The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0013, 27 Mai 1843

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Title: L'Illustration, No. 0013, 27 Mai 1843

Author: Various

Release date: July 27, 2011 [eBook #36868]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0013, 27 MAI 1843 ***







L'Illustration, No. 0013, 27 Mai 1843


Nº 13. Vol. I.--SAMEDI 27 MAI 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an. 30 fr.
        Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle, 2 fr. 75.

        Ab. pour les dep.--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an 32 fr.
        pour l'étranger.          10              20            40

SOMMAIRE.

Académie des Sciences morales et politiques. Éloge de Daunou, par M. Mignet. Portraits de M. Mignet et de Daunou.--Courrier de Paris.--Mise en vente de l'Hôtel Lambert. Quatre gravures.--Galerie des Beaux-Arts. au Bazar Bonne-Nouvelle. Contre-Exposition, Vue de la galerie Bonne-Nouvelle; Châtiment des quatre piquets; un Rentier, par mademoiselle de Faureau.--Don Juan. Chant dix-septième (suite et fin). Courses Courses de Chantilly; courses de Lyon.--Tourbillon de neige, nouvelle russe, avec une gravure.--Montevideo et Buenos-Ayres. Vue de Montevideo; portraits de Rosas et d'Oribe.--Théâtres. Les Petits et les Grands; Mademoiselle Rose; la Famille Renneville; l'Hameçon de Phenice; la Fille de Figaro, avec une gravure; Eulalie Pontois.--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Modes. Gravure.--Mistress Fry. Portrait.--Amusements des Sciences avec gravure.--Rébus.


Académie des Sciences Morales et Politiques.

ÉLOGE DE DAUNOU PAR M. MIGNET.

Entre l'Académie Française et l'Académie des Sciences est venue se placer, pour compléter l'édifice élevé par la Révolution Française à l'esprit humain, une autre académie, l'Académie des Sciences morales et politiques, qui emprunte à l'une la solidité et l'unité de ses investigations, à l'autre l'éclat et le coloris de la forme. Quelle plus noble mission, en effet, pour une assemblée de personnages célèbres dans la science et dans la pratique des affaires, que celle qui, par la philosophie, cherche la raison des choses et des êtres, par la législation les organise, par l'histoire les raconte et les évoque du passé pour les enseignements de l'avenir, par l'économie politique les féconde et les enrichit, par la morale les sanctifie et règle par le développement des lois innées ce qui échappe aux prescriptions de la loi écrite! Aussi, bien que d'une date beaucoup plus récente, l'Académie des Sciences morales et politiques a déjà grandi au niveau de ses aînées.

La séance publique annuelle du samedi 27 mai a eu lieu cette année sous la présidence de M. le comte Portalis, qui prête un concours si actif et si éclairé aux travaux de l'Académie. Après un discours dans lequel l'honorable académicien a fait ressortir l'importance et l'utilité des sciences morales et politiques. M. Mignet, secrétaire perpétuel de l'Académie, a donné lecture d'une notice sur la vie et les travaux de M. Daunou.

M. Mignet est bien connu comme historien et comme publiciste; son beau livre sur la Révolution Française, bien que conçu et exécuté sur un plan différent de l'Histoire de la révolution par M. Thiers, a obtenu la même popularité. Si les événements y sont racontés avec moins de détail, les conclusions que l'on doit en tirer, les principes et les conséquences qui en découlent, y sont peut-être plus nettement formulés. D'autres travaux, et notamment la vaste collection des documents sur l'histoire des négociations relatives à la succession d'Espagne, assurent à M. Mignet une place notable dans la grande famille des historiens. Comme secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales et politiques, M. Mignet montre chaque jour, dans la direction des travaux de la compagnie qu'il représente, un tact et une sûreté de jugement également éloignés d'une timidité méticuleuse et d'une hardiesse peu compatible avec les habitudes calmes et tranquilles d'un corps savant. Sans autre autorité que celle attachée à son influence personnelle. M. Mignet compte cependant pour beaucoup dans l'excellente impulsion donnée aux études et aux recherches de l'Académie. Il y a en lui quelque chose de d'Alembert, par la généralité de ses connaissances, l'urbanité de ses manières, la grâce et l'éclat de son style. M. Mignet ne borne pas ses soins aux vivants; chaque année il est l'interprète de l'Académie, dans l'expression de ses regrets pour ceux de ses membres qu'elle a perdus. A l'Académie des Sciences morales et politiques plus qu'à l'Académie Française on va au fond des choses: il s'agit moins de louer que d'interroger, de connaître et de juger après une enquête impartiale et complète. L'éloge admet des réserves, et chacun comparait tel qu'il a été, et non pas nécessairement dans son costume d'apparat. La diversité et la spécialité des talents n'arrêtent pas la plume et le zélé du secrétaire perpétuel, qui s'est montré successivement publiciste avec Sieyès, Roederer, Livingston et de Talleyrand, jurisconsulte avec Merlin, physiologiste avec Broussais, philosophe avec Destutt de Tracy. Cette fois. M. Mignet avait à s'occuper de M. Daunou qui, dans sa longue carrière, a reçu des hommes d'opinions les plus différentes la double consécration de savant distingué, d'homme politique intègre et habile.


M. Mignet.

M. Daunou appartient au siècle dernier par les premières années de sa vie et la direction de ses études. Né en 1761, à Boulogne-sur-Mer, de parents adonnés de génération en génération aux études médicales, il refusa d'étudier la médecine, et ne pouvant obtenir de son père de se vouer au barreau, il entra chez les oratoriens, qui avaient le rare mérite de substituer, dans l'intérêt même du catholicisme, l'esprit d'examen à l'esprit d'obéissance, et il se livrait à l'enseignement lorsque la Révolution française éclata.


M. Daunou,
décédé le 19 juin 1840.

M. Daunou appartient au siècle dernier par les premières années de sa vie et la direction de ses études. Né en 1761, à Boulogne-sur-Mer, de parents adonnés de génération en génération aux études médicales, il refusa d'étudier la médecine, et ne pouvant obtenir de son père de se vouer au barreau, il entra chez les oratoriens, qui avaient le rare mérite de substituer, dans l'intérêt même du catholicisme, l'esprit d'examen à l'esprit d'obéissance, et il se livrait à l'enseignement lorsque la Révolution française éclata.

M. Daunou, qu'avaient fait connaître plusieurs succès académiques, partagea le sort de tous les hommes de coeur et de talent appelés à fournir leur contingent aux exigences de l'époque; il accueillit d'abord les nouveaux principes avec une raison calme, et présenta en plusieurs circonstances l'apologie des mesures de l'Assemblée Constituante à l'égard du clergé; mais lorsque plus lard il fut appelé, par le suffrage des électeurs de Boulogne-sur-Mer, à faire partie de la Convention, sa courageuse conduite dans le cours du procès de Louis XVI, son dévouement à la personne et aux principes des Girondins, ne tardèrent pas à le signaler aux vengeances des Montagnards. Il fut jeté en prison, et ne reparut à la Convention qu'après thermidor, pour préparer, avec plusieurs de ses collègues, la Constitution de l'an III et organiser l'Institut national, qui, suivant ses expressions, «devait être en quelque sorte l'abrégé du monde savant et l'assemblée représentative des gens de lettres.» Comme savant, M. Daunou a reçu, sous les divers régimes, la récompense de son aptitude et de ses travaux; il a été tour à tour ou simultanément professeur aux écoles centrales, au Collège de France, directeur des Archives générales du royaume membre de deux Académies et secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Comme homme politique, et après les orages de la Convention. M. Daunou a fait partie du Conseil des Anciens, du Tribunal, de la Chambre des Députés sous la Restauration et depuis 1830. Il est mort pair de France.

C'est cette vie si remplie et mêlée à de si grands événements que M. Mignet avait à retracer dans son ensemble. Il l'a fait en évitant un accueil qui se présente à tout écrivain chargé de présenter la biographie d'un personnage mêlé à l'histoire du demi-siècle qui vient de s'écouler. Au milieu des faits généraux, il a vu surtout le modèle qui posait devant lui: il ne leur a emprunté que ce qui était nécessaire pour l'intelligence de son sujet, sans rien lui enlever de sa personnalité. Au milieu de beaucoup de réflexions également vives et saisissantes, il en est deux qui ont surtout paru faire impression sur l'assemblée. En se séparant du premier Consul et en poursuivant en lui la réalisation de ses projets de commandement et d'empire. M. Daunou n'a pas assez compris qu'au moment ou le vainqueur de Marengo reconstitua les pouvoirs publics, il le fit plutôt au profit de tous qu'a son profit personnel. Il n'a pas vu qu'en l'an VIII il était convenable, pour faciliter la liberté politique future de la France, de lui donner d'abord une forme civile stable, et que pour éviter à la société moderne le retour aux formes du Moyen-Age. Il convenait de sauver la Révolution du reproche de stérilité.

Dans la première partie de sa Notice M. Mignet montra d'une façon neuve et vraie comment tous les essais de constitution émanés des différentes assemblées qui se succédèrent aux premiers temps de la Révolution, furent frappés d'impuissance dès leur début:

«En général, dit M Mignet, jusqu'au dix-huitième siècle, les constitutions des États s'étaient formées lentement; sorties des entrailles mêmes des sociétés, et se développant avec elles, ces constitutions avaient été le produit de leurs éléments, la manifestation de leurs forces, l'expression de leurs besoins; oeuvres des choses et du temps, elles n'avaient pas été fondées sur des conceptions purement abstraites de l'intelligence. Mais à l'époque extraordinaire où l'esprit humain, parvenu à une entière indépendance, et même à une sorte de souveraineté, se fit le juge des croyances, le contempteur des traditions et le superbe adversaire d'un passé dont il devait méconnaître le mérite pour en détruire la puissance, l'organisation des États fut conçue sur un modèle admirablement régulier, mais purement idéal. Alors une génération hardie, inexpérimentée, généreuse, confiante, toute remplie de lumière et d'ignorances, parce quelle avait beaucoup pensé et peu pratiqué, s'éprit noblement des droits des hommes et des peuples, et crut qu'il était aussi facile de les réaliser que de les découvrir. Elle espéra les établir dans toute leur étendue, s'imaginant que tout ce qui lui paraissait philosophiquement vrai était politiquement praticable. Élevée pour opérer une révolution et pour faire de grandes choses, elle ne jugea rien impossible d'abord à ses idées, comme plus tard à ses armes, et elle compta tour à tour sur la solidité des établissements prescrits par la loi, et des arrangements imposés par la conquête. Le pouvoir des conceptions humaines lui sembla sans bornes. Au nom de la pensée; au moyen de sa force, elle tenta d'annuler toutes les pensées et toutes les forces des générations écoulées que représentait le passé du monde. La confiance qui l'anima dans ses audacieuses et gigantesques entreprises prit sa source dans ce principe commun aux philosophes du dix-huitième siècle, aux législateurs de la Révolution, au fondateur de l'Empire et au conquérant de l'Europe, à savoir: que pour l'homme, l'éducation peut tout; que pour la société, l'institution fait tout.»

Nous sommes heureux d'ajouter à cette première citation les dernières pages de la Notice.

«M. Daunou, continue M. Mignet, ne se reposa qu'à la mort. Le travail était à la fois pour lui une habitude, un besoin, une consolation. Il avait perdu tous ces amis d'un autre siècle, disciples de la même école, partisans des mêmes systèmes, compagnons des mêmes vicissitudes. Il restait seul de cette brillante société d'Auteuil, où l'on avait tant aimé la philosophie et la liberté, la patrie et l'esprit humain. Il avait vu successivement disparaître Cabanis, dont il avait partagé les sentiments et admiré les ouvrages; Chénier, auquel l'avait uni la plus inaltérable amitié, malgré les contrastes de leur caractère et de leur vie; Ginguené, son collaborateur dans un grand nombre de journaux sérieux et de savantes collections; Laromiguiére, qu'il a loué avec un talent si ferme; Thurot, Jacquemont, objets d'une estime si ancienne et si affectueuse; Tracy, sur la tombe duquel il a fait entendre des paroles d'une si tendre admiration et d'une si touchante douleur. Après la perte de ces douces et fortes amitiés, entretenues par le besoin d'éclairer les hommes pour les rendre meilleurs, éprouvées à travers les grandes inconstances de deux siècles, M. Daunou s'était retiré de plus en plus dans la tristesse de sa solitude, en attendant de rejoindre à son tour ces chers et illustres morts.

«Ce jour arriva dans l'été de 1840. La santé de M. Daunou était restée inaltérable et son esprit n'avait subi aucun déclin, lorsqu'il fut soudainement atteint d'une maladie douloureuse, qui, à son âge, devait être mortelle. Il en supporta les longues et cruelles angoisses avec une sérénité stoïque. Malgré ses souffrances, il ne cessa pas de porter sa vigilante sollicitude sur l'administration des archives, sur les travaux de l'Académie, et c'est de son lit de mort qu'il corrigea les dernières feuilles du vingtième volume des historiens de France. Après deux mois de douleurs croissantes et d'affaiblissement successif, lorsqu'il sentit que sa fin approchait, il appela, au milieu de la nuit, le dépositaire de ses dernières volontés, qui a consacré des soins si éclairés et si pieux à sa mémoire, pour régler lui-même ses funérailles. Il se fit dresser sur son lit, et, d'une voix affaiblie, mais avec un esprit résolu, il lui dicta ses désirs suprêmes et il prescrivit qu'on le transportât sans avertissement, sans pompe, sans cortège, sans discours, dans le lieu où devaient reposer ses restes mortels. Quand il eut achevé, il demanda à voir ce qu'il venait de dicter, le lut de ses yeux presque éteints, le signa avec peine de sa main mourante, et après cet effort d'une volonté, qui resta ferme jusque sous les étreintes de la mort, il retomba, et peu d'heures après il expira, le 19 juin 1840. Ses voeux furent remplis: il sortit de ce monde sans bruit, comme il aurait voulu y vivre.

«Ainsi finit l'un des hommes, sinon les plus considérables, du moins les plus rares de ce temps-ci, par la conduite, le talent et l'honnêteté. M. Daunou a parcouru deux carrières avec éclat, parce qu'il a eu deux sentiments d'une force et d'une constance égale: l'amour des lettres et l'amour de la patrie. Sans être un savant original et un écrivain du premier ordre, il a possédé les connaissances les plus vastes et les plus variées, le goût le plus fin et le plus sûr, un style chaste, ferme, élégant, noble dans sa correction, brillant dans sa simplicité, et il s'est servi de la langue des maîtres avec le naturel du talent et la perfection de l'art. Fidèle aux traditions en littérature, il s'est prononcé pour les innovations en politique, et il a été l'un des fondateurs de notre ordre social. L'influence de sa double éducation l'a suivi pendant tout le cours de sa vie, et ce religieux de l'Oratoire, en même temps disciple du dix-huitième siècle, ami de la règle et partisan de l'émancipation, a su toujours allier la modération du caractère à la hardiesse de l'esprit. Il a porté dans le monde les habitudes d'un solitaire et les opinions d'un philosophe. A la fois timide et inflexible, courageux dans les conjonctures graves, embarrassé dans les relations ordinaires, opiniâtrement attaché à ses idées, étranger à toute ambition, il a mieux aimé les droits des hommes que leur commerce, et il a cherché bien plus à les éclairer qu'à les conduire.

«M. Daunou a été du petit nombre des hommes qui ont traversé un demi-siècle de variations sans changer, qui ne se sont ni courbés sous le souffle impétueux des désirs populaires, ni soumis à la parole impérieuse d'un maître tout-puissant, qui n'ont toléré les violences dans aucun parti, concédé l'arbitraire à aucun gouvernement. Il a passé les temps de péril avec courage, les temps d'excès avec modération, les temps de dépendance avec dignité, et, gardant jusqu'au bout sa foi dans la raison humaine et la liberté politique, il est mort en 1840 dans les nobles croyances de 1789. Cette constance de l'âme, ce dévouement au devoir, cette inflexibilité des convictions, font la gloire comme la grandeur de M. Daunou; elles lui ont valu le respect de ses contemporains, et elles lui obtiendront l'estime durable de la postérité.»



Courrier de Paris.

Je connais en ce moment quelqu'un qui est plus maltraité et plus maudit qu'un régent de collège ou qu'un premier ministre tout-puissant: c'est le mois de mai, vous ne passez pas dans la rue, vous n'entrez pas quelque part, vous ne faites pas une rencontre, sans être salué de cette exclamation: «Quel triste mois! quel horrible mois! quel maudit mois!» Croirait-on, à entendre ces rudes paroles, qu'il s'agit du mois charmant, si longtemps chanté par les poètes, de ce mai riant et doux de qui nos aïeux disaient: «Joli mois de mai, quand reviendras-tu?» Aujourd'hui, tout le monde lui crie «Vilain mois de mai, quand t'en iras-tu?»

Encore si cet air maussade du mois de mai n'était que le caprice d'un moment, une bourrasque passagère; mais non, il en a pris l'habitude. Depuis longtemps et d'année en année, mai se montre désagréable, fantasque, de mauvaise foi, vous trompant çà et là, par de traîtres sourires et quelques échappées de soleil, pour vous abîmer bientôt de vent, de sombres nuages et de pluie.

D'abord, on avait pu croire à une fantaisie; mais comment s'y tromper davantage? En vieillissant avec le monde, le mois de mai est devenu difficile et quinteux; ce n'est plus par boutade qu'il a de l'humeur, mais par un caractère bien arrêté. Le même changement qui s'est fait dans nos moeurs et dans notre littérature semble s'être accompli dans les saisons. A quoi bon, en effet, les préparations, les ménagements et les nuances? nous brusquons tout: les affaires, les oeuvres d'esprit et la politesse: passer violemment du froid au chaud, voilà la vie actuelle. Dans un pareil monde, il est évident que le mois de mai, mois de précautions habiles, mois de fusion entre l'hiver et la canicule, devenait un hors-d'oeuvre et un embarras. C'était trop fin, trop délicat, trop aimable pour une société qui fume, lit les Mystères de Paris et ne se fait plus la barbe. Mai, aux tièdes haleines, passerait en 1843 pour ridicule, et le zéphyr caressant a dû être supprimé.

Les victimes les plus à plaindre de cette révolution atmosphérique, les connaissez-vous? Vous allez me parler des amoureux, des fauvettes et des marchands d'asperges et de petits pois; j'avoue que la conduite actuelle du mois de mai ne leur est pas favorable: les amoureux ne sauraient plus s'égarer dans les bois sans en revenir trempés jusqu'aux os; les fauvettes et les rossignols chantent à contre-coeur, dans les bosquets qu'une bise maussade attaque et contrarie de tous côtés; les petits pois et les asperges souffrent, je le confesse, et viennent mal, faute de doux rayons et de fécondes rosées. Mais d'autres infortunes sont plus dignes de pitié; les véritables martyrs du mois de mai, tel que le ciel aujourd'hui nous l'envoie, sont.... les loueuses de chaises.

L'autre jour je me suis convaincu de cette grande vérité. C'était l'heure où l'élégant Paris, libre de tous soins, met le nez à l'air et se répand sur ses boulevards et dans ses promenades; je traversais d'un pied rapide un de nos jardins publics les plus coquets et les plus fréquentés, alors silencieux et désert; de froides bouffées de pluie hargneuse et de vent l'avaient dépeuplé; seule ou presque seule, une loueuse de chaises était debout, les bras croisés, immobile, et regardant d'un oeil contrit la longue file de ses chaises empilées:--Eh bien! que faites-vous la? lui dis-je.--Eh! monsieur, que voulez-vous qu'on fasse? c'est fini; il n'y a plus de printemps.»

Cette bonne femme avait un air véritablement désolé, et de sa main gauche plongée dans la poche de son jupon semblait me dire que les galions n'arrivaient pas aisément par cette maudite saison.

Certes, oui; à cette douleur de mon héroïne en plein vent, l'intérêt mercantile contribuait pour sa grosse part. Toute proportion gardée, elle éprouvait, pour la prospérité de son commerce et de ses affaires la même terreur qu'un Rothschild qui verrait son crédit s'écrouler. Mais dans cette exclamation; «Il n'y a plus de printemps!» je crus apercevoir autre chose encore, un de ces regrets mélancoliques qui s'échappent des âmes à certains moments, même des moins éclairées et des plus grossières. La pauvre loueuse mêlait, sans le savoir, au chagrin de ses petits calculs trompés, la douleur instinctive d'une illusion perdue; autrefois, elle croyait au mois de mai, elle n'y croit plus maintenant!

La loueuse de chaises est en effet une espèce rétrospective: les plus jeunes n'ont pas moins de cinquante ans, et se rappellent M. Delille assis sous les ombrages des Tuileries et marmottant des vers du poème des Jardins; les plus vieilles ont fourni des chaises à Gentil-Bernard et à Desmahis; il y avait un mois de mai, dans ce temps-la, qui s'épanouissait au ciel et dans les rimes! C'était le siècle des petits vers et des billets doux échangés derrière le dos des chaises, passant d'une main hardie dans une main palpitante: on ne s'assied plus maintenant que pour se reposer. Mai est bien mort. Est-il mort tout seul? j'ai peur que non. En voyant tant de jeunes filles sérieuses et savantes comme des femmes, tant de Machiavel et de don Juan éclos d'hier des bancs de l'école, n'est-on pas tenté de dire, comme la loueuse de chaises: «Il n'y a plus de printemps!»

Que faire, cependant, puisque la saison inclémente nous empêche d'errer le soir sous les frais marronniers des Tuileries? Que faire, puisque ce ciel rigoureux nous défend de nous adosser aux murs de Tortoni ou aux vieux ormes des Champs-Elysées pour voir nonchalamment passer la foule bigarrée? Paris nous enseigne le remède: il reprend ses habitudes d'hiver, rouvre ses tables de whist et va au spectacle. Les théâtres profitent de cette disgrâce forcée des Tuileries, du boulevard et des Champs-Elysées; ils abritent les promeneurs déconcertés, et leur offrent un parapluie contre les surprises des subites ondées; tel lion à tous crins est sorti sur la pointe de sa botte vernie, pour aller étaler sa personne dans la grande allée ou devant le café de Paris, qui se sauve en rugissant, et se réfugie dans une stalle ou dans une avant-scène; telle calèche s'est lancée au galop de ses chevaux piaffants, pour faire une promenade au bois, qui rebrousse chemin tout à coup, et rentre à l'hôtel, ou jette ses maîtres désoeuvrés aux lazzi d'Arnal et à l'ut de Duprez.

Les théâtres sont tout surpris de se voir si recherchés dans une saison qui les livre ordinairement à l'abandon et à la solitude. Ne comptant pas sur cette bonne fortune, ils n'ont rien préparé de curieux ni de rare; les restes de l'hiver défraient le printemps. Ainsi un hôte surpris inopinément par des convives qu'il n'attendait pas, leur sert les débris de son repas de la veille.

La tragédie, l'opéra, le drame, le vaudeville, la comédie, le mélodrame, sont d'ailleurs en proie à une autre invasion: les débutants s'abattent sur eux de tous côtés. Dès le mois d'avril, les ténors, les basses-tailles, les Oreste, les Clitandre, les Célimène, les Orgon, le niais, le tyran, la vertu persécutée, sortent de leurs nids enfumés de Pontoise ou de Brives-la-Gaillarde, et étendent leurs ailes du côtés de Paris; ils y viennent par volées, convaincus qu'ils vont ressusciter Talma, Nourrit, Malibran, Potier, Ellevion ou M. Tautin.--Depuis quelques jours, on s'aperçoit de l'arrivée de ces peuplades, armées, pour tout bagage, d'alexandrins, de cavatines, de tirades, de coups de tam-tam et de poignards postiches. Traversez, de midi à six heures, le jardin du Palais-Royal, vous les reconnaîtrez aisément à certaines allures excentriques, à la bizarrerie du costume, à la fatigue du visage, pâli par le fard du comédien et dévoré par le soleil de la rampe. Le jardin du Palais-Royal est leur quartier-général; là, ils s'ameutent par bandes, se content leurs projets, leurs désespoirs, leurs espérances, et regardent à chaque instant, vers l'horizon, du côté de l'Opéra-Comique, du Gymnase, de la Gaieté, de l'Opéra ou du Théâtre-Français, croyant toujours y voir poindre un ordre de début: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?»

Hélas! mes pauvres gens, que de peines perdues, que d'attentes trompées, que de beaux rêves détruits! Vous êtes partis pleins d'espérance pour notre Babylone éclatante: le bruit de ses renommées vous tentait; en passant la barrière, en sautant du haut de l'impériale dans la cour des Messageries, vous avez cru mettre le pied sur la gloire, le talent et la fortune. Eh bien! voyez ce qui vous arrive; les uns s'en retournent Gros-Jean, comme devant; les autres voient l'édifice de leurs songes s'écrouler sous un coup de sifflet. Heureux ceux qui, venus pour remplacer Talma, obtiennent un emploi de comparse! Trois fois heureux ceux-là qui arrivent jusqu'aux honneurs du récit de Théramène!... Mais dans ce monde, en fait de rêves d'argent, d'amour, de succès et de renommée, sauf quelques privilégiés, ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des comédiens de province?

Que voulez-vous? tout le monde n'a pas le bonheur de mademoiselle Rachel qui nous a fait, jeudi dernier, des adieux chargés de bravos frénétiques et de couronnes. Tout le monde n'est pas mademoiselle Adèle Dumilâtre que Londres a fêtée dernièrement à l'égal d'une déesse. Jamais la Grande-Bretagne ne s'était montrée plus galante et plus prodigue d'enthousiasme et de bank-notes. Il n'y a rien de tel que d'être une jolie danseuse, dans ce siècle d'entrechats et de sauteurs; Marie Taglioni. Fanny Eissler, Céritto, Adèle Dumilâtre, Carlotta Grisi, ameutent les peuples et triomphent de la perfide Albion. Si le ministère du 1er mars avait traité la question par ces charmants ambassadeurs en jupe et en maillot, la flotte anglaise n'eût peut-être pas bombardé Beyrouth. Les plus féroces baronnets, les lords les plus sauvages ont fléchi le genou devant Adèle Dumilâtre. On raconte qu'un des fiers et intraitables Hippolyte de l'aristocratie, oubliant Diane, a lui-même sacrifié aux beaux yeux de cette Aririe du ballet-pantomime. «Vôloir vô, a-t-il dit, accepter, if you please, my heart et mon main extrêmement garnis de beaucoup considérablement de livres sterling?--Pardon, milord, aurait répondu mademoiselle Dumilâtre, je verrai cela plus tard; il faut que je retourne à Paris pour danser un pas de deux avec quelqu'un.» Voilà ce qui s'appelle de l'amour national!

Il faut le reconnaître, l'étranger a toujours été plein de soins et de galanterie pour ces demoiselles de notre opéra. Si nous n'avions pas vaincu l'Europe, souvent par nos armes, toujours par nos idées, nous l'aurions comprise certainement par nos cantatrices et nos danseuses. Mademoiselle Falcon, notre touchante Valentine, notre admirable donna Anna, que vous croyiez perdue depuis longtemps et ensevelie dans le linceul de sa voix éteinte prématurément, devinez ce qu'elle fait à l'heure où j'ai l'honneur de vous parler? elle soumet la Russie et règne à Saint-Pétersbourg. L'Italie aux brises favorables, l'Italie au doux ciel, n'avait pu rendre à ce merveilleux gosier son accent et sa force. Qui aurait pensé que la froide Russie dût opérer le miracle? Mademoiselle Falcon chante et chante si bien, qu'elle met les hetmans de cosaques et les boyards à ses pieds. Tandis que mademoiselle Dumilâtre subjuguait un descendant de Canut ou de Guillaume le Roux, mademoiselle Falcon enchaînait un Romanoff. Elle nous a quittés, il y a deux ans, triste et sans voix, pleurant sa couronne lyrique: elle pourrait bien incessamment nous revenir heureuse, armée de pied en cap pour le duo et la cavatine, et portant au front une couronne de princesse moscovite, cousine germaine de la couronne impériale de Pierre le Grand. Plus d'une cantatrice s'est alliée au corps diplomatique, à l'exemple de l'adorable prima donna du Théâtre-Italien, devenue comtesse de Rossi; mais aucune encore n'avait approché l'empire de si près.

Rien, a dit Molière quelque part, n'est devenu à si bon marché que le bel esprit; rien, dirait-il aujourd'hui, n'est à si bon marché que le génie. Regardez aux vitres des étalagistes, inspectez les magasins de Susse, et vous serez convaincus: les hommes de génie pullulent; on les grave, on les lithographie, on les arrange en plâtre, on les moule en statuettes. Les arts, les lettres, la politique en fournissent par centaines. Alceste se fâchait de voir son valet de chambre mis dans la Gazette; il verrait, de notre temps, son portier coulé en bronze. S'approche-t-on de ces bustes immortels pour connaître le dieu dont ils représentent l'image, et lui offrir l'encens; que lit-on sur le piédestal? des noms aussi fameux que ceux-ci: M. Dufour, M. Ducroc, M. Larissole, M. Dutromblon, M. Faniferluche. Quels talents et quelles renommées!

Ainsi le bronze lui-même, le bronze est devenu un drôle et un mystificateur. La statue et la croix d'honneur ne servent plus guère qu'à divertir les grands enfants. Tout caporal de garde nationale a la sienne en pied et l'autre à la boutonnière.

A peine en reste-t-il encore çà et là pour quelques hommes d'esprit et pour quelques grands hommes.

Aujourd'hui, Molière ne serait pas décoré; Béranger ne l'est pas; mais du moins. Molière va bientôt avoir sa statue. Celle-là compensera les autres: dans quelques semaines le voile qui recouvre le marbre immortel tombera aux yeux des passants, et leur montrera Molière! Déjà la rue où se dresse le monument s'est parée de ce grand nom, et s'appelle rue Fontaine-Molière; elle avoisine le Théâtre-Français. En passant devant l'image de l'auteur du Tartufe et du Misanthrope, les fidèles qui iront le soir en pèlerinage à la Comédie-Française ne manqueront pas de se découvrir et de se signer.

Pour Marivaux, un buste suffisait: ce buste a tout récemment pris sa place au milieu de cette spirituelle famille de marbre qui peuple le foyer du Théâtre-Français de ses tragiques et de ses riants génies, depuis Corneille jusqu'à Ducis, et de Molière à Beaumarchais et à Picard. Le fin profil de Marivaux manquait à cette réunion; c'était un oubli bien voisin de l'ingratitude: le Théâtre-Français n'a pas eu un fils plus élégant, plus spirituel, plus délicat que Marivaux; un peu de manière et d'afféterie n'y gâtent rien; les qualités des hommes de talent se complètent souvent de leurs défauts. On a donc bien fait de tailler le marbre pour le peintre galant et subtil du boudoir d'Araminthe et de Sylvia. J'aurais voulu seulement qu'on inscrivît à la base ces mots qu'il a dits de lui-même: «J ai guetté dans le coeur humain toutes les niches où peut se cacher l'amour.» On aura beau faire, jamais buste ou statue ne ressemblera à Marivaux autant que ces paroles de Marivaux peint par lui-même.

L'autre jour, nous avons jeté le cri d'alarme à l'armée virile, lui conseillant de croiser baïonnette pour défendre son territoire contre l'invasion de l'armée en cotillon; chaque instant nous révèle l'imminence du danger, quelque nouvelle défaite du côté de la barbe, quelque nouveau triomphe remporté par le corset et la collerette, à la pointe de la plume. Dernièrement, madame Collet-Revoil nous battait à plates coutures dans le champ clos de l'Académie; le lendemain, madame Gaillard cueillait, à notre nez masculin, une couronne, dans les luttes du congrès européen; fait remarquable, et qui prouve que les gaillards commencent à ne plus être de notre côté. Enfin, vous le dirai-je? hier, dans une société moitié littéraire, moitié agronomique, une des plus jolies femmes du faubourg Saint-Germain, longs cheveux, corps frêle, oeil fin et fin minois, madame D... a lu, avec beaucoup de grâce et de force, une dissertation de sa composition sur l'amélioration des races.

Un homme cependant a planté de son mieux l'étendard viril sur la brèche de l'Académie Française; tel le dernier Aboucerrage combattait encore aux murs de Grenade abattue. Ce dernier des soldats académiques s'appelle M. Blanchemain; mais, tandis que madame Revoil avait le prix, M. Blanchemain n'obtenait que l'accessit: on dit même que les Quarante n'ont admis M. Blanchemain que sur son nom et comme une rareté à l'Institut.

On joue au théâtre des Variétés le Mariage au Tambour; il vient d'arriver, à un de nos romanciers le plus justement en crédit, une aventure qui contient le sujet d'une autre comédie qu'on pourrait intituler le Mariage au Feuilleton. Le fait est authentique; j'ai eu les preuves sous les veux.

Dans une famille riche et distinguée, un certain feuilleton de notre ami le romancier obtenait, depuis quelques jours, un succès colossal. La femme l'enlevait au mari, la fille à la mère, le petit frère à la soeur, et la femme de chambre le prenait dans la chiffonnière et le dévorait en cachette, quand les maîtres étaient absents.--Un soir, au milieu de l'attendrissement général, au moment où mademoiselle *** souriait de son plus charmant sourire, ou pleurait de ses plus beaux yeux aux fictions de l'heureux romancier, un jeune homme, tout récemment admis dans la maison, déclara, comme vaincu par son propre sucres, qu'il était l'auteur de ce feuilleton si admiré; le nom qui servait de signature à l'écrit n'était qu'un pseudonyme à l'abri duquel l'écrivain cachait depuis longtemps sa pudeur littéraire.--Quoi! c'était vous?--Oui, c'était moi!--Et tous ces délicieux romans apostillés du même nom, vous en étiez l'auteur?--Oui, l'auteur!--Tant de talent, et si modeste!» Et la maman de sourire plus agréablement, et le père de quitter son air maussade et la demoiselle de jeter sur l'inventeur de tant de charmants écrits, un regard langoureux de Marianne ou de Malvina. Huit jours après, notre homme formait une demande en mariage; la famille y donnait son consentement à l'unanimité, et mademoiselle *** rougissait et baissait les yeux, de cet air qui dit oui. Le notaire était prévenu, le maire mettait son écharpe.

«Eh bien! me dit Adolphe de J..... en me rencontrant rue de Rivoli, nous marions demain ton ami de La... Comment, vous le mariez? sa femme a mis hier deux charmants jumeaux au monde.--Pas possible! Il est donc veuf depuis vingt-quatre heures, ou aspire à devenir bigame, bien que le cas soit pendable?» On s'explique: le noeud se débrouille, l'aventure s'écaircit, et nous arrivons à temps au logis de l'honnête famille pour empêcher le mariage et arrêter le dénouement. Le futur, atteint et convaincu de n'avoir jamais composé de sa vie que le roman qui venait d'échouer si honteusement pour lui, s'esquiva comme les Pasquins de comédie pris en flagrant délit. Nous venons de conter mot à mot cette aventure véridique; l'auteur, s'il nous en croit, n'en fera pas une seconde édition.

Voici qui est beaucoup moins plaisant: c'est le drame après la comédie, deux voleurs se sont introduits, la semaine dernière, chez un riche banquier de la Chaussée-d'Antin. Il faisait nuit: éveillés par le cliquetis des serrures, le banquier et son domestique sautèrent à bas du lit, et arrivèrent droit aux larrons. L'un eut le temps de se cacher sous un lit sans être vu, l'autre, saisi en flagrant délit par le maître et le valet, deux hommes vigoureux, se laissa lier à triples cordes à la rampe de l'escalier. Tandis que nos deux victorieux descendaient à la hâte pour chercher main-forte, bien certains que le bandit ne briserait pas ses liens, l'autre voleur saisit le moment de leur absence, sortit de sa cachette, et se mit à l'oeuvre pour délivrer son complice. Mais la corde était si dure et les noeuds si compliqués, qu'il y perdît sa peine. Le drôle cependant n'était plus retenu que par un bras; un bruit de pas annonçant qu'il fallait se hâter, le voleur tira un couteau-poignard qu'il portait à sa ceinture, coupa ce bras de son compagnon, et prenant celui-ci sur ses épaules, s'échappa par la fenêtre et disparut avant de pouvoir être atteint. Le banquier et son domestique arrivèrent sur le théâtre de ce drame horrible, et ne trouvèrent plus, au lieu du voleur enchaîné, qu'un bras sans corps et tout sanglant.

Ce bras a été déposé chez le commissaire de police du deuxième arrondissement.

Il n'est pas probable que le propriétaire aille le réclamer



Mise en vente de l'Hôtel Lambert.

Depuis un mois, on lisait sur une grande affiche jaune placardée à profusion dans Paris:

«Adjudication en la Chambre des notaires de Paris, sise place du Châtelet, par le ministère de Me. Mayre, l'un d'eux, le mardi 25 mai 1815, heure de midi, d'une grande et vaste propriété dite l'hôtel Lambert, sise à Paris, île Saint-Louis, à l'angle formé par la rue Saint-Louis et par le quai d'Anjou.» L'affiche signale cet hôtel comme pouvant servir de demeure à un homme riche, présenter de grands avantages à la spéculation, ou recevoir des usines. La mise à prix est de 180.000 fr. Aucun acquéreur ne s'est présenté; le plus profond silence a régné pendant que la première bougie, allumée par le crieur, se consumait sur sa bobèche. Ainsi la destruction probable de l'hôtel Lambert est ajournée, et ceux qu'intéressent les beaux-arts pourront, durant quelques semaines encore, être admis à le visiter. C'est pour stimuler leur curiosité que nous écrivons le présent article; c'est aussi pour donner à nos lecteurs des départements une idée d'un édifice qu'ils n'auront pas occasion de voir avant sa démolition, dépouillé d'une partie de ses richesses artistiques, dégradé par le temps et par les hommes, l'hôtel Lambert n'en est pas moins un magnifique échantillon de l'architecture du dix-septième siècle.

Hôtel Lambert, voûte de la grande galerie.--Hercule délivrant d'un monstre marin Hésione, fille de Lacomédon, roi de Troie. Hôtel Lambert, voûte de la grande galerie.--Combat d'Hercule et de Pirithous contre les Centaures, qui ses avaient surpris durant un sacrifice.

Les biographes, très-laconiques sur le compte de Nicolas-Lambert de Torigny, disent seulement qu'au commencement du règne de Louis XIV il occupait la place de président de la seconde chambre des requêtes au Parlement de Paris.

Quelques poètes peu connus ont célébré ses vertus privées et son intégrité comme magistrat. Mais il est difficile d'apprécier la sincérité de ces éloges, et le mérite le plus incontestable de Nicolas-Lambert aux yeux de la postérité, c'est d'avoir voulu se bien loger. Ses intentions furent merveilleusement servies par l'architecte Louis Le Van. La façade, qui donne sur la rue Saint-Louis, est lourde et triste assurément; mais quelle majesté dans l'hémicycle de la cour, dans le fronton d'ordre dorique dans le large escalier à double rampe sculptée! Si l'on contemple l'hôtel du côté du jardin, les bâtiments à demi cachés par de verts massifs, les hautes fenêtres, les pilastres ioniques, l'attique chargé de vases, l'aile qui, s'avançant vers la pointe orientale de l'île, se termine en demi-cercle élégant, les balcons de pierre garnis de balustrades en fer d'un riche travail, tout cet ensemble frappe, étonne et saisit. Il n'est personne qui, voyant cette imposante et gracieuse résidence, ne désire posséder 100.000 fr. de rente, uniquement pour s'y installer. Nicolas Lambert songea à mettre l'intérieur en harmonie avec le dehors, et comprenant toute la puissance de l'émulation, il s'adressa à deux peintres rivaux, Eustache Lesueur et Charles Lebrun. La grande galerie, décorée par ce dernier en 1649, est la pièce la mieux conservée de l'édifice. Qu'on bouche deux ou trois lézardes, qu'on ranime les dorures, qu'on lave les boiseries, et on la retrouvera dans toute sa splendeur native. La conception générale des ornements porte le cachet de cette époque mythologique, où l'on peignait le roi de France en Apollon. L'artiste a supposé que la galerie était disposée pour la célébration du mariage d'Hercule avec Hébé, déesse de la jeunesse; au-dessus de la porte, que flanquent intérieurement deux colonnes corinthiennes, Bacchus et Pan font les apprêts d'un opulent festin. Cybéle, Cérès et Flore, assises sur des nuées, fournissent leur contingent à la fête, et leurs suivantes déroulent de longues guirlandes qu'ont savamment nuancées les pinceaux de Baptiste, l'un des plus grands peintres de fleurs de l'école française. Au centre de la voûte, deux tapisseries postiches représentent Hercule délivrant d'un monstre marin Hésione, fille de Lacomédon, roi de Troie: et le combat d'Hercule et de Pirithous contre les Centaures, qui les avaient surpris durant un sacrifice. A l'extrémité orientale du plafond. Jupiter, Junon et les autres dieux présentent à Hercule sa fiancée; puis le nouvel hôte de l'Olympe, précédé par la Renommée, monte au ciel dans un char conduit par Minerve. Les grisailles qui surmontent les corniches rappellent les principaux exploits du dompteur de monstres. Entre les croisées de la galerie et dans les trumeaux qui leur font face. Gérard Van Obstal, d'Anvers, a modelé en stuc des thermes, des groupes d'enfants, des aigles et des trophées. Les cadres opposés aux fenêtres contiennent des paysages de différents maîtres.


Hôtel Lambert.--Intérieur de la cour. Hôtel Lambert.--Vue prise du quai.

La composition gigantesque du plafond vaut les meilleurs morceaux de Lebrun. Il y a rassemblé toutes ses forces, pour lutter contre une formidable concurrence; mais quoiqu'il se fut montré supérieur à lui-même, Lesueur lui fut supérieur. L'illustre peintre du Cloître des Chartreux, se faisant mondain pour un homme du monde, comme il s'était fait moine pour des moines, changea brusquement de manière, et s'attacha au coloris, sans sacrifier le dessin. Il travailla neuf années entières à la décoration de l'hôtel Lambert, et avec une application si soutenue, qu'il mourut épuisé un an après, en 1655. L'auteur de la Vie des peintres prête à Lebrun cette phrase odieuse: «On enterre aujourd'hui Lesueur; la mort vient de m'enlever une fameuse épine du pied.»

On raconte qu'un jour, des Italiens, visitant l'hôtel, rencontrèrent un homme qui semblait comme eux attiré par la curiosité. Ils l'accostèrent, et l'un d'eux lui désignant d'un côté les compositions de Lebrun, de l'autre celles de Lesueur: «Questo, dit-il, «è una conglioneria, ma quello ha d'un maestro italiano.» C'était à Lebrun en personne que l'apostrophe s'adressait. Qu'on juge du dépit de l'artiste qui se croyait le roi des peintres, parce qu'il était le peintre du roi.

Des tableaux qui avaient coûté la vie à Lesueur avaient trop de prix pour n'être pas promptement échangés contre une valeur monétaire. Après la mort de M. de La Haye, fermier-général, second propriétaire de l'hôtel, on vendît les peintures du Salon de l'Amour et du Cabinet des Muses. Elles étaient au nombre de douze: Naissance de l'Amour, l'Amour présenté à Jupiter, Vénus irritée contre l'Amour, l'Amour recevant les hommages des dieux, l'Amour dérobant les foudres de Jupiter, l'Amour ordonnant à Mercure d'annoncer son pouvoir à l'univers, les neuf Muses, Apollon confiant la conduite de son char à Phaéton. L'État acquit ce dernier tableau, plafond peint à fresque, qui fut heureusement transporté sur toile; on le voit, ainsi que les cinq compositions où sont réunies les Muses, dans la galerie du Musée royal. De tous les travaux de Lesueur, il ne reste dans l'hôtel Lambert qu'une grisaille presque effacée, placée dans un enfoncement sous l'escalier, les grisailles de l'antichambre ovale du premier étage, et, dans une pièce de l'attique, l'appartement des bains, quatre morceaux d'une exécution charmante et d'une belle conservation: Calisto, Diane et Actéon, le Triomphe de Neptune, le Triomphe d'Amphitrite. Le Cabinet des Muses n'a conservé que quatre tableaux, peints dans la voussure du plafond par François du Perrier, l'un des meilleurs élèves de Lanfranc et de Simon Vouet; ils représentent Apollon poursuivant Daphnée, le Jugement de Midas, la Chute de Phaéton et le Parnasse.

Les appartements de l'hôtel Lambert, malgré leur état de détérioration, offrent encore un coup d'oeil imposant. Les propriétaires successifs, le fermier-général Dupin, le marquis du Châtelet-Laumont. M. de Montalivet, avaient pris des mesures pour l'entretien et la conservation de l'édifice: mais, depuis trente ans, occupé par madame Lagrange, institutrice, et par des fournisseurs de lits militaires, il a subi de tristes destinées. Des ballots de laine, des piles de matelas, ont encombré les plus beaux salons; une poussière blanchâtre, détachée par la carde, a sali l'or des corniches, les arabesques des boiseries, les solives sculptées des plafonds. Il y a au rez-de-chaussée un magnifique salon; le plafond, divisé en neuf compartiments, est orné de sujets mythologiques qu'entourent de somptueux encadrements; des peintures surmontent les portes; des arabesques tapissent les lambris; mais tout cela est vague, sale, indéchiffrable, si dénaturé, qu'on n'y reconnaît la touche d'aucun maître, le caractère d'aucune époque.

Avant peu, on remettra l'hôtel Lambert en vente, en baissant la mise à prix. Quels que soient les acquéreurs, sa démolition nous parait inévitable. Les riches de vieille souche ont leurs manoirs; les banquiers se soucient peu d'architecture et d'esthétique; qui donc achèterait l'hôtel Lambert, si ce n'est un spéculateur empressé de le mettre à bas? Serait-ce le gouvernement? Un artiste qui loge quai d'Anjou. M. Fernand Boissard, en a écrit à M. le ministre de l'Intérieur; il a plaidé la cause du vieux monument, l'indiquant comme propre à loger la bibliothèque de la Ville. Le ministre a répondu avec empressement, et s'est hâté d'avertir M. le préfet de la Seine. Ces soins et ces démarches n'empêcheront pas l'hôtel Lambert d'être renversé. On a reculé, avec raison peut-être, contre la dépense des réparations; seulement on a songé à sauver les tableaux. Une députation de dix personnes, envoyée par le ministère, a visité l'hôtel lundi dernier, 22 mai. Elle en a examiné les peintures, et s'est ensuite enfermée pour délibérer dans l'appartement des bains. Espérons qu'elle aura prononcé une sentence favorable à Lebrun et à Lesueur.



Galerie des Beaux-Arts, au bazar Bonne-Nouvelle.


Galerie Bonne-Nouvelle.

Jean-Paul raconte plaisamment qu'un pauvre diable avait établi à Vienne un joli magasin de plumes de bécasses, mais qu'il ne put réussir, faute de bécasses: on peut dire de même que cette nouvelle exposition de tableaux, ouverte dans de belles galeries, toutes pavées de bonnes intentions, n'a pas réussi, faute de tableaux. Ces jeunes artistes, qui avaient si hautement et si énergiquement proteste contre le jury du Louvre, ont dédaigné d'accepter le moyen qui leur était offert de prouver la légitimité et la justice de leurs plaintes: ils ont pensé sans doute qu'à moins d'avoir un nom bien connu, une réputation déjà vieille, comme MM. Corot et Boulanger, il y avait toujours, en France, mauvaise grâce à se présenter aux yeux du public sous cette recommandation: «On n'a pas voulu de moi.» Il arrive par suite que la contre-exposition, qui devait avant tout prouver que le jury avait tort, semble, au contraire, lui donner raison: sauf quelques rares exceptions, les galeries des Beaux-Arts ne sont tapissées que d'effroyables croûtes, peintures intimes, que l'on ne peut justement comparer qu'aux oeuvres basses de la littérature contemporaine, c'est-à-dire aux choses du monde les plus méprisables et les plus méprisées. Nous ne savons donc pas bien encore à quoi nous en tenir sur les proscriptions du jury d'examen, puisque cette classe d'artistes, lésée surtout par les arrêts académiques du Louvre, n'a pas voulu comparoir devant le lit de justice que l'on tenait précisément pour elle; les maîtres déjà célèbres devant toujours trouver un publie pour leurs toiles refusées, ce qui importait singulièrement, c'était de mettre au grand jour les oeuvres, sans doute défectueuses, mais à coup sûr originales, de quelques jeunes gens, inconnus hors des ateliers et du monde artistique.

M.. Corot n'a pas voulu exposer dans les galeries des Beaux-Arts sa grande toile de l'incendie de Sodome; un tout petit paysage se trouve seul chargé d'y soutenir l'honneur de son nom. Ce paysage est un site solitaire pris dans le Morvand: une jeune femme est assise au pied de quelques arbres élancés et dégarnis de feuilles; à droite une chèvre, ou plutôt une tête de chèvre apparaît au travers des broussailles; au milieu on croit voir une flaque d'eau. M. Corot sent mieux la nature qu'il ne la voit; il cherche la poésie du paysage dans les plus minces détails, dans les aspects les plus insignifiants; il a pour les bois et les eaux une tendresse virgilienne; mais s'il est vrai, comme prétend M. Michelet, que les Églogues et les Géorgiques soient humides, cependant nous ne sachions pas que cette humidité ait jamais pour effet d'attrister les campagnes, de noircir les feuillages et de salir les eaux. La nature s'enlaidit en se transfigurant sur les toiles de M. Corot: les arbres deviennent maigres et pâles, les gazons se ternissent, les horizons s'effacent; et, tandis que les paysages de M. Blanchard pèchent par un excès de propreté, ceux de M. Corot semblent pécher par le défaut contraire: «Passe encore pour ses bergères, disait un plaisant; mais les feuilles! mais les fleurs!....»


Châtiment des quatre piquets, dans les colonies, par M. Marcel Verdier.

M. Marcel Verdier,--Châtiment des quatre piquets dans les colonies, «L'esclave condamné est attaché à plat-ventre, les bras et les jambes étendus à quatre piquets fixés en terre. C'est dans cette position violente et le corps nu qu'il reçoit le châtiment; l'instrument du supplice est un fouet long de sept à huit pieds fixé à un manche très-court.» A gauche du supplicié, se voit tranquillement assise la famille du planteur; le maître du malheureux nègre fume son cigare d'un air nonchalant et distrait, et pendant que le fouet coupe les chairs de l'esclave et fait ruisseler son sang, un aimable sourire est sur les lèvres de la jeune femme du planteur; les cris de la victime ne peuvent troubler la pureté de son front, la clarté douce de son regard; son enfant seul semble effrayé et se réfugie dans le sein de sa mère; mais on prévoit déjà que son oreille se familiarisera bientôt avec ces gémissements douloureux, que son oeil s'accoutumera de bonne heure à ces horribles spectacles, et qu'un jour, lui aussi, il fumera paisiblement, comme son père, devant le supplice de ses nègres.

Nous avons entendu dire que ce tableau, remarquable d'expression et de dessin, fut rejeté par le jury, à cause du sujet même. On a craint apparemment que la pitié publique ne fut trop vivement excitée par cet affreux spectacle, et que les journaux négrophobes n'accusassent le peintre de chercher à soulever la haine populaire contre nos malheureuses colonies. Cette explication seule, fort peu satisfaisante d'ailleurs, pourrait motiver le rejet de ce tableau, qui vaut évidemment mieux, et par le sentiment et par l'exécution, que beaucoup de toiles historiques ou de genres admises, cette année, à l'Exposition du Louvre.

Parmi les autres tableaux que M. Marcel Verdier a envoyés aux galeries Bonne-Nouvelle, nous avons surtout remarqué, sous le n° 223, un beau portrait de M. G. de Labédollierre, l'un des plus spirituels physiologistes des Français peints par eux-mêmes.

Nous eussions aussi aimé voir dans les galeries des Beaux-Arts les tableaux et les sculptures de ces artistes distingués qui, rebutés par d'injustes refus, ne veulent plus s'exposer désormais à de semblables sévérités, turpique repulsae, et ne travaillent plus pour le public. Chacun comprendra combien sont légitimes nos regrets en jetant les yeux sur le bénitier dont nous donnons ici la gravure. Mademoiselle de Fauveau est précisément un de ces artistes consciencieux, que les rigueurs du jury semblent avoir à tout jamais dégoûtés de l'Exposition. Mademoiselle de Fauveau envoya il y a deux ou trois ans à la commission d'examen un charmant miroir avec un cadre merveilleusement ouvré.

Le miroir fut refusé, comme meuble; il y a pourtant au Salon plus d'une toile dont personne assurément ne voudrait décorer les murs de son antichambre; mais ne récriminons pas contre le passé. Mademoiselle de Fauveau, aujourd'hui à Florence, patrie de Benvenuto Cellini, continue, et nous l'en félicitons, à faire de ces meubles dont le jury ne veut pas. Le bénitier que nous illustrons ici suffit d'ailleurs à faire le plus bel éloge du gracieux talent de cet artiste.--Mademoiselle de Fauveau a voulu traduire sous une forme visible, sous une image vivante, le verset de la prière: Sub umbra alarum tuarum protege me. Ce verset est écrit au bas du bénitier afin que l'action pieuse de l'ange gardien soit parfaitement comprise, et qu'il ne soit pas possible de croire, comme faisait un Anglais, que son aile est uniquement étendue pour garantir l'eau lustrale de la poussière. Sur les deux côtés de la chapelle gothiques ont écrits en vieux caractères des vers de Clément Marot qui paraphrasent naïvement le verset déjà cité.


Un Bénitier par mademoiselle de Fauveau.




Or du subtil arq des chasseurs,
Et de toute l'oultrance
Des pestiférés oppresseurs,
Te donra délivrance;
Seur seras sous son esle,
Sa deffense te servyra
De targe et de rondelle;
Si que de nuict ne craindras point
Chose qut espouvante,
Ne dard ne sagette qui poinct
De jour en l'air volante,
N'autenne peste cheminant
Lorsqu'en ténèbres sommes,
Ne mal soubdain exterminant
En plein midy les hommes.

Il nous restera à parler dans un dernier article, de quelques autres tableaux, et principalement de la Mort de Messaline, par M. Louis Boulanger.



DON JUAN.

CHANT DIX-SEPTIÈME.

(Suite et fin du chant.--Voyez p. 186.)

XXI. Il y avait bien une petite partie de l'attention de Juan qui avait remarqué cette fuite; mais le reste était si attaché à la nouvelle apparition, qu'il laissa fuir le blond fantôme. N'ayant plus à craindre que pour lui, il ne craignit plus; il se l'approcha de la porte de sa chambre, s'y tint debout, les bras croisés, ferme et froid en apparence, mais la colère dans le coeur.

XXII. Les pas se rapprochaient; une lumière intermittente s'avançait avec eux, jetant par intervalle des éclairs de clarté suivis d'une obscurité complète. Don Juan, cependant, commençait à être las des prodiges; il lui tardait de corriger violemment ce nouveau moine noir[1].... Mais à deux pas de lui la lanterne sourde éclaira l'apparition, et ce n'était ni un prodige ni un esprit, mais lord Auguste Fitz-Plantagenet.

Note 1: Voir, aux chants qui précèdent, la légende du moine noir et ses apparitions nocturnes dans le château de Nourat-Abbey.

XXIII. Lord Auguste était un fat de la haute espèce: lord de naissance, ayant la prérogative nécessaire d'un siège à la Chambre des Pairs, d'une belle figure, cheveux bruns et touffus, merveilleusement habillé par le meilleur des tailleurs, à la taille noble et fière, digne en tout de faire partie du William-Club, et fait pour suivre d'assez près les Brummel, les Pierrepont, et encore pour faire partie du très-important et fort ennuyeux club de l'Alfred.

XXIV. Il se disait beaucoup d'esprit, et véritablement on était assez généralement porté à l'en croire, tant il avait emmagasiné dans sa mémoire d'esprit et de pensées des autres. Sa parole était élégante, ses phrases choisies et relevées, et quand il avait entendu quelque part une sottise fashionable ou recueilli une idée un peu dandye, il se les assimilait fort convenablement à son usage.

XXV. Et, j'y songe! Comment le vol des pensées n'est-il point puni? Lorsque le monde finira, il n'y aura plus guère que des hommes de génie, au train où va cet envahissement du génie des autres. Quand Shakspeare et Pope frappent à leur effigie une pensée sublime, aussitôt cette médaille tombe aux mains de tous, où elle s'use; les sols la dépensent comme venant d'eux, et la grande idée passe à l'état de style, l'admirable médaille à l'état de vile monnaie.

XXVI. Lord Auguste avait donc énormément de cette monnaie courante; mais ce qui relevait cet esprit, quelle qu'en fût l'origine, c'était son écurie et ses jockeys. Il savait aussi jouer avec la légèreté d'un Français, et perdre, avec le calme d'un Vénitien, des sommes énormes. Ses paris étaient fabuleux; il avait aussi dans son passé des chasses merveilleuses dont, assure-t-on, il poétisait un peu trop les détails.

XXVII. Il avait peu de passions, ayant trop d'esprit pour cela, disait-il, si ce n'est pourtant le torysme, passion de position pour lui, mais qu'il n'avait pas pris le temps d'examiner; il assurait néanmoins qu'elle lui était originelle, et, comme le seul ami qu'il eut jamais lui répondit, à propos des sentiments politiques, qu'il attendait, pour avoir une opinion, qu'il en vînt une bonne, il avait hautement rompu avec lui; ce qui le mit à l'aise, car depuis il n'eut plus que des amis.

XXVIII. Sa grande prétention était l'amour, non pas qu'il tint absolument à être amoureux, mais à le paraître. Personne ne jetait plus impertinemment aux femmes de ces regards qui disent de grands succès ou un grand pouvoir; personne ne croyait mieux fasciner une timide virginité[2]. En homme comme il faut, il avait voulu s'attacher au char d'une femme à la mode: c'était la duchesse de Fitz-Fulke, quoiqu'il ne démêlât pas trop, dans cette position, s'il était le moqué ou le moqueur, la victime ou le bourreau.

Note 2: Shakspeare.

XXIX. Mais il lui manquait quelque chose; après avoir bien cherché, il vit que c'était un duel. Il soupirait autant après l'éclat, qu'il méprisait le bonheur obscur; les choses lui semblaient tout à fait opportunes pour cet éclat désiré: une duchesse pour cause, un gentilhomme presque ambassadeur pour adversaire, le château d'un lord pour scène. De telles conditions lui parurent admirables, et son apparition nocturne n'avait pas d'autre motif.

XXX. Lorsque lord Auguste Fitz-Plantagenet fut près de don Juan, la lanterne sourde les inonda de sa lumière. Tous deux se regardèrent avec un dépit au moins égal; don Juan surtout, qui avait laissé s'évanouir une délicieuse apparition, et qui, craignant une autre mystification, avait accumulé tous les trésors de sa colère pour recevoir le fantôme; mais à la vue de la réalité de lord Auguste, il sourit avec amertume et lui dit:

XXXI. «J'avais plutôt compté sur le moine noir que sur votre seigneurie, milord, et si votre apparition me parait dépourvue de toute magie, elle lient au moins un peu du somnambulisme.» Cette moquerie déplut à lord Auguste; il ne s'attendait pas à une pareille réception; il avait prétendu mettre plus de dignité dans sa démarche, et cette plaisanterie déshonorait quelque peu son action et lui gâtait dès l'abord la gravité de la circonstance..

XXXII. Il s'agit d'une chose sérieuse, monsieur.--Vous me surprenez beaucoup, milord.--Depuis quelques jours vos épigrammes m'offensent, monsieur.--Depuis quelques jours, milord!--Je les ai trop comprises, monsieur.--Vous les avez comprises, milord!--Il existe d'ailleurs un outrage dont vous devinez la nature.--Je ne sais pas deviner comme vous, milord!--La duchesse de.....--La duchesse! milord!--Enfin, je viens formellement vous demander une satisfaction. --Oh!!!»

XXXIII. Il y avait dans cette exclamation de notre héros tant de malice et de moquerie sanglante, que lord Auguste Plantagenet en eût été renversé, si Juan, avec une ironique compassion, ne fût venu à son secours, et ne lui eut très-cavalièrement fixé les conditions de la rencontre pour le lendemain. «Ces choses étant ainsi réglées, milord, ajouta-t-il, votre seigneurie me permettra-t-elle d'aller dormir? car cette scène nocturne, avec tout le fantastique du rêve, en a surtout le meilleur mérite, celui de ne pas empêcher le sommeil.» Et, ayant salué, il se retira dans son appartement, laissant au lord confondu le soin d'en faire autant.

XXXIV. «Il est incroyable, parbleu! qu'un gentilhomme traite aussi lestement une affaire d'honneur, murmurait en se retirant de son côte le très-élégant lord Auguste Fitz-Plantagenet. Il est inouï de terminer en plaisanterie une conversation commencée, il me semble, avec quelque dignité. C'est ainsi que l'ordre social se dissout, que la gravité des choses s'anéantit, et que le monde posé un peu haut ne serait plus tenable.» Sur quoi lord Auguste poussa un soupir aristocratique, où jouait son petit rôle la peur du lendemain.

XXXV. Véritablement la peur est très-forte dans le coeur de l'homme, mais elle y est presque toujours vaincue par le maintien, sauf au maintien à être à son tour vaincu par le ridicule. Don Juan fut fort satisfait du maintien d'ironie qu'il avait jeté sur son émotion, et quant à lord Fitz-Plantagenet, la position lui semblait douloureuse, parce que les plaisanteries de don Juan l'avaient désarçonné du maintien grave dont il avait enveloppé sa peur originelle.

XXXVI. Cependant nos deux gentilshommes veillaient, chacun de son côté; ils se jouaient à eux-mêmes, dans leur solitude, la comédie usitée des préparatifs du duel; car l'homme est ainsi fait, qu'habitué à la continuelle farce qu'il joue dans le monde, il conserve encore forcément son masque avec lui-même et se fait à son usage une hypocrisie intérieure; il étouffe encore la naïve raison, il fait crier plus haut la voix du comme il faut, et, seul, se dupe encore, se pose, se ment, se joue et se trompe.

XXXVII. Ainsi Juan et lord Fitz-Plantagenet, restés seuls, pouvaient à leur aise avoir peur du lendemain, mais tous deux avaient trop d'acquit pour faillir au décorum de leur position. Tous deux agirent selon leur esprit de conduite: Juan avec son insouciance jouée, le lord avec sa dignité jouée. Tous deux écrivirent le testament d'avant-duel, y glissant avec étude quelques traits de dédain ou de moquerie contre la mort, afin de farder leurs derniers moments.

XXXVIII. Et tous les deux dormirent; le sommeil est le roi du monde, au moins pour un quart du règne--Rêvèrent-ils? Je ne le sais; ils ne le surent pas eux-mêmes. Coleridge et Wadsworth ne s'en seraient pas inquiétés à ma place; ils eussent admirablement peint les songes terribles versés par Mab au milieu du sommeil.--Ce qu'il y a de plus officiel, c'est que tous deux, au matin, se réveillèrent et se levèrent.

XXXIX. Ils curent bientôt réuni les témoins, de bons amis, qui, venus pour mener la vie de château chez lord Henry, n'étaient pas mal satisfaits de voir rompre aussi dramatiquement la monotonie de leur séjour. Ils essayèrent bien quelques communes remontrances, mais les hommes et les choses marchèrent; et neuf heures sonnaient à l'église de Balmore, lorsque les armes ayant été examinées, les distances mesurées, tout étant prépare avec des formes exquises.... deux coups de pistolet partirent.

XL. Personne ne fut tué. Rassurez-vous, mais un des combattants fut blessé; ici une parenthèse (y aurait-il donc des rangs dans les douleurs, et une aristocratie de blessures? Tel mal excitera-t-il la pitié, celui-ci l'enthousiasme, cet autre le ridicule? Il n'y aurait pas assez de pleurs pour le coup d'épée qui frapperait Achille et Nelson dans la poitrine; mais si le même coup tranchait le bout du nez de César, nez très-long d'ailleurs, oh! mes amis, vous ririez.

XLI. Ceci est injuste et déraisonnable, mais le monde moral navigue dans un océan de déraison). Ici se ferme la parenthèse, et se renoue l'histoire. La balle de Juan fut plus heureuse (remarquez-vous ce mot), car elle blessa lord Fitz-Plantagenet; mais pleurez, Muses, filles de Jupiter, saintes filles de la poésie, nuageuses soeurs de Morven, vous qui poétisez la douleur, pleurez; car la balle fatale avait coupé, par la moitié, l'oreille gauche de sa seigneurie.

XLII.. Hélas! moi aussi je pleure, je pleure de honte sur ce ridicule résultat... moi, poète de l'épopée Juanique! Combien n'aurais-je pas mieux aimé quelque noble blessure à enchâsser dans mes hexamètres, quelques coups homériques à grandir ma plume et à exalter mon génie! mais une moitié d'oreille! O Muses! Qu'est-ce donc que cette ignominie? Et la dignité du duel et de la poésie doit-elle donc se heurter et se briser à cette honte?

XLIII. L'honneur était satisfait, mais il n'y eut guère que lui qui le fut; lord Auguste, le diminué d'une section d'oreille, don Juan, le diminueur, ne partageaient pas sa satisfaction; et les témoins s'occupaient délicatement des dernières cérémonies de la rencontre, façonnant la réconciliation convenable, et faisant éclater cette estime d'usage qui naît, au premier sang, du mépris ou de la haine: poignées de mains hypocrites qui se serrent, chaudes encore de l'outrage qu'elles ont frappé.

XLIV. Cependant la Renommée veillait, voyait et écoutait; cette vieille fille de l'Olympe a tenu à sa divinité, et loin de prendre sa retraite comme le reste du sénat de Jupiter, n'a fait qu'accroître sa puissance.--Bien plus, le Temps lui a donné deux magnifiques auxiliaires, l'imprimerie et les journaux; aussi ne craint-elle plus la fin de son immortalité, et voit-elle chaque jour se multiplier ses moyens et s'augmenter ses forces.

XLV. La déesse avait assisté de loin à la scène du duel, et, pour en recueillir plus complètement les circonstances, elle avait emprisonné ses pieds divins dans d'ignobles sabots; ses ailes d'azur, repliées sur ses épaules, s'étaient aplaties sous une veste de laine usée par le temps. Ses mains subtiles étaient devenues calleuses, une barbe grise hérissait les contours de son menton, et ses cheveux d'or, devenus plats et roux, s'affaissaient sous le poids d'un feutre jauni au travail des champs.

XLVI. Ainsi la douairière de l'Olympe n'était plus qu'un vieux jardinier du château. Ce divin manant avait tout vu, et était accouru aussitôt répandre dans les cuisines, avec le plus mauvais style de renommée de tout le comté, les détails du duel, et les douleurs auriculaires de lord Auguste Fitz-Plantagenet; la nouvelle trouva dans la chaîne des laquais et des filles de chambre un fil conducteur, qui vint électriquement aboutir à la noble Adeline.

XLVII. Le château fut bientôt embrasé de cette nouvelle. --Mais ce fut au déjeuner qu'elle éclata dans toutes ses tempêtes. Tout le monde la savait déjà, et chacun l'apprit aux autres. On n'entendait que des mots et des cris heurtés; les interjections furent épuisées, les dames avaient pris les plus vives, les gentilshommes les plus violentes, deux vieux baronnets en inventèrent quatre ou cinq tout à fait inconnues à la grammaire. Adeline était pâle, Aurora plus rose que son nom ne le comporte, et la duchesse de Fitz-Fulke, ayant hésité devant un évanouissement complet, prit le parti de s'en tenir à un léger spasme, perceptible seulement pour les autres ladies.

XLVIII. Lord Auguste Fitz-Plantagenet fut unanimement plaint et pleuré (ceci est une règle, les femmes plaignent toujours, en pareille occurrence, le fat qu'elles n'eussent jamais préféré). Ce fut un concert de pitié et de tendresse;--mais don Juan fut en un instant jugé, blâmé, flétri, perdu;--et cet orage de l'indignation contre le meurtrier d'un bout d'oreille était monté au plus haut degré de sa fureur, avant que l'eau frémissante versée par une jeune Hébé ne se fût dorée dans les dernières théières.

XLIX. Juan avait pressenti l'orage; triste et enfermé dans son appartement, il maudissait cette sotte aventure, et le sang versé d'un fat, mais non pas d'un ennemi. Il tremblait devant l'émotion soulevée par son action: il regrettait surtout ses rêves d'amour, qu'il n'avait pas sondés encore, et où se confondaient dans sa pensée, comme trois nuées que le vent à la fois pousse et mêle, les ombres ravissantes d'Adeline, de la duchesse et d'Aurora.

L. Peut-être ce dernier nuage de rose ravissait-il davantage sa pensée, et se détachait-il mieux de la nuée d'albâtre où se tenait Adeline, et de la nuée d'or où étincelait la duchesse. Il n'avait pas cependant encore vaincu ses doutes. Son coeur trop léger (pourquoi ne pas le dire, Muse!) flottait sur les ondes de l'amour, sans avoir jusque-là jeté l'ancre, et il était à craindre que, dans sa voluptueuse paresse, il n'attendit le port le plus facile pour s'y amarrer.

LI. Et maintenant tous ces nuages d'amour étaient dissipés par la tempête du duel, la haine générale allait l'envahir: les funestes épithètes fermaient, poussaient, grandissaient et étendaient leurs cent bras et leurs têtes dans les salons de lord Henry. Juan entendait pour ainsi dire de loin les mots terribles d'assassin et d'aventurier, et son âme énergique ayant tout deviné, il refusa de reparaître devant l'aréopage, fit ses préparatifs de départ, écrivit à Adeline une lettre convenable, et partit.

LII. Il était midi, mais le jour était sombre; le soleil, couvert d'un ciel de plomb, retenait ses rayons et demeurait invisible; personne n'aurait pu dire: il est là. Tout se ressentait de l'absence de ce roi de la nature: les gazons et les plantes, et les arbres majestueux étaient obscurcis du même deuil. Au milieu de cette mélancolie des choses, Juan, à cheval, traînait sa mélancolie; il suivait, pensif, les dernières allées de ce parc qu'il allait quitter pour toujours, lorsque tout à coup....

LIII.... C'était une d'elles... une des trois, elle surtout, elle seule, Aurora! Au détour d'une sinueuse allée, elle était venue, amenée par le hasard (ce frère chéri de l'Amour); le hasard avait soulevé son voile vert, et le hasard aussi, sans doute, la retenait sur ses jambes tremblantes et sur son ombrelle plus ferme, lorsque le cavalier mélancolique passa à quelques pas d'elle. Tous deux se sentirent émus du même hasard, mais aucun d'eux n'osa risquer un salut.

LIV. Seulement il s'échappa de la physionomie d'Aurora, de ses yeux peut-être, de ses lèvres, de son front, un de ces signes splendides et vagues, un de ces sourires divins et invisibles que l'imagination aperçoit plutôt que le regard. C'était comme une caresse fluide, comme ces baisers de lumière que les étoiles laissent errer sur les pelouses et les marguerites des champs. La candide Aurora ignorait peut-être elle-même ce qu'il y avait de tendresse dans cette caresse lointaine et involontaire.

LV. Sa pudeur seule le savait pour elle et le lui apprit sans doute, car elle disparut aussitôt derrière des lilas défleuris... Juan demeura comme anéanti, et son noble cheval ressentit la commotion éprouvée par son maître et s'arrêta tout à coup. Mais la délicieuse image avait fui, et quelques instants après don Juan, troublé et incertain, continua sa marche, jeta un long et inutile regard vers les lilas, fit un grand soupir, et sortit du parc.

LVI. A peine avait-il dépassé la grille, qu'il voulut retourner en arrière, et il le sentait bien maintenant, ce n'était plus la brillante coquetterie de la duchesse ni la tendre austérité d'Adeline qui enchaînaient sa pensée; c'était la seule Aurora, la timide, la ravissante, la céleste... Et lui, l'insensé, le misérable, le sot, comment avait-il agi dans cette rencontre?... Pas un salut, pas une parole, pas un signe... Que pensait-elle de cette impertinence ou de cette stupidité?

LVII. Il voulait revenir, mais il ne le pouvait plus... Il voyait avec tant d'amertume la fuite de ce moment si précieux et si perdu, qu'il se croyait assez rapide pour le ressaisir; il croyait pouvoir refaire cet instant.. Aurora eût reparu à cette place avec le même sourire... le vent aurait encore soulevé son voile vert, lui aurait passé encore... Mais qu'il eût agi autrement! qu'il eût été admirable! sublime!... s'il avait pu refaire du présent avec ce passé.

LVIII. Ah! qui n'a fait comme lui? qui n'a voulu reprendre le passé pour en faire du présent, pour en rêver de l'avenir? qui n'a rappelé les paroles échappées à l'imprudence, ou préparé vainement les discours qu'on aurait dû tenir? Alors, dans ce délire du regret, on veut charmer le passé, on caresse l'oubli; on veut reconstruire la scène imprudente, on l'illumine de sourires, de gestes, de grimaces; on en prête même aux autres; les demandes sont arrangées ainsi que les réponses, tant l'esprit s'agite dans cette illusion, dans ce rêve, dans cet espoir du moment qui n'est plus.

LIX. J'en ai vu qui se jouaient publiquement à eux-mêmes cette comédie du passé, dialoguant tout seuls; ils souriaient gracieusement comme ils eussent voulu sourire. Ils s'armaient de la dignité omise, ou soulevaient majestueusement la tempête à laquelle ils avaient eu la sottise de ne pas penser alors. C'est ainsi que cet éternel comédien, l'homme, se rassure sur des fautes accomplies, et croit les avoir réparées quand ses regrets, mêlés à des illusions, se sont fondus dans la chaleur d'une scène qu'il rejoue après l'avoir manquée.

LX. Revenu à lui, et désespérant du passé, Juan poussa vigoureusement son cheval, s'éloigna au galop, et perdit bientôt de vue cette Babylone de campagne où sa vie s'était si niaisement agitée.--Le duel avait réellement brisé ses passions. L'apparition rapide d'Aurora se dissipa de plus en plus, et son âme était déjà reposée, lorsque loin du château, des prudes, des coquettes et des anges de douceur, il se vit en pleine campagne, en plein air, en pleine verdure, en plein ciel.

LXI. N'ayant rien de mieux à faire, don Juan dressa donc son imagination à une certaine hauteur poétique. Pour donner le change à ses pensées, il se mit à délier la nature et à provoquer le vent et le ciel... car le vent soufflait des rafales violentes, et le ciel moqueur l'enveloppait d'un dôme gris et froid... La route était longue d'ailleurs. Une cavalcade solitaire excita la verve du poète, et quoiqu'il eût été plus romantique de s'abandonner au cours de sa mélancolie... Juan fit ces vers au vent:

1. Le voilà, il accourt terrible et sans être vu; personne ne peut dire d'où il vient: car on ignore ce qu'il est, ce vent qui n'est point un corps, mais une force, qui glisse et se divise devant un roseau, qui heurte et brise un chêne.

2. C'est lui; sa voix le précède, elle mugit dans l'espace; on dirait de la volonté de Dieu qui se promène entre les mondes et se mêle aux éléments; car ils frissonnent tous, l'air surtout qui s'anime.. Le vent c'est la vie de l'air.

3. Quand il marche sur les routes, il soulève la poussière, et elle s'élance en tourbillons vers les cieux comme des flammes obscures; toute l'atmosphère en est imprégnée, et le soleil s'en couvre comme d'un voile triste.

4. S'il glisse sur la cime des forêts, les arbres ressentent un long ébranlement. Dans leurs efforts ils s'écrient: Le voilà! le voilà! Les lignes des peupliers courbent uniformément leurs têtes, pareils aux esclaves devant le maître.

5. Puis ils se relèvent, et se raffermissent sur leurs tiges élancées: ils se redressent, les braves, parce que le maître a passé. Mais les nobles arbres des forêts gardent longtemps leur indignation, et ils murmurent encore quand leur ennemi est loin.

6. Mais le vent ne s'inquiète pas de leur faiblesse ni de leur résistance,--il poursuit sa course... En passant sur les lacs, il les crispe et leur jette un immense réseau qui les comprime, et dont chaque maille est attachée par un noeud de lumière.

7. Enfin il tombe à son tour; sa vie, impétueuse, mais si courte, s'éteint avec lui; il expire tout entier. Les éléments reprennent leur calme, et comme rien n'a pu indiquer son berceau, ainsi sont inconnus son destin et sa tombe.

LXII. Don Juan ayant achevé ces vers, se les répéta dix fois sous le prétexte de ne pas les oublier... La poésie qu'on vient de créer est une si délicieuse ambroisie, qu'on ne saurait trop s'en nourrir. Il ruminait donc son poème, et les heures s'écoulaient dans cette douce digestion:--car le poète--(qui le sait mieux que vous. Southey et Coleridge, illustres beaux-frères), le poète a un système complet de rumination intellectuelle. Il a au moins vingt estomacs successifs. Que dis-je? je suis sûr que P... en a quarante-un.

LXIII. Quoique. Juan ne fût pas ce que la classification appelle un poète, il avait, comme bien d'autres, jeté vers dix-huit ans sa gourme poétique. Il avait aussi eu cette maladie, qui se complique presque toujours de la fièvre pernicieuse de l'amour et de l'inflammation cérébrale de la gloire. Rarement il avait eu de ces retours maladifs; mais en ce moment il se servait de la poésie pour broyer son chagrin, comme le philosophe grec des vingt-quatre lettres de l'alphabet pour broyer sa colère.

LXIV. Après un long silence, et comme il semblait encore savourer ses vers, il s'écria: «Si j'avais pu seulement lui presser la main, lui dire une parole, l'effleurer d'un baiser! Oh! non d'un de ces baisers d'enfer qui eussent reculé devant sa bouche angélique... mais ce baiser tremblant donné à la vertu et qui meurt tendrement sur une main céleste!--ou encore ce sublime baiser, frappé au front, qui sent palpiter sous lui l'intelligence, et qui semble être donné à l'âme elle-même.»

LXV. Juan rêvait encore à son passé... mais ce fut le dernier cri de la passion. Le tumulte de ses regrets s'affaiblit et mourut dans une nouvelle crise de poésie.--Il avait trouvé en effet le meilleur antidote à l'amour, l'amour lui-même,--cet amour que les Français nomment l'amour-propre.--Gloire à l'orgueil qui sait ainsi ressusciter le bonheur! O vanité! combien n'as-tu pas consolé de misères, de déceptions et de douleurs!

LXVI. Comme une vapeur subtile disparaît entre deux nuages éclatants de blancheur, les dernières traces de l'ombre d'Aurora se dissipèrent au milieu d'un double poème. L'orgueil du poète se gonflant à chaque pas du cheval, en vint à briser les derniers fils de l'amour et à oublier ses débris! On n'a pas assez réfléchi sur l'utilité des passions et sur leur application au bonheur de l'homme... J'en ferai un livre... Pour Juan, il fit ces autres vers au ciel:

1. Mais où est-il ce ciel dont les hommes parlent, que la poésie chante, que le malheureux implore? Qu'on me dise si c'est une parole vraie, ou un mot sans idée, un son sans valeur.

2. O poète! montre-moi ce ciel dont tu fais le palais des dieux immortels... O peintre! dis-moi ce que tu veux imiter quand ton pinceau étale l'azur? O prêtre! dis-moi où est ce ciel où tu places Jéhovah?

3. Non, il n'y a pas de ciel, il n'y a que l'espace et les mondes. Et toi, pensée, déploie tes ailes, étends-les dans leur force pour ce voyage sans repos que tu vas entreprendre dans les plaines de l'infini.

4. Monte, monte dans l'espace, et cherches-y le ciel; monte, monte, et regarde s'il est là. Dis-nous si au-dessus du soleil est encore l'espace, ou si le soleil est attaché comme un diamant à une voûte?

5.--M'y voilà! je vois les corps célestes graviter dans leurs cercles.... Voici Vénus, si brillante, et Jupiter, et Saturne entouré de son anneau comme d'un collier; et toi aussi, terre, car tu es un corps céleste.

6. Voici le soleil! O source de vie où s'abreuvent la terre et ses soeurs, les planètes! Soleil immobile, je l'adore! toi, la plus noble manifestation du Seigneur, et je vais me reposer sur toi; car les feux respectent la pensée immatérielle.

7.--Mais te voilà plus loin que le soleil, ô pensée! Sens-tu tes ailes s'arrêter, captives, sous un contour de cristal bleu? Mais tu montes encore, te voilà hors des cercles où commande le soleil.

8.--C'est en vain que je monte, toujours des soleils et leurs planètes. Partout l'espace infini; nulle part le ciel... Oh! rappelle-moi à toi, car je me trouble dans cette immensité sans fin, et mes ailes s'affaiblissent parce que j'ai peur.

9. Et la pensée revint d'un seul trait sur la terre, accablée de ce qu'elle avait vu et de ce qu'elle n'avait pu voir; car rien ne trouble comme cette contemplation de l'infini que l'imagination ne saurait atteindre.

10. Ainsi il n'y a point de ciel, ô peintre! c'est l'espace et ses vapeurs bleues que tu colores. O poète! c'est encore là un de ces divins mensonges dont tu berces les hommes dans les enchantements de tes paroles cadencées!

11. Et toi, prêtre du Très-Haut, il est inutile que tu nous montres les cieux qui ne sont point. Ne nous parle plus du firmament, tabernacle du Seigneur.--Il n'y a que l'espace infini et les mondes qui y flottent.

12. Mais Dieu le remplit! il est partout, il est tout; il est l'espace et les mondes. L'univers s'agite dans lui, l'infini est dans lui et il est au delà; l'éternité est son temps, et il est au delà de l'éternité.

LXVII. Après avoir longuement et voluptueusement promené sa langue sur ses lèvres encore emmiellées de sa poésie, Juan se demanda avec une certaine surprise comment il avait été amené à cet élan religieux qui terminait son poème. Certes, il n'avait point songé à cette façon de Te Deum qui avait jailli de sa pensée, et après s'être laissé aller, pour en mieux reconnaître la cause, à une triple récitation de ses vers, il découvrit qu'une rime de l'avant-dernière strophe et une épithète à la sixième avaient déterminé son inspiration.

LXVIII. Qu'ai-je dit? et que vais-je dire, imprudent? Ne vois-je pas tout le genus irritabile vatum hurler à la fois, tout prêt à me dévorer?--Aurais-je la témérité de révéler ces terribles secrets?... Oui... Écoutez donc, ô mondes! terres et planètes, prêtez les oreilles! Étoiles brillantes qui répandez dans les cieux des flots d'harmonie (difficiles à entendre), et vous, hommes, esprits ou autres, qui vivez avec elles dans l'espace, écoutez ces mystères de la poésie!

LXIX. Le poète c'est en général sauf exception un homme d'esprit qui joue avec les nuits en attendant la pensée; tandis que le prosateur, sauf exception, commence assez fréquemment par la pensée, qu'il revêt de paroles...--Le sublime poète, au contraire, fait d'abord le vase, et c'est seulement ensuite qu'il y verse une goutte de la liqueur de l'intelligence; mais le vase est si éclatant, si transparent, si sonore, que la rareté ou le vide de la pensée ne s'y fait pas sentir. Ce vide même a son charme.

LXX. Le plus important à faire est donc le vase. Cette manufacture a d'ailleurs ses procédés et ses formules, il y a des mécanismes connus. La sage antiquité donnait aux poètes des instruments admirables. D'abord le très-honorable dactyles, véritable gentilhomme de la mesure, le spondée, pesant et solide comme un alderman; l'ïambe et le trocher, ces deux jumeaux coquets et vifs, et tant d'autres. Les mots s'ajustaient dans ces moules, la pensée y entrait à la suite, quand il y avait place, et le vase ou le vers était fait.

LXXI Les temps modernes ont inventé une bien plus belle chose encore, quand ils ont découvert que l'écho était la poésie Il a donc été décrété que les vers deux à deux et côte à côte siffleraient le même son et chanteraient une même note.--La France, si progressive, a fait mieux, elle a inventé la rime féminine, la tyrannie de l'e muet... Gloire à elle! Mais, et c'est le mystère, voici comment ces spondées, ces dactyles, la rime et la mesure, enfantent la pensée.

LXXII Voyez cette multitude qui s'agite, c'est l'armée immense des mots, foule inégale et aux bruits divers; les poètes antiques et modernes la passent incessamment en revue. A l'appel de l'idée, les mots raisonnables et justes s'offrent d'eux-mêmes; mais les défauts de leurs taillis ou de leurs voix les font repousser. D'autres mots les remplacent, apportant avec eux des idées imprévues qui se greffent sur le poème et le dénaturent; la rime surtout, en faisant défiler les escadrons des consonnances, fait surgir des inspirations aussi incohérentes qu'inespérées, c'est la poésie!

LXXIII. Le poète avait commencé un chant de folie; mais un dactyle mélancolique a vaincu un joyeux ïambe, et la poésie est attristée par cette irruption imprévue. La rime hautaine et despote dénature dans ses caprices les pensées, elle les transforme, elle les métamorphose; le poète, effrayé, la suit en esclave; et à ceux qui passent et s'étonnent de ce désordre, il crie que c'est l'inspiration.--Ainsi, et par ce procédé involontaire. Juan avait achevé religieusement des vers qu'il ne songeait guère à finir ainsi.

LXXIV Ainsi mon héros chevauchait poétisait, rêvait, réfléchissait, se berçant dans ces doux soliloques intérieurs, où la pensée trouve quelquefois tant de charmes. Sa mémoire les étendait à l'entour le panorama de sa vie. C'était une confusion d'agitation et d'amour, de gloire et de passion, de femmes et de coups d'épée. Véritablement il trouvait tout ce passé admirable, tandis que son cheval, ignorant des belles choses qui fermentaient au cerveau de son maître, le conduisait à Londres.

LXXV. Il était déjà tard quand ils atteignirent les premières maisons de la Babylone; elle était bruyante et étincelante comme la grande prostituée de l'Apocalypse. Juan pensa alors à donner à son cheval la dignité qui convient au cheval d'un gentilhomme. Lui-même fit trêve à ses rêves, traversa majestueusement et aussi dédaigneusement qu'il est nécessaire Piccadilly; et bientôt, le coeur plein de la joie secrète du retour, il regagna son hôtel, où il allait retrouver le calme et encore autre chose.

LXXVI. Son valet de chambre lui apporta aussitôt un petit coffret de chagrin noir, ou l'aigle de la Russie étendait ses deux têtes et ses ailes d'or. La couronne impériale éclatait au-dessus du monstre bicéphale dans une boîte d'or scellée aux armes de l'impératrice, une clef élégante reposait couchée au milieu d'un nid de satin blanc, c'était la clef du coffret qui, bientôt ouvert par don Juan, fit apparaître à ses yeux une quantité considérable de...

LXXVII. Si j'avais la facilité avec laquelle Homère sait faire les inventaires, je n'hésiterais pas à cataloguer les richesses qui éclatèrent lorsque Juan, après l'ouverture du coffret, approcha une bougie pour en mieux contempler le contenu Des diamants sans nombre étaient semés dans des sillons de velours noir, contournés en bagues, en chaînes, en colliers tressés en festons et en croix; mais au milieu de ces éclair» flamboyait un astre inattendu, un papier blanc et mat, en un mot une lettre de Sémiramis.

LXXVIII. De Catherine, veux-je dire. Cette lettre avait été écrite par la main impériale elle-même, aussi conservait-elle un reste parfumé de pommade moscovite. Catherine l'avait écrite en reine et en femme d'esprit, double position excellente pour enfanter un billet. L'épître était charmante, elle félicitait don Juan sur son ambassade, sur ses grâces, sur sa capacité elle lui rappelait mystérieusement ses droits à la faveur de sa souveraine, elle lui en accordait d'autres et..... son congé.

LXXIX. Car c'était bien un congé impérial, mais si enveloppé dans des nuages d'amour et de grandeur, qu'il ressemblait à une faveur nouvelle. Ces gracieux brouillards dissipés, le ravissant billet signifiait à Juan que sa mission était accomplie, que ses services devenaient désormais inutiles, que la liberté lui était rendue, et qu'en témoignage d'une haute satisfaction, l'écrin et les diamants lui étaient envoyés comme les adieux de Catherine.

LXXX Don Juan fut horriblement étourdi. Il commençait à prendre goût à la vie diplomatique; il trouvait bon d'agiter une vie d'élégance et d'oisiveté entre deux couronnes. Il y a une certaine grâce à dire: Mon souverain, en parlant à un autre souverain. Vus de très-près, les mystères diplomatiques lui avaient paru receler assez peu de choses sérieuses, et il en avait pris pour son usage la meilleure part, le plaisir.

LXXXI. Ces diamants, après tout, enflammaient son indignation. Était-ce ainsi qu'on payait ses services? Ses oreilles rougirent à ce dernier mot. Il est reconnu que chez les diplomates les oreilles seules peuvent encore rougir. Était-il un homme à jeter dans la boue avec de pareils cadeaux! Son honneur!... sa dignité!... Et après ces phrases inachevées, il se mit à considérer les pierreries et à les toucher avec une délicatesse (de doigts) qui faisait le plus grand honneur au calme de son indignation.

LXXXII. Ces pierres étaient si belles! Il y avait entre autres un diamant solitaire plus étincelant que n'est Vénus au firmament du soir. Il relut la lettre...; elle était au fait conçue dans les plus gracieux termes.--Une impératrice ne pouvait-elle pas, après tout, reconnaître ainsi le dévouement d'un serviteur? Sa conscience murmurait encore; maïs il la noya dans une goutte de poésie, et s'écria: Qui donc a le droit de refuser les rayons du soleil? Ce trope consommé, il accepta le congé et les pierres.

LXXXIII. En y pensant mieux, il trouvait ce présent honorable; il y avait en effet, selon lui, une intention tendre, de la délicatesse, de l'amour même dans un pareil envoi. N'aurait-elle pas pu lui jeter quelques viles bank-notes, quelques sales sacs de sales guinées? Alors, sans doute, il eût été blessé au coeur; alors...; mais c'était bien autre chose, les diamants étaient acceptables là où l'or eût été flétrissant. Il y a si loin des diamants à l'or!

LXXXIV. Il écrivit donc une délicieuse réponse au billet pommadé et diamanté de Catherine.--Il lui rendait grâces de cette liberté recouvrée, mais qu'il eût voulu lui consacrer, ainsi que sa vie; il n'avait pas de paroles pour la remercier des présents dont elle le comblait, et dont il était indigne. Il priait, en finissant, la Providence de répandre sur elle des torrents incessants de félicité et de gloire.

LXXXV. Sa lettre à Potemkin était pleine de noblesse.--Il rendait compte de sa mission, et du point fort peu avancé où il l'avait conduite; il croyait devoir s'y rendre la plus haute justice sur sa propre capacité et ses travaux, et parlait fièrement de sa disgrâce. Après quoi il se fit fort satisfait de sa manière d'être en cette circonstance, et il se félicita d'avoir ainsi, par cette double épître, conservé sa dignité... et l'écrin.

LXXXVL. Je dois avouer que Juan n'avait jamais lu Sénèque, aussi ne savait-il pas mépriser les richesses. Les diamants glissèrent donc sur sa philosophie... Il recouvrait en même temps sa liberté: liberté! triste chose, lorsque ce noble mot veut dire révocation, démission, destitution, congé, retraite. Mais, en gentilhomme, Juan savait que la langue des cours consiste à nommer les choses autrement que par leurs noms; aussi dévora-t-il un immense soupir, et n'en laissa-t-il échapper que le souffle nécessaire pour articuler la noble parole: Liberté!

FIN DU CHANT DIX-SEPTIÈME.



Courses

COURSES DE BORDEAUX.--COURSES DE CHANTILLY.--COURSES DE LYON.

(Suite.--Voyez page 161.)

Bordeaux vient d'avoir sept jours de courses. Malheureusement le temps a beaucoup nui à ces fêtes hippiques. La pluie avait détrempé l'hippodrome, les chevaux glissaient, tombaient, et n'arrivaient pas au but dans le temps voulu par le règlement. Toutefois, on a remarqué Bai brune, à M. Ducasse; Marengo, à M. Rivière; Romanesca et Balsamine, à M. Lupin.

Chantilly a été de tout temps voué et consacré au sport. Sous les Condé, ces fils et ces pères de héros, ses chasses étaient royales; aujourd'hui, ses courses sont les plus belles de France. Créées en 1836, sous la protection du duc d'Orléans, elles ont grandi d'année en année, et sont devenues pour nous l'Epsom français. Raconter toutes les courses qui viennent d'avoir lieu pendant ces trois jours, serait fastidieux pour nos lecteurs; mieux vaut une statistique courte et rapide:

157 chevaux avaient été inscrits, mais ce nombre s'est trouvé réduit à 64, par le double emploi des mêmes noms; sur ces 64, 37 n'ont pas paru sur le terrain, et 27 chevaux ont couru. On compte 16 courses, poules ou paris particuliers, et 14 vainqueurs; Dash, au prince de Beauvau, et Slane, à M. de Perregaux, ayant remporté chacun deux prix. La somme totale gagnée par les 14 chevaux est de 57.250 fr., et la distance parcourue de 46.100 mètres. 20 éleveurs ou propriétaires avaient des intérêts à Chantilly, 8 seulement ont été heureux.

MM. Rowley, prix de Chantilly, Elisa.
De Perregaux, prix du Ministère du Commerce, Slane.
Prince de Beauvau, prix de Diane. Natica.
Comte de Pontalba, pari particulier, Ned.
De Perregaux, prix de surprise. Slane.
Fasquel, prix d'Aumale, Pamphile.
Rothschild, prix de l'administration des Haras, Annetta
Id., prix de la reine Blanche, Curé de Silly.
Id., Foal-stakes. Prospero.
Id., pari particulier, Wet-Day.
Prince de Beauvau, prix de Nemours, Dash.
Comte de Pontalba, prix du Jockey-Club, Renonce
Prince de Beauvau, prix du premier pas. Lanterne.
Comte de Cornelissen, pari particulier. Bizarre.
Matheus, courses de haies. Pantalon.
Comte de Pontalba, Handicap. Tiger.


Courses de Chantilly.

Le prix le plus célèbre, le plus considérable que nous ayons en France, celui du Jockey-Club, qui s'élève à 20.000 fr. environ, a été gagné par M. de Pontalba. Son cheval. Renonce, était, avant la course, méprisé et dédaigné; il professait lui-même assez peu de considération pour Renonce, et Renonce s'est vengé en lui rapportant 130.000 fr. Coqueluche, à M. de Cambis, et Governor à M. de Rothschild, étaient les favoris, tous les paris se faisaient pour eux; ils ne sont pas même arrivés au but, le juge ne les a pas placés.

HISTOIRE DE L'INSTITUTION DES COURSES EN FRANCE.--ANECDOTES.

Les courses ne sont pas pour nous une institution nouvelle; elles remontent au temps le plus reculé, au règne de Charles V.

Déjà, sous ce prince, Semur, petite ville de la Côte-d'Or, avait ses courses. Dès 1350, le jeudi après la Pentecôte, il se distribuait des prix, et, chose assez extraordinaire, cette tradition s'est conservée à Semur. Tous les ans il y a course de chevaux, et, comme en 1350, les prix sont encore une bague d'or aux armes de la ville, une écharpe de taffetas blanc, une paire de gants garnis de franges d'or, et une somme de 40 fr. L'exemple de Semur ne gagna aucune autre ville de France. En 1776 seulement, le duc de Chartres et le comte d'Artois mirent les courses à la mode, et toute la jeunesse de cour se jeta avec fureur sur ce spectacle nouveau.

Le 5 novembre 1776, une course était convenue entre le duc de Chartres et le major anglais Banks. Elle n'eut pas lieu, on ne sait pourquoi; mais le lendemain et les jours suivants, la plaine des Sablons, et un hippodrome improvisé à Fontainebleau, regorgèrent de chevaux et de seigneurs.

Les sportsmen de l'époque s'appelaient comte d'Artois et duc de Chartres; puis, après eux, venaient le duc de Lauzun, le marquis de Coullans, le prince de Guemenée. L'histoire a aussi conservé les noms des chevaux qui s'illustrèrent alors sur le turf: Barbary, Comus, Pilgrim, Nip, l'Abbé, coureur français, qui battit les meilleurs chevaux venus d'Angleterre, étaient les Nautilus et les Annetta du temps.

La course qui eut lieu en l'année 1777 mérite une mention particulière: Une poule de 40 chevaux se courut à Fontainebleau; après la course, 40 ânes s'élancèrent dans la lice. Un chardon d'or était le prix réservé au vainqueur.


Courses de Lyon.

Le comte d'Artois et le duc de Chartres étaient à la tête de cette jeune noblesse dont les plaisirs faisaient de l'opposition à la vieille cour. Les restes octogénaires du siècle de Louis XV voyaient avec douleur l'anglomanie qui s'était emparée de leurs fils; ils méprisaient et décriaient cette mode nouvelle, ces paris ruineux, empruntés à leurs voisins d'outre-mer. Quant à la ville, qui s'élevait toujours contre les plaisirs de la cour, elle ne voyait dans les courses qu'une manie de grand seigneur qui ne descendrait jamais jusqu'à la bourgeoisie, et elle avait tort. Les courses, il est vrai, telles qu'elles étaient alors, avec des chevaux achetés en Angleterre à grand prix, n'étaient guère faites pour régénérer la race; mais ces premières folies, ces prodigalités exagérées, introduisirent en France le goût des chevaux, et aujourd'hui nous recueillons les fruits des excentricités de nos pères.

Ce n'est pas qu'il n'existât depuis longtemps des haras en France; ceux de Pompadour et du Pin ne sont pas nés hier; mais une direction intelligente manquait à ces deux établissements, et personne ne comprenait encore quelle était l'utilité, l'importance des courses comme preuve décisive du mérite des reproducteurs.

Il appartenait à l'empereur de donner aux courses une existence officielle. Le 31 août 1805, il fonde des prix dans six départements; le 4 juillet, il rétablit les haras fondés par l'ancienne monarchie et abandonnés par la Révolution de 89; il fonde trente dépôts d'étalons et deux écoles d'expérience. Malgré les difficultés qui pesaient sur un règne restauré, Louis XVIII augmenta le nombre des courses dans les départements, et en 1819 on se trouva en face de courses régulières, où figuraient les noms de M. Rieussec, du duc de Guiche, du duc d'Escars, de M. de Royères, de M. de Labastide et de lord Seymour. On doit au duc de Guiche, aujourd'hui duc de Grammont, la première bête de pur sang née en France, Nell, qui ait paru sur l'hippodrome.

En décembre 1833, douze éleveurs se réunissent pour venir au secours de la race chevaline: la Société d'Encouragement arbore sur ses bannières l'infaillibilité du pur sang. Nous ne reviendrons pas sur les services rendus par cette Société; aujourd'hui les courses sont naturalisées françaises, et bientôt, il faut l'espérer, on pourra se livrer à l'élève du cheval sans être entaché de futilité et d'élégance. Nous ne sommes plus inquiets sur notre avenir chevalin; mais si nous avons des chevaux, nous n'avons pas encore de jockeys; dans toutes les courses qui viennent de passer sous nos veux, nous n'avons pas aperçu le nom d'un seul jockey français. Serait-il donc plus difficile d'améliorer les hommes que les bêtes? Vite, vite, messieurs les sportsmen, cotisez-vous, fondez un conservatoire, un haras de jockeys, car vous ne pouvez toujours avoir recours aux talents des jockeys anglais. Nous ne pouvons croire que la disette de jockeys français tienne aux dangers et aux inconvénients de la position; jamais un métier, quelque pénible qu'il soit, ne chômera, s'il peut rapporter quelque argent, et le métier de jockey est parfois très-positif; leur vie est bien presque toujours une vie de privations, Qu'importe? elle a aussi ses jouissances, et un jockey oublie qu'il lui est défendu de manger autant que son appétit le voudrait, quand, vainqueur à Chantilly, il compte les 40 ou 50.000 fr. que sa victoire lui a valus. Dès leur naissance ils sont allaités à l'eau-de-vie; plus tard on resserre leurs membres, on s'oppose au développement de leur taille; plus ils sont maigres et chétifs, plus les parents les aiment, les choient et les caressent. En vieillissant ils finissent par aimer leur état avec passion, par devenir de véritables artistes dans leur genre. On a vu des jockeys, Vatels nouveaux, se tuer, désespérés d'avoir perdu une course.

Un trait assez curieux se passait à Ascott en l'an 1829: le jockey Tom montait un cheval sur lequel reposaient mille espérances et dix mille guinées peut-être. Antony était le favori des favoris, et Tom le roi des jockeys. Cependant Tom perdit la course. Jamais consternation, jamais douleur ne fut égale à celle de ce pauvre homme. Il se laissa repeser sans presque savoir ce qu'il faisait; mais tout à coup il se réveille, il bondit, il rugit; le peseur a prononcé un mot foudroyant: Tom pèse une livre de plus que le poids légal, et une livre, c'est une longueur de cheval, et une longueur de cheval, c'est dix fois plus qu'il n'a fallu à Tom pour être battu. Le malheureux s'accuse, il a perdu par sa faute; il vient de retrouver dans la poche sa casaque sa clef d'écurie, oubliée par mégarde. On le calme on l'emporte, on l'enferme dans sa chambre. Au bout d'une heure, on revient. Tom s'était pendu, mais il respirait encore Il avait été trop lourd pour gagner le prix, il fut trop léger pour mourir. La corde qu'il s'était passée autour du col ne lui rendit pas le service qu'il lui avait demandé: Tom ne pesait pas assez pour arriver à la strangulation et à la mort.

La vie des jockeys est pleine d'espérances trompées et de déceptions cruelles. Pauvres jockeys!



Le Tourbillon de Neige.

NOUVELLE RUSSE, TRADUITE DE POUSCHKIN.

Vers la fin de l'année 1814, cette année si mémorable dans l'histoire russe, vivait auprès de Nenaradowo un brave seigneur dont l'hospitalité était renommée dans tous les environs. Chaque jour ses voisins venaient chez lui, ceux-ci pour boire et pour manger, ceux-là pour jouer au boston avec sa femme, et d'autres, en plus grand nombre, pour voir sa fille Marie, dont on aimait la figure pâle et mélancolique et la taille élancée. Elle avait alors dix-sept ans; on savait qu'elle posséderait un jour de riches domaines, et plusieurs gentilshommes pensaient à elle pour leur fils.

Marie avait lu une quantité de romans français, et, par suite de ses lectures, s'était très-promptement éprise d'un rêve d'amour. Elle avait prêté l'oreille aux paroles galantes d'un pauvre enseigne qui était venu passer quelques jours de congé dans sa famille. Il va sans dire qu'il était lui-même très-amoureux de Marie, et les parents de la jeune fille, remarquant cette inclination mutuelle, traitèrent l'officier plus mal qu'on ne traite un fonctionnaire en disgrâce, et défendirent à Marie de jamais songer à l'épouser.

Cependant les deux amants s'écrivaient et se donnaient de mystérieux rendez-vous dans la forêt du sapins et près d'une chapelle en ruines. La, tout en accusant la rigueur du destin, ils se juraient un éternel amour et formaient toutes sortes de projets. Leurs lettres, leurs entretiens, les conduisirent enfui à une résolution décisive: «Comme nous ne pouvons vivre l'un sans l'autre, se dirent-ils, et qu'une volonté cruelle entrave notre bonheur, il faut que nous surmontions nous-mêmes les obstacles qu'on nous oppose.» Ce fut le jeune officier qui le premier exprima cette idée, et Marie, avec son imagination romanesque, l'accepta immédiatement.

On était à l'entrée de l'hiver; les rendez-vous ne pouvaient plus avoir lieu, mais la correspondance n'en devint que plus active. Dans chaque lettre, Wladimir conjurait sa bien-aimée de s'abandonner à lui, de se marier secrètement avec lui. Tous deux passeraient quelque temps dans la retraite, puis ils viendraient se jeter aux pieds des parents de Marie, qui, touchés sans doute d'une telle constance, diraient aux jeunes époux: «Enfants, nous vous pardonnons, venez dans nos bras.»

Tout en accueillant ce projet. Marie hésitait cependant à le mettre à exécution. Plusieurs plans de fuite lui furent proposés; enfin elle en accepta un. Certain jour elle devait prétexter un mal de tête et se retirer dans son appartement, à l'heure du souper. Sa femme de chambre était dans le complot: toutes deux devaient descendre par un escalier dérobé dans le jardin, à la porte duquel elles trouveraient un traîneau qui les conduirait à cinq werstes de là, à l'église de Dschadrino, où Wladimir les attendrait.

Toute la nuit qui précéda ce jour décisif, Marie fut sur pied. Elle prépara son bagage, ses vêtements, ses bijoux, puis elle écrivit une longue lettre à une de ses amies et une autre à ses parents. Elle leur disait adieu dans les termes les plus expressifs, rejetait sur la violence de sa passion la démarche qu'elle allait faire, et terminait en les assurant que l'instant où elle pourrait venir se jeter à leurs pieds et obtenir leur pardon serait le plus heureux moment de sa vie. Après avoir scellé ces deux lettres avec un cachet représentant deux coeurs enflammés, et portant une inscription analogue aux circonstances, elle se jeta sur son lit et s'endormit. Bientôt elle se réveilla effrayée par des rêves affreux: il lui sembla qu'au moment où elle allait partir pour l'église, son père l'enlevait d'une main courroucée et la précipitait dans un ténébreux abîme; puis elle voyait devant elle son fiancé, pâle et ensanglanté, qui, d'une voix mourante, la conjurait de s'unir au plus tôt à lui. Le matin elle se leva plus pâle que de coutume et avec un véritable mal de tête; ses parents l'interrogèrent avec une tendre sollicitude, et leurs questions affectueuses lui déchiraient le coeur. Elle essaya de les tranquilliser, de paraître gaie, et ne put y parvenir: le soir, elle se sentit l'âme cruellement oppressée en songeant que c'était là le dernier jour qu'elle devait passer sous le toit paternel, et elle dit adieu en silence, avec douleur, à tout ce qui l'entourait. Lorsqu'on servit le souper, elle annonça d'une voix tremblante qu'elle était forcée de se retirer, et souhaita le bonsoir à ses parents; ils l'embrassèrent en lui donnant comme de coutume leur bénédiction. Elle était prête à fondre en larmes, et, lorsqu'elle rentra dans son appartement, elle se jeta sur un siège et pleura longtemps. Sa femme de chambre la pria de se calmer, de reprendre courage. Tout était prêt: une demi-heure plus tard, Marie devait quitter la demeure de son pére et dire adieu à sa paisible vie de jeune fille. Dans ce moment un tourbillon de neige s'éleva; le vent gémissait et faisait trembler les portes et les fenêtres; c'était pour elle comme un présage sinistre.

Bientôt tout reposa dans la maison. Marie s'enveloppa dans une pelisse, prit sa cassette de bijoux et descendit l'escalier, suivie de sa femme de chambre, qui portait une partie de son trousseau. Le tourbillon ne s'apaisait point; le vent soufflait avec violence, comme s'il voulait arrêter la jeune fille coupable; elle parvint avec peine à l'extrémité du jardin. Le traîneau était là; les chevaux, saisis par le froid, piétinaient avec impatience, et le cocher de Wladimir s'efforçait de les contenir. Il aida Marie et la femme de chambre à monter en voiture, puis il saisit les rênes et partit.

Laissons-le continuer sa course, et voyons ce que devient le jeune enseigne.

Wladimir avait été en course tout le jour; d'abord chez le prêtre, pour convenir avec lui de la cérémonie du mariage, puis chez des voisins, pour les amener à l'église comme témoins. Le premier auquel il s'adressa était un cornette, retiré du service, qui accepta avec joie la proposition qui lui fut faite, disant qu'elle lui rappelait ses folies de jeune homme. Il engagea Wladimir à dîner, et promit de lui procurer deux autres témoins: en effet, dans l'après-midi arrivèrent un sous-officier et un jeune homme qui était entré récemment dans un régiment de uhlans; tous deux déclarèrent qu'ils étaient prêts non-seulement à servir de témoins à Wladimir, mais même à exposer leur vie pour le seconder dans son entreprise. Wladimir les embrassa et retourna chez lui pour faire ses derniers préparatifs. Après avoir envoyé son fidèle Michel avec son traîneau à la porte du jardin de sa bien-aimée, il prit pour lui un traîneau plus léger, attelé d'un seul cheval, et se dirigea vers Dschadrino, où quelques heures après Marie devait se rendre: il connaissait le chemin et comptait le faire en vingt minutes.

A peine était-il en pleine campagne, que l'orage éclata et que le tourbillon de neige obscurcit ses regards. En un instant la route fut couverte de neige, l'horizon enveloppé d'un voile sombre, à travers lequel on ne distinguait plus ni ciel ni terre. Wladimir s'aperçut qu'il s'était écarté du chemin, et chercha à y revenir, mais son cheval tombait d'un ravin dans un autre, et à tout moment le traîneau était renversé. Le jeune officier était en marche depuis plus d'une demi-heure, et n'avait pas encore atteint la forêt de Dschadrino; il continua sa route à travers un champ coupé par de profondes crevasses. Le tourbillon était toujours aussi violent, le ciel aussi sombre, et le cheval commençait à être très-fatigué.

Wladimir reconnut qu'il avait encore pris une fausse direction. Il s'arrêta, réfléchit, chercha à recueillir ses souvenirs, et, enfin, se dit qu'il devait tourner à droite; il s'en alla ainsi pendant une heure encore sans apercevoir une seule habitation, tombant sans cesse d'ornière en ornière, culbutant, se relevant, et cherchant à ranimer l'ardeur de son cheval, qui pouvait à peine marcher.

Enfin il aperçut, à quelque distance, une ligne noire, se dirigea de ce côte, et vit une forêt. «Dieu soit loué! dit-il; à présent je ne suis pas éloigné du but de ma course;» et il s'avança le long du bois, espérant retrouver son vrai chemin. Bientôt, en effet, il atteignit une route où le vent, arrêté par les arbres, cessait de mugir; cette route était large et unie; le cheval reprit courage, et Wladimir, en proie à une violente sollicitude, se tranquillisa. Mais il allait, il allait toujours en avant et ne voyait point de village, et ne pouvait atteindre la fin de cette forêt. Alors il vit avec effroi qu'il se trouvait dans un lieu qui lui était totalement inconnu. Le désespoir le saisit, il frappa avec fureur son cheval, qui, faisant un dernier effort, se mit à galoper, et bientôt reprit un pas pénible, car il était hors d'état d'aller plus vite.

Quelques instants après, Wladimir sortit de cette longue forêt; mais il eut beau regarder de côté et d'autre, il ne vit pas le village de Dschadrino. Il était déjà près de minuit, des larmes coulèrent de ses yeux; il continua sa route sans savoir où il allait. Cependant l'orage commençait à s'apaiser, les nuages se dispersèrent, le ciel s'éclaircit, et le jeune enseigne vit une large plaine couverte de neige, au milieu de laquelle s'élevait un misérable hameau, composé de quatre à cinq cabanes. Il se dirigea vers celle qui était le plus près de lui, et frappa à la fenêtre; quelques minutes après, un vieillard lui apparut avec sa barbe blanche, et lui dit: «Que veux-tu?--Suis-je encore loin de Dschadrino?--De Dschadrino!....--Oui, oui; est-ce loin d'ici?--Pas très-loin, environ dix werstes.» A ces mots. Wladimir fit un geste de désespoir, et resta immobile comme un homme frappé par la foudre.

«Et d'où viens-tu donc?» reprit le vieillard. Sans répondre à cette question. Wladimir lui demanda s'il ne pourrait pas lui procurer des chevaux pour aller à Dschadrino. «Où veux-tu que j'en prenne? dit ce paysan.--Mais, reprit Wladimir, pourrais-tu, au moins, me donner un guide; je le paierai généreusement.--Attends, dit le vieillard, je vais t'envoyer mon fils; tu t'entendras avec lui.» Et il disparut. Quelques minutes après. Wladimir frappa de nouveau à la fenêtre, «Que veux-tu encore? dit le vieillard.--Ton fils ne viendra-t-il pas?--Il s'habille et va venir. Si tu as froid, entre et viens te réchauffer.--Non, non, merci! Envoie-moi ton fils.»

La porte s'ouvrit; un jeune homme s'avança tenant à la main un grand bâton avec lequel il sondait de côté et d'autre la neige qui couvrait le chemin. «Quelle heure est-il? dit Wladimir.--Le jour va paraître bientôt.» répondit le paysan. Wladimir resta muet.

Lorsqu' ils arrivèrent à Dschadrino, le jour commençait à poindre et les coqs chantaient. L'église était fermée; le jeune enseigne paya son guide et courut à la maison du prêtre. Quelle nouvelle allait-il apprendre? Mais retournons aux bons habitants de Nenaradowo et voyons ce qui se passe dans leur demeure. Les parents de Marie entrèrent le matin dans la salle à manger; la théière fut apportée sur la table, et le père envoya demander par un domestique des nouvelles de la santé de la jeune fille. Le domestique revint annoncer que mademoiselle Marie avait mal dormi, mais qu'elle se trouvait mieux et qu'elle allait descendre. Un instant après elle entra dans la chambre et s'avança vers ses parents pour leur baiser la main.

«Comment te trouves-tu, mon enfant? dit le père.

--Je suis mieux, répondit Marie.

--C'est sans doute la chaleur du poêle qui l'aura indisposée hier.

--Peut-être.»

Le soir, Marie tomba malade; le médecin, qu'on envoya chercher en toute hâte, déclara qu'elle avait la fièvre, et pendant plus de quinze jours la jeune fille fut, pour ainsi dire, aux portes du tombeau.

Personne dans la maison ne connaissait la résolution qu'elle avait prise de fuir la maison de son père. Les lettres qu'elle avait écrites, elle les avait brûlées. Sa femme de chambre avait gardé sur toute cette aventure un silence profond; le prêtre et les témoins de Wladimir avaient été aussi fort discrets et par de bons motifs; enfin, le cocher lui-même n'avait pas trop parlé dans les cabarets. Ce secret fut ainsi fidèlement gardé par une demi-douzaine de complices. Mais Marie le trahit dans ses accès de fièvre. Elle dit des choses si étranges, que sa mère, assise au chevet de son lit, la crut profondément éprise de Wladimir et attribua à l'excès de cet amour la maladie de son enfant. Elle en parla à son mari et à quelques amis qui déclarèrent qu'il ne fallait point désoler plus longtemps la jeune fille, et qu'après tout la pauvreté de celui qu'elle aimait n'était point un vice si condamnable.

Lorsqu'elle commença à reprendre ses forces, ses parents résolurent d'écrire à Wladimir et de lui annoncer qu'ils donnaient leur consentement à son mariage avec leur fille. Quelle fut leur surprise en recevant de lui une lettre incompréhensible, où il leur disait que jamais il ne remettrait les pieds dans leur demeure, et que son unique espérance était de mourir. Quelques jours après ils apprirent qu'il était parti pour l'armée. C'était en 1812.

Pendant longtemps on n'osa faire connaître cette nouvelle à Marie; elle-même ne parlait jamais de Wladimir. Mais un jour elle trouva son nom parmi les noms de ceux qui s'étaient distingués à la bataille de Borodino et qui avaient été gravement blessés. Elle s'évanouit en lisant ces détails; heureusement cet accident n'eut pas de suites.

Quelque temps après son père mourut; il lui laissa une grande fortune qui ne put la consoler de cette perte douloureuse. Elle abandonna, avec sa mère, la demeure qui leur rappelait de trop pénibles souvenirs, et se retira dans un autre gouvernement.

Là, sa jeunesse et sa fortune attirèrent de nouveaux prétendants, mais elle ne donna à aucun d'eux la moindre espérance. Sa mère l'engageait cependant à se choisir un époux. Marie alors secouait la tête d'un air triste et ne répondait rien. Wladimir était mort; sa mémoire semblait être sacrée pour Marie; elle conserva avec soin tout ce qu'elle avait reçu de lui: morceaux de musique, vers et dessins. Tout le monde s'étonnait d'une telle constance, et attendait impatiemment celui qui devait vaincre la fidélité de cette nouvelle Arthémise.

La guerre venait de se terminer glorieusement; nos soldais rentraient en triomphe dans leurs foyers, au milieu d'une foule enthousiaste de leurs succès et empressée de les voir. De tous côtés résonnaient des fanfares militaires; les officiers qu'on avait vus partir tout jeunes pour les camps, revenaient avec une figure virile et la poitrine couverte de décorations.

Les femmes russes étaient en ce moment-là incomparables: leur froideur habituelle avait fait place à une véritable exaltation, et elles saluaient avec des cris de joie les bataillons qui entraient dans les villes au bruit des trompettes, les étendards déployés. Marie ne fut pas témoin des fêtes solennelles qui animaient alors les grandes villes, mais il n'y avait pas moins d'enthousiasme dans les bourgs et les villages. Là, l'arrivée d'un officier était un grand événement: on le recevait en triomphe, et c'était à qui lui donnerait le plus éclatant témoignage de sympathie.

Nous avons déjà dit que Marie, malgré sa froideur, était entourée de prétendants; mais ils durent tous abdiquer leur ambition, lorsqu'on vit venir dans la demeure de la jeune fille un colonel de hussards nommé Burmin, qui portait la croix de Saint-Georges à sa boutonnière, et avait, au dire des femmes du district, une pâleur intéressante. C'était un homme de vingt-six ans environ, qui venait dans ses propriétés, voisines du domaine de Marie, pour se reposer de ses fatigues et se guérir de ses blessures. La jeune fille le traita avec une distinction particulière. Auprès de lui elle n'était point silencieuse et réservée comme elle l'était avec tout autre; il eût été injuste de dire qu'elle exerçait sur lui quelque coquetterie; mais le poète, remarquant sa conduite, aurait eu le droit de demander: Se amor non è, che dunque è quel?...

Burmin était réellement un aimable jeune homme, doué précisément des qualités d'esprit qui plaisait le plus aux femmes. Sa conduite envers Marie était simple et sans contrainte; maïs ses yeux et son âme semblaient la suivre dans tous ses mouvements et s'attacher à toutes ses paroles. Il paraissait être d'un caractère paisible et réservé; cependant on assurait qu'il avait vécu jadis d'une vie assez étourdie, et cette assertion ne lui faisait aucun tort dans l'esprit de Marie, disposée comme toutes les femmes à pardonner les étourderies qui annoncent un caractère ardent. Ce qui intéressait Marie, ce n'était pas seulement la conversation attrayante du jeune officier, sa pâleur, ses blessures, c'était surtout son silence. Elle ne pouvait se dissimuler que cet homme lui plaisait beaucoup, et avec sa perspicacité et son expérience, il devait avoir remarqué l'effet qu'il produisait. Pourquoi donc ne s'était-il pas encore jeté aux pieds de Marie pour lui faire l'aveu de son amour? Quel motif le retenait? Etait-ce cette timidité inséparable du véritable amour, ou la coquetterie d'un galant habile? Après y avoir longtemps réfléchi, elle se dit qu'une telle réserve ne pouvait être attribuée qu'à la timidité, et résolut d'encourager elle-même le jeune nomme par ses prévenances. Elle entrevoyait déjà, dans sa pensée, les incidents les plus romanesques, et en attendait avec impatience le dénouement.

Ces ruses de guerre eurent tout le succès qu'elle désirait. Burmin devint de plus en plus sérieux, et ses yeux noirs se fixaient sur Marie avec une telle ardeur, que le moment décisif ne pouvait être loin. Les voisins parlaient du mariage de la jeune fille comme d'une affaire décidée, et sa mère s'en réjouissait. Un jour qu'elle était assise toute seule dans sa chambre, très-occupée à chercher l'avenir dans les cartes, Burmin entra et demanda où était Marie. «Elle est dans le jardin, répondit la mère; allez la rejoindre, je vous attends ici.» Burmin descendit au jardin, et la bonne mère se disait, en le voyant aller: «J'espère qu'aujourd'hui tout se décidera.»

Burmin trouva Marie assise auprès d'une pièce d'eau, un livre à la main, comme une vraie héroïne de roman. Après lui avoir adressé quelques mots, la jeune fille suspendit elle-même l'entretien, afin d'embarrasser le jeune officier et d'arriver plus promptement à une explication. En effet. Burmin, ne sachant comment reprendre son attitude ordinaire, déclara à Marie qu'il cherchait depuis longtemps une occasion de lui ouvrir son coeur, et qu'il la priait de vouloir bien lui accorder quelques minutes d'entretien. Marie ferma son livre et baissa les yeux.

«Je vous aime, dit Burmin, je vous aime avec passion. (La jeune fille rougit et pencha la tête un peu plus bas.) J'ai commis une grande imprudence en me laissant aller à la douce habitude de vous voir et de vous entendre chaque jour. Maintenant, je ne puis plus résister à ma destinée Votre souvenir, votre image adorée, fera le tourment et la joie de ma vie. Il me reste cependant un grand devoir à remplir. Il faut que je vous révèle un secret fatal qui établit, entre nous une barrière infranchissable.

Marie le regarda d'un air stupéfait.

«Je suis marié, reprit Burmin, marié depuis plus de trois ans, et je ne sais qui est ma femme, où elle est, et si jamais je la reverrai.

--Que dites-vous? s'écria Marie. Quelle étrange chose! Continuez, je vous en prie. Je vous raconterai ensuite ce qui m'est arrivé. Mais parlez.

--Au commencement de l'année 1812, reprit Burmin, je m'en allais rejoindre mon régiment à Wilna. En arrivant un soir très-tard au relais, je demandai qu'on attelât sur-le-champ les chevaux. Au même instant, il s éleva un tourbillon de neige terrible. Le maître de poste et ses gens me conseillèrent d'attendre. Je me rendis d'abord à leur avis, puis, impatient de continuer ma route, je voulus tout braver et je partis. Le postillon, pour abréger la route de quelques werstes, voulut traverser une rivière couverte de glace; il se trompa de chemin, et bientôt nous nous trouvâmes dans une plaine qu'il ne reconnaissait pas. Je vis de loin briller une lumière et lui ordonnai de se diriger de ce côté. Nous arrivâmes dans un village, où je vis l'église éclairée, les portes ouvertes, et quelques traîneaux devant lesquels se promenaient plusieurs personnes. «Par ici! par ici!» s'écrièrent quelques voix. J'avançai. «Au nom du ciel, me dit un inconnu, pourquoi donc es-tu si en retard? La fiancée s'est évanouie, le prêtre ne sait ce qu'il doit faire, et nous allions nous retirer. Allons, hâte-toi!» Je descendis de ma kibitka, enveloppé dans mon manteau, et j'entrai dans l'église. Une jeune fille était assise dans l'obscurité sur un banc, une autre, debout devant elle, lui frottait les tempes. «Dieu soit loué! dit celle-ci, vous voilà enfin. Ma pauvre maîtresse allait mourir.» Le prêtre s'approcha de moi et me dit: «Voulez-vous que je commence?--Oui.» lui répondis-je, l'esprit distrait. On aida la jeune fille malade à se relever. Elle me parut assez belle. Une légèreté incompréhensible et impardonnable m'entraîna; je m'avançai vers l'autel. Le prêtre fit quelques pas; les témoins et la femme de chambre n'étaient occupés que de la jeune fille. Un instant après nous étions mariés. «Embrassez-vous,» nous dit-on. Ma femme tourna vers moi son visage pâle; je voulus l'embrasser. «Grand Dieu! s'écria-t-elle, ce n'est pas lui!» Et elle tomba évanouie. Les témoins me regardèrent d'un air effaré. Je sortis de l'église, je remontai dans ma voiture et m'éloignai en toute hâte.

«Dieu du ciel! dit Marie, et vous ne savez pas ce qu'est devenue votre femme.

--Je ne sais pas même, reprit Burmin, le nom du village où cette cérémonie s'est faite. J'attachais alors si peu d'importance à ce sacrilège, que je m'endormis peu d'instants après être sorti de l'église, et que je ne me réveillai que le lendemain matin à trois relais plus loin. Le domestique qui m'accompagnait mourut pendant la campagne. Ainsi, il ne me reste nul espoir de retrouver la pauvre fille envers laquelle, je me suis rendu si follement coupable, et qui se venge si cruellement aujourd'hui.

--Dieu! Dieu! s'écria Marie en lui prenant la main. C'était donc vous? Et vous ne me reconnaissez pas?»

Burmin pâlit et se jeta aux pieds de sa femme.



Théâtres.

Théâtre-Français. Les Petits et les Grands, comédie en cinq actes, de M. Harel.--Théâtre de l'Odéon: Mademoiselle Rose; La Famille Renneville; l'Hameçon de Phénice.--Théâtre du Palais-Royal: La Fille de Figaro.--Théâtre de l'Ambigu: Eulalie Pontois.

M. Harel a raison, la part n'est pas égale entre les petits et les grands; les choses changent de nom, les faits de valeur et d'importance, selon qu'ils viennent d'en haut ou d'en bas. Faites commettre la même action par un millionnaire ou par un porte-besace, par un homme puissant ou par un pauvre diable sans crédit, l'opinion publique aura deux poids et deux mesures pour les peser; la loi et trop souvent la justice prendront deux balances et rendront deux arrêts différents. Il va sans dire que c'est presque toujours le petit qui paie l'amende et le grand qui échappe. L'aigrette et le plumet ne sont pas ici, comme dans la bataille des rats de la fable, une cause de ruine et de mort. Cette inégalité est trop évidente et trop fréquemment constatée par les événements de tous les jours, pour qu'on la puisse nier. Il vaut bien mieux chercher à la faire disparaître, si un tel changement dans les choses humaines est jamais possible. C'est là le devoir et la tâche des moralistes et des philosophes, et sous ce double point de vue, il faut reconnaître que les poètes comiques ont droit de se mêler de l'entreprise. Aussi féliciterons-nous volontiers M. Harel de l'avoir tentée avec courage et avec hardiesse; malheureusement l'exécution de l'oeuvre et le succès n'ont pas complètement répondu à l'honnêteté de l'idée.

M. Harel ne prend pas de détour et aborde la question franchement, mettant le petit et le grand face à face, et les faisant marcher et agir simultanément sur une ligne parallèle, dans des circonstances et pour des intérêts analogues.

Le petit s'appelle Fabricio: il est pauvre et malheureux; le grand s'appelle le comte de Ferrari: il est riche, heureux, et jouit d'un grand crédit à la cour d'un duc souverain, du duc de Modène. Fabricio a une charmante soeur; Ferrari est le mari d'une femme brillante et belle. Fabricio a vu la grande dame passer dans tout l'éclat de son rang et de sa beauté, et il en a été ébloui; Ferrari a rencontré plusieurs fois la sieur de Fabricio, et ses désirs se sont éveillés. Fabricio est sérieusement amoureux; Ferrari veut satisfaire une fantaisie, et voilà tout.

Déjà les situations sont jugées différemment, suivant la différence des personnages: on trouve très-impertinent qu'un pauvre graveur s'avise d'adorer une comtesse; on trouve tout simple qu'un grand seigneur cherche à déshonorer une pauvre jeune fille. Voici bien d'autres différences: Fabricio se contente d'aimer à distance et respectueusement; Ferrari prend ses mesures pour se satisfaire. Il s'est rendu propriétaire d'une créance contre Fabricio, et le fait arrêter, afin d'agir impunément contre sa soeur.

Tant de malheurs et de persécutions réduisent Fabricio à la dernière extrémité. Il vivait du produit de son travail; tout travail et tout crédit cessant, à la suite de cette invasion d'huissiers, Fabricio est obligé de se mettre en faillite. Il offre quarante pour cent à ses créanciers: grand scandale dans la ville! Chacun en parle avec colère ou avec mépris. Ferrari ne cache pas son indignation; le duc de Modène lui-même s'exprime sévèrement sur le compte de Fabricio: Quoi! tromper ainsi la confiance d'autrui, dépouiller d'honnêtes créanciers; c'est une action abominable!» Que font cependant, au même moment, monseigneur le duc et son premier ministre? ils rendent, de complicité, une ordonnance qui enlève aux créanciers de l'État un tiers de leur revenu. La même opposition du petit et du grand se poursuit d'acte en acte, et de scène en scène; et ce parallélisme minutieux et continuel n'est pas un des moindres défauts de la comédie de M. Harel; il finit par engendrer la monotonie.

Par la protection d'un ami qui est bien en cour, Fabricio a obtenu sa grâce et sa liberté. Le premier usage qu'il en fait n'est pas le meilleur, à mon avis, qu'il en pourrait faire; Fabricio vient, en présence du duc de Modène et de tous les grands de l'État, provoquer Ferrari et lui demander réparation l'épée à la main. «Un duel! s'écrie-t-on de toutes parts: un duel! du fer! du sang! Horreur!» Ferrari refuse de commettre son nom avec un homme de rien; et le duc de Modène n'entend pas qu'on se fasse justice soi-même, ni qu'on emploie, pour un tel usage, la force et la violence. Tout à l'heure, cependant, le duc de Modène précipitait son peuple dans une guerre périlleuse pour satisfaire une rancune contre un prince voisin et lui prendre une province.

L'incartade de Fabricio mérite châtiment: on renferme dans un cachot bien noir, et pour le reste de sa vie. La peccadille commise par le Ferrari contre la jeune soeur ayant fait scandale, le prince condamne le délinquant à huit jours de retraite dans une jolie prison tout à fait semblable à un boudoir; Fabricio se désespère et gèle sous les verrous; le comte de Ferrari est bien nourri, bien chauffé, visité par ses amis et caressé par son médecin.

Fabricio mourrait là de désespoir, si la comtesse de Ferrari ne lui ouvrait les portes. Caprice de grande dame! Madame la comtesse a su que cet homme de rien l'aimait; elle veut voir ce qui pourra en arriver; cela l'amuse.

Fabricio se réfugie à Venise, où précisément Ferrari vient d'arriver en qualité d'ambassadeur du duc de Modène. Il s'agit de déjouer les complots d'un prétendant. Fabricio, réduit à la misère, implore la protection de Ferrari: la pauvreté a tout à fait abattu sa fierté. Ferrari, qui n'a pas oublié la petite soeur, accueille le frère pour se rapprocher d'elle, et fait le bon apôtre; bien plus, il donne de l'emploi à Fabricio dans ses affaires diplomatiques. Fabricio prend sa part des intrigues, et des manoeuvres souterraines; Fabricio passe pour un homme sans foi, et l'ambassadeur pour un grand politique. L'un a les profits et la gloire du succès, l'autre n'en récolte que la honte.

Tous deux reviennent à Modène, le comte chargé d'honneurs, le graveur plus misérable que jamais. Ferrari, ne sachant plus qu'en faire, a jeté Fabricio sur le pavé, et la comtesse s'est divertie de son amour. Que vous dirai-je? Fabricio n'a plus qu'à se pendre; il ne se pend pas, malheureusement, et va jusqu'au crime. De faux billets de banque circulent à Modène: on cherche le coupable et l'on découvre Fabricio. Le voici devant le duc et devant Ferrari, honteux, pris en flagrant délit et confessant sa faute, «Misérable! lui crie-t-on de tous côtés.» Et tandis que le duc et Ferrari s'indignent, ils émettent un papier-monnaie d'une valeur fictive pour combler le déficit du trésor ducal. Enverra-t-on Fabricio aux galères? Non, pas cette fois: Fabricio possède un secret qui le sauve. Ce secret est celui de la connivence de Ferrari avec le prétendant, ayant la faveur du comte et son ambassade à Venise. Ferrari obtient du prince la grâce d'un homme qui peut le perdre d'un mot.

Telle est l'idée de la comédie de M. Harel. Nous n'en avons donné qu'un rapide aperçu. Accompagner pas à pas l'auteur dans le sentier tortueux de toutes ses combinaisons, souvent obscures et insaisissables, c'était s'engager dans un labyrinthe L'idée, en effet, est du domaine de la comédie philosophique mais M. Harel l'a malheureusement égarée en des routes incertaines où il est difficile de la suivre sans se perdre avec elle Souvent aussi il la dénature en poussant l'analogie entre les petites choses et les grandes, et jusqu'au paradoxe, jusqu'à l'exagération--Beaucoup d'esprit, un esprit amer et triste, d'un ton mordant et âpre, a tenu le public en éveil pendant les deux premiers actes; des scènes plaisantes, des traits de satire et de caractère, se sont fait vivement applaudir; mais le parterre a perdu patience pour le reste, trouvant que l'esprit des trois dernier; actes ne suffisait pas pour amnistier les embarras de la composition. M. Harel n'a pas été homme sans protestations et sans résistance.

Les acteurs ont vaillamment combattu pour sa cause, et au premier rang. MM Samson, Provost. Régnier et Geoffroy. Il fut nommer aussi mademoiselle Denain pour son bon goût et sa grâce simple et naturelle.

Mademoiselle Rose est une vieille fille de province. Comment mademoiselle Rose est-elle vieille tille? comment n'a-t-elle pas trouvé vingt maris pour un? Mademoiselle Rose a cinquante mille livres de rente. Un gâteau de miel de deux millions, quel appât pour attirer les mouches, c'est-à-dire les prétendants! Mademoiselle Rose a fait la difficile et la fière, voilà le fin mot de l'histoire, et la jeunesse a fui, et les quarante ans ont sonné; voir la fable de La Fontaine.

Mademoiselle Rose sera-t-elle réduite à épouser un malotru? faudra-t-il qu'elle se contente d'un limaçon, comme la commère la carpe? Nous allons voir.

Malgré ses cinquante ans (j'avais dit quarante par galanterie) mademoiselle Rose est pourchassée par un notaire de la ville; ce notaire est une espèce de prud'homme, gros et important, solennel et grand parleur; il n'est pas jeune, et il a une gouvernante; cependant mademoiselle Rose le voit d'un oeil clément et favorable, car mademoiselle Rose a envie d'en finir et de devenir madame. Le notaire s'insinue donc peu à peu dans le coeur de mademoiselle Rose et en fait la conquête, quand un jeune homme arrive de Paris; celui-là a vingt-cinq ans: il vient visiter mademoiselle Rose jour lui demander la main de sa nièce, qu'il aime, et dont il est aimé, Par un quiproquo de vieille fille impatiente de ne plus l'être, mademoiselle Rose prend la demande pour elle-même. Jugez de sa joie! avoir un jeune mari! Aussi, quelle gaieté! quels transports! tout s'anime dans la maison de la mademoiselle Rose, si longtemps silencieuse et morne.

Le plus embarrassé, c'est notre jeune homme. S'il détrompe mademoiselle Rose, il perdra son amitié et sa nièce avec elle: s'il l'épouse, la nièce est encore plus sûrement perdue; donc il agit d'adresse; et à force de ruses, de ménagements et de précautions oratoires il se débarrasse de mademoiselle Rose sans trop la fâcher. De guerre lasse, la vieille fille se rejette sir le notaire.

Diable! si elle épouse le notaire, le mal sera grand! la nièce y perdra l'héritage, et cinquante mille livres de rentes sont bonnes à garder. Notre jeune Parisien vient d'échapper à un premier danger, au danger de devenir le mari d'une fille de cinquante ans. Il se met en garde contre cet autre péril, non moins grand, d'épouser une nièce sans héritage et sans dot. Le voici à la manoeuvre; il va, il vient, il se démène, pousse les valets, agite les servantes, met en jeu la gouvernante du vieux tabellion, et le harcèle, le malmène, le mystifie si bien lui-même, qu'à la fin il est obligé d'abandonner sa proie. Mademoiselle Rose restera fille; elle ne veut plus entendre parler ni des vieux ni des jeunes, et dote richement sa nièce, que le vainqueur épouse.

Cette histoire de vieille fille est vive, leste, plaisante, bien menée et d'une gaieté de bon aloi; elle a fait rire le public, ravi du premier mot au dernier. Les auteurs sont MM. Alphonse Royer et Gustave Vaez.

On ne rit guère avec la famille Renneville, ou plutôt l'on ne rit pas du tout; mais en revanche vous pouvez pleurer, pour peu que la chose vous fasse plaisir. La famille Renneville est une famille parfaitement malheureuse: le fils aîné est mort de chagrin, victime de l'infidélité et de l'abandon d'une femme coupable: le grand-père, resté seul avec l'enfant de ce mariage malheureux, se désole. Le temps aidant, la jeune fille atteint ses dix-huit ans; il s'agit de la marier. Le grand-papa la destine à son neveu, un assez pauvre personnage: mais la petite aime M. Jules Delmas. Le père Renneville s'emporte; Delmas est un nom odieux pour lui: c'est un Delmas qui a tué son fils, déshonoré sa bru et jeté ainsi la honte et le désespoir dans sa famille, Caroline n'épousera jamais un Delmas:

Ou insiste et l'on résiste: ce ne sont plus que menaces, larmes et évanouissements. Enfin, une femme intervient; cette femme, inconnue d'abord, est l'épouse coupable, la mère de Caroline: elle verse de tels torrents de pleurs, elle a de si beaux accès de repentir, que tout le ressentiment du vieux Renneville s'en va peu à peu, et finit par s'éteindre complètement. Une fois décidé à pardonner, il ne regarde pas à un pardon de plus ou de moins, et en donne à tout le monde, à sa petite-fille, à la femme coupable, et aux Delmas! Le tout est couronné d'une bénédiction nuptiale. MM Moleri et Léonce ont fait là une bien honnête pièce; c'est tout ce qu'on peut en dire.

Lope de Vega a prêté à M. Hippolyte Lucas l'Hameçon de Phénice; gare à qui s'avise de se prendre à cet hameçon! Phénice aussitôt le happe et le dépouille; puis, quand la traîtresse n'a plus rien à dérober, elle chasse le crédule et le met à la porte; l'hameçon de Phénice, vous le devinez, est un hameçon qui a pour perfide amorce un sourire scélérat et deux beaux yeux.

Le jeune Fantasio y mord avec l'insouciance et la légèreté de ses vingt ans, et bientôt Fantasio est perdu; il y laisse son or, son coeur et ses diamants; puis Phénice le traite comme vous savez, et le remplace par un autre. Un vieux serviteur de Fantasio se trouve là heureusement et le venge, par mille soins et mille ruses, il reprend à Phenice l'or et les bijoux de son jeune maître, et quand la perfide cherche son trésor, elle ne trouvé plus qu'un sac de coquillages ramassés le matin sur les bords de la mer.

Le tableau est poussé par Lope de Vega jusqu'à la plus extrême hardiesse. M. Hippolyte Lucas n'étant pas Lope de Vega, s'est contenu dans les bornes permises.--M. Hippolyte Lucas est un juge trop indulgent envers autrui pour qu'on ne le complimente pas sur l'élégance et l'esprit de cette petite galanterie en un acte et en vers.

Parlez-moi de la Fille de Figaro! A la bonne heure, celle-là a tous les talents et tous les mérites: du coeur et de l'esprit, de la gaieté et de la sensibilité: elle plaît, elle amuse et elle intéresse; quel charmant cumul!

Pour le coeur, la fille de Figaro le prouve en se dévouant au bonheur d'une jeune fille qui lui a sauvé la vie; pour l'esprit et la gaieté, nous avons aussi à fournir de bons certificats. Voyez la fille de Figaro s'occupant de marier sa bienfaitrice au jeune amant qu'elle aime: mille obstacles, mille dangers se jettent à la traverse... qu'importe à la fille de Figaro? elle n'est pas pour rien la fille de cet illustre père. Faut-il encourager nos jeunes amoureux? la fille de Figaro est là; faut-il déjouer les projets d'un méchant tuteur, gagner les ministres, attendrir les impératrices et les empereurs eux-mêmes? la fille de Figaro est toujours là. Elle est partout, en tous lieux, sous tous les noms et sous tous les habits, femme ou homme, usant de ruse ou d'audace, allant à ses fins de front ou de biais.

La fille de Figaro est habile et intrépide, surtout au plus fort de la mêlée. Par exemple, vous la croyez prise; l'empereur a donné l'ordre de l'arrêter; la crosse des fusils heurte à la porte; on entre, on va la saisir; c'en est fait, la fille de Figaro est perdue, et les amours de nos jeunes gens succomberont du même coup. Ah! que vous connaissez peu la fille de Figaro! C'est dans l'extrême péril que son génie brille; une autre se laisserait prendre: elle, d'une main hardie, déchire ses vêtements féminins, et sort, comme une chrysalide de son enveloppe, fièrement vêtue d'un uniforme d'officier des guides: «Place à un officier de l'empereur!» s'écrie-t-elle; et on lui fait place, et les soldats venus pour l'arrêter la saluent respectueusement du salut militaire.


       Théâtre du Palais-Royal.--La Fille de Figaro. 4e
       acte.--Mademoiselle Fargueuil et madame Pernon.

Maintenant qu'elle est libre, les choses vont aller bon train: elle s'élance au combat avec une nouvelle ardeur, renverse tout ce qui lui fait obstacle, saute par-dessus les tuteurs, escalade les secrétaires-généraux, prend d'assaut le coeur impérial lui-même, et marie sa protégée, pour dénouement à ce brillant bulletin des batailles et conquêtes de la fille de Figaro.

Mille imbroglios charmants se compliquent et se dénouent agréablement dans cette joie comédie de M. Mélesville; Figaro n'est pas malheureux père; mademoiselle Fargueuil est une fille gracieuse et spirituelle, dont le mari de Suzanne peut se vanter.

Vous savez la méthode: on fait un roman; puis on prend le roman, on le dépèce, et on l'accommode en drame, servant chaud si l'on peut. C'est de la littérature dramatique d'après la méthode de la Cuisinière bourgeoise. M. Frédéric Soulié vient de mettre cette recette en pratique pour Eulalie Pontois; de roman-feuilleton qu'elle était, il en a fait un mélodrame en cinq actes: M. Frédéric Soulié a du moins, le mérite d'avoir usé de son propre bien. L'auteur du mélodrame et du roman est la seule et même personne, una et cadem persona. Il n'y a rien à dire.

On sait l'histoire d'Eulalie Pontois; le roman l'a contée à tous les cabinets de lecture. Eulalie Pontois est une de ces cent mille victimes de l'erreur qui pullulent à l'Ambigu-Comique. On l'accuse d'un crime dont elle est innocente: voilà Eulalie Pontois arrêtée, et partant poursuivie par l'horrible calomnie; enfin, elle a trouvé le repos dans le coeur d'un homme dont elle est aimée; mais la calomnie veille encore et la chasse de ce refuge; Eulalie Pontois n'a plus qu'à mourir. Un instant on la croit morte en effet; elle renaît tout à coup pour faire enfin triompher son innocence et jouir d'un bonheur qu'elle a bien payé par tant d'infortunes.

Les sanglots et les crispations de nerfs accompagnent, chaque soir, ce drame de M. Frédéric Soulié.



Montevideo et Buenos-Ayres

LES DERNIERS ÉVÉNEMENTS.

Le fleuve de la Plata, formé par la réunion du Panama et de l'Uruguay, sépare deux états, dont l'un, la Confédération Argentine, a pour capitale Buenos-Ayres; l'autre, la République Orientale de l'Uruguay, a pour capitale Montevideo. En entrant par la mer dans la Plata, on rencontre d'abord sur la rive gauche du fleuve, dont la largeur est encore là de près de 89 kilomètres. Montevideo; Buenos-Ayres est à 160 kilomètres plus haut sur l'autre rive.

Par sa position. Montevideo semble avoir été destiné à être un entrepôt maritime. Son port, commode et sûr, est fréquenté par un grand nombre de navires de tous les pays du monde. La population de Montevideo est aujourd'hui de trente-cinq mille âmes; elle est due en partie au blocus de Buenos-Ayres par la France. Cependant le flot de l'émigration européenne continue de s'y porter exclusivement. Les Basques français et espagnols, les Canariens, les Sardes, les Galiciens, ne cessent d'y porter leur industrie et leurs habitudes laborieuses; les uns pavent la ville, construisent les maisons, font des chaussures et des habits, prennent de petites boutiques; les autres cultivent les jardins des environs de la ville, font le cabotage, travaillent dans le port et tiennent des cabarets. La plupart des maisons récemment bâties n'ont qu'un rez-de-chaussée; les dernières ont un étage, parce que l'on commence depuis quelques années à sentir la nécessité d'économiser le terrain, qui a pris une grande valeur. Elles sont toutes recouvertes d'une terrasse légèrement inclinée pour faciliter l'écoulement des eaux pluviales, que l'on recueille avec soin dans des citernes. C'est sur ces terrasses que les enfants jouent et que les familles se réunissent le soir. Grâce à ce mode de construction, l'aspect de Montevideo est assez gai au premier aspect; mais cette impression disparaît bientôt. Comme toutes les villes bâties par les Espagnols dans le nouveau monde, Montevideo l'a été sur un plan uniforme, qui ne peut mieux se comparer qu'à un échiquier. Les rues sont droites et se coupent à angles droits. Les maisons occupent l'intervalle de chaque rue, sans avoir une profondeur égale. Mais dans l'intérieur du carré il y a d'autres maisons séparées par des cours, et qui servent de cuisines, de magasins, d'écuries. Il n'est entré dans l'esprit d'aucun habitant de Montevideo de convertir en jardins ces cours sales et poudreuses. Du haut des terrasses, l'oeil ne plonge que sur un labyrinthe de petites cours. Des arbres, il n'en faut pas chercher dans l'intérieur de la ville; au dehors, ils sont en petit nombre. La campagne est triste, sans caractère. Une côte plate, peu de végétation, pas de montagnes, une mer bourbeuse; rien n'est moins pittoresque que les bords de la mer et les rives de la Plata. D'où il résulte que Montevideo n'a point de physionomie, rien d'original. C'est une ruche cosmopolite où chacun ne songe qu'à travailler et à s'enrichir le plus tôt possible.

Le gouvernement présent de la république orientale est, comme la plupart de ceux de l'Amérique espagnole, un gouvernement de fait, produit d'une guerre civile. Depuis la fin de 1838, il est entre les mains du général Fructuoso Rivera, militaire heureux, homme habile et politique rusé, esprit fécond en ressources, débonnaire et de moeurs faciles, mais administrateur insouciant de la fortune publique, qu'il dilapide et laisse impunément dilapider. Ambitieux et remuant, le général Rivera semble n'aimer du pouvoir que les jouissances vulgaires; il travaille peu; il n'a ni les qualités ni les défauts des grands caractères: sa conduite paraît mesquine en toutes choses, parce que l'intrigue est l'âme de sa politique. S'il faut en croire les dernières nouvelles qui nous sont arrivées de Montevideo, la puissance du général Rivera est fortement menacée. Son compétiteur, le général Oribe, dont le parti est composé, de tout ce qu'il y a de riche et d'élevé dans le pays, aurait, dit-on, remporté de grands avantages. Montevideo serait en alarme; on y aurait donné la liberté à tous les esclaves, et le danger est d'autant plus sérieux qu'Oribe est appuyé par Rosas, qui veut fermer à ses ennemis le refuge qu'ils ont jusqu'à présent trouvé dans Montevideo.

Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que le général Oribe rentrera bientôt en vainqueur dans Montevideo. Durant sa première présidence, son administration a été dure, mais régulière et probe. Aujourd'hui, il se présente soutenu par les armes étrangères, et sa restauration présentera assurément les caractères déplorables d'une conquête et d'une réaction. Il ne peut manquer d'en résulter de grands malheurs pour le pays, et pour le commerce européen un dommage immense, proportionné à l'essor qu'il a pris sur la rive gauche de la Plata.

Dès que le mouvement d'indépendance éclata dans les possessions espagnoles de l'Amérique du Sud, Buenos-Ayres, à qui sa position et sa supériorité donnaient la prééminence sur les deux rives de la Plata, voulut fonder une confédération des treize provinces de la Plata. C'est de son sein que partit la première étincelle de la révolution; c'est elle qui conduisit la guerre de l'indépendance. Parmi ses habitants, la haute classe possédait d'immenses domaines et de grandes richesses commerciales: elle forma le parti qui s'appela unitaire, du but même qu'il se proposait. Sous son influence toute-puissante, une loi du 23 janvier 1825 unit les treize provinces de la Plata sous le même pacte de confédération. Le capitaine-général de la province de Buenos-Ayres était chargé du suprême pouvoir exécutif des provinces unies. Le triomphe des unitaires fut complet, mais court.

Au sein de la campagne de Buenos-Ayres, au milieu des gauchos dont il était le compagnon, s'élevait un homme que la fortune destinait à renverser tous ses plans, et à faire triompher la civilisation grossière, mais énergique des paysans, sur la civilisation raffinée et énervée des habitants des villes, qui composaient le parti des unitaires. Cet homme, c'est don Juan Manuel de Rosas. Son père était un propriétaire aisé du sud de la province. Jusqu'à l'âge de vingt-six ans, Rosas vécut sous le toit paternel avec les gauchos dont il partageait les occupations et les plaisirs. Il les surpassait tous dans leurs jeux et leurs travaux: dans les exercices du corps il était le plus fort et le plus agile: nul ne l'égalait pour dompter un cheval sauvage, abattre un taureau furieux, ou rallier un troupeau fuyant devant une terreur panique; il lançait les boules et le lacet avec une habilité merveilleuse. Mais ce qui frappait en lui, c'était un caractère indompté et indomptable, une énergie de volonté que rien ne faisait plier. Il quitta la maison de son père plutôt que de plier sous son autorité. Il ne lui fut pas difficile de trouver à employer son activité; les grands propriétaires le recherchèrent; il gagna à son tour des terres, des bestiaux: son influence s'étendit parmi les gauchos, qui le nommèrent en 1818 capitaine des milices. Deux frères, les plus riches propriétaires de la campagne, qui méditaient déjà d'opposer la campagne à la ville, comprirent le parti que l'on pouvait tirer de son caractère ardent; ils se l'associèrent et lui confièrent l'administration de leurs vastes terres. Rosas pressentit son avenir. Il devint chef d'escadron des milices, enchaîna à lui les gauchos en se déclarant leur protecteur, et prit dans la campagne un ascendant extraordinaire. Dans cette voie, qu'il suivit avec persévérance, il eut quelques mauvaises affaires avec les autorités locales, dont il se tira heureusement. Tout à coup il apparut comme le défenseur de l'ordre publie, en prêtant au gouverneur de Buenos-Ayres le secours de ses partisans pour étouffer un soulèvement qui avait éclaté à la lin de 1820, Les habitants de Buenos-Ayres furent d'abord effrayés à la vue de cet homme qui accourait à toute bride à la tête d'une troupe de cavaliers vêtus de rouge; puis ils admirèrent l'audace avec laquelle, cette troupe attaqua et défit les rebelles; ils furent émerveillés de leur discipline, car Rosas avait menacé de tuer de sa propre main quiconque parmi ses compagnons prendrait pour la valeur d'un réal pendant l'attaque, et il l'eut fait. Il gagna dans cette affaire le titre de colonel, reçut des félicitations publiques, et fut nommé chef militaire de deux districts.


Le général Rosas.


Le Général Oribe.

Dès lors il crut pouvoir arriver à tout. Il avait trente et un ans. Il jeta un coup d'oeil autour de lui: il vit deux classes bien distinctes, les habitants des villes et les habitants de la campagne, Les premiers, éclairés, civilisés, maîtres de la république et faisant la loi, et cependant faibles, sans énergie et en petit nombre. Les autres, au contraire, composant la masse de la nation, pleins de force, habitués aux fatigues et aux dangers, jusqu'ici humbles, obéissant aux ordres de la ville et s'ignorant. Rosas comprit tout le parti que l'on en pouvait tirer: il sentit que, pour devenir le maître, il suffisait d'être le chef des gauchos. Les tribus sauvages faisaient souvent des incursions jusqu'au coeur de la province. Rosas, colonel des milices, habitua les paysans à recourir sans cesse à lui. Sa maison devint une forteresse, qui servit de point de ralliement à toute la campagne, et bientôt il se trouva à la tête des gauchos.

Les unitaires préparaient l'union des provinces. Rosas résolut de faire dominer, dans la confédération, l'élément militaire, pour contre-balancer l'influence du congrès général, dévoué aux idées des unitaires, il chercha des amis parmi tous ceux qui, comme lui, s'étaient élevés en s'appuyant sur la campagne. Ils ne purent empêcher l'organisation fédérative de la république, mais ils protestèrent hautement, et opposèrent puissance à puissance, la campagne à la ville. Les chefs des unitaires étaient réduits à l'inaction. Rosas, par son ascendant, sur les gauchos, avait gagné la confiance de l'armée. Lavalle, qui s'était acquis une brillante réputation par de nombreux exploits dans la guerre de l'indépendance et dans la guerre des Brésiliens, qui venait d'être terminée, se mit à la tête des mécontents de l'armée, et prit la place de gouverneur de la province. Rosas, au lieu de se joindre à lui, soutint le président, le força de signer sa propre déchéance et de remettre l'autorité suprême à une de ses propres créatures.

Peu de temps après, Rosas fut élu pour occuper la première place de la république. Il s'empressa de se défaire des chefs militaires qui pouvaient lui faire ombrage, soit en les excitant les uns contre les autres, soit en les écartant lui-même. Il remplit tous les emplois de créatures qui lui devaient tout. L'armée lui était tout acquise. Enfin, il couvrit de sa protection les hommes les plus influents qui, durant les guerres civiles, s'étaient enrichis aux dépens des unitaires et par toutes sortes de dilapidations, et se les attacha par le lien de l'intérêt. Depuis ce moment le général Rosas a régné sans contestation dans toute la province de Buenos-Ayres. La conduite peu adroite de la France, dans ses démêlés avec Buenos-Ayres, a fortifié son pouvoir.

Le gouvernement est concentré tout entier dans les mains de Rosas. Depuis les plus grandes affaires jusqu'aux plus petites, il décide tout. Les deux ministres, qui passent des mois entiers sans le voir, ont les mains liées sur tout, et n'ont, sur quoi que ce soit, ni volonté ni opinion. Il y a bien une Chambre des Représentants, mais l'existence de cette pauvre assemblée n'est qu'une dérision amère. Elle n'est, ne fait et ne peut rien. Malheur à qui ouvrirait la bouche pour demander compte des actes du gouvernement, et des meurtres abominables qui, de temps en temps, font planer sur Buenos-Ayres une terreur inexprimable! Nulle ombre de justice, non pas seulement politique, mais civile. Il y a dans Buenos-Ayres plus de dix mille individus qui ne désirent qu'une seule chose c'est que l'on ne pense pas à eux, et qui n'en sont jamais assez sûrs pour dormir tranquilles. Tous les établissements d'instruction publique sont en décadence; l'Université n'existe plus que sur le papier; le collège de Jésuites a été récemment fermé; la culture de l'esprit n'est plus en honneur, et le gouvernement, personnifié dans son chef, se montre l'ennemi systématique de l'intelligence, de l'éducation, de toutes les tendances et de toutes les idées libérales.


Vue de Montevideo, capitale de la République Orientale de l'Uruguay.

Jamais, si ce n'est dans les plus affreux jours de la terreur, on n'a vu un pareil despotisme. A Buenos-Ayres, tous les hommes, excepté les étrangers, portent à la boutonnière un large ruban rouge, sur lequel est imprimé le portrait du général Rosas, et au-dessous de ce portrait une légende plus ou moins longue, mais où figurent infailliblement ces paroles: «Meurent les unitaires!» c'est-à-dire tous les ennemis de Rosas, quels qu'ils soient. Même légende et même ruban au chapeau. La plupart des hommes complètent par un gilet rouge ces témoignages extérieurs de leur adhésion au système fédéral. Les femmes, depuis la plus pauvre négresse jusqu'à la plus élégante créole, portent sur la tête, dans les cheveux ou sur le chapeau, un noeud rouge. Les affiches du théâtre annoncent une représentation dans laquelle un unitaire sera égorge par uni fédéral sous les yeux du public. Une société populaire est le plus terrible agent de ce système d'intimidation. Il ne se passe pas de semaine qu'elle ne se signale par des assassinats ou par des violences plus ou moins graves, sur lesquelles le gouvernement ferme les yeux. Quant aux exécutions, elles se font sans jugement, dans l'ombre des prisons, sur l'ordre du gouverneur.

Ou ne peut pas dire que le général Rosas rachète par de grandes qualités ce mépris de la vie et de la liberté des hommes: ce sont des choses que rien ne rachète. Mais il faut reconnaître qu'il a de grandes qualités, qui toutes se rapportent au génie de la domination. Il sait commander; il a eu le génie de se faire obéir. Il a vu que le mal était dans l'anarchie, dans la confusion de tous les pouvoirs, dans le relâchement de tous les ressorts de l'autorité, dans les habitudes d'insubordination de l'armée et des généraux. Malheureusement, il a exagéré le principe contraire, et a donné au pouvoir, devenu irrésistible dans ses mains, une action odieuse, destructive et dégradante; il a substitué sa personnalité à toutes les institutions, comme à tous les sentiments; il a plié toute une population au culte de son propre portrait; dans les églises on encense son portrait, il l'a fait traîner dans une voiture par les femmes les plus distinguées de Buenos-Ayres; en un mot, il a ordonné et encouragé toutes ces démonstrations serviles, qui ont réduit la population de cette ville à l'état moral des esclaves asiatiques. Ce qu'il faut dire, mais nullement pour excuser Rosas, c'est que ses adversaires, Lavalle par exemple, lui sont inférieurs en capacité, et n'ont pas plus de respect pour les lois les plus sacrées de l'humanité. Ils ont trempé dans des excès pareils.

Quant à la situation de Buenos-Ayres, on imagine ce qu'elle peut être sous un régime aussi détestable. L'aspect de la ville est agréable de loin, mais, quand on approche, cette impression fait place au dégoût et à l'ennui. La campagne est belle. Il y a dans Buenos-Ayres peu de monuments dignes de ce nom.



Bulletin bibliographique.

Histoire philosophique et littéraire du Théâtre français, depuis son origine jusqu'à nos jours; par Hippolyte Lucas. 1 joli volume in-18.-Paris, 1843 Gosselin. (Bibliothèque d'élite.) 3 fr. 50 c.

M. Hippolyte Lucas est le plus indulgent et le plus tendre de tous les littérateurs contemporains.--Depuis huit ou dix années il rend compte des oeuvres dramatiques que chaque semaine voit naître et quelquefois mourir, mais rarement il en fait la critique.--La pièce nouvelle a-t-elle un succès franc, légitime, universel, M. Hippolyte Lucas se hâte de constater ce fait dans les termes les plus pompeux; est-elle forcée de lutter contre l'opinion générale, il se déclare intrépidement son défenseur; seul contre tous, il l'aide à résister aux attaques réitérées de ses ennemis: tombe-t-elle au premier choc pour ne plus se relever, il n'insulte jamais à son malheur; il la juge digne d'un meilleur sort, il donne même des larmes de regret à sa mémoire.--Cet empressement impartial à publier les plus glorieux exploits de ses rivaux, cette générosité chevaleresque, cette pitié bienveillante ne sont-elles pas des qualités d'autant plus précieuses qu'elles deviennent de plus en plus rares? Qui donc oserait les reprochera M. Hippolyte Lucas? Les égarements de la bonté, même dans leurs plus grands excès, nous semblent, quant à nous, toujours dignes d'estime et de respect. Peut-être dépassent-ils quelquefois le but qu'ils voulaient atteindre? peut-être, en louant tout le monde indistinctement. M. Hippolyte Lucas ne satisfait-il personne. Les hommes sont capables de tant d'ingratitude!

Quoi qu'il en soit, M. Hippolyte Lucas, qui se connaît parfaitement, n'a nullement l'intention de devenir un critique: on ne change pas à volonté de caractère et de constitution; aussi, lorsqu'il entreprit d'écrire l'histoire du théâtre français, M Hippolyte Lucas résolut de la faire philosophique et littéraire; il se garda bien de l'intituler histoire critique. Il était trop bon pour causer le plus léger désagrément à qui que ce fût, trop honnête pour tromper le public par un titre mensonger.

L'Histoire du Théâtre français depuis son origine jusqu'à nos jours, que vient de publier M. Hippolyte Lucas, est donc, ainsi qu'elle l'avoue elle-même avec une estimable candeur, tout simplement philosophique et littéraire.--Philosophique, c'est-à-dire intelligente, raisonnée, expliquée; littéraire, car elle contient des analyses toujours claires et faites avec goût dans un bon style des principaux chefs-d'oeuvre de la scène française.

Commencée avec la Cléopâtre de Jodelle, l'Histoire du Théâtre français se termine avec la Lucrèce de M. Ponsard. Mais M. Hippolyte Lucas ne se contente pas de raconter dans un ordre chronologique l'histoire de tous les ouvrages dramatiques qui, pendant plus de trois siècles, ont mérité à des titres divers d'occuper l'attention, il consacre à la fin de chaque chapitre plusieurs pages aux acteurs et aux actrices célèbres, dont les annales du théâtre conserveront toujours un pieux souvenir. Enfin il a fait réimprimer la table chronologique que les frères Parfait avaient donnée des principales pièces de théâtre représentées en France depuis l'an 1200 jusqu'en 1721, et il a continué leur travail depuis l'époque où ils s'étaient arrêtés jusqu'à nos jours.--A défaut d'autres éléments de succès, qui certes ne lui manquent pas, cette table seule suffirait pour assurer un heureux avenir à l'Histoire philosophique et littéraire du Théâtre français.

M. Hippolyte Lucas termine ainsi sa conclusion: «Nous pouvons dire de ce livre ce que Montaigne disait de ses Essais: «Ceci est un livre de bonne foi.» Nous avons recherché la vérité avec le calme qui nous semble convenir à l'historien. Loin de nous la pensée d'avoir méconnu une direction quelconque de l'intelligence... Ce qu'on trouvera plus ou moins visiblement formulé dans chacune de ces pages, c'est le sentiment de la liberté comme base de l'existence des arts... Nous croyons donc cet ouvrage imbu du véritable esprit national, puisqu'il plaide les droits de notre origine. Nous devions éclairer cette critique générale du reflet des littératures étrangères, et nous l'avons fait en rendant justice à ce qu'elles ont eu d'original et de spontané. Enfin puissions-nous avoir condensé mille rayons épars comme dans un foyer ardent où l'on voit briller le génie moderne et surtout le génie français!»

Histoire des comtes de Flandre jusqu'à l'avènement de la maison de Bourgogne; par Edward le Glay, ancien élève de l'école des Chartes, conservateur adjoint des archives de Flandre à Lille.--Tome 1er. In-8. Paris, 1843.--Comptoir des Imprimeurs unis. 7 fr. 50 c.

Lorsque les légions romaines, conduites par César, arrivèrent dans la partie septentrionale des Gaules, elles trouvèrent, entre l'Océan Germanique et le Rhin, un vaste pays qu'aucune lueur de civilisation n'avait encore éclairé. Cependant une race d'hommes y avait déjà succédé à une autre race établie dans ces régions de temps immémorial. Les Germains y remplaçaient alors les Celtes ou Gaulois. Vainqueurs des Germains, les Romains possédèrent quatre siècles la Belgique; mais leur domination n'y laissa de traces que sur le sol. Il était réservé au christianisme de civiliser les barbares habitants de ces sauvages contrées. Malheureusement les invasions des Francs contrarièrent les efforts des prédications épiscopales jusqu'à l'époque où Clovis consentit à recevoir le sacrement du baptême. Au sixième siècle, les premiers germes de civilisation commencent à se développer, et en même temps Clovis, détruisant les chefs ou petits rois reguli qui avaient fondé des colonies sur les débris de la domination romaine, règne seul sur toutes les Gaules.

Dans le courant du septième siècle, le christianisme avait fait de grands progrès. Des églises et des monastères s'élevaient de toutes parts; des villes se fondaient autour des temples chrétiens. Les Belges indigènes et le Francs se mêlaient entre eux, et ne formaient puisqu'un seul et même peuple, régi par les mêmes lois, obéissant au même souverain. D'abord les représentants du roi des Francs s'appelèrent forestiers, car leur principal soin consistait à garder et à administrer ces bois immenses dont l'entretien était si difficile et le revenu si considérable; mais leur histoire est restée enveloppée de profondes ténèbres. L'importance qu'avaient acquises ces provinces du nord, et la nécessité de s'opposer aux envahissements successifs et réitérés des Normands, ne pouvaient manquer de constituer dans la Belgique une rentable organisation politique. Toutefois, il fallait encore d'autres circonstances pour fonder et consolider cette dynastie des comtes de Flandre, qui commence aux rois chevelus de la race de Mérovée et qui se perd, sept cents ans plus lard, dans l'immense monarchie de Charles-Quint.

Telles sont les considérations préliminaires dont M. Edward le Glay a fait précéder son Histoire des comtes de Flandre. Le premier chapitre ne commence en effet qu'à l'année 863, à l'époque où Bauduin Bras de Fer, fils du forestier Ingelran, ayant épousé secrètement une fille de Charles le Chauve, fut nommé par son beau-père comte du royaume, reçut en bénéfice dotal toute la région comprise entre l'Escaut, la Somme et l'Océan, c'est-à-dire la seconde Belgique, et fixa sa résidence à Bruges, capitale du petit canton connu depuis le sixième siècle sous le nom de Flandre.

Le premier volume de l'Histoire des comtes de Flandre vient de paraître. Il se termine à la bataille de Bouvines (1214), et comprend ainsi les règnes des comtes et comtesses de Flandre dont les noms suivent; Bauduin Bras de Fer et Bauduin le Chauve (862-919), Arnoul de Vienne et Bauduin III (919-964), Arnoul le Jeune et Bauduin Belle Barbe (964-1036), Bauduin de Lille et Bauduin de Mons (1036-1070), Arnoul III et Robert le Frison (1070-1095), Robert de Jérusalem et Bauduin à la Hache (1093-1119), Charles le Bon (1119-1127), Guillaume Cliton (1127-1128), Thierry d'Alsace (1128-1168), Philippe d'Alsace (1168-1191), Marguerite d'Alsace et Bauduin le Courageux (1191-1195), Bauduin de Constantinople (1195-1204), Jeanne de Constantinople et Fernand de Portugal (1204-1214).

En rendant compte du second volume lorsqu'il sera mis en vente, nous tacherons d'apprécier à sa juste valeur ce remarquable travail de M. Edward le Glay.

Le Génie du dix-neuvième siècle, ou Esquisse du progrès de l'Esprit humain depuis 1800 jusqu'à nos jours; par Édouard Alletz.--Un vol. in-18, format Charpentier--Paris, 1843. Paulin. 3 fr. 50.

Quel est l'esprit général du dix-neuvième siècle? se demande M. Ed. Alletz au début de son introduction. Dans son opinion, trois grands événements ont présidé à ses destinées et doivent déterminer la direction de ses moeurs et les tendances de son génie, savoir: une guerre presque universelle, la décadence des aristocraties européennes, la découverte de la vapeur. Ces trois faits établis. M. Édouard Alletz examine successivement leurs effets passés et présents et leurs conséquences futures. Il cherche à assigner au dix-neuvième siècle la vraie place qui lui semble réservée dans l'économie des âges; il lui décerne «sa part de gloire et de génie en l'envisageant dans ce qu'il a fait et promet de faire pour exécuter les grandes lois du monde,--le triomphe du christianisme et l'universalité de la civilisation; car lui aussi est appelé à construire quelques-uns des degrés de cette mystérieuse échelle qui monte de la terre au ciel.»

Ce nouvel ouvrage de M. Édouard Alletz se divise en six livres: le premier contient un aperçu rapide des principaux progrès des sciences et des arts dans la suite des temps, depuis l'antiquité grecque et latine jusqu'à nos jours. A ce précis sommaire de la marche de l'esprit humain succède un résumé des lois générales qui président au développement de la civilisation du monde.

Les livres II, III et IV ont pour but de nous faire connaître le génie du dix-neuvième siècle. M. Ed. Alletz a divisé toutes les connaissances humaine» en trois ordres de sciences: la science de l'homme, la science de la société et la science de la nature, c'est-à-dire les trois sciences qui ont pour objets respectifs l'âme, l'état social et le monde. Il a donc consacré à chacune d'elles un chapitre particulier.

Ce premier travail achevé, M. Édouard Alletz en tire lui-même la conclusion: «Depuis 1800 jusqu'en 1840, la France a eu, dit-il, la supériorité sur les autres nations dans les sciences naturelles, dans les mathématiques, dans l'histoire, dans l'éloquence et dans la philosophie politique; la palme appartient à l'Angleterre dans l'astronomie, la technologie, la géographie, la poésie et le roman; l'Allemagne marche la première dans la science du droit, la philologie, la métaphysique et la théologie, et l'Italie n'obtient la prééminence que dans l'art musical. La chimie, la géologie, la mécanique, la géographie, la philologie, parmi les sciences; le roman et la poésie lyrique, dans la littérature, sont les branches des connaissances humaines qui, dans cette période des quarante dernières années, portent l'empreinte du progrès le plus réel et de la création la plus féconde.»

Mais M. Édouard Alletz ne se borne pas à résumer en 200 pages environ le tableau des progrès des sciences et des arts depuis le commencement du siècle; dans le cinquième livre, il essaie d'indiquer leurs progrès futurs, il passe en revue toutes les questions importantes qui attendent une solution, tous les essais qui réclament un perfectionnement. Selon lui le seizième siècle a été grand par les beaux-arts, le dix-septième par les lettres, le dix-huitième par les sciences, le dix-neuvième sera grand par l'Industrie.

Le livre VI et dernier a pour titre: Des Rapports de la religion chrétienne avec les progrès généraux de l'esprit humain. Enfin, un appendice, destiné à servir à l'histoire de la littérature et des arts, termine cet important travail, qui ne pouvait pas être complet ni parfaitement exact, et qui ne nous semblerait mériter que des éloge?, si son auteur écrivait d'un style plus simple et plus net, et n'était pas souvent trop superficiel et surtout trop catholique.

Cours élémentaire d'Histoire naturelle, à l'usage des Collèges et des maisons d'Éducation, rédigé conformément au programme de l'Université, du 14 septembre 1840; par MM. Milne Edwards, A. de Jussieu et Beudant.
Minéralogie et Géologie; par M. F.-S. Beudant. 1 gros vol. in-!8 de 600 pages environ, avec de nombreuses figures.--Paris, 1843. Fortin-Masson. 6 fr.

L'enseignement de l'histoire naturelle dans les collèges a été, pendant les dix dernières années, l'objet de deux règlements universitaires. Le programme de 1833 a dû être abandonné et remplacé par des dispositions d'un ordre plus élevé, mieux ordonnées, et restituant à cette partie de l'enseignement le rang et l'importance qui lui appartiennent dans le plan général des études: «Le nouveau programme, écrivait en 1840 M. le ministre de l'Instruction publique à MM. les recteurs, diffère de l'ancien en ce qu'il a pour but, non de faire des naturalistes, mais de donner aux élèves cette connaissance générale de la nature, sans laquelle il n'y a pas d'éducation libérale; aussi vous n'y trouverez, point les détails minutieux de la science, mais seulement des notions solides et incontestables sur les points les plus importants de l'histoire naturelle, sur des choses qui, une lois apprises, ne s'oublient plus.--Cet enseignement, qui comprend les questions les plus élevées, doit cependant revêtir une forme très-élémentaire, se recommander et par la simplicité de l'expression et un choix heureux dans les exemples, etc.» Le programme du 14 septembre 1840 imposait, comme on le voit, à ceux qui étaient chargés de l'appliquer, une tache difficile à remplir.--Comment les professeurs pouvaient-ils satisfaire à toutes ses exigences, s'ils n'avaient, pour les diriger et les soutenir dans leur marche, un guide fidèle et sûr! Heureusement trois membres de l'Institut, MM. Milne Edwards, A. de Jussieu et Beudant consentirent à rédiger un cours complet d'histoire naturelle conformément au programme de 1840, à peine eut-il paru, leur travail fut adopté par le Conseil royal de l'Instruction publique pour l'enseignement dans les collèges, car il réunissait toutes les conditions exigées.

M. F. S. Beudant s'était chargé de la minéralogie et de la géologie. Bien que publiées séparément, avec une pagination différente, ces deux parties ne forment cependant qu'un volume. Il s'adresse non-seulement aux jeunes gens, mais encore à tous les hommes faits qui ne possèdent que des notions vagues et incomplètes sur ces deux branches de l'histoire naturelle.--Un bon livre élémentaire est un trésor si rare et si précieux, et les gens du monde dont l'éducation a été la plus soignée connaissent si peu les éléments des sciences physiques, que l'ouvrage de M. Beudant, composé pour les collèges, formera désormais une des bases nécessaires de toutes les bibliothèques publiques et privées.--C'est un charmant volume imprimé avec luxe sur du beau papier satiné, et orné de plus de 600 gravures sur bois intercalées dans le texte et représentant tous les objets décrits qui sont susceptibles d'être illustrés.--La lecture en est aussi facile qu'agréable; mais pour s'instruire il suffirait, au besoin, de regarder avec attention ces dessins dont l'utilité ne saurait être contestée, même par les plus violents détracteurs de la gravure sur bois, cet indispensable auxiliaire de l'imprimerie.

Exposition raisonnée de la Doctrine philosophique de M. de Lamennais, par M. A. Segretain.-Joli vol. in-32, jesus. --Pagnerre, 1843.

Un système philosophique, quel qu'il soit et de quelque écrivain qu'il émane, est toujours une oeuvre complexe dont toutes les parties sont réunies entre elles par un lien si difficile à saisir, qu'il échappe souvent aux premières investigations des lecteurs, même les plus intelligents. «Dans le domaine de la philosophie, où tant de doctrines et d'idées se croisent et s'entrelacent, il faut avant tout qu'un cadastre exact en ait bien déterminé les divisions, pour que l'observateur y voyage en connaissance de cause et ne fasse pas fausse route à chaque pas. L'exposition d'un système philosophique, toujours utile, devient nécessaire s'il s'agit d'une de ces oeuvres du génie qui, par la profondeur de l'idée mère qu'elles renferment, et surtout par les préoccupations qu'elles soulèvent, échappent trop souvent à l'intelligence des contemporains. Quelques jugements, un peu hâtifs peut-être, qu'on ait portes sur l'Esquisse d'une philosophie de M. de Lamennais, on ne peut contester son importance. D'un autre côté, des critiques, trop pressés de donner en quelques heures leur dernier mot sur l'oeuvre que l'illustre écrivain avait mis des années à élaborer, tombaient dans les méprises les plus évidentes, et combattaient des fantômes d'opinions qu'eux seuls avaient créés.» Frappé de ce fâcheux état de choses, qu'il signale lui-même, l'auteur de l'Exposition a voulu résumer, dans un petit espace, la substance de la doctrine de M. de Lamennais, et livrer à la critique une analyse aussi nette que possible des opinions que l'auteur de l'Esquisse d'une philosophie reconnaît et avoue, en même temps qu'il s'est efforcé d'en montrer le lien logique et la portée. Aussi recommanderons-nous à toutes les personnes qui désirent connaître le système philosophique de M. de Lamennais, de lire le petit ouvrage que vient de publier M. A. Segretain, car il en contient un exposé fait avec autant d'impartialité que d'exactitude.

Impressions d'un touriste en Russie et en Allemagne; par Pierre Albert. 1 vol. in-8 de 163 pages. Paris, 1843. J.-J. Dubochet et comp., éditeurs.

M. Pierre Albert a raison de dire dans sa préface qu'on pourra lui reprocher l'incohérence de cet ouvrage; mais il se trompe, quand il croît avoir fait un guide du voyageur qui manquait jusqu'à ce jour. Ce ne sont pas des impressions que demandent les voyageurs aux guides qu'ils emportent avec eux; ce sont des renseignements exacts et surtout complets. On ne lit pas un itinéraire, on le consulte. Or, le petit volume que vient de publier M. Pierre Albert se compose de parties trop diverses qu'aucun lien ne rattache entre elles, et il se fait lire avec trop d'intérêt pour que la critique consente à le ranger parmi les ouvrages destinés à servir de guides aux voyageurs.

M. Pierre Albert intitule son premier chapitre: la Russie. «Chacun vante le pays, dit-il; les livres sont pleins de ces merveilles, et les étrangers se sont laissé éblouir par une politique réception ou des monuments gigantesques. J'ai repoussé les apparences séduisantes et dénigrantes pour chercher la vérité, et je soumets à mon tour mon opinion.» L'opinion de M. Pierre Albert n'est pas favorable à l'empire des Czars; il la résume en ces termes: «La Russie tient sur la carte une immense part du monde; son état est la barbarie et sa civilisation un raffinement de vice. Les arts et les sciences y sont nuls, et n'y pourront germer que sous les cendres du despotisme. Sa grandeur est son premier mal; elle garde avec peine ses voisins; son arme la plus forte est la langue venimeuse de ses diplomates. Désunion entre ses différentes parties, pauvreté et haine des seigneurs, richesse et égoïsme des marchands; inutile affection d'un peuple fanatique, inhabileté des chefs pour conduire une expédition, manque de fonds pour soutenir la guerre, marine mal servie et mal commandée; vaisseaux de peu de durée; tel est l'état de ce malheureux pays.»

A ces observations sur la puissance et la richesse de la Russie, succèdent des descriptions animées et vraies de Pétersbourg et de Moscou, de Berlin, de Dresde, de Prague, de Regensburg, de Nuremberg et de Munich. M. Pierre Albert a visité, en artiste éclairé, toutes ces villes dont il esquisse la physionomie, et dont il passe en revue les principales curiosités, Il termine ses Impressions par des réflexions pleines de sens sur la politique de l'Allemagne et de la Russie. «En résumant, dit-il, nous voyons que la Russie par une communauté de haines, l'Allemagne par un excès de grandeur, l'Espagne par un excès de faiblesse, ont toutes intérêt à s'allier ou à rester en paix avec la France. Or, la France est aujourd'hui alliée contre des communs amis avec son plus mortel ennemi. Il serait bien temps de remettre les choses à leur place; car je ne crois pas plus à l'amitié anglaise qu'à l'inimitié des puissances.



Modes.


Costume de promenade.--Ombrelle douairiere.
--L'article sur les modes arrive trop tard;
nous renvoyons à un prochain numéro.



Etrangères célèbres à Paris

MISTRESS FRY.

Nous nous proposons de donner quelquefois les biographies et les portraits des étrangers célèbres qui viennent visiter Paris. Parmi les personnes remarquables qui s'y trouvent en ce moment, nous ne saurions laisser en oubli l'illustre quakeresse, mistress Fry.


                            Mistress Fry.

Mistress Fry est née en 1780, d'une famille originaire de la Normandie. Étant enfant, son père la conduisit un jour, à sa prière, dans une prison. L'impression que lui laissa cette visite ne s'effaça jamais de son esprit, et elle résolut de se consacrer à l'amélioration morale des femmes détenues.--Encore jeune fille, elle fonda dans la maison de son père une école pour quatre-vingts enfants pauvres. En 1809, elle épousa M. Fry, quaker dont la fortune égalait la charité. Peu d'années après, elle visita pour la première fois la prison de Newgate, à Londres. Malgré les conseils du directeur, elle pénétra hardiment dans ce repaire du vice et de la débauche, et y trouva des centaines de femmes entassées dans des salles infectes, sans distinction de condamnées ou de prévenues. Leur grossièreté et leur cynisme ne l'effrayèrent pas: elle leur parla avec douceur, s'informa avec sollicitude de leurs besoins, et finit par se faire religieusement écouter. Avant de les quitter, elle leur proposa de lire ensemble un chapitre de l'Écriture-Sainte: elle choisit le quinzième chapitre de l'Évangile selon saint Luc, et produisit un effet surprenant sur ces malheureuses qui, dès lors, prirent confiance en elle et la regardèrent comme une amie. Cette visite se renouvela plusieurs fois; le bien qu'elle faisait grandissait chaque jour, et madame Fry organisa un comité de dames qui s'engageront à se rendre alternativement dans la prison.

Le premier soin de ce comité fut d'établir une école pour les enfants. Persuadée que le sentiment de la tendresse maternelle est le dernier à s'éteindre dans le coeur de la femme la plus corrompue, madame Fry voulut prendre les mères elles-mêmes pour institutrices; mais, voulant en même temps éviter tout ce qui pourrait sentir l'autorité et éveiller la défiance des détenues, elle leur laissa le soin de choisir elles-mêmes la plus capable pour maîtresse d'école. Le gouvernement fit disposer un local convenable, et l'école fut fondée.

Un grand pas était fait; ce n'était pas encore assez: il fallait trouver les moyens d'arracher les détenues à la paresse. Le comité se réunit dans la prison: une des dames parla aux détenues des avantages de la tempérance et du travail, leur vanta les joies d'une vie consacrée à la religion et à la vertu; et, après leur avoir déclaré que le comité n'avait aucune autorité légale, qu'il ne voulait tenir ses pouvoirs que d'elles-mêmes, elle lut un projet de règlement qui fut discuté, mis aux voix et adopté par les détenues. Ce règlement statuait sur l'établissement d'une directrice, sur la division de plusieurs classes, sur le choix des monitrices, à raison d'une pour douze détenues, sur l'ordre du travail, sur la lecture périodique de l'Écriture-Sainte. Le jeu, l'ivresse, la mendicité, les mauvais livres, les jurements, étaient défendus.

La réforme ainsi commencée fut poursuivie avec la patience et la persévérance naturelles aux Anglais. Le succès dépassa toute attente: au tumulte, aux imprécations, à la paresse, succédèrent la paix, la décence, le travail. Pour compléter cette bonne oeuvre, madame Fry obtint du gouvernement d'établir des maisons de refuge pour soustraire au mauvais exemple que pourrait offrir la prison les détenues qui avaient donné des marques d'un sincère repentir. Etonnée du changement opéré parmi ces femmes, la ville de Londres voulut prendre à sa charge toutes les dépenses du comité, et donna à madame Fry des pouvoirs discrétionnaires de diminuer ou d'étendre l'emprisonnement.

Les soins de ce comité ne se bornent pas aux détenues de Newgate, ils suivent jusque sur les vaisseaux les condamnées à la déportation. Une chambre du navire est disposée pour leur servir d'école; une des déportées est choisie pour institutrice, et le comité lui accorde un salaire. Du travail est préparé pour toute la traversée, et les vêtements confectionnés sont distribués, au moment du débarquement, à celles qui se sont bien conduites. Ces mesures ont déjà produit les plus heureux résultats.

La sollicitude de mistress Fry a cherché les détenues même de la France: plusieurs fois elle est venue à Paris, et elle a visité la prison de Saint-Lazare. Ici comme à Newgate, les malheureuses détenues ont été étonnées de l'intérêt qu'on leur témoignait. Elle lit quelques versets de l'Écriture-Sainte et les accompagne de courtes réflexions. Son air de dignité, sa figure calme et douce, commandent le respect et l'amour, et ses paroles empruntent à la charité qui l'anime une expression irrésistible.

Assurément mistress Fry est un des plus beaux caractères de notre temps. Pleine de confiance en Dieu, on l'a vue jeune, belle, riche, dédaigner les plaisirs du monde pour aller s'enfermer dans les prisons avec le rebut de son sexe, et s'efforcer de ramener au bien ces âmes dégradées par le vice. L'âge même n'a pas ralenti son zèle. Malgré les soins qu'exige d'elle sa nombreuse famille, on la voit chaque vendredi aller porter des paroles de paix et de consolation aux prisonnières de Newgate.



Amusements des Sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS POSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

I. Supposons qu'il s'agisse de trouver le poids d'un corps qui pèse 1,528 grammes. On prendra d'abord le poids 1,024, le plus grand de ceux de la série donnée qui soit contenu dans 1,528; puis le poids 256, le plus grand qui soit contenu dans le reste 504: ensuite le poids 128 qui, retranché du reste 218, donne pour nouveau reste 120; puis 64, reste 56; puis 32, reste 21, et enfin 16 et 8.

On trouvera d'une manière analogue, par le tâtonnement, avec la balance même, ou bien par le raisonnement direct, le moyen de peser ainsi, avec la série des poids doubles 1, 2, 4, 8, 16, 32, s'arrêtant à l,024 grammes, jusqu'à 2,047, c'est-à-dire jusqu'au double de 1,024 diminué de 1. C'est le plus grand poids que l'on puisse évaluer immédiatement à l'aide de l'assortiment des poids ainsi limité.

II. La solution de la première partie de la seconde question est donnée dans le petit tableau suivant.

           Vase de 8 litres.   Vase de 5 litres       Vase de 3 litres.

1e                8                   0                      0
2e                3                   5                      0
3e                3                   2                      3
4e                6                   2                      0
5e                6                   0                      2
6e                1                   5                      2
7e                1                   4                      3

Voici l'explication de ce tableau. Vous avez d'abord le vase de 8 litres entièrement rempli (1e); vous versez dans le vase de 5, de manière 3 partager vos 8 litres en 3 et en 5 (2e); puis du vase de 5 vous versez dans te vase de 3, ce qui vous donne les 8 litres divisés en trois parties, 3, 2, 3 (3e); ayant reversé les 3 litres dans le vase de 8, vous avez 6, 2 et 0 (4e), et ainsi de suite jusqu'à la septième combinaison, qui satisfait pleinement à la première partie de la question, puisque 4 litres seulement se trouvent versés dans le vase de 5.

La solution de la seconde partie de la question est donnée dans cet autre tableau, qui n'a plus besoin d'explication.

           Vase de 8 litres.    Vase de 5 litres.      Vase de 3 litres.

1e               8                    0                       0
2e               5                    0                       3
3e               5                    3                       0
4e               2                    3                       3
5e               2                    5                       1
6e               7                    0                       1
7e               7                    1                       0
8e               4                    1                       3

Ici ce n'est qu'à la huitième combinaison que le problème est résolu.

III. Nos lecteurs savent sans doute que l'on entend par pôle les points P et P' situés aux extrémités de l'axe autour duquel tourne notre globe. L'équateur EE' est un cercle détermine par un plan qui coupe la sphère perpendiculairement à la ligne du pôle. Les cercles de longitude ou méridiens PMP', PEP'E, passent tous par l'axe PP' et sont perpendiculaires à l'équateur. Les cercles de latitude, ou parallèles, sont des cercles parallèles à l'équateur, tels que KML, qui vont en diminuant jusqu'aux pôles. Enfin la latitude d'un point quelconque M. est l'arc du méridien MN compris entre ce point et l'équateur, et la longitude du même point est l'arc de l'équateur EN, compris entre le méridien PMNP et un premier méridien PEP' pris d'une manière arbitraire.

Cela posé, le bon sens, d'accord avec le calcul, indique que si l'on jette au hasard un globe bien sphérique et bien homogène, les points sur lesquels il se sera arrêté seront aussi répartis au hasard, c'est-à-dire qu'il n'y aura aucune raison pour qu'ils s'accumulent vers une région de la surface plutôt que vers une autre. Ils tendront donc à se répartir uniformément sur la surface. Or, si l'on se rappelle que par moyenne entre plusieurs quantités on doit entendre la somme de ces quantités divisée par leur nombre, on reconnaîtra facilement que la moyenne des longitudes, comptée de 0 à 360° tend vers 180°. Il faut un calcul d'un ordre plus élevé pour la détermination de la moyenne des latitudes, comptées de 0 à 90°. Cette moyenne tend vers 32° 42' 14", 4, ou vers le complément de l'arc dont la longueur est égale au rayon.

NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Quelle est la série des poids avec laquelle le plus petit nombre de poids possible permet de peser, jusqu'à une limite déterminée, dans une balance ordinaire? (Analogue à la première du numéro précédent.)

IL. Un frère quêteur se présente devant une ferme où l'on consent à lui donner 6 litres d'un vin qui est contenu dans un vase de 12 litres; mais on n'a, pour mesurer le liquide, que deux autres vases, l'un de 7, l'autre de 5 litres. Que doit-on faire pour avoir les 6 litres dans le vase de 7? (Analogue à la deuxième du numéro précédent.)



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

La boîte de Pandore a répandu sur la terre autant de mal que de bien.