Title: L'Illustration, No. 3657, 29 Mars 1913
Author: Various
Release date: October 29, 2011 [eBook #37874]
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3657, 29 Mars 1913
Ce numéro comprend, dans ses vingt-quatre pages, une gravure en taille-douce remmargée avec feuille de garde. Il est accompagné de LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Roman n° 3, contenant la troisième partie du roman de M. Marcel Prévost: Les Anges gardiens.
LE SERMENT DU NOUVEAU ROI DES HELLÈNES Au Parlement
d'Athènes, entouré de la famille royale, du haut clergé et des
ministres, le vainqueur de Salonique et de Janina jure fidélité à la
Constitution.--Voir l'article, page 284.
Il y a, dans nos idées et dans nos sentiments, une périodicité merveilleuse et fatale créée par les saisons. Chacune d'elles, à époque fixe, ramène des pensées pareilles dont nous ne pouvons pas plus nous défendre que l'arbre de ses bourgeons. Nous ne sommes pas maîtres de la circulation de nos sèves. Dès la fin de mars, des feuilles sont en nous qui veulent pointer et sortir. Et c'est pourquoi, tous les ans, nous nous étonnons, avec une naïveté qui jamais ne s'épuise, d'éprouver la même impression singulière en lisant un jour sur le calendrier ces deux brusques syllabes: Printemps. Elles éclatent comme une coque.
Et, aussitôt, nous voilà pensifs, inquiets, tristes et gais tour à tour. Printemps... Le passé nous fait regarder en arrière. Printemps... L'avenir, au fond de ses bois, sonne du cor. Printemps... Que va-t-il arriver? Qu'est-ce qui se prépare en nous et hors de nous? Des bonheurs sont cachés qui nous guettent dans les buissons plus serrés. Il y a quelqu'un d'attendu. D'où vient ce vent frais et léger, cet air vif qui prépare et semble apporter déjà l'hirondelle? Entre les pleurs des souriantes giboulées, le ciel montre un bleu de myosotis, et le nuage animé court avec une hâte aimable comme pour nous dire de là-haut: «Je ne fais que traverser. Je ne reste pas.» Le soleil, jusque-là si retiré, si pâle et si déteint, nous pose tout à coup des pointes de feu qui nous brûlent, et son éclat aveuglant devient insoutenable dans le miroir des flaques de soufre laissées à terre par la récente averse. Ah! Printemps! Printemps! Que me veux-tu donc? Pourquoi reviens-tu, tout seul jeune et seul toujours pareil, seul ne bougeant pas, quand l'homme, en dépit des fausses joies, des illusions d'une minute et des ardeurs d'une seconde que tu lui rends, change et vieillit davantage à chacun de tes insolents retours et cesse de plus en plus d'être printanier? Pourquoi lui remets-tu à l'esprit et au coeur des désirs oubliés dont il n'a plus l'orgueil, et des espoirs décevants dont tu n'es pas capable toi-même, avec toutes tes excitations, d'assurer la suite? Est-ce pour le narguer? le faire souffrir? Quel est ton but et ton calcul? Consoles-tu? Désoles-tu? Parle, allons? Explique-toi. Abats ton jeu. Dis ce que signifient tes sautes d'humeur et de vent, tes câlineries et tes rudesses, ton âpre bise et tes tièdes rayons, tes douches de chaleur et de froid, tes précoces maturités et tes gelées soudaines, ton arc-en-ciel mal essuyé et tes aigres tempêtes... ta grâce féminine et ton affreux caractère?
Car tu n'es pas du tout ce que le prétend et l'a indument établi la molle légende; tu n'as rien de l'époque vaporeuse et suave que proclame la poésie et qu'ont célébrée les chansons des Musettes. Tu t'écartes de plus en plus de ta réputation romantique. Tu restes aigu, difficile. Et je t'en loue, ô printemps! je t'en félicite! Combien tu me plais, saison dangereuse, dans ta virginale et dure vérité! Tu as la rustique saveur qui fouette et tonifie. Tes eaux semblent plus froides que celles de l'hiver, tu maltraites la peau, tu poivres les yeux comme à l'automne, tu pousses l'homme imprudent à se découvrir trop tôt pour te donner la joie taquine de l'enrhumer, tu es perfide, vinaigrée, infernale de malice et de ruse. On ne sait jamais avec toi de quel pied partir et sur lequel danser. Tu ris, tu pleures, tu te fâches, tu boudes, tu vous donnes un baiser... et une claque. Ton feuillage lui-même est d'un éclat trop neuf qui manque d'habitude et qui paraît toujours prématuré. Tout chez toi offre une acidité irritante et qui picote. Mais aussi quel ton! quel montant! Quand on consent à te voir et à t'accepter telle que tu es, dans ta résistante sauvagerie, tu procures d'inoubliables joies qui ne s'attaquent pas à tous.
*
* *
Pour bien te goûter, printemps, et comme tu le mérites, il est indispensable, d'abord, d'avoir fait ses classes, d'avoir parlé latin et su trois mots de grec, et d'avoir feuilleté Ovide, Théocrite et Virgile, et récité par coeur cinq petits vers d'Horace,... car devant plus d'un rameau d'avril dressé comme le bras de la nymphe qui va être prise, et au bout duquel jaillissent des glaives de verdure à la place des doigts, il est impossible de ne pas se rappeler avec ravissement certains passages des Métamorphoses. Le printemps est la saison mythologique de l'année.
Et pour te bien comprendre et te pénétrer encore, printemps, il sera nécessaire d'avoir l'âme un peu Renaissance, d'avoir aimé l'Astrée, les tapisseries bleues où il ne fait pas très chaud, les roseaux courbés par Éole, la coiffe de la Dame gonflée par le vent de la tour, et la rosée du matin sur les étriers, et les jardins plats et frisquets du temps des Valois où s'inspirait Ronsard.
Et ce n'est pas tout. Pour te garder, printemps, un souvenir fidèle et qui jamais ne s'use, et qui, au contraire, se fasse plus tendre et plus amoureux, il faut que très petit enfant, à l'âge où nous sont révélées les divines beautés de la nature et des choses humaines, nous t'ayons découvert non pas dans les villes, mais loin d'elles, à la campagne... oui... que ce soit sous un arbre en train de déplier les papillotes de ses feuilles, près d'une tige onglée de vert, les pieds dans l'herbe humide et au chant d'un pinson, que nous ayons, pour la première fois, salué ton arrivée et reçu ton bonjour guilleret.
Si nous avons eu ce bonheur, jamais en nous tu ne passeras. Tu nous auras marqués pour toujours; nous resterons baptisés de ton charme et parfumés de ton jeune lilas. Chaque année la vie, un instant, recommencera pour nous à partir de la minute où nous avons fait connaissance. Dans l'âge mûr et jusque dans la vieillesse, tu nous ramèneras à l'entrée du jardin, en nous rendant l'odorat délicieux que nous avions alors sous l'étourdissement de la première rose.
*
* *
Mais, malgré tout, quel que soit le jour, le lieu, l'instant où nous
t'avons appris, tu nous fais plaisir quand tu reviens, et l'on
t'embrasse sur les joues de celles qui sont toi, ton image vivante, le
printemps fait femme. Il t'arrive de nous attrister, de nous remplir de
regrets, nous ne t'en voulons pas. Nous te pardonnons la peine que tu
nous causes parce que tu nous émeus, que jamais tu ne nous laisses
indifférents. Nous ne te prenons pas au mot, nous sommes trop sages pour
cela, nous savons bien que tu n'apportes rien de plus à chacun de nous,
que tu ne lui donnes que ce qu'il a, c'est-à-dire le peu, le rien qu'il
a pu garder,... et que le printemps du voisin n'est pas le mien,...
cependant nous te sommes reconnaissants de nous faire croire, sans que
nous soyons dupes, de nous aider à être en quelque sorte les
illusionnistes volontaires de nous-mêmes. Tu séduis en effet notre
clairvoyance sans la troubler et tu fais de nous des chimériques d'un
moment, conscients et désolés,--et tout de même joyeux! Tu nous grises,
tu nous ressuscites, Lazares d'une aurore qui n'ignorons pas qu'avant le
soir le linceul nous rhabillera. Ainsi, quoique tu n'opères en nous
aucun gracieux changement, que tu accentues comme exprès le triste
acquis et les stigmates des années, que tu ne sois pas capable de nous
ôter une ride ni de blondir un seul de nos cheveux blanchis, tu nous
rajeunis quand même... oui... par le regret, par l'inutile et déchirant
désir, par la douleur de l'irréparable, par le mirage des amours
passées, par les fantasmagories de l'évocation, par les sourires et par
les pleurs que tu nous arraches, par le désespoir de notre tendresse
devenue plus ardente et plus riche, par la beauté de souffrance que tu
développes, par tout cela, printemps, tu nous fais jeunes, jeunes,
jeunes comme jamais nous ne l'avons été, comme nous ne l'étions pas
quand nous avions l'âge de l'être, et que nous respirions nos vingt ans,
sans savoir. A présent nous savons, nous sommes renseignés, mais nous
n'avons plus les splendeurs de notre adorable ignorance. Du moins
meurtris, frappés, privés chaque jour davantage, nous nous faisons de
tous nos plus chers souvenirs--auxquels, parfois, viennent s'en ajouter
de précieux encore --nous nous faisons en nous-mêmes un printemps, un
printemps intérieur, un printemps secret qui ne se voit pas du dehors,
pareil à ces petits jardins des châteaux en ruines, cachés derrière des
remparts. Et quand revient chaque année le printemps de tous,
l'universel, il nous invite à descendre nous promener dans ces allées
intimes, dans ces bosquets du coeur où brille un soleil plus chaud que
le vrai, où les fleurs jamais ne se fanent, où le ciel est d'un bleu que
je ne peux dire...
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
C'est dans la soirée de mardi que le ministère Briand, mis en minorité au Sénat sur la question de la représentation proportionnelle, dut remettre sa démission au président de la République. Le surlendemain, jeudi, après les consultations d'usage, M. Poincaré a confié à M. Louis Barthou, garde des Sceaux et vice-président du cabinet démissionnaire, le soin de former le nouveau ministère qui a été définitivement constitué vendredi soir à 11 heures. La crise aura donc été rapidement et facilement résolue. Huit des ministres ou sous-secrétaires d'État du précédent cabinet sont d'ailleurs demeurés dans le ministère actuel, qui comprend douze députés et quatre sénateurs. En prenant la présidence du Conseil, M. Louis Barthou s'est réservé le portefeuille de l'Instruction publique. Les ministres de la défense nationale, MM. Étienne (Guerre) et Pierre Baudin (Marine), conservent leurs hautes responsabilités. M. Stéphen Pichon revient au quai d'Orsay, où il fit précédemment, et avec distinction, un long séjour. M. Klotz passe des Finances à l'Intérieur.
Les autres membres du nouveau cabinet sont: MM. Antony Ratier (Justice), Charles Dumont (Finances), Jean Morel (Colonies), Alfred Massé (Commerce et Postes et Télégraphes), Joseph Thierry (Travaux publics), Clémentel (Agriculture), Henri Chéron (Travail), Paul Morel (sous-secrétariat de l'Intérieur), Paul Bourély (sous-secrétariat des Finances), Léon Bérard (sous-secrétariat des Beaux-Arts). Pour M. Anatole de Monzie, enfin, est créé un sous-secrétariat de la Marine marchande. Cette création enlève une direction importante au ministère du Commerce, auquel, en compensation, on a rendu les Postes et Télégraphes. D'où la suppression du sous-secrétariat que M. Chaumet dirigeait depuis plusieurs années avec une active compétence.
De gauche à droite: M. Ch. Dumont. (Finances.) M. St. Pichon.(Aff. étrangères.) M. Ratier. (Justice.) M. L. Barthou. (Président du Conseil [I. P.])
M. P. Baudin. (Marine.) M. Klotz. (Intérieur.) M. Clémentel. (Agriculture.) M. Étienne. (Guerre.) M. J. Thierry. (Travaux publics.) M.
Massé. (Commerce.) M. J. Morel. (Colonies.) M. H. Chéron. (Travail.)
Le nouveau ministère, présidé par M. Louis Barthou.
En se présentant, ainsi constitué, devant la Chambre, mardi dernier, le nouveau conseil des ministres, par la voix de son président, a déclaré avant tout faire sien le projet de loi, déposé par le précédent cabinet, et qui porte à trois ans la durée du service militaire égal pour tous. En ce qui concerne la réforme électorale, il s'est affirmé favorable à une transaction.
Immédiatement interpellé par MM. Franklin-Bouillon et Maurice Viollette sur la composition du ministère et la politique qu'il entend suivre, le président du Conseil a obtenu de la Chambre, par 222 voix contre 162, avec 164 abstentions, un premier vote favorable.
Toute la presse a salué de ses enthousiastes éloges la belle oeuvre que M. Henry Bernstein vient de faire représenter au théâtre des Bouffes-Parisiens et, depuis, le public a ratifié et confirmé cet éclatant succès. On a constaté que l'auteur de la Rafale et de l'Assaut, après avoir passé du drame de situation au drame social, en était arrivé, avec le Secret, au drame de caractère, et' qu'il lui avait, d'emblée, donné une vie extraordinaire. Pourtant c'était assurément au caractère et, du même coup, au sujet théâtralement les plus dangereux que M. Bernstein s'était attaqué là.
Aux époques de notre littérature où l'on intitulait des pièces le Menteur, l'Avare, l'Étourdi, et où l'on faisait tourner leurs trois actes ou leurs cinq actes autour d'un personnage, on aurait donné pour titre à une telle oeuvre: la Méchante; mais ce titre eût été lui-même aussi «ingrat» que le sujet et que le personnage qu'il désignait.
Tandis que M. Henry Bernstein a préparé, noué et développé son intrigue avec une telle habileté, présenté, fouillé, éclairé ses caractères avec une si sûre intuition, une si franche maîtrise, qu'il se trouve avoir accru son succès des difficultés mêmes de l'entreprise.
M. Claude Garry (Constant Jeannelot). M. Victor Boucher (Denis Le Guenn).
LE SECRET.--Après la révélation.--Dessin de J.
Simont.
Mme Simone (Claire Jeannelot). Mlle Madeleine Lély (Henriette Hozleur).
LE SECRET.--Après l'aveu de l'amie
perfide.--Dessin de J. Simont.
Le caractère qui domine, en cette pièce, tous les autres et dont les
manifestations ont leur répercussion sur l'existence des êtres proches,
est donc celui d'une femme méchante, spontanément et foncièrement
méchante, envieuse, jalouse de tout bonheur dont elle n'est pas la
bénéficiaire ou la dispensatrice, mais non toutefois dénuée
d'aspirations nobles, capable de remords et même d'amour vrai. Cette
méchanceté est d'ailleurs subtilement dissimulée; c'est le «secret» de
cette âme... Auprès de cette jeune femme, Claire Jeannelot, aimée et
amoureuse de son mari, vit sa meilleure amie, une jeune veuve, Henriette
Hozleur, qui a aussi son «secret», mais qui est un secret de fait:
confiante en la parole de l'élégant Charlie Punta-Tulli, elle s'est
donnée à lui, au début de son veuvage, et la rupture est survenue.
Maintenant Henriette épouse le timide et délicat Denis Le Guenn et la
félicité des deux époux serait parfaite si Charlie Punta-Tulli ne
réapparaissait. Voilà le secret d'Henriette révélé: son union avec Le
Guenn va être rompue et ce sera un atroce déchirement. Or, ce n'est
point le hasard qui commit ces cruautés réitérées, et la découverte de
la faute d'Henriette fait par conséquence dévoiler la méchanceté innée
LE NOUVEAU CYRANO.--M. Le Bargy
dans son
costume du premier acte.
--Photo-Couleurs.
de Claire. Claire implore d'abord le pardon d'Henriette, puis se
confesse à son mari en sanglotant, et, par cet aveu et par ces pleurs
sincères, la monstrueuse créature nous devient presque pitoyable. Et le
triste Le Guenn est obligé de convenir que l'infortune de Jeannelot
égale si elle ne dépasse la sienne. Pour l'un comme pour l'autre
d'ailleurs le temps apaisera ces douleurs.
Les interprètes des quatre principaux rôles, Mme Simone, Mlle Lély, MM. Garry et Boucher, ont contribué à l'incroyable impression de vie profonde, intense qui émane de cette pièce. On les a acclamés.
Svelte, cambrant sur deux jambes maigres un corps nerveux mais souple, le regard franc et ardent, la moustache et la barbiche en bataille, le visage enlaidi seulement par le nez «cyranesque», tel apparaît d'abord le nouvel interprète de la comédie héroïque de M. Edmond Rostand sur la scène de la Porte-Saint-Martin.
M. Le Bargy étant le seul artiste qui ait pu, depuis la mort de Coquelin, interpréter à Paris ce rôle éclatant et formidable, personnifier le désormais immortel Cyrano il était inévitable qu'on le confrontât avec la vision laissée par le «créateur» du rôle. Or, cette dissemblance que le physique accuse, dès le premier regard, entre les deux interprètes est celle même de l'esprit et de l'exécution des deux interprétations. Moins de volume et d'abondance sonore chez M. Le Bargy que chez M. Coquelin; mais, sans doute, chez M. Le Bargy, plus de profondeur dans la tendresse et dans l'amour, de hauteur dans la bravoure et dans la fierté. Ainsi connaît-on maintenant par lui, sous un aspect nouveau, un peu différent et non moins juste, ce type admirable de Français vaillant, généreux et spirituel qui se révéla il y a quinze ans à peine sur cette même scène de la Porte-Saint-Martin et qui a déjà pris sa place dans la galerie des héros dont s'honorent les littératures de tous les pays et de toutes les époques.
Vue générale d'Okrida.
PUBLIÉES PAR ARRANGEMENT SPÉCIAL AVEC «THE CHICAGO DAILY NEWS»
Envoyé sur le théâtre de la guerre, du côté bulgare, par son journal The Chicago Daily News, M. Paul Scott Mowrer eut la bonne fortune, au moment où se concluait l'armistice, de se voir confier, par le ministre de l'Intérieur, au professeur Constantin Stephanof, de l'Université de Sofia, chargé de lui servir d'interprète et aussi de veiller sur lui, d'être son guide et son garant. Sous la conduite de ce cicérone, charmant compagnon de route, le journaliste américain fut autorisé à visiter les positions d'Andrinople et celles de Tchataldja. Puis, par chemin de fer, il traversa toute la contrée, de Dimotika et de Dedeagatch à Salonique, pour revenir ensuite à Monastir, d'où une voiture le conduisit, à travers une région montagneuse alors ensevelie sous la neige, à Chrida, au seuil de l'Albanie. De tout ce voyage, il a donné à son journal de très vivants et très littéraires récits.
Mais la partie la plus intéressante, peut-être, la plus neuve, du moins, de toute cette pénible expédition, ce fut la traversée de l'Albanie qui la couronna. Nous ne croyons pas qu'aucun autre journaliste ait, depuis le commencement de la guerre, affronté cette sauvage région, dont le sort, actuellement, prête à tant de rivalités. Aussi avons-nous jugé intéressant de demander à M. Paul Scott Mowrer de nous donner un compte rendu de son raid courageux. Voici la première partie de son récit:
La famille du Bulgare Manef, le principal citoyen
d'Okrida.
Un doute amer, qui peut, dans l'avenir, être pour les puissances chargées du règlement de la question d'Orient, l'occasion de graves inquiétudes, ronge le coeur des Slaves établis dans la région d'Okrida. Seront-ils, désormais, Serbes ou Bulgares? Les territoires qu'ils occupent sont devenus virtuellement le champ d'action de l'armée serbe, et ont tous été occupés par elle. Les envahisseurs n'hésitent pas à déclarer qu'ils sont bien résolus à demeurer là où ils sont. A leurs yeux, en effet, la population entière de la région est serbe d'origine. Pourtant, quand on se renseigne auprès des gens eux-mêmes du pays, à peu d'exceptions près, ils se considèrent résolument comme des Bulgares, et quoique leur loyauté envers le pacte d'alliance ait prévenu tout acte d'hostilité ouverte, on sent entre les indigènes et les conquérants un courant profond d'opposition qui laisse redouter que quelque malaise persiste après la paix prochaine.
Une rue d'Okrida.
--Nous avons beaucoup souffert, me répétaient à l'envi les gens de la ville; mais, au milieu de nos souffrances, notre seul espoir était que nous serions un jour réunis à la Bulgarie, notre patrie. Si la conférence des puissances devait donner à la Serbie notre pays et nos foyers, ce serait pour nous le dernier coup. Nous n'aurions plus qu'une ressource: émigrer.
--Ou encore, ajoutaient certains des plus exaltés, nous battre!
Okrida, en effet, loin d'être Albanaise, comme le prétendent un certain nombre de politiciens albanais qui vivent au dehors, était un centre ancien de culture slave. Que cette culture fût plus particulièrement serbe ou bulgare, c'est aux historiens d'en décider. Mais, dans le temps présent, il n'est pas douteux, en dépit des efforts que fout les Serbes pour dissimuler les faits, que l'immense majorité des habitants parlent la variante bulgare de la langue slavonne et qu'ouvertement leur fidélité, leur «allégeance», va au roi Ferdinand.
Il est assez curieux de constater, en passant, que le jour où vraiment nous avons été frappés de cet antagonisme de races fut le jour d'une pittoresque fête religieuse, observée de concert par les deux branches de la famille slave des Balkans. La principale cérémonie de cette solennité avait lieu sur les rives du lac, où de rudes gars attendaient, en chemise et culottes, pour plonger à la poursuite d'une petite croix d'or que l'évêque devait tout à l'heure jeter dans les flots sombres et cinglants. Afin de mieux suivre la scène, nous nous étions fait conduire à la maison d'un pêcheur située tout au bord de l'eau. De la fenêtre, nous voyions le plongeur victorieux barboter, frissonnant, vers la rive et courir à travers la foule en présentant, à droite et à gauche, la croix aux baisers. Et quand tout fut fini, que la femme du pêcheur nous eut offert, sur un plateau, des confiseries et des liqueurs, notre hôte lui-même, très nerveux, s'approcha silencieusement du divan où était assis mon compagnon, le professeur Stephanof, de l'Université de Sofia, et, à mi-voix, du ton grave d'un homme qui pose une question de vie ou de mort, il demanda:
--Et, dites-moi, comment cela va-t-il, à Sofia? Ils ne vont pas nous trahir avec les Serbes? Nous ont-ils oubliés?
Un peu plus tard, comme nous nous en revenions par d'étroites et tortueuses ruelles, vers la maison du Bulgare Manef, le principal citoyen de la ville, de qui nous étions les hôtes, nous fûmes rejoints par un ancien comitadji, Tchoulef, dont les Serbes avaient fait le chef de la police. Il faut dire ici que l'une des légères différences qui distinguent la langue serbe de la bulgare est que les noms patronymiques serbes se terminent en itch tandis que leur désinence, en bulgare, est en ef ou of, ces deux terminaisons ayant d'ailleurs le même sens: «fils de». Or, Tchoulef, après nous avoir entretenus de l'inquiétude du pêcheur, nous dit:
--Les Serbes refusent absolument de nous appeler par nos vrais noms. Ainsi, ils appellent mon ami Manef «Manovitch», et je puis vous montrer le papier qui me nomme chef de la police et où je suis appelé «Petre Tchoulevitch». Ils sont enragés pour nous changer en Serbes coûte que coûte.
Chez Manef, on avait servi en notre honneur du thé, du café, et nous demeurâmes là à fumer des cigarettes, jusqu'à l'heure où nous devions aller présenter nos devoirs à l'évêque bulgare d'Okrida. Cet accueillant dignitaire de l'Église nous attendait, siégeant en grande cérémonie dans la salle de réception de sa maison, ses doigts jouant indolemment avec les pierreries d'un long et magnifique chapelet d'améthystes. Après que nous eûmes échangé les habituelles salutations, on apporta le café traditionnel et les cigarettes; alors l'évêque observa sur un ton calme et digne:
--Les Serbes, ici, sont un peu enclins à marcher sur les pieds de nos compatriotes. C'est ainsi qu'ils ont débaptisé toutes les rues; mais, au lieu de leur redonner des noms des saints slavons d'autrefois, ou des héros qui vécurent en ce pays aux temps jadis, ils ont préféré y honorer les noms de Serbes assez mal réputés, chefs de bandes et outlaws. Je crains qu'ils n'aient adopté une mauvaise politique.
Plus tard, quand des serviteurs eurent fait circuler sur des plateaux diverses douceurs, des sucreries et de savoureuses liqueurs distillées dans les monastères, le prélat ajoutait:
--Ils ont pris les pupitres des écoles bulgares et les ont expédiés en Serbie. Et je puis vous montrer une bien curieuse lettre, si vous voulez prendre la peine de la voir.
Le comitadji Tchoulef, devenu
chef de la police d'Okrida.
L'évêque sonna. Son secrétaire, sur sa demande, lui apporta la lettre en question. C'était un ordre du commandant serbe notifiant au prélat d'avoir à mentionner dorénavant, dans les prières de l'Église, exclusivement le nom du roi Pierre et celui du prince héritier de Serbie.
--Jusque-là, expliqua l'évêque, j'avais toujours nommé, dans mes prières, les rois et les familles royales des différents pays alliés, et je fus donc très surpris en recevant ce message. J'y répondis que je ne pouvais faire ce dont j'étais requis, mais que j'aurais plaisir à nommer d'abord le roi Pierre, puis les autres monarques alliés, en prononçant le nom du roi Ferdinand le dernier. Moins de deux jours après, je recevais une seconde lettre me demandant de renvoyer la première, celle dans laquelle le commandant serbe m'adressait son extraordinaire demande. A quoi je répondis que je serais heureux de fournir à cet officier une copie du document qu'il me réclamait, mais qu'il était hors de doute qu'une lettre, une fois remise à son destinataire, devenait la propriété de celui-ci et cessait d'appartenir à son expéditeur, et que, par conséquent, je me considérais comme obligé de conserver l'original.
Ce même soir, comme nous faisions une petite promenade d'adieu par les rues, nous rencontrâmes un lieutenant serbe avec lequel nous avions antérieurement noué des relations d'amitié. Je le questionnai, en passant, sur cette division de la population en deux camps.
--Oh! dit-il, avec un bref rire, vous ne pouvez rien imaginer de plus confus. Dans cette seule ville, il y a une demi-douzaine d'écoles serbes, quatre ou cinq écoles bulgares, une couple d'écoles grecques et enfin une école valaque ou roumaine. Cependant, chacune de ces nationalités se prétend supérieure en nombre à toutes les autres réunies!
En dernier lieu, je résolus de me livrer à une petite enquête. Elle me démontra que, quoi que le lieutenant pût penser, les écoles d'Okrida étaient à ce moment ainsi réparties: huit bulgares, une grecque, une valaque et une serbe, celle-ci n'ayant d'ailleurs que trois élèves.
Il n'est pas douteux que l'excès de patriotisme stimule beaucoup l'imagination (1).
Note 1: Je viens d'être avisé que le comitadji Tchoulef est allé récemment passer deux jours à Sofia. Il y a appris à M. Stephanof, mon compagnon de voyage, que, le lendemain même de notre départ, son ami Manef avait été arrêté et emprisonné par les Serbes, en punition de ce qu'il nous avait donné l'hospitalité.
Partout, dans le district d'Okrida, les Serbes sont encore en conflit avec les Albanais. Quelle que soit la nation qui doive, dans l'avenir, posséder ce pays, elle y courra le même risque.
Ces montagnards sauvages, amoureux fervents de la liberté, pour lesquels la vie d'un homme est moins sacrée que celle d'un chien, pour qui les idées de famille et de moralité sont si sacrées qu'on les a vus abattre d'un coup de fusil un étranger coupable d'avoir simplement regardé l'une de leurs femmes, qui sont aussi parfaitement hospitaliers que l'étaient les Israélites aux jours de l'Ancien Testament, mais qui n'éprouvent qu'un vague regret pour avoir tué un hôte sur la route après qu'il a quitté leur toit, ces hommes de clans, en perpétuelle discorde, risquent maintenant et risqueront longtemps d'être entraînés à une longue guérilla contre leurs envahisseurs.
Encore qu'ils cultivent volontiers un petit lopin de terre auprès de leurs cabanes, dans leurs aires montagneuses, ils sont avant tout un peuple pastoral, vivant tout le long de l'année dans les hauteurs, solitaires et moroses, avec leurs troupeaux de moutons ou de chèvres. Ils ne savent ni lire ni écrire. Ils ont peu d'histoire et aucune culture. L'origine de leur race est plus ou moins mystérieuse. Ils sont dans une aussi complète ignorance du monde extérieur que l'est une tribu de sauvages africains. Ils savent, en revanche, porter le fusil. Et maintenant, quand ils sortent de leurs inaccessibles retraites, c'est presque toujours avec l'intention de surprendre quelque petit détachement de soldats serbes qu'ils se sentent à même de fusiller dans quelque défilé, avant que les victimes ainsi guettées aient seulement le temps d'épauler leurs propres armes.
(Agrandissement)
L'Albanie centrale, que M. Paul Scott Mowrer a traversée
de Monastir à Durazzo, par Okrida et Elbassan.
Okrida n'est pas réellement en Albanie; elle est à l'une des extrémités de la contrée. Si la ville est aux trois quarts bulgare et si les paysans de l'Est sont, pour la plupart, bulgares ou serbes, les montagnards de l'Ouest sont de pure race albanaise--si toutefois une telle race existe--pâles de teint, hauts, élancés, têtes rondes, les yeux plutôt bleus ou gris, taciturnes, et aussi solitaires que les aigles dont ils partagent le royaume. La guerre semble être leur seule distraction. Les Turcs les craignent et les respectent à ce point qu'ils leur laissent faire en réalité tout ce qu'il leur plaît, même en deçà de leurs propres frontières. Ils ne les contraignirent jamais à leur payer des impôts. Leurs crimes de tous genres demeurèrent impunis. Ils n'ont pas plus l'idée d'aucune forme de gouvernement que ne l'ont des loups. La seule chose que les Ottomans aient jamais obtenue d'eux, c'était qu'ils descendissent, cohortes sans peur, pour se jeter avec une sauvage bravoure sur les canons et les baïonnettes de l'ennemi. Plus d'un régiment turc n'a échappé au risque d'être décimé que parce que ses soldats albanais, tout fiers d'une occasion si belle, avaient été placés sur le front pour recevoir en pleine tête ou en pleine poitrine la grêle des boulets serbes.
Dans une bataille actuelle, en face d'une armée moderne, avançant, comme font tous les soldats maintenant, en lignes brisées de tirailleurs, s'abritant derrière chaque saillie du sol et derrière chaque pierre, de sauvages hordes comme en forment les Albanais auraient peu de chances de succès. On peut difficilement les contraindre à tirer couchés. Ils préfèrent se battre en groupes composés d'hommes de la même localité, chargeant et se précipitant de telle sorte qu'ils forment pour les tireurs modernes une proie facile. On imaginera quelle est la brutale férocité de leur attaque quand j'aurai mentionné qu'un jour un soldat serbe fut trouvé sur le terrain où avait eu lieu une escarmouche, sa baïonnette enfoncée dans le corps d'un Albanais, lequel, complètement désarmé, avait néanmoins manoeuvré de façon à prendre le Serbe à la gorge avec ses dents, et l'avait étranglé d'une fatale étreinte, comme ferait d'un loup un dogue bien dressé. Mais leur vrai champ d'activité est la montagne. Là, bondissant de roc en roc, aussi agilement que leurs propres chèvres, connaissant chaque passe comme chaque sentier, ils sont capables de tenir un ennemi en haleine pendant un temps indéfini, ainsi qu'ils font maintenant pour les Serbes, tirant toujours du haut de quelque escarpement d'où ils dominent leurs adversaires, moins rompus qu'eux à ces exercices d'escalades. Les Serbes ont occupé avec un plein succès toutes leurs villes et tous leurs hameaux. Mais ils ne peuvent pas occuper chaque roc; et c'est pourtant ce que, pratiquement, ils devraient faire avant que de pouvoir dire qu'ils sont absolument sûrs que l'Albanie est, soumise.
Ce pays, le plus sauvage de l'Europe, a longtemps été un gage entre les mains de l'intrigue étrangère. Il fut un temps, il y a peu d'années, où chaque hutte albanaise pouvait se vanter de posséder au moins trois fusils modernes. Ces armes étaient distribuées par les agents des diverses nations intéressées, chacune ayant en vue d'attirer à sa propagande l'aide des montagnards. D'abord venait l'agent italien, plaidant la cause de l'Italie, et laissant un fusil italien. Ensuite apparaissait l'Autrichien, avec des armes autrichiennes. Les Serbes, à leur tour, armèrent les Albanais dans l'espérance de les tourner contre leurs suzerains, les Turcs, cependant que ces derniers les armaient dans l'espoir qu'ils seraient contre les Serbes les meilleurs des auxiliaires.
C'est pourquoi le premier soin des envahisseurs serbes fut de désarmer la population. Besogne féconde en surprises, car, à côté des armes les plus perfectionnées, chaque famille avait conservé, de génération en génération, les fusils à mèches, les fusils à pierres des jours passés, précieux souvenirs de la valeur des ancêtres! Dans chaque ville de l'Albanie où nous entrions, nous apercevions d'énormes amas rouillés, gros comme quatre ou cinq bottes de foin, de ces antiques fusils et pistolets, tous encore chargés, beaucoup d'entre eux avec la pierre encore enchâssée dans le chien, prête à enflammer la pincée de poudre décomposée placée dans le bassinet tout couvert de toiles d'araignées.
En raison de cette situation, et bien que la campagne proprement dite soit virtuellement terminée ici, la discipline appliquée par les Serbes dans toute la montagne est encore très sévère. Nous en eûmes la brusque notion le matin qui suivit notre arrivée à Okrida. Notre premier devoir, naturellement, fut d'aller voir le commandant de la ville et de lui faire connaître notre présence. Comme nous errions à travers les vieilles rues tortueuses, bordées de petites boutiques pleines de toutes sortes de choses bonnes à manger, destinées à être travaillées, ou portées, nous arrivâmes enfin à l'état-major serbe,--une grande maison à deux étages antérieurement occupée par un bey albanais, lequel, à l'arrivée des Serbes, était mort de subite et violente façon. Nous fûmes introduits dans le grand hall qui toujours divise, de l'avant à l'arrière, les maisons turques élégantes. Le sous-lieutenant serbe, qui avait le commandement du convoi qu'à deux reprises nous fûmes obligés de suivre au cours de notre voyage depuis Monastir, nous accompagnait. Il voulait, disait-il, parler lui-même pour nous à l'aide-major.
D'ordinaire, nous n'attendions pas bien longtemps avant d'être reçus par les officiers du haut commandement, car ils étaient généralement aussi heureux de nous voir, d'apprendre de nous ce que nous pouvions leur dire touchant les affaires du dehors que nous pouvions l'être nous-mêmes de les voir. Mais, ce jour-là, il en fut autrement. Pendant une demi-heure nous fîmes antichambre.
Nous commencions à trouver le temps long, quand l'aide-major que nous attendions, l'air préoccupé, accablé, la mine sombre autant qu'une nuit d'orage, se rua à travers le corridor qui conduisait au bureau du commandant. Cependant que nous demeurions stupéfaits, nous demandant ce que pouvait présager tant de violence, notre sous-lieutenant fit sa réapparition, ses yeux bleus voilés, les lèvres très pâles, les pommettes très rouges. Il se tenait à l'écart et semblait embarrassé de nous connaître,--enfin, un tout autre homme que le brave et gentil compagnon que nous avions connu jusque-là. Il nous fallut quelque minutes pour obtenir de lui l'aveu de ce qu'il y avait dans l'air. Il avait commis une faute impardonnable, semblait-il, en abandonnant un moment le convoi dont il avait reçu le commandement. Quel droit avait-il de s'attacher lui-même à nous? Savait-il seulement qui nous étions? Il y avait cent chances contre une pour que nous fussions des espions autrichiens, et, dans ce cas, il avait commis une bévue qui pouvait compromettre l'avenir tout entier de la Serbie!
Tout cela nous semblait assez bizarre, mais nous apparut plus sérieux en ce qui concernait le jeune officier. Nos coeurs commençaient à se navrer à la pensée que nous avions, bien malgré nous, mis dans l'embarras un si aimable camarade. Un quart d'heure plus tard, pourtant, nous fûmes reçus par le colonel Ristitch.
En dix minutes, nous étions devenus les meilleurs amis, échangeant des confidences, prenant du café, et admirant ensemble la belle collection d'armes albanaises et turques que possédait le colonel et qu'il avait arrangées en panoplies au-dessus de son lit de camp. Nous lui expliquâmes le cas du sous-lieutenant et nous lui arrachâmes la promesse que, pour cette fois, il serait complètement absous «puisque c'était nous!» Néanmoins, il demeura de cet incident quelque chose entre nous et le pauvre sous-lieutenant. J'ai rarement vu un homme aussi effaré.
Nous dînâmes ce soir-là avec les officiers serbes, dans le hall de la maison du bey albanais. Tchoulef, le chef de la police, nous avait donné, en guise de garde du corps, pour la durée de notre séjour, un très beau révolutionnaire bulgare, avec une moustache blanche et de sévères yeux bleus. Cet homme, vêtu d'une sorte d'uniforme, portait sur sa casquette le nombre 1, et il le portait fièrement, car il signifiait, dans son opinion, qu'il était l'homme le plus utile de la troupe, comme il en était le plus âgé. Une aveugle fidélité est la qualité maîtresse du caractère de la plupart des paysans bulgares, et cet homme n'était pas une exception à la règle. Il avait reçu comme instructions de bien veiller sur nous. Pour demeurer fidèle à cette consigne, il insista donc pour entrer avec nous dans la salle à manger, avec son fusil. Il s'assit sur une estrade surélevée, dans un coin. Et pas un moment, au cours de cette longue Soirée, il ne nous quitta des yeux.
Le colonel Ristitch.
Les Serbes sont extrêmement sociaux. Ils aiment la bonne chère, la bonne compagnie «t les bous vins. Il y a, dans la région des Balkans, beaucoup de tziganes, et, tandis que les Bulgares refusent de les enrôler comme soldats, les Serbes les acceptent volontiers, dans l'unique but, je suppose, de leur faire jouer de la musique après dîner. Il n'y a pas un de ces gars basanés qui ne soit maître sur quelque instrument. Ici, par exemple, il y en avait deux qui jouaient du violon de façon à vous échauffer le sang dans les veines, et qui chantaient de si sauvages chansons slaves ou tziganes, en agitant leurs bras et se frappant l'un l'autre la tête de leurs tambourins, qu'on en oubliait leurs uniformes de soldats et que, rêvant, on s'imaginait transporté dans un camp de nomades, en quelque lointain désert, au milieu de scènes farouches d'amour passionné et de haine.
Était-ce l'effet de la musique tzigane, je ne sais, mais, vers le milieu de la soirée, le vieux policier nous protégeait, de son coin, avec une si intense fixité, et empoignait d'une telle énergie son arme qu'un brave lieutenant, qui est, en temps de paix, professeur dans une école supérieure, à Belgrade, éprouva le besoin d'aller à lui et de lui murmurer à l'oreille des mots qui, je l'imagine, avaient pour but de lui faire poser une minute son déplorable fusil. Le vieux camarade, machinalement, obéit. Mais, longtemps avant que nous eussions fini nos toasts d'adieu, tandis que montait le choeur émouvant de Oïslavana, le chant de ralliement de tous les Slaves, depuis l'Ob, bien loin en Russie, jusqu'à la Moldau et au Danube, il était de nouveau sur ses pieds, l'arme en mains, les yeux fixes. Positivement, je crois que si quelqu'un avait osé nous toucher seulement d'un doigt un peu rude, le vieil homme l'eût abattu sur l'heure.
... La chevauchée à travers la rude montagne, d'Okrida à Elbassan, a toujours été considérée comme extrêmement hasardeuse. En hiver, seuls les plus hardis des montagnards s'y aventurent. Mais le matin où nous étions pour nous mettre en route il nous semblait qu'il y avait dans l'air quelque chose de plus grave encore que de coutume. Sans nous en donner les raisons précises, le commandant serbe d'Okrida avait déjà tenté de nous dissuader de ce voyage. Nous trouvant fermement résolus, aimablement il offrit de nous donner une escorte de cinq cavaliers. Nous attendîmes une heure la venue de ces hommes. Or, les jours d'hiver sont courts. Le moment arriva où nous commençâmes à nous dire que, réellement, nous aurions dû déjà être en route. Comme nous étions avec un jeune agent de police bulgare, un ancien révolutionnaire lui aussi, bien armé et bon fusil, nous n'avions nulle crainte.
Nous étions déjà en selle quand Tchoulef, le chef de la police, arriva à côté de mon compagnon et lui dit quelques mots à voix basse. Nous comprîmes alors le peu d'entrain des cavaliers à obéir aux ordres qu'ils avaient reçus. Peu de jours auparavant, d'après l'information que donnait Tchoulef, dans la passe même que nous devions traverser, une bande d'Albanais avait attendu, en embuscade, dix soldats serbes et un officier en mission spéciale. Le nombre des cartouches retrouvées sur place, plus tard, prouva que les Serbes s'étaient bravement défendus; mais pas un n'échappa. Afin de venger ce crime, un régiment entier avait été dépêché dans la montagne. Les Albanais, sans cesse renforcés après cet exploit, s'étaient retirés au nord, vers Darma. Près de cette ville, ils avaient préparé pour les Serbes une nouvelle embuscade, ayant projeté de les laisser gagner le centre d'un ravin escarpé et prêts alors à leur lancer, des hauteurs, des quartiers de roc et à les canarder en même temps, leur infligeant d'effrayantes pertes. Rien d'étonnant à ce que le commandant serbe, deux jours après un tel événement, demeurât soucieux et préoccupé.
Pendant quelques moments nous examinâmes entre nous la situation, après quoi nous décidâmes que rien ne serait changé à notre plan. Nous concluions, en effet, que notre situation vis-à-vis des Albanais était d'autant meilleure que nous n'avions avec nous aucun Serbe, D'autre part, l'homme que Tchoulef nous avait procuré pour conduire nos chevaux de bât était lui-même Albanais, un garçon blond, à bec-de-lièvre, propriétaire à Okrida; il serait homme à intervenir utilement en notre faveur, le cas échéant, à moins que nous n'eussions la malchance d'être pris comme cible d'un tir à longue portée.
Pendant deux heures et demie nous trottâmes lestement le long du rivage plat du lac d'Okrida, gagnant, à midi, la ville de Struga, dernier point habité par des Bulgares. Là, notre résolution faiblit quelque peu. Sur l'avis de notre policeman, nous nous rendîmes chez le commandant local et lui demandâmes de nous donner une escorte pour accomplir le reste de notre voyage.
--Nous sommes en temps de guerre, nous répondit cet officier. Je ne puis distraire aucun de mes hommes. Au surplus, je ne vous conseille pas d'essayer de continuer votre route.
--Pourquoi? demandâmes-nous, encore que nous connussions bien d'avance de quoi il retournait.
L'officier haussa les épaules:
--En raison de la nature de votre permis, continua-t-il, je ne puis pas vous interdire de passer. Mais je vous conseille, du moins, d'attendre jusqu'à demain pour continuer. Il faut huit heures de cheval pour aller à Kyouksi, le plus prochain village, et vous avez devant vous au plus cinq heures de jour.
Cette attitude du commandant sembla alarmer notre gardien. Il nous informa, hésitant, qu'il allait être contraint de nous quitter là.
--Très bien, lui dîmes-nous. Nous trouverons quelqu'un d'autre.
Des patriotes bulgares ayant appris qui était mon compagnon de voyage, une députation s'empressait maintenant de venir à nous pour nous inviter à demeurer ici un peu plus longtemps; ils désiraient, disaient-ils, avoir l'honneur de nous offrir une légère collation. Quoique nous sentissions vivement la nécessité de nous dépêcher, nous nous laissâmes conduire par un étroit escalier jusqu'à une chambre basse où une robuste grand'mère bulgare nous souhaita la bienvenue avec les plus extatiques exclamations de ravissement. Nous lui expliquâmes avec précaution que nous avions seulement le temps d'accepter une bouchée de pain et de boire une tasse de lait. Mais elle ne voulut jamais se résigner à laisser échapper une si belle occasion. Rien n'y fit, et nous dûmes attendre qu'elle eût fait cuire à notre intention quelques oeufs et fait frire quelques truites fraîchement pêchées dans le lac.
Montagnards albanais sur la route d'Elbassan.
Cependant, nous priions une couple de citoyens importants de nous chercher quelqu'un qui voulût bien prendre la place de notre gardien défaillant. Nous offrions de payer. Mais nous eussions aussi bien pu proposer des sous que de l'or, c'était en vain: pas une âme, dans la ville, ne se souciait de risquer le voyage. Heureusement, le professeur Stephanof avait fait ses études en Amérique. Il comprenait l'utilité du «bluff» en certains cas. Se tournant vers notre homme, il lui dit alors avec autorité:
--J'en suis désolé, mais je suis obligé de vous ordonner de nous accompagner au moins jusqu'à Kyouksi.
C'était un expédient désespéré; mais il réussit. Bien que nous n'eussions sur lui aucune autorité, l'homme fut impressionné.
--Je ne connais pas très bien la route, alléguait-il pourtant.
--Nous n'avons besoin de vous que pour l'amour de votre fusil, lui répondîmes-nous brièvement.
Sur quoi il courba la tête devant notre volonté.
Faisant à nos hôtes un adieu tardif, nous quittâmes la vieille grand'mère qui, tout en larmes, répétait: «Dieu vous bénisse! Dieu vous bénisse!»
Tandis que nous étions ainsi hébergés à Struga, l'Albanais à bec-de-lièvre qui aurait pu nous guider en toute sécurité dans la suite de notre voyage, trompant la surveillance de l'homme qu'en prévision de cette désertion nous avions chargé de le guetter, s'était enfui hors de la ville avec nos chevaux de charge et nos provisions. Nous ne devions plus le revoir qu'à Elbassan.
De notre étrange équipée dans les montagnes, durant les vingt-quatre heures qui suivirent, sans nourriture, sans sommeil, arrosés de pluie et de boue, perdus aussi complètement que le furent jamais hommes au monde, je ne saurais dire que peu de chose, encore que je ne sache pas qu'il puisse y avoir une chevauchée pareille, autre part que dans cette région désolée de rocs et de ravins. Nous grimpâmes lentement, d'abord, dans la neige, pour tomber dans une vallée étroite et nue. La nuit vint. Au clair de lune, nous traversâmes au petit galop la vallée, puis recommençâmes à escalader une autre ligne de montagnes, en suivant le cours d'un torrent qu'il nous fallait passer et repasser à chaque instant sur d'étroits ponts de bois, jetés à de vertigineuses hauteurs. Nous sentions nos chevaux trembler sous nous, tandis que, dans les profondeurs sombres, les flots bouillonnaient avec des grondements de mauvais augure.
A 9 heures, la route, soudainement sembla s'améliorer. Elle devenait plus large et mieux construite. Mais elle était coupée par des centaines de ravins ayant de vingt à cent mètres de profondeur et qu'aucun pont ne franchissait. Nous pensâmes d'abord que cette route avait été ainsi saccagée par les Albanais dans le but de prévenir une invasion. Nous apprîmes, plus tard, qu'en réalité, le gouvernement ottoman avait commencé, il y a une quinzaine d'années, les travaux de cette extraordinaire voie, mais que, fidèles à la méthode orientale, les ouvriers n'avaient achevé que les parties qui ne présentaient aucune difficulté, laissant de côté tous les obstacles que la nature leur avait opposés.
Il était nuit, maintenant. La lune s'était cachée derrière les nuages et nous y voyions à, peine. A notre gauche s'enfonçait un précipice abrupt. A notre droite se dressait la montagne, pareille à un mur. Toutes les dix minutes, en moyenne, nous voyions la route s'effondrant soudain sous nos pas, les chevaux près de tomber au fond d'un puits noir; alors, en tâtonnant, nous cherchions le moyen de passer de l'autre côté du ravin, là où, confusément, nous pouvions entrevoir que reprenait la voie.
Quelquefois, nous perdions complètement notre chemin et devions, pour le retrouver, faire de longs détours, passant à gué le cours d'eau, mouillés, même à cheval, jusqu'au milieu du corps et perdant un temps précieux.
A 2 heures et demie du matin environ, inquiets et épuisés, nous perdions complètement notre route, et, nous trouvant dans une petite clairière, nous décidâmes d'attendre là le lever du jour. Un arbre se dressait au milieu de la clairière. Dans ses branches, selon la coutume albanaise, un montagnard avait abrité sa petite moisson de foin. Nous nous étendîmes sur la terre humide, au-dessous du précaire abri que formait cette meule aérienne.
A l'aube, nous retrouvâmes la route et continuâmes notre voyage. La pluie se déversait maintenant en cataractes. Malgré nos imperméables, nous étions trempés jusqu'à la peau. Nous pouvions voir, au fond du ravin, le torrent se ruer, tout rouge, chargé de fange. Les chevaux parfois s'enfonçaient jusqu'aux genoux dans la vase. Ainsi nous bataillions quand, vers 8 heures du matin environ, la route tout à coup se rétrécit, se rétrécit, s'évanouit.
Comme nous ne pouvions escalader les rocs, à notre droite, non plus que traverser le torrent, à notre gauche, il nous apparut que nous n'avions plus qu'une ressource: tourner bride vers Okrida. Et nos coeurs défaillirent à la perspective de recommencer tant de longs détours, de refranchir, au prix des mêmes difficultés, tous ces ravins, ces précipices. Nous nous résignâmes, pourtant, puisque l'Albanie, nous disions-nous, était ainsi faite. Nous avions du moins acquis quelques notions touchant ce pays peu connu.
Vers midi, nous rencontrâmes un pâtre, lequel nous apprit que, le soir, dans l'obscurité, nous avions dépassé Kyouksi. La petite ville était, nous dit-il, située très haut dans les montagnes, de l'autre côté de la vallée. Il ne voulait pas croire que nous avions voyagé toute la nuit sur la route du gouvernement turc, prétendant avec insistance qu'elle était absolument impraticable et que c'était une merveille que nous fussions arrivés jusqu'à son propre pâturage.
Peu après la pluie cessa. Pour la première fois nous pouvions jeter un regard autour de nous. De grands pics sombres, drapés de nuages roses, se dressaient altiers de tous côtés. Sur leurs pointes extrêmes, là-haut, nettement distinctes à travers les flottantes brumes, s'éparpillaient de minuscules cabanes, de petites pièces de terre, cultivée. On n'aurait jamais pu supposer que des hommes pouvaient vivre en des lieux aussi élevés et aussi inaccessibles. Pourtant, c'étaient là les séjours préférés des Albanais; c'était là qu'ils coulaient une vie de réclusion et de solitude qui nous apparaissait comme inconcevable.
Nous atteignîmes à 2 heures de l'après-midi ce Kyouksi si haut perché.
Nous fûmes reçus avec une grande amabilité par le lieutenant serbe qui y
commandait. Il nous prit avec lui dans sa rude demeure et alluma dans
l'étroite cheminée de bois un feu ronflant; il nous laissa nous
déshabiller afin de faire sécher nos vêtements et nous offrit, après
manger, un coin pour dormir; en un mot, il s'acquit des droits à notre
éternelle gratitude.
Paul Scott Mowrer.
--A suivre.--
LA LEÇON DE TANGO
«Tanguez-vous?» C'est la question qui s'est posée dans les bals, cet hiver, d'abord un feu timidement, avec un sourire qui excusait d'avance la réponse négative, puis d'un ton plus assuré et n'admettant pas de défaite, comme si l'on s'informait de la chose la plus naturelle du monde... Il a donc fallu apprendre le tango, et chacun s'est précipité avec entrain aux cours des professeurs à la mode, afin d'y recevoir les bons principes. Bien avisées, des maîtresses de maison ont organisé chez elles de petites réunions, où jeunes gens et jeunes filles s'initient aux secrets chorégraphiques qu'ils brûlent de connaître. Et ce sont, le soir, pour le cercle d'amis qui forment l'intimité de céans, de charmantes leçons, données par une dame experte en l'art d'enseigner les pas difficiles dont se compose la danse nouvelle, le «corte», le «paseo», la «média luna». Groupés autour d'elle, ses élèves l'écoutent, la suivent des yeux, tandis que d'autres, au son de l'infatigable piano, s'essaient à appliquer les règles qu'ils viennent d'apprendre... Le tango qui s'introduit ainsi dans les salons parisiens n'a rien du tango espagnol, dont le nom évoque les «ferias» désordonnées. Argentin d'origine, à peine modifié pour avoir traversé les mers, il se présente comme une marche à deux, aux mouvements lents et souples, très rythmés par la musique. Remplacera-t-il, dans la faveur mondaine, le double et le triple «boston», comme ceux-ci taraient emporté sur la valse? Pour le moment, il fait fureur, et on ne le trouve pas plus osé que ses devanciers. Mais où sont les danses d'antan?...
Notre excellent correspondant M, Jean Leune qui, en compagnie de la courageuse Mme Jean Leune, a suivi avec tant de passion et de persévérance la campagne des Hellènes en Epire, vient d'avoir la joie la plus chère, sans doute, qu'il eût rêvée: après avoir assisté aux suprêmes assauts donnés à Janina, il a, des premiers, pénétré dans la ville reconquise; il y a été témoin de l'enthousiasme populaire; il a assisté tour à tour à l'entrée du Diadoque, au Te Deum d'actions de grâces et a, enfin, obtenu du duc de Sparte, aujourd'hui roi des Hellènes, une entrevue où le prince s'est montré particulièrement aimable. La vaillance de M. et de Mme Jean Leune, l'abnégation toute militaire, le courage qu'ils ont montrés depuis tant de semaines leur méritaient cette suprême récompense.
Voici les notes dans lesquelles M. Jean Leune nous narre les événements dont il fut témoin:
Losetzi, 5 mars.
Hier matin, à 6 heures 1/2, le canon a commencé de tirer comme il n'avait pas tiré depuis longtemps. Enfin, l'attaque était déclenchée.
Toute la journée, nous avons assisté, de Kotortsi, à un duel d'artillerie entre Canetta et Bizani, qui, inondé d'une pluie de fer, répondait faiblement.
Après une courte interruption, le soir, le feu recommençait à 9 heures 1/2. Toute la nuit nous l'avons entendu. Grosses pièces de siège et pièces de campagne tiraient avec rage. Les Turcs, toujours, répondaient à peine.
Vers le matin, la canonnade de nouveau cessa pour reprendre peu de temps après, à 7 heures. En même temps, sur notre gauche, c'est-à-dire du côté de Bizani, éclatait une très vive fusillade accompagnée d'intenses crépitements de mitrailleuses.
Voulant à tout prix voir quelque chose, nous sommes partis à 8 heures 1/2 de Kotortsi avec l'idée de gagner un sommet quelconque de la montagne Aétorachi. Après une rude escalade, nous arrivions sur l'avant-dernier sommet dominant Bizani et, en rampant, nous gagnions un petit mur-abri.
Pendant une demi-heure environ, nous observons de là les allées et venues des obus. Puis nous redescendons vers Kotortsi. Nous y rencontrons le général Sapoundsakis, entouré de tout son état-major, se dirigeant vers Losetzi, et qui nous engage à le suivre; puis, un peu plus loin, le commandant Spanidis, lequel, en passant près de nous, nous annonce que ce matin de très bonne heure l'aile gauche a attaqué très violemment l'ennemi et pris le village de Manoliassa. De ce côté, les Turcs reculent.
A l'extrême droite, les troupes venant de Metsovo ont combattu hier toute la journée avec succès contre les Turcs qu'elles ont, là aussi, forcés à la retraite; elles sont maintenant tout près de Drisko. Par ailleurs, nous apprenons que l'artillerie grecque a fait hier et cette nuit énormément de mal à l'ennemi, et que, d'autre part, la 3e division, venant de Konitza, au nord-ouest, est aujourd'hui à très petite distance de Janina.
A 10 heures 1/2, nous quittons Kotortsi pour gagner Losetzi. Arrivés là, nous confions vite notre mince bagage au docteur Stéphanidis, dont nous devons être les hôtes, puis nous hâtons de repartir vers le monastère de Tsouka qu'on nous a indiqué comme un belvédère superbe pour suivre la bataille. De fait, du parc qui environne le monastère, on embrasse et les crêtes de Bizani et celles de Manoliassa, les forts de Saint-Nicolas, Dourouti et Sadovitza, la ville et le lac de Janina, et le fort de Gastritza avec la plaine qui le sépare des montagnes sur lesquelles nous sommes. On a une vision d'ensemble très nette de la structure du terrain, et l'on constate alors à quel point la nature avait supérieurement fortifié Janina. Les travaux de von der Goltz n'ont fait que compléter son oeuvre et véritablement l'armée turque avait la partie belle à résister.
Quand je pense qu'en décembre, alors que l'armée d'Epire comptait seulement quatre bataillons d'evzones, un régiment d'infanterie et la 2e division qui tenait les hauteurs de Manoliassa, alors qu'il n'y avait en tout et pour tout contre Bizani que quatre pièces de 105 et quatre pièces de 75 en batterie à Canetta, quand je pense, dis-je, que dans ces conditions le colonel Joanno a osé se lancer contre Bizani avec 4 bataillons d'evzones!
Pareille tentative, étant donné les conditions dans lesquelles cette attaque avait été improvisée et les effrayantes difficultés du terrain, prouve que l'armée grecque est encore très jeune. Elle fait penser à ces petits enfants qui courent sur les toits sans tomber, parce qu'ils ignorent le danger. D'ailleurs, la connaissance du péril ne saurait calmer l'héroïque courage de ces hommes. Conscients, désormais, des risques courus, ils conservent leur superbe mépris de la mort. Il faut souhaiter seulement que les chefs, gardant la faculté précieuse d'utiliser tant de vaillance, sachent éviter dans l'avenir d'en abuser. Et je ne doute pas que le commandement arrive bien vite à ce sage état d'esprit sous la ferme direction de S. A. R. le Diadoque, secondé dans sa tâche par notre mission militaire française.
Sur notre gauche, au nord du village de Losetzi, se dressent toute une série de hauteurs entre lesquelles sont et les gros canons et les pièces de campagne. Les uns et les autres tirent cet après-midi avec acharnement. Il est très difficile de voir où tombent les obus.
Sur notre droite, c'est-à-dire au nord-est de Tsouka, sur la montagne dont ce village est séparé par un ravin à pic de 500 à 600 mètres, une fusillade très nourrie crépite encore, vers le village de Condovrachi. Vraisemblablement, ce sont les troupes de Metsovo qui s'en emparent pour opérer leur jonction avec la 6e division, ce soir même, conformément aux ordres du Diadoque.
A 6 heures, nous quittons Tsouka pour rentrer à Losetzi. Là on nous apprend que tout a marché aujourd'hui aussi bien que possible. Tous les officiers sont persuadés que l'attaque de demain, qui coïncidera avec l'arrivée aux portes mêmes de Janina de la 3° division, amènera la chute de la ville.
6 mars.
La canonnade s'est fait entendre presque toute la nuit à intervalles irréguliers, cessant vers les 3 heures. A 5 heures, les canons grecs recommencent de tirer avec acharnement. On entend au loin une fusillade nourrie. Ce doit être l'attaque générale.
A 5 heures 1/2, tout cesse. Nous gagnons dans la nuit le monastère de Tsouka, notre observatoire. Le silence est complet, impressionnant. Pas un coup de canon. Pas même un coup de fusil. Que se passe-t-il donc? Les hommes, tout à l'heure, criaient: «Zito «et les premiers zitos étaient venus d'Aétorachi, du côté qui touche Bizani. Maintenant, le cri de joie monte de toute la ligne. 11 s'est certainement passé quelque chose de grave et d'important. Et, quittant le monastère de Tsouka, nous courons aux nouvelles vers Losetzi.
Comme nous descendons, une fusillade éclate sur Aétorachi et gagne Kotortsi, Lasina, etc. Vraiment, nous ne savons plus que penser. Tout ce qui se passe en ce moment nous semble extraordinaire...
Nous arrivons au téléphone... «Christos anesthi! nous crient les soldais... (Christ est ressuscité!) Janina est grecque à l'heure qu'il est! La nouvelle est officielle. Cette nuit ont commencé les pourparlers pour la reddition. Seulement Essad pacha voulait que ses troupes restassent libres. Le Diadoque n'a pas accepté et il a ordonné un semblant d'attaque générale à 5 heures ce matin. A 5 heures 1/2, Essad acceptait toutes ses conditions. Maintenant, nos troupes vont occuper Bizani. Ensuite, les bataillons d'evzones du colonel Joanno entreront dans Janina...»
Nous n'en demandons pas plus. D'ailleurs, il nous serait impossible en ce moment de prononcer une parole... Nous serrons la main à ces braves gens et nous gagnons bien vite Losetzi. Mous avons hâte de partir, de gagner s'il se peut Janina. L'intérêt est là, maintenant. Mais il nous faut d'abord, sur le conseil d'officiers, aller vers Bizani, où se trouvent les généraux.
Nous montons, nous montons, et, tout d'un coup, d'une crête que nous venons d'atteindre, Bizani nous apparaît comme jamais encore nous ne l'avions vu. Quelle chose formidable! Une suite de hauteurs et de ravins. Partout des canons, des tranchées, des zones de fils de fer...
(Agrandissement)
Carte de la région de Janina.
A notre gauche, sur le petit Bizani, des troupes grecques avancent, puis se massent sur un mamelon. C'est l'occupation tant rêvée! Pauvres gens, l'ont-ils assez mérité, ce triomphe d'aujourd'hui! Sur le grand Bizani, très haut et très loin, un tout petit drapeau blanc...
Nous descendons, nous remontons, jetant au passage un coup d'oeil aux défenses que nous côtoyons ou traversons. Il en est de très primitives qu'on sent avoir été improvisées en hâte. Par contre, un peu plus loin, voici des tranchées très bien faites, avec abris souterrains pour les hommes, passages souterrains, etc. Les fusils des hommes sont à leur place, car les soldats turcs ont été ce matin rassemblés, sans armes, vers le village de Serviana.
Soudain, sur le mamelon où nous sommes avec des evzones, conduits par leurs officiers, ils arrivent de toutes parts. Ils se répandent dans les tranchées, s'équipent, prennent leurs armes, puis se groupent. Ensuite, ils défilent devant les evzones, et, devant le commandant du bataillon, chaque soldat en passant dépose ses armes. C'est infiniment triste à voir...
Janina, 6 mars, soir.
... Enfin, voici Janina, accroupie au bord de son lac bleu, en face de l'énorme chaîne de montagnes qui lui cache tout horizon vers le nord.
(Agrandissement)
Croquis schématique, par M. Jean Leune, de la manoeuvre
qui a amené la chute de Janina.
En avant de la ville, des troupes campent. D'autres sortent et s'en vont pour camper plus loin. Ce sont les evzones qui sont arrivés hier soir à 800 mètres des portes de Janina dans laquelle ils sont entrés ce matin. Cela leur suffit, pour éviter de passer sous le feu des forts de Bizani, le Diadoque avait arrêté le plan suivant: tourner cette position avec son aile gauche, enlever les hauteurs de Tsouka, s'emparer des forts Saint-Nicolas, Dourouti et Sadovitza, enfin marcher sur Janina. En conséquence, il partagea son armée en deux sections (aile droite et aile gauche), dont la composition respective est indiqués sur le croquis ci-dessus.
La 2e division avec un régiment de cavalerie devait occuper le centre de la ligne et manoeuvrer isolément. La masse d'artillerie (4 pièces de 105, 4 pièces de 150 et plusieurs batteries de 75) était en arrière de Canetta.
Les ordres pour les journées des 4 et 5 mars furent les suivants:
Aile droite: Des hauteurs d'Aétorachi qu'elle occupe, elle exécutera, le 4 mars, un combat démonstratif d'artillerie et d'infanterie sur la position de Bizani.
Le 5 mars, l'infanterie fera une reconnaissance offensive pendant que l'artillerie, par un tir continu coopérera à l'attaque, générale.
2e Division (centre): Le 4 mars, descendre des hauteurs de Canetta et occuper les débouchés dans la plaine. Le 5 mars, avancer à cheval sur la route de Preveza à Janina.
Aile gauche: L'aile gauche est divisée en trois colonnes:
1re colonne, composés de la 4e division, en position sur les hauteurs à l'ouest de Canetta, exécutera le 4 mars un combat démonstratif. Le 5 mars, elle s'emparera des collines de la plaine à l'ouest de la route de Janina et réglera sa marche sur les autres colonnes de l'aile gauche.
2e colonne, composée de 2 bataillons d'evzones, 1 bataillon du 17e d'infanterie, des 3e et 15e régiments d'infanterie, se concentrera le 4 mars à la sortie du défilé de Manoliassa. Le 5, au point du jour, attaquer St-Nicolas.
3e colonne, de la force de 9 bataillons et 2 batteries de montagne, se concentrera le 4 mars derrière la montagne Olitsika. Dans la nuit du 4 au 5 mars, marcher sur la montagne Tsouka. Le 5 mars, au point du jour, attaquer et s'emparer des positions de Tsouka. Envoyer un détachement tourner le fort Saint-Nicolas par le nord et coopérer à l'attaque de ce fort avec la deuxième colonne venant du sud. Le reste de la colonne marchera sur les forts Dourouti et Sadovitza.
Les 2e et 3e colonnes, maîtresses des forts et des hauteurs, se réuniront dans la plaine pour marcher de concert sur Janina.
Ils s'en vont très contents, disant eux-mêmes très simplement qu'il faut céder la place à d'autres ayant aussi mérité de voir la ville conquise.
Nous entrons dans la ville... Dans les rues, l'enthousiasme est délirant, indescriptible. Les malheureux habitants, à force d'acclamer leurs libérateurs, n'ont plus de voix! De vieilles femmes aux fenêtres pleurent et battent des mains. Des femmes, du pas de leur porte, se précipitent vers nous et embrassent ma femme à l'étouffer, lui baisent les mains, les vêtements: «Oh! soyez bénis, vous qui nous apportez la liberté!»
Au consulat de France, le consul, M. Dussap et sa femme, l'écrivain bien connu sous le pseudonyme de Guy Chantepleure, nous reçoivent à bras ouverts, car nous sommes les premiers Français qu'ils voient depuis cinq mois.
Dans Janina, ville grecque aux mains des Turcs et revendiquée par les Albanais, M. Dussap, en toute impartialité et en toute justice, a été amené à prendre la défense des Grecs, affreusement malmenés par leurs maîtres et tyrans. Et les Janiniotes, en ce jour de joie, n'oublient pas ce qu'a fait pour eux le consul de France en ces jours de deuil et d'angoisse que furent ces cinq derniers mois. Le nom de M. Dussap est sur toutes les lèvres, associé tout naturellement à celui de la France.
A FIN D'UNE LONGUE RÉSISTANCE.--Les soldats turcs, qui avaient été
rassemblés à Serviana au moment de la signature du protocole de
reddition remontent à leurs tranchées sous la conduite de leurs
officiers; ils s'équipent et reprennent leurs armes, puis vont défiler
devant les troupes grecques et déposer en tas leurs fusils.Phot. Jean
Laine
Il suffit maintenant à Janina de se dire Français pour être immédiatement l'objet de mille délicates attentions de la part des habitants qui ne savent quoi faire pour vous être agréables et vous rendre service. Comme il suffit de se dire Italien ou Autrichien pour être immédiatement mis en quarantaine.
Voilà l'inappréciable service qu'un consul intelligent a su rendre ici: faire aimer la France et disposer tout naturellement le pays à accepter avec joie notre influence tant au point de vue moral qu'au point de vue matériel.
A l'état-major, j'allais avoir connaissance du plan d'opérations dont la réussite avait jeté, après une lutte si héroïque de part et d'autre, la place de Janina aux mains du Diadoque et de son armée (2). La manoeuvre fut aussi sagement préparée que, plus tard, elle fut énergiquement conduite.
Note 2: Les explications qu'on trouvera au-dessous du croquis de la page précédente résument clairement, d'après les ordres mêmes de l'état-major, toute l'opération et permettent de suivre sur la carte la marche des divers corps en vue du résultat décisif.
Il y avait à la base de la tactique une de ces ruses de guerre vieilles comme le monde et qui pourtant ont le plus souvent de grandes chances de réussite: le Diadoque fit croire à son armée--certain que l'armée turque ne le pourrait ignorer longtemps--que l'attaque se ferait par la droite, entre Bizani et Gastritza. En même temps, il rassemblait, dès lundi dernier, à Emin Aga, toutes les réserves de ses divisions. Il constituait ainsi, en deux jours, au centre, une solide masse de manoeuvre, forte de vingt-trois bataillons et de six batteries de montagne. Cette masse pouvait être portée rapidement soit à gauche, soit à droite, suivant que les Turcs tomberaient ou non dans le piège, ils y tombèrent puisqu'ils dégarnirent en partie leur droite pour renforcer leur gauche, vers Kotzelio. Mais, par ailleurs, craignant toujours une attaque vers Manoliassa, ils renforçaient sur ce point leurs troupes.
Le Diadoque divisa alors ses vingt-trois bataillons, dont la 4e division, en trois colonnes sous le commandement général du général Moskopoulos. Deux colonnes fortes de quatorze bataillons et de quatre batteries de montagne partaient à l'est d'Olitsika, l'une dans la vallée de Manoliassa, l'autre (4e division) sur les crêtes mêmes de Manoliassa.
La troisième colonne (neuf bataillons et deux batteries) partit le mardi soir, passa derrière Olitsika, fit toute la nuit une marche forcée sur un sentier gelé où les hommes glissaient et tombaient à tout instant. A 7 heures du matin, cette colonne arrivait sans être aperçue à 150 mètres des tranchées de Tsouka. Elle tombait à l'improviste sur les Turcs qui, surpris, faisaient un semblant de résistance puis s'enfuyaient.
La chute de Tsouka amena la chute d'une position dite de «la côte 750», puis du fort Saint-Nicolas, et ensuite du fort de Dourouti. Sur ces différentes positions, dix pièces de canon étaient prises.
Le fort de Bizani essaya bien, dans la journée, d'empêcher la marche en avant des troupes grecques en bombardant Manoliassa, Saint-Nicolas et Dourouti; ce fut en vain.
Les troupes turques battaient en retraite vers Bapsista. Alors, l'artillerie de montagne vint se mettre en batterie de ce côté. Elle tira sur les Turcs avec des obus explosifs qui allaient transformer la retraite en une fuite éperdue.
A 4 heures du soir, la colonne du centre, composée d'evzones, qui était passée par la vallée de Manoliassa, arrivait à 800 mètres des portes de la ville, après avoir coupé tous les fils télégraphiques entre Bizani et Janina. Dès ce moment, la ville était perdue pour les Turcs.
Ce fut alors qu'Essad pacha fit venir les consuls et les pria d'adresser en son nom au Diadoque des propositions pour la reddition de la ville, ce qui fut fait. Un peu plus tard, dans la nuit, vers 2 heures du matin, le vicaire du métropolite et plusieurs officiers turcs se rendaient en automobile auprès du Diadoque pour arrêter définitivement les clauses de la reddition, ce qui fut très simple, puisque Essad pacha livrait la ville, les forts, leur matériel, et se constituait prisonnier, lui et son armée, sans aucune condition.
Mais presque toute l'armée grecque ignorait cette reddition, et c'est pourquoi l'extrême droite fit le matin, à 5 heures, cette attaque que tout le monde, de ce côté, avait cru être l'attaque décisive. Les Turcs, ignorant également qu'Essad pacha avait rendu la ville, ripostèrent. Mais, tout de suite, des deux côtés, les ordres de cesser le feu arrivèrent, ce qui fit que le combat ne dura qu'une demi-heure.
Janina, 9 mars.
Comme nous flânions, hier, par les rues, le Diadoque vint à passer, à pied, avec son aide de camp, le commandant Calinski. Il s'arrêta devant nous et dit au commandant: «Présentez-moi, je vous prie, ce couple extraordinaire qui enfreint toujours mes ordres!»
Le commandant s'exécuta très gentiment. Alors, le prince nous dit:
--C'est comme cela que vous avez suivi mon armée en Macédoine, et que vous avez encore trouvé moyen de la suivre ici? Vous avez une fière volonté, vous savez.
--En effet, Altesse, répondit ma femme, car vos interdictions perpétuelles m'ont valu de faire des 30 kilomètres par jour et de subir maints désagréments.
--Je vous admire, madame... Que voulez-vous de moi, maintenant? Alors nous avons sollicité du prince une entrevue particulière qu'il nous accorda pour ce matin.
L'accueil du Diadoque fut d'une simplicité, d'une cordialité charmantes. Après nous avoir félicités de tout ce que nous avions fait, il nous parla de son armée, de «ses enfants», comme il appelle ses soldats. 11 nous dit combien il les aimait. Et puis, il nous exprima aussi les espoirs qu'il mettait en une armée qui venait de se révéler si belle et si vaillante...
Les espoirs que fonde le prince royal sur son armée, mais ils sont ceux de tout l'hellénisme. Et c'est avec le plus grand sérieux que l'on doit désormais écouter les Grecs exposer leurs rêves de demain. L'on n'a plus le droit aujourd'hui de rire de leur «grande idée»,--la marche à Constantinople, le retour à la capitale des ancêtres, à la ville magnifique de Constantin, lorsqu'on a vu ces troupes supporter, sans faiblesse, ce que nous les avons vues endurer pendant cette campagne, sur la montagne, dans la neige, sous la pluie et le vent, et lorsque, après toutes ces souffrances, on les voit prendre une forteresse comme Janina, où elles défilent ensuite avec l'aspect de troupes qui n'auraient pas fait plus de quinze jours de campagne par de beaux jours de printemps!
Le soldat grec vient de prouver d'une manière éclatante que son étonnante sobriété ne nuit en rien à sa résistance. Après cinq mois de campagne, ces troupes, comprenant au début bien des éléments à peine dégrossis, sont aujourd'hui entraînées, instruites et aguerries.
Elles ne sont, par ailleurs, nullement fatiguées, et telles quelles, physiquement et moralement, elles seraient toutes prêtes pour une nouvelle campagne.
Sur Bizani: canon Krupp de 9 cent., démoli par
un obus grec et projeté dans le ravin, en
arrière de la batterie.--Phot. J. Leune.
Tous les officiers turcs que nous avons vus s'accordent à reconnaître l'extraordinaire valeur combative, qu'ils ne soupçonnaient nullement, de l'armée hellène. Ils admirent sans réserve le plan du Diadoque, dont l'exécution a amené la chute de la ville.
«La Grèce, disent-ils tous, a trouvé en son futur roi un véritable général, comme elle a trouvé en Venizelos un des plus grands hommes d'État de l'époque moderne. Ah! si nous avions un Venizelos, nous aussi!»
Puis, comme nous parlions de la guerre balkanique en général, ils nous ont dit:
«Notre adversaire le plus redoutable dans cette guerre n'a pas été, quoi
qu'on en ait dit, la Bulgarie: ce fut la Grèce, dont l'armée nous a pris
Salonique et vient de nous prendre Janina, dont la flotte nous a pris
les îles de l'Egée et nous a surtout empêchés de transporter vers
Tchataldja les 250.000 hommes que nous avons en Asie Mineure, et que le
manque de routes et de chemins de fer immobilise autour de Smyrne ou en
Syrie. Ah! la flotte grecque! quel rôle elle aura joué dans cette
guerre! Mais, sans elle, il y a longtemps que nous serions à Sofia!...»
Jean Leune.
Au départ de Tozeur: deux des quatre aéroplanes de
l'escadrille n'ont pas encore quitté le sol.
La ville de Tozeur, telle qu'elle apparaît à une hauteur
de 300 mètres.
Gabès et son oasis, vus à 1.200 mètres d'altitude (au
fond, la ligne du rivage et la mer).
Au départ de Gabès: la ville et le champ de manoeuvres
d'où partent les aéroplanes.
Nous avons signalé, dans notre numéro du 8 mars dernier, le beau raid accompli par les aviateurs militaires du centre de Biskra, en publiant des photographies prises aux étapes de Tozeur et de Gabès. Voici aujourd'hui quelques curieuses images des mêmes endroits, vus du haut d'un des aéroplanes de l'escadrille, l'appareil Farman du lieutenant Reimbert, qu'accompagnait le caporal Dewoitine, auteur de ces clichés: les villes, avec leurs oasis qui les entourent de verdure sombre, et l'immense étendue du désert, y apparaissent sous des aspects que l'objectif n'avait point encore enregistrés jusqu'à présent.
Salle à manger, par Jallot. (Peinture décorative de
Waldraff;
chemin de table de Clément Mère; céramiques de Massoul et
Luce.)
A plusieurs reprises déjà, depuis quelques années, les Parisiens ont été conviés à juger, dans les Salons de peinture et dans les expositions spéciales, les oeuvres des artistes du mobilier qui travaillent, en des sens différents, à donner un style décoratif nouveau à notre temps. Au dernier Salon d'Automne, leur effort s'était affirmé considérable et divers. En ce moment même, il se manifeste, avec peut-être moins d'ampleur, mais plus de mesure, au pavillon de Marsan, par l'exposition de quelques ouvrages, que leur présence au Louvre recommande, si l'on peut dire officiellement, à l'examen. L'occasion était favorable de montrer comment se développe cette renaissance décorative française que proclament les gens avertis et qui, depuis quelques saisons, paraît donner des produits de qualité. Pour permettre de les apprécier, la photographie en couleurs était nécessaire: elle rend ce qui, dans les ameublements soumis à notre goût, est essentiel, les tons variés des étoffes et des bois.
La couleur frappe, en effet, dès l'abord, au premier regard jeté sur ces petites pièces disposées en des compartiments séparés, comme en des décors de théâtre. Elles semblent avant tout composées pour le divertissement des yeux.
Le boudoir de dame, bleu, vert et jaune, d'aspect futile et léger, que nous reproduisons ici, est caractéristique de cette manière: les teintes y sont franches, hardies, vivement opposées. Ailleurs, l'artiste a réalisé des combinaisons moins violentes, comme en cette salle à manger où se marient les chaudes nuances d'un rouge automnal, relevé pourtant par l'éclat d'un coussin émeraude, et en cette chambre à coucher jaune clair, ardoise et vert sombre, à laquelle semble avoir contribué l'arc-en-ciel de la palette. Si les tapis et les tentures se parent de couleurs choisies, la matière même des meubles concourt à l'impression d'ensemble: l'art décoratif moderne utilise tous les bois, naturels ou vernis, précieux ou frustes, depuis le chêne, le noyer, l'acajou et le palissandre jusqu'au citronnier, au camphrier, au cuba, à l'espénille et au laurier-rose.
Par les échantillons réunis au Pavillon de Marsan, il serait malaisé de déterminer les tendances générales du style actuel. Plusieurs influences s'y manifestent: le goût du confortable anglais, la recherche ornementale qu'a introduite chez nous la mode persane, se font sentir, à des degrés divers, dans le mobilier nouveau. Tel qu'il est, ce style s'imposera-t-il? On ne peut encore en décider. La tentative vaut du moins d'être signalée, et nous la suivrons avec intérêt, de créer un art décoratif de notre temps, en dehors des traditionnelles imitations de l'époque de Henri II, de Louis XVI, ou du premier Empire.
Boudoir de dame, par Abel Landry.
Chambre à coucher, par Rapin.
Photo-Couleurs.
AVANT LE SUPRÊME ASSAUT.-Comment les soldats bulgares, de leurs
tranchées avancées, distinguaient à l'horizon Andrinople, l'Odrin tant
convoitée, ses mosquées et ses minarets, dans la dernière période du
siège.--Phot. C. Woitz.
Après Salonique, après Janina, voici qu'Andrinople vient de succomber à son tour. La ville héroïque aura résisté près de cinq mois, depuis son complet investissement, au début de la seconde quinzaine de novembre.
C'est la résistance d'Andrinople qui avait été la cause principale de l'avortement des négociations de Londres. On se rappelle qu'au moment de l'armistice, les Bulgares n'avaient pu entamer qu'au sud-ouest et à l'ouest les défenses turques, en s'emparant de Kartal-Tépé et d'une partie de Papas-Tépé.
Après la révolution militaire de Constantinople et le retour au pouvoir des Jeunes-Turcs qui avaient décidé de faire un nouvel effort désespéré pour conserver à l'empire la ville héroïque, le bombardement reprenait plus terrible; 45.000 Serbes, avec leur matériel de siège, s'étaient joints aux Bulgares.
Il était naturel que les Bulgares fussent résolus à obtenir de vive force ce gage de haute importance avant d'engager de nouveaux pourparlers de paix.
La carte que nous publions ci-contre, d'après les documents précis de M. Alain de Penennrun, indique de façon schématique la ligne des défenses de la place, et permet de suivre les phases de l'assaut final.
Dans l'après-midi de lundi 24 mars, l'artillerie serbe et bulgare avait ouvert sur la ville un feu d'une extrême violence. Après quoi, la nuit venue, les assiégeants s'étaient mis en marche, les Bulgares au nord-est et à l'est, sous le commandement du général Ivanof, les Serbes conduits par le général Stepanovitch, par le sud et l'ouest.
Dans la nuit du 24 au 25 mars, vers une heure, se produisit un premier assaut simultané qui mit les assiégeants en possession de plusieurs positions importantes. Ils s'emparaient, en moins de trois heures, des positions avancées de l'est, capturaient 12 pièces d'artillerie, avec leur matériel, 4 mitrailleuses, et 300 hommes environ, ce qui rapprochait leurs avant-postes à un kilomètre de la ligne des forts. Même progrès simultané dans le secteur ouest et dans celui du sud, où les Turcs perdaient 20 canons, 8 mitrailleuses et 800 prisonniers. Au nord, Aïvas-Baba et un autre fort étaient également pris.
Le 25 au soir, la situation était la suivante: à l'est, les Bulgares s'étaient avancés jusqu'à 200 à 300 pas de la ceinture des forts, faisant un millier de prisonniers nouveaux, avec 10 mitrailleuses, 21 canons dont 7 à tir rapide. Toute la nuit, une lutte acharnée se poursuivait pour la possession des derniers ouvrages de Papas-Tépé. Au nord-ouest, Ekmektchikeui était pris. A l'aube, les Bulgares occupaient, en outre, tout le front est Kestanlik, Kuru-Chesmé, Topyotu, Kavkas, etc., tandis qu'au sud les Serbes chassaient devant eux les avant-postes turcs, faisant de nombreux prisonniers et s'emparant de canons et de mitrailleuses. Le général en chef bulgare pouvait télégraphier que la chute de la ville n'était plus qu'une question d'heures.
De fait, au commencement du jour, à la suite de l'occupation des forts de l'est, le 23e régiment de Chipka et un régiment de cavalerie bulgare entraient, par la chaussée de Lozengrad, dans Andrinople en flammes: le feu, en effet, avait été mis à tous les dépôts, à l'arsenal, aux casernes, et l'incendie gagnait la ville entière.
Pendant cinq heures encore, Choukri pacha essaya de résister. Enfin, à 2 heures de l'après-midi, le défenseur d'Andrinople consentait à rendre son épée au commandant des troupes serbo-bulgares.
La joie est grande à Sofia et à Belgrade.
Les Bulgares et les Serbes sont unanimes à attribuer le succès aux obusiers français récemment expédiés à Andrinople par la Serbie. L'artillerie du Creusot aurait décidé du sort de la place. Les grosses pièces de siège incendièrent des quartiers entiers de la ville et firent dans les forts d'énormes brèches par lesquelles l'infanterie chargea à la baïonnette.
Andrinople et ses forts, tombés le 25 mars aux mains des
troupes assiégeantes bulgares et serbes.
La façade et les deux pignons du bâtiment principal du
Collège d'athlètes de Reims.
Plan du rez-de-chaussée.
Plan du 1er étage.
Au lendemain des Jeux Olympiques qui se disputèrent à Stockholm en juillet dernier, à la suite des défaites nombreuses que subirent nos athlètes français dans la plupart des concours, une campagne de presse assez active fut menée afin que l'on préparât la revanche de Stockholm pour la prochaine Olympiade de Berlin en 1916.
De ce mouvement est né le projet de créer des «collèges d'athlètes». L'appellation était heureuse; l'idée venait à son heure; un comité fut constitué, et, en octobre dernier, publia un retentissant manifeste.
Celui-ci signalait les ravages de l'alcoolisme et de la tuberculose qui atteignent la force française dans ses sources vives. Le meilleur moyen de combattre ces fléaux, c'était de généraliser le goût et la pratique des exercices physiques, d'appeler aux joies du sport toute la jeunesse de la ville ou de la campagne, de préparer des instructeurs, de former des éducateurs pour la culture physique.
En même temps, le Collège d'athlètes devait perfectionner les champions déjà révélés, parfaire leur condition, les préparer en temps opportun à aller dans trois ans, sur les bords de la Sprée, essayer si possible de faire triompher les couleurs françaises.
Au bas du manifeste se lisaient ces noms: Auguste Rodin, Jean Richepin, le docteur Weiss, Gabriel Bonvalot, le marquis de Polignac, le docteur Boucard, Maurice Colrat.
En réalité, la personnalité qui avait décidé du mouvement, celle dont le geste de générosité permettait la réalisation du projet, c'était le marquis de Polignac. Celui-ci prévoyait, en effet, que la besogne du comité d'organisation serait lente, que l'idée de bâtir aux portes de Paris un grand collège central, et des établissements de moindre importance dans les départements, prendrait, à se, réaliser, des mois et peut-être des années.
Mais il n'était pas impossible de construire immédiatement un de ces établissements, qui servirait de modèle. Déjà le marquis de Polignac avait créé à Reims le plus beau parc de sports qu'il soit donné de voir en France. Il décida que, dans des terrains voisins, serait édifié le premier des collèges d'athlètes, destiné à un enseignement national de la culture physique.
C'est le lieutenant de vaisseau Georges Hébert, dont on connaît la méthode, dite naturelle, adoptée dans la marine, qui sera placé à la tête de cet établissement, lequel doit théoriquement ouvrir ses portes le 1er mai prochain, mais, en réalité, ne pourra accueillir tous ses élèves qu'à partir du 1er juillet.
Le Collège athlétique de Reims.--Ensemble des bâtiments
et du stade. D'après les plans de l'architecte E. Redont.
On trouvera, ci-contre, le plan des installations du terrain réservé au Collège d'athlètes. Leur ensemble constitue ce que le lieutenant Hébert considère comme le stade parfait pour la pratique de tous les efforts athlétiques propres à développer normalement l'individu.
On aura ainsi à Reims:
1° Un centre d'études pour toutes les questions concernant l'éducation physique;
2° Un centre de formation d'éducateurs, de professeurs, d'instructeurs, d'entraîneurs;
3° Un centre d'athlétisme pour la préparation future d'athlètes et de champions en vue des grandes compétitions internationales auxquelles la France doit prendre part.
Au lendemain du Congrès international de l'Éducation physique, l'oeuvre
vient à point pour contribuer à la renaissance physique de notre pays.
Paul Rousseau.
Pour inaugurer sa direction de la Renaissance, Mme Cora Laparcerie a représenté, de M. Jacques Richepin, le Minaret, une agréable et fort galante fantaisie en vers, à propos de laquelle deux artistes, M. Paul Poiret et M. Ronsin, ont donné libre cours à leur imagination et ont réalisé, le premier des toilettes, et le second des décors inspirés de l'Orient, mais d'une originalité de formes et de couleurs aussi hardie que séduisante. Rien de plus audacieux comme lignes et comme tonalités que les trois tableaux de cette comédie, rien de plus risqué en même temps que de plus seyant dans le décolleté que ces costumes féminins, sinon le texte même de M. Jacques Richepin aux lestes images et aux rimes légères. Une musique adroite de M. Tiarko Richepin en souligne les effets, déjà fort bien mis en valeur par une interprétation en tête de laquelle on applaudit Mme Cora Laparcerie, MM. Galipaux, Jean Worms, Harry Baur, Claudius, Mlles Marcelle Yrven, Mireille Corbé, etc.
L'Opéra-Comique a monté, avec le soin et le goût qu'il assure à tous ses spectacles, une pièce lyrique: le Carillonneur, tirée par M. Jean Richepin du roman de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, et mise en musique par M. Xavier Leroux. C'est, dans le cadre poétique fourni par la vieille ville flamande, un drame psychologique violemment extériorisé par M. Jean Richepin et dont le haut talent musical de M. Xavier Leroux a mis en valeur tout ce qu'il pouvait contenir de profonde émotion. L'interprétation en est excellente avec Mmes Marguerite Carré et Brohly, MM. Beyle, Boulogen, Vieuille, Vigneau.
Tuberculose et alcoolisme à la Côte d'Ivoire.
Dernièrement nous signalions, d'après les observations du docteur Remlinger, les progrès inquiétants de l'alcoolisme au Maroc.
Mais le Maroc n'est pas le seul point de l'Afrique où cette importation du plus dangereux et du plus recherché des produits de notre vieille civilisation exerce déjà des ravages.
Chez les noirs de la Guinée française, qui, il y a quelques années encore, se montraient naturellement réfractaires à la tuberculose, cette maladie devient de plus en plus fréquente. A Bassam, le docteur Sorel a trouvé 21 tuberculeux sur 100 noirs, alors qu'à 350 kilomètres de la côte, à Bouaké, lorsque le rail n'y arrivait pas encore, c'est à peine si l'on trouvait 2 tuberculeux sur 100 indigènes.
L'explication de ce phénomène est simple: en 1901, les importations d'alcool à la Côte d'Ivoire étaient de 1.406.433 litres en 1911, elles étaient de 2.263.582 litres; et le temps n'est pas loin où, pour récompenser l'indigène, on lui donnait des gratifications en alcool de traite.
L'oeuvre d'abrutissement est encore précipitée par la qualité des alcools mis en circulation. Ce sont surtout des genièvres de Hollande, des rhums d'Angleterre et d'Allemagne, des mixtures innommables où l'on trouve en notable quantité du furfurol et de l'aldéhyde.
Il arrive à la Côte d'Ivoire, sous pavillon allemand, des bateaux appelés Gin-Boats, dont le nom seul précise suffisamment la qualité du chargement.
Aussi les navigateurs côtiers constatent-ils que la superbe race de la côte de Krou, où l'on recrutait jadis les noirs pour les équipages, n'est plus que l'ombre de ce qu'elle était il y a trente ans, et que l'on ne trouve plus d'hommes.
Et, cependant, on parle beaucoup, chez nous, de lutte contre la tuberculose. Cette lutte, sans doute, n'est pas un produit d'exportation capable de rivaliser avec l'alcool de traite.
La population de Panama.
On sait que la République de Panama a concédé aux États-Unis une bande de terrain d'environ 16 kilomètres de largeur, située de part et d'autre du canal, et nommée Canal Zone.
D'après le dernier recensement, la population de cette zone comprend 62.000 personnes, contre 50.000 en 1908. A ce chiffre, il y a lieu d'ajouter 9.000 employés aux travaux du canal, qui habitent les villes de Colon et de Panama.
Dans la zone on compte: 19.000 blancs, 31.000 noirs, 10.000 métis, 500 jaunes, 300 Hindous, etc.
Au point de vue de la nationalité, la population se répartit ainsi: Grande-Bretagne, 30.000; États-Unis, 11.000; Panama, 7.000; Espagne, 4.000; France, 3.000; Colombie, 1.500; Grèce, 1.200; Italie, 800; Chine, 500, etc.
Enfin, la population zonière comprend 17.000 femmes.
Du sacré au profane.
Les siècles se rejoignent, et voici que le treizième et le vingtième voisinent aujourd'hui, sous le soleil indifférent et immuable, en un rapprochement qui a quelque chose de bizarre et d'inattendu.
C'est l'élargissement de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois qui, en dégageant une des façades latérales de la basilique et en démasquant du même coup la haute coupole et une notable portion des grands magasins de la Samaritaine, nous vaut ce tête-à-tête du sacré et du profane, qui revêt sans doute aux yeux de l'artiste et du poète un caractère d'irrespect à peine atténué par le nom biblique qui s'étale au fronton de la maison de commerce.
Rien de plus naturel cependant que le contraste de ces deux architectures, que personne ne songera à comparer entre elles, et qui toutes deux sont admirablement appropriées au but poursuivi, et atteint. Tandis que les purs artistes du moyen âge s'assignaient la pieuse mission de ne laisser pénétrer qu'un pâle demi-jour, une lueur douce de crépuscule, dans le sanctuaire parfumé d'encens où l'âme se recueille, l'architecte du vingtième siècle, M. Frantz Jourdain, avait la tâche, lui, de faire se déverser à flots la lumière, par de larges baies vitrées, dans le vaste hall où tout un monde s'agite autour des nouveautés de saison. Tout est donc pour le mieux. Et même sur la gravure qui ne saurait reproduire les couleurs, les nuances, la patine vénérable des pierres dont fut bâtie la vieille basilique, les polychromies violentes dont s'adorne la coupole du grand magasin, le contraste entre le monument sacré et le palais profane, n'apparaît que d'une façon relative. Mais, s'il est permis de philosopher quelque peu à ce sujet, on ne saurait nier qu'il y ait dans cette juxtaposition de l'église et de la maison de commerce un signe des temps. Jadis la basilique, souveraine des monuments, élevait vers le ciel sa masse géante, tandis qu'à ses pieds, dans son ombre auguste, poussait humblement, telle une fleur du pavé, la petite échoppe du marchand. Aujourd'hui la petite échoppe s'est enflée, enflée, à faire craindre pour elle le sort lamentable de la grenouille de la fable. C'est un temple véritable, temple de la lumière, du mouvement et du bruit, qui se dresse à côté de la maison du recueillement et de la prière. Ne nous en plaignons pas et ne croyons qu'à moitié à la prédiction pessimiste de Victor Hugo: «Ceci tuera cela!» Les deux temples gardent leurs fidèles, qui d'ailleurs sont souvent les mêmes.
Saint-Germain l'Auxerrois et la Samaritaine.
Encore un Zeppelin détruit.
L'état-major allemand vient encore de perdre un Zeppelin. Ce dirigeable, le quinzième de la série, avait été terminé au mois de janvier dernier. Long de 140 mètres, cubant 20.000 mètres, il avait donné aux essais une vitesse de 102 kilomètres à l'heure. D'autre part, il portait un poste de télégraphie sans fil et une plate-forme pour le tir des mitrailleuses. C'était donc un des aéronats les plus rapides et les plus perfectionnés de la flotte germanique.
Surpris par une tempête, le pilote du Zeppelin essaya d'atterrir sur le champ de manoeuvres de Carlsruhe; mais la violence du vent était telle que l'énorme masse métallique vint s'écraser sur le sol. Les officiers et les hommes à bord purent sauter à terre sans éprouver grand dommage, et leur salut paraît d'autant plus étonnant que le dirigeable fut littéralement réduit en miettes. A diverses reprises déjà nous avons publié des photographies montrant sous des aspects plus ou moins pittoresques la carcasse brisée d'un Zeppelin; aucune ne donne une impression d'anéantissement aussi complète que celle que nous reproduisons aujourd'hui.
La densité des habitants dans les appartements parisiens.
A la suite de chaque recensement, le service général de la statistique essaie de nous donner une idée du nombre de personnes habitant une pièce d'un appartement dans les divers quartiers de Paris. A cet effet, il nous présente des moyennes sans doute fort consciencieusement établies.
Le tableau suivant, qui vient d'être publié, nous indique le nombre moyen de personnes logées dans un ensemble de dix pièces, en 1906 et en 1911, années des deux derniers recensements:
1903 1911 1er arrond. Louvre......... 9,3 9,1 2e Bourse.......... 10 9,8 3e Temple......... 10,2 9,8 4e Hôtel-de-Ville. 10,6 10,3 5e Panthéon....... 9,8 9,4 6e Luxembourg .... 8,5 8,1 7e Palais-Bourbon. 8,3 7,8 8e Elysée......... 6,6 6,3 9e Opéra.......... 7,6 7,5 10e Saint-Laurent.. 9,4 9,2 11e Popincourt..... 11,5 10,8 12e Reuilly........ 10,7 10,4 13e Gobelins....... 12,3 11,6 14e Observatoire... 10 9,9 15e Vaugirard...... 10,6 10,2 16e Passy.......... 7,1 6,8 17e Batignolles.... 8,5 8,4 18e Montmartre..... 11,2 10,6 19e Buttes-Chaumont. 12,7 12,2 20e Ménilmontant... 12,5 11,8
On voit que, grâce aux progrès de l'hygiène, sinon au rapetissement qui a permis d'augmenter le nombre des pièces dans les appartements modernes, les Parisiens sont, en moyenne, un peu moins tassés dans leurs maisons qu'il y a cinq ans. Il importe de remarquer, toutefois, que, sauf dans deux ou trois arrondissements, la statistique nous indique au moins une pièce par personne. Cette moyenne, en de nombreux quartiers parisiens, est assez différente de la réalité.
Les constructions navales en 1912.
D'après le Lloyd's Register, les chantiers anglais ont lancé en 1912 un total de 712 navires de commerce déplaçant ensemble 1.738.000 tonnes, dont 17.000 tonnes pour 69 voiliers. Près du quart de ces bateaux ont été construits pour des marines étrangères. Parmi les bâtiments à vapeur, 16 déplacent plus de 10.000 tonnes et 46 plus de 6.000 tonnes; un seul déplace 18.600 tonnes.
Dans les autres pays, y compris les colonies anglaises, on a mis à l'eau 1.007 bateaux représentant un déplacement de 1.163.000 tonnes. Sur ce chiffre, 375.000 tonnes ont été lancées en Allemagne, 284.000 aux États-Unis, 110.000 en France, 99.000 en Hollande.
Les constructions navales commerciales dans le monde entier ont donc atteint près de 3 millions de tonnes, soit une augmentation de 250.000 tonnes par rapport à l'année précédente.
Quant aux navires de guerre lancés en 1912, ils représentent environ 550.000 tonnes.
Un ballon-sonde à 37.700 mètres.
M. Gamba, directeur de l'observatoire de Pavie, vient de faire connaître les observations recueillies par un ballon-sonde lancé par lui il y a quelques semaines et qui est monté à la hauteur prodigieuse de 37.700 mètres.
Ce ballon, en caoutchouc de premier choix, mesurait 19 centimètres de diamètre. Il avait été gonflé à l'hydrogène et on l'avait muni d'un léger parachute de soie pour freiner la descente.
Les principales températures enregistrées furent:
A 12.385 mètres d'altitude,-55°,5.
A 19.730 mètres d'altitude,-56°,9 (minimum).
A 37.700 mètres d'altitude,-51°,6.
Comme le fait a déjà été constaté, la température la plus basse ne correspond pas à l'altitude maxima; à 10 ou 12 kilomètres du sol, on rencontre une couche de plusieurs kilomètres où la température est uniforme et au delà de laquelle les variations sont très faibles.
A 37.700 mètres, la pression barométrique n'était plus que de 3 millimètres.
L'ascension a duré 1 heure 18 minutes. Après éclatement du ballon, la nacelle redescendit doucement et s'arrêta à 40 kilomètres du point où avait eu lieu le lancement.
La frappe des monnaies en 1912.
Pendant l'année 1912, la Monnaie a frappé 110.014.705 pièces représentant une valeur de 296.144.555 francs.
La fabrication des monnaies françaises, représentant une valeur de 248.196.670 fr., a comporté les catégories ci-dessous:
20.045 pièces de 100 francs. 10.331.805 20 1.755.507 10 1.000.000 2 10.001.000 1 16.000.000 50 centimes. 9.500.000 10 20.000.000 5 1.500.000 2 2.000.000 1
Mais la Monnaie a travaillé en outre pour l'Indo-Chine, la Tunisie, le Maroc, la Grèce et le Venezuela.
D'autre part, il a été procédé à la refonte et à la réfection de 17.555.070 francs en pièces de 10 francs et 481.410 francs en pièces d'or diverses.
La refonte et l'affinage des écus aurifères antérieurs à 1830, et des écus à l'effigie de Louis-Philippe, et l'abaissement du titre de 900 à 835 millièmes, ont procuré un bénéfice de 1.224.038 francs.
Le beau raid de deux généraux.
Combien de fois--toutes les fois à peu près que la question du «rajeunissement des cadres» revenait sur le tapis--avons-nous eu l'écho des appréhensions que pouvaient bien faire concevoir l'état physique de certains des chefs de l'armée, leur insuffisante validité, leur manque éventuel de résistance, en cas de campagne! Le raid tout à fait admirable que viennent d'accomplir deux de nos «Marocains», les plus allants et les plus haut cotés, les généraux Dalbiez et Gouraud, répondent--au moins pour ce qui les concerne--à ces inquiétudes.
Le général Lyautey convoquait récemment ses deux excellents collaborateurs à Rabat. Ils devaient s'y rendre d'urgence, de Meknès où, ils étaient, en suivant la ligne d'étapes du nord, celle que jalonnent les postes de Dar bel Hamri, Sidi-Aya, Kenitra, soit 155 kilomètres à parcourir en deux jours.
Avec une des auto-mitrailleuses dont dispose l'état-major, la chose était facile. Mais le mauvais état des pistes, détrempées par la pluie, interdisait même de songer à ce moyen de transport rapide. Que faire?
Les deux officiers généraux ne balancèrent pas: ils gagneraient à cheval Sidi-Aya, où aboutit actuellement la voie ferrée qu'on pousse progressivement et sûrement vers Meknès.
En selle à 7 heures du matin, le général Dalbiez et le général Gouraud arrivaient à 14 heures à Dar bel Hamri. Le temps d'y souffler un peu et de changer de montures, et ils repartaient une heure après. A 18 heures, ils étaient à Sidi-Aya.
Ils avaient parcouru en treize heure 93 kilomètres. Qu'en disent les «jeunes»?
Un Zeppelin de 140 mètres de long aplati sur le sol par
une rafale, au champ de manoeuvres de Carlsruhe.
(Voir la gravure de première page.)
Aussitôt qu'il eut rendu ses devoirs à la dépouille mortelle de son père, à Salonique, le nouveau roi Constantin, abandonnant un moment l'armée qu'il vient de conduire si brillamment à la victoire, rentrait à Athènes, où il arriva le 20 mars en compagnie de la reine Sophie. Le couple royal fut accueilli dans sa capitale avec la plus chaleureuse sympathie.
Le lendemain, vendredi, le souverain prêtait devant le Parlement, le serment solennel de fidélité à la. Constitution.
Sur l'estrade, élevée au fond de l'hémicycle où siège d'habitude le président de l'assemblée, en arrière et au-dessus de la tribune, le roi Constantin prit place, ayant à sa gauche la reine Sophie en grand deuil, à sa droite le métropolite d'Athènes. Il était entouré des princes ses enfants et ses frères, de tous les ministres, du haut clergé.
La cérémonie fut brève et d'une grande simplicité. Le métropolite--c'est à ce moment que fut prise la photographie que nous reproduisons ici--lut la formule du serment. Puis le roi, la main tendue sur l'évangéliaire, jura. Mais le respectueux enthousiasme que témoigna au roi et à la reine le Parlement entier donna à cette solennité un caractère particulièrement émouvant.
L'assassin du roi Georges 1er, entre eux gendarmes
crétois.
Photographie prise le 19 mars, lendemain de l'attentat.
En contraste, un correspondant de Salonique nous envoie la photographie de l'assassin du roi Georges prise au lendemain de l'attentat. Ce Skinas, avec son oeil mauvais et fiévreux, et l'expression de haine et de douleur qui tourmente son visage, est bien le type du dégénéré que nous avaient annoncé les dépêches.
Les échos des splendides fêtes du tricentenaire des Romanof ne sont pas encore éteints en Russie où l'union de la nation et de la dynastie régnante ne parut jamais plus étroite. Nous avons, dans un précédent numéro, donné les aspects de la rue, à Saint-Pétersbourg, lorsque le cortège impérial se rendit à la cathédrale pour y assister au service d'actions de grâces. Le document que nous publions aujourd'hui fixe un autre aspect de ces cérémonies commémoratives. Notre gravure représente, en effet, l'impératrice douairière recevant, en grand costume d'apparat, le 8 mars, dans la salle de concert du Palais d'hiver, les dames de la haute société de Saint-Pétersbourg à l'heure même où, dans une autre salle du palais, le tsar accueillait les délégations provinciales.
Le lendemain, le souverain inaugurait la Maison du peuple «Empereur Nicolas II», fondée par lui pour commémorer le tricentenaire de sa dynastie.
Les fêtes du tricentenaire se sont terminées à Saint-Pétersbourg par un banquet qui a réuni au Palais d'hiver, en présence de l'empereur, des deux impératrices et des grands-ducs, l'émir de Boukhara, le métropolite catholique, le khan de Khiva, les délégués mongols, le haut clergé orthodoxe, le patriarche d'Antioche, l'archevêque arménien, les ministres et tous les hauts dignitaires de l'État avec les représentants de la noblesse et des zemstvos et de nombreuses députations, ce qui ne représentait pas moins d'un millier d'invités.
L'impératrice.
Les fêtes du tricentenaire des
Romanof.--Réception, au Palais d'hiver, des dames de l'aristocratie
russe, par l'impératrice douairière.--Phot. C. E. de Hahn.
Une assemblée populaire, réunie sur une promenade à
Genève, délibérant
et votant sur une grande question d'intérêt
national--Phot. E. Wenger.
Un curieux mouvement, qui s'inspire des idées de liberté nationale si chères au coeur des Suisses, vient de se produire à Genève, à Berne, à Lausanne, et dans toutes les grandes villes de la Confédération, contre le projet de convention du Gothard actuellement soumis aux Chambres fédérales.
Ce projet, que le Conseil fédéral a signé avec l'Allemagne et l'Italie, étend à l'ensemble des chemins de fer helvétiques le régime de faveur qui avait été accordé à ces deux nations, par les traités de 1869 et de 1878, pour la seule ligne du Gothard; dorénavant, elles bénéficieraient de tarifs commerciaux privilégiés sur la totalité des réseaux, sans que la réciprocité soit consentie à la Suisse sur les chemins de fer allemands et italiens. Dans cette nouvelle convention, nos voisins, en très grande majorité, voient une atteinte à leur indépendance économique, à leurs règles de neutralité. Et, à quelque parti qu'ils appartiennent, ils ont protesté contre elle en de nombreuses assemblées populaires, que l'on ne peut manquer de suivre, en France, avec un particulier intérêt.
A Genève, dimanche dernier, une grande manifestation, qui se déroula dans un calme impressionnant, réunissait sous les marronniers séculaires de la Treille, la plus ancienne promenade de la cité de Calvin, des milliers de citoyens, comme au temps où le peuple délibérait, dans les occasions solennelles, sur les affaires publiques. En tête de la proclamation qui les avaient convoqués, on lisait cette phrase extraite du message adressé en 1511 par le Conseil de Genève au duc de Savoie: «Nous aimons mieux vivre dans une pauvreté couronnée de toutes parts de liberté que de devenir plus riches et vivre dans la servitude.» Et le rappel de cette fière parole accentuait encore le caractère traditionnel de la réunion.
La foule entendit deux orateurs, l'un appartenant au parti conservateur, M. Gustave Ador, l'autre au parti radical, M. Besson. Puis, à mains levées, elle vota contre l'adoption du projet de convention, et ne se sépara qu'après avoir chanté, gravement, le «Cantique suisse».
Ce numéro est complété par une gravure en taille-douce remmargée: LE PRINTEMPS, avec texte sur feuille de garde.
La faveur qui aujourd'hui s'attache à toutes les productions de l'art élégant du dix-huitième siècle a remis à la mode, avec La Tour et Perronneau, à un plan seulement en arrière, leur heureuse émule comme pastelliste, la Vénitienne Rosalba Carriera.
Et voilà des renommées qui reviennent, comme on dit, de loin. Car quelle éclipse n'ont-elles pas subie!
Rosalba Carriera eut peut-être moins que les grands maîtres auxquels on peut la comparer, sinon l'égaler, à souffrir des dédains d'une certaine époque. On lui tint toujours équitablement compte de ce que, n'étant qu'une «faible femme», elle ne se fût jamais évertuée vers la puissance et la virilité, de la bonne grâce avec laquelle elle se résigna simplement à la grâce.
Alfred Sensier qui, voilà tantôt un demi-siècle, à l'époque du pire discrédit pour l'art des Watteau et des Fragonard, a publié, autour de son Diario, du journal cursif de l'année qu'elle passa à Paris, d'avril 1720 à mars 1721, un travail qui demeure la source première de tout ce qu'on pourra écrire sur elle, a recherché les causes de cette faveur relative dont elle continua de jouir, même en ces temps cruels à ceux qu'on appelait les «petits maîtres».
«Son talent, disait-il, n'a ni les proportions, ni la naïveté puissante, ni le sens psychologique perdu à son époque des grands portraitistes des seizième et dix-septième siècles. Sa forme est affaiblie, et représente comme un diminutif des artistes qui l'ont précédée, mais elle a une personnalité bien distincte; ses peintures ont un charme tout féminin auquel on se laisse aller.»
Se «laisser aller», c'était, en ces jours d'austérité, de passion pour le style, tout ce qu'on pouvait faire en faveur de cette charmeuse,--car Alfred Sensier est sévère, d'autre part, pour «Frago», pour Lebrun, Largillière, Rigaud eux-mêmes: l'art était mort depuis Raphaël. Et à ce moment-là, on pouvait acquérir un pastel de Rosalba Carriera pour des prix variant de 47 à 820 francs (le portrait de la Comtesse Labbia fut payé 440 francs à la vente Piot, en 1864 et, en 1831, à la vente La Mésaugère, on avait vu pis: six portraits, avec leurs cadres en cuivre, pour 50 francs!)
Le Printemps, du musée de Dijon, que nous reproduisons ici, est vraiment un morceau très représentatif du talent de la charmante portraitiste: un visage aimable, sincère, candide même, sans sourire équivoque, sans sous-entendus aux coins des yeux; une gorge fraîche, jeune, un bras rond et doux qui ne pose point pour la ligne; une allégorie accessible à tous; un brin de lilas, une rose dans un pli de draperie... que souhaiter de plus?
Avec ces faciles moyens de séduire, la Rosalba fut tout un an l'idole de Paris, où l'avait attirée le mécène Pierre Crozat, celui qu'on appelait Crozat le Pauvre,--pauvreté relative, et qui ne l'empêcha pas de former un cabinet d'art admirable dont les seuls dessins, la plupart aujourd'hui au Louvre, «firent», à sa vente, pour parler comme à l'hôtel Drouot, 400.000 livres! Voyageant en Italie, en 1715, il avait rencontré cette femme séduisante et cette adroite artiste, et l'avait conviée à venir en France, lui offrant chez lui, en son hôtel de la rue Richelieu, une hospitalité princière: elle allait accepter cinq ans plus tard.
La renommée de la Rosalba alors était déjà consacrée en Europe.
Fille de braves gens pas très fortunés, mais dignes, Rosa-Alba Carriera avait connu des débuts difficiles. Née en 1675, à Venise--où elle devait finir ses jours chargés de gloire en 1757, à quatre-vingt-deux ans--elle s'initia aux premiers principes de l'art en dessinant, pour seconder sa mère, improvisée dentellière afin de subvenir aux besoins du ménage, des points de Venise, alors dans toute leur vogue. Puis, la mode passa de ces prestigieuses dentelles, aujourd'hui ornement des corbeilles princières, quand ce ne sont pas pièces de collections ou de musée. Mais le tabac fit fureur: la jeune fille se mit à peindre des miniatures pour tabatières.
Enfin, un Anglais, Cole--ou Colle--lui révéla, vers 1704, le métier du pastel, perdu, presque oublié. D'un coup, pour ainsi dire, elle saisit admirablement toutes les ressources de cet art alerte et délicat. Et la voilà devenue pastelliste!...
Sans doute, quand elle vint à Paris, sa place y avait été dévotieusement préparée par Pierre Crozat, «le plus grand amateur d'art de l'Europe, le plus riche et le plus passionné». Du jour au lendemain, elle y fut l'idole de la ville et du théâtre.
Ses premiers modèles y sont Mlle d'Argenon, ou d'Argeneu, une amie de Crozat, que Watteau a portraiturée aussi; John Law, le fils du fameux auteur du «Système», alors dans tout son fugitif éclat; le prince de Conti; des princesses de la famille royale, Mlles de Charolais, de Clermont, de La Roche-sur-Yon; enfin, le roi, le petit roi Louis XV lui-même (cette oeuvre est probablement celle qui figure aujourd'hui au musée de Dresde); --et puis la duchesse de La Vrillière; la duchesse de Richemond; la duchesse de Brissac; la duchesse de Lorge, Mme de Parabère, l'amie du Régent; Mme de Prie; et, en passant, suprême hommage rendu à son talent, Antoine Watteau lui-même demande à poser devant elle... Elle était déjà membre de l'Académie de Saint-Luc, à Rome, de l'Académie Clémentine de Bologne; l'Académie royale des beaux-arts se crut honorée en lui expédiant son diplôme «gratis».
Tant d'heur et tant de gloire ne la grisèrent point. Dans son journal, simple mémorandum plutôt, elle note d'un trait les commandes les plus illustres, pêle-mêle avec les menus incidents de la vie, les visites, les courses, ainsi qu'on dirait aujourd'hui. Rien ne semble l'éblouir, rien ne l'attache et ne la retient dans cette ville où elle est adorée, adulée, et, Crozat parti pour la Hollande, elle achève en hâte les commandes qu'elle a encore, distribue quelques souvenirs; puis, quittant le somptueux hôtel dont le magnifique financier lui a laissé pourtant la jouissance, elle repart vers Venise.
Le succès l'y attend, fidèle.
Une clientèle d'admirateurs illustres guettait son retour: le cardinal Albani, Auguste III, amateur d'art couronné, multiplient les commandes. L'impératrice Elisabeth-Christine la demande à Vienne, empressée de devenir son élève.
Et sa vie eût fini en apothéose si, en 1749, une infirmité cruelle, menaçante de longue date déjà, ne se fût abattue sur elle: cette amoureuse éperdue de la couleur, de la lumière, devint aveugle. Ainsi l'étoile Rosalba s'éteignit soudainement au ciel vénitien où rayonnaient dans un radieux crépuscule d'art Guardi, Canaletto, Tiépolo.
Note du transcripteur: Le supplément «Les Anges Gardiens» ne nous a pas été fourni.