Title: L'Illustration, No. 0020, 15 Juillet 1843
Author: Various
Release date: November 23, 2011 [eBook #38089]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0020, 15 Juillet 1843
Nº 20. Vol. I.--SAMEDI 15 JUILLET 1843. Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an, 32 fr. pour l'Étranger. - 10 - 20 - 40
Samuel Hahnemann. Portrait.--Courrier de Paris. Saint-Cyr. A-propos rétrospectif.--Concours aux Écoles spéciales. Séances solennelles d'ouverture à l'Hôtel-de-Ville--La chapelle Saint-Ferdinand. Portrait du Duc d'Orléans, par Raffet; mort du duc d'Orléans; Char funèbre; Vue extérieure et intérieure de Notre-Dame; Église de Dreux; Chapelle de Sablonville.--Revue Algérienne. Plan de la Zmala d'Abd-el-Kader; Drapeaux pris avec la Zmala; Portrait du Marabout Sidi-el-Aradj.--Martin Zurbano. Vue de Barcelone et de la forteresse de Montjouich; Insurrection à Barcelone.--Médaille Lesseps. Médaille.--Promenade sur les Fortifications de Paris. (Suite et fin.) Le Fort du Mont-Valérien, une Teaville; Plan de Vincennes. Fête des Environs de Paris. (Suite.) Le Bal de Sceaux, Entrée du Bal de Sceaux, Bal de Sceaux.--Fête communale de Douai. Promenade de Gayan. --Bulletin bibliographique.--Annonces, Modes. Une gravure.--Amusements des sciences.--Correspondance. --Rébus.
Le fondateur de la médecine homaeopathique, Samuel Hahnemann, est mort à Paris le 2 juillet 1843, dans sa quatre vingt-huitième année. La doctrine médicale qu'il a propagée et mise en pratique depuis plus de cinquante ans, a pris assez d'importance dans ces derniers temps, pour qu'une notice sur le système et son auteur ne paraisse pas dénuée de tout intérêt. Né en 1735 à Meissen, petite ville de Saxe, Samuel Hahnemann, distingué dès son enfance par son aptitude au travail, étudia la médecine à Leipsick, à Vienne, et prit le grade de docteur à l'université d'Erlangen. Ses principaux travaux eurent d'abord pour objet la chimie et la minéralogie, sciences dans lesquelles il sut déjà se faire un nom. On peut, en effet, rappeler encore aujourd'hui ses recherches sur l'empoisonnement par l'arsenic, et les preuves judiciaires pour le constater, de même que le mode de préparation trouvé par lui, du mercure soluble, qui a conservé son nom. Il publia aussi des traductions de l'anglais, du français et de l'italien, ainsi que beaucoup d'articles dans les journaux scientifiques de l'Allemagne. En traduisant, en 1790, la matière médicale de l'Anglais Cullen, il fut si peu satisfait des hypothèses à l'aide desquelles on tentait d'expliquer la puissance fébrifuge du quinquina, qu'il résolut, pour s'éclairer, de faire avec ce médicament de essais sur lui-même. Le résultat de cette expérience donna naissance à la doctrine homaeopathique.
Samuel Hahnemann, décédé le 2 juillet 1843.
Hahnemann observa que l'action du quinquina sur l'homme sain produisait la fièvre intermittente, contre laquelle ce remède est employé avec le plus de succès. Conduit par l'analogie à expérimenter avec d'autres substances médicales, il annonça bientôt que les propriétés curatives de tous les médicaments désignés sous le nom de spécifiques tenaient à la faculté qu'ils avaient de produire sur l'homme sain des maux semblables à ceux pour la guérison desquels on avait coutume de les employer.
Le fait proclamé par Hahnemann, qui basait sur une seule proposition toute une théorie médicale, ne fut point admis à beaucoup près par tous les médecins; mais les critiques à cet égard, bien que manquant pour la plupart de gravité et d'urbanité, auraient paru sérieuses et modérées comparées à celles que provoqua le mode d'emploi conseillé par Hahnemann pour les remèdes homaeopathiques.
En considérant que le premier effet d'un médicament mis en usage d'après sa doctrine devait entraîner une aggravation passagère de la maladie, Hahnemann crut devoir s'imposer une extrême réserve pour la quantité des doses à administrer. Il songea d'abord à mélanger les substances médicinales avec une matière neutre, qui, en augmentant le volume, en rendait la division plus facile. Mais ayant reconnu que la diminution de la force active des remèdes n'était pas proportionnelle à la diminution de la quantité (ce qu'il attribua à une augmentation d'énergie résultant de l'acte de broyer les substances sèches ou de secouer les substances liquides pour opérer le mélange des unes ou des autres), il arriva par des réductions successives aux doses véritablement infinitésimales que les médecins homaeopathes prescrivent aujourd'hui.
Cette exiguïté des remèdes homaeopathiques a donné lieu à des discussions où l'une des parties invoquait en sa faveur le raisonnement et la science, tandis que l'autre prétendait s'appuyer sur des faits.
Sans pouvoir exprimer un avis sur cette question, qui n'est point de notre ressort, nous remarquons seulement que le nombre des disciple d'Hahnemann s'est beaucoup augmenté; en Allemagne, le savant Hufeland, adversaire déclaré des petites doses d'Hahnemann, recommandait dans son dernier ouvrage le principe [demi ligne illisible](1) de médicaments spécifiques: en France, une partie des professeurs de l'École de Médecine de Montpellier se sont déclarés sans réserve pour la doctrine homaeopathique; enfin, dans toute l'Europe et dans l'Amérique du Nord, nombre de médecins la pratiquent exclusivement.
[Note 1: La médecine ordinaire a généralement pour devise: Contraria contrariis sanantur; celle de l'homaeopathie: Similia similibus curantur.]
Sans admettre aveuglément tout ce que les partisans de l'homaeopathie en racontent de merveilleux, on pourrait s'étonner aussi que tant d'hommes instruits se fussent épris d'un système où tout serait erreur et illusion. Le temps et l'expérience décideront sur tout cela.
Une longue vie exempte d'infirmités, en donnant à Hahnemann la faculté de travailler avec persévérance au développement de sa doctrine, lui a procuré l'avantage de pouvoir en contempler les progrès.
Ayant épousé en secondes noces, en 1835, à l'âge de quatre-vingts ans, mademoiselle d'Hervily, qui n'en avait que vingt-huit, il se décida à venir habiter le pays de sa femme; et depuis huit ans il exerçait la médecine à Paris, quand la mort, qu'il a vue s'approcher avec le calme que donne toujours une haute raison jointe à une grande pieté, a sonné pour lui l'heure du repos.
Décidément l'été nous en veut et se plaît à nous jouer de mauvais tours. Vous savez de quel mois de mai et de quel mois de juin il nous a gratifié; pluie, vent, nuages sombres, voila ses aménités et ses douceurs. Juillet, enfin, était venu chassant devant lui les froides ondées et illuminant le ciel d'or, de pourpre et d'azur; juillet s'était montre, pendant quatre ou cinq jours, vêtu à la légère et environné de lumière et de soleil. Déjà Paris s'épanouissait, et, sortant de ses rues et de ses barrières, courait se mettre à l'ombre dans les bois de Saint-Germain et de Meudon: mais juillet se moquait de nous comme ses deux frères aînés. Ce rayon de soleil n'était qu'un sourire ironique qu'il nous jetait traîtreusement pour mieux nous attirer dans le piège, un faux espoir, une vaine apparence; à peine, en effet, Paris avait-il pris ses habits coquets et ses airs de fête, que juillet, riant sous cape, l'éclaboussait des pieds à la tête: le matin Paris était sorti verni et pimpant, le soir il rentrait mouillé jusqu'aux os ou crotté, comme le poète Colletet, jusqu'à l'échine. Il faut en prendre son parti; la vie bucolique sur les prés fleuris, à l'ombre des haies d'aubépine et des tilleuls, est évidemment supprimée pour l'an de grâce 1843. Le parapluie sera notre platane et notre charmille.
Avouons cependant que nous méritons un peu d'être ainsi menés par le ciel, de bourrasque en bourrasque, du chaud au froid, du soleil à la pluie. Savons-nous bien, en effet, nous-mêmes ce que nous voulons? Nous arrive-t-il jamais d'être contents des présents que le baromètre nous envoie? Si l'air est vif et piquant, nous soufflons dans nos doigts, et, d'une mine maussade et transie, nous répétons en choeur: «Quel maudit temps! quel horrible temps! je gèle!» L'astre du jour, comme disaient les poètes de l'Empire, brille-t-il au firmament, ce n'est qu'un cri de toutes parts:» Ah! mon Dieu! je n'en puis plus! je suis en nage! j'étouffe!» Pendant ces premières ardeurs de juillet, qui ont à peine duré huit jours si vous aviez vu Paris! semblable à un homme harassé, il ne faisait ni un geste ni un pas sans se plaindre, sans gémir, sans s'essuyer le front, implorant un peu d'air, de vent et de pluie, lui qui la veille grommelait entre ses dents: «Peste soit de la pluie et du vent!»
En vérité, le ciel a-t-il si grand tort de s'amuser de cette ville fantasque, qui veut et ne veut plus, et de brouiller tellement, suivant ses caprices, les couleurs et les mois, qu'elle ne puisse s'y reconnaître?
Cette inconstance du ciel, ce mélange de pluie et de soleil n'empêchent pas nos honorables de la Chambre de faire leurs bagages et de regagner le chef-lieu ou la maison des champs; comment s'effraieraient-ils en effet de ces variations de l'atmosphère et de ces volte-face? La politique est faite à l'image de la saison, tantôt riante tantôt sombre; et les mêmes bouches y soufflent, du jour au lendemain, le oui et le non, le froid et le chaud!
Ainsi la session est close, ou peu s'en faut; si la Chambre haute bataille encore sur quelques chiffres du budget, la Chambre des Députés s'éparpille sur les grandes routes; on peut dire qu'elle est en ce moment tirée à quatre chevaux et écartelée de l'est à l'ouest et du nord au midi. Chacun regagne son canton et son clocher; c'est du vin du cru, comme dit M. Dupin, qui retourne au tonneau.
La malle-poste et les Messageries Royales sont occupées, depuis huit jours, à voiturer, vers les quatre points cardinaux, le gouvernement représentatif. La droite légitimiste voyage dans le coupé, pour mieux regarder à l'horizon si soeur Anne ne voit rien venir; la gauche radicale se campe dans les régions plébéiennes de l'impériale et de la rotonde; le centre se blottit et ronfle dans l'intérieur, avec la satisfaction d'un gastronome bien repu. Pendant la nuit, tandis que tout est ténèbres et silence, le postillon, au milieu des claquements de son fouet, entend résonner à son oreille ces mots confus: Espagne, Thiers, Guizot, sucres, vins, bestiaux, conseil d'État, croix, pensions, présidence, chemins de fer, aux voix, à l'ordre, la clôture, primes, recettes, profits, indépendance, corruption, ministère; c'est la Chambre des Députés qui s'est endormie et qui a le cauchemar, chemin faisant; cependant les aubergistes et les servantes assistent à un cours de politique à l'heure des repas, tandis que les chevaux s'étonnent d'être plus chargés que de coutume et plient sous le poids des consciences et des estomacs budgétaires.
De leur côté, les ministres se préparent à rentrer leur bannière au fourreau et à fermer leur arsenal. L'armée ministérielle a pris son congé de semestre, et l'armée ennemie se retire dans ses foyers; pendant ce temps d'armistice, les soldats se reposeront, pour la plupart, sous le pommier natal; mais les chefs, les généraux, les Achilles et les Ajax vont courir le monde pour se rafraîchir le sang et se purger de toute humeur politique. Celui-là, retiré dans son château de Normandie, méditera sur la misère du peuple et l'égalité des conditions; celui-ci ira prendre les eaux du Mont-d'Or ou de Vichy, et se laver des ennuis et des douleurs du pouvoir. Le ministère taillera sa vigne et arrosera ses fleurs; l'opposition pêchera innocemment à la ligne. Juillet est le mois où les partis désarment; août invite les plus guerroyants au repos; septembre les trouve tous endormis sous la tonnelle, jusqu'au jour où décembre, mois maussade et sombre, embouchant la trompette parlementaire, les réveille en sursaut et leur met de nouveau la passion au coeur et le verre d'eau sucrée à la main.
Le temps est venu, comme on voit, où tous les grands comédiens voyagent: Duprez chante à Toulouse; mademoiselle Déjazet fredonne et frétille à Bordeaux; Bouffe est dans le Nord; mademoiselle Rachel attelle le Midi à son char; l'entrechat de mademoiselle Maria, après avoir sauté par dessus les Alpes, fait le bonheur de Milan; il n'est pas jusqu'à M. Alcide Tousez, du théâtre du Palais-Royal, qui ne soit impatiemment attendu quelque part. Où ira M. Alcide Tousez? C'est encore un mystère; j'ai frappé à toutes les chancelleries, et pas un ambassadeur n'a voulu me dire son secret; on croit cependant que M. Alcide Tousez voudra bien honorer de sa présence plusieurs grandes nations de l'Europe. Dans un temps où le royaume des Pays-Bas s'agenouille aux pieds de mademoiselle Eissler et lui sert de trottoir, tandis que Marseille enivrée cire le brodequin de mademoiselle Rachel, Alcide Tousez ne croit pas devoir se dérober plus longtemps à l'enthousiasme de l'univers. Déjà les arcs de triomphe se dressent pour son passage, et les populations empressées, hommes, femmes, enfants, vieillards, bivouaquent sur toutes les routes par où l'on croit qu'il pourrait bien passer.
Puisque nous voici dans le monde des comédiens, n'en sortons pas sans payer une dette de regrets à une excellente et honnête actrice que le Gymnase vient de perdre subitement. Nous voulons parler de Julienne, la dernière des duègnes, sans contredit, et la meilleure des tantes et des grand'mères. Julienne est morte d'une attaque d'apoplexie; d'abord on a cru la sauver: au bout de quelques heures tout était dit; cette pauvre grand'maman si simple, si aimée du parterre, si ronde et si naïve, avait chanté son dernier couplet! Le Gymnase est en deuil, et, avec le Gymnase, les nièces, les neveux, les pupilles, qui ne retrouveront jamais tant de naturel, de franchise et de bonhomie.
Il ne faut pas croire que Julienne a toujours été la Julienne que vous avez vue affublée du bonnet rond de la vieille gouvernante, de la robe à ramages de la grand'maman et des falbalas de la douairière. Pourquoi Julienne n'aurait-elle pas eu ses vingt ans tout comme une autre? Elle les a eu ses vingt ans, en effet, et c'était alors, dit-on, une vive Dorine, une Lisette éveillée, une agaçante Marlon. Le premier chapitre de la vie dramatique de Julienne commence ainsi, à l'emploi de soubrette: Julienne porte le jupon court, le tablier et la cornette mutine; elle a le pied leste, l'oreille au guet et l'oeil émerillonné; ses poches sont pleines de billets au musc et l'ambre écrits par Valère à Isabelle, ou échangés entre Araminte et Dorante. Que de bons tours elle joue au vieil Orgon! Voyez-vous ce petit chevalier qui lui jette une bourse et un baiser pour se frayer passage dans le boudoir de Dorimène? Mais, gare! voici Frontin et Masearille, et L'Olive, et la Branche, qui se mirent dans ses yeux et lui content fleurette. Lisette leur tient tête, Marton n'est pas embarrassée de la réplique. Allons, soubrette et valet, aux armes! Escrimez-vous d'estoc et de taille, intrépides à l'attaque et fermes sur la riposte.
Julienne avait des dispositions si particulières, un goût si déterminé pour ces duels avec Frontin, pour ces tendresses de Valère, pour ces amours d'Isabelle, qu'elle y a dépensé toute sa jeunesse. Soubrette de comédie, d'opéra-comique et de vaudeville, elle est restée soubrette vive et accorte, aussi longtemps qu'on peut l'être. On n'accusera pas cette bonne Julienne d'avoir été inconstante; avant son entrée au Gymnase, elle avait beaucoup parcouru le monde, mais comme Joconde elle n'avait pas changé: soubrette sans cesse et soubrette toujours, de Nantes à Strasbourg, de Marseille à Lille, dans tous les coins de la France.
Un jour, au Havre, Julienne récitait, suivant sa coutume, quelque scène de Lisette ou de Dorine; peut-être se trouvait-elle aux prises avec Tartufe:
Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri!
Vous serez trop heureuse avec un tel mari!
peut-être chantait-elle tout simplement le duo de Grétry:
Dis! m'aimes-tu?--Ah! je t'adore.
--Et toi, Marton?--Je te dévore.
A ce moment, Gontier vint à passer; Gontier, l'étoile, le soleil du Gymnase; il vit Julienne, l'écouta, l'applaudit et en écrivit deux mots à M. Scribe... Deux mots de Gontier, quel certificat! Sur une parole de Napoléon, l'Europe prenait les armes; sur ces deux mots de Gontier, le Gymnase marcha à la conquête de Julienne, attaqua le Havre et lui enleva sa soubrette; le régiment de comédies-vaudevilles, dont Gontier était le colonel, venait de se recruter d'une actrice pleine de verve et de naturel; seulement les vingt ans étaient déjà loin, et la vive Marton, jetant là le jupon court, devint tout à coup la grosse et bonne maman Julienne que nous regrettons.
Un jour, quand le Gymnase, retiré sous sa tente, contera ses exploits à ses petits-enfants et parlera de ses belles années, il citera, à moins d'ingratitude, le nom de Julienne parmi les noms de ses serviteurs et de ses compagnons les plus aimés, les plus fidèles et les plus applaudis.
On annonce aussi la mort de M. C..., dont les excentricités et l'avarice sont devenues fameuses. C... était le rival et le frère jumeau d'Harpagon. Possesseur d'une fortune immense, accumulant million sur million, il poussait la ladrerie à sa perfection. Un de ses parents m'a raconté de lui des traits qui méritent d'être précieusement conservés; ce sont des matériaux qui pourront servir plus tard à quelque poète comique pour compléter le portrait de l'Harpagon de Molière et de l'Euclien de Plaute.
C... avait un fils. Tant que ce fils fut au maillot, C... supporta avec une sorte de résignation les charges et les frais de sa paternité; une fois cependant il eut une querelle terrible avec la nourrice, prétendant qu'elle ne gagnait pas l'argent qu'on lui donnait et mettait la moitié d'eau dans son lait. C... voulut un instant lui intenter un procès en dommages et intérêts; il alla même chez le juge, qui lui dit: «Depuis quand prenez-vous la mamelle des nourrices pour une cruche de laitière?--Ah! monsieur, répliqua C... d'un air désespéré, vous avez beau dire, mon fils ne tette pas pour trois sous de lait par jour et j'en paie cinq! Je suis volé.»
Jusqu'à dix ans, l'enfant marcha pieds nus et à peu près vêtu du costume de la nature. C... disait à ses amis, qui se plaignaient de voir le pauvre diable tantôt brûlé par le soleil et tantôt grelottant de froid: «Laissez donc! ça forme le caractère.» Au fait, le système d'éducation de C... n'avait pour but que d'économiser les frais de cordonnier et de tailleur.
A quinze ans il fallut le voir tant bien que mal. Ajoutez que notre adolescent ne se contentait plus de sucre d'orge, de pain d'épices et de croquets; son appétit se manifesta d'une façon dévorante. C... s'en alarma; pendant quelque temps il lui rogna les vivres et lui disputa les morceaux. Mais C... perdait toujours quelque chose à cette bataille; aussi regrettait-il de n'avoir pas mis au monde un fils qui put vivre sans manger. Puisque enfin le mal était fait, il songea du moins à le réparer de son mieux, et imagina le moyen que voici de ne plus nourrir ce fils affamé. Un matin, C... se présenta chez le procureur du roi, gémissant, la larme à l'oeil, et demandant, au nom de la loi, aide et protection contre son garnement. Notez que c'était le jeune homme le plus doux et le plus innocent du monde. «Que lui reprochez-vous donc? lui dit le magistrat. C.... se mit alors à défiler un chapelet interminable de griefs et de méfaits. Jamais père, à l'entendre, n'avait été plus mal partagé et plus malheureux. Il fit si bien, qu'il obtint la détention de son fils dans une maison de surveillance; satisfaction, comme on sait, que le code accorde aux parents prévoyants. Je vous laisse à juger de la joie de C...! Harpagon avait enfin trouvé le moyen qu'il cherchait d'avoir gratis un fils, le gouvernement payant son loyer et sa nourriture. C... méditait de placer sa femme dans la même pension, lorsque l'autorité fut avertie du tour que C... lui avait joué, et remit le fils à la charge du père. «Diable, s'écria le millionnaire en apprenant la nouvelle, ça va me gêner; je comptais encore pour deux ou trois ans sur cette économie!»
Le domestique de C... avait servi dans le 32e régiment de ligne. Un jour entrant dans la chambre de son maître, il lui trouve un air de méditation profonde. «Jean, dit tout à coup notre homme en s'éveillant comme d'un songe; Jean, tu as été dix ans soldat?--Oui, monsieur.--Eh bien! combien avais-tu de pave?--Cinq sous par jour, monsieur, et un sou de retenue.--Et ta nourriture?--Un pain de munition.--Comment te trouvais-tu de ce régime?--Mais, monsieur, pas trop mal.--Ta santé était-elle bonne?--Très bonne, monsieur.--Eh bien! Jean, mon ami, puisque tu as vécu pendant dix ans avec du pain de munition, quatre sous d'appointements, et que tu t'en es bien trouvé, à dater d'aujourd'hui je te donnerai la même nourriture et le même salaire. J'avais eu tort de changer tes habitudes; pardonne-moi! ça aurait pu te faire mal.»
Une autre fois, C... sonne Jean pour le charger d'une commission. Jean arrive clopin-clopant; dans son empressement, il s'était heurté à l'escalier et avait fait une horrible chute: «Tu vas aller au faubourg du Roule, lui dit C.....
--Ah! monsieur, vous voyez, je suis éclopé et ne puis faire un pas.--Soit; j'irai à ta place, mais tu me prêteras tes souliers.--Pourquoi cela, monsieur?--Pourquoi cela, drôle? Puisque je vais où tu devais aller, il est juste que j'use tes semelles et non les miennes. Et C..., ôtant ses pantoufles, se chaussa comme il le disait, aux dépens du pauvre diable.
Feu le célèbre docteur Double était son médecin ordinaire; en sa qualité d'ancien camarade de collège de C..... et connaissant surtout ses goûts économiques, il se gardait bien de lui présenter jamais un mémoire: aussi C.... l'avait-il choisi de préférence à tous les autres; médecins. Il y a deux ans, C..... se sentant malade, le docteur lui prescrit les eaux d'Aix. C.... recule le plus qu'il peut devant cette grande entreprise; mais il s'agit de sa santé et peut-être de sa vie, et mon avare se décide à quelques sacrifices. Le voici donc en route; vous dire les roueries qu'il emploie, chemin faisant, pour tromper les aubergistes et escamoter le pourboire des postillons et des servantes, je ne saurais. Le jour de son arrivée à Aix, il s'acheminait tristement vers l'établissement des bains, l'oeil morne et la tête baissée, supputant avec douleur ce qu'une douche pourrait lui coûter. Tout en rêvant à sa misère, notre homme arrive sur les bords du lac qui étale, dans la vallée d'Aix, ses eaux froides et limpides; soudain une idée le saisit; il s'approche du bord, s'arrête, se déshabille et se jette dans l'eau.--Eh! monsieur, que faites-vous donc? lui crie Jean.--Double m'a dit de prendre les eaux d'Aix, répond C... grelottant de froid; celles-ci ou celles-là, n'est-ce pas la même chose? «Il continua pendant huit jours la même opération, et revint à Paris. «Tu aurais tout aussi bien fait de te baigner sous le pont d'Austerlitz,» lui dit le docteur Double en riant.
C.... avait une chaise de poste, comme Harpagon son carrosse, son maître Jacques et des chevaux; C... partait un jour pour sa maison de campagne, située dans le département de la Côte-d'Or. Il avait pris avec lui sa nièce, qui devait passer quelques semaines à Saint-A.... A peine la voiture avait-elle franchi la barrière de Charenton, que C....., se retournant du côté de la jeune femme: «Ma chère enfant, il faut que nous réglions notre petit compte ensemble.
--Que voulez-vous dire, mon oncle?--Écoute bien; si tu n'étais pas venue dans ma voiture, tu aurais pris le coupé de la diligence; pour aller jusqu'à Saint-A.... c'est soixante-dix francs qu'il t'en aurait coûté; tu vas m'en donner trente-cinq, et tout sera dit: je te tiens quitte du reste.--Et la nièce fut obligée de payer.
Voici une recette que C.....avait inventée pour se nourrir à bon marché: il entrait chez un restaurateur, s'attablait et demandait un potage; le potage servi, C.... en mangeait la moitié, puis, frappant avec violence sur la table:--Garçon! s'écriait-il. A ce grand éclat le garçon d'accourir: «C'est horrible, ajoutait C....; ce potage n'est pas mangeable! Quelle gargote!» Et il se levait brusquement, prenait sa canne, son chapeau et sortait d'un air furieux. Un peu plus loin, chez le restaurateur voisin, c'était le vin qu'il trouvait détestable, après en avoir bu deux ou trois gorgées; puis le bifteck chez celui-ci, et le poisson chez celui-là; C... allait ainsi de cuisine en cuisine, et finissait, à force de prendre un morceau ici et là une bouchée, par se faire un dîner complet sans avoir besoin de payer la carte.
C....., au moment de rendre le dernier soupir, a trouvé un reste de force pour se mettre sur son séant et éteindre une bougie allumée, que la garde-malade avait oubliée sur la table de nuit: «Ces gens-là brûlent la chandelle à deux bouts, murmura-t-il d'une voix affaiblie; ils finiront par me mettre sur la paille.» C..... laisse un héritage de six millions.
Les nouvelles de Vienne retentissent des bravos obtenus par madame Pauline Viardot-Garcia: partout des couronnes et 'partout des vivat! C'est une ovation méritée et complète. Madame Pauline Viardot a dû partir pour Prague, où les mêmes succès l'attendent.
Le Théâtre-Français annonce pour la semaine prochaine une comédie nouvelle intitulée: Les Demoiselles de Saint-Cyr, et le nom seul de l'auteur suffirait pour éveiller l'attention publique. M. Alexandre Dumas est peut-être celui de nos auteurs dramatiques qui, à l'apparition d'une de ses oeuvres, excite le plus la curiosité, et cela, non par l'appât de nouveaux arguments littéraires fournis à l'une ou à l'autre des deux écoles, mais simplement parce que l'on est presque sûr de rencontrer toujours, au moins dans quelques scènes, des passions ou des feux d'artifice d'esprit.
Quoique à propos de cet ouvrage, nous nous proposions de dire quelques mots sur les lieux ou doit se passer la scène et sur quelques-uns des personnages, il faut reconnaître tout d'abord que l'auteur est nécessairement forcé de s'éloigner de la vérité historique; s'il avait voulu la suivre dans les détails de l'établissement de Saint Cyr, nous n'aurions certainement pas eu un premier acte aussi gai, aussi fou que celui qu'on nous promet.
Une femme qu'au théâtre il faudrait bien se garder de peindre autrement que sèche, froide et impassible, parce que ce n'est pas au théâtre qu'on redresse les préjugés, madame de Maintenon, qui nous apparaît tout autre quand on l'étudie dans sa correspondance, était devenue le point de mire de tous les solliciteurs; c'était chez elle que pleuvaient tous le, placets, et surtout ceux de la noblesse ruinée par la guerre, le désordre ou l'insouciance, qui avaient à réclamer des secours pour de jeunes filles sans dot et sans appui A la sympathie naturelle qu'un tel malheur devait rencontrer chez la veuve de Scarron, se joignait aussi un penchant à l'éducation, et sans doute le souvenir des premières fonctions auxquelles elle avait dû l'avantage d'être connue du roi et l'occasion de s'élever. Elle avait donc formé déjà le projet d'un établissement en faveur des jeunes filles de condition sans fortune, lorsque le hasard lui offrit une ursuline, madame de Brinon, qui, forcée de quitter un couvent endetté, remplissait dans le monde le voeu d'instruction qu'elle avait fait en rassemblant les domestiques, les enfants du château de Montchevreuil, où elle s'était réfugiée. En 1682, madame de Maintenon réunit à Rueil, sous la direction de madame de Brinon, une soixantaine de jeunes personnes qu'elle entretenait dans divers établissements; bientôt le nombre des pensionnaires s'accrut, et madame de Maintenon, qui prenait grand goût à cet oeuvre et la visitait tous les jours, voulut la rapprocher d'elle; elle obtint du roi la maison de Noisy, qui se trouvait enfermée dans le parc de Versailles. Là commence toute l'organisation d'un grand établissement formé avec une libéralité qu'on regrette de voir disparaître plus tard. A Noisy, les filles de bourgeois étaient admises comme les demoiselles et même près du château était une maison où, sous le nom de filles bleues, étaient élevés les enfants des paysans habitant les domaines de la fondatrice.
Noisy fut bientôt le sujet de toutes les conversations à la cour; on voulut y faire visite; les demandes d'admission se multiplièrent; il fallut que la munificence du roi vint en aide à la charité de madame de Maintenon; on résolut d'établir une maison qui contint 250 élèves, 30 professes et 21 converses. L'architecte Mansard choisit l'emplacement de Saint-Cyr, à proximité de Versailles. Le 1er mai 1685 commencèrent les travaux; l'ardeur de voir réaliser les projets formés était telle que les ouvriers ordinaires ne parurent pas suffire: on y employa des troupes campées à Versailles, et 2,000 travailleurs élevèrent les bâtiments avec une telle précipitation, que plus tard, on fut obligé de faire de grandes et nombreuses réparations.
L'édit d'érection fut enregistre au Parlement, le 18 juin 1686; il fut pourvu à la dotation de la maison; on interdit à la communauté toute faculté d'acquérir; s'il y avait des épargnes, elles devaient être employées à doter les élèves qui voudraient se marier; à défaut d'épargnes, le trésor royal fournirait à cette dépense. Rien de plus prévoyant, de plus paternel que les règlements et constitutions des Dames de Saint-Louis, auxquels madame de Maintenon donna tous ses soins et toute son étude; mais, hélas! on ne put plus être admis qu'en faisant preuve de quatre degrés de noblesse.
Madame de Brinon fut nommée supérieure; mais la renommée de la maison, les bénédictions données partout à cette fondation, troublèrent la tête de la pauvre dame, qui, par sa vanité, compromit un moment rétablissement, et fut destituée en 1688. Le chagrin de cette erreur dans un premier choix ne ralentit en rien le zèle de madame de Maintenon; pendant toute sa vie on la vit présider à tous les exercices, faire elle-même des classes, surveiller même les offices, et encourager par son exemple les soeurs converses. Un jour qu'elle sortait d'une cuisine pour aller à une grande cérémonie: Vous ne sentirez pas le musc, lui dit-on. Oui, répondit-elle; mais qui croira que c'est moi? Les pensionnaires de Saint-Cyr devinrent la famille de madame de Maintenon, qui écrivait à la supérieure: Quand me verrai-je à cette grande table, où, environnée de toutes mes filles, je me trouve plus à mon aise qu'au banquet royal!
Madame de Maintenon, effrayée sans doute de l'orgueil qui avait perdu madame de Brinon et qui avait pénétré plus loin qu'elle dans la maison, voulut combattre en toute occasion ce vice chez ses élèves: Mes enfants, leur disait-elle, ne soyez pas glorieuses; je le suis assez pour tous. Un jour qu'elle se plaignait encore et insistait sur la nécessité de ne pas faire de rhétoriciennes: Soyez tranquille, madame, lui dit une maîtresse de classe, nos rubans jaunes (la grande classe) n'ont pas le sens commun.
Madame de Maintenon ne tarda pas sans doute à se rassurer, puisqu'elle permit et approuva bientôt qu'on apprit et jouât des dialogues moraux d'abord, puis des pièces de vers, et enfin des tragédies. Les succès des pensionnaires recommencèrent encore à l'effrayer, car elle écrivit à Racine: «Nos petites filles viennent dc jouer votre Andromaque, et l'ont si bien jouée qu'elles ne la joueront de leur vie, ni aucune autre de vos pièces.» C'est pour échapper à cet arrêt que Racine composa Esther, qui fut jouée par les élèves de Saint-Cyr, le 8 février 11689. Le succès fut prodigieux; il n'y avait que deux cents places dans la salle, et de toutes parts venaient des demandes pour assister à ce spectacle: hauts personnages, pieuses dévotes, ministres, évêques, tous briguaient l'honneur d'une invitation; le roi faisait une liste, et se tenant à sa porte, la feuille à la main, la canne levée, comme pour former une barrière, il y restait jusqu'à ce que toutes les personnes inscrites fussent entrées. Malgré la piété du sujet, il paraît que les actrices attiraient bien des regards profanes, et beaucoup des passions citées plus tard dans cette cour, qui renonçait difficilement à être galante, datèrent des représentations d'Esther.
C'est là sans doute ce qui servit de prétexte à la calomnie qui plus d'une fois, présenta Saint-Cyr comme un sérail de Louis XIV; mais la conduite constante de madame de Maintenon et la sévérité des, règlements, qui augmenta encore lorsqu'en 1691 on exigea que toutes les dames fissent des voeux, ont donné à tout jamais un hardi démenti à ces infâmes accusations.
Le couvent subsista jusqu'en 1793; plus tard on y transféra l'école militaire qui avait été établie, en 1802, à Fontainebleau.
L'action des Demoiselles de Saint-Cyr, que va nous offrir la Comédie Française, se passe, dit-on, en 1701 Le sujet est tout d'imagination; cependant, parmi les, personnages créés par l'auteur, paraît une figure historique, celle du duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, qui vient d'être appelé au trône d'Espagne. Le duc d'Anjou est bien jeune, et M. Alexandre Dumas n'aura pu, nous l'espérons presque, se résigner à lui donner le caractère fâcheux que peint le duc de Saint Simon; ce n'est pas sous ces formes roides et silencieuses qu'un jeune prince peut se produire au théâtre; et si dans une pièce qui ne vise à aucune prétention historique, M. Dumas a fait une infidélité à l'histoire, il trouvera dans les plus beaux succès des dernières années plus d'une heureuse excuse.
Dans quelques jours, les séances solennelles d'ouverture des concours pour les écoles spéciales vont être terminées. Ces séances, bien que publiques, attirent peu d'autres spectateurs que les professeurs et les élèves; cependant, c'est un spectacle qui ne manque pas d'intérêt. Cette jeunesse studieuse qui se presse dans la salle d'apparat du vieil hôtel-de-ville parisien, ces épaulettes, ces habits brodés qui brillent devant le bureau on l'on voit aussi le costume modeste des savants examinateurs, tout attire l'attention: car c'est là que va se décider l'avenir de bien des familles. Dans ces séances préparatoires on tire au sort le nom des concurrents, et l'ordre que le hasard leur donne, leur indique celui dans lequel ils se présenteront au concours. C'est un grave moment, et bien des coeurs battent: dans cette lutte qui va ouvrir ou fermer une carrière, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus. --Or, il a fallu déjà bien du temps et bien de fortes études pour oser affronter l'honneur de concourir, et même d'échouer dans cette lice devenue si difficile.
C'est un honneur brigué maintenant par l'élite de la jeunesse française. Dans ce millier de noms jetés tous les ans dans l'urne, on retrouve les noms les plus distingués dans la noblesse, les sciences, l'armée, les finances, le barreau; on dirait que chaque famille veut avoir son représentant aux Écoles spéciales.--Aussi avons nous cru faire plaisir à ceux de nos lecteurs qui ne pourront assister à ces séances, en leur donnant quelques détails sur le concours de cette année, ou va se décider l'avenir de leurs amis, de leurs parents, de leurs frères ou de leurs fils.
Les Écoles spéciales, dont les examens commencent ou vont commencer, sont les Écoles Polytechnique, Forestière, Navale et de Saint-Cyr. La séance d'ouverture pour l'École Navale a eu lieu le 5 juillet; celle des autres Écoles est remise au 20 de ce mois. C'est Paris qui ouvre la lice. Les autres villes qui sont centres d'examen ne commenceront leurs séances que plus lard.
Les concours seront sans doute brillants cette année: on peut le présumer d'après le nombre des athlètes qui se présentent pour la lutte. Ce nombre augmente chaque année dans une progression telle qu'on ne saurait prévoir où elle s'arrêtera. C'est l'indice que l'étude des sciences exactes est cultivée avec une ardeur croissante dans les collèges royaux et les institutions de Paris. Un simple rapprochement de chiffres suffira pour le prouver..
En 1839, le nombre des candidats pour l'École Polytechnique, inscrits à
Paris, fut de 112
En 1840, il n'atteignit que 123
En 1841, il fut de 148
En 1842, il s'éleva jusqu'à 389
En 1843, il a dépassé 470
Il a donc presque quadruplé en quatre ans.
Pour l'École de Saint-Cyr, il a positivement quadruplé. En 1839, le
nombre des candidats inscrits à Paris était de 62
En 1840, de 75
En 1841 (1er concours en février, motivé par les événements de 1840),
de 196
En 1841 (2e concours normal, en juillet), de 199
En 1842, de 261
En 1843, de 300
Pour l'École Navale la progression est la même.
En 1839, le nombre des candidats inscrits à Paris était
de 41
En 1843, il est de 140.
Les collèges Saint-Louis, Louis-le-Grand, Charlemagne sont toujours ceux qui fournissent le plus de candidats. L'aristocratique, le léger et spirituel Bourbon y compte à peine quelques représentants: la Chaussée-d'Antin se charge d'alimenter l'École de Droit. Parmi les institutions particulières, l'institution Sainte-Barbe, MM. Barbet, Parchappe, Debains, Loriol, envoient les plus nombreuses phalanges.
Sans doute on ne peut que se féliciter pour la force des études de cette concurrence, qui pousse tant de jeunes gens sur le seuil des Écoles du gouvernement. Mais n'y aurait-il pas un regret de voir s'encombrer ainsi la carrière qui offre en perspective les emplois salariés par l'État, et n'y aurait-il pas un danger dans le désappointement des concurrents malheureux dont l'avenir doit changer après de si dignes études spéciales?--Or il faut s'attendre que le nombre en soit grand; si les concurrents se multiplient, les places ne se multiplient pas dans la même proportion.--Il faut donc le répéter: Il y aura beaucoup d'appelés, mais peu d'élus.
Paris se rappelle encore la commotion produite, l'an dernier, par cette nouvelle inattendue: «Le duc d'Orléans n'est plus!» On sut la mort en même temps que l'accident, tant ce coup de foudre avait été rapide. Les partis furent unanimes dans leur sympathie; on se redit avec amertume cette mort d'un prince dans une arrière-boutique, cette mort d'un capitaine oin du champ de bataille, ce brancard sanglant porté par des sous-officiers de l'armée d'Afrique, et la famille royale, des maréchaux de France, des ministres, suivant à pied le corps d'un fils, d'un compagnon d'armes, d'un héritier plein d'avenir.
Tous les détails des funérailles, après une année d'intervalle, sont encore présents à la mémoire. Nous voyons l'immense cathédrale voilée de noir; le catafalque dressé entre les deux nefs latérales sous un baldaquin de velours doublé d'hermine; les cinq cents cierges flamboyants; les cariatides argentées, et la foule se succédant pendant quatre jours entiers, pour venir dire au prince royal un dernier adieu. La duchesse douairière d'Orléans avait fait construire, au château de Dreux, sur l'emplacement de l'église collégiale, une chapelle sépulcrale pour les princes des maisons de Toulouse et du Maine. C'est là que le duc d'Orléans repose, à côté de la princesse Marie, sa soeur. C'est là aussi qu'un service funèbre a été célébré, le 13, en présence de sa veuve et de ses parents désolés; mais, quoique son cercueil eût été placé dans les caveaux de Dreux, la reine a voulu qu'un monument consacrât le lieu où il a rendu le dernier soupir. La maison de M. Cordier a été achetée par la liste civile pour la Minime de 110,000 francs; elle a été démolie, et, il y a six mois, M. Fontaine et M. Lefranc, architectes-inspecteurs, ont jeté les fondements d'une chapelle qui vient d'être inaugurée le 11 juillet.
Église de Dreux.
Cette cérémonie s'est accomplie sans éclat; Pares n'y a pas été convié; la douleur de la famille royale n'a pas voulu de nombreux témoins. Le roi, la reine, la duchesse d'Orléans, le duc et la duchesse de Nemours, madame Adélaïde, les ducs d'Aumale et de Montpellier, ont assisté à la bénédiction donnée par l'archevêque de Paris. Les seules personnes admises à célébrer avec eux le fatal anniversaire, ont été les ministres, les maréchaux Gérard et Sébastiani, le comte de Montalivet, les généraux Aupick, Marbot et Baudrand, les présidents des deux Chambres. M. Bertin de Veaux, officier d'ordonnance de S. A. R., le duc d'Elchingen, aide-de-camp du prince, les aides-de-camp, officiers et écuyers de la maison militaire du roi, M. de Boismilon, secrétaire des commandements, les membres du conseil de l'instruction publique, et quelques autres dignitaires, dont la plupart avaient été présents à la catastrophe du 13 juillet.
L'édifice, formant une croix grecque, s'élève au milieu d'un enclos planté d'arbres. Il est d'un style byzantin, mitigé par quelques détails d'architecture antique; une croix en pierre domine le point d'intersection des nefs. Le bras droit est occupé par une chapelle dédiée à saint Ferdinand, le bras gauche par un cénotaphe et le choeur par l'autel de Notre-Dame-de-Compassion, dont la statue décore une niche extérieure pratiquée dans l'abside. Les trois portails s'arrondissent à plein cintre, et sont ornés de rosaces, où sont peintes la Foi, la Charité et l'Espérance.. Dix fenêtres cintrées, qui répandent dans l'enceinte un jour mystérieux, sont enrichies de vitraux fabriqués à la manufacture de Sèvres, d'après les compositions de M. Ingres. Ils représentent saint Philippe, Saint Louis, Saint Robert, saint Charles Borromée, saint Antoine de Padoue. Sainte Rosalie, saint Clément d'Alexandrie, sainte Amélie, saint Ferdinand, sainte Hélène, saint Henri, saint François, sainte Adélaïde et saint Raphaël.
Chapelle Saint-Ferdinand, à Sablonville,
inaugurée le 11
juillet.
La sacristie est derrière le choeur, en dehors de la croix. Devant le portail principal, on a réservé un hémicycle à la circulation des voitures; en face sont les salles destinées au service, de l'église et le logement du desservant.
Le cénotaphe élevé au duc d'Orléans a été exécuté dans les ateliers du Louvre, par M. Triquetti, d'après les dessins de M. Ary Scheffer. Un piédestal de marbre noir porte la figure du prince, étendu sur un matelas, et revêtu du costume d'officier-général; sur un socle qui forme le prolongement du piédestal, à droite, est un ange en prière, l'une des dernières oeuvres de la princesse Marie. Qui eût dit à cette royale artiste, si prématurément moissonnée, que son frère lui survivrait si peu de temps, et qu'elle travaillait à lui compléter un mausolée?
Les deux statues sont en marbre blanc de Carrare. Un enfoncement semi-circulaire, ménagé dans le piédestal, renferme un bas-relief d'un beau caractère; la France, sous la forme d'un ange, étreint du bras gauche une urne qu'elle arrose de larmes, et tient de la main droite un drapeau tricolore renversé.
Nous avons fait connaître le hardi coup de main qui a dispersé la zmala d'Abd-el-Kader (V. l'Illustration, n° 16, page 253). Aujourd'hui, des renseignements recueillis en grande partie par le directeur des affaires arabes à Alger nous permettent de donner, avec le plan figuratif de la zmala, quelques détails sur son origine, sa composition, sa manière de vivre, ses moyens d'accroissement.
Une loi générale présidait à la formation de tous les campements d'Abd-el-Kader, loi en quelque sorte organique, à laquelle il n'a jamais été dérogé: c'était de placer, autour de la tente de l'émir, toutes les tribus dans la même orientation que celle de leur territoire par rapport à Mascara, son ancienne capitale et centre de son autorité. Cet ordre avait été scrupuleusement observé dans l'organisation de la zmala, qui n'était autre chose qu'un grand campement militaire, avec infanterie, artillerie, mais avec accompagnement de vieillards de femmes et d'enfants.
Abd-el-Kader avait vu, de retraite en retraite, tous ses établissements militaires, Jughar, Thaza, Saida, Tafreoua, Tagdemt, successivement envahis et détruits par nos soldats. Pressé entre le Désert et nos colonnes, il comprit que pour sauver les plus précieux débris de sa puissance, il ne lui restait plus qu'à les rendre aussi mobiles que les tribus elles-mêmes, et à dérober à nos armes, par la fuite, ce qu'il ne pouvait leur disputer par le combat. Il organisa donc la zmala: il y rassembla tout ce qu'il tenait à conserver: sa famille, celle de ses principaux lieutenants, son trésor; il la plaça sous la garde de ses plus braves et de ses plus fidèles partisans, et l'envoya sur les limites du désert, ou, en cas d'approche de l'ennemi, elle trouvait toujours un asile assuré.
Le campement de cette population nomade était presque constamment le même, sans avoir toutefois la forme régulière que le compas lui a donnée dans le plan figuratif que nous publions, et que ne comportaient pas les accidents inévitables du terrain. Ainsi, quand la zmala a été enlevée et surprise le 16 mai 1843, la tête du campement était près de la source Ain de Taguin, tandis que le reste des tribus se développait en forme d'éventail, ou plutôt de patte d'oie, dans une vallée d'une étendue de douze à seize kilomètres.
La zmala se divisait, sinon, en quatre enceintes, du moins en quatre groupes principaux.
Le premier groupe renfermait les douars (cercles de tentes) et les familles de l'émir; de son beau-frère, Mustapha-ben-Thami, ex-khalifah de Mascara; de Bouheli-kha, ex-kaïd des Shama; de Miloud-ben-Arrach, ex-agha du cherk est, son ancien envoyé à Paris et son conseiller intime, et de Bel-Khérouby, son premier secrétaire.
Le deuxième groupe était formé par les douars et les familles de Mohammed-ben-Allal-ben-Embarch, ex-khalifah de Milianah, de Ben-Jahia-el-Djenn, agha de la cavalerie régulière; de Hadj-el-Habib, ex-consul à Oran pendant la paix ainsi que des chaoucks (gardes attachés particulièrement à la personne des chefs).
Dans le troisième groupe se trouvaient exclusivement les Hachem-Cheraga (de l'est) et Gharaba (de l'ouest), qui, peu nombreux dans les premiers temps, s'étaient considérablement accrus au moment de la prise de la zmala, parce que l'émir venait de les enlever à peu près tous dans la plaine d'Eghris. Le quatrième, groupe, plus ou moins rapproché des autres, suivant les difficultés du terrain, l'eau, les bois ou les pâturages, réunissait les tribus du Désert qui s'étaient attachées à la fortune de l'émir. Ces tribus n'étaient véritablement maintenues que par la volonté des chefs les plus influents, attirés pour la plupart eux-mêmes par l'appât du pillage, des cadeaux, de l'argent, et quelques-uns par le mobile de la religion.
Enfin, entre le troisième et le quatrième groupe, une place était assignée au petit camp de si-Kaddour-ben-Abd-el-Baki, khalifah du Désert, parce que les tribus placées sous son commandement étaient toujours les plus avancées.
L'organisation même de la zmala ne permettait pas, comme on le voit, d'arriver jusqu'à la tente d'Abd el-Kader sans être découvert et arrêté. Il n'était pas plus facile de fuir avec sa famille et ses biens, une fois qu'on avait été incorporé dans cette émigration. Il aurait fallu, à cet effet, traverser plusieurs groupes de tribus qui se surveillaient les uns les autres, et qui n'étaient peuplés, en général, que de malheureux épiant sans cesse l'occasion de s'enrichir par le pillage. L'émir l'avait bien compris, et il avait fait publier cet ordre laconique: De quiconque fuira ma zmala, à vous les biens, à moi la tête.
On évalue à trois cent soixante-huit le nombre des douars formant la zmala. A dix tentes par douar (on en compte ordinairement trente à quarante dans le Tell, le pays cultivé), et à dix individus par tente, le rassemblement pouvait présenter un chiffre total de plus de 30,000 individus.
Un petit corps d'infanterie et d'artillerie, fort d'environ 450 hommes, suivait le sort de la zmala, et campait habituellement à gauche et en arriére du douar de Miloud-ben-Arrach, chargé surtout de veiller à la garde particulière des douars d'Abd-el-Kader et de ses chefs principaux. Cette troupe, bien armée, mais mal vêtue, mal nourrie, mal payée, n'éprouvait véritablement un peu de bien-être qu'à la suite de quelque rhazia heureuse qui venait la dédommager de ses longues abstinences.
La cavalerie régulière paraissait rarement dans la zmala; elle était toujours en course avec les chefs les plus capables, chargés d'aller pousser les tribus à la révolte.
Les otages appartenant aux tribus douteuses campaient en arrière du douar de Miloud-ben-Arrach, et à la droite de l'infanterie régulière.
Le khazna (le trésor) était placée entre le douar d'Abd-el-Kader et celui de Miloud-ben-Arrach.
Les familles de sidi-Mohammed-ben-Aïssa el-Berkani, ex-khalifah de Médéah, et de sidi-Mohammed-el-Bou-Hamedi, ex-khalifah de Tlemsen, n'ont jamais paru dans la zmala, non plus que les frères de l'émir, si-Mohammed-Saïd, si-Mustapha, si-el-Haoussin et si el Mokhtadi, qui vivent retirés chez les Beni-Snassen.
Abd-el-Kader ne faisait que de rares apparitions au milieu de la zmala: il y a passé deux mois à peine dans l'espace de deux années. Se croyant tranquille sur le sort de sa famille, il n'était occupé qu'à nous susciter des embarras, soit en maintenant sous sa dépendance les tribus disposées à reconnaître la domination française, soit en excitant à la révolte les tribus déjà soumises.
En l'absence d'Abd-el-Kader, la zmala était commandée ou par son beau-frère, le khalifah. Mustapha-ben-Thami, ou par l'agha Miloud-ben-Arrach, ou par le kaïd Bou-Khehka, ou par El-Iiady-Djelai, son conseiller intime. Celui de ces quatre chefs qui n'était pas en campagne avec lui était chargé de pourvoir aux besoins de la zmala, comme à son salut, en cas de danger.
Il y avait dans la zmala un va-et-vient continuel d'étrangers. Les chefs qui venaient s'y plaindre ou nous trahir, leur suite, les courriers, les Arabes qui en fréquentaient les marchés, les nouvelles qu'on y faisait courir, tout contribuait à donner la vie à cette population voyageuse, qui comptait dans ses rangs des armuriers, des maréchaux-ferrants, des selliers, des tailleurs et jusqu'à des bijoutiers.
De nombreux marchés, assez bien pourvus, entretenaient une abondance d'approvisionnements suffisante aux besoins d'ailleurs si bornés des Arabes, renommés à juste titre pour leur frugalité proverbiale. Aussi la zmala, tout en menant une vie extrêmement dure dans le Désert, a-t-elle plus souffert par les fatigues des marches et contre-marches que par la faim, qui a tout au plus atteint les dernières classes de cette émigration. C'était dans les déplacements surtout qu'il mourait beaucoup de monde, malades, vieillards, enfants, femmes enceintes. Les prisonniers ont dépeint ce triste état de choses en disant; «A chaque gîte nous laissions un petit cimetière.»
Pour soutenir le moral de cette population, tous moyens étaient bons: cadeaux, mensonges, ruses, fausses lettres. Tantôt les Français, en guerre avec les Anglais, et aient forcés de diminuer leurs forces; tantôt Muley-Abd-el-Rahman, empereur de Maroc, s'avançait avec une grande armée; ou bien Ben-Allal-ben-Embarek avait remporté une victoire éclatante sur les chrétiens; tantôt les maladies les décimaient sur tous les points; puis le général Mustapha-ben-Ismael avait abandonné notre cause; enfin, ruinés par nos énormes dépenses, nous demandions la paix, et le gouverneur-général était changé ou tué. Pour chacun de ces mensonges les chefs ordonnaient des réjouissances, des fantasias, et les populations crédules continuaient à marcher dans le Désert sans murmurer! Le 16 mai, Abd-el-Kader, dont l'attention était toute reportée vers l'ouest, où manoeuvrait la division de Mascara, observait, avec une trentaine de cavaliers, du côté de Tiaret, les mouvements de la colonne commandée par le général de La Moricière, sans s'inquiéter de celle qui, sortie de Boghar sous les ordres de M. le duc d'Aumale, et séparée de Taguin par une distance de trente lieues, ne semblait nullement menacer la sécurité de la zmala. Celle-ci, arrivée le 15 à Taguin passa la nuit très-tranquillement, et, le 16, à la vue de nos spahis et chasseurs s'élançant à la charge au milieu de cette ville de tentes, cette audacieuse agression de 500 cavaliers seulement frappa de stupeur cette population agglomérée, et paralysa les mouvements même des plus braves. Envahie à onze heures du matin, la zmala était entièrement prise à deux heures de l'après-midi. Les cris des enfants, des femmes, des blessés, des mourants ajoutèrent au désordre, et la déroute des Arabes fut complète.
Un butin considérable tomba au pouvoir de nos auxiliaires indigènes. On estime à 1 million la somme en argent monnayé dont les vainqueurs s'emparèrent, et qui consistait principalement en piastres et en quadruples d'Espagne. Un spahis rapporta avec lui de cette expédition 10,000 francs, un autre 15,000. Une somme d'environ 40,000 francs fut apportée à M. le duc d'Aumale, et distribuée par lui aux cavaliers qui, chargés de missions au moment de la capture de la zmala, n'avaient pas pu assister à ce brillant fait d'armes. L'infanterie, arrivée à cinq heures du soir, eut également sa part du butin considérable pris à l'ennemi. La tente d'Abd-el-Kader, avec tout ce qu'elle renfermait en tapis, coussins, armes, a été offerte par les officiers et soldats du corps qu'il commandait, à M. le duc d'Aumale, qui l'a rapportée à Paris, et se propose de la faire dresser dans le parc de Neuilly.
Pendant les trois heures qu'a duré l'action, chacun a fait son devoir en brave. Les combattants seuls ont été frappés, et la lutte a été assez vive pour que plus de trois cents Arabes aient été tués. Les femmes, les enfants, les vieillards ont été épargnés, suivant les ordres donnés par le prince avant le combat. A mesure qui; nos cavaliers avançaient, les femmes poussaient des cris lamentables et, dans leur effroi, se découvraient la poitrine, sans doute pour exciter la pitié des vainqueurs en faveur de leur faible sexe. «En arrière!» leur criaient nos cavaliers, pour les éloigner du théâtre du combat: et toutes allèrent, en effet se réunir sur un même point à un kilomètre de distance de la zmala.
Parmi les nombreux actes de bravoure qui signalèrent cette sanglante et glorieuse journée, on nous a cité le fait suivant comme un trait remarquable de sang-froid: l'interprète attaché à M. le duc d'Aumale, M. Urbain, a constamment chargé l'ennemi à côté du prince, sans même mettre le sabre à la main, et occupé uniquement, au milieu des balles, à remplir ses pacifiques fonctions d'interprète.
On raconte qu'au plus fort de la mêlée, deux femmes, se précipitant hors d'une tente, se jetèrent à droite et à gauche sur les bottes du colonel de spahis Jusuf, et les tinrent fortement embrassées, en crient:-Aman! aman (pardon)!» Le colonel leur répondit de se retirer derrière les combattants et continua sa course. Un instant après, se voyant au milieu de tentes toutes blanches, il reconnut que c'étaient celles du douar d'Abd-el-Kader, et s'enquit aussitôt de la mère et de la femme de l'émir. Il apprit que c'étaient précisément les femmes qui venaient d'embrasser ses genoux. Il les fit aussitôt chercher; mais à la faveur du désordre, des cavaliers les avaient au même moment emportées en croupe loin de la zmala. Il paraît en effet hors de doute que la mère de l'émir, Lalla-Zahra; sa première femme, Lalla-Khrera-bent-bou-Talebi sa seconde femme Aïcha, qu'il a récemment épousée; ses deux fils et ses deux filles en bas âge, étaient encore dans sa tente, quand nos cavaliers ont envahi le camp. On avait pensé même qu'elles pouvaient se trouver sous un déguisement parmi les prisonnières; mais toutes les recherches faites à cet égard ont démontré le contraire, et les principaux prisonniers, détenus tant à la Maison-Carrée qu'à la Kasbah à Alger, ont déclaré, en prêtant serment sur le livre de Sidi-el-Bokhari, qu'elles n'étaient pas au nombre des captives.
Drapeaux arabes enlevés en même temps
que la zmala, et déposés le 1er juillet, à
l'Hôtel des Invalides.
Le 25 mai, la colonne expéditionnaire est rentrée à Médéah, ramenant 3,000 prisonniers, 2,000 boeufs, 14,000 moutons. Le 29, les prisonniers sont arrivés à la Maison-Carrée, près d'Alger dans le plus grand dénuement. Les plus marquants d'entre eux ont été immédiatement renfermés à Alger même, dans la Kasbah. Ceux dont se composait le dépôt de la Maison-Carrée ont reçu une distribution de chemises, de babouches et de vêtements. Embarqués plus tard en quatre convois, les 20, 22, 25 et 27 juin, au nombre de 2,215, sur les bateaux à vapeur l'Achéron, le Grondeur et le Cocyte, ils ont été renvoyés dans la province d'Oran, pour y être reconstitués en tribu sur le territoire qu'ils occupaient; mesure justifiée par la crainte du typhus, qu'inspirait l'encombrement de cette foule déguenillée, mais impolitique peut-être, puisqu'elle met de nouveau cette population en contact avec nos ennemis, tandis qu'il eût été facile de prévenir ce danger, en la dépaysant et l'établissant sur les portions soumises du territoire de la province de Constantine. Déjà, en effet, et dès les premiers jours de juin, Abd-el-Kader a reconstituée une nouvelle zmala, et l'a établie dans les mêmes contrées que l'ancienne, à Ben-Hammad, près de Goudjilah. L'émir, pour protéger sa famille contre nos attaques et contre celles des Arabes eux-mêmes, a besoin d'une garde, et cette garde n'est autre chose qu'une zmala.
Quant aux prisonniers de la Kasbah, hommes et femmes de distinction, appartenant tous aux familles les plus importantes du pays, ils ont été embarqués, le 22 juin, au nombre de 213 et 35 serviteurs, sur la corvette de l'État la Provençale, qui a mis à la voile le même jour pour les transporter en France, au fort de l'île Sainte-Marguerite, où ils demeureront détenus jusqu'à nouvel ordre.
Le même fort doit recevoir incessamment 50 autres prisonniers des plus notables parmi les Hachem-Gharaba. Ils ont été choisis et désignés par le général de La Moricière, que les Arabes ont surnommé Bou-Heraouah (le père La Trique), sans doute à cause des coups qu'il a portés à la puissance de leur chef, et de la mort duquel ils ont récemment fait courir le bruit, heureusement controuvé, comme pour faire le pendant de la nouvelle, également fausse, de la mort d'Abd-el-Kader.
Le Marabout Sidi-el-Aradj.
Les familles de Ben-Allal-ben-Embarek, de Bel-Khérouby, de Bou-Khehka, de Miloud-ben-Arrach, sont de précieux otages. Mais, de tous les personnages tombés en notre pouvoir, le plus considérable est un vieillard plus qu'octogénaire, Sidi-el-Aradj, Marabout le plus vénéré des Hachem depuis la mort de Sidi-el-Mahi Eddin, père d'Abd-el-Kader. C'est lui qui, à leur retour de Marseille, présenta à l'émir les prisonniers de la Sickak, et adressa à cette occasion de publiques actions de grâce au roi des Français. Chez les Hachem, ce vieillard à barbe blanche, qui a plusieurs fois contre-balancé l'autorité d'Abd-el-Kader, est le premier qui l'ait proclamé et fait reconnaître sultan. Le fils de Sidi-el-Aradj ayant été pris par le général de La Moricière, au commencement de mars 11842, on tira le canon à Mascara en réjouissance de cette capture. Le vieux marabout peut être entre nos mains, un instrument utile pour la pacification de la province d'Oran. Retenu en Algérie par l'état de sa santé, il est à désirer que son grand âge lui permette de supporter les fatigues de l'embarquement, et de venir visiter la France, dont la grandeur et la puissance ne sauraient manquer de faire une impression profonde sur un esprit aussi éclairé que le sien.
M. le capitaine Marguenat, officier d'ordonnance du duc d'Aumale, a apporté à Paris, le 26 juin, à M. le maréchal ministre de la guerre les quatre drapeaux enlevés en même temps que la zmala. La remise en a été faite, le 1er juillet, aux Invalides, par M. le lieutenant-général Durosnel, aide-de-camp du roi, accompagné de M. le capitaine Marguenat. Ces drapeaux ont été reçus, devant la garde assemblée, par le général Petit, commandant l'hôtel en l'absence de M. le maréchal Oudinot, et par le clergé des Invalides; puis on les a suspendus aux voûtes de la chapelle.
Le premier est le drapeau d'Abd-el-Kader: flamme en étoffe légère de soie, formée de trois bandes égales chacune de 0m 60, celle du milieu de couleur bleue, les deux autres cramoisie.
Le deuxième drapeau, ou plutôt étendard, est celui du khalifah Ben-Allal-ben-Embarek: flamme en étoffe de damas broché, formée de quatre bandes égales chacune de 0m 50, sur un développement de 3m; les bandes sont de couleur verte, jaune, cramoisie et jaune, entourées d'un effilé des mêmes couleurs, plus d'un effilé blanc.
Ces deux drapeaux étaient plantés, en signe de puissance, devant les tentes principales des membres des familles d'Abd-el-Kader et de Sidi-Embarek.
Le troisième drapeau est celui d'un bataillon d'infanterie régulière: flamme d'étoile légère de soie damassée, formée de trois bandes chacune de 0m 50, dont deux de couleur jaune, et celle du milieu en noir mal teint; sur chaque bande se trouve appliquée une main, signe du pouvoir et de la justice; celle du milieu est blanche et celles des deux autres bandes sont rouges.
Enfin, le quatrième drapeau est celui de l'agha de la cavalerie régulière: flamme en serge, formée de quatre, bandes chacune de 0m 36, alternativement de couleur rouge-garance et noire.
Zurbano, aujourd'hui don Martin Zurbano, lieutenant-général des armées royales d'Espagne, et, par intérim, capitaine-général, général en chef de l'armée et de la principauté de Catalogne, est né en 1789 à la Rioja d'Alava. Son père était muletier au grand jour, mais il était avant tout contrabadista. Le jeune Martin profita admirablement des leçons et de l'exemple de l'auteur de ses jours. Il montra une si vive vocation pour la vie de contrebandier, il s'y distingua si bien, qu'il devint chef de bande tout jeune encore.
La province de Biscaye fut le théâtre naturel de ses exploits; il y était né, il en connaissait parfaitement la topographie, il savait par coeur tous les sentiers des montagnes; c'était là surtout qu'il pouvait lutter d'adresse avec les carabineros (douaniers). Pendant de longues années il put déjouer effectivement tous les plans que l'on fit pour l'arrêter. Il déploya dans cette guerre de ruse, d'énergie et de vitesse, un talent vraiment remarquable; aussi sa réputation remplit-elle bientôt la Biscaye et la Navarre.
Lors de la guerre civile de 1820, Zurbano se jeta dans le parti libéral et lui rendit quelques services, sans négliger toutefois son commerce de contrebande; il sut au contraire, à la faveur du désordre, lui donner un grand développement et faire d'excellentes affaires. Après le rétablissement de Ferdinand, les réactions politiques du parti absolu lui donnèrent l'occasion de se créer une nouvelle branche d'industrie: il se fit sauveur des proscrits. Sa parfaite connaissance des lieux lui permit d'arracher quelques malheureux au supplice, en les conduisant en France, s'il reçut de l'or dans ce cas, il le gagna du moins noblement.
Le calme étant rétabli, Zurbano se livra tout entier, comme ci-devant, à son métier de prédilection; toujours, heureux, les douaniers le cherchaient toujours où il n'était pas. On disait dans le pays qu'il était sorcier. Zurbano connaissait la puissance de l'or, voila tout: quelques onces jetées à propos devant les carabineros faisaient merveille. Ces cerbères qui ne voyaient que des réaux, et en très petit nombre, pouvaient-ils résister à un tel appât?
Cependant ce bonheur eut une fin. Un nouveau détachement de douaniers arriva tout à coup dans la contrée qu'exploitait Zurbano. Il n'avait pas touché encore aux brillants quadruples du contrabandista; il fit donc son métier en conscience, et surprit la bande dans la Rioja Castellana. C'était en 1832; après un combat acharné, ou il perdit une grande partie de ses hommes, et où lui-même fut blessé, Zurbano fut fait prisonnier. Fiers d'une telle victoire, les carabineros enchaînèrent soigneusement leur captif et le conduisirent en triomphe à Logrono. Il fut enfermé dans un donjon et bien gardé. Plusieurs carabineros avaient été tués; Zurbano ne pouvait espérer sauver sa vie. Cependant le temps s'écoulait; on était en septembre 1833; l'espoir rentrait dans son coeur, lorsqu'il apprit que la commission qui devait le juger était enfin rassemblée. Il se résignait déjà et faisait ses adieux à sa femme et à ses enfants, qu'on lui avait permis de voir, lorsqu'on apprit la mort de Ferdinand.
Des troubles devaient naître de son testament, qui enlevait le trône à don Carlos, son frère, pour le laisser à sa fille Isabelle, malgré le texte précis de la loi salique. Dans cette prévision, tous les fonctionnaires pensèrent à eux, et Zurbano fut oublié dans sa prison. La guerre civile, qui éclata peu après dans les provinces basques et dans la Navarre, fit entièrement négliger cette affaire, et Zurbano se crut encore sauvé.
Vers le milieu de 1834 on se souvint cependant du contrebandier; on se décida à en finir. Une commission fut formée et procéda immédiatement à l'examen de la cause. La révolte à main armée contre les agents légaux du gouvernement, la mort de plusieurs d'entre eux étaient des faits trop clairement prouvés pour qu'il y eût hésitation; Zurbano fut condamné à mort et mis aussitôt en capita (chapelle) pour se préparer à finir en chrétien.
Zurbano n'était nullement d'avis de dire adieu à ce monde; malgré son courage, ce jugement l'atterra. Il avait espéré, jusqu'à ce jour, il ne put se décider à perdre tout espoir. Il lui restait trois jours, il résolut de les mettre à profit. La religion n'avait jamais tenu de place dans l'âme de Zurbano; depuis son emprisonnement il avait durement repoussé les offres de consolations spirituelles que lui avaient faites les frères d'un couvent voisin: il réfléchit que par eux il y avait peut-être un moyen de salut terrestre, et il se décida à essayer. Il affecta aussitôt un vif désir de faire ses actes religieux et pria qu'on fit appeler le supérieur du couvent des Franciscains. Le bon père accourut avec empressement: arracher une telle âme aux griffes de Satan était une oeuvre pie à mériter le ciel.
Zurbano se confessa longuement, avec une componction et une teinte de repentir qui émurent profondément le supérieur. «Ah! si j'étais sauvé, s'écria le bandit, comme s'il cédait à une inspiration divine, je consacrerais ma vie à la défense de Sa Majesté sacrée le légitime souverain Charles V; tout mon sang lui appartiendrait... Et vous, saint père, si vous m'aidiez, si vous me mettiez à même d'accomplir cette bonne oeuvre..... je vous donnerais 500 onces d'or.--500 onces d'or! répéta le saint homme avec une joie mal dissimulée; mais que puis-je faire qui ne soit ni criminel ni dangereux?--Criminel! c'est un saint devoir au contraire, dit Zurbano; c'est une action dont vous serez récompensé dans l'autre monde, et dans celui-ci, ajouta-t-il plus bas. Quant au danger, il n'y en a aucun... Écoutez; un bataillon de S. M. Charles V est près de la ville; elle est mal défendue; ce bataillon l'emporterait facilement en suivant mes conseils; il ne agit pour vous que de remettre une lettre de ma part au commandant du bataillon; le plan d'attaque y sera détaillé. Pendant l'affaire je pourrai me sauver, servir la sainte cause du légitime souverain, et expier ainsi mes péchés passés par mon dévouement à la religion et au roi.»
Le moine fut-il dupe des protestations de Zurbano? fut-il séduit par la promesse de 500 onces (18,000 fr.) nous l'ignorons. Toujours est-t-il que Zurbano écrivit au chef carliste, au nom du gouverneur de la ville dont il contrefit l'écriture et la signature; que cette lettre fut remise au supérieur, qui la fit porter au cantonnement carliste par un jeune fils du jardinier du couvent qu'on eut soin de déguiser en paysanne. Le chef de bataillon, d'une d'une médiocre perspicacité, crut à la défection du gouverneur; c'était d'ailleurs à ses yeux une action louable, puis il connaissait son écriture. Il répondit donc par le même message qu'il attaquerait aux lieux et à l'heure prescrite.
Pendant que ce premier acte marchait, le rusé contrebandier commença le second; il fut la contre-partie du premier. Zurbano fit demander une audience au gouverneur pour une révélation de la plus haute importance. Dans le temps de guerre civile, il ne faut rien négliger. Le gouverneur vint lui-même à la prison. Là Zurbano lui apprit que les moines de Saint-François voulaient livrer la ville à l'ennemi; qu'ils avaient même écrit en son nom; que l'attaque aurait lieu le lendemain à onze heure du soir sur tels et tels points. Ainsi, monsieur le gouverneur, vous avez trente heures devant vous. Si vous voulez accepter ce que je vais vous offrir, la ville est sauvée. Il lui présenta une lettre.. Si ce papier, ajouta-t-il, est remis promptement à son adresse, vous aurez demain soir à votre service cinquante braves à toute épreuve. J'y mets une conditions cependant: c'est qu'après le combat vous les laisserez partir sans les interroger, car ils sont comme moi contrebandiers. Quant à moi, j'espère qu'après le succès vous serez assez bon pour me recommander à Sa Majesté, et pour faire commuer ma peine en une détention dans les Présidios d'Afrique.»
Tout en se défiant de Zurbano, le gouverneur crut devoir suivre ses avis: il fit surveiller le couvent, envoya la dépêche et se prépara à la défense.
Le lendemain, dans l'après-midi, cinquante hommes robustes, armés juusqu'aux dents, entrèrent dans Logrono. C'était la bande de Zurbano: elle lui était si dévouée, qu'elle était accourue, prête à tout pour le sauver. Elle fut placée aux points indiqués.
A onze heures du soir, les sentinelles des remparts entendirent le pas mesuré d'une troupe; c'était le bataillon carliste. Il s'avançait sans défiance, comptant être introduit sans coup férir. Lorsqu'il fut suffisamment engagé, un feu meurtrier le frappa tout à coup en tête et en flanc, et mit le désordre dans ses rangs. Ainsi surpris, il ne songea qu'à fuir en toute hâte; mais cette retraite précipitée était prévue; il la fit sous le feu de plusieurs embuscades, et laissa sous les remparts le quart de son effectif et 200 prisonnier? La bande de Zurbano avait fait des prodiges.
Ravi de ce succès, le gouverneur écrivit immédiatement à Madrid, et demanda la grâce de Zurbano et l'oubli pour le passé de sa bande. La reine manquait de bras pour la défendre: dans un semblable moment, une telle troupe était une, précieuse acquisition; la grâce fut accordée pleine et entière. Zurbano resta chef de sa bande, qui fut organisée en corps franc. L'État lui donna nourriture et habillement; quant à la solde, vu la vacuité des coffres de Christine, Zurbano fut autorise à payer sa troupe sur le trésor du prétendant et sur les biens de ses partisans. Lui et ses hommes ne demandèrent pas mieux. Peu de mois après cette aventure, le corp-franc de Zurbano, grossi de tous les aventuriers qu'attirait sa réputation, s'élevait à plus de 800 hommes. Zurbano prit rang, dès ce moment, parmi les chefs de corps de l'armée; son courage, sa féroce énergie, sa parfaite connaissance du théâtre de la guerre, le rendirent si utile à l'armée, dans beaucoup de circonstances, qu'Espartero chercha à se l'attacher de plus en plus.
Le nom de Zurbano fut mêlé dans cette guerre à tant d'actes de valeur extraordinaire et de froide cruauté, qu'il devint la terreur des carlistes. Il avait sur elle presque autant d'influence que celui d'il Bundo cani sur les habitants de Bagdad. Un épisode de cette guerre dira jusqu'où allait l'effroi que ce nom inspirait.
Le camp de don Carlos était en proie aux dissensions intestines. Les généraux qui s'étaient dévoués à la cause du prétendant se disputaient l'héritage de Zumalacarreguy; tous se crevaient dignes de succéder à l'homme qui avait su donner quelque vigueur et quelque éclat au parti de l'absolutisme. Ces rivalités des chefs de l'armée carliste se reflétaient dans les rangs inférieure et y avaient semé le désordre et l'indiscipline. Le nouveau général en chef, Maroto, n'avait pu maintenir cette unité de direction et d'exécution qui fait la force des armées.
Le contraire avait lieu dans l'armée de Christine. Longtemps guidée par les faibles mains de Cordova, elle venait de passer sous le commandement d'Espartero. Intelligence médiocre, Espartero possédait cependant les qualités essentielles d'un général et d'un homme de parti: la fermeté, la prudence et une certaine habileté à profiter des circonstances. Il sut peu à peu rétablir la discipline et le dévouement dans son armée, il lui rendit cet ensemble de vues et de moyens qui conduit aux grandes choses: il en fit un instrument docile. On était au mois de décembre 1837; les lignes carlistes occupaient les environs de Victoria. L'armée d'Espartero était campée entre Salvatierra et la source de la petite rivière Arga; elle avait acculé don Carlos jusqu'aux montagnes de la Biscaye. Malgré les défaites qu'ils avaient essuyées depuis la bataille de Luchana, les carlistes se gardaient à peine dans leurs cantonnements; ils comptaient tellement sur la protection de Dieu, qu'ils lui laissaient en grande partie le soin de veiller à leur sûreté. Boire, jouer, discuter et prier, telles étaient les occupations de leurs jours et souvent de leurs nuits.
Il était onze heures du soir; la nuit était noire, le vent soufflait avec violence, la pluie battait les fenêtres et ruisselait en torrents des toits d'une vaste auberge isolée; quelques soldats dormaient sous un hangar placé à l'une des extrémités. A cent pas de l'auberge était un village assez considérable; le silence et l'obscurité régnaient partout; une salle basse donnant sur la route était la seule partie éclairée de l'auberge et du village.
Cette salle était vaste; les murs, nus et blanchis à la chaux, n'avaient d'autres ornements que de grossiers dessins au charbon: ils le présentaient les chefs christinos caricaturés dans des positions bizarres et grotesques. Le mobilier se composait d'une grande table et de quelques chaises et bancs. Soixante personnes à peu près occupaient cette salle; des broderies, des épaulettes, des uniformes plus ou moins souillés par les travaux de la guerre et par les négligences du bivouac, des armes de diverses espèces, annonçaient une assemblée de militaires; c'était le corps d'officiers d'une brigade carliste qui occupait le village voisin. L'alcade et le corrégidor de l'endroit, pour prouver leur dévouement à don Carlos, étaient venus faire leur cour aux principaux chefs.
La table, éclairée par deux vieilles lampes en bronze, était entourée par quinze de ces messieurs; ils jouaient au monte. Une grande quantité de pièces d'or et d'argent brillaient ça et là. Un capitaine tenait la banque. Au moment où nous parlons, il attirait à lui très froidement un bon nombre de quadruples, de douros, et même de pesetas, qu'il engouffrait dans une vaste bourse en soie verte, à travers les mailles de laquelle on apercevait déjà une belle recette. En face du banquier était un homme de mauvaise mine, portant l'uniforme de commandant de carabineros. Les jurons les plus expressifs de la langue espagnole, si riche en ce génie, se précipitaient de sa bouche écumeuse presque sans interruption: il perdait beaucoup. Quelques autres joueurs, à qui le sort avait enlevé leur dernier douro, tiraient de leurs poches des vales ou billets de rations de vivres, payables au porteur, et les jetaient sur le tapis vert au lien d'argent.
Quelques officiers faisaient galerie autour de la table, et suivait avec une grande attention les chances du jeu. Le plus grand nombre fumait des cigarettes, assis ou couchés le long des murs; quelques-uns dormaient enveloppés dans leurs manteaux. Deux vastes braseros, l'un sous la table et l'autre à l'une des extrémités, répandaient une douce chaleur dans la salle.
Une jeune fille entrait alors. Elle portait un plateau chargé de verres d'eau glacée, d'esponjados, boisson saccharine, et de copitas, ou petits verres de liqueur et d'eau-de-vie.
Une partie s'engageait. L'officier de douaniers, que le monte, traitait si mal, jeta, avec une rage mal déguisée, neuf onces d'or sur le baston, l'une des quatre cartes sur lesquelles les joueurs placent leur mise. Les trois autres cartes, espada, el Rey et caballo, se couvrirent également d'or. La mise était faite. Le banquier prit alors un jeu de cartes et les jeta une à une sur le tapis. Le plus profond silence régnait dans la salle; on n'entendait que le léger claquement des lèvres des fumeurs et le frôlement des cartes; la jeune fille elle-même avait interrompu son service et regardait avec curiosité cette scène. Plusieurs cartes étaient tombées et aucune des quatre n'était sortie encore; l'anxiété des joueurs redoublait, leur coeur battait avec force, leurs yeux brillaient d'une double fièvre de crainte et d'espérance. La onzième carte tombe: c'est la figure du baston. Le commandant de douaniers rayonne de joie; il avance convulsivement sa grande main osseuse sur le tapis, il va saisir sa proie si longtemps convoitée... Tout à coup un bruit sourd se fait entendre, quelques gémissements arrivent jusqu'à l'assemblée au milieu des bruits de la tempête. Ou écoute, quelques curieux ouvrent les fenêtres et regardent avec soin au dehors. Ils ne voient rien qui puisse les alarmer. Les fenêtres se referment, les joueurs se rassurent, les gagnants ramassent leurs lots, le banquier attire à lui les mises des perdants, et une nouvelle partie commence. La porte de la salle retentit alors d'un coup sec; mais on y fait à peine attention; les officiers carlistes comptent sur la garde et sur les sentinelles. La jeune fille, qui ramassait les verres vides, alla entr'ouvrir la ventanilla, petit guichet de six pouces carrés, garni d'un fort treillage en fer, et qu'une planchette à coulisse ferme en dedans; toutes les portes espagnoles en sont pourvues.
Vue de Barcelone et de Montjouich.
«Qui est là! dit la jeune fille.
--Gente de Paz, répondit une voix grave et forte.
La jeune fille regarda au dehors, et vit un paysan vêtu comme ceux des villages voisins; elle le fit entrer aussitôt. Le temps était si mauvais qu'il eût été cruel de faire attendre à la porte. Le paysan salua l'assemblée en portant la main à son béret; on le vit à peine à travers le nuage de fumée qui voilait à demi tous les personnages de cette scène. C'était un homme de cinquante ans, petit, mais trapu; un manteau brun l'enveloppait si bien, qu'on ne voyait de sa personne que deux yeux gris, vifs et perçants, et ses jambes que couvraient des bas de toile blanche; il portait des alpargatas ou sandales.
Personne ne répondant à son salut, ce tardif visiteur fit le tour de la table et se plaça sans façon à l'une des extrémités, derrière la chaise de celui que ses broderies lui désignaient comme le plus élevé en grade. Celui-ci ne jouait plus, il se contentait d'observer les joueurs. Le banquier jetait la première carte, lorsque le paysan, lançant une peseta par-dessus la tête du brigadier, dit d'une voix à faire trembler les vitres: «Quatre réaux sur le caballo: «L'étonnement fut général; chacun chercha vivement le point d'où partait cette voix inconnue; des murmures d'indignation et de mépris se firent entendre à la vue de l'insolent paysan; l'officier-général bondit sur sa chaise, se retourna et le toisa avec colère; le banquier posa les cartes devant lui, et dit froidement au nouveau venu qu'il était trop tard, et que d'ailleurs on ne jouait qu'une demi-piastre. Un jeune officier, moins patient, ramassa la peseta et allait la jeter à la tête du paysan, quand celui-ci dit:
«Monsieur l'officier, si vous ne quittez cette pièce à l'instant, je vous couperai les oreilles... «Puis, se tournant vers le banquier: «Quoi! vous ne voulez pas donner à un pauvre muletier l'occasion de gagner une piastre? Vos seigneuries, ajouta-t-il en parcourant l'assemblée d'un regard pénétrant, se croiraient-elles déshonorées, par hasard, en jouant avec moi?... «Un très-énergique juron et un rude coup de poing sur la table suivirent cette question. «Allons, quatre réaux sur le caballo, dépêchons.--Je vous répète, monsieur le muletier, dit le banquier, qu'il est trop tard et que votre jeu est trop modique.--Ah! c'est ainsi. Eh bien! mes seigneurs, voici mes quatre réaux; et maintenant copo, je joue contre tout l'argent de la banque.»
Cette nouvelle audace redoubla la colère de l'assemblée; personne ne dormait plus, tous les assistants se levèrent et s'approchèrent du muletier. Le commandant des carabineros restait seul assis; il était pâle et tremblant; il regardait fixement le soi-disant paysan, il suivait ses gestes avec anxiété; il semblait le connaître d'ancienne date. Le général demanda enfin quel était l'homme qui venait ainsi les braver, et il ordonna à un jeune officier d'appeler la garde.
«Mon général, dit l'inconnu, c'est inutile, la garde est au diable. Quant à vous, beau lancier, ne sortez pas, la mort est à la porte. Ah! vous refusez de m'admettre à votre jeu; vous voulez savoir mon nom! on va vous l'apprendre, ce nom.» En prononçant ces derniers mots il recula jusqu'au mur près des fenêtres; et, jetant de côté son vaste manteau, il laissa voir une espingole à large gueule. «Je ne suis pas noble comme vous, messeigneurs; je suis un paysan alavais; faute d'un plus beau nom, on m'appelle Martin Zurbano, à votre service, ainsi que les vingt balles de ce pistolet de poche. Que nul ne bouge; pas un mot, pas un geste, ou vous êtes morts. Allons, estimable brigadier, ne vous agitez pas tant sur votre chaise... Quoique tous ensemble, nobles canailles, vous ne valiez pas un garbunzo, je vous prends comme otages.
Personne ne remuait, nul ne songeait à attaquer le redoutable partisan; sa présence inattendue avait glacé tous les coeurs d'épouvante. Satan lui-même n'aurait pas produit plus d'effet. «Maintenant, capitaine-banquier, à nous deux. Laissez la votre beau sac vert et l'argent qui est sur la table. Vous avez refusé ma pièce; moi, j'accepte toutes les pièces que je vois là. Quant à celles qui sont dans les poches de l'honorable assemblée, je vais appeler quelques gaillards qui les chercheront avec politesse» En disant ces derniers mots, il prit rapidement un petit sifflet d'argent dans sa jaquette de peau de mouton et en tira un son aigu. A l'instant même 30 hommes vigoureux et bien armés, mais ressemblant plutôt à des bandits qu'à des soldats, se précipitèrent dans la salle la baïonnette croisée, et menacèrent les carlistes.
«Bien, mes enfants; que six d'entre vous gardent cette porte. Vous, messieurs de l'armée de Charles V, faites-moi le plaisir de vous lier réciproquement deux à deux, et solidement; pas de tricherie: veillez-y, mes jeunes gens. Donnez vos cordes, mais sans quitter vos armes. Dépêchons-nous. Au premier qui ouvre la bouche un coup de baïonnette jusqu'au canon. Pas un coup de feu; terminons l'affaire sans bruit, paisiblement. A moi maintenant.» Il ramassa lestement tout l'argent qui était sur la table, plus de 200 onces d'or, et le mit dans une gibecière en peau qu'il portait sur l'épaule.
Zurbano.--Scène d'insurrection à Barcelone.
Un quart d'heure après, les carlistes étaient liés avec de fortes cordes. Leurs poches, sur un signe de Zurbano, avaient été soigneusement visitées, et la bande, ayant au milieu d'elle ses soixante prisonniers, sortait de l'auberge. En passant près du hangar, les carliste purent apercevoir leur garde, couchée et sans mouvement: elle avait été surprise et égorgée. La nuit était sans lueur aucune; mais les partisans connaissaient les moindres sentiers mieux que leur Pater peut-être. Ils marchèrent donc rapidement, malgré le mauvais temps, et avant le jour ils avaient regagné les avant-postes de l'armée d'Espartero.
(La suite à un autre numéro.)
Lors du bombardement de Barcelone, l'Europe entière a applaudi à la belle conduite de notre consul. M. de Lesseps. Parmi nous, qui n'a tressailli de fierté et de joie en voyant la France si dignement représentée? M. de Lesseps a défendu avec calme, énergie et succès les intérêts et l'honneur de ses compatriotes contre la rivalité anglaise et la brutalité esparteriste; il a abrité les personnes, les propriétés, sous notre pavillon national; il a noblement satisfait, en homme d'esprit et de coeur, à tous les devoirs envers la patrie et envers l'humanité. En quelques jours, dans cette ville espagnole qui fixait tous les regards du monde civilisé et tenait notre attention captive, M. de Lesseps a eu le bonheur de faire briller de leur éclat le plus pur les plus précieuses qualités de notre caractère national. Heureux l'homme qui peut ainsi rencontrer dans sa vie, ne fut-ce qu'une seule heure, l'occasion de donner la mesure de sa valeur morale, de soutenir l'honneur et d'ajouter à la considération de sa patrie!
Les Français qui, pendant le siège, habitaient Barcelone, ont voulu laisser à M. de Lesseps un témoignage public de leur reconnaissance. Ils ont fait frapper une médaille que nous nous empressons de reproduire.
Cette médaille est en or, et son diamètre est de 58 millimètres. Un des côtés représente la Reconnaissance, sous la figure d'une femme tenant à sa main un gros clou, qui signifie que la reconnaissance pénètre aussi avant et aussi fortement dans une âme honnête que le clou dans une pièce de bois. La figure est accompagnée d'un aigle et d'un lion, qui passent pour les animaux les plus généreux.
L'autre côté de la médaille représente trois figures; l'Hospitalité, le Courage et l'Honneur.
L'Hospitalité accueille avec bonté un pèlerin qui se trouve à ses pieds, et elle renverse une corne d'abondance dans laquelle un enfant prend des fruits.
Le Courage est représenté sous la figure d'Hercule, armé de sa massue et tenant un lion en laisse.
L'Honneur est figuré par un guerrier couronné de palmes. D'une main il porte une lance pour l'attaque, et de l'autre, pour la défense, un écu sur lequel se voient deux tours, qui, liées d'une manière inséparable, se défendent mutuellement: ce sont les citadelles de l'honneur et de la vertu. Le guerrier porte au cou une chaîne, emblème du devoir.
Nous n'avons rien à dire de toutes ces allégories; c'est là un langage vieilli peut-être, mais qu'il est bien difficile de remplacer; les esprits les plus ingénieux sont contraints d'en subir l'usage. Mais nous devons de sincères éloges à l'artiste. M. Vivier, pour le beau fini des dessins et le style élevé des figures. M. Vivier a terminé cette médaille remarquable en trois mois et douze jours. Une promptitude si extraordinaire, n'ajoute rien sans doute au mérite de l'ouvrage; mais aux yeux de quiconque sait apprécier les difficultés de la gravure en médaille, elle donne une haute idée du talent souple et facile de l'artiste.
(Suite et fin.--Voir pag. 249 et 266.)
Le fort du Mont-Valérien.
Quelquefois, devant la courtine, l'on rencontre une masse couvrante en terre garnie d'un terre plein, d'une banquette, d'un parapet. Cette masse couvrante s'appelle la tenaille. Parmi plusieurs propriétés dont elle jouit, il est facile de remarquer celle de masquer les opérations de la poterne. Sa banquette ne peut recevoir que de l'infanterie; mais ses feux sont d'une grande efficacité pour défendre le terre-plein de la place d'armes rentrante. Ce dernier ouvrage, précisément en face du milieu de la courtine, est formé, ainsi qu'on le voit dans la figure ci-dessous A, en brisant la crête du chemin couvert; on augmente sa force en le garnissant d'une palissade. Il sert surtout aux rassemblements des troupes pour les sorties de l'assiégeant.
Jusqu'à présent nous nous sommes maintenu dans des définitions générales; peut-être ne sera-t-il pas sans utilité de nous occuper de la description particulière d'un de ces forts. Parmi eux, il n'en est aucun de plus intéressant, pour la population parisienne, que celui de Vincennes; les souvenirs historiques les plus tristes et les plus glorieux à la fois s'y rattachent. Qui de nous, entraîné dans quelques joyeuses parties de plaisir sous les frais ombrages du bois de Vincennes, n'a pas considéré de loin les tours et le vieux donjon du château? et alors, quelles grandes ombres son imagination n'a-t-elle pas évoquées!
Il existait déjà du temps de saint Louis: c'est sous un chêne de la forêt que le pieux monarque remplissait son devoir de seigneur haut-justicier. Son fils, Philippe le Hardi, l'agrandit; mais quelques années plus tard, il était tellement en mauvais état, qu'en 1337 Philippe de Valois le fit raser, et jeta les fondements du fameux donjon que l'on voit encore aujourd'hui. Ce fut Charles V, célèbre par son goût pour les constructions, qui acheva le château. Henri, roi d'Angleterre, maître d'une grande partie de la France, reconnu à Paris comme souverain légitime, y mourut en 1422. Jusqu'à Louis XI, qui aimait beaucoup Vincennes, les rois et les princes n'y virent qu'une maison de plaisance où ils venaient se soulacier et s'esbattre; mais, sous ce prince, ce lieu de soulas et d'esbattement devint une triste prison d'État. Quelques séjours passagers seuls rappelèrent son ancienne destination: Charles IX y termina une vie agitée par de sanglants remords; Louis XIII fit construire deux grands pavillons, dont l'un était destiné au roi, l'autre à la reine. Enfin, c'est Vincennes que défendait le brave Daumesnil, la fameuse jambe de bois. «Qu'ils me rendent ma jambe, je leur rendrai le château,» répondit-il aux sommations de nos bons amis nos ennemis; et en 1811 et en 1815, après les deux invasions, le drapeau tricolore flottait encore sur le vieux donjon, alors que Paris avait déjà honteusement arboré le drapeau blanc.
L'enceinte du château de Vincennes forme un parallélogramme régulier d'une grandeur considérable; elle est entourée de larges fossés; à chaque extrémité s'élevait autrefois une grosse tour carrée et très-élevée: ces tours furent rasées et mises de niveau avec le mur d'enceinte sous le gouvernement impérial. Au milieu de la face nord, qui regarde le village, il en subsiste encore une; son nom est formidable: la tour du Diable; c'est la principale entrée de la forteresse A: elle consiste en un grand bâtiment chargé de toutes les fortifications du Moyen-Age (une herse, des meurtrières, des mâchicoulis, un pont-levis), qui, si elles ne sont pas entièrement conservées, laissent voir cependant leurs vestiges. Une petite place d'armes, en briques, crénelée, défend l'entrée du pont-levis; ce pont est double: l'un donne passage aux piétons, l'autre aux voitures. Passons sur l'un ou sur l'autre, comme il vous plaira: nous voilà dans la place, munis préalablement d'une permission, sans laquelle nous serions obligés de nous contenter d'en examiner les dehors.
Ces bâtiments B que vous voyez à droite et à gauche s'adosser aux murs d'enceinte sont d'une construction moderne postérieure à 1830; ce sont des casernes: deux étages s'élèvent au-dessus du sol; chaque étage est voûté, le dernier est recouvert d'un terrassement qui le met à l'abri de la bombe, ce terrassement est disposé en rempart avec son terre-plein, sa banquette, son parapet; c'est de cette manière qu'on a assimilé, autant que possible, le château à la fortification moderne. Si vous continuez votre chemin, vous passez entre deux rangées d'écuries C destinées aux chevaux de l'artillerie en garnison à Vincennes. À gauche, après ces écuries, vous trouvez les bâtiments D de l'arsenal, qui contiennent la salle d'armes et les différents magasins d'approvisionnement.
En avant, toujours à gauche, cette église si gracieuse, si élégante, c'est la Sainte-Chapelle, bâtie par Charles V. Elle est d'un beau gothique. L'intérieur d'une simplicité remplie de goût, reçoit le jour à travers des vitraux peints par Jean Cousin sur les dessins de Raphaël. Quelques-uns vous sembleront un peu criards, peu harmonieux; n'accusez ni Raphaël ni Jean Cousin; ils ont été restaurés. Dans cette chapelle se faisaient les cérémonies de l'ordre de Saint-Michel, institué par Henri II. Vous avez peine à vous arracher à la contemplation du chef-d'oeuvre et vous avez raison, peut-être ses jours sont-ils comptés! Son existence, il ne la doit qu'à une puissante protection. Un terrible ennemi le convoite, le génie militaire.
Voyez en face, sur votre droite, ce donjon F, isolé de la forteresse par un fossé particulier, profond de quarante pieds; on y communique par un pont sur deux arches en ogives. La troisième travée est le tablier d'un pont-levis. Quatre tours faisant saillie sur le fossé aux quatre angles, en flanquent les quatre faces. Hélas! deux tours ont déjà disparu, le fossé est à moitié comblé, le pont avec ses ogives n'existera bientôt plus. Cette caserne casematée B que vous avez, remarquée en entrant, s'était arrêtée respectueuse au bord du fossé du vieux donjon; elle est devenue plus hardie; l'espace est franchi. Pendant qu'il subsiste encore, passez sur le vieux pont: voici trois portes, la dernière ne peut s'ouvrir en dedans sans le secours du dehors, ni en dehors sans le secours du dedans; c'est bien une porte de prison. Nous voici dans une cour étroite, sombre; au milieu se dresse le donjon proprement dit, il est carré, avec une tour à chaque angle. On monte à ces cinq étages par un escalier hardiment construit; le comble forme une terrasse d'où l'on embrasse un magnifique panorama. C'est là que se promenaient les prisonniers d'État. Était-ce une consolation qu'un horizon si vaste pour un pauvre captif qui ne pouvait franchir les étroites murailles de son cachot? Mirabeau, détenu, a composé en cet endroit même où vous êtes ses Lettres à Sophie. Diderot a pensé devenir fou en se sentant enchaîné. Là, Jean-Jacques l'a consolé, l'a soutenu, et c'est en retournant à Paris, sous un des grands ormes que vous avez admirés sur la route, qu'il a écrit sa belle prosopopée que vous savez, tous: ô Fabricius! que dirait ta grande ombre? Les derniers hôtes de ce lugubre séjour furent les ministres de Charles X. Mais l'air de la prison vous fait mal; sortons. Cette salle au rez-de-chaussée c'est la chambre de la question; sortons vite.
La face du midi de la forteresse est occupée tout entière par une grande caserne casematée et terrasse G. Elle relie deux vastes bâtiments de construction royale; ce sont eux que fit élever Louis XIII. Celui de gauche H est habité par S. A. R. M. le duc de Montpensier, capitaine en deuxième au 4e régiment d'artillerie. Il loge dans les appartements d'Anne d'Autriche. Un régiment d'infanterie est installé dans celui de droite H'.
Pour sortir vous pouvez passer par la porte I, qui correspond à celle par laquelle vous êtes entré, et qui se trouve au milieu de la face méridionale, elle vous conduira sur le polygone on se font les différentes manoeuvres du régiment d'artillerie.
Une troisième issue passe sous une tour K située en face du donjon; c'est elle que nous allons prendre. Cette porte est restaurée comme vous voyez; on lui a heureusement conservé son caractère gothique. Vous franchissez sur un pont-levis le fossé oriental, et par un talus assez roide, après avoir dépassé une triple allée d'arbres magnifiques, vous descendez au milieu des nouvelles constructions dont il a été question à la Chambre des Députés; il y a quelques jours seulement. Ces constructions consistent jusqu'à présent en 12 bâtiments assez spacieux: 10 sont destinés à servir d'écuries, 2 seulement L sont élevés d'un étage avec comble, les 8 autres M n'ont qu'un grenier à fourrage. Il reste encore un immense espace vide qui probablement va se trouver rempli par tout ce qui est nécessaire au casernement de deux régiments d'artillerie, car Vincennes doit devenir une école de première classe. C'est là que devait s'élever aussi l'école de pyrotechnie pour laquelle la Chambre a refusé les fonds demandés, par le ministère.
Toute cette étendue se trouve reliée au fort par une enceinte bastionnée entourée de fosses, protégée par un chemin couvert et un glacis (voir le plan); mais cette enceinte ne ressemble pas dans tous ses détails à celle des autre forts.. Ainsi le front oriental seul est terrassé, et nos lecteurs n'ont rien de nouveau à y voir. Au centre de ces deux bastions s'élèvent deux magasins à poudre Q; au milieu de sa courtine, une porte R avec un pont-levis établit la communication avec l'extérieur. Les deux grandes branches, au contraire, ne sont pas terrassées, la banquette recouverte en bitume, le parapet, sont en maçonnerie, sous cette banquette sont pratiqués des créneaux séparés de trois en trois par les pieds droits des voûtes qui la soutiennent. Les petits bastions S n'ont pas de créneaux; leur terre-pleins est terrassé, mais leur parapet est en maçonnerie; à leurs flancs, des embrasures permettent l'emploi de l'artillerie. Sur le milieu de chacune des deux courtines les plus rapprochées du fort, s'ouvrent deux portes P à double arcade; à leurs côtés sont deux corps-de-garde O destinés aux postes de police et aux portiers-consignes.
Plan du château de Vincennes.
Nous voici parvenus au but que nous nous étions proposé: l'homme le plus étranger à l'art militaire peut, au moyen de ces quelques notes, diriger ses promenades aux environs de Paris et comprendre les travaux qu'on y exécute. Puissent encore ces détails sur des remparts, que chacun de nous est peut-être appelé à défendre, détruire le funeste préjugé qui subsiste contre la possibilité d'empêcher une armée ennemie d'entrer dans Paris, et prévenir les hontes de 1811 et 1815! Certes, ces remparts; si puissants, élevée à tant de frais, ne seront redoutables qu'autant qu'ils renfermeront de courageux défenseurs et des chefs dévoués: les plus méchantes bicoques ont soutenu des sièges héroïques, les places les mieux fortifiées ont capitulé honteusement. Une ville est imprenable quand sa garnison et sa population veulent réellement la défendre; la brèche serait faite, l'assaut donné, l'ennemi dans la ville que rien encore ne serait désespéré. On a vu des assigeants supérieurs en nombre maîtres un moment d'une ville et chassés honteusement par la garnison vaillamment retranchée dans les maisons. Est-ce rop présumer de la brave population parisienne et du dévouement de nos armées que de croire que de pareils exemples donnés par nos pères ne seraient pas perdus?
(Suite.--Voir pag. 263.)
Un spirituel dessinateur vous l'a dit il y a trois semaines avec ce prestigieux crayon que vous savez: Tout le monde court cette année danser au bal des Sceaux. Rien de plus vrai, et la réclame n'a de fantastique que le croquis où vous avez vu de jeunes seaux de si bonne mine faire vis-à-vis à de non moins pimpantes cruches. Le tout soit dit sans allusion à l'élégante clientèle qui, chaque jeudi et chaque dimanche, remplit la vaste et belle rotonde que, sérieusement peignant cette fois, l'Illustration vous représente.
La conclusion de cet exorde est que la vérité, si rare, nous dit-on, se glisse partout au contraire, et qu'à l'avenir on pourra, modifiant le proverbe connu, s'écrier: In rébus veritas!
La réputation du bal de Sceaux ne date pas d'hier. Son origine se perd, non pas précisément dans la nuit des temps, mais dans les nuages qu'amoncela, il y a cinquante ans, sur nos têtes la tourmente révolutionnaire. Ainsi, le bal de Sceaux eut le même berceau que la liberté nationale. Quel titre de sympathie aux yeux de tout ce qui porte un coeur français! Il faudrait vraiment ne posséder ni jarret ni patriotisme pour se refuser la douceur d'une contredanse égalitaire autour d'un excellent orchestre, emblème de l'harmonie et du parfait accord qu'a ramenés entre les citoyens la chute de la tyrannie. Quelques mois sur la fondation de cette fête où le civisme le dispute à la chorégraphie seront, nous l'espérons du moins, bien accueillis de nos lecteurs.
Planté sur les dessins de Le Nôtre et par l'ordre du grand Colbert, le parc de Sceaux faisait partie du fameux domaine de ce nom, apanage des princes de la famille royale. Au dix-huitième siècle, il appartenait à madame la duchesse du Maine, qui maintes fois, en parcourut les splendides charmilles et les sentiers fleuris, en compagnie de Volt aire, d'Helvétius, du baron d'Holbach, de Grimm, de Diderot, en un mot de tous les beaux esprits de l'école philosophique dont cette princesse préférait,--voyez un peu l'étrange goût!--l'entretien à celui des muguets et des roués de l'Oeil-de-Boeuf. Une vacherie-modèle établie dans le parc par madame du Maine qui, nouvelle de La Sablière, aimait d'une égale affection les bêtes et les gens d'esprit, avait fait donner à ce beau jardin le nom de Ménagerie, qu'il a porté depuis cette époque et conserve encore aujourd'hui.
Devenu propriété nationale en 1793, le parc de Sceaux fut vendu en l'an VII et allait être impitoyablement défriché, puis semé de blé et de luzerne, lorsqu'un certain nombre d'habitants de la commune formèrent une société par actions dont le but était d'acquérir cette promenade et d'en offrir gratuitement la jouissance il leurs concitoyens. Cette louable pensée reçut aussitôt son exécution, et la nouvelle destination fraternellement donnée au parc seigneurial fut attestée par le quatrain patriotique ci-après, gravé au-dessus de la grille:
De l'amour du pays
Ce jardin est le gage:
Quelques-uns l'ont acquis;
Tous en auront l'usage.
Trouvez-moi quatre vers qui puissent, comme ceux-ci, délier hardiment toute critique et se passer de poésie pour plaire! Je pose en fait qu'il n'est pas un seul lecteur de ce quatrain qui ne l'ait trouvé admirable.
Un bal fut établi dans la promenade civique sous une vaste tente que bientôt remplaça la rotonde où les danses ont lieu aujourd'hui encore, et que représente notre gravure.
Les fondateurs de la société à laquelle nous devons le bal de Sceaux ne voulurent pas que les actions de l'entreprise fussent exposées à tomber en des mains étrangères au pays, et qui des lois ne seraient point intéressées au maintien de l'oeuvre commune. C'est pourquoi il fut décidé, par les statuts de la fondation, que les actions resteraient annexées aux propriétés possédées par les actionnaires primitifs. Ainsi, nul ne peut acquérir l'une de ces propriétés sans devenir par le fait même actionnaire du bal de Sceaux. Grâce à cette disposition tutélaire, la société s'est perpétuée jusqu'à nos jours dans des conditions locales qui seules pouvaient en assurer l'existence et la prospérité.
L'héritier d'un beau nom militaire, M. le duc de Trévise, a entrepris de son côté de rendre toute son ancienne splendeur à une partie de l'ancien parc qui avait été mis en culture au moment de sa première vente, et il poursuit l'accomplissement de cette tâche avec une persévérance et une ferveur artistique bien dignes d'éloge par ce temps de vandalisme réfléchi et de spéculation étroite qui semble avoir pris pour devise: «Mort aux châteaux et aux ombrages!» Grâce au ciel, le moellon, ce dieu de notre époque, ne triomphe pas sur toute la ligne; il reste encore ça et là quelques coins de terre privilégiée ou les arbres séculaires et les ombreuses futaies peuvent lever fièrement la tête et épanouir leurs vertes feuilles sans redouter la cognée du sapeur du génie ou de l'avide défricheur. Sceaux est une de ces rares oasis; non-seulement il a pour lui son parc, mais de toutes parts des sites ravissants l'environnement. C'est Verrières avec sa majestueuse forêt percée de vastes avenues que sillonne, chaque beau jour d'été, une fastueuse procession d'équipages aristocratiques; c'est Aulnay avec sa vallée mystérieuse et ses secrets sentiers chers aux amants et aux poètes; Aulnay, où tant de délicieux ermitages s'entrevoient dans le clair-obscur d'un épais dôme de feuillage, où s'inspira Chateaubriand, alors que, dans le recueillement d'une de ces ravissantes retraites, il traça les lignée sublimes du Génie du Christianisme. Plus loin, c'est Châtenay, où naquit le chantre de la Henriade, O Banlieue! enorgueillis-toi d'avoir donné le jour à un tel fils! Je ne sais en vérité pourquoi on le traite de prosaïque, car on ne peut faire un seul pas dans tes méandres verdoyants sans y retrouver le souvenir ou la trace encore vivante des plus nobles penseurs, des plus brillants esprits dont s'honorent la France et le monde.
Mais je m'aperçois que l'enthousiasme est tout près de nous égarer: allons danser au bal de Sceaux. Depuis quelques années l'immense vogue qu'avait obtenu ce bal dès sa fondation, et qui n'avait fait que grandir jusques et y compris la fin de la Restauration, s'était ralentie sans que l'on pût assigner à cet injuste délaissement d'autre cause que l'inconstance de ce public ingrat et volage, si difficile à attirer, mais à fixer, bien plus encore. L'administration actuelle du bal a entrepris de le ramener à l'objet de son ancien culte, et nous devons convenir que le succès a pleinement justifié son attente. Il est vrai de dire qu'elle y a pris peine: magnifique restauration de la rotonde entièrement décorée à neuf, orchestre parfait, éclairage a giorno, brillantes illuminations, feux d'artifice, jeux de toute espèce, rien n'a été épargné dans l'espoir de faire reprendre au fugitif le chemin du parc de Sceaux; aussi s'est-il exécuté de la meilleure grâce du monde, tout satrape blasé qu'il est, et deux fois par semaine, il consent à jouir (voyez un peu le bel effort!) du triple charme de la campagne, de la musique et de la danse, sans parler d'une foule de menus agréments, et tout cela, pour un prix, d'une modicité véritablement fabuleuse, On se laisserait tenter à moins!
Entrée du Bal de Sceaux.
Le nombre et la rapidité des moyens de transport ne contribuent sans doute pas peu à cette renaissance de l'antique prospérité du bal de Sceaux. Autrefois, quand on voulait se donner le plaisir de cette dansante solennité, il fallait se hisser dans le coucou classique, et essuyer, outre les cahots et l'incommodité du véhicule, l'inévitable plaisanterie du conducteur de ce char antédiluvien qui, avant de se décider à fouetter son unique et poussive haridelle, s'égosillait une heure durant à crier: «Encore un pour Sceaux!--ou deux,--ou trois.»--(Le nombre ne fait rien à la chose.) Il est bon d'ajouter que chaque pour Sceaux happé était exposé à subir une désagréable métempsycose en passant aussitôt à l'état de lapin sur le siège de l'automédon. Aujourd'hui, plus rien de semblable: quatre services de messageries se disputent l'honneur et le profit de vous conduire en un clin d'oeil au terme de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette promenade champêtre. Un entrain et une gaieté sans licence animent les jolies fêtes de Sceaux. Mais si trop de liberté en est proscrit, l'égalité y règne toujours. Fidèle à son origine populaire et patriotique, le bal admet toutes les classes, tous les rangs, toutes les parures: la merveilleuse y coudoie la villageoise, et le frac de Roolf ne dédaigne pas d'y offrir la main pour le quadrille au simple fichu de percale. Toutes les danseuses sont égale devant l'archet du chef d'orchestre, et ce n'est certes pas l'un des moindres attraits de la réunion que l'aspect de nos petites-maîtresses confondues avec les fraîches jeunes filles de Châtenay, de Bourg-la-Reine, de Fontenay-aux-Roses, uniformément vêtues de blanc et parées d'écharpes multicolores, indiquant le village auquel appartient chacune d'elle. C'est un coup d'oeil semi-citadin, semi-agreste, qui donne au bal un piquant tout particulier: on dirait du Lignen courant dans un coin du parc de Versailles. Cet hommage, ce droit de bourgeoisie accordé à la vie champêtre doivent faire tressaillir d'une douce joie les mânes du chantre d'Estelle et de Galatée, de ce bon Florian, qui repose à quelques pas de là, dans le cimetière de la ville.
Le Bal de Sceaux.
On nous annonce qu'une grande fête se prépare dans le parc de Sceaux. Il ne s'agit de rien moins, nous dit-on, que d'une Nuit Vénitienne travestie, donnée, à la demande de l'élite de la population, au profit des pauvres victimes du tremblement de terre de la Guadeloupe. Nous ne pouvons qu'applaudir à cette heureuse pensée qui satisfera tout le monde, et nous promettons, pour le jour où elle se réalisera, une ample colonie parisienne à la belle rotonde et aux frais ombrages de Sceaux.
Allons, veux-tu venir, compère,
A la procension de Douai?
Al est si joulie et si guaye,
Que de Valencienne et Tournay,
De Lisle, d'Orchie et d'Arras,
Les plus pressés vien'nt à grans pas.
Telle était la chanson que, le dimanche 9 juillet, entonnaient sur les routes de la Flandre des choeurs de paysans et d'ouvriers, il en venait de tous les pays circonvoisins, d'Anzin, de Roubaix, de Béthune, de Bouchain, de Pont-à-Marcq, de Cambray, voire même de Courtrai, de Menin et de Mons, et la ville de Douai était le rendez-vous de cette multitude. Ladite ville s'était coquettement parée; les maisons, qu'on lave d'ordinaire tous les samedis, avaient subi des ablutions supplémentaires; les habitants avaient la physionomie radieuse; la foule ondulait dans les rues; la bière ruisselait dans les tavernes; la place du Barlet était diaprée de bimbelotiers et d'acrobates; la Bibliothèque, les Galeries de tableaux, d'archéologie, d'anatomie et d'histoire naturelle étaient ouvertes au public, qui, à vrai dire, ne profitait guère de cette faveur municipale. Dès sept heures du matin, la grosse cloche du beffroi tintait, et le carillon, mis en jeu par des mains habiles, substituait des airs variés à son éternel suoni la tromba. Et pourquoi ce dérangement, cette agitation inusitée, ces émigrations, ce bruit de cloches et de voix? Quel aimant irrésistible entraînait Flamands et Belges vers la cité douaisienne? Le désir de contempler cinq énormes mannequins d'osier.
Douai, comme toutes les villes du Nord, a sa fête communale, appelée dacace ou kermesse en dialecte du pays; dacace par abréviation de dédicace, kermesse de kerk mess (foire d'église); mais elle a de plus une spécialité importante, un divertissement exceptionnel, assez curieux pour être raconté à nos lecteurs des quatre-vingt-six départements. Tous les ans, le premier dimanche qui suit le 6 juillet, une figure colossale, connue sous le nom deGayant, sort à onze heures du jardin du Musée, où on lui a construit une remise. Gayant, haut de vingt-deux pieds, coiffé d'un casque à blancs panaches, est soutenu par des porteurs cachés, dans ses flancs. Sa femme, Marie Caqenon, moins grande de deux pieds seulement, l'accompagne, habillée en dame de la cour de Marguerite de Valois. M. Jacquot, le fils aîné, d'une taille de douze pieds, porte fièrement une toque de velours, un manteau espagnol et un pourpoint à crevés. Mademoiselle Filion, la cadette, de dix pieds de hauteur, reproduit la toilette et les grâces maternelles. Le ptiot Binbin, enfant d'environ huit pieds, le plus jeune rejeton de la famille, a la tête garnie d'un bourrelet, et tient à la main des hochets. Derrière ces cinq grandes poupées roule un char à la cime duquel est posée la Fortune, dans l'exercice de ses fonctions distributives. Sur le plateau circulaire de ce véhicule, sont rangés un seigneur espagnol, une dame, un soldat suisse, un financier, un paysan avec une poule à la main, et un procureur, dont la poche gauche est bourrée de contrats. Le plateau tourne à l'aide d'une lanterne fixée à l'une des roues, de sorte que les six types d'états occupent alternativement l'extrémité supérieure ou inférieure du plan incliné. La chanson de Gayant, dont nous avons cité le premier couplet, nous explique ce balancement symbolique:
Te vera chelle biet reu de furteune,
Queurir et marquier à grans pas;
Ché pour le dir' qué tout l'mond' va
Et tantôt haut et tantôt bas.
Argentier, avocat, paysan,
Chacun ju son rôle en courant.
Autour de cortége, les jambes passées dans la carcasse d'un cheval d'osier, galope le maître des cérémonies, le sot de l'ex-corporation des canonniers, appelé Carrocher, du nom du titulaire actuel. Ses vêtements sont ceux des fous en titre d'office. Il court à travers les masses compactes, menace de sa marotte ceux qui ne livrent point passage à la procession, et reçoit des dons volontaires au bénéfice des porteurs. A ce spectacle le peuple bat des mains; c'est toujours avec un nouveau plaisir que les Douaisiens, revoient leur cher Gayant; ils éprouvent pour lui une tendresse inimaginable; la joie que leur cause sa présence va jusqu'à l'attendrissement; la marche de Gayant et leur Ranz, leur Marseillaise locale; l'attente de Gayant les tient en éveil, la présence de Gayant les électrise, le souvenir de Gayant les poursuit. On vit, le 10 juin 1743, une compagnie d'artilleurs douaisiens, campée devant Tournai, déserter tout entière avec armes et bagages. Grande fut l'alarme: le prévôt voulait mettre la maréchaussée en campagne; mais le capitaine. M. de Breande lui dit: «Soyez tranquille, j'sais où ils sont allés; il faut qu'ils voient danser leur grand-père Gayant; mais vous les reverrez, après la kermesse. Et quelque, jours plus tard, la compagnie rentrait au camp, ramenant de Douai bon nombre de nouvelles recrues.
Promenade de Gayant, le géant de Douai, le 9 juillet.
Toutefois de ce Gayant si aimé, si fêté, si applaudi, nul ne connaît la généalogie. Suivant les uns, c'est la personnification d'un seigneur qui, vers 881, aida le comte Baudouin II à repousser les Normands. Au dire des autres, c'est un certain Jehan Gelon, seigneur de Cantin, qui chassa les Barbares au neuvième siècle. J. B Gramaye, autour des Antiquitates Flandriae (1688, in-8.), dit que la tour du Vieux-Tudor, partie encore subsistante de l'ancien château de Douai, fut jadis habitée par des géants, mais il ne signale aucune corrélation entre eux et notre héros. D'après une autre version, Gayant aurait pris naissance dans une procession instituée en l'honneur de Dieu, de toute la cour célestiale, et de monsieur saint Maurant, pour rappeler la défaite des Français assiégeants, le 16 juin 1119. Ce qui peut confirmer cette opinion, c'est que Gayant parut annuellement le 16 juin jusqu'en 1770. M. de Conzié, évêque d'Arras, suspendit alors la procession, sous prétexte du jubilé. Son mandement causa presque une émeute; le peuple, attroupé sous les fenêtres de l'intendant de Flandre, cria: «Rendez-nous Gayant! rendez-nous notre père!» Les échevins s'assemblèrent pour protester; des commissaires délégués en appelèrent au Parlement; mais des lettres closes du 6 juin 1771 donnant raison à l'évêque, abolirent la cérémonie du 16 juin, et instituèrent une autre procession générale en commémoration de la prise de Douai par Louis XIV, le 6 juillet 1667. Attaqué par les puissances spirituelles et temporelles, Gayant se tint prudemment muchié pendant six ans, il reparut en 1779, et l'on trouve dans le registre des dépenses de cette année: «A David, menuisier, pour bois et façon employés à la réparation des figures de Gayant et de sa famille: 65 florins 13 pastards.»
La Flandre au Moyen-Age, comptait les géants par douzaine. On avait à Lille Lyderic, Phinart et les quatre fils d'Aymon sur le cheval Bayard; à Anvers, Druou-Antigon; à Louvain, Hercule et sa femme Megera; à Bruxelles, Ommegan et sa famille; à Hazebrouck, le comte de la Mi-Carême; à Cassel, Reusen et son binbin; à Malines, le grand-père des géants et ses enfants; à Ath, le géant Goliath; à Hassell, Lange-Man; à Dunkerque, Reusen, sa femme et Cupido, leur fils, armé de pied en cap et portant un binbin dans sa poche. Quelques-uns de ces éminents personnages ont tenté de reparaître dans des cérémonies récentes; mais le Gayant de Douai est demeuré le plus grand par la stature et la renommée. Il est fâcheux qu'on manque de documents pour déterminer l'origine d'un colosse aussi intéressant, et qu'on n'ait point de traces de son existence antérieure au dix-septième siècle. On lit dans un compte du 20 juin 1665: «A cinq hommes ayant porté le géant, payé à chacun 30 pastards.--A ceulx ayant porté la géante: 30 pastards.--A Marie-Jenne Paul, pour avoir faict la perruque de la géante, raccommodé celle du géant et saint Michel, payé pour réduction: 17 florins.» Il appert de la même pièce, dont on conserve l'original aux archives de Douai, que Gayant se montrait pour la première fois en compagnie d'une épouse: «Aux Pères Dominicains, pour avoir moutlé la teste de la géante, construit ses mains, son collier, sa rose de diamant et diverses aultres pieches d'ornement: 40 florins.--A Antoine Denher, foureur, pour vingt et une cordes de perles appliquez, à la coiffure de la géante: 63 pastards.--A Guillaume Gourbé, mandelier, pour la façon et livreson d'osier pour la géante: 31 florins,» Après avoir marié Gayant, le corps municipal trouva tout simple de lui donner des enfants, et M. Jacquot, mademoiselle Filion et Binbin sortirent tout armés de son cerveau. L'acte de naissance du ptiot est ainsi dressé dans un compte de 1703: «A Wagon, pour avoir abilié le petit enfant géan: 1 florin, 4 past.» Le même compte mentionne la roue de fortune, symbole emprunté à la corporation des charrons et tonneliers. La famille briarienne a fait, cette année, son excursion avec la pompe accoutumée. Les fêtes, commencées le 9 juillet, se sont prolongées jusqu'au 13. De nombreux amateurs se sont disputé, avec une adresse rivale, les prix du tir à l'oiseau, du jeu d'arc au berceau, de l'arbalète, du tir à la fléchette, du jeu de balle, de la cible chinoise et de la cible horizontale. Le 2, un bal splendide a rassemblé, dans la grand salle de l'hôtel-de-ville, l'élite des Douaisiens, pendant d'autres danseurs s'évertuaient au Jardin Royal et sous les peuplier de Chambord. Une exposition publique de plantes en fleurs, faite dans les bâtiments de la Société d'Agriculture, Science et Arts, a montré que l'horticulture était plus que jamais en honneur dans le Nord, terre classique des fous tulipiers. La musique, cet art cher des Flamands, n'avait pas été omise dans le programme: le dimanche, vers midi, deux, cents membres des Sociétés de musique sacrée et des Amateurs réunie ont exécuté dans la cathédrale de Saint-Pierre une messe de M. Ferdinand Lavainne, musicien Lillois. Dans la journée du 10 la Société philarmonique donné un concert, où MM. Roger et Grard, mademoiselle Lavoye, tous trois du théâtre Favart, ont obtenu des applaudissements bien mérités. Mais ce que les Douaisiens ont admiré le plus après Gayant, ç'a été un monument de bois et de tuile, érige sur la Place-d'Armes, et rappelant à sa partie supérieure l'ancien beffroi incendié en 1171. Sur la base étaient inscrits les noms des Douaisiens morts, à Mons-en-Puèle, en 1301, en combattant contre Philippe-le-Bel On eut pu choisir des héros plus récents et plus Français; néanmoins cette réminicence de gloire indigène a chatouillé l'amour-propre flamand, et les spectateurs ont trépigné d'enthousiasme quand, le 12 juillet, à dix heures et demie du soir, l'édifice, embrasé par des fusées, a fourni la matière d'un feu de joie.
A l'heure où nous écrivons, la famille Gayant est rentrée dans sa remise; les couverts d'argent, marabouts, cuillers, timbales, pistolets et fusils ont été distribués aux vainqueurs des jeux. La ville, l'une des plus mornes de France, est rentrée dans sa torpeur; l'herbe des rues a redressé ses brins un moment inclinés, et le carillon, renonçant aux fioritures, répète à chaque heure la marche des Puritains.
La Guerre des Vêpres Siciliennes, Ou une Période de l'histoire de la Sicile au XIIIe siècle; par Michèle Amari. Deuxième édition, augmentée et corrigée par l'auteur et enrichie du documents nouveaux. 2 vol. in-8.--Paris, 1843. Baudry. 10 francs.
Cet ouvrage a paru pour la première fois à Palerme, il y a un an, sous ce titre: Une Période de l'histoire de la Sicile au XIIIe siècle. Depuis, l'auteur étant venu à Paris trouve à la Bibliothèque Royale des manuscrits et des livres qui jetaient un jour nouveau sur le grand événement dont il avait entrepris d'écrire l'histoire. En conséquence, ne voulant pas suivre l'exemple de l'abbé Veriot, il a modifié et récrit son travail, qu'il publie aujourd'hui avec un nouveau titre: la Guerre des Vêpres Siciliennes. Dans une courte préface ajoutée à cette seconde édition, M. Michèle Amari énumère les erreurs, graves qu'il a relevées, et il expose en ces termes le sujet, le plan et le but de son livre: «Jean de Procida, animé par l'amour de la patrie et par le désir de venger une offense privée, se propos d'enlever la Sicile à Charles d'Anjou; il l'offrit à Pierre, roi d'Aragon, qui faisait valoir, pour en réclamer la possession, les droits de sa femme. Il conspira avec Pierre, avec le pape, avec l'empereur de Constantinople, avec les barons siciliens: quand tout lut près pour l'explosion, les conjuré, donnèrent le signal; ils massacrèrent les Français et élevèrent Pierre au trône de la Sicile. Telle fut, à peu près, si nous en croyons une opinion généralement accréditée, l'histoire des Vêpres Siciliennes, histoire qui s'arrête toujours au massacre des Français, ou du moins qui ne dépasse jamais l'avènement de Pierre d'Aragon.--Quelques historiens modernes, la plupart ultramontains, ont, il est vrai, exprimé des doutes sur la réalité d'un complot si vaste, si secret et si heureux; mais nul d'entre eux ne se donna la peine d'examiner attentivement les faits; l'erreur prit racine et se développa, et, bien qu'elle ne fut jamais prouvée, la conjuration des Vêpres Siciliennes devint, dans l'opinion publique, un de ces événements dont personne n'ose contester l'authenticité.
Or, M. Michèle Aman essaie de démontrer, à l'aide de documents positifs, que le massacre des Vêpres Siciliennes n'a pas été le résultat d'une conjuration, mais d'une insurrection populaire excitée par la tyrannie insolente et cruelle des Français. «Le peuple sicilien, dit-il, n'était ni accoutume ni déposé à supporter une domination étrangère. Il s'insurgea contre ses oppresseurs, et ce fut à lui et non à l'aristocratie nobiliaire, comme on l'a prétendu à tort, que la Sicile dut cette révolution, qui la sauva, au XIIIe siècle, de la honte, de la servitude, de la misère et d'une ruine complète, et dont les heureux résultats se font encore sentir aujourd'hui.»
Tel est le but, tel est l'esprit de l'important travail de M Michèle Amari. La Storia del Vespro Siciliano, écrite d'un style dont nous louerons surtout la simplicité et la concision,--qualités bien rares chez les Italiens,--est divisée en vingt chapitres. Elle commence à la seconde moitié du XIIe siècle, et se termine aux premières années du siècle suivant.--Dans le chapitre vingtième et dernier, M. Amari résume lui-même en quelques pages les diverses conséquences heureuses ou malheureuses qu'entraîna après elle la terrible insurrection du peuple sicilien. Il nous apprend qual era la Sicilia prima del Vespro, qual ne divenne, qual rimase. Enfin, un appendice intitulé: Exposition et Examen de toutes les autorités historiques sur les Vêpres Siciliennes, et de curieux documents historiques, terminent ces deux volumes qui, si nos espérances se réalisent, promettent à l'Italie un historien distingué.
Deux Mois d'émotions; par madame Louise Colet. 1 vol. in-8.--Paris, 1843. W. Coquebert. 7 Fr. 50.
Madame Louise Colet, l'auteur de plusieurs poèmes couronnés par l'Académie Française, de nombreux recueils de vers, de la Jeunesse de Mirabeau et des Cours brises, habite Paris, mais elle est née en Provence. Souvent, «quand le travail ne l'absorbe pas, sa pensée s'envole vers ce berceau qu'elle aime, vers ces terres où le soleil n'a que des voiles passagers qui se fondent dans ses flots de feu, où le sang bout, où l'âme se réchauffe à la chaleur du sang, et ne connaît pas ces heures froides et inertes, qui sont un avant-goût de la tombe.» Elle est, comme elle l'avoue elle-même, toujours attirée vers ces régions brûlantes. Enfin l'année dernière elle partit; elle alla revoir les lieux où elle est née, où elle a vécu, ou elle désirerait mourir. Elle y passa deux mois entiers, et, pendant son séjour, elle y éprouva de douces et douloureuses émotions. Aujourd'hui elle publie le récit de cette excursion, qui l'a rendue tout à la fois si triste et si heureuse. Ainsi s'explique naturellement le titre étrange et mystérieux de ce volume.
Deux Mois d'émotions se composent de cinq ou six lettres adressées pendant l'absence à diverses personnes. Mais madame Louise Colet ne s'est pas contentée de raconter dans un style élégant et coloré des impressions de voyages ordinaires. Ce n'est pas seulement une touriste d'esprit et de sentiment que nous accompagnons dans d'intéressantes excursions à Lyon, à Avignon, à Nimes, à Arles, à Aix, à Marseille; c'est une poétique fille du Midi, qui vient, après un long exil, revoir sa patrie adorée, rendre un pieux hommage à la tombe de sa mère, et regarder pendant quelques heures, de loin, avec des yeux pleins de larmes, Servannes, le château de son père; car le possesseur actuel, un Belge, «homme sans entrailles et sans intelligence,» lui en refusa l'entrée et lui défendit même d'en approcher. Un moment elle a franchi l'enceinte qu'on lui avait interdit de dépasser; elle court à perdre haleine jusque sous les murs de ce château. Une fenêtre s'est ouverte: c'est celle de la chambre de sa mère; une femme lui apparaît: c'est la soeur du propriétaire; une jeune fille de douze à quatorze ans est auprès d'elle.
«Madame, lui dit madame Louise Colet en tournant vers elle son visage baigné de pleurs, au nom de cette enfant, qui est sans doute la vôtre, laissez-moi revoir une dernière fois la chambre de ma mère.
--C'est impossible, répondit-elle d'un ton glacial; et elle referma brusquement la fenêtre.
--Oh! qu'une pareille action vous porte malheur, s'écria la pauvre femme; soyez punie dans votre enfant du mal que vous me faites!» Et éperdue elle s'élança vers les portes du château afin d'en forcer l'entrée. Elle se heurta sur le seuil au corps raide et droit du grand Belge, qui lui dit d'un air niais et insolent:
«Vous n'entrerez pas, madame; je ne me soucie point qu'un jour vous publiez quelque pièce de vers là-dessus.»
Le jour même où cette triste scène eut lieu, madame Louise Colet apprit une heureuse nouvelle: un riche Anglais, lord Kilgore, admirateur de ses vers, venait de se décider à se rendre acquéreur de Servannes pour mettre ce château à sa disposition. Mais, il mourut trois jours après, au moment même où il allait signer l'acte de vente.
Les émotions de madame Louise Colet ne sont pas toutes aussi tristes; il y en a beaucoup de gaies et d'heureuses. D'ailleurs madame Louise Colet a eu le tact de ne pas toujours parler d'elle, de sa famille, de ses amis ou de ses promenades; ça et là elle insère dans ses lettres intimes quelques pièces de vers inédites, une légende, ou une histoire véritable. La Marquise de Gange et les Nonnes de Saint-Césaire sont d'agréables nouvelles historiques. Mais nous recommanderons surtout aux personnes qui désireraient connaître la cause secrète d'un des plus grands crimes du dix-neuvième siècle la lecture du curieux chapitre intitulé: les Deux Assassinats.
Scilla e Cariddi; par Francis Wey. 2 vol. in-8.--Paris, 1843. Arthus Bertrand. 15 fr.
Il n'en est pas de ces deux volumes comme des deux écueils fameux dont ils ont pris le nom: il ne faut éviter ni l'un ni l'autre. Après avoir visité le premier, on se sent naturellement attiré vers le second. Lecteurs timides que ces mois de mauvaise augure épouvantent, ne craignez pas d'aller vous briser contre un rocher perfide; abandonnez-vous librement au courant qui vous entraîne, et vous êtes certains de vous reposer quelques heures dans un port commode et sûr, d'aborder... à un livre spirituel, intéressant et suffisamment instructif.
Pourquoi donc ce litre? Pourquoi Scilla et pourquoi Cariddi? Rien de plus naturel: M. Francis Wey a fait, il y a plusieurs années, une promenade en Calabre et en Sicile; il a navigué dans le détroit de Sicile entre les écueils de Charybde et de Scylla, qui ne sont plus aujourd'hui ce qu'ils étaient autrefois, et il a donné leurs noms à ses impressions de voyages.--Parti de Poestum, il se rendit d'abord à Castrovillari, puis il visita successivement Spezzano, Sybaris, Milet, Locres, Reggio, Messine, Palerme, Agrigente, Syracuse, Catane, ou les emplacements de celles de ces villes célèbres qui ont cessé d'exister; il est monté, en outre, jusqu'au sommet de l'Etna. A son retour il a raconté cette excursion, assez rarement faite par nos touristes français, en homme d'esprit, sans exagérer et sans mentir, comme certains de ses prédécesseurs, et en savant sans pédantisme.--Scilla e Cariddi s'adressent donc à toutes les personnes qui désirent lire un ouvrage à la fois agréable et utile sur les Calabres et sur la Sicile.--Trois chapitres intitulés l'Oberland bernois, et un fragment sur Genève, terminent le second volume. Le récit de cette courte promenade dans les Alpes est moins vrai, et par conséquent moins intéressant que celui du curieux voyage qui le précède.--Du reste, à part ce léger reproche, nous n'avons que des félicitations sincères à adresser à M. Francis Wey. Si, au début de sa carrière littéraire, il avait paru un moment disposé à s'égarer sur les pas de certains écrivains à la recherche d'excentricités de mauvais goût, il a reconnu son erreur; il est engagé aujourd'hui dans une bonne voie, celle du bon sens et du bon style; qu'il continue à y marcher d'un pas ferme, et il atteindra infailliblement le but qu'il a dû se proposer.
Lettres sur l'Euphorimètrie, ou l'Art de mesurer la fertilité de la terre, indiquant le choix des meilleurs assolements, en faisant connaître d'avance leurs produits et leur action sur le sol; par J. Varembey. 1 vol. in-8.--Paris, 1843. Madame Bouchard-Huzard. 4 fr.
Qu'est-ce que la fécondité de la terre? Malgré ses recherches et ses travaux, la science ne le sait pas encore, elle l'ignorera probablement toujours; car il est des mystères qu'il ne lui est pas donné de pénétrer. Nous explique-t-elle ce qui constitue la lumière, le calorique, la transparence des corps, leur ductilité, leur fusibilité, leur solubilité?
Mais si on ne peut découvrir le principe même de la fécondité, il est du moins facile d'étudier ses effets. «Jusqu'à ce jour, dit M. J. Varembey, dans son introduction, tous les hommes d'un esprit supérieur qui ont écrit sur l'agriculture, ont cherché à généraliser ses principes et se sont efforcés de l'élever au rang des sciences exactes; mais ils n'ont enfanté que des systèmes parfois ingénieux, souvent erronés et toujours incomplets, qui, à l'exemple de ceux que l'on voit éclore en médecine, ont été d'abord exaltés avec enthousiasme, puis modifiés, enfin abandonnés et remplacés par d'autres, qui avaient à leur tour une durée plus ou moins éphémère. Aussi, l'agriculture, quoi qu'on en dise, est-elle restée à peu près stationnaire et en arrière de tous les autres arts; son enseignement comme science manque tout-à-fait de doctrine, et ses livres innombrables ne sont que des expositions de systèmes défectueux et mal assis, ou plus souvent des compilations de pratiques irrationnelles et de procédés empiriques dont les résultats, subordonnés à l'état de fécondité des sols, ne répondent presque jamais à l'attente de ceux qui les mettent en application.»
Il est temps enfin d'abandonner une route qui va se perdre dans un abîme! Pourquoi vouloir arracher à la nature des secrets qu'elle prétend nous cacher? Que les agronomes cessent donc de chercher les éléments constitutifs de la fertilité et qu'ils l'étudient dans ses effets, comme on étudie les propriétés physiques des corps en général, sans essayer de déchirer le voile impénétrable qui couvre leur origine, et alors seulement ils parviendront à fonder sur des bases solides et durables la science dont ils s'efforcent en vain d'activer aujourd'hui les progrès.
Ces conseils, que M. J. Varembey donne à ses confrères, il les a suivis et il a obtenu des résultats merveilleux, s'ils sont aussi certains qu'ils paraissent devoir l'être. «On ne savait, dit-il, qu'une seule chose certaine en agriculture: c'est que la quantité de produits végétaux qu'on retire de la terre par une culture supposée convenable, est toujours proportionnée à l'état de fécondité du sol. Mais on ignorait le rapport exact de cette proportion, parce qu'on n'avait pas trouvé le moyen de mesurer la puissance productive de la terre, et que dès lors il était impossible d'établir le rapport proportionnel de deux quantités, dont l'une restait inconnue. Par la même raison, on ignorait aussi ce que les produits végétaux, proportionnellement à leur volume, font subir d'augmentation ou de diminution à la fécondité du sol d'où ils sont sortis.
«Ainsi, les deux propositions fondamentales qui s'offraient d'abord à l'élude scientifique étaient celles-ci:
«--Déterminer ce que l'intensité connue de la fécondité d'un sol doit y créer de production végétale.
«Et réciproquement:
«--Déterminer ce qu'une quantité connue de production végétale recueillie dans un sol retranche ou ajoute à sa fécondité.
«Or, ce double problème était subordonné à la solution préalable de cet autre problème: combien une quantité connue de production végétale, obtenue sur un sol d'une surface donnée, indique-t-elle de fécondité en lui? Et tous ces problèmes devaient demeurer insolubles, tant qu'on ne saurait pas réduire la fécondité elle-même en quantités. Il fallait donc, avant tout, la soumettre à un mode rationnel de mesure; et dès lors l'Euphorimétrie, qui mesure la fertilité de la terre, devient une étude introductive à la science de l'agriculture.»
Il nous est impossible, on le conçoit, de suivre H. J. Varembey dans ses démonstrations, d'expliquer avec détail comment il est parvenu à mesurer la force productive du sol, et surtout quelles conséquences importantes il tire lui-même de sa découverte. Forcé de nous renfermer dans de certaines limites, nous avons dû nous borner à indiquer le but auquel tendent ses travaux. Ajoutons seulement qu'il enseigne l'art de mesurer la fécondité actuelle du sol, de calculer de combien telle culture ou telle récolte l'augmente ou la diminue, et qu'il apprend à connaître d'avance quelle sera la quantité de produits qu'on devra recueillir d'après le mode de culture suivi, la dose d'engrais donnée au terrain, la récolte qui a précédé, rie. Sa méthode permet d'ouvrir à chaque champ un compte de fécondité par droit et avoir dans lequel les entrées opérées par le fumier, la jachère, les légumineuses enfouies, les légumineuses fauchées au vert et le pâturage, sont évaluées avec exactitude, de même que les sorties résultant des récoltes de grains dont la quantité peut ainsi être prévue à l'avance.
Avant d'être publiées en volumes, les Lettres sur l'Euphorimétrie, signées seulement des initiales J. V., avaient paru, à de longs intervalles, dans le Journal d'Agriculture de la Côte-d'Or; elles frappèrent vivement l'attention publique: tous les recueils spéciaux s'empressèrent de les signaler à leurs lecteurs. La Revue scientifique, entre autres, leur consacra un long article, auquel nous, empruntons le passage suivant, qui nous dispensera de tout autre éloge:
«Les Allemands ont senti les premiers tout ce qu'il y a d'important dans les calculs de fécondité; mais les études auxquelles ils se sont livrés à ce sujet sont indirectes, incomplètes et quelque peu incohérentes; leurs agronomes les plus distingués, partant de certaines suppositions, de certaines probabilités que permet sans doute la marche générale de la production agricole, ont procédé par induction, et sont parvenus à des conséquences ingénieuses, mais souvent contestables, qui démontrent au moins avec la plus parfaite évidence les énormes avantages qui sortiraient d'une base plus précise et plus certaine. Un agronome Français, que nous regrettons de ne pouvoir désigner au respect et à la reconnaissance de l'agriculture autrement que par les initiales J. V., a repris l'oeuvre, des Allemands de fond en comble, et l'a refaite avec une incontestable supériorité. A nos yeux, c'est une étude magnifique; c'est un admirable travail, produit vigoureux d'une forte intelligence, et qui appelle les méditations profondes des agriculteurs sérieux. Il en jaillira certainement de vives lumières sur la grande industrie des campagnes.»
Les Algues, poésies; par Emile de Bourran.
De tous les jeunes poètes nés en l'an de grâce 1813, M. Emile de Bourran est sans contredit celui qui possède au plus haut degré l'humeur voyageuse. Chacune des pièces de vers dont se composent les Algues est datée d'un pays différent. A en juger par ces indications géographiques, M. Emile de Bourran a dû cultiver la poésie française dans toutes les contrées de notre globe: a Bruxelles, à Ostende, à Bordeaux, à Aucône, à Vera-Cruz, aux États-Unis, à Paris, à Alger, à Calcutta, à l'île Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, à Messine, à Oran, à Toulon, à Liège. Comment se fait-il alors que, nées sous des climats si divers, ses Algues donnent toutes les mêmes fleurs et les mêmes fruits? La raison en est toute simple: dans le genre poète, M. Emile de Rourran appartient à l'espèce dite des amoureux. Partout où il fuit Marie, l'image de Marie l'accompagne; partout il s'écrie en s'adressant à la mer, au zéphyr, au nuage, etc.:
Ne lui dis pas, lorsque loin d'elle
Un sort cruel guide mes pas,
Que mon coeur épris et fidèle
Soupire et ne la quitte pas.
Ah! qu'elle ignore les alarmes
De ce coeur pour elle enflammé,
Et tout ce qu'on verse de larmes.
D'aimer sans espoir d'être aimé!...
N'accusons donc pas M. Emile de Bourran d'être parfois un peu monotone et froid, quoique passionné... Pourrions-nous refuser d'admettre sa justification et ne pas compatir à sa peine?... il aime, et d'ailleurs ses vers ne manquent ni d'élégance ni de facilité; nous pourrions citer des pièces entières qui sont parfaites sous tous les rapports. Mais nous espérons que s'il publie jamais un second recueil de poésies, il changera moins souvent de résidence et plus souvent de ton et de sujet.
A M. le Rédacteur du Bulletin Bibliographique.
Monsieur,
Je n'aurais eu qu'à vous remercier de l'article que vous avez consacré, dans l'avant-dernier numéro de l'Illustration, à mon livre les Derniers Jours de l'Empire, si, vous bornant à parler de l'oeuvre, vous aviez bien voulu ne pas trop vous occuper de l'auteur.
Qui vous a dit, Monsieur, que j'appartenais à cette classe de poètes qui sacrifieraient au plaisir de rimer, leur pain, celui du leur famille et même une position acquise? Que vous importent, qu'importent au public mon caractère, ma situation privée? Qu'y a-t-il dans tout cela de commun avec les Derniers Jours de l'Empire? Est-ce donc une témérité si étrange, si compromettante, que la réimpression, en 1843, d'un volume in-8 publié pour la première fois en 1827, d'un poème qui, dès lors, n'a coûté à son auteur qu'une simple révision, qui, de plus, lui a fait ouvrir les portes de deux sociétés savantes, sans toutefois lui fermer celles de son bureau? Peut-on bien arguer d'un tel acte que cet auteur serait homme à abandonner une position acquise, et cela non pas en vue d'une position meilleure, ce qui apparemment serait trop prosaïque, mais uniquement pour se procurer le temps de faire des vers?
Je me devais à moi-même, Monsieur, je devais à la position administrative que j'occupe, de repousser de semblables suppositions. J'espère que cette lettre remplira ce but: veuillez donc, je vous prie, la publier.
Charles de Massas,
Membre de l'Académie de Lyon et de la Société
Philotechnique de Paris.
Nous avons tout dit sur les modes d'été; les nouveautés ne se montrent plus que comme de rares et fugitives apparitions. Nous n'avons donc presque rien à dire sur le présent, rien encore sur l'avenir. Il faut parler seulement de ce qu'on voit porter aux femmes qui font autorité dans le monde élégant.
Les costumes dont nous donnons les dessins aujourd'hui nous paraissent présenter toutes les phases de la toilette.
La robe de coutil de fil à raies blanches, à corsage lacé, qui laisse voir une chemisette montante en mousseline, le chapeau de paille à jour, n'est-ce pas un costume d'une simplicité toute champêtre?
L'autre figurine porte une robe de soie: le corsage est à revers garni d'un plissé à la vieille;--un chapeau de paille de riz;--c'est la toilette du matin à la ville.
Enfin la troisième, avec sa robe de mousseline tarlatane et son fichu à la paysanne;--c'est le costume du soir pour danser à la campagne.
Et, avec tout cela, il faut le mantelet de soie, le mantelet de dentelle, l'écharpe légère, ou, ce qui est mieux encore, un grand châle de dentelle noire enveloppant entièrement la taille sous ses réseaux transparents.
Nous nous occuperons incessamment du complément indispensable de toute dégante toilette; nous voulons parler de la bijouterie.
I. Réglez votre papier avec le crayon et le carrelet, de manière que les différents traits que vous y tracerez soient bien équidistants. Projetez au hasard, un très grand nombre de fois, sur le papier, la petite aiguille, qui, tantôt rencontrera un des traits, tantôt sera couchée entre deux lignes consécutives de manière à n'en couper aucune. Comptez le nombre total de jets, notez le nombre de fois où l'aiguille a rencontré l'une quelconque des parallèles, et prenez le rapport de ces deux nombres; puis multipliez-le par le double du rapport de la longueur de l'aiguille à l'intervalle des droites équidistantes; le produit exprimera le rapport de la circonférence au diamètre avec d'autant plus d'approximation que vous aurez fait un plus grand nombre de coups.
A--B _____________________ _____________________ _____________________ _____________________ _____________________ _____________________
Prenons un exemple, que nous avons représenté au dixième de grandeur naturelle dans la figure ci-dessus. Les parallèles sont tracées à une distance de 63 millimètres et 6/10 les unes des autres; l'aiguille a 50 millimètres de longueur. Le double du rapport de la longueur de l'aiguille à l'intervalle des parallèles est 1000/636. Supposons que sur un nombre total de 10,000 jets, l'aiguille soit tombée 5,009 fois sur une des parallèles. On fera le produit de 1000/636 par 1000/5009, lequel est 3,1421. Comme les cinq premiers chiffres du véritable rapport de la circonférence au diamètre 3,1415, il s'ensuit que l'expérience aurait ainsi fait connaître à 6/10000 d'unie près l'expression de ce rapport.
Pour que l'expérience réussisse, il suffit que la longueur de l'aiguille soit moindre que l'intervalle entre deux parallèles consécutives, quels que soient d'ailleurs cette longueur et cet intervalle; mais les proportions de notre figure sont celles qui conduisent le plus exactement possible au résultat pour un même nombre de jets. Nous conseillons donc à ceux de nos lecteurs qui voudront répéter cette expérience, de les adopter et de prendre, comme dans l'exemple cité, une aiguille de 50 millimètres et des parallèles équidistantes de 63 millimètres 6/10.
II. Il y a trois solutions représentées dans les trois petits tableaux ci-dessous:
Tonneaux Tonneaux Tonneaux pleins. vides. demi-pleins. 1re Solution. 1re Personne. 3 3 2 2e Personne. 3 3 2 3e Personne. 2 2 4 2e Solution. 1e Personne. 2 2 4 2e Personne. 2 2 1 3e Personne. 4 4 0 3e solution. 1e Personne. 1 1 0 2e Personne. 3 3 2 3e Personne. 4 4 0
Si l'on avait 27 tonneaux à partager, il y aurait aussi trois solutions.
I. On donne une bille d'ivoire, et on demande d'en déterminer le diamètre sans l'endommager.
II. Un Français doit à un Hollandais 31 francs; mais il n'a, pour s'acquitter, que des pièces de 5 francs, et le Hollandais n'a que des demi-ducats, valant 6 francs. Comment s'arrangeront-ils, c'est-à-dire combien le français donnera-t-il au Hollandais de pièces de 5 francs, et combien celui-ci lui rendra-t-il de demi-ducats pour que la différence soit de 31 francs, en sorte que cette dette soit acquittée?
A M. D. L.--Les portraits de Santa-Anna et de la nouvelle impératrice du Brésil, les rebeccaïtes et les autres sujets que M. D. L. veut bien nous signaler, sont gravés, et nous les publierons prochainement. L'espace nous manque souvent. Il faudrait la rapidité d'une feuille quotidienne pour suivre à la course les événements de chaque jour. Le public, en nous continuant ses encouragements, nous pourra permettre de satisfaire plus activement sa curiosité.
A M. Ad. M.--L'anecdote est intéressante, mais elle a déjà inspiré une chanson et trois vaudevilles.
Madame H. G.--Si nous pouvons faire partager à nos lecteurs le vif plaisir que nous a causé la lecture du 10 juillet, l'Illustration aurait sans aucun doute l'un des succès littéraires les plus remarquables de notre temps; mais le sujet est bien intime et bien personnel pour admettre aucune publicité. Peut-être aussi pourrait-on reprocher aux développements un peu d'obscurité.
A M. L. R., d'Arpajon.--Il faudrait consulter le professeur du Muséum qui s'est consacré à cette spécialité. Les monstruosités de cette espèce sont moins rares que ne paraît le croire M. L. B. Nous ajouterons qu'elles seraient un spectacle peu agréable pour nos lectrices.
A madame G. de R., près Nantes.--Sous sommes préparés; nous attendons.
A M. Al. R., de Péronne.--La phrase se trouve textuellement dans le troisième chapitre des Mémoires de Gibbon.
A M. P., de La Rochelle.--On craint d'offenser des scrupules qui seraient cependant exagérés. On consultera.
A M. Th. Gom., d'Épernon.--Un seul journal a fait allusion à l'événement, et son autorité ne serait point suffisante.
La fortune, hélas! mille et mille fois a corrompu le coeur humain; restons pauvres, mais honnêtes.