons chevriers; se réfugier du monde dans la nature. Don Christoval souriait et s'accordait complaisamment à son idée, en homme chez qui la poésie de la jeunesse commence déjà à se retirer devant les réalités de l'expérience. Ensuite Léonor songeait à l'incendie du couvent et aux malheurs qui en seraient résultés; elle pleurait et se frappait la poitrine. Don Christoval avait bien de la peine à la consoler, en lui remontrant que le jardinier avait dû empêcher facilement les suites du feu. Les nonnes en auraient été quittes pour un peu d'effroi et la perte de quelques meubles sans valeur.
Tout à coup la vallée s'ouvrit et déboucha sur une grande pelouse unie, mais si grande, qu'à l'horizon l'oeil ne découvrait aucun autre objet. Il est vrai que c'était à la brune; les étoiles commençaient à scintiller au ciel. Ils firent halte au bord de cette plaine, et à force de regarder, ils virent s'allumer dans l'éloignement et rayonner plusieurs points lumineux. Rien n'est plus doux que ces lueurs qui se lèvent dans le crépuscule, comme un phare intelligent, qui invite de loin le voyageur annuité et le remet dans son chemin. La nature, qui, pendant le jour, attire l'homme dans ses solitudes, semble, la nuit, supporter sa présence avec peine et le renvoyer dans la société des autres hommes; elle n'accueille volontiers que les malheureux.
Christoval et Léonor se persuadèrent qu'ils voyaient les lumières de Carlota. Ils se dirigèrent de ce côté, à pied, Christoval menant son cheval par la bride, pour goûter plus longtemps les charmes d'une belle soirée d'été. Mais, au bout d'une demi heure de marche, ils ne trouvèrent qu'une grande maison isolée au milieu de cette plaine. C'était un bâtiment de pierre, à un seul étage; les fenêtres, assez élevées au-dessus du sol, étaient toutes grillées, comme celles d'une forteresse ou d'une prison. Quelques unes étaient éclairées, mais des rideaux de soie rouge arrêtaient la vue. Don Christoval tira une chaîne qui pendait à droite de la porte cochère; une cloche retentit, et bientôt après un guichet s'ouvrit dans l'épaisseur de la porte. «Qui êtes-vous? Que voulez-vous? demanda une voix d'homme passablement brusque et rébarbative.--Des voyageurs égares, et nous, demandons l'hospitalité pour cette nuit.--Passez votre chemin, dit l'homme; vous serez mieux à la belle étoile.» Et il referma soudain le guichet.
Don Christoval irrité ne put s'empêcher de frapper quelques coups contre cette porte impitoyable; tout ce qu'il y gagna fut de se meurtrir les main contre les énormes clous dont elle était parsemée. Il fit avec Léonor le tour de ce logis, pour voir s'il serait accessible de quelque côté; il n'y découvrit point d'autre issue, et, ayant voulu s'approcher des fenêtres, il se trouva qu'un fossé assez profond régnait au pied du mur et enserrait la maison, sauf devant la grand'porte. Tandis que, incertains du parti qu'ils prendraient, ils considéraient attentivement une de ces croisées flamboyantes dans l'obscurité, ils entendirent les sons d'un luth; on joua la ritournelle d'un air à trois temps, et une voix de fémine, qui semblait partir de ce salon, chanta avec un goût exquis:
Marinero del onda,
Ayole!
En un arrojo
Hecha te al golfo,
Que tu dicha consiste
En un arrojo.
F. G.
(La suite à une prochaine livraison.)
Plusieurs souverains font de l'horticulture leur délassement habituel: le roi de Bavière et le roi de Belgique sont d'habiles horticulteurs. Le roi de Prusse, au moment où nous écrivons, dépense trois millions de notre monnaie, pris sur sa fortune personnelle, pour faire aux habitants de Berlin la galanterie d'une serre monstre, destinée à leur servir de promenade d'hiver. De savants botanistes, réunis avec de célèbres praticiens convoqués à cet effet de toutes les parties de l'Allemagne, forment à Berlin un congrès qui délibère sur la manière de dépenser ces trois millions le plus judicieusement possible.
En France, la plus attrayante des subdivisions de l'horticulture, la floriculture, obtient une préférence marquée. Nous n'avons pas, comme l'aristocratie anglaise et allemande, d'immenses terres à perdre en jardins paysagers; bien des parcs, jusqu'aux portes de Paris, ont été convertis en champs de pommes de terre ou de betteraves: nous avons vu Tivoli disparaître; le parc de Monceaux ou Monseaux, l'un des mieux dessinés de France, envahi par les constructions, ne sera bientôt plus qu'un souvenir; peu à peu il en sera de même à peu près partout. Mais, à quelque degré de morcellement que doive descendre la propriété, l'amateur de fleurs, doué seulement d'un peu d'aisance, trouvera toujours bien assez d'espace pour y asseoir son parterre et son accessoire indispensable, la serre ou l'orangerie.
Dans les villes, le citadin le plus étranger à la vie champêtre, le plus complètement ignorant en horticulture, aime à s'entourer de fleurs; une jardinière élégante, garnie de fleurs en tout temps, fait partie obligée d'un meuble de salon. Sur tous les points de la France, les sociétés d'horticulture étendent leur influence, les anciennes s'étendent, les nouvelles se multiplient: celles de Lille, Strasbourg, Rouen, Nantes, Angers, Orléans, n'ont rien à envier aux plus célèbres réunions du même genre en Angleterre, si ce n'est les fonds énormes dont celles-ci disposent, et qui font défaut trop souvent au zèle et au talent des horticulteurs français.
Le goût pour les plantes de collection, qui parfois devient une passion véritable, a passé de Belgique en Hollande et de Hollande en Angleterre, d'où il nous est revenu. Les plantes de collection sont celles dont un seul genre, souvent même une seule espèce, donnent naissance à des centaines de fleurs toutes distinctes les unes des autres. Telles sont, parmi les plantes bulbeuses, les tulipes, les jacinthes, les crocus, les amaryllis; parmi les plantes à racines tuberculeuses, les renoncules, les anémones, les pivoines, les dahlias; parmi les plantes de serre tempérée, les camélias, les pélargoniums, les mézembrianthemes, les cactus; parmi les arbustes, les rosiers, les azalées, les rhododendrums.
Tous les ans, des voyageurs botanistes vont, aux frais des amateurs opulents et des principales maisons commerciales d'horticulture, explorer, au péril de leur vie, les parties les plus impénétrables des forêts des deux mondes, pour grossir le catalogue des plantes connues, pour conquérir à l'horticulture quelques nouvelles fleurs. Les graines que ces voyageurs envoient en Europe donnent lieu quelquefois à de précieuses acquisitions. Nous devons, à ce sujet, une mention particulière à deux végétaux récemment introduits en Europe, et qui tous deux fixent en ce moment, à divers titres, l'attention du monde horticole; l'un se nomme Paulownia imperialis, l'autre Daubentonia-Tripetiana; ils semblent destinés l'un et l'autre à devenir aussi vulgaires dans nos bosquets que nos arbres d'ornement les plus répandus; ils supportent aisément les hivers ordinaires sous le climat de Paris. Donnons une idée de leur importance relative.
Le Paulownia imperialis, nommé kiri dans la langue du Japon, son pays natal, offre sur la plupart de nos arbres d'ornement l'avantage de réunir à un feuillage large, épais, et du plus beau vert, une fleur à la fois gracieuse et parfumée. Sous le rapport du feuillage, rien de ce que nous possédions avant lui ne peut supporter la comparaison avec le Paulownia; ses feuilles sont plus larges, d'un vert plus vif que celles même du Biguonia catalpa, celui de tous les arbres antérieurement connus qui offre avec le Paulownia le plus d'analogie. Comme tous les arbres de récente introduction, le Paulownia est et sera probablement longtemps encore épargné par les insectes d'Europe, qui ne sont point habitués à vivre à ses dépens, circonstance qui n'est pas sans importance, puisqu'elle garantit l'intégrité de son feuillage et par conséquent de son ombrage.
(Paulownia imperialis)
La fleur du Paulownia, disposée à peu près comme celle du marronnier d'Inde, mais en thyrse moins serré et moins régulier, ressemble beaucoup à celle de la digitale pourprée; sa couleur, un peu indécise, se rapproche plus du bleu que du violet; son odeur, sans être assez forte pour entêter, est douce et des plus agréables; l'effet des thyrses de fleurs s'élevant au-dessus des masses de feuillage est aussi gracieux que pittoresque. Le Paulownia tiendra donc dans nos bosquets une place très distinguée; il n'y sera pas plus difficile à naturaliser que ne le fut dans le dernier siècle le Catalpa, apporté des forêts d'Amérique.
En attendant que le Paulownia donne des graines mûres pour servir à la propagation, le moindre tronçon de sa racine, mis en terre de bruyère, et traité dans la serre à boutures avec des soins intelligents, donne une multitude de bourgeons, dont chacun peut être détaché et devenir un arbre. Sa croissance est d'une rapidité qui tient du prodige. L'expérience n'a pas encore appris à quelle hauteur il s'arrêtera sous le climat de l'Europe; au Japon, c'est un arbre de treize à quatorze mètres d'élévation.
Le nom de M. Neumann restera lié en France à l'histoire de l'introduction du Paulownia imperialis parmi les arbres qui décorent nos bosquets; c'est aux travaux de cet habile horticulteur qu'on doit la vulgarisation des procédés de culture et de propagation de cet arbre magnifique.
Le Daubentonia-Tripetiana, obtenu de graine, pour la première fois en Europe, par M. Tripet-Leblanc, est sur les bords de la Plata, son pays natal, un arbre de cinq à six mètres de hauteur. A Paris, il parait ne pas devoir dépasser les dimensions d'un grand arbuste. Sa fleur, d'un beau rouge, est disposée en grappes pendantes, comme celles du Robinier ou du Cytise; son feuillage offre beaucoup d'analogie avec celui du Robinier. Depuis bien longtemps nos parterres et nos bosquets, où la place du Daubentonia-Tripetiana est désormais marquée, n'avaient fait aucune acquisition aussi remarquable. Ajoutons que M. Tripet-Leblanc a voulu que ce fût une acquisition toute française, et qu'il a refusé même, aux dépens de ses intérêts d'argent, les offres les plus brillantes pour céder aux spéculateurs anglais cet arbuste encore inconnu, qui ne nous serait revenu qu'au poids de l'or.
Revenons aux plantes de collection. Un volume ne suffirait pas à donner seulement une idée sommaire des innombrables variétés de forme et de couleur qu'elles peuvent offrir. Bornons-nous à rappeler, à ce sujet, un fait, le plus curieux peut-être qui se soit jamais produit en horticulture, un de ces faits qui ouvrent aux espérances de l'amateur des chances illimitées, nous voulons parler de l'hybridation. M. Knight, l'un des plus illustres promoteurs de l'horticulture dans la Grande Bretagne, a reconnu, en se livrant à des expériences de physiologie végétale, qu'à l'exemple des races d'animaux, les races végétales, particulièrement celles dont les fleurs réunissent les organes des deux sexes, peuvent, en se croisant, se modifier pour ainsi dire à l'infini.
(Uncidium papilio.)
Poursuivant avec persévérance les conséquences et les applications de ce principe, devenu bientôt fécond entre les mains des horticulteurs de tous les pays, M. Knight réalisa des merveilles que nous voyons chaque jour se multiplier sous nos yeux. Ainsi, les Dahlias à fleurs parfaites, formées de cornets tous d'égales dimensions dans chaque rangée concentrique, disposés avec une irréprochable symétrie; les Pélargoniums aux mille broderies éclatantes; les calcéolaires, dont les corolles semblent nuancées au pinceau; les Camélias si supérieurs de nos jours à leur type primitif à fleur simple, tous ces végétaux et des milliers d'autres sont des produits de l'hybridation, du croisement des races végétales. De récents perfectionnements viennent d'être apportés à l'art d'obtenir des croisements hybrides; il est impossible de prévoir où ces hybridations doivent s'arrêter. Déjà, pour plusieurs fleurs de collection, pour les Dahlias, par exemple, les variétés récemment acquises l'emportent tellement sur les premières, que celles-ci sont successivement reformées, et cessent de figurer dans les collections. Il en est de même d'un grand nombre de rosiers; s'ils devaient tous être maintenus, après les avoir comptés par centaines, il faudrait les compter par milliers.
Il nous reste à parler des Orchidées, qui tiennent en ce moment le premier rang parmi les plantes de collection.
Pour forcer les Orchidées à vivre et à fleurir dans la serre, il faut leur y créer des conditions analogues de climat et de température, et ce n'est pas toujours chose facile. Une serre pleine d'Orchidées en bon état de végétation est le chef-d'oeuvre dont l'horticulteur praticien a le droit d'être le plus fier.
On renonce généralement aujourd'hui à cultiver les Orchidées dans la terre, où elles ne peuvent que languir; on les assujettit simplement sur des troncs d'arbres morts, auxquels elles s'accrochent par de nombreuses racines; puis elles poussent des feuilles, les unes souples, les autres charnues, aux formes et aux teintes les plus bizarres; c'est par ces feuilles qu'elles puisent leur nourriture dans un air excessivement chaud et humide.
Les Dendrobiums les Uncidiums et les Stanhopeas, sont les plus en faveur des Orchidées au moment où nous écrivons; nous avons figuré la fleur remarquable d'un des plus beaux Uncidiums connus, l'Uncidium Papilio; ses couleurs rouge-cramoisi, brun-noir et jaune-paille, vivement tranchées, sont d'un éclat éblouissant.
Quel est ce rayonnant mortel à la chevelure ondoyante, à la cravate merveilleuse, au gilet fastueux, à la taille de guêpe, aux bottes artistement glacées d'un encaustique irréprochable, qui arpente d'un air vainqueur, la canne à pomme d'or en main, le bitume de nos boulevards?--Eh quoi! vous ne le connaissez pas. C'est le vicomte Roger de Cancale, un de nos dandys les plus lancés, un homme que l'on voit partout, un type d'élégance, un lion, puisqu'il faut l'appeler par son nom. A l'aspect de ce brillant personnage, on se demande si c'est un secrétaire d'ambassade, un jeune membre de la chambre haute, une moitié d'agent de change ou un courtier industriel. Les gens même qui le voient habituellement partagent cette incertitude: sa position sociale est un profond mystère, et nul ne pourrait dire au juste sous quelle latitude parisienne est retiré son domicile. Ce sont là deux points délicats sur lesquels maint questionneur indiscret a parfois cherché à le sonder: mais toujours le noble vicomte a pris soin d'éluder ce chapitre qui ne semble pas éveiller en lui des sensations fort agréables. Sans doute ces demandes déplacées lui rappellent quelque fâcheux souvenir, quelque douloureux secret de famille, qu'il voudrait à jamais bannir de sa mémoire. Tout ce qu'on a pu savoir de lui, à ses moments d'expansion, et par phrases incidentes négligemment jetées dans la conversation, c'est qu'il possède une immense terre dont le revenu suffit, et au-delà, à sa fastueuse existence.
L'emplacement de cette terre, sous les verts ombrages de laquelle nul ne s'est jamais reposé, n'est pas non plus très nettement déterminé par le vicomte. Parfois il lui est arrivé de dire qu'elle était située en Normandie; mais à d'autres il a confessé qu'il possède dans le midi de la France un antique et vaste manoir. D'autres enfin jurent leurs grands dieux qu'il les a engagés maintes fois à venir lui rendre visite dans ses métairies de Beauce. Est-ce distraction? Est-ce oubli? Ou bien ne serait-il pas plus naturel de croire que le noble vicomte est à la fois seigneur châtelain en Beauce, en Normandie et en Provence? Cette dernière interprétation semble en effet la plus plausible; car au train qu'il mène, un tel homme doit être au moins millionnaire. Jeune, beau, noble, riche, élégant, répandu, cet heureux mortel offre donc dans sa personne le résumé de toutes les félicités terrestres. La seconde des Parques ne lui ouvre que des jours filés d'or et de soie. Emportée au courant tumultueux de toutes les voluptés humaines, sa vie n'est qu'une longue ivresse, un perpétuel enchantement. Il doit être l'arbitre de la mode, l'âme du grand monde parisien, le désespoir des autres beaux et la coqueluche des belles. Quelle destinée digne d'envie! Quelle magnifique existence! O fortuné Cancale! O trop heureux vicomte! O ter quarerque beatus!...
Voilà ce qu'il vous parait être, ô flâneurs ingénus, ô modestes passants qui, vous croisant avec ce superbe dandy, vous retournez pour l'admirer et le suivre d'un oeil d'envie. Apprenez maintenant qui il est.
Et d'abord, le fringant héritier du Cancale n'est pas plus vicomte que vous et moi, bien qu'en disent les fastueuses cartes-porcelaine et son cachet armorié. Sa vicomté est chimérique; son de même est de pur agrément, et quant au beau, nom de Cancale, c'est tout simplement celui du célèbre rocher près duquel il a vu le jour et dont il a cru devoir faire suivre l'appellation patronymique de ses ancêtres, marchands de marée de leur métier. Or, si jadis nous avons eu des gentilshommes verriers, il n'est pas à notre connaissance que jamais il ait existé des gentilshommes pêcheurs d'huîtres. Continuons cependant de l'appeler vicomte, puisque aussi bien nous l'avons introduit dans ce titre dont il s'est emparé et qui dès lors lui appartient, sinon par droit de naissance, tout au moins par droit de conquête.
Le vicomte donc est employé dans une petite administration parisienne, aux modiques appointements de 1,200 fr. par an. Cette place, qui consiste à tenir des registres, est juste à la hauteur de sa capacité et représente à elle toute seule les nombreuses terres ou métairies qui sont censées fournir au luxe de notre jeune gentleman.
Dévoré au sein de sa profonde obscurité par l'incurable manie de briller, et ne se sentant pas la force de volonté ni d'intelligence nécessaire pour s'élancer hors de sa sphère infime et forcer les regards de la foule, notre homme a pris un grand parti: il s'est voué corps et âme à la satisfaction de sa puérile vanité. Il a retourné le proverbe et s'est dit: «L'habit fait le moine. Être n'est rien, paraître est tout.» Dès lors il a tendu toutes ses minces facultés vers ce grand but: Paraître.
Mais, me direz-vous, comment faire pour briller avec 1,200 fr., un peu moins que ce qu'avec de l'ordre il faut pour ne pas mourir de faim? Notre vicomte va vous l'apprendre.
Insinuant, souple, obséquieux, possédant le jargon du monde, doué d'un aplomb imperturbable, Cancale a su s'introduire dans plusieurs grandes maisons de Paris. Il y a réussi avec d'autant moins de peine que, dans l'état actuel de notre société, les salons, sauf quelques bien rares exceptions, sont littéralement ouverts à tous venants. Là, il n'a pas tardé à faire la connaissance de quelques jeunes gens riches et titrés dont il s'est fait le complaisant, et qui, en récompense, l'ont admis auprès d'eux dans une sorte d'intimité, assez semblable à celle qui existe entre le caniche et le maître. Mais il est de bonne composition sur tous les petits échecs d'amour-propre qu'il lui faut souvent essuyer pour en arriver à ses fins, et se plie merveilleusement au précepte de l'Évangile; il s'abaisse pour être élevé. A l'aide de ce patronage, il achève de se lancer et d'en imposer au vulgaire. Peu lui importe d'être considéré et traité par ses nobles amis comme un être sans conséquence, une façon d'homme de compagnie. Être n'est rien, paraître est tout: il est fidèle à sa devise.
D'ailleurs ses relations aristocratiques lui valent plus d'un revenant-bon. Il leur doit d'être admis à des parties de plaisir dont l'état piteux de sa bourse devait naturellement l'exclure. Il trouve de temps en temps place dans quelques loges, et fait communément une ou deux fois par mois une promenade au bois de Boulogne, monté sur un cheval d'emprunt. C'est dans ces bienheureuses occasions qu'il triomphe et que son visage rayonnant, tout bouffi de rose et d'arrogance, semble dire à la foule ébahie: «Regardez-moi; je suis le vicomte de Cancale, l'homme le plus brillant de Paris!»
Un privilège encore plus précieux que tous ceux-là et qu'il doit également à ses relations, consiste dans les nombreuses invitations à dîner qui embellissent son existence. En un mot, plante parasite dans toute l'acception du terme, il se fait supporter à cause de son feuillage verdoyant.
Les jours où il n'est pas invité à dîner, il s'achemine, couvert de sa peau de lion, vers quelqu'une de ces ruelles désertes voisines du Palais-Royal, et là il se glisse, entre chien et loup, dans une guinguette souterraine où, à raison de dix-huit sous, il savoure trois plats au choix, un potage, le dessert et la demi-bouteille de vin. Après avoir achevé ce repas clandestin, il court au boulevard de Gand, s'installer, le cure-dents aux lèvres, sur le perron du café de Paris, qu'il feint ensuite de descendre en chancelant légèrement, comme un homme qui s'est ingurgité un peu trop d'ai et de bourgogne. Cependant les passants se disent, en contemplant sa démarche un peu titubante: «Voilà un de ces heureux du jour, un de ces hommes qui passent leur vie dans de scandaleuses orgies, qui consomment à leur diner la substance de vingt familles! Avec les miettes de sa table, que de pauvres on nourrirait!»
Le vicomte s'aperçoit de l'effet qu'il produit et ne contribue pas peu à l'accroître en saluant avec un empressement affecté tous les équipages qui passent. Il entre ensuite au débit de tabac et achète avec grand fracas un cigare de 15 centimes, qu'il paie en tirant de sa poche, parmi nombre de gros et de petits sous, une unique pièce d'or qu'il tourne et retourne entre ses doigts de manière à la bien montrer aux gobe-mouches qui l'entourent: telle est l'unique destination de cette pièce inaliénable. Plutôt que d'y toucher, il se résignerait aux plus dures privations; elle fait partie de son costume, ni plus ni moins que son épingle, sa cravate, ses bottes vernies et sa chaîne d'or de chrysocale.
Arrive la sortie de l'Opéra, ou celle des Italiens. Le vicomte court se poster sous le péristyle du théâtre, pour faire croire qu'il vient d'assister au spectacle, et se promène de long en large comme un homme qui attend ses gens. A l'en croire, il ne manque pas une seule représentation de quelque importance aux théâtres lyriques ni ailleurs. Cette prétention l'expose parfois à de rudes mystifications. Dernièrement il arrive, entre onze heures et minuit, dans une nombreuse réunion.
--Comme vous venez tard! lui dit obligeamment la maîtresse de la maison.
--Je sors des Bouffons, répondit-il en se dandinant avec une grâce nonchalante.
--La Grisi a-t-elle été belle?
--Adorable!
--Et Lablache?
--Admirable!
--Et Mario?
--Délectable!
--Je crois que vous avez été content?
--Dites enthousiasmé, ému, galvanisé. Quelle soirée délicieuse!
Comme il en était là, arrive un véritable habitué du Théâtre-Italien, qui annonce que la représentation annoncée a été remise pour cause d'indisposition.
Il va sans dire que le vicomte fréquente assidûment les courses de chevaux, où il étonne tous ses voisins par ses connaissances profondes en matière de turf et de sport. Il se faufile parmi les membres du jockey-club et parie six cents louis sur la tête de Tandem contre Arabella ou Farguhar. Il perd ou gagne sans sourciller, et a de bonnes raisons pour cela. La perte ne l'appauvrira pas plus que le gain ne l'enrichira; le tenant est un sien compère, autre lion de même acabit et de même crinière, qui le soir lui jouera mille louis, s'il est besoin, en une partie d'écarté. C'est ainsi qu'à peu de frais le vicomte joint le renom de grand et magnifique joueur à celui de viveur prodigue, de merveilleux par excellence et de gastronome distingué.
Parlerons-nous de son costume? Cette seule partie de sa monographie comporterait un long poème. Les ressources de Quinola et de Jonathas réunies n'approchent pas de celles que le vicomte déploie en ce qui touche cette portion si essentielle de son être. Il a pour tailleur un portier qui lui fait des habits d'Human à raison de 60 fr. pièce, et des pantalons de Roolf, sur le pied de 18 fr. l'un. Il prend les bottes de Sakoski chez un cordonnier en vieux qui fait le neuf par occasion, et ses gants de Boivin chez la mercière. Ainsi du reste. Il sait au juste dans quel quartier, dans quelle rue, dans quelle boutique il trouvera des bretelles, une cravate, des manchettes, des faux-cols, à vingt pour cent de réduction. Il fera au besoin tout Paris pour réaliser sur chacun de ces articles importants une économie de 50 centimes. Nul mieux que lui n'est au courant de toutes les ventes au rabais et ne sait exploiter les bonnes occasions avec plus de sagacité et une plus rare prévoyance. C'est lui qui a inventé les faux-cols en papier et les plastrons de toile de Hollande adaptés à de grosses chemises d'un horrible madapolam. De quels soins minutieux il entoure chaque partie de son costume! Une mère ne veille pas sur son enfant au berceau avec une plus tendre anxiété, une plus inquiète sollicitude, que le vicomte sur le moindre accessoire de sa parure. Il ne marche jamais que les coudes; saillants et les bras détachés du corps, pour ne point user son habit par un frottement intempestif. A force d'égards, de ménagement, de coups de fer donnés à propos, il conduit à âge de Burgrave son chapeau de peluche à longues soies qui joue le castor à s'y méprendre, tout en lui conservant une certaine fraîcheur, un certain lustre décevant. Il brosse lui-même ses vêtements et vernit ses bottes pour plusieurs motifs, dont le premier est que, comme le héros de la chanson de Piis, il est à la fois sa femme de ménage, son domestique et son portier, ce qui ne l'empêche pas de déclamer sans cesse contre l'incurie de ses gens, en annonçant qu'au premier jour il prendra le violent parti de les mettre tous à la porte. C'est dire, à mots couverts, qu'il se voit menacé de coucher à la belle étoile.
Ce malheur pourra bien lui arriver en effet, pour peu que son propriétaire se lasse d'attendre les trois termes qui lui sont dus par le vicomte. C'est rue Jean-Pain-Mollet, ou Jean-Pain-Mollet-Street, comme il dit lui-même pour rehausser cette appellation triviale d'un léger parfum exotique, qu'est située la demeure grandiose de cet imposant personnage. A l'inspection de son logis, on ne lui reprochera certes pas d'être un lion de bas étage; car il habite un cabinet humide et noir sur le derrière, au cinquième au-dessus de l'entre-sol. On ne peut pas dire non plus qu'il soit logé en garni; car la mansarde ou tabatière où il a élu son domicile n'est pas même décorée des meubles délicats qui ornaient la Chartreuse de Gresset. On n'y voit pour tout ameublement qu'un lit de sangle recouvert d'une paillasse délabrée et d'un matelas qui a l'air d'avoir passé au laminoir, une chaise de cuisine qui réclame instamment le ministère du rempailleur, et une table boiteuse qui est à la fois buffet, console, guéridon, table de nuit, table de jeu, table à manger et secrétaire. A la place qu'occuperait la cheminée, s'il y en avait une, on voit un petit poêle en fonte, pur objet de luxe; car jamais personne n'a pu découvrir, et pour cause, de quel bois se chauffe le vicomte. Un miroir à barbe fêlé lui tient lieu d'armoire à glace. Sur le mur blanchi à la chaux on voit, pour toute panoplie, deux pipes de terre en sautoir.
C'est dans cet élégant boudoir que le vicomte vient chaque soir se reposer de son existence tumultueuse de la journée. Triste conclusion, bien digne de l'exorde! Là, comme Phoebus achevant sa diurne carrière, il dépouille ses brillants atours et se couvre d'une vieille souquenille, à moins qu'il ne préfère, attendu la saison, demeurer en bras de chemise. Qui reconnaîtrait dans ce pauvre hère, à l'aspect misérable, mélancoliquement assis près d'un grabat, le superbe, le triomphant, l'insolent dandy de la soirée? Souvent il grelotte, il a faim; car le dîner en ville a manqué ce jour-la, et il a consacré sa dernière pièce blanche à l'achat d'une paire de gants-paille. Alors il prend sa pipe, la bourre convulsivement et s'étourdit, en aspirant les fumées de l'âcre caporal, sur les misères de la vie. C'est là ce qu'il appelle «fumer le latakié dans un marghilé de cristal.» Cette opération terminée, il se couche et s'efforce de s'endormir, afin de dîner en se répétant, pour étouffer ses tiraillements d'estomac: qu'être n'est rien, paraître est tout, et qu'en somme tout n'est que vanité.
Ainsi vit et mourra cet homme, esclave et éternelle victime du plus sot de tous les amours-propres. Aussi stupide que frivole, il ne respire que pour autrui; il n'a qu'une seule idée en tête, celle d'égaler ses supérieurs et d'humilier ses égaux. Double type de crétinisme et de servile imitation, il est à la fois l'âne et le singe affublés de la peau du lion. On ne nous saura point mauvais gré, nous l'espérons, d'avoir montré l'oreille de l'un et la grotesque face de l'autre.
(Entrée extérieure du tunnel.)
Le samedi 25 mars 1843, le tunnel de la Tamise a été enfin livré au public. Bien que l'ouverture ne dût avoir lieu qu'à quatre heures de l'après-midi, une foule immense de curieux s'était rendue dès le matin sur les deux rives du fleuve, dans les environs du tunnel. A trois heures, toutes les personnes qui avaient reçu des lettres d'invitation pour assister à la cérémonie se trouvaient déjà rassemblées à Rotherhithe (rive droite du fleuve). On remarquait principalement le lord-maire, lord Dudley Stuart, sir Edward Codrington, sir Robert Inglis, M. Hume, M. Warburton, M. Roebuck, etc., etc., et sir Isamrard Brunel, qui a eu la gloire de commencer, de faire exécuter et d'achever cet admirable travail. Le soleil brillait dans un ciel sans nuages, chose rare à Londres! des drapeaux flottaient au haut des tours de l'église voisine, dont les cloches sonnaient à grandes volées; les fenêtres et les toits des maisons environnantes étaient garnis de spectateurs.
A peine l'horloge de l'église eut-elle sonné quatre heures, le cortège se mit en marche dans l'ordre suivant:
(Grand escalier descendant au
tunnel.)
Les musiciens;--le porte-étendard;--le commis de la compagnie;--le solicitor de la compagnie;--l'ingénieur de la compagnie;--l'inspecteur des travaux;--l'ingénieur en chef sir Isamrard Brunel;--sir Edward Codrington;--M. HAWES, président de la commission des directeurs;--le lord-maire;--Benjamin Hawes, Esq.;--lord Dudley Stuart; --les directeurs;--les trésoriers et les auditeurs;--les propriétaires;--les invités.
Ce cortège, composé de quatre mille personnes, présenta un étrange spectacle, lorsqu'il descendit aux sons d'une musique militaire, dans le vaste puits de 20 mètres de profondeur et de 50 mètres de circonférence qui conduit à l'entrée du tunnel. Il disparut peu à peu sous la voûte occidentale, parcourut dans le même ordre les 400 mètres qui séparent la rive droite de la rive gauche du fleuve, et, après avoir été accueilli à Wapping par une triple salve d'applaudissements, il revint à Rotherhithe, sous la voûte orientale. Une heure après, le tunnel était livré au public. Le prix du péage est un penny, soit 10 centimes.
Dix mille personnes passèrent d'une rive à l'autre, dans la soirée du samedi. Le dimanche, l'affluence fut si considérable, qu'avant midi les employés durent requérir l'assistance des agents de la police pour repousser la foule. Le nombre des individus qui avaient traversé le tunnel depuis six heures du matin jusqu'à six heures du soir, s'élevait, dit-on, à 50,000.
Le samedi soir il y eut un grand dîner à la taverne de Londres.--On porta, pendant ce long et splendide repas, un nombre infini de toasts, à la reine, au prince Albert, au duc de Wellington, à M. Brune!, au président, à la prospérité du tunnel, etc.--En Angleterre, tout finit non pas par des chansons, mais par des speeches (discours) et par des toasts.
(Extrémité inférieure de l'escalier.)
On s'occupait déjà, depuis plus de vingt années, de la construction d'un pont sous la Tamise, entre Rotherhithe et Limehouse, un mille au-dessous du tunnel actuel, lorsqu'en 1823, M. Brunel proposa un nouveau projet qui obtint l'approbation de tous les savants.--En 1824, une société se forma pour mettre ce projet à exécution, et l'année suivante les travaux commencèrent.
Ils furent d'abord poussés avec vigueur; mais plusieurs inondations forcèrent, à diverses reprises, les ouvriers à les suspendre. En 1828, le fonds social étant épuisé, on les abandonna entièrement, pour ne les reprendre qu'en 1835, époque à laquelle le gouvernement anglais se décida à faire les avances nécessaires à leur achèvement. La dernière inondation eut lieu le 6 mars 1838. Depuis ce jour jusqu'à l'ouverture du tunnel, aucun accident n'a interrompu les travaux.
Tel qu'il est aujourd'hui, le tunnel coûte déjà 600,000 liv. st. (15 millions de francs), et on calcule qu'il faudra encore dépenser 50,000 liv. st. (1.500.000 fr.) pour construire les deux rampes circulaires que devront descendre ou remonter les voitures qui traverseront le tunnel. Jusqu'à ce jour, et provisoirement, les piétons seuls peuvent profiter de cette merveilleuse voie de communication entre les deux rives de la Tamise.--Les équipages ne passent pas encore sous les vaisseaux.
Est-il nécessaire de rappeler aux lecteurs de l'Illustration que M. BRUNEL est un ingénieur FRANÇAIS?
(Vue des deux voûtes du tunnel.)
(Papa, laisse-moi regarder!--Tais-toi, je vois le noyau!
En force, Observatoire...)
Transeundo, poésies par EUGÈNE DE CHAMBURE. Paris, 1843, 1 vol. in-18 de 250 pages Ledoyen.
C'est en passant (transeundo), c'est à de longs intervalles, dans son adolescence et dans sa première jeunesse, que M. Eugène de Chambure a composé le recueil de poésies qu'il publie aujourd'hui quelques-unes des impressions les plus vives du voyageur, qui avant de continuer sa route, s'efforce d'apercevoir encore à travers les arbres, le seuil familier d'où il s'est élancé pour ne plus revenir Si seulement il pouvait éveiller ou prolonger la rêverie de certains esprits sympathiques, s'il pouvait obtenir d'eux cette attention fugitive que le passant prête au murmure voilé d'une source, à l'humble et lointaine chanson d'un pâtre ou d'un oiseau, ce succès comblerait ses voeux et dépasserait toutes ses espérances.
M. Eugène de Chambure est trop modeste, en vérité; il obtiendra du public plus d'attention qu'il ne lui en demande; on ne lira pas seulement ses poésies en passant, on s'arrêtera longtemps auprès d'elles, on prendra plaisir à les visiter souvent; car, bien que légères et fugitives sans doute, les charmes tout particuliers dont elles sont douées, les feront aimer de tous ceux qui auront le bonheur de les connaître. M. Eugène de Chambure possède un mérite bien rare aujourd'hui: s'il imite parfois les formes préférées par certains maîtres, ses impressions, ses passions sont réelles, ses idées lui appartiennent en propre. Il a de plus le bon esprit de ne pas se plaindre de ses malheurs vrais ou imaginaires: il chante l'amour, la nature et les champs, le lever du soleil, la fraîche matinée, la fin du jour, la moisson, la rivière qui coule dans les prés, les vergers, etc. Que M. Eugène de Chambure persévère donc dans la voie où il marche déjà avec tant de succès, qu'il essaie surtout de rendre, tout à la fois, son style plus pur et plus vigoureux, et il occupera bientôt, une place distinguée parmi les poètes vraiment originaux de notre époque.
Jack O'Lantern, ou le Feu-Follet; par FENIMORE COOPER. 1 vol. in-8. Paris, 1843. Baudry. 5 fr. (Non traduit.)
Il y a dix ans, l'annonce d'un roman de M. Fenimore Cooper causait une certaine sensation dans le monde littéraire. En France comme en Angleterre, comme aux États-Unis, on attendait avec impatience l'oeuvre nouvelle, on la lisait avec avidité; la critique s'empressait de lui consacrer de longs articles. Dès que les premières feuilles étaient imprimées à Londres, on les traduisait à Paris. L'auteur de la Prairie et du Corsaire Rouge devint, sinon aussi estimé, du moins presque aussi célèbre que l'illustre auteur de Waverly.
Aujourd'hui, le romancier américain est bien déchu de son ancienne popularité: le nombre de ses lecteurs diminue d'année en année; bientôt même les libraires français ne feront plus les frais d'une traduction. Ce n'est pas que M. Fenimore Cooper ait perdu le talent qu'il possédait autrefois, mais le public se lasse de lire perpétuellement la même histoire. M. Cooper n'a jamais su faire qu'un roman: que la scène se passe dans les prairies et dans les forêts de l'Amérique ou sur l'Océan; que son héros s'appelle Bas-de-Cuir ou le Corsaire Rouge, il développe toujours le même sujet:--une fuite,--une poursuite,--une surprise.--Reconnaissons-le cependant, M. Cooper a une qualité bien précieuse pour un romancier, il sait soutenir pendant longtemps l'intérêt, alors même qu'il n'y a plus d'intérêt possible. Ainsi, dans la vallée de Wish-ton Wish, le lecteur n'ignore pas que les Indiens entourent la ferme des puritains, qu'ils vont surprendre et attaquer ses habitants, et cependant cet événement qu'il a prévu lui cause, quand il arrive, autant d'émotion que la péripétie la plus imprévue.
Jack O'Lantern, ou le Feu-Follet, n'ajoutera rien à la réputation de M. Fenimore Cooper. Cette fois la scène se passe en mer, dans la Méditerranée. Le héros,--un corsaire français,--s'appelle Raoul Yvard. Amoureux d'une jeune fille qui se trouve accidentellement à Porto-Ferrajo, il vient, en 17888, jeter l'ancre avec son lougre, le Feu-Follet, dans le port de cette ville. Est-il Français, est-il Anglais? allié ou ennemi? les autorités de l'île d'Elbe ne peuvent pas résoudre ce difficile problème. Sur ces entrefaites arrive une frégate anglaise, la Proserpine. Dès lors le roman ne se compose plus que du duel de la frégate et du lougre, de l'Angleterre et de la France. Les incidents de la lutte sont nombreux, mais peu variés. Le lougre s'enfuit, la frégate le poursuit; les deux adversaires cherchent à se surprendre et à se détruire par tous les moyens possibles. Enfin la France succombe, l'Angleterre triomphe, le lougre est coulé à fond: Raoul Yard, blessé mortellement, expire en regardant une étoile, et sa maîtresse, désolée, attend la mort d'un vieil oncle pour se retirer dans un couvent, où elle pourra implorer le ciel jusqu'à son dernier jour en faveur de l'âme de son bien-aimé. Ajoutons, pour dernier renseignement, que chacun des trente chapitres de ce roman contient une conversation aussi ennuyeuse qu'inutile.
Histoire de France; par HENRI MARTIN. Tome X. Paris, 1843. (Furne, libraire-éditeur.)
M. Henri Martin continue, avec un succès toujours croissant, l'important travail qu'il a eu le courage d'entreprendre, et qu'il aura, nous n'en doutons pas, la gloire de terminer bientôt. Les neuf premiers volumes de son Histoire de France s'étendaient depuis les origines de la Gaule primitive jusqu'au milieu du seizième siècle. D'abord M. Henri Martin avait raconté en deux volumes les fastes de la Gaule Indépendante, de la Gaule romaine et des deux dynasties frankes, la formation de la nation française et de la monarchie féodale des Capétiens. Les tomes III et IV renfermaient toute l'ère féodale, qui commence avec l'avènement de Hugues Capet et qui finit à la mort de saint Louis. Une intéressante étude des arts, de la littérature et des idées du moyen-âge, ajoutée au récit des faits historiques proprement dits, avait, à l'époque de la publication de ces deux volumes, valu à son auteur les éloges les plus flatteurs et les plus mérités. Les tomes V, VI et VII étaient consacrés à la période intermédiaire, au début de laquelle se dresse de toute sa hauteur la sombre figure de Philippe-le-Bel, le destructeur du Temple, le vainqueur des papes, le roi des juristes et des gabeleurs, et que remplit presque entièrement la vaste épopée des guerres anglaises. M. Henri Martin nous semble avoir admirablement compris l'importance et le vrai caractère de Jeanne d'Arc, «la plus sublime apparition qui se soit montrée sur la terre depuis le Christ.» Le moyen-âge unissait avec le tome VIII. Enfin les règnes de Louis XI, de François Ier, de son fils, les guerres d'Italie, l'histoire des découvertes de l'imprimerie et de l'Amérique, les grandes luttes intellectuelles de la Réforme et de la Renaissance, un tableau animé et pittoresque de la révolution littéraire et artistique qu'on appelle la Renaissance, tels étaient les nombreux sujets dont traitait le tome IX.
Le tome X. qui vient de paraître, est le premier des deux volumes que M. Henri Martin doit consacrer aux guerres de religion. Il commence à la conjuration d'Amboise, et se termine au traité de Nemours, par lequel Henri III se met à la discrétion de la Ligue. L'auteur, qui avait déjà caractérisé le calvinisme dans le tome IX, le suit à l'oeuvre dans le tome X. Il montre la France hésitant entre le calvinisme, soutenu par les Anglais et les Allemands, d'une part, et le jésuitisme espagnol et italien de l'autre, tiraillée entre deux tendances également étrangères à son génie et à ses destinées nationales, luttant péniblement avec l'Hôpital pour rester dans la justice et dans la vérité, puis s'abandonnant honteusement avec Catherine de Médicis, à une sorte d'éclectisme sanguinaire et parjure. Il distingue toutefois, chez Catherine, le but des moyens, et tâche d'expliquer la politique de cette reine qu'on a souvent mal comprise, et qui visait à abattre les huguenots sans se soumettre à l'influence de Rome et de l'Escurial. Enfin M. Henri Martin a étudié consciencieusement le problème de la Saint-Barthélemi; il a tâché de définir les rôles si différents qu'y jouèrent Catherine et Charles IX.
Le tome XI renfermera la grande guerre de la Ligue et la fondation de la monarchie des Bourbons.
La Science de la Vie, ou Principes de conduite religieuse, morale et politique, extraits et traduits d'auteurs italiens, par M. VALÉRY. 1 vol. in-8 de vingt-une feuilles trois quarts. Paris, 1842. (Amyot, éd.) 5 fr.
Malgré l'esprit et le sentiment chrétiens qui animent son livre, M. Valéry le destine «aux lettrés et aux gens du monde, à cette classe qui s'appelait, sous Louis XIV, les honnêtes gens.» Son but est de les attirer à la porte du temple, mais il ne veut point passer pour un prédicateur, car il n'a pu admettre certains scrupules respectables, sans doute, avec lesquels on ne produirait que des oeuvres sans vie, sans couleur et sans vérité.
Le premier titre de cette nouvelle publication de l'auteur des Voyages artistiques et littéraires en Italie a le grand tort d'être trop ambitieux. Malheureusement pour ses lecteurs, M. Valéry ne leur apprend pas ce qu'est réellement la Science de la vie. Au lieu d'exprimer une opinion quelconque sur ce grave problème, il se contente d'analyser ou de traduire, en y ajoutant des notices biographiques: 1° le Miroir de la vraie Pénitence (Specchio della vera Penitenza), de JACQUES PASSAVANTI:--2º la Vie sobre (la Vita sobna), de LOUIS CORNARO:--3° la Vie civile (la Vita civile), de MATTHIEU PALMIERI.--4º le Gouvernement de la Famille (il Governo della Famiglia) de PANDOLFINI.--5º le Courtisan (il Cortegiano) du comte BALTHAZAR CASTIGLIONE; --6° les Oeuvres diverses de Monsignor Jean della Casa;--7° le Dialogue du Père de Famille, du TASSE. Ces sept Traités réunis doivent former une espèce de Manuel pour la conduite de la vie, car ils concernent: le premier, l'âme et le salut; le second, le corps et l'hygiène; le troisième et le quatrième, le gouvernement de l'État, la famille et le ménage; le cinquième et le sixième, les manières et l'usage.
Îles Marquises ou Nouka-Riva, histoire, géographie, moeurs et considérations générales, d'après les relations des navigateurs et les documents recueillis sur les lieux, par MM. VINCENDON-DUMOULIN et DESGRAZ. 4 vol. in-8 de 25 feuilles 1/2, plan et cartes. Paris, 1843, Arthus-Bertrand. Prix: 7 fr.
Au moment où la France apprit que ses marins venaient de prendre possession des îles Marquises, MM. Vincendon-Dumoulin et Desgraz s'empressèrent de réunir, dans un seul Volume, les documents recueillis jusqu'à ce jour sur cet archipel par les navigateurs de toutes les nations. Cette compilation, faite à la hâte, mais avec intelligence et avec goût, se divise en quatre parties. Dans la première, les auteurs racontent l'histoire des Marquises depuis leur découverte, en 1595, par l'adelantade Alvaro Mendana de Neira, jusqu'à la prise de possession, au nom de la France, par le contre-amiral Dupetit-Thouars, au mois de juin 1842. Les second et troisième chapitres sont consacrés à la géographie de l'archipel des Marquises et à la description des moeurs et des coutumes de ses habitants. Dans la quatrième partie, intitulée: Considérations générales, MM. Vincendon-Dumoulin et Desgraz examinent l'utilité que peut avoir pour la France cette nouvelle conquête. Selon eux, la colonie des Marquises n'a aucune importance comme colonie agricole; comme établissement commercial, ses ressources seront celles de tous les points de relâche où les vivres frais abondent: mais, comme station militaire, elle leur parait utile et avantageuse. MM. Vincendon-Dumoulin et Desgraz faisaient partie de l'expédition de l'Astrolabe et de la Zélée, et si, pour asseoir leur opinion, ils ont cherché à s'éclairer de tous les documents transmis par leurs prédécesseurs, ils ont, toutefois, jugé d'après leurs propres sensations, en s'aidant, ainsi qu'ils le déclarent eux-mêmes, de leurs notes particulières et de leurs souvenirs.
A Memoir of Ireland, native and Saxon, by O'CONNELL. Vol. 1. 1172-1660. Dublin, 1843.--Histoire de l'Irlande primitive et saxonne, par O'CONNELL. Vol. 1er (non traduite).
M. O'Connell expose ainsi, dans son introduction, le but de son ouvrage:
«J'ai longtemps senti les inconvénients qui résultaient de l'ignorance de la nation anglaise sur tout ce qui touche à l'histoire de l'Irlande. Nous sommes arrivés à une époque où il importe de plus en plus que ces matières soient examinées et comprises. Pour prouver qu'une pareille, étude était nécessaire, et pour la rendre plus facile, j'ai écrit le mémoire suivant. J'ai suivi, dans mon travail, l'ordre chronologique, de manière, toutefois, à présenter en masse les iniquités commises à l'égard du peuple irlandais par le gouvernement anglais, avec l'approbation entière, ou au moins avec l'assentiment de la nation anglaise. Je l'avoue franchement, mon but principal est de montrer que la nation anglaise a toujours été la complice des crimes de son gouvernement.»
M. O'Connell a divisé l'histoire d'Irlande en plusieurs époques: la première s'étend depuis l'invasion de Strongbow, en 1172, jusqu'à l'année 1612, c'est-à-dire jusqu'à la soumission complète de l'Île. La dernière doit embrasser l'espace de temps compris entre le vote de l'acte de l'émancipation catholique (1829) et la quatrième année du règne de la reine Victoria (1810). M. O'Connell se propose d'écrire sur chacune de ces époques un mémoire, corroboré et appuyé par un certain nombre d'observations, de preuves et d'illustrations. Les preuves et illustrations contenues dans le volume qui vient de paraître se composent d'extraits empruntés à divers auteurs et de documents contemporains. Quant aux observations, elles consistent principalement en commentaires déclamatoires.
Cet ouvrage de M. O'Connell,--le premier qu'il publie,--se fait remarquer par les mêmes qualités et les mêmes défauts que ses discours. Il est tour à tour diffus et Concis, lourd et vif, éloquent et trivial, grotesque et sublime, mais son auteur demeure toujours le défenseur le plus intrépide des droits et des intérêts de ses concitoyens, l'adversaire le plus passionné, le plus invincible de l'Union.
Des éléments de l'État, ou cinq questions concernant la religion, la philosophie, la morale, l'art et la politique; par E.-A. SEGRETAIN, 2 vol. in-18. Bibliothèque des connaissances utiles. Paris, 1842. Paulin. 7 fr. les deux vol.
«La constitution de l'État, telle qu'on peut et qu'on doit l'asseoir de nos jours, voilà le but de mon ouvrage, dit M. Segretain en terminant son introduction. L'analyse des Éléments de l'État, religion, philosophie, morale, art et politique, voilà les moyens et le plan; en même temps on poursuit, par la réalisation de ce but et de ces plans, une solution de l'éternel problème soumis à la pensée humaine, c'est-à-dire la conciliation de l'unité et de la multiplicité.»
Ainsi M. Segretain partage son ouvrage en cinq livres: le premier traite de la question religieuse. Dans cette question, les rapports de l'unité et de la multiplicité s'établissent principalement entre Dieu, suprême représentant de l'unité, et la liberté humaine, principal agent de la multiplicité dans les êtres raisonnables. C'est sous ce point de vue que M. Segretain les envisage, en recherchant de quelle manière le catholicisme a institué les relations du libre arbitre et du Créateur.
Cet important problème des rapports de la liberté humaine et de Dieu, M. Segretain continue à l'étudier dans le livre second, consacré à la question philosophique. Il essaie de le résoudre par la critique et par la théorie, par l'examen des trois siècles, qui précèdent le nôtre et par un essai de métaphysique.
Le livre 3, la question morale, se divise en deux parties: 1° la morale publique, c'est-à-dire les principes généraux qui règlent la vie d'une société: 2° la morale personnelle, celle qui regarde plus spécialement le caractère des hommes, l'étude de leur coeur, de leurs vices, de leurs vertus. M. Segretain montre comment la question de l'unité et de la multiplicité se débat en morale, ainsi que dans la religion, entre la justice, face principale de l'unité divine, et la volonté, agent humain de la multiplicité.
Dans la question esthétique (livre 4), l'idéal est l'unité, et l'imagination l'agent de la multiplicité. Les oeuvres d'art ne font en effet que développer, suivant un mode indéfini, l'éternel modèle de beauté que chacun de nous porte en sa conscience. Pour traiter ce sujet au point de vue général de son ouvrage, l'auteur des Éléments de l'État a étudié nécessairement les rapports de l'idéal et de l'imagination, et la manière dont celle-ci doit les développer. Dans ses réflexions sur la science esthétique, et dans l'aperçu historique qui le suit, M. Segretain tâche «de démêler, dans le tissu des faits, le jeu de l'imagination développant le» formes changeantes de l'immuable idéal.»
Vient enfin la question publique: en politique, l'unité est représentée par l'autorité, la multiplicité par la liberté. Comment conclure entre ces deux adversaires un traité de paix solide et durable? Tel est le sujet du cinquième livre des Éléments de l'État. Sans négliger la question de la liberté, M. A. Segretain a surtout discuté les moyens de ramener dans la politique du dix-neuvième siècle, en France, l'indispensable principe de l'autorité: car ce n'est point avec la liberté seule que la société se constitue, tandis que l'autorité seule suffit pour l'établir.
Contes fantastiques d'Hoffmann, traduction nouvelle par M. X. MARMIER, précédés d'une notice sur Hoffmann, par le traducteur. Paris, 1843, Charpentier. 1 vol. in-18 (460 pages). 3 fr. 50 c.
Il y a dix ans environ, un critique en vogue à cette époque, M. Loeve-Weimar, traduisit pour la première fois en français les Contes fantastiques d'Hoffmann. Cette traduction,--malheureusement trop légère et trop facile,--obtint un tel succès, qu'elle a eu depuis les honneurs de plusieurs réimpressions. La charmante bibliothèque de M. Charpentier devait tôt ou tard s'enrichir des oeuvres choisies du célèbre conteur allemand; aussi cet habile éditeur a-t-il eu l'heureuse idée d'en faire faire à M. X. Marmier une traduction nouvelle, plus châtiée et plus exacte que celle de M. Loeve-Weimar. Une notice biographique, écrite par le traducteur, a été en outre placée en tête de ce joli volume, qui contient: le Violon de Crémone, les Maîtres Chanteurs, Mademoiselle de Scudéri, le Majorat, Maître Martin et ses Ouvriers, le Bonheur au Jeu, le Choix d'une Fiancée, Marino Falieri, Don Juan et le Voeu, c'est-à-dire dix des productions les plus caractéristiques d'Hoffmann.
Collection des types de tous les corps et les uniformes militaires de la République et de l'Empire. Cinquante planches coloriées, comprenant les portraits de Napoléon, premier consul; de Napoléon, empereur; du prince Eugène, de Murât et de Poniatowski, d'après les dessins de M. HIPPOLYTE BELLANGÉ. Trente livraisons composées chacune d'une ou de deux planches coloriées et d'un texte explicatif. 1 vol. in-8. Paris, 1843. (Dubochet.) 50 c. la livraison.
Cette curieuse collection est destinée à prendre place, dans toutes les bibliothèques, à côté des histoires de la Révolution française, de l'Empire ou de Napoléon, dont elle forme pour ainsi dire le complément indispensable. Elle se compose de cinquante gravures dessinées par M. H. Bellangé, et coloriées à l'aquarelle. Une notice explicative, dont la rédaction a été confiée à un homme spécial, fait connaître l'histoire des transformations successives de l'uniforme dans les différents corps de l'armée française, depuis l'infanterie de ligne de 1795, jusqu'aux élèves de l'École Polytechnique, en 1815; depuis le général de brigade, jusqu'au timbalier et au tambour de la garde.
Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, par C.-A. SAINTE-BEUVE. Paris, 1843. (Charpentier, libraire-éditeur.) 1 vol. in-18.
Ce volume, de 500 pages, contient, outre l'ouvrage publié par l'auteur en 1828, sur la poésie française et le théâtre français, huit portraits littéraires, qui ont paru depuis dans la Revue de Paris et dans la Revue des Deux-Mondes.
Nous ne savons trop pourquoi le caprice est toujours plus disposé à accueillir les modes étrangères que les modes françaises. Il semble qu'un mérite, aux yeux de l'élégance parisienne, soit d'arriver d'outre-mer. L'orfèvrerie, par exemple, dont nous nous occupons aujourd'hui, justifie tout à fait cette observation.
Cependant, l'orfèvrerie anglaise, dont la mode a rapproché toutes ses créations, est traitée comme dessins et comme travail avec une grande négligence, et peu de goût. En général, les formes sont lourdes et ne reproduisent guère que la ressemblance dénaturée des formes françaises, que Thomas Germain, Claude Balin, Marteau et Debèche ciselaient et rétreignaient au dix-huitième siècle avec une grande perfection. Les Anglais ont compris assez mal ce genre d'une richesse artistique; chez eux, presque toujours, la richesse est lourde et massive; le caprice n'est pas motivé, et les ornements manquent de goût.
En France, nous avons pour modèles les maîtres du dix-huitième siècle, et pour artistes des dessinateurs et des sculpteurs qui, s'ils s'éloignent des précédents, ne peuvent que perfectionner en faisant de l'innovation.
Pourquoi donc, lorsque nous avons les éléments d'une supériorité certaine, les artistes français acceptent-ils une rivalité qui devrait les blesser?
Il y a peut-être un point fondamental, étranger à l'orfèvrerie elle-même: c'est une question de luxe. Les grandes fortunes manquent en France, et celles qui restent font peu de dépenses. Un bel ouvrage ne serait pas acheté; on ne cite guère que les tables royales pour lesquelles, depuis longues années, nos grands orfèvres aient fait de beaux ouvrages. Aussi le bronze étant bien plus à la portée des fortunes moyennes, ou des idées reçues, a-t-il fait de grands progrès depuis plusieurs années. L'habileté d'une maison intelligente a, pour ainsi dire, opéré une révolution, en travaillant le bronze avec une finesse merveilleuse, sans augmenter les prix accepté pour les ouvrages d'une exécution relâchée, qui laissent beaucoup à désirer.
La ciselure était portée, au seizième siècle, à sa plus grande perfection, et l'exécution des figures ronde-bosse, par le repoussé, était regardée comme une des grandes difficultés de l'art. Ce genre de travail, presque négligé de nos jours, vient de nous être rendu par M. Morel, dont les ouvrages peuvent rivaliser avec les ouvrages anciens.
M. Morel, par un procédé fort simple, pour lequel il a obtenu un brevet d'invention, est parvenu à incruster un métal dans un autre métal avec toute la perfection des plus belles incrustations du seizième siècle, même dans les détails les plus fins. Les modèles que nous avons sous les yeux nous semblent des chefs-d'oeuvre de justesse et de dessin. L'artiste a appelé à son aide tout ce qui pouvait contribuer à la magnificence et à l'élégance de son oeuvre --des formes pittoresques, des ligures habilement groupées, des massifs de fleurs disposées en guirlandes gracieuses; le détail est en même temps artistique et coquet. C'est une richesse pompeuse qui donne l'idée d'une conception large. L'or et l'argent heureusement alliés impriment à l'ensemble une physionomie toute particulière, et ce procédé nous parait destiné à un grand succès.
Ce système, appliqué à l'orfèvrerie en général, sera d'un effet magnifique en services complets. Nous nous proposons de suivre avec attention les progrès de cette industrie savante; nous signalerons les premiers ouvrages importants que nous donnera l'industrie parisienne. L'innovation a cela de bon, qu'elle fait naître des innovateurs. L'invention est mère de l'invention.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:
Requiescant in pace.
L'explication à la prochaine livraison.