The Project Gutenberg eBook of Vue générale de l'histoire politique de l'Europe

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Title: Vue générale de l'histoire politique de l'Europe

Author: Ernest Lavisse

Release date: February 7, 2011 [eBook #35200]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

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VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE POLITIQUE DE L'EUROPE

par

Ernest LAVISSE

Professeur à la Sorbonne

PARIS

Armand COLIN & Cie, Éditeurs

1890

[Illustration manuscrite:

À Monsieur Ernest Renan, de l'Académie française. Respectueux hommage, E. Lavisse.

]

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS.
L'ANTIQUITÉ

Caractères généraux.—La Grèce.—La domination romaine.—Les deux empires.—Les causes de ruine.

DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE

Caractères généraux.—L'empire d'Orient.—Les barbares en Occident et l'Église.—Les Francs.—La restauration de l'Empire.—Le monde historique en l'an 800.—Effets historiques de la restauration de l'Empire d'Occident.

LE MOYEN ÂGE

Caractères généraux.—L'Empire d'Orient.—L'empire d'Occident.—Empire et Sacerdoce.—Conséquences pour l'Allemagne.—Conséquences pour l'Italie.—Expansion de l'Italie.—Expansion de l'Allemagne au Nord et à l'Est.—Les trois zones.—Progrès dans la première zone.—Progrès dans la seconde zone.—Progrès dans la troisième zone.—Progrès dans la vallée du Danube.—Résumé de l'expansion allemande.—Effets produits sur l'histoire de l'Allemagne par cette expansion.—L'Autriche et la Russie.—La région intermédiaire entre Allemagne et France.—La formation de la France.—L'expansion de la France.—La politique royale. La patrie française.—Progrès de la France dans la région intermédiaire.—La maison de Bourgogne.—La formation de l'Espagne.—Le royaume d'Angleterre.—Réflexions générales sur l'histoire du moyen âge et conclusions.

LES TEMPS MODERNES

Caractères généraux.—Italie et Allemagne.—Le champ de bataille italien. Le roi de Sardaigne.—Le champ de bataille allemand. Prusse et Autriche.—La région intermédiaire.—Les provinces laissées sous la domination des Habsbourg.—La séparation des Pays-Bas.—Les Provinces-Unies.—Les Cantons Suisses.—La France.—L'Espagne.—L'Angleterre.—L'Orient. La Prusse.—L'Autriche.—Différence essentielle entre la Prusse et l'Autriche.—La Russie. Retour sur le moyen âge.—La Russie moderne.—L'originalité russe.—Conclusion sur l'histoire moderne. Les trois régions. L'Europe occidentale.—L'Europe orientale.—Les mœurs et les idées nouvelles.

NOTRE SIÈCLE

La destruction de l'Europe.—La Restauration de l'Europe.—Le patriotisme révolutionnaire.—Le principe des nationalités.—Les nations nouvelles.—Imperfection de l'œuvre. Incertitude de définition.—Conséquences de l'application du principe en Italie.—Conséquences de l'application du principe en Allemagne.—La question d'Alsace.—Les guerres de conquêtes.—L'expansion de l'Europe.—La politique d'autrefois et celle d'aujourd'hui.—Les causes de paix.—Les causes de guerre.—L'individualisme national.—Le total.

AVANT-PROPOS

_Présenter au public une Vue générale de l'histoire politique de l'Europe [L'idée de ce volume m'a été donnée par une préface, que j'ai écrite en 1886 pour la traduction d'un livre de M. FREEMAN, (Histoire générale de l'Europe par la géographie politique, par M. Edward A. FREEMAN, traduit par M. Gustave LEFÈVRE; Paris, Armand Colin et Cie.) Il m'a semblé qu'il y aurait quelque utilité à développer ce premier essai, et à en faire un livre.], c'est encourir le reproche d'avoir trop entrepris. On sait aujourd'hui la peine et les soins qu'il faut pour établir la vérité d'un seul fait: comment prétendre, dès lors, raisonner sur cette quantité considérable de faits dont se compose l'histoire politique de l'Europe?

Les historiens, qui osent encore traiter de pareils sujets, peuvent dire, pour leur défense, que, si les détails sont douteux souvent, les grands faits ne le sont point. Nous ne savons pas, avec une pleine sécurité, les mobiles intimes de la révolte de Luther, et il y a des obscurités dans l'histoire de la bataille de Waterloo, mais il est certain que Luther s'est révolté, certain que la bataille de Waterloo a été perdue par Napoléon. Or ces deux faits ont eu des conséquences très claires et très graves.

Les événements décisifs, ceux qu'on peut appeler d'histoire universelle, sont rares. Il n'est impossible ni de les discerner, ni de les connaître, ni d'en voir les suites. C'est pourquoi, si paradoxale que cette opinion puisse paraître, le général, en histoire, est plus certain que le particulier. Il est plus facile de ne pas se tromper sur tout un pays que sur un personnage. La vue, qui se perd dans les broussailles, embrasse les ensembles: les horizons les plus vastes sont les plus nets.

Cependant, une tentative comme celle qui est faite ici, pour résumer en quelques pages une si longue histoire, n'est point sans quelque péril. Certaines opinions et des jugements brièvement exprimés étonneront, peut-être même offenseront le lecteur. Qu'il me permette de le prier de bien placer son point de vue dans cet espace de trois mille ans.

Nous sommes exposés à grossir certains faits, parce qu'ils nous intéressent plus que d'autres, pour des raisons à nous. Nous connaissons l'antiquité et les siècles de la Renaissance, de Louis XIV et de Voltaire, mieux que le moyen âge et notre siècle: c'est un des effets de notre éducation. Pourtant le moyen âge a ébauché les nations, qui se sont achevées au cours de notre siècle. Ces deux époques sont donc les plus importantes dans l histoire de l'Europe, j'entends l'histoire politique proprement dite.

Ce volume présente la succession des grands phénomènes historiques, et il essaie de donner le comment des choses. Il faudrait ajouter le pourquoi, mais l'audace serait par trop grande.

La nature a écrit sur la carte de l'Europe des destinées de régions. Elle détermine des aptitudes, et, par conséquent, des destinées de peuples. Le jeu même de l'histoire crée des nécessités inéluctables: telle chose sera, parce que telles autres ont été.

D'autre part, sur la carte de notre continent, la nature a laissé le champ libre à l'incertitude de possibilités diverses. L'histoire est pleine d'accidents, dont la nécessité n'est point démontrable. Il existe enfin une libre puissance d'action, qu'ont exercée des individus et des peuples.

Le hasard et la liberté contrarient la fatalité naturelle et cette fatalité des suites, qui naît de l'histoire. Dans quelle mesure? Tout est là, mais ce tout est sans doute inaccessible à notre esprit.

Il serait intéressant, du moins, d'en trouver quelques parties. Le lecteur y est convié par ce petit volume.

Un mot encore. Je me suis défendu de mon mieux contre les préjugés du patriotisme, et je crois n'avoir pas exagéré la place de la France dans le monde. Mais le lecteur verra bien que, dans la lutte entre les facteurs opposés de l'histoire, la France est la plus redoutable adversaire de la fatalité des suites. Elle s'est mise en travers du cours des choses européennes, il y a un siècle, et l'a précipité dans une direction nouvelle. Aujourd'hui, nous sentons peser sur le continent une fatalité redoutable; aussi ce livre se termine-t-il par des prévisions pessimistes. Mais il laisse entendre, dans ses dernières pages, que, si les conflits, qui arment l'Europe et menacent de la ruiner peuvent être apaisés, ce sera par l'esprit de la France._

ERNEST LAVISSE.

VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE POLITIQUE DE L'EUROPE

L'ANTIQUITÉ

Caractères généraux.

Un peuple n'a pas une histoire par le fait seul de son existence; il faut que sa vie soit active et féconde.

Le peuple historique est celui qui trouve les règles d'un état politique et social, et qui met un certain ordre dans le gouvernement, une certaine justice dans la société. Il professe une religion et une morale. Il pratique avec habileté le travail des mains et celui de l'esprit: il a une industrie, un art, des lettres. Il agit sur d'autres peuples pour employer sa force, pour s'enrichir et pour satisfaire son orgueil; il est commerçant ou conquérant, ou les deux à la fois.

Aujourd'hui, plusieurs peuples méritent le nom d'êtres historiques; les efforts de chacun d'eux et leurs relations constituent l'histoire. Mais, plus on s'éloigne des temps modernes, plus rares sont ces êtres: il n'y en eut d'abord en Europe qu'un seul, les Grecs; un seul, après les Grecs, a occupé la scène, qu'il a élargie; c'est le peuple romain.

L'histoire de la Grèce et de Rome forme une première période, qui se termine vers le quatrième siècle de l'ère chrétienne, au moment où de nouveaux acteurs, les Germains et les Slaves, apparaissent et compliquent l'histoire, jusque-là très simple.

La Grèce.

Il était naturel que l'histoire de l'Europe commençât au sud-est, tout près du berceau des premières civilisations.

La Grèce recueillit le bénéfice de l'expérience acquise par les peuples qui habitaient les vallées de l'Euphrate et du Tigre, la côte du Liban et les bords du Nil; mais la civilisation grecque se distingua de celles qui l'avaient précédée par une vertu qu'on peut nommer européenne, l'activité libre.

Il était naturel aussi que la Grèce trouvât tout de suite le caractère de la civilisation de l'Europe. Ce pays, qui reçoit la mer dans les plis et replis de son rivage et pousse dans la mer ses promontoires, cette péninsule entourée d'îles et découpée en vallées que dominent des plateaux, est comme une réduction de notre continent péninsulaire, au littoral développé, aux articulations nettes.

La Grèce, c'est l'Europe réfléchie et condensée dans un miroir.

Son histoire annonce celle de l'Europe. La Grèce est divisée en populations parentes, mais différentes les unes des autres. Ses cités sont de petits États souverains, qui emploient dans leurs rapports toutes les combinaisons de la politique. Deux ou trois d'entre elles exercèrent une hégémonie, mais qui ne fut jamais ni étendue ni durable.

Elle sut organiser dans l'enceinte sacrée de ses villes un gouvernement et une société. Elle excellait dans tous les genres du travail humain: poésie, philosophie, science, art, industrie et commerce; elle acquit ainsi des forces qu'elle répandit au dehors. Elle fonda sur toutes les côtes méditerranéennes, de l'Euxin aux Colonnes d'Hercule, des cités, filles des siennes; mais de même qu'elle ne s'est jamais groupée en un État, elle ne réunit point ses colonies en un empire. Lorsqu'elle eut épuisé sa faculté d'agir et qu'elle tomba sous la domination d'un peuple militaire, les Macédoniens, des États grecs furent fondés, mais les plus importants étaient en Asie ou en Égypte.

La Grèce aura, du moins, une longue survivance en Europe, où l'hellénisme exercera, sous des formes diverses, une action très forte. Il modifiera les mœurs et les idées de Rome républicaine. Après la fondation de Constantinople, il créera une civilisation religieuse et politique, le byzantinisme. Il rompra l'unité romaine dans les derniers temps de l'Empire. Il sera en opposition, pendant le moyen âge, avec les idées et les systèmes essayés par l'Occident et brisera l'unité ecclésiastique du monde chrétien. Plus tard, répandu partout, à l'époque de la Renaissance, il renouvellera les esprits, et produira, pour sa part, la civilisation intellectuelle des temps modernes.

La domination romaine.

La péninsule italienne ne ressemble pas à la péninsule hellénique: elle est plus rigide; les îles ne foisonnent point autour d'elle; ses ouvertures ne sont point, comme celles de la Grèce, vers l'Orient. Mais l'Italie est située au centre de la Méditerranée, et la Sicile la prolonge jusqu'en vue de l'Afrique. Beaucoup plus que la Grèce, elle est continentale, terrienne, comme disent les marins. Ses populations indigènes ont été visitées sur les côtes par des navigateurs étrangers, mais c'est une cité de laboureurs qui les a réunies sous ses lois.

Rome a employé ses premiers siècles à grossir son territoire, ainsi qu'un paysan arrondit son domaine. Comme tous les conquérants, elle a continué de conquérir, parce qu'elle avait commencé. Ses premières guerres ont amené d'autres guerres; ses premiers succès ont rendu les autres à la fois nécessaires et faciles. Elle finit par croire qu'elle avait mission de soumettre les peuples. La conquête devint pour elle une profession:

Tu regere imperio populos, Romane, memento.

Elle a considérablement étendu le champ de l'histoire, où elle a fait entrer l'Espagne, la Gaule, la Bretagne, le pays situé entre les Alpes et le Danube, et une partie de la Germanie. Pour exploiter les territoires soumis, elle a inventé la province.

Son administration a détruit les peuples anciens et fondu les vieilles divisions historiques ou naturelles, dans l'unité de l'orbis romanus. Elle appelait ainsi la belle région méditerranéenne, au centre de laquelle s'élevait «l'immobile rocher du Capitole». Les cités helléniques, chacune pour son compte, avaient semé des colonies; la Grèce s'était éparpillée: Rome a concentré l'univers; fiebat orbis urbs, a dit Varron.

Il y avait eu un monde grec, mais point d'empire grec: il y eut un monde et un empire romains.

L'action de Rome a été intense et profonde: elle a transformé des peuples, mis l'ordre à la place de l'anarchie, enseigné aux vaincus sa langue, ses mœurs, sa religion. Elle s'est élevée jusqu'à la conception du genus humanum, et elle a écrit la raison humaine dans ses lois. On ne peut qu'admirer une puissance si extraordinaire, mais il est douteux que tous les effets en aient été bienfaisants.

Toute éducation uniforme est dangereuse, car la variété des individus est nécessaire au progrès de l'activité humaine. Plus il y a d'individus concurrents, plus fécond est le travail universel. Rome a détruit, autant qu'elle pouvait le faire, les génies particuliers des peuples, qu'elle semble avoir rendus inhabiles à la vie nationale. Quand la vie publique de l'empire a cessé, l'Italie, la Gaule, l'Espagne ne savent pas devenir des nations: la grande existence historique ne commencera pour elles qu'après l'arrivée des Barbares et plusieurs siècles de tâtonnements dans les calamités et les violences.

Les pays que Rome a civilisés ne lui doivent point uniquement de la reconnaissance. Nous aimons à opposer au tableau de la Gaule gauloise celui de la Gaule romaine. Les villages sont transformés en villes, les cabanes en palais, les sentiers en routes dallées, les orateurs incultes en rhéteurs diserts, les guerriers barbares en généraux ou en empereurs. Nous admirons ce miracle, et la vie heureuse que l'on menait dans les cités gallo-romaines.

Mais comment se fait-il que les pays que Rome n'a point conquis et longuement possédés tiennent aujourd'hui une si grande place dans le monde, qu'ils aient une originalité si forte, et cette pleine confiance en l'avenir? Est-ce seulement parce qu'ayant moins vécu, ils ont droit à un plus long avenir? Ou bien Rome a-t-elle laissé après elle des habitudes d'esprit, des façons d'être intellectuelles et morales qui gênent et limitent l'activité? Questions insolubles, comme toutes celles dont il importerait de connaître la solution. Ne soyons donc pas, du moins, si prompts à juger: il n'est pas certain que ce soit un bonheur pour nous que César ait vaincu Vercingétorix.

Les deux empires.

Si fortement organisée qu'elle fût, cette vaste domination recouvrait maintes oppositions qu'elle ne dompta point.

Le plus souvent, c'est entre l'esprit du Nord et celui du Midi qu'il y a contradiction, et, par conséquent, lutte permanente. Mais, au temps romain, le Nord n'était qu'un ennemi extérieur et que l'on contenait; le contraste existait entre l'Occident et l'Orient: l'Occident que Rome avait soumis et s'était assimilé, parce qu'elle l'avait civilisé, l'Orient qui gardait sa civilisation hellénique.

Dans l'Europe occidentale, Rome a porté son esprit et sa langue; mais sur l'hellénisme, elle a gagné à grand'peine l'Italie méridionale et la Sicile: la langue et la civilisation de la Grèce ont persisté de l'Adriatique au Taurus. Ici le nom romain a remplacé le nom grec, mais l'apparence seule est romaine. Le jour où Constantin a fondé la seconde Rome, un empire a commencé, que la chancellerie byzantine appellera l'empire romain, mais qui, pour l'histoire, est l'empire grec.

La séparation de l'Occident et de l'Orient était inévitable; elle se trouva consommée, lorsqu'en 395 les deux fils de Théodose commencèrent à régner, l'un à Ravenne et l'autre à Constantinople. Dès lors coexistèrent deux États, ayant chacun sa tâche et ses ennemis propres, ennemis nombreux et puissants, dont la cohue essaye de se faire place sur la scène.

Les causes de ruine.

Ce n'est pas la division en deux empires qui a ruiné la domination romaine; ce n'est pas seulement la force des ennemis extérieurs. Rome républicaine avait abouti à la monarchie par la décadence de ses institutions et de ses mœurs, par l'effet même de ses victoires et de ses conquêtes, par la nécessité de donner à cette immense domination un dominus; mais, après qu'elle avait commencé à subir la réalité monarchique, elle garda le culte des formes républicaines. L'empire fut longtemps une hypocrisie; il n'osa pas se donner la condition première de la stabilité, une loi de succession. Chaque mort fut suivie de troubles, et le choix du maître du monde souvent abandonné au hasard. Il fallut bien pourtant organiser la monarchie, mais alors elle fut sans contradiction, sans contrôle, absolue. Elle se proposa pour fin l'exploitation du monde qui fut, dans la pratique, menée à outrance. Elle épuisa l'orbis romanus.

Mettons encore parmi les causes de ruine la durée même, et l'usure. Le monde se sentait vieillir. Il cherchait, il attendait du nouveau. Il ne pouvait l'obtenir ni d'une révolution politique, car personne ne concevait d'autre forme de gouvernement que l'empire; ni d'une révolution sociale, car l'esprit était fait au régime des castes qui s'était lentement établi. Une révolution religieuse se fit, mais contre l'empire. Dire: «Mon royaume n'est pas de ce monde», c'était jeter le mépris divin sur le monde païen qui se voulait suffire à lui-même, et ne connaissait pas l'au-delà. Dire: «Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à César ce qui appartient à César», c'était distinguer Dieu de César, en qui se confondaient l'humain et le divin. La distinction faite, comment la dette envers Dieu n'eût-elle pas été plus grande que l'obligation envers César? Dire: «Les cieux et la terre passeront», c'était démentir la prédiction de l'éternité de l'empire: Imperium sine fine dedi. C'était ébranler la roche immobile.

DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE

Caractères généraux.

De l'Est, région des origines, s'achemine vers l'Occident en tumulte, la procession des peuples: Germains et Slaves, Huns et Avares, Arabes. Ils sont très différents les uns des autres: l'humanité, avec les contrastes de ses variétés congénitales ou lentement acquises, entre en lutte contre l'œuvre romaine de l'assimilation des hommes par la force et par l'esprit.

Les Arabes ont une originalité puissante; ils représenteront en face de la grande race aryenne la grande race sémitique; ils fonderont une religion et un empire. Avec le passé impérial, ils ne transigeront point; ils auront dans l'histoire leur domicile à part et bien à eux.

Les Huns et les Avares, de race touranienne, moins bien doués que les Sémites, sans éducation antérieure, demeurés à l'état primitif de la horde, et attardés dans le fétichisme, n'apporteront avec eux que la brutalité. Destructeurs, incapables de fonder, ils seront détruits.

Les Germains et les Slaves sont de même race que les Grecs et les Romains. Postés aux frontières de l'orbis romanus, où habitaient l'ordre, la joie et la richesse, il semblait qu'ils attendissent l'heure d'entrer en partage du patrimoine. Ce sont des branches cadettes de la famille aryenne qui succéderont aux aînées, épuisées et desséchées.

Tous ces peuples, de provenances, de mœurs et de religions diverses, seront en relations avec l'empire romain. En Orient, l'empire sera entamé, sans être détruit; en Occident, les Germains, après l'avoir étouffé sans le vouloir, le rétabliront. L'an 800, quand Charlemagne aura été couronné dans la basilique de Saint-Pierre, l'Europe paraîtra bien ordonnée de nouveau, comme au temps de Théodose, avec ses deux capitales, Rome et Constantinople. Ce ne sera qu'une apparence; mais les apparences sont des faits, et les illusions, des puissances qui produisent des actions réelles et considérables.

L'an 800 marquera donc la fin d'une seconde période. Conduisons à présent jusqu'à cette date l'histoire de l'Europe.

L'Empire d'Orient.

Le principal effort des Barbares porta sur l'Occident. Quelques années après la mort de Théodose, la Bretagne était évacuée par les légions. Francs, Wisigoths, Burgondes, occupèrent la Gaule et l'Espagne. Presque tous les Barbares visitèrent l'Italie et la pillèrent. Dans la Péninsule, des groupes de mercenaires prirent leurs quartiers, mais aucun peuple ne s'y établit en vertu d'un titre régulier, comme avaient fait, en Gaule, ceux qui viennent d'être nommés. L'Italie inspirait du respect. Elle était protégée, toute désarmée qu'elle fût, par la grandeur des souvenirs de sa gloire, comme Sylla l'avait été jadis par la garde que montaient autour de lui les ombres de ses proscrits. Aucun roi n'eut l'idée de régner sur Rome. Des empereurs continuaient à se succéder, vaillants ou lâches, intelligents ou stupides, impuissants toujours.

Cependant, en l'année 476, le chef des mercenaires d'Italie, qui se nommait Odoacre, jugea qu'il n'était plus nécessaire que l'Occident eût un empereur particulier. Il fit porter à Constantinople les insignes impériaux par une députation chargée de représenter à l'empereur Zénon qu'un seul maître suffisait au monde.

Dès lors, l'unité sembla rétablie, comme au temps des Césars et des
Antonins. Constantinople s'imagine désormais conduire seule l'histoire.
Les hommages des rois de l'Occident y vont trouver l'empereur. Jusqu'aux
limites de l'orbis romanus, celui-ci envoie des ordres et des grâces.
Il décore des insignes proconsulaires Clovis, le roi des Francs.

Il envoie en Italie, contre Odoacre, les Ostrogoths, commandés par Théodoric, qui, bon gré, mal gré, reste son lieutenant. Un moment même, on put croire qu'il allait reprendre effectivement possession du monde: Justinien conquit l'Italie, l'Afrique, une partie de l'Espagne, des îles et des côtes de la Méditerranée occidentale.

Ce retour offensif de l'ancienne puissance fut de courte durée. Les Lombards, descendus en Italie au sixième siècle, n'y laissent à l'Empire que des îlots de territoire, battus et rongés par les flots de leur invasion. Les Arabes, par leurs conquêtes en Asie, en Afrique, en Espagne, tracent un immense demi-cercle, qui enveloppe par le sud l'ancien orbis romanus.

Relégué à l'Est, l'Empire, qui se dit toujours universel, commence à prendre le caractère déterminé d'un État oriental. Les immigrations des Barbares compliquent l'ethnographie de la péninsule des Balkans. Les Slaves se répandent au Nord et au Nord-Ouest: alors naissent la Servie et la Croatie. L'Istrie et la Dalmatie sont tout imprégnées de Slaves: les Slaves encore pénètrent par infiltration dans la Macédoine et dans la Grèce. Un peuple touranien, mais bientôt assimilé aux Slaves, les Bulgares, passe le Danube et s'étend bien au delà de l'Hémus. Ainsi s'agglomèrent les éléments de la future question d'Orient.

Dès lors, tout espoir est perdu de restaurer l'empire universel. Il ne reste à l'Empire byzantin qu'une tâche modeste: il doit s'efforcer de vivre. C'est merveille qu'il ait si longtemps vécu.

Les barbares en Occident et l'Église.

Pendant que l'Orient gardait ainsi les formes du passé, de curieux essais de nouveautés étaient faits en Occident.

Ces nouveautés n'étaient point révolutionnaires. La première fois que les Germains étaient entrés en relations avec Rome, ils s'étaient présentés dans l'attitude de mendiants armés, demandant des terres, et offrant en échange le service de leurs armes. Marius avait détruit ce premier ban d'envahisseurs, mais d'autres étaient venus, répétant toujours les mêmes prières. Les frontières du Rhin et du Danube, longtemps défendues, avaient fléchi. Des individus en foule, des groupes de plus en plus considérables, enfin des peuples entiers étaient venus s'établir sur les terres romaines.

Au cours du cinquième siècle, les Wisigoths, les Burgondes et les Francs se partagent la Gaule; les Ostrogoths occupent l'Italie. Ni les uns ni les autres ne sont des destructeurs. Chacun de ces peuples, répandu sur de vastes provinces, en minorité au milieu d'une population toute romaine, cherche une façon de s'accorder et de vivre avec elle. Il y met quelque intelligence et beaucoup de bonne volonté, mais il ne peut dépouiller ses mœurs anciennes.

Le gouvernement des rois barbares est une monarchie étrange, moitié romaine et moitié germanique, absolue en principe, mais tempérée par des révoltes, par des assassinats et surtout par l'impossibilité de comprendre l'esprit du gouvernement impérial. Le respect persistant de l'Empire trouble les Ostrogoths, établis sur la terre romaine par excellence, et les Burgondes, à qui leur chancellerie fait parler, quand ils s'adressent au princeps, un langage de serviteurs très humbles. Pourtant, ce sentiment que les Occidentaux professent pour l'Empire, est une superstition. C'est à une puissance nouvelle qu'il appartenait de donner aux Barbares droit de cité dans l'histoire.

L'Église chrétienne, après avoir vécu cachée dans l'Empire, après avoir bravé ses lois et souffert ses persécutions, avait reçu de lui des honneurs, des privilèges, la richesse, et le modèle d'un gouvernement. La hiérarchie impériale fut en effet reproduite dans les cités par les évêques, dans les provinces par les métropolitains. L'évêque de Rome, successeur de saint Pierre, patriarche unique de l'Occident, salué déjà du titre d'évêque universel, était au spirituel ce qu'était au temporel le successeur d Auguste.

L'Église a donc refait ou plutôt perpétué l'universalité. Elle offre à l'humanité civilisée, au moment où la patrie romaine, déchirée en lambeaux, va laisser la place aux pays petits et multiples, la grande pairie ecclésiastique et chrétienne. Elle ménage, du passé à l'avenir, une transition douce. N'est-elle pas romaine en effet? Son chef siège à Rome; sa langue est celle de Rome; son culte est devenu le culte officiel de Rome. Les mots chrétien et romain s'étaient d'abord opposés l'un à l'autre. Les martyrs, lorsqu'ils refusaient l'encens à la statue de l'empereur disaient, pour raison de leur désobéissance: «Je suis chrétien, Sum christianus»; mais, au quatrième siècle, les mots se rapprochent et se confondent: christianus devient synonyme de romanus.

Comme l'ancienne Rome, l'Église a conquis et assimilé les esprits. La sève intellectuelle de l'antiquité ne produisait plus que de petites fleurs misérables, sans couleur ni parfum. L'Église offre aux intelligences une littérature, une histoire, une dialectique, la philosophie de son dogme et ses paroles de vie éternelle.

Puisque les Barbares ne veulent point détruire Rome; puisqu'ils sont entrés dans l'empire comme des hôtes; puisqu'ils ne sont d'ailleurs ni assez nombreux, ni assez forts pour exterminer l'ancienne population ou la réduire à l'obéissance, ils n'avaient d'autre politique à suivre que de se faire accepter par celle-ci; mais la condition nécessaire et primordiale était qu'ils fussent agréés par l'Église. Or, les Wisigoths, les Burgondes, les Vandales, les Ostrogoths ont voulu être des chrétiens, mais à leur façon. Ils n'ont point accepté tout le dogme catholique. Aussi n'ont ils fait que passer sur la scène. L'Église et les populations romaines ne les ont point chassés: elles n'en avaient pas la force, mais elles ont laissé Justinien reprendre l'Italie; elles ont aidé les Francs à conquérir la Gaule, puis l'Occident.

Les Francs.

Les Francs connaissaient Rome depuis longtemps et la servaient, mais ils n'étaient point romanisés comme les Wisigoths et les Burgondes. Ils n'étaient plus tout à fait, mais ils étaient encore des barbares. Établis sur la frontière septentrionale, ils occupaient partie des terres d'empire, partie des pays germaniques. À cheval sur le Rhin, qui séparait le monde classique du monde barbare, ils devaient être les intermédiaires entre le passé qu'avaient rempli les Romains, et l'avenir qu'allaient occuper les nations germaniques.

Comme l'Église, les Francs étaient donc capables de ménager une transition; aussi l'accord de la puissance ecclésiastique et de la force franque est-il un des plus grands faits de l'histoire universelle. La vigueur des Francs eût suffi à elle seule pour triompher des Wisigoths et des Burgondes, fatigués et amollis, mais le baptême de Clovis et sa politique envers l'Église achevèrent leur fortune. Saint Remi leur donna le droit de cité parmi les populations romaines, au milieu desquelles les autres barbares demeuraient des étrangers, parce qu'ils étaient des hérétiques.

Tout de suite, l'Église ouvrit à leur ambition une perspective immense. Elle cherchait un nouveau peuple de Dieu, qu'elle pût charger de l'œuvre de Dieu. Au lendemain du baptême de Clovis, les voix ecclésiastiques prêchent au nouveau David ses devoirs: il ne s'agit de rien moins que de réunir sous une même loi et dans une même foi les peuples de la terre.

Au delà des anciennes limites de l'Empire, les Francs conquièrent l'Alamannie et la Thuringe; ils réduisent la Bavière à la dépendance; le christianisme commence à être prêché dans ces contrées nouvelles. Mais la race des Francs ne réussit pas du premier coup à faire sa rude besogne. La dynastie mérovingienne gouverna mal et même n'arriva jamais à comprendre ce qu'est un gouvernement. Elle s'usa dans les jouissances, dans les discordes, dans l'imbécillité. Son empire se démembra: Neustrie, Aquitaine, Burgondie, Austrasie, Alamannie, Bavière, s'organisèrent pour l'existence séparée. Dans chacune de ces provinces, qui étaient comme des royaumes, de petits groupes de seigneurs et de sujets se mirent à vivre de la vie locale.

Parmi ces seigneurs étaient les évêques. Devenus grands propriétaires et membres considérables de l'État, ils s'engageaient et se perdaient dans la hiérarchie temporelle. Il semblait que le monde allât à la division et dût se morceler à l'infini; mais l'idée de l'unité survécut, par la vertu des grands souvenirs païens, par la puissance indestructible de l'imagination, par la foi de l'évêque, successeur de l'apôtre à qui le Christ avait confié le soin de paître l'universel troupeau des fidèles.

À la fin du sixième siècle, la papauté devient conquérante. Par delà la Gaule, à l'extrémité même de l'ancien empire, elle envoie des missionnaires qui convertissent les Anglo-Saxons, récemment établis en Bretagne. Elle y organise une provincia ecclésiastique, aussi soumise à l'évêque de Rome que l'ancienne province politique l'avait été à l'empereur romain. D'Angleterre partent des missionnaires qui vont prêcher en Germanie la foi chrétienne et, parmi les dogmes, l'obéissance au siège de Rome.

Ainsi la Rome de saint Pierre commence ses conquêtes où la Rome d'Auguste a fini les siennes, par la Bretagne et par la Germanie. Bretagne et Germanie sont les premières provinces d'un empire de l'Église; par l'Église elles entrent dans l'histoire. C'est donc la papauté qui, la première, a élargi l'Europe.

La restauration de l'Empire.

Cependant l'Italie était disputée, depuis le sixième siècle, par les Lombards et par les Grecs. Rome, menacée par ceux-là, appartenait toujours à l'empereur. L'évêque de la Ville était donc le sujet du βασιλεύς byzantin. De Constantinople ne lui venaient guère que des affronts, des humiliations, même des dangers pour la foi. Des Lombards, il n'attendait rien de bon. Entre ces deux ennemis, il se soutient avec peine. Secrètement, il veut Rome pour lui, et peu à peu il s'en empare par les services mêmes qu'il lui rend, en rebâtissant ses murs et en nourrissant son peuple. Il rêve même une domination en Italie; mais il est faible parmi des violents.

Attentif aux événements, il suit les progrès d'une nouvelle puissance franque qui s'élève; car lui aussi, comme les évêques gallo-romains du cinquième siècle, il est en quête d'un peuple qui se fasse l'ouvrier de Dieu.

En ce temps-là, dans le pays d'Austrasie, une famille, qui devait porter plus tard le nom de carolingienne, avait acquis de grands biens entre Moselle et Rhin. Les honneurs publics étaient chez elle héréditaires. Ses chefs servaient la royauté mérovingienne en qualité de maires du palais, mais ils étaient de véritables ducs d'Austrasie, comme les Agilolfing étaient ducs de Bavière. Leur pays était riche en hommes de guerre, bien placé pour agir à la fois sur les duchés germaniques, d'une part, et, d'autre part, sur la Neustrie et la Bourgogne.

Décidément, ce pays du Rhin était le lieu principal de l'histoire. C'était là, aux confins de l'ancien monde et du nouveau qu'il fallait habiter, pour être l'agent de l'avenir. Les Francs mérovingiens s'en étaient éloignés trop vite. Paris et Orléans avaient été leurs capitales de prédilection. Ils s'étaient enlisés dans la population gallo-romaine, et leur énergie avait été prématurément étouffée sous la cendre du passé. Les Francs d'Austrasie, les Ripuaires rhénans, avaient gardé la force primitive, l'habitude de partir en campagne, chaque printemps, le goût et la joie de la guerre.

Aux premiers pas que les Francs mérovingiens avaient faits sur la scène, l'évêque de Reims avait été au-devant d'eux. Au-devant des Francs austrasiens alla l'évêque de Rome. Plus grand personnage que saint Remi, l'évêque universel avait à proposer une tâche plus haute: il demanda aux Francs, avec des prières et des larmes, de se faire les protecteurs de l'apôtre saint Pierre.

Les Francs ne comprirent pas tout de suite, et longtemps ils hésitèrent. Charles Martel, tout à son œuvre de guerre, ne se souciait pas de mettre ses armes au service d'un prêtre; mais le prêtre insista. Pépin et Carloman, fils de Charles, sont déjà des hommes d'église: celui-ci mourra sous une robe de moine; l'autre préside des conciles, et s'emploie avec zèle à la réforme des Églises de Gaule et de Germanie. Quand il est élu roi par les Francs, le pape vient en Gaule lui donner l'onction que Samuel avait donnée à David. L'alliance pourtant n'est pas définitive. Charlemagne, fils de Pépin, ne s'entend pas tout d'abord avec le pape; il s'accorde un moment avec les Lombards, et prend femme chez «cette gent très honteuse de lépreux», comme disait le Saint-Père.

Cependant, le charme agit toujours; il devient irrésistible. Charlemagne, s'il eût été réduit à lui-même, n'aurait eu que la force et quelques idées de roi primitif, c'est-à-dire de chef de guerre et de justicier. L'Église le nourrit de sa science: elle lui apprend la dogmatique, l'histoire, les lettres, la grammaire et l'astronomie. Elle propose à son activité politique et militaire un idéal, à sa puissance un emploi: «défendre au-dedans la foi contre l'hérétique, et la propager au dehors sur les terres des païens.»

La chrétienté apparaissait alors aux esprits capables de réflexion comme une société de soldats et de prêtres, gouvernée par un soldat et par un prêtre. Si elle avait pu oublier l'antiquité profane, elle se serait crue retournée au temps biblique, alors qu'Aaron combattait dans la plaine et que Moïse priait sur la montagne. Charlemagne lui-même a évoqué un jour cette image. Mais les souvenirs de l'antiquité profane s'imposent à l'évêque de Rome et à Charles, qui s'entendent pour restaurer, non pas le gouvernement du peuple de Dieu, mais l'empire romain. En l'an 800, dans la basilique de Saint-Pierre, Moïse couronne Aaron, que le peuple romain salue du titre d'Auguste.

Le monde historique en l'an 800.

Le pape avait prétendu instituer un empereur unique et universel. Depuis qu'Odoacre avait renvoyé à Constantinople les insignes impériaux, le βασιλεύς byzantin avait été «le seul maître qui suffisait au monde»; mais en l'an 800, la vieille Rome avait repris son droit de faire l'empereur. Charlemagne était donc, en théorie, le maître du monde; mais Constantinople maintint contre la théorie sa possession de fait, dont Charlemagne lui-même reconnut la légitimité.

Les deux empires contiendraient toute la chrétienté, si, dans l'île de Bretagne, le peuple anglo-saxon, chrétien et indépendant, ne préludait déjà à sa fortune particulière. Empire d'Occident, empire d'Orient, Angleterre, voilà, au début du neuvième siècle, trois êtres politiques: voilà l'Europe.

En dehors, sont les infidèles et les païens. Le pays de l'Islam, séparé lui aussi en empire d'Occident, le khalifat de Cordoue, et en empire d'Orient, le khalifat de Bagdad, s'étend toujours comme un croissant gigantesque, au sud des deux empires dont il est le commun ennemi. Les païens, c'est tout le Nord et tout l'Est: la Scandinavie, la profonde et immense Slavie, l'Avarie.

Charlemagne a détruit le royaume danubien des Avares. Il a vaincu les Scandinaves et les Slaves de l'Elbe; s'il ne les a pas soumis, il a organisé sur ses frontières des comtés militaires, les marches, qui sont les têtes de colonne de la chrétienté. Il montrait ainsi la voie à ses successeurs, auxquels il léguait le devoir de la guerre contre les païens et contre l'infidèle.

Effets historiques de la restauration de l'Empire d'Occident.

L'empire de Charlemagne comprenait d'anciens pays chrétiens qui avaient obéi à Rome: la Gaule; le nord de l'Espagne, des Pyrénées à l'Èbre, enlevé aux Arabes; l'Italie, jusqu'au Garigliano, enlevée aux Lombards et sur laquelle Pépin avait prélevé, pour le donner au Pape, le patrimoine de saint Pierre; hors de l'orbis romanus, la Germanie.

Avant les Carolingiens, Gaule, Italie, Germanie, avaient leur existence séparée. Les Carolingiens ont fondu tous ces pays dans l'unité de l'empire restauré.

Cette restauration est le grand fait de cette époque, qui se distingue de celle qui précède et de celles qui suivent par ce phénomène étrange que deux puissances idéales, le souvenir de Rome païenne et l'autorité de Rome chrétienne, dirigent seules la force matérielle.

À l'ancienne Rome, qui conquiert pour dominer et pour exploiter, l'historien préfère la nouvelle, qui soumet des âmes après les avoir éclairées. La conquête de la Bretagne par quelques missionnaires romains, armés seulement de la croix, de leurs chants et de leurs prières, est plus belle assurément, plus glorieuse et plus humaine que la conquête par Agricola.

Nous nous plaisons aussi à considérer l'hommage rendu par le Franc Charlemagne à la puissance du passé. Ce Germain descend des vieux ennemis de Rome; il résume et personnifie, pour ainsi dire, l'invasion des Barbares, qui a détruit l'empire; et, pour couronner ses victoires, il restaure l'empire. Mais l'historien ne doit rien admirer sans réserve, à moins qu'il ne croie, par une sorte d'optimisme fataliste, que tout ait été toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes.

On dit: l'empire carolingien a eu cet effet bienfaisant de préparer aux nations futures une civilisation commune, chrétienne, militaire et politique. De lui procèdent le type de l'homme d'armes chrétien et la poésie de la lutte des fidèles de tous pays contre l'infidèle. Voudriez-vous retrancher de l'histoire des sentiments et des idées, la chevalerie, la croisade et la chanson de geste?

Non. Mais les peuples d'Europe, au sortir du commun berceau, seront des frères ennemis. Après que la force carolingienne sera épuisée, l'Occident se divisera de nouveau. Il sera dépensé autant de misères et de sang, pour détruire l'œuvre, qu'il en a fallu pour la bâtir. Cette hégémonie temporelle et cette hégémonie spirituelle, que le pape et Charlemagne ont rivées l'une à l'autre, seront ennemies l'une de l'autre. Chacune d'elles, à son heure, sera une tyrannie. À votre tour, tenez-vous tant à garder dans l'histoire la querelle du sacerdoce et de l'empire, l'oppression de l'Italie par l'Allemagne, la longue contrainte exercée sur les consciences? De la liste des croisades, n'effaceriez-vous pas volontiers celle des Albigeois? Quand le pape a sacré Pépin, quand Charlemagne et le pape ont restauré l'empire, ils ont légué aux temps futurs la coalition du trône et de l'autel: ne voyez-vous point la suite, toute la suite?

Il n'est pas certain que, sans l'alliance des Carolingiens et de la papauté, les Austrasiens, les Aquitains, les Lombards, les Bavarois, les Saxons n'auraient pas trouvé la façon de vivre qui leur convenait, qu'ils ne se seraient pas tout aussi bien pénétrés de l'esprit chrétien, en appropriant la religion, comme ils devaient le faire plus tard, à leurs génies particuliers?

Qui sait? C'est le mot qu'il faut répéter souvent. Une chose paraît certaine: si le passé est bienfaisant, parce qu'il initie les générations nouvelles à l'expérience des générations mortes, il abuse de sa puissance. Il a, pour les vivants, des malices de spectre. Une de ces malices a été le rétablissement de l'empire en l'an 800 par un prêtre et par un guerrier, qui ne savaient au juste, ni l'un ni l'autre, ce qu'avait été l'ancien empire, ce que serait le nouveau.

LE MOYEN ÂGE

Caractères généraux.

Où trouver un temps d'arrêt dans les siècles qui suivent?

L'empire d'Orient vit comme une flamme agitée, avec de grandes lueurs, des éclipses et de nouveaux éclats. Pendant plus de six siècles, il se défendra contre la nuit, qui, à la fin, le recouvrira.

L'Occident commencera par défaire l'œuvre des Carolingiens; il brisera l'empire en royaumes et les royaumes en seigneuries. Une végétation confuse et très violente étouffera les idées générales. Le pouvoir impérial, perdant de son honneur à chaque transmission et disputé par de petits princes italiens, sera réduit au néant; le pouvoir pontifical, disputé par des factions romaines, s'avilira.

Puis, au milieu du dixième siècle, un pape rendra tout à coup à l'empire son lustre et sa force, en couronnant empereur Otton, le roi d'Allemagne.

Les deux pouvoirs deviendront alors en Occident les agents principaux de la politique. À l'ombre de l'empire, la papauté se refera, se purifiera et ressaisira l'Église, qui se perdait encore une fois dans les soins et les devoirs de la matière. Devenue la tête de l'immense milice spirituelle, elle obligera l'empire d'abord à respecter son indépendance et bientôt à reconnaître sa primauté d'honneur.

Si ces deux puissances s'étaient accordées, elles auraient été les maîtresses de l'Occident, où elles auraient longtemps empêché les nations de prendre corps. La papauté, en effet, ne veut point entendre parler d'affaires de nations. Une seule guerre est, à ses yeux, légitime et perpétuellement obligatoire, la guerre contre l'infidèle, avec l'intermède de la guerre contre l'hérétique ou contre l'excommunié. Pour que la chrétienté puisse accomplir le devoir de la guerre de Dieu, le pape essaye de lui imposer la paix de Dieu. Quiconque la trouble, que ce soit un petit baron ou un Henri d'Angleterre, un Philippe de France ou un empereur Frédéric, est un factieux.

La croisade sera donc le principal phénomène de l'histoire politique aux douzième et treizième siècles, mais, très vite, elle tournera mal, et, à la fin, échouera lamentablement. Les rois se détourneront de cette œuvre ruineuse. D'autres intérêts apparaîtront, et des besognes plus prochaines et plus lucratives. Des territoires nationaux commenceront à se dessiner, et les peuples à percevoir la sensation de la frontière. Les pouvoirs généraux se détruiront eux-mêmes. La papauté ruinera l'empire au treizième siècle, mais aussitôt elle se heurtera aux résistances des rois, devenus des chefs de peuples, et elle tombera dans les scandales du grand schisme.

Du naufrage des pouvoirs universels émergeront alors les nations. Comme la chrétienté avait succédé à l'empire romain, l'Europe succède à la chrétienté; mais combien confuse encore et chaotique! Aussi faut-il chercher plus loin une date de démarcation dans l'histoire politique du continent. Au quatorzième siècle, le vrai moyen âge est fini, mais il y a toujours un empire d'Orient, et même il semble renaître; toujours un saint empire, et même il s'acquitte de son mieux, pendant les désordres du grand schisme, de son office d'avoué de l'église; toujours l'illusion de la croisade, et même des aventures héroïques de croisés. Au quinzième siècle encore, le schisme et le musulman préoccupent Jeanne d'Arc et la troublent. Les chevaliers d'Occident, entre deux batailles, jurent sur le faisan l'extermination de l'Infidèle.

Cependant, l'Infidèle prendra Constantinople. L’Europe, qui avait été le chercher et le combattre chez lui, permettra au Turc de transformer en mosquée l'église patriarcale de Sainte-Sophie. Elle laissera aux petits peuples des Balkans le soin d'arrêter l'Asiatique sur la route qui mène au cœur du continent. Le roi très chrétien de France et le roi catholique des Espagnes, le pape lui-même pèseront en politiques le prix de l'alliance ottomane, et la feront entrer comme un élément dans leurs calculs: signe certain qu'une période de l'histoire de l'Europe est close.

C'est donc jusque vers la fin du quinzième siècle qu'il faudra mener l'histoire des divers pays d'Occident et d'Orient.

L'empire d'Orient.

Pendant cette longue période, le contraste va se marquant de plus en plus entre l'Occident et l'Orient.

L'empire en Occident est un pouvoir à peu près idéal, sans territoire déterminé, sans nom même, car ce n'est pas un nom que cette périphrase par laquelle il est désigné de «saint empire romain de la nation germanique». L'empire en Orient est une domination réelle, qui s'exerce sur une région précise, et qui porte un nom national, Romania.

L'empire en Occident est partagé en deux pouvoirs: spirituel et temporel. En Orient, il n'a pas toléré à côté de lui une monarchie sacerdotale, indépendante du pouvoir civil. Le βασιλεύς a été une sorte de pape-roi. Au moment où la papauté, devenue toute-puissante, régit les rois de l'Occident, Constantinople se sépare de Rome par le schisme.

L'empire byzantin était donc plus cohérent et plus fort que son rival, mais il avait trois sortes d'ennemis. D'abord un ennemi intérieur: des groupes ethnographiques, établis sur le territoire de la Romania, et qu'il n'avait point assimilés; puis, deux ennemis extérieurs, l'Occident catholique et l'Orient musulman.

Une triple question se posait à propos de la destinée de l'empire: les nations établies sur son territoire en demeureraient-elles maîtresses, et la péninsule des Balkans serait-elle partagée dès le moyen âge en petits États indépendants? L'Occident ressaisirait-il Constantinople et la Péninsule? Ou bien Constantinople et la Péninsule deviendraient-elles la proie de l'Asie?

Les nations des Balkans ont eu leurs heures: au neuvième siècle, la Bulgarie devient un État redoutable et des principautés slaves s'établissent; au quatorzième siècle, la Serbie est un empire.

L'Occident s'est cru un moment maître de l'Orient. L'Europe pontificale et chevaleresque avait entrepris les croisades pour reprendre aux infidèles les lieux saints conquis par eux sur le βασιλεύς. Elle avait envoyé en Asie des milliers et des milliers d'hommes. L'empereur, très supérieur en politique à ces barbares, les avait joués. À la faveur des premières croisades, il avait recouvré des parties perdues de l'Asie Mineure. Mais les marchands de Venise étaient aussi des politiques: les circonstances leur donnèrent la direction de la quatrième croisade, et les barons chrétiens, aussi convoiteux que la République des lagunes, se partagèrent l'Empire, au début du treizième siècle. Alors règnent, à Constantinople, un empereur flamand; à Thessalonique, un roi italien; en Achaïe, à Naxos et dans Athènes, de petits dynastes, pendant que Venise s'établit en Crète et dans le Péloponnèse.

Quant à l'Asiatique, le troisième des successeurs possibles, il a livré au Byzantin un assaut continuel. Après que l'empire arabe, qui avait couvert l'Asie, l'Afrique, l'Espagne et la Sicile, s'est écroulé, l'émir ottoman, établi en Asie Mineure, est devenu un redoutable voisin.

Contre tous ces ennemis le βασιλεύς s'est défendu avec une constance et une habileté qui forcent l'admiration. Telle était la vitalité de «l'homme malade» de ce temps-là, qu'il se remit de l'étrange accident de la quatrième croisade. À la fin du treizième siècle, il a reconquis Constantinople; l'empire restauré recommence la conquête de la Péninsule; il reprend ses trois mers et pousse sa domination jusqu'au Péloponnèse. Il semble de force à prévaloir et sur les Slaves, et sur les Bulgares, et sur les principautés d'Épire, d'Achaïe, d'Athènes, et sur Venise; mais la puissance des Turcs s'amasse de plus en plus dense en Asie.

Il y a là une grande réserve d'hommes et de soldats, conduits par une dynastie de chefs absolus qui, tous, veulent la même chose. La grande lutte emplit le quatorzième et le quinzième siècle. À la fin, Constantinople devient la capitale de l'État ottoman, qui comprend toute la péninsule, depuis la Save jusqu'au cap Matapan, à l'exception de quelques points demeurés vénitiens et de l'héroïque Monténégro.

L'Asie a pris sur l'Europe la revanche des guerres médiques, des conquêtes d'Alexandre et des Romains, de celles du βασιλεύς et des croisés. Elle va prolonger son empire dans la Méditerranée par la conquête des îles et de l'Afrique, vers l'Europe centrale par les progrès des Turcs sur le Danube. Voilà pour un long temps la question d'Orient réglée: Slaves, Bulgares, Albanais, Roumains, Hellènes, s'endorment sous la domination du cimeterre et du croissant, mais ils ne font que dormir.

L'empire d'Occident.

Après la mort de Charlemagne, un parti ecclésiastique et impérialiste avait essayé en vain de maintenir l'unité de l'empire. La force des choses, permanente sous les accidents de la politique et du hasard, avait séparé l'Allemagne, la France et l'Italie: mais la séparation, commencée au traité de Verdun en 843, ne fut pas complète. Les trois pays ne sont pas des États: un État est un être politique organisé, et il n'y aura d'États à proprement parler (de grands États au moins), qu'à la fin du moyen âge. Ils ne sont pas des nations: une nation est une personne formée, consciente et responsable; il n'y aura, pas de véritables nations sur le continent avant notre temps.

Au neuvième siècle, la France et l'Allemagne n'ont pas encore trouvé leur nom. Charles le Chauve est roi des Francs; Louis le Germanique est roi des Francs. Ils se distinguaient l'un de l'autre d'après les points cardinaux: Charles commandait aux «Francs occidentaux», et Louis aux «Francs orientaux». Peu à peu, avec une grande lenteur, chacun des deux pays se fera sa destinée particulière.

Quant à l'Allemagne et à l'Italie, elles furent liées l'une à l'autre par la restauration de l'empire au dixième siècle. Un même personnage fut dès lors roi en Allemagne, roi en Italie et Empereur. L'Allemagne et l'Italie furent le domicile du sacerdoce et de l'empire, honneur de longue et grande conséquence pour l'avenir de l'une et de l'autre.

Empire et sacerdoce. Conséquences pour l'Allemagne.

Ce fut, au moyen âge, l'homme le plus occupé du monde et le personnage politique le plus singulier que l'empereur-roi. Il ne parvint pas à se faire reconnaître pour un monarque universel, et il ne devint point le monarque d'une nation particulière. Ne sachant trop comment s'appeler, il se nomma tout court imperator. Sa capitale légale était Rome, mais il n'y résidait point. Il n'eut pas de capitale en Allemagne. Il ne se fixa nulle part.

Dans la période de la décadence carolingienne, l'usage de l'élection des rois s'était régulièrement établi. Pour devenir roi en Allemagne, il fallait donc être élu. D'autre part, pour devenir empereur, l'élu devait aller se faire couronner par le pape à Rome. Si le roi allemand avait été un simple roi, il aurait sans doute pu s'affranchir de l'élection, comme ont fait les Capétiens en France, dès la cinquième génération; mais il était en même temps empereur, et le pape n'admit jamais que la dignité impériale fût héréditaire, ni que le couronnement fût réputé une formalité vaine. Il s'entendit avec les princes germaniques pour perpétuer la coutume de l'élection, qui mettait l'élu à la discrétion des électeurs, comme le couronnement l'obligeait à compter avec le pape. Il n'y eut donc pas en Allemagne cette continuité dans l'action monarchique, par laquelle d'autres pays furent constitués en États, qui devinrent ensuite des nations.

L'office le plus clair de l'empereur étant d'être l'avoué de l'Église, il dut se charger des destinées de la papauté, la relever de l'abaissement où elle était tombée au dixième siècle, puis, après lui avoir donné la force de lutter contre lui, lutter contre elle. Comme avoué de l'Église, et comme roi en Italie, il fut impliqué dans toutes les affaires de la Péninsule, où il trouva des alliés, mais aussi des adversaires.

Quant à l'Allemagne, elle fut un des théâtres de la lutte entre l'empereur et le pape. Non seulement les princes ecclésiastiques, mais aussi des princes laïques, intéressés au désordre où croissait leur indépendance, tinrent pour le pape contre l'empereur.

Dès le milieu du treizième siècle, l'Allemagne n'est plus qu'une fédération anarchique de principautés et de républiques. Plus de vie collective, point d'armée, point de finances, point de justice. La guerre est partout et il n'y a plus d'autre droit que le droit du poing (Faustrecht). Pour se protéger, princes et villes font des ligues pour la paix: ces ligues elles-mêmes sont belliqueuses, car elles font la guerre à la guerre.

À ce désordre préside un monarque: il s'appelle toujours l'empereur; mais à la fin du treizième siècle, il n'est plus, sous la parure de ce titre, qu'un petit prince allemand, exploitant sa dignité pour faire la fortune de sa maison. Les Luxembourg, hobereaux du pays d'Ardenne, et les Habsbourg, minces seigneurs du pays d'Argovie, se composent un domaine patrimonial. «Chacun pour soi»: telle est la devise de l'Allemagne dans ce temps-là. Ce pays, qui semblait, au dixième siècle, de tous les pays carolingiens le plus proche de l'unité, s'installe dans l'anarchie.

Conséquences pour L'Italie.

Pas plus que l'Allemagne, l'Italie n'était prédestinée à la division. La longue habitude de voir ces deux pays morcelés induit à croire qu'ils ont suivi une vocation naturelle, mais rien ne prouve que l'unité fût plus difficile à établir en Allemagne et en Italie que dans d'autres régions. Sans doute la géographie y dresse des obstacles à l'unité, mais ne s'en trouve-t-il pas aussi en Espagne, même en France?

La grande différence entre les destinées de la France et de l'Allemagne, de l'Espagne et de l'Italie, a donc été faite par l'histoire.

Chez nous, un peuple germanique, les Francs, établi sur terre gallo-romaine, mêlant son sang, son esprit et ses lois au sang, à l'esprit et aux lois de l'ancienne population, a été l'artisan d'une nationalité. En Italie, les Ostrogoths d'abord, les Lombards ensuite, auraient pu accomplir la même œuvre. La papauté les a considérés comme des étrangers et des ennemis. Au moment où les Lombards allaient occuper Rome, elle a appelé les Francs. Charlemagne s'est substitué, dans l'Italie du Nord, au roi qu'il avait vaincu, mais il a laissé subsister, au sud, des duchés lombards et des pays de domination byzantine. Pépin et lui ont fondé un état pontifical. Ces duchés méridionaux, cet État de saint Pierre, ce royaume du nord, c'est le commencement de la polyarchie italienne.

Dans le naufrage de la famille carolingienne, l'empire semblait avoir sombré. Des essais furent tentés de monarchie italienne. Le pape y coupa court en rétablissant l'empire, et il plaça la Péninsule sous le joug tudesque, qui lui a été si odieux et qui s'est perpétué sous des formes diverses, jusqu'à nos jours.

La papauté inaugura un jeu redoutable en opposant barbares à barbares.
Pour chasser les Staufen allemands du royaume des Deux-Siciles, un pape
y appela, dans la seconde moitié du treizième siècle, les Angevins de
France.

Ce serait faire preuve d'inintelligence que de reprocher à la papauté du moyen âge un crime contre la nationalité italienne, qui n'existait pas. Le pape ne pouvait être ni l'homme d'une cité, ni l'homme d'un pays, sans déchoir de sa dignité, la plus haute qui fût sous le ciel. Par définition et d'office, il faisait de la politique universelle, et il cherchait, par cette politique, à garantir l'indépendance et la puissance du siège des apôtres. À la fin du moyen âge, il deviendra prince italien et fera de la politique italienne, mais alors il compromettra la papauté et même l'Église.

Il n'en est pas moins vrai que Machiavel, se plaçant au point de vue italien, a raison d'attribuer à la papauté le désordre de l'Italie. Elle y a contribué pour une large part.

Comme en Allemagne, on vit d'abord se former, du dixième au treizième siècle, des principautés féodales et des républiques; ensuite, du milieu du treizième siècle à la fin du moyen âge, la plupart des républiques se transformer en principautés. Au quinzième siècle, Milan, Florence, l'État de l'Église, l'oligarchique république de Venise et le royaume de Naples forment une pentarchie, dont chaque membre a ses intérêts, et dont aucun ne connaît le sentiment d'un patriotisme italien.

L'expansion de l'Italie.

Anarchie en Allemagne, polyarchie en Italie ne signifie pas inertie de l'Allemagne, ni de l'Italie. Pour ne pas avoir de commun maître, ni de vie commune, ni de patriotisme collectif, ces pays souffriront les maux de la guerre civile continue; par surcroît, ils deviendront, dans les temps modernes, les champs de bataille de la politique européenne. Mais ce n'est pas un mal sans compensation, que de n'avoir pas un gouvernement qui emploie toutes les forces à des fins déterminées. L'Italie est en fragments, mais qui vivent d'une vie d'autant plus intense qu'elle est plus conforme aux aptitudes naturelles de chacun d'eux. Qu'une monarchie italienne siège dans Rome capitale: Rome perd son incomparable originalité de ville sacerdotale et de ville universelle; l'histoire ne connaît ni l'énergie florentine, ni l'énergie vénitienne.

Déjà la Renaissance a commencé. Elle est un produit naturel de la terre classique italienne, mais la polyarchie en a favorisé la croissance et permis la libre variété. En attendant que l'esprit italien se répande sur l'Europe, les grandes villes d'Italie règnent sur la Méditerranée. Elles sont les intermédiaires rapidement enrichis entre l'Orient et l'Occident. Elles inventent et perfectionnent les institutions commerciales: les consulats, le change, la banque. Les banquiers en France s'appelaient des Lombards, et la monnaie italienne courait dans toute l'Europe occidentale, où l'on comptait par ducats, qui étaient les monnaies de Gènes et de Venise, les deux villes dogales, et par florins, qui portaient la fleur de Florence.

Il y avait comme un empire méditerranéen de l'Italie: Gènes possédait la
Corse et la Sardaigne; Venise, une grande partie de la côte de
l'Adriatique et des îles de l'Archipel. Elle était, avant l'arrivée du
Turc, le seigneur d'un quart et demi de l'Empire grec.

Expansion de l'Allemagne au nord et à l'est. Les trois zones.

Très énergique et très féconde a été, pendant le moyen âge, l'anarchie allemande.

L'Allemagne carolingienne était à peu près comprise entre le Rhin et l'Elbe, mais elle pouvait s'étendre dans trois directions: au sud, des voies naturelles, abaissant la montagne, l'appelaient en Italie; à l'ouest, entre elle et la France, entre Rhin et Meuse, Rhône et Alpes, une région, de destinée politique incertaine, s'ouvrait à la concurrence des deux peuples; au nord et à l'est, un immense terrain vague s'offrait à la colonisation germanique.

C'est l'Allemagne officielle, l'Allemagne impériale qui est intervenue en Italie, où elle n'a fait, de rares moments exceptés, que de méchante besogne. À l'ouest, l'action germanique a été de bonne heure contrariée, puis arrêtée par la France. Sur la troisième région, l'Allemagne s'est largement épandue.

De ce côté, la frontière d'Allemagne était, au temps carolingien, frontière de chrétienté. Reculer cette frontière, la reculer toujours, jusqu'à ce que le dernier païen, soumis et converti, devînt à la fois le fidèle du seigneur pape et le fidèle du seigneur empereur, c'était l'office extérieur, la politique nécessaire de l'empire, restauré une première fois en l'an 800, une seconde fois en l'an 962.

Au temps de Charlemagne, une foule de peuples païens et barbares s'échelonnaient le long de la frontière chrétienne, et se prolongeaient dans la région inconnue du Far-East européen et dans la péninsule du nord.

C'étaient, aux bouches de l'Elbe, les Scandinaves; tout le long de l'Elbe et de la Saale, des rives de la Baltique aux monts de Bohême, les tribus slaves des Polabes; en Bohême, les tribus slaves des Tchèques; sur le Danube, les hordes touraniennes des Avares, que remplaceront plus tard les Magyars; au sud-est, jusqu'à l'Adriatique, encore des tribus slaves. Derrière cette première zone de peuples, avec la plupart desquels Charlemagne avait pris contact, une seconde, entièrement slave, comprenait, du nord au sud, la Poméranie, la Pologne, la Silésie.

Au delà encore, le long de la Baltique orientale, vivaient des tribus finnoises et lithuaniennes; dans la grande plaine, les Russes.

La tâche de faire entrer ces peuples dans la civilisation chrétienne aurait dû être partagée entre les deux empires de l'Occident et de l'Orient; mais l'empire d'Orient n'avait pas trop de toutes ses forces pour défendre son existence, et l'autre ne réunit que pendant un temps très court les forces de l'Allemagne sous son commandement: si bien que l'œuvre chrétienne et civilisatrice fut faite presque entièrement par des entreprises particulières.

Progrès dans la première zone.

Sur les Scandinaves, l'Allemagne ne gagna rien. Les trois royaumes, Danemark, Suède, Norwège, sont formés au dixième siècle: ils deviennent chrétiens. Or devenir chrétien, c'était acquérir le droit de vivre. Chaque fois qu'un peuple entrait dans l'Église, la future Europe s'enrichissait d'une recrue nouvelle. Le Danemark, voisin de l'Empire, est en relations avec lui, et, par moments, son roi est une sorte de vassal de l'empereur; mais sa condition habituelle est l'indépendance. Les rois scandinaves sont bientôt en état de disputer aux Allemands la Baltique, cette Méditerranée sombre, sur laquelle ont été livrés tant de combats, obscurs et violents, entre les peuples concurrents.

L'Allemagne s'étendit au contraire très vite, et pour y demeurer maîtresse à toujours, dans la région des Slaves de l'Elbe. À la fin du douzième siècle, les Slaves du pays entre la Saale et l'Elbe sont germanisés et convertis: ce fut l'œuvre des margraves de Lusace et de Misnie. Les Slaves du pays entre l'Elbe et l'Oder sont en grande partie exterminés: ce fut l'œuvre des ducs de Saxe et des «margraves du nord», qui prirent au douzième siècle le nom, destiné à devenir célèbre, de margraves de Brandebourg.

Les Slaves des rives de la Baltique reçoivent des colons en foule; leurs princes se germanisent; leur pays, le Mecklembourg, devient une prolongation transalpine de la basse Allemagne. Ainsi, toute la partie septentrionale de la première zone est acquise à l'Allemagne.

Les Tchèques se défendirent mieux en Bohême; leurs ducs devinrent des rois et des chrétiens, ce qui les sauva. Il est vrai qu'ils furent vassaux de l'Empire, et la couronne de Bohême, qui était élective, finira par se fixer sur la tête de princes allemands, les Habsbourg; mais la destinée des Tchèques fut très différente de celle des Slaves du Nord. Ils ont gardé leur race, leur langue, leur esprit particulier. C'est pour cela qu'il existe aujourd'hui pour l'Autriche une question tchèque. Il n'y a point de question polabe, parce que les Polabes sont morts.

Progrès dans la seconde zone.

Les progrès de la race allemande furent moins considérables naturellement dans la zone de l'Oder. La Poméranie, la Pologne, la Silésie, reçurent en foule des colons allemands, laboureurs, marchands, artisans, soldats. Mais le duché de Poméranie gardera une dynastie indigène jusqu'au dix-septième siècle, et les Allemands, dans ce pays, rencontreront la concurrence des Scandinaves. La Silésie, qui s'émiette en duchés et en principautés, n'appartient à personne.

La Pologne, dès le moyen âge, prépare les désastres de son avenir. Elle laisse échapper la Poméranie, qui lui aurait donné la mer, et la Silésie, qui l'eût appuyée à la montagne. Elle demeure un royaume de plaine ouvert à tous les vents. Elle ne réussit pas à se tasser ni à s'organiser. Sa cavalerie féodale fait en un temps de galop des conquêtes qu'elle ne garde pas. Elle ne sait pas produire une race royale, et elle offre sa couronne élective aux compétitions des maisons étrangères. La Pologne n'en est pas moins un royaume slave, chrétien, plus indépendant que la Bohême. La Germanie, qui a rencontré au nord une Scandinavie, se heurte, à l'est, à une Slavie. La future Europe se complique, à mesure qu'elle s'étend.

Progrès dans la troisième zone.

Jusqu'à la troisième zone a pénétré l'Allemand. Ici la race des Finnois peuplait la Finlande et s'avançait sur les côtes de la Livonie et de l'Esthonie; des peuples indo-européens, Lithuaniens, Lettes, Prussiens, se succédaient, depuis l'intérieur de la Livonie jusqu'à l'embouchure de la Vistule. Ennemis les uns des autres, païens, stationnant dans l'impuissance de la barbarie primitive, ces peuples de la Baltique orientale, en attendant l'éveil, encore lointain, de la Russie, furent la proie de peuples de l'Occident: la Suède prit la Finlande et la Carélie; le Danemark, l'Esthonie. Mais les grandes conquêtes furent faites par des Allemands.

La Hanse, ligue de marchands allemands, (de marchands qui étaient à leur façon, des soldats et des croisés) couvrit le littoral baltique de ses comptoirs fédéraux. Un ordre chevaleresque allemand, celui des Porte-Glaives, fut fondé à Riga même. Un autre, celui des Teutoniques, né en Palestine, où il avait fourni une brillante carrière, alla s'établir en Prusse après qu'il eut été exilé de la Terre sainte; conquérant et administrateur, il fonda un État qui est une des curiosités de l'histoire. Les deux ordres réunis sous un même grand-maître, dans la seconde moitié du treizième siècle, gouvernèrent un vaste et riche pays, dont les deux provinces principales, la Livonie et la Prusse, toutes pleines de colons allemands, étaient comme une Allemagne extérieure, une avant-garde germanique dans le Far-East européen. Au nord, cette domination s'étendait jusqu'à Narva; au sud, une série d'acquisitions, faites aux dépens de la Poméranie et de la Pologne, mettait les chevaliers allemands en communication avec les margraves allemands de Brandebourg.

Progrès dans la vallée du Danube.

Au sud-est de l'Allemagne, dans la vallée du Danube, la voie d'expansion était moins large qu'au nord et moins commode. La vallée du fleuve s'étrangle entre les contreforts des monts de Bohême et ceux des Alpes. La Bavière, d'ailleurs, ne pouvait fournir un contingent aussi considérable d'émigrants que l'Allemagne du Nord avec sa grande plaine et son immense littoral.

Enfin, au point où s'élargit la route danubienne, les Hongrois ont donné à leur horde le campement définitif. Comme les Danois, les Bohémiens et les Polonais, ils sont entrés dans l'histoire de l'Europe le jour on ils se sont convertis. Ils ont été en relations avec l'empire, mais ils n'en ont supporté la suzeraineté que temporairement. Leur couronne élective s'arrêtera, comme celle des Bohémiens, sur la tête habsbourgeoise; mais plus encore que le Tchèque n'est resté tchèque, le Hongrois restera hongrois. Aussi y a-t-il aujourd'hui une question hongroise comme une question tchèque. Le Habsbourg qui s'est chargé de résoudre l'une et l'autre, ne résoudra ni l'une ni l'autre.

Résumé de l'expansion allemande.

L'Allemagne a donc versé au dehors le trop-plein des forces qui étaient en elle. Toutes les classes de sa population ont concouru à la conquête, à la colonisation et à la mise en valeur d'un immense terrain. Les princes de la frontière ont conquis les cantons limitrophes; les chevaliers ont recruté les deux ordres des Teutoniques et des Porte-Glaives, et les ont soutenus dans leurs luttes contre les populations indigènes par des croisades, sans cesse renouvelées. Le clergé régulier et séculier a envoyé des missionnaires, des moines, des prêtres, des évêques. Les marchands ont bâti des villes neuves, ou transformé en villes des bourgades du littoral baltique et des rives de fleuves. L'outil de l'ouvrier et la charrue du paysan d'Allemagne ont porté la richesse où végétait la barbarie. L'appât des aventures, l'esprit de prosélytisme religieux, l'espérance du gain ou celle du martyre, l'amour de l'indépendance, la recherche de la liberté et de la propriété, ont poussé toutes ces catégories d'émigrants dans cette Amérique. Et l'Allemagne, qui s'arrêtait à l'Elbe au temps carolingien, touchait au Niémen. Elle avait ou détruit ou soumis quantité d'ennemis du monde chrétien, ceux que Charlemagne avait connus et combattus, et d'autres, dont il n'avait pas même su le nom.

Au quinzième siècle, il est vrai, la fortune germanique recula. Deux ennemis redoutables se déclarent au même moment: les Turcs vont conquérir presque toute la Hongrie et menacer l'Allemagne danubienne; la Pologne, après s'être unie à la Lithuanie, la grande ennemie invaincue des chevaliers teutoniques, prend l'offensive contre les Allemands. Elle démembre l'État des chevaliers, leur enlève les bouches de la Vistule, fait de Dantzig une ville royale polonaise, et coupe ainsi la communication entre l'Allemagne et l'Ordre, entre le corps de bataille et l'avant-garde, qui se trouve fort aventurée. Mais la puissance turque devait demeurer barbare et asiatique, et la Pologne était incapable d'acquérir la solidité d'un état bien ordonné. Les siècles suivants verront la revanche de l'Allemagne sur le Slave et sur le Turc.

Effets produits sur l'histoire de l'Allemagne par cette expansion. L'Autriche et la Prusse.

Ce développement de la force germanique n'est pas seulement un fait considérable dans l'histoire de l'Europe; il eut pour l'Allemagne les plus graves conséquences. Sur cette frontière disputée, dans la zone de la lutte perpétuelle, se forment et grandissent les deux États qui, l'un après l'autre, domineront l'Allemagne, c'est-à-dire l'Autriche et la Prusse. Tous les deux sont nés à l'ennemi.

Le berceau de l'Autriche est la marche orientale, établie par Charlemagne sur le Danube, en avant de la Bavière, à la porte même par où ont passé tant d'envahisseurs venus de l'Orient. C'était un vrai poste de combat de la race germanique, entre la Bohême et la Carinthie slaves, en face de l'Avare, puis du Hongrois. Depuis la fin du treizième siècle, les Habsbourg la possédaient. Les acquisitions successives qu'ils firent de l'ancienne marche de Carinthie, du comté de Tyrol, et de Trieste, constituèrent, avec la marche d'Autriche, un groupe de provinces, moitié germanique et moitié slave, ayant jour sur l'Adriatique et l'Italie, en relations nécessaires avec deux royaumes de la zone de l'est, la Bohême et la Hongrie. Déjà, au quinzième siècle, un Habsbourg d'Autriche est roi des deux pays: c'est un indice et un présage pour l'avenir. Deux siècles auparavant, un Habsbourg avait porté la couronne impériale; depuis le quinzième siècle cette couronne, qui reste élective en principe, est, en fait, héréditaire dans la maison autrichienne. C'est là encore un des éléments de la fortune future des Habsbourg. Ils ne sont, à la fin du moyen âge, que de pauvres princes: ils sont tout près de devenir les premiers princes du monde.

Le berceau de la Prusse, c'est la marche de Brandebourg, entre l'Elbe et l'Oder, dans la région des Slaves exterminés, pauvre pays tout plat et balayé par des vents qui amoncellent son sable en collines chauves. La Marche a conquis par l'effort continu le droit de vivre. Elle avait déjà survécu à bien des catastrophes, quand elle devint, au commencement du quinzième siècle, la propriété des Hohenzollern. Le Brandebourg était dans l'alternative de s'accroître (car on ne fait pas une patrie avec un morceau de plaine) ou de mourir: il s'accrut dans la direction de la mer, au détriment du Mecklembourg et de la Poméranie; dans la direction de la montagne, à travers la Lusace et la Silésie. Il était le grand champion allemand du Nord-Est, le collaborateur des Teutoniques, avec lesquels il voulut un jour—c'était à la fin du quatorzième siècle—partager la Pologne.

Cet accord des margraves et des chevaliers, et cette similitude de vocation étaient des indices pour l'avenir. Le temps est proche où la Prusse des Teutoniques sera unie à la marche de Brandebourg par un lien indissoluble. Alors l'État brandebourgeois prussien s'annoncera comme l'héritier de ces chevaliers, de ces prêtres, de ces marchands et de ces paysans, qui ont été, au delà de l'Elbe, les pionniers du germanisme.

La région intermédiaire entre Allemagne et France.

À ce progrès énorme de l'Allemagne du côté de l'Orient s'oppose, comme un contraste absolu, le recul à l'Occident.

L'histoire de la région entre l'Allemagne et la France est très singulière. Quand les trois fils de Louis le Débonnaire se partagèrent l'empire au neuvième siècle, ils trouvèrent tout naturel (car les hommes de ce temps n'avaient pas le sentiment de la réalité des choses, et ils suivaient aveuglément les idées qui possédaient leur esprit) de donner à l'empereur Lothaire Rome et Aix-la-Chapelle, les deux capitales impériales. Lothaire eut donc l'Italie, et une longue bande de territoire entre l'Escaut, la Meuse et le Rhône, d'une part, le Rhin et les Alpes, de l'autre. Ainsi fut placé entre la future France et la future Allemagne un champ clos, qui a vu déjà, qui, sans doute, verra encore bien des batailles.

Cette bande étroite et longue fut partagée de bonne heure en deux régions: Bourgogne, entre les Alpes, la Saône, le Rhône et la Méditerranée; Lorraine, au nord de Bourgogne. Comme l'Allemagne fut d'abord beaucoup plus forte que la France, elle domina l'une et l'autre. La Lorraine et la Bourgogne devinrent pays d'empire. Mais la puissance impériale s'affaiblit, au moment où le royaume de France se fortifiait. Au reste, l'Allemagne était mal armée sur la frontière occidentale. Ici, elle n'avait pas affaire, comme à l'Est, à des païens. La frontière n'était pas marquée nettement par une différence de langue, de race et de civilisation. Aussi ne s'y trouvait-il pas d'États allemands organisés pour la guerre. Pendant que des margraves gardent le cours de l'Elbe, le Rhin est devenu «la rue des prêtres». Dans ces principautés d'archevêques, d'évêques et d'abbés, s'alanguit la force allemande, si énergique à l'Orient. À la fin du quinzième siècle, l'Empire a perdu presque toute son annexe occidentale où la France fait des progrès.

La formation de la France.

Lorsque la France se détacha de l'Empire au neuvième siècle, elle était, des trois régions impériales, celle qui semblait le moins près de former une nation. Il n'y avait aucune unité dans le pays à l'ouest de l'Escaut, de la Meuse et du Rhône. Quelques principautés, duchés ou comtés, s'y formaient, mais chacune d'elles était décomposée en fiefs laïques et en terres d'église. Sur ces fiefs et ces terres, l'autorité du duc ou du comte, qui était censée représenter celle du roi, ne s'exerçait qu'à condition que le seigneur tirât de ses propriétés personnelles une force suffisante.

Le roi, sans domaines, mourant de faim, demandait dans des actes officiels quels moyens il pourrait bien trouver de vivre avec quelque décence. Il agitait de temps à autre, au-dessus de ce chaos, la théorie de son autorité. Il était un maigre fantôme solennel, égaré au milieu de vivants très grossiers et très énergiques. Le fantôme alla s'amincissant toujours, mais la royauté ne disparut pas. On était habitué à son existence, et les gens de ce temps-là n'avaient pas assez d'idées pour imaginer une révolution. Par l'élection de Hugues Capet en 987, la royauté redevint une réalité, parce que le roi, qui était duc de la Francia, eut des terres, de l'argent et des fidèles.

Il ne faut pas chercher à se représenter un plan de conduite et une politique raisonnée des Capétiens: ils employèrent toute sorte de moyens à la fois.

Pendant plus de trois siècles ils eurent des enfants mâles: le premier mérite de la dynastie fut qu'elle dura. Comme il arrive toujours, du fait sortit le droit, et ce hasard heureux produisit la légitimité héréditaire, qui fut une grande force.

Le roi avait d'ailleurs tout un arsenal de droits: vieux droits de la royauté carolingienne où persistait le souvenir du pouvoir impérial, que l'étude des lois romaines allait bientôt ranimer, au point de faire de ces revenants des contemporains redoutables; vieux droits conférés par le sacre, impossibles à définir et, par conséquent, incontestables; droits de suzeraineté plus nouveaux et plus réels, qui allaient être précisés et codifiés à mesure que la féodalité s'organiserait: joints aux autres, ils faisaient du roi le propriétaire de la France.

Voilà ce qu'apportait la royauté capétienne au jeu des circonstances.

Tout lui profita: les misères de l'Église, qui, désarmée, au milieu d'une société violente, réclamait, d'une extrémité à l'autre du royaume, la protection royale; les efforts que fit le tiers ordre pour être admis avec des droits réglés dans la société féodale: le roi, chef de cette société, fut le protecteur naturel des nouveaux venus, les bourgeois des villes de France. Son autorité s'exerça ainsi, hors des limites de son domaine particulier, dans tout le royaume. Il fit mieux: il réunit peu à peu la France à son domaine. Il acquit de petites principautés comme les comtés d'Amiens, de Vermandois, de Valois. Il prit, par autorité de justice et par force, la Normandie, l'Anjou, le Maine, la Touraine, le Poitou: cette conquête, que rendit facile la méchante imbécillité de Jean d'Angleterre, assurait la fortune de la royauté capétienne. Dès lors, de toutes parts, arrive l'eau à la grande rivière. Quand l'Église et la chevalerie du Nord détruisent dans la guerre des Albigeois une dynastie féodale et une civilisation particulière, la royauté acquiert le Languedoc. Quand Philippe le Bel, par mariage, a gagné la Champagne, le domaine du roi de France touche à la frontière impériale, comme à la Méditerranée, comme à l'Océan.

L'expansion de la France.

Aux onzième et douzième siècles, pendant que la royauté était encore très faible et le royaume en anarchie, la France, comme l'Italie et l'Allemagne, a répandu au dehors ses forces vives. Malheureusement, elle n'avait pas à sa portée, comme l'Allemagne, une région vague, habitée par des barbares et par des païens, c'est-à-dire réputée sans propriétaire et de bonne prise pour l'occupant chrétien. La France s'est, pour ainsi dire, jetée sur la croisade; elle s'est chargée des «actions de Dieu» contre l'Infidèle. Elle a donné des rois à Jérusalem et à Chypre, des ducs à Athènes et des empereurs à Constantinople. Elle a bâti sur la sainte chimère de la Chrétienté, non sans profit pour sa gloire, pour cette gloire qu'elle a, de bonne heure, aimée comme un patrimoine.

Des chevaliers de France ont fondé un royaume chrétien en Portugal, sur une terre alors musulmane; d'autres ont conquis, sur les Sarrasins et les Grecs, l'Italie du Sud, mais, ni le royaume de Portugal, ni le royaume des Deux-Siciles ne deviendra chose française.

L'expansion de la France en Europe au moyen âge a été surtout intellectuelle. Notre esprit a exprimé toute la civilisation de ce temps, religieuse, féodale et chevaleresque. Il a écrit des poèmes héroïques, construit des châteaux et des cathédrales, raisonné les textes d'Aristote et de l'Écriture. Dans ses chansons, ses monuments et sa scolastique, il a rencontré la perfection. Libre déjà, déjà mobile, déjà gai, il s'est affranchi de la tradition et de l'autorité. Il a trouvé l'élan et la grâce de l'art ogival. Il a parodié lui-même ses chansons de geste et sculpté des caricatures sur les murailles de ses œuvres de foi. Il a donné pour compagnon à «Monsieur saint Louis», qui vivait dans le ciel, le sire de Joinville, qui aimait la terre, sa terre surtout et son beau castel de Champagne, dont il évita la vue, quand il partit pour la croisade, afin d'éviter des larmes à ses yeux, qui n'aimaient point à pleurer. Notre esprit a fait de la prose, de la prose française, aussi bien qu'il faisait des vers. Parmi les théologiens, il a suscité presque des philosophes.

L'Europe chrétienne a imité nos cathédrales, récité nos chansons héroïques et comiques. Elle a ainsi appris notre langue. Des étrangers ont écrit en français «pour ce que la parlure de France était plus délectable et commune à toutes gens». Parmi les maîtres ès arts de la chrétienté, les plus savants étaient ceux qui avaient soutenu, combattu leur thèse à l'Université de Paris. Presque toutes les universités de l'Europe étaient des essaims envolés de la montagne Sainte-Geneviève. Un proverbe disait que le monde était régi par trois pouvoirs: la papauté, l'empire, la science; que le premier résidait à Rome, le second en Allemagne, le troisième à Paris.

L'histoire politique ne doit pas négliger ces faits de l'intelligence. Dans d'autres pays, d'autres génies ont eu leur puissance et leur beauté. Aucun n'a rayonné comme celui de la France. Cette lumière répandue sur la chrétienté a contribué à faire l'Europe, puisqu'elle a rendu semblables les uns aux autres des peuples très différents les uns des autres. C'était, au moyen âge, notre façon de travailler pour autrui.

La politique royale. La patrie française.

De bonne heure est close pour notre pays l'ère des aventures, et les forces françaises sont employées par la politique royale. Dès que la royauté a commencé à prendre possession du royaume, elle a eu une politique. Des intérêts de famille l'ont impliquée dans les affaires de l'Italie, et, par contre-coup, de l'Aragon; mais ce n'étaient là que des accidents. Au contraire, elle a été obligée à une conduite attentive et suivie à l'égard de l'Angleterre.

En 1066, un vassal du Roi, Guillaume, duc de Normandie, a conquis l'Angleterre; il est devenu plus puissant que son suzerain. Ses successeurs, par d'heureuses alliances, ont grossi considérablement leur domaine français: un moment, tout notre littoral océanique leur appartient. D'où, la nécessité de la guerre.

Ce fut, au début, une guerre féodale, entre vassal et suzerain, hommes du même pays, et qui parlaient la même langue. Au commencement du quatorzième siècle, la lignée directe des capétiens s'étant éteinte, il y eut compétition pour la couronne de France entre deux princes français, dont l'un était le roi Édouard d'Angleterre, et l'autre, Philippe de Valois. La guerre, quand elle s'engage, n'est pas d'une nation contre une nation, d'une âme de peuple contre une âme de peuple; mais elle dure, elle est longue, elle est atroce. D'année en année, croît la haine de l'Anglais. Au contact de l'étranger, la France se prend à se connaître, comme le moi au contact du non moi. Vaincue, elle sent la honte de la défaite. Des actes de patriotisme municipal et local précèdent et annoncent le patriotisme français, qui, à la fin, s'épanouit dans Jeanne d'Arc, et se sanctifie d'un parfum de miracle. Hors de France, les Goddam! Ils sortirent de France, et la France fut.

Elle fut d'abord dans le roi et par le roi, qui personnifiait dans sa chair vivante et son sang privilégié l'idée trop abstraite encore de la patrie. La guerre même, avec son cortège de misères et de ruines, l'a fait tout-puissant. Elle a fauché la noblesse, mis les communes en faillite, énervé toutes les forces de résistance. Elle a permis au prince, défenseur du royaume, d'édicter des mesures générales, de faire des lois, de se donner une armée royale, des finances royales, une administration royale. Elle a, en un mot, achevé la monarchie française, qui est, à la fin du quinzième siècle, une des grandes puissances de l'Europe, la plus grande.

Progrès de la France dans la région intermédiaire.

Retournons à présent à la région intermédiaire entre Allemagne et France. Pendant que l'Allemagne fait face à l'est et la France à l'ouest, la région bourguignonne et la région lorraine, n'ayant point en elles-mêmes une raison d'être suffisante, et ne sachant que devenir, sont tombées dans un désordre inextricable.

La Bourgogne commençait à se décomposer, au temps même où les empereurs allemands portaient la couronne d'Arles. Au treizième siècle, il n'y a plus de roi d'Arles; aucun titulaire royal ne représente devant l'étranger le royaume bourguignon. À ce moment même, la croisade des Albigeois ouvrait le Midi aux armes et à la politique des Capétiens. Une des conséquences de cet événement fut qu'un prince capétien acquit le marquisat de Provence. Au quatorzième siècle, Lyon et le Dauphiné entrent dans le domaine royal; au quinzième siècle, la Provence devient possession directe de la couronne. Ainsi Lyon, la grande ville romaine, qui avait été le sanctuaire du culte d'Auguste et qui était devenue le siège du primat des Gaules; Arles, ville romaine aussi, puis capitale du royaume de Bourgogne; Marseille, la plus vieille cité de la Gaule, sont, à la fin du moyen âge, villes françaises.

Un accident, la conquête de l'Angleterre par les Normands, avait retenu à l'ouest l'effort de la royauté capétienne; un autre accident, la croisade albigeoise, l'avait attirée, très loin de sa sphère d'action, au midi de la région bourguignonne. Il se faisait ici un travail confus, des essais singuliers: la confédération suisse et la Savoie commençaient à poindre.

La confédération suisse est née à l'extrémité sud-ouest de l'Allemagne, en Souabe. Elle a trouvé en Souabe, puis en Italie, ses premiers accroissements, mais elle commençait, vers la fin du quinzième siècle, à s'étendre dans la haute vallée du Rhône. Elle perdait son caractère germanique, pour devenir une chose très particulière, une ligue de paysans et de villes groupés en cantons, s'étendant peu à peu malgré les obstacles de nature et les différences de races.

L'État de Savoie est né à la frontière de Bourgogne et d'Italie. Il sembla d'abord devoir se développer en terrain bourguignon. Les comtes de Maurienne, devenus comtes, puis ducs de Savoie, furent, de ce côté de la montagne, d'importants personnages; mais les progrès de la France et des ligues suisses les continrent bientôt et les rejetèrent vers l'Italie. Le premier duc de Savoie fut aussi prince de Piémont; la formation d'un État à la fois cisalpin et transalpin était une indication de l'avenir.

La maison de Bourgogne.

Incertaine aussi est la destinée de la région lorraine. Là, pousse une végétation confuse: des pays sans chef comme l'Alsace; des principautés, comme le duché qui a gardé et perpétué le nom de Lorraine, et comme les duchés et comtés des Pays-Bas; des seigneuries ecclésiastiques, comme l'évêché de Liège. Parmi cette féodalité sans suzerain effectif, des villes, entourées de nobles qui vivent de la guerre, sont des foyers d'industrie et les plus grands centres commerciaux de l'Europe.

Une tentative fut faite par des princes de la maison de France, les ducs de Bourgogne, pour réunir sous une domination les régions bourguignonne et lorraine.

Le duché de Bourgogne était tout à fait en dehors de l'ancien royaume de Bourgogne. C'était un fief français, qui n'eut jamais rien de commun avec l'Empire. Un des premiers Capétiens le donna à son frère au onzième siècle, et un des premiers Valois à son fils, au quatorzième siècle. Des mariages, des héritages, des conquêtes formèrent rapidement un domaine considérable, qui comprit le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre, d'Artois, de Rethel, de Nevers, fiefs de la France; la Franche-Comté, le comté de Namur, le Brabant, le Hainaut, la Zélande, la Hollande, le Luxembourg, etc., terres d'Empire. Menaçant l'Alsace, le duché de Lorraine et les confédérés suisses, cet État représentait assez exactement l'ancienne Lotharingie pour que Charles le Téméraire ait essayé d'y refaire un royaume.

Louis XI réussit à briser cette puissance, qui interdisait à la France tout progrès du côté de l'Est, et même lui enlevait des positions acquises, puisque la limite de l'État bourguignon, au nord de la France, fut portée un moment jusqu'à la Somme. La France rentra dans son bien en reprenant le duché de Bourgogne et les villes de la Somme.

À la fin du moyen âge, affranchi des Anglais, débarrassé de l'ancienne féodalité, uni, fort, il semble que notre pays doive se tourner vers le Nord et vers l'Est. Une ambition, qui n'avait fait que sommeiller, se réveille un moment: reprendre pour le royaume les frontières de la Gaule. Mais nos rois sont saisis de la folie, à jamais déplorable pour la France et l'Italie, des guerres italiennes, qui deviendront bientôt européennes. Ils laissent passer l'heure opportune. La Confédération suisse et la Savoie se fortifient. Les Pays-Bas sont portés par la fille de Charles le Téméraire dans la maison d'Autriche, pour passer ensuite à l'Espagne. Chaque entreprise de la France sur ces contrées provoquera des guerres générales.

Tout ce pays sans maître d'entre Allemagne et France avait été un lieu d'incohérence, d'accidents et de hasards, propre à des formations d'espèces particulières, qui n'ont pas eu leurs pareilles dans le reste de l'Europe, comme les Ligues suisses, ou à des groupements comme ceux du domaine bourguignon, nullement nécessaires à l'origine, mais qui, en durant, ont modifié l'histoire.

La formation de l'Espagne.

En même temps que la France, deux États nouveaux s'organisaient: l'Espagne et l'Angleterre.

Depuis le jour où elle avait été conquise par les Sarrasins, l'Espagne avait été séparée de l'Europe. Pour comprendre l'indifférence que les peuples européens ont manifestée à l'égard de la Péninsule, alors qu'ils envoyaient tant de milliers d'hommes en Terre sainte, il faut bien se représenter que personne alors n'avait l'idée d'une communauté européenne. Le moyen âge, qui était capable de trouver des règles précises pour la vie quotidienne, et d'organiser mille petits gouvernements autour de ses donjons, de ses clochers et de ses beffrois, se laissait conduire par des sentiments et des idées tout en dehors du monde réel. L'homme de ce temps regardait à ses pieds, mais, quand il relevait la tête, son regard se perdait dans le vaste ciel.

Nous sommes portés à dire que le pape et les rois auraient mieux fait d'attaquer l'islamisme en Europe que d'aller le chercher en Asie: les papes et les rois n'y ont pas même songé. Ils ont obéi à ce sentiment qu'il n'y avait pas de lieu dont la délivrance fût plus nécessaire et plus méritoire que celui où le Sauveur avait vécu et où il était demeuré pendant trois jours enseveli. Ils n'envoyèrent au delà des Pyrénées que des chevaliers isolés, et laissèrent à l'Espagne le soin de se délivrer elle-même.

Le combat dura plus de sept siècles. Il ne fut point mené par un peuple contre un peuple, par un chef contre un chef: plusieurs royaumes chrétiens successivement formés luttèrent contre plusieurs petits États arabes. Au quinzième siècle, l'aspect de la Péninsule s'est simplifié. Il n'y a plus qu'un seul État arabe, celui de Grenade, et quatre royaumes chrétiens: Navarre, Portugal, Aragon, Castille. La Navarre, après avoir été le plus puissant, n'est plus qu'un petit État pyrénéen. Le Portugal, orienté vers l'Océan, y cherche sa fortune. L'Aragon, orienté vers la Méditerranée, a déjà étendu sa convoitise vers les îles et la péninsule italiennes. La Castille, le cœur de l'Espagne, est le combattant de la dernière heure contre le musulman; elle va conquérir Grenade. Bientôt l'union de la Castille, de l'Aragon, de la Navarre et de Grenade constituera la puissance de l'Espagne, à la fois méditerranéenne et océanique.

Le royaume d'Angleterre.

Comme la grande péninsule du Sud-Ouest, les îles du Nord-Ouest sont restées longtemps isolées de l'Europe. Le continent leur envoie des colons armés, qui se superposent en couches plus ou moins épaisses sur le fond celtique de la population: Romains, dont la Grande-Bretagne est la dernière conquête et la moins durable; Anglo-Saxons et Scandinaves, arrivés en grand nombre par une série d'émigrations; Normands enfin, c'est-à-dire une armée venue de la Normandie française, qui se transforma en une colonie perpétuelle, et se fondit à la longue dans le reste de la population.

La conversion au christianisme des rois anglo-saxons a rattaché leur île à l'Europe chrétienne. Une église d'Angleterre naquit alors, fille de l'Église de Rome, et qui se montra d'abord respectueuse et obéissante. La conquête de l'Angleterre par le duc de Normandie, vassal du roi de France, a introduit le royaume insulaire dans l'histoire de France, et, par contre-coup, dans les affaires du continent. Mais cette histoire extérieure n'a pour l'Angleterre qu'une importance secondaire.

Les guerres féodales des rois contre leur suzerain, le roi de France; la guerre de Cent ans elle-même, avec ses dramatiques revers de fortune, ne comptent dans l'histoire générale du pays que par les effets qu'elles ont produits sur le développement constitutionnel du royaume.

C'est un petit pays que l'Angleterre de ce temps-là. Il ne comprend pas toutes les îles britanniques: le pays de Galles, conquis par les rois normands, resta le pays de Galles; l'Irlande, également conquise, resta l'Irlande; l'Écosse demeura un royaume séparé. Au moyen âge, l'Angleterre proprement dite a la taille d'un grand fief français.

Elle est gouvernée par les premiers rois normands, comme aucun autre pays ne l'a été au moyen âge. Les Normands avaient pris des habitudes de discipline et d'ordre dans la piraterie, au temps où ils obéissaient aux rois de mer et partageaient entre eux le butin. Ils les avaient gardées en Normandie qui fut, grâce à eux, la seule terre française où il y eut une justice forte et la paix intérieure. Ils les portèrent en Angleterre. Ils se distribuèrent le pays, comme leurs ancêtres s'étaient partagé jadis l'or, l'argent, les effets, les bestiaux et les captifs. Ils se rendirent un compte exact de la valeur de la prise, en procédant au recensement méthodique des terres et des hommes. Les rois anglo-normands surent ainsi très exactement ce qu'ils avaient et ce qu'ils pouvaient, choses qu'ignorait tout à fait l'empereur allemand, et que ne savait pas bien le roi de France.

Ils tinrent sous la discipline tous leurs sujets, nobles ou non; ils gardèrent pour eux et pour leurs officiers la haute justice et le service direct de tous les hommes libres. Ils eurent des vassaux très riches, mais qui ne possédaient point de principautés d'un seul tenant, qui étaient des propriétaires, non des seigneurs. Le peu d'étendue du pays et l'isolement insulaire étaient favorables au maintien du bon ordre royal. Dans ce fragment d'île, entre la mer et des territoires habités par une race ennemie, comme le pays de Galles et l'Écosse, un Anglais est anglais et n'est qu'anglais. Point de frontière flottante, ni de zone vague; point de grand seigneur dont l'hommage hésite entre deux maîtres ennemis l'un de l'autre, et qui puisse se dire, selon l'occasion, français ou allemand, comme le comte de Flandre, français ou aragonais, comme tel seigneur du midi, vassal du roi de France ou de l'empereur, comme le comte de Toulouse, marquis de Provence.

Cet ordre d'une monarchie bien réglée et la puissance du monarque produisirent un effet inattendu: la liberté politique. Précisément parce que le roi avait tout le monde sous la main, parce que les droits et les devoirs de tous étaient marqués avec précision, parce que chacun était aisément en contact avec tous, parce qu'on se voyait, se connaissait et se coudoyait, la résistance à un pouvoir trop fort s'organisa aisément et, du premier coup, atteignit le but. Deux articles de la Charte de Jean sans Terre, l'un qui dispose qu'aucun homme libre ne sera «atteint» en quelque façon que ce soit, «sinon par le jugement régulier de ses égaux», l'autre qu'aucune levée d'argent ne sera faite «sinon par le commun conseil du royaume», ont donné à l'Angleterre les deux grandes garanties de la liberté, le jury et le Parlement.

La société anglaise ne se brisa point en castes séparées les unes des autres par des habitudes et par des préjugés. Elle eut ses degrés, mais point de barrières. Enfin, les Saxons et les Normands se confondirent et composèrent ensemble une langue nationale. Dès lors, l'Angleterre du quinzième siècle est plus qu'un État; elle est presque une nation.

La mer, sur laquelle elle doit régner plus tard, ne lui rend encore d'autre service que de l'isoler, de lui permettre l'originalité, de lui inspirer un sentiment national étroit, mais haut et superbe. Elle n'a ni grande marine, ni grand commerce. Ses villes sont toutes petites. Elle vit (très grassement) de labourage et de pâturage; elle ne tisse même pas la laine de ses moutons; elle la vend à la Flandre, qui est son atelier. Aussi est-elle en relations étroites avec ce pays, qu'elle défend déjà contre les rois de France. Sa vocation extérieure ne lui est pas encore révélée; mais elle a en réserve des forces: la force d'un tempérament sanguin, vigoureux, violent, et celle que donnent la liberté et l'esprit d'indépendance. Elle les prodiguera d'abord dans ses guerres civiles et religieuses; à la fin, elle les emploiera à fonder un empire, le plus vaste et le plus florissant que l'histoire ait connu.

Réflexions générales sur l'histoire du moyen âge et conclusion.

Au début du neuvième siècle, l'Europe est partagée en deux régions historiques très distinctes: l'une est la Péninsule des Balkans, où dure le vieil empire; l'autre est complexe: c'est le pays rhénan, où s'est produite la force carolingienne, et Rome, où la papauté a gardé, en la transformant, la tradition d'un pouvoir universel. La Gaule, la Germanie et l'Italie ne sont alors que des annexes de la Francia rhénane, gouvernées au temporel par l'empereur, au spirituel par le pape. L'Angleterre, sous ses rois saxons ou danois, l'Espagne, en grande partie musulmane, ne comptent pas ou comptent peu dans la chrétienté.

Trois grands personnages font l'histoire: le pape, l'empereur d'Occident, l'empereur d'Orient. Le monde a trois capitales: Rome, Aix-la-Chapelle, Constantinople.

Au quinzième siècle, l'empire d'Orient a disparu. La ville de Constantin et la ville de Périclès sont turques; la Péninsule des Balkans est une annexe de l'Asie.

L'empereur d'Occident n'est plus qu'un petit prince, occupé des affaires de sa maison, impuissant même en Allemagne, même dans ses pays héréditaires. Ce dominus mundi est un objet de risée. Le pape est sorti de la crise du grand schisme, amoindri, affaibli, menacé. Le vicaire du Christ est tombé au rang d'un prince italien; il a une famille à pourvoir, et, comme l'empereur, ses affaires à soigner, qui sont petites. Contre sa domination spirituelle ont parlé Wicklef et Jean Huss, dont les paroles ne seront pas perdues.

Le passé ecclésiastique et impérial s'écroule en une ruine sur les pays qui l'ont porté. Le pays du Rhin est déchu; Aix-la-Chapelle n'est qu'un souvenir. L'Allemagne et l'Italie, qui ont refait l'empire au dixième siècle, et sur qui l'empire a vécu, ne sont plus guère que des expressions géographiques.

Par contre, à l'Ouest et à l'Est, de grandes nouveautés se sont produites. À l'Ouest, la France, l'Angleterre, l'Espagne, trois êtres formés, sont prêts pour la vie moderne; à l'Est, hors de l'ancien empire, dans des régions inconnues des anciens et réputées horribles, sont apparus le Danemark, la Suède, la Pologne, la Bohême, la Hongrie, les Teutoniques et les Porte-Glaives.

De ce côté un immense terrain qui était en friche a été mis en valeur. Il porte des châteaux, des palais, des cathédrales, des hôtels de ville. Il a des saints, des rois, des seigneurs, des évêques, des bourgeois, des artisans, des marchands. Il a des docteurs. On parle un beau latin solennel en Bohême, en Pologne, en Hongrie. Prague a son université sur le modèle de l'Étude de Paris.

Sur tout le continent et dans l'île anglaise, règne une activité confuse, mais singulièrement puissante. Il y a plus d'ouvriers, plus d'artistes, plus de politiques, plus de soldats, plus de raisonneurs, que n'en a jamais connu le monde ancien. L'esprit, bien qu'il n'ait point trouvé les vraies méthodes de travail, travaille plus qu'il n'a jamais fait. C'est une joie pour qui aime la vie, de voir ainsi la vie bouillonner.

De la tumultueuse officine du moyen âge va sortir enfin un personnage historique, plus large et plus puissant que la Grèce et Rome, grandies dans nos imaginations par un préjugé d'éducation. Ce personnage, c'est l'Europe.

LES TEMPS MODERNES

Caractères généraux.

La formation d'États distincts les uns des autres, ayant chacun son caractère, ses passions et ses intérêts, devait produire, comme une conséquence nécessaire, le conflit entre les caractères, les passions et les intérêts. La coexistence d'individus, dont chacun est son maître et considère comme le souverain bien l'absolue possession de soi-même, cette juxtaposition sans hiérarchie, ces ambitions sans modérateur, ces prétentions sans commun juge sont autant de causes de guerres.

Il était certain que la France chercherait à s'étendre vers le Nord et vers l'Est, à présent qu'elle s'appuyait des deux autres côtés sur ses frontières naturelles; certain que la France et l'Espagne unifiées auraient, aux Pyrénées, des querelles de voisinage; certain que la lutte continuerait en Orient entre les Allemands et les Turcs, entre les Allemands et les Slaves; certain que la concurrence entre les peuples maritimes n'irait pas sans coups de canon tirés sur toutes les mers, mer du Nord, Baltique, Méditerranée, Océans. Mais à ces causes, d'autres s'ajoutèrent pour faire de la guerre l'état quasi normal de l'Europe pendant les temps modernes.

La découverte du Nouveau Monde et l'établissement de relations actives avec l'Asie orientale pouvaient être des dérivatifs au mal européen de la guerre; ils offraient aux États des emplois de leurs forces. Mais les gouvernements commencèrent par considérer les colonies uniquement comme des pays à exploiter. Pour se réserver les bénéfices de l'exploitation, ils créèrent des monopoles qu'ils confièrent à des compagnies armées. Comme, d'autre part, la centralisation politique avait eu pour effet de transformer le commerce et l'industrie, qui appartenaient jadis à des corporations, en choses d'État, il y eut désormais des intérêts économiques nationaux, qui devinrent des motifs de guerre. Les Européens, Portugais, Hollandais, Espagnols, Anglais, Français, ne se combattirent pas seulement dans les deux Indes pour se prendre des territoires ou des droits; ils n'étendirent pas seulement à l'Europe des conflits nés aux colonies: il arriva qu'ils cherchèrent sur le continent la guerre, pour la pouvoir étendre aux colonies.

La Réforme ne demeura pas longtemps un acte de foi: comme l'État et l'Église étaient liés étroitement l'un à l'autre, réformer l'église était une affaire d'État. Là où elle réussit, elle fortifia l'autorité du prince, auquel elle donna un fragment de l'unique et universelle autorité du Saint-Siège. Le roi d'un pays protestant est l'évêque suprême de ce pays, un pape localisé. Le premier effet politique de la Réforme (il sera corrigé plus tard) a donc été d'accroître d'une force nouvelle les monarchies, et de distinguer plus nettement les unes des autres les principautés européennes. Même, si elle avait partout réussi, elle aurait stimulé les rivalités entre les États, par cela même qu'elle mettait chacun d'eux dans les mains de son chef, et qu'elle coupait le seul lien qui les unît encore. Mais elle ne remporta sur le catholicisme que des victoires partielles.

Elle commença par créer dans tous les pays deux partis. Là où ils étaient de force à peu près égale, ils se mesurèrent dans la guerre civile. Il se forma en outre un parti catholique et un parti protestant, tous les deux internationaux: les Espagnols catholiques combattirent en France, à côté de Français catholiques, contre des Français, des Allemands et des Anglais protestants.

La vie de la France, celle de l'Angleterre, plus encore celle de l'Allemagne, furent ainsi troublées profondément par des chevauchées de haines religieuses au-dessus des frontières. Sans doute, la politique ne suivit pas aveuglément la religion. La raison d'État fit taire les scrupules confessionnels. Le roi très chrétien de France, qui n'hésitait pas à allier, comme on disait, les lys au croissant, se servit des protestants contre l'Autriche; les trois puissances catholiques, Espagne, France et Autriche, se traitèrent presque toujours en ennemies irréconciliables. Il n'en est pas moins vrai que la Réforme, d'une part, et la réaction catholique, d'autre part, furent des occasions de guerres, et qu'elles envenimèrent celles qu'elles n'avaient pas provoquées.

Pas plus que la Réforme n'a été un simple phénomène religieux, la Renaissance n'a été un simple phénomène intellectuel. Elle aussi, elle a fortifié l'autorité du prince, en restaurant le culte de l'État antique, qui se suffisait à lui-même et dont la lex suprema était l'intérêt. Elle a versé sur l'Europe les mœurs politiques de l'Italie. Ici les principaux États s'observaient, s'espionnaient, se faisaient échec, pour maintenir l'équilibre de leurs forces. Comme la péninsule était ouverte aux nations étrangères, l'observation s'étendait au dehors. L'Italie est la terre natale de l'ambassadeur, ce faux agent de concorde et de paix. L'Europe assurément aurait trouvé sans maître la rouerie politique, mais elle profita des leçons qui lui furent données. Avec ferveur, elle médita l'évangile selon Machiavel.

Découverte du Nouveau Monde, Réforme, Renaissance, ont donc fait payer au monde moderne leurs bienvenues.

Voici une cause de guerre plus précise et plus directe. La souveraineté n'était pas une magistrature: c'était une propriété. Elle s'acquérait par mariage ou par héritage. Il arriva donc que des princes acquirent des pays et même des États entiers hors de leur lieu d'origine. La maison d'Autriche composa un empire singulier où elle fit entrer, à côté de ses domaines allemands, des pays bourguignons, des pays slaves et hongrois, l'Espagne et une grande partie de l'Italie. Les rois de France se portèrent héritiers du duché de Milan et du royaume de Naples. Plus tard, Louis XIV fit valoir ses droits à la succession d'Espagne et perçut des avancements d'hoirie avant de mettre la main sur l'héritage. Des groupes naturels très différents les uns des autres furent ainsi enveloppés dans des monarchies factices. Comme il était resté du passé le souvenir d'une monarchie universelle, dont le fantôme hantait l'esprit des princes et des politiques, Charles-Quint, Philippe II, Louis XIV furent accusés d'aspirer à la «monarchie de l'Europe».

Des mariages royaux ont disposé de l'avenir du continent. Si jamais noces ont été sanglantes, ce furent celles de Maximilien d'Autriche avec Marie de Bourgogne et de leur fils Philippe avec Jeanne d'Espagne; celles de Louis XIV avec Marie-Thérèse d'Autriche. Derrière le cortège des épousés suivent des millions d'ombres de soldats, tombés sur des centaines de champs de bataille, ou de malheureux, morts des maux de la guerre.

La guerre presque perpétuelle acheva, dans les différents pays, la concentration politique. Les rois furent obligés de se procurer des ressources considérables; ils les cherchèrent dans une administration mieux ordonnée. Par nécessité, leurs occupations principales furent la politique et la guerre.

Chaque prince entretient un monde d'agents politiques, les uns auprès de lui, les autres répandus dans les cours de l'Europe. Bien mener une intrigue et une guerre, c'est jeu de princes, où l'on gagne «la gloire». Dans la diplomatie, les agents mercenaires étrangers sont nombreux; nombreux, les mercenaires étrangers dans les armées. Il y a, par toute l'Europe, un condottierisme diplomatique et militaire. Quelques-uns des condottieri civils arrivent aux plus hautes fonctions: Mazarin et Alberoni. Des condottieri militaires deviennent les héros de la monarchie qui paye leurs services: le prince Eugène de Savoie et le maréchal de Saxe. Il y a donc un métier politique et un métier militaire; politiques et soldats mènent le monde et le troublent. On ne fait pas seulement de la politique, on ne combat pas seulement pour assurer son existence et sa sécurité: les princes intriguent parce qu'ils ont une diplomatie et font la guerre parce qu'ils ont des soldats. Dans ces querelles des rois, les peuples n'engagent pas leurs forces vives: ils n'y ont part qu'en souffrant les maux de la guerre, en payant ce qu'elle coûte, en s'enorgueillissant de la gloire du maître, quand le maître a été vainqueur.

Des philosophes et des savants essayèrent d'établir au-dessus de ces conflits, pour les prévenir et pour en diminuer les violences, des principes et des règles de justice. Ils composèrent le droit des gens, ce qui veut dire le droit des nations. Ils condamnèrent toute guerre qui n'avait pas pour motif la réparation d'une offense faite à un droit; ils limitèrent la puissance du vainqueur sur le vaincu; ils enseignèrent que les traités entre États sont inviolables, comme les contrats entre particuliers. Mais il manquait à ce code une sanction aux crimes contre le droit des gens, le juge et l'exécuteur. Toutes ces belles maximes, sans en excepter une seule, furent violées, et avec éclat, par les gouvernements, sans en excepter un seul. Des guerres furent faites sans raison de droit; les vaincus furent traités atrocement; des contrats furent violés sans scrupule.

Une seule maxime générale régla la politique. Il était entendu entre diplomates, qu'il est de l'intérêt de tous qu'aucun État ne devienne assez puissant pour opprimer les autres. C'est la règle de l'équilibre européen: elle est excellente, mais l'application en a été singulière. Si un État s'agrandit et détruit ainsi l'équilibre, ses voisins ne réclament pas qu'il renonce au bien nouvellement acquis: ils exigent une compensation. La Pologne a été victime du principe de la compensation. Elle a été dépecée, et ses morceaux pesés dans une balance. Marie-Thérèse trouvait l'acte mauvais en lui-même, mais elle se plaignit que la Prusse et la Russie se fussent fait la part trop belle.

Il n'y a donc point de contrepoids à toutes les causes qui ont eu pour effet commun l'état de guerre continu. Il est rare que plusieurs années s'écoulent sans guerre pendant ces trois cents ans: une paix de quatre ou cinq ans étonne comme une anomalie. Les rois s'en vantent comme d'un sacrifice qu'ils font au «repos de leurs peuples».

Il reste à voir quels ont été les résultats de toutes ces luttes? Qui a grandi, qui a été abaissé?

Italie et Allemagne.

Il était dans la logique des choses que l'ère moderne fût dure à l'Allemagne et à l'Italie. Au moyen âge, ni la polyarchie italienne, ni l'anarchie allemande n'était hors de saison; mais, après la constitution d'États centralisés, elles devinrent des anomalies, et elles éprouvèrent qu'il n'est pas toujours bon de ne pas ressembler aux autres.

Elles ont donné au monde la Renaissance et la Réforme, acquérant ainsi la gloire d'exercer sur l'Europe une action intellectuelle, morale et religieuse très forte, et de compter pour beaucoup dans l'histoire générale de la civilisation. Cette gloire, elles la doivent en partie à leur génie, en partie aux causes mêmes de leurs misères politiques. La Renaissance a eu plus d'énergie et de variété parce que l'Italie était vivace et diverse. La Réforme s'est répandue en Allemagne, parce qu'il ne se trouvait point, dans ce désordre, une autorité assez forte pour la contenir, comme en France, ou pour l'étouffer, comme en Espagne; puis aussi parce que l'Allemagne était, de tous les pays chrétiens, celui où l'Église commettait, avec le moins de précautions, les plus intolérables abus.

C'est ainsi que de grands maux ont produit pour les deux pays des compensations éclatantes, mais, à leur tour, celles-ci ont aggravé les maux. La Renaissance rendit incurables les vices du système italien: elle fut presque partout la servante des tyrannies, dont elle développa l'égoïsme. La Réforme jeta dans l'anarchie allemande la discorde religieuse.

La décadence de l'Allemagne et de l'Italie fut profonde.

L'expansion allemande a cessé. Le Nord-Est européen est colonisé: il n'y a plus d'appât pour les chercheurs de fortune et d'aventures. Le temps est mauvais pour les Teutoniques et pour la Hanse, qui avaient été, à l'âge précédent, les deux grandes agences d'émigration.

Les ordres chevaleresques étaient atteints dans leur principe même par l'affaiblissement de l'idée chrétienne, car ils étaient une manifestation de cette idée. Les Teutoniques survivants de la croisade étaient isolés dans un temps qui ne la comprenait plus. Ils portaient toujours la croix, mais: «Qu'est-ce donc, dit un jour Luther, que des croisés qui ne font pas de croisades?» À cette question, il n'y avait rien à répondre. Or il est dangereux de ne plus servir à rien. Les Teutoniques, devenus inutiles, disparurent: un Hohenzollern, leur dernier grand maître, sécularisa l'ordre et se fit duc de Prusse.

La Hanse, corporation internationale, fut atteinte grièvement par la formation des États du Nord, dont chacun eut sa marine, et la découverte du Nouveau Monde l'acheva. La Baltique n'est plus rien en comparaison des grands océans: le silence se fait dans les rues de Lübeck et de Brême. D'ailleurs, la Pologne a son regain de forces au seizième siècle; au dix-septième, la Suède devient un État militaire puissant, et la Russie entre en scène. L'Allemagne reprend la marche en avant au dix-huitième siècle; mais c'est la Prusse qui est conquérante pour son compte propre, et il lui faut compter avec le copartageant russe.

L'expansion italienne est aussi arrêtée. Les Turcs, Christophe Colomb et Vasco de Gama ont tué Venise. Plus encore que la Baltique, l'Adriatique est déchue.

L'Italie et l'Allemagne, ramenées sur elles-mêmes, n'étaient pas capables de se défendre contre l'étranger. Leur faiblesse fut un danger, non seulement pour elles, mais pour l'Europe. Après tout, et malgré toutes ces guerres, il y avait une sorte d'organisme continental. Il fut mauvais pour tout le monde qu'il s'y trouvât des parties malades, où vécût et prospérât le germe de la guerre. La vieille région du sacerdoce et de l'empire offrait aux entreprises des politiques modernes des gains trop faciles. L'Italie et l'Allemagne n'avaient ni une tête ni un cœur qui ressentît les injures: elles reçurent des injures de toutes parts. Elles firent profession d'être des champs de bataille pour l'Europe.

Le champ de bataille italien. Le roi de Sardaigne.

Italia fara da se, disent les patriotes italiens d'aujourd'hui. Que ferons-nous en Italie, disaient les potentats de l'Europe moderne? L'Espagne, la France et l'Autriche y ont joué aux échecs pendant trois cents ans passés.

Aux quinzième et seizième siècles, les rois de France revendiquent la succession des Visconti de Milan et des Angevins de Naples; mais il y a eu jadis des Aragonnais à Naples, et l'Empire a des droits sur Milan: Espagne et Autriche jouent contre France et gagnent la partie. Au dix-septième siècle, Habsbourg d'Espagne et d'Autriche, Bourbons de France, se cherchent partout pour se combattre: ils se rencontrent sur le sol et dans les mers d'Italie. Puis viennent les combinaisons préparatoires de la succession d'Espagne, et la succession elle-même. À qui Milan? À qui Naples? Le sort de la guerre, d'une guerre atroce, décide pour l'Autriche, en 1715. Pendant le reste du dix-huitième siècle, l'Italie est à la disposition de l'Europe. Elle est un lieu de placement pour les princes disponibles. Élisabeth Farnèse, femme du Bourbon Philippe V d'Espagne, y pourvoit ses fils d'un royaume et d'un duché. Après la guerre de la succession de Pologne, Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV, est sans asile: la France le pourvoit du duché de Lorraine, et le duc de Lorraine, François, gendre de l'empereur, va régner en Toscane. La politesse faite au beau-père de Louis XV est rendue au gendre de Charles VI. Les membra mortua de ce caput mortuum sont distribués à tout venant: en vingt et un ans, la Sicile change de maître quatre fois; Parme, trois fois en dix-sept ans.

Cette misère et cette indignité semblent le lot définitif de la Péninsule. Pourtant une nouveauté, que la suite devait faire très considérable, s'est produite au nord-ouest de la péninsule italienne. Dans le perpétuel conflit entre les Habsbourg et les Bourbons, l'État des ducs de Savoie, placé sur les deux revers des Alpes, a joué le rôle double que lui imposait sa situation géographique: il n'y avait point de prince à qui l'on pût moins se fier que le duc «portier des Alpes». Plusieurs fois, il perdit la Savoie conquise par la France, et il dut céder à Henri IV: la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex. D'autre part, Genève maintint contre lui son indépendance, et la Confédération suisse se consolida. La maison de Savoie chercha fortune en Italie.

Au Piémont elle ajoute le Montferrat et une partie du Milanais. Dans toute grande convention européenne, le duc gagne quelque chose en se faisant payer ses alliances, qu'il excelle à porter d'un camp à l'autre. Pendant qu'il est occupé à manger les premières feuilles de «l'artichaut italien», il laisse voir un appétit étrange pour un prince si médiocre: il réclame sa part des successions d'Espagne et d'Autriche. La guerre de la succession d'Espagne lui vaut la Sicile; il l'échange bientôt contre la Sardaigne, mais il a gardé, de cette courte possession de la Sicile, le titre de roi. Le voilà donc entré dans la confrérie des souverains; il est roi de Sardaigne, même roi de Jérusalem. Il porte vêtement trop long et trop ample pour sa taille, mais il grandira jusqu'à remplir le vêtement. Il ne partage en Italie l'honneur du titre royal qu'avec le roi de Naples, mais la vraie Italie est au nord. Là est le champ de bataille entre la France et l'Autriche; là sont les lauriers à cueillir, les provinces à gagner, et Monza, le sanctuaire où la couronne de fer attend sa tête royale.

Le champ de bataille allemand. Prusse et Autriche.

C'est en Allemagne que se livrent les grands combats entre Bourbons et Habsbourg. La politique française a beau jeu dans le corps désorganisé de l'Empire. Elle paye les Électeurs et se flatte parfois d'acheter la couronne impériale. Elle paye les princes protestants, ennemis naturels de la catholique Autriche. Elle paye les princes catholiques, ennemis, en leur qualité de princes, de la puissance impériale. On sait tout au juste en France le prix d'un prince de tel ou tel rang, d'un ministre, d'un conseiller ou d'une maîtresse: Versailles a le tarif des consciences allemandes.

Au dix-septième siècle, les armées de l'Europe se donnent carrière entre le Rhin et la Vistule, les Alpes et les mers du Nord. Pendant la guerre de Trente ans, des armées françaises y vont vider la vieille querelle entre les deux maisons et ruiner les prétentions des Habsbourg à la monarchie de l'Europe. Des armées espagnoles y soutiennent la fortune de l'orthodoxie catholique. Des armées danoises et suédoises y défendent la cause de la Réforme, mais en même temps elles continuent le combat pour la Baltique, commencé au moyen âge; car toutes ces mains pieuses de catholiques et de protestants étaient des mains avides et prenantes. Enfin l'Allemagne, divisée entre les deux partis, compliquait d'une guerre civile les horreurs de la guerre étrangère. Les maux que ce pays a soufferts ne se peuvent décrire: la guerre pendant trente années y a nourri la guerre. Amis et ennemis ont vécu sur le sol et sur l'habitant, menant bombance après les jours de disette, se payant de l'abstinence par la débauche, de la faim par l'orgie, faisant le mal pour le mal, par habitude, et parce que l'homme, dans les grandes crises, retourne bien vite à ses instincts d'origine, qui sont ceux d'une bête méchante. L'Allemagne se couvrit de ruines de villages et de villes. En plus d'une province, où l'on avait abattu jusqu'aux arbres, reparurent la broussaille, le fauve et l'anthropophage.

Quand les diplomates de l'Europe, après cinq années de cérémonies, eurent enfanté la paix de Westphalie, il se trouva que l'Allemagne fut officiellement ouverte à l'étranger. Le roi de Suède entra en qualité de prince allemand dans la Diète, où siégeait déjà le roi de Danemark. Le roi de France devint membre de la Ligue du Rhin organisée par lui. La souveraineté des princes et des villes de l'Empire fut reconnue, et l'autorité impériale réduite à rien. Les hautes puissances contractantes eurent le droit de maintenir cette anarchie, car elles étaient garantes de la paix de Westphalie. Aussi l'Allemagne ne respira-t-elle pas longtemps après cette terrible guerre. Bourbons et Habsbourg s'y rencontrent au dix-septième et au dix-huitième siècle, chaque fois qu'un conflit éclate en Europe. L'Angleterre y vient conquérir l'Amérique et l'Inde.

D'où viendrait le remède? Car ici, comme en Italie, il y a trop grande misère, indignité trop grande. Les deux États de la frontière de l'Est étaient capables de prendre l'hégémonie; aussi se la disputaient-ils, et leur rivalité aggravait le désordre de l'Allemagne. D'ailleurs, au dix-huitième siècle, la Prusse et l'Autriche sont des puissances européennes bien plutôt qu'allemandes.

Nous les retrouverons tout à l'heure. Dans la période du moyen âge, nous avons, au sortir de l'Allemagne, tourné nos regards vers l'Est pour passer ensuite en Occident et nous y arrêter, parce que l'Occident, où naissaient la France, l'Espagne et l'Angleterre, était le principal théâtre de l'histoire européenne. Dans la période moderne, les plus graves événements se passent en Orient. Il convient donc de suivre un autre ordre et de commencer par l'Occident.

La région intermédiaire.

Dans la région intermédiaire, la France a poussé sa fortune. Au Midi, elle s'est agrandie, sous le règne de Henri IV, de petits pays gagnés sur le duc de Savoie. Au centre et au Nord, elle a prélevé le prix de ses victoires sur les Habsbourg des deux branches.

Ici elle eut à combattre, au seizième siècle, Charles-Quint, en sa double qualité d'héritier des ducs de Bourgogne et d'empereur. Empereur, il défendait les droits de l'Empire en Alsace et en Lorraine; héritier des Bourguignons, il était le propriétaire des Pays-Bas et de la Franche-Comté, et revendiquait la Bourgogne, saisie par Louis XI. Il ne réussit pas à reprendre la Bourgogne, quelque obstination qu'il y ait mise, car il fut aussi entêté Bourguignon que son rival François Ier fut Visconti obstiné: ces premiers héros de la politique moderne avaient l'esprit occupé des idées et des habitudes de l'âge précédent.

Lorsque Charles-Quint eut abdiqué, les provinces bourguignonnes, Pays-Bas et Franche-Comté, passèrent au roi d'Espagne Philippe II, pendant que Ferdinand, le frère de Charles, continuait sur le trône impérial la série des empereurs Habsbourg. L'histoire des acquisitions de la France dans la région intermédiaire se confond alors avec l'histoire de la longue lutte contre les branches espagnole et allemande de la maison des Habsbourg.

Sur l'Espagne, Louis XIV conquit la Franche-Comté; mais il ne put détacher des Pays-Bas que l'Artois et quelques villes de Flandre. Sur l'Empire, la France gagna d'abord les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, puis l'Alsace sans Strasbourg, puis Strasbourg. Ce n'est point par pure violence qu'elle a fait ces acquisitions: celle de Metz, Toul et Verdun a été consentie par des princes allemands, qu'Henri II avait soutenus dans leurs révoltes contre Charles-Quint; l'Alsace a été acquise par Richelieu avec l'armée qui s'en était, pour ainsi dire, rendue propriétaire. Il serait malhonnête de justifier tous les procédés de la politique française, mais il est juste de dire que les Français du dix-septième siècle, en prenant l'Alsace, n'ont pas arraché des hommes à une patrie.

Il n'y avait pas alors de patrie française, au sens que nous donnons à ce mot aujourd'hui; encore moins y avait-il une patrie allemande. La politique et les armes de la France n'ont point taillé dans la chair vive.

La prise de possession des trois évêchés et de l'Alsace rendait inévitable l'acquisition de la Lorraine. Ce pays français fut, au temps des guerres entre les Bourbons et les Habsbourg, bien souvent occupé par nos armes avant de devenir une province française.

Les provinces restées sous la domination des Habsbourg.

Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Artois, Flandre française, telle fut, pendant la période moderne, la part de la France dans la région intermédiaire: le reste lui échappa. Mais l'Espagne ne garda point les Pays-Bas, et ceux-ci ne demeurèrent pas unis. Malgré la contiguïté géographique, il y avait de grandes différences, entre ces dix-sept provinces, les unes maritimes et les autres continentales, les unes riches et les autres pauvres, les unes bourgeoises et les autres féodales, les unes germaniques et les autres wallonnes. Dans chacune d'elles et dans chacun des fragments dont elle se composait, fiefs, communes, corporations, la vie était trop intense pour que toutes ces âmes particulières s'accommodassent longtemps du système de la monarchie espagnole.

Elles le supportèrent du vivant de l'empereur Charles-Quint. Plus vaste et plus hétérogène était la monarchie, moins était à redouter l'oppression d'une volonté absolue. Charles-Quint eut d'ailleurs le grand mérite de réfléchir en lui les variétés de son empire. Il parlait toutes les langues et savait être, selon l'occurrence, empereur, roi, comte, gentilhomme ou bourgeois. Mais lorsqu'il détacha les Pays-Bas de l'Empire, pour les donner à son fils, le roi d'Espagne, apparurent les funestes conséquences de la politique des mariages.

L'union de Maximilien d'Autriche avec la fille du Bourguignon Charles le Téméraire se comprenait: les États de Bourgogne étaient limitrophes de l'Empire, et même, pour une bonne part, pays d'Empire. Charles-Quint, propriétaire des Pays-Bas par le droit héréditaire, en était aussi le souverain en sa qualité d'empereur. Mais lorsqu'en vertu du seul droit de propriété, les Pays-Bas furent attribués à un roi espagnol et italien, violence fut faite aux choses, qui se défendirent.

La séparation des Pays-Bas.

La résistance politique opposée par les Pays-Bas au despotisme de Philippe II, qui violait leurs antiques privilèges, se fortifia de passions religieuses. Les provinces du Nord s'étaient converties à la Réforme avec passion et une sorte d'enthousiasme sombre: leur souverain était le champion, enthousiaste et sombre du catholicisme. Elles se rapprochèrent les unes des autres, pendant la lutte. Elles essayèrent d'abord de se conformer aux traditions européennes en se donnant un prince; puis elles se résignèrent à n'être que «leurs Hautes Puissances les États des Provinces-Unies». Quant aux provinces du Sud, après bien des révoltes, elles demeurèrent sujettes du roi d'Espagne. À la fin du seizième siècle, la séparation était accomplie.

Dès lors la future Hollande et la future Belgique suivirent leurs destinées distinctes: celle-ci, émiettée au sud par la France, fut séparée de la monarchie espagnole et attribuée à l'Autriche par les traités qui réglèrent la succession d'Espagne. Elle passa donc de la branche aînée à la branche cadette des Habsbourg, qui la possédait encore lorsque la Révolution française éclata.

Les Provinces-Unies.

Les Provinces-Unies devinrent une puissance européenne. Elles eurent des colonies, une marine admirable, un grand commerce, une industrie prospère et par conséquent de l'argent, c'est-à-dire—le mot est vrai surtout au dix-septième siècle—le nerf de la politique et de la guerre. Leur politique était conduite par des hommes qui s'exerçaient à toutes les finesses de la diplomatie dans le gouvernement difficile d'une fédération de provinces, dont chacune avait ses privilèges, et n'était elle-même qu'un agrégat d'êtres privilégiés. Ce péril, auquel était exposé un petit État riche et républicain parmi des monarchies superbes et faméliques, y tenait perpétuellement en éveil l'esprit politique. Pour la guerre, elles avaient une aristocratie militaire, à laquelle la maison d'Orange donnait des chefs. Les princes d'Orange, apparentés aux familles souveraines de l'Europe, pouvaient, aux heures de danger, lorsqu'il fallait surexciter et réunir les forces nationales, transformer la république en une monarchie sous la forme du stathoudérat.

Pour toutes ces raisons, et parce qu'elles étaient jeunes, parce qu'elles avaient la vitalité des êtres multiples qu'elles laissaient vivre en elles, parce que leur énergie était entretenue par des passions provinciales, féodales, municipales, corporatives, par des passions politiques et des passions religieuses, les Provinces-Unies arrachèrent au roi d'Espagne l'aveu de leur indépendance. Elles la défendirent contre Louis XIV, nouèrent contre la France une coalition formidable, aidèrent leur stathouder Guillaume d'Orange à monter sur le trône d'Angleterre et, à la fin, humilièrent le grand roi. Ce fut leur période héroïque: mais un tel effort ne se pouvait soutenir longtemps.

Si par un concours extraordinaire de circonstances, un État prend dans le monde une place mal proportionnée à ses forces réelles, il est ramené aux limites qu'il a dépassées. La Hollande, puissant vaisseau de haut-bord au dix-septième siècle, n'est plus, au dix-huitième, qu'une «chaloupe à la remorque de l'Angleterre».

Les Cantons suisses.

Un autre État républicain se développa dans la région intermédiaire, pendant la même période: la ligue des Cantons suisses; mais ce corps singulier ne pouvait avoir une politique européenne comme les Provinces-Unies. Il n'avait ni la mer, ni le grand commerce, ni la grande industrie, ni l'argent. En attendant que la Suisse, formée de fragments de nations, devînt neutre entre les nations, elle vendait des soldats à qui les payait. Le roi de France finit par obtenir la préférence. Les Suisses seront les derniers défenseurs du drapeau fleurdelisé, en août 1792 et en juillet 1830.

Provinces-Unies et Cantons ligués ont obtenu l'un et l'autre la reconnaissance de leur indépendance en 1648: les premières, par un traité séparé conclu avec l'Espagne; les seconds, par l'acte même de la paix de Westphalie. Ils ont donc retiré un grand profit des victoires de la France sur les Habsbourg. La France avait, d'ailleurs, aidé les Provinces-Unies dans leur révolte contre l'Espagne. Certes, ce n'était point là une politique désintéressée. Quand nos rois se faisaient les défenseurs des petits et des faibles, ils n'obéissaient pas à un sentiment chevaleresque. Il est honorable pour nous cependant que nos victoires aient eu la conséquence indirecte de donner au monde politique deux États nouveaux et libres.

La France.

La France a suivi, pendant la période moderne, la pente où ses destinées étaient engagées dès le moyen âge. Nos rois ont achevé de constituer le territoire national en acquérant la Bretagne par mariage, le Roussillon par conquête, le Béarn et la Navarre à l'avènement de Henri IV. Nous avons vu leurs progrès dans la région intermédiaire. L'acquisition de la Corse, faite en même temps que celle de la Lorraine, compléta la France d'avant 1789.

Au sein de cette monarchie, les différences provinciales, sans jamais disparaître, s'effacèrent peu à peu. Les privilèges des pays, là où ils n'avaient pas été abolis, devinrent lettres mortes; de même ceux des féodaux et des communes. Mais ces formes vides, provinces, municipalités, seigneuries, encombraient la France et gênaient la vie. Le pouvoir qui en avait fait des ruines, n'avait point voulu ou point su les déblayer: d'où un grave désordre dans la constitution. Contre la résistance du passé, se sont heurtés les grands ministres, ceux du temps de la pleine gloire et ceux de la dernière heure, Colbert et Turgot. L'ancienne monarchie a brillé en Europe d'un vif éclat. Dans le compte total de la grandeur de la France, elle a mis la majesté de Louis XIV, qui fut une majesté vraie. Mais elle n'a pas trouvé un système de gouvernement et d'administration qui convînt à un pays unifié. Elle ne s'est point pourvue de bonnes finances, ni d'un bon système militaire; elle n'a donné au pays ni bonne justice, ni bon système économique. Pour dire la vérité toute nue, elle a su se faire obéir; elle n'a pas su gouverner.

Dans sa politique extérieure, la royauté française a eu de grands succès et elle a commis de grandes fautes. La lutte contre la maison d'Autriche lui a été imposée. L'effort pour briser le cercle qui l'enserrait était légitime: François Ier, Henri II, Henri IV, Richelieu, Mazarin ont fait bonne politique et bonne guerre, et ils ont eu cette fortune qu'en travaillant à la grandeur de notre pays, ils ont sauvé l'indépendance de l'Europe. Mais la monarchie, victorieuse au milieu du dix-septième siècle, a tout de suite abusé de sa victoire. La revendication de la succession d'Espagne, qui nous paraît aujourd'hui une chimère, était dans l'esprit de l'ancienne politique, mais elle commandait une prudence et des tempéraments qui ne furent pas observés. L'un après l'autre, ou tous à la fois, les étrangers sont provoqués à la haine de la France. L'Europe ainsi coalisée par nous-mêmes contre nous, surveille chacun des pas et chacune des intentions du roi de France. Le progrès lent et continu qu'il faisait depuis un siècle sur les frontières du Nord et de l'Est est arrêté. La France cesse d'être la puissance directrice qui groupe autour d'elle les forces les plus diverses, mène les événements et les fait naître au besoin. Le dix-septième siècle est aux Bourbons combattant les Habsbourg, le dix-huitième est à des puissances nouvelles.

Il est à jamais regrettable que cette politique se soit enfermée dans les affaires du continent au point de négliger le reste du monde, car le monde était entré dans l'histoire de l'Europe. La France, puissance océanique et méditerranéenne, devait occuper une très grande place en Afrique, en Asie et en Amérique. Elle avait fait les croisades; elle avait eu de bonne heure de hardis explorateurs; elle avait Marseille, Bordeaux, Nantes, le Havre; de belles populations maritimes, Normands, Bretons, Basques, Provençaux. On la calomnie quand on l'accuse d'être incapable de coloniser: notre histoire coloniale est glorieuse. Nous avons eu de très beaux commencements d'un empire français au delà des mers. François Ier, Henri IV, Richelieu, Colbert ont vu ce que nous pouvions et devions faire; mais la politique continentale absorbait toutes les forces et toutes les pensées.

Abaisser la maison d'Autriche, cela fut d'abord une nécessité; cela devint ensuite un mot d'ordre machinalement transmis. Les grands succès de nos diplomates et de nos généraux des seizième et dix-septième siècles excitèrent l'émulation de leurs successeurs, alors même que l'Autrichien n'était plus l'ennemi. L'habitude était prise de combattre aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie. Il semblait que la gloire ne pût se rencontrer sur d'autres champs de bataille: on la voulait gagner sur ce théâtre classique de la guerre, d'où la nouvelle de la victoire était portée à Versailles par un courrier galopant à franc étrier. Ajoutez que le tiers ordre ne comptait presque point dans l'État; les marchands ne pouvaient faire entendre leur voix, comme en Angleterre.

La noblesse française avait cessé d'être la féodalité pour devenir une brillante société militaire; mais elle avait gardé, de son origine féodale, un caractère terrien. Ses chefs ne servaient qu'aux armées. «L'amiral», tant qu'il y en eut un, fut le plus souvent un marin de cour. Versailles enfin, où s'endormit la monarchie, n'était pas même baigné par une rivière. Il a fallu des travaux d'Hercule pour y amener de l'eau potable.

L'Espagne.

Au début des temps modernes s'achève la formation de l'Espagne: la monarchie unique et absolue s'y substitue aux monarchies féodales. Puis, tout à coup, ce pays, sortant du champ clos où il a si longtemps combattu l'Infidèle, conquiert les plus belles parties du Nouveau Monde; en même temps il est jeté dans toutes les affaires du continent par l'alliance de famille conclue entre la Castille et l'Autriche.

Pour organiser et peupler ses colonies, pour conduire une politique qui l'engageait dans les conflits européens, pour garder ses annexes italienne, franc-comtoise, flamande, toutes les forces de l'Espagne, entretenues et accrues n'auraient pas suffi. Son gouvernement la ruina par la pratique d'un despotisme sombre, solennel, stupide, et par l'entêtement d'un fanatisme religieux qui offrit à Dieu en auto da fe non seulement des individus par milliers, mais le commerce, mais l'industrie, mais l'activité de l'Espagne.

Des Orientaux avaient produit dans ce pays, pendant le moyen âge, des merveilles de travail: l'Espagne moderne est envahie par une somnolence orientale, qui finit en léthargie. La France, dont elle a été la vaillante adversaire, au seizième et au commencement du dix-septième siècle, lui fait payer les frais de toutes ses guerres et soutient contre elle tous les révoltés. En 1700, quand la branche espagnole des Habsbourg s'est desséchée, Louis XIV donne à l'Espagne un provin de sa dynastie. Il fallut, pour le fixer dans le sol, douze années de guerre, qui achevèrent la ruine.

L'Europe, lorsqu'elle régla l'affaire de la succession, rendit à l'Espagne le service de la débarrasser des pays belges et italiens. Une politique de recueillement et de réparation aurait pu restaurer ce pays, riche en dons de nature, mais le nouveau roi, venu de Versailles, était une sorte de moine paresseux, tourmenté par des rêves d'érotisme et d'ambition. Puis, l'habitude était prise à l'Escurial de se mêler de politique européenne. Ici encore la tradition s'impose aux esprits et les égare. L'Espagne n'eut pas le temps de se refaire. Des aventuriers d'abord, puis des ministres nationaux essayèrent de la ranimer. Ils voulurent diminuer le nombre des bouches de cour, qui mangeaient ce qui demeurait de substance; chasser de l'administration les pillards; réformer l'impôt; payer les juges; habiller, armer, nourrir les soldats; construire des arsenaux; mettre des vaisseaux dans les ports, des canons sur les remparts, des ouvriers dans les fabriques, des laboureurs dans les champs. Les plus hardis entreprirent de reprendre sur l'Église l'intelligence espagnole. Ils eurent des succès mais médiocres et passagers; ils galvanisèrent le corps, qui retomba.

L'Angleterre ébrèche l'empire colonial espagnol, singulier empire, que la métropole ne colonise pas, qu'elle ne veut qu'exploiter, et qu'elle ne sait pas exploiter. Elle y projette tous les vices de sa vie politique, sociale et religieuse, son despotisme, qui prévient soigneusement tout essor du commerce et de l'industrie, ses nobles fainéants et superbes, ses fonctionnaires inintelligents, ses moines, sa léthargie.

L'Angleterre.

Point par point, l'histoire de l'Angleterre s'oppose à celle de l'Espagne.

L'Angleterre asseoit sa constitution de pays libre. Elle traverse des crises d'une violence extrême: la guerre des Deux Roses, les révolutions religieuses du seizième siècle, les révolutions religieuses et politiques du dix-septième. Les sectes y pullulent et les partis. Sur le continent, un petit pays ainsi troublé aurait payé ces désordres furieux de la perte de l'indépendance et de la vie. La mer fit son office et protégea l'île qui devait régner sur elle.

Trois passions animaient l'Angleterre: le loyalisme, la haine du papisme, l'attachement à quelques principes de liberté politique. Les deux premières ont été les plus vives; elles ont déterminé l'histoire du pays, dont elles expliquent les contradictions. Le loyalisme a fait supporter aux Anglais, à plusieurs reprises, un despotisme que la France monarchique n'a jamais connu; il a longtemps protégé Charles Ier; il a rappelé Charles II de l'exil; il a permis à ce prince et à son frère les plus grandes fautes; il a boudé Guillaume III et troublé la sécurité de la maison de Hanovre. La haine du papisme a suscité Cromwell, tué Charles Ier, exilé Jacques II.

Du conflit de ces deux passions principales est sortie à la fin la liberté anglaise. La nation, alors même qu'elle laissait faire ses princes, gardait à la charte de Jean sans Terre un souvenir fidèle. Il fut toujours périlleux pour des rois, excepté aux moments aigus des crises, de soustraire un Anglais à ses juges légitimes, plus périlleux encore de lever une taxe non consentie par le Parlement. Lorsque la querelle eut été réglée entre le loyalisme et l'antipapisme, et que des étrangers, un Hollandais et des Hanovriens, devinrent rois d'Angleterre, la passion dominante fut celle de la liberté.

Alors l'Angleterre commence à se gouverner elle-même. Le Parlement fournit au roi un ministère, qui peut à peu près tout sans le roi, mais rien sans le Parlement. Contre son propre gouvernement, le pays se défend par ses droits et libertés. Libertés privées: la personne de l'Anglais, son domicile, sa bourse sont inviolables à toute illégalité. Libertés publiques: l'Anglais a le droit de plainte et de pétition, le droit de réunion, le droit d'association, le droit de parler, le droit d'écrire. Cette magnificence cache des misères et des laideurs: un régime électoral déraisonnable, la corruption scandaleuse de l'électeur par le candidat, de l'élu par le ministère; la persistance de l'intolérance religieuse et de débris étranges du passé. N'importe! L'Angleterre est libre; elle est, dans le monde, au dix-huitième siècle, la seule nation libre.

Depuis la mort d'Élisabeth, l'Écosse et l'Angleterre ont le même roi. L'Irlande a été réduite à l'état de plaie toujours suppurante: elle est, des laideurs anglaises, la plus laide. Mais l'union personnelle avec l'Écosse, qui prépare la fusion des deux pays, délivre l'Angleterre du voisinage d'un ennemi possible, et assure la liberté de son action à l'étranger.

Sa politique a été interrompue et troublée aux seizième et dix-septième siècles, par les révolutions. Elle a été poussée par des mobiles divers, par l'orgueilleux souvenir, gardé sur l'écusson royal, du temps où un roi anglais régnait sur la France, par l'ambition de parader sur le continent—«Qui je défends est maître,» disait Henri VIII;—par la passion contre le catholicisme personnifié en Philippe II; par l'intérêt commercial. Les Stuarts vendent à Louis XIV la politique de la couronne, afin d'employer le prix du marché contre les libertés publiques et la conscience religieuse de leurs sujets. Mais, dès que l'Angleterre s'appartient, elle se dégage de tous les préjugés, de toutes les fantaisies et de toutes les faiblesses. Elle fait sans scrupule de la politique pratique. Elle se mêle aux affaires du continent, où elle joue un grand rôle, sans générosité, puisqu'il est sans péril, et qu'elle n'y engage point ses forces vives. Elle travaille au maintien de l'équilibre, toujours contre la France à qui elle interdit de s'étendre aux Pays-Bas, et qu'elle veut empêcher de se subordonner l'Espagne. Et toujours elle fait naître ou saisit les occasions d'accroître son empire colonial.

Sa vocation en effet lui avait été révélée: la mer enfin avait séduit l'Angleterre. Parmi les puissances coloniales, elle fut la dernière à se mettre en mouvement. Elle eut cette bonne fortune que d'autres avaient occupé les pays de l'or et des épices. Ses premiers colons s'établirent sur les côtes de l'Amérique du Nord, sur un sol de labeur. Elle n'eut pas de raison pour capter les produits de leur travail, et les laissa travailler à leur guise. Parmi ces colons, beaucoup allaient chercher au delà des mers, non le gain, ni l'aventure, mais la liberté d'adorer Dieu selon leur conscience. Peu à peu se réunissaient là les éléments d'un peuple. Il est vrai que ce peuple finit par réclamer son droit à l'indépendance; mais ce n'est pas un petit honneur que d'avoir créé de toutes pièces une nation comme les États-Unis. L'Angleterre, d'ailleurs, accrut énormément son commerce avec les pays anglo-saxons, après qu'ils se furent affranchis, et c'était de quoi la consoler.

Puis, elle garda le Canada, conquis sur la France. Elle prit des îles, et se donna des stations aux bons endroits, dans toutes les mers. Elle nous enleva l'empire de l'Inde. Bref, à la veille de la Révolution, avec sa flotte de guerre, sa flotte marchande, son immense commerce, l'activité manufacturière qui s'éveille en elle, elle est la grande nation maritime. Son isolement, la solidité de sa constitution, ses mœurs la mettant à l'abri des tremblements du continent, elle sera la plus redoutable ennemie de la France.

L'Orient.—La Prusse.

Retournons maintenant au nord et à l'orient de l'Europe. Les plus graves événements s'y sont passés. Parmi les puissances anciennes, les unes sont déchues; d'autres, comme l'Autriche et la Prusse, ont grandi. Une puissance nouvelle très considérable, la Russie, est entrée en scène.

Les Hohenzollern ont achevé de fabriquer la Prusse. Électeurs de Brandebourg, ils héritèrent dans les premières années du dix-septième siècle de duchés rhénans et de la Prusse des Teutoniques, transformée en duché. Un même prince régna dès lors sur la Vistule, sur l'Elbe et sur le Rhin. Rien n'était moins nécessaire ni moins naturel, car ces trois pays se connaissaient à peine; ils n'avaient aucun souvenir commun; ils ne se ressemblaient pas. Mais tous trois ont été foulés par la guerre au dix-septième siècle. Les duchés rhénans ont été un terrain de combat pour la France et la Hollande contre l'Autriche et l'Espagne; le Brandebourg, pour la Suède contre l'Autriche; en Prusse se sont rencontrés Polonais, Suédois, Autrichiens et Russes. La nécessité d'être prêts pour toutes les luttes, puisqu'ils avaient la certitude d'y être impliqués, a commandé aux Hohenzollern l'effort perpétuel du combat pour l'existence.

Fondre en un État ces provinces dont l'histoire et les mœurs étaient si différentes, employer leurs forces à des fins communes, relier les uns aux autres les anneaux de cette chaîne coupée: ce plan, qui s'imposait, fut suivi. Magdebourg, Halberstadt et Minden, acquis en 1648, marquèrent des étapes sur la route de Berlin au Rhin. La Poméranie, acquise en deux fois, donna un littoral au Brandebourg. Après la conquête de la Silésie, il eut l'appui de la montagne. Après la spoliation de la Pologne, le Brandebourg et la Prusse, ces deux parties essentielles de l'État, furent soudés ensemble.

Après ces annexions, l'État des Hohenzollern restait un édifice singulier, composé d'un corps et de deux ailes, dont l'une s'allongeait, rompue en fragments, jusqu'au Rhin, et l'autre jusqu'au Niémen; mais le gouvernement rassemblait cette force éparse. Des princes, dont les territoires étaient des champs de bataille, ne pouvaient pas ne pas être des autocrates militaires, exigeant de leurs sujets l'obéissance passive. Nicht raisonniren, ici on ne raisonne pas: telle était leur devise. Il fallait bien qu'ils fussent économes, et qu'ils missent en valeur toutes les forces productives. Et dans cette Allemagne, où les moindres potentats mettaient leur honneur à enlaidir les splendeurs et parodier les vices de Versailles, les patriotes regardaient avec orgueil des princes toujours peinant et qui se vantaient d'être les premiers serviteurs de leur État.

D'ailleurs, les Hohenzollern se distinguaient, entre les princes allemands, par une dignité supérieure. L'Ordre teutonique, après sa défaite du quinzième siècle, avait dû se reconnaître vassal du roi de Pologne. Le duc de Prusse, successeur de l'Ordre, faisait donc hommage à cet étranger; mais les Électeurs de Brandebourg, dès qu'ils eurent hérité du duché, voulurent s'affranchir de cet humiliant devoir. Une guerre ayant éclaté entre les rois de Suède et de Pologne, au lendemain de la paix de Westphalie, l'Électeur-duc promena sa fidélité de l'un à l'autre, c'est-à-dire qu'il trahit l'un après l'autre, pour obtenir de tous les deux la reconnaissance de sa souveraineté. La guerre finie, il fut, en effet, un souverain. Il y eut un coin de la terre, où le Hohenzollern n'eut au-dessus de sa tête personne, excepté Dieu.

Dans l'Allemagne d'alors, il ne pouvait y avoir de roi, puisque l'empereur était, en théorie, le seul souverain, mais un prince allemand pouvait être roi d'un pays étranger. L'électeur de Saxe était roi de Pologne; l'électeur de Brandebourg eut l'ambition d'être roi de Prusse; il prit la couronne, en 1700, avec l'agrément de l'empereur. Quelques années après, un Hanovrien héritait du trône d'Angleterre. C'était peu de chose que la Prusse en comparaison de l'Angleterre ou même de la Pologne: les rois de ces deux pays se considéraient comme de hauts potentats à côté de leur frère de Prusse, mais ni l'un ni l'autre n'était le maître dans son royaume et, chez tous les deux, la qualité de roi étranger effaçait presque celle de prince de l'Empire. La Prusse, bien que réputée terre étrangère, était allemande; le pouvoir royal y était absolu; le royaume, précisément parce qu'il était petit et modeste, n'absorba point les Hohenzollern. Ceux-ci devinrent princes européens, mais demeurèrent princes d'Allemagne, et la dignité royale leur donna plus d'autorité dans l'empire. Pour ces motifs, ils firent une affaire moins brillante, mais meilleure que les électeurs de Hanovre et de Saxe.

Depuis longtemps, le Brandebourg était l'adversaire désigné de l'Autriche, à laquelle il inspirait de l'inquiétude dès le seizième siècle. Entre eux, la disproportion était grande, mais le Brandebourg représentait l'opposition de l'Allemagne du Nord contre l'Allemagne du Midi, et du protestantisme contre le catholicisme. Quand l'électeur fut promu roi, le conflit des deux maisons devint inévitable. La Prusse, d'ailleurs, compensait sa faiblesse par la supériorité de son gouvernement. Le second roi de Prusse, Frédéric-Guillaume Ier, est tout petit encore et très humble envers l'empereur, mais ce monarque de 2500000 sujets avait une armée presque égale en nombre à celle de l'Autriche et meilleure, des finances en très bon ordre, point de dettes, des économies accumulées en trésor.

À cela, Frédéric II ajouta le génie. Frédéric II, roi de Prusse, c'est une intelligence et une volonté qui manœuvrent une force. Il a professé le plus large mépris des habitudes, des traditions et des droits; il a battu l'empereur plus souvent et plus complètement qu'il ne convenait à un membre de l'empire; il a vaincu, lui nouveau venu, de vieilles monarchies. Il n'a pas seulement accru son territoire, de la Silésie et des provinces polonaises: il a créé la Prusse moderne et forcé l'entrée du collège des grandes puissances. Son œuvre a le caractère, la promptitude, l'importance d'une révolution. Cet État, qu'il a poussé au premier rang, ne ressemble à aucun autre. Il est allemand sans l'être. Il est un parvenu, et pourtant il a de longs souvenirs: les Hohenzollern sont antiques comme l'empire; le Brandebourg est un électorat depuis le treizième siècle; la Prusse est le domaine héroïque des chevaliers allemands du moyen âge. Cet État est vieux et jeune en même temps. Il a le choix entre deux destinées, propre comme il est aux œuvres de réaction ou aux œuvres de révolution. C'est une arme à deux tranchants, qui frappera de l'un et de l'autre, selon l'heure et le lieu, une arme redoutable.

L'Autriche.

Au moment où nous avons laissé l'Autriche, le domaine de la maison se composait de l'Autriche, de la Styrie, du Tyrol, de la Carinthie et de Trieste. Partie allemand, partie slave, partie italien, il formait les assises de la future tour de Babel, au pied de laquelle devait éclater de nos jours la confusion des langues.

Quatre causes déterminèrent la destinée moderne des Habsbourg: les mariages qui firent de Charles-Quint l'héritier de la maison de Bourgogne et des couronnes espagnoles; la fidélité de l'Autriche au catholicisme; la coutume qui s'établit en Allemagne de toujours donner l'Empire à un Autrichien; enfin l'acquisition de la Bohême, et de la Hongrie au seizième siècle, et d'une partie de la Pologne, au dix-huitième.

C'est la réunion des héritages autrichien, bourguignon et espagnol qui a mis aux prises les Habsbourg et les Bourbons. C'est parce que l'Autriche a été le champion du catholicisme que la France a trouvé des alliés en Allemagne, et qu'elle a pu, en y portant la guerre, aider les princes à devenir de petits souverains. L'office impérial a donné quelque cohésion au disparate ensemble de la monarchie. Enfin l'acquisition de la Bohême, de la Hongrie et d'une partie de la Pologne a fait de l'Autriche un État de transition entre l'Europe occidentale et l'Europe orientale.

Différence essentielle entre la Prusse et l'Autriche.

En acquérant le royaume hongrois, un royaume slave et un fragment d'un autre pays slave, le chef de la maison des Habsbourg semblait remplir l'office de la vieille Marche d'Autriche, élevée jadis pour défendre les frontières de la chrétienté contre les Slaves du Danube et contre les Avares. Il avait fait une plus brillante fortune que le roi de Prusse, successeur de ces margraves du Nord, institués jadis contre les Slaves de l'Elbe; mais cette fortune était aussi moins solide.

Le roi de Prusse règne sur plusieurs pays qui n'étaient pas allemands d'origine: Brandebourg, Lusace, Silésie, Poméranie, Prusse, Pologne; mais, à l'exception du dernier, tous sont devenus allemands. Les vieux Prussiens sont morts jusqu'au dernier: de leur langue, il reste quelques mots, objet de curiosité pour les philologues. Morts, les Slaves du Brandebourg et de la Poméranie. Des Slaves survivent en Lusace et en Silésie, mais noyés dans la population allemande, objet de curiosité pour les ethnographes. Le roi de Prusse, électeur de Brandebourg, a pris pour son titre électoral le nom de Brannybor, ville slave, et pour son titre royal le nom de la Prusse, pays lithuanien; mais ces noms étrangers sont comme des dépouilles opimes que porte un roi allemand, en souvenir de la victoire de sa race sur des races ennemies.

Il y a, au contraire, dans la monarchie autrichienne, une Bohême toute peuplée de Tchèques, une Hongrie toute peuplée de Hongrois, une Transylvanie toute peuplée de Roumains. Les Slaves sont vivants dans toute l'Illyrie; vivants, les Italiens dans les annexes italiennes; vivants, les Polonais en Pologne. Quand l'esprit national, à son éveil, s'insurgera contre les conventions qui ont enfermé en un même corps tant d'âmes diverses, l'Autriche sera singulièrement menacée. Mais, dans la période où nous sommes, ce danger n'était pas sensible: les Habsbourg règnent tranquillement au dix-huitième siècle. La monarchie souffrait d'une certaine lenteur; elle était lourde, et point dans la main, mais elle obéissait.

Remarquons seulement deux faits. L'Autriche s'est laissé prendre la Silésie par le roi de Prusse Frédéric II, et celui-ci a organisé contre elle une coalition de princes allemands, quand elle a voulu revendiquer la Bavière; il lui a interdit tout accroissement en Allemagne. D'autre part, le chef de la maison d'Autriche, devenu roi de Hongrie, avait la mission de refouler l'Infidèle et de lui reprendre le territoire hongrois, que le Turc possédait en grande partie. Il le reprit en effet, et la monarchie des Habsbourg devint alors une grande puissance danubienne. Voilà des présages: route barrée au nord et à l'ouest, ouverte à l'est.

La Russie. Retour sur le moyen âge.

Pendant que les deux États germaniques de l'Est s'avançaient ainsi en terre slave, un nouvel État oriental achevait de se former: une grande puissance slave s'organisait.

Nous avons pu jusqu'ici négliger la Russie: elle n'avait presque rien de commun avec l'Europe, qui finissait aux frontières de l'Allemagne et de ses annexes. Pendant tout le moyen fige, son histoire est perdue dans la confuse histoire de l'Orient européen. Au neuvième siècle, la Russie est séparée de la Baltique par des populations de race finnoise et lithuanienne. Entre elle et la Germanie carolingienne, se trouvent les Slaves de l'Elbe, de l'Oder, de Bohême, de Moravie, de Lusace, de Pologne. La communication avec l'Euxin et le Danube lui est interdite par des tribus asiatiques qui se succèdent dans ces régions.

Ainsi des remparts de peuples se dressent entre les Russes et l'Elbe et le Danube, qui sont alors les frontières de l'histoire, entre les Russes et la Baltique et l'Euxin, ces deux golfes des deux grandes mers historiques. Il fallait percer ces masses avant d'arriver à l'Europe.

Ce fut l'Europe qui s'avança d'abord vers la Russie.

Des aventuriers venus de Suède, à la fin du neuvième siècle, établirent leur domination sur les Slaves de Novgorod. Ils oublièrent vite leur origine Scandinave. Un premier pays russe, dont Novgorod, puis Kief furent les villes principales, se dessina sur la carte dans la grande plaine du Nord-Est.

Par terre s'avança l'Allemagne: les margraves de Brandebourg soumirent les peuples entre l'Elbe et l'Oder. La culture occidentale et le christianisme pénétrèrent en Bohême, en Pologne et en Hongrie. Mais la Russie reçut des Grecs schismatiques son organisation religieuse. C'est Constantinople, qui convertit le grand prince Wladimir, à la fin du neuvième siècle. Dès lors, il fut décidé que la Russie n'entrerait point, comme la Pologne et la Bohême, dans le système de l'Église d'Occident. D'autre part, comme elle était séparée de Constantinople par des masses barbares, elle ne se rangea point, à côté des Slaves des Balkans, dans la clientèle de l'empire grec. Elle s'annonçait ainsi comme chose nouvelle et originale. Mais ce n'était qu'une première lueur incertaine. La Russie se décomposa en principautés et en républiques. Au treizième siècle, elle tomba presque tout entière sous la domination des Mogols. L'Asie, s'étendant sur l'Europe, lui prenait la Russie.

L'Europe continue de s'avancer: Scandinaves, Allemands, Polonais renversent la barrière que formaient les petits peuples de la Baltique. Les Suédois prennent possession de la Finlande; les Allemands, de la Livonie et de la Prusse. Voilà les Russes en contact direct avec l'Occident. Un moment, toute la côte, depuis le golfe de Finlande jusqu'à la Poméranie, appartient à l'Ordre teutonique, dont le grand maître relève du pape et de l'empereur. Mais, au quinzième siècle, la Pologne, unie à la Lithuanie, s'interpose entre l'Allemagne et la Russie. Elle enlève à cette dernière de vastes territoires. Il semble alors qu'à elle seule doive appartenir l'honneur de représenter en Europe la race slave par un grand État indépendant.

Cependant la Russie se dégageait de l'étreinte des Mogols. Au quatorzième siècle, un État nouveau s'était formé autour de Moscou redevenue indépendante. En même temps qu'il se subordonnait des principautés russes, il entamait la Mongolie européenne, dont des fragments devaient vivre longtemps encore au nord de l'Euxin. Enfin, lorsque disparut l'empire grec, le tsar se trouva tout à la fois l'héritier du schisme grec, et le représentant de la chrétienté orientale en face des Infidèles; à ce double titre, le successeur du César de Byzance. Un immense avenir s'ouvrait devant lui.

La Russie moderne.

Pendant les seizième et dix-septième siècles, le combat entre Allemands, Scandinaves et Polonais dure toujours sur les rivages de la Baltique. Les Russes y interviennent plusieurs fois avec une énergie où se révèle leur volonté de se faire place, mais la Suède est dans toute sa force. Elle fait de la Baltique un lac suédois. La Russie, trouvant la route barrée de ce côté, commence à regagner sur la Lithuanie et sur la Pologne une partie du terrain qu'elle a perdu; mais c'est à l'est et au sud qu'elle fait les plus grands progrès. La conquête des khanats de Khazan et d'Astrakan porte à la Caspienne sa frontière. Si les khans de Crimée interceptent toujours la mer Noire, la suprématie du tsar s'étend sur les Cosaques du Don, et la conquête de la Sibérie est commencée.

Au dix-huitième siècle grandit le colosse russe sur les ruines de la Suède, de la Pologne et de la Turquie. À la première il prend Livonie, Esthonie, Ingrie et une partie de la Carélie et de la Finlande; à la seconde, les anciennes provinces russes lithuaniennes et une grande partie du territoire polonais; à la troisième, la Crimée et le pays entre le Bug et le Dniester. En même temps il entame la Perse, acquiert la Géorgie, puis le pays des Khirgiz. La Russie a désormais accès à la Baltique et à la mer Noire; elle est rapprochée du cœur de l'Europe et s'étend vers le cœur de l'Asie. Elle est le seul pays du continent qui se puisse accroître indéfiniment dans des contrées barbares. Son empire extra-européen est contigu à l'Europe et se forme par une agrégation successive, aisée, pour ainsi dire fatale, de peuples et de territoires.

L'originalité russe.

À la fin de la période du moyen âge, nous comptions les États dont l'Europe s'était accrue. Dans la période moderne, deux États nouveaux apparaissent: les Provinces-Unies, dont la puissance a été courte, et la Russie pays d'immense avenir; mais la Russie appartient-elle bien à l'Europe?

Au neuvième siècle, au temps où l'Europe occidentale, régie par les doctes Carolingiens, délibère dans les conciles et les assemblées sur de hautes matières, les Slaves de la plaine russe, dans leurs villages misérables, sont des barbares, presque des sauvages. Au treizième siècle, alors que la France, dans la plénitude de la civilisation du moyen âge, était gouvernée par le saint, dont la politique avait pour devise qu'il ne faut «à nul tollir son droit», la Russie obéit à la Horde d'Or, dont la capitale est, au bord du Volga, une ville en bois.

À la fin du quinzième siècle, au temps de la Renaissance, Iwan le Terrible fait couper, ou coupe, de sa propre main, les têtes de milliers de victimes, qu'il recommande ensuite aux prières de l'Église. Au dix-septième siècle encore, les Russes, ces hommes dont les vêtements et la barbe sont longs et flottants, ces femmes cachées sous des voiles dans des litières closes, sont-ils les contemporains de Louis XIV? Le tsar Pierre a supprimé barbes et voiles, mais il n'a pas changé les âmes; il n'a pas voulu les changer. Il a introduit dans son empire les instruments d'exploitation administrative, et les moyens de guerre employés en Europe, mais il reste le tsar, le seigneur sans limites, le père que l'on tutoie comme Dieu, et à qui l'on obéit comme à Dieu. Contre son pouvoir, aucun pouvoir; point de bourgeoisie qui sonne le beffroi et tende des chaînes au coin des rues; point de corps de juges qui, chargé d'appliquer la loi, la défende contre l'arbitraire; point de noblesse à qui l'orgueil du sang monte parfois à la tête, et qui préfère la guerre à l'indignité de l'obéissance servile. En Russie, on est esclave ou noble, mais on est noble quand on sert et dans la proportion où l'on sert. Et dans l'immense pays, un clergé ignorant chante des offices dont il ne comprend pas le sens, et allume les cierges devant les ikones, que la foule adore le front contre la terre.

La Russie est entrée dans les affaires de l'Europe, mais elle n'est pas
Europe. Elle est autre chose: elle est la Russie.

Conclusions sur l'histoire moderne. Les trois régions.

Au début des temps modernes, l'Angleterre est dans son île; la France et l'Espagne commencent à se répandre au dehors; la Hollande naît et prend place parmi les États qui comptent; l'Allemagne et l'Italie sont en désordre; les États Scandinaves sont entraînés dans l'histoire générale par le combat pour la Baltique et par la Réforme; la Pologne est forte; la Bohême et la Hongrie gardent encore leur indépendance; la Turquie est en pleine vigueur d'élan. La Russie n'est pas classée.

Tous ces pays ont été mis en relations les uns avec les autres, pendant la période moderne, par la politique et la guerre. Il y a désormais une Europe, dont les individus se connaissent, savent mutuellement leurs desseins, s'allient quand leurs intérêts sont communs, se combattent quand ils s'opposent.

Pourtant cette Europe est partagée en trois régions politiques, très différentes: l'Angleterre, l'Europe occidentale, l'Europe orientale.

L'Europe occidentale.

L'histoire de l'Europe occidentale a été dominée par les conséquences de la politique des mariages. Cette région a été troublée pendant deux siècles, parce que Maximilien, archiduc d'Autriche, ayant épousé la fille de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, a marié son fils à Jeanne la Folle, héritière des Espagnes. L'Espagne et la France se sont épuisées à combattre, l'une pour garder les bénéfices de ces alliances, l'autre pour conjurer les dangers qu'elles lui faisaient courir et rompre les obstacles qu'elles opposaient à son accroissement. Tous ces efforts, ces guerres et ces négociations, où s'illustrèrent de grands princes, de grands ministres et de grands généraux, aboutirent, à peu de chose près, au rétablissement du statu quo ante bellum. L'Espagne et l'Autriche redevinrent des puissances distinctes; l'Espagne fut renfermée chez elle; la France demeura ce qu'elle était, avec quelques additions de territoire; les Pays-Bas, comme devant, n'appartinrent ni à l'une ni à l'autre des deux rivales. Maigre résultat, à coup sûr! Aussi ne faut-il pas tant admirer ce qu'on appelle dans les cours d'histoire «la grande politique moderne».

Cette politique s'est déroulée dans un temps rapproché du nôtre. Elle est éclairée par la pleine lumière de l'histoire. Nous en connaissons les acteurs intimement par des informations qu'ils nous ont données sur eux-mêmes ou que d'autres ont écrites pour nous. Presque tous ces personnages ont du charme, et quelques-uns sont grands. Les documents ne sont pas seulement aisés à lire: beaucoup sont des monuments de notre littérature. C'est pourquoi nous grossissons l'importance des épisodes de cette période historique. Lorsque plusieurs centaines d'années se seront écoulées, et que la perspective se sera faite sur ces belles guerres et sur ces beaux traités, l'historien ne fera pas une grande place dans l'histoire générale du monde à ces deux siècles que l'Europe occidentale a si mal employés.

Or, il se trouva qu'après qu'elle eut vidé ses querelles, l'intérêt de l'histoire était ailleurs: à l'extrême Occident, où l'Angleterre devenait la grande puissance coloniale; à l'Orient, où grandissaient des puissances, anciennes et nouvelles.

L'Europe orientale.

L'organisation de l'Orient est, en somme, le fait capital de la période moderne. L'âge précédent y avait agi par efforts irréguliers et par improvisations brillantes. Il est vrai, des royaumes étaient nés dans cette région: Hongrie, Bohême, Pologne, qui, avec les États Scandinaves, nécessairement mêlés aux choses d'Orient par la Baltique, composèrent une série d'êtres nouveaux. Mais la colonisation des côtes avait été désordonnée: les Scandinaves et les Allemands se l'étaient partagée; ceux-ci avaient fondé deux États chevaleresques, qui subsistaient encore, amoindris et caducs, au quinzième siècle. Au Sud-Est, la Turquie complétait l'aspect incohérent et pittoresque de l'Orient à la fin du moyen âge.

À la fin des temps modernes, tous ces États sont en décadence, ou ne sont plus.

La Pologne est morte de son anarchie politique, cyniquement entretenue par ses voisins.

La Bohême et la Hongrie sont des pays de la monarchie autrichienne.

La Suède avait été, au dix-septième siècle, avant la Prusse, un État organisé pour produire une armée; mais les rois surmenèrent le pays et dépensèrent ses forces dans des entreprises trop grandes. L'ambition prussienne fut toujours à objet précis, limité, tangible immédiatement; dès qu'un bénéfice était réalisable, elle le réalisait. Il y a toujours eu de la chimère et de l'aventure, à la façon normande, dans l'ambition suédoise. La Suède a essayé de dominer l'Allemagne, d'arrêter la Russie, de faire de la Baltique un lac suédois; son roi a voulu devenir roi de Pologne: c'était trop. Charles XII a perdu son armée dans les steppes russes. Alors, suivant la prédiction faite à Vienne, au début de la guerre de Trente ans, le roi de neige fondit.

La Turquie avait débordé sur l'Europe au seizième siècle, dans la ferveur première de sa fortune. Ensuite, elle s'était défendue et maintenue, avec des retours offensifs heureux, grâce à une organisation militaire barbare, mais très puissante. L'organisation dépérit peu à peu. Quand les janissaires eurent pris femme et furent devenus pères de famille, ils cessèrent d'être la milice terrible, et la Turquie s'amollit.

Sur ce fond de déchéances et de ruines ont grandi la Prusse, la Russie et l'Autriche. Ces trois puissances militaires se partagent l'Orient; elles ont mis de l'ordre, à leur façon, dans le chaos. Par là même, leurs destinées sont associées dans une certaine mesure. Ensemble, elles ont modifié l'histoire politique de l'Europe, en ruinant la prépondérance de la France par la destruction et l'amoindrissement des États que notre politique tenait au bout de ses fils: Suède, Pologne et Turquie.

Il y a donc une Europe orientale, qui fait masse contre l'occidentale, mais elle est divisée contre elle-même. Les ambitions des cours de l'Est sont contradictoires. Après la suppression des pays intermédiaires, la Prusse et l'Autriche confinent à la Russie; l'Autriche et la Russie se rapprochent sur le Danube. À qui seront les dépouilles de la Turquie? À qui, l'honneur de réveiller les peuples endormis sous le joug ottoman? Des trois copartageants de la Pologne, lequel prévaudra sur les deux autres? Les rois de Prusse, successeurs des margraves du Nord, et les empereurs Habsbourg, successeurs des margraves de l'Est, ont fait affaire avec l'ennemi slave; ils ont reculé la frontière allemande, mais rapproché la frontière russe. Qui a conclu le meilleur marché, de la Prusse, de l'Autriche ou de la Russie? Les trois potentats qui avaient commis cet épouvantable abus de la force étaient précisément occupés au partage, quand l'ère de la Révolution française s'ouvrit dans le monde.

Les mœurs et les idées nouvelles.

L'histoire politique de la période moderne est donc toute remplie par la guerre. Elle a certainement de très belles pages. Elle nous émeut, lorsqu'elle est animée par des passions religieuses, et que, dans la foule des tués, se trouvent des martyrs. Elle nous intéresse, quand elle nous montre soit le développement d'une nation, comme la France et l'Angleterre, soit la création d'un État factice, comme la Prusse. Elle est un emploi des dons naturels des différents pays, et une mise en œuvre du génie, de la discipline et du courage. Mais elle est sans principes, sans frein d'honnêteté ni d'honneur, sans générosité, sans pitié. Les nations vivent entre elles comme les hommes à l'état de nature. Le dernier grand acte de la politique en Europe avant la Révolution est un assassinat, tranquillement prémédité, exécuté froidement.

La vie intellectuelle et morale des temps modernes préparait d'autres conceptions à la politique.

Depuis le quinzième siècle, les mœurs se sont adoucies et policées. Les hommes et les châteaux se sont dévêtus de l'appareil de guerre: le chevalier est devenu un cavalier, et le tournoi, un carrousel. Les isolés d'autrefois, ceux des donjons et ceux des communes, ont pris le goût de «la société» et de «la politesse». L'art, qui était jadis œuvre de corporation; la philosophie, les lettres et les sciences, qui étaient choses d'église et d'école, sont sortis des milieux privilégiés, pour se répandre librement dans la société.

La Renaissance a étudié l'homme et la nature, qu'elle a reconquis sur la foi et sur le parti pris de ne pas observer. Dans le commun effort vers la vérité, chaque pays a mis sa marque, mais partout, circule un esprit commun, international par définition, l'humanisme.

L'expression de l'esprit du moyen âge avait été la scolastique, c'est-à-dire le raisonnement sur des textes; celle de l'humanisme fut la raison, c'est-à-dire l'affirmation de la vérité, évidente ou démontrée. La raison ne pouvait point ne pas être révolutionnaire, puisqu'elle niait la tradition et bâtissait sur «table rase». Elle sembla d'abord toute désintéressée, haute et sereine, mais elle s'abaissa bien vite à regarder la vie, les mœurs et la politique; les trouvant déraisonnables, elle entra en guerre contre la déraison, et devint la philosophie du dix-huitième siècle.

Cette puissance nouvelle est dangereuse. Tout en se faisant pratique, elle est demeurée absolue; elle est ignorante, ne sachant point la légitimité historique des états de choses; elle ne comprend plus les cathédrales et elle enveloppe les origines, c'est-à-dire les causes, dans un dédain, très léger, pour la «barbarie gothique». Elle ne voit pas les nations et prétend imposer à l'humanité, comme à un être réel, l'uniformité de ses principes et la banalité du sens commun. Ses erreurs seront expiées cruellement, mais il ne faut pas oublier les bienfaits de «la philosophie».

L'esprit du dix-huitième siècle, en même temps qu'il agissait dans chacun des pays de l'Europe, préparait par des voies diverses des modifications profondes dans les rapports internationaux. Les théories des économistes sur l'efficacité, sur la dignité et la liberté du travail, leur «Laissez faire, laissez passer» étaient l'absolue contradiction de l'ancienne politique commerciale. L'idée partout exprimée et qui s'est imposée aux rois, que la souveraineté est, non pas une propriété d'où l'on tire des jouissances, mais une magistrature qui prescrit des devoirs, rejetait le prince au second plan, mettait le pays au premier, et devait tôt ou tard substituer à la politique des souverains celle des peuples. La philosophie, en prêchant la tolérance et en rejetant la religion, sécularisait la politique. Enfin elle préparait confusément un avenir de nouveautés par les idées générales et généreuses d'humanité et de justice; par des utopies, comme celle de l'abbé de Saint-Pierre; par les préjugés mêmes contre le passé; par la haine irréfléchie de toutes les coutumes et la coalition des sarcasmes contre «les traces de la barbarie»; par l'affirmation que «les choses ne peuvent durer comme elles sont», et que les générations prochaines «verront de belles choses»; par l'Adveniat regnum tuum adressé à «la lumière».

À la fin du dix-huitième siècle, notre pays ne conduit plus la politique générale. Les deux dernières grandes guerres, celle de la Succession d'Autriche et celle de Sept ans, lui ont été funestes: la seconde a porté atteinte à l'honneur de la monarchie. Sur terre et sur mer, la France est diminuée; la revanche qu'elle prend sur l'Angleterre par la guerre d'indépendance de l'Amérique ne compense pas les désastres antérieurs. Mais cette guerre est autre chose qu'une entreprise de représailles. C'est une œuvre de l'esprit nouveau, une très noble action faite avec un enthousiasme sincère. La France est déchue dans l'ancien monde politique, mais c'est elle qui, avec le plus d'énergie, le dénonce et le renie. Elle tient et va sonner la trompette du jugement.

NOTRE SIÈCLE

La destruction de l'Europe.

Jamais pays n'a autant agi sur l'Europe, que la France entre 1789 et 1815. À la poursuite de deux rêves, rêve d'une guerre contre les rois pour les peuples, rêve de la fondation d'un empire à la façon césarienne ou carolingienne, nos armes ont foulé le continent, couchant au passage nombre de hautes herbes, qui depuis ne se sont pas relevées.

Des sous-officiers promus généraux, ducs et rois, un officier devenu empereur étaient des nouveautés, en présence des généraux lords, archiducs ou princes. Ils sortaient tout armés, non d'une cour, mais des entrailles mêmes d'un peuple. Généraux et empereur s'attaquent aux antiquités. Ceux-là jettent dans le Rhin les mitres des archevêques électeurs et couvrent de républiques l'Italie, terre classique des tyrannies. L'empereur détruit à la journée d'Austerlitz le saint-empire romain de la nation germanique. Quelques années après, «attendu» que le pape use mal du pouvoir temporel que lui a conféré Charlemagne, son «glorieux prédécesseur», Napoléon le lui reprend par un décret.

L'empereur couvre la Révolution d'un manteau archéologique. Les souvenirs de Rome hantent sa mémoire, plus encore ceux de Charlemagne, dont il a souvent prononcé le nom. Jusqu'à lui se prolongent, pour se mêler à sa gloire et pour égarer son esprit, les dernières lueurs du passé; mais la Révolution est en lui. Il la sert, quand il débrouille le chaos allemand, quand il fait de l'Italie du Nord un royaume, quand il emprisonne le pape après s'être fait sacrer par lui à Notre-Dame, quand il essaye d'arracher la Pologne aux aigles copartageantes. Il la sert encore, malgré lui et contre lui, quand, opprimant l'Europe pour satisfaire sa fantaisie, il éveille l'âme du peuple espagnol et celle du peuple allemand. Il est si bien la Révolution et le destructeur de l'ancien régime, que sa chute est suivie d'un retour offensif de la vieille Europe. Le grand despote est salué dans sa captivité de Sainte-Hélène, il est vénéré, après sa mort, comme un libérateur, parce qu'il a fait trembler le pape, l'empereur et le tzar.

La Restauration de l'Europe.

Les vieilles monarchies, victorieuses en 1815, raccommodèrent, aussi bien qu'elles purent, l'Europe que la France avait brisée. L'Orient fut rétabli à peu près en l'état où l'avait laissé le dix-huitième siècle. Le grand-duché de Varsovie, essai de reconstitution de la Pologne, disparut. La Russie et l'Autriche demeurèrent les avant-gardes de l'Europe, devant la Turquie reculant toujours. L'Italie fut de nouveau partagée entre des princes, dominés pur l'Autriche, qui sembla reprendre les vieux droits impériaux sur la Péninsule. L'Espagne retrouva sa pauvre dynastie. L'Angleterre, qui avait dirigé de haut une coalition permanente contre la France, fut plus que jamais la souveraine incontestée des mers. L'œuvre de la Révolution paraissait anéantie.

Cependant la restauration n'avait pas été complète. L'Autriche n'avait pas recouvré la Belgique: ce pays fut rattaché à la Hollande, afin que le royaume des Pays-Bas pesât fortement sur la frontière de France. L'Allemagne ne put être rendue à ses trois cents princes; le plus grand nombre de ceux que la Révolution et l'Empire avaient écrasés demeurèrent sous les ruines. Elle n'était avant la Révolution ni un État monarchique, ni un État féodal, ni un État fédératif: elle devint une confédération de trente-neuf membres. Cette confédération avait en elle des germes de mort: les princes seuls y comptaient. Ils étaient fort inégaux en puissance. La Prusse agrandie et chargée de la garde du Rhin contre la France, était plus que jamais la rivale de l'Autriche, à qui ses vieux titres de gloire et de prééminence avaient fait donner la présidence de la diète siégeant à Francfort. Mais, si mal constituée qu'elle fût, l'Allemagne était simplifiée. Elle se sentit rapprochée du grand objet de l'ambition de ses patriotes: devenir une nation.

Ainsi l'ancien régime n'avait pu reprendre possession de toute l'Europe. Les traités de 1815 avaient accepté des faits accomplis. Quelle que fût leur œuvre, les princes la trouvèrent bonne, viderunt quod esset bonum. Comme le Créateur, ils voulurent se reposer après avoir constitué gardienne de l'Europe reconstituée, la Sainte Alliance. Mais des idées avaient été répandues dans le monde, qui engendrèrent des révolutions nouvelles.

Le patriotisme révolutionnaire.

Si l'on excepte l'Angleterre, pays de transformations continues et lentes, où le présent n'est point séparé du passé par des frontières visibles, l'Europe s'est transformée depuis la Révolution. Avant 1789, elle n'avait pas de vraies nations. Elle en est pleine aujourd'hui.

En France, le loyalisme de la noblesse, sentiment très noble, l'amour du peuple envers le roi, sentiment très touchant, tenaient lieu de patriotisme. Quand notre pays se détacha de la royauté par la faute des rois, ce fut pour s'élever tout d'un coup à l'idée de l'humanité; car nos écrivains du dix-huitième siècle ont retrouvé l'humanité, perdue depuis le temps de Platon, de Sénèque et de Marc-Aurèle, ou, du moins, remplacée, au moyen âge, par l'idée ecclésiastique de la chrétienté, plus tard par l'idée politique de l'Europe.

La Révolution a créé la patrie, comme nous la sentons aujourd'hui.

Les révolutionnaires avaient beau être les disciples des philosophes, se guider par des principes généraux et faire des lois de raison pure: ils ont été des patriotes français. Au royaume de France ils ont substitué la nation française, c'est-à-dire, une personne morale à une expression politique.

Ils ont déclaré sacré et indivisible le sol national, traité l'émigration comme un crime, l'invasion comme un sacrilège, proclamé, avec un enthousiasme tragique et la déclamation du tocsin, le devoir de tous envers la patrie en danger.

Le principe des nationalités.

Cependant la nation française, en prenant conscience d'elle-même, ne put se soustraire aux effets de son éducation philosophique. Dans ce code de principes, qui est la Déclaration des droits de l'homme, elle n'a point légiféré pour elle seule. «Le principe de toute souveraineté réside dans la nation», dit la Déclaration. D'où il suit que les nations, êtres collectifs composés d'hommes qui veulent vivre sous les mêmes lois, ne doivent être ni gouvernés par des Étrangers, ni incorporées en tout ou partie à des États étrangers: elles sont indépendantes et indivisibles. De plus, elles sont libres: «La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs mandataires à sa formation.»

La nation ainsi définie fait un contraste absolu avec les États d'autrefois, qui groupaient, sans les réunir, des nations ou des fragments de nations diverses, dont aucune ne faisait sa loi.

Ces deux maximes de la Déclaration ont conduit en partie l'histoire de notre siècle.

Au seizième siècle, au dix-septième siècle encore, il y avait des partis religieux internationaux; en ce siècle-ci, ce sont les partis politiques, les passions politiques, qui chevauchent par-dessus les frontières. La Sainte Alliances des souverains était une «internationale». Elle se proposait de conserver l'œuvre de réaction faite à Vienne contre le principe de la nationalité consentie et celui de la liberté politique. Dans chacun des pays de l'Europe, elle a eu sa clientèle, mais aussi ses adversaires, les «nationaux» et les «libéraux».

La lutte entre les deux camps a été dirigée par la France.

La France a vécu, depuis la Révolution, dans l'incertitude politique. Ses ennemis et nous-mêmes, nous lui reprochons le nombre de ses constitutions et ses révolutions périodiques. Cependant, qu'elle mette plus d'un siècle à s'établir dans le régime nouveau, ce n'est point matière à si grand étonnement: la révolution d'Angleterre, à la bien comprendre, a duré plus longtemps. Mais, à travers toutes ces fluctuations, la France a eu des idées fixes. Infidèle une fois à la cause de la liberté politique, dont les mœurs ne s'apprennent pas en cinquante années, elle est en progression démocratique continue. D'autre part, elle a défendu envers et contre tous, même contre ses propres intérêts, le principe des nationalités. C'est pourquoi elle a été pendant la plus grande partie de ce siècle un moteur. Ses libéraux ont donné le ton aux libéraux d'Europe; ses révolutions ont troublé tout le continent. 1830 et 1848 ont mis en audace libéraux et nationaux de tous pays; 1851 n'a point découragé les seconds. Après 1870, la France représente plus que jamais les principes de liberté et de nationalité.

Les nations nouvelles.

Considérons maintenant combien le principe des nationalités avait d'obstacles à vaincre en 1815. La Belgique avait été réunie contre son gré à la Hollande. L'attribution du Holstein au roi de Danemark mettait des Allemands sous le gouvernement d'un Danois. L'Allemagne et l'Italie étaient partagées en États souverains adversaires de toute constitution nationale; de plus, l'Italie avait une des plus belles parties de son territoire sous le joug autrichien. La Pologne était découpée entre trois États; la Bohême et la Hongrie demeuraient incorporées, sans droits, à la monarchie autrichienne; sur le Danube et dans la péninsule des Balkans, diverses nationalités étaient gouvernées par le sultan. Contre le principe nouveau étaient donc coalisées les puissances les plus redoutables.

Cependant il a prévalu en beaucoup de points. L'Europe de 1890 ne ressemble plus à celle de 1815.

La Grèce, la première, a recouvré une vie nationale, et la Belgique a été détachée de la Hollande.

Les pays allemands ont été repris au roi de Danemark.

La Hongrie s'est assuré dans la monarchie autrichienne une constitution particulière.

L'Allemagne et l'Italie, ces victimes du sacerdoce et de l'empire, se sont faites nations, et, par un retour fatal des choses, l'une a enfermé le pape dans le Vatican, l'autre a rejeté hors de son sein le successeur des empereurs.

Quelques satisfactions ont été données au sentiment national des pays slaves de la monarchie autrichienne.

Enfin, de la Turquie démembrée sont sortis, pour vivre à l'état de nation, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro. La Bulgarie et la Roumélie ne reconnaissent plus que par un tribut la suzeraineté du sultan; elles font aujourd'hui le stage de leur indépendance.

Il y a de très belles pages dans l'histoire de ces révolutions. À la révolution hellénique ont contribué des sentiments poétiques: l'admiration pour les héros de la guerre d'indépendance, et la reconnaissance des hommes envers un pays qui a tant honoré l'humanité. La révolution belge est une double application du principe des nationalités: les Belges ont commencé par se détacher d'un État sous les lois duquel ils ne voulaient point vivre; ensuite, en dépit des affinités de race et de langage qui les attiraient vers la France, ils se sont donné une vie nationale particulière.

Les nationalités slaves ont retrouvé leur âme avant de revendiquer leur droit à l'existence. Les chants de leurs vieux poètes, les récits de leurs historiens, les légendes de leur passé lointain les ont révélées à elles-mêmes, si bien que leurs écrivains patriotes, grammairiens ou historiens, peuvent être considérés, chose nouvelle en ce monde, comme des fondateurs d'États.

Voici donc la grande originalité de notre siècle. Un principe,—non plus une convenance princière, un mariage, un testament, l'ambition de vaincre et de conquérir,—a provoqué plusieurs guerres, dont la conséquence a été, non pas des acquisitions territoriales ou des destructions de peuples, mais la reconstitution de nations anciennes ou la création de nations nouvelles.

Le principe des nationalités a donc célébré des victoires, mais les plus rudes combats restent à livrer. Des raisons diverses en empêcheront le triomphe complet et définitif.

Imperfection de l'œuvre.—Incertitude de définition.

D'abord, la cause est obscurcie par une incertitude de définition. Pour nous, Français, une nationalité est une œuvre de l'histoire, ratifiée par la volonté des hommes; les éléments dont elle se compose peuvent être très différents par leurs origines: le point de départ importe peu; le point d'arrivée, seul, est essentiel.

La nationalité suisse est la plus accomplie de toutes: elle comprend trois familles de peuples, dont chacune parle sa langue. Comme le territoire suisse est, en outre, prélevé sur trois régions géographiques, déterminées par de hautes montagnes, la Suisse, qui a vaincu la fatalité de nature sous les deux espèces ethnographique et géographique, est un phénomène unique et admirable. Mais elle est une confédération, et, depuis longtemps, un pays neutre. Sa constitution n'a pas été mise à la grande épreuve du fer et du feu.

La France, avec des races diverses, celtique, germanique, romaine, basque, a composé l'être politique qui ressemble le plus à une personne morale. Les Bretons et les Alsaciens qui n'entendent pas tous la langue de son gouvernement n'ont pas été, dans les jours d'épreuve, les moins dévoués de ses enfants. Parmi les grandes nations, elle est, par excellence, la nation.

Ailleurs, la nationalité se confond ou tend à se confondre avec la race, chose de nature, et, par conséquent, sans mérite.

Tous les pays qui n'ont pas su faire avec les races une nation, sont plus ou moins troublés dans leur existence. La Prusse n'a pas su nationaliser (il faut bien employer ce mot) ses Polonais: elle a, pour ne parler en ce moment que de celle-ci, une question polonaise. L'Angleterre a une question irlandaise. La Turquie et l'Autriche ont un choix de questions. Les peuples de l'empire autrichien demandent à l'empereur d'être allemand, hongrois, tchèque, croate, voire même italien. Ils ne s'insurgent pas contre lui: chacun d'eux lui offre, au contraire, une couronne, mais le temps est passé où une seule tête pouvait porter plusieurs couronnes: toute couronne aujourd'hui est lourde.

Ces revendications des races ne sont pas seulement une cause de troubles intérieurs; les agitations qu'elles provoquent peuvent amener de grandes guerres. Personne apparemment ne s'interposera jamais entre l'Irlande et l'Angleterre, mais, dès qu'il s'agit de querelles d'Allemands et de Slaves, interviennent les deux forces opposées du pangermanisme et du panslavisme, produits redoutables et conséquences dernières du patriotisme ethnographique.

Pangermanisme et panslavisme ne sont point des forces officielles, avouées et organisées. L'empereur d'Allemagne et le tsar peuvent se défendre en conscience d'être, le premier, pangermaniste, et le second, panslaviste. Allemands et Slaves d'Autriche, Slaves balkaniques, peuvent, de leur côté, vouloir rester Autrichiens ou indépendants, comme ils sont aujourd'hui. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a, en Europe, une vieille querelle entre deux grandes races, que chacune de celles-ci est représentée par un empire puissant, et que ces empires ne pourront se désintéresser toujours des querelles des deux races.

Conséquences de l'application du principe en Italie.

La principale application du principe des nationalités a été la formation des nations italienne et allemande. L'existence au centre du continent de deux proies à toute convoitise avait été une cause permanente de guerre, pendant les siècles derniers. La substitution de deux États considérables à l'anarchie allemande et à la polyarchie italienne est-elle une garantie de paix pour l'avenir?

Distinguons entre l'Allemagne et l'Italie. La révolution nationale s'est faite de façon très différente dans les deux pays.

L'unité italienne est presque achevée, car le nombre des Italiens demeurés en dehors n'est pas considérable. D'autre part, il n'y a dans le nouveau royaume que des Italiens. L'unité a été faite au profit d'un prince, le roi de Piémont, qui avait certainement des titres à cet honneur; de plus, il n'était pas assez puissant pour que l'unification ressemblât à une conquête de la Péninsule par les Piémontais. Après que les habitants des principautés diverses eurent manifesté leur volonté de s'unir, le Piémont disparut dans la nation: Victor-Emmanuel cessa d'être un roi particulier en devenant roi d'Italie. Enfin, la nationalité italienne a pris place dans le monde sans que le principe des nationalités fût violé. La France a obtenu, en compensation des sacrifices qu'elle avait faits, la Savoie et le comté de Nice, mais le souverain de ces pays, qui nous les a cédés, n'avait pas été vaincu par nous: il avait été vainqueur avec nous et grâce à nous. Enfin les habitants de la Savoie et du comté de Nice ont consenti formellement à devenir des Français. Le droit nouveau a donc été appliqué ici dans toute sa teneur; mais considérons les effets.

L'Italie en devenant grande puissance, a voulu se donner l'armée, la flotte et la politique d'une grande puissance. La sagesse commandait peut-être à cette nation nouvelle de goûter tranquillement, après la joie de se sentir née, la joie de se sentir croître. Mais elle n'avait pas la complète possession d'elle-même. Elle n'était point tout à fait chez elle comme les autres nations. Entre les Alpes et les pointes de Sicile, tout le sol n'est pas italien. Au rentre est un palais entouré d'un jardin: c'est le domaine de saint Pierre.

Ici n'entre pas le roi d'Italie.

L'apôtre Pierre est une victime du principe des nationalités, qu'il ne reconnaît pas, car les nations ne sont pour lui que des provinces de l'Église. Il réclame donc son bien, qu'il tient du roi Pépin, et que lui a confirmé Charlemagne en déposant sur son tombeau «la page de donation». Onze siècles se sont écoulés depuis, mais onze siècles ne comptent pas dans l'immutabilité de l'Église. Au cours des âges, le domaine de Pierre a été souvent assailli, mais jamais sans que l'assaillant n'ait eu lieu de se repentir. Le connétable de Bourbon a été tué au pied des murs. Personne, n'est tombé, en 1870, à l'assaut de la Porta-Pia, mais le châtiment ne punit pas toujours «le crime» immédiatement. Le roi des Lombards, au huitième siècle, et Napoléon Ier, au dix-neuvième, l'ont attendu quelques années.

Le pape, enfermé au Vatican, a conservé la large vue sur le monde; même, depuis le moyen âge, son horizon s'est étendu. Sur le globe entier, il y a des catholiques; dans plusieurs pays de l'Europe, ils forment un parti, avec lequel les gouvernements, si forts qu'ils soient, sont obligés de compter. L'empereur d'Allemagne est bien puissant, mais c'était chose au-dessus de sa puissance que de refuser ses hommages au pape, quand il est allé visiter le roi d'Italie. L'empereur d'Autriche se dit le bon frère et spécial ami d'Humbert Ier, mais il ne va pas le visiter à Rome, par crainte du sacrilège.

Cependant l'apôtre ne cesse de récriminer et de se lamenter. La plainte de l'immortel vieillard sonne comme un glas sans trêve au-dessus de Rome capitale. Elle inquiète et elle irrite roi et ministres. À quoi sert-il d'être à Rome, pour qu'il y ait encore une question romaine? De temps en temps, on craint ou l'on feint de craindre que les Francs sont capables de descendre des monts, une fois encore, pour chasser les Lombards.

L'Italie a donc cherché, là où elle a cru la trouver, une assurance contre toute intervention en faveur du Saint-Siège. Cette précaution, elle avait le droit de la prendre, mais toute alliance coûte: celles que l'Italie a contractées sont fort chères. Puis il paraît bien qu'après avoir été guidée par le souci de sa défense, elle a été égarée part les rêves. Il est bien difficile de ne pas rêver un peu du haut du Capitole. Les vainqueurs qui montaient là en triomphe appelaient la Méditerranée mare nostrum. Parmi les dépouilles qu'ils ont présentées à Jupiter, se sont trouvées, un jour, celles de Carthage.

À la question romaine, l'Italie a donc ajouté celle de la Méditerranée. On n'a guère vu jusqu'à présent de questions de cette sorte qui se soient résolues pacifiquement.

Conséquences de l'application du principe en Allemagne.

L'unification de l'Allemagne diffère du tout au tout de celle de l'Italie. Elle n'est pas achevée: plusieurs millions d'Allemands ont été exclus de leur patrie par le traité de Prague, qui a mis l'Autriche hors du nouvel État. L'Allemagne nouvelle ne contient point que des Allemands: la Prusse y a fait entrer, en 1866, sa part de Pologne et un pays danois; en 1870, des provinces françaises. L'unification a laissé subsister la parodie d'une confédération. Elle a été faite par celui des princes allemands qui avait le plus de titres à cet honneur; mais le roi de Prusse avait acquis depuis un siècle et demi le rang et la puissance d'un prince européen. Il était le successeur de politiques et de conquérants qui, tous, avaient ajouté au domaine de la maison un certain nombre de milles carrés. L'unification de l'Allemagne a donc pris le caractère d'une conquête de l'Allemagne par la Prusse. De fait, c'est en vertu du droit de conquête, officiellement invoqué, que le Schleswig-Holstein, le Hanovre, Francfort et la Hesse-Cassel ont été réunis à la Prusse. La constitution de 1866 a été rédigée par un vainqueur pour des vaincus; elle a été complétée en 1870, mais le roi de Prusse, proclamé empereur à Versailles, est demeuré roi de Prusse. Cette Prusse agrandie pèse de tout son poids sur l'Allemagne, imposant au Reich entier son esprit particulier d'État militaire.

Enfin, l'Allemagne victorieuse a fait à la France une blessure inoubliable.

La question d'Alsace.

Ce n'est pas au terme d'une histoire de trente siècles, après s'être efforcé de discerner les plus grands faits de cette histoire, qu'on peut être tenté de grossir un événement ou de le mal interpréter, parce qu'il vous a touché au cœur. Certes nous savons les griefs que la politique française a donnés depuis si longtemps à l'Allemagne. Un historien français doit reconnaître que ce pays avait absolument le droit de se donner les institutions les plus propres à le protéger contre nous. Mais l'unification et la vengeance se sont accomplies ensemble de telle sorte, que la paix du monde est pour longtemps menacée.

Il est difficile de faire comprendre à des Étrangers pourquoi la France ne peut se résigner à la perte de ses provinces: «C'est la loi de la guerre», disent les Allemands. Ce langage n'aurait surpris personne au siècle dernier; aujourd'hui encore, il semble naturel aux politiciens de l'ancien régime. Mais la France, en ce siècle-ci, représente une autre politique.

Entre toutes les nations du monde, elle est rationaliste et sensible. Elle professe qu'il n'est pas permis de traiter une population d'hommes comme un troupeau de bêtes. Elle croit à l'existence des âmes de peuples. Elle a compati douloureusement aux souffrances des victimes de la force. Elle a pleuré sur Athènes, sur Varsovie et sur Venise, et n'a point donné que ses larmes aux «opprimés». Si nous avons aidé les Provinces-Unies à s'affranchir au dix-septième siècle, ce n'a été que par un heureux effet de la politique de nos rois; mais c'est par un effet voulu de nos sentiments nouveaux que nous avons délivré, en donnant notre sang, les États-Unis, la Grèce, la Belgique et l'Italie.

La paix de Francfort ne nous a pas laissé seulement l'humiliation de la défaite.

Elle n'a pas seulement ouvert notre frontière, et mis notre pays dans un état d'insécurité intolérable. En nous prenant des âmes qui étaient et voulaient rester nôtres, le vainqueur nous a blessés dans notre foi. Il ne s'est pas même réclamé du patriotisme ethnographique. Il ne pouvait réclamer l'Alsace comme allemande, puisqu'il prenait Metz, et qu'il détient le Schleswig et les pays polonais. Il a simplement usé du vieux droit de la force. Voilà qui détermine le caractère de la question d'Alsace. Elle met en présence deux états de civilisation, et nous avons, dans la défaite, un honneur singulier: le redressement du tort qui nous a été fait serait une satisfaction donnée à la raison et aux sentiments les plus généreux de notre temps.

Les guerres de conquêtes.

L'avènement du principe des nationalités n'a donc pas eu pour effet de détruire les mœurs politiques antérieures. Il y a eu encore dans notre siècle des guerres de conquête et des recherches d'agrandissement territorial.

Comme la Prusse, l'Autriche et la Russie sont conquérantes.

L'Autriche descend le Danube et tend vers Andrinople. C'est la direction qui lui avait été indiquée, il y a plus de mille ans, par le fondateur de la «Marche de l'Est».

La maison des Habsbourg avait oublié cette mission primitive, après que la politique des mariages l'eut égarée dans toutes les affaires de l'Europe occidentale. L'Italie et l'Allemagne la lui ont rappelée, l'une en la rejetant au delà des Alpes, l'autre en lui retirant la qualité d'État allemand. L'Autriche est aujourd'hui, par excellence, un État danubien. Elle a occupé la Bosnie et l'Herzégovine. Elle cherche à étendre son autorité politique, son influence, comme on dit, sur les petits États balkaniques. Mais elle rencontre ici un grand adversaire.

La Russie a poursuivi, en ce siècle, ses progrès au détriment de l'Empire turc. Elle emploie contre cet État tout à la fois la force et le sentiment. C'est de Constantinople qu'elle a reçu jadis le christianisme: il lui appartient donc de reprendre à l'Islam la coupole de Sainte-Sophie. Elle est le grand frère slave, et elle doit son appui aux petits frères, sujets du sultan. La religion et le patriotisme ethnographique se mêlent ainsi à la politique, et donnent à la Russie une puissance d'action sans égale dans le monde. Mais cette puissance est contenue par des rivales: la route de Pétersbourg vers le Sud est coupée par la route de Vienne vers l'Est. Enfin la question des Dardanelles est européenne et même universelle. Elle intéresse l'équilibre des forces des deux plus grandes dominations qu'il y ait dans le monde, celle de l'Angleterre et celle de la Russie.

L'expansion de l'Europe.

L'Europe dans la période contemporaine a continué de se répandre sur le monde. Elle en achève aujourd'hui l'occupation. Elle n'a plus rien à prendre sur l'Amérique, mais elle s'est rejetée sur le continent noir et sur l'Asie. En Afrique, les puissances nouvelles, Allemagne et Italie, cherchent cette place hors d'Europe, qui semble le complément naturel de toute puissance comptée. Point de grand État, si les ministres et les journaux ne peuvent dire «notre empire colonial.» Les vieilles puissances, Angleterre et France, s'étendent au plus vite: celle-ci par le nord et par l'ouest; celle-là par le sud et par l'est. En Asie, la France a prélevé sa part, mais l'Asie est aujourd'hui chinoise, anglaise et russe. Ici le glacier russe glisse toujours.

Depuis 1815, les mers ni les continents lointains n'ont entendu de canonnades entre Européens. En ce moment, la prise de possession du monde semble s'achever en paix. Des commissions diplomatiques procèdent à l'amiable à des démarcations. Elles tracent de grandes lignes sur le papier docile. Même, un état international, chose nouvelle, a été créé. D'un commun accord, les chrétiens s'entendent contre le marchand d'esclaves comme autrefois contre l'infidèle. Tout à la paix; tout pour la civilisation. Mais il y a quelques années, le monde a failli voir le duel «de la baleine et de l'ours blanc», parce que les progrès de la Russie vers la frontière indienne inquiétaient l'Angleterre. L'occupation d'îlots sans importance a pensé mettre aux prises l'Allemagne et l'Espagne. Il y a conflit, aujourd'hui même, entre l'Angleterre et le Portugal, pour une baie de l'Afrique orientale. Ce qui arrivera, lorsque tous les territoires disponibles seront occupés, et que les États européens se retrouveront voisins les uns des autres dans les diverses parties du monde, il n'est pas malaisé de le deviner, quand on sait comment ils pratiquent depuis des siècles sur leur continent les relations de voisinage.

Ici encore, comme partout, nous trouvons une réserve de guerres.

Notre siècle a-t-il donc menti aux promesses qu'il avait paru donner? Quelle a été au juste son œuvre politique, comparée avec celle des siècles précédents? Quelles tâches lègue-t-il à l'avenir? Nous essaierons de répondre à ces questions en manière de conclusion.

La politique d'autrefois et celle d'aujourd'hui.

De l'ancienne politique, plusieurs traits se sont effacés ou atténués dans la période contemporaine.

Les familles royales s'allient encore par des mariages, mais dont les effets politiques sont médiocres. Le Danemark et l'Allemagne excellent à placer leurs princesses, mais il n'a servi de rien au Danemark, en 1864, que les héritiers d'Angleterre et de Russie fussent les gendres de son roi. La Grèce ne deviendra pas la vassale de l'empire allemand, parce que le prince héritier a épousé la sœur de Guillaume II.

Plusieurs peuples ont appelé des étrangers pour les gouverner; mais ces princes, nés de la féconde Allemagne, doivent être belge à Bruxelles, roumain à Bukarest, bulgare à Sofia.

L'importance des familles et des personnes souveraines a donc diminué: les peuples sont passés au premier plan.

Les affinités ou aversions religieuses déterminent encore des courants dans la politique. Il existe une question internationale de la papauté. La question d'Orient se complique de passions religieuses qui sont vives. Cependant la religion a perdu la place qu'elle occupait aux seizième et dix-septième siècles dans les relations internationales.

L'ambition de l'agrandissement territorial est tempérée par une certaine pudeur. Aucun souverain n'oserait aujourd'hui procéder à une annexion sur des prétextes comme ceux qu'ont donnés Louis XIV avant d'attaquer l'Espagne en 1667, et Frédéric II en 1740, après avoir envahi la Silésie. Si la Pologne avait prolongé de quelques dizaines d'années son existence, même misérable, il eût peut-être été impossible de la tuer.

La guerre n'est plus, comme dans la période précédente, l'état normal de l'Europe; les années de paix ne sont plus l'exception. Il faut, pour se battre, des motifs très graves. Les combats de notre siècle valaient la peine d'être combattus.

Ce n'est pas une raison pour croire que le temps approche où chaque peuple, possédant l'ombre de son figuier, s'y pourra reposer, sans soucis et sans armes.

Les causes de paix.

Mettons dans un des plateaux d'une balance les causes de paix.

C'est, d'abord, l'esprit de la Révolution française. En détruisant le droit de propriété du souverain sur le peuple et sur le pays, en produisant la théorie de la nation consentie par les nationaux, en déclarant la dignité de l'être humain, il a rendu impossibles ou difficiles certaines sortes de guerres.

C'est encore l'universel progrès du travail; l'ardeur de l'usine et la fièvre d'entreprise du comptoir; la circulation, entre tous les pays, des personnes, des idées et des intérêts; une solidarité générale dans l'effort pour acquérir la richesse; un accord dans la volonté de paisiblement jouir.

C'est un état d'esprit opposé à la guerre, où se rencontrent un certain idéal nouveau d'ingénieurs et d'inventeurs, la crainte des incommodités et des dangers de la vie militaire, des restes de nobles idées anciennes, chrétiennes ou philosophiques, des sentiments d'humanité.

Les causes de guerre.

Mettons dans l'autre plateau les causes de guerre.

C'est encore l'esprit de la Révolution. Pour que le principe des nationalités fût satisfait, il faudrait qu'il vainquît l'Angleterre, l'Allemagne et la Russie, qu'il détruisît l'Autriche et la Turquie. Il n'obtiendra point toutes ces satisfactions, mais il en cherchera quelques-unes. Supposez qu'il ruine l'Autriche et la Turquie: quels champs de bataille, que les décombres!

C'est encore l'universel progrès du travail, et la concurrence dans la poursuite de la richesse. Il n'est pas vrai que le développement des intérêts matériels promette la paix. Le commerce, messager de paix, est un personnage mythologique. Il a été, à l'origine, un brigandage: dans l'antiquité, au moyen âge, dans les temps modernes, il a produit des guerres. Les hommes se sont battus, sur la Baltique, pour des harengs, sur toutes les mers pour des épices. De nos jours, l'accroissement des industries crée la question des débouchés, où les intérêts des États sont contradictoires. Les rivalités et les rancunes commerciales renforcent les haines nationales.

Les idées et les sentiments pacifiques sont incertains et fragiles. Les ingénieurs et les inventeurs ne refusent pas leurs services à la guerre: ils lui donnent un caractère nouveau, scientifique et monstrueux. Il existe un dédain, une horreur du militarisme et de la caserne, mais la guerre a gardé ses fidèles, et l'opinion générale tend à porter au premier rang des devoirs celui qui implique le péril de mort.

Enfin, les vieux traits d'union entre peuples s'effacent tous les jours.

L'individualisme national.

L'immense développement du va-et-vient commercial, le centuplement des voies et des moyens de communication, la promiscuité des intérêts financiers dans les Bourses de Paris, de Londres et de Berlin, voilà un des phénomènes de notre temps, mais l'individualisme national en est un autre, tout opposé. À mesure que grandissaient les intérêts matériels internationaux, les âmes des peuples se sont davantage séparées les unes des autres.

L'esprit chrétien a essayé jadis de discipliner les hommes par le sentiment de la fraternité en Dieu: de l'esprit chrétien, la politique d'aujourd'hui ne sent plus le moindre souffle. Les philosophes du siècle dernier avaient mis à la mode le sentiment de la fraternité en l'humanité: aujourd'hui la plus répandue des philosophies, celle qui a pénétré les sciences, enseigne la nécessité du combat pour la vie, la légitimité de la sélection qui se fait par œuvre de mort, l'illégitimité de la faiblesse.

Autrefois, il y avait en Europe des littératures dominantes; la nôtre a été presque universelle. Elle est peut-être encore aujourd'hui la plus répandue. Nous fournissons de drames et de comédies les scènes des capitales, mais notre art dramatique, s'il a de la force, de la finesse et de la grâce, est moins impersonnel qu'autrefois: il est plus varié, plus français et plus parisien. Il y a, dans le monde, une grande circulation de romans, mais le roman renonce aux thèses générales pour observer l'immédiat et le réel. Nous nous délectons à trouver chez les écrivains anglais, russes ou allemands, des mœurs différentes des nôtres. Les différences, voilà ce qui apparaît toujours et partout.

Autrefois les lettres classiques étaient dans tous les pays, le principal moyen d'éducation. Les humanités étaient naturellement internationales: tous les hommes, qui comptaient dans la politique et dans la société, avaient été les écoliers des mêmes maîtres. Aujourd'hui, nous contestons aux humanités non seulement le droit exclusif, mais tout droit à l'éducation. Ici encore, l'esprit moderne procède à la destruction du général et de l'universel: il est séparatiste.

De nos jours, la longue évolution, commencée sur la ruine de l'empire romain, contrariée et par moments arrêtée par des sentiments, des idées et des habitudes, s'achève: l'individualisme national est un fait accompli.

Il y avait, aux siècles derniers, un vernis répandu à la surface de l'Europe, des façons communes de gouvernement et de cour, une apparence de similitude. Les révolutions ont fait craquer le vernis; la substitution des peuples aux gouvernements a dissipé l'illusion de la ressemblance. L'Europe apparaît comme elle est, avec ses inconciliables contrastes nationaux, ethnographiques et chronologiques. Nous le voyons aujourd'hui très nettement: de Paris, où siège le gouvernement de la République française, à Berlin, où règne le général en chef héréditaire de l'armée prussienne; de Berlin, au Kremlin, où est couronné le père de la sainte Russie, la distance est marquée, non seulement par des kilomètres, quantité négligeable, mais par des siècles.

Là où l'individualisme est de substance ethnographique, il a des naïvetés d'intransigeance. La Hongrie est mise en fureur parce qu'un drapeau a été placé où il n'avait pas le droit d'être. Nulle part, le Tchèque ne veut entendre la langue allemande, ni à l'école, ni à l'église, ni au tribunal. Se replier sur soi-même, se contempler, s'aimer, et, quand on est orgueilleux de naissance, s'admirer: voilà l'état psychologique du peuple moderne.

Le total.

Ainsi, même les nouveautés du siècle, l'esprit de la Révolution, le progrès du travail humain ont mis un poids dans l'un et l'autre plateau. Et, du passé, persiste la vieille cause de guerre, la politique d'agrandissement et de conquêtes. Celle-ci est très claire et très précise: elle agit en des endroits déterminés et visibles. Les Balkans et la flèche de Strasbourg dominent aujourd'hui la politique de l'Europe.

C'est pourquoi l'attente de la guerre est un des phénomènes principaux de la civilisation contemporaine. Il se manifeste dans le système de la paix armée. Autrefois, la paix ne portait que demi-armure: aujourd'hui, elle est armée de pied en cap. Sans efforts, sur un coup de télégraphe, après quelques sifflements de locomotives, elle est la guerre, et quelle guerre! Comme la politique des siècles derniers paraît chose presque légère en comparaison de celle d'aujourd'hui, les armées de Turenne et de Condé, auprès des nôtres, semblent des jouets. Nous notions tout à l'heure que les guerres deviennent plus rares, mais elles emploient mieux leur temps. Jadis, on se battait des années pour se prendre quelques villes. Il a fallu six semaines à la France, trois à la Prusse pour précipiter les révolutions italienne et allemande. Nous, la France, nous nous faisons gloire d'avoir tenu six mois, pour sauver notre honneur. Le sentiment que quelques levers de soleil suffiront peut-être pour éclairer la lutte désespérée, et la mort d'une patrie pèse sur l'Europe. Il y a des pays où l'inhumain cri: Væ victis! attend sa minute dans les poitrines.

À la vérité, il n'est pas tout à fait impossible que l'appréhension de la guerre ne retarde la guerre. Personne n'est assuré de vaincre, et tout le monde sait que la défaite peut être mortelle. C'est de quoi faire hésiter la main qui a le pouvoir de donner le coup de télégraphe. Il se peut que la paix armée, en se prolongeant, paraisse à la fois par trop lourde et par trop absurde et que la raison et l'humanité exercent leurs droits. Peut-être encore faudra-t-il écouter les plaintes des «déshérités» et réduire les budgets de guerre, pour permettre aux mineurs de Flandre, de Westphalie et de Silésie de rester un peu plus longtemps à table, et de dormir deux heures de plus. Mais voilà de bien vagues espérances.

C'est, du reste, une question de savoir si la paix universelle est un objet désirable, si elle ne diminuerait pas l'énergie originale des génies nationaux, si la meilleure façon de servir l'humanité serait de créer une banalité humaine, si de nouvelles vertus surgiraient pour remplacer les vertus de guerre. C'est une autre question de savoir si la paix universelle et perpétuelle n'est pas radicalement, naturellement impossible. Questions très hautes, solubles seulement pour qui saurait le principe et la fin des choses, insolubles par conséquent. Laissons donc cette métaphysique, si poignante qu'elle soit; mais alors il faut résolument considérer les possibilités de l'avenir.

À la fin du siècle dernier, nous avons distingué en Europe trois régions: Centre et Occident, Angleterre, Russie, pour montrer que les guerres perpétuelles entre les États de la première avaient fait la fortune des deux autres. L'Angleterre, au cours de la période contemporaine, a étendu considérablement son domaine colonial; elle y ajoute tous les jours, et elle parle, à l'heure présente, de l'organiser en empire. La Russie, en même temps qu'elle s'agrandit, se fortifie. Chaque année y voit un progrès nouveau: le champ de blé multiplie les grains, et la vigne, les raisins; la fécondité de l'homme égale celle de la terre; les industries s'acclimatent et prospèrent, le crédit de l'État s'affermit, tout cela régulièrement, sans bruit, avec la tranquillité que mettent dans leurs œuvres les forces calmes de la nature. Or il n'est pas une discorde du continent qui ne serve l'Angleterre et la Russie: le conflit franco-allemand et les malentendus entre la France et l'Italie assurent à l'Angleterre la sécurité de sa domination. La question d'Alsace équivaut pour la Russie au doublement de son armée. Les puissances centrales travaillent donc au développement des deux ailes de l'Europe. Ce doit être, à tout le moins, un sujet de réflexions pour l'Allemagne, que le progrès continu de ses voisins de l'Est. Si elle a encore des philosophes en politique, ceux-ci ont un beau sujet à étudier dans «le devenir» russe. Le phénomène d'une si grande nation, où la richesse et les forces modernes croissent, tandis que l'état d'esprit demeure celui de l'Occident au temps des croisades, mérite leur méditation.

Considérons à présent la situation de l'Europe dans l'univers. Il y a un siècle, elle était le seul personnage historique: il y en a un second aujourd'hui. Les conséquences les plus graves des découvertes du quinzième siècle commencent à apparaître. L'Amérique n'est plus une annexe de l'ancien continent: une série de révolutions a transformé les colonies en peuples. Comme l'Europe, l'Amérique est pleine de nations. Nous disons «l'Europe» pour désigner une sorte de communauté politique; l'Américain dit, avec la même intention «l'Amérique». L'Amérique a le sentiment du contraste qu'elle fait avec l'Europe politique et militaire; elle en a l'orgueil. Ce contraste même lui donne une sorte d'unité. Il permet à des esprits aventureux de parler de panaméricanisme.

D'ancien à nouveau monde, les relations ne sont pas nécessairement pacifiques. Jusqu'à présent, celui-ci n'a pas eu de politique extérieure, mais la doctrine de Monroe, «l'Amérique aux Américains», est une politique. Si jamais elle est appliquée aux continents, aux îles (les signes précurseurs ne manquent point), elle mettra aux prises les deux mondes.

La civilisation américaine est pacifique: toutes ces nations nouvelles croissent et multiplient dans la paix. La paix semble donc être leur vocation; mais, comme si elle était contraire à l'ordre éternel des choses, les États-Unis commencent à employer les excédents de leurs recettes à construire des vaisseaux de guerre. Les armements ruinent l'Europe, et la richesse américaine produit des armements.

Il ne s'agit pas de chercher, en terminant, l'originalité facile du paradoxe. Après avoir descendu le cours du temps, il est naturel de vouloir le précéder du regard dans l'avenir. Après avoir pris son élan si loin dans le passé, il est impossible de s'arrêter net au seuil des temps futurs. Après qu'on a vu tant de changements, des États naître et mourir; des empires crouler, qui s'étaient promis l'éternité, il faut bien prévoir de nouvelles révolutions, des morts et des naissances.

Toute force s'épuise; la faculté de conduire l'histoire, n'est point une propriété perpétuelle. L'Europe, qui l'a héritée de l'Asie, il y a trois mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours.

Janvier 1890.