The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0014, 3 Juin 1843

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Title: L'Illustration, No. 0014, 3 Juin 1843

Author: Various

Release date: August 11, 2011 [eBook #37040]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0014, 3 JUIN 1843 ***







L'Illustration, No. 0014, 3 Juin 1843

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Nº 14. Vol. 1.--SAMEDI 3 JUIN 1843.
        Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour les Dep.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'étranger,          10              20             40.

SOMMAIRE.

Nécrologie. Lacroix. Portrait.--Courrier de Paris. Une scène de l'Incendio di Babylonia.--Les Grandes Eaux de Versailles. Fontaine du Point du Jour, bassin de Saturne, pièce du Dragon, char d'Apollon, l'avenue du Tapis vert.--La Cour du Grand-Duc, nouvelle par Eugène Guinot (première partie), avec une gravure.--Le Palais des Thermes, l'Hôtel de Cluny et la Collection Dusommerard. Plan du palais des Thermes et de l'hôtel de Cluny. Quenouille de buis. Miroir de toilette. Couteau en Ivoire, Aiguière d'étain, Étrier de François Ier. Vue de la Galerie.--Académie des sciences 1. Sciences médicales--Revue Algérienne. Port d'Alger, Colonisation de l'Algérie, Carte du Sahel, le Port, deux dessins des travaux du port, Razzia par des réguliers d'Abd-el-Kader,--Bulletin bibliographique. La Russie en 1839. --Annonces. --Modes. Deux gravures. --Correspondance. --Amusements des sciences.--Rébus.

Lacroix.


Lacroix.--Médaillon de David d'Angers.

Sylvestre-François Lacroix, l'un des hommes qui ont été le plus utiles à l'enseignement des sciences exactes en France, vient de mourir. Ses obsèques ont eu lieu samedi dernier. Des députations de l'Académie des sciences, dont il était membre, de la Faculté des sciences, dont il a été le doyen» du Collège de France, où il était encore professeur titulaire, de l'École polytechnique, où il a enseigné l'analyse infinitésimale, l'ont accompagné à sa dernière demeure.

Né à Paris en 1765, d'une famille pauvre, Lacroix trouva, à son début dans la vie, des chagrins et des entraves qui l'auraient arrêté complètement s'il avait eu un caractère moins persévérant. Encore enfant, accablé sous le poids d'une misère qu'il ne croyait pouvoir jamais surmonter, il conçut la singulière idée de se séquestrer complètement d'une société dont la constitution semblait lui enlever toutes chances d'avenir. A la lecture des Aventures de Robinson, il s'était épris d'un violent amour de la solitude, et il n'enviait plus d'autre sort que celui du héros de Daniel de Foe. S'embarquer, voguer vers de lointains parages et vivre de son industrie, abandonné à soi-même dans un des îlots déserts du grand Océan, tel était le rêve de Lacroix. Dans ce but, il chercha à apprendre l'art de la navigation dans les livres; et ayant bientôt reconnu que l'art nautique est entièrement fondé sur l'application des sciences mathématiques, il se livra avec ardeur à l'étude de celles-ci. Il y fit des progrès rapides. Mauduit, dont il suivait le cours au Collège de France, le remarqua parmi ses auditeurs, s'intéressa à lui et le recommanda vivement à quelques savants, dont le crédit le fit nommer professeur des gardes de la marine de Rochefort, quoiqu'il n'eut alors que dix-sept ans. Quatre ans plus tard, en 1786, Condorcet, l'un de ses protecteurs, l'appela à Paris comme son suppléant au Lycée, que l'on venait de fonder, et qui subsiste encore aujourd'hui sous le nom d'Athénée royal. En 1787, la même recommandation le fit nommer à l'École-Militaire. Cette même année, il remporta le prix proposé par l'Académie des sciences sur les assurances maritimes; deux ans plus tard il reçut le titre de correspondant de cette Académie. Successivement professeur à l'École d'artillerie de Besançon, examinateur des aspirants et des élèves du corps de l'artillerie en 1793, chef de bureau à la commission chargée de la réorganisation de l'instruction publique en 1794, adjoint à Monge comme professeur de géométrie descriptive à la première école normale, professeur de mathématiques à l'École centrale des Quatre-Nations, professeur d'analyse à l'École polytechnique et membre de l'Institut après la mort de Borda, en 1799, professeur de mathématiques et doyen à la Faculté des sciences, lors de la réorganisation de l'Université, examinateur permanent des élèves de l'École polytechnique, professeur au Collège de France en 1815, il remplit toutes ces fonctions avec un zèle et un talent qui ne se sont jamais démentis, jusqu'au moment où l'âge et la maladie l'ont forcé à se faire suppléer.

Lacroix a laissé un nombre assez considérable d'ouvrages qui constituent un cours complet de mathématiques pures, depuis les éléments de l'arithmétique jusqu'aux sujets les plus ardus de l'analyse infinitésimales. Tout au contraire de certains auteurs qui abusent de leur position pour faire, de publications de ce genre, de simples spéculations, qui n'hésitent pas à introduire dans chacune de leurs nombreuses éditions des modifications de forme tout-à-fait insignifiantes, uniquement pour forcer les élèves de chaque année à acheter la plus récente de ses éditions, Lacroix avait travaillé avec assez de soin et de conscience à ses divers ouvrages pour n'avoir été obligé d'introduire plus tard que les changements réclamés par les progrès de la science. Ses Éléments d'Arithmétique et d'Algèbre seront longtemps encore étudiés avec fruit. Son Traité élémentaire du Calcul de la probabilité a rendu le service de mettre à la portée des personnes peu versées dans la haute analyse les résultats auxquels de grands géomètres étaient parvenus par des méthodes trop savantes pour être jamais vulgarisées. Son Essai sur l'enseignement respire l'amour de la jeunesse et du progrès des sciences, et renferme des vues excellentes. Mais son grand Traite de calcul différentiel et de calcul intégral en 3 vol. in-4, est le plus important de ses ouvrages; aussi ce livre, où il a réuni tout ce qui a été écrit de plus profond sur la matière, a-t-il été placé, par le jury chargé de décerner les prix décennaux, immédiatement après le Traité de mécanique analytique de Lagrange.

Enfin, la vie entière de Lacroix a été consacrée à l'étude et à l'enseignement de la science. S'il ne s'est pas placé, par ses travaux originaux, sur la ligne des grands géomètres tels que Lagrange, Laplace, ou même Fourier, Poisson et Legendre, il a mérité, par les services qu'il a rendus dans les différentes chaires qu'il a occupées et dans ses ouvrages destinés à l'instruction publique, un rang honorable immédiatement après ce noms illustres.



Courrier de Paris

J'étais fort tranquillement étendu sur un moelleux divan, mon ami intime, remuant dans ma cervelle je ne sais quels rêves légers, nescio quid ungarum, lorsque mon Frontin, qu'on me passe le mot, entra avec cette allure effarée qui lui est ordinaire. Il faut qu'où sache que le drôle n'en fait jamais d'autres. Toutes les fois qu'il ouvre ma porte, je crois voir arriver une sinistre nouvelle; c'est un de ces gens qui vous disent: Monsieur veut-il ses pantoufles? du ton dont ils annonceraient la fin du monde, et qui brossent vos habits et cirent vos bottes d'un air désespéré.

«Monsieur, dit mon homme, c'est une lettre! et il me regardait d'un oeil inquiet.

...--Eh bien! c'est une lettre

Qu'en mes mains le portier t'aura dit de remettre.

--Oui, monsieur.--Cela suffit, va-t-en!»

Je brisai le cachet et je lus ces mots: Vous êtes prié d'assister à L'incendie de Babylone.--Diable! m'écriai-je, la chose est grave; un incendie! et l'on veut que j'en sois le témoin et le complice! mais le Code pénal est formel; il s'agit des galères. L'incendie de Babylone encore, l'orgueil et la souveraine de l'Orient! Si du moins c'était une bicoque, le cas peut-être serait moins pendable; on pourrait plaider les circonstances atténuantes!--Cependant je cherchais à lire un nom au bas de la lettre, comptant sur la signature de Sémiramis ou tout au moins sur celle de Nimas. Point de signature! un billet anonyme! l'anonyme, ce masque des pervers, me donna des soupçons. Le coup part de la main de ce traître d'Assur, pensai-je: Oh! perfecto, scelerato Assuro!

Du reste, rien n'y manquait; tout était prévu avec une abominable attention pour me faciliter le crime; on m'annonçait le jour, l'instant, le lieu: samedi, 27 mai, neuf heures et demie du soir, rue du Bac, 12. Il n'y avait pas moyen d'échapper.

Choisir les ténèbres profondes, quel raffinement d'incendiaire! La belle affaire, en effet, qu'un incendie en plein midi! Mais que cela fait bien, le soir, quand tout sommeille à l'ombre de la nuit!

Mon premier mouvement fut d'avertir les pompiers et M le Commissaire de police; je ne sais quelle infernale pensée m'en empêcha; mon oeil s'illumina tout à coup d'une flamme féroce, un sourire diabolique erra sur mes lèvres, l'atroce ricanement de Méphistophélès s'échappa de mon gosier aride, et j'eus un accès de Néron mettant le feu aux quatre coins de Rome. Que vous dirai-je? Voir Babylone rue du Bac, nº 12, la voir brûler comme un fagot, me parut une rare délectation, un plaisir superfin. Horreur!

La nuit venue et l'heure fatale ayant sonné à ma pendule telle qu'un glas funèbre, je me jetai sournoisement dans les profondeurs d'une citadine, comme un scélérat qui cherche à éviter l'oeil de MM les sergents de ville. Mon attelage éthique, semblable à ce cheval décharné de la Mort dont parle l'Apocalypse, me conduisit à travers les routes les plus sombres et les plus tortueuses; le ciel était de mauvaise humeur; une pluie sinistre tombait goutte à goutte, le vent poussait de petits gémissements lugubres, balançant dans l'air des lueurs blafardes çà et là suspendues, que j'ai cru reconnaître plus tard pour des réverbères.

Enfin j'arrive, «Le chemin de Babylone? demandai-je d'une voix altérée à un grand diable debout sur la porte (quelque Ammonite sans doute, ou quelque Moabite en captivité).--Au premier, l'escalier à gauche, me répondit-il sans plus s'émouvoir qu'une pièce de bois, comme dit Célimène. Au même instant, un bruit effroyable se fit entendre: c'était un pot de fleurs qui tombait d'une fenêtre et se brisait avec fracas à dix pas de moi, A cette preuve de jardins suspendus, je fus convaincu qu'en effet j'étais à Babylone.

Mon coeur battait avec violence tandis que je montais l'escalier et ce n'est pas sans terreur que j'entrai dans l'enceinte Babylonienne. Que voulez-vous? les plus endurcis; palissent sur le seuil d'un forfait. Mais quel fut mon étonnement! Je m'attendais à pénétrer dans une caverne aussi noire que la caverne des bandits de Gil Blas, et j'étais au milieu d'un immense et magnifique salon, tout brillant d'or et de lumière! Je croyais tomber dans une bande sinistre de Babyloniens atroces et d'horribles Babyloniennes armés de torches, de briquets phosphoriques et autres instruments incendiaires, et, de tous cotés, je voyais d'agréables visages, un air de fête partout répandu, des Babylonniens gantés et vernis, des Babyloniennes au doux accueil, au fin regard, aux blanches épaules demi-nues, la gaze et la soie, le sourire sur les lèvres, la fleur et le diamant dans les cheveux! Tout ébloui et tout charmé, je sentis que s'il y avait réellement un crime à commettre de moitié avec ces jolies complices, on le commettrait de tout son coeur.

A chaque coup d'oeil que je donnais à droite ou à gauche, c'était une délicieuse découverte, ou plutôt une reconnaissance. Je retrouvais peu à peu toute la Babylone élégante et spirituelle: le talent, le goût, la grâce, la beauté; ici, l'écrivain et l'artiste, des noms récemment célèbres et de vieux noms; et, pour ornement, cette guirlande de jolies femmes parfumées et fleuries, que Babylone tresse pour tous ses plaisirs et qu'on rencontre dans toutes ses fêtes: les perles du faubourg Saint-Germain, la fine fleur du boulevard Italien. L'erreur n'était plus possible; je n'avais pas affaire à des incendiaires, mais aux plus aimables gens du monde, et s'il fallait craindre un incendie, c'était seulement de la part de certaines prunelles adorables qui étincelaient çà et là et jetaient leur feu.

Toute cette société, parée et souriante, et venue là non pour assister au sac et au brûlement d'une ville, mais pour passer quelques-unes de ces heures où se plaît Babylone, heures pleines d'éclat, de fines causeries, d'esprit vif et délié, et de chants mélodieux; et, certes, il ne s'agit pus seulement d'une romance, d'une cavatine ou d'un duo, mais d'un opéra tout entier, d'un opéra en deux actes: L'Incendio di Babylonia.

Chut! faites silence, messieurs; et vous, mesdames, soyez sages; le spectacle va commencer; si le chef d'orchestre ne donne pas le signal, en frappant trois coups sur la cabane du souffleur, c'est que nous n'avons pas de chef d'orchestre; mais entendez le piano aux touches rapides et sonores, il remplace à lui seul, sous des mains habiles, tout le bataillon des instruments à cordes et à vent.


L'Incendio di Babylonia, opéra-Buffa en 2 actes, paroles de M.***, musique de M. le comte de Feltre--Scène 4 du 1er acte. Personnages: Orlando, M. Ponchard; Clorinda, madame Damoreau; Ferocino, M. *** Le tyran surprend le billet tendre donné par Orlando à la princesse.

Le théâtre représente une forêt vierge, ce qui répand tout d'abord sur la scène un parfum d'honnêteté et de candeur; décor charmant, qui ferait envie aux théâtres privilégiés et patentés. Quatre grands gaillards entrent dans la forêt; du front ils touchent aux frises, et paraissent forts comme des Turcs. Il y a une bonne raison pour cela, c'est que ce sont des Turcs en effet. Cherchiamo! cherchiamo! cherchiamo! s'écrient-ils. Que cherchent-ils? personne ne le sait; ils ne le savent pas eux-mêmes. Vous sentez combien cette exposition est mystérieuse et saisissante.

Mais voici Ferocino! Ai-je besoin de vous faire connaître sa personne et son caractère? son nom le dénonce suffisamment, Ferocino est féroce; il porte de terribles moustaches, un large feutre aux plumes flottantes, un vêtement de velours noir, insigne du scélérat, un long poignard per trucidare. Ferocino vient dans la forêt pour épouser la princesse Clorinda. Il a un rival; mais il le tuera. On n'est pas Ferocino pour rien.

Une douce voix de gondolier roucoule dans le lointain: il paraît que le grand canal de Venise traverse la forêt vierge. Felice gondoliere! s'écrie Ferocino avec amertume; il ne connaît pas le pene di amore! Ainsi le terrible Bajazet s'arrêta un jour avec mélancolie devant un pâtre qui soufflait nonchalamment dans ses pipeaux champêtres. Cette situation est du haut sublime.

Un étranger demande à voir Ferocino. Le tyran l'accueille avec bonté. Les forêts vierges sont si commodes pour y donner audience! «Ton nom? demande Ferocino.--Io sono pelerino persecuto per la fata.--Ton nom, te dis-je? lo sono pelerino persecuto.--Ton nom, encore un coup?--Io sono pelerino.--Signor, signor, rabachate,» répond Ferocino avec douceur.

Arrivés à ces termes de la discussion, il est clair que nous touchons à une catastrophe. Le pèlerin jette là sa robe grise et se dévoile; plus de pèlerin! Place au rival de Ferocino, au troubadour Orlando, chevalier de la Légion-d'honneur, Ici une scène terrible: Orlando et Ferocino se mesurent des yeux, et expriment leur rage dans un duo galant: Volo te transpersar! volo te echignar! c'est horrible!

Arrive Clorinda. L'ingénieux Orlando veut lui glisser adroitement un billet doux, format in-4; Ferocino l'arrête au passage. Fureurs, évanouissements; on se battra à mort: Volo te echignar! vota te transpersar! Que de sang va couler!

Clorinda en devient folle; il y de quoi: perdita la boula: elle est pâle e def'risata, mais défrisée d'un seul côté, circonstance qui laisse une mêche d'espoir.

Sonnez, clairons! battez, tambours! Orlando revient vainqueur Ferocino est étendu quelque part dans un coin de la forêt, transpersato, juguleto, abimeto. Joie des deux amants; Clorinda recouvre la raison et sa frisure.

«Vous me croyez défunt» s'écrie tout à coup une voix terrible; mais je n'étais que blessé, solamente blessato. Je pourrais vous châtier, je préfère vous donner ma bénédiction.» Et Ferocino, ressuscité, bénit et marie la princesse et le troubadour, O generose rivale! Après tout, dit philosophiquement Ferocino, si je perds une femme, je recouvre la vie, ce qui doubla mia félicita.»

Cet admirable poème a obtenu un succès d'enthousiasme. Au milieu des applaudissements, Ferocino est venu dire d'une voix émue: «L'ouvrage qui vient de causer une si vive sensation est tiré d'un manuscrit inédit du Dante.» Personne n'a paru en douter. Le style peut-être ne rappelle pas précisément celui de la Divine Comédie, mais aussi le fond n'est pas exactement le même, et les hommes de génie ont toujours deux styles pour deux sujets différents.--Quant à l'auteur de la musique, il se nomme il signor Pilliardini.

Non pas Pilliardini, maître Ferocino. Finissons la comédie et ne plaisantons plus. Puisque vous avez dissimulé le nom du spirituel et ingénieux compositeur, je le nommerai, moi: c'est M. le comte de Feltre. M. de Feltre et le signor Pilliardini n'ont rien à faire ensemble; Pilliardini butine à droite et à gauche, une idée à l'un, une phrase à l'autre, c'est son métier. Sans cette rapine, il signor Pilliardini mourrait d'inanition. M. de Feltre vit de ses revenus et fait sa récolte sur ses propres domaines; il ne doit rien qu'à lui-même; esprit, science, invention aimable et féconde, tout ce qu'il fait entendre lui appartient. Aimez-vous le naïf ou le piquant, le galant ou le tendre, M. de Feltre est votre homme. Les salons de Paris en savent quelque chose, et répètent avec prédilection mille charmantes mélodies, filles gracieuses de ses loisirs.

Cette fois, M. de Feltre a fait plus qu'un nocturne, plus qu'un spirituel couplet, plus qu'un joli duo: il a fait un opéra, il a fait une partition pleine d'élégance, de goût et de talent. D'abord, il s'est conformé au ton railleur du poème, amusante parodie du genre italien; mais peu à peu, laissant l'exagération satirique, M. de Feltre s'est abandonné à de délicieuses inspirations; si bien qu'Auber, qui écoutait, a dit; «Il n'est pas facile de plaisanter comme cela!»

Avec quel transport le parterre applaudissait; et quel parterre! un parterre comme vous n'en avez jamais vu, comme vous n'en verrez jamais. Les plus beaux cheveux, la peau la plus blanche, les plus fines mains, un parterre de jolies femmes, enfin. Ce n'était pas ce gros et brutal bravo qui s'échappe avec violence des battoirs virils, mais un petit bruit caressant, doux et velouté, qui a dû chatouiller l'oreille de M. de Feltre.

Oui, mesdames, donnez des bravos, tressez des couronnes pour M. de Feltre, mais n'oubliez pas les chanteurs: les chanteurs ont tous vaillamment et gracieusement combattu dans cette mémorable soirée, depuis le premier Turc jusqu'au dernier. Quelle voix délicate et suave que la voix de Clorinda! Eh! vraiment, je le crois bien: Clorinda chante par le mélodieux gosier de madame Damoreau! Qu'Orlando a de goût et de savoir! comment s'en étonner? Orlando est Ponchard! Ces deux artistes célèbre» ont prêté à M. de Feltre l'appui de leur talent, avec une grâce exquise; aussi voyez quelle pluie de roses inonde madame Damoreau! elle veut marcher, et à chaque pas son pied foule un bouquet embaumé, sans compter les bouquets de rimes galantes et les tendres adieux. Hélas! le Nouveau-Monde nous enlève madame Damoreau; l'Amérique nous vole cet écho mélodieux; adieu! partez! lui disaient de toutes parts ces bravos, ces couronnes et ces vers; partez, puisqu'il le faut, mais ne nous oubliez pas!

Quant à vous, seigneur Ferocino, je ne vous perds pas de vue, et vous ne m'échapperez pas: vous avez beau faire; en vain vous cherchez à vous dissimuler, en vrai tyran, sous votre large feutre, derrière votre atroce poignard, là l'abri de votre barbe formidable; ou vous connaît; on sait qui vous êtes: et si l'on voulait, ou vous nommerait en toutes lettres; mais vous le défendez: vous avez l'originalité d'avoir un goût rare, une admirable voix, un sang-froid charmant, et de garder l'anonyme! Vous jouez, vous chantez ce terrible rôle de Ferocino comme le ferait un acteur spirituel, un chanteur excellent, et vous ne voulez pas qu'on le dise.--Ah! pardieu, vous êtes un singulier homme! Nous le dirons malgré vous, pour vous faire de la peine; car, voyez-vous, Ferocino, nous vous gardons une rancune! Être un homme de loisir, un homme du monde heureux, avoir le droit de ne rien savoir et de ne rien faire, et se permettre un talent comme le vôtre, c'est révoltant; si l'on ne se retenait, on irait vous en demander raison.

Ou a cru un moment que Rossini viendrait à cette soirée splendide; il n'est pas venu; peut-être se reposait-il encore de la fatigue du voyage. Savez-vous en effet sa grande nouvelle? une nouvelle qui court de salon en salon et fait tressaillir tous les échos de l'Académie royale de musique: Rossini revient! Rossini est revenu! Le mot: «Madame se meurt! madame est morte! ne produisit pas une émotion plus grande sous les voûtes de Versailles et de Saint-Denis. --Ce n'est pas une vaine rumeur, une plaisanterie, un puff; on l'a vu, on l'a reconnu; c'est bien lui, Rossini!... Après dix ans d'absence et de retraite, le voilà!

Que vient-il faire? Le sublime boudeur est il apaisé? Le chantre mélodieux s'est-il lassé de faire le muet? Quelque Guillaume Tell, quelque Othello est-il descendu de chaise de poste avec lui? On le désire, on l'espère, l'Opéra fait des neuvaines pour attirer cette bénédiction d'en haut, et M. Léon Pillet va de temps et temps en pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette. Cependant l'illustre maestro se tait et continue de s'envelopper de silence et de mystère: à peine s'est-il montré; à peine quelques élus ont-ils pu entrevoir et adorer le dieu de la musique. Tout ce qui chante, tout ce qui racle une corde, tout ce qui souffle dans un instrument, tout ce qui assemble des notes, depuis le plus illustre maître jusqu'au joueur de mirliton et de guimbarde, s'est fait inscrire chez Rossini. On frappe à sa porte du matin au soir, on s'incline sur le seuil, ou se signe sous les fenêtres; le concierge demande un supplément de logement pour placer les cartes de visite...... Eh bien! après tant de démonstrations, de salutations et d'adorations, savez-vous ce que Rossini est capable de faire? Il est homme à partir un beau matin, laissant là son monde ébahi, de retourner à Bologne et d'écrire à M. Léon Pillet: «Mon cher monsieur, je n'étais revenu à Paris que pour guérir mon estomac et ma gastrite. Adieu. Vous apprendrez, je pense, avec plaisir que, depuis mon retour, je digère bien. Tout à vous. Rossini.»

Puisque nous voici à l'Opéra, n'en sortons pas sans donner de bonnes nouvelles: Carlotta Grisi, qu'on craignait de perdre, a renouvelé son engagement; nous gardons la willi pour trois ans encore. Fanny Ellsler ne danse plus que sur des millions: Taglioni voltige à droite et à gauche; du Midi au Nord, de l'Orient à l'Occident; on court après la Cérito aux pieds légers, sans pouvoir l'atteindre. Dans cette situation difficile, il faut bien se contenter de Carlotta, et remercier Terpsichore (vieux style).

Les furets de coulisses n'ont pas publié le chiffre de son nouvel engagement, je veux dire de ses appointements; mais on le devine, un pas de willi ne peut guère se donner à moins de 30.000 francs par an. Lord Pluncket offre dix schellings à Chatterton; un poète, un homme de génie, ne vaut pas davantage; mais pour un entrechat et un rond de jambe, c'est autre chose; milord videra son portefeuille.

Barroilhet aussi nous reste; quant au total de son traité, on le connaît: il s'agit d'une bagatelle, de 70.000 francs par an; 70.000 francs pour chanter: Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate! La belle invention que la romance!... Pour tant de mille francs ne chantez jamais faux, ô Barroilhet!

La presse se propage et prend tous les noms et toutes les formes: que deviendra cette population de journaux? c'est une véritable famille de mère Cigogne; chaque jour en fait éclore par douzaines; il est vrai que la plupart ne naissent pas viables et meurent le lendemain. Voici venir le Journal des cataractes; il a placardé; cette semaine, son prospectus sur les grands murs de la ville, et fait sonner sa trompette dans les feuilles d'annonces.--Eh! pourquoi pas un Journal des cataractes? faut d'autres font fortune, qui ne s'adressent qu'à des aveugles!

Tandis que Paris s'amuse, rit et s'occupe de ses chanteurs et de ses danseuses, la mort continue à frapper à son seuil indistinctement. Ici une fête, là un deuil; une larme de ce côté, de l'autre un éclat de rire. Les jours se passent ainsi, voilés d'un crêpe, couronnés de fleurs; on s'habitue à cette vie et l'on y songe à peine. L'humanité ressemble à un être mort et vivant par moitié: le bras droit s'agite, l'oeil droit regarde, une lèvre sourit; à gauche, le bras, l'oeil, sont immobiles, et la lèvre pâle et éteinte.

Mademoiselle Des..., une blanche jeune fille de seize ans, un de ces anges doux et souriants qu'on regarde passer, est morte il y a trois jours, enlevée rapidement, comme par un coup de foudre, le lendemain d'un bal Esprit, jeunesse, beauté, l'espoir d'une vie riante et adorée, tout a fui. «Non, après ce que j'ai vu, la santé n'est qu'un nom; les grâces, les plaisirs, la fortune, ne sont qu'une apparence: la vie n'est qu'un songe, dit Bossuet.»



Les Grandes eaux de Versailles.

Les eaux de Versailles sont bien déchues de leur antique splendeur; d'ordinaire le Titan enseveli sous les rochers ne tire plus du fond de sa puissante poitrine qu'un maigre filet d'eau; les grenouille mouillent à grand'peine la tête de Latone; le serpent Python, qui lançait superbement dans les airs sa gerbe audacieuse, vieilli, épuisé, languissant, a perdu plus de la moitié de sa vigoureuse baleine; enfin, les phoques eux mêmes et les Tritons, ces dieux marins, n'ont plus assez d'eau pour remplir leurs narines et leurs conques: Amphitrite semble leur mesurer désormais le perfide élément. Cette pauvreté, qui va croissant, date du grand roi lui-même; et Louis XIV, malgré l'effort constant des machines et des canaux, voyait l'eau se dessécher dans ses bassins, et se dérober sous ses divinités nautiques: «L'eau manquait, quoi qu'on pût faire, dit Saint-Simon, et ces merveilles de l'art en fontaines, se tarissaient, comme elles font encore à tous moments, malgré la prévoyance de ses mers de réservoirs, qui avaient coûté tant de millions à établir et à conduire sur le sable mouvant et sur la fange.» La Fontaine commettait donc une insigne flatterie lorsqu'il chantait ainsi dans sa Psyché les bassins royaux;

Jamais on n'a trouvé ces rives sans zéphyrs;

Flore s'y rafraîchit au sein de leurs soupirs,

Les Nymphes d'alentour souvent dans les nuits sombres

S'y vont baigner en troupe, à la faveur des ombres.

Les Nymphes ne pouvaient tout au plus y prendre qu'un bain de pieds.

Cependant les eaux de Versailles sont encore riches, assez pour retenir le nom d'incomparables qui leur fut donné par les détracteurs mêmes de Versailles et du grand roi; mais beaucoup les méprisent aujourd'hui, parce qu'elles sont abandonnées à la foule bourgeoise, parce qu'elles sont devenues de banales réjouissances, semblables aux feux d'artifice et aux divertissements des Champs-Elysées.

Les poètes, coeurs solitaires, viennent sous les ombrages de Versailles rêver aux temps évanouis, aux splendeurs éclipsées; ils viennent réveiller dans le parc désert les souvenirs du grand siècle, demander aux statues pensives:

.... Les secrets de ce passé trop vain,

De ce passé charmant, plein de flammes discrètes.

Où parmi grands rois naissaient les grands poètes.

La nature, si oublieuse partout ailleurs, semble porter ici, au contraire, l'ineffaçable empreinte de ses premiers maîtres; des ombres amoureuses, des fantômes magnifiques peuplent ces allées silencieuses, le vent murmure les vers de Racine et de Molière, les grands escaliers apparaissent encore

Montés et descendus par des gens en parure.

Le poète se mêle à la foule des courtisans brodés et dorés, il rend à Versailles ses fêtes, ses amours d'autrefois, et il croit voir briller l'image éclatante du grand roi dans les eaux jaillissantes, teintes de mille couleurs par les rayons de ce soleil que Louis XIV avait pris pour emblème. Mais, à toutes ces belles imaginations, il faut le silence et la solitude, il faut le parc désert et les charmilles abandonnées. Comme le fidèle serviteur des anciens seigneurs, le poète s'enfuit devant la foule des nouveaux maîtres, qu'il traite en lui-même d'usurpateurs profanes et sacrilèges; il déteste, dans ce château royal, la fête bourgeoise, la réjouissance plébéienne.


Eaux de Versailles.--Fontaine du Point du Jour.

Cependant ils arrivent ces nouveaux maîtres. Marie-Antoinette,

De Trianon l'auguste et jeune déité,

comme l'appelait Delille; Marie-Antoinette, au grand scandale de tous, mettait trente-cinq minutes à faire le chemin de Paris à Versailles, crevant les piqueurs et les chevaux. La foule, nouvelle maîtresse de céans, y arrive moitié plus vite que la reine Marie-Antoinette, et dans un équipage cent fois plus beau, plus splendide à voir, iguiromis equis; chacun des bonds de ces vigoureux coursiers apporte à la fête mille nouveaux spectateurs, et ce flot toujours croissant envahit les avenues, les bosquets, les charmilles, les jardins, se heurtant, se pressant dans les immenses allées, devenues trop étroites pour contenir Paris tout entier. Paris endimanché, Paris qui vient visiter son château et son parc de Versailles Louis XIV n'arrivait pas avec cette pompe et ce fracas. Napoléon et tout son cortège impérial ne suffisaient pas à remplir ainsi la vaste demeure; Versailles était véritablement fait pour le peuple, car le peuple est seul assez grand pour en peupler les immenses solitudes. Mieux encore que le grand roi, il peut dire: Versailles, c'est moi; car c'est lui qui l'a payé, c'est lui qui l'a bâti, c'est lui qui l'a planté. Vingt mille francs! vingt mille francs! disait Louis XIV à chaque petit article nouveau du plan que lui exposait Le Nôtre; c'est-à-dire vingt mille francs de taxes, vingt mille francs d'impôts ajoutés encore à la misère publique. Les allées s'élevaient tout d'un coup par enchantement, plantées d'une seule fois, à un roulement de tambour; les eaux de la Seine étaient apportées sur la montagne, de gigantesques travaux essayaient de détourner le cours de l'Eure; mais toutes ces merveilles s'accomplissaient à la ruine des misérables; l'infanterie entière, l'infanterie glorieuse de Rocroy et de Fribourg, périssait à la tâche; trente six mille travailleurs se consumaient pour ces féeries royales: «Toutes les nuits, dit madame de Sévigné, on emportait des chariots remplis de malades et de morts.» --Et puis, par un triste retour, le sang des gardes du corps de la raine, qui rougit encore une des corniches du château, n'atteste-t-il pas que le peuple, après avoir pavé de son argent et construit de ses bras le royal Versailles, y est entré un jour en conquérant, en maître, disant:

C'est pour me divertir que les nymphes sont faites,

C'est pour moi dans ce bois que de savantes mains

Ont mêlé les dieux grecs et les Césars romains...?

Pourquoi donc s'étonner que le bourgeois veuille jouir à son tour de ces ombrages et de ces eaux? Pourquoi ferait-il tache à toute cette magnificence de verdure et de marbre? Sans doute il ne vient point au parc chercher des émotions historiques; il ne vient point rêver sous les arbres.

D'où tombaient autrefois des rimes pour Boileau;

il ne pense guère aux femmes de l'autre temps; il ne se rappelle point dans ces bosquets-, auprès de ces bassins.

Chevreuse aux yeux noyés, Thiange aux airs superbes:

et lorsqu'il se promène en famille dans cette charmante Allée d'eau, il se soucie assez peu de savoir que la Dubarry aimait singulièrement cet ombrage, qu'elle y venait tous les jours suivie de son fameux petit nègre Zamor, qui portait la queue de sa robe. Non, ses connaissances historiques ne remontent pas au delà de 89 et tout au plus a-t-il entendu parler des infamies du Parc-aux-Cerfs.--Il vient simplement se promener au milieu de cette verdure, la plus puissante et la plus épaisse qui soit au monde; il vient goûter la fraîcheur aimable de ces lieux, et regarder aussi, lui, aux grands jours, les effets incomparables des grandes Eaux Versailles, avec ses charmilles infinies, ses vases, ses statues innombrables, ses merveilles de toutes sortes, est la villa du pauvre, sa fantaisie impériale, son palais enchanté tel qu'il l'a vu parfois dans ses rêves, et plus sa vie de tous les jours est sombre et chétive, mieux il sent aux heures de fête, la fastueuse beauté de ces palais et de ces jardins.


Eaux de Versailles.--Bassin de Saturne ou de l'Hiver.

Mais son émotion manque de recueillement; la foule n'est point élégiaque, elle ne subtilise pas devant cette nature prodigieuse qui étonne la pensée des sages; elle ne s'amuse pas à comparer les arbres taillés, les allées tirées au cordeau, à notre littérature classique: elle ne trouve point que le parc de Versailles ressemble à une tragédie de Racine, où se voit une féconde nature disciplinée par un art non moins fécond, où la fantaisie se fait si régulière et la vigueur si modérée que les malhabiles sont tentés de les nier tous les deux. Le bourgeois, après avoir parcouru les galeries du château, poursuit sa course heureuse à travers ces autres galeries de verdure, sous ces dômes de feuillage, dans ces vastes appartements en plein air dont les charmilles épaisses forment murailles: pour lui le parc de Versailles c'en est encore le château; les allées, les bosquets, les ronds-points, tout peuplés de statues et de grands vases, sont les galeries et les salles d'été de ce magnifique palais. Et c'était ainsi que Louis XIV comprenait son jardin, c'était ainsi que l'avait conçu Le Nôtre, «prêtre de Flore et de Pomone encore», comme l'appelait La Fontaine.


Eaux de Versailles.--Pièce du Dragon.

Cependant que les uns sont au jardin de la reine à respirer le parfum des fleurs, que les autres foulent la grande pelouse et s'exercent infructueusement à suivre la ligne droite, les yeux fermée, voici que les eaux arrivent derrière les charmilles on les entend déjà; une fraîcheur soudaine se répand dans l'air; une humide ventilation agite les feuillages; les Ondins babillards se réveillent tout à coup du fond des noirs bassins, et gazouillent doucement dans le fourré; de tous les côtés, sans qu'on sache d'où sortent ces notes perlées, ces clairs murmures, l'eau chante, l'eau parle comme dans les contes de fées, «strepit lympha loquax,» Il semble que chaque arbre recèle une source murmurante; que derrière chaque massif se cache une naïade en pleurs; qui sanglote harmonieusement; que dans chaque vase étrusque les lutins familiers empruntent pour jaser entre eux la voix douce et flûtée d'une petite gerbe d'eau. Puis s'élèvent au-dessus de ce concert universel les notes puissantes, les tons plus graves des grands bassins qui lancent jusqu'au ciel leurs flots rayonnants, et se répandent au soleil en nappes écumantes. Alors tout le parc prend un air de fête inaccoutumé, toutes les mornes statues, enchaînées dans leurs gaines éternelles, se font un visage moins morose; les Césars dérident leurs front soucieux, et le vieux Faune, qui depuis des siècles riait tout seul au fond des bois, s'étonne de cette allégresse unanime, de cette joie vive répandue dans les airs. Puis chacun se presse, se heurte, court à perdre haleine, traînant après lui ses petits enfanta qui veulent tout voir, et qui n'ont qu'une heure pour faire toutes ces stations de joie, qu'une heure pour s'émerveiller devant tous ces bassins, tous ces jets d'eau, toutes ces cascades resplendissantes; un coup d'oeil pour le Titan et ses rochers, un regard pour la Gerbe, un autre pour le bassin de Saturne, pour le cabinet des Muses.


Eaux de Versailles.--Char d'Apollon.

Vite aux grandes pièces, dépêchons-nous, l'heure s'avance: voici d'abord Latone et ses deux enfants, Apollon et Diane, qui demandait vengeance à Jupiter contre les insultes des paysans de Lydie--Ovide a métamorphosé ces insulteurs en grenouilles, mais il avait oublie de changer leurs imprécations en ces jets d'eau qui s'élancent vers la déesse par des courbes gracieuses, et croisent dans tous les sens leurs gerbes brillantes, symbole mythologique qu'un de nos grands écrivains a si poétiquement expliqué: «Ces eaux» nous dit-il» qui montent et descendent avec tant de grâce et de majesté, expriment la vaste circulation sociale qui eut lieu alors pour la première fois, la puissance et la richesse montant du peuple au roi pour retomber du roi au peuple, en gloire, en bon ordre, en harmonie, la charmante Latone, en laquelle est l'unité du jardin, fait taire de quelques gouttes d'eau les insolentes clameurs du groupe qui l'assiège; d'hommes ils deviennent grenouilles coassantes. C'est la royauté triomphant de la Fronde.»

Mais M. Michelet nous fait oublier Apollon sur son char, traîné par quatre chevaux et entouré de dauphins et de Tritons; le peuple, voyant toute l'année ce pesant attelage échoué sur ou bas-fond de deux pieds d'eau, l'a moqueusement surnommé le Char embourbé; mais ce char reprend, à cette heure, sa course légère et victorieuse: il lance vers le ciel trois jets d'eau magnifiques de soixante et cinquante pieds au moins, et à travers ce nuage transparent, à demi voilé sous ces brillantes vapeurs, le dieu du jour, source du feu, recouvre tout son éclat et apparaît comme une digne image de ce splendide soleil qui d'en haut l'inonde de ses rayons, et met dans chaque goutte d'eau toutes les couleur de l'arc-en-ciel. Bientôt, fatigué d'avoir fourni cette glorieuse carrière, le dieu ira se reposer au banquet d'Apollon, parmi les nymphes de Girardon; il laissera paître en liberté ses coursiers hennissants, et viendra s'asseoir en paix dans cette grotte fameuse que La Fontaine a chantée en de si beaux vers:

Le dieu, se reposant sous les voûtes humides

Est aussi au milieu d'un choeur de Néréides;

Toutes sont des Venus de qui l'air gracieux

N'entre point dans son coeur et s'arrête à ses yeux.

Mais qui pourra dépeindre en langue du Parnasse

La majesté du dieu, son port si plein de grâce,

Cet air que l'on n'a point chez nous autres mortels,

Et pour qui l'age d'or inventa des autels?...

Maintenant il faut aller nous étendre sur les gazons toujours verts qui bordent la plus belle et la plus grande de toutes les pièces. Appuyé sur le coude, comme les convives grecs et romains, nous regarderons en paix la merveilleuse fabrique de Gaspard de Marsy, et nous remplirons nos yeux de la magnificence de ces eaux, qui s'élancent d'un si puissant essor, et retombent avec tant de grâce en une pluie phosphorescente: le Dragon, Neptune, Amphitrite, les tritons, les chevaux marins, les phoques, les naïades, tous mêlent leurs flots et leurs vapeurs; pendant que les vingt-deux jets d'eau, qui s'élèvent du milieu des vases de métal, forment, en se réunissant dans leur chute, une cascade écumante, s'échappent dans les coquilles et les mascarons, et retombent enfin dans la grande pièce, qui rugit comme une mer en courroux.

Mais tout à coup la tempête s'apaise, le murmure cesse brusquement, les monstres se taisent, la voix et l'eau s'arrêtent dans leur gosier, les jets d'eau s'éteignent comme un feu d'artifice, les gerbes humides comme une rosée, la féerie s'éclipse tout entière, et les spectateurs, qui s'éblouissaient à la regarder de tous leurs veux, demeurent la bouche béante devant ces eaux qui ne jaillissent plus,» ces groupes de bronze et de marbre qui ont cessé leurs jeux et leurs combats.


Eaux de Versailles--L'Avenue du Tapis-Vert.

Le spectacle est terminé; mais, avant de partir, il nous faut encore jeter un dernier regard sur le parc, que tout à l'heure les eaux nous faisaient oublier; il nous faut aller voir, du haut du grand escalier, le soleil se coucher dans la longue pièce d'eau, toute resplendissante comme une lame d'or; puis nous descendrons sur le tapis vert, et nous regarderons, en nous retournant, les fenêtres du château, illuminées par les derniers rayons du jour, tandis que sur les buis voisins, sur l'épaule verdoyante des coteaux, se lève déjà l'étoile du soir; nous irons au fond des bosquets surprendre les dernières lueurs dans les feuillages, écouter le dernier chant du rossignol perché sur la tête des statues grecques; nous resterons assis près d'une charmille solitaire, attentifs aux ombres croissantes, aux premières haleines de la nuit, et alors le parc nous paraîtra plus beau, plus magnifique encore, que pendant l'heure brillante où le jardin entier semblait un palais d'eau, pareil à ces magiques colonnades de diamants et d'escarboucles que les fées habitaient dans leurs îles heureuses, Louis XIV a eu beau faire, beau dépenser les millions et les régiments pour construire ses jardins de Versailles, notre parc d'aujourd'hui est cent fois plus royal que celui du grand roi; si les eaux se sont appauvries, si les statues se sont noircies, en revanche les arbres ont grandi, les ombrages sont devenus plus épais et plus profonds; cette nature, transplantée des forêts voisines, et attristée d'abord par le despotisme de l'art, a enfin adopté sa seconde patrie et reconquis sur les jardiniers sa liberté, sa vigueur, sa fantaisie; les arbres laissent équarrir leurs ombres à leur base, mais ils secouent dans l'air une audacieuse chevelure, et, au-dessus de la charmille, la forêt verdoie tout à son aise, la statue de Pomone règne sur les racines, mais les oiseaux du ciel chantent sur les sommets. Le parc, comme l'a dit Delille, est aujourd'hui le

Chef d'oeuvre d'un grand roi, de Le Nôtre et des ans;

et la nature s'est associée, dans ce pays des prodiges, à la gloire de Louis XIV et de son grand-maître des jardins. Aujourd'hui le duc de Saint-Simon ne plaindrait plus la nature, ne dirait plus qu'elle a été tyrannisée, domptée à force d'art et de trésors. La nature est réconciliée avec ses tyrans, elle est devenue plus belle que l'art, plus riche que tous les millions, et le duc et pair effacerait certainement de ses mémoires ces lignes déjà trop sévères au moment où elles étaient écrites, et qui n'ont vraiment plus de sens pour nous: «On n'y est conduit dans la fraîcheur de l'ombre que par une vaste zone torride, au bout de laquelle il n'y a plus qu'à monter et à descendre, et avec la colline, qui est fort courte, se terminent les jardins. La recoupe y brûle les pieds; mais, sans cette recoupe, on y enfoncerait ici dans les sables et là dans la plus noire fange. La violence qui y a été faite partout à la nature repousse et dégoûte malgré soi.» Saint-Simon s'est montré si dur envers Louis XIV, qu'il devait, par une suite naturelle de ses jugements, être injuste aussi envers le château et le parc de Versailles.



La Cour du Grand-Duc

NOUVELLE.

La fin de l'année dramatique avait ramené à Paris les troupes licenciées des théâtres de province. Tout un peuple, toute une Bohême d'acteurs cosmopolites, s'étaient repliés vers le centre commun, dans ce vaste bazar parisien où les directeurs des départements viennent se pourvoir chaque année et organiser l'assortiment de comédiens qu'ils offrent à leur public. Quand le temps est mauvais, le marché se tient dans un obscur café du quartier Saint-Honoré; quand il fait beau, les acheteurs et la marchandise se rencontrent sous les tilleuls du Palais-Royal. Ce chapitre de la traite des blancs fournit de singuliers détails, de piquants épisodes, qui pourraient nous entraîner bien loin hors de notre sujet, se nous nous amusions à peindre ces curieuses figures comiques, tragiques, lyriques, hommes et femmes, jeunes et vieux, cherchant fortune, dissimulant leur misère, et se drapant à l'espagnole dans la plus ample de toutes les vanités. Écoutez-les parler de leurs succès récents: que de bravos! quel enthousiasme! Ils ont plus de laurier que de chapeau. Le midi les pleure; s'ils vont à l'ouest, le nord ne se consolera pas. Du reste, peu leur importe; pourvu que l'engagement leur donne de quoi vivre, ces artistes nomades changent de garnison avec une insouciance toute militaire.....

C'était donc par une belle journée d'avril: le soleil brillait, et parmi les promeneurs qui affluaient dans le jardin du Palais-Royal, on remarquait plusieurs groupes de comédiens. Il était facile de les reconnaître à leur physionomie, à leur costume, et à un je ne sais quoi dramatique qui se révélait dans toute leur personne. La saison était déjà fort avancée; toutes les troupes étaient formées, et ceux qui restaient n'avaient plus qu'une bien faible chance d'engagement; leur anxiété se lisait sur leur visage. Un homme d'une cinquantaine d'années passa devant ces groupes, et les comédiens le saluèrent profondément, avec respect, avec espoir; il jeta sur eux un rapide regard, puis ses yeux se reportèrent avec une feinte application sur le journal qu'il tenait à la main. Quand il fut loin, les artistes qui avaient pris de belles attitudes pour captiver son attention, voyant que leurs peines étaient perdues, laissèrent éclater leur mauvaise humeur:

«Balthazard est bien fier, dit l'un d'eux; il ne daigne pus nous adresser un mot en passant.

--Peut-être n'a-t-il besoin de personne, reprit un autre; je crois qu'il n'a pas de théâtre cette année.

--Ce serait étonnant; car il passe pour un habile directeur.

--S'abstenir est quelquefois une preuve d'habileté, quand les conditions ne sont pas avantageuses. Aujourd'hui la province devient si difficile! les départements lésinent d'une façon si choquante sur le chapitre des subventions!...... Ah! mes pauvres amis, l'art est bien bas!»

Pendant que les comédiens mécontents continuaient cette conversation, Balthazard abordait avec empressement un jeune homme qui venait d'entrer dans le jardin par le passage du Perron. Ils allèrent s'asseoir ensemble à une des tables que le café de Foy place sous les arbres aussitôt que les premières feuilles le permettent.


Balthazard au palais du Grand-Duc.

--Eh bien! mon cher Florival, demanda le directeur, ma proposition vous convient-elle? serez-vous des nôtres? Quand j'ai appris que vous aviez rompu avec mon confrère Ricardin, j'en ai été enchanté; car vous êtes un sujet précieux, un jeune-premier comme il y en a peu, joli garçon, bien tourné, portant également bien le frac et l'uniforme; et puis du talent, de la chaleur, de l'âme et une voix charmante.... Oh! je ne ménagerai pas votre modestie, et je ne vous épargnerai pas tout le bien que je pense de vous. Avec de pareilles qualités vous devriez être engagé à Paris, ou du moins sur une des premières scènes de la province; mais vous êtes encore jeune, et quoique ce soit un beau défaut pour un amoureux et un ténor léger, vous savez que la routine préfère les réputations faites et consacrées par le temps. Votre emploi est généralement tenu par des Céladons de quarante-cinq ans, amplement fournis de rides, de cheveux gris et de bonnes traditions, chantant d'une voix éraillée, mais avec une excellente méthode. Mes confrères veulent avant tout présenter des noms au public; vous êtes nouveau, vous n'avez encore que du talent, je m'en contente; de votre côté, contentez-vous de ce que je vous offre; les temps sont durs, la saison est avancée, les places soit rares; beaucoup de vos camarades ont pris le parti d'aller chercher fortune au delà des mers. Nous n'irons pas si loin; à peine franchirons-nous les frontières, de notre ingrate patrie. L'Allemagne nous tend les bras; c'est une nourrice féconde, et le vin du Rhin n'est pas à dédaigner. Voici comment l'affaire s'est arrangée: j'ai dirigé longtemps et jusqu'à présent plusieurs entreprises dramatiques dans les départements de l'est, en Alsace, en Lorraine. L'année dernière; l'été me permettant quelques loisirs, je me suis passé la fantaisie d'une excursion aux eaux de Bade. Il y avait là, comme à l'ordinaire, tout le beau monde de l'Europe. On combinait les princes, on marchait sur les altesses; on ne pouvait faire quatre pas sans se trouver nez à nez avec un souverain. Ces têtes couronnées, rois, grands-ducs, électeurs, se mêlaient de la meilleure grâce du monde avec les gens de rien. L'étiquette est bannie des eaux de Bade; dans cette aimable résidence, les grands personnages, tout en gardant leurs titres, se donnent la liberté et les agréments de l'incognito. Parmi les plaisirs qui embellissaient ce séjour, on comptait pour fort peu de chose un petit théâtre où de mauvais comédiens allemands jouaient deux ou trois fois par semaine devant des banquettes. Ces pauvres diables d'artistes et leur infortuné directeur seraient morts de faim sans la subvention que leur accordait la banque des jeux. J'allais souvent assister à leurs représentations si dédaignées, et parmi les rares spectateurs disséminés dans la salle, je remarquai que je n'étais pas le seul habitué. Je retrouvai toujours, à la même place de l'orchestre, un monsieur d'une figure distinguée, modestement vêtu et paraissant prendre un assez vif plaisir au spectacle; ce qui prouvait qu'il n'était pas très difficile. Un soir il m'adressa la parole au sujet de la pièce qu'on représentait; la conversation s'engagea sur l'art dramatique; il reconnut que j'avais des connaissances spéciales, et après le spectacle il m'invita à prendre avec lut quelques rafraîchissements. J'acceptai. Nous nous quittâmes à minuit. En rentrant chez moi, je rencontrai un joueur de mes amis, qui me dit:--Je vous fais mon compliment! vous avez de belles connaissances!» C'était une allusion à la société dans laquelle je me trouvais tout à l'heure au café, et j'appris que mon compagnon n'était rien moins que son altesse sérénissime le prince Léopold, souverain du grand-duché de Noeristhein.

«Oui, mon cher Florival, continua Balthazard, j'avais eu l'insigne honneur de passer une soirée tout entière dans la familiarité d'une tête couronnée. Le lendemain matin, en me promenant dans le parc, je rencontrai Son Altesse, et comme, après avoir salué profondément, je me tenais à une distance respectueuse, le prince vint à moi et me proposa de faire un tour de promenade avec lui. Avant d'accepter cet honneur, la délicatesse me faisait un devoir d'apprendre au grand-duc qui j'étais, et je le fis d'un air à la fois modeste et digne.--Eh bien! répliqua le prince, je l'avais deviné; oui, d'après votre manière d'envisager les questions dramatiques, et surtout d'après quelques mots assez significatifs qui vous sont échappés dans notre conversation d'hier, je me doutais bien que j'avais affaire à un directeur de théâtre.

--Cela dit, le prince m'invita du geste à l'accompagner, et dans un long entretien il me manifesta l'intention de posséder dans sa capitale une troupe d'artistes français jouant la comédie, le drame, le vaudeville et chantant l'opéra comique. Il faisait construire à grands frais une magnifique salle qui devait être achevée à la fin de l'hiver, et il m'offrit le privilège de ce théâtre à des conditions avantageuses. Jamais proposition n'arriva mieux. Précisément je venais de rompre avec le conseil municipal de la ville de M, dont j'avais exploité le théâtre pendant cinq ans, et qui voulait diminuer ma subvention. Je ne voyais aucune ressource en France pour l'année qui s'ouvre, et je me trouvais réellement dans l'embarras. Le Grand-Duc de Noeristhein me faisait beau jeu: mes frais assurés, une gratification et de superbes chances de bénéfices. Je n'hésitai pas un seul instant, et nous échangeâmes nos paroles. C'était un marché conclu.

«D'après nos conventions, je dois être rendu à Carlstadt, capitale des États du grand-duc Léopold, dans les premiers jours de mai. Nous n'avons pas de temps à perdre. Déjà ma troupe est à peu près formée; mais il me manque encore plusieurs sujets importants, et entre autres un jeune premier de comédie et un ténor d'opéra comique. Vous pouvez remplir ce double emploi, et je compte sur vous.

--Ce que vous me proposez, répondit le jeune artiste, me conviendrait parfaitement; mais il y a un obstacle, une affaire de coeur. Oui, mon cher Balthazard, je suis pris sérieusement, et tout autre intérêt s'efface devant le sentiment qui me domine. Si j'ai rompu avec votre confrère Ricardin, c'est qu'il n'a pas voulu engager celle que j'aime.....

--Ah! c'est une actrice?

--Au théâtre depuis deux ans; belle, charmante, adorable; de l'esprit, de la grâce, du talent et une voix ravissante; c'est une première chanteuse comme il n'y en a pas à l'Opéra-Comique.

--Elle est sans engagement?

--Oui, mon cher, oui, la ravissante Délia est disponible par une suite de hasards qu'il serait trop long de vous énumérer. Sachez seulement que désormais je m'attache à ses pas. Où elle ira, j'irai; je veux que le même théâtre nous réunisse, qu'elle me voie dans mes beaux rôles, qu'elle m'écoute lorsque je lui adresserai les tendres vers de nos poètes et la prose brûlante du drame moderne. Alors peut-être j'obtiendrai d'elle un regard de sympathie, et, réalisant le plus cher de mes voeux, nous unirons nos destinées par le lien sacré du mariage.

--Très bien! s'écria Balthazard en se levant; indiquez-moi vite la demeure de cette merveille; j'y cours, j'y vole, je fais les plus grands sacrifices, je vous engage tous les deux et nous partons demain.»

On avait raison de dire que Balthazard était un habile directeur. Nul mieux que lui ne s'entendait à composer lestement une troupe; il avait du goût et de l'adresse; il possédait l'art de décider les indifférents et de séduire les rebelles.

Une heure après l'entretien du Palais-Royal, il avait obtenu la signature de mademoiselle Délia et du jeune premier Florival, deux acquisitions excellentes et qui devaient lui faire le plus grand honneur en Allemagne. Le soir du même jour sa petite troupe se trouvait complète, et le lendemain, après un diner substantiel, elle se rendait avec armes et bagages à la diligence de Strasbourg. Dix places avaient été retenues; personne ne manquait à l'appel, et chacun emportait les plus brillantes espérances dans cette campagne dramatique qui promettait gloire, plaisir et profit.

Voici comment se composait la troupe:

Balthazard, directeur, tenant l'emploi des pères nobles, première rôles marqués, financiers, raisonneurs;

Florival, jeune-premier, amoureux, premier ténor;

Rigolet, comique, jouant les Arnal, les Boussé, les Alcide Tousez, etc.

Similor, les valets dans la haute comédie et les Martin dans l'opéra comique;

Anselme, deuxième et troisième rôles, grande utilité;

Lebel, chef d'orchestre;

Mademoiselle Délia, première chanteuse et jeunes premiers rôles en tous genres, dans l'opéra et la comédie, emplois de madame Damoreau et de mademoiselle Plessy:

Mademoiselle Foligny, Dugazon, les seconds rôles dans la comédie, soubrettes, travestis, Déjazet;

Mademoiselle Alice, ingénue;

Madame Pastourelle, premiers rôles marqués, duègnes, emplois de mademoiselle Mante, de madame Boulanger et de madame Guillemin.

Ce personnel devait suffire, si l'on considère que ces artistes étaient pleins de zèle et prêts à sacrifier leurs prétentions à toutes les exigences du répertoire. On devait aisément trouver dans la capitale du grand-duché des sujets capables de remplir les fonctions de comparses: au besoin, d'ailleurs, la plupart des pièces pouvaient subir la suppression de quelques rôles peu importants.

Aucun incident remarquable, aucune aventure digne d'être citée ne signala le voyage. A Strasbourg, Balthazard accorda trente-six heures de repos à ses pensionnaires, et il profita de cette halte pour écrire au grand-duc Léopold et le prévenir de sa prochaine arrivée; puis la troupe se remit en marche, passa le Rhin sur le pont de Kehl et posa le pied sur le territoire allemand. Au bout de trois jours, et après avoir traversé plusieurs petits États, les voyageurs arrivèrent à la frontière du grand-duché de Noeristhein, et s'arrêtèrent dans un petit village nommé Krusthal.

Il n'y avait que quatre lieues de la frontière à la capitale, mais les moyens de transports manquaient. Une seule voiture faisait le service du grand-duché, mais son départ de Krusthal ne devait avoir lieu que le surlendemain, et d'ailleurs cette voiture ne pouvait contenir que six personnes. L'endroit n'offrait aucune autre ressource, il fallait absolument attendre, et c'était la une assez triste nécessité.

Nos pauvres artistes faisaient mauvaise mine à ce mauvais gîte. La patience n'était pas leur passion dominante, et ils avaient quelque peine à prendre leur parti bravement. Seuls entre tous, le jeune premier et la première chanteuse ne se montraient nullement émus de cette mésaventure. A Krusthal, comme ailleurs, ne se trouvaient-ils pas l'un près de l'autre? et pouvaient-ils redouter l'ennui en pareille compagnie?--Car il faut dire que mademoiselle Délia, tout en conservant pour sa défense les dehors d'une extrême réserve, n'était pas insensible aux soins délicats et aux tendres empressements de son aimable camarade.

Cependant Balthazard, plus impatient que les autres, et moins prompt à se décourager, après avoir parcouru le village pendant deux heures, reparut aux yeux des siens en véritable triomphateur, monté sur un char léger que traînait résolument un vigoureux cheval du Mecklembourg. Malheureusement ce char n'avait que les proportions d'un étroit cabriolet.

«Je vais partir seul, dit Balthazard. Aussitôt arrivé, j'irai trouver le grand-duc, je lui ferai part de votre position, et je ne doute pas qu'il n'envoie tout de suite ici deux ou trois de ses carrosses pour vous transporter honorablement à Carlstadt.»

Ces paroles rassurantes furent accueillies par de vives acclamations. Le conducteur, qui était un petit paysan de quatorze ou quinze ans, fit claquer son fouet, et le vigoureux Mecklemhourgeois partit au petit trot. Chemin faisant, Balthazard interrogea son guide sur l'étendue, la richesse et la prospérité du grand-duché; mais il ne put obtenir aucune réponse satisfaisante; le jeune paysan était d'une ignorance profonde sur toutes ces questions. Les quatre lieues furent faites en trois petites heures, ce qui est le train de la poste et des estafettes allemandes. Déjà le jour commençait à s'éteindre, lorsque Balthazard fit son entrée dans Carlstadt. Les rues étaient à peu près désertes et les magasins fermés; car dans ces heureux pays situés sur la rive droite du Rhin, on se repose de bonne heure. Le voyageur ne pouvait donc pas juger de l'importance d'une ville entrevue dans cet état de calme et d'obscurité. Bientôt la voiture s'arrêta devant une maison d'assez, belle apparence.

«Vous m'avez demandé de vous conduire au palais de notre prince, nous y voici, dit le conducteur en mettant pied à terre. Balthazard descendit, paya la course, en franchit le seuil de la porte cochère, sans être le moins du monde inquiété par le fantassin qui faisait nonchalamment sa faction en comptant les étoiles.

Dans le vestibule, maître Balthazard rencontra un suisse qui le salua gravement; il passa outre, et inversa une antichambre entièrement vide. Dans une première salle, où devaient se tenir les gentilshommes ordinaires, aides-de-camp, écuyers et autres dignitaires grands et moyens, il ne vit personne; dans un second salon, éclairé par un seul quinquet maigre et fumeux, il aperçut, demi-couché sur une banquette, un monsieur entièrement vêtu de noir, vieux et poudré, qui se leva lentement é son entrée, le regarda avec un air de surprise, et lui demanda ce qu'il y avait pour son service.

«Je désirerais voir Son Altesse Sérénissime le grand-duc Léopold, répondit Balthazard.

--Mais on n'entre pas ainsi chez le prince, surtout à pareille heure.

--Je suis attendu, reprit maître Balthazard avec un certain aplomb.

--Ah! c'est différent. Je vais voir si Son Altesse peut vous recevoir. Qui faut-il annoncer?

--Le directeur privilégié du théâtre de la cour.

--Vous dites?»

Maître Balthazard répéta sa phrase d'une voix claire et en détaillant nettement les syllabes. On le laissa seul un instant; et déjà il commençait à douter du succès de son audace et de son mensonge, lorsqu'il reconnut la voix du prince qui disait:

«Faites entrer!»

Il entra. Le prince était assis dans un vaste fauteuil à la Voltaire, devant une table couverte d'un tapis vert, sur laquelle se trouvaient pêle-mêle des papiers, des journaux, une écritoire, un sac à tabac, deux flambeaux, un sucrier, une épée, une assiette, des gants, une bouteille, des livres et un verre en cristal de Bohême artistement gravé. Son Altesse se livrait à une occupation toute nationale; elle avait aux lèvres une de ces longues pipes que les Allemands ne quittent que pour manger et pour dormir.

Le directeur privilégié du théâtre de la cour s'inclina trois fois, comme s'il se fût préparé à faire une annonce au public; puis il garda le silence, attendant le bon plaisir du prince, Mais, à défaut de paroles, le visage de Balthazard était si expressif, que le prince lui répondit.

«Eh bien! oui, vous voilà... Certainement je vous reconnais, et je me souviens de ce dont nous sommes convenus dans notre rencontre à Bade. Mais vous arrivez dans un bien mauvais moment, mon cher monsieur!

--Je demande pardon à Votre Altesse si je me suis présenté à une heure indue, répondit Balthazard en s'inclinant de nouveau.

--Il ne s'agit pas de l'heure, reprit vivement le prince. Ah! si ce n'était que cela! Tenez, voici votre lettre, je la lisais tout à l'heure, et je regrettais qu'au lieu de m'écrire il y a trois jours, à moitié chemin de votre voyage, vous ne m'eussiez pas averti deux ou trois semaines avant de vous mettre en route.

--J'ai eu tort.

--Plus que vous ne le pensez; car si vous m'aviez prévenu d'avance, je vous aurais épargné un voyage inutile.

--Inutile! s'écria Balthazard avec effroi... Est-ce que Votre Altesse aurait changé d'idée?

--Non, j'aime toujours le spectacle et je serais enchanté d'avoir ici un théâtre français; sous ce rapport, mes idées et mes goûts n'ont pas varié depuis l'été dernier; mais, par malheur, je ne puis plus les satisfaire. Tenez, venez voir, continua le prince en se levant.»

Il prit Balthazard par le bras, et le conduisit devant une fenêtre qu'il ouvrit.

«Je vous avais dit l'année dernière que je faisais construire dans ma capitale un magnifique théâtre.

--Oui, monseigneur.

--Eh bien! regardez, de l'autre côté de la place, en face de mon palais: le voilà!

--Mais, monseigneur, je ne vois qu'un emplacement vide, des constructions commencées et à peine sorties de terre.

--Précisément, c'est le théâtre.

--Votre Altesse m'avait dit que ce monument serait terminé avant la fin de l'hiver!

--Alors je ne prévoyais pas que je serais forcé de suspendre les travaux faute d'argent pour payer les ouvriers, car telle est ma situation aujourd'hui. Si je n'ai pas de salle à vous offrir, si je ne puis vous prendre à ma solde vous et votre troupe, c'est que mes moyens ne me le permettent pas. Les coffres de l'État et ma cassette particulière sont vides,... Vous me regardez d'un air consterné! Que voulez-vous? l'adversité ne respecte personne, pas même les grands-ducs; mais je supporte ses atteintes avec philosophie; tâchez de faire comme moi. Et d'abord, pour vous remettre, fermons cette croisée, asseyez-vous dans ce fauteuil, prenez une pipe, versez-vous un verre de cette liqueur, et buvez avec moi au retour de ma prospérité. Vous savez que je ne suis pas fier, maintenant moins que jamais; d'ailleurs, je vous dois des explications, et vous qui recevez le contre-coup de ma mauvaise fortune, et je vous les donnerai franchement... Je n'ai jamais eu beaucoup d'ordre dans mes dépenses; cependant, à l'époque où je vous ai rencontré, j'avais toutes sortes de raisons pour croire mes affaires dans une bonne situation. Le déficit ne s'est déclaré que plus tard, vers le mois de janvier dernier. L'année avait été mauvaise; la grêle avait ravagé nos récoltes, les rentrées s'opéraient difficilement. Un arriéré assez considérable était dû aux officiers de ma maison, et leurs murmures arrivèrent jusqu'à moi. Pour la première fois je me fis rendre des comptes détaillés, et j'appris que depuis mon avènement au trône j'avais continuellement dépensé au delà de mes revenus. Mon premier acte de souveraineté avait été une forte diminution sur les impôts payés à mes prédécesseurs. Le mal datait de là; chaque année l'avait empiré, et aujourd'hui je suis ruiné, chargé de dettes, et ne sachant trop comment réparer ce désastre. Mes conseillers intimes m'avaient bien proposé un moyen: c'était de doubler les impôts, de frapper de nouvelles contributions, en un mot de pressurer mes sujets. Joli moyen! faire payer à de pauvres diables les fautes de mon imprévoyance et de mon désordre! Il se peut que cela se pratique ainsi en d'autres pays, mais ce ne sera jamais moi qui aurai recours à un procédé aussi peu délicat. Je veux être juste avant tout, et j'aime mieux rester dans l'embarras que de faire souffrir mon peuple.

--Excellent prince! s'écria Balthazard, touché de ces bons sentiments, si rares chez les souverains.

--Eh bien! reprit le grand-duc Léopold en souriant, n'allez-vous pas maintenant remplir auprès de moi l'office de flatteur? Prenez garde! La tâche serait rude. Car vous ne trouveriez ici personne pour vous aider. Je n'ai plus de quoi payer la flatterie: les courtisans sont partis. En entrant chez moi, vous avez traversé des salles désertes, vous n'avez rencontré ni chambellan ni écuyers sur votre passage. Ces messieurs ont donne leur démission; ma maison civile et ma maison militaire, mes gentilshommes, secrétaires, aides-de-camp et autres m'ont quitté sous prétexte que je ne pouvais pas payer leurs appointements et leurs gages. Me voilà seul; je n'ai plus que quelques domestiques fidèles et patients, et le plus grand personnage de ma cour, aujourd'hui, est le brave et honnête Wilfrid, mon vieux valet de chambre.

Il y avait dans les dernières paroles du prince abandonné un accent de douce tristesse qui toucha Balthazard; deux larmes brillèrent aux yeux du directeur, qui savait mal contenir ses émotions. Le grand-duc reprit en souriant:

«Oh! ne me plaignez pas; Je ne me trouve nullement malheureux de ne plus avoir autour de moi ces visages menteurs; au contraire, je me sens fort aise d'être affranchi d'un cérémonial pesant, d'être débarrassé de quelques sots et d'autant d'espions qui m'entouraient du matin jusqu'au soir.»

Le prince prononça ces mots de l'air le plus dégagé, et avec un ton de franchise qui excluait le doute. Balthazard ne put s'empêcher de le féliciter sur son courage.

«Il m'en faut plus que vous ne le pensez, continua Léopold, et je ne répondrais pas d'en avoir assez pour supporter les nouveaux coups qui me menacent. L'abandon de mes courtisans ne serait rien, si je ne le devais qu'au mauvais état de mes finances; dès que je serais en fonds, si l'envie m'en prenait j'en achèterais d'autres, ou bien je me donnerais le plaisir de reprendre les anciens pour les tenir sous ma botte et me venger d'eux tout à mon aise; mais leur insolente défection me fait entrevoir des orages à l'horizon politique, comme disent nos diplomates. La disette seule n'aurait pas suffi pour chasser du palais ces hommes affamés d'honneurs autant que d'argent; ils auraient attendu des jours meilleurs, et leur vanité aurait fait prendre patience à leur avarice. S'ils sont partis, c'est qu'ils ont senti le terrain trembler sous leurs pieds, c'est qu'ils sont d'accord avec mes ennemis. Je ne saurais me dissimuler le danger qui me menace, je suis mal avec l'Autriche; Metternich me regarde de travers; à Vienne on me trouve trop libéral, trop populaire: on dit que je donne un fâcheux exemple: on me reproche de gouverner à bon marche et de ne pas faire sentir le joug à mes sujets. Ce sont là de mauvaises raisons qu'on amasse pour me jouer un mauvais tour. Un de mes cousins, colonel au service de l'Autriche, convoite mon grand-duché;--quand je dis grand, il n'a que dix lieues de long sur huit de large, mais tel qu'il est, je le trouve à ma convenance; j'y suis fait, j'ai l'habitude de le gérer, et si je le perdait, il me manquerait quelque chose. Le cousin qui veut me remplacer s'est avisé de me chicaner sur mes droits incontestables; il a ouvert le procès devant le conseil antique, et, quoique ma cause soit excellente, je pourrais bien la perdre, car je n'ai pas d'argent pour éclairer mes juges; mes ennemis sont puissants, la trahison m'environne, on cherche à profiter de mes embarras financiers, afin de me conduire à la déchéance par la banqueroute. Dans ces circonstances critiques je ne demanderais pas mieux que d'avoir des comédiens pour me distraire de mes ennuis, mais je n'ai ni salle de spectacle, ni argent. Il m'est donc impossible de vous garder, vous et les vôtres, mon cher directeur, et j'en suis vraiment aussi contrarié que vous. Tout ce que je pourrai faire sera de vous donner sur le peu qui me reste une légère indemnité pour couvrir vos frais de voyage et faciliter votre retour en France. Revenez me voir demain matin; nous réglerons cette affaire, et je recevrai vos adieux.»
Eugène Guinot.


(La suite à un prochain numéro.)



Le Palais des Thermes, l'Hôtel de Cluny, la Collection Dusommerard.

PROJET DE LOI SOUMIS À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS LE 26 MAI.

«Messieurs,

«La dispersion des nombreux monuments rassemblés dans l'ancien musée des Petits-Augustins excite depuis longtemps de profonds et justes regrets. A défaut de ce grand établissement, qu'il serait impossible de recréer aujourd'hui, les amis de nos antiquités nationales ont souvent souhaité qu'il y eût à Paris un local destiné à recueillir tous les morceaux de sculpture, tous les débris historiques, tous les fragments du moyen âge, que d'heureux hasards peuvent encore faire découvrir, ou que de pieuses intentions peuvent léguer aux générations futures.»

Ainsi s'est exprimé M. le ministre de l'intérieur dans la séance du 26 mai, et il a soumis à la Chambre un projet de loi qui intéresse au plus haut degré les amis des sciences et des arts. Le gouvernement achète l'hôtel de Cluny à madame veuve Leprieur, moyennant la somme de 390.000 fr.; la ville de Paris cède à l'État la propriété du palais des Thermes et ces deux monuments réunis vont recevoir un musée archéologique, dont le noyau sera la collection fondée par feu M. Dusommerard.

Le palais des Thermes, l'hôtel de Cluny, la collection Dusommerard, ce sont trois choses dont Paris peut s'enorgueillir à juste titre, et que vous connaissez à peine, ô Parisiens insoucieux! Si vous habitez la rive droite, vous vous aventurez rarement au delà des ponts. Vous craignez de vous hasarder dans les rues de la Harpe, des Mathurins-Saint-Jacques, rues sombres, étroites, sinueuses, où deux charrettes forment une barricade, où les infortunés piétons sont incessamment bloqués entre d'humides murailles et des roues menaçantes. Quant à vous, indigènes du quartier Latin, étudiants joyeux, grisettes alertes, hôteliers rapaces, prolétaires laborieux, vous êtes trop occupés de vos plaisirs, de votre industrie, de votre dénûment, pour songer aux glorieux débris du passé. Voyez pourtant l'imposante ruine! Franchissez cette grille de fer qui vous sépare du palais des Thermes; ne faites attention ni à l'ignoble toiture dont on a chaperonné l'édifice, ni aux supports en pierre de taille si grotesquement mêlés à la maçonnerie romaine; mais entrez, avec une religieuse vénération, dans la grande salle, dont la voûte à arêtes s'arrondit majestueusement, dont le sol, percé au centre d'un trou circulaire, laisse voir de vastes souterrains: trois arcades ornent les parois, une niche rectangulaire s'enfonce dans le mur méridional. Les débris d'un bassin, des traces d'aqueducs, de fourneaux, de canaux de conduite, une poupe de navire sculptée sur l'une des consoles, indiquent la destination de cette salle, la seule qui ait survécu. Louée à un tonnelier, par bail emphytéotique du 7 mai 1789, elle a servi de magasin à futailles jusqu'en 1819, époque à laquelle M. Decazes, ministre de l'intérieur, indemnisa le locataire, et fit commencer des travaux de restauration.

Quel palais ce devait être que celui dont la salle de bains avait soixante-deux pieds de largeur, quarante-deux pieds de longueur et autant de hauteur! Il couvrait les flans du mont Leucotitius (la montagne Sainte-Geneviève) depuis le sommet jusqu'à la Seine. Fortunat, poète du sixième siècle, parle avec emphase des jardins immenses de la royale maison.


(Plan du Palais des Thermes et de l'Hôtel de Cluny).

Thermes.--A. Coupe de la salle des Thermes avec le jardin.--B. fourneau.--C. Bain chaud.--D. Dépendances.--E. Bain froid.--F. Cour.--G. Salle détruite en 1737.--H. continuation de l'édifice antique.

Hôtel de Cluny.--I. Chapelle.--Chambre de François Ier.--L. Chambre de d'Henri IV.--M. Galerie.--N. Escalier.--O. Pièce dite des Thermes.--P. Salle à manger.--Q. Salon et arrière salon.--R. Dépendances.--S. Partie de l'hôtel non occupé par la Collection de M. Dusommerard.

«Les cimes s'élèvent jusqu'aux nues et les fondements atteignent l'empire des morts,» dit Jean de Hauteville, écrivain du douzième siècle. Cette demeure était digne des illustres hôtes qui y séjournèrent successivement: Constance Chlore qui la fonda; Julien l'Apostat que les troupes auxiliaires y proclamèrent empereur; Valens et Valentinien, qui en datèrent des lois; puis Clovis et Clotilde, Childebert; Gisla et Rotrude, filles de Charlemagne; le savant Aleuin, abbé de Cantorbery. Mais les Normands saccagèrent le vieux monument; Philippe-Auguste en abattit une partie qui excédait la nouvelle enceinte de Paris, et donna le palais ainsi écorné à son chambellan Henri. Aux rois succédèrent les seigneurs et les prélats: Raoul de Meulan, Jean de Courtenay, l'archevêque de Reims, l'évêque de Bayeux. Les constructions romaines étaient déjà presque totalement détruites, quand Pierre de Chalus, abbé de Cluny, acheta, en 1310, le palais des Termes ou des Thermes, palatium de Terminis sed de Thermis. La résidence des empereur» et des rois devint alors l'hôtel abbatial de l'ordre de Cluny.

Le bâtiment actuel, commencé par Jean de Bourbon et terminé par Jacques d'Amboise en 1490, est, suivant les expressions du ministre, «un modèle presque unique d'une architecture dont les oeuvres religieuses semblent seules avoir pu vivre jusqu'à nous. Tous ceux qu'impressionnent les élégances gothiques admirent les bandeaux et les dentelures des fenêtres; la tourelle hardie avec son hélice de pierre, le style fleuri de la chapelle, les douze dais rangés le long de ses murailles, et sa voûte, dont les nervures, toutes basées sur un pilier central, s'éparpillent en gracieux réseau. A la valeur architecturale de l'hôtel de Cluny s'ajoute celle des souvenirs qui s'y rattachent. Dans une chambre qui existe encore, François Ier surprit Marie, veuve de Louis VII, en tête-à-tête avec le duc Suffolk, et fit légitimer immédiatement leurs amours clandestins par un cardinal qu'il avait eu la précaution d'amener.

L'une des premières troupes de comédiens qui s'établirent en concurrence avec les maîtres de la Passion donnait ses représentations à l'hôtel de Cluny. Les religieuses de Port-Royal, ces pieuses femmes qui eurent l'honneur d'avoir Racine pour historien, habitaient l'hôtel de Cluny en 1623. La tourelle servit aux observations astronomiques de Delille, de Lande et de Messier, que Louis XV avait surnommé le furet des comètes. Les appartements du premier et du second étage furent occupés par les grands établissements typographiques de MM. Moutard, Vincent, Fusch, Leprieur. Ainsi la politique, la religion, l'art dramatique, les sciences, l'imprimerie, revendiquent une part dans les annales de l'hôtel de Cluny.

De tous les habitants de ce manoir vénérable. M. Dusommerard est celui qui a fait le plus pour en assurer la conservation, en indiquant le parti que la science en pouvait tirer. Conseiller-maître à la cour des comptes, il employa, durant trente années, tous les loisirs que lui laissaient ses fonctions à recueillir des objets d'art, de sorte que l'ameublement se trouve en harmonie avec le local. Dans l'immense collection rassemblée par le savant et laborieux archéologue, le moyen âge ressuscite tout entier. Aussitôt qu'on y pénètre, on rompt avec la vie réelle, on est transporté aux temps de Charles VII ou de François Ier. Dès le vestibule, on passe entre deux haies de bahuts, d'émaux, de bas-reliefs coloriés, de groupes en marbre, de faïences vernissées, de tableaux de Jean Van Eyck ou de Lucas de Leyde. Nous voici dans la salle à manger. L'heure du repas va sonner; de hautes chaises attendent les convives; les fourchettes à deux dents, les cuillers et les couteaux à manche d'ivoire.

Collection Dusommerard. --Quenouille en bois représentant sainte Geneviève filant, Dalila et Samson, Rachel et Sisara, Judith et Holopherne, et Rebecca à la fontaine. Collection Dusommerard.
--Miroir de toilette.
Collection Dusommerard. --Couteau en ivoire représentant le sacrifice d'Abraham.

Les hanapsgigantesques, garnissent la table. Sur les dressoirs sont étages les riches produits des fabriques de Limoge, de Faënza, de Montpellier; les vases en grès de Flandre, les plats de Bernard Palissy. Le salon, la chambre dite de François Ier, n'ont pas de moindres richesses; des figures d'enfants en ivoire, par François Flamand; un meuble florentin, marqueté de mosaïques, de lapis, de cornalines, de plaques d'or et d'argent; un lit dont le dais est soutenu par de belles cariatides, un échiquier en cristal de roche hyalin, plusieurs armures complètes, des boucliers repoussés, des bas-reliefs de bois ou de marbre, des glaces de Venise, des outils en fer et en acier ciselés et damasquinés. La chapelle regorge d'objets relatifs au culte: retables massifs, stalles en bois ouvré, tableaux à volets» diptyques et triptyques, reliquaires ciselés, missels manuscrits, encensoirs, custodes, crosses de cuivre ou d'ivoire, étoles, chapes, chasubles et ornements d'église. En sortant de l'hôtel de Cluny, on a fait un cours complet d'archéologie; on connaît les moeurs et usages d'autrefois; on sait comment nos ancêtres entendaient la vie spirituelle ou matérielle, comment ils s'habillaient et se meublaient, priaient et combattaient. La collection Dusommerard est une nécropole où chaque siècle a laissé des ossements.


Collection Dusommerard.--Viguière d'étain.




Collection Dusommerard.
--Étrier de François Ier.

Il faudrait un volume, un gros in-folio, pour énumérer seulement ce qu'elle renferme; mais, dans l'impossibilité de tout décrire, nous devons une mention spéciale aux curiosités dons nous donnons le dessin. Ces étriers sont ceux que portait François 1er à la bataille de Pavie. Conservés comme un trophée par le comte de Launoy, qui fit prisonnier le roi de France, ils ont été achetés à sa famille par M. Dusommerard. Ils sont en cuivre doré, maintenu par des barres d'acier. Ils présentent sur la face les lettres F. REX, et sur les tranches la couronne de France, avec les salamandres des Valois. Au bas, dans un lambrequin, ou lit cette devise: Nutrisco et exstinguo.

François Briot, orfèvre du seizième siècle, a donné les dessins de cette belle aiguière d'étain, qu'on peut comparer sans désavantage aux plus charmantes oeuvres de Benvenuto Cellini. Ce manche de couteau en ivoire, représentant le Sacrifice d'Abraham, surpasse en élégance les meilleurs morceaux des artistes dieppois.

Ce miroir de toilette, rehaussé d'un cadre de bois doré, d'une frisure et d'un médaillon d'ivoire, est surmonté du groupe de Vénus et des Amours. Cette quenouille en buis demande à être examinée à la loupe, tant les détails en sont fins et délicats. La hampe est enrichie de cinq sujets: Sainte Geneviève filant, Dalila et Samson, Rachel et Sisara, Judith et Holopherne, et Rebecca à la fontaine. Ce sont de charmantes miniatures, sculptées avec un art dont le secret est aujourd'hui perdu.


Galerie Dusommerard.

A peine M. Dusommerard avait-il fermé les yeux, que des étrangers se présentèrent pour acquérir sa précieuse galerie: mais ses héritiers ont préféré la vendre à l'État. Ils ont accepté les 200.000 fr. que leur offrait la direction des Beaux-Arts, plutôt que de livrer l'oeuvre paternelle spéculateurs qui l'auraient dépecée ou emportée hors de France. Nous recueillerons bientôt le fruit de ce patriotique service. Après avoir acheté l'hôtel de Cluny» l'on adoptera sans doute les plans de M. Albert Lenoir, couronnés par l'Institut en 1833: une galerie intermédiaire unira les Thermes à l'hôtel; les deux édifices seront débarrassés des vieilles et sales maison» qui leur disputent l'air et le soleil, et la collection Dusommerard, convenablement classée, augmentée par de nouvelles trouvailles et de nouvelles acquisitions deviendra le plus beau musée archéologique de l'Europe.



Académie des sciences

COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DEPUIS LE COMMENCEMENT DE L'ANNÉE.

Il n'y a guère plus de vingt ans que le public a été admis aux séances de l'Académie des sciences. C'est le Globe qui le premier, en 1825, rendit un compte régulier des séances; jusque-là, il n'y avait été consacré dans la presse périodique que quelque articles courts et accidentels. La plupart des journaux, aujourd'hui, confient à des hommes spéciaux la rédaction d'un feuilleton hebdomadaire, destiné à mettre leurs lecteurs au courant des travaux de notre premier corps savant.

L'Illustration ne pouvait rester en dehors de ce mouvement qui porte les esprits à s'enquérir des découvertes scientifiques, soit qu'on les apprécie pour elles-mêmes, avec un amour désintéressé de la science, soit qu'on y cherche surtout leurs diverses applications pratiques. Il est donc dans notre intention de donner le résumé de ce qui se passe à l'Académie des sciences; seulement, mous nous bornerons à un compte-rendu trimestriel qui offrira plus d'un avantage sur l'analyse l'analyse hebdomadaire des séances. Il est facile d'en concevoir en effet, que nous serons mieux à même d'analyser une discussion et d'en faire ressortir les conséquences, lorsque nous aurons sous les yeux toutes les phases qu'elle aura subies, que si nous l'avions suivie pas à pas ne l'envisageant chaque fois qu'un point de vue unique sous lequel elle nous est présentée. De plus, nos résumés seront rédigés d'après les comptes-rendus officiels des séances que publient MM. les secrétaires perpétuels, ils offriront donc toutes les garanties d'exactitude. Néanmoins nos lecteurs ne doivent pas s'attendre à nous voir entrer dans les détails des moindres communications faites à l'Académie, ni même à les trouver toutes mentionnée ici. Nous ne pouvons évidemment nous occuper que de celles qui ont pris un développement d'une certaine étendue. Quant à l'impartialité, dont nous nous sommes fait une règle, nous laissons à nos lecteurs eux-mêmes le soin de l'apprécier.

I.

SCIENCES MÉDICALES.

Les médecins ont apporté, depuis quelques mois, à l'Académie des sciences, un tribut inaccoutumé; au lieu de n'occuper, comme à l'ordinaire, qu'un espace bien modeste dans les comptes-rendus, ils les ont envahis presque en entier, profitant de la courtoisie des sciences exactes et des sciences naturelles, qui leur ont cédé la place pour quelque temps.

En effet, cette affluence de mémoires sur la médecine, la chirurgie, l'anatomie, la physiologie, devait cesser bientôt. Quelques places vacantes et vivement désirées excitaient le zèle d'une foule de candidats, et, suivant l'usage, chacun d'entre eux adressait à l'Académie un ou plusieurs Mémoires, qui, tout en parlant d'autre chose, voulaient dire au fond; «Nommez-moi à la place de M. Double, de M. Larrey, etc.» Les nominations faites, nous courons grand risque de voir voir arriver au bureau beaucoup moins de Mémoires, car le uns ont obtenu ce qu'ils voulaient, les autres n'ont plus rien à demander jusqu'à nouvel ordre.

Quoi qu'il en soit, le public studieux ne peut que se féliciter de cette émulation, de cette sorte de concours entre des candidats parmi lesquels on comptait bon nombre d'esprits supérieurs, dont les travaux à cette occasion sont acquis à la science, et resteront comme autant de titres dans l'avenir de ceux qui n'ont pu encore, cette fois, arriver au fauteuil académique. Quant aux trois hommes éminents qui ont obtenu cet honneur, leur passé nous est un gage d'un avenir fécond en travaux du premier ordre.

Deux places étaient devenues vacantes dans la section de médecine et de chirurgie, telle de M. Double et celle du vénérable Larrey.

Parmi les candidats nombreux qui se présentaient pour la première, trois médecins haut placés dans la science se partageaient les voix de l'école et du monde médical, M. Andral et M. Rayer, non moins célèbres par leurs ouvrages que par leur pratique, et M. Cruveilhier, qui a fait pour l'anatomie pathologique ce que la mort avait empêché Bichat d'exécuter.

On s'accordait assez généralement à placer M. Andral au premier rang, et la section, juge suprême en ce point, partageait l'opinion générale; mais on était fort embarrassé de savoir comment s'en tirer poliment avec les deux autres candidats, qui ne sont pas de ces hommes qu'on puisse traiter sans cérémonie.

On a toujours reproché à la médecine de s'entendre fort bien avec la mort, et nous devons avouer humblement que cette fois la mort vint merveilleusement en aide à messieurs les médecins candidats et académiciens. Une place devint vacante, dans la section d'agriculture, par le décès de M. Morel de Vindé; alors M. Rayer se désista de sa candidature en médecine, et arguant de ses travaux sur quelques maladies des animaux domestiques, il se présenta comme candidat pour la section d'agriculture.

Restaient deux candidats qui dominaient évidemment les autres, et l'on pensait que la section les présenterai tous deux sur la même ligne; c'était un honneur mérité, une sorte de dédommagement pour le moins heureux.

Mais la section académique n'a pas cru devoir agir ainsi. Elle a placé au premier rang, et sur la même ligne que M. Andral, M. Poiseuille, à qui ses beaux travaux sur la circulation ouvriront sans doute un jour les portes de l'Institut, mais dont les titres, aux yeux du public médical, ne sont pas supérieurs, ni même égaux à ceux de M. Cruveilhier.

Au second rang était M. Cruveilhier.
Au troisième. MM. J. Guérin et Bourgery.
M. Andral a été élu le 6 mars.

Quinze jours après la nomination de M. Andral, M. Rayer a été élu en remplacement de M. Morel de Vindé. Que M. Rayer entrât à l'institut, rien de plus juste; mais qu'il y soit entré dans la section d'agriculture, c'est là un de ces coups de théâtre académiques dont tout le monde est surpris; car enfin, malgré ses travaux sur la morve et le farcin, ce n'est point comme vétérinaire ni comme agronome, c'est comme médecin que M. Rayer a été nommé membre de l'institut. Loin de nous la pensée de critiquer un choix auquel tout le monde applaudit; mais ce qui nous semble moins à l'abri de la critique, c'est la division de l'Académie par sections, division qui nous parait tout-à-fait inutile, peut-être même un peu contraire à la fusion, à la fraternité si désirables dans un corps savant, et dont le résultat principal est d'amener, par exemple, l'admission dans la section d'astronomie d'un médecin qui aurait étudié l'influence de la lune sur les maladies.

Pendant que l'Académie s'occupait de remplacer M. Double, les candidats se présentaient en foule pour le fauteuil de M. Larrey, et chacun d'eux faisait de son mieux pour l'obtenir.

Ces candidats pouvaient se diviser en deux classes, les chirurgiens proprement dits et les hommes spéciaux. Parmi ces derniers, un opérateur habile qui, le premier, a employé sur le vivant les instruments de la lithotritie, avait, disait-on, beaucoup de chances d'être élu, quoiqu'il eût pour rivaux des hommes plus haut placés que lui dans la science. On s'en étonnait: «Et pourtant, disait M...., chirurgien lui-même et membre de l'institut, rien n'est plus facile à concevoir.

«Les membres de l'Institut se divisent en trois classes: 1º ceux qui ont la pierre; 2º ceux qui ne l'ont pas et qui craignent de l'avoir; 3º enfin, et ce sont les moins nombreux, ceux qui ne l'ont pas et qui ne craignent pas de l'avoir. Ces derniers seulement, ajoutait M......, ne voteront pas pour le lithotriteur.

Cependant cette prédiction ne s'est pas tout-à-fait réalisée, la section n'a pas admis d'hommes spéciaux parmi les candidate qu'elle a présentés, et M. Civiale n'a pu réunir que quinze voix. Ce doit être une consolation pour l'inventeur des instruments de la lithotritie, de voir que du moins il n'a pas été vaincu avec ses propres armes.

Les candidats présentés aux choix de l'Académie étaient portés sur la liste dans l'ordre suivant:

1° M. Lallemand;
2º M. Lisfranc;
3º M. Ribes;
4º MM. Velpeau et Gerdy;
5º MM. Amussat et Bégin;
6° M. Jobert de Lamballe.

L'ordre de cette liste a beaucoup surpris le monde médical. Des travaux remarquables et le respect dû à son âge faisaient comprendre que M. Lallemand occupât le premier rang; mais la section de médecine et de chirurgie peut seule nous dire quels motifs lui on fait placer au quatrième et au cinquième rang MM. Velpeau, Gerdy et Bégin, qui pouvaient figurer au premier; pourquoi M. Jobert s'est vu rejeter au sixième rang, etc.

Nous aurions beaucoup à dire sur ce chapitre; mais, loin de chercher le scandale, nous le fuyons, et nous savons qu'on doit la paix aux vaincus.

Des voix qui n'avaient pu se faire écouter au sein de la section ont repris de l'influence dans le comité secret. L'Académie a voulu discuter non-seulement les titres scientifiques, mais tous les antécédent des candidats, et connaître non seulement le savant, mais aussi l'homme sur qui devrait tomber son choix; puis, après cette enquête solennelle, et sans s'arrêter à l'étrange classification de la section de chirurgie, elle a élu M. Velpeau.

Maintenant qu'à l'agitation électorale, aux angoisses de la lutte, a succédé le calme, essayons de donner à nos lecteurs une idée sommaire des travaux les plus intéressants dont on ait entretenu l'Académie dans ces derniers temps.

Une question importante dans ses rapports avec les sciences médicales et avec l'économie sociale tout entière, c'est celle de la formation des matières azotées neutres de l'organisation et des matières grasses, qui passent successivement des végétaux aux herbivores et de ceux-ci aux carnassiers. Cette question se rattache à tous les phénomènes de l'alimentation.

MM. Dumas et Boussingault, dans leur Essai de physiologie chimique, avaient posé en principe que l'albumine, la librine et la caséine, ces trois substances si abondamment répandues dans les solides ou les liquides de l'économie, existant dans les plantes; qu'elles passent toutes formées dans le corps des herbivores, d'où elles sont transportées dans celui des carnivores; que les plantes seules ont le privilège de fabriquer ces produits, dont les animaux s'emparent, soit pour les assimiler, soit pour les détruire, selon les besoins de leur existence.

Etendant ces principes à la formation des matières grasses, qui, selon eux, prennent complètement naissance dans les plantes, ces auteurs les avaient considérées comme venant jouer dans les animaux le rôle de combustible ou même quelquefois un rôle transitoire, et avaient résumé l'ensemble de ces vues et leurs conséquences dans le tableau suivant:

         LE VÉGÉTAL                            L'ANIMAL

Produit des matières azotées neu-     Consomme des matières azotées
        tres.                               neutres.
  --    des matières grasses.           --  des matières grasses.
  --    des sucres fécules, gom-        --  des sucres, fécules,
        mes.                                gommes.
Décompose l'acide carbonique.         Produit de l'acide carbonique.
  --      l'eau.                        --    de l'eau.
  --      les sels ammoniacaux.         --    des sels ammoniacaux.
Dégage de l'oxygène.                  Consomme de l'oxygène.
Absorbe de la chaleur.                Produit  de la chaleur.
  --    de l'électricité.               --     de l'électricité.
Est un appareil de réduction.         Est un appareil d'oxydation.
Est immobile.                         Est locomoteur.

Dans un mémoire sur les matières azotées neutres de l'organisation, lu à l'Académie le 28 novembre 1842, MM. Dumas et Cahors admettent que les plantes sont chargées de fabriquer la protéine, qui sert de base à l'albumine, à la fibrine et à la caséine; que les animaux peuvent bien modifier cette matière, l'assimiler ou la détruire, mais qu'il ne leur est pas donné de la créer. Après avoir, par des analyses délicates, reconnu les proportions élémentaires de ces substances, ils ont été conduits, par les déductions les plus logiques, à émettre cette proposition, que l'obligation indispensable où sont tous les animaux de faire entrer dans leur régime les matières azotées neutres qui existent dans leur propre organisation, la présence de la presque totalité de ces matières dans l'urée chez l'homme et les herbivores, dans l'acide urique chez les oiseaux et les reptiles; enfin, ce fait que l'homme rend en urée à peu près tout l'azote qu'il a reçu sous forme de matière azotée neutre, permettent de considérer comme presque certain que toute l'industrie de l'organisme animal se borne, suit à s'assimiler cette matière azotée neutre quand il en a besoin, soit à la convertir en urée.

«L'analyse de la farine des céréales, disent ces auteurs, nous apprend à y reconnaître; 1º l'albumine; 2º la librine; 3º la caséine; 4º la glutine; 5º des matières grasses; 6º de l'amidon, de la dextrine et du glucose ou sucre.

«Nous regardons comme démontré que tout aliment des animaux renferme sinon les quatre premières substances, c'est-à-dire les matières azotées neutres, du moins quelques-unes d'entre elles.

«Nous admettons que dans les cas où l'amidon, la dextrine et le sucre disparaissent de l'aliment, ils sont remplacés par des matières grasses, comme cela se voit dans l'alimentation des carnivores.

«Nous voyons enfin que l'association des matières azotées neutres avec les matières grasses et les matières sucrées ou féculentes constitue la presque totalité des aliments des animaux herbivores.

«Ne ressort-il pas de là ces deux principes fondamentaux de l'alimentation:

«1º Que les matières azotées neutres de l'organisation sont un élément indispensable de l'alimentation des animaux;

«2 Qu'au contraire les animaux peuvent, jusqu'à un certain point, se passer de matières grasses; qu'ils peuvent se passer absolument de matières féculentes ou sucrées, mais à la condition que les graisses seront remplacées par des quantités proportionnelles de fécules ou de sucres et réciproquement.»

Enfin, le 13 février dernier, M. Payen lut en son nom et en celui de MM. Dumas et Boussingault un Mémoire du plus haut intérêt, intitulé; Recherches sur l'engraissement des bestiaux et la formation du lait. Ce mémoire contient les propositions suivantes:

Les matières grasses ne se forment que dans les plantes; elles passent toutes formées dans les animaux, et là peuvent se brûler immédiatement pour développer la chaleur dont l'animal a besoin, ou se fixer plus ou moins modifiées dans les tissus pour servir de réserve à la respiration.

Les animaux carnivores contiennent des matières grasses, et ils n'en rejettent par aucune de leurs excrétions. C'est dans ces animaux, par conséquent, qu'il est facile de reconnaître d'où viennent ces matières et comment elles disparaissent.

Chez les chiens, le chyle qui se forme sous l'influence d'une alimentation riche en fécule ou en sucre, celui qui provient de la digestion de la viande maigre, sont également pauvres en globules, translucides, et n'abandonnent que peu de chose à l'éther.

On observe des caractères tout opposés dans le chyle résultant de la digestion d'aliments gras.

Les substances grasses de nos aliments passent donc, sans altération profonde, dans le chyle et de là dans le sang.

La matière grasse toute faite est donc le principal, sinon le seul produit à l'aide duquel les animaux puissent régénérer la substance adipeuse de leurs organes, ou fournir le beurre de leur lait.

Pour les herbivores, l'origine de la graisse n'est pas aussi facile à déterminer que pour les carnivores. Trouve-t-on dans les plantes assez de matière grasse pour expliquer à son aide l'engraissement du bétail et la formation du lait, ou faut-il, avec Hubert et M. Liebig, admettre que les graisses animales sont les produits de certaines transformations du sucre ou de l'amidon des aliments?

Cette dernière opinion se trouve appuyée par des observations de M. Dumas, et se fonde d'ailleurs sur des principes très admissibles en chimie; toutefois, les auteurs du Mémoire que nous analysons adoptent une opinion contraire.

Suivant eux, c'est dans ses aliments que le boeuf à l'engrais trouve toute faite la graisse qu'il s'assimile, que la vache trouve le beurre de son lait.

Dans leur opinion, les matières grasses se formeraient principalement dans les feuilles des plantes, et elles y affecteraient souvent la forme et les propriétés des matières cireuses. En passant dans le corps des herbivores, ces matières, forcées de subir dans leur sang l'influence de l'oxygène, y éprouveraient un commencement d'oxydation, d'où il résulterait l'acide stéarique ou oléique qu'on rencontre dans le suif. En subissant une seconde élaboration dans les carnivores, ces mêmes matières oxydées de nouveau produiraient l'acide margarique qui caractérise leur graisse. Enfin, par une oxydation plus avancée, ces divers principes pourraient produire les acides gras volatils du sang et de la sueur, et, par une combustion complète, se changeraient en acide carbonique, et seraient éliminés de l'économie.

En des points sur lesquels s'appuyait M. Liebig pour attribuer aux fécules et aux sucres l'origine des matières grasses, c'était l'analyse faite par lui de substances végétales comme le maïs, par exemple, qui, suivant le célèbre professeur de Giessen, ne renfermerait pas un millième de graisse ou de matières semblables.

De nouvelles analyses faites par MM. Payen, Dumas et Boussingault ont fait reconnaître dans le maïs 7, 5 à 9 pour 100 de matières grasses; dans le foin sec, 2 pour 100 (Mémoire du 13 février); dans la paille d'avoine, 5 pour cent; dans la luzerne, 3, 5 pour 100, et dans le son, 5 pour 100 de ces matières liquides ou solides.

D'expériences longues et faites avec soin il résulte que, pour produire une quantité de beurre qui s'élève 67 kilog., une vache mange une quantité de foin qui renferme au moins 69 kilog., et probablement 70 kilog., ou même plus encore de matières grasses» c'est-à-dire que la vache extrait de ses aliments presque toute la matière grasse qu'elle y trouve pour la convertir en beurre.

De plus, la vache prend encore à ses aliments les matières azotées neutres qu'ils contiennent et les converti! en lait, tandis que le boeuf n'en assimile qu'une partie; d'où l'on peut conclure que, sous le rapport économique, la vache laitière mérite la préférence, s'il s'agit de transformer un pâturage en produits utiles à l'homme.

D'autres expériences ont prouvé: 1º que la pomme de terre, la betterave et la carotte n'engraissent que quand on les associe à des produits renfermant des corps gras, comme les pailles, les graines des céréales, etc.; 2º qu'à poids égal, le gluten mêlé de fécule et la viande riche en graisse produisent un engraissement qui, pour le porc, diffère dans le rapport de 1 à 2.

Aux propositions émises dans ce Mémoire M. Liebig fit l'objection suivante (séance du 6 mars):

On a dit qu'une vache trouvait dans ses aliments la matière grasse de son beurre; mais on n'a pas parlé de ses excréments, qui contiennent une quantité de graisse presque égale à celle des aliments. Si en six jours une vache reçoit dans sa nourriture 736 grammes de graisse, et qu'elle en rende dans ses excréments 717 g. 56, d'où proviennent les 3 k. 116 g. de beurre qu'elle produit dans ce même espace de temps?

M. Magendre crut devoir ajouter à cette objection de M. Liebig que ses propres observations comme membre de la commission chargée d'expériences pour l'alimentation des chevaux de l'armée l'avaient conduit, ainsi que ses collègues, à des résultats analogues à ceux du professeur de Giessen.

M, Dumas, opposant à l'objection de M. Liebig une argumentation habile, établit que ce professeur a raisonné d'après des faits observés, non sur un même animal, mais sur des animaux différents, de manière à présenter, non pas une expérience, mais l'hypothèse suivante: Si l'on suppose qu'une vache qui a mangé un foin très pauvre en matière grasse ait donné beaucoup de lait très riche en beurre et produit beaucoup d'excréments très riches en matière grasse, ne deviendra-t-il pas bien vraisemblable que la graisse des aliments ne produit pas le beurre?

M. Dumas ajoute que ce n'est plus 2 pour 100 de graisse qu'il faut compter dans le foin, mais bien 4 ou 5 pour 100, ainsi qu'il résulte de nouvelles expériences qui sont venues fortifier encore l'opinion émise par les chimistes français et par Tiedemann et Gemelin.

Dans la séance du 6 mars et flans celle du 13, MM. Payen et Boussingault ont démontré que les résultats obtenus par la commission citée par M. Magendre avaient une signification précisément contraire à celle qui était restée dans les souvenirs de l'honorable académicien.

M. Liebig, dans une note adressée à l'Académie, et lue à la séance du 3 avril, a repris la discussion avec une énergie nouvelle. Le chimiste allemand semble piqué au vif des arguments quelque peu ironiques du professeur français, et il cherche à lui rendre la pareille en termes qui seraient fort amers s'ils étaient justes.

M Dumas fait remarquer qu'au point où cette discussion est amenée, il faut s'en rapporter aux faits, et laisser de côté les raisonnements; c'est nue question d'agriculture pratique, et qui ne peut être résolue définitivement que par des expériences bien combinées.

L'honorable président de l'Académie réfute ensuite, avec beaucoup de dignité et de la manière la plus claire, les insinuations de M. Liebig, et, arrivant à la partir de sa lettre où ce chimiste assure avoir fait une expérience réelle sur la production du lait, il déclare qu'en présence de cette affirmation il croit devoir se borner à dire que, si l'expérience de M Liebig est réelle, elle est en pleine contradiction avec celle qui a servi de contrôle aux vues des chimistes de Paris.

Après quelques explications données par M. Boussingault, pour établir qu'on ne peut tirer de ses anciennes recherches aucune conclusion qui soit applicable à la question actuelle, M. Dumas, répondant à M. Ray-Lussac, qui est chargé de la défense de M. Liebig, rappelle que ce dernier a fait parvenir à Paris, sur la question dont il s'agit, un article en allemand, une lettre le 6 mars, enfin sa lettre de ce jour; et, citant une traduction textuelle de l'article en allemand, M. Dumas termine en démontrant que, d'après l'identité des nombres que renferme cet article avec ceux qui résultent des expériences de M. Boussingault et ceux des lettres de M. Liebig, on devait conclure qu'il n'y avait pas eu de nouvelle expérience jusqu'à ce que M. Liebig eût assuré le contraire.

Dans cette même séance M. Dumas présente, de là part de M. Lewy de Copenhague, une Note sur la cire des abeilles. Ce jeune médecin y prouve que la potasse concentrée et bouillante dissout la cire et la transforme en acides gras, contrairement à l'opinion reçue et soutenue notamment par M. Liebig, qui, reconnaissant que les matières grasses des végétaux se rapprochent de la cire, se refuse à admettre qu'une matière grasse non saponifiable comme la cire puisse, sous l'influence de l'organisme, se transformer en acides stéarique et margarique. M Lewy conclut de ses expériences qu'il n'y a entre les principes de la cire et ceux des corps gras ordinaires d'autre différence que celle qui résulte d'une oxydation plus ou moins avancée.

Enfin, dans la séance du 17 avril. M. Payen, qu'une indisposition avait forcé à s'absenter le 3, oppose des faits positifs à quelques assertions de M. Liebig. Ainsi, cet habile chimiste a dit que la chair des carnivores, qui sont de tous les animaux ceux qui mangent le plus de graisse, ne contient pas de graisse et n'est pas propre à l'alimentation; et pourtant ce sont des carnassiers, les baleines, cachalots, phoques, etc., qui accumulent et nous fournissent les plus énormes masses de graisse. Les chats contiennent souvent des proportions considérables de graisse, et sont au moins aussi gras que les lapins, etc. M. Payen termine en disant qu'il n'existe probablement pas de graines de monocotylés ou de dicotylés, pas une spore de champignon, pas une sporule microscopique de cryptogame, qui ne renferme en quantité notable des matières grasses.

Cette immense question est loin d'être éclairée complètement. Quoique en lisant les Mémoires des chimistes français, on se sente entraîné vers leur opinion par la manière claire et logique dont elle est exposée et par les expériences nombreuses qui en sont la base; quoiqu'on souhaite vivement que de nouveaux travaux viennent sanctionner cette loi posée par un esprit essentiellement juste et grand dans ses vues, cependant on reste encore en suspens; M. Liebig n'est pas homme à abandonner si facilement le terrain, et l'on attend que de nouvelles preuves amènent la conviction.

Recherches sur la quantité d'acide carbonique exhalée par le poumon de l'espèce humaine. Tel est le titre d'un Mémoire lu par MM. Andral et Gavarret. Des expériences faites par ces auteurs il résulte:

Que la quantité d'acide carbonique exhalée par le poumon dans un temps donné? varie en raison de l'âge, du sexe et de la constitution des sujets.

Chez l'homme, la quantité d'acide carbonique exhalée va croissant de huit à trente ans, puis décroît à partir de cet âge, et surtout après quarante ans. Cette quantité va de 5 grammes 12 g. 2 de carbone par heure de huit à trente ans, et de 10 g. 1 à 5 g. 8 de quarante à cent deux ans.

Chez la femme, la quantité d'acide carbonique exhalée va en croissant jusqu'à la puberté, puis s'arrête au moment où les menstrues s'établissent, et demeure au chiffre de 6 g. 1 de carbone pour une heure, comme chez les enfants, jusqu'à l'époque où les menstrues cessent; elle augmente alors pendant quelque temps, et parvient à 8 g. 1 de carbone, puis de nouveau décroît sous l'influence de l'âge.

La suppression des menstrues par maladie ou par grossesse amène aussi l'augmentation de la quantité d'acide carbonique exhalé par le poumon.

Enfin, dans les deux sexes, cette quantité est d'autant plus grande que la constitution est plus forte et le système musculaire plus développé.

M. Perry a présenté un Mémoire intéressant sur la part qu'on doit, suivant lui, accorder à la rate dans l'étiologie et la thérapeutique des fièvres intermittentes.

Plusieurs Mémoires de chirurgie et d'anatomie ont été lus par MM. Velpeau, Bégin, Hubert de Lamballe, Amussat et Leroy-d'Etiolles.

Ou croyait en avoir fini avec l'arsenic, mais point du tout; il a fallu que l'ancienne commission nommée vers l'époque d'un procès fameux s'occupât de nouveau de cette substance redoutable.

M. de Gasparin avait communiqué à l'Académie une note d'où résultait ce fait, que les moutons et les boeufs semblaient peu sensibles aux effets toxiques de l'arsenic, et que l'acide arsénieux à haute dose était, chez ces animaux, un moyen thérapeutique fort utile dans certaines affections de la poitrine.

La commission ne s'est pas encore prononcée; mais, au milieu des notes et des mémoires que cette communication a fait pleuvoir sur le bureau de l'Académie, un travail de MM. Plandin et Danger semble établir que l'acide arsénieux est très peu absorbé par la muqueuse des voies digestives chez les moutons; que ces animaux supportent généralement assez bien l'ingestion de cette substance, mais qu'elle est inévitablement funeste pour eux quand on l'introduit dans l'économie en la plaçant sous la peau.



Revue algérienne

PORT D'ALGER--COLONISATION DE L'ALGÉRIE.


Port d'Alger--Le port d'Alger est situé à l'ouest et à l'entrée d'une rade entièrement ouverte aux vents du large; il a été construit en 1530 par Khaïr-Eddin, frère de Barberousse. A 300 mètres en mer, existait un banc de roches, ou îlots, en arabe Al-Djézaïr, d'où Alger a pris son nom. Les Espagnols y avaient fait un fort; Khaïr-Eddin les en chassa, et réunit ces îlots à la ville par une jetée: c'est la jetée appelée Khaïr-Eddin Plus tard, on forma une petite darse de 3 hectares, au moyen d'un môle construit à l'extrémité sud de l'île, et lancé vers le sud à 150 mètres dans la mer. Ce môle, duquel dépend la conservation de la darse, était en 1830, époque de l'occupation d'Alger par l'armée française, dans un état de délabrement complet et de ruine imminente, malgré les travaux considérables des Turcs. C'était sur ce point qu'ils portaient toutes les ressources dont ils pouvaient disposer en esclaves et en argent; cependant l'ouvrage de chaque campagne était sans cesse détruit pendant la saison du gros temps. Il en fut de même des premiers travaux exécutés par les ingénieurs français, qui ne purent réussir à se rendre maîtres de la violence des flots, sur un point où ils ont des effets d'une puissance extraordinaire, qu'en recourant à des moyens de construction plus puissants que ceux qu'on avait employés jusqu'ici. Tandis que les blocs les plus forts employé dans la digue de Cherbourg ne pèsent pas plus de 5 à 6 mille kilogrammes, on entassa dans la jetée à Alger des blocs de 22 mille kilogrammes. Mais comme l'extraction et le transport de blocs aussi considérables eût été à peu près impossible, M. Poirel, Ingénieur, chargé en chef de la direction des travaux, eut l'heureuse idée de les fabriquer artificiellement, au moyen du béton, matière connue de tous les constructeurs, et qui a la propriété de durcir dans l'eau. Grâce à cette invention, le môle a pu être reconstruit tout entier à neuf, en quelques années, et avec une solidité désormais l'épreuve des plus grosses mers.


Travaux du port d'Alger.--Chantier des blocs de béton qui s'immergent par an.

Le système généralement employé de nos jours pour la construction des jetées à la mer est celui que l'on connaît sous le nom de jetées à pierres perdues. Il était pratiqué chez les Romains, ainsi qu'on le voit par les restes du port de Civita-Vecchia. La dimension des matériaux employés à la composition de ces anciennes jetées est généralement de 3 mètres cubes au plus, encore sont-ils remués par la mer, et éprouvent-ils toujours quelque dérangement par les mouvements les plus violents des vagues. Il a été reconnu qu'à Alger un volume de 10 mètres cubes était nécessaire pour que le bloc fût immuable, et ceux que M. Poirel a fabriqués artificiellement en béton dépassent même ce volume.

Ces blocs sont faits de deux manières différentes: les uns se construisent dans l'eau, sur la place même qu'ils doivent occuper; les autres sont fabriqués à terre, pour être ensuite lancés à la mer.

Les premiers se font en immergeant du béton dans des caisses échouées sur l'emplacement des blocs. Ces caisses sont de grands sacs en toile goudronnée, dont les parois sont fortifiées par quatre panneaux en charpente, sur lesquels la toile est étendue et fixée. La masse de béton qui la remplit peut donc se mouler parfaitement sur le terrain» et se lier avec lui par les aspérités mêmes qu'il présente. Ces caisses-sacs sont préparées sur le chantier et lancées dans le port, d'où elles sont remorquées par des pontons, et amenées en flottant sur la place qu'elles doivent occuper. On les y fixe au moyen de petites caisses en bois, amarrées tout autour de la caisse-sac, et remplies de boulets. La caisse-sac une fois mise en place, on y établit une machine à couler, qui pose sur un échafaudage volant, communiquant avec la terre par un pont de service.

La deuxième espèce de blocs, qui se fait à terre, est fabriquée dans des caisses sans fond, formées de quatre panneaux à assemblage mobile. Cinq à six jours après le remplissage, on enlève ces panneaux, qui servent pour un autre bloc. Le béton, ainsi mis à nu, a acquis, au bout d'un mois ou deux au plus, suivant la saison, une consistance suffisante pour que le bloc puisse être lancé à la mer. Les blocs sont préparés sur des chariots qui roulent sur des chemins de fer. On emploie deux modes d'immersion: le premier, en faisant poser le bloc sur deux planches suiffées, et en donnant au chariot une légère inclinaison, qui suffit pour que le bloc glisse par son propre poids; dans le second mode d'immersion, le bloc, placé sur une cale inclinée, est d'abord descendu dans l'eau jusqu'à ce qu'il plonge d'un mètre à l'avant; dans cette position, il est saisi par une machine composée de deux flotteurs, entre lesquels il est symétriquement placé. Ces flotteurs le saisissent au moyen de chaînes passées en dessous du bloc, et le transportent en le maintenant sur l'eau, à l'instar des chameaux dont les Hollandais se servent pour alléger les vaisseaux et les faire passer sur les hauts-fonds.

Les travaux exécutés pour la consolidation de l'ancien môle, et les 150 métrés de nouvelle jetée construits jusqu'en 1812 avaient eu pour résultat d'augmenter un peu l'étendue du port d'Alger et d'ajouter beaucoup à la sécurité des navires. La rade d'Alger, comme on le voit sur la carte, forme à peu près un demi-cercle» ouvert du côté du nord. Son extrémité orientale se termine au cap Matifou; la ville d'Alger est presque à son extrémité occidentale. Ainsi la rade est garantie des vents d'ouest par le massif d'Alger; des vents du midi, par les hauteurs qui se rattachent à ce massif, et, plus loin, par le petit Allas; et, des vents d'est, par le promontoire qui finit au cap Matifou; mais elle reste ouverte à tous les rhumbs de vent qui viennent du nord, et qui sont d'autant plus dangereux qu'ils poussent les bâtiments à la côte. A l'est de la porte Bab-Azoun, extrémité méridionale de la ville, et à 300 mètres environ du rivage, est une roche, couverte de 2 mètres d'eau seulement, qu'on nomme la roche Algefna. A l'est de cet écueil en est un autre, couvert de 5 métrés d'eau, dit Roche-Écueil ou Écueil-sans-nom.

L'utilité de l'établissement d'un grand port à Alger, dans l'intérêt de la marine militaire comme de la marine marchande, et approprié aux besoins de l'une et de l'autre, a été unanimement reconnue par les partisans de l'occupation restreinte, aussi bien que par ceux de l'occupation étendue. Un bon port est, pour les uns, le principal, sinon le seul profit qu'on peut retirer de notre possession africaine; pour les autres, une condition indispensable du développement de notre puissance. Mais l'importance même de cet établissement maritime, l'étendue à lui donner, le temps et la dépense à consacrer à sa création, toutes ces graves questions à résoudre, expliquent les lenteurs qui ont fait ajourner jusqu'en 1812 l'adoption d'un plan définitif.

De nombreux projets ont été soumis à l'appréciation du gouvernement. Le plus ancien, qui remonte à 1835, est de M. de Montluisant, ingénier en chef, directeur des travaux hydrauliques à Toulon. D'autres ont été successivement présentés par MM. Rang, capitaine de corvette; Delassaux, capitaine de vaisseau; Lainé, contre-amiral; Poirel, ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées; Raffeneau de Lile, inspecteur général des Ponts-et-Chaussées, et Bernard, également général divisionnaire attaché à la marine.

Pendant la session de 1812, une vive discussion s'est engagée à la Chambre des députés dans les séances des 4 et 5 avril, au sujet de ce que l'on a appelé le petit projet de port de M. Poirel, et le grand projet de M. Raffeneau de Lile. Le gouvernement, mis en demeure de se prononcer entre ces divers projets, a fait connaître le 14 avril, à la commission chargée de l'examen du budget pour 1843, que son choix s'était fixé en faveur d'un travail nouveau proposé par M. Bernard, et qui est un intermédiaire entre ceux de M. Poirel et Raffenau de Lile, qu'il modifie à peu près également. Ce travail, que nous publions dans la carte ci-jointe a obtenu la sanction du conseil d'amirauté. M. Bernard fait partir la jetée sud d'une pointe de rocher au nord et près du fort Bab-Azoun jusqu'à l'Écueil-sans-Nom; puis il prolonge le môle, en partant de l'extrémité des 150 mètres exécutés et se dirigeant vers le sud-est, un quart est dans une longueur de 500 mètres. Quinze vaisseaux pourront s'amarrer à la jetée; la dépense est évaluée 16 millions, 5 à 6 millions de moins que celle du projet Raffenau. La chambre des députés, dans sa séance du 26 mai dernier, a augmenté de 600,000 francs le crédit de 900,000 francs porté au budget de 1843 pour la construction du port d'Alger. L'allocation de 1.500.000 francs en ajournerait l'achèvement jusqu'en 1854. L'intérêt de notre domination en Algérie exige, au contraire, que les travaux de cet établissement maritimes dont l'utilité est unanimement proclamée, soient poussée plus activement, et il est à désirer que les ateliers reçoivent un développement tel, qu'une allocation de 3 à 4 millions puisse être annuellement employée; car ce n'est que lorsque nos flottes seront assurées de trouver sur la rive algérienne, presque en face de Toulon, un refuge et un abri, que la prophétie de Napoléon se réalisera, et que la Méditerranée deviendra bien réellement un lac français.

Colonisation de l'Algérie.--C'est en 1843 la première fois qu'un crédit spécial pour la colonisation figure au budget; c'est la première fois aussi que le gouvernement a annoncé d'une manière certaine et positive que son intention était non pas de coloniser lui-même ni de cultiver ou faire cultiver les terres pour son propre Compte, mais de favoriser par tous les moyens possibles la colonisation européenne en Afrique.

Divers systèmes étaient en présence, M. le lieutenant-général Bugeaud s'est prononcé dans plusieurs écrits pour la colonisation militaire, M le duc de Dalmatie, président du conseil et ministre de la guerre, a déclaré, au nom du cabinet, dans la séance de là Chambre des dépotés du 26 mai dernier, que la colonisation militaire ne pouvait aboutir à des résultats avantageux, et que la colonisation civile, qui amène la famille, est la plus féconde et la meilleure. Celle-ci n'exclut pas, d'ailleurs, l'emploi des moyens militaires. En même temps que des ouvriers civils, toutes les compagnies disciplinaires et les condamnés militaires qui se trouvent en Afrique seront employés à préparer cette colonisation civile. Ils établissent des villages, les fortifient, font les premiers frais d'établissement, de manière que le colon civil qui arrive avec sa famille puisse y trouver un abri et un commencement d'exploitation.


Travaux du port d'Alger.--Chantier des blocs de béton qui s'immergent par terre.

Pour que les villes du littoral soient à tout jamais françaises il est, en effet, indispensable de mettre entre elles et les indigènes du dehors des villages européens, des cultivateurs, toute une population rurale qui puisse les faire vivre en les protégeant, créer une production de quelque importance et prêter un utile concours aux forces employées à la garde du pays. Ainsi donc, la Ionisation, sagement limitée, est le premier élément de conservation: elle peut nous donner, en peu d'années, les moyens de pourvoir suffisamment à la défense de l'Algérie, sans engager plus qu'il ne convient les forces et l'argent de la France. Afin de donner à la formation des centres agricoles une marche régulière, un arrêté du 18 avril 1811 a statué que la Colonisation d'un territoire déterminé et la formation de nouveaux centres de population seraient autorisées par arrêté du gouverneur-général qui réglerait les conditions d*existence de ces établissements, leur déplacement, leur circonscription, la population qu'ils seraient susceptibles de recevoir immédiatement, l'étendue des terres à concéder aux premiers habitants.


Épisode d'une razzia par des réguliers d'Abd-el-Kader sur des Arabes soumis.

Le plan de colonisation a été adopté, 12 mars 1842, pour la province d'Alger, et principalement pour le Sahel (voir L'Illustration, p. 19, 2e col.), ainsi que pour les territoires de Koléah et de Blidah. D'après ce plan, trois zones concentriques de villages embrassant tout le massif d'Alger.

La première, dite du Fahs (banlieue), destinée à couvrir Alger dans toutes les directions et touchant à tous les points extrêmes de sa banlieue, comprend sept centres: Hussein-Dey, Kouba, Bukadem, Dely-Ibrahim, Drariah, près Kadous; l'Achour, entre Drariah et Dely-Ibrahim: Chéréga, entre Dely-Ibrahim et la mer. Ils ne sont pas distante de plus de trois kilomètres les uns des autres, et une route de ceinture les reliera tous.

La deuxième zone, dite de Staouéh, commence à l'est par un village au devant de Birkadem, Saoula, pour se terminer, en passant par Sidi-Sliman, Baba-Aassan, Ouled-Fayet et Staouéh, à Sidi-Ferrouch, qui sera à la fois un village d'agriculteurs et de pêcheurs.

La troisième, dite de Douéra a pour centres Ouled-Men dit, Douéra, Maclina, El-Hadjer et Bou-Kandoura.

Deux villages sont établis sur le territoire de Coléah: ce sont Fouka et Douaouda, trois sur celui de Blidah. Mered, Ouled-Yaïch et Mehdouah.

Un nouveau village, celui de Saint-Ferdinand, vient d'être terminé.

La construction des villages du Sahel, ou 500 familles sont déjà établies, a marché dans l'ordre des zones, en commençant le plus près d'Alger et n'avançant que progressivement. Il est nature! que les premiers établissements de la colonisation entourent le siège de notre gouvernement et trouvent dans cette proximité une protection prompte et assurée. Pour en hâter les progrès, la Chambre des députés vient d'affecter à la colonisation, pour 1843, une dotation de 770.000 fr. Mais, pour fournir des encouragements, l'oeuvre de la colonisation a besoin de s'étendre, de l'affermissement de notre domination. La campagne qui vient de s'ouvrir sous des auspices favorables ne saurait manquer de l'affermir en ruinant de plus en plus la puissance d'Abd-el-Kader. Déjà une heureuse razzia a fait tomber entre nos mains sa smalah, c'est-à-dire ce qui représente chez les Arabes ce que nous appelons en Europe les équipages, la suite, comprenant les tentes du maître, sa famille, ses domestiques et ses richesses. Puissent les efforts combinés des divers corps manoeuvrant dans toute la province de l'Algérie amener enfin l'anéantissement complet de notre persévérant ennemi!



Bulletin bibliographique.

La Russie en 1839, par le marquis Custine; 4 vol in-8.--Paris, 1843. Amyot 30 francs.

Beaucoup d'esprit, trop d'esprit, les réflexions tour à tour justes et fausses, souvent prétentieuses des chapitres entiers écrits avec un style remarquable, des longueurs monotones, des répétitions fastidieuses, des contradictions choquantes, une foule de faits curieux et d'observations pleines de vérité et d'intérêt, de rares éloges, de nombreux et de sévères critiques, tels sont les mérites et les défauts du nouvel ouvrage que vient de publier M. de Custine, et qui a pour titre La Russie en 1839.

M, de Custine assure que, pendant son voyage, il racontait chaque nuit à ses amis absents ses souvenirs de la journée, sans songer au public, ou du moins en ne voyant le public que dans un lointain vaporeux. D'abord il ne voulait pas faire imprimer ses lettres, qui étaient, pour la plupart, de pures confidences. Fatigué d'écrire, mais non de voyager, il comptait cette fois, observer sans méthode et garder ses descriptions pour ses amis: diverses raisons l'ont décidé à tout publier; la principale, c'est qu'il a senti chaque jour ses idées se modifier par l'examen auquel il soumettait une société absolument nouvelle pour lui. Il lui semblait qu'en disant la vérité sur la Russie, il ferait une chose neuve et hardie, «Jusqu'alors, dit-il, la peur et l'Intérêt ont dicté des éloges exagérés; la haine a fait publier des calomnies: je ne crains ni l'un ni l'autre écueil.»

M, de Custine a-t-il toujours évité avec bonheur ces deux danger, qui lui paraissent si peu redoutables? Son imagination ardente lui a-t-elle laissé voir la Russie telle qu'elle est? N'exagère-t-il pas le mal comme le bien? Ce qui nous paraît certain, c'est que, malgré leurs répétitions et leurs contradictions, les trente-six lettres dont se composent ces quatre volumes n'ont pas été entièrement écrites sur les lieux pour des amis. On a moins d'esprit et plus de simplicité, on fait moins de réflexions profondes ou bizarres, on ne termine pas tant de périodes cadencées par des petites phrases ou par des mots à effet lorsqu'on ne voit le public que dans un lointain vaporeux. Personne assurément ne reprochera à M. de Custine d'avoir travaillé son livre avec un soin tout particulier. Le mérite d'un ouvrage quelconque ne dépend jamais du temps que son auteur a mis à le composer. Il vaut mieux employer trois ou quatre années à rédiger ses mots et ses impressions de voyage que de les publier sans les revoir, sans les réunir, sans les proportionner, comme certains écrivains modernes se sont vantés de l'avoir fait. Mais pourquoi ne pas avouer la vérité?

Le 10 juillet 1839, M. de Custine, qui s'était embarque quatre jours auparavant à Travemunde, débarquait à Saint-Pétersbourg; le 26 septembre suivant, il datait sa dernière lettre de Tilsitt. Son voyage n'avait donc duré que deux mois et demi, et pendant ce court espace de temps M. de Custine visita Saint-Pétersbourg, Moscou, et Nijni-Novgorod à l'époque de la foire. Or, à en croire les Russes, il faut passer au moins deux ans en Russie avant de se permettre de juger leur pays, le plus difficile de la terre à définir.

Rien n'est triste comme la nature aux approches de Pétersbourg: à mesure qu'on s'enfonce dans le golfe, la marécageuse Ingrie, qui va toujours s'aplatissant, finit par se réduire à une petite ligne tremblotante tirée entre le ciel et la mer... Cette ligne, c'est la Russie... c'est-à-dire une lande humide, basse, et parsemée à perte de vue de bouleaux qui paraissent pauvres et malheureux. En apercevant ce rivage peu attrayant, le voyageur se rappelle le mot d'un favori de Catherine à l'Impératrice, qui se plaignait des effets du climat de Pétersbourg sur sa santé: «Ce n'est pas la faute du Bon Dieu, Madame, si les hommes se sont obstinés à bâtir la capitale d'un grand empire dans une terre destinée par la nature à servir de patrie aux ours et aux loups.» Heureux encore s'il lui était permis de débarquer sur ce rivage gris et froid, à peine éclairé par un pâle soleil; mais la police et la douane vont venir lui prouver qu'il entre dans l'empire de l'esclavage et de la peur: avant de mettre pied à terre, il lui faudra lutter longtemps encore contre des machines incommodées d'une âme.»

Cette première impression que M. de Custine éprouva en arrivant à Pétersbourg, tout son voyage ne fera que la fortifier et la développer. En Russie, la nature n'existe pas plus que l'homme. On ne peut pas donner le nom de nature à des solitudes sans accidents pittoresques, à des mers aux rivages plats, A des lacs, à des fleuves dont l'eau s'arrête presque au niveau de la terre, à des marécages sans bornes, à des steppes sans végétation, sous un ciel sans lumière. La terre elle-même est devenue complice des caprices de l'homme, qui a tué la liberté pour diviniser l'unité... Elle aussi, elle est partout la même. Quant au peuple, il offre un spectacle non moins attristant; on ne voit partout que des corps sans âmes, et l'on frémit en songeant que pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n'y a qu'une tête; un seul homme dans tout l'empire a le droit de vouloir; il résulte de là que lui seul a la vie propre.

Le surlendemain de son arrivée à Pétersbourg M. de Custine assistait à la célébration du mariage du fils d'Eugène de Beauharnais avec la grande-duchesse Marie, et le même il fut présenté à l'empereur et à l'impératrice. Il trace le portrait suivant de l'empereur:

«L'empereur est plus grand que les hommes ordinaires de la moitié de la tête; sa taille est noble, quoiqu'un peu raide; il a pris des sa jeunesse l'habitude russe de se sangler au-dessus des reins, au point de se faire remonter le ventre dans la poitrine, ce qui a dû produire un gonflement des côtes. Cette difformité volontaire, qui nuit à la liberté des mouvements, diminue l'élégance de la tournure et donne de la gêne à toute la personne... Il a le profil grec, le front haut, mais déprimé en arrière, le nez droit et parfaitement formé, la bouche très belle, le visage noble, ovale, mais un peu long, l'air militaire et plutôt allemand que slave. Sa démarche, ses attitudes sont volontairement imposantes.

«IL s'attend toujours à être regardé; il n'oublie pas un instant qu'on le regarde; même vous diriez qu'il veut être le point de mire de tous les yeux. On lui a trop répété ou trop fait supposer qu'il était beau à voir et bon à montrer aux amis et aux ennemis de la Russie... Il pose incessamment d'où il résulte qu'il n'est jamais naturel, même quand il est sincère. Son visage a trois expressions dont pas une n'est la bonté toute simple; la plus habituelle me paraît toujours la sévérité. Une autre expression, quoique plus rare, convient peut-être mieux encore à cette belle figure, c'est la solennité; une troisième, c'est la politesse, et dans celle-ci se glissent quelques nuances de grâce qui tempèrent le froid étonnement causé d'abord par les deux autres. Mais, malgré cette grâce, quelque chose nuit à l'influence morale de l'homme, c'est que chacune de ces physionomies qui se succèdent arbitrairement sur la figure est prise on quittée complètement et sans qu'aucune trace de celle qui disparaît ne reste pour modifier l'expression nouvelle. C'est un changement de décoration à vue et que nulle transition ne prépare; on dirait d'un masque qu'on met on qu'on dépose à volonté. Ainsi, le plus grand des maux que souffre la Russie, l'absence de liberté, se peint jusque sur la face de son souverain: il a beaucoup de masques, il n'a pas un visage, Cherchez-vous l'homme, vous trouvez toujours l'empereur.

«Je crois qu'on peut tourner cette remarque à sa louange: il fait son métier en conscience. Avec une taille qui dépasse celle des hommes ordinaires, comme son trône domine les autres sièges, il s'accuserait de faiblesse s'il était tout bonnement, et s'il faisait voir qu'il vit, pense et sent comme un simple mortel. Sans paraître partager aucune de nos affections, il est toujours un chef, juge, général, amiral, prince enfin, rien de plus, rien de moins. Il se trouvera bien las à la lin de sa vie, mais il sera placé haut dans l'esprit de son peuple et peut-être du monde, car la foule aime les efforts qui l'étonnent; elle s'enorgueillit en voyant la peine qu'on prend pour l'éblouir.»

Deux jours après cette première présentation, l'empereur avait avec M. de Custine la conversation suivante (tome II, page 129, lettre 13e);

«Le despotisme, disait l'empereur, existe encore en Russie, puisque c'est l'essence de mon gouvernement; mais il est d'accord avec le génie de la nation.

--Sire, vous arrêtez la Russie sur la route de l'imitation et vous la rendez à elle-même.

--J'aime mon pays et je crois l'avoir compris. Je vous assure que, lorsque je suis bien las de toutes les misères du temps, je cherche à oublier le reste de l'Europe en me retirant vers l'intérieur de la Russie.

--Pour tous retremper à votre source,

--Précisément. Personne n'est plus Russe de coeur que je le suis. Je vais vous dire une chose que je ne dirais pas à un autre; mais je sens que vous me comprenez, vous.»

Ici l'empereur s'interrompt et me regarde attentivement. Je continue d'écouter sans répliquer; il poursuit:

«Je conçois la république: c'est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut être; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d'un semblable ordre de choses; mais je ne conçois pas la monarchie représentative; c'est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption, et j'aimerais mieux reculer jusqu'à la Chine que de l'adopter jamais.

--Sire, répondis-je, j'ai toujours regardé le gouvernement représentatif comme une transaction inévitable dans certaines sociétés, à certaines époques; mais ainsi que dans toutes les transactions, elle ne résout aucune question, elle ajourne les difficultés.»

L'empereur semblait me dire: Parlez. Je continuai;

«C'est une trève signée entre la démocratie et la monarchie, sous les auspices de deux tyrans fort bas, la peur et l'intérêt, et prolongée par l'orgueil de l'esprit qui se complaît dans la loquacité, et par la vanité populaire qui se paie de mots; enfin, c'est l'aristocratie de la parole substituée à celle de la naissance, car c'est le gouvernement des avocats.

--Monsieur, vous parlez avec vérité, me dit l'empereur en me serrant les mains; j'ai été souverain représentatif [1], et le monde sait ce qu'il m'en a coûté pour n'avoir pas voulu me soumettre aux exigences de cet infâme gouvernement (je cite littéralement). Acheter des voix, corrompre des consciences, séduire les uns, afin de tromper les autres; tous ces moyens, je les ai dédaignés comme avilissants pour ceux qui obéissent autant que pour celui qui commande, et j'ai payé cher la peine de ma franchise; mais, Dieu soit loué, j'en ai fini pour toujours avec cette odieuse machine politique. Je ne serai plus roi constitutionnel, j'ai trop besoin de dire ce que je pense pour consentir jamais à régner sur aucun peuple par la ruse ou par l'intrigue.»

[Note 1: En Pologne.]

Le 23 juillet, M. de Custine assistait à une fête célèbre dont il donne une description intéressante. Deux fois par an, le 1er janvier à Saint-Pétersbourg, et le jour de la fête de l'impératrice, à Péterhoff, l'empereur ouvre librement, en apparence, son palais à des paysans privilégiés et à des bourgeois choisis, comme décoration, comme assemblage pittoresque d'hommes de tous états comme revue de costumes magnifiques ou singuliers, on ne saurait faire assez d'éloges de la fête de Péterhoff; mais, s'il n'y a rien de plus beau pour les veux, rien n'est plus triste pour la pensée que cette réunion soi-disant nationale de courtisans et de paysans, qui se réunissent de fait dans les mêmes salons sans se rapprocher de coeur. En effet l'empereur ne dyt pas au laboureur, au marchand: «Tu es un homme comme moi»; mais il dit au grand seigneur: «Tu es un homme comme eux, et moi, votre Dieu, je plane sur vous tous également.»--«Après tout, s'écrie M. de Custine, quelle est donc cette foule baptisée peuple, et dont l'Europe se croit obligée de vanter niaisement la respectueuse familiarité en présence de ses souverains? Ne vous y trompez pas: ce sont des esclaves d'esclaves.»

Que fait la noblesse russe? elle adore l'empereur, et se rend complice des abus du pouvoir souverain pour continuer elle-même à opprimer le peuple qu'elle fustigera tant que le dieu qu'elle sert lui laissera le fouet et la main. Était-ce là le rôle que lui réservait la Providence dans l'économie de ce vaste empire? Elle en occupe les postes d'honneur; qu'a-t-elle fait pour les mériter? Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands.

Les marchands qui formeraient une classe moyenne, sont en si petit nombre, qu'ils ne peuvent marquer dans l'État; d'ailleurs presque tous sont étrangers. Les écrivains se comptent par un ou deux par génération; les artistes sont comme les écrivains: leur petit nombre les fait estimer; mais si leur rareté sert à leur fortune personnelle, elle nuit à leur influence sociale. Il n'y a pas d'avocats dans un pays où il n'y a pas de justice. Où donc trouver une classe moyenne qui fait la force des États, et sans laquelle un peuple n'est qu'un trouvai! conduit par quelques limiers habilement dressés?

Il n'y a donc pas encore de peuple en Russie; il y a des empereurs qui ont des serfs et des courtisans qui ont aussi des serfs: tout cela ne fait pas un peuple.

M. de Custine allait en Russie pour y chercher des arguments outre le gouvernement représentatif; il est revenu en France partisan des constitutions. Il était parti de Paris avec l'opinion que l'alliance intime de la France et de la Russie pouvait seule accommoder les affaires de l'Europe; mais, après avoir vu de près la nation russe et reconnu le véritable esprit de son gouvernement, il a senti qu'elle est isolée du reste du monde civilisé par un puissant intérêt politique, appuyé sur le fanatisme religieux, et il est de l'avis que la France doit chercher ses appuis parmi les nations dont les intérêts s'accordent avec les siens,--Il espérait arriver à des solutions, il n'a rapporté que des problèmes

Qu'on ne croie pas cependant, que M. de Custine s'occupe incessamment de traiter dans son livre des questions morales et politiques; il a tout vu, ou du moins il décrit tout: Saint-Pétersbourg et la Néva, Moscou et le Kremlin, Nijni-Novgorod et sa foire, la cour, les palais de l'aristocratie, la maison du fonctionnaire public, la cabane du serf.--Aucune des curiosités des deux capitales de l'empire n'échappe à son examen et à sa critique. Tantôt il visite le cottage de l'empereur à Péterhoff, avant le grand-duc pour cicérone; tantôt il parvient, malgré les ordres contraires, à pénétrer dans la forteresse de Schlussellbourg. Ici il nous raconte l'épouvantable histoire d'Ivan IV; là il nous fait le récit des fêtes militaires célébrées à Borodino. Toujours intéressant, bien que trop long et écrit d'un style trop prétentieux et trop monotone, cet ouvrage sera lu avec avidité et avec fruit, surtout par les Russes qui pardonneront pas à l'auteur le jugement qu'il a cru devoir porter sur eux-mêmes, sur leur pays et sur l'empereur, ou plutôt sur le gouvernement. Quelques citations prises çà et là, au hasard, feront mieux comprendre que toutes nos réflexions la nature du talent et des observations de M. de Custine.

«La Russie est l'empire des catalogues à lire comme collection d'étiquettes; c'est superbe, mais gardez-vous d'aller plus loin que les titres. Si vous ouvrez le livre, vous n'v trouverez rien de ce qu'il annonce; tous les chapitres sont indiqués, mais tous sont à faire. Combien de forêts ne sont que des marécages que vous ne couperiez pas un fagot!... Les régiments éloignés sont des cadres où il n'y a pas un homme; les villes, les routes, sont en projet; la nation elle même n'est encore qu'une affiche placardée sur l'Europe, dupe d'une imprudente fiction diplomatique....

«Ce peuple, qui a tant de grâce et de facilité, est dépourvu du génie créateur. Les Russes sont les Romains du Nord. Les uns et les autres ont tiré leurs sciences et leurs arts de l'étranger. Ils ont de l'esprit, mais c'est un esprit imitateur, et par conséquent plus ironique que fécond; cet esprit contrefait tout, il n'imagine rien.

»Les Russes ont beau faire et beau dire, tout observateur sincère ne verra chez eux que des Grecs du Bas-Empire formés à la stratégie moderne par les Prussiens du dix-huitième siècle et par les Français du dix-neuvième.

«La Russie est une nation de muets; quelque magicien a changé 60 millions d'hommes en automates qui attendent la baguette d'un autre enchanteur pour renaître et pour vivre.

«En Russie, un homme qui rit est un comédien, un flatteur ou un ivrogne.

«N'écoutez pas la forfanterie des Russes; ils prennent le faste pour l'élégance, le luxe pour la politesse, la police et la peur pour les fondements de la société. A leur sens, être discipliné, c'est être civilisé. Ils oublient qu'il y a des sauvages de moeurs très douces et des soldats fort cruels. Malgré toutes leurs prétentions aux bonnes manières, malgré leur instruction superficielle et leur profonde corruption précoce, malgré leur facilité à deviner et à comprendre le positif de la vie, les Russes ne sont pas encore civilisés. Ce sont des Tartares enrégimentés rien de plus. La société, telle que ses souverains l'ont faite, n'est qu'une immense serre-chaude remplie de jolies plantes exotiques. D'ailleurs, quelle que soit l'apparence des choses, il y a au fond de tout la violence et l'arbitraire. On y a rendu la tyrannie calme à force de terreur: voilà jusqu'à ce jour, la seule espèce de bonheur que ce gouvernement ait su procurer à ses peuples.»



Modes


Costume d'intérieur.--Robe de chambre.

Il n'est donc pas rare de retrouver dans son boudoir, près d'un feu vif et clair, et revêtue d'une robe de chambre en velours dont les ouvertures lacées permettent d'apercevoir une riche jupe de dessous telle que nous la représentons ici, la femme élégante que l'on a rencontrée dans la matinée à la promenade ou en visite avec une tout autre toilette... Le matin, en effet, elle avait une robe à volant plat, collet à châle renversé, manches à la Suissesse, ornées de jockey étagés; elle portait à la main l'ombrelle douairière de Verdier, destinée à protéger contre les rayons d'un soleil rare, mais perfide, les couleurs si tendres d'un chapeau de crêpe, costume dont nous avons donné la gravure dans notre dernier numéro.

Chacune des quatre saisons de l'année ramenait autrefois à son ouverture et à un jour invariablement fixé l'adoption simultanée d'un costume spécial dont les étoffes, et nous dirons presque les couleurs, étaient à l'avance déterminées.

Cette coutume générale était-elle une conséquence forcée retour plus régulier des saisons, ou tenait-elle seulement à un cérémonial obligé dont nous nous sommes depuis longtemps affranchis? C'est un problème dont nos lectrices peuvent chercher la solution.

Toujours est-il que l'instabilité du printemps et les brusques variations de l'atmosphère ne nous permettent pas de faire aujourd'hui ce que nous faisions autrefois.

Ne déplorons donc pas ces alternatives de froid et de chaud: la mode vit de contrastes.



On a annoncé la découverte de la suite du Don Juan de lord Byron; la nouvelle a fait son tour d'Europe. L'Illustration a cru pouvoir risquer l'innocente plaisanterie de donner le dix-septième chant comme un fragment de cette prétendue découverte. Beaucoup y ont été pris. Les éditeurs français des traductions de Byron nous ont proposé de traiter pour le droit d'insérer cette suite dans leurs éditions. Des traducteurs allemands nous ont écrit de leur adresser l'original pour faire connaître le chef-d'oeuvre à leurs concitoyens. Cette note répondra à tous, même à la Revue de Paris, qui a eu besoin pour deviner la chose, qu'on lui dise le nom de l'auteur.



Correspondance.

Réponses.

A M. d'O--M. N. a refusé de laisser dessiner son portrait. Peut-être sa qualité de fonctionnaire public nous autorisait-elle à passer outre et nous en aurions les moyens, mais nous croyons devoir respecter sa volonté et sa modestie, vertu trop rare par les temps qui court pour qu'on ne s'incline pas devant elle.

A M. R... de Nancy--Nous n'oublions pas l'industrie. Nous publierons certainement ce qui se produira de nouveau et d'intéressant dans cette série, sans attendre, croyez-le bien, l'exposition des produits de l'industrie de 1844, qui, sans doute, nous fournira un grand nombre de sujets intéressants et variés Une branche de l'industrie appellera surtout notre attention dès cette année: c'est celle qui se rapproche de l'art et qui contribue le plus à former le goût public.

A M. B...--On grave une autre carte des chemins de fer en France, beaucoup plus étendue et plus complète, et on donnera successivement des des cartes semblables pour d'autre pays.

A M. J. T..., de Rouen et autres.--Le 4e numéro est réimprimé.

A madame A... de Sedan.--Non-seulement cette vue, madame, mais beaucoup d'autres sur le même sujet. Les plaisirs varient suivant lis saisons; à notre début, c'étaient les concerts et les bals qui dominaient» ensuite est venu le Salon, puis les courses. Voici le temps des fêtes des environs de Paris, des bains, des voyages. Notre tâche est de suivre le courant naturel de actualités: nous nous exerçons à saisir au passage tout ce qui peut exciter la curiosité et l'intérêt. Avec du zèle, nous arriverons à ce qu'il faut de rapidité et d'universalité

A M. V. G... de Barèges.--A défaut de dessin, une vue au daguerréotype suffira.

A M. I. B...--La place a manqué.

A M. T. D...--La question n'a rien d'indiscret Voici la réponse: cinq mille deux cents; et nous espérons mieux.

A M. L. R. d.--La gravure demandée passera dans le prochain numéro.

A M. S. P. Dum.--Ce n'est point de l'indécision, c'est de la prudence. Dès que les inconvénients n'existeront plus, nous commencerons.

A. M. D... de Provins.--Les deux séries s'organisent; elles offraient de grandes difficultés. Il fallait s'assurer de correspondances lointaines. Il eût été facile de supposer ce que nous ne savions pas, d'appeler l'imagination à notre aide; nous avons préféré attendre et être sincères.

A M. Ad. C... de Marseille.--L'article n'a pas été inséré, parce qu'il contenait des personnalités offensantes pour une personne dont l'âge et le caractère doivent commander le respect, même de ceux qui ne partagent pas ses opinions.

A M. M. F... de Cahors--L'idée est excentrique: nous l'acceptons, quoique avec un peu de crainte.

A mademoiselle El. M...--Nous recevons la communication de ce dessin avec plaisir,

A M. le colonel R...--La place a manqué: les deux portraits seront publiés en juin.

A M. Ch. Q... de Lyon--Ce Mirait désirable, sans doute, mais c'est impossible. La gravure en taille-douce est trop lente et trop coûteuse; elle exigerait deux tirages. On ne peut pas espérer raisonnablement une exécution très rapide et toujours parfaitement agréable. Ceux qui savent à quel degré d'inhabileté et d'inexpérience était encore l'art de la gravure sur bois en France il y a dix ans, loin d'être sévères s'étonnent et nous tiennent compte de nos efforts. Les burins travaillent jour et nuit. Il n'y avait pas en France, jusqu'à ce jour, un pareil exemple d'activité.

A M. Lob., de Nantes--Certains malheurs ne peuvent pas et ne doivent pas être représentés. En France, il y a une pudeur, dans la pitié publique, que l'on ne blesserait pas en vain.

A M. H. B. X... Fontaines-Saint-Georges--Nous ne pouvons pas prendre à cet égard d'engagement définitif. Un journal conçu sur un plan nouveau ne vient pas au jour tout formé: il grandit peu à peu sous les regards du public. Il n'en est pas de même lorsqu'on se borne à imiter dans toutes leurs parties des journaux déjà existants; il ne serait pas juste de nous appliquer la même mesure.

A M. C. C., d'Abbeville.--En 1825. C'est un sujet trop rétrospectif, et qui ne pourra être traité qu'à l'occasion d'un fait nouveau.

A. M. Mel. Lo.--Le mémoire est d'un grand intérêt, mais trop long. Il devrait être réduit de plus d'un tiers. Nous confierons le dessin à un artiste habile, et, si l'on consent à la réduction, la publication pourra avoir lieu dans quinze jours.

A. M. Del., d'Auxerre.--Les portraits d'O'Connell et du docteur Chalmers doivent paraître dans le prochain numéro.

A. M. Rel., de Montereau--Une vue de votre maison ne serait-elle pas mieux placée dans les Petites affiches.

A. M. Val., de Paris--A M. Ren., de Montpellier.--Nous avancerons désormais d'un jour la publication.

A M. de P., de Brest--L'observation est juste. Sous l'ancien régime (et nous ajouterons pendant la Révolution et sous l'Empire), un journal illustré aurait eu peut-être plus de scènes variées, plus de fêtes plus d'originalités à présenter à ses lecteurs. L'égalité de rang et de fortune a conduit à plus d'uniformité; mais cette égalité est loin d'être parfaite, et nous espérons montrer que notre époque est encore assez riche en événements pour que l'intérêt de notre Recueil languisse rarement. Ce sont d'ailleurs les faits du monde entier, la vie de tous les peuples que nous avons le projet de représenter à nos lecteurs.



Amusements des sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

I. La série qui résout la question est celle des poids 1, 3, 9, 27, 81, 243, 729, etc., dont chacun est triple du précédent. Mais il faut que ces divers poids soient combinés entre eux, d'une manière convenable, sur les deux plateaux de la balance. Ils ne pourraient pas servir comme ceux de la série 1, 2, 4, 8, 16, 32, si l'on imposait la condition de ne les placer que sur un seul plateau. Ainsi, par exemple, 2 étant la différence de 3 et de 1, le poids 2 s'obtiendra en plaçant 3 sur un des plateaux et 1 sur l'autre. 3 est la différence de 9 d'une part et de 3 plus 1 d'autre part.

Supposons qu'il s'agisse de peser ainsi un corps dont le poids est de 368 grammes, 368 tombe entre 243 et 729; il surpasse 364, moitié de 728; on le considérera donc comme la différence entre 729 et 361, et on mettra le poids 729 sur l'un des plateaux. 361 se compose de 243 et de 118; 118 se compose de 81 et de 37; 37 se compose de 27 et de 10; 10 se compose de 9 et de I. Il suffira donc de mettre sur l'autre plateau les poids 243, 81, 27, 9 et 1.

On verra de la même manière que l'on formerait le poids 866 en plaçant sur un des plateaux de la balance les poids 729, 243 et 3, ce qui donne 975, et en plaçant sur l'autre plateau les poids 81, 27 et 1, ce qui donne 109.

Le poids le plus considérable que l'on puisse évaluer avec la série allant jusqu'à 729, dont le triple vaut 2187, est la moitié de 2186 ou 1093.

II. Le tableau ci-après donne la solution de la seconde question:

                      Vase           Vase          Vase
                 de 12 litres,   de 7 litres,   de 5 litres.

        1º           12               0              0
        2º            7               0              5
        3º            7               5              0
        4º            2               5              5
        5º            2               7              3
        6º            9               0              3
        7º            9               3              0
        8º            4               3              5
        9º            4               7              1
        10º          11               0              1
        11º          10               1              0
        12º           6               1              5
        13º           6               6              0

L'explication de ce tableau est tout-à-fait analogue à celle des tableaux du précédent numéro (page 208).

NOUVELLES QUESTIONS À RÉSOUDRE

I. Partager un sou (la vingtième partie du franc) entre vingt personnes, en donnant la même part à chacune.

II. Faire parcourir au cavalier du jeu des échecs toutes les cases de l'échiquier l'une après l'autre, sans passer deux fois sur la même.



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Les grandes pensées viennent du coeur.




Proclamation.