The Project Gutenberg eBook of Chignole (la guerre aérienne) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Chignole (la guerre aérienne) Author: Marcel Nadaud Release date: February 2, 2011 [eBook #35150] Language: French Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIGNOLE (LA GUERRE AÉRIENNE) *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net. _A Monsieur Georges Berthoulat,_ _qui a bien voulu être le parrain de «Chignole»,_ _en lui offrant les colonnes robustes de «La Liberté»_ _pour étayer sa silhouette légère._ _Avec toute ma reconnaissance._ ―― _M. N._ *CHIGNOLE* *DU MÊME AUTEUR* *Coups de Griffes.... Pattes de Velours.* in-16 en couleurs. (A l’Office Général d’Editions). *Tendresses.... Tristesses.* in-16 en couleurs. (A l’Office Général d’Editions). *En plein vol.* (30e mille) Souvenirs de Guerre Aérienne (Chez Hachette et Cie) _EN PRÉPARATION_ *Les Derniers Mousquetaires.* *Les Petites Ailées.* *Ma P’tite Femme.* _Droits de traduction et de reproduction_ _réservés pour tous pays._ _Copyright by Albin Michel, 1917._ Marcel NADAUD LA GUERRE AÉRIENNE *CHIGNOLE* PARIS ALBIN MICHEL, Éditeur 22, Rue Huyghens, 22 TABLE DES MATIÈRES I—CHIGNOLE SE PRÉSENTE. II—CHIGNOLE A UNE IDÉE!... III—CHIGNOLE SE DÉBROUILLE. IV—CHIGNOLE A DIT: ÇA GAZE!... V—CHIGNOLE FAIT DE LA PHOTO. VI—CHIGNOLE ÉCRIT A SA MAMAN. VII—CHIGNOLE ET BOUDOU-BA-DABOU. VIII—CHIGNOLE, ROI DES HIBOUX. IX—CHIGNOLE SAUVE SON PATRON. X—CHIGNOLE VEUT UNE SAUCISSE. XI—CHIGNOLE A PARIS. XII—CHIGNOLE FAIT DE LA POLITIQUE. XIII—CHIGNOLE RAMASSE UNE BUCHE. XIV—CHIGNOLE SE CROIT A WATERLOO. XV—CHIGNOLE A DU CHAGRIN. XVI—CHIGNOLE A SON BOCHE. XVII—CHIGNOLE REÇOIT DU MONDE. XVIII—CHIGNOLE PREND UN BAIN. XIX—CHIGNOLE FAIT UNE BÊTISE. XX—CHIGNOLE S’EN VA. XXI—CHIGNOLE ÉCRIT A VIEUX CHARLES. XXII—CHIGNOLE DANS LA BIFFE. XXIII—CHIGNOLE N’EST PLUS CHIGNOLE. CHIGNOLE I—CHIGNOLE SE PRÉSENTE. Au fond du parc, près de l’étang tranquille, je suis profondément occupé à donner la pâture aux carpes nonchalantes. Leurs museaux viennent affleurer à la surface de la nappe, bleutée par le soleil de midi; l’eau se ride de plis minuscules qui se prolongeant jusqu’aux bords, caressent, avant de disparaître, des petites herbes frémissantes. Je renais peu à peu à la vie; à cette résurrection, j’éprouve des joies de gamin. Il semble que l’on fait la rééducation complète de ses sens. L’aspect des choses sur lequel vous étiez blasé au point de l’indifférence la plus absolue vous paraît tout nouveau, tout neuf, et vous découvrez le monde avec de grands yeux éblouis. Ah! la douceur de revivre, de sentir sa machine humaine fonctionner normalement, sans à-coups, le plaisir de ne plus souffrir, la joie de respirer librement, sans contrainte physique, le bonheur d’être heureux parce qu’on a retrouvé son appétit, son sommeil, sa santé. Finie, l’amertume des heures d’hôpital longues, longues comme une journée grise, où l’eau pleure sur les vitres; fini le désenchantement d’être un inutile, un impotent, un _vidé_, forme pâle dans les vêtements réglementaires, que soutiennent d’autres pâleurs. Je vais retourner au front, je suis guéri. Ma cantine est déjà dans ma chambre, et je considère mes vêtements de _travail_, usagés, salis, quelque peu rapiécés, avec attendrissement. Bonjour copains!... Camarades de misère, d’infortune et d’un tout petit peu de gloire, vieux habits déformés, limés aux entournures, défroques des randonnées d’hier, vous qui avez connu mes enthousiasmes et mes craintes, je vous reprends joyeusement car vous personnifiez le passé enfin retrouvé, la vie de là-haut, la bataille en plein ciel, le frisson de l’aile.... Bonjour copains!... ..... Dans l’allée, un pas pressé, puis un cri bien connu de mes oreilles, sonore comme une fanfare, joyeux comme un cocorico. «T’soin! T’soin!!!...» «T’soin ... T’soin!!...» C’est Chignole qui me saute au cou: —Chignole!... soi-même en personne naturelle!... Chignole qui a quitté Nancy ce matin avec une _perm_ de six jours et qui n’a pas voulu venir à _Panam_, sans _radiner_ en vitesse pour secouer les _cuillers_ de son patron!... Alors, ma vieille!... cette petite santé?... On prend le dessus.... Dis-donc ... c’est pas un hôpital où tu es ... c’est un château ... c’est un Palace!... Des fleurs ... de la _flotte_ à volonté ... de la verdure jusqu’à _perpète_ ... et avec ça des chaises longues, des _rockinges_.... On ne doit pas avoir l’esprit ouvrier dans ces meubles-là.... On doit y devenir nerveux comme une éponge ou un plat de nouilles. ... Chignole est mon premier mécanicien. Vingt ans; né à Paris, bien entendu, et à Montmartre, naturellement. Son enfance s’est déroulée de la place Blanche à la place du Tertre; la rue Lepic et la rue des Saules ont connu ses glissades savantes où restèrent plus d’un fond de culotte, et Poulbot campa certainement d’après lui ses premiers «gosses». Il a gardé de son séjour sur la Butte Sacrée une conversation imagée avec un accent particulièrement savoureux. Sa philosophie se résume dans la puissante maxime «Ne pas s’en faire», aussi son humeur est-elle d’une égalité parfaite. Sur les bancs de la _laïque_, le sport hanta son imagination; dans ses rêves, il se voyait champion de la pédale, succombant sous les ovations des _populaires_ du Vel-d’Hiv. Mais son père ayant eu le tort de mourir quand il était encore dans les langes, sa mère, ouvrière de fabrique, ne pouvant lui offrir une bicyclette, il entra chez un serrurier, brocanteur, loueur de bécanes. Un clou chasse l’autre, l’auto tua le vélo; Chignole, jeune homme de progrès, suivit le mouvement. Chez un constructeur d’automobiles de Puteaux, il gravit laborieusement la pénible échelle qui mène de l’apprentissage à la mise au point. La mobilisation le surprit au retour du Grand Prix de l’A. C. F., où mécanicien de l’un des champions français, il l’avait accompagné dans une course «à tombeau ouvert». Engagé volontaire dans l’aviation, ses précieuses qualités se firent jour rapidement, et j’eus la chance de me l’attacher comme premier _mécano._ Minutieux en paraissant désordonné, travailleur en affectant d’être nonchalant, c’était un _as_; il n’y avait personne pour lui damer le pion, quand il s’agissait de ramener une _magnéto_ récalcitrante à une plus juste conception des lois de l’allumage. Son flair était légendaire. Après quelques aspirations de son nez en pied de marmite, pointé vers le ciel, il laissait tomber dédaigneusement ses prévisions atmosphériques, rarement inexactes. —Aujourd’hui, vous serez _balancés_.... S’agira de ne pas _cherrer_ ... _de ne pas faire les zouaves_.... En revenant, vous trouverez de la _crasse_ à 400 mètres.... Vous en faites pas quand même!... Ou bien: —Un temps pour demoiselle ... un vrai voyage de noces.... Ça _gazera_!... Vous en faites pas!... Sa virtuosité manuelle surprenait: ses doigts couraient sur le moteur, le caressaient, le chatouillaient; à tout moment, il criait à son second, un petit gars de la Beauce _pas très à la page_: —_Grouille-toi_ ... dépêche-toi.... Faut que ça saute!... Passe-moi la clef anglaise ... passe-moi la pince universelle ... passe-moi la _chignole_.... La _chignole_, dans notre argot, s’applique à un vilebrequin portatif. Mon premier mécano affectionnait particulièrement cet outil qu’il n’abandonnait que pour le réclamer à son second affolé, d’une voix impérative; d’où son surnom qui avait assis sa popularité. ..... Les derniers potins de l’escadrille contés, Chignole prend un air sérieux qui lui va mal, et en rougissant: —Mon vieux ... j’ai un grand service à te demander.... —Je t’écoute.... —J’ose pas.... —Besoin d’argent? —Penses-tu.... Ça ne me gênerait pas de t’en demander.... Ça ne serait pas la première fois!... —Alors? —Voilà.... Tu vas repartir au front.... Qui as-tu choisi pour remplacer ce pauvre V ...?... —Pas encore fixé. —Continueras-tu à prendre des observateurs à droite et à gauche?... —Rien de décidé. —Parce que voilà ce que je voudrais te proposer... Prends-moi comme observateur.... «... T’en fais pas ... je continuerais à soigner le _taxi_ ... mais comprends-tu ... ma vieille, j’en ai plein le dos d’être un _reste-à-terre_, tandis que vous vous baladez dans le bleu.... Je me mange le _foie_.... Ça me ronge d’être comme ça.... Alors tu veux bien me prendre avec toi?...» —Ecoute ... je ne demande pas mieux ... mais ta maman qui n’a plus que toi ... qu’est-ce qu’elle va dire?... Tu ne risquais pas ta vie, mais enfin tu faisais quand même ton devoir.... Pourquoi chercher le danger .... Que va dire ta maman? —Maman!... Mais c’est elle-même qui ne veut plus que je sois un embusqué!... Il faut que son petit ait la Croix de guerre comme les autres ... car les types de Montmartre en ont fichu un coup.... Des _as_, quoi!... Alors ... tu veux bien...? dis que tu veux bien...? on va former équipe ... et quelle équipe!... On ne s’en fera pas une miette ... mais pour _gazer_ ... ça gazera!... Ça, je te le promets.... Sans parler, j’ai pris ses mains dans les miennes, ses mains rugueuses d’ouvrier, et dans le parc frivole, où, le soir, l’ombre de la Pompadour vient rôder dans une robe clair de lune, nous avons scellé un double pacte avec l’inconnu, le destin ... avec demain.... II—CHIGNOLE A UNE IDÉE!... Ça y est!... Chignole vient d’être désigné comme «observateur en avion». Un homme de bien qui s’intéresse à mon mécano a su triompher des résistances des bureaux. Mon camarade porte l’aile au bras gauche et la grenade au col; il appartient désormais au personnel navigant. C’en est _un_, et il en ressent quelque fierté: —On a beau être soldat de 2e classe ... un simple _bibi_ ... pas même un _premier jus_, rapport à ce que tu portes sur ta manche ... eh bien, mon vieux ... on a de la considération pour toi!... Exemple: la _pipelette_ à maman qui, jusqu’à présent, me disait «Bonjour Arthur» est restée ce matin complètement _baba_ devant mon nouvel uniforme, et s’est écriée: «Ah! comme vous êtes beau, Monsieur Arthur!» T’as saisi.... Monsieur.... Elle dit Monsieur, maintenant.... C’est une nuance!... Et Chignole se regarde complaisamment dans la glace de mon cabinet de toilette. —A propos, vieux Charles!... (Chignole m’a toujours désigné ainsi), je crois qu’il va être temps de _mettre les bâtons_. Le commandant m’a dit hier soir de demander à mon pilote s’il comptait moisir jusqu’à la fin de la guerre à la Réserve Générale.... —Il y a seulement deux jours qu’on a pris livraison du _taxi_.... —Je ne te dis pas le contraire ... mais le _vieux_ ronchonne.... —Pour le calmer ... on ira ce matin faire un petit tour ... histoire de se remettre le _manche_ en mains ... et demain en route pour l’escadrille!... Je m’habille sans hâte; je vais abandonner bientôt et pour toujours peut-être une atmosphère que j’aime, des objets redevenus familiers, aussi j’éprouve l’impérieux besoin de prolonger le moindre geste pour m’imprégner de tout ce que je quitte.... ―――― ... C’est la douceur de Paris en septembre ... un Paris tiède, heureux d’être calme, les plus turbulents de ses habitants étant à la mer, à la montagne, n’importe où.... Nous descendons les Champs-Elysées à toute allure dans ma torpédo grise ... une fidèle amie que je vais laisser avec quelque regret. —_Ça gaze!..._ _Ça gaze!..._ Mais je t’en supplie ne va pas si vite ... que les gens aient le temps de bien nous voir ... je tiens à me montrer ... comprends-tu?... Et Chignole bombe la poitrine, en coulant des regards langoureux aux personnes du beau sexe qui s’arrêtent effrayées par la rapidité de notre véhicule.... Ah! Paris!... mon Paris merveilleux que j’aime comme une fiancée!... Après tout, ne peut-on pas épouser une ville comme une femme, l’étudier, la comprendre, l’aimer dans les prunelles de ses passantes, dans le parfum de ses jardins et dans la couleur de son ciel!... —T’es tout pensif.... Tu dois combiner quelque blague ... je vois ça.... ... Un coin de la banlieue parisienne ... forêt de cheminées ... bâtisses lépreuses ... une grande gare avec ses rails qui se nouent et se dénouent comme les fils d’un gigantesque écheveau. Au milieu de tout cela, un terrain dénudé, des hangars: la Réserve Générale d’Aviation, la R. G. A. en termes techniques. Grand bazar de l’aviation militaire, c’est là que les appareils réceptionnés sont à la disposition des pilotes pour les convoyer vers le front. ...—Ça colle!... Le _moulin_ n’a aucun raté.... Le _stabilo_, est bien réglé.... T’as vu?... Les _commandes_ ne sont plus molles.... ... Nous rentrons d’un petit tour d’essai. —Ça va.... Assez pour aujourd’hui.... Demain ... au jour on décollera.... —Eh vieux Charles!... midi ... direction _Panam_.... Ça m’a creusé la hauteur.... —Well!... ... Nous nous dirigeons vers la porte de sortie; au moment où nous en franchissons le seuil, nous nous trouvons nez à nez avec le commandant du Champ qui nous interpelle de sa voix la plus douce: —C’est très bien mes enfants d’être là.... Beau temps pour voyager.... —Mon commandant.... —Vous partirez dans une demi-heure ... je viens de signer votre ordre de route.... —Mon commandant ... nous n’avons pas déjeuné.... —Vous dînerez mieux.... —Mon commandant.... —Vous pouvez disposer ... j’assisterai à votre départ.... Et le terrible commandant s’éloigne en souriant; nous sommes atterrés. —Moi qui devais produire mon costume cet après-midi aux copains de Montmartre.... Ah! quelle barbe!... En maugréant nous retournons au hangar: en rechignant, nous passons les combinaisons. Quelques ordres aux mécanos pour qu’ils fassent suivre les bagages, garent ma voiture et décommandent quelques rendez-vous.... ... Le commandant vient nous serrer la main. —Ravi que vous partiez par ce temps-là.... Vous arriverez à Nancy pour le thé.... A bientôt n’est-ce pas.... Quand vous aurez besoin d’un nouvel appareil.... Allons bon voyage!...» Et ses yeux gris pétillent de malice. De rage, je pousse sur la manette des gaz.... Nous décollons et piquons droit sur Meaux laissant loin derrière nous Paris qui, peu à peu, s’efface dans une large tache grise. —Tu pourrais t’occuper des _cloches à huile_? —Ah! vieux Charles!... Je n’ai le cœur à rien.... Dire qu’en ce moment on devrait prendre un petit quelque chose sur les boulevards en regardant passer les autobus.... ... Nous suivons la bataille de la Marne, et, d’évoquer les combats passés, nous oublions déjà notre déconvenue récente; notre pensée, précédant notre oiseau, est déjà près de la frontière, près du nid où nous coucherons ce soir.... —Dis donc, vieux Charles?.... Ralentis un peu.... L’huile coule mal par les _cols de cygne_.... —Turellement.... Il me semblait bien aussi que le _moulin_ commençait à chauffer.... ... 800 tours.... Chignole, une clef anglaise en mains, visse, dévisse.... —Alors? —Un tuyau est bouché. —Quelle guigne!... Je ne veux tout de même pas _griller_ mon moteur.... —Plus qu’à descendre.... —Ah! là ... là.... ... Nous nous trouvons à peu près à mi-chemin entre Epernay et Châlons: la Champagne pouilleuse; des champs immenses tout désignés pour un facile atterrissage. ... Banale descente: deux spirales ... je redresse et je pose l’avion entre deux meules de paille comme un gros frelon entre deux ruches. Chignole s’est précipité immédiatement sur le moteur, et après une auscultation minutieuse laisse tomber son diagnostic aussi sèchement qu’un Professeur de l’Académie de médecine. —Pompe à huile _grippée_ ... démonter toute la tuyauterie ... nettoyage à la seringue ... vidange de l’huile.... —Combien de temps pour tout ça?... —En s’y mettant tout de suite on ne pourra repartir que demain après déjeuner.... ... Une petite sueur me coule entre les épaules.... —Nous voilà propres!!... —Pourquoi?... En v’là t’y pas une affaire!... —T’as de l’argent sur toi?... —Ah! non! vieux Charles!... Comme on ne devait partir que demain ... je n’avais pas encore pris mes dispositions.... Je dois avoir dans les seize sous ... non ... dix-sept sous ... voilà.... —Moi la même chose!... Est-ce que je pouvais supposer ce départ précipité?... D’ailleurs je n’avais pas compté avec la panne. Arrivés en escadrille nous étions sauvés.... Je fais l’examen de mes nombreuses poches; en les raclant à fond j’arrive à constituer le capital de quarante-six sous qui joints à la «fortune» de Chignole, forment trois francs quinze centimes.... —Et il faut vivre jusqu’à demain; soit quatre repas et deux «couchages». Que faire?... As-tu une idée?... Chignole se gratte longuement la tête, puis laisse tomber: —Allons toujours déjeuner ... les idées viennent en mangeant.... ... Pour manger, nous avons bien mangé; mais les idées ne sont pas venues; nous ne sommes pas plus avancés qu’avant, sinon que nous avons déjà un sérieux passif à l’auberge du village où l’on nous a traités comme des princes. —Faut commander ce qu’il y a de meilleur.... Ça donne confiance!... m’avait assuré Chignole, et j’avais suivi son conseil. Sur le café, les solutions les plus saugrenues s’offrent à mon esprit en déroute, mais aucune n’est pratique. Tout à coup Chignole appelle l’aubergiste.... —Avez-vous une bicyclette? —Non Monsieur.... Il y en a une seule dans le pays.... C’est celle de Monsieur le Curé.... Il vous la prêtera sûrement.... —J’y vais... J’ai trouvé... J’ai une idée, me souffle-t-il à l’oreille, puis, en sortant, il me crie: —Avec la bicyclette de M. le Curé!... Et y en a qui disent que le clergé n’est pas dans le mouvement!!!... ... Vers quel destin roule Chignole?... Je l’ignore; toutes ces émotions m’ont brisé, aussi je m’endors sur la table et dans un rêve je vois Chignole juché sur le char de la Fortune, tenant dans ses bras des cornes d’abondance d’où ruisselle une pluie d’or.... III—CHIGNOLE SE DÉBROUILLE. —Un cigare, Monsieur l’aviateur?... L’aubergiste, cordial et déférent, me tend une boîte entr’ouverte, d’où s’épanche un parfum de tabac tout à fait «au point». Ma main à une hésitation. Dois-je prendre ce cigare?... Ce cigare que je ne suis pas certain de pouvoir payer?... —Vous pouvez y aller, Monsieur l’aviateur ... en confiance ... c’est ceux que je mets en réserve pour mon fiston qu’est là-bas ... dans les tranchées.... Il aime bien ceux qui ont des taches dessus.... Paraît que ce sont les meilleurs.... Mes scrupules s’évanouissent dans la fumée légère qui s’envole vers les poutres du plafond, où sèchent d’opulentes saucisses. Que devient mon brave Chignole, parti à la conquête de l’or, ou plus exactement du modeste billet couleur d’azur qui nous aidera à sortir dignement d’une situation plutôt embarrassée? Je fais d’amères réflexions sur les vicissitudes de la Fortune, et mon pessimisme subit une forte hausse. D’autant que Chignole ne m’a rien dit quant à la durée de sa tentative; et cette incertitude ne fait qu’aggraver mon souci. —Un doigt de marc, Monsieur l’aviateur?... —Heu.... —Allons ... laissez-vous faire.... Je suis bien certain que vous m’en ferez des compliments...; je l’avais enterré quand les Boches sont venus.... C’est comme qui dirait un marc historique.... J’ai tenté de noyer mon anxiété dans ce vénérable alcool champenois, mais hélas!... je ne suis arrivé qu’à une recrudescence de tristesse et d’impatience; aussi, pour secouer mon inaction, je me suis mis dans la tête de démonter la _pompe à huile_, cause initiale de nos malheurs. Tout le village s’est transporté près de notre _coucou_; au moment où j’arrive, le cercle se transforme en une double haie de curieux, qui me considèrent avec une satisfaction amusée qui n’est pas exempte d’un certain respect. En toute circonstance, je me serais beaucoup diverti à répondre à leurs questions souvent biscornues, mais le moment n’est pas à l’humour; sans une parole, le regard détaché des humaines contingences, je me mets en devoir de réparer le moteur. Quelques minutes plus tard, les mains engluées d’un cambouis malodorant, je me débats dans le labyrinthe des canalisations d’huile. Ma pensée s’envole vers Chignole.... Chignole ... tout mon espoir!... En revenant de sa mystérieuse randonnée, aura-t-il le nez en l’air ou le nez en bas? Son nez est, en effet, un véritable baromètre: il est doué d’une sorte d’élasticité, grâce à laquelle il traduit spontanément les sentiments multiples qui agitent son propriétaire. Je l’ai vu, congestionné, raidi, splendide, inquiétant le ciel les jours de victoire, d’expéditions «dont on parlait», puis exsangue, mou, navrant, rasant terre, les jours de mauvais temps, de guigne.... Comment sera ton appendice expressif, lorsque tu vas revenir, mon vieux Chignole?... Pour m’étourdir, je travaille avec une hâte fébrile; couché sur le dos, afin d’accéder plus facilement à des écrous bizarrement placés, je ne vois que le ciel, un ciel de septembre, d’un bleu transparent et pâle, où quelques petits nuages blancs traînent, comme oubliés.... ... Et le soir vient peu à peu; les meules quittent leur capuchon doré pour une mante grise; une brume violette monte et s’enroule aux troncs lisses des pins comme une fumée d’encensoir aux colonnes des églises, et les grillons redisent dans l’herbe emperlée de rosée l’éternelle chanson des soirs d’été. —Ça ne va donc pas l’appétit, Monsieur l’aviateur?... Je dîne, mais mon gosier, serré par une invisible main, ne laisse passer que difficilement la nourriture.... —Cependant on raconte que le travail ça creuse.... Pour ce qui est de travailler, on peut dire que vous ne vous êtes pas amusé.... Il est réparé maintenant, votre aéro?... —Oui ... oui.... —Où est-il donc passé, Monsieur votre mécanicien? —Je ne sais pas ... ou plutôt si ... si ... je sais ... il est allé faire un petit tour ... un petit tour ... il avait des amis dans les environs.... Je mens avec assurance ... au point où je me trouve!... Je suis d’autant plus bouleversé que mon hôte a mis les grands plats dans les petits, c’est-à-dire qu’il a transformé son «gargotage» ordinaire en une cuisine soignée pour palais délicats, et mes dettes s’accumulent. Que faire?... Télégraphier?... Impossible, je suis dans la zone des armées. Chignole ne revient toujours pas!... Une auto stoppe devant la porte ... battements de cœur ... désillusion. Ce sont trois officiers, qui, très courtoisement me saluent: —C’est vous l’aviateur en panne?... —Soi-même. —Mes collègues et moi venons vous adresser une prière.... —Enchanté.... —Voilà.... Monsieur est officier gestionnaire d’une ambulance voisine; Monsieur, major à la même ambulance ... et moi, commissaire à la gare régulatrice.... —Très heureux.... —Nous sommes trois fervents joueurs de bridge ... mais, le croiriez-vous, nous n’avons jamais pu trouver un quatrième.... Aussi dès que nous avons su qu’un aviateur avait atterri dans les environs et ne repartait que le lendemain.... —Vous vous êtes dit: «Voilà le quatrième». —C’est cela même.... —C’est que.... J’hésite en tâtant instinctivement dans ma poche les débris de la fortune de Chignole et de la mienne. —Voyons ... cher Monsieur ... vous ne pouvez pas nous refuser ... un petit jeu au demi-centime.... Tout de même, si la chance m’était favorable!... Ces officiers ne sont-ils pas envoyés par ma bonne étoile, et tels les rois mages, ne vont-ils pas me laisser—malgré eux—tous les présents dont ils sont chargés.... ... Hélas!... Ça n’est certainement pas mon étoile qui les a dirigés sur ma route. Vers dix heures, après des _sans atouts_ hardis, et quelques _contre_ irrésistibles, je dois vingt-sept francs et des centimes. Afin de retarder l’heure des règlements de comptes, je fais monter quelques flacons poussiéreux, et mes partenaires, extrêmement gais, ne tarissent pas d’éloges sur mon amabilité et ma science du jeu!... Mais tout a une fin; leur service les réclame; ils se lèvent pour partir et je vais passer pour le dernier des mufles, quand la porte s’ouvre et Chignole, un Chignole au nez conquérant, démesurément grandi, entre en criant: —Patron!... le Champagne!... et du meilleur!... Je lui saute au, cou, et l’aubergiste, ému en nous regardant, confie aux officiers: —Ah!... Comme ils sont unis dans l’aviation!... Quelle belle camaraderie!... Comme ils s’aiment!... Ça fait plaisir à voir!... ... Nous sablons le champagne ... je sens que Chignole me glisse quelque chose dans la main; c’est un billet bleu.... Sauvés ... nous sommes sauvés!... ―――― ... Une demi-heure plus tard, dans une imposante chambre à deux lits, grande comme une salle de bal, où une couronne de fleurs d’orangers dormait sous une cloche de verre, nous échangions nos impressions joyeuses. —Enfin ... où as-tu trouvé l’argent?... —Ça ... c’est mon affaire, vieux Charles. —Tout de même.... —Eh bien ... voilà ... je nie suis rappelé que j’avais un parent à Châlons ... avec la _bécane_ de M. le Curé j’y suis allé ... alors, il m’a rendu le service ... voilà.... Je n’insiste pas.... —Demain au petit jour ... on décolle.... Tu verras mon brave Chignole que ton pilote s’est souvenu de ses débuts de mécano ... le _moulin_ est au point.... A propos ... prête-moi ta montre ... comme je me réveillerai sûrement avant toi ... la mienne est arrêtée.... —Ma montre!... et Chignole se trouble comme un enfant pris en faute.... —Ma montre ... mais je ne l’ai pas ... je l’ai laissée à Paris.... —Tu l’avais ce matin.... —Mais non ... et puis, avec un bon sourire: —Eh bien, oui ... je l’avais ... mais je ne l’ai plus la _toquante_ d’or au _paternel_, le vieil _oignon_ des familles!... On l’a mangée!... On l’a bue!... Qu’est-ce que tu veux ... fallait bien en sortir!... Alors, je l’ai vendue à Epernay.... Ça été dur ... parce qu’un militaire, le _birbe_ ne voulait rien savoir.... Bah! elle devait finir comme ça.... Quand j’étais civil, le quinze du mois, elle allait chez ma _tante_ jusqu’au premier suivant où je la retirais.... Ah! elle les a connus les coffre-forts du _clou_!... Ça n’était pas glorieux, tandis qu’aujourd’hui, elle me quitte en soldat, elle meurt en service commandé pour sauver l’honneur de l’aviation.... Eh bien! vieux Charles ... elle en a de la chance, c’est moi qui te le dis!... IV—CHIGNOLE A DIT: ÇA GAZE!... —Les uhlans!... Les uhlans!... Je me réveille en sursaut; mais au lieu des faces patibulaires des cavaliers boches qu’une pareille exclamation me laissait pressentir, j’ai devant moi le spectacle réjouissant de Chignole qui, en chemise, bannière au vent, exécute un pas anglais en sifflotant la _Marche Lorraine_. —Comme c’est drôle!... Tu as trouvé tout ça pour me faire lever!... —On fait ce qu’on peut.... Et puis, tu n’es pas honteux d’être au _plumard_ à neuf _plombes_ et quelques _broquilles_!... Alors, tu te prends pour un rentier!... Ces fortes paroles, ponctuées de gestes véhéments, m’ont rendu à la juste appréciation des choses d’ici-bas, et dans un superbe effort je me jette au pied de mon lit, non sans ébranler sérieusement le plancher. —Ah! vieux Charles!... T’as un démarrage épatant! —Dépêchons!... Dépêchons!... Pas de phrases!... Pas de phrases!... On devrait déjà être partis!... —Partis!... Par ce temps!... Mais c’est la _flotte_ que je te dis ... les grandes eaux!... Rien à faire ... même pas à pleurer, car ça ferait déborder la Marne!... ... Dehors, c’est la campagne mouillée, les toits rouges lavés et la vigne vierge de notre fenêtre voit poindre à l’extrémité de chacune de ses vrilles une goutte de diamant. —Notre _coucou_ doit être en train de prendre quelque chose pour son rhume!... —On va lui dire un petit bonjour? ... Toilette rapide; toutefois Chignole apporte le plus grand soin dans l’enroulement de ses bandes molletières qui dessinent une musculature harmonieuse. —Vois-tu, mon fils, si le style c’est l’homme, comme l’a expliqué jadis un type de la haute ... la jambe, c’est le soldat!... Un café au lait, flanqué d’épaisses tartines beurrées, nous attend dans la salle commune; l’aubergiste s’informe de notre santé et nous consulte sur notre menu du déjeuner. Puis, sous nos caoutchoucs hermétiques, nous allons à travers champs. La douche continue aussi dense; notre appareil, cloué entre deux meules, la reçoit tristement. Par instants, le vent secoue ses ailes; il prend alors le pauvre air malheureux de l’oiseau surpris hors de son nid et qui grelotte dans ses plumes frisées par la pluie. —Ça se lèvera-t-il?... Chignole pointe son nez vers les nuages très bas qui courent rapides dans le ciel brumeux, aspire l’air longuement puis, sentencieux comme un oracle: —M’est avis que le temps est bien _pris_ ... beaucoup de _crasse_!... Sur le soir ... ça pourra s’arranger.... —Autrement dit, s’il ne pleut pas, il fera beau!... L’automne a déjà marqué les choses de son empreinte; les arbres ont échangé leur manteau vert pour un manteau doré, et les ornières du chemin creux se comblent peu à peu des feuilles tombées. —J’en tiens un! Chignole brandit victorieusement entre le pouce et l’index un monstrueux escargot. —Fiche-moi cette saleté-là en l’air!... —Une saleté!... Appelez ça une saleté!... Ah! vieux Charles! Faut pas mépriser ainsi les biens du bon Dieu!... En chasse au contraire! La pluie les fait sortir et la récolte sera fructueuse.... Une heure après, Chignole rapportait précieusement dans son mouchoir un cent d’escargots dénichés dans les buissons. ―――― —Les jours se suivent et ne se ressemblent pas!... —Hier la purée.... Aujourd’hui l’opulence.... Nous achevons de déjeuner, et, sur le cigare, nous échangeons quelques réflexions résolument optimistes. —Je me doutais bien qu’avec un pilote comme toi, un observateur ne devait pas s’embêter!... —Trop aimable, cher ami!... Mais ton pilote aurait été rudement plus heureux de t’amener directement à Nancy ... sans escale.... —Le passé est le passé.... —Tu pourrais dire: Le passif est le passif!... Je ne puis oublier que mon camarade a vendu hier sa montre pour nous éviter le déshonneur. —Notre équipe commençant par planter un _drapeau_!... Joli début!... Les nuages s’éclaircissent; dans leur transparence, on devine déjà le fond bleu d’un ciel apaisé. —_Ça gaze_!... D’ici deux heures, on pourra s’envoler.... —Je crains que ça ne soit un peu juste pour aller jusque là-bas.... La nuit vient vite.... —T’en fais pas!... _Laisse flotter les rubans_.... Préparatifs: règlement de comptes sur le ton de la parfaite courtoisie. Chignole jette sur le _coucou_ des yeux fureteurs et fait ranger les curieux afin qu’ils ne gênent pas notre départ. —Tâche de faire un décollage _maous_.... Faut qu’ils aient une bonne opinion, si jamais on revenait.... Une gamine nous offre un bouquet rustique. Chignole remercie, plus ému qu’il ne voudrait le paraître, et fixe les fleurs dans la _carlingue_, ainsi que le petit panier où ses escargots font d’innocentes montagnes russes. Nous partons et nous grimpons très vite, car j’appréhende les remous; je me guide sur la rivière, en continuant à prendre de la hauteur, car nous _encaissons_ quelques coups durs. —Vent dans le dos.... Le voyage ne sera pas long!... —Regarde un peu devant! Je désigne à Chignole une nappe qui barre l’horizon.... —Il serait plus sage de chercher un terrain.... —Atterrir? —Dans ces nuages, jamais on ne s’en sortira.... —Tant pis!... Mais je ne descends pas.... On sera ce soir à Nancy coûte que coûte.... On dirait que nous le faisons exprès.... Assez de pannes.... Ça deviendrait une spécialité.... —Comme tu voudras.... Les nuages sont si épais que nous marchons absolument à l’aveuglette, en nous dirigeant uniquement à la boussole.... Volons-nous? Roulons-nous? Nageons-nous? On ne saurait rien affirmer, car c’est un nouvel élément qui est le nôtre désormais. C’est l’air, naturellement, mais qui revêt une forme palpable, puisque nous le voyons tout autour de nous, sous forme de paquets ou d’écharpes; c’est également de l’eau si nous en jugeons par nos combinaisons ruisselantes. —Gentil un moment ... mais si ça doit durer!... —Allume-moi donc une cigarette au lieu de gueuler dans le vide.... L’atmosphère s’assombrit.... Notre montre marque six heures; c’est la nuit à n’en pas douter. Chignole avait raison; il aurait été prudent de se poser. —La nuit.... —Oui ... et pas d’éclairage.... —Alors? —Descente.... —Pas trop vite, mes escargots auraient le mal de mer.... Je pique prudemment ... 1.500 mètres. ... —Où se trouve-t-on? —Sans la dérive, on doit être dans la bonne direction à la hauteur de Saint-Mihiel.... —Oui ... mais avec la dérive!... 1.000 mètres.... Rien.... Chignole, la tête penchée en dehors, _prend_ le vent comme un limier.... 500 mètres ... les nuées s’éclairent.... Je pousse sur le _manche_ et à 200 mètres nous sortons enfin de la brume comme d’un tunnel. —On n’est pas loin du front.... Regarde les tranchées. Chignole me désigne des sinuosités pâles, prêtes à s’effacer dans le soir.... —Il était temps de s’arrêter.... Je n’ai pas achevé la phrase qu’à cent mètres devant nous un globe blanc caractéristique, suivi de plusieurs autres, arrive à notre hauteur. —En pleine _poire_! —Ça y est ... on est chez les Boches!.... —On va se faire _sonner_.... —_Ça gaze_!... —T’es pas difficile!... —Qu’est-ce que tu veux? On débute comme on peut!... Je tire sur le _manche_ et nous regrimpons vers l’inconnu, suivis par les éclatements qui nous serrent de plus en plus.... —Ouf! J’ai eu chaud! —Tant mieux. Maintenant y peuvent toujours tirer, leurs _artiflos_!... —La situation n’en est guère, meilleure.... —N’y a qu’à marcher jusqu’au bout.... —Jusqu’à la dernière goutte! —Ça se chante! —Ça se boit aussi ... mais pas en ce moment.... Nos pensées ne sont pas extrêmement folichonnes.... Dans une heure, le réservoir sera vide, d’où l’obligation de descendre en pleine nuit, sur une maison, dans une rivière, sur une forêt, au hasard de la veine ... et, par-dessus le marché, très vraisemblablement chez les Boches, car j’ai beau essayer de corriger la dérive, il est incontestable que nous sommes déportés dans une proportion impossible à définir. Chignole doit faire, lui aussi, de très amères réflexions et je n’ose pas me retourner. Tout à coup, il me frappe sur l’épaule: —Ah! les cochons!... Ils f ... le camp!... —Quoi? —Mes escargots qui se _barrent_!... Dans le chahutage que nous subissons, leur panier s’est entr’ouvert, et les pensionnaires de mon compagnon se promènent très à leur aise sur le plancher de la _carlingue_. —Tâche de nous repérer, au lieu de m’embêter avec tes animaux!... —Ça, vieux Charles! la route je m’en contre f ..., je m’en _tamponne le coquillard_! mes escargots c’est sacré!... Je n’veux pas qu’ils m’abandonnent! Au moins, si on couche ce soir chez les Boches, on aura de quoi _bouffer_!... Le moteur bafouille, reprend, s’arrête.... —Plus de _coco_!... Descente que je m’applique à faire la plus lente possible, afin de prolonger le plané.... —Dès qu’on sera au sol, si je ne _loupe_ rien, je saute de l’appareil ... et me rends compte si on est chez les Boches ... si oui ... je siffle et tu mets le feu.... —_Ça gaze!_.... Nous ne parlons plus; les nerfs tendus, je m’efforce de déchiffrer le mystère de l’ombre.... Il fait extrêmement froid, cependant la sueur coule sur mon front. Ah! cette glissade dans un puits noir n’ayant pour seule indication que celles de l’altimètre éclairé par la lueur fugitive d’une allumette. —Vingt mètres.... —Cramponne-toi ... je vais asseoir le _zinc_.... —Dix mètres.... ... Je cabre ... les commandes deviennent molles; c’est la perte de vitesse cherchée. Nous partons sur l’aile gauche.... Un choc.... Allons-nous capoter?... Non.... Une roue est fauchée ... mais l’appareil est sauf. Je saute; c’est un champ ... une ligne d’arbres assez proche. Peut-être une route?... J’y cours en trébuchant dans les sillons. C’est bien une route; en tâtonnant je cherche une borne. En voici une.... Allumettes ... les rosses ne veulent pas prendre.... France?... Allemagne?... Le sang afflue à mes tempes à les briser.... Lumière ... je lis: DÉPARTEMENT DE MEURTHE-ET-MOSELLE NANCY.—18 _kilomètres_ V—CHIGNOLE FAIT DE LA PHOTO. Depuis notre arrivée en escadrille, la chance ne nous a pas favorisés. Une pluie continue retient les appareils aux hangars strictement clos. Le vent d’est, déjà rude, arrache violemment leurs dernières feuilles aux arbres en bordure du plateau, et les collines environnantes portent sur leurs croupes le lourd manteau brun de l’automne. Cette inaction forcée rend Chignole nerveux, car il attend impatiemment son premier raid. Un temps, il put tromper son attente par une série de courses organisées avec le gracieux concours des escargots rapportés de Champagne, mais ses pensionnaires, engourdis par le froid, restent désormais cloîtrés dans leurs coquilles; il a beau leur présenter des feuilles de salade, d’une fraîcheur incontestable, ils ne veulent plus rien savoir. Chignole, en combinaison fourrée depuis le réveil, étudie sur la carte pour la vingtième fois peut-être le trajet à effectuer. Mon ancien mécanicien en second, le doux Racine, nommé premier depuis que Chignole fait partie du personnel navigant, est complètement submergé sous le flux d’ordres et de contre-ordres que son _patron_ lui jette avec forces gestes. —Allons Racine ... _grouille-toi_!... Non mais, tu prends racine!... Je t’ai dit de mettre un peu de glycérine dans les radiateurs. Et ma pince?... Où est ma pince coupante?... Alors avec quoi est-ce que je couperai les freins de mes bombes?... Avec mes dents!... Et se tournant vers moi, il ajoute avec pitié: —Ces gens de la campagne ... c’est pas de la mauvaise volonté, mais pas d’idées ... pas d’idées ... voilà le malheur.... Ah! je me fais un sang de navet avec toutes ces histoires-là.... Racine reçoit la douche stoïquement, en homme de la terre, en paysan qui ne craint pas les averses. ―――― Le rassemblement a été commandé pour deux heures; en tenue de vol, nous sommes au pied des _coucous_. —J’ai pris un appareil photo.... Si on voit quelque chose d’intéressant.... Clac.... Ça y est!... Et Chignole fixe son casque par-dessus le passe-montagne. Attente.... Les nuages sont toujours bas, mais, par une large déchirure, on aperçoit un coin du ciel bleu. ... Arrivée du capitaine. —Temps trop incertain.... Le raid est remis.... Messieurs vous êtes libres!... —Ah! c’est la barbe! ne peut s’empêcher de s’exclamer mon camarade. —C’est également mon avis ... mon brave Chignole ... je sais que vous avez hâte d’aller là-bas.... Résignez-vous ... il faut attendre.... Pour vous distraire, faites un vol d’essai ... j’autorise votre pilote.... ... Nous partons, un peu remués. —Tu aurais pu enlever les bombes ... le _zinc_ serait plus maniable.... —Je n’y ai pas pensé.... T’en fais pas ... ça _gazera_!... ... Vent debout, nous montons rapidement vers le trou bleu qui dans le bandeau noir du _plafond_ nous hypnotise. —C’est idiot d’avoir contremandé le bombardement ... on y voit très bien!... ... En effet, le soleil luit chez les Boches et les nuages sont là-bas beaucoup moins épais. —Oui ... on aurait pu le faire.... —Il ne tient qu’à nous d’y aller!... Les dragées sont là ... et il me désigne les bombes avec leurs percuteurs soigneusement vissés. —Je comprends maintenant que tu ne les aies pas fait décharger.... Monsieur avait son idée.... —Ce que tu es malin tout de même!... —Y aller seuls ... qu’est-ce que les Boches vont nous envoyer. D’autant qu’au retour, le capitaine pourra bien nous _ramasser_ pour avoir enfreint ses ordres. —Il nous dira quelque chose pour le principe ... au fond il sera très heureux.... D’ailleurs il n’est pas prouvé qu’on en revienne.... —Evidemment.... —Alors, si on n’en revient pas ... on ne sera pas _ramassé_.... On aura tout de même fait quelque chose de chic!... Qu’est-ce que tu décides mon gros? ... 1.400 tours ... plein régime ... nous passons les lignes.... Broum!... Trois boules blanches.... —Je crois qu’ils nous ont vus!... ... Broum!... Nous sommes environnés d’éclatements. —On dirait qu’ils _installent_ un peu!... ... Nous montons et disparaissons ainsi dans la brume. —On est juste dans la bonne direction et vent debout ... aucune dérive.... Ça va _gazer_!... ... Dans les nuages, la sensation est identique à celle éprouvée en bateau par gros temps; roulis, tangage et paquets de mer.... —Oh! cette brume! —C’est une brume qui m’a charmé!... chantonne Chignole.... ... Les minutes passent ... longues ... longues. Je ne vois même pas l’extrémité des ailes, et la position de notre biplan doit être plutôt baroque. —On n’est pas loin de l’objectif.... ... Descente rapide.... Eclaircie ... la terre se dessine comme un visage derrière une voilette.... —Tu te repères? —Oui ... un peu sur la gauche ... la gare ... ... Nous sommes bien sur le point à bombarder; de nouveaux éclatements nous le confirment. —Descendez ... on vous demande! ... Chignole déclenche les bombes qui en dessous de nous décrivent de grandes circonférences avant de trouver leur perpendiculaire. Demi-tour et vent dans le dos, nous fuyons vers la France. Les nuages se sont élevés, et voilà bien notre guigne, nous allons revenir dans un ciel d’une limpidité parfaite. —Ne t’endors pas! —J’ouvre l’œil, Vieux Charles.... —En voilà un.... ... A travers la glace du plancher, j’observe un fokker qui monte vers nous.... —Heureusement on a le vent!... ... Leurs canons se sont tus; l’oiseau aux croix noires se rapproche ... et nos lignes sont encore à dix kilomètres.... Nous sommes obligés d’accepter le combat, dans des conditions défavorables, puisque c’est un avion de chasse. Je pense à mon compagnon dont ce sont les débuts. Comment va-t-il affronter le Boche? Comment va-t-il nous défendre? Une main à la bande, l’autre à la crosse de la mitrailleuse, les yeux fixés sur l’agresseur, Chignole me paraît faire bonne figure. L’ennemi est à notre hauteur; il vire brusquement et pique pour nous prendre en dessous; je fais la même manœuvre en sens inverse et nous nous trouvons nez à nez pendant quelques secondes. Sa mitrailleuse crépite.... Tac ... tac ... tac ... tac ... je n’entends pas la nôtre.... —Tire ... tire.... —Enrayage!... —Ta carabine!... —On a oublié les chargeurs!... ... Un cri de rage.... Je plonge pour donner au Boche l’impression qu’il nous a descendus; mais c’est un vieux du métier, il connaît le truc, car il nous accompagne dans la chute. Son appareil colle littéralement au nôtre, tout en continuant son implacable tir. —Chignole!!... Chignole!!!... — ... — ... —Es-tu blessé? Réponds-moi?... Il a dû être touché ... et gît sans doute écroulé au fond de la _carlingue_. Cramponné au manche, poussé à fond, je me retourne: Chignole debout, le sourire aux lèvres, la poitrine offerte aux balles et le Kodak au poing, photographie le Boche à bout portant. VI—CHIGNOLE ÉCRIT A SA MAMAN. Aux Armées... octobre 1916. Ma bonne vieille, Tu dois penser que ton aviateur t’oublie; à part les cartes postales forcément brèves que tu as sans doute reçues, tu n’as encore aucune nouvelle détaillée de lui. Ça n’est pas ma faute tu sais? D’abord notre panne en Champagne où je me suis fait pas mal de cheveux; ensuite, notre arrivée en escadrille, il y a une quinzaine. Quand on s’amène quelque part, faut le temps de s’acclimater, de voir clair; enfin, avant de t’écrire, je voulais que mon premier bombardement ait eu lieu, pour que tu te rendes bien compte que je ne suis pas un «feignant», un propre à rien! Premièrement et avant tout, sois bien persuadée que je suis heureux, très heureux; mon plus cher désir a été exaucé, du jour où j’ai été nommé observateur. Je ne suis plus un «ras-terre»!... Ah! je ne _crosse_ pas ... va, maman!... ça n’est pas dans ma nature. Hier encore j’étais mécano, je ne l’oublie pas; j’en suis fier, et ça ne m’est pas inutile. Tu comprends, c’est pas avec moi que les mécanos affectés à notre _coucou_ le feront à l’influence. Ils pourront me répéter: «Il _gaze_ ton moteur!...» Si je leur réponds: «Il ne _gaze_ pas ...» ils n’auront plus qu’à la _boucler_ et à turbiner sur le _moulin_. Et puis mon pilote n’y connaît rien en mécanique. Surtout il serait embêté de se salir les mains, alors il ne s’en occupe pas.... Pour être tranquille, j’ai quitté la popote où L ..., dit «Fil de Fer», à cause de sa maigreur, joue en ce moment du piano avec les pieds; je me suis réfugié dans le hangar; dans la _carlingue_, assis à la place du pilote, mon bloc-notes sur les genoux, je suis tout seul avec toi, et je puis ainsi bien te parler. Je vais te présenter mes camarades, tous des types à la hauteur. D’abord mon patron: un gros, très amusant; par exemple, toujours habillé en noir, sans doute ça l’amincit!... On l’a surnommé «l’aviateur noir». Il ne s’en fait jamais, plus on est canonné, plus il rigole ... il rit aux éclats! Puis le vicomte de P ..., propriétaire d’une écurie de courses. Au dernier meeting de Moulins, ses _canards_ ont décroché plusieurs prix; alors l’escadrille a bu le champagne huit jours de suite. W ... Américain engagé au service de la France, ça c’est chic!... Wisky est son surnom, en raison d’un faible non dissimulé pour cette boisson qui sent la punaise. Il a fait venir un outillage compliqué pour confectionner des cocktails; seulement la glace est introuvable; il attend la neige avec impatience. Ah! c’est un _as_!... L’autre jour, il réussit une mission spéciale; le capitaine lui demande: —W ... Que voulez-vous comme récompense? —Vingt-quatre heures pour Paris.... —Pourquoi?... —Pour faire un tour à «mon petit mise à pied».... Etonnement.... Au bout d’un quart d’heure d’explications assez embrouillées, on comprit qu’il désignait ainsi sa garçonnière, son pied-à-terre. C. ... le fils d’un peintre fameux, celui qui voit tout en vert. Sa devise serait: «En vert ... et contre tous!» Son tableau célèbre, _La Femme verte_ est au Luxembourg. Si le papa voit la vie en vert, lui la voit en rose. Avec mon pilote, ce sont les deux boute-en-train de l’escadrille.... Ils passent leur temps à combiner des blagues et à monter des bateaux formidables. Hier, il faisait très mauvais temps: tout vol étant impossible, les officiers sont autorisés à descendre en ville. Sur le coup de minuit, C. ... se lève, ainsi que mon patron: froidement ils vont tirer des fusées d’alarme. Quelques minutes plus tard, une dizaine d’autos ramenaient les officiers arrachés à leur sommeil ... ou à leur plaisir!... Nous buvions du petit lait.... Quand je me suis trouvé dans la compagnie de tout ce monde chic, je me suis dit: «Mon fils, tâche de te tenir.... Faut pas les effaroucher. S’agit de savoir _nager_, de se faufiler en douce ... de se faire bien voir!...» A mon pilote, je fais des compliments; c’est un type qui veut bien qu’on pense du mal de lui ... mais pas qu’on en dise!... J’assure la correspondance du vicomte de P. ... Il reçoit un courrier comme un ministre; mais le plus souvent il classait les lettres dans ses poches sans les décacheter; j’ai mis un peu d’ordre dans tout ça. Je suis le meilleur ami de Wisky; j’ai découvert dans l’arrière-boutique d’une épicerie quelques vieilles bouteilles de Blakenweit, et les lui ai portées. Il a pleuré d’attendrissement. Quant à C. ..., du moment que je suis à sa disposition pour machiner une blague ... ça va!... Qu’est-ce que ça f ... pourvu qu’on rigole! Toute la journée, j’entends: «Chignole par ci ... Chignole par là ...» Je suis gâté, choyé, chouchouté.. On s’m’arrache que je te dis!!... Pour te donner une idée s’ils me gobent. Avant mon arrivée, ils jouaient le poker, le bridge, le bac ... des jeux de princes! Je n’aurais jamais pu tenir le coup. Eh bien! Pour que je ne reste pas en carafe, ils m’ont demandé de leur apprendre la manille, celle de Montmartre, des bistros de la rue des Abbesses. Tu peux voir tous les jours (c’est une façon de parler) Chignole faire la _manoche_ avec le vicomte de P..... Ce sont des relations pour plus tard. Si j’en reviens, ma bonne vieille, grâce à eux, je trouverai un _boulot_ intéressant. Je serai _plein aux as_ et t’auras plus besoin de t’en faire!... Ça sera bien ton tour. Je t’envoie inclus une photo assez intéressante: à mon premier bombardement—il y a huit jours—nous avons été pris en chasse par un fokker; ma mitrailleuse s’est enrayée aux premiers coups; le Boche qui ne nous lâchait pas nous assaisonnait ... heureusement il tirait comme feu pied ... Ça devenait monotone ... alors, pour passer le temps, je l’ai photographié à 10 mètres.... Mon pilote a tenu à consigner la chose dans son rapport.... Ça en a fait un bruit! J’ai reçu autant de compliments que si je l’avais abattu.... Les photos ont été versées au Livre d’or de l’escadrille.... Beaucoup de _chichis_ pour rien!... Tu le vois, je n’ai guère le temps de m’embêter.... N’empêche ... je pense souvent à toi ... à Montmartre ... à _Panam_! Le soir surtout: il est une heure où le ciel a des reflets.... Ah! c’est épatant.... Je voudrais posséder l’instruction pour t’écrire ce que je ressens alors.... Il y a de l’or, du rouge, du mauve ... toutes les couleurs qu’on connaît ... d’autres aussi qu’on a jamais vues et qu’on ne reverra jamais ... car tous les soirs elles changent. Au même moment, dans la petite cuisine de notre logement de la rue des Saules, tu prépares ton repas du soir sur la lampe à pétrole; je te vois tourner lentement ton tapioca pour qu’il cuise bien. Par la fenêtre, le Moulin de la Galette grimace dans le ciel, et les cheminées sous la lune ont des silhouettes tristes de Pierrots en deuil. Ah! maman!... je suis certain que ta pensée est bien lointaine ... elle n’est pas à ce que tu fais.... Elle vient près de moi, et ses ailes rencontrent les miennes. Maman!... ton petit est quelqu’un désormais.... Le gamin de Paris, l’ancien mécano, l’apprenti en cotte est devenu, par la guerre, le rival des plus grands. Il a éprouvé des sensations que des beaux messieurs, riches et savants, ne connaîtrons jamais.... Monter dans le ciel par un matin superbe, avec le soleil en pleine figure qui vous rentre par les yeux, par le nez, par la bouche, qui vous imprègne tout entier.... Monter toujours ... comme un Dieu ... et vers Dieu!... En dessous, la terre n’est plus rien ... un panorama pour la visite duquel on ne paierait pas dix ronds d’entrée.... Avancer dans l’inconnu, avec le danger qui vous environne, que même vous portez.... Redescendre, saoulé de lumière, avec dans le cœur du bleu pour toute la vie ... et revenir au sol en s’éveillant comme d’un conte de fées ... Si tu savais!... Si tu savais!... Soignes-toi, ma pauvre vieille.... Vieille...? tu ne l’es pas!... Seulement, faut pas t’ennuyer de moi.... Faut pas qu’il neige sur tes cheveux ... tes cheveux que tu tires beaucoup trop sous ta coiffe de veuve. Tu serais si jolie si tu voulais ne pas être triste!... Maman ... ce soir, comme autrefois, je grimpe sur tes genoux en me cramponnant à ta robe, j’entoure ton cou de mes bras, et je te dis tout bas à l’oreille: «Tu peux bien m’embrasser maman.... Aujourd’hui, j’ai été bien sage!...» VII—CHIGNOLE ET BOUDOU-BA-DABOU. —Je parie sur le bleu.... —Deux _ronds_ sur le vert! —Moi je vais jusqu’à dix sous sur le rouge.... Il me paraît tout à fait en forme.... Après dîner, autour de la table de la popote, nous nous employons fébrilement aux derniers préparatifs d’une course d’escargots, organisée par Chignole. Chaque partant porte sur sa coquille une marque distinctive en couleur, ce qui permet de suivre la lutte, dans toutes ses péripéties. Jusqu’à présent, ces manifestations sportives comprenaient exclusivement des courses plates; Mais notre camarade de P ... est un fervent du steeple-chase; aussi pour contenter ce turfiste célèbre, ce soir nous donnons une course d’obstacles. La grosse difficulté pour nos «poulains» sera le passage de la rivière, constituée par une boîte en fer blanc, remplie d’eau, encastrée dans la table. Ce passage de la rivière mettra fin à une interminable discussion qui occupa plusieurs repas; elle solutionnera également de nombreux paris. Nous sommes, en effet, divisés en deux clans, depuis que la question «rivière» est à l’ordre du jour. —C’est très indiqué de faire une rivière dans notre steeple ... mais les escargots nagent-ils? ... Là-dessus conciliabules, palabres, échanges de vues, interpellations ... tumultueux débats ... et, enfin, enjeux.... ... L’instant est solennel: les champions sont placés sur la ligne de départ; le Paris-Mutuel est fermé; Chignole, auquel les fonctions de starter ont été confiées, prend un revolver d’ordonnance, et tire un coup.... Ça y est!... Ils sont partis ... doucement. Le premier ne passera pas avant une heure le poteau d’arrivée, c’est-à-dire la feuille de salade tentatrice, attractive. Aussi, à part quelques camarades fanatiques qui n’abandonneront pas la piste, les autres cherchent en attendant une autre distraction. Chignole et moi, nous sortons et nous dirigeons vers le hangar. Chaque jour, à la même heure, instinctivement, nous allons jusqu’à notre biplan, comme pour lui souhaiter une bonne nuit. D’ailleurs Chignole a toujours des observations le plus souvent justes à faire à Racine, notre _mécano_; et les ordres sont donnés sur un ton qui n’admet pas la réplique. —Pourquoi y a-t-il un chiffon par terre?... —Mais.... —Et ces gouttes d’huile?... Ta pompe fuit, triple gourde!... T’as donc pas la force de serrer les écrous?!... —Mais.... Monsieur!... —Monsieur!... Il m’appelle Monsieur! C’est-y qu’il se f ... de moi!... T’entends bien ... si jamais je retrouve de l’huile sur les plans ... je te la fais lécher!... ... Ce soir, Chignole n’est pas satisfait; il a beau tourner autour de l’appareil, il ne trouve rien à dire à Racine, impressionné par ce silence inaccoutumé. Chignole plonge dans la _carlingue_ son nez fureteur et pousse un rugissement: —C’était trop beau pour durer!... Je me doutais bien que j’allais découvrir quelque chose de pas ordinaire!... —Quoi!... Quoi!... bafouille Racine, en roulant ses gros yeux de faïence bleue. —Je n’en veux plus d’un mécano à la _manque_!... Regarde ce que tu as laissé là ... contre le siège.... Et il désigne une sorte de paquet brun, que dans l’ombre on distingue mal. Racine s’arc-boute aux montants, disparaît à mi-corps et ramène au bout de son bras ... un chien.... Le paquet était un chien qui avait pris pour niche notre _carlingue_. Une tête de bull-terrier, ridée, camuse, un corps de fox, et pour compléter, une queue d’épagneul, panache disproportionné. Bref un ensemble imprévu, ridicule, monstrueux, s’il n’était comique. —Tu parles d’un _klebs_.... —Il porte en lui au moins trente races.... —Pige cette gueule de Sénégalais!... —Faut le baptiser. —Eh bien!.... Boudou-Ba-Dabou.... —C’est bien long!... On en a pour une journée à dire ce nom-là. —On l’appellera Boudou, tout court.... Et puis je me charge de son éducation.... Avec un précepteur comme _sa pomme_.... Ah! vieux Charles!... Il va _gazer_ le _cabot_!... ... Boudou a été adopté d’enthousiasme. Nanti d’un collier portant la marque distinctive de l’escadrille, il est des nôtres. Indépendant, frondeur, il ne paraît témoigner d’affection qu’à Chignole; quand il le regarde, son museau frémit, son panache balaie l’espace et ses yeux prennent une expression singulière de bonté, de reconnaissance. Il fait une cour assidue à Diane, dite Didy, superbe chienne de berger belge, dont son maître, de P ..., est justement fier. Mais elle, souple, fine, longue, n’accorde qu’une attention distraite au manège de cet obscur prétendant. —Ah! c’est bien une chienne de vicomte.... Vois-tu mon pauvre Boudou ... les ancêtres ont eu beau renverser la _Bastoche_ ... les _aristos_ seront toujours les _aristos_.... Tu penses que Didy devrait elle aussi sacrifier à l’union sacrée ... Faut pas demander l’impossible aux femmes!... Et puis, pourquoi qu’t’as des visions de grandeur?... Elle se fiche pas mal de toi! ... de tes grâces.... Ce qu’elle doit _rigoler_ tout de même.... T’es jeune ... t’aimes flirter ... je vois ça ... mais ça te passera ... va, mon vieux ... comme ça a passé à Chignole ... et t’aimeras mieux les autres ... d’avoir perdu ton temps avec celle-là!... Chignole continue son monologue devant Boudou qui, bien assis, les oreilles frémissantes, semble très intéressé, paraît comprendre et souffrir.... ―――― Dans le bureau du capitaine. —Vous voilà, mes enfants ... j’ai besoin de vous. Depuis deux jours, une ou plusieurs pièces à longue portée bombardent Nancy. Les saucisses et les avions de réglage n’ont pu arriver à les repérer. L’état-major de l’armée demande des volontaires pour tenter de prendre des photographies au moment où ces batteries tireront.... J’ai pensé à vous, Chignole ... qui êtes un spécialiste de la photo aérienne depuis celle de votre boche.... Ça vous intéresse?... —Et comment, mon capitaine!... —Partez quand vous voudrez.... ... Travail de choix et tout à fait personnel; mon camarade ne peut retenir un pas de gigue en signe d’allégresse. Nous brusquons les préparatifs. —Ça colle?... —Ça _gaze_!... Le biplan commence à rouler, quand «Plouf!» Boudou saute dans la _carlingue_. —Arrête.... Arrête.... —Trop tard mon vieux ... Je suis au bout du champ ... je n’ai plus le temps de _couper_ et je ne marche pas pour virer à vingt mètres!... —On ne peut tout de même pas l’emmener!... —Tant pis!... Garde-le ton roquet.... Tiens le bien sur tes genoux.... —N’y a qu’à nous qu’arrivent des blagues comme ça!... Boudou n’est nullement ému; il prend le vent, renifle, tremble un peu, mais uniquement de froid, car le chien de Chignole ne saurait avoir peur. ... Les lignes; premiers éclatements. Je fais le point, le plus exactement possible, d’après les indications du capitaine. Là, au pied de ce coteau, les pièces doivent être placées sous un sérieux camouflage; mais impossible de rien distinguer à la hauteur où nous sommes. —Tu vois quelque chose? —Rien.... Boudou non plus ... et mon chien a de bons yeux ... t’sais!... Je pique: plus nous descendons, plus le tir des boches devient précis; aux remous que nous subissons, nous sentons que les coups se rapprochent. —Ça doit être un joli spectacle pour ceux qui nous zieutent!... —Que tu dis!... Et maintenant les mitrailleuses.... —Le grand jeu alors! ... Très à son aise, Chignole prend forces clichés; Boudou s’est endormi. Un remous brusque; nous penchons ... glissons ... et j’entends nettement malgré le ronflement du moteur un craquement sinistre; des éclats de bois sautent à l’avant. Je baisse la tête; Chignole se couche sur mes épaules.... Je rétablis à grand’peine.... —Alors?... Touché?... —J’sais pas.... J’crois pas!... Je vire, et, plein gaz, je pousse à fond vers nos lignes, accompagné par la rafale des obus et le crépitement des mitrailleuses. Enfin, nous franchissons nos tranchées; le calme. Content, je me retourne; mon sourire se fige devant la figure décomposée de Chignole. —Regarde.... Regarde.... Boudou est blessé!... Des convulsions secouent son pauvre petit corps crispé; ses pattes se raidissent; sa tête, à l’abandon, roule lamentable à chaque mouvement du biplan; de son ventre, le sang coule lentement.... ―――― Boudou va mourir. Nous l’avons étendu sur l’herbe. Autour de lui, nous formons cercle, comme pour un ami. —Je pouvais l’aimer mon _cabot_ ... murmure Chignole.... C’est lui qui a pris l’éclat d’obus à ma place.... Mon Boudou!... Mon Boudou!... ... Ses paupières se ferment sur ses yeux déjà vitreux. Mais voilà que Didy se faufile parmi nous. Elle s’arrête devant le camarade dont elle avait méprisé les avances.... Elle le flaire un instant, puis doucement le lèche. Boudou a rouvert les yeux sous la chaude caresse; il enveloppe _sa_ Didy d’un long regard heureux, presque humain, et meurt en commençant un rêve. ... Au bout du plateau, dans le bois tranquille, où les pins, sous le vent, font le bruit de la mer, il y a un petit tertre couvert de mousse. Dessus, une pancarte: Escadrille V. B... BOUDOU—BA—DABOU —CHIEN— _Mort en service commandé_ (10 novembre 1916) VIII—CHIGNOLE, ROI DES HIBOUX. Ce matin, au rapport, on demande des volontaires pour les vols de nuit. —Qu’est-ce que t’en penses de faire les hiboux? —Ceux que l’année dernière j’ai entrepris avec V. se sont régulièrement terminés par des rhumes sensationnels. Plutôt malsains les vols de nuit, en cette saison, mon petit Chignole!... —Je me cotiserai pour t’offrir de la jujube.... —Alors ... ça te chante?... —Tout nouveau ... tout beau ... et puis j’ai idée que ça sera du _boulot_ intéressant.... Tu comprends, de jour, quand tu bombardes, n’y a pas mèche pour descendre aussi bas que tu le voudrais à cause des canons, des fokkers; par suite, la visée ne peut être épatante!... Mais, de nuit, nous, on s’amènera sur l’objectif à deux cents mètres ... et là ... en plein dans le mille ... lâchez-les ... valse lente!... Enfin, tu dis souvent que je suis un vilain moineau, eh bien! je veux être un hibou ... le Roi des Hiboux!... ... Chignole surveille les modifications qu’on apporte à notre biplan, en vue de sa nouvelle adaptation. Il révise soigneusement les canalisations électriques qui distribuent la lumière produite par une petite dynamo, aux phares et aux lampes de bord. —T’entends bien ce que je te dis, Racine?... Je veux que tu enroules les fils dans de la gutta ... double isolement ... ça n’est pas de trop!... Tu nous vois-en l’air avec un court-circuit.... Ça serait du propre!... Pendant ce temps, tu serais dans ton _pieu_, tranquille comme Baptiste, et nous, là-haut, sans lumière, on se préparerait à se casser la g ... tout simplement!... ―――― ... Deux heures du matin.... Les autos viennent de nous amener de la popote, où nous avons trompé l’attente dans une manille aux phases homériques, tandis que Chignole, en contemplation devant une carte, traçait méthodiquement notre itinéraire. Deux équipes, seulement, sont commandées pour ce raid: la première, Chignole et moi, la deuxième, de P. et Wisky, mais nos camarades ont tous tenu à assister au départ. —Etes-vous prêts? —Oui, mon capitaine. —Vous avez bien marqué les points qui vous serviront de repères?... Je viens de téléphoner afin que les terrains d’atterrissage auxiliaires près des lignes restent éclairés jusqu’au jour. Par suite, en cas de panne, inutile d’essayer de revenir ici.... Avez-vous des lampes de poche? Bien.... Alors partez à un quart d’heure d’intervalle ... l’équipe Wisky à deux heures trente, l’équipe Chignole à deux heures quarante-cinq. Attention hein?... Le vent est plein est ... vous êtes obligés de décoller assez vite ... face au petit bois.... Méfiez-vous de ne pas vous _emboutir_.... ... Nous passons une dernière inspection. —Combien d’essence? —200. J’ai fait remettre une heure de plus. Si l’on est pris par la _crasse_ ... on pourra aller jusqu’au jour.... —Ça _gaze_?... —T’soin!... T’soin!... clame Chignole, le nez en bataille. —Fais tourner.... On restera au ralenti.... Je préfère que le moteur soit chaud. —S’agit pas qu’il nous lâche! ... Racine cale les roues et lance l’hélice; nous n’avons plus qu’à attendre. —A tout à l’heure sur D .... —En revenant, un chic coktail!... De P. et Wisky partent et en passant, nous interpellent joyeusement. Ils décollent, puis virent pour prendre de la hauteur au-dessus du terrain. Ils s’élèvent normalement, quand le ronflement de leur moteur devient irrégulier. —Il a des _ratés_ leur _moulin_! —Ils descendent.... Ils font bien.... ... Ils amorcent un large virage et s’apprêtent à piquer pour atterrir, quand un coup de vent les déporte sur le petit bois à quelques mètres à peine de la cime des pins. —Passeront-ils?... —Mais oui.... —Ça sera juste!... —Vas-y ... tire sur le _manche_, crie Chignole comme si Wisky pouvait l’entendre.... ... Il cabre en effet désespérément et va réussir à franchir l’obstacle, lorsque la queue accroche la tête d’un arbre. ... Cris d’horreur ... quelques secondes d’angoisse ... un bruit sinistre d’écrasement.... —Pauvres vieux!... Pauvres vieux!... ... Une longue flamme jaillit brusquement. —Le réservoir a pris feu!... —Les malheureux!... Les malh.... ... Une explosion coupe le mot; au contact du feu, les bombes ont explosé. Ils ont sauté avec leur cargaison. Nous restons seuls, toute l’escadrille s’étant précipitée sur les lieux de l’accident. Nous voudrions parler, crier, pleurer, courir avec nos camarades vers le sinistre, et nous restons stupides, les yeux fixés sur les pins dont les silhouettes grêles, se détachant sur le rougeoiement de l’incendie, prennent un aspect fantastique. —C’est notre tour.... ... Chignole me désigne les aiguilles de la montre du bord. J’ai un sursaut; j’imagine la scène qui se déroule là-bas, la recherche des corps, disputés au feu; malgré moi, je ne puis arriver à réfréner l’appréhension qui me trouble, m’étreint. —Une minute de retard.... ... Mes mains tremblent à la direction.... —Il le faut!... Il le faut, vieux Charles!... Ses traits, volontairement, rageusement tendus, son regard fixe, disent le Devoir malgré la douleur, le Devoir quand même!... Ah! mon brave compagnon ... ton cœur simple, dégagé de sensibilité vaine, a perçu mieux et plus vite la voix de la Conscience. Les cales sont enlevées ... départ: le bois se rapproche ... je tire ... l’appareil obéit. Nous montons.... L’horreur de la terre nous abandonne.... Nous montons.... La faucille de la lune a fait au champ du ciel une moisson d’étoiles. Nous montons.... Aldébaran est un énorme rubis, Orion est fier de sa Bételgeuse, Fomalhaut paraît lointaine. Nous montons.... Là-bas, au bout de l’horizon il y a deux étoiles que je ne connais pas.... Serait-ce les âmes de mes camarades qui vont entrer chez Dieu?... ―――― —L’usine.... Sûrement c’est elle.... ... Des serpents de flammes rampent à terre ... des lueurs.... —Les hauts-fourneaux?... —Oui.... Envoie le paquet. —Gy! ... Je vire pour le retour.... —Une bombe qu’est pas tombée!... —Comment? —Elle est restée coincée dans sa case.... —Pousse dessus à fond.... _Grouille-toi_ puisqu’elle est amorcée.... Pousse.... —J’peux pas davantage! —Alors, amène-là à toi ... et _balance-là_ par-dessus.... ... Un projecteur, qui depuis longtemps nous cherchait, nous saisit; par de brusques manœuvres, j’essaye de lui échapper ... —Eh bien! La bombe?... ... Des vapeurs nitrées me saisissent à la gorge. La bombe étant amorcée, la réaction chimique des liquides qui la composent doit commencer. Je me retourne; Chignole est évanoui; sa tête pend en dehors, et il tient le projectile dans ses bras croisés. Lâchant le _manche_, je me précipite et le lui arrache; au même moment, un remous fait pencher l’appareil; je tombe à la renverse au fond de la _carlingue_; les gaz s’échappent d’abondance; une invisible main m’étrangle; je me raidis.... —Chignole!... A moi!... ... Le biplan, livré à lui-même, _s’engage_; j’étouffe ... mes oreilles tintent.... Pitié!... je ne veux pas mourir!... Des images passent ... rapides ... rapides.... C’est fini.... Je ne sais pas ... je ne sais plus.... IX—CHIGNOLE SAUVE SON PATRON. —Vieux Charles!... Vieux Charles!... Réveille-toi ... mais réveille-toi donc!... Ces mots m’arrivent indistincts, très lointains, comme au cours d’un rêve. Je sens que mes paupières sont ouvertes, néanmoins, je ne vois rien.... Mes membres, engourdis refusent d’obéir. J’essaye de comprendre, de retrouver le fil de mes idées, mais je ne puis arriver à coordonner mes pensées.... —Lève-toi.... Remue-toi!... Nous sommes fichus!... La voix se précise; je la reconnais. C’est celle de Chignole. Soudain, la notion exacte des choses reparaît dans mon esprit obscurci.... La bombe qui ne tombe pas.... Chignole l’arrachant de son alvéole pour la jeter par-dessus bord ... le mélange des liquides déjà commencé ... les gaz suffocants qui s’échappent ... mon compagnon inerte, mort peut-être?... Moi essayant de nous débarrasser de l’engin ... à mon tour saisi par les exhalaisons nocives ... l’étouffement ... l’avion livré à lui-même ... puis, la nuit. L’horreur du tableau qui a précédé mon évanouissement, ressuscité dans tous ses détails, l’instinct de la conservation, me donnent un sursaut d’énergie et j’arrive à me dresser sur les genoux. Mais il me semble porter sur mes épaules un manteau de plomb. Jamais ... non jamais ... je n’arriverai à me relever. —Un petit effort, mon gros.... ... Une main me saisit par le cou, me tire, et je me retrouve à moitié assis, coincé entre le siège du pilote et le bord de la _carlingue._ L’air m’arrive en pleine figure, sa fraîcheur me fait du bien. —Allons ... prends le _manche_ ... rétablis ... Regarde l’altimètre ... cinquante mètres ... dépêche-toi.... Vas-y ... vas-y, mon vieux ... il est encore temps!... ... Machinalement, je saisis la direction, mes pieds retrouvent le _palonnier_; par la force de l’habitude, par mouvements réflexes, j’arrive à rendre à l’appareil sa stabilité. Nous remontons, et Chignole, serré contre moi, son visage presque collé au mien, parle d’une voix hachée: —Je me réveille.... Je te vois au fond, la bombe entre les _pattes_.... Je la saisis et hop!... disparaissez.... Ce qui m’a sauvé, c’est que j’étais tombé la tête en dehors de la _carlingue_.... —Le courant d’air t’a remis.... —Tandis que toi, t’avais respiré tous les gaz.... Quelle prise mon prince!... Mais je n’avais pas le temps de m’occuper de ta petite santé.... Le _taxi_ sans cocher pirouettait comme une folle ... un vrai tango!... Alors, j’ai quitté mon siège, j’ai passé sur le tien.... Je t’ai tassé du mieux que j’ai pu.... Entre parenthèses, ce que tu as de grandes jambes, il serait urgent d’en rogner un bout ... et je me suis employé à remettre de l’ordre.... Voilà.... Seulement on piquait ferme et je laissais descendre ... je ne voulais pas m’amuser à tirer sur le _manche_ pour risquer une perte de vitesse ... la glissade ... et le _gadin_ final.... —Où est-on? —Tu en demandes trop.... Encore heureux qu’on ait bombardé d’un peu haut.... —Sans ça, on arrivait au sol avant d’avoir rouvert les yeux.... —C’est-à-dire qu’on ne les aurait jamais rouverts!... ... Je cherche à fixer notre position d’après les étoiles et la boussole. —Plein sud ... et tant que ça peut!... ... Chignole, par une habile gymnastique, regagne son siège derrière moi. Brusquement nos lampes s’éteignent. —Pas veinards ce soir! —Plus de _loupiotes_! —Rien d’étonnant.... Dans tout ce chahutage, les fils ont été pincés, cisaillés ... et le court-circuit.... —J’ai ma lampe de poche.... ... A sa faible lumière, nous examinons les connexions électriques; rien d’anormal. —- On ne trouvera pas ... c’est dans un joint ... ou bien une vis s’est _barrée_.... —Et le niveau d’essence? —Intact. ... Chignole braque sa lampe sur le fuselage ... sur le stabilisateur.... —Oh!... Regarde!... ... Le képi de Chignole est accroché à l’un des haubans qui entretoisent les plans de l’aile gauche. S’il part dans l’hélice ... elle casse et les éclats coupent la queue!... —Charmante soirée! ... Chignole, à chaque départ, emporte son képi dans la _carlingue_ pour le substituer, en cas d’atterrissage, au casque disgracieux. Au moment où notre appareil a pris des positions bizarres, il s’est envolé, et nous pourrons payer cher la coquetterie de mon camarade. —Je te le dis.... Y a des jours comme ça ... rien ne _colle_.... Je ne puis tout de même pas aller le chercher.... —Il ne tient probablement que par la vitesse.... Laisse la lampe dessus et ne le quitte pas des yeux.... Si tu le vois se sauver ... frappe-moi sur l’épaule ... je coupe les gaz ... et s’il va dans l’hélice il n’y aura pas de bobo.... —Ainsi soit-il! ... Crispé à la direction, je scrute l’ombre, cherchant le point lumineux qui me guidera; mais la terre est recouverte d’un voile opaque qui s’enfle peu à peu et monte vers nous. L’atmosphère, si limpide, que les étoiles nous paraissent être à portée de la main, se trouble; le _plafond_ du ciel s’éloigne et la lune repose désormais sur un coton léger, comme un joyau dans un écrin. —Hop!... le képi.... ... Je ramène nerveusement la manette des gaz ... et j’attends le dos rond, sans me retourner. —Bon voyage.... Remets la _sauce_!... ... Le moteur reprend son plein régime. —Jamais deux sans trois.... Qu’est-ce qui va bien encore nous arriver? —La brume tout simplement.... Combien d’essence? —Une bonne heure.... Il fera jour et l’on félicitera son petit Chignole d’avoir emporté du _coco_ en supplément! ... Chevaliers de la brume, nous poursuivons avec elle notre lugubre chevauchée. Roulés, emprisonnés dans sa traîne froide, humide, gluante, nous avons l’impression de ce que doit être un linceul.... Nous survolons sans doute des villes silencieuses, des campagnes muettes, des champs de bataille enfin endormis par la trêve de la nuit. Mais avons-nous regagné la France ou descendrons-nous chez l’ennemi? —L’aube.... ... La brume s’éclaircit, mais la visibilité reste nulle. Je descends prudemment. Nous glissons mollement en dénouant des écharpes d’un gris sale. —Rien.... Toujours rien.... ... Il fait jour.... Ah! si l’on pouvait voir.... —Trente mètres.... Je ne peux pas aller plus bas ... on va rentrer dans un clocher!... ... La ronde décevante continue. —Cabre!... Cabre!... hurle Chignole, en désignant devant nous une masse sombre dont les formes se précisent, obstacle sur lequel nous allons nous écraser. Je tire tout à moi et nous passons de justesse. —Je sais où l’on est.... Ce sont les «crassiers» de Jarville où d’un peu plus on s’aplatissait.... Regarde les quatre cheminées.... Ça _gaze_!... Pas besoin de t’indiquer le champ.... Et mon compagnon, le nez au ciel, pousse d’une voix claironnante son célèbre «T’soin!... T’soin!...» ―――― Une spirale et nous nous posons. Nos camarades ne se pressent nullement d’accourir; sur deux rangs, ils sont placés comme pour une prise d’armes; les mécaniciens, en tenue, ont le mousqueton. —Sans doute pour l’enterrement de Wisky et de P .... ... Nous roulons jusqu’à eux; alors la voix du capitaine s’élève: —Garde à vous.... Portez armes!... ... Nous restons interloqués. —Ah! c’est plus fort que de jouer au bouchon avec des pains à cacheter! murmure Chignole.... Je crois que c’est à nous qu’on rend les honneurs! ... Notre chef s’approche: —Oui, mes enfants ... je vous ai fait cette surprise ... vous l’avez méritée.... Partir quand même, après avoir vu sauter deux de vos camarades.... C’est bien ... c’est chic.... C’est très aviation.... Vous êtes dignes de ceux de la tranchée ... de ces héros.... Les émotions n’ont pas dû vous manquer cette nuit? —Et vous ne savez pas tout!... Figurez-vous, mon capitaine, qu’une _rosse_ de bombe n’a pas voulu.... ... Chignole arrête brusquement son débit joyeux et très doucement, comme un gosse pris en faute: —Mais sufficit ... Si je vous disais tout ce qui nous est arrivé ... eh bien, mon capitaine ... vous en seriez jaloux!... X—CHIGNOLE VEUT UNE SAUCISSE. —On demande un quatrième pour la manille.... —Prenons Chignole.... —Sorti, il y a quelques minutes.... —Où est-il?... où est Chignole? —Je vais le chercher.... Préparez la table ... je vous le ramène. ... Je quitte la popote et vais au hangar, où je suppose trouver Chignole. Mais, seul, Racine est occupé à remplacer une _corde à piano_ des haubans du fuselage. —Tu as vu Chignole? —Oui ... il vient de partir.... Pas de bonne humeur aujourd’hui ... Il trouve que je ne vais pas assez vite.... Si l’on peut dire.... C’est-il de ma faute si les _bougies_ s’encrassent?... Faut être juste tout de même ... Ah! s’il n’était pas au fond un si bon garçon, je finirais par me fâcher, et le doux Racine brandit sa pince coupante d’un air qui voudrait être tragique. ... Derrière les hangars, Chignole, les jambes écartées, les mains dans les poches, regarde fixement du côté des lignes. —Ça n’a pas l’air d’aller aujourd’hui ... hien? —Non, ça ne va pas, Vieux Charles.... —Ton araignée travaille? —Possible qu’elle ait les pattes en l’air.... Mais je te jure ... t’entends bien ... je te jure que j’en aurai une.... —Une? —Non, mais des fois ... elle ont l’air de se f ... du monde! —Qui? —Je les ai tout le temps devant moi ... même la nuit j’en rêve.... Ça devient du cauchemar.... —Quoi? —T’as rien saisi?... T’_entraves pas_? C’est bien ça les types supérieurs!... Des réputations quoi!... Ah! Monsieur! Monsieur!... Faut alors que je donne des détails ... des paroles quand on demande des actes!... Ça ne te gêne donc pas de voir leurs sales saucisses?... Moi, je les ai assez vues, je veux une saucisse!... ... Et il me désigne, au fond de l’horizon, deux drachens qui se détachent très nettement sur le ciel clair.... —Que veux-tu que j’y fasse? Plusieurs fois, des avions de chasse ont essayé de les descendre ... chaque fois les boches les ont à temps ramenées à terre. —Justement.... Nous avons des chances de les avoir.... Ils ne se défieront pas de notre biplan. Ils croiront que nous partons en bombardement.... Comprends-tu.... Moi, je me fais vieux à la vie qu’on mène ... Toujours le temps trop incertain pour des raids ... je moisis ... j’ai besoin de prendre l’air.... Dis-en un mot au capitaine.... ―――― L’autorisation est obtenue. Notre chef a poussé la prudence jusqu’à envoyer deux Nieuport croiser sur les lignes, au cas où nous serions attaqués. Afin de rendre notre appareil très maniable et plus «vite», nous l’allégeons autant que possible; seulement, une heure et demie d’essence, pas de bombes, la mitrailleuse et un dispositif incendiaire spécial. —On décolle comme les _as_! —Une vraie _chandelle_.... ... Nous prenons de la hauteur chez nous et, pour dérouter l’adversaire, nous longeons les lignes comme pour une innocente promenade.... A notre altitude, le réseau des tranchées est un canevas qui se poursuit indéfiniment, une immense fourmilière abandonnée, car rien ne semble vivre au long de ces filaments blanchâtres, qui enserrent les coteaux, ou déploient leurs sinuosités dans la plaine, dévidés d’un interminable écheveau. Nos deux camarades de chasse qui nous convoient font des pirouettes pour passer le temps. Notre manège commence certainement à intriguer les boches, car leurs batteries contre avions nous envoient quelques salves. —On y va? —Oui. —Laquelle des deux? —Celle de droite.... Elle se présente mieux.... ... Nous entrons chez eux, mais au lieu de nous diriger sur le drachen, nous marchons franchement devant nous, comme pour un raid vers l’Allemagne. Les obus nous accompagnent, mais sans dommage. Nous faisons un rapide crochet, et un long virage nous amène à mille mètres au-dessus de notre but qui balance sa panse jaunâtre d’où traîne un chapelet de petits ballonnets. Je réduis les gaz et pique. Cette fois, ils ont compris notre manœuvre; leur tir devient intense et précis. —Hé! mon gros? Y a un fokker qui monte!... —Laisse-le monter.... Les Nieuport ne sont pas là pour des prunes!... ... J’accélère la descente; nous abritons le plus possible notre tête du vent qui tend à la rejeter en arrière.... —Ah! saucisse de cochons! hurle Chignole ... voilà qu’ils la descendent.... J’ai beau pousser sur le _manche_, ils l’auront ramenée à terre avant que nous ayons pu arriver à bonne portée; leurs mitrailleuses se mettent de la partie. —C’est perdu!... la pièce est jouée!... me dit-il, mais rentrons en vitesse ... j’ai une idée.... —Ah! si tu as une idée!... ... Nous n’échangeons aucune parole, mais à peine arrivés sur notre terrain, Chignole m’empoigne par les épaules et s’explique avec véhémence: —La voilà ... mon idée.... Tu comprends, j’ai saisi leur malice.... Dès que nous approchons, ils rentrent le drachen au magasin ... par suite, il faut l’atteindre de loin. Il n’y a qu’à prendre l’avion-canon. J’ai appris le maniement du joujou à l’Ecole de tir aérien ... le quartier-maître Plobanalec, son pointeur, est en permission.... Ça _gaze_!... Dis-en un mot au capitaine. ―――― Je retourne encore une fois en quémandeur auprès de notre chef, dont la courtoisie est inlassable. Il ne fait pas trop de difficultés, car je me porte garant des capacités de pointeur de mon coéquipier. ... Nous partons.... Nos positions respectives dans l’appareil ont changé. Mon compagnon est à l’avant, une main à la culasse de son canon de 37, l’autre,—c’est un geste familier—posée sur le rebord de la _carlingue_. Un seul drachen est en l’air; nous n’avons pas le choix et nous piquons dessus à toute allure, le vent étant pour nous. Les boches ont reconnu un avion-canon et ils nous _sonnent_ d’importance. —Pourvu qu’ils ne le ramènent pas avant que nous arrivions. —Ils l’auraient déjà fait.... —Nos copains des tranchées doivent préparer une attaque, et les Boches tiennent à garder un œil le plus longtemps possible. ... Par des crochets répétés, j’arrive à dérouter leur tir. —Je place mes bonbons?... —Attends un peu ... au moment du virage. —_Grouille-toi_.... Les fokkers grimpent.... —Hop!... —Boum.... Voilà ... faites chauffer la colle!... ... Chignole envoie successivement deux boîtes à mitraille. Quelques secondes, puis une flamme court à la surface du drachen. —La saucisse est en train de griller! ... Brusquement, l’embrasement complet de la masse qui s’effondre comme une torche. Chignole, dressé dans l’appareil, pousse des cris de victoire, mais un bruit de crécelle, un «tac ... tac ... tac» bien connu, nous fait tressaillir. Nous avons abattu le drachen, mais arriverons-nous à rentrer dans nos lignes, c’est assez problématique; à trente mètres derrière nous un fokker nous fusille. Je tente une manœuvre désespérée; je cabre; le Boche, surpris, nous dépasse, emporté par sa vitesse; Chignole en profite pour lui tirer quelques salves auxquelles il n’échappe qu’en piquant comme un fou. ... Au retour, compliments, félicitations que Chignole reçoit très digne; un léger frémissement de son nez indique seul son contentement. Le capitaine ne lui ménage pas les éloges. —Un joli morceau que vous avez descendu!... Le général, commandant le secteur, est enchanté.... Quelle récompense voulez-vous? Allons, demandez ... je ne puis rien vous refuser.... Chignole hésite, puis, avec son grasseyement inimitable: —Quarante-huit heures pour aller voir _ma gosse_! ―――― A la popote, Chignole écrit avec soin une lettre; cela prend les proportions d’un événement, car il dédaigne habituellement la correspondance. —Pour qui la _babillarde_? —Ça ne vous regarde pas.... —Monsieur fait des cachotteries! ... Chignole redresse la tête, et, crâneur: —Eh bien! vous n’êtes guère intelligents avec vos airs malins.... C’est à _ma gosse_ que j’écris, voilà tout.... ... Je profite de son inattention pour lire par-dessus son épaule: Ma chère bonne Vieille, Ton fils sera demain près de toi ... tu penses si je suis content de.... XI—CHIGNOLE A PARIS. —Si ça ne te dérange pas, vieux Charles, tu me passeras les radis?... ... Dans le wagon-restaurant, nous attaquons les hors-d’œuvre, et c’est le prélude des quarante-huit heures de permission que nous vaut la saucisse descendue. Avec nous, des officiers de toutes les armes et de tous les grades; quelques civils âgés, naturellement. —Dans quel secteur, maintenant?... Votre batterie, où était-elle en dernier lieu?... _Ça marmitait dur_.... Oui, le petit chemin creux.... Nous avons été relevés, le deuxième jour ... alors.... Evacué, ce pauvre vieux?... Vous dites ... les deux jambes?... Moi, je préférais la Champagne.... Il est traître, leur 87 autrichien!... La prise du blockhaus ne fut pas commode.... Faudra bien que ça finisse un jour.... Du beau temps, alors ça irait!... Venez un matin à la popote.... On les aura.... ... Mon compagnon s’absorbe dans la contemplation des poteaux télégraphiques. Des trains nous croisent, chargés de fers aux profils différents, de piquets, de caissons sous des bâches.... La campagne mouillée est déserte; seul, un convoi gris, sur la route blanche, l’anime un peu. —Pas mal, ce dining-car, comme disent les Tommies.... Mais, entre nous, ça manque de femmes!... —Il est certain que la guerre en manque.... Chignole avait commencé le voyage en petit jeune homme bien sage, plongé dans les journaux illustrés, mais, d’heure en heure, une sorte de fièvre le gagne, et, le déjeuner commencé posément, s’achève moins bien. —Combien as-tu à ta montre? —Deux heures. —Tu retardes!... C’est impossible.... Alors, il ne _gaze_ pas, ce train!... Quel _outil_! ... Malgré le froid et les timides protestations de ses voisins, il baisse la glace et, la tête entièrement en dehors, il aspire l’air longuement, comme un parfum.... —Ah! ça sent _Panam_, mon gros!... Je ne puis plus tenir en place. Et il abandonne le dessert, sa serviette et le wagon.... ... Je le retrouve dans le couloir, occupé à discourir, au milieu d’un groupe d’auditeurs complaisants. —Pensez-vous qu’il fasse du soixante à l’heure!... Non mais, vous avez des visions de cinéma!... C’est une charrette ou alors il a des rhumatismes!... Ah! M’sieur le chef de train ... qu’est-ce que vous attendez pour nous faire arriver à l’heure?... ... En bordure de la voie, ce sont maintenant des villas, serrées les unes contre les autres; jardins minuscules, soigneusement ratissés, bassins en rocher artificiel, globes en verre de couleur, comme des ballons d’enfant ... Chignole pousse un cri: —Je le vois.... C’est lui!... C’est le Sacré-Cœur.... Ah! la Butte!... la Butte!! Et j’ai toutes les peines du monde à le persuader qu’il est inutile d’être déjà sur le marchepied. ―――― La gare ... bousculade. Une amie m’attend à la sortie; fine, élégante dans sa robe grise, je la reconnais de suite, entre cent, cette amie fidèle, ma jolie torpédo au joyeux ronron. —Monte.... Où veux-tu que je te dépose? —Non ... c’est pas la peine, vieux Charles.... J’aime mieux prendre le Métro.... Si ta _bagnole_ c’est ton amie ... le Métro c’est mon copain!... A ce soir sept heures, sans faute.... Tu sais ce qui est convenu?... —Entendu! sept heures tapant. ... Chignole m’a fait promettre de dîner chez lui. J’avoue que j’ai accepté tout de suite son invitation; je suis curieux de connaître son logis, sa mère surtout, qui est un peu la mienne. Chignole n’est-il pas mon frère, puisque nos sangs différents fusionneront peut-être dans la mort, un jour de bataille, de chute?... La ville s’allume discrètement; les trottoirs sont brillants, car il a plu; au coin d’une rue, il y a une poussette chargée de violettes et de mimosas, éclairée par une bougie dont la flamme tremblote dans un cornet de papier; un souffle tiède nous imprègne, odeurs de serre et d’usine, de fleurs et de frites, de luxe et de misère. ... Quelques courses et j’escalade les flancs de la Butte. Au seuil de la maison, comme je saute de ma voiture, une grosse femme, l’air enjoué, m’accueille avec une cordialité empreinte d’une certaine déférence. —Sûrement, vous êtes le _patron_ de notre Arthur ... de votre Chignole, comme vous le nommez.... ... J’ai une impression désagréable; je ne m’étais pas imaginé ainsi sa mère; elle continue: —C’est moi la concierge.... —Tant mieux!... Ça m’échappe malgré moi; elle n’a d’ailleurs pas compris.... —Oui, je suis _Mâme_ Bassinet.... On est du dîner avec ma fille Sophie et M. Bassinet, qui ne va pas tarder à rentrer. Je lui ai bien recommandé de relayer de bonne heure. Je passe devant pour vous montrer le chemin.... Méfiez-vous ... _l’escayer_ est noir, rapport à la crise!... —T’soin!... T’soin!... Chignole m’accueille; à son serrement de mains, je sens la joie que ma présence lui cause. —Maman ... v’là mon _patron_!... Dans la pénombre du corridor, une auréole de cheveux blancs et une voix douce: —Entrez Monsieur ... débarrassez-vous.... Je suis heureuse de vous voir. —Ah oui! on peut le dire qu’on parlait de vous ... on s’en faisait des idées!... Arthur n’étant pas _écrivassier_, on en était réduit à des suppositions ... conclut Madame Bassinet.... ... Sous la suspension, dont l’abat-jour vert adoucit la lumière crue, la table est mise. —Viens ma Sophie ... viens que je te présente.... C’est ma fille, Monsieur.... _La_ même âge que votre Chignole à quelques mois près. Ça s’est élevé ensemble. Ça a joué dans «le maquis» avant qu’on le démolisse.... C’était le bon temps ... les locataires étaient sérieux ... et polis ... et propres.... ... Mademoiselle Bassinet est une blonde; ses yeux bleus vous regardent avec une curiosité un peu gênante, atténuée par le sourire gamin, malicieux. —Elle est dactylo ... sténo dactylo, déclare solennellement sa mère, avec une nuance de respect. ... Dans la cheminée rougeoie un feu de coke; une bouilloire chante. Sur une étagère, une photographie dans un cadre en peluche: un Chignole de trois mois, nu sur un fauteuil, tend ses bras potelés. —Tu trouves que ça me ressemble?... —Y a de ça ... la moustache!!!... ... A côté, un Polichinelle auquel manque une jambe, une locomotive sans tender, quelques soldats de plomb à la peinture éraillée. —Fais pas attention.... C’est mes vieux jouets.... Tu sais.... Maman aime les bric-à-brac ... et Chignole débouche soigneusement les bouteilles. —Ah! Voilà nos _as_!... ... La porte s’est ouverte avec fracas. —La _fifille_ et la _bourgeoise_ sont là ... alors _ça gaze_! comme vous dites Messieurs les Aviateurs! Monsieur Bassinet m’écrase les doigts dans sa robuste main. Avec son vêtement marron, à gros boutons argentés, son gilet rouge à rayures noires et son chapeau ciré, c’est bien le plus beau cocher de l’Urbaine. Nous nous asseyons; je suis placé à la droite de la mère de Chignole; son visage est fin, régulier, singulièrement jeune; mais les yeux usés disent les veillées, le travail, les pleurs. Elle remplit mon assiette, mon verre; je ne sais pourquoi elle évoque ma maman à moi. Les mamans ne se ressemblent-elles pas un peu? Chignole dit tout bas des petits riens énormes à Mademoiselle Sophie qui rougit un peu; Monsieur Bassinet, congestionné dans son faux-col en celluloïd, découpe le gigot en pérorant; sa femme le regarde avec admiration, et «maman Chignole» me conte mille choses puériles et touchantes.... —Pensez-vous qu’il sera assez couvert pour le froid?... Là-haut ça ne doit pas être chaud!... Est-il raisonnable?... Au fond c’est une bonne nature.... Tenez, avant la guerre, il sortait de temps en temps le soir avec des amis ... vous savez ce que c’est. Eh bien! il rentrait toujours ... quelquefois à cinq heures du matin ... mais il rentrait tout de même.... On ne peut pas appeler ça découcher. Et puis il était si beau ... tout petit.... Elle branle la tête, ses lèvres murmurent plusieurs fois: —Tout petit!... Tout petit!... ... Et ses yeux embués de larmes voient le passé qui ressuscite ... —Si on _causait_ un brin d’aviation.... J’ose dire que ça serait de circonstance ... indique Monsieur Bassinet aux prises avec la salade. «Quant à moi, j’ai toujours été emballé par ce _truc-là_. Tenez, depuis que je roule dans Paris, je n’ai jamais eu qu’un accident, le seul de ma carrière ... Eh bien! c’est à cause des aéros. C’était dans les débuts, au moment de Paris-Madrid: je me trouvais avec Lolotte—c’est ma bête—place du Carrousel. V’là un avion qui passe.... Je lève le nez et vous pensez que je ne le perds pas de vue.... Eh bien! Monsieur, je ne sais pas-si Lolotte a fait comme moi ... mais on a escaladé le trottoir et c’est la statue à Gambetta qui m’a arrêté, sans ça je crois que je rentrais au Louvre ... oui Monsieur ... tout attelé!...» ―――― ... Chignole a tenu à m’accompagner, et nous nous laissons glisser le long de la rue Lepic. —Méfie-toi vieux Charles!... le pavé est gras ... moins vite ... gare les agents ... c’est pas le front ici!... Tu ne t’es pas trop ennuyé?... Si tu savais comme tu nous as fait plaisir.... ... Pas de vent; le ciel est criblé d’étoiles. —Il y aura raid ce soir.... ... Chignole a dit cela machinalement, par habitude, et nous pensons à là-bas. —Oui ... les copains vont _remettre_ çà! ... Nous nous taisons, gênés d’être là, loin de cette famille de guerre que nous chérissons, loin du danger qui la menace; la moiteur de la ville endormie nous fait regretter le vent sec des hauteurs, qui secoue, fouaille et mord, et nous fonçons dans la nuit muette, éperdument étreints par l’âpre nostalgie de notre vie errante.... XII—CHIGNOLE FAIT DE LA POLITIQUE. La table en citronnier est blonde sous le soleil au déclin; ma poupée ancienne est toujours une mystérieuse petite fille, dont la figure de cire défie la griffe du temps; sa robe d’infante, roide et dorée, garde les plis que j’avais tracés d’un index amusé, en la couchant dans sa châsse de verre. Les gosses de Poulbot sont bien sages dans leur cadre, et le Pierrot de Villette poursuit toujours son impossible rêve. Bonjour mon logis ... je te retrouve.... Chut.... Ça n’est que moi ... ne te dérange pas. Tu me reconnais?... J’ai changé ... oui ...; toi ... pas. Tu es tel que je t’ai laissé. Je te reviens de loin, pas longtemps ... jusqu’à ce soir.... Je veux te respirer un peu.... J’ai besoin de rééprouver la caresse des choses.... Tu es le passé, mon passé calme d’avant-guerre, l’un des derniers témoins des minutes heureuses d’autrefois, car tu sais, mon logis, tu as perdu des amis dans la tourmente: beaucoup d’entre eux ne reviendront jamais. Mais il en est que tu as conservés jalousement dans la bibliothèque; ceux-là sont immortels. Je suis certain de leur accueil. Quand je m’absorbais dans leur contemplation, m’efforçant de les comprendre, je croyais que c’étaient eux qui me comprenaient. Bonjour Bataille!... Tu vas me reparler du «Beau Voyage» et de «La Chambre Blanche», et toi Michelet quels vont être les premiers mots que je vais trouver au cœur de ton livre pour me souhaiter la bienvenue: «Vous êtes payés, héros, qui, en mourant, en donnant à la Patrie, tous vos rêves, aviez dit: dans l’avenir, les vierges en pleureront.» ... Et puis, voici mes pinceaux, ma palette, une ébauche. Je veux essayer de la parfaire, mais c’est déjà la fin du jour, et la lumière pourrait chasser les fantômes chéris que je devine dans les coins d’ombre. ... Le divan aux coussins affaissés semble encore garder l’empreinte d’un corps. J’y serai bien pour attendre l’heure de mon départ; je veux une fois de plus goûter au poison merveilleux des souvenirs évoqués malgré soi, parce qu’on est seul et qu’il fait nuit. ―――― Dans une taverne des Boulevards, Chignole boit à petits coups une fine, mise par le garçon dans une tasse «pour que ça n’ait pas l’air d’en avoir l’air». Il aspire béatement la fumée d’un cigare imposant, et la projette au plafond en cercles capricieux dont le dessin l’intéresse. A la table à côté, deux messieurs, plongés dans les journaux du soir, commentent le communiqué. —Pas fameux.... Après la Serbie, la Roumanie.... Pauvre Roumanie!... A la place de Joffre, j’aurais dit à Sarrail.... ... Chignole sourit à cette politique de café, à cette tactique de soucoupes et dévisage ses voisins; l’examen ne doit pas le satisfaire, car il plisse son nez dédaigneusement: —Ces civils!... Ça ne doute de rien, ronchonne-t-il entre ces dents. ... L’un d’eux, rond, asthmatique, suant et soufflant entre chaque phrase, continue: —Et puis ... ça n’en finit plus.... C’est long!... ces pauvres poilus doivent commencer par être fatigués.... —Fatigués!... hurle Chignole, qui se dresse brusquement, renversant tasse et carafe.... —Fatigués, les poilus!... On voit bien que vous ne nous connaissez pas.... Dame ... entre l’arrière et l’avant, il y a quelques kilomètres.... Si on l’était, ça serait d’entendre vos _bobards à la noix_ et vos raisonnements _à la graisse de chevaux de bois_!... Fatigués!... Est-ce qu’on vous demande quelque chose?... Pas même d’y venir, propres à rien!... Seulement voilà ... faudrait voir à la _boucler_ un peu.... On forme cercle; le gros monsieur est congestionné; il souffle de plus en plus; son compagnon, maigre, sec et blême, réplique hargneux: —Un aviateur ... naturellement ... dès qu’il y a un scandale.... —Un scandale!... Ah! elle est bonne celle-là!... C’est peut-être moi qui _a_ commencé?... Faudrait écouter vos bêtises et dire _Amen_.... Faudrait digérer votre sale cuisine sans avoir des aigreurs!... Non, mais, vous me prenez pour un embusqué et non pour un poilu? —Oh! un aviateur!... —Eh bien! les aviateurs ne sont peut-être pas des poilus!... Ils se font _démolir_ comme les autres.... Dans la boue ou dans le ciel, dans le noir ou dans le bleu, taupe ou oiseau, tous, on en est. Les poilus sont fatigués que vous dites, et vous avez l’air de vous apitoyer sur notre sort.... Allons donc ... c’est vous que vous plaignez ... c’est pour vos santés que vous craignez!... Ah! là là!... Vous _mouillez_ parce que vous ne pourrez plus siroter votre _apéro_, voir des cochonneries aux beuglants, et vos petits estomacs ont peur de la carte de viande.... Autrement dit, vous avez, les _foies_.... Nous, on a la foi, on a confiance.... »Evidemment, je ne suis ni Pétain, Mangin ou Nivelle ... mais je suis sûr qu’ils vous parleraient comme moi ... bande de «jamais contents». »Hier, vous criiez après le gouvernement: «Marchez ... marchez, prenez des mesures, aujourd’hui qu’il vous obéit, vous avez la _frousse_ que _Poléon_ descende de sa Colonne!» ... La foule prend goût à la harangue de Chignole; les cheveux en bataille, le nez agressif et les poings tendus, il continue: —Oui, on a confiance. On sent qu’on se bat pour quelque chose de grand qui vous dépasse, et qu’après on pourra goûter tranquillement tout ce qu’il y a de bon dans ce monde, la liberté, la lumière.... On se _cogne_ pour que notre Marianne ne subisse pas leur kaiser, et Marianne, c’est une _môme_ comme il n’y en a pas trente-six! ... Les deux adversaires de Chignole sont très ennuyés d’être là, d’autant que le public commence à gronder et paraît animé de dispositions belliqueuses. —Pour finir, je dirai un mot, un seul, aux _coliquards_ de l’arrière: «La ferme!...» Voilà.... ―――― ... La sonnerie du téléphone m’arrache de mon sommeil ... —Allô ... oui, c’est moi.... Comment...! Le commissaire ... que j’aille chez le commissaire de police?... Bon ... bien ... tout de suite.... ... Qu’est-il arrivé.... Pendant le trajet, je laisse travailler mon imagination, échafaudant d’improbables romans. ... Le commissariat.... Jusque dans l’escalier, des hommes et des femmes s’interpellent.... —Si on ne le relâche pas de suite ... faut tout casser.... Il a eu raison ce gosse-là.... C’est une bonne leçon.... ... Je me nomme à un employé; on m’introduit de suite dans le bureau, et je trouve un Chignole très surexcité, auquel on met un pansement sur un œil. —Brasserie ... discussion avec de _faux-frères_ ... le _populo_ prend parti pour moi, veut les boxer ... je m’interpose pour qu’on ne les _abîme_ pas trop ... et je prends dans la _tirelire_ un _marron_ qui leur était destiné.... Ça ne _gaze_ plus!... ... M. le Commissaire est un très brave homme; il a un faible non dissimulé pour l’aviation; je crois même qu’il partage l’indignation de mon ami contre les sinistres bavards. —Allons, Monsieur Chignole ..., vous pouvez partir avec votre pilote, et au plaisir de vous revoir à votre prochaine _saucisse_!... ... Chignole, calmé, lui secoue les mains, et un peu confus, avec son bon sourire: —Ah! vous au moins vous m’avez compris.... Vous êtes un bon _zig_.... Ne m’en voulez pas, hein!... J’ai l’impression d’avoir un peu _cherre dans les glaïeuls_. ... Nous sortons par une porte dérobée, la foule le réclamant à grands cris pour une ovation. Nous avons juste le temps de gagner la gare de l’Est, afin de ne pas manquer l’express qui nous ramènera là-bas. —Qu’es-ce que tu veux, vieux Charles ... faut prendre le parti d’en _rigoler_.... Et me désignant le bandeau qui entoure sa tête: —Après vingt-trois mois de front, revenir se faire blesser à l’arrière.... N’y a qu’à Chignole qu’arrivent ces blagues-là!... XIII—CHIGNOLE RAMASSE UNE BUCHE. «L’appareil V. 967 sera de garde cet après-midi sur Pont-Saint-Vincent, de quatorze heures à la nuit.» —Chic ... on aura le temps de bien déjeuner auparavant, assure Chignole. Depuis deux jours, plusieurs appareils de notre groupe ont été affectés spécialement à la protection des très importantes usines qui composent cette petite ville, sur lesquelles s’acharnent les aviatiks, en pure perte d’ailleurs. ... Mon passager et moi, nous sommes à l’heure prévue sur le terrain. Une légère brise vient de l’Est, mais n’arrive pas à dissiper les nuages qui s’effilochent en longues écharpes grises sur un ciel bleu anémique. —Il n’y a pas à tortiller, c’est l’hiver.... On devrait emporter un calorifère là-haut! —Qu’est-ce que tu dirais d’un bar à 2.000 mètres et d’un bon cocktail? ... Le ronflement du moteur arrête le dialogue et c’est la fièvre habituelle des départs: coup d’œil rapide à l’appareil ... quelques recommandations à Racine ... et hop!... bientôt, entre quinze cents et deux mille mètres d’altitude, nous faisons la navette entre Nancy et Pont-Saint-Vincent. La première heure passe vite: échange d’impressions: —Regarde la gare.... Et le train!... Il va sûrement à _Panam_.... —Le veinard!!! —Je vois l’heure à la cathédrale.... —Compliments à tes yeux.... —Merci pour mes jumelles. ... La deuxième est moins drôle; on se lasse à faire d’interminables spirales en montée ou en descente. —Oh! Ce froid!... je ne sens plus mes pieds!... —Passe-les moi que je les réchauffe!... —Comme c’est malin!... —Si l’on descendait prendre le thé.... —Tu ne penses qu’à boire! —Tu ne penses qu’à grogner!... —La brume maintenant.... Je donne ma démission!... Peu à peu, la terre devient moins distincte, se dissout lentement, acquiert une apparence de fluidité.... On a l’impression qu’on ne la reverra jamais, et l’on se sent très seul ... perdu.... —Ça n’est pas pour aujourd’hui les aviatiks!... —Qu’en sais-tu? —Ces messieurs seront restés au coin du feu! La peur du froid!... —Du vent plutôt.... ... La brise va croissant et nous déporte franchement. Dans la brume, je ne puis corriger ma dérive qu’au jugé, et je travaille ferme car la _danse_ commence!... Bien que je fasse mon possible pour tenir tête au vent, il est incontestable que nous sommes entraînés loin de notre atterrissage, et dans une direction difficile à déterminer avec exactitude. ... Les minutes passent à attendre une éclaircie, mais la brume loin de se lever, s’épaissit avec la nuit qui vient. —Plus que dix litres d’essence, vieux Charles.... Il serait temps d’aller voir ce qui se passe en bas.... ... Pas d’hésitation.. il faut descendre. Je réduis le moteur à 1.000 tours ... je pousse le _manche_.... C’est amusant un élégant «piqué» par beau temps, avec la terre qui se rapproche, qui devient de plus en plus nette et semble vous attirer. Mais aujourd’hui, c’est un «piqué» dans le noir, qui a tout l’air d’un plongeon dans un gouffre sale et plein d’embûches.... Six cents mètres ... toujours la nuit.... Je ralentis encore le moteur pour planer davantage ... 750 tours.... —C’est bien là notre veine!... Qui aurait cru ça quand nous sommes partis!... —Tu ne vois rien? —Non.... Comme sœur Anne, je ne vois rien venir!... —Ça va durer cette plaisanterie-là? ... Cinq cent mètres.... Toujours l’impénétrable voile.... —L’essence se _débine_!... Dans cinq minutes, nous avons beaucoup de chance—c’est une façon de parler—de passer dans un autre monde ... mon compagnon imperturbable, sifflote un refrain à la mode; le sang-froid est contagieux, aussi je fais bonne figure. ... Un brusque bafouillage du moteur ... des ratés ... de fugitives reprises ... l’hélice s’arrête de tourner ... s’emballe ... s’immobilise.... —Zut ... l’hélice est calée!... —C’est la _carafe_!... la panne sèche! —Tableau! —Pour une affaire ... c’est une affaire! Je fais jouer nerveusement les manettes, en pure perte.... L’appareil, privé de vitesse, pique brusquement de cent mètres. —Terre!... Le voile est déchiré; c’est bien la terre, cette masse sombre, de teinte indécise. D’un coup d’œil je l’examine. Ah! ça n’est pas le rêve! Des bois, un canal, une route nationale, un ravin, un champ rocailleux coupé de haies. —Le champ.... —Oui.... N’y a que ça! —On s’en _tirera_? —On peut toujours essayer.... ... Le moteur étant arrêté, on perçoit le moindre bruit. Le vent siffle dans les radiateurs et fait gémir les câbles; je serre mon _manche_ à le briser, et mes pieds font corps avec le _palonnier_; la terre se rapproche à une vitesse vertigineuse.... Sensation d’écrasement. De Chignole, je ne vois que ses mains crispées à ma hauteur, sur le rebord de la _carlingue_.... Oh! le langage de ces mains, qui s’y agrippent convulsivement, comme à la vie!... Comme nous voulons vivre à cette minute où nous sommes si près de la mort. Un brin de prière monte à mes lèvres, comme une ultime imploration.... —C’est l’instant!... C’est le moment!... Qui n’a pas gagné va gagner!... ... Je frôle la cime des arbres.... —Pour l’hôpital ... en voiture! —Détache-toi.... —C’est fait.... ... Je touche terre à plus de cent à l’heure; je cabre l’appareil, il obéit, rebondit sur les roues arrière ...; le ravin et la route sont franchis.... —Et de deux!... Même manœuvre, mais en raison de la perte de vitesse, les commandes répondent moins bien, et c’est de justesse que nous sautons le canal. —D’un peu plus on faisait les canards! ... Nous abordons le champ à vive allure.... —Gare la haie!... —Voyez Grand-Prix d’Auteuil.... ... Nous fonçons dessus, les roues avant sont fauchées, l’appareil pique du nez et pirouette sur la _carlingue_.... C’est le capotage.... Chignole, projeté par le choc, passe au-dessus de ma tête comme une balle ... Je donne un vigoureux coup de reins pour suivre le même chemin; je saute bien hors de la _carlingue_, mais insuffisamment loin, puisque l’appareil en se renversant m’ensevelit sous lui en me plaquant ventre à terre. Un coup de massue.... Vive douleur.... Etouffement.... Tout mouvement impossible.... Anéantissement.... puis une angoisse horrible: et mon camarade? grièvement atteint? Tué peut-être?... Soudain, sa voix: —Réponds-moi.... Es-tu blessé?... —J’étouffe.... Dégage-moi.... —Ne remue pas.... ... Je l’entends qui se démène; avec sa carabine, il fait levier pour écarter les pièces les plus lourdes. —Ça ne sera rien!... Ne remue pas surtout!... ... Je perçois sa respiration haletante. Il ne ménage pas ses efforts; la volonté de m’arracher à l’étau qui m’étreint décuple ses forces. —Voilà des poilus qui viennent!... Ohé!... Par ici ... en vitesse.... Un coup de mains, les copains, pour dégager le camarade.... Oh! hisse!... En chœur!... Oh hisse!... Tous ensemble.... Zou!... La masse de l’appareil s’ébranle, se soulève d’un côté.... On me tire par les pieds.... Chignole me palpe, me frictionne: —Rien de cassé, mon gros!... Ça n’est rien que ça! —Et toi? —Rien.... Tu demandes si je suis verni! Je me suis reçu sur la tête.... C’est le casque qui a tout pris. ... Une paysanne, accourue, apporte un cordial. Ça va mieux.... Une bonne nuit, quelques massages, demain il n’y paraîtra plus rien. Nous nous laissons entraîner par les témoins de l’accident au village voisin, mais auparavant nous restons à contempler l’amas de toile, de câbles et de ferraille qui fut notre oiseau de combat. Pendant les quelques mois où nous l’avions monté, il avait été notre compagnon-fidèle. Sans défaillance, de jour et de nuit, il nous avait permis de semer la panique sur les villes ennemies, dans de justes et nécessaires représailles, et celui que malgré ses blessures les Boches n’avaient pu descendre, était venu s’effondrer en terre française, à la suite d’un accident banal, victime du brouillard, de la malchance. Aussi, en le quittant, il nous semblait qu’un peu de notre âme restait pour toujours dans sa carcasse brisée, et nous avons pleuré ... oui pleuré, notre grand oiseau mort!... XIV—CHIGNOLE SE CROIT A WATERLOO. Au premier jour favorable, nous devons tenter un grand bombardement sur les usines d’un des centres les plus importants de la «Badische Anilin», près du Rhin. Ce raid constitue, aller et retour, quatre cent cinquante kilomètres; il a été spécialement confié à notre escadrille, avec d’alléchantes promesses au cas où nous le réussirions. Nous sommes très fiers de l’honneur qui nous est ainsi fait, et les préparatifs se poursuivent avec fièvre. Chignole, dans un état d’agitation extrême, met au point le moteur auquel nous allons confier notre fortune. En tenue de travail, les manches retroussées, les mains souillées de cambouis, les yeux fureteurs, les sourcils froncés, le nez renifleur, il accable Racine de recommandations: —J’ai dit que je ne voulais pas qu’on remplaçât les pièces usées par des neuves.... Les neuves, on ne sait pas ce qu’elles ont dans le ventre ... triple _gourde_!... Tiendront-elles?... On ne sait pas. Je veux des pièces ayant déjà _travaillé_.... —Mais le sergent-mécanicien m’a donné.... —Le sergent-mécano n’a rien à voir à mon appareil!... s’écrie-t-il en levant les bras au ciel. C’est-il lui qui s’abîmera le _portrait_, si on reste en _carafe_? C’est-il lui qui mangera le pain K K? Dis ... c’est-il lui qui le _bouffera_? ... La bourrasque passée, il ajoute: —Tu mettras au moins deux peaux de chamois sur l’entonnoir quand tu feras le plein, et si jamais il y a une goutte d’eau dans l’essence ... je ne sais pas encore ce qui t’arrivera, mais compte sur moi ... ça sera _gratiné_!... Et Racine, dans son imagination simple, voit se profiler d’effarants systèmes de torture. Sur la carte, mon camarade a tracé d’un trait bleu, prononcé, l’itinéraire. Il a pointé méticuleusement l’emplacement des batteries spéciales à éviter. Il a démonté la mitrailleuse, a huilé soigneusement ses organes, l’a remontée avec des minuties d’horloger et l’a essayée au stand. Enfin, la fiole de cognac est remplie ... c’est dire que nous sommes _fin_ prêts! —Emporteras-tu tes escargots? —Non _môssieur_ ... non ... répond-il l’air pincé, car il n’aime pas plaisanter dans l’attente des heures graves, non _môssieur_ ... mes _poulains_ dorment; comme les tortues, les marmottes et autres gens sérieux, ils ne vivent que six mois par an.... ... Le baromètre monte régulièrement; le vent souffle de l’est, mais faible. Ce soir, le capitaine nous a quittés en se frottant les mains. —C’est pour demain, mes enfants.... Ne jouez pas trop tard aux cartes ... A cinq heures, réveil en fanfare!... —Enfin!... Chignole pousse un soupir de soulagement et abandonne son air renfrogné, quitte à le reprendre si le départ est ajourné. ―――― Nous sommes sur le champ bien avant le jour. Notre moteur, à l’essai, tourne merveilleusement. —Alors, mon petit Racine ... _ça gazera_? ... Il est pâle; il sent toute la responsabilité morale qui pèse sur lui. Il tourne vers nous ses bons gros yeux où les larmes sont près de monter, et simplement: —J’ai fait tout ce que j’ai pu.... Vous pouvez y aller!... ... Les appareils partent à quelques secondes d’intervalle, dans le matin qui se lève, comme de grands oiseaux qui sèchent aux premiers rayons du soleil leurs ailes humides de rosée. —On n’peut pas dire qu’on _soye_ paresseux! ... Nous prenons de la hauteur en allant vers les Vosges. Le froid vif donne à l’atmosphère une limpidité absolue. —Tu es bien couvert? —T’en fais pas!... J’ai mis deux chandails.... _Colle-toi_ toujours ce biscuit dans le _fusil_.... T’auras pas ouvert la bouche pour rien! ... Les premiers contreforts de la chaîne montagneuse sont blancs de neige; nous nous groupons et piquons droit sur l’Alsace; l’endroit où nous coupons les lignes a été bien choisi, car nous sommes peu canonnés. —Ils se réservent pour le retour!... ... Chignole regarde le paysage alsacien avec admiration. —- Ah! les sales têtes de lard! Ils ne se sont pas embêtés en nous _barbotant_ ce-patelin-là.... Mais faudra le rendre ... vous entendez?... faudra le rendre! Et, de la hauteur de trois mille mètres, il menace du poing les ravisseurs. ... A l’horizon, une ligne brillante se précise, s’élargit à mesure que nous avançons. —Le Rhin.... —Le Rhin!... Ah! le Rhin!... ... Chignole lui fait instinctivement le salut militaire, et, après une minute de recueillement: —Eh bien! vieux Charles.... Il est aussi beau que la Seine ... et la Seine pour _bibi_ ... c’est de la crème ... du _nanan_! ... Nous n’avons qu’à le suivre, l’objectif étant sur ses bords. —Pas de fokker? —Non ... mais quand on reviendra j’ai idée qu’il y aura un petit barrage bien soigné ... _aux oignons!_ ... De loin, un épais nuage de fumée décèle l’usine; sur le fleuve, les bateaux minuscules sont des jouets d’enfant. —Tu placeras la camelote en plein milieu des halls. ... Un œil à la lorgnette du viseur, Chignole attend l’instant favorable. Plusieurs des nôtres ont déjà bombardé, car, à terre, des éclatements jaunâtres marquent les explosions avec des commencements d’incendie. —A nous!... ... Il déclenche les engins, un à un. —Je ne me presse pas.... Ça fait durer le plaisir!... ... Nous nous étions écartés les uns des autres pour ne pas nous gêner pendant le tir; maintenant, nous nous regroupons et virons de bord. —T’endors pas.... Ça va chauffer!... ... Télégraphe et téléphone ont fonctionné; leurs obus nous encadrent au point que nous sommes obligés de nous éparpiller à nouveau, pour offrir une cible réduite et plus mouvante. —Ecoute le moteur.... —Il n’a rien.... —Il a baissé de cent tours. —Sans blague? —Comme je te le dis.... ... Je modifie la carburation sans améliorer le régime; l’aiguille continue à indiquer la baisse. —Le compte-tours est peut-être détraqué? —Mais non ... nous n’avançons pas.... Regarde ... nous sommes en queue ... les copains nous distancent.... Envoie les fusées de secours.... —Tu _jardines_! Implorer du secours.... Ça me _défrise_!... A quoi bon? Qu’est-ce qu’ils feraient?... Nous attendre.... Bah! on n’a besoin de personne.... —Merci de la leçon, monsieur Chignole. ... Les appareils, d’ailleurs très disséminés, s’effacent peu à peu, au loin, et nous avons la soudaine impression de notre solitude. —Seuls! —C’est une façon de parler ... Des «croix noires» montent nous tenir compagnie. ... Leur ascension ne nous inquiète guère; la baisse du moteur est autrement angoissante. —Graissage régulier.... Radiateurs chauds normalement.... C’est un roulement à billes qui doit être en train de se manger!... Les Vosges sont là ... très proches.... Brusquement, l’aiguille tombe de cinq cents tours, s’immobilise quelques secondes et s’effondre à 0.... L’hélice tourne encore puis se cale. —Combien de kilomètres jusqu’aux tranchées? —Vingt-cinq environ. ... Notre altitude est 2.600; notre biplan plane dix fois sa hauteur. —On doit arriver. —On arrivera.... En attendant, je prends des précautions. ... Chignole déchire la carte, les papiers du bord, puis il jette la mitrailleuse et la carabine en morceaux détachés. ... Nous passons le sommet des Vosges en rasant, les sapins et en _encaissant_ des remous. —Le plus dur est fait!... N’y a plus qu’à se laisser glisser. ... Mais au fur et à mesure que nous descendons, le tir de nos adversaires devient plus nourri. —Vois-tu nos lignes? —Je n’y reconnais rien.... Ah! les cochons.... Qu’est-ce qu’ils nous envoient!... Ils ne regardent pas à la dépense!... Maladroits!... Pas la peine de vous escrimer... on est assuré!... ... Rendez-vous ... rendez-vous... chante la crécelle des mitrailleuses. —Nous avoir!... Faudrait vous lever de bonne heure!... Hardi mon gros! Je vois nos tranchées ... Je les vois!!... ... Rendez-vous ... rendez-vous ... sifflent les balles. —Chignole meurt, mais n’atterrit pas! Eh _ballots_! ... Rendez-vous.... Rendez-vous ... grondent leurs canons. Alors l’âme de Cambronne ressuscite dans le gamin de Paris; le vent d’épopée qui passa sur le dernier carré le secoue. Il ne peut plus se défendre; aphone, il ne peut plus parler; mais il sent la nécessité d’un geste qui bafoue l’adversaire et désarme la mort, aussi Chignole, dressé sur son siège, fait pipi sur les Boches, héroïquement. XV—CHIGNOLE A DU CHAGRIN. A cinquante mètres au-dessus des lignes, nous sommes dans la situation du pigeon d’argile, sur lequel s’acharnent les tireurs. —On est chez nous.... Ça _gaze_!... —Penses-tu?... On reçoit des coups de face ... et je lui désigne le «bord d’attaque» d’une aile qui vient d’être à moitié sectionné par une balle. —On est en France que je te dis!... —Alors les copains nous _arrosent_ aussi.... C’est complet!... —Tous les bonheurs à la fois!... ... Le sol, criblé de trous d’obus, ressemble à une carte en relief de la lune, avec ses bourrelets, ses cratères. —Il va être joli, l’atterrissage!... —T’en fais pas!... mon gros!... pas de barbelés.... C’est toujours ça!... —Accroche-toi. —J’tiens bons la rampe ... l’_escayer_ est glissant!!... ... A cinq mètres je cabre; l’appareil se balance d’une aile sur l’autre, glisse sur la queue, touche, rebondit et s’asseoit un peu plus loin en écrasant le train d’atterrissage. La canonnade redouble d’intensité. Les balles tissent un invisible réseau qui semble resserrer peu à peu autour de nous sa trame impalpable. —S’agit pas d’attendre la fin de la pièce!... ... Nous arrachons la boussole et l’altimètre, et nous courons vers des tranchées que nous devinons à la chenille de leurs parapets. Mais au bout de vingt pas, nous nous trouvons pris sous un barrage de fusants. —Laissons passer l’orage!... ... Et nous tombons dans un trou d’obus à moitié rempli d’eau. —Pour des aigles, c’est vexant de devenir des canards! —On verra tout dans cette guerre.... ... Relativement à l’abri, nous pouvons nous rendre compte exactement de notre situation. Nous avons atterri, entre les lignes, au flanc d’un mamelon. En bas, derrière nous, les tranchées françaises; la crête, battue et contre-battue n’est à personne; les Boches sont sur l’autre versant. —Ils ne peuvent pas nous voir.... —Y a bon!... —Tu penses bien que le terrain est repéré.... —Restons _planqués_.... Quant ils auront assez fait joujou, on flambera le _zinc_ et on _les mettra_ en douce chez nous.... Passe-moi toujours une _cibiche_.... ... Malheureusement, mon étui est complètement mouillé, car nous sommes dans l’eau à mi-cuisse. —De quoi qu’on se plaindrait!... On descend d’appareil pour prendre son tub!... Tout le confort moderne.... —Oui ... mais pour déjeuner ... ça sera une autre paire de manches.... —Que tu dis!... avant la nuit rien à faire.... ... Est-ce le choc dû aux émotions éprouvées, le froid qui nous gagne insensiblement et nous engourdit, mais sans le vouloir, sans le désirer même, nous nous endormons dans le fracas des explosions, sans nous demander si nous nous réveillerons un jour. ―――― ... Une clarté m’aveugle. —Etes-vous blessé? ... Il fait nuit ... je suis toujours dans la boue; agenouillées près de moi, des ombres dont l’une braque sur ma figure un falot. —Alors.... N’y a pas moyen de _roupiller_ dans cette _crèche_! ... C’est Chignole qui, lui aussi, ouvre les yeux, sans savoir encore où il est. —Oh! du monde! ... Le lieutenant, chef de patrouille s’explique: —- On peut dire que vous nous avez fichu le trac!... On vous croyait plutôt _amochés_.... J’avais amené les brancards, le _toubib_ et l’aumônier.... —Charmante attention!... Mais vous auriez mieux fait de ne pas tirer sur nous quand on se débattait là-haut. —Vous n’avez donc pas vu le fokker, fixé derrière vous comme une punaise!... On essayait de vous dégager ... les artilleurs aussi.... —Y avait également un fokker.... Ah! ils font bien les choses!... Tous les honneurs!... Comme c’est gentil d’être venus! Monsieur le curé mes respects ... mais ça sera pour une autre fois!... ... Chignole se nomme, me présente, serre les mains, plaisante. —Pressons ... pressons! abrège le lieutenant. —Et le _taxi_?... —Les Boches paraissent tranquilles.... J’enverrai une équipe le démonter cette nuit.... S’ils s’en aperçoivent et rendent ce travail impossible, avec un 75 bien placé, nous le mettrons en miettes. ... En rampant, à la file indienne, nous allons vers nos tranchées. Par instant, l’éclair blafard d’une fusée illumine l’espace; alors, plaqués, le nez dans la terre, nous attendons l’obscurité qui nous sauvera. Nous suivons maintenant les boyaux, et me voilà reporté à deux ans en arrière, quand j’étais leur hôte quotidien. Nous croisons des corvées qui montent silencieuses avec des piquets, des rondins, des rouleaux de barbelés. Nous frôlons des tas informes, recouverts de toiles; un grognement s’en échappe; ce sont des hommes endormis. ... Un village aux maisons écroulées.... Une maison décoiffée de son toit; son escalier branlant, sa cave. —Voilà notre popote; le _cuistot_ est à vos ordres. Deux bottes de paille dans ce coin, c’est le lit moelleux que nous pouvons vous offrir.... Ne vous inquiétez de rien.... Votre escadrille est prévenue.... Bon appétit et bonne nuit.... ... Nous faisons honneur au menu frugal; puis, dans la paille, nous attendons la venue de Morphée dont l’étreinte est singulièrement douloureuse à nos membres endoloris, ce qui fait dire à mon compagnon: —Tu sais, vieux Charles!... l’infanterie ... c’est pas le _filon_!... ... Le lendemain, de bon matin, la voiture légère de l’escadrille vient nous chercher et nous dépose, en moins d’une heure, à notre port d’attache. Effusions, explications avec le capitaine, rapports, coups de téléphone à l’état-major, compliments; enfin, nous nous dirigeons vers notre cantonnement pour de nécessaires ablutions, quand nous rencontrons Racine, dont la figure s’épanouit du plaisir de nous retrouver. Mais Chignole violemment l’interpelle: —Ah! tu peux te présenter et faire le joli cœur!... C’est pas de ta faute si on est ici.... Naturellement, le _moulin_ nous a _lâchés_.... —J’avais fait tout ce que j’ai pu.... —Eh bien! c’est pas grand’chose!... Je te le répète ... d’un peu plus, on était bons comme la _romaine_!... Des mécanos comme toi ... ça sert à faire casser la _bouillotte_ aux copains.... ... J’essaye de m’interposer, mais il continue agressif: —D’abord, t’es un mécano à la _manque_ ... à la _mords-moi le pouce_!... Un paysan, t’es bon à ta charrue et puis c’est tout. —- Je ne travaillais pas aux champs ... j’étais chez le maréchal-ferrant. —- Le maréchal-ferrant!!... et Chignole trépigne.... Un maréchal-ferrant!!... Il appelle ça un mécano!... Tu _charries_ ou tu as le _béguin_!... Et puis, ne me regarde pas avec des yeux comme ça ... je ne suis pas un train.... ... Un pétard de signalisation. —Les Boches! ... Une dizaine d’avions ennemis sont en vue; les «bébés» Nieuport décollent pour leur barrer la route. Nous courons aux abris casematés et nous nous y entassons tous, en disant mille bêtises. Par les meurtrières, nous suivons les péripéties du bombardement; les Boches sont maintenant au-dessus de nos têtes; un hululement significatif, les projectiles descendent. —Quel est donc l’idiot qui est resté sur le champ?!?... ... C’est Racine qui, sans doute abattu par les reproches de Chignole, désorienté, désâmé, est resté à découvert. —Racine.... Racine.... ... Chignole et moi nous nous regardons; j’ai le cœur atrocement serré. Nos camarades poussent un cri; une bombe vient d’éclater près de l’arbre contre lequel il était appuyé; la fumée l’enveloppe; quand elle s’élève, Racine est affalé, sans mouvement. Nous bondissons, Chignole le premier; il asseoit le malheureux et le tient enlacé; son sang coule de ses manches, de son col, de partout.... Chignole, les yeux fous, regarde ses mains rouges. ... N’attendez pas votre fils, vieux parents de là-bas, courbés sur les sillons.... Il ne reverra plus vos champs calmes de la Beauce.... Il n’entendra plus la voix douce de son clocher.... Il ne connaîtra plus ni la forge, ni l’enclume, ni le marteau qui faisait jaillir des étincelles. C’est fini pour lui des soirées tièdes, où, assis sur le banc de votre seuil, il vous aidait à tresser des liens pour les gerbes.... C’est fini des dimanches fleuris où il partait en carriole pour la ville, avec sa belle blouse neuve.... La terre l’a repris ... la terre de l’Est, dure et sèche; mais il est en elle, des ramifications infinies et mystérieuses, et la vôtre aussi sera fécondée par son sang. N’attendez pas votre fils ... il ne reviendra pas. XVI—CHIGNOLE A SON BOCHE. —V’là le jus!... —Quoi!... Quoi!... ... Je me réveille en sursaut. C’est Hilaire, dit Sirotin, notre _cuistot_, qui, d’une main tient une lampe électrique et de l’autre un bol de café. —Tu dormais ... c’était un plaisir ... mais fallait bien te secouer puisque tu prends la garde au jour. —Quel temps? —Epatant.... Il a gelé toute la nuit. Je te verse un peu de _raide_ ... ça te réchauffera l’intérieur.... ... Sirotin, son surnom l’indique, a un goût assez prononcé pour les liqueurs fortes. Dès qu’il parle, les mots: _gnole_, _cric_, _dur_, _raide_, viennent spontanément à ses lèvres avec les expressions _faire le plein_, _plein la lampe_, _s’en fourrer jusque là_. Il discute longuement sur les mérites relatifs des marcs de vin et de prune, et ce Normand pur sang—pur pomme—s’émeut en vous disant: —C’était un certain Calvados ... un _calva_ de 1893 ... et la phrase s’achève sur un claquement de langue significatif. Dans le «civil», il occupe les fonctions nécessaires de fossoyeur et accessoires de débitant, d’un village joyeux au pays de Corneville. Par quelle filière est-il parvenu à tenir l’emploi de cuisinier d’une popote d’escadrille? Mystère, administration et piston, oui, piston, car ce poste est particulièrement recherché; en effet, son titulaire n’ira jamais qu’au feu de son fourneau. —Et Chignole?... où est-il? —Sur le terrain, près du _zinc_.... ... J’avale le breuvage odorant, j’allume une bougie et m’habille sans bruit pour ne pas déranger mes camarades endormis. ... L’herbe du plateau, durcie par le froid, crisse sous les pas. Chaque sapin, poudré à frimas, avec ses aigrettes de givre, est un gigantesque arbre de Noël. Il ne fait plus nuit; cependant, les étoiles brillent encore dans le ciel blême; on est éclairé par une lumière dont on ne voit pas la source. Le hangar est ouvert, mon biplan est sorti. Les mécaniciens, engoncés dans leur cache-nez, le bonnet de police rentré jusqu’aux oreilles, s’empressent autour de lui; ils ne suspendent leur activité que pour souffler dans leurs doigts, engourdis par l’onglée. Assis sur une caisse à essence, Chignole, en tenue de vol, s’acharne avec une tenaille à donner une forme à du fil de fer qu’il tord et pince. —Tu te demandes à quoi je m’occupe? —Evidemment ... de si bon matin à l’ouvrage! —Ah! ça me donne du fil à retordre, c’est le cas de le dire.... Eh bien!... vieux Charles ... c’est un modèle de muselière.... —Tu as adopté un nouveau chien?... —Non ... depuis notre pauvre Boudou ... c’est fini les _klebs_.... Non ... c’est une muselière pour mes escargots.... —???... —Oui, tu vas saisir la _combinaise_ ...; la chaleur de la popote les trompe sur la saison ..., ils croient déjà que le printemps chante ... alors ils se _barrent_, et c’est tout ce qu’il y a de plus malsain, car ils pourraient chiper des affections de poitrine.... Tu vois d’ici mon écurie compromise pour les courses de l’année!... J’ai donc pensé à leur installer à chacun une muselière ... comme ça ils seront bien obligés de rester dans leurs coquilles.... ... Des écharpes roses flottent dans l’air calme ..., la crête des vagues montagneuses émerge de la brume laiteuse qui couvre encore les bas-fonds ..., les étoiles s’éteignent une à une, et le croissant de la lune s’efface dans le bleu.... —Allons-y.... ... Les mécaniciens lancent l’hélice, mais le moteur refuse de partir. —Avez-vous mis de la glycérine dans le _radia_?... Si jamais vous avez oublié ... ça va _barder_!... vous vous ferez corriger.... ... Je pense à Racine qui serait si heureux d’être ainsi morigéné. —Il a toussé!... ça va _gazer_! ... Une explosion s’est produite, l’hélice a décrit quelques tours, puis s’est arrêtée. —Mettez de l’essence dans les cylindres avec la seringue, et _grouillez-vous_.... On devrait déjà _nager_!... ―――― Nous montons dans le froid qui larde la figure de mille coups d’épingles. Le soleil pompe le brouillard, aussi la visibilité est restreinte. —Un copain.... ... Au loin, un point noir. —Ça n’est pas sûr.... Méfie-toi. —T’en fais pas ma grosse ... j’ai le flair ... d’ailleurs je le _zieute_.... ... Chignole braque ses jumelles et après un mûr examen: —C’est un Voisin ... une étoile sur la _carlingue_ ... c’est un _aminche_ de l’escadrille d’armée.... ... Nous allons vers les lignes en nous rapprochant de lui; déjà au-dessus d’elles, il ne s’aventure pas au-delà. —Regarde ... le camarade syndiqué se contente de tirer des bordées ... c’est que le temps doit être _bouché_ de l’autre côté. ... Nous gagnons sur lui; mon passager ne s’est pas trompé, c’est bien un frère. —A deux ... la croisière sera moins monotone.... ... Nous sommes entre deux nuages et il neige de l’un à l’autre; par une trouée, le soleil plonge ses rayons et de chaque flocon fait une perle. Chignole, généralement insensible aux somptuosités de la nature, reste bouche bée d’admiration. —Ça mon gros ... c’est du beau théâtre ... c’est mieux que du cinéma!... et brusquement sautant sur la mitrailleuse: —Pique!... Pique!... ... Du nuage supérieur, cinq ennemis en embuscade se laissent tomber sur notre camarade au moment où, sans les voir, il passait au-dessous d’eux. Ils le prennent par l’arrière. Revenu de sa surprise, il leur tient tête; Chignole commence le tir, mais au bout de quelques secondes est obligé de l’arrêter; nous risquerions de le descendre tellement les boches le serrent de près. Soudain, une flamme jaillit.... —Ah! les vaches!... Ils ont troué le réservoir!... ... Ils s’écartent en éventail pour laisser passer l’avion en feu suivi d’un noir panache. —Pauvres vieux!... pauvres vieux!... ... Tremblants de rage impuissante, nous refoulons nos larmes. Du bolide fulgurant, deux formes s’en détachent. —Ils n’ont pas voulu griller!... ... Oh! l’horreur de ces corps précipités, leur tournoiement, leur chute longue ... longue.... Vision de cauchemar, avec la sensation de ce que sera leur arrivée à terre, la bouillie finale. Le «tac ... tac ... tac» des mitrailleuses nous libère de cette épouvante; les boches marchent maintenant en un demi-cercle qu’ils vont essayer de fermer sur nous. —On y va? —Pas de bêtise.... C’est la grillade inutile.... La fuite. ... Je pique plein moteur, tout en virant bord pour bord; nous nous trouvons heureusement à marcher vers le soleil; ils sont éblouis par la lumière, tandis que Chignole, qui lui tourne le dos, peut tirer avec précision à travers le fuselage et protège ainsi notre retraite. Ils n’insistent pas longtemps; étant dans nos lignes, ils doivent appréhender la venue de quelque Nieuport. —Bande de froussards! leur crie-t-il en leur lâchant les dernières cartouches d’un rouleau. — ... Oh! mais ça n’est pas possible.... Encore un! et il me désigne un avion qui paraît se diriger vers nous. —Ils sont donc aussi nombreux que les _totos_!... —Mais il vient de chez nous.... —Quelque pirate en _vadrouille_! —Drôle de forme ... je n’en ai pas encore vu comme ça.... —Un nouveau modèle ... Tu sais, vieux Charles, je ne le laisse pas approcher.... C’est plus prudent!.... ... Il place un rouleau neuf et à huit cents mètres commence les salves. —Il se _trotte_!... Il en _joue_! Ah! mon cochon ... qu’est-ce que je vais te mettre.... ... Chignole continue son arrosage, tandis que l’adversaire accélère sa descente. —Ça y est!... On l’a eu! Il préfère atterrir.... On va le cueillir comme une rose.... ... J’arrête notre piqué vers cinq cents mètres, les terrains étant défectueux dans ce secteur, mais nous voyons très nettement le boche se poser. —N’y a rien à craindre.... Ils vont être _faits aux pattes_!... C’est farci de poilus ce coin-là.... ―――― ... Nous roulons encore sur notre piste que Chignole hurle: —J’ai mon boche!... J’ai mon boche!!!... Dans nos lignes ... homologué ... comme les _as_.... Téléphonez partout.... ... L’escadrille, enthousiasmée, saute dans les autos et Chignole la guide vers l’endroit repéré. Nous arrivons; autour de l’appareil, rassemblement. —C’est là!... C’est là!... Vous en _bavez_!... Mais c’est comme ça que nous sommes!, et, la main sur la hanche, pompeux, solennel, avec un ton royal de commandement: —Faites avancer mes prisonniers!... ... La foule compacte leur livre passage, alors ... alors ... il me semble que le sol sous mes pas se dérobe; les prisonniers portent les insignes de l’aviation britannique ... Nous avons descendu un avion anglais!... Stupeur ... ahurissement, puis un rire homérique nous saisit; Chignole, un instant abasourdi, reprend son aplomb: —Ecoutez-moi, s. v. p. Tout d’abord, dans votre _patois_ ... _j’entrave que pouic_ ... vous c’est _itou_ pour le mien ... alors c’est pas la peine de discourir ... mais tout de même a-t-on idée de balader un nouveau _coucou_ sans prévenir ... sans envoyer de faire-part ... Vos cocardes ne sont pas assez grosses ... à huit cents mètres je n’ai rien vu ... et puis vous n’avez que quelques trous dans vos ailes.... Tout de même, à cette distance, ça n’était pas mal comme carton ... vous qui êtes très amateurs de sport?... —_I dont understand, but he is a good fellow!_... réplique l’un de nos alliés, gagné par l’hilarité générale. —Il nous reste à offrir nos excuses et le champagne à ces messieurs, conclut notre capitaine. ... Chignole les conduit jusqu’à l’une de nos voitures, s’efface pour les laisser monter, et, se rappelant son histoire, leur dit en s’inclinant cérémonieusement: —Après vous.... Messieurs les Anglais ... puis, s’adressant à nous: —Ce que Jeanne d’Arc a dû rigoler tout à l’heure!... XVII—CHIGNOLE REÇOIT DU MONDE. —Oui ou non ... veux-tu garder la pose? —J’ai des fourmis.... —Si tu continues à bouger je ne pourrai jamais _piger_ les expressions multiples de ton nez inoubliable. —Tu _charries_?... ... Après déjeuner, C. ... fixe sur la toile les traits célèbres de Chignole. Fils d’un portraitiste pour milliardaires, lui-même paysagiste de talent, il fignole la silhouette de mon observateur avant de la placer dans notre galerie de tableaux, que notre pauvre de Losques commença. —Reste tranquille ou je te fais lécher un tube de garance. —Ah! là, là!... Espérons que ton _vieux_ ne fait pas _poireauter_ les clients comme toi ... sans ça ils en auraient rapidement _marre_, surtout les Américains!... ... Sirotin circule parmi nous, les bras chargés de flacons aux étiquettes multicolores. Avec son allure inimitable d’ex-_chand de vin_, il propose la voix mouillée: —Pour ces Messieurs ... qu’est-ce que ça sera?... ... La porte s’ouvre; c’est un territorial, de ceux qui gardent notre plateau. —L’aviateur Chignole, _siouplaît_?... —Présent! —Un civil vous demande.... —Envoie-le moi. —Ben oui ... mais y a une difficulté ... rapport à une demoiselle qui est avec lui.... Et la consigne, c’est la consigne.... Je puis tout de même vous dire qu’elle est bougrement mignonne, la _poulette_ ... bien _roulée_ ... foi d’R.A.T.!... Chignole se lève, se campe les mains dans les poches, la cigarette en équilibre sur la lèvre inférieure, les sourcils froncés, le bout du nez plissé, méfiant. —Ça va, ça va ... c’est la journée des blagues.... Je reste une heure en place sous prétexte qu’on dessine ma _pomme_ ... et l’on veut poursuivre à se payer ma tête par une autre plaisanterie ... le montage de coup ... le _bourrage_ de crâne.... Ça va ... ça va ... un bateau par jour, ne vous suffit plus ... on veut monter à cet ami Chignole une compagnie de bateaux!... —C’est pas une compagnie de bateaux ... c’est une compagnie de voitures!... ... M. Bassinet vient d’apparaître sur le seuil. —Bassinet ... de l’_Urbaine_.... Messieurs ... j’ai bien l’honneur ... Chignole, dans mes bras ... et, dans une accolade véhémente, il plaque sur sa panse notre camarade qui ouvre des yeux ronds. —C’est une surprise, mon petit gars ... hein?... Quoi que tu en penses?... Le temps nous tardait après toi ... et puis tu donnais de tes nouvelles au compte-gouttes, comme le communiqué. Alors, j’ai pris une décision; à _Mâme_ Bassinet et à ta mère, qui, entre parenthèses se maintient, je leur-z-y ait dit: «Puisque l’avant ne peut venir à l’arrière, c’est à l’arrière d’aller à l’avant!» En conséquence passant de la parole aux actes, avec _fifille_ on a pris le _dur_ pour Nancy.... Voilà. —Sophie est là?... questionne Chignole les yeux brillants. —Voyez-vous ça ... il ne demande pas si j’ai fait bon voyage, si _Panam_ tient toujours ... mais tout de suite si la _fifille_ est bien là ... Ah! jeunesse!... jeunesse!... Mais oui elle est là.... Seulement les _terribles torriaux_ l’ont empêchée de passer ... mais moi je brûlais d’arriver, alors je l’ai laissée avec les factionnaires.... ... Nous nous efforçons de recevoir de notre mieux notre hôte, et, tandis que je fais les présentations, Chignole disparaît sans être remarqué pour filer vers un but qu’il est aisé de deviner. ... Le soir, dans un hôtel tranquille de Nancy, nous sommes tous réunis autour d’une table que M. Bassinet préside avec autorité et urbanité; n’est-il pas cocher de l’_Urbaine_? —Ah! Messieurs les aviateurs ... pour moi quelle journée!... Songez que, depuis que je suis allé en Auvergne épouser _Mâme_ Bassinet et la ramener ... je n’avais jamais quitté la capitale que pour des courses _extra-muros_.... Pensez à ce que _Lolotte_, ma bête, doit dire à l’écurie en ne me voyant pas.... Ah! quelle journée!... Je ne vous ai pas vu voler à cause du mauvais temps ... mais j’ai touché à vos oiseaux, j’ai vécu dans votre popote, vous m’avez photographié sur un biplan.... Cré nom!... Si j’avais vingt ans et mon ventre en moins!... ... Chignole et Sophie s’isolent de la conversation pour vivre dans un monde très loin de nous, où des amours enrubannés se posent sur des guirlandes de fleurs d’oranger; leurs têtes se rapprochent souvent par une sorte d’attraction lente, et les boucles blondes de la petite frôlent les lèvres de mon ami. M. Bassinet n’en est encore qu’à l’exorde; les yeux humides d’émotion douce et de digestion heureuse, il poursuit: —Ma sale génération, Messieurs, a eu le malheur de naître entre deux guerres, trop jeune pour l’une, trop vieille pour l’autre; par-dessus le marché, ma chère femme ne m’a donné qu’une fille, et je le regrette.... ... Je suis certain que Chignole lui, ne le regrette pas. —J’avais bien _Lolotte_, mais on ne l’a pas réquisitionnée ... trop vieille aussi pour servir le pays.... ... Et son soupir profond semble renfermer un hennissement douloureux. ... La sirène.... —Les Boches!... —Quoi!... Quoi!... —Les Boches, M. Bassinet.... —Tant mieux ... la fête est complète! Je vais les revoir, comme à _Panam_, en août 1914; mais cette fois-ci, ils _crosseront_ moins ... ils _dégusteront_ quelque chose les salauds!... ... La trompe d’une auto; Sirotin entre en courant: —Avions boches signalés ... tout le monde au plateau ... les _coucous_ prêts à partir ... voiture en bas.... Ça va _gazer_!... —Allez, Messieurs, je ne vous retiens pas.... ... Debout, appuyé sur l’épaule de sa fille qui essuie furtivement une larme, M. Bassinet ne manque pas d’une certaine majesté. Il nous écoute dégringoler l’escalier quatre à quatre et murmure rageur, entre ses dents: —Vingt ans!... vingt ans de moins!... puis caressant de sa grosse patte les joues de Sophie: —_A_ pas de chagrin ma _fifille_.... Ils ne l’abîmeront pas ton Chignole ... _A_ pas de chagrin.... ―――― ... Mille mètres ... la neige ... la nuit ... pas une étoile ... pas une lumière.... —Ils en ont du vice de venir sur Nancy par ce temps-là.... —Tu te retrouves? —Pas mèche, mon vieux Charles.... Peu de vent ... la boussole et la montre ... n’y a que ça.... ... _Manche_ en mains, j’écoute le moteur; de temps en temps, Chignole passe un mouchoir sur mes lunettes pour enlever les flocons qui s’y déposent. —Une fois sur Metz ... ne perds pas ton temps ... mission de représailles ... c’est bon partout. ... Le froid m’endort peu à peu; le bruit du moteur s’affaiblit comme un ronron; il me semble que mon sang quitte mes veines, sans douleur, sans souffrance; mes paupières lourdes ... lourdes ne demandent qu’à se fermer sur mes prunelles, sur ma vie.... —- Comment la trouves-tu? —Hein? —S’agit pas de _roupiller_, mon gros! Je te demande comment tu la trouves?... —_Moche_ ... _très moche_ ... cette nuit-là. —Il n’est pas question de la nuit ... mais de Sophie.... ... Chignole ne voit ni la neige, ni le noir, ni la tête de mort livide et camuse qui pour moi se trace sur l’écran des nuages, à chaque coup de nos projecteurs de bord. Il voit des cheveux fous ... des yeux bleus ciliés d’or, des petites mains dont il garde la tiédeur; il n’a pas froid mon compagnon.... ―――― M. Bassinet est descendu dans la cave non sans difficultés. —Dans la cave! Vous _bousculez_! ... Enfin il a cédé aux objurgations du personnel et des clients de l’hôtel, en faisant bien remarquer que c’était à cause de sa fille. Maintenant, juché sur un casier à bouteilles, avec, à ses pieds, un voyageur en margarine assez mou et une dame en camisole assez flasque, il continue son discours: —A Paris ... quand _ils_ sont venus ... on était sur les boulevards ... nez en l’air et bouche en porte cochère.... Pour descendre avec les barriques ... il nous faudrait autre chose à nous!... —Eh! ne parlez pas tant, Monsieur le Parisien.... Vous nous feriez repérer!... coupe le placier en margarine, pas très à son aise. Je suis de Bordeaux ... pas vrai ... cependant je sais me taire quand la nécessité est impérieuse. —Serait-ce une leçon des Quinconces aux Tuileries ... du Midi à la capitale! —Sans doute ... le Midi! le Midi; Ils l’ont bien trouvé à leur goût les Parisiens au début de la guerre!... —Ça va _barder_! clame M. Bassinet. —Papa! crie Sophie. —Achille!!! sanglote la dame flasque. ... Fracas épouvantable ... bruit de verre brisé ... poussière de plâtre ... appels déchirants.... —Une bombe!... Au secours!!... ... C’est tout simplement le casier à bouteilles qui a cédé sous le poids de M. Bassinet. ... Profitant du désarroi général, Sophie s’est esquivée; elle monte à une mansarde, et, accoudée à la fenêtre, elle regarde anxieusement du côté de Malzéville.... Le jour commence à poindre; le plateau barre l’horizon de son mur au profil net. A l’est, avec la lumière, des avions reviennent très bas, leurs ailes claires dans le bandeau rose de l’aurore. Sont-ils au complet? Ne lui est-il rien arrivé? D’évoquer les dangers courus, son cœur grossit à l’étouffer. Mais voilà qu’au lieu d’atterrir, un biplan pique droit sur sa maison ... vers elle. Vivant! Il est vivant!... Et la petite Parisienne, qui depuis bien longtemps n’avait pas parlé au Bon Dieu, voit ses doigts se croiser naturellement, et sa bouche, sans qu’elle le veuille, récite avec ferveur une prière retrouvée. XVIII—CHIGNOLE PREND UN BAIN. ...—Je ne regrette qu’une chose, mes enfants!... c’est que ma Lolotte n’ait pas été des nôtres cette nuit ... elle aurait rué de joie patriotique!... ... Nous sommes revenus du bombardement de Metz, juste à temps pour exhumer M. Bassinet du tas de gravats où il était enfoui en compagnie du méridional soufflé de faconde, maintenant dégonflé par l’émotion, et de la dame répandue dans sa camisole, dont une crise de nerfs secouait les mollesses. —Eh! je vous l’avais bien dit, Monsieur le Parisien! Il est imprudent de parler si fort!... Vous l’avez eu votre bombe?... —C’est pas une bombe ... vous voyez bien que c’est le casier à bouteilles qui a _flanché_ sous mon _postérieur_.... Cent neuf kilos, Monsieur.... Cent neuf kilos!... —Maman!... bêle la dame le nez dans la poussière. —On vous la rendra ta mère, murmure Chignole qui serre très fort dans ses mains les menottes de Sophie. ... Dans la salle à manger de l’hôtel, M. Bassinet nous offre un _remontant_; il reste un moment silencieux, abîmé dans de profondes réflexions, puis il laisse tomber cette phrase définitive: —Messieurs, je me permets d’affirmer, sans exagération, que j’ai reçu le baptême du feu.... Et, sur un ton léger: —Alors ce petit voyage sur Metz s’est bien passé?... Ça a _gazé_! —Pas trop mal.... un peu froid.... —Dans le ciel aussi ... c’est la crise du charbon.... —Pour nous réchauffer ... nous _remettons_ ça ce matin.... —Alors vous ne nous raccompagnez pas au train? Vous nous laissez _tomber_.... Enfin France d’abord!... ... Sophie réprime un léger tressaillement; elle regarde Chignole, elle ne voit que lui; elle ne veut voir que lui; il semble qu’elle cherche ainsi à graver en elle pour toujours les traits de celui qu’elle aime; ses yeux auront tellement absorbé son image qu’elle n’aura qu’à les fermer pour la revoir. —Au fait, vous n’êtes pas curieux, mes p’tits gars? Vous êtes-vous demandé comment le père Bassinet et sa demoiselle ont pu venir à Nancy, dans la zone des armées, avec laissez-passer, autorisations ... enfin tout le _fourbi_ en règle. C’est un vrai roman ... s’pas fifille?... ... Il avale une gorgée de son café-rhum, tousse, assure son chapeau et jette une main en avant pour précéder la parole: —Il est bien entendu que je ne suis qu’un cocher, mais on a tout de même ses petites relations.... J’en ai _baladé_ dans ma bagnole des types aujourd’hui à la hauteur. Si mes coussins pouvaient parler! Ainsi ... tenez ... mais je la _ferme_ ... il y a une jeune fille. Pour en revenir à mes relations, il se trouve que j’ai comme client le sénateur Bichon (Rhône-Inférieur), le rapporteur de la loi sur la protection des filles-mères de Tombouctou ... un homme considérable! L’autre jour, je le _charge_ à la Concorde pour le Bois. En faisant le tour du lac, il élabore ses projets de loi qui tomberont ... —Dans le lac! —Comme vous dites.... Mais que voulez-vous, j’étais tellement distrait—je pensais sans doute à vous, mes aviateurs, à vous mes _as_—que j’enfile la rue de Rivoli et que j’emmène mon père conscrit à la _Bastoche_.... —Il a dû la trouver mauvaise? —Non.... Il m’a dit «Bassinet ... mon ami Bassinet—il n’est pas fier avec moi—mon ami Bassinet, vous avez eu une idée géniale de me conduire ici.... La Bastille! nid de notre République!... La Bastille!... berceau de l’humanité! La Bastille! origine du progrès!...» —La Bastille!... Tout le monde descend! conclut Chignole. —Bref, il m’en fait tout un _plat_! puis, brusquement: «Mon ami Bassinet ... pourquoi avez-vous eu cette distraction?» Alors, en cinq sec ... je lui expose mon désir de venir vous voir.... Ah! mes enfants ... ça n’a pas traîné!... Le lendemain, j’avais les papiers.... N’y a pas que les militaires qui connaissent le système D!... ―――― ... Broum.... Notre appareil reçoit la poussée d’un éclatement qui s’est produit derrière nous. —Dis-donc, vieux Charles?... Crois-tu qu’elle m’aime? ... Broum.... Nous rentrons dans l’ouate jaunâtre d’un éclatement, cette fois-ci devant nous. —Moi ... je l’aime bien t’sais?... Je me sens de plus en plus _pincé_.... ... Broum ... Un éclat coupe un hauban et fait sauter un morceau de contreplaqué du nez de la _carlingue_ ... —Je la trouve distinguée ... on croirait jamais la fille de son père.... C’est ton avis? —On en reparlera une autre fois.... Tu ne te rends donc pas compte du danger? —Non ... je suis amoureux.... ... Nous arrivons à la gare des Sablons; la raquette des voies de garage va en s’élargissant jusqu’à Metz. —Repère le poste central d’aiguillages.... —Il y a des fokkers qui décollent des hangars de Frascati.... —Laisse monter.... Fais ta visée.... ... Chignole, l’œil au viseur, donne de brèves indications. —Gauche ... droite ... un peu en arrière.... ... Tout à coup, je vois passer, à quelques mètres, une masse d’aspect métallique, suivie de plusieurs autres. Je lève la tête; un camarade juste au-dessus de nous, lâche ses bombes sans avoir la précaution de regarder s’il n’a pas un avion dans son champ de tir. Je vire en piquant, mais nous coupons quand même plusieurs trajectoires parcourues pas les projectiles. —Qu’est-ce qu’ils vont recevoir comme engueulade!... —Si leurs _crottes_ nous avaient rencontrés ... on était _chocolat_!... ... Chignole libère les bombes et prend quelques clichés. Nos adversaires s’obstinent, et avec précision, car nous voyons l’un des nôtres descendre. —Encore un qui est _bon_! —Il plane normalement ... sans doute des _dragées_ dans le moteur ... Il n’a pas flambé ... c’est déjà ça ... —Voilà des copains qui ne prendront pas l’_apéro_ ce soir. —Moi, je préférerais être _zigouillé_ que prisonnier. —Tu ne penses pas à Sophie, quand tu dis ça.... —Fokker en-dessous ... au moins huit cents mètres.... —On sera chez nous bien avant qu’il nous accroche.... —Il _gaze_ notre _moulin_!... C’est un plaisir de l’écouter.... —Touche du bois ... _Touch Wood_.... ... Je n’ai pas achevé que le moteur commence à bafouiller. —Tu entends? Tu viens de nous porter la _cerise_.... —Tu t’en fais pour un _raté_?... —Un _raté_ ... il a baissé de 200 tours ... regarde aussi l’altimètre ... on descend.... Tu avais bien besoin d’annoncer que ça _gazait_! ... Nous sommes sur une forêt que nous ne pourrons franchir. —Il va être _gratiné_ l’atterrissage!... On va encore _rectifier_ le _taxi_.... —Tu n’es pas forcé de te poser sur les arbres.... —Où alors? Tu as un perchoir sous la main?... —Non ... mais à ta place, j’atterrirais sur cet étang ... là ... dans la clairière... il y aurait moins de casse.... ... Sous le soleil, il brille comme un joyau dans l’écrin vert sombre des pins. —C’est de l’hydroplane alors! ... A deux mètres, je tire sur le _manche_ ... perte de vitesse, glissade.... Plouff.... Le choc est plus dur que nous ne nous y attendions, car il n’y a pas cinquante centimètres d’eau, et nous sommes projetés hors du biplan. Nous nous sortons de ce marais tant bien que mal, couverts de vase et complètement trempés. Nous grelottons; une femme qui ramasse du bois mort nous guide jusqu’à sa maison. Tandis que son mari, un garde forestier, court à un bureau de poste téléphoner à notre escadrille, nous essayons de nous sécher devant le poêle de faïence brune, bardée de lames de cuivre; mais il faut y renoncer, nos vêtements sont trop mouillés. Nous nous déshabillons; la femme me prête les nippes de son mari, à peu près à ma taille; quant à Chignole, à qui elles seraient beaucoup trop vastes, nous l’installons dans une jupe et un fichu, ce qui lui donne un aspect des plus réjouissants. L’auto vient nous quérir et nous y montons dans notre accoutrement peu banal. Au bout de quelques kilomètres, sur la route, un brigadier de gendarmerie arrête notre voiture. En nous voyant ainsi affublés, il s’écrie: —_Que_ c’est une mise de Carnaval _que_ je constate ... de plus _que_ je trouve une femme dans une automobile militaire ... _que_ je dresse procès-verbal de ces faits _que_ je juge non explicites et condamnables.... —Mais je suis un homme! M’sieur le gendarme ... j’ai une moustache!... —_Que_ ça ne suffit pas ... _qu_’elle pourrait être postiche ... _que_ vous seriez des espions ... _que_ je vous conduis à la prévôté ... _que_ la loi ... _que_ c’est la loi.... —Brigadier, vous avez raison, affirme Chignole solennellement, puis, sautant au cou du pandore ébaubi, et avec des petits cris flûtés de femme chatouillée: —Tu ne seras pas trop méchant avec moi ... dis mon coco!... XIX—CHIGNOLE FAIT UNE BÊTISE. Les hangars sont clos. Chaque deux heures, les mécaniciens se hissent au-dessus pour déblayer la neige dont le poids compromettrait la solidité des toiles. Notre popote prend l’allure d’un chalet suisse; autour du réchaud à pétrole, nous sommes assis dans des positions variées, dépourvues d’élégance; Sirotin prépare des grogs avec une attention particulière: —Je ferai remarquer que s’il n’y a pas _besef_ de sucre et de rhum ... c’est à cause de la crise ... Je dis ça afin que vous ne supposiez pas que c’est moi qui me les _refile_ en douce ... ... C’est l’après-midi morne, incroyablement long, des mauvais jours d’escadrille, où les conditions atmosphériques défavorables empêchent tout travail. Parfois le silence est rompu par un bâillement prolongé, puis il retombe pesant, implacable, et s’épaissit comme le lourd manteau blanc qui recouvre la baraque: —Drôle de dimanche!... —Tiens ... oui ... c’est dimanche.... On ne sait plus comment on vit.... Sans la messe, on n’y aurait pas fait attention. ... Chaque dimanche, sur notre invitation, un vicaire d’une des paroisses de Nancy prend la peine de monter sur notre plateau. Chignole s’est de suite imposé comme l’organisateur de la cérémonie; grâce à son ingéniosité, l’autel est toujours fleuri, les burettes remplies, et l’encensoir en état; il a même appris avec une prodigieuse facilité les répons, et il sert l’office comme un enfant de chœur «de carrière». —C’est épatant, vieux Charles, ce que je retiens facilement le latin. —Sans doute, parce que tu ne le comprends pas.... —Y a pas ... c’est une belle langue t’sais, ça chante comme une musique. Ah! mon gros ... qui aurait pu supposer qu’un jour je serais si bien avec les curés. Ce que le Bon Dieu doit être surpris. Quand, avec son grand télescope, il me voit répondre tous les _Amen_ et les _spiritu tuo_, il doit dire: «Chignole.... Chignole ... mais je croyais que c’était un gosse de la _laïque_. Faudra le récompenser. Je veux qu’il ait un Boche.... Notez Saint Pierre ... un Boche pour Chignole». ... Enfin aujourd’hui, avec le concours d’un mécano qui joue adroitement du violon, il a chanté un _O Salutaris_ avec goût et justesse. —A-t-on félicité Chignole? —C’est une révélation! —Ténor des _as_.... _As_ des ténors! —Ça faisait plus que _gazer_ ... ça _gazouillait_! —On va te mettre en sursis d’appel pour que tu te produises à la chapelle Sixtine!... Chignole, les yeux éteints, le nez obstinément dirigé vers le sol, la cigarette pendante, ne paraît pas d’excellente humeur. —Tu t’embêtes? —Non.... —Tu t’amuses? —..... —Tes escargots te donneraient-ils des tracas? —Mes escargots, ils sont comme moi ... ils ne veulent plus rien savoir ... Ils ont les pieds _nickelés_ ... moi aussi.... ... Il va chercher très loin un soupir, l’étale, puis s’épanche: —J’en ai _marre_ de l’aviation.... Le capitaine a encore refusé de m’envoyer piloter.... —C’est bien ça ... tu veux me _plaquer_. —Ecoute, mon vieux Charles.... Suis-moi bien ... observateur, c’est très joli ... mais enfin on n’est jamais qu’en second. J’en ai assez de jouer les colis ... les ballots! C’est la troisième demande qu’on refuse ... alors.... ... En moi-même, je donne raison à mon camarade, quelque puisse être mon regret de supposer possible notre séparation. Souvent, en l’air, je l’ai fait passer à ma place, et lui ai donné les premières notions. Il m’est apparu évidemment très doué; de plus, ses nombreuses heures de vol lui ont donné une pratique préférable à toutes les théories d’école; il deviendrait un excellent pilote et je comprends son amertume. —Ainsi notre ami veut tâter du _manche_! Naturellement sur avion de chasse...., une _cage à poules_ ... fi!... Messieurs, notre Chignole a des visions de bébé Nieuport ou de Spad! plaisante C ... qui coiffe sa tête d’un fez les jours de mauvais temps; il affirme que cet accessoire ressuscite pour lui des souvenirs précis d’Orient, de soleil, de mer bleue et de minarets aigus. —Pas la peine de crâner, Messieurs les pilotes.... Ne vous montez donc pas le _bobéchon_!... Piloter ... ça n’est pas si _calé_ que ça!... ... Ce dialogue animé a secoué quelque peu notre torpeur, mais elle nous reprend bien vite, et Chignole en s’écriant: —Oh! et puis après tout je m’en f ...! nous donne satisfaction à tous en arrêtant la discussion. ... Le secrétaire entre: —Le _pitaine_ téléphone: quartier libre en raison du temps ... pouvez descendre à Nancy. ... L’ennui disparaît instantanément; les figures se dérident; nouveaux bans d’enthousiasme. —Ça c’est un chic type!... Où va-t-on?... Au cinéma.... En avant!! pas les tracteurs ... les voitures légères.... ... Nous nous empilons dans les autos. —Manque personne? —Si ... Chignole ... —_Magne-toi!_.... Qu’est-ce que tu attends?... La fin de la guerre?... —Non ... partez sans moi.... Je ne suis pas ohé ... ohé.... Je vais me _pieuter_.... ... Au Cinéma-Palace, nous assistons au pénultième épisode du «Masque aux dents blanches»; nous nous délassons à suivre l’abracadabrant scénario qui se déroule sur l’écran. De plus, Rigadin a toutes nos faveurs. Max ne nous déplaît pas et le _Two Step_ de l’orchestre porte notre joie enfantine à son maximum. ... Bssi.... Bssi.... Poum.... Une fusée de signalisation! C’est une plaisanterie.... Un Boche en vue avec la neige?... on veut nous mystifier.... ... Bssi.... Bssi.... Poum.... Le Boche a passé les lignes.... C’est invraisemblable!... ... Nous nous ruons vers la sortie. Dehors, les gens ont déjà le nez au ciel; la neige a cessé; quelques flocons dansent encore, attardés comme des pétales d’oranger dans l’air tiède. Nous ne voyons pas l’ennemi, mais nous entendons les batteries spéciales. —Au plateau ... vivement.... ... Le capitaine, qui vient de nous rejoindre, prend lui-même le volant de la première voiture. Nous traversons la ville à une allure de course; les habitants, qui se garent prudemment, nous contemplent un peu anxieux mais confiants; ils nous connaissent de longue date; ils savent nos raids, nos victoires et aussi nos pertes. Des femmes nous regardent; admiration, pitié, les deux certainement. Quelques-unes nous jettent des violettes, et leurs lèvres se tendent en frémissant un peu, comme pour une ultime caresse. A travers les siècles, c’est la répétition de gestes de légendes: le baiser d’une Popée au gladiateur mourant, le sourire d’une châtelaine en hennin au vainqueur du tournoi, l’œillade d’une Carmen au toreador avant l’estocade. A ce moment, chacun de nous sent monter en lui tout le passé combatif d’ancêtres inconnus: chevalerie et croisades, «Dieu, le roy, les dames», guerre en dentelles, tambours fleuris, «Marie-Louise», tout l’héroïsme léger, facile, impromptu, inutile ... tout le panache!... —N’y a plus qu’à _se laisser mourir_ après des trucs comme ça!... murmure L., dit «Fil de Fer» en essuyant une larme avec l’un des bouquets saisi au vol. ... Nous arrivons à l’escadrille, mais notre étonnement est grand de voir l’un de nos appareils déjà parti à la poursuite du Boche. Les mécaniciens, embarrassés, penauds, expliquent: —Quand Chignole a entendu le pétard, il nous a obligés de sortir un _coucou_. On ne voulait pas ... mais vous savez comme il est ... il l’a mis en route et a décollé. ... Pâles, ahuris, nous suivons ses évolutions; il grimpe avec tant de résolution vers le Boche que celui-ci fait un brusque demi-tour et fuit vers la frontière. Maintenant notre camarade descend lentement, sans se presser; il esquisse même, involontairement, sans doute, une _feuille morte_; il atterrit enfin en _pénard_, un peu durement, mais sans casser une _corde à piano_. Il saute de la _carlingue_, et, en se dandinant légèrement, vient à nous. Le capitaine mordille sa moustache: —Chignole ... mon enfant ... c’est fou ... c’est idiot ... c’est chic ... je vais demander pour vous la médaille militaire ... mais.... ... Il hésite, se raidit, et se décidant: —Mais ... pour acte d’indiscipline grave ... je suis obligé ... de demander aussi votre renvoi dans l’infanterie.... ... Il s’arrête, puis l’empoignant à pleins bras: —Pardonne-moi mon p’tit gosse ... mais je ne peux pas faire autrement.... J’peux pas.... XX—CHIGNOLE S’EN VA. —Pourquoi insistez-vous mon ami?... Espérez-vous me convaincre? Croyez-vous que j’aie pris à la légère cette décision de demander la radiation de Chignole du personnel navigant, et par suite son renvoi dans l’infanterie?... —Mon capitaine ... s’il y a faute, il l’a rachetée. —Je récompense son acte de grand courage, mais je punis celui d’indiscipline.... —Oh! la discipline!... —Halte ... vous allez dire des bêtises. Je devine votre raisonnement: la discipline n’a que faire en l’espèce. Détrompez-vous; si je ferme les yeux sur la faute lourde de votre camarade, quelle sera ma situation de chef responsable d’une escadrille, à l’avenir? »Demain, le premier mécanicien venu, qui aura la hardiesse de Chignole, mais non l’habileté, voudra lui aussi rééditer le même geste crâne. Seulement il brisera l’appareil et s’abîmera par-dessus le marché. »Alors?... où sera mon autorité?... »Non ... non ... dans l’aviation comme dans toutes les autres armes, la discipline est nécessaire. Elle peut être plus douce, plus paternelle, car, en somme, nous nous trouvons groupés en petites familles. Indulgente certes, mais ferme, le cas échéant, comme celle d’un père ... et c’est le cas.» —Punissez-le, mon capitaine ... mais moins sévèrement. —Entendons-nous bien; il n’est pas question d’une vétille entraînant des jours d’arrêts, sur le nombre desquels nous pourrions marchander. Il s’agit d’une faute de principe, entraînant une punition de principe ... tout ou rien. Elle a de plus une circonstance aggravante; la publicité; demain elle sera la fable de la ville, héroïque peut-être, mais fable tout de même, avec ses inexactitudes et ses déformations. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’aviation est guettée dans ses moindres manifestations; celles-ci sont arrangées, amplifiées, diminuées, _cuisinées_ enfin, au gré du talent ou de la fantaisie de l’informateur plus ou moins renseigné ou bienveillant. Que d’idioties n’a-t-on pas colportées sur quelques-uns de nos _as_? Sous le couvert de compliments et de louanges, que de traits ne leur a-t-on pas décochés; ils ont nui à leur carrière ... et à celle des copains!... Je vous en prie ... n’insistez pas ... ma décision est irrévocable. —C’est bien, mon capitaine. ... Je salue réglementairement et pivote sur les talons. —Attendez.... ... Je demeure fixe, appuyé à la porte que j’allais ouvrir. Le capitaine reste un moment rêveur; dans ses yeux, passe comme un nuage; sa voix se fait sourde, dolente, presque éteinte. —Les hommes.... Les hommes!... n’ayez jamais à commander. Les galons.... les galons!... ils sont lourds à porter quelquefois ... trop lourds.... Tenez, en ce moment, je suis certain d’accomplir, en conscience, tout mon devoir ... eh bien! si jamais il arrive malheur à ce gosse, où je l’envoie, je sens que je ne m’en consolerai jamais. ... J’étais entré chez mon chef, hautain, contracté, «encapuchonné», avec, toutes prêtes, des paroles mauvaises, blessantes; j’en sors, un peu honteux de la leçon que je viens de recevoir, simple et grande, d’un homme et d’un soldat. ―――― Le déjeuner d’adieux. Chignole prend le train, dans l’après-midi, pour rejoindre son dépôt. Nous avons tous la mort dans le cœur, mais ne voulons rien en laisser paraître; notre camarade nous facilite cette tâche, en affectant de plaisanter sur sa nouvelle situation. —Dans la _biffe_!... Hein, vieux Charles!... Je te le disais bien qu’on verrait tout dans cette guerre. —Tout ... sauf la paix!... —Une ... deusse!... Une ... deusse!... Notre _as_ va être épatant avec l’_as de carreau_. ... Sirotin circule autour de la table, en chaloupant un peu; par mesure préventive contre l’émotion du départ, il a jugé bon de prélever quelques échantillons sur nos bouteilles. —Comment les trouvez-vous? —A point.... —Tout à fait «t’soin ... t’soin....» —Moi j’aurai préféré un peu plus d’ail ... une pointe ... un soupçon.... ... Chignole a tenu à nous donner un dernier gage de son amitié; il a livré au _cuistot_ ses fidèles escargots, sacrifiant ainsi toute son écurie de courses. —Je le reconnais celui-là ... c’est «Gué du Roy» ... le cochon!... il m’en a eu des sous!... —Voilà «Sardanapale».... Qui aurait cru sa carrière si courte!... Il promettait!... De longtemps on ne verra un escargot ayant une pareille _allonge_. —Tu sais, Chignole.... Ne t’en fais pas ... On va secouer ses relations, et quand on devrait f ... en bas le ministère ... tu ne resteras pas longtemps dans les tranchées; et C. assène un violent coup de poing sur la table, qu’il prend un instant pour la tribune de la Chambre. —Et puis après?... l’infanterie, je verrai bien ce qui en retourne ... je m’y ferai aussi bien casser la g ... qu’ici ... un peu moins chiquement peut-être ... sans fla-fla ... comme les autres ... mais quoi, faut pas être trop difficile en ce moment!... D’ailleurs, j’emporte de vous, de l’aviation, un souvenir ... la _banane_ ... et ses yeux glissent furtivement au bijou émaillé qui pend sur sa poitrine, au ruban jaune et vert. —Et là-bas ... p’tit gars ... tu décrocheras la croix.... Alors tu auras la _batterie de cuisine_ complète!... ... Poum.... Sirotin envoie au plafond le premier bouchon de champagne. ―――― ... Une voiture emporte ses bagages; il est convenu qu’il ira à pied, seul; il se méfie des adieux sur le quai d’une gare ... nous aussi. Il s’est séparé de nos camarades avec des mots gentils, qui leur auraient arraché des larmes s’ils ne s’étaient juré d’être forts. Nous sommes tous deux seuls, sous le hangar; Chignole rôde autour du _zinc_, passe ses mains sur les plans, les câbles, le caressant comme un chien. —Tu vas y veiller mon gros?... Ça va t’embêter un peu ... car t’aimes à garder les pattes blanches.... T’auras plus Chignole pour secouer les mécanos ... Surtout avant de partir, ferme bien les robinets de la pompe à main et du niveau.... Je te le répète ... je te connais distrait ... et tu pourrais _griller_.... ... Nous traversons maintenant le plateau; que de souvenirs n’évoque-t-il pas à mon compagnon?... Son arrivée de Parigot, dégourdi mais timide, regardant les pilotes avec envie.... Son désir, violent, de devenir comme eux.... Son premier sursaut d’horreur devant la mort incroyablement rapide d’un camarade tout à l’heure plein de vie, et que l’on ramasse à la _cuiller_, dans une bâche.... Sa venue avec moi, cette fois comme observateur ... nos raids ... nos aventures ... nos _gadins_ ... la bonne vie de la popote ... et jusqu’à cet ivrogne de Sirotin qui, tout à l’heure, sanglotait sur son marc, et avait la figure complètement noire, d’essuyer ses yeux avec son tablier sale. —Puisqu’on est que tous les deux ... je puis bien t’avouer que je suis en _rogne_ de vous quitter.... Surtout ne crois pas que j’aie le _trac_ de l’infanterie et que je regrette notre bien-être.... Non ... mais que veux-tu?... c’est bête ... à votre contact j’étais devenu ambitieux.... Oui ... c’est comme ça. Moi ... qu’est-ce que je savais de la vie?... Rien. Gosse de Montmartre ... puis ouvrier ..., mes plus chers désirs se résumaient à faire le dimanche une partie de _bécane_ ou de _moto_, à manger une friture à Nogent.... Je me bornais là ... Maintenant, j’ai fréquenté, j’ai vécu intimement avec des copains d’une condition supérieure à la mienne ... alors ... je l’avoue ... je souffre de dégringoler ... car l’infanterie, c’est la masse ... le nombre ... je serai un numéro ... n’importe qui ...: ici, je commençais à être quelqu’un. Je sens tellement de choses s’éveiller en moi. Je feuilletais la vie comme un livre d’images ... et c’est dur de fermer le bouquin sans aller jusqu’au bout ... sans connaître la fin de l’histoire. ... J’essaye d’arrêter son émotion grandissante: —Tu vas passer par _Panam_.... Tu vas revoir ta maman.... Sophie.... —Penses-tu que j’irai les voir.... Rayé de l’aviation ... je n’oserai jamais.... Comment leur expliquer?... On me prendrait pour une _galette_! ... Nous sommes à l’extrémité du plateau; il regarde les hangars, les baraques, un biplan qui s’enlève; il entend le choc des marteaux, le grincement des limes, les chansons et les rires des mécanos au travail; il respire l’odeur spéciale, d’huile, d’essence, d’émaillite, mêlée à celle de la terre, des arbres et du vent. ... Le soleil s’est effacé, et un mince croissant de lune apparaît très net, dans le ciel encore clair. —Ce soir, il y aura raid.... —Oui.... Chignole.... —Avec qui tu iras?... —Je ne sais pas.... ... Nancy s’allume lentement. Derrière chaque lumière qui tremble, on croirait voir aussi trembler des âmes. —Je me sauve.... Je raterais mon train.... Adieu, vieux Charles.... ... Sans se retourner, il descend l’étroit sentier. Je reste longtemps à deviner sa silhouette, petite, toute petite ... dans la nuit bleue qui joue à travers les pins noirs.... XXI—CHIGNOLE ÉCRIT A VIEUX CHARLES. Dépôt de .... Je profite de la pause, vieux Charles, pour causer un peu avec toi. Imagine un terrain pierreux qui serait _tartre_ pour l’aviation. Il est entouré de courtes futaies, sauf sur un côté où une carrière à pic fait belvédère sur la vallée—une supposition, la terrasse de Saint-Germain. De ce coin-là, on découvre une assez jolie vue: des champs à la terre brune, où de larges sillons sont gravés; une ferme avec son pigeonnier blanc; une église dont le clocher penche, et des meules coiffées de travers. Tout cela, dans le petit jour, paraît rapetissé, simplifié, comme les jouets d’André Hellé, que tu m’as montrés sur un catalogue d’étrennes. Pas besoin de te le dire, j’ai quitté mon uniforme fantaisie pour une capote trop courte et une culotte trop grande, en attendant «ma collection de guerre»; seulement, j’ai cousu les ailes à ma manche; on m’a _charrié_, mais tant _pire_! Un mot sur mes nouveaux camarades; ce sont des blessés maintenant guéris, des récupérés comme on les appelle, et des _mômes_ de la jeune classe, de la mienne. Ils sont bons vieux, mais pas _déssalés_; je m’emploie à les mettre au point; puisqu’on doit vivre ensemble, il vaut mieux qu’ils prennent mes habitudes que moi les leurs. On est cantonné dans un village à quelques kilomètres de Dreux: la chambrée de mon escouade est installée dans une grange; la paille, c’est très chaud, je ne l’aurais jamais cru. Ce que j’en ai appris des _trucs_ en peu de temps ... les voyages forment la jeunesse!... Le capitaine est un retraité qui a repris du service pour la guerre; on l’a baptisé Dudule. Un vrai numéro; il ne peut pas parler sans racler son gosier: «Cra ... cra....» Hier, au rassemblement, il nous a _sorti_ un de ces speech!... Jugez-en: —Mes enfants ... cra ... cra ... prenez exemple sur vos aînés ... cra ... cra ... content d’eux ... cra ... cra ... ils se sont très bien conduits ... cra ... cra ... tous morts ... cra ... cra.. vous ferez comme eux.... ... Par exemple, notre existence manque d’imprévu; le matin, exercice; après-midi, marche ou tir; de cinq à sept, liberté; l’unique distraction, c’est le débit de tabac, tenu par la mère Saucisson, ainsi nommée parce que le cervelas pousse sur son comptoir. Tu ne me croirais pas si je t’affirmais qu’il ne m’est arrivé aucune histoire. En voilà une. Au réveil, le froid pince, et notre _carrée_ étant éloignée de la _cuistance_, le _jus_ arrive froid. Or, notre grange est contiguë à une étable où rumine une bretonne; moi aussi, j’ai ruminé ... une idée, et, chaque matin, je trais la vache. Les premières fois, elle gigotait, j’ai cru même qu’elle m’_emboutissait_ d’un coup de corne; mais le doigté est venu; maintenant, je fais ça entre le pouce et l’index ... comme un professionnel. Tête du paysan qui ne comprend pas qu’elle soit sèche; vétérinaire, médicaments, rien n’y fait. Mais un beau jour, le finaud s’embusque et, au moment où je prends position, qu’est-ce qui dégringole sur ma _pomme_!... Toute une histoire; Dudule est prévenu, les «cra ... cra....» ne s’arrêtent plus; moi, je raconte que c’est la vache qui est venue la première me chercher parce que son lait lui pesait; Dudule lui reconnaît des sentiments patriotiques de s’être adressée d’abord à un militaire; rapports sur rapports; pendant huit jours, on délibère ... et ça finit par l’achat de la bête sur le boni de l’ordinaire. ... Tu le vois, je me suis fait une raison; j’ai pris du bon côté mon renvoi dans l’infanterie. Naturellement, je suis du premier départ; ça ne _gazait_ pas à cause d’un fichu règlement qui impose un stage de trois mois au dépôt avant d’aller au front; seulement, je me suis adressé à Dudule: —Mon capitaine ... si vous ne m’envoyez pas aux tranchées, je ne réponds de rien.... ... Il a craint de nouvelles complications; aussi a-t-il donné son assentiment en ajoutant: —Vous venez d’une escadrille?... C’est plutôt d’un asile d’aliénés?... Cra ... cra.... Vous êtes donc tous fous dans l’aviation? —Tous, mon capitaine ... c’est la mode ... Merci pour les bouquins que tu m’as adressés. J’ai terminé _Les Trois Mousquetaires_. Ils en ont accompli des exploits, ces types-là.... Nous aussi ... en plus petit ... mais dans le même esprit ... avec les même chichi!... Si autrefois j’ai déjà vécu ... sûrement j’étais un soldat avec un feutre et une grande plume. Je vais t’étonner; j’aime à lire maintenant; oui, moi qui ne pouvais pas demeurer en place, je reste facilement des heures devant mon livre. Mais plus je m’instruis, plus je me décourage, me rendant bien compte de tout ce que j’ignore, de tout ce que je ne pourrai apprendre jamais. ... Bien qu’à deux heures de _Panam_, je n’y ai pas mis les pieds ... je me le suis juré.... Ecris-leur n’importe quoi ... surtout ne leur indique pas mon adresse.... Non ... non ... je ne veux pas y retourner avant d’avoir accompli dans la _biffe_ quelque chose de _bath_ qui fera oublier mon _vidage_. C’est dur tout de même. Quand je pense à Sophie ... à maman ... si près de moi; j’ai brusquement des envies de sauter dans le premier train qui passe et d’aller me jeter dans leurs bras. Je sens encore la chaleur douce du cou de maman quand j’y cachais ma figure; les yeux de Fifi me poursuivent au point que, souvent, je les vois dans le ciel, dans un buisson, dans l’eau du puits. Mais toute ma grande peine, c’est de vous avoir quittés. De toutes mes forces je ne veux plus me souvenir; un instant, je crois y réussir en me livrant à quelques excentricités ... et je retombe à nouveau dans ma douleur.... Je suis comme ces anges déchus, aux ailes cassées. Les ailes!... nos ailes blanches qui nous portaient si bien dans la lumière ou dans l’ombre, pour la rigolade ou pour la bataille.... ... Je te vois ... tu arrives sur le terrain ... tu lèves la tête: —Ya du _zef_ ... mais il va tourner au Nord ... sortez le _coucou_.... ... Tu mets tes gants, tu rabats ton passe-montagne, tu rallumes ton éternelle cigarette en prenant bien ton temps, pour que les territoriaux de garde aient le loisir de t’admirer à leur aise, car tu es un brin cabot, vieux Charles!... Et voilà un peu de ce que ton Chignole ne pourra oublier, mon gros, mon patron, mon grand frère indulgent que j’aime.... ―――― ... La nuit est d’encre, au point que j’allume les lampes de bout d’aile pour m’assurer de la position de l’appareil, ce qui redouble l’intensité du tir ennemi; j’éteins ... peu à peu il s’atténue ... puis se tait. C’est la ruée aveugle, interminable; le moteur ronfle, monotone; de chaque soupape, jaillit une aigrette bleuâtre.... Je fais corps avec la machine au point d’être insensible à la griffure du givre; il me semble que l’aiguille du compte-tours marque mes propres pulsations. Je me retourne; derrière moi, je devine une forme muette: mon observateur; sous son casque et ses cuirs fourrés, il pourrait être Chignole. Je pense au sort qui guette ce nouveau compagnon, troisième à occuper la place. D’abord V. tué en apprenant à piloter; d’évoquer son image, celles de tous mes chers disparus de la guerre ressuscitent, et je suis un peu honteux de vivre, alors qu’eux ne sont plus. Mais comme en mourant, chacun de vous a emporté un peu de moi, de ce que j’avais mis en vous d’affection, de tendresse, oh! mes camarades, ne m’enviez pas de vivre, ne me reprochez pas d’être resté!... Vivant, Chignole est cependant des vôtres, puisqu’il est mort pour moi; de toutes les séparations, la sienne m’est la plus cruelle. Il était le benjamin, l’enfant terrible, le «bleuet» de l’escadrille, et je me demande si, envers lui, nous avons accompli entièrement notre devoir. A-t-il eu toujours de nous l’exemple que nous lui devions, comme ses aînés et ses supérieurs sur l’échelle sociale? Je m’en veux de m’être attaché à lui, de ne pas avoir un cœur de vrai soldat, d’acier d’une telle trempe que l’amitié ou l’amour n’y puissent mordre. Combien est vraie cette pensée de saint Augustin: «Quelle folie de ne savoir pas se borner à n’aimer les hommes que comme on doit aimer ce qui est sujet à mourir.» ... Notre biplan se cabre, pris dans un remous soudain. —Allume les phares!... Allume!... ... J’obéis machinalement.... Une grande ombre coupe notre route, quelques mètres devant nous; c’est un camarade, que nous avons failli rencontrer. XXII—CHIGNOLE DANS LA BIFFE. —Un Boche signalé ... _planquez-vous_.... Faites passer.... ... La phrase court monotone, transmise de bouche en bouche. Ils s’arrêtent de piocher, jettent leur pelle-bêche et s’incrustent dans les alvéoles. —Quel est l’idiot perché sur l’échelle du parapet? —Chignole, naturellement.... —Il va nous faire repérer!... Chignole, nez en l’air, mâchoires contractées, contemple l’oiseau aux croix noires qui survole les tranchées à faible hauteur. —On ne lui donne donc pas la chasse?... Où qui sont les Nieuport? Et les Spad?... Tout de même, il en a dans le _buffet_!... ... Chignole est en première ligne depuis la veille. Que d’événements en peu de jours! La dépêche demandant un renfort arrive au dépôt; un frisson sur l’échine ... ce coup-ci ... ça y est!... Le magasin d’habillement; tenue neuve, courroies luisantes, bidon étincelant. L’armurerie; le flingot et sa jolie aiguille à tricoter. Les préparatifs sous l’œil des anciens, blessés inaptes, employés comme instructeurs. —Ne f ... pas en l’air vos vivres de réserve!... bande de _bleuzailles_!... Quand vous n’aurez rien à _becqueter_ ... vous serez bien heureux de les trouver.... T’as de l’alcool de menthe?... N’oubliez pas de la ficelle.... ... Les adieux chez la mère Saucisson qui offre la _tournée_ de la patronne. La revue sur le quai; Dudule s’empêtre les jambes dans son grand sabre; l’émotion exagère son «cra ... cra»; on s’entasse avec des bouteilles et des paquets qui suent. _Marseillaise._ Stationnement dans les gares. La «régulatrice» de Noisy-le-Sec; au loin, la Tour-Eiffel et le Sacré-Cœur sur un ciel étrangement calme de paix et de douceur; seule, une grille sépare de l’avenue le convoi arrêté; un tramway passe se dirigeant sur Paris: ah! les flâneries rue Lepic en remontant à «La Galette» ... les nuits d’été où la chaleur de la ville monte, vous enveloppe et vous grise un peu de tous ses parfums lourds.... Puis le train glisse dans la nuit; les copains s’endorment, ronflent sur un dernier coup de _pinard_; la lumière du plafond dessine des ombres grimaçantes; le chapelet des heures; un grondement lointain, un martellement sourd ... le canon!... —Faites passer ... prêts pour l’attaque à midi quinze.... ... Les chefs de section, les caporaux se prodiguent: —Les bidons pleins d’eau ... préparer les masques ... deux hommes par escouade pour les grenades.... ... Chignole, assis dans sa _cagna_, attend, le fusil entre les jambes. C’est le premier assaut; il n’a ni courage, ni peur; pas d’enthousiasme, mais le sentiment obscur d’un grand devoir. Ça n’est plus l’aviation avec l’attrait de l’exploit individuel, son chic, son escalade ailée. Désormais, fils de cette terre déchirée par le fer ennemi, il va lutter pour l’arracher au ravisseur; enfoncé en elle jusqu’aux chevilles, il est le glorieux forçat rivé à son martyre. Jamais l’idée de patrie n’avait germé dans son cerveau simple, impropre aux abstractions, et voilà qu’elle se lève, cachant la boue et la fange sous son manteau aux trois couleurs. La France est là, devant lui: —Va mon p’tit gars!... tu seras brave parce que je marcherai devant toi. Prends ma main ... elle est fiévreuse, mais sa tiédeur te rappellera celle de mains chéries.... Regarde mes yeux.... Tu les reconnais, n’est-ce pas? Ce sont ceux de ta mère, de toutes les mères, aveugles d’avoir tant pleuré ... et puisque tu peux mourir ... eh bien! sur mes lèvres séchées au vent de la bataille, viens cueillir le baiser de celle que tu aimes.... —Grenadier, aux parapets!... Baïonnette ... au canon!... ―――― Par des amis de l’état-major, j’ai su l’emplacement du régiment de Chignole: à une soixantaine de kilomètres de Nancy. J’ai obtenu de mon capitaine l’autorisation d’atterrir à son cantonnement de repos au retour d’un raid. ... Je viens d’abandonner le groupe de mes camarades, à la grande joie d’un Fokker qui, me croyant en difficultés avec mon moteur, se rue dans mon sillage. Heureusement, les lignes sont là; je suis surpris de l’activité qui y règne; des fumées traînent sur le sol. —Tu vois le village? —J’en vois bien un ... mais j’ai un clocher sur la carte et je ne le trouve pas.... —C’est qu’il est par terre! ... Ce village est bombardé: de brèves lueurs fusent sur ses maisons qui, privées de leurs toits, sont autant de boîtes sans couvercles. Je descends en cherchant minutieusement un terrain. —Méfie-toi des trous d’obus.... —T’en fais pas!... On va se poser là-bas ... hors de portée du canon. ... Un vaste champ, bordé d’arbres qui déroberont l’appareil à la vue aiguë des drachens. —Regarde bien ... on dirait des tas ... là.... ... Je lui désigne des monticules gris, posés irrégulièrement. —Du fumier, sans doute.... ... Trente mètres ... je coupe et pique. —Cabre!... cabre!!... ... Les monticules sont des moutons couchés qui, au bruit, partent dans toutes les directions. Je n’essaye même pas de _redresser_, car je ne pourrais pas franchir le rideau d’arbres; une roue accroche un mouton, l’assomme, mais, notre vitesse étant réduite, nous amorçons seulement un _cheval de bois_ que j’arrive à corriger. —On mangera du gigot ce soir!... ... Tandis que mon observateur garde le biplan, je saute dans un camion de ravitaillement. —Tu auras des renseignements dans la cour de la mairie ... les _roulantes_ y sont.... ... La mairie est en partie effondrée; les éclats d’obus ont labouré sa façade; l’un d’eux n’a même laissé, par ironie, que «Fraternité» de la devise gravée au fronton du seuil. —Ils _marmitent_ les marmites! clame un _cuistot_ en remuant tranquillement son fricot avec une louche gigantesque. —C’est Chignole ... l’aviateur ... que tu demandes?... Je l’ai vu ce matin à la corvée de soupe ... mais il est remonté.... Paraît qu’on attaque.... Midi ... je te conseille d’attendre ici.... Veux-tu un morceau? —C’est loin, la première ligne? —Dans les cinq kilomètres.... Si le cœur t’en dit ... prends le boyau qui commence à l’église ... mais tu seras probablement arrêté avant d’arriver.... Ne dis pas que c’est moi qui t’ai donné le tuyau.... ... Les vitraux brisés sont autant de pierreries, où le soleil allume des couleurs; la cloche a écrasé l’autel dans sa chute; la porte du tabernacle pend sur un gond; un christ tient par une seule main à sa croix ébréchée; on le dirait vivant. Je dépasse les abris blindés des 75; je croise des infirmiers qui, sur leur brancard recouvert d’une toile, portent de la chair blessée qui se plaint. Les bruits se précisent: au-dessus de moi, c’est un hululement continu, d’une tonalité différente suivant la nature du projectile et la tension de la trajectoire. Vivant?... vais-je le trouver vivant?... je cours en trébuchant; j’ai jeté mon képi ... mes tempes battent: il me semble que je n’arriverai jamais. Des boyaux latéraux déversent de longues files d’hommes qui montent lentement, impassibles. Je débouche dans une tranchée plus large où des postes de secours sont installés. Je questionne un aide-major. —Le petit aviateur qu’on nous a envoyé dernièrement?... Il attaque en ce moment.... Inutile d’aller plus loin ... vous ne passeriez pas ... c’est déjà beau que vous soyez ici.... Entrez dans la casemate, ils envoient des fusants.... Vous aurez des nouvelles par les agents de liaison.... ... Un fanal fumeux pend de la voûte établie avec des rails et des poutres entrecroisées; sur une table émaillée, des instruments brillent; dans un coin des pansements ouverts, de l’ouate souillée; dans un autre, des chaussures, des armes, des capotes déchiquetées avec de grandes taches brunes; ça sent la sueur, l’iodoforme, l’humidité. ... La porte s’ouvre; tout le bruit du dehors entre dans la cave; un homme est amené, la figure en sang. On l’étend. Le major braque sur lui une lampe électrique. —Ça n’est rien.... Du sable que l’obus, en éclatant, t’a renvoyé.... —Mes yeux!... mes yeux!... je ne vois plus ... —Je te dis que ça n’est rien ... en bas ... à l’ambulance.... Allons, mon vieux, dépêche-toi ... fais de la place aux autres.... Il lui tapote familièrement l’épaule. —- Mais il me semble que je te reconnais ... tu es de la douzième? Tu as dans ton escouade un bonhomme qu’on appelle Chignole?... —Oui.... ... J’essaye de deviner la réponse de ce spectre dont la tête mutilée saigne ... saigne.... —Chignole!... il aurait bien pu rester dans l’aviation ... parce que.... —Il est tombé?? —Je crois bien qu’il est _clamsé_ ... oh! mes yeux! mes yeux!! C’est bien sûr que je verrai clair, monsieur le Major?... ―――― ... Chignole est enseveli à mi-corps. Il vient de se réveiller; c’est le déclin du jour. Il n’éprouve aucune douleur; pourtant, il est très faible. Mourir?... Ça n’est pas possible.... Non ... non ... j’ai vingt ans.... Vingt ans!... Cependant, si cela était.... Il lève les yeux pour implorer une pitié dernière. En plein ciel, un oiseau qu’il reconnaît plane dans l’apothéose du couchant.... Il rêve?... C’est la fièvre?... Non ... ça n’est pas lui ... cependant, sur sa _carlingue_ ... il y a bien une étoile noire.... Alors ça serait Vieux Charles ... c’est lui!... c’est toi!... Ah! mon vieux!... mon vieux!... Le fracas redouble.... —Ils n’ont donc pas fini de gueuler ceux-là!... crie-t-il vers les canons. ... Puis, avec une infinie résignation, faite de sacrifice de tout son être, accepté, béni, offert à ces ailes déjà lointaines, il se renverse doucement. Mais, avant d’embrasser la terre gelée, un refrain de caf’ conc’ remonte aux lèvres du gamin de Paris, et il gouaille, tandis que la mort rampe vers lui: —Bonsoir.... M’sieurs.... dames!... XXIII—CHIGNOLE N’EST PLUS CHIGNOLE. Paris ... février. Mon cher Arthur, Oui, c’est moi.... Sophie qui t’écris. Ne te fâche pas; tu ne voulais pas qu’on te sache dans l’infanterie. Tu avais combiné une histoire avec ton patron; tu lui envoyais tes lettres qu’il nous retournait, timbrées de l’escadrille. Mais ton vieux Charles ment maladroitement; quand tu as été blessé, il nous a tout avoué. Papa est entré dans une fureur folle: «S’il est mort ... je ne le lui pardonnerai jamais!...» ... Qu’étais-tu devenu? Je les ai courus les bureaux de «la Guerre», du boulevard Saint-Germain à l’Ecole Militaire, en passant par les Invalides. Maman qui m’accompagnait prenait de ces impatiences!... Elle s’attrapait avec les _auxis_; elle était suffoquée qu’ils ne te connaissent pas. Tu penses?... son futur gendre!... Je te jure qu’elle t’a fait de la réclame. Enfin, à force de _raser_ les gratte-papier, on a appris ton évacuation, d’abord dans un hôpital de la zone des armées, puis maintenant à Cannes. C’est bien ça ... notre Chignole est à présent de la haute ... l’hiver sur la Côte d’Azur! Et puisque tu vas mieux ... laisse-moi ... laisse-nous te gronder, car je t’écris pour tout le monde. Pourquoi nous as-tu privés de nouvelles pendant plus d’un mois? Pense à ce que nous avons enduré. Le soir, dans la loge, ta mère, la mienne et moi, on se regardait sans rien dire, et puis v’lan ... on pleurait: —J’en ai assez de vous voir _chialer_!... C’est plus des femmes ..., c’est des arrosoirs!... J’en ai assez ... je vais faire un tour avec Lolotte ... et papa s’en allait cacher son chagrin. ... Pourquoi ne nous avoir pas mis au courant de tes ennuis? Je ne suis plus ta Sophie, si tu ne veux pas que je partage tes peines. Crois-tu que je t’aimais seulement parce que tu étais aviateur? Grosse bête!... C’est depuis longtemps qu’on s’aime ... avant la guerre.... Tout de même, moi je te pardonne ..., oui, je suis fière de penser que c’est pour moi ... pour me plaire, que tu voulais être un _as_. Ça sera pour plus tard, quand tu seras guéri, bien d’aplomb. Mais avant de repartir, tu auras sûrement une longue convalescence, alors ... eh bien!... je vais t’apprendre une nouvelle. Garde-là bien pour toi ... n’en parle pas ... c’était une surprise pour ton arrivée. La mère ne voulait toujours pas qu’on se marie avant la fin de la guerre; mais papa a pris son air des grands jours et a déclaré: —_Mâme Bassinet_ ... la paix n’est pas encore pour aujourd’hui ... il ne serait pas humain de laisser _poireauter_ ces enfants.... Ça n’est pas une situation. Si autrefois on vous avait obligée à tirer ainsi la langue ... vous l’auriez trouvée mauvaise.... _Mâme_ Bassinet!... ... Elle n’a rien répondu, mais le lendemain, nous sommes allées acheter une pièce de madapolam, et mon trousseau est commencé. Ta maman nous aide dès qu’elle a fini ses ménages; elle a renoncé à l’atelier, ça la fatiguait trop; elle brode nos initiales au plumetis, que c’est à se mettre à genoux devant. Les locataires demandent après toi; le père Fondu, l’employé de la Ville, celui qui laisse pousser l’ongle de son petit doigt, a lu ta citation au _Journal officiel_; papa l’a placée à la tête de son lit, sous ta photo avec une branche de buis. —Parce que si ça ne fait pas de bien ... ça ne peut pas faire de mal ... ... Voilà ce qu’il y a de neuf, mon cher Arthur; mais ce qui n’est pas nouveau, c’est que je t’aime très fort ... très vrai ... sans blague, et ça ... tu en es bien sûr.... Reçois tous les baisers de celle qui sera bientôt ta femme. Ta SOPHIE BASSINET. Je rouvre ma lettre pour te recommander d’être sérieux et de bien te soigner. ―――― Escadrille V. B... Mon petit frère, C. qui connaît une _huile_ au Service de Santé, reçoit une dépêche donnant ton adresse. Ainsi tu me boudes d’avoir dit la vérité aux Bassinet, et tu laisses ton _patron_ comme ça ... sans un mot.... L’aurais-tu déjà oublié? Je ne t’en voudrais pas; je te considérerais quand même et toujours comme mon petit frère de l’aviation, mais j’aurais une peine réelle. Nous avons vécu ensemble des heures frémissantes, splendides dans leur misère; à la table sainte de la guerre, nous avons communié avec la même hostie. Je ne puis songer à ma campagne aérienne sans que ta silhouette réapparaisse; elle est dans le filigrane à chaque page de mes souvenirs. Ici, on se démène pour toi, y compris le _pitaine_. T’en fais pas!... Tu seras réintégré.... _Ça gaze!_ Reprends vite des forces sous les mimosas fleuris.... Veinard!... Reviens-nous avec ta belle humeur, tes bons mots, tes loufoqueries et l’anneau d’or d’un mariage heureux; je suis dans la confidence, étant ton premier témoin. Je t’embrasse mon cher petit frère. Vieux CHARLES. ―――― Chignole a quitté son hôpital, le somptueux palace en bordure de la plage. Il a traversé le Vieux Cannes, et par la rue des Suisses a gagné le sentier qui conduit à la Croix-des-Gardes.... Là, accoté au tronc tourmenté d’un olivier, il relit ses lettres, mais bientôt ses yeux ne suivent plus le texte et regardent dans le vague. Le soleil se couche derrière les Maures, et les rochers saignent dans la mer d’un bleu violet de scabieuse, où les Lérins sont deux taches noires. Le feu du môle s’allume et la courbe de la baie se perd dans la grisaille de la brume qui monte. Chaque villa, suspendue au flanc de la montagne comme une cage blanche, rentre dans l’ombre, absorbée par son jardin. Une cloche tinte faiblement, comme tirée par des mains d’enfant. Ça n’est plus le scintillement dur des étoiles dans un ciel froid qui les fait paraître si étrangement proches; lointaines, elles sont lointaines, elles sont lointaines dans l’air troublé par des parfums. ... Chignole est malheureux, Chignole n’est plus le Chignole impulsif, le fantaisiste aux actes irréfléchis. Le choc reçu a-t-il réveillé dans son cerveau des centres endormis? Le sang vierge qui remplace celui perdu par sa blessure agit-il autrement sur son cœur? Il est un homme très différent, qui commence à sentir, à comprendre, et ce premier émoi est cruel. Une année d’escadrille, le contact permanent de camarades d’un autre milieu que le sien lui avait donné un aperçu d’une vie nouvelle, à l’idéal plus élevé, avec des ambitions plus hautes et des plaisirs plus délicats. La mollesse de ce climat, ses couleurs, ses chansons, ses odeurs poivrées d’œillets et sucrées de jacinthes, lui font paraître Paris triste, et le logis de la rue des Saules étroit et sombre. Les petits ports méditerranéens, recuits de lumière, éveillent en lui des idées de départs pour des pays d’enchantement, et l’usine qui a dévoré sa jeunesse lui semble monstrueuse et funèbre avec le panache noir de ses cheminées. Ses infirmières, qu’il devine élégantes et raffinées, sous leurs blouses de toile, la musique de leurs voix, les yeux de velours d’une porteuse de fleurs du marché de Nice, amoindrissent l’image de Sophie, la petite dactylo, trop pâle et trop blonde. Il prévoit un avenir tourmenté, de luttes, d’âpreté, de rancœurs et de désillusions. Il souffrira et fera souffrir. Pourquoi n’est-il pas mort quand il croyait si bien mourir, son corps déjà prisonnier de la terre, et sa pensée, dans le ciel, sous les ailes de vieux Charles, qui venait, comme son ange gardien, assister son âme hésitante à l’instant du grand voyage. Et parce que la mort le hante, il pense à sa maman. —Mon tout petit ... n’ai-je pas déjà assez pleuré dans cette vie pour les autres et pour toi?... Je suis ta vieille qui a besoin de tes caresses ... je t’ai eu si tard que je t’aime comme un petit-fils. Tant que je te resterai, je serai la même; de tout ce qui t’entoure, moi seule ne changerai pas, invariablement fidèle, indulgente et passive. Mes paupières ne seront bien fermées que sous tes doigts. Mon chéri ... tu dois vivre ... mon chéri ... il faut revenir ... mon chéri.... ... De la caserne des Sénégalais, le clairon sonne l’appel du soir. _Août 1916—Février 1917._ IMPRIMERIE DE L’EDITION, 104, rue Didot, PARIS (XIVe) ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, rue Huyghens Georges DOCQUOIS: *Nos Emotions pendant la guerre* 1 vol. Jeanne LANDRE: *L’Ecole des Marraines* 1 vol. Gabriel SEAILLES: *La Guerre et la République* 1 vol. Arnould GALOPIN: *Les Poilus de la 9e* (462 pages) 1 vol. *La Poilue*, par une Première de la rue de la Paix 1 vol. André AVÈZE: *Martha Steiner*, gouvernante allemande 1 vol. HANS DE KAHLENBERG: *Misère* (_Mœurs militaires allemandes_) Traduction française de Louis DE HESSEM 1 vol. Henry W. FISCHER: *Guillaume II inconnu*, _Mémoires d’Ursula_, _Comtesse d’Eppinghoven_, Traduction française de A. MEVIL 1 vol. Henry W. FISCHER: *Mémoires secrets de Frau Bertha Krupp* Traduction française de Charles LAROCHE 1 vol. Lieutenant O. BILSE: *Petite Garnison* (_Roman de mœurs militaires_) 1 vol. Docteur CABANES: *Une Allemande à la Cour de France* (_La Princesse Palatine_, _Les Petits Talents du Grand Frédéric_, _Un Médecin prussien espion dans les salons diplomatiques_) orné de 85 gravures Henry BARBY, Correspondant de guerre du _Journal_: *Au Pays de l’Epouvante* (_L’Arménie martyre_) 16 hors texte 1 vol. Chaque volume, franco *3* fr. *50* IMPRIMERIE DE L’EDITION, 104, rue Didot, PARIS (XIVe) [Note concernant la transcription: La ponctuation a été normalisée.] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIGNOLE (LA GUERRE AÉRIENNE) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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