The Project Gutenberg eBook of Les primitifs: Études d'ethnologie comparée

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Title: Les primitifs: Études d'ethnologie comparée

Author: Élie Reclus

Release date: August 2, 2011 [eBook #36947]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PRIMITIFS: ÉTUDES D'ETHNOLOGIE COMPARÉE ***

ÉLIE RECLUS

LES PRIMITIFS

ÉTUDES D'ETHNOLOGIE COMPARÉE

Le progrès se fait du général au particulier. Dans les organismes inférieurs tout est dans tout, et l'organisme monte en grade, à mesure que s'opére la division du travail.

Baer.

HYPERBORÉENS ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX

APACHES

MONTICOLES DES NILGHERRIS

NAÏRS, KHONDS

PARIS

G. CHAMEROT, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

19, RUE DES SAINTS-PÈRES, 19

1885


PRÉFACE

L'ethnographie, science nouveau-née, nous la comprenons comme la psychologie de l'espèce, la démographie étant une physiologie et l'anthropologie représentant une anatomie en grand.

La démographie et l'ethnologie étudient les grands faits de la nutrition et de la reproduction, de la natalité et de la mortalité, l'une dans l'homme physique, l'autre dans l'homme moral. La démographie compare les données statistiques, les met en série, trouve leurs accords et contrastes, découvre mainte modalité de la vie, inconnue ou mal connue jusque-là. Faisant des grands chiffres un instrument de précision, elle a, comme les pythagoriciens, pris pour devise: Numero, pondere, mensurâ. L'ethnographie, elle aussi, a ses grands nombres: les mœurs et coutumes, les croyances et religions. Des tribus, peuples et nations, des siècles et encore des siècles, telles sont les quantités sur lesquelles elle opère; quantités algébriques, mais concrètes. Un usage, adopté par des millions d'hommes, et continué pendant des milliers d'années, vaut, en définitive, les milliards d'individus qui l'ont pratiqué. Plusieurs de ces supputations aboutiraient à d'énormes chiffres, dignes de ceux que l'astronome et le géologue manient avec tant d'aisance.

On s'est trop habitué à regarder dédaigneusement, du haut de la civilisation moderne, les mentalités du temps jadis, les manières de sentir, d'agir et de penser, qui caractérisent les collectivités humaines antérieures à la nôtre. Que de fois on les bafoue sans les connaître! On s'est imaginé que l'ethnologie des peuples inférieurs n'est qu'un amas de divagations, un fatras de niaiseries;—en effet, les préjugés paraissent doublement absurdes quand on n'en a pas la clef;—on a fini par croire qu'il n'y a d'intelligence que la nôtre, qu'il n'y a de moralité que celle qui s'accommode à nos formules. Nous avons des manuels d'histoire naturelle qui, divisant les espèces animales et végétales en deux catégories, les utiles et les nuisibles, affirment qu'en dehors de l'homme n'existe ni raison ni conscience; reprochent à l'âne sa stupidité, au requin sa voracité, et au tigre sa fureur. Mais qui sommes-nous donc pour le prendre, de si haut, vis-à-vis des faiblesses intellectuelles et morales de ceux qui nous ont précédés? Qu'on veuille bien y prendre garde, ces erreurs qu'a traversées le genre humain, ces illusions par lesquelles il a passé, portent leur enseignement. Elles ne sont point des monstruosités, issues dans le vide, par l'effet du hasard; des causes naturelles les ont produites en leur ordre naturel,—disons-le,—en leur ordre logique. En leur temps, elles furent autant de croyances, qui passaient pour très bien motivées. Résultant de la disproportion entre l'immensité du monde et l'insignifiance de notre personnalité, elles témoignent d'un persévérant effort, marquent l'évolution et l'adaptation de notre organisme à son milieu: adaptation toujours imparfaite, toujours améliorée. La série des superstitions n'est autre chose que la recherche de la vérité à travers l'ignorance. Les lunettes, le télescope, le microscope, l'analyse spectrale, autant de corrections à l'insuffisance constatée de notre appareil visuel. Il n'y aura compréhension exacte de la réalité que par la connaissance raisonnée des divagations antérieures; la science de l'optique intellectuelle est à ce prix.

Nos institutions, non plus, ne sont pas le produit d'une génération spontanée. Elles dérivent de l'âme humaine qui ne cesse de les façonner et de les modifier à son image. Chacun travaille à cette œuvre, chacun pendant sa génération, puis son souffle s'éteint. La poussière que nous avons animée garde notre souvenir aussi longtemps que le flot conserve le reflet de ses rives. Tout notre être semble s'engouffrer dans l'oubli. Cependant, nous nous survivons par ce qui subsiste de l'action, inconsciente le plus souvent, que nous avons exercée dans la conservation et la transformation du milieu. Les passions qui nous ont fait vibrer, nos craintes et nos espoirs, nos luttes, nos victoires et nos défaites ont laissé des traces d'une inconcevable ténuité. Leur accumulation, indéfiniment répétée par la multitude de nos semblables, constitue, de siècle en siècle, les lois et les codes, les religions et les dogmatiques, les arts et les sciences, et, finalement, les différents types de société. Nous ne faisons pas moins que les infusoires, dont les débris se concrètent en rochers, s'amoncellent en massifs montagneux. A ce point de vue, l'ethnologie se rapproche de la paléontologie. Au siècle dernier, de Brosses disait déjà avec une netteté parfaite:

«Pour bien savoir ce qui se passait chez les nations antiques, il n'y a qu'à savoir ce qui se passe chez les nations modernes, et voir s'il n'arrive pas quelque part sous nos yeux quelque chose d'à peu près pareil.»

Combien souvent on a répété la parole profonde: «Voyager dans l'espace, c'est aussi voyager dans le temps!» En effet, tels rites inexpliqués, telles coutumes, dont ceux qui les pratiquent n'ont jamais soupçonné le sens, ont, dans leur genre, le même intérêt qu'aurait, pour l'archéologue, le désenfouissement d'une cité lacustre; pour le zoologiste, la découverte d'un ptérodactyle barbotant en un marais d'Australie.

L'intelligence est partout semblable à elle-même, mais ses développements sont successifs; lentement, pas à pas, l'humanité gravite vers la raison. Tôt ou tard, il sera constaté que les idées portent leur âge, que les sentiments varient par la forme et le degré. Une science future classifiera les imaginations même bizarres, dira comment se forment les fantaisies déraisonnables, mettra leur date aux préjugés et superstitions, fossiles dans leur genre.

Telle a été la pensée maîtresse du livre. Expliquons-nous maintenant sur la méthode suivie et les procédés employés.


Il s'agissait de tracer des portraits fidèles, de ne pas les pousser à la charge, de ne pas les enjoliver non plus. Néanmoins, nous sommes obligé de reconnaître qu'ils laissent une impression un peu plus favorable que celle qui résulterait de la fréquentation quotidienne des originaux. Mais il ne pouvait guère en être autrement.

A tout civilisé les non-civilisés commencent par répugner. Le préjugé est très défavorable aux sauvages. Les sujets qui s'exhibent comme tels, dans nos foires, s'évertuent à représenter le type vulgaire, partant officiel. Pour s'exprimer en «langue payenne», ils crachent, toussent ou éternuent des sons rêches et criards, ne disent en français qu'inepties et grossièretés. Leurs danses? des contorsions, des mouvements baroques et grotesques. Leurs repas? écarteler un lapin, mordre dans une poule vivante. Nul voyageur ne rencontra pareils poussahs. A mesure que l'investigateur apprend la langue des indigènes, qu'il entre en leurs idées et manières de sentir, il cesse d'être un étranger au milieu d'étrangers. Il voit s'éclairer l'aspect de ces hommes tatoués, nus ou demi-nus, s'égayer la peau obscure, et finalement, il découvre que les sauvages lui paraissaient d'autant plus sauvages qu'il les connaissait moins; que sa répulsion était faite d'ignorance. Au dernier siècle, on se connaissait si peu, même entre habitants de la même île, que nombre de bourgeois londoniens prenaient les montagnards d'Écosse pour autant de brigands et d'affreux cannibales.


Nous avons, à l'occasion, signalé maintes pratiques absurdes et barbares, mais sans nous y appesantir, par le motif que la sottise engendre l'ennui, que la cruauté provoque bientôt le dégoût. Nous avons pensé que, sans aucun parti pris d'optimisme, on devait, de préférence, s'étendre sur les manifestations de l'intelligence naissante, sur les efforts vers une moralité supérieure. Voyez les historiens grands et consciencieux, tels que Michelet: en racontant un peuple, ils insistent moins sur ses basses œuvres que sur les hautes; ils le jugent sur ses nobles aspirations et non point sur les agissements ennuyés de la vie quotidienne. Il est certain que dans l'humanité, comme dans l'animalité et parmi les plantes, les individus le mieux développés représentent leur espèce plus exactement que tous autres; ils montrent ce dont elle est ou serait capable en ses développements ultérieurs. Mais la question est déjà jugée. Quelle est la règle dans toutes les expositions, notamment dans celles de l'art et de l'industrie? «—N'admettre que les meilleurs modèles, que les plus beaux échantillons.»


Allons plus loin. Ces primitifs sont des enfants, avec l'intelligence de l'enfant. Or, de l'enfant à l'adulte, la distance s'exprime en années; même de la brute à l'homme, les degrés se mesurent. L'intelligence enfantine n'est pas en tout point inférieure à la raison adulte. Combien souvent les pères, combien souvent les mères, admirent la naïveté du premier âge, ces idées originales, ces boutades dont la profondeur déconcerte, cette fraîcheur de sensation, ce charme souriant et imprévu! Les peuples naissants ont aussi des lueurs soudaines, des inspirations de génie, une conception héroïque, des facultés d'invention, que depuis longtemps ont perdues les nations dans la force de l'âge. Et celles sur le déclin, les civilisations byzantines? Voyez ce chef branlant, cette démarche hésitante, ces béquilles: la règle, la tradition, le convenu, elles ne veulent sortir de là. Tant pis pour celui qui ne comprend plus la jeunesse, et qui ne daigne pas regarder les aurores intellectuelles!

L'enfant était tout printemps, tout espérance. Mais l'homme fait tient-il les premières promesses? De tout ce qu'il eût pu devenir, qu'a-t-il réalisé?—La moindre partie... Cependant il n'y a pas mis de mauvaise volonté, et, le plus souvent, il n'y a pas de sa faute. Qui reprocherait à l'arbre de n'avoir pas mené à fruit chacune de ses fleurs? La pente même des facultés oblige à se spécialiser; les progrès incessants de la division du travail parquent le travailleur dans un coin toujours plus étroit; les exigences de la production, les cruelles nécessités de la vie encastrent le prolétaire au bout d'une manivelle, le réduisent à une seule fonction, hypertrophiant un membre pour atrophier les autres, aiguisant une faculté pour débiliter l'être entier. Aussi n'hésitons-nous pas à affirmer qu'en nombre de tribus, dites sauvages, l'individu moyen n'est inférieur, ni moralement, ni intellectuellement, à l'individu moyen dans nos États dits civilisés. Non pas que, reprenant la thèse de Jean-Jacques, nous exaltions «l'enfant de la Nature» pour rabaisser d'autant l'homme, produit cultivé. Nous aimons, nous admirons l'enfant, sans pour cela le déclarer supérieur à l'adulte. Jamais l'instinct, tout sagace et ingénieux, tout prime-sautier qu'il soit, n'atteindra la compréhension vaste et lumineuse des choses que la raison élabore silencieusement et sûrement. La poésie elle-même ne peut s'élever jusqu'à la sublimité de la science; fauvette ou rossignol, elle ne pourrait aborder les régions où plane l'aigle de haut vol, aux ailes de puissante envergure.


Ces études sont faites, pour la plupart, sur les renseignements que les voyageurs et missionnaires donnaient, dans la première moitié du siècle, sur des pays et tribus dont l'état social a été, depuis, profondément modifié. L'afflux des commerçants et des industriels déborde irrésistiblement, envahit des plages, qui, hier encore, étaient inconnues. Pourtant nous parlons au temps présent, soit pour suivre nos auteurs, soit pour éviter de fastidieuses réserves. Nous avions nos doutes sur l'existence actuelle d'un fait que les dernières relations montraient en vigueur. Fallait-il à des observations précises substituer nos probabilismes et possibilismes? Nous avons dû en prendre notre parti, et nous prions le lecteur d'en faire autant. En thèse générale, ces populations n'ont été décrites que par leurs envahisseurs, et ceux qui pouvaient le moins les comprendre. Tels, le royaume des Incas, et l'empire de Montézuma, entrevus au moment où ils allaient disparaître. Tel encore, au dégel, le flocon de neige, qui se désagrège et s'évanouit, avant que le regard en ait discerné la forme géométrique. Des primitifs, il n'y en a plus guère; bientôt, il n'y en aura plus.


Nous n'avons pas voulu portraiter en pied chacune de nos individualités ethniques: il eût fallu des volumes et d'innombrables répétitions. Nous avons préféré ne donner que des renseignements succincts, sauf à développer plus en détail, ici, une coutume, là, une institution. Chasseurs, pêcheurs, bergers, agriculteurs rudimentaires, mariages singuliers, obsèques extraordinaires, initiations, pratiques de magie... Si le public accueille favorablement cette première série d'études, nous ne tarderons pas à lui en offrir une seconde.


LES PRIMITIFS


LES HYPERBORÉENS

CHASSEURS ET PÊCHEURS

LES INOÏTS ORIENTAUX

L'ultima Thule, le point le plus septentrional de notre hémisphère qui soit habité l'année durant, est le village d'Ita, sur la côte du Smith Sound, baie de Baffin, par les degrés 78, latitude nord, et 79, longitude ouest, méridien de Greenwich. Les Itayens sont les premiers ou les derniers des hommes, comme on voudra. Ils rayonnent dans leurs expéditions de chasse jusqu'à l'extrémité méridionale du glacier Humboldt, un peu au delà du 79e degré; or, à partir du 80e, la ligne des neiges éternelles tombe plus bas que les collines et descend jusqu'au niveau même de la mer. Toute végétation disparaît; on ne rencontre plus que de rares abris, simples camps d'été, visités de loin en loin. Feilden, un des compagnons de l'héroïque expédition Markham, qui eut l'honneur de planter son drapeau à 740 kilomètres du pôle Nord, estime que «les indigènes n'ont jamais dépassé le Cap-Union. Même en juillet et août, le littoral serait trop pauvre pour fournir à la subsistance d'une poignée d'Esquimaux errants, et quant à une résidence d'hiver, il ne peut en être question[1]. Le point le plus septentrional où on ait reconnu quelque évidence du séjour est le cap Beechey, par le 81° 54' latitude nord. Le naturaliste de la mission Markham y recueillit la carcasse d'un grand traîneau, une lampe de stéatite, un racloir à neige, fait d'une dent de morse, débris probables de quelque expédition. Au delà de ce parallèle, aucun de nos semblables n'a vécu sans doute. Les Inoïts ne poussent pas leurs courses plus loin[2]

[1] A.-H. Markham, la Mer Glacée du pôle.

[2] Nares, Voyage à la mer Polaire.

Déjà Hudson, avec son navire à voiles, avait pénétré en 1607 jusqu'à près du 82e degré. Parry, avec son voilier, toucha, en 1827, la latitude 82° 45'. Nares, avec son vapeur, n'atteignit que 82° 16', et avec son traîneau 83° 20'. Il y a lieu de s'étonner que les modernes, avec toutes les ressources de la science et de l'industrie, aient pu à peine dépasser les premiers navigateurs[3].

[3] Tyson.

Grande était la distance qui séparait nos climats tempérés de ces régions glacées. Nous allâmes aux Esquimaux et les reconnûmes de suite pour être des hommes, mais ils nous prirent pour des revenants. Depuis les siècles qu'ils vivaient dans leurs plaines neigeuses, ils croyaient peut-être, à part quelques Indiens, habiter seuls le monde; ils ne connaissaient pas l'existence des Européens, même par les ouï-dire qui se transmettent de proche en proche. Quand le vaisseau de Ross aborda leurs parages en 1818, les braves Itayens se figurèrent avoir été envahis par des fantômes; illusion fort naturelle que d'autres sauvages, les Australiens notamment, eurent en semblable occasion. En effet, le navire, avec ses grandes voiles blanches qui apparaissait sur l'horizon, à la ligne où les profondeurs du ciel se déversent dans les abîmes de l'Océan, que pouvait-il être, sinon un monstre ailé descendant de l'empyrée? Et qu'étaient les êtres fantastiques qu'il portait sur son dos et dans son ventre, sinon des revenants, des revenants en visite? Les sorciers n'enseignaient-ils pas que les morts habitent la Lune, où ils trouvent en abondance du bois et toutes choses bonnes à manger? Les premiers Inoïts ou Esquimaux qui montèrent à bord tâtaient les planchers, tâtaient tout ce qu'ils approchaient, mâts, barques et rames, et tout émerveillés se chuchotaient avec des airs mystérieux: Que de bois il y a dans la lune, que de bois[4]!

[4] Ross, Relation, etc.

Après Ross apparurent le Nordstern, envoyé à la recherche de Franklin, puis Kane, en 1853-1855, et six années plus tard, Hayes. L'isolement de cette station extrême au globe est moindre depuis que des vapeurs courent la baleine. De temps à autre, une bande d'Esquimaux descend au Cap York et s'y rencontre avec des équipages. Un système d'échange s'établit dans ces parages; de la quincaillerie et autres articles sont donnés pour de l'huile, des peaux d'ours et de phoques. On assure que de tout temps les Indiens ont fait avec les Hyperboréens quelque petit commerce de troc[5].

[5] Bancroft, Native Races.

Dans l'automne 1873, une partie de l'expédition scientifique allemande, qui avait été rejetée dans le Smith-Sound, hiverna parmi les Itayens et ne les quitta que l'été suivant. M. Bessels, qui faisait partie de cette expédition, eut tout loisir pour étudier de près cette population presque inconnue jusqu'à lui et ne faillit pas à l'heureuse occasion.

Nous ne regrettons qu'une chose, c'est que son récit soit si court. Néanmoins, nous le prenons pour autorité principale, et Ita pour quartier-général. Nous élargirons le cadre par divers renseignements sur les autres Inoïts du pôle, et nous nous étendrons sur les Aléouts à l'extrémité occidentale du continent américain. De la sorte, nous nous formerons une idée tolérablement complète de la race esquimale, faisant comme le botaniste qui, ayant à décrire une espèce comprenant une multitude de variétés peu distinctes, fait choix des deux plus dissemblables, et néglige les intermédiaires.


Le paysage arctique est partout semblable au paysage arctique. Les sublimes horreurs de ce

Gouffre d'ombre stérile et de lueurs spectrales[6],

il faut les avoir vues pour oser les décrire. Nous empruntons les lignes qui suivent, à plusieurs voyageurs, parmi lesquels l'infatigable Petitot:

[6] Leconte de Lisle, Poèmes Barbares.

«Des montagnes de glace, des plaines de glace, des îles de glace. Un jour de six mois, une nuit de six mois, effrayante et silencieuse. Un ciel incolore où flottent, poussées par la bise, des aiguilles de givre; des amoncellements de rochers sauvages, où nulle herbe ne croît; des châteaux de cristal qui s'élèvent et s'effondrent, avec d'horribles craquements; un brouillard épais, qui tantôt descend comme un suaire et tantôt s'évanouit en montrant aux yeux épouvantés de fantastiques abîmes.

«Pendant ce jour unique, le soleil fait resplendir la glace d'un éclat aveuglant. Sous ses tièdes rayons, elle se fend et se divise; les montagnes s'émiettent en débris, les plaines craquent et se séparant en tronçons qui se heurtent avec des bruits sinistres et des détonations inattendues.

«La nuit, une nuit éternelle, succède à ce jour énervant. Au milieu des ténèbres on distingue des fantômes immenses, qui se meuvent lentement. Dans cet isolement profond que toute obscurité porte avec elle, l'énergie du voyageur, sa raison même, ont à subir d'étranges assauts. Le soleil est encore la vie. Mais la nuit, ces mornes déserts apparaissent comme des espaces chaotiques: aux pieds des précipices qu'on ne peut mesurer, des escarpements se dressent tout autour; les longs hurlements de la glace remplissent d'épouvante.

«Apparaît la fantasmagorie sanglante de l'aurore boréale: le ciel noir s'éclaire d'une immense lueur. Un arc plus vif s'arrondit sur un fond de flamme; des rayons jaillissent, mille gerbes s'élancent. C'est une lutte de dards bleus, rouges, verts, violets, étincelants, qui s'élèvent, s'abaissent, luttent de vitesse, éclatent, se confondent, puis pâlissent. Dernière féerie, un dais splendide, la «couronne», s'épanouit au sommet de toutes ces magnificences. Puis les rayons blanchissent, les teintes se dégradent, s'évaporent, s'évanouissent.»

«La lumière arctique, Protée aérien, revêt mille formes, se déploie en combinaisons merveilleuses: brillante couronne terrestre ou aigrettes innombrables, semblables aux feux Saint-Elme se jouant à la cime des mâts, zones d'or capricieusement ondulées, serpents livides aux reflets métalliques qui glissent silencieusement dans les profondeurs des espaces; arcs-en-ciel concentriques; coupoles splendides et diaphanes qui illuminent le ciel ou tamisent la lumière sidérale; nuées sanglantes et lugubres, bandes polaires longues et blanches qui s'étendent d'un bout à l'autre de l'horizon; frêles et incertaines nébuleuses suspendues comme un voile de gaze...»

Autres phénomènes, autres tableaux non moins étranges:

«C'est le radieux parhélie, tantôt segmentaire, tantôt équipolé; le plus souvent avec deux ou trois faux soleils, quelquefois avec quatre, huit et même seize spectres lumineux qui deviennent les centres d'autant de circonférences; parfois horizontal il entoure le spectateur d'une multitude d'images solaires, le transporte comme sous un dôme illuminé par des lanternes vénitiennes... Une lune, qui ignore son coucher, transforme en jour les longues nuits du solstice d'hiver, se multiplie par le parasélène, et quatre ou huit lunes se lèvent à l'horizon.

«Ces nuits si calmes et silencieuses que les battements du cœur deviennent audibles, ces nuits sont embellies par la fantastique décoration de la lumière se jouant à travers les frimas. Pyramides de cristal, lustres éblouissants, prismes, gemmes irisées, colonnes d'albâtre, stalactites à l'aspect saccharin et vitreux, entremêlés de guipures et festons, de dentelles immaculées. Arcades, clochetons, pendentifs, pinacles, la lune caresse de ses rayons mystérieux une architecture de glace et de neige, d'escarboucles, de pierres précieuses. Pays de fées et de songes.

«La vapeur expirée se condense en nodules glacés qui se heurtent dans l'air dense avec des bruits singuliers, rappelant le bris de branchilles, le sifflement d'une baguette, ou le déchirement d'un papier épais. Quelquefois, un éclair subit et sans détonation annonce la fin d'une aurore boréale, d'un orage magnétique dont le foyer est placé en dehors de la vue; des grondements de tonnerre avertissent qu'un lac est proche dont les sources font dilater la glace. Entendez-vous cette conversation? Percevez-vous ce tintement des clochettes à chiens, ces claquements de fouet répercutés? Vous pensez que ces bruits retentissent tout près; mais les instants et les heures se passeront avant que vous ayez vu arriver les personnes dont une lieue ou deux vous séparaient, Et cependant, un coup de fusil tiré à vos côtés n'a pas plus ébranlé l'atmosphère que si vous eussiez brisé une noix...

«C'est le mirage avec ses fantômes de rives, ses montagnes renversées, ses arbres qui marchent, ses collines qui se poursuivent, ses dislocations de paysage, ses fantasmagories kaléidoscopiques, de prétendus bouleaux au-dessus de verts gazons... Des colonnes de fumée qui s'élèvent dans le brouillard donnent l'illusion d'un campement. Et sur la mer des troncs d'arbres, venus on ne sait d'où, s'enflamment par le frottement violent des glaces.»

Partout du froid. Voici comment en parle un malheureux de la Jeannette:

«Enfin l'hiver sévit dans toute sa rigueur. Le thermomètre descend à 52 degrés. Notre abri disparaît sous quatorze pieds de neige; des vents impitoyables, chargés de grêlons aigus, nous forcent à verser jour et nuit le charbon et l'huile dans les deux poêles qui conservent un peu de chaleur à notre sang.

«Je fis glacer du mercure et le battis sur l'enclume. Notre eau-de-vie, congelée, avait l'aspect d'un bloc de topaze. La viande, l'huile et le pain se divisaient à coups de hache. Josué oublia de mettre son gant droit. Une minute après sa main était gelée. Le pauvre diable voulut tremper ses doigts inertes dans de l'eau tiède. Elle se couvrit aussitôt de glaçons. Le docteur dut couper le membre de notre infortuné compagnon, qui succomba le lendemain.

«Vers le milieu de janvier, une caravane d'Esquimaux vint nous demander quelques poissons secs et de l'eau-de-vie. Nous joignîmes du tabac à ces présents, qui furent acceptés avec des larmes de joie. Le chef, vieillard débile, nous conta que, le mois précédent, il avait mangé sa femme et ses deux garçons.»

Un autre voit les choses du bon côté:

«Ce froid, plus terrible que le loup blanc et que l'ours gris, ce froid qui saisit sa victime à son insu, instantanément, mortellement, ce froid active et purifie le sang, ravive les forces, aiguise l'appétit, favorise les fonctions de l'estomac, et le rend le meilleur des calorifères; il endort la douleur, arrête l'hémorragie. Si tant est qu'il nous frappe, c'est en envoyant le sommeil; il donne la mort au milieu des rêves. Ce froid intense, si sec et pur, suspend la putréfaction, détruit les miasmes, assainit l'air, en augmente la densité; il purifie l'eau douce, distille les eaux amères de l'Océan, et les rend potables; il transforme en cristaux le lait, le vin et les liqueurs, permet de les transporter; il remplace le sel dans les viandes, la cuisson dans les fruits, dont il fait des conserves économiques et durables; il rend comestibles la viande et le suif crus; il étanche les marais et lagunes, arrête le cours des maladies, révèle aux chasseurs la présence du renne en l'entourant de brouillards. La soie, le duvet, les plumes s'attachent aux doigts comme s'ils étaient enduits de glu, les copeaux adhèrent au rabot. La chevelure s'ébouriffe sous le peigne, se hérisse et s'agite avec des crépitations. On ne peut revêtir des fourrures, se couvrir d'une simple couverture de laine, sans faire jaillir de ces peaux, de cette laine, de ces mains, du corps, des étincelles accompagnées de pétillements...»


Plusieurs ont voulu que la race des Inoïts fût la plus arriérée et la plus grossière de notre espèce. Cette distinction a été généreusement accordée à tant de hordes, peuplades et nationalités qu'elle a cessé d'avoir aucune importance; elle n'est plus qu'une figure de rhétorique, une simple manière de dire que les gens sont peu connus. Chaque explorateur représente les sauvages qu'il a observés, comme des brutes et des ignares. Se prenant pour mesure de l'entière humanité, il ne trouve aucune expression trop forte pour indiquer la distance entre eux et lui.

Quoi qu'il en soit, nul peuple n'est plus curieux que celui des Inoïts. Aucune race n'est moins mélangée, plus homogène et nettement caractérisée. Cependant, elle est répandue par une longueur de 5 à 6,000 kilomètres, sur un territoire qui s'étend du tiers à la moitié de la circonférence terrestre, prise au 67° 30' de latitude. Morton, en 1849 déjà[7], faisait des Esquimaux et autres races polaires une seule famille, celle des Mogolo-Américains, à laquelle appartiennent: le Groenland avec ses millions d'hectares sous neige, le vaste Labrador, l'immense fouillis d'îles et péninsules, connu sous les noms de terres de Baffin, Melville, Boothia, Victoria, Wollaston, Banks, Parry, Prince Albert. Plus, toute l'extrémité N.-O. du continent américain. Plus, l'archipel Aléoute. S'y rattachent à divers degrés, d'Alaska et la Reine Charlotte jusqu'à Vancouver, les Thlinkets[8], Koloches[9], Kouskowins, Haidas, Ahts et autres tribus du littoral, lesquelles s'indianisent à mesure qu'elles s'avancent vers le midi. Rink, Dallas et Friedrich Mueller n'hésitent pas à gratifier la race esquimaude des longues côtes qu'habitent les Tchouktches, Korjaks, Tschoukajires, quelque mélangés qu'ils soient avec des hordes asiatiques. Pour faire bref, nul ne contestera l'opinion de Latham:

[7] Crania americana.

[8] Ou Klingits.

[9] —Koljoutches, ou Koltchones.

«Les Esquimaux occupent une position géographique qui leur vaut une importance exceptionnelle. De leur affinité plus ou moins marquée avec plusieurs autres familles humaines dépend la solution de quelques problèmes ethnologiques de premier ordre.»

Ni celle de Topinard[10]:

[10] Anthropologie.

«En Asie, les peuples ont été brassés de l'Orient à l'Occident, et de l'Occident à l'Orient, d'une façon si prodigieuse que la race la plus caractéristique doit être recherchée au delà du Pacifique, dans les mers polaires.»

Quoi que nous pensions des problèmes relatifs à l'origine et à la parenté des hommes, il est certain que les Esquimaux sont en majeure partie le produit de leur climat; le milieu impliquant une nourriture, une demeure et des coutumes appropriées.

Facilement on exagérerait la superficie de pays que détiennent ces Hyperboréens, comme ils sont souvent appelés, si on ne réfléchissait que sur le continent américain leur habitat n'est qu'en façade, occupant une lisière large de vingt à trente kilomètres, laquelle ne gagne 75 ou 80 kilomètres à l'intérieur que le long de certains fleuves, tels que le Youkon et le Mackenzie, dont il ne dépasse pas la partie maritime. Pour ce motif, M. Dall proposait de donner le nom d'Orariens[11], à l'ensemble des lignées inoïtes. En dehors de cette étroite lisière, dans la forêt commencent les Peaux-Rouges, leurs ennemis mortels, qui leur font une guerre d'extermination. Cette animosité, de savants anthropologistes ont voulu l'expliquer «par la différence des sangs[12]». S'il fallait en croire les Indiens, leur haine aurait un autre motif. Ils ne sauraient pardonner à l'Esquimau le crime de manger cru son poisson. D'où les noms abénaqui d'Eski mantik[13], et adjibeouai d'Ayeskiméou, qui, appliqués d'abord aux Labradoriens, ont été peu à peu étendus à l'ensemble des tribus hyperboréennes. Il nous paraît plus logique d'attribuer à cette inimitié, qui par moments prend des dehors religieux, à une cause toujours actuelle, toujours efficace; celle de la concurrence vitale: les uns et les autres se disputent la proie qu'ils mangent crue ou vivante. L'Indien n'est pas exclusivement chasseur, il ne se prive pas de harponner le saumon. De leur côté, les Inoïts savent courir l'ours, le cerf, le coq de bruyère. Dans l'Alaska, ils se distinguent en «gens de terre» et «en gens de bateaux», selon le genre de vie auquel ils s'adonnent de préférence.

[11] D'ora, rive.

[12] Von Klutschak.

[13] Charlevoix, le premier, indiqua cette dérivation dans son Histoire de la Nouvelle-France. Autres noms: Hoshys, Suskimos.


Fermés au reste du monde par leur barrière de frimas, les Esquimaux sont, plus que tout autre peuple, restés en dehors des influences étrangères, en dehors de notre civilisation qui brise et transforme ce qu'elle touche. La science préhistorique a vite compris qu'ils lui offraient un type intermédiaire entre l'homme actuel et l'homme des temps disparus. Quand on entra chez eux pour la première fois, ils étaient en plein âge d'os et de pierre[14], tout comme les Guanches quand on les découvrit; leur fer et leur acier sont d'importation très récente et presque contemporaine. Les Européens de la période glaciaire ne sauraient avoir mené une vie très différente de celle que mènent aujourd'hui les Inoïts dans leurs champs de neige. Comme on vit maintenant au Groenland et au Labrador, on vivait jadis à Thayingen, à Schussenried, à la Vézère. Les Troglodytes des Eyzies ont émigré aux entours de la baie de Hudson; avec le retrait successif des glaces, et toujours à la poursuite du renne, ils se sont rapprochés du pôle. Telle est notamment l'opinion de Mortillet[15], d'Abbott[16] et de Boyd Dawkins, qui tiennent les Esquimaux pour les descendants directs des troglodytes magdaléniens. En tout cas, disent-ils, si on introduisait dans les cavernes de la Dordogne des objets de provenance esquimale, on ne saurait les distinguer de ceux laissés par les autochtones.

[14] Nordenskiold, Voyage of the Vega.

[15] Bulletin de la Société anthropologique, 1883.

[16] American Naturalist, 1877.

A ses études géologiques sur le New-Hampshire, Grote donne pour conclusion que, dans la région des White Mountains ou Montagnes Blanches, le retrait des glaciers remonte à une décade de siècles environ, et que l'ancêtre des Esquimaux prit possession du sol à mesure que la neige reculait, et après elle les troupeaux de rennes. Résultat qu'il faut mettre en regard de celui auquel arrive Bessels: après de soigneuses mensurations, il affirme que le type cranien des Inoïts n'est autre que celui des Mound Builders, ou constructeurs de tumulus, population disparue, qui jadis éleva les gigantesques terrassements figurés qu'on a retrouvés en plusieurs localités des États-Unis.

Quelques auteurs avancent que, jadis, les Esquimaux avaient rempli l'Amérique polaire de leurs stations de chasse et de pêche, et que même ils ont dominé dans les pays qui devinrent le Canada, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et la Nouvelle-Angleterre, d'où ils furent délogés par les premiers Hurons, Iroquois et Algonquins.

Une science moins incomplètement renseignée prononcera sur ces assertions. Plusieurs savants les estiment déjà suffisantes pour résoudre la question si difficile du peuplement de l'Amérique. Ils affirment que tout le continent occidental, depuis le cap Golovine jusqu'au détroit de Magellan, a dû ses habitants à une seule et même race esquimoïde. Toujours est-il que les races des Inoïts et Peaux-Rouges, malgré la haine qui les divise, se trouvent rapprochées par des types intermédiaires dans la vaste Alaska et la Colombie britannique. Et du côté de l'Asie, les voyageurs enclins à remarquer les ressemblances plutôt que les dissemblances, ne manquent pas de constater que l'Inoït verse, par transitions insensibles, dans le Yakoute et le Samoyède.


Qui ne connaît la physionomie esquimaude? Gros tronc sur jambes courtes, extrémités remarquablement petites, doigts pattus, chairs molles. Crâne essentiellement dolichocéphale[17]. Tête grosse, pommettes saillantes, figure large, pleine et joufflue, cheveux noirs, longs, durs et raides, nez écrasé. Un voyageur a dit plaisamment que sous ces latitudes une race à nez romain n'eût pu se maintenir[18]: trop souvent la protubérance munie de l'appareil olfactif eût gelé et fût tombée, tandis qu'un nez plat est moins exposé. Les traits du visage, et en particulier les yeux, offrent une ressemblance marquée avec ceux des Chinois et des Tartares[19]. La peau, nuancée de jaune noirâtre, recouverte d'une couche huileuse de crasse, est au toucher d'un froid désagréable. L'hiver lui donne un teint très clair, presque européen, mais, au premier printemps, elle brunit et noircit, par une mue, dirait-on. Tout malpropre qu'elle soit, leur figure ouverte et bonasse impressionne favorablement l'étranger. La moyenne des Inoïts oscille entre 1m,5 et 1m,7[20].

[17] On les a même appelés scaphocéphales: ceux dont la boîte cranienne est en forme de bateau.

[18] F.W. Butler, The Wild North Land.

[19] Lubbock, l'Homme avant l'histoire.

[20] Fr. Mueller, Allgemeine Ethnographie.

Le nom des Esquimaux, ou Mange-Cru, n'est qu'un sobriquet, avons-nous vu. Eux-mêmes se titrent d'Inoït, mot qui signifie l'homme. Car, sous toutes les latitudes, les sauvages s'octroient cette appellation flatteuse entre toutes. Du Tschouktche au Dinné, au Canaque et à l'Apache, il n'est barbare qui, en bonne conscience, et avec une conviction parfaite, ne s'attribue la qualité d'homme par excellence. Toutefois, comme les voisins en font autant, force a été de distinguer entre ces «hommes» et ces «hommes». Et ils ont pris des désignations spéciales, telles qu'Hommes-Corbeaux, Hommes-Loups, Hommes-Renards.

Parmi les plus naïfs, nous pouvons compter les Koloches, variété de la race esquimaude, lesquels croient former à eux seuls une bonne moitié de la terre, habitée premièrement par les Koloches, et en second lieu par les non-Koloches. Les anciens Beni Israël ne connaissaient non plus que deux pays au monde: la Terre Sainte, la leur, et le reste des contrées habitables ou inhabitables, toutes profanes et souillées. La cosmogonie esquimaude raconte que Dieu,—c'était un Groenlandais nommé Kellak,—pétrit d'une motte de terre le premier homme et la première femme. Il s'essaya sur Kodliouna, l'homme-blanc, mais, gauche comme un débutant, il le rata, ne lui donna pas le phoque. Dès la seconde tentative, il trouva la perfection, et créa l'homme, le vrai, à savoir l'Inout ou Inoït.

Au Smith-Sound on trouva des gens qui n'en savaient pas tant. Ils parurent fort étonnés d'apprendre que leur tribu n'est pas la seule au monde.


Les Inoïts, disions-nous, sont distribués sur une bande de terrain démesurément longue, mais sans profondeur. Leurs campements sont séparés par des espaces déserts et désolés, distants de 15, de 30 et même de 150 kilomètres. Ils hivernent toujours à la même place. Si le patriotisme est une vertu, ils la possèdent au plus haut point. Jamais paysage avec bosquets verdoyants, moissons jaunissantes, saules se mirant dans la rivière aux flots argentins, ne fut plus aimé que ces champs de neige et ces collines de glaces, que ces buttes raboteuses et ces banquises sous un ciel inclément. L'Esquimau s'est fait si bien à son entourage qu'il ne pourrait s'en passer; il ne saurait même vivre ailleurs, tant il s'est identifié avec la nature qui l'environne. Cependant il voyage quelque peu. En été, il se déplace, vaque à ses expéditions, portant sa tente avec lui ou plutôt la faisant porter aux chiens attelés à son traîneau, chiens de race particulière[21], plus grande que celle des Pyrénées ou des Abruzzes; elle n'aboie pas, mais hurle horriblement[22]. Il l'a façonnée à son usage par des coups de fouet assénés pendant de longs siècles. Le chien est à l'Esquimau ce que le renne est au Lapon et au Samoyède, le chameau au Touareg, le cheval au Bédouin et au Tartare: le grand moyen de locomotion, l'inséparable compagnon, et, en désespoir de cause, le dernier aliment.

[21] Curtis, Philosophical Transactions, t. LXIV.

[22] Butler, The Wild North Land.

Toute une bande de chiens est attachée au traîneau. On n'aurait jamais fouet assez long pour atteindre ceux de volée. Que fait-on s'il faut aller vite? Le conducteur applique une vigoureuse cinglée au dernier chien, qui, méchant et hargneux,—c'est son métier d'esclave,—ne veut pas qu'il en cuise à lui seul. Ne pouvant se retourner pour mordre, par un coup de dent il se venge dans la chair la plus proche; d'arrière-train en arrière-train, en un rien de temps, tous ont été mordus, et le traîneau file rapidement par la neige, au milieu des protestations, grognements et hurlements. Quoi de plus humain! Et le «char de l'État», comment avance-t-il?

Le soir venu, on attache le roi de chaque meute près de son traîneau; sujets et sujettes l'entourent, se couchent à ses pieds. Cette soumission, résultat de la fatigue et de l'épuisement, n'est qu'intermittente. Les monarques de la gent cynique ont fort à faire pour gouverner leurs vassaux; les femelles surtout sont d'humeur vagabonde. Les mâles tirent sur la corde, grognent, froncent les babines, impatients de l'heure où ils pourront se mesurer avec leurs rivaux. Chacun gagne son rang de haute lutte. Une longue suite de combats établit la suprématie du plus robuste et du plus hardi; encore cette autorité n'est-elle pas longtemps respectée. D'un jour à l'autre éclatera une révolution fomentée par quelque ambitieux, qui s'aperçoit que les forces du maître diminuent par l'âge ou par toute autre cause. Ces chiens aiment le tumulte; la bataille est l'idéal de leur existence. Pour la discipline à maintenir parmi le beau sexe, on s'en remet aux dents de la reine favorite, qui, sauf les cas de jalousie, exerce ses prérogatives avec assez de jugement; le plus souvent, le roi se soumet sans protestation lorsque la souveraine fait mine de se fâcher[23].

[23] Nares, Voyage à la mer polaire.


Selon les autorités que l'on consulte, on entend dire que les Esquimaux voyagent peu et qu'ils voyagent beaucoup. Assertions qui cesseraient d'être contradictoires, si, au lieu de s'exprimer d'une façon générale, on avait mentionné chaque fois le nom particulier de la tribu dont il s'agissait. Les uns affirment que les Inoïts ont un centre d'échanges entre l'estuaire du Mackenzie et celui de la rivière du Cuivre. D'autres, niant que ces échanges soient assez actifs pour mériter le nom de commerce, racontent que les Groenlandais et les Labradoriens ignoraient avoir des frères au détroit de Béring. On serait donc porté à croire que les accidents locaux, que les particularités traditionnelles différencient profondément ces peuplades qui, depuis temps immémorial, se perpétuent chacune dans son petit coin. Mais on est étonné d'apprendre que du Groenland au Labrador, et du Labrador à l'archipel aléoute, et de là chez les Tchouktches, les mœurs se distinguent seulement par d'insignifiants détails; que, par leurs grandes lignes, les croyances et superstitions se confondent; que l'entière Esquimaudie est un immense canton. Cela s'explique: les habitants sont dominés par les deux plus grands facteurs de l'existence, le climat et la nourriture, dont les conditions s'imposent d'une façon à peu près égale. Tous éprouvent les mêmes besoins et recourent aux mêmes moyens de les satisfaire; ils vivent d'une même vie, mi-terrestre, mi-marine, se nourrissent des mêmes poissons, attrapent le même gibier par les mêmes trucs, les mêmes ruses. Sous ces latitudes, l'existence n'est possible que par l'observance stricte et rigoureuse de certaines obligations, très rationnelles après tout; il faut les accepter sous peine de mort, et on s'y conforme sans qu'il en coûte. L'habitude est une seconde nature.


En dehors des êtres de son espèce, les Inoïts ne connaissent que la Grande Baleine, que Martin l'Ours, que le sire Morse, que le seigneur Phoque, que le vieux Loup, et ces autres importants personnages: renards, lièvres, loutres et otaries. Ils les chassent et pourchassent, les tuent et mangent, mais tâchent de leur faire oublier ces mauvais procédés en leur prodiguant les témoignages d'honneur et de respect; du reste, ils les admirent sincèrement, et en mainte occasion les prennent pour modèles. N'étaient le phoque et le morse, ils n'arriveraient pas à vivre. Le premier est, avec du poisson, le fond de leur alimentation générale, mais le second, sur nombre d'îles et presqu'îles, fait leur seule nourriture pendant plusieurs semaines. Une famine affreuse ravage les populations quand les morses[24] s'absentent, et que des hivers exceptionnellement rigoureux dressent des barrières de glace à travers certains passages, comme il advint en 1879-1880, alors que des villages entiers furent emportés jusqu'au dernier habitant, notamment en l'île Saint-Laurent[25], dans les eaux d'Alaska, à mi-route entre l'ancien et le nouveau continent. Le morse et les phoques[26] rendent à l'Inoït les mêmes services qu'au Polynésien le cocotier, à l'Australien le kangourou et la xantorrhée; ils le nourrissent, l'habillent, passent en sa personne et sur sa personne, le chauffent et l'éclairent, tapissent sa hutte à l'extérieur et à l'intérieur. Avec la peau il construit ses bateaux et barques: Kayaks, oumiaks, baïdarkas; avec les intestins il se confectionne des surtouts; avec les os il fabrique toutes sortes d'armes et d'outils; l'ivoire du morse constitue la principale valeur d'échange. L'Esquimau relie l'homme au phoque, il a de cet animal, amphibie lui aussi, les habitudes, le caractère, l'apparence, et même la physionomie; ce n'est pas étonnant, puisque sur lui se dirigent constamment sa pensée et son désir. Il avoue avoir construit sa maison d'hiver sur le modèle que le phoque lui a donné dans son iglou. L'un comme l'autre est trapu, tout en tronc, vorace, mais gai, familial, avec de grands yeux doux et intelligents. A première vue, on n'a pas haute opinion de ces lourdes masses, mais en les observant de près, on s'étonne de leur voir tant de jugement et si bon caractère. Il est à noter que l'animal a l'amour plus jaloux que son compatriote humain:

[24] Trichechus Rosmarus.

[25] Autrement dite Eivugen.

[26] Phoca vitulina, grypus grœnlandica, etc.

«Au premier printemps les femelles sortent de la mer, et les mâles se trouvent sur le rivage pour les recevoir. Ils les saluent en soufflant l'air par les naseaux, faisant un bruit terrible, signal de bataille. Ces monstres se soulèvent sur leurs nageoires, engagent une mêlée générale, dans laquelle les dents formidables de leur large gueule font de terribles blessures. Couchées entour, les femelles sont les spectatrices du combat dont elles sont le prix; celui qui restera vainqueur sera leur époux, exerçant autorité absolue et se démenant avec fierté. Cependant, son domaine est sujet aux invasions; les frontières sont souvent franchies par de petits détachements; les mâles qui avaient été écartés une première fois, rôdent aux environs, font des signaux que met à profit quelque femelle légère, tandis que le seigneur et maître est ailleurs occupé. S'il s'aperçoit du manège, il gronde d'une voix furieuse, se précipite sur son rival, et s'il ne peut l'atteindre, tombe sur l'infidèle, lui laisse de cuisants souvenirs. Néanmoins sa domination est rarement de longue durée, un des vaincus rentre en lice et l'évince à son tour[27]

[27] Malte-Brun, Nouvelles Annales des Voyages, 1855.

C'est aussi une physionomie originale que celle de l'Ours polaire[28]; si gauche d'apparence et pourtant si adroit en tout ce qu'il entreprend; une fine et astucieuse tête de renard sur un grand corps dégingandé; son épaisse fourrure est un sac à malices. Sa chair fraîche est délicate, mais des plus indigestes, aussi la laisse-t-on attendre, si la faim le permet; quant à son foie, il passe pour un poison très dangereux, ce qui le fait rechercher par les sorciers. Les Inoïts reconnaissent Martin comme leur maître dans la chasse au phoque, racontent merveilles de son savoir-faire. Du haut d'un rocher où il a grimpé sans se laisser apercevoir, il guette les morses et veaux marins qui s'ébaudissent sur la plage. Que l'un arrive à portée, il lui cassera la tête avec une grosse pierre ou des blocs de glace lancés avec force et adresse[29]. Martin parle phoque, flatte et fascine la pauvre bête qui pourtant devrait le connaître de longtemps, il l'endort par une incantation dont les Inoïts ont surpris le secret et qu'ils répètent aussi exactement qu'il leur est possible. On pourrait croire que nous exagérons. Citons un témoin oculaire, le véridique Hall:

[28] Ursus maritimus, Thalassarctos polaris.

[29] Nature, 1883, J. Rae.

«Coudjissi «parlait phoque». Couché sur le côté, il se poussait en avant par une série de sautillements et reptations. Dès que le phoque levait la tête, Coudjissi arrêtait sa progression, piaffait du pied et de la main, mais parlait, parlottait toujours. Et alors, le phoque de se soulever un peu, puis, nageoires frémissantes, de se rouler comme en extase sur le dos et sur le flanc, après quoi sa tête retombait comme pour dormir. Et Coudjissi de se pousser à nouveau, de se glisser, jusqu'à ce que le phoque relevât encore la tête. Le manège se renouvela plusieurs fois. Mais Coudjissi s'approchant trop vivement, le charme fut rompu, le phoque plongea et ne fut plus revu. «I-ie-oue!» fit le chasseur désappointé. Ah! si nous savions parler si bien que l'ours[30]

[30] Hall, Life with the Esquimaux.

Si le phoque, si l'ours devaient croire ce qu'on leur chante, les «mots qu'on leur parle», les prendre, les tuer, les écorcher, les manger, ne seraient que détails accessoires, formalités obligées pour fournir aux Inoïts l'occasion de les approcher, de leur présenter les hommages les plus sincères et respectueux. Cependant le chasseur qui a fait le coup se tient généralement renfermé dans sa hutte pendant un ou plusieurs jours, suivant l'importance de l'animal abattu. Il craint le ressentiment de sa victime. Mais, comme il est toujours des accommodements avec les pouvoirs de l'autre monde, si le temps presse et que la chasse donne, il sera licite d'additionner les pénitences encourues, et de faire toutes les expiations en bloc ou par série, en semaine plus opportune. En attendant, on hisse, au plus haut des perches qui soutiennent l'iglou, la vessie de l'ours, poche dans laquelle le chasseur dépose ses meilleures pointes de lance et de harpon. Si la bête était une ourse, la vessie contiendra les verroteries et colliers de la femme, ses joyaux en cuivre. Le paquet ne sera descendu qu'après trois jours et trois nuits. Magie rudimentaire: puisque la vessie est pour les Esquimaux le siège de la vie, elle communiquera aux objets qu'on y place, les vertus physiques, morales et intellectuelles de l'âme qui l'habitait naguère. Il n'est pas inutile de mentionner, à ce propos, qu'une vessie attachée au-dessus de leur célèbre bateau, le kayak, le rend insubmersible, épargne à cette périssoire d'innombrables chavirements. Ajoutons que les lanières, attachées aux harpons, sont toujours pourvues d'une vessie gonflée qui fait surnager le tout quand l'animal plonge sous l'eau, après avoir été blessé.

Ce n'est pas à dire que la doctrine inoïte fasse de la vessie l'unique réceptacle de l'esprit. Le foie, «l'immortel foie», pour emprunter une expression de Virgile, est aussi un siège des destins. Le chasseur, qui vient d'assommer un phoque, communiquera de sa chance au camarade revenu bredouille, s'il remet le foie à un sorcier qui, séance tenante, le passe à l'enguignonné; l'enguignonné lentement le mastiquera, lentement l'avalera, et après sera un homme autre[31].

[31] Rink, Tales of the Eskimos.

Au premier hareng qui se laisse happer, on adresse des compliments solennels, on l'apostrophe comme un grand chef dans sa tribu, on lui prodigue les titres pompeux, et pour le manier on met des gants[32], au propre et au figuré. Interdit à toute femme de toucher le premier phoque capturé, les hommes seuls peuvent l'approcher. Et quand on va courir le morse, il n'est plus permis de manier les peaux de renne, de les corroyer ou coudre en habits. Ce serait manquer de procédés envers le Grand-Morse qui se vengerait en empêchant d'attraper les petits morses.

[32] Dall, Alaska and its Resources.

Grimace que tout cela, sans doute. Mais, en matière de religion, bien habile qui distinguerait entre le faux semblant et la sincérité. Disons que c'est hypocrisie naïve, mensonge enfantin.


Autant que les physionomies, autant que les coutumes et costumes, se ressemblent les dialectes: de la côte d'Asie et du détroit de Béring, ils diffèrent très peu de ceux qu'on parle au Groënland, au Labrador, à la rivière Mackenzie. Rink, compétent en la matière, incline à croire que l'affinité est telle que tous ceux qui parlent ces langues se comprennent ou devraient se comprendre.

Les générations passent, sans leur faire subir de changement appréciable. Bien plus, les contes populaires se transmettaient littéralement de siècle en siècle; les versions, recueillies dans les localités distantes d'une centaine de lieues, différaient moins entre elles que si chez nous la même personne les eût racontées à des reprises différentes. L'inoït ne manque pas d'euphonie, et prend même un accent musical dans certaines bouches. Sa structure et celle des langues américaines sont établies sur le même modèle polysynthétique. En un mot—mais de longue haleine—ils concentrent une phrase, ou plusieurs. Hall cite

Piniagassakardluarungnaerângat

comme un mot assez long, mais il n'a qu'une trentaine de lettres, et il en est de cinquante. Rink traduit l'expression de

Igdlor-ssua-tsia-lior-fi-gssa-liar-ku-gamink

par:

«Tandis qu'il lui ordonnait d'aller à l'endroit où la
grande maison devait être construite.»

En théorie, on pourrait au mot principal ajouter de ces affixes tant et plus, mais on dépasse rarement la dizaine, et on les groupe autant que possible en ordre logique.


Le système de numération qu'ils ont adopté est le plus naturel, et le plus universellement accepté: celui de compter par les doigts. Les quatre membres sont appelés un homme. Pour dire 8 on montre une main et 3 doigts; pour 24, un homme et 4 doigts; pour 35, un homme et 3 membres; pour 80, 4 hommes.


Les huttes ou iglous montrent de notables différences, et varient suivant les matériaux. Fréquemment, il y a maison d'été et maison d'hiver; celle-ci établie avec un soin particulier, car les froids de trente à cinquante degrés ne sont pas rares. Un type fort approuvé est celui de la maison-cave. Les parois s'enfoncent dans le sol jusqu'à la hauteur du toit ou à peu près; le toit lui-même est recouvert d'une couche de mottes gazonnées; on pénètre dans le terrier par le trou de fumée. Le bois, s'il y en a, est économisé le plus possible, et ne s'emploie qu'en châssis, montants et travées. Pour autres usages, on lui substitue divers matériaux, tels que plaques de schiste, côtes d'ours, vertèbres de baleines, dents de morse; on remplace briques ou planches par des peaux tendues le long des parois.

Voici la description que nous fait Hayes d'un palais du Nord, la plus somptueuse bâtisse de toute l'Esquimaudie:

«La maison du gouverneur danois d'Upernavik, construite dans le même style que celles du village et de toutes les habitations indigènes du Groenland, est relativement grande et commode. Le vestibule, moins long que dans les huttes ordinaires, ne sert pas de chenil aux chiens de tout âge, le propriétaire étant assez riche pour donner à ces membres de la famille esquimaude le luxe d'une demeure séparée. Ce corridor est haut de quatre pieds au lieu de trois, et l'on court moins de risques à se heurter le crâne en entrant. Le toit, le sol, les parois, tout est garni de planches apportées des entrepôts danois. Les huttes du commun ne mesurent que douze pieds de long sur dix de large. La maison du gouverneur a, comme celles-ci, une seule chambre, mais de vingt pieds sur seize. Les murs, hauts de six pieds et épais de quatre, sont, comme partout, construits en pierre et gazon. Le toit est formé de planches et de madriers à peine équarris. Le tout est recouvert de mottes. En été, à cinquante pas de distance, la cabane a l'air d'un monticule verdoyant, et se confondrait avec la pente herbeuse, n'était le tuyau de poêle qui fait saillie, et la fumée du charbon danois qui s'en échappe. Le pays ne produit d'autre combustible qu'une mousse sèche, les natifs l'imprègnent d'huile de phoque, la brûlent dans le plat de stéatite qui sert à la fois de lampe et de foyer. Au milieu de la chambre, le sol s'élève d'un pied; sur cette estrade nous prîmes place avec les différents membres de la famille. Au fond, des sacs d'édredon étaient empilés. Quand vient l'heure du sommeil, chacun étend sa couchette où il veut. Ni murs, ni paravent; les jeunes filles prennent un côté de la case et les garçons l'autre.»

Plus au nord, les huttes de mottes gazonnées deviennent plus rares, au moins pour les habitations d'hiver. La terre presque toujours gelée, étant trop difficile à travailler, on se construit des ruches ou fours, en cubes de neige, disposés en couches annulaires qui vont s'amincissant. Les Itayens disposent leurs blocs en spirales conduites avec une rigueur géométrique. Ce mode paraît unique, et l'on ne cite aucun autre exemple de ce système architectural. John Franklin s'écrie qu'une de ces huttes fraîchement terminées est une des plus belles choses qu'ait formée la main des hommes:

«La pureté des matériaux, l'élégance de la construction, la translucidité des parois à travers lesquelles filtre la plus douce des lumières, réalisent une beauté qu'aucun marbre blanc ne saurait égaler. La contemplation d'une de ces huttes et celle d'un temple grec orné par Phidias laissent la même impression: triomphes de l'art l'un et l'autre, ils sont inimitables chacun dans son genre.»

Mais avec une ou plusieurs familles claquemurées en un étroit espace, sans ventilation par portes ni fenêtres, au milieu d'une accumulation multiple: herbes, viandes pourrissantes, poissons qui aigrissent, huile rance, débris et déchets de toute nature, que devient, que peut devenir la propreté? Ces huttes que nous ne pouvions trop admirer quand elles venaient d'être terminées, et qui, du dehors, nous plaisaient si bien par leur forme ovoïde et leur blancheur immaculée, et vues de dedans, par la lumière pâle et suave qui les traverse; ces huttes, à peine habitées, ne sont plus que des bouges infects, ignobles réceptacles d'immondices. Notoirement sales et malpropres, les Inoïts prennent à l'occasion un bain de vapeur; mais, en temps ordinaire, ils éprouvent une répugnance insurmontable à l'endroit des ablutions, préjugé dont on devine les résultats au milieu d'une agglomération de digestions en travail. Par suite des ordures et du manque d'air, l'intérieur des huttes répand une puanteur presque insupportable, à laquelle contribuent des sacs de peaux; la viande attend pendant plusieurs mois, se faisande de la belle manière. A l'entour, le sol est jonché d'innombrables ossements de morses et de veaux marins, mêlés à des lambeaux infects, à des crânes de chiens, d'ours et de rennes, même à des débris humains.

Le mobilier de ces demeures est à l'avenant. Ross décrit les outils et instruments comme mesquins à l'extrême: traîneaux non pas en bois, mais en os, lances qu'appointe la dent du narval[33], pauvres couteaux dont la lame est incrustée de fer météorique[34], parfois à l'état de minerai.

[33] Monodon monoceros.

[34] Pallas.

«Un Esquimau, ayant entendu sonner une pendule dans un établissement danois, demanda si les montres parlaient aussi. On lui présenta une montre à répétition:

—Demande l'heure toi-même!

—Madame et très excellente personne, serait-ce un effet de votre bonté de vouloir bien me dire l'heure?

On pressa le bouton, et... «Trois heures un quart», fit la montre.

—C'est bien cela, répondit le brave homme. Madame, je vous suis fort obligé.»

Particularité des Itayens: ils ne connaissaient les arcs et les flèches que de nom, bien que les autres Inoïts soient d'habiles archers, et même que plusieurs aient appris à manier adroitement le fusil.

Autre observation importante: Ces Itayens n'ont aucune espèce de bateaux. Ross n'en revenait pas. Comment une population du littoral maritime, comment une population de pêcheurs peut-elle être dénuée des moyens de navigation qu'on possède dans le voisinage? Comment n'ont-ils pas imité un instrument nécessaire, un instrument des plus simples, au moins en apparence, et qu'ils connaissent de vue ou par ouï-dire?

Kane confirme ce renseignement, dit qu'ils ne connaissent les kayaks que par tradition, bien que les Esquimaux comptent parmi les plus hardis marins, les plus experts canotiers, et que leur existence soit tellement liée à la mer que la barque constitue leur unité sociologique. Dans un village hyperboréen, on compte les barques, comme ailleurs on compte les feux: tout chef de famille doit être maître de bateau.—«Si les Itayens avaient des barques, observe Bessels, ces pauvres gens poursuivraient les bandes de narvals, se livreraient à de fructueuses pêches, s'épargneraient des famines longues et cruelles. Et quand ils sont à bout de ressources et réduits à la dernière extrémité, ils feraient mieux qu'attacher leurs traîneaux les uns aux autres, les lancer à l'eau, système dangereux autant qu'incommode...» Notre observateur ne s'explique ce manque de bateaux que par l'hypothèse d'une dégénérescence: la peuplade, mieux lotie autrefois, aurait connu l'art de la navigation; pour une cause ou une autre, elle l'aurait désappris.

Cette insouciance extraordinaire semble dépasser le vraisemblable, chez des gens qu'on ne voit en aucune autre matière se montrer plus stupides que leurs congénères et proches voisins. Jusqu'à mieux informé, et sans prétendre trancher la difficulté qui embarrassait des observateurs aussi fins que Ross et Bessels, nous adoptons l'explication suggérée par Rink. Tout au nord, dit-il, la mer est gelée trop souvent pour que les bateaux et kayaks y soient de profitable usage. Poussant très loin la division du travail, les Itayens se seraient jetés exclusivement dans les pratiques de la chasse, négligeant celles de la pêche, estimant, peut-être à tort, qu'ils perdraient leur temps à la construction et la manœuvre difficiles des kayaks, baïdarkas et oumiaks.

Très pratique dans son genre, le costume des Inoïts est même susceptible d'élégance,—demandez plutôt aux officiers et matelots qui ont eu l'honneur de danser avec de coquettes Groenlandaises. A première vue, il paraît de coupe identique pour les hommes et les femmes, mais ces dernières l'allongent en forme de queue, et le garnissent d'un plus large capuchon où la mère loge son petit qui s'y blottit confortablement, à moins qu'elle ne le fourre dans une de ses bottes. Le surtout[35], fabriqué avec des intestins de phoque, égale en imperméabilité nos meilleurs caoutchoucs, et les surpasse en légèreté. En certaines localités, le sexe masculin adopte un vêtement de plumes, le féminin, de fourrures; ailleurs, l'habit est double: plume par-dessous, poil par-dessus. Les jeunes personnes portent des bottes de peau souple et douce, tout blanches, les mariées des bottes rouges. Pour indiquer leur tribu, les hommes se taillent les cheveux, et les femmes se font à la figure des tatouages spéciaux[36].

[35] Okouschek.

[36] Kiutschak.

Sans recourir au peigne, la maman fouille les cheveux du mioche et se paie de sa peine par le gibier qu'elle recueille. Souvent, les commères s'accroupissent en cercle et organisent une battue générale. Prestes comme guenons, elles fourragent dans les tignasses poissées; les mains vont et viennent de la tête à la bouche et de la bouche à la tête. Sitôt vu, sitôt croqué.

Ce soin est une des fonctions de la femme primitive: tout amateur de contes et d'antiques légendes n'a pas été sans remarquer comment, dans toutes les grandes scènes d'amour, le héros s'assied aux pieds de la vierge, qui lui prend la tête entre les genoux, l'épouille, et de doux propos en doux propos, le magnétise et l'endort.

Les belles Esquimaudes usent d'un bâtonnet terminé en spatule, faisant office d'un doigt allongé; elles s'en grattent le dos, fouillent les profondeurs du vestiaire. On dirait le petit instrument copié sur les grattoirs en ivoire que les fournisseurs du monde élégant exposent dans leurs somptueuses vitrines de la rue Richelieu, de Piccadilly et de Regent Street:—les extrêmes se touchent. En Orient, dit Chardin, une main en ivoire ne manque jamais sur la toilette des femmes, car il serait malpropre de se gratter avec les doigts.


La belle saison apporte l'abondance; alors, dans les intervalles que laisse la chasse, nos hommes n'ont plaisir plus doux que de muser et baguenauder à l'entour des huttes, dormant une bonne partie de la journée, et se réveillant pour s'emplir le ventre. Manger est leur bonheur, leur volupté; ils vous disent avec conviction avoir été gratifiés d'un inoua ou génie spécial, le Démon de l'appétit. Ils goûteraient peu la fameuse distinction, que l'homme mange pour vivre, ne vit pas pour manger. Sitôt que paraît le jour, la mère touche les lèvres de son enfant avec un peu de neige, puis avec un morceau de viande, comme pour dire: Mange, fils chéri, mange et bois!

Qu'on soit prié à leurs repas, il ne faut pas faire petite bouche, mais y aller bravement, à la façon des héros d'Homère; car l'hôte se pique d'assouvir des faims herculéennes, semblables à la sienne; l'honneur qu'on lui témoigne est en raison de l'appétit satisfait. Si l'invité est décidément incapable de dévorer tout ce qui lui est présenté, il est tenu, par politesse, d'emporter les reliefs.

Mangeurs puissants devant l'Éternel, ces Esquimaux. Virchow avance que leur crâne et toute leur anatomie sont déterminés par la mâchoire que détermine elle-même l'éternelle mastication[37].

[37] Verhandlungen der Berliner Gesellschaft für Anthropologie, 1877.

«Trois saumons nous suffisaient pour dix; chaque Esquimau en mangea deux... Chacun d'eux dévora 14 livres de saumon cru, simple collation pour jouir de notre société. En passant la main sur leur estomac, je constatai une prodigieuse dilatation. Je n'aurais jamais cru que créature humaine fût capable de la supporter[38]

[38] Ross, Deuxième Voyage, 1829-1833.

Avec une avidité repoussante, on les voit absorber poissons avariés, oiseaux puant la charogne. Aussi peu dégoûtés que les Ygorrotes des Philippines, qui versent comme sauce à leur viande crue le jus des fientes d'un buffle fraîchement abattu[39], ils ne reculent pas devant les intestins de l'ours, pas même devant ses excréments, et se jettent avec avidité sur la nourriture mal digérée qu'ils retirent du ventre des rennes. Bien que le lichen soit tendre comme la chicorée et qu'il ait un petit goût de son[40], nous ne pouvons nous représenter ce repas sans malaise, mais c'est le cas de répéter l'axiome, que des goûts et couleurs il ne faut discuter. Lubbock suggère avec vraisemblance que cette idiosyncrasie s'explique par le besoin, qui s'impose aux Inoïts, d'assaisonner par quelques particules végétales les viandes pesantes dont ils chargent leur estomac. Du reste, le capitaine Hall en a tâté, et déclare qu'il n'est rien de meilleur. La première fois qu'il en mangea, ce fut dans l'obscurité, et sans savoir ce qu'il se mettait sous la dent:

[39] Don Sinibaldo de Mas.

[40] Clarke, Voyages.

«C'était délicieux, et ça fondait dans la bouche... de l'ambroisie avec un soupçon d'oseille...» Mais voici le menu: «Première entrée, un foie de phoque, cru et encore chaud, dont chaque convive eut son fragment, enveloppé dans du lard. Au second service, des côtelettes, d'une tendreté à nulle autre pareille, dégouttantes de sang, rien de plus exquis... Enfin, quoi? des tripes que l'hôtesse dévidait entre ses doigts, mètre après mètre, et débitait par longueurs de deux à trois pieds. On me passait comme si je n'appréciais pas ce morceau délicat, mais je le savais aussi bien que personne: tout est bon dans le phoque. Je m'emparai d'un de ces rubans que je déroulai entre les dents, à la mode arctique, et m'écriai: «Encore! Encore!»—Cela fit sensation, les vieilles dames s'enthousiasmèrent...»

Ces amateurs se pourlèchent les babines de myrtilles et framboises écrasées dans une huile rance; ils savourent le lard de baleine coupé en tranches alternées, des blanches et fraîches avec des noires et putrides. Bouchée de roi, un hachis de foie cru, saupoudré d'asticots grouillants. Friandise, la graisse qui fond sur la langue; nectar, les verres de lait qu'on recueille dans l'œsophage des phoquets, ou petits phoques, lait blanc comme celui de la vache, parfumé comme celui des noix de coco; jouissance à nulle autre pareille, le sang de l'animal vivant, bu à même la veine au moyen d'un instrument inventé à cet effet. Autant que possible, ils étouffent la bête plutôt que de l'égorger, afin de ne perdre aucune goutte du liquide vital que charrient les artères. Quand il leur arrive de saigner du nez, ils jouent de la langue, se raclent les doigts. Ils mâchent avec délices les viandes encore palpitantes, dont le jus vermeil leur découle dans le gosier en flots sucrés et légèrement acidulés. Le sel leur répugne, peut-être parce que l'atmosphère et les poissons crus en sont déjà saturés. Gourmands et gourmets, ils apprécient la qualité, mais à condition que la quantité surabonde. Qu'on serve cuit ou cru, vif ou pourri, mais qu'il y en ait beaucoup. Par les temps de disette, ils engloutissent des marmites pleines d'herbes marines qu'ils ont mises à mollir dans l'eau chaude. En général, la gelée et l'attente ont déjà fait subir aux viandes un ramollissement qu'ils estiment suffisant. Quant à la cuisson proprement dite, ils l'admettent en temps et lieu, comme raffinement agréable, mais jamais comme nécessité.

Belcher évaluait à 24 livres par âme—sic—et par jour les approvisionnements qu'une station avait faits pour l'hiver, quantité qu'on lui donnait comme normale et tout à fait raisonnable[41]. Le capitaine Lyon[42] a donné d'une de leurs mangaries un saisissant récit:

[41] Lyons, Savage Islands.

[42] Transactions of the Anthropological Institute.

«Kouillitleuk avait déjà mangé jusqu'à en être ivre. Il s'endormait, le visage rouge et brûlant, la bouche toujours ouverte. Sa femme le gavait, lui enfonçait dans la gorge, et en s'aidant de l'index, des chiffes de viande à demi bouillie, qu'elle rognait ras les lèvres. Elle suivait attentivement la déglutition, et les vides qui se produisaient dans l'orifice, elle les bouchait tout aussitôt par des tampons de graisse crue. L'heureux homme ne bougeait, jouant seulement des molaires, mastiquant lentement, n'ouvrant pas même les yeux. De temps à autre s'échappait un son étouffé, grognement de satisfaction...»


C'est par l'énergie de leur système digestif que les Esquimaux se soutiennent, gais et robustes, sous leur climat glacé. Nulle part, même sous la zone torride, on ne fait moindre usage du feu qu'au milieu de ces neiges presque éternelles. Occupés constamment à brûler de l'huile et de la graisse dans leur estomac, les Inoïts, d'haleine ardente, ne recherchent pas les feux de bois ou de charbon. «Ils sont toujours altérés, dit Parry. Quand ils me visitaient, ils demandaient toujours de l'eau, en buvaient de telles quantités qu'il était impossible de leur fournir la moitié de ce qu'ils eussent voulu.»—Le froid, remarque Lubbock, est plus nécessaire que la chaleur aux habitants de ces maisons en neige dans lesquelles la température ne peut s'élever au degré de la glace fondante, sans que le toit ne dégèle et ne suinte, ne menace de pleuvoir et de s'écrouler sur ceux qu'il devrait abriter. Inconvénient grave, auquel on remédie tant bien que mal en tendant des peaux sous la voûte et sur le pourtour de la muraille, qu'on a eu soin de ne pas faire trop épaisse, pour qu'elle reste pénétrée de la froidure extérieure. Appendus aux parois, des sacs, comme en ont les équarrisseurs, renferment des viandes qui, pour se conserver fraîches, devraient rester constamment gelées, mais qui ne tardent pas à exhaler des miasmes puissants et subtils, qui transforment bientôt le taudis en un charnier inhabitable pour des Européens. Même dans leurs cabines étanches, les officiers de l'Alerte accueillaient mal toute hausse du thermomètre. Vêtus de leurs fourrures, la chaleur les fatiguait, dès que la température extérieure montait à plus d'une quinzaine de degrés au-dessous de zéro[43].

[43] A.-H. Markham, La Mer Glacée du pôle.

La saison la plus malsaine, nous dit-on, est le printemps, alors qu'il fait trop chaud pour rester, trop froid pour sortir. Dans ces huttes soigneusement calfeutrées, où l'on ne pénètre que par des passages souterrains, la chaleur que dégagent la respiration et la combustion des huiles et graisses dispense presque de toute autre source de chaleur. Au milieu du bouge brûle une lampe sur laquelle on met à fondre la neige qui servira de boisson. Au dessus, le mari fait aussi sécher ses bottes, dont le cuir raccorni est ensuite ramolli par l'épouse, qui le mâchera bravement entre ses puissantes molaires. On cuisine à cette lampe, on s'y éclaire pendant la longue nuit, qui, du soleil couché à son lever, ne dure pas moins de quatre mois.

Spectacle digne d'intérêt que ces pauvres gens groupés autour d'un lumignon fumeux. Tous les auteurs ont fait remonter les civilisations à l'invention du feu, et ils n'ont pas eu tort. L'humanité, autre que la bestiale, naquit sur la pierre du foyer. Le feu rayonne la chaleur et la lumière, double manifestation d'un même principe de mouvement. Sans trop réfléchir, on a donné à l'action calorique une prédominance qui appartient plutôt, nous semble-t-il, à l'action éclairante. Nous le voyons bien par l'exemple de ces Hyperboréens, qui, semblerait-il, auraient plus que personne besoin de recourir aux sources artificielles de chaleur; ce qu'ils ne font guère. Mais ils ne se passent point de lumière. Et s'ils s'en passaient, on ne voit pas en quoi ils seraient réellement supérieurs aux ours, leurs rivaux, et aux phoques dont ils font leur pâture. Nous attribuons à la lampe, plutôt qu'au foyer, moins à la chaleur qu'à la lumière, la transformation en hommes des anthropoïdes plus ou moins velus.


L'énorme alimentation développe une chaleur intérieure qui a pour résultat inattendu de rendre Esquimaux et Esquimaudes remarquablement précoces. En ces contrées arctiques, la puberté s'acquiert presque aussi rapidement que dans les pays tropicaux, et il n'est point rare de voir des fillettes, même de dix à douze ans, se marier avec des garçons à peine plus âgés. Les éphèbes des deux sexes se tiennent à part autant que possible, tout au moins pour les jeux; une stricte réserve leur est imposée.

La maisonnée n'aime pas à renoncer aux services de ses jeunes filles. Nombre de contes populaires nous les montrent empêchées par les frères d'épouser l'amoureux[44]. Ce n'est pas la dot qui arrête: elles apportent un couteau comme en ont nos selliers, un coupoir, un racloir, et enfin, si les moyens le permettent une lampe; en retour elles recevront un costume complet; quand elles l'acceptent, affaire conclue. Presque toujours, le jeune homme simule le rapt et la violence; il est jusqu'à un certain point, sous l'obligation de se livrer à des voies de fait sur la personne de sa préférée. Sitôt après les noces, les conjoints ne gardent plus de ménagements, semblent étrangers à toute pudeur, et les missionnaires de s'indigner et de tancer leur indécence, leur sans-gêne excessif[45]. Ces grands enfants n'ont pas dépassé la période de l'animalité, ont encore à apprendre que tous les besoins physiques ne doivent pas être satisfaits en public. Ils s'excusent en montrant l'espace exigu dans lequel ils sont renfermés pendant de longs mois d'hiver: un trou sous la neige, où, toujours accroupis, il ne peuvent même s'étendre pour dormir.

[44] Rink, Eskimo Tales.

[45] Grundemann, Kleine Missions Bibliothek.

La promiscuité dans laquelle ils se vautrent excite, à bon droit, notre dégoût. Mais prenons garde de nous en prévaloir comme d'un mérite, et de nous targuer d'une moralité due à plus de confort.


Tous les voyageurs constatent que, chez les Inoïts, le nombre des femmes l'emporte notablement sur celui des hommes, anomalie dont on n'est pas longtemps à découvrir la cause. Dans leurs expéditions si périlleuses, maints pêcheurs se noient malgré leur habileté à conduire leurs batelets par les plus grosses mers. Il en est du kayak comme de la cruche qui tant va à la fontaine qu'elle casse. Conséquence de cette mortalité masculine: la polygamie. Les voisins se font un point d'honneur de pourvoir à l'entretien de la famille qui a perdu son chef. Quelqu'un se dévoue, épouse la veuve et adopte les enfants, eût-il déjà les deux sœurs, ou la mère avec la fille[46]. Les Itayens, dépourvus de barques et disposant de moindres ressources alimentaires, sont, par contre, moins exposés aux périls de la mer. Par suite, leur population masculine équilibre la féminine. Chacun a sa chacune et pas davantage. Mais cette monogamie n'est qu'apparente, et, en ce lieu, toutes ont été faites pour tous, suivant la loi formulée au Roman de la Rose. La chasteté n'est point une vertu esquimale. Quand souffle certain vent du sud, mainte femme va courir le guilledou, elle sait une hutte avec compère au logis et commère en maraude. Ainsi débute l'institution matrimoniale, à l'endroit où commence l'espèce humaine. Les adultères sont aventures quotidiennes, et sur ce point les maris ne cherchent point querelle à leur moitié. A une condition pourtant, c'est que leur épouse n'ait cherché à se distraire qu'auprès d'un autre époux auquel on l'eût prêtée volontiers, pour peu qu'il en eût fait la demande[47]: entre les membres de l'association maritale, il y a compte courant et crédits largement ouverts. Chez les Esquimaux comme chez les Caraïbes de l'Orénoque[48], pourvu que la partie se joue entre compagnons, ce qu'on perd pourra se rattraper. Mais la chose prendrait autre tournure, si la légitime s'oubliait avec un célibataire auquel la loi du talion ne serait pas applicable.

[46] Cranz.

[47] Ross, Second Voyage.

[48] Gumilla.

Curieux débris d'une époque primitive, que cette confraternité de maris, qui s'approprie la collectivité des femmes et la totalité des enfants. La tribu est alors une grande frérie. Passent pour frères tous les époux et pour sœurs toutes les épouses; sont frères tous les cousins, sœurs toutes les cousines: une génération de frères succède à une génération de frères.


En nos sociétés policées, tout enfant qui voit le jour a la vie acquise, au moins s'il est bien constitué; les parents qui tuent leur enfant sont, par les législations actuelles, punis presque aussi sévèrement que tous autres meurtriers; et de plus l'opinion les voue à l'opprobre. Mais on se tromperait fort en pensant qu'on a toujours donné si grande valeur à la vie d'un petiot,—la faiblesse même—qui n'est encore qu'une promesse, rien qu'une espérance lointaine. Nul fait peut-être ne mesure mieux les progrès accomplis par notre espèce depuis l'époque glaciaire,—les progrès moraux, d'une lenteur désespérante, ne deviennent sensibles que sur de vastes périodes. Nos ancêtres n'admettaient pas que le nouveau-né eût droit à l'existence. La mère l'avait laissé tomber par terre; il devait y rester jusqu'à ce que le chef de famille—nous allions dire le père,—jusqu'à ce que le maître le ramassât ou permît de le ramasser. Avant qu'il eût fait signe, l'objet ne valait guère mieux qu'une motte, ce n'était encore qu'un peu de terre organisée. De là, ces innombrables légendes d'enfants portés au désert ou dans la forêt, exposés en un carrefour, mis sur une claie d'osier et abandonnés au fil de l'eau. Pour quelques-uns qui furent recueillis, nous dit-on, ou allaités par des biches, des louves et des ourses, combien furent dévorés, combien de déchiquetés par les corbeaux[49]! De là encore, ces jours néfastes, dans lesquels l'enfant ne naissait que pour être mis à mort; de là, ces horoscopes funestes; les lois cruelles qui décimaient les garçons, tierçaient les filles[50]; de là, ces pratiques odieusement bizarres pour décider de la légitimité ou de l'illégitimité des naissances;... pures allégations, misérables prétextes. La pureté de la race, les arrêts des Parques, n'étaient mis en cause que pour les dupes. Combien plus simple la réalité! On ne pouvait nourrir qu'un petit nombre d'enfants, donc il fallait se débarrasser des autres. De tous les prétextes le plus obscur semblait le moins douloureux. A mesure que la pitié parlait plus haut, on s'arrangeait de manière à faire peser la responsabilité de l'exécution sur le hasard, sur des causes éloignées. Mais quels que fussent les sorts consultés, le nombre des enfants gardés était proportionnel aux subsistances. En nos pays, on immolait jadis; ailleurs, on supprime toujours les nourrissons privés de leur mère. En pays allemands, on jetait les orphelins d'un indigent dans la même fosse que leur père. On ne l'a pas assez dit, assez répété: la civilisation augmente avec la nourriture et la nourriture avec la civilisation. L'espèce humaine, question de subsistances. Plus il y aura de pain, plus il y aura d'hommes, et mieux le pain sera réparti, meilleurs deviendront les hommes.

[49] Comme à Madagascar.

[50] Radjpoutana, les Todas, etc.

Bessels vit mourir un chef de famille, père de trois enfants. La mère, alors, allégua l'impossibilité de nourrir son dernier-né, un bébé de six mois, l'étouffa en un tour de main, et le déposa dans la tombe du mari. Au père-esprit de charger le mioche sur l'épaule, et de subvenir à ses besoins dans l'autre monde, où, dit-on, la nourriture est moins parcimonieusement mesurée que dans le nôtre.

Loin d'être le fait de parents dénaturés, l'infanticide passait donc pour un droit et même pour une nécessité à laquelle il eût été criminel de se soustraire. A plus forte raison, l'avortement n'était qu'un accident vulgaire. Parmi nombre de sauvages, il va de soi que la fille, tant qu'elle n'est pas mariée, n'a pas la permission d'avoir un enfant, à la subsistance duquel elle ne pourrait pourvoir. Si elle accouche tout de même, il faudra que les ayants droit expédient sa progéniture; mais, si elle simplifie la besogne, en se débarrassant du fruit avant maturité, tant mieux!

Pour en revenir à nos Esquimaudes, celles qui prévoient qu'elles ne pourront élever l'enfant recourent à l'avortement: avec un objet pesant ou un manche de fouet, elles se frappent et compriment, mais sans parvenir toujours à leurs fins, car elles paraissent faites, disent les obstétriciens, pour concevoir facilement et mener le fœtus à bien. Plusieurs se livrent sur elles-mêmes à une opération de haute chirurgie, au moyen d'une côte de phoque bien affilée; elles enveloppent le tranchant avec un cuir qu'elles écartent ou remettent en place au moyen d'un fil. On ne dit pas combien en meurent ou restent estropiées.

Le malthusisme, dernier mot de l'économie officielle,—dernier mot aussi des pays qui s'en vont,—est pratiqué largement par ces primitifs qui ne permettent à une femme que deux à trois enfants vivants, et tuent ensuite ce qui, fille ou garçon, commet le crime de naître. Faisant elle-même l'office de bourreau, la mère étrangle le nouveau-né ou l'expose dans une des anfractuosités qui abondent entre la glace fixe de la côte et la glace flottante du large, triste berceau! A marée montante, le flot saisit le misérable, et s'il n'est pas déjà mort de froid, le tue en le roulant sur la plage, en le raclant contre les galets.

Mais ces exécutions répugnent aux mères, surtout quand l'enfant demande à vivre, et que son œil s'est ouvert largement à la lumière du jour. De plus en plus, l'opinion se prononce contre les infanticides, ne les permet qu'en cas de nécessité. Encore, dit-on qu'ils portent malheur au village et que la nuit on entend les gémissements lamentables du pauvre innocent. Même croyance en Laponie, où des mères coupent la langue du petit avant de le jeter dans la forêt[51].

[51] Nouvelle Revue.

Qu'elles se fassent avorter ou qu'elles étranglent la progéniture surabondante, elles ne sont pas mauvaises mères pour cela. Touchante est leur sollicitude, innombrables les soucis qu'elles se donnent pour les enfants, après et même avant la naissance. La femme enceinte est dispensée de tout gros travail,—pourquoi nos civilisés ne vont-ils pas à cette école?—elle ne mange que du gibier apporté par le mari, que du gibier qui n'a pas été blessé aux entrailles[52]; deux prescriptions qui demandent commentaire. L'enfant, même né en justes noces, courrait le risque de devenir bâtard, s'il était nourri d'autres aliments que ceux apportés ou présentés par son père, ce qui est une des pratiques dites de la couvade, et suffirait déjà à l'expliquer. Car le père, quand il veut reconnaître son enfant, est jaloux de le soigner et de le nourrir pour sa part. Là-bas on insiste beaucoup plus qu'on ne fait chez nous sur la corrélation qui existe entre l'organisme et l'aliment qui le constitue. L'animal ne doit pas avoir été blessé aux entrailles, de peur que, par sympathie, la femme ne souffre dans les siennes. Cette dernière croyance n'est point particulière aux Inoïts, tant s'en faut; nous la retrouvons dans l'Inde[53], en Abyssinie et au Zanzibar. Nous connaissons des légendes suédoises, qui racontent comment la dame châtelaine vint à mourir ou avorter, parce que son chevalier, sans prendre garde, avait tué une biche pleine.

[52] Rink, Eskimo Tales.

[53] Cfr. Maha Bharata, Adi Parva.

Avec une tendre sollicitude, les bonnes amies versent, sur la tête de la femme en travail, le contenu d'un pot de chambre, pour la fortifier, disent-elles. Après la délivrance, elles coupent le cordon ombilical avec les dents, quelquefois avec un coquillage tranchant, jamais avec ciseaux ni couteau; et ce cordon est gardé avec grand soin pour qu'il porte bonheur au nouveau-né. Sitôt qu'il lui est possible, la jeune mère mange d'un hachis dans lequel on a fait entrer de bons morceaux: le cœur, les poumons, le foie, l'estomac, les intestins de quelque robuste animal—moyen de procurer au nourrisson santé, vigueur et longue vie. Pendant quelques jours, aucun feu n'est allumé dans la hutte, rien ne sera mis à cuire au-dessus de la lampe domestique,—aucun os ne doit être emporté hors de la demeure,—le père et la mère ont chacun son broc, auquel il est à tout autre défendu de boire;—pendant six semaines il est interdit aux parents de manger dehors, à la mère de passer le seuil de la porte. Ce terme expiré, elle fait sa tournée de visites, habillée de neuf, et jamais plus elle ne touchera les vêtements qu'elle portait lors de ses relevailles. Durant une année, elle ne mangera jamais seule,—toutes prescriptions auxquelles, en cherchant bien, on trouverait des parallèles dans notre «Évangile des Quenouilles».

Au nouveau-né, la mère réserve les plus belles fourrures et le père sert le morceau délicat de sa chasse. Pour lui faire des yeux beaux, limpides et brillants, il lui donne à manger ceux du phoque. On se plaît à lui donner le nom de quelqu'un qui vient de mourir:—«pour que le défunt trouve repos dans la tombe[54]». «Nom oblige», et, plus tard, l'enfant sera tenu de braver les influences qui ont occasionné la mort du parrain. Le brave homme est-il mort dans l'eau salée? eh bien, que notre garçon se fasse loup de mer!

[54] Rink.

En toute l'Esquimaudie, pères et mères à l'envi choient leur progéniture, jamais ne la frappent, rarement la réprimandent. La petite créature se montre reconnaissante, ne geint ni ne criaille; les bambins grandissant ne traversent pas d'«âge ingrat», ne se font pas taquins et revêches, contredisants et désagréables; l'ingratitude n'est pas leur fait; onques Inoït ne leva la main sur père ou mère. Dans le Groenland danois, on a vu des fils renoncer à des positions avantageuses pour revoir leurs parents, ou entourer de soins leur vieillesse. Vertu esquimaude que l'affection familiale. Maman Gâteau est une Inoïte, Inoït aussi le papa qu'un voyageur vit sangloter,—on l'eût coupé en morceaux qu'il n'eût pas poussé un gémissement,—sangloter, disons-nous, parce que son gamin n'arrivait pas à claquer du fouet aussi fort que les camarades. Ce père si tendre se gardera pourtant d'énerver le fils chéri, il tiendra à le faire chasseur infatigable, et pour faciliter la chose, lui servira la viande sur les grandes bottes qu'il a plus d'une fois imprégnées de sueur.

Les nourrices, émules des kangouroutes, portent le nourrisson dans leur capuche, ou dans une de leurs bottes, jusqu'à la septième année, les allaitant toute cette période. Elles ne le sèvrent jamais; aussi leurs mamelles s'allongent jusqu'à devenir hideuses. On a vu de grands garçons, flandrins de quinze ans, ne pas se gêner pour têter leur mère, au retour de la chasse, en attendant que le souper fût prêt. Dans cette lactation prolongée, il y a le désir et le moyen d'assurer à l'enfant quelque nourriture au milieu des disettes réitérées, il y a aussi un signe de tendresse et d'affection. Ainsi nous lisons dans les légendes tatares:

«Le héros Kosy enfourcha le cheval Bourchoun et fit sa prière. Sa mère pleurait: Arrive à bon port! Et découvrant ses seins: Bois-y encore, et de ta mère il te souviendra[55]

[55] Radloff, Volkslitteratur der Türkischen Staemme Süd Siberiens, II, 281, et IV, 344.

Il est des Esquimaudes qui vont plus loin dans leurs démonstrations affectueuses, et qui, poussant la complaisance aussi loin que maman chatte et maman ourse, lèchent le poupard pour le nettoyer, le pourlèchent de haut en bas; tendresse bestiale qui nous froisse dans notre vanité d'espèce supérieure. Elles ne verraient pas la moindre ironie dans «l'enfantine» qu'on chante à Cologne, versiculets qu'un littérateur de l'école naturaliste traduirait sans embarras:

Wer soll' de Windle wasche,
Der muss den Dreck wegfrasse[56]!...

[56] Panzer, Sammlung, etc.

L'existence des sociétés comme celle des individus dépend, disions-nous, des aliments mis à leur disposition; selon que cette quantité augmente, la population s'accroît. Mais si la nourriture devient insuffisante, manifestement insuffisante, force est de se débarrasser des bouches inutiles, non-valeurs sociales. La «vivende» est retranchée à ceux qui ont la moindre vie devant eux; le droit de vivre est la possibilité de vivre. Dans ces conditions, le meurtre des enfants a pour triste complément celui des vieillards; on abandonne ceux-ci, on expose ceux-là. Telle est la règle contre laquelle ces malheureuses sociétés se débattent comme elles peuvent. Quand il faut choisir, les unes perdent les enfants et même des femmes pour sauver les vieillards, chez les autres tous les vieillards y passent avant qu'il soit touché à une tête blonde. Le plus souvent, les grands-parents réclament comme un droit, ou comme une faveur, d'être immolés aux lieu et place des petits. Qu'il nous suffise d'avoir énoncé la loi, sans l'appuyer par les exemples qu'en pourraient donner nos ancêtres et de nombreux primitifs. Maudirait-on la cruauté de ces hordes et peuplades qui ne sont pas arrivées à être humaines? Combien souvent elles préféreraient se montrer compatissantes... si elles en avaient le moyen! Il va de soi que la plupart du temps les malades sont assimilés aux vieillards, puisqu'ils vivent comme eux sur la masse qui ne dispose que de courtes rations.

Tant que l'on conserve quelque espoir, on s'empresse autour du malade. Les femmes en chœur psalmodient leur Aya Aya, car elles connaissent la puissance des incantations. La matrone met sous le chevet une pierre de deux à trois kilogrammes, dont le poids est proportionnel à la gravité de la maladie. Chaque matin elle la pèse en prononçant des paroles mystérieuses, se renseignant ainsi sur l'état du patient et ses chances du guérison. Si le caillou s'alourdit constamment, c'est que le malade n'en réchappera pas, que ses jours sont comptés.

Alors les camarades construisent à quelque distance une hutte en blocs de neige; ils y étendent quelques «pelus[57]» et fourrures, portent une cruche d'eau et une lampe qui durera ce qu'elle pourra. Celui que rongent les souffrances, qu'accablent la vieillesse ou les infirmités croissantes, dont l'entretien devient difficile, et qui se reproche de coûter à la communauté plus qu'il ne rapporte, se couche: frères et sœurs, femmes autant qu'il en a, fils et filles, les parents et amis viennent faire leurs adieux, s'entretenir avec celui qu'ils ne verront plus. On ne reste pas davantage qu'il est nécessaire, car, si la mort surprenait le malade, les visiteurs devraient dépouiller au plus vite leurs habits et les jeter au rebut, ce qui ne laisserait pas que d'être une perte sensible. Nulle émotion apparente, ni cris, ni larmes, ni sanglots; on s'entretient tranquillement et raisonnablement. Celui qui va partir fait ses recommandations, exprime ses dernières volontés. Quand il a dit tout, les amis se retirent, l'un après l'autre, et le dernier obstrue l'entrée avec un bloc de glace. Dès ce moment, l'homme est défunt pour la communauté. La vie n'est qu'un ensemble de relations sociales, une série d'actions et de réactions appelées peines ou plaisirs, moins différentes entre elles qu'on ne pense. La mort, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, est un acte individuel. Les animaux le comprennent ainsi, et s'ils ont la rare chance de finir autrement qu'assassinés et dévorés, dès qu'ils sentent la faiblesse les gagner, ils vont se cacher au plus épais fourré, se terrer dans le plus profond trou, disparaître dans la plus obscure caverne. A ce point de vue, le primitif est encore un animal: il sait qu'il faut mourir seul. Nulle part cette expression ne se trouve plus vraie que chez les Esquimaux. La dernière scène de leur vie, permis de la trouver d'un égoïsme hideux et repoussant; permis aussi d'y voir un acte solennel et grandiose, empreint de lugubre majesté.

[57] Terme employé par les Franco-Canadiens.

Déjà la hutte n'est plus qu'une tombe, celle d'un vivant, qui durera quelques heures encore, peut-être quelques jours. Il a écouté la porte se fermer, les voix s'éloigner. La tête penchée en avant, les mains appuyées sur les cuisses, il pense et se souvient. Ce qu'il vit, ce qu'il sentit jadis, lui revient en mémoire; il se rappelle son enfance et sa jeunesse, ses exploits et ses amours, ses chasses et aventures; il remonte la trace de ses pas. Plus d'espoirs maintenant, plus de projets, et quant aux regrets, à quoi bon? Qu'importe maintenant l'orgueil, qu'importe la vanité? Personne à jalouser, personne à mépriser. Seul à seul avec lui-même, il peut se mesurer à sa juste valeur.—«Je fus cela, autant et pas davantage.» Quitter la vie, ses fatigues, ses fréquentes famines, ses déboires et chagrins, il en prendrait facilement son parti. Mais ce terrible inconnu de là-bas intimide; mais ce monde des esprits dont les Angakout racontent de terribles visions?... La fièvre l'altère, ronge les organes et lui dévore les entrailles. Il boit quelques gorgées, mais retombe épuisé. La lampe s'est éteinte; nulle nuit ne fut plus obscure. Ses yeux voilés et ténébreux épient la Mort. Il la voit, la Mort. Elle s'est montrée à l'horizon, point noir sur la grande plaine blanche que la pâle lueur des étoiles éclaire vaguement. La Mort avance, la Mort approche. Elle grandit de minute en minute, glisse silencieuse sur la neige épaisse. Il compte ses pas... La voici, la Mort. Déjà elle soupèse le harpon dont il transperça maintes fois l'ours et le phoque. Elle se redresse, lève le bras. Il attend, attend...

A la vue de cette hutte isolée, mystérieuse, des étrangers apprenant ce qui s'y passait, ont été saisis d'horreur et de compassion. Ils ont éventré la muraille et qu'ont-ils vu? Un mort, les yeux grand ouverts sur l'infini. Ou bien un mourant qui d'une voix de reproche:—«Que faites-vous? Pourquoi me troubler? C'était assez de mourir une fois!»


Les Tchouktches, qu'on prend généralement pour un rameau du tronc inoït, prétendent que c'est faiblesse et fausse compassion de ne pas faire brusquement sauter le pas à ceux qui s'en vont. Il vaut mieux en finir d'un coup que de savourer longtemps la mort dans sa tristesse, que d'être rongé par la douleur. Donc, ils vous expédient les gens de diverses manières. Mais ne les accusez pas d'y mettre de sensiblerie!

L'individu qui se permet d'être malade pendant plus de sept jours, est admonesté sérieusement par ses proches, qui, lui passant une corde au cou, se mettent à courir vivement autour de la maison. S'il tombe, tant pis! On le traînera par les ronces et les cailloux, hop, hop!—Guéris ou crève! Après une demi-heure de ce traitement il est mort ou se déclare guéri. Si pourtant il hésite encore, on le pousse ou on le porte au cimetière, où il est incontinent lapidé ou piqué de manière à ne plus broncher. Sur son cadavre on lâche des chiens qui le dévorent, et ces chiens seront mangés à leur tour. Rien ne se perd, rien ne se perdra. Ces Tchouktches sont décidément plus forts que nos économistes libéraux, école Manchester.

Les braves—ils ne sont point rares—les braves qui se sentent déjà sur le déclin, convoquent les parents et amis à un repas d'adieu dont ils font gaiement les honneurs. Après le dernier service, les invités se retirent discrètement, le patron se couche sur le flanc, et reçoit un bon coup de lance, qu'un camarade veut bien lui octroyer; mais, le plus souvent, il s'adresse à un robuste gaillard qu'il paie et aposte exprès.

Aux vieillards, aux gens affaiblis, décidément inutiles, on demande s'ils n'en ont pas assez? Il est de leur devoir, il est de leur honneur, de répondre oui. Là-dessus on maçonne, au champ des morts, une fosse ovoïde qu'on remplit de mousse, et aux extrémités on roule des pierres grosses et pesantes qui fixent deux perches horizontales. Sur la pierre du chevet, on égorge un renne dont le sang se répand à flots sur la mousse, et sur cette couche rougie, tiède et douillette, le vieillard s'allonge. En un clin d'œil il se trouve ficelé aux perches, et on lui demande:—Es-tu prêt? Au point où en sont les choses, ce serait honte et sottise d'articuler une réponse négative, que d'ailleurs on ferait semblant de ne pas entendre.—«Bonsoir les amis!» On lui bouche les narines avec une substance stupéfiante; on lui ouvre l'artère carotide, et au bras une grosse veine; en un rien de temps il est saigné à blanc.

L'opération chirurgicale est accomplie par les notables, ou simplement par des femmes, selon la considération dont jouissait l'individu. Si on tient à des obsèques particulièrement distinguées, le corps est brûlé avec celui du renne, qu'on présume servir à festins dans l'autre monde. Si le défunt appartient au vulgaire, on l'enterre purement et simplement, et les «affligés» se feront un devoir de manger à son intention le renne, dont ils briseront les os... Pourquoi? Probablement pour que l'animal ne renaisse pas sur terre et reste propriété du mort dans l'Hadès tchouktche.

Quand des mœurs pareilles se sont perpétuées chez un peuple hardi, tant soit peu guerrier et pirate, les hommes tiendront à honneur de mourir sur le champ de bataille. Au besoin, ils prétexteront des duels pour se faire expédier par leurs intimes, à la façon des Scandinaves. Ils diront, comme les anciens Hellènes: Qui meurt jeune est aimé des dieux.

Les rits funéraires sont moins uniformes que toutes autres coutumes. La majeure partie des Esquimaux ensevelissent leurs cadavres sous un amas de pierres ou dans des crevasses de rochers; des Groenlandais et Labradoriens les jettent à la mer; leurs congénères d'Asie les brûlent, les enterrent ou les font manger aux bêtes. Chacun estime sa manière la meilleure. Mais il est de croyance générale que la mort n'est pas le terme de l'existence. Que les défunts exercent sur les vivants une action variée et généralement funeste. Qu'ils sont méchants pour la plupart, au moins à l'état de revenants. Qu'ils passent leur temps à souffrir le froid et la faim. On s'abstient autant que possible d'approcher leurs demeures, surtout si elles sont occupées depuis peu; mais le passant pieux dépose sur les tombes au moins une miette de nourriture. A la grande cérémonie d'adieu, les amis et connaissances apportent de la viande, dont chacun coupe deux morceaux, un pour lui, un autre pour le mort; ils tailladent une couverture:—«Tiens, mange! Tiens, couvre-toi!» Le couteau dont on fait usage est dissimulé par les assistants, qui rangés en cercle se le passent par derrière, comme cela se pratique dans un de nos jeux innocents: le furet du bois joli. Et pendant que la lame circule, chacun parle au mort pour distraire son attention, chacun a quelque chose de particulier à lui dire.

En signe de deuil, la veuve itayenne modifie son costume, s'abstient de certains aliments, de diverses occupations. Elle se prive, par devoir rigoureux, de tout soin de propreté. Les amis se bouchent une narine avec un tampon d'herbes, qu'ils n'ôtent de plusieurs jours: naïf symbole:—«Nous ne respirons plus qu'à demi, nous sommes à demi morts de chagrin...» Ceux qui souffrent réellement se mettent en quête d'aventures périlleuses, pour absorber leurs regrets dans la fatigue physique, et noyer leur douleur dans l'excitation passionnée que procure le sentiment du danger.

A la Toussaint, à nos «messes du bout de l'an» correspondent là-bas les fêtes et anniversaires des morts que, suivant les cantons, on célèbre assez diversement; mais partout on danse, on saute, on joue des pantomimes qui ont la prétention d'être des biographies; on festoie aux dépens de la famille qui se démunit de tout pour bien faire les choses, distribuer largement de la victuaille et des fourrures. Ceux qui ne peuvent davantage ne donnent que des bagatelles, mais personne ne s'en retourne à vide.


A propos des silhouettes découvertes sur les fossiles de Thayingen, on contestait aux peuples enfants la faculté de produire des dessins qui seraient supérieurs aux barbouillages d'écoliers.

A cette assertion aprioristique, il a été répondu par de nombreux exemples: les Bochimans, les Australiens, et tant d'autres. Nos Inoïts représentent assez correctement des scènes de chasse et de pêche, des ours, phoques et baleines[58]. Cailloux pointus, mauvais couteaux, ivoires d'une dureté extrême, cornes raboteuses, os de courbure irrégulière, combien ingrate la matière, combien rebelles les instruments! Rink a fait illustrer son volume de Contes Inoïts par un artiste du crû, dont les dessins naïfs, mais très expressifs, pourraient passer pour de ces anciennes estampes que se disputent les amateurs. On recommande aux connaisseurs une collection de bois[59] gravés par des naturels.

[58] Dall, Alaska.

[59] Kaladlit Assialiait. Imprimée à Gothaeb, du Groenland, par Mœller et Berthelsen, 1860.

Ces Esquimaux possèdent à un haut degré le sens de la forme et des proportions relatives; ils ont l'abstraction géométrique si facile, qu'ils ont dressé des cartes de leur pays assez exactes pour servir utilement aux explorateurs. Les plans de Noutchégak et autres localités, levés par Oustiakof, un de ces sauvages, ont passé longtemps pour être suffisamment corrects. Hall a orné son livre d'une planche de Rescue Harbour, œuvre de Coudjissi. Rey montra une de ses cartes marines à un indigène, qui la comprit fort bien, demanda un crayon, en traça une autre avec un plus grand nombre d'îles,—addition précieuse[60]. Ces talents ne laissent pas que de rehausser les Esquimaux, et de leur donner quelque importance dans l'étude de la mentalité. Des Indous et Parsis, des Tamouls et Musulmans, fort intelligents sur d'autres points[61], ne comprennent rien à nos images, dessins et photographies, montrent sur ce point une maladresse qui étonne. Un savant brahmane, auquel on faisait voir un portrait d'un cheval, vainqueur au Derby, demandait avec le plus grand sérieux, semblait-il: «Cela représente la royale cité de Londres?»[62].

[60] Yule, Ava.

[61] Ross, Second Voyage.

[62] Schwarzbach, de Graaf Reynet, Bulletin de la Société de Géographie de Vienne, 1882.


Depuis que Dalton découvrit sur lui-même que tous les hommes ne voient pas les teintes de la même manière, on s'est aperçu, avec surprise, que la cécité totale ou partielle quant à certaines couleurs, est un fait physiologique assez fréquent: la partie tout à fait centrale de la rétine se montre seule sensible aux nuances, mais la lumière et l'ombre l'impressionnent sur toute son étendue. Là-dessus, les linguistes, Geiger en tête, crurent apporter à la doctrine de l'évolution une preuve décisive. Constatant que les noms de couleurs assignées par Homère à certains objets ne cadrent manifestement pas avec ceux que nous leur attribuons,—ainsi Apollon n'a pas eu les cheveux violets (si tant est que nos lexiques donnent toutes les significations des mots),—ils se crurent en droit d'affirmer que le sens de la couleur s'est modifié dans notre espèce depuis l'époque historique.

Accueillie avec faveur, la théorie devint à la mode. L'illustre M. Gladstone, alors ministre des finances de la Grande-Bretagne, jugea à propos de s'y rallier. On y voyait une preuve de la supériorité de nos civilisés sur nos ancêtres intellectuels, les Grecs et les Romains, et à plus forte raison sur tous les sauvages. On ne réfléchissait pas assez que des Tatars qui perçoivent les planètes de Jupiter à l'œil nu, que les Cafres dont la puissance visuelle est à la nôtre comme 3 est à 2, pourraient, s'ils s'en donnaient la peine, distinguer des nuances imperceptibles à notre regard,—et qu'en effet, les Hottentots, les misérables Hottentots, ont trente-deux expressions pour désigner les différentes couleurs. En elle-même, la théorie Geiger paraît plausible; nous la dirions même vraie, sauf que le développement dont il s'agit a dû s'opérer sur une période tout autrement longue que trois ou quatre milliers d'années. Quoi qu'il en soit, la question occupant alors les bons esprits, Bessels peignit en diverses couleurs une feuille de papier quadrillé, et questionna treize Itayens, hommes, femmes, enfants, chacun séparément. Tous distinguèrent les carrés blanc, jaune, vert foncé, noir, mais aucun ne parut différencier le brun du bleu.—L'observation est intéressante, mais non pas décisive. Qu'on se rappelle comment on enseigne aux écoliers qu'il faut regarder pour voir, écouter pour entendre. Nous ne percevons nettement que les objets sur lesquels notre attention éveillée a déjà dirigé les efforts de l'intelligence. Il ne suffit pas d'une vue perçante pour reconnaître autant de colorations que pourrait le faire un assortisseur des Gobelins, ni pour apprécier les gammes chromatiques qu'un peintre saisit sans effort. L'oreille inexercée n'est qu'un médiocre instrument à côté de celle du musicien qui, dans le large volume de sons qu'épanche un puissant orchestre, découvre la demi-note incorrecte qu'un exécutant a laissé échapper. Dans ce que nous prenons pour le silence de la forêt, le braconnier, le garde-chasse notent des bruits significatifs qui échappent à tous ceux auxquels ils ne disent rien. S'ils confondent le brun et le bleu, la faute n'en est certainement pas à l'organe visuel de ces Inoïts, mais à leur indifférence: ils les distingueraient, nous n'en doutons pas, si pendant une génération ou deux ils y avaient quelque intérêt.


Voilà ce que nous avions à dire sur les Esquimaux du nord, en prenant pour point de départ le village d'Ita. Nulle peuplade n'a meilleur droit à des études patientes et consciencieuses. Elle ne compte, il est vrai, qu'une centaine d'individus, n'emplit qu'une demi-douzaine de bouges et tanières, mais leur hameau est littéralement au bout de la terre, et ses habitants, sentinelles perdues dans les neiges et les glaces, sont à la fois les derniers du monde habité et les plus primitifs des hommes.


LES INOÏTS OCCIDENTAUX

NOTAMMENT LES ALÉOUTS

A la presqu'île d'Alaska fait suite, du 51e au 60e degré latitude nord, l'Archipel Aléoute ou Kourile que Béring découvrit en 1741. De là, s'il faut en croire le romancier Eugène Sue, le Juif Errant serait parti pour courir les aventures qui ont passionné une génération littéraire. Le groupe se compose d'une soixantaine d'îles et d'écueils, qui semblent autant de pierres qu'Ahasvérus, le grand voyageur, aurait jetées à travers le gué de la Mer Kamtschadale, pour passer d'Asie en Amérique. Ounimak, la plus considérable, couvre cinq à six mille kilomètres carrés, soit la cinquième partie de la surface totale de l'archipel. D'âpres rochers, d'abord difficile, lui donnent un aspect sombre et désolé. Les paysages de l'intérieur sont à peine moins sévères: dans leurs eaux noires des étangs et tourbières réfléchissent de puissants rochers granitiques; un sol raviné, des laves, en vastes amas, parlent cataclysmes géologiques et commotions violentes. Par ces latitudes passe la ligne des grands volcans boréaux. A leurs sommets, couverts de neiges éternelles, quelques cratères fument sans discontinuer, d'autres éclatent par intervalles. Les vestiges d'éruptions se rencontrent à chaque pas; partout on trouve des rochers noircis par le feu. Toute la partie continentale du district d'Ounalaska est traversée par une chaîne de monts élevés, parmi lesquels neuf bouches éteintes. Les feux souterrains ont bouleversé l'île Ounimak, où le Chichaldin, haut d'environ 3,000 mètres, jette encore des flammes, par accès. En décembre 1830, au milieu de foudres et de bruyants tonnerres, il se couvrit d'un brouillard épais, et quand l'obscurité se dissipa, il avait changé de forme. Toutefois, les effets volcaniques ont perdu de leur intensité, depuis le temps que se combattaient les montagnes:

«Un jour les monts d'Ounimak et d'Ounalaska luttèrent pour la prééminence. Ils s'entre-lancèrent pierres et flammes. Les petits volcans ne purent tenir contre les grands, sautèrent en éclats et s'éteignirent à tout jamais. Il ne resta que deux pics, le Makouchin d'Ounalaska et le Retchesnoï d'Ounimak. Le feu, les pierres et les cendres exterminèrent tous les êtres animés, tant l'air était suffocant. Le Retchesnoï succomba; et quand il vit sa défaite, il rassembla ce qui lui restait de forces, enfla, éclata et s'éteignit. Le Makouchin victorieux s'assoupit, et maintenant il n'en sort plus qu'une petite fumée de temps en temps[63]

[63] Venslaminof.

Le climat, de caractère maritime, n'est pas chaud, ni très froid non plus, mais d'une humidité calamiteuse. Le thermomètre que Wiljaminof observait à Ounalaska oscillait entre 38 degrés, la température moyenne étant de +4°. La saison, vraiment belle, ne dure que dix semaines, de mi-juillet à fin septembre. Déjà en octobre tombe la neige, qui ne fondra qu'en mai. Dans les îles méridionales, les plus longues pluies tombent au printemps; Sitka compte parmi les endroits les plus mouillés du globe. De longs brouillards d'automne[64].

[64] Von Kittlitz.

En été foisonnent herbes et broussailles, mais le soleil n'arrive pas à faire pousser des arbres, sauf sur les îles rapprochées de la terre ferme, où abondent les trembles et bouleaux, et aussi les cyprès, pins et sapins. Les céréales qu'on voulait introduire n'ont pas mûri. Les choux, les pommes de terre et divers légumes, rémunérèrent les soins des colons étrangers, toutefois les indigènes ont toujours dédaigné de cultiver la terre, n'ont aucun goût pour ce travail. Des fleurs, il y en a, mais dépourvues de parfum; les baies ne manquent pas non plus, mais aqueuses et insipides. Les poules importées ont dû se faire à manger du poisson; aussi leurs œufs puent le pourri et semblent emplis d'huile de foie de morue.

Quelques houillères donnent un combustible dont, jusqu'à présent, on n'a pas tiré grand parti. Les Aléouts de l'ancienne génération se chauffaient en s'accroupissant sur un feu d'herbes.


La ressemblance frappante des Aléouts avec les Yakouts et les Kamtschadales leur a fait attribuer une origine mogole. Dall, qui les a étudiés longuement et soigneusement, affirme sur l'autorité de traditions locales que des Inoïts, chassés d'Amérique par les incursions indiennes, il n'y a pas plus de trois siècles, émigrèrent à l'extrémité nord-est de l'Asie. Eux-mêmes se disent d'un grand pays, situé à l'ouest, qu'ils nomment Aliakhékhac, ou Tanduc Angouna, d'où ils se seraient avancés sur Ounimak et Ounalaska[65]. Il est certain qu'ils sont étroitement apparentés aux tribus bordières de la côte américaine, Ahts et autres, jusqu'à l'île Reine-Charlotte[66]. Il est vrai que, de proche en proche, tous ces non-civilisés tiennent étroitement les uns aux autres. Le type des Aléouts relève manifestement du type esquimau, bien que Rink les dise déjà mâtinés d'éléments étrangers. Cheveu droit et noir, plat et abondant, teint foncé. Courts et trapus, remarquablement robustes, ils portent, sans fatigue apparente, de lourds fardeaux pendant de longues journées; soixante livres sur le dos et cinquante kilomètres de marche ne les effraient point. Leur vue est extraordinairement perçante. Les traits, fort accusés, portent l'empreinte de l'intelligence et de la réflexion. Les femmes sont plus avenantes que les hommes; quelques-unes pourraient passer pour jolies, n'était la hideuse labrette. Dall déclare les Aléouts fort supérieurs aux Indiens du voisinage, physiquement et intellectuellement. La tête est cubique chez ceux-ci, pyramidale chez ceux-là. Mais sous l'influence des disettes prolongées et des mauvais traitements infligés par les Russes, la race a perdu son ancienne solidité; les organismes entamés résistent mal aux rhumatismes et maladies de poitrine. Les formes sont robustes, disions-nous, mais dépourvues d'élégance; à ramer quinze ou vingt heures d'affilée, les jambes se déforment; le corps se moule sur le sempiternel canot. De vrais ours marins: des mouvements lourds et lents, une attitude empruntée, une démarche des plus gauches, mais de l'adresse et de l'activité. Ils font preuve d'une étonnante habileté à conduire par la plus mauvaise mer leurs kayaks et oumiaks, dont on fait usage jusqu'en Californie, et leurs périlleuses baïdarkas[67] dont les Russes ont porté le modèle en Europe. Wiljaminof, les comparant à des cavaliers dont les jambes s'arquent aussi à chevaucher constamment, les appelait «Cosaques de la mer, monteurs de cavales marines». Pour que cet homme se montre à son avantage, il faut le voir manœuvrant le batelet de cuir qu'il a fabriqué lui-même[68], et brandissant le harpon dans les eaux agitées. Dès la plus tendre enfance il s'est familiarisé avec l'élément humide. Le Bédouin roule son nouveau-né dans le sable et l'expose au grand soleil, pour l'accoutumer à la chaleur[69]; l'Aléoutinet, s'il lui prend fantaisie de vagir ou criailler, est à l'instant plongé à l'eau, fût-ce entre des glaçons. A ce régime, on ne garde qu'enfants sages, tranquilles et robustes, les plus faibles ne tardent pas à disparaître.

[65] Venjaminof.

[66] Macdonald.

[67] Baydar, bidarra, bidarka.

[68] Kittlitz.

[69] Rampendahl, Deutsche Rundschau, VI.

Les Aléouts se partagent en deux groupes, identiques de port, de mœurs et de caractère, mais quelque peu différents par le dialecte: les tribus qui habitent Atcha, Ounalaska, les Terres des Rats, des Renards et autres au sud de la presqu'île, puis les Koniagas, les Kadiaks et gens d'alentour. Et, sur le continent, les Koloutches de Sitka, les Kénès, Tcherguetches, Médovtsènes et Malégnioutes, ressemblant fort aux uns et aux autres. A tous, la civilisation russe a infligé un coup terrible, la civilisation américaine les emportera tout à fait[70].

[70] Erman.


Autour des îles une riche végétation marine nourrit une faune variée; les eaux courantes abondent en poissons, surtout en truites. Les Aléouts vivent de chasse et de pêche. Dans la lutte pour l'existence, leurs plus grands rivaux sont l'ours et le loup auxquels ils font une guerre acharnée; ils traquent fouines, martes, écureuils, castors, loutres et renards, s'attaquent aux morses et narvals[71]. Tant que les eaux sont libres, ils y trouvent de quoi, gras ou maigre; mais quand elles sont fortement gelées, leur ressource la moins aléatoire est de fouir après les racines dans les plaines et toundras. La saison la plus longue à passer est celle des «courtes rations», février-avril, après les grandes boustifailles de novembre-janvier.

[71] Monodon Monoceros.

Nulle chasse ne les passionne davantage que celle de la baleine. Ils harponnent l'énorme cétacé, le tuent et le dévorent, mais le révèrent. Ils font semblant de croire que, poussé par le sort, mi-contraint, mi-résigné, l'animal obéit aux enchantements, et met quelque bonne volonté à se laisser prendre. A l'ouverture de la saison, une cinquantaine d'hommes et de femmes, se mettent dans leur plus bel attirail et s'embarquent pour saluer au large la bande qu'on a signalée à l'horizon, pour la complimenter et lui faire fête. Car le «Roi des Océans» tient à l'étiquette, et pour le retenir dans nos parages il faut lui montrer que nous sommes gens sachant vivre. Il tient à la morale et à la vertu, le baleineau; il veut que l'on respecte la décence et les bonnes mœurs, il évite les parages hantés par des hordes lâches et dissolues, n'admet pas que les baleiniers, qui ont l'honneur de lui courir sus, se commettent avec des femmes pendant la saison de chasse; même il les punirait par un châtiment terrible, si leurs épouses trahissaient en leur absence la foi conjugale; il les ferait périr par une mort cruelle, si leurs sœurs manquaient à la chasteté avant le mariage[72]. Qu'un coup de vent fasse échouer une baleine, ils la reçoivent avec des honneurs divins, ne peuvent trop la remercier de sa complaisance, se congratulent d'avoir été admis au privilège de manger cette chair sacrée. Ils s'avancent au son du tambourin, haranguent la divinité, la flattent et la complimentent, exécutent en son honneur des danses solennelles: les profanes vêtus de leurs plus beaux costumes, et les baleiniers et sorciers tout nus, sauf qu'ils ont la figure masquée, comme aux grandes cérémonies. Ils jouent en spectacle la réception faite à la souveraine des Eaux par les animaux terrestres[73]. Après ces témoignages de respect et ces préliminaires de convenance, le tambour roule pour la dernière fois; hommes, femmes, enfants et chiens se jettent sur l'énorme viande, l'attaquent des dents et du couteau, se gorgent à bouche que veux-tu;—un morceau de 60,000 kilogrammes!—ils piquent, trouent, forent, creusent jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans l'intérieur; ils se feront jour à travers les côtes. Jamais Pantagruel ni Grandgousier ne furent à plus belle fête. C'est la gloutonnerie héroïque. Avant un long temps, avant que la chair mûrie et faisandée ait tout à fût passé à la charogne, ils n'auront laissé que les os,—laissé, non, puisqu'ils les rongent à fond, les emportent, pièce à pièce, pour en faire cent et un outils et instruments, et s'en servir comme de fer et de bois. Ils tirent parti de l'huile et de la graisse, de la peau, des barbes et fanons; finalement, de «la montagne d'abondance», il n'aura été perdu ni brin ni miette.

[72] Venjaminof.

[73] Dall.

Moins variée était la nourriture de leurs ancêtres, dont les kjokken mooeddings, ou débris culinaires, amoncelés sur la plage, n'ont montré à Dall que coquilles d'œufs et mollusques. N'ayant trouvé dans ces amas aucun fragment de lance, de flèche ou harpon, l'investigateur en conclut que les aborigènes ignoraient jusqu'aux arts les plus rudimentaires. Il s'autorisa du fait que nul objet portant trace ignée n'avait passé sous ses yeux, pour refuser l'usage du feu à ces dénicheurs d'œufs, à ces mangeurs de moules et oursins. L'assertion est à noter, mais ne nous paraît pas prouvée; la conséquence pourrait être plus grosse que les prémisses. En tout état de cause, que soit récente ou éloignée l'époque à laquelle les habitants de l'archipel Catherine ont appris à connaître le feu,—aujourd'hui, ils l'obtiennent au moyen d'un archet,—il est certain qu'ils ne font, comme tous leurs congénères inoïts, qu'un médiocre état des aliments cuisinés, préférant à la modification par la chaleur celle produite par le gel. Ils mangent cru, ils mangent glacé, ils mangent pourri, ils mangent beaucoup; ne prisent aucune boisson mieux que l'huile de phoque ou de baleine. Avec l'invasion des fourreurs et traitants, la cuisson des viandes s'est introduite et propagée, mais les vieillards d'Ounimak déplorent la décadence des saines traditions, protestent contre une funeste innovation à laquelle ils attribuent la faiblesse et la débilité des jeunes générations, les épidémies qui les emportent. Par contre, c'est avec enthousiasme qu'ils acceptèrent les liqueurs fortes, le premier présent que la civilisation fasse aux barbares. Quant au tabac, chacun lui voua et lui conserve une passion désordonnée: pour quelques filaments de l'herbe magique, dont ils avalent la fumée pour n'en rien perdre, hommes et femmes donnaient tout: leur nourriture et jusqu'à leur liberté.


L'habitation a l'importance d'un organe physiologique chez les Esquimaux, qui ont à se défendre contre un climat meurtrier. Nous changeons de vêtements selon la saison; eux ont l'habitation d'hiver et l'habitation d'été. La plus petite, la moins soignée, est la demeure estivale, la barabore, installée le plus souvent auprès d'une rivière poissonneuse; elle peut ne consister qu'en une paillotte, un auvent, un bateau renversé. Type général, une tente conique ou pyramidale, appuyant sur une muraille basse, en terre et cailloux. Les Aléouts creusent un trou assez profond, appliquent contre les parois des perches qui se rejoignent par le sommet; ils les treillissent et les recouvrent d'une couche épaisse de terre, laquelle ne tarde pas à se couvrir de gazon, l'herbe faisant manteau. Une maison se confond avec les broussailles environnantes, le village fait de loin l'effet de tombes dans un cimetière[74]. Plusieurs n'ont pour ouverture qu'un trou ménagé au faîte: cheminée, porte et fenêtre, tout ensemble. On entre par le toit, et on se glisse en bas par un baliveau entaillé de coches. Où l'herbe est trop rare, où l'on manque de bois, on construit la maison d'hiver avec de la neige et de la glace reliées par des côtes de baleine; l'entrée est une allée souterraine assez étroite, dans laquelle l'air prend la température intermédiaire à celles du dedans et du dehors; une toison d'ours fait portière. Les gaz viciés s'échappent—au moins en partie—par une ouverture abritée sous des intestins de phoque, nettoyés, huilés, solidement cousus, ayant la transparence du verre dépoli. Sur le pourtour intérieur, des bancs étroits et bas, servant de lits. Mobilier: une ou deux lampes, deux ou trois chaudrons, quelques plats qui doivent leur netteté à la langue des chiens. Ces cabanes sont chaudes à la condition que les habitants y soient entassés et pressés les uns contre les autres; il en est qui ont une largeur de 7 à 10 mètres, une longueur de 30, parfois même de 100, mais elles abritent alors une tribu, et jusqu'à plusieurs centaines de personnes. Ces grands terriers connus sous divers noms[75], et plus particulièrement sous celui de kachim, sont des maisons communes que possèdent la plupart des Hyperboréens, et que l'on retrouve un peu partout[76]. Nous les prenons pour des phalanstères primitifs, plus ou moins analogues aux ruches et guêpiers, aux castorières, fourmilières, termitières et «républiques» d'oiseaux. Les polypiers humains font pendant aux colonies animales; partout on voit les bandes sauvages terrer ensemble comme des familles de rats, glomérer dans une caverne comme chauves-souris, percher sur les mêmes arbres comme corbeaux et corneilles.

[74] Langsdorf, Kittlitz.

[75] Kagsse, kagge, karrigi, kachim, kogim, dont on a fait casine ou cassine, iglous, oulaas, iourte, etc.

[76] Dans les deux Amérique, la Malaisie, l'Inde, l'Indo-Chine.

A la grande question qui, en ethnologie, se pose aux détours de route: «L'individu est-il antérieur à la société, ou la société est-elle antérieure à l'individu?» la réponse semblait naguère des plus faciles, et l'on répétait couramment la leçon officielle: le premier individu se dédoubla en mâle et femelle, et du premier couple, créé superbe et vigoureux, intelligent et beau, naquit la première famille, laquelle s'élargit en tribu, puis en peuples et nations. La doctrine s'imposait par son apparente simplicité, semblait inspirée par le bon sens. Mais la géologie et la paléontologie aidant, on s'aperçut qu'il fallait reléguer parmi les contes de fées la théorie d'un homme surgissant au milieu du monde, à la manière d'un Robinson abordant son île déserte. En dehors de ses semblables, l'homme est homme, autant qu'une fourmi est fourmi indépendamment de sa fourmilière, autant qu'une abeille reste abeille quand elle n'a plus de ruche. Ce qui advient de l'homme isolé, on le voit dans les prisons cellulaires inventées par nos philanthropes. Donc, jusqu'à preuve du contraire, nous supposerons que nos ancêtres débutèrent par la vie collective, qu'ils dépendaient de leur milieu autant et plus que nous. Contrairement à l'idée que l'individu est père de la société, nous supposons que la société a été mère de l'individu. La demeure commune nous paraît avoir été le support matériel de la vie collective et le grand moyen des premières civilisations. Commune était l'habitation, et communes les femmes avec leurs enfants; les hommes chassaient même proie et la dévoraient ensemble à l'instar des loups; tous sentaient, pensaient et agissaient de concert. Tout nous porte à croire qu'à l'origine le collectivisme était à son maximum et l'individualisme au minimum.

N'abandonnons pas le sujet sans mentionner une observation importante qui s'y rattache: chez nos Hyperboréens, comme chez nombre de primitifs, tels que les Tatars et la plupart des nègres, la construction des demeures est, en principe, l'affaire des femmes qui font toute la besogne, depuis les fondements jusqu'au faîte, les maris n'intervenant que pour apporter les matériaux à pied d'œuvre. Le fait avait été souvent signalé, comme prouvant l'indolence insigne de ces mâles incultes, qui rejettent les gros ouvrages sur leurs compagnes plus faibles. Nous préférons y voir un argument en faveur de l'hypothèse que le premier architecte a été la femme. A la femme, pensons-nous, l'espèce est redevable de tout ce qui nous fait hommes. Chargée des enfants et du bagage, elle établit un couvert permanent pour abriter la petite famille: le nid pour la couvée fut peut-être une fosse tapissée de mousse; à côté, elle dressa une perche avec de larges feuilles, étagées par le travers; et quand elle imagina d'attacher trois à quatre de ces perches par leurs sommets, la hutte fut inventée, la hutte, le premier «intérieur».—Elle y déposa le brandon qu'elle ne quittait pas, et la hutte s'éclaira, la hutte se chauffa, la hutte abrita un foyer.—N'a-t-on pas dit Prométhée le «Père des hommes», pour faire entendre que l'humanité commence avec l'emploi du feu? Or, quelle qu'ait été l'origine du feu, il est certain que la femme a toujours été la gardienne et la conservatrice de cette source de vie.—Voici qu'un jour, à côté d'une biche que l'homme avait tuée, la femme vit un faon qui la regardait avec des yeux suppliants. Elle en eut pitié, le porta à son sein... Que de fois on voit de nos sauvagesses en faire autant! Le petit animal s'attacha à elle, la suivit partout. C'est ainsi qu'elle éleva et apprivoisa les animaux, devint la mère des peuples pasteurs. Ce n'est pas tout: à côté du mari qui vaquait à la grande chasse, la femme s'occupait de la petite, ramassait œufs, insectes, graines et racines. De ces graines elle fit provision dans sa hutte; quelques-unes, qu'elle avait laissé tomber, germèrent tout auprès, crûrent et fructifièrent. Ce que voyant, elle en sema d'autres et devint la mère des peuples cultivateurs. En effet, chez tous les non-civilisés la culture revient aux ménagères. Nonobstant la doctrine qui fait loi présentement, nous tenons la femme pour la créatrice de la civilisation en ses éléments primordiaux. Sans doute, la femme, à ses débuts, ne fut qu'une femelle humaine, mais cette femelle nourrissait, élevait et protégeait plus faibles qu'elle, tandis que son mâle, fauve terrible, ne savait que poursuivre et tuer; il égorgeait par nécessité, et non sans agrément. Lui, bête féroce par instinct, elle, mère par fonction.


A l'époque des pêches et des chasses, les Aléouts envoyaient souvent leurs femmes au dehors, leur interdisant de franchir le seuil du grand kachim. Non qu'il fût prohibé de passer la nuit auprès de sa légitime, mais ce devait être en catimini, et il fallait être de retour une ou deux heures avant le branle-bas du chamane, lequel, vêtu de sa robe de cérémonie, frappait du tambour, fadait les armes et les personnes[77]. Ce petit renseignement fait assez comprendre comment les maisons communes se désagrégèrent sous l'influence des ménages particuliers, quand même elles n'eussent pas été battues en brèche par des étrangers se disant porteurs d'une civilisation supérieure, c'est-à-dire d'armes perfectionnées.

[77] Bancroft, Native Races of America.

Dans ces bâtiments qui subsistent encore, la partie médiane est libre et appartient à tous; les côtés sont divisés de distance en distance par une cordelette, qui parque les familles, chacune en son compartiment; on dirait une écurie avec double rangée de boxes; chaque ménage y dispose d'un espace qui nous paraîtrait à peine suffisant pour un seul cheval: sur le carré que prendrait un de nos meubles, père, mère et la géniture s'entassent autour de la lampe. Toute famille possède barque sur mer et lampe au kachim. Pour économiser le terrain, on dort, soit dans une niche creusée en la paroi, et garnie de pelus, soit accroupi sur les talons, le menton sur les genoux, dans l'attitude que nombre de primitifs donnent toujours à leurs cadavres. Dall, qui a passé au tamis «les débris de cuisine», et les décombres de plusieurs kachims préhistoriques, est persuadé que ces demeures étaient habitées simultanément par les vivants et par les morts. Si l'un des occupants venait à mourir, sous sa place accoutumée, on creusait un trou, on l'y déposait, on le recouvrait de terre; deux pieds d'argile séparaient les habitants des deux mondes... Il se peut.

Point d'autre feu que la flammule des lampes destinées à fondre la glace pour en faire de l'eau potable; la chaleur de tous ces corps vivants resserrés sur un petit espace,—il est tel de ces enclos qu'on dit habité par deux à trois cents personnes,—suffit pour faire monter la température à un degré si élevé, que tout ce monde, hommes et femmes, filles et garçons, se débarrassent de leurs vêtements.

Rien ne nous étonne davantage, nous autres policés, vieux d'une civilisation de trente siècles ou environ, que l'absence de pudeur, que l'innocence encore paradisiaque de la plupart de ces Hyperboréens, accoutumés à la nudité presque constante dans la maison commune, se baignant ensemble, comme les Japonais et Japonaises, sans songer à mal. Il n'est fonction physiologique ou besoin naturel qu'ils aient gêne à satisfaire en public.—«Une coutume n'a rien d'indécent, quand elle est universelle», remarque philosophiquement un de nos voyageurs[78]. Ajoutez que l'Aléout, curieux personnage, se montre parfois d'une réserve qui nous étonne et nous scandalise presque; ainsi devant un étranger il n'oserait adresser la parole à sa femme, ni lui demander le moindre service.

[78] Dall.

Quoique généralement malpropres, ces gens ont, comme les autres Inoïts et la plupart des Indiens, la passion des bains de vapeur, pour lesquels le kachim a son installation toujours prête. Avec l'urine qu'ils recueillent précieusement pour leurs opérations de tannage, ils se frottent le corps; l'alcali, se mélangeant avec les transpirations et les huiles dont le corps est imprégné, nettoie la peau comme le ferait du savon; l'odeur âcre de cette liqueur putréfiée paraît leur être agréable, mais elle saisit à la gorge les étrangers qui reculent suffoqués, et ont grand'peine à s'y faire[79].

[79] Zagoskine.

—Horreur!

—Horreur! oui, pour ceux qui ont un pain de savon sur leur table à toilette; mais pour ceux qui ne possèdent pas ce détersif?—Et ceux, celles qui le possèdent, ignorent peut-être que même les gants, articles de grand luxe et de haute élégance, faits pour recouvrir de blanches mains et des bras dodus, sont imbibés d'un jaune d'œuf largement additionné dudit liquide ambré; préparation indispensable, paraît-il, pour donner aux peaux la souplesse et l'élasticité requises. Longtemps cette même substance communiqua aux croûtes du hollande leurs belles couleurs orangées, et au tabac de Virginie quelque chose de son arome pénétrant[80]. Encore aujourd'hui, dans plusieurs pays civilisés,—à Paris même,—de nombreux individus, inhabitués à la glycérine mousseuse et au lait d'amandes amères, entretiennent un préjugé en faveur de la lotion aléoute, qui nettoierait mieux qu'aucune autre substance, et même entretiendrait la santé; assertion contestée par les médecins qui attribuent à cette eau de toilette certains cas d'empoisonnement et d'ophtalmie purulente. La coutume était universelle.—«Nettoyer ses dents avec de l'urine, mode espagnole», dit Érasme[81]. Les Espagnols la tenaient de leurs ancêtres préhistoriques:

[80] Malte-Brun, Annales, XIV. Description de la Guyane.

[81] De civilitate morum puerilium.

«Pour se laver et se nettoyer les dents, les Cantabres, hommes et femmes, emploient l'urine qu'ils ont laissée croupir dans des réservoirs[82].

[82] Strabon, III, IV, 16.

«Bien que soigneux de leurs personnes et propres dans leur manière de vivre, les Celtibères se lavent tout le corps d'urine, s'en frottent même les dents, estimant cela un bon moyen pour entretenir la santé du corps[83]

[83] Diodore, V, 33.

Nunc Celtiber, in celtiberiâ terrâ,
Quod quisque minxit, hoc solet sibi mane
Dentem atque russam defricare gingivam[84].

[84] Catulle, Épigrammes, 39.

Nul ne s'étonnera que les Ouahabites[85] et les Ougogos de l'Afrique orientale[86] en fassent toujours autant. Mais on a ses préférences. Ainsi Arabes et Bédouins recherchent l'urine des chamelles[87]. Les Banianes du Momba se lavent la figure avec de l'urine de vache, parce que, disent-ils, la vache est leur mère[88]. Cette dernière substance est aussi employée par les Silésiennes contre les taches de rousseur[89]. Les Chewsoures du Caucase la trouvent excellente pour entretenir la santé, et développer la luxuriance de la chevelure. A cette fin ils recueillent soigneusement le purin des étables, mais le liquide encore imprégné de chaleur vitale passe pour le plus énergique. Les trayeuses flattent la bête, lui sifflent un air, chatouillent certain organe, et au moment précis avancent le crâne pour recevoir le flot qui s'épanche; la mère industrieuse fait inonder la tête de son nourrisson en même temps que la sienne[90].

[85] Krapf, Reise in Ost Afrika.

[86] Maltzan, Wallfahrt nach Mekka.

[87] Von Seetzen.

[88] Krapf.

[89] Bodin, Europa.

[90] Radde.

Tels furent, tels sont les débuts de la propreté du corps.


«L'industrie aléoute représente exactement celle que possédait l'âge du renne.» Ainsi s'exprime M. Cartailhac, homme compétent.

Certes, elle était primitive, cette industrie. Qui avait besoin de colle s'appliquait un coup de poing sur le nez, sachant que le sang est une matière agglutinante. Aujourd'hui, les gens sont mieux pourvus. Habitation, outils, mobilier, costume et religion, s'inspirèrent rapidement des modèles qu'avaient apportés les commerçants russes, qu'imposèrent les conquérants. Les marchandises de provenance américaine n'ont pas été longues à se substituer à celles qu'envoyaient naguère Pétersbourg et Moscou. Les étoffes de drap, même la lingerie, envahissent les garde-robes, mais ne sauraient se substituer entièrement aux fourrures du pays; les femmes ont d'excellentes raisons pour ne pas abandonner tout à fait un costume qui leur va très bien, et qu'elles enjolivent de franges et verroteries. Les hommes aussi sont restés fidèles au costume en plumage d'oiseaux marins, sur lequel l'eau glisse sans mouiller. Ils font usage de souliers en peau de poisson, mais cette chaussure ne doit pas approcher le feu, sous peine de racornir et ramollir; en peu d'instants elle serait mise hors d'usage. On porte des bas tressés avec une herbe des marais. De la dépouille des esturgeons, on se confectionne des manteaux très convenables. Les hommes s'affublent volontiers d'un mufle et d'une queue de loup[91].

[91] Zagoskine.

Naguère, les Aléouts se faisaient remarquer par leur amour de la parure et du tatouage; mais l'affreuse oppression qu'ils ont subie leur a fait perdre cette vanité[92]. S'ils se barbouillent quelquefois le visage avec des couleurs ou avec du charbon, c'est moins pour s'embellir la figure que pour la protéger contre l'embrun marin, lequel en s'évaporant dépose du sel qui tend à irriter la peau et la faire gercer. La plupart des Esquimaudes se tatouent toujours le front, les joues et le menton; les femmes mariées en revendiquent le privilège, et en font un «signe de haute distinction», disaient-elles à Hall. Jadis les Aléouts se gravaient sur la peau des figures d'oiseaux et de poissons[93]; «les filles de famille riches et distinguées» s'attachaient à représenter les exploits de leurs ancêtres, au moyen de dessins et de signes variés qui exprimaient symboliquement le nombre des ennemis tués ou des animaux abattus[94]. Avec un silex, on se coupait la chevelure, les femmes se rognant la partie frontale, et les hommes se ménageant une superbe touffe. Ceux-ci se trouaient la lèvre inférieure et les oreilles pour y placer des petits coquillages, de minces cailloux, ou des laines rouges, indicatrices de quelque exploit; ou bien encore, ils s'élargissaient les narines, déjà bien larges, pour y colloquer un petit os, gros comme un tuyau de plume; car ils n'étaient point insensibles à l'attrait du beau. Jalouses de cet agrément, leurs dignes épouses portaient au cou, ainsi qu'aux mains et aux pieds, des pierres colorées, et des chapelets d'ambre—les dames d'Europe les approuvent en cela;—mais les malheureuses s'inséraient à la lèvre inférieure une labrette ou petit cylindre de nacre ou de bois, qui, tenant la bouche constamment ouverte, leur faisait couler la salive le long du menton. Et dire que les Aléouts, Thlinkets et divers Inoïts, n'étaient pas ou ne sont pas seuls à porter labrette, que les Botocoudes et de nombreux Africains sont partisans de cet affiquet qui déshonore la figure humaine! Dire qu'ils trouvent tout à fait engageant ce hideux appendice, incommode et absurde au possible! La chose existe; donc, elle a sa raison suffisante, pour parler comme Leibnitz.

[92] Langsdorf.

[93] Malte-Brun, Annales des Voyages, XIV.

[94] Venjaminof.

La réverbération du soleil sur la neige et les vagues éblouit les yeux et les aveugle: on les protège au moyen d'énormes lunettes, d'aspect fantastique, ou par un casque de cuir ou de bois à large visière, rappelant celle dont le brave Daumier gratifiait les académiciens et autres membres de l'Institut. Les indigènes fabriquent l'objet avec du bois qui leur arrive des eaux chinoises et japonaises, amolli par une longue flottaison: ils donnent la courbure voulue, puis font sécher. Ce casque affecte plusieurs formes, diverses couleurs; le plus souvent, il est bariolé blanc et bleu clair, ou bien ocre et rouge; des sculptures ivorines ornent le cimier, l'arrière est garni d'un plumet, le devant hérissé de poils d'ours, de barbes et moustaches, prises à des phoques et à des otaries, dont le mufle a été reproduit avec une fidélité naïve qui charme les connaisseurs[95]. Déjà Cook avait remarqué le goût et le fini de ces ouvrages; la plupart des visiteurs rendent le même témoignage et vantent le bien rendu des dessins. Un métis, Krioukof, peignait à la détrempe des portraits d'une ressemblance frappante, et Chamisso détermina neuf espèces de dauphins et baleines sur les images qu'avaient faites les indigènes. Doués à un degré supérieur du talent d'imitation, ils ont appris des Russes, rien qu'en les regardant faire, presque tous les métiers manuels. Ce sont des joueurs d'échecs passionnés. Ils se rendent maîtres de la lecture et de l'écriture presque en se jouant. Les enfants paraissent aptes à saisir les mathématiques élémentaires, et, ce qui charmait l'excellent Venjaminof, ils semblaient comprendre les dogmes de la religion chrétienne.

[95] Sauer, Von Kittlitz.

Des masques dont il a été parlé, ils affublent les filles quand elles deviennent nubiles, époque critique pendant laquelle on les claquemure à distance des habitations et on les soumet à une hygiène et une alimentation spéciales. Les Koloches renchérissent sur ces précautions, et les enferment dans des cages d'osier. De grotesques couvre-chefs les empêchent de voir et d'être vues; on craint que le regard, le seul regard de ces malheureuses souille même la lumière du jour, et enguignonne tout et tous autour d'elles; on a l'air de les considérer comme des vampires.


Ce peuple passe pour s'être élevé jusqu'au mariage. Soit! mais quel mariage!

En Aléoutie, les parents les plus proches contractent union, le frère avec la sœur, et parfois le père avec la fille.—«Langsdorf en faisait reproche à un Aléout qui répondit: «Pourquoi pas? les loutres en font autant!»

Le galant se présente avec un cadeau—quelque bagatelle—chez les beaux-parents qui font signe à la belle de suivre le jeune homme. Affaire conclue. En plusieurs districts,—notamment dans l'île d'Ounamartch,—les femmes servent de monnaie courante, règlent les ventes et achats. «On a livré tant de renards bleus, tant de zibelines, cela vaut tant et tant de femmes.» Bien entendu que cette monnaie n'est plus que conventionnelle. Pour faire marché et payer les différences, pas besoin n'est d'avoir un troupeau féminin derrière soi.

Un mot suffit pour établir contrat, un mot pour prononcer divorce, les enfants suivant la mère, ou étant recueillis par leur oncle maternel. L'institution matrimoniale n'a pas été inventée pour causer à ces gens aucun désagrément. Entre époux, peu ou point de jalousie. Comme chez nombre de sauvages et demi-civilisés, celui-là passerait pour un malappris qui n'offrirait pas au visiteur l'hospitalité de la couche conjugale, ou la compagnie de sa fille la plus avenante. Suivant leurs convenances, les mariés troquent les mariées, se les empruntent, les louent bon marché. Au temps où l'administration russe n'accordait a ses employés que huit verres de rhum dans les douze mois, un homme livrait sa moitié pour quelques gouttes de la liqueur divine.

Le chef de famille donnait le nom de «Mère» à son épouse préférée, laquelle titrait de «Père» non seulement son mari, mais encore son fils aîné, et qualifiait aussi de «Mère» sa fille la plus âgée[96]. Le renseignement suggère des réflexions qui pourraient mener loin... mais n'élevons pas de lourde superstructure sur une base fragile.

[96] Venjaminof.

La monogamie est de règle, mais avec de fréquentes exceptions: les hommes meurent vite aux risques de mer. Les veuves, les orphelins, grave souci quand les temps sont durs. Le pêcheur, revenant avec barque pleine, est tenu d'avoir l'œil sur les filles qui ont perdu leur père, de prendre en pitié les veuves qui allaitent: il aura des huttes séparées, plusieurs ménages à pourvoir. C'est ainsi que la polyandrie s'entend avec la polygamie. Mais cette polygamie-là est plutôt une obligation morale que la recherche d'un plaisir, et représente un ensemble de charges qu'il faut du cœur pour accepter, et du caractère pour porter jour après jour.

Du reste, ces Hyperboréens ne trouvent rien de choquant à ce qu'une Aléoute déclare qu'un seul mari ne pourrait la contenter. Autrefois, la Florentine de bonne maison faisait, par clause au contrat nuptial, reconnaître son droit à prendre un amant en titre, quand il lui plairait. De même, les filles aléoutes jouissant, pendant leur damoiselat, d'une liberté dont elles usent largement, se réservent, aux épousailles, la faculté d'avoir un sigisbé. Leur «adjudant[97]», terme officiel, assiste le patron en tous ses droits et devoirs, servitudes actives et passives, est tenu de contribuer à l'entretien du ménage et à la nourriture des enfants. Des femmes si bien loties passent pour bien chanceuses, et jouissent d'une considération distinguée. La présence de l'adjoint est de rigueur pendant l'absence du mari, lequel à son retour patronne et protège le jeune homme, attend de lui la déférence que le cadet doit à son aîné... Le cadet et l'aîné, c'est bien cela. En effet, chez les Thlinkets, chez les Koloches, alliés de nos Aléouts, le cavalier servant doit être un frère, ou tout au moins un proche parent du patron[98]. Le Konyaga, surpris en adultère, est obligé de payer, à la mode anglaise, une indemnité au mari; mais s'il est de sa famille, il lui faudra se tenir à ses ordres, et à ceux de l'épouse, avec laquelle l'union sera désormais légitime. Le susdit Thlinket venant à mourir, son cadet épouse la veuve, et le nouveau capitaine requiert pour ses menues besognes les bons offices du troisième frère[99].

[97] Bancroft, Venjaminof.

[98] Erman.

[99] Venjaminof.

Que vous en semble? Ne tenons-nous pas ici la clef du sigisbéat, institution bizarre, dont on réprouvait l'immoralité, mais qu'on n'expliquait guère? Le sigisbé est un «lévir», sa fonction est une survivance des antiques «fréries» polyandriques, dont les traces sont reconnaissables chez d'autres Esquimaux, et qu'on étudie sur le vif à Ladak, au Tibet, au Malabar, et en plusieurs autres cantons restés en dehors des grandes voies de communication internationale.


Dans ces conditions matrimoniales, les querelles ne sauraient être fréquentes. Cependant les accouchements difficiles sont regardés comme le châtiment d'une conduite par trop irrégulière. Les maris d'Aléoutie, bonasses à souhait, n'ont pas si mauvais goût que leurs voisins Korjaks, lesquels obligent, dit-on, leurs femmes à se faire plus laides et plus sales que nature[100], afin d'effaroucher les désirs illégitimes. Vertu si cher achetée, vertu obtenue au prix du dégoût, serait-ce de la vertu?

[100] Kraschenikof.

Veufs et veuves se claquemurent dans l'obscurité pendant une quarantaine de jours. La veuve, deuil durant, est considérée comme impure, et renfermée dans une cabane particulière, où les aliments lui sont passés, réduits en minces fragments, car elle ne doit rien toucher de la main nue[101]. On redoute évidemment que, par son intermédiaire, la mort n'ait prise sur les vivants. Le polygame lègue un deuil plus sévère à celle de ses épouses qui a vécu le plus longuement avec lui, à celle surtout près de laquelle il vient à mourir.

[101] Venjaminof.


Nous préférerions nous en tenir là, mais le souci de la vérité nous contraint d'ajouter que ces primitifs poussent l'ignorance du mal jusqu'à l'immoralité, que leur innocence vraiment excessive se confond avec le vice. Notez que les témoins à charge sont pour tout le reste très favorables à ce peuple, auquel ils ne marchandent pas l'admiration en plus d'une circonstance. Un garçon joli de figure se montre-t-il gracieux de maintien? La mère ne le laisse plus frayer avec les camarades de son âge, le vêt et l'élève en fille; tout étranger se tromperait sur son sexe; et vers les quinze ans on le vend pour somme rondelette à quelque riche personnage. Les «choupan» ou adolescents de cette espèce sont très recherchés par les Konyagas[102]. Par contre, on rencontre çà et là dans les populations esquimaudes, ou esquimoïdes, et notamment dans le Youkon, des filles qui se refusent au mariage et à la maternité. Changeant de sexe, pour ainsi dire, elles vivent en garçons, adoptent les manières et le costume virils; courent le cerf, ne reculent à la chasse devant aucun danger, à la pêche devant aucune fatigue[103].

[102] Ross.

[103] Bancroft.

Les jolis jeunes gens dont il a été question se consacrent volontiers à la prêtrise, et, leur fraîcheur passée, entrent dans les ordres, qui leur coûtent ainsi beaucoup moins à acquérir qu'à leurs confrères. De tout temps il y eut affinité marquée entre le mignon et le servant des autels, entre la prostituée et la pallacide. Dans les temples de l'antique Orient, le vaste et majestueux sanctuaire paraît avoir été flanqué de chapelles fleuries, boudoirs parfumés, où nichaient sur de moelleuses couches les Attys et les Combabe, de gracieux Eliacin, de charmants Adonis, qui vaquaient aux plaisirs des dieux, c'est-à-dire de leurs ministres, en attendant que pleinement initiés aux rites sacrés, ils devinssent, à leur tour, chefs de culte, et préposés aux mystères. Le hiérophante aimait à se faire servir par les hiérodules et les bayadères. L'hétaïrisme est né à l'ombre des autels. «Presque tous les hommes, dit Hérodote[104], sa mêlent avec les femmes dans les édifices sacrés, hormis les Grecs et les Égyptiens.»

[104] Euterpe.

—«Hormis la Grèce?... Et que se passait-il à Corinthe?—Hormis l'Égypte? Et Bubastis et Naucratès! Et l'Aphrodite d'Abydos qui portait le vocable significatif de Pornè[105].—Aussi Juvénal se permettait de demander: Quel est le temple où les femmes ne se prostituent pas?»

[105] Athénée, XIII, 5.

A Jérusalem, le roi Josias détruisit dans le temple de Jéhovah les cellules qu'habitaient les efféminés[106] et les femmes qui tissaient les tentes d'Ashéra[107]. On sait les prodigieux débordements qui avaient lieu dans les «verts bosquets» et les «hauts lieux» de la «Grande Déesse». La coutume était si bien enracinée que, dans la grotte de Bethléem, ce qui s'accomplissait jadis au nom d'Adonis, s'accomplit aujourd'hui par les pèlerins chrétiens au nom de la vierge Marie; et les hadjis musulmans font de même dans les sanctuaires de La Mecque[108]. Dans les pagodes «sentines de vice», viennent des femmes stériles, faisant vœu de s'abandonner à un nombre déterminé de libertins; et d'autres, pour donner à la déesse du lieu des témoignages de leur vénération, se prostituent en public, aux portes mêmes de la maison divine[109]. Les prêtresses de Juidah enlèvent les filles des familles les plus distinguées, et, après des épreuves rigoureuses, en font des courtisanes, instruites dans les arts de la volupté[110]. A Bornéo, le Dayak, qui se fait prêtre, prend un nom et des vêtements féminins, épouse simultanément un homme et une femme: le premier, pour le protéger et l'accompagner en public; la seconde, pour lui donner des distractions[111].

[106] Les Kedeschim. Consulter sur ce mot les Encyclopédies bibliques. Exemple: Dizionario Ebreo: Kadessa, santa e meretrice; Kadeschud, postribolo e sacristia.

[107] II Rois, 23, 7. Voir Soury, la Religion d'Israël.

[108] Sepp, Heidenthum und Christenthum.

[109] Dubois, Mœurs de l'Inde.

[110] Lindemann, Geschichte der Meinungen.

[111] Bishop of Labuan, Transactions of the Ethnological Society, II.

Revenons à nos Aléouts. Dès que l'ordination a été conférée au lévite, sitôt que le choupan a mué en angakok, la tribu lui confie les filles le mieux en point, par les grâces du corps et du caractère; il parfera leur éducation,—les perfectionnera dans la danse et autres arts d'agrément, et, enfin, les initiera aux plaisirs de l'amour. Si elles se montrent intelligentes, elles deviendront mires et mèges, prêtresses et prophétesses. Les kachims d'été, qui sont fermés aux femmes du commun, s'ouvriront à deux battants devant elles. On est persuadé que ces filles seraient d'une fréquentation malsaine, si elles n'avaient été purifiées par le commerce d'un homme de Dieu.—Les braves gens! Et l'on a prétendu qu'ils manquaient de religion!


Religieux autant que tout autre peuple, sinon davantage, les Inoïts révèrent les esprits[112] des rocs et des caps, des glaciers, buttes et banquises; présentent leurs respects à toute chose inconnue ou dangereuse. Leur chamanisme ou théorie magique est identique en substance à la doctrine professée par les populations de l'Asie et de l'Amérique septentrionales; il a été développé dans la suite des temps avec une rigueur surprenante, si bien que l'institution des poulik, des angakout[113], et jossakids, forme, avec les doctrines et traditions qui l'accompagnent, le lien moral des tribus éparpillées sur cet immense territoire.

[112] Inoe.

[113] Angakok, sorcier, pluriel Angakout.

Tout le monde n'est pas apte au saint ministère; pour devenir angakok il faut une vocation bien déterminée, de plus, un caractère et un tempérament que n'a pas tout le monde. Les prêtres en fonctions ne recrutent point leurs élèves au hasard; ils les choisissent de bonne heure, garçons ou filles, ne s'arrêtant pas au sexe; plus intelligents en cela que la plupart des autres sacerdoces. On en a vu qui s'adressaient à des époux particulièrement qualifiés, leur demandant un sujet d'élite, à former, même avant sa naissance, par une éducation appropriée et un entraînement spécial. Le père et la mère du futur sorcier jeûneront souvent et longtemps, rechercheront certaines viandes, en éviteront d'autres, supplieront les ancêtres d'envelopper le précieux rejeton de toute leur sollicitude. Sitôt née, la petite créature sera aspergée d'urine, de manière à l'imprégner de son odeur caractéristique,—c'est décidément leur eau bénite. Ailleurs, la barbe, la chevelure, l'entière personne des rois et sacrificateurs sont ointes d'huiles prises dans de saintes ampoules; ailleurs, elles sont beurrées et barbouillées de bouse soigneusement étendue. Chacun son goût. On requiert que le petit ne soit pas comme tout le monde, que par ses gestes et sa démarche, il s'annonce comme étant pétri d'une autre pâte que le commun des mortels; car il aura pour principal titre: celui qui a été mis à part[114]: Sacer esto! Façonné par les abstinences et les veilles prolongées, par la dure et la gêne, il faut qu'il apprenne à supporter stoïquement la douleur, à dominer ses besoins physiques, à faire que le corps obéisse sans murmure aux ordres de l'esprit.

[114] Imaïnac, ou Inguitsout: Cf. le Nazaréat juif, et les Actes des Apôtres, XII, 2.

Les autres sont bavards, lui sera taciturne, comme il convient aux prophètes et diseurs d'oracles. De bonne heure, le novice fréquente la solitude. Il erre[115], par les longues nuits, à travers les plaines silencieuses que la lune emplit de sa froide blancheur; il écoute le vent gémir sur la banquise désolée; au large, comme un troupeau d'ours blancs allant aux aventures, avancent machis et bosculis; il entend grincer les dents et racler les pattes puissantes. Sur l'Océan noir, sous le ciel funèbre, flottent des glaçons, lourds de neige amoncelée, nagent des buttes, diamants immenses, cheminent des buttons, énormes masses sombres, veinées de glauques transparences, avec de vagues lueurs opalines tremblant à l'entour; spectacles d'outre-tombe; magnificences dignes d'une autre planète, comme on en voit peut-être dans Uranus ou Saturne: les aurores boréales, occasion recherchée pour «avaler de la lumière[116]», car il faut se pénétrer de tous les éclats et de toutes les splendeurs. Triste et ravi, saisi d'une douloureuse extase, le jeune homme contemple les glorieux combats, les splendides batailles que se livrent les esprits dans les champs de l'air, alors que des torrents d'électricité jaillissent dans le ciel incandescent, que débordent les geysers d'étincelles, les fontaines de couleurs jaillissantes; les clairons[117] et traits sanglants raient le ciel, les lances fulgurantes s'entre-choquent dans les airs, l'éther palpite, et ses pulsations sont des coruscations et des flamboiements.

[115] Semblablement, les Polynésiens appellent leurs prêtres Haaropo ou promeneurs de nuit (Moerenhout).

[116] Bastian.

[117] Terme franco-canadien.

Déjà le futur sorcier n'est plus un enfant. Maintes fois, il s'est senti en la présence de Sidné, la Démêter esquimaude, il l'a devinée au frisson qui lui courait dans les veines, à la chair de poule qui lui picotait la peau et hérissait les cheveux; maintes fois, il a distingué ses soupirs douloureux et prolongés, lointains éclats, retentissant comme ces mugissements de la baleine que les Esprits entendent bien, mais auxquels l'oreille du vulgaire est toujours restée sourde. Il voit des astres inconnus aux profanes; à Sirius, Algol et Altaïr, il demande le secret des destins, il devine ce que pensent l'Aigle, le Cygne, la Grande Ourse, qui écoutent les Inoïts, les regardent faire, mais se taisent. Car ces astres glorieux ne parlent que par des scintillements, et nul n'entend leur langage qui n'a sa lumière en lui-même. Il passe par la série des initiations; n'ignore point que son esprit ne sera pas dégagé du fardeau de lourde matière et d'épaisse ignorance, avant que la Lune ne l'ait regardé en face et ne lui ait dardé certain rayon dans les yeux. Enfin, son propre Génie, évoqué des insondables profondeurs de l'être, lui apparaît[118], ayant franchi les immensités des cieux, remonté à travers les abîmes de l'Océan. Blanc, pâle et solennel, le fantôme dira: «—Me voici. Que veux-tu?» S'unissant au Sosie d'outre-tombe, l'âme de l'angakok volera sur les ailes du vent; quittant le corps à volonté, elle voguera dans l'univers, rapide et légère. Libre à elle de sonder alors les choses cachées, de se renseigner sur les mystères, pour en révéler la connaissance aux hommes restés mortels, et d'esprit non affiné.

[118] Même croyance chez les Lapons, les Peaux-Rouges, les Kamtchadales Charlevoix, Journal.

Il n'y a pas que l'angakok idéal pour passer par cette éducation, et cette discipline intérieure. Prophètes et révélateurs, ascètes et inspirés, tous ont cherché Dieu dans le désert, se sont réfugiés dans la solitude, pour y converser avec le Loup, disent les uns, avec les saints anges, pensent les autres; ils se sont enfoncés dans l'auguste silence pour ouïr les mélodies des étoiles chantant en chœur, pour distinguer les susurrements des atomes, les murmures du grain de sable, les soupirs qu'exhale la goutte de rosée avant de n'être plus; ineffables harmonies qu'éteignent le fracas des rues et des marchés, les hurlements des batailles. Notre propre âme nous échappe dans le conflit des vanités, ses mouvements intimes se dérobent à notre perception qu'émousse le tohu-bohu assourdissant des agitations mesquines. Pour se retrouver soi-même, pour s'atteindre enfin, il faut fuir la cité, éviter la foule. Jusqu'à ce qu'on ait découvert sa conscience et interrogé ses oracles, on n'est, on ne sera qu'un enfant. On ne comprend rien au monde, tant que penché sur son âme on n'en a pas mesuré les sombres profondeurs, tant qu'on n'a pas écouté les échos de la pensée s'engouffrant en chutes toujours plus sourdes, comme les roulements du tonnerre qui va se perdre par delà d'autres horizons.

Mais il faut aux poumons de l'air à brûler, aux estomacs des aliments à digérer, aux intelligences des faits à élaborer, des réalités à s'assimiler. Il tomberait dans l'idiotie, l'individu qui s'isolerait sans retour et cesserait d'entretenir avec ses semblables les rapports d'action et de réaction dont se compose l'existence. Donc, l'angakok ne s'absentera de la communauté que par intervalles, il participera aux expéditions de chasse et de pêche, exercera peut-être quelque industrie, ne restera pas étranger à la vie publique, suivra, ou même dirigera les agissements populaires, les comprendra d'autant mieux qu'il ne s'engage pas dans le tumulte de l'action, qu'il se tient à côté, regarde de haut. A mesure qu'il progresse dans son art, il se fait plus original et excentrique. On ne sait au juste s'il veille ou rêve, s'il est présent ou absent, sage ou aliéné. Il prend les abstractions pour des réalités et les réalités pour des abstractions, se crée des sympathies, des antipathies à lui. Il éparpille son âme dans les buissons, mais fait entrer le rocher dans la substance de ses os, s'identifie avec le paysage ambiant. Ce qui plaît à tous déplaît à cet homme, mais il supporte l'insupportable; il se fait une manière à lui d'entendre et de comprendre, il voit trouble où les autres voient clair, mais distingue nettement ce qu'ils ne peuvent discerner. Son regard, voilé pour les choses du présent siècle, pénètre le monde translunaire; les secrets de l'éternité lui deviennent familiers à mesure qu'il néglige les vulgarités de la vie quotidienne. Peu à peu, il arrive à voir double, perçoit les objets extérieurs, et en outre la réflexion qu'ils projettent en son esprit. C'est ainsi qu'au Broken, la Montagne des Sorcières, le voyageur voit son ombre se plaquer contre les nuages et profiler dans l'espace un spectre gigantesque. La fantaisie elle-même, les chimères extravagantes, ne peuvent faire autre chose que distordre et transposer la réalité, décomposer ses éléments, les recomposer d'une façon incongrue. Avant d'endoctriner les peuples, les prophètes ont dû se repaître de fantasmes, comme les Bacchants, se gorger de bruit, et s'enivrer de fracas; avant d'aborder aux vérités éternelles, il leur a fallu s'immerger dans l'illusion. Sur une métaphysique, mélangée d'ignorance et de folie, ils ont construit un vaste et ingénieux système, qui rend l'aberration plausible, déraisonne avec méthode, prouve le prodige par le miracle, expose l'absurde avec logique,—le tout sous le nom de religion.

Frères ou cousins germains de ces angakout sont les jossakids indiens, les chamanes de Sibérie, les joguis et fakirs de l'Inde, les derviches tourneurs, les engaka Bantou, les piodjis australiens, les ascètes et sorciers tutti quanti. L'objet de leur ambition est l'extase, l'union avec Dieu, l'absorption dans l'Esprit infini, dans l'Ame universelle,—bref, la vie religieuse par excellence, dont les manifestations, réputées miraculeuses, rentrent toutes, malgré la diversité du détail, dans la catégorie du «Mal Sacré»; relèvent de la physiologie névrotique, beaucoup étudiée, encore très obscure. Sans prétendre expliquer leur cas, il est facile de voir que ces malheureux ont travaillé à se faire une existence en dehors de l'hygiène et du bon sens. Pour se mettre au-dessus de la Nature ils l'ont violentée et irritée; aussi en portent-ils la peine, et leur existence est souffreteuse autant qu'anormale. Ils ont, malgré leur apparence endormie et leur physionomie apathique, des lucidités singulières, des perceptions d'une acuité surprenante; on dirait leur âme absente, mais ils éprouvent des sensations d'une délicatesse extraordinaire, d'inexplicables accès de force et de vigueur, des sensibilités et des insensibilités qui passent créance. En même temps ils croient aux persécutions de démons qui viendraient les tracasser et tourmenter, et même les égorger, si, par un serment terrible, ils ne s'engagent à leur obéir. Dans leurs accès prophétiques, ils se livrent à des contorsions extravagantes, à des mouvements désordonnés et convulsifs, poussent des hurlements qui semblent n'avoir plus rien d'humain; une voix rauque sort d'une bouche écumante, leur teint s'empourpre et leurs yeux s'injectent; et souvent, ils deviennent aveugles à la suite de congestions[119]. Ils passent par des fatigues et des épuisements dont on ne se fait pas idée; ils sont harassés par toutes les fibres du corps, exténués par chaque fibrille du cerveau[120]. Quoi d'étonnant à ce qu'ils soient tristes et mélancoliques, enclins aux idées noires! «Leur physionomie communique à l'âme un sentiment pénible et profond[121].» On observe chez eux une crainte excessive de la mort; ils redoutent jusqu'à la vue d'un cadavre, et cependant ils versent dans les pensées de suicide. Hall raconte:

[119] Venjaminof, traduit par Erman.

[120] Wrangell, Observations, etc.

[121] Hyacinthe, le Chamanisme en Chine.

«La femme de Jack ramait quand elle fut prise d'un accès que je pris d'abord pour une crise d'épilepsie. Elle éclata en cris sauvages, familiers, paraît-il, à ceux qui pratiquent la sorcellerie. Tous alors de redoubler d'efforts. Sa voix vagissait étrangement; de ses lèvres partaient comme des pétards. Les matelots répondaient en chœur. Sa mélodie s'accentuait de minute en minute, se faisait toujours plus sauvage; en même temps elle poussait à la rame, déployait une vigueur surhumaine. De retour au camp, la représentation reprit dans la nuit. Jack disait une sorte de liturgie, les femmes chantant, et les hommes répondant. Cela dura plusieurs heures, et le lendemain, puis le surlendemain, on en fit autant.»

Autre observation:

«Il se faisait tard. Nous devisions encore dans la hutte quand éclata un cri retentissant. Rapides comme la pensée, mes Inoïts sautèrent de leurs sièges, se jetèrent sur les longs couteaux qui se trouvaient par là, les fourrèrent dans une cachette. A peine avaient-ils repris place qu'un angakok se glissa en rampant par l'étroite entrée. Se traînant sur les genoux, il tâtait devant lui, et tout aveuglé par une tignasse qui lui ravalait les yeux et le visage, il fouillait dans le garde-manger. N'y trouvant pas ce qu'il cherchait, il tourna tête sur queue, se retira sans desserrer les dents. Je demandai:

«—Et s'il avait trouvé un couteau?

«—Un couteau? il s'en serait donné quelque part. Ils ont de ces idées-là. Ça les prend de temps en temps.»

Quand le novice a tout à fait dépouillé le vieil homme, fait de son corps le temple d'un esprit[122], ou de plusieurs, car il en peut héberger légion, il appelle par son nom le génie de son choix, le somme de prendre chez lui domicile. Si par dix fois il le conjurait inutilement, il renoncerait au métier, car sans tornac il n'y a ni prophétie ni miracle. Ce n'est pas à dire qu'il eût perdu tout son temps et sa peine. Les études, la forte discipline par lesquelles il a passé, lui vaudront toujours respect et influence. Et voici comment s'obtient l'inspiration.

[122] Inoe, Torenac.

L'esprit invoqué fait rencontrer à son protégé un animal démonique: fouine, loutre ou blaireau[123], pour qu'il le tue, l'écorche et revête sa dépouille, grâce à laquelle il obtient la faculté de «courir», à l'instar de nos garous et versipelles. Il s'appropriera, comme un trésor, la langue de la bête, en fera sa «médecine», son grigri personnel. Évidemment, le choix de cet organe est symbolique; on a deviné ou l'on s'est souvenu qu'il est l'instrument du Verbe, manifestation de la Raison... sans que nous voulions insinuer que ces pauvres angakout aient fréquenté l'école d'Alexandrie.

[123] Du blaireau, les contes japonais disent aussi merveille. Milford, Tales of Japan.


Autres procédés:

Sur l'avis que lui en donnent sas anciens, le lévite visite la caverne d'une île inhabitée, dans laquelle ont été cachés les os d'un magicien illustre. Le prophète dort du sommeil de la mort, mais ne fait que dormir. Il est assis, raide et glacé, la tête masquée. Vêtu dans la magnificence de l'appareil sacerdotal, les ailes d'une chouette ou d'un hibou s'éploient au-dessus du bonnet; à la robe pendent marmousets en ivoire, grelots et sonnettes, chaînettes et anneaux, tout un capharnaüm, au moyen duquel il est mis en rapport avec les rois des animaux et les Génies des Éléments: serres d'aigle, dents de serpent, écailles de poisson, morceaux de cuir cru, et divers petits objets qui s'entre-choquent avec bruit aux mouvements du corps. Entre les genoux est placé le tambour, l'indispensable tambour[124],—un ciel en raccourci—sur lequel sont dessinés le cercle de l'Univers, la Croix des Quatre-Vents, des figures magiques d'hommes et d'animaux; l'intérieur abrite de petites poupées—autant d'esprits qui répondent chacun à certains coups frappés d'une façon spéciale. L'adepte fait résonner l'instrument, s'adresse au Voyant lui-même, interpelle l'auguste prophète. Au bruit, le cadavre soubresaute, les plumes s'agitent, le masque frissonne. Ce masque du mort, le vivant a le courage de l'ôter: il découvre la momie noire et grimaçante, hérissée et hideuse; il la contemple et en est contemplé, les deux orbites profondes lui lancent des jets de ténèbres. Le vivant salue en frottant son nez contre l'épine nasale du cadavre, puis se passe la main sur le ventre comme pour dire: «Que cela est bon!» Surcroît de politesse, il se crache dans les paumes[125], barbouille de salive le visage du grand homme; ensuite, il offre du tabac pour une ou deux pipes, et, peut-être aussi, le foie d'un ours, qui tue les chiens, empoisonne les hommes, les frappe dans le corps et l'esprit. A l'aspect de ces friandises, les lèvres parcheminées esquissent un rictus, les bâtonnets fichés dans la houppette du crâne branlent de-ci de-là: il est bien reçu. A la douteuse clarté de la mousse trempée dans une coquille d'huile, le maître et le disciple conversent la nuit durant. Le disciple interroge et le maître répond par des écritures phosphorescentes dans le cerveau: à question nette et claire, réponse lumineuse, mais l'hésitation n'obtient que des oracles ténébreux. C'est ainsi que l'esprit du docteur passe dans le jeune homme; la transfusion est marquée par le transfert d'une dent que le successeur extirpe de l'auguste mâchoire, et cache aussitôt dans sa bouche. Cette dent, si un profane l'apercevait seulement, ou s'il entrevoyait la langue de la mystérieuse loutre, il tomberait aussitôt frappé d'aliénation. Même châtiment au profane qui aurait aperçu le jaspe du Graal, dans lequel saint Joseph d'Arimathée avait recueilli les gouttes du Divin Sang.

[124] Boubène, etc.

[125] Choriz, Expédition Kotzebue.

—Mais pourquoi la dent du vieux sorcier, la dent précisément?

—Sur ce point, nous ne pouvons offrir que des conjectures. La dent, la pièce la plus résistante de l'organisme, et que l'on retrouvait encore dans la cendre des bûchers, quand les os avaient disparu, la dent passe chez plusieurs peuples primitifs pour être un siège de la vie. Les rapaces ont leur force dans la mâchoire que les philosophes de la Nature comparaient à deux bras céphaliques. Les molaires des victimes abattues à la guerre ou à la chasse, faisaient le plus superbe collier que le héros des temps jadis pût offrir à sa belle. La vipère concentre dans ses crochets sa vie et sa colère, y verse l'essence de son chyle et de ses humeurs, pourquoi l'homme n'en ferait-il pas autant? Le sorcier n'a-t-il pas la dent venimeuse, lui aussi?


On raconte d'autres choses non moins étonnantes. Les sorciers changeraient de sexe à leur gré, s'arracheraient un œil pour l'avaler ensuite, s'enfonceraient un couteau dans la poitrine sans se faire grand mal[126]. Ils passeraient de la sorte par la mort, ce qu'ils croient le plus sérieusement du monde avoir déjà fait plusieurs fois, dans les conditions les plus héroïques, et même les plus extravagantes, nous permettrons-nous d'ajouter. Ils vont au bord de la mer, appellent à eux un ours ou un morse, mais de préférence la Grande Baleine, laquelle ils contraignent, par incantations, à ouvrir une large gueule dans laquelle ils se précipitent. L'orque côtoie maint rivage, visite des îles nombreuses, puis plonge dans le gouffre qui conduit au Paradis boréal, où ils contempleront à loisir les mystères de l'autre monde. Combien de temps y séjournent-ils? Ils ne le savent pas eux-mêmes, car la mesure du temps est autre en bas, autre en haut. Pendant ce séjour, ils acquièrent des facultés extraordinaires et une intelligence transcendante, ils se transforment de chenille en papillon. Quand ils en ont appris assez, la baleine dégorge sur la plage ces autres Jonas.

[126] Krause, Geographische Blaetter, 1881.

Toutes les initiations étant accomplies, les éducations faites et parfaites, le magicien prend le nom d'angakok qui signifie «le Grand» ou «l'Ancien», s'offre au peuple comme guide et instructeur. Dépourvu de tout pouvoir officiel, il est consulté en toute affaire importante et son conseil est toujours suivi. Chacun pourrait le braver, aurait droit à le contredire, mais personne n'ose ou ne s'en soucie. D'attribution spéciale, il n'en a point; mais il cumule toutes les influences: conseiller public, juge de paix, expert universel, arbitre en affaires publiques et privées, artiste en tout genre, poète, comédien, bouffon. Réputé pour génie, et pour fou, tout au moins, son intelligence passe pour tremper aux sources divines, et communiquer avec les puissances supérieures. Il comprend tout le monde, personne ne prétend le deviner. En dernière analyse, son pouvoir est celui d'un esprit supérieur sur les esprits obtus; son secret est celui de la Galigaï: l'ascendant d'une volonté forte sur une volonté faible. Il suffit qu'il soit supérieur, incontestablement supérieur, pour que son entourage lui attribue la toute-puissance. Il est médecin, parce que prêtre et thaumaturge, parce qu'il a maints démons dans le cerveau, le cœur, le foie et les reins. A lui d'être le Grand Pourvoyeur du peuple, d'attirer à l'encontre de la fourche et de l'épieu tant le gibier de terre que le gibier de mer; à lui de faire agir la pierre[127], don de l'Océan, grâce à laquelle la baleine, les saumons et brochets courent s'enferrer dans le harpon; à lui de porter une ceinture d'herbes tressées avec des nœuds, qui assurent la victoire en toute rencontre; à lui d'assister la Lune en travail. Lors des éclipses totales, la pauvre Lune perd tout à fait la tête, s'égare dans les cieux, erre dans les rochers et fondrières; mais alors son ami l'angakok la hèle, lui crie la route qu'elle doit prendre pour se retrouver, lui chante des hymnes qui fortifient[128]. Contre les méchants génies il part en guerre, cuirassé de formules, armé de charmes divers, tels que becs de corbeau, incisives de renard, griffes d'ours, et, si possible, quelque babiole du bric-à-brac européen. Pour chasser le démon de la maladie, et pour tenir à distance les âmes errantes, il exécutera des mouvements violents, des contorsions, sautera à travers un vaste brasier, combattra la Mort à grands coups de massue, la mettra en fuite[129].

[127] Tchimkieh.

[128] Venjaminof.

[129] Hyacinthe.


En Esquimaudie comme chez nous, il y a la Magie Blanche et la Magie Noire, les bons et les mauvais sorciers. Les mauvais profitent de leurs accointances avec les morts peu recommandables, avec les esprits dépourvus de délicatesse, pour servir les desseins malveillants, les rancunes particulières, et perpétrer des mauvaisetés.

La vile multitude, dans l'autre monde comme en celui-ci, ne fait ni grand bien ni grand mal, ne se manifeste que par de légers sifflements. Plus robustes, ils cornent aux oreilles pour qu'on leur donne à manger; tout à fait redoutables, ils «reviennent» sous forme corporelle; les plus dangereux, fous ou insensés de leur vivant, ont exercé l'angakokat, sont morts de mort violente. Les docteurs spirites de là-bas recommandent à messieurs les assassins, sitôt le meurtre commis, d'arracher le foie, siège de la force et de la vie, de le manger palpitant encore: moyen d'échapper aux représailles de la victime, qui autrement se démènerait en furie, entrerait dans le corps du meurtrier, le ferait tourner en démon. Cela s'explique assez bien.

Grand truc pratiqué par tous les maléficiants du monde: s'emparer d'une viande qu'a entamée la personne à qui l'on veut nuire; la mettre à pourrir dans une tombe, pour que le mort, en la rongeant à son tour, soit mis en communication avec l'individu trahi et dévore sa substance. De là le nom donné au jeteur de sorts: «Celui qui fait dépérir[130].» Cet artisan de malheur entre aussi en relation avec la Lune mauvaise, la Lune en son décours, qui a la spécialité de tirer à elle les entrailles des rieurs immodérés. Les victimes d'Hécate vampirisent les vivants, sucent les viscères et organes vitaux; se transforment en une araignée, visible à l'angakok, laquelle exhale son haleine empoisonnée dans les intestins, y plonge de longues pattes noires et crochues.

[130] Kousouinak, Ilisitsout, pluriel d'Ilisitsok.

L'ensorcelé, s'il en a la force, se présente à la porte du mire-sorcier,—et crie:—«Hé! hé! on a besoin de toi!» L'homme de l'art ne répond pas tout d'abord, se fait répéter l'appel: à la voix, à l'accent du malade, il devine la maladie et même qui l'a envoyée. Car il n'est indisposition qui ne soit provoquée par la haine de quelque vivant, ou le souffle pestilentiel d'un mort dépiteux; même la fracture d'un membre est attribuée à un esprit malveillant. L'angakok, sorcier pour le bon motif, défend son peuple contre les multiples incursions des démons, qui affectent la forme de cancers, rhumatismes, paralysies, et surtout de maladies cutanées que des civilisés attribueraient à la malpropreté. Il disperse la maudite engeance, pourchasse l'ignoble tourbe, exorcise le malade, le goupillonne avec de vieilles urines, à l'instar des docteurs à poison bochimans[131]. Les Cambodgiens aspergent également le démon de la petite vérole avec de l'urine, mais cette urine est celle d'un cheval blanc[132]. Et sans aller si loin que l'extrême Orient, les rustres slaves secouaient sur leur bétail des herbes de la Saint-Jean, bouillies dans l'urine, pour le préserver des mauvais sorts. Nos paysannes de France se lavaient les mains dans leur urine, ou dans celle de leurs maris ou de leurs enfants, pour détourner les maléfices ou en empêcher l'effet. Le juge Paschase fit arroser de ce liquide la bienheureuse sainte Luce, qu'il prenait pour une sorcière[133]. L'angagok, que le diagnostic embarrasse, a recours à un procédé vraiment ingénieux: il attache à la tête du malade une ficelle, la fixe par l'autre bout à un bâton qu'il lève, tâte, soupèse, tourne en tous sens. Suivent diverses opérations ayant pour objet d'arracher à l'araignée de malheur les chairs qu'elle dévore; il les nettoiera, les raccommodera autant que faire se peut—d'où son nom: Ravaudeur des âmes.

[131] Th. Halm, Globus, XVIII.

[132] Landas, Superstitions annamites.

[133] Thiers, Des superstitions.

Une méchante sorcière, invisible mais présente, peut déjouer les efforts du conjureur, et même lui communiquer la maladie et le rendre victime de son dévouement; la magie noire peut se montrer plus puissante que la magie blanche. Dès qu'il voit le cas désespéré, l'honnête angakok fait appel, si possible, à un ou plusieurs confrères; ensemble, ces médecins des âmes réconfortent le mourant; d'une voix solennelle ils vantent les félicités du paradis, chantent en sourdine un cantique d'adieu qu'ils accompagnent délicatement sur le tambour.

Dans les Kousouinek poursuivis par la haine des angakout, on a cru voir les prêtres d'une religion antérieure, dégradés en méchants sorciers. Toujours est-il que les angakout, eux-mêmes, sont représentés comme suppôts du noir Satanas par les missionnaires grecs, luthériens et autres, qui déclarent et affirment de science certaine, que Tornarsouk, le dieu esquimau, n'est autre que le grand Diable d'enfer.


L'hiver durant, on ne va pas toujours à la chasse de l'ours et du renard; on n'est pas toujours à surprendre le pauvre phoque, quand il met son nez hors de son trou pour respirer; on ne peut pas toujours construire des barques, fabriquer des traîneaux ou raquettes. La vie ne serait pas tenable si l'on ne se donnait quelque bon temps. Le taudis est pauvre et misérable, raison de plus pour l'égayer. L'Esquimau rit de tout: rit de l'homme blanc, avec ses cent outils et ses mille brimborions; il rit en se dégelant le nez et les mains en danger de gangrène; il rit en ingurgitant son huile, en se graissant la peau, en lubréfiant ses vêtements à l'intérieur et à l'extérieur; il rit et ne demande qu'à rire. Les Inoïts n'ont guère d'autres plaisirs que ceux de la société: ils ne s'en privent point. Le climat étant hostile, la terre marâtre, ils sentent le besoin de se rapprocher, de s'entr'aider, voire de s'entr'aimer. Ce que leur refuse l'extérieur, ils le demandent au monde intérieur. Après tout, il n'est à l'homme meilleure compagnie que l'homme; c'est en fréquentant ses semblables qu'il développe ses qualités originales, ses plus hautes facultés. N'était que les tribus esquimaudes sont de grandes familles solidaires les unes des autres, n'était qu'elles poussent le communisme très loin, leurs petites républiques ne tarderaient pas à périr. Au fait, elles ne comprennent rien encore au glorieux principe du «Chacun pour soi», aux éternelles vérités de l'Offre et de la Demande. Elles n'ont pas prêté l'oreille aux suaves «Harmonies» de la Rente et du Capital, modulées sur la lyre de Bastiat.

Les Aléouts commencent en novembre leurs festivités et les continuent jusqu'à la fin de janvier. De village à village ils s'invitent à des festins pantagruéliques à bouche que veux-tu. Ces gens, qui se serrent le ventre souvent, ne connaissent pas félicité supérieure à celle de faire bombance, se gorger d'huile, de viandes crues et saignantes. Dans les intervalles, les jeunes font assaut de vigueur, luttent d'agilité; les hommes faits, les vieillards jouent à divers jeux avec des figurines d'ivoire représentant canards, mouettes, pingoins et autres oiseaux; ils apprennent facilement les échecs, les dames et les dominos. Ils discutent les événements du jour, le tribunal de l'opinion publique connaît des infractions aux bonnes mœurs et coutumes. Rarement elle sévit, cependant on parle de fous et de sorciers criminels qu'on aurait frappés à mort. Il y a quelques exemples de meurtre; le plus proche vengeait alors la victime. Mais si le talion suscitait un nouveau talion, plusieurs villages évoquaient l'affaire, et les notables exécutaient la sentence. Sauf rarissimes exceptions, le jury permanent n'intervient que pour ajuster les différends, expliquer les malentendus. Les discussions sont promptement écartées, la communauté sent parfaitement que dans sa lutte incessante contre une nature hostile, elle ne peut exister que par le bon vouloir de tous pour chacun.

Les affaires pourtant ne s'arrangent pas toujours d'elles-mêmes, les griefs peuvent être profonds. De peur que les dépits rentrés n'aigrissent le caractère, on convient de les produire en public, de les mettre hors. L'offensé fait savoir qu'en tel jour il servira un plat de sa façon à certain camarade: il y aura lutte poétique entre les adversaires; Bertrand de Born prépare son sirvente et Bertrand de Ventadour sa canzone: ils chanteront leur pièce satyrique, la déclameront, la mimeront, la danseront, assistés par des seconds dûment préparés, qui, au besoin, les remplaceraient; ils accompagnent les refrains, font résonner le tambour aux bons endroits. L'assemblée écoute avec attention, donne raison en applaudissant, donne tort en grognant, intimement persuadée que le bon droit et le mérite artistique vont de pair; convaincue que la bonne conscience donne une passion, une énergie et une hauteur d'accent à laquelle la mauvaise foi ne saurait s'élever. A y regarder de près, c'est d'une ordalie qu'il s'agit, autrement humaine et raisonnable que ces «jugements de Dieu» par le fer rougi, le plomb fondu, les noyades, les ingurgitations de poison ou de saintes hosties. Semblable coutume n'est point inconnue dans le haut pays bavarois, où mainte fête du saint patron est égayée par deux coqs de village qui se provoquent à un gsangl. Les Sakalaves de Madagascar ont aussi leur zibé.

L'inculpé inoït qui ne se sent pas soutenu par une bonne cause demande, avant la rencontre, à se réconcilier avec son adversaire, auquel il dépêche un ambassadeur vêtu de neuf, en flanelle rouge, avec un bâton décoré de plumes, signe du héraut, pour demander quelle réparation il exige. Quelle qu'elle soit, l'offenseur se fait un point d'honneur d'offrir davantage.—«Tu n'avais demandé qu'un paquet de tabac; le voici. Tiens, ce pelu, puis cette couverture, et encore cette peau de phoque»; toutes choses que l'autre n'accepte que pour les distribuer aux témoins de la réconciliation. Les nouveaux amis échangent leurs vêtements, se prennent par la main, ouvrent une danse à laquelle se mêlera le monde.

Tous les Hyperboréens, cependant, ne passent pas leur colère en chansons, n'exhalent pas leur mauvaise humeur en vers et sauteries: alors, plus de lutte poétique, mais un duel vulgaire; plus de troubadours, rien que de simples chevaliers. Ainsi les Thlinkets et Koloches purgent leurs querelles en combat singulier; ils se rembourrent d'épaisses toisons ursines, calfeutrées de mousse par surcroît; s'enveloppent d'une cuirasse fabriquée avec de petites bûchettes reliées ensemble; se coiffent d'un casque en bois sur lequel ils ont adapté le blason familial. Ainsi accoutrés, ils luttent longuement à coups de couteau, et pour plus de solennité, les seconds accompagnent la passe d'armes d'une sorte de cantilène. Moins grandioses sont les tournois à coups de poing: les champions sont assis, se faisant face; l'un frappe, l'autre riposte, mettant une minute entre chaque coup, de manière à le savourer, et à jouir de tout son effet; ils prennent bien leur temps, montrant ce que les Esquimaux ont de patience et d'endurance. Cela dure jusqu'à ce qu'un des combattants se déclare satisfait[134], ou que les assistants en aient assez. Les meilleures choses ont leur fin.

[134] Richardson, Polar Regions.


Les Inoïts n'ont pas, comme nous, fractionné leur art en poésie, en danse et en musique; à peine s'ils le distinguent de leur religion, ou de ce que nous appelons ainsi: car leur religion, purement instinctive, ressemble peu à nos religions abstraites, fortement travaillées par la métaphysique. Les primitifs n'ont pas coupé leur être en deux tronçons: leur vie profane est pénétrée et tout imprégnée de vie religieuse; par contre, leur religion est indissolublement liée aux fortes réalités de l'existence quotidienne. Nos évêques excommuniaient naguère les danseurs et les danseuses de l'Opéra, leur refusaient la sépulture en terre sainte; crieraient au sacrilège si un autre David[135] se mettait à danser devant le Saint Sacrement. Mais un Aléout ne comprendrait pas qu'on adorât son Tornarsouc autrement qu'avec des trémoussements de jambes. Ce que la poésie est à la prose, la danse l'est au geste. Mouvements rythmiques l'un et l'autre, ils émanent de l'intelligence et de la passion. Avec les yeux et le geste il est moins facile de mentir qu'avec la langue et les lèvres; le geste, en tant qu'expression immédiate du sentiment, précède le langage articulé; d'où l'importance de la danse et de la pantomime chez les sauvages.

[135] II Sam., VI, 14.

La danse, geste cadencé auquel tout le corps participe, est l'art suprême par excellence, le langage des populations primitives. L'Aléout, plus sensitif et imaginatif que logicien et raisonneur, voudra reproduire par des mouvements physiques les agitations de son âme, ses joies et ses chagrins, ses craintes et ses espérances; il passe du sacré au profane, du pathétique au grotesque, du sublime au bouffon, finit par la parodie. En effet, tout artiste se plaît à courir le cycle entier, à jouer toute la gamme du sentiment, même à railler les êtres qu'il redoute le plus, les choses qu'il aime le mieux.

Racontons une fête donnée aux Mahlémoutes de Chaktolik par les Mahlémoutes d'Ounahlaklik:

«Tout un village avait été invité par un village, chaque famille avait ses hôtes qu'elle traitait de son mieux.

«Quatorze acteurs, danseurs réputés, firent les frais de la première soirée. Ils débouchèrent par le passage souterrain, se rangèrent sur deux lignes, huit hommes en face de six. Les acteurs, nus jusqu'à la ceinture, portaient un diadème fiché de grandes plumes, qui leur retombaient sur les épaules; des queues de loup ou de renard leur jouaient dans le bas du dos; gants brodés, bottes agrémentées de fourrures multicolores. Les dames avaient revêtu un maillot collant, en peau de renne blanc, et par-dessus une tunique, soit en intestins de phoque ayant la finesse et l'éclat du collodion, soit en membranes de poisson, jouant une soie transparente, lamée d'argent. Les belles Aléoutes n'en sont pas à apprendre que la demi-nudité montre avec avantage ce que l'on fait mine de cacher. Elles ont orné leur vêtement de broderies et verroteries en couleur, tressé dans leur chevelure des lanières blanches brillantées de nacre, ganté des gants blancs de neige en peau de faon, avec fourrures au poignet; leur main balance une longue penne d'aigle ou de cygne.

«Attention! les vieillards, suivis du chœur, s'installent avec leurs tambourins et attaquent l'ouverture: cantilène d'ancien style, grave et mesurée, lente et monotone; les airs modernes ont plus de légèreté et de frivolité. Le menuet,—oui, c'est un menuet,—mérite l'admiration des connaisseurs par la précision du rythme, la sûreté des danseurs, la grâce modeste des danseuses, qui glissent sur le sol en faisant onduler leurs plumes.

«Suit un ballet: l'Heureux Chasseur, scène à deux personnages. Un oiseau sautille, hoche de la queue, boit et se baigne, se lisse les plumes, becquète par-ci, pigoche par-là. L'archer le guette, approche à pas furtifs. Un de ses mouvements effarouche la bestiole, qui détale. Mais une flèche siffle, l'atteint en plein vol. La blessée se raidit contre la douleur, voltige en lacets désordonnés, et va choir dans une broussaille. Avec son aile brisée, elle fait face à l'ennemi, pique du bec, griffe des ongles, jusqu'à ce que perdant sang et souffle, elle s'affaisse et s'abandonne, laissant choir son plumage... Merveille! c'est une femme nue, une femme tremblante et palpitante que le jeune chasseur, ivre de joie, embrasse avec ferveur.»

Que vous en semble? N'est-ce pas la traduction en aléoute de l'apologue d'Éros, d'Éros qui a décoché sa flèche d'or sur la charmante colombe d'Aphrodite? Les Dindjié racontent que la Gélinotte Blanche se métamorphosa en femme pour devenir la compagne de l'homme[136]. Les Indiens ont aussi la légende d'Osséo, qui, se promenant dans l'Étoile du Soir, tira sur une fauvette; l'oiseau tomba et se trouva être une fille avec une flèche sanguinolente dans la poitrine d'ivoire[137]. Le Russe Mikaïlof Ivanovitch Potok courait après une cygnelle et la tira: «Tombèrent les plumes blanches, tomba le manteau, apparut la plus belle des vierges[138].»—«Je suis le faucon, tu es la palombe», chante l'éternel amoureux des poésies populaires.

[136] Petitot, Monographie des Dèné Dindjié.

[137] Schoolcraft, Algic Researches.

[138] Bistrom, das Russische Volksepos.

«Peu à peu les spectateurs s'échauffent, accompagnent du geste. On produit des chansons de circonstance: événements contemporains, batailles et traités de paix, aventures de chasse, incidents de voyage, accidents de bateau[139]. L'enthousiasme augmente avec le bruit des applaudissements.

[139] Venjaminof.

Mais sans banquet pas de vraie fête. Sortent comme de dessous terre des enfants superbement accoutrés, marchant en mesure, avec une gravité parfaite, apportant des platées de poisson bouilli, des viandes, des lampées d'huile, de la moelle de renne, et, pour dessert, des myrtiles brouillées dans la graisse et la neige. Les hôtes conviés à la solennité consomment une telle quantité de provisions, que souvent la fête est suivie d'une véritable famine—mais on n'en a que plus d'honneur. Pour la meilleure digestion, danse générale, après laquelle chacun est gratifié d'une pincée de tabac[140]

[140] Dall.

Les solennités de l'An Neuf ne sont pas toujours célébrées par les deux sexes en commun; parfois les femmes et les hommes font fête à part—et peine de mort pour les curieux ou les indiscrètes.

On s'assemblait la nuit, pour danser au clair de lune, on dépouillait ses vêtements, même par les froids de plusieurs degrés. La nudité est le vêtement sacré, l'homme le revêt pour approcher la divinité. Quand il gèle à pierre fendre, les pas ne traînent guère, et la gesticulation s'accentue. Sur ces corps nus, des figures larvées. Le masque aveugle, retenu par une courroie bouclée derrière la tête et un mors que crochent les dents, empêche de voir plus loin qu'un ou deux pas devant les pieds. Il ne sert qu'une fois; après la solennité on le met en pièces. Tant qu'on le porte on est sous l'influence de l'Esprit qu'il représente, génie redoutable dont le regard lance la mort; aussi se garde-t-on bien de lui ouvrir les yeux.

Agape ou sainte communion:

«Les jeunes gens se sont badigeonnés et mis en couleur; marchant à la queue leu leu, ils quêtent de famille en famille, emportent de chaque maison au moins un plat. Au kajim, orné de gala, l'orchestre joue des mélopées monotones que l'assistance accompagne. Arrivent les quêteurs, psalmodiant et sifflotant aussi. Ils élèvent leur plat au-dessus de la tête, le présentent aux points cardinaux en commençant par le Nord. Les Quatre Vents sont invités par l'angakok, qui implore leur bienveillance.

«Le lendemain, hommes et femmes vont, en plein air, se ranger en cercle autour d'une cruche d'eau et de nombreuses viandes. Sans mot dire, ils prennent un morceau par-ci, une bouchée par-là, pensent à Sidné, lui demandent sa protection. Chacun trempe son doigt dans la jarre, avale une gorgée, toujours en invoquant Sidné, et en murmurant son propre nom, le lieu et l'époque de sa naissance. Après quoi chacun offre à tout le monde quelque chose à manger, persuadé que plus il se montrera généreux, plus Sidné se montrera favorable[141]

[141] Hall.

Mais qui est donc Sidné?

Sidné[142], la mère des Esquimaux et des hommes, est, en dernière analyse, la Terre, génitrice de tous animaux, bêtes et gens. Avant l'institution relativement moderne de la paternité, la maternité existait; elle fut la première notion qui germa dans les cerveaux, au moins dans les espèces vivipares. De même que l'enfant se fait une poupée, de même notre espèce naissante se créa un monde fantastique, image et reflet du monde réel, tel qu'il le concevait, et le fit présider par une Mère, par une Cybèle. Sidné n'a pas encore été détrônée; nul fils ingrat, nul mari ambitieux ne l'a encore mise de côté.—Ces pauvres Hyperboréens sont encore si arriérés!

[142] Nommée aussi Arnarkouagsak.

Toutes ces populations célèbrent au nouvel an leurs Éleusinies, ressemblant fort aux mascarades des Ahts et des Moquis, aux Fêtes du Bison, en vogue chez les Mandanes et autres Peaux-Rouges, à ces Rogations de chasse, pompes du renouveau, observées jusque chez les tribus bordières de l'Amazone[143], et que le christianisme n'a pas abolies sans peine chez les peuplades germaniques[144] et anglo-saxonnes.

[143] Spix, und Martius, Bates.

[144] Adalbert Kühn.

«A l'époque la plus longue de la nuit, deux angakout, dont l'un déguisé en femme, vont de hutte en hutte éteindre toutes les lumières, les rallumer à un feu vierge, s'écrient: «De soleil nouveau, lumière nouvelle.»

En effet, d'année en année, les printemps produisent chacun sa génération d'herbes et d'animaux. Tous les soleils cependant, tous les feux, toutes les lumières n'ont pas même vertu; il y a des époques de disette ou d'abondance, des saisons fécondes ou stériles. L'homme voudrait remédier à cette inégalité? corriger la veine? Il se met en tête de modifier la Lune, de refondre le Soleil. De ce désir naquit l'industrie des religions, qui toutes s'appliquent à favoriser la production au grand profit de la consommation.

Les docteurs orientaux enseignent que dans la nuit, entre les deux années, le ciel verse trois gouttes dans les éléments. La première tombe dans l'air, y suscite la puissance créatrice; la seconde tombe dans l'eau, de là entrera dans les veines des animaux pour réveiller l'amour; la troisième tombe sur terre, fera bourgeonner les plantes[145].

[145] Bastian, Voelkerpsychologie.

—C'est bien cela! disent les Hyperboréens, mais nous allons vous conter la chose par le menu:

A l'an nouveau la Mère Gigogne du pôle monte de son taudis enfumé, au fond de la mer, s'assied devant une hutte, qui ouvre sur le Midi, aspire l'air frais, éternue, renifle à plaisir. Restaurée, ravigotée, elle quiert sa grande lampe, la garnit, versant de l'huile, versant encore, puis elle allume quand tout déborde. L'huile flambe; au contact du sol, les flammèches et gouttes brûlantes se font animaux qui respirent, herbes qui verdoient, boutons qui fleurissent. Mère-Grand asperge les airs qu'emplissent les bruissements des oiseaux prenant leur volée; Mère-Grand asperge les eaux, et poissons de frétiller. Quand la Vieille est de bonne humeur, elle s'amuse au jeu, fait pleuvoir le lard fondu; en tant que Mère Abonde elle fait foisonner toute créature; mais quand elle se montre en Chiche Face, vilaine Chiche Face, il faudra se serrer le ventre. Pourquoi conduite si dissemblable? C'est que la mémé est de bonne ou de mauvaise humeur; de mauvaise, quand les poux et autres acarus la piquent, lui causent des impatiences. Aux angakout de prévoir la chose, et dans la visite qu'ils lui font, de l'égayer par un bout de causette, tout en nettoyant sa chevelure[146].

[146] Rink.

Ce thème mythique se prête à des variations nombreuses. Voyons celle des Tchougatches:

«La fête était depuis longtemps attendue par l'école des angakout, qui menaient les idoles s'entre-visiter[147] d'île en île, de village en village. Pour se rendre mieux accessibles aux influences spirites, les vieux chamanes se sont préparés par un long jeûne; les membres de leur famille n'ont rien mangé depuis la veille, et même se sont fait vomir.

[147] Cf. les lectisternies romaines, les politesses que se rendaient les patrons et patronnes des églises, villes et couvents au moyen âge.

«Au jour solennel la grand'salle du kajim, éclairée par nombre de lampions, est envahie par des gars affublés d'oripeaux excentriques, coiffés de chapeaux, bois ou jonc, façonnés en becs, hures, mufles et gueules; ils imitent les cris et mouvements des bêtes. Après un superbe vacarme, ils suspendent à des cordes une centaine de vessies, prises à des animaux tous tués à coups de flèche. Quatre oiseaux en bois sculpté: deux perdrix, une mouette et une orfraie, la dernière à tête humaine, sont articulés à la manière de pantins. On tire les ficelles, et l'orfraie de secouer sa tête, la mouette de claquer du bec, comme si elle happait un poisson, et les perdrix d'agiter les ailes. Au centre de l'édifice, un pieu, enveloppé d'herbages, personnifie Jug Jak, l'Esprit de la mer[148]. A chaque danse nouvelle, des joncs et feuillages sont mis à flamber devant les oiseaux et vessies. Au dernier acte, des victuailles, préalablement offertes à chacun des Quatre-Vents, puis au Dieu des Nuages, sont entreprises par l'assemblée, qui ne s'y ménage pas[149]

[148] Zagoskine, Annales des Voyages, 1850.

[149] Hall.

Faut-il expliquer que les vessies, échauffées par la flamme, symbolisent les souffles du printemps, lesquels vivifient oiseaux et poissons, la forêt et tous ses habitants? Qu'elles symbolisent l'esprit de vie[150] qui entre dans les narines? N'avons-nous pas là dans les Lettres à Émilie que Flore est réveillée par Zéphyre?

[150] Cf. Isaïe, 2, 22, Job, 27, 3.

A leur Coleda, les Serbes font brûler une bûche de chêne, l'arrosent de vin, la frappent en faisant voler les étincelles, et crient: «Autant d'étincelles, autant de chèvres et brebis! Autant d'étincelles, autant de cochons et de veaux! Autant d'étincelles, autant de réussites et bénédictions[151]

[151] Schwenck, Mythologie der Slaven.

Nous avons sous les yeux une gravure[152] représentant une fête anglo-saxonne aux temps de Hengist et Horsa. La cérémonie esquimale s'y retrouve en ses éléments essentiels. On danse autour d'un billot flambant, le Yule log, au-dessus duquel rôtissent les porcs dont on va se régaler. Hertha, et à ses côtés deux garçons affublés en corbeaux à large bec, Hertha, arrive sur un char que traînent de robustes gaillards muflés en ours. Suit le cortège: loups, sangliers, renards, cerfs auxquels les chasseurs font fête; l'hypocras et l'hydromel coulent à tirelarigot. De ces fêtes à nos carnavals, aux mascarades du Moyen-Age, la transition est facile.

[152] D'après un tableau de Corbould.


Variante kolioutche:

Les officiants font leur entrée, s'annonçant comme chasseurs et gibier; les premiers tout nus, mais armés de poignards en cuivre, à lame brillante, les autres accoutrés en phoques à peau luisante et tachetée, en poissons et volatiles, en loups et chiens fièrement panachés. Ils tournent autour d'un grand feu allumé au milieu de la salle. Des souris, des oiseaux empaillés avec soin sont suspendus à des ficelles[153]. Surgit une sourde et lente cantilène:

[153] Wrangell, Observations dans le N.-O. Amérique.

Hi yangah yangeh,
Ha ha yangah[154]

indéfiniment répétée, qui, semblant venir des profondeurs de l'espace, se rapproche, s'avive et s'accentue en éclats de tonnerre, puis s'arrête brusquement. Un rideau se lève. Paraît un chamane, cheveux flottants, figure masquée en mufle, manteau accoutré d'affiquets bizarres, de colifichets fantasques. Gravement il se dirige vers le foyer, les spectateurs lui faisant place avec respect: il traverse le cercle des chanteurs et chasseurs, contemple longuement la flamme avec son masque aveugle. Soudain, il se met à courir dans le sens du soleil. Les chasseurs le saluent de cris sauvages, brandissent leurs poignards, et se lancent à sa poursuite comme une meute. L'autre détale, file comme le vent. Il pressent les coups envoyés à son adresse, les esquive avec une admirable agilité; son masque ne l'empêche pas de tourner et virer, de sauter à droite, de bondir à gauche. Tout en fuyant, il saisit un tison qui, lancé au toit, retombe sur le sol et fait jaillir de vives étincelles.

[154] Hooper's Tuski.

Qu'est-ce que cela signifie?

Que traqué par ses persécuteurs, le gibier oublie ses dangers pour reproduire son espèce; exploit que toute l'assistance fête par des acclamations. Ce n'est pas tout de tuer le gibier, il faut encore que le gibier se reproduise, que la race ne s'éteigne pas. Aussi les Esquimaux, quand ils abattent un renne, ont soin d'entourer de mousse quelque fragment d'un organe essentiel, de le mettre révérencieusement sous une pierre, ou de l'enterrer sous une motte, à l'endroit même où la bête était tombée. Et quand ils ont pris un phoque, en l'ouvrant, ils lui jettent quelques gouttes sur la tête; sans doute afin que l'âme se réfugie dans l'eau, qui tôt ou tard trouvera le chemin de la mer, grande fontaine des existences.—Quoi qu'il en soit, les applaudissements sont perdus pour le fugitif, ses persécuteurs le harcèlent, gagnent du terrain, marchent sur ses talons et l'affleurent du poignard. Enfin, ils lui jettent un lacet aux jambes, le renversent, le ficellent aux quatre membres, l'enveloppent dans une couverture, et le traînent derrière un rideau. On entend un bruit de lames qui s'entrechoquent, quelques gémissements étouffés, puis les bruits s'éteignent.

Nouveaux actes, nouvelles chasses. Chaque fois un autre gibier est mis en scène; malgré son agilité, malgré son adresse, il ne peut éviter le coup fatal; toutefois, avant de tomber, chaque bête pourvoit à la continuation de l'espèce; une potée d'huile, une marmite de graisse a flambé, illuminant la salle entière.


Au terme du mystère, quand le dernier acteur—un prêtre—vient d'être expédié, on profite de son trépas momentané pour prendre l'avis d'outre-tombe sur les affaires pendantes. Il faut savoir que les masques sont hantés par le génie de l'homme ou de l'animal qu'ils représentent. Autant de masques, autant de dieux. La larve du divin personnage qu'on tient à consulter est plaquée sur la figure du chamane tué à l'instant: il frémit, ses membres se convulsionnent. L'Esprit entre en lui. Vite on interroge, vite il répond, mais d'une voix indistincte, en mots ambigus et incohérents; onques oracle sibyllin ne fut plus mystérieux.

A la rigueur, il n'était pas indispensable que l'angakok mourût pour servir d'intermédiaire entre les deux mondes, puisque son corps sert toujours de réceptacle à un ou plusieurs revenants. En affaires privées, les sorciers donnent leurs consultations dans une cabane; on les étend, mains attachées derrière le dos; tête entre jambes, à côté d'un tambour et d'une peau étendue; puis, les lumières éteintes, on se retire en fermant la porte. Au bout de quelque temps, on entend le captif tambouriner en invoquant son Génie, dont l'approche, indiquée par des coruscations et phosphorescences, s'annonce par un certain bruissement de la peau sèche et tendue. La conversation s'engage; demandes et réponses semblent partir du dehors. Quand on rentre avec des lumières, plus personne: le prophète et la divinité ont disparu par le trou de la cheminée. Inoïts et Peaux-Rouges croient mordicus à cette performance, dont le truc est peut-être celui des frères Davenport, célèbres par leur armoire.

Évidemment, les acteurs du drame ci-dessus n'avaient reçu que de prétendus coups de couteau. Les Ahts, plus difficiles à contenter, veulent voir l'arme s'ensanglanter, et volontiers mettraient le doigt dans la blessure, comme le Thomas des Évangiles. Toutefois, ils n'exigent point que l'acteur meure sous leurs yeux, permettent de le panser et de l'emporter, pourvu qu'il ne reparaisse pas de quelque temps.


Ces drames sont avant tout, et d'un bout à l'autre, des opérations magiques; insistons sur ce fait. Le sorcier «court le garou», se masque de hures, de becs ou de gueules, pour se mettre en rapport avec les animaux qu'il livre au chasseur. Le brasier, point central de ces cérémonies, symbolise la lampe de grand'maman Sidné, le Soleil, source de mouvement, dont les rayons sont autant d'esprits vitaux, principes générateurs. Ces Inoïts pourraient s'entendre avec les campagnards de Suisse et d'Allemagne, allumant des feux de Pâques, lançant des disques incandescents dans les airs, et faisant dévaler une roue enflammée du haut d'une colline abrupte. A leur fête de Sada, sur tous les sommets, les Persans aussi font flamber des bûchers, dans lesquels le roi, les grands personnages, les notables, jettent des animaux, à la queue ou aux pattes desquels ils ont attaché des brandons d'herbe sèche. Les misérables créatures s'enfuient, portant la flamme par monts et par vaux[155]. Symbole brutal et féroce d'un fait grandiose. La Bible raconte l'espièglerie du héros qui lâcha dans les blés quantité de renards qu'il avait liés deux à deux, torche brûlant en queue; légende molochite dans laquelle le renard au poil rutilant marque évidemment la chaleur estivale, que personnifiait aussi Samson lui-même, Samson ou le Soleil. Pendant longtemps, dans la bonne ville de Paris, en présence du souverain et de la famille royale, les magistrats allumaient, place Saint-Jacques, un bûcher où périssaient des poulets et des chats. Pratique semblable n'est peut-être pas tout à fait oubliée dans le Haut Dauphiné.

[155] Hyde, Veterum Persarum religionis historia.

«De toutes les fêtes que j'ai vues, raconte Lucien[156] de Samosate, la plus solennelle est celle qu'ils célèbrent à Hiérapolis, au commencement du printemps. On coupe de grands arbres qu'on dresse dans la cour du temple; on amène des chèvres, des brebis, et d'autres animaux vivants que l'on suspend aux arbres. L'intérieur du bûcher est rempli d'oiseaux, de vêtements, d'objets d'or et d'argent. De la Syrie et de toutes les contrées d'alentour, une multitude accourt à cette fête, que les uns appellent le «Bûcher» et les autres la «Lampe».

[156] De Deâ Syrâ.

—«Voire, l'homme est plus un que divers.»


Ceci nous amène à parler des baleiniers, corporation qui fit la gloire des populations kadiakes et aléoutes avant l'invasion russe, les balles explosibles et les harpons lancés par des canons.

Les Romains avaient réuni en collège sacerdotal leurs constructeurs de ponts; les Chewsoures du Caucase ont leurs prêtres brasseurs; les Todas des Nilgherris leurs divins fromagiers; nos Aléouts, les Koniagas et autres, ont leurs chasseurs de baleine. N'entraient dans la confraternité que des individus ayant passé par des épreuves redoutables, initiés dans les traditions et légendes du puissant cétacé, le vrai Dieu de ces parages. Avant tout on leur demandait une vigueur et une adresse peu communes. Plus d'une fois un de ces hommes, monté sur son petit bateau en peau de phoque, alla seul à la rencontre de l'énorme animal. Il l'attaquait avec une lance pour toute arme, et venait à bout de le tuer[157],—à ce que racontent les indigènes; mais nous soupçonnons qu'ils relataient là un exploit de magicien. Ce personnage lançait sur la baleine un dard fadé, nous dit-on, puis s'enfermait dans une cabane isolée, où il passait trois fois vingt-quatre heures sans manger ni boire. Il imitait de temps en temps les gémissements(?) de la baleine blessée, croyant ainsi assurer sa mort, et le quatrième jour retournait à la mer. S'il trouvait la bête morte, il se hâtait d'extraire le dard, avec les parties que l'arme avait atteintes, de peur que sa magie ne portât préjudice aux mangeurs. Si la baleine nageait encore, quelque faute avait été commise, et il rentrait en sa hutte pour recommencer la conjuration[158].

[157] De Mofras, Exploration de l'Orégon.

[158] Venjaminof.

La caste privilégiée faisait pépinière de dieux, ses membres jouissaient d'un prestige surnaturel, au moins pendant que durait la chasse. Nul alors n'aurait goûté à leurs aliments imprégnés de vertus magiques, n'aurait approché leurs personnes, ni même osé regarder leurs rames.

Mais pour être divins, ils n'étaient pas immortels. A leur décès, les confrères dépeçaient le cadavre en autant de morceaux qu'ils étaient d'individus; chacun frottait de sa graisse la pointe du harpon préféré; le conservait en manière de talisman. D'autres déposaient dans une cachette le corps éviscéré, débarrassé des matières grasses, lavé en eau courante. La veille d'une expédition, les compagnons visitaient leur Campo Santo, aspergeaient les cadavres, les épongeaient, pour boire le liquide qu'avaient imprégné les vertus, la force et la bravoure du défunt. Ainsi prennent naissance la religion des reliques et les multiples superstitions de la nécromancie.

Il n'y a pas que l'indomptable vaillance des héros défunts qui se communique aux vivants; les morts vulgaires transmettent aussi leurs qualités nocives; c'est pour cela que, dans les convois, le cadavre, emporté dans un drap, est suivi immédiatement par un chien; mesure de prudence: on a calculé que si la maladie quittait le corps de sa victime, elle entrait dans l'animal[159]. En se montrant, les revenants propagent la faim-valle, appétit vraiment effrayant, goulosité qui ne peut s'assouvir. Un conte inoït[160] dit l'histoire d'un scélérat qui viola une tombe, en retira de la graisse humaine avec laquelle il frotta certains morceaux de choix. Son hôte les avala, mais pris aussitôt de folie, se jeta sur sa femme qu'il déchira à belles dents; dévora ses enfants, dévora ses chiens; on le tua, autrement, il eût dévoré tout le monde.

[159] Journal des Missions évangéliques, 1881.

[160] Rink, Eskimo Tales.

Aux temps de la barbarie chrétienne, les églises s'entre-dérobaient les trésors qu'elles présentaient à la vénération des fidèles, chipaient une boucle de la Vierge Marie, empruntaient, pour ne pas le rendre, un ongle de saint Pierre. De même en Aléoutie, des amateurs furettent après les corps sacrés des baleiniers, et les filoutent, s'ils peuvent; les confréries volent les confréries. Telle famille possède dans son sanctuaire une douzaine de dieux dont elle n'oserait avouer l'origine, secret transmis par le père à ses fils. Foin de la moralité vulgaire! Il serait honteux de voler une fourrure, exécrable d'emporter un morceau de corde sans permission, mais c'est chose louable que de se procurer des saints patrons et génies protecteurs, par ruse ou par violence[161].

[161] Cf. Juges, XVII, XVIII.

Dans ses explorations de l'Archipel[162], M. Pinard eut la chance de tomber, en un endroit perdu, sur la caverne d'Aknành, dont une loge ou confrérie avait fait son champ de repos. Ces sépultures, toujours reléguées au loin, étaient cachées en des falaises abruptes ou au sommet de collines à peine accessibles. Semblablement, M. Wiener, fouillant les antiques ruines du Pérou, découvrit dans une anfractuosité de roche plusieurs momies qu'on y avait cachées en se laissant glisser par des cordes, ou en descendant par des marches qu'on avait ensuite fait sauter. Les croyances analogues créent des pratiques analogues. D'Orbigny et Dall croient avoir remarqué qu'il répugne aux Aléouts de mettre les cadavres en contact immédiat avec le sol; il ne serait donc pas exact de dire qu'on enterre les morts, puisqu'on les entoure de mousses sèches et d'herbes odorantes. Ils sont descendus dans une fissure de roc, ou hissés dans une manière de barque montée sur pieux. Les simples mortels sont accroupis, les bras autour des jambes, les genoux contre la poitrine, mais les braves baleiniers sont couchés de leur long, ou fichés debout, cuirassés dans une armure de bois, la tête cachée derrière un masque figuré, qui protège les vivants contre les yeux redoutables du mort: ces yeux, ces yeux funestes, il ne suffit pas de les fermer, il faut encore les aveugler. Était-ce le motif qui portait aussi des Assyriens, plusieurs Égyptiens[163], quelques Grecs—au moins ceux de l'antique Mycènes—à masquer leurs morts? coutume qu'on retrouve chez les Denè Dindjié[164] et les nègres d'Australie, avec lesquels les Aléouts ont des ressemblances si nombreuses qu'il serait fastidieux de les signaler chaque fois.

[162] 1872-1873.

[163] Ebers, l'Égypte.

[164] Petitot.


La mère, qui perd son nourrisson, dépose le pauvre «papouse» dans une boîte élégamment ornée qu'elle se met sur le dos, pour la porter un long temps. Souvent elle prend la triste larve dans ses bras, enlève les moisissures, la désinfecte, lui fait un brin de toilette. Les primitifs tiennent la vie pour indestructible, la mort pour un changement d'état. Les animaux vont habiter l'autre monde, en attendant qu'ils retournent dans le nôtre. Immortel le ciron, éternels les moustiques. Le mort se fait suivre de tout son attirail de pêche; il s'en servira. Les outils et vêtements qu'il n'emporte pas, les objets d'usage personnel restent en sympathie avec lui; aussi leur contact donne froid, leur vue inspire la tristesse.

Des Koloches, plus simplistes que leurs voisins, affirment la métempsycose pure et simple. La mort, disent-ils, n'est qu'une dissolution momentanée, elle dure le temps qu'il faut à l'âme chassée de son domicile pour en trouver un nouveau dans un corps d'homme, de loup ou de corbeau—il n'importe. Muer en cachalot... quelle félicité! Les malades et les infirmes demandent souvent qu'on les tue au plus tôt, pour renaître jeunes et vigoureux.

Suivant la croyance généralement adoptée, l'âme a le choix entre deux séjours outre-tombe: celui d'en haut, Coudli-Parmian; celui d'en bas, Adli-Parmian, au fond de la mer. Le dernier est le préférable de beaucoup, dans une zone de ciel inclément et de terre inhospitalière, où presque toute la nourriture vient de l'Océan. Les Guinéens, aussi, croient savoir que les âmes continuent leur existence dans les profondeurs marines. L'Esquimau se croit perdu s'il s'éloigne un peu des côtes, le cœur lui manque quand il ne se sent plus à proximité des morses et des poissons[165]. Des missionnaires vantaient les félicités du paradis chrétien. On les interrompit:

[165] Rink, Markham.

—«Et les phoques? Vous ne dites rien des phoques. Avez-vous des phoques dans votre ciel?

—Des phoques? Non certes. Que feraient les phoques là-haut? Mais nous avons les anges et les archanges, nous avons les chérubins et les séraphins, les Dominations et les Puissances, les Douze Apôtres, les vingt-quatre vieillards...

—C'est fort bien, mais quels animaux avez-vous?

—Des animaux, aucun... Si, cependant, nous avons l'Agneau, nous avons un lion, un aigle, un veau... mais qui n'est pas votre veau marin, nous avons...

—Il suffit. Votre ciel n'a pas de phoque, et un ciel qui manque de phoques ne peut pas nous convenir!»

Au fond de l'Océan résident les bienheureux, les arcissat, recrutés parmi les baleiniers héroïques, parmi les bons marins noyés dans la tempête, parmi les hommes de cœur qui se sont suicidés plutôt que de vivre à la charge de leur famille, parmi «les femmes bien tatouées» mortes en couches, alors qu'elles accomplissaient le grand devoir de la maternité. Devant ces vaillants et vaillantes, les portes du Paradis sous-marin s'ouvrent d'elles-mêmes. Mais le commun des martyrs n'y pénètre que par le «sentier du Chien», chemin obscur, passant par les fiords, par des fentes de rocher; il faut dévaler cinq jours durant; on n'arrive que les membres meurtris et ensanglantés, si l'on arrive. Un coup de vent prenant par le travers, une glissade malencontreuse, et l'on choit dans quelque précipice. A certain moment, il faut se tenir en équilibre sur une roue tournante, lisse et polie, puis franchir un pont, pas plus large qu'une lame de couteau. Que de dangers, que de fatigues avant d'arriver à la porte gardée par des chiens monstrueux! Les âmes se guident par les sons d'un tambour magique qui résonne dans le lointain; tant pis pour celles qui se dévoient, dévorées par des animaux fantastiques, plus elles ne reparaissent. Cependant la majeure partie touche au port et va se loger sous la croûte de terre qu'elle habitait quand elle avait un corps. Aléouts, Koloches, Taïtanes, tous ont leur canton souterrain.

Combien plus facile la montée du ciel, vers lequel l'âme n'a qu'à se laisser aller, en flottant comme une fumée! Mais les gens de cœur réprouvent cette mollesse, préfèrent affronter les épouvantes du chemin lugubre. De peur que le mourant ne défaille au dernier moment, les amis l'arrachent à sa couche, le déposent à terre, et tout vivant, lui plaquent la figure contre le sol, comme pour lui donner la première impulsion vers le chemin d'en bas. Qui ne peinerait pour gagner ces régions inférieures, où, dans les salles toujours tièdes et lumineuses d'un kajim immense résonnent les tambourins éternels! Autour des énormes piliers sur lesquels la terre est fondée, on saute, on joue aux barres, on représente de splendides ballets. Et ces festins! ces mangaries! et les cétacés, et les cachalots,—prodigieux autant que le Léviathan du banquet d'Abraham,—qu'engloutiront les âmes esquimaudes![166]

[166] Même récompense leur était dévolue par les Mexicains.

Quelle différence entre l'Enfer souterrain, séjour de liesse, et l'atmosphère, autre Océan, mais aux profondeurs stériles, déserts immenses, hantés par la Famine! Les âmes flottent dans les nuages, errent dolentes, affamées, transies, secouées et culbutées par les intempéries, en danger d'être entraînées dans les tourbillons des espaces célestes. Toutefois, quelque bonne aubaine leur arrive de temps à autre; par aventure, les pauvrettes se donnent de l'agrément; dans les aurores boréales leurs innombrables multitudes courent et bondissent à travers les cieux, rapides comme l'éclair. Divisées en deux camps, on les a vues pousser, de-ci de-là, une tête de cétacé qui leur servait de balle. Même elles se livrent de terribles combats, leur sang tombe alors en flocons de neige, car elles n'ont pas dans les artères la belle liqueur vermeille des vivants, mais une lymphe froide et blanche. Quelle bataille dans les airs, quand sur le sol la neige s'amoncelle! Physiciens de même force,

«les Indiens des Pampas ont appris, de source certaine, que dans la céleste demeure de Pillan, leurs guerriers jouissent d'une ivresse qui serait éternelle, si elle n'était interrompue par des chasses splendides, dans lesquelles ils tuent tant et tant d'autruches que les plumes tombant en amas, forment les nuages au-dessus de nos têtes[167]

[167] De Moussy, Confédération argentine.

Des chamanes de haut vol, les Platon et Thomas d'Aquin aléouts, ont donné corps à ce catéchisme rudimentaire, l'ont développé en un système subtil et compliqué:

Après le dernier soupir, l'organisme se décompose en ses éléments premiers, mais le cadavre garde quelque sensibilité aussi longtemps qu'il conserve sa forme. L'âme, ténue et transparente comme l'air, mais d'aspect tant soit peu grisâtre, se dédouble en Ombre et en Esprit: la première se rend dans la demeure souterraine, le second dans les espaces aériens. Si nous interprétons correctement nos textes, l'Ombre des Hyperboréens, vapeur du sang, paraît correspondre à la psyché gréco-romaine, représenter l'espèce dans l'individu. Les Ombres restent dans Coudli un temps quelconque,—les unes davantage, les autres moins, puis rentrent dans le corps d'une femme, fréquemment avertie par songe, et renaissent sur terre.—Quant à l'Esprit, il opère la respiration, il constitue l'élément irréductible, le noyau de la personnalité. Par l'Ombre, l'homme fait partie intégrante de l'humanité; par l'Esprit, il s'en distingue. Nul doute que ce souffle vivifiant des chamanes ne soit le «vent frais» des Égyptiens, le rouach de l'Ancien Testament, le pneuma du Nouveau, l'aura des stoïciens. Sorti du grand réservoir atmosphérique, il y rentrera. Tornasouk, l'Être Suprême, est appelé le «Seigneur des Brises[168]». Ceux dont l'excellence native est prouvée par une activité hors ligne, vont s'associer aux autres Esprits qui demeurent par delà le firmament, sphère solide comme son nom l'indique, calotte circulaire qui a la dureté et la couleur transparente de la glace bleue, et qui tourne autour d'une montagne prodigieusement haute, un Mérou situé tout au fond des régions polaires. Les Esprits, qui ont appartenu aux hommes heureux et intelligents par excellence, vont se mêler aux étoiles; car tous les astres furent des Inoïts. Quant au «moi» des lâches, quant à celui des méchants sorciers, la tempête les balaie et les pourchasse; le vent apporte leurs gémissements. Ils peuvent s'obstiner dans leur déchéance, empirer leur misère, mais cela ne les mènera pas loin, car ils tombent alors dans la stupidité, perdent le sentiment et finalement l'existence; l'air dont ils se composaient rentre en des substances nouvelles.

[168] Sille minua, Sille nelegak.

—Mais, ô docteur subtil, comment font vos bienheureux pour pérambuler les étoiles en même temps que l'Élysée des abîmes marins? Comment l'Ombre et l'Esprit peuvent-ils exister séparément?

L'Hyperboréen balbutie: «Les pères nous ont enseigné ainsi.»—S'il eût étudié dans nos écoles, il pourrait demander:

—Est-ce que votre mythologie ne montre pas Hercule présent à la fois dans l'Hadès et dans l'Olympe? Pourquoi tant de rigueur envers nos angakout? Pourquoi leur imposer une logique dont vous dispensez Homère et Virgile?


Mieux que toute chose, le repos plaît aux Aléouts, le doux nonchaloir. Du haut de leurs rochers ou de leurs toits gazonnés, ils se plaisent à contempler la mer. On a dit qu'ils attendaient le lever de l'aurore, pour se donner un bain de lumière. Toujours est-il que, de grand matin déjà, hommes et femmes montent au poste d'observation. Pas de nuages, pas de vapeurs, pas de brouillards qui leur échappent; de leur direction, de leurs formes et nuances, ils déduisent le temps qu'il fera, le mouvement de la mer, la force et la nature des vagues. S'ils ont du loisir, ils restent des heures sans bouger ni faire signe, sans souffler mot. En dépit des brumes et des vents glacés, ces rêveurs indolents et mélancoliques connaissent le «kief» des Orientaux. La paresse n'est point leur vice, puisqu'ils fournissent avec patience et conscience un travail considérable, s'ils en ont compris la nécessité; mais ils prendront garde à ne dépenser en peine et en efforts que l'indispensable, préférant, comme le sage Salomon, «une seule poignée avec repos, à deux pleines poignées avec tracas et rongement d'esprit».

Doués d'une endurance à toute épreuve, ils résistent au froid, à la faim, à la fatigue, avec un calme et une sérénité qui méritaient l'admiration et leur ont valu le mépris. Tant qu'ils ne sont pas poussés à bout,—et alors leur rage ne connaît aucune borne, et s'ils ne se peuvent venger, ils se suicideront sans hésiter,—les Aléouts ont la forte patience du bœuf, la douceur affectueuse de la vache; aussi n'a-t-on pas manqué de dire que leur patience, attribut bestial, dérive de l'insensibilité. La douleur serait bien vive et l'oppression bien dure qui provoqueraient une plainte; la maladie n'arrache aucun soupir, aucun gémissement.

N'ayant rien mis sous la dent depuis trois à quatre jours, cet homme peine et fatigue sans trahir aucun malaise. On l'interroge:—«Tu souffres?»—Il ne répond pas, et si l'on insiste, il sourit tristement. Aux chasseurs il arrive de s'attraper la jambe dans un piège à loup ou renard. Le fer barbelé ne peut être retiré qu'à travers le membre; ils subissent l'opération sans geste d'impatience, au besoin, l'exécutent tout seuls. Du reste, ces blessures, traitées par la diète et le repos, ne tardent pas à guérir.

A la différence de nos polissons, les enfants ne se giflent, ne se talochent; leur dépit ne se manifeste que par des observations désagréables à l'adresse des parents. D'ailleurs, à se chamailler on serait empêché, les termes d'injure et d'insulte faisant défaut à la langue. Mais il y a été pourvu par la civilisation, et les ivrognes qui s'apostrophent, disposent aujourd'hui d'un petit stock de termes outrageants, tiré du vocabulaire russe. Jadis, quand des hostilités s'engageaient de tribu à tribu, la plus enragée dressait une embuscade, tentait un mauvais coup, le réussissait ou non, puis battait en retraite. Pareilles attrapades n'étaient point fréquentes, puisque le père Veniani ne vit pas une seule rixe à Ounalaska, pendant dix ans de séjour, et que Ross ne put faire comprendre aux Baffinois, qui manquent d'armes de guerre, ce que nous entendons par les batailles et les combats. Dans toute la Boothia Felix, on ne connaissait qu'un seul cas de meurtre; personne ne frayait avec son auteur, chacun l'évitait. Pacifiques à l'excès, ils se soumettront à qui voudra les commander,—il leur est pourtant très désagréable d'obéir,—mais de lutter et se quereller, encore plus. Si quelque jeunesse avance son opinion d'une façon plus tranchée qu'il ne conviendrait, les anciens, fussent-ils d'un avis contraire, passent la chose en plaisanterie, ou demandent: «Explique tes raisons. Peut-être sais-tu du nouveau?»—Ces naïfs osent à peine engager une affaire d'achat ou de vente pour leur propre compte; modestes à l'excès, ils ne peuvent, sans malaise, s'entendre louer, et rougissent jusqu'aux oreilles si on les complimente devant un ami; par contre, des reproches devant un étranger les mettront en fureur. Avec toute leur patience, ils ont parfois des revirements subits, d'abominables colères:

«Charley revint bredouille. Sa femme arriva pour décharger le bateau; elle pataugeait dans la boue, sa charge sur les épaules, quand Charley, sans motif apparent, d'un coup vigoureux, lui déchargea son harpon dans le dos; heureusement que la pointe s'arrêta dans l'épaisseur des habits. L'autre se retourna sans mot dire, dégagea le harpon, et reprit sa marche. Quand ils s'en prennent à leurs épouses, ils saisissent le premier objet qui leur tombe sous la main: couteau, pierre ou hache, et le lancent sur leur moitié,—ils en font autant à leurs chiens. Quoique souvent maltraitée, la femme est l'objet d'une affection réelle et constante[169]».

[169] Hall.

Explique qui pourra ces contradictions et ces inégalités de caractère. Cook, un des premiers, loua leur bienveillance. Cartwright, qui avait vécu de longues années chez les Labradoriens, ne pouvait assez vanter leur courage et leur endurance, leur tendresse et leur bonté.

«Jugez de leur probité. Nous avions déchargé tout un attirail: bois, charbon, goudron, huiles, marmites, cordes, filins, lances, harpons, tous objets qui pour les Esquimaux représentaient des trésors; ils n'y touchèrent pas, bien que toute cette marchandise restât à l'abandon, sans aucune garde ou surveillance[170]

[170] Id.

«Assailli par une tempête, le capitaine d'un bateau, qui avait des marchandises à transporter par delà le détroit de Béring, jetait ses matelots par-dessus bord, l'un après l'autre, sans qu'ils y trouvassent rien à redire. Ne s'étaient-ils pas engagés d'honneur à remettre la cargaison à bon port[171]

[171] Hellwald, Naturgeschichte des Menschen.

Tout individu qui recueille du bois flotté, ou quelque lais de naufrage, n'a qu'à mettre sa trouvaille au-dessus de la haute mer et à la fixer par un caillou, il peut la laisser dehors tant qu'il lui plaira. Qu'on découvre une cache de viande, on n'y touchera pas, quelle que soit la disette au logis. Les Weddas de Ceylan, incultes parmi les incultes, ont le même respect pour les provisions qu'ils trouvent accrochées à un arbre.

Honnêteté et véracité sont sœurs. L'Aléout, incapable de mentir, accablerait de son dédain l'homme qu'il surprendrait en mensonge, de la vie ne lui parlerait. Dans son exquise sincérité, il considère comme ne lui appartenant plus l'objet qu'il a promis; il le met de côté et, quelque besoin qu'il en ait, ne se l'empruntera même pas. Refuser un de ses présents, surtout s'il est peu considérable, c'est montrer qu'on ne l'aime pas.

Les marchés se font par intermédiaire. Tant que dure la négociation, le vendeur doit ignorer le nom de son acheteur, et réciproquement. «Par timidité», nous dit-on. Et si c'était par gentilhommerie? et pour mieux assurer l'équité des transactions? Ils s'abstiennent de traiter aucune affaire quand un membre de la communauté est malade[172]. Serait-ce par égard pour celui qui souffre, sentiment raffiné des convenances? La femme reste en dehors de toute affaire commerciale; on la veut au-dessus de tout soupçon de lucre, elle ne trafique de rien, ni avec les hommes, ni même avec d'autres femmes.

[172] Rink.

La théorie de la rente qui domine notre civilisation occidentale; le capital se reproduisant à perpétuité et multipliant par le travail d'autrui... quelle monstruosité pour ces gens de bonne volonté, qui prêtent volontiers tout outil ou instrument dont ils n'ont pas un besoin immédiat, auxquels il ne vient pas même l'idée de se faire indemniser, si l'emprunteur a perdu ou endommagé l'objet! Bien plus, qu'un chasseur ne puisse relever les pièges qu'il a tendus, qui les ira visiter aura le gibier. Pour prendre du poisson, les étrangers eux-mêmes peuvent profiter des barrages qu'ils n'ont ni établis ni installés. Que diraient de ces mœurs Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon? Tout gibier exceptionnel, gros comme la baleine, ou d'espèce rare, appartient à la communauté; on s'arrange de manière que tous y participent. Il est rare qu'un chef de famille possède autre chose qu'une barque et un traîneau, ses vêtements, ses armes et quelques outils.

Communistes sans le savoir, les Inoïts n'ont que les rudiments de la propriété privée qu'ils savent pourtant si bien respecter. Vivant en des plaines de neige, vaquant en compagnie à la plupart de leurs travaux sur la mer, la grande, vaste et mobile mer, qu'on ne saurait découper en lots et lopins, parceler en domaines, le partage égalitaire qu'ils font de leurs produits constitue une assurance mutuelle, sans laquelle ils périraient les uns après les autres. Tout phoque capturé est réparti, au moins en temps de disette, entre tous les chefs de famille. S'ils ne font pas les portions strictement égales, c'est qu'ils attribuent les plus grosses aux enfants; les adultes n'ont plus rien depuis longtemps, que les mioches reçoivent encore quelque chose.


Le fond du caractère est si bien communiste, que tout Esquimau qui arrive à posséder quelque chose, se fait gloire de tout donner, de tout distribuer, disant, lui aussi, qu'il est plus heureux de donner que de recevoir. La scène ci-après se passe sur les bords du Youkon:

«Tous les voisins avaient été invités. Jeux, chants, danses et banquets durèrent plusieurs jours. Le dernier soir, toutes provisions épuisées, l'hôte et l'hôtesse, vêtus de neuf, se mirent à faire des présents, donnant à chaque ami ce qu'ils pensaient lui convenir. Ils distribuèrent de la sorte 10 fusils, 10 habillements complets, 200 brasses de perles enfilées et des pelus en quantité: 10 de loup, 50 de biche, 100 de phoque, 200 de castor, 500 de zibeline, et de nombreuses couvertures. Après quoi, l'hôte et l'hôtesse dépouillèrent leurs costumes, dont ils firent aussi présent, se rhabillèrent avec des guenilles, et pour terminer firent une petite harangue: «Nous vous avons témoigné notre affection. Maintenant nous sommes plus pauvres qu'aucun de vous et ne le regrettons pas. Nous n'avons plus rien. Votre amitié nous suffit!»

Chacun fit un geste de remerciement, et se retira en silence. La fête avait coûté quinze années de travaux, d'économies et de privations[173]. La famille n'avait pas tout perdu, puisqu'elle avait gagné l'estime et la reconnaissance de ses concitoyens; ce qu'elle avait dépensé matériellement lui était rendu en honneur et en considération. Qui a montré tant de munificence et de générosité, devient une sorte de personnage consulaire, est consulté dans les cas difficiles, et lorsqu'il a parlé, nul ne se permet de contredire[174].

[173] Dall.

[174] Wrangell, Observations sur le N.-O. Amérique.

Et leur hospitalité! Ceux qui arrivent du dehors se mettent au chaud, sous la même couverture que ceux du dedans. Hall raconte avec émotion, comment un jour qu'il était revenu tout transi, une vieille maman prit ses pieds glacés, et après les avoir bien frottés, les mit dans sa gorge pour les mieux réchauffer.

A part les vices et dérèglements sexuels, ces braves gens ont réalisé l'idéal ébionite. Ce sont vraiment les «pauvres», les «simples de cœur», dont l'Imitation de Jésus-Christ prêche l'exemple; «les gueux» de Béranger, «les gueux qui s'aiment entre eux».

Qui a, partage avec qui n'a rien. L'affamé, sans mot d'excuse, ni parole de prière, va s'asseoir à côté de celui qui mange, met la main au plat. Les Européens, toujours défiants et prompts aux jugements sévères, ne pouvaient manquer de prendre pour vol et pillage ces mœurs de communistes. En effet, les innocents, dans leurs premières visites aux navires, faisaient comme chez eux, attrapaient ce qui leur plaisait, l'emportaient, pensant qu'il n'y avait que la peine de prendre. S'apercevant que les étrangers trouvaient cette conduite détestable, ils restituèrent ce qu'ils s'étaient indûment approprié, se mirent en frais pour rentrer en grâce.

«Ces Esquimaux, remarque Lubbock, ont moins de religion et plus de moralité qu'aucune autre race.»

Des missionnaires grecs—nous honorons leur sincérité—avouèrent que les Aléouts ne pouvaient que perdre au changement qu'on leur proposait, et que leur conversion au christianisme serait peu désirable[175]. L'exemple n'est pas tout à fait isolé; d'honnêtes évangélistes danois en dirent autant des Nicobariens, et s'en retournèrent.

[175] Bastian, Rechtsverhaeltnisse, LXXIX.

Chose singulière! les Grecs et les Romains s'épanchaient en éloges sur les hommes par delà les vents du nord, «les Hyperboréens sans reproche», qui vivaient dans un bonheur parfait et la plus pure innocence. Par leur douceur et leurs mœurs pacifiques, les Esquimaux eussent pu inspirer la légende; sauf que les hyperborei campi et les hyperboreæ oræ d'Horace et de Virgile étaient supposés se trouver sous «un ciel où le soleil ne se couchait pas», ce qui à la rigueur pourrait s'expliquer par le soleil de minuit. Mais nous ne supposons pas que cette légende soit aucunement fondée en fait, nous la prenons pour tout autre chose. Acte de foi, affirmation confiante et hardie, elle dit que la justice, le vœu secret de tous les cœurs, n'est pas une triste duperie, que la fraternité entre les hommes n'est point une chimère. Convaincus qu'il est possible de réaliser leur idéal, des fervents ont raconté, ils ont même cru, que leur rêve avait déjà reçu accomplissement, que cela s'était vu... Où?—Bien loin, bien loin, à tous les bouts du monde—chez les Hyperboréens—chez les gymnosophistes de l'Inde—chez les Éthiopiens—dans le royaume du Prêtre Jean—dans celui de l'Eldorado—et aussi dans l'abbaye de Thélème.


—Et rien du gouvernement?

—En effet, nous l'avions oublié. Ce qui nous excuse, c'est que les Aléouts n'en avaient pratiquement pas avant que les Russes fussent venus s'imposer. Personne ne commandait, personne n'obéissait. Les baleiniers et les angakout exerçaient une influence prédominante, en vertu de leur intelligence et de leur bravoure reconnues pour supérieures; mais quiconque pouvait les contredire, s'il lui plaisait. Les vieillards aussi se géraient en conseillers publics; on s'en rapportait à eux, parce qu'on le voulait bien. Les îles importantes, les grandes agglomérations, étaient arrivées à une manière de représentant. Un Tajoun[176], président élu, centralisait les informations, gouvernait à la papa. On l'exemptait des corvées, et des rameurs étaient attachés à son bateau d'office, au Bucentaure d'Ounimak ou d'Ounalaska. Souvent, il possédait quelques esclaves qu'on immolait à sa mort pour lui tenir compagnie; les Koloches n'ont pas encore abandonné la coutume. Les prérogatives du Tajoun n'étaient guère qu'honorifiques. S'il était désigné pour diriger une expédition de pêche, l'entreprise terminée, adieu le commandement, car «notre ennemi, c'est notre maître». Les légendes stigmatisent quelques tyrans du temps jadis qui auraient usurpé le pouvoir; elles célèbrent leurs meurtriers comme des bienfaiteurs publics[177].

[176] Ou Taljoun, Toïôn

[177] Rink.

En somme, l'Esquimau n'est point dépourvu d'ambition, mais il recherche moins la domination que la supériorité, il préfère la direction au commandement. Il n'a pas besoin, comme nous, d'une autorité devant laquelle il faille trembler, il n'arme pas la Justice d'un glaive, l'Autorité d'une massue aux clous d'airain. Sans prisons ni gendarmes, sans huissiers ni recors, comment fait-il donc? Pauvre sauvage, ne le voilà-t-il pas bien à plaindre!


Deux années après l'expédition de Béring et Tchirikof, en 1741, le sergent Bassof, stationné au Kamtschatka, construisit un bateau en os, et cingla à la bonne fortune vers les îles Aléoutes. En 1745, un autre Russe, Michel Nevodsikof, visita l'archipel, et, à son retour, raconta que les plus précieuses pelleteries de renards arctiques, d'ours et de loutres marines, abondaient en ces lointains parages. Ses récits merveilleux excitèrent l'enthousiasme de gens hardis, décidés à réussir coûte que coûte. Partis seuls ou par bandes, des aventuriers toujours plus nombreux se mirent à la tête des indigènes inoffensifs, et bientôt les traitèrent en esclaves.

En 1764, le gouvernement russe concéda l'exploitation de l'archipel à une compagnie dite «Sibéro-Américaine», dont le siège administratif et politique devait être à Pétersbourg, et le comptoir principal à Irkoutsk. Conçue sur le modèle de la Compagnie des Indes, elle se proposait de conquérir les Kouriles et l'Archipel Aléoute, prendre pied sur le continent américain, du 54e degré nord à la Mer glaciale, comptait se faufiler au Japon, y faire merveilles. On lui concédait le droit d'enrôler des soldats, de construire des forts, d'arborer pavillon. Le tout, à charge de prélever au profit de la Couronne 10 p. 100 sur ses bénéfices nets, sans préjudice d'un tribut en pelleteries que paieraient les naturels: «Dans le cuir d'autrui, large courroie!»

Les civilisateurs arrivaient avec canons, mitraille et proclamations magnifiques. Ils apportaient l'abondance, disaient-ils; ils apportaient les arts et l'industrie de l'Occident; ils apportaient les félicités éternelles que dispense la religion orthodoxe; ils apportaient des haches, des couteaux, du fer, de l'acier, du bois, des couvertures, plusieurs choses utiles, d'autres que la nouveauté faisait paraître admirables; ils apportaient surtout du tabac, et la merveilleuse, l'effrayante eau-de-vie, pour laquelle tout sauvage donne son âme. Ils passaient pour des êtres divins, et leur empereur pour le Dieu du monde[178]. Vu les bienfaits que conférait leur seule présence, ils ne pouvaient pas moins faire que de s'adjuger le territoire, imposer quelques redevances. Et les Aléouts de livrer leurs fourrures, d'admirer la générosité des étrangers. Un jour, les gens du comptoir intimèrent l'ordre de remettre la moitié, ni plus ni moins, du produit des chasses et des pêches, «pour mieux le répartir suivant les besoins»; les naïfs obéirent, espérant que leurs hôtes procéderaient à la distribution avec plus d'intelligence et d'équité qu'ils ne faisaient eux-mêmes. On devine comment s'opéra le partage, on devine aussi comment le fusil, terrible logicien, fit justice des réclamations. Sans doute, ce confiant abandon était une sottise inexcusable. Mais admirez la différence d'homme à homme, de sauvage à civilisé! Que l'Assistance publique demande seulement aux Parisiens la moitié de tous leurs revenus, gains et salaires, pour en faire profiter les pauvres, les nécessiteux et supprimer la misère..... Comme on lui répondra!

[178] Tanakh Magugu.

Leur pouvoir se consolidant, les Russes levèrent le masque du philanthrope, rognèrent de saison en saison la part des affamés et besogneux. Pour empiler des pelus, pour emplir d'huile les barriques, ils se firent aussi cruels que les Conquistadores l'avaient été pour amasser l'or. Le traitant tourna vite à l'assassin. On en vit qui s'amusaient à ranger ces misérables païens en ligne serrée, et pariaient à travers combien de têtes pénétreraient les balles de carabine[179]. Ils prenaient les filles et les femmes, les gardant comme otages des pères et maris. En haut lieu, cependant, on eut honte de ce qui se passait. L'impératrice Catherine, très pieuse comme on sait, voulant faire quelque chose, décida, en 1793, qu'on enverrait des missionnaires à ces pauvres Aléouts, pour leur inculquer le christianisme, et des galériens pour les initier à l'agriculture. Par le vaisseau les Trois-Saints, elle leur dépêcha une cargaison de forçats; l'illustre amie des philosophes et des économistes n'imaginait rien de mieux en faveur des malheureux indigènes. Mais qui l'eût cru? Les choses allèrent de mal en pis. En 1799, réorganisation de l'entreprise: afin d'accomplir une œuvre civilisatrice, s'il faut en croire la charte officielle,—afin de promouvoir le commerce et l'agriculture,—afin de faciliter les découvertes scientifiques,—afin de propager la foi orthodoxe. Pour quels objets, la Compagnie, confirmée dans ses droits et privilèges, fut transformée en représentante et déléguée de la Couronne, qui lui donna des soldats. Résister à ses agissements devenait un crime. Les Aléouts qu'on lui avait livrés comme sujets, elle les traita en esclaves; sans leur donner aucune rémunération ni même les nourrir, elle les accablait de corvées. Quand ils apportaient les pelleteries exigées, ils n'avaient fait que leur devoir, et malheur à eux s'ils ne l'accomplissaient pas[180]! Malgré les efforts des missionnaires, parmi lesquels le brave père Innocent Veniani, l'évangélisation n'avançait guère. Voilà qu'on imagina d'exempter les néophytes de toute redevance pendant trois années consécutives. Miracle! Ce fut une Pentecôte nouvelle, la grâce s'épancha à flots, la vérité illumina les cœurs, les multitudes accoururent aux fonts baptismaux. Mais l'éternelle félicité était dédaignée, tant qu'elle ne donnait pas une couverture et un couteau pour arrhes; avec le Paradis, on exigeait un paquet de ficelles et six hameçons[181].

[179] Sauer, Billing's Expedition, append. 56. Sabalischin, Sibirische Briefe, Moskauer Zeitung.

[180] Von Kittlitz, Denkwürdigkeiten, etc.

[181] Golovnine.

Les chefs de la Compagnie se titraient officiellement de Très Honorables; ils qualifiaient d'Honorables leurs principaux employés, et daignaient donner du «Demi-Honnêtes» à leurs écrivains et comptables, appellation trop flatteuse encore. Krusenstern, un marin sans artifice, déclarait que, pour entrer dans ce service, il fallait être mauvais sujet, aventurier de vilaine espèce. Au dire de Langsdorf:

«Les Aléouts sont commandés par quelques promyschlenik[182], scélérats ignares et malveillants, que des crimes multipliés ont fait chasser de leur pays natal. Ils font ce qui leur plaît et n'ont aucun compte à rendre. Une peste terrible ferait moins de ravages que cette administration-là.»

[182] Aventuriers.

Le naturaliste Kittlitz, qui accompagna l'amiral Lutke dans ces parages et fut hébergé de comptoir en comptoir, n'osait dire la vérité, mais la laissait deviner:

«La Compagnie russo-américaine exige le service d'une moitié de l'entière population masculine, âgée de 18 à 50 ans. Le travail est entièrement gratuit. Elle engage aussi quelques salariés. Pendant six mois les hommes vont sur mer à la chasse des animaux marins, et pendant les six autres mois courent le renard. Dans ces conditions, il est difficile de comprendre comment il peut rester assez de bras pour subvenir aux besoins les plus indispensables de la famille.»

Trois générations de chrétiens et de civilisateurs suffirent pour épuiser le pays et le saigner à blanc. Les îles étaient riches en animaux à fourrure, donc il fallait exterminer les animaux à fourrure. Des seules îles de Pribylon, on tira 2,500,000 peaux d'ours marins, pendant les trente années qui suivirent la découverte[183]. On tua tant, que certaine année[184], environ 800,000 peaux étaient entassées dans les magasins, et comme on n'en avait pas l'écoulement, on en brûla la majeure partie. L'exploitation atteignit son terme logique: la ruine. Ce pillage finit par coûter au delà de ce qu'il rapportait; «l'affaire ne payait plus», et en 1867, l'on vendit l'Aléoutie aux États-Unis, avec ce qu'elle contenait encore d'Aléouts.

[183] 1787-1817.

[184] 1803.

Que feront les Américains de ce nouveau territoire dont ils ont maintenant la responsabilité? Comment traiteront-ils les indigènes?—A la façon des Peaux-Rouges, probablement. Voudraient-ils ressusciter l'infortunée peuplade, ils ne pourraient: elle agonise déjà. Mais s'ils veulent adoucir sa fin, qu'ils se hâtent.

Affamée, fatiguée, surmenée, la population a pris l'existence en dégoût. Pourquoi se donner des enfants qu'on serait incapable de nourrir? Pourquoi augmenter le nombre des malheureux? Quand abordèrent les civilisés, escortés de leurs bienfaits, les Aléouts nombraient cent mille, s'il faut en croire les premiers trafiquants, mais le chiffre nous paraît très exagéré. L'évaluation, peut-être encore trop forte, donnée par Chélikof en 1791, portait cinquante mille âmes, dont le père Joasaph se vantait d'avoir converti tout un quart. En 1860, les registres paroissiaux n'accusaient plus que dix mille individus, et, dans ce total, comprenant les Russes et les métis, les Aléouts proprement dits n'entraient que pour deux mille environ[185]. Le changement de suzeraineté n'a point apporté, ne pouvait apporter d'amélioration immédiate. Ainsi chez les Oulongues, visités par Dall, sur une population mixte de 2,450 individus, la mortalité est de 130 pour une nativité de 100. Les Aléoutes sont peu fécondes. On s'accorde à dire que la race entière des Esquimaux dépérit rapidement, sauf peut-être dans les districts groenlandais, sur lesquels le Danemark veille avec une sollicitude paternelle.

[185] Le recensement américain opéré en 1880 sur le territoire d'Alaska, par M. Petrof, indique 2,214 Aléouts, et 16,303 Inoïts, éparpillés dans les districts du Kadiak, de la Baie de Bristol, du Kouskokolm, du Youkon, du Béring septentrional et de la côte arctique.

Sur les Inoïts fait ravage la consomption, qui tue à elle seule plus d'individus que toutes les autres maladies; et ce terrible fléau, jusqu'alors inconnu, c'est la civilisation qui l'apporta[186]. Tout à côté, les Peaux-Rouges sont détruits par la petite vérole, triste cadeau des Visages Pâles.

[186] Hall.

Pourquoi cette action funeste du civilisé sur le sauvage?—D'autres apprécieront les causes physiologiques; examinons quelques-unes des causes morales qui amènent ce résultat.


Pris pour des dieux, forts du prestige qui entoure le civilisé, tout grossier et ignorant qu'il soit, les Russes n'eurent qu'à se montrer pour s'emparer de tout un archipel et réduire toute sa population en servitude.

—L'Aléout était donc lâche et indigne de la liberté?

—Non pas. Écoutez le témoignage que donne à sa race un des hommes qui la connaissent le mieux:

«Les Inoïts sont des Inoïts, Inoïts ils resteront. L'indépendance est le trait essentiel de leur caractère; ils ne supportent jamais la contrainte, quels engagements qu'ils aient pris ou qu'on leur ait fait prendre. Nés libres, sur une terre sauvage, ils veulent aller et venir à leur guise, jamais ils ne se laisseront mener à la baguette[187]

[187] Hall.

—Les Aléouts, cependant, se sont laissé mener à la baguette?...

—A la baguette.... cela mérite explication. Les Russes eussent volontiers joué du knout et de la plète nationale sur ces fantasques insulaires, qui se laissaient tuer presque avec indifférence, et qui, sans mot dire, allaient se suicider pour un coup de bâton. C'est parce que les Russes prétendaient les mener à la baguette que les Aléouts meurent ou sont morts. La vie sans liberté ne leur offrant aucun charme, ils pensèrent s'enfuir dans l'autre monde, pour échapper aux tâcherons et aux exacteurs. Ils avaient commencé par se donner sans réserve, mais n'avaient pas pensé que ce serait pour être fouettés. Dociles et disciplinables à un rare degré, ils avaient accepté la direction d'hommes dont ils s'exagéraient la supériorité, et qu'ils prenaient pour des frères aînés. Que n'eussent accompli des hommes intelligents et bons avec ces volontés qui s'offraient de si bonne grâce! Mais quoi! des âmes et des cœurs? Les flibustiers ne demandaient que huile et saindoux, que peaux de martre et de renard[188].

[188] Voir Sproat, Rink et Bastian qui développent la même idée.

Généralisons la question:


Dans les luttes pour l'existence, à travers lesquelles l'humanité se fraye un chemin sanglant, les vertus passives sont égorgées par les vices agressifs. Et sans agiter la question vice et vertu, on a vu partout, au contact des blancs, se détraquer les systèmes politiques et sociaux, les anciennes coutumes tomber en désuétude, les distinctions antérieures devenir sans objet. Ce que les indigènes avaient pris jusque-là pour dieux, bons esprits, patrons et protecteurs, était transformé en diables d'enfer; la conscience troublée ne se reconnaissait plus dans les questions de bien ou de mal. Le fusil et l'eau-de-vie, il n'y avait plus que cela. Les chefs, bafoués par un paltoquet d'outre-mer, se sentaient dégradés, avaient perdu toute volonté, toute dignité devant le pistolet, tonnerre de poche; les sorciers eux-mêmes avaient perdu la tête, reconnaissant leur ridicule impuissance devant la grande magie des blancs. Les bras du guerrier tombaient paralysés devant les armes foudroyantes; avec son arc et ses flèches, un héros n'était plus qu'un sot en face d'une carabine. En perdant toute confiance en eux-mêmes, ils perdaient le plaisir de vivre et jusqu'à leur tempérament. Plus de joie ni de gaieté, plus de chants ni de danses, plus d'imaginations grotesques et bouffonnes. Renfermons-nous dans un jour triste et sombre, dans une atmosphère épaisse et lourde; descendons tout vivants dans un caveau funéraire... celui de notre nation; mourons avec ce qui fut notre patrie[189].

[189] Dall.

La civilisation moderne, irrésistible quand elle détraque et désorganise les sociétés barbares, se montre d'une singulière maladresse à les améliorer. C'est faute de bonté, faute d'humanité. Notre génie ne se montre ni aimable ni sympathique. Quoi! rencontrer un peuple si doux et patient, si bien porté à la justice et à l'équité, mais ne savoir que subjuguer et fustiger, que décimer et détruire! Ce petit monde avait la gaieté, l'enjouement, la bravoure; il ne demandait qu'à travailler pour vivre, mais il voulait aussi chanter, danser et festoyer. Et dès que notre progrès l'accointa, le voilà triste et morose. Ce peuple est toujours un enfant, mais un enfant désabusé; nous l'avons découragé par tant d'injustices, tant troublé, tant affolé que nous avons brisé le grand ressort, tari la vie dans sa source. Ainsi en advint-il des Guanches, naguère un des échantillons les mieux réussis de l'espèce. Simples, heureux, innocents, ils avaient mérité qu'on donnât à leurs îles le nom de «Fortunées». Nous les supprimâmes—pourquoi et comment? Et quand aura disparu le dernier de ces pauvres Aléouts, on entendra dire:—«Quel dommage!»


LES APACHES

CHASSEURS NOMADES ET BRIGANDS

Le nom d'Apaches est le terme générique qu'on donne à plusieurs tribus indiennes de l'Amérique du nord, parmi lesquelles divers auteurs comprennent les Comanches, les Navajos, les Mohaves, les Hualapais, les Yumas, les Yampas, et les Athapaskes méridionaux, se subdivisant eux-mêmes en hordes nombreuses, parmi lesquelles, Mescaleros, Llaneros, Zicarillas, Chiriguais, Kotchis, Piñaleños, Coyoteros, Gileños, Mimbreños. Les Apaches proprement dits se sont eux-mêmes donné l'appellation de Shis Inday ou hommes des bois. Ils parcourent, plutôt qu'ils n'habitent, le vaste territoire à limites indécises, qui, des rives du Grand-Lac Salé au nord, descend vers Chihuahua au sud, et s'étend de la Californie et du Sonore à l'ouest, jusque dans le Texas et le Nouveau Mexique à l'est; il est sillonné par le Rio Grande qui débouche dans l'Atlantique, par un autre Rio Grande et par le Rio Gila qui se déversent dans le Pacifique. Région rocailleuse, élevée de 700 à 2,000 mètres au-dessus de la mer; ses lits de lave sont coupés de cagnons, ou rigoles, profonds d'un millier de pieds et larges d'autant, qu'ont érodés les eaux. Au-dessus des plateaux s'élèvent de nombreux pics détachés, très escarpés, excessivement froids en hiver; pour la plupart émergeant de forêts, refuge des hommes et des bêtes. Pendant une dizaine de mois, du haut d'un ciel sans nuage, le soleil verse des ardeurs torrides sur le sable de la plaine et le roc de la montagne, puis, à l'entrée de la nuit, le froid tombe subitement des étoiles. Les violents écarts de température provoquent des bouffées de vent qui soulèvent des tourbillons d'une poussière alcaline, irritant les yeux et les poumons. Pendant quinze jours en avril et six semaines en octobre-novembre, les pluies tombent en cataractes, et bientôt après les fissures des rochers et des dépressions de terrain fleurissent et verdoient. Les mouflons, les antilopes[190], les cerfs, sortent de leurs retraites et derrière se glissent les coyotes, l'ours, le loup hyène, et l'Apache, redoutable aux hommes et à tous les animaux.

[190] Antilocapra americana, Beard.


C'est une belle bête féroce que l'Apache, nous pensons aux les Apaches granivores, ou plutôt omnivores. Les Navajos, les Mohaves, les Comanches, qui se donnent une nourriture assez variée, grâce à leur agriculture naissante, sont presque tous hauts de six pieds, les femmes n'étant pas de moins belle venue. La poitrine et les bras vigoureusement musclés, les extrémités fines, des traits souvent agréables, de grands yeux d'un noir brillant, d'un éclat singulier et d'un pouvoir de vision vraiment extraordinaire, la figure assez large, constituent un superbe ensemble. Le teint parcourt toutes les nuances du brun clair au brun foncé en passant par le brique rouge; les cheveux sont noirs, et, détail à noter, la barbe n'est pas mal fournie. On les a souvent donnés pour les plus beaux échantillons de l'espèce humaine.

On n'en dirait pas autant des Apaches proprement dits, presque exclusivement carnivores, et qu'on nous donne pour laids et désagréables: masque impassible, traits ridés et flétris; figure large, nez aplati, pommettes saillantes, bouche trop fendue, lèvres minces, regard de travers. Les yeux légèrement obliques et dont l'éclat vitré rappelle ceux du coyote, sont plus brillants que ceux de la plupart des Indiens du nord. Les cheveux d'un noir mat, jamais peignés, retombent sur les épaules en soies épaisses; autrement, ils sont à peu près glabres. A côté de leurs grands voisins, ils paraissent rabougris, leur taille moyenne n'étant que de cinq pieds cinq pouces.[191]

[191] La taille de dix-huit Apaches et Tontos, mesurés par Ten Kate, variait entre 1,67m et 1,84m. Société Anthropologique, Bulletin, 1883.

Les cactus mettent un cheval ou un mulet tout en sang, avant d'entamer l'Apache. Son tégument épais le rend peu sensible à l'action des intempéries. Par le soleil le plus ardent, ils vont et viennent sans aucune protection; mais quand ils ont le loisir de prendre leurs aises, ils s'enveloppent, à la mode des Australiens et Andamènes, la tête d'une calotte de boue qui leur procure une agréable fraîcheur et les débarrasse de la vermine; pour les mêmes raisons, ils s'enduisent le corps d'une couche fangeuse. Ils se donnent généralement des mocassins, modeste luxe, pour se protéger les pieds contre les épines, et à cet effet, la forte semelle remonte en pointe large et recourbée. Quant aux vêtements proprement dits, ils s'en affublent, moins par hygiène, encore moins par pudeur, que par vanité et coquetterie, pour se faire valoir: les hommes, par quelque trophée de meurtre et de rapine; les jeunes femmes, par une loque de couleur, par un jupon d'écorce, par une toison qu'elles ont ornée de barres et de lignes, industrieusement assouplie en la frottant de cervelle. Quelques-unes se tatouent au menton; la suprême élégance est de se barbouiller avec des couleurs criardes. Les ablutions ne mettent nullement ce maquillage en danger, car on ne se baigne que pour l'agrément, et l'eau n'abonde point. Soit à cause de leur malpropreté, soit parce qu'ils ne se nourrissent que de chair, et principalement de celle du cheval, de l'âne et du mulet, ces Apaches, qui nous remettent en mémoire les hippophages de Solutré, dont les ossements ont été trouvés mélangés à ceux de cinquante à cent mille chevaux[192], ces Apaches, disons-nous, exhalent une pénétrante odeur équinée, surtout quand ils sont échauffés. Les montures rebroussent chemin dès qu'elles l'éventent[193]. Constatons une fois de plus que la propreté du corps est le plus souvent un signe de civilisation déjà avancée. A l'époque de la puberté, on arrache les sourcils aux filles, poil à poil, et bientôt après, on les débarrasse même des cils.—Est-ce pour les embellir[194]?

[192] Bulletin de la Société d'anthropologie, 1874.

[193] Bancroft. L'odeur de fauve qu'émettent les Néo-Calédoniens semble persister, malgré tous les soins de propreté.—V. Patouillet, Trois ans en Nouvelle-Calédonie.

[194] Crémony.

Les huttes, en pain de sucre, aux abords encombrés de charognes infectes et de matières fécales, sont formées de gaules ou de branches entrelacées de broussailles et de feuillage, qu'on recouvre de peaux, gazons et pierres plates. Dans la rude saison, nos sauvages se réfugient volontiers dans les cavernes, où ils font de grands feux, et tout en sueur, se couchent sur la pierre fraîche, ce qui leur vaut d'être décimés par les rhumatismes et les pneumonies[195]; une large blessure leur serait moins dangereuse. Ils ne se trouvent à leur aise qu'à l'air libre; ils se sentent oppressés sous un toit, enfermés entre des murailles; ils ne jouissent réellement de la vie que dans leurs expéditions. Quand les nuits sont trop froides, le vent trop glacial, ils se recroquevillent dans un enfoncement, ou fouissent un trou pour y dormir quelques heures.

[195] Helfft, Zeitschrift für allgemeine Erdkunde, 1858.


Jadis, les bisons abondaient dans toute l'Amérique du nord; en troupeaux innombrables, ils parcouraient le continent depuis le Grand Lac des Esclaves jusqu'au golfe de Floride. Mais aujourd'hui la carabine du blanc les a exterminés dans toute la partie du midi, fortement entamés dans les régions septentrionales, et, par cela même, affamé les populations qui s'en nourrissaient.—«Tuez les bisons, disait un gouvernant des Visages Pâles, vos balles feront ricochet sur l'Indien.» Si bien que l'Apache est réduit le plus souvent à «la petite chasse». Son arme la plus dangereuse est l'indomptable patience avec laquelle il immobilise son corps brunâtre derrière des roches ou des broussailles grises[196]. On les a vus se couvrir de mottes herbues qui les transformaient en un bout de prairie; au milieu de yuccas se déguiser en yuccas; en rase campagne s'étendre sous une couverture de laine grise, qu'ils avaient si bien tachetée de terre, que des soldats envoyés à leur poursuite les prenaient pour des blocs de granit; aussi habiles dans ces mystifications que les Bhils de l'Inde[197], ou que les sauvages de l'Australie.

[196] Crémony.

[197] Bastian, Culturvœlker Amerika's.

Malgré toute leur adresse, comme ils sont sans agriculture sérieuse, ni animaux domestiques, le garde-manger de ces malheureux est souvent vide. Aussi ne dédaignent-ils rien de ce qui est mangeable: ils font leur profit des glands, fruits, bulbes, baies et racines, recueillent les mesquites, les courges et certaines fèves qui croissent spontanément. Ils sèment quelques grains de maïs, mais la presque totalité de leur nourriture est animale: daims, cerfs, mouflons, cailles, écureuils, rats, souris, vers et serpents. Nulle fausse délicatesse. On ne devient difficile sur la qualité que lorsque la quantité abonde; il n'est de choix que dans le superflu. Quand la nourriture est à bouche que veux-tu, nos sauvages s'en gorgent, avalent des morceaux énormes. Mais en Apachie, la disette est l'état normal. Le trop court printemps est suivi d'un long et brûlant été; bientôt les herbes sèchent, les herbivores meurent ou disparaissent, et les carnivores sont en peine. On supporte stoïquement la famine, mais après la famine prolongée, la mort!

Quand le pays ne peut nourrir l'habitant, il faut bien que l'habitant se pourvoie ailleurs. Le climat, le sol, transforment en nomades, chasseurs, brigands et voleurs, les Apaches sur le continent américain, les Bédouins et les Kourdes sur le continent asiatique, à peu près sous les mêmes latitudes. Montés sur des chevaux rapides,—ils sont nés cavaliers,—nos affamés vont à la maraude; au nombre de trois ou quatre, rarement plus d'une douzaine,—car il faut vivre en route,—ils traversent d'énormes distances en quête de quelque proie; heureux quand ils tombent sur un maigre herbage où ils trouveront des sauterelles, un lézard, quelque oiseau de rencontre; en attendant, ils grignotent leurs tasajo, lanières de viande desséchée au soleil; ils jeûnent, jusqu'à ce que la bonne Providence les dirige sur une rancheria isolée ou sur une troupe de voyageurs. Ils n'attaqueront à face découverte que s'ils ne peuvent faire autrement, ou si leur supériorité est évidente. Comme le loup ils s'embusquent: ils se cacheront, se blottiront pendant des journées, déguisés en arbrisseau, en rocher, en bille de bois; et, au moment opportun, se jetteront sur leurs victimes, tuant les hommes, emmenant parfois des femmes pour en faire des esclaves, des enfants dont ils tireront rançon ou dont ils feront des brigands; mais avant tout, se saisissant des chevaux et mulets, qu'ils pourchassent devant eux. Avant qu'on ait pu se mettre à leur poursuite, ils ont fui comme le vent dans le labyrinthe des gorges et des cagnons, dans ces déserts de sable brûlant, vrais lacs de feu, «traversées de mort», jornadas de muerte, comme disent les Mexicains. Pumpelly rapporte que, voyageant à travers ces terribles régions et la fatigue lui montant au cerveau, il fut pris pendant plusieurs jours d'un accès de folie. Les ravisseurs sont comme chez eux dans le désert et la montagne, doublent, triplent les étapes. Criblées de coups et de blessures, éreintées, fourbues, les bêtes capturées tombent mourantes devant la tanière des louves et des louveteaux à face humaine, qui les saluent de hurlements joyeux.

Avides, anxieux, aiguisant leurs dents, ils n'attendent pas toujours que les proies soient mortes. Se jetant sur elles, ils les dévorent encore vivantes: les uns coupent et taillent; les autres arrachent les membres et les déchiquettent, à force de bras, sans plus de souci des souffrances de la victime que le civilisé qui gobe une huître arrosée d'un filet de citron; et sans se croire plus cruels que le cuisinier quand il écorche l'anguille qui se tord sous ses ongles. Après avoir calmé les premières fureurs de la faim, ils embrochent quelque pièce au-dessus d'un brasier, mais n'attendent guère, l'avalent encore fumeuse et brûlante, crue en même temps que charbonnée. Les entrailles passent pour délicates bouchées et morceaux d'honneur. Sur la chair de l'animal, tous ont droit égal, mais le chasseur qui l'a abattu, réclame la robe ou la toison.

Ces orgies de la faim qui s'assouvit, fêtes suprêmes de misérables qui risquent si souvent de périr d'inanition, rappellent le grand acte des mystères dionysiaques: initiés et initiées se jetant sur le chevreau, symbole de Bacchus Zagreus, mordant à cru dans les membres tremblants, plongeant des mains sanglantes dans les viscères déchirés, et se disputant le cœur pour le dévorer, tandis qu'il palpitait encore.

Entre les mangeurs de viande crue et les cannibales, la distance passe pour médiocre; aussi les Apaches sont accusés d'anthropophagie. Le fait n'est pas prouvé. Cependant ils auraient un jour répondu que les Puntalis, tribu plus au nord, ne sont pas bons à manger, leur viande ayant un goût trop salé.

En fait d'armes, les fusils, encore rares, n'ont pas tout à fait supplanté la lance et les flèches, appointées avec des morceaux de bois durci, d'obsidienne, de cuivre natif, parfois de fer ou d'une sorte de bronze, lequel aurait la dureté et l'élasticité de l'acier et qui serait obtenu par la fonte du cuivre sur des feuilles vertes. Nous regrettons de ne pas en savoir davantage.


Nos auteurs ne s'accordent point sur le chapitre des relations sexuelles. Il y aurait pour l'animal humain, comme pour les fauves, une saison consacrée aux amours. D'après Bancroft, les Apaches proprement dits se distinguent de leurs voisins plus civilisés par la chasteté qu'ils imposeraient à leurs femmes avant et après le mariage. Ce n'est pas que le mari ne puisse répudier sa femme au moindre caprice, et même se faire rembourser du prix qu'il a payé pour elle; ce n'est pas que la femme aussi ne puisse abandonner son époux; mais alors l'homme délaissé se considère comme ayant reçu un affront qu'il faut laver dans le sang, tout de suite. Sans plus tarder, il se jette à droite ou à gauche, va tuer un homme à la cantonade. Pour la blessure faite à son orgueil, quelqu'un mourra; l'offense était personnelle, la vengeance sera impersonnelle; ce grand enfant ne voit là rien que de simple et de légitime.

D'un autre côté, on nous raconte qu'ils ne connaissent pas le mariage, que les accouplements sont facultatifs, que même en certaines occasions la promiscuité est générale. C'est clair et net, et notre autorité, Schmitz, parle en témoin oculaire. Les deux opinions peuvent n'être pas inconciliables. D'ailleurs il est constant que la communauté des femmes n'est pas absolue. Le chef de bande, au retour d'une expédition de pillage, a le droit de s'adjuger, dépouille opime, une des captives. S'il lui tresse un chiffon dans les cheveux, elle devient la «part du capitaine»; personne ne la touchera s'il ne permet. S'il veut la prendre pour femme à long terme, il lui rompra une flèche sur la tête: par cet acte elle cesse d'être une personne et devient la chose du vainqueur.

Même symbolisme chez les Tatares nomades:

«Kasmak se saisit de la jeune Kalmouke, tira un mouchoir, le lui mit autour du cou, fit voler une flèche au-dessus de sa tête[198]....»

[198] Radloff, Türkische Staemme Süd Sibiriens. IV.

Les anciens Grecs plongeaient aussi leur javeline dans la chevelure de leurs prisonnières, qu'ils disaient avoir gagnées «à la pointe de la lance». Nous prenons sur le fait l'institution du mariage, en tant que fait de capture et d'accaparement. De cette première appropriation les autres suivront. Car ce n'est point la propriété qui procède de la famille, comme les théoriciens l'affirmaient naguère a priori; c'est la famille qui dérive de la propriété; la famille, son nom l'indique, commença par n'être qu'un troupeau d'esclaves.

Bien que leurs mariages ne soient que rudimentaires, ils sont déjà compliqués de certaines insanités. Les jeunes époux évitent la rencontre de leurs beaux-parents: pendant la chasse, pour ne pas manquer le gibier[199]; en temps ordinaire, pour que les unions ne soient pas infécondes. Malgré ces précautions, les femmes perdraient d'assez bonne heure la faculté d'avoir des enfants[200].—A quel âge? Il serait difficile de le préciser: elles savent à peine ce qu'est une année, et s'inquiètent peu d'en compter le nombre.

[199] Oviedo.

[200] Schmitz.

D'une grossesse à l'autre, l'intervalle ordinaire comporte trois années consacrées à l'allaitement du nourrisson. L'enfant reste avec la mère jusqu'à ce qu'il cueille lui-même certains fruits, et qu'il ait attrapé un rat sans le secours de personne. Après cet exploit, il va et vient comme il lui plaît; il est libre et indépendant, maître de tous ses droits civils et politiques, et ne tarde pas à se perdre dans le gros de la horde. Les parents seraient mal venus à punir leurs garçons et à les réprimander sévèrement. Chose aussi sérieuse n'a lieu qu'avec le consentement de l'entière tribu, laquelle n'a point abdiqué ses droits de paternité collective, ne les a pas encore délégués aux chefs de famille en leur capacité individuelle. Elle n'use de son droit que rarement, ou jamais; elle craindrait trop de diminuer la férocité native des gamins, férocité qui les rend hardis et indomptables. Un Navajo racontait que s'il se permettait de corriger son fils, celui-ci ne manquerait pas de lui décocher une flèche de derrière un arbre[201].—Pensez-y donc! il faut donner au jeune homme toutes les vertus du brigand. Et sans aller bien loin, chez les Mexicains, à côté du routier un soldat ne fait que piteuse figure[202]; encore le militaire se vante-t-il le plus souvent de n'être pas tout à fait étranger au noble métier du batteur d'estrade.

[201] Bancroft, Native Races.

[202] Dixon, White Conquest.


Un état social aussi primitif ne fait pas de place aux chétifs. Les forts n'ont pas assez pour eux-mêmes, comment s'embarrasseraient-ils des faibles? Cependant quelques éclopés des bagarres précédentes parviennent à se maintenir pendant quelque temps; ils suivent comme ils peuvent les expéditions, tant pis s'ils n'arrivent pas à temps pour avoir leur part du pillage! Tarde venientibus ossa. Les traînards n'ont qu'à mourir. Quelques-uns, cependant, trouvent refuge chez des voisins mieux pourvus, qui peuvent être plus compatissants. Quelquefois des compagnons plus robustes, des amis, les enfants peut-être, veulent bien dépêcher le misérable d'un coup de lance ou l'étouffer en le mettant sur le dos, puis, en passant au cou un bâton aux extrémités duquel pèseront deux personnes de bonne volonté[203].

[203] Bancroft.

Dans ces conditions, les malades n'ont pas meilleure chance que chez nos amis, les Tchouktches; ils retombent à la charge de la communauté; celle-ci préfère qu'ils ne s'attardent point et qu'ils guérissent ou disparaissent promptement. Elle s'emploie au rétablissement des fiévreux, en dansant et chantant, en tambourinant des nuits entières; procédé non moins rationnel et non moins efficace que de soulager les pauvres et les indigents par des bals de bienfaisance.

Il arrive, mais rarement, qu'on se lamente pour un mort; il faut être de marque pour avoir des obsèques qui comportent quelque solennité. Généralement, le cadavre est empaqueté en des lanières de peau, porté sur une colline et enfoui sur le versant exposé à l'Orient; on espère sans doute que le soleil regardera le défunt, et le réveillera quand il en sera temps.

Quelques notions de métempsycose: certaines âmes vont animer des oiseaux ou des serpents à sonnettes.


Ils possèdent le petit bagage intellectuel commun à la plupart des Peaux-Rouges: la notion d'un Grand Esprit, peut-être même de plusieurs, la tradition d'un déluge, diverses légendes. Ils vénèrent l'Ours, et ceux de son totem n'en voudraient pas manger la viande; ils tiennent pour sacrés le hibou, les oiseaux blancs, et l'aigle en premier lieu. Un aigle immense et prodigieux en clignant de l'œil lance les éclairs, et en battant des ailes produit les éclats de la foudre. De lui sont issus les Apaches, car il s'unit à leur mère-grand Istal Naletché, laquelle donna le jour à Nahinec Gané et à Toubal Lichiné, ce dernier l'Ancêtre, le héros qui avec ses flèches tua le serpent Python, au moment où le monstre allait le dévorer[204]... C'est ainsi que les malheureux Apaches racontent le grand mythe de l'Aigle et du Serpent, d'Ahi et d'Indra, symbole antique et grandiose, qui appartient également à l'ancien monde et au nouveau, sujet trop vaste et compliqué pour que nous puissions l'aborder.

[204] Malte-Brun, Annales, 1853.

Des voyageurs ont refusé à ces hordes tout sentiment poétique ou religieux. Ce n'est pas étonnant. En matière de conscience, les sauvages se taisent autant qu'ils peuvent; ils n'aiment pas à s'expliquer sur leurs choses intimes,—et les blancs nient imperturbablement tout ce qu'ils n'ont pas vu, tout ce qu'ils n'ont pas su deviner.

Des missionnaires espagnols avaient essayé de convertir ces malheureux Indiens, mais ont dû y renoncer par la raison qui fit échouer des tentatives analogues sur les Tasmaniens, quand il en existait encore. L'enseignement s'adressait à des intelligences bornées, dépourvues de la faculté d'abstraction qu'une longue culture a développée chez nous. Voyez donc l'embarras d'un honnête apôtre exposant la doctrine de la Résurrection, dans une langue où l'idée d'âme n'a d'autre équivalent que le mot «boyau»! Pour faire comprendre à ces sauvages qu'ils possèdent une «âme immortelle», il était obligé d'expliquer qu'ils ont dans le ventre une «tripe qui ne pourrit pas».—Il les faisait compter jusqu'à dix, mais ne pouvait leur inculquer le dogme de la Trinité. Comment les révérends pères auraient-ils traduit, dans une langue où le verbe être n'existe pas, la célèbre définition de l'Éternel Jéhovah: «Je suis Celui qui suis»?

Les Peaux-Rouges ne parlent que fort peu, et moins que tous autres les Apaches, qui préfèrent s'exprimer par gestes. On en a observé qui, accroupis autour du feu, entretenaient une longue conversation dans laquelle ils ne faisaient que remuer les lèvres[205]; méthode que nous venons d'adopter pour renseignement des sourds-muets. La langue apache abonde en sons nasaux et gutturaux, en claquements de langue[206], que les étrangers ne parviennent pas toujours à imiter; l'idiome est décidément désagréable, et cependant les Mohaves, voisins immédiats, ont un parler doux et sonore, harmonieux autant que l'italien ou le japonais[207].—Notons en passant l'absence de toute salutation, de toute formule de bienvenue ou d'adieu[208].

[205] Coroados, Heusel, Zeitschrift für Ethnologie, 1869.

[206] On essaie de les représenter par le signe t-ql

[207] Gatschet, Zeitschrift für Ethnologie, 1877. Buchner, Schmitz.

[208] Helfft, Zeitschrift für allgemeine Erdkunde, 1858.

Puisque la moralité, au moins dans ses lignes générales, se mesure au développement de l'intelligence, on ne s'étonnera pas de la trouver réduite ici à ses rudiments. Ces malheureux ne vivent guère que de rapines; leurs maraudes se compliquent de rapt et de meurtre; leurs combats sont moins des luttes que des assassinats. Rapines, meurtres et massacres, ils en tirent gloire; méprisent les dégénérés, les esclaves de leurs aises, tous ceux qui ne savent pas vivre dans la sauvage indépendance des déserts. De tous les animaux, pensent-ils, les plus forts et rapides, les plus beaux, sont les féroces et les ravisseurs, et de toute notre espèce, le plus noble est celui qui fait la chasse à l'homme.

On les traite de sournois et perfides, appellations qui les flatteraient; mais ils protesteraient contre celle de lâches, qu'on leur prodigue. Le courage et la lâcheté ne sont pas des faits d'ordre simple. Certaines lâchetés comportent certains courages. Sans doute, ces truands n'attaquent personne, tant qu'ils ne se croient pas les plus forts; n'ayant aucun goût pour la haute lutte, ils préfèrent attirer l'ennemi dans un piège, ou se jeter sur lui par derrière, procédé recommandé en haute stratégie, pratiqué par tous les animaux de proie; ces chasseurs ont appris du gibier à se dissimuler. S'ils font des prisonniers, ils emmènent les filles et les femmes, et tout d'abord les jeunes garçons, dont ils ont besoin pour remplir les vides que la mort ou les aventures produisent dans leurs rangs, et que les naissances ne suffisent point à combler, car elles sont peu nombreuses. Par suite des privations et de la vie beaucoup trop rude qu'endurent les parents, les enfants naissent moins robustes qu'on le suppose; rarement ils ont une constitution assez bien trempée pour les mener jusqu'à quarante ans[209]. Plusieurs blancs qu'ils avaient capturés et dont ils avaient apprécié la force ou la valeur, ont été obligés de procréer un rejeton avec une fille de la tribu, afin de conserver la bonne graine[210]. Mais le service rendu ne les a pas toujours rachetés de la mort et des tortures; car ces sauvages se délectent à faire subir aux prisonniers d'abominables supplices; ce que Chateaubriand avait déjà raconté dans sa Vierge des dernières amours.

[209] Fossey, Mexique.

[210] Henry.

Pour cruels, ils le sont. Constatons-le, sans les innocenter pour cela: les supplices qu'ils infligent, ils savent les supporter. Et ils ne trouvent pas mauvais qu'on les leur fasse subir, si par malheur ils se sont laissé prendre. Il faut aussi mettre en ligne de compte qu'ils ont pour distraction, à peu près unique, d'aboyer à la lune et qu'ils éprouvent le besoin de quelques représentations plus émouvantes. N'en ayant pas de simulées, ils se rabattront sur les réelles, car ils manquent de théâtres pour drames et mélodrames. Eux aussi ont besoin de contempler un héros aux prises avec l'adversité, «plaisir des dieux» d'après la doctrine des Stoïciens, le plus beau spectacle qu'il soit donné à l'homme de regarder. Ce qui explique aussi le succès des autodafés et des mille tourments que, hier encore, nous infligions aux hétérodoxes et libres penseurs. Ces malheureux Peaux-Rouges n'ayant pas d'acteurs pour rire, ni de bourreaux délégués par la magistrature, sont obligés de payer de leur personne, d'écorcher eux-mêmes le martyr, de brûler eux-mêmes le délinquant à petit feu. Ne l'oublions pas: dès que les fonctions réparatrices de la nutrition sont accomplies, l'animal humain n'est pas encore satisfait; l'intelligence et l'imagination font valoir leurs droits; la sensibilité ne veut pas rester inactive et réclame sa quote-part d'émotions. Car «l'homme ne vit pas de pain seulement».


En tant qu'individu, on ne peut pas être moins gêné que notre Apache de toute espèce de gouvernement. Il n'est responsable envers qui que ce soit; il fait toujours ce qu'il veut, c'est-à-dire ce qu'il peut. Dans le cas d'une grande expédition, on se réunit sous le commandement d'un camarade dont la supériorité personnelle s'impose et dont l'autorité prend fin avec l'entreprise. Si les hostilités se prolongent, il va de soi que l'influence du chef de guerre s'accroît souvent plus qu'on ne voudrait[211]. Quelques tribus se prémunissent contre ce danger, en reconnaissant une autorité purement morale à des sachems, ou Chefs de la Paix, personnages toujours distincts des capitaines d'ordre militaire; institution des plus intéressantes, mais qu'on ne saurait étudier utilement dans ces hordes clairsemées.

[211] Henry.


Comme manifestation la plus élevée de la vie publique dans ces déserts, ces primitifs célèbrent des néoménies. Autant qu'on peut le savoir, la vénération de la Lune a partout précédé celle du Soleil. La nuit de la fête, ils allument des feux en divers endroits. Remarquons à ce propos que la plupart des tribus indiennes, sinon toutes, paraissent avoir honoré le feu au moins par quelques rites. Ils se sont approvisionnés de tabac et d'une boisson enivrante, faite avec du jus de cactus ou avec du grain bouilli et fermenté[212]; s'ils ne fumaient et ne s'enivraient, ils ne croiraient pas se préparer dignement à un acte religieux. Couchés ou accroupis, ils attendent en un profond silence l'apparition de la reine des nuits. Dès qu'elle se montre à l'horizon, ils geignent en chœur, imitent les cris du coyote flairant une charogne, et les bandes de ces animaux ne tardent pas à leur répondre dans le lointain[213]. Cette parfaite imitation est la récompense d'une longue pratique. Plusieurs de leurs dialectes n'ont qu'un seul et même mot pour désigner le chant de l'homme et le glapissement du chien des prairies; des voyageurs ont même trouvé de l'analogie entre les langues de l'un et le cri de l'autre[214]. Peu à peu les voix enflent, éclatent en jappements; on dirait une meute en chasse, ou aboyant à la lune, ce qui est bien le cas. Le concert continue par les rauquements du loup-hyène et de l'ours, les bramements du cerf, les cris de tous les frères et cousins du monde animal, les hennissements du cheval et du mulet, même les braiements de l'âne, et tous alors de rire, ou plutôt de ricaner, car le rire implique une mentalité peut-être supérieure à celle qu'ont atteinte ces sauvages dégradés par la misère. D'ailleurs, les Peaux-Rouges ne se montrent guère portés à la gaieté; ceux de l'Amérique du nord passent pour mélancoliques, et ceux de l'Amérique du sud pour tristes:

[212] Henry.

[213] Tiswin, Murphy, Indian affairs, 1857.

[214] Oscar Lœw, Zeitschrift für Ethnologie, 1877.

«L'Indien est toujours triste. Triste à l'église, triste en sellant son cheval, triste en s'accroupissant sur le seuil de la salle, triste en buvant, triste en dansant, triste en courtisant sa belle; même sa chanson d'amour n'est qu'un gémissement[215]

[215] Wiener, Pérou.

Cependant, d'acte en acte, de scène en scène, les cris se sont faits plus désordonnés, et la boisson aidant, la représentation dégénère en charivari, lequel ne cesse qu'au matin.

Nonobstant sa bouffonnerie, nous voyons dans cette représentation un acte religieux, un vrai mystère. Ces chasseurs s'adressent au surnaturel pour qu'il les mette en rapport intime avec les animaux, afin que le gibier abonde, prospère et se laisse prendre. Nous prenons cette solennité pour un équivalent de la «Danse du Bison» décrite par Catlin, et pratiquée par les Mandanes et la plupart des Peaux-Rouges,—de la fête «des Vessies», à laquelle nous avons assisté chez les Aléouts—des réjouissances «du cerf[216]» que les anciens Romains déguisés en bêtes, sauvages, célébraient aux Lupercales et aux Saturnales de la nouvelle année. Les descendants des Celtes, Germains et Scandinaves, mirent longtemps à s'en déshabituer, sous la pression de l'Église chrétienne, laquelle par ses conciles et synodes, ses homélies et pénitentiaires ne cessait d'admonester et de châtier les superstitieux qui «à Noël ou jours autres», s'entêtaient à «courir les génisses[217]», faire le daim ou le taurel. Plus condescendante, la religion grecque laisse faire les mascarades du carnaval, grand divertissement des moujiks, qui s'en donnent alors à cœur-joie. Tous les bons sujets et boute-en-train du village se mettent dans la peau et le caractère de quelque animal, et la bande joyeuse, accompagnée de musiciens, fait le pèlerinage des cabarets. En tête, comme de juste, l'Ours dansant avec la dame son épouse, au milieu d'oursons folâtrant et d'oursonnes folichonnant. Puis le seigneur Bœuf, haut en cornes, avec sa corpulente compagne, et la nombreuse famille de veaux et de velles. Ensuite le Loup, la Louve et les louveteaux, le Renard, la Renarde et les renardins... on voit la kyrielle qui suit—la marche est fermée par un chameau de bosse majestueuse.

[216] Solemnitas Cervuli, d'après Denys d'Halicarnasse.

[217] Saint Firmin, cité dans Mélusine, II.


Nous avons parlé des Apaches comme d'un peuple toujours existant, toujours agissant; en réalité, il ne compte plus. Tant qu'ils n'étaient que des sauvages au milieu d'autres sauvages, leur population se maintenait telle quelle, malgré la faible fécondité des femmes, malgré les hasards des combats; mais quand du haut de leurs montagnes, ils distinguèrent à l'horizon le panache des locomotives, leur arrêt de mort fut prononcé. Pressée de jouir, dévorée de désirs, s'inventant des besoins, notre civilisation extirpe les peuplades envahies, parce qu'elles ne peuvent se plier, instantanément, à la transformation qui lui a coûté une vingtaine de siècles. Or, les peuples chasseurs, tels que les Peaux-Rouges, se montrent récalcitrants à notre culture. Non qu'ils soient inintelligents, mais leur intelligence s'enferme de parti pris dans une spécialité. Né chasseur, l'Apache mourra chasseur. De plus, il est nomade, et, comme dit la sagesse des nations: pierre qui roule n'amasse point de mousse. Tant que le corps n'a pas sa demeure fixe, l'esprit difficilement trouvera son assiette, difficilement s'habituera aux longues réflexions, aux patientes études qui arrachent à la nature ses secrets. Sans y mettre la moindre sévérité, et sans tenir à le «ravaler plus bas que la brute», on peut douter que l'intelligence de l'Apache soit vraiment supérieure à celle du castor, ou même égale à celle des fourmis qui savent récolter des grains, qui savent en semer, nous dit-on.—A un de ces centaures, on demandait pourquoi il ne plantait pas du maïs, pour se garantir des méchances de la chasse, ainsi que le font, depuis temps immémorial, les Pueblos qu'il connaissait bien.—«Planter du maïs? Pour que les camarades mangent la récolte sur pied, avant qu'elle n'ait mûri[218]

[218] Lœw, Zeitschrift für Ethnologie, 1877.

Ils ne savent pas, ils ne veulent pas cultiver, mais ils pillent ceux qui cultivent, crime irrémissible. Les farmers sont mécontents que le gouvernement de Washington préconise—officiellement—une politique humaine; qu'il cantonne les Apaches dans une partie du territoire qui jadis leur appartenait en entier, et qu'il leur paye une annuité de quinze cent mille francs, au grand profit des commissaires. Ils trouvent qu'elles étaient plus viriles et plus décidées, les mesures du gouverneur mexicain de Chihuahua, qui avait mis les scalps des pillards à prix: 500 francs par adulte mâle; 250 francs par femme, et 125 francs par enfant. Des chasseurs de chevelures se mirent en campagne, apportèrent quantité de ces dépouilles, mais on se priva de leurs services quand on s'aperçut qu'ils livraient trop de têtes suspectes; les blancs étant plus faciles à assassiner que les Indiens[219]. L'Arizone, la Sonore, la Californie, décidèrent qu'on abattrait tout Indien à portée de carabine. En 1864, des Visages Pâles organisèrent une expédition contre les Payoutes, dont ils tuèrent deux cents individus en une «battue splendide»; ils les forcèrent à se noyer dans le lac d'Owen[220]. Deux ans après, les autorités de Humboldt City conclurent un traité qui stipulait que les survivants eussent à vider le comté dans les sept jours, sous peine de mort contre tous les retardataires:—«Ce traité est on ne peut plus favorable aux Indiens», concluait le journal du district. Le 30 avril 1871, après quelque conflit, les troupes fédérales emmenaient des Apaches prisonniers. Ce fut une aubaine pour les colons des alentours, qui se rassemblèrent de tous côtés, se jetèrent sur les captifs, et en égorgèrent du coup une centaine.

[219] Kendall.

[220] Lœw.

«Contre les Apaches il n'y a pas plusieurs manières de procéder: il faut une campagne bien raisonnée et patiemment conduite. Dès qu'ils se montrent, qu'on les poursuive jusque dans leurs montagnes, qu'on les traque dans leurs repaires, pour les y enfermer et affamer. Qu'on obtienne leur reddition, en leur montrant des drapeaux blancs ou autrement, et sitôt pris, sitôt fusillés. Contre eux tout moyen est bon, qu'il vienne de Dieu, qu'il vienne de l'homme. La méthode pourra choquer un philanthrope;—pour un homme de fibre si molle j'éprouve quelque pitié, mais aucun respect. Je lui conseille de ne pas dépenser toute sa sympathie pour les Apaches, et d'en garder pour les tigres et les serpents à sonnettes[221]

[221] Sylvester Mowry, Arizona and Sonora.

Ces conseils étaient faciles à suivre. Les blancs recoururent à toutes les trahisons, à toutes les cruautés. L'empoisonnement par la strychnine[222], la dissémination de la petite vérole, autant de hauts faits parmi nos pionniers, qui paradaient avec des brides décorées de scalps qu'ils avaient eux-mêmes levés, avec des dents enfilées qu'ils avaient arrachées à des femmes encore vivantes[223]. A Denver, certain jour, un volontaire rentra portant au bout d'un bâton le cœur d'une Indienne. Après l'avoir tuée d'un coup de feu, il lui avait ouvert la poitrine, pour arracher le trophée que, dans les rues de la ville, saluèrent les acclamations de quelques drôles. Un autre soir, on vit arriver Jack Dunkier, de Central City, portant à sa selle une cuisse d'Indien. Le personnage prétendait n'avoir pas eu d'autre nourriture pendant deux jours. On n'en croyait pas un mot, mais cette fanfaronnade, quel symptôme! Tel autre se vantait publiquement d'avoir grillé et mangé des côtelettes humaines[224].

[222] «Strychniner» mot, d'argot local, avec la signification: «se débarrasser des Peaux-Rouges.» Europa, 1872.

[223] Pumpelly, Across America and Asia.

[224] Le Monde Pittoresque, 1883.

Conclusion: En 1820, on évaluait à vingt mille les mâles adultes des Apaches-apaches; cinquante ans après, le nombre n'était plus porté qu'à cinq mille.


Voleurs de chevaux, voleurs de moutons, il ne leur sera pardonné que lorsqu'ils auront été exterminés jusqu'au dernier. Ce que le propriétaire de brebis hait le plus au monde, c'est le loup, même si le loup a pris forme humaine. Race errante, affamée, altérée, race traquée et poursuivie, race endurante, rusée et passionnée, indomptable à la fatigue et à la souffrance, l'Apache, peuple loup, aura le sort du loup. Le loup périra, mangé par le mouton: le mouton n'est point ce qu'un vain peuple pense. Le mouton avance irrésistible, chassant devant lui les tigres et les lions, chassant l'homme.

—L'homme?

—Oui, l'homme. Demandez à ces milliers d'Anglais, à ces milliers d'Écossais, à ces milliers d'Irlandais, qui ont dû se jeter à la mer, reculant devant les troupeaux de moutons que poussaient quelques nobles lords, grands propriétaires.


LES NAÏRS

OU LA NOBLESSE GUERRIÈRE

ET

LA FAMILLE MATERNELLE[225]

[225] Tant pour l'idée principale que pour la majeure partie des documents à l'appui, la présente étude est tirée de la monographie que M. Bachofen a publiée dans les Antiquarische Briefe: la Famille Maternelle chez les Naïrs.

Un bloc erratique en plein champ de blé, un menhir au milieu d'un jardin, dressant sa tête de granit au-dessus des pervenches, clématites et roses grimpantes, tels nous apparaissent les Naïrs, qui, dans un État des mieux policés, ont conservé avec une ténacité singulière la coutume de la Famille Maternelle, une des plus antiques dont nous ayons connaissance, et sans laquelle nombre de Primitifs resteraient inexplicables. Ces débris de préhistoire, enchâssés dans la civilisation orientale, ne sont pas la moindre merveille du Pays des diamants et pierres précieuses.


Du cap Comorin à Mangalore, entre les Ghâts et la mer des Indes, s'étend le Malabar ou Malayalam, mot tamoul signifiant une «bande de terrain au pied des montagnes». Peu de plaines, sol très accidenté. Le paysage ressemble fort à celui qu'on admire tant aux Sandwich et autres îles de l'Océanie[226]. Des pluies abondantes donnent au «jardin de la Péninsule» une végétation vigoureuse. De la moindre motte sort une fleur, même le sable verdoie. Les vagues de la mer baignent les pieds des cocotiers; au-dessus des rizières, sur chaque butte, sur chaque éminence, s'élèvent des bosquets d'arbres: mangotiers, bambous, bananiers gigantesques, catchous à fleurs rouges, pipoulas au frémissant feuillage, papayers à grandes feuilles palmées, disposées en verticilles.

[226] Clements Markham.

Au milieu de cette verdure, des pagodes et des maisonnettes blanches, au-dessus desquelles l'aréca[227], le plus gracieux des palmiers, balance ses palmes plumulées à tout souffle de vent. Entre les rizières et les champs de cannes on traverse des allées d'ananas et d'aloës; on entre dans le plus petit village par de magnifiques avenues d'arbres au bienfaisant ombrage. La nature se montre belle, le ciel clément et la terre généreuse. Pour parler comme Firdousi, «la chaleur est fraîche, tiède la froidure.» Nulle part l'homme n'a moins de droits à se dire et à se sentir malheureux.

[227] Areca betel, jacktree, nommé jaqua par les Portugais, du tamoul choulaka.


Le sol fertile, qui produit tant de fleurs resplendissantes et de fruits savoureux, donne naissance à de beaux types humains, à des hommes bien faits, des femmes bien tournées. Population mêlée. Le commerce et la petite industrie ont enrichi le Malabar, et dans cette autre Phénicie attiré de nombreux immigrants. Sur un fond indigène, plus ou moins dense, brochent les brahmanes; des Arabes Moplahs et des Malais se sont fixés dans les ports que fréquentent les Européens. Les Portugais vinrent les premiers, les Hollandais suivirent, les Anglais y sont jusqu'à nouvel ordre.

Les aborigènes se partagent en castes nombreuses. Tout en premier, la race guerrière et aristocratique des Naïrs[228]. Quoique de souche soudra, disent les brahmines, ils se sont faits officiers militaires et civils, administrateurs de toute catégorie. Avec leurs sous-castes, ils formaient naguère le cinquième de la population. Venaient en dernier lieu la peuplade rustique des Tchermour[229], ou autochtones, et comme intermédiaires, les Tirs[230], émigrés de Ceylan, dit-on, pépinière d'artisans, cultivateurs et domestiques, devenus, depuis un temps immémorial, serfs et clients des Naïrs, leurs métayers ou fermiers. Tout modestes et retenues qu'elles soient, leurs femmes ne veulent d'aucun vêtement au-dessus de la ceinture; disant qu'elles ne sont pas des prostituées pour se couvrir les seins. Du reste, elles sont jolies, ont une superbe chevelure. Les dames anglaises, qui les engagent comme bonnes et nourrices, ont maintes fois essayé de leur faire porter fichu, au nom du décorum britannique, mais ont trouvé la ferme résistance qu'elles eussent elles-mêmes opposée, si on leur eût demandé d'aller dévêtues par voies et par chemins. Dans ce même Malabar, à la fin du siècle dernier, le sultan Tippo avait voulu contraindre à s'habiller les Malai Coudiacrou qui gagnent leur vie à extraire le jus des palmiers; il leur offrit même de les fournir de toile tous les ans aux frais de l'État. Les pauvres gens exposèrent qu'ils ne pourraient jamais se faire à l'embarras de porter peille sur le corps. Leurs humbles remontrances restant sans effet, ils se décidèrent en masse à quitter le pays. Ce qu'entendant, le souverain prit le parti de les laisser tranquilles dans leurs forêts[231]. Du reste, les Naïrs, eux aussi, se couvrent très parcimonieusement; les femmes, même les princesses, à peine plus que les hommes[232].

[228] Naïrs, Nayeurs, Naïmar, les guides, chefs ou conducteurs.

[229] Tcher, terre, mour, moucoul, enfants.

[230] Tayeurs, Tayar ou Chogans, Chagoouâns, Chanars, serviteurs, ou Tchanars (démonolâtres).

[231] Dubois, Mœurs de l'Inde.

[232] Duncan, Asiatic Researches, 1799.

Outre leur physionomie particulière, et certains détails du costume, les brahmanes se reconnaissent à la houppette de cheveux qu'ils portent en avant, houppette que tous autres rejettent en arrière. Les Naïrs se rasent la tête, ne ménageant qu'une boucle étroite et mince, nouée au bout, qu'ils étendent à plat sur le crâne; les femmes ont le bon sens de respecter leur longue chevelure, d'un noir éclatant. Teint brun olive, extrémités fines, taille élégante, maintien noble, port distingué. C'est une race bien venue, qui, au dire de Richard Burton, ressemble singulièrement aux portraits qu'on donnait, à la fin du dernier siècle, comme représentant les insulaires du Pacifique.

Les Naïrs de l'ancien type, autant de guerriers spartiates, autant de chevaliers d'une Cour d'Amour. Tous savaient au moins lire et écrire; mais leur principale éducation se faisait au gymnase et à la salle d'armes, où ils apprenaient à mépriser la fatigue, à ne pas se soucier des blessures, à montrer un courage indomptable qui souvent frisait la témérité et même la folie. Ils allaient au combat presque nus, jetaient avec une égale virtuosité leur lance en avant et en arrière, tiraient de l'arc avec une telle adresse, qu'il leur arrivait de piquer une seconde flèche dans la première[233]. Leur agilité extraordinaire les faisait redouter dans les combats des forêts et jungles. Ils se vouaient à la mort sans trop se faire prier, et alors un seul tenait pied contre cent. Ceux que le prince attachait à sa personne tenaient à honneur de ne pas lui survivre. Écoutons Pyrard qui les vit en leur beau temps:

[233] Graul, Reise nach Ost Indien.

«Les Naires... sont tous seigneurs du pays, et vivent de leurs revenus et de la pension que le roi leur donne. Ce sont les hommes les plus beaux, mieux formez et proportionnez que je vis jamais; ils sont de couleur basannée et olivastre, et tous de taille haute et alaigre; au demeurant, les meilleurs soldats du monde, hardis et courageux, fort adroits à manier les armes, avec une telle dextérité et souplesse de membres qu'ils se plient en toutes les postures qu'on sçaurait dire, de sorte qu'ils esquivent et parent subtilement tous les coups qu'on pourrait leur porter, et se lancent contre leurs ennemis en même temps[234]

[234] Voyage de François Pyrard (au commencement du XVIIe siècle).

En somme, on ne vit jamais plus brillants soldats. Aussi leur orgueil n'était pas mince. Tout individu de caste inférieure qui se serait permis de les toucher ou seulement effleurer de son haleine, ils étaient sous l'obligation de le tuer, ou de périr eux-mêmes[235]. Aujourd'hui encore, quand la police leur donne à garder des prisonniers de la plèbe, il est amusant de voir comment ils n'osent les approcher, ne songent qu'à maintenir les distances[236]; on dirait qu'ils les redoutent. Ils ont refusé bataille à des ennemis jugés trop inférieurs: on leur eût manqué de respect en leur opposant de simples Tayeurs, et jusqu'à la fin du dernier siècle, un prince eût craint de les offenser mortellement en leur donnant comme adversaires de simples roturiers et petits soldats, des pas grand'chose. Cette vanité n'est point le fait des seuls Naïrs, toutes les armes aristocratiques en ont leur dose:

[235] Thévenot.

[236] Day, The Land of the Permauls.

«A la bataille de Bouvines, les chevaliers flamands, après avoir renversé quelques hommes d'armes, les laissèrent de côté, ne voulant combattre qu'entre gentilshommes[237]... Ils s'indignèrent que la première charge dirigée contre eux n'eût pas été faite par des chevaliers, ainsi qu'il était convenable, mais par des gens de Soissons, menés par un certain Garin. Ils montrèrent une répugnance extrême à se défendre, car c'est la dernière honte pour des hommes issus d'un sang illustre, d'être vaincus par des enfants du peuple. Ils demeuraient donc immobiles à leur poste[238]

[237] Rigord, Vie de Philippe-Auguste.

[238] Guillaume le Breton, la Philippide.

Interdit de mettre un Naïr en prison. D'une accusation qui l'atteignait il se justifiait par l'ordalie,—saisissait un fer rouge et le portait à quelque distance, trempait la main dans de l'huile bouillante,—allait prendre un bain dans un étang d'alligators. L'accusation était-elle prouvée? Des envoyés du roi avaient mission de le tuer où ils le trouvaient; sauf à laisser l'ordre, piqué dans le cadavre.

«Honneur et galanterie! Amour et bataille! Mon épée et ma maîtresse!» prenaient-ils pour devise. Bretteurs et chatouilleux sur le point d'honneur. Détail à noter: les parties intéressées ne vidaient pas toujours leur querelle en personne; des amis l'épousaient à leur place, surtout si l'affaire en question était d'ordre civil et engageait des intérêts considérables. Les seconds prenaient leur temps, soignaient leur escrime, pourvoyaient à leurs propres affaires; la rencontre pouvait même être ajournée à douze ans, dernier terme. Ces affaires d'honneur, et en général les duels judiciaires, procuraient un revenu au roi, arbitre officiel dont l'intervention était payée suivant la fortune des litigants.

Jadis au Malayalam, on s'était précautionné contre le danger que l'État tombât en des mains séniles, et qu'un maniaque décidât des affaires les plus importantes. La constitution exigeait que le prince qui aurait parachevé douze ans de règne ne les dépassât pas d'un jour; il fallait que le Fils du Soleil entrât en son repos, après avoir travaillé pendant tout un cycle. A la dernière heure, il présentait au peuple son successeur, se poignardait ensuite.

La coutume avait sa raison d'être, puisque d'autres populations, en Afrique notamment, l'ont mise en vigueur. Mais les autocrates, on le devine, goûtent le système médiocrement, le tournent, s'ils peuvent. Le souverain des Toltèques avait obtenu une latitude très raisonnable: avant de le faire périr, ses peuples lui accordaient cinquante-deux ans de règne, toute la durée du cycle mexicain. Le bœuf Apis jouissait de sa divinité pendant vingt-cinq ans.

De magnifiques fêtes, un grand jubilé étaient annoncés, à Calicut, pour clore dignement la carrière du monarque. Au grand jour, le roi inaugurait lui-même ses obsèques, et, marchant en tête d'une procession, composée des plus grands dignitaires, descendait au rivage. Quand ses pieds avaient touché l'eau, il jetait bas ses armes, déposait sa couronne, dépouillait ses vêtements, s'asseyait sur un coussin, croisait les bras. Sur ce, quatre Naïrs qu'il avait instamment priés de lui rendre un dernier service,—celui de l'égorger,—prenaient un bain dans la mer, tout à côté du prince. Des Brahmanes les purifiaient, les habillaient de gala, les poudraient de safran, les aspergeaient d'eau parfumée, puis, leur remettaient sabre et bouclier. Au cri de: «Allez-y!» les champions se précipitaient sur les gardes disposés en épais bataillons autour du roi, frappaient d'estoc et de taille, tâchaient de se frayer un passage jusqu'à l'homme assis sur le coussin. Incroyable ou non, la légende affirme que, plus d'un de ces désespérés plongea son épée dans la poitrine royale. Au vainqueur de monter ensuite sur le trône qu'il avait si bien gagné: «Ote-toi que je m'y mette!»—Après tout, si le prince était impopulaire, les régiments désaffectionés, décidés à faire preuve de maladresse...


Il paraît que, dans les temps anciens, les Aryas envoyèrent au Malayalam des colonies conduites par des prêtres, qui s'emparèrent du pays et asservirent les habitants, sans rencontrer de résistance sérieuse. Combien la conquête fut facile, les légendes le font deviner en montrant Vichnou faisant, à leur rencontre, surgir la terre du sein des flots. Les nouveaux venus n'eurent pas à partager avec les Kchatryas ou guerriers, qui, ailleurs, balançaient le pouvoir des Brahmanes et les obligeaient à soutenir une lutte séculaire, dans laquelle les triomphes alternaient avec de cruels revers. Mais il y a danger à vaincre trop aisément. N'ayant à compter ni avec des ennemis ni avec des rivaux, les conquérants tournèrent leur activité et leur savoir-faire les uns contre les autres. Des prêtres-seigneurs querellaient des seigneurs-prêtres; les saints personnages s'entre-pillaient, s'entre-détruisaient, et, après s'être mutuellement affaiblis, ils furent obligés d'accepter la souveraineté d'un prince temporel résidant à Qadesh. Les théocraties sont coutumières de ces malheurs, inexplicables, nous dit-on. Mais les dissensions intestines avaient relevé peu à peu l'élément indigène qui donna naissance à l'aristocratie militaire, dite des Naïrs. Des commerçants arabes s'établissaient dans les ports, s'enrichissaient en même temps que le pays dont ils firent un entrepôt des marchandises d'Europe et d'Afrique, du Deccan, de la Perse et de la Chine. Peu à peu, ils déplacèrent dans le Malayalam le centre de gravité, firent pencher la balance du pouvoir. En tant que sectaires de l'Islam, ils s'entendaient mieux avec les indigènes qu'avec les Brahmanes, entichés de leur orthodoxie védantique. Si bien qu'une révolution éclata dans la seconde moitié du XIIe siècle. Le petit peuple, l'aristocratie locale, les commerçants étrangers, combinant leurs efforts, renversèrent le régime prêtre. Tcher Rouman, personnage historique ou légendaire, dont le nom indique un représentant des «hommes du sol», assembla des armées, livra des batailles, gagna des victoires. La faction sacerdotale porta la peine de l'orgueil qui l'avait empêchée de se fondre avec la nation; la nation secoua son joug, l'obligea de s'avouer vaincue et d'entrer en composition. Tcher Rouman divisa le pays en douze districts, sous douze gouverneurs, siégeant en douze villes, dont la plus ancienne, Quilon, fut réservée aux Brahmanes, matés désormais, qui acceptaient ou faisaient semblant d'accepter le nouvel état de choses. La Cannanore de nos cartes, Nannour, d'où était partie la révolution, prit un caractère essentiellement indigène. Une treizième cité, Coricot ou Calicut[239], fut fondée, et mise à part, pour devenir le magasin arabe, le quartier général de la confédération nouvelle, et la résidence du président qui prit le nom de Grand Tamoul[240]. La succession au trône qui jusque-là s'était effectuée de père en fils, suivant le droit des conquérants, fut désormais rendue au fils de la sœur, conformément au droit primitif.

[239] D'où sortirent les premières étoffes de calicot.

[240] Ou Tambouri, Tamouri, qui nous est mieux connu sous la forme arabisée de Zamorin. Les princes s'appelèrent Tambouran et les princesses Tambouretti.

On devine que la révolution qui mit fin au régime brahmanique prenait ses origines dans l'ordre social. Jusque-là deux systèmes avaient été en lutte irréconciliable pendant une longue suite de générations: le Patriarcat des races privilégiées, et le Matriarcat, essentiellement populaire et démocratique. Ainsi, les Brahmanes, malgré leur force et leur adresse, ne purent imposer définitivement à leurs sujets du Malabar la coutume qui trace la démarcation entre deux mondes: celui des peuples qui ont une histoire, et celui des peuples qui n'en ont pas. Il semble que la grande coutume, sur laquelle nos civilisations modernes sont fondées, eût dû s'imposer elle-même, ou se faire accepter sans grands combats, si elle eût vraiment possédé la supériorité qu'elle s'attribue. Mais n'anticipons pas sur les explications que nous donnerons ci-après.

La révolution populaire triompha du système aristocratique; elle fit plus, elle se maintint, et le pays entra dans une ère de prospérité. A la fin du XIIIe siècle, Marco Polo s'émerveillait de la richesse des villes, de la richesse des campagnes; prospérité que Camoëns et les Portugais admiraient encore au milieu du XVIe siècle.

«A Calicut, le Samori ou Zamorin est l'un des plus grands et des plus riches princes de l'Inde. Il peut mettre en armes 150,000 Naïres, sans compter les Malabares et Mahométans, tant de son royaume, que de tous les pirates et corsaires du pays, qui sont sans nombre. Tous les roys Naïres de cette côte sont ses vassaux, lui obéissent, et cèdent à sa grandeur, excepté celui de Cochin, avec lequel il a presque toujours la guerre, depuis que les Portugais sont à Cochin[241]

[241] Voyage de François Pyrard.

L'arrivée des Portugais, leur invasion pacifique d'abord, porta un premier coup à l'existence de la confédération; que, par la suite, désagrégèrent et démantelèrent les Hollandais, les Français et enfin les Anglais auxquels réussit la conquête totale.


Trois religions s'employèrent dans le Malabar contre la famille maternelle: celle de Brahma, celle de l'Évangile, celle de Mahomet.

Suivant une légende qu'il serait difficile de prouver ou de réfuter, l'apôtre saint Thomas aurait abordé ces parages, où sa prédication lui aurait valu les palmes du martyre. Ce qui est prouvé par le fait suivant: au lieu du supplice, la terre resta rouge. Les pèlerins qui s'administrent de cette argile sont aussitôt guéris de leurs fièvres et autres maladies[242]; prodige semblable à celui de Tantah, en Égypte, où tout un champ resta coloré du sang des martyrs, au nombre de quatre-vingt mille, tous décollés au même endroit[243]. La gloire de saint Thomas pénétra jusque dans la Gaule mérovingienne, et saint Grégoire, écrivant en la cité de Tours, rapporte que dans la chapelle mortuaire de l'apôtre

«... Une lampe, placée devant le tombeau, brûle jour et nuit, sans mèche et sans être alimentée par de l'huile. Le vent ne l'éteint pas, elle ne se renverse jamais, éclaire sans se consumer. Car elle est entretenue par une vertu de l'apôtre, inconnue à l'homme, mais où l'on sent la puissance divine[244]

[242] Marco Polo.

[243] Paul Lucas.

[244] Gregorius Turonensis, de Gloria Martyrum, trad. Bordier.

Les voyageurs sont intéressants à entendre sur ces chrétiens, les Thomistes, appelés aussi Jacobites. Ils ont quantité de livres qui traitent de sortilèges, avec lesquels ils assurent que leurs prêtres font tout ce qu'ils veulent, et que les diables leur obéissent[245]... Ils invoquent les saints, prient pour les morts, mais ignorent le Purgatoire. Leur eau bénite jouit de propriétés miraculeuses,—sans doute, parce qu'elle a été mélangée de la susdite terre rouge,—ils rejettent la transsubstantiation, communient avec de l'arrak en guise de vin[246], avec du pain de froment levé, assaisonné d'huile et de sel, et pour le consacrer, font tomber le gâteau sur l'autel, par un trou ménagé dans le plafond.

[245] Tavernier, Voyages, 1.

[246] Paoli.

A l'instar de l'Église primitive, ils célébraient des agapes avec mets non sanglants, riz, pâtes, miel, canne sucrée. Pour baptiser leurs enfants, ils leur imprimaient sur le front le signe de la croix avec un fer rouge,—on dit que les chrétiens d'Abyssinie conservèrent longtemps cette coutume—et dès qu'ils les avaient ainsi marqués, fussent-ils encore à la mamelle, ils les faisaient communier sous les deux espèces[247]. Les prêtres sont appelés Kassanar[248], se marient et portent longue barbe. Au Vendredi-Saint, ils crèvent les yeux à Judas l'Iscariote; au dessert ils apportent un gâteau, tous y piquent le couteau; et quand chacun y a été de son coup, mangent la pâtisserie. A Pâques, les fidèles relatent leurs gros péchés de l'année sur des morceaux de papier dont ils bourrent un canon de bambou; la décharge disperse en l'air toutes les fautes de la communauté, et plus il n'en sera question[249]. Le recensement de 1872 indiquait un chiffre de quatre cent mille Jacobites[250].

[247] R. P. Philippi, Itinerarium Orientale.

[248] Du syriaque Quasi, ecclésiastique, et du tamoul Nar, Naïr, chef.

[249] Day, The Land of The Permauls.

[250] Allgemeine Zeitung, V. 1889.

Au temps de leurs premières ferveurs, ces nouveaux convertis, imbus des doctrines apportées de Syrie et d'Arménie, avaient pensé constituer au Malabar un nouvel ordre de choses: abolir l'antique matriarcat, inaugurer un patriarcat tout autrement rigoureux que le brahmanique. Ils déclarèrent le sexe féminin déchu de tout droit à l'héritage, et leurs descendants continuent à donner tout aux garçons, rien aux filles.

Les conquêtes des Portugais firent au début une haute position aux confrères chrétiens, les Nasarani, lesquels, du reste, n'avaient pas besoin d'être protégés. La commerçante Calicut devait sa prospérité, sa puissance et sa richesse à sa tolérance envers tous les cultes: «Chacun y vit en grande liberté de conscience», remarquait Pyrard, qui, parmi les chrétiens d'Europe, n'avait pas été habitué à ce spectacle. En 1541, survint l'étonnant François de Xavier, qui, assisté de quelques compagnons seulement, et plus heureux que l'apôtre Thomas lui-même, fit la plus merveilleuse pêche qui soit jamais entrée en la barque de saint Pierre[251]: cinq cent mille hommes d'un coup de filet[252]. Maintes fois il se plaignit d'avoir les bras cassés de fatigue,—baptêmes par centaines et centaines,—il regrettait aussi de ne rien entendre à ce que racontaient ses intéressants néophytes. Sans doute, la secte eût pu constituer un parti puissant en faveur des Lusitaniens, asseoir définitivement leur puissance, n'était que les chrétiens d'Occident se mirent en devoir de tyranniser leurs frères d'Orient, de les traiter en hérétiques, ni plus ni moins que les frères d'Abyssinie, non moins miraculeusement retrouvés. Les Jacobites eurent l'impardonnable tort de ne pas se soumettre immédiatement à l'évêque de Rome; ils s'obstinèrent à refuser les nouvelles prières, liturgies et incantations latines auxquelles ils n'entendaient goutte, à conserver leurs formulaires syriaques auxquels ils ne comprenaient pas davantage, mais qu'ils disaient avoir été dictés par Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même; ils se défendaient en disant que les formules sacramentelles perdent force et vertu, dès qu'elles subissent le moindre changement, ne serait-ce que dans la prononciation. Des deux parts on s'entêtait le plus à ce que l'on connaissait le moins.

[251] Matthieu, IV, 19.

[252] Mrs. Guthrie, My Year in an Indian Fort.

Les choses étaient bien gâtées, quand survinrent les Jésuites. La Mission romaine s'ingratia chez les princes, les habitants et même les prêtres. Ils se disaient les Brahmanes de l'Occident[253], s'habillaient en brahmanes, mangeaient à la brahmane, marquaient du dégoût pour tout ce que rejetaient les brahmanes, se conformaient aux pratiques et coutumes des brahmanes, faisaient décider par un concile à leur dévotion que le cordon sacré, porté par les brahmanes en leur qualité de régénérés ou «deux fois nés», est dépourvu de toute signification religieuse, et n'a qu'une valeur de distinction sociale, purement sociale. Eux-mêmes imaginèrent de se partager en jésuites de haute caste et jésuites de basse caste; et quand un jésuite porté dans son palanquin rencontrait un jésuite marchant à pied, les deux jésuites faisaient semblant de ne point se connaître. S'évertuant à donner la couleur brahmanique à leurs doctrines, ils forgèrent un cinquième livre des Védas, qu'ils firent découvrir comme par hasard: toute la révélation chrétienne y était contenue. Brahmanisant pour que les brahmanes christianisassent, ils faisaient un tel amalgame de rits brahmano-chrétiens et christiano-brahmaniques, qu'entre Christ et Crichna on n'eût su distinguer. Aussi firent-ils des convertis par milliers. Personne mieux qu'eux ne pratiqua le précepte donné par l'apôtre saint Paul: «se faire tout à tous.»

[253] R. P. Barreto, Relation des Missions de la province de Malabar, Paris, 1645.

Plus sévères, beaucoup plus sévères, les Carmes et Dominicains réprimandaient cette conduite avec véhémence, ne ménageaient pas les épithètes de fourbes et parjures. Le Saint-Siège ne savait à qui entendre. Mais les uns et les autres s'accordaient pour traiter les pauvres Jacobites avec une inflexible rigueur. Les exploits de la Santa Hermandad au Malabar et à Ceylan, les bûchers et les autodafés de Goa sont tristement célèbres. Nombre de Jacobites se réfugièrent à l'étranger, l'évêque s'échappa dans les montagnes, ce qui lui valut le sobriquet de «prélat marron». L'Inquisition travailla si bien qu'elle supprima la majeure partie des hérétiques, c'est-à-dire des chrétiens primitifs.

Les survivants accueillirent avec un soupir du soulagement les Hollandais qui, en 1663, s'emparèrent du Malabar. L'archevêque s'enfuit à son tour, mais en retroussant sa robe, lança les foudres de l'excommunication sur son confrère, l'évêque syriaque, et sur tout le vieux parti qui se réclamait de l'apôtre saint Thomas:

«Ah qu'il est beau de voir des frères,
D'un même amour unis entre eux!»

A leur tour, les Hollandais avancèrent avec leur dogmatique; ils exigeaient des gardes champêtres et juges de paix une déclaration de conformité à la Confession helvétique; même pour signer un simple bail à ferme[254], il fallait montrer patte blanche. Le Formulaire de Dordrecht était répété sous les manguiers où jacassaient les perroquets, où roucoulaient les pigeons.

[254] Journal des Missions évangéliques.

Par-dessus vinrent les Anglais, qui à l'action des dominies substituèrent celle des révérends et missionnaires anglicans. Mais leur propagande manqua de zèle, et les coreligionnaires s'indignaient de leur tiédeur. En effet, les chrétiens disparaissaient comme par enchantement, on n'en trouvait plus en des districts où jusque-là on les avait comptés par milliers.

Au milieu de ces revirements, on avait perdu de vue les questions du matriarcat. Malgré l'élan de sa première attaque, le christianisme n'avait pas ébranlé l'antique institution; il est même permis de supposer que s'il ne fit pas plus de progrès pendant une si longue existence, c'est qu'il ne pouvait avoir l'appui de celles qu'il excluait de la propriété, auxquelles il refusait le droit, dont il restreignait la liberté et l'indépendance. Or, en ce pays, les femmes sont plus qu'ailleurs influentes et respectées; depuis temps immémorial, la coutume du Malabar ne permettait pas qu'une personne du sexe féminin fût condamnée à mort; seulement, dans les cas extrêmes, la criminelle était vendue comme esclave, expédiée par delà les frontières.

Où la Croix avait échoué, l'Islam ne paraît pas avoir même essayé de combattre. Nous avons déjà vu comment il s'était allié avec l'élément indigène contre la domination brahmanique. Les rigoristes musulmans n'ont pas cessé de reprocher aux Arabes du Malayalam la faiblesse de leur prosélytisme, la tiédeur de leur opposition à un système évidemment contraire à la loi de Mahomet. Acceptant ce qu'ils sentaient ne pouvoir empêcher, ces immigrants avaient épousé des natives, fait naître la race métisse des Mapillas[255], et adopté, sans paraître en souffrir, l'hérédité suivant la ligne féminine, régime qui de l'oncle maternel fait le chef de famille; et qu'ont également accepté les Musulmans des Laquedives[256].

[255] Mapillas, les notables.

[256] Hunter, Imperial Gazetteer of India.


Quelle était donc cette «famille maternelle» qui se maintint à travers tant d'obstacles, tant d'invasions et de si longs siècles, cette famille à laquelle les Naïrs et la plupart des enfants du Malabar se montraient si fort attachés?

Depuis que les mémorables travaux de Bachofen et Mac Lennan ont ouvert à la science sociale des horizons nouveaux, on sait que ce fut sous l'influence, non de la famille paternelle, mais de la maternelle, que l'humanité émergea des promiscuités premières. Longtemps on ignora la paternité, longtemps la part que l'homme prend dans l'acte de la génération passa pour secondaire ou pour impossible à déterminer. Ce fut sous l'influence de la maternité, fait tangible, que s'élaborèrent et se développèrent les notions de race, de famille, de partages et d'hérédité.

Au début, toutes les femmes appartenaient à tous les mâles de la tribu, indistinctement. Entre les enfants qui n'avaient d'autre père que l'ensemble des guerriers, il ne pouvait être distingué que par les mères, d'où les clans maternels qui longtemps existèrent sans rivaux. Ils se sont maintenus chez la plupart des peuplades sauvages ou demi-barbares, ils étaient de règle chez les anciens Étrusques, Campaniens, Athéniens, Argiens, Arcadiens, Pélages, Lyciens et Cariens, pour ne nommer que ceux-là. Encore sous la trente-troisième année de Ptolémée Philadelphe, la matronymie faisait loi en Égypte; les parties qui intervenaient dans les actes publics apparaissaient comme fils de leur mère, ne mentionnaient pas leur père; même le nouveau marié perdait son nom pour prendre celui de sa femme[257], abandonnait à l'épouse tout ce qu'il possédait, en prévision de la famille qu'elle donnerait; ne se réservait rien en propre, demandant seulement à être entretenu jusqu'à la fin de ses jours, puis enseveli d'une façon convenable.

[257] Révillout, Papyrus démotiques.

Telle famille, telle propriété. Quand la propriété prit forme et consistance, la transmission s'opéra au profit de la lignée maternelle. Le «matrimoine» précéda le «patrimoine». Point n'est besoin de rapporter la «coutume de Barèges» ou celle des anciens Ibères. Ne sortons pas de l'Inde anglaise:

«Les Nicobariens préfèrent avoir des filles que des garçons. Ce n'est point à l'homme de choisir sa compagne et de la faire entrer dans sa hutte, mais à la femme de se prendre un compagnon et de l'amener chez elle. Les parents qui n'ont que des fils ont une triste vieillesse. Délaissés par leurs garçons, les uns après les autres, ils s'éteignent dans la solitude; ceux qui ont la chance d'avoir des filles deviennent le centre d'une famille grandissante[258]

[258] Vogel, Vom indischen Ocean bis zum Goldlande.

«Chez les Khassias des Monts Garro, les biens passent de mère en fille. La femme, directrice de la communauté, vit sur sa propriété et dans sa maison à elle; se choisit un époux à son gré, ne regarde pas longtemps à divorcer. Il est vrai qu'elles travaillent plus que les hommes; ce sont elles qui portent dans de grands paniers les voyageurs qui traversent le pays[259]

[259] Steel, Journal of the Ethnological Society, VII. Campbell.

«Les Pani Kotch, voisins des précédents, reconnaissent à leurs femmes une situation privilégiée, qu'elles légitiment par un travail plus actif et plus intelligent que celui du sexe masculin. A elles de fouir le sol, de le semer et complanter; à elles de filer, de tisser, à elles aussi de brasser la bière; elles ne se refusent à aucune corvée, ne laissant aux hommes que les plus grossiers ouvrages. Les mères de famille marient leur progéniture encore en bas âge; dépensent, aux repas des fiançailles, moitié moins pour le conjoint que pour la conjointe. Quant aux filles adultes et aux veuves, elles savent fort bien se trouver des époux; aux riches, les partis ne manquent guère. Le préféré va vivre chez la belle-mère qui règne et gouverne, prenant sa fille pour premier ministre. Si le consort se permet des dépenses auxquelles il n'a pas été autorisé spécialement, il les soldera comme il pourra. On a vu vendre pour esclaves des pères de famille, l'épouse se refusant à payer les amendes qu'ils avaient encourues;—il lui était loisible de convoler en secondes noces[260]

[260] Hodgson, Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1849, Dalton.


Nulle population ne s'est complu davantage que les Naïrs dans la famille maternelle, ne l'a plus logiquement développée, en dépit des obstacles accumulés contre cette institution par une race admirablement intelligente, et qui, de plus, était servie par la victoire.

Les Brahmanes, cette caste orgueilleuse et d'intelligence affinée, comment eussent-ils renoncé à dominer, à exploiter des populations simples et naïves? Entre le patriarcat et le matriarcat, entre ces deux systèmes de filiation, la conciliation semblait impossible, infranchissable. Ils tournèrent l'obstacle avec une ingéniosité, une persévérance dignes d'une race sacerdotale. Ils étaient obligés de reconnaître que décidément la population indigène ne voulait pas de leur système familial. L'imposer à nouveau, impossible. Et cependant, leur loi était formelle; ils ne pouvaient abandonner la filiation par le père sans se frapper eux-mêmes de déshérence, sans avouer qu'ils s'étaient trompés. Nous verrons comment ils s'y prirent.

Les Naïrs aiment leur famille plus qu'autre chose au monde, en font le but de leur existence. Comme tous les Indous, ils tiennent pour répréhensible l'homme qui, de propos délibéré, refuserait d'être père et se priverait des doux soucis que les enfants coûtent à élever; ils s'indignent contre la fille qui se refuse à être mère[261]; ils vouent à de terribles châtiments dans l'autre monde celle qui n'a pas reproduit l'espèce. Les onze mille vierges, gloire de Cologne, firent bien de se présenter devant saint Pierre qui les reçut avec honneur dans le paradis chrétien; du paradis tamoul elles n'eussent jamais franchi le pont-levis. On marie les Malabares dans leur douzième année et même auparavant. Un astrologue fait choix d'un jour heureux pour la fête, qui est célébrée en grande pompe. Ont été convoqués musiciens et comédiens, saltimbanques, danseurs et danseuses. Sont présents, les parents et amis venus de près ou de loin. L'oncle et les frères de la mariée reçoivent les visiteurs, les présentent à la mère et aux sœurs, parées de leurs plus beaux habits. La demoiselle et le monsieur qu'on lui a choisi pour époux font leur entrée. En grande cérémonie on leur passe au cou une chaîne d'or avec deux carcans mignons, et ainsi enchaînés l'un à l'autre ils vont et viennent devant l'assemblée. Après quelques tours de promenade, on les délivre, mais tout aussitôt l'époux noue à la gorge de l'épousée un tali, l'équivalent indou de notre anneau de mariage. C'est un cordon auquel on a attaché quelque bagatelle symbolique: ici une pierre précieuse, là une feuille d'or enroulée en cornet, et traversé par un fil de soie. Sitôt le tali attaché, les jeunes gens sont déclarés unis au nom de la loi, et les divertissements commencent. Après quatre ou cinq jours de festivités, les gens de la noce sont congédiés, même le nouvel époux. On le remercie poliment du service rendu:

[261] «Si une fille, arrivée à l'époque où les signes de nubilité se manifestent, vient à mourir sans avoir eu commerce avec un homme, les préjugés de la caste exigent que le corps inanimé soit soumis à une copulation monstrueuse.» Abbé Dubois, Mœurs de l'Inde.

—«Nous vous remboursons vos dépenses, nous vous faisons cadeau d'un habillement complet, et nous vous mettons dans la main une douzaine de francs, après quoi, vous êtes tenu d'honneur à ne plus encombrer de votre présence l'appartement conjugal.»

Un demi-Brahmane, quelque Franciscain ou Capucin, comme on dirait chez nous, consent parfois à faire lui-même et en personne la remise du tali; mais cet honneur fait à l'épousée, il se refuse à l'œuvre maritale, pour laquelle consommer on appelle un entrepreneur payé à forfait. Marco Polo, que ces épousailles émerveillaient fort, raconte en substance:

«Les Patamares, faquins et ouvriers du port, embauchés pour la besogne, marchandent leur service, débattent la rémunération; mais s'ils tiennent trop haut les prix, on s'adresse à des Arabes et étrangers, qui, travaillant gratis et sans se faire prier, seraient préférés à tous autres, s'ils savaient s'éloigner à temps. Plus d'un voyageur bien fait et d'aspect agréable a été surpris par la proposition qu'on lui faisait d'épouser, sur l'heure, quelque charmante créature; mais après le mariage, la famille lui tirait la révérence en lui faisant comprendre qu'il y aurait indiscrétion à rester plus longtemps, et danger à revenir.—Cependant la mariée portera toute la vie le précieux tali autour du cou et ne le quittera que si l'homme qui le lui a remis vient à mourir. Alors elle prendra le deuil, se purifiera, se baignera, et tout sera dit.»

Cela ressemble peu, il font l'avouer, aux larmoyantes histoires qu'on nous avait contées de la «veuve du Malabar».


Arrêtons-nous, un instant, pour constater que ces curieux mariages sont évidemment un reliquat de l'époque brahmanique, alors que les conquérants s'évertuaient à imposer leurs institutions à une peuplade qui n'en avait cure. Peut-être, les habitants, chefs de famille, étaient-ils malmenés, s'ils ne prouvaient avoir satisfait aux prescriptions du mariage légal? Ils en prenaient bravement leur parti et se mariaient pour la forme, le fiancé et la fiancée s'accordant à ne pas prendre au sérieux l'engagement contracté. L'officier d'état civil exigeait un billet de mariage?—On lui apportait son billet. Mais aucune police ne pouvait forcer les nouveaux époux à se prendre en affection, ne pouvait contraindre le père à s'inquiéter d'enfants qui lui étaient indifférents. On avait beau le déclarer auteur authentique de sa progéniture; il haussait les épaules. Car la paternité ne compte pour rien en ces pays où tous les enfants ont une mère, mais point de père. Ce n'est pas que la filiation fût toujours incertaine. Il est des princesses, hautes et puissantes dames, qui se permettent la fantaisie d'avoir un amant en titre, et même de n'en avoir qu'un seul. A Cannour, Buchanan alla présenter ses respects à la Bibi, qui l'accueillit fort bien et lui présenta le père de ses enfants. Au dîner de gala qui fut donné au voyageur, le mari de la reine mangeait à l'office. Les princes et rois avaient des maîtresses sur la fidélité desquelles ils pouvaient compter et qu'ils gardaient la vie durant; mais les enfants, réputés de sang non royal, appartenaient à la famille de la mère et à celle-là seulement. Jusqu'ici, nous avions cru que, de toutes les joies, celles de la paternité sont les plus douces et profondes... Voici des hommes qui les ignorent. Nous avions cru la paternité un sentiment naturel... Elle n'est qu'une idée acquise.

Partout ailleurs, le mariage est ou a été la prise de possession de la femme par l'homme. La coutume malabare[262] fait exception à la règle; les noces n'interviennent que pour émanciper la femme et l'introduire dans le monde. Pour gagner l'indépendance elle prend maître; le contrat de servitude en main, elle acquiert la liberté de sa personne. Pourvu qu'elle porte son tali au cou, elle est affranchie du lien conjugal. Ce n'est pas la première fois qu'on a vu un symbole verser en son contraire, une institution se dénaturer et changer du tout au tout. Mais reprenons le fil:

[262] Connue sous le nom de Marrou Moka tayoum.


L'épouse émancipée demeure chez sa mère, au besoin chez un de ses frères, à moins qu'elle ne préfère s'installer dans ses meubles. Elle entend mener joyeuse vie, se lier avec qui elle l'entendra, mais avec son mari légal, l'opinion publique ne le lui pardonnerait point. Les premières présentations sont faites par ses deux protecteurs, la mère et l'oncle maternel. Dans le nord du Malayalam, où la progression vers la famille paternelle est plus avancée, les convenances ne permettent guère à la dame d'avoir plus d'un galant à la fois. Mais dans le sud, dont nous décrivons plus particulièrement la coutume, la femme est d'autant plus considérée qu'elle a plus d'attentifs, quatre, cinq, six, sept, pas au delà de dix à douze; car il y a des bornes à tout. Suivant les convenances réciproques, chacun est l'hôte privilégié pendant vingt-quatre heures, une semaine, une décade ou une demi-décade. Le roi du jour veut-il écarter les visiteurs, se débarrasser des importuns? A la porte, il accroche son bouclier, fiche son épée[263] ou son couteau; on sait ce que cela veut dire.

[263] Thévenot, Voyage, V.

Et que faire en dehors du service de la reine? Ce qui plaît. Le semainier d'un groupe est libre de postuler les mêmes fonctions en tous autres endroits; il se présente, est agréé ou refusé, va, vient, sort, rentre. Où il y a gêne, il n'y a pas plaisir. Les actionnaires de ces sociétés à capital variable contribuent, chacun pour sa quote-part, aux dépenses de l'établissement. Qui pourvoit aux vivres, qui aux boissons, qui à l'écurie, qui au jardin. L'amant premier en titre, l'amant favorisé, est chargé du vêtement, article qui peut ne pas monter bien haut, car sous cet agréable climat le monde s'habille peu; moins on est vêtue, plus on montre de perles et joyaux. Les femmes prennent grand soin de leur chevelure; on vante leur taille élégante, leur aspect décent et agréable, l'amabilité de leurs manières. En principe, les cadeaux ne sont pas coûteux; il est admis qu'on doit aux belles faire une existence confortable, suivant le train de vie auquel elles étaient habituées, mais pas davantage, car elles veulent s'amuser, mais non s'enrichir. Si une femme est libre d'avoir sa douzaine de cavaliers, les cavaliers à leur tour sont libres d'avoir autant de maîtresses, chez lesquelles ils répartissent leur stock de vêtements, armes, chevaux et objets personnels. Quand la fille renvoie au favori la robe dont il lui avait fait présent, il comprend qu'il doit cesser ses visites, et cherche fortune ailleurs.

On a prétendu que ce genre de vie avait été imaginé par les souverains et les législateurs, afin de créer une aristocratie guerrière, indifférente au lucre, insensible aux soucis de famille ou d'ambition. Mais pareil genre de vie ne s'invente pas. Insistons sur le fait que ces mœurs sont celles des nobles et gentilshommes, le petit peuple n'ayant ni assez de fortune ni assez de loisir pour vivre d'une vie dont le mobile principal n'est pas le travail, mais l'agrément. Cette liberté de mœurs est le privilège des classes dirigeantes, leur prérogative essentielle. Un Naïr est bienvenu à se lier avec telle ou telle, une Naïre accorde ses faveurs à qui lui plaira, mais on ne s'encanaille pas. Il y a trois siècles, les mésalliés étaient tués ou assassinés par leurs pairs. Aujourd'hui, les infractions ne sont plus punies de mort, mais de déshonneur. Ailleurs, l'adultère se commet d'individu à individu, ici de caste à caste. «De noble seigneur à honneste dame», pour parler le langage du sieur de Brantôme, rien qu'honnestetés; mais un manant s'en mêler, fi donc! Le Zamorin pouvait prendre pour favorite toute jolie personne de la noblesse; chacun se faisait honneur et plaisir à lui complaire; mais il n'aurait pas fallu qu'une princesse distinguât un rustre et lui accordât ses faveurs.


Insistons sur les plus intéressants aspects de cette famille malabare, restée si primitive encore: succession de mère en fille, et d'oncle aux enfants de la sœur aînée[264]; la maison dirigée par la mère ou par la plus âgée des filles;—la polyandrie et la polygamie se coudoyant ou inextricablement mêlées, grâce à l'institution des «ménages sociétaires». Ainsi, telle femme est l'épouse de plusieurs hommes, qui ont à leur tour chacun plusieurs maîtresses. En thèse générale, la polygamie est le fait des riches et puissants, tels que les Naïrs de la haute société; la polyandrie la ressource des pauvres, tels que les charpentiers, fondeurs, orfèvres et forgerons[265]. Il s'ensuit que l'une est beaucoup plus fréquente que l'autre, tant au Malabar qu'en plusieurs parties de l'Inde, et notamment à Ceylan[266]. La forme la plus simple et la plus générale est la polyandrie adelphique, dans laquelle plusieurs frères s'attachent à une seule femme. Les cinq Pandouides avaient une épouse commune; ce qui n'empêchait pas chaque frère de courir aventure, de contracter mariage pour son compte, mais les épouses qu'ils amenaient devaient toutes accepter la suprématie de la grande, de l'incomparable Krishna Draaupadi[267]. La coutume étant encore assez répandue, nous n'en citerons que des exemples du passé et en petit nombre: l'Arabie Heureuse, dans laquelle la femme était commune à tous les frères[268];—Sparte, où il en était de même dans les familles pauvres[269];—les Canaries[270].

[264] Loi dite Alya Santana, Walhouse, Journal of the Anthropological Institute, 1874.

[265] Jacolliot.

[266] Maha Bharata, Adi Parva.

[267] Duncan, Historical Remarks.

[268] Strabon.

[269] Polybe et Xénophon.

[270] Béthencourt.

Les frères Naïrs se mettent souvent à plusieurs, disions-nous, pour entretenir une femme; quant à leurs sœurs, elles vivent en hétaïres; et par une exception singulière, vrai paradoxe social, il leur faut être mariées pour jouir de la liberté des amours. Observation importante: la conjugalité est ici dominée par la fraternité, ou si l'on préfère, par l'adelphisme: les relations entre époux et épouse, entre amant et maîtresse sont moins intimes qu'entre frères et sœurs. Dans notre milieu, et sous l'influence des «idées acquises», la chose paraît inexplicable et presque contre nature; mais là-bas, on ne suppose pas qu'il puisse en être autrement.

Donc, la mère règne et gouverne; elle a dans la maison pour premier ministre la fille aînée, laquelle transmet les ordres à tout son petit monde. Dans les grandes cérémonies d'autrefois, le prince régnant, lui-même, cédait le pas à son aînée; à plus forte raison reconnaissait-il la primauté de sa mère, devant laquelle il n'osait s'asseoir, avant qu'elle lui en eût donné la permission,—telle était la règle au palais et dans la plus humble demeure du Naïr. Les frères obéissent à leur aînée, respectent leurs cadettes; avec lesquelles, pendant la première jeunesse, ils évitent de se tenir seuls, par crainte d'une surprise des sens. Les relations sont très différentes selon les âges. La langue tamoule, bien qu'elle distingue l'aînée des cadettes, et les cadettes suivant leur rang, n'a pas d'expression répondant à notre mot générique de sœur. Combien d'observateurs superficiels se hâteraient d'en conclure que cette population mal née ne connaît pas l'amour fraternel!

Les fils, cependant, ne sont pas obligés de demeurer avec leur mère, ils ont la faculté de se créer un nouvel intérieur. Qui veut, quitte la maison maternelle, emmenant sa sœur préférée pour lui donner la direction du ménage. La femme qu'il prendra vient en seconde ligne, devra à la belle-sœur soumission et respect. S'élève-t-il un conflit? Au mari de prendre fait et cause contre sa conjointe, laquelle aussi le sacrifiera, si les intérêts de son propre frère sont en jeu. Que l'époux vienne à mourir, aussitôt l'épouse partira avec ses enfants; quels qu'aient été son attachement et sa fidélité au défunt, on ne songera pas même à la garder. L'amour conjugal, chose passagère, pensent les Naïrs, l'amitié entre frère et sœur, chose durable. L'épopée des Nibelungen, sous sa forme primitive[271], témoigne d'un semblable état de choses, qui s'est perpétué en plusieurs pays, notamment en Serbie—à preuve les chants populaires—et chez les Yoroubas d'Abékouta, parmi lesquels les droits du frère priment ceux du mari, et même ceux du père[272].

[271] L'Islandaise. Bachofen, Antiquarische Briefe.

[272] Townsend, Journal des Missions évangéliques.

Sans réclamer contre la coutume qui prévaut aujourd'hui; tout en admettant que nos civilisés ont leurs bonnes raisons de faire ce qu'ils font, il faut reconnaître que la coutume malabare simplifie singulièrement le Code civil et le Code pénal. Nul procès en adultère, en divorce, en séparation de corps ou de biens, aucune difficulté quant aux héritages... Quel allègement!


Mais comment se comportaient les Brahmanes vis-à-vis d'une institution qui renversa leur pouvoir, parce qu'ils avaient voulu la renverser? Pouvaient-ils reconnaître qu'ils s'étaient trompés?—Non, puisqu'ils sont prêtres. Donc ils n'ont cessé de la contester, de la dire bonne, tout au plus, pour des peuples arriérés et des castes méprisables. Tant qu'ils sont, ils se disent plus nobles que le roi, et les Tambourans ne leur vont pas à la cheville. Il suffit aux nobles qu'un Paria s'arrête à trente-deux pas, mais les prêtres et fils de prêtres exigent distance double. Ils se prétendent toujours les souverains légitimes du pays. Avant la conquête anglaise, le Zamorin, par la grâce de Dieu, se croyait l'autocrate et maître absolu... Quelle erreur que la sienne! Le dernier des prêtres lui était infiniment supérieur, si la religion n'a pas menti.—«C'est nous, disaient-ils, quand on voulait bien les écouter, c'est nous qui sommes les vrais rois de droit divin. Ce Tambouri, monarque soi-disant, n'est en fait et en droit qu'un usurpateur. Ces Naïrs, fiers de leurs richesses et des exploits de leurs ancêtres, ne sont après tout que d'impurs Soudras. Quant à nous, êtres d'essence surhumaine, immortels déguisés sous une enveloppe mortelle, nous voyageons sur terre pour voir nos sujets et les faire jouir de nos bienfaits. Certes, nous avons pour eux des bontés, et ne dédaignons point, par quelques gouttes de notre sang précieux, de les élever au-dessus de l'animalité: il sied aux dieux de répandre leurs grâces sans trop regarder où elles vont tomber. Car nous sommes vraiment divins, ayant pour nom Manoushya Devâh, les dieux parmi les hommes.»

Oublieraient-ils qu'ils furent les maîtres du pays, seigneurs temporels et spirituels? Une révolution, il est vrai, les a renversés, mais depuis six à sept siècles seulement. Il n'y a donc pas prescription. Parlant au nom du «Dieu qui vit à toujours», ayant de l'Éternel et de l'éternité plein la bouche, les sacerdots mesurent le temps autrement que de simples laïques, sur lesquels ils ont l'avantage de ne jamais accepter les faits accomplis.—Est-ce que les Brahmanes du Travancore se flatteraient de reconquérir leur antique Kérala? Non, puisqu'ils l'ont déjà fait. Provisoirement, ils ont délégué le pouvoir militaire. Tout jeune noble, en ceignant l'épée qui le fait chevalier, reçoit l'injonction: «Protège les vaches, défends les Brahmanes!» Ils se disent infiniment supérieurs aux autres hommes. On les prend pour tels, et ils n'accepteraient pas honneur et confort: otium cum dignitate? Ils ont enseigné bon peuple: «Si les Nambouris ont quelque déplaisir sur terre, la sainte Trimourti s'irrite dans les cieux», et bon peuple le croit.

«... Les plaines aux pieds des Ghâts émergèrent de la mer, par ordre de Vichnou, qui les légua à ses amis les Brahmanes, sous condition qu'elles rentreraient sous les flots, si elles cessaient d'être régies par des princes issus de semence brahmanique. Le pays tout entier doit servir par ses revenus à l'érection de temples et à des fondations pieuses, d'où son nom sacré de Kerm Baoumi, la Terre des bonnes œuvres[273]

[273] Duncan, Asiatic Researches, 1799.

Autre légende[274] racontée pour la moralisation des masses: il s'agit des Nagas, ou serpents;—les serpents terrigènes symbolisent la population autochtone. Nous résumons:

[274] Mahabharata, Adi Parva.

«Les Nagas, maudits par leur mère, avaient été condamnés à périr tous. On en faisait massacre, ils allaient être exterminés jusqu'au dernier, quand se présenta le jeune prince Astika, Brahmane par le père, Naga par la mère, investi par conséquent de tous les droits, et de ceux donnés par le patriarcat, et de ceux conférés par le matriarcat. Astika s'apitoyant sur les misérables, obtint leur grâce, recueillit leurs tristes débris. Un Fils de Soleil avait bien voulu infuser de son sang généreux dans la race des ilotes, issue de la Terre: sa descendance brahmanique effectua la rédemption.»

Cette légende, évidemment inventée pour les besoins de la cause, donne la clé de la politique brahmanique: Puisque ces naïves populations matriarcales ne veulent connaître que la mère, nous les fournirons de pères, si tel est notre intérêt. Le patriarcat exploitera le matriarcat.

Mais comment cette sublime aristocratie pouvait-elle s'unir à des Naïres, à peine dignes de leur baiser humblement la main?

Admirez ici la prudence sacerdotale! Il n'y a que des maîtres en casuistique pour sauvegarder si habilement la vertu; il n'y a que des théologiens pour manœuvrer l'orthodoxie, avec tant de dextérité, entre des écueils où sombrerait une morale vulgaire. La loi de Manou enjoint à tout dévot d'avoir un fils, pour que les mânes des ancêtres soient sustentés par les sacrifices funèbres. La loi n'enjoint pas d'avoir plusieurs enfants, mais le permet, dit que les cadets sont issus, non pas du devoir, mais de la volupté... Eh bien, cette lignée surérogatoire, nos saints hommes la voueront au salut des classes inférieures. Puisque la transmission de la prêtrise s'effectue de premier-né en premier-né, les Nambouris marieront leur aîné suivant les rits consacrés. Quant aux cadets, ils ne perpétueront pas la race, ne s'engageront pas dans les «justes noces», mais voudront bien contracter quelques unions de courte durée avec des femmes étrangères; ils honoreront de leur bienveillance quelques filles d'inférieure condition. Un Brahmane donnera de la progéniture à une Naïre, jamais Naïr à fille brahmane. De la sorte, le droit du patriarcat est scrupuleusement respecté, et avec le matriarcat on se met dans les meilleurs termes.

Indifférents à la paternité qu'ils ignorent ou dédaignent de connaître, les Naïrs qui ont un héritage à léguer,—que ce soit un trône, des palais ou des propriétés territoriales,—ont été enseignés par une longue tradition que les prêtres, sorciers très distingués, apportent par leur magie toutes sortes de prospérités aux maisons dans lesquelles ils ont la complaisance d'entrer. Les grandes familles se croiraient amoindries si chaque génération ne leur apportait un influx de sang sacré. Avec reconnaissance, elles accueillent les services des prêtres cadets, beaux fils qui viennent munir d'héritiers les oncles à héritage. Le prince régnant recevait avec faveur les jolis Éliaçin, les faisait rafraîchir, les complimentait, les remerciait du grand honneur qu'ils voulaient bien faire à la maison. Puis il introduisait les muguets de sacristie dans la salle où, parées de leur mieux, les attendaient déjà la «Bibi» et les princesses ses filles. La jeunesse liait connaissance, se divertissait, courait les parties de campagne, roucoulait au clair de lune; le printemps suivant voyait éclore une couvée de petits Tambourans. Et la Bibi n'entendait point être négligée. La veille de ses noces, elle avait été purifiée de ses fautes par un Brahmane[275], lequel avait reçu quatre ou cinq cents ducats pour la corvée. Quand l'époux allait en voyage, il la donnait en garde à des prêtres qu'il remerciait à son retour de leur complaisance extrême[276]. Pedro Cabral raconte[277] qu'à Calicut les deux épouses royales recevaient chacune les attentions de dix Brahmanes; un moindre nombre n'eût pas suffi à l'honneur du souverain.

[275] Mounshi Abdoul Bahaman Khan, dans l'Oriental Christian Spectator, 1840

[276] Thomas Herbert, Voyage, etc.

[277] Collecção de noticias.

La haute noblesse entend toujours être bien pourvue. Et la petite gentilhommerie réclame sa part. Les lévites se résignent... mais qu'il a d'exigences le culte de Brahma! Combien d'actes de sacrifice! Comptons un peu: les danseuses des temples, hiérodules et bayadères, devoir rigoureux, obligation sacrée;—les Tambourettes;—les princesses et les belles de la cour;—les gentes dames et cointes bachelettes de la province. Plus les familles sont de vieille date et de hautes prétentions, plus elles montrent d'attachement à la coutume. Les naturalistes s'étonnent de l'empressement dévoué que mettent les rouges-gorges, hoche-queues et autres volatiles, à élever l'oiselet qu'un coucou leur glisse subrepticement dans le nid. Ici, toute une population sollicite le coucou. Après la petite noblesse, les caciques de village font valoir leurs droits, les gros propriétaires ne veulent point être oubliés, encore moins les bourgeoises enrichies. Les hommes de Dieu font ce qu'ils peuvent, c'est assez. Au moindre fretin suffisent les prêtres de moindre note; aux classes moyennes, les ecclésiastiques d'âge moyen. Encore faut-il ajouter que les dévots personnages, après avoir fait aux bonnes femmes la charité,—là-bas, le don amoureux se demande et s'obtient pour l'amour du Seigneur céleste,—requièrent quelque aumône en argent. Et voyez comment la classe sacerdotale se montre de commerce plus facile que la gentilhommerie! Sous aucun prétexte, un Naïr «de la haute» ne nouerait de relations avec une fille ou une femme du commun; mais un prêtre se met au-dessus de cette faiblesse, moitié faisant la charité, moitié la recevant. Les vieux Nambouris fréquentent les paysannes et artisanes; sans grand zèle, il est vrai, puisque les rustres et prolétaires sont le plus souvent obligés de faire la besogne eux-mêmes. Cependant, à l'arrière de la cabane une petite porte s'entr'ouvre dès que le religieux vient y frapper. Même, on a l'attention de réserver pour son usage exclusif quelques menus ustensiles en métal, car ils ne pourraient manger, boire ni même se laver dans des vases contaminés par le contact des espèces. Permis de toucher à la femme soudra, mais non point à la cruche qu'elle rapporte de la fontaine. Un de ces Brahmanes se plaignait au missionnaire Weitbrecht[278] de n'avoir pas moins de dix épouses sur les bras.

[278] Journal des Missions évangéliques, 1852.

«Ces Brahmes Koulinnes[279] sont des étalons pur sang auxquels il incombe d'ennoblir la race, et de cohabiter avec les vierges de caste inférieure. Le personnage vénérable court villes et campagnes; on lui fait des cadeaux en argent et en étoffes; on lui lave les pieds, on boit de cette lavasse, et on conserve le reste. Après un repas servi de mets délicats, il est conduit à la couche nuptiale, où la vierge l'attend, couronnée de fleurs.»

[279] Dr Roberts, De Delhi à Bombay, Maulaïsseur.

Celles qui ne sont pas admises à tant d'honneur demandent, en toute humilité, la permission de baiser au moins l'organe de l'homme divin[280], la faveur d'avoir, par lui, le front marqué avec une goutte de vermillon[281].

[280] Picart, Cérémonies religieuses.

[281] Tavernier, Voyages, etc.

Toute l'Inde est imbue de la croyance que le sang sacerdotal est doué de vertus régénératrices. Les prêtres itinérants de Siva, connus sous le nom de djaugoumas, sont pour la plupart célibataires. Lorsque l'un d'eux fait à une adepte l'honneur d'entrer dans sa maison, tous les mâles qui l'habitent sont obligés de sortir et d'aller loger ailleurs; laissant leurs femmes et leurs filles avec le saint personnage, qui prolonge son séjour autant qu'il lui plaît[282]. Déjà l'Adi Parva du Maha Bharata abonde en historiettes de grands princes et puissants héros qui vont présenter leurs femmes et leurs filles, ornées et magnifiquement vêtues, à un hermite dévot, riche en pénitences, pour qu'il daigne leur accorder un fils de ses œuvres. C'est, pour commencer, l'auguste Pandou,—c'est le roi Bali,—c'est Vitchitravirya,—c'est Vipaçman,—c'est Djarâsandha,—c'est Bhima,—c'est Khounti bhodja—et il y en a d'autres.

[282] Dubois, Mœurs de l'Inde, Cf. Herbert, Voyage, II.

On croit que nous exagérons?—Eh bien, passons la frontière, et entrons en Birmanie, où les grandes familles ont un directeur de conscience, auquel, avant la noce, elles envoient leur fille: «hommage lui est fait de la fleur virginale», suivant l'expression officielle. La première nuit de l'épousée cambodgienne appartenait ou appartient encore au prêtre, digne homme qui ne se laisse pas ainsi déranger de ses prières pour la première venue. Les nobles maisons reconnaissent le service par des cadeaux généreux et de magnifiques présents; en pareille matière, il n'y a pas à lésiner. Les familles bourgeoises s'y prennent à l'avance pour économiser la somme requise; les pauvres la ramassent par souscriptions, ou de bonnes âmes l'avancent sans intérêt, sachant qu'il leur en sera tenu compte dans l'autre monde[283]. Les îles Philippines possédaient naguère de ces prêtres qu'on payait assez cher pour leur complaisance[284].—Les santons Yézids, qui rendent même service, passent pour des bienfaiteurs publics[285]. En Égypte maint sale et vilain derviche est sollicité par des zélatrices, assailli par une troupe de dévotes[286]. Et dans le Nouveau Monde, au Nicaragua, la fille ne se mariait pas avant d'avoir passé une nuit dans le temple avec le prêtre[287]. Mais arrêtons-nous sur la pente, ce sujet n'est pas de ceux qu'on épuise en une page ou deux; rappelons seulement que, sous l'Empire, les dames romaines se jetaient dans les bras des thaumaturges, qu'elles prenaient pour des êtres semi-divins[288], donnant des plaisirs raffinés et une progéniture supérieure.

[283] Relation chinoise, traduction Abel de Rémusat.—Lassen, Indische Alterthumskunde.—Adolf Bastian.

[284] Démeunier, l'Esprit des usages.

[285] Creagh, Armenians, Koords and Turks.

[286] Mémoires du chevalier d'Arvieux.

[287] Bancroft, The Native Races of America. Andagoya.

[288] Lucien, Alexandre.

C'est ainsi que les Brahmanes dominent toujours, par la religion, un peuple qui avait pourtant réussi à s'affranchir de leur joug politique. Leurs fils sont princes et seigneurs du pays; de génération en génération, leurs bâtards tiennent en main le sceptre du royaume.


Dans les conditions décrites ci-dessus, les enfants qui voient plusieurs hommes se succéder dans la compagnie de leur mère, paraître puis disparaître, s'attachent à leur oncle maternel, comme au vrai représentant de la famille; ils s'attachent à lui bien plus qu'à leur propre père, quand même ce dernier les aurait élevés, rare occurrence parmi les classes élevées.—«Dans la philoprogéniture de nos moralistes européens, tout est étrange pour un Naïr, l'idée et la chose. Il est enseigné dès la plus tendre enfance que l'oncle est plus proche parent que le père; qu'il doit affectionner son neveu davantage que son propre fils[289]

[289] Rich. Burton, History of Sindh.

A Ceylan, grand déversoir de la population tamoule, le terme d'oncle passe pour plus honorable que celui de père; on s'adresse aux sorciers et danseurs du diable en les qualifiant d'«oncles, oncles vénérés[290]», titre équivalent à celui qui a cours ailleurs de Pères, Révérends Pères.—La «loi népotique» régit la succession au trône de Travancore, bien que le Maharadja se donne lui-même pour un Kchattrya[291]. Même régime chez les Ilawar d'origine cingalaise. Les Tchanar voisins partagent souvent leur héritage par moitié entre fils et neveux. Mais nous n'allons pas énumérer les peuples et peuplades qui, dans l'Inde et hors de l'Inde, règlent la succession d'oncle à neveu, ou sous la forme plus archaïque de mère à fille. Un homme qui perdrait à la fois son fils et son neveu,—supposons qu'ils soient emportés par une épidémie,—passerait pour dénué de sentiment naturel, s'il manifestait autant de regrets pour son fils que pour son neveu, n'eût-il jamais vu ce neveu, eût-il vu naître son fils et lui eût-il prodigué ses soins. Nous avons pris un cas extrême; mais le plus souvent, l'oncle maternel est bien le vrai protecteur des enfants, celui qui, après les avoir conseillés et dirigés sa vie durant, leur lègue son avoir. Dans le langage familier, les enfants appellent l'oncle: «celui qui nourrit», et le père: «celui qui habille». Prise à la lettre, cette désignation serait souvent inexacte, car tel père subvient à la nourriture en même temps qu'à la vêture de ses enfants; mais elle montre combien l'oncle l'emporte sur le père. Le premier «apanage». Le second fait cadeau des «épingles». L'oncle du Malabar distribue ses objets mobiliers aux neveux et nièces par égales portions. Quant à la terre, elle est transmise par les femmes; la mère la lègue à la fille aînée, sauf à celle-ci d'en confier l'exploitation au frère plus âgé, qui répartit les produits entre les membres de la famille.

[290] John Callaway, The Practices of a Capua, or Devil Priest.

[291] Hunter, Imperial Gazetteer of India. Marumakkatayam Law.

Malheur pire que la mort s'il faut aliéner le matrimoine. On n'en a que de rares exemples. La cession est ainsi symbolisée: le vendeur verse sur les mains de l'acheteur une petite cruche d'eau prise à la terre aliénée. Autant que possible ledit matrimoine reste entier à travers les âges; on se garde de le diviser; au lieu de provoquer un partage suivi de morcellement, les frères s'arrangent à vivre dans la «frérière,» ou maison commune.—Quelques auteurs estiment que la succession va des enfants de la sœur aînée à ceux de la deuxième, puis à ceux de la troisième, et ainsi de suite; mais il est plus probable que l'ordre est réglé entre cousins par la date stricte des naissances.

Malgré tant de précautions pour prévenir l'extinction des familles, une rencontre de circonstances malheureuses peut faire tomber un héritage en vacance. Que fera l'homme qui, n'ayant ni sœur ni neveux fils de sœur, n'a pas d'héritier naturel?—Il adoptera une sœur qui perpétuera la famille.—Et si la sœur nouvelle reste sans géniture?—Eh bien, qu'elle en adopte à son tour!

A l'enfant qu'on lui apportera, la matrone tendra ses mamelles, ne seraient-elles qu'enduites de lait. Ce lait, si l'estomac le garde, l'adoption est définitive; mais s'il est rejeté ou si le sein n'est pas pris, il faut se pourvoir ailleurs, chercher autre héritier, autre héritière.


Ainsi constituée, la famille, pour peu qu'elle soit nombreuse, n'a guère pour chefs que des vieillards.—Le Zamorin était le plus ancien d'une parenté qui comptait près d'une centaine de membres. Souvent ses mains affaiblies se fatiguaient à tenir les rênes du gouvernement; et, préférant alors s'adonner à la dévotion, il confiait la direction des affaires à un régent, assisté d'un conseil d'État, toujours composé de cinq princes, héritiers présomptifs, et dont l'âge, par conséquent, se rapprochait le plus du sien. Maintes fois le vieillard appelé au pouvoir n'avait que le temps d'enterrer son prédécesseur, puis s'endormait du dernier sommeil. Ces bonshommes étaient le plus souvent de caractère pacifique; autant de gagné pour le peuple. Sans doute, plusieurs cas d'imbécillité s'étaient présentés, depuis que les souverains ne se poignardaient plus après douze ans de règne, mais on avait oublié de s'en offusquer. Jamais un de ces princes Naïrs n'assassina qui lui barrait le chemin du trône. Ce fait, on n'a pas manqué de le remarquer dans l'Inde, où les dynasties se sont toujours entre-déchirées, donnant aux gouvernés les exemples de frères égorgeant leurs frères, de fils se rebellant contre leur père, de pères empoisonnant leurs fils ou les faisant aveugler. Contraste facile à expliquer: le droit paternel soulève de terribles ambitions, crée des inégalités, des disparates extrêmes entre les plus proches. Le matriarcat, droit égalitaire, n'incite point à haines ni à jalousie, tend à la paix et à la tranquillité, fait les portions égales,—sauf qu'il avantage le plus jeune en quelques endroits.


Somme toute, il y a du bon dans ce Malabar, que ses habitants, avec une ironie dont il ne faut pas être dupe, ont appelé la Terre des Soixante-quatre abus. Autant que la Chine, il mériterait d'être appelé le «Pays de la piété filiale». Dans l'empire du Milieu, toutes les institutions civiles et politiques dérivent du droit paternel; ici, elles procèdent du droit maternel. Tout batailleurs, fiers et orgueilleux qu'ils sont, les Naïrs obéissent sans regret à la mère, assistée de l'oncle et secondée par la sœur aînée; le trio gère la propriété commune, à laquelle les participants rendent compte de leurs faits et gestes; ils ne se croient jamais si grands garçons qu'il leur faille se soustraire à la tutelle de «maman»; tant que tient «la vieille branche», ils y restent accrochés.

Que sont loin de nous ces manières d'être et de sentir! Que de siècles nous en séparent! Et cependant, il suffit de quelques jours pour passer de Londres ou de Paris à Calicut et Cannanore.


LES MONTICOLES DES NILGHERRIS

PASTEURS, AGRICULTEURS ET SYLVESTRES

Vers la pointe de la péninsule indoue, à la rencontre des Ghâts de l'Est avec les Ghâts de l'Ouest, se dresse le puissant massif des Nilgherris ou Montagnes-Bleues. Les Anglais lui donnent le nom de Hills ou de collines, bien que l'arête faîtière, dont le Dodabetta est le point culminant, ait encore une hauteur de cinq à huit mille pieds au-dessus de la plaine. Grâce à cette élévation, cette région montagneuse jouit d'un climat salubre et charmant; la température moyenne oscille autour de 15 degrés centigrades. Après la saison pluvieuse, l'atmosphère se montre d'une transparence et d'une pureté admirables; la végétation repart, l'herbe monte, des fleurs à puissant coloris tranchent sur les fougères, les arbres sont envahis par des plantes grimpantes.

Les montagnes abruptes se dressent en muraille coupée par de profondes entailles. A la base, des bambousaies et jungles épaisses, retraite des tigres, ours et sangliers. Aux marécages succèdent des prairies, puis on entre dans la forêt. Au-dessus, des rochers à pic. Sur les plateaux, se déroulent des collines aux flancs ombreux, sillonnées de vallons étroits où courent des eaux limpides. On chemine par des parcs et des bosquets, par des sentiers bordés de mûriers et d'églantiers, le long de prairies où se vautrent les buffles; tout à coup, on se voit sur la lisière du plateau. La vaste plaine s'étend au loin, nuancée, selon les cultures et la forestation, de vert, de jaune et de violet, piquée de blanc par les villes, fourmilières humaines, limitée à l'occident par la mer d'azur; au midi montent les Cardamones délicatement bleutées. L'œil s'emplit de suaves clartés, plane sur l'étendue, plonge dans les profondeurs éthérées, contemple l'innombrable variété des formes, des couleurs et des mouvements. Au soir, la divine splendeur qui emplissait les cieux se brise en couleurs éclatantes; l'or et l'orangé, le cramoisi, le ponceau et le vermillon, passent par degrés aux nuances rosées et purpurines. Et quand le soleil s'est engouffré dans l'Océan, la terre fatiguée d'éclat, ivre de lumière, ramène sur ses membres voluptueux les voiles d'une ombre transparente, s'enveloppe de silence. L'atmosphère est d'une rare limpidité, les étoiles semblent être plus brillantes qu'ailleurs[292]; les constellations surgissent, semblables à des volées de lucioles, à des tourbillons de pyrosomes et mouches d'or; l'univers infini, qu'avaient caché les éblouissements du jour, apparaît en son auguste majesté.

[292] R. Burton, Pilgrimage to Meccah.


Sur plusieurs versants des Nilgherris, les malades viennent en de nombreux «sanitoires» se guérir de leurs fièvres et dysenteries. Églantiers, vignes, orangers, pêchers, pruniers, pommiers, poiriers, fraisiers, groseilliers, framboisiers, raves, choux, pommes de terre, toutes les plantes d'Europe[293] prospèrent à côté de l'indigotier et du pavot opiumifère, à côté de caféiers, théiers, et des cinchonas à la bienfaisante écorce. Tôt ou tard, ces cultures et plantations changeront le régime économique et social du pays, modifieront jusqu'à son apparence physique, mais sera-ce pour l'embellir? Quoi qu'il en soit, cette région ne peut manquer de voir son importance grandir, grâce à la salubrité du climat, la fertilité du sol, la diversité de ses produits. Déjà les routes se multiplient, aboutissant à la trouée de Coïmbatour, qui ouvre sur l'intérieur de la péninsule.

[293] Malte-Brun, Annales, 1820.

On nous décrit ainsi les monticoles:

«Race chétive. Les hautes tailles atteignent 1m,58, les moyennes 1m,52; les petites, celles de 1m,42, sont assez nombreuses. Teint foncé. La chevelure, longue et hérissée chez les femmes, tourne au laineux chez les hommes, dont la barbe grisâtre a la rudesse des soies. Bouche petite, lèvres grosses. Poitrine plate, de faible circonférence; épine dorsale quelque peu concave. Longs bras, courtes jambes. Genoux tournés en dehors. Ongles imparfaitement développés. «La race autochtone de l'Inde méridionale, prononce Huxley, a une frappante ressemblance avec les indigènes de l'Australie.» Même profil, même front en surplomb, même chevelure molle et luisante. Arrachez leurs loques, mettez-les tout nus, vous ne les distingueriez.»

Ce portrait, dans ce qu'il a de peu flatteur, s'applique sans conteste aux misérables Iroulas et Couroumbas, aux Cotas à un moindre degré, pas du tout aux Badagas, gros de la population, encore moins aux Todas. Ici, comme en beaucoup d'autres endroits, le genre de vie et l'état social l'emportent sur les questions de race et d'origine. Le signalement, assez correct en ce qui concerne les sylvicoles, devient inexact pour les artisans, faux pour les agriculteurs et bergers.


Les Todas[294] habitent, au nombre d'un millier, la partie supérieure des Nilgherris, en des hameaux clairsemés. Ils se disent les premiers habitants du sol.

[294] Tudas, Toders, Todaurs, Thautawers.

Ils font plaisir à voir. Couleur chocolat clair, comme les montagnards du Béloutchistan. Taille haute, bien proportionnée, de 1m,725 le plus souvent. Membres robustes et musculeux, les extrémités n'ayant rien de la délicatesse et de la gracilité indoues. Traits réguliers. Les yeux bruns, vifs et d'un étonnant éclat, ont une expression pleine d'intelligence, souvent douce et mélancolique, laquelle rappelle le regard du chien. Chez quelques individus, à la moindre surexcitation, les yeux étincellent comme des diamants. Physionomie juive—on n'a pas manqué de découvrir que ces figures, dissemblables à celles des voisins, appartenaient aux descendants des dix tribus perdues d'Israël.—Nez aquilin, lèvres épaisses. Barbe bouclée, chevelure abondante, formant couronne[295]. Le système pileux, remarquablement développé, les distingue de l'Indou[296] et du Dravidien. Leur longévité l'emporte de beaucoup sur celle des Européens, mais on a cru remarquer qu'à manger trop d'opium, ils perdaient de leur fécondité[297].

[295] Caldwell.

[296] Quatrefages.

[297] Caldwell.

Leur ton de voix est calme et grave; chez les femmes un gracieux enjouement remplace la solennité. Ils parlent une langue dravidienne, de forme archaïque, saupoudrée de sanscrit. Habitués à s'appeler et à se répondre d'une colline à l'autre, leur voix est forte et leur prononciation sifflante.—«Le vent parle canara[298]

[298] Pope, Outlines of Tuda Grammar.

On ne peut qu'être frappé du goût et de la simplicité de leur costume. Ils ont grand air quand ils se drapent dans leur façon de toge qui laisse un bras et une cuisse à nu. Grand dommage qu'ils ne se baignent ni ne se lavent. Les Todelles se tatouent menton, seins, bras, jambes et pieds, les enjolivent de cercles et de carrés, d'anneaux et de bâtonnets.

Le caractère répond au physique. Ils plaisent par un fond de bonne humeur, par leur franchise joviale, la liberté et l'originalité des allures, non moins que par la patience, l'affabilité, la politesse et l'agrément d'une conversation toujours aimable et polie, jamais bouffonne:

«Nous ne pouvions nous empêcher de les aimer, dit Breeks. Ils s'amusaient fort de nos idiosyncrasies britanniques, en riaient sans se gêner, ne se pensant en rien inférieurs à nous.»

Somme toute, les voyageurs ont été très favorables au Toda, au moins tant qu'il était lui-même, et que l'immigration étrangère ne l'avait pas envahi. Mais les missionnaires lui en veulent de ce qu'il n'a mis aucune complaisance à se laisser convertir, parlent de ce peuple comme de «beaux animaux, indolents et fainéants».

«Ils ne cherchent la compagnie de personne, restent immobiles pendant des heures, les yeux perdus dans le bleu, rêvassant à la façon de leurs buffles, n'ayant en fait d'intelligence que de l'instinct.»

Si le niveau intellectuel n'est pas très élevé, au moins la sottise et la niaiserie leur sont inconnues. Tous bâtis sur le même modèle, chacun connaît par intuition les pensées et sentiments d'autrui. D'une simplicité presque innocente, il leur est, ou leur était, impossible de se dérober à une question gênante par une fin de non-recevoir, encore moins par un mensonge; il n'y avait qu'à les interroger pour leur faire dire, bon gré mal gré, tout ce qu'ils savaient.

«Bergers», comme dit leur nom tamil, bergers depuis siècles incomptés, bergers de cœur et d'âme, les Todas sont incapables de prendre autre chose au sérieux que le soin de leurs bêtes; ils disparaîtront avant de s'être intéressés à l'agriculture et à l'industrie. Ils ne vivent guère que de lait, comment penseraient-ils à autre chose qu'aux vaches? Ils ne consomment qu'une très faible quantité de farineux, soutirés aux Badagas, à titre de redevance plus ou moins gracieusement consentie aux suzerains et premiers occupants du sol. Ils ont la tradition que jadis leurs ancêtres se sustentaient de racines, et encore aujourd'hui ils se montrent assez friands des bulbes de l'Orchis mascula. Reconnaissants envers la vache qui les fait vivre, ils n'oseraient la tuer; ils aiment trop leurs taureaux et génisses pour les abattre, ne mangent de leur viande qu'aux banquets funéraires. Ce n'est point que la chair leur répugne en elle-même. Qu'un étranger leur donne de la venaison, ils s'en pourlèchent les doigts, le festin fait date; longtemps après ils se complaisent à en rappeler les incidents.

On s'étonne qu'ils ne se soient pas mis à élever chèvres, porcs, moutons et volailles, à l'instar de leurs voisins. Mais, ils sont bergers de bœufs et rien que de bœufs! Et que ce soit par indolence ou pour autre motif, ils veulent rester ce qu'ils sont.

Pacifique comme pas un, le Toda n'use d'aucune arme offensive ou défensive, ne recourt pas même à la lance, à un simple pieu pointu. Ses ancêtres, cependant, maniaient l'arc et la flèche. On ne le voit pas nouer de lacs, tendre de filets, dresser de traquenards pour y prendre oiseaux ou poissons, et pour chasser le gibier qui abonde aux entours; mais il s'approprie volontiers la proie que les chiens ont forcée. Les exercices violents lui répugnent, il ne s'exerce ni aux armes, ni à la canne ou à la boxe, pas même à la lutte ni à la course.

Aucune répression judiciaire. La seule pénalité connue atteint le débiteur; lorsqu'il tarde trop à rembourser, le créancier le charge d'une lourde pierre au cou pour qu'il porte moins aisément le poids de son obligation. Les disputes sont soumises au prêtre-berger, sans appel. Contre l'invasion des tribus ennemies, contre les attaques des pilleurs et rôdeurs, ces innocents se défendent en faisant la porte de leurs maisons si basse qu'il faut y entrer à quatre pattes. Les enfants, réfléchis comme ne sont pas les nôtres, ne se battent ni ne se querellent, ne se prennent jamais aux cheveux.

Haut montés au-dessus des plaines torrides de l'Inde, les Todas occupent comme une Suisse tropicale; retranchés dans leurs pâturages, entichés de leurs traditions, se complaisant dans leurs coutumes, ils se sont tenus jusqu'à présent en dehors de toute influence étrangère. Ce canton montagneux forme comme une île ethnique, mieux protégée, mieux respectée que si elle émergeait des vastes mers de l'Océan.


Les Badagas[299], que les Todas saluent du titre de beaux-pères, politesse à laquelle ceux-ci répondent en leur passant la main sur la tête, sont les vrais maîtres des Nilgherris. Ils formaient, il y a une trentaine d'années, une population de vingt à vingt-cinq mille âmes distribuées en trois centaines de villages.

[299] Badagan, Baddagar, Badacars, ou Vadaccars, de Vadacu, le nord, appelés aussi Marver, les laboureurs.

Jusqu'à ces derniers temps, ils ne demandaient leur existence qu'à l'agriculture, mais aujourd'hui ils multiplient leurs troupeaux, et prospèrent sous le gouvernement anglais qui ne leur fait payer que des taxes légères.

Les Badagelles manipulent avec soin le crâne des nourrissons qu'elles tournent, frottent et pressent pour mieux l'arrondir. Petite, noirâtre, médiocre en somme, la race est fort inférieure à celle des Todas. Les femmes, laides et pouilleuses, imitent la Fortune des poètes, en ce qu'elles portent longs les cheveux de devant et se coupent ras ceux de derrière. Les filles signalent leur entrée dans la nubilité en se barbouillant le visage d'une boue épaisse. Les hommes ne se tatouent pas; le principal ornement de leurs épouses consiste en pointillés sur le front, dont les signes bizarres figurent parfois un masque, celui d'une divinité sans doute. La marque est obligatoire au front, facultative aux épaules, aux seins et autres parties du corps qu'on voit fréquemment illustrées de croix,—rien de chrétien,—de soleils à huit rayons, ou de neuf ocelles en carré, représentant chacun quelques centaines de ponctions, tous stigmates en relation avec le système des castes.


L'esprit des castes n'est pas nécessairement celui de l'envie à l'égard des classes supérieures. Ayant à peine la conscience de leur infériorité vis-à-vis de qui que ce soit, les gens sont tout entiers au sentiment de leurs énormes avantages sur les individus moins bien placés. Les Todas qui se subdivisent en cinq castes entre lesquelles il n'est pas de mariage, ont pour le Badaga un mépris que le Badaga rend au Cota, le Cota au Couroumba, le Couroumba à l'Iroula, et l'Iroula à quelque brute. Et les Badagas eux-mêmes de se partager en sous-castes. Pour atteindre à la première, il faut gravir dix-sept degrés.

Un patrice Chittré, pressé par la faim, avisa de s'asseoir à côté d'un populacier qui était à manger son repas. Terrible fut le scandale. Le personnage oublieux à ce point du décorum fut mis au ban de l'opinion, obligé de s'aller noyer. Ce Chittré appartenait à la caste troisième.—Jugez de l'orgueil affiché par les deux premières! Un de la Pretintaille querellait des «espèces», quand il se sentit rudement secoué par un de ces manants, saisi par le collier, orné du lingam nobiliaire. Stupéfait, muet d'horreur, le gentilhomme prit un couteau et s'ouvrit la poitrine. Depuis ce tragique événement, sa famille passa pour déchue, et ses descendants n'épousèrent plus que Badagots et Badagottes de bas lignage. Autre exemple: Tout un clan fut dégradé, parce que le fils du chef, amoureux d'une roturière, avait goûté à une viande qu'elle lui présentait.

Caste à part, les Badagas se montrent courtois envers leurs égaux, affectueux envers les frères et amis, déférents envers les vieillards, tendres et affectueux pour les enfants.—Revers de la médaille: on les accuse de fausseté envers les étrangers, on leur reproche l'avarice et la dureté, des agriculteurs vices mignons. L'abus du chanvre et de l'opium les rend facilement paresseux, inféconds, frivoles et légers, incapables de longue attention, les énerve de corps et d'esprit.

Nous ne saurions les dire bons ou mauvais. S'il est difficile de formuler un jugement définitif sur un individu, combien plus lorsqu'il s'agit d'organismes collectifs! Il est aisé de louer, de blâmer les peuples, nations et tribus, quand on ne les connaît pas, mais, après les avoir pratiqués, qui oserait?


Nous serons brefs sur les Cotas[300], lesquels tiennent le milieu entre les Badagas déjà laids, et les Couroumbas encore plus laids.

[300] Kutas, Kothurs, les tueurs de vache, Kohatars.

Au nombre de deux mille et plus, ils habitent aux entours des Badagas agriculteurs, auprès desquels ils s'emploient comme tisserands, charpentiers, forgerons, orfèvres, maçons, ouvriers généralement quelconques. Ils se livrent à quelques petites cultures, élèvent quelques bestiaux, mais jusqu'à ces derniers temps n'osaient les multiplier, chose que Todas et Badagas, leurs puissants voisins, ne voulaient permettre.

Pauvres en beurre et fromages, pauvres en produits du sol, ils connaissent la faim autrement que par ouï-dire. Aussi leur grande fête de mars, au commencement de leur année, est célébrée par une forte mangeaille, mieux que cela, par une agape, conçue dans l'esprit communiste. Chaque famille apporte des provisions, contribue à une collecte pour acheter dans la plaine des grains, des légumes et du sucre. Ces victuailles sont exposées devant le hangar qui tient lieu de temple. L'officiant supplie les dieux de nourrir le peuple jusqu'à la moisson nouvelle, fouit un trou qu'il garnit de feuilles, y dépose les aliments tout préparés, afin que la Terre les bénisse, et leur communique les vertus du croît. Il les distribue à l'assistance, présente à chacun sa part. Bienvenus sont les passants et étrangers. On mange et boit gaiement, puis on danse autour d'un grand feu jusqu'à minuit. Le lendemain et jours suivants, jusqu'à pleine lune, on se donne plaisir et bon temps. Avant de retourner à leurs occupations accoutumées, les artisans prennent le temple pour atelier, et chacun y fabrique un produit de son industrie. En toute chose, il s'agit de bien commencer.


Passons aux Couroumbas[301] qui, au nombre de deux mille environ, habitent la jungle, les endroits les plus malsains de la forêt, les marécages qu'une chaleur torride assèche et empoisonne. On les a souvent comparés aux Weddas[302]. Nourris d'une façon misérable et même répugnante, ce qui étonne, ce n'est point qu'ils soient chétifs et rabougris, mais qu'ils vivent âge d'homme et même perpétuent leur race. On prétend qu'ils tombent malades s'ils séjournent dans un pays salubre, que nul étranger ne dormirait dans leurs camps sans être attaqué de fièvre.

[301] Ou Couroumunbars, mot qu'on explique par les têtus ou opiniâtres.

[302] Vyâdha, chasseur.

Autour de leurs huttes, des lopins de terre portent comme à regret quelques racines et de pauvres légumes. La terre ne manquerait pas à fertiliser et assainir: cependant, aux moissons certaines, ils préfèrent le gibier incertain. De temps à autre, ils incendient un coin de forêt, grattent la surface avec une houe de rien, ou avec un bâton pointu. Dans le sol ainsi fouillé, ils déposent des semences qu'ils ont mendiées, ou obtenues comme salaire de leurs petits travaux et services; mais ils n'auraient su les prélever sur la récolte précédente, encore moins les acheter, car argent ni monnaie ne sont pas de leur compétence. Les grains mûrs, une bande d'amis va en faire cueillette; la horde envahit un champ, pille et gaspille. Après la saison d'abondance, les familles se dispersent à la recherche de baies et racines, à la chasse du cerf tacheté, du chat sauvage, des serpents et insectes qu'ils sont habiles à surprendre, prompts à croquer. Ils recueillent de la cire et du miel qu'ils vont échanger chez les voisins.

La plupart des petites compagnies se mettent sous la conduite d'un chef qui fonctionne comme arbitre et apaise les disputes. On le salue en laissant tomber la tête contre la poitrine, et il fait le geste de la relever en la prenant entre les mains.

Volontiers bûcherons, ils manient avec adresse la hache et la serpe, éclaircissent les taillis, équarrissent le bois, travaux qu'ils préfèrent à tous autres. Quand la faim presse, les hommes et les femmes se séparent; ces dernières vont dans les villages todas et badagas mendier mets avariés, déchets divers, jusqu'à l'eau dans laquelle a cuit le riz; en retour, elles se chargent de petits ouvrages, comme moudre et vanner les grains. Les maris et les garçons s'enfoncent dans la jungle, séjour de prédilection, refuge dans l'adversité, premier et dernier asile. Tout en chapardant par-ci par-là, ils exercent l'office de bouffons, conjureurs de tigres, sorciers et diseurs de bonne aventure, ressemblant en cela à nos Tsiganes qui vivent aussi des produits de leurs petites industries et surtout de maraude, vagabondant de village en village, de forêt en forêt. Des Couroumbas, craints autant que méprisés, le nom est venu à signifier méfait, méchef et maléfice:

Le pauvre Suisse qu'on rapine,
Voudrait bien que l'on décidât,
Si Rapinat vient de rapine,
Ou rapine de Rapinat.

Cruelle envers tant d'autres Primitifs, la civilisation n'a point été mauvaise à ces pauvres Couroumbas. Elle transforme ce chasseur en bûcheron, et ce bûcheron en charpentier; le mendiant passe gagne-petit, puis domestique. Ils vont s'engager dans la plaine, où une vie plus aisée et des mœurs plus douces les forment et dégrossissent. Les employeurs se montrent satisfaits de leur service. Sauf que la physionomie typique ne change pas d'une génération à l'autre, que les membres restent quelque temps assez grêles,—l'ossature se modifiant moins vite que la chair,—on les reconnaîtrait à peine. Plus de ventre en marmite, plus de salive découlant des lèvres, plus d'yeux injectés, ni de bouche béante. Quelques-uns se sont habillés, ont remplacé par des ornements plus coûteux les graines rouges, les bracelets en fer mal forgé, les chevillets de laiton ou de paille tressée. On s'émerveille de voir un travail plus régulier, une nourriture plus abondante et saine transformer si promptement l'extérieur de ces hommes et jusqu'à leur physiologie.

Au pied des Nilgherris, presque perdus dans les hautes herbes du marécage, grouillent les Iroulas, plus noirs[303], chétifs et malsains même que les Couroumbas, avec lesquels on pourrait facilement les confondre, sauf que ces malheureux ne s'adonnent à aucune culture, si misérable soit-elle. Ils fabriquent des nattes d'osier, des paniers de bambou, des corbeilles de jonc, qu'ils vendent dans la plaine, échangent pour du menu grain, du sel et du poivre long; ils cueillent des baies et des fruits, mangent des racines, attrapent des insectes et reptiles, des œufs, des petits oiseaux:—ils n'ont pas même d'arcs et de flèches. Pendant deux ou trois mois les pousses du bambou sont leur grande ressource; rat, chat ou renard, tout ce qu'ils peuvent mettre sous la dent est de bonne prise, même la charogne. La jungle impose son caractère à tout ce qui y vit, à tout ce qui en vit; aussi les tient-on pour vils entre les vils, pour misérables entre les misérables.

[303] Iroula, noirceur, obscurité, grossièreté, barbarie. Dictionnaire tamoul.

A l'instar des Couroumbas, ils se produisent comme bouffons, bateleurs et comédiens, et on les paye en jus de palmier qu'ils boivent avec excès. Dans leurs représentations, ils mettent en action certains épisodes obscènes, et particulièrement les aventures du Krichna Govinda séjournant parmi les bergères. Il n'en a pas fallu davantage pour qu'on les enrôlât parmi les Vichnouïtes, en opposition aux Badagas qui professent le sivaïsme.

Pour toute vêture, les Iroulas s'entortillent un chiffon autour des reins; à défaut d'étoffes, les femmes recourent ou recouraient à quelque feuillage, ce qui ne les empêche de tenir aux ornements. Avec de la paille, ils tressent leurs cheveux en coiffure fantastique; encore avec de la paille, ils adaptent aux oreilles, au cou, aux poignets et chevilles, des gourdes sèches, contenant des noisettes et petits cailloux qui tintinnent au rythme de leurs mouvements.

Nus comme la Vérité, ou à peu près, ils semblent incapables de mentir, incapables de déguiser leurs sentiments; et la déclaration de ces misérables est mieux crue que toutes les affirmations d'un Hindou, que tous les serments d'un Brahmane. Les théoriciens du Progrès expliquent-ils le pourquoi et le comment de cette anomalie?

Contrairement à ce qui se passe ailleurs, les veuves, fort recherchées par les jeunes gens, se remarient plus facilement que les veufs. Les parents se montrent affectionnés à leur progéniture, laquelle le leur rend bien. Les enfants prennent le nom d'un grand-parent; souvent ils attendent sa mort pour se faire appeler comme lui.

Très attachés à leur genre de vie, à leur race et au sol qui les a vus naître,—où le patriotisme va-t-il se nicher?—les Iroulas tiennent à dormir leur dernier sommeil en famille. Qui meurt à l'étranger demande à être déposé dans une fosse à part, espérant qu'un ami recueillera pieusement ses os, ira les réunir aux autres, dans l'ossuaire de la tribu, tout au milieu de la forêt native.


Ainsi s'étagent sur les flancs des Montagnes Bleues diverses populations caractérisées par leur habitat, leurs occupations et leur nourriture. En haut les Todas, exclusivement bergers et galactophages,—puis les Badagas, agriculteurs, qui ont aussi des troupeaux et ne dédaignent pas la chasse.—Viennent ensuite les Cotas, petits ouvriers et artisans, et enfin les sylvicoles, Couroumbas et Iroulas, essentiellement chasseurs, mais vagabonds aussi, voleurs et artistes, mendiants et sorciers.


Et leurs demeures?

Les Iroulas gîtent dans la jungle, en des bauges; s'abritent dans une caverne ou sous une saillie de rocher; se font des paillotes et gourbis.


Les Couroumbas se logent un peu mieux. Ce qu'ils appellent un village, nous le dirions à peine un hangar. Une chaumine, longue de dix à douze mètres, haute de cinq pieds environ; les parois, des bambous entrelacés de broussailles. Comme porte, une ouverture qu'on ferme la nuit par une claie ou quelque fagot. Sous le toit commun, chaque famille jouit d'un carré où l'on s'accroupit, car il n'y a pas la place de s'étendre. Pour batterie de cuisine, une demi-douzaine de plats et de gourdes. Faire bouillir le riz, luxe tout récent; naguère encore, on le grillait sur une pierre rougie.


L'habitation toda, déjà plus civilisée, peut passer pour luxueuse en comparaison. Chaque famille a la sienne, toujours ombragée par des arbres séculaires, se composant essentiellement d'un toit en paille, de forme ogivale, percé d'une ouverture pour le passage de la fumée. L'espace abrité, large de cinq à six mètres carrés, haut de sept pieds à la partie centrale, doit suffire à cinq ou six personnes; lesquelles entrent et sortent par un trou de ratière, ras le sol. Cette habitation est nommée mand ou parc, d'après l'enclos à côté, où les animaux piétinent à mi-jambe dans les bouses accumulées.

Le village badaga, longue maison élevée en bois et argile, recouverte de roseaux et branchages, avec un auvent sur toute la façade qui peut avoir cinquante mètres de long, est spacieuse et confortable relativement. Jamais elle ne regarde le nord-est.

Le missionnaire Metz, qui les prêcha et évangélisa pendant une quarantaine d'années, avec plus de zèle que de succès, explique leur nom par «Gens du nord»; il suppose que leur immigration remonte à trois siècles, et qu'ils sont originaires des montagnes de Mysore. On en a inféré qu'ils ont une origine scythique, et l'hypothèse a presque acquis l'autorité d'un fait. Elle ne nous gêne point,—mais le nord mentionné par la légende est-il celui des géographes? «Au nord, disent les Badagas s'élève le Kaylasa, notre Mérou et résidence de Siva; au nord l'infini ouvre sur le royaume des Ombres. De quatre hommes envoyés vers les points cardinaux, trois revinrent, mais non pas celui qui avait marché sous le regard de l'Étoile Polaire.» Chez les nations chrétiennes, le mot d'Orient suggère une vague idée de Paradis et de jardin d'Éden. Pour les Badagas, tout ce qui est grand et puissant vient du septentrion; la Mère des Vaches-déesses habitait l'Am nor avant d'aller chez les Todas. Est-ce que les ancêtres Badagas n'auraient pas suivi la vache? Ne seraient-ils pas sortis du Paradis? Entre les invisibles monts du Kaylasa et du Kanagiri coule le fleuve redouté, limite entre le monde des vivants et le monde des morts. Les Badagas n'aiment pas à regarder de ce côté.

Chaque famille dispose de trois chambrettes, dont la première, sur la rue, s'ouvre facilement aux amis et voisins. Elle donne accès à un réduit avec baignoire qui ne chôme guère, tout Badaga ayant la louable habitude de s'octroyer un bain avant le repas de midi. Une pièce latérale contient le foyer et la réserve aux provisions. Elle est inaccessible à quiconque n'est pas du ménage. Même l'épouse n'y saurait entrer quelque temps avant et après ses couches; on craindrait que son état de faiblesse, que l'impureté dont elle passe pour être affectée, n'amoindrissent les vertus du feu, ne diminuent la vertu nutritive des aliments.

Pour cette même raison, et autres analogues, l'abord de la fruiterie commune est interdit aux étrangers, lesquels pourraient la contaminer de leur souffle, refusé aux villageoises qui pourraient être porteuses d'influences débilitantes. Le lait est l'objet de précautions extraordinaires, imitées des Todas; on n'oserait le bouillir, ni le mettre sur le feu, de peur de causer des inflammations à la vache; ce qui, en parenthèse, explique l'origine du fameux précepte mosaïque: «Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère[304].» Les veaux premiers-nés sont tenus dans une étable spéciale, pour être mieux protégés, contre les malices des jeteurs de sorts. Un prêtre seul a droit de goûter au lait de la vache primipare. Les Badagas, Sivaïtes, disions-nous, adorent leur dieu sous la forme du taureau Bassava[305]. L'attachement, qu'ils portent à leurs troupeaux, sans égaler celui des étonnants Todas, constitue une religion véritable, un culte passionné même fanatique. Il y a quelques années, les Cotas des environs voulurent posséder eux aussi du gros bétail, clos en des pacages, mais force leur fut d'abandonner ce projet, sous les menaces des Todas et des Badagas. Ces peuplades dévotes ne pouvaient supporter l'idée qu'une race impure s'arrogeât un droit de propriété sur des animaux d'un sang aussi pur que taureaux et génisses; elles ne pouvaient admettre que des hommes de vile extraction et d'ignoble vie usurpassent les saintes fonctions de trayeurs de vaches. Chose fort pénible que de voir le voisin s'enrichir! Les compères Couroumbas sont aussi de cet avis, s'il est vrai qu'ils ont tué des camarades coupables de s'être, à la façon des hamsters, creusé des caches à provisions.—Mais, sans doute, les enfouisseurs qui ne voulaient point partager leur abondance avaient, en temps de disette, vécu sur l'association. Prenant sans rendre, ils se comportaient en voleurs de la pire espèce, et leur exécution était légitime, autant que celle décrétée à Jérusalem par les apôtres contre Ananias et Saphira[306], les faux dévoués. Fourbe et traître, qui, dans la vie communautaire, sournoisement s'amasse un magot.

[304] Exode, 23, 19.

[305] Ou Barsappa.

[306] Actes des Apôtres, V.


Le Couroumba qui prend femme se fournit d'une pièce d'étoffe neuve à offrir en présent. Avec les amis et amies, on mange plus copieusement que d'habitude, on danse et on s'amuse, on se baigne de compagnie, puis, tout est dit.


Quant aux Iroulas, ils se marient devant une fourmilière, sans doute pour gagner par son influence une puissante fécondité, une postérité innombrable. Après avoir allumé un morceau de camphre, le futur passe une ficelle au cou de l'épousée et l'emmène. Un somptueux dîner de noces coûte rarement plus de deux francs cinquante.


Pour ce qui est des cérémonies nuptiales, les Badagas, non plus, ne déploient pas un luxe exagéré. Chez la fiancée on danse et se divertit; quelqu'un lui jette, en présage de bon augure, une potée d'eau sur la tête, sa belle-mère lui met un collier de perles argentées. En un jour réputé propice, elle est escortée à sa maison nouvelle, y entre sous des rameaux fleuris; les parents la remettent à qui de droit, se lavent les mains et s'en vont, abdiquant ainsi toute responsabilité.

Si le futur est trop fier pour aller lui-même quérir sa promise, on prend la peine de la lui conduire. Elle se prosterne devant le nouveau seigneur et maître qui lui pose flegmatiquement le pied sur la nuque, en disant: «Longue vie je te souhaite! Apporte-moi de l'eau!»—Elle obéit, revient avec une cruche pleine, et affaire terminée. Cependant, elle n'aura droit au titre officiel d'épouse qu'après avoir mené à bien une première grossesse. Si elle porte son fruit pendant sept mois sans qu'accident survienne, on procède au mariage définitif. Un repas réunit les deux familles, après lequel le père prend le bras à la jeune femme qui se lève, appelle l'attention, montre son ventre rebondi. Le jeune homme s'avance,—«Permets-tu que je passe ce cordon au cou de ta fille?—Oui!» répond le beau-père. Le cordon passé, les «justes noces» sont accomplies; l'enfant sera reconnu pour légitime. On apporte un plat; parents et amis y déposent des piécettes. Tel jeune homme, difficile à satisfaire, tente trois, quatre épreuves avant de trouver chaussure à son pied. Après les mariages à l'essai, il y a les mariages temporaires; et comme si tout cela ne suffisait point, les divorces sont d'une extrême facilité[307].

[307] Metz.

Telles sont les formes ordinaires du mariage, mais la plus considérée est celle du rapt, qu'ambitionnent les filles romanesques. Les premières épousailles avaient, en effet, lieu de cette façon; hache en main, nos arrière-grands-pères obtenaient la main de nos arrière-grand'mères. En matière de femmes, longtemps l'axiome fut indiscutable; «La propriété, c'est le vol.»

Le jeune Badagot qui n'a pu obtenir la personne de son choix, fait assavoir qu'il l'aura ou se suicidera. Ce qu'entendant, des amis le mettent à leur tête, au besoin, vont chercher du renfort chez les Todas, reviennent avec une bande de robustes gaillards. L'enlèvement réussit le plus souvent; si la belle, par hasard, ne trouvait pas l'aventure de son goût, elle aviserait bientôt à s'empoisonner.

Si la femme avorte, les époux, afin de prévenir la répétition de ce malheur, s'adressent à nous ne savons quel dieu, lui offrent des noix de coco, lui promettent un petit parasol d'argent; la femme présente à Siva des ex-voto, s'engage à lui dresser une pierre levée, comme celles qu'on rencontre fréquemment dans le pays. A ce propos, les charrues mettent souvent à nu des hachettes en silex que les Badagas prennent pour une production naturelle du sol, «jeu de la Nature».

La femme inféconde, dont le ciel persiste à ne pas exaucer les vœux, engage son mari à faire une adoption, laquelle s'effectue par un curieux symbole: le père passe la jambe par-dessus la tête de l'enfant qu'on vient de lui apporter. D'ordinaire, la bréhaigne va chercher sa cadette, la fait accepter pour épouse en second; autrement, elle irait porter sa honte et son chagrin dans la maison paternelle; heureuse encore si vient l'y prendre quelque veuf avec famille à élever, ou quelque vieillard sans ménagère.

En tout état de cause, le conjoint conserve la prérogative de renvoyer la conjointe qui aurait cessé de plaire, fût-elle féconde; libre à lui de convoler en autant de noces nouvelles qu'il voudra. Il use rarement de ce droit, et, si la première alliance a donné lignée, il se tiendra pour satisfait. En somme, les liens du ménage n'entravent pas d'une façon gênante les mouvements ni du Badaga ni de la Badagelle. La mariée, si elle se déplaît au logis, peut s'en aller, pourvu qu'elle abandonne les enfants. Le mari, lui restituera les quatre sous qu'elle peut avoir apportés; elle retourne tranquillement chez son père, et attend les propositions de nouveaux amateurs.

L'épouse incomprise menace parfois de s'ôter la vie; menace qu'on ne traite pas à la légère, car on se suiciderait facilement, chose insolite chez les primitifs. A ces dames, à ces demoiselles il coûte peu de cueillir du pavot, de le sucer, pour s'endormir du dernier sommeil. Elles prennent de cette médecine: la fille, si on prétend lui imposer un mari qui ne lui agrée point; la femme, si elle veut se faire regretter.

De temps à autre, des veuves se font une belle réputation en s'étranglant sur la tombe de leur défunt. C'est mourir glorieusement, et l'on y gagne d'être invoquée par les épouses comme divinités tutélaires. Les Chinoises ont de ces idées-là.

Todas et Todelles, gens prudents, ne se marient non plus qu'à bonnes enseignes. Faut d'abord que le jeune homme règle avec le beau-père; or, les femmes sont chères là-bas. S'est-on accordé, futur et future sont mis sous verrou. La belle-mère passe des vivres. Après vingt-quatre heures elle débarre, et si le proposant n'a pas su plaire, il reçoit son congé, en attendant les quolibets des camarades.

Si on se convient de part et d'autre, le beau-père, en signe d'adoption, pose le pied sur la tête[308] du garçon, comme s'il déclarait: «Tu es mon fils, tu t'es trouvé à mes pieds, comme le petit tombé aux talons de la mère qui vient d'accoucher.» Cet hommage est exigé du jeune homme une seule fois, mais la femme le devra présenter, en mainte occasion, à ses beaux-parents, aux vieillards de la maison, aux frères du mari. Tous lui mettront le pied droit, puis le gauche sur la nuque; ensuite, l'homme le plus âgé de la maison la relèvera, en lui touchant le front de la main droite, autre signe d'adoption.

[308] Cérémonie dite de l'Ada Buddiken.

Par cet acte symbolique, l'étrangère acceptée comme fille par ceux qui ont autorité dans la maison, se reconnaît la servante, l'humble servante, voire «la fille à tout faire». En effet, la polyandrie règne chez les Todas, comme au Tibet et au Petit-Tibet, comme chez les Courgs, Naïrs et Tayeurs du Malabar, comme chez les Cingalais et tant d'autres. La polyandrie todique a gardé distinctes les traces de l'antique adelphogamie, en vertu de laquelle tout un groupe de frères épousait tout un groupe de sœurs. Le fils aîné fait son choix, prend la fille qui lui convient. A mesure que les cadets atteignent la majorité, ils acquièrent droit conjugal, deviennent conjointement responsables du parfait payement de la somme consentie au beau-père. La ménagère, littéralement mise en actions, vit tour à tour pendant un mois avec chacun des associés, lesquels se répartissent les enfants comme suit: le chef de la communauté prend l'aîné, le deuxième frère prend le deuxième mioche, et ainsi de suite. Détail significatif, tous les oncles sont traités de «petits pères». Génitrices, géniture et bétail, tout est commun dans le mand; la femme étant possédée, et ne possédant rien.

Pour s'être approprié l'épouse et son croît, lesdits sociétaires n'ont pourtant pas acquis la jouissance exclusive de sa personne. En compensation de sa multiple servitude, elle a droit, pour son compte particulier, à prendre un cavalier servant; le plus souvent, quelque jeune homme qui n'a pu trouver à se marier, par suite de la paucité des partis. La plus grande harmonie règne d'ailleurs dans ces familles étrangement composées[309]. On prétend même qu'il est loisible à la Todelle de se donner autant de sigisbés qu'on lui impose d'époux, lesquels se traiteraient toujours courtoisement. La chose mériterait abondantes confirmations; sur une pratique paradoxale on devrait prodiguer les détails. Malheureusement, la pudeur britannique s'y est opposée, les auteurs[310] qui nous donnent ces précieux renseignements ne le font qu'à regret, sèchement, brièvement, en protestant qu'on ne saurait s'appesantir sur pareilles immoralités; d'autres se bornent à dire qu'on ne peut même mentionner les turpitudes dont ces créatures se rendent coupables, turpitudes qui probablement ne sont autres que des unions entre frères et sœurs, entre demi-frères et sœurs, tout au moins[311].

[309] King.

[310] Hough, Harness.

[311] Marshall.

Ce n'est pas que les Todelles ne pensent être modestes et convenables autant que qui que ce soit. Seulement elles avaient libellé à leur guise le Code des convenances et la Civilité puérile et honnête. Elles mettaient de la réserve, voire de la pruderie, à ne se laisser approcher par personne autre que leurs maris et leurs galants; même elles se récriaient si des proches frôlaient leurs habits. Cela se doit dire au passé, car depuis que messieurs les étrangers affluent dans ce pays si beau, si salubre, on entend dire que les Todas, généreux et désintéressés quand ils ne connaissaient aucun argent, mettent de l'eau dans leur lait qui a cessé d'être exquis, mendient des sous, des cigares et de l'eau-de-vie; que femmes et filles, adonnées à une vile prostitution, sont rongées par les maladies syphilitiques. Comme toujours, il a suffi que les civilisés se montrassent pour avilir et empoisonner les populations qui les avaient accueillis avec amitié et bonne volonté.

Nous disions donc que, dans les temps jadis, l'aîné, en achetant une fille, acquérait, pour la communauté dont il était chef, le droit de prendre dans les prix doux toutes les cadettes, à mesure qu'elles devenaient nubiles. Cependant, la seconde était plus particulièrement attribuée au second frère, et ainsi de suite. Dans ce système de «fraternité matrimoniale», terme de Lubbock, ou pour employer le langage de Linné, dans cette adelphogamie polyandro-polygynique, chaque femme avait plusieurs maris, tous frères, et chaque mari plusieurs femmes, toutes sœurs. Mais, par la suite des temps, des restrictions s'introduisirent. Se trouvant suffisamment pourvus avec une femme collective, les époux permirent aux belles-sœurs de se marier au dehors. Les temps étaient durs, on visait à l'économie; trois hommes voyaient à se contenter de deux filles, ou cinq de trois. Trop haut cotées par leurs auteurs, ces dernières devinrent de difficile défaite; comme chez les Khonds, les Radjpoutes et tant d'autres, s'introduisit l'abominable infanticide féminin. Naturellement, la mère ou ses amies étaient chargées de l'odieuse besogne. On interrogeait une Todelle, qui répondit:

«Nous ne tuons jamais les garçons. Pour les filles, c'est différent, et encore, ne tuons-nous que des fortes et robustes, mais quant à toucher aux malingres ou déformées, ce serait péché!»

Des rachitiques ou mal venues, il n'y en avait guère, cependant. Donc, on gardait l'aînée, mais on se défaisait de la plupart des autres, qu'une vieille étouffait dans du lait, ou avec un linge, ou qu'elle déposait à la porte de la grande étable pour que les animaux, à leur sortie tumultueuse, les écrasassent sous les pieds. Les petits cadavres étaient enterrés, jamais brûlés. Certes, il y a des malthusiens autres que les ouailles du Révérend Malthus, apôtre de l'Évangile selon Manchester.

Le gouvernement anglais interdit sévèrement l'infanticide. Marshall, après recherches minutieuses, déclare que ce crime a disparu, constate un fait singulier: la natalité féminine, loin de balancer, ou à peu près la natalité masculine, n'atteint que la proportion de 70 pour 100; anomalie qu'il explique par la prédominance que de longues générations auraient donnée aux familles qui produisaient, par hasard, moins de filles que de garçons. La tendance aurait été fixée et nous aurions, dans les Todas, une variété productrice de mâles. Du reste, le même fait se présenterait, dit-on, dans tous les pays d'infanticides féminins. On croit avoir des raisons suffisantes pour affirmer qu'en pays de polyandrie, il y a excès de naissances masculines; excès de naissances féminines dans les contrées où règne la polygamie. La nature semblerait s'accommoder à nos caprices. Ces problèmes ne sont qu'indiqués, la démographie ne possède pas des documents suffisants pour les résoudre. Quoi qu'il en soit, la peuplade diminue constamment, et nombreuses sont les raisons qu'on assigne à cette décroissance. Une période est assignée aux espèces animales et végétales: la famille Toda a fait son temps.


Le système adelphogamique s'en va, lui aussi; présentement, il n'est Toda tant soit peu à son aise qui ne veuille avoir sa femme à lui tout seul; le mariage polyandrique n'est que pour les plus indigents. Cependant le lévirat, dernier corollaire de cette coutume, le lévirat que l'histoire de Booz et de Ruth a rendu familier aux juifs et aux chrétiens, reste en vigueur aux Nilgherris, où la veuve a toujours le droit de se faire épouser par un beau-frère. De manière ou d'autre, celles qui ne sont pas trop défraîchies, trouvent à se remarier, et la veuve de trente ans, qui refuserait de convoler en noces nouvelles, serait montrée au doigt: «Elle est folle!» dirait-on. Il faut dire que jamais Toda n'a maltraité Todelle. En pays de polyandrie, un mari butor ou brutal est chose inconnue. Cette remarque n'est point pour faire l'apologie de l'institution.

Les mariages entre proches n'ont eu aucune fâcheuse conséquence pour cette peuplade, laquelle, pratiquant l'endogamie la plus étroite depuis des siècles, jouit d'une constitution athlétique, d'un physique agréable, est renommée pour la douceur des mœurs, la paix et la tranquillité de son existence.


A la mort du père, le bétail est partagé entre les fils par égales portions. La maison va au plus jeune, qui logera et entretiendra les femmes de la famille, leur vie durant. C'est le droit de «juvignerie» qu'on retrouve en mainte contrée, chez les Mrus, les Kolhs et Cotas, chez les Tatars, et, sans aller si loin, dans quelques cantons du Périgord. Le «Borough English» de la Grande-Bretagne, ou la «coutume de Ferrette», comme on dit en France, est fondée sur la préférence naturelle que les mères et grands-parents éprouvent pour les plus jeunes, tout spécialement confiés à leurs soins et à leur tendresse; le «niais,» le «béjaune» est toujours le chéri de la mère; mais l'aîné a généralement les préférences du père. La loi de Manou faisait de la procréation du premier un devoir strict, une ordonnance religieuse, abandonnant au bon plaisir la génération de tous les autres, les désignant avec une pointe de dédain, comme les «enfants de l'amour». De la sorte, le premier et le dernier venus ont un avantage sur les intermédiaires, qui ont à trouver leur vie, l'aîné prenant la terre, et l'ultime la maison. Au petit la maison, car le petit c'était la mère. En effet, il arrivait mille fois qu'à la mort du pourvoyeur, le tout dernier, faible nourrisson, n'eût été mis dehors que pour périr; la maison était donc laissée à la veuve pour élever l'enfant, lequel, parvenu à l'âge d'homme, était tenu d'y garder la mère, de lui faire une existence heureuse. En définitive, le droit de juvignerie est un débris de l'antique matriarcat.

Au septième mois de sa grossesse, la Todelle et son mari se rendent au plus profond de la forêt; ils font choix d'un certain arbre sous lequel ils allument une lampe—lumière et vie sont partout synonymes;—la femme s'agenouille reçoit avec un profond respect un arc et des flèches minuscules. Elle les dépose au pied de l'arbre, puis partage avec son mari le repas du soir. Ensemble, sans autre abri que celui de la ramée, ils passeront la nuit dans la forêt[312], mettant ainsi l'enfant sous la protection des arbres et de leurs génies.

[312] Marshall.

Sitôt la parturition effectuée,—elle a toujours lieu en plein air,—trois feuilles du susdit arbre sont présentées au père, qui, les prenant pour coupes, verse dans la première quelques gouttes d'eau, dont il humecte ses lèvres; et il transvase le restant dans les deux autres feuilles; la mère boit sa part, et fait avaler la sienne au nouveau-né. C'est ainsi que le Père, la Mère et l'Enfant, trinité première, célèbrent leur première communion et boivent l'eau vivifiante, plus sacrée que le vin, dans les feuilles de l'Arbre de Vie.

Dès le lendemain matin, la mère se transporte avec le nourrisson dans une cabane au milieu du bois,—probablement sous les branches de l'arbre mystique. Ils y restent jusqu'à lune nouvelle, soit d'un jour à quatre semaines. Mais dès qu'elle a réintégré le logis, le père quitte à son tour et va, lui aussi, vaguer toute une lune dans la forêt. Coutume que nous rapprochons de la couvade.

Pourquoi l'enfant, fait archer avant sa naissance, doit-il ainsi commencer la vie en sylvicole? Est-ce le vestige d'une époque depuis longtemps oubliée, quand le Toda chassait dans les bois? Est-ce un débris de l'antique et universelle légende, qui déclare les hommes issus du chêne, de l'orme ou du sycomore, un souvenir de la tradition qui les appelle Yggdrasil, l'yeuse, Askr, le frêne, Vidhr, le saule, Reynir, le sorbier? qui les donne comme ayant germé d'une faîne, ou d'un pépin, d'un gland ou d'une noix? Veut-on mettre le petit Todel en rapport de sympathie avec les arbres, ces merveilleux colosses de végétation? veut-on qu'ils communiquent à l'enfantelet: le «sal» de sa grâce et de sa beauté, le «tek» de sa puissance et de sa longévité, le «maoùa» de sa grâce superbe et de son enivrant parfum?

Donner un nom, autre affaire importante. Le père enveloppe l'enfant dans son manteau, l'apporte à la grande étable; sans entrer, se tenant à distance respectueuse, il salue le sanctuaire par un geste solennel, tire le petit de sa cachette qui l'abritait du malœil et des coups d'air, l'élève bien en face du hangar, où sont parqués les dieux du peuple, puis l'incline lentement, du front lui fait toucher la poussière. Tandis qu'il gît à terre, il prononce le nom, se met à prier: «Que descende la bénédiction sur nos enfants! Que prospèrent les veaux, les vaches et le peuple entier!» Les noms masculins sont tous empruntés à des choses divines, telles que les étables et les fontaines. Quant aux filles, la mère leur attribue sans grand apparat l'appellation qui lui convient.

Les nourrissons sont sevrés lorsqu'ils ont trente-six mois révolus, pas avant; fréquemment, on les laisse téter jusque dans leur sixième année.


Descendons maintenant chez nos amis les agriculteurs. Le bambin badaga n'est guère mieux prisé qu'une «bébête», tant que la mère n'a pas avalé quelques pincées de cendre, et un morceau brûlé d'acorus calamus, lesquels ingrédients communiquent au lait nous ne savons quelles propriétés. Le marmot ingurgite de l'assa fœtida, et un scrupule de certain magma, réputé divin, qu'on trouve de loin en loin dans les entrailles d'un taureau; cette sécrétion ressemble assez à ces prétendues pierres de bézoar, auxquelles notre moyen âge attribuait de mirifiques vertus.

On a des jours fastes et des jours néfastes: les enfants qui naissent à la pleine ou à la nouvelle lune passent pour être venus à male heure. On se débarrasse de la vache qui a vêlé un vendredi et de son veau.

Du vingtième au trentième jour, la famille reconnaît l'enfant. Les frères de la mère se réunissent,—de la mère, notez bien;—le plus âgé le prend dans ses bras, lui perce les oreilles, le «nomine» à haute voix.

Grande fête le jour qu'on rase la tête du garçon pour la première fois.


Après le besoin purement animal du manger et du boire, nul n'est plus profondément ressenti que celui des émotions. Quant aux besoins intellectuels, ils ne surgissent qu'en dernier lieu. La douleur est plus facile à faire naître que le plaisir; dans le clavier des sensations, les touches de la souffrance sont plus accessibles, nombreuses et variées que toutes autres. Les peuples le savent bien, même les peuples enfants. L'homme primitif saisit avidement les occasions de se repaître des douleurs d'autrui, et, s'il ne peut faire autrement, des siennes propres. En conséquence, la justice n'a guère été jusqu'à présent qu'un système de peines et supplices. La religion,—prétexte à macérations et tortures,—regrettant que la vie terrestre n'eût pas assez de souffrances, a imaginé les tourments éternels. Les fêtes natales et nuptiales, elles aussi, n'ont point été exemptes de cruauté, et maintes fois on a pris occasion des obsèques pour verser le sang et infliger des douleurs. Celles que nous allons raconter chez les Todas et les Badagas comptent parmi les plus innocentes, mais sont bien calculées pour exciter l'émotion. Pourvu qu'on soit ému, peu importe, semblerait-il, que la sensation soit agréable ou désagréable. Chez les Primitifs, la distinction entre le plaisir et la peine, la douleur et la joie, est moins marquée que chez nos civilisés. A leurs enterrements, nos monticoles chantent et dansent, dépensent toutes les provisions qu'ils peuvent avoir, passent du rire aux pleurs et des sanglots à la folle gaieté. Sont-ils réjouis? Sont-ils chagrins? Qui le sait? Ainsi les Todas se réunissent chez un ami, l'embrassent, une demi-douzaine à la fois, le font disparaître au milieu d'une pyramide qu'ils forment en collant leurs têtes contre la sienne, puis chantent, pleurnichent, geignent et crient. Un groupe hurle et se lamente: hi hi! hi! hi! Un autre groupe lui répond par des intonations plus sourdes encore, Ihi! hi! hi! Vous croiriez que l'homme qu'on visite est malade, qu'il va mourir ou s'en aller pour longtemps? Pas du tout, il revient de voyage, et on se réjouit de le revoir sain et sauf.


Une Badagelle vient de trépasser. Suivons ses funérailles: la fête ne durera pas moins de trois jours.

A l'entrée du village s'élève un eucalypte, arbre sacré, devant lequel on a dressé une sorte d'autel, flanqué d'une pierre levée, haute de cinq pieds; le tout enclos par un guilgal ou cercle de galets. Le cadavre, couché sur un lit à dais et orné de feuillage, est mis à l'ombre du grand arbre, et l'on apporte des provisions de voyage: riz par corbeilles, lait par terrines. Des grains par poignées sont jetés au feu et distribués aux assistants; les pauvres et les étrangers en emportent des tistères pleines.

Nous sommes au matin de la première journée. Voici qu'apparaît une procession. En tête marchent des musiciens Cotas. Les parents et amis défilent, touchent du pied un angle de la bière. Tout poudreux eux-mêmes, ils aspergent la défunte de poussière, se prosternent en gémissant. Les femmes se jettent sur leur ancienne compagne, l'apostrophent en pleurant, lui font jaillir de leur lait dans la bouche. Toutes les vaches de la famille suivent, pour que la morte se repaisse de leur vue une dernière fois, dise adieu à ce que le monde a de meilleur et de plus beau. En queue du cortège, des garçons tiennent leurs mains jointes, appuient contre leur front une serpe frais émoulue. Chacun s'arrête, laisse tomber quelque peu de terre sur la face de la trépassée, salue profondément et se retire. Par ces couteaux ouverts sur le front ils s'offrent en sacrifice: nul doute que ce sinistre symbole ne rappelle une atroce réalité du temps jadis.

Ces génuflexions et lamentations servent de prélude à la «Braille» ou «Huchée». Se donnant une apparence terrible, lançant leurs bras en avant, fermant les poings avec violence, se jetant à terre et se relevant soudain, des hommes robustes font mine de lutter avec les démons qui sont censé entraîner l'âme du défunt. Les ravisseurs sont repoussés, les affligés font trêve aux sanglots et aux gémissements, et comme secoués par une étincelle électrique, balladent des bras, trémoussent des jambes. La danse, d'abord lente et incertaine, s'accélère et s'accentue, dégénère en chahut, en cancan échevelé. Mainte spectatrice, tranquille jusque-là, s'affole et se précipite dans le tourbillon. Emporté par le délire, son vis-à-vis dépouille ses vêtements, les change pour ceux d'une femme, gesticule d'une façon obscène. Tout cela, nous explique-t-on, pour assister la défunte, lui communiquer des forces, lui en faire provision abondante. Elle en a, elle en aura grand besoin dans le grand voyage. D'abord, il lui faut se hisser jusqu'au pic du Kaylasa; ensuite, il lui faudra cheminer à travers marécages et précipices, effectuer le difficile passage du Fleuve de la Mort. Sur ce fleuve est tendu un mince fil; toute âme s'y aventure, avant de pénétrer jusqu'à sa dernière demeure. Gare qu'elle ne glisse et trébuche! Nulle, non pas même la plus juste, la meilleure, n'est sûre de ne pas sombrer, de ne pas périr dans l'effrayante traversée[313]. Elle affrontera l'Orque et deux démons, Gueule en Boisseau et Bec de Corbel, l'un qui avale, l'autre qui déchire. Avec les efforts et les poussées, en gigotant et se trémoussant, on aide la défunte à s'accrocher au soleil, à gravir après lui, cahin caha, l'âpre côte du firmament.

[313] Graul, die Westküste Ostindiens.

Cette superstition nous paraît absurde et fantastique;—pourtant, elle n'est pas étrangère à l'Europe. Certains Valaques ne veulent point d'obsèques dans les heures matinales, précisément pour épargner à l'âme la rude montée jusqu'au zénith; ils craignent, sans doute, qu'elle ne s'épuise à suivre le soleil; si elle prend route plus facile, elle risque moins de s'égarer et de tomber, défaillante, en proie aux vampires qui la guettent.

Quoiqu'il en soit, quand l'astre superbe, âme du monde, est parvenu au plus haut de sa course et pleut ses rayons sur le grand cirque des Nilgherris, l'âme badagelle qui se laisse couler sur les flancs du mont Kaylasa, n'aura plus loin à marcher jusqu'au Palais des Ames. Elle se reposera en attendant qu'elle ait été annoncée à qui de droit, que le portier ait reçu permission d'ouvrir. En bas, le vacarme s'arrête; on s'essuie le front, on se laisse choir au bord de la route, les fourbus quittent et s'en retournent.


On n'est qu'à la moitié de la cérémonie. Le corps n'a pas encore été transporté à sa dernière demeure, il n'est pas dit que l'esprit ne puisse, ou ne veuille rentrer dans son cadavre,—les malintentionnés s'y emploient. Pour le quart d'heure, l'âme est en attente, ignorant l'accueil qui lui sera fait dans l'autre monde. En tous cas, on l'avait munie du péage que réclamera le portier. Dès qu'un mourant tombe en agonie, on lui met sur la langue un grain d'or minuscule, et s'il n'a la force de l'avaler, on le coud dans un linge qu'on lui attache au bras. L'obole à Caron, pratique universelle, se retrouve jusque dans les campagnes de France.

Quatre hommes saisissent le brancard, le chargent sur les épaules et se mettent en marche, précédés par les musiciens. Rangées à droite et à gauche, les femmes avec leurs éventails émouchent le cadavre. Devant le cortège, des hommes courent, puis se retournant brusquement, se jettent sur le sol de tout leur long.—Pourquoi? On ne le dit pas.—C'est toujours à côté d'un ruisseau qu'a lieu l'incinération du corps. Le grabat est déposé sur le bûcher avec divers objets d'ornement ou d'usage domestique que la fumée emportera. L'homme est muni d'un arc, d'une brassée de flèches et d'un bâton de voyage; il n'a point oublié sa gourde précieuse ni sa flûte fidèle. Des mortiers et pilons à grains sont compris dans le déménagement, ainsi que plusieurs objets auxquels il est permis de substituer des imitations peu coûteuses. Les morts n'ont plus cure d'instruments matériels, d'outils lourds et pesants; dans le royaume des ombres il n'est besoin que d'images. Scarron le savait bien.

Pour que les juges d'outre-tombe reçoivent le défunt avec bienveillance, il est nécessaire de le rendre pur, net et sans tache. Alors a lieu une cérémonie dont les missionnaires chrétiens se sont plu à relever la ressemblance avec les rits mosaïques, dits de la «vache rousse» et du «bouc Hazazel». Les péchés d'Israël étaient transportés sur la vache qu'on brûlait sur l'autel et sur le bouc qu'on envoyait au désert[314]. Certains montagnards de la Chine vouent à la Peste un homme qui la fait entrer en sa personne, au moyen de certaines incantations, et s'enfuit hors du canton. Ils chargent aussi leurs crimes et délits sur un malheureux qui se laisse immoler à condition que la communauté pourvoie aux besoins de sa famille[315]. Les Todas ont une vache expiatoire qu'ils égorgent et dont ils chassent le veau dans la montagne; les Gonds passent leurs crimes et délits sur des oiseaux de basse-cour qu'ils font envoler dans les jungles; de même, les Badagas font endosser les fautes du défunt et de ses ancêtres à un veau qu'ils poursuivent ensuite à coups de trique, jusqu'en pleine forêt. Notez que ce veau, appelé Bassava et par lequel ils font piétiner leurs péchés, est une incarnation de Vandi, le propre fils du dieu Siva[316]. Le coupable prend ainsi le juge pour répondant, le criminel s'identifie avec le punisseur des torts, lequel, saura toujours se tirer d'affaire. Triomphe de la subtilité humaine que cette manière de régler les comptes avec sa conscience!

[314] Nombres, XVI et XIX.

[315] Hellwald, Naturgeschichte des Menschen.

[316] Bachofen, Antiquarische Briefe.

Les officiants se postent devant le bûcher, et, tenant le veau par les cornes, récitent une liturgie[317] que nous abrégeons:

[317] Graul, die Westküste Ostindiens.

«Mada, notre sœur, quitte le monde où l'on meurt, entreprend le voyage, le grand voyage. Mada est morte. Mais voici Bassava. Sur le jeune taureau, issu de Barrigé, la vache bariolée, nous mettons les mille et huit péchés qu'a commis Mada, et tous les péchés de sa mère, et tous les péchés de son grand-père, et tous les péchés de sa grand'mère, de son arrière-grand-père et de toute sa famille.

«Qu'a fait Mada? Elle a péché, elle a lourdement péché. Et voici les péchés qu'elle a commis:

«Mada a fait des frères se quereller.

«Mada a empoisonné le manger d'autrui.

«Mada a égaré qui lui demandait la route.

«Mada a refusé du riz à l'affamé.

«Mada a chassé de son foyer le voyageur transi.

«Mada a jeté des épines sur le chemin.

«Mada a déchiré avec colère le vêtement pris aux ronces.

«Mada a déraciné l'arbre solitaire.

«Mada a troué la muraille du réservoir pour faire échapper l'eau.

«Mada a bu au ruisseau sans saluer ni remercier.

«Mada a craché dans les fontaines.

«Mada a uriné dans le feu.

«Mada a fienté à la face du soleil[318].

«Mada s'est faite accusatrice de ses frères.

«A sa sœur, Mada a montré les dents.

«Mada a levé le pied contre sa mère.

«Mada se couchait sur un tapis, quand le beau-père n'avait pas de quoi s'asseoir.

«Mada, pour fêter des étrangers, mettait ses parents à la porte.

«Mada forniquait avec son gendre.

«Mada regardait la moisson du prochain avec un œil envieux.

«Mada convoitait la vache du voisin.

«Mada a déplacé une borne.

«Mada a labouré avec un taureau trop jeune.

«Mada a tué un serpent, a tué un lézard.

«Mada a tué une vache.»

A chaque énonciation, l'assistance répète d'une voix sourde et gutturale: Ce qui est un péché... ce qui est un péché...

[318] Ces derniers passages pourraient figurer dans la liturgie des anciens Perses ou dans celle des Esséniens.


Certes, la pauvre défunte n'avait point commis les innombrables délits qu'on lui impute, mais on les énonce en bloc pour n'en omettre aucun. D'ailleurs, tel crime non perpétré peut avoir existé en intention. Cette litanie rappelle la «confession des Quarante-deux Coulpes», mise par le Rituel funéraire dans la bouche du défunt, qui se présentait devant les quarante-deux juges de l'Amenti égyptien. L'âme s'y défendait aussi d'avoir commis vol, adultère ou meurtre, d'avoir profané les choses saintes, d'avoir fait pleurer le prochain...

«Que les mille et huit péchés de Mada retombent sur Bassava! Sur Bassava tous les péchés de ses parents! Sur Bassava tous les péchés de ses ancêtres!»

Et le chœur:

«Que toutes nos iniquités tombent aux pieds du Buffle, et qu'il les foule sous son dur sabot! Sur Bassava tous les péchés de Mada! Qu'ils disparaissent, qu'ils disparaissent et qu'on ne les voie plus!»

Et tous de se jeter sur le veau qu'ils poussent, frappent et pourchassent: «Loin! loin d'ici! loin! bien loin!» et l'animal, étourdi par le bruit et les coups, détale affolé, court à la forêt. Maintenant que les péchés de Mada courent la brousse, emportés par le Bassava qu'on ne reverra plus, la morte a passé sainte, et l'assistance entonne la litanie de ses vertus:

«Mada baisait le pied de son père, le genou de sa mère.»

Le chœur avec conviction:

«Ce qui est un acte méritoire!

«Mada se prosternait devant la lune.

«Mada ouvrait ses mains devant le soleil.

«Mada a protégé le bœuf qu'on poursuivait.

«Mada a donné asile à la vache pourchassée.

«Mada donnait du riz à sac plein.

«Mada donnait du beurre, un beurre abondant comme la pluie.»

«Acte méritoire, acte méritoire!»

Puis une femme se lève, célèbre les hautes qualités de la morte. Elle parle d'abondance, les commères l'interrompent, complètent le panégyrique:—«Toujours bonne mère...—Oui, oui!—Que d'aumônes elle a distribuées!...—Oui, oui!» L'émotion gagne la foule assemblée, les voix s'entrecoupent de sanglots; les vieilles se désolent, les enfants hurlent. Tout ce monde évente et émouche le visage pâli, offre à la défunte les dernières douceurs: tabac, bétel, poivre, sucre d'orge.

Mais il se fait tard, il faut en finir. Les célébrants réclament le silence, et tendant les bras vers le septentrion:

«Ouvre-toi, grande bouche du sépulcre!

«Mada passera le fleuve qui sépare le monde des vivants et le monde des morts!

«Sur le pont, passe, ô Mada, et que le fil ne casse pas!

«Devant Mada, ferme, ô dragon, ton effrayante gueule!

«Que les rocs ne barrent point à Mada le séjour des bienheureux!

«Que les piliers incandescents ne lui brûlent pas les mains!

«Qu'elle ne soit point arrêtée par la muraille d'or aux colonnes d'argent!

«Huis éternels, devant Mada, élevez, élevez vos linteaux!»

Un homme approche, tenant une torche enflammée qu'il applique au bûcher en détournant la tête.

Le lendemain, les parents se rasent barbe et cheveux, rassemblent les cendres, les portent au ruisseau, et recouvrent de grosses pierres les os non brûlés. Les gens de peu reçoivent alors la permission de fouiller le foyer pour retirer les bijoux en débris.

A chaque anniversaire, les amis chantent et dansent devant le petit tas des restes mortuaires. De temps à autre, ils interrompent leurs saltations pour se rouler dans la cendre et s'y cacher la figure. La cérémonie, entremêlée de repas copieux, dure de trois à quatre jours, se termine par une orgie que les missionnaires disent impossible à raconter et qui a, sans doute, pour objet de vivifier l'âme errante, de la mettre en vigueur.


Passons maintenant aux proches voisins des Badagas: Le Toda, qui se sent mourir, n'entend pas quitter le monde comme un faquin ou un homme de peu; il lui déplairait de s'en aller contraint et forcé. Pour faire ses adieux aux amis et connaissances, il s'accoutre de ses plus beaux vêtements, se couvre de colliers et bijoux qui ne le quitteront avant qu'il trépasse ou guérisse. On a vu des malades se relever, rassembler leurs dernières forces, se faire braves et parader de porte en porte, ornés de toute leur quincaillerie, drapés dans leur belle toge, dans le luxe d'un manteau neuf, les mains aux poches qu'on garnit de sucre, blé rôti et autres petites friandises,—puis, les visites terminées, ils rentraient chancelants, tombaient en agonie. Ils préfèrent n'entreprendre le grand voyage qu'en un jour faste: dimanche, jeudi ou samedi. Mais la mort ne consulte pas toujours leurs convenances, se permet de les emmener trop tôt.

Dans une hutte près la bergerie, le cadavre est exposé. Ils couvrent le mort d'un manteau de cérémonie, le mettent debout, les uns le tenant à droite, les autres à gauche. On amène les troupeaux, une clochette sans battant est attachée au cou des bêtes et on leur crie: «Suivez votre maître!»

Les affligés creusent un trou, et rejetant les mottes sur le défunt et son bétail, s'écrient: «Retournez à la terre!» Au défilé des vaches et taureaux, des veaux et génisses, chaque animal marche entre deux hommes qui le mènent par les cornes. Sur la bête qui passe, on lève le bras raidi, on fait toucher les fronts avec un geste qui explique la locution du droit romain: «Le mort saisit le vif.»—Et cette autre du droit canon: «Les biens de mainmorte.»

Sur le bûcher, composé de sept essences de bois, on étale plusieurs objets, propriété personnelle du décédé, quelques comestibles, sans oublier une cruche d'eau. On allume un feu par la friction de bûchettes sacrées. Tant que la flamme s'éprend, le corps est balancé par trois fois, puis couché et retourné la face vers le sol: attitude classique des victimes vouées aux dieux infernaux.

«Sois tranquille! Sois tranquille! nous te pourvoirons de taureaux et de génisses! Puissent tous les péchés t'être pardonnés! Va sans crainte, va! tu ne manqueras jamais de lait à boire!»

Au dernier moment, on coupe une boucle de cheveux sur la tête que la fumée enveloppe déjà. Et les femmes de se rogner aussi la chevelure à mi-longueur, de geindre, de hurler, de se lamenter, deux à deux, front contre front.

Une ou deux vaches sont amenées; hommes et jeunes gens se mettent après, les saisissent par les cornes, les poussent, les repoussent, les frappent, les rouent de coups, et finissent par les abattre sans armes autres que des bâtons noueux[319]. Les pauvres animaux, traités jusque-là avec une affectueuse mansuétude, résistent comme ils peuvent, parviennent parfois à encorner et piétiner quelques assaillants, qui ne s'épargnent pas à crier et s'agiter, à frapper, s'enivrant de bruit, de tumulte et de confusion. Et quand les malheureuses bêtes ont succombé, tous de se précipiter sur les corps pantelants, de caresser le cou, les flancs navrés, la tête meurtrie; les assommeurs semblent maintenant n'avoir eu au monde rien de plus cher que leurs victimes.

[319] Coutume que nous retrouvons chez les Betsilés de Madagascar.

Pendant la bagarre, le cadavre brûlait. Les fragments du crâne, les os calcinés, sont déposés avec la boucle de cheveux dans un mouchoir, pour être suspendus à un pilier de la maison. Autour de ces reliques flottera désormais le fantôme d'un Lare familier.

Les bijoux d'or et d'argent sont extraits de la cendre et emportés: l'âme qui vient d'abandonner la dépouille périssable est censée en avoir recueilli la partie immatérielle. Les débris sans valeur, friperie roussie et cramée, bracelets de fer tordus, couteaux ébréchés, anneaux gauchis, sont enfouis avec les cendres qu'on recouvre de terre. Une pierre est jetée par-dessus et sur le monticule on brise une cruche. Le Palal clôt la solennité, en jetant une poignée de grains sur les fragments, puis reprend le chemin de l'étable, son sanctuaire, la foule lui ouvrant un large passage. Après quoi, chacun s'incline, touche la pierre du front et s'en va. Sitôt que l'assistance est hors de vue, apparaissent des Cotas qui attendaient avec impatience le moment de dépecer les carcasses.

Désormais, quand on s'entretiendra du défunt, on prendra soin de ne pas prononcer son nom. La hutte élevée pour la crémation est détruite si elle a été faite pour une femme. Elle est conservée, mais personne n'y touche, si elle a servi pour un homme.

Cette première cérémonie est appelée celle des «Funérailles vertes» parce qu'elle dispose des chairs encore fraîches. Les «Funérailles sèches», celles des os, ont lieu pour plusieurs cadavres à la fois. On y brûle les objets d'usage personnel: pots à lait, bâtons, habits, et aussi des modèles de flûtes, d'arcs et de flèches,—modèles, disons-nous, car les Todas ont depuis longtemps abandonné l'usage de ces instruments. On apporte les mouchoirs dans lesquels on a ramassé les débris calcinés et on les verse dans un manteau: un pli par mort. Puis le manteau sera accroché à la porte du Temple-Étable. Les morts entrent ainsi parmi les divinités protectrices du clan.

A ces mânes on sacrifiera des vaches, une au moins par individu. Autrefois, on en a vu expédier une quarantaine en une seule fois; mais l'autorité britannique a interdit l'immolation de plus de deux bêtes par homme. De chaque animal abattu, le mufle est mis en contact avec le manteau mortuaire; la vache expirante envoie son dernier souffle sur les restes de l'ancien maître.

Les ossuaires hauts d'une douzaine de pieds, tressés en paille, en forme de grands éteignoirs, ne ressemblent en rien aux antiques monuments funéraires, parsemés dans la contrée, cromlechs et cercles de pierre appelés par les Todas p'hius,—d'un mot signifiant urne, ou pot,—et par les autres indigènes Pandou Kolis, les Tombes des Pandous. Au-dessous des larges dalles, on trouve des cendres et charbons, des tessons, des pointes de lances et de flèches, des clochettes, parfois des pièces d'or, et des terres cuites, représentant divers animaux, tels que paons, bœufs, tigres et antilopes[320].

[320] Hough, Harkort.

Le grand souci du mort a été de se faire suivre par des vaches qui le nourriront de lait. Et les missionnaires de goguenarder la matérialité de cette âme qui mange et qui boit; ils demandaient si ces vaches maigrissent, et si les vers se mettent aux fromages? Ces objections embarrassaient fort les pauvres Todas, qui, à bout d'arguments, finissaient par dire:

«Tout ça, c'est des chicanes! Il y a un long temps que les pères ont enseigné ce qu'il faut croire, et nous nous y tenons. On vit de l'autre côté comme ici; cela est sûr, cela est certain. Naître n'est point facile, mais une fois qu'on a commencé à vivre, il n'y a qu'à continuer.»

Les convertisseurs insistaient; mais les interlocuteurs coupaient court:

«Ça nous casse la tête. Mieux vaut ne rien penser et se tenir tranquille. Assez comme ça!»

N'ayant d'autre souci que leur lait, d'autre préoccupation que leurs troupeaux, les Todas se gratifient d'une immortalité bienheureuse: bergers indolents, en de verdoyants pâturages ils guideront de superbes taureaux rouges, de belles vaches blanches. La mort, disent-ils, n'est qu'un passage, la seconde vie ne diffère en rien de la première. Am nor, Outre-Tombe, est une contrée en tout semblable aux Nilgherris, sauf qu'elle s'étend au loin[321], que les herbes sont plus hautes, et plus gras les troupeaux. Entre le présent siècle et l'éternité, il est un moment commun, le trépas; entre le monde terrestre et les régions au delà, il est un point de contact, le Makourti, ombilic de la Terre, pilier du Firmament. C'est un rocher montant au ciel et dominant une plaine immense. Sur la plate-forme se rassemble la troupe des âmes dont la cérémonie des Funérailles sèches a rompu tous les liens avec la terre. Du haut du précipice, les pauvrettes jettent un coup d'œil sur les prairies où paissent les heureux troupeaux, un dernier regard sur le village dont les fumées montent à travers les bouquets d'arbres, un long regard sur la maisonnette chérie devant laquelle veaux, chiens et enfants se houspillent, courent et bondissent pêle-mêle... Le soleil s'abaisse, s'enfonce dans les splendeurs dorées de l'occident... Après lui les âmes font le saut; du pic elles plongent dans l'abîme, roulent dans les profondeurs vertigineuses, jusqu'à ce qu'un flocon de vapeur arrête leur chute. Elles remontent dans les airs immenses, nagent à travers les flots aériens, se laissent glisser dans un sillage de rayons, abordent les nuages blancs et roses, îles flottantes dans l'océan d'azur, joignent l'astre glorieux et disparaissent derrière les brumes violettes.

[321] Am-nor, Huma-Norr, Om-Norr, le Vaste Pays, Cfr. le Hadès Eurynome avec Eurydice pour souveraine.


En Polynésie, raconte Wyatt Gill, les âmes des guerriers s'élancent aussi d'un roc en surplomb, joignent le brillant cortège d'Esprits, accompagnent le Soleil magnifique dans sa descente vers Hawaïki, séjour de félicité, jardin des Hespérides.

Et dans les nébuleuses de la Voie Lactée, le brave Toda distingue parfaitement les troupeaux de bœufs qui paissent les prés célestes parsemés d'étoiles. Homère et Hésiode savaient aussi la plaine émaillée d'asphodèles, où d'âge en âge, de siècle en siècle, la chèvre Amalthée, le Bélier à toison d'or, Io, la plus belle des génisses, et le taureau de Jupiter, broutent les fleurs étoilées de la Nuit, gardés par le bouvier aux mille yeux, Argus, qui les enveloppe de son triste et éternel regard.


Les bergers des Nilgherris s'absorbent dans les préoccupations de l'étable et de la laiterie, au moins autant que dans celles de la famille. Les animaux, avec lesquels ils vivent en rapports d'intimité absolue, leur communiquent de leur physionomie et de leur manière de sentir. Même aspect doux et lourd, même gravité, même flegme pacifique traversé par des éclairs de colère, même patience coupée par des fureurs passagères, même calme veiné de férocité. La voix sourde, profonde et pectorale, imite à l'occasion les beuglements, ronflements et mugissements. Le dialecte est assez guttural pour plaire aux pâtres de Schwytz, aux bouviers d'Uri, aux «armaillis des Colombettes».

Le petit monde qui habite les hauteurs des Nilgherris est né de la Vache, tette à son pis maternel. Panser, traire, baratter, faire du caillé, existe-t-il plus nobles occupations? Pour les yeux est-il plus agréable spectacle que celui de contempler ces grands et superbes animaux? Si on ne peut les approcher, on les regarde de loin; on les entoure d'un respect admiratif qui touche à l'adoration. Le pâtre les guide et les caresse avec une baguette longue et mince, leur «parle buffle», dit Marshall, a trouvé un langage bufalin:

«Enlevez-leur la vache, et du coup leur entière société se détraque et s'écroule. Les soins dévotieux dont ils entourent leurs troupeaux, voilà leur culte, et leur religion. Le Toda rêve vache... Regardez bien! l'œil vague, l'air absent, il ramasse une branche fourchue, la courbe, la taillade et l'arrondit en paire de cornes. Au soir, les enfants reviennent du pâturage avec une brassée de ces cornes, auxquelles ils ont travaillé toute la journée.»

Étonnez-vous donc que la Terre, mère des humains, aux fécondes mamelles, ait été adorée sous forme de vache! Les peuples agriculteurs ont la religion du Taureau, les pasteurs celle de la Vache et de la Brebis.

«Glorieux Jupiter, le plus grand des Olympiens, toi qui te plais dans les crottins des brebis, qui aimes à t'enfoncer dans les fientes des chevaux et des mulets...»

chantait un Orphée[322] au temps qu'Homère célébrait les divins porchers[323]. Ce culte pour les bovidés n'a pas disparu autour de nous,—sans parler du Veau d'or.—Un de nos «bons paysans» appellera le vétérinaire pour sa vache, avant que de s'adresser au médecin pour sa femme. Dans une école d'Appenzell, un inspecteur en tournée interroge un garçon à mine intelligente:

«Mon petit ami, tu sais la religion professée dans notre canton, ses doctrines et ses pratiques?

«—Oui, monsieur l'inspecteur, c'est l'élève des vaches et la production des fromages!»

[322] Fragmenta Orphei, éd. Hermann.

[323] Odyssée.

Chaque village toda possède son troupeau sacré, conduit, non par un taureau, mais par une «vache à cloche».

Ni la taille, ni la beauté, ni la qualité du lait, ne lui ont valu cette distinction, mais la descendance en ligne femelle d'une vache illustre, venue du Paradis et incarnation d'Hiria Deva. Même vieille, maigre ou malade, elle n'est pas dépossédée de la royauté que symbolise la cloche appendue à son cou. Si la vache maîtresse crève sans postérité, une génisse lui succède, également issue d'une étable divine—divine, disons-nous. La consécration est faite par le prêtre, qui, matin et soir, pendant trois journées successives, a brandi la clochette avant de l'attacher à l'héritière. Et d'une voix grave et caressante:

«Combien belle fut la mère! Que de lait elle donna! Ne sois pas moins généreuse! Désormais, tu seras une divinité parmi nous. Ne laisse point dépérir nos étables! Vêle mille veaux et vaches!»

Ainsi le principe archaïque de la filiation maternelle a été par les Todas mieux conservé dans la famille divine que dans leur famille civile, où elle n'a laissé que des traces indistinctes. Parmi les bouvillons de sang divin, ceux qui se distinguent par la vigueur et la belle mine, sont gardés pour faire souche; on ne les donne jamais aux Cotas en payement de services rendus; car il serait impie de vendre si nobles êtres. Tant de soins, tant de sollicitude, ont produit une belle race; le bétail toda, de plus forte corpulence que celui de la plaine, a meilleur lait, et son cuir est recherché. Avant de présenter le taureau reproducteur à ses futures compagnes, on lui fait passer vingt-quatre heures dans la retraite et le jeûne, on le purifie, on le sacramente. Le respect témoigné au Prince Consort n'est qu'un reflet de la majesté qui entoure ses épouses, et tout spécialement la Reine Mère, guide du troupeau. Ici, nous sommes en plein matriarcat, la préséance appartient aux femelles.

Un petit hameau a beau faire, sa vacherie reste une petite vacherie, mais les villages importants se donnent des parcs qui font leur gloire. La tribu entière possède une bouverie centrale, sanctuaire de la nation, son joyau, le point vers lequel convergent ses souvenirs et ses espérances. Elle est fière de ses étables et fruitières, ses cathédrales à elle, ses églises métropolitaines; plusieurs contiennent des reliques, apportées de l'Am nor directement, objets divins dont la curiosité sacrilège des Européens a surpris la vue: clochettes sans battant, barattes à beurre, eustaches à manche de bois, doloires et serpettes. Tenu à distance, le peuple ne les a jamais contemplés et les tient en profonde vénération. Vaches, dieux et clochettes, il les réunit en une sacro-sainte trinité, plus mystérieuse que la nôtre, en fait une seule et même hypostase, ne distinguant pas et ne voulant pas distinguer. L'animal et la divinité, le cuivre, le prêtre et le vacher, tout cela s'appelle DER. Symbole, sacrement, espèces, signe et chose signifiée: le fidèle les englobe pêle-mêle sous un seul et même nom, les confond dans le même acte d'adoration, se prosterne et n'y pense plus. Le Toda est trop religieux pour faire de la dogmatique. En effet, le dogme, produit intellectuel, est d'une nature autre que le sentiment religieux; prétentieux et maladroit, il fait intervenir la logique dans ce qui nie la logique; il présume systématiser l'intuition mystique et définir l'indéfinissable; il s'arroge le droit de limiter l'éternel, rédige l'infini en formules mesquines. La croyance de notre berger est trop naïve, trop sincère pour qu'il l'analyse. Sa foi simple et intègre, il ne l'a pas enfermée en des restrictions et des négations; elle déborde, et jamais il ne lui a signifié: Jusque-là et pas plus loin! Que lui importent le pourquoi et le comment?

Devant la masure qui contient le trésor sacré, on prend rendez-vous pour régler les disputes, pour faire des déclarations solennelles qui valent toutes les signatures et parafes d'actes minutés par-devant greffiers et notaires. Ils ne supposent pas qu'il soit possible de manquer à la parole donnée devant un sanctuaire d'où ils tirent chaque jour la vie et la nourriture; devant la Grande Fruiterie ils n'oseraient tenir des conversations oiseuses. Au moyen âge ne jugeait-on pas des différends devant la porte des lieux saints? Ce jourd'hui, siège sous le porche de la cathédrale de Valence le tribunal des Eaux, dont aucun arrêt n'a été encore enfreint depuis des siècles.


Les desservants de ces églises-laiteries sont de plusieurs ordres, mais tous «pasteurs» dans le sens littéral. On les a pris dans la caste sacerdotale des Péikis, «fils de dieux», Nazarènes, auxquels il est interdit de se raser ou couper les cheveux. Ces ministres du Très-Haut ne sont redevables de leurs fonctions à aucune instruction supérieure, à aucun secret de magie ou de sorcellerie. Leur religion, dépourvue de mystères proprement dits, n'a pas de doctrine ésotérique; ses dévots ne lui ont fait aucun corps de tradition, aucune Légende Dorée.

Les rites sont connus de tous, mais pour les exercer, il faut l'investiture qui assure aux sacerdots un inviolable respect. Des prêtres, même absents, on ne parle qu'à voix basse, on les désigne par leur titre et leur fonction, jamais par le nom qu'ils portaient avant d'entrer dans les ordres. Leur père ne leur adresse pas la parole sans se prosterner; personne n'oserait toucher à leurs ustensiles ni à leurs vêtements, tant pouilleux soient-ils. Un enfant ne doit pas les approcher, son souffle ternirait leur pureté. Si, par hasard, ils sortent du sanctuaire, qui les rencontre s'enfuit en courant, ou baisse les yeux humblement jusqu'à ce qu'ils aient passé. Afin qu'ils vaquent à leurs devoirs sans arrière-pensée, un célibat leur est imposé, aussi rigoureux que celui des grands-prêtres dans les pagodes indoues; les femmes se tiennent à distance respectueuse: cent pas au moins. A grande laiterie, large zone de tabou.

Néanmoins, quand les travaux de jour sont terminés, quelque distraction est accordée, la porte s'entre-bâille sur le monde, autrement ces victimes du devoir tomberaient dans l'idiotie. Le soir, ils se délassent à écouter les citoyens, qui, appuyés ou accroupis à proximité, traitent les affaires publiques. Mais les augustes personnages se gardent bien d'intervenir dans les discussions. Le Palal, ou «Grand Laitier», pontife suprême, garde scrupuleusement ses distances, même en face des acolytes; son second, le Kavilal, pâtre ou berger, n'ose lui adresser la parole, l'assiste avec une réserve extrême. A son tour, le Kavilal reçoit les respects des Palkarpals ou trayeurs, des Vorchals ou feutiers, diacres, bedeaux et marguilliers, qui vivent aussi dans un célibat rigoureux, mais entretiennent quelques relations avec le dehors.

Le Palal est tenu, non pour un fils des dieux, mais pour un Dieu lui-même, oui, pour un Dieu en personne. Avant son élévation à la divinité, le pauvre diable n'avait peut-être pas de quoi manger à sa suffisance. Mais dès qu'il a endossé le pallium et bu la liqueur sacrée, il a monté plus haut que l'humanité. Pendant la semaine de son initiation, il médite ses futurs devoirs, accroupi dans la forêt, au bord d'un ruisseau. Trois jours et deux nuits il reste nu, sans un fil sur la peau, dépouillant avec ses vêtements les affections terrestres et toutes préoccupations mondaines. S'il gèle sur ces hauteurs, tant pis. Cependant, la dernière nuit, il lui est permis, et même enjoint, d'allumer un feu par le frottement de bûchettes. Chaque soir, le Kavilal, ou Grand Vicaire, lui apporte des parvis sacrés une écuellée de lait. Avec un silex, le futur Palal coupe quelques branches d'un arbuste sacré, le tude[324]. Tout en récitant des mantras ou incantations, il concasse l'écorce, exprime la sève, s'en barbouille tout le corps, mélange le jus avec un peu d'eau, porte le breuvage à son front et l'avale. Le matin, à midi, et le soir, il se frotte avec l'écorce humide et se baigne dans une eau vive. Après s'être pénétré, une semaine durant, de la liqueur végétale, que nous tenons pour un succédané du merveilleux soma, le Palal est définitivement transmué, sa chair est pure, et l'ambroisie du tude fait couler dans ses veines l'ichor ou sang divin. Circonstance à noter: il n'a reçu l'investiture de qui que ce soit, pas même d'un prédécesseur; ce Dieu ne relève de personne, il s'est sacré lui-même.

[324] Meliosma simplicifolia. Alias, Millingtonia.

Les Cotas, pour les quelques bestiaux qu'il leur est permis d'élever, se sont mis à l'école des Todas. Leur Grand Laitier doit l'auréole qui entoure sa personne à la ceinture ou au diadème qu'il s'est fabriqué en effilochant les guenilles d'un vêtement porté par l'auguste Palal. De plus, il s'est baigné, il s'est frotté sept fois, avec la sève de sept arbrisseaux différents, dont il avalait chaque fois quelques gouttes; il s'imprégnait de leurs vertus à l'intérieur et à l'extérieur. Mais que nous fait le disciple? Portons toute notre attention sur le maître.

Dieu, le Palal l'est devenu, mais non point pour se reposer dans une indolente fainéantise. A lui de presser les mamelles sacrées des vaches nombreuses, à lui de traire le matin, et à la vêprée. Il a pour l'assister, les Kavilals, Vorchals et Palkarpals. Traire est son occupation presque exclusive, mais encore une fois, n'oubliez pas que les Todas le prennent pour leur Être Suprême. Nous disons: suprême. Ils l'ont voulu en chair et en os, afin de ne pas le perdre de vue, trouvant peu pratiques des divinités translunaires qui ne nous entendent pas toujours, en prennent à leur aise. Se souciant peu d'un dieu impersonnel, être de raison, pure métaphysique, ils se sont donné un Dieu de leur race, chair de leur chair, os de leurs os, Dieu-Homme et Homme-Dieu.

Par son entremise, le peuple entretient de bonnes relations avec le Soleil, la Lune et les Vents, converse avec les puissances du ciel, de la terre et de l'Am nor, invisibles, mais toujours présentes. Avec elles le Palal entre en communication. Quand il s'est réveillé de son sommeil,—il dort comme tout le monde,—quand il s'est relevé de sa couche, disons-nous, il salue la nature et dit Bonjour! Calme et tranquille, il jette sur ses entours le regard paisible de l'être qui a le «Bon Œil». Grâce aux rayons qui émanent de son front, les veaux prospèrent, les cornes durcissent, les pis gonflent, les herbes montent et les arbres fruitent. Le «Mascot» se lave les mains et la face—bon exemple;—il se frotte les dents de la main gauche,—les Todas, simples mortels, se les frottent de la main droite,—puis il transforme une feuille en lampe à cinq becs qu'il allume après l'avoir emplie de beurre clarifié.—Pourquoi?—Pour inviter son frère le Soleil à donner au monde sa lumière. Ce devoir accompli, d'un geste auguste, il saisit... un trident? les carreaux de la foudre?—une baguette blanche, mince et fragile, sceptre pacifique, prend un seillon, et va aux vaches qui, rangées d'elles-mêmes, l'attendent devant la porte. Le Palal étend sa baguette,—la Westphalie et la Normandie ont encore de vieux paysans qui racontent merveilles d'un certain bâton de sorbier ou de genévrier dont il faut «toucher» les vaches malades,—le Palal promène lentement sur les chefs cornus sa gaule qu'il fait tourner de droite à gauche.

Quand il rentre avec ses seaux pleins, il libationne aux dieux, ses amis et compagnons, à la Terre bénigne; il asperge chaque clochette. Ces clochettes «fades» venues de l'Am nor sont en relation sympathique avec l'animal qui les porte: ayant du précieux liquide plus qu'elles n'en peuvent contenir, les pis devront gonfler et déborder.


Remercions ces excellents Todas d'avoir érigé devant nos yeux l'image d'un «Dieu qui fraye avec les hommes et marche devant leur face». Ce Dieu, ils l'ont fait berger, étant bergers eux-mêmes. D'autres dieux on n'en manquait pas: des méchants et terribles, des mangeurs d'hommes et buveurs de sang; des massacreurs et exterminateurs. Même quelques-uns avaient travaillé à métier utile: parmi lesquels, des laboureurs et semeurs comme le vieux Saturne, des potiers comme Kneph ou des forgerons comme Ilmarinen. Le Dieu préconisé par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, est un horloger, qui a établi le monde à la façon d'un chronomètre. Mais le Dieu laitier, fromager et fabricant de beurre, la conception est originale.

Les souverains qui régnaient sur le Nil, autant «d'épiphanies» ou apparitions divines. Sous l'empire romain, les artistes donnaient aux dieux et déesses les traits du monarque régnant et de son épouse: flatterie de haut goût que de représenter Apollon sous les traits d'Octave ou de consacrer à Octave des statues du bel Apollon. Les divins Césars,—Caligula ou Héliogabale,—les divins Césars ne mouraient pas, mais entraient en apothéose. Et combien de cabocères négrillons, combien de Soulouque café au lait que leurs peuples tiennent pour des dieux, pour de vrais dieux! Dieu, ce roi du Loango, qui commande à la foudre et à la pluie. Son grand-oncle, du côté maternel, avait créé le ciel avec son armée d'étoiles, la terre avec la mer, les montagnes et les fleuves. Au cacique, qui, en 1729, régnait dans une forêt du Marañon, un missionnaire se disait l'ambassadeur du grand Dieu des chrétiens, montrait un crucifix.—«Qu'ai-je à faire de ton Dieu pâle? Je suis Dieu moi-même, et Fils du Soleil. Chaque nuit mon esprit voyage de la terre au ciel, où je vaque à l'administration de l'univers[325].» Le gaillard croyait en sa propre divinité. Un de ses confrères, potentat en quelque endroit perdu de la Magdalena, racontait gravement avoir créé le monde.

[325] Bastian, Culturlaender Americas.

«Le Dieu qu'ils adorent en Californie, est différent dans chaque village. Ils choisissent eux-mêmes un vieil Indien qu'ils élèvent à cette haute dignité... pour obtenir de la pluie, un temps favorable pour les moissons et autres faveurs... Ils lui offrent des sacrifices, les prémices de la récolte et du gibier. Quand il y a guerre, ils placent le vieillard sur un monticule, au milieu d'une enceinte, faite de pieux fortement attachés, et dans laquelle ils pénètrent au moyen d'un souterrain, dont l'ouverture est à quinze vares de la palissade, de sorte qu'ils sont toujours en communication avec leur dieu, auquel ils portent des vivres, et qu'ils défendent contre les attaques des ennemis[326]

[326] Don Pedro Fages, Voyage en Californie.

L'empereur du Mexique jurait d'être Houitzilopochtli sur terre, de faire briller l'Astre du jour, courir les fleuves; il s'engageait à donner de riches et abondantes moissons[327]. Le principillon des Antaymours, un Malgache, a la complaisance de faire pousser les forêts, et c'est à lui que les brebis doivent de mettre bas. Le maître de Ouiddah expliquait:—«Moi, je suis l'égal de Dieu. Tel que vous me voyez, je suis tout son portrait[328].» Plus modeste, Oppokou, le roi des Achantis: «Le Dieu du ciel est peut-être un peu plus puissant que moi[329]

[327] Gomara.

[328] Allen.

[329] Bastian, Voelkerpsychologie.

A tous ces prodigieux et mirifiques seigneurs, le Grand Natchez de la Floride n'était pas inférieur d'un cheveu. La confédération, qu'il avait l'honneur de présider, était menée par une haute noblesse, orgueilleuse oligarchie, composée de cinq cents guerriers, dont chacun par son bel air, ses exploits à la chasse, ses hauts faits à la guerre, avait prouvé être de race solaire. Ce demi-millier de héros gravitait autour du Grand Soleil, centre des constellations, chef des peuples. Et chaque matin, le Roi des rois, Maître de l'Empyrée, sortait de sa tente, saluait amicalement les quatre points cardinaux; complimentait Notus et Borée, Eurus et Zéphyre. Il se postait sur le rocher qui lui servait de trône. Calumet en main, il attendait que Phébus eût fait son apparition, le saluait de la main, lui tendait la pipe pour qu'il en tirât quelques bouffées. Grave et tranquille, il lui montrait le chemin qu'il aurait à parcourir, du Levant au Ponent:—«Entends, Soleil! Fais ton devoir! Ne t'arrête ni ne te retarde! N'oblique ni à droite, ni à gauche! Salut!»

Les civilisés, chez lesquels la croyance en un dieu personnel s'affaiblit de jour en jour, les civilisés avec leur vague idée d'un indéfinissable Être Suprême, trouveront grotesque la prétention de ces méchants roitelets, admireront la niaise absurdité de ces misérables Todas, qui octroient à leur Grand Fromager les attributs de l'omnipotence. Ils protestent qu'il est insensé à un mortel de se croire immortel, de ne pas se reconnaître sujet aux mille et mille accidents de la vie quotidienne, aux innombrables fragilités de l'existence, à tous ces hasards qui humilient notre sagesse et ruinent les desseins que nous tenions pour prudents et bien combinés... Tout cela est de conception moderne. Les anciens pensaient d'une autre manière; s'étaient habitués à confondre les idées d'ordre, de moralité, de justice avec celles d'administration, de gouvernement et de pouvoir personnel. A les en croire, la Nature aurait débuté par le chaos, tendrait à rentrer dans le désordre initial, n'était qu'une volonté plus forte fait l'ordre et le maintient. L'humanité ne demanderait qu'à se vautrer dans les excès et à rouler dans le crime, si les monarques n'étaient là pour réprimer les cupidités et les violences, et pour imposer aux nations le frein des lois. Dans ces conceptions-là, il n'est pas toujours facile de distinguer entre le dieu qui délègue ses pouvoirs à l'homme, et l'homme qui reçoit du dieu ses pouvoirs. Voilà pourquoi la doctrine indoue enseignait qu'Indra ne pleut point dans un royaume qui a perdu son roi[330]. Ulysse, le prudent Ulysse, expliquait à la sage Pénélope:—«Sous un prince vertueux, la terre porte orge et froment en abondance, les arbres se chargent de fruits, les brebis ont plusieurs portées, et la mer s'emplit de poissons. Un bon dirigeant nous vaut tout cela[331].»—Telle est aussi l'opinion des Chinois, qui tiennent l'empereur pour responsable des sécheresses et des inondations, des vents et des gelées.

[330] Mahabharata, II, 1205, IV, 931.

[331] Odyssée, XIX, 108.

Mais en y réfléchissant mieux, nos modernes eux-mêmes se forgent-ils, sur le principe d'autorité, des idées sensiblement supérieures à celles des sauvages? Les théoriciens du droit divin n'ont-ils pas émis la formule que leur monarque peut tout,—oui, tout? Et leurs rivaux, les philosophes du droit constitutionnel, n'ont-ils pas émis l'axiome que leur roi est, comme une balance, incapable d'avoir tort? Parlerons-nous du pontife siégeant au Vatican? N'avons-nous pas l'avantage de posséder, en tout chef-lieu départemental, des magistrats incapables de condamner un innocent, incapables de prononcer contre la vérité et la justice? L'impeccabilité et l'infaillibilité dont ils jouissent, ne constituent-elles pas l'essence de la divinité? Après tout, l'infaillibilité en matière de lait et de caillé n'est pas moins rationnelle que l'infaillibilité en matière de dogme ou de responsabilité morale, et les bévues du fruitier, s'il en commet, ont de moins fâcheuses conséquences. En tout état de cause, les monticoles des Nilgherris disent ce qu'ils croient, et croient ce qu'ils disent. La définition qu'ils donnent de la religion est d'une rude simplicité dont nos spiritualistes devraient mesurer la profondeur;—mais non, ils étendent d'eau, et encore d'eau, la dilution des dilutions qui fut jadis l'antique orthodoxie. Donc, on interrogeait un Toda sur la religion des Couroumbas:

«Quoi! fit-il avec un haussement d'épaule. Ces Couroumbas auraient une religion! Ces gueux n'ont pas de vaches, et ils auraient des dieux!»

Tout naïfs qu'ils sont, on ne leur reprochera pas de tomber dans une frivole sentimentalité. Ils ont compris la religion et la propriété comme étant inséparables; celle-ci inspirant celle-là; leur Providence à eux fonctionne comme gendarme de la richesse et garde champêtre de l'opulence. Qu'il n'y a de dieux que pour les riches, cette doctrine, si on veut bien y prendre garde, est antique et universelle. Les Gréco-Romains en avaient fait la pierre angulaire de la cité antique[332]; et ils partageaient cette conviction avec les Aryas, qui disaient crûment: Sans richesse, pas de sacrifice; sans sacrifice, pas de Dieu. Donc, «hommes, acquérez de la richesse, pour que vous puissiez offrir aux dieux le soma, le beurre clarifié, de la nourriture[333]».—Tshanda Gosaïn est un Dieu puissant, disent les Paharis du Bengale, et il n'y a que les riches qui puissent s'adresser à lui[334]. Les Karènes riches excluent les pauvres cultivateurs de leurs Rogations.—«Sans porc à manger, sans arak a boire, comment prier?» s'écriait un couli chinois[335].

[332] Fustel de Coulanges.

[333] Wilson, Vishnu Purana.

[334] Dalton.

[335] Brau de Saint-Paul Lias.

Tout comme les chrétiens du moyen âge engageaient, à l'occasion, leurs sanctissimes reliques chez les usuriers juifs, les Todas, quand la disette les talonne, vont chez les Badagas emprunter du grain, contre dépôt de divinités, contre remise de vaches à clochettes et de bouvillons sacrés. Le voyageur Marshall, curieux de contempler les trésors de leurs basiliques, corrompit un Dieu qui avait pris ses invalides:

«Il était vieux, ridé, ébouriffé, malpropre; pourtant le regard austère et sombre, le sourcil rigide, le masque immobile et solennel, marquaient un reflet de la divinité longtemps exercée. Je l'invitai à dîner; sous l'influence du pain et du sucre, délicatesses auxquelles il n'était pas habitué, sa contenance devint moins sévère, il daigna être affable. Au dessert la conversation s'engagea:

—«Est-il vrai que les Todas adorent le Soleil?

—«Tschak! Ces pauvres gens l'adorent en effet. Mais pas tous. Moi, fit-il en se redressant, et en se tapotant la poitrine avec complaisance, pourquoi adorerais-je le Soleil? Ne suis-je pas dieu moi-même?»

Et pour un léger pourboire, l'ex-cousin de l'auguste Titan se glissa subrepticement dans le sanctuaire qu'il avait longtemps empli de sa présence. Interdisant de le suivre, il montra de loin les ferrailles, jarres, écuelles et cuillers. Il n'y avait que cela. L'indiscret fut désappointé. Mais on l'eût fait entrer au Capitole de Rome, on eût dévoilé devant lui les palladiums de l'acropole d'Athènes et de Mycènes, on l'eût introduit dans les obscurs sanctuaires de Thèbes et d'Argos qu'il n'eût pas vu davantage. Quoi qu'il en soit, ce Palal qui trichait avec ses divins mystères, ce Palal croyait en lui-même, avait foi en sa propre divinité.—Et pourquoi non? Les augustes qualités que chacun lui reconnaissait, pourquoi les aurait-il déniées?

Certes, avec ces quelques bribes de renseignements, il serait facile à un homme du métier de construire toute une théologie, et de les développer en doctrines bien coordonnées.—Mais en aurait-il le droit? Et les Todas comprendraient-ils grand'chose à la dogmatique mise sous leur nom? Les Primitifs ont quelques idées rudimentaires, de vagues aperceptions morales, religieuses et philosophiques, lesquelles, après avoir été dégrossies, élucidées et groupées, donneraient un système, ni meilleur ni pire que tant d'autres,—mais ce système, ils ne l'ont pas élaboré, précisément parce qu'ils sont encore primitifs.


Les annonciateurs de l'Évangile ont peiné pendant deux générations pour leur inculquer la notion du péché, ont prêché, reprêché les tourments de l'enfer, le diable et l'éternité des peines. Mais voilà, ces pauvres gens ne peuvent comprendre la possibilité de crimes irrémissibles, protestent contre le ver qui ne meurt point et le feu qui ne s'éteint point, contre les rancunes toujours dévorantes et les haines qui jamais ne pardonnent. En fait de châtiments outre-tombe, ils n'ont encore voulu accepter qu'un marais, où les coupables seront livrés aux sangsues, mais seulement pour un temps proportionné aux fautes commises. Jusque-là ils avaient pensé, comme les Badagas, que pour se débarrasser de ses fautes il suffisait d'en charger une vache et son veau. O «Frayeur d'Isaac![336]» Dieu de Bossuet, et toi, Christ de Calvin, quelle naïveté! quelle ignorance!

[336] Exode. XII. 53 XXXI.

Cependant tous les actes de leur vie sont imprégnés de dévotion. Le Toda s'incline devant le Soleil qui se lève à l'orient, s'incline devant la Lune, met la main au front, et, se couvrant le nez avec le pouce, récite une prière qui résume ses besoins, tous ses désirs, toutes ses affections:

«Puissent nos garçons grandir et prospérer! Puissent nos hommes se porter bien, ainsi que les vaches et les génisses! Puisse chacun être en santé et avoir ses souhaits!»

Spectacle émouvant, raconte M. Marshall, quand le père de famille sort au clair de lune et implore la bénédiction de l'astre, fontaine de lumière. Avant de commencer le repas, chacun prend un morceau, le porte aux tempes et le consacre en disant:—«Regarde, ô Seigneur!» puis le dépose sur le sol, en offrande à Boumo-Taï, la Terre maternelle.

Comme culte secondaire, ils révèrent des esprits et de petits dieux, patrons des villages, protecteurs des sources, habitants des forêts et cavernes; tels que le sylvain Betikhân, faune et chasseur. Ils jeûnent pendant les éclipses. Les missionnaires leur ont fait dire que le Créateur des mondes s'appelle Asoura-Souami, et qu'il est Feu-Lumière, mais ils n'en savent pas davantage. Du sacrement d'ordination, les théologiens todas enseignent, contrairement au dogme catholique, qu'elle est muable, toujours révocable, ne vaut que par la fonction, qu'il est loisible de la déposer, mais que pour la reprendre, il faut la renouveler. Nous les renvoyons au concile de Trente. Comparée aux grandes dogmatiques, ensemble complexe où la logique et le bon sens se débattent dans un magma de mystères, dans un labyrinthe de métaphysique, la religion que nous dirons «de la Vache» est d'une simplicité rafraîchissante; sa bonhomie vous désarme. «Sans doute, disent ces braves montagnards, notre religion n'est pas faite pour vous, mais elle nous suffit, et nous la préférons à toute autre. Nous croyons en notre Palal. La divinité que nous lui avons conférée, il l'exerce à notre entière satisfaction,—et s'il nous mécontentait,—eh bien! nous lui donnerions sa démission, nous en prendrions un autre!»

Cependant, la majesté de ses fonctions fait au dieu une vaste solitude; son isolement rigoureux ne laisse pas que d'être pénible à la longue. Prise au sérieux par tous, sa divinité le met en dehors de l'humanité. On n'ose le regarder, on craint de le rencontrer. Débouté des joies de la famille, forclos des relations avec les humains, il est enfermé dans sa majesté comme dans une cage.

Quoi d'étonnant à ce qu'il se fatigue d'une sublimité trop rigide, et que monté si haut il aspire à descendre? Il pourra prendre sa retraite si quelqu'un veut occuper sa place; or, cette vie pénible et absorbante dans son ennuyeuse uniformité n'est pas faite pour les ambitions vulgaires. Le dieu qui abdique, résignant sans trop de regret l'empire de l'étable et son infinie responsabilité, dépose le manteau de son office, égide de sombre aspect comme celle de Jupiter. Il s'étire, se secoue les membres et quitte le Saint des Saints, nu comme il était entré, car le Toda, en son innocente simplicité, ne comprend pas que celui auquel les intérêts de la communauté sont confiés, ait le temps de soigner ses propres affaires, n'admet pas que la Providence réalise de petits bénéfices.

Des Palals, démissionnaires et rentrés dans la condition de simples mortels, sont tombés dans la nostalgie de la divinité perdue, ont voulu remonter dans l'empyrée; à la première vacance, ils ont ressaisi leur fonction, mais il leur a fallu repasser par les ennuis et toutes les fatigues de l'investiture.


Passons aux Badagas.

Il est maintenant reconnu que toutes les religions, et nous n'en excepterons pas même les monothéistes, sont greffées sur l'Animisme, ou culte des démons, lesquels démons se confondaient à l'origine avec les âmes des morts. Les génies hantent volontiers les pourlieux de leurs anciennes demeures. Dans leur nombre il s'en trouve de bons et de mauvais, ou, pour parler plus exactement, le même génie, mauvais envers tout le reste du monde, est bon pour ses anciens amis, pour les gens de sa tribu et ses adorateurs; surtout s'ils ont eu l'attention de lui préparer un domicile, sous forme d'amulettes, portées sur la personne.

Les enfants badagas sont assurés, contre les accidents généralement quelconques, par des talismans pétris avec de la terre et de la cendre prises aux bûchers. Les Todas qui ont passé dans l'autre vie se montrent moins complaisants; du moins les survivants ferment soigneusement le trou dans lequel ils ont enfoui les propres du défunt, y roulent une pierre, la touchent du front en dernier hommage, puis s'esquivent, craignant d'être happés s'ils s'attardaient à regarder en arrière; car l'Esprit, dans son premier dépit, et tant qu'il ne s'est pas fait à sa nouvelle position, s'abandonne facilement à la propension fâcheuse de tuer les gens, sans motif, malgré lui fort souvent, ou même par affection. Quand éclate une épidémie, c'est le mort en dernier qui court le pays, faisant des siennes.

Les Scythes et les Gaulois adoraient une épée. Les Badagas vénèrent le couteau, depuis longtemps rouillé, avec lequel un de leurs héros s'était ôté la vie. Les suicidés, les assassinés, les femmes mortes en couches, les filles et garçons emportés avant d'avoir goûté les joies de l'amour,—rappelez-vous la Fiancée de Corinthe, chantée par Gœthe,—ceux qui périssent prématurément, et en général les trépassés par mort violente, ont la réputation d'être inquiets et chagrins, rancuniers et perfides. Leur pouvoir est en raison de leur malveillance. L'esprit du suicidé hante la lame sanglante, y fait élection de domicile. Elle sera portée en triomphe, et on la placera dans une chapelle où une lampe brûlera nuit et jour.

Une Bagadelle raconta avoir vu une pierre suinter du sang. La nouvelle fut reçue avec enthousiasme; justement, le dieu du village venait d'être volé par des voisins jaloux[337]. Nul doute que la pierre sanguinolente ne donnât asile à l'âme d'un assassiné. Or, il n'est démon plus actif et robuste que celui d'un individu tué en pleine vigueur, encore exaspéré par le meurtre dont il a été la victime. Un dieu méchant est préféré par la raison qui fait au paysan rechercher un féroce chien de garde pour l'enchaîner à la porte. Donc, le caillou fut érigé en saint patron.

[337] Cf. Juges, 81.

Les démons délivrent des oracles, à époques fixes ou quand ils sont requis spécialement. Pour les recevoir, les tamtams font vacarme, les tambourins s'excitent. Le «médium» arrive, et tous de faire silence pour le saluer. Il entre au milieu du cercle, brandit le trident, sceptre infernal, porté par Siva, par Pluton, et aussi par le diable chrétien. Nu, sauf une étroite ceinture jaune, blanche et rouge, il va, vient, jette les bras avant arrière, saute, rue, bondit et virevolte à l'instar des derviches tourneurs; au beau moment, il marche sur des charbons. De longs hurlements accompagnent l'orchestre, puis la mesure s'accélère et les cris se font plus perçants; on lui donne du sang à boire. Soudain, il est comme secoué, tremble par tout le corps; les yeux lui sortent de la tête, prennent un éclat sauvage. Le dieu l'a saisi, le tient fixe, rigide, hagard, lui verse l'ivresse prophétique. Le voilà qui exhorte les assistants, délivre des oracles; répond aux questions sur l'un et l'autre monde. Puis, brusquement, il clôt la consultation, dit avoir faim, avoir soif. S'il est un dieu considérable, on lui sert du lait de coco et une friture de riz; un diablotin se contentera d'un peu de viande et d'arak.

En toute occasion, le problème est le même: décider le démon évoqué, celui de la peste ou de la fièvre typhoïde, celui des rats ou des chenilles, du tigre ou du crocodile, du vent ou du froid, de l'arbre ou du rocher,—à entrer dans le corps du danseur[338]; une fois qu'il y sera logé, on aura sur lui quelque action, il sera possible de l'influencer. On le fait donc manger et boire, on le flatte et l'amuse; sauf à le tromper et le berner, si l'on peut, à le mettre dehors, quelquefois même à le torturer pour se venger des maladies et souffrances qu'il a infligées. Les Todas ont-ils à régler des différends relatifs aux femmes ou au bétail,—les seules choses dont ils s'inquiètent,—ils s'adressent à un de leurs sous-laitiers, qui, bon gré mal gré, entre en danse, sautille, cabriole, se flagelle, hurle et crie, roule les yeux—épuisante besogne;—la bave et la sueur lui coulent sur le corps. Alors le démon prononce des oracles, d'autant plus profonds qu'ils sont moins compréhensibles.

[338] Monier Williams.

Le démonisme, malgré sa cruauté et sa brutalité innées, n'a pas aux Nilgherris le caractère repoussant qu'on lui voit ailleurs. Ces potentats d'outre-tombe ne sont pas exigeants; leurs ministres se contentent d'un casuel modeste: lait, fruits et volailles; dans les pays chauds, l'appétit se modère. L'orgiasme démonique prend le caractère des populations ambiantes. Relativement bénin chez les buveurs de lait, ailleurs il se glorifie d'être cannibale, et s'enivre aux potations de sang; partout, cependant, les performances ont un air de parenté.

«Afin d'assouvir la faim du Tigre Blanc, on mit un cochon entier à cuire dans une chaudière. L'enragé chamane saisit un enfant de chaque main, entra en danse. Il pirouetta, sauta, tressauta, vire-vira, finalement passa tigre. Plongeant la tête dans le chaudron bouillant, il retira une lanière de viande avec les dents:—Pour le petit minet! Il replongea pour l'autre minet, replongea pour Bibi, le Vieux Tigre[339]

[339] Dennys, Folklore in China.

C'est par le démonisme que s'expliquent les mystères de Zagreus, et, en général, tous les rites chthoniques et bachiques. Si nous ne connaissions par ailleurs les orgies de Dionysos et de la Grande Mère, nous pourrions nous en faire une idée suffisamment exacte en visitant les Ghâts, les Nilgherris et les Vindhyas:

«Mainte fois, quand, suivant la coutume anglo-indienne, je chevauchais avant le lever du soleil, j'ai rencontré leurs bandes revenant de la fête nocturne. Haute et belle race que ces habitants de la côte occidentale. Quand je regardais les torches flamber sous les pins, et ces femmes couronnées de fleurs, drapées à l'antique dans un vêtement à vives couleurs, il me semblait voir Bacchantes et Ménades, le Cithéron frémissant au bruit des clairons et cymbales[340]

[340] Walhouse.

La vie ascétique menée par les divins bergers, la persuasion qu'ils sont les frères et compères du soleil, valent à ces Todas la crainte et le respect des étrangers. Depuis longtemps les Badagas auraient cessé de payer les petits boisseaux de grains que réclament les soi-disant suzerains du sol, n'était que de temps à autre un Palkarpal descend des hauts sommets. Chacun tombe devant lui, la face contre terre; il commande et tous obéissent, craignant qu'il ne déchaîne le farcin et la clavelée sur les troupeaux. Nul n'oserait lui déplaire.


Le Couroumba, lui aussi, est sorcier par droit de naissance. Le Toda respecte le Couroumba, le Couroumba respecte le Toda; le pauvre Badaga redoute l'un et l'autre; berger et agriculteur tout ensemble, il craint tout de tous, et principalement du Couroumba, malingre, difforme, toujours affamé, qui passe pour un fauve plutôt que pour un homme. A le rencontrer inopinément, des enfants ont été pris de convulsions, des femmes sont tombées mortes dans la forêt. Par surcroît, le Badaga doit encore se garer de l'humble Iroula. La divinité émane la crainte comme le soleil, ses rayons. Les enfants d'Israël juraient par le Seigneur des Épouvantements; ils disaient en tremblant qu'«on ne peut voir l'Éternel et vivre».

Primus in orbe deos fecit timor.

Puissant est le démon qui regarde par l'œil avide du Couroumba. Voilà pourquoi le timide Badaga fait de ce sauvage son officiant ordinaire, bien qu'il ait dans sa propre cité les Harouarous, la sixième des dix-huit castes, tribu de lévites, servants du taureau Bassava, prêtres du temple conique qui contient la pierre maha linga, figuration du phallus divin. Ces Couroumbas de malheur possèdent tout un trésor d'incantations, de prières et de charmes. Lors de la moisson, ils prennent une corbeille qu'ils suremplissent de grain nouveau, afin de faire déborder les greniers. Les Harouarous sont influencés par les Brahmanes, qu'ils imitent ou singent; mais, précisément parce qu'ils ont des prétentions, parce que leur chamanisme s'est infusé de respectabilité, ils ont moindre succès que les abjects sorciers des entours. C'est au plus grossier sauvage qu'on s'adresse de préférence[341], parce qu'il passe pour mieux familiarisé avec les habitudes des mauvais génies, avec les lieux qu'ils hantent. D'ailleurs, le démonisme plaît aux esprits incultes; il a d'autant plus de séduction qu'il se montre barbare et déraisonnable.

[341] Dalton.

Donc, le Couroumba est un jeteur de sorts. Il a maléficié la géline qui crève de la pépie, il a enguignonné le veau qui ne profite pas, maraillé la vache qui maigrit. Qu'un homme vienne à mourir, sa maladie est le fait de ces abominables. Un jour, Todas et Badagas se réunirent pour les exterminer, mais les maudits échappèrent dans les bois. Redoutés de tous, ils ont tout à redouter; leur vie est en danger perpétuel. A chaque instant, une bande irritée peut les assaillir, impatiente de venger quelque prétendu méfait. Nul d'entre eux qui n'ait été maltraité, quelque peu lapidé. Autant de sévices, autant de titres d'honneur; ils sont flattés qu'on leur attribue un pouvoir qu'ils voudraient bien posséder. Comme les sorciers normands, ils «aiment mieux passer pour exercer une industrie de fripons, que de laisser croire qu'ils font un métier de dupes[342].» Flattés de la mauvaise réputation dont ils jouissent, ils s'offrent à dénouer ce qu'ils passent pour avoir noué, à retirer les sorts qu'on les accuse d'avoir jetés.—Le froment est niellé et les troupeaux ont la clavelle? La tête est endolorie et l'estomac embarrassé? Un de ces coquins survient, offre d'évincer le démon—comme cela se trouve... il est de ses amis particuliers!—il chassera Belzébuth par Belzébuth.—Les insectes ravagent les emblavures? Le remède est tout trouvé: qu'un Couroumba se mette à quatre pattes et beugle comme un veau.

[342] Bosquet, la Normandie romantique.

Chaque village tient à sa solde deux ou trois de ces drôles qui manigancent les exorcismes, braillent les incantations, et, suivant qu'ils en sont requis, conduisent le premier araire, jettent la première semence, scient la première gerbe, frappent le premier coup de fléau, cuisent la première fouace.

«... La famille entière assistait à l'inauguration des labours, à laquelle présidaient deux ou trois Couroumbas. L'un posa sur le terrain une pierre qu'il couvrit de fleurs sauvages; en se prosternant, il l'encensa, l'aspergea avec le sang d'un bouc. Puis il saisit la charrue, la conduisit pendant une minute ou deux et passa la main au paysan; après quoi, il se retira, emportant la tête de la bête sacrifiée. A la moisson, pour se payer de ses services, il charge autant de gerbes que son dos peut porter; et après dépiquage, il réclame le soixantième pour sa part et portion[343]

[343] Harkness.

Les augustes fonctions qu'ils remplissent aux Quatre-Temps badagasses ne les empêchent point de jouer en d'autres occasions les rôles de mimes, sauteurs, flûteux et tambourinaires. Sorcier et saltimbanque, prêtre et bouffon, filou et artiste, personnage complet. Les pauvres Badagas ont imaginé de lui faire boire du lait en certaines occasions, persuadés que ce breuvage si blanc et si pur, sorti des flancs d'une vache, honnête créature, lui blanchira l'âme, lui inspirera la candeur. Le Couroumba se laisse faire. Il nous rappelle et les sauvages Thessaliens auxquels les civilisés de l'antiquité attribuaient d'effrayants pouvoirs, et ces Juifs du moyen âge dont le nom infecta longtemps le démonisme, ces Juifs que le synode d'Elvira interdit aux fidèles d'appeler pour incanter les champs. Pendant plusieurs siècles, les chrétiens se glissaient aux plus sombres réduits des ghettos, y consultaient les nécromanciens et diseurs de bonne aventure, quoique ou parce que passant pour crucifier le Christ. Longtemps le mire juif fut préféré à tous autres; car il était réputé maître en alchimie, en astrologie, en magie noire. L'Ancien Testament, tant en hébreu qu'en latin, passait pour un grimoire redoutable.

Contemplez ces prêtres et mendiants des jungles, ces jeteurs de sorts et rebouteux, ces tire-laine et histrions; gardez-les dans votre souvenir. Ces humbles ancêtres des castes sacerdotales font comprendre pourquoi les ministres des autels, malgré la respectabilité, les énormes pouvoirs et la toute-puissante influence qu'ils ont su gagner, n'ont pas lavé la tache originelle. Ceux-là même qui s'agenouillent devant eux les croient corbeaux de malheur, oiseaux de mauvais augure; craignent de les rencontrer, de les avoir pour compagnons de voyage. Le peuple a le vague, mais ineffaçable souvenir, que les oracles qu'ils rendent aujourd'hui au nom des anges de lumière, ils les avaient délivrés jadis par un soupirail de l'enfer. Ces serviteurs du Très-Haut, il se rappelle les avoir connus suppôts du diable, et se méfie. Il se méfie... mais plus il se méfie, mieux il est dupe.


Persuadés que le missionnaire qui venait d'Europe était un sorcier fort supérieur à ceux du crû, les Todas et les Badagas lui firent grand accueil. Ils ne demandaient qu'à croire tout ce qu'il voudrait, mais insistaient pour qu'il les débarrassât de ces affreux Couroumbas, qui grêlent les fruits, stérilisent les vaches et tarissent les sources du lait. Bien étonnés, furent-ils, et désappointés, quand le prédicateur de l'Évangile refusa d'organiser le massacre de ses rivaux, ou tout simplement d'en faire rafle par une bonne peste. Cependant, force leur était de reconnaître que le Dieu anglais, Seigneur des Fusils et Baïonnettes, Maître des Canons et du Whisky, avait le bras tout autrement long que Cotorou Peïkî, même que Siva et son taureau Bassava. Espérant capter sa faveur, ils lui élevèrent une chapelle où ils déposèrent en pompe un Nouveau Testament tamoul, que les convertisseurs leur avaient donné comme le grand édit de l'Éternel Jéhovah, le secret du salut, l'abrégé de toute science, la révélation de tous mystères du ciel, de la terre et de l'enfer. Bientôt courut la légende que, chaque nuit, le Jésus des Féringhis venait goûter au lait et aux bananes déposés sur son autel. Malheureusement, une épidémie ayant éclaté bientôt après, ledit Jésus en fut tenu pour responsable, par la raison que le missionnaire avait naguère prêché qu'un cheveu, qu'un oiseau ne tombent pas en terre en dehors de Sa volonté expresse et de Son ordre souverain.

Il fallait en avoir le cœur net. On en référa aux antiques divinités nationales. Des prêtres approchèrent l'oracle, le consultèrent en jetant des fleurs:

—Celui qu'on appelle Jésus-Christ est-il un bon Souami?

La plupart des fleurs tombèrent à gauche. Donc le dieu étranger n'était pas un bon Souami. Et les Couroumbas, ennemis pourtant des gourous, vodiarous, et cauacourous, confirmèrent la réponse. Plus de doute, le fétiche anglais avait mauvais caractère, il y avait danger à l'approcher. Quoiqu'il leur en coûtât, les habitants émigrèrent, abandonnèrent champs et demeures, laissant la chapelle au Jésus blanc et à son livre.

Mais le missionnaire dont s'agit, Metz, était énergique autant que sincère et convaincu; il s'était attaché aux populations qu'il avait étudiées longtemps;—c'est à lui, disons-le en passant, que la science doit le meilleur de ses informations sur ces peuplades, informations qu'il communiquait généreusement à tous les voyageurs qui se succédaient au Nilgherris. Résolu, quand même, à sauver les âmes qui périssent, et comptant, d'ailleurs, sur l'énergique protection des Anglais, il émigra, lui aussi, et alla dans un autre district fonder une école pour laquelle il obtint une subvention du gouvernement. Les enfants apprenaient volontiers à lire, écrire et compter, mais montraient une répugnance invincible à prier Jésus dans leur propre langue. Un jour qu'il s'avisa de commencer la classe par une invocation à son Jésus-Christ, enjoignant aux élèves de la répéter, toute la nichée s'envola du coup, les uns par la porte, les autres par la fenêtre. Il se mit à leur poursuite, rattrapa quelques fugitifs, leur demanda: «Quelle mouche vous pique? Qu'aviez-vous à décamper?»—Et les moutards de sangloter: «Lâchez-nous! Nous ne voulons pas nous faire chrétiens! non! non! Si nous disons le mantroum des chrétiens, Christ entendra, Christ viendra, Christ nous emportera!»

Tout est relatif, et ces Badagas, ces Badagots se montraient encore supérieurs à leurs voisins du Travancore qui n'osaient même toucher un livre anglais, de peur que le démon du gribouillis imprimé n'envoyât des éléphants piller et écraser les récoltes. Principiis obsta!

Laissez-leur mettre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

Malgré son insuccès, l'évangéliste était fort respecté; on redoutait d'offenser ce grand sorcier, auquel on avait donné l'appellation bizarre de «Dieu Trois-Quarts», parce que, disait-on, il ne lui manquait pas grand'chose pour qu'il fût Dieu tout à fait. On ne lui contesta jamais sa puissance, mais on cessa de croire à ses bonnes intentions, quand il ne voulut pas favoriser l'escapade d'une jeune femme avec son amant; ce qui, d'après l'opinion publique, eût été pourtant son devoir d'honnête homme. Et sa réputation reçut un coup funeste, quand il refusa net de prouver la vérité de sa mission en marchant pieds nus sur des fers rougis, chose que les Harouarous font sans se faire prier. Pourtant, cet étranger n'avait-il pas déclaré, n'avait-il pas maintes fois répété que son Jésus tenait compte de tous les cheveux, compte des plumes de tous les oiseaux? N'avait-il pas raconté l'aventure des trois jeunes hommes Sadrach, Mésach et Abed Nego[344] que le roi Nabuchadnetsar fit jeter dans une fournaise? N'avait-il pas assuré qu'ils en sortirent sains et saufs?

[344] Daniel, III.

—Hé bien, fais-en autant! concluaient ces pauvres Badagas.—Fais-en autant! répétaient ces ignorants Todas. Impossible de les tirer de là.


LES KOLARIENS DU BENGALE

ET

LES SACRIFICES HUMAINS CHEZ LES KHONDS

Linguistes et anthropologistes, chacun pour sa partie, ethnologues et mythographes, trouvent ou trouveraient de riches matériaux à exploiter dans la contrée de l'Inde, qui reçoit les eaux des monts Vindhya et Adjanta, pour les déverser dans le golfe du Bengale par la Mahanadi et la Godavéri. Cette région de beaux paysages et de campagnes fertiles pourrait être largement peuplée, n'étaient de vastes marais répandant au loin, sous un ciel torride, leurs miasmes empoisonnés. Les habitants de la plaine doivent s'en tenir éloignés pendant six mois, et les Européens pendant neuf. De vastes cantons n'ont jamais été habités que par des peuplades primitives, qui vivent en communautés généralement isolées, ne se rattachant que par de faibles liens aux voisines de même nom ou de même race. Une barrière de montagnes entoure le plateau légèrement ondulé, parsemé de superbes rochers granitiques, dont les uns s'élèvent en masses arrondies, et les autres en fragments ruineux, de formes fantastiques.

En tant qu'autochtone, l'agglomération ethnique dont il s'agit est considérée comme d'origine antérieure aux Aryas et même aux Dravidiens. Elle se subdivise en milliers de clans[345] que nous n'essayerons pas de classifier, même sommairement; il nous suffit qu'on les désigne sous l'appellation collective de Kolariens, dérivée du peuple Kolh ou Cole, d'où le mot de couli, qui appartient à la langue franque internationale[346]. La partie orientale du plateau s'étend à une hauteur moyenne de 2,000 pieds, sur une surface de 7,000 kilomètres carrés. Elle est habitée par un million d'hommes, parmi lesquels plus de moitié appartiennent à des tribus sauvages ou demi-sauvages, se subdivisant en deux grandes classes, les Ouraons et les Moundahs; ces derniers les plus anciens, s'il faut en croire la tradition. Dans ce magma humain, on entend répéter des noms plus fréquemment que d'autres: Sonthals, Bhils, Bhoumis, Hos, Birhors, Sourahs, Khérias, Koréwars, Dchouangs ou Pattouns, Larkas, Gonds.

[345] Beverley.

[346] Campbell. Cependant Beames, une autorité en la matière, conteste cette étymologie: «M'est avis, dit-il, que la connexité qu'on a voulu établir entre le Kolh et couli est purement imaginaire.»

Les Khonds, auxquels nous vouerons une attention particulière, ont pris le nom de l'épée nationale, la khande, dont ils ont une manière à eux de jouer. On fait aussi dériver leur nom du mot tamil koundrou, la colline. Ce seraient donc les gens du haut pays. Eux-mêmes se disent Kous[347]. Au nombre de deux cent cinquante à trois cent mille, ils se groupent sporadiquement autour de Boustar, Tchinna Kinnedy, Djeypour, Goumsor, Boad et Despalla, leurs forteresses et principaux centres.

[347] Caldwell.


Les conquérants font de droit l'histoire de leur conquête, et pour mieux se couvrir de gloire, aspergent les vaincus d'ignominie. A quoi n'ont pas manqué les Aryas dans leurs légendes et traditions. De ces récits, lus avec critique, il ressort que les envahisseurs trouvèrent une résistance longue et opiniâtre. Sans doute, les indigènes se défendirent avec courage, leurs revers alternèrent avec des succès et ils ne furent entièrement subjugués que sur le littoral et dans le bassin du Gange; sur les premières collines, ils furent vassalisés, dans le haut pays, pas même entamés. N'ayant pu les vaincre ni les asservir sur toute la ligne, le conquérant se vengea en les appelant singes, nagas, serpents, géogènes, en les confondant, de propos délibéré, avec les léopards et autres animaux, patrons de totems. L'immigration inonda la grande plaine, où elle implanta la race et la langue des Aryas, leurs doctrines et pratiques, mais ne remonta pas très avant dans les vallées. Le flot ne dépassa guère les premiers contreforts; le bruit des batailles ne pénétra pas jusqu'aux hauts pâturages. Le choc des armes, les rumeurs des révolutions, le fracas d'empires s'effondrant, ne réveillaient pas les échos de la combe profonde; le tigre des jungles, le crocodile des marais, les démons de la peste et de la fièvre défendaient la négraille. Une abjecte misère protégeait ces créatures, qui ne possédèrent jamais rien qu'il valût la peine de piller. Et la situation se perpétua. On aurait cru que les indigènes n'ayant pas d'organisation politique proprement dite, n'étant groupés qu'en hameaux et villages de faible population, organismes lâches et sans cohésion, succomberaient à leurs dissensions intestines, aux moindres attaques de l'extérieur. Cependant ils ont survécu aux États qui les enclavaient, quoique ou parce que ne s'élevant pas jusqu'à la notion d'État.

Ce n'est pas que plusieurs de ces Kolhs et de ces Khonds ne dussent reconnaître la suprématie d'Orissa, fière de ses guerres et conquêtes, de ses gloires et victoires, et qui déploya sa plus haute splendeur au temps de Charlemagne et de Haroun al Raschid. Pendant une dizaine de siècles, du Ve au XVIe, ce royaume imposa aux peuplades inférieures un modus vivendi qui survécut à sa chute, se perpétua sous la dynastie musulmane de Delhi, et subsiste plus ou moins sous la domination anglaise. Le souverain, sorte d'empereur féodal, commandait à des maharajahs, rajahs et zémindars, à des païks, au nombre de 150 à 200,000, vassaux inégaux en pouvoir, richesse et autorité, autant que dans le Saint Empire furent magnifiques ducs et marquis, illustres comtes, puissants barons, petits sires, minces seigneurs bannerets, mais tous chevaliers et gentilshommes, qui,—à l'armée, étaient les «hommes de l'Empereur»—à la cour, ses serviteurs,—et, sur leurs terres, des maîtres indépendants qui exerçaient les droits de haute et basse justice. Le sceptre du suzerain d'Orissa pesait sur les grands feudataires, lesquels faisaient pression sur les moindres; les derniers se dédommageaient sur les indigènes planicoles, entre autres, sur les pauvres Sourahs, qui, tombant en un dur esclavage, furent traités en ilotes. Protégés par une première ligne de marais, les Kolhs et Khonds des coteaux avaient la paix, mais à condition d'apporter en tribut aux rajahs quelques produits des jungles, et de fournir aux temples et aux domaines seigneuriaux un travail qu'on ne leur payait point, d'où leur nom de vettiahs, ou corvéables. Quant aux congénères du haut pays, les fièvres, en sentinelle devant le boulevard des bois et marais, assuraient leur indépendance. Dans la plénitude de leur liberté, ils contractaient des alliances avec les hobereaux du voisinage, au service desquels ils s'engageaient volontiers pour une campagne ou deux. Le sol, médiocrement cultivé, nourrissait mal une population parsemée, que décimaient un climat insalubre, les infanticides, des escarmouches fréquentes entre clans et tribus. Tous les ans, des émigrants descendaient, descendent encore, aux basses terres pour y trouver à vivre; ils se casent suivant leurs castes et métiers, se font bûcherons, manœuvres, matelots, messagers, commissionnaires; prennent du service comme domestiques, pâtres ou bergers. Les uns s'enrôlent dans les bandes du crime, les autres dans l'armée de la répression. Jusqu'aux derniers temps, leur grande ressource était de s'engager chez les Païks, ou vassaux de la couronne, en qualité d'archers et soldats, à la façon des Suisses montagnards, qui se louaient, comme lansquenets ou gendarmes, au plus offrant et dernier enchérisseur, qu'il s'appelât pape de Rome, Venise ou république de Florence, roi de France ou empereur d'Allemagne. De tout temps, on recherchait les Khonds comme miliciens; les princes ne voulaient qu'eux pour gardes du corps, donnaient bon prix de leurs services, car ils les connaissaient pour sobres et infatigables, les savaient de race martiale, intraitables sur le point d'honneur, ponctuels à tous engagements, prêts à se faire hacher plutôt que de manquer à la parole donnée. Ils ne pouvaient qu'apprécier la bravoure éclatante, la vaillance chevaleresque de ces hommes qui partout sollicitaient le poste du danger, ou même le réclamaient comme leur droit, et s'attachaient passionnément à leur chef, pour peu qu'il le méritât, voire sans qu'il le méritât.

A mesure que les siècles s'écoulaient, la civilisation gagnait sur la barbarie monticole; les idées religieuses, les pratiques sociales des plaines s'infiltraient; les influences du brahmanisme et du bouddhisme, puis de l'islam, pénétraient jusque dans les cantons reculés, réveillaient de lointains échos. Néanmoins, jusqu'aux cinquante dernières années, les districts intérieurs étaient restés inconnus, donc indépendants. Mais voici venir voyageurs anglais, missionnaires chrétiens de toute dénomination et de toute provenance, commerçants, ingénieurs et soldats. Les histoires de conquête se ressemblent toutes. La Compagnie des Indes se ménagea des intelligences dans les places, se fit des amis; les riches et puissants n'y ont pas grand'peine avec les ignorants et besogneux, facilement jaloux les uns des autres. On vit surgir de belles routes carrossables, sur lesquelles firent leur apparition infanterie, cavalerie, artillerie. Sans bruit, sans éclat ni menaces, avançant graduellement, les habits rouges occupèrent des points stratégiques, d'où l'argent se répandait à l'entour. La marée montante enveloppait une position, tournait une autre. Maint châtelain apprit à ses dépens que son roc n'était plus imprenable; maint gentillâtre fut mis à la raison. L'ennemi déclaré, on le brisait; on isolait les malveillants, on achetait les douteux. D'habiles officiers, sachant se hâter lentement, dire des paroles accommodantes et bien placer des cadeaux, gagnaient position après position. La diplomatie anglaise, le gouvernement de Calcutta, montrent avec fierté les résultats que leur valut une dépense en hommes et en argent relativement minime. Aujourd'hui, le territoire est parcouru par des visiteurs toujours plus nombreux; les immigrants apportent autres besoins et intérêts, autres industries et mœurs. Les nouveaux venus constatent que le sol se prête à de nombreuses cultures; que le paysage se montre souvent agréable, parfois superbe et grandiose; qu'il fait bon quitter les plaine torrides, traverser rapidement les régions pestilentielles et se fixer dans les hauts pays d'air pur et de climat salubre. Les Européens installent des exploitations, montent des chasses, s'enthousiasment de cette nature sauvage, s'intéressent à ces populations primitives, les veulent instruire et civiliser. Elles ne survivront pas à tant de sympathies. C'est le commencement de la fin.


Pour ce qui en est du type, les dissemblances entre Aryas et non-Aryas sont trop marquées pour ne pas frapper le regard le moins prévenu. Chez les Indous, l'animal humain a la couleur moins foncée, une plus forte capacité crânienne, des formes mieux proportionnées et plus élégantes, des traits plus réguliers, une physionomie plus agréable; les populations indigènes abondent en figures ingrates et de laideur repoussante. Pour peu qu'on voulût adopter la formule pratiquée par tant de voyageurs et même de savants ethnologistes:—à Tours toutes les femmes sont rousses,—il serait facile de prouver que ces monticoles sont superbes, ou qu'ils sont repoussants. Il y en a de beaux, il y en a de fort laids, quantité de passables. Aux Khonds que nous avons plus particulièrement en vue, Howard trouve une physionomie mi-mogole, mi-caucasique; front large, parfois surplombant, yeux grands et expressifs, figure triangulaire, barbe rare, cheveux noirs et abondants. Shortt leur donne une taille moyenne de 1m,73. Hunter se borne à dire qu'ils sont aussi grands que les Indous, bien musclés, rapides à la course, qu'ils ont front large et lèvres pleines, mais sans excès. «Leur vigueur, leur intelligence et leur résolution, leur inaltérable jovialité en font d'aimables compagnons ou de terribles ennemis.» Dalton, la grande autorité en matière d'ethnologie bengalienne, s'exprime de la sorte sur quelques-uns de leurs voisins:

«Les Hos et Larkas, noyau de la nation moundah, en sont la partie la plus intéressante et certainement la mieux faite. Port droit, virile attitude, ils ont l'aspect d'un peuple libre, justement fier de son indépendance. Même angle facial que celui des Aryas, et des traits qui souvent ne sont inférieurs en rien à ceux des Indous: grand nez, larges lèvres bien formées, dents magnifiques. Les formes, que l'absence de costume permet d'examiner en détail, sont fréquemment d'une beauté sculpturale.»

Cette description, vraie pour les habitants des districts bien cultivés, qui jouissent d'une aisance que leur envieraient les ouvriers agricoles de la Grande-Bretagne, serait inexacte pour les habitants moins favorisés des cantons forestiers, où les figures sont laides. Quand les Moundahs n'ont pas le type caucasique, ils paraissent se rapprocher du mogol plutôt que du nègre: pommettes saillantes, yeux peu ouverts, légèrement obliques, face plate, poil maigre, taille moyenne, teint variant du tanné au basané. Plus disgraciés que tous autres, les simiesques Ouraons ont la taille petite, mais bien proportionnée, rarement courte et trapue. Les jeunes gens des deux sexes, remuants comme des écureuils, ont une figure mince et mobile. Les localités de race mêlée montrent une variété remarquable de traits et de teint. Où la race est moins mélangée, abondent les vilains noirs: bouche large, lèvres épaisses, mâchoires prognathes, nez ridiculement aplati, narines écartées, front fuyant, cheveux crépus autant que laine de nègre.


Chasse et sauvagerie sont presque synonymes. Ces populations sont arriérées, en proportion de la part pour laquelle la chasse entre dans leurs moyens de subsistance: d'autant plus sauvages qu'elles font moins d'agriculture. Le plateau n'est pourtant pas de trop mince couche végétale; ne manque pas non plus de pluies; mais les eaux ici se précipitent en torrents dévastateurs, et là croupissent dans les marais, corrompant l'air de leurs émanations pestilentielles. Le sol est mal exploité, mal cultivé. Aux plus misérables, qui vivent sur les produits spontanés de la brousse, toute viande est bonne: chiens, chevaux, chacals, grenouilles, chair vivante, chair abattue, du frais ou du pourri, ils font profit de tout; du tigre au serpent, du crocodile aux insectes: tout passe au garde-manger. Ils ne peuvent qu'être un objet d'horreur pour les Indous, qui mourraient plutôt que de goûter à un filet de bœuf ou de vache, pour les Musulmans, qui ont le porc en abomination et qui expliquent le nom de Kolh par «tueurs de cochons», sobriquet dont les incriminés s'affectent médiocrement. Brahmanes et Musulmans font un crime aux nomades Birhors d'être anthropophages; mais nous ne le leur reprocherons pas, leur cannibalisme étant inspiré par la piété filiale: les parents, à l'article de la mort, demandent comme une faveur que leur corps ne soit pas abandonné sur le chemin ou dans la forêt, mais trouve asile dans l'estomac de leurs enfants. Ceux-ci ne peuvent le refuser, mais, ils ne mettront aucune hâte malséante à jouir du repas funèbre.

De toute main ils acceptent toute mangeaille, disent de ces sauvages les dédaigneux Brahmanes, qui se croient de substance très raffinée, parce qu'ils ne touchent qu'à des aliments de choix, et encore faut-il qu'ils soient préparés dans leur famille. Par la différence d'alimentation, la loi des conquérants, personnifiée en Manou, comptait éterniser la distinction des castes, l'accentuer de siècle en siècle, constituer des races entièrement dissemblables et par les caractères intellectuels et moraux, et par les caractères physiques: l'aliment impur procréant des corps laids et rachitiques, des organismes stupides et dégradés, et l'aliment pur constituant dans l'homme la force et la beauté, la noblesse et l'intelligence. Le système était séduisant; il s'appuie sur une certaine expérience, et la physiologie de l'avenir fera, pensons-nous, de précieuses découvertes dans cet ordre de recherches. Toujours est-il que ce principe fut, par la race dominante, proclamé vérité absolue, admis implicitement par les races subjuguées ou refoulées et par les tribus plus policées qui, habitant des demeures fixes, relativement confortables, s'étaient élevées jusqu'à l'usage de la charrue. Pour n'en citer qu'un exemple, les Ouraons, mi-sauvages, mi-civilisés, mangent tout et n'importe quoi pendant l'enfance et la première jeunesse, mais, à partir du mariage, les époux se font une chair sacrée, s'administrent, en manière de sacrement, le sel par lequel ils jurent, à l'exemple des Sonthals; leur corps ainsi purifié ne sera plus entretenu que d'aliments purs, auxquels ne touche aucune main étrangère à la tribu. A l'Ouraonne il est enjoint de préparer le repas du mari, interdit de le partager; elle se contente des restes, suivant l'exemple donné par l'épouse brahmane. Chez la plupart des Kolhs, cependant, la femme s'assied à la même table que le seigneur et maître, si table il y a. De leur côté, les Khonds s'abstiennent de la nourriture qu'auraient préparée des gens réputés de caste inférieure, prohibent les viandes du chien, du chat domestique, du serpent, des animaux de proie, tels que chacals, milans et vautours. Une fois sevrés, ils ne touchent plus à aucune espèce de lait.

Par suite d'une abstinence invétérée, la race indoue tient les liqueurs fortes en aversion; les brahmanes regardent, du haut de leur sobriété rigoureuse, ces barbares qui prennent prétexte de toutes festivités pour boire le toddy avec délices, de toutes cérémonies pour se donner du vin de palmier sans mesure. Quand l'arbre du maouah[348] se couvre de sa riche moisson de fleurs parfumées, qui passent pour guérir la plupart des maladies, le Khondistan est en joie, les éléphants, tous les herbivores, et plusieurs oiseaux se régalent. Les hommes, pour accaparer la plus grosse part, sont obligés de faire garde jour et nuit. Il n'est alors chaumière qui ne distille des pétales une liqueur capiteuse[349]; il n'est Khond qui ne s'enivre royalement; la Khonde se permet d'être «pompette». Les soldats anglais s'accordent plus de latitude, trouvent à la liqueur une certaine ressemblance avec le whisky d'Irlande; ils se «soûlent glorieusement», en se bouchant toutefois le nez, à cause de l'odeur trop forte pour les Européens.

[348] Bassia latifolia.

[349] Le deral.

Voulant se retrancher derrière une barrière infranchissable, les Aryas avaient eu pour politique d'élargir incessamment la distance entre vainqueurs et vaincus, de rehausser les premiers, d'avilir les seconds, physiquement et surtout intellectuellement,—car nulle démarcation n'est plus profonde, mieux évidente que celle qui sépare le civilisé du barbare;—ils avaient interdit de transmettre à la race inférieure les nobles arts de la lecture et de l'écriture. Le Brahmane eût passé pour traître qui eût communiqué ses formules et liturgies, qui eût expliqué les Védas aux ilotes. L'instruction développe les facultés et l'hérédité les fixe; aussi nulle race n'est plus intelligente que l'indoue, nulle n'a l'esprit plus souple et plus subtil, n'a créé langue plus riche et savante, poésie plus grandiose, philosophie plus abstraite et profonde, architecture plus étonnante, religions plus extraordinaires. Entre les hautes et les basses castes, tout contact immédiat passa pour abominable et finit par sembler impossible. Avec une sagacité rare et une ingéniosité vraiment étonnante, les conquérants s'appliquèrent à dégrader les subjugués, à les rendre méprisables à leurs propres yeux. Les lois de Manou décrétaient la honte et l'humiliation, la misère et l'ignorance, imposaient un état civil, qu'elles ne pouvaient imaginer plus abrutissant, à ces «êtres noirs de couleur, à figure bestiale, moins hommes qu'animaux», dont le souffle contamine l'atmosphère, et dont l'ombre empoisonne les aliments, et même les eaux sur lesquelles elle passe. On leur donnait des noms comme ceux de Kolhs, les porcs, Poulayers, l'ordure. A quiconque elles donnaient droit de les tuer, sans qu'il fût besoin d'alléguer aucun motif; mais qui eût voulu se souiller la main en les frappant? On se salissait, rien qu'à les conspuer, à leur cracher à la figure. Et pour que leur salive n'infectât pas la terre, ils devaient porter un crachoir sur leur personne[350]. S'il fallait les toucher, ce devait être avec un fer rouge. Le plus sûr était de les tenir à distance: nonante-six pieds entre leur corps hideux et un auguste Brahmane n'étaient que distance suffisante; il leur fallait demeurer en dehors de tous les villages habités par des gens honnêtes; on leur enjoignait de ne porter aucun vêtement au-dessus de la ceinture; de parler la main devant la bouche, et encore de ne s'exprimer que dans leur patois[351]: la noble langue des conquérants ne devait point, portée par une haleine puante, passer par ces lèvres impures. Qu'ils ne présument dire: «Moi, mon riz, ma femme, mes enfants»; mais qu'ils éjaculent dans leur charabia des expressions telles que celles-ci: «Votre esclave, ma sale ratatouille, ma guenon, mon veau, ma velle.» Des prêtres seuls pouvaient avoir formulé cette législation, qui érigeait la férocité en système et rendait la cruauté plus savoureuse en l'assaisonnant d'insulte. Un chef-d'œuvre de cette politique fut d'interdire aux vaincus le progrès et l'instruction. Enjoint aux Indous en général, et aux Brahmanes en particulier, de cultiver leur esprit, de s'imprégner de poésie et de la littérature sacrée, résumé de toute science; interdit aux indigènes de toucher, de regarder aucun livre. Pour mieux fixer les vaincus dans le servage, la législation défendait tout changement qui eût amélioré leur condition. Ils avaient été razziés de leurs troupeaux? Défense d'en acquérir de nouveaux, défense de porter la main sur un pis de vache pour en tirer du lait, de posséder autres animaux que des chiens et des ânes. Ils n'avaient que des habitations misérables? Défense d'en construire en pierres, ni à plusieurs étages, de les couvrir autrement qu'avec du chaume. On préférait qu'ils vagabondassent et n'eussent aucune attache au sol. Interdit d'avoir des vases entiers: il leur fallait se servir de tessons. Interdit de porter bijoux d'or ou d'argent, joyaux autres qu'en laiton, fer ou verre. Interdit aux femmes de se couvrir les seins, de porter souliers, de se donner le luxe d'un parasol, de laver leurs vêtements. Il leur était enjoint de vivre dans la malpropreté et l'infection[352]. Ordre aux hommes de vivre nus; on ne leur permettait pour vêture que de la paille ou des guenilles, la fripe des morts et des loques laissées par les criminels qu'ils auraient exécutés. Ce dernier point doit être expliqué: les bourreaux et tortionnaires étant haïs et méprisés, on dévolut leur office aux basses castes. L'équarrisseur, le fossoyeur, l'écorcheur et l'exécuteur public furent réputés frères, et on leur donna pour fils ou neveux les mégissiers et tanneurs, les corroyeurs, selliers, cordonniers, tous de métier vil. On affectait de ne leur garantir aucune propriété, ne supposant pas qu'ils possédassent rien en propre, sinon par le vol et la filouterie. La loi condamnait au vagabondage tous ceux qu'elle n'attachait pas à la glèbe, leur interdisait l'approche des maisons honnêtes, le séjour dans les villes et les villages.

[350] Koragars, Walhouse.

[351] Non aryen, apparenté au tamil et telougou

[352] Dubois, Mœurs de l'Inde.

De ces prescriptions dictées par la haine, plusieurs, pensons-nous, n'ont jamais existé, n'ont été inventées qu'après coup. Nombre d'entre elles tombèrent en désuétude par la force des choses, par les invasions de plusieurs religions contraires au brahmanisme. Mais la plupart de ces ordonnances iniques entrèrent ou restèrent en vigueur, et le temps les consacra. Des peuplades entières acceptèrent l'humiliation qu'on leur infligeait, et, en l'acceptant, oublièrent de la ressentir, finirent par s'en accommoder. L'habitude est une seconde nature. Depuis longtemps les Nagas ont oublié de s'indigner qu'on les ait assimilés aux lépreux: ils gesticulent, aboient à demi cachés derrière quelque haie, mendient la pitance qu'on jette et n'osent la ramasser que lorsque le passant s'est éloigné déjà. On prétend que l'ignominie peut aller plus loin, et que les jungles de Tchittagong sont le repaire de hordes tombées plus bas que beaucoup d'animaux, lesquelles ne connaîtraient plus l'association permanente des mâles et des femelles pour l'élève des petits[353]. Mais de cette assertion il est permis de douter jusqu'à production de témoignages circonstanciés.

[353] Faulmann, Die Entwickelung der Schrift.


Altière théorie que celle de fonder la domination sur la prédominance intellectuelle et morale! Mais, quelque grand que fût leur orgueil, les Indous n'eurent jamais la pleine et entière conscience de l'absolue supériorité qu'ils affichaient: leur haine et leur mépris s'aiguisaient toujours de quelque crainte. Ils se figuraient que les indigènes, tous sorciers, redoutables par leur alliance avec les démons du sol, maléficiaient les gens, enguignonnaient et maraillaient le monde, pompaient à distance la force et la santé, se muaient en garous, cobras et crocodiles. Nul ne leur aurait ôté l'idée que le tigre, mangeur d'hommes, que le serpent qui pique mortellement, n'étaient pas de ces maudits et scélérats, se déguisant en bêtes pour faire leurs mauvais coups: «Les perfides, dit un livre sacré, ont l'œil féroce, soutireur de vie.» Comparés aux possesseurs de la vraie religion et de la véritable science, ces misérables n'étaient sans doute que «les fous adorateurs de dieux insensés»;—mais si la rougeole et la petite vérole obéissent à leur signe? La peste, le choléra, la petite vérole, sont de terribles divinités! Maint luthérien achète la protection d'un bon-dieu local, la faveur d'une notre-dame catholique, maint Indou croit opportun de se propitier telle ou telle divinité rurale, qui cousine avec les enfants du sol. Les tourbes d'esprits et de démons sont incomparablement moins puissantes que l'auguste Siva ou le sublime Vichnou, mais infiniment plus rapprochées des mortels; il n'est que sage de les ménager.

Ainsi une Brahmane a vu mourir ses enfants l'un après l'autre.—Pourquoi?—On n'en sait rien. La faute en est peut-être à un Korégar, à une Birhore qui les a mégardés, à quelque démon du voisinage. La pauvre mère donne le jour à un autre petit.—Que fera-t-elle pour le garder en vie?—Cette «bien née», cette femme orgueilleuse de son lignage, qui, en temps ordinaire, ne toucherait pas avec des pincettes à une de ces Korégares, la fait prier respectueusement de vouloir bien la visiter, la supplie de la prendre en grâce, la presse d'accepter du riz, de l'huile, quelques pièces d'argent, et enfin lui tend son nourrisson pour qu'elle le prenne dans ses bras et le mette au sein. La sauvagesse se laisse toucher, détache un de ses anneaux de fer, le passe au poignet du petiot, s'écrie à haute et intelligible voix:—«Enfant, tu t'appelleras Korégaret!» Elle fait téter l'innocent, le rassasie et le rend à la mère. Par l'adoption simulée, par le lait, par le nom, elle a fait sien l'enfant brahmane, l'a incorporé à sa tribu et mis sous la protection des divinités korégares.

Autre exemple: Un pauvre diable d'Indou ne peut se guérir d'une maladie ou se croit poursuivi par la déveine et la malechance. Pour y remédier il emplit d'huile une jarre, y jette de ses cheveux et rognures d'orteils, puis regarde longtemps son image réfléchie sur le liquide[354]. Il porte cette huile ou ce ghi à un sauvage, qui l'avalera jusqu'à la dernière goutte et sera récompensé pour la peine. L'opération, lointainement apparentée avec notre saint mystère de l'Eucharistie, effectue un transport de substances, transmue l'Indou en Korégar, le Korégar en Indou. Par l'infusion des poils et des rognures d'ongle, par la figure se mirant, l'huile se sature d'énergie vitale, s'imprègne d'âme, passe dans un autre corps, dans un autre sang. Dorénavant, le Korégar sera le répondant d'un brahmane, autre lui-même, le cautionnera vis-à-vis des démons de la Korégarie.

[354] Walhouse, Journal of the Anthropological Institute.

Grâce à ces superstitions, les missionnaires chrétiens ont eu la joie de voir leur Christ triompher sur tous les dieux rivaux et bongas, qui avouent sans détour ne pouvoir rien contre les hommes d'Europe, les fusils anglais les privant de leurs meilleurs moyens. Pour se débarrasser de leurs sorciers, toujours gênants, nombre d'indigènes réclament le saint baptême, se convertissent à Jésus, bien qu'ils n'osent le prier dans leur propre langue. C'est le renouvellement du miracle que Moïse opéra devant le Pharaon: les verges jetées par les magiciens se transformaient en serpents, mais la verge de Jéhovah se faisant dragon engloutissait vipères et serpenteaux[355].

[355] Grundemann, Kleine Missions Bibliothek.

Mais n'insistons pas sur les côtés exceptionnels de la situation: il est incontestable que les Brahmanes avaient si bien élargi et développé leur supériorité qu'ils pouvaient la croire éternelle. Ils disaient le fossé infranchissable, ne fût-ce qu'en raison de l'impossibilité à l'engeance soudra, repue de nourriture inférieure, d'égaler jamais la race si bien nourrie et formée d'aliments de choix. Suivant la théorie qu'ils avaient mise en cours, la caste n'était pas seulement un fait extérieur, mais l'expression du tempérament, la différence des natures. Servi par une législation sévère et rigoureusement appliquée, le système a certainement contribué à la formation de types distincts; ce qui n'était, à l'origine, qu'un avantage peu marqué, devint à la longue disproportion évidente, affectant les chairs et les muscles, même les os du squelette.

Ces particularités ethniques, que nous constatons et signalons, sans vouloir les diminuer, on s'étonne de ne pas les voir fixées plus profondément. Ainsi on a fréquemment observé que les Moundahs semblent partager avec le caméléon la faculté de prendre la couleur de l'entourage, et, dans les villages mixtes, leur teint se confond presque avec celui des Indous. Les Ouraonnes pâlissent, dès qu'elles ont fait un court séjour, comme domestiques, dans les maisons européennes[356]. En même temps que les cantons se civilisent, le type s'améliore et s'embellit; la taille, il est vrai, reste petite assez longtemps, mais les traits s'adoucissent, et, comme les gens sont d'un naturel jovial, le visage prend bientôt une expression agréable. Les missionnaires, très compétents dans l'espèce, ont noté plus d'une fois qu'une alimentation plus régulière, une habitation plus salubre, un travail modéré et soutenu, embellissent promptement le corps et le facies; les enfants surtout prennent meilleure tournure. Aux physiologistes de prononcer sur la question.

[356] Zeitschrift für Ethnologie, 1874.

L'ignorance forcée dans laquelle ces aborigènes ont croupi si longtemps, n'a pas eu non plus l'effet désastreux qu'espéraient leurs ennemis. Les castes ultimes, il est vrai, les plus misérables des hordes, sont affolées et abruties, mais le grand nombre ne paraît pas détérioré dans les œuvres vives. L'intelligence, quoique limitée et restreinte à un petit nombre d'objets, reste saine et susceptible de développement. Nous comparons l'Indou à l'arbre fruitier que des horticulteurs ont soigné pendant de longues générations, lentement développé et ennobli. Appartenant à la même famille, les sauvageons croissent dans la forêt, ne donnant que fruits aigres et coriaces, mais les racines sont vigoureuses, le bois jeune; il suffirait de quelques bonnes greffes pour transformer le produit. Ainsi des Kolhs et Khonds. Les classes supérieures, les nations civilisées, s'endorment facilement dans le luxe, versent dans l'immoralité, le factice et le convenu, dans le byzantinisme sous toutes ses formes, dans la sénilité niaise et vaine. Mais les classes dites inférieures, mais les nations incultes sont, de par les nécessités de l'existence, contraintes à toujours agir, toujours travailler et par suite à se tenir dans les limites de la réalité et d'un certain bon sens. Les missionnaires déclarent que la jeunesse de leurs écoles, pourvu qu'on sache la prendre, se montre accessible à l'instruction, et que deux ou trois générations la mettraient au niveau des enfants brahmanes.

Nous ne prétendons pas trancher la question; il nous suffit d'en avoir indiqué les termes. Une certaine école scientifique s'est trop hâtée de proclamer immuables les types dont la constance pourrait fort bien n'être motivée que par la fixité relative du milieu. Les conditions générales d'alimentation, de climat et d'habitat, loin d'être primordiales, ne sont que contingentes et accidentelles, et varient facilement. On représentait les types comme coulés en bronze: ne seraient-ils qu'un masque complaisant qui s'adapte à des chairs plastiques, à un squelette relativement flexible?

Mais assez de théories, assez d'hypothèses; rentrons sur le terrain des faits constatés.


Si les qualités morales l'emportent vraiment sur l'instruction et sur les facultés intellectuelles, nos barbares Khonds sont, en somme, fort supérieurs aux civilisés leurs voisins. Véridiques et sincères, ils ne daigneraient échapper à un péril, obtenir quelque avantage au prix d'un mensonge ou seulement d'une inexactitude volontaire. Que de fois les juges anglais ont à regret fait exécuter de braves gens, contre lesquels ne se dressait que leur propre témoignage! Ils s'étaient dénoncés et livrés, avaient raconté les faits avec une franchise absolue, une exactitude scrupuleuse, mettant leur point d'honneur à ne rien taire de ce qui pouvait leur être préjudiciable. Quelle différence avec ces Bengalis, fourbes incomparables, artistes en dissimulation! Une des rares erreurs de Stuart Mill a été d'avancer[357] que les non-civilisés se complaisent dans le mensonge, semblent incapables de dire vrai. Certes, nous ne contesterons point que la vraie civilisation se développe parallèlement à la sincérité et à la justice; mais le grand philosophe se fût exprimé autrement, si son séjour aux Indes l'avait mis en contact avec les Gonds et les Khonds, avec les Malers, Birhors, Sonthals et autres, qui tiennent la vérité pour sacrée et ne contractent pas d'engagement qu'ils ne remplissent. Nulle offense plus grave que celle de suspecter leur parole, insulte qu'ils lavent dans le sang, et, s'ils ne peuvent tuer l'offenseur, ils se tueront eux-mêmes. Ces Sourahs, ces Poulayers, respirent la candeur. Ceux qui les traitent de «rebut et d'ordure», les disent incapables de rien imaginer, incapables d'inventer quoi que ce soit en dehors de l'exacte réalité[358].

[357] Essays, 51.

[358] Shortt, Hill Ranges.

Avant d'être entamés par la civilisation, avant d'avoir subi la conquête anglaise, ces sauvages se distinguaient par une virile fierté, une joyeuse indépendance, ne rendaient compte à personne de leurs faits et gestes, ne payaient redevance ni à chef, ni à gouvernement, ni à propriétaire; chacun avait l'entière jouissance de sa personne, de sa maison et de son champ. Indépendance complète, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Nul ne les avait conquis; depuis vingt siècles, leur peuple n'avait jamais courbé la tête devant aucun étranger: noble orgueil qui se lisait dans leur attitude et leur physionomie. Ils évitaient toute parole obséquieuse, toute politesse qui eût pu paraître humiliante; pour saluer, ils se bornaient à lever la main. Le plus jeune disait: «Je vais à mes besognes.—Va!» répondait l'ancien.

Le trait le plus agréable de leur caractère est encore l'affection mutuelle. Les civilisés de la plaine se donnent pour passe-temps les procès qu'ils s'intentent, ils se provoquent devant les tribunaux sous des prétextes futiles; dans leurs duels judiciaires, ils rivalisent de menteries et perfidies. Mais chez les Kolhs et les Khonds, autres mœurs. Rares d'homme à homme, les querelles sont encore plus rares d'homme à femme. L'époux qui se permettrait de blâmer sa moitié devant le monde, de la menacer, voire de l'insulter, soulèverait la réprobation, exciterait l'indignation générale. Il n'en faudrait pas tant à l'épouse pour la faire se détruire; trop souvent il a suffi d'un reproche discret pour provoquer un empoisonnement; une parole ironique, un compliment mal compris, et plus d'une s'est pendue. Elles se figurent que l'âme du suicidé revient tourmenter l'offenseur: idée qui a cours dans l'Inde entière, dans l'extrême Orient, et qui a certainement inspiré aux Japonais leur pratique bien connue du harakiri.

Dalton dit de ces sauvagesses qu'elles gagnent les cœurs par des manières franches et ouvertes, une naïve gaieté. Frayant dès leur enfance avec l'autre sexe, elles n'ont rien de la pruderie des Indoues et des musulmanes, élevées dans une réclusion rigoureuse, pruderie qui par moments fait place à des propos grivois et abonde en sous-entendus obscènes. On vante, au contraire, les grâces décentes des fillettes Hos ou Moundah, des petites Larka... Patience! Bientôt la civilisation les guérira de cette barbarie, les corrigera de leur ignorance.

Jusqu'à la seconde moitié du présent siècle, les Khonds abominaient toute espèce de commerce, ne voulaient faire usage d'argent ni de monnaies, rejetaient les coquillages comme moyen d'échange; au lieu de mesurer en espèces la valeur des choses, ils les supputaient en «vies», même les objets inanimés, même les haches, riz et farines. Quels arriérés!

Aucun peuple ne pousse plus loin la religion de l'hospitalité. De ce chef ils en remontrent aux Bédouins, aux Arabes du désert. Pas d'honneur qu'ils ne rendent à l'hôte, pas de complaisance qu'ils ne lui témoignent, mettant sa vie avant leur vie, son honneur avant leur honneur. «L'hôte, avant l'ami, même avant l'enfant!» dit un de leurs proverbes. Dès que se montre un étranger, quelque misérable soit-il, les chefs de famille viennent le saluer, lui offrent gîte et repas; il séjournera tant qu'il lui plaira: jamais invité n'a été renvoyé, jamais on ne lui a fait sentir que sa présence devenait gênante. Ils étendent l'hospitalité jusqu'aux Dombangous, basses castes et populations déchues qui les entourent; ils les traitent avec bonté, les font asseoir à leurs festins, les défendent envers et contre tous, les protègent comme s'ils appartenaient à leur communauté.

On les a vus étendre leur hospitalité jusqu'à des tribus entières. En certaine fête, il arriva qu'on se prit de querelle, et qu'après rixe sanglante un clan fut écharpé, mis en déroute. Poursuivis, la lance au poing, chassés de leurs hameaux, sans asile, délogés de leur héritage, les fugitifs allèrent frapper aux portes qui avaient été les leurs, et s'adressant à ceux qui les avaient mis à mal:

—«Nous sommes dépourvus de tout. Veuillez nous donner l'hospitalité.

—Entrez et soyez les bienvenus!»

Et tous maintenant de cohabiter sous le même toit, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois; les vaincus nourris, abreuvés, vêtus, servis par les vainqueurs. Cela dura toute une année. A la fin, les hébergeurs, n'y pouvant plus suffire, entrèrent en pourparlers:

—«Si vous vouliez reprendre vos maisons? reprendre vos champs? Si vous vouliez bien nous rendre votre amitié[359]

[359] Macpherson.

L'asile accordé aux ennemis n'est point refusé aux criminels; et, chose forte à dire, le meurtrier a cherché et trouvé refuge chez le père de l'homme qu'il avait tué. Cette hospitalité héroïque, ils la donnent quand ils savent qu'elle sera funeste, même à leur patrie. Exemple, la grande guerre de 1833 qui mit fin à leur indépendance. La Compagnie des Indes exigeait des fugitifs qu'on lui refusait:

—«Mais réfléchissez donc! Vous étiez de nos amis jusqu'ici. Ne nous obligez pas à montrer que nous sommes les plus forts. Vos champs seraient dévastés, vos bourgades incendiées, vos guerriers mitraillés. Et, si l'on en vient jusque-là, dures seront les conditions que nous imposerons aux survivants.

—Il ne sera pas dit qu'un Khond ait forfait à l'honneur, et qu'il ait livré le malheureux qui était venu l'implorer.»

On en vint aux mains. Les barbares—c'étaient des barbares—se défendirent avec une bravoure que ne pouvaient trop admirer les Anglais. En plus d'une rencontre, ils se firent tuer jusqu'au dernier. Finalement, les fugitifs indous furent livrés, mais par des Indous, les Khonds restant inébranlables dans leur fière et généreuse loyauté.

«Pendant une campagne de deux mois, dit Hunter, ils montrèrent une énergie indomptable. Décimés à la fois par la peste, par la famine et l'épée, il ne s'en trouva pas un dont faiblit le dévouement à la cause publique. Et quand les patriarches, trahis et livrés, encore par des Indous, furent condamnés à mort, avec quel admirable courage, quelle touchante résignation, quelle simple dignité, ils subirent une mort ignominieuse devant leurs habitations saccagées!»

Dirons-nous, par contraste, comment respectent le droit d'asile certaines nations qui se targuent de marcher à la tête du progrès et volontiers se proposent en exemple au monde[360]?

[360] Écrit au moment où la France a failli livrer Hartmann à la Russie.

Tels étaient les sauvages qu'on avait dépeints sous les plus noires couleurs. En 1820, lorsqu'il envahit le Colehan avec ses troupes, le major Roughsedge s'attendait à trouver des jungles: il débouchait dans un pays ouvert, légèrement ondulé, soigneusement cultivé. Les villages s'abritaient sous les tamarins et mangotiers; les maisonnettes se cachaient sous le feuillage des citrouilles et concombres.


Du costume, nos autochtones se soucient médiocrement; ils tiennent pour suffisants un mouchoir, un mauvais chiffon, quelque méchante lanière d'étoffe, une mince ceinture; les femmes se contentent d'une écharpe qu'elles enroulent une ou deux fois autour du corps ou des épaules, et qui leur retombe sur les seins. Ce qu'on économise sur la vêture, on le reporte sur l'ornementation. Tatouage discret, consistant en points de couleur, et traits sur le front, le nez, le menton ou les bras. Fleurs dans les cheveux, colliers, bracelets, chevillets, graines coloriées, dents et coquillages, anneaux de laiton, et surtout de fer, les seuls que Manou ait permis. Elles ont profité et même abusé de la permission. Kolhes et Khondes, rivalisant avec les Guinéennes et les Achantisses, s'annoncent de loin par un cliquetis de chaînes, par un jingli jinglo de ferrailles, plus lourdes que le boulet d'un forçat. Les Pandjas, hommes et femmes, se chargent de huit à dix kilogrammes de cuivre; et l'on affirme qu'en certains districts les belles chancellent sous leur quincaillerie. Le capitaine Sherwill eut un jour la curiosité de peser les affiquets et colifichets dont une demoiselle sonthal avait affublé sa personne: la balance accusa 34 livres. Les Dchouangues, qui tenaient, comme tant d'autres, que le tatouage est de tous les costumes le plus léger, le plus économique et même le plus élégant, qui le regardent comme un meilleur préservatif contre les rhumatismes que les camisoles de flanelle, les Dchouangues avaient conservé jusqu'à ces derniers temps le tablier de feuilles auquel Ève a donné son nom. De même les Couroumbas du Malabar, les Dchantchous du Masoulipatam, les Weddahs de Ceylan[361]. Cela choquait les ladies de Calcutta. Elles remontraient que Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria ne pouvait tolérer que telles de ses sujettes ne portassent qu'un collier de graines, plus une ramée par devant et une autre par derrière. La vice-reine des Indes décréta que le scandale finirait; le christianisme et la civilisation supprimèrent l'innocente nudité dans les jungles d'Orissa. La chose mérite d'être racontée:

[361] Samuelles, Journal of the Asiatic Society, 1856.

En 1871, une compagnie, sur le pied de guerre, prit position et appela toute la tribu à l'ordre. Devant l'estrade du capitaine, dix-neuf cents individus défilèrent et ployèrent le genou. Roulements de tambours. Manœuvre en quatre temps, six mouvements. Quatre caporaux et deux sergents procédèrent, toujours au nom de Sa Pudique Majesté, à la toilette du beau sexe. Le premier estampillait la femme agenouillée, la marquait au front d'une tache rouge, lui instillait la première pudeur. Elle se relevait, faisait quelques pas, et le deuxième galonné lui mettait la main sur l'épaule et arrachait le feuillage antérieur,—inclinez-vous devant la vertueuse souveraine qui préside aux levers de Saint-James! Le troisième pioupiou débarrassait la sauvagesse du feuillage postérieur, et toute cette verdure était jetée dans un feu allumé exprès. Le quatrième passait à la pauvrette un jupon, le cinquième le lui bouclait autour des reins, le sixième voyait à ce qu'elle passât la porte. Enfant de la nature elle était entrée, civilisée elle sortait, ayant dépouillé la sauvagerie et revêtu la cotonnade de Manchester.

Il n'y a que les simples pour dire que «l'habit ne fait pas le moine». A preuve nos Khonds. Tant qu'ils croient aux faux dieux, ils tirent vanité de leur chevelure, qu'ils nouent en panache; mais, dès qu'ils ont embrassé la religion seule véritable, les missionnaires leur coupent la houppette, en signe qu'ils ont jeté bas le vieil homme et qu'ils participent au céleste héritage[362]. Sans qu'il eût été besoin de faire intervenir les baïonnettes, les Hosses de Singbhoum, renonçant spontanément à la mode antique, avaient compris qu'une pièce de madras est plus souple, plus décorative, et surtout plus voyante que les branchages, dont elles se troussaient naguère dans la frétillante danse, dite du Coq et des Poules. L'ancien costume avait aussi ses avantages; par moments, on le regrettait. Les fluctuations du marché ayant fait hausser l'article tissus et nouveautés, les belles déclarèrent net aux importeurs que, s'ils ne revenaient aux premiers prix, elles reprendraient l'ancienne mode, et, comme on les savait femmes de parole, elles obtinrent gain de cause.

[362] Grundemann, Kleine Missions Bibliothek.


Les cabanes sont toujours recouvertes de chaume, et même le code Manou ne permettait pas d'autre toiture. Elles affectent fréquemment la forme de ruche. Les parois consistent en clayons de bois enduits de boue, construction des plus primitives. L'habitation renseigne promptement et exactement sur la civilisation des gens et le confort auxquels ils sont parvenus. Jugés à cette mesure, les Mags du Bengale ne seraient pas haut classés dans l'échelle sociale, bien qu'ils perchent en un poulailler à un ou deux étages, formé par des bambous attachés à des pieux; au rez-de-chaussée les cochons domestiques. Ne brilleraient pas non plus les Pandjas de Djeypour, qui, avec des bâtons enduits d'argile, enclosent des bauges dans lesquels ils entrent en rampant et se tordant. L'espace intérieur est trop étroit pour qu'un homme, même de petite taille, s'y étende de son long ou se tienne debout, le taudis n'ayant guère qu'un mètre de haut, nous dit-on. Père et mère, enfants et adultes, s'encaquent et s'empaquettent, cuisent à l'étuvée, émettant des transpirations qui nous épouvanteraient, mais qui ne troubleraient guère des Chinois[363]; s'il est vrai qu'ils se mettent à douze dans une chambre de vingt pieds carrés, pour manger, boire, travailler et dormir. Ne se distingueraient pas davantage par la somptuosité des demeures, les Dchouangs, qui, récemment encore, n'employaient que le silex pour armes et outils, n'avaient aucun mot pour le fer ou le métal. Les Dchouangs ou «Ceints de feuilles» couvrent aussi de ramures leurs huttes; elles occupent une superficie qu'on assure ne pas dépasser cinq à six mètres carrés: pour nos fermiers, chenil médiocre, porcherie insuffisante. Encore se partagent-elles en deux compartiments: le garde-manger, le penum des pénates antiques, et le dortoir, où mioches et filles dorment sous les yeux des parents.—Les garçons? Ils couchent ailleurs. Dchouangs, Gonds, Ouraons, Koukis, Nagas, nombre d'aborigènes qui habitent depuis les Vindhyas jusqu'aux monts Garos et Khassias, construisent des baraques[364] que nous appellerons des «garçonnières». Y habitent les éphèbes qui se brimadent pour faire apprentissage d'homme; y habitent aussi tous les adultes non mariés. C'est le plus beau, le spacieux bâtiment du village, le palladium et le sanctuaire de la tribu. On y garde les tambours, gongs, et tamtams, les reliques des ancêtres, les armes de prix, les trophées de chasse; c'est aussi le prytanée où les étrangers et tous hôtes sont traités avec l'hospitalité généreuse qui distingue les peuples pauvres.

[363] Journal des Missions évangéliques.

[364] Appelées dhangar basa, djirgal, dchom herpa, doum couria, mandar ghar.

Quant aux filles, le plus souvent, elles couchent sous l'œil même des parents; car elles sont une propriété de rapport, qui peut se vendre assez cher, si elle n'appelle les voleurs et ne s'enfuit avec eux. On les loge aussi chez des veuves. Les Khonds, Malers et Koupouirs ont des «filleries[365]»,—pour employer un terme emprunté au phalanstère de Fourier, des vestalats,—parfois attenant à la garçonnière; le plus souvent, l'un et l'autre établissements occupent les extrémités du village. A la tête du bataillon féminin marche une virago, duègne intrépide et robuste, armée d'une longue gaule, pourchassant les garçons et les tenant à distance. On trouverait semblables institutions chez les Herrnhouters d'Allemagne, et en certaines communautés religieuses d'Amérique. Les jeunesses se visitent, se contrevisitent, entreprennent des expéditions, se donnent fêtes et banquets, dansent, content fleurette,—en attendant le mariage.

[365] Dhangarin basa.


Ne pouvant pas épuiser tous les sujets, nous serons bref sur le chapitre des institutions communales, tout intéressantes qu'elles seraient à étudier dans leur simplicité primitive.

Le gouvernement que les tribus indigènes se sont donné pourrait être rangé au même droit, et parmi les autoritaires et parmi les démocratiques. La démarcation n'est pas rigoureuse entre le pouvoir du chef et celui du peuple; le peuple se confond avec le chef et le chef avec le peuple. Tel chef se gère en autocrate, en Rey netto, tel autre en simple exécuteur de la volonté publique; l'un se pose en tyran, l'autre en despote éclairé, celui-ci en monarque constitutionnel, celui-là en roi d'Yvetot. Quoi qu'il en soit, la communauté est fort respectée par son chef, quand elle est petite, d'autant plus qu'elle est petite. Cela s'explique. Dans les hordes composées de dix à cent familles, chaque adulte compte pour sa personne; tout mâle forme à lui seul une fraction du public; ni sa voix ni ses bras ne sont à dédaigner; son opinion, ses désirs et sentiments seront toujours pris en considération dans les conseils du chef, les délibérations du sénat et de l'assemblée populaire. Mais que pèse, que peut peser une monade humaine dans les nations modernes, dans ces États monstres, composés de dix, vingt, trente, cinquante ou cent millions d'âmes? L'individu, absorbé dans la masse, n'est plus qu'un grain de sable, qu'une goutte dans l'étang. Ce que perdent les particuliers est gagné par le pouvoir central, quelque nom qu'on lui attribue, monarque, protecteur, président, doge ou stathouder. Seul, le roi ou empereur compte vraiment en son État; il est un être réel, en face de ses sujets dont la valeur n'est qu'abstraite et conventionnelle. La cité barbare, peuplée de citoyens effectifs, constitue un organisme vivant. Son mécanisme, composé essentiellement du peuple et de son chef, se complique bientôt d'un facteur intermédiaire: le Sénat, lequel se met à la remorque de celui-ci ou de celui-là. Les préférences de cet organe politique se tournent vers le chef qu'il s'applique à absorber, en attendant qu'il entreprenne le peuple. Selon les circonstances, le gouvernement se transformera en aristocratie militaire, oligarchie féodale, magma de gros censitaires, syndicat d'exploiteurs privilégiés de la fortune publique. Que viennent brocher par-dessus les sorciers, prêtres et faiseurs de pluie, brouillant temporel et spirituel, parbrouillant les affaires d'en haut et d'ici-bas, la petite tribu sera bouleversée par les mêmes complications qui agitent et troublent les États faisant grande figure sur la scène du monde.

Nos Khonds tendaient à se grouper en nation. Déjà se constituaient des confédérations formées de tribus qui se membraient et s'articulaient, contractaient des alliances offensives et défensives, obéissaient à un conseil suprême composé des chefs respectifs. Sitôt qu'elle fonctionne, pareille confédération oblige ses ennemis et rivaux à former des combinaisons opposées, mais de même ordre. Après de vaillantes campagnes, après de terribles batailles, dans lesquelles gagnants et perdants se couvrent de gloire, les vaincus sont rendus tributaires, et, pour les maintenir dans la soumission, les vainqueurs restent sous les armes, serrent les rangs, s'astreignent à la même discipline que pendant la bataille, et, après quelques générations, le groupe national a gagné de la consistance et généralement adopté la forme monarchique. En Khondie, le chef habite au centre du village, dans la maisonnette qu'ombrage le grand cotonnier planté par le prêtre. L'arbre est la demeure aérienne du saint patron, le temple de la divinité protectrice; sa croissance et sa vigueur réagissent sur la population dont il est le symbole. Les indigènes sont notés pour l'attachement qu'ils portent à leurs chefs de clan, qu'ils n'ont aucune raison de redouter, aucune de jalouser. Patriarcale est l'idée qu'ils se font du pouvoir comme soutien de la justice, défenseur de la propriété, arbitre des conflits. Les différends sont portés devant le conseil des notables, qui prononcent l'arrêt, puis mangent du bon et boivent du meilleur aux dépens de la partie perdante. A la mort du cacique, ils acclament son successeur, le fils aîné le plus souvent, à moins qu'un frère ou tout autre individu ne soit jugé plus digne. Quand les gouvernants ne se montrent pas trop au-dessous de leur tâche, le peuple que l'inconnu n'attire point, et qui innove le moins possible, le peuple s'en tient volontiers à la famille régnante. Les Khonds vénèrent un Dieu Terme. Chaque année, les clans s'assemblent sur une montagne, aspergent de sang le sommet, implorent du Dieu Soleil qu'il les maintienne tels qu'étaient leurs aïeux, le supplient de leur donner des enfants semblables à leurs pères. Tels quels, ils se trouvent parfaits.


Plusieurs tribus ont pris carrément,—honnêtement, allions-nous dire,—la profession du vol; elles ne s'en cachent point; leurs hommes brigandent sur les chemins et détroussent les gens en bonne conscience.

«Le pays nous appartenait. Des conquérants nous l'ont arraché. Les alléger, maintenant, de quelque bagatelle, où serait le mal? Nous aurons beau faire, nous ne rentrerons jamais dans notre bien!»

Curieuse circonstance: certains s'engagent comme policiers et gendarmes, louent leurs services pour surveiller, sur les routes et le long des clôtures, les agissements de leurs pères, les allées et venues de leurs oncles, frères et cousins: ce qu'ils font sans faiblesse et avec une exactitude irréprochable. Les familles se disjoignent, les membres tirent au hasard; les uns pour braconner, les autres pour faire le métier de garde champêtre. Pourvu qu'ils gagnent leur vie, ils n'imaginent point qu'il y ait vertu à défendre la propriété, crime à l'attaquer; deux avocats plaidant, l'un pour la veuve, l'autre contre l'orphelin, n'y mettent pas plus de bonhomie. Pas de sot métier, pourvu qu'il nourrisse son homme. Nul qui les blâme en un pays où les Brahmanes déclarent bonnes toutes les religions, pourvu qu'on les suive, ordonnent que chacun continue le métier de ses pères; voleurs et pillards pour commencer[366].

[366] Journal des Missions évangéliques, 1838.

Douanier ou contrebandier, il n'en chaut pas davantage au paysan de nos frontières, qui, pour une bouffée de tabac, donnerait l'économie politique et tous les économistes, la doctrine et les doctrinaires. Maraudeur et filou, il fait bon l'être, alors que jeune, souple, hardi, entreprenant, on est dans la plénitude des moyens physiques; mais il vaut mieux vaquer à la répression, se retirer dans les fonctions officielles, quand l'âge mûr vous fait moins agile et ingambe, plus prudent et avisé, et quand on connaît, pour les avoir pratiqués soi-même, les trucs et cautèles des coureurs de blocus. Il est dans l'idéal, c'est-à-dire dans la destinée vraiment normale du brigand, de finir commissaire. Pourraient en témoigner les Arnautes, les Palikares, et l'illustre Vidocq. Ils se font la main à leurs risques et périls, et quand ils sont passés maîtres, l'administration les engage. C'est parmi les Bhils et les Poligars, les Koukies et Paharias que le gouvernement anglais recrute de préférence les bataillons de police[367].

[367] Rowney.

Les Bhils des monts Vindhya, de même que les Maravers de la province de Madoura dans le Tinevelly, se sont donné la double spécialité du policier et du truand; ils inquiètent les routes et les pacifient. Joseph Prudhomme leur emprunta le fameux sabre, avec lequel il défend nos institutions, et les détruit au besoin. Il sortait de leurs rangs, Jean Hiroux qui rabrouait un gendarme incivil:—«Hé! le tricorne, respect à l'ancien! De quoi donc vivrait la maréchaussée, n'étaient ceusses de la pègre?» On les voit donc s'enrôler dans la police urbaine et la garde rurale, s'entremettre comme veilleurs de nuit, geôliers, informateurs, espions et délateurs. Ils fournissent au village indou un de ses fonctionnaires principaux, le manker ou garde champêtre, qui garantit contre la maraude, moyennant la jouissance d'un champ communal ou le paiement d'une subvention prélevée sur les récoltes. En cas de vol,—les mauvaises années fournissent de nombreuses déprédations,—au manker d'en deviner l'auteur, de l'amener à restitution ou de le produire en justice. Ce fonctionnaire a pour fonction d'être incorruptible et de sévir avec une impartiale justice contre les fraudeurs, fussent-ils membres de sa propre famille. Volontiers deux frères prennent le même champ d'opérations, ils pillent et filoutent de concert, se montrent habiles à faire du dégât, jusqu'à ce qu'on trouve intérêt à engager les services de l'un pour se protéger contre les entreprises de l'autre[368]. Le nouveau garde rural devient responsable, et s'il est empêché de chasser lui-même aux délinquants, il déléguera la partie matérielle de la besogne à un de ses limiers. Chasseurs de père en fils, ils examinent le lieu du délit, distinguent des marques et signes imperceptibles pour d'autres, trouvent l'empreinte du pied suspect. Cette empreinte[369], ils la mesurent avec précision, la reportent sur un bâtonnet auquel ils ont recours dans les cas douteux. Si la piste conduit à un autre village, le traqueur avise le collègue et lui remet le bambou marqué, qui souvent passe en plusieurs mains avant que le coupable soit découvert. Les services du traqueur sont particulièrement requis quand il s'agit de retrouver des animaux que les voleurs ont détournés et emmenés. En rase campagne, et sur une bonne route, la passée ne serait pas difficile à suivre; mais quelle perplexité aux portes des bourgs, aux passages par lesquels ont piétiné des troupeaux! La dernière empreinte est recouverte d'un caillou, montrée aux notables de l'endroit. Ceux-ci ont intérêt à prouver que la piste ne s'est pas arrêtée chez eux; ils aident à reprendre la recherche à l'autre bout du village. Des limiers sagaces ont fini par retrouver l'objet après avoir parcouru 3 à 400 kilomètres[370]. Mais si les traces viennent à se perdre dans la forêt ou la jungle, si elles s'effacent dans son village, le manker est tenu pour responsable et rembourse le dégât sur ses honoraires. Il a le droit en tout temps de résigner ses fonctions, même de s'établir voleur et de spolier les propriétés qu'il protégeait la veille. Certains subviennent à l'insuffisance de leur traitement en cumulant les professions de gendarme et de maraudeur; pendant douze heures, ils sauvegardent les propriétés; pendant douze autres, ils vont fourrager aux entours.

[368] Elliot, Greenhow.

[369] Khoj.

[370] Elliot, The native races of the North-Western provinces of India.

N'est-ce là qu'une particularité locale, qu'une singularité ethnique? Ces Bhils si corrects, ces Maravers en partie double, nous montrent, pris sur le fait, le principe de l'autorité et le mécanisme de l'institution judiciaire, fondés, non pas sur un sentiment de moralité abstraite, comme enseignent les professeurs, mais sur l'intérêt. A un moment donné, le grand nombre trouve avantage à se garantir contre le vol et le meurtre en payant une prime d'assurance aux individus qui font profession de brigandage: honnêtes gens désireux de s'entendre avec le bon public. Esquissons à grands traits une histoire du Contrat social plus vraie que celle de Rousseau; reproduisons en ses grande lignes l'établissement de l'administration politique et civile:


Un gaillard, homme de tête et de poigne, avise un rocher qui commande un défilé entre deux fertiles vallées; il s'y installe et se fortifie. L'occupant fond sur les passants, en assassine quelques-uns, pille et dépouille le plus grand nombre. Il a le pouvoir, donc il a le droit. Les voyageurs auxquels il déplaît d'être mis à mal restent chez eux, ou font un détour. Resté seul, le brigand réfléchit qu'il mourra de faim, s'il n'entre en arrangement. Que les piétons reconnaissent son droit sur le chemin public, et ils franchiront le mauvais pas en payant péage. Le pacte est conclu, et le seigneur s'enrichit.

Voilà qu'un second héros, trouvant le métier bon, s'incruste sur le roc en face. Lui aussi tue et rapine, établit ses droits. Il rogne ainsi le revenant-bon du collègue, lequel fronce le sourcil et grommelle dans son donjon, mais réfléchit que le nouveau venu a forte poigne. Corsaire contre corsaire ne font pas leurs affaires. Il se résigne à ce qu'il ne saurait empêcher, entre en pourparlers; on payait au premier, on paiera quelque chose au second: il faut que tout le monde vive!

Survient un troisième larron qui s'installe à un autre tournant de route; du haut de son échauguette, lui aussi annonce qu'il prélèvera sa part. Cette prétention offusque les aînés, qui comprennent fort bien qu'ils seront frustrés de leur revenu, si on demande trois sous au voyageur qui, n'en ayant que deux à donner, restera chez lui plutôt que de risquer sa personne et ses bagages. Nos économistes, façon Cartouche et Mandrin, se jettent sur l'intrus, le houspillent et le malmènent, le forcent à déloger. Puis, ils réclament deux liards, en surplus, juste rémunération de la peine qu'ils ont prise à chasser le spoliateur, légitime récompense du mal qu'ils se donnent à empêcher son retour. Les deux sires, devenus plus riches et puissants que jamais, s'intituleront désormais «Maîtres des Défilés, Surveillants des Routes Nationales, Défenseurs de l'Industrie, Parrains de l'Agriculture», toutes appellations que le peuple naïf répète avec délices, car il lui plaît d'être rançonné sous couvert de protection, de payer large tribut aux détrousseurs qui ont du savoir-vivre.

C'est ainsi,—admirez l'ingéniosité humaine!—c'est ainsi que le brigandage se régularise, s'étend, se développe, se transforme en mécanisme d'ordre public. L'institution du vol, qui n'est point ce qu'un vain peuple pense, fit naître la propriété et la police. L'autorité politique, qu'on nous donnait, hier encore, comme émanation du droit divin et bienfait de la Providence, se constitua petit à petit par les soins des routiers patentés, par les efforts systématiques de malandrins, hommes d'expérience. Les gendarmes ont été formés et éduqués par les braves qui, munis d'un bâton noueux, rôdaient à la lisière de la forêt, et criaient au marchand: «La bourse ou la vie!» L'impôt fut l'abonnement, la prime que servirent les volés aux voleurs. Joyeux et reconnaissants, les rapinés se mirent derrière les chevaliers du grand chemin, les proclamèrent soutiens de l'Ordre, de la Religion, de la Famille, de la Propriété et de la Morale; les sacrèrent Gouvernement légitime. Ce fut un touchant accord.


Les populations khondes sont exogames, c'est-à-dire ne permettent le mariage qu'entre individus de clans différents. Elles prohibent, comme entachée d'inceste, toute union entre «co-gentiles», la punissent de mort, quelque éloignée que soit la ramification, et quand même un des conjoints ne serait entré dans la famille que par adoption. Le mariage khonde, fort étudié par Mac Lennan, nous présente un échantillon bien conservé du rapt officiel, que Manou appelle «coutume des Rakchasas» et définit: «la capture violente d'une fille qui pleure et crie au secours.» Mais ces cris et pleurs ne sont plus que comédie; après négociations et longs marchandages, la fille est remise contre lourde somme qu'il faut avoir comptée avant l'enlèvement, qui a toujours lieu après un banquet et au milieu des danses. Au plus gai de la fête, les oncles maternels des futurs conjoints,—rappelons que dans le droit primitif ils ont la tutelle des enfants à l'exclusion du père,—les oncles imaginent de charger sur leurs épaules, jambe de-ci, jambe de-là, qui son neveu, qui sa nièce; ils piaffent et caracolent:—«Messieurs, n'oubliez pas que je sons à cheval!» comme disait le capitaine dans le Petit Faust.

La fille emportée à califourchon sur les épaules, cette gesticulation éminemment symbolique du rapt, n'est point d'occurrence accidentelle ou isolée. Nous la constatons en divers pays éloignés les uns des autres, et en particulier chez de nombreuses tribus africaines. Comme par une fantaisie subite, les danseurs échangent leur charge, et celui qui a pris la fillette décampe brusquement. Une rumeur s'élève; l'assistance se partage en deux camps; il pleut des horions, mais le parti brigand donnera les derniers coups. Un prêtre, loué pour la circonstance, accompagne les ravisseurs, pour écarter de la route les mauvais sorts. Sur les ruisseaux traversés il tend un fil, pont magique à l'intention des esprits protecteurs, qui font conduite à la jouvencelle jusqu'en sa nouvelle demeure; sans cette précaution, ils ne sauraient traverser les eaux courantes[371]. Ils ne lui diront pas adieu pour toujours; de temps à autre, ils retraverseront les passerelles, regarderont la femme allaiter son nouveau-né sur le seuil, lui donneront une bénédiction qu'elle reconnaîtra par quelques poignées de riz; elle ne peut davantage, parce que son culte appartient aux pénates de l'homme qui s'est emparé de sa personne; son adoration s'adressera aux lares du clan qui l'a ravie.

[371] Levin, Hill Tracts. Même croyance chez les Karènes et chez maint campagnard d'Europe. Chez les Mosquitos de l'Amérique centrale, le mort qui veut rester en communication avec les siens, demande que de sa tombe à la maison on tende une ficelle au-dessus des marais et courants d'eau, des ravins et précipices. Hellwald, Naturgeschichte des Menschen.

L'enlèvement simulé, modeste affaire chez les Kolhs du Tchota Nagpour. Les amies de la bru jettent des mottes à la tête des assaillants qui répondent par des quolibets, des agaceries et propos ironiques; la dispute finit en éclats de rire. Se voyant si mal défendue, la fille ne résiste pas longtemps, s'abandonne après quelques démonstrations de violence, finit par sourire aux vainqueurs, et tout le monde va prendre un bain fraternel dans la rivière voisine. Le jeune homme prend une cruche déposée là tout exprès, et la cache dans les roseaux:—«Cherchez la belle, cherchez!» L'autre ne manque pas à la découvrir, puis la musse à son tour:—«Trouvez, beau jouvencel, trouvez!» Il n'a garde de se montrer plus maladroit qu'il ne faut, et cette cruche pleine, il la met sur les épaules de la jeune personne, qu'il fait mine de pousser quelque peu rudement hors du ruisseau, puis, de propos délibéré, il lui marche sur les talons, la saisit par le bras; mais sa main se fait bientôt caressante, et il ralentit son allure. Tandis qu'elle trottine, il décoche une flèche entre la cruche et le bras qui la soutient: «Avance sans crainte, mon arc te fait chemin libre!» Quand elle arrive à la flèche, de l'orteil et du premier doigt elle la ramasse délicatement, l'offre avec une révérence au maître et protecteur qui remercie par un signe de tête[372]. Rapt tourné en idylle.

[372] Dalton.

Les Gonds non plus ne veulent pas s'échauffer. Quand la fille est enlevée, ses frères et cousins font semblant de ne pas y prendre garde, mais les sœurs et camarades attaquent bravement, crient qu'elles feront lâcher prise aux insolents:

Nous étions trois filles,
Filles à marier:
Nous nous en allâmes
Dans un pré danser.
Dans le pré, mes compagnes,
Qu'il fait bon danser!
Nous nous en allâmes
Dans un pré danser;
Nous fîmes rencontre
D'un joli berger.
Il prit la plus jeune,
Voulut l'embrasser;
Nous nous mîmes toutes
A l'en empêcher...

Mais voilà, ces malandrins, moins timides que le petit berger de la chanson, font mine de sauter sur les bonnes amies; celles-ci, pour ne pas être elles-mêmes faites prisonnières, battent en retraite.

Chez les Ouraons, le combat finit en danse, comme il avait commencé. Après avoir échangé leurs pupilles califourchu-califourchant, les oncles se prennent d'une querelle qui se passe en entrechats et finit par des gigotements de réconciliation. Aux jeunes gens qu'on a bien frottés d'huile, on présente une lampe allumée, symbole de l'amour conjugal dont l'époux entretiendra la flamme. Le jeune homme appuie, lui aussi, son orteil sur le talon de l'accordée, laquelle se renverse en arrière, la tête sur l'épaule de son amant, qui, avec une goutte de son sang, la marque au front d'une tâche rouge: acte solennel, annoncé par la décharge d'une arme à feu. Des draps tendus cachent le groupe, autour duquel les guerriers choquent leurs lances, histoire de mettre en fuite les démons qui rôdent, cherchant qui dévorer. Les beaux-parents présentent la «coupe d'amour», emplie d'une liqueur fermentée; les conjoints y font tournoyer le doigt, boivent chacun la moitié. Ces trois symboles: la coupe de communion, la marque cramoisie, l'orteil vainqueur, on les retrouve dans toute cette région de l'Inde, et, s'il ne fallait se restreindre, nous indiquerions plus d'un trait similaire dans les rits matrimoniaux de nos pays. Quand les idées se confondent, nous étonnerions-nous que les signes se répètent?

Les enlèvements peuvent être autres que fictifs quand des parents «trop chérant» s'obstinent à demander de leur article un prix que les amateurs déclarent exagéré. Au marché de Singbhoum, des jeunes gens bien armés se précipitent sur une fille: «La belle, il faut nous suivre!» Bon gré, mal gré, ils l'entraînent au pas de course et gagnent le large. Le public s'abstient de toute intervention matérielle, mais il applaudit si le gars et la garse sont bien découplés et de belle tournure. Nantis de l'objet convoité,—beati possidentes,—les ravisseurs rouvrent les négociations sur de nouvelles bases, et force est aux parents d'en rabattre.

Trois jours après son enlèvement, la Sabine fuit le toit conjugal et se réfugie chez les parents qui l'ont vendue. L'époux arrive et redemande son bien, l'épouse pleure et crie, tape, mord, égratigne et finit par suivre ce brigand d'homme—à son corps défendant, bien entendu, car le monstre s'est fait accompagner d'une bande tapageuse, qui se donne de grands airs menaçants:—il faut céder, car, si on les poussait à bout, qui sait les extrémités auxquelles ces chenapans pourraient se livrer? En définitive, toutes les convenances ont été observées, la jeune femme a fait étalage de sentiments filiaux, et le jeune mari s'est montré épris de sa conquête, tout farouche et mal subjuguée qu'elle paraisse.


Une loi salique, aussi juste et intelligente que celle qui régissait naguère le beau royaume de France, interdisait à la Khonde de détenir aucun avoir, par la raison: «Inapte à défendre, inapte à posséder.» Forclose de la propriété, par suite déchue de tout droit, la femme ne disposait pas même de sa personne, puisqu'elle avait été capturée et emmenée de force. Mais il importe peu que la propriété soit déniée à qui peut s'emparer du propriétaire. La fille d'Ève n'y a point manqué, et, malgré l'orteil brutal qui lui a raclé le talon, elle n'est rien moins qu'une esclave, et nous la voyons arbitre des disputes, juge de paix, conseillère toujours écoutée en affaires privées et publiques, admise même aux conseils de la tribu avec voix consultative[373]. On la voit en communications incessantes avec les femmes des rajahs, traitant ensemble des intérêts publics. A leur tour les rajahs, quand ils voulaient gagner des alliances, enrôler des auxiliaires, dépêchaient des chargées d'affaires, prises dans leurs sérails, belles ambassadrices que les patriarches et les guerriers écoutaient avec complaisance. L'ennemi les eût trouvés intraitables, mais devant la beauté ils rendaient les armes.

[373] Rowney.

C'est l'exogamie bien comprise qui donne à la Khonde sa haute position de conciliatrice. Son père et son beau-père se rencontreront sur un champ de bataille; ses frères et ses beaux-frères échangeront peut-être des coups de hache; mais elle sera toujours admise à panser les blessures de celui qui est frappé, à baiser les lèvres pâlissantes. Elle sera la première à suggérer la paix, la plus ardente à la recommander, la plus habile à la faire conclure.

Achetée à deniers comptants, troquée contre des objets mobiliers, cette femme devait être une esclave: c'est une maîtresse. On l'a vendue cher et bien cher, on prendra garde de ne pas la détériorer. A mesure que le rapt se transforma en achat, la question d'argent prédomina; par suite, les convenances particulières du jeune homme furent subordonnées à celles des parents qui soldaient. Consultant leurs préférences, ils se donnaient une bru à leur dévotion, se procuraient ménagère entendue et forte au travail. Afin de se prémunir contre les déceptions, ils la prenaient de quatorze à seize ans, âge auquel la fille de ces cantons est déjà formée de corps et de caractère. Et, pour que le fils n'eût pas la prétention d'en faire à sa tête, on le mariait quand il n'avait que dix à douze ans; Tonton le chargeait à cambelarge sur la nuque: «Et hop dada! et hop dada! nous allons enlever une demoiselle, hop dada! Et nous la donnerons à Toto, hop dada, hop dada!» La comédie de l'enlèvement ayant été menée à bonne fin, le petit homme attendait la consommation du mariage, que papa retardait toujours, pour des raisons à lui connues. Cependant on ne nous dit pas que le père khonde fasse exactement comme les Reddies de Tinevally, les Vellalah de Coimbatore et comme tant de moujiks russes, lesquels prennent la peine de dresser au joug et d'instruire dans la physiologie conjugale la grande fille qu'ils ont mariée au «gosse» et laquelle, en attendant épousailles officielles, mène le petit mari tambour battant. Au jour des noces, on fera remise à l'époux de sa femme et de plusieurs enfants grandelets[374]. Pendant les années d'apprentissage, Khondet s'habitue à marcher sous la direction de Khondette, sa légitime et sa prétendue tout à la fois; et, quand il aura enfin le droit de parler en maître, pourra-t-il rattraper l'avance qu'elle a sur lui de quelques années?

[374] Shortt, Neilgherry Tribes.

L'épouse est si peu traitée en esclave que, après six mois de cohabitation, le droit lui est reconnu de planter là le mari qui n'a pas su plaire. S'il lui prend fantaisie, elle s'en va pour ne plus revenir. En certains endroits, on lui permet de partir, qu'elle soit grosse ou non des œuvres de son mari; elle emmène ses enfants en bas âge, sauf au père de les réclamer quand ils auront grandi. Ailleurs, on y met moins de complaisance; elle ne peut quitter étant enceinte, ou avant d'avoir sevré le nourrisson; mais on ne lui fait aucune difficulté si elle est restée sans enfants. En tout état de cause, le père de la malcontente est tenu de rembourser jusqu'au dernier sou qu'a payé le mari divorcé. En réintégrant la maison paternelle, la jeune personne déclare par le fait reprendre son ancienne condition de fille. Mais si elle entend convoler en secondes noces, elle n'aura plus besoin de se faire enlever. Cent individus adultes fournissent une moyenne de soixante-quinze célibataires, tous tenus de la recevoir à bras ouverts si elle demande hospitalité. Si l'homme qu'elle distingue se dérobe aux avances, le clan tout entier répond pour lui, se déclare l'hôte de la belle, lui donne bon gîte et le reste, jusqu'à ce qu'elle se déclare satisfaite. Souvenir de polyandrie.


Dans le cours de sa carrière conjugale, la Khonde qui se respecte a exercé son droit de mutation trois, quatre ou cinq fois. Rare anomalie,—la réciproque n'est point admise pour le mari. S'il veut s'adjoindre une concubine, qu'il obtienne le consentement de sa légitime. Ne pouvant, comme sa compagne, arguer de l'incompatibilité d'humeur, il ne saurait divorcer qu'en cas d'adultère notoire, d'inconduite flagrante ou prolongée de la part de madame, à laquelle l'opinion est loin de tenir rigueur pour quelques coups de canif dans le contrat. S'il la surprend en conversation criminelle, toute voie de fait lui est interdite. Ce serait une honte, s'il frappait la femme, lui manquait d'égards ou seulement insultait l'amant. S'il use de rigueur, il exclura l'infidèle de son foyer pendant un jour ou deux, jusqu'à ce que l'autre ait soldé l'amende: un cochon, douze têtes de bétail, prix fixe et connu d'avance. Après encaissement, l'époux qui ne se tiendrait pas pour indemne, passerait pour ombrageux et difficile à vivre. En quelques endroits, cependant, le point d'honneur exige que, sans attendre la remise des dommages-intérêts, l'amant et le mari se prennent aux cheveux, se secouent gaillardement devant une impartiale assemblée qui applaudit aux bons coups. Toutes armes autres que les naturelles sont alors interdites; entre frères, concitoyens et cogentiles, coups de poing et coups de pied doivent suffire. D'ailleurs il n'y a pas eu adultère à proprement parler: un cousin a pris la place qui appartenait à un autre cousin, mais tout s'est passé en famille. Après le duel, Pâris et Ménélas se complimentent réciproquement, s'asseyent à un banquet auquel Belle Hélène a donné ses soins. Même coutume existait naguère en Mingrélie[375], où un cochon d'amende faisait aussi les frais de la réconciliation. L'épouse khonde gagne en considération si l'accident se renouvelle de temps à autre: autant de galants prouvés en justice, autant de titres d'honneur. Des matrones morigènent de jeunes femmes, disent en se rengorgeant: «Moi, ma petite Sophie, à ton âge, j'avais déjà fait payer l'amende à celui-ci et à celui-là...» Si décente de maintien, si réservée en ses propos qu'elle n'ose dire: «mon mari», mais emploie la circonlocution: «le père de mes enfants», elle ne craint pas d'en faire porter à ce père-là. Bagatelle en Khondie, où la doctrine de la filiation paternelle en est encore à se consolider. En pareille matière, deux ou trois siècles comptent pour peu de chose, et le temps coule avec une lenteur paresseuse. Ici, le ménage individuel ne s'est pas encore retranché derrière les murs de la vie privée; la communauté mâle n'a point fait l'entier abandon de ses droits régaliens sur la personne de chaque femme et sur sa progéniture. Le fond de l'institution matrimoniale est encore polyandrique, résultat de la rareté des épouses, motivée elle-même par la rareté des subsistances.

[375] Chardin, R. P. Zampi.


Quand les liens du mariage individuel sont tellement relâchés, il ne faut pas demander compte sévère des pratiques imaginées par les bons paysans pour la prospérité des champs, l'heureux croît de la céréale et l'engrangement d'une moisson opulente. On nous vante Cérès la législatrice, Déméter qui a moralisé notre espèce; nous le voulons bien, ce qui n'empêche que les «Mystères de la Bonne Déesse» ont partout, même dans le Nouveau Monde[376], commencé par être des orgies difficiles à décrire. Nos Khonds n'en font pas autant que les Thotigars de l'Inde méridionale, lesquels exigent que leurs femmes se donnent à tout venant, afin que la terre, prenant bon exemple, fasse germer les graines déposées dans son sein. A l'époque des semailles ont lieu des festivités qui rappellent celles de la Mylitta babylonienne, celles où les filles d'Israël honoraient Astarté en se prostituant sur les aires à dépiquer le froment[377]. Ces Thotigars élèvent aux bords des routes, ici une tente, là une paillote qu'ils jonchent de fougère, et qu'ils garnissent de rafraîchissements. Sous ces abris les époux installent leurs moitiés, vont eux-mêmes racoler les passants, et, s'il le faut, les engagent avec instance: «Procurez le bien public, l'abondance du pain!» En matière de foi, inutile de discuter.

[376] Par exemple, la Fête de la Récolte chez les Muyscas, etc.

[377] Osée, IX, I.

Ajoutons que chez nos Khonds et divers Kolariens, l'adultère,—mais faut-il employer si gros mot pour si fragiles mariages?—l'adultère est de droit, quand se présente un tueur de tigres, auquel des honneurs presque divins sont rendus. Au retour de son heureuse chasse, il est entouré par toutes les femmes du bourg et des alentours, dansant et chantant:

«Qui le tigre a tué aura la plus belle, la plus belle!»

Combien alors qui se croient la plus belle! Et quelle famille ne serait heureuse et fière d'avoir un rejeton issu du tueur de tigres!


Puisque nous vendons nos filles, vendons-les «cher», disent les producteurs. Prouvons la noblesse et la distinction de notre progéniture en la plaçant à haut prix. Singbhoum établit le cours moyen pour une demoiselle de bonne maison à quarante têtes de gros bétail, livrables sur l'heure. Donnant donnant, prenez ou laissez. Notre fille attendra; elle est honnête, préfère le célibat au déshonneur de ne pas être vendue son prix. Tant pis pour les vierges montées en graine et laissées pour compte; tant pis pour les jeunes gens timides et paresseux au rapt. Mais, quoi qu'ils disent, les parents sont peu flattés que leur fille ne trouve pas preneur; ils s'indignent quand un voleur, s'adjugeant une «renchérie», fait mine de payer en coups de bâton. Comment remédier à cet inconvénient?

Pour désencombrer le marché, tout en maintenant les prix, les pères de famille raréfient la marchandise; pratiquant l'infanticide sur une large échelle, ils diminuent l'offre pour faire monter la demande. Ces sauvages possèdent leur cours d'économie politique, façon Mac Culloch et Ricardo. Que d'ennuis, cependant, dans cette industrie! La chose achetée a des jambes, demande que l'acheteur lui agrée; sans remords, la volage lâche un premier mari, court à un second. Le beau-père sera actionné en restitution. Mais il n'a plus la somme, l'a déjà fricotée en tout ou en partie. Sans doute, le vendeur est armé d'un droit de répétition contre son nouveau gendre; mais celui-ci, tenant déjà le précieux objet, n'est aucunement pressé d'en donner l'argent. Pourtant, il promet de s'exécuter; mais au moment où il va solder, voilà que la jeune femme—inconstante comme tant d'autres—s'acoquine à un troisième, et, qui sait? à un quatrième... Pour surcroît de difficultés, les époux appartiennent à des tribus différentes, lesquelles, d'un moment à l'autre, peuvent entrer en collision. Un de ces maris à crédit est tué en guerre,—elles sont fréquentes et meurtrières,—adieu la créance! Bien que les tribus répondent des dettes que contractent leurs membres, plus d'un a été ruiné par le fait d'une fille trop avantageusement vendue. Décidément, le commerce est trop aléatoire; il vaut mieux y renoncer. Ces honnêtes éleveurs n'ignorent pas que les peuplades voisines, qui se défont de leurs sujets féminins à un prix purement nominal, sont à l'abri de ces inconvénients: bagatelle reçue, bagatelle rendue. Mais les patriarches de répondre: «Nous ne sommes pas gens à troquer nos filles contre un morceau de pain.»

En conséquence, certains clans aristocratiques ne produisent plus que des mâles et importent les femmes nécessaires; tout au plus laissent-ils vivre l'aînée, s'il y a projet d'alliance avec une haute maison étrangère. Parcourant tels et tels villages, Macpherson voyait de nombreux garçons, et de fillettes peu ou point; il estimait qu'en moyenne on supprimait les deux tiers ou les trois quarts des naissances féminines.

Cependant la «voix du sang» parfois se faisait entendre. Les petites malheureuses n'étaient pas toujours immolées de parti pris; volontiers, on leur laissait quelques chances de salut, sauf à rejeter sur les dieux la responsabilité des morts. Les prêtres ou djannis, les astrologues ou désauris, tiraient l'horoscope au moyen d'un livre: ils jetaient le poinçon avec lequel, pour écrire, ils égratignent les feuilles de palmier; le passage touché décidait de la vie ou de la mort.—La mort?... Les parents prenaient l'innocente, la bariolaient de raies rouges et noires, l'introduisaient dans un grand pot neuf qu'ils bouchaient et couvraient de fleurs,—notre esthétique enjolive jusqu'à l'assassinat,—portaient le tout dans la direction du vent désigné comme menaçant; ils enfouissaient la marmite, saignaient un poulet par-dessus, puis il n'était question de rien.

On l'a déjà remarqué plusieurs fois: l'infanticide féminin est plus répandu chez les nobles races que chez les pauvres et les misérables. Les Radjpoutes aussi, peuple aristocratique et guerrier, qui a plusieurs traits communs avec les Khonds, fatigués de se ruiner en cadeaux de noces à leurs sœurs ou à leurs filles, auxquelles ils envoyaient une dot magnifique, même quand on les leur avait enlevées[378], avaient imaginé de noyer les pauvres créatures dans un bain de lait tiède. Elles demandaient du lait, eh bien! on leur en donnait du lait, Du lait tiède, remarquez-le: car on eût manqué de cœur à les asphyxier dans un liquide froid au toucher. Où la sensibilité va-t-elle se nicher?

[378] Elliot, Races of the N. W. provinces of India.

Faisons taire l'indignation qu'excitent ces actes dénaturés. Les primitifs, ne disposant que d'insuffisantes ressources alimentaires, ne croyant pas que les nouveau-nés aient une âme dont il vaille la peine de parler, font peu de cas des avortements et des infanticides. Et combien de civilisés dans l'Inde, en Chine et même ailleurs, qui regardent comme un malheur la naissance d'une fille! Combien l'exposent ou la font mourir de faim lente! Une secte doctrinaire a préconisé la pratique malthusienne, la disant un acte de haute prévoyance domestique. Que de réponses absurdes et cruelles a provoquées le problème social! Les filles qu'on marierait difficilement dans leur rang, leur caste ou leur fortune, les peuples chrétiens et les nations bouddhistes les «mettent en religion», s'en débarrassent en les cloîtrant dans des couvents. Mais les non-civilisés préfèrent les tuer d'emblée: c'est moins hypocrite. Et les Khonds d'ajouter qu'ils ont à contre-balancer la consommation d'hommes qu'emportent les incessantes guerres et les combats renouvelés.

Infanticide à part, les parents montrent affection et tendresse pour leur progéniture. Soucieuse d'être mère,—d'un garçon s'entend,—la jeune femme importune les divinités pour qu'elles bénissent son ventre. Si la grossesse se fait attendre, elle va pèleriner au confluent de deux ruisseaux ou rivières, où un prêtre l'asperge en prononçant des paroles sacramentelles. Longtemps à l'avance, elle s'inquiète du nom que le sort réserve à l'enfant, nom qui sera celui d'un des grands-parents, car les aïeux s'arrangent à renaître dans la famille. A la moisson ou autres travaux urgents, la mère s'attache le nourrisson au dos et le trimballe, ajoutant cette fatigue à celle de la faucille. Mais a-t-elle vraiment la simplicité de croire ce qu'enseignent les théologiens et astrologues de l'endroit? Que le Dieu Soleil, ayant constaté les funestes effets produits par la passion sexuelle, ordonna de limiter le nombre des femmes? Que les laisser vivre toutes, rendrait impossibles la paix et l'ordre social? Que moralement et intellectuellement, elles sont inférieures aux seigneurs et maîtres, qu'elles savent pourtant si bien manier? Que par la femme, plus sujette au mal, le péché entra dans le monde?

Les âmes des morts reviennent, dit-on, dans leurs familles, où elles renaissent de génération en génération. Mais la réception d'une âme n'est pas définitive avant la «nomination» qui a lieu sept jours après la naissance. Si l'enfant reçoit le nom de Paul plutôt que celui de Pierre, l'ancêtre Paul renouvellera son bail à l'existence, et Pierre patientera encore. S'il s'agit d'une fillette et qu'elle soit mise à mort dans la première semaine, l'âme comprendra, sans qu'il soit besoin d'insister davantage, que la famille ne veut plus de sa personne. Elle ira se caser ailleurs, se faire adopter par une autre peuplade. Ainsi diminuera le stock d'âmes féminines au profit de l'élément masculin. En vertu de ce raisonnement, quelques Chinois de Hekka et de Canton tuaient les filles sitôt nées, ou même leur coupaient nez et oreilles, les écorchaient, dit-on, pour les dissuader de renaître dans le sexe inférieur. Des enragés s'en prenaient encore aux mères qu'ils accusaient de complicité avec la misérable créature[379].

[379] China Review.

Par suite des suppressions opérées, les survivantes faisaient prime sur le marché matrimonial de Khondie, jouissaient d'une haute considération dans les relations publiques et privées. On affirme—est-ce vrai?—qu'elles s'entêtèrent plus que leurs maris à garder la coutume cruelle.


Pour se délasser des travaux agricoles, nos indigènes s'adonnent aux plaisirs de la chasse; après avoir manié la pioche et la charrue, ils soupirent après les terribles excitations de la guerre, qui sort de l'habitude quotidienne et secoue violemment. Ce besoin d'émotion, ils le passent d'abord en ivresse, en danses échevelées, mais, par intervalles, le tempérament exige davantage. Alors ils croient indispensable de se mesurer avec des rivaux de leur taille: histoire de montrer force et vaillance, de raviver l'orgueil, et de rafraîchir l'éclat de l'antique gloire. Se tuer entre frères, instinct de haute animalité. Bien que les races inférieures soient douées pour la plupart d'énormes pouvoirs de prolification, elles ne multiplient pas outre mesure, étant la proie les unes des autres et des espèces supérieures. Celles-ci déborderaient si elles ne se faisaient concurrence à elles-mêmes, si elles ne veillaient avec une rigueur inflexible et une sévérité cruelle à ne pas dépasser un certain niveau. Au début de son existence, l'animal de haute lignée, faible encore et exposé à mille périls, paye à la mortalité le tribut qu'exigent la croissance, l'acclimatation, les divers apprentissages. Belle victoire déjà que d'arriver sain et sauf à l'âge adulte. Immense succès que d'avoir surmonté mille et mille attaques dont chacune pouvait être fatale: patentes et latentes, directes et indirectes, visibles et invisibles. Après avoir triomphé du monde entier pour ainsi dire, surgit le plus grand des périls: la lutte contre égaux, les combats contre les camarades, contre le frère, autre moi-même. Ces petits d'une même portée ont prospéré. En d'excellentes conditions ils vont mesurer leurs forces; le plus robuste accomplira le grand acte physiologique, et perpétuera l'espèce. «Au plus fort la plus belle!» La guerre est un fait primordial, un article organique de la charte octroyée par la nature aux populations primitives. La lutte fouette le sang, réveille les énergies endormies, supprime les faibles par la mort immédiate ou par la mort indirecte, en ce sens qu'ils ne se reproduiront pas. Fêtes et banquets, autant de prétextes à rixes et batteries; les mâles, façonnés d'un plus grossier limon que les femelles, semblent ne pouvoir mieux s'amuser qu'à coups de poing, de pied, de pierres, de bâton. Encore au commencement de ce siècle, en plusieurs cantons de l'Irlande, des Galles anglaises et de la Bretagne française, les adultes se donnaient, les dimanches après midi, la satisfaction de s'enivrer, puis de s'entre-cogner. Au Velay, dans l'Aragon aussi, en mainte autre province, il était beau de dégainer le couteau, de le brandir, puis d'envelopper une partie de la lame avec le mouchoir: «Ohé! ohé! Qui des gars veut goûter de ma pointe? A deux pouces de fer? A trois pouces, à quatre pouces? Qui en veut du joujou? Qui en veut? En avant les amateurs!»

Les populations sauvages de l'Inde et de l'Indo-Chine ont aussi leurs luttes héroïques. Une ou deux fois par an, les mâles se rassemblent; pour se dégourdir, ils se prennent aux cheveux, se houspillent, se bousculent de la belle façon, n'employant à ce jeu que les armes données par mère Nature, armes mortelles parfois. Mais nos Khonds, passionnément adonnés au métier des armes, tiennent cet amusement pour grossier, dépourvu de dignité: «Jeux de mains, jeux de vilains.» Écoutons leur légende:

«Jadis nous ne faisions pas mieux. Comme aux singes, comme aux tigres et aux ours, ongles et dents nous suffisaient; on jouait aussi des cailloux et du gourdin.

«Mais les Dieux, dans leur bonté, nous firent présent du fer. Un des leurs se donna à nous, le dieu Tigre, Loha Pennou, Maître de la Guerre, Génie de la Destruction, qui un jour sortit de terre, sous forme d'une tige d'acier.

«En premier, le fer ne touchait créature vivante sans la tuer soudain; mais les Dieux, toujours complaisants, enlevèrent quelque chose de son poison, disant: Fer, tu tueras mais pas toujours! De ceux que tu auras mordus, tous ne mourront pas, quelques-uns languiront, quelques autres guériront.

«Redoutable est toujours la vertu du fer. Qu'un prêtre enterre sous un arbre le couteau du Grand Tigre, l'arbre dépérira, l'arbre mourra. Qu'il jette son couteau dans une rivière, et la rivière tarira.

«Au dieu altéré il faut du sang. Son propre prêtre lui est immolé après quatre ans de loyaux services. Il faut à Loha beaucoup de sang; aussi a-t-il institué la guerre, ordonnant qu'elle fût notre plus noble occupation.

«La guerre, l'éternelle guerre, est la santé du peuple. Pour alimenter la guerre, Dieu permit, Dieu ordonna de la couper de trêves, de l'entremêler d'armistices, pendant lesquels on cultive le sol et l'on procrée des enfants qui à leur tour se battront et s'entre-tueront.»

Tout village, tout groupe de hameaux possède un bosquet où ni femme ni enfant n'ont droit d'entrer: il est sacré au dieu de la guerre, qui préside aux batailles entre Khonds et étrangers, mais non pas aux rixes qui peuvent éclater entre clans de même tribu. Loha, dieu du fer, s'est mué en un vieux couteau. Aux trois quarts enfoncé dans le sol, il émerge lentement quand une bataille se prépare, et rentre dans la lame quand assez de sang a été versé. Le prêtre surveille d'un œil attentif la hauteur du couteau, les mouvements de ce baromètre délicat; car la divinité, si on tardait à la satisfaire, se vengerait en se faisant tigre dévorant, ou épidémie dévastatrice. Sur l'avis qu'en donne l'homme des autels, les anciens se rassemblent et délibèrent suivant les règles: «Loha s'est-il vraiment réveillé? Est-il inquiet, pour sûr? Est-il en colère? Et contre qui se battre?»

Les guerriers apportent les armes et l'attirail militaire devant leur Mars-Apollon, auquel ils offrent un poulet au riz arrosé d'arrak, joli petit ordinaire que le dieu consomme; après quoi le djanni l'apostrophe:

«O dieu! nous avons tardé à nous mettre sur le pied de guerre. Avons-nous oublié quelqu'une de tes prescriptions? Avons-nous attendu trop longtemps, pensant qu'il fallait laisser grandir nos jeunes gens, qu'il fallait nourrir notre monde?

«Quoi qu'il en soit, ton auguste volonté se manifeste par les déprédations du tigre, par les fièvres et les ophtalmies, les ulcères qui rongent et les rhumatismes qui affligent.

«Nous obéissons, Seigneur!

«Voici nos armes. Solides, elles le sont déjà; fais-les aiguës et tranchantes. Dirige nos flèches, dirige les pierres de nos frondes.

«Élargis les blessures qu'elles feront aux ennemis: et si leurs blessures se ferment, que restent la faiblesse et l'impotence! Mais que nos blessures à nous guérissent aussi promptement que sèche le sang tombant à terre!

«Que les armes hostiles soient fragiles comme les siliques de l'arbre karta, mais que nos haches, puissantes autant que les mâchoires de l'hyène, écrasent les os et broient les chairs!

«Que nos hommes de petite taille abattent des géants!

«Fais, ô dieu! que dans la bataille nos épouses soient fières de porter le manger aux braves comme nous! Que les tribus étrangères, admiratrices de nos exploits, nous offrent leurs filles!

«Aide-nous à piller les villages, à razzier les bœufs, à piller du tabac! Que nos femmes aient pour leur part des vases de cuivre! Joyeuses, elles les porteront à leurs parents.

«Assiste-nous, ô Dieu! assiste aussi nos alliés, en retour des nombreux poulets, porcs, brebis et bœufs que nous t'avons offerts.

«Quelle est notre requête? Que tu tiennes la main à l'exécution des ordres par toi donnés. Que tu nous protèges comme tu as protégé les héros nos ancêtres.

«Exauce, ô dieu, exauce! Loha, divinité guerrière, que le fer reprenne en nos mains sa vertu primordiale! Que nous devenions riches, grâce à son tranchant! Devenus riches, nous t'enrichirons, ô notre protecteur et ami!»

Sur ce, les guerriers reprennent leurs armes fadées par le contact avec l'autel, et les brandissent au-dessus de leurs têtes. De nouveau le prêtre impose silence, récite la liturgie du Fer:

«Au commencement, le Dieu de Lumière créa les montagnes, créa les fleuves, créa les ruisseaux, créa les plaines, créa les forêts et les rochers, créa le gibier, créa les animaux domestiques. Après quoi il créa l'homme, et après l'homme le Fer.

«Mais l'homme ignorait encore les usages du Fer.

«Une femme, Ambali Baylie était son nom, vivait avec ses fils, deux guerriers... Un jour, ils parurent blessés et la poitrine ensanglantée. Elle demanda:—Qu'avez-vous, les enfants?

«Et les garçons de répondre:—Avec les gens de là-bas on s'est amusé avec des feuilles de glaïeul, on s'est chatouillé les côtes.

«La mère pansa les plaies et dit:—Fi du glaïeul! laissez là le glaïeul, mes enfants!

«Quelques jours après, les fils revinrent, tout hérissés de pointes épineuses; ils en étaient couverts, comme un mouton de sa laine. Derechef Ambali guérit les égratignures.

«Et dit: «Il est peu séant de se battre de la sorte. Au pays des Indous, allez chercher du fer, forgez-le en haches et pointes de flèche, courbez en arc le bambou, ornez vos têtes de plumes, cuirassez-vous de peaux et toiles, allez à la bataille.

«La bataille aiguise les esprits, affermit les cœurs. Par suite, vous aurez des tissus, du sel et du sucre, et vous apprendrez à connaître d'autres hommes, d'autres manières.»

«Les fils et les petits fils d'Ambali allèrent donc à la bataille, mais presque tous y restèrent. Les survivants revinrent et dirent: «Mère, nous t'avons obéi; mais que de morts! Devant le terrible tranchant du fer, il est impossible de subsister.»

«Et Ambali Baylie de répondre: «Il est vrai, dans le fer n'entra aucune goutte de pitié. Mais, vous autres, chauffez-le au feu de forge, battez-le avec un marteau et modifiez la barbelure de vos flèches!»

«Ce qu'ils firent, et, depuis, le fer ne fait plus périr tous ceux qu'il frappe. Nonobstant, il défend les limites sacrées, protège notre avoir et nos droits.»

Après une pause, le prêtre crie à l'un des groupes: «Aux armes! aux armes! Je vais de l'avant; marchez!»

Guidée par l'homme du Dieu, une bande pousse jusqu'à la frontière de la tribu qu'on a résolu d'attaquer. Une flèche est lancée par delà les limites; les hommes bondissent après. D'un arbre qui croît sur le sol ennemi, les messagers coupent un rameau, l'emportent. Symboles parlants, et qu'on peut dire universels, puisqu'on les trouve chez des populations aussi dissemblables que les Nagas, les Romains et les Moundroucous de l'Amérique Méridionale[380]. De retour au sanctuaire, le djanni entoure cette branche de peaux et de chiffons; à deux branchilles simulant les bras il attache des armes; puis il abat, devant l'autel, le mannequin représentant l'ennemi et accoutré en guerrier.

[380] Spix und Martius.

«O Dieu de Lumière, et toutes autres divinités, témoignez que nous avons exécuté toutes les prescriptions ordonnées.

«Donc, Dieu de la Guerre, abstiens-toi de nous visiter sous forme de tigres, de fièvres et autres fléaux!

«En toute justice, la victoire nous est due.

«Écoutez, ô dieux! nous demandons, non point d'être garantis de la mort, mais de n'être point estropiés.

«Couvrez-nous de gloire, ô dieux! et n'oubliez point que nous sommes les neveux des héros, vos illustres amis!»

Ces préparatifs terminés, il reste à notifier la déclaration de guerre, car la loyauté exige que l'ennemi ait le temps de s'armer, de prendre toutes mesures défensives, d'accomplir les cérémonies qui captent la faveur des Immortels, et par suite le succès. Chaque côté promet à Déméter une victime humaine, et à Mars-Apollon larges lampées du sang des boucs et des poulets.

Le chef du village dépêche de jeunes messagers qui courent aux endroits désignés. Brandissant un arc et des flèches, ils font savoir aux hommes de l'autre tribu qu'on les attend en tel endroit, au soleil levé. Les interpellés répondent par des remerciements et des félicitations, récompensent les hérauts comme s'ils eussent été porteurs d'une heureuse nouvelle.

Au jour indiqué, les guerriers se présentent au rendez-vous dans leur plus bel accoutrement, lavés et parfumés comme pour la noce; ils ont tressé leur chevelure, piqué dans leur chignon des plumes qui se balancent au vent, hautes et fières autant que fut jamais panache sur chevalier casqué. Les femmes arrivent avec des cruches d'eau et des corbeilles d'aliments, car la mêlée sera rude et pourra durer plusieurs jours. Prennent place comme spectateurs les vieillards, auxquels l'âge ne permet plus d'entrer dans la lice; ayant participé à maintes de ces fêtes, ils conseilleront et encourageront fils et neveux. Le signal de la mêlée est donné par le parti agresseur, qui au milieu du champ jette un drap rouge,—on fera à la terre un manteau sanglant.—Les djannis frappent dans la main: Une, deux, trois... Allez-y gaiement!

La bataille est une succession de combats singuliers, coupés de repos et de repas, entremêlés de défis et dialogues, à la façon des héros d'Homère. Les spectateurs jouissent des passes d'armes; on dirait une représentation de gladiateurs; c'est un jeu, mais un terrible jeu. Les horions de tomber en grêle; les guerriers, autant de bûcherons au travail dans un taillis d'hommes. Superbes coups de hache, charmantes feintes, élégants écarts, gracieuses passes et ripostes, beaux donnés et beaux rendus! Les femmes d'applaudir, les femmes dont la présence est tenue pour indispensable. Épouses, sœurs et mères, essuient la sueur qui découle des fronts sanglants, rafraîchissent les lèvres altérées, massent les membres fatigués; leurs mains caressantes apaisent les poitrines que l'effort fait palpiter.

Sur le premier qui tombe sans vie, prémices de la bataille, tous se précipitent pour tremper leur hache dans son sang; en quelques instants, son corps est chapelé. Qui a la chance de tuer son opposant, sans avoir été blessé lui-même, tranche le bras droit du mort et le porte au prêtre, pour qu'il en gratifie Loha. A la vêprée, on voit souvent un petit tas de bras sur l'autel: une trentaine d'hommes ont péri d'un côté, une vingtaine de l'autre; davantage ont été blessés. On ne s'en tient pas toujours là, et, quand les choses se font grandement, on recommence le lendemain et jours suivants, jusqu'à ce que tout un parti soit hors de combat.

C'est, en effet, moins une bataille qu'un tournoi, qu'une joute en champ clos. Chevaliers plutôt que soldats, les Khonds ignorent la tactique, négligent les marches, contremarches et mouvements tournants, mais ne se ménagent, ne s'épargnent point; se tuent en famille, moins ennemis que rivaux.

Toutefois, les plus réjouissantes choses finissent par lasser, les plus jolies par durer trop longtemps. Les premières pour en avoir assez sont les femmes, exposées à perdre l'un par l'autre et leur propre père et le père de leurs enfants. Prises, comme le veut la loi, dans un clan autre que celui de leur nouvelle famille, plus d'une assiste au duel entre son frère et son mari, les admirant également, tremblant également pour leurs jours. Comme les Sabines d'autrefois, elles interviendront pour réconcilier. Elles communiquent librement avec les deux camps, comme font aussi, dans les montagnes d'Assam, les Katchou Nagasses, qui, quelque guerre que se livrent leurs maris, n'interrompent pas leurs petites visites et leurs affaires quotidiennes. La neutralité est reconnue de celles qui voient s'entre-tuer époux et pères, frères et amis d'enfance; on ne trouve pas mal qu'au lendemain d'une bataille elles mélangent les regrets et les pleurs. A elles de s'entremettre et de se concerter pour la paix, et, au moment propice, de faire agir une tierce tribu qui s'interpose et envoie des hérauts pour crier: Assez! c'est assez!

D'ordinaire, on répond:—Nous n'avons pas voulu la guerre; c'est Loha qui l'a exigée; s'il veut qu'elle continue, les flèches partiront malgré nous.

—Sans doute, répliquent les pacificateurs. Mais, si Loha est satisfait, tenez-vous pour contents. Nous allons le consulter. Que l'un et l'autre partis envoient chacun deux hommes, pour être témoins de sa réponse.»

Le djanni apporte du riz, y fiche une flèche prise au sanctuaire d'Apollon Loha.—La flèche reste droite? Que la guerre suive son cours!—La flèche s'incline et tombe? Que la paix soit conclue!

Cependant les belligérants demandent un nouveau signe. Pourquoi pas? Le prêtre convoque tout le monde devant l'autel, invoque le dieu:

—«O Loha! tu avais décidé la guerre. Pourquoi? Nous l'ignorons.

«Voulais-tu préserver entière notre vaillance, qui eût pu se détériorer dans l'inaction? Voulais-tu empêcher nos ennemis de devenir trop forts? Voulais-tu nous soustraire à la paresse et à l'indolence? Voulais-tu honorer tes amis par une belle mort?

«Peut-être les forgerons, les tisserands et les distillateurs t'avaient incité à nous jeter dans une guerre qui leur a valu gains et profits.

«Le gibier des jungles, les fauves se sont-ils plaints qu'une plus longue paix leur serait fatale?

«Les abeilles, les oiseaux ont-ils craint d'être exterminés par nos chasseurs? Les bœufs sont-ils fatigués de porter le joug, de traîner la charrue?

«Avais-tu quelque autre raison à nous inconnue? Quoi qu'il en soit, pour ce qui nous concerne, nous en avons assez, et nous aimerions que la paix nous fût rendue, si tel est ton bon plaisir.

«Qu'il te plaise nous faire connaître ta volonté!»

Dans un plat, le djanni verse maintenant de la graisse fondue, allume une mèche. Si la flamme s'élève haute et droite, Loha veut continuer la guerre; mais si la flamme s'incline, Loha accepte qu'on se réconcilie.

Contre-épreuve: un œuf est dressé sur un plat de riz. Comme pour la flèche, selon qu'il restera debout ou qu'il tombera, le dieu sera pour la guerre ou la paix:

«Loha, si tu veux que la guerre se poursuive, donne-nous une force qui dure jusqu'à ce que les armes échappent aux mains du dernier adversaire.

«Si tu veux la paix, ton service n'en souffrira pas. Mais, alors, agis sur les cœurs pour que la paix soit loyale et sincère. Sonde les âmes de nos ennemis, sonde les esprits de leurs dieux, découvre le fond de leurs pensées.

«S'ils désirent la tranquillité autant que nous-mêmes, nous danserons la danse de la paix, et nos pieds soulèveront une poussière qui de trois jours ne retombera sur le sol.»

Il suffit, et l'on entame les négociations. Elles aboutissent. Le prêtre convoque les deux tribus et entonne une de ses longues litanies:

«Que la multitude assemblée prête l'oreille!

«Voici comment les hostilités surgirent. Loha avait dit: Qu'il y ait guerre!

«Loha entra dans les outils, qui d'instruments de paix se changèrent en armes offensives. Il se fit tranchant de hache, se fit pointe de flèche.

«Il entra dans ce que nous mangions, dans ce que nous buvions, tous ceux qui burent ou mangèrent furent emplis de fureur, et les femmes, amies de la paix pourtant, attisèrent le feu au lieu de l'éteindre.

«L'amour, l'amitié firent place à la haine et la discorde; une grande guerre s'ensuivit.

«Maintenant Loha a eu ce qu'il voulait, la terre s'est engraissée de sang. Assez maintenant!

«Que s'émoussent les armes, et que s'éteigne la colère! Que reviennent l'amour et l'amitié!

«Loha, veuille maintenant tourner tes pas ailleurs, et toi, Déesse du Croît, regarde-nous avec faveur et fais que notre peuple prospère et multiplie!»

Le prêtre alors asperge l'assistance avec une boue bénite, mélange d'eau consacrée et d'une terre prise dans une fourmilière ou dans une termitière.

Sitôt le traité conclu, les combattants de la veille se précipitent à la danse de la Paix, gigotent, sautent et tressautent avec un entrain qui, s'exaltant jusqu'à la frénésie, emporte les dernières rancunes, les ressentiments mal effacés. La réconciliation est réputée donner au cœur la joie la plus intense qui se puisse éprouver au monde. Cette extase, Loha l'a inspirée, il serait impie de la réprimer, irrespectueux de la modérer. Après s'être démené pendant trois à quatre heures, on n'a pas trop de quinze jours pour se remettre de la fatigue.


Pour le Khond, homme conscient de sa noble destinée, il n'est plus belle occupation que la guerre et l'agriculture. Il méprise toutes les industries qui se pratiquent par assis, tous les métiers dans lesquels on vieillit à son aise. La charrue le repose des combats, et les combats le restaurent après les labeurs de la charrue. Chez ce peuple singulier, la guerre ne coupe pas court aux relations entre familles et tribus ennemies, aux galanteries et aux demandes en mariage. Même les noces ne sont pas renvoyées à la conclusion de la paix; les belligérants suspendent les massacres pour se rencontrer à des fêtes et réjouissances où ils se traitent avec courtoisie et s'amusent, semble-t-il, avec une parfaite insouciance, pour s'entr'égorger le lendemain avec autant de férocité que de bonne humeur. Cruels, ils le sont, mais non pas méchants; ils ont le meurtre gai. Ce qu'il faut attribuer à la bonne foi parfaite avec laquelle ils attribuent la mort et la victoire à l'intervention immédiate et personnelle de leurs divinités, seules tenues pour responsables.

Assurément, les tribus khondes comprennent la guerre autrement que nous. Ils en font l'accomplissement d'un rite religieux et d'un devoir moral, grâce auquel la population masculine prend du ton et du nerf, grâce auquel les dieux se gorgent du sang, du précieux sang humain, dont ils se montrent si souvent altérés.

Semblablement, les anciens Mexicains s'envoyaient de temps à autre un message: «Nos dieux ont faim. Venez, les amis, et entre-tuons-nous pour leur donner à manger.» Ainsi, en 1454, lors de la grande famine, les prêtres se plaignirent, au nom des Immortels, que les prisonniers, procurés par les expéditions lointaines, arrivaient trop fatigués et amaigris pour être appétissants aux dieux. En conséquence, les libres républiques d'une part, et les trois royaumes d'autre part, convinrent qu'ils entretiendraient une guerre constante, et que, à des intervalles et en des lieux déterminés par avance, on se battrait à la chevalière, en vue de faire, non des conquêtes, mais des prisonniers, qui assouviraient la faim des divinités.


Après avoir raconté comment vivent Kolhs et Khonds, et notamment comment ils se marient, comment ils tuent leurs filles, et de quelle manière ils s'entre-tuent dans leurs tournois, disons brièvement leurs coutumes funéraires et quelles idées ils se font de l'existence après la mort.

La crémation, en grand honneur parmi ces tribus, de droit pour les chefs, patriarches et grands personnages, pratiquée pour la plupart des adultes mâles, est, sans exception, refusée au menu fretin des femmes et enfants. Interrogés sur cette diversité de traitement, les indigènes expliquent que la crémation comporte trop de dépenses et de cérémonies pour qu'on la prodigue. Le motif est plausible, mais faut-il s'en contenter? Que de fois les peuples tiennent pour sacrées des coutumes qu'ils se transmettent depuis temps immémorial, sans les comprendre! les ayant empruntées à d'ignorants prédécesseurs, ou à des voisins qui n'en savaient davantage. Pour être d'ordre pratique, la raison alléguée ne nous semble pas décisive; c'est même à cause de ce caractère utilitaire que nous la tenons pour suspecte, dans un ordre de choses où le genre humain s'est rarement piqué de bon sens et de sobriété. Si les Khonds visent à l'économie quand il s'agit des femmes et des enfants, pourquoi poussent-ils à la dépense quand il y va des pères et des frères? La mort est universellement considérée comme la porte du monde surnaturel; or, en matières d'imagination et de foi, on n'en appelle point à la science et au bon sens. Pour expliquer la mort, on s'est toujours adressé au rêve.

L'enterrement et la crémation relèvent de systèmes tout différents. Suivant l'antique théorie, la mort, dissociation de l'organisme, rend aux éléments ce qu'ils lui avaient prêté; l'Esprit—lumière et étincelle—s'envole avec la flamme dans les régions éthérées, vers le soleil, vers les astres distants. Honneur à ceux dont les restes sont déposés sur le bûcher! Autre le sort de ceux qu'on enterre; leur âme, ne contenant que des principes aqueux et terriens, finit avec l'existence actuelle ou ne la dépasse guère; elle est de nature inférieure et mortelle, par opposition à l'Esprit de nature divine. Les Mosinœques aussi, dans l'Asie Mineure, brûlaient les hommes après la mort, enterraient les femmes. Bonne et valable pour une antique peuplade que les Dix Mille ont traversée dans leur fameuse retraite, l'explication serait-elle insuffisante pour les Khonds, découverts récemment?

Les crémations, d'ailleurs, ne sont point identiques partout; elles comportent un rituel qui varie selon la caste et la qualité. Ici, les individus sont brûlés debout, attachés contre un arbre maouâh; là, couchés, avec la tête regardant au sud. Les cendres ayant été recueillies, ainsi que les os, ces tristes restes sont étalés sur une couche de riz—probablement pour les rendre innoxieux—et on les porte en procession par les rues du village, devant la demeure des parents et amis. Le mort salue, est salué à chaque porte; on lui fait voir une dernière fois les arbres qu'il a plantés, les champs qu'il a cultivés; on le mène devant la garçonnière, où il a si souvent dansé. Chez les Ouraons, les ossements sont déposés sous une massive pierre qu'ombrage un tamarin; chez les Khérias du Tchota Nagpour, on les jette dans le fleuve qui les descendra dans la vallée qu'habitaient autrefois les ancêtres, avant qu'ils eussent été chassés par l'invasion arya.


C'est pour assurer le bonheur du défunt, et, plus précieusement encore, le repos des survivants, que la plupart des religions ont imaginé les rituels funéraires, qui bannissent l'âme en des espaces dont elle ne pourra plus sortir qu'à des époques fixées, où elle devra rentrer à des moments déterminés. Puisqu'elle traîne après elle des vapeurs délétères, et les miasmes empoisonnés du sépulcre, puisqu'elle souffle la fièvre et les pestilences, puisqu'elle infecte même ceux qu'elle avait chéris, l'âme ne peut trouver mal qu'on lui impose mainte quarantaine, mainte lustration, avant qu'on lui permette d'approcher les vivants, qui aspirent l'air par les narines et dont la poitrine est une fontaine de sang chaud.

Ce que les morts savent faire le mieux, c'est tuer. Par leur intermédiaire agissent les méchants sorciers, les maudits jeteurs de sorts. Les sorcières montent sur le toit des paillotes, y percent un trou, par lequel elles déroulent un fil, qui va toucher le corps de l'individu à maléficier. Par l'intermédiaire de ce fil, elles sucent le sang, font couler le poison dans l'estomac[381], débilitent les os. Si la vie, si la santé vous sont chères, ne vous laissez pas rencontrer par la femme morte en couches, laquelle hante sa pierre tumulaire. Vêtue d'une longue chemise blanche, elle a la figure noire et triste, le dos barbouillé de suie et les pieds retournés. Et gare au démon de l'épilepsie qui voltige au-dessus de Djeypour! Des flammes lui sortent de la bouche. A minuit, il se blottit dans un recoin obscur, ou perche sur l'arête d'un toit, prêt à fondre sur le malavisé qui vaguerait par les rues. Les tigres ont abondance de gibier dans la jungle; ils n'en sortiraient jamais pour déchirer bœuf ou chevreau, encore moins pour dévorer un homme, n'était qu'un dieu leur en donne commission expresse, ou qu'un sorcier rancuneux s'est fait nilipa, ou garou, en se glissant dans leur peau bigarrée.

[381] Shortt, Journal of the Ethnological Society.

Pour échapper à l'action malfaisante de ces esprits et de leurs compères, on s'adresse aux prêtres, médiums officiels entre le monde des vivants et celui des morts, sorciers eux-mêmes, mais pour le bon motif. Leurs offices étant reconnus indispensables, la communauté leur alloue l'usufruit du «champ des dieux». Leur existence pourrait sembler facile, n'était qu'elle se passe dans une retraite désagréable à plusieurs; n'était qu'elle interdit de prendre rang au noble jeu des batailles, ne permet pas de partager le repas des laïques, de manger la nourriture qu'auraient préparée des mains profanes. Les amateurs ne sont pas nombreux, bien que l'industrie sacerdotale soit parfaitement libre et ouverte à tous, tant à l'entrée qu'à la sortie—sauf cependant en ce qui concerne le culte du Soleil, qu'on veut héréditaire dans certaines familles. N'importe qui, a le droit de se consacrer au service de toutes les autres divinités, après l'apprentissage de rigueur. L'aspirant se retire dans la forêt, où il se «met en rapport» avec les divinités qui emplissent les fourrés, avec les divinités qui foisonnent dans les halliers. Il laisse croître sa barbe et sa chevelure; et, quand elles sont suffisamment longues et broussailleuses, il acquiert le don de divination. Mais il ne sera pas accepté comme prophète avant d'avoir prouvé qu'il sait prédire l'avenir, précaution fort raisonnable assurément. La divinité prend possession de sa personne en le faisant éternuer; il se démène comme le possédé qu'il prétend être, hurle et vocifère, déraisonne de la façon la plus orthodoxe. Quand le besoin s'en fait sentir, il va à la chasse des sorcières, les découvre et les dénonce, pour qu'on leur arrache les deux incisives de devant. Ce traitement les rendra impuissantes, incapables de prononcer leurs incantations avec la netteté voulue. Un débit imparfait irriterait le démon qui ferait retomber sur les maladroites le mal qu'elles invoquaient contre autrui. Les Arabes[382] avaient aussi connaissance de ce procédé simple et expéditif. Le prêtre, sorcier lui-même et antisorcier, selon les cas, calme la fureur des tigres, écarte la pestilence. Il trouve la pierre noire que hante la fièvre, l'arrose de sang, la dépose solennellement sous un certain arbre, l'enclot dans une plantation d'euphorbes.

[382] Chronique de Tabari.

Autres exploits: il ramasse les vieux balais, marmites ébréchées, gourdes fêlées et corbeilles mal en point, tous objets que hantent volontiers les esprits en rupture de ban; il les jette dans un endroit désert: au fond de la forêt, au bras d'un gibet, aux branches d'un arbre mort. Il les a enduits de sang ou d'eau-de-vie, et, quand les démons goulus se sont jetés sur l'appât, il les emprisonne dans une enceinte de poteaux auxquels il append des armes rouillées, clôture qu'ils n'oseront franchir[383].

[383] Dubois, Mœurs de l'Inde.

Au djanni appartient de propitier les quatorze patrons nationaux et les onze divinités locales, sans oublier les dryades, les nymphes des rivières et des fontaines, les faunes et sylvains. Il en est qui vivent sur terre, d'autres en dessous; ces derniers sortent par les fissures du sol, pour se montrer à leurs adorateurs, et pour picorer dans les blés: les épis vides ou torris ont été grugés par eux[384]. Sous un arbre exceptionnellement élevé habite le «Grand Père», ou Pitabaldi, assimilé à une pierre, que les fidèles viennent barbouiller de safran. Ce sont encore les djannis qui interprètent la volonté du Destin. Ils rendent des oracles en consultant les oscillations d'un pendule, ou encore en écrasant un œuf pour examiner les configurations du blanc et du jaune. Les Moundahs ont une sorte de Pâques, dans laquelle fête chacun s'amuse à heurter son œuf contre celui du passant. Ceci à l'imitation du grand Sing Bonga, qui avec un simple œuf de poule, cassa les globes de fer que lui opposaient ses rivaux, les Asours, dieux forgerons. Les œufs sont partout fatidiques. Les Ouraons en mangent avec recueillement sur l'emplacement de la hutte qu'ils vont construire, du village qu'ils vont fonder, emplacement qu'ils ont déjà rendu propice en y jetant du riz.

[384] Dalton, Macpherson.

Écarter les esprits malfaisants, pourvoir au bon augure, telles sont les occupations ordinaires du prêtre; les plus solennelles consistent à égorger les victimes dont le sang assouvira la soif des divinités, celle des mille et mille diablotins qui foisonnent dans la forêt et la campagne, dans l'air et les eaux, dans les creux de la terre. S'il paraît grand quand il saigne poules, chèvres et taureaux, il paraît sublime quand il immole des victimes humaines. Tuer des enfants, tuer des adultes, tuer des jeunes filles, fonction auguste.


Le sacrifice, sous ses diverses formes et acceptions multiples, le sacrifice est la doctrine fondamentale des religions. «Tuez! tuez!» Cette parole de l'évêque qui massacra Béziers, eût pu être inscrite aux frontons de certains édifices, méritant moins le nom de temple que celui d'abattoirs et échaudoirs. De la chair des hommes, de la viande des animaux, les Dieux ne pouvaient s'assouvir. La Terre tout particulièrement, Déméter, la vieille ogresse, se montrait affamée et altérée plus que tous autres Immortels. Cela s'explique. Avec sa large fécondité, avec ses procréations incessantes, la grande Mère Gigogne qui fait les existences foisonner, pulluler et grouiller jusque dans les dernières molécules de la matière, n'a jamais trop de sang à boire, trop de délicieux sang rouge. Le sang, élément plastique par excellence, principe constituant du lait nourricier et du sperme générateur, le sang passait pour être l'âme même des organismes. Mais il y a sang et sang, et le sang de l'homme était tenu pour le plus précieux de tous, le plus riche en force et en vitalité. L'eau passait pour s'être concentrée dans le sang et tout spécialement dans le sang humain qui, lui-même, se sublimait en sang divin. Le sang, disait-on, entretient la vie dans la nature entière, même dans les plantes et les esprits. Aux mânes, on versait du sang pour leur rendre l'intelligence et la sensibilité; on en servait aux Olympiens pour les tenir en vigueur et en santé; à la Terre, génératrice des moissons, pour la féconder. Ce sang, infaillible panacée, élixir de suprême efficacité, on tenait à honneur de le prodiguer, à gloire de le répandre sans mesure; on s'était accoutumé, il faut bien le dire, à le verser comme de l'eau.

Les Khonds, peuplade oubliée derrière ses remparts de forêts et marécages, ont conservé dans son intégrité primitive l'antique croyance, d'après laquelle la vertu la plus puissante est celle du sang donné sans regret ni répugnance. Ils croient qu'il n'est acte plus méritoire que de s'immoler pour le bénéfice de la communauté. Toutefois, ces dévouements ont toujours été rares, même chez un peuple brave parmi les braves, où l'individu sait, quand il le faut, mourir noblement et simplement. Le Khond, lui aussi, préfère sacrifier la vie des autres que la sienne; déjà ses concitoyens célèbrent sa générosité quand il achète des créatures humaines pour en régaler les Dieux. Qui voulait se rendre populaire et mériter la faveur céleste, annonçait qu'à tel jour il ferait égorger une ou plusieurs victimes. Des familles, des villages, des tribus se cotisaient pour donner à leurs saints, patrons et protecteurs, un large festin, magnifique autodafé. En théorie, on préférait les sujets mâles aux femelles, et plus beaux on les présentait, plus l'offrande avait de prix. Nombreuses étaient les divinités que flattait pareille attention, nombreux aussi les prétextes: occasions publiques ou privées, semailles, moissons, défrichements, longues pluies, sécheresses persistantes, épizooties; une femme qui demandait un fils, un enfant malade. Dans les calamités pressantes, il ne fallait rien épargner. Aux grandes tueries des anciens jours, ce n'était pas deux ou trois personnes qu'on sacrifiait, mais vingt, trente ou davantage. En prévision des besoins constants et des besoins accidentels, on reconnut la nécessité de s'approvisionner de sujets, de tenir un stock d'hosties sous la main du prêtre; il fallait que la divinité eût constamment du pain, beaucoup de pain sur la planche. Il y avait donc à se pourvoir de viande humaine sur pied. Cela pouvait paraître difficile.

«L'offre répond à la demande», enseigne Bastiat, auteur de brillantes variations sur le thème des Harmonies économiques. Un marché ne tarde pas à se créer où se manifeste un besoin. Les Dieux cannibales avaient faim, ils payaient, donc les pourvoyeurs se présentèrent: Harris, Gahingas, Dombogos et tout spécialement les Panous[385], population de tisserands et brocanteurs qui entoure les maîtres du sol et les exploite. En retour de la protection qu'ils lui accordent, elle sert les Khonds, et jusqu'à un certain point les domine. En effet, les Panous ont su se rendre indispensables. Ils manigancent les petites affaires, s'instituent conseillers, interprètes et intermédiaires, messagers publics et privés, sorciers ou djannis—on dirait des Juifs ou des Tsiganes au milieu de paysans magyars, serbes ou roumains. Ils font le commerce entre la montagne sauvage et la plaine civilisée, prennent produits et commandes; au bas pays ils portent des gâteaux de cire, des charges de safran, rapportent des bijoux, du sel, du fer et des enfants. Quelquefois ils ramenaient toute une caravane de petits êtres qu'ils avaient racolés auprès de pauvres gens qui, n'arrivant pas à nourrir leur famille, se prêtaient à échanger un mioche contre trois à quatre pièces d'argent. A Boustar, Djeypour, Kalahandi et autres lieux, les trafiquants en chair humaine s'abouchaient avec des brigands qui, se mettant en chasse, surprenaient une fillette ou un galopin le long des haies, le bâillonnaient, lui bandaient les yeux et l'emmenaient. Bonne affaire, quand les Panous trouvaient des femmes d'occasion, quelques malheureuses accusées de sorcellerie, et dont leurs concitoyens voulaient se défaire. Des frères ont vendu leurs sœurs. Les adultes se fussent payés très cher, sans les risques du transport. Il en était de cette boucherie humaine comme de celle des animaux: la viande grasse et jeune obtenait des prix plus avantageux que la maigre, la coriace ou pas encore faite. Le mâle adulte n'arrivait au marché qu'en des circonstances très exceptionnelles et on l'avait tarifé: un buffle, un bœuf de labour, une vache laitière, une chèvre, un vêtement de soie, un bassin de cuivre, un grand plat, un régime de bananes... en tout quarante articles, prix fixe, toujours identique[386].

[385] Panu, Panva, Panoua, Panové, Panovo.

[386] Arbuthnot. Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1837.

Aucune victime ne pouvait être sacrifiée, si son prix n'avait été intégralement soldé. Condition indispensable. La liturgie insistait sur le fait, qu'il n'y avait aucun péché à tuer l'homme, pourvu qu'il eut été acheté à deniers comptants. Il fallait prévenir toute réclamation, toute discussion. Des criminels, des prisonniers de guerre n'eussent rien valu, leur vie ne coûtant pas assez à sacrifier. Bien que les Khonds pratiquassent largement l'infanticide, ils ne donnaient ni ne vendaient aucune des filles qu'ils tuaient si facilement. Dès que le marchand avait touché ses arrhes, il était tenu de livrer à jour fixe les têtes stipulées, dût-il, pour parfaire le nombre, fournir celles de ses enfants. Même, il répondait envers la communauté des accidents ultérieurs. Si la victime échappait au supplice, on s'en prenait au vendeur; il fallait donc que le misérable fût chef de famille. Les contrats portaient qu'il était le père des sujets par lui vendus, formule qui parfois exprimait la stricte vérité, et qui nous renseigne sur le caractère primitif de l'institution.

«On raconte que des Khonds voyageaient avec un de ces honnêtes fournisseurs dans un district hostile au rite sanglant. Le brocanteur fut rencontré par un sien parent, désespéré que sa cousine—il l'aimait—eût été, par ce père sans entrailles, livrée au bourreau. Il marcha sur l'homme, lui cria:

«Te voilà, père qui vends ton propre sang!»—Et il lui cracha à la figure. Aussitôt intervinrent les Khonds, anxieux de consoler leur compagnon:

«Ne te fais pas de chagrin! Ce buffle d'homme ignore qu'en sacrifiant ton enfant, tu as été notre bienfaiteur, celui de l'entière humanité. Ne t'inquiète! Les Dieux essuyeront le crachat que ce malotru vient de plaquer contre ton visage[387]

[387] Macpherson.

Nous sommes porté à croire qu'à l'origine, les Panous étaient sous l'obligation de fournir aux maîtres du sol un tribut de têtes, tribut qui aurait été graduellement transformé en marché facultatif. Ainsi, tous les ans, les Tchoutias se faisaient remettre un certain nombre de victimes par une tribu voisine qui, affranchie de toute autre redevance, était appelée sar ou libre[388]. Autre exemple. Les Bhouyas du Bengale avaient jadis une espèce de roi qui brandissant son sabre, «le sabre de la dynastie», coupait le cou à un individu de la haute et noble famille des Kopat, laquelle, en dédommagement de cette triste corvée, tenait en fief un domaine considérable. Par la suite des temps, le cérémonial fut modifié: l'homme tombait sous l'épée qui faisait seulement mine de frapper, et, trois jours après, le prétendu décapité réapparaissait, se disant sorti du tombeau[389].

[388] Dalton.

[389] Dalton.

Nous disions que les Khonds tuaient leurs filles, mais ne les sacrifiaient pas. Ce dire, trop absolu, doit être rectifié et expliqué. Ils ne sacrifiaient pas leurs enfants, parce que les Panous livraient les leurs, mais si les Panous eussent fait défaut? Maint passage de la liturgie, maints articles de la dogmatique prouvent qu'alors ils eussent dû désaltérer la féroce déesse avec le sang de leur propre progéniture, même avec celui de leur aîné, comme faisaient jadis les adorateurs de Moloch, et tous ces Abraham qui égorgeaient leur Isaac. Sans doute, les parents n'offraient pas à Tari leur progéniture légitime, mais Tari se rattrapait sur l'illégitime. Nous savons qu'en Khondie les mariages étaient rares, vu le haut prix auquel on cotait les filles; mais les jeunes gens qui ne pouvaient épouser en justes noces, contractaient des unions temporaires, précisément avec les victimes désignées, avec les jeunes personnes qu'on avait achetées pour les immoler. Elles se savaient réservées à une mort cruelle, mais en attendant, pourquoi n'auraient-elles pas tiré le meilleur parti de leur vie, hélas! si courte? Plutôt que d'augmenter leur malheur par l'appréhension constante, ne valait-il pas mieux rire et s'amuser, chanter et danser, aimer et être aimées? Elles aussi avaient besoin de caresses et de doux passe-temps.—«Prenons, disaient-elles, un premier amant, et un second, s'il s'en présente; nous n'avons pas le temps de faire les difficiles.» A l'ombre des sanctuaires indigènes, la prostitution florissait, comme dans les temples brahmaniques, où nichent toujours hiérodules et bayadères. La pauvre créature ne demandait qu'à devenir enceinte, auquel cas elle était épargnée, au moins jusqu'à ce qu'elle eût accouché et fini d'allaiter. Après la première parturition, tant mieux si elle en avait une deuxième, puis une troisième; le répit pouvait durer indéfiniment... Souvent les affections se faisaient tendres et profondes. Malgré le glaive toujours suspendu sur la tête, nombreuses étaient les unions dans lesquelles on s'aimait; sur le bord du précipice on regardait à la dérobée le béant abîme. Souvent, on achetait des malheureuses dont on faisait des filles de joie—hélas! quelle joie!—dans l'intention avouée de les tuer devant la Pennou, quand elles seraient devenues trop vieilles. Plus d'une fut immolée avec l'enfant qu'elle tenait dans ses bras. Mère, fils et filles, tous y passaient.

Il eût été cruel aux pères de concourir à l'égorgement de leurs enfants. Le cannibalisme lui-même a ses accès d'humanité. La règle, aux villages, était d'échanger les poussiahs; c'est ainsi qu'on nommait la progéniture mal chanceuse. Un djanni se présentait, emmenait les innocents, comme le boucher emporte les veaux dans sa carriole... Tout se passait convenablement. Pensez-vous que les Khonds ignorassent les égards dus à la bienséance publique, aux sympathies personnelles, à la commisération individuelle?

En se fournissant au dehors de victimes, et en expédiant plus loin les enfants qu'on avait vus naître, on avait l'avantage que leur immolation inspirait moindre pitié. Non que jusqu'à leur triste fin on fût dur à leur égard, et qu'on les traitât avec rigueur; tout au contraire. Les poussiahs étaient les favoris de tous, les enfants privilégiés de la communauté, aux frais de laquelle ils étaient habillés et nourris, nourris même d'aliments de choix, car on tenait à ce qu'ils fussent gentils, bien venus, doués d'un agréable embonpoint; d'ordinaire, ils entraient dans les familles notables, qui considéraient comme une prérogative et une source de prospérité le fait de les héberger. Manger au même plat qu'eux maintenait en santé ou guérissait les maladies[390]. Donc, ils partageaient la couche, les travaux et les jeux des compagnons de leur âge, et, si on ne leur cachait pas le sort qui les attendait, on les berçait de l'espoir qu'ils ne seraient sacrifiés que sur le tard, qu'on les aimait trop pour ne pas les garder en dernier. Devenaient-ils adultes, il n'y avait femme ou fille qui ne fût fière de leurs faveurs. On encourageait spécialement les relations entre ces esclaves des deux sexes, car le produit de leurs unions appartenait à la sanglante déesse; leur fécondité assurait la perpétuité des sacrifices. D'ailleurs, on eût mal fertilisé la terre avec la chair bréhaigne.

[390] Campbell.


Dix à douze jours avant la grande cérémonie, les patriciens et notables villageois se baignaient, se purifiaient suivant les rites. Au bosquet sacré, arbres majestueux, laissés debout de la forêt primitive, refuge des nymphes bocagères, dryades et hamadryades, ils notifiaient à la déesse de se tenir prête, que la fête se préparait.

Les trois premiers jours se passaient en orgies qu'on nous dit avoir été indescriptibles, et dans lesquelles figuraient parfois des femmes accoutrées en hommes et armées en guerriers. La grande épouse du Dieu Soleil, il fallait secouer ses sens torpides, susciter sa fécondité endormie, irriter ses désirs par des spectacles naïvement lubriques. Tumultes de cris et de chants. Tambourins, tartevelles et cornemuses faisaient rage, les échos se répondaient de colline en colline. La jeunesse gigotait et se trémoussait et, tout en dansant, les filles raclaient le sol du talon, le palpaient de doigts caressants: «Éveille-toi, éveille-toi, Terre, notre amie!» De même aux fêtes des semailles, les Latins invoquaient Ops Consiva, tout en grattant la terre avec les ongles[391].—Chacun s'est fait brave, y a été de son vermillon. La cuivraille de reluire, et la ferraille de tintinner. Les chasseurs paradent avec leurs peaux d'ours ou de tigre, s'emplument comme un coq des jungles, comme un faisan des bosquets. Et zélateurs et zélatrices d'agiter leurs balais et leurs thyrses à plumes, simulant ainsi des volées de paons. La misérable héroïne a été lavée à grande eau, on l'a fait jeûner pour qu'elle soit pure à l'intérieur comme à l'extérieur; elle est habillée de neuf. En procession solennelle on la conduit de porte en porte, puis on la mène dans la forêt sombre, demeure de la déesse. Sous les guirlandes de vertes frondaisons, le prêtre la lie par des cordes à un mai fleuri, haut de dix à douze mètres, surmonté d'une figure de paon.

[391] Lasaulx.

Ici, le paon, roi de la fête agricole, représente évidemment le Soleil. Autant de soleils que d'yeux d'or sur l'éventail. Le trône sur lequel s'asseyait le Grand Mogol figurait un paon déployant ses gemmes resplendissantes:

Que reviennent les beaux jours de Delhi! Bénis le siège d'or que le paon illuminait de ses pierreries[392]!

[392] Chanson ourdoue.

Le siège royal du Birma représente un paon, et aussi un lièvre, symbole marquant la double descendance solaire et lunaire; l'étendard de la dynastie porte paon volant sur champ d'argent[393]. Le sorcier Garro ne s'engagerait dans aucun rit religieux avant d'avoir chaussé des sandales et fiché dans sa chevelure des plumes de paon. Les Khonds jurent par les pennes de cet oiseau, jurent aussi par le tigre et le termite. L'éléphant, autre symbole du Soleil, en tant qu'époux de Déméter, l'éléphant devant lequel les femmes s'inclinent; elles barbouillent ses tempes de vermillon, font marcher leurs enfants dans les traces de ses pas; il n'est donc pas étonnant que l'image du roi des forêts orne souvent le poteau des sacrifices. Il arrive encore qu'un second pieu est érigé en l'honneur de la déesse, représentée alors par trois pierres au milieu desquelles on enterre un paon de cuivre.

[393] Yule, Awa.

Revenons à la victime. Elle a été couronnée de fleurs, ointe d'huile et de beurre fondu, on l'a fardée avec du safran jaune, couleur des esprits lumineux et des esprits célestes, on se prosterne devant elle et on l'adore. On l'adore pour en faire une autre Tari. Car, dans la conception vraiment orthodoxe du sacrifice, l'hostie, qu'elle soit homme, femme ou vierge, agneau ou génisse, coq ou colombe, représente la divinité elle-même. C'est pour cela que les Mexicains l'habillaient dans toute la pompe des vêtements et attributs de l'Immortel qu'elle avait à personnifier. Exécutions piètres et mesquines que celles de pauvres esclaves, de malfaiteurs détestables, mais immolations glorieuses que celle d'un Dieu, d'une déesse, et combien mirifiques les vertus de leur sang répandu!

Tari, dit la légende khonde, avait en l'intention de subir chaque fois le sacrifice en sa personne. Elle voulait faire comme le grand roi Vikramajit[394], qui,—plus fort que messire saint Denis, et même que le béat saint Oriel[395],—chaque soir, coupait lui-même sa propre tête et la portait en offrande aux Dévi[396]. Mais les adorateurs de la déesse virent la difficulté du système et l'assurèrent qu'il suffirait qu'elle se fît égorger par délégation. Tari voulut bien se rendre aux raisons qu'on lui donnait. Elle accepta la théorie qui depuis a force de dogme: les Dieux ne demandent qu'à être immolés au profit de l'humanité, mais ils ont souvent autre chose à faire, et peuvent n'être pas disposés pour le quart d'heure. S'ils n'interviennent en personne, ils interviendront par substitut, s'incarneront en des mériahs ou intermédiaires[397]. Le mériah sera le plénipotentiaire du Dieu, son fondé de pouvoir et son autre lui-même[398].

[394] Sherwill, The Rajmahal Hills, Journal of the Asiatic Society, 1851.

[395] Frodoard, Histoire de l'Église de Reims.

[396] Yule, Marco Polo.

[397] Quelques indianistes, expliquant le mot de mériah par celui de médiation, rappellent que le nom des miris du Bengale, messagers ou commissionnaires, signifie entremetteurs.

[398] Tim., II, 5.—Hébr., IX, 15.

Sur cette donnée, les Khonds et congénères érigent la victime en divinité, la flattent, vantent sa beauté, chantent ses louanges, dansent autour. A la nuit tombante ils se précipitent pour la toucher—la malheureuse porte bonheur!—En un clin d'œil, ils la dépouillent de ses vêtements, les mettent en lambeaux en se les disputant; ils parfument leurs mains dans sa chevelure, raclent ses cosmétiques, sollicitent un crachat qu'ils s'étendront soigneusement sur la figure[399]. Puis la multitude se retire, laissant la nouvelle déesse solidement attachée au poteau, son trône et sa colonne de gloire; l'abandonne affamée, palpitante, nue, dans le froid de la nuit, au milieu des terreurs de la forêt, attendant l'horrible tragédie du lendemain. Quelle veillée! La nouvelle fille des Dieux est censée en conversation intime avec la grande Tari, devenue sa mère et patronne. Que disent à la pauvrette l'immense solitude et l'effrayant silence coupé par le miaulement du tigre, le glapissement des fauves et par les voix mystérieuses de la forêt, proférant des mots inconnus? Que répond-elle aux astres éternels qui la contemplent de leur regard fixe, aux étoiles scintillantes qui lui font signe: Demain, tu seras des nôtres?

[399] Ricketts.

Au matin, tout le village revient pour en finir. Musique et tintamarre, fifres, gongs et clochettes, cris et hurlements assourdissants. On s'emplit de bruit et de tapage comme jadis Bacchants et Bacchantes; comme aux mystères d'Éleusis «on mange du tambourin, on boit de la cymbale». Car il est des choses auxquelles on ne se résoudrait jamais, n'était qu'on a noyé sa raison dans l'ivresse, émoussé toute sensibilité dans une excitation désordonnée; n'était que chacun veut dire: «Je n'y suis pour rien!» Alors la foule est seule responsable, c'est-à-dire personne. L'axiome, «le tout, somme de ses parties», ne s'applique pas aux multitudes.

Quoi qu'il en soit, on entoure la pauvre fille, on la plaint, on se souvient comment hier encore on la traitait en favorite, compagne de tous les jeux; on se rappelle les mots, les reparties, les traits touchants de celle qui supplie et se débat dans ses liens: «Voyez comme elle pleure! Aurez-vous le courage de la tuer? Comme elle était gaie, aimait à rire, aimait à chanter! Tu sais qu'elle était la bonne amie de ton garçon? Elle a pensé te donner un petit-fils.» Plus d'un brave père de famille, qui serait désolé que l'infortunée en réchappât, larmoie et s'apitoie autant ou plus fort que les autres; il y gagne de verser des larmes exquises de douceur, d'en faire verser aux bonnes âmes; bien plus, de faire sangloter la mériah: heureux présage! On ne nous dit point que victime liée au poteau ait jamais été délivrée. L'instinct du drame nous est inné, les plus brutaux et grossiers ont, par intervalles, le besoin de s'apitoyer, irrécusable preuve qu'ils sont charitables et sensibles. Et puis, l'infortunée est déjà déesse, il ne faut pas l'oublier. Si elle fond en pleurs, les nuages répandront sur les campagnes des pluies bienfaisantes; son sein, se gonflant de soupirs et s'agitant en sanglots, communique la vie aux semences, la fertilité au sol.

Quand l'émotion est au comble, l'officiant fait signe; la multitude se calme, se range en bon ordre à l'entour. L'esprit divin envahit le prêtre et l'inspire, lui fait raconter l'origine de l'institution sacrée:

«Au commencement, la Terre, masse informe de boue, n'aurait point supporté la demeure d'un homme, ni même son poids; dans ce limon délayé et toujours mouvant, ni arbre ni herbe ne prenait racine.

«Alors Dieu dit: Répandez du sang humain devant ma face!» Et l'on sacrifia un enfant devant lui... Tombant sur le sol, les gouttes sanglantes fixèrent le terrain et le consolidèrent.»

Cette croyance est assez générale. On sait plusieurs rajahs de l'Inde qui répandaient du sang humain sur les fondements des édifices publics, mais l'illustre Chah Djihan se contenta d'égorger des animaux sur la première pierre de Delhi[400]. La Birmanie branlait sous les pieds, jusqu'à ce que Rani Attah l'eût consolidée par un sacrifice. Idée connexe: Érin, l'Ile Sainte, émergeait chaque septième année, puis rentrait sous l'eau, mais un ange la fixa en jetant sur elle un morceau de fer[401]. Les deux roches qui devaient porter Tyr flottaient à l'aventure, jusqu'à ce qu'on les eût aspergées de sang:

[400] Rajendralala Mitra, Indo Aryans.

[401] Sepp, Heidenthum und Christenthum.

«Sous les libations du sang sacré, les collines errantes s'enracinèrent dans les vagues, et, sur les rochers, désormais inébranlables, les fils de la Terre élevèrent Tyr, la cité au large sein[402]

[402] Nonnos, Dionysiaques.

Les Nègres, eux aussi, avaient fait la même découverte. Sur la place que devait occuper son palais, le Grand Djagga fit décapiter un homme; à travers le sang qui jaillissait, il marcha vers les points cardinaux, puis donna le premier coup de pioche[403].

[403] Bastian, San Salvador.

Sans doute, cette croyance avait été fondée sur l'observation plus ou moins nette que, en zoologie, la formation du squelette résistant coïncide généralement avec l'apparition du sang rouge, dont on avait remarqué les propriétés agglutinantes. On avait conclu que le sang aspergé donne consistance aux boues et aussi à la chair, autre limon. Le sang coûtait si peu jadis!... Mais revenons à notre texte[404]:

[404] Plusieurs textes de rédaction légèrement différente ont été reproduits ci-après, sous une forme quelque peu condensée.

«Et par les vertus du sang répandu, commencèrent les semences à germer, les plantes à croître, les animaux à se propager.

«Et Dieu ordonna que, pour maintenir la Terre ferme et solide, elle fût arrosée de sang à chaque saison nouvelle. Ce qu'ont fait toutes les générations qui nous ont précédés.

«Assise sur une pierre, un jour Tari mangeait des pommes. Voilà qu'en les pelant, la déesse se coupa le doigt et le sang tomba sur le sol, humecta le terrain aride. Et tout aussitôt, de chaque goutte, de chaque gouttelette poussèrent des plants de riz, et la campagne se prit à fleurir[405].

[405] Des fleurs jaillirent de la blessure faite à Odin par un sanglier. Ainsi les roses surgirent du sang de Vénus, quand elle se piqua aux ronces, en courant vers Adonis qui se mourait. Et au même endroit, la Mère de Grâce, Notre Dame marchant sur le rocher, se coupa au talon, et laissa derrière elle une traînée de ces fleurs qu'on a, depuis, appelées les «Roses de Jéricho». Sepp, Heidenthum und Christenthum.

«Tari considéra le riz si dru, le riz si verdoyant. Elle comprit combien étaient grandes les vertus du sang. Si quelques gouttes seulement avaient fait cette abondance, quelle fertilité ne découlerait pas de ses veines largement ouvertes! Tari pensa donc à s'offrir en sacrifice. Tari se présenta, tendit le front au couteau, disant: Me voici, je suis la mériah, je viens pour être immolée[406].

[406] Cfr. Hébr. X, 7; IX 11, etc.

«Les Dieux et les hommes répondirent: Tu dis bien, tu fais bien, ô Tari Pennou! Mais si nous t'immolons une fois pour toutes, la vertu de ton sacrifice irait s'affaiblissant de jour en jour. Il vaut mieux te sacrifier tous les ans et chaque fois qu'on en aura besoin.

«C'est pourquoi, ô Pennou, tu entreras dans le corps des mériahs à la saison des semailles, ou quand les mauvais esprits désoleront la terre, souffleront les vents empoisonnés de la sécheresse, les miasmes de l'aridité, de la pestilence. Tu seras alors sacrifiée pour le bien de tous.

«Et la chose fut agréée entre Tari, les Dieux et les hommes. Depuis, ô Khonds, il en fut toujours ainsi.

«Pourquoi donc, peuple, te lamentes-tu? Et toi, mériah, pourquoi crier, pourquoi sangloter? Ce n'est pas ta faute ni la nôtre, ni celle des parents qui t'ont vendue. Tu as été achetée, tu as été payée. Nos sueurs et notre travail ont acquis ta personne, nous n'avons donc point péché contre toi. Il faut un sacrifice—toi, lui, elle, qu'importe? Le sort est tombé sur toi, le Destin a prononcé. Quand, lasse et épuisée, la Terre doit porter des moissons nouvelles, comment lui rendre la force, sinon avec du sang? Donne le tien, donne-le, comme Pennou donna le sien, sans hésiter!»

Ouvrons une parenthèse. Soit que les aborigènes aient emprunté aux Indous cette partie de leur culte, soit que les deux religions aient même nature et même origine, il est incontestable que la théorie khonde du sacrifice est identique à celle que développe le Bhagavat-Gita:

«En même temps que l'homme, le Créateur créa le sacrifice, disant: C'est par la vertu du sacrifice que vous vous propagerez. Hommes, le sacrifice sera votre vache d'abondance. Par lui, vous ferez vivre les Dieux, et les Dieux vous feront vivre. Et vous faisant ainsi vivre les uns les autres, vous jouirez d'une heureuse existence. Mais qui mange, sans faire part aux Immortels de la nourriture qu'ils ont fait surgir, n'est autre qu'un voleur. Ceux qui sont honnêtes et probes pensent aux Dieux d'abord, à eux-mêmes ensuite. A ne se soucier que du ventre, on avale le péché. Il n'est de vie que celle qui provient des aliments, lesquels dérivent de la pluie causée par le sacrifice.»

Brahma est «l'impérissable sacrifice»; Indra, Soma, Hari, et les autres Dieux s'incarnèrent en animaux[407], à la seule fin de se faire immoler. Pourousha, l'Être universel, se fit égorger par les Immortels, et de sa substance naquirent les oiseaux de l'air, les animaux sauvages et domestiques, les offrandes de beurre et de caillé[408]. Le monde, déclaraient les Richis, est une série de sacrifices se muant en d'autres sacrifices. Les arrêter, ce serait suspendre la vie de la Nature[409]. Siva, auquel les Tipperahs du Bengale passent pour avoir sacrifié jusqu'à mille victimes humaines, par an, disait aux brahmanes: «C'est moi qui suis la véritable hostie; c'est moi que vous égorgez sur mes autels.»

[407] Vastou-Yaga.

[408] Le Brahma karma.

[409] Wilson's Vishnu Surana.

Et la religion hindoue s'accorde avec toutes les religions qui ont eu conscience d'elles-mêmes. Quetzalcoatl,—si l'espace le permettait, nous pourrions commenter les multiples et étonnantes ressemblances entre la symbolique des sacrifices mexicains et celle des mériahs,—Quetzalcoatl se piqua aux coudes et aux doigts pour en tirer du sang qu'il offrit sur son propre autel. Pendant neuf jours et neuf nuits, le dieu Scandinave Odin fut, en l'honneur d'Odin, pendu à l'arbre secoué par les vents:

«Je sais avoir été pendu à l'arbre secoué par les vents pendant neuf longues nuits. Une lance m'avait transpercé: j'étais voué à Odin, moi-même à moi-même[410]

[410] Edda, Odin's Runenlied.

Encore aujourd'hui, le prophète Élie, invisible sur le mont Morijah, continue à faire fumer des holocaustes en bonne odeur à l'Éternel. «Car n'était le sacrifice perpétuel, le monde ne pourrait subsister», disent les rabbins[411]. Philon de Byblos rapporte le mythe de Bélus l'ancien, immolant son file Bélus le jeune[412]. Bélus, sacrifiant Bélus, se faisait le précurseur de l'Éternel Jéhovah. Mais reprenons le fil de notre liturgie:

[411] Eisenmenger.

[412] Vastou-Yaga.

«Tons les vivants souffrent, et tu voudrais, toi, être exempte de la douleur commune? Sache qu'il faut du sang pour faire vivre le monde et les Dieux, du sang pour maintenir la création entière et perpétuer l'espèce. N'était le sang répandu, ni peuples, ni nations, ni royaumes ne conserveraient l'existence. Ton sang versé, ô mériah, étanchera la soif de la Terre, qui s'animera d'une vigueur nouvelle.

«En toi, la Pennou renaît pour souffrir, mais, déesse à ton tour, tu renaîtras dans sa gloire. Alors, mériah, souviens-toi de ton peuple khond, souviens-toi du village où nous t'avons élevée, où nous avons eu soin de toi!

«O Tari mériah! délivre-nous du tigre, délivre-nous du serpent! O Pennou mériah! donne ce que notre âme désire!»

Et chacun d'exprimer alors ce qui lui tient le plus à cœur. Les invocations ne sont pas terminées, que le djanni saisit sa hache et s'approche de la mériah. Il ne faut pas qu'elle meure dans ses liens, puisqu'elle meurt volontairement et de son plein gré, dit-on. Il la détache du poteau, la stupéfie en lui faisant avaler une potion d'opium et de datura, puis, du revers de la hache, lui casse coudes et genoux.[413]

[413] Tiele, Histoire des religions anciennes.


Sensiblement le même quant au fond, le rituel variait quant aux détails de l'exécution. La plupart des cantons avaient leur méthode particulière. La Divinité fêtée portait différents noms. Les uns invoquaient la Terre et les autres le Soleil, et dans ce dernier cas on immolait au moins trois hommes placés en ligne de l'est à l'ouest. On lapidait, on assommait à coups de casse-tête ou de lourds anneaux de fer achetés exprès; on étranglait, on écrasait entre deux planches. On noyait dans une mare de la jungle ou dans un baquet qu'emplissait du sang de porcs. Il y en avait pour tous les goûts. Ici, on administrait un narcotique à haute dose, pour abréger les souffrances; là, tout au contraire, on les voulait augmenter, prétendant que le sacrifice serait d'autant plus efficace qu'il avait été plus douloureux. Parfois la victime était rôtie à petit feu, supplice choisi comme cruel entre tous; parfois elle était expédiée en un seul coup au cœur, et, dans la poitrine béante, le prêtre plongeait un marmouset de bois, le gorgeait de sang. Ailleurs, la mériah était attachée au poteau par les cheveux, quatre hommes écartaient ses jambes, étendaient ses bras en croix et le djanni la décollait. Ou bien, la saisissant par les quatre membres, ils la tenaient horizontalement, le visage tourné vers le sol; le prêtre prononçait une courte prière, tranchait la nuque qui s'égouttait dans un trou; le sang s'épanchait à flots dans la déesse chthonique. D'autres employaient un procédé plus compliqué: pour faire tomber la victime, tête baissée, dans la fosse, ils la suspendaient, sur le vide, par les talons et le cou. Afin de ne pas être étranglée, instinctivement, elle se retenait par les mains aux côtés de la tranchée, et le prêtre, avec la serpette, de la taillader aux chevilles, aux cuisses et dans le dos; au septième coup, il la décapitait. La chose faite, il fichait au poteau le fer rouge et gluant, l'y laissait jusqu'au prochain sacrifice. Après la troisième exécution, la lame avait bien mérité; on venait en grande pompe la détacher, lui donner ses invalides dans un temple. Autre méthode: le djanni forçait la tête du patient dans un bambou fendu, dont un assistant serrait les moitiés avec une corde. La foule n'attendait que le moment; avec des cris d'ivresse et des rugissements de fauve, elle sautait à la curée, et chacun de travailler des ongles et du couteau; tous arrachaient un lambeau de chair palpitante, tous dépeçaient et déchiquetaient.

L'emploi du coutelas, observons-nous, témoigne encore d'un certain adoucissement de mœurs, car maintes hosties étaient déchirées à belles dents: témoin le chevreau qu'on lacérait vivant aux mystères de Bacchus Zagreus. Tout anciennement, c'était un homme qu'on mettait en lambeaux sur l'autel de Dionysos Omostès, Dionysos le Mange-Cru[414].

[414] Plutarque, Vita Themist., XIII; Pelopon. XXI.—Clemens, Cohortationes ad gentes.

Tari, digne cousine de Moloch et «autres dieux de sang» n'est point la seule de son espèce parmi les divinités khondes. A une foule d'autres génies, aériens, terrestres, souterrains, il faut du sang, beaucoup de sang. Si on ne les en gorge, le sol restera aride et infertile; ni la pluie ni le soleil ne viendront en leur temps.

Les Celtes, nos ancêtres, avaient aussi leurs mériahs; ils achetaient des esclaves qu'ils traitaient largement, et, l'année révolue, ils les conduisaient en grande pompe au sacrifice.—Tous les douze mois, la tribu scythe des Albanes engraissait une hétaïre pour la tuer à coups de lance devant l'autel d'Artémis[415].—Au retour de saison, des hiérodules, qu'on avait nourries d'aliments exquis étaient sacrifiées à la déesse syrienne.—«Les Esprits de la Terre sont altérés de sang», disait Athénagore.—Aux Thargélies, les Athéniens ornaient splendidement un homme et une femme qu'ils avaient entretenus aux frais de l'État, les conduisaient en procession et les brûlaient à l'entrée de la campagne.—Aux fêtes de Patræ, en Achaïe, on jetait des animaux sauvages dans un bûcher flambant;—chez les Tyriens, des brebis et des chèvres; le culte de Déméter et celui de Moloch versaient l'un dans l'autre:

[415] Strabon.

Mos fuit in populis, quos condidit advena Dido,
Poscere cæde Deos veniam, ac flagrantibus aris,
Infandum dictu, parvos imponere natos;
Urna reducebat miserandos annua casus[416]!

[416] Cf. les relation de Thomas Herbert; Paul Lucas, Voyage au Levant; Pietro della Valle, Viaggi.

Passons sur les horreurs de Carthage répétées à Upsala par les Scandinaves, à Rügen et Romova par les anciens Slaves. Jusqu'à ces derniers temps, les Ispahanais célébraient la «Fête du Chameau», ou «du Sacrifice d'Abraham», notons la synonymie. Le grand-prêtre de la Mecque envoyait un sien fils adoptif, montant un chameau bénit. Cet animal était promené en grande pompe par la ville; à un moment donné, le roi décochait une flèche contre ses flancs. En un clin d'œil, la pauvre bête était abattue, hachée, chapelée, déchiquetée, emportée et distribuée au loin, chacun en voulait, ne fût-ce que le plus mince des fragments, pour le mettre dans une grande marmite de riz[417]. Les Ghiliaks[418], les Aïnos aussi, adoptaient un ourson, le caressaient, le dorlottaient, le traitaient en enfant gâté, jusqu'au jour où ils s'en disputaient les morceaux. Les nègres contemporains ne croient pas acheter trop cher les minces succès de leur agriculture en empalant ou en coupant le cou à des jeunes filles superbement parées; persuadés qu'il faut du sang pour appeler la pluie[419]. Même dogme professé par les Peaux-Rouges. Ainsi, les Paunies tuaient une captive des Sioux en lui infligeant d'horribles souffrances, et de son sang aspergeaient les champs de fèves et de citrouilles[420].—Les Loups immolaient une vierge au Génie du maïs[421].—Au Mexique et au Nicaragua, la victime, avant d'être égorgée, recevait des honneurs plus que royaux, car on voulait qu'elle représentât la divinité, se faisant immoler pour le bien de tous. On ne nous dit point que sa chair fût enterrée dans les champs, mais le cœur, fontaine de sang, était le revenant-bon des chefs et des prêtres[422]. Ces exemples pourront suffire.

[417] Silius Italicus, Punica.

[418] Deniker.

[419] Adams, Cf. le veau des Ahrifa d'Alger.

[420] Bancroft, The Native Races of America.—P. de Smet, Annales de la Propagation de la Foi, 1843.

[421] James.

[422] Adolf Bastian, Der Mensch in der Geschichte. Lagos.


De la mériah tailladée et mise en pièces, les djannis ne laissent que les entrailles et la tête, encore celle-ci est-elle le plus souvent dépouillée des cheveux. Les oiseaux, les chacals n'ont pas longtemps à ronger, car, dès le lendemain, entrailles, crâne et squelette sont brûlés en même temps qu'un bélier. Soigneusement recueillie, et non sans solennité, la cendre est ensuite confiée aux vents pour qu'ils la disséminent dans les campagnes; en quelques endroits, on la mélange aux grains et semences qu'on veut soustraire aux attaques des insectes. Cette cendre[423] possède toutes les propriétés de la chair vivante, toutes les vertus du sang qui donne au riz, au blé, au millet la faculté d'entretenir la vie, de la nourrir. N'était son action, l'indigo ne pourrait acquérir sa belle couleur bleue, le camphre ne se déposerait pas dans la tige du camphrier[424]. N'était qu'on en a barbouillé le seuil, les maisons et les greniers seraient envahis par les esprits de la fièvre, de la pestilence et de la famine[425].

[423] Cf. Hébreux, IX, 13.—Nombres, XIX, 9.

[424] Ibn Batoutah.

[425] Cf. Exode, XII, 13.

Les débris de la victime, les meurtriers se les disputent, pour les enterrer au plus tôt dans leur jardin, ou les suspendre à une perche au-dessus du ruisseau qui arrose leur champ. Au plus tôt, car, dès le soleil couché, la viande victimale a perdu son efficacité. Les villages qui concourent au sacrifice organisent des relais, font merveilles de célérité. Qu'un cultivateur enterre en son enclos le cadavre entier ou le bout du petit doigt, n'importe, l'effet est le même. Sur ce dogme fondamental, la théologie djanni se rencontre avec la chrétienne. La chair divine opère qualitativement et non quantitativement; elle agit par sa nature et non par son volume; ce n'est point un fumier à étendre par charretées, mais un point lumineux qui rayonne au loin. Chthonisme ou catholicisme, le mystère se formule en termes identiques: l'Être suprême s'incarne pour communiquer la substance au fidèle qui le mange. Tari transmet au sol sa fécondité par l'intermédiaire de la mériah. L'action de la chair divinisée s'arrête aux bornes de la propriété bénite et n'en dépasse jamais les limites. Aux dévots du Christ, la faculté est déniée de communier par procuration. De même, pour féconder ses sillons par un filament de chair sanctifiée, le propriétaire khond ne pouvait se faire suppléer par aucun voisin ou ami. Le premier à frapper la Tari incarnée, le premier à ouvrir la veine fécondante, à trancher dans les muscles qui contiennent la vie, s'empare de la bouchée exquise, du morceau suprême. Il n'est cultivateur qui ne désire être servi avant les autres, mais tous ne se risquent pas au dangereux privilège[426]. Il faut savoir que le premier à donner du couteau est comme magnétisé par le divin contact. Si on le tuait immédiatement, son corps communiquerait aussi la fertilité aux campagnes. En conséquence, chaque village fait choix d'un champion adroit et robuste, enveloppé de toile en plusieurs tours, mis ainsi à l'épreuve du fer. Tandis qu'il s'efforce à piquer le premier dans la mériah, ses amis veillent à ce que lui-même ne reçoive pas de mauvais coups.

[426] Peggs.

Un sang doué de si précieuses qualités, il semblerait que les Khonds devraient être jaloux de l'ingurgiter eux-mêmes, plutôt que d'en asperger leurs champs. Ainsi, les Komis de l'Arracan, criblent de flèches un taureau attaché à un pieu; hommes, femmes et enfants sucent le sang qui coule des blessures[427]. Mais, dans l'espèce, le sentiment a eu raison de la logique, et les Khonds veulent bien se contenter du sang des brebis ou des buffles égorgés au nom de Tari, pour guérir diverses maladies, telles que la démence et la possession. Quand ils en appellent aux ordalies, ou jugements de Dieu, du riz est trempé dans ce sang, et le parjure qui en goûte tombe, tué raide par la déesse.

[427] O'Donnell, Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1865.


Longtemps les civilisés des alentours ne connurent les rites sanglants que par de vagues rumeurs. En 1836 seulement, Russell, témoin de ces atrocités, en informa officiellement le Directoire de la Compagnie des Indes. Mais comment abolir la monstrueuse coutume?

A l'origine, les habitants de la plaine immolaient, eux aussi, des mériahs aux divinités agricoles; mais la civilisation qui remontait le cours des fleuves, lentement refoula la cruelle pratique. Les Khonds du midi l'ayant déjà abandonnée au commencement du siècle, le haut pays restait inébranlable dans son orthodoxie. Les deux camps arboraient chacun l'étendard d'un membre du couple divin. Les abolitionnistes tenaient pour Boura, le Soleil, Créateur suprême, qu'ils disaient être en délicatesse avec son épouse et même avec le sexe féminin tout entier, qui aurait introduit dans le monde le mal et le péché. Les conservateurs, au contraire, prenaient parti pour la Terre, Mère universelle, professaient que l'effusion du sang mériah, nécessaire à la consolidation du corps politique, motivait l'agrégation en tribus, même l'existence des nations étrangères et de toute société humaine. La discussion s'échauffant, la rivalité s'accentuant, les congénères méridionaux prirent en abomination la coutume de leurs ancêtres. Qui avait assisté à l'une de ces tueries, passait pour contaminé par les effluves sanguins; aurait mis sa vie en danger, s'il se fût montré avant sept jours révolus. Les Solariens, fanatiques de Boura, n'eussent pas donné un coup de bêche pendant les cinq à six jours qui précèdent la pleine lune de décembre, époque à laquelle les Démétriens enterraient la chair mériah. Même ils établissaient des sentinelles sur la frontière, pour empêcher qu'un ennemi ne souillât leur sol en y apportant un fragment de cette substance vireuse. Le dieu Soleil n'aurait pas pardonné cette désécration du pays qu'il avait fait sien, se serait vengé par de terribles fléaux. Éventualité non moins dangereuse: les démons et divinités inférieures prenaient goût à cette nourriture, n'en voulaient plus d'autre:

«Nous avons, à Cattingya, une jungle très giboyeuse par les efflorescences salines dont tous les animaux se montrent friands. Voilà que, pour nous faire pièce, une tribu rivale y enfouit une charogne... Depuis, il n'y a plus eu de venaison que pour les chasseurs de Gourdapour, tandis que nous autres de Cattingya revenons toujours bredouille. Pourquoi? Parce que les démons favorisent ceux qui les ont mis en appétit de chair humaine!»

Là aussi fallait-il dire: «Laissez faire, laissez passer»? Fallait-il attendre que la civilisation croissante qui avait déjà supprimé les mériahs du Midi, les supprimât aussi dans le Nord? Il eût fallu patienter pendant des siècles, tout au moins pendant deux ou trois générations. Le gouvernement anglais, qui intervient directement pour tant de choses moins importantes, comprit qu'il devait agir en souverain. Interdire les sacrifices humains par ordre motivé, rien de plus facile en théorie. Mais on ne tarda pas à reconnaître que, pour avoir le dernier mot, la Compagnie aurait dû briser l'organisation civile et politique, détruire peut-être une partie de la nation; en tout cas, s'engager en une série de massacres et d'exécutions sommaires dont il était difficile de prévoir la fin. Le remède eût été pire que le mal. Le Conseil des Indes tâtonna quelque temps. Le premier acte systématique, inspiré par Macpherson, fut de reconnaître officiellement l'existence de ces tribus éparses, de leur faire savoir que l'administration de Calcutta s'instituait leur centre et les confédérait sous sa présidence, déclarait qu'à l'avenir il connaîtrait de leurs grosses affaires, querelles et différends. Cette fois-ci, l'autorité supérieure se montra bienveillante, autant que prudente et résolue; comprit qu'il ne suffit pas d'un règlement fiché au bout d'une baïonnette pour supprimer une religion. Elle envoya des troupes commandées par des officiers intelligents et hommes de bien,—on en trouve quand on veut les chercher. Dans cette élite, il faut en premier lien nommer Macpherson et Campbell, Taylor, Russell, Ricketts, Mac Viccar et Frye, qui, dans les années 1848-1852, opérèrent dans les districts les plus mal famés[428].

[428] Tels que ceux de Boad, Patna, Madji Désa, Tchina Kinnédi, Kalahandi, Maha Singui, Bourgui, Bissam Kattak, Goumsor, Rayabidji, Sourada, Tchounderpor, Godaïri, Loumbargan, Sirdapor et Boundari.

Remplissant avec tact sa mission vraiment civilisatrice, l'expédition évita le fracas et les brutalités. Réquisitionnant les victimes désignées pour de futurs sacrifices, elle délivrait des cinquante et des cent. Assez nombreuse pour écraser les résistances qui eussent pu se produire, la troupe cherchait à éviter les collisions; ce qui n'empêcha pas qu'elle n'eût parfois à montrer les dents, à se frayer un chemin de vive force. Le plus souvent, l'officier mandait les caciques, leur expliquait ce qu'il exigeait et pourquoi; ne lâchait prise qu'ils n'eussent juré:

«Que la terre me refuse ses fruits, que le riz m'étouffe, que l'eau me submerge, que le tigre me dévore, moi et mes enfants, si je viole l'engagement que je prends pour moi et mon peuple, de renoncer au sacrifice d'êtres humains!»

Dès qu'ils avaient prêté serment, on pouvait se tenir pour satisfait, car les Khonds n'ont qu'une parole. Par mesure de précaution, l'âge, le nom et le nombre étaient inscrits de tous les enfants et surtout de la progéniture poussiah, serfs et esclaves qu'on eût pu substituer aux mériahs en titre. Il était annoncé que les années suivantes on viendrait prendre des nouvelles. Pour mettre les consciences à l'aise, Campbell accepta gaiement que le Gouvernement et tous ses fonctionnaires fussent, devant le Ciel et la Terre, déclarés responsables de la cessation des sacrifices; il se prêta à un sacrement solennel par lequel était détourné sur sa tête le courroux de tous dieux, de toutes déesses. Seulement, pour se montrer plus puissant que leur Olympe, il mit un jour la main sur quelques idoles, réputées redoutables entre toutes, et les fit écraser, comme malfaiteurs, sous les pieds des éléphants porteurs de bagages. Le dernier acte—non le plus facile—fut de rassurer les mériahs. Pour quelques-unes qui, pâles et tremblantes, se réfugiaient à son camp, traînant un bout de chaîne, ou portant les marques de fers aux poignets et aux chevilles, précautions significatives du supplice qui se préparait, la plupart des victimes fuyaient les libérateurs, se cachaient derrière les meurtriers. On leur avait fait accroire que l'étranger les réservait à des supplices plus affreux que l'immolation à Tari: être martyrisées pour que le sang, répandu goutte à goutte, ramenât l'eau dans les étangs desséchés de la plaine; être dévorées par des tigres sacrés qu'aurait entretenus la reine des Indes. Elles ne revenaient pas de leur étonnement quand on les déclara libres de rester ou de s'en aller. Quelques-unes furent colloquées à de jeunes chefs et à d'ambitieux personnages, sous l'engagement tacite que le gouvernement favoriserait leurs maris. Celles qu'on plaça dans les écoles des missionnaires furent mariées à des convertis protestants; mais on remarqua qu'elles ne tournèrent qu'à demi-bien; les instituteurs leur reprochaient le caprice et l'insubordination, la paresse et la gourmandise. On en vit qui prirent la fuite, retournèrent dans leurs villages, déclarant que vivre avec des étrangers leur était insupportable et qu'elles préféraient être égorgées par leurs proches. Croirait-on que des ambitieuses se dépitaient, regrettant la superbe chance qu'elles auraient eue de passer déesses! Nombre de mériahs étaient déjà femmes et mères. L'idée qu'il faudrait abandonner leur famille les désespérait; mais il fut annoncé que l'union de chacune avec son amant serait déclarée mariage valide. Sitôt la décision prise, on en vit surgir plusieurs qui s'étaient dissimulées. La perspective d'être immolées, tôt ou tard, les effrayait moins que la certitude d'être enlevées, immédiatement, à leur entourage et à leurs affections. Pauvres créatures qui se résignaient à une mort affreuse pour jouir d'un peu d'amour et de maternité! Elles avaient accepté leur sacrifice, convaincues, elles aussi, que leur immolation était d'effet salutaire, et que leur sang rejaillirait en bénédiction sur la communauté.

Quant aux djannis et patours, ébranlés, mais non convaincus, ils eussent volontiers résisté jusqu'au bout; mais que répondre à la puissante argumentation des canons et mousquets? Cela se voyait assez, Loha Soleil, Boura, Seigneur des armées, n'étaient pas de taille à lutter contre un colonel anglais. Il avait donc fallu céder.


Céder... on plutôt transiger. Car la religion, même chez des sauvages, ne s'avoue jamais battue. L'Église montre les dispositions les plus pacifiques, le tempérament le plus conciliant, dès qu'elle rencontre des gens décidés à passer outre; elle est alors admirable dans les compromis, ingénieuse à trouver des accommodements avec le ciel. Envers les violents, elle a des trésors d'indulgence, leur laisse «ravir le ciel», mais envers ceux qu'elle soupçonne de faiblesse, son arrogance ne connaît pas de bornes; envers les vaincus, elle ne connut jamais la pitié.


Quand ils se virent refoulés par les canonniers et carabiniers, les théologiens khonds firent la découverte opportune que Tari avait recommandé, mais non point commandé, qu'on lui apportât des victimes humaines, et que d'autres offrandes, singes, guenons ou cochons sauvages, lui conviendraient presque aussi bien. Ils s'aperçurent, au bon moment, que la chair mériah est supérieure aux autres relativement, mais non pas absolument; que la tête d'un homme vaut plus qu'une dizaine de têtes bovines, moins qu'une centaine. On pouvait donc s'arranger.

Longtemps l'immolation d'une personne constitua l'acte suprême des religions, le moyen d'acheter la faveur des pouvoirs célestes ou infernaux—autant qu'on peut les distinguer. Mais la foi faiblit à mesure qu'augmentèrent les connaissances. La pitié s'en mêla. L'agriculteur découvrit que, pour avoir la pluie en son temps, il importait peu de verser sur l'autel du dieu des Nuages le sang d'un enfant ou d'un agneau; et dès lors il préféra sacrifier le petit d'une brebis que son propre fils. Cependant il était encore loin de soupçonner que, sang ou pas de sang, il n'en pleuvait ni plus ni moins. Force fut aux représentants de la divinité de prendre leur parti de la découverte intempestive et d'accepter les modifications qu'elle imposait. Ne pouvant autrement, ils se résignèrent, hélas! Dès qu'un prêtre accepta un taureau, dès qu'il laissa donner des béliers aux lieu et place d'un homme, la fiction se substitua à la réalité, l'orthodoxie s'en alla à vau-l'eau. Des substitutions, toujours plus hardies, marquèrent le déclin, mesurèrent la dégénérescence du dogme. A se laisser marchander, les dieux se virent floués et trichés; on rogna leur part jusqu'à ne plus laisser qu'une misère. Aux dieux indous, du temps qu'ils étaient encore cousins de Tari et de Loha, on sacrifiait aussi des mériahs, beaucoup de mériahs, mais avec le temps on remplaça l'homme par le cheval, le cheval par le taureau, le taureau par le bélier, le bélier par le chevreau, le chevreau par des poulets, les poulets par les fleurs, beaucoup de fleurs. «Trop de fleurs!» s'écriait Calchas. Jadis, au Pouroucha Médha, on servait un magnifique banquet, cent quatre-vingt-cinq personnes[429], pas une de moins: hommes et femmes, garçons et filles dans la fleur de l'âge. Mais les réformes survenant, on attacha, comme par devant, les victimes au poteau; puis, au milieu des litanies en l'honneur de Narayana immolé, le sacrificateur brandissait un couteau, tranchait les liens des captifs, puis, à la divinité affriandée servait, quoi? du beurre fondu, maigre régal! De même les Perses en arrivèrent à présenter au génie du Feu, non le taureau stipulé, mais un poil, un seul poil, montré de loin. Les Slaves substituèrent aux égorgements d'hommes l'offrande de simples jouets, de quelques odeurs. Les Chinois, toujours ingénieux, incinéraient des bonshommes en papier. Semblablement, les Romains s'étaient engagés à fournir, tous les ans, un festin de trente hommes au Tibre; ils lui servirent autant de mannequins en osier. Ils avaient promis des biches, qu'ils vinrent à remplacer par des brebis, mais en spécifiant nettement qu'elles étaient appelées «biches»[430]. Ailleurs, au lieu de têtes humaines, on piqua aux lances des noix de coco, des têtes d'ail ou de pavot. Aux fêtes carillonnées de nos villages, les marmots et jeunes rustres—dernière dérision—se régalent de pâtisseries figurées dont ils ignorent parfaitement l'origine. D'un terrible rituel innocent souvenir.

[429] Yadjour-Véda.

[430] Festus, de Verborum significatione. Cervaria.

Les djannis ne pouvaient nier que leur Tari ne fût déjà coutumière de transactions. Elle avait déjà permis à la Fête des Semailles la substitution d'un buffle à un homme. Les Démétriaques de Kalahandi faisaient choix d'un joli veau qui devenait propriété communale. Sitôt sevré, laissé libre autant que le cheval destiné, par les brahmanes, au sacrifice de l'Açvamedha, il trouvait toujours ouverte la porte de son étable, vaguait par les champs, gambadait dans les jardins, paissait les orges, broutait les légumes, dévastait les potagers. Les cultivateurs ne le rencontraient que pour le choyer et le caresser, lui donner des friandises; il avait tout à son contentement. Devenu beau taureau, il était conduit au sanctuaire de la déesse.

Des vases rangés autour de l'autel contiennent les échantillons de semences qu'il s'agit de rendre fécondes. Tandis que l'animal les renifle, donne de la langue par-ci par-là, un coup bien asséné le tombe; on l'égorge, et dans sa bouche on passe une jambe de devant; manière de montrer que la pieuse bête s'est apportée elle-même en sacrifice. La carcasse est promptement débitée par les paysans; chacun se saisit d'un rogaton qu'il court enterrer dans son clos. On met à part le sang et les entrailles, sur lesquels débris on casse des cruches et on déverse des victuailles à pleines marmites.

Le lendemain, les laboureurs se rangent devant les grains mis en tas, et, dans le monceau chacun plonge le fer de sa charrue, afin de lui communiquer des vertus prolifiques. S'annonce alors par de bruyants claquements de fouet un djanni, appelé Pot Radj, du même nom que le Faune qu'il est censé représenter. Il apporte un chevreau, la «victime de l'araire», hari mériah, l'égorge en un tour de main, mélange sa chair avec celle du taureau tué la veille, met cette viande dans un panier. Du milieu des laboureurs surgit alors un homme nu, qui saute sur la corbeille, s'en empare et s'esquive. La foule se précipite après. A grandes enjambées et avec de bruyantes vociférations on fait le tour du village, tandis que le coureur jette à droite et à gauche les morceaux qu'il déchire entre les dents; il appelle à la curée les démons, auxquels, de leur côté, les paysans font largesse de brebis et poulets. Sabre dégainé, les Païks veillent à ce que nul étranger ne dérobe la moindre bouchée, car il suffirait d'une bribe pour escamoter les mérites du coûteux sacrifice. Ce n'est pas tout. Au retour de l'expédition, la multitude s'empare de premier taureau qu'elle rencontre, l'abat, et tous les ayants droit en prennent leur part.

Pendant les deux premiers jours, les offrandes ont été présentées au nom de la communauté, mais, aux troisième et quatrième, les particuliers sont libres de capter par des présents, faits en leur propre et privé nom, les faveurs spéciales de Tari et de telles autres divinités champêtres qu'ils jugent opportun. On ne s'y épargne point et il n'est pas rare de voir une grosse bourgade sacrifier quatre à cinq douzaines de bœufs, des brebis par centaines, dont on empile les têtes en deux monceaux. Et alors les femmes qui ont fait des vœux, de dépouiller leur mince costume, et entourées d'amies, de courir nues par les places et par les chemins. Elles sautent et dansent, agitent des ramées, brandissent des feuillages. Les unes veulent être rendues fécondes en même temps que la Terre, et les autres remercient la déesse qui les a rendues mères.

Remarquons en passant, et sans entrer plus avant dans la matière, que les rites agricoles marquent une certaine prédilection pour la nudité des célébrants. Ainsi, aux environs de Madras, une fête annuelle rassemble des myriades de pèlerins, qui égorgent des troupeaux entiers, et quand l'air est épaissi par les vapeurs du sang, ils se déshabillent, processionnent en secouant des rameaux verts, puis vont se baigner.—De même, les Dodoles slaves sont promenées par les champs, vêtues seulement de frondes et de fleurs.—Une légende de Tchamba, près Amrétsir, raconte que l'eau se refusait obstinément à couler dans un canal que l'on venait de creuser. Les sages décidèrent que, pour mettre en mouvement l'artère d'irrigation, il était indispensable que la plus belle et la plus vertueuse princesse de la maison régnante consentît à se faire couper le cou. La généreuse fille accepta de grand cœur. Mais ce ne fut là que son moindre mérite, il lui fallut aussi se résoudre à courir nue dans le lit du canal, en spectacle à la foule assemblée. Vingt-cinq siècles plus tard, le seigneur de Coventry n'en demanda pas tant à l'illustre Lady Godiva. Mais revenons à nos Khonds.


Au cinquième et dernier jour, grande procession des fidèles se rendant, musique en tête, au temple de Pot Radj pour assister à un acte de haute liturgie, un vrai mystère.

Sous l'autel est caché un agneau que le prêtre officiant fait semblant de chercher. Il ne manque pas de le découvrir, fait claquer son fouet,—sans doute en imitation du tonnerre,—et du manche toucha la bête, l'insensibilise par des passes magnétiques. Dès que ses membres sont rigides, il met les quatre pieds sur une main, sautille et tourne autour du l'autel. Après quelques minutes de cette manœuvre, il dépose la victime sur la pierre. A ce moment, les assistants se jettent sur lui, le renversent, lui attachent les mains derrière le dos, puis le poussent dans une ronde. Tous y prennent part en criant. Les musiciens tambourinent à tour de bras. Excité, autant et plus que les autres, le djanni roule des yeux, hérisse le poil. Son Dieu l'envahit; Pot Radj, incarné en sa personne, bondit sur l'agneau stupéfié, le saisit entre les dents, le secoue, l'attaque à la gorge, le fait expirer sous les morsures. Il s'arrête alors, souffle et reprend haleine, mais pour fouiller dans les entrailles déchirées, y plonger la tête à plusieurs reprises et la retirer dégouttante de sang. Satisfaits maintenant, les assistants s'emparent du cadavre lacéré et l'enterrent au pied de l'autel. Ils se rappellent alors que devant Tari sont empilés des grains et semences, des chairs et ossements, les têtes de nombreuses victimes. Et tous, à quelque caste qu'ils appartiennent, de se précipiter sur le tas, de se disputer les débris, chacun pour son champ et son jardin. L'énergumène s'est enfui dans la jungle, ne reparaît de trois jours. Ce n'est encore que la scène avant-dernière.

Pour clore, les villageois portent en triomphe, autour de leurs cultures, l'image de la déesse et la tête du taureau premier immolé. D'ordre, de décence, rien: plus on est fou, plus la Terre sa met en joie et en vigueur. Feu croisé de mots piquants, de propos plus que lestes, de gestes obscènes, de moqueries et railleries. Aux Lénées de Dionysos, les vignerons tenaient le haut bout: ici, les bergers mènent le charivari. Ils tiennent à dire leur mot sur les affaires au moment. Avec une verve endiablée, ils éclaboussent tout le monde et son père, prennent à partie les notables, les autorités, n'épargnant même pas la déesse. De leur côté, les Asadis, danseuses et prostituées attachées au culte, assaillent les citoyens les plus graves et les plus respectables, houspillent brahmanes et lingayats, sautent à califourchon sur les épaules des zémindars. Après les émotions de la mériah immolée, après le spectacle des égorgements, après les pleurs et les cris, après tant de sang répandu, il faut de larges rires, des esclaffements bruyants et sonores. L'âme surmenée ne reprend son équilibre qu'en passant par une agitation en sens contraire. C'est ainsi que la folle bande arrive jusqu'à la chapelle sacrée au dieu Terme, où l'on enterre la tête du taureau. Le lendemain des saturnales, il n'y paraît plus, et chacun de vaquer à ses occupations accoutumées.


CONCLUSION

Ainsi les mériahs pouvaient, hier encore, être observées sur place, débris vivant d'une religion préhistorique. Les évolutions par lesquelles l'humanité a passé dans le temps se répètent dans l'espace. Dans les replis et recoins du labyrinthe que forment les montagnes et les vallées, avec leur multiplicité de climats et d'expositions, sous l'action des vents secs ou humides, la flore intellectuelle des périodes antérieures se retrouve éparse, mais assez complète. Les siècles se survivent, se pénètrent les uns les autres. La petite goutte de rosée, la plus petite, reflète tout un paysage, de même notre individu, de mince durée pourtant, peut assister à la longue procession des âges, se faire contemporain des temps écoulés et des périodes futures:—il n'y a qu'à voir et regarder autour de soi, il n'y a qu'à comprendre.

Ces Khonds, ces Todas et Badagas, ces Apaches, ces Esquimaux, on les dédaigne comme n'étant que des peuples enfants, on les méprise comme n'ayant que les rudiments de l'intelligence et de la moralité. Mais c'est précisément par leur intelligence enfantine et leur moralité rudimentaire qu'ils devraient exciter l'intérêt. Les grands hommes, les sages et avancés, ne représentent que leur personnalité; les individus supérieurs ne sauraient nous enseigner autant que les plus faibles et les plus humbles qui nous montrent l'humanité à ses débuts. Les naturalistes estiment les infiniment petits au moins à l'égal des infiniment grands; les infusoires, les mucosités, les ferments, les pourritures, attirent leur pensée autant que les systèmes solaires, que les trajectoires des comètes, et les tourbillons constellés. Pour le moraliste, non plus, il n'est pas être trop vil, car le plus misérable des hommes est encore son frère, os de ses os et chair de sa chair. Dans notre espèce, il n'est grandeur, il n'est bassesse dont nous ne soyons solidaires. Ne nous a-t-on pas raconté que Newton vit tomber une pomme et se demanda: Pourquoi?—«En y pensant,» il vit s'ébranler la multitude confuse des étoiles; de tous côtés, elles se portaient sur la Voie Lactée, s'y engouffraient, se décomposaient et se recomposaient. Deux mots flamboyèrent sur les obscures profondeurs de l'espace immense: gravitation universelle.


TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

Les Hyperboréens, chasseurs et pêcheurs.
Les Inoïts orientaux
Les Inoïts occidentaux

Les Apaches, chasseurs nomades et brigands

Les Naïrs, Noblesse guerrière et Famille maternelle

Les monticoles des Nilgherris, pasteurs, agriculteurs et sylvestres (Todas, Badagas, Cotas, Iroulas et Couroumbas).

Les Kolariens du Bengale, et les sacrifices humains chez les Khonds

Conclusion

Paris.—Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.—17473.