The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 3694, 13 Décembre 1913

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Title: L'Illustration, No. 3694, 13 Décembre 1913

Author: Various

Release date: June 17, 2011 [eBook #36454]

Language: French

Credits: Produced by Jeroen Hellingman and Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 3694, 13 Décembre 1913


(Agrandissement)

Ce numéro contient:

1° LA PETITE ILLUSTRATION. Série-Roman n° 20: Jean et Louise, par M. Antonin Dusserre;

2° Un Supplément économique et financier de deux pages.



M. Joseph Caillaux. RUE DE VALOIS, PENDANT LA CRISE Voir l'article, page 482.

L'échéance de la fin de décembre étant une des plus importantes de l'année, nous demandons à ceux de nos lecteurs dont l'abonnement expire à cette date de vouloir bien ne pas attendre pour le renouveler les derniers jours du mois. En nous adressant le plus tôt possible leur renouvellement (France et colonies: 40 francs; Étranger; 52 francs), ils épargneront un surmenage excessif à nos employés au moment des fêtes de Noël et du Jour de l'An, et ils éviteront en même temps tout retard dans la réception des premiers numéros de 1914.

NOS SUPPLÉMENTS

THÉÂTRE

Le numéro de La Petite Illustration du 20 décembre contiendra:

Le Phalène, par Henry Bataille. Dans les numéros suivants paraîtront:
L'Occident, par Henry Kistemaeckers;
Le Veau d'or, par Lucien Gleize;
Le Procureur Hallers, adapté du texte allemand de Paul Lindau par Henry de Gorsse et Louis Forest;
L'Institut de Beauté, par Alfred Capus;
Rachel, par Gustave Grillet;
Les Deux Canards, par Tristan Bernard et Alfred Athis;
Etc., etc.

ROMANS

Après cette série de publications théâtrales, nous ferons paraître un très important roman: Le Démon de midi, par Paul Bourget.

Nous publierons ensuite:

La Petite Fille de Jérusalem, par Myriam Harry; Le Sol natal, par Victor Margueritte; Valentine Pacquault, par Gaston Chérau; La Hâte, par F. Vandérem; Le Remous (nouvelle), par Michel Corday; L'Andalousie (notes de voyage), par Claude Ferval; etc., etc.



COURRIER DE PARIS

J'AI PARLÉ AU BOUQUINISTE

Le père Mammès est un bouquiniste de mes amis.

Quai Voltaire, il occupe, depuis des années, comme s'il l'avait conquise par la force, la même place. Il a là un bastion d'une trentaine de boîtes, alignées sur le parapet, et fermées chacune par un couvercle recouvert de zinc comme un petit toit.

Quand je l'abordai, il était, selon son habitude, assis contre son platane, sur la même chaise à mi-dossier que je lui connais et qui n'est jamais d'aplomb parce que les deux pieds de devant posent sur le bord de la cuvette de terre qui entoure l'arbre à sa base, tandis que les deux pieds de derrière touchent le fond de la cavité. Il avait enfin le même pardessus noir et olive qui le fait de loin ressembler, lui aussi, à un tronc d'arbre, et le même cache-nez de laine toujours humide et pendant, un peu défrisé, ainsi qu'une oreille de caniche, et le même teint coloré de peintre paysagiste, et les mêmes lunettes rondes, rouillées, aux verres épais comme des glaces d'aquarium.

--Eh bien, père Mammès, lui dis-je en l'abordant, je vois que l'on fait des misères à votre corporation?

Il se leva de sa chaise de bois qui se balança un instant toute seule quand il l'eut quittée, et mettant aussitôt, pour parler, sa main devant sa bouche, contre ses vieilles moustaches jaunes --sans doute pour se garantir la gorge des brouillards--il me dit:

--Oui, monsieur, on nous tourmente. On prétend...

--Qui cela?

--Je ne sais pas... On, c'est-à-dire des gens, des personnes du quartier ou d'ailleurs... des mauvais voisins... Ceux qu'on appelle on enfin, eh bien, on prétend que nos couverques levés bouchent la vue... je vous demande un peu!... la vue de quoi?

--Mais de la Seine, mon ami, du Louvre, du merveilleux décor...

--Excusez-moi, monsieur, d'être grossier et de vous interrompre, dit-il en retirant ses doigts de ses moustaches pour les poser sur ma manche où il les laissa, les trouvant bien là... mais la Seine! vous me parlez de la Seine!... Comme c'est surfait! Vous trouvez ça joli? et sympathique? là, franchement? il n'y a que nous deux... et personne ne nous écoute. C'est très laid, monsieur, la Seine, vous le savez bien? c'est de l'eau, et de l'eau corrompue encore!... Qui est-ce qui s'en occupe? Non! Dire que nous empêchons de regarder la Seine, c'est un pamphlet, monsieur, parce qu'en dehors des bateliers qui l'habitent, qui en vivent, qui ont leurs boîtes dessus, comme nous sur le quai, et en dehors aussi des pêcheurs qu'attire le poisson pourri, personne, je vous le répète, ne fait attention à la Seine. Et puis, si on veut absolument la voir... eh bien, il y a les ponts, qui sont faits pour cela. C'est une chose bien connue d'ailleurs, quand on a de l'instruction, que la vue d'un fleuve n 'est supportable que des ponts, et jamais du bord. Le bord c'est pour les livres. Observez, monsieur, les endroits des quais où il n'y a pas de boîtes, pas de bouquinistes, rien... la solitude, le vide, la détresse... voyez-vous un peuple accoudé à contempler l'eau? Non... Et cependant ils l'auraient belle, là! Ils ne peuvent pas dire qu'il y a des couverques? Et où remarquez-vous au contraire les foules massées, attentives, courbées sur le fleuve? Aux endroits où on ne le voit pas, où on ne peut pas le voir, là où sont les livres dans les boîtes,... et plus grande qu'est la boîte, monsieur, plus haut que monte le couverque, plus que l'amateur est aise, parce qu'il jouit de baigner dans le livre, d'y être enfoui, de ne pas apercevoir autre chose... Vous me citiez tout à l'heure, le Louvre. Je ne dis pas que ça ne soit pas coquet? Surtout dedans, où il y a, paraît-il, des pièces fort curieuses. Quoique ça ne vaille pas encore la Bibliothèque! Mais justement, voilà, ça gêne le chercheur de bouquins... ça le dissipe. Quand il lève le nez et qu'il voit la colonnade, il pense à trop d'histoires qui sont arrivées, c'est pourquoi il préfère, quand il est concentré, n'avoir devant lui et autour de lui que de la planche... Ça lui fait cabine, sentez-vous?... cabinet de lecture... Ceux qui élèvent la voix contre nous ne sont pas des amis du livre... Leur mauvaise humeur cache une jalousie secrète... Ce sont des boutiquiers envieux qui s'imaginent que nous détournons leur clientèle. A force de remarquer, en face, des gens bien mis qui, pendant des heures, restent inclinés sur nos boîtes, pris, possédés, charmés... tandis que les personnes qui s'arrêtent à la devanture de leurs somptueux magasins n'y jettent qu'un coup d'oeil et passent rapides, ils finissent par croire que c'est notre faute et que nous rabattons le monde à leur détriment. Enfin, monsieur, il n'y a pas de paysage et de décor, si malins soient-ils, si bien lancés, qui vaillent les images innombrables que fournit à l'esprit et aux yeux de l'homme la lecture, et surtout la lecture debout, en plein air, la seule digne d'un peuple libre. Voilà un fait remarquable et que j'ai entendu confirmer par un très grand médecin de mes amis qui me donne parfois une petite consultation de passage, les mardis, quand il va à l'Académie rue des Saints-Pères... c'est que jamais le passionné de livres, et de livres anciens, qui lit dehors et stationne devant nos boîtes... n'amasse de mal. Quelque temps qu'il fasse, jamais il ne s'enrhume et ne prend froid. Le vieux bouquin couvre, et tient chaud. Pourquoi? Comment? On n'a jamais pu l'expliquer, monsieur. C'est un fait. La science se heurte à un fait. Moi j'amasse du mal, au pied de mon arbre, et les douleurs me visitent. Mais c'est parce que je ne lis pas, ou plutôt que je ne lis plus. Car j'ai lu... J'ai trop lu!... Et puis j'ai cessé. Pourquoi? J'y mettais trop de feu, et je courais ainsi à ma perte. En effet... quand une lecture m'attachait... me tenait haletant, que ce fût l'Espion chinois... ou la Bretagne de Pitre-Chevalier, ou la Guerre Séraphique, ou la Jeune Pestiférée de Saint-Domingue, par le capitaine Wilson... eh bien, il arrivait que je n'avais plus la mémoire de mon humble condition, j'oubliais que j'étais marchand... et, quand un client me faisait retomber sur terre en me demandant un prix, je ne lui répondais pas ou je l'éconduisais, brutalement: «Laissez-moi, plus tard! Vous me dérangez. Vous voyez bien que je lis!» Vous êtes trop intelligent pour ne pas saisir tout de suite comme cette manière d'agir était nuisible à mes intérêts? Le lecteur tuait en moi, anéantissait le commerçant. C'est pourquoi j'ai dû fermer le livre, à tout jamais, du moins dehors, et vivre ici de moi-même, penser sur mon propre fonds, les yeux fixés uniquement sur les clients qui me font l'honneur de mettre en désordre mes casiers... Je les connais tous, mais rien que de dos... A les voir par derrière, à la configuration de leurs épaules, de leur nuque, au relief de leurs omoplates, à leur échine... à l'enfoncement et au port de leur chapeau, je sais quels gens c'est, et ce qu'ils lisent... Dès qu'ils se retournent, ils m'intimident et je les confonds. Leur visage ne me dit rien. Je n'ai pas eu le temps de m'en rendre compte. Eh bien, toutes ces personnes, et qui sont pourtant des esprits distingués, vous pouvez me croire, parmi lesquels il y a des professeurs, des savants, des chercheurs de première édition, des ecclésiastiques, et des jeunes filles studieuses, toutes ces personnes n'ont cure de la Seine, je vous l'affirme, pas plus que du palais de nos rois... Si on vous le soutient, on vous trompe! Le livre!... monsieur... ne cherchez pas ailleurs! Le vieux livre remplace tout... Le fleuve? Mais c'est dans mes boîtes qu'il passe! c'est là que coule, pour de bon... le flot d'idées, d'erreurs, de doutes, d'inquiétudes, de tourments et d'espoirs... sur lequel navigue l'humanité. La fin de cette phrase si belle, à partir de: le flot, n'est pas de moi. Elle est dans les Pâquerettes polonaises, d'un anonyme... en 1756. Il y a aussi autre chose... Ce fleuve, cette fameuse Seine que l'on va chercher pour nous tourner le sang... vous pensez bien qu'avant d'en parler avec cette sévérité qui vous étonne et que vous ne vous expliquez pas encore, j'ai dû réfléchir et y regarder à plusieurs fois...? Je la connais, moi, la Seine. Depuis vingt-sept ans que je suis au bord, que je la surveille, que je la vois faire du matin au soir, j'ai eu tout le loisir de l'examiner, de la surprendre et de me composer une opinion... Aussi n'y a-t-il pas de phraseur du vieux Paris ni de journaliste capable de m'en remontrer sur elle... avec qui je vis contigu, comme en ménage... sauf cette différence qu'elle je la quitte pour aller me coucher, tandis que... oui... eh bien, mon résumé, c'est qu'elle ne vaut pas cher, monsieur, et qu'elle est pernicieuse. D'une façon générale, la vue de l'eau n'est point bonne, elle pousse au spleen, aux pâles couleurs, à la mélancolie, au suicide... Tous les gens qui regardent l'eau trop longtemps, et puis qui s'assoient, qui lui parlent, qui lui lancent des pierres, qui la tutoyent, qui lui font des vers, qui lui prêtent des sentiments... tous ils finissent mal... et souvent avec elle, ils se jettent dedans!... L'eau, voyez-vous... ces grandes étendues noires qui marchent... qui viennent on ne sait d'où, qui ont l'air de vouloir vous emporter... ça ne devrait être permis qu'à la campagne, à distance, loin des villes... C'est pas franc, pas loyal... ça monte, ça descend... on n'y comprend rien... Qu'on nous laisse donc tranquilles. Si nos couverques la dérobent un peu... y a pas de quoi crier... ni se déchirer la poitrine. Au lieu de s'affliger pour ça, on ferait joliment mieux de réclamer contre les trams et le trolley qui nous déshonorent. Mais il n'y a pas de danger!... On s'en prend à nous, les petits... parce qu'on sait que nous sommes pauvres et pleins d'humilité... Et cependant, monsieur... que les pouvoirs publics y pensent!... le jour où on nous aurait réduits et où il n'y aurait plus de bouquinistes et de vieux livres sur les quais... ça serait la fin de Paris... On n'y viendrait plus... J'espère bien ne pas vivre assez pour... Il s'interrompit. Pardon. La Femme jugée par les grands écrivains des deux sexes?... Deux vingt-cinq, madame. Deux francs, là? Pas la peine d'envelopper?
Henri Lavedan.

(Reproduction et traduction réservées.)



LES VOYAGES

Voulez-vous remarquer, s'il vous plaît, mon amour,

Que, pour serrer nos coeurs l'un contre l'autre, pour

Tracer avec mystère autour de nos deux âmes

Le petit cercle bleu de lumière et de flamme

Dans lequel on veut vivre et mourir en s'aimant,

Il nous manquait tous ces décors dont les amants

Universellement rajeunissent leurs rêves?

Intraduisibles ciels, inoubliables grèves,

Magiques horizons, prodigieux lointains,

Bordighera des soirs et Naples des matins,

Grottes servant d'abris, et, temples, de refuges,

Musiques de Murcie et silences de Bruges,

Glaciers bleus d'Engadine et bois noirs du Tyrol,

Provence où le vent chaud se lamente en bémol,

Vérone qui n'est qu'un concert de mandolines

Et Rome qui n'est qu'un collier de sept collines,

Séville qui s'éveille et Sienne qui s'endort,

Tous ces légers, tous ces profonds, ces chers décors

Que l'amour, de tout temps, autour de l'amour dresse,

Nous ne les avons pas! Ces ombres de tendresse,

Ces soleils de Bosphore aux reflets éperdus,

Nos destins enlacés ne les auront pas eus!

Il faut que vous sachiez, hélas! la différence,

Et que, si j'avais pu vous sourire à Florence,

Mon sourire aurait eu ce charme spécial

Qui descend dans un coeur amoureux, lui fait mal,

Mais qui prend, pour durer, la forme la meilleure.

Ah, Dieu! si nous avions, une fois, vers cinq heures,

Pu passer seulement--car un instant suffit--

Sous cette pergola fameuse d'Amalfi!

Si j'avais, quand ce sont des fleurs que je te donne,

Pu te tendre un oeillet rose de Barcelone,

Ou, quand c'est du beau temps que je voudrais t'offrir

Un matin de juillet sur le Guadalquivir!

Si, quand nous nous sentons tous deux d'humeur errante,

Nous n'avions qu'à sortir pour entrer dans Sorrente,

Si, prenant ton poignet d'un geste familier

Et faisant de ton bras la moitié d'un collier,

Je t'emmenais chercher la fin d'un jour sans terme

Dans la poussière d'or d'un faubourg de Palerme;

Si la porte, là-bas, par où l'on sort du parc,

Donnait directement sur la place Saint-Marc,

Et si, dans l'ombre claire au pied du Campanile,

Devant le grand lion et le grand crocodile,

Je n'avais qu'à te dire: «Asseyons-nous, songeons!»

Pour voir autour de nous quatre mille pigeons;

Si, quelquefois, cessant de dire des paroles

Et ne sachant plus rien que monter en gondole,

Nous voguions doucement, les doigts par les doigts pris,

Vers l'île de Ceylan ou celle de Capri;

Si, d'autres fois, poussés par de plus folles brises,

Nous nous aventurions, la main dans la main prise,

Vers l'antique Liban aux cèdres fabuleux;

Enfin, si, nous tenant seulement par les yeux,

Nous partions, sur la foi d'un seul regard qui dure,

Vers ces climats lointains où l'on ne s'aventure

Qu'investi d'un amour qui vous semble plus fort

Que la glace, le feu, le désert et la mort!

Ah! si tous ces grands ciels pouvaient m'être visibles!

S'ils aidaient mon amour! Ah! s'il m'était possible

D'arracher des conseils à des beautés qu'on voit!

Si, pour savoir comment une épaule, à la fois,

Peut être langoureuse en demeurant hautaine,

Je pouvais consulter l'acropole d'Athènes!

Si, pour savoir comment un front doit se pencher,

J'interrogeais la tour de Pise et son clocher!

Si j'avais, pour garnir mes chapeaux de septembre,

Tout le marché aux fleurs du village de Cambre,

Et, pour qu'un bout de voile au bord du ciel flottât,

Si j'avais le vent bleu du pont de Galata!

Comprends donc à quel point ce serait plus facile

D'environner ton coeur si j'avais la Sicile

Pour chanter avec moi, et la Hollande pour

Me tendre une tulipe à chaque pleur d'amour!

Ah! que j'aurais voulu, dans l'odeur des pastilles.

Faire dégringoler des étoffes qui brillent

Chez un vieux marchand noir des Mille et une Nuits!

Ah! que j'aurais voulu m'ajouter des pays

Comme des ornements pour plaire à ta tendresse,

Porter comme un bandeau la pâleur de la Grèce,

Et, bijou le plus sûr que mon goût rencontrât,

Comme un saphir le soir foncé de Sumatra!

Ah! que j'aurais voulu me sentir soutenue

Par la diversité du ciel et de la nue,

Trouver chaque matin dans d'autres horizons

De plus roses raisons de me donner raison,

Et successivement posant sur mon visage

Ces masques éperdus que les beaux paysages

Donnent au front qui les regarde en s'y perdant.

Partir! nous en aller! huit jours! deux mois! trois ans!

Oh! quitter des limons pour trouver des grenades!

Voir des oiseaux de feu joncher des promenades;

Savoir que «lendemain» veut toujours dire «ailleurs»;

Faire presque semblant, à Rome, d'avoir peur

Dans un défilé noir où l'on perdit les guides;

Courir sur une plage où le sable a des rides,

Et s'enfuir en laissant à la vague un soulier;

Acheter des bouquets et puis les oublier;

Prendre un sentier marqué par du bleu sur des roches;

Compter des escaliers qui montent vers des cloches;

Imaginer le ciel d'après un vieux couvent;

Croire, au Japon, qu'on est dans un grand paravent;

Etre à Naples, marcher doucement sur la route,

Et recevoir au coeur ces refrains où, sans doute,

Pour sembler plus mortel l'amour s'appelle amor;

Etre à Madrid, revoir au fond d'un cadre d'or

La lèvre souriante et peut-être profonde,

Et rien qu'en la voyant crier: «C'est la Joconde!»

Voir glisser tout le temps des arbres! Voyager!

Changer de rive! et puis de rêve! et puis changer!

Suivre des grands chemins! Voir des petits villages

Où tremblent, au-dessus des balcons d'un autre âge,

Des haillons cramoisis sur de noires maisons!

Aller si loin qu'on croit s'échapper des saisons!

Ne quitter les ibis, graves sur un pied rose,

Que pour le Sphynx d'Égypte avec lequel on cause!

Enfin, trouvant au bord d'un ciel ou d'un octroi

Le moyen de cesser une heure d'être soi,

Entendre le prénom dont on est appelée,

Et qui vous suit toujours comme une ombre parlée,

Devenir un son neuf chaque fois que, traduit,

Il serait celui-là dans un autre pays!


Il faut de tout cela, mon amour, qu'on se passe.

Nous n'avons que les grands genêts, la forêt basse

(Car ses arbres coupés n'ont presque plus de bras);

Nous n'avons que la Nive bleue, et, tout là-bas,

Quelques petits points d'or, le soir, qui sont Bayonne.

Sous un soleil, toujours le même, qui rayonne,

Et dont nous connaissons les soirs et les matins,

Nous n'avons, par-dessus le vallon, pour lointain,

Qu'un tout petit village, et dont nous voyons toutes

Les mêmes bonnes gens suivre les mêmes routes;

Et ce village, encore, avec son fin clocher,

Les jours de vent du sud semble se rapprocher,

Tellement il a peur de garder son mystère!

Mais tout ça ne fait rien; et le ciel et la terre

Peuvent se contenter de tendre à notre amour

Les plus simples des fleurs, les plus simples des jours,

Notre amour n'en a pas demandé davantage!

Il nous suffit de rencontrer près du village,

Couple sombre avançant sur l'horizon vermeil,

Les deux vieux douaniers qui portent leur sommeil;

Il nous suffit de voir, collier de fruits qui bouge,

Aux balcons de bois peint pendre les piments rouges,

Et, chapelet de fleurs qu'on veut bien répéter,

Les roses de l'hiver après celles d'été.

Notre amour ne veut pas sur la terre autre chose

Que ce ciel, ce clocher, ces piments et ces roses,

Car, entre ces lointains dont nul n'est inconnu,

Notre amour est un beau petit enfant tout nu

Qui ne s'ajoute rien d'étrange ou de superbe,

Qui vit de l'air du temps, s'habille avec de l'herbe,

Réfléchit dans les foins, cause avec les ânons;

Qui se coiffe de fleurs dont chacun sait les noms;

Qui n'a, s'il veut cueillir des fleurs surnaturelles,

Qu'à se pencher sur l'eau de ses propres prunelles;

Qui ne demande rien que d'être encore un feu

Parmi les autres feux de montagne; qui peut,

Avec sa lèvre rouge et sa tempe pâlie,

Etre fou sans Espagne et beau sans Italie;

Qui, sans avoir besoin d'un lac près d'Annecy,

Construit ses souvenirs sur l'eau qui tremble ici;

Qui, sans avoir besoin des citronniers de Parme,

Sur un simple baiser fait tomber quatre larmes;

Qui monte jusqu'au ciel avec un peuplier;

Qui, pour un toit portant des piments en collier,

S'imagine avoir vu les tours de Pampelune,

Et trouve le moyen, même sans clair de lune,

De marquer de deux noms l'écorce d'un tilleul...

Notre amour est un beau petit enfant tout seul.

Rosemonde Gérard.



LONGWOOD NE SERA PAS ABANDONNÉ

L'émotion qu'a provoquée dans le public et dans la presse la vision des premières ruines de Longwood, la pauvre maison où mourut l'Empereur captif à Sainte-Hélène (voir notre numéro du 15 novembre), vient d'avoir son écho utile dans les milieux parlementaires. A la date du 6 décembre, en effet, M. Fernand Engerand, député du Calvados, nous a adressé la lettre suivante que nous sommes heureux de publier:

Paris, le 6 décembre 1913.

«Monsieur le Directeur,

» L'Illustration a signalé, avec une patriotique indignation, l'état déplorable où l'incurie de l'administration avait mis, à Sainte-Hélène, la maison et le tombeau de Napoléon. Dès que j'eus pris connaissance du pathétique article de M. Albéric Cahuet, je me suis rendu aux Affaires étrangères où les faits signalés me furent confirmés, et le 10 novembre je présentai un amendement portant ouverture d'un crédit de 20.000 francs «pour assurer, en l'île Sainte-Hélène, l'entretien du domaine de Longwood, où mourut Napoléon Ier».

» J'ai été assez heureux pour pouvoir obtenir l'adhésion de députés appartenant à tous les groupes politiques: MM. Maurice Barrés, Benazet, amiral Bienaimé, Jules Delafosse, commandant Driant, Lannes de Montebello, Millerand, Henry Pâté, Paul Boncoeur, général Pédoya, Dominique Pugliesi, Conti, Raiberti, Joseph Reinach, Marcel Sembat, de Villebois-Mareuil.

» Cette réunion d'hommes si divers au point de vue politique nous permet d'espérer que la cause nationale, que vous avez si noblement défendue, obtiendra l'assentiment de la Chambre.

» Veuillez agréer...

» Fernand Engerand. »

Le rapporteur de la commission du budget, M. Louis Marin, député de Nancy, est tout acquis à l'amendement Engerand, dont les signataires, nous le savons, espèrent obtenir l'adhésion quasi unanime de la Chambre. Ainsi s'affirmera qu'il s'agit bien là d'une oeuvre nationale et non point d'une oeuvre de parti.

Le sacrifice demandé est faible. Il est urgent. Les 20.000 francs ajoutés au crédit de 358.000 francs du chapitre 20 du budget des Affaires étrangères (Entretien des immeubles français à l'étranger), pourront sauver Longwood d'une ruine immédiate. Il est donc inopportun de songer, dès maintenant, pour relever les ruines de Sainte-Hélène, soit à une souscription publique qui, évidemment, donnerait dix fois les sommes nécessaires, soit--comme le proposait un de nos lecteurs bien inspiré--à une collecte entre tous les membres de la Légion d'honneur. Que l'État s'acquitte lui-même des devoirs de l'État. Ce sera mieux,-et plus digne.



L'INAUGURATION DU MUSÉE ANDRÉ

Le magnifique musée du boulevard Haussmann, contenant les inestimables collections léguées à l'Institut par Mme Edouard André, et dont notre numéro de Noël a révélé au grand public de L'Illustration les sensationnelles merveilles, est maintenant officiellement ouvert: lundi matin, le président de la République l'inaugurait par une visite.

Guidé par M. Émile Bertaux, conservateur, il s'y attarda longtemps, goûtant en connaisseur éclairé, en érudit, en artiste, le charme et la beauté de tant de chefs-d'oeuvre rassemblés.

Dans la grande salle de la Renaissance, on présenta à la signature du chef de l'État un registre, posé sur une vénérable table du seizième siècle. Il y apposa sa signature, suivie de la mention «de l'Académie française».


M. Poincaré au musée André, devant la fresque de Tiepolo.
Derrière le Président, M. Émile Bertaux et M. Léon Bérard.



UN NOUVEAU GOUVERNEMENT

La semaine dernière, tandis que, tout aux soins de l'envoi et de la distribution de notre numéro de Noël, nous oubliions, pour des préoccupations d'art et de beauté, l'actualité souvent assez maussade, survenait, en politique, un événement qui produisit sur l'opinion une impression pénible: mardi, le 2 décembre, un vote de la Chambre renversait le ministère Barthou, qui avait tant mérité du pays en lui redonnant l'armée forte indispensable à sa sécurité.

On discutait, depuis le vendredi précédent, l'emprunt d'un milliard 300 millions jugé nécessaire par le gouvernement. Au cours de ces séances, les rudes alertes n'avaient pas manqué au ministère, de la part des radicaux et des socialistes. M. Joseph Caillaux, notamment, lui avait été un adversaire obstiné. Pourtant, la veille encore de ce scrutin qui l'obligea à démissionner, M. Barthou avait remporté, à force d'énergie, un premier succès, en faisant accepter le principe de son projet. Cette victoire allait avoir un lendemain funeste: mardi, la Chambre, par 290 voix contre 265, refusait d'accepter que les titres à émettre portassent une mention garantissant contre tout impôt l'immunité de la rente.

Le ministère quittait aussitôt la salle des séances, salué d'un cri: «A bas les trois ans!» C'était M. Vaillant qui trahissait ainsi l'une des raisons de l'animosité de l'extrême-gauche contre le gouvernement qu'elle venait d'abattre. M. Louis Barthou, qui allait franchir le seuil, se retourna et dit simplement: «Vive la France!» Deux politiques, nettement, s'étaient soudain dressées l'une en face de l'autre.

Les deux triomphateurs de cette journée--«l'une des plus déplorables et des plus néfastes que nous ayons connues», a écrit le Temps--étaient M. Caillaux et M. Jaurès, incarnations des radicaux et des socialistes. Le président de la République, dont le devoir était, en cette circonstance, particulièrement difficile et lourd de responsabilités, eut pourtant, après les habituelles consultations, la pensée qu'on pourrait former un cabinet de conciliation, de «concentration républicaine». M. Alexandre Ribot, à la suite d'une conversation avec M. Caillaux, dut décliner la mission que désirait lui confier M. Raymond Poincaré d'assumer cette tâche. M. Jean Dupuy, à son défaut, l'accepta. Mais les pourparlers qu'il engagea ne purent aboutir: sa courageuse bonne volonté se heurta à des oppositions, à des embûches que le public entrevit, devina sans les bien discerner, et dont il n'allait pas tarder à connaître l'origine.


La salle des réunions du bureau du Comité exécutif du
parti radical et radical-socialiste.

Pour la première fois dans notre histoire politique, apparaît nettement, au début de cette crise, l'action d'une organisation dont l'existence était connue, mais dont le rôle était jusqu'à présent demeuré sinon occulte, du moins d'arrière-plan et de demi-lumière. Les journaux, les hommes politiques, la désignent couramment sous le nom de «Comité de la rue de Valois». Son titre exact est «Comité exécutif du parti radical et radical-socialiste». C'est lui qui, tous ces derniers jours, a dicté ses volontés, donné l'investiture aux futurs ministres, ou, tout comme en un conclave de Rome, prononcé contre eux «l'exclusive». C'est de lui qu'émane le cabinet Doumergue, appelé à recueillir la succession du cabinet Barthou. Le président en est M. Joseph Caillaux lui-même, récemment élu contre M. Camille Pelletan, et devenu, dans la nouvelle combinaison, ministre des Finances.


M. Doumergue à son téléphone pendant
  les négociations pour la formation du
                               ministère.

Son autorité s'étend sur 800 membres environ, sénateurs, députés, ou candidats éventuels, presque toujours, à l'une ou l'autre Chambre. Les parlementaires sont membres de droit; il leur suffit d'adhérer au programme du parti, qui vient d'être refondu au Congrès de Pau, en octobre dernier, et, plus tard, de verser une cotisation annuelle de 200 francs. Les autres membres sont élus, en assemblée, sur présentation de listes établies par les comités adhérents de province, à raison de deux pour 250.000 habitants.

Ponde en 1901, le Comité exécutif a pour mission de diriger la politique et l'organisation du parti radical et radical-socialiste; d'exécuter les décisions prises par le parti en ses congrès annuels; de veiller enfin à la discipline.

Il est administré par un bureau composé de 34 membres pris moitié parmi les parlementaires, moitié parmi les sociétaires libres. Au nombre des personnalités notables du bureau actuel figurent MM. les sénateurs Trouillot, Perchot, Bepmale; MM. les députés Bouffandeau, Franklin-Bouillon, Ceccaldi, Peytral, Malvy, désormais ministre du Commerce dans le cabinet Doumergue.


      Rue de Valois: l'antichambre du Comité.


Le temple où s'élaborent les bulles, les monitoires, les encycliques du parti, d'où partent ses anathèmes et ses excommunications, n'est guère imposant. C'est, au nº 9 de la rue de Valois, au-dessus d'un restaurant, un modeste appartement au troisième étage du vieux Palais Royal,--Palais Egalité! Dans l'antichambre, où s'accroche le téléphone, trône, sur la cheminée, une République fleurie, étoilée, le col ceint de perles, la gorge aimablement dévoilée,--point trop farouche, enfin. La salle du Conseil ouvre par des fenêtres carrées--c'est l'étage en mezzanine du Palais--sur le jardin. Nul apparat dans cette pièce qui voit, une fois par semaine, le jeudi, se réunir les Trente-Quatre: quelques portemanteaux aux murs, quelques chaises cannées autour d'une table recouverte d'un tapis de style vaguement Empire, et sur cette table deux sonnettes, comme si le président avait parfois à faire tête à des tumultes qu'un seul tintement ne saurait dominer.

Cette salle est demeurée déserte jeudi dernier; la séance hebdomadaire avait été décommandée: le nouveau ministère, en effet, se présentait devant les Chambres. C'était, rue de Valois, fête chômée.

S. Jacquier. M. Maginot. I. Malvy. M. Monis. M. R. Renoult. M. Viviani.

M. F. David. M. A. Lebrun. R. Péret. H. G. Doumergue. M. Bienvenu-Martin. H. Caillaux. M. Métin. M. Noulens.

Lenouveau Cabinet.--Manquent dans ce groupe MM. Raynaud et Ajam.



UN «CENTRE MONDIAL»

Le séjour à Rome est particulièrement prenant: la grandeur des souvenirs qu'évoque chaque ruine exalte les imaginations les plus pondérées; nombre d'artistes, de poètes, de soldats, en contemplant l'étroit espace du forum, durent rêver pour leur patrie cette puissance mondiale que, seule, posséda la ville des Césars. Un jeune sculpteur américain fixé à Rome, M. Hendrik Christian Andersen, a fait un rêve moins grandiose, plus facile à réaliser, croit-il, et auquel il a su donner une forme concrète au prix d'un labeur digne d'admiration.


        Une tour de 320 mètres, en acier revêtu de marbre,
    projetée pour une ville hypothétique, la cité du «Centre
                                                Mondial»

M. Andersen improvise une ville internationale, sorte de capitale de l'humanité, où seraient centralisés les efforts destinés à assurer tous les progrès. Non content de nous en vanter la nécessité, il nous la présente dans une publication de grand luxe, magnifiquement illustrée, «qui ne saurait être achetée, et qui n'est envoyée qu'à un groupe limité d'hommes dignes et capables de s'intéresser à un projet de ce caractère». Cette oeuvre gigantesque occupa pendant dix ans trente et un architectes, sous la direction de M. Ernest Hébrard, grand prix de Rome, aidé par son frère Jean Hébrard. Trois peintres et un ingénieur complétaient une pléiade qui nous offre aujourd'hui les plans rigoureusement étudiés des monuments nombreux et gigantesques devant former le noyau de la cité future.

M. Andersen s'est réservé la partie sculpturale. Pour cette oeuvre ultra-moderne, il a voulu, comme les architectes, adopter les formules de l'art antique le plus pur; il nous propose une vingtaine de groupes ou d'allégories où s'affirme, avec la foi exubérante de la jeunesse, un talent digne de respect.

Le Centre d'art comprendrait un Temple de l'Art, une École d'art, des musées, un conservatoire de musique et de tragédie, etc.. «Le musicien présenterait ses symphonies et ses opéras, certain d'être entendu et impartialement jugé; le dramaturge apporterait ses oeuvres, avec l'assurance d'être dignement monté et joué, une fois accepté par un jury international.»

Dans le Temple de l'Art, on aménagerait une salle d'auditions «constituant en elle-même un colossal instrument de musique», deux galeries permanentes de sculpture, deux galeries permanentes de peinture, et de vastes galeries pour les expositions temporaires. Ce temple couvrirait un quadrilatère de plus de 250 mètres de côté, soit une superficie de 60.000 mètres carrés. Bien petite chose encore à côté de notre Louvre qui occupe près de 200.000 mètres!

Dans le Centre olympique, ouvert aux athlètes de toutes les nations, on verrait un stade de 800 mètres de côté, et un natatorium où «des statues de 80 mètres, représentant l'homme et la femme dans toutes les splendeurs de leur développement physique, formeraient une porte de leurs bras étendus et de leurs mains jointes».

Au milieu du Centre scientifique s'élèverait la Tour du Progrès, en acier revêtu de marbre, entourée de quatre palais immenses destinés aux congrès internationaux.

Cette Tour, qui doit être le chef-d'oeuvre de l'art de l'ingénieur, repose sur une base circulaire au centre du square des Congrès scientifiques. Elle s'élève à une hauteur de 320 mètres sur environ 100 mètres de largeur à la base. Les eaux de la «Fontaine de Vie», qui coulent d'une extrémité à l'autre de l'avenue des Nations, baignent ses abords. On l'atteint en franchissant quatre ponts monumentaux qui accèdent à une terrasse formant le rez-de-chaussée et où se développe une salle circulaire dont le plafond en coupole a 40 mètres de hauteur.

De ce rez-de-chaussée, vingt-quatre ascenseurs conduisent à une seconde terrasse sur laquelle s'ouvre une salle plus petite. Puis la Tour s'élance d'un seul jet, offrant une quarantaine d'étages desservis par seize ascenseurs, et qui pourraient être affectés à des ensembles complets de bureaux.

Le soubassement de la Tour communique directement avec deux embranchements du chemin de fer souterrain, dont trois stations s'ouvrent sur le square des Congrès. Un de ces embranchements relie tous les édifices importants de l'ensemble du Centre Mondial; l'autre, à un niveau inférieur, conduit à tous les quartiers de la ville et aboutit à la Grande Gare.

Enfin, le sous-sol, de proportions colossales, serait consacré à l'installation de machines typographiques assez puissantes pour exécuter la tâche d'une Presse mondiale publiant des journaux, sans arrêt et dans des langues diverses. Des ascenseurs relient cette imprimerie à quatre pavillons d'angle, hauts chacun de sept étages, qui servent de contreforts à la masse de la Tour et qui offriraient des bureaux particuliers aux délégués de la presse de tous les pays.

Un groupe accessoire constituerait le Centre civique: six quartiers bourgeois, construits en échiquier, «comme en Amérique», et pouvant contenir chacun de 100.000 à 120.000 âmes, rayonneraient autour de la zone administrative et commerciale, cette dernière «un peu resserrée, pour la commodité des échanges».

Le Centre Mondial serait placé sous un climat tempéré, de préférence au bord de la mer, pour faciliter des randonnées vers tous les points du globe.

Au dire de l'auteur, des sites propices abondent sur la côte de l'Atlantique, entre Panama et la Nouvelle-Angleterre, nom sous lequel on désignait jadis la région où prospèrent aujourd'hui New-York et Boston. Les rives de la Méditerranée offrent également des points favorables: en France, près de Fréjus; en Italie, à l'embouchure du Tibre; en Espagne, en Tunisie, en Tripolitaine. Si l'on préfère l'intérieur du continent, on pourra choisir la Belgique, la Hollande, la Suisse; en France, M. d'Estournelles de Constant préconise les environs de Pontoise.

Devant un tel projet, dont nous n'avons fait que résumer les grandes lignes, on ne sait s'il faut admirer davantage la foi généreuse de l'auteur ou le talent dépensé par lui et par ses collaborateurs pour une oeuvre qui ne nous paraît guère susceptible de voir le jour dans un avenir rapproché.

Ce n'est pas à notre époque de concurrence intensive que les gouvernements consentiront à aliéner les bénéfices de leur activité propre, dans une branche quelconque, au profit d'une cité cosmopolite créée hors de leurs frontières. D'ailleurs, si une telle centralisation paraît difficile à réaliser, ses avantages restent fort discutables. Au point de vue commercial et économique, par exemple, on ne saurait, par une simple organisation administrative, fût-elle internationale, modifier les courants créés au cours des siècles à la faveur des situations géographiques, de la répartition des matières premières et du développement industriel des divers pays. Quant à la centralisation artistique mondiale, elle aurait pour conséquence d'engendrer une formule banale faisant rapidement disparaître le génie de chaque race.

D'ailleurs, à quoi bon cette création: Paris n'est-il pas, ne sera-t-il pas encore longtemps, et toujours, espérons-le, comme centre scientifique et centre d'art, dès lors, comme centre mondial, the beast in the world?
F. Honoré.



LES EXPLOITS DE LA PETITE GARNISON

Les Allemands, sans doute, ont été les premiers surpris du retentissement si grave que viennent d'avoir, au Reichstag et dans toute l'Allemagne, les incidents de Saverne. Il y a, semble-t-il, quelque chose de changé dans la manière allemande de concevoir le respect de la dignité individuelle et de la fierté d'une race. Les exploits de la petite garnison d'Alsace ont porté un coup imprévu et peut-être décisif à la toute-puissance du colosse militaire. Le régime de la botte allemande a été blâmé par le peuple allemand lui-même. Le pouvoir personnel, le cabinet impérial, a été atteint par le vote qui a frappé le chancelier, et des voix, de grandes voix qui ont été entendues par toute l'Europe, ont déclaré, au Reichstag, que le régime d'arbitraire et de vexation n'avait pas l'approbation du pays et que nulle part, en aucune circonstance, l'armée n'était au-dessus de la loi.


     Le lieutenant Schadt, qui fit arrêter
               les magistrats de Saverne.


     L'adjudant Baillet, contraint de quitter
     l'armée après quatorze ans de service.

Il faut bien reconnaître aussi que rarement le bon sens d'un peuple eut lieu d'être exaspéré par autant de gestes odieux et de maladresses accumulées. Nous pouvions croire, lorsque, dans notre numéro du 22 novembre, nous reproduisions les portraits, désormais historiques, du lieutenant von Forstner et du colonel von Reutter, que les incidents, alors connus--l'injure aux Alsaciens, traités de wackes ou voyous, l'insulte au drapeau français et à la légion étrangère, les mesures inadmissibles prises par le colonel von Reutter contre la population civile de Saverne--n'auraient d'autres suites que de promptes sanctions, opportunément venues d'en haut, de Strasbourg ou de Berlin. Mais, à la stupeur générale, en deçà comme au delà du Rhin, les choses se passèrent tout autrement. La «petite garnison» poursuivit ses exploits et le lieutenant von Forstner, ni découragé, ni blâmé, continua, avec l'approbation de son colonel et vraisemblablement du chef du 19e corps d'armée, le général von Deimling, d'exaspérer, par son attitude, par ses gestes, par sa seule présence, une population réputée depuis des siècles pour son très paisible caractère.


Le général von Deimling, commandant du XVe
                       corps à Strasbourg.


      Mme Lévy (76 ans), qui fut brutalisée chez
                            elle par les soldats.





























Charles Blank, l'infirme frappé d'un coup de
sabre par le lieutenant von Forstner.


Le sergent Hôflich, qui offrit trois marks
pour «la peau d'un Alsacien».

LES ÉVÉNEMENTS DE SAVERNE

Et d'abord on avait, à Saverne, la certitude que les paroles outrageantes reprochées au lieutenant von Forstner avaient bien été prononcées par lui. Douze recrues en avaient témoigné, à la grande fureur de l'autorité militaire qui avait vu, dans cette «indiscrétion», une manière de complot de caserne et qui, en attendant d'autres sanctions plus dures, avait changé de garnison les soldats alsaciens et mis d'office à la retraite l'adjudant Baillet, malgré ses quatorze ans de bons et loyaux services. Ces mesures, naturellement, n'avaient pu
       M. Lucien Kahn, arrêté pour avoir ri.
qu'augmenter l'irritation locale. Sans doute, le lieutenant von Forstner eût-il été sage en évitant, en ces circonstances, de paraître dans les rues de Saverne. Il s'y montra néanmoins, mais avec une escorte, quelque peu ridicule, de quatre hommes armés, qui l'accompagnèrent partout, au restaurant, au bureau de tabac, et chez le marchand de chocolat. Des gamins--comme en tous pays--ne manquèrent point de suivre les soldats et se réjouirent, sans discrétion, de voir un herr lieutenant aussi bien protégé. Leur rire, ce rire d'Alsace qui déplaît si fort aux immigrés, exaspéra M. von Forstner et ses camarades. Une première fois, le 26 novembre au soir, un lieutenant du 99e, nommé Schadt, en revenant d'un banquet d'officiers, avec l'inévitable von Forstner, avait fait sortir la garde de la caserne pour arrêter les gens qui riaient sur le passage des officiers: d'où l'arrestation d'un apprenti boulanger et d'un paisible agent de banque, M. Lucien Kahn, que le sous-préfet fit remettre en liberté dans la soirée. Mais cette sorte d'agression préludait à des événements plus graves. Le lendemain, en effet, vers les 7 heures du soir, le lieutenant von Forstner, quittant la caserne avec son escorte de soldats, retrouva du même coup son cortège de gamins, qui, de plus en plus fort, criaient à la chien-lit. Le lieutenant Schadt fit aussitôt sortir du corps de garde 80 soldats en armes, et le colonel von Reutter, accouru, ordonna lui-même aux tambours de battre la charge. Il n'y avait cependant, hors les enfants, que de rares curieux, quatre ou cinq paisibles badauds sur lesquels se ruèrent les soldats. Huit hommes envahirent même, on ne sait trop pourquoi, une maison voisine, firent irruption dans l'appartement occupé par un menuisier nommé Lévy qu'ils arrêtèrent après avoir brutalisé de la façon la plus odieuse sa mère, une octogénaire infirme qui, peut-être, «avait ri». Mais cet exploit ne devait être ni le dernier ni le plus fort. A ce moment en effet, les juges de Saverne et le procureur impérial sortaient du palais de justice, après une audience prolongée. Le lieutenant Schadt, qui avait organisé la chasse à l'homme, fit arrêter le procureur impérial lui-même et l'un des juges, malgré leurs véhémentes protestations. Ces prisonniers, comme l'on pense, ne furent pas longtemps retenus, mais ce fait, inouï, donne la mesure du sang-froid des troupes de Saverne. De paisibles citoyens, cette nuit-là, des enfants, couchèrent dans les locaux disciplinaires, tandis que se préparaient les protestations indignées que, dès le lendemain, le président du tribunal et le corps municipal télégraphiaient, le premier au ministre de la Justice, et le second au Reichstag.

Le lieutenant von Forstner sortant du bureau de tabac devant lequel l'attendait son escorte.
--Instantané R. Weil, pris à 4 heures du soir.
Une patrouille sortant de la caserne, ancien château de Rohan. Phot. A. Merckling.


      Le conseiller de justice
      Kalisch, qui fut arrêté,
      le conseiller Beemelmans
      et un de leurs amis.

La dépêche de la municipalité de Saverne réclamant la protection des lois pour la population civile contre les excès des militaires fut lue au Reichstag, le 1er décembre, par le président Kaempf au milieu d'une émotion profonde. Le groupe des députés alsaciens-lorrains prit texte de cette protestation pour interpeller le chancelier, qui se contenta, ce jour-là, de répondre qu'une enquête étant ouverte il fallait en attendre le résultat. Or, voici que, le lendemain même de cette prise de contact, une singulière nouvelle vint mettre le comble à l'exaspération des députés. On apprenait, en effet, que M. von Forstner--cet «énergumène», comme on l'appelle couramment au Reichstag--avait, dans la matinée, au cours d'une promenade militaire avec sa compagnie, blessé à la tête à coups de sabre un jeune cordonnier infirme, du nom de Charles Blank. Le rapport officiel disait que des gamins avaient entouré les soldats dans la traversée de Dettwiller, à l'ouest de Saverne, et que le lieutenant avait dû leur faire donner la chasse par trente de ses hommes. Les enfants, plus agiles, avaient échappé aisément, gaiement. Et, sans doute pour ne point revenir les mains vides, les soldats--avec ce même discernement qui leur avait fait arrêter un procureur impérial--étaient tombés sur un passant peu valide, puisqu'il avait un pied bot, mais qui, néanmoins, se débattit comme un diable. Eut-il un geste menaçant? On ne sait trop ce qu'il faut croire de la version officielle. Ce qu'il y a de certain, c'est que le terrible lieutenant n'hésita pas à se servir de ses armes contre cet homme désarmé, et le malheureux infirme fut conduit, la tête en sang, chez le bourgmestre de Dettwiller qui le prit aussitôt sous sa protection.


LES JOURNÉES TROUBLÉES DE SAVERNE.
--Lecture publique de la proclamation de la municipalité, recommandant aux habitants de s'abstenir de toute manifestation et de rester chez eux le soir venu.--

Phot. A. Dahlet.]


Le lieut. von Forstner. Une promenade du lieutenant von Forstner dans les rues de Saverne.

Le lendemain 3 décembre, au Reichstag, en d'éloquentes protestations, M. Fehrenbach, député du centre, après avoir parlé du préjudice moral énorme causé par ces incidents à l'empire, affirma que «si jamais L'autorité militaire devait l'emporter sur l'autorité civile, c'en serait fini de l'Allemagne»; et M. von Calker, député national-libéral et professeur à l'université de Strasbourg, déclara que tous les résultats obtenus par la politique de réconciliation en Alsace-Lorraine étaient désormais «fichus». La réponse embarrassée du chancelier, l'attitude dédaigneuse du ministre de la Guerre, accrurent l'irritation très générale de l'assemblée, et, le 4 décembre, dans ce pays au régime presque absolu, et dont le peuple est le plus militariste du monde, on vit les nationalistes et les centristes s'allier aux radicaux et aux socialistes pour exprimer à une immense majorité (293 voix contre 54), à propos des incidents militaires de Saverne, leur méfiance envers le chancelier de l'empire.


LA SANCTION DES INCIDENTS DE SAVERNE.--Le départ du 99e d'infanterie pour les camps de Bitche et de Haguenau. Le régiment se dirige vers les quais d'embarquement ou l'attendent deux trains spéciaux.--Phot. A. Merckling.




L'empereur et le chancelier. Le comte de Wedel et M. de Bethmann-Hollweg. Les généraux von Deimling et von Linker.

A DONAUESCHINGEN: LES TÊTE-A-TÊTE DANS LE PARC

Il a été dit, et par les personnages les plus autorisés, que le chancelier avait reçu des dépêches de l'empereur ordonnant d'accorder certaines satisfactions à la population de Saverne et que, las ou malade, il avait négligé de communiquer ces documents au Reichstag. Mais il apparaît surtout que le chancelier, qui eût pu refuser de répondre aux interpellateurs sur des actes qu'il ne contresignait pas: les ordres du cabinet militaire, accepta de défendre la mauvaise cause et laissa les coups s'abattre sur lui pour ne point découvrir son souverain. Le chancelier perdit la bataille. Mais l'empereur, demeuré théoriquement en dehors de la querelle, pouvait esquisser, dès lors, le geste d'apaisement et, de fait, au château de Donaueschingen--où il villégiaturait, comme en 1908, chez son ami, le prince de Fürstenberg--après avoir eu une conversation, dont le détail serait bien intéressant pour l'histoire, avec M. de Bethmann-Hollweg, le comte de Wedel, statthalter d'Alsace-Lorraine, et le général von Deimling, Guillaume II décida que «la garnison de Saverne serait transférée jusqu'à nouvel ordre aux champs de manoeuvres de Bitche et de Haguenau».


Le colonel du 99e et Mme von Reutter
attendent le rapide de Strasbourg.

L'ordre de départ, parvenu dans la journée du 5 au colonel von Reutter, fut tenu secret hors de la caserne, mais on devina, à l'émotion des femmes d'officiers et de sous-officiers, les préparatifs du grand déplacement. Le chef de gare fut avisé d'avoir à former d'urgence deux trains spéciaux.

Et le samedi C décembre, à deux heures de relevée, par un temps gris et glacial, les bataillons du 99e évacuèrent Saverne, tristement, malgré la musique, qui jouait des airs appropriés: «Je suis Prussien», «L'Allemagne avant tout», etc. Le colonel, escorté de quatre gendarmes, avait précédé ses hommes à la gare. Le lieutenant von Forstner ne parut point dans le défilé du départ. Et, dans les avenues ruisselantes, à peine quelques «Wackes», corrects et silencieux, regardaient la «petite garnison» qui, dans la boue froide et sous la neige fondue, s'en allait...
Albéric Cahuet.



LES CONFÉRENCES DE DONAUESCHINGEN ET LEUR RÉSULTAT.
--Le 99e régiment quitte Saverne, musique en tête.
--Phot. A. Merckling.



Carpentier (culotte blanche); Wells (culotte noire). Carpentier place un terrible doublé à l'estomac. Carpentier place un terrible doublé à l'estomac.

Carpentier regarde Wells étendu pendant les dix secondes qui décident sa mise hors de combat. Après le knock out prononcé par l'arbitre, Carpentier se penche le premier pour secourir son adversaire abattu.

Carpentier veut serrer la main de son adversaire, qui n'est pas encore revenu à lui. Carpentier porté en triomphe par ses seconds et Wells soutenu par les siens.

SEPT ÉPISODES D'UNE GRANDE VICTOIRE FRANÇAISE EN BOXE ANGLAISE

LE MATCH CARPENTIER-WELLS

Si le match sensationnel qui, cette semaine, a mis aux prises, à Londres, Georges Carpentier et Bombardier Wells, a suscité en France l'intérêt toujours accordé aux rencontres de cet ordre, il n'est pas exagéré de dire qu'il a eu, pour nos voisins, l'importance d'un événement national, où la réputation britannique, en matière de boxe, était engagée. Il offrait au champion anglais, battu à Gand, en juin dernier, par Carpentier, qui, précédemment, avait triomphé tour à tour de Young Josephs, de Jim Sullivan et de Bandsmann Rice, l'occasion d'une revanche solennelle; et il a, au rebours des espérances ardemment manifestées de l'autre côté du détroit, consacré la science pugilistique, le sang-froid, l'audace du Français.

Le combat a eu lieu, lundi dernier, sur le ring du National Sporting Club, devant une assistance fort élégante et choisie; il suffit d'indiquer que le prix des places allait de 75 à 250 francs. Nos photographies évoquent les péripéties de la lutte, qui fut singulièrement rapide. Carpentier, plus brillant que jamais, impatient de vaincre, la conduisit avec prestesse, prenant immédiatement l'offensive, harcelant son adversaire dans un incessant corps à corps. Un «doublé» à l'estomac ébranlait bientôt Bombardier Wells, qui, durement atteint, se repliait sur lui-même; Carpentier, après s'être un peu reculé, le frappait au menton, et l'abattait d'un dernier coup à l'estomac. En 73 secondes, le champion d'Angleterre, plus âgé de cinq ans que le nôtre, et plus lourd de 10 kilos, avait été mis knock out.

Après un moment d'étonnement, de consternation légitime, les spectateurs, sportsmen avant tout, acclamèrent le vainqueur, qui dut apparaître au balcon du club, salué par une foule enthousiaste.



A Ada-Bazar: la foule autour de l'appareil. A Konia: Daucourt s'entretenant avec le grand chef des derviches tourneurs.


A Konia: les élèves des écoles françaises, avec leur
drapeau et leur fanfare; près de l'aéroplane, le père Gaudens.
Photographies H. Roux.

PARIS-LE CAIRE EN AÉROPLANE

Pauvre Daucourt! Après des prodiges de courage et d'endurance, ayant dû braver trop souvent des conditions atmosphériques qui lui faisaient courir les plus grands dangers, il avait presque franchi le massif du Taurus. Malgré le bris de son appareil, il pouvait espérer qu'aucun autre Français volant dans son sillage--pas plus Bonnier que Védrines--ne planerait avant lui au-dessus des Pyramides. Mais les gardiens de son monoplan, qu'il aurait été facile de réparer, l'ont laissé brûler; et, malgré son désir ardent de ne pas arrêter un si bel effort, la Ligue nationale aérienne, dont les ressources sont limitées, renonce à l'envoi d'un nouvel appareil. Le transport en grande vitesse, par chemin de fer, de Paris à Eregli, coûterait près de 20.000 francs!

Nous avons reçu de M. Roux, compagnon de voyage de Daucourt, de nouvelles notes accompagnées de photographies, les dernières sans doute. Nous reprenons ce journal de route à Podima, dernière escale des voyageurs avant Constantinople. (Nous renonçons à publier les vues prises au-dessus de la Corne d'Or et du Bosphore; embrumées, elles donnent une idée trop vague de ce panorama merveilleux.)

Le 8 novembre, après déjeuner, escortés par tous les habitants de Podima, nos compatriotes descendent vers la plage, et bientôt le monoplan s'envole. Le vent arrière est assez fort; pendant une centaine de mètres, il rabat l'appareil à 10 mètres à peine au-dessus de l'eau. On monte ensuite, assez rapidement, le long de la côte, et, au bout de dix minutes, on vogue à 1.000 mètres au-dessus du lac Derkos.

«... La nature du terrain reste la même; collines recouvertes par endroits de petits bois ou de broussailles fort peu propices à un atterrissage.

» A 3 h. 1/2 nous allons droit sur Hademkeuiet nous distinguons parfaitement la mer de Marmara. A notre gauche émerge peu à peu de la brume, sur une étendue telle que nous doutons d'abord, la ville si impatiemment désirée et qui termine la première partie de ce long voyage.

» Stamboul, Péra, Scutari, ne forment à nos yeux qu'une immense agglomération très blanche et très confuse de palais et de mosquées aux minarets élancés. Nous dominons à la fois la mer Noire, le Bosphore et la Marmara. Par-dessus tout cela un soleil clair, mais dont l'automne adoucit l'éclat. Nous oublions toutes les difficultés vaincues par la ténacité de Daucourt, et nous jouissons d'un spectacle merveilleux que n'ont jamais contemplé les empereurs de Byzance.

» Un grand hangar se détache nettement sur le sol, au milieu du champ d'aviation de San Stefano. Daucourt arrête le moteur et, sans bruit, nous descendons en une glissade folle vers le point désigné qui marquera notre dernier atterrissage sur la terre d'Europe. Alors c'est l'enthousiasme de plusieurs centaines de compatriotes et d'amis ottomans qui crient «Vive la France», comme si tout le génie de notre race était représenté par l'arrivée de ces quelques morceaux de bois et de toile auxquels nos ingénieurs ont donné les ailes et le coeur d'acier qui les animent. On acclame notre pays: c'est la seule récompense que nous avions désirée.

» Mme Bompard, qui était venue trois jours de suite nous attendre à San Stefano, est la première à nous accueillir. Elle s'ingénie à rendre des plus agréables notre court séjour à Constantinople; c'est sous sa conduite que nous visitâmes Stamboul et ses merveilles.»

Mais que de tristesses en ce beau pays:

«... Toute la campagne environnant Constantinople est encore encombrée de camps où couchent sous la tente, malgré la saison avancée, des milliers de réservistes non libérés ou même des malades en observation. Le spectacle le plus désolant est, sans contredit, le défilé interminable des voitures sur la route d'Andrinople. Les pauvres gens qui avaient fui en Asie à l'approche des Bulgares repassent maintenant le Bosphore et reviennent chez eux sans espoir de trouver leur foyer encore debout. Car la Thrace est si dévastée que dans nombre de villages les neuf dixièmes des maisons sont complètement détruites.»


Le départ de Konia: le pilote Daucourt étant déjà à son poste, le passager, M. Roux, met l'hélice en mouvement, puis se hâte de monter sur l'appareil qui commence à rouler pour prendre son vol.--Instantanés de M. du Jeu.

M. Roux s'étend longuement sur l'influence que nous possédons à Constantinople, sur la diffusion de notre langue dans toutes les classes de la société, sur l'estime et l'amitié que les Turcs manifestent pour la France.

On en jugera, d'ailleurs, par la lettre suivante que lui remit Djemal bey, au moment du départ:

«Le soussigné, gouverneur militaire de Constantinople et commandant par intérim le premier corps d'armée, colonel Djemal bey, présente M. Daucourt et son compagnon, M. Roux, qui ont entrepris le raid Paris-Constantinople-Le Caire, à tous les fonctionnaires civils et militaires et à tous les officiers chargés du maintien de l'ordre. Ce sont deux héros qui se sacrifient pour la science, et ces deux courageux et intrépides Français sont des amis sincères des Ottomans. Sur quelque point de l'empire qu'ils se trouvent, qu'on leur donne toutes facilités, et qu'on leur complète tout ce qui leur manque. J'ordonne donc à tous les agents 'de la force publique qu'on leur accorde aide et protection avec les égards dignes d'eux.»


Les monts Hadji Dagh, à l'ouest de la ville de Karaman.

Nos voyageurs quittent San Stefano le 15 novembre à 3 heures du soir, escortés jusqu'à Scutari par deux aviateurs ottomans:

«... Cette fois nous passons à faible hauteur et sur Stamboul même. Les ruines des anciens murs de Byzance se détachent nettement, et, si le spectacle est moins grandiose que celui qui s'offrit à notre arrivée, par contre nous distinguons la ville dans ses moindres détails. Pendant que nous approchons de la côte d'Asie, je me retourne souvent pour voir encore Constantinople qui fuit dans la brume. Voici les îles des Princes, puis le golfe d'Ismid; de chaque côté se dressent les premières montagnes d'Anatolie, fort irrégulières, au milieu d'une campagne très cultivée, du moins près de la mer.

» A 3 h. 15 nous passons encore au-dessus d'un camp d'un millier de tentes; un peu plus tard, nous laissons sur notre gauche Ismid, l'antique Nicomédie, et nous apercevons dans le port trois vieilles frégates datant au moins d'un demi-siècle. Nous devons éviter que la nuit nous surprenne dans les défilés de Biledjik, et, à 1 heures, nous atterrissons à Ada-Bazar, dans un mauvais champ labouré. C'est la cohue habituelle jusqu'à ce que le gouverneur Haliss bey nous emmène dans sa voiture à l'hôtel. Nous trouvons ici comme partout le même accueil charmant et l'hospitalité turque légendaire.

» Haliss bey a mis un landau à notre disposition, et nous ne sortons que suivis par deux officiers qui assistent à tous les dîners où nous sommes conviés. Nous préférerions flâner à pied, mais le temps épouvantable qui nous retient ici nous oblige à prendre la voiture, et les rues sont si mal pavées que nous devons nous cramponner aux portières pour ne pas tomber les uns sur les autres.»


Le mont Kara Dagh, au nord de la ville de Karaman.

Nos compatriotes prennent contact avec la population arménienne au cours d'un dîner que leur offre Aram Nigorossian, directeur de l'École centrale, sous la présidence de l'archevêque d'Ismid, Mgr Stepannos. Et, durant leur séjour forcé à Ada-Bazar, on rivalise de zèle pour leur faire comprendre la question arménienne.

L'arrivée de l'aéroplane a, d'ailleurs, produit une grande sensation dans toute la province.

«...Des paysans viennent de très loin pour voir notre Borel qui fait triste figure sous la pluie au milieu de la boue dont il aura grand'peine à sortir. Nous avons recouvert le moteur, l'hélice et le fuselage avec de grandes bâches, mais les ailes sont submergées d'eau depuis trois jours. A quelques pas, sous une petite tente, s'abritent, faisant un peu de feu pour se réchauffer, les trois soldats qui gardent notre appareil.

» Nous ne voyons toujours pas les sommets des montagnes que nous devons survoler, tant les nuages sont bas. Impossible de partir dans de telles conditions. Le vent n'est rien en aviation à côté du brouillard, surtout en pays de montagnes, car nous pouvons nous trouver subitement dans la brume et perdre la direction. A la vitesse de 100 kilomètres à l'heure, il sera impossible au pilote d'éviter à temps le premier obstacle, montagne ou forêt, qui se dressera tout à coup devant nous.»

Enfin, le 24 novembre, le temps se lève; le monoplan s'envole vers Konia où il est attendu depuis trois jours.


Eregli et la chaîne du Taurus couverte de neige, vus du monoplan de Daucourt et Roux à 1.800 mètres de hauteur.--Photographies H. Roux.

L'appareil de Daucourt après l'accident d'atterrissage. Le lendemain matin après l'incendie.

LE RAID PARIS-LE CAIRE DE DAUCOURT ET ROUX INTERROMPU A BOZANTI PAR LA DESTRUCTION DE LEUR APPAREIL.

«... Le Père Gaudens, supérieur des Assomptionniste est à la tête de sa fanfare et de ses trois cents élèves, les écoles turques forment elles-mêmes un cortège pittoresque. Les banques, les boutiques, toutes les maisons sont fermées. Le grand Tcherili, descendant des sultans heldjacides, chef religieux des derviches tourneurs, et qui a conservé la prérogative de ceindre le sabre du sultan le jour du couronnement, est venu au-devant de nous avec une délégation de derviches tourneurs et de hodjas. Nous sommes reçus par M. de Tcherkavsky, consul de Russie, qui remplit les fonctions de consul de France et de six autres nations. Ici, encore, tout le monde parle français.»

Le lendemain, à dix heures, départ aux accents de la Marseillaise et de l'hymne russe joués par les élèves du père Gaudens. Les voyageurs aperçoivent bientôt à l'horizon la ligne neigeuse qui dessine les hauts sommets du Taurus. Laissant à gauche le mont Kara Dagh, isolé sur le plateau, ils passent au-dessus de la ville de Karaman, et, à midi, ils descendent à Eregli.

«... On nous raconte des choses bien amusantes. En nous apercevant au loin, des femmes arméniennes se mettent à genoux et chantent des cantiques en se frappant la poitrine. Un vieux prêtre turc fend la foule en s'écriant: «Je veux voir les hommes qui descendent du ciel.» Un fonctionnaire morigène le populo qui l'entoure: «Voilà comment sont les Français; ils travaillent, ils aiment la science et ils aiment à voler comme les oiseaux. Vous, vous êtes paresseux et c'est pourquoi vous ne savez encore que marcher comme les animaux.»

M. Roux quitte alors son compagnon pour gagner Adana en chemin de fer et en voiture. Daucourt veut monter à 3.000 mètres pour franchir le Taurus; comme il est déjà chargé de 160 litres d'essence, il lui est impossible de garder son passager.

A la station de Kiilek, M. Roux apprend la chute de l'aviateur. Ce dernier le rejoint le lendemain à Adana, ayant fait la route, partie à cheval, partie sur une autodraisienne mise à sa disposition par un Allemand aimable, M. Hausba, ingénieur en chef de la ligne de chemin de fer.

Daucourt raconte ainsi son accident:

Le ciel étant brumeux autour d'Eregli, il demanda télégraphiquement à plusieurs stations des renseignements sur l'état atmosphérique. Les uns lui signalèrent le vent du sud, d'autres celui du Nord. Le temps devenant plus clair vers midi, il partit et s'éleva graduellement à 2.500 mètres. En approchant de Bozanti, les nuages enveloppaient les sommets autour de lui et il dut songer à descendre. Le vent soufflait en sens contraire de deux vallées se coupant à angle droit; pris dans une véritable tornade, obligé d'atterrir sur un petit espace encombré d'arbres, il arriva au sol avec une vitesse telle que son aile gauche coupa le sommet d'un arbre, et l'entraîna avec l'appareil qui s'arrêta une vingtaine de mètres plus loin, assez endommagé.

Mieux qu'aucune description, les photographies montrent les difficultés de l'atterrissage sur cet étroit espace de terre semé de cailloux, piqueté d'arbres, encerclé de tous côtés par les montagnes. On ne peut cependant qu'admirer la chance ou l'habileté de Daucourt pour avoir trouvé un sol relativement si favorable dans la région extraordinairement abrupte des Portes de Cilicie. Ces défilés sauvages ne se trouvent point au coeur du Taurus; ils sont situés sur le versant sud, dans les derniers contreforts du massif, sur la route de Bozanti à Adana, dont M. Roux fit une partie en voiture.

Comme nous le disions en commençant ce compte rendu, et comme l'indiquent nos photographies, le monoplan était fort réparable,--en trois jours, nous écrit M. Roux. Mais les gendarmes chargés de le garder pendant la nuit se firent remplacer par un paysan qui, probablement, alluma du feu pour se réchauffer et s'endormit. Car ce pauvre homme fut lui-même surpris et fort maltraité par l'incendie. Et, vers 8 heures du matin, on vint annoncer au malheureux pilote que son appareil achevait de brûler. Il fut d'autant plus navré qu'il avait cédé, en quelque sorte malgré lui, à l'insistance des gendarmes, auxquels il eût préféré un homme de confiance payé par lui-même.

*
* *

Quels que soient les regrets, fort compréhensibles, des deux intrépides voyageurs qu'une vulgaire question matérielle empêche d'achever leur raid magnifique, ils pourront se vanter, l'un et l'autre, d'avoir fait preuve d'une valeur et d'une habileté exceptionnelles; et, s'ils doivent renoncer à la joie de se voir acclamer à Jérusalem et au pied des Pyramides, ils garderont un doux et glorieux souvenir de leur randonnée sur cette terre d'Asie Mineure où, les premiers, ils ont fait descendre du ciel les couleurs françaises.

Nous avons dit à plusieurs reprises à quel point Daucourt et son compagnon étaient frappés du degré que, du Bosphore au Taurus, atteint la culture française» La petite pièce de vers que nous recevons d'Adana en est la preuve la plus éloquente, la plus agréable à accueillir, que nous puissions souhaiter. L'auteur, M. Hrand Sarian, fut boursier du gouvernement ottoman à Paris. On n'en est pas moins délicieusement surpris de voir un habitant de la lointaine Adana exprimer dans le plus pur français et avec toute la chaleur communicative de l'âme orientale ses sentiments pour la France:

A DAUCOURT

Nous sommes les gradins de l'antique Orient,

Que gravit chaque jour le beau soleil levant;

De la Turquie il porte un salut à la France,

Qui laisse en notre coeur si douce souvenance!


Nous sommes les enfants de ce vieux Paradis

Dont les livres anciens ont savamment décrit

Les vastes horizons et l'opulente flore,

Où les yeux pleins de rêve ont besoin de se clore...


C'est là que, tout léger, Daucourt descend des cieux

Après avoir frôlé la demeure des dieux!

Soyez le bienvenu, héros qui portez l'âme


De cette Nation que la pensée enflamme

De se lancer toujours, ivre de liberté,

Vers le Progrès sans fin, but de l'Humanité.

Hrand Sarian.


Adana, 26 novembre 1913.

*
* *

Tandis que Daucourt était en panne à Bozanti, ses deux émules, Védrines et Bonnier, partis de Paris après lui, et plus favorisés par le temps, semble-t-il, parvenaient sans incident à Constantinople, ayant suivi une voie un peu différente.

Védrines arrivait à Sofia le 3 décembre à 8 heures du soir, ayant couvert en trois heures l'étape Belgrade-Sofia (380 kilomètres). Le lendemain, au champ d'aviation militaire, il recevait la visite du roi Ferdinand qui s'entretint longtemps avec lui.

Vingt-quatre heures plus tard Védrines rejoignait Bonnier à Constantinople. Les deux aviateurs se préparent à partir ensemble pour le Caire, «non comme des rivaux, mais unis dans l'amour de la France». Du Caire, Védrines, qui voyage seul, se propose d'atteindre l'Australie par Bombay et Singapore.

Bonnier emmène à bord son mécanicien; nous espérons recevoir de lui des clichés faisant suite à ceux de M. Roux.


A Sofia: le tsar des Bulgares interrogeant Védrines sur
ses projets de raid vers le Caire.
--Phot. Thévenet.




SCÈNES DE LA RUE PARISIENNE.--Une mode turque.

A côté des grandes transformations qu'elle impose dans le costume féminin, des révolutions de l'élégance qu'elle édicté, la Mode se plaît parfois à de menus changements, qu'il convient de considérer sans gravité; et ses légers caprices introduisent, de temps en temps, une nouveauté imprévue dans ce qu'on pourrait appeler les accessoires de la toilette, le manchon, le sac, l'épingle à chapeau, voire le lacet du soulier et la couleur du bas de soie. Aujourd'hui, ils s'en prennent à la voilette. On ne faisait guère attention à elle, tant elle se portait généralement discrète et fine, à moins qu'elle ne se portât point du tout. Et voilà qu'elle prétend cacher une partie du visage, le menton, la bouche et le nez, pour laisser seulement apparaître les yeux, à la manière turque... Il y a quelque deux ans, L'Illustration a montré, par un dessin, que les jeunes femmes de Constantinople tentaient, à la faveur d'idées plus libres, d'abandonner le traditionnel yachmah. Les Parisiennes vont-elles adopter le voile auquel avaient voulu renoncer les «désenchantées» de là-bas? La scène qu'a croquée notre collaborateur L. Sabattier à la sortie de la Madeleine, un dimanche matin--car celles qui suivent cette mode musulmane n'en sont pas moins bonnes chrétiennes--indique que, si l'essai en a été fait, il est encore timide, et suscite quelques étonnements. La voilette nouvelle a contre elle d'être funeste aux sourires qu'elle dissimule. Et c'est là, sans doute, pour les Parisiennes, un défaut d'importance.



CE QU'IL FAUT VOIR

PETIT GUIDE DE L'ÉTRANGER A PARIS

Je suis retourné au Salon d'automne pour y visiter cette Exposition d'Ensembles décoratifs dont on a beaucoup parlé, et je voudrais d'abord vous signaler une opinion bien intéressante que j'ai recueillie en en revenant. Cela se passait à table, chez des amis, qui avaient parcouru, eux aussi, dans la journée, les «ensembles décoratifs» de l'avenue d'Antin. Soudain un des convives, architecte de talent, s'écria:

--Tout de même, ne trouvez-vous pas qu'il y a quelque chose de changé dans les moeurs de ce temps-ci? Nous sommes plus artistes, cela est incontestable. Nous décorons notre logis autrement que ne faisaient nos pères; avec plus de fantaisie, avec plus d'audace, avec plus d'amour. Dans le choix des bibelots, des meubles, des étoffes, dans l'arrangement surtout de ce décor domestique, nous osons des choses que pas un Français, il y a vingt ans, n'eût osées. Et qu'est-ce que prouve ce souci d'introduire dans la décoration de nos «intérieurs» plus de pittoresque et d'imprévu qu'autrefois, si ce n'est que nous aimons notre foyer, qu'il nous plaît d'y vivre davantage...

--Ou d'y vivre moins, fit une dame âgée en souriant.

--Je ne vous comprends pas, madame, dit l'architecte.

La dame âgée répondit:

--Monsieur, savez-vous rien de plus lassant pour les yeux que le spectacle de la fantaisie, en ameublement aussi bien qu'en toilette? Et ne conviendrez-vous pas qu'une robe, intéressante par certaines audaces de coupe, de couleur et d'arrangement, cesse vite de l'être si, au bout d'un temps très court, une autre robe ne l'a point remplacée? Une femme élégante--j'entends une femme dont l'élégance est faite de fantaisie--est condamnée à ne jamais porter la même toilette trois fois de suite... Et, de même, je pense que l'excentricité d'un ameublement n'est supportable qu'à condition qu'on ne s'en donne ni trop souvent ni trop longtemps de suite le spectacle à soi-même. Or, on ne peut changer de mobilier comme on change de robe. On cherche donc d'autres décors quand on a «assez vu» celui-là. Et c'est pourquoi, monsieur, j'ai la conviction que les amateurs qui ont commandé tels de ces «intérieurs» un peu... hardis que nous avons vus tout à l'heure au Salon d'automne sont, au total, des raffinés qui restent chez eux le moins possible.

Ainsi parla la dame âgée. Elle eût pu se montrer plus sévère encore, à mon avis: déplorer, par exemple, que l'architecture décorative s'arroge le droit de «renouveler» à ce point la forme de certains sièges qu'il devienne impossible à d'honnêtes gens d'y demeurer assis cinq minutes sans danger de crampe. Elle eût pu demander s'il n'y a pas quelque imprudence aussi à introduire trop de joie dans le décor d'un logis qui tôt ou tard, ainsi que tous les logis humains, devra bien encadrer de la tristesse. Et comme alors les murs auront l'air ridicule!

N'importe. Allez vous promener aux «ensembles décoratifs» de l'avenue d'Antin. Qu'on adore ou qu'on déteste cet art-là, c'est un spectacle à voir. Et c'est au moins matière à philosopher...

*
* *

Ne pas oublier non plus, ce mois-ci, les grands magasins. Le mois des Etrennes est pour eux un mois de triomphe, et ils viennent d'en commencer l'Exposition.

J'entends par étrennes les plus belles de toutes, les seules qui comptent aux yeux du parrain et de la marraine dignes de ce nom: les étrennes des enfants; les Jouets! Je ne dis pas que les plus beaux soient les plus amusants. Je crois même le contraire, et que l'âme de l'enfant réclame des jeux simples. Un jouet luxueux et savant l'émerveille; mais il en est un peu de ces chefs-d'oeuvre comme des boudoirs et des salles à manger dont je parlais tout à l'heure: on admire... et puis, quand on a bien admiré, on cherche à reposer ses yeux et son esprit sur quelque chose de simple, de «pas fort»... Le joujou savant (et follement cher, bien entendu) semble avoir été inventé pour augmenter l'attachement de nos fils aux jeux de la balle, des quilles et de saute-mouton!

Mais il reste nous. Il reste les grandes personnes, dont les Expositions de jouets vont délicieusement amuser, pendant un mois, les badauderies. Mais n'attendez pas que ces collections précieuses soient «désassorties»; n'attendez pas surtout les cohues d'après-midi, qui vont commencer. Le matin, jusqu'au quinze ou vingt décembre; voilà le moment propice, et l'heure exquise...

*
* *

Un étranger m'écrit: «Je connais de Paris ses monuments, ses théâtres, et, assez bien aussi, ses boulevards. C'est la Rue, maintenant, que je voudrais mieux connaître; je veux dire ces coins de Paris dont ne parlent point les guides, mais qui ont leur originalité, leur pittoresque à eux, et qui nous instruisent à leur manière.»

Rien de plus juste. Et c'est pourquoi la Fête foraine ne doit jamais être considérée par l'étranger comme un spectacle négligeable. Elle a une valeur de renseignement; elle est une des écoles où l'on «apprend» Paris.

Les marchés aussi peuvent être comptés au nombre des meilleures de ces écoles-là. Marchés aux fleurs, aux chevaux, à la ferraille; marchés de comestibles,--quotidiens ou hebdomadaires; marchés annuels, qui sont des foires (pains d'épice ou jambons); marchés couverts; marchés en plein vent. Il y en a qu'il faut voir au printemps; d'autres que la saison présente encadre d'une tristesse si opportune, si harmonieuse, pourrait-on dire, que le spectacle en devient beau! J'en ai eu l'impression, dimanche dernier, en allant flâner vers onze heures du matin, dans la brume, autour de la «barrière d'Italie». C'est la porte de Paris par où l'on passe pour aller à Fontainebleau, et c'est par là que Napoléon, en 1815, rentra dans Paris. Mais les gens qu'on rencontre là le dimanche matin ne semblent point impressionnés par la majesté d'un tel souvenir. A côté de la grille d'octroi, contre la pierre même des fortifications, s'aligne l'étalage hebdomadaire des parapluies à trois francs, deux francs, trente sous... des parapluies «non réclamés» que revend à bas prix la préfecture de police et dont quelques-uns semblent, ma foi, les «occasions» les plus avantageuses du monde! Au delà s'étend la longue route boueuse et plate qui mène à Ivry, et sur un côté de laquelle s'élèvent les pauvres échoppes du marché de dimanche. Boniments, cris des marchands, mélopée d'une négresse en prière qui dit la bonne aventure, romances sur la guitare, roulements de tambour du montreur de «rats géants»; et puis, à droite, la rue Blanqui,--un chemin tracé dans la boue de la zone militaire, et que bordent des taudis en planches. C'est la «foire aux puces», quelque chose d'innommable: un marché où s'étalent--par terre--des déchets, des débris de tout: de la ferraille, des papiers, des loques, que vendent des pauvres, et qu'achètent d'autres pauvres. Une foule joyeuse grouille autour de tout cela; et sur ces musiques, sur ces cris, sur ces odeurs, sur ces loques, décembre étend un ciel sale et froid,--le ciel qu'il faut! non, vraiment, ce n'est pas laid. Et c'est presque effrayant.
Un Parisien.



AGENDA (13-20 décembre 1913)

Expositions.--Grand Palais: Salon d'automne.--Galerie Georges Petit (8, rue de Sèze): la «Société internationale»; la «Comédie humaine».--Galerie Devambez (43, boulevard Malesherbes): exposition de la Société des peintres graveurs français.--Galerie des Artistes modernes (19, rue Caumartin): exposition des objets d'art appliqué de la Société 1'«Éclectique».--Galerie Brunner (11, rue Royale), les Peintres et les Graveurs de Paris.

Conférences.--Société des Conférences (184, boulevard Saint-Germain), le 17 décembre, à 2 h. 1/2: la Littérature française aux États-Unis, par M. J.-H. Hyde; le 19 décembre, à la même heure: Madame de Staël à Berlin, par M. le comte d'Haussonville.--Conférences alsaciennes-lorraines (184, boulevard Saint-Germain), le 17 décembre, à 8 h. 1/2 du soir: la Terre exquise de Lorraine et d'Alsace, par M. Émile Hinzelin.--7, rue Chateaubriand (conférences Chateaubriand), le 20 décembre, à 3 heures: les Primitifs italiens, Giotto, par M. André Michel.--Université des Annales (51, rue Saint-Georges), à 5 heures: le 15 décembre, Leurs enfants, par M. André Lichtenberger; le 16, la Première du Cid, par M. Gaston Rageot; le 17, Un poème en prose, par M. Jean Richepin; le 18, Au pays de la fantaisie, par Mme Rosemonde Gérard.

Fête de bienfaisance.--Le 20 décembre, au Châtelet, matinée de bienfaisance donnée par la Société de secours mutuels «les Prévoyants du théâtre».

L'Exposition de l'Aéronautique.--Au Grand Palais, jusqu'au 25 décembre, exposition internationale de l'Aéronautique.

Sports.--Courses de chevaux: le 14 décembre, Auteuil; le 15, Saint-Ouen; le 16, le 18 et le 21, Vincennes (trot).--Boxe: le 20 décembre, à Luna-Park, match Sam Langfort-Joe Jeannette.



LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS

LES PRIX LITTÉRAIRES

Deux grands favoris, à peu près sur la même ligne, se disputaient, cette année, le prix Goncourt. On donnait à égalité M. Alain Fournier, l'auteur du Grand Meaulnes1, et M. Léon Werth, Fauteur de la Maison Hanche2. Or, le jour du vote, le 3 décembre, il advint qu'un outsider, M. Marc Elder, qui avait obtenu une seule et intermittente voix pendant les dix premiers tours, réussit à réunir six suffrages au onzième tour. Ce fut, assure-t-on, un vote de conciliation. Le livre couronné s'intitule: le Peuple de la mer3. Il nous conte, en un tryptique au rude et impressionnant relief, la vie des pêcheurs de Noirmoutier.

Au lendemain de la réunion des académiciens Goncourt, le jury féminin du Prix Vie Heureuse a désigné son lauréat pour 1913: Mme Camille Marbo, l'auteur de la Statue voilée4.

Note 1: (retour) Edit. Émile-Paul, 3 fr. 50.
Note 2: (retour) Edit. Fasquelle, 3 fr. 50.
Note 3: (retour) Edit. Oudin, 3 fr. 50.
Note 4: (retour) Edit. Fayard, 3 fr. 50.


LES BEAUX LIVRES

Le mois de décembre est le mois des beaux livres. Il y a, dans les vitrines de Noël, une floraison d'hiver étincelante, une véritable joaillerie de couleurs niellées et marquetées d'argent et d'or. Nous aimerons toujours le faste du livre et, devant les étalages flamboyants, nous nous arrêtons, malgré l'hiver, pour la joie de nos yeux, comme jadis au temps du collège, après la journée de classe. Les volumes d'art pour les étrennes des grandes personnes, et les romans d'aventures et les albums pour les étrennes des enfants, mêlent dans les expositions des libraires les séductions de leur présentation riche. Nous mettrons un peu d'ordre dans la confusion jolie de l'étalage, et, tandis que nous parlerons ici des livres de nouvel an pour lecteurs de tous âges à partir de l'adolescence, nous signalerons dans La Petite Illustration accompagnant ce numéro les nouveautés de la librairie enfantine.

Présenté sous une délicate couverture blanc et or, fastueuse comme une chape pontificale, un important ouvrage de cet érudit des choses italiennes, M. Emmanuel Rodocanachi, nous convie à suivre, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, l'histoire, minutieusement documentée et pompeusement illustrée, des Monuments de Rome5. C'est une savante reconstitution de la vie grandiose et tragique de la pierre romaine qui connut le triomphe des merveilleuses cérémonies impériales et l'outrage des invasions barbares avant que de subir les destructions du moyen âge lorsqu'on employa les colonnes des anciens temples dans la construction des églises et les assises des monuments antiques dans celle des forteresses. D'excellents chapitres nous disent les travaux projetés et réalisés par le grand pape Sixte-Quint, et les vicissitudes auxquelles furent soumis les grands vestiges au dix-septième siècle. Et de très complètes monographies sont consacrées aux Obélisques, au Mausolée d'Auguste, au Panthéon, aux Thermes de Dioclétien, aux Arcs de triomphe, au Palatin et au Colisée.

La librairie Hachette, à qui l'on doit l'édition de cet ouvrage, publie encore, à l'occasion des etrennes, d'autres très beaux livres, richement illustrés. Dans l'un d'eux, M. Seymour de Ricci réunit en album sur le Style Louis XVI: Mobilier et Décoration, plus de 450 modèles6. L'ensemble des modèles ainsi présentés constitue un enseignement de premier ordre et il n'est plus absolument besoin de visiter les trésors du Louvre, de Versailles, de Windsor et de la Wallace Collection, pour acquérir la connaissance complète de ce qu'est l'art admirable du style Louis XVI. C'est, en quelque sorte, la généalogie même du style Louis XVI qui se trouve décrite ici.

Note 5: (retour) Hachette, 20 fr., rel., 25 fr.
Note 6: (retour) Même librairie, 25 fr.

Mais voici, traduit et adapté par M. Gaston Migeon, conservateur au musée du Louvre, l'Art en Chine et au Japon, d'Ernest Fenellosa7. M. Fenellosa fut l'Occidental qui, le premier, a passionnément interrogé les arts anciens de la Chine et du Japon et en a compris le haut idéalisme, le sens intime, les prodiges d'exécution. Son ouvrage, qui paraît après sa mort, peut être considéré comme un testament intellectuel. Les sujets d'illustrations, par leur variété, constituent l'une des plus belles et des plus riches collections l'art chinois et japonais qui aient été publiées jusqu'ici.

Whistler, sa vie, son oeuvre et son temps, traduit et adapté de l'ouvrage original de E. et J. Pennel, avec 2 planches en couleurs, 12 planches en héliogravure et 64 planches en noir hors texte8; l'Oeuvre de Murillo, ce sont encore de nouvelles très agréables éditions de la maison Hachette qui ajoute aussi à sa délicieuse série Ars Una9 un opportun volume de M. Max Rooses, conservateur du musée Plantin d'Anvers, sur les Flandres.

Un délicieux volume: la Route des Dolomites10, prend place parmi les belles éditions J. Rey, la grande maison dauphinoise du livre. Nous l'avons dit, et nous devons le répéter: parmi tous les efforts tentés par le régionalisme, la décentralisation de l'édition (le livre provincial fait en province) est l'un des plus intéressants, car il dirige une industrie nationale dans des voies nouvelles et fertiles en heureuses surprises pour le public. Le public, d'ailleurs n'est pas ingrat et il a récompensé par la faveur de son accueil les initiatives et les sacrifices que la maison J. Rey n'a pas hésité à faire en employant de véritables missions photographiques à réunir les éléments d'illustration de ces riches et intelligents volumes: Au pays de Jeanne d'Arc, Aux pays de Napoléon, Aux lacs italiens, Au pays de saint François d'Assise, la Route des Alpes, la Route des Pyrénées.

C'est M. Gabriel Paure, le plus charmant et le mieux averti des cicérones sur les routes italiennes, qui nous conduit aujourd'hui sur la Routedes Dolomites, d'Innsbruck à Vérone, de Bosen à Cortena d'Ampezzo, au lac de Misurina, et à Cadore, dans le pays du Titien. L'itinéraire est d'une rare séduction, et ses beautés en sont rendues sensibles à nos yeux par les panoramas, les scènes, groupes et types qui ajoutent leur vérité documentaire à la chanson harmonieuse du texte.

Deux très belles publications qui nous arrivent en même temps et qui se complètent l'une l'autre seront accueillies avec faveur car elles s'offrent à documenter le goût, très vif, en ce moment, que l'on manifeste pour les jardins et pour les villas. Nous faisons tous plus ou moins les rêves de l'amateur de jardins. L'un des souhaits les plus constants de notre vie tourmentée par l'agitation moderne est de prendre quelque repos en un morceau de paradis terrestre, un paradis de verdure, de fleurs et d'eau, créé souvent par les fantaisies de notre imagination, et selon la mesure si variable de nos moyens. Un livre qui s'intitule: Des divers styles de jardins, modèles de grandes et petites résidences; l'art décoratif des jardins; jardins européens et orientaux11, nous charme avant même que de s'ouvrir. Cet ouvrage, paru sous les deux signatures de MM Marcel Pouquier et A. Duchêne, nous donne avec ses 16 hors texte et ses 300 illustrations, si heureusement choisies, une histoire enchantée des jardins, depuis le moyen âge jusqu'à nos jours et nous livre une série de précieux modèles dans le style des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, français, anglais, italiens, orientaux, arabes, chinois, hindous, japonais, persans, avec les divers motifs de décoration pouvant s'adapter aux résidences actuelles.

Note 7: (retour) Hachette, 35 fr.
Note 8: (retour) Même librairie, 25 fr.
Note 9: (retour) Même librairie, le vol. 7 fr. 50.
Note 10: (retour) Edit. J. Rey, de Grenoble, broché, 25 fr., relié, 38 fr.
Note 11: (retour) Émile. Paul, éditeur, 40 fr.

L'autre album, consacré aux villas, et si moderne en son aspect et en son enseignement, est édité avec le grand luxe de ses 54 planches avec plans, coupes, etc., par l'éditeur Charles Massin12 . Cet ouvrage traite plus spécialement, comme l'indique son titre, des Villas normandes et anglaises. Nous avons pu constater, pour la joie de nos yeux, combien, des deux côtés de la Manche, les constructions anglaises et normandes rivalisent de pittoresque récent et confortable. On trouvera dans le recueil paru d'hier des reproductions à grande échelle des types les plus caractéristiques des deux pays. C'est un trésor de matériaux pour l'organisation de la vie heureuse, une source riche «d'idées» à suivre, à réunir, à combiner, pour édifier le palais familial de nos rêves d'été.

Note 12: (retour) Librairie générale de l'Architecture et des Arts décoratifs, prix: 55 fr.


DOCUMENTS et INFORMATIONS

L'inventeur de la similigravure.

C'est une erreur fort répandue que la photogravure typographique ou similigravure, souvent appelée «simili américaine», a débuté aux États-Unis. L'invention est française, et la chambre noire qui servit en 1885 à M. Edouard Cannevel pour obtenir le premier cliché photographique à points inégaux permettant de réaliser la photogravure typographique vient d'entrer au Conservatoire des arts et métiers.

Le principe de l'appareil réside dans l'interposition d'une trame quadrillée transparente entre l'objectif et la plaque sensible. Il est aujourd'hui le seul appliqué dans le monde entier, et son oeuvre vulgarisatrice est immense.

M. Edouard Cannevel disposait de faibles ressources; il fit ses recherches avec un appareil de fortune, et il fabriquait lui-même ses trames en photographiant des rayures imprimées sur indienne. Les résultats furent excellents. Mais l'invention venait trop tôt. Il n'y avait alors ni papier, ni encre, ni machines pour imprimer des reliefs si peu appréciables. Le papier couché n'était pas né, et nos papiers à journaux actuels sont des papiers de luxe à côté de ceux de l'époque.

D'autre part, personne en France ne réussit à graver une trame sur verre. Plus tard seulement un Américain trouva le moyen d'exécuter ces trames de façon merveilleuse, d'où le nom de similigravure américaine donné à un procédé essentiellement français dont les progrès de l'imprimerie et de l'industrie du papier allaient bientôt assurer la vulgarisation. Le conseil général de la Seine-Inférieure et diverses sociétés savantes votèrent de petites subventions à l'inventeur. Mais M. Cannevel dut abandonner la lutte; et il assiste aujourd'hui au triomphe colossal d'une invention qui est sienne, qui enrichit ou fait vivre des milliers de personnes, et qui ne lui rapporta aucun profit.

De quand date le pain.

Le pain est un mets de très grande antiquité: mais l'homme ne l'a pas toujours connu. Il serait sans doute difficile sinon impossible de dire quand et où se fit le premier pain: mais on sait de source certaine que le pain était déjà connu de l'homme néolithique, et que les habitants des palafittes en particulier en faisaient usage.

Ces populations, occupant des habitations bâties sur pilotis, dont les vestiges sont abondants sur le rivage de plusieurs lacs suisses, étaient agricoles et sédentaires. Elles possédaient déjà des animaux domestiques et des plantes alimentaires, et probablement cultivées, dont certaines pouvaient avoir une origine fort lointaine et être venues de contrées très distantes.

Parmi les plantes, il y avait le blé, qui était déjà connu et apprécié au début de la période néolithique; il y avait même plusieurs blés. L'un d'eux est encore cultivé dans la Gruyère: c'est le blé mottu qui croît aussi spontanément dans le Caucase. En vient-il? Un autre est le froment égyptien, encore cultivé en Suisse sous le nom de nouette de Lausanne. Et il faudrait citer encore l'orge, l'amidonier, le petit épeautre, l'épeautre, le seigle, le millet, etc.

De ces grains, que nous utilisons encore pour faire du pain et des produits similaires, les habitants des palafittes faisaient du pain. On a retrouvé, à de nombreux exemplaires, des meules à broyer le grain, en pierre, en grès, en granit, accompagnées de leurs broyeurs. Ces outils devaient servir à broyer les grains en farine, et la farine à faire du pain. On n'en peut douter: le pain des palafittes est bien connu et authentique.

Ce n'était pas le pain actuel... La farine servait à faire des galettes arrondies, cuites sur des pierres ou de l'argile, et ce pain rustique, dont on a retrouvé plusieurs morceaux, était emmagasiné dans des vases. Les probabilités sont qu'on le consommait après humectation, pour le ramollir un peu. On remarquera qu'à l'époque de la découverte les indigènes des Canaries opéraient de façon sensiblement pareille.

Incubation naturelle et incubation artificielle.

Les agriculteurs ou les éleveurs de volailles ne sont point toujours d'accord sur la valeur respective de l'incubation naturelle et de l'incubation artificielle. Les expériences de M. Brechemin, sans résoudre définitivement la question, y apportent du moins une contribution intéressante.

Trois dindes et trois poules furent mises en concurrence pendant les mois de mars, avril et mai, avec une couveuse artificielle. Les 242 oeufs fécondés soumis à l'incubation naturelle donnèrent 158 poussins; les 243 oeufs fécondés confiés à la couveuse en donnèrent 209.

On continua l'expérience en appliquant à chaque groupe un système d'élevage différent, la nourriture étant identique. Les poussins confiés aux poules et aux dindes furent parqués à l'air libre sur une surface de 4.000 mètres carrés. Trois mois après l'éclosion, il n'en restait plus que 75, soit une perte de plus de 50%.

Les poussins de l'éleveuse artificielle n'avaient à leur disposition que 600 mètres de terrain dans un local en partie vitré. Au bout de trois mois, il en restait encore 194 sur 209. La mortalité n'avait pas dépassé 10%.

M. Brechemin conclut que si l'incubation et l'élevage naturels conviennent pour les petits élevages et donnent des sujets plus vigoureux, le système artificiel doit être préféré pour les élevages d'une certaine importance.

Les pâtés approximativement truffés.

Pour si rigoureusement minutieux qu'ils soient, les textes légaux en vigueur au sujet des falsifications alimentaires ont oublié de préciser les conditions auxquelles doivent satisfaire les pâtés et les préparations culinaires pour avoir droit à la dénomination de «produits truffés». Aussi certains industriels ont fini par vendre à des prix invraisemblables de bon marché des produits étiquetés «produits truffés» dont le truffage n'a été effectué qu'à des doses vraiment homéopathiques.

Ces pratiques déshonnêtes ne vont pas tarder à prendre fin. Tout récemment, le service de la répression des fraudes a saisi chez un commerçant parisien des échantillons de «mousse de foie gras truffé» dans lesquels le laboratoire de l'État n'a pas trouvé de truffes. Deux chimistes experts commis par le juge d'instruction ont été plus heureux. En versant sur une plaque de verre tout le contenu d'une des boîtes prélevées (125 gr. environ) puis en l'étalant au moyen d'une spatule, de façon à le disposer en une couche très mince, ils ont fini par découvrir à grand'peine des fragments noirs, minuscules; le poids de ces fragments était de l'ordre des milligrammes, mais le microscope a fait apercevoir en eux les spores caractéristique de la truffe. L'inculpé triomphait déjà quand les experts ont eu l'idée d'examiner au même point de vue des produits similaires fabriqués par des maisons réputées; ils ont trouvé dans leur masse des fragments de truffe très apparents et dont le poids d'ensemble atteignait toujours 2, 2,50 et même 2,75% du poids total de la préparation. Ils se sont alors demandé si un pâté ou une mousse de foie gras contenant au grand maximum 0,06% de truffes a bien droit à la dénomination commerciale de produit truffé. Consulté par eux, le président de la Chambre syndicale des fabricants de conserves de foie gras truffé a répondu avec une précision regrettable pour les fraudeurs. Un truffage inférieur à 1,75 ou 2%, a-t-il dit, doit être tenu pour incapable de communiquer à un pâté ou à une mousse de foie gras l'arôme spécial et le goût de la truffe; dès lors, au-dessous de cette proportion, un pâté ou une mousse de foie gras ne doit pas être considéré comme réellement truffé.

Voilà une déclaration dont la netteté est suffisante pour fixer l'opinion des juges et, par un heureux ricochet, pour supprimer la fabrication des mousses de foie gras truffées à des doses infinitésimales.

Les coquilles d'huîtres dans la construction.

Sous ce titre, nous avons signalé, dans notre numéro du 22 novembre dernier, l'intéressante tentative d'un architecte de Galveston qui, pour la fabrication du béton nécessaire à la construction d'une maison, avait utilisé des coquilles d'huîtres. Un de nos lecteurs, officier de l'armée coloniale, nous rapporte que le procédé n'est pas nouveau et qu'il a été employé avec succès en Afrique occidentale, notamment à Kayes et à Bamako. «Moi-même, ajoute notre correspondant, sur les indications de mes chefs et de mes prédécesseurs, ai fait à Bobo Dioulasso, centre de la boucle du Niger, de la chaux avec les huîtres de la Volta Noire.» Dans un pays presque privé de calcaires, mais où la plupart des rivières abondent en huîtres énormes et non comestibles, l'idée était heureuse de se servir de leurs écailles pour la préparation de la chaux. C'est à l'ingéniosité de nos officiers coloniaux, à leur esprit de ressource, qu'est due cette intelligente initiative.

Supplément d'informations.

Dans notre numéro du 22 novembre, nous avons montré, par une photographie, la pose de la première pierre du lycée français d'Alexandrie; à l'article que nous avons consacré à ce sujet, il convient d'ajouter que l'architecte du nouvel édifice est M. V. Erlanger, diplômé par le gouvernement français, et que M. Alfred Lang a été chargé de l'exécution des travaux.

Mlle Emmy Destinn, la célèbre cantatrice que, dans le même numéro, nous avons représentée chantant devant un lion, n'est pas Allemande, comme nous l'avions indiqué. Un de nos lecteurs de Prague nous écrit qu'elle est originaire de cette ville, et «qu'elle est toujours restée fidèle à sa nationalité.»



LES THÉÂTRES

Sur la scène où triompha le Petit Café, au Palais-Royal, MM. Tristan Bernard et Alfred Athis viennent de faire jouer, avec le plus brillant succès, une pièce en trois actes, les Deux Canards, qui, tout ensemble comédie psychologique et joyeux vaudeville, participe aux deux genres pour le plus grand contentement des spectateurs. Les «deux canards», ce sont deux petits journaux de province, défendant des opinions contraires, mais également violentes, qui ont le même rédacteur, sous des noms différents. Sur ce sujet, abondant en situations comiques, où les jeux de la politique se mêlent, comme il convient aux jeux de l'amour, MM. Tristan Bernard et Alfred Athis ont exercé leur verve tour à tour spirituelle et bouffonne. Ils ont trouvé dans la troupe du Palais-Royal, avec M. Germain, M. Le Gallo et Mlle Cassive, une interprétation que l'on peut dire parfaite.

Du très beau roman de M. Gustave Guiches, Céleste Prudhomat, M. Émile Trépard, librettiste et compositeur, a tiré un drame lyrique en quatre actes, Céleste, que vient de représenter l'Opéra-Comique.

Donner un commentaire musical à un sujet d'un très moderne réalisme, c'était assurément une singulière difficulté: M. Émile Trépard l'a résolue de façon originale, et sa partition atteste un effort intéressant, souvent heureux. Elle est remarquablement chantée par Mlle Brunlet, sortie cette année du Conservatoire, qui, dans le rôle de Céleste, a brillamment débuté, par Mme Nelly Martyl, MM. Rousselière et Delvoye.

Cocorico: ce titre sonore et bien français est celui d'une divertissante opérette qu'affiche en ce moment le théâtre Apollo. Sur un livret de MM. Georges Duval, Maurice Soulié et de Jailly, construit suivant les meilleures traditions du genre, M. Louis Ganne, l'auteur de tant d'oeuvres qui connurent le grand succès, a écrit une musique claire et nerveuse, expressive, bien chantante. On a fort applaudi ses interprètes, MM. Defreyn, Lamy et Erey, Mmes Brigitte Régent et Marise Eairy.

Un des chefs-d'oeuvre balzaciens, Eugénie Grandet, vient d'être porté à la scène, très habilement, par M. Albert Arrault, dont l'intéressante adaptation, en quatre actes, est donnée par le théâtre des Arts, avec une pièce biblique de M. Alexandre Meunier, l'Enfant prodigue. L'oeuvre de M. Albert Arrault traduit fidèlement, sous la forme dramatique, les épisodes du roman: la tâche pouvait sembler difficile, et son exécution est fort adroite.

Une société d'amateurs, «le Masque», a fait représenter, la semaine dernière, sur la scène du théâtre Mors, devant un public choisi, une pièce en vers de M. Gabriel Mourey, Psyché; l'auteur, artiste et poète délicat, a paré l'antique légende des grâces de son souple lyrisme. Ce fut une soirée fort littéraire.



LE PEINTRE CASTELLANI

Un peintre de valeur, un «panoramiste», comme il s'intitulait lui-même volontiers, dont plusieurs oeuvres connurent le succès, et qui, il y a quelque quinze ans, apporta à L'Illustration une collaboration précieuse, Charles Castellani, vient de mourir, dans la retraite qu'il s'était choisie, à Bois-le-Roi.


      Le peintre Castellani.
          --Phot. Nicodeau.

Elève d'Yvon et de Delaunay, le jeune artiste s'était signalé par quelques tableaux militaires lorsque éclata la guerre de 1870-71. Après s'être battu vaillamment, avoir été blessé et fait prisonnier, il reprit les pinceaux, la paix signée, et donna une série de toiles où revivaient dramatiquement ses souvenirs de l'année terrible: les Turcos à Wissembourg, la Charge des zouaves pontificaux et des francs-tireurs à Loigny, les Marins du Bourget. Plusieurs de ses panoramas, celui de Waterloo, celui du Siège de Belfort, de la Création avant le Déluge, lui valurent la notoriété. On conte qu'ayant reçu d'Allemagne des propositions fort avantageuses pour exécuter une grande composition sur la bataille de Sedan, il les déclina--d'un mot--en demandant, fièrement, cinq milliards.

Patriote ardent, Charles Castellani était également un colonial, un explorateur passionné, que tentaient les expéditions lointaines. En 1898, il accompagna la mission Marchand au Congo et donna à L'Illustration, avec des dessins, un récit pittoresque et coloré de son voyage.

Jusqu'à la fin il avait conservé une grande jeunesse de caractère, un entrain de vieux soldat que les années n'avaient pas affaibli. Notre photographie, prise récemment, le montre, une mandoline--son violon d'Ingres--à la main, dans l'intimité de son atelier, décoré des multiples objets qu'il avait rapportés de ses campagnes.




La reine. Le prince héritier. Le ministre de France. Le roi. L'amiral Boué de Lapeyrère.
Le chef de l'escadre française saluant, sur la jetée de Phalère, les souverains grecs.
--Phot. Soutsos.]

L'ESCADRE FRANÇAISE EN GRÈCE

L'escale qu'au cours de sa croisière en Méditerranée devait faire à Athènes l'escadre de l'amiral Boué de Lapeyrère était la plus importante de toutes celles que prévoyait le programme. Dans les eaux grecques, en effet, nos marins allaient rencontrer une escadre anglaise, Les deux flottes amies arrivèrent et mouillèrent, en trois groupes, à Phalère, à Salamine, au Pirée, le 28 novembre, à quelques heures d'intervalle.

Le grand jour de fête pour l'escadre française fut celui où le roi et la reine voulurent bien accepter de déjeuner à bord du Voltaire, bateau amiral, accompagnés de la princesse Hélène, des princes Georges et Alexandre, de MM. Venizelos, premier ministre, Demerdjis, ministre de la Marine, etc. L'amiral de Lapeyrère attendait à la jetée de Phalère ses hôtes royaux. Sur la vedette royale, le roi Constantin et la reine passèrent en revue l'escadre, avant d'aborder le Voltaire.

Il n'y eut pas de toasts échangés. Mais les officiers français furent ravis de la bonne grâce exquise, de l'évident désir de les séduire que leur montrèrent les souverains. Quand le roi et la reine manifestèrent le voeu de se retirer, l'amiral de Lapeyrère les reconduisit à terre, au grondement des canons du Voltaire, auquel faisaient écho les pièces du cuirassé grec Spetzaï. Une foule immense, accourue d'Athènes et de la contrée avoisinante, entassée sur la plage et sur la colline voisine de Castella, mêlait ses acclamations à ces salves. Jamais on ne vit, en Grèce, manifestations de sympathies plus chaleureuses.



M. DÉROULÈDE A CHAMPIGNY


M. Paul Déroulède à Champigny.

C'était, dimanche dernier, la cérémonie commémorative de la bataille de Champigny. Chaque année, M. Paul Déroulède a coutume de conduire, au pied du monument élevé à la mémoire des combattants qui luttèrent là pour l'honneur du drapeau, ses amis, ses fidèles, les membres de la vieille Ligue des Patriotes, son oeuvre chère entre toutes. On craignait qu'il ne pût, cette année, accomplir son pieux devoir. Il était, depuis quelques jours très fatigué, consigné par les médecins à la chambre, dans un état qui inquiéta un moment son entourage. Mais il allait montrer une fois de plus à quel point «une grande âme est toujours maîtresse du corps qu'elle anime». Malgré l'avis des médecins, il voulut accompagner son ami et lieutenant, M. Marcel Habert, le compagnon, naguère, de son exil.

Une automobile les emmena tous deux, avec un docteur, vers Champigny et, quand M. Marcel Habert eut prononcé le discours qu'il avait préparé, M. Paul Déroulède, faisant rabattre la capote de l'auto, se leva, dans un effort de suprême volonté, et à l'assistance, silencieuse comme au prône, adressa une allocution où il salua tour à tour les recrues et les citoyens de Saverne, hier si indignement insultés, et «notre jeunesse qui, de ce côté-ci des Vosges, a si ardemment accepté la loi de trois ans, est venue se ranger si vaillamment sous les drapeaux de la France», affirmant pour les uns comme pour les autres son admiration et sa gratitude.



LES MANNESMANN ET L'ESPAGNE

Les journaux madrilènes--la Epoca entre autres--à propos d'un incident qui vient de causer quelque émotion en Espagne, remettent au jour un article paru dans L'Illustration du 15 juillet 1911, dont l'importance les avait frappés. Cet article révélait, précisait le rôle qu'avaient joué, dans «le coup d'Agadir», les frères Mannesmann, ces agents zélés, au Maroc, de l'impérialisme germanique.

Car, après avoir si bien réussi à nous créer les ennuis graves qu'on n'a pas oubliés, les Mannesmann viennent de transporter sur d'autres champs leur dévorante activité. Le Souss ayant échappé, en partie, du moins, espérons-le, à leurs âpres convoitises, ils se sont tournés vers l'Espagne et la zone qui lui est dévolue, présidios, Gharb et Rif surtout. Leurs premiers travaux d'approche remontent à quelque temps déjà; mais la présence de l'un d'eux, M. Reinhardt Mannessmann, à Madrid, où son escorte marocaine, véritable garde du corps en turban et selham, fait sensation; des démarches qu'il a tentées auprès du gouvernement, certaines campagnes de presse, ont inquiété l'amour-propre espagnol et excité ses légitimes susceptibilités.

Le projet des frères Mannessmann, tel qu'il ressort des détails publiés par l'Imparcial et plusieurs autres organes, ne tendrait à rien moins qu'à la création d'une sorte de compagnie à charte, analogue à celle qui valut à l'Angleterre la possession du Transvaal, chargée uniquement de pacifier et d'organiser la zone espagnole du Maroc. Dans ce but, les Mannessmann se sont assuré le concours du chérif Raïssouli, l'ancien gouverneur du Gharb, l'ancien ami des Espagnols, qui aurait le commandement d'une véritable armée indigène. En fait, ce projet aboutirait à la mainmise des entreprenants spéculateurs allemands sur le Gharb et le Rif, d'où les troupes espagnoles seraient retirées.

Il serait trop long, si intéressant que soit le sujet, d'entrer dans le détail de cette combinaison, et des expédients employés par MM. Mannessmann frères pour la faire aboutir. On comprend, de reste, à quel point cette audacieuse tentative a blessé l'orgueil espagnol, si chatouilleux. C'est un projet qu'aucun gouvernement, à Madrid, ne saurait même discuter sans se perdre à tout jamais dans l'opinion.


M. Reinhardt Mannessmann et son escorte marocaine en
excursion près de Madrid.
--Phot. du Nuevo Mundo.




(Agrandissement)




Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés en titre ne nous ont pas été fournis.