Title: L'Illustration, No. 3690, 15 Novembre 1913
Author: Various
Release date: June 11, 2011 [eBook #36380]
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman and Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3690, 15 Novembre 1913
Ce numéro comprend:
1° LA PETITE ILLUSTRATION,
Série-Théâtre n° 20: Les Requins, de M. Dario Niccodemi;
2° Un Supplément économique et financier de deux pages.
M. Roux. M. Daucourt. Prince Valentin Bibesco.
UNE ÉTAPE DU VOYAGE AÉRIEN DE PARIS AU CAIRE
L'aviateur Daucourt et son passager,
M. Roux, reçus par les aviateurs roumains à
leur arrivée à Bucarest.
Phot. Duratzo.--Voir l'article, page 365.
Les prochains numéros de La Petite Illustration «Série-Théâtre» contiendront:
Le Secret, de M. Henry Bernstein;
Le Phalène, de M. Henry Bataille;
Le Procureur Hallers, de MM. Henry de Gorse et Louis Forest;
L'Occident, de M. Henry Kistemaeckers;
Le Veau d'or, de M. Lucien Gleize.
Transportons-nous, si vous le voulez bien, au siècle passé.
Que pouvait-il, alors, vous arriver dans un escalier?... n'importe lequel, petit ou grand, de service ou d'honneur?.... j'entends vous arriver de fâcheux, car l'escalier, maintes fois, était le théâtre de légers événements qui n'offraient rien de pénible: causeries sur les paliers, le dos appuyé à la rampe, aventures gracieuses et inattendues, intrigues nouées au passage et dénouées... Mais je ne considère ici l'escalier que comme endroit dangereux. Le pire que l'on y risquait, c'était de faire une chute, et encore la chose était-elle malaisée et demandait-elle une certaine recherche, avec cette pente si douce, et ces marches basses, larges, profondes, ne procédant guère que dix par dix et entrecoupées de fréquents repos... oui, pour choir dans cet escalier-là, il fallait vraiment une forte résolution,--ou une extrême faiblesse! Dans les deux cas il était difficile et prétentieux de se faire beaucoup de mal. On ne roulait pas bien loin. Tout au plus allait-on décemment, si on avait l'os tendre, jusqu'à se casser un bras ou une jambe,... et puis voilà! Par exemple, cet escalier débonnaire n'avait qu'une exigence, une seule, mais à laquelle tous devaient se soumettre, on devait le monter avec ses jambes, avec ses propres jambes. Il était traditionnel et logique. Il disait: «Je suis un escalier, j'ai des marches, montez-moi.»
Voyons l'escalier d'aujourd'hui. Généralement roide, obscur et haut, il se présente comme l'ennemi déterminé des genoux et des reins. Il abrège le cardiaque et mûrit l'asthmatique. La plupart du temps il nécessite une telle dépense d'énergie qu'il semble avoir été fait pour qu'on ne le monte pas, que l'on en soit rebuté rien qu'à la vue. Pourquoi? C'est qu'il sait «qu'il y a l'ascenseur». Et même quand il a été construit bien antérieurement, à, une époque où l'ascenseur n'était pas encore inventé, l'escalier le prévoyait...! et se donnait dès ce moment les façons détachées d'un passage qui bientôt ne sera plus bon à rien, qui ne doit plus servir.
Avec cet escalier-là, plus besoin de jambes, Le podagre et le paralytique, le cul-de-jatte, l'aveugle, l'amputé, sont en quelques secondes au septième étage. Ils n'ont plus à compter les marches, ni à craindre de les manquer. Elles n'existent pas.
Apprenons maintenant ce qu'on risque en échange? La mort. Et une mort affreuse, ou, tout au moins, des accidents d'une exceptionnelle gravité... Dans l'escalier d'autrefois, vous pouviez vous laisser aller à une confiance absolue et ne penser à rien, vous étiez avec un ami. L'escalier d'aujourd'hui, c'est un ennemi avec lequel vous est interdite la moindre distraction. Si vous ouvrez par mégarde la porte palière à un mauvais moment, vous vous précipitez dans le vide de la cage. Si dans l'ascenseur vous avez le malheur d'allonger la jambe, c'est un pied coupé, sans arrêt. Vous ne cessez d'être à la merci d'une machine capable de vous jouer les plus terribles tours. On ne sort jamais d'un accident d'ascenseur sans être un tantinet broyé. Mais vous êtes chez vous trois minutes plus tôt! je suis forcé d'en convenir. Vous risquez chaque jour, et plusieurs fois par jour, votre vie pour trois minutes, pendant lesquelles vous ne faites rien et qui ne vous profitent pas. C'est le progrès.
Descendons dans la rue d'autrefois. Quels en étaient les périls divers? Le cavalier, le carrosse, le porteur de fardeaux, sans parler du pot de fleurs et de l'enseigne qui se détachaient. Il semble bien que, même en étant un flâneur inattentif, on devait cependant pouvoir sortir de chez soi exempt de toute angoisse et y rentrer intact sans s'étonner d'être encore en vie... Les voitures, lourdes et encombrantes, étaient empêchées d'aller vite dans les rues étroites et tortueuses et de surprendre le piéton, et les grandes voies, vastes et faciles à embrasser d'un coup d'oeil, permettaient au promeneur de voir venir de loin les attelages solennels. L'accident était donc rare, et presque toujours rendu impossible par l'embarras. On se disputait et on se chamaillait davantage, on criait... mais on ne se cassait que la voix.
Tandis qu'aujourd'hui la me est le lasciate ogni speranza de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute. Le risque le plus courant que l'on y brave est celui de la mort... presque certaine... distribuée et largement répandue par l'auto sous toutes ses formes: la mort en pétarade par la motocyclette, la mort bourrue par le taxi, foudroyante et recommandée par l'auto postal, la mort en gâchis par l'autobus qui ne pardonne pas, par les camions de fer de raffineries ou d'entreprises de construction... Ah! que les anciennes voitures de laitiers qui dévalaient avec un gai fracas de casseroles rétamées le long des pentes de Belleville et de Montmartre nous semblent à présent douces et peu meurtrières. Qui ne les regrette?
Il est indéniable, par compensation, que nous allons plus vite, et que nous sommes beaucoup plus tôt rendus, même si c'est chez le pharmacien, à Beaujon, ou à la morgue. C'est le progrès.
Prenons sur la route d'autrefois la diligence. Qu'y avait-il à craindre? Qu'elle versât. Elle ne s'en privait pas, et sans doute une ou deux côtes enfoncées, quelques bonnes contusions et foulures laissaient parfois du beau voyage un désagréable souvenir. Mais, malgré tout, ces misères étaient honnêtes, presque raisonnables; elles se comprenaient, elles n'avaient rien d'effroyable et de trop inattendu. Le tout était, dans la montagne, d'éviter le précipice avec lequel on ne discute pas. A part cela on s'en tirait en se ramassant. On ne dégringolait jamais que de sa hauteur ou de celle du siège... et la preuve que ce n'était pas si grave, c'est qu'on en riait après et que les dessinateurs de ce temps nous ont laissé des centaines d'images pleines de belle humeur et de gaieté dont les chavirements de diligences ont été le motif... continuel et réjouissant, tandis que vous ne pouvez vous représenter une seconde un Carie Vernet, un Henri Monnier ou un Lami exerçant aujourd'hui sa verve à propos d'une collision de trains. Cette idée odieuse, insoutenable, ne saurait venir à personne.
Pourquoi? Parce qu'ici c'est encore et toujours la mort qui entre en scène et frappe.
Le décuplement de l'énergie et de la vitesse est une constante menace pour la vie humaine qu'il atteint et réduit. Afin de gagner quelques instants l'on se met en situation, mille fois par jour, de perdre des années. On fait meilleur marché de son existence, on joue avec à plaisir. Au lieu de laisser la mort à la place considérable, toujours exorbitante, mais un peu reculée qu'elle occupait, à certains endroits et carrefours de la destinée où l'on savait qu'il était bien difficile de ne pas la trouver, comme à un poste fatal, il semble qu'on veuille, de plus en plus, la faire entrer dans nos habitudes, dans nos moeurs, dans le programme de nos occupations et de nos travaux; on se montre soucieux de la mêler à tous nos actes, réputés jusqu'ici les plus inoffensifs, on l'engage, on l'excite, on l'invite, on la défie, on la prie à toute minute d'avancer, on lui donne partout ses entrées permanentes, on en fait son habituelle compagnie. Si encore l'on ne s'exposait ainsi qu'au risque plus fréquent d'être abattu par elle avec la prompte et loyale clémence qu'elle témoignait auparavant à ses élus, il n'y aurait que demi-mal, mais, suivant les progrès de la science, elle aussi s'est mise au niveau de son temps. Elle se «scientifise», elle se sert de la matière même et des éléments du progrès et de la découverte pour les faire contribuer à la destruction de l'homme; elle emploie, à le supplicier avant la fin, l'électricité, le feu, toutes les forces que celui-ci se targue d'avoir domptées. Embusquée dans la moindre machine imaginée et construite par l'homme, la mort ne pense plus qu'à la détraquer et la faire éclater pour punir l'homme de son orgueil, en le mutilant.
Sans vouloir donc rechercher si l'homme a tort ou non d'arracher à la science et à l'inconnu ses secrets en vue d'une perfection, d'une maîtrise et d'une domination qu'il prétend nécessaires et illimitées... sans le blâmer ni l'encourager... on peut cependant lui faire voir et toucher du doigt que le premier et le plus sur des résultats de son infernal génie est de faire progresser le danger et la mort dans des proportions inouïes, démesurées, épidémiques, de les étendre et de les vulgariser... Qu'il accepte donc avec plus de sérénité cette conséquence inévitable de sa fureur de progrès, de sa folie de puissance et de vitesse, de son déchaînement à se «surhumaniser» en tout... et quand, de plus en plus fréquentes, arrivent les catastrophes, les chutes, les collisions au-devant desquelles il a volé comme exprès... comme à un rendez-vous, qu'il cesse ensuite de s'étonner, d'être stupide et même de gémir, de dire: «Quelle horreur! Comment cela a-t-il pu se produire?» et de rechercher à côté les petites causes, dans la défectuosité du matériel... ou l'oubli du chauffeur...
Le seul chauffeur coupable ce n'est pas le pauvre diable au service de
la locomotive, c'est le voyageur de toute classe, c'est vous, c'est moi,
c'est l'homme en général, l'homme du train, de l'express et du rapide
qu'est devenue la vie d'aujourd'hui... voilà l'unique et universel
responsable des malheurs et des deuils qu'il organise avec tant de soin!
Dans cette nouvelle et forcenée croisade de l'Orgueil ce n'est plus
«Dieu le veut», c'est «l'Homme le veut». Alors vaille que vaille! Et
tant pis pour les carbonisés et broyés de la route! de la route d'en bas
ou d'en haut! Toujours plus vite! L'Homme le veut.
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Une dépêche de Sofia, reproduite par les journaux quotidiens, annonçait récemment qu'un lieutenant bulgare se rendait en France, après avoir provoqué «au nom de ses camarades» notre illustre collaborateur Pierre Loti, à la suite de ses articles sur les atrocités commises en territoire turc. Le grand écrivain n'aurait pas accordé à l'auteur de cette incartade, désavoué dans son propre pays, l'honneur d'une réponse, si de fervents amis, Français et Turcs, n'avaient spontanément offert de se faire ses champions. Mais M. Pierre Loti a voulu, en écrivant la déclaration qu'on va lire, mettre l'incident au point, et empêcher qu'une aussi ridicule provocation fût prise plus longtemps au sérieux.
Je voulais garder le silence, qui est ma manière habituelle; mais le généreux élan de tous ceux qui m'offrent de se battre pour moi m'oblige à parler. Ce sont des Turcs, ce sont des Français. Et, par la forme de leurs réponses, quel bel exemple de convenance ils donnent à ce Bulgare d'occasion!
Puissé-je maintenant les arrêter tous, par ce que je vais dire!
J'ai conscience d'avoir rempli un devoir sacré, en usant de la notoriété de mon nom pour établir le véritable rôle, pendant la guerre, des Turcs si calomniés, et des Alliés soi-disant chrétiens. Je me suis borné du reste à dire sans haine ce que j'avais vu et surtout à reproduire, après les avoir contrôlés, de plus accablants témoignages, qui depuis ont acquis la valeur de documents historiques. Je n'ai jamais eu un mot grossier pour les officiers bulgares et j'ai même rendu justice à leur incontestable bravoure. Leurs soldats aussi ont été braves, et je l'ai dit; cependant il faut distinguer: le courage militaire n'est vraiment sublime que chez des hommes civilisés, dont la pitié, dont les nerfs même se révoltent devant la nécessité des blessures et du sang; mais chez des soldats sanguinaires, qui se complaisent ensuite à mutiler leurs prisonniers, à avoir les mains rouges, le courage perd de sa valeur et se rapproche trop du taureau furieux dans l'arène.
Dès le début, je soupçonnais que mon attitude, dont je reste fier, pourrait bien m'attirer des coups de couteau un beau soir ou des balles de browning. Mais j'ai reçu une chose plus imprévue: une lettre de provocation d'un petit lieutenant de Sofia, conçue en termes tellement ignobles que les doigts répugnent à la toucher; certain passage semble même d'un fou. Je n'aurais pas pris la peine de lire une telle lettre, a priori jetée au panier où j'ai dû la repêcher, si les journaux n'avaient annoncé d'abord qu'il était délégué par l'armée bulgare. Je me refusai cependant à croire qu'un groupe d'officiers, de quelque nation qu'ils fussent et si aveuglés par la fureur qu'on pût les supposer, aient choisi pour les représenter un tel personnage,--et j'avais raison, car le jeune insolent a été désavoué dans la suite.
J'estime que je ne dois aucune réparation à personne pour avoir hautement proclamé la vérité, l'indéniable vérité, que des milliers d'autres ont consignée dans différents journaux ou rapports officiels, mais avec moins de retentissement voilà tout. Peut-être les Bulgares eux-mêmes, plus tard, si, comme je l'espère, ils s'acheminent vers des moeurs plus humaines, puiseront-ils dans mes écrits, devenus pages d'histoire, d'utiles matières à réflexion, d'utiles enseignements.
La lettre que j'ai reçue--si elle n'était l'oeuvre isolée d'un jeune énergumène en quête de réclame et qui n'est même pas Bulgare--constituerait à elle seule une pièce à charge dans le dossier balkanique, tant elle dénote de grossièreté foncière. Après avoir constaté mon «ineptie» et mon «ignominie», la plus heureusement trouvée et la plus amusante des épithètes qu'il me donne est celle de «crapuleux»; il n'y a pas à dire, pour qui me connaît, je suis tout entier dans ce mot-là!
Je dédaignerai donc, bien entendu, de recevoir les témoins que l'on m'annonce. Il restera toujours à ces messieurs la ressource de m'assassiner; je sors sans armes, comme sans peur, et ce sera chose facile. Je m'étonne même que ce ne soit pas déjà fait, ainsi que plusieurs lettres anonymes m'en avaient prévenu, en termes des plus immondes.
Ce semblant de réponse, que voici, me semble déjà trop; aussi n'est-ce pas au petit lieutenant un tel que je l'adresse; non, je l'écris pour ces innombrables amis inconnus, dont la pensée suit fraternellement ma pensée et auxquels je me dois un peu; mais c'est mon dernier mot, et je ne répondrai plus, quoi qu'il arrive, aux injures qui me viendraient de là-bas; certes, je me serais laissé entraîner à le faire, jadis; aujourd'hui, au crépuscule de ma vie, le peu de rôle qui me reste à jouer en ce monde m'apparaît beaucoup plus haut que cela.
Je me dois surtout, en cet instant, à ceux qui voudraient se battre à ma place; après leur avoir adressé ici mon remerciement très ému et leur avoir serré les mains, je les conjure, au nom de la sympathie qu'ils ont sans doute pour moi, je les conjure de n'en rien faire; cela me désolerait et me blesserait presque. Ils l'admettront, j'en ai l'espoir: cette lettre de l'Arménien-Bulgare, à présent que je l'ai publiquement dénoncée telle qu'elle est, ne vaut plus qu'un haussement d'épaules. L'auteur a besoin d'une leçon, je l'accorde; mais ne sera-t-elle pas beaucoup plus claire et plus décisive, cette leçon-là, si personne ne ramasse son petit défi?
En terminant, je veux remercier du fond du coeur la presse de mon pays,
qui m'a soutenu, sans distinction de clans, avec une loyauté si unanime
et si belle.
Pierre Loti.
(Voir notre gravure en première page.)
L'aviateur Daucourt et son compagnon M. Roux continuent triomphalement leur randonnée vers le Caire.
Nous avons laissé les deux hardis voyageurs sur la route d'Augsbourg à Munich. Trois jours plus tard, ils arrivaient à Vienne. Après avoir attendu en vain le beau temps, ils quittent la capitale de l'Autriche le 2 novembre à 10 heures du matin, et, pendant 300 kilomètres, ils volent en plein brouillard. A 2 heures de l'après-midi ils atterrissent à Budapest; une réception enthousiaste leur est faite par l'Aéro-Club de Hongrie et par la colonie française.
Nos compatriotes s'engagent ensuite dans les gorges encaissées du Danube; ils passent au-dessus des Portes de Fer, et, après un vol de 400 kilomètres, sans escale, ils se reposent à Craïova. Le lendemain, pour la première fois, le soleil est magnifique; en deux heures, ils franchissent les 250 kilomètres qui les séparent de Bucarest: trois aéroplanes militaires roumains, venus au-devant d'eux, les escortent jusqu'au champ d'aviation, où les attend le prince Bibesco. Même accueil enthousiaste à Varna dont les habitants n'ont pas encore vu d'aéroplane; un régiment bulgare musique en tête vient saluer le départ de nos aviateurs. Poussés vers le large par un vent de tempête, les voyageurs atterrissent à Podima, village de pêcheurs, situé non loin des lignes de Tchataldja. Personne ne peut les comprendre, et les paysans, les prenant pour des Bulgares, se montrent défiants. Enfin, tout s'arrange. Le temps se calme, l'avion reprend son vol et vient se poser à San Stefano devant le consul général de France qu'entourent le préfet de Constantinople et les officiers aviateurs ottomans.
Les autorités turques rivalisent d'attentions délicates pour les courageux Français. Le sultan, prévenu de leur présence à la cérémonie du baise-main, envoie le grand maître des cérémonies les féliciter; les deux touristes déjeunent à l'ambassade de France, dînent chez le maire de Péra, sont reçus par le gouverneur militaire de Constantinople.
Si, comme il faut l'espérer, aucun accident ne vient interrompre ce raid merveilleux, nous retrouverons bientôt l'oiseau de France à Beyouth.
Nijinsky et sa jeune femme
sortant de l'église Saint-Michel,
à Buenos-Ayres.--Phot. Baudoin.
C'est de l'Amérique du Sud que nous en est venue la nouvelle: le célèbre danseur qui, il y a quelques années, a révélé aux Parisiens, d'inoubliable façon, les grâces imprévues, les langueurs et les frénésies des ballets russes, et qui, depuis, renouvelait pour eux à chaque saison le miracle de ses souples jeux, Nijinsky s'est marié. Il s'était rendu, l'été dernier, en Argentine, pour y donner une série de représentations impatiemment attendues. Les loisirs de la longue traversée le rapprochèrent d'une jeune artiste de sa troupe, Mlle Pulska, qui, appartenant à une riche famille russe, s'était sentie poussée, voici un an seulement, vers le théâtre, par une irrésistible vocation chorégraphique. Lorsqu'ils débarquèrent à Buenos-Ayres, ils étaient fiancés.
Les grands ténors, illustres dans les deux mondes, avaient seuls coutume jusqu'à présent de bénéficier, dans les affaires de leur vie privée, d'un succès de curiosité: cette fois-ci, ce fut un danseur qui l'obtint. Et le mariage de Nijinsky fut un événement à Buenos-Ayres. La cérémonie religieuse eut lieu, le 10 septembre, en l'église Saint-Michel, celle qu'élit de préférence l'aristocratie argentine en semblables occasions. Notre photographie montre le couple dont l'union vient d'être célébrée: dans le jeune homme à la stricte élégance qui apparaît sur cette image, on reconnaîtra, après un peu d'hésitation peut-être, celui qui a si souvent émerveillé les Parisiens par ses bonds harmonieux, le Vestris slave, le prestigieux créateur de l'Oiseau de feu, de Schéhérazade et de Pétrouchka.
Le pont du Gard, monument romain et propriété nationale, en quelque sorte confisqué par un propriétaire riverain qui, dans un accès d'humeur, aurait même menacé de le faire sauter si l'État s'obstine à revendiquer le droit d'accès pour le public,--telle est la nouvelle originale qui, tout en nous arrivant du Midi, est rigoureusement exacte.
Plan indiquant (par une bande de grisé) la zone de
protection projetée autour du pont du Gard sur des terrains appartenant
en grande partie à M. Calderon. Les chiffres 1, 2, 3, 4, désignent les
endroits d'où ont été prises les photographies correspondantes.
Cette question du pont du Gard, qui prend aujourd'hui un caractère aigu, ne date point d'hier; invraisemblable au premier abord, elle est la résultante logique d'un état de choses curieux que nous allons exposer rapidement en nous référant au rapport tout à fait remarquable de M. Grandjean, inspecteur général honoraire des monuments historiques.
Le pont du Gard est situé sur la commune de Vers, canton de Remoulins, arrondissement d'Uzès. Comme on s'y rend presque toujours par Remoulins, l'opinion publique le place généralement sur cette dernière commune; l'erreur est même consacrée par la plupart des documents officiels.
Ce pont franchit, non point le Gard, mais le Gardon, modeste rivière dont la largeur, aux eaux moyennes, atteint à peine une quinzaine de mètres et ne dépasse guère l'ouverture d'une arche. Mais, en temps de crue, le ruisseau noie vingt ou trente mètres de chaque berge, couvrant alors des surfaces très accidentées, rocailleuses et complètement stériles.
L'ouvrage est formé de trois rangs d'arcades superposés. Les deux premiers sont de 6 et de 11 grandes arcades qui ont jusqu'à 24 mètres d'ouverture, le troisième, établi à environ 47 mètres au-dessus du niveau de l'eau, a 35 arcades plus petites. Ces proportions, hors de toute mesure avec celles du Gardon, s'expliquent par le fait que le «Pont du Gard» n'est pas un pont: c'est un aqueduc. Il fut construit pour réunir par-dessus la vallée, à une altitude considérable, les deux collines entre lesquelles coule le Gardon, et faire passer de l'une à l'autre les eaux des fontaines d'Eure et d'Airon destinées à l'alimentation de Nîmes.
1.--Fourche formée par le chemin de grande communication
(à gauche) qui va franchir le Gardon sur la première rangée
d'arches, et par l'entrée (à droite) du chemin privé de
M. Calderon.--Phot. Ch. Bernheim.
Ainsi s'explique que le pont du Gard ne repose que pour partie--un tiers environ--sur les berges proprement dites de la rivière. Le reste s'appuie sur les versants des collines à une hauteur que les eaux sont loin de pouvoir atteindre. Par ses deux extrémités, sur une grande étendue, il constitue donc un ouvrage en terre ferme, analogue aux aqueducs de Fréjus et de Coutances, par exemple. Et, alors que le monument est la propriété de l'État, tous les terrains qui l'environnent, sur l'une et l'autre rive, en amont et en aval, appartiennent à M. Fernand Calderon. Ce magnifique ouvrage offre donc la particularité, sans doute unique, d'être entièrement enclavé dans le fonds d'un particulier.
3--Le chemin de grande communication
franchissant le Gardon par le pont moderne
juxtaposé au pont antique contre la rangée
des premières arches.
La situation s'aggrave de la circonstance que le Gardon, dans cette partie de son cours, n'est ni navigable ni flottable. En conséquence, aux termes de l'article 3 de la loi du 8 avril 1898 sur le régime des eaux, la rivière et son lit appartiennent en propre à M. Calderon. L'Etat n'a ainsi ni les droits ni les facilités dont il jouirait si la rivière était navigable ou flottable.
Dans ces conditions, en dehors du monument romain, l'État possède simplement:
Le cours d'eau et son lit sur le trajet du pont antique;
Le sol où sont assises les maçonneries de l'ouvrage et le sol que couvre la projection des arches inférieures;
Les petites fractions de terrain qui, de part et d'autre des extrémités du pont, sur le penchant des deux collines, ont été aménagées par l'État pour créer des rampes, sentiers ou escaliers d'accès.
Remarquons, en passant, qu'il n'existe aucun titre, aucune pièce indiquant à quelle époque le pont serait devenu la propriété de l'État. Mais nul ne paie l'impôt pour ce monument qui est classé depuis 1838; l'État y a effectué des travaux à diverses reprises, notamment en 1855-1858, où les dépenses ont atteint 198.000 francs; enfin, M. Calderon a reconnu implicitement les droits de l'État.
Tout contre la face aval de l'aqueduc, les États du Languedoc ont fait construire, de 1743 à 1747, un pont présentant les mêmes dimensions, le même nombre d'arches, le même écartement des piles, la même hauteur et à peu près la même longueur que le premier étage de l'aqueduc. Ce pont appartient aujourd'hui au département et fait partie du chemin de grande communication n° 32.
Par ce chemin et par le pont moderne on peut, sans emprunter le sol de M. Calderon, accéder à la première plate-forme de l'aqueduc. C'est une atténuation à l'enclavement. Mais pour voir l'aqueduc, pour jouir de l'admirable perspective que découpent ses arches antiques, il ne faut pas être dessus, il faut être sur la propriété de M. Calderon.
2.--Porte clôturant le chemin privé de la propriété de
M. Calderon avec écriteau interdisant l'accès sous les arches
du
pont.--Phot. Ch. Bernheim.]
Cette propriété de 368 hectares constitue le domaine de Saint-Privat, qui s'étend autour d'un assez joli château sis à 1.800 mètres en amont de l'aqueduc sur la rive droite. C'est une terre seigneuriale qui appartint à la famille de Fournès jusqu'en 1865. A cette époque elle fut vendue à M. Thomas Calderon, père du propriétaire actuel qui la possède depuis 1894.
On accède au château par un chemin privé d'environ 7 mètres de largeur qui prend sa naissance sur la route départementale, à 115 mètres en aval de l'aqueduc. Après avoir parcouru ces 115 mètres, le chemin passe sous la première arche romaine, puis continue pendant trois ou quatre cents mètres sur un terrain dégarni, en grande partie formé de la berge inondable. Il s'enfonce alors dans les bois. C'est de ce chemin, à 150 ou 200 mètres des arches--par conséquent sur la partie de terrain dégarni--qu'on a la plus belle vue de l'aqueduc. C'est même le seul point d'où on puisse le contempler sans gêne, dans toute son étendue. Sur la rive gauche, le terrain est moins favorable.
Pendant longtemps, M. Calderon a laissé au public le libre passage de son domaine. Il prétend aujourd'hui que le développement du tourisme a créé une situation nouvelle, intolérable. Certains jours de fête, dit-il, notamment à la Pentecôte, des bandes arrivent d'Avignon, de Nîmes, de Beaucaire, et festoient sur sa propriété qu'elles saccagent sous les yeux des gendarmes débordés.
Pour éviter ces déprédations, M. Calderon a fait barrer l'entrée de son chemin privé, et il semble provisoirement maître de la situation. Car, comme nous le disions plus haut, l'État ne possède ici que la propriété du petit morceau de terrain couvert par les premières arches. Il peut, il est vrai, revendiquer la copropriété des 115 premiers mètres du chemin privé qui «conduit à des exploitations différentes».
L'attitude de M. Calderon a ému l'administration, qui veut en finir avec une situation prodigieusement anormale. M. Paul Léon, chef de la division des services d'architecture au sous-secrétariat des Beaux-Arts, est allé causer avec le propriétaire de Saint-Privat; il lui a proposé d'acheter le terrain nécessaire pour rendre au public le «point de vue». M. Calderon demanda 46.000 francs, puis 20.000 francs pour un terrain d'environ un hectare qui, paraît-il, vaut à peine un millier de francs.
4--Le pont du Gard vu dans toute son étendue de la
propriété de M. Calderon, dont l'accès est maintenant interdit au
public.
--Phot. Neurdein.
Devant ces prétentions, les pouvoirs publics ne se trouvent pas désarmés; la loi de 1906 sur la protection des sites permet à la commune et au département de recourir à la procédure d'expropriation. D'après l'enquête faite par le préfet du Gard, il suffirait, pour dégager les abords de l'aqueduc, d'acquérir 12 hectares de terrain, dont sept seulement appartiennent à M. Calderon et estimés 1.050 francs l'hectare. Soit une dépense totale d'environ 13.000 francs. Au cas où le département du Gard refuserait d'exproprier, l'État se chargerait de le faire en vertu du droit souverain d'expropriation que lui confère la loi de 1841.
Peut-être, d'ici là, M. Calderon aura-t-il réfléchi.
Cet heureux propriétaire est, paraît-il, un fort galant homme; on conçoit que la sauvagerie de certains touristes l'ait exaspéré. Il a, dit-il, trouvé des inconnus jusque dans son vieux castel, inventoriant son mobilier et usant de son billard.
En cédant à l'État pour leur valeur intrinsèque quelques ares de terre,
M. Calderon recouvrera la tranquillité; il redeviendra maître chez lui
sans grand dommage pour l'harmonie de sa belle propriété, et tous les
Français applaudiront à ce geste élégant.
F. Honoré.
Les nouveaux paquebots français de l'Amérique du Sud: le
Gallia.
--Phot. M. Bar.
En terminant la publication ici même, il y a deux ans et demi, de ses notes de voyage en Argentine et au Brésil, M. Georges Clemenceau exprimait le vif regret que les paquebots français mis à la disposition des passagers entre l'Europe et le continent sud-américain ne répondissent plus à leurs habitudes de luxe et à leurs besoins de vitesse.
Notre éminent collaborateur faisait ressortir combien il était fâcheux que les voyageurs brésiliens ou argentins, venant en Europe ou rentrant chez eux, fussent conduits à prendre passage sur des bâtiments de toutes nations, à l'exclusion ou à peu près des nôtres, alors que les énormes progrès économiques de l'Argentine et du Brésil sont dus en majeure partie à nos capitaux.
Et M. Clemenceau concluait en formulant l'espoir de voir prochainement apparaître une organisation nouvelle, dont les bâtiments, installés d'après le goût moderne et filant 20 nouds, permettraient d'atteindre directement Rio de Janeiro en dix jours et demi et Buenos-Ayres en treize jours.
Or, voici que les desiderata patriotiques exprimés au commencement de 1911 par M. Clemenceau sont réalisés dès la fin de 1913.
En effet, le paquebot Lutetia, inaugurant réellement les services de la nouvelle Compagnie Sud-Atlantique, est parti de Bordeaux le 1er novembre et se trouve, au moment où paraissent ces lignes, sur les côtes sud-américaines. Le seul aspect de sa coque monumentale et élégante, un coup d'oeil jeté sur ses aménagements, apprendront au monde argentin et brésilien qu'il y a quelque chose de changé et qu'ils peuvent désormais se confier sans arrière-pensée aux beaux bâtiments dont un coq symbolique, fièrement dressé sur ses ergots, décore les trois cheminées.
La Compagnie Sud-Atlantique met en service des à présent deux paquebots identiques, Lutetia et Gallia, auxquels s'ajoutera prochainement le Massilia.
Ce sont de magnifiques navires réunissant, avec toutes les qualités essentielles de solidité, de rapidité et de sécurité, le summum du confortable dans les appartements privés, du luxe dans l'aménagement et la décoration des salons communs.
Leur longueur est de 175 mètres; leur largeur, de 19 m. 50; leur déplacement, de 15.000 tonnes. La puissance totale des machines est de 20.000 chevaux et assure une vitesse de 20 nouds et demi.
Le Gallia et ses «sister-ships», Lutetia et Massilia, portent au-dessus de la flottaison six ponts, en y comprenant le pont supérieur, réservé à la promenade au grand air. Au-dessous se trouvent réunies toutes les pièces communes, décorées dans le meilleur goût français: salons de musique et de lecture, rotonde, fumoir, séparés par de grands halls qui forment eux-mêmes de véritables salons. La salle à manger occupe une partie du troisième pont: c'est une vaste salle en fer à cheval où les passagers se grouperont par petites tables et où ils goûteront, on peut nous en croire, tous les raffinements de la vieille cuisine française.
On trouve à cet étage, et aux trois autres en dessous, les logements des passagers, appartements complets, chambres à deux ou à un seul lit, tous excellents, recevant à pleins flots l'air et la lumière du jour, et munis de tout ce qui constitue le confortable de l'existence.
Si le luxe règne en maître dans les installations réservées aux passagers de première classe à bord des paquebots de la Sud-Atlantique, on n'y a pas oublié ceux des autres classes. Les aménagements qui leur sont réservés ont été soigneusement étudiés, et on peut dire que chaque classe est installée comme l'était la classe supérieure sur les paquebots d'antan.
Au moment même où le Lutetia quittait Bordeaux pour le voyage d'inauguration, la Compagnie Sud-Atlantique réunissait à Marseille, à bord du Gallia, un groupe nombreux d'invités auxquels elle offrait, à travers la Méditerranée apaisée, une délicieuse croisière.
Les côtes des Baléares, celles de la Corse, puis l'admirable littoral du Var et de la Provence, de Nice à Marseille, défilèrent devant leurs yeux ravis. On mouilla devant Palma, à l'impressionnante cathédrale, devant Ajaccio, aux golfes harmonieux, devant Bastia enfin, dont le vieux port génois fut très admiré; et, après chaque visite à terre, on revenait à bord avec joie, pour y retrouver le charme de la plus exquise et de la plus fastueuse hospitalité et y goûter la douceur de vivre loin des préoccupations des villes, dans la compagnie la plus agréable, entre le ciel et la mer.
Le salon de musique du Gallia.--Phot. Leleux.
La présence, à bord du Gallia, de M. de Monzie, sous-secrétaire d'État à la Marine marchande, entouré de hautes personnalités diplomatiques, politiques, maritimes et financières, donnait à cette excursion méditerranéenne une signification spéciale. M. de Monzie, depuis son installation à la tête des services de la Marine marchande, a saisi toutes les occasions de proclamer son intention de faire sortir cet organe si important de notre outillage national de l'état de marasme presque humiliant où il se débat. Nous ne doutons pas qu'il n'y arrive et il aura par là bien mérité du pays. Le jeune ministre voit tout particulièrement dans une meilleure organisation des lignes de paquebots un des moyens les plus puissants pour augmenter la richesse, le bon renom, le crédit de la France, en la faisant mieux connaître et apprécier. Et il veut, dans ce but, que ce soient des paquebots français et non des navires allemands, anglais ou italiens, qui amènent jusqu'à nous les innombrables étrangers, attirés de tous les coins du monde par le génie de notre race et les agréments si divers et si nombreux de notre pays. En participant à la croisière du Gallia, au premier rang des hôtes de la Compagnie Sud-Atlantique, M. de Monzie a montré l'importance qu'il attache au succès d'une entreprise qui va redonner au pavillon français, sur une des voies maritimes les plus importantes du monde, la place qu'il doit occuper.
Il est juste, d'ailleurs, de noter que cette sorte de renaissance maritime si nécessaire se poursuit depuis plusieurs années, et nul n'ignore les vigoureux efforts tentés et les grands succès obtenus déjà par la Compagnie Générale Transatlantique et la Compagnie des Messageries Maritimes. Des bâtiments tels que la France et la Provence pour la première, le Paul-Lecat et l'André-Lebon pour la seconde, peuvent s'aligner à côté des plus réputés coureurs des mers naviguant sous n'importe quel pavillon. Si les pouvoirs publics veulent bien faciliter, comme ils paraissent enfin s'y employer sous l'impulsion de M. de Monzie, la tâche de nos compagnies de navigation, il n'est pas douteux que notre Marine marchande, facteur si important de la prospérité nationale, retrouvera sur toutes les mers son ancien prestige.
Elle est la Poétesse. Tout se résoud pour elle en images, en sensations, en musiques. Ce regard qu'elle pose sur vous, si direct, si assuré, c'est une question qu'elle vous adresse; mais votre réponse est vaine, car elle s'est déjà répondu, et vous êtes déjà oublié, ou bien au contraire vous faites désormais partie de son univers. La foule de la rue, la corolle qui se fane près d'elle, dans ce vase, la nouvelle apportée par le visiteur, tout cela n'est que sons qu'elle harmonise, transpose et fixe en ses vers:
Prenez ces yeux, emplis de vastes paysages,
Qui n'ont jamais bien vu l'exact et le réel,
Et qui, toujours troublés par de changeants visages,
Ont versé plus de pleurs que la mer n'a de sel.
«L'exact et le réel» qu'elle ignore, elle en est avidement curieuse, cependant. Mais, dès qu'elle a cueilli ces fleurs vivantes, elle les transfigure et leur prête le parfum de sa sensibilité. Tous ceux qui savent quelque chose doivent verser en ses mains leur trésor. La politique même la passionne. Ce n'était point seulement en Parisienne qu'elle déjeunait, dans le tumulte mondain d'un grand restaurant de Versailles, un jour fameux de l'hiver dernier. A travers les rangs des badauds, elle voyait l'Histoire, et les pierres magnifiques avaient cessé en son esprit d'être musée pour redevenir palais...
Le gros chapelet d'ambre que caressent ses doigts fins, la bigarrure des couleurs qui l'entourent, son allongement gracieux sur ce divan, ces roses qui alourdissent l'air et l'aromatisent, tous ces raffinements et ces langueurs composent une atmosphère orientale que le lumineux visage de la poétesse semble éclairer. Mais ce ne sont point là turqueries fantaisistes ni paresses d'Islam. La pensée ardente, la parole vive de la reine du lieu vivifie les rayons, nuance l'ombre et poivre les odeurs. Rien de moins résigné, de moins endormi que l'âme de notre Sultane. Si ses émotions sont parfois celles d'une petite fille aux sentiments frais, la femme commande en elle comme une amazone impérieuse... Les démons conservent parfois un reflet de la grâce des anges, et l'on dirait qu'un autre sortilège confère aux anges, par instants, le charme impitoyable de Satan. L'amour, baume délicieux et philtre pervers dans le langage des poètes, est bien aussi cordial et poison dans l'âme des amantes. Sans larmes, les yeux qui les admirent leur semblent morts. Tourmenter, c'est ranimer, pour Ève; la chair qui pantelle lui paraît plus vivante. Ses filles se désespèrent donc avec ravissement de désespérer qui les aime. La pitié germe en elles et fait s'épanouir toutes leurs vertus; et, si la pitié reste vaine, elles suscitent le chagrin, qui est l'arbre où mûrissent les fruits nécessaires de la compassion et du dévouement. C'est la plus tragiquement sincère des confessions que cette imploration du désolé bourreau à sa victime:
Et moi, qui me revêts de vos grâces précoces,
Comme un brûlant frelon dans un lis engouffré,
Cher être par qui j'ai, plus qu'à mon tour, pleuré,
Pourrai-je pardonner à mon âme féroce
La paix qui m'envahit quand c'est vous qui souffrez?
L'amour n'est point ici un jet d'eau qui murmure; c'est un torrent écumant et vertigineux, dont le flot coule doucement, par endroits, entre deux pierres moussues. Mais le ciel est plus serein d'avoir été orageux, les arbres plus luxuriants d'avoir été secoués par l'averse. La nature rassérénée s'exalte, et «tout l'azur luit dans le coeur sans limites» de l'amante, dans ce coeur «innombrable» qu'elle a pourtant «resserré» sur l'amant. C'est le panthéisme dans l'amour: tout l'univers en soi, tout l'univers en l'autre, l'immensité et l'éternité dans le rêve, l'infini dans l'éphémère, le divin dans l'extase:
Je regarde votre humble et délicat visage
Par qui j'ai voyagé, vogué, chanté, souffert,
Car tous les continents et tous les paysages
Faisaient de votre front mon sensible univers.
Il n'est pas de transports plus spirituels, d'évocation plus éthérée que ces élans et ces aveux où les profanes croient reconnaître une voix trop humaine et sensuelle. Ce verbe n'est perceptible qu'aux initiés, à ceux qui savent vivre dans le silence et se complaire dans le recueillement.
La souffrance est partout, dans ces exaltations, et se mêle à la joie, qu'elle aiguise peut-être, mais qu'elle purifie en même temps:
Car l'amour, radieux comme un verger prospère,
Est gonflé de sanglots...
Si chacun de ses caprices est un poème, ces deux beaux vers attestent néanmoins que sa rêverie n'est point divagation de femme nerveuse, et que, dans sa vie intérieure, elle gravit vraiment les calvaires qu'elle évoque pour nous, comme elle se laisse vraiment bercer sur les eaux des lacs profonds et tranquilles.
Un poète, qu'une foi religieuse inspire, vient d'exhorter la poétesse des Vivants et les Morts à ne plus chanter que sur le ton de la prière. Que dès maintenant il admette au cloître de sa piété la douce novice au «visage émerveillé». Malgré l'apparence, elle n'est pas très éloignée de lui. Ses poèmes d'amour sont comme des cantiques. La volupté verbale est soeur du mystique enthousiasme. Le rêve, dans l'azur, suit la même voie que l'adoration, et l'amant irréel, vers qui montent les hymnes qui nous enchantent, pourrait, plus fidèlement qu'en un homme du siècle, se réaliser en un dieu de pureté.
La comtesse Mathieu de Noailles dans son salon.
Photographie Desboutin..
Son trône est ce divan multicolore que vous voyez apparaître devant vous
par le miracle de la science des images. C'est là qu'elle tient sa cour,
cour de poètes uniquement. Car même ceux qui ne savent pas l'art de
rimer deviennent devant elle fervents des métaphysiques esthétiques,
sensibles à la musique et aux idées. Elle rend élégant le banal, elle
étouffe le médiocre et répudie le laid: tout se supériorise sous son
regard et s'embellit sous son sourire. Magicienne de notre temps, elle
renouvelle le vieux mythe d'Orphée le charmeur.
Jean Lefranc.
Itinéraire des pèlerins à Sainte-Hélène: de James Town à
Longwood en passant par le Tombeau.--Dessin de L. Trinquier.]
Dans une terre anglaise de l'Océan, jadis fameuse, hérissée de canons et peuplée de soldats, aujourd'hui abandonnée, vidée, mourante et comme ensevelie dans le deuil de ses éternelles brumes et de ses rochers noirs, il est un lieu de pèlerinage où le drapeau français a le droit de flotter librement. A Sainte-Hélène, un calvaire et un sépulcre, la maison de Longwood où mourut Napoléon prisonnier et la vallée du Tombeau où, pendant dix-neuf ans encore, il demeura captif du sol britannique, sont, depuis plus d'un demi-siècle, propriétés de l'État français.
Le nom de Longwood, sanctifié par une immortelle agonie, s'est fixé dans nos imaginations. Les visions du tumulus clair, sur lequel pleure un saule échevelé, nous ont été rendues familières par les compositions ingénues et touchantes des imagiers romantiques. Mais ce que l'on ignore généralement chez nous où l'histoire vulgarisée de Sainte-Hélène s'arrête à la dernière page du Mémorial, c'est que Longwood est devenu français comme le lieu du Tombeau, que la sépulture comme la prison sont maintenant des domaines à nous et que nous entretenons depuis cinquante-cinq ans, dans l'île, un conservateur chargé de protéger, contre les empiétements, les outrages et la ruine, ce patrimoine national. Cela, il est vrai, ne s'apprend point à l'école. Les encyclopédies elles-mêmes, en notant que Sainte-Hélène est l'«île britannique où fut déporté, en 1815, et où mourut, le 5 mai 1821, l'empereur Napoléon Ier», n'ajoutent point que les lieux historiques de cette île, Longwood et le Tombeau, sont aujourd'hui domaines de la France. Et, s'il vous prenait la fantaisie d'interroger, chacun à son tour, nos quinze ministres ou sous-secrétaires d'État, sur les droits de notre pays dans l'île Sainte-Hélène, vous auriez de la difficulté, j'imagine, à obtenir une seule réponse satisfaisante. Les domaines français de Sainte-Hélène ne sont plus, aujourd'hui, qu'un article du budget en trois lignes et toute leur histoire administrative tient, avec leur état civil, en un seul carton vert des archives du quai d'Orsay. Or, on songe, paraît-il, à supprimer, sinon le carton vert, du moins l'article du budget. De 1815 à 1821, la garde de l'Empereur prisonnier coûta annuellement 10 millions à l'Angleterre. La garde de son tombeau et de la maison où il est mort coûte chaque année 9.000 francs à la France. L'administration trouve la dépense ruineuse. Elle songe à la réduire et peut-être à la supprimer. Le conservateur actuel, M. Roger, un homme de bonne volonté, mais chargé de famille, et qui, déjà, en est--comme l'Empereur--à sa cinquième année d'exil, veut rentrer en France. C'est une bonne occasion pour ne le point remplacer. Les domaines qui, faute de crédit, ne sont plus entretenus, la masure qui n'est plus réparée, se conserveront désormais tout seuls. Des passants de toutes les nations pourront, comme jadis, couvrir d'inscriptions outrageantes les murs de ces lieux d'agonie. Il sera loisible à d'autres, comme jadis encore, de venir piétiner le tombeau. Qu'importe! Sainte-Hélène, c'est loin. Les étrangers seuls s'y arrêtent! Il n'y va presque plus jamais de visiteurs français...
Cependant, cette indifférence de notre administration, ces velléités d'abandon ayant été, il y a quelques mois, dénoncées au public, l'opinion a paru s'en émouvoir. Mais la situation ne s'est point améliorée. Un de nos confrères italiens, M. Cavicchioni, qui vient de séjourner dans l'île, avec une âme de pèlerin, a rapporté de son voyage les plus récentes photographies de Longwood. Ces documents illustrent le dossier que nous croyons opportun de publier aujourd'hui: le dossier de l'abandon par la France des domaines français de Sainte-Hélène.
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Traditionnellement, lorsqu'un navire est dans les eaux de l'île et longe les lugubres falaises de basalte à pic dans la mer, après qu'il a tourné une masse volcanique, le Barn-Mount, les officiers indiquent aux voyageurs un rocher dont les arêtes dessinent le profil de l'Empereur. Le bateau s'arrête à quelque cent mètres de la côte devant le petit port clair et presque gai, par contraste, de James-Town. L'arrivée du «postal» est toujours pour les gens de l'île un spectacle nouveau, et le bâtiment est vite entouré de petites barques. Des canots amènent les voyageurs devant un escalier dont l'abord est rendu très difficile par la violence d'un ressac permanent le long de la jetée. Non sans peine on parvient à mettre le pied sur les gradins humides,--ceux-là mêmes peut-être que gravit Napoléon le 17 octobre 1815. Une ligne uniforme de constructions basses, presque toutes des magasins à façades jaunes, s'adossent à la montagne couleur de rouille. La route court entre ces bâtiments et la mer et conduit, par un pont-levis, jusqu'au glacis meublé de vieux canons inutiles. Puis, sous la terrasse du «château»--l'édifice où sont réunis les services administratifs--un passage voûté vous mène sur la petite place centrale, ombragée, où s'élève l'église. Les choses d'autrefois sont demeurées dans leur état antérieur. Au château, le bureau du gouverneur est toujours ce même bureau qu'occupait Hudson Lowe, lorsqu'il descendait de Plantation House. Et Plantation House--à trois milles du port vers l'intérieur, dans la partie la mieux protégée et la plus verte de l'île--continue d'être la résidence du gouverneur de Sainte-Hélène, aujourd'hui un simple major, dont le traitement de 18.750 francs représente la seizième partie du traitement annuel (300.000 fr.) d'Hudson Lowe entre 1815 et 1821. Le gouverneur n'a plus, il est vrai, sous son autorité, une flotte et des troupes. L'état-major est représenté par un capitaine d'artillerie de marine. Et la garnison, jadis forte de 3.000 hommes, se réduit maintenant à une vingtaine de marins casernes à Ladder Hill, le fort qui domine James-Town et auquel on accède par un escalier à pic de 600 marches. L'ordre public est assuré par quatre policemen.
Sur la route de James-town à Longwood: embranchement du
chemin du tombeau, à gauche du parapet en ruine.
Le tombeau de Napoléon et (en haut et à gauche) la source
de l'Empereur. Photographies A.-C. Cavicchioni.
Sur la route de Longwood: le sémaphore d'Alarm-House.
Le salon où est mort l'Empereur. | La véranda. |
A gauche, fenêtres du salon; à droite, ouvertures du
cabinet de travail et de la chambre de l'Empereur.
Vue d'ensemble de Longwood Old House.
Photographies prises au cours de l'été de 1913 par M. A.-C. Cavicchioni.
État actuel de la tonnelle où, les jours de beau temps,
Napoléon réunissait autour de lui ses compagnons d'exil.
Façade sud-est de la maison avec ses murs lépreux et ses
carreaux brisés.--Au premier plan, le bassin tracé par l'Empereur.
Photographies A.-C. Cavicchioni.
Il est curieux de noter que, dans le parc superbe de Plantation House, il existe, encore vivants, parmi les verdures d'une floraison tropicale, des témoins centenaires de l'histoire de l'île. Ce sont deux monstrueuses tortues, que l'on appelle «les tortues du temps de Napoléon», ou les tortues d'Hudson Lowe. Elles gîtent là depuis un siècle, apprivoisées et familières... Et ce ne sont point, paraît-il, les seuls êtres qui ont survécu au temps de la captivité. On montre encore, dans l'île un perroquet blanc, centenaire lui aussi, qui siffle à merveille, et auquel, naturellement, on a donné le nom de «Napoléon». Enfin, il y a peu d'années, décédait à James-Town un batelier nonagénaire, qu'entourait une curiosité presque déférente. Les vieillards de Sainte-Hélène prétendaient que c'était un fils de l'Empereur...
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Il est rare que le postal s'arrête plus de trois heures au mouillage, et, en ce cas, il ne faut point songer à tenter l'excursion de Longwood, à moins de se résigner à séjourner dans l'île, pendant un mois, jusqu'au retour du paquebot. Si l'on peut, par bonheur, disposer d'une journée, on loue un cheval ou une voiture au prix d'une livre, et, après avoir suivi les humbles maisons de Napoléon street--où passa le convoi funèbre de l'exhumation en 1840--on s'engage sur la route de Longwood. C'est une voie carrossable qui s'agrippe à moitié côte, traçant comme une longue barre sombre à travers la maigre végétation des agaves et des cactus. Au-dessous, tout au fond dans la vallée, James-Town semble une coulée de pierres et de blocs. Plus haut, à droite, on rencontre le chemin qui conduit aux Ronces (Briars), le cottage verdoyant et fleuri des petites Balcombes où, dans un pavillon séparé, minuscule, Napoléon vécut les trois premiers mois de son exil. Si vous faites la route en quelque fin d'après-midi, dans la grande clarté tropicale et le calme absolu du soir, vous percevez, en cet endroit, comme un faible chant d'oiseau, le murmure d'un filet d'eau qui descend lentement de Francis Plain et forme la cascade des Briars. Parfois encore, le silence est rompu par le bruit de sabots d'une mule revenant de la montagne avec une charge de bois ou d'herbe ou par l'écho d'une voix humaine qui se répercute d'un bout à l'autre de la vallée comme un cri dans une chambre close. Au ciel, de grands nuages, toujours en mouvement, couvrent et découvrent sans cesse le sommet sur lequel est placé High Knoll, le fort le plus important et le plus élevé de l'île. Bien des années se sont passées depuis que l'Empereur suivit à cheval cette route pour atteindre le lieu de sa prison. Trois quarts de siècle se sont écoulés depuis qu'il la redescendit, au bruit des salves, dans un cercueil sur lequel était jeté le manteau impérial. On a cependant cette impression que rien ici n'a bougé depuis le temps du drame et celui de l'apothéose. Ce sont, aux bords de la même route qui longe les mêmes ravins, les mêmes silhouettes bleues des pins, les mêmes agaves dressant parmi les cailloux leurs feuilles en fer de lances et leur floraison de clochettes. Ce sont à divers intervalles les mêmes parapets disjoints. La même cascade continue sa même fraîche chanson en sa course incertaine avant de recevoir le coup de balai du vent qui la jette en poussière dans la vallée.
Plan du domaine français de Longwood Old House (ancienne
résidence de l'Empereur à Sainte-Hélène).
Pour atteindre les plateaux, la route va et vient, sinueuse, à travers les pins, les saules et les oliviers sauvages, tandis que se découvrent, à chaque volte, de nouvelles visions de mer, de vallée et de ciel.
On entre dans une région battue par le vent, où sapins et gommiers se ploient tragiquement, dans un gémissement continu, et l'on entrevoit le sémaphore d'Alarm House. C'est de là qu'on signalait, au temps de la captivité, les navires aperçus au large, et que l'on tirait le canon pour donner l'alarme à la garnison et à la division navale, chargées sur terre et sur mer de la garde du prisonnier. Passons. La route, maintenant, longe un vaste gouffre désolé le «Bol au punch du Diable», et, peu après, elle laisse à sa gauche un chemin dont l'accès se dissimule dans les agaves et les cactus. Arrêtons notre voiture ou mettons pied à terre si nous sommes à cheval. Ce chemin discret, presque secret, va nous conduire à la vallée française du Tombeau.
Les tortues «du temps de l'Empereur» dans
l'ancien parc
d'Hudson Lowe.
L'entrée du domaine, à quelque distance de la route, est indiquée par une porte rustique, une barrière que soutiennent deux montants en brique surmontés chacun d'un boulet. Il suffit de soulever un loquet, et l'on entre sans plus de formalités dans les lieux de la sépulture, très verts, envahis par les graminées, les genêts et les buissons à mûres, et plantés de pins et de cyprès dont le parfum de cimetière se dégage, intense, dans l'humidité constante de ce lieu. Le domaine comprend 40 acres ou 16 hectares. Avec le tombeau vide et la maison délabrée de Longwood, il fut acquis en 1858 par le gouvernement de Napoléon III au prix fort de 178.565 francs, frais compris. La transaction, d'ailleurs, fut laborieuse et ne dura pas moins de cinq années. La spéculation s'en était mêlée. Il avait fallu, en outre, tourner les dispositions de la législation coloniale anglaise qui interdit l'aliénation à une puissance étrangère d'une parcelle du territoire britannique. Mais, comme alors le cabinet de Windsor voulait être agréable aux Tuileries, on trouva les accommodements nécessaires et, depuis le mois de mai 1858, l'habitation et le tombeau de l'empereur Napoléon sont inscrits sur les registres domaniaux de Sainte-Hélène comme propriétés françaises. Cette acquisition a mis fin à un long scandale, à une exploitation éhontée dont était l'objet, depuis 1840, depuis l'année de l'exhumation, la sépulture impériale. La terre de la fosse était constamment enlevée et vendue, renouvelée et revendue. On payait pour voir le tombeau. On payait pour boire à la source. Il a fallu changer toutes ces habitudes. La sépulture, de nouveau, a été protégée. La fosse a été recouverte par des dalles, et l'on a cessé de tenir boutique en ce lieu. Voici cette tombe dans sa retraite fraîche et verte. Elle est enfermée dans la double ceinture d'une palissade basse et d'une haie de bois de fer. Les cyprès et les pins avec un saule unique--arrière-petit-fils de l'un des deux saules originaires--versent une ombre quasi contenue sur sa pierre blanche qu'étreint une petite grille noire et que borde une rutilante parure de géraniums. Un peu plus haut, la source aimée de l'Empereur affleure dans une coupe de pierre, et une écharpe de lys d'eau jetée sur le sol indique le sillage de son cours souterrain. Au delà des barrières est la maison du garde, un humble insulaire qui, pour quelques shillings par semaine, protège cet endroit contre les incursions des bestiaux des domaines voisins. Et disons tout de suite que, pour des raisons d'économie, il est question de supprimer ce garde, à moins que, pour des raisons d'économie encore, on ne fasse la fortune de ce Yamstock illettré en l'élevant--il en est question--aux fonctions de représentant officiel du gouvernement français à Sainte-Hélène.
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On peut revenir à la route par un autre chemin, une sente raboteuse creusée, croit-on, par les Chinois qui venaient à la source chercher l'eau de table de l'Empereur. On continue de monter vers un plateau nu couvert de gommiers phtisiques et d'immortelles sauvages. On passe devant Hutt's gâte, la maisonnette du premier séjour des Bertrand. Tout auprès, maintenant, s'élève une petite chapelle anglicane. Un peu plus loin, un portail, flanqué de deux échoppes, indique l'entrée de l'ancienne enceinte du domaine réservé au «Général». Faisons quelque cent pas encore, et après avoir laissé à notre gauche Longwood New House, la nouvelle résidence construite--trop tard--pour l'Empereur à la fin de la captivité, nous nous trouvons en face de Old House, la maison en forme de croix où Napoléon vécut les cinq dernières années de son existence.
Cette maison, lorsque la mission française en 1840 vint chercher les cendres de Napoléon, se trouvait dans un délabrement scandaleux. La chambre et le salon où était mort l'Empereur avaient été transformés en écurie et en moulin à orge. Et, depuis, rien n'avait été tenté pour remédier à cet abandon insultant.
Après 1858, Longwood devenu français fut restauré, reconstitué par une mission spéciale qui séjourna à Sainte-Hélène pendant vingt et un mois. L'entreprise fut confiée au capitaine de génie Masselin. Il ne fallait pas faire neuf. Il fallait, dans la confusion des démolitions et des reconstructions successives, retrouver ce qui avait été l'ancienne maison. On a utilisé autant que possible les matériaux anciens restés sur place. On a rétabli les peintures et les papiers d'après des fragments recueillis. Si ces réparations ont été, évidemment, considérables--et quelle maison de famille n'a point dû, en un siècle, subir des transformations importantes tout en restant la même et sans rien perdre de sa physionomie et de son âme?--du moins, la demeure a-t-elle conservé son aspect d'autrefois, presque toutes ses pierres et jusqu'à sa détresse intérieure. Ce n'est point une autre maison. C'est bien toujours, et minutieusement la même, la maison de l'Empereur captif... Et maintenant, entrons:
On accède par une petite véranda peinte en vert et parée de feuillages grimpants dans une première pièce assez vaste que l'amiral Cockburn avait fait ajouter à la hâte à la primitive demeure pendant le séjour de l'Empereur dans le cottage des Briars. C'est une légère construction en pans de bois, coffrée en planches à l'intérieur et à l'extérieur et qui prend jour par trois fenêtres à l'ouest et deux à l'est. Cette pièce servit d'abord à la fois de salle de billard et de salle d'attente pour les visiteurs; cette dernière destination prévalut après que le billard eut été reporté dans un autre local en arrière. C'est là que, lorsque le captif recevait, l'un des aides de camp, Montholon ou Gourgaud, botté à l'écuyère et l'épée au côté, accueillait les personnages de marque auxquels Napoléon daignait accorder audience. Un huissier en livrée vert et or, avec gilet blanc, culotte de soie noire, bas de soie blanche, et souliers aux boucles étincelantes, Santini d'abord, Noverraz ensuite, se tenait immobile devant la porte du salon où attendait l'Empereur.
Aujourd'hui, cette pièce délabrée trahit toutes les tristesses de l'abandon. A l'extérieur, les pans de bois sont vermoulus, à moitié pourris et très malmenés, particulièrement du côté de la tonnelle, par le vent de l'est. Les murs, à l'intérieur, avaient été originairement peints à l'huile en vert clair, avec un petit filet noir encadrant chacune des parois. Mais ce vert, sali et moisi, est devenu tellement foncé qu'il en est noir. Aussi, quand on pénètre en ce lieu, la première impression est-elle lugubre. C'est bien, on n'en doute plus, le salon funèbre qui précède une chambre mortuaire. Un seul meuble se trouve là: le haut pupitre taché d'encre qui supporte le registre des visiteurs.
De la salle d'attente on passe dans le salon, une pièce exiguë où l'Empereur recevait et tenait cercle avec sa petite cour le soir après dîner. Découvrez-vous. C'est là que Napoléon est mort, le 5 mai 1821, un peu avant le crépuscule. Entre les deux fenêtres ouvertes sur l'occident se trouvait le lit de camp sur lequel expira le captif. La place est indiquée par une petite balustrade en bois sombre, qui entoure un buste de Napoléon. Sur la cheminée, une grande glace avec un cadre dédoré et sali. Aux murs un papier commun jaunâtre à fleurs vertes, qui fut copié d'ailleurs sur le papier primitif.
Le tombeau de Napoléon aux Invalides.
Phot. en couleurs
de L. Gimpel.
L'une des portes du salon donne accès dans la salle à manger, basse, à peu près obscure, qui reçoit son seul jour d'une porte ouverte sur le jardin au nord. Un affreux papier brique à ramages noisette et or tapisse les murs. Cette salle à manger communique, à gauche, avec la bibliothèque peinte en gris vert, et, à droite, avec les deux petites pièces qui formaient l'appartement de l'Empereur: cabinet de travail et chambre à coucher dont le papier tombe par morceaux. Le reste ne vaut guère qu'on en parle. Les visiteurs s'arrêtent à peine dans l'ancienne cuisine fumeuse et peuvent s'amuser à compter les trous de rats dans les parquets des logis de la suite et du personnel de service. Autour de la maison, dans les jardins parsemés de violettes pâles et de jaunes immortelles, on ne retrouve point les plates-bandes d'autrefois. Le bassin, tracé par l'Empereur l'année de sa mort, est aujourd'hui vidé, séché, lézardé. C'est une ruine au pied d'autres ruines, toute cette façade nord tourmentée par le vent qui a disjoint les pierres des murailles et brisé les carreaux des fenêtres. Un peu plus loin, la tonnelle où, les jours de beau temps, l'Empereur aimait à réunir ses derniers fidèles, n'est plus qu'un squelette lamentable autour duquel s'enroulent, tristement symboliques, des fleurs de la Passion.
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Et voilà tout ce qui, dans son actuelle misère, fut pendant cinq ans la dernière résidence impériale. Nous en sommes à ce moment critique où la masure ouverte à tous les vents, avec ses fenêtres disjointes et sans vitres, ses planchers troués par la vermine et ses coffrages pourris, ne tient plus. Une bourrasque un peu plus furieuse que les autres balaiera toute cette poussière de souvenirs. Les visiteurs des deux continents--il y a eu encore cette année sur le livre de Longwood trois cents signatures d'officiers japonais--viendront errer dans ce désastre, et ils s'indigneront non plus contre les Anglais de 1821 qui n'avaient pas su préserver ces reliques, mais contre les Français d'aujourd'hui, insoucieux de la religion de leur gloire, qui laissent s'éteindre en ces lieux la plus sublime évocation de l'âme française, malheureuse, résignée, grandie. Notre distingué confrère italien déjà cité, M. Cavicchioni, pénétré, à son retour de Sainte-Hélène, des récentes tristesses de Longwood, nous assurait qu'il venait de passer là-bas les semaines les plus impressionnées de sa vie. «On entretient et on relève, ajoutait-il, des palais impériaux et royaux. C'est fort bien. Mais il y a des palais dans toutes les capitales et il n'y a qu'un Longwood au monde. Longwood appartient à l'humanité. Ne laissons pas mourir Longwood.» Ainsi, les étrangers s'émeuvent de cet abandon que les Français, trop généralement, ignorent. Un haut personnage britannique, lord Curzon, vice-roi des Indes, ne disait-il pas, il y a deux ans, après une visite à Longwood, qu'il eût été fier de pouvoir prendre à sa charge tous les frais de cette conservation. Et soyez sûrs que, si la maison s'écroule enfin, les touristes du monde entier s'en disputeront les pierres à prix d'or.
Le conservateur que nous avons là-bas fait tout ce qu'il peut pour
cacher le scandale des premières ruines. C'est un très digne, très
intelligent et très accueillant fonctionnaire. Mais les 3.000 fr.
annuels qu'on joint à son maigre traitement de 6.000 francs sont
aussitôt absorbés par les frais de gardiennage et d'entretien
superficiel. Notre administration semble ignorer que tout est hors de
prix à Sainte-Hélène où il n'y a rien. Carreaux, peinture, papier
doivent être envoyés de France, et il est rare que ces fournitures,
malgré les demandes réitérées, arrivent à Longwood. Le sceau des
domaines français date encore du Second Empire. Oui, c'est un cachet aux
armes impériales--et, en la circonstance, il ne faut pas s'en
plaindre--qui scelle les papiers officiels de ce fonctionnaire de la
République. Mais notre conservateur ne peut point, avec ses seules
ressources, boucher les trous des murs et ceux du parquet, consolider
charpente, toiture et ferrures de cette maison chancelante. Bien
plus--et il faut le dire--la pénurie de son budget lui interdit même de
répondre aux curieux, érudits et publicistes du monde entier qui lui
demandent des renseignements sur les lieux de la captivité. On a
rarement vu pareille misère administrative. M. Roger a demandé son
rappel. Les visiteurs de l'île regretteront ce Français courtois et
instruit, auquel il faut donner un digne successeur. Et pourquoi ne
serait-ce point, comme au début, un officier supérieur en retraite, qui
joindrait les émoluments du conservateur à sa pension de soldat?
L'éminent et vénéré général Niox, qui veille sur le somptueux sarcophage
impérial, celui de l'apothéose dans la gloire des Invalides, trouverait,
j'en suis persuadé, des candidats multiples à cette autre faction
d'honneur auprès de la première humble sépulture et de la suprême
station de l'exil, Longwood,--ce Golgotha près du Tombeau.
Albéric Cahuet.
Devant la salle du Congrès: les membres des deux Chambres avant l'entrée en séance. | Pendant le vote: les portes de la salle gardées militairement pour empêcher la sortie des représentants. |
LA PREMIÈRE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE EN CHINE (6 OCTOBRE).
--Photographies de M. H. E. Dozon.
Moins d'un mois après son élection à la présidence définitive de la République chinoise, on apprenait que Yuan-Chi-Kaï venait de se débarrasser, par un coup d'État, de toute l'opposition parlementaire. Les 300 députés appartenant au kouo-ming-tang, c'est-à-dire à l'opposition radicale, étaient exclus du Parlement. Ce coup de force a peu surpris.
Les Européens qui, comme notre confrère Jean Rodes, le distingué correspondant du Temps, ont été témoins de l'élection présidentielle et de l'installation--véritable intronisation--au Palais impérial du président Yuan-Chi-Kaï, n'ont point, en effet, conservé de doutes sur le caractère peu constitutionnel et quasi monarchique du régime que l'on instaurait. A propos des opérations électorales qui durèrent, le 6 octobre, de 10 heures du matin à 7 heures du soir, M. Jean Rodes a noté cet incident caractéristique:
«Plusieurs centaines d'habitants de Tien-Tsin, délégués par la Chambre de commerce de cette ville et venus, le matin, en chemin de fer, s'arrogèrent, avec évidemment l'acceptation de Yuan-Chi-Kaï, dont ils étaient partisans, la police de la salle. Vers le milieu de la journée, des parlementaires ayant voulu sortir pour manger, ces gardiens improvisés les en empêchèrent absolument. Ils consentirent seulement à leur faire parvenir quelques vivres. C'est donc pour ainsi dire à l'état de prisonniers et surveillés par des gens sans mandat que les députés et sénateurs procédèrent à l'élection...»
Quatre jours après, le 10 octobre, le président Yuan-Chi-Kaï recevait solennellement l'investiture légale, en présence de tous les hauts dignitaires des Chambres et des ministres étrangers.
«Affublé d'un costume de général moderne couleur bleu de ciel et coiffé d'un haut képi surmonté d'un panache blanc, Yuan-Chi-Kaï, dit M. Jean Rodes, était, d'une manière assez peu en harmonie avec cette tenue militaire, porté en chaise. Une foule de dignitaires, vêtus du même uniforme, se pressaient et trottinaient autour de lui, selon la plus vieille coutume des cours orientales.»
Le président Yuan-Chi-Kaï, entouré des membres du corps
diplomatique à Pékin.--Phot. Fu Sheng.
1. Le président Yuan-Chi-Kaï.--2. S. E. Don Luis Pastor, doyen du corps diplomatique, ministre d'Espagne.--3. S. E. M. Wallenberg, ministre de Suède.--4. S. E. M. A. Conty, ministre de France.--5. S. E. M. de Cartier de Marchienne, ministre de Belgique.--6. S. E. le comte Aklefelt-Laurvig, ministre de Danemark.--7. S. E. M. Williams, chargé d'affaires des États-Unis.--8. S. E. Lou-Tseng-Tsiang, ministre des Affaires étrangères, Wai-Kiao-Pou.--9. S. E. H. Kroupensky, ministre de Russie.--10. S. E. M. Yamaza, ministre du Japon.--11. S. E. Tsao-Jou-Linn, vice-ministre des Affaires étrangères.--12. S. E. M. Bathala de Freitas, ministre de Portugal.--13. S. E. le comte von Limburg-Stirum, ministre des Pays-Bas.--14. S. E le baron von Seckendorff, ministre d'Allemagne.--15. S. E. Leang-Cheu-Yi, secrétaire général de la présidence.--16. M. le chevalier Daniel Varé, chargé d'affaires d'Italie.--17. M. J. B. Alston, chargé d'affaires de Grande-Bretagne.--18. Amiral Tsai-Ting-Kan, conseiller du président.--19. le général Yin-Tchang, conseiller du président.--20. M. Herrera de Huerta, ministre du Mexique.--21. M. Tang-Tsai-Fou, conseiller au ministère des Affaires étrangères.--22. M. Tang-Hoa-Long, président de la Chambre des députés, Tchong-Yi-Yuan.--23. M. Wang-Chia-Siang, président du Sénat, Tsan-Yi-Yuan.--24. M. le comte des Fours, chargé d'affaires d'Autriche-Hongrie.--25. Amiral Liou-Kuan-Hsun, ministre de la Marine.
La solennité eut lieu dans la vaste salle où l'empereur se tenait autrefois pour les grandes réceptions annuelles. Lorsque Yuan-Chi-Kaï eut fait son entrée, il gravit la haute estrade impériale et s'installa délibérément à la place du trône où des chambellans, les uns en habit, les autres en redingote, l'entourèrent. Le président, dans ce décor et avec ces formes monarchiques, lut un long discours. Puis, à un commandement du maître des cérémonies, tous les Chinois présents s'inclinèrent profondément trois fois. La réception diplomatique eut lieu ensuite. Après quoi le prince Pou Loun, vêtu lui aussi en général bleu, vint au nom de la famille impériale présenter ses voeux et offrir un cadeau. Une grande parade militaire, le défilé de 18.000 hommes devant les portes du palais, termina ces cérémonies qui devaient marquer, pour l'histoire, les débuts pittoresques et un peu gauches de la République chinoise dans le monde moderne.
Le lendemain, le président Yuan-Chi-Kaï réunissait dans un déjeuner suivi d'une garden-party les chefs de mission et le personnel des légations, et c'est au cours de cette fête, plus intime, que fut prise la photographie ici reproduite de Yuan-Chi-Kaï, en son bel uniforme bleu et archigalonné de président ou de généralissime, au milieu des ministres accrédités en sa capitale.
APRÈS LA TEMPÊTE.--Les épaves du «Mesolonghion» jeté à la
côte près de Casablanca; à l'arrière-plan, le «Nana Martini» échoué.
Photographie Ch. Ratet.
Le coup de vent qui, à la fin du mois dernier, a soufflé sur l'Atlantique a sévi avec une violence particulière sur les côtes du Maroc, où la mer est toujours si dure. Le 29 octobre, la tempête jetait à la côte un voilier français, la Marguerite, à Rabat, et trois autres navires mouillés en rade de Casablanca, le Liria, espagnol, le Mesolonghion; battant pavillon hellénique, et le Nana Martini, allemand. Aux premières nouvelles de ces trois derniers sinistres, le général Franchet d'Esperey et le général Ditte se portaient sur la plage. Les secours furent organisés rapidement. Mais le Mesolonghion, le plus en danger et le premier secouru, fut vite mis en pièces par les vagues furieuses. Quatorze de ses matelots disparurent. Le Nana Martini, échoué non loin de là, put débarquer sans pertes son équipage. Quant au Liria, le sauvetage des marins qui le montait fut long, dangereux, fertile en péripéties. Il fut l'occasion de maints actes de courage et de dévouement. Là encore tout le monde fut sauf, mais le navire était perdu. Ce véritable raz de marée a été, pour le port de Casablanca, en construction, une rude et excellente épreuve. On n'était pas sans inquiétude quant aux fondations des môles, que les prophètes de malheur disaient devoir être balayées comme des fétus. Elles ont, au contraire, résisté admirablement.
J'ai sur ma table une douzaine de cartes qui me convient aux expositions d'art les plus diverses. On le sent: l'écluse est maintenant ouverte et nous allons vivre jusqu'à l'été sous la peinture! En quel océan ce torrent ira-t-il se noyer lui-même? Quelles terres, je veux dire quelles collections ira-t-il submerger ou féconder? On ne sait pas; et à l'éternelle question que se posent tant de braves gens, chaque année: «Où peut bien aller toute cette peinture?» nulle bouche humaine n'a encore répondu.
J'utiliserai deux de ces cartes, en tout cas: j'irai à la galerie Montaigne--c'est-à-dire au théâtre des Champs-Elysées--voir l'Exposition d'Art chinois ancien; un art merveilleux, qui étonne sans doute plus qu'il ne charme, mais dont les surprises sont si passionnantes! Rappelez-vous les expositions récentes dont nous avons eu le régal au musée Cernuschi.
Et puis j'irai flâner au quai de l'Horloge pour y voir une série d'oeuvres de Roty qu'un graveur-éditeur y expose depuis quelques jours. Roty fut un homme exquis, et qui a laissé une oeuvre aussi délicate et aussi noble que lui. Il a eu ce génie de n'être point l'esclave de ses outils; de ne jamais rapetisser ni sa vision ni son sentiment des choses à la mesure du cadre où il enfermait son oeuvre. Il a mis en des médailles toutes petites de vastes paysages, de grands gestes et des rêves infinis. Il faut aimer Roty. Ce petit homme timide fut l'honneur d'un art où nous excellons. Et puis on le fait revivre à nos yeux, dans un magasin du quai de l'Horloge, en plein décor de «vieux Paris», tout près de cet Institut où, discrètement, il siégea. C'est très bien.
Le dixième Salon de la «Gravure originale en couleurs» est ouvert pour une dizaine de jours encore. Il faut l'avoir vu. Cette exposition n'a point la prétention de nous révéler des chefs-d'oeuvre, et elle n'est pas d'ailleurs destinée à cela. Mais elle a un autre objet, qui est très intéressant aussi: elle nous montre comment l'art, en somme, peut arriver à se vulgariser artistement dans une forme où il semblait que ce fût bien difficile... Nous avions la chromo, qui était à la portée de toutes les bourses; la gravure en couleurs est moins universellement accessible, et l'on ne peut pas dire d'elle qu'elle soit «peuple». Elle est «classes moyennes». N'importe. Elle marque un admirable progrès dans l'art de mettre à la disposition d'amateurs de plus en plus nombreux de délicates jouissances, d'une qualité continuellement améliorée, et qui n'étaient, il y a peu d'années encore, que le privilège d'une élite.
La Comédie-Française a repris, comme chaque année, au seuil de l'hiver, ses soirées d'abonnement. Ses matinées du jeudi étaient, depuis quelque temps déjà, recommencées. Si j'étais chargé de montrer Paris à un étranger, je ne me presserais pas de le conduire aux soirées d'abonnement de la Comédie-Française, pas plus qu'à celles de l'Opéra. J'aurais peur qu'il en emportât l'impression que les Français d'aujourd'hui pratiquent mal, quand ils sont au théâtre, l'art d'écouter. L'Abonné est souvent inattentif; il semble même qu'à ses yeux il y ait quelque élégance à l'être. Il a payé pour tout entendre; mais il ne saurait admettre que le droit de tout entendre lui impose le devoir d'écouter tout. Le spectacle qu'on lui donne n'est pas toujours d'une irréprochable beauté; mais il faut convenir qu'il est lui-même, quelquefois,--vu de la scène, ou de loges voisines, occupées par des gens attentifs, un spectacle bien ennuyeux.
Bien plus volontiers conduirais-je mon Etranger à ces matinées du jeudi qui sont comme les fêtes hebdomadaires du Théâtre-Français, et qui sont rendues délicieuses, vraiment, par la qualité de la clientèle qu'on y voit. Clientèle de fraîche jeunesse: d'adolescents attentifs, de fillettes bien sages et pour qui ces matinées sont l'aventure, la petite folie de la semaine! De jolis visages; des toilettes dont l'élégance demeurera discrète, quelques années encore (ensuite, on verra!); un silence de cathédrale autour des mots qui viennent de la scène; une joie de kermesse à chaque baisser de rideau; ah! le gentil spectacle qui nous est donné là! Et je voudrais, pour que mon ami l'Etranger rapportât de nous, dans son pays, une opinion flatteuse tout à fait,--je voudrais le conduire, après cela, chez Lamoureux ou chez Colonne; je veux dire chez Chevillard ou chez Pierné.
Les deux grands Concerts du dimanche ont fait, le mois dernier, leur réouverture (le sixième concert des deux séries sera donné demain); après avoir vu comment notre jeunesse sait écouter une comédie, l'Etranger y verra comment nos adultes savent écouter de la musique; avec quelle docilité émue et recueillie ils se livrent à elle. Tous sont venus chercher là l'émotion qui amuse, ou qui exalte, ou qui apaise; car, parmi tant de sensibilités assemblées, il n'y en a pas une à qui l'orchestre ne dise, à un moment donné, la phrase qu'elle avait besoin d'entendre, et qu'elle se rappellera... On vante le recueillement de certaines foules allemandes, au concert; il ne saurait être plus profond, plus émouvant que ne l'est, depuis cinquante ans--depuis Pasdeloup, le bon prophète!--celui des foules de Paris!
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Une bonne nouvelle. Le musée Galliéra qui organise en ce moment, comme tous les ans, à l'automne, son «Exposition générale d'art appliqué», annonce pour 1914 une Exposition spéciale dont l'intérêt sera grand.
On sait que, depuis 1902, le musée Galliéra a organisé, chaque année--à côté des collections qui constituent le fonds permanent de ses richesses--des expositions spéciales, qui étaient chaque fois, dans l'ordre des Arts appliqués à l'industrie, consacré à un objet différent. Le musée Galliéra nous a donné successivement les expositions de la Reliure, de l'Ivoire, de la Dentelle, du Fer forgé, de la Soie, de la Porcelaine, de la Parure précieuse de la Femme, du Papier et de la toile imprimés et pochés, de la Verrerie, des Grès, de la Broderie; et, cette année, la délicieuse et si amusante Exposition de l'Art pour l'enfance, qui vient de finir, et à laquelle succède celle dont j'ai parlé plus haut: l'Exposition générale d'Art appliqué à laquelle M. Eugène Delard, le si dévoué conservateur du Musée, pourvoit au moyen de ses collections permanentes. C'est cette Exposition que suivra, au printemps prochain, la quatorzième Exposition spéciale de Galliéra. Elle aura pour sujet: «la Statuette», et «le Meuble destiné à la faire valoir».
On voudrait, par cette Exposition, montrer le rôle décoratif de la Statuette, et à quels ingénieux emplois peut être affectée, dans nos intérieurs d'art modernes, la «petite Sculpture». Voilà un thème excellent!
J'ai déjà dit quels services nos musées municipaux rendent à l'Art, et
quels intéressants spectacles ils nous donnent. Comme on souhaiterait
que la Ville de Paris apportât au nettoyage de ses rues et à
l'administration de ses ordures ménagères une intelligence égale à celle
qu'elle déploie dans le gouvernement de ses musées!
Un Parisien.
Expositions artistiques.--Grand Palais: Salon d'automne.--Galerie Georges Petit (8, rue de Sèze): exposition de la gravure originale en couleurs. (Clôture le 27 novembre.)--Galerie Boutet de Monvel (rue Tronchet, 18): céramiques de Lachenal.--Galerie Devambez (43, boulevard Malesherbes): oeuvres de M. Hans Ekegardh; le 21 novembre, ouverture de l'exposition des Amis de l'eau-forte.--Galerie Montaigne (avenue Montaigne): exposition d'art chinois ancien.
Ventes d'art.--Hôtel Drouot, salle 6, les 20 et 21 novembre, estampes anciennes.--Salle 8, les 20 et 21 novembre, laques anciennes du Japon, bronzes chinois et japonais, peintures et dessins.
Conférences.--Salle Gaveau (45, rue La Boétie): Visions d'art de M. Gervais-Courtellemont: le 21 novembre à 9 heures du soir, la France dans l'Afrique du Nord (projections en couleurs), causerie de M. Gervais-Courtellemont; le 20 novembre, à 3 heures, Jeanne d'Arc, causerie de M. Funck-Brentano.--Université des Annales (51, rue Saint-Georges), à 5 heures: le 17 novembre, Snobisme, snobs et snobinettes, par M. Jules Lemaître; le 18, le Bon roi Henry, par M. Henry Roujon; le 19, la Jeunesse de Victor Hugo, par M. Jean Richepin; le 20, Une visite à madame mère, Laetitia Ramolino à Rome, par M. Frédéric Masson; le 21, la Vie flamande, par M. Émile Verhaeren; le 22, Pourquoi chante-t-on? par M. Reynaldo Hahn.--Au théâtre de la Renaissance: le 15 novembre, à 5 heures, conférence sur le Tango, par M. André de Fouquières; le 22 novembre, à 5 heures, gala de musique consacré à Gustave Charpentier, conférence de M. Albert Acrémant.
Concerts et auditions.--Théâtre des Champs-Elysées, le 19 novembre, en soirée, concert symphonique avec le concours de Mme Félia Litvinne.--Hôtel du Foyer (34, rue Vaneau), le 20 novembre, de 3 à 4 heures, séance de musique donnée par l'Association des Concerts Chaigneau.
Exposition de chiens de luxe.--Du 21 au 23 novembre, 87, rue La Boétie, exposition organisée par le Club du chien de luxe.
Sports.--Courses de chevaux; le 15 novembre, Vincennes; le 16, Auteuil (prix Montgomery); le 17, Saint-Ouen; le 18, Enghien; le 19, Vincennes (obstacles); le 20, Auteuil (prix de Marly); le 21, Saint-Ouen; le 22, Vincennes (trot).--Gymnastique: le 15 novembre, à 3 heures, à la Sorbonne, congrès de l'Union des Sociétés de gymnastique de France; le 16 novembre, au gymnase Japy, à 3 heures: sixième tournoi international.--Aéronautique: le 15 novembre, à Saint-Cloud, concours de distance organisé par l'Aéro-Club de France.
Quelques livres de la terre nous sont venus liés ensemble comme une gerbe d'automne. Ils renferment un peu de la même âme; ils répandent une harmonie de parfums qui évoquent nos vacances trop vite interrompues parmi les bois, les sillons et les vignes. Ces livres sont: Au Pays d'Oïl, par M. Jean Revel; le Vieux Gamin, par M. Gaston Roupnel et le Roman de la Forêt, de M. Jean Nesmy, auxquels il faut joindre le Planet Saint-Eloy, de M. Roux-Servine, qui nous dit la vie et la mort de la tradition provinciale sur la «placette» d'une petite ville de Provence.
Nous devons à M. Jean Revel de fortes études sur la vie terrienne: «Rustres», «Contes normands», les «Hôtes de l'Estuaire», «Terriens». On lira avec le même goût les savoureuses et émouvantes nouvelles qu'il a réunies sous ce titre: Au Pays d'Oïl[1]. M. Jean Revel a foi dans les destinées de la littérature provinciale, qu'il a dotée généreusement d'un prix annuel de 800 francs. Il continue d'écrire lui-même, pour l'exemple, et avec raison, puisque son talent reste chaud et jeune.
Le Roman de la Forêt[2] est l'oeuvre d'un forestier, et il faut nous en réjouir. M. Jean Nesmy a vécu longuement dans la forêt champenoise. Il connaît, comprend et aime la forêt. Il vient de lui consacrer un très beau livre, où il traite un sujet inédit: la vie des charbonniers, et où il traduit, avec un art subtil et charmant, les plus menues perceptions de bruits, de parfums, de couleurs. Voici, par exemple, les bois mouillés:
«La pluie tombe toujours monotone et têtue, à menus fils, à petites aiguilles et n'a pas même un chant dans sa tristesse. Elle dégoutte des branches, vernit les bourgeons, les feuilles mauves et les écorces, gonfle les mousses, glisse en rosée sous les herbes qu'elle ploie, hache l'air, effume l'horizon et, portée comme un embrun par le vent de la hauteur qui la chasse, déplie ses voiles et les replie...»
Plus loin «la forêt de givre fait sa musique de dégel». Puis c'est la forêt à l'aube de mai, la forêt aux couchants et la forêt la nuit, tout le poème profond de la Forêt dans les quatre chants de ses quatre saisons.
M. Gaston Roupnel est un conteur bourguignon dont la plume trempe en pleine sève et qui dresse ses personnages dans l'air de leur pays avec ce relief puissant, cette expression ardente que, jadis, les imagiers de villages savaient donner à leurs figures d'églises. Ce n'est point certes que le Vieux Garain[3] prenne dans ce récit un visage de saint. Ce «Jean-Jean de la Terre», intrépide «perce-coeur du pays» en sa jeunesse, savoureux ivrogne en son âge mûr, et riche diseur d'anecdotes sur sa fin, avant d'être taquiné par le croque-mort, est tour à tour le bon gars et le mauvais larron. Mais quand, avec ses expressions un peu débraillées, il évoque la vie, la vie locale d'un demi-siècle en «sa sincère gueuserie», il nous livre les plus extraordinaires portraits bourguignons fixés, sans retouche, dans la réalité du cadre.
[Note 1: Édition Fasquelle.]
[Note 2: Édition B. Grasset.]
[Note 3: Édition Fasquelle.]
M. Roux-Servine, l'auteur du Planet Saint-Eloy[4], nous offre, pour ses débuts dans le roman, une oeuvre charmante, originale, sympathique, pleine d'esprit et de talent, qui vaut d'être lue et mise en bibliothèque. M. Roux-Servine est certainement un homme du Midi et peut-être bien un félibre. Il est en tout cas un traditionniste de la meilleure qualité et qui, pour cette raison, n'aime point le cabotinage du traditionnisme. Et M. Roux-Servine en plus est un poète. Vous vous en apercevrez dès ses premières lignes, à la description évocatrice qu'il nous donne du Planet Saint-Eloy, une placette d'Iscle en Provence, irrégulière, maussade, avec la fontaine qui s'y égoutte continûment entre les branches de trois platanes, avec ses anciens hôtels renfrognés. En ces maisons du passé survivent de vieux us et gîtent de vieilles gens: un ancien notaire, un chanoine, une dame très noble, deux demoiselles âgées, un officier en retraite, gaillard et ronchon, dont la seule présence en ce lieu est un demi-scandale. Le scandale complet se déchaîne lorsque emménagent sur le Planet un peintre fantasque et riche et une antiquaire pratique et jolie. Il ne faut pas accabler les vivants sous le poids des morts, mais il paraît cependant juste de noter que l'on trouve dans ce livre quelque chose de l'observation balzacienne, traduite avec la fantaisie d'un Murger, un Murger plus fin, plus discret quoique méridional. Et il y a aussi, en ces pages nuancées, une satire bien jolie des métèques qui, pour vivre dans le Midi, prétendent le connaître et affirment l'aimer.
[Note 4: Édition du «Provençal de Paris». 15, rue du Faubourg-Montmartre.]Il y a des gens, disait la baronne du Montet, qui ont le talent de se draper d'un nuage. «Napoléon III, ajoute M. Frédéric Loliée, était de ces nébuleux, à qui le clair-obscur prête des proportions agrandies». Car M. Frédéric Loliée vient de nous donner un fort ouvrage sur Napoléon III[5], très curieusement étudié dans la formation et le développement de son rêve impérial. On connaît les livres précédents de ce séduisant et brillant historien. Jusqu'ici, des témoignages d'époque lui avaient permis d'esquisser, sous la forme intime, les grands portraits et les silhouettes notables de la société du second Empire. Mais la figure essentielle, centrale, manquait encore à cette galerie. Il nous fallait un Napoléon III, vu par M. Loliée dans la solitude de Ham et dans le faste des Tuileries, une analyse intime--à travers les circonstances de la vie privée ou publique--de cette figure du destin. M. Loliée a ressuscité son personnage avec beaucoup de finesse d'observation et un grand effort d'impartialité. Après avoir, dans la première moitié de son ouvrage, dressé un triptyque impressionnant de Louis Bonaparte, enfant, conspirateur, prisonnier, il nous montre, après la réalisation du «rêve», les Tuileries rouvertes aux rites somptuaires d'un autre âge, le palais des rois rendu à la vie avec un faste tout à fait digne de son histoire, un éclat matériel répondant à l'idée la plus brillante qu'on pût concevoir d'un vrai décor monarchique, et, debout, au milieu de cette pompe renouvelée du premier Empire, un homme, donnant plutôt l'impression avec son attitude impassible, indifférente, «d'un maître revenu chez soi que d'un Élu fraîchement sorti du scrutin populaire».
M. Frédéric Loliée insiste peu sur les faits, déjà connus, et que l'on
pourra d'ailleurs retrouver, fort agréablement liés, commentés et
illustrés, dans l'ouvrage du comte Fleury et de M. Louis Sonolet, sur la
Société du second Empire[6]. M. Loliée concentre son observation sur
la vie intérieure, sur l'évolution d'âme; et les traits qu'il dégage en
force et en relief composent le portrait moral le plus impressionnant et
le plus vrai peut-être que l'on nous ait jusqu'ici donné du rêveur
impérial.
Albéric Cahuet.
[Note 5: Rêve d'Empereur. Ed. Émile-Paul, 7 fr. 50.]
[Note 6: Dont le troisième volume (1863-1807) vient de paraître. Ed. Albin Michel, prix 5 francs.]
Le biplan avec ses rampes électriques. | Le sillage lumineux tracé par l'aéroplane. |
La chute des bombes sur une carcasse en bois figurant un
cuirassé et l'incendie de ce dernier.
EXPÉRIENCES DE LANCEMENT DE BOMBES EN AÉROPLANE, LA NUIT
L'Amirauté anglaise a fait procéder récemment, sur l'aérodrome de Hendon, à d'intéressantes expériences de lancement de bombes du bord d'un aéroplane. Ces expériences ayant lieu la nuit, la silhouette générale des avions était indiquée par une série de lampes qui permettaient de suivre les évolutions; sur le sol de l'aérodrome, on avait dressé une carcasse on bois simulant un navire de guerre, éclairée par des feux reproduisant aussi exactement que possible les feux réglementaires.
Le vol des avions, dans ces conditions, fut un spectacle nouveau. L'appareil disparaissait dans la nuit, traçant des lignes de feu qui se déroulaient en un lumineux sillage. Et l'éclatement des bombes, qui, grâce à l'adresse des pointeurs, incendièrent assez rapidement le but proposé, ajoutait à l'étrangeté de ce feu d'artifice d'un nouveau genre.
Conservation des oeufs par le silicate de Soude.
Il y a longtemps qu'on a préconisé la conservation des oeufs dans un bain de silicate de soude ou verre soluble; mais depuis peu on a prétendu que les oeufs ainsi traités renferment une certaine quantité de silice soluble qui les rend dangereux pour la consommation.
Un chimiste anglais, M. Bartlett, s'est livré à une série d'expériences en vue d'éclaircir définitivement la question. Il a constaté que si le bain contient de la soude libre, l'oeuf en absorbe et le blanc prend la consistance de gelée.
On évite cet inconvénient en employant une solution convenable de silicate de soude à 10%. Après onze mois d'immersion les oeufs ne contiennent pas plus de silice que les oeufs frais et leur poids est sensiblement le même qu'avant leur introduction dans le bain. D'autre part, leur qualité est en général supérieure à celle des oeufs conservés par le froid, car les pores de la coquille sont clos et ne se laissent traverser par aucune mauvaise odeur.
Carpes d'égout.
Nous avons signalé jadis les essais entrepris en certains pays, notamment en Allemagne, pour assainir les cours d'eau, en les peuplant de jeunes carpes: ces poissons se nourrissent de certains microbes et les ferments qu'ils sécrètent en détruisent d'autres.
Le procédé a donné d'excellents résultats et on songe à l'utiliser pour la purification des eaux d'égout. D'après les expériences et les calculs du docteur Hofer, de Munich, la carpe prospère dans les eaux polluées; des sujets d'une livre placés au mois d'août dans des étangs recevant des eaux d'égout avaient triplé de poids au mois de novembre. On pourrait ainsi obtenir un revenu dépassant parfois 1.000 francs par hectare.
Le savant allemand ajoute que ces carpes peuvent être mangées sans danger. Elles consomment, non pas les toxines, mais seulement les animalcules qui les produisent; d'autre part, leur cuisson offrirait des garanties suffisantes contre l'infection microbienne.
Attendons-nous donc à voir bientôt introduire à Paris comme «carpes de la Loire» les carpes d'égout dues à l'initiative de la science germanique.
Inconvénients du chocolat pour les nourrices.
On sait que l'alimentation des nourrices exerce une grande influence sur la composition du lait, influence telle qu'on fait parfois ingérer par la nourrice certains médicaments destinés à l'enfant. Mais on n'avait jamais remarqué jusqu'ici l'action nocive que peut présenter la consommation abusive du chocolat. MM. Brandeis et Quintrie ont fait à cet égard une observation curieuse qu'ils viennent de communiquer à la Société de médecine et de chirurgie de Bordeaux.
Un bébé étant affecté de troubles digestifs assez graves, le lait maternel fut analysé: on y trouva des cristaux d'oxalate de chaux. C'était un élément tout à fait anormal, et, en cherchant d'où il pouvait provenir, on apprit que la mère mangeait une quantité excessive de chocolat. Or, le chocolat contient presque toujours une légère proportion d'acide oxalique; il fut donc interdit à la nourrice. En quelques jours les malaises de l'enfant cessèrent complètement.
La teinture d'iode dans les approvisionnements de l'armée
Depuis que les travaux du professeur Reclus ont fait connaître la haute valeur antiseptique de la teinture d'iode, la chirurgie moderne en a fait la base de presque tous ses pansements. Malheureusement, ce précieux produit doit, pour être efficace, être de préparation récente. Au bout de huit jours, il s'altère et devient irritant; après un mois, il est caustique. Pour remédier à cet inconvénient grave, on a proposé de lui ajouter diverses substances conservatrices, de l'iodate de potasse par exemple, du borax ou de l'iodure de potassium. Mais ce ne sont là que des moyens de fortune dont la constance n'a jamais été démontrée.
Aussi convient-il de signaler qu'un praticien de notre armée, le pharmacien-major Pellerin, attaché à la direction du service de santé du ministère de la Guerre, vient de trouver le moyen pratique de fabriquer des comprimés d'iode pur, susceptibles de résister pendant de longs mois à toute altération. Pour s'en servir, il suffit d'en placer un dans une quantité convenable d'un liquide alcoolique quelconque où il se dissout instantanément.
Grâce à cette découverte, nos ambulances et nos formations sanitaires de campagne vont être, dans un délai très bref, pourvues du médicament précieux, indispensable pour les soins d'urgence à donner aux blessés.
L'éponge de fer et la purification de l'eau.
Quand on fait passer un courant de vapeur d'eau dans de la fonte en fusion, celle-ci, en se solidifiant par refroidissement, prend un aspect poreux qui lui a valu le nom commercial d'éponge de fer. Ce produit bien connu n'a dans l'industrie que des usages assez restreints; mais il est possible que désormais sa fabrication se trouve assurée d'assez larges débouchés. Le service municipal des eaux de New-York vient, en effet, de l'employer pour constituer des lits filtrants et se déclare enchanté de son emploi, après de nombreuses expériences concordantes. Un filtre garni d'éponge de fer se laisse traverser par l'eau avec une grande rapidité, mais l'assainit au passage d'une façon si parfaite que, fût-elle saumâtre ou fétide à son entrée dans l'appareil, cette eau se trouve, à la sortie, dépourvue de toute mauvaise odeur, privée de goût désagréable et susceptible de demeurer pendant de longs mois claire, limpide, sans aucune altération, absolument potable en un mot.
Ces expériences devraient être reprises chez nous: en raison du prix de revient très bas de l'éponge de fer, rien ne s'opposerait à son adoption pour le filtrage des eaux, si les conclusions optimistes des ingénieurs américains sont confirmées de tous points.
A propos de la statue de Jupille.
Plusieurs lecteurs nous demandent quel est l'auteur du monument, reproduit dans notre numéro du 1er novembre, qui rappelle, à l'Institut Pasteur, l'acte de courage du petit Jupille terrassant un chien enragé: ce groupe est l'oeuvre du statuaire Émile Truffot, qui fut l'un des meilleurs élèves de Carpeaux, et a laissé le souvenir d'un excellent artiste.
Le transport de la marine de guerre américaine Orion
ravitaillant
en charbon le cuirassé Ohio dans le port de
Marseille.
--Phot. du lieut.-col. Prat.
Une division navale américaine, composée des cuirassés Vermont et Ohio, au cours d'une croisière en Méditerranée, va passer quelques semaines dans les eaux françaises. Ces cuirassés sont actuellement à Marseille, où a été prise notre photographie. Ils y ont grand succès de curiosité, avec leurs étranges mâts-tourelles. Mais ce qui retient le plus vivement l'attention des marins comme des simples... terriens, c'est le transport Orion qui les accompagne et qui est spécialement chargé de les ravitailler en charbon. C'est un navire d'un type tout nouveau et qui vient d'être mis en service récemment. Il peut porter 10.500 tonnes de houille. Il présente un aspect très particulier, avec son pont chargé de grues puissantes qui lui permettent de charger rapidement les navires qui peuvent avoir recours à ses services. De tels bâtiments pareraient heureusement, en temps de guerre, aux difficultés toujours grandes du ravitaillement.
Le monument français de Berne
fleuri par les anciens
légionnaires.--Phot.
Fourmann.
La colonie française de Berne n'oublie pas les soldats morts pour la patrie pendant le séjour en Suisse, en 1871, de nos troupes de l'Est mutilées et épuisées; et, suivant une tradition déjà lointaine, elle s'est réunie dimanche dernier avec son drapeau, au cimetière de Bremgarten où s'élève un très beau monument commémoratif.
Deux couronnes de fleurs naturelles ornées de rubans tricolores furent déposées au pied de ce monument, l'une par la colonie française, l'autre par la société suisse des anciens légionnaires qui avait tenu à se joindre au cortège formé à l'entrée du cimetière. Cette touchante manifestation des anciens légionnaires suisses, groupés sous le drapeau français, est une réponse éloquente aux attaques haineuses et périodiques de la presse pangermaniste contre notre légion.
A Kief, un retentissant procès, terminé d'hier, a, durant plusieurs
semaines, provoqué d'ardentes discussions en Russie. L'assassinat, dans
des conditions restées mystérieuses, d'un enfant nommé Youtchinsky;
certaines conclusions des médecins qui avaient procédé à l'autopsie, la
mise en accusation de l'israélite Beylis, soupçonné d'être l'assassin,
ont permis d'évoquer devant les juges l'obsession sanglante du «crime
rituel».
Beylis.--Phot. Kowalsky.
D'où, en Russie, une émotion violente, le déchaînement des
antisémites, d'un côté, et, d'autre part, la riposte non moins ardente
de leurs adversaires les accusant d'inventer des prétextes à massacres.
Le procès s'est terminé par l'acquittement de Beylis. Le jury de Kief, tout en affirmant sa conviction que le meurtre du jeune Youtchinsky avait été commis dans la fabrique où les juifs confectionnaient leurs pains azymes, a, sur une seconde question, répondu que Beylis n'était pas coupable.
Ce verdict rendu par douze hommes du peuple, dont une certaine partie de l'opinion suspectait bien à tort les préjugés, paraît devoir apaiser les passion...
Une baleine échouée à la pointe de Penmarch.
Il n'est pas rare de voir un cachalot ou quelque baleinoptère échouer sur nos côtes; en général, ces monstres marins sont de taille réduite et nous donnent une idée assez imparfaite de la légendaire baleine.
Le cétacé trouvé ces jours derniers sur la côte de Penmarch, près du phare d'Eckmühl, se distingue de ses congénères égarés en nos régions par sa taille exceptionnelle; il mesure environ 15 mètres de longueur. Ce sujet rare a attiré l'attention du Muséum qui a envoyé un délégué chargé de surveiller le dépeçage. Et le squelette sera probablement attribué à un musée de province, qui pourra s'honorer, comme le Jardin des Plantes de Paris, d'une cour de la Baleine.
Le théâtre Léon-Poirier vient de nous révéler une comédie satirique, de M. Lucien Gleize, qui a obtenu le plus franc succès. Le Veau d'or est l'histoire amusante, alerte, et très spirituellement satirique sans méchanceté, d'un parvenu richissime, vaniteux jusqu'au ridicule, et de sa cour d'adulateurs; une intrigue sentimentale lie entre elles les scènes dont se composent ces trois actes, scènes de caractère où éclatent à tout instant les traits cocasses, les formules bien venues, les mots de situation. On a applaudi la pièce et ses interprètes, Mlles Catherine Fonteney et Suzanne Révonne, MM. Berthier, Louis Gauthier, Henri Beaulieu, Dechamps, Paul Plan, Arvel.
«L'Insaisissable Stanley Collins, pièce à grand spectacle en vingt tableaux», de MM. de Marsan et Timmory, est une oeuvre conçue selon l'esthétique du théâtre du Châtelet. L'insaisissable Stanley Collins rappelle le mystérieux Crawford de l'affaire Humbert, si ingénieusement imaginé par la grande Thérèse. Les deux auteurs, tout autant qu'elle, ont fait preuve d'un sens avisé des coups de théâtre et, comme elle, ils se sont avant tout préoccupés de la mise en scène. Décors changeants, brillants costumes, musiques, cortèges et ballets sont d'un faste varié et pittoresque.
Le théâtre de la Porte-Saint-Martin vient de reprendre le Ruisseau, de M. Pierre Wolff, qui, lors de sa création au Vaudeville en 1907, atteignit et dépassa la centième représentation. Cette comédie si fine, émouvante et généreuse, n'a pas vieilli. Son charme, qui est fait de tendresse, n'a rien perdu de son pouvoir sur le public. Et le succès d'hier égale et dépassera peut-être celui d'il y a six ans. Son interprétation est du reste tout à fait supérieure avec MM. Huguenet, Rosenberg, Mlle Jeanne Provost et Mlle Jane Pierly qui, après tant d'autres artistes de café-concert, a fait là, sur une grande scène, un début, d'autant plus remarqué qu'elle prenait dans le principal rôle féminin la lourde succession de Mlle Yvonne de Bray.
Mlle Jane Pierly.--Phot. A. Bert
C'est décidément la saison des «reprises», au moins pour la Porte-Saint-Martin et pour l'Ambigu. Voici, sur cette dernière scène, la reprise de Raffles, triomphe de la pièce policière. Sa carrière fut longue au théâtre Réjane qui la révéla en 1907. Il est à prévoir qu'elle va, durant de nombreuses soirées, connaître un regain de succès avec sa nouvelle interprétation parmi laquelle figure, d'ailleurs, le brillant créateur de Raffles, M. André Brûlé.
M. Jacques Rouché, devenu directeur de l'Opéra, est remplacé au théâtre des Arts par M. Irénée Mauget qui, au cours de l'été, représenta un certain nombre d'actes inédits d'auteurs nouveaux sur le théâtre de Verdure du Pré-Cateian, et qui se promet de nous révéler des oeuvres intéressantes. Son premier spectacle à la salle du boulevard des Batignolles comportait un drame de MM. Johannès Gravier et Lebert, le Droit de mort, sur un sujet profondément pathétique: le véritable droit de mort que des parents peuvent exercer encore de nos jours sur leurs enfants en s'opposant à une intervention chirurgicale,--et une comédie de MM. Pierre Bossuet et Georges Léglise, le Coeur en panne, marivaudage un peu long avec quelques jolies scènes.
Le théâtre du Vieux-Colombier nous a offert, pour son second spectacle, une pièce en quatre actes, de M. Jean Schlumberger, les Fils Louverné; c'est un drame de famille composé avec le souci évident d'éviter tout effet mélodramatique, écrit avec un tact littéraire parfait; il est joué avec un soin discret par la troupe ordinaire du Vieux-Colombier.
Le théâtre Impérial a renouvelé aimablement son spectacle en affichant trois petites pièces gaies: Un malheur n'arrive jamais seul, de M. Félix Galipaux; Express-Agency, de MM. Henri Falk et Maurice Dumas, qui ont mis à la scène les exploits comiques d'un fantaisiste Sherlock Holmes; Un virtuose, de MM. Wilned et Henry Roy, amusante «comédie-bouffe» dont un piano mécanique fait les frais. Une pantomime de M. Paul Franck, la Griserie du Tango, agrémente la soirée, qui se termine par une revue de MM. Jean Bastia, Jules Moy et Moriss, A la bonne Franckette, jouée par les auteurs.
Note du transcripteur: Ce supplément ne nous a pas été fourni.