Title: L'Illustration, No. 3654, 8 Mars 1913
Author: Various
Release date: October 19, 2011 [eBook #37798]
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3654, 8 Mars 1913
Ce numéro comprend vingt-quatre pages. Il est accompagné de LA PETITE
ILLUSTRATION, Série-Théâtre nº 1, contenant le texte complet d'Alsace,
de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille.
COMMENT ON FAIT DES MARINS
Trois futurs loups de mer
élevés à l'établissement des Pupilles de la Marine, près de Brest.
Phot.
Freund.--Voir l'article, pages 200 et 201
Série-Roman.--Le prochain numéro (15 mars) contiendra la deuxième partie (40 pages de texte et de gravures) de l'importante oeuvre nouvelle de M. Marcel Prévost:
Les Anges gardiens.
La troisième partie de ce roman paraîtra dans le numéro du 29 mars.
Série-Théâtre.--Le 22 mars, La Petite Illustration contiendra:
L'Homme qui assassina, pièce en quatre actes, par M. Pierre Frondaie, d'après le roman de M. Claude Farrère.
«Hier, nous sommes entrés à Oudjda. Nous avons défilé dans les rues; nos trompettes et nos clairons ont sonné que nous étions les maîtres... Et aujourd'hui c'est chose faite. Le drapeau a été hissé. Toutes les troupes étaient sous les armes. Un coup de canon. Au sommet du minaret de la mosquée qui domine la ville s'élèvent les couleurs françaises. On rend les honneurs. Le canon continue à tonner. Et successivement, toutes les batteries, toutes les fanfares envoient: «Au drapeau!» Dieu que c'est beau!»
Qui dit cela comme s'il était dressé sur ses étriers? Un soldat de trente ans, un cavalier intrépide, éclatant de vie, Jacques Roze, lieutenant au 2e spahis. Du Maroc il écrit à son frère Etienne, le soir, sous sa tente, à la lueur d'une lanterne, un 30 mars. Et à l'automne de la même année, le 25 novembre, Etienne Roze, dans la maison familiale qu'il habite avec sa mère, en Touraine, reçoit une dépêche: «Votre frère blessé grièvement hier dans combat contre Beni-Snassen. Peu d'espoir de le sauver...» Ah! minutes de guet-apens! minutes cruelles et assassines, qui tout à coup sortez du fourreau de la vie, comme des poignards, et venez nous percer!... Il est midi. Que faire? Mme Roze est là, dans la pièce à côté. Il va falloir que son fils Etienne lui parle, la «prépare»,... car il n'y a pas de doute que la dépêche ne soit mensongère et n'apporte, sans oser l'affirmer encore, l'inacceptable nouvelle. Bouleversé par la douleur, secoué de sanglots, le malheureux défaille. Il voudrait fuir et se cacher. Il voudrait ne pas exister, n'être pas né... Et voilà qu'on l'appelle. Le déjeuner est prêt. Sa mère l'attend. Plus moyen de reculer. Il faut ouvrir cette porte qui va livrer passage à la pire souffrance... Il faut aller dans la salle à manger où jamais plus, jamais plus ne sera mis le troisième couvert... Il faut entrer, et tout de suite, avec cette face ravagée, tel qu'on est... Impossible de faire autrement. Un signe de croix. Il entre. Sa mère se retourne et l'aperçoit. Son regard agrandi l'enveloppe. Elle voit sa figure, ses pleurs, la dépêche, elle voit tout... ici et là-bas. Elle comprend, elle est criblée... Elle devient blanche aussitôt, de façon foudroyante, comme si elle se vidait elle-même du sang répandu de son fils, blanche du blanc d'hostie qu'ont les joues des mères en deuil, pâle déjà de la pâleur éternelle et sacrée qu'elle aura dans l'étoffe noire. Mais c'est une femme française, une Vendéenne! Elle était assise, elle se dresse, d'un bond, pour accueillir debout le choc. Et elle le reçoit, bien qu'anéantie de douleur, avec ce splendide courage qu'elle avait donné à son enfant guerrier, dont elle l'avait armé et qu'en ce moment il lui renvoie... Et ce jour-là on ne déjeune pas.
Deux heures plus tard, on ouvrait--en le mettant en morceaux tellement les mains tremblaient--le deuxième télégramme pressenti et redouté: «Votre frère tué en brave, hier, artère fémorale coupée par une balle.» Et puis, après, ce fut le tour des lettres, navrantes et gaies, de l'officier: «Jamais je ne me suis si bien porté...» Pauvres lettres des catastrophes, écrites «la veille», par un être chéri et parties à temps!... pourquoi faut-il toujours qu'elles arrivent,--quand il n'est plus temps? Comment la mort, à l'instant qu'elle touche ceux qui viennent de les cacheter, n'a-t-elle pas le moyen d'arrêter en route ces enveloppes lourdes encore de vie, et humides, et chaudes de lèvres désormais glacées? En détruisant la main qui les a mises à la poste, que ne les détruit-elle pas également, pour en faire aussi de la poussière et ne pas tolérer qu'on les distribue à ceux qui ne peuvent plus les lire qu'en gémissant de regret?
*
* *
Etienne Roze partit pour le Maroc. Il allait chercher, à Oudjda, le corps de son frère. A Lalla-Marnia l'attendait le lieutenant Bouet--le camarade et l'intime ami du défunt--qui lui remettait «les souvenirs», ce petit butin personnel qu'on ramasse avec respect pour les familles, à l'endroit piétiné où sont bien tombés les soldats: des vêtements troués et roidis de sang, une bourse, une montre brisée, arrêtée à l'heure prescrite où l'homme devait cesser, lui aussi, de marcher...
Etienne Roze était conduit à la tombe de son frère, tombe toute fraîche et qui paraissait cependant déjà très ancienne, comme si celui qui était couché là s'en accommodait, avec cette bonne grâce et cette résignation martiales qui font qu'après la mort, ainsi que dans la vie, le bon officier n'est jamais difficile, et consent à tout, et fait partout son lit, même le dernier.
Etienne Roze revoyait, à la smala de Chabah, la chambre de Jacques, chambre devenue grave et vide à présent, au milieu des jardins fleuris qui n'avaient jamais été si beaux!... Que ce soit en France, en Afrique, partout, en n'importe quel point du monde, les jardins, d'ailleurs, ne sont-ils pas toujours plus doux et plus enivrants et plus parfumés dès que l'on s'y promène en compagnie de la mort et les yeux tout trempés de sa rosée amère?
Après cette vision, c'en fut une autre, atroce, mais nécessaire, celle de l'endroit où s'était abattu le lieutenant. Du point le plus élevé du camp on l'apercevait bien, au loin, du côté des montagnes bleues... Mais on ne pouvait s'y rendre. Un capitaine d'artillerie fit apporter à Etienne Roze la longue-vue de la batterie et ce fut là, par ce tube braqué comme un petit hotchkiss, qu'il inspecta, rapprochée à croire qu'il s'y trouvait, la place où, dans une plaine parsemée de broussailles, son frère Jacques avait rendu sa vie. Il était mort, comme il l'eût désiré, s'il avait eu le choix: en chargeant, en bondissant dans la mêlée, atteint de trois balles dont l'une lui tranchait l'artère fémorale. Il était tombé de cheval, s'était relevé, malgré ses trois blessures, et, ayant perdu son sabre dans la lutte, il avait marché, revolver au poing, vers un buisson d'où des Beni-Snassen embusqués tiraient encore sur lui. Il n'était pas atteint, mais l'hémorragie, effrayante, l'épuisait. Le maréchal des logis Léger, rassemblant sa monture en plein galop, lui avait crié: «Mon lieutenant, prenez mon cheval.» Son geste et sa voix refusaient: «Non, merci. Allez!» Et le coeur déjà tari, les artères béantes, il chancelait et perdait connaissance, tandis que l'ennemi, taillé avec acharnement par nos hommes, était mis en déroute.
Après la charge, on soulève le lieutenant Roze. Il respire avec peine. Mais aussitôt remis en selle il penche sur l'encolure, et il rend l'âme, en saluant du buste, comme s'il n'attendait plus que cela: d'être à cheval, et sur son cheval, pour mourir. Alors, on le descend à, terre, et, couché sur un caisson, il défile devant les troupes, toutes piaffantes encore et mal apaisées. Et des larmes descendent sur des visages de spahis.
*
* *
Maintenant, c'est le dernier voyage, le funèbre retour. Etienne Roze ramène vers la France la noble dépouille à laquelle on présente l'arme et on jette des fleurs. A Turenne, à Tlemcen, à Sidi-bel-Abbès, tout le long du trajet, il y a, dans les petites gares, des officiers qui attendent, silencieux, avec des couronnes.
Et voilà qu'à une station lointaine le train qui vient de s'arrêter est croisé par un autre, qui s'arrête aussi. Un mouvement inaccoutumé tire l'attention d'Étienne Roze... Il met la tête à la portière... Un homme grand, maigre, busqué, à silhouette d'énergie, aux yeux de feu, vêtu tout de blanc et galonné d'or, avec le couvre-nuque de toile, s'avance vers lui comme s'il le cherchait: c'est Lyautey, c'est le général, le grand chef, qui se rend à Oudjda pour prendre le commandement des troupes. Il a appris, à la minute. On vient de lui dire,... il s'est élancé. Il veut donner sa sympathie profonde, sa tristesse, sa fierté, son admiration... Les mots coupants, militaires, les hommages brefs, sortent de sa bouche comme des commandements et des cris. On les entend claquer de loin dans l'air sec et sonore:--Ah! monsieur! Quel officier! Hors ligne! hors ligne! Un soldat superbe! Et mort en héros! Où est-il?
--Là. Dans le fourgon.
--Ouvrez le fourgon! ordonne Lyautey. Le fourgon est ouvert. Les portes noires du vieux wagon de marchandises, brûlé, fendu, gondolé par le soleil d'Afrique, glissent dans leurs rainures, s'écartent comme des rideaux, et sur le plancher jauni de sable, apparaît, tout modeste et nu, le cercueil de fortune où repose dans son beau dolman le guerrier au masque de cire, qui, à la lettre et sans que ce soit une façon de parler, a répandu son sang pour son pays, car, dans ses veines qui s'aplatissent, il n'en reste plus une goutte. Tout a coulé.
Le général se recueille devant la bière, une bonne minute. Et puis, comme il faut aller vite, et qu'on est en campagne, il s'apprête à repartir!... Alors, Etienne Roze lui dit:
--Mon général, je voudrais vous demander une chose qui serait pour ma mère et pour moi inappréciable, unique.
--Dites, monsieur.
--Les Beni-Snassen ont volé le sabre de Jacques...
Le générai saute sur l'idée qui l'enflamme:
--Et vous voulez l'avoir? Vous l'aurez, monsieur! Vous aurez ce sabre. Je vous en donne ma parole.
Le train s'ébranlait. L'émouvante et providentielle entrevue touche à sa tin, ce croisement magnifique du chef qui, tout impérieux de vie, s'empresse à la bataille, et de l'officier inanimé qui en revient... Et chacun, bientôt, s'éloignait de son côté... pour aller où il avait à faire... Les deux convois, une seconde rapprochés, se quittaient, se séparaient, pour toujours.
Mais, quelques semaines plus tard, à la suite d'une campagne, si vigoureusement menée et avec une telle habileté qu'elle ne nous coûtait pas une perte, les Beni-Snassen se soumirent. Aussitôt, Lyautey exigea, comme condition sine qua non de l'aman, la restitution des objets pris au lieutenant Roze.
Les Marocains, sans se faire prier, remirent le revolver, la selle et le burnous. Mais ils ne trouvaient pas le sabre. Ils ne l'avaient pas. Ils ne savaient où il pouvait être. Ils mentaient. Ils l'avaient caché pour le garder comme un trophée. Le général fut inflexible, il menaça... Et enfin ils l'apportèrent. Admirable débris! Ce n'était plus qu'un tronçon tordu, et une bonne moitié de la lame, la plus belle, celle de la pointe, manquait.
Alors--et c'est ici que l'histoire atteint dans sa simplicité la grandeur épique d'un autre âge--Lyautey eut une pensée véritablement sublime. Ce sabre incomplet et mutilé, cette moitié de sabre glorieux, ne le satisfit pas. Il dit aux Marocains: «Où est la pointe?» Et, comme ils se regardaient effarés et tremblants de la ténacité du vainqueur, le général commanda:
--Je veux la pointe. Allez!
Un Arabe, se détachant, prononça:
--Nous ne pouvons plus. Cette pointe n'est pas chez nous.
--Où est-elle?
-Dans un corps. Dans la poitrine d'un des nôtres (et il dit son nom), qui est enterré,... quelque part... près d'Oudjda.
Le général répéta:
--Je veux la pointe.
Voyant donc qu'il fallait céder, les Arabes repartirent. Ils retrouvèrent le mort. Ils le déterrèrent. De leurs propres mains soumises et domptées ils allèrent, en ouvrant avec les ongles le cadavre et en y fouillant dans tous les coins, retirer de la poitrine décomposée, où elle était enfoncée et perdue, la lame, l'esquille d'acier qui s'y trouvait encore, et ils l'apportèrent au général, toute rouillée de sang noir, la lui présentant à genoux.
Aujourd'hui, le sabre du lieutenant Roze, le sabre entier, auquel plus rien ne manque, le sabre en deux morceaux qui n'en font qu'un, le sabre heureux et reconquis, et moralement ressoudé, est en France, dans la maison familiale de Touraine. On l'a.
Telle est cette histoire de pointe, de pointe française. Elle est
arrivée en 1907, il y a cinq ans. Quoi? Cinq ans? Déjà? dites-vous. Le
Maroc a déjà cinq ans? Oui. Que tout va donc vite! En une brochure de
cent pages, guère plus épaisse qu'un livret, et intitulée: Un
officier, Etienne Roze, avec une piété fraternelle, a relaté ces faits.
Je viens de les lire. Ils m'ont entraîné à ce point que je n'ai pu
m'empêcher de vous les jeter, tout d'une haleine. Connaissez-vous rien
de plus beau? Moi pas. Aussi, désormais, toujours, en toute grande
affaire, pathétique, aiguë et douloureuse, me reviendra comme une devise
la phrase de Lyautey, la phrase de métal: «La pointe! Il me faut la
pointe. Je veux la pointe.»
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Le bivouac des «Éclaireurs français» dans les bois de
Clamart.
Une nombreuse assistance se trouvait réunie, dimanche matin, pour assister, dans les bois de Clamart, à divers exercices exécutés par les sections parisiennes des «Éclaireurs français». Il y avait là l'amiral Besson, par qui la revue devait être passée, le commandant Nogué, représentant le ministre de la Guerre, le lieutenant de vaisseau Benoît, promoteur de ce mouvement en France, M. Chéradame, président de la société, le capitaine Royet, directeur technique, le comte de LaVaulx, qui forme le projet intéressant d'initier une de ces jeunes équipes à l'aéronautique, le colonel Boucher, etc. Quelques correspondants de guerre avaient été également invités.
Les éclaireurs creusent
une tranchée-abri.
Les fondateurs de, cette association se sont proposé le même but que le général Baden-Powell lorsqu'il créa les Boy-Scouts anglais. D'après les statuts de la Société des «Éclaireurs», ce but est de «développer, chez les jeunes gens, la vigueur et l'adresse physiques, l'initiative, l'esprit de ressource, le courage sous toutes ses formes, le patriotisme, le sentiment de la solidarité, de la responsabilité morale et de l'honneur». En somme, donner à tous, dès l'adolescence, l'art de se débrouiller devant les obstacles matériels et, dans la conduite générale de la vie, la dignité et le contrôle de soi-même qui sont les plus belles et les plus fortes qualités dont l'homme puisse s'ennoblir.
Les adhérents sont pris parmi les jeunes garçons de dix à vingt ans. Ils doivent, pour être admis, faire le serment suivant: «Je promets, sur mon honneur, d'agir en toute circonstance comme un homme conscient de ses devoirs, loyal et généreux; d'aimer ma patrie et de la servir fidèlement, en paix comme en guerre; d'obéir au code de l'Éclaireur». La place nous manque, malheureusement, pour donner les douze articles de ce code qui tendent tous au but indiqué plus haut.
On soigne un blessé.
Le costume, copié sur celui des Boy-Scouts anglais, est, ainsi qu'on le voit par les photographies ci-jointes, celui des cow-boys popularisés par les récits d'aventures américaines. Outre qu'il est très coquet et sied admirablement aux adolescents, il est de nature à plaire à leur jeune imagination romanesque. Chaque section, ou plutôt chaque patrouille, se signale par la nuance du foulard qui entoure le col.
*
* *
Chacune de ces patrouilles s'exerce séparément à peu près tous les dimanches, sous la direction de son instructeur. Cette dernière réunion, qui groupait toutes les équipes parisiennes, était, depuis un an que l'association existe, la première sortie générale de service en campagne. Nous avons pu y voir les exercices les plus variés et en admirer la parfaite exécution. Tandis que les uns installaient le télégraphe et le téléphone de campagne, d'autres creusaient des tranchées, construisaient un pont ou faisaient très habilement, très prestement, le service d'ambulance et de brancardiers. On nous montrait encore le maniement d'une voiture démontable construite par les «Éclaireurs» eux-mêmes. Enfin, de tous côtés, sur des installations de fortune, de jeunes marmitons, très convaincus, cuisinaient le prochain déjeuner.
Le clou a été une manoeuvre exécutée par toutes les équipes réunies. A un signal, toutes les patrouilles ont disparu dans les bois, puis les «Éclaireurs» sont revenus en rampant, courant dans les espaces découverts, profitant des moindres accidents de terrain pour se cacher et avancer; finalement, tous se sont élancés à l'assaut de la hauteur où nous les attendions.
COMMENT ON FAIT DES SOLDATS
Les Éclaireurs parisiens
manoeuvrant dans les bois de Clamart:
la construction d'un pont.--Phot.
Gimpel.
L'amiral Besson a ensuite passé la revue et, le cercle ayant été formé, de vibrants discours prononcés par l'amiral, par le commandant Nogué et M. André Chéradame ont clos, pour les invités du moins, la petite fête.
*
* *
Ce simple récit ne peut rendre l'excellente impression que nous avons rapportée de ce spectacle de grand air. Nous en sommes revenus avec cette conviction que la formule du «scoutisme» est la meilleure qui se puisse trouver pour l'éducation physique et morale de la jeunesse. Il suffira de citer le cas de la section de Saint-Denis, présente à la belle réunion de dimanche. Les enfants qui la composent sont des fils d'ouvriers des usines, milieu assez difficile, comme on sait, et hostile à toutes les parades militaristes. L'instructeur nous racontait que, pour obtenir l'approbation des parents, il avait surtout dressé sa petite troupe à la manoeuvre des ambulanciers et brancardiers qu'elle pratique du reste fort bien. Les résultats moraux ont été encore plus surprenants et les parents en ont été très impressionnés. Ils ont écrit à l'instructeur des lettres qui, en termes d'une simplicité émouvante, exprimaient leur satisfaction et leur surprise. Le leit-motiv de toutes ces missives était: «Notre petit gars a beaucoup changé, il n'est plus le même.» Et les braves gens disaient combien ils en étaient heureux.
Toutes les équipes mériteraient d'ailleurs d'être citées: celle des
constructeurs de pont, celle de Grenelle, au foulard rouge, nombreuse,
disciplinée et d'une tenue parfaite; les télégraphistes et
téléphonistes. Tous vraiment rivalisaient de savoir-faire et d'entrain.
Après avoir constaté de tels résultats, on ne peut que souhaiter, pour
préparer à notre pays les belles et solides générations dont il a plus
que jamais besoin, le plus grand développement à cette oeuvre si
intéressante du «scoutisme» français.
Jean Rodes.
L'escadrille aérienne de Biskra à l'étape de
Tozeur.
--Phot. prise avant le départ pour Gabès, le 27 février, par M.
Digoy.
L'itinéraire suivi, de Biskra à Tunis, par l'escadrille aérienne.
L'escadrille militaire de Biskra vient d'accomplir, dans des conditions de régularité remarquables, un raid aérien qui, en prouvant une fois de plus l'audace et l'habileté de nos officiers aviateurs, montre les services qu'ils peuvent rendre à nos corps de troupe africains.
Quatre biplans, montés par les lieutenants Reimbert, Cheutin, Jolain, et par le maréchal des logis Hurard, s'envolaient de Biskra le 26 février et se dirigeaient vers le Sud-Est passant au-dessus de la région des Chotts. Arrêtés par le mauvais temps à Zeribet el Oued, ils arrivaient cependant le même jour à Tozeur. Le lendemain, ils atterrissaient à Gabès, devant le général Pistor, commandant la division d'occupation et ministre de la Guerre du gouvernement tunisien, et le général Fournier, en tournée d'inspection; après quelques heures de repos, ils repartaient dans la direction de Tunis et couchaient à Sfax.
A Gabès: les quatre aviateurs, leurs mécaniciens et
quelques officiers de la garnison devant les avions
disposés pour le départ.
Le temps, assez beau jusque-là, devint subitement très mauvais, et le troisième jour l'escadrille se trouva vite dispersée: le lieutenant Jolain était en panne à Enfidaville; le maréchal des logis Hurard s'arrêtait à Bou Picha; le lieutenant Cheutin endommageait son appareil en atterrissant à Sousse; le lieutenant Reimbert ne pouvait dépasser Grombalia, à 30 kilomètres de Tunis.
Le lendemain, la tempête continuait, un peu moins violente, il est vrai, et les quatre aviateurs arrivaient l'un après l'autre à Tunis, Hurard ayant pris comme passager le lieutenant Cheutin, dont l'appareil n'avait pu être réparé.
Le lieutenant Reimbert, chef de l'escadrille, compte se reposer quelques jours à Tunis, d'où il regagnera Constantine et Biskra, par la voie des airs, avec ses camarades, si le temps n'est pas trop défavorable.
L'AVIATION EN AFRIQUE DU NORD.--En vol vers Sfax et Tunis:
le départ de Gabès du lieutenant Reimbert.--Phot. Genet,
Gabès.
LA FOULE PARISIENNE UN JOUR DE FÊTE
Photographie L. Gimpel.
C'est la foule parisienne, la foule sage et calme des «dimanches et fêtes», prise sur le vif, le jour de la Mi-Carême, à un moment psychologique, si l'on peut dire... Le traditionnel cortège de la reine des reines, qui s'est formé boulevard Voltaire, a gagné, par la place de la République et le boulevard Beaumarchais, la place de la Bastille, et a contourné la colonne de Juillet, sur laquelle veille, tout près du Génie, un photographe avisé. Les chars carnavalesques, aux figurations coutumières, ne donnent, du haut de son observatoire, que des images un peu décevantes. Mais voici que les derniers d'entre eux se sont engagés dans la rue Saint-Antoine, et le service d'ordre, qui barrait les voies tout autour de la vaste place, vient d'être levé: seul un cordon d'agents protège encore la fin du cortège. Tandis qu'une file de voitures, où se remarquent les longs toits plats des autobus, débouche lentement, au fond du boulevard Beaumarchais et à droite du boulevard Richard-Lenoir la foule reprend sa liberté et, de nouveau, circule à l'aise, ici pressée encore en groupes compacts, là moins dense. D'en bas, vue en perspective fuyante, elle offrirait l'aspect d'une multitude; du poste élevé ou le cliché a été pris, elle semble, grâce au raccourci des personnages, étrangement diminuée, mais, dans le détail, quelle variété de mouvements et d'attitudes y découvre l'oeil amusé!
A l'établissement des Pupilles de la Marine:
l'apprentissage de la menuiserie.
Le développement même de notre flotte de guerre, l'entrée en service, d'année en année, de nouveaux navires monstres, exigeant des équipages comme des états-majors de plus en plus nombreux, pose d'une façon assez inquiétante la question des effectifs.
L'heure de l'étude.--Phot. Freund.
On redoute--et M. Pierre Baudin, ministre de la Marine, jetant un cri d'alarme, indiquait la semaine dernière, dans des interviews qui firent sensation, cette grave préoccupation--on redoute de manquer, dans un temps prochain, des marins nécessaires pour armer nos futurs dreadnoughts et superdreadnoughts. Le même jour où les quotidiens recueillaient les déclarations du ministre, le ministre de la Marine allemande, l'amiral de Tirpitz, faisait au Reichstag des déclarations qui montraient que, de l'autre côté de la frontière, on n'ignorait pas le mal dont nous sommes menacés. Il ajoutait, d'ailleurs, que la même crise sévissait également et dans la marine britannique et dans celle des États-Unis.
Et pourtant, il faut rendre au département de la Marine cette justice, qu'il s'applique avec un soin jaloux à ne rien laisser perdre des ressources en hommes que peuvent lui fournir les populations de nos côtes. La sollicitude avec laquelle il recueille dans une institution spéciale, instruit, éduque ces marins nés que sont les orphelins des marins de la flotte, en fait ses enfants d'adoption, ses «pupilles», est une preuve de ses sages dispositions à cet égard.
La fondation de l'établissement des Pupilles de la Marine remonte au 15 novembre 1862. Elle est due au comte Prosper de Chasseloup-Laubat, ministre civil de la Marine, et ministre excellent, de qui le souvenir est encore évoqué avec respect.
L'idée qui avait présidé à cette fondation semble être dérivée de celle qui avait inspiré, sous le premier Empire, l'organisation des Pupilles de la Garde. Tous les orphelins de quartiers-maîtres ou de marins de la flotte--à l'exclusion des enfants d'officiers, ou d'officiers mariniers--allaient être recueillis par l'État, qui se chargeait de les élever. Réunis dans un établissement unique, à Brest, ils devaient y recevoir une éducation et une instruction appropriées en vue de la carrière maritime, et dès l'enfance revêtir l'uniforme qui avait été celui de leurs pères, de leurs grands-pères, et auquel ils semblaient actuellement voués.
Cette création fut accueillie partout avec la plus grande faveur. Dans les ports, à bord des bâtiments de guerre, parmi toutes ces rudes populations de vaillantes gens, exposés à toute heure à disparaître à l'improviste, laissant les leurs dans la détresse, les femmes, les petits à l'abandon, ce fut un enthousiasme général. En un clin d'oeil, les dons affluaient de toutes parts, de la France et des colonies. Dans la marine même, tous, officiers, marins, ouvriers des ports, souscrivaient avec élan en faveur des Pupilles une journée de leur solde.
Installé d'abord assez sommairement dans un local inauguré quelques mois plus tard, le 26 février 1863, l'établissement devait ultérieurement être transféré dans les vastes bâtiments qu'il occupe encore actuellement, à Villeneuve, au bord de la Penfeld, à 4 kilomètres de Brest, qui sont ceux de l'ancienne fonderie de la marine, aménagés dans ce but, et que sont venues compléter peu à peu des constructions modernes, mieux appropriées encore à leur destination.
Les fils de marins de l'État sont admis aux Pupilles dès l'âge de sept ans s'ils sont orphelins à la fois de père et de mère, à neuf ans seulement s'ils ont perdu ou leur père ou leur mère. L'établissement reçoit aussi les fils des ouvriers des arsenaux, mais au seul cas où ils sont orphelins de père et de mère.
On commence d'abord par donner à ces enfants une instruction primaire et les préparer au certificat d'études. Ce premier parchemin scolaire obtenu, on leur apprend un métier manuel, celui de mécanicien, de forgeron, de chaudronnier, de menuisier. Ainsi, il leur sera, plus tard, loisible de bifurquer vers les professions des arsenaux, si le métier de mer ne leur convient pas. Les ateliers où ils reçoivent cet enseignement technique, égayés par leurs tenues de travail «en gris», leurs petits bérets à pompons rouges, leurs grands cols bleus, présentent un très pittoresque spectacle.
Mais c'est surtout l'apprentissage de la vie de marin qui est l'essentiel, la base même de l'enseignement, et c'est en vue de l'école des mousses que sont préparés tous ces enfants.
Ils sont initiés à la gymnastique, à la boxe, au bâton, à la natation, qui ne nuisent jamais à un bon matelot, quoi qu'on en ait pensé autrefois, le rendent plus agile et plus «débrouillard»; mais l'exercice physique auquel on les entraîne avec le plus de soin, le plus de rigueur, c'est le canotage. Il y a, près de l'établissement, un paisible étang que, même par gros temps, n'agitent point de fortes vagues et qui est admirablement propre aux premiers ébats nautiques de ces petits bonshommes aux bras encore si frêles. Les baleinières des Pupilles le sillonnent en tous sens, y évoluent à l'aise sous la conduite de timoniers expérimentés. Entre temps, des gabiers adroits leur enseignent tous ces travaux délicats et savants que les marins exécutent artistement avec des cordes.
Au son du fifre et du tambour.
A quinze ans et demi, cette première partie de leur éducation est achevée. Elle a été conduite paternellement; pourtant avec une certaine rudesse, qui n'exclut pas la bienveillance, voire l'affection, mais qui est nécessaire à ceux qui vont désormais affronter le plus rigoureux de tous les métiers. L'école est administrée, en effet, par d'anciens officiers de marine qui connaissent les exigences de la vie de mer, et s'appliquent à développer chez leurs élèves toutes les vertus qui font d'un honnête homme un marin d'élite, l'intrépide sang-froid, l'esprit d'abnégation et de discipline, l'amour du navire, le culte du drapeau et de la fière devise inscrite au front de tous les bâtiments où ils vont servir un jour: Honneur et Patrie. Dix instituteurs y dispensent l'instruction primaire. Les instructeurs techniques sont, ou des officiers mariniers, ou des quartiers-maîtres retraités, ou d'anciens chefs ouvriers des arsenaux.
Arrivés à ce point de leur carrière, plusieurs voies s'ouvrent, comme nous l'avons indiqué, devant ces enfants. Tandis que les uns, les plus nombreux, vont passer à l'école des mousses, d'autres, soit par goût, soit en raison de quelque tare, imperfection visuelle, insuffisance de développement, vont s'orienter vers l'école des apprentis ouvriers mécaniciens de Lorient et vers les emplois des arsenaux. Quelques-uns, enfin, qui ont donné des preuves d'exceptionnelle intelligence, de dispositions remarquables pour l'étude, seront dirigés vers le lycée de Brest où ils pourront se préparer au Borda; plus d'un ancien pupille porte aujourd'hui avec distinction le sabre d'officier de marine.
Les buts excellents auxquels tend l'établissement des Pupilles de la Marine, les résultats pratiques parfaits qu'il n'a cessé de donner, justifient amplement la faveur qui l'accueillit à sa fondation.
De 1863 jusqu'à cette année, il a élevé et instruit plus de 6.000 orphelins, de l'immense majorité desquels il a fait de bons serviteurs de la patrie. C'est là que se recrutent, en grande partie, les officiers mariniers des spécialités dites militaires, canonniers, torpilleurs, timoniers, fusiliers, etc.
Aussi, dans toute son existence déjà longue, les encouragements, les appuis les plus précieux, moraux et matériels, ne lui ont-ils pas manqué. Il a, notamment, à maintes reprises, bénéficié de dons et legs importants. Grâce à ces libéralités, on est arrivé à réaliser là, sans qu'il en coûte beaucoup à l'État, une école modèle, aux dortoirs largement aérés, aux salles d'études spacieuses, aux réfectoires nets comme des intérieurs hollandais, où 500 enfants reçoivent asile dans des conditions hygiéniques si bonnes que bien rarement on eut à déplorer quelques maladies graves.
L'école de Canotage.--Photographies Freund.
Au point de vue moral, l'établissement des Pupilles de la Marine est une
pépinière florissante de braves serviteurs du pays, préparés
merveilleusement à leur tâche, résolument respectueux du devoir, rompus
dès l'enfance à toutes les rigoureuses disciplines,--de ces coeurs
vaillants dont, plus que jamais, nous avons grand besoin.
G. B.
Le Discobole, tenant le disque à la main gauche, porte en avant le pied droit. (Statue du Vatican.) | Il élève le disque et le reçoit dans la main droite en avançant le pied gauche. (Vase grec, Musée Britannique.) |
Il balance le disque d'avant en arrière, le poids du corps reposant sur
le pied droit. (Vases grecs, Musée Britannique et Musée du Louvre.)] |
Depuis que, aux premiers Jeux Olympiques tenus à Athènes, en 1890, le lancer du disque a été remis en honneur, ce noble exercice, renouvelé des Grecs, est devenu l'un des sports favoris de notre temps. Dans sa méthode d'éducation physique, dont le succès a été si vif, M. le lieutenant de vaisseau Hébert le place au nombre des huit «exercices naturels indispensables». Et, dans ces grandes fêtes internationales de la force et de l'adresse que sont, tous les quatre ans, les Jeux Olympiques, on ne manque pas de voir, tels les héros chantés par Pindare ou ces guerriers que montre Stace en sa Thébaïde, de jeunes hommes venus de tous les pays d'Europe, et d'Amérique, lutter entre eux à jeter au loin le lourd palet.
Est-ce à dire que le lancer du disque se pratique aujourd'hui tout de même que dans l'antiquité? Cette question, fort complexe, a été soulevée récemment par M. le chef de bataillon Debax, ancien instructeur à l'école de gymnastique de Joinville-le-Pont, en un article qu'a publié L'Illustration du 11 janvier dernier. Selon lui, le Discobole agissait en tous points comme l'athlète moderne: d'abord tourné vers le but, il pivotait une fois sur lui-même et faisait face au côté opposé, puis revenait dans sa position initiale en abandonnant le disque, auquel ce mouvement de rotation du corps avait assuré l'élan nécessaire. Et le commandant Debax, appuyant sa thèse sur l'examen de la célèbre statue du palais, Massimi, copie d'une oeuvre du sculpteur Myron, exposait que, si le disque avait dû, contrairement à son interprétation, être lancé en avant de la statue, le Discobole «aurai! malgré lui le regard fixé dans cette direction, c'est-à-dire droit devant lui»,--ce qui précisément n'est point le cas.
Il semble bien que cet argument ne soit pas rigoureusement probant. Car, s'il est vrai que le Discobole du palais Massimi a le regard franchement dirigé en arrière, le Discobole conservé au Musée Britannique de Londres relève la tête en avant autant que la position de son corps, ramassé sur lui-même, le lui permet. En sorte que le degré d'inclinaison, plus ou moins grand, de la tête paraît dépendre entièrement de l'attitude générale de l'athlète.
Au reste, on ne saurait, pour l'intelligence de l'exercice antique, se fonder uniquement sur ces deux effigies, les plus admirables, sans doute, du Discobole. Il en existe un grand nombre d'autres représentations, dont il importe de tenir compte. Dans un article publié par la Gazette archéologique (année 1.888, pages 291 et suivantes), M. Jean Six s'est attaché, à l'aide de peintures retrouvées sur des vases polychromes de la période archaïque, à reconstituer en détail la série de mouvements qui composaient, dans l'ancienne Grèce, le lancer du disque. Plus récemment, un savant anglais, M. E. Norman Gardiner, faisant porter son enquête sur l'ensemble des monuments--statues, bronzes, poteries et monnaies--où sont figurées les diverses attitudes du Discobole, a consacré à leur examen un important chapitre de son livre Greek Athletic Sports and Festivals (Macmillan and Co., 1910). Et les conclusions de son étude, analogues, pour la plupart, à celles de M. Six, mais appuyées sur une documentation plus étendue, sont très nettes.
Pour la clarté de l'explication, M. Norman Gardiner décompose l'exercice en trois temps principaux, qu'il décrit minutieusement. Tout d'abord l'athlète, tenant le disque à la main gauche, place le pied droit en avant,--ce double fait est attesté notamment par deux statues fameuses, celle du Louvre (salle des Cariatides) et celle du Vatican. La tête légèrement inclinée, il mesure du regard la distance à laquelle il va lancer le projectile. Puis, soit en restant sur place, soit en avançant la jambe gauche, il porte le disque à hauteur du front, tandis que la main droite s'élève jusqu'à lui, prête à le saisir.
Au second temps, la main droite reçoit le disque à plat sur la paume, puis s'abaisse, le buste se penchant progressivement. Si le Discobole est resté sur place depuis le début, il n'a pas à changer de pied; s'il a avancé la jambe gauche au temps précédent, il la recule ou, au contraire, avance la droite: c'est sur celle-ci que, de toutes façons, doit reposer désormais le poids de son corps. Cependant il ramène le disque en arrière, par une conversion du poignet, et fléchit le buste, réalisant ainsi la position de la statue de Myron.
Au troisième temps--celui qui demande le plus grand travail musculaire--l'athlète se redresse brusquement, se tend comme un arc, puis, d'un vigoureux effort, lance devant, lui le disque, le plus loin possible, et retombe sur le pied gauche.
C'est, en résumé, suivant M. Norman Gardiner, un double balancement du disque, d'abord avec, la main gauche, ensuite avec la main droite, joint aux flexions conjuguées du corps, qui donne au projectile l'impulsion nécessaire: le rapprochement des diverses représentations du Discobole qui sont parvenues jusqu'à nous ne semble pas laisser de doute à ce sujet. En pivotant sur eux-mêmes, les athlètes modernes, dont la méthode, d'origine américaine, s'inspire manifestement d'un exercice analogue, le lancer du «hammer», s'écartent essentiellement du mode antique.
Les concurrents des Jeux Olympiques d'Athènes, en 1896, à qui l'on doit la restauration du jeu, avaient essayé, pourtant, de s'en rapprocher. Mais, ayant pris comme unique exemple la statue de Myron, ils s'étaient contentés de copier, strictement, l'attitude dans laquelle y est figuré le Discobole: sous le prétexte que celui-ci tient la jambe droite en avant, ils s'astreignaient à conserver la position de cette jambe depuis le début jusqu'à la fin du mouvement. Et cette imitation laborieuse, qui reposait sur une fausse interprétation de la statue, véritable «instantané» plastique, enlevait à l'exercice sa grâce et sa liberté. Moins attachés au modèle ancien, les Américains imaginèrent alors de reconstituer, suivant des principes nouveaux, le lancer du disque. Nous avons, dans L'Illustration du 22 mars 1902, décrit leur méthode, en l'opposant à celle des Français, des Danois et des Grecs, «L'Américain, écrivait notre collaborateur le docteur J. Héricourt, par une puissante action des jambes, tournoie sur lui-même avec rapidité, tandis que son bras, aux muscles lâches, fait l'office de la corde d'une fronde: tout à coup le disque s'échappe, fend l'air par sa tranche, et va tomber très loin.»
Faut-il croire que les Grecs pratiquaient également les deux systèmes, celui qu'ont adopté presque tous les modernes, et celui qui ressort des témoignages mêmes du passé? M. le lieutenant de vaisseau Hébert inclinerait vers cette conciliante hypothèse. «Les manières de lancer le disque, nous écrit-il, devaient différer, logiquement, avec les aptitudes particulières des athlètes: la longueur de leurs jambes, de leurs bras, leur poids, leur taille...» Selon lui, il y avait plusieurs façons de procéder, l'une, courante, suivant laquelle le Discobole balançait simplement son disque d'avant en arrière, les autres, celles des virtuoses ou des champions, dont l'une comportait une rotation complète du corps.
On doit tout au moins admettre comme certain que les anciens n'avaient pas besoin, pour lancer le disque, de pivoter sur eux-mêmes, et qu'ainsi la statue de Myron ne saurait s'expliquer, de toute nécessité, par ce mouvement, que d'ailleurs les nombreuses représentations antiques du Discobole ne paraissent point comporter. M. P.
Ramassé sur lui-même, il élève le disque aussi haut que possible, en opérant une conversion du poignet, la tête dirigée soit en arrière, soit en avant. (Statue de Myron, au palais Massimi, et statue du Musée Britannique.) | Au commencement du «lancer», il se redresse brusquement et se tend comme un arc (Amphore panathénaïque, Musée de Naples.) | Puis il retombe sur le pied gauche en abandonnant le disque. (Amphore panathénaïque, Musée de Leyde.) |
L'effervescence populaire à Tokio: pendant la séance
parlementaire du 5 février, la foule, contenue par la police, se porte
vers les entrées latérales de la Chambre.
Nous avons déjà, dans notre numéro du 15 février, parlé de la crise politique et de l'effervescence populaire qui, en imposant la retraite du cabinet Katsura, soutenu par l'empereur lui-même, semblent faire augurer pour le Japon des temps nouveaux. Le fait le plus saillant de cette crise aura été le refus du parti démocrate de renoncer à son attitude d'opposition malgré l'intervention de l'empereur auprès du chef de ce parti, le marquis Saïonji. On y voit une sérieuse atteinte portée au prestige du trône, qui, depuis le triomphe du précédent empereur sur les grands féodaux, au début de son règne, n'avait jamais rencontré une semblable résistance. Notre correspondant de Tokio, M. J.-G. Balet, qui assista à la séance parlementaire exceptionnelle du 5 février 1913, nous adresse, sur les faits qui précédèrent et provoquèrent la chute du comte Katsura, les intéressantes notes qui suivent:
Tokio, 7 février 1913.
La séance du 5 février 1913 marquera, dans les fastes de l'histoire japonaise, une date mémorable, terrible peut-être.
Un spectateur insuffisamment averti n'aurait vu ce jour-là qu'une lutte, passionnée sans doute, mais très anodine, entre le gouvernement et une grosse fraction de la Chambre. Sans doute il aurait été frappé de la pâleur extraordinaire du premier ministre, prince Katsura, aux prises avec les interpellations de la majorité; des paroles grossières, des insultes lancées d'un banc à l'autre ne l'auraient toutefois pas autrement surpris.
Et pourtant il s'est passé là un fait extraordinaire, sans précédent dans l'histoire de ce peuple qui vit de l'adoration volontaire d'une idée: l'empereur infaillible et intangible. On a discuté la portée des rescrits impériaux et des paroles impériales. Avec un reste de formules savamment respectueuses, on a voulu savoir à qui incombait la responsabilité de ces ordres, celle de l'empereur ne pouvant être en jeu, ajoutait-on!
Lorsque l'ex-maire de Tokio, le bouillant Ozaki Yukio, déjà mal noté autrefois pour son tempérament démocratique et forcé de quitter le portefeuille de l'Instruction publique pour un mot malheureux à la tribune, lorsque M. Ozaki lança, à pleine voix, à la face du banc des ministres ahuris cette phrase: «Et si, par malheur, il venait à se produire une erreur dans un rescrit impérial, qui en prendrait la responsabilité, si personne n'a apposé son sceau au bas de cette parole sacrée, comme l'exige la Constitution, et comme on a omis de le faire lorsque Katsura a repris le pouvoir, abusant ainsi de la majesté impériale et la compromettant pour ses desseins ambitieux?», je m'étonnai de ne pas voir le plafond s'écrouler sur l'homme qui avait ainsi parlé. D'ailleurs le tumulte commença aussitôt: «Insolent! Traître! Socialiste! Retirez ce mot! Aucune erreur n'est possible dans le Chokugo!»
Mais, fort de son raisonnement, dans un pays constitutionnel, où tous les décrets impériaux doivent être paraphés par un ou par tous les ministres, suivant le cas, l'orateur ne retira aucun mot. D'autant moins qu'il attaquait non pas le pouvoir impérial, mais la camarilla qui en abuse avec une hypocrisie savante, pour son propre compte.
Au dehors, la foule immense assiégeait les alentours du Parlement. Des vociférations, des cris de mort parvenaient vaguement à nos oreilles.
Au dedans, une angoisse étreignait toutes les poitrines. Suspendu durant quinze jours, au mépris de la Constitution, le Parlement siégeait à nouveau pour la première fois. Durant ces deux semaines, le prince Katsura et ses deux sbires, le vicomte Oura, ministre de l'Intérieur, et le baron Goto, ministre des Postes et des Voies ferrées, avaient per fas et nefas essayé de former un nouveau parti politique pour faire échec aux constitutionnalistes de Saïonji. L'argent répandu à profusion, les promesses et les menaces avaient disloqué le parti nationaliste, Kokumintô; un air de corruption flottait sur certains bancs de l'hémicycle. La majorité restait sans doute à l'opposition, mais on voulait voir et savoir jusqu'à quel point l'audace du premier ministre, condamné par la voix populaire de tout le pays, avait bien pu faire de traîtres.
Qu'allait-il arriver? Dissolution de la Chambre? Nouvelle suspension? Démission du cabinet? La proposition d'un vote de non-confiance, signée par 250 membres sur 380 environ, fut développée, avec une éloquence rare et une violence à peine contenue, par M. Ozaki Yukio.
Un «traître» du parti Kokumintô, un verbeux orateur, M. Shimada Saburô, allait lui répondre lorsque le président, M. Ooka, se leva et dit: «Une parole impériale est descendue (vers nous) Chokugo ga kudarimashito».
D'un bond, tout le monde fut sur pied, la tête inclinée. Et, dans un silence religieux, on entendit: «Moi, en vertu de l'article 7 de la Constitution, je suspends à nouveau la Chambre pour cinq jours.» Sceau impérial, contresigné par tous les ministres d'État.
C'est ici que, pour un spectateur attentif, éclata la vanité du soi-disant respect pour le Chokugo que des braillards déclaraient infaillible tout à l'heure. En effet, tandis que la foule des députés, des journalistes et des spectateurs s'écoulait sans tumulte, les uns disaient: «C'est idiot! Une suspension de cinq jours! Ça ne rime à rien! Si encore c'eût été la dissolution; mais il n'a pas «assez d'estomac!» D'autres ajoutaient: «Bah! dans les cinq jours, il espère bien faire capituler d'autres consciences!»
C'était pourtant un ordre impérial; mais cette fois il était contresigné par des gens responsables, tandis que, lorsque Saïonji démissionna en décembre et que Katsura fut chargé de former le nouveau cabinet, Katsura avait obtenu pour lui-même de l'empereur un rescrit; il en obtint un second, avant d'avoir formé le ministère, pour forcer le ministre Saïto, de la Marine, à garder son portefeuille, alors qu'il voulait le quitter.
La foule hurlait toujours. Les députés du peuple, Mintô, furent portés en triomphe. Les autres, houspillés, injuriés et même maltraités. Les ministres, qu'on attendait pour leur faire subir un sort analogue, n'osèrent pas affronter la colère du peuple. Ils s'évadèrent par des portes dérobées.
Ainsi, la lutte est ouverte, beaucoup plus tôt qu'on ne l'aurait pensé,
sur les cendres encore chaudes de l'empereur Meiji, entre les derniers
représentants de l'oligarchie militaire et féodale des clans et les
couches nouvelles démocratiques. L'empereur, c'est entendu, demeure
au-dessus de ces batailles; mais, comme je le disais ici même, dans le
numéro du 15 août: «Pour le peuple moderne, il est un peu moins dieu
que l'ancien!» La séance du 5 février a encore ôté une pierre de son
piédestal; l'hypocrisie traditionnelle tombe peu à peu, sous la poussée
de nos idées et de nos institutions. Et cela, c'est une révolution.
J.-C. Balet.
A la suite de ces événements, le cabinet Katsura dut remettre sa démission à l'empereur, qui chargea l'amiral Yamamoto de constituer un nouveau ministère. L'amiral Yamamoto, qui a pris le pouvoir en ces heures difficiles, est né en 1852. Il a pris part «la guerre de la Restauration du cédé des Impériaux, fut l'un des premiers gradués de l'école navale et compléta son éducation maritime en faisant le tour du monde sur un navire allemand. Il était contre-amiral en 1901, amiral en 1906, ministre de la Marine en 1906. Pour réaliser une majorité viable, il a dû constituer un cabinet de coalition avec des personnalités du parti conservateur et des personnalités du parti démocrate.
Les manifestants devant l'entrée du palais du Parlement
japonais.
COUTUMES D'AUTREFOIS DANS LE JAPON D'AUJOURD'HUI.
--La Danse des Poupées
de paille. Photographie Fuki Sakamoto.
Tandis que le Japon, conquis aux usages politiques d'Occident, s'essaye à des émeutes et renverse, sous la menace de la force, un gouvernement impopulaire, les coutumes d'autrefois, conservées par une immuable tradition, y fleurissent toujours, et leur permanence offre, avec les moeurs nouvelles, un sujet de savoureux contraste... C'est le vieux Japon, bizarre et précieux, et d'un charme si naïvement compliqué, qui survit en cette danse, dont notre photographie, prise à Yamada, évoque la grâce étrange. Jadis, elle avait lieu à minuit: sur ce point seul, l'usage ancien s'est modifié, et elle développe maintenant en plein jour ses lentes évolutions. Mais des lanternes de papier, portées au bout de perches, rappellent ingénument que c'étaient, à l'origine, des ébats nocturnes. Pour ce divertissement, les danseurs ont revêtu un singulier costume, qui les rend semblables à des poupées de paille: une gerbe, dont les brins pressés recouvrent leur visage, comme s'ils avaient longue barbe et longs cheveux, leur sert de chapeau, et leur robe est faite du chaume des toits rustiques. Rangés en cercle, ils happent, sans hâte sur de petits tambours suspendus à leur cou, accompagnant de leurs battements de douces chansons. Et, dans ce décor d'opéra-comique, ils composent un irréel ballet de figurines animées, aux gestes saccades d'automates.
EN CONVOI.--M. Gustave Bimler et ses boeufs porteurs.
La région du Tchad est riche en bétail et en grains de toute nature, écrivait le grand Africain Émile Gentil, au lendemain de la destruction de l'empire de Rabah, au moment où il commençait d'organiser, de coloniser les territoires qu'avec le commandant Lamy et une poignée d'autres braves il venait de donner à la France; le blé même y vient; de plus, sa population nombreuse produit des cuirs, des plumes d'autruche et consomme en grande quantité des marchandises européennes...» Et, plus loin, envisageant avec sa belle clairvoyance les conditions dans lesquelles nous pourrions nouer, avec ces peuples nouvellement conquis, des relations commerciales, et préconisant dans ce but la fondation d'entrepôts où se pourraient approvisionner les Tripolitains, aux mains desquels était alors tout le trafic du pays, il ajoutait: «La création de ces entrepôts, outre qu'elle serait très profitable aux commerçants qui voudraient l'entreprendre, leur permettrait de se livrer à un commerce local qui ne serait pas sans bénéfices. Je veux parler de la vente des troupeaux, qui seraient facilement transportés sur l'Oubanghi, où l'on manque de viande de boeuf.»
Ces lignes, datées de 1902, allaient, huit ans plus tard, mettre une profonde empreinte dans l'esprit de deux jeunes hommes de France, M. Pozzo di Borgo, frère d'un prêtre de Bourg, au diocèse de Belley, et M. Gustave Bimler, fils d'un médecin-major retraité à Lons-le-Saunier, et les pousser, à la fin de 1910, vers les aventures coloniales, au coeur du continent noir, et, souhaitons-le, vers les destins fortunés que méritent si bien leur esprit d'initiative, leur juvénile ardeur à la tâche, leur confiance et leur crânerie toutes françaises.
L'idée première de l'entreprise revient à M. Pozzo di Borgo. Il était allé sur place en étudier les possibilités de réalisation. De trois séjours successifs au centre africain il avait rapporté, avec la connaissance de la langue, des moeurs indigènes, la conviction qu'il y avait là-bas vraiment beaucoup à faire. Les admirables lettres et rapports du colonel Moll, s'il a pu les connaître, l'auront confirmé plus tard dans cette croyance. Mais, dès le retour, sa conviction était faite, et si forte, qu'il réussit à la faire partager à son jeune camarade, M. Gustave Bimler. Bientôt celui-ci était devenu son associé, son frère de lutte. M. Pozzo di Borgo s'était assuré, à la suite de son dernier voyage d'études, une concession dans le territoire du Tchad, à Melfi, entre le 15e et le 16e degré de longitude ouest et par 11° de latitude nord, au sud-est de Fort-Lamy; l'appui moral des autorités militaires était, d'autre part, assuré aux deux colons. Ils s'embarquèrent le 25 août 1910 à Bordeaux sur le paquebot Afrique.
De quels espoirs battaient leurs coeurs! Tout est beau, tout leur sourit. La vie de bord, si monotone, si pénible à d'aucuns, ravit M. Bimler, pour qui elle est nouvelle. «Je suis très heureux, pas triste du tout», écrit-il à sa famille au soir du premier jour de ce voyage maritime.
Ils arrivent au port, passent sur un nouveau bateau pour une navigation bien différente, celle du Congo. L'enchantement continue pour M. Bimler. «La traversée est très agréable, le pays très joli.» Cette charmante nature d'homme s'enthousiasme à tout bout de champ. Il a «déjà vu des singes et des crocodiles», et des «indigènes qui ressemblent à ceux que l'on voit dans le livre du capitaine Cornet», l'un des bréviaires, sans doute, où s'enflamma naguère son imagination. Même dévoré par les moustiques, il ne saurait se plaindre.
A Bangui, pourtant, il éprouve un peu d'impatience; il faut s'arrêter là quelques jours pour y attendre les bagages. On en profite pour échafauder des projets à faire pâlir ceux de Perrette: un boeuf coûte, au Tchad, 25 francs; on le revend 150; la troupe en consomme trois par jour. «Vous pouvez à peu près calculer ce que nous pouvons gagner». Il est vrai qu'il faut compter avec quelques pertes: la fatigue et surtout la terrible mouche tsé-tsé déciment les troupeaux en marche. On le sait; on ne l'oublie pas. Mais il y a aussi le bon lait des vaches, dont on pourra faire commerce par surcroît...
Le 9 novembre, enfin, on repart de Bangui. Le 15, on est à fort de Possel,--non sans peine. Le concessionnaire des transports, et c'est la première déconvenue, a refusé de prendre à bord de son bateau ces deux «pékins». Il a fallu recourir aux pirogues, ou plutôt à deux baleinières aimablement prêtées par le lieutenant-gouverneur, M. Adam. Quelle navigation mouvementée! Les deux derniers jours du voyage, nos colons préfèrent cheminer à pied plutôt que d'affronter plus longtemps le courant furieux, les dangereux troncs d'arbres à la dérive. A fort de Possel, l'accueil, toujours cordial, des fonctionnaires les réconforte. Après huit jours de halte, ils sont de nouveau sur la piste, avec leurs cent cinquante-deux charges de bagages,--et leurs espoirs au coeur, toujours.
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Tout le long du voyage, ils sont attentifs aux productions du pays, aux profits surtout qu'on en peut tirer. Les lettres de M. Gustave Bimler accusent un esprit sans cesse en éveil, tendu vers le but à atteindre. A Krébedjé (fort Sibut), le caoutchouc arrive en masse. «Il vaut ici de 2 francs à 3 fr. 50. Il vaut en France 18 francs. Nous essaierons quelque chose.»
A fort Crampel, le 8 décembre, ils trouvent la nouvelle du désastre de Drijelé et de la mort du colonel Moll. L'inquiétant indice de la situation que présente le pays où ils vont travailler, des risques qu'on y peut courir! De moins vaillants pourraient frémir, hésiter encore. Eux, quand ils ont rendu aux héroïques soldats de la France l'hommage ému qui leur est dû, ils se remettent en route, pressés d'atteindre le terme du voyage et d'y fêter, avec leur heureuse arrivée, la familiale Noël: «Nous déballerons le phonographe pour nous égayer un peu. Nous penserons certainement beaucoup aux absents, alors que, de votre côté, vous réveillonnerez aussi, et peut-être qu'en même temps, à Lons et à Melfi, nous lèverons nos verres.»
Ils arrivent le 23 décembre, à 9 heures du matin. Ils prennent avec exaltation possession du sol où désormais, pour de longs mois, va s'écouler leur vie. Ils y trouvent une réception affectueuse, fraternelle, de la part du lieutenant Derendinger et du sergent Stocklen, deux Alsaciens de la bonne souche.
«Le pays, ici, est merveilleux, et réellement, malgré les descriptions de Pozzo, je ne croyais pas trouver un paysage aussi joli. Melfi est à 300 mètres d'altitude, et les montagnes qui le surplombent ont bien encore 200 à 300 mètres. Des rochers admirables! Melfi est dans un vrai cirque, peuplé de villages importants, avec de grands troupeaux de boeufs, de moutons, de chèvres et de chevaux...»
Le faki--le prêtre--et plusieurs chefs s'empressent de leur apporter, comme dons de bienvenue, des chèvres, des poulets, des pigeons, du miel... Enfin, c'est un enchantement.
Et la nouvelle existence commence pour les deux colons, la saine vie de la brousse, qui développe et les muscles et le moral, trempe les âmes et endurcit les corps. M. Bimler déballe les caisses, range, menuise, «bricole»,--cependant que M. Pozzo di Borgo fait débroussailler le terrain et trace les fondations des cases. Quand est prêt l'emplacement des deux demeures, le faki vient, selon les rites, y égorger un mouton, en récitant les prières propitiatoires. Puis l'architecte reprend son rôle, cependant que son compagnon surveille la confection des briques d'argile, prépare des cintres pour les fenêtres. Il parle avec orgueil de ses occupations. C'est la joie pleine!
Mais cela ne détourne pas un moment les deux amis de leurs préoccupations commerciales. Il y a dans la région beaucoup d'éléphants, note M. Bimler. Un chasseur est revenu, après huit jours d'absence, rapportant huit défenses d'ivoire, dont les grosses pèsent jusqu'à 30 kilos--soit un produit net de près de 1.800 francs--en une semaine! Aussi va-t-on organiser bien vite, aussitôt que l'un des colons sera libre, une expédition contre la grosse bête. Par malheur, à cette chasse-là, comme à toutes les chasses, on risque de revenir bredouille. La première aventure cynégétique de M. Bimler ne fut pas heureuse: en tout un mois passé dans la brousse, il ne réussit qu'à blesser un éléphant femelle que suivait son petit nouveau-né, et qui parvint à lui échapper. C'était beaucoup de fatigues pour rien. N'importe! il demeurait, comme on dit, d'attaque: «J'ai décidément un tempérament de colonial,» constate-t-il avec satisfaction!
Cependant que la construction des maisons s'achève, les deux amis songent déjà à constituer le premier troupeau qu'ils conduiront vers l'Oubanghi. Ils songent à l'aller chercher du côté d'Abêché. Non que cette région soit plus particulièrement riche en bétail; mais ils auront comme fournisseurs les Kodoïs, qu'ils croient bien placides, et ils savent pouvoir compter sur toute la bienveillance du commandant Hilaire, qui facilitera grandement leur tâche.
Avec une caravane de 7 boeufs porteurs, de 11 hommes, sans compter les boys, n'ayant comme armes que 4 fusils et 2 revolvers, ils partent vers Yaa, où les attend la cordiale hospitalité du sultan Hassen, un vieil et fidèle ami de la France. Ils le quittent pour gagner Ati: deux jours de marche, de minuit à 10 heures du matin et de 3 heures à 7 heures du soir, à travers une région désertique, sans eau, sans villages.
Ils auront encore onze journées d'étapes avant d'atteindre, le 8 juin 1911, Abêché. La situation n'y est pas des plus rassurantes: trois jours plus tôt, le malheureux docteur Pouillot a été assassiné, non loin de là. Les rustiques Kodoïs, les fournisseurs sur lesquels on comptait pour s'approvisionner en bétail, s'agitaient, et le commandant Hilaire avec le capitaine Chauvelot ont dû leur infliger une leçon. Doudmourrah tient encore la campagne, au moment où l'on rend les honneurs funèbres aux dépouilles de Moll et de ses héroïques compagnons,--car c'est au cours de ce séjour à Abêché que MM. Gustave Bimler et Pozzo di Borgo assistèrent aux obsèques de l'inoubliable colonel et recueillirent les clichés qu'ils nous envoyèrent et que nous avons publiés dans le numéro du 13 janvier 1912.
Toutefois, nos colons parviennent à constituer un troupeau suffisant, où figurent quelques vaches qui, à Melfi, où elles font prime, vaudront chacune plusieurs boeufs.
Le retour s'opère dans des conditions assez peu favorables, et les deux voyageurs s'émerveillent, une fois chez eux, d'avoir perdu si peu de bêtes. Ils ont, d'ailleurs, pour rentrer, fait un peu d'exploration; ils ont pris un itinéraire plus court que celui qu'ils avaient suivi à l'aller et qu'aucun Européen encore n'avait parcouru, par Assafique et le massif de l'Abou Telfana.
C'est un exploit qui les enchante par sa nouveauté et un peu par son pittoresque: ces 300 à 400 bêtes à cornes suivant, tour à tour, une piste dénudée, poudreuse, et entre des buissons hérissés, une voie à peine frayée, où leur passage soulève d'épais nuages de poussière; l'incertitude où l'on est toujours de trouver l'eau nécessaire à la subsistance de ce bétail; les haltes, le soir, comme dans un exode biblique, au bord de quelque puits où il faut travailler une demi-journée afin de puiser la quantité d'eau nécessaire à tant de soifs; l'inquiétude que l'on éprouve parfois avant de s'engager sur une route inconnue, où l'indispensable liquide peut manquer, voilà, n'est-il pas vrai, des sujets d'émotions bien variées.
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Il y a, dans le récit de ce voyage, un moment dramatique: celui où, en pays ignoré, nos deux pionniers attendent la pluie bienfaisante. Deux jours ils demeurent arrêtés, anxieux. Enfin, vient l'ondée, diluvienne, qui, d'un coup, transforme en furieux torrents les «bahrs» croupissants, fait des vagues chemins autant de rivières débordées, de chaque cuvette un marécage. Alors, les bêtes s'enlisent, et il faut, pour les dégager, faire appel à la bonne volonté d'équipes peu sûres, recrutées dans les villages d'alentour. Un peu plus loin, romantique contraste, on traverse d'opulents paysages, de grasses vallées qui évoquent, à la mémoire des exilés, le souvenir des plus beaux sites de France et des retours de troupeaux vers la ferme familière, le soir, au couchant. Il s'agit, maintenant, après quelques jours de repos, d'écouler vers Krébedjé et, si possible, Bangui, ce bétail amené au prix de tant de soins, de tant de fatigues et de peines, et auquel le climat humide de Melfi serait très dommageable: les bêtes y sont enlevées en quelques heures, succombant à une maladie assez mystérieuse encore. M. Gustave Bimler va se charger d'accomplir ce nouveau voyage, laissant à son associé le soin d'achever l'aménagement et l'amélioration des cases et la construction d'annexés, puis, plus tard, le recrutement d'un nouveau troupeau. Il part à la tête de 22 personnes: 7 bergers, 9 bouviers, 4 palefreniers, un cuisinier et l'indispensable interprète.
Que de préoccupations! Il faut nourrir cette domesticité--et le mil n'abonde pas partout; il faut tout prévoir, avec ces êtres insoucieux et indolents, le pâturage, l'aiguade et le campement--et aussi songer à se défendre d'une attaque toujours possible, à la halte. Il faut, enfin, avoir l'oeil à tout et ne rien abandonner au hasard.
On couche sous la tente, pas toujours,--quelquefois à la belle étoile, le bétail parqué derrière de fortes zéribas, ou barrières de branchages épineux, ce qui ne dispense pas de monter la garde la nuit entière, pour se protéger contre les convoitises des rôdeurs.
La traversée du Chari fournit au jeune chef de caravane un intermède imprévu. Le fleuve, à cet endroit, en cette saison--c'était au mois de décembre--avait bien 300 mètres de largeur. Les bêtes qui, nées dans un pays de sable, n'avaient jamais vu tant d'eau, refusaient de se mettre à la nage; il fallut les remorquer une à une, attachées derrière une pirogue, ce qui prit trois grands jours.
M. Bimler, à ce voyage, ne poussa pas plus avant que Krébedjé (fort Sibut). Il fut décidé ultérieurement par les deux associés qu'ils fixeraient là leur premier dépôt, en attendant de pouvoir en installer un à Bangui. Et ils ont créé, en effet, un centre commercial important déjà, avec logements pour le chef de convoi et pour son personnel, écuries, hangars, qui sera aux populations d'un grand secours, et qui, dès le début, a été fort bien achalandé.
Depuis, les deux entreprenants colons ont renouvelé bien des fois leur double opération, se relayant de l'un à l'autre de leurs centres d'opérations. Leurs dernières lettres débordent du même élan, respirent le même enthousiasme qui les animait aux débuts: «Si nous réussissons, écrivait dernièrement M. Pozzo di Borgo, à ouvrir entre le territoire du Tchad et Bangui une voie commerciale, nous n'aurons pas seulement réalisé une opération fructueuse pour nous, mais encore nous aurons grandement favorisé l'essor de la colonie.»
LE COMMERCE DU BÉTAIL AU TCHAD,--Une évocation africaine
de la vie rurale de France: l'arrivée du troupeau à l'étape.
Ainsi le succès ne faisait, pour ces deux hardis pionniers, aucun doute.
Quoi qu'il arrive, ils auront eu le mérite d'être les premiers à tenter
la colonisation, l'exploitation commerciale d'un territoire à peine
conquis et pacifié. C'est un geste de bravoure, un exemple que nous nous
devions de signaler, pour la crânerie, l'esprit d'entreprise dont il
témoigne,--un geste très français.
Gustave Babin.
Tant de meurtres et de fusillades que nous relations la semaine passée et qui ont eu des suites--car l'un au moins des frères de l'ancien président, Emilio Madero, a subi, troisième de sa famille, le même sort que lui--ne semblent pas avoir mis un terme à la guerre civile allumée, à Mexico, par la révolte armée du 9 février passé. Les dernières nouvelles annonçaient que les troupes de Zapata avaient attaqué, dans le district même de Mexico, un train militaire, tandis que, d'autre part, l'anarchie qui règne dans les provinces s'est traduite par un échange de coups de feu à la frontière entre des soldats mexicains et des troupes des États-Unis. Du moins assure-t-on que, dans la capitale même, la vie normale a repris son cours, que les ateliers, les usines et les magasins sont rouverts.
Les photographies que nous reproduisons ici, prises au cours de la lutte, ont à tout le moins un mérite d'exactitude, de précision qui manquait aux dépêches par lesquelles nous avons jusqu'ici été renseignés.
La première fut prise le jour même du coup d'État, un quart d'heure après le premier combat. Elle représente le front nord du palais national, gardé par les troupes fédérales, l'arme au poing, jusque sur les terrasses. Le sol est jonché encore de cadavres d'hommes et de chevaux abattus au cours de la fusillade. On voit, sur la troisième, un groupe de morts, tombés également dans ce premier engagement.
L'insurrection, alors, semble battue. Le président Francisco Madero, avec une crânerie de belle allure, est monté à cheval et parcourt les principales rues de la ville, bien escorté, sans doute, mais salué chaleureusement par la foule de ses partisans. La fortune ne devait pas continuer à lui sourire, et, quoiqu'on affirme officiellement qu'il a bien été tué dans les conditions que nous avons dites, tandis qu'on le conduisait, de nuit, de son palais à la prison, un doute continuera toujours de planer sur les circonstances de sa fin tragique.
LA TRAGEDIE DE MEXICO En haut: le Palais national,
défendu par les fédéraux, après le premier engagement avec les rebelles,
le jour du coup d'État (9 févr.). Au centre: le président Madero
parcourant à cheval les rues voisines du Palais, acclamé par ses
partisans, quelques jours avant sa fin tragique. En bas: victimes de
l'émeute, dans un jardin devant la cathédrale.
Le train du généralissime turc Izzet pacha,
au camp
d'Hademkeui.--Phot. G. Rémond.
Hademkeui, samedi 22 février.
Je suis parti de Constantinople à 3 heures du matin, en compagnie du colonel Djemal bey, qui emmène également avec lui Paul Erio, du Journal. Chemin faisant, Djemal bey nous donne quelques explications sur la réorganisation de l'armée et, en particulier, de l'intendance. Au lendemain de Tchataldja, après qu'il eut été immobilisé, trois semaines durant, par 19 choléra, il s'occupa lui-même de ces services d'arrière qui, durant toute la première partie de la guerre, avaient si fort laissé à désirer et dont le mauvais fonctionnement avait été l'une des causes principales de la défaite. Aujourd'hui qu'il se trouve retenu au gouvernement de Constantinople, ce service a été remis aux mains d'Ismaïl Hakki pacha, excellent organisateur, qu'une blessure glorieuse, reçue au Yemen, blessure après laquelle il a dû être amputé d'une jambe, empêche de se rendre sur le champ de bataille.
Chaque jour 1.000 hommes de troupes fraîches, recrues et volontaires, sont dirigés sur les lignes de Tchataldja. Auparavant, ils passent quinze jours à Constantinople pour y être équipés et recevoir un commencement indispensable d'instruction. Depuis près de trois semaines, ces convois d'hommes sont quotidiens, et peuvent continuer indéfiniment. Les convois chargés de vivres arrivent régulièrement; il y a même surabondance, car on a construit des fours à Hademkeui où l'armée fait elle-même son pain. Ces derniers jours, elle refusait les envois de Constantinople. La seule crainte qu'on puisse avoir, c'est que la ligne ferrée se trouve coupée pour quelques jours par le mauvais temps entre Hademkeui et Tchataldja.
Les soldats mangent chaque jour une nourriture chaude, soupe le matin, rata le soir, haricots, riz et lentilles; deux fois par semaine ils ont de la viande fraîche, et deux fois de la viande conservée dans la graisse. Ils reçoivent également du bois et du charbon pour faire du feu. Ils se trouvent suffisamment à l'abri du mauvais temps dans des baraques de planches recouvertes de papier goudronné. Sur d'autres points, ils ont creusé de grandes fosses qu'ils ont recouvertes de toiles de tentes. Ceux qui sont aux avant-postes sont remplacés quotidiennement; ils vivent sous la tente; et quant aux soldats qui occupent les tranchées ou aux sentinelles, on les relève heure par heure durant les journées de mauvais temps.
Le colonel Djemal bey est un grand ami de la France. Il m'explique les grands projets d'organisation de la Turquie d'Asie après la guerre, la création de cinq vastes gouvernorats qui seront des espèces de vice-royautés à peu près indépendantes, ayant leur liberté d'action, de fonctionnement. Comme conseillers, comme directeurs de travaux, on fera appel aux étrangers.
Le colonel Djemal bey.--.--Phot. Talb Kope
--Je ne m'entourerai que de Français, me dit Djemal bey. Après la guerre, j'irai à Paris. J'espère qu'on voudra bien m'aider, me conseiller, m'indiquer des hommes capables, sérieux, travailleurs, intelligents, qui abondent dans votre nation. Je voudrais retourner ensuite à Bagdad et consacrer mes efforts à ce pays. Quelle admirable région! mais abandonnée à elle-même depuis si longtemps! La nature y est si riche, si féconde que, pour le moindre travail, on est aussitôt récompensé, payé au centuple.
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Djemal bey est un grand travailleur; depuis un mois que je le vois chaque jour, il n'a eu de repos vraiment ni jour ni nuit. Relevant d'une grave maladie, il était là à son bureau, pâle, les yeux cernés, énervé par ce labeur qui n'est pas le sien, exaspéré par l'impossibilité de se rendre sur le champ de bataille, et cependant inlassable, surveillant tout, soignant les détails, s'occupant des volontaires, des recrues, des hôpitaux, de la sécurité de la ville, recevant dix personnes à la fois et répondant en même temps aux demandes de ses aides de camp, signant des ordres, lisant des rapports. Depuis quinze jours, il n'a pas revu sa femme malade, n'ayant pas le temps de franchir l'eau pour se rendre à Kadikeui où il habite; de temps en temps il fait venir ses enfants pour les embrasser et les voir quelques minutes autour de lui. Sur ce visage, tous les traits sont marqués d'une volonté implacable, d'une ardeur passionnée. «Mon colonel, lui disait quelqu'un, à quoi bon gaspiller encore tant d'hommes et tant d'argent? Que vous importent quelques tombeaux et quelques mosquées d'Andrinople qui continueraient d'exister sous un statut spécial! Pourquoi ne pas reconnaître la défaite et ne pas réserver pour l'avenir tant de forces aujourd'hui gâchées en pure perte?» Et lui de répondre: «Écoutez bien ceci: Andrinople, c'est pour nous aujourd'hui un cri de ralliement,--le cri de ralliement de tous ceux qui ont à coeur l'honneur de la Turquie.
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Si les Bulgares la prennent et qu'ils prennent Constantinople, et qu'ils prennent Damas et Mossoul et Bagdad, et que je reste à Bassorah avec quinze Turcs, je réclamerai encore Andrinople. La paix tant que l'on voudra, mais la paix avec Andrinople!»
... A peine quittions-nous Constantinople qu'il commença de pleuvoir. En arrivant à Hademkeui, la neige succède à la pluie. Nous devions nous rendre à Tchataldja en compagnie du généralissime Izzet pacha; ce sera peut-être pour demain.
Les Turcs ont à peu près cessé d'avancer. Ils se sont bornés à fortifier leurs positions nouvellement conquises en face de celles des Bulgares qui occupent encore Karadjakeui, Belgrade, Kuchkaïa, Kabatchakeui (les Turcs sont sur ce point à quelques centaines de mètres d'eux), Kadikeui. Surgunkeui a été repris également après quelques escarmouches. On a fait une douzaine de prisonniers dont deux officiers.
24 février.
Depuis hier, tempête de neige avec vent furieux rendant tout mouvement impossible. Les soldats sont terrés. On n'aperçoit que la campagne nue, blanche, parcourue par l'ouragan. Il y en a maintenant pour trois semaines ou un mois avant qu'une grande bataille puisse être livrée. La situation est la même à Boulaïr. C'est la trêve de la neige.
Les Turcs estiment avoir devant eux deux divisions bulgares restées en
arrière-garde; trois autres seraient à Tchorlou. Il y aurait trois
divisions devant Gallipoli, et quatre, dont deux serbes, devant
Andrinople.
Georges Rémond.
Le prince héritier.
Au milieu de la plaine, la hauteur
dite Afgo.
LA GUERRE D'ÉPIRE.--Vue panoramique de Janina et des hauteurs
fortifiées qui défendent la ville du côté sud. Photographies
Rhomaïdès-Zeitz.
Le prince héritier de Grèce et son état-major visitant
les positions avancées devant Janina.
La ville et le lac de Janina, vus des positions de
l'armée hellène.--La ville occupe la base de la presqu'île qui s'avance
dans le lac.
Le fort de Bizaniet les défenses orientales de Janina
(Agia Paraskévi, Koutsoulio, Afgo (oeuf) de Gastritza et Gastritza, vus
d'une hauteur au S.-E. de Janina.)
Croquis à la lorgnette de M. J.
Leune, contrôlé et complété par lui à l'aide de renseignements fournis
par des prisonniers turcs. Les deux parties du croquis se raccordent,
la bande inférieure continuant exactement à droite la bande
supérieure.--Voir aussi les photographies des pages précédentes.
Janina, qui résistait vaillamment aux Grecs--comme Scutari aux Monténégrins et aux Serbes, et Andrinople aux Bulgares--a fini par succomber. Notre collaborateur, M. Jean Leune, qui demeure toujours au milieu de l'état-major de l'armée hellénique, nous enverra avant peu le récit détaillé de cette belle victoire. Voici, en attendant, les dernières lettres de lui qui nous sont parvenues.
Le Diadoque vient d'être nommé généralissime des armées de Macédoine et d'Épire et a pris aussitôt le commandement des troupes opérant contre Janina, --ce qui semble indiquer la préparation d'un assaut décisif. Mais, avant de lui remettre le commandement, le général Sapoundsakis avait été amené, par la force des circonstances, à brusquer une attaque dans les conditions qu'on va lire:
Lundi 20 janvier.
Avant-hier, un chauffeur d'automobile, Albanais parlant grec, qui s'était fait passer pour Grec, et, comme tel, avait pu s'enrôler dans l'armée, a franchi la ligne des avant-postes et est parti à toute vitesse vers Janina, emmenant avec lui le secrétaire du consul d'Autriche à Prévéza. Il allait porter à Eshad pacha le plan des positions de l'artillerie grecque, qu'il avait pu étudier à loisir à chaque fois qu'il portait des munitions aux canons... Ce grave incident a décidé le général Sapoundsakis à brusquer les choses pour ne pas laisser aux Turcs le temps d'étudier sérieusement les documents qui venaient de leur être livrés.
Hier, donc, le général a donné l'ordre d'attaque générale pour aujourd'hui.
Ce matin, à 8 heures, toute l'aile gauche a commencé de progresser sur les hauteurs de Manoliassa, tandis que l'artillerie, tout en appuyant ce mouvement en avant, bombardait Bizani de façon terrible. Dès les premiers coups de canon nous sommes montés sur les hauteurs qui dominent Révéni et d'où l'on aperçoit toute la plaine de Janina, la ville elle-même accroupie au bord du lac, tous les forts et même, au sud, le golfe d'Arta, la mer et l'île de Leucade.
Sur la gauche nous voyions très distinctement la ligne grecque avancer par bonds sous les shrapnells turcs de Saint-Nicolas et de Bizani. De temps à autre, la chaîne de tout petits points noirs que formaient les hommes se brisait par endroits: des soldats venaient de tomber. Leurs camarades continuaient d'avancer...
... A midi, subitement, une fusillade terrible, accompagnée de ce martèlement spécial des mitrailleuses et du grondement des canons de montagne, éclate sur l'aile droite. Bizani, aussitôt, lance de ce côté une averse de shrapnells. De notre observatoire, nous apercevons très bien, au-dessus du village de Kotortsi, une batterie de montagne grecque qui tire sans discontinuer sur les hauteurs séparant Kotortsi de Bizani, hauteurs sur lesquelles sont établis les Turcs. Ceux-ci, attaqués de front par les evzones, pris de flanc par l'artillerie, résistent tout d'abord comme ils peuvent. Ils brûlent en quelques minutes un nombre incommensurable de cartouches. Mais les evzones se rapprochent. L'artillerie tire indistinctement des shrapnells ou des obus percutants. Les uns et les autres font des ravages terribles dans les tranchées et dans les réserves ennemies.
Alors, brusquement, nous voyons les Turcs se lever et s'enfuir, isolément ou par groupes. Les Grecs redoublent leurs feux, et les Turcs tombent, tombent les uns après les autres, et les uns sur les autres. Malheureusement pour eux, leur réserve d'infanterie s'était installée dans un grand enclos entouré d'un mur de 1m,50 de hauteur, avec une seule sortie vers Bizani. Les hommes affolés se ruent tous sur cette unique porte. C'est alors, parmi les fuyards, une boucherie horrible, indescriptible. Balles, obus, shrapnells ou mitrailleuses travaillent comme jamais encore. Et les cadavres s'amoncellent, que les survivants doivent enjamber et piétiner pour s'enfuir. C'est une atroce vision qui dure peu, car les evzones arrivent comme des fous. Et puis, fuyards et poursuivants disparaissent à nos yeux derrière un repli de terrain...
Mais la nuit est proche. A 6 heures, l'artillerie cesse de tirer, la fusillade décroît d'intensité. La bataille est terminée pour aujourd'hui.
A Révéni, c'est déjà un long et lugubre défilé de blessés, les uns sur des brancards, les autres sur des mulets, les autres à pied. Leur enthousiasme est si grand encore qu'ils trouvent leurs blessures insignifiantes.
Les derniers arrivés nous disent qu'à la tombée de la nuit les evzones et le régiment crétois ont occupé la première ligne de hauteurs du petit Bizani: le succès est complet.
24 janvier.
Nous sommes allés voir le terrain sur lequel s'est déroulée la bataille de lundi.
Là où nous voyions les Turcs tomber sous les balles et les obus, le spectacle est horrible. En un seul endroit, à peine grand comme la place Vendôme, nous avons compté cinq cents et quelques cadavres, à peine le quart de ce que les Turcs ont laissé des leurs sur la place, puisqu'on en a compté officiellement 2.200.
Ici, dans une tranchée, un éclat d'obus a arraché la poitrine d'un soldat et l'a plaquée, sanguinolente, sur les pierres du mur-abri... Là, c'est un officier dont toute la partie supérieure du crâne a été enlevée, ouverte et la cervelle projetée en deux endroits à trois ou quatre mètres! Plus loin, un obus a coupé en deux un soldat à hauteur de la poitrine, lui a entièrement déshabillé le torse et l'a ensuite retourné sur la partie inférieure du corps. Ailleurs, ce sont quinze ou vingt hommes fauchés à leur place dans la tranchée, leurs armes à côté d'eux. Ici, un isolé; là, un monceau de quarante ou cinquante cadavres. Sur l'emplacement de la réserve, les tentes sont encore là, des gamelles sur les feux éteints... Le sol est criblé de balles de shrapnells, d'éclats qui y ont tracé de longs sillons.
De temps à autre, un cadavre grec,--relativement peu. Certains d'entre eux, des evzones, serrent dans leurs mains des lettres à leur femme, à leur mère. Les pauvres gens ont dû les baiser pieusement avant de mourir et ils semblent prier celui qui les leur prendrait des mains de vouloir bien les faire parvenir quand même!...
Un pappas circule sur ce terrain d'horreur pour dire sur chaque mort grec les prières d'usage...
31 janvier.
S. A. R. le Diadoque a pris le commandement de l'armée. Le général Sapoundsakis est resté sous ses ordres comme commandant de l'aile droite (6e et 8e divisions). Le prince a adopté en partie les plans du général, mais y a apporté des modifications dont l'exécution demandera un certain temps.
Voici deux jours que la neige tombe. Quelles souffrances endurent ces
malheureux soldats! Les convois n'arrivent plus régulièrement, sans que
ce soit la faute de personne. Les animaux meurent par dizaines. Les
chemins, ou ce qu'on appelle ainsi, sont encombrés de cadavres de
mulets. Des bataillons entiers restent quarante-huit heures sans pain.
Jean Leune.
La nouvelle de la reddition de Janina a été connue jeudi à Paris par une dépêche officielle reçue à la légation hellénique. Ce télégramme précisait que, jeudi matin, à une heure, le commandant en chef des forces turques à Janina avait fait informer le prince héritier de son désir de se rendre. Deux heures après, trois parlementaires se présentaient au camp grec et confirmaient la capitulation.
L'AVIATION A LA GUERRE D'ORIENT
L'hydro-aéroplane du lieutenant grec Montoussis, tombé à la mer, après
avoir volé sur Gallipoli, est remorqué vers Lemnos à 20 noeuds à
l'heure.
Phot. S. Vlasto.
Le lieutenant aviateur Montoussis, de l'armée hellène, de qui nous avons signalé naguère les prouesses devant Janina, s'était rendu à la reprise des hostilités, à Lemnos, avec un hydroaéroplane français, afin d'apporter son concours aux troupes engagées à Gallipoli. Le 6 février dernier, convoyé par le contre-torpilleur Vélos qui, parti avant lui de Moudros, le port de l'île, devait l'attendre à la hauteur d'Imbros, pour l'assister en cas d'accident, le lieutenant Montoussis, qu'accompagnait, comme observateur, un de ses camarades, prenait son vol vers la terre. Le Vélos vit le biplan passer au-dessus de sa route et disparaître derrière la côte turque. Pendant quarante minutes angoissantes, il demeura invisible. Puis il reparut, au loin, et à une grande hauteur,--plus de 1.300 mètres, on devait le savoir plus tard. Il se dirigeait droit vers Imbros et Lemnos, mais soudain on le vit descendre en vol plané, puis se poser doucement sur la mer, à quelque vingt mètres du rivage d'Imbros. Un canot fut mis à la mer. Il ramena l'appareil jusqu'au Vélos qui le prit en remorque et l'entraîna, toujours flottant, jusqu'au port, à la vitesse de 20 noeuds. Alors, on apprit ce qui s'était passé: le tube qui porte l'essence du carburateur au mélangeur s'était rompu, par suite d'un défaut du métal, et le moteur s'était arrêté. Dix minutes plus tôt, le lieutenant Montoussis tombait sous le feu des batteries turques.
M. Louis Barthou, historien
Nous connaissions M. Louis Barthou orateur et ministre, homme politique et homme d'État. Nous connaissions M. Louis Barthou juriste et légiste, traitant avec sûreté de la «distinction des biens» et de la loi syndicale. Nous connaissions M. Louis Barthou bibliophile fervent, en quête des manuscrits précieux et des introuvables éditions. Nous connaissions M. Louis Barthou écrivain aimable, jouant d'une plume souple et fixant des mots, des évocations et des couleurs sur un carnet de voyage. Mais nous ne connaissions pas encore M. Louis Barthou historien et M. Louis Barthou historien valait d'être connu.
On a, vous le savez, formidablement écrit sur Mirabeau. Le gigantesque orateur de la Constituante a été le sujet d'une bibliographie immense. Pamphlets, correspondances, mémoires, monographies par centaines, études d'ensemble et anecdotes, toute la grande et toute la petite histoire. Et voici qu'un autre livre (1) s'attaque de nouveau au personnage, et que l'auteur de ce livre est le ministre de la Justice et le garde des Sceaux du gouvernement actuel.
Note 1: Mirabeau, par Louis Barthou. Librairie Hachette, 7 fr. 50.
C'est curieux; mais, instinctivement, dès qu'un homme politique signe une oeuvre d'histoire, on recherche les idées de parti que cet homme politique a voulu placer dans son oeuvre. Nous avons donc cherché de la politique dans le livre de M. Louis Barthou. Nous n'y avons trouvé que de l'histoire. Et c'est vraiment admirable à force d'être exceptionnel.
L'oeuvre, d'ailleurs, est belle parce qu'elle fut entreprise avec une passion visible de vérité, avec une curiosité ardente de tous les inconnus du personnage; l'oeuvre est claire parce qu'elle est méthodique et ordonnée; elle est solide, elle est puissante, parce que la discussion de cette vie de tribun s'appuie sur l'expérience d'un homme de gouvernement.
Mirabeau ne peut être séparé des siens. Nul plus que lui, parmi les colosses du passé, n'a dû ses qualités, ses défauts et ses vices aux races dont il était issu. M. Louis Barthou va donc nous raconter la famille avant de nous raconter l'homme qui la fit demeurer dans l'histoire. Le père de Mirabeau, le marquis, l'Ami des Lois, nous est seul familier, avec l'oncle, le bailli. Nous savons moins la vie du grand-père, Jean-Antoine Riqueti de Mirabeau, ce terrible colonel qui, à Cassano, en 1705, disputa à un de ses amis, pistolet en main, l'honneur de défendre un pont violemment attaqué par les troupes du prince Eugène. Une balle lui ayant cassé le bras droit, Jean-Antoine prit une hache de la main gauche; mais un coup de fusil lui coupa les nerfs du cou et la jugulaire. Il tomba à peu près mort, servit de marchepied à l'ennemi, et survécut néanmoins. Il resta, il est vrai, privé de l'usage du bras droit «pour lequel il s'était fait une parure d'une grande écharpe noire, et, à la suite d'une opération dont la hardiesse étonna, il dut porter un collier d'argent pour soutenir sa tête». Ce qui ne l'empêcha pas de convoler peu après en justes noces avec une belle jeune fille d'excellente famille, dont il eut sept enfants. L'invalide au collier d'argent était encore un rude homme. Il mourut à soixante et onze ans. Tel est l'aïeul. Quant au père, le marquis, l'Ami des Lois, il serait la physionomie la plus curieuse qu'aurait produite la famille des Riqueti si le marquis lui-même n'avait pas eu un fils dont les vices, le génie et la gloire dépassent et effacent presque tout ce que «cette race effrénée» avait produit avant lui.
Quatre dessins du nouvel album de Sem.
M. Louis Barthou nous donne un excellent et pittoresque chapitre sur le fameux procès de Pontarlier. Mirabeau plaide contre sa femme qui veut se libérer de ce mari bruyamment et insolemment infidèle, au surplus fils rebelle, «couvert de dettes, deux fois condamné, plus célèbre par son inconduite que par ses services et par ses prisons que par ses talents.» Ce gentilhomme débraillé, sans ressources et sans crédit, est, croit-on, un plaideur minable. Mais non, il va se révéler dans cette lutte et jeter, pour la première fois dans la partie ses dons incomparables, et secrets jusqu'alors pour tous et pour lui-même. Car, jusqu'à ce jour, il a écrit, il n'a pas parlé. Mais il se pressent. Il s'émeut lui-même à la péroraison 'un de ses mémoires. Il faut à l'éloquence qu'il porte en soi et qui est toute l'éloquence, l'épreuve du public, la contradiction, l'action, la bataille, l'atmosphère. «L'occasion s'offre à lui. Il la saisit et, plaideur vaincu, il se relève et se révèle orateur incomparable.»
M. Louis Barthou a bien fait de très longuement insister sur ces procès de Pontarlier et d'Aix, qui marquent la date du destin dans la vie de Mirabeau. Dès lors, seulement, le génie se dégage du monstre. Et c'est le génie, à son éclosion, puis dans toute sa formidable gloire que nous allons suivre en des chapitres nourris de faits et d'idées sur le voyage de Mirabeau en Allemagne, sur les «Approches de la Révolution», sur les Elections en Provence, sur les États généraux enfin dans tout leur grandiose tumulte, avant d'en arriver au pacte avec la Cour...
Mirabeau, vénal, fut-il réellement un traître à la Révolution? Non, dira l'historien. Car «la politique que Mirabeau conseillait à la Cour dans ses consultations secrètes, il l'avait vingt fois exposée publiquement». Il avait fait leur part dans ses projets à la liberté, à l'autorité, à la royauté et à la Révolution. Il représentait la Révolution voulue, réfléchie et définitive «mais sans être envieuse du temps et désirant de la mesure, des gradations et une hiérarchie». Il fut un réaliste en ce temps de déductions philosophiques et de doctrines travaillées. Et si, dix-huit mois avant sa mort, si en novembre 1789, alors que l'on n'avait pas encore commencé de détruire, si ce génie pratique et puissant avait été appelé à diriger l'État, il eût, en conciliant la royauté et la révolution--conclut M. Louis Barthou--épargné à la France la Terreur, le césarisme et l'invasion.
Voir les comptes rendus des autres livres nouveaux dans La Petite Illustration de cette semaine.
Chaque année, les mêmes saisons, ramènent avec une douce tyrannie, chère à ceux qui la subissent, les mêmes plaisirs, imposent des goûts semblables, et de pareils divertissements. Cet été--et nous verrons sans surprise, aux beaux jours, renaître cet engouement périodique--la côte normande et ses deux plages rivales ont possédé l'heureux privilège de retenir et de fixer un instant la mode. Elles ont dû le céder, quelques mois après, à la Côte d'Azur, qui, dès les premiers frimas, et à peine le temps avait-il revêtu son manteau «de vent, de froidure et de pluie», a repris ses droits à l'élégance et au luxe. Sem avait fait, l'année dernière, avec une verve aiguisée, la chronique dessinée de la grande semaine de Trouville-Deauville, en silhouettant d'un crayon preste les Parisiens notoires, les grands étrangers, les artistes, les gens de lettres, de courses et de finance, qui ont coutume de s'y réunir; il s'est, comme il convenait, transporté, cet hiver, sur le littoral méditerranéen, propice aux mondanités françaises et cosmopolites. Et il nous offre aujourd'hui les croquis pris par lui au cours de cette «campagne», en un album (60 fr.) dont la couverture porte, en lettres d'or chevauchant sur fond d'azur, ce titre alliciant: Sem à la mer bleue.
Entendez bien que ce que Sem a vu sur ses plaisants rivages, ce ne sont point des «marines». La «mer bleue» n'apparaît pas au ce recueil qui se recommande d'elle: aussi bien ne semble-t-elle avoir qu'une part minime dans les préoccupations de ceux qu'attirent les douceurs de la Riviera. On les rencontre de préférence sur les promenades et dans les jardins où il est de bon ton de se montrer, dans les restaurants et les bars à la mode, et autour des tables de jeux. C'est en ces lieux aimables que Sem, observateur spirituel, mordant, mais dont la fantaisie, si elle égratigne parfois, n'entend pas blesser, les a saisis au passage, dans leurs attitudes familières. Toute la comédie est là, avec ses premiers rôles, ses vedettes, ses personnages de second plan et ses comparses. Plusieurs silhouettes, déjà aperçues dans le précédent album, aujourd'hui épuisé, se retrouvent ici; et on les revoit avec agrément. Mais un très grand nombre de figures nouvelles y apparaissent, enlevées d'un trait alerte et gai: nous en reproduisons ici quelques-unes, celles de deux célèbres compositeurs italiens, Mascagni et Puccini, et de deux maîtres du chant, Chaliapine et Caruso.
Ces dessins, Sem les a jetés, sur ses pages d'album, en un désordre voulu, qui, n'en doutons point, est un effet de l'art. Les gestes, les grimaces, les rires et les effarements, les costumes--tout cela renforcé de vives couleurs--s'y mêlent, s'y opposent, dansent devant les yeux une ronde endiablée. Et, quand on a tourné tous ces feuillets où ont surgi tant de différents visages, l'impression reste dans l'esprit d'avoir vécu, avec le plus avisé des compagnons, une de ces heures légères, fortunées, dont le temps est prodigue à la Riviera.
l'organisation méthodique du travail
Une récente grève--d'ailleurs à peu près terminée--qui vient d'éclater dans une de nos plus grandes usines d'automobiles, a posé, sous une forme nouvelle en France, la question chaque jour plus passionnante des conflits du capital et du travail. Cette forme nouvelle, c'est la mise en vigueur du système Taylor.
Qu'est-ce donc, au juste, que le système Taylor? Théoriquement, et tel qu'il est exposé par l'auteur dans son ouvrage Principes d'organisation scientifique des usines, c'est l'application, au travail manuel, de méthodes scientifiques rigoureuses: elle conduit à adapter rationnellement l'ouvrier à la nature du travail qu'il accomplit.
Un exemple fera comprendre en quoi consiste cette méthode. Supposons un maçon auquel son patron a donné la tâche d'édifier un mur en briques. L'intérêt des deux parties en présence sera évidemment, pour l'ouvrier, de se fatiguer le moins en gagnant le plus possible; pour le patron, d'obtenir le plus grand rendement au meilleur compte. Avec les méthodes empiriques usitées jusqu'ici, le maçon fera sa besogne d'après les routines et les tours de main de ses ancêtres. Mais M. Taylor est venu qui a dit à cet artisan: «Placez votre auge à votre droite, à tant de centimètres de votre mur. De cette façon, votre main n'aura que le minimum de chemin à parcourir pour prendre le mortier, et comme, d'autre part, j'aurai préparé votre tas de briques pour que vous n'ayez pas à vous baisser pour en prendre, vous gagnerez quelques secondes dans l'accomplissement de votre travail.
» Bien mieux. J'ai remarqué que vos camarades se croyaient obligés, en raison de la consistance du mortier, de frapper à coups de manche de pelle sur la brique, pour la faire adhérer; je vais vous composer un mortier plus liquide, qui vous permettra de n'appuyer qu'avec la main: nous gagnerons ainsi le temps qu'il vous fallait pour saisir votre outil et vous en servir.»
Bref, à force de gagner, de-ci de-là, quelques secondes sur les gestes de son homme, M. Taylor arrive à obtenir, en un même laps de temps, un travail double et parfois triple qu'auparavant; et cela avec la simple assistance d'un chronométreur, chargé de «minuter» les moindres gestes de ceux qui travaillent.
Voilà donc en quoi consiste le système Taylor. Mais ce n'est point, quoiqu'on ait semblé le dire, exactement celui qui a été appliqué aux usines Renault. Il ne fallait point songer, en effet, à obliger des ouvriers français à se plier à une précision de gestes qui eussent répugné à leur caractère indépendant. Le système qui fut employé à Billancourt devint alors le suivant.
Admettons qu'il soit question de fabriquer un moyeu de roue. Le bureau des plans dessine la pièce. Le service du chronométrage s'empare des dessins, étudie la forme des outils qui seront nécessaires pour exécuter le mieux et le plus rapidement possible l'objet. Un ingénieur porte le morceau de métal sur la machine-outil, regarde sa montre. Le travail fini, il voit ce qu'il a mis de temps à usiner le moyeu. Au besoin, il recommence plusieurs fois, toujours avec l'idée de faire mieux et plus vite.
Cette étude achevée, le bureau établit le prix de revient de la pièce, fixe un chiffre, qu'il majore de 20% pour tenir compte des différences possibles résultant de l'habileté professionnelle de celui qui reproduira ultérieurement le modèle établi. Le contremaître compétent est alors appelé, à charge par lui d'exécuter strictement, et au prix fixé, l'objet désigné. Et, en dernier ressort, l'ouvrier recevra la mission de réaliser le moyeu dont les plans et le prix de revient auront été ainsi préalablement déterminés.
On voit qu'il n'y a là rien qui ressemble au système américain. L'ouvrier n'est pas bridé dans son effort: tout ce que lui est demandé, c'est d'effectuer un travail donné dans un délai donné. De cette manière, telle pièce qui revenait jadis à 3 francs, par exemple, arrive à ne plus coûter aujourd'hui que 50 centimes. Et, par contre, l'ouvrier dont l'effort est plus soutenu, reçoit un salaire plus élevé, qui peut atteindre 40% de son taux primitif.
Que doit-on penser de cette méthode nouvelle? Il est bien difficile de
le dire exactement. Il semblerait que la grève qui a éclaté
dernièrement, et dont le ohronométre était la cause, soit un argument
décisif contre ce procédé; mais, d'autre part, ses partisans font valoir
qu'en Amérique les ouvriers qui l'ont accepté dans un très grand nombre
d'usines sont plus heureux que les nôtres, travaillant moins longtemps,
gagnant davantage et ayant plus de loisirs.
P. H.
Luttes d'influence en Orient.
La guerre turco-balkanique a mis en présence, avec les forces opposées, deux influences extérieures aux belligérants: d'un côté l'influence allemande, prépondérante en Turquie, de l'autre l'influence française qui a joué, chez les alliés, un grand rôle.
Los hostilités terminées, ces luttes de «rayonnement» vont s'accentuer encore entre nos voisins et nous,--plus exactement entre nous et la triplice, car l'Italie ni l'Autriche ne sauraient s'en désintéresser.
Or, l'une des oeuvres françaises qui ont accompli, en Orient; notamment, la meilleure besogne, l'Alliance française, se plaint que les ressources dont elle dispose ne lui permettent pas d'accomplir, là-bas, tout ce qu'elle voudrait.
A son récent banquet--auquel assistait, bien qu'il n'eût pas encore, à ce moment, pris possession de ses hautes fonctions, M. Poincaré--M. Jonnart, ministre des Affaires étrangères, faisait appel au zèle, au dévouement de l'Alliance pour l'aider «à travailler à la sauvegarde des intérêts et des droits de la France». Certes, le bon vouloir, l'ardeur même de l'Alliance française ne sauraient être mis en doute; mais, comme le tait remarquer son président M. P. Foncin, «elle ne peut agir que si elle est en mesure de compter sur les sympathies actives du public français». Or, ses ressources ne se développent pas proportionnellement à ses efforts, pour mener à bien la tâche qu'elle assume.
Sans doute, elle vient de fonder avec succès à Brinn (Autriche), où les rivalités d'influence sont ardentes, où la population est très variée, un comité nouveau qui, dès le premier jour, a obtenu un gros succès. Mais, dans l'Orient proprement dit, son oeuvre traverse une crise redoutable. «Plus que jamais, écrit de Constantinople un de ses membres, notre Comité a besoin d'être soutenu. Les Allemands redoublent d'efforts en Asie Mineure, en Arménie... Et, précisément, cette année, nos ressources sont des plus restreintes... Nous allons être forcés de réduire toutes nos subventions, et même d'en supprimer quelques-unes.» D'autre part, le P. Katchadourian, directeur des écoles arméniennes de Mamouret el Aziz, s'inquiète des progrès des orphelinats allemands, qu'une quête fructueuse en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, vient de mettre en possession de ressources énormes.
Il serait souhaitable que l'opinion française entendît ces plaintes,--cet appel, et tendît à ces pionniers de notre influence «une main secourable», selon le mot du P. Katchadourian.
Une serviette historique.
Nous reproduisions récemment (numéro du 21 décembre 1912) un tableau satirique du dix-septième siècle auquel les conférences de Londres donnaient un intérêt actuel: il représentait l'Homme malade--entendez le Turc,--soigné par des médecins de toutes nations réunis à son chevet. Au moment où la guerre se poursuit en Thrace, le document que nous publions ci-dessous rappelle à propos que la lutte de la Croix contre le Croissant n'offre point aux historiens un thème nouveau.
La serviette brodée dont notre photographie montre fidèlement les dessins fut donnée, avec un service de table complet, au prince Eugène, après sa victoire sur le? Turcs à Belgrade, en 1717. En ce temps-là, c'était l'empereur d'Autriche qui guerroyait avec le sultan; et Belgrade était le prix de la lutte, comme aujourd'hui Andrinople. Les épisodes de la campagne, qui se termina par la paix de Passarovitz (1718), sont naïvement évoqués sur cette curieuse serviette: en dessous des armes du prince Eugène de Savoie, soutenues par deux lions, l'aigle autrichien dévore le croissant--aquila dévorat lunam, dit la légende;--au milieu figure le prince Eugène lui-même, à cheval, entre deux Turcs implorant la clémence du vainqueur; en bas c'est, autour de Belgrade assiégée, un combat entre cavaliers, où l'épée chrétienne l'emporte sur le cimeterre.
La lutte séculaire de la Croix contre le Croissant.
--La
prise de Belgrade par les troupes autrichiennes du prince Eugène,
en
1717, figurée sur une serviette de table.
Mme Vanderbroucque Grardel, à qui nous devons la communication de ce document, nous a dit tenir la précieuse serviette de son père, fils d'un industriel, Alexandre Grardel, maire de Bapaume et aide de camp du général Oudinot en 1813, qui avait épousé une petite-fille d'Augustine de Tende; celle-ci l'avait reçue de son père, Jean-Baptiste-Louis de Tende, écuyer et avocat au conseil d'Artois, proche parent de la famille de Savoie-Carignan.
L'alcoolisme et la criminalité aux États-Unis.
Si l'on contestait encore l'influence de l'alcoolisme sur la criminalité, les statistiques établies en Amérique, dans des circonstances particulièrement concluantes, ne laisseraient guère de doute à cet égard.
Dans l'État de Dakota, les arrestations policières se sont réparties de la manière suivante:
Pendant les neuf mois précédant la prohibition de l'alcool:
Dans Dans 5 petites villes. 7 grandes villes. Ivresse. 319 1.492 Coups. 223 535 Autres causes. 192 1.545 Total 734 3.572 Pendant les neuf mois suivant la prohibition: Dans Dans 6 petites villes. 7 grandes villes. Ivresse. 66 302 Coups. 60 435 Autres causes 108 1.699 Total 234 2.436 Voici un relevé aussi éloquent concernant l'État de Birmington où la prohibition est entrée en vigueur en 1908: 1907 1908 Ivresse. 1.434 396 Outrages aux moeurs. 912 602 Coups. 738 463 Meurtres. 65 29 Vol. 618 537 Vagabondage. 398 267
Enfin, dans l'État de New-Hampshire, après plusieurs années de prohibition, le nombre des internés dans les maisons de correction était tombé à 470. On est revenu au régime de la licence; au bout d'un an, ce nombre remontait à 830, et il atteignait 2.180 quatre ans plus tard.
La culture française et la Triple Entente.
A mesure que se resserrent davantage les sympathies de la Triple Entente, le goût de la culture française, des arts et des lettres de notre pays, devient plus vif encore en Angleterre et en Russie, non seulement dans les classes riches et dans le public des universités, mais dans les classes moyennes et les établissements d'instruction secondaire. C'est ainsi que nous parviennent des deux pays les échos de deux manifestations récentes et symptomatiques: l'une fut organisée, à la fin du mois dernier, par la Société des Langues modernes, à Belfast, où Molière, Victor Hugo, Gounod, Chaminade, Saint-Saëns, eurent les honneurs d'une séance musicale et récréative, à laquelle assistaient de nombreux étudiants anglais et qui se termina aux accents de la Marseillaise, reprise en choeur par l'auditoire. L'autre manifestation eut lieu à Kieff, au gymnase Naoumenko, dont les jeunes élèves jouèrent... le Cid. La tentative était intéressante, car enfin jouer une tragédie de Corneille en son texte français, dire en toute leur beauté, sans accent et sans altération, les vers de notre grand classique, est chose peu aisée pour des collégiens russes. La petite troupe cependant, composée d'élèves de seize à dix-huit ans dirigés par leur professeur de français, M. Maillard, triompha de ces difficultés et donna une interprétation tout à fait honorable du chef-d'oeuvre devant les autorités scolaires de l'arrondissement empressées à venir applaudir les résultats heureux de l'expérience. Quand donc, dans nos lycées français, sera-t-on en mesure de faire représenter en son texte une scène d'un drame russe ou bien un acte de Shakespeare?
L'inventeur des étincelles musicales pour la télégraphie sans fil.
Depuis quelques années, tous les grands postes de télégraphie sans fil emploient le système d'émission par étincelles musicales. Nous avons jadis exposé le mécanisme de cette méthode fort supérieure aux méthodes antérieures: en produisant, au moyen d'appareils spéciaux, des étincelles très rapprochées, on obtient une note musicale régulière, qu'on peut faire varier à volonté et qui permet de réaliser la syntonie acoustique. La note est, en effet, perçue téléphoniquement par le poste récepteur qui la distingue aisément des notes émises par d'autres postes ou des vibrations engendrées par les décharges électriques de l'atmosphère.
Nombre d'ingénieurs ou de constructeurs, la plupart étrangers, ont revendiqué l'invention du procédé.
Or, il paraît établi aujourd'hui, sans conteste possible, que l'honneur de cette invention revient à un ingénieur français qui s'est acquis, dans le domaine de l'industrie électrique, une autorité mondiale.
Dans la séance du 3 février 1913, l'Académie des sciences a, en effet, ouvert un pli cacheté déposé sur son bureau le 16 août 1898, par M. A. Blondel. Sous le titre Perfectionnements à la télégraphie sans fil, l'auteur décrivait le moyen de réaliser la syntonie acoustique, en produisant des étincelles musicales au moyen d'alternateurs à fréquence élevée. Un peu plus tard, dans un document de 1900, publié en 1905, l'éminent ingénieur décrivait complètement le montage d'un poste émetteur musical. Mais l'emploi des étincelles rares était alors général; la routine administrative accueillit les propositions «révolutionnaires» de M. Blondel avec son scepticisme ordinaire.
C'est seulement quelques années plus tard que des Français d'initiative, comme le commandant Ferrie et M. Béthenod, contribuèrent à la réalisation pratique du système imaginé d'abord par M. Blondel, et auquel ils ont apporté de sérieux perfectionnements.
La longueur des racines des plantes.
Dans une conférence sur la conservation de l'humidité dans le sol, un spécialiste américain, M. R. D. Watt, a donné quelques chiffres intéressants sur le développement du système radiculaire des plantes.
Ce développement peut être très considérable, comme on s'en rend compte par l'examen direct qui consiste à extraire une plante, avec précaution, d'un sol meuble de préférence, et à en couper toutes les racines pour les mesurer exactement. Ainsi, un chercheur anglais, ayant mesuré la longueur totale des racines d'un pied d'avoine, a obtenu le chiffre de 136 mètres. Ce chiffre ne comprend pas les poils absorbants qui augmentent de douze fois la surface de la racine qui les porte. Un chercheur américain a fait de même pour quatre pieds de maïs. Or, pour l'ensemble, il a trouvé 1.600 mètre de racines, soit 400 mètres en moyenne pour chaque pied. On voit par là combien la plante est bien organisée pour absorber l'humidité du sol.
Le public du quartier Montparnasse.
C'est un rapprochement plaisant et imprévu que celui de ces deux noms «Molière à Bobino», inscrits, depuis une semaine, au-dessous de l'image de notre grand comique sur le programme d'un petit théâtre du quartier Montparnasse... Déjà les Parisiens avaient pu entendre à l'Odéon des artistes de café-concert dans la comédie classique. Et voici qu'aujourd'hui Molière, par une heureuse fortune, trouve, en un music-hall populaire, coutumier d'autres spectacles, des acteurs excellents, tout à la fois fantaisistes et respectueux d'une oeuvre immortelle,--et un public, un bon public, qui s'amuse, et rit, et tout de suite, dès les premières répliques, se sent à l'aise! L'aventure est charmante et de bon exemple.
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Tandis que, après, une copieuse partie de café-concert, on représente le Malade imaginaire, la physionomie de la salle apparaît telle qu'à l'habitude: de braves gens, des ouvriers, venus en famille, avec leurs femmes et leurs enfants, garnissent l'orchestre, l'amphithéâtre. Et c'est plaisir que de voir leurs faces réjouies, aux endroits où Molière a prodigué sa verve comique. Les interprètes ont leur grande part des applaudissements. Tous, ils appartiennent à la troupe ordinaire de Bobino, que dirige avec succès M. Montpreux, particulièrement bien avisé en la circonstance, et ils jouent gaîment, sans charge excessive, des rôles nouveaux pour eux: ainsi M. Émile Rhein, «chanteur typique», se montre en Argan; M. Albret, «excentrique fantaisiste», en Purgon; M. Sarvey, «ténorino bouffe», en docteur Diafoirus; M. Marius Reybas et M. Maintgert, «chanteurs de genre», en Cléante et en Béralde; Mlle Berthe Delny, «diseuse à voix», en Beline, et Mlle Rosaberth, «diseuse de genre», en Angélique.
M. Fleurant et M. Purgon: MM. Avenière et Albret. | Argan: M. Émile Rhein. | Le docteur Diafoirus et son fils: MM. Sarvey et Charlay. |
«LE MALADE IMAGINAIRE» AU CAFÉ-CONCERT. --Les interprètes de Molière à Bobino.
Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés en titre
ne nous ont pas été fournis.