Title: Le notaire de Chantilly
Author: Léon Gozlan
Release date: December 5, 2011 [eBook #38225]
Language: French
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COLLECTION MICHEL LÉVY
LE NOTAIRE
DE CHANTILLY
OUVRAGES | |
DE | |
LÉON GOZLAN | |
PARUS | |
Dans la collection Michel Lévy | |
LES CHATEAUX DE FRANCE | 2— |
LE NOTAIRE DE CHANTILLY | 1— |
LES ÉMOTIONS DE POLYDORE MARASQUIN | 1— |
LE DRAGON ROUGE | 1— |
LE MÉDECIN DU PECQ | 1— |
HISTOIRE DE 130 FEMMES | 1— |
LES NUITS DU PÈRE LACHAISE | 1— |
LA FAMILLE LAMBERT | 1— |
LA DERNIÈRE SŒUR GRISE | 1— |
LA COMÉDIE ET LES COMÉDIENS | 1— |
LE BARIL D'OR | 1— |
LE TAPIS VERT | 1— |
—————— | |
VERSAILLES —IMPRIMERIE DE CERF, 59, RUE DU PLESSIS |
PAR
LÉON GOZLAN
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
——
1860
Tous droits réservés
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII |
—Assez, Caroline, voici la nuit; vous n'y voyez plus: remettons à demain nos réflexions sur cette lecture qui a paru si vivement vous toucher. Essuyez vos yeux, mon enfant, et ne rougissez pas d'une sensibilité bien naturelle à dix-huit ans. Ce livre me plaît; sans me flatter d'en sentir comme vous tout le charme, je reconnais qu'il est écrit avec une rare simplicité. Les personnages y portent l'empreinte de ce roi qui l'imposait à tout ce qui l'approchait. Majestueuse et réservée, la passion s'y exprime en termes choisis. Mademoiselle de Clermont est un beau livre; mais ne l'oubliez plus sous cet acacia, comme hier au soir. Il est encore taché par la rosée de la nuit dernière. Vous êtes distraite, Caroline, depuis quelque temps. Voilà des branches qu'on n'a pas émondées: elles embarrassent l'allée des tilleuls; l'allée des tilleuls manque de sable, le bassin d'eau, l'eau n'a plus de poisson. Mais vous ne m'écoutez pas:—ce livre vous a tout émue; nous le relirons encore une fois cette année, Caroline.
—Je vous remercie, monsieur, de votre bienveillance. Je suis heureuse plus que je ne saurais dire de ce que vous partagiez quelquefois mes goûts; mais je n'ai pu retenir mes larmes en songeant que la catastrophe de ce livre a eu lieu à quelque distance de nous. Hier encore nous avons foulé l'allée où monsieur de Melun fut mutilé par un cerf. Nous apercevons les restes de ce château que Louis XIV honora de sa présence une fois dans sa vie; et si la révolution, comme vous me l'avez appris, n'en avait abattu les hauteurs, le soleil éclairerait à cette heure les croisées de l'appartement où mademoiselle de Clermont fut forcée de figurer, la mort sur le visage, au quadrille du roi, tandis que son mari expirait dans d'horribles douleurs. Quelle grande époque, n'est-ce pas, monsieur? Que de monuments n'a-t-elle pas laissés?
—La vertu et la liberté, mon enfant, en fondent seules de durables sur la terre. Voyez deux exemples qui se touchent: les Condés ont bâti un palais digne d'abriter des rois, et un hôpital bien modeste où sont reçus les sexagénaires du canton. Les révolutions et la mort ont détruit le palais et ses maîtres: l'hôpital est encore debout; écoutez: sa cloche sonne la prière du soir.
Caroline se tut: elle craignait d'avoir blessé les susceptibilités peu aristocratiques du vieillard.
Quittant le banc d'osier sur lequel elle était assise auprès de M. Clavier, elle se leva pour passer dans la serre. M. Clavier, rêveur un instant, puis cherchant tout à coup où sa jeune amie pouvait être, l'y suivit à pas lents.
Caroline donna un dernier coup d'œil aux camélias, et s'assura par le thermomètre que la chaleur intérieure de la serre s'élevait à quinze degrés; elle arrosa ensuite quelques amaryllis trop chauffées par le tan. M. Clavier ne tarda pas à lui faire remarquer le danger de rester plus longtemps exposée à la vapeur chaude et chargée de l'atmosphère; elle s'était plusieurs fois trouvée indisposée au milieu de la concentration de ces odeurs émanées d'arbustes vivaces de la Chine et du Japon, volatilisées par une température artificielle et la lente réverbération des rayons solaires.
Il est vrai que cette serre était à peu près la seule distraction de Caroline, et l'occupation favorite de M. Clavier, qui y consacrait les soins ingénieux d'un amateur passionné des belles plantes. Elle prenait une partie de la façade de la maison, et elle se prolongeait ensuite le long du mur latéral de clôture, opposant sa cloison de verre taillée à carreaux au souffle inégal de l'air. Des brassées de plantes grimpantes couraient à l'extérieur le long de ses carreaux, comme pour regarder leurs sœurs plus favorisées à travers l'obstacle transparent qui les séparait. Lorsqu'une journée sereine luisait, mille insectes ailés s'abattaient en bourdonnant autour du pavillon végétal, vaste cloche sous laquelle les quatre parties du monde étaient représentées par des enlacements, des jets, des grappes, des couleurs, des parfums. Mais son plus bel ornement était celle qui, chaque matin et chaque nuit, visitait cette famille étrangère, ranimant par un peu d'eau la vie des unes, et dorant par un rayon de chaleur le calice des autres. L'Ève de ce paradis diaphane était Caroline de Meilhan.
Caroline et M. Clavier sortirent de la serre. M. Clavier s'empara de l'arrosoir, redressa de ses doigts tremblants, sur son passage, les tiges des plantes abattues sous la rosée; et, par une allée bien sablée du jardin, il se rendit au corps de logis, appuyé sur Caroline, qu'il regardait de temps en temps avec des yeux pleins de sollicitude.
En ce moment, Chantilly, sa vaste pelouse, sa ceinture de chênes et de tilleuls, sa ligne de maisons blanches rangées l'une à côté de l'autre comme pour laisser passer avec respect le grand prince qui a planté ces tilleuls, ces chênes, et bâti ces maisons blanches; la forêt, le bourg, le château, tout était coupé par deux zones, l'une de lumière, l'autre d'obscurité. Le bois de Sylvie, et le château que ce bois couronne, étaient dans l'ombre. Quelle magnificence qu'un coucher de soleil en face d'un château, et d'un château assez antique et assez moderne à la fois pour faire dire à l'observateur sans poésie: Que c'est riche! et au voyageur respectueux envers les choses passées: Que c'est beau!
Derrière le glacis tendre et violet produit par la dégradation des tons lumineux, les parterres du château se montraient avec la même netteté de dessin que le Nôtre dut obtenir en les traçant sur le vélin avec la règle d'ivoire et l'encre de Chine. Le pastel de Watteau n'aurait pas disposé avec plus de coquetterie ces vases de marbre-Médicis, frappés, en guise d'anse, de têtes de béliers en plomb, ces petites statues allégoriques, ces bouquets de dahlias des parterres. Les parterres de Chantilly sont célèbres jusqu'en Angleterre, d'où l'on vient pour les admirer. Au loin, à droite et à gauche de ces parterres, resplendissent mollement aux yeux des plaines de gazon qui, d'ondulation en ondulation, vont se confondre et couler avec des pièces d'eau, où voguent à l'abandon des cygnes, des feuilles tombées et des batelets dorés, escadre montée jadis par des dames de la cour.
Ces eaux paresseuses ici, bruyantes là-bas; ces parterres, ces plaines, ces gazons, ces fleurs vives, ces choses coloriées comme un livre d'enfant, et ces bois sombres à la cime desquels crient les milans; ce château qui a treize tours féodales décapitées, et dont les tronçons étreignent un logement de bourgeois qui a douze croisées, un balcon tremblant, des rideaux orange, des fenêtres vitrées; ces écuries où des empereurs ont soupé, et qui seraient une des sept merveilles si elles avaient été bâties à Athènes au lieu de s'élever en Picardie; et ces pavillons chinois en briques rouges, ces chapelles gothiques en carton-pierre, ces laiteries en vertugadin, empruntées aux décors des opéras de Marmontel et de Grétry, ces statues mythologiques qui ressemblent à la Dubarry et à la Duthé, qui ont du fard; ces carpes centenaires qui sautent de temps en temps hors des lacs, et ces petits oiseaux auxquels elles font peur; cette grande forêt émondée comme un seul arbre, et ces roches venues de Fontainebleau par Paris à dos de mulets; ces cours d'honneur où becquètent aujourd'hui des poules; ces grandes, ces petites, ces majestueuses, ces ridicules choses, n'indiquent-elles pas qu'il y eut successivement un grand Condé qui s'est promené dans ce château avec Pascal, Bossuet, Molière, Fénelon, Luxembourg, Lesage; un autre Condé qui tint table ouverte pour Voltaire, Marmontel, la Pompadour; un autre Condé qui s'absenta vingt ans de son palais, et enfin un dernier Condé, simple bourgeois, grand amateur de la chasse et des vaudevilles de M. Scribe?
Le soleil avait disparu.
A l'horizon, le clocher de Senlis se montrait dans la brume.
M. Clavier et Caroline rentrèrent dans le salon de plain-pied, dont ils prenaient ordinairement possession l'été, et qu'ils abandonnaient l'hiver à cause de la fraîcheur des murs.
Le couvert était mis.
Caroline vérifia si rien ne manquait au service, alla faire un tour à la cuisine, et, quand sa revue de bonne ménagère fut faite, elle interrompit le vieillard dans la lecture de son Parfait Jardinier, pour l'engager à dîner. M. Clavier poussa son fauteuil vers la table: Caroline ne prit place qu'après une invitation.
—Je vous recommande bien, mon enfant, lui dit M. Clavier, quand vous irez à minuit allumer le poêle de la serre, de refermer soigneusement les portes du cabinet de communication, ce que vous avez négligé de faire l'autre jour; aussi, les deux températures s'étant confondues, les plantes du Japon ont eu les feuilles roussies par l'élévation inaccoutumée de l'atmosphère, et celles du Cap-Vert ont souffert du froid. A propos, vous ne m'avez point remercié, oublieuse, du tapis bien doux, bien épais, que j'ai étendu dans la galerie vitrée, de la dernière marche de notre escalier à la porte des serres.
Caroline prit la main de M. Clavier et lui sourit.
—Je dois vous gronder encore de l'inconcevable lenteur que vous mettez à chauffer les poêles. Hier vous êtes descendue à minuit—oh! je vous ai bien entendue,—et vous n'êtes plus remontée qu'à deux heures. Vous aimez beaucoup à lire dans la serre, la nuit, je le sais, Caroline; mais, prenez-y garde, les fleurs et nous ne pouvons guère vivre ensemble: notre haleine les flétrit; leur parfum nous asphyxie: il faut que nous les tuions ou qu'elles nous tuent.
D'après ces quelques paroles, bonnes sans doute, mais tempérées par beaucoup de réserve, il eût été difficile de dire le rang que Caroline occupait dans la maison. Elle ne se livrait point à de grossiers travaux domestiques; ses mains blanches le disaient assez: pourtant Caroline était habituellement éveillée, comme la bonne, à cinq heures l'été, à six heures l'hiver. On voit même qu'elle se levait à minuit pour renouveler la chaleur artificielle des serres: charge délicate, du reste, et qu'on ne doit pas confier à l'insouciance des domestiques, sous peine, le matin, en allant visiter ses baches, de trouver ses palmiers et ses ananas rôtis. Caroline repassait en partie son linge, et taillait elle-même ses robes. Auprès de M. Clavier elle accomplissait d'autres devoirs que l'usage lui avait rendus indifférents, mais qui eussent effrayé par leurs détails minutieux un moins bon caractère que le sien. Cette soumission que l'on conçoit très-bien chez le domestique qu'on paye ou dans l'enfant qui vous aime, étonnait chez Caroline, qui n'était ni la domestique ni l'enfant de M. Clavier.
Il résultait, pour elle, de cette nuance qui n'était pas l'autorité, qui n'était pas la servitude, une position singulière dont les voisins—et à Chantilly on a pour voisins tout le monde—n'avaient jamais deviné le sens en pénétrant curieusement dans l'intérieur de M. Clavier. L'inégalité d'âge entre lui et sa jeune protégée faisait taire la calomnie, mais elle ne suffisait pas pour retenir l'indiscrétion. Les rares amis que M. Clavier recevait dans l'intimité, son notaire, son médecin, quelques agriculteurs, avaient difficilement l'occasion de parler à Caroline, qui descendait peu lorsque des étrangers étaient au salon; mais ceux-ci, pour ne l'avoir aperçue que quelquefois à la dérobée, n'en avaient pas moins été frappés de sa modestie et de sa grâce. Elle eût été, du reste, fort embarrassée au milieu d'une société nombreuse: un respect continuel pour l'homme qui n'osait adoucir, par des caresses de père, la vénération qu'il inspirait, ni déshonorer la main où s'appuyait sa caducité en la remplissant d'or, avait imprimé à la jeune fille une défiance particulière. Caroline eût répondu avec dignité à qui se serait oublié en lui parlant comme à une servante; et pourtant elle n'aurait su répondre à la déférence qui l'eût traitée en maîtresse de maison. Sa condition douteuse était devenue pour elle une seconde pudeur. Caroline eût rougi de tout le monde.
—Pensez-vous, lui demanda M. Clavier, que M. Maurice soit actuellement à Chantilly?
—Je crois, monsieur, qu'il doit s'y trouver. Avant-hier soir encore, il se promenait sur la pelouse avec M. Reynier, son beau-frère.
—Ses affaires l'appellent si souvent à Paris depuis quelques mois, qu'on craint toujours de faire une course inutile en allant chez lui. Bientôt il faudra prêcher la résidence aux notaires comme autrefois aux évêques de cour. Cependant je lui ferai une visite demain.
—Il me semble, reprit Caroline, vous avoir entendu dire que M. Maurice s'occupait beaucoup de politique; ne serait-ce pas là le motif qui le force à s'absenter plus fréquemment?
—Vous dites juste: Maurice est dévoué aux idées nouvelles. Je suis témoin du sacrifice qu'il leur fait de sa fortune, de son temps et de ses plaisirs; c'est louable à son âge. Il a mille belles qualités, celle surtout que j'ai quelque intérêt à lui reconnaître, de m'écouter sans impatience et sans prévention contre ma vieillesse, dans les longues promenades où il me prête l'appui de son bras, lorsque vous me privez du vôtre, étourdie, pour cueillir des campanules dans les buissons. Oui, Maurice est né pour réchauffer les tièdes, et le monde en est empoisonné. Ce jeune homme a du patriotisme pour tout le canton. Je ne parle pas de sa réputation de notaire: il la mérite; c'est tout dire. Dans un bourg comme le nôtre, un notaire est le conseiller, l'ami des habitants: c'est ce qu'il est.
—Vous avez toujours pensé cela de lui, monsieur, il serait flatté d'entendre son éloge se confirmer si souvent dans cette maison.
—Je crois donc avec vous, Caroline, que ses affaires ne doivent pas souffrir de ses voyages réitérés à Paris. Il a une femme que j'estime, quoique fière, qui prend chaudement ses intérêts. Peut-être n'a-t-elle pas la circonspection de son mari. On parle trop dans ses salons, j'ai trouvé. Mon opinion ne serait-elle pas au fond dictée par la misanthropie de mon âge si peu indulgent, et le résultat de nos habitudes solitaires, à nous, mon enfant, qui causons peu? On nous appelle les sauvages dans le pays, et vous verrez que nous serons obligés de clouer des planches derrière la grille du jardin. Tandis que vous lisiez ce soir, les habitants nous épiaient du dehors comme des phénomènes effrayants ou curieux.
On sonna à la porte du jardin.
Caroline, toute rayonnante et tout empressée, courut ouvrir. Pendant ce temps, M. Clavier éclaircit ses lunettes et fit apporter de la lumière: son journal arrivait. En province, on ne se trompe pas plus sur le coup de sonnette du facteur que sur celui de l'ami de la maison.
—Passons les réflexions, dit M. Clavier en ouvrant le journal, ce sont toujours les mêmes; on les réimprime chaque six mois. Que se passe-t-il en Vendée?
Tandis que M. Clavier lit avec attention, sans perdre une syllabe, la correspondance de l'Ouest, Caroline enlève sans bruit les fourchettes et les verres, et glisse doucement sur sa base, auprès de l'étui à lunettes, la demi-tasse de café qu'accompagne le flacon d'eau-de-vie. Au bout de quelques minutes, elle tousse légèrement pour rompre l'attention du vieillard, qui, habitué à cet appel, relève sa tête blanche et sourit: Prenez-le donc, tandis qu'il est chaud, semble dire Caroline.
Elle déplie ensuite son ouvrage de broderie, et la veillée commence pour elle et pour son vieil ami.
Au-dessus de cette tête blanche immobile et de cette tête blonde, rapprochées par le travail et la méditation, plane un profond silence qui n'est interrompu que par les oscillations de la pendule.
Chantilly est plongé dans le même repos.
Il y a six ans, lorsque la forêt n'avait pas encore été dépouillée de sa population de cerfs et de sangliers, on était parfois surpris au milieu de la veillée par le cri d'une biche appelant ses faons. Mais depuis, la forêt est morte comme le château. Les cerfs et l'aristocratie s'en sont allés, comme autrefois la féodalité et les faucons; les nobles chasseurs ont suivi les nobles oiseaux.
Caroline n'offre aux lueurs de la lampe qui l'isole dans un centre de lumière, au milieu de l'obscurité du salon, que son profil fuyant, et que l'indication gracieuse de sa bouche, sur laquelle elle appuie dans ses poses méditatives les ciseaux d'acier dont elle se sert pour découper sa broderie.
—Misérables! s'écrie tout à coup le vieillard en frappant du poing sur la table, en froissant le journal: ces misérables Vendéens, ces fous qui ne valent pas le plomb qui les tue, ont encore égorgé ces jours derniers vingt soldats français logés dans un village. Ce sont bien là les dignes fils de ces fanatiques que nous avons hachés autrefois. Ils ont donc bien du sang à perdre, les royalistes de tous les temps? Eh bien! qu'on le verse, et finissons-en.
M. Clavier ne s'était pas aperçu que ses paroles avaient produit une sensation foudroyante sur Caroline; sa tête et son ouvrage étaient tombés sur la table; des sanglots frôlaient sourdement entre ses doigts et la nappe.
—Caroline! Caroline! pardon, mais je ne vous savais pas là. Ces maudits journaux! voilà à quoi ils sont bons. Tenez que je n'aie rien dit: ce que j'ai dit est si vieux! c'est de l'histoire:—Triste histoire! murmura M. Clavier, en hochant sa tête blanche.
Et comme cela avait toujours lieu après les tempêtes où sa colère politique éclatait, il ramena tendrement Caroline vers lui, l'appuya sur son épaule, et, après avoir séparé ses beaux cheveux sur son front avec des doigts maigres et tremblants, il y déposa un long baiser.
—Que ce soit la dernière fois, dit-il, étouffé par ses sanglots, que nous nous serons entretenus de pareils souvenirs. Le passé est à Dieu, qu'il en soit le juge, mon enfant!
Cette scène, qui n'était pas la première de ce genre, se renouvelait de loin en loin, comme une espèce d'expiation dans la maison de M. Clavier. Elle avait profondément altéré le calme dont jouissaient quelques heures auparavant la jeune fille et le vieillard. Un nuage sanglant avait passé sur un lac tranquille; mais il n'avait fait que passer.
M. Clavier se retira à pas lents dans son appartement, laissant Caroline abîmée dans la rêverie; rêverie douce où la haine n'avait aucune place. C'est le privilége des grandes douleurs d'être suivies d'une longue volupté de l'âme.
En s'assoupissant, le vieillard se répéta encore tout bas: «Ne pas oublier d'aller demain chez M. Maurice, mon notaire. Ce qui vient de se passer m'avertit qu'il est temps.»
Caroline, dès que M. Clavier fut parti, tira de la poche de son tablier une lettre que le facteur lui avait remise avec le journal, et la lut jusqu'à minuit: cette lettre ne contenait pourtant que dix lignes.
M. Clavier avait peut-être raison: il était temps.
Heureuse la vie de province! Qui ne s'est dit cela, du fond d'une diligence, en traversant, emporté par quatre roues, quelques-unes de nos jolies petites villes de France, et en voyant passer, comme le paradis passe devant les yeux des damnés, ces maisons basses et tranquilles, et qui ont un reflet de la mansuétude de ceux qui les habitent? L'âme des propriétaires n'est pas moins nette que les trois marches de leur escalier extérieur; elle n'est pas plus resplendissante que le marteau de cuivre des portes; elle est aussi blanche que les rideaux qui étalent la pureté de leurs plis à travers les carreaux. A travers ces carreaux, admirez la table mise; ne craignez pas de dérober un détail à votre curiosité: le coin du tableau qui vous a échappé, vous le retrouverez plus loin; la table est mise partout; abattez les cloisons avec votre imagination, et la ville vous offrira une seule table de trois mille couverts; car il est midi, et l'on dîne dans toute la ville.
Chantilly, malgré son voisinage de Paris,—il n'en est qu'à dix lieues,—ressemble déjà beaucoup à la province: la ville,—le titre est peut-être ambitieux, mais on exagère toujours le mérite de ce qu'on aime,—la ville ne se compose que d'une seule rue qui ferait honneur à une capitale; mais les maisons de cette unique rue, hautes et fières d'un côté, descendent à l'humble niveau d'un pavillon du côté qui regarde la pelouse. Ce contraste trahit l'origine moitié féodale, moitié libre, de Chantilly. Un des Condés, dans un jour de largesse, au retour de la chasse, distribua, par concessions égales, des morceaux de terrain à chaque pauvre habitant, tous alors serfs, domestiques, piqueurs ou gardes-chasses du prince; mais il leur fut défendu, en bâtissant sur ces terrains, de s'allonger, sous peine d'empiéter sur le domaine du voisin, ni de s'élargir sans mordre sur la pelouse. Les modernes systèmes égalitaires n'auraient pas mieux imaginé pour tracer un terme à l'ambition de la propriété. Aussi en est-il résulté que les pauvres et les riches de Chantilly sont toujours restés à la même distance les uns des autres. A la même distance, disons-nous, et non à la même hauteur; car, ne pouvant s'agrandir, les propriétés de Chantilly se sont élevées à raison de l'accroissement des fortunes. Quelques-unes ont cinq étages; beaucoup sont déjà au niveau du château. Ces bergers, ces gardes-chasses du prince sont devenus de riches industriels, et la considération dont ils jouissent se mesure à la hauteur des pignons. Dieu veuille qu'ils n'aient jamais des descendants des Condés pour valets de ferme!
Dans cette rue de Chantilly, vers le milieu, si vous avisez une maison dont la porte, toujours ouverte, laisse apercevoir une cour pavée où un cabriolet dételé repose sur ses brancards, au delà de laquelle le Parisien, avide de campagne, admire un paysage encadré dans les montants de la porte; si, par cette porte, d'où s'échappe, l'été, un parfum de chèvrefeuille et de troëne, vous voyez passer à peu près toutes les personnes qui pénètrent dans la rue pour d'autres motifs que celui de se rendre chez elles, et d'ailleurs, si vous n'êtes pas distrait au point de ne pas remarquer les deux écussons dorés qui s'élèvent sur leurs branches de fer aux ailes de l'entrée, vous reconnaîtrez la maison de M. Maurice, notaire.
Sa hauteur, trois étages; jalousies vertes, cour sur la rue, jardin sur la pelouse. Par une division bien entendue de logement, les appartements affectés aux affaires, à la partie sérieuse de l'existence, prennent jour du côté de la rue, et les pièces consacrées au repos domestique s'ouvrent en face de la forêt. On passe ainsi, sans quitter l'étage, du mouvement du bourg à la solitude de la campagne. Au printemps, la position est délicieuse: percée d'outre en outre par le soleil qui entre d'une part, et par l'air du bois, tiède et résineux, qui pénètre de l'autre, cette rangée de maisons, vue à la distance du bois, est d'un pittoresque effet. Lorsque les grilles vertes des jardins avancés tremblent dans la raréfaction de l'air comme des arbres dans l'eau, Chantilly semble une vaste serre chaude dépendante du château. A cette illusion de perspective se joint, pour la rendre plus complète aux yeux, le jeu de la lumière sur les vitres; son reflet au fond des glaces des appartements. Ce verre, ces barreaux, ces transparences, cet air, ce jour, fascinent la vue, qui ne peut renoncer à voir une serre chaude dans ce mirage.
L'étude de Maurice est au plain-pied, au lieu d'être à l'entresol, auprès de son cabinet, disposition locale peu commode pour la consultation des affaires, mais exigée par Léonide, la femme de Maurice, qui n'aurait jamais souffert que les paysans rayassent de leurs souliers ferrés les carreaux de la salle à manger. Et il faut la traverser pour se rendre dans le cabinet de Maurice. Cette fausse répartition d'appartements oblige celui-ci à se déplacer de l'étude au cabinet toutes les fois qu'un conseil nécessite un entretien particulier. Il est vrai qu'au moyen de cette division, on obtient le silence des clercs, relégués aussi dans les salles basses, à la portée des clients. Cette république plumitive ne franchit jamais les dix marches qui la séparent du patron, excepté pourtant le premier de l'an; le reste de l'année, le maître-clerc seul a le droit de surprendre Maurice à toute heure.
Neuf heures, l'étude s'emplit d'hommes et de femmes de la campagne. Fermiers, bûcherons, carriers, vignerons, bergers, meuniers, charretiers, maçons, cordiers, charrons, tous en blouse, les guêtres de cuir bouclées jusqu'au genou, sont assis en zigzag, de manière à confondre dans la ligne perpendiculaire du dos la ligne tangente au talon. Ils se briseraient le cou, au cas de quelque glissade, si leur bâton, planté en échalas, cessait de s'appuyer à terre et dans la fossette de leurs mentons. C'est dans cette attitude, commune à tous ceux qui se sont emparés les premiers du banc de chêne qui règne le long des murs, que l'arrivée de Maurice est impatiemment attendue.
Les jours de marché attirent une plus grande affluence au notariat. On profite du déplacement pour arranger les affaires. L'occasion est belle pour venir et s'en aller ensemble. Les affaires des gens de la campagne sont simples: une procuration à faire rédiger, un bail de ferme à renouveler, un dépôt à constituer ou à reprendre, selon que la récolte a permis de respecter les épargnes ou a forcé d'y toucher. De là des visages rayonnants, d'autres soucieux; beaucoup trahissent leurs bénéfices sur les foins de l'année par une transpiration métallique: le mouvement qu'ils font pour soulager leur gousset les désigne à la jalousie: parmi les femmes, malheur, dans l'opinion, à celles qui laissent déborder un angle de papier sous le pli de leur mouchoir! conjecture fâcheuse: on retire l'argent placé. Ce ne sont que des conjectures, il est vrai, mais ne suffisent-elles pas pour faire présumer des fortunes qui s'en vont? A tel signe on prévoit que tel champ sera bientôt vendu si l'on veut ensemencer l'autre; et ces prévisions, rarement en défaut, sont la mesure de l'accueil qu'on ménage à chacun. Il y a autant de mensonges personnifiés pour le moins dans cette assemblée grossière que dans les salons, où les moralistes prétendent exclusivement les y trouver. Ces corps frustes, ces âmes calleuses sont aussi bien partagés que les gens de la ville en cupidité, astuce et fourberie. Au lieu d'être planté dans un beau vase de marbre, l'arbre du bien et du mal est là planté dans la boue. Il y a longtemps que les Tityre et les Lindor ont été emportés par les torrents de lait qui couraient dans les plaines. L'âge d'or a été fondu à la Monnaie.
Les femmes abondent dans l'étude; on l'a dit, c'est jour de marché. Assises sur leurs paniers, elles récapitulent en gros sous le produit de la vente des carottes et des choux dont elles répandent le parfum végétal autour d'elles. L'étude est devenue une succursale de la halle; elle s'encombre de clients qui, tous, avant de s'enchaîner par les formes solennelles du contrat, sont bien aises de répéter une dernière fois la comédie de générosité dont ils ont, en chemin, étudié les rôles. A les en croire, n'est-ce pas par pure amitié que celui-ci vend, que celui-ci achète? n'est-ce pas à la seule fin de gratifier le notaire, le timbre et l'enregistrement qu'ils traitent et contractent? voyez. De plus hypocrites encore jurent leurs grands dieux qu'ils ont la plus intime confiance entre eux, mais qu'on est mortel dans ce monde et qu'on a des enfants. Un reçu ne nuit jamais: un bout de traité ne déshonore personne. Voilà pourquoi on aperçoit partout, dans l'étude, deux mains droites qui s'ouvrent pour dissimuler deux autres poignets serrés comme un étau.
Les protestations de désintéressement allaient leur train, en attendant Maurice dont il était parfois difficile d'admettre l'opportunité au milieu de tant d'honnêtes gens, lorsqu'un homme, qui ouvrait et fermait de temps à autre un livre de prières, d'où pendaient des nœuds et des rubans fanés, se leva et vint se placer entre deux villageois qui exposaient, avec la bonne foi précitée, les conditions de leur marché à conclure.
—Ah çà! mes amis, permettez-moi deux mots.
—Toi, Valentin, tu vends ta récolte prochaine; toi, Gaspard, tu la lui achètes.
—Tout juste, monsieur le curé; vous savez ça de la tête à la queue, comme dit l'autre.
—Il est venu à mes oreilles, là, dans mon coin, où je vous ai entendus, sans chercher à vous écouter, que le prix de la récolte était cinq cents francs; les frais de vente à la charge à tous deux. Vous arrivez l'un et l'autre d'Écouen, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur le curé, et prêts à y retourner, affaire faite.
—Bien! calculons: le voyage d'Écouen et retour, le déjeuner à Champlâtreux, l'air y est bon, le vin meilleur;—la journée à Chantilly,—journée de travail perdue pour tous deux:—c'est douze francs au moins: dix francs de contrat au notaire;—vingt-deux: à déduire de cinq cents francs, valeur de la récolte vendue, reste à quatre cent soixante-dix-huit; sur laquelle différence de vingt-deux francs, tu perds, toi, onze francs; toi, onze francs. Voulez-vous suivre mon conseil, mes amis? Valentin, mets ta main dans celle de Gaspard,—marché conclu:—toi, Gaspard, offre à Valentin une place sur l'âne que tu as acheté ce matin à Gouvieux, et partez tous deux pour Écouen: rebuvez un coup à Champlâtreux. Bon voyage! C'est vingt-deux francs que je vous remets dans la poche: est-ce dit?
—Monsieur le curé, nous sommes tous mortels.
—Sans doute, Valentin, mais vous êtes de braves gens, deux amis; à quoi bon ce papier? Irez-vous jamais, l'un ou l'autre, réclamer autre chose que l'argent ou la récolte, marché conclu sur l'honneur?
—Non, mais on peut passer d'un moment à l'autre: les enfants sont là.
—Mais, Gaspard, vos enfants ont connaissance du marché; tout Écouen aussi. Croyez-moi, soyez confiants, on le sera après vous.
—Pas possible, monsieur le curé, nous sommes sujets à mourir.
Le curé se retira en soupirant et reprit sa place et sa lecture dans le coin du mur.
Tous les clients se levèrent.
Maurice entrait. Des pressions de mains l'étouffèrent, le vent des chapeaux, agités par de violents saluts, faillit le renverser.
Maurice avait adopté la méthode ministérielle de recevoir debout, d'entamer la discussion à la cheminée pour la finir à la porte, dont il avait soin de toucher le bouton quand il jugeait être assez éclairé sur la question.
Il se servait en outre de la formule interrogative, par une précaution indispensable envers des gens toujours disposés à faire la généalogie de leurs affaires.
—Vous, monsieur Grandménil?
—J'apporte, monsieur Maurice, dix mille francs pour les placer sur première hypothèque.
—Passez à la caisse; versez: j'ai votre affaire. Toi, Robinson?
—Moi, monsieur Maurice, je voudrais devenir acquéreur d'un des lots de la propriété de la Garenne, entre Morfontaine et Saint-Leu.
—De quel lot?
—Du parc, monsieur Maurice.
—La mise à prix est de quarante-cinq mille francs, mon garçon.
—J'en déposerai chez vous quatre-vingt mille, et vous pousserez pour moi. Je pars pour l'Auvergne.—Si vous manquiez de fonds, écrivez à ma femme.
—Bien, Robinson. Et vous père Renard?
—Nous nous faisons vieux, monsieur Maurice.
—Je comprends: vous voudriez la rente viagère. Qu'abandonneriez-vous, père Renard?
—Dame! mes trois maisons de Pont-Saint-Maxence, ma petite carrière de Gouvieux, et mes deux moulins de Quoy.
—Et vous demanderiez?
—Six mille livres de revenus, ma vie durant.
—Ce n'est pas impossible, père Renard; votre âge?
—Soixante-deux ans: du reste, je vous apporte mon extrait de naissance et mes titres de propriété.
—Revenez dans la quinzaine, père Renard, entendez-vous? j'aurai à vous parler.
—Moi, monsieur Maurice...
—Ah! bonjour, Pierrefonds; les loups ne t'ont pas mangé, mon vacher? Qu'est-ce qui me vaut ta visite?
—Ma foi, vous feriez bien de me le dire, monsieur Maurice; en route, et comme je venais, chassant devant moi mon âne, sauf votre respect, j'ai ramassé une baguette de chêne,—on a mal à voir comme le vent les abat,—à cette occasion je me suis proposé de vous demander si de mon héritage, qui est de cent trente-trois mille francs, comme vous savez, je ferais mieux d'acheter la pièce de bois du vieux Guillaume, en plein rapport depuis deux ans, tout chêne de haute futaie: pas un pouce de jour; ou bien—voilà que j'ai vu sauter trois carpes; dieu de dieu! quelles carpes!—ou bien les étangs de Burigny; sauf votre respect, c'est assez l'avis de ma femme. Ce diable d'âne, comme je vous disais, s'est mis à manger de la luzerne,—c'est un bon commerce, monsieur Maurice! si j'en achetais quelque cent arpens, que j'ai pensé? il faut bien que je place cet argent quelque part.—Bonjour, monsieur Smith! que j'ai dit à M. Smith, qui m'a répondu sur ces entrefaites: Bonjour, Pierrefonds. M. Smith est ce brave homme qui a empesté le pays de fumée, le mécanicien qui construit des chaudières où il cuit du fer. J'avais pas plutôt marché quatre pas que j'ai dit: Conclu! Touche là, Pierrefonds, j'aurai une usine. Je mets mon argent là. Pensons plus à rien. Ah! oui; il y avait un séchoir de laine à traverser, et, sauf votre respect, je n'ai jamais vu de plus belle laine, et alors, tout naturellement, j'ai pensé que je ne saurais mieux placer mon argent que dans le plâtre; ou bien... Ma foi, votre serviteur, prenez-moi cet argent, et disposez-en comme vous l'entendrez, monsieur Maurice: dans dix ans je vous en demanderai compte. S'il a poussé, tant mieux! nous récolterons; s'il est mort en terre, eh bien! il n'y aura pas eu de votre faute ni de la mienne, la graine était mauvaise.
—Nous tâcherons d'être prudent, Pierrefonds; puisque la fortune est venue, elle restera. Nous allons d'abord nous occuper d'un solide placement. Plus tard, je t'écrirai pour te marquer l'emploi le plus avantageux que j'aurai trouvé à ton argent. En attendant, je vais te délivrer un reçu de tout, mon ami.
—Pas de ça! monsieur Maurice, pas de ça: c'est de la défiance. Tous les reçus du monde ne valent pas votre probité, sauf votre respect. Adieu, monsieur Maurice; je suis un peu pressé, je pars. J'ai encore deux sacs d'avoine à acheter au marché. Portez-vous bien. A propos, j'oubliais de vous remettre l'argent. Voilà trente mille francs en or, cinquante mille en papier: demain, le valet de ferme, en venant chercher votre fumier, apportera le reste. Salut, monsieur Maurice.
Pierrefonds sort.
Il revient aussitôt sur ses pas.
—Gardez-vous bien, au moins, monsieur Maurice, cria-t-il en passant sa tête entre les deux battants de la porte, de donner le pourboire au valet: ceci me regarde.
—Mille pardons, monsieur, dit Maurice en allant vers le prêtre, qui, à plusieurs reprises, s'était levé pour lui parler, mais qui, toujours devancé par de plus pressés, s'était rassis, avait recommencé sa lecture, attendant son tour avec résignation, mille pardons de ne vous avoir pas plus tôt donné audience: que puis-je pour vous?
Maurice avait attiré le prêtre dans un coin.
Celui-ci répondit en rougissant, à voix basse, et un peu humilié de sa condescendance envers un homme de la terre:
—Ma paroisse est pauvre, monsieur. Mes aumônes étant trop faibles pour suffire au soulagement des nécessiteux dont je suis le père, j'ai été forcé de recourir à la générosité des riches habitants. J'ai été bien inspiré. De leurs deniers, j'ai fondé une caisse de secours qu'ils alimentent, et dont ils ont bien voulu me confier l'emploi. La charge est sainte; mais elle n'est pas sans danger. Depuis quelques jours, des malveillants, qui s'exagèrent sans doute la valeur du dépôt dont j'ai la garde, rôdent autour du presbytère avec des intentions suspectes. Seul, sans défense, isolé, jugez de mes craintes. Un coup de main non-seulement me ravirait le trésor de mes pauvres, mais il ne me laisserait pas même, auprès de certains esprits prévenus contre la pureté de notre ministère, la ressource de mon innocence. On m'accuserait d'une complicité odieuse.
—Y aurait-il, monsieur, interrompit Maurice, des hommes assez pervers pour avoir cette pensée?
—Dans un pays où l'on essaye de voler les pauvres, est-il impossible que les innocents soient calomniés? Du reste, ma prudence n'est une offense pour personne; elle est une garantie pour les autres, autant que pour moi-même. Je viens donc vous prier, vous, monsieur, assez heureux pour exercer un ministère inaccessible au soupçon, et que je crois à la hauteur de cette confiance du siècle,—ici le curé éprouva une vive souffrance morale à s'exprimer, à conclure; il sentait son abaissement, et sa voix ne le subissait qu'avec peine. Lui, prêtre, il implorait une puissance, il lui avouait qu'il était au-dessous d'elle dans le crédit du monde: roi détrôné, il se mettait sous la protection d'un usurpateur. Une seconde fois, il reprit: Je viens donc vous prier, monsieur, à l'insu de tous, de me décharger de cette solidarité dont on me croit si peu digne.
Demain, à la nuit tombante, je vous apporterai la caisse de secours des pauvres de ma paroisse: on ne cessera de m'en croire le gardien, tandis que vous en serez le dépositaire. Par là, les âmes pieuses à qui la sainteté de mon caractère est un motif pour verser leur charité dans mes mains continueront à me la prodiguer; et désormais ceux qui chercheront à m'en ravir le fruit ne réussiront plus qu'à me tuer; s'ils me tuent, vous paraîtrez avec cette clef devant les méchants: ils resteront interdits. Les pauvres n'auront rien perdu; il n'y aura qu'un prêtre de moins.
Cette confidence, qui avait l'humilité d'une confession, avait altéré celui qui la faisait à Maurice. Le prêtre avait rougi, pâli, tremblé en un instant. Sa honte était consommée; il avait déchiré sa robe et courbé la tête. Si l'on remarque que la domination comme la vie ne respire jamais si bruyamment que lorsqu'elle s'en va, à quoi faut-il donc comparer son agonie quand elle s'affiche ainsi?
Le prêtre se tut; ses paupières étaient abaissées sur son regard.
Avec beaucoup de modestie, Maurice protesta qu'il était malheureux de sa réputation de probité en pareille circonstance, et qu'il n'en avait jamais si péniblement été fier: que, du reste, sans croire à ce mépris du siècle pour le prêtre, il consentait à sauver un ministre vénérable de doutes injurieux qu'il ne partageait pas. Bref, il accepta la responsabilité de la caisse de secours des pauvres. Ensuite le prêtre le salua, prit son bâton dans un coin et sortit.
Après avoir distribué encore à la volée quelques conseils, après avoir été forcé d'écouter les plus misérables détails d'intérêt cent fois sus et commentés, Maurice, accompagné des interpellations de ses clients, passa de l'étude à l'étage supérieur, et il entra dans la salle à manger, où il était attendu.
Maurice respirait à l'aise depuis qu'il n'entendait plus bourdonner à ses oreilles la criaillerie de ses clients, non que les devoirs de sa professions lui fussent antipathiques; mais, homme de repos parce qu'il était homme d'activité, il goûtait mieux les douceurs du paradis domestique après être sorti du chaos des affaires. Dans ce paradis, il y avait aussi une femme qu'il aimait avec toute la fraîcheur des premiers jours du mariage.
Léonide et son mari sont encore amants: la preuve peut-être, c'est que depuis une grande demi-heure que le déjeuner est commencé, ils ne se parlent pas, ils se boudent.
—Ce que vous demandez est impossible, ma chère Léonide.
—Qui prétend le contraire, monsieur? mon indifférence vous prouve assez l'importance que j'attachais à cette question: si vous m'en parlez davantage, vous m'obligerez à croire que vous y tenez plus que moi. Il y aurait prodigalité de ma part à épuiser, sur un sujet si mince, les licences que la communauté du mariage autorise. Je suppose de meilleures occasions d'importuner votre réserve.
Ironie ou allusion lointaine, Maurice répondit à Léonide avec beaucoup de douceur:
—Je tiens à vous voir toujours bonne, et c'est moi que j'accuse lorsque votre charmant naturel disparaît, comme dans ce moment-ci. Exigez de moi toute autre chose, mettez à l'épreuve ma générosité, mon dévouement à vos plus légers caprices, mon obéissance à vos ordres les plus difficiles, et je vous promets, si vous n'êtes pas satisfaite sur-le-champ, de m'accabler de cette moue tout à votre aise.
—Très-bien, monsieur; vous mettez à ma disposition ce que je ne souhaite pas, pour vous dispenser de m'accorder ce que je désire, ce que je désirais tout à l'heure: entendons-nous. On ne saurait être plus magnifique à bon marché. «Ne regarde pas tant cette étoile, car il n'est pas en mon pouvoir de te la donner.» Le mari qui usa de cette fade courtoisie, prévoyait que sa femme allait lui demander une voiture: il changea la question.
—En voudriez-vous une?
—Qu'ai-je dit? vous m'offrez une voiture parce que je vous ai demandé le motif qui a amené une jeune paysanne dans votre cabinet. Beau secret, pour s'en tourmenter, ma foi!
—Permettez, Léonide, mais ce mot est ma justification prononcée par votre bouche. Ma fortune est à vous; mais le secret des autres, non, puisqu'il n'est pas à moi.
—C'est donc un secret? repartit Léonide avec un étonnement presque sincère.
—Ou plutôt une confidence, Léonide; c'est peu grave, mais cela doit être tenu caché.
—Vous voilà donc le confesseur des jeunes fermières du pays? Vous ne laisserez bientôt rien à faire à monsieur le curé. Les femmes mariées appartiennent-elles également à votre circonscription morale? Et quand vous rencontrez les maris, vos paroles sont-elles verrouillées avec eux comme avec moi?
Ces derniers mots ne permirent plus à Maurice de douter que sa femme était au courant d'une visite qu'il avait reçue quelques jours auparavant, et que, pour tout au monde, il eût voulu tenir cachée. Il affecta cependant de suivre le fil du propos.
—Votre raillerie est presque une vérité, Léonide. Ma condition, trop peu comprise par vous jusqu'à présent, est toute de discrétion. Je ne suis pas coupable du tort qu'on fait au confessionnal en déposant dans mon cabinet les actes de la conscience; mais je dois, digne ou non des attributs de ma charge, la remplir avec rigueur.
—Quel air sévère vous prenez, monsieur! bientôt ce sera à mon tour de vous dire: Quittez cette moue dont vous m'accablez,—car vous m'accablez!—Croyez-le, je respecte fort les priviléges de votre charge, mais je suis bien peu rassurée par vous sur les graves exigences qu'elle impose. Vous riiez fort, ce me semble, lorsque, au sortir de votre conversation privée avec la jeune fermière, vous vous êtes mis hier à table?
—C'est que le conseil qu'elle est venue chercher avait apparemment son côté plaisant.
—Ah! vous donnez aussi des conseils. Je le présumais fort, sans en avoir la certitude. Je crois même qu'on vient d'assez loin en solliciter chez vous. Après les confesseurs, allez-vous ruiner les avocats? Je ne pensais pas qu'un notaire...
—Fût à la fois un avocat et un confesseur, n'est-ce pas, Léonide? cela est ainsi pourtant: c'est à notre défaut que les avocats vivent. Quand l'accord est impossible chez le notaire, l'office de l'avocat commence: nous sommes les bons génies des affaires; eux en sont les mauvais.
—N'y a-t-il pas encore de saints parmi les notaires?
—Non, Léonide, car je n'en connais pas qui résistassent à la séduction de deux beaux yeux.
Maurice baisa la main de Léonide.
—Songiez-vous à nous, ma bonne amie, il n'y a qu'un instant, lorsque vous me demandiez les secrets de mon cabinet? Vous êtes-vous figuré, non, cela n'est pas possible, l'affreuse position dans laquelle nous placerait celui qui, familier à notre intérieur, divulguerait ce qu'il couvre de son ombre et de son silence? L'immoralité que vous exécreriez alors chez un autre, la professerons-nous à notre avantage, sans trembler devant des représailles? Vous êtes-vous représenté une délation?
—Assez, Maurice... ce serait être trop cruellement puni. Parlez bas: vous faites penser à des choses qui révoltent. J'ai peine à croire que tous les malheurs causés à vos affaires par une imprudence de mes paroles égalassent jamais la douleur où une délation nous plongerait.
—Une délation!
Léonide se troubla et pâlit.
Quoique fâché d'avoir causé une douleur à sa femme, Maurice, d'un autre côté, imagina avec joie qu'il avait éloigné de l'entretien l'accident étranger qu'elle avait appelé du dehors.
—Craignez tout, Léonide; mais changeons de propos. Nos domestiques écoutent; Reynier, votre frère, entre à chaque instant, et il est impossible d'avoir rien de caché pour lui. Je propose la paix: conciliateur né des autres, que je le sois chez moi, s'il vous plaît. A la fin, vous avez souri. Non, vous n'avez pas eu la faiblesse d'imaginer, Léonide, que je tramais quelque intrigue avec cette fermière en sabots et en bonnet.
—Sous ce bonnet, Maurice, et dans ces sabots, j'ai aperçu une jolie figure, un charmant petit pied.
—C'est possible, Léonide.
—Vous l'avez donc remarqué?
—Où serait le mal?
—Je ne dis pas. Mais j'admire la rare prérogative de votre profession. Elle vous assimile à un ministre. Vous êtes les ministres de la police générale de la société. N'avez-vous pas un pied sur chaque seuil de maison? une oreille contre chaque mur? un œil dans chaque appartement? Ce que les autres ignorent, vous le soupçonnez; ce qu'ils soupçonnent, vous le savez, et ce qu'ils savent, vous, de par le droit d'être mieux informés, vous pouvez hautement le nier.
A l'accent décidé de sa femme, et surtout à la tournure infatigable qu'elle imprimait au dialogue, brusquement transporté de nouveau du terrain étroit d'un petit fait sur le champ perfide des allusions, Maurice vit qu'il n'éviterait pas les questions qui allaient lui être adressées. Cette opiniâtreté l'affligea. A son tour, il força la conversation à rentrer dans la ligne d'où il avait tenté de l'écarter, dût-il, pour obtenir ce résultat, avouer nettement à Léonide la frivole déposition de la fermière.
—Si vous saviez, Léonide, dans quel but cette enfant m'a consulté, vous chasseriez de votre esprit toute prévention.
—Me croyez-vous donc bien curieuse de m'assurer qu'il y a de l'amour là-dessous?
—De l'amour! Léonide?
—Sans doute; la petite fermière est jeune, elle est fort bien, elle est triste: donc elle aime... Mais passons.
—Oui, j'en conviens, elle aime un brave garçon qui l'épousera.
—A la Saint-Jean ou à Pâques; que m'importe, mon ami?
Il devenait de plus en plus évident pour Maurice que sa femme tenait à percer un mystère autrement intéressant pour elle que celui dont il s'efforçait maintenant de la préoccuper, et sur lequel il ne demandait pas mieux que de satisfaire sa curiosité. Mais le sacrifice n'en était plus un; on exigeait davantage. Par une concession promptement consentie, il espéra cependant détourner le coup dont il avait déjà éprouvé la menace. Il revint avec une condescendance malheureuse sur un sujet épuisé.
—Tenez, je n'ai pu m'empêcher de rire malgré moi de l'excès de prudence de ces deux amants. Le jeune homme, depuis quatre ans, apporte fidèlement à l'étude, et à l'insu de sa fiancée, six francs d'économie chaque dimanche, afin de réunir quinze cents francs pour acheter un remplaçant à l'époque où il sera appelé au service. C'est une surprise qu'il ménage à celle qui sera sa femme, et dont il ne lui fera part qu'au jour de la cérémonie nuptiale.
—Mais c'est très-louable, mon ami. Est-ce cela qui vous faisait rire?
—Sans doute; car, de son côté, la jeune fermière, ne supposant pas à son fiancé les moyens de se racheter du service militaire, amasse, à force de sacrifices et de privations, une somme égale qu'elle dépose aussi chez moi, chaque dimanche: sa joie est d'offrir un remplaçant pour bouquet de noces à son mari. Je me réjouis d'avance de leur étonnement lorsqu'ils se gratifieront l'un l'autre du même cadeau. Maintenant, vous comprenez, Léonide, qu'en révélant leur double confession, je romprais le charme qui lie par la générosité ces deux amants, et j'empêcherais peut-être un bon mariage et une belle action.
—Je comprends, en effet, que vous soyez discret, répliqua malignement Léonide, qui remportai, tout en la dédaignant, une première victoire sur l'impénétrabilité de Maurice,—je ne vous blâme plus de votre silence.
La petite guerre finit là. Léonide eut encore plus de finesse que son mari n'avait de peur. Elle ne poussa pas plus loin le succès, de crainte, en triomphant davantage, de paraître conquérir ce qu'elle tenait à mériter. La portée de son caractère, à défaut d'une longue expérience, lui avait appris que le droit conjugal, pour être maintenu, doit passer en habitude et n'être jamais une faveur ou une victoire.
Cette scène entre Maurice et Léonide, et provoquée par celle-ci, n'avait été qu'un long prétexte de sa part pour obtenir une explication sur la visite dont Maurice lui avait fait un mystère.
Mais si Léonide avait montré de la curiosité plus qu'elle n'en avait envie sur un incident bien léger, Maurice, de son côté, avait défendu son silence avec une raideur de principes un peu exagérée pour la circonstance. C'est qu'en réalité, ils étaient entraînés par des motifs plus graves, celui-ci à se taire, celle-là à interroger. Une comédie s'était jouée derrière le rideau. Ils s'étaient attaqués avec le trouble de la mêlée, de peur de s'avouer, en précisant leur rôle dans le combat, la cause qui les mettait en présence. Il est temps enfin de le dire: leur ménage avait sa plaie secrète comme presque tous les ménages: la leur veut un instant de commentaires.
Par suite d'arrangements de famille, Léonide avait été élevée à Beauvais chez une de ses tantes. La fille unique de cette tante, à peu près de l'âge de Léonide, partageait avec elle les caresses les plus tendres et les avantages d'une bonne éducation. Excellente femme, la mère d'Hortense se fût reproché comme une injustice la moindre faveur accordée à l'une dont l'autre n'eût pas joui. Pour elle, Hortense et Léonide étaient ses deux enfants. Dans le monde, elles s'appelaient cousines; mais, dans l'intimité, se dédommageant de ce titre qu'elles trouvaient trop réservé, elles échangeaient le doux nom de sœur. A l'âge où les âmes encore sans sexe sont sans rivalité, il était naturel que les deux cousines s'accordassent parfaitement dans leurs goûts. Jusqu'au terme de cet âge, rien de ce qui composait le bonheur de l'une n'avait été interdit à l'autre; bonheur il est vrai, dont il était facile de faire deux parts: celui de porter des robes de la même étoffe, et d'où résultait celui plus vif encore d'être prises l'une pour l'autre, à cause de la ressemblance.
Cette affection jumelle se prolongea jusqu'à dix-sept ans, bien qu'avant même cette époque, Hortense et Léonide n'eussent déjà plus aucune trace de conformité dans le caractère. Hortense était restée une femme petite, mais gracieuse avec embonpoint; mesurée dans ses mouvements pleins de rondeur; formée pour les jeunes gens de vingt ans; charmante enfant pour ceux de trente; ni brune ni blonde, ou plutôt brune le matin, en peignoir, quand ses cheveux tombaient en masse, et blonde le soir, quand, bien nattés, bien tirés à cent épingles, ils s'appliquaient plus rares à ses tempes; d'humeur égale, prisant un point de broderie bien au-dessus de la lecture la plus passionnée. L'adolescence venue, Léonide osa se dire qu'elle s'ennuyait aux jouissances tranquilles d'Hortense; ensuite elle la plaignit d'être si froide, et enfin elle se débarrassa d'une confidente si complétement dépourvue d'imagination. Bientôt arriva, pour les deux cousines, le moment où les jeunes filles, fatiguées de poursuivre l'idéal à travers les livres et les rêveries, se heurtent à la réalité; heure de désenchantement qui ne manque jamais de sonner. Hortense fut aimée la première. Un jeune homme de Beauvais,—c'était Maurice lui-même,—reçu depuis plusieurs mois dans la famille des deux cousines, et cachant, sous des dehors posés, de riches qualités d'âme, fut agréé d'abord comme ami de la maison. N'ayant pas encore arrêté ses projets d'avenir, il ne déclara pas tout de suite ses intentions à la mère d'Hortense: il aima mieux lui en laisser pressentir le but honorable que de les lui révéler sous des restrictions sans fin. Un de ses amis seulement,—Jules Lefort, négociant en laines à Compiègne,—eut son aveu formel d'épouser Hortense dès qu'il aurait réalisé quelques héritages de famille destinés à l'achat d'une étude d'avoué. Jules Lefort l'encouragea à ce mariage, regrettant beaucoup de son côté de n'avoir pas à consulter ses lumières sur une semblable résolution. Car Jules Lefort, ainsi que Maurice, adoptait de bonne heure la marche méthodique de la vie, et se soumettait à son niveau; il croyait plus sage de l'accepter à l'âge des fortes résolutions que de la contrarier pour la reprendre plus tard avec le désavantage du regret, de la vieillesse et du dépit. Les deux amis envisageaient le but de l'existence sans illusion: quelques années à vivre, des enfants pour continuer leurs noms, une fortune à gagner pour la leur laisser, et puis le repos dans un bon fauteuil ou dans la tombe. Les plus habiles, après s'être bien retournés, pensaient-ils, arrivent là: ils y arriveraient sans secousse et de plein gré: n'étaient-ils pas les plus raisonnables?
Dans sa correspondance avec Jules Lefort, Maurice se plaisait à détailler minutieusement les qualités distinctes des deux cousines; et les éloges qu'il en écrivait étaient confirmés par chacune des réponses de l'ami, qui louait sur parole. Il passa bientôt en habitude chez les deux amis de ne plus s'entretenir que de Léonide et d'Hortense, auxquelles les lettres et les réponses étaient communiquées. Au bout de six mois, Jules Lefort de Compiègne était de la famille: on n'avait plus que son visage à connaître, ce qu'on ne désirait pas le moins; Léonide surtout, qui poussait le roman par lettres jusqu'à croire que Jules serait infailliblement son mari. Elle fondait cette espérance sur la chaleur qu'il mettait à parler d'elle dans sa correspondance avec Maurice. Jules, qui n'était pas romanesque, justifiait peut-être la pensée de Léonide.
Sur ces entrefaites, mourut l'oncle d'Hortense, riche corroyeur de Compiègne, très-connu de Lefort qui n'avait jamais cessé d'être en relation d'affaires avec lui. Sa mort arrêta le vaste mouvement de sa tannerie. Cette suspension, trop prolongée, pouvait ruiner l'établissement entier; pour prévenir un tel malheur, la sœur du défunt, la mère d'Hortense, fut obligée, sous peine de perdre un magnifique héritage, de faire choix dans sa famille d'une personne attentive à ses intérêts et capable en même temps de continuer les affaires jusqu'à leur liquidation. Ce fut Hortense qu'elle désigna. Elle partit pour Compiègne, chargeant Léonide, sa confidente et sa cousine, de réviser les lettres de Maurice, qui, de son côté, donna à Jules Lefort la mission délicate de lui marquer la place qu'il occuperait dans la fidélité d'Hortense mise à l'épreuve de l'éloignement.
L'épreuve fut singulière. Rapprochés pour un règlement d'intérêts communs à dresser, Jules et Hortense s'occupèrent plus d'eux-mêmes que des absents; très-positifs tous deux, ils s'estimèrent d'abord sous le rapport commercial, et ils finirent par se persuader, sans songer à mal, qu'ils feraient une excellente maison en continuant celle du défunt, ou plutôt en en fondant une nouvelle.
Jules Lefort était moins coupable qu'on ne se l'imagine en s'installant dans le cœur d'une femme dont son ami était en possession. Maurice, quelque précision qu'il eût apportée dans ses lettres à distinguer une cousine de l'autre, n'avait pu si bien faire, que les qualités dont il s'était plu à parer Léonide répondissent exactement à sa figure et fussent justifiées de telle sorte que toute méprise fût impossible. Par l'interversion la plus bizarre et pourtant la moins surnaturelle, Jules Lefort ne sépara pas du visage d'Hortense, lorsqu'il la vit pour la première fois, les attraits qu'accordaient à Léonide les lettres de Maurice. Il vit tout à la fois la femme aimante, comme Maurice lui avait peint Léonide, dans la femme bonne, la femme d'esprit dans la femme d'ordre, et quand Hortense essaya de le détromper, sans y tenir beaucoup, il était trop tard: Jules se contenta de son erreur.
«Je serais heureux avec elle, si tu y consens, écrivit Jules Lefort à Maurice; d'ailleurs, je crois que ton refus arriverait un peu tard.»
«Sois heureux avec elle,» répondit Maurice, qui, ayant deux ans d'attente devant lui avant d'être en mesure d'acheter une charge d'avoué, eût craint d'empêcher Hortense de contracter un mariage d'où son bonheur dépendait, et devenu, s'il avait bien compris Jules Lefort, une espèce de réparation.
Celle qui fut inconsolable, ce fut Léonide: le mari que prenait Hortense était celui qu'elle perdait. Sa jalousie était d'autant plus poignante, qu'elle avait vu une passion déclarée dans l'attachement tout de raison de Jules pour elle, homme qu'en jeune fille exaltée elle aimait de tout le romanesque d'une intrigue dont le héros était inconnu. A cette douleur se joignit celle de l'amour-propre froissé. Hortense n'était pas une femme étrangère qui lui volait sans préméditation un amant, c'était sa cousine, c'était presque une sœur, c'était celle qui possédait toutes les faiblesses de son cœur pour l'homme qu'elle usurpait. Impitoyables dans leurs propos, les petites gens brodèrent sur le texte: il y eut des persiflages, des compassions railleuses. La santé de Léonide en fut affectée: Maurice eut pitié. Il se proposa pour réparer personnellement un tort qu'en réalité n'avait pas même son ami, bien plus blâmable à la rigueur envers lui qu'envers Léonide: il fut accepté par dépit. Maurice, à qui une famille noble et riche de la Vendée avança généreusement les fonds nécessaires à l'achat d'une charge d'agent de change en souvenir d'une amitié de collége toujours chère au fils aîné de cette famille, épousa Léonide, deux mois après le mariage d'Hortense avec Jules Lefort. Mais les deux cousines étaient à jamais séparées par une haine que les deux amis tentèrent inutilement d'éteindre dans des fêtes de famille. Léonide ne pardonna pas; vindicative autant qu'Hortense était oublieuse et bonne, elle altéra le bonheur domestique de celle-ci en répandant des doutes injurieux sur l'intimité où elle avait vécu avec Maurice. Après avoir plaisanté longtemps des propos que la haine de Léonide jetait entre leurs ménages, les deux amis jugèrent dans l'intérêt de leur réputation de ne plus se voir. Le silence de la calomnie ne s'obtient que par l'absence: ils se séparèrent; Jules Lefort accrut considérablement sa fortune dans le commerce des laines: Maurice acquit à Chantilly une étude de notaire après s'être défait de son titre d'agent de change, qu'il avait acheté au lieu d'une étude d'avoué, comme il en avait eu d'abord le projet. Victor Reynier, le frère de Léonide, avait déterminé chez Maurice ces différentes résolutions d'existence.
Dès que Jules Lefort apprit l'installation de Maurice à Chantilly, il entama avec lui une correspondance ignorée des deux cousines. C'est à Maurice qu'il voulut confier les épargnes de son commerce, heureux de remettre en de si fidèles mains ce qu'il enlevait aux chances de la fortune et qu'il s'assurait dans l'avenir. Une transaction grave et du plus grand poids pour le reste de sa vie l'ayant obligé de s'aboucher avec Maurice, il s'était rendu auprès de lui à Chantilly. Les deux amis s'étaient serré la main en pleurant. Mais, malgré leurs précautions, l'entrevue fut découverte par Léonide, et c'était pour en savoir à tout prix le motif qu'elle avait si indirectement persécuté son mari, sous le prétexte de connaître l'insignifiant entretien qu'il avait eu la veille avec la fermière.
La paix était conclue entre les deux époux, aux dépens d'une confidence que Maurice, eût-elle été plus sérieuse, n'était pas en droit de refuser à Léonide: il n'en était pas moins récompensé par toutes les immunités de la reconnaissance.
Il eût été bien rigoureux, après tout, de ne pas céder. En échange de sa liberté de demoiselle, qu'elle n'avait perdue que depuis deux ans, comme une compensation à son éloignement de Paris, où Maurice l'avait conduite après l'avoir épousée, et comme adoucissement à la monotonie de leur résidence à Chantilly, il était juste que Léonide entrât en partage de la souveraineté domestique. A la condition de vivre sur le pied d'une parfaite égalité dans le ménage, peu de femmes se plaindront des privations qu'il exige. Mais ce n'est qu'à ce prix.
Outre le sacrifice de Paris et de sa liberté, Léonide faisait encore à son mari l'abandon de son orgueil de jolie femme. Elle s'était résignée à l'admiration unique que lui vouait Maurice, se contentant d'avoir pour lui seul des yeux noirs qui étonnaient même les gens de la campagne, eux qui les ont si beaux et qui ne s'étonnent de rien; d'avoir pour lui seul une coupe de figure italienne, ovale et olive, et une de ces tailles franches qui font qu'une femme est nue malgré ses vêtements.
Léonide porte au plus haut degré le caractère de femme soumise à son organisation ardente: l'impétuosité de ses penchants étincelle dans ses yeux vifs, mais cernés, dans son teint sombre qu'éclaircit une abondante chevelure du plus beau noir, dans le jet de son cou sans inflexion. Forte et nerveuse à la fois, on sent qu'elle serait assez complète pour écouter la volonté de toutes ses passions; qu'elle serait amante jalouse, implacable ennemie, rivale à redouter, si, en réalité, elle ne se montrait avec éclat femme soumise et attachée. Elle n'est pas coupable de l'exagération de ses instincts. Les démentis donnés à la civilisation par le naturel, qui prévaut si souvent, ne sont pas à la charge de ceux qui trompent: est-ce la faute d'une femme si, née pour vaincre un taureau à la lutte ou pour traverser un torrent à la nage, on a emprisonné ses bras dans une robe et amolli ses nerfs dans la soie? Dieu a fait la femme, et nous la dame. L'erreur perce toujours. Chacun, à des moments donnés, reprend sa place dans la création, en s'échappant aux liens de paille que nous appelons mœurs, religion, convenances.
Livrée aux opinions conjecturales, Léonide passerait pour hautaine, indomptable, méchante même, si l'on n'était forcé d'ajouter belle à chacune des suppositions morales dont elle ne serait pas irréprochable.
Au fond de ses traits se lit une tristesse pour tout ce qui l'entoure. Toujours mise avec recherche, elle semble provoquer une fortune plus digne d'elle que cette existence petite où elle a fait halte un instant.
C'est encore un contraste à remarquer, que sa virilité à côté de la mansuétude de son mari, homme de trente ans à peine, déjà chauve quoique sans décrépitude, mûr avec toute la fleur de l'adolescence, un peu replet, lui qui était hier le plus léger aux barres dans la cour de Juilly.
Si les harmonies ne résultaient des dissemblances, on condamnerait l'union de Maurice et de Léonide; on blâmerait ce contrat obligeant à rester éternellement ensemble le calme et l'emportement, l'homme de cabinet et la femme du monde, exposés à peser l'un sur l'autre comme le plomb sur la gaze.
Au milieu de leur traité de paix, Léonide et Maurice furent surpris par la visite de M. Debray, colonel de gendarmerie en garnison à Laval. Il avait obtenu une permission du ministre pour venir inspecter, accompagné de sa femme, la coupe de quelques biens patrimoniaux entre Creil et Chantilly. C'était un voyage annuel.
—Mes bons amis, dit-il en entrant, je viens vous faire mes adieux; je pars.
—Vous plaisantez, colonel; vous êtes arrivé depuis deux mois seulement. N'étiez-vous pas ici pour le semestre?
—Sans doute, mon cher Maurice, mon projet était de rester parmi vous jusqu'au milieu de l'hiver; mais j'ai reçu hier un ordre du ministre de la guerre qui m'enjoint de me rendre sur-le-champ à mon régiment, que je dirigerai, sur nouveaux ordres, vers le point où Son Excellence voudra le faire marcher.
—Oh! que j'en suis fâchée pour ma part! interrompit Léonide; moi qui comptais si bien sur vous, colonel, ce carnaval, aux bals de Beauvais et de Senlis! Nous enlevez-vous aussi madame Debray? J'espère que Son Excellence ne l'exige pas?
—Non, madame; l'obéissance passive n'étant pas réversible sur le ménage, j'ai laissé à madame Debray le choix de m'accompagner ou d'attendre, pour venir me rejoindre, que mon régiment ait une mission plus certaine. Elle s'est arrêtée à cette dernière proposition; elle restera donc avec vous. Maurice, je vous nomme son chevalier.
—Et l'on ne fait, colonel, s'informa Maurice, aucune conjecture sur ce mouvement de troupes qui s'opère à cette heure et simultanément sur toute l'étendue du territoire?
—Beaucoup. Les uns supposent que nous irons,—je ne parle que de mon régiment,—renforcer la garnison d'Oran; les autres, que nous serons envoyés aux frontières d'Espagne, en observation. Les avis ne se partagent qu'entre l'Espagne et l'Afrique, vous voyez! Il est bien question aussi de la Vendée, et, à ce propos, le bruit circule que des rebelles, condamnés par le tribunal d'Angers, sont cachés aux environs de Paris, et qu'ils ont même trouvé dans notre département plus d'un refuge. La gendarmerie de l'Oise est, dit-on, sur pied.
—Quelle extravagance! reprit Léonide,—glissant indifféremment, mais vite, sur cette dernière nouvelle qu'apportait le colonel au sujet des condamnés contumaces,—de disposer d'un homme, de dix mille hommes, à la minute, sur un caprice de diplomate, et pour tel point de la terre qu'il plaît à un ministre. Vous avez fait des préparatifs pour aller en Espagne, par exemple, vous avez étudié la langue de cette contrée, ses mœurs, compté sur tels incidents qu'elles offrent: tout à coup le télégraphe vous ordonne de vous embarquer pour Alger. Votre imagination avait rêvé les carnavals de Madrid, et vous recevez l'ordre d'aller camper sur l'Atlas, parmi les Bédouins.
—Qui a jamais prétendu, madame, que la guerre fût un voyage d'agrément?
—Ce n'est pas moi, colonel. Et je ne parle pas de vos femmes, qui passent six mois de l'année à douter si elles sont ou si elles ne sont pas veuves.
—En pareil cas, j'avoue, madame, répliqua en riant le colonel Debray, qu'une bonne certitude conviendrait mieux; surtout à présent que l'art de la guerre est si perfectionné, que certaines machines peuvent faire quinze cents veuves par coup. La vapeur a extrêmement simplifié l'état civil.
—Mais c'est odieux, colonel; on détruit par ce moyen une armée de cinquante mille hommes en quelques minutes. Ne serait-il pas plus raisonnable de se dire de souverain à souverain: Combien d'hommes avons-nous à faire tuer de part et d'autre?—Tant!—Tuons-les chez nous.
—La précision de votre raisonnement, madame, indique ce qui sera bientôt: on ne se battra plus du tout. Dès qu'on saura que la bravoure personnelle n'entre pour rien, absolument pour rien, dans le résultat d'une bataille; que la victoire dépendra de quelques chaudières de plus ou de moins de vapeur; dès que la valeur figurera comme deux roues, quelques sacs de charbon et quatre balanciers, et que la gloire enfin sera représentée comme une force de trois mille chevaux, chacun restera chez soi. Ainsi l'humanité doit compter, madame, sur la paix universelle, du jour où elle aura découvert le moyen de tuer trois cent mille hommes d'un seul coup.
—Mais, comme ce procédé n'est pas encore inventé, et que chacun de nous est susceptible de remplir de sa vie la lacune qui nous sépare de sa réalisation, j'ai résolu, mon cher Maurice, de prendre quelques petites précautions avant d'entrer en campagne.
—M'apporteriez-vous votre testament, colonel?
—Non, cela est inutile: tous mes biens vont de droit à ma femme.
—Je le sais.
—Mes bons amis, j'ai des intérêts aussi chers, plus chers que les miens, à mettre à l'abri des coups du sort: ce sont ceux qui m'ont été confiés.
Avant de prolonger sa phrase, Debray marqua une longue pause; son regard indécis allait de Maurice à Léonide, comme s'il eût sollicité de lui ou d'elle une diversion indispensable à l'éclaircissement de sa pensée.
—Je sais ce qu'il espère, réfléchit Léonide tout en conservant son impassibilité; mais je resterai.
Maurice était au moins aussi gêné dans son attitude que le colonel Debray, qui, à trois fois, reprit et suspendit la confidence dont il avait fait l'unique motif de sa visite à Maurice.
Découragé enfin de la détermination de Léonide à ne pas s'en aller, et trop avancé pour changer de propos sans inconvenance, le colonel Debray entama son récit avec un dépit mal déguisé.
—Sous la restauration, j'étais intimement lié avec un officier des gardes-du-corps, jeune homme de famille noble, laquelle vivait en communauté de voisinage avec la mienne; il était d'un cœur élevé, d'un esprit vaste, de conduite loyale: nous avions commencé ensemble nos études militaires à Saint-Cyr, pour les achever plus tard à Saumur: c'était mon ami. La crise de 1830 vint nous diviser d'opinion, en nous apprenant que nous devions en avoir une. J'étais dans le 51e de ligne; il était dans le 1er de la garde: on nous fit marcher l'un sur l'autre dans les rues de Paris. C'était le 27 juillet. Voilà peut-être l'origine de l'obstination qu'il mit à défendre des idées pour lesquelles il avait tiré son premier coup de fusil. Mon régiment, vous ne l'ignorez pas, fut un des premiers qui passèrent du côté du peuple. Le 28, nous nous trouvâmes face à face, isolés, sur la place de l'Hôtel de-Ville, en présence de son parti armé et du mien, lui un fusil à la main, moi une carabine à l'épaule. Nous fîmes feu tous les deux en même temps: c'était un devoir; mais lui au-dessus de ma tête, moi à ses pieds. Le lendemain, jour décisif, il fut blessé mortellement à la défense des Tuileries. Je ne le revis plus que deux mois après, aux environs de Rennes, devenu inutile à sa cause comme soldat, languissant dans une de ses propriétés. Loin de l'affreuse mêlée où mon opinion avait triomphé de la sienne et non mon amitié, nous redevînmes frères. Vainement je l'engageai au repos: l'homme de parti ne m'écouta pas. Il voulut encore servir sa cause de sa puissante imagination stratégique, et des immenses ressources que lui offrait l'intelligence exacte des localités de la Vendée, où couraient des bruits sourds de guerre civile. En peu de jours, au moyen d'une correspondance active, servie à souhait par les inimitiés nées de la fermentation politique, à la faveur des appels d'insurrection que des émissaires défrayés par mon ami allèrent répandre avec de l'or dans les campagnes de l'Ouest, il devint l'âme d'une conspiration générale. Malgré la mort suspendue sur son lit, il dressa un travail qui, en dépit de quelques espérances exagérées, renfermait une organisation complète de résistance offensive. Dans ce travail étaient évalués les sacrifices de tout genre qu'avaient à supporter les riches propriétaires de la Vendée afin de procurer du pain et des munitions aux paysans: chaque bourg, chaque hameau, chaque feu, y était marqué avec la part qu'il lui était commandé de prendre à l'insurrection. Les balles de fusil étaient, pour ainsi dire, comptées. La part des trahisons et des dévouements était faite: rien d'imprévu. Sans une disproportion de forces inimaginable, ce plan devait réussir. Cet espoir nourri de science et d'exaltation retenait seul le dernier souffle de vie de mon ami. La mort fut plus forte que la volonté: il mourut dans mes bras; et c'est à moi, malgré mon opinion si opposée à la sienne, qu'il voulut confier ce plan de conspiration, de campagne et de guerre civile, me suppliant de ne le remettre qu'à un général dont il exhala le nom en expirant.
Ce général, mieux avisé depuis, moins dévoué en tout temps peut-être que ne le supposait mon ami, a, par sa conduite, rendu impossible cette restitution. Il a engagé son épée au service de l'État. Resté seul possesseur de ce plan, tant que les révoltés n'ont détruit que nos récoltes, n'ont incendié que nos granges, je l'ai respecté: en faisant sauter ce cachet, je pouvais sauver de la ruine mes propriétés et celles de ma mère: il n'y avait pas là assez de motifs pour violer un dépôt. Je laissai brûler. Aujourd'hui que les rebelles, suivant par induction le plan de mon ami, ont une armée, des chefs, presque un gouvernement, ma conscience hésite à céler ces papiers plus longtemps. Puisque le secret de la rébellion organisée s'y trouve, celui de sa destruction y est nécessairement enfermé aussi. Il y va donc du repos du pays. Le gouvernement me sait l'héritier de ce plan par suite de l'indiscrétion du général à qui il était primitivement destiné par mon ami. Le ministre de la guerre en connaît l'importance; il le réclamera, je m'y attends. J'éprouve, mon ami, quelque répugnance à le lui remettre, et je manque de courage pour le lui refuser. Tremblant devant ma conscience, tremblant devant mon pays, quelle que soit ma décision, j'ai peur du remords. Agissez à ma place. Vous avez plus de lumières, autant de patriotisme que moi. Votre erreur ne sera qu'une erreur: la mienne serait un crime. Que deviendraient ces notes si importantes si je venais à mourir pendant la campagne d'Afrique, où je puis être appelé? Les emporter avec moi, ne serait-ce pas les exposer aux vicissitudes de la guerre? En les laissant dans ma famille, qui m'assure que ma femme, très-insoucieuse de ces papiers sans valeur apparente, en acquitterait la restitution en temps opportun? Votre patriotisme m'est connu, Maurice, c'est à vous que je les livre. J'écrirai demain au ministre que ce funeste plan est entre vos mains; il s'adressera à vous lorsqu'il en aura besoin. Le voici. Un simple reçu de vous, Maurice, et ma conscience sera tranquille. A l'heure de nouvelles nécessités,—et cette heure paraît proche, de porter la guerre en Vendée,—ce plan de campagne serait bien autrement précieux, mon ami, qu'un testament ou un dépôt d'argent; il renferme l'extinction radicale de la guerre civile, le sort d'une province, la tranquillité de la France. Je n'ose vous remercier, Maurice, de la responsabilité que vous acceptez, que mon amitié vous impose. Vous vous chargez d'une tâche honorable et qui ne serait pas sans danger, si le parti contre lequel ce travail peut être tourné vous en soupçonnait le dépositaire. En Vendée, l'incendie ou l'assassinat, je ne vous le cache point, sauraient vous faire livrer ce plan d'extermination; mais ici, loin du théâtre où il aura sa terrible utilité, vous n'avez qu'à vous armer, pour sa garde, de cette fidélité qui n'est pas seulement un attribut de vos fonctions, mais que chacun se plaît à reconnaître en vous comme la marque constante de votre probité d'homme.
Debray remit le plan de campagne entre les mains de Maurice.
—Colonel, il sera fait comme vous l'exigez. Partez, l'esprit tranquille, pour votre garnison. Je m'efforcerai de justifier l'amitié que vous me témoignez en vous abandonnant à ma prudence. J'agirai avec la circonspection qu'exige un dépôt aussi sacré. Il ne sortira de chez moi, si la nécessité des temps veut qu'il en sorte, qu'après que j'aurai concilié mes devoirs de citoyen avec le respect dû à la volonté dernière de votre ami.
Le colonel Debray pressa Maurice contre son cœur.
Jamais la figure de Léonide n'avait été plus pensive.
—Maintenant, voulez-vous, colonel, que nous passions dans mon cabinet? dit Maurice, en qui tous les sentiments élevés avaient été remués par la preuve d'estime que lui donnait le colonel Debray. Maurice apportait un honorable orgueil à être cru digne de sa charge, qu'il n'exerçait que depuis six mois, et au milieu des susceptibilités si peu indulgentes d'une petite ville. Avide de considération, il confirmait la vérité de cette maxime, que le cas qu'on fait des hommes est presque toujours la mesure de leur ligne future d'élévation. Si on ne les estime pas un peu sur parole, si on ne se hasarde pas à les croire ce qu'ils aspirent à être, il est peu probable que, privés de cet aiguillon, ils arriveront au point où ils seraient allés avec de tels encouragements.
Maurice est un de ces hommes actifs auxquels notre société moderne a prêté un relief exubérant. Par la place qu'a prise la richesse sur la naissance et même sur le mérite, ces hommes nouveaux ont su, avec une naissance honorable, un mérite réel parfois et quelque fortune acquise, obtenir un grand ascendant sur nos mœurs. Maurice est bien mieux partagé que le simple propriétaire qui n'a que sa valeur unitaire et transitoire de juré, d'électeur ou d'éligible: car il tient dans sa dépendance la fortune de l'éligible, de l'électeur, du juré, qu'il peut, par ses conseils ou son exemple, entraîner dans des pertes où se trouveront anéantis leurs titres politiques.
Il les lie indissolublement à lui par l'autorité de son expérience qu'ils préfèrent à la leur, par sa fidélité qu'ils élèvent bien au-dessus des chanceuses fidélités d'amitié et de parenté, par le titre légal qui sacre ces qualités et qui pourtant n'en constitue aucune, puisque ce titre s'achète et ne se mérite pas.
Maurice, par sa profession, est plus que tout ce qui est de quelque valeur autour de lui. La société vit sur les intérêts: il les garantit. Il est la loi: il est mieux que la loi; car la loi est muette pour beaucoup: il l'explique, l'éclaircit, lui donne un son: il est la loi qui parle. La loi est inaccessible sur son tribunal, avec ses juges au haut de la montagne; lui, la met à pied, l'assied sous un chêne comme le bon roi saint Louis, et au milieu des moissons pour en régler le partage; il est la loi qui marche. La loi est juste, mais sévère pour les hommes; ses yeux sont beaux, mais ils n'ont pas de larmes; lui, il est la loi qui se penche sur le lit du vieillard,—près de l'oreiller d'Eudamidas,—comme un fils aîné qui vient, non réclamer sa part plus grande d'héritage, mais faire faire bonne justice à ses frères: il est la loi qui pleure.
Le contrat garantit la propriété, le contrat garantit le traité entre le domestique et le maître, entre le chef et l'ouvrier, entre l'argent et l'industrie, entre la tête et le bras, entre la pensée et l'exécution. Mais qui garantit le contrat? le notaire. Ainsi toutes les transactions sociales l'ont pour gardien. L'ancien blason du notariat exprimait pittoresquement ce pouvoir d'unir qu'a le notaire: c'étaient deux mains l'une dans l'autre.
La mission du notaire est d'autant plus grave qu'elle est sans contrôle: le prêtre relève de Dieu; le médecin, ce prêtre du corps, relève de la science. L'enfer nous répond des exactions de l'un; les universités sont la caution de l'autre. Celui-ci a un serment, celui-là un diplôme, le notaire n'a qu'un reçu de son prédécesseur. La vertu fait le prêtre, la science le médecin, l'argent le notaire.
Poussé aux limites extrêmes, l'abus que peut faire le prêtre de sa puissance, c'est de vous damner.
La plus excessive domination que le médecin soit entraîné à exercer sous votre toit, c'est de séduire votre femme ou d'épouser votre fille.
Le notaire n'arrive à son dernier développement d'action morale sur la société que par la ruine de la fortune privée.
Et qu'on juge des ravages plus grands que le notaire est en position de causer dans la société. Qu'importe que le prêtre, en colère contre le siècle, abaisse devant le front du pécheur la grille du confessionnal; qu'il lui refuse l'absolution; qu'il interdise l'eau du baptême aux enfants, le voile du mariage aux jeunes filles, et l'huile sainte aux mourants? La mairie de l'arrondissement est là: elle baptise, marie et enterre; qu'importe enfin que les prêtres nous chassent du temple comme des vendeurs? nous vendrons à la porte du temple.
Qu'importent aussi les séductions d'alcôve du médecin? Il a suborné une femme, épousé par surprise une riche héritière; où est le si grand mal? autant lui qu'un autre. En sommes-nous là aujourd'hui? D'ailleurs, pourquoi n'êtes-vous pas le médecin de votre femme? La civilisation nous a appris à nous passer d'une foule de servitudes que subissaient nos grossiers aïeux; nous sommes aussi forts en jurisprudence pour le moins que les avocats; en politique, un roi n'en sait guère plus que nous; mais nous ne savons pas seulement sonder une plaie. Avec la moitié du temps que nous perdons à apprendre à danser, nous deviendrions médecins,—souvent mauvais, sans doute; ceux qui ont des diplômes sont-ils infaillibles?
La société moderne ne reposant que sur les intérêts et non sur la vertu, le marchand vertueux qui n'a pas d'argent ferme boutique; le négociant vertueux sans argent n'est pas reçu à la Bourse; le citoyen vertueux sans argent ne sera jamais député, maire ou conseiller municipal. Eh bien! n'est-ce pas l'office du notaire de placer, de déplacer, de faire produire cet or, cet argent, ces capitaux, ce tout avec lequel on est tout? Changez les termes; appelez honneur, considération, vertu, la possession de ces capitaux, et le notaire sera le directeur de conscience auquel l'homme s'est livré.
Le colonel Debray s'était levé: Maurice le précéda pour lui ouvrir la porte de son cabinet, où il allait lui délivrer le reçu de ce plan de campagne de la Vendée, qui lui était confié avec une si haute preuve d'estime.
Pendant le récit du colonel, Maurice avait à plusieurs reprises adressé des signes à Léonide pour l'engager à passer dans une autre pièce, sa présence étant une haute inconvenance. En femme fière, Léonide eut l'air de ne pas comprendre l'injonction de son mari. Elle affecta même de prêter une attention soutenue à cet entretien que le caractère de la maison lui interdisait. Debray, comme on l'a vu, avait paru d'abord embarrassé de la présence de Léonide; mais il avait fini par penser que Maurice étant au moins aussi intéressé que lui à la discrétion des affaires, il avait sans doute autorisé sa femme à en partager la connaissance avec lui. Toute faible que fût la supposition, elle lui avait suffi pour oser s'expliquer devant Léonide.
Léonide s'était levée aussi, prête à suivre dans le cabinet Maurice et le colonel Debray, décidée à faire prévaloir jusqu'au bout sa volonté de femme, surtout devant une personne dans l'esprit de laquelle elle eût rougi de paraître fléchir sous son mari. Heureusement pour la dignité du ménage, que, sur ces entrefaites, arriva le frère de Léonide, Victor Reynier: ce fut un prétexte tout trouvé pour Maurice de se débarrasser de la sœur sur le frère.
—Vous boudez, Léonide, dit Victor Reynier à sa sœur. Le gouvernement domestique se conduirait-il mal?
—Très-mal.
—Alors, révoltons-nous, ma sœur.
—La plaisanterie n'est pas de saison, je vous jure, Victor.
—Elle n'a jamais rien gâté.
—Ce pays-ci m'ennuie, m'obsède; j'y mourrai si je n'en sors.
—Vous vous plairiez sans doute davantage à Paris: il n'y a pas d'habileté à penser ces choses-là. Le spirituel est de vivre en province pour s'y enrichir: nous sommes en chemin.
—Sera-ce encore bien long, mon frère?
—Cela dépend de Maurice. Un honnête homme s'enrichit en vingt ans, probité commune; un banquier dans huit ans, s'il a trois malheurs consécutifs; un fripon dans six, s'il ne fait aucune banqueroute; un notaire de Paris fait sa fortune dans cinq ans. Les notaires de province ne sont pas encore classés.
—Ne trouvez-vous pas que Maurice eût tout aussi bien fait de rester à Paris, exerçant sa charge d'agent de change, que de venir, je ne sais trop dans quel but bien clair d'intérêt, s'enfouir ici dans un tas de paperasses dont il ne sort pas?
—Non, ma sœur, mille fois non. Changez vite d'opinion là-dessus. C'est d'après mes conseils, vous le savez, que Maurice a vendu sa commission d'agent de change pour acheter son étude. Blâmez-moi le premier; ou plutôt comprenez mieux notre grandeur future. Le titre de notaire est magique en affaires: il résume ce qu'un homme a de supériorité, les lumières, la probité, le bon sens; qualités dont chacun se passe, mais que chacun exige en autrui. On sait dans Paris que Maurice m'éclaire de ses conseils dans les opérations financières que je tente; on le dit presque mon associé. Sa réputation protége la mienne. Hommes d'affaires tous deux, notre solidarité réciproque eût été illusoire; l'un des deux étant notaire, le crédit s'ouvre partout; il vient nous chercher, il est venu. N'est-ce pas là une de mes combinaisons les plus triomphantes? Qu'il se présente un bon mariage et je n'ai plus rien à désirer! Je conviens que notre étoile est brillante, et que j'ai trouvé non-seulement un excellent beau-frère dans Maurice, mais un honnête homme. A sa perspicacité en affaires, votre mari, ma sœur, joint le beau privilége d'être dévoué au pays; il est un des flambeaux du conseil municipal.—Ne riez pas, un homme adroit n'eût pas mieux calculé. Il a le mérite, dit-on, partout, d'avoir une conscience politique: qui sait? quand l'opinion n'est pas un métier, ma sœur, elle est peut-être une vertu.
—Je voudrais, moi, mon frère, qu'il fût un peu plus complaisant mari.
—Je lui en parlerai; mais jurez-moi de ne pas le dégoûter de la province par vos éternelles réminiscences de Paris. A quoi bon? Êtes-vous assez riche pour habiter un hôtel rue Laffitte? pour posséder un château dans la forêt de Saint-Germain? Avez-vous des chevaux dans vos écuries pour vous y transporter dans une heure? non. Restons ici. Je vous promets tout cela dans six ans.
—Y songez-vous, mon frère? c'est juste le délai que vous donniez à un fripon pour s'enrichir.
—Otons un an et n'en parlons plus. Voyez si, depuis six mois que nous sommes ici, j'ai perdu du temps. Il est vrai que, sans moi, ce cher Maurice en serait à ses bénéfices de rôles; il aurait bien gagné trois mille francs. Je lui ai fait acheter d'abord un champ de vigne entre deux champs de blé. La situation incommode du propriétaire des deux champs traversés par le champ de vigne a forcé celui-ci à nous les vendre,—c'est M. le marquis de la Haye.—Les trois champs ont été à nous: devenus ensuite acquéreurs pour quatre-vingt mille francs d'un tiers du bois qui limite ces champs, nous y avons interdit la chasse en vertu d'un vieux contrat, ignoré du marquis, qui laisse ce privilége à l'acquéreur du tiers. Il a plaidé: nous avons gagné. Il en est tombé malade, le noble seigneur. Le voyez-vous relégué dans son château comme au milieu d'une île; dévoré par les cerfs sans pouvoir tirer sur un seul? La conséquence forcée de la situation où il s'est mis, c'est de racheter à tel prix que nous voudrons le tiers du bois qui nous appartient, ou de nous vendre les deux autres tiers avec le château. Il se décidera: nous attendrons. En attendant, écoutez encore, ma sœur, de quelle manière je m'y suis pris pour arrondir notre propriété, qui a déjà cent arpents, d'un grand terrain vague où l'on pourrait construire une admirable tuilerie, ressource dont manque le pays. Un vieux fermier, plus dur que son terrain, ne consentait à se défaire de son bien patrimonial, où les os de ses pères étaient ensevelis, disait-il avec respect,—malice de fermier,—qu'au prix de vingt mille francs. La terre vaut le triple,—c'était énorme d'exigence.—On lui en avait offert une fois dix-neuf mille francs: il avait refusé. Quand nous nous présentâmes, Maurice et moi, chez ce terrible fermier, le malheur voulut qu'il nous reconnût pour ses voisins, les propriétaires du bois. Sous son enveloppe grossière, il devina qu'il y avait à fonder une bonne spéculation sur nous, et qu'il dépendait de lui de nous mettre absolument dans la position où nous avions relégué M. de la Haye, le seigneur du château; car il fallait traverser sa propriété pour aller au bord de l'Oise. A la rigueur, il nous aurait interdit l'eau, de même que nous avions supprimé à M. le marquis la chasse dans le bois. Pour visiter son terrain, nous avions la rivière à traverser; nous nous embarquâmes dans un batelet. Tout en coupant le fil de l'Oise, je m'avisai de prendre machinalement une pièce d'or dans ma poche, et de la lancer au loin.
—Une pièce d'or dans le fleuve, Victor?
—Oui, ma sœur, et cela aussi froidement que je vous l'atteste; par exemple, je ne négligeai aucun prestige d'optique pour faire luire aux yeux du fermier l'étrange caillou qui servait à mon passe-temps. A la vue de cette pièce d'or disparue, il fut sur le point de se précipiter tout habillé dans le fleuve pour aller la chercher au fond de l'eau, où il serait peut-être resté avec elle. Maurice le retint, en l'assurant que j'avais contracté cette habitude luxueuse de jouer aux ricochets par suite de la grande quantité d'or dont je disposais depuis ma jeunesse, et un peu par mépris philosophique pour ce métal. Maurice, dont j'avais eu beaucoup de peine à me créer un compère, m'accusait tout bas de folie.
—Vous demandez vingt mille francs de votre terre, voisin?
Et je fis voler un double napoléon à vingt brasses du bateau.
L'envie et les regrets du fermier ne se disent pas.
—Vingt mille francs! vous vous trompez, mon brave homme: votre terrain, ancien bien national, en vaut cinquante mille comme un rouge liard.
De nouveau un double napoléon partit au loin avec une portion de l'âme du fermier.
Ancien bien national! s'écria le fermier; que dites-vous là?
—Oui! un ancien bien national, et vous savez que le congrès de Vienne est terrible sur ce point-là.
—Bien national! bien national!
—Passons, mon brave, ne nous arrêtons pas à cette considération qui ôte à votre terrain les cinq sixièmes de son prix. Mais croyez-en un homme tel que moi, qui se moque de l'argent comme des petits cailloux, les propriétés ont énormément perdu depuis le changement de dynastie: un quart de la France a émigré, l'autre quart pour l'imiter n'attend qu'une circonstance. Des gens qui ont toujours le pied dans l'étrier n'ont guère, vous l'avouerez, notre voisin, l'amour de la résidence. Tout ce qu'ils possèdent est en billets de banque sur l'étranger: leurs propriétés sont vendues ou à vendre; Dieu sait à quel prix! L'or, mon brave homme, voilà la véritable propriété à cette heure: l'or est sans prix.
J'en jetai une poignée en l'éparpillant sur l'eau.
—Ne faites pas attention, dis-je au fermier qui bondissait à sa place.
Mais la propriété en nature, telle que la vôtre, c'est de la terre, de la boue: on ne l'entraîne pas avec soi. Qui est-ce qui en veut aujourd'hui? personne: des fous, moi. J'achèterais votre propriété, savez-vous pourquoi? parce que je suis amoureux de ce site, des petits poissons rouges des étangs, de la vue de la forêt que mon ami, monsieur, a acquise pour l'abattre et la convertir aussi en or. Dans cet état de désolation politique, qui durera plus ou moins, un jaune louis vaut mieux qu'un arpent de bois. Tenez! à franchement parler, le cœur sur la main:
J'avais dix napoléons dans la main que je secouai hors du bateau.
—Huit mille francs pour votre propriété, c'est bien payé: acceptez.
—Huit mille francs! et on m'en a proposé dans le temps dix-neuf mille! Et les os de mes pauvres parents!...
—A vos parents,—je m'inclinai,—nous élèverons un tombeau, ayant soin de ne pas percer un puits artésien au centre de leurs mânes. Quant aux dix-neuf mille francs proposés, j'y crois sans peine: votre propriété en vaut cinquante mille—le bel effort! et puis comment vous auraient-ils été payés ces dix-neuf mille francs fabuleux? On connaît les rubriques de ces acheteurs si faciles: des billets à termes, des termes sans fin, des fins de non-recevoir. Huit mille francs, c'est peu sans doute, relativement à la beauté du terrain, mais c'est sûr; mais les Cosaques, les Cosaques! les comptez-vous pour rien? Après tout, je tiens peu à vous convaincre,—les opinions sont sacrées,—et surtout à vous forcer la main: nous n'en serons pas moins bons voisins, bons amis. Hein? Nous en serons pour avoir fait ensemble une délicieuse promenade sur l'eau. Me retournant ensuite du côté de votre mari:—Ai-je été adroit aujourd'hui, Maurice! sur deux mille francs en or de ricochets, pas une pièce de vingt francs qui ait gauchi: elles sont toutes allées à l'eau comme des hirondelles.
Le fermier me prit la main et me dit:
—Avec un homme comme vous, il n'y a pas de danger d'être trompé. Vous me paraissez attacher trop peu de prix à l'argent pour tenir à mille francs de plus ou de moins. Tope! Huit mille francs: c'est dit:
—C'est fait, répondis-je: la propriété est à nous. Et nous mîmes pied à terre dans notre bien.
J'avais jeté mille francs en or dans le fleuve pour en gagner plus de trente mille: c'est le secret de toute affaire. Il faut, pour réussir, débuter toujours par jeter mille francs à l'eau.
—On dirait un apologue, mon frère.
—L'apologue a été enregistré hier aux domaines. Voulez-vous encore retourner à Paris, ma sœur?
—Je patienterai, mon frère, soit; mais du moins vous m'aurez clairement traduit nos espérances, et elles sont belles, j'en conviens: tandis que Maurice n'ouvre jamais la bouche sur rien, lui; il est tout mystère. Le peu que je sais, je l'arrache à l'insomnie de ses nuits. L'approuvez-vous? Ne me sacrifie-t-il pas trop à la prudence de son cabinet? N'être de moitié avec un homme que dans son existence physique, c'est le partage d'une maîtresse,—et c'est assez pour elle,—et non le lot exigible d'une femme. Je mérite mieux. Je souffre de son silence; je rougis d'être toujours de trop lorsque je me trouve en tiers dans son cabinet; enfin pourquoi suis-je déplacée chez moi? Les étrangers sont chez eux dans ma maison; moi seule y suis étrangère. Si j'avais épousé un prêtre, vivrais-je dans une plus rigoureuse abstinence de paroles? Au moins les prêtres ont eu le bon sens de s'interdire le mariage.
—Ah çà! ma sœur, une tempête a donc éclaté ici, tandis que j'étais à Paris? vous en êtes encore tout agitée.
—Je vous l'ai dit, mon frère, Maurice me tyrannise de mille contrariétés plus pointilleuses les unes que les autres, et cela, sous le commode prétexte que son cabinet ne doit être accessible à personne qui vive, en dehors des affaires, pas même à sa femme, à moi! Or, comme il y est les trois quarts du jour, une partie de la nuit même, voyez l'heureuse communauté d'existence qui règne entre nous. Et si, de mon côté, je m'autorisais de l'isolement où il me relègue pour recevoir aussi dans mes appartements mes amis, tout le monde, excepté lui, trouverait-il cela bien juste? Vous entriez, mon frère, quand j'achevais de lui infliger un premier exemple de résistance. J'aime Maurice: qui en doute? mais on aime les gens pour les qualités qu'ils ont, et n'ont pour les travers qu'ils s'imposent. Il eût été fort aise de m'éloigner, d'un signe, de son entretien avec le colonel.—Présomption! je suis restée. Debray pensera ce qu'il voudra. Au surplus, j'ai juré de n'ignorer aucune des affaires qui se traiteront dans le cabinet de Maurice. Ouvertement, ou par ruse, il en est une, mon frère, que je veux percer à jour: et pour cela j'ai besoin de les connaître toutes.
Victor se prit à sourire, à voir la pose fière et décidée de sa sœur. Pendant tout le temps qu'elle avait donné au libre épanchement de ses récriminations conjugales, il l'avait encouragée de l'assentiment tacite du geste. Quelqu'un aussi froid que Reynier aurait deviné en lui un complice; mais Léonide avait trop d'emportement pour faire preuve de finesse dans un pareil moment: aussi, sans laisser soupçonner où il voulait en venir, son frère put lui dire:
—A la place de Maurice, je vous aurais bientôt satisfaite, Léonide! je vous prendrais par la main, et, après vous avoir priée de vous asseoir dans le fauteuil de consultation, je ne vous ferais grâce, durant un jour entier, durant un mois, s'il le fallait, d'aucune des affaires, grandes ou petites, dont il est l'arbitre. Oh! que vous seriez bientôt lasse et dégoûtée de ce rôle, ma sœur! Vous vous imaginez donc, enfant, que le cabinet d'un notaire est la scène d'un perpétuel proverbe dramatique, un théâtre où Maurice occupe la première loge, et dont il vous interdit l'entrée, pour s'amuser en toute liberté, comme un mari en bonnes fortunes? Désillusionnez-vous: moins de poésie. Tout se passe à ras de terre, à demi-mots, à voix basse dans l'antre du notariat. Il y fait noir comme dans le cœur humain. Qu'y voit-on? Tantôt la stupidité inintelligible d'un paysan qui dévore trois heures de consultation pour savoir s'il achètera ou non une propriété large comme un mouchoir; tantôt un vieillard goutteux qui, frustrant la famille dont il a fatigué l'hospitalité, demande un avis ou plutôt une complicité pour gratifier quelque affection de halle du vieux sac d'argent qu'il doit à la reconnaissance. Il vient s'enquérir, le bon vieillard, de l'article du Code qui n'a pas prévu son ingratitude.
Victor absorbait l'attention de Léonide, sur l'esprit de laquelle cette peinture ne produisait pas l'effet qu'il avait feint d'en attendre.
Il continua:
—Qu'y voit-on encore? La fourberie la plus éhontée mise en pratique par les hommes: celui-ci cherche à passer pour mourant aux yeux de celui-là, afin d'en obtenir une plus grosse rente viagère; et il ne tient pas compte de la jeune femme qu'on lui fait épouser pour hâter le terme de la pension. Voudriez-vous être présente à la comparution de deux époux qui, pour tromper l'avidité de créanciers et la banqueroute, vont se séparer de corps et de biens, et donner à cet acte de désunion la publicité de l'enregistrement et de trois journaux? Afin de conserver une commode en sapin et six chaises en merisier, ils renieront vingt ans de mariage. Sont-ce là les mystères domestiques que vous brûlez tant de pénétrer, ou bien êtes-vous jalouse d'éclaircir l'intrigue de cette jeune femme qui, conciliant ses devoirs de maternité anticipée avec le décorum de chaste fille présumée avant le mariage, vole pièce à pièce son mari pour constituer un sort à un fils exclu de l'héritage? Vous importe-t-il encore de savoir que tel négociant, qui a déposé cent mille francs d'épargne chez Maurice, et qui accourt les retirer brusquement au milieu de la nuit, a été ruiné la veille? Est-ce à remuer ce linge sale de famille, ces choses souterraines et toutes humides des misères de la société, que vous sacrifieriez vos heures de toilette, vos promenades dans le bois, votre existence si douce et si mobile? Je crois vous avoir guérie pour toujours du désir de vous immiscer dans les affaires de votre mari, n'est-ce pas?
—Savez-vous, Victor, que vous méprisez d'un ton à inspirer le plus violent désir de connaître, reprit Léonide en lançant à son frère un regard que celui-ci ne fit aucun effort pour détourner. Vous n'avez pas été heureux dans vos exemples de découragement, mon frère, et ce sourire, qu'en ma qualité de sœur j'interprète dans le sens que vous n'êtes pas fâché que je lui donne, laisse percer en tout ceci un fond de comédie dont le spectateur n'est pas plus dupe que l'auteur. Est-ce vrai, mon frère?
—Quoi, vrai?
—Soyons francs, Victor.
—Parlez, Léonide.
—Eh bien, vous n'avez joué la contradiction qu'afin de ne pas vous ranger tout de suite à mon avis avec la partialité d'un frère; mais cette honorable résistance accomplie, avouons que nous nous comprenons à merveille.
—Il est si bon de s'entendre, ma sœur!
—Où est d'ailleurs le mal pour les autres?
—Le mal! mais, n'est-ce pas un grand bien, ma sœur, de guider ceux qu'on aime dans la voie de leurs intérêts?
—Sans doute, mon frère, et Maurice n'aurait qu'à gagner à ce qu'on tînt le fil de ses affaires.
—Puisqu'il n'en saurait rien, ma sœur, son amour-propre serait sauvé.
—Oh! oui, mon frère, il est essentiel qu'il n'en sache rien.
—Comment devinerait-il quelque chose, Léonide, si nous étions derrière une porte, à travers laquelle on entendît parler, par exemple, et qui fût dans son cabinet? Ceci n'est qu'un exemple, qu'une innocente supposition...
L'innocente supposition de Victor nous rappelle que nous avons omis de dire que trois portes drapées s'ouvrent dans le cabinet de Maurice: l'une a issue sur l'escalier extérieur, pour les clients; l'autre dans la salle à manger où se trouvent Léonide et Reynier; et la troisième communique avec la chambre à coucher de Léonide: c'est la plus secrète, celle par laquelle passe Maurice quand il se lève la nuit pour travailler.
Un bruit nouveau s'étant fait entendre à côté, le frère et la sœur suspendirent leur pacte et leur conversation. C'était M. Clavier qui entrait dans le cabinet de Maurice, au moment où le colonel Debray en sortait.
—Ma sœur, dit Victor en offrant la main à Léonide, nous nous rendrons dans votre chambre à coucher.
Qu'est-ce que Victor Reynier?
Un homme d'affaires.
Qu'est-ce qu'un homme d'affaires?
L'école d'Athènes n'eût pas trouvé de réponse à cette question; ou bien elle eût répondu par cette autre demande: Qu'est-ce que Dieu?
Car tout est du ressort de l'homme d'affaires—les lois, les lettres, le commerce, les mœurs, les arts; à ces conditions pourtant qu'il est avocat sans diplôme, littérateur sans avoir jamais rien écrit, négociant sans maison de commerce, moraliste pour avoir concouru aux prix Monthyon, artiste, quoiqu'il n'ait fait ses études de peintre qu'à l'hôtel Bullion, les jours de vente. Si la société était un rocher, l'homme d'affaires en serait l'huître; le champignon, si elle était un arbre; le ver, si elle était un fruit. Comme elle se compose d'êtres honnêtes et bons, il est homme d'affaires. Que fait-il? rien: on fait pour lui. Vous avez une idée: en remontant de cause en cause génératrice, vous vous élèverez jusqu'à Dieu; son saint nom soit loué!—En descendant de résultat en résultat produit par cette idée, vous arriverez jusqu'à l'homme d'affaires. Aussi Dieu et l'homme d'affaires sont placés aux deux limites de la création intellectuelle, et vous avez parcouru, pour avoir une définition, un cercle de raisonnement qui vous ramène à la première question et à la première réponse: Qu'est-ce que l'homme d'affaires? Réponse: Qu'est-ce que Dieu?
Soyez peintre, et que la muse vous inspire un tableau;
Soyez poëte, et que la faim vous dicte un poème;
Soyez riche, et éprouvez le besoin de vous ruiner;
Soyez pauvre, et veuillez devenir voleur;
Croyez-vous que votre tableau, vous, peintre, vous appartiendra?
Que votre prose ou vos vers, vous, poëte, vous appartiendront? Que votre fortune, vous, riche, ira où il vous plaira?
Et vous, pauvre, que vous parviendrez à être voleur?
Un tableau peint, achevé, verni, encadré, est là: c'est un Roqueplan.
L'homme d'affaires entre et dit au peintre orgueilleux de son œuvre:—Vends-moi ton tableau?—Combien Zeuxis?
—Six mille francs.
—Prenez. L'homme d'affaires emporte le tableau et le remet à M. le comte, qui le lui paye dix mille francs. Au bout de trois ans, le comte meurt; les héritiers vendent sa galerie de peinture. Qui se présente pour l'acheter? Un homme d'affaires, qui cède à un banquier pour cinq mille francs le tableau de Roqueplan après l'avoir eu pour trois mille à la vente par suite de décès.
Le banquier fait banqueroute; c'est convenu. Sur tous les murs de Paris, des affiches jaunes annoncent que, parmi les meubles saisis, il y a des candélabres, des chenets de bronze et un Roqueplan. Pour le compte d'un épicier qui se marie, l'homme d'affaires achète le Roqueplan, et bénéficie dessus de quinze cents francs.
Additionnons. Le premier homme d'affaires a gagné quatre mille francs sur le tableau, le second deux mille, le troisième quinze cents francs: total du bénéfice du brocantage, sept mille cinq cents francs.
Ceci en moins de dix ans. Dans vingt ans, le tableau du peintre aura contribué à faire bien vivre huit hommes d'affaires, à doter leurs filles, à éduquer leurs fils. Les enfants de Roqueplan mendieront peut-être sous le guichet du Louvre.
L'écrivain est plus immédiatement placé encore sous la griffe de l'homme d'affaires. Par son nom qu'il signe au bas de son œuvre, le peintre échappe du moins en partie à l'engloutissement. L'écrivain n'a pas même ce privilége. Il ne signe que les bons à tirer; sa publicité nominale s'arrête au prote d'imprimerie. L'homme d'affaires peut être libraire sans brevet; alors il vous dépouille par volume; il vous dessèche par traductions, imitations, contrefaçons, faux mémoires; il vous enlève même votre nom légitime, consacré par l'Église, pour vous abâtardir du pseudonyme en vogue. Si l'homme d'affaires travaille sur le litigieux, il vous pompe la vie et l'esprit par consultations, mémoires à consulter pour ou contre, adresses aux tribunaux. Il est quelquefois directeur de journaux. A ce titre, il vous gruge l'imagination jusqu'à l'amer; aujourd'hui c'est un conte pour les enfants, une fable qu'il mendie; demain il sollicitera à votre porte un article de haute critique ou une brochure contre le ministère, si ce n'est la description d'un moulin à charbon ou d'une scie de forme nouvelle. L'homme d'affaires journaliste s'habille de vos plumes, comme le geai; il passe pour un homme d'esprit avec le vôtre, devient receveur-général à cause de vous, qui vous êtes laissé violer dans votre opinion pour quelques cents francs. Il a même la croix d'honneur; mais la croix est pour lui seul, l'infamie à vous deux. Il roule dans un landau dont les roues sont graissées avec votre moelle; et, au bout de cinq ans, lorsque ses chevaux et vous êtes crevés, il fait une pension à la veuve de son cocher, parce que son cocher a placé des fonds chez lui, sans doute.
Si vous n'appartenez pas à la catégorie de ceux qui produisent, mais, au contraire, à la classe de ceux qui consomment, si vous êtes riche, il n'est guère plus probable que vous échappiez à l'homme d'affaires.
Personne n'est riche dans le sens absolu du mot. Quel est celui qui possède vingt mille francs en or à toute heure?
Ensuite, que de gens qui ne seront riches que dans un mois, que demain, et qui veulent l'être avant l'accouchement de la fortune, si lente à porter! A toute heure, l'homme d'affaires a vingt mille francs en or dans sa poche; il ressemble aux paysans: il a en possession les plus beaux fruits, parce qu'il n'y touche jamais. L'homme d'affaires vend de l'or au lieu de fruits, mais le prix varie; il va de quinze pour cent jusqu'à vingt ans de galères.
Beaucoup de fils de famille ne peuvent décemment tuer leur père pour en hériter; le poison n'étant plus dans nos mœurs, l'homme d'affaires escompte le testament. Vous jouirez de trente mille francs de rente un jour; il vous compte tout de suite cent mille francs: cinquante mille en or, cinquante mille en marchandises. Les marchandises, ce sont quelquefois des cercueils, quelquefois des momies. Votre héritage désormais lui appartient. Appelez-le donc votre frère, puisque le voilà devenu le fils de votre père; il l'aime presque autant que vous, seulement, il le respecte davantage: il ne prend pas son nom.
On dirait par confusion l'usurier. Qu'est-ce donc que l'homme d'affaires, je vous prie? N'ai-je pas dit que tout était de son ressort? Les lois? puisqu'il achète des testaments en germe; les mœurs? puisque sans lui il n'y en aurait que de bonnes; les arts? puisqu'il vend et achète toutes les merveilles qu'ils produisent; le commerce? puisqu'il trafique de toutes ces choses.
—Vous songez à devenir voleur? Folie de croire que vous arrêterez un homme sur la grande route: pour cela, il faut du courage; vous n'en possédez pas, vous ne possédez pas ce courage-là. Vous volerez dans une promenade? Il faut avoir du courage et de l'esprit. Fatuité de prétendre être voleur dans un siècle où il y a tant de sergents de ville.
Non, vous ne volerez pas; mais vous volerez à un entresol obscur et humide, avec trois chaises, deux tables, des cartons vides et verts sur lesquels on lira ces étiquettes en français d'homme d'affaires: Lettres à répondre, lettres repondues; et vous ne répondrez à personne, pas même à Dieu, de ce que contiennent ces sacs intitulés: Affaires de M. le comte de... contre la princesse de... Ainsi, de voleur que vous espériez devenir en vous couchant, vous vous éveillerez homme d'affaires.
Il y en a d'honnêtes.
Victor Reynier, je le répète, est homme d'affaires. Rentre-t-il dans la catégorie à peu près universelle? Nous ne le pensons pas. D'ailleurs, il est à l'aurore de la vie et des affaires sur la place de Paris. Beau, vingt-sept ans, de l'esprit, pas la moindre sensibilité, il est adroit comme Grisier à l'épée; il met, au pistolet, vingt fois dans le blanc sur vingt coups; il boit le vin de Champagne à la poste; enfin, il a un huitième de loge aux avant-scènes de l'Opéra.
Maurice courut au devant de M. Clavier, le fit asseoir dans un fauteuil et s'informa de sa santé avec l'empressement d'un fils.
—Ne nous amènerez-vous jamais mademoiselle Caroline? la destinez-vous à être religieuse? Nous ne la rencontrons nulle part.
—Religieuse! non; vous savez combien, mon jeune ami, mes opinions sont loin d'appeler la tyrannie au secours de l'autorité domestique. Notre réclusion tient à nos goûts... peut-être à nos malheurs.
—Pardon! monsieur, reprit timidement Maurice; mais je n'ai cédé qu'au mouvement d'un attachement sincère en vous adressant une question qui vous paraît peut-être déplacée. Je me repentirais de l'avoir faite.
—Vous, Maurice, notre meilleur ami dans ce désert, vous, indiscret! Sachez, au contraire, que je prétends vous ouvrir mon cœur tout entier avant que le Maître de la nature le juge. Je viens chez vous dans cet unique dessein. Ma parole de vieillard sera lente; m'entendrez-vous jusqu'au bout?
Maurice prit la main de M. Clavier et la pressa.
—Ce sera long, dit tout bas Léonide à Victor: rapprochons nos siéges.
Appliquant ensuite son œil à quelques places transparentes de la porte drapée, elle aperçut M. Clavier dont le coude posait sur le marbre de la cheminée; la tête pensive du vieillard reposait dans sa main. Léonide invita son frère à satisfaire à son tour sa curiosité.
—Comme il a l'air abattu, ma sœur. Quelle tristesse! Qui peut donc l'accabler ainsi? Vient-il régler son compte avec le passé, avant de le régler avec Dieu?... s'il croit en Dieu, toutefois, car on lui connaît peu de faiblesses. Que va-t-il nous apprendre?
—Plus bas, mon frère.
—Ne craignez-vous pas qu'il nous entende?
—Non; mais si vous parlez toujours, nous ne l'entendrons pas. Taisez-vous.
Au bout de quelques minutes de silence, M. Clavier poussa un profond soupir et commença:
—«La calomnie m'a poursuivi jusqu'ici, Maurice. Ne cherchez pas à me dissuader: je connais les hommes. Leur haine ne se brise que contre la tombe; le pied leur glisse sur le marbre; justice tardive qui n'est que l'oubli: ne croyez pas à leur pardon: je n'y crois pas. Quelques-uns cessent de se souvenir en vieillissant; voilà encore leur réparation: une infirmité.
»Dans cette solitude même ils m'ont flétri de leur silence: ils m'ont fui. J'ai vainement, pauvre vieillard, ouvert mon âme et ma porte à tous: aucun n'est venu. Alors je me suis enfermé, et je n'ai plus voulu voir la société, compagne de l'âme humaine, qu'à travers la grille de ma prison. Leur curiosité méchante s'est accrue de toute ma réclusion; ils ne passent jamais devant le jardin que j'ai planté, où le jour je travaille, où la nuit je pense, mon front dans la main, sans chercher mon visage derrière mes barreaux. Dans leur naïve terreur, ils s'étonnent sans doute de ce que je laisse vivre mes fleurs et de ce que je ne décapite pas mes arbres. La plupart,—mon jardinier me l'a rapporté,—ont remarqué des taches de sang à ma joue. Je suis le réprouvé du pays; ils m'appellent le régicide; ils craindraient de laisser tomber leur tête avec leur salut, s'ils honoraient de quelque signe de respect mes soixante-dix ans de vie. Mon ami, je n'ose embrasser les petits enfants à qui je ne fais pas encore peur; je frémirais d'épouvanter leurs mères.
»Ils doivent avoir d'étranges opinions sur l'ange, bâton fleuri, qui me soutient. Je ne leur pardonnerais pas cependant, moi si résigné pour moi-même, de souiller de leurs propos cette enfant qui croît à mes pieds comme une fleur au bas d'une tour, entre la pierre et le fer. Caroline est ma fille par la tendresse, par la reconnaissance; je n'ose ajouter par le sang. Si j'allais lui léguer pour ma dot ma renommée! Mieux vaudrait la laisser laide et sans pain au milieu de la rue: car mon nom est historique. Malheur, en politique, à ceux dont les noms restent, Maurice!»
La figure de M. Clavier était toujours pâle. Sa parole était presque tremblante d'embarras.
«J'ai besoin de m'assurer de vous, mon ami, un témoin à décharge qui déposera, après ma mort, contre des accusations terribles dont le contre-coup irait frapper Caroline: elle aussi doit être instruite. Vous l'instruirez. Si elle vous demandait un jour mon histoire, répétez-lui les paroles funèbres que je vais prononcer. Elle en sait déjà quelques-unes qu'elle n'oubliera point.
—Ceci promet, dit tout bas Victor à Léonide. Vous verrez, ma sœur, que notre essai sera heureux.
Léonide posa un doigt sur la bouche de son frère.
M. Clavier poursuivit:
«Mon adolescence fut terne; mon père voulut avoir un avocat dans la famille: je le devins. Après m'être marié, j'exerçai aussitôt ma charge dans un bourg situé aux frontières du Nord. C'était à l'époque où les états-généraux s'assemblèrent sur le vœu des parlements qui leur léguèrent l'alternative d'une banqueroute ou d'une révolution. Né du peuple, j'en partageai l'enthousiasme à ce lever si pur de notre émancipation. Disciple ardent de la philosophie nouvelle, ma conviction fut acquise à ces amis de l'humanité qui, les premiers, parlèrent de rendre la liberté à l'homme, à la pensée. J'avais vingt-quatre ans: jugez si je prêtai une attention passionnée aux discours prononcés aux états-généraux par les hommes de mon sang, de ma caste, par mes frères en esclavage. L'accusé innocent ne suit pas avec plus d'intérêt le plaidoyer de son défenseur. Quoiqu'à cent lieues de Versailles, pas une parole n'était perdue pour moi: je me rendais, la nuit, sous les allées de la petite promenade de notre bourg, et là, l'oreille collée à terre, comme la sentinelle lointaine, j'écoutais les bruits qui venaient du sud. J'imaginais entendre, j'entendais les pas pesants des députés du tiers entrant dans le Jeu-de-Paume; puis me relevant fièrement comme eux, j'enfonçais mon chapeau devant les députés de la noblesse et du clergé: ce que firent les députés de la nation, vous le savez. L'amour ne gonfle pas un cœur avec autant de plénitude que ces tableaux m'élevaient l'âme. En un jour, par l'effet de ce grand spectacle qui se préparait loin de moi, j'étais passé de l'indifférence de l'enfant à la sévérité du citoyen. Toutes mes passions se groupèrent autour d'une seule: celle-là devint formidable: la liberté! Je dus paraître bien ingrat à des amitiés délaissées. On ne me vit plus; je me cachai, j'étudiai, je pensai; ou plutôt je ne cessai d'être à Versailles, le bras tendu, la tête rejetée en arrière, le regard fier, répondant à Mounier: «Oui, je prête le serment de ne jamais me séparer de l'Assemblée, que la Constitution ne soit établie.»
»Rentré en moi-même, je ne tardai pas à m'apercevoir que si je m'isolais de la foule, c'est que mon opinion n'éveillait pas d'écho autour d'elle. Je finis par me convaincre, à de sinistres visages, à des paroles mystérieuses, à une inaction calculée, que j'étais seul à aimer cette opinion, seul à la défendre. Ancienne dépendance d'un seigneur issu de famille étrangère, notre bourg féodal, qui se composait au plus de deux cents habitants, me parut préférer un joug servile au bonheur d'en être délivré par quelques sacrifices. Placé aux extrêmes limites de la France, offrant aux étrangers, à la faveur du voisinage, la facilité de conspirer avec les ennemis de l'intérieur, notre bourg acquérait par la gravité des événements une importance extraordinaire. Je crois encore le voir avec sa colonie d'ouvriers plus allemands que français, avec sa population bâtarde comme toutes celles des frontières; gens conquis mille fois, sans avoir retiré d'autre avantage de la domination impériale et de l'occupation française, que des idées et un langage corrompus comme leurs mœurs. Je me rappelle surtout le vieux château bâti au temps de Charles-le-Téméraire, se dressant sur ses quatre tourelles, et prolongeant ses ailes crénelées aux flancs de notre bourg, qui n'en était que l'avenue, l'humble dépendance. De son balcon, le seigneur pouvait appeler les étrangers à ses fêtes: ils y venaient souvent étaler leurs débauches, et aider le maître à manger ses revenus. Le bourg était alors allemand, et passait de droit à l'empire. Songez, Maurice, à quels périls nous exposait cette fraternité à l'époque où nous vivions. Position militaire des plus redoutables, notre localité pouvait servir de plateau à une armée d'ennemis, de premier échelon pour descendre dans l'intérieur de la France. Et le bourg était sans défense, il était à eux.
»A Paris, on était trop occupé de Paris pour penser à se raffermir du côté des frontières: vous savez en quel état elles furent trouvées quand Luckner eut mission de les défendre. Perdue entre deux vallons, toujours couverte de brume, loin de la grande route, notre localité fut complétement oubliée. Les députés de la nation comptèrent trop d'abord sur une levée universelle de l'opinion à l'appui de leurs principes. Les habitants de beaucoup de villes, ceux du bourg que j'habitais, par exemple, n'envisageaient qu'en tremblant une autre manière d'être gouvernés; ils chérissaient leur obéissance sous un maître qui ne les tyrannisait plus, parce qu'il lui était impossible d'ajouter un anneau de plus à la chaîne. On l'estimait bon, de ce qu'il n'avait plus de méchancetés à commettre. Toute dignité était partie de ces corps battus de génération en génération. Sur leur dos courbé par l'avilissement, le mépris et le fouet avaient fait croûte.
»Oui, mon ami, l'abâtardissement de l'homme en était arrivé à ce point dans beaucoup de villes frontières, comme la nôtre: parce qu'elles avaient, à diverses époques de l'histoire, appartenu à l'Allemagne, elles s'imaginaient n'avoir aucun droit pour faire cause commune avec la France contre d'odieux abus. Comme si jamais le droit naturel qu'ont les peuples d'être libres et de se gouverner était susceptible de périr dans les transactions auxquelles ils n'ont pas souscrit!
»Mais, soit ignorance, soit engourdissement, mes concitoyens ne jugèrent pas que le moment était venu pour eux, non d'être Allemands ou Français, questions pour lesquelles avaient combattu leurs pères dans des guerres moins saintes, mais d'être hommes. J'élevai la voix pour répandre cette vérité: je ne fus pas compris.
»Alors je m'expliquai nettement deux vérités que l'histoire n'avait jamais dégagées pour moi de ses enseignements: l'une, que les temps d'esclavage finissaient quelquefois par être légitimes à force d'abnégation chez ceux qui s'y courbaient; l'autre, que ces temps avaient eu aussi des âmes énergiques qui, comme la mienne, s'étaient découragées dans une lutte inégale.
»Me voilà donc réduit à marcher seul avec mon opinion, rougissant presque de l'avouer, tant le silence qui l'accueillait la colorait d'une teinte paradoxale. On dira un jour l'histoire de la révolution française en province: elle ne sera ni moins curieuse ni moins tragique, ni moins morale surtout que la même histoire éternellement écrite à Paris et pour Paris. Si la torche de la révolution française,—il est superflu de l'avouer,—était Paris, chaque province était le miroir parabolique qui renvoyait des rayons de feu après avoir reçu des rayons de lumière. Revenons à moi. J'aurais mieux aimé combattre pour mon opinion à la lueur des canons, que de la laisser rouiller dans le silence. L'opinion, c'est la vérité; qui la possède doit la dire: c'est la foi: il faut la proclamer; en faire une ceinture pour soi, un drapeau pour les autres.»
Comme Maurice pressentit que, dans ce récit qui l'attachait vivement, sans doute à cause de ses convictions politiques, M. Clavier placerait les événements principaux de sa vie, il se leva pour s'assurer que les portes de communication étaient fermées. Dans cet examen, son visage effleura le drap où s'appuyait la joue attentive de sa femme.
Il retourna à sa place.
«Que j'aurais désiré d'appartenir à ce peuple de Paris qui ne se nourrissait plus que d'enthousiasme, attaché aux grosses lèvres de Mirabeau, parlant tout un jour! A force d'exaltation, je me crus à Paris. Je montais, au Palais-Royal, derrière la chaise de Camille Desmoulins, le brave jeune homme; et, comme lui, applaudi par cent mille mains, je piquais à mon chapeau la feuille d'un arbre, cocarde improvisée, symbole innocent et pur qui, deux jours après, devait passer par le sang et ne plus déteindre. Puis je sonnais le tocsin dans ma tête, j'illuminais mes yeux de l'incendie de Paris, et j'allais, suivi du bruit d'une ville, traînant avec moi des canons, fléchissant sous le poids des piques, jusque sous les murs de la Bastille que j'assiégeais. Couvert de la poussière de ses débris, je m'admirais, statuaire étrange, artiste procédant au rebours: la chute de la Bastille était bien la statue de la révolution, son premier chef-d'œuvre de destruction. Pour elle, détruire c'était faire; abattre c'était achever; anéantir c'était perfectionner. La Bastille détruite était donc une statue élevée. Dans les ères de révolution, l'œuvre de destruction est aussi une œuvre impérissable qui a ses noms d'artistes signés au bas. Au bas de notre statue nous écrivîmes: Peuple—Paris, 14 juillet.
»La pierre qui s'élève ou qui tombe, remarquez-le bien, c'est plus qu'une vengeance, et qu'une simple fondation commémorative: une phase de civilisation commence ou finit. C'est le bouleversement de la propriété; de la propriété du pouvoir ou de la propriété du sol. Laissez entre chaque borne des champs l'espace de cinq lieues, vous aurez tout de suite la féodalité; ne mettez entre chacune de ces bornes que la distance d'une lieue, apparaissent les majorats, la monarchie; rapprochez les bornes, ne comptez entre elles que l'intervalle de vingt pas, et vous avez l'industrie, la propriété divisée à l'infini, la république. La Bastille était la plus haute borne féodale. Elle abattue, les autres bornes furent poussées dans le fossé. L'arbre de la liberté fut planté à la place: image juste: la propriété recommençait par son attribut naturel: l'arbre!
»Quand les emblèmes tombent, les réalités qu'ils cachent ne restent guère debout. La Bastille, cet emblème, croule; et, à dix-sept jours de distance seulement et dans le court espace d'une nuit, on proclame sur ses ruines la liberté du serf, l'abolition des juridictions seigneuriales, la répartition égale des impôts, l'admission de tout le monde à tous les emplois, la destruction de tous les priviléges. Chose étrange! Tout le monde prêta ses deux mains à cette œuvre d'une nuit. On eût dit que ces hommes de la nation se hâtaient de peur que la lune ne vînt à se coucher; on eût dit encore que la lueur des flambeaux avait fasciné ceux qu'ils éclairaient. Pâles, fatigués, les bras nus, le front en sueur, ils brisèrent la féodalité avec la monarchie; la hache passait de main en main. Dieu employa sept jours à faire le monde: il suffit aux États-Généraux d'une nuit à Versailles pour le rendre libre. Dans cette mémorable nuit, chacun sacrifia aux yeux de tous, et jeta, au centre de cette salle où bouillonnaient tant d'idées, ses titres, ses aïeux, ses priviléges de dix siècles; on y précipita tout: le passé pour l'anéantir, le présent pour qu'il renaquît. Nuit de Versailles! nuit sublime! Le serf de dix-huit siècles tombant dans les bras, sur la poitrine d'un comte de Lally-Tollendal, et l'appelant: «Mon frère!» nuit qui enveloppa le chaos d'où un monde allait jaillir! On ne s'arrêta pas: l'œuvre marchait toujours pendant que le roi se livrait au sommeil dans son palais, et on l'enfanta debout; ainsi les femmes fortes accouchent. On manqua d'un tabouret pour faire asseoir le président. Dans ce chaudron sombre au fond duquel disparurent les membres dépecés de la vieille monarchie, personne n'hésita à remuer: prêtres avec la mitre, nobles avec l'épée, peuple avec le bâton. Ils travaillèrent ensemble et du même cœur, sans craindre de voir sortir de cette fusion quelque monstre portant tête de peuple et griffe d'hyène. Ils n'oublièrent qu'une seule chose: c'est qu'en abolissant la noblesse, ils avaient de fait aboli le roi; qu'en supprimant le privilége, on supprimait la royauté; et qu'en admettant tout le monde aux emplois, le peuple était l'égal du souverain ou bien le roi était du peuple. La nuit de Versailles fut la seconde œuvre de la révolution, autre chef-d'œuvre de négation comme la prise de la Bastille. On avait détruit d'abord la loi de pierre, on venait d'anéantir la loi écrite, il ne restait plus que la loi de chair.
»L'exemple de Versailles ne fut pas perdu pour la province. Les châteaux tombèrent, les titres furent brûlés; une poussière féodale s'éleva sur toute la France.
»Le château de notre canton resta debout. Vingt hommes de cœur ne se trouvèrent pas pour le renverser.
»Voulant enfin connaître au juste le nombre d'opinions que ralliait à ses principes dans notre bourg l'Assemblée constituante, je battis la caisse, et, au milieu du marché, je lus à haute voix la déclaration des droits de l'homme. Un seul paysan et un jeune marquis s'avancèrent pour m'écouter. Ensuite nous nous embrassâmes tous trois, comme Bailly, Lafayette et Grégoire; nous nous déclarâmes libres, le paysan refusa vingt sous de dîme au curé, deux heures de corvée au seigneur, et tua un pigeon dans la forêt. La révolution était accomplie chez nous. Quand le seigneur manda le paysan à son château, j'y parus moi-même et j'y lus la sanction royale donnée à la constitution. Je demandai ensuite l'arbre généalogique de la maison, et le jetai au feu.
»A quelques jours de là, j'instituai un club que je présidai: deux auditeurs y parurent, le marquis et le paysan.
»Le paysan nourrissait dans son âme la colère d'un peuple entier. Il avait six enfants nés de sa misère; géants de fer qui luttaient avec les ours, et dont la tête avait appris à s'abaisser sous le regard d'un enfant de leur maître. Quand je lui expliquai ses droits, il sembla les recouvrer, tant son instinct courut au-devant de la solution qu'il avait souvent pressentie sans la saisir. Dès cet instant, il comprit qu'il ne devait mettre sa force qu'au service de son intelligence, sa volonté qu'au pied de son libre arbitre, et que le droit naturel étant cela, l'acte politique qui le voilait était une tyrannie. Il rompit avec le passé dont il lava la souillure en se promettant plus d'une vengeance expiatoire. Il me détailla ses récriminations; il me fit l'histoire de sa famille: je crus encore entendre celle du peuple. Tout y était: la perpétuité de l'esclavage, de la misère, du travail, de la faim et de la honte: l'ignorance aggravait encore son abaissement. C'est une justice à rendre à la Providence: elle ne souffre l'esclavage qu'après l'abrutissement. Si elle consent à l'inégalité parmi les hommes, ce n'est qu'au prix de leur stupidité. Là où éclate la pensée, il y a vertu, courage, dignité. Dieu n'a toutes les libertés que parce qu'il a toutes les pensées; il n'est souverainement bon que parce qu'il est souverainement intelligent.
»J'avais rendu ce paysan mon égal et celui du jeune marquis; il comprit que je méritais d'être le sien. Nous réglâmes un bien qui était à nous trois. Ce jour fut notre fête de la fédération.
»Le marquis, que je désigne ici simplement par son titre, parce que sa famille vit encore, et parce que les délations n'ont qu'un temps, apportait avec nous, contre la monarchie, moins de raisons que de principes. L'exemple des Condorcet et des Montmorency l'avait entraîné. Il puisait ses griefs à une autre source que la nôtre. En apparence il sacrifiait plus que nous, mais il exigeait moins. En se constituant en révolte ouverte vis-à-vis de la royauté, il s'annulait: nous, au contraire, nous acquérions. Il était naturel qu'il s'arrêtât, une fois l'inégalité abolie, nous ne devions nous arrêter qu'après avoir constitué l'égalité. Homme de théorie, il agissait en vertu du principe généreux, mais vague, de la morale universelle, tandis que nous, nous travaillions pour nous-mêmes. Il réformait, nous détruisions. C'était un philosophe, nous des hommes. Il continuait Rousseau; nous, Rienzi.
»Les événements me confirmèrent bientôt que notre bourg était un nid de partisans de l'ancien régime. A l'époque où l'on parlait déjà du départ du roi pour Metz, quelques jours après la scandaleuse fête donnée à Versailles aux gardes-du-corps, je vis arriver et passer aux frontières des officiers de la maison du roi, mêlés à une foule d'hommes défiants qui entraient et sortaient pendant la nuit. Je crois vous l'avoir dit: par sa situation, notre bourg était admirablement placé pour favoriser l'évasion de la cour sur le territoire ennemi. Je proposai d'organiser la garde nationale. L'idée fut réalisée avec mépris, surtout par les gens du château, qui, par moquerie, me nommèrent le chef de cette milice. Si tous les habitants s'y enrôlèrent, il ne me fut pas difficile néanmoins de voir que pas un n'apportait sous les armes des dispositions patriotiques. J'avais armé des ennemis.
»J'acceptai le commandement qu'on m'avait donné par dérision, et je le partageai avec le marquis, le paysan et ses six enfants. En réalité, nous neuf seulement représentions l'effectif de cette singulière milice. Je m'arrangeai de manière, dans ma répartition des postes commis à la garde du bourg, que mon paysan et trois de ses fils feraient toujours partie de celui de la ville, tandis que ses trois fils, moi et le marquis veillerions à ceux des frontières, distantes d'une lieue, d'une demi-heure de marche.
»Cette mesure contint l'explosion d'une défection ouverte; elle força la trahison à s'observer. Neuf hommes déterminés en surveillaient deux cents: mais qui a jamais calculé la puissance d'une autorité soutenue par l'opinion; quelle est la ville qui n'est pas cent fois plus forte que sa garnison; quelle est la nation qui ne vaincrait pas sa propre armée? Appliquez un nom à cette force morale. Nous l'avions. J'eus besoin de m'en servir à l'époque où la noblesse française émigra en foule, nous menaçant de rentrer sous peu de jours à la suite de Condé. Ce prince, assurait-elle avec confiance, n'attendait plus pour marcher de Worms sur Paris que l'arrivée du roi dans une ville frontière; le roi, dont le danger était devenu plus imminent depuis la mort du comte de Mirabeau. Ces courtisans irrités ne semblaient déjà plus en France une fois dans notre bourg. Ils déguisaient à peine leur dégoût pour nos couleurs nationales qu'ils ne portaient pas, prompts à reprendre la cocarde blanche de l'autre côté des frontières.
»Une grande erreur, à mon sens, Maurice, fausse le jugement qu'on porte d'ordinaire sur la révolution française en ce qu'elle eut de puissance négative pour fonder, et de puissance réelle pour détruire. On s'imagine que, réglée au milieu des excès qui l'emportèrent, elle tint constamment l'équilibre entre les nécessités d'abattre et celles de réédifier. On indique un but à tous ses actes, en oubliant que ses actes se détruisirent l'un par l'autre, et qu'il est au moins absurde de considérer le 18 brumaire comme la conséquence naturelle du 10 août.
»La révolution française n'est que la négation d'un fait: de la monarchie, sa mission était le néant: elle l'a remplie. Ses tentatives de législation ne furent jamais que des prétentions d'hommes qui veulent répondre au cri de la logique, infirmité qui tua la Gironde sur la monarchie et la Montagne sur la Gironde. Ses mille constitutions s'entredévorèrent comme ceux qui les avaient faites. Cela est si vrai, que la Constituante,—pesez ici les mots,—renversa la monarchie, que l'Assemblée législative renversa la loi, et que la Convention nationale tua le chef de la nation, Louis XVI.
»La révolution ne fut qu'une armée marchant à la conquête, allant à la découverte; une invasion. Ceux qui allèrent le plus loin la devinèrent le mieux. Il y eut des erreurs; on a vu des crimes. Les hommes politiques ne sont d'ailleurs justiciables que d'un tribunal: le succès. De quel droit la morale interviendrait-elle dans ce qui n'est point de son essence? Au surplus, si Robespierre ou son parti fut cruel parce qu'il tua la Gironde, qu'étaient les Girondins qui tuèrent le roi? En révolution, je croirai à la moralité des principes, lorsque les vaincus en auront fait preuve dans leur ligne de conduite pendant qu'ils étaient vainqueurs.
»En appelant du chef-lieu voisin quelques secours d'hommes, il nous eût été facile de réduire à rien l'importance ridicule qu'affichaient dans notre bourg les partisans de la monarchie. Mais il eût fallu, dans ce cas, subir une soumission exigée par la reconnaissance; l'intérêt du bourg en eût trop souffert. Depuis un temps immémorial, en rivalité avec le chef-lieu pour la fabrication de la dentelle à point de Malines, nous devions, sous peine d'anéantir notre supériorité dans cette industrie, nous passer de sa protection. Pour rester indépendants, il y avait mensonge obligé au contraire à nous citer à nos voisins comme la population la plus dévouée à la révolution. Ce que nous fîmes. Nous altérâmes nos rapports; sous notre plume, notre ancien seigneur eut autant de patriotisme que Lally: les marquis, comtes et ducs des environs avaient, à nous en croire, brûlé leurs titres et dévasté leurs colombiers: les curés des communes environnantes avaient, les premiers, prêté serment à la constitution et proclamé en chaire l'abolition de la dîme sans rachat. Nous finissions toujours, dans notre procès-verbal envoyé au district, par souhaiter à la France beaucoup de communes comme la nôtre. Qui eût osé nous démentir? qui y avait intérêt? les royalistes? mais alors ils auraient demandé leur mort.
»Nous vivions donc tous les neuf, moi, le marquis, le paysan et ses fils sur le bénéfice de cette erreur; mais comme les royalistes connaissaient notre intérêt à ne pas les dénoncer, ils abusaient de notre fausse situation pour conspirer de plus en plus ouvertement avec l'étranger dont nous voyions blanchir les tentes à l'horizon.
»Sentez-vous combien, à mesure que les événements se compliquaient, le silence de notre dévouement pouvait nous être imputé à crime? Désormais même, un avertissement de notre part n'eût servi qu'à faire qualifier notre conduite de trahison, sans égard aux motifs qui l'auraient dictée. Les royalistes ne couraient pas de plus grands dangers. Nous méritions la mort si nous étions découverts.
»A la déchéance du roi, au 10 août, nos craintes augmentèrent. Entre le château et les frontières, les signaux étaient devenus plus fréquents; des munitions, malgré notre surveillance, furent nuitamment descendues dans les souterrains du château. Chaque habitant fut prêt à l'attaque. Notre perte était jurée; on ne suspendait l'heure de notre mort que par la crainte du district qu'on n'aurait pu longtemps tromper après nous. Nous ne nous effrayâmes pas.
»Nous nous constituâmes en tribunal pour juger l'ex-seigneur du canton: il fut mandé à notre barre. Louis XVI venait d'être appelé à celle de la Convention.
»Où était le droit? où il est toujours: entre la force et la justice. La force, nous la tenions; la justice, la voici.
»Le sol, c'est la vie, parce qu'on l'y puise, et parce qu'on la lui rend. Dieu et la terre, voilà les deux aboutissants de l'homme. Dieu qu'on adore comme on le sent; la terre, qu'on ne possède que d'une manière: en l'occupant. Cela est si exact, que les institutions auxquelles l'homme obéit, celles qu'il se crée, et celles qu'on lui impose, ont, ou Dieu pour auteur révélé, ou la force pour maintien. Libre à tous de croire que les lois bonnes descendent du ciel; mais libre à tous d'écraser les tables législatives que Numa n'a pas rapportées du bosquet d'Égérie. Les lois françaises étaient mauvaises, multiples, obscures, traditionnelles comme une légende, formulées en proverbe, tantôt niaises comme un jeu de mots, tantôt cruelles comme un assassinat; elles étaient de tous les âges, et, qui pis est, druidiques sans druides, romaines sans sénat, gauloises après l'invasion, féodales après Richelieu. Parmi ces lois, il y avait des luttes perpétuelles comme d'homme à homme. La même loi qui vous accordait droit d'asile vous assimilait, cent perches plus loin, au vaincu et à l'étranger. Dans telle province, la loi c'était le prêtre; dans telle autre, la loi c'était le seigneur. A l'entrée du moindre village, il fallait soigneusement s'informer de la loi ou de la coutume locale, sous peine de la violer et de mériter la mort en buvant un verre d'eau.
»Ces lois étaient donc mauvaises; elles ne venaient pas de Dieu?
»Qui les avait faites?
»Eh! qu'importe, qui a fait le trouble, l'erreur, la contradiction? demande-t-on cela?
»Un jour ces lois se trouvèrent en présence dans le palais de Versailles où elles s'étaient rendues pour s'accorder: dans leur rencontre elles eurent peur de leur difformité. Elles s'abdiquèrent dans l'unité, cette beauté de toute création. L'homme suivit l'exemple des lois: les lois furent sœurs, les hommes frères, le pays fut le père, la patrie.
»Il ne resta qu'un obstacle à la fondation du bonheur public.
»Cet obstacle n'était ni un homme, ni le pays, ni une loi: c'était ce qui participait de cette trinité sans en être absolument l'unité ni l'ensemble; c'était le roi; le roi plus qu'un homme, puisqu'il possédait le pays; moins que le pays, puisqu'il n'était pas tous les hommes; plus que la loi, puisqu'il la faisait. Le roi était la statue composée de trois métaux: en séparant les métaux, ce qui fut possible, que devenait la statue? elle disparaissait. Le roi allait donc s'évanouir comme la statue, comme la forme sans l'objet. Le roi, c'était une forme.
»Quand on trancha la tête de Louis XVI, on ne fit ni bien ni mal: on conclut.
»La conclusion, telle est l'éternelle pente de l'humanité. Arrêtez-la, l'humanité; tenez-la sous le pied, nivelez-la, appelez-la esclave ou républicaine: elle ne pleure ni ne se réjouit, mais elle arrive: où va-t-elle? où va l'espace, où va le temps? mais gardez-vous de nier sa marche: c'est le Rhin. Petit ruisseau, roulant sur des cailloux, les enfants le traversent; si un précipice l'arrête, il le remplit, s'arrondit un pont de sa nappe et court plus loin; le voilà torrent. On l'emprisonne, il se tait; on le resserre entre deux canaux, il coule au milieu des villes, il obéit. Ici on l'appelle fleuve royal, ici fleuve libre, ici fleuve esclave; c'est toujours le Rhin; soit qu'il réfléchisse le carrosse de l'empereur passant sur un pont, soit qu'il ne réfléchisse que les joncs du rivage. Enfin sa gerbe importune, sa grosse voix fatigue; on n'en veut plus, on l'étouffe sous des pierres, dans du plomb, on appuie sur lui des aqueducs, des montagnes, on ne le voit plus, on ne l'entend plus: où est donc le Rhin? Il est dans l'Océan: il s'appelle mer du Nord.
»L'humanité conclut que le roi était un obstacle; et elle le renversa, non pas comme un homme: elle ne le vit peut-être pas; mais comme un principe. On guillotina la monarchie.
»De ces nécessités qui commandent aux événements, si nous descendons à ces puériles justifications que, dans l'étonnement de sa victoire, le parti vainqueur réclame du parti à terre, on répond que, si la Convention n'avait pas le droit de faire mourir le roi, elle n'avait probablement pas celui de le juger; que ce droit lui étant ôté, celui de détrôner Louis XVI ne lui appartenait pas davantage; et que, le roi régnant, la Convention, qui se perpétuait après s'être constituée de sa propre autorité, était illégale. Dès lors le roi était libre de la casser, et de s'en tenir à la Constituante. Mais autre illégalité. La Constituante n'était que la prolongation des États-Généraux sans l'agrément royal; nouvelle rébellion. Les parlements seuls restaient avec la faculté illusoire d'adresser des remontrances à Louis XVI.
»Ainsi vous ne condamnerez pas une conséquence de la révolution, ou vous les condamnerez toutes. Vous n'arrachez Louis XVI à l'échafaud que pour y traîner tous les représentants de la nation. Comme ces représentants étaient la France entière, à l'heure du jugement de Louis XVI, il n'y avait plus qu'un choix à faire entre le pays et le roi.
»Notre marquis nous abandonna dès que l'ex-seigneur eut subi sa condamnation capitale. Il se repentit d'être allé si loin; il tenta de nous arrêter au milieu de la course. La Gironde lui servait d'exemple: nous suivîmes celui de la Montagne.
»Une grande pitié historique, et je ne la calomnie pas, s'est attachée à la vie et à la mort des Girondins: les vertus privées, le génie, l'éloquence, le courage même de ces citoyens, sont à jamais regrettables; mais, dans les temps où elles furent sacrifiées, ces qualités étaient funestes au bien public. La Gironde s'endormit dans un magnifique repos: elle prit sa lassitude pour le but, son désir d'inaction pour la fin de toutes choses; elle n'admit pas que les révolutions comme la vie n'existent que par le phénomène incessamment ramené de la reproduction d'elles-mêmes, et que de tous les despotismes, celui de la faiblesse est le plus odieux à imposer à des hommes qui n'ont vaincu, qui ne règnent que par la violence. De quel droit les Girondins osaient-ils dire à la Convention de rétrograder, eux qui avaient demandé avec la Convention la déchéance du roi, et voté la mort de Louis XVI? Couverts d'illégalités et de sang, ils accusèrent la Montagne d'être illégale et sanguinaire. Où en était d'ailleurs la France lorsque les Girondins voulurent faire halte? Était-elle riche, victorieuse, calme? non. Le peuple n'avait pas de pain, le pays était un polygone d'où partaient des boulets; l'intérieur était rongé par le fédéralisme; la trahison se glissait dans les armées, sous les uniformes de Wimpfen et de Custines. Au sein de cette misère, de cet effroi, Vergniaux, ce Grec, ce Platon des salons de madame Roland; Louvet, ce Properce de la tribune, se couronnèrent de roses et chantèrent: il nous fallait quatorze armées.
»Il nous fallait dire, crier au peuple, qu'il était perdu, ne le fût-il pas; trahi, ne le fût-il pas; vaincu, ne le fût-il pas; il fallait, oui, tuer Custines, fût-il peut-être innocent; tuer la Gironde, parce que l'effroi appelle aux armes, parce que la trahison fait veiller aux portes, parce que la menace de la défaite est souvent la prophétie de la victoire, parce qu'un général qu'on tue garantit la fidélité de tous les capitaines, parce que les têtes de vingt-deux orateurs qui tombent réduisent la parole aux faits, cette éloquence des révolutions. La cloche est fondue en canons. Elle sonnait, elle tonne. Vergniaux détruit fut coulé en Robespierre, Gensonné en Danton; la tribune s'allongea en affût; la Convention mitrailla la coalition.
»La mort des Girondins fut juste.
»Celle de notre marquis ne le fut pas moins.»
Léonide se leva avec effroi.—Victor, j'ai peur,—je suis glacée; je m'en vais. Quel est donc cet homme?
—Demeurez, Léonide; il est essentiel que vous restiez. Je prévois le dernier mot de tout ceci.
—Puisque vous le désirez, je reste; mais examinez le visage de Maurice.
—Il est superbe, ma sœur: s'il apportait cette illumination dans les affaires, quels succès n'aurions-nous pas?
»Après l'exécution du marquis, tous les nobles du canton émigrèrent; il ne resta plus que quatre-vingts habitants dans le bourg; nous prîmes les biens des uns, nous emprisonnâmes les autres.
»L'expropriation est un droit sacré dans les heures de guerre civile. Car qu'est-ce que la propriété sans l'occupation du sol? Qui fuit est vaincu; qui a la victoire possède. Argumenter du juste et de l'injuste, c'est discuter les droits du vainqueur; qui décidera? Je ne vois que l'étranger.
»L'étranger se présenta.
»Toute question fut désormais tranchée pour elle, la république entra en guerre avec le monde entier; les lois furent violées.
»Alors, au nom de qui parler à la nation, pour que pas une main ne se cache; pour que pas un vide ne se fasse où passerait l'ennemi?
»A qui la souveraineté? aux lois? elles sont abolies; au roi? il est tué.
»Une nouvelle cosmogonie se prépare: elle ne jaillira que d'un bouleversement. Le monde moral attend son déluge.
»La Convention nationale décréta une seule loi: la Terreur. Article unique, la Terreur.
»D'où naquit cette puissance? Qui l'avait enfantée? Dieu! comme elle passa sur les fronts et les fit pâlir! L'air la répandit au sortir de la bouche de la Convention, et tout homme qui la respira ne mourut pas, mais il donna la mort. La terreur fut la sauvegarde des villes, le général des armées, le juge du criminel, le dictateur du pays. La France change de dynastie: elle obéit à la Terreur, première du nom!
»Notre bourg n'offrait plus qu'un repaire d'ennemis exaspérés.
»Ils jurèrent d'en finir avec nous. Ils s'emparèrent de ma femme et de ma fille, et me menacèrent de les tuer, si je ne consentais pas à laisser la localité à leur discrétion. Je me résignai à ce sacrifice. Ils égorgèrent ma femme et ma fille.
»Mais quelques jours après, quand la Terreur fut proclamée, le château me vit, écrasant ses propriétaires sous mes pieds. J'y mis le feu et j'y entrai. Un prêtre, frère de l'ex-seigneur, me demande, au nom de Dieu, car nous en avions fini depuis longtemps, eux et nous, avec l'humanité, la grâce de sa famille. Point de grâce. Je tuai le prêtre, la famille entière. C'était celle de mademoiselle Caroline de Meilhan; mais je sauvai sa mère, inutile de dire pourquoi.
»Pourtant, on n'avait sauvé ni la mère de ma fille ni ma fille. Plus tard je ne pus empêcher la confiscation des biens de la mère de Caroline ni l'exil auquel elle fut condamnée. Elle portait un nom sans pardon pour la Convention; mais j'adoucis sa misère. Je m'attachai à la mère de Caroline avec l'opiniâtreté du remords, je l'aimai comme une leçon vivante qu'en homme de parti je m'imposai. Elle fut la borne tachée de sang que ma vengeance ne dépassa plus. De longs jours s'écoulèrent; elle se maria à un homme de son rang, sur le sol de l'émigration où nous nous rencontrâmes, car l'empire nous fit aussi expier le tort d'avoir été républicains.
»Ainsi, je ne vous l'ai déjà que trop révélé, Caroline est l'enfant d'une royaliste que j'ai sauvée, mais dont j'ai tué de ma main la famille entière. La mère de Caroline fut ma fille adoptive, comme à son tour Caroline l'est devenue. Voyez si je mérite quelque reconnaissance! Les siens ne m'avaient rien laissé sur la terre; je leur ai gardé deux enfants; ils m'avaient tué une fille, je leur en ai conservé deux; la mère de Caroline était morte, je pleurai sur cette mère que j'avais faite orpheline, mais qui avait dû à ma pitié d'être épouse et mère; j'allais ensuite vers le berceau de sa fille pour la prendre, pour la réchauffer près de moi, vieux soldat, vieux conventionnel, couvert de blessures et de calomnies. Depuis dix-sept ans je lui sers de père, moi qui ai tué celui de sa mère, et je l'ai nommée ma fille, elle dont les siens m'ont privé de ma fille.
»Le château détruit, mon pouvoir n'avait plus d'obstacles. C'est au moment des grandes crises que les questions se simplifient.
»L'instrument de mort fut élevé.
»Je me plaçai à sa droite, mon paysan, comme exécuteur, à sa gauche, ses fils armés se rangèrent autour de l'échafaud, et, durant tout un jour, nous ne nous reposâmes pas. La terreur était notre force, la terreur arrachait les traîtres à leur asile; la terreur les courbait et les poussait à nos pieds; la terreur en fit justice: la terreur sauva la France!»
M. Clavier était pâle, ses deux mains tremblaient dans celles de Maurice; il avait peine à achever.
»Quatre-vingts têtes restèrent sur le pavé. Nous incendiâmes le bourg.
»Je partis pour Paris. Arrivé, je me présente à la Convention, je monte à la tribune, et je déroule aux yeux des membres de cette formidable assemblée une carte de la France où cette localité était à jamais effacée.
»Que ce bourg soit sans nom! fit Robespierre.
»J'avais bien mérité de la patrie!»
M. Clavier s'affaissa dans son fauteuil. S'il eût reçu un coup de lance dans le foie, il n'eût pas été plus décoloré; ses bras pendaient, ses lèvres étaient noires.
Derrière la porte du cabinet, Victor seul eut la force de rester. Au fond de l'appartement, Léonide respirait des sels sans parvenir à se ranimer.
D'une voix agonisante M. Clavier reprit:
«Et maintenant, mon ami, que j'ai fini mon temps d'homme de parti, ma mission de colère et parfois de justice, je me retire à tâtons de la vie. Ni moi ni mes pareils n'avons été jugés. Trop vieux pour attendre la sentence que les générations prononceront sur nous, il faut que je me contente de la voix isolée de ma conscience. Elle m'impose l'obligation non de revenir sur mes principes, mais sur beaucoup de mes actes, toutefois sans les condamner honteusement. L'homme politique n'a jamais transigé en face de l'échafaud, le vieillard s'amende un pied dans la tombe. Si je n'ai ni à me blâmer ni à me repentir d'avoir versé du sang sur le champ de bataille des luttes civiles, je dois à ma propre estime de restituer ce qui m'est resté de dépouilles comme vainqueur. La révolution m'avait enrichi de toutes les confiscations exercées sur le seigneur dont je vous ai raconté la déplorable fin, ainsi que celle de sa famille; j'ai gardé les propriétés expropriées, je les ai fait valoir, j'en ai triplé les revenus, enfin je les ai possédées avec l'autorité d'un légitime maître. Ces propriétés étaient une arme; je m'en suis emparé, quand l'ennemi, en se retournant, pouvait les ramasser. Mais depuis qu'il a été exterminé jusque dans ses souvenirs, ces propriétés me pèsent comme si je les avais sur la poitrine. La vérité est que je n'en ai jamais joui. J'aurais peur de passer à l'ombre de ces forêts dont je suis possesseur. Jamais je ne les ai visitées; jamais aucun gibier de mes parcs, aucun fruit de mes jardins, aucun poisson de mes étangs n'a été servi sur ma table. Ce qui est cueilli sur l'arbre est vendu, converti en or; ce qui est cueilli dessous est partagé entre les pauvres. L'or, le voici; il a été changé par moi en nouveaux titres de propriétés. J'y ai joint mes comptes; tout y est réglé, mis à jour, facile à vérifier. Vous restituerez donc à leur légitime maîtresse, mademoiselle Caroline de Meilhan, le jour de ses noces, que je sois vivant ou mort, ses domaines, parcs, bois, étangs, forêts, enfin l'héritage de ses pères. Elle rentrera dans ses biens, comme si elle n'en était jamais sortie. En voilà les titres.
—Monsieur! s'écria Maurice tout palpitant de terreur et de respect, monsieur, voilà une action qui honorerait dix existences moins tourmentées que la vôtre!
—Avez-vous entendu, ma sœur? dit tout bas Victor Reynier à Léonide, et ne pensez-vous pas que celui qui épouserait mademoiselle de Meilhan ferait un riche mariage?
—Qui le sait, mon frère? Avons-nous la moindre idée du contenu de ces papiers? Le vieillard est un peu emphatique.
—Mais, ma sœur, vous l'avez bien entendu, ce sont des titres de propriétés: il a parlé de domaines...
—Richesses vagues.
—De parcs...
—Sans arbres, peut-être.
—D'étangs.
—Sans eau, je gage.
—Pourquoi supposeriez-vous cela?
—Et vous le contraire?
—Maurice nous le dira, ma sœur.
—Maurice ne dit rien. Pourquoi sommes-nous ici?
—Cependant, en tout ceci, il serait important de connaître le vrai.
—Important pour qui donc, mon frère?
—Mais... pour tout le monde, particulièrement pour celui qui aurait des vues de mariage sur mademoiselle de Meilhan. Les grandes fortunes sont si rares...
—Que les riches héritières s'acceptent, n'est-ce pas, mon frère?
—Ne m'approuveriez-vous pas, ma sœur? Vous êtes d'une ironie...
—Et vous, d'une témérité, Victor!
—Ne seriez-vous pas fière de me savoir riche et d'avoir contribué à mon bonheur?
—Sans doute; mais comment?
—N'entrez-vous pas tant qu'il vous plaît dans le cabinet de Maurice lorsqu'il est absent? Un coup d'œil est si vite jeté...
—Je l'accorde; mais me croyez-vous aussi habile, Victor, pour profiter d'une telle hardiesse? J'ai si peu l'habitude des affaires, que je craindrais de ne jamais me tirer avec honneur de la lecture de ces pièces, et que la tentative ne vous fût complétement inutile.
—Et si l'on vous accompagnait, voyons! si je vous aidais, ma sœur?
—Plutôt cela, mon frère.
—Ce soir nous partons pour Paris, Maurice et moi.
—Vous serez de retour demain tous les deux.
—Moi seulement. Votre mari, sous un prétexte quelconque, sera retenu à Paris, tandis que je retournerai à Chantilly. C'est dimanche: les clercs seront absents.
—Mais si c'était mal, mon frère, ce que nous allons faire là... N'avez-vous aucun scrupule, vous?
—Excellente Léonide!... Savez-vous qu'il y a mon bonheur peut-être dans cette démarche.
—Et le mien aussi, pensa Léonide en voyant, avec une joie qui éclata dans son cœur, son mari déposer sous la même poignée de bronze les papiers de M. Clavier et le plan de campagne du colonel Debray.
Maurice reconduisit M. Clavier jusqu'au bas de l'escalier, et il ne cessa de lui prodiguer, en lui prêtant son bras pour le soutenir, les plus affectueuses marques d'amitié. Le vieillard et le jeune homme se quittèrent parfaitement heureux: l'un, d'avoir déchargé son âme dans le sein chaleureux et impénétrable d'un ami, l'autre, d'être devenu le dépositaire de la plus vertueuse action dont il eût été témoin depuis qu'il exerçait sa charge.
La journée avait été fatigante pour Maurice. Ce ne fut pas sans exhaler un long soupir de délassement qu'il se mit à table, et qu'il vit servir le dîner.
Selon un usage singulier, mais établi depuis longtemps dans la maison, les domestiques déposèrent en un seul service tous les mets sur la table et se retirèrent. Les portes furent ensuite fermées pour toute la durée du repas.
Après avoir replié les persiennes, tiré les rideaux, adouci l'éclat des lumières, Léonide ouvrit la porte qui communiquait avec la chambre à coucher.
Cette porte était double.
Léonide souleva ensuite entre l'une et l'autre porte la planche de chêne qui formait la cloison intermédiaire du tambour; elle la fit glisser de bas en haut dans une rainure très-douce, et un passage oblong, de la longueur de deux pieds, se fit et laissa voir un escalier de plusieurs marches.
Un jeune homme sortit par cette ouverture.
Le panneau resta suspendu.
Ce jeune homme s'assit familièrement entre Léonide et Maurice. Sa présence au milieu d'eux n'étant pas un événement, elle ne fut marquée par aucune parole de surprise; le silence d'usage couvrit les premiers instants du dîner.
—A-t-on des nouvelles de l'ouest? demanda-t-il ensuite avec beaucoup d'indifférence, et en se versant à boire.
—De mauvaises, lui répondit Maurice.
—Ah!—Il vida son verre d'un trait.—Et que dit-on?
—Je t'apprendrai cela plus tard, Édouard.
—Dis toujours: je t'écouterai de sang-froid; maintenant j'ai l'estomac apaisé. D'ailleurs les nouvelles mauvaises pour moi, n'en sont-elles pas de bonnes pour toi? Nous sommes ennemis, n'est-il pas vrai?
—Fou, n'auras-tu jamais de générosité pour mes opinions que tu réveilles toujours pour en médire, sans te pardonner tes médisances? Sommes-nous assez forts, toi ou moi, pour qu'il dépende de nous de faire triompher ou ta cause ou la mienne? Quand je me convertirais à tes principes, ou toi aux miens, admettons, qu'y aurait-il de changé aux événements? Je permets qu'on sacrifie à son parti le repos, la fortune, le bonheur même, tout, excepté l'amitié, parce que les partis sont impuissants à la rendre quand elle est perdue.
—Monsieur de Calvaincourt, ne le comprenez-vous pas, Maurice, aimerait à vous faire dire ce qu'il pense, afin de se dispenser de parler à table.
—Je vous remercie, madame, de la bonne opinion que vous avez de mon silence. Poursuis! tu parles trop bien pour que je ne continue pas à t'engager à me valoir de nouveaux éloges de madame. Ce pâté est excellent: encore une tranche.
—Mon mari l'a rapporté hier de Paris.
—Où tu n'iras pas demain.
—Pourquoi cela? J'ai à y voir plusieurs personnes que je n'ai pas besoin de te nommer. Depuis ma retraite, c'est-à-dire depuis deux mois, je n'ai pas de leur nouvelles; et pourtant il serait nécessaire que je m'abouchasse avec elles, moins pour les rassurer sur mon sort que sur celui d'une autre tête plus précieuse que la mienne.
Léonide fit le mouvement de se lever.
Édouard la pria de se rasseoir.
—Il serait imprudent, Maurice, de leur écrire d'ici, et je ne te chargerai jamais de ma correspondance. Je partirai donc.
—Non, encore une fois; car tu n'as plus personne à voir à Paris. Tes amis, ceux dont tu parles, sont en fuite ou arrêtés. En veux-tu la preuve?
—Du courage, monsieur Édouard, dit Léonide en prenant la main du jeune homme:—de la résignation surtout: vous avez fait à votre parti assez de sacrifices pour n'avoir pas à vous reprocher l'inaction forcée à laquelle les circonstances vous condamnent.
—Vous m'alarmez. Que se passe-t-il donc d'extraordinaire en Vendée? Instruis-moi, Maurice.
—Mieux que personne, tu sais, Édouard, que la Vendée politique est à Paris, et qu'on y attise la guerre avec autant d'ardeur que dans l'ouest; seulement le noble faubourg, retranché derrière ses paravents chinois, dresse les plans de campagne et ne reçoit pas les coups de fusil. Tu prévois d'ici que ces rebelles de salons, qui protestent par des cocardes vertes et des proclamations boueuses glissées sous les portes cochères, ont compromis leur cause par des bravades intempestives et des assurances de succès plus dangereuses qu'une trahison. Il paraît que, ne sachant contenir leur joie à la nouvelle de quelques triomphes dus au retour douteux d'un chef inespéré au milieu des populations soulevées de la Vendée, ils ont illuminé leurs hôtels, et arrangé, sous le feu des lampions, un plan de régence dont la police a fait son profit avant la personne à qui il était destiné.
—Fatale imprudence! fit Édouard en serrant les poings; c'est la dixième fois, oui! depuis l'insurrection, que la jactance de ces gens-là nous perd. Le plus grand service qu'ils auraient pu nous rendre, c'eût été d'émigrer comme en 93. Au moins leur expulsion ou leur fuite, en faisant haïr le gouvernement, eût excité une irritation salutaire dont nous eussions tiré quelque avantage: ils n'ont pas compris ce désintéressement.
Je vous demande pardon, madame, si je mêle si souvent à nos repas des propos politiques. Ce n'est pas le moindre inconvénient de loger des proscrits.
—Achève, Maurice, de me reconter leur funeste bouffonnerie.
—Avertie, la police est descendue chez tous ceux que le plan de régence désignait comme dignes de remplir dans le futur gouvernement les principaux emplois, soit à la tête des armées, soit sur le siége des tribunaux. On murmure les noms compromis d'un duc célèbre, et de deux vicomtes arrêtés au moment où ils se disposaient à brûler une correspondance que la police aurait précipitamment arrachée aux flammes.
—Sait-on le contenu de cette correspondance? s'informa Édouard avec anxiété, consterné d'apprendre l'arrestation des chefs les plus dévoués à sa cause.
—Tout le fait présumer; car de nombreux détachements ont subitement reçu l'ordre de se diriger sur la Vendée pour la cerner, l'envahir, l'occuper sur tous les points, avec latitude indéfinie de commandement laissée au général qui les guide; et on lit dans les journaux ministériels d'hier que voici, des détails arrangés sous forme de nouvelles, provenant à coup sûr de la correspondance saisie.
Léonide, lisez-nous cet article: nous écouterons mieux.
«Environs de Bressuire.—Parmi les actes de folie, de cruauté, d'exaspération, dont se souille chaque jour le parti légitimiste en Vendée, on est surpris de rencontrer parfois sur cette terre de sang quelques traits d'intelligence et de vrai dévouement. Deux cents soldats fouillaient au milieu de la nuit un groupe de châteaux désignés comme recélant un jeune homme courageux et téméraire qui est devenu l'âme de la rébellion: les crosses de fusil ouvraient les portes qui résistaient aux sommations, la flamme montait là où n'atteignaient point les balles.»
Édouard redoubla d'attention.
«Ces soldats avaient déjà ravagé sans résultat deux châteaux, lorsque, au pas de charge, de la boue jusqu'aux genoux, chantant la Marseillaise, torches allumées en tête, ils longèrent un troisième château que des camarades leur avaient enlevé la gloire d'assiéger. Comme c'eût été leur faire affront que de se proposer pour leur prêter main-forte contre une position qui ne tenait déjà plus, ces braves passèrent outre et laissèrent la besogne et l'honneur de l'achever à leurs frères d'armes. Ils se bornèrent à quelles saluts de reconnaissance à travers les claires-voies des haies, et se renvoyèrent des cris d'encouragement à distance. Ils n'avaient pas marché cent pas, qu'ils aperçurent un long jet de flamme suivi d'un bruit sourd: le château s'écroulait.»
Édouard sourit tristement.
«Au jour, et quand il ne restait plus de château à visiter, on s'avoua qu'on avait brûlé bien des fascines, bien des cartouches et bien des chaumières pour rien. L'ennemi, qu'on poursuivait avec tant d'acharnement, au sein de tant de dégâts, s'était encore échappé. Le miracle de son évasion n'a pu s'expliquer qu'aujourd'hui, où l'on vient d'apprendre que ces soldats, d'un même uniforme, qui faisaient le siége d'un château pendant la nuit, n'étaient pas moins que des rebelles exactement costumés comme la ligne, masquant par une attaque et une défense simulées la retraite de leur jeune chef, placé lui-même dans les rangs, s'assiégeant de bon cœur, et brisant les carreaux avec la joie d'un conscrit.»
—Quel roman! s'écria Léonide.
—C'est de l'histoire, reprit Édouard qui avait suivi tout haletant la lecture du journal, dont l'ombre portée sur son visage en cachait l'expression à l'éclat de la lumière.»
Maurice et sa femme s'aperçurent cependant de la tristesse que causaient à Édouard ces événements. Léonide voulut en suspendre le récit; elle fut priée de continuer.
Elle déplia de nouveau le journal et lut: «Bientôt nous communiquerons le commencement du procès criminel intenté aux personnes accusées d'avoir encouragé la rébellion dans l'affaire du château incendié de Calvaincourt. On dit les propriétaires gravement compromis, notamment madame de Calvaincourt et son fils, celui qui s'assiégeait dans son propre château, déjà coupable et poursuivi comme réfractaire. Ils seront jugés aux prochaines assises de Poitiers.»
Le journal tomba des mains de Léonide.
—C'était donc vous! votre position est affreuse, monsieur! Ne nous quittez pas.
—N'est-il pas de la plus haute prudence, mon ami, que tu ne te hasardes pas à aller à Paris, en ce moment où la découverte de cette correspondance met en si grand péril ta mère et toi?
S'apercevant du trouble extraordinaire de Léonide dont il avait suivi les mouvements trop marqués d'intérêt pendant la lecture du journal, qu'elle achevait par une exclamation, par un cri de désespoir, Édouard intervint brusquement et répondit à Maurice:
—Mais, au contraire, le devoir m'y appelle. Puis-je vivre et ignorer le sort de ma mère qui erre peut-être de village en village, qui me cherche dans chaque chaumière, et finira par tomber entre les mains des soldats? On instruit notre procès: vous avez des craintes pour moi, mes amis, n'en aurais-je pas pour ma mère? Pauvre mère qui rougirait de supposer que son fils est vivant et n'est pas à côté d'elle quand il y a un danger à courir! Quel autre que moi, Maurice, s'informera avec autant d'intérêt des lieux où elle se cache et sur lesquels j'appelle la protection du ciel, se dévouera aux souffrances qu'elle endure et auxquelles elle est si peu habituée, et partagera les douleurs que je lui cause et que j'apaiserai dès que son refuge me sera connu. Fallût-il traverser la France hérissée de baïonnettes, nos bruyères en flamme, je dois aller à elle et lui dire: On me poursuit; entendez-vous les balles? Ils vont vous tuer, ma mère! Me voilà. Pardon de m'être fait si longtemps attendre.
Édouard était trop agité pour ne pas montrer la trace de sa douleur; il porta son verre à ses lèvres; il y tomba une larme.
Léonide s'était baissée pour ramasser le rouleau de sa serviette: elle fut longtemps à le chercher.
Maurice ne porta pas ses yeux sur ceux de sa femme quand elle se releva. L'affreuse position de son ami l'accablait.
—Édouard, le jour où, sous le déguisement d'un vigneron, tu te présentas chez moi, me demandant asile contre tes ennemis politiques, je te reçus sans m'enquérir de la cause qui te proscrivait. J'aurais embarrassé mes opinions en interrogeant les tiennes; je ne voulus pas enchaîner mes principes à la merci de ta reconnaissance, comme de ton côté, tu aurais craint de gêner l'élan de l'hospitalité en me montrant autre chose que ton bâton de voyageur et ta figure d'ami. Aujourd'hui, les événements m'apprennent sur ton sort plus que je n'aurais désiré en savoir, je te l'avoue. Je ne serai pas plus injuste que les événements; d'ailleurs, les principes politiques ne sont jamais si clairs, qu'on puisse leur sacrifier un devoir. Je ne fais pas allusion ici à celui de te cacher tant qu'il y aura une tuile sur mon toit, mais je parle du devoir d'aller m'informer moi-même, à Paris, auprès des chefs de ton opinion, des lieux où est ta mère, afin de lui faire parvenir de tes nouvelles et d'en recevoir des siennes; car, une dernière fois, tu ne partiras pas pour Paris; ma conscience, s'il t'arrivait malheur, ne se le pardonnerait pas.
Les deux amis s'étaient tendu la main. Léonide était attendrie comme une sœur; jamais son mari ne lui avait paru si noble et si beau.
Son exaltation naturelle, jointe peut-être en ce moment à un sentiment moins avouable devant un mari, l'entraînait si fort hors d'elle-même; elle sentait si vivement battre son cœur dans sa poitrine, tant de larmes rouler sous sa paupière, une si ardente rougeur monter à ses joues, et sans pouvoir quitter sa place, qu'elle comprit la nécessité de dépayser spontanément un thème de conversation si aventureux pour elle.
Après un recueillement général, elle rapprocha son siége de celui de son mari, et lui prenant les deux mains comme pour forcer son attention, elle lui dit:—Vous passerez aussi chez ma modiste et lui rappellerez que je ne veux pas de fleurs à mon chapeau, mais un simple nœud sur le côté, ici l'humidité du bois fane tout, et chez mon relieur, Thouvenin, pour retirer mon album qui est prêt depuis trois semaines. Écoutez-moi donc: si vous traversez le Palais-Royal, ayez-moi le dernier roman qui a paru. Votre journal en dit du bien; on n'y trouve, assure-t-il, ni adultère, ni inceste, ni assassinat, ni parricide, ni moyen âge. Après tout, je suis lasse de ces horreurs, comme tout le monde. Nous ne sommes pas bons, j'en conviens; mais, à coup sûr, nous sommes moins mauvais que les livres qu'on écrit sur nous. C'est tout ce que j'ai à vous recommander.
Voyant que rien ne rompait la consternation d'Édouard et de son mari, Léonide recourut en une minute à tous les moyens imaginables pour paraître naturelle, en prenant un ton de légèreté qui eût fait deviner son embarras, si Maurice avait eu quelque raison pour le pénétrer. La sensibilité des femmes les compromet souvent plus qu'une faute.
Elle versa ensuite du café à son mari et à Édouard qui, les bras croisés sur la poitrine, dans une attitude pensive, était tout entier au sujet qui l'avait occupé durant le dîner.
Édouard n'est pas beau dans le sens classique du terme. Grand, il ne l'est pas; coloré, non plus; il n'est pas une bourgeoise, même de qualité, qui daignât le remarquer, fût-il seul dans un salon, en dehors de tout parallèle. On est fâché de le dire, mais un genre de beauté existe, que les personnes nées seules comprennent, qui coûte à connaître autant qu'une science, et dont il faut mériter l'intelligence comme un titre. La figure d'Édouard a plus d'expression que de chair: l'os y domine. Cette maigreur n'est ni de l'épuisement, ni de la souffrance. C'est du caractère. Si l'on dit avec certitude qu'un portrait est ressemblant sans qu'on ait jamais vu le modèle, le même instinct ne ment pas lorsqu'il aide à distinguer une figure de gentilhomme de celle d'un autre homme. Édouard a un profil de race, comme les Guise, comme les Condé. Nous avons dépouillé les nobles de leurs châteaux, de leurs priviléges, de leurs rangs, mais nous n'avons pu effacer la perpétuité de leur type, inaltérable comme leur nom.
—Je vous quitte, dit Maurice en se levant, Reynier m'attend à l'entrée de Chantilly, à l'hôtel des postes. Tranquillise-toi, Édouard, à mon retour, tu auras des nouvelles de ta mère...
Édouard lui serra la main et salua Léonide en se retirant vers les marches souterraines par où il était monté. La coulisse de la trappe tomba derrière lui.
Rien n'est simple à comprendre comme la retraite souterraine d'Édouard. La berge des jardins de Chantilly qui, la plupart, se prolongent jusqu'à la rivière des Truites, aussi appelée le Grand-Canal, est très-élevée au-dessus du niveau d'eau. Pour éviter l'incommodité de plusieurs marches à descendre, toujours exposées à s'ébouler à la moindre décomposition d'un terrain sablonneux, les habitants, à qui leurs débarcadères sont de la première utilité, ont creusé des corps de logis à la rivière, des voûtes sous leur jardin. De distance en distance ce boyau est interrompu par des coudes qui communiquent, à la faveur d'un escalier, à de petits bâtiments isolés qui sont des dépendances domestiques: buanderie, bûcher, cellier, séchoir; ils conduisent même, chez quelques luxueux propriétaires, à de jolis pavillons d'été, de coupe chinoise, émaillés de verres de couleur, décorés du titre plus vrai que poétique de bouchon.
C'est dans l'un de ces pavillons, meublé par les soins de Maurice et disposé au goût de sa femme, qu'Édouard est caché depuis deux mois, lisant ou dessinant le jour, ne sortant que la nuit, et à l'insu encore de ses hôtes, pour aller se promener dans la forêt.
Une demi-journée de travail avait suffi à Maurice pour établir une communication secrète de ses appartements au chemin couvert aboutissant à la cachette d'Édouard.
Nous sommes en 1831, un Vendéen est poursuivi, il se réfugie chez un notaire de ses amis qui lui prête un pavillon dans son jardin. Est-ce naturel? Sans doute il s'agit d'un souterrain, mais par où ne passent remarquez-le, ni gnomes sulfureux, ni nains difformes, mais des buandières chargées de linge sec ou mouillé, et des jardiniers avec leurs arrosoirs.
Édouard semblait attendre que la nuit fût plus avancée pour prendre une résolution. Il consultait l'heure, apprêtait ses pistolets, regardait le ciel, et retombait ensuite au fond de son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, il soupirait et pensait.
Il se leva, ouvrit son secrétaire; il plaça deux portraits de femme sous ses yeux: celui d'une jeune fille blonde et celui de Léonide. Son attention fut diversement partagée entre ces deux portraits, dont l'un, très-ressemblant, encadré dans un cercle d'or, monté avec luxe, était, à ne pas s'y méprendre, un gage de noces; tandis que l'autre, dessiné sur une simple feuille de papier, au crayon noir, ne paraissait que l'œuvre rapide du souvenir. Était-ce orgueil d'auteur ou tout autre sentiment? Mais Édouard attacha plus longtemps sa vue sur ce dernier; il était plus tranquille et plus heureux qu'en examinant l'autre. Celui-ci semblait l'obliger à demander pardon, celui-là le forcer de feindre.
L'heure venue, il ouvrit avec précaution la porte de la voûte donnant sur la rivière, et se dirigea, en suivant le bord, vers la grille du parc. Il pouvait être onze heures. Il y avait longtemps que les habitants dormaient du sommeil du juste, lorsque Édouard arriva à la grande entrée du château de Chantilly; il était attendu.
—Ce soir, lui dit-on d'abord à voix basse, il faut renoncer à la forêt; nous n'aurons que quelques minutes à passer ensemble. M. Clavier pourrait m'appeler, sa toux le fatigue et le tient éveillé. Si vous aviez plus de prudence que moi, monsieur Édouard, vous me renverriez bien vite.—Renvoyez-moi.
—Ayons plus de confiance, mademoiselle, en notre bonne étoile; jusqu'à présent elle a été si bienveillante! Non, je ne vous renverrai pas, quoique j'approuve,—voyez si je suis sage,—votre projet de ne pas nous promener ce soir dans le bois où les heures sont pourtant si douces avec vous; vous ne les avez pas oubliées?
Ces premiers mots étaient échangés entre Édouard et Caroline de Meilhan, sous la gigantesque arcade du château dont la lune blanchissait en ce moment les bas-reliefs, symboles de chasse où sont jetés en faisceaux les fusils, les pieux, les couteaux, les cors, toutes sortes d'armes. Jaillissaient encore, à cette clarté solennelle, les groupes hurlants de marbre, placés au fronton, chiens héroïques pendus aux flancs d'un cerf aux abois,—nobles animaux! les seuls qui soient restés de ces races précieuses élevées à tant de frais, les seuls de ces meutes dont le palais,—les chiens avaient un palais!—est aujourd'hui aussi désert que celui de leurs maîtres. Ils sont monuments, ainsi que cette hure, autre trophée de la cour d'honneur, ainsi que ces trois bustes de chevaux échevelés qui hennissent de douleur au fronton des écuries; pétrification comme ces écuries où trois cents chevaux avaient de l'air autant que sous le ciel, mangeaient l'avoine dans des auges de marbre ou dans la main délicate des princesses, s'éveillaient à la Diane sous des selles de velours, battaient de leurs sabots d'argent la grande pelouse, et buvaient de leur naseaux l'air rose du matin, fiers des dames de cour, belles et dédaigneuses, qui les montaient. Les écuries sont mortes comme les chevaux, comme les chiens qui aboyaient, comme les piqueurs qui les lançaient au bruit du fouet à travers les ravins, comme les princes de la monarchie qui les suivaient tous. Car la monarchie aussi est morte et de marbre!—cette belle et triste Niobé!—On a établi une école d'enseignement mutuel dans les chenils du château; et, dans les écuries même,—profanation!—la garde nationale, célèbre ses dîners de corps.
C'était un spectacle bien fait pour Édouard et Caroline de Meilhan, celui du château de Chantilly, éclairé par la lune, l'astre des ruines. Les châteaux sont l'histoire des nobles; ils leur racontent, à eux qui entendent leur langage et leurs soupirs, et ce qu'ils ont été et ce qu'ils ne seront plus. Ils ne sont pour nous que de belles pierres, de magnifiques débris; ils sont pour eux des actions, des titres, des priviléges conquis. Nos aïeux à nous n'étaient que des esclaves qui ne nous ont légués que de mauvais noms, des vaincus de l'invasion; les leurs étaient des hommes. Voyez ce qu'ils ont laissé.
Édouard avait enchaîné le bras de mademoiselle de Meilhan sous le sien, et il descendait avec elle un des sentiers raboteux qui, à l'ombre de murs chevelus de lierre, conduisent à la petite rivière des Truites, ligne d'eau limpide et pure qui sert d'encadrement à la pelouse de Chantilly, à l'opposite de la forêt; car Chantilly,—j'ai peur de ne l'avoir pas assez dit,—repose entre des tilleuls et de l'eau, entre une forêt et une rivière, aussi les oiseaux ne font que décrire d'éternelles courbes aériennes sur ce bourg, véritable volière, allant chercher en deçà la feuille jaune du tilleul et en delà la goutte d'eau pour se désaltérer.
—Vous êtes pâle ce soir, Caroline, et, si je ne me trompe, vos traits sont moins paisibles que de coutume. Vous m'avez si bien habitué à votre calme inaltérable, que c'est une douleur pour moi de vous voir ainsi changée; pourvu que ce n'en soit pas une pour vous de vous en parler!
—Je suis triste, oui, l'avenir m'effraye. Si une maladie me privait de l'appui de M. Clavier, que deviendrais-je? Il peut mourir cette nuit, il souffre beaucoup. Où aller demain? La servitude m'est douce près du vieillard qui m'en a fait une facile habitude; elle me serait horrible chez un autre. Et pourtant elle me menace, elle m'attend, elle est inévitable. En qui dois-je espérer? Vous comprenez maintenant pourquoi ma tristesse est visible...
Ces craintes de mademoiselle de Meilhan n'étaient pas un prétexte romanesque pour pousser Édouard à des éclats de dévouement, à des exagérations de sacrifices. Caroline ignorait que M. Clavier avait, la veille, et d'une manière si avantageuse pour elle, mis ordre à sa fortune, et elle savait qu'Édouard n'avait aucune protection à lui offrir, exilé, poursuivi, dépossédé d'une partie de ses biens, par la désorganisation de la Vendée, et très-douteux propriétaire de l'autre partie. C'était donc la plus sincère des plaintes, la plus désintéressée des douleurs que Caroline avait exprimée. Elle aspirait sans doute aux consolations, mais non aux bienfaits d'Édouard: aucun calcul n'entrait dans cette âme naïve.
Ils s'entendaient si bien sans efforts l'un et l'autre, qu'Édouard ne trouva d'abord aucune réponse aux pressentiments de Caroline. Il aurait eu pitié de ses propres mensonges s'il lui avait parlé de sa mère, heureuse de l'accueillir en fille chérie, en épouse de son fils, illuminant jusqu'au donjon ses châteaux, où elle, Caroline, aurait commandé. Ses châteaux brûlaient et sa mère fuyait en exil. Édouard ne put donc, comme tous ceux qui aiment, prodiguer des trésors de promesses à Caroline, dettes faciles cependant, dont on ne rend pas compte plus tard, car ce n'est jamais que le cœur qui contracte et qui paye en amour.
Ils étaient descendus au bas de la côte; ils s'arrêtèrent au bord du Grand-Canal, à la tête du pont rustique qui le traverse.
Caroline attendait toujours une réponse d'Édouard.
Tout à coup elle fut distraite par la singulière beauté nocturne du paysage; la même surprise frappa Édouard. Ils s'avancèrent jusqu'au milieu du pont, où leur cœur fut reposé comme dans le sommeil. Ils n'osaient se parler, de peur de briser le charme.
Édouard désigna seulement à Caroline une statue grêle et blanche, à une distance perdue dans le parc. Il sembla rattacher cette apparition à ce qu'il avait à dire à Caroline, dont le regard était doux et préoccupé à le suivre.
Le pont sur lequel ils étaient limite le parc et en laisse écouler les eaux qui, avant de se mêler à celles du Grand-Canal, sont purgées des feuilles d'arbre qu'elles entraînent à travers une grille. Par une confusion très-naturelle de mouvement, on croirait que les eaux sont immobiles et que la grille n'est qu'un grand peigne de fer qui les démêle, les laissant ensuite tomber échevelées en rouleaux bleuâtres dans le creux de l'écluse. Le gazon semble aussi s'épancher, tant l'eau s'étale sur lui, le courbe, le noie, le voile et se verdit de ses nuances.
—Cette statue est celle du grand Condé, dit enfin Édouard, un des géants de la noblesse française.
—Oui, répéta Caroline, la statue du grand Condé. Ce fut le socle de cette statue qui accrocha la longue robe blanche de mademoiselle de Clermont, et fit tomber, la nuit mystérieuse de ses noces, la noble amante de M. de Melun. Triste présage de l'événement dont elle fut victime! pourquoi me montrez-vous cette statue, Édouard? Pourquoi ce rapprochement? Pourquoi?... Devez-vous mourir aussi?—Caroline trembla, ses lèvres pâlirent, elle serra plus fort le bras où elle s'appuyait.
—Enfant, ne soyez pas superstitieuse; n'aggravez pas de réelles afflictions par des terreurs de roman. Quand je vous montre, à travers ce brouillard laiteux, derrière ces dahlias qui éclatent comme en plein midi et nous renvoient leur parfum amer jusqu'ici, la statue du grand Condé, je n'ai point d'effroi à vous causer, Caroline, je veux simplement vous citer en exemple les malheurs de cette famille. Elle aussi fut exilée, chassée de ses palais; elle aussi mendia à l'étranger pendant vingt ans; mais, au bout de vingt ans, elle revint frapper à la porte du château. C'étaient deux vieillards bien souffrants, bien mélancoliques. L'un se tenait en arrière, parce qu'il pleurait, l'autre parla au concierge. «Le château, mon ami, où est-il?—Abattu, monsieur.—L'orangerie?—Démolie, monsieur.—Le jeu de paume?—Détruit.—Et les écuries?—Sauvées!...—Sauvées! s'écrièrent les deux vieillards.—Mais vous êtes messieurs de Condé! car il n'y a que vous...» Ils étaient reconnus.
Pourquoi n'aurions-nous pas aussi nos retours de l'exil, Caroline? n'est-ce pas déjà une faveur du ciel, celle qui nous a rapprochés dans ce désert? Vous souvenez-vous du jour où je vous vis là-bas aux étangs de Commelle?
—Si je m'en souviens, Édouard!
—Vous disiez en entrant dans le petit château de la Reine-Blanche: «Voilà bien l'appartement de la châtelaine enchantée, la croisée gothique, la cascade écumeuse qui rafraîchit son front, les siéges de chêne et de velours sur lesquels elle médite au milieu de sa cour, mais où donc est le châtelain du lieu? serait-il en Palestine à la poursuite des infidèles à côté du roi Philippe-Auguste ou de saint Louis?»
—Et je vous aperçus aussitôt, Édouard, n'est-ce pas? Vous nous écoutiez de la pièce voisine.
—Je parus pour dissiper votre illusion, Caroline.
—Pour la continuer, mon ami.
—Je vous le répète donc avec confiance: une protection cachée, Caroline, nous a conduits l'un vers l'autre. Comme les princes, dont je vous parlais, nous nous rejoindrons toujours dans la vie. Ils se retrouvèrent ici, à cette place, après vingt ans d'infortune.
—Vingt ans! Où seriez-vous? Où nous retrouver?
—Si nous ne nous quittions pas, Caroline, ainsi que ces deux frères, nous n'aurions, quel que fût le lieu où nous allassions, rien à envier à notre patrie. N'êtes-vous pas, comme moi, un enfant de ces races qui s'en vont de la France chaque jour et qui ne doivent plus compter qu'avec le passé? La noblesse française n'a plus de patrie que dans son cœur et dans ses souvenirs. Dès qu'on n'inspire plus le respect qu'on mérite, il n'y a que de la dérision à recueillir, si l'on résiste dans sa dignité; il n'y a que des soufflets à recevoir, si l'on s'abaisse au niveau de sa condition. Heureux ceux de nos pères qui accompagnèrent la monarchie à l'échafaud! ils crurent du moins la sauver en nous laissant derrière; nous qui périssons sans gloire, nous n'avons pas même cet espoir. On nous tuera dans un coin: nos enfants seront citoyens!
—Vos paroles sont bien dures, Édouard! je souffre à vous entendre...
—A qui d'eux ou de nous appartient la France? Nos pères ne l'ont-ils pas conquise pouce à pouce sur l'étranger, chassant sous vingt règnes l'Espagnol et le Maure jusqu'à ses montagnes, l'Allemand jusqu'au Rhin, l'Anglais jusqu'à la mer? cela sans le concours de ce peuple qui vient bien tard, ce me semble, redemander ses droits! Tigre qui mangea un roi du premier bond, dès qu'il fut libre, et qui, au second, avait déjà un empereur sur sa croupe.—Ici Édouard pressa ses lèvres, s'apercevant que la colère lui inspirait des pensées peu faites pour la simplicité de Caroline, et des expressions qu'il aurait été le premier à condamner dans le sang-froid. Il était excusable: la circonstance seule le plaçait si en dehors de lui-même! elle était entraînante. Édouard était exilé, mis en accusation; sa mère subissait les mêmes conséquence de sa fidélité politique; la femme qu'il aimait le plus après sa mère était l'esclave d'un régicide, et ses récriminations bouillonnaient dans sa tête devant un monument de la toute-puissance perdue de la noblesse; c'était l'huile devant le feu, le Hindou fanatique en face de la pagode de Jaggernaut.
La colère d'Édouard tomba tout à coup; de longues larmes ruisselèrent sur ses joues. Le bruit mélancolique d'un cor venait de se faire entendre et rendait, à l'âme enthousiaste des deux jeunes gens, plus vivante et plus sensible l'illusion dont ils étaient enveloppés. Ce bruit, triste comme le regret, doux comme le souvenir, venait du fond de la forêt; il en était la respiration. Il y avait dans ce courant d'air harmonieux toutes les pensées des temps héroïques de la noblesse, fondues en notes attendrissantes pour le cœur: la joie des hauts chasseurs, les aboiements des lévriers, les hennissements des chevaux, les sanglots du cerf, la voix des nobles damoiselles intercédant pour lui.
Au loin, par delà les parterres qui fumaient comme un lac au lever du soleil, entre les échancrures des massifs à demi éclairés, l'imagination eût facilement entrevu, en s'abandonnant à l'enchantement de cette musique plaintive et d'un autre temps, le cortége vaporeux de ces chasseurs d'autrefois, leurs piqueurs aériens fuyant entre la pointe des herbes et la feuille des arbres, leurs chiens aboyant aux flancs de leurs chevaux nuageux, montés par eux, les chasseurs pâles, aux dorures fanées.
A ce bruit de cor, très-fréquent aux environs de Chantilly, Édouard éprouvait du calme, de la sérénité, le bonheur. Son regard se baignait dans le regard humide de Caroline, à qui sa parole exaltée avait en un instant rendu cette fierté du sang, cette dignité de race que seize ans de maximes républicaines enseignées par M. Clavier semblaient avoir détruites pour jamais. Caroline retrouvait ses titres.
Le cor sonnait toujours. Le bruit partait maintenant de l'allée du connétable: c'était peut-être quelque vieux garde-chasse du château qui se ressouvenait aussi, à sa manière, de son office auprès des princes. Il jouait dans la solitude, comme l'orgue dans les églises: le cor et les orgues, héroïques et pieux instruments perdus comme les grandes gloires, comme les fortes convictions.
Accoudés l'un et l'autre sur le parapet du pont, Édouard et Caroline s'enivraient de souvenirs; ils épuisaient une émotion qui ne parlait qu'à eux et qu'ils doublaient en la partageant. Ceux qui auraient savouré comme nous, par une soirée d'automne, les douceurs de leur solitude sur le pont du Grand-Canal, s'expliqueraient peut-être leur indéfinissable rêverie.
Une longue allée de peupliers borde les deux rives du canal dans la partie intérieure du château, et aboutit au pont, avec lequel elle forme une croix: cette eau et ces arbres divisent le parc. A droite les parterres, à gauche le canal. La ligne des peupliers, qui court d'orient en occident, cachait en ce moment la lune, et si complétement, que les parterres, la chapelle gothique, enfin la moitié du château était sombre comme à minuit, tandis que l'autre moitié était claire comme à midi. Point de nuance intermédiaire: on eût dit côte à côte une nuit de Rembrandt, une matinée du Poussin; deux tableaux se touchant par la bordure, et qui, au lieu de cadre, auraient pour baguettes des peupliers. Seulement dans la partie éclairée descendait parfois en tournoyant une feuille noire, et dans la partie obscure des gouttes lumineuses de rosée. Dans cet endroit, le canal est si large, qu'on y a bâti une île liée par un pont de voûte cintrée à la terre ferme. Cette île, toute chargée de vases, de petites statues, de petits bancs, n'a perdu que ses habitants: elle a gardé ses dieux, ses myrtes et son doux nom d'Ile-d'Amour. Autrefois, quand il existait une cour délicate et tendre, des pages de satin et des demoiselles y lisaient, à genoux, aux nièces du grand Condé, les romans de mademoiselle de Lafayette, ou les beaux vers de Racan.
—Qui dirait, Caroline, que ce point imperceptible a été le château des plus grands princes de la plus grande monarchie du monde? Vous l'avez sans doute visité quelquefois?
—Jamais; M. Clavier m'a toujours refusé ce plaisir.
—Il reste bien peu, Caroline, de ce palais; mais ce peu suffit pour comprendre la magnificence des anciens maîtres. La peinture surtout a éternisé, par des sujets allégoriques, l'histoire de leurs rivalités avec la cour. Watteau a été l'historien mordant des princes de Condé. Son pinceau a couvert de pamphlets les murs, les plafonds, les portes du château. Partout le régent de France et Louis XV sont immolés au vermillon et à l'azur dont Watteau raffolait. Mais, afin d'éloigner ces allusions, le grand peintre a caché la royauté, accusée de trop de faiblesses en amour, sous la peau ridicule d'un singe, qu'il montre à chaque panneau dans un acte particulier de la vie de cour. Ici le singe assiste à la toilette de son amante, ici il cueille des cerises avec elle; là il fait sa partie d'écarté en face d'elle; plus loin il l'emporte dans un char magnifique à travers la campagne. Autour de ces tableaux, les arabesques de l'Inde s'entrelacent et se croisent, et contribuent à présenter, comme un rêve d'artiste, une de ces satires qu'un prince du sang seul avait le droit de se permettre sans aller à la Bastille, et que Watteau seul, sous la protection d'un prince du sang, avait le talent de tracer.
—Quelle est cette lumière, demanda Caroline, là-bas, sous le bois de Sylvie, au-dessous du labyrinthe?
—C'est le hameau: comme il y eut un grand Condé bon, mais sévère dans ses mœurs, il y eut d'autres Condé, bons aussi, mais plus frivoles, exclusifs admirateurs de Watteau. C'est encore Watteau qui a donné l'idée du hameau. Le hameau a été le théâtre des fêtes dont le caractère d'originalité s'est perdu, et qui appartenait au temps, comme les excès dont on accuse ses fêtes d'avoir été le prétexte. Fatiguée de l'étiquette, du masque qu'elle impose, des habits massifs qu'elle attache aux épaules, la jeunesse de la cour de Louis XV venait réaliser au hameau, sous des costumes rustiques, les pastorales à la mode. Devenus jardiniers, des marquis, colonels de dragons, puisaient de l'eau, couronnés de roses, avec un œil de poudre, et un petit chapeau de paille sur l'œil de poudre. Ils soupiraient en arrosant des plates-bandes d'œillets; s'arrêtaient pour en former un bouquet qu'ils liaient avec des faveurs, et ils chantaient, appuyés sur leurs bêches. Boucher leur avait donné des leçons de nature. Nécessairement les bergères étaient cruelles. Les bergères, c'étaient des comtesses. Vous distinguez d'ici la chaumière d'où elles sortaient en filant du lin et en chassant devant elles leurs agneaux; de vrais moutons blancs et peignés, ayant des sonnettes d'argent au cou. Ces moutons, nourris d'amandes, étaient baignés dans des eaux parfumées.
Auprès de la chaumière s'élève le moulin. Costumés en meuniers, les pages du roi y apportaient le froment et en rapportaient la farine. Le roi aimait beaucoup à manger les gâteaux pétris avec la farine de ses meuniers de Chantilly. D'autres allaient soupirer dans les bois de Sylvie, et dire réellement leurs peines aux échos d'alentour. A midi, on déjeûnait à la laiterie, dont on a aussi respecté la frêle construction. Les siéges y sont en noyer, ainsi que le veut Fontenelle dans ses pastorales, et les vitraux peints en campagne. On mangeait à la laiterie des œufs frais, en s'y disant des choses tendres entre bergers et jardinières, meuniers et laitières. Ces travestissements d'existence duraient jusqu'à la nuit, heure à laquelle la bergère redevenait une haute dame de Montmorency, et le tendre bûcheron du bois de Sylvie, Louis de France, roi très-chrétien.
Caroline recueillait avidement ces récits où étaient empreintes les diverses splendeurs de la noblesse française avec tout l'héroïsme qui la rendait redoutable, avec toute la grâce qui tempérait cet héroïsme pour le faire aimer. Édouard, en les animant par son accent passionné, Caroline, en les écoutant d'une oreille neuve et prévenue, s'unissaient de cœur bien mieux et avec plus de réserve que s'ils se fussent entretenus uniquement d'eux-mêmes. Qu'importent les mots et les idées qu'on emploie? L'amour n'est qu'une fraternité d'âme, et la parole est moins propre à le peindre qu'à l'exagérer.
—Comme vous me faites aimer et regretter ces temps, Édouard! Qu'avons-nous aujourd'hui qui les remplace?
Le cor avait cessé de retentir.
Un nuage, monté de la grande pièce d'eau, avait caché le disque de la lune.
Après être passé du vert foncé au sombre, puis au noir, le paysage avait disparu.
Caroline et Édouard furent plongés dans la plus épaisse obscurité.
—Vous me demandez, Caroline, ce qui a remplacé la noblesse? Demandez ce qui peut tenir lieu de cette clarté céleste que nous venons de voir s'éclipser; car la noblesse était aussi un astre, foyer de toutes les lumières et de toute fécondité, levé sur les âges et par lequel on comptait des jours d'honneur et des jours de vertu. Autour de la noblesse, les races gravitaient en ordre pour prendre rang dans l'humanité: elles avaient un nom; elles n'en ont plus. Vivre aujourd'hui, c'est couler comme l'eau, voler comme le sable, aller de l'inconnu à l'inconnu.
Les belles qualités de l'âme ne se perpétuent plus, ce qui les tue: le fils de qui n'a rien été n'est rien, ne sera rien. L'homme a perdu la moitié de l'immortalité en perdant la noblesse.
Jour affreux, celui où cette séparation se fit. Esclave révolté, le serf entra dans ce château que la nuit nous voile, et il en chassa les maîtres. Les tours de cinq cents ans tombèrent dans les fossés; les vieux chênes sur les chemins: des coups de canon furent tirés à bout portant sur la statue de bronze du connétable, qui mourut ainsi deux fois: ce n'était pas trop pour un Montmorency. On égorgea les dames du château avec des couteaux de chasse, comme les biches et les faons de la forêt: on gratta avec les ongles les murs qui retraçaient les batailles du grand Condé; de celui qui avait vingt fois sauvé la France et ne l'avait trahi qu'une; puis on se lava les mains dans les eaux du canal, toutes colorées de Rocroy, de Denain, de Maëstricht, de Valenciennes: le sang, la couleur et l'histoire ruisselèrent. On blessa les statues; on trancha la tête à ces divinités silencieuses et bonnes comme des femmes qui ornaient le parc et le labyrinthe; on ne respecta ni les frais asiles où Bossuet écrivait l'oraison funèbre de mademoiselle Henriette de France, ni la pierre où Fénelon pleura sa disgrâce, ni le banc de gazon où Vauban médita ses fortifications de la France: on lâcha des moutons dans le parc, qui broutèrent tout.
L'urne d'argent même qui renfermait les sept cœurs des Condé fut brisée; et les cœurs, jetés par-dessus un mur, restèrent pendant plusieurs jours accrochés aux branches d'un arbre, balancés par les vents.
Voilà comment on a remplacé la noblesse!
Ces jeunes gens blasphémaient.
S'ils avaient pu se tourner et voir flamber, à l'extrémité du canal, une cheminée colossale remplissant l'air de fumée et de feu, éclairant la moitié de Chantilly; s'ils avaient pu se demander pourquoi cette bouche d'incendie poussait ainsi sa gerbe grondante vers le ciel; s'ils s'étaient rapprochés de cette lueur, phare au milieu de la brume du canal; s'ils avaient aperçu la presque population du bourg, laborieuse et infatigable, occupée à broyer des rochers, à les pulvériser, à les cuire, à les réduire en pâte pour les durcir de nouveau, mais transformés en coupes ciselées, en vases étrusques où s'épanouiront des fleurs, en pendules dorées, alors peut-être quelques-uns de ces Prométhées, qui créent des merveilles avec de la boue et du feu, leur auraient dit: Nous sommes les fils de ces vassaux, jadis gardes-chasse, vide-bouteilles, serdeaux, valets de chiens de messeigneurs de Condé; nous ne possédions qu'une terre aride, nous l'avons creusée avec nos ongles et nous en avons fait jaillir de la porcelaine; nous serions serfs, nous sommes ouvriers; nous n'avons gardé que nos droits de tous ces biens conquis un instant par nos pères. Le château était aux Condé, il est aux d'Orléans: que demandez-vous au peuple?
Mais Édouard et Caroline ne virent ni la fabrique de porcelaine ni sa superbe aigrette de flamme; pleins de mille pensées où le souvenir et la douleur occupaient plus de place que le raisonnement, ils gagnèrent à pas lents le bourg de Chantilly par le chemin qu'ils avaient pris en allant.
Il était à peu près résulté de leur entrevue qu'ils partiraient clandestinement, qu'ils quitteraient la France.
Ils se dirent adieu à la porte de la chapelle du château.
Une heure sonna.
Caroline rouvrit la porte du jardin; mais, en traversant l'allée de vignes dont les feuilles empourprées par l'automne lui effleuraient le visage, elle éprouva une profonde amertume à rentrer dans sa solitude. Avec l'intelligence de sa haute condition, la tristesse lui en était venue; elle rougissait pour la première fois de sa place chez M. Clavier.
Sortie pauvre et simple fille, elle rentrait comtesse de Meilhan.
Nous avons connu un Irlandais, homme d'esprit original, qui, possesseur à vingt ans d'une fortune considérable, l'avait consacrée à voyager à travers les quatre parties du monde, dans l'unique but de vérifier s'il était vrai que les événements prissent quelque part, quelquefois, la forme et le caractère du drame.
Sa vie entière l'avait convaincu que sa recherche avait été de la plus grande inutilité; que les plus belles combinaisons de tragédie ou de comédie, appartinssent-elles à Shakspeare ou à Molière, ne s'étaient jamais offertes à qui que ce fût dans le monde réel. Deux principes résumaient sa doctrine d'observation à cet égard: le premier, que les hommes ne provoquent jamais les événements; le second, que les événements n'ont ni logique, ni moralité, ni esprit. César est tué en sortant du sénat; mais César était attendu par les conjurés: il n'y a pas là de drame, c'est un brutal événement. Si César eût tué les conjurés, le contraire aurait eu lieu; il y aurait eu alors surprise, moralité, drame.
Mais Géronte, qui se blottit dans un sac et se laisse rouer de coups par Scapin, le prenant pour l'homme qui le cherche dans l'intention de lui couper les deux oreilles, n'est-ce pas l'exemple retourné de César? n'est-ce pas là du drame, de la surprise? sans doute. Mais cela est-il arrivé? non,—et qu'importe? la scène est admirable.—Je n'en conteste pas le mérite; ce n'est pas de quoi il s'agit ici; elle sera sublime, si l'on veut. Dites seulement si, en 1660, cette erreur a pu être commise, écartant même l'invraisemblance de la galère turque, de la place publique au milieu de laquelle un citoyen connu de la ville se fait battre?
Notre Irlandais, très-insinuant, très-poli, avait interrogé, dans l'intérêt de sa recherche, des femmes de toutes les conditions, de toutes les contrées, afin de savoir d'elles si le drame était peut-être dans l'amour. On avait confié à sa naïveté des histoires d'infidélité, de poison, d'effrayants récits de meurtre; mais quand, arrivant à son système, il demandait: «Cette infidélité, madame, l'avez-vous cachée avec la ruse infernale de la comtesse Almaviva? Ce poison a-t-il été versé entre deux embrassements? Ce meurtre, dicté par l'offense, l'avez-vous servi au milieu d'un festin à Ferrare, comme pour rendre une politesse reçue à Venise?» Et l'Irlandais attendait toujours en palpitant le fait dramatique. Pauvre curieux!—«L'infidélité, lui avouait-on en rougissant, avait été consommée à l'occasion d'une jarretière arrêtée un peu trop haut, devant un homme qu'on ne savait pas là; le poison avait été mêlé à deux sous de crème; une heure auparavant, on ne pensait pas au poison; et le meurtre ne s'était exécuté que par le concours fortuit d'un mot grossier et d'une vrille oubliée sur la table. L'amant avait dit:—Tais-toi, insolente!—La femme lui avait répondu par un coup de vrille dans l'artère.»
—Événements! événements! répétait toujours notre Irlandais désolé, nulle part du drame!
Il alla vivre avec les voleurs de grand chemin: c'était remonter à la source du drame. «N'avez-vous pas rencontré, s'informa-t-il d'eux, parmi les gens que vous avez détroussés, des femmes que vous aviez aimées, des jurés qui vous avaient condamnés; et, dans ces rapprochements si peu agréables pour eux et pour elles, ne vous êtes-vous pas montrés, par cette singularité d'esprit dont la nécessité des contrastes littéraires vous revêt, bons à l'égard des uns, dignes et respectueux envers les autres?»
—Jamais!
—Pas de drame, mon Dieu, s'écriait l'Irlandais, même parmi les voleurs!
Il visita l'Inde, le Japon, la Tartarie, et non-seulement il ne découvrit pas le drame chez les peuples de ces pays bizarres, mais il ne fut, lui, si étrange au milieu d'eux, l'accident personnel d'aucune scène de drame.
Ce qui lui était constamment arrivé avait été le résultat du hasard ou de la force des choses; on n'y sentait point une intelligence suivie, des scènes, un progrès, un dénoûment, enfin un tout raisonnable qui, reproduit dans le même ordre devant des spectateurs, les aurait satisfaits. Il avait vu des ponts s'écrouler, mais dans ce moment ils n'étaient traversés par personne, ou si quelqu'un y passait, ce n'était pas une jeune fille allant rejoindre son amant, ou un scélérat se rendant sur les lieux d'un crime. L'événement, toujours l'événement... jamais le drame.
Il aurait craint de montrer trop de simplicité s'il eût cherché le drame dans la société européenne, telle qu'elle est aujourd'hui en France, en Allemagne et en Angleterre; c'est à peine dans cette société si l'événement y arrive. Dans cette société, il y a peu de fortes passions, beaucoup de lois pour prévenir, pour réprimer, punir ces passions; quand ces lois sont muettes, s'avancent les mœurs, jurisprudence où le jury c'est tout le monde, le bourreau chacun; et quand il n'y aurait ni ces lois ni ces mœurs, le drame n'existerait pas davantage, car il n'y aurait plus d'obstacles, et tout arriverait comme de raison.
Cet Irlandais, qui avait vieilli à chercher le drame sous toutes les latitudes, dans les pays les plus ardents, dans ceux ou la religion, la politique et les mœurs s'établissent à coups de fouet et se maintiennent à coups de poignard, et qui n'avait jamais été témoin que de la logique tronquée du hasard, jamais de celle du théâtre, mourut d'une tuile dont il fut frappé à la tête. Essayez d'en finir ainsi avec un personnage de roman.
En poussant la porte du pavillon, toujours avec les mêmes précautions, Édouard ne fut pas peu étonné d'apercevoir Léonide accoudée sur la table; elle lisait.
Elle tourna la tête, et, sans s'émouvoir davantage, elle dit en souriant à Édouard:—Vous avez bien tardé, monsieur. Sans doute la chasse que vous avez faite au clair de la lune nous indemnisera de la longueur de votre absence. Quel beau gibier rapportez-vous?
—Oui, répondit Édouard, confus, contrarié de la présence de Léonide dans le pavillon, cherchant vingt mensonges avant de risquer une réponse qui ne fût pas une défaite, déposant son chapeau, puis ses armes sur la table, les désarmant, s'essuyant le font; oui, j'ai violé la promesse—et j'ai eu tort—que je vous avais donnée de ne pas sortir la nuit, de ne pas rentrer si tard au pavillon; mais, afin de me distraire du chagrin causé par les mauvaises nouvelles que j'ai apprises ce soir, je suis sorti, j'ai prolongé ma promenade, je me suis égaré, et d'ailleurs, je ne prévoyais pas vous trouver ici au retour... Vous lisiez, je crois. Édouard tendit le cou, regarda furtivement, craignant que Léonide, le secrétaire étant resté ouvert, n'eût remarqué le portrait de Caroline roulé auprès du sien.
—Je lisais une lettre de mon mari.
—De Maurice, parti ce soir pour Paris, absent depuis neuf heures?
—Vous ne comprenez pas. C'est une lettre adressée à mon mari et que j'ai ouverte.
—Vous partagez donc avec lui les secrets de la correspondance?
—Non, et voilà pourquoi j'agis ainsi.
—A son retour, que pensera-t-il?
—Rien, si la lettre ne lui est pas remise, et ce qu'en tous les cas il aurait pensé si je la lui rends exactement recachetée.
—Quelle finesse!
—Quel devoir! dites plutôt. Approchez et lisons ensemble.
—Je vous en prie, ne lisez rien. Confirmez-moi dans cette persuasion que je n'ai pas le droit d'être de moitié dans la confidence.
—Qu'en savez-vous?
—Comment cela serait-il autrement? Je suis caché chez vous, nul ne me sait ici.
—Alors vous ne me croyez pas... c'est bien. Brisons là-dessus, je vous en prie.
Léonide s'était brusquement levée pour sortir; mais, arrêtée au passage par Édouard, elle retourna s'asseoir auprès du secrétaire, et précisément devant le rouleau qui renfermait le portrait de Caroline. Un souffle de vent de la porte, un mouvement involontaire de Léonide eussent suffi pour tout révéler. Heureusement la lampe était posée sur la table à quelque distance du secrétaire. Édouard, lui prenant la main qu'il baisa avec la chasteté du pardon, lui dit, afin de l'éloigner au plus vite du voisinage du portrait:—Venez et lisez-moi cette lettre, bien que je prévoie ce qu'elle contient: d'abord elle est anonyme?
—Non.
—On vous y fait part de quelque prétendue infidélité de Maurice?
—Encore moins.
—Mes prévisions sont à bout: je vous écoute.
—C'est bien heureux.
Édouard avait, pendant ce court dialogue, ramené Léonide à la place qu'elle occupait lorsqu'il était entré, et d'un mouvement qui cessait d'être suspect, car il devenait indifférent, il ferma le secrétaire et s'assit ensuite pour écouter avec résignation la lecture de la lettre.
—Cette lettre est de Compiègne; c'est Jules Lefort qui écrit à mon mari. Vous lui avez entendu quelquefois parler de Jules Lefort?
—Jamais.
Cette discrétion de Maurice fit impression sur Léonide. Elle se recueillit pendant quelques minutes, et, après avoir déposé la lettre de Jules Lefort sur la table, elle commença un récit de famille dont le lecteur a déjà pris connaissance. Seulement Léonide mit une continuelle partialité à faire ressortir les torts de sa cousine Hortense, qu'elle représenta comme une femme au cœur faux, et comme s'étant mariée sans amour, uniquement pour partager la fortune de Jules. Les faits que'lle avoua, parmi de nombreux qu'elle fut obligée de taire, étaient d'autant plus altérés, qu'elle glissa sur la passion romanesque que lui avait inspirée Jules Lefort, cause principale de sa haine pour Hortense.
—En tout ceci, répliqua Édouard, je ne vois que des événements peu graves et que vous jugeriez vous-même sans importance, si vous n'aviez pas le tort de vous les rappeler,—permettez-moi de vous le dire,—trop souvent et hors de propos. Vous êtes heureuse dans votre ménage, votre cousine l'est dans le sien, à quoi bon se souvenir d'un passé qui ne doit plus vous être contraire?
—Si c'est au nom du passé que vous voulez qu'on oublie, voyez si la haine est éteinte entre elle et moi, et dites quelle est, de nous deux, celle qui la ranime. Arrivons à la lettre de son mari.
«Mon cher Maurice,
»Il se prépare à Senlis, pour les premiers jours de Carnaval, un bal masqué qui aura lieu à la sous-préfecture. Mémorable solennité pour toi et pour moi, n'est-ce pas? Que je te céderais volontiers ma place aussi volontiers que tu me gratifierais de la tienne, si je n'étais convaincu que le plus grand plaisir de l'un serait d'y rencontrer l'autre! Mais ce bonheur-là ne nous est plus guère permis, Maurice, et pas plus au bal où notre humeur ne nous attire guère que partout ailleurs. Enfin, point d'élégie à propos de bal.
»Depuis six mois mon Hortense a ma parole que je la mènerai à cette fête, que je pourrais appeler de famille, car tout le canton s'y réunit chaque année, à jour fixe, tu le sais. C'est une véritable fête pour Hortense qui sort peu, qui passe sa vie, ainsi que moi, à acheter des moutons et à en revendre la laine. Il dépend de toi, mon ami, que cette satisfaction lui soit donnée: je te fais grâce de tout préambule pour t'expliquer pourquoi cela dépend de toi. Il est pénible de nous répéter que ta femme et la mienne ne peuvent être en présence dans le monde sans éprouver de la gêne, une contrainte dont nous n'avons été que trop souvent témoins, toi et moi. Tu n'as pas oublié l'événement de l'an passé au bal de Senlis; d'autres même s'en sont aperçus, et nos deux ménages, dans la personne de nos femmes, n'ont plus été sacrés. Nous ne sommes pas de ces fous, Maurice, qui mettent leur bonheur à se raidir contre l'opinion. Vouloir ce que veut le monde, c'est obtenir en compensation de cette faiblesse les quelques joies qu'il procure: nous n'en sommes pas ennemis. Or, ta femme, pour revenir au pénible sujet de cette lettre, sera aussi invitée à ce bal. Penses-tu qu'il soit convenable que Léonide et Hortense y aillent toutes deux? Que la sagesse en décide. Avant tout, consulte le désir de Léonide. Si elle n'en montre pas un bien vif d'aller à ce bal, Hortense profitera du refus de Léonide. Si, au contraire, ton excellente femme est assez franche pour ne pas consentir à un pareil sacrifice, eh bien, qu'elle s'amuse, laisse-la aller à Senlis; mais, dans l'un et l'autre cas, réponds-moi sans contrainte, sans complaisance. Encore une fois, consulte ta femme: je garantis l'obéissance de la mienne. Son bonheur est dans ma volonté.
»Il m'eût été plus doux de t'écrire que nous y serions tous quatre, heureux de faire un peu enrager les jeunes gens et les célibataires de notre grosse joie de mari; mais le sort ne le veut pas. L'un de nous s'amusera pour l'autre: c'est s'ennuiera que je veux dire. Cachetons vite ma lettre: je ne suis pas jaloux qu'Hortense lise cette dernière phrase: elle me ferait danser tout le bal. Adieu.
»Mille amitiés à l'excellente cousine Léonide.
»Ton ami,
»JULES LEFORT.»
—Jugez maintenant, Édouard, si ce n'est pas le mari qui a écrit cette lettre sous la dictée de la femme.
—Quand cela serait, ce qui me paraît contestable, que prétendez-vous faire?
—Je n'ai pas pour habitude, Édouard, d'initier à mes projets ceux qui ne promettent pas de m'aider dans leur exécution.
—Vous ai-je refusé mon concours?
—Je ne dis pas encore cela. J'emploie toujours cet avertissement pour qu'on ne prenne pas ensuite en mauvaise part les récompenses que j'accorde en retour des services qu'on me rend.
—Vous avez, Léonide, des doutes trop ombrageux et une reconnaissance trop timorée. Employez vos amis, soyez confiante avec eux. Ne suis-je pas le vôtre?
—Ne me réduisez jamais à en douter, Édouard. Dans ce moment surtout, j'ai besoin de votre appui, pour établir mon autorité auprès de Maurice. Savez-vous ce qu'il répondra à Jules Lefort? «Va au bal; mènes-y ta femme: la mienne n'en saura rien.» Il est homme à cela; il ne voit pas la dignité du ménage dans la considération de sa femme. Peu lui importe que mon absence soit remarquée, qu'on l'interprète de mille manières, toutes à ma honte, toutes à la gloire d'Hortense Lefort. Qu'elle seule y aille, en faut-il davantage pour qu'elle obtienne contre moi l'opinion du monde que, l'an passé, elle sut disposer en sa faveur par son évanouissement, vrai ou feint, en me voyant entrer dans ce bal de Senlis où elle était si loin de m'attendre? Si je ne parais point cette année à ce bal où elle ira, je suis vaincue, terrassée: on pensera, on dira hautement que Jules Lefort a imposé à Maurice l'obligation de ne pas m'y conduire; ou bien, et ce sera la version la plus honnête, que mon mari m'a forcée lui-même à ne pas y paraître. Heureuse alternative!—celle de passer pour la femme d'un homme sans dignité ou pour l'esclave de cet homme.—Vous ne savez pas, mon ami, que cette Hortense s'est rendue coupable, sous de faux semblants de naïveté et d'innocence, des ingratitudes les plus noires; qu'elle a menti lâchement à l'amour qu'elle prétendait avoir pour Maurice, en se mariant avec Jules Lefort... oui...
—Permettez-moi, interrompit Édouard qui tenait la main de Léonide dans la sienne;—ce dernier tort, vous ne devriez pas le ressentir aussi vivement que Maurice qui paraît l'avoir oublié en vous épousant, et sans lequel vous ne seriez pas aujourd'hui sa femme.
—Édouard, reprit Léonide vivement et après quelques minutes de contrainte, je n'aime pas Maurice: je ne lui étais pas destinée. Témoin de l'attachement que ma cousine disait lui porter, de celui que Maurice éprouvait sincèrement pour elle, j'ai trop retenu leurs serments réciproques. De confidente devenue épouse, ai-je pu oublier que mon mari avait aimé une autre femme, que cette femme l'avait peut-être aimé? Comment s'abuser, Édouard?
Ici Léonide s'arrêta. C'était une lacune à remplir pour la perspicacité d'Édouard. Il en aurait coûté à Léonide d'avouer qu'elle avait aimé Jules Lefort, et pourtant, sans cet aveu, comment lui était-il possible de justifier sa haine pour sa cousine Hortense?
Édouard, eût donné tout au monde pour que, dans ce moment, Léonide avouât cette faiblesse: aussi ne fit-il aucun effort pour lui en épargner la confession entière.
—Édouard, c'est un grave événement que le mariage; c'est un événement sinistre qu'un mariage sans amour. Ceux qui sont rassasiés du mariage parce qu'ils l'ont trop savouré, qui s'arment pour le détruire parce qu'ils l'ont épuisé, ceux-là se plaignent, se récrient, s'élèvent à tort contre la société. Leur plainte est une puérilité; leur déception est un malheur commun à toutes choses: ne se lasse-t-on pas des meilleures? Quelle est la profession qui à la longue ne soit devenue un supplice? Quel est le sentiment que le temps n'ait rendu intolérable? Quelle est la vie dont le poids n'ait écrasé celui qui la portait? Et remarquez qu'on n'a que la misère pour refuge, si l'on sort de sa profession, tandis que l'adultère vous délivre avantageusement du mariage en une heure; l'adultère dont n'auraient aucune honte ceux qui réclament en son nom contre le mariage, s'ils avaient un peu moins besoin de s'en faire un moyen du moment. Car ce n'est pas contre le joug du mariage, regardez-y bien, Édouard, qu'on s'élève; creusez bien: c'est plutôt contre la possibilité de ne pouvoir se marier tous les jours, à chaque instant. La passion ne recule pas devant l'engagement: c'est le dégoût, c'est la froideur qui demandent compte de la durée. On fait une affaire de raison du mariage, non quand il est à conclure, mais quand il n'est plus à rompre. Ceux qui demandent le divorce brûlent de se remarier: ils sont moins jaloux de briser une entrave que de se soumettre à de nouvelles; et l'on conçoit que la loi est en droit de considérer comme un aveu d'émancipation du libertinage ce cri déguisé de liberté humaine qui veut altérer la perpétuité du mariage. Mais quelle pitié plus profonde ne doit-on pas à celles qui s'engagent sans amour, sans cet enivrement d'un an, fût-il d'une heure? qui sont entrées à l'église sans prières, sans larmes, sans battements de cœur; qui en sont sorties sans conviction; qui sont descendues dans la couche du mari, froides, plus froides qu'elles ne s'étendront dans la tombe; et qui, pendant toute leur vie, s'inhumeront ainsi chaque soir et s'exhumeront chaque matin. De plus tourmentées existent: celles qui se sont mariées par dépit; affreuse résolution que ces mariages; et, c'est une vérité, les deux tiers des mariages ne sont pas autrement inspirés. On a honte de l'âge qui arrive; on se marie vite: on a hésité pendant dix ans, une minute décide. On était deux amies: la plus jeune vous devance, elle épouse; on pousse un cri de rage, et malheur au premier parti qui s'offre: on l'accepte. Un amant parfois vous délaisse: c'est faiblesse de le rappeler; c'est grandeur de l'éblouir par le mariage. Il aura un remords peut-être! non! il ne l'aura pas ce remords. Et, par dépit, vous vous livrez à un rustre qui sourit,—le fat!—à sa pitoyable conquête; il est fier que vous vous appeliez de son nom, tandis que vous êtes trop heureuse de ne pas lui prêter le vôtre. Malheureusement la vengeance tombe quelquefois sur un honnête homme, et, en récompense de ses soins, de ses attentions, vous n'avez à lui offrir qu'une poitrine glacée, que des lèvres sèches, qu'un visage dédaigneux.—Édouard, je vous ai dit ma vie. Mon mariage avec Maurice fut un calcul de colère, une inspiration irréfléchie de la haine. Tant que je ne serai pas apaisée, mon mariage ne sera qu'une dure expiation; après, j'essayerai du calme à défaut de bonheur; et, dans mes souvenirs de lutte, je n'oublierai pas que vous m'avez aidée à le recouvrer.
—Que faut-il faire pour cela, Léonide?
—M'accompagner à ce bal de Senlis. Vous serez masqué, je ne le serai pas: on vous croira mon frère, mon mari, le colonel Debray, qui m'y conduisit l'an passé.
—Comptez sur moi, Léonide; mais pourquoi irez-vous à ce bal le visage découvert?
—Ce sera ma seule vengeance, mon visage. Hortense sera là, son mari sera là, ils seront tous là ceux qui, la voyant au bal, ne s'attendront pas à ma présence, qui les étonnera comme la foudre. Et mon visage ne sera dédaigneux pour personne: il y en aura de plus belles, mais non de plus gaies, de plus folles que moi à ce bal. Vous me verrez rire et danser: j'entraînerai tout le monde dans ma joie, je laisserai un long sillon de folie derrière chacune de mes paroles. Le lendemain on se dira: La mieux parée du bal, c'était la femme du sous-préfet; la plus jolie, c'était celle du maire; la plus coquette, c'était celle-ci ou celle-là; mais la plus remarquable par sa gaieté, c'était la femme du notaire de Chantilly. Ceci me vengera.
Ma gaieté fera croire à mon bonheur, Édouard: qu'est-ce que je souhaite de plus? Celui d'Hortense pâlira de tout l'éclat du mien.—On nous avait trompées, pensera-t-on.—On vous avait trompées, mesdames; elle ne devait pas venir, elle est venue!—On la disait rongée par le chagrin, par le dépit:—regardez le feu de ses diamants, le feu de ses yeux.—Ah! voilà mon triomphe, Édouard, le voilà! Qu'importe après cela qu'en rentrant je donne à des larmes de rage la moitié de cette nuit commencée par la vengeance?
—Eh bien, fit Édouard, puisse cela assurer votre bonheur, disposez de mon bras. J'aurai un masque, ma voix n'est pas connue. A quand la fête?
—Dans deux mois. D'ici là, j'irai à Paris, j'en rapporterai deux costumes de bal, car vous comprenez le danger, Édouard, que nous courrions si nous mêlions un étranger à tout ceci. Je ne doute pas que Maurice saura notre équipée dès le lendemain même: la considération ne m'arrête pas; au contraire. Mais il m'importe qu'il n'ait connaissance de l'événement qu'après son beau résultat. Je respecterai son affectation à ne pas me parler de ce bal; d'ailleurs, je ne résisterais pas à sa volonté, s'il me défendait d'y paraître.
—Mais ne craignez-vous rien pour moi, Léonide? Que pensera Maurice quand il apprendra, non sans étonnement, que je suis de moitié dans une démarche peut-être répréhensible à ses yeux? Me répondez-vous qu'il ne regrettera pas l'hospitalité dont j'aurai abusé?
Afin que son objection, qu'il hasardait du ton de voix le plus timide, ne blessât pas Léonide, Édouard s'était rapproché d'elle, colorant le plus possible son hésitation de la docilité de l'obéissance.
Léonide fit semblant de ne pas comprendre; mais lorsqu'elle s'aperçut qu'Édouard persistait pour obtenir une réponse à ses doutes, elle battit l'argument de l'hospitalité par un sourire qui décontenança Édouard. Ce sourire, mêlé d'un peu de pudeur et de beaucoup de raillerie, lui fit comprendre que le scrupule dont il s'armait était bien arbitraire chez lui, et qu'il n'en avait pas toujours été si vivement préoccupé dans des occasions tout aussi délicates.
—Je consens à tout, dit Édouard, qui, prenant son parti bravement, ne songea plus qu'à effacer de l'esprit de Léonide les impressions équivoques qu'il avait fait naître pendant la discussion.
Et maintenant parlons de la récompense promise. Que m'offririez-vous que je pusse apprécier plus que votre amitié, Léonide? Conservez-la-moi constante et sans partage.
—Serait-il bien vrai que vous eussiez ressenti près de nous quelque adoucissement à vos tristesses, mon ami? Vous ne sauriez croire la douleur que j'ai éprouvée tout le temps de cette lecture hier au soir au dîner. Maurice me regardait sans doute sans intention; mais j'étais effrayée par lui, émue pour vous. Ma voix tremblait: l'avez-vous remarqué, Édouard?
—Bonne Léonide! je lis dans votre cœur comme vous lisez dans le mien. S'il est une consolation à mes maux, c'est dans vous que je la rencontre, quoiqu'un peu mêlée de remords, je ne vous le cache pas; et, dans vos soins affectueux pour moi, dans vos paroles, dans vos pas qui viennent me chercher dans cette prison embellie par vous de toute la grâce d'une femme; rendue aimable par tes caresses...
Édouard parlait sur les lèvres de Léonide, de Léonide qui avait ce regard distrait, lucide et voilé à la fois de la volonté qui s'abandonne, qui s'endort au bruit des paroles aimées, qui se fond et se perd dans la volonté d'un autre.
La lampe rayonnait doucement, et, répandant sa clarté encore trop vive sur des paupières touchées par le sommeil, elle n'éclairait que le groupe entrelacé de Léonide et d'Édouard, dans un coin de la chambre silencieuse et endormie:
—Que tes cheveux sont doux! Pour qui les arranges-tu ainsi sur ton front si patiemment, chaque matin?
—Pour toi, Édouard.
—Pour qui ces robes avec tant de grâce serrées à ta poitrine?
Je suis un imposteur, pensa Édouard.
—Pour toi.
Quel rôle infâme je joue! se dit-il.
—Ces yeux si beaux, cette bouche?
—Pour toi.
—Cette haleine qui m'enivre, amère et chaude, que je bois avec âme? Cette force qui me briserait si tu voulais, et que tu convertis en grâces et en souplesse; cette taille, pour laquelle j'aurais de la jalousie si j'étais femme? Je t'aime comme cela. Tu n'es pas une jeune fille fière de son innocence, digne d'être admirée seulement; un ange, peut-être, mais pas encore une femme. Tu as aimé: tu inspires l'amour, tu en permets les caresses. Si l'amour n'est qu'une ardente réalité, l'amour, c'est toi; et s'il est un autre amour plus pur qui impose des sacrifices, des résistances, celui-là peut partager le cœur sans crime, sans honte, sans remords.
Édouard s'arrêta au milieu de sa distinction passionnée. Léonide ne l'écoutait plus. Il murmura dans sa poitrine:—Mon Dieu! comme la reconnaissance mène loin!
Léonide s'était assoupie dans ses bras.
Les femmes de notaire ont le sommeil dur.
On dira donc qu'Édouard aimait deux femmes.
Je ne dis pas cela.
—Mais!
Je ne dis pas le contraire.
Le lendemain, en s'éveillant, Léonide trouva, sur un fauteuil auprès de son lit, un cachemire noir que Maurice lui envoyait de Paris.
Victor Reynier seul était de retour.
C'était dimanche, jour de bonheur et de coquetterie pour les habitants de Chantilly, qui, vers les deux heures, lorsque le soleil est moins chaud l'été, et l'air moins froid l'hiver, débouchent de tous les corridors de la forêt, ou y pénètrent par ses arcades de verdure, bordent la pièce d'eau, et, marchant par groupes, par familles, s'étalent sur un océan de gazon incommensurable à l'œil.
Le dimanche passe inaperçu dans les grandes villes soumises à la chrétienté, à Paris surtout; à la campagne, il transpire de toutes parts. Est-ce parce que les roues des moulins et des usines se taisent, parce que les bûcherons ne fendent plus les arbres, parce que moins de charrettes écrasent le pavé de la grande route, parce que la forge du maréchal-ferrant ne retentit plus; mais, à la campagne, le dimanche est peint dans l'air et sur la terre. Ainsi que ses habitants, le village ou le bourg semble avoir pris ses vêtements de fête, ses souliers neufs, sa veste de velours, le haut col de chemise. Les arbres même participent de cette sainte oisiveté: ils sont plus beaux le dimanche que dans la semaine; la rivière, si la localité a une rivière, paraît plus limpide, plus paresseuse: elle se promène; et, vers l'après-midi, quand les oiseaux chantent au bruit des cloches, on dirait, pour se servir d'une expression du Midi, que le soleil revient des vêpres.
—Ma sœur, dit Reynier, je veux être le premier à vous applaudir sous ce cachemire; il vous ira à ravir. J'ai l'orgueil d'être pour quelque chose dans le choix de la couleur. Maurice prétendait que le vert vous siérait mieux; moi, j'ai insisté pour le tissu noir, et je l'ai emporté, sauf du moins votre avis. Nous ne l'avons acheté qu'à condition. Essayez-le donc, ma sœur.
—En robe du matin, fou que vous êtes?
—Les bayadères sont encore moins vêtues que vous lorsqu'elles déploient leurs châles sur leurs épaules nues; elles n'en sont pas moins bien pour cela.
—Il faut vous satisfaire.
Et Léonide, qui en brûlait d'envie, déplia le cachemire pour en admirer les magnifiques palmes orange, et, avec cette volupté du toucher que les femmes seules possèdent, elle le rejeta sur son cou et sur ses bras demi-nus, qui doublèrent de blancheur et de finesse.
—C'est ma couleur qui a gagné, mon goût est infaillible. Vous êtes délicieuse, ma sœur; on le garde, n'est-ce pas?
—N'est-il pas un peu long?
—C'est riche, c'est majestueux, Léonide. Long! quelle hérésie! Les châles ne sont longs que pour les gens qui vont à pied.
—Mais il me semble alors...
—Il vous semble mal, ma sœur. Vous avez tort de toujours douter ainsi; patientez, ce cachemire ne sera pas usé à Chantilly.
—Vrai, mon frère?—vous êtes superbe en me disant cela—vrai?
—Est-ce que je mens jamais? Écoutez-moi bien.
—Je vous écoute de toutes les forces de mon âme.
—Maintenant, ma sœur, il n'y a presque plus de raison pour le cacher: Maurice possédera bientôt tout un quartier de Paris.
—Un quartier de Paris! Nous y aurons au moins un hôtel?
—Ce quartier va être démoli de fond en comble, rasé.
—Vous êtes fou, mon frère.
—Vous aviez promis de ne pas m'interrompre. Je vous apprends, si vous ne le savez déjà, que le gouvernement, pour favoriser le commerce, a le projet de construire hors de Paris un immense entrepôt. Ceci n'est plus un secret. Les fonds sont votés, les devis sont au ministère où les plans se discutent; mais ce qui est un secret pour tout le monde, excepté pour nous, c'est l'endroit où sera élevé cet entrepôt. On suppose que le gouvernement est indécis entre la plaine de Grenelle et le Gros-Caillou. Pour nous il n'y a plus de doute, l'entrepôt sera à Saint-Denis. Je ne vous dirai pas de quelle reconnaissance positive nous avons indemnisé le secrétaire du ministre qui, par distraction, a laissé échapper cette révélation. Ceci est la métaphysique des affaires: vous n'entendez rien à la métaphysique.
—Je le veux bien, mon frère; mais à quoi cela vous a-t-il servi de savoir que l'entrepôt serait à Saint-Denis et non ailleurs?
—C'est ce que j'allais vous épargner la peine de me demander, ma sœur.
—Une fois instruit des projets du ministère, j'ai été chez un mécanicien célèbre autant que riche, et lui ai offert d'entrer en marché avec lui pour un chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle. Vous connaissez assez Paris pour savoir que la Chapelle est un bourg considérable à l'extrémité du faubourg Saint-Denis. Comme ce mécanicien ne supposait aucun intérêt bien vif caché sous ma proposition, il l'a acceptée à des conditions très-avantageuses pour moi, me prenant sans doute pour un de ceux qui font des montagnes russes ou s'occupent exclusivement de l'agrément des Parisiens, enfin pour un directeur de théâtre à pied. Nous avons conclu marché. Nous voilà donc, Maurice et moi, acquéreurs du chemin de fer de Saint-Denis à La Chapelle; mais un chemin de fer ne passe pas sur le toit des maisons, il faut les abattre pour le tracer, et, avant de les abattre, les acheter. Ne se doutant pas le moins du monde de la réalisation d'un entrepôt à Saint-Denis, les quatre cinquièmes des propriétaires des maisons de la Chapelle ont vendu, et ils se sont estimés trop heureux de vendre des masures inhabitables.
—Je vous demande encore une fois pardon, Victor, mais je ne comprends pas pourquoi vous feriez un chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle.
—C'est ma faute, Léonide. Nous autres hommes d'affaires, nous sommes comme les savants, toujours portés à mettre les autres à notre point de vue, au lieu de nous placer au leur. Suivez-moi. Ne faut-il pas que les marchandises de l'entrepôt arrivent à Paris pour la consommation? Nous leur traçons un chemin de fer qui, en cinq minutes, vomira aux limites de la ville de Paris les milliers de dépôts lancés de Saint-Denis. Le commerce en jettera des cris de joie! Voilà notre opération. Et le beau, l'inouï en ceci, c'est que nous ne livrerons aucune action que le chemin de fer ne soit en pleine activité. Elles se vendront au poids du diamant. Je ne compte plus avec les bénéfices du moment où tout sera en train. Incalculable!... J'en ai le vertige. Pourvu que Maurice ne se mêle pas de diriger lui-même les affaires, pourvu qu'il me laisse exploiter son crédit, je vous garantis, ma sœur, que dans deux ans, notre nid à tous sera fait; un nid d'aigle! Jusqu'à présent il est assez docile; il se charge d'avoir des fonds, et moi du soin de les tripler parfois en quelques heures à la Bourse, d'où je cours à la Chapelle acheter des maisons pour les démolir. Il n'a pas de raison pour se plaindre. Cette dernière spéculation est miraculeuse, superbe! on m'en attribuera l'honneur. En bonne justice, il revient à Maurice qui, d'un autre côté, n'a pas à souffrir pour sa réputation en cas de revers, rien n'étant en son nom, rien ne pouvant l'être.
—Excellent Victor! Ah! si Maurice avait la moitié de votre ambition...
—Non pas, ma sœur, non pas; alors vous vous passeriez de moi, et je ne veux pas penser que votre reconnaissance pour moi vous est onéreuse. Je vous fais riche: faites-moi heureux; je serai encore votre débiteur. Mariez-moi, ma sœur!
—Mais, à propos, Victor, je ne pensais plus...
—A notre plaisanterie du cabinet, n'est-ce pas?
—Justement, mon frère.
—Êtes-vous disposée, ma sœur?
—Tout à fait.
—Alors je suis à vos ordres.
—Allons!
—Que ce châle vous sied bien!
—Oui, mais personne ne le verra.
—Tout Paris.
—Sur mon honneur. Avez-vous les clefs des tiroirs?
—Toutes.
—Marchons, Léonide. Charmante étourderie que la nôtre! il faut bien tuer le dimanche. Marchez devant moi. Ce châle est sublime.
De plus en plus la pelouse se garnissait. Un bon et dernier soleil d'automne appelait toute la population à jouir de ses rayons obliques. Ces sortes de défis portés par l'avant-dernière saison aux pantalons nankins, aux vestes de toile, aux gilets blancs, aux petites robes d'indienne, aux fichus de soie qu'on avait déjà renfermés avec le sachet de lavande, sont joyeusement acceptés. On se déguise en été encore un jour; demain on se plaindra sans doute du rhume, et l'on boira en infusion les dernières feuilles de tilleul pour lesquelles on a compromis son gosier.
Pas un habitant n'est resté chez lui; il n'en est pas un qui, en foulant la pelouse, ne s'arrête en extase devant la grille du jardin de Maurice. On aime à voir avec quel attachement foncier le notaire du pays s'y inféode, au milieu de ces murs tapissés d'arbustes, en scellant aux angles du parterre de beaux vases de porcelaine, honneur de la manufacture de Chantilly, et en greffant des sujets exotiques sur les arbres indigènes, goûts simples qui prouvent le sage emploi du temps, qui attestent la pensée arrêtée d'une longue résidence. Bien aimé celui qui ne néglige pas les emblêmes parlants du calme domestique au sein de sa petite ville: on le respecte. La discipline du soldat se lit dans l'éclat de ses boutons; la bonne renommée du fonctionnaire rural, dans la toilette de ses buis, dans la symétrie de ses plates-bandes. Le style est l'homme; l'horticulture, c'est le notaire.
Ces pauvres rentiers, courbés par l'âge, qui sont venus mourir à Chantilly, où le cimetière est si plein de fleurs et d'oiseaux, ont leur fortune là, dans cette jolie maison. Ils ne sont pas fâchés qu'elle soit belle et visible. En lui souriant, ils sourient à leurs quinze cents francs, à leurs mille écus; ils respirent les fleurs à travers la grille et envoient une bénédiction à l'ange gardien assis sur leur fortune. En approchant, ils saluent comme si le maître de la maison était là; ils ont aperçu son chapeau de paille sur un banc. Et, toutes mystérieuses, toutes discrètes, les petites ouvrières en dentelle de Gouvieux éprouvent un frémissement au cœur en songeant que leurs bons parents ont déposé là leur dot pour qu'elle grandisse comme elles; et la dot, n'est-ce pas le mari?
—Ma sœur, courons au plus pressé, dit Victor en portant la main sur les papiers déposés la veille par M. Clavier.—Sont-ils lourds!
—Allons-nous lire tout cela, mon frère? reprit Léonide qui tremblait d'effroi, mais qui n'osait pas devant Reynier se repentir de cette démarche?
—Lire tout cela! mais non; ce sont des titres de propriété. Bornons-nous à la récapitulation et à la volonté du testateur.
—Hâtez-vous, Victor!
—Parbleu, c'est fait. Lisez: ceci résume tout: «Je lègue enfin à mademoiselle Caroline de Meilhan toutes les propriétés susmentionnées et s'élevant à la somme de quinze cent mille francs, mais à la condition expresse que ladite demoiselle Caroline de Meilhan n'épousera aucun homme noble, de quelque nation qu'il soit, à peine de nullité du testament, et de voir passer mon legs universel à la commune de Chantilly.»
—Nous ne sommes pas nobles, au moins, ma sœur?
—Silence! on vient; écoutez! Non, je ne me trompe pas: c'est le pas de monsieur Anastase, le premier clerc. Courez à l'escalier, à la porte; renvoyez-le... je ne sais comment... mais renvoyez-le!
Reynier était déjà à la porte de la rue.
Léonide ouvrit le corsage de sa robe et y coula le dépôt fait la veille par le colonel Debray: c'était le plan de campagne de la Vendée.
Quand Victor entra, elle chantait.
—Ce n'était rien, ma sœur; vous vous êtes sottement effrayée. Mais, pour plus de précaution, et afin qu'une seconde fois vous ne me causiez pas la même terreur, j'ai donné deux tours de clef à la porte d'entrée. Nous n'attendons personne; et, si Maurice arrivait, il serait obligé de sonner. Voulez-vous être convaincue, ma sœur, de ce mépris que je vous inspirais hier pour ces mystères dont vous demandiez la clef à Maurice? Asseyez-vous dans ce fauteuil et laissez-moi vous instruire.
Ouvrez ce registre et lisez-y à votre aise le sommaire des actes qui ont eu lieu jour par jour, et concernant les habitants des cantons du département de l'Oise et de quelques départements circonvoisins.
«Aujourd'hui, avoir annulé, par un dernier codicille, le testament de M. Dufour, et reporté sur sa nièce, qu'il doit épouser, tous les biens originairement légués à sa sœur.»
—Monsieur Dufour va épouser sa nièce! Il a soixante ans, elle vingt. Le monde avait donc raison de le supposer, cette femme est un démon. Mais si l'on avertissait la sœur de monsieur Dufour?
—Que dites-vous, Léonide? et la réputation de Maurice?
—Mais c'est une infamie.
—Sans doute; mais songez que la société ne qualifie pas autrement la violation d'un secret légal, quel qu'il soit. Lisez encore.
«Acte de la demoiselle Dufour, par lequel elle déclare vouloir que les biens qui lui reviendront de la succession de son frère soient, après sa mort, donnés à sa servante et non à ses deux cousins qui participeront à l'héritage dans la faible proportion du droit rigoureux que leur accorde la loi.»
Eh bien! Léonide, irez-vous maintenant prévenir les deux cousins, monsieur Dufour ou sa sœur?
—Ceci me surprend étrangement.
—Vous n'êtes pas au bout. La dernière pièce n'est pas la moins curieuse:
«Projet des cousins de mademoiselle Dufour, de présenter une requête au tribunal, tendant à faire déclarer inhabile à tester, pour cause de folie, ladite demoiselle.»
—Ah! c'est trop fort! le frère déshérite la sœur, la sœur ses cousins, et les cousins accuseront celle-ci de folie en plein tribunal! Et tout le canton croit cette famille bien unie, la cite pour modèle!
—Mais c'est peut-être juste; connaissons-nous les autres familles? Mon Dieu! ce qu'on sait n'est rien auprès de ce qu'on ignore, ma sœur. Désirez-vous apprendre maintenant quelque particularité sur la famille Duplan?
—Tout autant que cela vous plaira, Victor. Madame Duplan est cette petite personne si fière que nous avions cet été pour voisine de campagne, et dont le titre de dame de Haut-Lieu nous amusait tant. Son grand colonel de mari chassait toujours aux canards sauvages dans nos étangs. Qu'ont-ils à démêler ici? Voyons.
—«Ce dossier,—est-il écrit de la main de Maurice,—contient l'acte de naissance de mademoiselle Louise Bougival, à laquelle monsieur Duplan ne pouvant léguer ses biens, vu qu'il est marié à New-York depuis quinze ans, donne et laisse, par mon entremise, un capital de deux cent cinquante mille francs. De ladite somme que j'ai touchée en numéraire, je suis chargé d'acheter à la demoiselle Bougival un hôtel à Paris et une maison de campagne à Vineuil.»
—Madame Duplan n'est pas madame Duplan, la femme du colonel aux canards sauvages! elle n'est que sa maîtresse! Ah! madame du Haut-Lieu! Ah! Maurice, vous saviez tout cela, et ne m'en appreniez rien!
—Deux cent cinquante mille francs touchés par Maurice; que diable en a-t-il fait? murmura Reynier avec quelque humeur.
—Ce qu'il en a fait, c'est bien simple, mon frère; il en a acheté ou il en achètera un hôtel à Paris et une campagne à Vineuil.
—Sans doute, ma sœur! fit Reynier en se pinçant les lèvres. Quelle question!
—Ah! madame du Haut-Lieu! ne cessait de répéter Léonide, vous avez des armes aux panneaux de vos voitures, des valets à livrée aurore, des tourelles à votre château, où, quand vous donnez des fêtes, vous n'invitez pas la famille de votre notaire! c'est bien! mais alors on ne met pas de si petites gens dans la confidence de sa condition.
—Silence donc, ma sœur, dit Reynier en posant la main sur la bouche de Léonide; silence! n'abusez pas de la confession. C'est ici le paradis terrestre pour une femme, j'en conviens; mais n'allez pas vous damner en touchant à l'arbre de la science.
—Lirons-nous encore, ma sœur, ce dossier? c'est celui du maréchal-ferrant, notre voisin.
—Le mari de la belle Picarde?
—Il y a, ma foi, de tout ici. C'est d'abord son bail avec la ville pour ses ateliers dans les dépendances du château.
—Passons cela, Victor; à quoi bon?
—Son contrat de mariage.
—Oui, avec une très-jolie femme, la plus jolie du pays, peut-être. Il n'en est pas plus gai; voilà pourtant à peine trois mois qu'il est en ménage.
—Son testament sous enveloppe.
—Son testament! il n'a pas vingt-huit ans, sa santé est de fer,—il paraît le plus insouciant des hommes.
—Cela se voit encore à la manière dont il a cacheté cette pièce importante.
—Ne craignez rien, c'est le sacrifice d'un pain à cacheter. Voyons ce que peuvent être les dernières volontés d'un maréchal-ferrant.
«Dégoûté de la vie, je demande pardon à Dieu d'y avoir mis fin. L'affreuse conduite de ma femme m'a poussé au suicide et à la vengeance criminelle dont je l'ai fait précéder. Je dispose de mes biens comme suit.»
—Oh! cet homme va tuer sa femme, se tuer ensuite, et personne ne l'en empêchera, et nous le savons! Je lui écrirai.
—Alors Maurice ira au bagne.
Un violent coup de sonnette retentit. Victor et Léonide se turent, pâlirent tous deux. Dans leur égarement, il leur fut impossible de trouver un pain à cacheter pour sceller le testament dans l'enveloppe.
La sonnette ébranla de nouveau la maison.
—Fuyons d'ici, s'écrie avec épouvante Léonide, c'est Maurice!
—Quelle extravagance! répond Reynier, qui, non moins terrifié que sa sœur, se précipite sur le carré, passe dans l'autre corps de logis, du côté de la pelouse, soulève le coin de la jalousie, et aperçoit la laitière qui sonnait pour la troisième fois.
—C'est votre laitière, revint-il annoncer à Léonide; que veut-elle?
—J'avais oublié que tous les dimanches elle nous apporte un fromage à la crème. Ne répondez pas. Cette sorcière m'a-t-elle troublée!
Quand Reynier eut recacheté les dispositions testamentaires du maréchal-ferrant, il prit Léonide par la main et la conduisit dans sa chambre à coucher, devant la fenêtre qu'il venait de quitter.
—Voyez-vous, là-bas, le long du bois, contre les arbres, les chevaliers de l'arc qui s'exercent depuis Nemrod à mettre dans le but?
—Très-bien, Victor.
—Apercevez-vous un gros homme qui se ploie comme son arc, tant il rit de grand cœur?
—Je crois le distinguer.
—C'est le maréchal-ferrant qui doit tuer sa femme et se tuer ensuite.
—Pouvez-vous plaisanter sur cela, Victor?
—Et que fait-il lui-même?
—Le jour baisse, ma sœur; dans deux heures Maurice sera de retour; courons remettre en ordre les cartons que nous avons déplacés. La science des conspirateurs est de ne pas laisser plus de trace là où ils ont passé que par où ils sont revenus.
Rentrés dans le cabinet de Maurice, Léonide et Victor, qu'une communauté d'audace avait affranchis de toute pudeur l'un envers l'autre, convinrent, pour en avoir plus tôt fini avec ce qu'il leur restait encore de cartons à visiter, de fouiller chacun de son côté sans perdre un temps précieux dans des communications inutiles à leur but.
Tandis que, muets et absorbés par leurs recherches, Léonide et Victor soulèvent des rames d'affaires de famille, descendent dans le cœur de toutes, celui-ci pour s'arrêter à chaque chiffre de fortune, celle-là pour rire de pitié à toutes les découvertes recueillies par sa témérité, les bonnes gens de Chantilly se dirigent vers le carrefour de Diane, où l'heure de la danse va bientôt sonner. L'air devient plus sonore; la voix argentine des enfants éclate, mêlée au sifflement des hirondelles rasant le peu de gazon que n'ont pas tondu les moutons et l'automne. Déjà l'on entend un petit violon aigre préludant à la contre-danse, et comme les nymphes des bas-reliefs antiques, se donnant la main, soulevant des robes légères, cadençant des pas lourds, les jeunes filles de Creil, de Chantilly et de Coye, s'élancent dans la forêt. La danse et la musique s'appellent. Le soleil est tombé; des feuilles jaunes tournoient et s'envolent. Au zénith, une étoile luit; le soir vient: c'est le soir.
Au coucher du soleil, il n'y a pas un méchant sur la terre: c'est l'heure où l'on meurt.
Léonide enfonça ses deux mains dans un carton, y plongea un regard de terreur et de joie, comprima un papier, comme s'il eût dû s'envoler: puis elle se tourna pour voir si son frère l'observait.
Reynier avait fixé son attention sur le dossier de M. Clavier, dont il copiait sur son album le titre des principales pièces.
Sûre de n'être pas remarquée, Léonide parcourut avidement une pièce qui portait le nom de Lefort.
—Ah! murmura-t-elle, voici enfin qui va tout m'apprendre.
Ce nom se détachait du milieu de plusieurs lignes écrites de la main de Maurice; il reparaissait de distance en distance, tantôt précédé de celui de Jules, tantôt de celui d'Hortense. Dans les premiers moments, il fut impossible à Léonide, tant l'émotion brouillait sa vue, de saisir autre chose que ces noms.
Un peu plus calme, elle ne comprit pas pourtant que cette note, à peine lisible, chargée de chiffres mal tracés, de mots abrégés, d'autres effacés, obscurément rétablis, n'offrait un sens complet qu'à celui qui en avait fait la base d'une future rédaction.
Léonide eut la fatale intelligence de ces mots hachés: Jeune enfant.—Quarante mille francs sur sa tête—Reconnu par elle et par Jules—Hortense—nommée comme sa mère.
Elle s'écria mentalement: Mais ceci ne permet aucun doute; c'est la reconnaissance d'un enfant d'Hortense et de Jules, né avant leur mariage; c'est le résultat du voyage de mademoiselle Hortense à Compiègne, l'explication de la réparation pressante dont Jules parlait à Maurice dans ses lettres; oui,—je tiens la vérité, et elle ne m'échappera pas!—Aujourd'hui il s'ensuivrait pour eux trop d'éclat à rectifier cette naissance à l'état civil. En dotant cet enfant, son avenir est sauvé, sauf à le reconnaître légalement plus tard; tout cela est très-intelligible; et c'est à ce vil accident que j'ai été sacrifiée! Il y a eu de la honte et de la douleur pour moi: il y aura de la honte et de la douleur pour elle.
—Vous parlez, je crois, ma sœur?
—Oui!... je disais qu'il serait temps de nous retirer.
—Je le pensais aussi, Léonide. Avez-vous exhumé quelque chose qui vous dédommageât de vos recherches, ma sœur? Moi, rien, ou à peu près.
—Moi, rien non plus.
—En vérité, ma sœur, on n'a jamais été, comme nous, plus téméraire avec plus d'innocence.
—Ah! mon Dieu; je regrette presque d'avoir alarmé ma conscience à si peu de frais.
—Je n'ai jamais vu qu'un jeu en tout ceci, Léonide.
—Un véritable jeu d'enfant, Victor.
—Que voulez-vous, nous aurons d'une manière ou d'une autre, comme je le disais tantôt, passé notre dimanche.
—Nous n'aurons pas besoin, je pense, de nous jurer le secret.
—Le secret de quoi, ma sœur?
—C'est ce que je me dis.
—Nous ne dirons rien à personne, Léonide, parce que ceci ne vaut guère la peine d'être divulgué.
—Je vous le jure.
Pendant le cours de ces plaisanteries, faites d'un ton étrange par le frère et la sœur, qui n'étaient dupes ni l'un ni l'autre de leur indifférence, les cartons furent replacés et le rideau tomba sur les dernières clartés éparses dans le cabinet de Maurice.
Léonide et Victor en sortirent.
Sur le carré, Victor prit la main de sa sœur et lui dit:—Il ne dépend plus que de vous que je sois heureux.
—Je vous entends. Demain, mademoiselle de Meilhan dînera chez nous.
—Vous possédez la divine prévoyance de tout ce qui est bien, ma sœur; merci!
—Venez, Victor; allons faire un tour de promenade sur la pelouse, en attendant Maurice.
Le ciel était rempli d'étoiles, l'air d'harmonies délicieuses.
A la grille du jardin, une calèche s'arrêtait.
La grâce de sa forme, l'éclat de ses panneaux, et surtout la beauté des chevaux noirs qui l'avaient fait glisser sur la pelouse avec la rapidité d'une hirondelle, avaient attiré la curiosité des promeneurs. Tout est événement à Chantilly. Admirer la calèche parisienne était un plaisir comme un autre, plus vif qu'un autre, car c'était le dernier de la journée pour les habitants qui rentraient.
Quand ils virent Maurice descendre de la calèche, leur curiosité devint de la joie. Les uns tinrent à honneur de saisir la bride des chevaux, les autres de l'aider à franchir le marchepied; chacun s'ingénia pour lui témoigner la satisfaction qu'éprouvait le pays à le savoir possesseur de ce signe brillant des progrès de la fortune. Il distribuait des saluts à droite et à gauche, comme en userait un souverain populaire rentrant dans sa bonne capitale. Il fut reçu par sa femme, merveilleusement ébahie, et par son beau-frère Reynier, qui, du haut du perron, répétait avec orgueil à sa sœur: «Eh bien! trouverez-vous encore que les châles de cachemire sont trop longs?»
Maurice fut modeste: il ne dit pas que ces chevaux étaient anglais, de pur sang, ni qu'ils sortaient des écuries d'un pair d'Angleterre, ni qu'ils avaient gagné le prix du roi aux courses de New-Market.
Reynier affirma sur son honneur qu'ils coûtaient dix mille francs.
Léonide disait au fond de son cœur:—Nous avons des chevaux!
—C'est une surprise que je vous ai ménagée, Léonide; est-elle de votre goût? J'ai l'espoir que ceci vous aidera à patienter plus courageusement. Quand les heures vous sembleront longues, vous les abrégerez maintenant par des courses dans la forêt, par de plus fréquents voyages à Senlis, à Paris même.
Ces attentions de Maurice charmaient Léonide qui, dans ce moment, regretta sincèrement de ne pas l'aimer, tant elle éprouvait de la reconnaissance; mais la réflexion neutralisa sur ses lèvres cet élan du cœur: elle craignit de s'exposer au reproche d'ingratitude en payant son mari d'affectueuses paroles, qu'au premier jour elle aurait été forcée de démentir. Sa satisfaction fut muette; elle trouva peut-être un sourire pour remercier.
Pour terminer au plus vite une scène dont la contrainte l'importunait, Reynier, qui n'aimait pas le ménage en présence, regarda l'heure à sa montre et dit:
—Beau-frère, nous avons encore deux heures de lune; irons-nous faire un tour jusqu'aux étangs avec la calèche de Léonide?
Ces mots: la calèche de Léonide! prévinrent tout refus de la part de celle-ci; et, quelques minutes après, la calèche roulait dans les sombres allées du bois, ayant passé par le carrefour de Diane, illuminé de verres de couleur, tout harmonieux du bruit des flûtes et des violons, tout retentissant de la parole animée des danseuses.
C'était une nuit comme celle de la veille, limpide et calme.
Maurice se félicitait de cette clarté étendue sur les bois comme en plein midi, afin de mieux faire remarquer à sa femme et à son beau-frère que la coupe des tilleuls se continuait sans relâche sur un espace indéterminé; plus de cinquante arpents avaient été abattus depuis leur dernière promenade.
Après avoir allumé un cigare et croisé les bras, Victor abandonna son âme à la fumée.
Léonide ne se lassait pas d'admirer la fougue obéissante, la fierté docile des chevaux, la légèreté de la calèche. Elle était dedans, mais son âme était dehors pour se regarder passer. Doucement fascinée par le balancement de la voiture, par ce souffle doux et continu qui, chargé de toutes les émanations de la nuit, frappe au visage, borde les lèvres d'une fraîcheur assoupissante, les oreilles d'un bruit de flûte éolienne, les yeux d'une frange de sommeil, Léonide ne voyait plus courir à droite et à gauche des arbres aux teintes monotones; mais tombée d'illusion en illusion, poursuivie par les rayonnements des lanternes, elle voyait les deux ailes de la rue de la Paix, étincelantes de lumière, d'or et de marbre; elle glissait au bord de vastes palais dont le sommet se perdait dans les nues; une double porte de ces palais s'ouvrait majestueusement: c'était celle de leur hôtel.
La calèche s'arrêta.
Ce n'était pas encore à la porte d'un hôtel de la rue de la Paix, mais à la dernière barrière des allées.
Victor descendit pour l'ouvrir, et les chevaux prirent le chemin incliné des étangs.
Tout autre que Maurice, son beau-frère et sa femme, eussent été saisis d'étonnement à l'aspect de ces étangs silencieux, sur la surface desquels des roseaux chevelus et des joncs inclinaient leurs tiges endormies, et où se réfléchissaient, la tête en bas, des bouquets pâles de peupliers, gigantesques pinceaux, qui, lorsque la brise les agitait, semblaient peindre, au fond d'une vaste toile, une lune courant entre des nuages.
Léonide demanda son manteau; elle avait froid.
A l'extrémité du premier étang se dessinait le château de la reine Blanche, ciselé par les rayons de la lune, qui l'argentaient de ses lueurs, comme un ex-voto à la vierge Marie: château que quelque géant a dû porter dans la main au retour des croisades; création d'une fée; château brodé à l'aiguille, découpé au ciseau, et qui ferait croire à ces reines enchantées des romans de chevalerie; le jour reine, la nuit petit poisson rouge dans le lac; car quelle reine véritable a pu, si mignonne, si naine, si gracieuse qu'elle fût, établir sa demeure dans le château de la reine Blanche? La cour d'un sylphe serait à l'étroit dans cette bonbonnière gothique; l'ombre d'un milan lui cache le soleil; et un coup d'aile des cygnes qui nagent à ses pieds pourrait le couvrir d'eau du perron au sommet des tourelles. Quelque jour un nid d'hirondelle l'entraînera dans sa chute.
Victor alluma un nouveau cigare.
Et, à mesure qu'ils approchaient au petit pas de l'escalier du château, placé à la tête de la première pièce d'eau, ils découvraient les cinq autres lacs figés, en long sillon lumineux, dans leurs chatons d'herbe verdâtre.
Maurice remarqua que les peupliers plantés au bord des étangs produisaient le plus joli coup d'œil: qu'ils avaient bien grandi depuis qu'il ne les avait vus.
Ces arbres sont la plus déplorable erreur de goût du prince de Condé ou de son intendant. Ils ont dépouillé les étangs de l'aspect sauvage qu'ils avaient avant cette malheureuse plantation. Toujours positif, Maurice estima qu'ils rapporteraient bientôt vingt sous par an de coupe.
Ils étaient descendus tous trois de la calèche.
—Victor, dit Maurice à son beau-frère, j'ai eu un rendez-vous à Écouen avec M. de La Haye: le brave homme est fort triste, sais-tu?
—Eh bien, répliqua Victor, que décide-t-il?
—Il abandonne le château et le reste du bois pour trente mille francs?
—Enfin!—Le maudit vieillard a été dur.
—Il n'y tenait plus, m'a-t-il assuré en pleurant: il serait mort dans six mois. J'ai été sur le point de rompre le marché, tant il me touchait par ses regrets.—M. de La Haye, Léonide, nous avait vendu la moitié de son parc, et s'était réservé celle où se trouve le château croyant pouvoir continuer son droit de chasse. Mais, en vertu d'un contrat que M. de La Haye ignorait, passé entre ses aïeux et la commune, nous l'avons empêché dans ce droit: alors...
—Je connais cette affaire-là, interrompit maladroitement Léonide.
Un regard significatif lui fut lancé.
—Et comment en avez-vous eu connaissance, Léonide?
—Par moi, Maurice. Que veux-tu, ma sœur brûlait de savoir où en étaient tes affaires qu'elle avait le tort de croire mauvaises; je l'ai mise en quelques mots au courant des avantages de celle-ci. Ma sœur est discrète...
—Je n'en doute pas, Victor. Loin de te blâmer, je te remercie; seulement j'aurais désiré, en ma qualité de mari, ne pas être le second à lui faire part de cet heureux événement. Il ne me reste plus qu'à vous le confirmer, Léonide. Oui, le château de La Haye nous appartient ainsi que toutes ses dépendances...
—Et avec les armes des anciens possesseurs? s'informa en plaisantant Léonide.
—A quoi bon? pour que ces armes vous valussent les entrées à la cour?
—S'il y avait une cour, ajouta Victor, encore!
—Irons-nous habiter ce château, messieurs?
—Notre projet, répliqua Victor, qui vit l'air embarrassé de Maurice à cette demande de Léonide, est pour le moment de le démolir de fond en comble et d'en vendre les matériaux à la commune. C'est tout pierre et plomb: le profit sera immense.
—Mais ensuite, reprit Maurice, qui tenta de réparer sur-le-champ le coup trop vif qu'avait porté à sa femme le renseignement de Victor, nous bâtirons, à la place du château démoli, une maison de goût moderne, avec pavillon de chaque côté. J'ai en vue douze statues mythologiques du plus bel effet.
—Vous avez bien du goût, en vérité, messieurs. Vous arracherez aussi les arbres de haute futaie pour planter des betteraves; vous élèverez dans le parc, abattu sous la hache, des poules au lieu de cerfs. N'aurons-nous pas un beau chemin de fer au beau milieu de notre propriété?
—Vous nous raillez, ma sœur; mais est-ce en vérité une faute de démolir des châteaux que nous ne sommes ni assez nombreux en famille, ni assez riches, ni assez nobles, pour occuper, pour entretenir, pour illustrer? et de vendre, à la voie et au fagot, des forêts où, comme vous l'avez si malignement dit, nous ne saurions élever que des poules? Où sont nos apanages, nos majorats, nos aïeux? Nous sommes d'hier et nous ne serons plus demain; nous sommes des bourgeois et non des Montmorency; des industriels, ma sœur, et non des héros.
—Et faut-il être autre chose, reprit Maurice, pour être heureux? Ne regardons pas si haut, restons où nous sommes. Si nous n'avons pas de grands noms, nous n'avons pas non plus la charge de les soutenir; si nous ne possédons pas d'immenses fortunes héréditaires, nous savons mieux conserver celles que nous assure notre travail. Chaque âge a sa distinction; celle de l'époque est la richesse. Acquise avec probité, elle honore; et, à part quelques rares exceptions, elle est toujours la preuve d'une valeur réelle de l'âme ou de l'esprit. Laissez-moi croire, Léonide, que nous touchons personnellement à cet équilibre où l'aisance s'assied à côté du repos, la dignité auprès de l'accomplissement de raisonnables désirs.
Chaque parole de Maurice avait l'onction d'une croyance: il communiquait ses maximes d'honnête homme aussi profondément qu'il les sentait, et avec une précision qui dénotait chez lui la préoccupation de les réduire bientôt en pratique. Il s'essayait au sage emploi de son avenir, de peur d'en être plus tard enivré. Il semblait prendre envers lui et les autres l'engagement de n'être point surpris par l'éblouissement de la fortune, à l'heure prochaine où elle arriverait.
—Si vous ne m'aviez souvent exprimé, continua-t-il, combien le séjour de la province vous est fade, c'est ici, à Chantilly, que je vous proposerais de vivre, sans rompre pourtant,—j'aime trop vos habitudes, Léonide,—avec Paris et les amis que nous y comptons. Connaissez-vous une résidence plus calme, une vie meilleure? Tout s'y trouve. Pour vous, la compagnie; pour moi, le repos; pour nous trois, la santé. Cherchez un plus beau ciel: il faudrait aller en Italie; des campagnes plus riantes: si je ne suis point trompé dans mes espérances, j'en aurai une à deux pas de Chantilly; et pour vous, toute pour vous, ma Léonide. Une fois ma fortune faite, maître de choisir mes occupations et mes loisirs, ou je garderai mon étude, mais pour n'y traiter que certaines affaires, ou je la vendrai pour m'adonner exclusivement à l'entretien de quelque ferme-modèle.
Léonide se tourna pour livrer passage à un bâillement qui l'étouffait.
—Contenez-vous, ma sœur, ne le contredisez pas; vous gâteriez mon affaire, et c'est le moment d'en parler.
—Je ne vous ai jamais dit, Maurice,—c'est une justice que vous me devez,—que j'aimais le genre d'existence dont vous faites le tableau. Je reviendrai peut-être un jour de cette prévention contre la province; jusque-là, il serait mal de vous laisser croire à un changement dans mes goûts. Mais, résignée à tous les délais de la fortune, et cherchant, tant qu'ils dureront, à ne pas vous importuner de mes antipathies, je me plierai avec docilité à votre vie simple, à votre passion pour la retraite. J'y gagnerai de souffrir un peu moins; et qui sait si, par une de ces modifications dont il y a plus d'un exemple, vous ne finirez point par penser comme moi? Qui sait si vous ne vous lasserez point de ce qui vous avait d'abord séduit, ou si moi je ne me verrai point entraînée, par la force de l'habitude, à aimer ce que j'avais haï?
—Bien, ma sœur, très-bien! ma foi, je me suis dit cela très-souvent aussi, avec cette différence cependant, que je suis plus porté à croire meilleurs les goûts de Maurice. La province ne gâte rien: jugez-en. Nous avons dîné l'autre jour à Senlis; on nous a servi du turbot; nous avons bu du vin de Champagne frappé, de l'eau de Seltz! J'avais presque envie de demander des ananas.
—Victor, ce n'est pas précisément là ce que j'entends par la vie de province; nous ne nous comprenons pas. Je la veux plus simple, tout aussi bonne. Mener en province le train de Paris, c'est se créer des jouissances incomplètes au milieu de deux genres d'existence qui s'excluent.
—Tu exclus le vin de Champagne?
—Je n'exclus rien; mais je veux qu'on soit de la province, si on l'habite; qu'on se résigne à ne pas y désirer ce qu'elle ne produit pas. Les mœurs ont leurs climats. Les réminiscences avivent les regrets, ébranlent les meilleures résolutions: c'est vouloir même se ruiner plus vite qu'à Paris, que de transformer la province en une serre-chaude où, à force d'or, au lieu de feu, on fait éclore des jouissances exotiques pâles et sans saveur.
—Soit, Maurice! nous ne boirons du vin de Champagne que le dimanche, mais frappé: c'est champêtre.
—Mais, reprit Maurice plein de joie de se voir compris ou du moins toléré pour la première fois de sa vie par son beau-frère réuni à sa femme, mais je m'arrangerai de manière à ne perdre aucun des avantages de la province. Elle offre des dédommagements que vous méritez. Victor, tu aimes la chasse, nous chasserons; vous peignez, Léonide, les points de vue ne vous manqueront pas.—En automne vous peindrez. Ici, le printemps est délicieux par ses eaux; nous irons à la pêche; nous pêcherons ici même, dans les étangs.
Victor se frotta hypocritement les mains.
—Et en hiver, dans la saison où nous entrons, nous donnerons des soirées. Et pourquoi n'en donnerions-nous pas dès à présent? l'idée m'en vient. Croyez-moi, le bonheur est un peu dans l'habitude. Ces bonnes figures de provinciaux, à force d'être vues, perdent en naïveté ce qu'elles gagnent en franchise, en bonté, en bon sens. J'en ai l'expérience, il y a des cœurs d'amis, des dévouements à toute heure et jusqu'à la mort, sous ces coupes grossières d'habits. Oui, Léonide, oui, Victor,—car toi aussi tu as besoin d'être prêché,—je ne désespère pas de votre salut commun, et, si je ne craignais de vous effrayer de mes espérances, je vous dirais qu'après un an de l'existence que je vous ménage, vous ne voudrez plus retourner à Paris.
—Et on ne dit pas non, appuya Victor d'un ton pitoyablement feint.
—Seulement, interrompit Léonide, permettez-moi de douter que nous arriverons sans obstacles à cet état dont vous nous avez présenté une si flatteuse image. Je crois que vous n'avez pas calculé toutes les résistances extérieures.
—Lesquelles, Léonide?
—Mon Dieu! il y en a mille. Par exemple, vous parliez de donner des soirées: y viendra-t-on? ne serons-nous pas trop haut placés pour les uns, trop bas pour les autres? n'allons-nous pas éveiller de petites jalousies?
—Erreur, Léonide! Il y aura empressement à venir. Je tiens si bien à vous convaincre, que lundi, à ma première soirée, j'aurai M. Clavier, lui qui n'a assisté à aucune fête depuis celle de l'Être-Suprême.
—Je vous arrête à votre première invitation: celui-là, permettez-moi de le croire, vous ne l'aurez pas.
—Nous aurons M. Clavier et mademoiselle Caroline de Meilhan, je vous le jure, et cela, lundi.
—Mais c'est demain lundi, Maurice.
—Demain, soit. Vous tiendrez le piano avec votre frère; j'organiserai une bouillotte; M. Anastase ouvrira l'écarté. Je me réserve l'ennui de faire de la politique avec ceux qui ne joueront pas. Au fond, je ne suis pas fâché d'avoir de ces réunions: elles couvriront mes absences de Chantilly. En me voyant de plus près, on ne remarquera pas qu'on me voit moins souvent. Mes voyages ont été l'objet de l'attention.
Victor, qui sentit poindre un sujet de conversation qu'il n'affectionnait guère, éternelle répétition des regrets de Maurice, de ne pouvoir exclusivement s'attacher aux soins de son étude, ralentit la marche, puis il s'arrêta pour rester en arrière de Léonide et de son mari. Ils passèrent.
Quand ils furent loin de lui, Victor revint sur ses pas et alla frapper à la porte du garde-chasse pour qu'on lui prêtât un marteau. Un des chevaux boitait et paraissait souffrir d'un fer qui s'était faussé à la descente du chemin des étangs.
Une fenêtre s'ouvre, et une voix de femme dit à Reynier: «Il ne fallait pas vous déranger, monsieur: sur un petit mot de vous, mon mari l'aurait rapportée lui-même à Chantilly. Quand nous nous sommes aperçus que vous l'aviez oubliée, vous n'étiez pas encore au haut de la montée; mais il était si tard que nous n'avons pas couru après vous.»
Reynier comprit tout de suite qu'il était pris pour un autre: il ne jugea pas à propos de tirer de l'erreur la femme du garde-chasse.
—Tenez, ajouta celle-ci, voilà! Bonne promenade! que je vous souhaite: la chose ne vous sera pas d'une grande utilité cette nuit.
La femme du concierge tendit le bout d'une ombrelle, en refermant la croisée, qu'elle n'avait tenue qu'à demi ouverte en parlant à Victor.
—Que veut dire ceci? Mais c'est de la dernière élégance! Oubliée ici, dans la nuit!—l'ombrelle d'une femme qu'on a cru restituer à son cavalier!—Je garderai cette ombrelle jusqu'à demain. Léonide éclaircira le mystère. Quant au cheval, il boitera: tant pis!
Allons à leur rencontre, maintenant.
Victor ordonna au cocher d'aller au petit pas, le long des étangs.
—Et vous avez donc de mauvaises nouvelles à lui apprendre? répétait Léonide à Maurice.
—Aussi les lui tairai-je en partie. Aurais-je jamais le courage de lui apprendre que sa mère a été arrêtée et traduite devant la cour d'assises de Poitiers, où l'on instruit son procès et le sien, à lui, pauvre Édouard!
—Que lui direz-vous, pourtant?
—Je ne lui cacherai pas les ordres rigoureux arrachés enfin à la faiblesse du ministère pour écraser son parti, qu'au mystère des meneurs, je crois disposé à tenter une résolution désespérée, et dans laquelle,—mon opinion s'en réjouit, mon amitié s'en alarme,—ce parti périra.
—Effrayez-le; oui,—dites-lui tout cela: car il brûle de nous quitter pour prendre sa part de périls dans les dernières luttes de son parti. Parlez-lui moins pourtant des dangers personnels qu'il courrait que de la déception de ses espérances, et surtout de la position plus aggravante où il placerait sa mère, en aigrissant la justice. Je crains,—des soupçons qui sont presque des certitudes me font concevoir cette crainte,—qu'il n'ait pas renoncé, malgré vos prières et mes sollicitations, à sortir la nuit pour se promener dans le bois.
—Quelle imprudence!—C'est qu'il nous compromet autant que lui; Léonide; mes preuves en amitié, grâce au ciel, sont acquises; mais je vous avoue que j'eusse désiré lui être utile dans d'autres circonstances et pour d'autres motifs que ceux qui l'ont fait mon hôte. Son opinion me contrarie, oui, elle me rend parfois suspect à la mienne. Dans l'état actuel de la Vendée, en présence des troubles de cette contrée, si sanglants et si difficiles qu'on se prend à douter parfois de la sûreté de nos nouvelles institutions, j'entends ma conscience qui me conseille de remettre au ministre le dépôt du colonel Debray, ce terrible plan de campagne. Le moment de cette restitution me semble venu.
L'élan communicatif que la nuit, le lieu, certaines dispositions expansives, imprimaient à la conversation, et peut-être ce besoin impérieux chez l'homme, de partager tout ce dont il charge sa faiblesse, amour, amitié, ambition, entraînaient Maurice à ouvrir son âme, à solliciter un conseil de Léonide. Partout où il y a une place pour une peine, il y en a une pour la femme: on peut être heureux sans elles; sans elles on ne saurait souffrir. Elles sont là, à la première larme, à la première douleur; dès que le cœur se plaint, elles répondent.
—Qui sait, continua Maurice, irrésistiblement amené à livrer le sien, afin qu'un trait de lumière y pénétrât, s'il n'y a pas dans ces funestes papiers un remède décisif aux agitations de l'Ouest, le secret des forces de la rébellion, celui de leur anéantissement!—Vivre avec ce secret au fond de la poitrine, c'est souffrir les remords d'une trahison, c'est en commettre une peut-être, au profit d'une opinion que je ne partage pas et à l'avantage d'une dynastie dont le retour serait la ruine de mes croyances.
Avec vous, Léonide, il m'est permis de pleurer sans honte sur ma générosité et de la maudire. Ces sortes de secrets sont à vous et à moi; ils sont de ceux que la sainte communauté du mariage fait un devoir de peser en famille. Ils touchent à l'honneur du foyer. Eclairez-moi, mon amie. La conscience spontanée des femmes a des lumières plus vives que la raison égoïste des hommes. Elles ont décidé, quand nous hésitons encore. Dois-je, Léonide, restituer ces papiers, ce plan du colonel Debray au ministre? A ma place que feriez-vous, la main sur le cœur?
Léonide porta sa main à l'endroit où elle avait caché le plan du colonel Debray.
—A votre place je ne le rendrais pas, moi: Debray ne l'a pas osé, pourquoi l'oseriez-vous? votre opinion est la sienne: eh bien! qu'elle soit tout aussi scrupuleuse; celui qui lui confia ce plan était son ami, mais était-il le vôtre? Debray craint de faillir à la mémoire de cet ami, et n'avez-vous pas à redouter pour le même fait d'attenter à la vie d'Édouard? Placé entre ses devoirs de dépositaire et ses principes politiques, Debray suppose donc que vous n'avez pas vos devoirs, vos principes aussi? Sans doute il n'a pas pensé cela. Qu'importe? S'il a cru que dans votre position vous étiez plus libre que lui dans la sienne, il s'est trompé: le contraire étant, vous n'accepterez point une solidarité devant laquelle il a reculé lui-même, êtes-vous allé au-devant de cette confidence? le service qu'il vous a demandé,—n'exagérez pas votre délicatesse,—Maurice, est un de ceux qu'on ne rend qu'avec réflexion. Parce qu'il vous a dit: Voilà mon secret, êtes-vous obligé de lui répondre: Voilà le mien?—Mais si vous aviez beaucoup de missions semblables, votre vie, votre bonheur, votre repos, dépendraient et seraient à la merci de tous les embarras dont la commodité des autres se dépouillerait sur vous. Il vous faudrait avoir de la délicatesse, de la fidélité, de la justice pour tous ceux qui ne voudraient pas avoir le souci d'exercer ces qualités à leurs dépens. Croyez-moi, laissez dormir dans l'oubli les papiers du colonel Debray, et ne répugnez pas à sauver un ami peut-être. Préférez cette joie réelle au stérile orgueil d'obéir aux ordres tyranniques de l'opinion. D'ailleurs l'opinion ne saurait exiger de vous ce qu'elle n'impose qu'à un autre. Vous devez beaucoup à la famille d'Édouard: votre fortune, votre rang dans le monde, ce que vous êtes enfin, est son ouvrage. S'il vous restait des appréhensions, je les ai levées; si des remords surviennent, j'en accepte d'avance la moitié, Maurice.
—Que vous m'avez soulagé d'un énorme poids, Léonide! Vous avez appelé pour me convaincre des raisons que je n'osais accueillir! Tout ce que vous m'avez dit en faveur d'Édouard, je le pensais.—Mais le plus impénétrable silence là-dessus.—Voici Victor.—Pourquoi n'êtes-vous pas toujours aussi bonne pour moi, Léonide?
—Si vous me confiiez plus souvent vos affaires, Maurice...
Victor les rejoignit.
—Écoutez-bien, pèlerins égarés:
Je vais vous raconter l'histoire de cette ombrelle verte et blanche.
Et Reynier commença son épisode au bruit des roues broyant les feuilles tombées.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En rentrant, Léonide remit à Maurice la lettre de Jules Lefort.
Quand il l'eut parcourue, il dit:—Mon amie, vous irez au bal de Senlis; j'ai depuis trois jours votre invitation dans ma poche. Il n'ajouta rien.
—Quelle contrariété! pensa Léonide, moi qui ai tant fait pour qu'il ne me permît pas d'aller à ce bal!
—Je ne sais trop si j'userai de votre complaisance, Maurice.
Je verrai... je ne ne m'engage pas. Un bal, c'est si fatigant, les routes sont si mauvaises l'hiver! Le colonel Debray n'est d'ailleurs plus ici pour m'accompagner jusqu'à Senlis.
—Oh! vous êtes parfaitement libre, Léonide, reprit Maurice, qui aurait été enchanté d'un refus de sa femme, mais qui pour tout au monde eût craint de paraître le provoquer.
—Eh bien! puisque cela ne vous contrarie pas, je n'irai pas à ce bal cette année.
—Vous avez tort, dit Maurice d'un ton qu'il eût désiré rendre fâché, mais puisque telle est votre volonté, qu'elle s'accomplisse.
Maurice courut sur-le-champ s'enfermer dans son cabinet pour écrire.
—Il fait part au mari d'Hortense de mon refus d'aller au bal de Senlis: c'est où je l'attendais; Hortense ira donc à ce bal.—Et moi!
L'hiver était avancé. Déjà plusieurs soirées avaient eu lieu chez Maurice, ainsi qu'il l'avait arrêté avec sa femme dans les dernières promenades d'automne, aux étangs de Commelle.
Beaucoup de familles s'étaient fait une habitude de se rendre le vendredi de chaque semaine à ces paisibles réunions.
Après bien des résistances, toujours vaincues par les raisonnements de Maurice, M. Clavier avait consenti à conduire mademoiselle de Meilhan à ces soirées, auxquelles il ne prenait personnellement qu'un intérêt de complaisance. Sa présence y était à peine remarquée. Assis dans un coin, il lisait les colonnes du Moniteur ou causait à voix basse avec Maurice. Sa seule, sa véritable joie, était de voir Caroline, maîtresse de sa timidité, se mêler aux jeux avec abandon; car ce n'était certainement pas la prose du journal officiel qui l'obligeait de loin en loin à porter ses doigts tremblants à ses yeux et à les retirer humides. Honteux alors, il se cachait derrière toute la feuille déployée, sans être, après cette précaution, beaucoup plus attentif à sa lecture. Brisées, confuses, les lignes noires dansaient et pleuraient, s'émouvaient avec sa vieille âme, tout entière attachée aux lèvres rieuses, aux pas de sa Caroline, qui, quelquefois, en traversant la salle, posait sa petite tête au bord du journal, afin de voir si le vieillard ne dormait pas, ou pour lui dire si l'heure était avancée: «Quand vous serez fatigué nous partirons.»
Un frileux vendredi de janvier a rassemblé chez Maurice ses habitués de fondation.
—Je vous remercie pour elle, dit Maurice à M. Clavier, d'avoir renoncé à votre solitude pour venir à nos réunions. Vous l'avez remarqué, n'est-ce pas? mademoiselle de Meilhan a déjà plus d'usage, infiniment plus de maintien. Ma femme l'aime comme une sœur. Ici vous n'avez pas à craindre qu'elle gagne une de ces passions dangereuses si communes et si mortelles dans les salons de Paris. La bonne conduite des jeunes gens que nous recevons nous est connue; il n'en est pas un dont je ne répondisse au besoin; tous ont de l'avenir, l'envie de bien faire et de s'unir de bonne heure à quelque honnête famille. Depuis que je suis à Chantilly, il n'est pas encore venu à ma connaissance qu'une inclination ait été faussée par suite de ces malheurs qui naissent, et de la licence de tout demander, et de la faiblesse de tout accorder avant le mariage. Mademoiselle Caroline aura le loisir d'étudier parmi ces caractères, également simples et francs, celui qui s'assortira le mieux au sien. Comptez au surplus sur la clairvoyance de ma femme. Si le choix de Caroline était douteux, vous en seriez averti assez à temps; notre prudence devancera toujours la vôtre.
—J'y compte aussi, répond M. Clavier; car vous savez, mon ami, ma profonde inexpérience du monde. Ce sont deux enfants pour un que je vous ai chargés de conduire; le vieillard n'est guère plus habile que la jeune fille. Il me tarde, je vous l'avoue, de lui assurer un soutien après moi. Puis je crois m'être aperçu, si mes observations ne me trompent pas, et je ne m'abuse point sur leur peu de valeur, que Caroline devient de jour en jour plus inégale. Ses goûts changent; elle s'attendrit plus vivement à nos lectures de l'après-midi. J'ai surpris chez elle des tristesses sans sujet de douleur, qui tout à coup étaient suivies d'une gaîté folle. Parfois elle apporte à sa toilette, que nul ne remarquera, des prétentions minutieuses, et parfois elle la laisse des journées entières dans le plus étrange désordre. Cela signifierait-il quelque chose.
—Humeurs de jeune fille que l'oisiveté livre à ses caprices, assure Maurice. Serait-ce le cœur qui parlât en elle, il n'y aurait encore aucun danger à prévoir; mais de nouveau il faudrait nous applaudir d'avoir chassé de son imagination une foule de rêves exagérés, en l'appelant dans le monde réel.
La causerie des deux amis descend graduellement de ton, de quart d'heure en quart d'heure, la soirée enrichissant son personnel. Les groupes se forment, les tables de jeu sont déployées; bientôt l'équilibre s'établit entre ces voix que la familiarité, le voisinage, des rapports d'habitudes abaissent à la modulation amicale du tête-à-tête. Il neige au dehors; on a chaud au dedans; on cause; on est bien. On dirait, à cette clémence universelle, que Dieu dort et que les honnêtes gens veillent.
Il n'est rien comme les soirées, et comme les soirées de province surtout, pour ne donner qu'un âge à tout le monde, et cet âge, c'est cinquante ans, quarante-cinq ans plutôt. Ce qu'il y a de pesant dans la vieillesse se modifie, s'allége et vient flotter au niveau de l'âge mûr, et ce qu'il y a d'inconsistant dans la jeunesse descend, par besoin d'harmonie, entre un espace resserré, à la région du milieu. L'avantage reste à l'âge moyen. Tout le veut: les lourds canapés, les fauteuils à bras, les tabourets de laine; imaginés pour la maturité, les soirées en ont le caractère, personne n'y a quinze ans.
Ne demandez pas quel est ce meuble dont les angles tranchants luisent au fond de la pièce voisine, ce bloc glissant d'acajou, orné de têtes de monstres en cuivre ciselé, c'est le billard; le billard, meuble indispensable, inévitable à Chantilly; dieu domestique, vous le trouverez dans la maison du riche comme dans la cabane du pauvre. Il a sa pièce dans chaque maison, la plus belle pièce du logis. Hommes, femmes, enfants de Chantilly excellent au jeu de billard, les femmes surtout. A telle heure de l'après-dîner, le bourg entier fait la poule.
Après la musique, rien n'égalise et ne rallie comme le jeu; si Amphion bâtit une ville avec de la musique, il est plus que probable qu'il rassembla des habitants au moyen du jeu. Le boston, la bouillotte et l'écarté n'ont fait qu'une seule famille de tant de gens de professions et de caractères antipathiques réunis dans le salon de Maurice. Ils respirent en mesure; et leur sang reposé n'a qu'une même élévation de pouls. Le calme de la forêt a pénétré sous ces voûtes pacifiques.
Il est vrai que la nuit a une âme dont elle répand la molle lueur sur tout ce qu'elle enveloppe, caresse ou effleure. Les meubles sont sensibles à la présence de cette fée invisible et brune. Éteints et muets, les coins de l'appartement sommeillent; le plafond vacille comme une eau dormante; repliés sur eux-mêmes, les volets reposent; et les luisantes tapisseries, où sont représentées les pagodes indiennes, la chasse au tigre, les esclaves qui descendent les marches du palais de marbre de Calcutta pour aller puiser de l'eau au fleuve sacré, semblent, à la clarté des bougies, autant de ces changements éclos dans les Mille et Une Nuits. Il est nuit dans la salle, il est nuit sur la tapisserie; il est nuit en Europe, il est nuit dans l'Inde.
Tandis que l'attention générale se fixe sur un point, que la vie des assistants ne se révèle plus que par les articulations de leurs doigts, d'où tombent des cartes et des fiches, Léonide s'entretient tout bas avec Caroline, dont le regard et le silence attestent le recueillement le plus absolu.
—Vous êtes triste, Caroline.
—Non, madame.
—Vous avez de petits chagrins que vous avez tort de cacher à vos amis.
—Je n'ai aucun chagrin, madame, je vous jure.
—A votre âge, petite amie, je n'ignore pas que la plus légère contrariété paraît un malheur éternel, irréparable. Vous surtout, qui ne trouvez pas dans la vieillesse de monsieur Clavier un confident facile, vous devez sentir doublement l'ennui de l'isolement. L'expérience vous l'apprendra, Caroline, les maux qu'on raconte sont à demi consolés. Il vous manque une mère; vous n'avez pas de sœur: pourquoi ne vous feriez-vous pas une amie bien dévouée, bien attentive?...
Léonide prit affectueusement les deux mains de Caroline dans les siennes.
—Que dirais-je à cette amie?
—Tout, ou plutôt elle irait d'elle-même au-devant de vos pensées les plus lentes à naître; son indulgente amitié vous épargnerait la timidité des aveux. Au risque de s'égarer quelquefois dans ses prévisions, elle supposerait une cause à vos larmes quand vous en répandriez, un nom à l'objet qui les aurait fait couler. Vous ne lui en voudriez pas d'être plus franche dans ses conjectures que vous envers vous-même. Si cette amie devinait juste, si elle se trompait parfois, sa sollicitude serait toujours pardonnée. Et si, commençant son rôle dès à présent, elle vous disait que c'est peut-être un sentiment délicat, mais dangereux à cacher, celui dont vous lui faites un mystère, un sentiment qu'elle lit dans votre abattement, dans votre pâleur, dans votre silence, vous pourriez répondre à cette amie: «Non,» mais vous n'arracheriez pas votre main de la sienne.
C'était un monde nouveau pour la simplicité un peu sauvage de Caroline, que ce langage si plein de tendres insinuations; elle le savourait avec une innocence de bonheur qui eût rendu facile la tâche de toute autre, encore moins habile que Léonide.
—Je ne vous comprends pas, madame, murmura Caroline en laissant presque tomber sa tête sur l'épaule caressante de sa nouvelle amie.
—Pourquoi ne m'avoueriez-vous pas que vous aimez, si votre affection est digne de vous?
—Je n'ai pas d'affection... je ne sais...
—S'il a un nom, une fortune... nous éclaircirions d'ailleurs vos doutes. Ne suis-je pas votre amie? N'est-ce pas mon devoir de vous conseiller? Comme vous avez un sens droit, Caroline, une âme candide, je suis persuadée que votre attachement est bien placé, et qu'il ne reste, à monsieur Clavier qu'à confirmer votre choix.
—Oh! combien je crains monsieur Clavier, madame! presque autant que je vous aime.
—Vous avez tort. Monsieur Clavier sera le premier à se réjouir de votre inclination, si vous ne tardez pas trop à en faire l'aveu; car le mystère gâte les plus honnêtes sentiments. C'est un digne homme; il souffre,—il nous le confie chaque jour,—de penser qu'il peut vous laisser, par une mort trop prompte, seule et isolée au monde. Dût-il vivre encore de longues années, son arrière-vieillesse serait consolée d'avoir pour appui une nouvelle famille.....
—Il vous a dit cela, madame?
—Mais sans doute. Ainsi, vous n'avez plus aucun motif, mon enfant, pour cacher si vous aimez, à moi surtout qui d'avance suis en position de vous dire la manière dont monsieur Clavier apprendra votre amour.
—Eh bien, madame, puisque vous êtes si bonne, puisque vous m'aimez tant...
Caroline rougit, ouvrit les lèvres pour parler et elle ne sut que rougir.
Elle n'avait pas encore vaincu sa contrainte à s'exprimer, que, bruyant comme la tempête, Victor accourut du fond de la salle de billard, d'une main agitant victorieusement une queue, tenant dans l'autre un verre de punch, et criant de manière à troubler le boston, l'écarté et le loto, trinité silencieuse et presque endormie, qu'il avait gagné la poule; une poule superbe! une poule de cinquante francs!
—Qu'est-ce que cela nous fait? eurent l'air d'exprimer toutes les figures de joueurs, vexées au plus haut point de l'exclamation de Victor.
—Mais que je ne dérange personne, ajouta-il en dérangeant chacun, en mouchant mal à propos les bougies, en marchant sur les fiches, en bouleversant les cartons du loto. Ce fut un coup de vent qui souffla des ternes où il n'y avait que des ambes, réduisit d'imminents tombola à la nudité de l'extrait, et mit à découvert des écarts sous lesquels reposait le sort de la partie.
Maudit de chacun, Victor poussa une table à échiquier près de M. Clavier, et lui proposa une partie.
Peu à peu l'orage se calma; il n'en resta plus que des échos lointains et perdus.
Les jeux recommencèrent.
Cette facilité de M. Clavier à se prêter à la fougue capricieuse de Victor serait un démenti à son caractère, si l'on ne tenait compte des progrès obtenus par Maurice sur la ténacité morale de son hôte. Il était parvenu à le rendre moins farouche à mesure qu'il avait gagné de l'opinion qu'elle serait moins hostile au vieillard. En se rapprochant, les préjugés réciproques s'étaient évanouis; un grand pas était fait.
Intéressée à ne pas perdre l'occasion de connaître à fond la passion de Caroline, Léonide reprit la conversation brisée un instant par la trouée de son frère.
—Auriez-vous remarqué, Caroline, les jeunes gens qui viennent à notre réunion?
—Oui, madame.
—Trouvez-vous de l'esprit à monsieur Alphonse?
—Beaucoup.
—Et monsieur Ernest?
—Je ne le connais pas.
—Monsieur Gustave vous semble-t-il aimable?
—Il est fort enjoué.
—Et que pensez-vous de Victor, mon frère? Croyez bien que vous n'êtes pas tenue, à cause de votre amitié pour moi, d'en faire l'éloge.
—Je l'estime beaucoup, madame.
—Il est un peu vif, grand parleur, brouillon, mais il a de l'avenir. C'est moi, je vous dirai, qu'il a chargée de le marier, s'il est possible, à Chantilly. J'aurai quelque difficulté, je crois, à remplir cette dernière clause de ses désirs. Sa commission m'effraye d'autant plus, qu'il a déjà dans son esprit celle, j'en suis sûr, dont il serait heureux d'obtenir la main.
Les convenances exigeant que Léonide ne prolongeât pas plus loin ses insinuations intéressées, elle embrassa Caroline et lui dit tout bas:
—Charmante enfant, vous avez déjà justifié les espérances de l'amitié.
Rien n'égalait le contentement de Maurice. Si la félicité domestique avait cherché dans ce moment à se personnifier, elle n'aurait pas revêtu un visage plus plein de sérénité que le sien. Sa joie coulait à pleins bords: il allait au billard, où il poussait sa bille, à la table d'écarté pour tenir les paris; il volait ensuite de sa femme, dont il baisait la main, au dossier de la chaise de Caroline, sérieuse enfant à laquelle il conseillait l'enjouement par son exemple; et on le voyait encore courir des jeunes gens, qu'il ranimait par un sujet de discussion lancé au milieu de leurs groupes, à M. Clavier, pour lui crier: Garde à vous! échec à la dame!
Dès qu'il s'aperçut que l'ardeur du jeu baissait avec la hauteur des bougies, il proposa l'amusement qu'il tenait en réserve pour ranimer la soirée et faire diversion.
—Devine qui pourra, cria-t-il! mon jeu va s'ouvrir.
—Est-ce le loto? s'informa-t-on de toutes parts.
—Mieux que cela, répondit-il, mieux que cela!
Les mamans souriaient avec finesse.
—Est-ce le nain jaune?
—Non, messieurs, mieux que cela.
—Est-ce l'as courant?
—Vous ne devinez pas, mesdemoiselles?
—Ah! c'est aux gages touchés, et l'on ne s'embrassera pas.
—Vous n'y êtes pas encore.
—Allons, Maurice, ne faites pas souffrir davantage ces demoiselles.
—Voyons, parlez, lui dit Léonide.
—Eh bien! agrandissez le cercle; place! place! et du silence.
Maurice sonna.
Un domestique apporta une corbeille voilée.
Quand il la découvrit, ce fut un murmure universel d'enchantement. La corbeille contenait des gants, des éventails, des écrans, des étuis d'ivoire, des ciseaux, des petits métiers à broder, des raquettes, des dessins, des livres, des boîtes de couleur, mille petits bijoux de quincaillerie.
—Mesdames, mesdemoiselles, mon jeu, c'est une loterie. Une loterie tolérée par le gouvernement, qui ne l'imitera pas; car on y gagne toujours, et l'enjeu, c'est la bonne grâce.
—Oh! c'est charmant, quel bonheur!
Toutes les demoiselles sautèrent au cou de Léonide, et les mères payèrent de cet inexprimable sourire que Dieu a mis sur leurs lèvres la complaisance de Maurice.
—De la place, ai-je demandé. Je demande maintenant de la résignation à celles qui ne seraient pas favorisées par le sort autant qu'elles le mériteraient.
—Nous serons toutes contentes, monsieur Maurice.
—Nous verrons cela.
—Approchez, monsieur Clavier, glissez votre main sous ce tapis, touchez dans la corbeille l'objet qui vous plaira; vous, Léonide, je vous charge de nommer la personne à qui cet objet, invisible à tous, sera dévolu. Du silence!
C'était un grand sacrifice demandé à la timidité de jeune fille de M. Clavier. Il céda pourtant aux sollicitations qui l'entouraient, et, soutenu par Caroline et par Victor qui se trouvait là, car il était partout, il s'assit au milieu de la salle, à côté de la corbeille.
Léonide commença à nommer les lots.
Qu'on imagine les transports que causaient les bonnes chances. On courait examiner de plus près à la lumière l'objet gagné; on le retournait de cent façons. Des cœurs battaient, des applaudissements accompagnaient les meilleurs lots.
Caroline n'avait encore gagné que des lots insignifiants.—Le regard de monsieur Clavier semblait lui dire: «Nous ne sommes pas heureux, mon enfant, vous le savez.»
Son nom ayant été proclamé vers la fin de la loterie, quand le voile étendu sur la corbeille creusait déjà beaucoup dans le vide, M. Clavier amena avec peine pour elle un lot plus volumineux que les autres. On vit d'abord paraître un manche d'ivoire, ensuite une baguette d'ébène, enfin une étoffe de soie blanche et verte: c'était une ombrelle.
C'est le plus beau lot: les bravos retentissent. Toutes les jeunes demoiselles, oubliant avec héroïsme qu'elles ont été moins bien partagées par le sort, félicitent, embrassent Caroline, qui, avec un tremblement nerveux mis naturellement sur le compte de la joie, reçoit l'ombrelle des mains de Léonide et va se rasseoir, tremblante et décolorée, auprès de M. Clavier.
—Voilà justement, Caroline, de quoi remplacer celle que vous perdîtes l'automne dernier dans la forêt. On dirait la même.
La remarque est faite par M. Clavier: elle achève l'abattement de Caroline.
Heureusement la soirée est finie. On se lève pour partir.
Tandis que les mamans déploient des châles et des manteaux sur les épaules de leurs filles, service qu'à leur tour celles-ci rendent à leurs mères, les domestiques allument leurs falots dans l'antichambre.
Un quart d'heure après la petite fête de famille, tout repose dans Chantilly: on entend la neige bondir mollement sur la pelouse.
Debout contre la cheminée, près des dernières lueurs de la bougie mourante, Léonide réfléchit profondément.
Caroline de Meilhan non plus ne dort pas.
Quelques semaines après cette soirée, M. Clavier s'acheminait selon son habitude vers la grille du jardin pour la fermer, quand l'afficheur public vint coller un placard contre l'un des piliers de la porte.
Comme la vue de M. Clavier était faible, et que, d'ailleurs, il allait être nuit, il fut obligé, pour savoir le contenu de l'affiche, d'avoir recours à sa lectrice ordinaire, à l'officieuse Caroline.
A la voix qui l'appelait, Caroline accourut, ouvrit la grille, et lut d'abord, avec la profonde indifférence qu'on a pour la littérature municipale, ces premières lignes:
«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort le nommé Édouard de Calvaincourt...»
Caroline s'arrête, sa vue se trouble, ses genoux fléchissent: elle est obligée de recommencer une lecture dont l'impression, quoique profonde, s'explique en pareil cas par la sensibilité la plus commune:
—Ne vous effrayez point, Caroline; cet arrêt n'a pas encore reçu peut-être son exécution.
Elle reprend:
«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort le nommé Édouard de Calvaincourt pour avoir attisé la guerre civile en Vendée, et conspiré à main armée contre l'État.»
Le poignard entra deux fois dans le cœur de Caroline, de plus en plus défaillante, près de se trahir par l'excès de la douleur.
Ce qui suivait ce terrible préambule énonçait qu'il était de notoriété publique que le condamné était, depuis plusieurs mois, caché dans l'arrondissement de Chantilly, et que tout habitant devait s'attendre à l'estime du gouvernement et de ses concitoyens s'il découvrait le coupable dans sa retraite pour le livrer à la justice.
—L'estime de ses concitoyens, s'écrie monsieur Clavier, pour dénoncer un condamné! un proscrit! cela ne s'appelle donc plus aujourd'hui mettre une tête à prix! le prix du sang s'appelle estime!
Des pleurs!—sans doute, c'est noble! c'est dû au malheur!—Pleurez, mon enfant! J'aime à vous voir ainsi; quand on donne des larmes à ceux qui ne nous sont rien, on répandrait son sang pour ceux qu'on aime.
Mais ils le dénonceront! on a toujours dénoncé: plaie humaine impossible à fermer. Ce soir, avant demain, le bruit courra dans les campagnes que le gouvernement donne un million à qui ramènera le fugitif. Un million! on vous jettera six francs, misérables! comme pour une tête de loup.—A tout prendre, six francs valent encore mieux que l'estime des gouvernements et des citoyens qui encouragent les délateurs.
Qu'il vienne ici! que le sort le pousse à notre porte.—Je veux qu'elle reste ouverte désormais—et il verra le cas qu'on fait ici des ordres du gouvernement. Le dénoncer! mais la maison sera à lui, notre table, mon lit, notre vie pour le défendre. Oh! qu'il vienne! qu'il vienne!
Pas de pleurs! pas de pleurs! Caroline! du mépris,—pas du mépris,—il va faire nuit, suivez-moi! Commençons notre tâche.
Prenant Caroline dans ses bras et l'élevant jusqu'à la hauteur de l'affiche, il lui dit:—Déchirez sans peur, mon enfant, déchirez!
L'affiche fut enlevée.
—Aux autres maintenant.
Partout où il y avait une affiche, partout elle fut déchirée. Au bout d'une demi-heure il n'en restait pas une seule dans tout le bourg.
Quand ils rentrèrent, la fièvre brillait dans les yeux de Caroline; pendant longtemps elle fut saisie d'un tremblement convulsif qui ne cessa que par l'épanchement de ses sanglots et de ses larmes.
M. Clavier ne se coucha pas. Après avoir ouvert les portes du jardin et du salon, il passa la nuit à écouter si aucun pas ne foulait en fuyant le chemin tracé par son inquiète générosité.
Maurice et son beau-frère roulaient un soir sur la neige, en gravissant, sur un des côtés, la grande route de Chantilly à Paris.
Essoufflés par la montée qui est pourtant plus longue que pénible, les chevaux lançaient de bruyants jets de fumée par leurs naseaux.
—N'avons-nous rien oublié? s'interroge Victor à quelque distance. Voyons: voilà ton manteau, mon portefeuille, le carton de Léonide. Est-ce tout? Ne faisons pas comme la dernière fois.
—C'est tout, répondit Maurice; et les pistolets?
—Diable! j'avais recommandé pourtant à ma sœur de les mettre sur la table pour que nous n'oubliassions pas de les emporter; elle n'en aura rien fait. C'était la clé de l'armoire qu'elle n'avait pas d'abord; ensuite... mais, arrêtez, Joseph.
Le cocher arrêta.
—Est-ce que la route n'est pas sûre, Victor? Penses-tu qu'il y aurait quelque imprudence à la parcourir sans précaution?
—Qui sait? Nous avons avec nous des valeurs assez fortes. Passant et repassant si souvent sur ce chemin, nous pourrions fort bien être attendus quelque nuit, et cette nuit-ci comme une autre.
—Ton avis est donc de retourner à Chantilly pour y chercher les pistolets, Victor? C'est bien ennuyeux!—nous sommes déjà loin,—songe. Bah!
—Comme il te plaira, Maurice. Permets-moi de te rappeler, cependant, que c'est le mois dernier que la voiture de Creil a été arrêtée à Champlâtreux, et que, sans l'assistance des gendarmes, la caisse des contributions n'allait pas directement chez le receveur général. Le percepteur en est encore malade.
—Au fait, tu as raison. Il vaut mieux être en retard avec les heures qu'en avance avec les voleurs. Joseph, retournez à Chantilly.
Sans bruit, comme si elle eût glissé sur le gazon, la voiture rentra dans le bourg, longea les jardins, et s'arrêta devant celui de Maurice, qui descendit seul.
—Je reviens à l'instant, Victor: le temps de prendre les pistolets. Je n'éveillerai même pas Léonide.
Maurice ouvrit la petite porte du jardin et rentra.
Toutes les lumières étaient éteintes.
Arrivé à la salle à manger, il marcha à tâtons vers la table où Léonide devait avoir déposé les pistolets: ils n'y étaient pas.
La pensée lui vint qu'ils étaient dans l'armoire de la chambre à coucher dont il avait la clé sur lui.
Il se dirigea vers la chambre, sur la pointe des pieds, de peur d'éveiller sa femme, effleura à peine les meubles, louvoya de chaise en chaise, alla d'angle en angle, sentit l'armoire, et avec la précaution la plus attentive, il glissa presque sans frottement la clé dans la serrure. La clé cria,—maudite clé!—Une pression plus dure, un coup sec du poignet, assourdit le cri.—Un tour de gagné.—L'armoire était fermée à deux tours! Il eut l'idée que si sa femme l'entendait, elle éprouverait un effroi auquel il n'avait pas d'abord songé: il eût été bien plus simple de l'éveiller et de lui dire pourquoi; mais Maurice fit cette réflexion comme il achevait le second tour. Fermer ou ouvrir alors, c'était s'exposer à produire le même bruit.
Il ouvre; il saisit la boîte des pistolets par l'anneau du milieu et l'attire au bord de la planche. La boîte n'ayant pas été fermée, les pistolets s'en échappent, tombent à terre en réveillant tous les échos de l'appartement.
—C'est moi!—c'est Maurice!—Ne t'effraye pas, c'est moi. Je prenais mes pistolets,—Léonide, c'est moi.—Et, en répétant une troisième fois c'est moi! Maurice s'approche du lit de sa femme, tout en tremblant de la peur qu'il doit lui avoir causée; peur si forte, qu'il ne l'entend ni se plaindre ni respirer.
—Serait-elle évanouie?
Troublé, Maurice pose ses deux mains étendues sur le lit. Le lit n'est pas défait; le couvre-pied de soie n'a pas été enlevé. Il se porte vers l'oreiller; l'oreiller est en place. L'étonnement le cloue.
—Pas possible! elle ne sort jamais à cette heure-ci; jamais!—Au jardin?—Et que faire? il y a trois pouces de neige. Au salon? j'en sors.—Dans sa chambre? j'y suis.—Nulle part.—Où donc?
Mais alors?—Oh!—non l'idée est absurde,—la supposition atroce. A quoi bon ces pensées? J'ai accompagné Édouard, comme de coutume, jusqu'à l'entrée du caveau; j'en ai moi-même fermé la trappe. La trappe est donc fermée, je ne suis pas fou.—Bien.—Mettons de l'ordre dans mes idées.—Ses tempes battaient, ses yeux étaient pleins de larmes, ses genoux cognaient, en se heurtant, le bois du lit.—En vérité, je me trouble pour rien. Et Victor qui m'attend! Où sont les pistolets?—je n'y suis plus.—Je les ai sous le bras et je les cherche.—C'est bien.—Maintenant, je vais descendre.—Elle aura été... sans doute... à quoi bon me creuser l'esprit?... Où ai-je dit qu'elle était allée?... Oh! que je me fais du mal inutilement! Mais c'est honteux... quelles pensées! Assurons-nous: ce n'est qu'un pas. La trappe est dans la salle à manger; et si elle est ouverte, alors...
La trappe était ouverte.
Le soupçon, puis la colère, puis la honte, avaient donné une lucidité extraordinaire aux regards de Maurice dans l'obscurité; ils flambaient.
La trappe était ouverte!
Pourtant il doute encore qu'il ait vu le fond noir et vide de la trappe élargi entre la porte de la chambre à coucher et celle du salon. Il plonge son bras; il ne rencontre aucune résistance. La fraîcheur du caveau le frappe au visage. Léonide est descendue; Léonide est là-bas: sa femme!
Maurice descendit, sans les sentir, toutes les marches, la tête bruyante, la main armée.
La lueur d'une lampe se prolongeait à distance, après avoir serpenté sur les trois marches de communication du pavillon au caveau.
Il avança jusqu'au bord de ces marches en frôlant le mur, en allongeant la tête: il monta la première.
Les rideaux rouges étaient tirés. Il ne pouvait voir qu'à travers ces rideaux ce qui se passait dans le pavillon: il colla sa face aux carreaux.
Il distingua deux ombres, mais étranges par leurs formes, par le jeu de leurs mouvements, par leurs extrémités grotesques: c'étaient bien un homme et une femme: c'étaient, à ne pas en douter, Léonide et Édouard, mais non tels que la projection naturelle devait les montrer. Jamais corps ne s'étaient dessinés dans des proportions si colossales, si monstrueuses. La tête de l'un finissait comme un arbre, la robe de l'autre, comme un vaste entonnoir. C'étaient deux épanouissements renversés. Maurice crut délirer. Trois fois ses ongles grincèrent sur le carreau pour saisir les rideaux, les tirer, s'assurer de la nature de cette déception qui le narguait dans le moment le plus horriblement positif de sa vie.
Pas une parole du pavillon n'arrivait jusqu'à lui.
Décidément il allait frapper, se faire ouvrir.
—Digne précaution, pensa-t-il, d'un mari outragé; politesse rare! J'entrerai le chapeau à la main.
Ses dents claquaient; il était las d'effacer avec son mouchoir la trace de son haleine sur les carreaux.
—Le lâche! Il est poursuivi, je l'accueille; il est condamné à mort, je le sauve; il a faim, je le nourris; et pour récompense... voilà ma récompense.—Le tuer!—ce n'est pas assez.
Et si je le dénonçais!
Un rayon de joie passa dans les yeux de Maurice.
—Oui! le dénoncer. Je vais à Paris; j'y serai au jour; je le dénonce. Consolante idée!—L'hospitalité? dira-t-on.—Et l'adultère? répondra-t-on.—C'est vil, la délation; c'est donc beau ce qu'il fait?
Maurice entend un éclat de rire dans le pavillon. Il arme ses pistolets.
—Mais pourquoi aller à Paris, si loin? La gendarmerie est à ma porte, le maire à deux pas. Dans dix minutes je puis le faire arrêter; dans une heure il sera sur la route de Paris, enchaîné, demain à la conciergerie du Palais; c'est cela!
Maurice regagne l'escalier, en franchit d'un trait les marches. A la dernière, une crainte le frappe.
—Que dire à Victor? Il voudra savoir, il faudra lui dire... longs et écrasants détails! Et que répondre à l'autorité, qui ne me tiendra pas quitte de ma déclaration si je cours le dénoncer, quand elle me demandera comment et pourquoi je fais saisir un homme que j'ai reçu chez moi, que j'ai moi-même caché? Oh! non, je ne sortirai jamais de cet inextricable mélange de ténèbres et de délation! Odieux ou ridicule. Voilà! l'un et l'autre, peut-être. Faut-il donc se laisser faire?
Et Victor qui attend, qui s'impatiente, qui va venir! Il ne manque plus qu'un témoin à cette scène de famille. Mon Dieu, tout mon sang pour une résolution!
Des rires plus insolents montent du caveau; la porte souterraine du caveau s'ouvre.
Maurice écoute de toute l'exaltation de son âme: le bruit cesse; la porte est refermée; il redescend. Malheur à qui se rencontrera sur son passage!—elle ou lui!
Rien sur son passage; même silence autour de lui; mêmes ombres grotesques derrière les implacables carreaux.
Ses pieds s'embarrassent, il se baisse et ramasse un habit: il est déjà là-haut.
Cet habit est celui d'Édouard.—Il le reconnaît bien. Que veut dire ce vêtement jeté avec des éclats de rire?—En sont-ils maintenant à l'orgie?
—Les dénoncer? non!—Mais... Et il exhale un soupir de victoire.—Puis il rit comme un malade dans ses rêves,—mais...
Et Maurice s'empare de ce qu'il trouve à sa portée: de deux montres en diamants, de la bourse de sa femme, de deux bagues—et il les glisse dans les poches de l'habit d'Édouard.
Maintenant, dit-il, c'est un voleur. Je ne suis plus un dénonciateur:—je suis un volé. Je cours à la gendarmerie; on m'a volé. Oui! et le voleur c'est Édouard, cet habit le condamnera. Que répondra-t-il? Qu'il se nomme:—et son nom seul le dénonce. Qu'il taise sa famille:—et il est condamné comme voleur!—Comme voleur!
Je puis descendre à présent; tout apprendre à Victor.—Édouard m'a fait infâme; je le rends infâme. Il a écrit en secret le déshonneur à mon front; en m'abaissant, je le lui marque publiquement à l'épaule.
Maurice touche au seuil de la porte du jardin. Il a sur les lèvres ce cri:—Victor, à moi! j'ai surpris un voleur dans mon appartement!
Une pensée le glace. J'ai cent mille francs à Édouard déposés chez moi; à quel tribunal stupide ferai-je jamais croire qu'un jeune homme si riche m'a volé de semblables misères? et si le vol est prouvé sans qu'on y croie, tout sera découvert!—alors ma vengeance reste ignoble, inutile et petite.
Maurice rougit de lui-même; renonçant avec désespoir à son projet de déshonorer Édouard sans se déshonorer, il retira de l'habit ce qu'il y avait mis et redescendit de nouveau le déposer dans le caveau, à la porte du pavillon.
Se résumant froidement,—il se dit: Deux moyens me restent: la tuer et m'exiler pour jamais de la France, perdre ma position, ma fortune, mon existence,—ou me taire: renvoyer Édouard sans rien lui laisser soupçonner,—garder ma femme... comme tant d'autres. Je croyais que cela était impossible sans mourir.
Il partait résolument, quand les deux ombres s'agitèrent, se poursuivirent, se heurtèrent, et toutes deux, enlacées ensuite, confondues, tourbillonnèrent à faire vaciller la lumière de la lampe. Cette fantasmagorie exaspéra Maurice. Las de suivre cet horrible cauchemar ajouté aux irritations de son cerveau, aux battements de son cœur, aux indécisions de son désespoir, il gravit une dernière fois les marches du caveau, traversa le salon, descendit au jardin, en ferma la petite porte, et monta dans la voiture où Victor s'amusait à siffler aux chauves-souris.
—J'ai bien mis du temps, n'est-ce pas, Victor?
—Tu plaisantes; tu n'es pas resté dix minutes.
Dix minutes! Maurice croyait avoir été deux heures absent.
Maurice, à sa première sortie, était à peine monté en voiture avec son beau-frère Reynier, que Léonide s'était rendue au pavillon d'Édouard: ce qui explique la scène du chapitre précédent.
Elle avait laissé la trappe du caveau ouverte, parce qu'elle en avait l'habitude, et parce que Maurice n'avait pas celle de revenir, une fois parti. La fatalité avait amené le reste.
Comme elle était déjà dans le pavillon au retour imprévu de son mari, et qu'elle y était encore lorsqu'il avait pris le parti de quitter Chantilly sans se venger, son entrevue avec Édouard ne pouvait figurer qu'ici.
—Vite! dit-elle en entrant dans le pavillon, vite!—Tenez, voilà pour vous. C'est un costume complet de trompette hongrois. Voyez! c'est superbe; de l'hermine partout. Mais nous admirerons plus tard. Dix heures déjà! cinquante minutes pour nous rendre à Senlis; il sera près de onze heures quand nous arriverons. Hésiteriez-vous, Édouard?
—Moi! répondit Édouard en dénouant sa cravate et en jetant son bonnet pour le remplacer par le casque hongrois ombragé d'un long panache; moi! mais je souscris à tout ce que vous voulez, Léonide. Souffrez cependant que je vous rappelle le danger que vous courriez si vous étiez reconnue. Vous n'êtes point,—convenez-en,—d'un caractère à vous contenter du plaisir unique de la danse; vous n'allez au bal que pour vous venger... Me promettriez-vous cent fois, me jureriez-vous de ne pas vous trahir sous le masque, je n'en croirais rien.
—Que vous êtes bien sous ce masque, en vérité! interrompit Léonide d'un ton railleur; mais continuez vos conseils.
—N'ai-je pas raison de craindre? Ce bal ne peut-il être pour vous et pour une autre personne l'occasion d'une rencontre fâcheuse au lieu d'une fête? Qui prévoit jusqu'où s'étendront des propos dont vous ne serez point avare? Je frémis à l'idée que Maurice peut tout savoir demain à son retour de Paris. Abuser de l'hospitalité ainsi que je fais, c'est mal, et je ne raisonnerai pas ma position; mais déshonorer avec cet éclat, c'est inexcusable, c'est grave, c'est... Je désirerais, Léonide, que vous comprissiez cela.
—Très-bien, monsieur. Quelle verve de morale, ce soir! Restez donc ici; qu'à cela ne tienne. Pourtant je croyais vous avoir assuré que ma vengeance serait dédaigneuse, froide. Raisonnez donc à votre tour. Si j'avais le projet de pousser plus loin la colère, viendrais-je éveiller d'avance vos craintes? Après tout, il y a une distance si grande entre les propos que la liberté du bal autorise et ceux que les convenances défendent, qu'une honnête femme ne la parcourt jamais en entier. Édouard, je suis étonnée que vous ne me supposiez point l'instinct de respect que je me dois.
—Sans doute, je compte assez sur votre prudence; mais qui assure que madame Lefort, sortant de ce cercle tracé par le respect, ne vous entraînera pas à le franchir avec elle? Attaquée, elle se défendra; elle parera la malice par l'injure. La langue du bal est si déliée, le masque conseille tant de hardiesse, le déguisement inspire tant d'oubli, que vous vous enivrerez vous-même, Léonide, avec cette liberté dont je redoute tant les suites. Tenez, promettez-moi d'abandonner toutes ces petites résolutions vindicatives, ou renonçons au bal.
—Capitulons, reprit Léonide en se levant et en jouant avec le panache d'Édouard, alors assis dans un fauteuil et accoudé sur la table,—dans ce moment, Maurice pénétrait dans le caveau et collait son visage aux carreaux de la porte vitrée,—capitulons. Combien d'heures voulez-vous que nous passions au bal de Senlis, Édouard?
—La question de temps, malicieuse, n'est-elle pas un piége? Est-ce que dans une heure vous ne vous arrangeriez pas pour produire le ravage d'une année? Nous irons au bal, mais à condition que vous ne parlerez à personne.
Ayant posé cette condition unique, mais essentielle, à son consentement, Édouard, comme un homme résolu, se leva, prit les deux mains de Léonide et lui dit:
—Y souscrivez-vous?
C'est dans ce mouvement que son casque et son panache avaient découpé, sur les rideaux du pavillon, une ombre que Maurice avait vainement cherché à définir. Cette coiffure militaire et la longue robe à queue de Léonide étaient étrangement grossies et défigurées par leur projection. On sait les exagérations de l'ombre sur le mur: imaginez un spectateur qui n'aperçoit que l'ombre. Son imagination créera des fantômes; et, s'il est exalté, il supposera des monstres. Rien néanmoins n'est plus naturel.
Quoique Léonide attribuât à l'intérêt que lui portait Édouard la peine mal dissimulée qu'il avait à consentir à l'accompagner au bal, elle n'osait renoncer à chercher d'autres causes à ses résistances opiniâtres. Un doute avait pénétré dans son esprit depuis la soirée où Caroline lui avait révélé par sa pâleur, en recevant l'ombrelle gagnée, le nœud d'une intrigue. A ne pas en douter, c'est à Caroline qu'appartenait l'ombrelle; mais avec qui était-elle dans la forêt, lorsqu'elle l'avait perdue? Avec Édouard? c'est impossible, avait d'abord pensé Léonide. Mais comme en matière de rivalité, dès qu'une femme dit: C'est impossible, elle doute déjà, si elle ne croit fermement, Léonide se tourmenta avec l'espoir d'une solution prochaine, pour arracher à Édouard quelques indices d'une aussi ténébreuse supposition.
—Ne pas parler au bal, Édouard? Votre prétention revient à ceci: «Vous n'irez pas du tout au bal.» Tenez, continua Léonide d'un ton presque blessant, je sais mieux que vous ce qui vous rend si timide, ce que vous n'osez vous avouer.
Édouard fut effrayé de cette subite perspicacité; il ne déguisa sa peur que sous un sourire qu'il força le plus possible. «Léonide sait tout, elle sait que Caroline sera peut-être au bal, que je l'aime.»
—Il est des moments, Édouard, où l'on tient plus à la vie que dans d'autres.
Édouard fut soulagé.
—Oui, tel qui est assez brave pour ne pas craindre la balle d'un mari, recule devant le danger de s'enrhumer en traversant une forêt, ou devant celui de soutenir de sa présence la faiblesse d'une femme. On a beaucoup d'exemples de ces contrastes de bravoure et de mauvaise peur. Je n'oublie pas ensuite que lorsqu'on est poursuivi comme vous par les recherches de la police politique, il ne faille apporter beaucoup de circonspection à sa conduite.
—Partons, Léonide. Levez-vous! je suis prêt, je vais l'être. Nous avons trop perdu de temps; mille pardons, ma bonne amie. Mais, en effet, ce costume hongrois est magnifique, votre robe de Bohémienne est divine; on jurerait que l'enfer l'a brodée de toutes ses langues de feu. Approchez que je l'admire. Mais prenez garde, Léonide, autre danger: vous serez reconnue rien qu'à votre taille, si vous n'avez le soin de la cacher sous une mantille un peu ample.
—Tais-toi, fou que tu es, interrompit Léonide en embrassant Édouard; as-tu pu croire que j'expliquais ton refus de m'accompagner à Senlis par la crainte des dangers que tu ne saurais manquer de courir? Mais je n'aurais aucune estime de toi si cela était, Édouard. Je n'ignorais pas qu'en t'accablant de ce prétexte si indignement imaginé, tu n'hésiterais plus, et que l'homme qui me refusait son bras de peur que le scandale n'atteignît ma maison consentirait à m'obéir du moment où il serait accusé de trembler pour sa vie. C'est bien ta vie que nous jouerions à ce jeu; et tu vaux mieux qu'un caprice de femme, qu'une soirée consacrée à un combat d'épingles et de coups d'éventails. La perfidie des femmes est infinie. Qui nous assure, Édouard, que madame Lefort ne te sait pas caché chez moi? De là à l'idée que tu es mon amant, il n'y a pas même le trajet de la réflexion pour une femme, et de cette idée à celle de le dénoncer en plein bal, il n'y a que le gant à retirer et à te désigner du doigt. Et alors, qui serait la mieux vengée de nous deux? d'elle ou de moi, qui laisserais dans ses mains ta tête proscrite et condamnée. Quelles effrayantes paroles pour moi, Édouard, que celles qui tonneraient ainsi à nos oreilles: «Je te connais, Édouard de Calvaincourt! Ce ne serait autre chose que le bourreau masqué. Non, restons; non, il n'y a pas de femme assez froide, assez corrompue de cœur et vide de tendresse, pour traîner au bal un homme, son amant, lorsqu'on se trompant de chemin, elle peut le mener à l'échafaud. Je voulais t'éprouver, je suis satisfaite. Tu m'aimes encore.
Assise sur Édouard, Léonide l'avait enlacé de ses bras ondoyants. Elle aimait à lui faire sentir les palpitations de son cœur à travers le juste corsage de satin étoile de paillettes d'argent qui complétait si avantageusement son costume de Bohémienne.
—Il faut pourtant que nous allions à ce bal, Léonide. Sera-ce à mon tour de te prier maintenant? Les dévouements chevaleresques ne sont plus de notre siècle, je le sais, et je ne dirai pas que ma vie n'est rien. Ne fût-ce que pour ne pas me séparer de toi, elle aurait déjà un assez grand prix à mes yeux, sans parler du désir aussi beau que j'aurais de la perdre dans une bataille pour la cause à laquelle je l'ai vouée. Ne me parle pas de la laisser souiller et ravir par les mains ignobles de la justice et du bourreau. Nous éviterons ces périls; ma parole sera muette; et personne au monde, que je sache, ne sera assez hardi pour toucher insolemment à mon masque silencieux. Ma vie sera dans ta prudence, Léonide. Je crois pouvoir répondre de toi à ce prix.
—Non, mon ami, je ne compromettrai point ta vie à cet essai; le silence même ne serait pas une sauvegarde, songes-y; il éveillerait les soupçons, on nous épierait. Plus le mystère serait épais et plus on chercherait à le percer. Dans les bals de province, les masques sont transparents; on ne se cache derrière un faux visage que pour avoir la vanité de se faire nommer sous un costume qui flatte, et l'on ne déguise sa voix que pour se faire reconnaître à travers les saillies d'une spirituelle moquerie, dont on suppose les autres dupes, parce que c'est une politesse reçue. Ces feintes ne nous vont guère. Il faudrait que nous restassions inconnus; la curiosité n'y consentirait pas. Nous serions assaillis, harcelés, inquiétés par la foule, percés à jour par des regards qui parlent et des paroles qui voient. Répondrions-nous de notre silence, quand nous serions au milieu de cette atmosphère de chaleur et de liberté dont tu parlais tantôt, où l'on s'exhale avec l'abandon qu'inspire un costume qui donne le change à celui même qui le porte, où nous ne croirions être, toi qu'un simple trompette hongrois, moi qu'une Bohémienne? Penses-tu,—moi j'en frémis,—que le pierrot qui te froisserait d'un coup de sa manche serait le procureur du roi, que le polichinelle qui te raillerait du bout de sa latte serait l'inspecteur des prisons, et que le paillasse enfin serait le greffier qui enregistre les jugements condamnant à la peine de mort pour crime de guerre civile?
—Pense, Léonide, qu'il est onze heures et demie; que nous ne serons plus maintenant à Senlis qu'à une heure, et que ce sont dix contredanses perdues. D'ailleurs, nous voilà habillés, et il ne sera pas dit que nous l'aurons été pour rien.
Ce fut dans ce moment qu'Édouard ouvrit la porte du pavillon et jeta dans le caveau, comme signe d'une résolution irrévocable, l'habit qu'il quittait, et que Maurice ramassa au plus haut degré de colère et de désespoir.
—Oui, j'avoue, Léonide, que ce que tu m'as dit, tout en me faisant réfléchir, m'a paru très-original, et je suis jaloux d'avoir eu une occasion dans ma vie,—ne fût-ce que pour en rire dans ma vieillesse,—où j'aurai dansé avec la justice qui me cherchait, avec le greffier qui avait ma sentence de mort dans la poche, et des officiers de gendarmerie, porteurs de mon signalement.
Édouard, qui affectait d'être fort gai depuis quelques minutes, étreignit sous la taille la gracieuse Léonide, et tous deux, oublieux déjà des graves choses qu'ils avaient débitées, se mirent à danser le galop dans le pavillon et avec tant d'abandon qu'ils tombèrent essoufflés sur la causeuse.
C'est sans doute alors que Maurice, au comble de la frénésie, dut voir tourbillonner derrière les rideaux ces masses d'ombre qui l'avaient exaspéré.
Vaincue par l'abattement, triomphante de la détermination qu'elle emportait d'Édouard, elle lui remit, avec une discrétion dont celui-ci ne saisit pas d'abord la portée, un papier soigneusement plié. Offert avec le sourire qui accompagne une faveur, il fut reçu avec la même grâce et le même mystère. En interrogeant le regard de Léonide, Édouard crut y lire qu'il s'agissait d'un de ces cadeaux, trésors de L'affection, qui ont une modestie inviolable, et il se montra au niveau de la réserve qu'on attendait de sa reconnaissance. Il renvoya à plus tard pour connaître quel était ce gage de souvenir qu'il n'avait pas sollicité. Il le cacha sous son habit.
—Et maintenant, partons, Léonide, partons!
—N'oublions-nous rien, Édouard?
—Parbleu si, mon amie: mes pistolets.
—Tes pistolets!
—Pour me débarrasser des gendarmes, si je suis arrêté. Et cette petite boîte encore.
—Que veux-tu en faire, Édouard?
—Ceci dans le cas où je ne parviendrais pas à me débarrasser des gendarmes.
—Du poison! Édouard?
—Allons au bal, ma bonne amie. Déjà minuit; ton bras.
Senlis.—Dans la rue de Paris, on entend un bruit à faire vaciller le clocher de la cathédrale; des voitures roulent d'une porte de la ville à l'autre porte, chacune avec son fracas particulier, mais dominé pourtant par le grincement du char-à-banc non suspendu. Pour la solennité du jour, on a sorti de la remise tout ce qui a forme humaine de voiture: diligences détournées de leur ligne de direction; tapissières qui rapportent le bois des forêts de Chantilly, de Saint-Leu et de Compiègne; landaus en osier, et enfin quelques véritables landaus qui sentent leur Paris. Ce pêle-mêle bruyant ne manquerait pas d'originalité; mais les fêtes de province ont le malheur de ressembler à la cohue d'un baptême, et les belles dames qui en sont l'ornement ont l'air d'autant de nouvelles mariées. La province en est encore au bouquet de fleurs d'oranger.
La salle où a lieu le bal de la sous-préfecture est resplendissante de lumières; il y en a à profusion. On s'aperçoit tout de suite que les frais de luminaire sont à la charge des contribuables, si la disposition des flambeaux est abandonnée au bon goût des receveurs. C'est à la fois prodigue et détestable. Par une alliance profane, les candélabres des loges maçonniques et des paroisses de la ville ont été recrutés et accouplés pour embellir la cérémonie; ils sont inondés de cire de la bobèche au trépied. On étouffe de chaleur. Cédant à la dilatation qui les décompose sans altérer leur maintien, les autorités constituées commencent à déboutonner leur habit à la française: la tenue plie devant la cuisson; le col de la chemise s'abat de langueur sur le passepoil du collet; les épées d'acier fondent dans le fourreau.
Le beau côté des fêtes données par la ville, ce sont les rafraîchissements après la cire: on dirait que l'administré se venge d'un fait personnel en cherchant à établir la balance entre l'impôt foncier qu'il paye et l'orgeat dont il se gorge. Le pied glisse dans la crème.
Le luxe des salles, quoique porté à son plus haut degré de magnificence, a un caractère qui frappe d'abord, mais qui appelle le sourire au lieu d'étonner. Quelque art que le tapissier ait déployé, conjointement avec le valet de ville, pour déguiser les emprunts faits à tous les établissements publics, afin de suffire à la monstrueuse quantité de décors, quelque adresse qu'ils aient apportée l'un et l'autre à métamorphoser la destination quotidienne du local, il perce de toutes parts un démenti de mobilier qui effraye. Arrachés aux tringles de la mairie, les rideaux rouges sont un peu courts pour les croisées de la sous-préfecture, et, quoique adoucis par le drap des tables du conseil municipal, les gradins qui règnent autour de la salle trahissent la dureté des bancs du tribunal de première instance. Au plafond pèsent, à donner des craintes à la solidité des solives, les lustres à girandole de la paroisse, en cuivre jaune, aux rameaux de cristal. Les fauteuils du conseil de révision de la garde nationale sont rangés avec symétrie aux deux bouts de la salle de jeu.
En pénétrant dans les appartements plus éloignés, le luxe décroît à raison des difficultés qui se sont présentées pour le répartir avec une égale justice. Aux rideaux rouges succèdent les rideaux pâles; aux murs ornés de guirlandes embaumées succèdent les murs ornés d'affiches portant expresse défense de vendre sur la voie publique, et de laisser le fumier exposé devant les maisons; enfin la dernière cloison qui limite cette enfilade de salles est couverte de la liste nominale des électeurs de l'Oise. Il résulte de ces disparates un ensemble confus de joie et de bureaucratie, de contributions directes, d'église, de conseil de révision, qui fait que le contribuable en dansant n'oublie pas un instant ses obligations envers l'État, et qu'il se rappelle, au contraire, son droit à se réjouir et à ne pas refuser l'impôt.
On danse depuis dix heures, les timidités sont vaincues. Déjà les toilettes des femmes n'ont plus cette raideur du neuf qui prête aux bals de province, dans les premiers moments, l'aspect gaufré d'un magasin de modes. Des rumeurs flatteuses entourent d'un nuage d'éloges celles des plus belles personnes qui, autant hardies que belles, se sont délivrées de la contrainte du masque; qui ne l'avaient gardé qu'afin de ménager plus sûrement le triomphe de l'admiration en le dépouillant. Celles qui, reculant devant l'effet du contraste, le conservent encore, ont des prétextes de coquetterie pour ne laisser jouir les curiosités impatientes que de la simple vue d'une taille qu'on n'a pas travestie et d'un bas de visage, plus frais, plus tendrement enluminé que la barbe de satin qui l'effleure. Ce sont plus que de beaux visages, ce sont des visages inconnus. Les jeunes gens qui ont de l'imagination se prennent à ces séductions calculées; les femmes qui ont de l'esprit ne les négligent pas. L'illusion durera autant que le cordon de soie retiendra cette cire inanimée. Malheur! si le visage cède aux prières que le masque a inspirées!
Attentive auprès d'un vieillard entouré de jeunes gens intéressés aux éloges qu'ils lui adressent, une jeune personne, qui n'a singularisé son costume de soie blanche que par quelques fleurs semées à l'entour, jouit de la fête avec toute la naïveté de son âge et l'étonnement de la retraite où elle est habituée de vivre. C'est Caroline, mademoiselle de Meilhan. Elle est devenue le but des remarques lointaines et rapprochées; on s'entretient de ses cheveux blonds si bien en harmonie avec la délicatesse de ses traits, éclairés par ses yeux d'un bleu tendre sans langueur, animés par sa bouche si heureusement ouverte, qu'elle fait mentir ce vieux préjugé d'adoration pour les bouches miniatures de Petitot, sans expression comme sans baisers. De longues paupières, éternelle beauté du visage, décrivent une ellipse d'ombre mobile sur ses joues, toutes chaudement empreintes de virginité et de soleil, comme ces fruits haut-venus à la cime des arbres, qui ont les premiers rayons de l'été, et que n'étouffent ni les feuilles ni les vapeurs de la terre. On admire encore la ligne à chaque instant brisée, à chaque instant reprise de son corps; le regard tourne comme un collier, sans être renvoyé par aucun angle, autour de son cou, se divise, et coule doucement, ainsi que l'eau sur les anses d'une urne, de ses épaules, sur ses bras, et se prolonge, comme un trait du Pérugin, jusqu'à l'extrémité de ses doigts. Ce contour serpente ensuite, avec la même ondulation, quelque attitude que Caroline imprime à ses poses, jusqu'à ses genoux, et de là à ses pieds, limites où le dessin finit, mais où l'idéal reste suspendu. Après, sans que l'on puisse s'en rendre compte, on se laisse surprendre, en regardant mademoiselle de Meilhan, à ces charmes sans nom, parce qu'ils n'ont rien d'arrêté, qui naissent d'un pli, d'une lueur qui passe dans les yeux, d'une larme qui s'évapore en sourire: car tout est bien dans ce qui est beau.
M. Clavier semble remercier chacun des hommages adressés à Caroline; il passe sa belle tête de vieillard au-dessus de cette charmante figure de jeune fille. C'est bien là une de ces monumentales têtes à la Danton, aussi forte, mais plus intelligente que les types militaires qui nous sont restés de la génération impériale. Toutes martiales qu'elles soient, les figures balafrées de l'empire ne portent que la résolution du courage; bien peu adoucissent la dureté de leurs traits par quelques signes de haute réflexion et d'indépendance. Elles n'ont pas la mélancolie guerrière, la tristesse héroïque des Polonais, hommes de conseil et d'épée, parlant latin à la tribune avec une bouche fendue d'un coup de lance. A défaut du sceau de la pensée, ce qui manque encore à la dignité des tête impériales, c'est le caractère d'une noble origine: elles viennent d'en bas, ce sont des têtes de halle où la révolution alla les prendre. Aussi, mettez un vieux colonel français à côté d'un vieux tambour français, vous n'apercevrez aucune différence. Nous les avons vus l'un et l'autre, déchus et mendiant glorieusement leur pain à travers nos jeunes générations; et, pleins de nos souvenirs de collége, nous les avons comparés à ces prisonniers barbares, dont parle Tacite, mais jamais au Spartacus.
Les ruines encore vivantes de la révolution sont complètes; tout s'y trouve: le coup de sabre au front et la harangue dans les yeux. Appelez ces vieux républicains à l'assaut ou à la tribune, et ils vont vous foudroyer. Ces hommes ont tenu tête à la Gironde et à Brunswick; ils ont longtemps porté dans une poche la mèche du canon de leur section, et dans l'autre leur discours contre Pitt, leur réponse à Burke. Ils furent grands orateurs quand tout le monde était éloquent, et braves soldats lorsque Napoléon était encore écolier à Brienne. Ce sont les vieux druides de nos régénérations sanglantes; les êtres antédiluviens de la primitive société; des sujets d'étonnement et de puissance. Leur origine est écrite sur leurs visages de pierre. La science politique les classe comme la science anatomique a classé les phénomènes éteints des premiers âges du monde. Ce sont les hommes conventionnels.
L'ivresse du bal augmente; les épaules nues volent; un cercle tissu de lumières, de soie, d'ardentes paroles tourbillonne, poussé sous le plafond par un vent harmonieux devenu l'âme de tous. On dirait l'immobilité, tant la vitesse est grande. Le mouvement n'est sensible que par l'attitude comparée des autorités locales qui se sont adossées contre la cheminée, pleines de respect envers elles-mêmes, jalouses de ne compromettre par aucun pli l'uniforme du grande tenue. Ce dernier trait nous dispense d'ajouter que le sous-préfet, le maire, le président du tribunal, le juge de paix, le colonel de la gendarmerie, assistent au bal, mais qu'ils l'honorent sans tremper dans la joie générale par un travestissement coupable.
Personne ne remarque, à leur entrée dans la salle, Léonide et Édouard qui se faufilent dans les groupes désunis pas le galop; chacun de son côté, par arrangement convenu, va poursuivre ses chances d'amusement.
Un coup de surprise arrête Édouard dans sa tournée; son regard s'est croisé avec celui de Caroline. Caroline est ici. Il est à deux pas d'elle; il va l'effleurer en passant. Si elle savait!... si le masque tombait du visage qui se cache!... Quel coup de poignard la jalousie n'enfoncerait-elle pas dans le cœur de cette enfant, si étrangère à la violence des passions, venue au bal avec le même calme dont elle jouit lorsqu'elle se promène sous les vertes allées du bois de Chantilly! Cette pensée importune comme un remords la raison d'Édouard. De quel droit, après tout, exigera-t-il désormais de la confiance d'une jeune fille bonne, aimante, dévouée, lorsqu'il la trahit, lorsqu'il se joue d'elle sous ses yeux même, lorsqu'il va la coudoyer d'un bras encore tiède du poids d'une autre femme? Il voudrait être puni, afin de se rappeler éternellement sa faute par la douleur du châtiment. Il désirerait presque qu'un rival d'un instant l'effaçât pendant cette soirée de l'esprit de Caroline; ses torts auraient du moins quelques torts à se reprocher: ils seraient quittes. Mais avoir tout le fardeau d'une infidélité à supporter en face d'un visage sincère qui n'aura pas même demain au réveil la tristesse du doute! Quel supplice! s'il n'existait, pense Édouard, aucun danger pour Caroline à s'approcher d'elle, à lui dire tout bas: Je suis ici, Caroline, je suis venu à ce bal pour vous y voir, pour vous y surveiller; car je suis défiant: pardonnez-moi, je n'ai pu résister aux conseils de la jalousie; mais cela serait un odieux mensonge! N'avoir le courage d'avouer sa présence que pour mieux tromper, ne serait-ce pas d'une faute faire un crime? Tout dire à Caroline, lui confesser l'infidélité, lui en détailler l'histoire, lui dénoncer sa rivale, ne serait-ce pas s'exposer à n'obtenir jamais de pardon? car il en est d'impossibles.
Je me tairai, se dit Édouard, mais la leçon ne sera pas perdue.
Son espoir, si peu réfléchi, de se voir disputer en forme de punition le cœur de Caroline, ne sera pas même exaucé. Caroline préfère la conversation de quelques personnes qui l'entourent au plaisir de la danse; d'ailleurs Caroline ne sait pas danser. Elle ne s'éloigne pas de M. Clavier.
Un flux tumultueux, ondulant sans cesse vers le même point, de manière à laisser dégarni un côté de la salle, tandis que l'autre s'encombrait, éveilla l'attention d'Édouard.
Caché parmi des groupes grossis à chaque instant par de nouveaux groupes, il aperçut, au milieu d'un isolement que faisait respecter avec sa latte un officieux arlequin, sa hardie Bohémienne qui débitait avec effronterie la bonne aventure à tous ceux qui tendaient la main.
Selon toute probabilité, la divination était commencée depuis quelques minutes, car déjà plusieurs dames, à qui la Bohémienne avait méchamment raconté le passé au lieu de l'avenir, étaient retournées un peu décontenancées à leur place, meurtries au cœur de quelque bonne vérité: «A votre tour! mesdames,» disaient-elles aux autres avec malice.
Et les autres dames, pour ne pas avoir l'air de craindre les oracles, offraient la main, mais non sans hésiter.
Toujours invisible derrière la foule, Édouard assura les cordons de son masque, et, les bras croisés sur la poitrine, il observa.
Vêtue en danseuse basque, une jeune femme s'élança dans l'ovale magique, et, retroussant ses manchettes brodées, elle abandonna sa petite main de dix-huit ans à la devineresse.
Les cous furent tendus; les épaules s'étaient écartées pour laisser un passage aux têtes les plus impatientes de voir.
—Ne tremble pas ainsi, mon enfant, dit la Bohémienne. A ton âge, de quel mauvais sort serais-tu menacée? Tu prodigues des serments de fidélité à deux hommes: eh bien, où est le si grand mal, si tu les aimes tous les deux?
—C'est faux, Bohémienne! Je te couperai la langue.
—Charmante! Ce n'est pas ma langue qui a menti, c'est ta main; elle est trop jolie pour qu'on la coupe.
Et en la lui baisant, la Bohémienne ajouta:—Calme-toi. J'ai dit: Deux hommes; il y a erreur. Soit, tu n'en aimes qu'un, tu trompes l'autre. L'oracle est-il si menteur pour cela!
—C'est encore faux?
—Veux-tu n'aimer ni l'un ni l'autre? très-bien: passe!
Des applaudissements ricaneurs accompagnèrent la danseuse basque jusqu'à sa place; elle était très-peu satisfaite de l'oracle.
Édouard eut sous son masque un sourire d'amère pitié pour cette malignité des femmes qui ne pardonne à rien. Il était loin de partager l'enthousiasme qu'éprouvait la majorité de la salle à écouter Léonide. A l'empressement qu'on apportait à encourager l'ivresse de ses propos, il jugea que la médisance mourrait si personne n'y prêtait complaisamment l'oreille. Édouard n'est pas profond moraliste: il oublie que l'éloge n'est possible qu'aux conditions d'existence de la calomnie.
—Serai-je plus heureuse, moi? balbutia une toute petite charmante femme déguisée en mère Gigogne, que son cavalier, grotesque pierrot, déposa dans le champ de l'oracle, ainsi qu'on le ferait du gracieux fardeau d'un enfant.—Lis dans ma main, Bohémienne!
—Dans ta main? répondit Léonide en rejetant la tête en arrière et en riant follement aux éclats; oh! dans ta main!
—Pourquoi pas dans ma main, Bohémienne?
—C'est que je ne l'oserais jamais.
—Ne serait-elle pas assez blanche?
—Vaniteuse! c'est la plus mignonne et la plus blanche que j'aie touchée de la soirée. L'impossibilité n'est pas là.
On ne respirait plus de curiosité: les conjectures se croisaient dans l'air, se heurtaient, s'enflammaient et éclataient en fine pluie bruyante de rires et de petits propos empoisonnés; et l'on se criait d'un bout de la salle à l'autre bout:
—C'est la femme d'un receveur de l'Oise, cette Bohémienne.
—Faux! c'est celle de l'ex-inspecteur forestier! c'est sa taille!
—Non, elle est plus grande.
—Je le nie. Qui est-ce qui a dans la société une taille de femme d'inspecteur forestier? Comparons.
Un monte au-ciel de six pieds s'avançait.
—Ce n'est pas cela. La Bohémienne est la veuve d'un maître de poste retiré à Vineuil, tout simplement.
—Bravo! c'est la vérité: même taille, même tournure.
—Ajoutez, poursuivait un autre, même voix.
—Elle parle vite comme elle.
—Elle rit comme elle.
—C'est elle! On te connaît, Bohémienne!
—Et, de plus, ajoutez encore que je ne boite pas comme elle. Et la confrontation s'arrêta de honte, se perdit dans un hourra universel, sur cette observation de la Bohémienne.
Les curieux battus dans leurs conjectures ne s'accordèrent que sur un point incontestable: la Bohémienne était une éblouissante brune.
—Où donc est la raison de ton refus? reprit la mère Gigogne.
—Dans tes doigts, petite mère.
—Dans mes doigts?
—La mère Gigogne retira furtivement son bras: elle voulut s'éloigner. Elle avait enfin compris.
Son cavalier, le pierrot qui l'avait introduite dans le cercle, s'avança brusque et silencieux vers la Bohémienne; il était derrière elle.
Cet homme, qui était masqué, avait la main droite dans sa poche.
Édouard se plaça derrière cet homme.
—Tu as dit, crièrent tous les masques, que ses doigts t'empêchaient de lire dans sa main... Explique-toi donc, Bohémienne!...
Comme la mère Gigogne cherchait toujours à se retirer, ceux-ci la forcèrent à rester sur la sellette pour subir sa sentence, et à offrir de nouveau la main à Léonide. Ils s'étaient constitués les exécuteurs de ses burlesques réquisitoires.
—C'est vous qui m'y forcez; à vous la faute. Mère Gigogne, continua solennellement Léonide, ta main m'annonce que tu es baronne de Haut-Lieu.
—Très-bien! Après, Bohémienne?
—Oui, mais ses doigts m'apprennent qu'elle a été lingère. Perplexité de la science: dans la paume je vois un blason, et au bout de ce doigt un dé à coudre... Est-ce la lingère Louise Bougival ou la baronne de Haut-Lieu que je dois prophétiser?
L'homme placé derrière la Bohémienne sortit un petit canif tout ouvert de sa poche et le glissa du côté du tranchant sous le cordon du masque de Léonide. Le masque allait tomber.
Un bras comprima aussitôt ce mouvement, tordit le poignet qui l'exécutait, et cassa la lame du canif jusqu'au manche.
Nul ne s'aperçut de l'incident. Le pierrot, tout en colère, se retourne; sa figure blafarde ne rencontre que l'énorme nez d'un monstrueux polichinelle. La rage du baron de Haut-Lieu n'ayant point d'issue, elle s'exhale par des gestes dont la foule ne saisit que le côté comique. Furieux, il tire par les larges plis de sa robe en dehors de la mêlée madame la baronne, lui jette un manteau sur les épaules, et, jurant, menaçant, pleurant, ils descendent tous deux, enveloppés d'un nuage de poudre, dans la cour de la sous-préfecture. On riait encore, qu'une voiture à quatre chevaux brisait le pavé de Senlis.
Ce dernier épisode avait répandu une sueur d'impatience sur les membres d'Édouard; il frémissait encore à l'idée de voir tomber le masque de Léonide, et chacun reconnaître dans cette femme, qui en avait déjà immolé tant d'autres en public, l'épouse de Maurice, le dépositaire du secret de tous, celle qu'il a conduite, lui, à cet épouvantable spectacle. Sa fermeté commençait à l'abandonner. Un instant il fut tenté de l'emporter par violence hors du bal; mais il réfléchit aussitôt que la malignité de Léonide ayant créé à celle-ci de nombreux amis, il se la verrait disputer au passage. Cette résolution avait mille autres chances contre elle. Peu après il faillit compromettre bien plus gravement celle qu'il cherchait à sauver de ses propres excès. Dans un moment où Léonide portait, par une préoccupation d'habitude, ses doigts à ses boucles de cheveux, geste qui allait la trahir, il poussa, dans un cri, la première syllabe de son nom. Il n'acheva pas: ses lèvres furent déchirées; le cri, sorti à moitié, rentra dans sa poitrine. Léonide avait chancelé; elle se remit aussitôt. Édouard froissa son masque et son visage.
C'était merveille que le courage de toutes les femmes qui, loin de reculer maintenant devant le feu du trépied de la pythonisse, se faisaient un point d'honneur de l'affronter. La raison en était facile; le secret qu'elles tenaient le plus à garder n'était connu, selon elles, que de deux ou trois personnes dont, après Dieu, l'impénétrabilité était la moins suspecte. Elles abandonnaient le reste aux feuillets de la magicienne: il en résulterait du rire, point de scandale; on se risquait. Le raisonnement était faux autant que périlleux: on sait pourquoi.
Un intérêt si universel s'attachait à ces étranges révélations, que le sous-préfet, le maire, tous les maires de l'arrondissement, le juge de paix, le colonel de la gendarmerie et le greffier, avaient déserté les alentours de la cheminée pour venir rire et s'amuser, comme de simples mortels, au sein de la population du bal. Eux aussi faisaient galerie à Léonide.
Les musiciens jouaient dans le vide; ils proclamaient les figures pour l'acquit de leur archet.
La salle ne fut bientôt plus qu'un point: ce point était Léonide. Tout aboutissait à elle: regards irrités, curiosités hostiles, vanités blessées, joies haineuses, gaietés ironiques. Elle tenait tête à tout. Depuis longtemps les perspicacités les plus subtiles avaient renoncé à deviner quelle était la femme ou plutôt le démon caché sous ce gracieux costume de Bohémienne. Heureux de la satisfaction de ses administrés, le sous-préfet encourageait de ses suffrages cet intermède du bal. Le colonel de la gendarmerie départementale ne trouvait rien à reprendre. En carnaval, tout est permis, pensait-il, même quatre brigadiers placés à la porte d'entrée.
Conduite par un Pluton dont la lenteur du pas indiquait l'âge, une jeune personne, déguisée en laitière suisse, tendit la main à la Bohémienne.
—Prends garde à toi! cria-t-on de toutes parts à la Bohémienne: ne va pas te compromettre cette fois-ci. Point de scandale. Cet honorable Pluton est un père, et cette laitière sa fille.
Je serai réservée, semblait promettre Léonide avec des airs de tête et des gestes respectueux.
—Voyons ta main, ma laitière?
Après quelques minutes d'inspection, elle s'écria:—Il me faut deux témoins, sans quoi ma magie serait sans effet... Ces deux témoins sont ici, rassurez-vous.
Léonide s'ouvrit un passage, courut au fond de la salle et entraîna avec elle, au milieu du cercle où elle s'installa de nouveau, deux jeunes gens, en costume de ville, tous deux fort étonnés du rôle qu'on les forçait de jouer.
—Comédie complète, messieurs.
—Voici le vieillard,—Léonide désigna le Pluton,—voici le tuteur, le barbon, l'homme dont on attend la mort et l'héritage...
Pluton eut une faiblesse.
—Il a soixante ans, la goutte ou toute autre affection et une nièce.
—Sa nièce, la voilà.
—Vous dites que c'est sa fille, moi je soutiens que c'est sa nièce; dans trois mois le monde dira: C'est sa femme.
Les quatre personnes se regardaient avec un ébahissement stupide. Le vieux Pluton s'affaissait de honte sur ses jambes.
—Ah! bah, ah! bah, Bohémienne, tu veux rire, tu es folle.
—La folle ce n'est pas moi, c'est la sœur de monsieur, de ce respectable Dieu des enfers. Elle n'est pas ici malheureusement. Si elle s'y trouvait, ces deux beaux cavaliers, ses cousins, lui apprendraient, ou je lui apprendrais pour eux, qu'ils ont le projet de présenter une requête au tribunal pour la faire interdire afin qu'elle ne laisse pas ses biens à sa vénérable servante.
—Tu as donc parlé, mon frère?
—Non, c'est toi!
—Je n'ai rien dit.
—Tu as tout dit!
Les deux frères étaient prêts à se déchirer.
—Ainsi, poursuivit Léonide, monsieur Pluton épousera mademoiselle la laitière, sa nièce; ses biens passeront sous le nez de sa sœur, et sa sœur sera mise en interdiction par ces deux messieurs qui sont interdits.
—Quoi! notre cousin, vous épouseriez votre nièce? Est-ce vrai?
—Cela ne vous regarde pas, répond le vieux Pluton.
Et la laitière pleure, et la Bohémienne rit.
Et les cousins montrent les poings à la nièce spoliatrice des héritages.
Et la foule se baigne dans le scandale, se tient les côtes, embrasse Léonide et la promène en triomphe autour du bal.
Édouard se ronge le cœur.
—Ne croyez-vous pas comme moi, demanda un domino vert à Édouard, qui avait de grandes raisons pour ne lier conversation avec personne, que cette dame mériterait une correction? C'est sans doute quelque délurée de Paris qui d'avance aura fait espionner le canton pour venir ensuite le dénoncer ici.
Édouard ne crut devoir aucune réponse au domino vert.
—Ce serait chose due que de connaître quelques sanglantes particularités de la vie de cette femme et de lui en barbouiller le visage. La surprise éteindrait peut-être ce beau feu d'invectives.
Un rire faux, un oui inarticulé, faillirent étrangler Édouard.
—Où serait le mal, continua le domino vert, d'inventer quelque bon mensonge qui remplirait le même but? Il serait trop rigoureux, vous comprenez, de s'en tenir à la vérité sur le compte de cette femme pour la punir. Le propos qui la bâillonnera sera le meilleur. Elle est tellement abandonnée ici, que je lui cherche depuis une heure l'ombre d'un défenseur; si son insolence finissait par en nécessiter un, je ne vois pas qui se lèverait.
—Monsieur, répondit Édouard à la fin, compterait-il sur son isolement pour la maltraiter? A des outrages de femme, ce serait répondre par une vengeance de femme. J'aime mieux croire, continua Édouard d'une voix sourde, que monsieur serait le premier son défenseur si une colère assez basse blessait d'un geste ou d'une parole cette dame que vous supposez abandonnée de tous. A défaut, je ne serais pas le dernier à ramasser son masque. Qui touche à un masque touche à tous; au vôtre, monsieur, au mien. Nous ne sommes, je pense, d'un caractère, ni vous ni moi, à permettre ces libertés.
—Sans doute, sans doute, reprit beaucoup plus radouci le vengeur des blessés de Léonide, le causeur domino vert. Le bal a ses libertés que je respecte; ma proposition n'était qu'une plaisanterie; au bal, elles sont permises aussi.
Le domino vert alla à la découverte d'un meilleur complice.
Édouard n'écoutait plus. Il promenait son attention de Léonide à Caroline, qu'un mouvement ondulatoire avait portée, ainsi que M. Clavier, au milieu du joyeux rassemblement. Le vieillard et la jeune fille se partageaient la surprise que leur causait l'intarissable fécondité de paroles aiguës, de mots à double tranchant, de sourires contraints, de silences sarcastiques, dont ils étaient sillonnés, éblouis et étourdis. C'était un monde tout aussi nouveau pour l'innocence septuagénaire de M. Clavier que pour l'ingénuité de Caroline; ils auraient rougi l'un et l'autre s'ils avaient tout compris. Ils s'amusaient tout simplement.
Trois jeunes filles s'avancèrent et offrirent toutes trois leurs mains à Léonide; mille applaudissements récompensèrent ce triple courage. On se monta sur les épaules, on s'étagea, on se disputa un angle de tabouret pour recueillir des fragments de la nouvelle méchanceté qui allait probablement éclater.
—Toutes trois fort jolies, sœurs toutes trois, que voulez-vous savoir? leur demanda Léonide; votre sort? il est dans le ciel; suivez-moi.—Le bal entier la suivit; la foule se précipita comme une avalanche de l'autre côté de la salle. Léonide ouvrit une croisée; on vit le ciel.—Regardez ces étoiles.—Son doigt était levé.
Édouard remarqua indifféremment que la croisée s'ouvrait sur le perron du jardin de la sous-préfecture, au delà duquel rayonnait, au niveau du mur de clôture, la ligne des équipages avec leur cordon de lanternes allumées.
—Regardez ces étoiles. Celle-là, c'est le Cocher, elle a présidé à la naissance de votre père; celle-là, c'est la Bacchante, votre mère est sous sa protection immédiate; vos maris sont dans la voie Lactée, et le bon sens de ceux qui me consultent est dans la lune.
Tempérant ainsi par de folles moqueries, souvent même par de gracieux compliments, les dures vérités qu'elle cognait dans la tête de chacun, Léonide se ménageait de nouvelles victimes ainsi que l'appui des rieurs, appui plus précaire de quart d'heure en quart d'heure, car il était aisé de voir que le bal était déjà divisé en deux opinions bien tranchées sur l'opportunité de plus longues révélations.
—Sommes-nous ici pour danser, murmurait une partie de la salle, pour nous amuser, ou bien pour écouter les extravagances de ce masque?
—Si ces extravagances nous amusent! d'autres répondaient.
—Oui! oui! elles nous amusent.
—Place à la valse! assez de méchants propos!
—Silence! aux musiciens et aux maris! Va ton train, Bohémienne: déchire; il y a encore plus d'un habit à mordre, plus d'une peau à entamer.
—Nous danserons!
—Elle parlera!
—C'est ce que nous allons voir.
—C'est ce que nous allons entendre.
Peine perdue pour les malheureux danseurs. Les appels de: A vos places, mesdames! En avant deux! ne ralliaient personne.
Pour trancher la question, un homme costumé en cyclope, élargit les groupes, et d'un mouvement résolu, offre son épaisse main à Léonide:
—Voyons, dit-il, à notre tour les hommes maintenant.
—Si les hommes s'en mêlent, riposta Léonide, vous me défendrez, mesdames, n'est-ce pas? Promettez-moi aide et soutien.
—Bohémienne, ma bonne aventure! La main est un peu noire, mais c'est fait pour toi; exerce ta sagacité.
—Tu es maître de forges.
—Va, Bohémienne, tu n'es guère fine. Que n'apprends-tu aussi à ce colonel qu'il est militaire, et à ce sous-préfet qu'il est magistrat?
Cette fois les rieurs ne furent pas du côté de Léonide.
—Tu es maître de forges, répéta, piquée au vif, la Bohémienne; et, tout bas à l'oreille du cyclope: Ne vaut-il pas mieux pour toi que je divulgue ce que tout le monde sait que de dire ce qu'il ne connaît pas? Tu es maître de forges et non mari jaloux, soupçonneux, plein de projets, de vengeance, peut-être. Tu ne vis que sur l'idée de tuer ta femme et de te tuer; et tu n'as pas mis d'avance ta fortune à l'abri de la justice; tu es maître de forges!
—Oui! oui! elle a raison, avoua le cyclope se tournant vers la galerie. Réparation à sa vue perçante. Je la remercie de ses bonnes prophéties.
Il aurait voulu la tenir entre l'enclume et le marteau. Il riait; c'était plaisir à le voir.
—Quel démon m'a trahi? murmura-t-il. Mon secret n'est qu'à mon confesseur et à mon notaire. Je me vengerai.
—Parlez-vous quelquefois en rêvant? lui dit quelqu'un en lui frappant sur l'épaule.
Ce fut un éclair dans l'esprit du maître de forges.
—J'aurai tout dit dans mon sommeil. Cette femme est une amie de la mienne.
Le maître de forges chercha derrière lui, à ses côtés, l'homme qui lui avait lancé cette idée; l'homme avait disparu.
Édouard venait de sauver la vie à Maurice.
L'imagination de l'assemblée commençait à tourner au sérieux, et Édouard s'apercevant qu'une coalition de mécontents menaçait de près l'incognito de Léonide, il jugea que le moment était arrivé de la sauver à elle-même, à quelque prix que ce fût. Il s'avança pour l'entraîner hors de la salle; un obstacle l'arrêta: Caroline de Meilhan avait la main dans celle de la Bohémienne.
Elle avait enfin cédé au désir de ceux qui l'entouraient; son bras tremblant était soutenu par une foule de personnes amies. Édouard sentit fondre son cœur dans sa poitrine. Dans ce moment, à la haine profonde que lui inspira Léonide, il comprit qu'il était faux qu'on pût aimer deux femmes à la fois. Il regretta de n'avoir pas laissé faire justice au canif, lorsque la baronne de Haut-Lieu avait été outragée. Maintenant il aurait le courage de rester immobile et muet à ce masque tombant sous les pieds d'un vengeur de tout le monde. Léonide se recueillit.
—Charmante enfant, dit-elle, ta place n'est pas ici; cette ligne de la main le dit clairement. Cette ligne, c'est l'allée du bois, bien sombre, bien silencieuse, bien longue, que tu aimes à parcourir à minuit, quand la lune argente les clairs étangs de la reine Blanche. Ce milieu, entre ces autres lignes qui y aboutissent, c'est le carrefour de Diane, où tu t'assieds avec l'être imaginaire, trésor de tes rêves; et voici le rond-point des Lions, où vous vous dites adieu!
—Cruauté! cruauté! Léonide sait tout. Où me cacher maintenant? Oh! vivre entre une femme jalouse et un ami déshonoré pour elle, c'est étouffer entre deux mensonges; c'est à porter plutôt sa vie, ma vie sur l'échafaud qui la réclame. Tombe, éclate ce que voudra le ciel sur ta tête, Léonide, je ne tirerai pas ce gant pour te défendre. Parle! parle! n'y a-t-il pas ton père aux cheveux blancs ici,—parle!—pour lui reprocher son existence, celle qu'il t'a donnée? Livre ta race au dard de ces vipères, si tu n'as plus rien à leur jeter.
—Je te disais, poursuivit Léonide en regardant Caroline, plus pâle que son voile, que ta place n'était pas ici. Ces lampes te fatiguent, ce bruit t'accable. Nous autres femmes, nous aimons ces tristes réalités; nous n'accourons ici que pour nous voler un amant; mais toi, tu ne connais cela que par les romans; toi, tu es pure, innocente, bonne; tu es à la femme ce que l'idéal est à la grossière vérité, ce qu'est à l'homme hypocrite, ingrat et sans cœur, ce portrait,—Léonide, mit un médaillon dans la main ouverte de Caroline,—ce portrait céleste, angélique et malheureusement sans modèle.
Caroline ne vit pas ce portrait! Édouard l'avait saisi, arraché, répétant:—Ce portrait! ce portrait!
Oh! elle joue ma vie à sa vengeance; mon portrait ici! mon portrait!
Le procureur du roi pria Édouard de lui faire passer le portrait; la galerie était impatiente de le voir.
Édouard remit le portrait; il arma silencieusement ses pistolets engagés à sa ceinture, derrière les pans de son habit.
Le portrait fut trouvé charmant; le colonel de la gendarmerie remarqua qu'il ressemblait à un de ses cousins; il passa de main en main, accompagné d'éloges et de réflexions sur le fortuné séminariste qui avait servi de modèle.
—Nous direz-vous son nom, madame? demanda le juge de paix.
—C'est saint Édouard, répondit Léonide en laissant glisser le médaillon dans le corsage de sa robe; oui, saint Édouard: c'est un cadeau de notre excellent archevêque.
La bouffonnerie fit fortune; l'exclamation grotesque qu'elle produisit amena une diversion à la faveur de laquelle Caroline retourna à sa place sans être trop étudiée. M. Clavier n'avait pas saisi le moindre sens aux paroles de Léonide. Au bout de ces mots: Forêts, Diane, rêves, idéal, il ajouta mentalement: Enfantillage! Édouard ne vivait plus, ne pensait plus; il était pétrifié. Rendu un instant à lui-même par les sons de la musique qui, pour secouer l'apathie des danseurs, était passée à la gamme la plus criante, il songea par quel moyen naturel il apprendrait à Maurice l'impossibilité de rentrer jamais chez lui. Après bien des projets, rejetés aussitôt que conçus, il s'arrêta au plus dangereux pour sa propre vie, décidé à ne plus reparaître à Chantilly. Il écrirait un billet dans lequel il apprendrait à son ami que la police ayant découvert sa retraite, il était de sa délicatesse de changer de lieu de refuge. Édouard se disposa ensuite à quitter le bal, après avoir donné à ces deux femmes un regard tout plein d'amour et de haine.
A son début, Léonide n'avait eu besoin de faire aucune avance pour débiter sa science augurale: les mains avaient plu par deux et par quatre; mais depuis que, des propos insignifiants, Léonide avait passé à des allusions qui ne laissaient rien à faire à l'interprétation, son rôle avait été pris au sérieux: on eut peur. Nul n'osait effleurer le cercle divinatoire; les plus hardis se tenaient sur la défensive. Le rire était morne; les mains se cachaient comme les consciences.
—Enfin!
Tel fut le cri de hyène que poussa Léonide.
D'un bond elle s'élança à l'extrémité de la salle pour entraîner avec elle une jeune femme toute épouvantée, qui se défendit de son mieux pour ne pas servir de plastron aux dernières agaceries de la Bohémienne.
La jeune femme fut la plus faible. Morte de frayeur, couverte de larmes qu'elle cherchait à éteindre sous un sourire impossible, elle fut placée, par violence, au milieu du cercle agrandi prodigieusement par la lutte qui s'était établie entre elle et Léonide.
Pressés contre le mur, les derniers rangs de spectateurs montèrent sur les chaises.
Les autorités reprirent leurs places le long de la cheminée.
De nouveau les gendarmes se postèrent à l'entrée.
On eût dit que le bal allait s'ouvrir.
Au milieu de la salle, les deux femmes étaient seules, tremblantes toutes deux, l'une d'effroi, l'autre d'ironie et de colère.
La victime de Léonide était démasquée, et sa pâleur était grande sous le domino blanc qu'elle avait revêtu; délicieux costume dont elle s'était parée moins pour se déguiser que pour faire ressortir avec avantage la pureté de son teint. Mariée depuis peu, elle avait encore la fraîcheur du pensionnat sur le visage. Son mari l'adorait; leur ménage était parfaitement heureux, à la joie près d'avoir des enfants. On connaissait sa famille, celle de son mari; le plus vif intérêt l'entourait; plusieurs personnes insistèrent pour qu'on interdît d'avance toute raillerie à la Bohémienne. Un jeune homme, dont personne ne jugea à propos de repousser l'avis, s'opposa à cette mesure, objectant avec raison que la délicatesse de cette jeune dame souffrirait plus de cette demande en grâce que de quelques plaisanteries qu'il aimait à croire de peu de portée.
—Oh! mon Dieu! ne vous alarmez pas tant, mesdames; je n'ai encore tué personne, dit Léonide d'un ton amer, mais dont la voix tremblait. Que sais-je sur madame, que vous ne connaissiez pas?
Édouard fut encore forcé de subir cette scène avant de quitter le bal. Il eut bientôt la fatale conviction que la femme exposée au poteau des railleries de Léonide était la femme d'un négociant en laines de Beauvais, Hortense Lefort, celle contre laquelle Léonide lui avait juré de se venger dédaigneusement, après tant de pressantes protestations.
Édouard s'était flatté jusqu'ici que la collision des deux cousines n'aurait pas lieu, comptant sur l'impossibilité d'une rencontre au milieu de tant de visages divers, si bien déguisés, et surtout sur la pudeur de Léonide, femme comme toutes les autres, plus méchante en théorie qu'en pratique.
Il était écrit que cette soirée favoriserait toutes les détestables machinations de Léonide et détruirait les plus sages espérance d'Édouard.
Il était appuyé sur le tranchant de l'une des deux portes d'entrée, mâchant des réponses aussi décousues qu'étaient stupides les questions que lui adressaient les quatre gendarmes de service, en manière de passe-temps.
Léonide voulut parler.
On écouta.
Et quel silence! un silence d'échafaud.
—Je n'ai aucun sort à lire pour toi dans l'avenir ténébreux. Bel arbuste, tu as porté avant la saison, et, la saison venue, personne n'a vu tes fruits.
—Obscur! obscur!
—Aussi bien que moi, blanche Hortense, tu savais que tu serais mère avant le mariage; tu savais cela autant que tu prévoyais peu que tu cesserais d'être mère après t'être mariée.
—L'oracle n'est pas clair! cria-t-on de toutes les parties de la salle, nous savons tous que madame Lefort n'a pas d'enfant.
—Un flambeau!
—Voici qui éclaircira tout, répliqua insolemment Léonide en ramassant pour fuir plus vite les plis de sa robe traînante, et en déposant sur les bras de sa victime une poupée de carton, symbole accusateur de maternité, que les moins intelligents comprirent.
D'un mouvement unanime, toutes les femmes se masquèrent d'horreur, indignées de l'outrage qu'on faisait à leur sexe, indignées d'être aussi impitoyablement fouettées en public devant leurs frères, devant leurs maris, et dans la réputation d'une personne des plus honorées du pays.
Un long cri de pitié pour la femme qui, frappée comme par la malédiction, était tombée sur le carreau, un long cri de souffrance sortit de toutes les bouches. On frissonnait à voir là une femme évanouie, à terre; là, des femmes se cachant le visage; là, une femme se précipitant vers la porte que, dans son trouble, elle ne trouvait pas.
Et pas un vengeur pour terrasser cette apparition!
Un homme se présenta qui, saisissant Léonide par le bras, lui dit: «Visage à visage, poitrine contre poitrine, souffle sur souffle, comme le cauchemar sur le sommeil: A moi!»
—A mon tour! Ma prédiction, la voici: tu n'en as livré qu'une à chacun: j'en tiens deux en réserve pour toi, belle Bohémienne, beau masque!
Ne les devines-tu pas?
La première, c'est que tu n'es pas une femme; non, tu n'es pas une femme! Il est encore, à dix-huit ans, des figures roses et fraîches parmi les hommes; de ces figures que le hasard a voulu peindre en femme pour que la lâcheté s'y cachât mieux.
Vois! tu n'as pas eu de pudeur, c'est vrai; de pitié, j'en appelle à tous; de bonté, que ces dames le disent; de prudence même: considère où tu es. Tu n'es pas une femme!
Tu as ri des mortelles tristesses que tu as fait naître tout à coup comme une maladie, au milieu de la joie; tu as ri des pâleurs répandues par toi sur tous ces visages bons et heureux, de ces pâleurs dont les étrangers même ont souffert; tu as ri de ces rougeurs qu'à peine la sellette des tribunaux fait monter aux joues des prévenus: or, tu n'es pas une femme!
T'es-tu seulement mêlée à nos danses que tu as brisées? Non, tu n'es pas une femme! Voit-on ici pour te protéger le regard armé d'un mari, la présence d'un père, le voisinage sacré d'un frère? rien, pas même le bras obscur, le visage masqué d'un mercenaire, pas même la main française d'un inconnu pour mendier ton pardon à ces dames, pour échanger son nom avec nos noms. Or donc, une dernière fois, tu n'es pas une femme!
A bas le masque, monsieur!
Voilà ma première prédiction, beau masque!
Ne devines-tu pas la seconde?
Alors, c'est que tu n'as pas prévu, femme sans esprit, que dans la salle se trouverait le mari de la femme outragée, et que ce ne devait pas être assez de tout ton sang pour payer le mal fait à l'épouse à terre, le mal fait au mari debout. Monsieur, vous êtes un lâche! Si vous êtes une femme à genoux! Si vous êtes un homme, à genoux encore! car vous avez trop attendu pour me prouver que vous étiez un homme.
Vous croyez sans doute, faible comme je vous tiens, maître de vous comme je le suis, sans qu'aucune puissance au monde vous enlève d'ici, que je vais vous arracher le masque et une partie du visage, sans me soucier plus de l'un que de l'autre, mais seulement afin que chacun découvre une place vivante où cracher? Détrompe-toi, beau masque, je t'ai dit que ton art serait en défaut avec moi: garde ton visage!
Mais voyons ta poitrine; là aussi on reconnaît les hommes.
Et, d'un mouvement calculé, Jules Lefort déchira le corsage de la robe de Léonide, mit à nu sa poitrine, emportant dans la brutalité du geste, les pattes, les rubans et les agrafes.
Le sein de Léonide resta découvert, tout enflammé, par places, des ongles qui venaient de le déchirer.
Léonide tomba sur Hortense.
—Je le savais, s'écria Jules Lefort: je suis vengé!
—Et moi, monsieur?
—Qui donc êtes-vous, vous qui vous présentez si tard? demanda, l'écume aux lèvres, l'insulteur de Léonide à Édouard.
—Qui je suis? A quoi bon le dire, s'en informer? Mon nom n'a rien à faire ici, pas plus que le vôtre. Vous trouveriez commode, monsieur, de connaître par moi cette femme; moi je me trouverais lâche de me dévoiler lorsque cette femme s'est tue.
—Elle cache son visage, vous votre nom; vous êtes donc tous deux de moitié dans l'offense? Distinguez vos parts dans la réparation que je me suis donnée.
—Monsieur, vous êtes un insolent!
—Monsieur, vous êtes masqué, et mon visage est découvert.
—Je vous insulte.
—Vous ne m'insultez pas: je vous apprends mon nom que tout le monde connaît ici. Vous ne m'insultez pas: vous êtes masqué et vous taisez le vôtre.
—Mais sortons! Venez!... ou bien!...
—Monsieur, vous êtes masqué: je ne sortirai pas. Pourquoi ne seriez-vous pas un assassin?
Vous êtes bien heureux, vous, monsieur, répliqua Édouard en contractant le masque fondu, décoloré, qui pantelait à son visage, vous êtes heureux de n'être pas masqué!...
—Pas si heureux que vous de l'être.
—Ah! vous prenez pour une lâche prudence l'immobilité de ce masque qui m'oppresse et me fait mourir! mais la supposition est atroce, monsieur; croyez qu'il y a un homme sous ce simulacre étouffant; c'est parce que je ne suis ici ni le frère, ni le mari, ni le père de cette dame, que j'ai toléré jusqu'à présent votre souffle injurieux aussi près de mon visage. Reculez-vous!
—Est-ce donc parce que vous êtes l'amant de cette femme que vous ne vous démasquez pas? L'excuse est assez bonne, si le mari est dans la salle.
—Il y est, dit Édouard.
Qu'on juge de la rumeur que l'affirmation d'Édouard produisit. Ainsi que des cartes égarées qu'on accouple dans leurs couleurs pour compléter un jeu, les femmes se hâtèrent de rejoindre leurs maris, tandis que les maris de leur côté exécutaient le même mouvement pour se rallier à elles.
Jusque-là, la présence d'esprit d'Édouard avait parfaitement réussi et paraissait devoir le tirer de ce pas périlleux; mais, par un accident qui aurait trouvé en défaut le plus subtil, six maris, qui n'avaient pas amené leurs femmes au bal, furent obligés, afin de prévenir les interprétations du lendemain, de sommer Édouard de se démasquer sur-le-champ ou de montrer le visage de la femme évanouie.
—Ni l'un ni l'autre, répliqua Édouard furieux. Vous êtes, par ma foi, bien peu confiants dans vos femmes pour risquer leur réputation à cette enquête? Je ne suis pas aussi présomptueux que vous êtes défiants. Ai-je dit que j'étais l'amant de quelque dame présente ou absente? Je ne suis celui d'aucune d'elles, sachez-le. J'ai révélé que le mari de la femme frappée par monsieur se trouvait dans la salle: c'est tout. Ne vaut-il pas mieux, consultez-vous, que l'offense et la réparation restent plongées dans le doute que de les en tirer pour ne punir personne, car que ferez-vous à la femme quand elle sera debout, et de quel reproche m'accablerez-vous, moi qui l'aurai défendue? Que gagneriez-vous enfin à découvrir que je suis son amant, si je l'étais?
—Convaincus tous les six, fut-il répondu à Édouard, que ce n'est point là la femme de l'un de nous, vos subterfuges et vos menaces sont de méprisables prétextes. Vous nous avez mis en cause, monsieur, nous y restons. Demain, cette femme serait à coup sûr celle de l'un de nous du plein droit de la calomnie. Que personne donc ne sorte du bal! que nul n'emporte l'idée d'un soupçon infâme que vingt ans n'effaceraient pas. Fermez les portes!
Les portes furent fermées.
—Ne touchez pas au visage de cette femme, par la vie de tous les six, de tout le monde, que je tiens au bout de cette arme! n'y touchez pas!
La terreur et le désespoir sont dans la salle. Les femmes poussent des hurlements d'effroi à la vue de deux pistolets qui les menacent; il appuie ensuite son pied dans toute sa largeur sur le masque de Léonide.
Le mouvement est prompt, pas assez pourtant pour empêcher deux bras qui, saisissant Édouard par derrière, neutralisent l'articulation de ses poignets. Aussitôt quatre personnes s'attachent à sa jambe, posée sur le visage masqué de Léonide; elles vont lui faire perdre la résistance et l'équilibre, lorsque Édouard s'écrie avec désespoir: Sur votre honneur! vous avez juré, messieurs, de vous contenter du visage de l'un de nous, de celui de cette femme ou du mien: Regardez!
Le masque d'Édouard tombe à terre.
—Édouard de Calvaincourt! s'écrie Caroline de Meilhan. Et elle cache son visage dans ses mains.
—Tu l'as tué, infâme! s'écrie Léonide en se relevant d'un bond.
Le colonel de gendarmerie semble se souvenir de ce nom.
Le greffier regarde le colonel; et l'un par l'autre ils acquièrent une certitude dans cette fatale interrogation rapide et muette.
Le colonel ajoute aussitôt: Édouard de Calvaincourt, condamné à mort par le tribunal de Poitiers. Gendarmes, emparez-vous de cet homme! faites votre devoir.
Quatre gendarmes tirent leur sabre et s'avancent sur Édouard: il est perdu:
Édouard lâche au-dessus de leurs têtes ses deux coups de pistolet dans la glace; des milliers d'étincelles jaillissent. Hommes et femmes tombent sur le parquet. Eux-mêmes, épouvantés, blessés par les éclats du talc et du verre, qui ont frappé leurs yeux, les gendarmes opèrent un mouvement de recul. Édouard en profite pour se lancer sur le perron du jardin, le franchit, grimpe au mur de clôture, se trouve en pleine rue, en rase campagne, à la lisière du bois: il est sauvé.
Son cœur bat, ses jambes tremblent, son front est en sueur, ses dents se choquent; mais Léonide?
Il revient sur ses pas avec la même vitesse; il entend passer à ses côtés des chevaux de gendarmerie haletants; il voit courir dans tous les sens les voitures en désordre qui abandonnent la ville troublée: le voilà de nouveau dans Senlis, à la porte de la sous-préfecture. Mais, au lieu de s'introduire dans la salle par le mur du jardin du côté du perron, il entre tout simplement par la porte. La salle est vide: la peur a chassé le plus grand nombre, et ceux qui cherchent à rattraper Édouard ne sont pas restés là à l'attendre. Naturellement, l'endroit le plus sûr pour lui dans ce moment est celui même où, il y a quelques minutes, il avait couru le danger de laisser la vie.
Trois personnes étaient restées dans la salle: Léonide toujours masquée, M. Clavier et Caroline.
—Venez, dit Édouard à Léonide, venez!
—Vous! ici?
—Pas un mot, madame, venez!
—Un seul mot, monsieur, reprit solennellement M. Clavier. Demain, à quatre heures du soir, à la Table-du-Roi, dans la forêt de Chantilly.
—J'y serai, mort ou vif.
A son retour de Paris, Maurice ne fit pas même savoir qu'il était arrivé.
En passant, il donna quelques ordres au maître clerc, et monta dans son cabinet. Il était fort pâle.
Il s'écria d'une voix étouffée, en tombant dans son fauteuil: «Trois cent mille francs! Où trouver en quelques heures trois cent mille francs? Affreuse spéculation!»
Il dénoua sa cravate tout empreinte de la poussière du voyage, la jeta au loin, car il étouffait, et accoudé sur la cheminée, la tête dans ses mains, il répéta devant la glace: «Affreuse spéculation! Trois cent mille francs, ou l'affaire est perdue.»
Son portefeuille était ouvert devant lui, et, pour la vingtième fois depuis deux minutes, il dépliait des effets de commerce qu'il comptait et recomptait, murmurant vite et tout bas: «A payer trois cent mille francs! sinon mon avenir, mon bonheur m'échappent; et moi qui le concevais si modeste, si facile! Ah! pourquoi ai-je eu un instant d'ambition? Aussi pourquoi Reynier m'a-t-il tant persécuté? pourquoi ma femme...»
L'indignation de Maurice contre lui-même avait pour cause l'incident malheureux d'un jeu de Bourse survenu au milieu de ses achats de maisons de la Chapelle. Quoique le secret du futur entrepôt à Saint-Denis n'eût pas été trahi, Maurice ou plutôt Reynier avait mis tant de précipitation à se constituer acquéreur des bâtiments à démolir, que quelques propriétaires de la Chapelle, plus clairvoyants, sans deviner précisément le but de leur spéculation, sur le simple soupçon d'une vaste entreprise, avaient élevé le prix de leurs terrains. Ils pouvaient, en outre, par leur exemple, enfler les prétentions des autres propriétaires et rendre par là l'opération ruineuse. Il s'était donc agi, à quelque prix que ce fût, de se débarrasser de ces propriétaires incommodes en achetant leurs maisons au plus vite et au prix,—il le fallait bien,—ridiculement exagéré qu'ils en demandaient. C'étaient trois cent mille francs à noyer dans le gouffre. Tout le génie de Reynier avait abouti, selon sa coutume, à conseiller de jouer à la Bourse dans l'espoir de gagner la somme nécessaire aux achats. Mais on ne joue pas sans argent; Maurice avait risqué et perdu cent cinquante mille francs à lui, de ses propres épargnes, pour avoir les trois cent mille. Sa douleur était moins encore cependant dans cette perte, grave au fond, que dans l'impossibilité de poursuivre désormais cette grande affaire du chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle, qui comblerait tous les déficits. Tandis que Reynier court dans Paris pour rallier ces trois cent mille francs, Maurice se désole dans son cabinet d'avoir tant sacrifié à une entreprise qu'il faut abandonner à moins d'y sacrifier dix fois davantage.
—Au moins, si chez moi, ici, j'avais la consolation du repos domestique pour oublier les douleurs présentes, pour songer avec calme aux moyens de réparer cette brèche faite à ma fortune! Mais non: mon existence a été empoisonnée; ce que j'ai vu, ce que j'ai appris est là, sur mon cœur, comme du feu; et je ne sais trop ce que je viens chercher ici: quel rôle jouer? Je n'ai ni liberté d'âme ni énergie à partager entre mes deux malheurs.—Que dire à Léonide? «Sortez! vous m'avez déshonoré!» et à Édouard: «Tu m'as trahi; je ne te dois plus rien, je te livre au premier passant, qui à son tour, te livrera à tes juges. Sors aussi!» Pourquoi, non? Et fermer ensuite la porte sur eux, et seul alors, jeune homme comme autrefois, libre, recommencer ma vie active; n'ambitionner que ce que je pourrai posséder par mon travail... C'est un rêve, je n'ai plus vingt-cinq ans. Le monde, que penserait-il? Quand on me demanderait ce qu'est devenue ma femme, si je répondais qu'elle est absente, on le croirait pendant deux mois; ensuite on rirait, on murmurerait, on supposerait, on dirait qu'elle était ma maîtresse; ajoutant que j'ai été un infâme de l'avoir produite et nommée partout comme ma femme: et si, par hasard, de plus indulgents ou de mieux informés consentaient à croire que c'était bien ma femme légitime, celle dont je me serais séparé, alors on aurait découvert la vérité, la vérité qui tue dans les petites villes. Et moi qui ai besoin d'entourer ma maison de tant de silence et de tant de chasteté! une rumeur de blâme à travers ma vie, un souffle de ridicule sur mon toit, me tueraient comme un faux dans mes actes.
Et pourtant, je rougis à penser que je me tairai devant ma femme, devant Édouard; qu'elle va venir; qu'elle s'assiéra à ma table, ce soir; qu'ils y seront tous deux; qu'elle me parlera; qu'il me demandera, lui, des nouvelles de la Vendée. Et je ne dirai pas à celle-ci:—Cet homme est votre amant, madame! à celui-là: Oui, vous êtes son amant, et de plus vous êtes condamné à mort; sortez!
—Sortez, lui crierai-je: oui! et pourquoi pas? Sortez! et que tu ne sois plaint de personne en montant à l'échafaud. De personne! ni des inconnus, ni des tiens; les uns sans pitié pour tes opinions; les autres sans courage pour te délivrer. Nous avons la simplicité de croire à la noblesse d'opinion de ces gens-là. Qu'il eût séduit Léonide au bal, où les femmes sont au plus entraînant, au plus fou, au plus frivole, que sais-je, moi, homme de retraite? Qu'il se fût fait aimer d'elle dans les mille occasions que notre lâche société offre à tous les corrupteurs, ailleurs que chez moi: bien! mais l'abriter et l'avoir pour ennemi; mais lui faire manger mon pain et mon honneur! Je n'ai été qu'un pauvre sot, dupe de mon bon cœur; et j'éprouve que le plus sage est de ne compter sur aucune reconnaissance dans la vie; que l'égoïsme est la cuirasse d'acier dont il faut s'envelopper, pour traverser sans meurtrissure, une société armée de pointes empoisonnées.
Eut-on jamais plus de tourments? Cela pour elle. Qu'ai-je besoin d'être si riche, moi? Mais elle jalouse les plus difficiles jouissances, et ma tâche est de les lui procurer, n'importe à quel prix. Ma jeunesse, mes nuits, ma réputation sont sacrifiées à échafauder son ambition. Et quand je rentre chez moi, chercher le recueillement en récompense de mes luttes au dehors, un autre est dans mon lit. Ainsi la bataille au dehors; au dedans la honte. Qui le croirait? c'est lorsque les soucis d'une fortune acquise pour elle, blessure à blessure, me vieillissent, c'est lorsque l'effroi de toutes les responsabilités assumées sur ma tête m'égare, c'est quand je suis sur le point de surprendre l'adultère auprès de mon foyer, qu'une femme, imbue de je ne sais quelles stupides maximes, se dresse devant moi et réclame sa liberté. Et que feraient-elles les femmes si elles étaient plus libres? Comment le seraient-elles davantage et nous aviliraient-elles mieux?
Léonide parut à la porte du cabinet.
L'altération de ses traits était moins la marque du repentir et de la peur que celle d'une colère longtemps concentrée; ses lèvres tremblaient.
Elle essaya de parler debout, mais ses jambes fléchirent.
Maurice lui avança un fauteuil.
—Savez-vous, dit-elle, en affectant de sourire, que M. Édouard?... Mais je ne vous ai jamais vu si pâle, s'interrompit-elle en apercevant la figure de Maurice au-dessus de la sienne.
—Ce n'est rien; ma pâleur est causée par la vôtre; poursuivez.
—Eh bien, dis-je, M. Édouard est l'amant de... devinez.
—La hardiesse est nouvelle, Léonide. Il est l'amant... que m'importe de qui? Le confident est bien choisi!
La physionomie de Léonide passa comme un éclair de la colère à l'étonnement. Comprimée entre une dénonciation préparée et une équivoque inattendue, elle fut saisie; la respiration lui manqua.
—Dites toujours, j'écoute. Il m'est curieux, vous l'avez jugé ainsi vous-même, d'apprendre de qui M. Édouard est l'amant. Je ne lui supposais pas, à ce digne jeune homme, beaucoup de facilités, dans la position où il se trouve, de se prodiguer en bonnes fortunes. Il est présumable qu'il n'aura pas poussé au delà des limites de la prudence le cours de ses équipées, et qu'il aura concilié les élans de la passion avec les restrictions de la retraite. Mais j'oublie que c'est à vous de m'instruire.
Ce ton ironique, cette parole moqueuse que n'avait jamais eus Maurice ne laissaient aucune faculté libre à Léonide. Elle s'épuisait, dans la rapidité de ses observations, à distinguer le véritable sens des pensées de son mari. Allait-il au-devant des délations qu'elle apportait, ou les tournait-il contre elle, irréprochable qu'elle n'était pas?
Léonide devait sur-le-champ parler ou mourir.
Elle se mit à rire à gorge déployée.
Maurice la jugea folle ou se crut fou.
—Eh! mon Dieu! ne dirait-on pas, à votre air décontenancé que vous êtes son rival? Vous êtes ironie de la tête aux pieds. Attendez au moins de connaître la femme aimée d'Édouard. Votre figure bouleversée m'alarmerait pour votre fidélité.
Léonide rit plus fort.
La colère est imitative, comme toutes les excitations nerveuses. Attaqué avec l'arme du rire, Maurice rit aussi, mais faux, et sans que lui ou sa femme perdissent dans ce double mensonge l'ambiguïté de leur situation.
—Édouard, vous disais-je, aime une jeune personne que vous connaissez beaucoup.
—Je le présume.
—Fort jeune et fort jolie.
—Puisque vous l'assurez.
—Qu'il voit assidûment.
—Raillez-vous? interrompit Maurice, qui, le premier, consuma ce rire phosphorique et revint à son ton naturel; raillez-vous?
—Vous auriez quelque raison de croire qu'on se joue de votre crédulité, vous qui savez qu'on n'entre dans le pavillon d'Édouard ni qu'on n'en sort sans difficulté.
—C'est donc chez lui, vous daignez me l'apprendre, qu'ont lieu les rendez-vous? Heureux proscrit! Le malheur, il est vrai, a tant d'ascendant sur les femmes, la pitié est chez elles si voisine d'un sentiment plus tendre, que je comprends la félicité de notre ami. Seulement il me semble qu'il nous compromet beaucoup; ne trouvez-vous pas?
—Vous en dites d'abord plus que je n'en sais, Maurice, répliqua Léonide, qui, entrée pour accuser, était tout étonnée de subir presque une accusation, toute gauche de façonner la menace en plaisanterie et d'amincir sa colère en ironie. Je n'ai pas avancé, comprenez-moi, que la maîtresse de monsieur Édouard fût allée à son pavillon. Voilà des détails qui vous appartiennent. Je n'ai pas dit...
—Moi j'assure, affirma sèchement Maurice, qu'elle y va; je l'assure.
—C'est que vous en avez appris plus que moi, répliqua Léonide.
Changeant la voie de ses inductions, elle supposa réellement Maurice au courant de l'intrigue d'Édouard avec mademoiselle de Meilhan, et se crut sauvée de tout soupçon.
—Vraiment, vous savez qu'elle se rend au pavillon d'Édouard?
—Oui, et la nuit.
—La nuit, Maurice?
—A dix heures, tous les soirs, par le caveau.
—Par le caveau! répéta Léonide, écho précipité de chaque phrase de Maurice. Sa pensée fut: «Nous aurions pu, Maurice et moi, nous heurter dans l'obscurité.»
—Alors, poursuivit Maurice, les rideaux rouges sont tirés; la lumière de la lampe adoucie; il n'y a de vivant dans le pavillon que deux corps qui ne font qu'une ombre.
Léonide eut froid; elle ne fut maîtresse du frisson qui la saisit qu'en serrant les poings et en pesant de toute son énergie morale sur son corps. Elle noua ses nerfs autour de sa peur.
—L'infâme, pensa-t-elle, il renouvelait donc avec elle la comédie qu'il avait jouée avec moi, si je n'étais moi-même pour lui l'occasion de répéter son rôle.
—Et qui vous a révélé cela? demanda-t-elle d'un ton impératif, et qui aurait dû mettre à nu, devant Maurice, l'amour qu'elle portait à Édouard; qui l'a vu pour le dire?
—Moi! Que trouvez-vous d'étonnant à ce que j'aie été témoin des preuves d'un amour dont vous étiez si bien convaincue vous-même, que vous accouriez tout exprès m'en apprendre l'existence? Les effets paraissent vous scandaliser beaucoup plus que la cause. Peut-être, et c'est tout ce que j'explique de votre surprise, ne comptiez-vous me révéler qu'un amour platonique, d'enfant, de chérubin, jouet d'ivoire des coquettes, avoué un beau jour, de peur que l'Almaviva du logis n'aille au-devant d'une enquête plus sérieuse. On risque une confession tronquée pour éviter le réquisitoire, n'est-ce pas? Tel n'est pas l'amour de cette femme pour Édouard, je vous l'assure; c'est une passion, honteuse comme tout ce qui est caché, qui n'a plus même le piquant du mystère, car celui à l'honneur duquel elle touche est instruit et n'a qu'à choisir entre les moyens de vengeance.
Les deux soupçons qui se disputaient l'esprit de Léonide l'emportaient l'un sur l'autre à chaque instant: tantôt elle croyait sincère l'indignation de son mari: alors elle rentrait dans sa première résolution de lui faire partager sa haine jalouse pour Édouard; elle s'oubliait même, dépassait le sang-froid du simple témoignage; et tantôt, croyant sentir des allusions directes sous chaque phrase de Maurice, elle se tenait sur la défensive, elle se retranchait derrière les dénégations comme une accusée. Sa dernière présomption fut que Maurice parlait d'elle. C'était l'outrage fait au mari et non la colère de l'hôte qui avait percé dans ses expressions.
—Mais pour être sûr, ainsi que vous l'affirmez, reprit-elle, que monsieur Édouard reçoit une femme dans le pavillon, avez-vous donc une conviction certaine, inébranlable, fondée et non puisée dans le doute que j'ai fait naître peut-être la première dans votre esprit? Croyez-vous, si une conviction telle vous manque, qu'une femme soit assez imprudente pour se hasarder la nuit dans les détours d'une maison étrangère, et pour y voir un jeune homme caché dans cette maison, sans craindre d'être aperçue en entrant ou en sortant? Le croyez-vous?
—Et vous, Léonide?
—Non, je ne le crois pas!
Quelque habile que soit la parole dans les moments où la colère se retire pour laisser sa chaleur à l'esprit, elle fut insuffisante ici à Maurice et à sa femme pour exprimer leur situation. Ils s'interrogeaient et se répondaient bien plus avec leurs gestes et leurs visages qu'avec la bouche.
Léonide s'était relevée par une dénégation audacieuse; c'était au tour de Maurice à fléchir. Était-il bien convaincu que la femme enfermée avec Édouard fût la sienne? Léonide, il est vrai, était absente de la chambre à coucher lorsqu'il était descendu dans le caveau; mais avait-il eu assez de sang-froid pour s'assurer que ce fût réellement elle et non une autre femme qui était dans le pavillon? L'aveu volontaire de Léonide était presque la preuve certaine d'une erreur. Pourquoi, bien que l'événement fût peu ordinaire, n'aurait-elle pas été en soirée chez une amie, quand il était rentré? On ne condamne pas sans retour une femme uniquement d'après la délation grossière d'une ombre sur le mur. Ce doute rafraîchit les sens de Maurice: un nuage sombre monta de son visage et ne dévoila un moment que des traits paisibles et bienveillants.
—Soyez persuadée comme de votre existence, reprit-il avec franchise, que j'ai entendu rire et causer hier dans le pavillon d'Édouard. Vous étiez probablement absente quand je rentrai pour chercher mes pistolets. Ayant vu la porte du caveau ouverte, j'y descendis, et je fus témoin de ce que je vous affirme maintenant.
Léonide, sentant que les forces lui manquaient pour faire face à la sincérité de cet aveu, employa sa défaillance à jouer la surprise. Son haleine brisée, sa parole courte, la décoloration de ses joues exprimaient à la rigueur une terreur comme une autre. L'essentiel était de mettre un corps sous ce masque.
—Ce que vous m'apprenez m'épouvante, m'anéantit. La porte du caveau ouverte! une femme chez monsieur Édouard, la nuit! Il descend donc à la rivière pour lui ouvrir, la nuit! Mais on sait donc qu'il se cache chez nous? Je ne croyais pas le mal si grand. Décidément c'est une raison pour que j'achève de vous communiquer le motif qui m'amène dans votre cabinet.
Ce que je vous demande est hardi, mais il faut y consentir: éloignez monsieur Édouard de Chantilly, de notre maison. Croyez-moi: à défaut de notre intérêt personnel qui exige ce sacrifice, le sien le commande. Sa passion est un péril permanent pour nous.—Répond-il du silence de cette femme à laquelle il ne doit rien taire? Qu'un frère soupçonneux, qu'un rival attentif, qu'un père ait épié ses pas, et tout le monde saura tôt ou tard qui vous recélez; tort très-grave pour vous, malheur incalculable pour monsieur Édouard. Les solitudes défendent mal: c'est au centre de Paris même qu'il trouvera un asile impénétrable. Sans blesser les lois de l'hospitalité, engagez-le à s'y rendre; une fois à Paris, nous serons plus tranquilles sur son sort, et une terrible responsabilité aura cessé de peser sur nous.
—Ma femme, pensa Maurice, sollicite le renvoi d'Édouard, elle qui, il y a quelques jours, me priait presque à genoux de ne pas le laisser partir pour Paris? Ce changement si brusque de résolution, d'où naît-il? Que s'est-il passé? Dans tous les cas, pourquoi m'effrayerais-je? Ce serait certes une singulière et nouvelle manière d'aimer que de renvoyer l'homme qu'on aime. Léonide craint-elle de succomber à une passion dont elle tient à écarter la cause? Appeler une explication là-dessus, c'est blesser sa délicatesse; il suffit, je crois, de consentir à sa proposition: c'est tout comprendre. Oui! mais n'est-ce pas me ramener à mes premiers doutes, m'obliger à les rattacher de nouveau à la scène du pavillon? Au fond, pourquoi? Il y a deux femmes compromises; c'est visible. De cette double passion, pourquoi Léonide n'aurait-elle pas éprouvé que la jalousie? Absurdes et lâches énigmes où j'embrouille ma vie et l'étrangle.
—Vous n'auriez pas de plus impérieux motifs, Léonide, pour me demander son renvoi?
—Pardon, j'en ai d'autres! mais je ne vous les dirai que lorsque M. Édouard ne sera plus ici.
—Vous désirez donc résolûment qu'il parte?
—Oui, et aujourd'hui même, avant la nuit.
Maurice réfléchit pendant quelques minutes, résuma avec promptitude la conversation qu'il venait d'avoir avec sa femme, et il répondit:
—Édouard sera à trois heures sur la route de Paris.
—Vous me le promettez, Maurice, vous me le jurez?
—Je vous le promets. Il ajouta intérieurement: Mes présomptions sont fondées; j'ai mis le doigt sur la vérité: Léonide n'a que le tort involontaire d'aimer Édouard. Quoiqu'il m'en coûte, ma prudence de mari sera sourde, dans cette occasion, à mes scrupules d'ami. Édouard partira; mais il quittera Chantilly non accompagné de mon ingratitude, mais de mes regrets. Je lui ménagerai à Paris une retraite; je l'y conduirai. Là, toujours entouré de mes soins, il attendra que ses amis et moi lui facilitions les moyens de passer en Angleterre ou en Allemagne.
Un poids horrible se détacha de la poitrine de Maurice. Il ressentit plus vivement les pertes d'argent qu'il avait éprouvées.
—J'attends votre frère, Léonide: je suis dans l'impatience de son retour. Dès qu'il sera rentré, faites-le passer aussitôt dans mon cabinet, je vous en prie. Allez dans votre appartement; moi je me rends de ce pas au pavillon d'Édouard, pour lui communiquer notre commune résolution.
—Commanderai-je des chevaux pour trois heures?
—Chargez-vous de ce soin, Léonide.
Léonide se retira.
Dès qu'elle fut partie, Maurice se dirigea vers le tambour des deux portes. Il se baissait pour soulever la trappe, lorsqu'il la vit s'élever et paraître Édouard, qui le suivit dans le cabinet.
—C'est chez le notaire que je viens, dit Édouard en s'asseyant: me promet-il d'être aussi bon pour moi que l'ami?
—S'il le peut, pourquoi non?
—Il le peut. Tu me dispenses des précautions oratoires usitées dans les romans: arrivons au fait tout de suite. Je suis fils unique, tu le sais; ma fortune est à moi, avec le droit d'en disposer à mon gré sans en référer à personne. Ceux qui auraient quelque prétention sur mes biens sont des parents éloignés et la plupart si riches, que sans injustice ma générosité peut les ignorer. Une condamnation à mort ne fut jamais un brevet de longévité. Qu'on m'arrête demain: dans trois jours je n'existe plus; et ce que je possédais ira grossir les fortunes déjà immenses de ces parents dont je te parlais. Il est prudent de se mettre en règle. Tu me vois chez toi pour toutes ces raisons. Décidé à partir demain pour Paris, c'est encore une raison, n'est-ce pas, pour hâter mes dispositions? Dresse donc un écrit simple et clair dans lequel tu stipuleras que je laisse mes biens à partager après ma mort en trois parties égales: la première partie reviendra à... le nom en blanc; la seconde aux paysans pauvres de ma commune en Vendée; la troisième à Louis-François Maurice, notaire à Chantilly.
—Tu es fou?
—Très-raisonnable, au contraire. Ajoute que si, dans six mois, à dater d'aujourd'hui, je n'ai pas rempli par le nom du premier légataire le blanc qui en occupe la place, son tiers sera reversible en proportions égales sur mes deux autres héritiers. Tourne cela en termes de notaire. Mes biens s'élèvent à quinze cent mille francs net, sur lesquels en voilà trois cent mille en billets de banque, que je te remets. Prends cela d'abord.
—Sauvé! pensa Maurice; sauvé! Ma grande affaire aura lieu, ou plutôt qu'ai-je besoin de m'embarrasser d'affaires? Me voilà riche. Oh! Léonide ne me persécutera plus. Se levant avec une joie indicible, il sauta au cou d'Édouard.
—Tu acceptes, n'est-ce pas, Maurice!
—Non.
—Allons donc! préfères-tu que mes biens passent à des indifférens? Où mets-tu la délicatesse? Que je me survive au moins dans le souvenir de ceux que j'ai aimés; ils m'oublieront moins vite en ayant sous les yeux ce qui m'aura appartenu. Et quelle raison as-tu pour me refuser?
—Ai-je fait assez, Édouard, pour que tu me donnes non ta fortune,—car j'espère que tu en jouiras seul et longtemps, et que tes enfants en jouiront après toi,—mais pour mériter cette preuve d'une reconnaissance qui me rend presque de ton sang?
—Faut-il que je te rappelle, Maurice, notre amitié d'enfance, tes services, ton hospitalité à cœur ouvert, ma vie jusqu'à ce jour sauvée par toi? Ce n'est pas de l'or que je te donne: c'est ce que je laisse sur la terre. Est-ce ma faute si le souvenir est gâté par son trop de valeur? j'aurais voulu être pauvre. Mais, parce que je suis riche, repousseras-tu mon héritage?
—Non, Édouard, et c'est parce que je t'ai rendu quelques services devenus peut-être plus importants par l'enchaînement des circonstances, que je n'accepterai point tes offres. Je me reprocherais de m'être fait payer en argent le saint droit d'asile. D'ailleurs, notre amitié est presque une parenté, et à ce titre la loi me défend de participer à de tels bénéfices testamentaires.
—Singulière objection! Parce que tu es mon ami et mon notaire, je dois être ingrat; et toujours attendu que tu es notaire, tu veux te regarder comme étranger à ce qui me touche.
A qui laissera-t-on ses biens? à ceux que l'on n'aime pas? La loi aurait-elle arrêté que les notaires n'auraient pas d'amis? Tes scrupules sont d'ailleurs faciles à lever.
Édouard prit une plume, une feuille de papier, et, en quelques minutes, il eut dressé un testament écrit de sa main, signé par lui, qu'il cacheta et remit à Maurice.
—Mais pourquoi cette précipitation, Édouard? vas-tu donc mourir dans la soirée? Tu ferais venir de sinistres pensées.
Maurice s'empara de la main d'Édouard.
—Quel projet roules-tu donc dans ta tête?
—Je te l'ai dit, Maurice; je pars pour Paris.
—Quelle obstination à nous quitter! pensa Maurice. Voilà qui est singulier: au moment où je vais chez lui, il se rend chez moi; et c'est lorsque je me prépare à lui dire la nécessité où nous sommes de nous séparer qu'il me signifie son départ. N'y a-t-il que du hasard là-dedans?
—Ainsi tu comprends, poursuivit Édouard, l'urgence de mes précautions. Oui, je vais à Paris, je vais une dernière fois me mêler à la politique active. Des espérances nouvelles m'ont fait rougir de mon inutilité au parti qui a mes affections; il a une dernière chance à courir, je prétends la partager. Pardonne-moi si je ne t'en confie pas davantage. Ta conviction répugnerait à croire à ces espérances; la mienne souffrirait à les entendre nier. Ma vie n'est déjà plus une question: je joue rien contre tout. Mort, mes mesures sont justifiées par l'événement, n'est-ce pas? Vivant et vainqueur,—pardonne-moi, Maurice, cette supposition,—je déchire ce testament, et reprends ma fortune; y consens-tu?
Maurice n'était plus du tout à ce que disait Édouard; il tenait machinalement le papier qu'il lui avait remis, et il rapprochait la prière de sa femme, de faire partir Édouard pour Paris, et la présence de celui-ci demandant avec instance à quitter Chantilly. Non, réfléchissait-il, il est impossible qu'ils ne soient pas d'accord pour s'être ainsi rencontrés. Que s'est-il donc passé entre elle et lui? Elle a été pourtant bien ferme; et Édouard est si noble... Joueraient-ils un rôle longtemps médité? Vingt fois, depuis qu'il est avec nous, les circonstances ont été aussi impérieuses sans qu'il ait demandé à partir. Je ne crois donc pas au prétexte politique d'Édouard; il est vague. Comment savoir la vérité?... Mais Léonide n'a-t-elle pas insisté?—se demanda Maurice illuminé tout à coup,—pour qu'Édouard partît avant la nuit? N'a-t-elle pas là-dessus exigé ma parole, mon serment?... N'a-t-elle pas couru commander des chevaux pour trois heures? Si cette précision cachait ce que je cherche à savoir!
—Eh bien, Édouard, mon ami, va où le ciel t'appelle; tu partiras pour Paris, où je t'accompagnerai, cet après-midi, à trois heures.
—Non, pas aujourd'hui, Maurice; mais demain...
—Je découvre tout; j'ai touché le fait personnel à Léonide et à Édouard. Ce départ est concerté; mais il y a désaccord entre eux sur le jour et sur l'heure. N'importe: il y a une détermination convenue, arrêtée à deux: qu'est-ce qui l'a précédée? qu'est-ce qui la nécessite?
—Pourquoi donc pas à trois heures, Édouard? nous ferions route pendant la nuit, ce qui nous convient parfaitement. Allons! cela nous arrange mieux; tu n'y avais pas songé. Je vais sonner pour qu'à trois heures les chevaux soient prêts.
Maurice alla vers la sonnette.
Édouard l'arrêta.
—Je t'en prie, consens à ce délai: pas aujourd'hui, demain. Au fond, que t'importe?
—Il me supplie de lui accorder ce délai: tout est là. Mais qu'est-ce qui est là? J'ai évoqué ce doute: il est venu. Quelle lumière en tirerai-je maintenant? il m'effraye.
—Non, Édouard, il faut que tu quittes Chantilly à trois heures. Je veille sur toi: je ne réponds de toi qu'à ce prix.
—Mais enfin, pourquoi exiges-tu que je parte aujourd'hui? me l'apprendras-tu, Maurice?
—Et enfin pourquoi ne partirais-tu pas aujourd'hui? me l'apprendras-tu, Édouard?
Ils marchèrent l'un sur l'autre, s'arrêtèrent à un pas de distance, et se regardèrent sans parler, maîtres tous deux de leur espèce de sang-froid. Ce n'étaient pas deux hommes cherchant à s'emparer de leur secret, mais plutôt se demandant: «Avons-nous un secret?» Quoi qu'il dût s'en suivre de ce choc, il n'en était pas moins résulté une première atteinte de défiance entre les deux amis: leur amitié avait sa souillure.
—Au moins une raison de ce refus, Édouard; une seule?
—Je ne le puis.
—Je t'en supplie.
—Non, Maurice.
—Mais si je l'exigeais?
—Je te refuserais encore, Maurice. Ma vie a été à toi pendant quatre mois; elle est encore entre tes mains; ma fortune t'appartient; mais ceci n'est pas à moi, je ne le confierai à personne.
—Chez moi un secret! un secret qu'on me tait!
—De quoi t'étonnes-tu, toi qui en reçois tant et qui n'en as jamais violé?
—J'ai peut-être tort, répondit Maurice avec une grande apparence de sincérité; j'aurais dû comprendre que ce que tu me caches, n'ayant aucun rapport à ta fortune et à tes opinions, était tout simplement une affaire de cœur où personne n'avait le droit de pénétrer...
Ces dernières paroles furent dites d'un ton si vrai, quoiqu'elles cachassent leur hypocrisie; elles furent accompagnées d'une étreinte si involontaire, quoique peu désintéressée, qu'Édouard y fut pris comme Maurice lui-même.
Il est des piéges d'instinct que l'on dresse par l'irrésistible logique de la situation, et que l'on arrange comme l'araignée tend ses fils; on ne songe pas à prendre: c'est la vie qui fait sa toile.
Au reste, si Maurice employait sans calcul dans ce moment la franchise comme adresse, Édouard, de son côté, allait se montrer enfin à cœur ouvert. Il supposa que son ami, craignant de l'effrayer en lui annonçant quelque nouveau péril dont il était menacé, hâtait ainsi le moment de leur séparation. Les suites du bal de Senlis pouvaient avoir déjà fait découvrir sa retraite; des émissaires rôdaient depuis plusieurs jours autour de Chantilly: Maurice en avait sans doute aperçu, et il n'y avait pas d'autre cause à son obstination mystérieuse. Voilà ce qu'Édouard imagina.
—Je te remercie de ta générosité, Maurice; tu me comprends enfin! Sois meilleur que je n'ai été sincère.
—Il est donc vrai qu'il l'aime! Je ne me suis pas trompé. Il me remercie encore de ma générosité! Mais qu'est-ce donc que le monde?
—Oui! Maurice, j'avais ici un attachement de cœur que j'emporte: un attachement si vif et si brûlant, que je n'ai jamais eu le sang-froid de le fixer ni de m'en rendre compte. Au moment de le vaincre peut-être par l'éloignement, je m'en accuse comme d'une faute.
—Mais, Édouard, Édouard! interrompit Maurice en marchant à grands pas dans le cabinet, tu te méprends sans doute sur le choix du confident; tu oublies à qui tu parles, chez qui tu es. Tu parles d'amour dans ma maison, et dans ma maison il n'y a qu'une femme, et cette femme est la mienne! Cet or, que tu enveloppes pour moi dans un testament, est-il pour payer l'hospitalité ou ma femme? Par quelle étrange erreur confies-tu au mari, que tu as trahi le mari; à l'hôte, que tu as souillé l'hôte? que veux-tu de plus?
—Est-ce une erreur, est-ce la connaissance entière de ma conduite qui le fait ainsi parler? eut à peine le temps de penser Édouard. Me croit-il l'amant de sa femme et de mademoiselle de Meilhan, ou de sa femme seulement?...
—Apprends tout, Maurice!
—Que me reste-t-il à savoir, malheureux?
—Mademoiselle de Meilhan sera bientôt mère!
Maurice tomba dans un fauteuil.
—Silence pour toi et pour moi, mon ami!
—Qu'ai-je dit, Édouard? qu'ai-je supposé? La révélation est si belle pour moi, que je n'ai plus le courage de te blâmer. Tu me rends ma femme, que tu n'as pas désirée, n'est-ce pas? Ce qu'elle a tant fait d'efforts pour me dire, c'est donc cela! Que ne l'ai-je comprise! Son énigme s'explique: vous en aviez chacun la moitié. Elle veut que tu partes, parce qu'elle craint pour cette enfant dont elle est l'amie, presque la mère. Elle a ses projets là-dessus: les tiens sont d'éclaircir nettement ton sort afin de pouvoir t'unir à Caroline. Oui! ce blanc laissé sur cet écrit tracé de ta main sera rempli par son nom. Mon Dieu! que la vérité est simple! quelle puissance infernale se plaît donc à la cacher? Un ami perdu, une réputation avilie, un ménage détruit, sur un mot! Ce mot prononcé, la paix descend du ciel. Viens, viens sur moi, Édouard; mais, avant tout, écris ce nom sur ce papier; que je le lise! Réparation pour tous, honneur rendu au mari, richesse à l'orpheline! reconnaissance à Dieu! Écris, écris!
Édouard, attendri jusqu'aux larmes, prit la plume et à la suite de ces mots: Je laisse mes biens à partager en trois parties égales: la première partie reviendra, il écrivit ceux-ci: à mademoiselle Caroline de Meilhan.
—Et, maintenant pars. Va, choisis le jour, l'heure; que m'importe l'heure? arrête ton sort. Reviens ensuite! reviens, Édouard! car ta femme t'attendra, mon ami, ta femme! Triomphe ta cause! si je ne dois te revoir qu'à ce prix.
Maurice avait presque oublié, dans son délire, qu'il était à demi ruiné s'il ne trouvait pas les trois cent mille francs pour acheter les dix maisons de la Chapelle.
Maurice éprouvait l'étourdissement d'un homme qui, tombé d'un second étage, se retrouve sur ses pieds, sans fractures, secoué seulement dans tous ses membres. Ces sortes de félicité sont bien vives; il est sage cependant de ne pas abuser des moyens qui les procurent. Au souffle de sa tranquillité d'âme revenue, les nuages orageux pressés couche sur couche autour de son front s'évaporaient; il goûtait avec plénitude la joie de la paix domestique, chose sainte, pure et bénie, qui fait paraître le pain noir si bon, la chaise brisée aussi molle que le fauteuil en velours, et les nombreux enfants que Dieu vous a envoyés, fussent-ils pâles et nécessiteux comme le besoin, beaux comme des anges, beaux comme leur mère.
Victor entra; son aspect ramena de nouveau Maurice sur les pertes qu'il avait essuyées.
—Ne nous endormons pas, Maurice! Nous jouons avec la fortune; elle est fine joueuse; soyons plus adroits qu'elle, si c'est possible. L'adresse est tout entière dans la promptitude à combler les vides qu'elle creuse; on passe dessus; on glisse là où d'autres ne songent qu'à s'abîmer. Tu as perdu; nous avons perdu; c'est vrai; il n'y a là de la faute de personne.
—Excepté, Victor, de la faute de ceux qui jouent.
—Te voilà encore; toujours le même! Eh! qui ne joue pas? Regarde autour de toi, près de toi, sous toi: ce ne sont pas les exemples qui te manquent. Qu'est-ce que tes fermiers qui serrent leur blé trois ans en grenier pour attendre qu'il hausse sur les marchés, au risque de le voir pourrir et germer? Qu'est-ce que tes honnêtes bourgeois qui amassent des louis, dans l'espoir sordide de revendre la pièce de vingt francs avec un bénéfice de quatre sous? Le change, l'accaparement, le monopole, n'est-ce pas là aussi du jeu?
—Je ne prétends pas le contraire, Victor, mais quel panégyrique entreprends-tu si chaudement?
—Le nôtre, Maurice. Et distingue, en outre: nous ne jouons pas uniquement pour jouer, pour avoir de l'or pour de l'or. Une opération colossale est conçue par nous; pour la réaliser il nous faut de l'argent, beaucoup d'argent; nous en manquons, qui nous l'avancera? Le gouvernement? cercle vicieux: il emprunte; comment prêterait-il? Les banquiers? l'intérêt dévorerait le capital: c'est chasser avec le lion.
Aie recours aux hommes d'argent, et l'usure rongera le gain de l'opération; nous serons ruinés le jour même où nous aurons réussi. D'ailleurs, entre la consomption de l'usure et la foudroyante décision du jeu, je préfère le jeu qui enrichit plus vite, et qui, s'il ruine, ne prend pas du moins de commission. Renoncera-t-on à une entreprise utile au pays, de ce que l'unique moyen d'avoir les fonds nécessaires à son exécution est de recourir au jeu de la Bourse? Quelle œuvre, quand elle se présente aussi vaste que la nôtre, n'absout pas d'avance la série de causes dont elle est résultée? Je lisais hier dans ton journal, Maurice, que Paris ne serait la métropole du monde que lorsque de toutes ses portes des chemins de fer partiraient pour rayonner sur la surface de la France. Très-judicieusement, selon moi, il ajoutait qu'il ne fallait pas espérer ce progrès de la part du gouvernement, toujours retenu par la crainte, peut-être raisonnable au fond, d'établir trop de communications entre les peuples, entre Paris et les départements, déjà assez moralement unis. Aux fortunes particulières, aux dévouements des citoyens, il appartient, affirmait ton excellent journal, de prendre l'initiative dans l'exploitation des chemins de fer. Je te montrerai ce passage. Maintenant revenons au plus pressé. Dix maisons nous restent à acheter à la Chapelle; une fois achetées, le côté entier de la rue est à nous. Ou le chemin de fer nous sera concédé, ce qui est plus probable que le lever du soleil demain matin, ou nous obtiendrons, en notre qualité de détenteurs des propriétés, ce qu'il nous plaira, pour que le chemin s'effectue sans nous. Tu as entendu: dix maisons seulement à acquérir, et l'affaire est au sac.
—Mais où prendre, Victor, ces trois cent mille francs qu'on demande pour ces dix maisons?
—Où les prendre? mais partout. Où n'y a-t-il pas trois cent mille francs? Sans cet infernal revirement des rentes, nous ne penserions plus à ces maisons. Puisqu'il ne nous a pas été favorable, voyons, as-tu là cent mille écus disponibles?
—Disponibles?... non.
—Le motif?
—C'est qu'ils ne m'appartiennent pas; je les garde en dépôt.
—Tu as donc cent mille écus? Nous sommes sauvés; donne!
—Y songes-tu? Avec quelle légèreté! Une pareille somme! et si...
—Et si quoi? Nous n'allons pas les jouer à la roulette, j'espère; nous les plaçons sur hypothèques; et quelles hypothèques! D'abord sur des maisons qui représentent quelque valeur, et ensuite sur une opération... la plus belle opération de l'époque.
—Cependant...
—Ne sers-tu pas l'intérêt à tes clients? Cet intérêt, où le prends-tu?
—Je m'arrange, je dissémine mes dépôts avec précaution, je fais des placements sûrs.
—Quoi de plus sûr que ce que je te propose? D'ailleurs, Maurice, le moment est pressant; il s'agit de pousser à fin ou de laisser là l'affaire. As-tu ce dernier courage extravagant? Pas d'autre alternative. Abandonner, revendre à perte, nous ruiner dans l'opinion, ou se hâter de mener l'entreprise à pleines voiles dans le port. N'hésitons pas, car chacun de nos retards aplanit le chemin aux concurrents qui nous épient, ouvre les yeux aux propriétaires des dix dernières maisons, plus difficiles d'heure en heure. Je devrais être déjà sur les lieux pour en finir avec eux. Qu'est-ce donc que ces billets de banque?
—Un dépôt qui vient d'être fait.
Victor avait aperçu les trois cent mille francs d'Édouard.
—Celui-là comme un autre, y consens-tu?
—Je ne puis: c'est d'un ami...
—De quel dépôt disposera-t-on si ce n'est de celui d'un ami? C'est un merveilleux placement que cet ami te devra, Maurice. S'il y avait quelque danger à celui que je te propose, assurément c'est le dernier argent auquel il faudrait songer; mais puisque le profit est clair,—clair comme le jour,—que la préférence soit pour ton ami. Ne sois pas ingrat.
—Crois-tu qu'on trouverait en cas de gêne de l'argent sur notre opération? demanda Maurice en hésitant; car, je te l'avoue, la garantie des maisons que nous achèterons, ainsi que celle des maisons que nous avons déjà achetées, ne me paraît pas aussi solide qu'à toi, Victor.
—Veux-tu cinq cent mille francs dans vingt-quatre heures sur ces maisons? mais, par exemple, à la condition de divulguer le projet auquel ils seront appliqués;—veux-tu?—Réponds; mais dépêchons-nous! Tout perdre, ou ces cent mille écus.
Victor s'était jeté, avec la précipitation d'un homme destiné à avoir du courage pour deux, sur le tas de billets de banque, et les comptait.
—M'accompagneras-tu à Paris, Maurice?
—Non, je suis trop fatigué.
—A ton aise.—Dix—vingt—trente.—Où est Léonide? Je ne l'ai pas vue en entrant.
—Elle est au jardin, sans doute.
—Quatre-vingts—cent—cent dix.—y a-t-il du nouveau en politique, Maurice?
—Des troubles dans le midi; des assassinats en Vendée.
—Misérables!—Deux cent trente-neuf—deux cent soixante-trois.—On dit que nous sommes infestés de réfractaires qui rôdent autour de nos campagnes. Il m'a été assuré qu'hier au soir un d'eux,—celui-là est hardi! a osé se montrer au bal de Senlis, où il y avait au grand complet toutes les autorités du département, et qu'on l'a, comme de raison, arrêté à la pastourelle.—Trois cents.—Voilà qui est fait.
Juste! trois cents billets de mille! on dirait qu'ils nous attendaient. La Providence les avait comptés.
Midi sonne: il n'y a pas une minute à perdre, Maurice. Je pars. Adieu donc! A trois heures je serai chez le notaire, où notre contrat de vente avec les propriétaires des dix maisons de la Chapelle est dressé.
Victor enferma les billets dans son grand portefeuille, et il tendit la main à son beau-frère, auquel il semblait dire:—Humilie-toi devant mon imagination.
—Au revoir, Maurice. Bonne chance pour nous! Selon toute apparence, je serai de retour ici vers minuit. Attends-moi; nous causerons de ce qui se sera passé chez le notaire. La démarche est décisive.
—Sois prudent, je t'en conjure, Victor. Cet argent est sacré.
—Tout argent est sacré, Maurice. J'aurai soin de celui-ci comme du mien propre.
Resté seul, Maurice essaya de continuer son rêve de béatitude domestique, interrompu par l'arrivée de son beau-frère; l'effort fut inutile.
La Table-du-Roi est une large meule de pierre élevée à quatre pieds du sol au milieu de la forêt de Chantilly. Elle est le centre de douze routes qui, à des distances différentes, deviennent à leur tour des ronds-points d'où partent d'autres rayons: ainsi à l'infini. Le grand Condé, dans une halte de chasse royale, y donna un déjeuner à Louis XIV, qui l'a immortalisée, comme tout ce qu'il a touché.
Par deux routes convergentes s'avancèrent lentement, sur le tapis de feuilles roulées et rougies par l'hiver, Édouard, enveloppé dans son manteau, M. Clavier, portant une de ces boîtes dont la forme révèle le contenu.
Ils arrivèrent presque en même temps au bord de la Table-du-Roi. M. Clavier y déposa ses pistolets, Édouard deux épées. Le manteau de celui-ci fut jeté sur les armes; la prudence exigeait cette précaution; la nuit n'était pas venue: quelques bûcherons attardés se montraient encore entre les allées, à travers les massifs éclairés par l'automne: et des rouliers allant à Senlis éveillaient par intervalle la solitude du carrefour.
Édouard s'approcha de M. Clavier et le salua.
Le vieillard inclina légèrement la tête.
Ils étaient face à face.
—Ce que cache votre manteau, commença M. Clavier, prouve que nous ne nous sommes mépris d'intention ni l'un ni l'autre. Notre rencontre d'hier a impérieusement déterminé pour tous deux celle d'aujourd'hui: elle était donc nécessaire, monsieur.
—J'en conclurai simplement avec vous, répondit Édouard du ton le plus respectueux, que les événements, encore plus que notre volonté, ont fait que nous nous joignons ici dans les dispositions où nous sommes. Cette pensée nous rassure d'avance sur des résultats que nous n'aurons pas absolument provoqués: il y entre de la fatalité.
—A votre âge, moins positif que le mien, et je vous en félicite, je raisonnais ainsi; je n'avais tort que lorsque je le voulais bien. Souffrez qu'à soixante-dix ans, je ne sois pas de votre avis. Si un événement nous amène ici, c'est vous qui l'avez fait naître, c'est moi qui l'ai subi. Vous représentez l'outrage, moi la réparation. Vous voyez que la question est très-personnelle. C'est un compte à régler d'homme à homme.
—Puisque vous le désirez, monsieur, j'accepterai le sens le moins favorable aux intentions que j'avais en venant ici. Je demanderai seulement à essayer une explication que votre raison calme écoutera et comprendra, je l'espère.
—Parlez, monsieur; que me direz-vous pour effacer ce que j'ai appris?
—La vérité.
—Elle arrive tard.
—Je suis proscrit.
—Je le fus; après?
—Ma tête est mise à prix.
—La mienne l'a été trois fois: après?
—Obligé de me cacher chez un ami...
—Histoire de toutes les victimes politiques. Un ennemi eut pour moi la même générosité: c'est plus beau; c'est aussi banal. Arrivons, monsieur. La nuit vient.
—Cet ami, poursuivit Édouard, a une femme.
—L'ennemi qui m'offrit un asile en avait une aussi. J'étais jeune, elle était belle: vous allez m'en raconter autant. Je l'aimai et ne la déshonorai pas. N'est-ce pas là tout votre roman?
Édouard fut interdit.
—Presque tout, monsieur.
Il baissa le front.
—J'attends que vous me parliez de Caroline. Dispensez-moi de ces précédents d'intrigue. Le lieu est mal choisi, et je suis peu propre à écouter de telles confidences. Laissons toutes les femmes; occupons-nous d'une seule, je vous prie.
—Comment parlerai-je de l'une, monsieur, sans commencer par l'autre?
—Sais-je,—par qui l'aurais-je appris?—que mademoiselle de Meilhan était dans la mêlée de vos bonnes fortunes? Caroline n'était qu'une rivale; votre embarras l'annonce assez. Parlez-moi maintenant de votre ami.
—De l'ironie, monsieur! Que mon ami reste en dehors de nos débats; je l'exige et vous en conjure. Votre pénétration va trop loin, et ce n'était pas la peine de m'interrompre pour me provoquer à dire ce qui n'est point.
—Soit, monsieur; trêve à votre ami, à sa femme, à tout le monde. N'éclaircissons rien; décidons, cela vaut mieux.
Le conventionnel saisit le coin du manteau jeté sur les armes, exprimant par ce geste qu'il renonçait à toute explication qu'il lui faudrait entourer de tant de ménagements.
Édouard replaça le manteau tel qu'il était d'abord.
—Je n'ai donné, dit-il, reprenant la conversation de plus haut, aucune rivale à mademoiselle Caroline de Meilhan. La scène du bal fut de ma part la conséquence d'une faiblesse et non d'une complicité. Au péril de la réputation de la femme que j'accompagnais, j'ai dû la défendre, s'il ne m'a pas été permis de la venger.
—Dites plutôt au péril de votre vie. Monsieur, votre conduite fut courageuse, noble; j'en fus témoin. J'aime mieux, au moment où je vous parle, que la loi, très-juste en vous frappant, ait été frustrée, que d'avoir vu un homme de cœur trahi dans son dévouement. Enfant des révolutions et des armées, je ne tolère le sang qu'au milieu de la bataille ou dans la rue, quand la bataille s'y livre. Après, c'est l'affaire du bourreau... Bien! très-bien, monsieur; vous étiez serré de près: seul contre six, seul contre tous. Vous n'avez pas pâli; je vous regardais. Vos deux coups de pistolet dans la glace m'ont ravi l'âme; j'ai battu des mains et me suis dit: Sauvé! c'était mon vœu... et si vous eussiez crié:—A moi! un ancien proscrit se fût levé, et vous eussiez vu...
D'un commun élan, Édouard et le conventionnel se tendirent la main, séparés par la distance de la Table-du-Roi, leurs bras retombèrent sur leurs épées.
—Voilà qui nous rappelle à notre devoir, ajouta M. Clavier.
—Encore un instant, monsieur. Ce cri, échappé à mademoiselle de Meilhan, vous a sans doute instruit de l'attachement qui s'est formé entre elle et moi. Cet attachement, que les malheurs de ma situation ont fait mystérieux, il est dans votre droit de le blâmer, de le trancher d'un coup d'épée, si le sort vous favorise; mais je me laisserai plutôt tuer sur place que de chercher à justifier en moi l'homme qui a menti dans sa fidélité à Caroline.
—Je ne suis point ici pour vous adresser des reproches de femme; je leur abandonne le privilége de vous décerner ou de vous refuser à leur tribunal le prix de constance. Je vous accuse, moi, et je viens essayer de vous punir pour avoir troublé l'existence de mademoiselle de Meilhan; pour l'avoir séduite: oui! car vous vous êtes fait aimer,—triomphe facile sur le cœur d'une enfant,—et pour l'avoir lâchement trompée en la nourrissant d'illusions sans but. Quel était le vôtre?
—De l'épouser, monsieur.
—Mensonge! Votre tête est proscrite, votre nom rayé de la société. A tort ou à raison, vous n'êtes plus qu'un criminel. Devant quel magistrat, au pied de quel prêtre porteriez-vous votre demande en mariage? Celui-là vous lirait votre sentence, celui-ci, la prière des morts! Jeune homme, il vous est permis d'avoir du courage pour vous-même, de jouer votre vie au milieu des folies d'un bal, de vous rendre au fond d'une forêt où, sur un coup de sifflet, un ennemi moins généreux que moi rassemblerait autour de vous tous les gens de la justice; mais il vous est défendu de faire partager vos funestes témérités à une femme, à une épouse. Risqueriez-vous votre mère, votre sœur, à cette chance? Est-ce aimer une femme, dites, que de lui réserver pour toit l'exil, pour protection la hache du bourreau, et le titre de veuve aussitôt que celui d'épouse?
—Je m'étais dit tout cela, monsieur; mais j'espérais en des temps meilleurs où, les haines politiques assouvies, je reprenais mon rang dans le monde. La sainteté des serments traverse, chez une âme sincère, les circonstances difficiles de la vie. Nos ennemis ne régneront pas toujours; peut-être se lasseront-ils de proscrire. Enfin on compte un peu sur la justice de Dieu, quand même on n'espérerait plus dans celle des hommes.
—C'est-à-dire, monsieur, que pour épouser mademoiselle Caroline, vous comptez sur une révolution, pas à moins; sur un changement de dynastie. Savez-vous que c'est plus long à attendre que la mort d'un oncle?
—J'avais des espérances moins difficiles à réaliser, et que j'étais disposé à répandre dans vos mains, continua Édouard, si vous m'eussiez écouté avec plus de sang-froid.
—Vous comptez sur votre grâce, je vous entends; espérance des dupes du parti. Une grâce! La mort commuée en lâcheté, vous appelez cela une grâce; triste équivalent de ceci: «Moi, homme de parti, je me repens; moi, souverain, je vous pardonne.» Notre grâce, à nous qui combattions la trahison sous la république, et le despotisme sous l'empire, c'était un couteau qui tombât d'aplomb, avec ses trois cents livres, entre la tête et les épaules; c'était une balle qui allât droit au cœur.
—Non, je n'attends pas de grâce! se récria Édouard. Par pitié, monsieur, soyez plus généreux dans vos paroles! J'aime la vie: je n'ai pas vingt-huit ans; mon cœur, comme le fut le vôtre, est plein de pensées d'avenir; mais, de même que j'ai déjà sacrifié à la sainte cause qui m'anime la moitié de ma fortune, ma liberté et ma vie, je sacrifierais encore l'espoir, cette seconde vie, cette dernière ressource des proscrits, s'il me fallait ravoir tous ces biens au profit de ma grâce. Cathelineau n'en demanda pas: c'était un paysan; il a montré l'exemple à de plus nobles. Point de grâce! celle de Dieu exceptée.
—Enfant, vous méritez de mourir, car une longue vie glacerait cette résolution sublime. Oui: vous êtes du sang qui plaît aux révolutions, qu'importe la cause; de celui que versent leurs martyrs. Vergniaud, Danton, Charette, trois grands morts: Vergniaud, la tête d'une révolution; Danton le bras, Charette le cœur: ce sont les pasteurs de l'humanité, de tels caractères. Ils vont au devant du troupeau; ils tombent les premiers, dans la nuit où ils marchent, si un précipice s'ouvre sur leurs pas; mais les premiers ils ont vu l'étoile, si l'on arrive. Les hommes ne valent que par ces temps de lutte qui les retrempent. Il y a des races, et j'ai la fierté d'en descendre, condamnées à combattre pour les droits de l'égalité sur la terre, jusqu'à ce qu'elle soit établie; il en est, au contraire, et vous en descendez aussi, faites pour troubler ce niveau par des couronnes. Mais le monde a commencé par deux frères: il faut qu'il finisse par là.
Cette intimité d'enthousiasme rapprochait, par l'attrait de la conviction, ces deux représentants d'opinions si opposées. Une seconde fois le conventionnel s'était vu prêt à presser dans sa main la main du jeune royaliste; mais une seconde fois sa colère lui était revenue en rencontrant les armes déposées sous le manteau.
La nuit venait; la teinte pâle d'une soirée d'automne bordait l'horizon. A l'orient sombre, abandonné depuis longtemps par le soleil, nageaient des vapeurs, îles de nuages, entre lesquelles sortaient, comme du fond d'un lac, des baguettes rouges, expirante végétation de la forêt. A travers cette claire-voie, et dans la zone vive où la transparence de l'air n'avait pas perdu sa pureté, luisait déjà la ciselure indécise de quelques étoiles froides et polies comme le diamant. Par la condensation progressive du brouillard, les distances diminuaient dans le prolongement des allées. A vingt pas de chacune des douze routes, l'espace était cerné autour du rond-point de la Table, en ceinture nuageuse. La coupole du ciel semblait assise sur cette rotonde, et l'éclat en était plus vif du fond de cet entonnoir vaporeux.
—Utilisons les faibles clartés que nous laisse la fuite du jour, reprit, après la diversion qui s'était faite, le vieux conventionnel; celui de nous qui ne doit pas rester ici aura assez de peine, si nous ne nous hâtons, à retrouver la sortie du bois.
Il s'empara ensuite des deux épées et les présenta à Édouard, afin qu'il choisît celle qui serait le plus à sa main.
Je suis fort indifférent, ajouta M. Clavier, sur le choix des armes que vous et moi avons apportées. Je vous dois cependant cet aveu, que si je n'ai jamais été assez adroit ni assez exercé pour être sûr de tuer mon adversaire, je n'ai jamais été assez mal avisé non plus pour m'exposer à ses coups, dépourvu de toute expérience dans les armes. A une époque de ma jeunesse où je pouvais sans orgueil émettre mon opinion sur la moralité du duel, je pensais que l'extrême adresse mettait la victoire au niveau de l'assassinat, qu'il fallait laisser une place au doute, afin que la conscience y trouvât un refuge après la mort d'un ennemi.
—Monsieur, répondit Édouard, qui répugnait à se servir d'une épée contre un vieillard, et qui cherchait à éterniser les prétextes pour que la nuit arrivât et rendît impossible cette lutte disproportionnée, monsieur, sur le champ où nous sommes, les révélations de la nature de celle que vous venez de faire ne sont, entre gens décidés, ni de la fatuité ni de la peur. J'userai de la même franchise, avec moins de droit que vous à être cru. Vous m'y autorisez: prenez d'avance mon avis pour ce qu'il vaut. Ma force à l'épée est supérieure; mon adresse à cette arme est même malheureuse. Je suis presque toujours revenu seul d'une rencontre. Contre vous je manque donc de ce doute qui fait que la conscience ne s'impute jamais le succès d'un duel à crime: vous voudrez m'en épargner un.
—Soit, dit en frémissant M. Clavier, indigné en lui-même d'avoir employé contre son adversaire un argument à deux fins. Je vous remercie de la franchise,—son poignet froissait la garde de son épée,—bien que je m'en fusse passé, je vous l'avoue. Ah! vous êtes fort à l'épée; c'est quelque chose, le complément d'une bonne éducation.—Ses paupières blanches suivaient le coup d'œil aigu qu'il lançait à Édouard.—Mais que n'attendiez-vous, pour m'apprendre votre adresse à cette arme, jusque après notre duel? Vous prétendez n'être presque jamais sorti du champ du combat accompagné de votre adversaire: c'est possible, oui! très-possible... l'avertissement est humain; mais beaucoup en ont usé comme moyen d'épouvante sur leur ennemi. Tenez,—le vieillard ne se contenait plus,—je ne vous crois pas; je ne vous croirai qu'après quelques passes... Êtes-vous prêt?
La pointe de l'épée du conventionnel s'abaissa devant la poitrine d'Édouard.
—A ne pas me battre avec vous, voilà à quoi je suis irrévocablement prêt, répondit Édouard en brisant son épée sur la Table-du-Roi.
—Je ne m'attendais pas à cette action héroïque, s'écria M. Clavier, dont la colère, sans s'éteindre, descendit à la raillerie. Vous êtes, cela se voit, homme de cour et plein de procédés chevaleresques. Mais apprenez-le de moi, monsieur: pour répandre de si haut la générosité d'âme, il faut avoir la supériorité dans l'offense et l'avantage sur le terrain. A défaut, cette magnanimité n'est qu'une parade de théâtre: nous n'avons personne ici pour applaudir. Vous vous êtes trop hâté, jeune homme, de m'épargner: vous pourriez vous en repentir dans un instant. Choisissez de ces deux pistolets. A cette arme, une générosité pareille à celle dont vous venez de faire usage ne sauverait rien; car si la balle du jeune homme s'égare, la balle du vieillard tue.
—On n'y voit plus qu'à dix pas, répondit Édouard.
—A dix pas donc. Chargeons nos armes l'un devant l'autre: donnez-moi ma balle; choisissez la vôtre. Comptons les pas.
—Un dernier mot, dit Édouard.
—J'écoute, monsieur.—Le vieillard arma son pistolet.
—Dites-moi clairement, comme le juge au condamné, entre tous les torts que j'ai envers vous, celui pour lequel vous exigez que je meure, si je ne vous donne la mort. Avant de sortir de ce monde, ou en m'en allant tout seul de cette forêt, que je sache l'énormité de ma faute et que je m'en repente mentalement.
—Votre faute,—M. Clavier se rapprocha d'Édouard,—n'est pas d'avoir sans mon consentement aimé Caroline,—tort de jeune homme que cela.—Votre faute n'est pas dans la rivalité que vous lui avez infligée,—je vous crois assez puni, si vous l'aimez, par l'état où vous l'avez plongée hier; votre faute n'est pas dans l'impossibilité où vous paraissez être de ne l'épouser jamais. Vous ne sauriez que trop démentir mes prévisions et mes menaces en m'écrivant, de l'Angleterre ou de la Hollande, que mademoiselle de Meilhan est à vous.
—Où donc est-elle, ma faute, monsieur, vous qui allez, avec des paroles de pardon, au devant de tout ce dont je m'étais accusé avant de me soumettre à votre autorité pour la fléchir?
—Votre faute, répondit le vieillard, est dans la pureté même de vos intentions. Vous aimez mademoiselle de Meilhan, et vous espérez l'épouser. Eh bien, j'aurais préféré que vous fussiez un libertin follement aimé d'elle, que le jeune homme religieux dans sa parole; j'aurais préféré, oui,—que vous l'eussiez abusée par vos promesses, que de vous savoir prêt à partager avec elle votre nom et vos titres.
—Je ne vous comprends pas, s'écria Édouard exaspéré.
—Vendéen, vous ne comprenez pas un républicain; le chouan ne devine pas le bleu? Caroline n'est pas ma fille: elle est mieux que cela; elle est ma conquête; la seule palme que j'aie arrachée dans mes sanglantes luttes avec les vôtres. C'est la dernière branche d'une race noble que j'ai coupée à un tronc qui n'en poussera plus, grâce à moi! Et tu viens, quand j'ai tué tous les aïeux de cette enfant, quand j'ai volé sa mère, à qui je l'ai volée, tu viens, toi, avec tes châteaux, tes titres, ton nom, tes préjugés, mêler ta séve abondante et impure à cette séve pour la perpétuer; tu viens planter des nobles là où j'ai préparé le terrain pour la moisson plébéienne; tu viens greffer des comtes où j'attendais le rameau roturier qui, de ses larges feuilles, aurait ombragé ma vieillesse. Et qui donc me payera? les enfants que tu auras de Caroline? mais ils me maudiraient pour avoir tué leurs aïeux. Je veux pour ma mort, monsieur, le repos que je n'ai pas eu pour ma vie. Il a été assez chèrement acheté pour que j'en sois jaloux. Ah! vous ignorez les nuits maudites que passe un homme de parti qui a travaillé à une révolution. Parfois je doute sur mon oreiller; parfois j'ai peur: si je m'étais trompé! Alors je me lève sur mon séant, j'appelle, je crie, mes cheveux blancs se dressent sur ma tête, et je ne m'apaise que lorsque Caroline, cet ange de mes nuits, paraît à mon chevet, ses blonds cheveux répandus sur ses épaules nues, une lampe à la main: «Dormez bien, me dit-elle, car vous avez sauvé ma mère.» Et je dors. Et vous m'enlèveriez mon sommeil? Mais cette enfant, c'est mon pardon peut-être: qui sait? Elle ne sera qu'à l'homme dont mes convictions et mes serments n'auront pas à rougir. Devenue votre femme, elle ne serait plus ma fille, mais mon ennemie; elle se retremperait dans votre fanatisme. Démentez-moi, si vous l'osez. Et vous me laisseriez seul avec le doute! plutôt la mort. Il faut donc que je vous la donne ou que je la reçoive de vous. Maintenant vous m'avez compris: préparez-vous, monsieur, tirez!
Le conventionnel s'était placé à cinq pas en face d'Édouard, la nuit ne permettant plus de se battre à une distance plus éloignée.
—Monsieur, cria Édouard, nous sommes seuls, sans témoins. Les lois considéreraient votre mort comme un assassinat que j'aurais commis.
—N'êtes-vous pas déjà condamné à mourir? Serez-vous tué deux fois?
—Mais vous, monsieur, si vous survivez, de quelle excuse vous servirez-vous devant le juge qui vous demandera compte de ma mort?
—Cette forêt est sombre, monsieur: trois lieues de silence nous enveloppent. Vous mort, je me retirerai à pas lents, sans soupçon, sans poursuite. Demain, quand on vous relèvera, la justice n'attribuera votre mort qu'au résultat de la lutte où vous vous serez engagé pour échapper à ses gens. Votre sentence sera exécutée.
—Assassinez-moi, monsieur; je ne me battrai pas sans témoins.
Le vieillard déposa son chapeau sur la Table, se mit en ligne et ajusta: le coup allait partir. Un bruit se fait entendre dans l'une des allées; il est suivi d'un autre bruit; ils semblent concertés pour envahir le rond-point. M. Clavier abaisse son arme, il écoute: ces bruits se rapprochent toujours sous un double écho. On dirait un cheval ou plusieurs chevaux qui se hâtent d'arriver.
—C'est la gendarmerie! se confient avec terreur les deux adversaires.
—On vous cherche!
—Ils vont m'arrêter!
—Vous êtes perdu! Tenez, monsieur, faites feu avec ces deux pistolets, si l'on vous découvre sous la Table où je vous ordonne de vous cacher. Cachez-vous!
Un seul cheval pénétra, fumant de sueur, dans le carrefour, et si violemment, que ses deux jambes portèrent sur la Table d'où jaillirent des étincelles. Le cavalier fut renversé sur le sable. Une femme se releva pâle et la joue ensanglantée.
—Seul! monsieur. Vous l'avez donc tué?
—Madame Maurice! vous! c'était donc vous! le bal de Senlis... M. Clavier ne put en dire davantage.
—C'était elle! dit une autre voix plus étonnée encore.
—Caroline! que venez-vous faire ici? Sortez donc, monsieur; ce ne sont que des femmes, et elles vous connaissent assez toutes deux, j'imagine, pour ne pas être effrayées à votre aspect. Paraissez! venez les rassurer.
Édouard se montra à Léonide et à Caroline.
Il s'écoula un temps assez long avant qu'aucune des quatre personnes présentes à cette scène osât ouvrir une explication.
Assise sur le bord de la Table, Léonide laissait pendre ses bras le long de son corps, étouffée par son émotion, toute chargée de peur, d'amour et de mépris.
Les bras jetés autour du cou de M. Clavier, Caroline cachait sa tête blonde sur la poitrine du vieillard qui, la serrant de sa main gauche, fit signe à Édouard, de la droite, de reprendre la place qu'il occupait d'abord.
—Qu'allez-vous faire? s'informa Léonide.
—Reprendre nos différends où nous les avions laissés quand vous êtes venues. Vous ne prétendez pas vous y opposer?
—Mademoiselle de Meilhan! on va tuer M. Édouard: ne le souffrons pas! défendons-le; est-ce que nous sommes ici pour le voir mourir? C'est vous qu'il aime, vous le savez bien, ce n'est pas moi. C'est la vérité, mademoiselle. Aidez-moi à le sauver; et vous, fuyez, Édouard! La forêt est pleine d'hommes armés qui vous cherchent; la gendarmerie est depuis hier à votre poursuite. Oh! mon Dieu! parlez-moi. Vous vous taisez tous. Éloignez cette arme, vous, monsieur. Rien, ni l'un ni l'autre. Vous voulez donc mourir, vous, Édouard? vous voulez donc qu'on le tue, vous, mademoiselle? C'est pour vous que je parle; faites-moi écouter: joignez-vous à moi. Priez aussi.
—Vous l'aimez donc, madame? dit en montrant un côté de sa figure inondée de larmes, Caroline qui restait toujours attachée autour du cou de M. Clavier.
—Je l'aime... non pas comme vous, mademoiselle, d'amour, mais comme sa mère, sa sœur, comme tout le monde; cela n'est pas un crime. Il est notre ami. Je vous l'ai conservé; conservez-le-nous à votre tour; vous nous devez quelque reconnaissance. Vous ne l'aimez donc pas, vous à qui il faut tant en dire? Si j'étais votre rivale, j'aurais votre froideur, votre mépris, votre silence; si nous l'aimions également toutes deux, nous le laisserions périr: ce serait bonne vengeance; mais puisque je ne lui suis rien, que ce soit celle qui l'aime le plus qui le sauve! aidez-moi, à l'arracher d'ici, ou vous ne l'aimez pas.
—Pardon, murmurait tout bas, en pleurant sur l'épaule de M. Clavier, mademoiselle de Meilhan; pardon, monsieur, si je vous ai caché cette passion à laquelle s'attache aujourd'hui tant de honte pour moi, tant de colère pour vous. Je vous afflige bien. Venez, je vous dirai tout; partons. Je ne veux pas regarder le visage de cette méchante femme, de ce... je ne le nommerai plus, je ne le verrai plus, je vous le promets, et ce sacrifice est grand, monsieur, car je l'ai aimé. Mais éloignons-nous, je souffre.
M. Clavier se tournant vers Édouard:
—Partez, monsieur! Cette dame me fait pitié pour vous. Partez avec elle. Elle vous aime tant qu'il y aurait de la cruauté de votre part à ne pas la suivre. Enfin, monsieur, vous l'avez trouvé ce prétexte que vous cherchiez depuis deux heures pour ne pas vous battre. Vous avez du bonheur. Vous me trompiez donc lorsque vous m'assuriez que vous étiez toujours revenu seul d'une rencontre? A la suite de la nôtre, vous ne prévoyiez pas qu'une charmante femme vous accompagnerait jusque chez vous. Voulez-vous accepter le manteau de mademoiselle de Meilhan pour vous garantir du froid de la nuit?
—Taisez-vous, monsieur, taisez-vous! car vous m'avez insulté jusqu'à la joue: elle est brûlante de vos outrages. Débarrassez-vous de cette enfant qui vous cache la poitrine. Montrez-moi votre poitrine et mourez!
—Feu! donc! dit le sauvage régicide en exhalant un cri de joie féroce, et en rejetant Caroline sur le gazon.
—Que sommes-nous ici? demanda Léonide en arrêtant le bras du conventionnel.
Sur le geste de mort qu'avait répété Édouard, Caroline, relevée précipitamment de sa chute, s'était placée devant le pistolet de celui-ci, les bras ouverts.
—Vous êtes nos témoins, répliqua avec ironie le conventionnel; M. Édouard en voulait deux; vous êtes deux. Il est satisfait, que je le sois!
—Adieu! Caroline, adieu! murmura Édouard avec tristesse, un mot de pitié, un signe de pardon pour qui ne vous a jamais trahie: non, jamais!
—Vous me trompiez donc, moi? reprit Léonide en abandonnant le bras de M. Clavier pour se jeter entre Caroline et Édouard. Je ne croyais pas dire si vrai en assurant tantôt à mademoiselle, pour vous sauver, que vous ne m'aimiez pas. Ah! c'était la vérité. Dites aussi,—car c'est aussi la vérité,—que vous veniez prendre sur mes lèvres tous les baisers qu'il vous était défendu de prendre sur les lèvres de Caroline. Caroline, c'est un infâme, il vous mentait dans vos promenades au bois, la nuit, dans ses lettres, toujours et partout. Nous sommes sœurs, allez, dans ses trahisons; une fois, il s'est trompé, il m'a appelée de votre nom.
Édouard ne répondait plus: il était devant ses juges, face à face avec deux femmes qu'il avait trompées, et entre lesquelles un pistolet s'avançait menaçant.
Tout à coup le cheval de Léonide se mit à hennir et à ruer avec tant de violence, qu'il cassa la bride qui le retenait à l'une des barrières. Les oreilles droites, les naseaux ouverts, il s'élança dans un massif poursuivi par une terreur soudaine. Léonide court après lui, l'arrête et le ramène. Mais pendant ce temps une place était restée découverte sur la poitrine d'Édouard. M. Clavier ajuste.
Une détonation se fait entendre; tous les échos de la forêt la répètent; deux cris de femme y répondent.
Les deux hommes sont encore debout.
M. Clavier n'a pas déchargé son arme.
—La gendarmerie!
—C'est la gendarmerie qui a tiré, se répètent avec épouvante les quatre personnes.
—Elle nous a découverts! elle va nous arrêter, Édouard!
—Elle va vous tuer, monsieur, ajoute, d'un ton où la pitié avait remplacé une seconde fois la colère, le vieux conventionnel. Voilà à quoi ont servi vos retards. Qu'allons-nous faire? Fuir? on vient de tous côtés. Rester? c'est pour vous la mort, pour nous la complicité.
—Partez! répond Édouard en suppliant ces deux femmes qui, une minute auparavant, désiraient presque sa mort, et qui maintenant n'avaient plus que des vœux pour lui sur les lèvres, que des larmes pour lui dans les yeux; qui étaient devenues deux mères pour le défendre, au lieu de deux rivales pour le déchirer; partez tous trois, gagnez cette allée! La forêt est libre pour tout le monde; vous vous promeniez, vous avez été surpris par la nuit. Mais partez! partez! vous dis-je. Encore une minute, et il ne sera plus temps. Vous ne pouvez ni me sauver ni me défendre en restant.
Les supplications, les réponses, les prières, les refus, les adieux couraient, entrecoupés, du jeune homme aux deux femmes, des deux femmes à M. Clavier, qui froissait sa poitrine et frappait la terre du pied. On ne décidait rien, on se mourait d'indécision.
Les douze routes de la forêt étaient de plus en plus envahies par le bruit.
Et, pendant cette rumeur, folles de désespoir, les deux femmes rôdaient, à perdre haleine, autour du carrefour, à l'extrémité des douze routes, comme deux biches cernées par des chiens, pour distinguer, tantôt l'oreille à terre, tantôt au vent, de quel côté ne venaient pas les hommes à cheval afin de ménager une fuite à Édouard. Ils venaient de partout, le bruit était partout: sur la route de Senlis et sur ses deux moitiés, sur la route des Étangs et sur celle de Paris. Quand Léonide et Caroline revenaient à la Table rendre compte de ce qu'elles avaient entendu, leurs rapports se contredisaient; et, tandis qu'elles retournaient ensemble pour rectifier leurs indications, les chevaux et les hommes avaient gagné un quart de lieue. Ces pauvres femmes déliraient. Léonide avait un aspect d'autant plus singulier d'épouvante, qu'elle traînait avec elle par la bride son cheval qui caracolait et tournait aveuglément comme un cheval de meule. Aux derniers moments d'effroi, lorsque les gendarmes n'étaient plus qu'à la portée du pistolet, lorsqu'on entendait le reniflement des chevaux, lorsqu'on voyait luire, dans l'atmosphère de vapeur qu'ils soulèvent l'hiver autour d'eux, les plaques de cuivre et les poignées de sabre, Léonide se trouva brisée, sa tête tomba et flotta sur sa poitrine, ses jambes fléchirent; sa main, déchirée et enflée par la pression de la bride, ne la tint plus que machinalement. Elle était traînée par son cheval bien plus qu'elle ne le guidait.
Caroline était debout sur la Table-du-Roi, immobile comme un naufragé sur l'écueil que va couvrir la marée.
—Ce cheval, madame, ce cheval! donnez-le donc; et vous, monsieur, montez-le! cria M. Clavier. Prenez ces armes, cette épée, ces pistolets au poing, mon manteau, ma bourse; et précipitez-vous dans cette allée: c'est la route du Connétable; on la répare, personne n'y peut passer à cheval, passez-y! Sauvez-vous!
—Adieu, Édouard! crièrent les deux femmes. Dieu vous sauve!
—Adieu, monsieur! ayez pitié des proscrits! lui cria M. Clavier en piquant du tronçon de l'épée d'Édouard le ventre du cheval.
Le cheval partit, s'abattit, se releva, s'élança enfin dans l'allée du Connétable.
Quatre coups de fusil partirent dans la direction de cette allée; les balles passèrent en sifflant sur la tête des trois personnes restées dans le carrefour.
Le cheval d'Édouard s'abat encore.
—Mort peut-être!
On ne voit rien, mais on entend de nouveau le galop du cheval et une voix qui crie: Vive le roi!
Trente gendarmes à cheval pénètrent dans le carrefour.
—Où est-il?
—Qui? s'informe froidement M. Clavier.
—Le condamné? le Vendéen?
—Nous ne savons ce que vous voulez dire.
—N'avez-vous pas vu un homme à cheval?
—Pardon, messieurs.
—Il a pris cette allée, n'est-ce pas, celle du Connétable.
—Non, messieurs, il a gagné celle-ci.
—Sur votre honneur.
—Sur mon honneur.
M. Clavier mentait;—il sauvait une vie.
Le mariage est un sanctuaire antique; la faute en ferme les portes; le simple soupçon, précurseur de la faute, voile le soleil du tabernacle. Mots sonores et vides, le pardon et l'oubli sont des dieux domestiques qui n'existent pas dans le cœur: la faiblesse les a élevés sur un socle d'argile; mais elle seule les a invoqués, parce qu'elle seule avait besoin d'y croire. En ménage, celui qui, après une irrégularité commise, a eu recours à l'oubli, a emprunté usurairement à la conscience de l'autre. Vient le jour, le moment où tous ces faux répits s'escomptent, où il faut payer. Les raccommodements, les pardons mutuels sont dans le mariage autant de semences de discorde répandues. La paix conclue aujourd'hui est la preuve de la guerre d'hier, la messagère du combat du lendemain. Il n'est de bien soudés que les corps qui ne sentent pas leur union; ceux-là résistent. Malheur au toit sous lequel la vie n'a pas sa monotonie sans fin, où elle ne se mire pas dans une eau unie; où la douleur et la joie, tissues avec une égale patience, n'offrent pas une trame simple à la résignation qui la supporte avec légèreté. Dignité, bonheur facile, au contraire, à ces familles saintes, inconnues, cachées, dont Dieu seul sait la demeure pour y veiller; dont les hommes n'ont pas aperçu le seuil pour le salir de leur boue. Quelle religion intelligente de la condition de l'homme et de ses espérances, que celle dont le doigt jaloux a séparé une femme entre toutes les femmes, un homme du milieu de tous les hommes, un champ de la vaste étendue du monde, un point du ciel du centre de ces univers, pour consacrer ensuite le pacte de l'amour et de la reproduction, pour l'enchaîner à la propriété, pour le ratifier plus tard dans le ciel où tout est éternité et possession. Admirables partages, sublimes exclusions, qui constituent les races, la patrie et l'avenir.
C'est cet ensemble si simple et si fort qui parle haut à l'oreille de ceux qui, dans les douleurs du moment, maudissent la captivité du mariage, pour n'en sortir que comme d'un combat, morts ou meurtriers. L'infraction à ces lois immuables, quelque petite qu'elle soit, ne se produit jamais sans atteindre aux grands cercles régulateurs. Jetez une pierre dans l'Océan; chaque goutte d'eau aura sa vibration: jetez une erreur dans le monde moral, une faute dans le mariage, l'agitation ira loin; elle ira en frémissant gagner les bords de la circonférence. Reste à maudire Dieu et la société: impuissance! Voyez comme le ciel est haut!
Maurice et sa femme éprouvaient, mêlée à des peines considérables, une tristesse sourde. Quelque complet qu'ils s'efforçassent de se peindre l'éclaircissement de l'après-midi, celui-là avait gardé la pointe du doute dans le cœur; celle-ci sentait sa chute et son abaissement sous sa victoire même. Au milieu de la lutte, sans qu'ils s'en fussent aperçus, l'anneau conjugal était tombé à terre et s'était faussé: c'est qu'il n'appartient pas au raisonnement, ce juge partial, de remplacer la paix et la conscience, cette raison du cœur.
D'ailleurs, un incident, dont diverses particularités se nouaient mal pour Maurice, le ramenait malgré lui, par des voies souterraines où il s'enfonçait de plus en plus avec terreur, à ses premières défiances sur la liaison de Léonide avec Édouard. Pourquoi Édouard, après les explications qu'il avait eues avec lui, n'avait-il voulu partir que le lendemain, et n'avait-il pas accepté d'être accompagné de son meilleur, de son seul ami?
Il eût bien désiré dissiper ces épaisses ténèbres en interrogeant Léonide; mais il craignit de trouver encore, dans l'embarras de nouvelles réponses, la confirmation de ses terreurs. Il avait peur de recommencer une scène où, plus puni que dans la précédente, il resterait sans excuse en remportant l'affront d'une victoire.
Léonide n'avait plus que ce courage hébété qui s'empare des femmes aux moments désespérés; moments où elles sont enfin décidées à dépenser de l'énergie comme pour une bonne cause. Peut-être l'instinct de leur soumission naturelle les pousse-t-il à tendre la joue, sachant, si elles sont lâches, qu'un soufflet déshonore sans tuer; ou à livrer leur poitrine, si elles sont braves, sachant aussi qu'un coup de poignard tue et ne déshonore pas. Placées entre ces deux alternatives extrêmes de lâcheté et de courage, au delà desquelles il n'y a plus rien, leur parti est pris; leur choix est arrêté.
Léonide et Maurice étaient assis auprès du feu qui sifflait et moirait de ses ondulations leurs pieds alors séparés de toute la longueur du foyer. Au dehors, les giboulées de mars remuaient et roulaient la forêt comme un fagot de bois. Tantôt des bouffées de neige blanchissaient la pelouse, et tantôt des irrigations abondantes effaçaient ce tapis et le dissipaient en une fumée dont l'odeur froide allait à travers les fentes des portes glisser le frisson. Triste soirée d'hiver.
On sonna.
—Qui donc ce peut-il être? réfléchit Maurice.
—Mon frère, probablement.
—Il n'est que dix heures; et Victor m'a dit qu'il ne serait pas ici avant minuit.
On avait ouvert à M. Clavier; il entra dans le salon, laissant après lui une longue trace d'eau; son chapeau et son manteau bleu étaient affaissés sous la neige. Il était plus défait que de coutume.
—Vous, chez moi, à cette heure! monsieur Clavier.
—Moi-même, monsieur Maurice.
—Mais vous êtes inondé; approchez-vous du feu, approchez-vous. Si vous aviez à me parler, que ne me faisiez-vous appeler, monsieur Clavier?
—Je n'ai pas songé à toutes ces précautions.
—Mais comme vous êtes ému!
—Un peu, je l'avoue.
Léonide se leva et sortit; Maurice ne la retint pas.
—Monsieur Édouard de Calvaincourt est en route pour Paris; je ne vous apprends rien, n'est-ce pas, Maurice?
Maurice faillit être renversé de surprise à ces premières paroles de M. Clavier.
—Vous connaissez! vous connaissez monsieur Édouard de Calvaincourt?
Il recula sa chaise.
—Depuis hier.
—Et où l'avez-vous connu?
—Au bal de Senlis, et j'ai achevé la connaissance ce soir même dans la forêt, à la Table-du-Roi.
Si M. Clavier n'eût parlé avec tout son sang-froid ordinaire, Maurice l'aurait cru fou. Édouard au bal! Un rendez-vous dans la forêt!
—Dans ce moment, continua M. Clavier, il traverse les bois qui sont entre Chantilly et Paris. S'il est à Paris avant le jour, ainsi que je l'espère, il aura évité d'être pris par la gendarmerie.
—Mais où donc l'avez-vous quitté, et pourquoi étiez-vous avec lui?
—La circonstance qui nous a mis face à face, lui et moi, dans la forêt, ne vaudrait guère la peine d'être divulguée si elle n'expliquait ma présence chez vous à cette heure. Monsieur Édouard et moi avions une affaire d'honneur à vider. Nous avons été dérangés au milieu de la partie par des gendarmes qui le poursuivaient.
Un rocher se détacha de la poitrine de Maurice. La dernière obscurité de la conduite d'Édouard s'évanouissait; Édouard ne s'était obstiné à retarder son voyage de Paris qu'afin de ne pas manquer à ce duel: cela devenait évident. Il osa interroger M. Clavier.
—Et pourquoi ce duel?
—Je répondrai à votre question par un reproche, Maurice. Quoi! vous cachiez ce jeune homme chez vous, vous mesuriez ses pas; il n'avait pas une pensée qu'il dût naturellement vous taire, et vous ne m'avez pas averti.
—Le pouvais-je? Ce matin seulement son amour pour mademoiselle de Meilhan m'a été révélé.
—De qui le tenez-vous, Maurice, cet aveu?
—De lui-même, forcé qu'il était d'éclaircir devant moi le motif qui s'opposait à ce qu'il partît sur-le-champ de Chantilly, lorsque je l'exigeais.
—Voilà qui se déroule à merveille, pensa de son côté M. Clavier. La scène du bal aura été rapportée à Maurice; une explication foudroyante s'en sera suivie entre lui et sa femme; la conclusion aura été le départ immédiat de M. de Calvaincourt. Maurice sait tout; mes restrictions seront comprises.
—Ce jeune homme, poursuivit-il, résume en lui la bravoure et l'ignominie de sa caste.
—N'êtes-vous pas trop dur pour lui?
L'adoucissement parut étrange à M. Clavier dans la bouche de Maurice.
—Trop dur! quand il a détruit pour jamais le repos de mademoiselle de Meilhan, le mien. Que va-t-elle devenir, dites?
—Nous étoufferons avec prudence, rassurez-vous, l'éclat de cette faiblesse; cela n'est ni impossible ni difficile. Personne ne connaissait ici monsieur Édouard. Par quelle conjecture s'élèverait-on à la supposition de leur intimité?
Tristement, et en secouant les pans de son manteau, où la neige commençait à fondre, M. Clavier répondait après une pause:
—Le mal est plus grand que nous ne pensons. Mademoiselle de Meilhan aime ce jeune homme; elle l'aime beaucoup et de tout l'attachement dont elle n'a pu se défendre pour un proscrit, beau, d'un rang surtout qui le rehausse à ses yeux. Il y a un caractère de tristesse incurable dans l'abattement de son visage, depuis la scène du duel de ce soir...
—On lui a donc imprudemment appris ce duel? coupa d'un mouvement brusque Maurice.
—Elle s'y trouvait.
Ici la voix de M. Clavier s'éteignit, et, par degré, étouffée par la douleur, elle ne fut presque plus distincte. La secousse de cette si fatale journée avait vieilli de dix ans le conventionnel; ses derniers éclats d'énergie s'étaient consumés dans son entrevue avec Édouard. Verdi par le froid, fatigué de sa course dans la forêt, anéanti par le découragement, le corps et l'âme brisés, à peine eut-il la force de prendre la main de Maurice et de lui exprimer, par une étreinte muette, le coup dont il était frappé. Des larmes glacées coulaient de ses joues sur ses vêtements souillés.
—Ceci me tuera, Maurice.
Après bien des minutes écoulées, lorsque le feu pâlissait, lorsque les lumières ne répandaient presque plus de jour dans l'appartement, Maurice osa faiblement lui dire:
—Pourquoi ne les marieriez-vous pas?
—Jamais! avec cet homme; jamais!
—Et pourquoi ce refus de fer? Posséderiez-vous sur ce jeune homme la connaissance de quelques particularités qui justifieraient votre réprobation? Je dois vous détromper, ou, en toute sincérité, il faut que vous me communiquiez vos répugnances. Il a un caractère élevé, de la fortune...
—Il est noble, interrompit sèchement M. Clavier; vous n'avez donc pas lu mon testament?
—Non! aucun motif ne m'y obligeait.
—Vous y auriez vu, Maurice, que mon dernier soupir est la dernière expression de ma colère contre la race maudite d'où sort monsieur de Calvaincourt. Dans ce testament, je me suis dépouillé de tous mes biens en faveur de mademoiselle de Meilhan; mais, sous peine de se voir déshéritée par le même acte, je lui ai interdit le mariage avec tout homme de naissance.
—Revenez, il en est encore temps, revenez, monsieur Clavier, sur cette détermination de haine. Vous en avez le droit; ayez-en la courageuse volonté. N'altérez point le cours d'une belle vie par une tache de fanatisme politique.
—Je ne mentirai point, Maurice, à la plus fidèle énergie dont j'aie soutenu ma carrière. Ceci n'est point une vengeance, c'est de la fermeté; ce n'est point une erreur, c'est la conclusion d'une inflexible direction de pensées. Puisque les hommes n'ont pas osé nous condamner ou nous absoudre, c'est à nous de nous juger. Revenir sur le passé pour le détruire, c'est nous annuler; et nos principes ne sont pas de ceux dont on fait deux parts; l'une consacrée à l'action, l'autre au repentir. Le régicide qui donne sa fille au noble contracte avec la royauté.
—Oui, mais Caroline n'est pas votre fille, monsieur! et vos maximes ne l'atteignent pas.
—Elle n'est pas ma fille!—jamais elle ne m'a dit cela. Vous êtes cruel, Maurice. Elle n'est pas ma fille! et tout ce que Dieu a déposé d'amour dans mon cœur a été pour elle; et tout ce que j'ai eu d'espérance sur la terre a été pour elle. Enfant je l'ai bercée; jeune fille, je lui ai mis des trésors de vertu dans l'âme; femme, je lui lègue ma fortune, et la pose si haut, qu'elle pourra voir de sa couche nuptiale plus de châteaux et de terres que ses parents ne lui en ont laissé. Que fait-on pour ses enfants, que je n'aie fait pour elle? Elle est ma fille?—Que suis-je donc pour elle?
—Tout, excepté son père. Et le fussiez-vous, la loi brise votre testament. La loi ne s'associe point à ces restrictions dont vous accompagnez le legs de mademoiselle de Meilhan. La justice ne ratifie point les mille bizarreries de la haine. Homme, je vous ai blâmé; magistrat, je vous condamne. Votre testament est nul.
—Et à qui passeront mes biens, à défaut de l'exécution de mon testament?
—Qui peut le prévoir? Après d'éternels procès, à l'État peut-être.
—A l'État! répéta sourdement M. Clavier; à l'État!
Le coup l'avait étourdi. L'or, péniblement amassé, de cinquante ans de vengeance se tournait en feuilles sèches. Peu appris des choses de ce monde, il n'était que l'homme des révolutions. Son idée fixe avait été une erreur. Il n'eût pas été plus triste de la mort de Caroline; il eût été moins triste; n'était-ce pas la perdre doublement que de la voir devenir le gage fécond d'une race abhorrée?—Le vieux lion baissa la tête et se tut.
Positif comme un chiffre, et, par caractère comme par état, ne laissant jamais une conséquence en suspens, Maurice ajouta:
—Vous avez eu peut-être tort, monsieur, de considérer l'exhérédation qui frapperait mademoiselle de Meilhan, comme l'infaillible moyen de la ramener à votre volonté. Elle aurait renoncé, soyez-en sûr, à l'héritage, pour se marier à son gré.
—Vous n'imaginez donc, s'écria M. Clavier, aucun moyen de me tirer de là?
—Aucun.
—Quoi! céder! mentir, se rétracter, lorsqu'on touche au terme! Apostasier au tombeau! Avoir vaincu les préjugés et l'opinion, et s'arrêter et se heurter, et se meurtrir et périr à rencontre d'un fétu de loi! La révolution ne l'a donc pas vue, cette loi qui réduit la puissance paternelle à rien?
—C'est une loi de la révolution.
—Stupide! murmura le conventionnel; n'importe, ces propriétés ne seront pas à lui, non! ni à elle. J'en brûlerai les titres: personne ne les aura. Au premier passant je lègue tout. Ne me parlez plus de cela.
—Soit, répondit Maurice, je me tais; j'allais cependant tenter de vous persuader combien monsieur de Calvaincourt eût rendu heureuse mademoiselle de Meilhan par la loyauté de son caractère et la générosité de son cœur.
M. Clavier eut peine à réprimer l'expression ironique de son sourire à cette opinion si bienveillante de Maurice; il ne fut pourtant pas assez maître de lui-même pour ne pas répliquer:
—Lui! la rendre heureuse! vous croyez... En avez-vous la certitude? la ferme certitude?
—Mais!... oui... On supposerait que vous avez des raisons meilleures que les miennes pour ne pas me croire; le connaîtriez-vous mieux que moi!
Sous le regard fixe de M. Clavier, Maurice était passé, sans le sentir lui-même, du ton de la conviction à celui de la défiance. De toutes les clartés sinistres dont il avait été blessé pendant la journée, celle-là l'offensa le plus. La parole de M. Clavier était aiguë. Maurice avait rougi de honte.
—Et moi je vous assure du contraire, Maurice; monsieur de Calvaincourt a des passions plus partagées que ses principes, croyez-le; mais nous n'avons pas à nous occuper de lui autrement; passons.
Maurice s'arrêta à cette insinuation de M. Clavier; il fut pétrifié.—Il imagina qu'il était déjà de notoriété que sa femme l'avait perdu dans l'opinion. La voix publique se trahissait par la bouche de M. Clavier; et aussitôt la scène du caveau, le départ d'Édouard, l'entrevue du cabinet, revinrent à son esprit pour s'expliquer dans le sens de ses premières impressions.
—Oui, répondit-il machinalement, ne nous occupons plus de cet homme. Enveloppons de silence le malheur qu'il a attiré sur votre maison. Le bruit ne répare rien. Nous consolerons mademoiselle de Meilhan; son enfant sera élevé avec mystère, loin d'ici. On en a caché dans des positions plus difficiles.
M. Clavier se leva tout d'un trait.
—L'un de nous se trompe. De quel enfant parlez-vous?
—De celui que porte mademoiselle de Meilhan, et duquel vous auriez pu compromettre la vie, par l'effroi causé par votre duel.
—Un enfant! un enfant! Avez-vous toute votre raison, Maurice?
—Et pourquoi donc ce duel, si vous ignoriez l'événement que j'ai l'air de vous apprendre?
—Oh! je ne l'ai pas tué!—Qui me vengera maintenant? qui me vengera?
M. Clavier et Maurice, par un mouvement spontané, quittèrent leurs places, laissant dans son coin Léonide qui, rentrée depuis quelques minutes, semblait écrasée sous les éclats d'une double malédiction. Son regard jaillissait de dessous ses longues paupières, et plongeait dans le feu.
Se prenant sous le bras, les deux offensés se promenèrent en silence.
Maurice conduisit M. Clavier près de la fenêtre.
Il se fit longtemps violence, il se combattit avant de s'abandonner à la complicité qui allait lier sa haine à la haine de M. Clavier, avant de s'ouvrir au vieillard. La colère, l'indignation, un reste de respect pour l'opinion publique, fantôme toujours debout devant lui au moment d'agir; plus impérieux que ce respect, le besoin de se montrer homme devant un homme, celui de se grandir à la noblesse de mari outragé, quand un vieillard s'exaltait comme un père pour l'honneur d'une femme qui n'était pas sa fille, précipitaient, enchaînaient les mots prêts à sortir de la bouche de Maurice. M. Clavier prêtait une oreille avide. Quelque violente que fût la résolution de Maurice, il était disposé à la partager, cela était écrit sur son visage, pourvu qu'elle fût une vengeance. Il semblait craindre de mourir pendant l'indécision dont il attendait la fin. Parlez! criaient ses nerfs agités, ses muscles en contraction, ses genoux tremblants.
—Parlez! mais parlez donc!
—J'ai, à côté, dit enfin Maurice, en désignant son Étude...
—Quoi? à côté?
—Des papiers...
—Eh bien, ces papiers?
—Il m'y a forcé, mon Dieu!
—Oui! il vous a insulté comme moi, dit amèrement le vieillard; c'est connu. Mais ces papiers? ces papiers?...
—C'est connu, dites-vous!
—Je ne prétends pas cela; mais achevez, ces papiers contiennent... Que contiennent-ils?
—Un plan complet pour attaquer, ruiner, exterminer la Vendée et tous ses habitants en un mois.
—Et M. de Calvaincourt ira en Vendée, Maurice?
—Oui! oui! et tout ce qu'il possède est là.
—Ah! s'écria le vieillard, pourpre d'une affreuse joie, continuez.
—Je sais qu'il est à la tête de cette conspiration, qui éclatera tel jour, tel endroit, telle heure. L'heure, le jour, l'endroit, tout est dans ce plan de campagne. C'est un plan de campagne. Comment l'ai-je eu? qu'importe? Je l'ai. Voulez-vous le voir? Tous seront traqués, tous seront tués; on les prendra au piége qu'ils tendent. Il faut qu'ils s'y prennent, qu'ils meurent baignés dans leur sang, étouffés sous leurs chaumières et leurs châteaux en feu.
—Il mourra, ajouta M. Clavier, et lui avec les autres, avec ses frères. La fatalité me jette encore sous les pieds cette poignée de serpents mal écrasés par nous autrefois, dans leurs marais. Je croirais en Dieu, Maurice, rien qu'à de tels signes de prédestination. Qu'allons-nous faire maintenant?
—Je cours chercher ces papiers.—Je vous les remets.
—Oui!
—Vous partirez demain pour Paris.
—Oui!
—Arrivé à Paris, vous irez, sans délai, les porter au ministre de la guerre, qui fera le reste.
—Allez! Maurice, et que je parte sur-le-champ!
—Ils ne sont plus ici ces papiers, monsieur, dit Léonide, qui, sans bruit, était venue se placer derrière son mari pour entendre sa conversation avec M. Clavier.
Les deux hommes furent épouvantés.
—Qui les a donc volés, madame?
—Moi!
—Et qu'en avez-vous fait, madame? Parlez!
—Je les ai remis à celui dont ils pouvaient causer la ruine et la mort.
—A cet infâme Calvaincourt! madame, vous avez commis là une action odieuse. C'est une trahison domestique, c'est plus: vous avez lâchement prostitué à une satisfaction personnelle des papiers, et vous le saviez, qui auraient sauvé l'État. Vous avez, pour un caprice, avili, mis plus bas que la boue, la confiance dont la société me croit digne. Dès ce moment, je me considère comme cloué au poteau où l'on attache ceux qui vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits défendus. Le criminel n'est pas vous, ce sera moi! le notaire de Chantilly!
D'un accent glacé et avec l'assurance d'une femme qui ne craint plus de se dévoiler, même devant un témoin,—car M. Clavier avait apporté peu de ménagements à faire comprendre qu'il savait tout,—Léonide, par un miracle de mémoire dont la colère n'eût pas été capable, répéta mot pour mot les paroles de son mari, qui, ainsi que M. Clavier, fut terrassé par cette foudroyante répétition.
—Monsieur, vous alliez commettre là une action odieuse. C'est une trahison domestique; c'est plus, vous projetiez lâchement de prostituer à une satisfaction personnelle, des papiers, et vous le saviez, qui auraient sauvé l'État. Vous vouliez, pour un caprice, avilir, mettre plus bas que la boue, la confiance dont la société vous croit digne. Dès ce moment, je vous considérais déjà comme cloué au poteau où l'on attache ceux qui vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits défendus. La criminelle n'est pas moi, vous l'avez dit; le criminel c'est vous, le notaire de Chantilly!
Léonide se retira à pas lents.
Jamais hommes ne furent plus profondément percés de leurs propres armes que M. Clavier et Maurice.
—Adieu! dit M. Clavier en partant, adieu! Vous avez là une femme!...
—Et un état!... répéta Maurice une fois seul; un état!...
Maurice n'était plus cet homme flottant entre mille opinions sur la moralité de sa femme, et se rattachant toujours, par pureté de caractère, à la plus consolante, au risque de s'arrêter à la plus faible. M. Clavier lui avait soufflé une irrévocable conviction, quoiqu'il n'eût pas ouvertement parlé. Depuis ces insinuations involontaires entre sa femme et Édouard, en récapitulant au fond de sa mémoire les raisons qu'il avait seul à seul débattues auparavant pour douter de tout ce qui s'était passé, il éprouvait que ces mêmes raisons lui suffisaient à l'heure présente pour croire résolûment à la faute de Léonide. Sa certitude ne l'enorgueillissait pas. On a remarqué par quels efforts sur lui-même, emporté hors de sa clémence, il avait enfin obéi à la dignité de sa position outragée, en s'associant pour moitié à la vengeance de M. Clavier. Mais l'effort avait été accompli; il en avait fini avec les atermoiements de sa faiblesse. De sa part le simple soupçon n'eût été désormais qu'une lâcheté. Il lui fallait recourir à une détermination qui, sans appeler le scandale du dehors, le protégeât contre la honte assez répandue dont se couvrent beaucoup de gens qui, après être parvenus à la connaissance d'une vérité déshonorante, se résignent, s'habituent à vivre avec elle. Malheureusement Maurice n'atteignait point à la fermeté dont sa délicatesse le rendait capable, sans se ressouvenir qu'il avait disposé des trois cent mille francs déposés chez lui par Édouard. En vain se persuadait-il qu'il n'avait fait usage de cette somme que dans un moment où tout soupçon sur M. de Calvaincourt s'était évanoui; sa conscience blessée regrettait amèrement la nécessité pour lui d'être reconnaissant envers l'homme qui aurait introduit l'adultère dans son ménage. Cet homme était toujours en droit de considérer l'emploi illicite de son argent comme une compensation à la souillure qu'il avait commise. A défaut de sa part d'un aussi odieux raisonnement, le monde s'il était jamais instruit de leurs rapports,—et ne finit-il pas par tout savoir?—s'obstinerait à voir un marché en règle dans le trafic de ce dépôt. Alors Maurice frémissait jusqu'à la moelle des os; il se livrait aux blasphèmes les plus durs contre la Providence qui ne lui avait découvert l'abîme que lorsqu'il n'était plus temps de l'éviter; car Victor avait assurément déjà ménagé une destination aux cent mille écus d'Édouard; ils étaient déjà lancés sur la haute mer où voguent à pleines voiles les vaisseaux de la fortune. Oh! si Maurice eût pu les retirer, ces trois cent mille francs, fût-ce du fond d'un volcan, fût-ce au prix de dix ans de sa vie; s'il eût pu les sentir sous sa main pour courir les enfermer à triple clef, il eût été soulagé de la plus douloureuse partie de ses maux présents. Il eût alors dominé l'injure domestique qui l'atteignait; il se fût soumis avec fierté à la puissance aveugle de la fatalité. Mais le mal était sans doute accompli. Chaque minute rapprochait Victor de Chantilly; il devait être rendu à minuit, et il était deux heures.
Sous le long joug de ses pensées qui se livraient bataille dans sa tête, Maurice brûlait sur son siége. Il allait à la croisée pour écouter, dans les intervalles de l'orage, s'il n'entendait pas venir le cabriolet de son beau-frère. Le feu de la cheminée était presque éteint; de loin en loin le vent passait sur les lampes et en couchait les clartés mourantes. Il s'accouda sur le marbre de la cheminée, et sa figure pâle, et ses yeux caves, et son front dont les pensées décourageantes semblaient aussi se réfléchir, se reproduisaient dans la glace placée devant lui.
—Que dira-t-on? que j'étais ruiné, que j'avais joué à la Bourse, et que mon inconduite m'avait mené là, à recevoir de l'argent de l'amant de ma femme? On dira tout cela.
Maurice avait posé le doigt sur son front avec une effrayante énergie.
—Non! cela ne se peut, cela ne se doit pas. Qu'on meure quand on est seul, c'est permis; on ne laisse derrière soi que des moralistes bavards dont le métier est d'arranger, d'après quelques philosophes qui se sont empoisonnés, deux ou trois phrases ronflantes contre le suicide; mais se tuer pour ne pas faire banqueroute, c'est un vol de grand chemin; c'est un choix avantageux entre le procureur du roi et un pistolet; c'est la détermination d'un bandit: il n'y a là ni philosophie ni athéisme. Et je suis, moi, dans une alternative encore plus poignante que le débiteur fripon qui trompe le garde du commerce, et la contrainte par corps, au moyen de deux gros d'arsenic. Ma mémoire et mon cœur sont le sanctuaire de cent familles qui n'ont vécu, qui n'existent que par moi; leurs confidences de toutes les heures m'ont uni comme par le sang, aux pères, aux enfants, aux petits-enfants, aux maîtres, aux serviteurs, à tous. Moi mort, où vont-ils? La Justice arrive, fouille, déchire, éparpille, lit, confond mes notes, mes dépôts, mes papiers; des révélations sacrées deviennent des propos de journaux. Que de larmes délayées dans le sang!
C'est pourtant,—je n'y avais jamais sérieusement songé,—une mission de martyr que celle de répondre corps pour corps, faibles comme nous le sommes, de tant de gens qui ont peur eux-mêmes de leur fragilité. Économes, ils nous supposent plus économes qu'eux; honnêtes, ils s'en remettent aveuglément à notre honnêteté; intelligents, ils ne se dirigent que d'après nos lumières. Nous sommes donc meilleures que tout ce monde-là? qui l'a dit? qui le prouve? qui le veut ainsi? Oh! c'est une tyrannie d'une nouvelle espèce, celle de nous croire si infaillibles, que nous ne pouvons presque manquer de succomber.
Il est donc vrai alors, pensa Maurice avec une lucidité que les circonstances ne lui avaient jamais donné lieu d'exercer, que nous sommes épiés dans nos moindres actions par ceux dont nous sommes chargés de mener la vie et la fortune. Oui, on calcule nos dépenses, on pèse nos paroles, on suit nos traces. Malheur au sou prodigué en public, c'est un vol; c'est une trahison; malheur à la démarche faite dans l'ombre, c'est une subornation!
Qu'avons-nous pour nous payer de tout cela? quelle récompense?
—Holà! hé! Personne ne viendra donc m'ouvrir? voilà six fois que je sonne. Il est bien agréable d'attendre ainsi au vent et à la neige!
Maurice appela pour qu'on allât recevoir Victor.
—Percé jusqu'aux os! mon cher; la route est un vrai torrent. Je croyais ne jamais arriver au Mesnil-Aubry; les chevaux ont refusé: j'ai été obligé de prendre un supplément à la poste; mais enfin me voici! Il paraît que tu dormais comme le reste de la maison. Ni feu ni lumières ici, mais je gèle moi!—Voyons! du bois! Joseph, mettez de l'huile dans ces lampes.
—Je dormais, en effet, répondit Maurice; le froid m'a gagné, le sommeil m'a surpris. Veux-tu prendre un bouillon?
—Rien, assieds-toi là; l'affaire est terminée.
—Tu as donc disposé des trois cent mille francs?
—Et quoi donc? les aurais-je joués à la roulette? Tu as l'air tout étonné!
—Moi! non, je trouve seulement que tu es allé très-vite...
—Trop vite?
—Je dis très-vite.
—Comment l'entends-tu? N'étions-nous pas d'accord que je me hâterais d'acheter les dix maisons de La Chapelle, afin d'être possesseur du côté entier de la rue par où doit passer le chemin de fer de Saint-Denis?
—J'en conviens, Victor; mais j'étais loin de croire que tu terminerais avec tant de promptitude.
—J'avoue, Maurice, que j'ai déployé quelque activité à traiter avec les propriétaires, gens tenus de plus en plus sur leurs gardes par nos achats précipités; ladres tentés, à mesure que nous devenions plus forts acquéreurs, d'élever leurs chenils à des prix fous. Ils s'imaginent tous qu'il y a des trésors enfouis dans leurs caves, dès qu'on entre en marché avec eux. La joie de vendre leurs maisons trois fois leur valeur les pousse, en même temps que le regret de ne pas en tirer un meilleur parti les retient; ils se font courtiser, les misérables, autant que s'ils nous les cédaient pour rien.—Combien de millions espérez-vous gagner avec nos maisons? disent-ils en vous regardant jusqu'au fond des yeux.—Eh! eh! vous ruminez sans doute quelque projet d'or, monsieur? associez-nous: nous n'en dirons rien.—C'est un si beau quartier que le nôtre; c'est un véritable Paris.—Le roi aurait-il l'intention d'y venir demeurer? s'informent-ils sérieusement. C'est que nos maisons décupleraient de valeur; dame! vous vendre nos maisons, ce serait pour nous un marché de dupe. Si l'on rit en soi de leur extravagance, on les rend encore plus défiants, ils résistent. Si l'on garde le sérieux, ils se confirment pareillement dans la supposition qu'on les trompe. Quelque visage enfin que l'on emprunte, ils découvrent toujours dans vos discours des raisons pour estimer qu'on veut les voler. Ma foi! tu as raison, au fond, Maurice, d'être surpris de mon habileté de m'être rendu favorables ces corsaires-là.
—Ainsi, Victor, toutes les maisons de La Chapelle nous appartiennent?
—Toutes, comme au roi de France.
—Il ne reste donc maintenant que la réalisation du projet?
—Rien que cela. J'ai vu à ce sujet notre protecteur; il m'a assuré que le chemin de fer nous serait adjugé dans moins d'un mois. Terre! Maurice, nous touchons au port.
—Il n'y a plus d'obstacle, pense-t-il?
—Aucun, Maurice.
—Est-ce un homme solide? S'il traitait sous main avec quelque autre qui l'avantagerait plus que nous? J'ai parfois des ombrages.
—Folie! j'ai prévu tout, en lui promettant un prix inaccessible aux séductions.
—S'il perdait son emploi?
—Supposition monstrueuse! Ces gens-là ne se compromettent jamais.
—Si...
—Si! si! si le gouvernement était renversé, n'est-ce pas? comptes-tu beaucoup d'affaires manquées par la chute d'un trône? c'est placer un peu haut son désespoir; mais je ne t'ai jamais vu si timoré, Maurice...
—C'est que, Victor, je n'ai jamais aventuré si témérairement la fortune d'un de mes clients.
—Tu lui escompteras l'intérêt de son argent. Est-ce que cela n'est pas établi de toute éternité? Les clients ignorent-ils que tu roules sur leurs fonds? N'est-ce pas la vie de l'argent, la circulation? Qui saurait mauvais gré d'imprimer à l'argent son mouvement naturel, sans compromettre les droits de personne?
—Sans doute, mais sans compromettre personne.
—Qui dit le contraire? N'es-tu pas toujours prêt à restitution, à toute heure? T'en vas-tu aux Indes avec leurs dépôts, leurs fonds? dilapides-tu pour ton plaisir? Quelle compensation aurais-tu aux soucis de la responsabilité, si tu n'avais aucun des bénéfices de ta charge? Tes clients! Tranquilles par toi, sois riche par eux: c'est le moins. Qui est-ce qui en souffrira? N'es-tu pas jaloux, d'ailleurs, puisque cette solidarité te pèse, de la secouer au plus vite? Connais-tu, pour te créer en peu de temps une fortune indépendante, un moyen meilleur que celui que nous employons? On n'a pas deux fois dans sa vie, surtout avec ton caractère, Maurice, l'occasion de s'enrichir. Profite! Crois-tu que je te compromettrais jamais? Ma réputation m'est chère aussi; et, je l'avoue, j'aspire, sans mauvaise renommée, à m'associer à toute la prospérité dont tu es digne: je prends exemple sur toi; ta femme est ma sœur. Maurice baissa la tête.
Je voudrais même, s'il était possible, me régler de plus près sur ta conduite.
Bonne ou mauvaise, Maurice, il faut une fin à la jeunesse; le célibat ne vaut rien pour s'établir. On se méfie des hommes qui n'ont aucune racine dans le sol. Juges-en; sans toi je n'aurais pas un liard de crédit; et si tu n'étais pas marié, tu serais exactement dans la même position que moi. Le mariage est un excellent endosseur.
—Tu penses donc te marier? interrompit Maurice avec ironie.
—Oui; pourquoi non?
—Et tu me consultes?
—Mais oui... tu as l'air de trouver cela bien étrange?
—Au contraire!
Ce mot fut dit par Maurice si péniblement, que Victor y sonda l'aveu d'une douleur conjugale, dont il ne pouvait décemment, frère de la femme de Maurice, demander la cause.
Sans trop peser sur la remarque, Victor reprit:
—Je comprends avant d'entrer en ménage les chagrins domestiques comme un autre; les ennuis de l'habitude, les caprices d'une femme; les fautes même où elle tombe quelquefois...
—Victor! ma femme pourrait entendre..... Il n'y a pas longtemps qu'elle est rentrée dans son appartement.
Les deux beaux-frères se turent.
Après une pause:
—Mais c'est de toi qu'il s'agit. En quoi crois-tu utile de me consulter, Victor, sur une matière où je n'ai pas plus de lumières à t'offrir que beaucoup d'autres?
—Je ne suis pas doué, Maurice, d'une organisation assez complète, pour attendre le mariage comme la conclusion d'une passion impérieuse; et, à mon sens, quand on ne se marie pas par amour, il est de raison de ne s'engager qu'à la condition d'être heureux sous d'autres bénéfices.
—Tu rêves, reprit Maurice, un mariage d'argent?
—Un bon mariage.
—Ce sont deux choses.
—Passons sur les subtilités, Maurice, aide-moi.
—Comment t'aider?
—Tu es tout-puissant sur une famille de Chantilly. J'ai distingué, dans cette famille, une jeune fille douce, simple, et j'oserai dire, très-riche,—du moins c'est le bruit général. J'ajouterai, pour que mes prétentions ne te surprennent pas si fort, que ta femme m'a encouragé,—car c'est du ressort des femmes, le mariage,—à persister dans mes espérances. Ma sœur a même, je crois, mis la jeune personne dans la confidence. Ce qui me reste à obtenir, ce qu'il t'est facile de m'assurer par ta bonne intervention, c'est le consentement de M. Clavier, dont tu guides la volonté en toutes choses.
—Il s'agit donc de mademoiselle de Meilhan, Victor! de Caroline?
—D'elle-même, cela t'étonne encore?
—Beaucoup. Renonce à ce projet, tu n'as rien à espérer.
Et ma femme! ma femme, pensa-t-il, qui conduisait cette intrigue! marier sa rivale à Victor, pour se débarrasser de sa rivale! Marier Caroline à Victor, pour acheter la complicité de son silence! Le frère saurait-il tout?
Maurice regarda son beau-frère, qui, s'apercevant du trouble que causait sa demande, tenta de frapper à côté de la question pour l'éclaircir sans l'irriter.
—Après tout, Maurice, je me suis trop flatté peut-être. Il n'est pas impossible que la fortune de mademoiselle de Meilhan soit au-dessous des exagérations accoutumées de l'opinion; peut-être aussi ne m'a-t-elle pas attendu pour disposer de sa main; peut-être...
—Aucune de tes conjectures, Victor, n'est, je présume, réellement fondée; il est mal de les multiplier sans nécessité.
—Soit, Maurice, permets-moi seulement de m'ouvrir en ton nom à M. Clavier; quel danger y vois-tu?
—Un très-grand danger. Il attribuerait à mes conseils, à mes indiscrétions sur sa fortune, ta démarche auprès de lui, pour solliciter la main de mademoiselle de Meilhan.
—Il m'avoue donc malgré lui qu'elle est riche, pensa Victor; le reste arrivera.
—Mais cependant, Maurice, s'il faut qu'elle se marie, il est de rigueur que celui qui la désirera pour femme s'adresse à M. Clavier.
—J'en conviens, mais je n'y serai pour rien.
—Préférerais-tu que je m'autorisasse du nom de Léonide?...
Voici le piége, réfléchit tristement Maurice. Il va me battre avec les armes de tantôt. Ma femme est encore évoquée. Il se sent sûr de me vaincre par la menace de ma femme, l'âme de cette conjuration. Décidément, je suis la victime d'une trahison domestique tramée dans l'ombre depuis longtemps autour de moi. Édouard, ma femme et Victor tenaient le filet où je suis pris.
—Léonide ne vaut rien pour une telle recommandation, Victor. M. Clavier n'aime pas l'embarras des femmes en affaires. Soutenue par la mienne, ta cause serait complètement perdue, comme elle l'est d'ailleurs dans tous les cas; ainsi, renonce à te servir de Léonide. Si tu tentais de l'employer, je m'y opposerais de toutes mes forces; je suis franc, Victor.
—Je te remercie, Maurice, de ta sincérité, quoique bien dure pour moi, pour un ami qui n'a réclamé que les moindres profits dans des relations où tu n'as pas jusqu'ici, que je sache, mal engagé ni ton temps ni ta fortune; sincérité bien dure pour un frère qui admet cependant, sans se plaindre, ton refus de le servir dans l'acte le plus important de sa vie; mais qui ne comprend pas, je l'avoue, ton obstination à lui taire quelques paroles d'éclaircissements. En un mot, Maurice, si tu as assez fait pour soutenir jusqu'au bout ta ferme résolution à ne point m'aider, il te reste à m'expliquer, ne fût-ce que par convenance, les motifs de ce déni d'amitié.
—Toujours des gens qui me versent leurs secrets et toujours des gens qui m'assiégent pour me les voler. Ceci me lasse, ruine ma vie où tout le monde prend, excepté moi. Victor, tu me reproches d'être sourd à l'amitié parce que je n'ai pas le droit de t'imposer comme mari à mademoiselle de Meilhan; tu me rappelles ce que tu as sacrifié pour m'élever à ma position actuelle; eh bien, crois-moi, s'il était en ton pouvoir de me faire redescendre tout le chemin que j'ai gravi avec toi, pour me reléguer de nouveau dans ce coin d'obscurité, d'oubli, de médiocrité, où je végétais quand je te connus, sois-en sûr, je te devrais encore plus de reconnaissance pour cela que pour tout ce que tu as fait d'utile à ma fortune. Je me le répétais ce soir encore; je ne suis pas assez fort pour le titre de notaire dont le poids m'écrase; je péris sous lui. Que de terreurs autour de moi! veiller, garder, sceller, être le prêtre, le coffre de fer, la langue du muet, l'esprit divin du conciliateur, l'ami, le parent, la sentinelle du monde, et n'avoir devant soi aucune puissance modératrice, si ce n'est, entre mille moyens de l'éluder, une ombre de justice, qui ne nous effraye jamais. Royauté dangereuse, meurtrière, que la mienne! Qui m'en débarrassera? Ceci est une réponse à tes reproches de m'avoir fait ce que je suis. Sois raisonnable, Victor, ne me parle plus de ce projet de mariage.
—Je t'aurai fait riche malgré toi, Maurice; c'est un crime dont quelques-uns m'absoudront peut-être; je désire que tu trouves des appréciateurs aussi indulgents de ta conduite à mon égard.
—Mais, malheureux, s'écria Maurice dont les accès de colère, plus fréquents depuis qu'on avait aigri son caractère, compromettaient toujours l'impénétrabilité, et Victor le savait bien, mais, malheureux, es-tu un enfant pour me forcer à dire, pour que tu ne sentes pas qu'il y a entre Caroline de Meilhan et toi, Victor, des obstacles insurmontables, d'airain?
—Bah! le vieux M. Clavier, dans son puritanisme républicain, n'excepte guère, entre tous ceux qui peuvent aspirer à mademoiselle Caroline, que les gentilshommes; et je ne suis pas gentilhomme, Dieu merci!
—Qui t'a dit ça? interrompit Maurice avec épouvante. On a donc lu... ce serait un crime abominable!
Maurice porta précipitamment la main à la poche où il cachait la clef de son secrétaire.
—Je n'ai rien lu, Maurice, calme-toi; quelles idées as-tu? Mademoiselle de Meilhan m'a appris..... car je la vois, je lui parle, je lui écris depuis quelques mois. Le service que je te demandais n'était qu'une démarche de convenance à faire auprès de M. Clavier..... je t'aurais mis d'abord au courant de mes relations avec mademoiselle Caroline, si je n'avais été intimidé par ton air fâché, quand, sur mes paroles mal comprises, tu as imaginé, et rien n'est plus faux, que Léonide m'avait ménagé des intimités.
—Et mademoiselle de Meilhan t'aime! toi! tu en es sûr, Victor, bien sûr?
Maurice, en interrogeant son beau-frère, n'avait plus une figure de ce monde.
—Être aimé est un avantage, Maurice, je te le répète, qu'on avait quelquefois le tort de ne pas sentir. Si je l'ai obtenu, je n'en suis fier que pour te convaincre de ce qu'il y avait de naturel dans mes prétentions, si monstrueuses à t'entendre.
Indigné des paroles de Victor, Maurice, poussé à bout, s'écria:
—Mais sais-tu bien?... Qu'allais-je dire? Et si c'était lui?..... après tout..... Mais Édouard pourtant qui m'a révélé l'état de Caroline?.... Les aurait-elle écoutés tous les deux? Il paraît que le monde est ainsi fait, mon Dieu!
Sur l'exclamation délirante de Maurice, Victor avait pénétré comme par une brèche dans un amas de ténèbres. Toutes les réticences de son beau-frère, rapprochées avec une lucidité diabolique, commentées, forcées, éclaircies l'une par l'autre, lui avaient donné le vrai sens de la pensée que Maurice tenait à cacher le plus soigneusement.
—Écoute, Maurice, lui dit-il en se jetant sur sa pensée comme un tigre sur un enfant endormi, écoute, nous sommes encore assez jeunes tous deux pour nous comprendre et pour nous excuser. Mademoiselle de Meilhan ne s'appartient plus.
—Je ne pensais pas que ce fût là ton secret, Victor, le tien propre.
Sans afficher la moindre émotion, Victor répondit avec un indéfinissable son de voix:—C'est mon secret!
Qui sait quelle blessure intérieure se fit ce jeune homme en avançant ce mensonge.
Il sourit ensuite avec fatuité.
Et que de choses passèrent à travers l'imagination de Maurice en un instant!
M. Clavier n'a donc plus à récriminer contre Édouard; à défaut, il rabattra la moitié de sa colère sur Victor; mademoiselle de Meilhan a eu deux amants: Édouard et Victor. Quel est le père de l'enfant qu'elle porte? Il se noie dans cette bourbe.—Enfin Maurice s'arrête à cette conclusion, qu'il vaut mieux, dans le doute, que Victor soit le mari de mademoiselle de Meilhan qu'Édouard, par la raison que M. Clavier consentira plutôt à accepter l'un que l'autre; à tout prendre, mademoiselle de Meilhan aura un parti; et son beau-frère parviendra à la plus haute réalisation de ses vœux d'ambition. A quoi bon dire à Victor dans un pareil moment: Édouard est aussi l'amant de mademoiselle Caroline, et il m'a fait la même confession que toi.
—Tu seras présenté par moi à monsieur Clavier, puisqu'il en est ainsi, Victor, lui dit Maurice, excédé par les surprises dont il avait été si rudement heurté, et sans respirer un instant, depuis son entrevue avec le conventionnel.
—A la bonne heure, Maurice! Dieu soit loué! j'ai enfin retrouvé un frère en toi! Tu seras de la prochaine noce, j'espère bien.
—Je le pense.
—Et le parrain de l'enfant. Vois! tu seras mon associé, mon beau-frère, mon témoin, mon ami et mon compère.
Sur ce mot de compère, Maurice chercha si ce n'était pas une raillerie que Victor lui envoyait au visage.
Victor ne raillait pas le moins du monde, sa joie était sérieuse.
Il fut cependant impossible à Maurice de s'associer avec une effusion sincère au contentement de Victor, quand celui-ci lui exprima sa satisfaction dans tous ses détails domestiques et champêtres. Il habiterait Paris, mais il aurait sa maison de campagne à Chantilly. Caroline de Meilhan, sa femme, deviendrait la sœur d'adoption de Léonide. On coulerait d'heureux jours. Tout cela valait bien quelques orages à traverser. On ne pêche pas les perles sans se mouiller, dit Victor en prenant un flambeau pour se retirer. Adieu, Maurice; est-ce que tu ne vas pas te coucher aussi?
—Dans un instant; je te suis.
Maurice consuma une partie de la nuit à écrire à Jules Lefort.
Vers l'aube, il s'endormit sur sa chaise.
C'était la première fois depuis son mariage qu'il passait la nuit hors de l'appartement de Léonide.
Quand il s'éveilla, il avait la poitrine inondée de larmes.
Il avait pleuré en dormant.
Deux mois s'étaient écoulés depuis la crise qui avait agité si profondément deux familles. Chantilly commençait à se parfumer de l'odeur végétale des bois en floraison. Mars répandait ses belles matinées. Entre les troncs d'arbres, le jet des jeunes pousses était déjà assez fourni pour adoucir la nudité des branches dépouillées par l'hiver; et sur l'amas des feuilles jaunes de l'arrière-saison courait l'ombre claire des feuilles nouvellement venues. Sous les eaux moins pesantes, moins vaseuses des étangs, les poissons, revêtus de leurs écailles neuves, renvoyaient au soleil les reflets qu'ils lui empruntaient; dans l'air, une élasticité pleine de mollesse se faisait sentir.
On a déjà tenté de fixer, au début de cette histoire, la disposition particulière des maisons de Chantilly; celle de M. Clavier ne s'était plus que très-rarement ouverte depuis deux mois, depuis la fatale nuit d'explication chez Maurice. Derrière les grilles vertes du jardin, des volets avaient été glissés, afin d'empêcher les passants de pénétrer par leurs regards dans l'intérieur du logis, si visible autrefois aux oisifs dont Chantilly abonde. Si d'assez osés collaient un œil furtif aux fentes survenues aux volets par la sécheresse du bois, ceux-là n'étaient guère récompensés de leurs peines. Déjà, sous la puissante action du printemps, des arbustes non émondés jetaient leurs baguettes au hasard, échappant aux formes gracieuses auxquelles plusieurs années de soins et de culture les avaient soumis; beaucoup de pots de fleurs, chassés par les derniers vents de l'automne, gisaient dans les allées où ils avaient roulé avec leurs géraniums. De petits oiseaux chantaient sur leurs ruines. Déteint sous la pluie, l'arrosoir se balançait à une branche morte; des touffes d'herbe cachaient les dents du râteau comme pour l'insulter. On ne distinguait plus, tracés avec une grâce inspirée par le superbe voisinage du château, les dessins si variés des parterres, si corrects et si beaux à la fois; le régulier jardin de M. Clavier, le joli jardin de Caroline, n'offraient plus que l'aspect d'un cimetière. Au milieu de cette désolation, la serre-chaude seule s'était maintenue avec avantage, malgré d'énormes filets de gramen qui en fouettaient les carreaux; à travers leur transparence, de jour en jour plus contestable, on apercevait quelque vigueur de verdure. Entre les dalles du perron intérieur, soulevées par des efflorescences de mousse, et les portes d'entrée, de petites fleurs bleues et jaunes avaient poussé à plaisir en si grande abondance, que, pour ouvrir ces portes, l'office du jardinier eût été aussi nécessaire que celui du serrurier. Ce qu'il y avait de triste encore, c'était l'absence de l'écriteau de location, certificat de négligence qui explique à la rigueur le délaissement momentané d'une propriété. La maison n'était pas à louer. Un sillon de rouille avait coulé le long du mur auquel était fixé le fil de fer de la sonnette.
M. Clavier était malade; il gardait le lit depuis deux mois. Il ne se levait que pour écrire des lettres et en si grand nombre que la fatigue était excessive pour lui, dont la main tremblait à la moindre émotion; sa correspondance paraissait lui en causer beaucoup.
A chaque réponse qu'il recevait, il priait Caroline, elle autrefois sa lectrice chérie, de le laisser seul. Caroline pleurait et se retirait. A peine était-elle partie, qu'elle entendait s'ouvrir, et au bout de quelques minutes se fermer le coffre-fort de M. Clavier. Si la douce enfant n'était pas tyrannisée, elle n'était plus aimée avec la même tendresse. Le père était encore là avec ses regards attentifs, sa sollicitude silencieuse, mais l'ami avait disparu. Il embrassait Caroline de loin en loin, mais au front et plus sur les joues, quelque effort qu'elle fît pour se glisser à cette faveur. La disgrâce de toute lecture s'était étendue aux journaux, qui n'étaient plus même dépouillés de leurs bandes.
Tranquille sur le sort de ses affaires d'intérêt réglées dans le cabinet de Maurice, indifférent sur sa santé, M. Clavier se renfermait dans ses souvenirs et en abaissait ensuite le couvercle. Il vivait en lui, au fond de ses vieilles convictions, sous la voûte haute et noire de sa vie, rattachant à sa fatalité d'homme politique, avec une obstination que les événements avaient pris à tâche de justifier, les derniers malheurs dont il avait été frappé dans son enfant d'adoption, Caroline de Meilhan. Le serpent de l'aristocratie, mal tué, s'était retourné et l'avait piqué. Il mourait de la blessure, et il mourait sans vengeance; sans vengeance! après avoir si bien calculé la sienne! Caroline avait déjà retrempé sa race; et, sans un double meurtre, il n'était plus permis à l'éternel destructeur de cette race de l'éteindre. A cette pensée, M. Clavier se raidissait, il se dressait sur son lit de malade; furieux, agité, pâle, il se soulevait de toute la force de ses poings nerveux, et il semblait apostropher face à face, comme à la tribune de la Convention, un adversaire invisible. Son doigt fiévreux le désignait, le marquait au front, l'écartait, le découvrait dans quelque coin, et de là le ramenait à ses pieds. Ses cris plaintifs l'interrogeaient alors comme si, pour s'en faire entendre, il eût fallu pousser la voix jusqu'au fond d'un abîme ouvert à ses côtés. Il s'épuisait tellement, que sa tête, pesante de colère, retombait sur son oreiller. Il restait dans cet état jusqu'à ce que Caroline vînt doucement le relever et lui rendre quelque calme à force d'air et de précaution.
—Caroline, dit-il un jour au sortir d'une semblable agitation, vous ferez venir le jardinier, demain si c'est possible; il tracera mes buis, il taillera ma vigne à l'italienne. Je vous charge de lui commander tout ce que vous jugerez nécessaire aux réparations du jardin.
A la première parole prononcée par M. Clavier, Caroline croyait avoir regagné l'amitié du vieillard. Des larmes lui voilèrent les yeux; c'est bien ainsi qu'il en usait autrefois avec elle, sans prière, sans autorité, adoucissant sa voix. Caroline se rapprocha davantage du lit afin de ne pas voir tarir à sa source ce premier épanchement d'indulgence dont elle était altérée. Quelle joie pour elle s'il lui eût même fait des reproches! elle savait que le pardon les suivrait. Il en avait toujours été ainsi autrefois. Sa triste et jolie tête penchée sur celle de M. Clavier, elle attendit qu'il parlât encore.
—J'ai jugé aussi que vous deviez reprendre la direction de la maison. Il est mal qu'elle soit négligée plus longtemps; très-mal,—je l'ai mieux compris depuis,—qu'elle paraisse dans cet état d'abandon aux étrangers.
—Mais pourquoi, se hâta de répondre Caroline, toujours tremblante de laisser mourir l'entretien, mais pourquoi ne me l'avoir pas exprimé plus tôt? Vous savez, monsieur, que j'aurais mis mon bonheur, mon devoir, à reprendre mes fonctions ici; et peut-être n'ont-elles pas toujours été inutiles. Rendez-moi cette justice, monsieur, de convenir que rien n'aurait été négligé si vous ne m'eussiez pas ordonné de suspendre mes travaux. Mais je les reprendrai, dites-vous. C'est qu'il est temps. Par exemple, le jardin,—pauvre jardin! il est dans un abandon! je le regarde quelquefois de ma fenêtre! c'est douloureux; des branches brisées, des vignes rampantes. Oh! vous le verrez! ou plutôt n'y descendez que lorsque le jardinier y aura travaillé pendant quelques jours.—Ce n'est pas seulement au jardin qu'il faut songer: les appartements du bas sont pleins d'humidité; les dernières pluies ont pénétré dans le salon d'été; je crois bien qu'il sera nécessaire de changer le papier de la tapisserie. N'êtes-vous pas de cet avis?
Joyeuse de parler, de rompre le silence dont elle avait si longtemps souffert, Caroline s'échappait, ainsi qu'une hirondelle retenue tout un jour dans une cage. Il y avait de l'ivresse dans sa parole nombreuse, brisée et pour ainsi dire de retour d'un long voyage.
M. Clavier reprit, mais du même ton de voix que s'il n'eût pas été interrompu:
—Voici la clef de mon secrétaire, qui renferme les autres clefs de la maison. Elles y sont toutes, celle du jardin aussi.
En présentant cette clef, M. Clavier ne regarda pas Caroline. D'ailleurs, il l'aurait pu difficilement; sa pose horizontale lui permettait tout au plus d'apercevoir la cime de la forêt, entre les pans de rideaux de l'alcôve. Il n'avait tenté aucun effort pour changer d'attitude, tandis que Caroline parlait au-dessus de son front. Ses paupières ne s'étaient pas relevées.
Remuant à peine les lèvres, il ajouta, en tenant toujours la clef du secrétaire:
—Comme j'ignore combien de temps ma maladie me retiendra au lit, j'ai dû, afin de ne pas laisser dépérir une maison qui ne m'appartient pas, vous prier de reprendre la direction que vous en aviez autrefois.
Bien qu'il n'y eût rien d'entraînant dans la voix de M. Clavier, la simple faveur qu'il accordait à Caroline de la replacer à la tête de la maison avait suffi à celle-ci pour s'abandonner à toute sa joie. Elle fut sur le point d'appuyer ses lèvres sur le front de M. Clavier. Elle osa seulement lui dire:
—Croyez-le, monsieur, j'essayerai d'avoir le même zèle; peut-être en récompense me rendrez-vous l'affection qui me payait si bien de tant de soins devenus pour moi un plaisir. Je vous ai souvent donné lieu de vous plaindre de mon étourderie; le service n'a pas toujours été aussi régulier que vous l'eussiez désiré; souvent je me suis levée trop tard. Oh! je me suis dit cela sans que vous ayez besoin de me le reprocher, monsieur: on se corrige avec l'âge; votre bonté m'a rendue sévère pour moi-même; vous verrez maintenant combien je serai plus attentive, plus soumise. C'est que je ne suis plus une petite fille, savez-vous cela? J'espère que bientôt vous serez mieux, tout à fait bien; et nous irons,—car voici le printemps,—nous irons encore nous promener dans le bois; j'ai des livres à vous lire, beaucoup de journaux en arrière, tous vos journaux sont de côté...
Il n'est pas d'objets plus ou moins susceptibles de ranimer la sourde apathie de M. Clavier que Caroline ne rappelât pour faire tourner vers elle des yeux sans mobilité.
En prenant la clef du secrétaire, Caroline chercha à presser avec ses lèvres la main de M. Clavier; elle ne sentit que le froid de la clef; la main s'était retirée.
—Pourquoi cela? demanda-t-elle douloureusement. Aucune réponse.
Est-ce que vous ne me parlerez plus jamais, monsieur? Croyez-vous que Dieu vous punirait si vous étiez assez bon,—et vous êtes bon, monsieur,—pour m'appeler encore votre enfant, votre Caroline, pour me pardonner? Si vous vous figuriez combien, au moment où je vous parle, mon cœur se serre!
La voix de Caroline s'éteignit; sa respiration devint petite, elle s'appuya plus fort sur l'oreiller du malade.
Depuis deux mois je ne dors pas; et les nuits sont si longues! Si j'avais su par quel moyen effacer ma faute, je l'aurais employé; je suis cependant bien punie. Vous ne me parlez pas. Vous souffrez aussi et vous vous taisez.
Vous avez refusé mon bras pour vous promener, vous ne voulez plus que je lise vos journaux, que je soigne vos fleurs; tout ce que je touche vous déplaît. Je meurs dans ma tristesse. Je sais, mon Dieu, que vous ne me grondez pas, que vous ne me souhaitez aucun mal; mais le plus grand des maux, c'est votre silence, ce silence-là. Parlez-moi donc, monsieur! Voyez combien je suis souffrante, maigrie, malheureuse! combien...
Caroline n'arrachait aucune parole du vieillard dont l'insensibilité ressemblait à celle de la mort.
—Si j'étais une personne inconnue et que l'on vous racontât mes chagrins, vous y prendriez part; vous m'accorderiez, étrangère, ce que je ne puis obtenir, moi, votre compagne; vous diriez: Pauvre fille! Eh bien, dites-moi ce mot-là seulement: Pauvre fille! Si j'étais votre domestique, votre pitié de maître ne me pousserait pas rudement du pied dans la rue. Je vous sais généreux pour vos domestiques. Si j'étais enfin votre fille, votre sang, après s'être soulevé, avoir crié, s'être irrité contre mon crime, s'apaiserait, et vos bras, vos bras qui sont de fer en ce moment, se tendraient vers moi et ne me rejetteraient plus; mais vous êtes muet, sourd, aveugle, mort, impitoyable! monsieur!
Oui, monsieur, impitoyable, parce que je ne suis ni votre domestique, ni une inconnue, ni votre fille. Et pourquoi, si je ne vous suis rien, ne me laissez-vous pas? Pourquoi m'aimez-vous? Pourquoi ne me pardonnez-vous pas? Qu'est-ce que cela vous fait?
Quand vous allâtes chercher ma mère dans un château déjà couvert de flammes, c'était une enfant, et vous ne la tuâtes pas. J'ai aussi un enfant dans mon sein... et ma mère nous regarde tous deux, vous et moi, en ce moment, monsieur!
M. Clavier ne remuait pas plus qu'une vieille statue de bronze qu'on aurait couchée tout au long dans un lit; sa face verte et ridée semblait morte depuis dix-huit siècles.
—Je ne vous ai jamais vu prier, monsieur, jamais; j'ignore de quelle religion vous êtes. Sans cela je prierais votre dieu de vous inspirer la bonne pensée de m'entendre, de ne pas m'abandonner à cette heure où je sens mon enfant sous ma main. Cet enfant n'est d'aucun parti qui lui soit un crime reprochable. Je l'appellerai de votre nom; mais souriez à sa mère comme vous sourîtes à la mienne.
Rien! toujours rien! oh! n'avez-vous de la bonté, de la pitié, de l'humanité, monsieur, que pour ceux dont vous avez tué le père et la mère? N'en avez-vous pour une génération qu'à la condition de verser le sang de celle qui l'a précédée? Je dois être heureuse que vous ayez tranché en place publique la tête de mon aïeul, afin de vous être reconnaissante aujourd'hui du bien fait par vous à ma mère. Si vous me repoussez, moi, c'est donc parce que vous ne l'avez pas tuée, régicide que vous êtes! car je sais tout. Donc, monsieur, au nom de mes parents que vous avez assassinés, pardonnez-moi, ou je ne vous pardonne pas, moi! et nous sommes deux ici à vous maudire!
Le régicide resta toujours de pierre.
Après s'être précipitée sur M. Clavier, comme pour l'étouffer, Caroline s'arrêta de frayeur, et se traîna ensuite le long des murs jusqu'à la porte de la chambre; elle n'alla pas plus loin. Un évanouissement la saisit: elle tomba.
Quand elle reprit ses sens, il s'était écoulé plusieurs heures, et la nuit était venue.
Se souvenant à peine de l'anathème que, dans le délire, elle avait imprimé sur le front de M. Clavier, balbutiant des paroles dont sa volonté n'avait pas arrangé le sens, elle alla machinalement, ainsi qu'une somnambule, rêvant, tremblant, s'arrêtant à chaque marche, jusqu'à la serre-chaude, dont la clef lui avait été rendue par M. Clavier.
Ses pensées furent plus paisibles à mesure que l'odeur exhalée par les arbustes de la serre l'enveloppa, et qu'elle renoua ses organes à des émanations dont chacune, comme une date fidèle, la mettait sur la voie d'un souvenir. Ces larges feuilles assez évasées pour garantir de tout un orage; ces fleurs nacrées, et voûtées en ombrelles pour repousser les ardeurs du soleil dont leurs corolles sont l'image; ces bouquets aromatisés et qui conservent quelque chose des passions qu'ils provoquent dans les climats d'où ils viennent, étaient autant de monuments élevés par Caroline à la mémoire de son affection si tendre pour Édouard. Là, elle avait lu sa première lettre; sous ce palmier, portique vert arrondi sur son front, elle avait tracé au crayon une réponse; elle avait failli mourir asphyxiée sous ces vanilliers en fleurs, la nuit où elle écrivit, bien triste, pleine d'angoisse, pâle de remords, la lettre qui ne laissait plus ignorer à Édouard qu'il serait père.
Ce retour vers un passé si doux et si funeste, dans un lieu qui le rappelait si énergiquement à l'imagination, fatigua Caroline en pesant trop sur sa faiblesse. Elle alla au jardin dont le désordre l'affligea. Ses pieds s'embarrassaient dans les plantes parasites qu'elle n'avait plus été là pour faire arracher. Par un sentiment facile à pardonner, la pauvre enfant, depuis si longtemps privée de ses belles promenades nocturnes sur la pelouse et dans la forêt de Chantilly, voulut faire usage de la clef du jardin que M. Clavier lui avait aussi remise. Elle ouvrit la porte, et tout à coup son âme s'envola comme un papillon en passant, ailes déployées, sur la tête de la vaste forêt. Caroline s'appuya comme une statue contre la porte du jardin pour entendre le rossignol, dont la voix sereine passait et repassait sur le bruit des eaux murmurantes du château.
Pendant qu'elle était ainsi distraite, une main s'appuya doucement sur la sienne.
—Édouard! vous! Édouard! vous vivez!
—Caroline!
Ils rentrèrent dans le jardin.
Un silence douloureux couvrit les premiers instants de leur entrevue. Caroline était penchée sur l'épaule d'Édouard.
—Depuis huit jours, Caroline, je rôde autour de votre maison, véritable tombeau, sans jamais avoir eu l'occasion d'y pouvoir pénétrer ou d'y introduire une lettre. Que s'est-il donc passé ici?
—Dans quel moment, Édouard, vous venez! Dieu vous envoie ici; sa main vous a conduit vers moi! que de fois j'ai pensé à vous pour me sauver, dans cette nuit fatale qui s'écoule! Cette maison est pleine de terreur. La désolation est écrite à chaque place. Là haut, il y a un homme qui veille depuis huit jours et qui depuis huit jours n'a parlé une fois cette nuit que pour attirer une malédiction sur son lit. Je ne suis donc pas aussi malheureuse que je le croyais, puisque je vous revois, puisque vous êtes là. Mais toi, mon ami, mon Dieu, mon Édouard, où as-tu été pendant ces deux mois que nous avons été séparés? Tu vas tout me dire, avec les dangers que tu as courus; car tu me dois maintenant la confidence de ta vie entière. Que je sache tout; parle, afin que je remercie dans mes prières ceux qui t'ont prêté un asile; tu viens de loin; tu es fatigué, mon Édouard, tu es souffrant!
—Je suis désespéré, Caroline. Je reviens de la Vendée.
—Où tu as vu ta mère?
—Où j'ai trouvé celle qui, plus délicate que toi, Caroline, dort dans la chaumière battue des vents; passe ses journées sans pain sous un arbre ou au bord d'un torrent, et traverse, à la tête des paysans, les bataillons ennemis qui lui barrent le passage de son trône.
—Tu m'as instruite à l'aimer, Édouard.
—Admire-la avec moi, Caroline; mais plains-la aussi. Nous lui avons vainement démontré,—il est vrai que c'est une affligeante vérité à dire,—que si l'enthousiasme doublait les hommes, il ne doublait pas la portée du fusil; vainement nous lui avons dit, moi et ceux qui, mieux que moi, ont compté les forces dont la sainte insurrection dispose, que l'heure n'était pas sonnée de marcher sur la capitale, enseigne blanche déployée, aux cris de Vive le roi! Elle n'écoute que ses espérances, que les vœux de quelques dévouements surhumains où elle s'appuie comme sur des lions, et elle dédaigne la prudence, la suppliant à genoux de ne pas faire passer la France et Elle par les armes, dans quelque basse-cour de village.
—Mon Édouard, veux-tu me suivre? la voix monte, on pourrait entendre des étages supérieurs.
Se prenant sous le bras avec la grâce infinie de deux amants ou plutôt avec la familiarité divine de deux jeunes mariés, l'enthousiaste Édouard et la mélancolique Caroline entrèrent dans le salon contigu aux deux serres, espèce de vestibule pavé servant de passage de la maison au jardin.
—Parle maintenant, Édouard!
Assis l'un près de l'autre, éclairés par la lueur des deux lanternes suspendues au plafond, ils purent distinguer les changements survenus à leurs traits depuis leur séparation, marquée pour elle et pour lui par tant d'incidents graves. Une exaltation voilée de beaucoup de tristesse animait la figure d'Édouard; ses yeux étaient sombres sans avoir perdu leur douceur. Le dédain d'un âge avancé plissait le contour de sa bouche, dont l'expression n'était adoucie que par l'extrême blancheur de ses dents. Sous l'acide des chagrins s'était ternie la feuille d'or de la jeunesse.
Caroline n'osa lui dire combien il était changé.
De son côté, Caroline n'avait plus,—et ceci s'expliquait à beaucoup d'égards,—la même suavité d'ensemble. La vie était moins impatiente chez elle. L'indécision de sa voix, de son regard et de sa démarche, s'était perdue dans un délicat embonpoint.
—Continue, Édouard, je t'écoute.
—Je me suis rangé, Caroline, à l'opinion de ceux qui n'ont pas répudié toute précaution en se mettant en hostilité avec un gouvernement qui, s'il n'a pas la justice pour lui, a pour lui du moins l'auxiliaire aveugle de l'armée, et l'inertie de la population. Cette opinion a déplu à des conseillers plus téméraires. On a jugé notre concours suspect, du moment où il se montrait accompagné des restrictions de la prudence; nous avons été remerciés.
Une poignante amertume imprégnait les paroles d'Édouard, qui oubliait l'ingratitude dont on le payait, le repos de sa famille troublé, ses terres dévastées, son château détruit, sa vie proscrite, sa tête mise à prix, pour ne se plaindre que du refus qu'il éprouvait de ne pouvoir se sacrifier à sa cause d'une manière utile.
—Ainsi, Édouard, tu es repoussé de tous côtés; tu n'as plus aucune opinion qui t'abrite. Il y a donc un vent de malheur qui nous frappe également: car je ne sais pas non plus à quel titre je reste sous ce toit. Cette dernière nuit y a entendu de sinistres paroles. J'en suis encore glacée.
—Que dis-tu?
—Monsieur Clavier sait tout, Édouard: il m'a vue à genoux, suppliante, humiliée, en pleurs, et il n'est point sorti de son implacable silence.
Oui! alors j'ai bien fait de venir. Dieu m'a conduit. Portons mon malheur et le tien sous un autre ciel. Partons!—déshonorée si tu restes; tué si je suis surpris en France; fuyons vite! Un ami m'a confié un passeport qui pendant dix jours encore me permet de gagner l'Allemagne avec toi. Ma voiture est à l'entrée du bois; viens! nous sommes sur la route d'Allemagne dans trois heures, et dans quatre jours en Allemagne. M'écoutes-tu? tu ne m'écoutes pas! pourquoi cette indécision? Viens, Caroline! Voilà pourquoi je suis ici; voilà pourquoi depuis huit jours je marche dans l'obscurité autour des murs de ce jardin pour t'emmener, Caroline: et je t'emmène. Qui te retiendrait ici?
—Mais monsieur Clavier est malade.
—Écris à Maurice, au médecin de monsieur Clavier que tu es partie, qu'ils viennent. Dieu fera le reste.
—Mais celui qui m'a aimée comme son enfant...
—Et le nôtre? Caroline!
Par notre enfant, par lui, puisque ce n'est pas moi qui ai le droit de te déterminer, consens à me suivre!—Viens!
Ce reproche et cette prière brisèrent l'irrésolution de Caroline.
—Tu le veux! Édouard, attends!
Caroline s'échappe; elle monte sans bruit l'escalier, entre dans sa chambre attenante à celle de M. Clavier; elle ouvre un coffre, y jette pêle-mêle quelques poignées de linge, puis pensive, indécise, elle appuie son front en sueur, ses genoux tremblants contre la cloison, pour voir à travers si M. Clavier est endormi.
Le vieillard était dans l'attitude où elle l'avait laissé; seulement la veilleuse, qui chauffait la tisane du malade lorsque Caroline était descendue, éclairait maintenant les longs plis blancs de la couverture et quelques parties de l'appartement.
Caroline ne respire pas, pour mieux entendre si le malade soupire ou se plaint. Aucun bruit ne sort de l'alcôve.
Elle demeura longtemps dans cette position; elle finit par s'imaginer que M. Clavier s'était évanoui. Cette pensée lui perça le cœur; brûlant d'impatience de la vérifier, elle courut à la chambre du malade. La porte en était fermée. Il lui aurait fallu cogner.
La porte avait donc été fermée. Mais par qui? par M. Clavier? il se serait donc levé? par Caroline peut-être, en attirant trop fort la porte vers elle? les souvenirs de celle-ci ne lui fournissaient aucune induction précise.
—Qu'il sera amer son désespoir quand il s'éveillera, se dit Caroline après avoir repris son attitude contre la cloison, et qu'il ne me retrouvera plus là pour rallumer son feu ni sa lampe! Il aura froid dans l'obscurité; et il m'appellera peut-être tout bas, et sa douleur de ne pas m'entendre lui répondre remplira de cris son appartement. Je ne me sens plus, mon Dieu, la force de partir; car enfin c'est moi, moi qui l'ai mis dans l'état où il est là. Je l'ai frappé de ma colère. Maintenant je l'abandonne; je l'ai insulté et ensuite je le laisse. Oh! combien il se reprochera à ma honte les sacrifices qu'il a faits pour moi! S'il ne m'eût pas aimée, m'aurait-il élevée avec ce soin paternel? Pourquoi n'est-il pas mon père? je ne le quitterais pas.
Aucun mouvement ne permettait de supposer que le malade entendit les gémissements de Caroline, dont les paroles étaient quelquefois assez hautes pour traverser l'épaisseur de la cloison.
Appelée du bas de l'escalier par Édouard, Caroline tomba vite à genoux et pria pour celui qu'en partant elle confiait à la protection de Dieu, dans le moment le plus terrible pour elle. Ses mains frémissantes étaient jointes, sa tête en prière pendait sur ses mains. De plus en plus impatient, Édouard, ne sachant plus à quoi attribuer la cause qui retenait si longtemps Caroline, monta, la prit doucement par le bras et l'entraîna avec lui jusqu'à la porte du jardin.
—Tu n'emportes donc aucun effet de voyage avec toi? s'informa machinalement Édouard.
Caroline s'aperçut alors qu'elle avait oublié de prendre le petit coffre où elle avait serré quelques robes.
Elle remonte précipitamment.
Elle soulève le coffre pour l'emporter; elle le trouve trop lourd. Sa main y plonge; il est plein d'or. Qui a mis cet or? elle se frappe le front!
—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! monsieur Clavier s'est levé, il est entré ici pendant que je suis descendue! il m'a donc entendue; il s'est levé!
Elle regarde avec terreur s'il n'est pas derrière elle.
—Caroline!
—Est-ce lui qui m'appelle? est-ce Édouard?
—Caroline! Caroline!
La pauvre fille court à la chambre de M. Clavier, dont la porte n'est plus fermée.
On l'appelle de nouveau.
C'est la voix d'Édouard.
Mais elle est dans la chambre de M. Clavier.
Courir vers l'alcôve, tirer les rideaux, découvrir la lampe, prendre la main de M. Clavier, l'interroger, ce n'est qu'un mouvement, qu'un pas, qu'un cri.
Ce cri fait monter Édouard.
—Viens donc, viens donc, Caroline!
—Je reste, répond Caroline en rejetant le drap sur le visage de monsieur Clavier.
Le régicide était mort.
Sous le prétexte fort plausible d'aller prendre des bains de Baréges à Paris, cette ordonnance de santé étant à peu près inexécutable dans les petites localités, Léonide avait quitté Chantilly depuis environ quinze jours. Le motif de son absence dans la saison où l'on entrait était trop naturel pour qu'il fût commenté au profit de la malice cantonale.
Maurice aurait retrouvé le repos dans cette trêve domestique, si le retour du repos avait été facile après les violences qui l'avaient écarté au delà de toute portée. Le repos, c'est la santé des idées; il n'est pas toujours temps de le faire renaître quand les excès l'ont ruiné. Maurice n'osait jeter la sonde au fond de toutes les plaies dont il gémissait. La disparition des papiers du colonel Debray, l'emploi si téméraire que Reynier avait fait des fonds déposés chez lui par Édouard, étaient deux cuisantes pensées qui le rongeaient au vif. Pour les prostituer à un amant, sa femme lui avait volé des papiers sacrés, et, quand il les avait réclamés de la trahison, l'adultère s'était levé avec audace et avait répondu: éclaircissements foudroyants dont il était encore ébranlé.
Ses affaires avaient pris une tournure sinon mauvaise, du moins extrêmement sérieuse, lancé qu'il était dans le champ illimité des spéculations. Il en était arrivé à ce point d'obscurité commun à tous ceux qui, comme lui, renoncent en affaires au chemin tracé de la routine pour opérer sur les éléments des probabilités. La terre a disparu pour ces navigateurs hardis; ils n'ont en perspective que le naufrage ou la conquête: les terres connues leur sont interdites. L'activité incessante de leurs spéculations dévore l'ordre qui avertit les sages du moment où il convient de s'arrêter. Maurice avait graduellement remplacé les belles qualités de prévoyance dont il était doué par l'esprit d'ambition, et, ce qu'il y avait de triste, par un esprit qui n'était pas le sien. Rarement avait-il encore des instants d'illusion à donner à l'espérance de reprendre un jour le passé au rivage paisible où il l'avait attaché. Mais le bonheur de ses premières années lui aurait-il suffi? l'imagination se ride comme le front; et c'est le premier crime des vanités de détruire d'abord les joies qu'elles ne suppléent point. Le notaire de Chantilly commençait à comprendre un peu mieux l'avantage d'avoir un centre d'opérations plus vaste qu'une étude de village. Malgré la simplicité de son cœur, il convenait avec lui-même, et d'après les leçons de Reynier, qu'une fois le parti pris d'entrer dans les affaires, inconséquent est celui qui les traite avec timidité. En guerre, il faut tuer; en affaires, s'enrichir: les demi-moyens prouvent l'impuissance unie à l'ambition. Maurice, en esprit, rigoureusement logique, acceptait la triste morale de sa position; dans les caractères bien soutenus, c'est une vérité, que le faux ne s'y introduit qu'à certaines conditions d'ordre.
Il était enfoui sous les calculs de sa vaste opération du chemin de fer, affaire devant laquelle disparaissaient toutes celles de ses clients, lorsqu'un clerc lui apporta une lettre timbrée de Compiègne.
—Je vous ai prié cent fois, lui reprocha-t-il, de ne pas me troubler à chaque instant pour des riens qui détournent mes idées et absorbent mon temps. Ne venez dans mon cabinet que lorsque je vous sonnerai, entendez-vous?
—C'est un ordre que nous avons assez strictement suivi depuis que vous l'avez enjoint, monsieur, quoique vos clients se soient plaints de cette consigne qui les oblige souvent à faire dix lieues sans parvenir à vous consulter.
L'observation du clerc surprit Maurice.
—Que dites-vous?
—Qu'un curé, dont j'ai oublié le nom, par exemple; que le maréchal-ferrant du château, que les petites ouvrières de Gouvieux, que Pierrefonds et beaucoup d'autres sont fort mécontents d'être venus chez vous ce matin, par un temps abominable, et d'être repartis sans avoir eu audience.
—Mais... mais pourquoi les avoir renvoyés?
—Vos ordres sont là, monsieur.
—Mais vous ne leur avez donc pas expliqué à ces gens que si je ne les recevais pas,—faut-il donc tout dire?—c'était tantôt à cause d'un héritage à régler sur les lieux, tantôt à cause d'un conseil de famille à assister de ma présence? ce qui est vrai; vous le voyez vous-même.
—Nous avons si souvent usé de ces prétextes, que vos clients n'y croient plus.
—Pourtant il n'y a rien d'inventé là-dedans; vous devriez les en convaincre. Ces accusations de négligence finiraient par me nuire si elles s'accréditaient dans l'arrondissement. A l'avenir, ne renvoyez personne sans m'avoir prévenu.
—Voilà, pensa le clerc en se retirant, deux ordres bien contradictoires. Le patron est diablement distrait.
La lettre de Compiègne était sous les yeux de Maurice, qui, à l'écriture, avait reconnu la main de Jules Lefort, vieil ami négligé depuis le commencement de l'hiver.
—Jules est encore une victime de mes préoccupations; je ne sais pas pour qui l'on existe lorsqu'on est dans les affaires.
Maurice décacheta lentement la lettre de Compiègne, l'étala en soupirant sur son bureau; mais, au lieu de lire, il s'abandonna malgré lui à d'autres pensées. Tout à coup, saisissant sa plume, il traça une colonne de chiffres, puis une autre colonne, et enfin il respira.
—Le sang m'a tourné en eau, je m'étais figuré une différence de quarante mille francs! Ce n'était qu'une erreur de mon imagination.
Voyons la lettre de Jules.
«Mon vieil ami,
»Que je loue ta prudence pour n'avoir pas engagé ta femme, la bonne Léonide, à aller au bal de Senlis, le carnaval dernier!»
Qu'a-t-il donc, pensa Maurice encore distrait en commençant la lecture de la lettre, pour revenir sur de pareilles futilités? Il a du temps à perdre apparemment, ce cher Jules. Il pense au carnaval! Enfin!
Maurice continua de lire:
«Que n'ai-je suivi ton exemple! je n'aurais pas à déplorer le malheur le plus grand de ma vie; malheur auquel tu t'intéresseras, j'en suis sûr, toi, le seul ami dont les consolations ne sont ni banales ni perdues. Tu me les dois toutes pour me dédommager de ton absence, car tu me serais ici d'un appui bien nécessaire, au milieu d'une foule de gens dont l'intérêt est tout en paroles, disposé à vous entendre dès qu'il y a quelque scandale pour les payer de leur attention.
»J'arrive au triste sujet de ma lettre. A ce bal de Senlis où Léonide a si sagement fait de ne pas se montrer, ma femme, ma chérie Hortense, a été insultée par une autre femme, mais insultée, Maurice, d'une manière odieuse; et, le croirais-tu jamais? à propos de notre enfant, de notre fille, née,—ceci n'a été un mystère que pour ceux qui l'ont voulu,—née avant mon mariage avec Hortense.
»Tu sais, sans que j'aie besoin de te le rappeler, toi l'ange discret de la famille, que, pour éviter une publicité toujours expliquée méchamment en province, j'ai négligé de mentionner dans mon contrat de mariage la naissance de cette enfant, à l'opposé de ce qui se pratique d'ordinaire. Mieux que personne, tu sais aussi que ce défaut de formalités n'a pas été un prétexte de ma part pour frustrer notre chère petite fille, dont j'ai assuré la fortune par une donation que tu tiens en ta possession.
»Infâme, instruite par le souffle empoisonné de je ne sais qui, par la lâcheté de quelqu'un des nôtres, la femme du bal a osé accuser Hortense en pleine assemblée, devant deux mille personnes, deux mille étrangers, d'avoir caché la naissance honteuse d'une bâtarde. Si le mot n'a pas été dit, un geste, je ne sais quoi, l'a révélé. Alors une scène dont je frémirai toute ma vie, Maurice, a éclaté publiquement. Je te fais grâce de la colère à laquelle je me suis livré. J'ai déchiré avec les ongles le visage de l'homme qui accompagnait le démon attaché aux pas d'Hortense; j'ai marché sur la poitrine nue de cette femme dont personne n'a pu m'apprendre le nom. Reposons-nous: j'étouffe.
»Depuis, et à force de renseignements, j'ai appris que le chevalier était un misérable réfractaire vendéen caché aux environs de Chantilly.....»
Maurice se leva comme s'il eût été mordu au talon par une vipère. Il frappa son poing à se le briser sur le bois du bureau et cria plusieurs fois: Exécrable Léonide! exécrable Léonide! Oh! exécrable! exécrable!
Oui, c'est elle! elle seule qui a outragé Hortense! Lumière infernale! Édouard l'accompagnait! Et je n'assassinerai pas cet homme, moi? misérable destinée! je tenais là, j'avais, j'avais là l'arme sûre, infaillible pour le tuer, lui, sa race, son parti; et cette arme m'est volée, brisée. Léonide lui a livré les papiers de Debray. Je comprends à merveille et j'excuse et je bénis maintenant ceux qui tuent, ceux qui empoisonnent, ceux qui jettent leurs femmes dans les rivières et leur mettent ensuite une pierre sur le ventre: ceux-là sont des hommes! Ce que je ne comprends pas c'est que l'État n'accorde pas une récompense à ceux-là.
«Un réfractaire vendéen caché aux environs de Chantilly,» relut Maurice en reprenant la lettre et tremblant jusqu'à la pointe des cheveux.
«..... Le procureur du roi est aux enquêtes dans ton arrondissement.
»Sois assez dévoué à ton ancien ami, perdu d'honneur si un rayon pur de justice ne touche pas sur cette affaire, pour l'aider à traîner l'insulteur, à défaut de sa compagne, aux pieds des tribunaux. Ce n'est que là que je dévoilerai la cause si simple, si facile et si naturelle de ma conduite; déclaration que je ne puis livrer à la publicité des journaux, ni porter au domicile de chacun. Aide-moi: voilà tout ce que j'ai à te dire, à toi qui peux deviner combien une pareille lettre me coûte à écrire, mais qui ne sais pas ce qu'elle coûte à terminer; son dernier mot est accablant. Hortense est devenue folle; sa raison n'a pas été assez forte pour écraser la calomnie comme j'ai écrasé la calomniatrice. Il y a plus; sa folie est de croire que sa fille est une véritable bâtarde, éternelle honte qu'elle aurait glissée à mon insu dans notre ménage. Je pleure, Maurice, à tout ce que j'écris; j'ignore même si ce que je t'écris a quelque suite, et la clarté nécessaire pour te faire sentir la nature du service que j'attends de toi. Ma femme folle, mon commerce suspendu, ma famille l'objet de la pitié ou de la raillerie publique, mon nom courant les tribunaux, tout cela sur la révélation d'un mensonge, sur un mot sorti d'une seule bouche! Sur quoi repose le bonheur, Maurice. Veille au tien, retiens-le comme un souffle près de s'échapper; lie-toi à ta femme, lie-la à son ménage; n'aie aucun secret dans ta vie, on le révélerait. Le secret le plus innocent qu'on cache, vois-tu, est plus dangereux en résultats, souvent, que la faute la plus grave ostensiblement commise. Réponds-moi. Si tu étais seul, libre, je te dirais: Viens! tu viendrais; mais tu ne l'es pas. Sers-moi, venge-moi—je serai vengé!
»JULES LEFORT.»
Maurice prit du papier et écrivit:
«Mon cher Jules,
»La femme qui a insulté la tienne, c'est la mienne, Léonide; l'homme qui était avec elle au bal, c'est M. de Calvaincourt, amant de ma femme. Envoie cette note au procureur du roi.
»Tu es vengé.
»MAURICE.»
La porte du cabinet fut poussée avec un grand éclat de rire: c'était Victor.
Il s'assit, se serrant les côtes pour ne pas étouffer de l'explosion du rire; il penchait la tête, éternuait, laissait tomber son chapeau qu'il ne ramassait pas; il était ivre de gaieté.
Maurice le regardait d'un air hébété, roulant entre les doigts sa réponse à Jules Lefort; attendant la fin de cet orage de bouffonnerie qui arrivait si mal à propos.
—Tu ne m'interroges pas, Maurice?
—Non!
—Diable! comme tu es sérieux! Quel non! Alors laisse-moi rire pour toi, pour moi, pour tout l'univers.
—Ris tout ton soûl.
—Puisque tu me le permets.—Et de nouveau Victor rit, se gaudit, éternua et si fort, qu'il faillit briser un dos de fauteuil en se renversant pour mieux rire.
Pour la première fois, Maurice éprouva du dégoût à être dans la société de Victor. En présence du frère, il froissait le nom de la sœur avant de l'envoyer aux assises. Il eut une espèce de répugnance à subir cette familiarité que, certes, il n'encourageait pas en ce moment.
Il était toujours debout devant Victor.
—Sais-tu de quoi je ris? de notre affaire, Maurice.
—Je la croyais plus sérieuse.
—Qui dit le contraire? écoute, et tu riras comme moi.
—Arrivé à Paris,—écoute-moi donc,—je suis allé au ministère, où notre protecteur m'a reçu dans son cabinet avec beaucoup de précaution. Là, il m'a dit:—L'affaire n'est plus en bon chemin. Dans dix jours, les travaux pourraient commencer, sans doute; mais je dois vous avertir qu'un concurrent se présente, un concurrent puissant, riche, appuyé du ministre, favorisé de la cour même.
—Que pourrait-il contre nous, ai-je répliqué aussitôt, toutes les maisons qui sont sur la ligne par où le chemin de fer passera nous appartiennent?
—Il pourrait, m'a répondu notre protecteur, obtenir l'exploitation du chemin de fer malgré vos maisons, qu'il achèterait.
—Mais nous en exigerions des prix fous.
—Pour cause d'utilité publique, on n'aurait aucun égard à vos prétentions outrées; on estimerait les immeubles, on vous les payerait, et l'on vous laisserait crier.
—Mais ne nous avez-vous pas promis, assuré, garanti que nous serions les seuls adjudicataires?—J'étais un peu en colère.
—Oui, tout autant que la cour ne s'en mêlerait pas. Luttez avec elle.—J'étais mort. Et, en vérité, je ne riais pas alors comme tout à l'heure.
—Rien n'est perdu, a repris l'impassible protecteur.
Juge si j'écoutais.
—Centuplez, m'a-t-il dit, la valeur de vos maisons, afin de décourager celui qui serait tenté de vous souffler l'exploitation; qu'il soit épouvanté de l'argent qu'il aurait à verser pour devenir en sous-œuvre l'adjudicataire préféré.
—Comment centupler la valeur des maisons?
—Les deux tiers des loyers sont vacants, n'est-ce pas? Vous avez congédié beaucoup de locataires; eh bien, sans perdre de temps, en sortant d'ici, établissez toutes sortes d'industries dans ces appartements vides. Si votre concurrent veut déplacer ces industries, il faudra qu'il les indemnise; ayez des baux supposés pour dix ans. Quelle fortune ne reculerait devant de pareils sacrifices d'indemnité? Votre concurrent reculera; et l'affaire vous reste. Mais de l'esprit, de la ruse, de la vitesse! courez!
J'ai couru.
Le lendemain, tous les appartements vides de nos maisons de La Chapelle s'étaient remplis de fabricants; et, sur les portes, aux croisées, à toutes les lucarnes, pendaient des enseignes, grandes, petites, noires, blanches, dorées. Ici: Fabrique de noir animal; ici: Atelier de fonderie; là: Manufacture de papiers peints; Manufacture de tapis; Dépôt de porcelaine; Raffinerie de sucre; Raffinerie de soufre; Ateliers d'ébénisterie, de bijouterie, de serrurerie.
L'arrondissement croyait voir un prodige. Dieu sait les fabricants que j'ai logés là! malheur à qui emploiera jamais leur industrie!
Trois jours après j'ai revu notre protecteur.—Venez, m'a-t-il dit, venez! la ruse est divine. Voyez, lisez! C'était le désistement de notre concurrent tracé tout au long; il avouait avec naïveté que, dans ses calculs d'acquisition, il n'avait pas prévu qu'une mauvaise rue de faubourg contînt tant de manufacturiers, de fabricants, de riches industriels; il se retirait devant les énormes débours qu'il lui faudrait faire pour les désintéresser.
J'ai sauté au cou de notre protecteur, le meilleur homme du monde; un homme de génie, Maurice!
Dans dix jours, je rendrai mes fabricants et mes manufacturiers à la société; ils sont nés pour en être l'ornement. Je souhaite de ne jamais les rencontrer au fond d'un bois.
Maurice ne trouva pas le moindre mot pour rire à l'histoire de son beau-frère; il s'en voulut au fond du cœur de s'être livré à l'étourderie de plus en plus flagrante d'un homme qui ne considérait que comme une émotion à traverser les plus saisissantes crises de la vie; espèce de héros en affaires, faisant jouer à l'imagination le rôle de la probité. Aussi eut-il besoin de tout son sang-froid pour se montrer reconnaissant de l'expédient de Victor, qui avait réellement sauvé l'opération du chemin de fer. Mais qu'est-ce qu'une vie, pensait Maurice, qui a besoin chaque jour, chaque instant, d'être sauvée? Est-ce exister que de flotter sans cesse entre le naufrage et le salut? N'existerait-on pas tout aussi content sans l'être au prix de la conquête? Oui! mais ce n'est pas à moi qu'il appartient de profiter de cette expérience de la vie. Je l'ai vendue, ma vie, à cet homme qu'il ne m'est plus permis de quitter, sous peine de rompre les fils embrouillés de ma fortune, roulés autour de son poing. Il me mène et je le suis. Et moi qui n'ai pas compris, en l'associant à mon sort, qu'il n'avait rien à perdre; qu'il n'avait ni famille dont la réputation lui fût chère, ni établissement, ni avenir! moi qui vois maintenant que je n'ai épousé la sœur qu'à la condition de vivre sous le régime d'une communauté fatale avec le frère! Je me suis engagé hautement à être le protecteur de celle-là, et tacitement à être l'esclave de celui-ci.
Ceci sonnait comme le tocsin à coups aigus et précipités dans sa tête, tandis qu'il cachetait sa réponse à Jules Lefort. Parfois il s'arrêtait pour serrer sous la table son poing jusqu'au sang, tout en ayant l'air d'écouter les paroles de son beau-frère avec beaucoup d'attention; parfois il fixait sa vue sur le visage de Victor, se plaisant à remarquer combien ce visage avait de ressemblance avec celui de sa femme: même ardeur de teint, même finesse de traits, même regard noir et assuré. Il était étonné que cette similitude s'étendît à deux âmes aussi ténébreuses l'une que l'autre.
Fatigué de l'inspection par trop énigmatique de Maurice, et étant d'ailleurs de ceux qui n'aiment pas les observations prolongées quand ils en fournissent le sujet, Victor se leva, se promena dans le cabinet, toujours dans l'attente que son beau-frère daignerait le remercier enfin de ce qu'il avait fait pour lui.
Maurice sonna.
—Affranchissez sur-le-champ cette lettre pour Compiègne, commanda-t-il à un clerc. Que tenez-vous là?
—C'est une lettre dont on attend la réponse.
Le clerc sortit.
—Je connais cette écriture.
Victor Reynier s'approcha.
Maurice retourna aussitôt la lettre pour que son beau-frère n'en vît pas la suscription.
Celui-ci s'éloigna.
—De la défiance! murmura-t-il.
—Quelle curiosité! pensa Maurice.
D'Édouard! une lettre d'Édouard! Maurice se mit dans un coin pour que Victor ne fût pas témoin de son trouble.
Livide, les traits bouleversés, Maurice, après avoir lu la lettre d'Édouard, courut vers son beau-frère, auquel il demanda d'un ton effrayant s'il espérait véritablement que dans dix jours la concession du chemin de fer leur serait acquise. Son attitude semblait ajouter: Sinon, c'en est fait de ma vie.
—Je n'en doute pas, Maurice.
—Oh! ne joue pas, je t'en supplie, avec ma confiance que je t'ai livrée tout entière. Plus de mensonges, plus d'illusions! plus rien! la vérité! J'en suis arrivé à ce point, Victor, songes-y, de n'avoir plus d'espérance qu'en cette affaire, où j'ai jeté mon bien et celui de tant d'autres que j'entraîne avec moi dans l'abîme si nous ne réussissons pas. Réussirons-nous, oui ou non?
—Oui! mille fois oui!
Maurice faisait pitié.
—Excellent Victor, je ne te blâme point de m'avoir inspiré l'orgueil des richesses, tu as cru que j'étais comme tout le monde, et ma faute est de ne t'avoir pas détrompé à propos; mais à l'avenir, et si nous sortons vivants de ce gouffre, ne m'associe plus à des entreprises où tu règnes, toi, parce que tu es né pour elles, mais étouffantes, mais mortelles pour moi.
—Calme toi, Maurice; cette lettre t'a exaspéré; si je savais ce qu'elle contient, j'aurais peut-être quelque sage avis à te donner et que l'emportement ne t'inspire pas dans ce moment; si...
Se frappant le front, Maurice s'écrie:
—Si j'étais encore à temps de retirer ma lettre pour Compiègne!
Il court à la poste.
Le paquet des lettres de Chantilly pour Compiègne était déjà parti.
Il rentre chez lui, mort.
Victor était descendu au jardin.
—Que répondre à Édouard? ai-je bien lu? Oui, j'ai bien lu.
«Je suis caché dans la forêt; pour sortir de la France, gagner la frontière, vivre à l'étranger pendant quelques années, j'ai besoin de cinquante mille francs. Prélève cette somme sur le dépôt de cent mille écus qui est chez toi, et remets-la au porteur chargé de t'attendre au carrefour des Lions. C'est un homme sûr; tu le menacerais de la mort qu'il ne révélerait pas à toi-même l'endroit de la forêt où je suis.»
Voilà donc la vie!
Je viens de dénoncer un homme à l'échafaud, cet homme était mon ami. Cet ami m'a volé mon honneur, et moi, je lui vole son argent.
Quel est donc le coupable?
Que Dieu le dise!
Dieu!
Maurice regarda le ciel avec ironie.
En retombant, ses yeux aperçurent, à travers les arbres, un homme, l'envoyé d'Édouard, qui se promenait lentement, les bras en croix, au carrefour des Lions.
Une poignée de cheveux dut blanchir sur la tête de Maurice.
—Cet homme est le remords, s'écria-t-il. Il y a un Dieu!
Cet homme se promena ainsi jusqu'au coucher du soleil, puis il disparut.
Sur l'un des côtés de la pelouse de Chantilly s'encadre dans le gazon, au sommet d'une butte, une pièce d'eau d'assez belle étendue, au bord de laquelle, quand la chaleur du jour est tombée, les habitants se rendent par petits groupes, pour respirer paresseusement, assis sur des bancs de pierre, la fraîcheur et le calme. On réserve la lecture du journal pour cette heure de délicieuse distraction, la principale à la vérité, dans un bourg qui n'a, l'été,—ce qu'il considère comme un malheur, et nous comme un avantage,—aucune salle de spectacle ouverte à ses loisirs. La pièce d'eau,—c'est le nom du rendez-vous habituel,—se garnit de quart d'heure en quart d'heure de la population bourgeoise et rentière de l'endroit; c'est presque toute la population. On la voit poindre par bouquets de familles sur le lac de verdure de la pelouse. Comme ce rendez-vous patriarcal a lieu à l'heure de la journée où les affaires sont terminées,—si toutefois il y a des affaires à Chantilly,—et comme, en outre, la pièce d'eau est le seul endroit où l'on se rencontre durant la belle saison, les habitants y apportent le luxe de leurs toilettes, qui n'auraient sans cela aucune occasion de se produire. La pièce d'eau, toutes proportions gardées, représente les Tuileries pour Chantilly. Nous préférons même, au bassin classique de Le Nôtre, la pièce d'eau de Chantilly, quand de beaux enfants nourris de bon lait, de jolies petites filles vêtues à la manière anglaise, d'élégants chiens de chasse, tachetés sur le dos, qui n'ont jamais chassé, mais qui sont un prétexte pour que leurs maîtres aient un sifflet d'argent à la boutonnière, un fouet, des guêtres de cuir et un chapeau de jonc, viennent, chiens tachetés, enfants joufflus, petites filles, se rouler sur le gazon, au pied des grands parents, plongés dans la lecture du Constitutionnel. Une rosée odorante de fleurs, d'acacias ou de tilleuls, pour être plus exact, tournoie et saupoudre la feuille des intérêts politiques et littéraires. Ceux qui ne lisent pas se dilatent en conversations dont la localité n'est pas le moindre thème; ce ne sont pas,—l'usage le veut,—les présents qui sont sacrifiés à ce besoin mutuel de se communiquer ce qu'on a recueilli dans les vingt-quatre heures, ou, à défaut, ce que l'on a imaginé quand la révolution du soleil autour de Chantilly n'a rien amené de nouveau. Là où le journalisme n'éponge pas les petits faits, les grands mensonges, les événements de la rue, la chronique de la maison, les indiscrétions de l'alcôve, chacun est une ligne vivante du journal que l'arrondissement n'a pas encore. A ce journal il ne manque ni la politique ni la littérature, quoique celle-ci y soit un peu faiblement représentée; il n'y manque que le timbre, le gouvernement n'ayant pas encore imaginé d'en imprimer un en noir sur la langue des femmes de province.
Ainsi, exacts au rendez-vous de la pièce d'eau, à chaque retour du printemps, les habitants de Chantilly ne peuvent se permettre une absence sans qu'elle soit aussitôt remarquée. A la vérité, les absences ne sont pas communes autour du bassin; la maladie ou la mort sont à peu près les seules causes des vides qui se font dans les rangs de ces familles, heureuses de se grouper autour d'une coutume qui les fait presque du même sang.
Un des derniers jours du mois de mai, qui fut en 1832 d'une température ravissante, la bordure de la pièce d'eau était semée d'indolents oisifs, enivrés de sentir renaître la belle saison.
Là on disait que les arbres étaient en pleine floraison, que nous aurions, si la douceur de l'atmosphère se maintenait, des raisins mûrs au mois de juin; ce qu'on prophétise toutes les années au mois de mars, et ce qui ne se vérifie jamais qu'au mois de septembre.
Sur les glacis, on pesait les résistances que rencontrerait l'occupation d'Ancône de la part de l'Autriche et du gouvernement papal.
Debout, au pied d'un des arbres qui forment la garniture de la pièce d'eau, trois profonds politiques se creusaient l'esprit pour deviner où était passée la duchesse de Berri depuis la capture du Charles-Albert et l'échauffourée de Marseille.
Ceux qui ne se permettent jamais de risquer une opinion avant le mot d'ordre de leur journal avaient l'avantage, ce jour-là, sur les autres, d'apprendre, par la feuille qu'ils parcouraient, que la duchesse de Berri avait paru en Vendée, munie du titre de régente, arraché à l'apathie d'Holy-Rood, et que sa présence et celle du maréchal Bourmont avaient fortifié le cœur de la chouannerie.
De moins lancés dans leurs propos blâmaient les tracasseries dont la police accablait les réfugiés polonais, très-aimés des habitants de Chantilly, où ils ont tenu garnison sous l'empire. Le csapski a laissé d'ineffaçables souvenirs; peut-être les demoiselles d'alors, dames aujourd'hui, ont des motifs plus réels de regrets que le csapski.
Quelques anciens militaires, qui ont eu les pieds gelés à la retraite de Moscou, et non pas la langue, s'applaudissaient de lire dans le Courrier français, qu'à la suite des troubles survenus au sujet du bill de réforme à Liverpool, à Manchester et à Birmingham, la statue de lord Wellington avait été couverte de boue dans Hyde-Park.
Les indifférents à la politique étrangère parlaient avec tristesse de la mort de Cuvier et de Casimir Périer, deux grandes victimes du choléra.
Une fois nommé, le terrible fléau avait la plus large part dans les conversations errantes. On se répétait qu'il mourait encore à Paris cinquante personnes par jour, bien que le bulletin des décès ne fît plus sourciller personne, depuis qu'il paraissait démontré que le bourg de Chantilly était inaccessible à la maladie asiatique répandue sur presque tous les points des alentours. A en croire les enthousiastes indigènes, Chantilly, selon les uns, était à l'abri du choléra parce qu'il est entouré d'eau; à en croire les autres, parce que son terrain est sablonneux. Le bienfait répulsif était également attribué à l'humidité et à la sécheresse.
Plus loin, on s'entretenait chaudement déjà, sur les instructions d'un journal bien informé, des luttes politiques des habitants de la Vendée avec les dernières troupes envoyées pour les soumettre et pour leur enlever leur chef, dont le nom, le rang, et le sexe n'étaient plus un mystère pour le château. L'État déployait maintenant, s'étant ravisé un peu tard, des forces militaires dont l'importance et l'exaspération compromettaient, dans l'intention de l'assurer mieux, le repos de la France qui s'effrayait de cette guerre sans victoire. Cependant aucun parti n'eût osé nier que les communications de ville à ville, dans la Vendée, ne fussent interrompues à cause des soulèvements de bourgs entiers; que par suite de ces interruptions, les campagnes et les villes ne souffrissent également dans leurs relations, et que la France entière ne fût attentive au résultat des moyens coercitifs employés enfin pour étouffer cette irritation, dont rien jusqu'ici n'avait radicalement éteint le brûlant principe, prêt à s'étendre, à mêler sa flamme à la première flamme d'autres insurrections cachées.
Mais, graves ou légères, domestiques ou sociales, ces causeries suspendent leur cours, dès qu'une belle carpe bondit à fleur d'eau et fait jaillir en arc-en-ciel son écume sur le gazon, diversion innocente et toujours nouvelle pour les habitués du bassin.
Jeunes et vieux s'entretenaient ensuite d'un air attristé de la mort de M. Clavier, que Maurice avait su rendre leur ami, en effaçant, par de fréquentes réunions, d'anciens préjugés contre le digne vieillard. On ne se souvenait plus maintenant que de la simplicité de ses habitudes austères, mais tempérées par des actions de générosité, répandues sans distinction d'opinion et surtout sans bruit. A son convoi, les pauvres des villages les plus éloignés étaient accourus en foule. Maurice s'était porté l'interprète de leurs regrets dans un discours où les larmes avaient tenu lieu d'éloquence. On avait peu de particularités à rattacher aux dernières heures de M. Clavier; on attribuait sa mort, plus prompte qu'on ne l'aurait cru, aux fatigues, aux déceptions de sa carrière politique. La réclusion à laquelle il s'était condamné quelque temps avant sa fin était mise, faute d'éclaircissement plus précis, sur le compte de sa misanthropie, dont les accès lui étaient revenus, prétendait-on, avec les premières atteintes de sa maladie. Ainsi s'expliquaient jusqu'ici sans scandale la désolation du jardin et la retraite impénétrable de mademoiselle de Meilhan, qu'on louait tout haut de son dévouement pour avoir vécu renfermée avec son protecteur.
Naturellement les propos passaient de ce dernier sujet à l'intérieur de Maurice qu'on ne voyait plus se promener avec sa femme dans les allées de la forêt, malgré le retour du printemps. On ne pardonnait pas à Léonide d'être allée à Paris au moment où on le quitte d'ordinaire pour jouir des matinées de la campagne. On acceptait de mauvaise grâce le prétexte de sa santé; elle qui n'était jamais plus fraîche que le lendemain d'un bal.
—Peut-être s'ennuie-t-elle ici, avançaient d'autres dames, car la conversation leur était échue depuis que les hommes avaient repris la lecture des journaux.
—C'est très-possible, répondait-on. Si son mari est aussi riche qu'on le suppose, elle fait bien de résider le moins possible à Chantilly. On n'y reste que pour économiser.
—Vous ne vous plairiez donc plus ici, une fois que vous seriez mariée? interrompit un jeune homme en s'adressant à la demoiselle qui avait émis cette opinion sur Léonide.
En rougissant, la jeune personne avoua que les goûts dépendaient des caractères. Elle eût mieux aimé n'avoir rien dit.
La conversation ne tomba pas dans le bassin.
—C'est que le caractère de madame Maurice, reprit la maman de la préopinante, diffère en effet de celui de beaucoup de femmes. Il est aisé de s'apercevoir qu'elle est passionnée, ardente de caractère. Après tout, si nous sommes fort aimables, mesdames, à Chantilly, nous n'avons ni Opéra, ni concerts, ni grandes réunions, ni plaisirs bien bruyants enfin. Nos cavaliers sont sans doute fort distingués, mais peu jouent un rôle dans le monde, dans le beau monde; ils ne sont pas toujours habillés au dernier goût, et leur esprit serait trouvé trop naturel dans les salons de Paris. Nous nous contentons ici de leur amabilité; à Paris, on leur demanderait de la fortune, des titres.
Toutes les demoiselles avaient déjà fait galerie autour de la maman qui relevait ainsi la maladresse de sa fille.
—Cependant, poursuivit-elle en se laissant aspirer les paroles par les petits serpents dont elle était cernée, cependant je ne prétends pas que tout ce que je dis soit inspiré par le souvenir de madame Maurice; je parle en général, mais comme elle est femme tout comme une autre, l'à-propos n'est pas extravagant. Il y a des raisons pour croire à ces faiblesses pour les distractions de Paris, comme il y en a pour douter; il y a des raisons pour tout. Vous comprenez parfaitement que son mari n'a pas le temps de la conduire dans le monde où il ne va pas d'abord, où il s'ennuierait ensuite.
—Et qui l'y conduit? s'informa une petite voix curieuse.
—Ah! vous m'en demandez là plus que je n'en sais, et plus qu'il ne nous est permis d'en savoir, répondit encore la maman avec un son de voix réservé et un air de visage qui ne l'était pas du tout. Vous m'en demandez plus que je n'en sais, mesdemoiselles.
—Je ne vois que son frère, M. Victor Reynier, reprit une troisième interlocutrice, qui puisse l'accompagner dans le monde; et ce doit être lui.
—C'est si peu lui qui l'accompagne, objectèrent quatre voix, que, depuis le départ de sa sœur, il n'a pas manqué de se promener chaque soir sur la pelouse en sortant de la maison de mademoiselle de Meilhan.
La bienheureuse maman feignit d'être fort embarrassée de la difficulté.
D'un ton profondément convaincu, elle conclut ainsi:
—Alors c'est cela ou ce n'est pas cela.
—Cependant, le frère de madame Maurice ne reste jamais à Paris que pour ses affaires, et il en revient aussitôt qu'elles sont terminées. Si, comme vous l'assurez, tout le monde a aperçu M. Victor sortant seul de la maison de feu M. Clavier, ou, pour mieux dire, de la maison de mademoiselle de Meilhan, pauvre jeune personne maintenant fort à plaindre, sans perspective de mariage, quoique en possession de la grande, de l'immense fortune dont elle a hérité...
Après une pause affectée, et un trouble de commande tout à coup survenu dans ses idées, l'orateur se demanda:—Mais où en étions-nous?—Nous en étions, je crois, sur madame Maurice, n'est-ce pas?
—Non, madame, répondirent toutes à la fois les assistantes, qui avaient été rarement plus recueillies; non, madame, vous parliez de M. Victor et de mademoiselle Caroline, qui, ayant hérité de tous les biens de M. Clavier, ne serait point embarrassée de choisir un parti de son goût.
—Ai-je dit cela?
—Bien sûr, madame. D'ailleurs nous pensons toutes comme vous.
—Est-il bien vrai, continua l'excellente maman, qu'elle ait hérité?
—Cela est positif, madame.
—Elle doit avoir hérité d'un million et demi ou d'un demi-million, ajouta une autre sans sourciller. Voilà une belle dot!
Une vingtaine de soupirs s'exhalèrent sous les tilleuls.
—N'exagérons rien, mesdemoiselles, s'il vous plaît. Qui de vous sait au juste si M. Clavier n'avait aucun parent?
S'il en avait, trancha brusquement une jeune personne en bonnet rose qui ne voulait pas renoncer au million et demi, ou au demi-million, ils seraient déjà à Chantilly, depuis quinze jours qu'est mort M. Clavier. Si les morts vont vite, les héritiers vont plus vite encore.
—On ne revient pas d'Amérique en quinze jours, mademoiselle. Il y a encore des neveux en Amérique, si l'on n'y trouve plus d'oncles.
—Mais, madame, quand cela serait! Il s'agirait de savoir s'ils sont plus proches parents de M. Clavier que mademoiselle de Meilhan.
—Mademoiselle Caroline n'est pas du tout parente de M. Clavier, fut-il aussitôt répliqué au bonnet rose par un bonnet bleu.
—Ah! par exemple, reprit le bonnet rose qui avait été interrompu.—Charmante figure de seize ans, s'appuyant sur son bras posé sur le gazon.—Elle aurait supporté pendant si longtemps la mauvaise humeur de cet homme, triste, malade accablé de vieillesse, pour rien, pour n'être pas son héritière!
—Si elle l'aimait comme son propre père, mademoiselle, cette charge lui aura été légère.
—Légère! légère! Je vous la laisse, à vous.
—Et je la supporterais avec contentement, mademoiselle, si elle me tombait en partage.
—On voit bien que vous êtes riche. La supposition ne vous engage à rien.
—Et vous, mademoiselle, qui désirez peut-être le devenir, vous choisissez vos moyens.
Décidément la discussion entre le bonnet rose et le bonnet bleu tournait à l'orage: deux visages avaient rougi; deux poitrines se gonflaient; au moindre mot, l'eau aurait coulé.
—Eh bien, fit un survenant en posant sa canne de jonc à pomme d'or au milieu du cercle agité, comme le Neptune de Virgile lorsqu'il impose silence aux flots: eh bien, que se passe-t-il donc? je vois des yeux rouges qui demain seront irrités et plus irrités en outre du serein dont j'ai dit cent fois de se garantir, dans le mois où nous sommes: le mois des fraîcheurs!
—Bonjour! monsieur Durand; bonjour! comment vous portez-vous?
—On n'adresse jamais ces sortes de questions à un médecin. Bien!—très-bien!—mes enfants!—mieux que vous,—qui, malgré mes conseils dont on semble faire cas, venez tous les jours vous asseoir ici, aspirer par tous les pores des maux d'yeux, des crampes, des sciatiques, des rhumatismes, des fluxions...
—Oh! mon Dieu, monsieur Durand, vous nous épouvantez. Le mois de mai est si beau!
—Il n'y a pas de beau mois de mai. Ces rossignols, ces brins d'herbe, ces tilleuls, cette eau courante, sont choses fort poétiques; mais abusez des rossignols, et je vous appliquerai au cou des sangsues.
Et, en riant et en se laissant glisser le long de sa canne de jonc comme un ours qui a fini de jouer et qui devient bon, le docteur Durand s'assit sur l'herbe fraîche au bord du bassin fécond en sciatiques, entre toutes ses gracieuses clientes et immédiatement au dessous de la causeuse maman qui avait tenu le dé de la conversation jusqu'à son arrivée.
—Docteur! dit-elle.
—Madame.
—Dictez-nous sur-le-champ une ordonnance pour nous guérir d'un mal dont nous souffrons toutes, jeunes et vieilles, en ce moment.
—Quel est ce mal? le silence?
—Docteur, à peu près. Vous êtes un excellent physionomiste. Nous mourons de curiosité.
—Je n'ai qu'un seul remède; mais la Faculté me l'interdit: c'est l'indiscrétion, mesdames.
—Docteur, soyez gentil.
—Vous avez déjà peur du mémoire. Voyons?
—Mademoiselle de Meilhan est-elle héritière de M. Clavier? En est-elle l'héritière universelle? A-t-elle le projet de se marier? Épousera-t-elle quelqu'un de Chantilly? Est-il vrai qu'on lui ait légué un million et demi ou un demi-million? M. Victor va-t-il chez elle? A quel titre y est-il reçu? Savez-vous si elle l'aime?
Le docteur avait fermé les yeux, s'était bouché les oreilles, effrayé de la multiplicité de questions dont on le criblait, sans qu'il pût se permettre un mouvement, soit à droite, soit à gauche. Son premier mot fut, après un silence méditatif:
Le malade est gravement malade et je l'abandonne.
Il se leva pour partir.
On le retint d'abord par sa canne, comme un oiseau pris à la glu; puis par son chapeau, gardé en otage et passé derrière le cercle; ensuite par les pans de son habit marron; enfin par beaucoup de caresses qu'on lui fit.
—Mais laissez-moi: vous me prêtez, mes enfants, plus d'importance cent fois que je n'en ai. Je ne sais rien.
—Asseyez-vous toujours. Dites le rien que vous savez.
—Tout Chantilly a dû apprendre que lorsque je fus appelé pour donner mes soins à M. Clavier, il était déjà mort, froid comme marbre.
—Et de quoi supposez-vous qu'il soit mort? d'apoplexie?
—Non; sa face n'offrait aucun signe d'une violente irruption de sang au cerveau. Je présume que le cœur était malade chez lui; j'y soupçonnais depuis longtemps une lésion. A la suite d'un chagrin, le mal se sera déclaré; l'épanchement s'en sera suivi, la mort également.
—Et à quelle cause morale attribuez-vous le chagrin qui l'a tué?
—Le pouls des malades, chère dame,—car c'était la chère dame qui questionnait, commentait, argumentait sans cesse,—ne me révèle jamais les accidents moraux dont il me confie les résultats physiologiques. Je viens de vous dire, du reste, qu'il était mort quand je fus appelé.
—Et qui était auprès de son lit? personne, je gage.
—Pardon! il y avait mademoiselle de Meilhan qui tenait sa main, la baisait et priait.
—C'est fort louable, docteur. Et la petite hérite-t-elle, au moins, cette chère enfant?
—N'étant ni son confesseur ni son notaire, je l'ignore.
—Il doit avoir laissé une belle fortune: cela ira sans doute à quelque libertin de neveu. Il y avait de quoi ménager un si beau mariage à mademoiselle de Meilhan, et favoriser si avantageusement quelque excellent garçon de Chantilly? On comprend que monsieur Victor Reynier soit si assidu auprès de l'orpheline: la royauté vaut l'hommage.
—Voyons votre langue, ma voisine; comme vous en débitez sans vous épuiser, sans vous couper, sans vous contredire! Mais M. Reynier ne va dans la maison de mademoiselle de Meilhan que pour dresser l'inventaire des meubles, effets et bijoux laissés par M. Clavier. Comme elle doit quitter bientôt, dans huit jours peut-être, cette maison, M. Reynier hâte ce travail dont son beau-frère, M. Maurice, l'a prié de se charger. M. Maurice n'en a pas le loisir, toujours absorbé par le travail de son étude.
—Ceci est sensé, docteur; mais ceci ne détruit rien, absolument rien. L'homme de l'inventaire peut être l'homme du contrat.
—Ah! vous compromettriez un saint avec vos insinuations perfides. Ne me faites plus parler, tenez!
—Si, si, docteur, s'écrièrent les demoiselles. Nous vous aimerons bien; parlez! Là, tout bas, à chacune un mot. Quel est celui qui épousera mademoiselle de Meilhan?
—Je le proclamerai tout haut, puisque vous m'y forcez. Le mari destiné à mademoiselle Caroline de Meilhan.—Apprenez-le, mesdemoiselles,—c'est...
Le docteur aspira une prise de tabac.
—C'est—qui?
—C'est moi!
—Oh! le méchant! C'est mal, docteur, de vous amuser ainsi à nos dépens!
—Nous nous vengerons sur vos ordonnances.
—Eh! que ne vous adressez-vous plutôt à M. Victor lui-même qui sort,—tenez, regardez,—de la porte du jardin de mademoiselle de Meilhan?
—C'est lui, en effet, se dirent les dames et les demoiselles en se levant à demi pour vérifier l'indication du docteur.
Victor fut bientôt l'objet de tous les regards. On remarqua,—car pas un de ses mouvements n'était perdu,—qu'il avait remis dans sa poche la clef dont il s'était servi pour ouvrir et refermer la porte du jardin.
L'interprétation de cette familiarité fut si générale et si spontanée, qu'on ne prit pas la peine de se la communiquer.
S'étant aperçu de l'impression que la sortie un peu libre de Victor produisait sur les groupes, le docteur se jeta au-devant des inductions et déclara qu'il trouvait fort naturel que M. Victor eût à sa disposition une des clefs de la maison de mademoiselle de Meilhan, afin de pouvoir, à toute heure du jour, et sans déranger personne, y entrer pour dresser l'inventaire du mobilier, travail minutieux, traînant, et tout de confiance.
Il ne convainquit personne, et il n'arrêta pas l'attention inquisitoriale de ces dames sur Victor; elles remarquèrent qu'il était sans chapeau, et qu'il hésitait à prendre une résolution, au milieu d'un trouble et d'une anxiété dont la distance n'empêchait pas de distinguer les signes.
Les personnes occupées à lire ou à converser indifféremment auprès du bassin mêlèrent leur surprise à celle des autres, et toutes furent témoins de la bizarre manœuvre de Victor.
Après avoir balancé s'il irait vers le grand chemin ou s'il se porterait du côté du château, il se dirigea, en courant comme un fou, vers la pièce d'eau où il arriva effaré, hagard, n'ayant pas l'air de voir ceux au milieu desquels il tomba.
—Docteur, s'écria-t-il en prenant sous le bras monsieur Durand, docteur, mademoiselle de Meilhan est dans des convulsions affreuses; elle se tord dans des vomissements qui ne l'ont pas quittée depuis deux heures; son estomac se soulève; je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à l'état où elle est; on dirait un accouchement.
—Un accouchement! murmurèrent les mamans en levant les yeux sur le docteur, et les jeunes demoiselles en se regardant entre elles, les unes et les autres acceptant comme un fait ce qui n'était peut-être qu'une perfide comparaison.
—Mesdames, s'écria le docteur en lançant un regard d'imperceptible dédain à Victor et prêt à le suivre, mesdames, mon devoir est de vous le déclarer, au mépris de l'effroi que je vais répandre au milieu de vous: le choléra est à Chantilly!
C'était le 6 juin 1832.
La France roula au bord de l'abîme.
Depuis longtemps organisée, l'insurrection républicaine rallia, à l'occasion du convoi du général Lamarque, ses forces disséminées: se parqua en silence, dans la soirée du 5 juin, dans les rues ténébreuses du cloître Saint-Merry, et là, malgré une effrayante inégalité de forces, elle offrit le combat à la royauté, qui l'accepta. Paris fut en feu. Plus meurtrier qu'en juillet 1830, le canon tonna dans la longueur des rues; frappées à leur base, des maisons chancelèrent sous les boulets; les ruisseaux portèrent du sang à la Seine.
Laborieuse journée pour tous les partis, qui tous y laissèrent quelque gage de défaite! Les républicains émoussèrent une énergie qu'ils ne montrèrent plus depuis, soit que l'occasion d'en déployer une aussi désespérée ne s'offrît plus, soit qu'on ne profite pas deux fois de l'occasion; le pouvoir compromit dans cette fatale journée la pureté primitive d'une révolution qui n'avait pas encore été souillée; et les partisans de la royauté déchue y perdirent la plus précieuse de leurs espérances; il ne leur était plus permis d'attendre, d'une victoire républicaine sur la royauté de juillet, le retour au trône de la branche aînée.
Prenons à cette histoire de nos troubles civils la part dont ne peut se passer notre récit.
Dès que le tocsin, lancé par volées des tours Notre-Dame, eut trouvé des échos dans les clochers des environs, l'alarme sauta de distance en distance pour se propager dans tous les sens; la campagne s'arma. Par toutes les barrières la population des banlieues regorgea dans la capitale.—Pareille énergie eût en 1814 sauvé Paris.—Les chemins étaient couverts de paysans armés; la garde nationale recueillait le fruit précoce de son institution. En quelques heures, plusieurs départements furent sur pied et attendirent pour savoir à qui la France appartiendrait.
La catastrophe qui mit ainsi face à face dans la rue deux principes qui n'en formaient qu'un, deux ans auparavant, avait consterné les campagnes aussitôt qu'elle y avait été connue.
Loin de Paris, au moins autant que dans ses murs, on craignait,—la menace en avait été si souvent prononcée,—le retour d'un autre bouleversement social semblable à celui de 1793, et qui de nouveau remettrait en question les principes de la propriété. Vraies ou fausses, ces opinions avaient inspiré d'inexprimables craintes à ceux qui possédaient ainsi qu'à ceux qui, avec raison, n'admettent pas de cobénéficiaires au gain d'une fortune acquise sans le concours d'autrui. Cependant l'effroi qui régnait n'était pas celui de 93. Comme on ne croyait pas à la barbarie des républicains, mais beaucoup à l'ambition assez mal dissimulée de quelques-uns, on avait moins peur au fond d'être pendu que d'être pillé. Démentant à peine ces préventions répandues partout, les journaux extrêmes annonçaient,—on ne sait dans quel but étrange de séduction politique,—une révolution sociale complète à la première crise dont leurs doctrines sortiraient triomphantes. Les fortes têtes du parti avaient même déjà dressé la Genèse sociale d'après laquelle les plus riches de la nation régénérée ne posséderaient pas plus de cinquante arpents.
Hors Paris, les fonds publics ne baissent pas à la nouvelle d'une guerre ou à la menace d'une insurrection civile; mais, à la moindre oscillation de l'État, on cloue la porte du grenier; on creuse un trou dans les champs, et l'argent disparaît de la circulation.
Aux hurlements du tocsin, les villageois coururent, les uns,—nous l'avons dit,—au secours de la capitale soulevée, les autres, au dépôt de leurs économies pour le mieux cacher.
Effet ordinaire des calamités politiques: en un instant l'ami n'eut plus de foi en l'ami dont l'opinion lui sembla suspecte; on ferma les portes; l'égoïsme se consulta en famille. On rassembla les écus et les enfants; les hommes prirent les premiers sous leur protection, les mères se réservèrent la défense des autres. Puis, la fourche de fer à la main, on attendit derrière la haie l'arrivée des brigands. Les brigands! menace vague qui reparaît à chaque révolution; terrible parce qu'elle est vague.
On apporta d'autant plus de précipitation à suspendre sur-le-champ, tant à Paris qu'ailleurs, toutes relations d'affaires, à retirer ses fonds, à s'isoler, que jamais insurrection n'avait débuté avec des chances de réussite égales à celles sur lesquelles comptait la révolte de Saint-Merry, formidable en nombre, en moyens d'attaque, en affiliations, en position, et redoutable surtout par son enthousiasme. Issu en droite ligne de celui de juillet, cet enthousiasme s'était ravivé et retrempé dans des serments d'union prononcés sur les restes du général Lamarque.
Maurice arrivait à Paris, où il avait assisté aux premiers engagements entre les républicains et la ligne; il avait vu les soldats râlant dans les ruisseaux, d'autres égorgés sur le dos des bornes; il avait franchi des barricades formées d'un rang de républicains morts et de pavés.
Ses oreilles sifflaient encore du bruit des boulets; les balles avaient percé son chapeau, jeté en ce moment à ses pieds, déformé par la sueur. Le drapeau blanc, le drapeau noir, le drapeau tricolore avaient tour à tour flotté à ses yeux au sommet des maisons de la rue Saint-Martin, le long desquelles il avait plu du sang sur ses joues.
Associé aux pensées de mécontentement dont les actes dynastiques de la révolution de juillet avaient été le point de départ, Maurice approuvait l'esprit d'une insurrection qui allait peut-être assurer la dernière conquête de cette révolution.
Sur le champ de meurtre qu'il avait traversé, il avait été témoin,—sa figure l'attestait suffisamment,—de la mort de ses meilleurs amis, de ses frères en opinion; il avait dû se mêler à leurs rangs crevassés par la mitraille, et verser l'obole de plomb à son parti; il s'était ensuite retiré, se disant que sa vie était à d'autres dans la condition où le sort l'avait placé. Après s'être montré brave, il s'était montré honnête.
Si ses amis se relèvent vainqueurs, ce qu'il est aussi difficile de nier que d'affirmer, dans la matinée du 6 juin qui s'écoule, eh bien, il n'aura pas déserté sa cause; si la royauté, au contraire, se rajeunit dans ce bain de sang, elle n'aura pas à traîner Maurice dans un cachot: il n'aura pas abandonné son poste au milieu de la société.
Depuis son retour à Chantilly, Maurice est enfoncé dans un coin sombre de son cabinet, fuyant le jour, le bruit, se fuyant lui-même; il étend ses doigts crispés sur son front en sueur; il écoute; il parle vite, seul, tout bas; il va à la porte, à son secrétaire, à la croisée; il court ensuite se blottir, s'affaisser, se faire petit dans son coin, les cheveux hérissés, le front jaune, l'œil ouvert.
—Plus d'entrepôt! fut le cri déchirant qui sortit de sa poitrine pour la soulager.
—Plus d'entrepôt à Saint-Denis! Comme on nous a joués! L'entrepôt sera construit à trois lieues de là; il sera construit de l'autre côté de Paris, de l'autre côté de la Seine, de l'autre côté de l'enfer! plus d'entrepôt à Saint-Denis! Et Victor qui me répondait de la promesse de l'employé au ministère, voleur en sous-ordre d'un voleur, qui aura traité des deux mains! mon concurrent lui aura jeté dix mille francs de plus, mille francs, peut-être: le plateau l'aura emporté de son côté. Six cent mille francs engloutis dans cette mare de corruption!
L'entrepôt sera à Grenelle! ignoble dérision! moi qui me ruine en achat de maisons à La Chapelle! Que vais-je faire de ces maisons, nids à rats, de ces masures infectes, payées dix fois leur prix?
Et aux échéances du 15, comment faire honneur aux valeurs contractées pour payer ces maisons?
A chaque bout de mes pensées, l'abîme de la banqueroute; et banqueroute frauduleuse, avec jugement, affiches, exposition; banqueroute avec la marque. On ne marque plus: c'est vrai! Je ne serai pas marqué!
L'entrepôt ne sera pas à Saint-Denis! l'entrepôt sera à Grenelle!
Et si Maurice détourne les yeux du plafond pour les porter autour de lui, son désespoir revêt alors un caractère d'égarement taciturne à inspirer des craintes pour sa raison. Il sourit et pleure à la fois en regardant ces cartons qui ne sont plus placés avec la symétrie des premiers temps. Reflet de son âme, les reliques saintes des familles n'étaient pas autrefois salies de poussière et poussées au hasard sur les étagères.
Le front pétri par ses mains tremblantes, tandis que Maurice cherche dans sa tête, illuminée des sinistres clartés d'une révolution, et traversée des pressentiments d'une imminente banqueroute, une planche de salut, un angle de rocher où s'accrocher dans le naufrage, dût-il s'y suspendre par sa poitrine en lambeaux, Victor entre et lui serre expressivement la main.
—Ta cause est gagnée, Maurice!
—Quelle cause? répond Maurice avec un regard privé d'intelligence, et tel qu'un fou sur qui l'eau glacée d'une douche vient d'être versée.
—Tes amis sont des géants; ils résistent aux baïonnettes, à la mitraille, au canon qui les broie dans les maisons où ils se sont fait jour avec leurs ongles. La rue Saint-Martin, la rue Maubuée, la rue de la Verrerie, toutes les rues environnantes, s'en vont au choc des boulets. Quand les étages s'écroulent, de braves jeunes gens paraissent sur le bord des croisées, saluant la foule qui les maudit; ils sourient et meurent en criant: Vive la république! S'ils tiennent encore jusqu'à demain matin, la royauté ne couchera pas demain soir aux Tuileries.
En échange de ces nouvelles qu'il apportait de Paris, non avec le ton d'un triomphateur, mais avec le parti pris d'un homme prêt à s'accommoder de la république si elle est proclamée, Victor attendait de Maurice quelque explosion patriotique qui fît diversion au chagrin dont il le voyait accablé.
—Plût au ciel, s'écria Maurice, que la révolte ne cessât pas, que l'émeute pulvérisât Paris jusqu'à la dernière maison des faubourgs! Royauté ou république, je péris si les affaires reprennent tranquillement leur cours accoutumé. République ou royauté, il me faudra rembourser plus de quatre cent mille francs le 15 de ce mois; et nous sommes au 6, et nos maisons, depuis la translation de l'entrepôt ne valent pas cinquante mille francs. République ou royauté, mes billets seront protestés; on me poursuivra, on me jugera, on me condamnera, on m'emprisonnera. Il n'y a pas de gouvernement qui remette aux débiteurs leurs dettes: les révolutions ne déplacent pas les principes de l'honneur.
Oh! que j'étais heureux, Victor, quand j'ai vu dépaver Paris, briser ses carreaux, incendier une mairie! quand j'ai ouï, avec une joie qui m'a élargi l'âme, le canon, l'affreux canon tuant Paris! Ce désordre entraînera le mien. C'est bien le moins que la dette d'un homme disparaisse, quand une capitale s'engloutit; mais il faut qu'elle s'engloutisse!
Es-tu bien sûr, Victor, qu'on se battait encore quand tu es parti? Es-tu bien sûr que les maisons ouvertes, ivres, béantes comme des cavernes, buvaient encore des soldats par leurs portes et vomissaient des morts par les fenêtres? Ainsi je les ai vues.
Tiens, je n'ai pas pu mourir. Une balle m'a frappé ici, une autre là, une autre là, près du front. Point d'hypocrisie: mon dévouement, ce n'était pas du patriotisme, c'était du suicide. Je n'en voulais à personne! Je n'en voulais qu'à moi! Feu sur le banqueroutier!
—Oui, le coup est grave, Maurice, mais...
—Grave! il est mortel.
—Les affaires sont une bataille; personne n'est sûr du triomphe.
—Tu oses comparer de dégoûtantes témérités à une bataille! Est-ce que les affaires rapportent jamais quelque gloire, que l'on réussisse ou que l'on succombe? La spéculation la plus honnête, c'est d'acheter à trois francs pour vendre à quatre francs; et cela est un vol. Qualifie notre opération maintenant.
Mais je l'avais prévu. Nous avons eu recours à la corruption; elle nous paye avec sa monnaie. Je n'ai jamais fondé,—c'est une justice que ma conscience me rend,—aucun crédit sur ces trafics que tu décores du nom de grandes affaires. Que n'appelles-tu aussi grandes affaires la fabrication de la fausse monnaie et de faux billets de banque?
—Tu confonds, Maurice, le gain avec le vol.
—Connais-tu celui qui s'est arrêté à la ligne qui les sépare?
—Il y a des hommes probes en affaires.
—Ceux-là ne sont pas millionnaires.
—Peut-être. Es-tu entré dans leur coffre-fort?
—Et toi dans leur conscience?
—Ah! Maurice, la colère t'égare.
—Non, elle ne m'égare pas, Victor, et je jouis du malheur de toute ma raison. Toute fumée d'illusion s'évanouit; ton chemin de fer est une extravagance. Notre grande fortune va se réduire,—sais-tu à quoi?—pour toi en une fuite à l'étranger, pour moi en une prison perpétuelle.
—Si cependant, Maurice, la république est constituée?...
—Ne crois-tu pas que ce sera une république de voleurs, toi aussi?
—Mais nous ne sommes pas des voleurs, après tout, Maurice?
—Quoi donc? et l'argent d'Édouard dont j'ai disposé?
—L'argent d'Édouard! l'argent d'Édouard! c'est un placement malheureux: il n'est pas perdu pour cela. Qui est-ce donc d'ailleurs que cet Édouard?
—C'est...
Maurice réfléchit que cet homme ne valait pas même l'outrage d'une révélation. Il se soucie, pensa-t-il, autant de la réputation de sa sœur qu'il est affligé de la position où il m'a mis. Le voilà, comptant sur la république pour aplanir un chemin doux à la banqueroute! Et les hommes de cette espèce qualifient les républicains de brigands!
—Cet Édouard, répliqua enfin Maurice, est un homme quelconque, qui a eu assez bonne opinion de ma probité pour déposer entre mes mains les trois cent mille francs dilapidés par toi en achats de pierres pourries. Je pense que ce renseignement te suffit, et que tu devrais être le dernier à me demander: Qu'est-ce que ce monsieur Édouard?
—Est-il à Paris, ce redoutable créancier? redemanda Victor qui se torturait vainement pour se poser en honnête homme.
—Oui!
—Oui!
—Un jeune homme?
—Oui! oui! Mais, Victor, pourquoi ces questions insignifiantes?
Victor eût tout aussi bien demandé si Édouard portait habituellement un habit marron.
—Songe que nous sommes perdus, Victor. Avoir dépensé un million à l'achat des maisons de La Chapelle! J'admets qu'elles nous mettent à couvert de cent mille francs, si ce n'est pas exagérer ce qu'elles valent; nous n'en perdrons pas moins neuf cent mille francs. Les perdre s'ils nous appartenaient, ce ne serait qu'un malheur ordinaire; mais ces neuf cent mille francs se composent de trois cent mille francs d'Édouard que je veux rendre les premiers... Entends-tu?
—Si tu rends toutefois quelque chose, se dit intérieurement Victor.
—Oui, les premiers; plus de trois cent mille francs prélevés sur l'argent des rentes que j'ai touchées pour monsieur Clavier depuis sa mort; et de trois cent mille francs enlevés de là.
Maurice avait pris son beau-frère par le coude et l'avait placé en face des cartons, où étaient contenus les titres de propriétés, les dépôts, les valeurs de toute nature de ses clients. Après une pause silencieuse, il répéta cette effrayante et courte syllabe: Là! Le ressort d'un pistolet fait ce bruit, lorsqu'il tombe sur la capsule et qu'une cervelle humaine saute au plafond...
Là, Victor, tu m'as poussé à fouiller avec toi, et nous avons puisé à notre aise, tant que nous avons voulu. D'où t'est venue l'idée de cette exécrable ressource? Je n'y aurais jamais songé, moi, qui ai constamment sous les yeux ces cartons! Prévoyais-tu qu'il y avait de l'or là-dedans? Mais tu le flaires donc?—Car ta hardiesse à les ouvrir, à les vider, semblait indiquer une sûreté de mouvements infaillible. Tu allais! tu allais! tu plongeais!—Qu'y mettrons-nous, maintenant? Parle!
Les questions de Maurice n'étaient pas assez régulières pour forcer Victor à des réponses qui l'eussent embarrassé. D'ailleurs, les fonds prélevés sur les dépôts des clients, et dont ils avaient disposé autant l'un que l'autre, avaient été abîmés dans l'opération du chemin de fer. Jamais événement ne fut plus simple dans sa calamité. C'était un coup de foudre. Il n'y avait ni explication ni consolation possible. Aussi Victor ne répondit pas à Maurice.
Il pouvait être midi. Des groupes animés formés au bout de la pelouse, des rumeurs, qui sortaient de ces groupes, attirèrent l'attention de Maurice. Une chaise de poste relayait, venant de Paris. Probablement les voyageurs répandaient la nouvelle de ce qui s'y passait.
Maurice descend en hâte, et demande au conducteur dans quel état il a laissé la capitale.
—Dans le plus grand trouble.
—Les révoltés faiblissent-ils?
—Nullement, monsieur.
—Le nombre en augmente-t-il?
—D'heure en heure, à vue d'œil, à mesure qu'on tue.
—Et les Parisiens?
—Ils regardent par leurs croisées.
—Est-ce que les autres quartiers de la ville se soulèvent?
—Je ne m'en suis pas aperçu.
—Les boutiques sont-elles fermées?
—Aucune.
—Quelle indifférence! murmura Maurice: le calme de ces gens-là est odieux. Ils passent d'un gouvernement à un autre comme de leur arrière-boutique à leur comptoir. Demain on fera encore des affaires!
Les habitants de Chantilly étaient en proie à de vives craintes en écoutant ce dialogue entre le conducteur et Maurice.
—On vient donc à leur aide? continua-t-il.
—De tous côtés, monsieur.
—Mais qui? puisque les habitants ne les secondent pas.
—Leurs amis, leurs partisans; on parle aussi de trente mille républicains qui arriveront de Dijon demain matin.
—Bonheur! pensa Maurice, qu'ils tiennent jusque-là, extermination ensuite, bouleversement.—Mais la troupe? la troupe?
—Elle les assiége aussi de toutes parts.
—On se massacre donc?
—C'est le mot.
—On ne présume pas à qui restera la victoire?
Le conducteur était remonté et lançait ses chevaux sur le bas de la route.
Sa dernière réponse était dans la voiture qu'il semblait prendre à cœur d'éloigner le plus possible de Paris. Les deux femmes, les deux enfants et le jeune homme, qui s'y trouvaient, montraient sur leurs visages l'altération d'une fuite précipitée.
—Et certes ils n'appartenaient pas au parti républicain.
Le cœur gros d'une affreuse joie qui le rendait odieux à lui-même, Maurice rentra et reparut dans le cabinet où son beau-frère était resté à l'attendre.
—Tout va à merveille, Victor; Paris est un chaos; on s'y égorge, les républicains et la troupe; les riches fuient; la chaise de poste qui a relayé emporte une famille entière. On émigre déjà.
—Allons, il y aura quelques bonnes petites affaires à traiter, dit Victor en se frottant les mains; les biens d'émigrés seront pour rien.
—Tu songes aux affaires, toi! Oh! non, il n'y aura plus d'affaires, c'est mon espoir! Des ruines! c'est tout ce que je demande, que tout soit anéanti.—Tout! plus de commerce, plus de tribunaux! Que l'échafaud de bois où l'on expose les banqueroutiers soit brûlé avec le siége de la justice!—C'est mal!—Mais je n'ai de soulagement qu'avec ces pensées de destruction. Et que le 15 n'arrive jamais!
—Tu as raison, si la fin du monde arrive avant l'échéance du 15, il y aura prescription de droit.
—Monsieur! monsieur, dit un clerc qui entra dans l'étude, monsieur, vous n'entendez donc pas?
—Expliquez-vous! parlez!
—La cour est pleine de gens pressés de vous voir.
—Victor,—je ne sais,—vois toi-même!—regarde par la croisée quelles sont ces gens.
Victor ouvre la croisée et regarde.
—Ce sont tout simplement tes clients.
—Mes clients!
—Oui! je les ai reconnus; pourquoi en si grand nombre, Maurice?
—Je n'en sais rien.—Irai-je voir? Va toi-même! non, reste, attends. Je descends. A quoi bon?—Mon habitude n'est pas de les recevoir dans la cour.—Ils trouveraient du louche...
Effaré, Maurice sonna; il sonna fort.
Le clerc reparut.
—Pourquoi n'avez-vous pas prié les personnes qui sont là-bas de monter?
—Vous ne me l'avez pas commandé.
—Allez donc! et qu'elles montent.
—Victor, suis-je pâle?—je dois l'être. Je sens fléchir mes jambes, j'ai des éblouissements. Ne me quitte pas. Sois là, reste là; toujours là.
La porte s'ouvre, plus de quatre-vingts personnes, paysans, fermiers, bûcherons, charbonniers, vignerons, pénètrent à la fois dans le cabinet, non sans désordre, dans leur avidité brutale à parler les premiers à Maurice.
—Monsieur Maurice, répondez-moi.
—Monsieur Maurice, moi je viens de loin, je passerai avant les autres.
—Monsieur Maurice, deux mots seulement, et je pars.
—Monsieur le notaire!
—C'est à moi à être écouté. Je suis ici depuis une heure!
—Et moi depuis deux heures.
—T'en as menti.
—Menti toi-même.
—Si nous n'étions ici, je te travaillerais les échalas.
—Mes amis, du silence! la paix! chacun aura son tour.
—Nous parlerons bien, peut-être, nous autres, femmes.
—Vous autres! rentrez vos langues dans le fourreau.
—Tiens! tiens! il ferait beau vous voir nous en empêcher!
—Mes braves gens, du calme! je vous entendrai tous!—tous!—D'abord, qui vous amène chez moi en si grand nombre?
Ces premières paroles furent si faiblement dites par Maurice, qu'elles ne produisirent pas plus d'effet qu'une goutte d'eau sur un brasier.
—Oui! qui vous amène? répéta Maurice, dont l'abattement avertissait son beau-frère de mettre en mesure de parler pour lui.
—Voici, parvint enfin à dire le père Renard, qui avait déposé chez Maurice les titres de possession de trois maisons et qui avait négligé jusqu'ici de toucher sa rente viagère de six mille francs; voici:—On assure que la duchesse de Berry, à la tête de cent mille Prussiens, est descendue dans Paris par le faubourg Saint-Antoine.
—Ah! ouitche? des Prussiens; ce sont tout uniment,—et il y avait pas mal de temps que ça bouillait,—les républicains qui font des horreurs aux quatre coins de Paris.
Le dernier qui avait parlé était Robinson le tuilier. On a peut-être oublié que Robinson, voulant devenir acquéreur de l'un des lots de la Garenne entre Morfontaine et Saint-Leu, avait confié à Maurice, pour effectuer cet achat, quatre-vingt mille francs. La propriété ne s'était élevée qu'à soixante-trois mille: c'était donc dix-sept mille francs qui revenaient à Robinson. Pendant quatre mois il avait balancé à les retirer. Mais au bruit de l'émeute, il était accouru comme les autres.
—Je répète, si l'on ne m'a pas entendu, que ce sont les républicains.
—Ah! pour ça, c'est vrai, affirma avec un ton d'autorité que n'augmentait pas peu son titre, l'homme d'affaires de monsieur Grandménil; de Sarcelles d'où je viens, on entend le canon comme si on l'avait dans l'oreille.
—Alors ce sont des républicains, puisque monsieur l'assure, et qu'il a entendu le canon.
Ces deux témoignages ne permettaient plus aucun doute sur les causes de l'insurrection parisienne.
—Et qu'est-ce que ça veut, ces républicains? demandèrent plusieurs voix qu'il était difficile de distinguer au milieu de la confusion générale.
—Parbleu! reprit Robinson, ils veulent rasseoir Charles X sur le trône.
—Un cri d'horreur couvrit tous les cris. A la réprobation qui circula en longs murmures, dès que cette intention si vraie eut été prêtée aux républicains, on eût imaginé que Charles X avait pendant son règne empêché le blé de germer et les pommes de terre de fleurir.
Debout sur un tabouret, Victor avait beau s'adresser à ceux qui lui semblaient les moins extravagants dans leurs divagations politiques, il ne parvenait pas encore à s'en faire écouter.
—Messieurs, je...
—Il n'y a plus de sûreté nulle part.
—Ils incendieront nos meules de foin.
—Ils couperont nos arbres au pied.
—Mes braves gens, je...
—Les scélérats!
—Plus de récolte, plus de moissons, plus rien.
—Mais amis, je...
—Il ne s'agit pas de ça! s'écria un rustre en argumentant des coudes et des genoux pour se rapprocher le plus possible de l'endroit où était Maurice, auquel il tenait particulièrement à parler. Il ne s'agit pas de ça!
Ce rustre était Pierrefonds le vacher, qui, il y avait près d'un an, avait effectué entre les mains de Maurice, sans vouloir accepter aucune espèce de garantie, un placement de cent vingt mille francs provenant d'un héritage.
—Il s'agit, Russes, Prussiens, carlistes ou républicains, qu'il n'y a plus moyen de rester dans ce pays: avant ce soir peut-être nous serons attaqués par les brigands. Le meilleur notaire alors ce sera un fusil, et le meilleur coffre-fort un trou de dix pieds au milieu de la forêt. C'est donc parce que nous ne voulons pas que les autres, sachant qu'il y a de la graine ici, viennent vous tuer, monsieur Maurice, que nous vous prions, vous remerciant bien de vos soins pour les avoir gardés, de nous rendre nos petits dépôts; vous en serez plus tranquille, nous aussi; ça vous va-t-il?
L'affreux pressentiment de Maurice se vérifiait. Son cœur, qui battait auparavant avec violence, s'arrêta net.
—Oui, monsieur Maurice, poursuivit Pierrefonds, faut pas que nous soyons cause des malheurs dont vous ne seriez pas quitte si les républicains se répandaient dans la campagne, comme on dit qu'ils viendront quand la besogne sera finie là-bas, à Paris.
—Dame!—c'était une autre voix,—Pierrefonds dit vrai; ils vous arracheraient la peau tout vivant, pour un liard, au moins! Lâchez-nous nos magots; puis laissez venir! Ah! ils seront bien attrapés! bonjour, ils sont partis!
Pousser son beau frère sur un fauteuil, car il sentait qu'il n'avait plus la force de se tenir debout, et se placer devant lui, de manière à le cacher presque en entier de son corps, ne fut qu'un mouvement pour Victor, qui, souriant avec un superbe dédain, répondit aux paysans.
—Ah ça! qui s'est donc moqué de vous de cette façon-là, mes amis? Quoi! vous vous êtes laissé prendre comme des étourneaux à d'aussi fausses et extravagantes nouvelles, vous ordinairement si sensés? mais encore une fois, qui donc s'est moqué de vous?
—Moi, ça m'est venu comme je menais mes chevaux à l'abreuvoir.
—Vous voyez donc combien c'est faux!
—Je ne dis pas que cela soit vrai comme l'Évangile, reprit un autre; mais le porte-balle qui me l'a appris quittait Paris, m'a-t-il affirmé, à cause de l'émeute.
—Ruse de marchands de bas; ce sont des perturbateurs.
—Pour nous quatre, c'est bien différent: nous le tenons de monsieur le maire.
—L'important! le fat! Votre maire est un ambitieux. Et qui lui a fait part, à votre maire, qu'on se battait à Paris? Est-ce le coq du clocher?
Toutes les fois qu'on ridiculise un maire, on est bien sûr d'être agréable à ses administrés. Les clients de Maurice se déridèrent.
—Cependant, mes braves gens, il faut convenir, reprit Victor en orateur qui cède un peu pour obtenir infiniment, que Paris n'est pas aussi tranquille que de coutume. Mais, depuis la révolution de juillet, quand a-t-il cessé d'être exposé à de pareilles agitations? Parce que quelques poignées de turbulents se sont retranchés derrière quatre mauvais pavés que la police a consenti à leur laisser empiler, croyez-vous qu'une autre révolution, semblable à celle de 1830, soit possible? Vous avez raison d'être prudents. En guerre ou en paix, la prudence est une vertu. Mais, permettez-moi de vous le dire, c'est manquer de patriotisme que de seconder par la peur à laquelle on se livre les projets des méchants.
Il en est des hommes les plus grossiers, et des volontés les plus tenaces, comme de certains gros rochers; si on creuse adroitement autour de leur base, un enfant les fera pivoter.
Fascinés par la parole de Victor, les rustiques clients battaient peu à peu en retraite; ils étaient sur le point de se demander compte de leur présence dans l'étude de Maurice. Leur entretien était devenu plus calme, leur attitude plus respectueuse; ils s'essuyaient le front. Victor triomphait.
Pour que sa victoire fût complète, il ajouta:
—Mon beau-frère vous remercie par ma voix d'avoir songé à lui à l'heure d'une crise, où, comme vous l'exprimiez si bien il n'y a qu'un instant, vos dépôts seraient susceptibles de le compromettre. Si l'effet de vous voir réunis ici dans une même pensée d'effroi ne l'avait profondément agité, il vous dirait que votre délicatesse est trop inquiète, et qu'il tient, par cela même qu'il y a du danger à veiller sur vos fonds dont il a la précieuse garde, à ne point s'en séparer, si toutefois vous n'avez pas d'autre motif plus grave pour lui retirer votre confiance.
Des murmures suivirent les dernières paroles de Victor. Il y eut unanimité pour repousser la supposition oratoire, personne dans l'assemblée n'élevant de doute sur la probité de Maurice.
—Non! pardienne, que nous n'avons pas d'autre peur!
—Sans cela, est-ce que nous demanderions quoi que soit?
—J'aurais laissé mes fonds pendant mille ans ici.
Et plus loin:—Est-ce que nous réclamerions notre argent sans cette maudite peur qu'on nous a clouée au ventre?—Dame! il faut bien croire un peu à ce qu'on vous dit.
—Sans doute, affirma Victor. Et voilà pourquoi il vous convient d'user la même autorité morale sur vos voisins de village et de ferme. En rentrant chez vous, publiez que vous avez été dupes d'un mensonge, et empêchez par là les esprits faibles d'empoisonner leur existence, de déranger leurs habitudes sur le premier mot d'un charlatan qui traversera vos villages.
Les clients avaient décidément honte au fond du cœur de s'être livrés à une démarche si désespérée, depuis qu'ils avaient accepté les bonnes raisons de Victor. Pierrefonds lui-même, qui, comme un des plus forts clients, avait d'abord porté la parole pour expliquer sa présence et celle des siens dans le cabinet de Maurice, n'eut aucun scrupule à revenir sur son projet de retrait d'argent. Il prit un visage de désintéressement qui semblait dire:—Nous en serons quittes pour un voyage à Chantilly; voilà tout.
Remis de son trouble, Maurice se levait pour adresser quelques phrases d'adieu à l'assemblée, et, afin de n'être pas resté complétement étranger à la discussion, lorsque la voix claire d'un crieur public, qui passait sous les croisées de l'étude, entraîna un silence général. On écoute:
«Voici les événements sinistres qui ont ensanglanté la nuit dernière les rues de la capitale, après la cérémonie du convoi du général Lamarque.»
Reprenant son air léger, Victor tente de détruire sur-le-champ l'impression qu'ont produite sur les clients la voix et les paroles du crieur public.
—Mes amis, voilà tout juste, et ceci doit vous servir d'exemple, le moyen qu'on emploie chez vous pour vous alarmer.
—Il a dit événements, cependant.
—Événements! tout est événements pour Paris: le lever du soleil et le cours de la rivière.
—Mais il a ajouté sinistres, monsieur Victor.
—Vendrait-il un seul de ces papiers s'il n'ajoutait sinistres?
—Chut! il crie encore.
Victor veut parler.
—Silence! s'il vous plaît, monsieur Victor.
Et le crieur:
«On y lira les premiers engagements qui ont eu lieu entre les troupes et les insurgés de Saint-Merry; les pertes d'hommes des deux partis; les régiments qui ont tiré, et les généraux qui les commandent. Voilà du nouveau! de l'intéressant!»
Maurice était retombé dans son fauteuil, foudroyé par l'effet de ce bulletin sur ses clients; il ne pouvait s'empêcher d'un autre côté d'accueillir, comme la plus heureuse diversion à son anxiété, ces funestes événements qui lui confirmaient le naufrage où il désirait si ardemment voir périr la France. Bien! bien! murmurait son cœur noyé d'amertumes; nous retombons dans le chaos. Je vous remercie, mon Dieu! de m'ensevelir dans ce désordre. Oh! vienne vite la crise!
Méprisant les propos de Victor, les paysans étaient descendus dans la rue pour acheter les pamphlets du crieur. Victor et Maurice étaient restés face à face, seul à seul, celui-là au bout de ses échappatoires désormais sans valeur sur les clients qui allaient remonter, et remonter plus avides que jamais de partir après s'être munis de leurs dépôts; celui-ci prêt à avouer, pour en finir avec un supplice cent fois plus douloureux que l'aveu de sa faute, qu'il était dans l'impossibilité de restituer les dépôts.
—Oui, Victor, il n'y a aucun moyen de sortir de là, si ce n'est la mort. Veux-tu mourir? deux minutes nous restent. A défaut d'argent, qu'ils trouvent du moins nos cadavres. J'ai deux pistolets chargés, là.
—Ah! bah! mourir! fuir plutôt,—si fuir était facile;—mais ils sont dans le jardin, dans la cour, dans la rue. Tiens, regarde-les: ils lisent!
—Mais si nous ne pouvons fuir, que devenir, Victor? Encore un instant, et ils seront ici,—là.—Les as-tu vus? Leurs yeux étaient défiants! J'en ai remarqué qui riaient avec ironie quand tu essayais de les dissuader de redemander leurs fonds; d'autres m'ont paru désespérés de notre position, qu'ils m'ont semblé comprendre, à ton assurance même, à ma pâleur, à je ne sais quoi. Mais le temps court; ils remontent déjà; ils remontent; n'est-ce pas? Écoute, Victor, un conseil! une résolution! un parti!—dis-le,—qui nous tire de là. L'incendie!—brûlons l'étude.—J'accepte tout.
—Maurice, nous avons disposé de la moitié des fonds de ces gens-là.
—Hélas!
—Rendre la moitié qui reste, ce ne serait contenter quelques-uns que pour faire crier plus fort ceux que nous renverrions les mains vides.
—Achève! j'entends leurs pas.
—Es-tu déterminé à tout?
—A tout, Victor.
—Eh bien! laisse-moi prendre tous les contrats, tous les titres qui sont dans ces cartons.
—Prends, oui! tu as une idée: laquelle?—Et puis,—mais vite!—Mais parle, finis?
—Je vais à Paris.
—O mon Dieu! Tu déraisonnes! Que feras-tu à Paris?
—Tais-toi! La rente tombera aujourd'hui à un taux épouvantablement bas.
—Puisqu'elle ne se relèvera jamais! Et c'est bien mon espoir.
—J'achète toutes les rentes qui se présentent en échange de ces titres qui valent de l'or: j'achète des ballots de ruines! entends-tu?
—Malheureux! tu extravagues toujours.
—Si la monarchie de juillet est vaincue, tu ne me reverras plus: j'aurai acheté pour cent mille francs de papier sale. Alors tue-toi! fais comme tu l'entendras. Si la république est écrasée! eh bien, je t'apporte de l'or! et de l'or ce soir même.
—As-tu ta tête, Victor?
—Regarde si je l'ai!—Et d'un bond Victor ouvre dix cartons qu'il vide en un clin d'œil, qu'il referme aussitôt et qu'il repousse sur leurs rayons. Des papiers s'enfoncent dans ses poches qu'il bourre, dans son chapeau; il regarde ensuite son beau-frère, stupéfait de voir que Victor sait si ponctuellement le contenu de ses cartons.
Ce n'était pas le moment de se permettre des observations sur cette rare sagacité. D'ailleurs, les paysans ouvraient la porte de l'étude.
Et la voix du crieur se perdait en répétant: «Voici les événements sinistres qui ont ensanglanté Paris la nuit dernière.
—Il n'y a plus à tortiller, s'écria Pierrefonds: notre argent, nos papiers, et bon voyage. Vous voyez vous-même comme ça chauffe, monsieur Maurice. Le crieur a ajouté que les brigands s'étaient déjà rendus maîtres de Saint-Denis.
—Soit, mes amis, leur répliqua Victor avec le sang-froid qui ne l'avait pas quitté, soit! Nos intentions ne sont pas de vous contrarier dans vos volontés, puisqu'elles sont si bien arrêtées. Nous allons vous restituer vos dépôts à tous.
—Ah!
Déjà les paysans se mettaient en mesure de recevoir leurs titres et leur argent.
Les uns sortaient de vieux reçus de leur poche.
D'autres délivraient de la ficelle qui les entortillait leurs portefeuilles de cuir gras.
D'autres comptaient sur leurs bâtons de houx les crans que le couteau y avait taillés en guise de chiffres. Sur ces bâtons méthodiques, les mois d'intérêt étaient creusés avec une rigoureuse précision.
Aussi méditatifs, d'autres comptaient et recomptaient sur leurs doigts en remuant les lèvres, tandis que de plus versés dans l'arithmétique exécutaient leurs opérations sur le mur de l'étude avec la pointe d'un eustache.
Rompant ce silence animé, Victor leur dit:
—Mais avant de nous quitter, ne ferez-vous rien pour Maurice, mes amis? ne lui laisserez-vous aucune preuve de bon souvenir, en reconnaissance de l'exactitude qu'il a apportée sans relâche dans vos affaires, qui ont toujours prospéré entre ses mains?
—Tout ce qu'il lui plaira. Qu'il parle!
—Nous n'avons rien à refuser à monsieur Maurice.
—Ce bon monsieur Maurice!
Celui-ci craignait, par ce préambule, quelque nouvelle extravagance de son beau-frère.
—Il faut du temps pour tout. L'insurrection de Paris, puisque nous n'avons plus malheureusement à la nier, nous a étourdis aussi bien que vous, vous le comprenez. Vous désirez liquider sur-le-champ: ceci est à merveille, mais ceci ne saurait se faire à la parole. Il y a à retirer des pièces qui sont au tribunal, à régler des intérêts, à dresser des bordereaux: vous ne voudriez pas plus nous créer des difficultés que nous ne sommes disposés, pour notre part, à compromettre vos intérêts. Apportons donc les uns et les autres un peu d'indulgence. Ce n'est pas trop de la journée entière pour vous expédier; accordez-nous cette journée. Il est indispensable que vous patientiez jusqu'à ce soir; peut-être bien avant dans la nuit.
Une rumeur générale de désapprobation couvrit les dernières paroles de Victor, les plus sensées, du reste, qu'il eût prononcées.
—Jusqu'à ce soir!
—Ah bien! voilà qui nous arrange.
—Et nos femmes qui attendent.
—Et nos enfants qui nous croient déjà tués?
—Et nos maris? disaient les femmes à leur tour.
—C'est bien mon mari qui me chagrine, répliquait une autre, comme si l'on n'avait pas un âne à mener à l'abreuvoir et des vaches à conduire au pré.
—Et mes foins qui sont dehors?
—Puisque je vous vois si bien disposés, mes amis, à faire ce que je vous demande, permettez-moi d'ajouter que vous rassureriez votre protecteur monsieur Maurice en ne vous risquant pas la nuit, à travers des bois et des plaines, avec votre argent ou des valeurs précieuses, au moment où vous pourriez être assaillis par les brigands. Ce sacrifice serait bien consolant pour mon beau-frère. Attendez donc jusqu'à demain; passez le reste de cette journée et la nuit à Chantilly. D'ici à demain matin, les événements de Paris auront pris un caractère décisif.
En orateur digne des beaux temps de la Grèce, plus Victor remarquait le peu d'impression qu'il produisait sur ses auditeurs, plus il avait l'air de les remercier de leur condescendance pour ses paroles. Il reprit:
—Mes bons amis, par un concours de circonstances dont je me plairais en d'autres temps à signaler l'heureuse opportunité, c'est aujourd'hui Sainte-Claudine...
—Il est décidément fou à lier, pensa Maurice.
—Sainte Claudine, peut-être l'ignorez-vous, est la patronne de madame Maurice. Elle a l'habitude de célébrer sa fête, entourée de ses meilleurs amis: les meilleurs amis d'un notaire sont ses clients. Le dîner est prêt depuis hier; il faut qu'il se mange ce dîner, n'est-ce pas? Qui le mangera si ce n'est vous?
C'est à vous, d'ailleurs, qu'il était destiné. Les lettres d'invitation allaient partir, quand le trouble des affaires politiques en a suspendu l'envoi. Mais, puisque vous voilà, nous vous retenons; vous ne nous quitterez pas. L'occasion est trop belle.
Ah! réjouissons-nous d'avoir encore quelque faiblesse, quelques préjugés, diraient d'autres, pour les vieux usages de famille. Ne rougissons pas de nous asseoir, réunis dans une même pensée de franchise, autour du flacon et du pain de l'hospitalité.
—Comme il parle bien! murmuraient tous les paysans.
—Vous nous restez? je savais bien.
—Dam!
—Qu'en dites-vous, les autres?
—C'est embarrassant.
—Je vous préviens toutefois, c'est un dîner simple; la frugalité de nos pères: quelques melons hasardeux, quelques volailles chaudes et froides, quelques bons gigots de fermier, force entrées bourgeoises; un peu de champagne, un peu de bordeaux, beaucoup de petits vins de Mâcon. Que voulez-vous, on traite les amis sans façon. Le cœur, voilà le meilleur mets.
Comme il n'est pas juste cependant que le plaisir de vous posséder à ce banquet de famille ait un côté onéreux pour vous; comme nous serions au désespoir, M. Maurice et moi, de vous contraindre à des dépenses, en restant à Chantilly jusqu'à demain, vous vous logerez à nos frais dans les meilleures auberges du pays: la dépense nous regarde, tout est à notre charge. La journée est superbe; allez faire un tour dans les bois jusqu'à huit heures. A huit heures la table vous attendra, et l'amitié aussi.
Il était aisé de remarquer que la crainte que Victor avait exprimée aux paysans de les voir traverser la forêt avec de l'argent, au moment critique de l'insurrection parisienne, et que le désir de jouir d'un bon dîner, avaient vaincu les hésitations les plus tenaces.
—Comme il fait durer le supplice! murmurait Maurice; il ne veut pas mourir.
Il était tout prêt à tirer Victor par les pans de son habit pour lui dire:
—Mais, monstre, on s'égorge à Paris, et tu veux te réjouir! Tu les invites au nom de ma femme, et Léonide n'est pas à Chantilly! Il aurait volontiers ajouté:—Crois-tu donc ces gens-là assez scélérats ou assez simples pour accepter ton dîner quand leurs compatriotes meurent sous la mitraille?
Ces gens s'étaient montrés assez scélérats ou assez simples pour accepter le dîner qu'offrait Victor. Maurice remercia, par un sourire de contentement, la politesse de ses clients.
—Cependant, poursuivit Victor, si parmi vous il en est qui, à toutes forces et malgré nos avis prudents, tiennent absolument à liquider et à partir, qu'ils s'approchent, ils seront satisfaits sur-le-champ.
Joignant le fait à l'intention, Victor prit quelques cartons qu'il posa devant Maurice.
—Ce n'est pas cela, s'écrièrent les clients. Venus ensemble, nous resterons ensemble: le retard sera pour tous.
—Soit, dit rapidement Victor; et comme il vous plaira. Partez, restez, réglez, liberté entière; mais toujours le dîner à huit heures. D'ici là, repos à l'auberge, promenade au château: c'est entendu.
—Oui: c'est entendu.
Et toute la clientèle rustique, ballottée par les raisonnements captieux de Victor, friande d'un festin en perspective, heureuse de se goberger sans bourse délier, sortit pour se répandre par tout le bourg, d'heure en heure plus inquiet des bruits que le vent apportait de Paris.
—Que vas-tu faire maintenant, Victor? Victor!
—Ce que je t'ai dit: acheter des rentes pour rien; les revendre, en centupler le prix si le gouvernement résiste; périr s'il périt.
—Mais que vais-je devenir avec ces gens sur les bras, qui me demanderont ma femme?
—Léonide! ne t'en occupe pas. Ne songe à rien, ne pense à rien: seulement à ce dîner! Que rien n'y manque, ni les mets, ni les vins, ni les liqueurs; entends-tu? D'ici à huit heures, il y aura du changement pour nous!
—Tu es un démon, Victor!
—Soit! Mais je cours à Paris. En deux heures et demie j'y serai: il sera trois heures à mon arrivée. Si, à huit heures, ce soir, je ne suis pas de retour, sois sûr que je serai mort en route ou qu'il n'y a plus d'espoir de nous tirer jamais du précipice au fond duquel je ne nie pas que nous ayons roulé.—Adieu, Maurice!
—Adieu, Victor! c'est peut-être notre dernière entrevue dans ce monde; si tu croyais à une vie...
—Je crois aux révolutions qui font baisser la rente de six francs, et aux restaurations qui la remettent au pair.
Victor était déjà à cheval, il était déjà loin, il n'était déjà plus à Chantilly.
Seul dans son cabinet, comme le condamné à mort dans sa prison, Maurice n'eût pas été plus triste si l'échafaud eût été dressé devant sa porte.
Il fut perdu longtemps dans l'idée de son prochain anéantissement; il n'en sortit en sursaut qu'aux cris d'un autre bulletin de Paris, car d'heure en heure, échelonnés sur la route par le gouvernement et par les partisans de l'insurrection, des vendeurs de nouvelles criaient et répandaient dans la campagne les événements qui se succédaient dans la capitale.
Maurice s'approcha de la fenêtre, et la voix du crieur lui jeta ces mots:
«Voilà du nouveau, de l'intéressant! Le parti républicain s'est rendu maître des rues de la Verrerie, du cloître Saint-Merry et des ruelles aboutissantes. Il s'est emparé d'une pièce de canon dont il espère pouvoir faire usage. Le télégraphe de Montmartre a été brûlé. Hésitation des troupes.»
—Bien! très bien! s'écria Maurice en frappant du pied. De la résistance! toujours des combats! tuez-vous! tuez-vous! Que le cheval de Victor s'étouffe dans les cendres en cherchant Paris disparu!
Tout à coup un second crieur reprit d'une voix différente:
«Victoire des troupes sur les révoltés, poursuivis et exterminés dans les maisons du quartier des Arcis. Leurs plans déjoués. Mort de leurs principaux chefs. Carlistes trouvés dans leurs rangs. Conspiration ourdie par les Vendéens et les républicains, prouvée par des papiers trouvés sur les cadavres des rebelles.»
—Qui croire? l'un proclame la victoire, l'autre l'extermination des révoltés! Confusion du monde!
Maurice descendit pour acheter aux deux crieurs leurs bulletins contradictoires.
Et, en ouvrant la porte du jardin, il vit passer, comme un éclair, un homme à cheval, qui s'arrêta devant la grille de M. Clavier Maurice reconnut cet homme dont la sueur inondait le visage enflammé: c'était celui qui avait passé une journée entière à l'attendre au carrefour des Lions.
Maurice courut se cacher dans un coin, comme un voleur; et dans ce coin il lut les deux bulletins.
Quant il les eut lus, il fut saisi d'un rire frénétique et sombre; sa joie était cruelle; elle eût épouvanté derrière une grille.
Il exhala ces paroles au milieu d'un affreux ricanement:
—Mort, à la fin! mort avec son drapeau blanc! mort précipité du haut du clocher de Saint-Merry! mort frappé d'une balle au front! La sainte hospitalité est vengée!
Si Victor se fût trouvé là, il eût ajouté:
—Et puisque monsieur Édouard de Calvaincourt, cet intéressant jeune homme, est mort, c'est trois cent mille francs de moins à rembourser.
Maurice était encore livré à son horrible joie, quand le prêtre qui lui avait confié dans le temps la caisse de secours des pauvres entra dans le cabinet.
Il n'eut pas besoin d'expliquer longuement le motif de sa visite; son visage effrayé parlait pour lui. Comme les autres clients, la terreur de l'émeute l'avait poussé à Chantilly. En bon pasteur, il venait reprendre la caisse de secours, et décharger de la périlleuse responsabilité d'un aussi précieux dépôt celui qui, dans des moments plus calmes, avait accepté de le mettre sous sa protection.
Le prêtre ajouta cependant:
—Vous prévoyez sans doute aussi bien que moi, monsieur, que le parti républicain, s'il était vainqueur,—et tout prouve qu'il le sera,—ne se ferait aucun scrupule de donner aux pieuses épargnes de mes fidèles une direction qu'il ne m'est pas permis de supposer, mais qu'en tous cas il m'est imposé de craindre. Souffrez, monsieur, que leur violence n'ait que moi pour victime. Le temps presse, le danger s'accroît. Restituez-moi ce faible dépôt, trop peu resté entre vos mains pour la sûreté des malheureux, mais assez cependant pour que ma reconnaissance vous soit toujours acquise.
Maurice ne jugea pas à propos de dissuader le prêtre des craintes peu honnêtes qu'il avait conçues du parti républicain: ce n'était pas surtout le moment de défendre la moralité de sa propre opinion, quand il avait presque la conviction que le contenu de la caisse de secours des pauvres avait été volé par son beau-frère, il n'y avait pas un quart d'heure, s'il n'avait été enlevé plus tôt.
La cassette était bien au même endroit, il l'apercevait de la place où il était; mais la clef y était restée aussi: et combien ne redoutait-il pas, en la prenant pour la restituer au prêtre, de la sentir d'une légèreté significative!
Encore une honte à subir! pensa-t-il.
—Et que ferez-vous de cet argent? demanda Maurice, lui qui jamais ne s'était cru en droit d'adresser une semblable question à qui que ce fût.
—Je cacherai soigneusement cette cassette sous ma robe jusqu'au village de ma paroisse. Arrivé là, si j'y arrive, j'appellerai tous les pauvres, je l'ouvrirai en leur présence, et je dresserai le partage de ce qu'elle contient. Après, Dieu fera le reste: ils défendront leur bien.
La simplicité de cette âme ingénue, si effrayée pour sa réputation, si empressée de rendre une somme dont personne ne savait le chiffre et la source, fut une dure leçon de probité pour Maurice.
—Mais, reprit celui-ci, par un abus, par un tort que Dieu seul et ses vertueux représentants,—et non le monde,—savent pardonner, si j'avais, monsieur, disposé de cette somme; si je ne l'avais pas; si, par une licence dont je n'absous pas ceux de ma profession qui en usent, j'avais placé vos fonds, que diriez-vous parlez!
Maurice s'efforçait d'être calme dans la supposition qu'il soumettait au prêtre, et il était pressant comme un coupable qui cherche à savoir son sort.
—J'avoue que mon embarras serait grand. Je vous plaindrais d'abord de vous être trouvé dans une conjoncture telle, que l'emploi de l'argent d'autrui vous eût été nécessaire. Il y a des fautes de position dont il ne faut pas rendre les hommes absolument responsables. Ensuite, je dirais à mes paroissiens que les dernières réparations de l'église ayant beaucoup plus coûté que nous ne l'avions prévu, j'ai été forcé de toucher à la caisse de secours pour combler les frais: on me croirait. Quelques-uns murmureraient un peu; on laisserait passer l'ondée. Vous pensez bien que je ne dormirais pas tranquille sous le poids d'un tel mensonge. Un plat de moins à mon dîner, quelques livres de moins à ma bibliothèque, et j'aurais bientôt, par ces privations, si tolérables et si légères, remplacé, dans ma caisse, le déficit que votre malheur y aurait laissé. Peut-être imaginerais-je mieux en pareille circonstance. Bénissons toutefois le ciel, monsieur, qu'elle ne se soit point présentée. Les plus beaux dévouements ne valent par la joie de s'en passer.
Craignant d'en avoir trop dit sur un sujet que son interlocuteur avait soulevé probablement sans intention, le prêtre n'insista pas davantage; il se leva. Prêt à partir, il attendit que son dépositaire lui remît ce qu'il était venu chercher.
Maurice s'approcha du prêtre et lui prit les mains avec une expression toute brûlante d'un aveu que sa position, les circonstances, sa douleur, l'entraînaient à répandre. Il était depuis si longtemps privé de consolation, depuis si longtemps il n'avait satisfait à l'impérieuse faiblesse de la confidence, ce besoin que Dieu a mis au fond de l'âme humaine pour lui rappeler son incertitude, quand elle va seule, qu'à cette main qui s'ouvrit à sa main, qu'à ce regard si peu importun et pourtant si pénétrant, qu'à cette bonté sans obsession, il sentit sa parole, toute chargée de révélations pénibles, monter à ses lèvres comme malgré lui.
Tant de chaudes effusions chez un homme qu'il se figurait ossifié par des préoccupations matérielles, tant d'oppression morale amassée au fond d'un cœur qu'il avait cru jusqu'ici tout entier livré aux joies d'une fortune sans mélange, surprirent la candeur du prêtre, qui résistait encore à la pensée, pourtant bien évidente, que Maurice avait de graves aveux à lui faire à l'occasion de la cassette.
—Vous n'êtes pas malheureux dans votre ménage? osa-t-il à peine dire à Maurice. Je n'ai pas l'honneur de fréquenter votre maison; mais ceux qui la connaissent se plaisent à en louer l'ordre, la sagesse et l'économie.....
Un soupir apprit au prêtre qu'il ne s'était pas compromis par trop de hardiesse en faisant ce premier pas dans la vie de Maurice, si toutefois il n'avait pas deviné juste en se la présentant, comme tout le monde, du reste, sous de trop avantageuses couleurs.
—Vous n'avez pas d'enfants dont l'avenir vous soit un souci. Je vous demande pardon de m'initier personnellement à vos affaires; mais nous n'avons d'autre mérite parmi les hommes, nous prêtres, vous le savez, que celui de nous exposer à la colère de leur mépris, pour les rendre au repos qu'ils ont perdu, quand il est encore temps.
—Quand il est encore temps! murmura Maurice.
—Et il est presque toujours temps, monsieur, à votre âge, avec votre caractère si naturellement porté au bien.
Il y eut un sentiment de vénération dans le cœur de Maurice pour cet homme qui, en droit à chaque minute de lui demander compte de son dépôt, oubliait de l'en entretenir, malgré l'imminence des événements à l'occasion desquels il venait le retirer, pour lui prodiguer des conseils affectueux, exprimés avec la plus tendre délicatesse.
Des larmes humectèrent son regard.
—Que n'ai-je la force de parler, de tout lui dire, non-seulement pour obtenir son pardon, pensait-il, mais pour qu'il m'apprenne comment j'apaiserai le cri de vengeance dont la société s'apprête à me poursuivre! Pourquoi me croit-il bon, juste, innocent? pourquoi ne devine-t-il pas ma faute à ma pâleur? Je n'oserai jamais, le premier.....
—Parlez, dit le prêtre en s'asseyant à côté de Maurice, qui resta debout; parlez! mon fils!...
Le prêtre avait enfin compris.
Des larmes ruisselèrent sur les joues décolorées de Maurice. Il ne résistait plus à l'ascendant qu'exerçait sur lui l'homme pieux, illuminé au front de la sublimité de son ministère.
Recourant à un moyen plus expressif que la parole, et moins pénible à sa position, à un moyen qui allait apprendre toute l'histoire de sa vie au bon prêtre fermant déjà les yeux pour l'écouter, Maurice s'élance à l'étagère où repose la caisse de secours et la prend dans ses deux mains.
Surprise qui bouleverse ses prévisions et ses craintes, la caisse est pesante. Il court, la met aux pieds du prêtre, il l'ouvre.
Le prêtre s'écrie:—Vide! n'est-ce pas?
—Pleine! monsieur, répondit Maurice.
Victor n'y avait pas touché; il ne l'avait pas aperçue.
—Vous voyez, monsieur, ajoute alors Maurice, cherchant à s'armer de sang-froid, repentant déjà d'avoir entamé une confidence inopportune, puisqu'il était loin de la devoir à une personne nullement en droit de se plaindre de sa probité, vous voyez, monsieur, que rien ne manque à votre dépôt: comptez!
Le prêtre referma la caisse; et, sans oser pénétrer le mystère d'une comédie dont sa naïveté n'aurait jamais découvert le mot, mais un peu honteux d'avoir trop tôt soupçonné une conversion dans l'humilité passagère d'un homme du monde, il prit la caisse de secours, salua Maurice et sortit.
—La vertu rafraîchit le sang, s'écria Maurice: elle fait vivre, je l'éprouve. Cette restitution me donne une vigueur nouvelle, inconnue.
—Parbleu! tu es bien habile, lui aurait dit Victor s'il s'était trouvé là au moment de la réflexion.
Payer ses dettes, c'est être vertueux. Donc la vertu c'est l'argent.
Est-ce que je dis autre chose depuis que j'existe?
Quand le docteur s'était présenté chez mademoiselle de Meilhan, il avait été reçu avec beaucoup de surprise; Caroline n'avait éprouvé qu'une légère indisposition; dès lors il avait été aisé à M. Durand de se convaincre que Victor, dans son zèle indécent, n'avait eu d'autre but que de s'afficher comme le complice d'un acte dont l'outrageante publicité le lierait à l'héritière de M. Clavier.
Jaloux de la réputation d'une jeune personne désormais maîtresse d'une maison dont il avait été l'ami, le docteur laissa écouler le temps rigoureusement nécessaire à une visite, puis il sortit et alla exprès à la pièce d'eau, vers les dames qui n'avaient pas manqué de l'y attendre, pour les confirmer dans l'idée que mademoiselle de Meilhan avait réellement ressenti les premières atteintes du choléra.
Un peu affecté, en racontant cette nouvelle, le docteur fit succéder l'effroi à la médisance dans l'esprit de celles qui l'écoutèrent.
Sur sa simple observation que l'air de la nuit, les émanations de la forêt et l'humidité de la pelouse étaient susceptibles de développer le germe du mal dont Caroline avait été frappée, elles rentrèrent la tête basse au logis.
Victor avait prévu, point par point, les conséquences de son mensonge.
Qu'il fût vrai ou non que Caroline eût éprouvé les douleurs de l'enfantement, il la perdait si bien dans l'opinion par le scandale de la pièce d'eau, qu'il restait seul pour la relever en l'épousant; ainsi il avait été fort indifférent sur la réception faite au docteur.
S'il n'avait pas essayé de vérifier le degré de vraisemblance que comportait le fond de la confidence de Maurice sur l'état de mademoiselle de Meilhan, c'est qu'il avait toujours beaucoup plus tenu à ce que cet état fût réel qu'à ce qu'il ne le fût pas. Il s'agissait d'en profiter et non d'en peser les probabilités. D'ailleurs, Maurice n'aurait pas menti sur choses si graves.
Il allait jouir des fruits de sa combinaison; du moins l'espérait-il ainsi dans son assurance à croire infaillibles des projets dont aucun projet d'homme jusqu'à lui n'avait égalé la hardiesse, quand le changement d'entrepôt et l'insurrection du 6 juin cassèrent en quelques minutes les premiers échelons de sa fortune, et le jetèrent brutalement par terre. Il y avait de quoi être écrasé: Victor fut étourdi. Quelque impassible néanmoins qu'il fût de caractère, il se courba pendant les heures lugubres qui furent marquées, pour lui et pour son beau-frère, des funestes accidents dont nous avons été témoins.
Si l'on n'a pas oublié que mademoiselle de Meilhan n'avait pas consenti à se détacher du lit où M. Clavier avait rendu le dernier soupir, et si l'on se souvient de la lettre restée sans réponse qu'Édouard avait écrite à Maurice pour avoir cinquante mille francs, on apportera peut-être quelque patience à écouter la suite de la passion si horriblement traversée de Caroline.
Édouard s'était rendu à Paris sans accidents. Là, spectateur de la fermentation publique contre la royauté de Juillet mal affermie; ne la voyant pas trop courageusement soutenue, même par ceux qui en avaient le plus profité, il se persuada que les républicains en auraient bon marché. Sa conviction, on l'a dit plus haut, étant d'ailleurs que Henri V ne rentrerait aux Tuileries qu'après la sanglante épreuve d'une république, par raison et par désespoir, il s'était enrôlé dans les rangs des révoltés. La débauche des idées autorisait alors ces unions adultères de partis. Édouard, au surplus, n'avait pas à hésiter entre une vie mal cachée, intolérable, par les soins de prudence qu'elle exigeait, et une mort peut-être utile, à coup sûr glorieuse, car elle finirait par une balle.
Forcé en outre de renoncer à son départ pour l'Allemagne, à cause de la prescription de son passeport d'emprunt, et par la détermination de Caroline, dont il n'avait pas osé violer la pieuse résistance au pied d'un lit de mort, Édouard aurait été blâmable de rester étranger au mouvement insurrectionnel. Nous avons vu comment Maurice n'avait pas été non plus le moindre obstacle à la fuite d'Édouard.
Qui compterait les épreuves auxquelles il se soumit avant d'être accepté par les partisans d'une opinion ennemie infailliblement mortelle à la sienne dès qu'elle aurait triomphé? Qui l'a suivi à travers les clubs souterrains où des figures sombres, rangées contre des murs humides, jugent et condamnent la royauté en jury sévère, impitoyable, sans appel? Qui a souffert avec lui les insultes faites à ses plus chères prédilections, afin d'obtenir au prix de tant de courageuses bassesses une place là où il y avait à combattre le visage masqué?
Ceci sera son secret.
Bientôt l'heure sonne, la nuit s'abat sur Paris, sur Paris agité, en sueur, comme un malade qui pressent la crise.
A des distances lointaines, mais dont les échos mesurent le sinistre intervalle, des coups de feu pétillent, se répondent. Au pied des rues désertes, des ombres courent, arment des pistolets, bourrent des carabines, et en fuyant se communiquent à l'oreille des paroles de ralliement.
Ici des groupes se pelotonnent; plus loin, ils s'abaissent et démolissent le sol; leur haleine laborieuse rase les ruisseaux dont le cours est détourné. Déjà des eaux noires s'échappent en nappes bourbeuses au bas des maisons; des pierres alourdissent des tonneaux; sur ces tonneaux des planches tombent et s'appuient: ce sont des ponts, des portes, des remparts. Derrière ces remparts grossiers, mais massifs, des fourmilières silencieuses campent et veillent; elles fondent des balles à la lueur d'un fanal; sous ce fanal flotte un drapeau noir.
Édouard est là. Il a mis les mains dans les pierres, dans la boue, dans le plomb.
Vienne le jour, il les lavera dans le sang!
Ce jour se lève: c'est le 6 juin; c'est le jour qui dure encore, qui a vu les populations éparses, effarées de la campagne, assiégeant le cabinet de Maurice; jour néfaste, qui, des pavés mitraillés de Paris jusqu'à la porte du jardin de mademoiselle de Meilhan, a lancé un messager épuisé de fatigue.
Quand ce messager de mort eut rempli sa mission, Caroline descendit au jardin et entra dans la serre, dont les panneaux soulevés, pour permettre au vent doux de juin de s'y introduire, laissaient apercevoir dans le fond un double rang d'orangers tout vivaces de leurs feuilles vertes et des rameaux embaumés de leurs fleurs. Chaque arbre, chaque arbuste, aspirait, dans cette matinée égayée par le chant des oiseaux, sa part de soleil, son souffle d'air, son infusion de vie, sa nuance de couleur et de grâce. Ils semblaient tous s'être préparés pour recevoir la visite du printemps: les uns montaient, les bras déployés, vers le soleil, beaux bananiers enveloppés étroitement dans leur fourreau de soie, comme des princes persans dans leur tunique; les autres se courbant, ondoyant, se relevant, semblaient de moelleuses bayadères tout à coup changées en tulipiers; Vichnou les avait touchées.
Toutes ces plantes, toutes ces fleurs respiraient dans l'atmosphère qui les entourait et qui leur faisait une patrie commune au milieu de laquelle chacune étalait sa beauté particulière. C'étaient des inflexions de tiges pleines de souplesse, des boutons vaporeux et voilés comme la pudeur, des bouquets liés d'eux-mêmes et cherchant une main pour les prendre; c'étaient des corolles renversées en sonnettes, agitant leurs anthères comme de petits marteaux d'or; d'autres corolles, inclinées sur leurs hampes, vives, sveltes, ailées, figuraient des colibris prêts à s'envoler; et d'autres encore, pourprées ou pâles, mélancoliques ou coquettes, ayant presque une âme et une voix.
Un souvenir de chaque climat éclatait autour de Caroline par des formes aussi incisives que la langue du pays, que son accent.
Bienfait des contrées sans ombre, le latanier élargissait son éventail aux mille lames, tandis que, plus loin, les arbustes du Gange effilaient et abaissaient en forme de rames leurs feuilles dentelées et arrondies pour voguer sur le fleuve sacré. Qu'un beau scarabée rose tombe dans la feuille du zamia, et l'équipage végétal sera complet.
L'imagination est heureuse de trouver des ressemblances entre des objets où Dieu n'a mis peut-être que l'intarissable variété de ses créations. Chaque bel arbre aux formes souples et tendres rappelle à notre faiblesse aimante, par des analogies mystérieuses dont les anges seuls ont la clé, une chose chérie, une chose absente, évanouie. Qui sait si le sang et la séve n'eurent pas autrefois une même source?
Caroline eut des tendresses, des regards, des soupirs, pour ces fleurs qui la regardaient lire la nuit, et qui l'appelaient de leurs parfums quand elle les oubliait pour lire.
Elle va de l'une à l'autre pour les respirer doucement; elle va, de ces petites étoiles, découpées à l'image de celles du ciel, qui sont peut-être aussi des mondes de parfums, à ces amas de pierreries égouttées sur des branches; à ces myriades de topazes, de perles végétales que la Vierge fit pour son diadème, laissant les autres perles aux reines de la terre.
Entre les plus hauts arbustes et les lianes rampantes, d'autres fleurs épanouissent leurs corolles peintes par les anges dans les loisirs de la création; leurs doigts les ont veloutées, plissées à mille plis, évasées en calice pour recevoir la rosée, et puis les divins espiègles ont soufflé dedans pour les arrondir; leur haleine y est restée.
Caroline salua toutes les fleurs en passant, gracieuses amies qui lui rendirent son salut matinal. Elle en porta quelques-unes à ses lèvres, les retenant longtemps comme pour un adieu éternel.
On eût pu la voir ensuite aller de place en place s'asseoir un instant sous chaque ombrage, et essayer de toutes les suaves exhalaisons de la serre afin de dilater sa poitrine où se posait sa main. Sa tête, rêveuse et triste, balancée sur ses charmantes épaules, penchait ainsi qu'une fleur à qui l'eau a manqué tout un jour d'été. Enfin elle se reposa sous un bel oranger de Naples, regardant fixement devant elle, suivant le fil d'une pensée qui parlait du fond de ses yeux et allait jusqu'au ciel. Sur ce chemin idéal, son âme montait et descendait; mais, à chaque voyage, elle abrégeait le retour. Le ciel l'attirait davantage.
Après avoir inutilement cherché une attitude de repos, ses bras, sans force, fléchirent et pendirent le long de sa robe blanche, nouée par une ceinture noire, signe de deuil qu'elle n'avait pas cru devoir refuser à la mémoire de M. Clavier. Ainsi brisée, elle parut plus immobile que les plantes à travers lesquelles elle se dessinait.
Caroline demeura une heure entière dans ce repos; sa figure d'albâtre s'anima ensuite doucement; elle sourit comme étonnée de l'heureuse idée qui lui naissait spontanément. Était-ce un espoir? était-ce une voix qu'elle avait entendue? Caroline se leva et se dirigea vers les panneaux vitrés de la serre, qu'elle abaissa l'un après l'autre, sans en oublier un seul.
Caroline se trouva enfermée avec les fleurs.
Ayant repris sa place sous l'oranger, elle s'aperçut sans frémir qu'elle avait sur sa tête un groupe de mancenilliers, arbustes funestes que M. Clavier avait été plusieurs fois tenté d'arracher.
Bientôt une chaleur pénétrante, pareille à celle d'un bain de vapeur, remplit la serre déjà échauffée par le soleil de la matinée. Le tan, dont le parquet était couvert à une profondeur de deux pieds, fermenta et fuma. Aux carreaux s'attachèrent des vapeurs blanches; et bientôt s'opéra une dilatation puissante dans le tissu, dans les feuilles et les fleurs des arbustes exposés à l'action d'une température élevée. Des camélias s'épanouissaient; des pétales d'orangers tournoyaient et voltigeaient dans l'espace; des feuilles se distendaient et claquaient. Le symptôme le plus évident de l'absorption de l'air atmosphérique par les pores des plantes se révélait par la surabondance d'odeurs répandues dans la serre, qui s'alourdissait de parfums.
A la faiblesse morale qu'avait éprouvée Caroline avant la fermeture des panneaux, se joignit chez elle, dès que cette imprudente résolution fut accomplie, un anéantissement physique qu'elle ne tenta pas de secouer.
Caroline s'assoupit peu à peu; ses paupières descendirent sur ses joues envahies par la pâleur du sommeil; on eût dit qu'elle remuait les lèvres, et un peu les doigts, à mesure que ses yeux ne s'ouvraient plus qu'avec peine.
D'instant en instant cependant la serre se parait de mille fleurs écloses à cette chaleur fécondante; plus lustrées, plus vertes, plus humides, les feuilles se déroulaient. Caroline n'eut bientôt plus assez de force pour appuyer sa tête contre l'oranger; elle glissa, manqua d'appui; son épaule seule l'empêcha d'être renversée sur la chaise. Et son assoupissement augmentait; sommeil doux et vénéneux qu'il était déjà peut-être trop tard pour rompre. Ses yeux, sa bouche, ses bras n'avaient plus aucun mouvement; mais, comme si un oiseau invisible l'eût effleurée de son aile, une ombre, un gaz courait sur son visage qui n'était pas encore mort, mais qui n'était plus vivant. Adieu! pâle et belle comtesse de Meilhan, descendante de princes, au noble sang, de noble race; tuée dans tes parents, domestique ensuite, et puis aimée.—L'amour, ce qu'il y a de plus joyeux dans la richesse, ce qu'il y a de plus consolant dans la pauvreté!—Et cet amour, ton amour, Caroline, souillé, découvert, maudit, déchiré par une infâme et un régicide! Adieu!... pauvre enfant, qui as vécu un jour. Ainsi s'éteignent donc les races, mon Dieu, qui les voulez d'abord puissantes, dominatrices, maîtresses du monde, qui les laissez se dire infinies, éternelles comme vous; qui passez ensuite sur leurs châteaux et les pulvérisez, sur leurs noms, et la mémoire la plus invincible ne les sait plus jamais; et enfin qui, après l'avoir porté triomphant de race en race, reléguez ce germe dans l'âme aimante, débile, passionnée d'un enfant, et d'un enfant que l'haleine des fleurs va tuer.
Pas un cri, un effort, un regret, pas un retour à la vie! Sa robe trace de longs plis de ses genoux à ses pieds; ses bras plongent droit vers la terre, et ses beaux doigts effilés n'ont plus de sang. Son âme est au milieu de ces parfums qui l'ont aspirée. Caroline est morte, asphyxiée par les fleurs; mort douce, douce comme sa vie; la jeune, la blonde enfant, avait retenu, pour le tourner contre elle, le précepte de M. Clavier:—Nous ne pouvons pas vivre avec les fleurs, mon enfant; il faut que nous les tuions ou qu'elles nous tuent.
Et les fleurs l'ont tuée.
En partant de Chantilly, Victor avait laissé des ordres précis et détaillés aux domestiques, comptant peu, avec raison, sur la liberté d'esprit de son beau-frère pour veiller aux préparatifs du dîner auquel il avait invité les paysans.
Aussi ce fut à l'insu de Maurice que deux tables de quarante couverts furent dressées dans une allée du jardin, et qu'elles se parèrent, sans craindre l'incertitude du temps, d'une sérénité rare depuis le matin, de tout ce que l'élégance du linge et de l'argenterie a de choisi.
Les habitants ne savaient que penser de ces apprêts, très-difficiles à cacher dans un bourg qui n'a qu'une rue, et de plus en plus inconvenants à mesure que les événements de Paris se rembrunissaient.
Comme un pâtissier en bonnet de coton ne sort pas sans commentaires d'une maison enclavée dans une localité au-dessous de deux mille âmes, trois pâtissiers allant et venant, pour le compte de la maison Maurice, avaient ouvert les écluses aux interprétations. Les propos débordaient.
—Tue-t-on le bœuf gras, ou le veau, chez lui?
—Voisine, on peut tout supposer: j'ai vu deux pâtissiers.
—Vous vous trompez: il y en avait trois bien comptés; tout ce que Chantilly possède en pâtissiers.
—Je ne dirai pas non. C'est comme des melons: il en est entré un chargement. Pourtant, j'en ai marchandé un hier; pas moins de trois francs. Ils sont au feu.
—Et mon mari qui sort du café où il a entendu qu'on commandait quatre-vingts demi-tasses de café avec ou sans crème!
—Êtes-vous bien sûre de ça, voisine? C'est que quatre-vingts demi-tasses de café, cela entraîne autant de petits verres.
—Si j'en suis sûre! Vous n'avez qu'à rester à votre croisée; vous vous convaincrez par vous-même si je mens ou si je dis vrai.
—Il y a, il faut le croire, quelque baptême sous roche.
—Mais baptême de qui, de quoi, voisine? il n'y a point de nouveau-né dans la maison.
—C'est donc un mariage?
—Pas davantage. Il n'y a qu'un ménage, et la noce est faite depuis longtemps.
—Bien sûr ce n'est pas un enterrement.
—C'est à jeter notre langue aux chiens, voisine.
—Que voulez-vous! on ne sait plus rien dans ce pauvre monde.
—Hélas! vous parlez comme l'Évangile, voisine; il n'y a plus rien à brouter pour la langue d'un chrétien. Il faut que le monde soit bien méchant pour tant se cacher.
Dieu eût pardonné à la médisance si, envoyé par lui à Chantilly, son ange eût découvert seulement huit maisons dont les croisées eussent été fermées en ce moment; seulement trois, seulement une.
Il n'en était point où ne parût un visage curieux; et, parmi ces visages, il n'en était point dont le rayon visuel fût dirigé ailleurs que sur la maison de Maurice.
Maurice était étranger à ce qui se passait chez lui. Il jetait à qui les voulait les clefs des armoires et du caveau, trop heureux de se laisser voler, au prix du repos dont sa pauvre tête avait besoin. Souvent il se surprenait, écoutait le cliquetis de l'argenterie et le grincement des assiettes, ne s'expliquant qu'après longues réflexions la cause de ces préparatifs gastronomiques.
Reprenant le fil de ses idées, il murmurait en marchant:
—Déjà une heure que Victor est parti! reviendra-t-il? Oh! non! je ne le crois pas. Et quand il reviendrait! ne m'apporterait-il pas quelque exécrable faux-fuyant pour éterniser mon désespoir? Mais cette fois il s'abuse; mes juges sont ici; de l'or pour eux ou le suicide pour moi. Et qu'il ne me trompe pas d'une heure, car j'ai des armes sûres et qui n'attendent pas!
Le chef de cuisine entra.
—Quoi? que me veut-on?
—Divisera-t-on le repas en trois services ou en deux?
—Que dites-vous, et qui êtes-vous?
—Je suis le chef, monsieur, et je vous demande s'il y aura deux ou trois services à votre dîner?
—Mille! s'il le faut.
—Et combien d'entrées?
—Tant qu'il vous plaira.
—Comme j'ai deux belles carpes, je crois que nous pourrons nous passer du turbot?
—Passez-vous du turbot.
—Mettra-t-on huit ou douze poulets à la broche?
—Mettez-les tous!
—De quel vin boira-t-on?
—De tous! Laissez-moi!
Profitant de la munificence de Victor, les clients avaient envahi les principaux hôtels de Chantilly. Amateurs des beaux points de vue, plusieurs d'entre eux, installés dans l'agréable hôtel de Bourbon-Condé, s'étaient placés sur le balcon de fer qui s'avance, poudreux et rouillé, sur la grande route, et domine les premières avenues de la forêt. De son cabinet, Maurice les apercevait, adoucissant les ennuis de l'attente par des petits verres de liqueur et des cigares. Ils semblaient occuper le bourg par suite d'une invasion, et le tenir en gage jusqu'à l'acquittement de sa rançon.
Les premières heures furent douces.
Ils s'emparèrent des billards qu'ils trouvèrent vacants, des tables de jeu, et enfin de tous les instruments de distraction que fournit le pays le plus fainéant de la chrétienté.
Les enfants et les femmes allèrent se promener à âne dans la forêt et dans des chars-à-bancs de louage, Victor n'ayant interdit aucune sorte de plaisir.
Maurice dévorait son cœur sans relâche en comptant les minutes qui le séparaient de la nuit. Ces paysans marchant autour de son habitation lui produisaient l'effet d'un peuple impatient d'assister à son exécution remise au coucher du soleil. Ils avaient acheté le droit de le voir mourir pour son crime. S'il s'éloignait du spectacle désolant qu'offrait cette multitude des clients dont pas un n'était perdu pour son regard, de quelque côté qu'il le dirigeât sur l'étendue plane de la pelouse, il n'évitait pas la fantasque solennité du repas. Il ne pardonnait pas à la fastueuse raillerie des flambeaux, des porcelaines, des flacons, des cristaux, dont se chargeaient deux tables démesurées; dérision pour son cœur attristé.
Il rentrait pour la vingtième fois au fond de sa retraite, maudissant l'implacable immobilité du temps, exécrant un soleil toujours à la même place, quand un homme, vêtu de deuil des pieds à la tête, entra à pas lents dans l'ombre de son cabinet, s'avança vers lui, et l'appela d'un ton faible:
—Maurice ne me reconnais-tu pas?
—Jules Lefort! mon ami! Cette pâleur, ces habits!... Jules, tu pleures! mais tu pleures! Oui!—toi aussi!...—Qui t'a-t-on tué?
—Ma femme! Hortense est morte; morte folle dans mes bras! me demandant pardon, pardon! sans pouvoir être dissuadée qu'elle n'avait commis aucune faute. A genoux près de son lit, mes lèvres suppliantes sur son front, tenant son corps desséché et convulsif sur ma poitrine, je lui ai vainement protesté, par mes pleurs, par mes paroles, qu'elle était innocente et que ses remords m'outrageaient, me faisaient mourir; elle a, jusqu'à son dernier souffle, maigri, langui, souffert en murmurant: Pardon! Elle a expiré sous l'horrible poids d'une accusation que son imagination répétait à ses oreilles; et son cadavre, Maurice, est resté agenouillé, les mains jointes, pour l'éternité.
—Malheureux Jules! Et Dieu t'a laissé seul sur la terre, comme moi. La calomnie t'a fait veuf, et moi, la honte; ma femme a assassiné la tienne; deux amis étaient frères dès l'enfance, et l'un est presque le bourreau de l'autre! Maudis-moi! maudis-moi!
—Je n'en ai pas la force, Maurice. Vois ce front que quelques nuits ont blanchi; ce corps que le mal a brisé; à peine aurait-il la puissance de se baisser pour ramasser une épée, des deux que la vengeance jetterait à mes pieds.
—A quoi bon une épée, maintenant, Jules? L'homme dont l'existence protégeait les haines criminelles de ma femme a été frappé mortellement ce matin d'une balle. Je croirais à une justice: elle aurait pu être plus complète cependant. As-tu reçu ma lettre? Qu'en as-tu fait, Jules?
—Je l'ai brûlée.
—Et ta vengeance?
—Je l'abandonne, comme j'abandonne la France. Une tombe et un enfant m'ont été laissés. La tombe restera en Europe; l'enfant ira en Amérique: je l'y emmène avec moi. Un vaisseau m'attend aux Havre, où je vais m'embarquer.
—Jules, je t'y suis! le veux-tu? Fais-moi une place dans le coin de ton vaisseau; que dans trois jours je puisse monter sur le pont et voir la France comme un flocon d'écume à l'horizon! Sais-tu que je souffre aussi? sais-tu qu'au moment où je te parle, je franchis en idée les marches de l'échafaud où l'on boucle au cou les banqueroutiers? Soutiens-moi, Jules; on me regarde, on me déchire! Oh! emmène-moi! sauve-moi! Que je ne voie plus le hideux fantôme de l'opinion passant et repassant entre ma femme et moi! Plus de Victor non plus! la mer, la grande mer! ses tempêtes, moins terribles que celles des hommes!
—Comme je te retrouve, Maurice! Pauvre ami! Viens donc, viens à moi! Entrés ensemble dans le monde, nous en sortirons le même jour, laissant deux cadavres derrière nous: une femme assassinée, une femme!... Nous étions bons pourtant; qu'avons-nous fait pour mériter cela? Enfouissons le passé: oui! mettons des mers entre notre destinée d'un an et notre existence nouvelle. Partons: ne regardons pas même Paris, dont l'affreux voisinage communique tant de passions, tant de sordides projets, Paris qui brûle à cette heure, et que nous verrons éclater peut-être en passant.
—Oh! je te remercie, Jules, de m'accepter pour ton compagnon d'exil. Nous ne nous séparerons donc plus! Ta fille aura deux pères pour l'élever, pour lui faire aimer sa mère, en lui disant, toi, sa bonté, sa tendresse, moi, ses malheurs. Nous nous attacherons à cet enfant qui nous rappellera tout ce que nos mariages ont eu de serein et d'amer.
Les deux amis se pressaient affectueusement, plus forts contre la mauvaise destinée depuis qu'ils étaient réunis; plus courageux désormais pour tenter une existence nouvelle.
—En quelques minutes je suis prêt; à l'instant même si tu le veux, Jules; car je n'emporte rien. Vienne la justice, elle reconnaîtra que je ne lui ai dérobé que mon corps, lui abandonnant tout: mes propriétés, mes meubles, la table sur laquelle ma sobriété n'a jamais été blessée d'un luxe coupable, le lit où mon mariage n'a été qu'une longue insomnie.
—Monsieur, demanda tout à coup un domestique importun, prendra-t-on le café dans le jardin ou dans le salon?
Un regard de Jules trahit son étonnement; il semblait dire: Il y a donc fête ici?
—Où vous voulez! mais, au nom du ciel, ne me persécutez plus de votre repas!
—Un repas! Maurice?
—Oui, un repas! une superbe fête! les invités attendent.—Jules! une superbe fête, te dis-je, comme le pays n'en a jamais vu depuis les princes de Condé. Quatre-vingts couverts. Pour peu que tu en doutes, viens! regarde! Table mise, Champagne au frais, melons à l'ombre. On prendra le café sous la tonnelle. Ou je raille ou je suis fou, penses-tu? Mais, tu le vois, je ne raille pas:—Je suis donc fou!
—Je le croirai, Maurice, si tu ne m'éclaires sur-le-champ.
Ayant fait asseoir Jules près de lui, Maurice déroula, dans un épanchement qui le soulagea autant qu'il surprit son ami, les douze ou treize mois de sa résidence à Chantilly, n'omettant aucune circonstance relative à ses tribulations domestiques et à ses anxiétés de notaire, bénissant, au contraire, une occasion si rare pour lui d'alléger sa conscience oppressée.
Quand Maurice eut achevé, Jules Lefort lui dit:
—Tu ne peux plus partir, Maurice. Ces gens-là, d'après ce que tu viens de m'apprendre sur ton entrevue avec eux, ce matin, ne sont plus tes convives, mais tes ennemis, tes espions, tes gardes.
Je les connais mieux que toi, mieux que ton beau-frère surtout, fine trempe d'esprit à qui je permets de duper des banquiers et des propriétaires; mais des paysans, jamais! des fermiers, impossible!
Ils te gardent, te dis-je! Échelonnés sur la grande route et postés autour de ta maison, ils t'épient; ils font bonne sentinelle derrière les arbres. Sors! tu es arrêté.
—Y songes-tu? tu m'épouvantes! Sais-tu que la nuit approche et qu'il n'y aura plus de délai à espérer passé huit heures? que mon beau-frère n'arrive pas? Pourquoi ne pas fuir, Jules?
—Renonce à ce projet, Maurice; mais puisque tu n'es pas convaincu de l'espionnage où tu es resserré, place-toi à cette croisée, et commande à ton domestique d'atteler ta calèche. Examine ensuite ce qui se passera. Maurice dit au cocher d'atteler.
Quand les ordres de Maurice eurent été ponctuellement exécutés, la pelouse, déserte un instant auparavant, fut foulée par à peu près tous les clients de Maurice. Ils s'élançaient, comme des hirondelles, des nombreuses avenues de la forêt, et, avec une indifférence affectée, ils se dirigeaient vers la calèche de Maurice. Ils formèrent bientôt un rassemblement à la porte du jardin.
—Tu avais raison, Jules; ces gens m'épiaient; je leur suis suspect; ils m'enveloppent de leur surveillance; ils ont perdu toute confiance en moi. Je suis en prison avant jugement. Hélas! non, je ne partirai pas, Jules; mais toi?
—Je resterai, Maurice; j'assisterai à ce dîner où je prévois que ton beau-frère ne sera pas; je suis connu de quelques-uns de tes clients; peut-être ma présence attirera sur toi quelque considération. C'est un rude passage à franchir; mais il ne sera pas dit que je t'aurai abandonné à l'heure du péril. Te voilà déjà sans vie; de minute en minute, je remarque, tu blanchis comme un cadavre. Ranime-toi! Pour la foule, Maurice, la pâleur, c'est le crime; c'est plus que le crime: c'est la lâcheté.
Enfin la nuit vint; il fallut que Maurice descendît au jardin, et se montrât à ces gens chez lesquels l'irritation de l'attente avait réveillé les susceptibilités chagrines de la matinée. Loin des piéges oratoires de Victor, livrés à leur lourd bon sens, avocat et notaire qu'ils ne consultent jamais en vain, les clients avaient cherché la cause véritable des incidents entre lesquels ils étaient ballottés; s'ils ne l'avaient pas découverte, ils s'en étaient singulièrement approchés, et, à vrai dire, la fête dont ils étaient les héros ne se présentait plus aussi naturelle à leur esprit. Leur inquiétude ne cessa pas quand ils remarquèrent que Léonide n'était pas là pour présider un repas commandé pour honorer sa fête. Son absence les préoccupa fâcheusement pour Maurice, qui dissimulait avec peine son malaise sous les luxueux habits dont il s'était revêtu.
On se met à table.
Jules Lefort s'assied près de Maurice. Sa figure grave se détache comme un beau marbre au milieu de ces types de visages rustiques.
Deux tables de quarante couverts furent envahies par les convives; hommes et femmes se mêlèrent sans égard aux noms placés sur les assiettes. Cette littérature de table fut perdue. Pendant quelques minutes l'engloutissement du potage protégea l'hébétement de Maurice, qui oubliait de déplier sa serviette.
—Maurice, lui dit Jules, mange donc; ne sois pas si distrait.
Maurice se versa à boire au lieu de se servir du potage.
Son geste fut considéré comme un appel par les clients, qui remplirent leurs verres et saluèrent.
Agissant à contre-sens, Maurice prenait deux cuillerées de potage tandis qu'on le saluait.
La soirée était admirable de calme; l'air était sans fraîcheur, et son souffle n'agitait pas même la flamme des bougies.
Maurice ne laisse pas écouler une minute sans se tourner vers la porte pour voir si son beau-frère n'arrive pas; et, lorsqu'il se surprend dans cette distraction trop marquée, il verse aussitôt à boire à profusion, à pleins verres: il répare gauchement une gaucherie.
—Qu'il fait bon ici! dit une voix.
—Vous avez raison, répond une autre voix: une journée d'août.
—Bon pour nous, répond-on plus loin; mais pour ceux qui sont à Paris, la journée n'est pas aussi belle.
L'observation rend les visages soucieux; la bouteille cesse à l'instant de sortir de son centre de repos.
Détournant de la pente périlleuse des propos entamés, Maurice opère une diversion prompte.
—Allons, messieurs, de ce melon! encore une tranche là-bas; ils sont d'un goût exquis cette année. Mais buvez donc; on boit avec le melon.
Qu'on renouvelle le madère!
Ces dames n'ont pas de madère, je crois.
—Pardon, monsieur; nous ne nous oublions pas.
—Le madère est le lait des jeunes villageoises, proclame tout haut un marchand de porcs.
—Et vous avez raison; versez-m'en, ajoute un voisin, quoique je ne sois pas une jeune villageoise.
—J'aurai cet honneur.
—Ah! monsieur Maurice, tant de complaisance...
—Bien! Maurice, ferme! lui dit Jules.
Mais, pendant qu'il verse du madère, Maurice entend la cloche du château de Chantilly qui sonne la demie de huit heures: un tremblement nerveux le saisit; il lui est impossible de remplir le verre qu'on lui tend.
—C'est du vin de ton père, Maurice; on s'en aperçoit à ton agitation.
—Un vertueux père, affirme-t-on de toutes parts sur l'observation de Jules Lefort.
Sans s'arrêter à l'émotion de l'hôte, chaque convive avoue tacitement qu'il est difficile de ne pas avoir eu un vertueux père quand on a reçu de lui en héritage d'aussi bon vin.
—Ah! monsieur Maurice, cette truite est vraiment exquise.
—Tant mieux: revenez-y, monsieur Lambert.
—Il est fâcheux, dit M. Lambert en se bourrant de truite, que madame Maurice ne soit pas ici pour y goûter: c'est un manger de femme.
—Je vous remercie pour elle, mes amis; mais je vois des verres à sec là-bas.
—Est-ce qu'elle ne viendra pas?
—Ne la verrons-nous point?
—Sa place restera-t-elle vide?
Vingt autres font la même question.
Avec un sourire de reconnaissance, mais des plus forcés, Maurice bégaye, en ayant l'air d'être absorbé par le service:—Mais elle ne peut tarder, elle m'avait promis pour huit heures!—Huit et demie, il n'y a rien de perdu encore, et surtout si les communications ne sont pas libres; vous comprenez? Vous servirai-je de ces pieds truffés, maître Leloup?
—Avec plaisir, monsieur Maurice.
—Toi, là-bas, du coin, en veux-tu? M. Maurice t'offre des pieds truffés.
—Avec ça que c'est un bon métier que celui de notaire! remarque, en savourant les jouissances matérielles qu'il en fait évidemment dépendre, un convive séduit par l'abondance des entrées, l'inépuisable succession des entremets, et la riche collection des bouteilles de vins différents.
—Tu voudrais bien entrer en apprentissage dans ce métier-là?
Est-ce que c'est donc bien difficile? s'informe à tête basse, à voix basse, l'oreille pourpre, l'œil diamanté, le premier interlocuteur au second.
—Ma caboche me dit que non. Un exemple. Tu as de l'argent; tu as peur des loups chez toi; vite, tu le portes ici. On te donne pour ça cent francs par an; est-ce vrai?
—Sans doute.
—Eh bien, moi qui n'ai pas peur, mon vieux Robinson, que des fouines me rognent mon or, je viens à ta suite, et je demande au notaire,—comme qui dirait M. Maurice,—quinze cents francs, deux mille francs, n'importe, ou plutôt la somme que tu as portée toi-même. Sous garantie, il me la prête, et je lui baille deux cents francs: c'est cent francs qu'il a récoltés dans la journée. Ton argent vient dans ma main: voilà tout.
—Bon! c'est là le métier?
—Parle plus bas, Robinson. Oui, c'est là tout.
—C'est facile; mais comment se passer de notaire?
—Nigaud! Faut être riche; l'es-tu?
—Non.
—Ni moi non plus. Posons que nous ayons rien dit. Passe-moi ce rôti.
Robinson fut tout à coup un autre homme; il attacha sa vue perçante sur Maurice; il ne l'avait que regardé jusque-là; il fut entraîné à l'étudier. Le saint-esprit des affaires descendait en lui.
—Mais sais-tu qu'il n'engraisse pas avec cela? S'il gagnait autant que tu le dis...
Robinson avait parlé un peu trop haut; il fut entendu du convive de face.
—Faut croire, ajouta le convive silencieux jusqu'alors, qu'avec cet argent,—dont m'est avis que vous avez nettement désigné le nid,—M. Maurice fait des marchés qui ne sont pas toujours heureux. Tout le monde n'est pas aussi honnête que nous.
—Ceci est clair; et j'en conclus, reprit un hôte exilé au bas bout de la table, que le patron doit éprouver de fameux coups de vent quand, le lendemain d'une perte, on vient chez lui reprendre ses fonds.
Le dialogue était vaste: il y avait place pour chacun.
Un autre intervint judicieusement pour dire:
—Reprendre ses fonds! Pardienne! tout juste comme aujourd'hui; pas besoin d'aller si loin. Nous sommes tombés au mauvais moment; nos fonds voyagent.
Comme liés par une traînée de poudre, les intervalles se comblaient. Les deux moitiés de la table mordaient à la conversation; on buvait; on comprenait mieux; l'instant lumineux rayonnait sur le front des clients. On buvait encore, on parlait davantage.
De moins subtils d'ouïe, mais d'aussi curieux, et qui ne prétendaient perdre ni un morceau, ni un verre de vin, ni une parole, se bourraient, se penchaient, la joue pleine, rebondie et luisante, contre la nappe, et demandaient horizontalement:
—De quoi?
Et on les éclairait.
—Ah! c'est comme ça? Mais alors nous sommes de la Saint-Jean avec nos fonds?
—On ne dit pas ça, messieurs.
—Si fait, on dit ça?
—Ce sont de simples conjectures.
—Il est bien blême pour des conjectures.
—Voilà que je tremble, moi!
—Je ne tremble pas, mais j'aimerais autant être parti ce matin, affaire faite.
—C'est aussi mon opinion; mais cela n'aurait pas arrangé tout le monde.
On sait la pénétration que donne la peur. Chaque parole entrait par sa pointe acérée dans l'oreille de Maurice; parfois un éblouissement le frappait, et alors ces visages enluminés de vin et d'allusions bourdonnaient comme une fronde autour de sa tête; et parfois, lorsqu'il prolongeait sa vue, les deux tables semblaient se soulever avec les convives, les flambeaux et les plats, et vouloir rouler sur lui. S'il ramenait son regard effrayé, il tombait sur la figure glacée de Jules Lefort, blafard comme une ombre. Le reflet vert et dentelé des feuilles diaprait la scène. Étoilé, le ciel semblait de la fête; Maurice croyait n'être déjà plus vivant; il se perdait dans un rêve infernal d'où il n'était tiré que par le bruit d'un bouchon frappant les feuilles; que par le grincement du cristal joyeusement heurté; que par le murmure de quelques nouveaux propos qu'il redoutait et qu'il n'évitait pas d'entendre.
Il posa un pistolet sur ses genoux, et le recouvrit de sa serviette.
—Du vin! toujours du vin! crie-t-il aux domestiques, qui ne se lassent point d'abreuver à la ronde.
—Du vin de Médoc, mesdames. Du Sauterne, mes amis. Qu'on boive donc!
—Tu les étouffes maintenant, Maurice, tu les noies, tous les verres débordent.
—Crois-tu, Jules?
—Ils finiront par supposer que tu cherches à leur faire perdre la raison.
—Je bois, à votre santé, messieurs!
Sa main émue répand le contenu du verre sur la nappe.
—Comme il est renversé, et comme il tremble! observe-t-on.
—Oui, à votre santé, monsieur Maurice!
—Il est presque aussi jaune que M. Lefort.
—Vous ne savez pas, vous autres, ce qui est arrivé à M. Jules Lefort de Compiègne?
Celui qui parle ainsi croit ne pas être entendu, comptant sur le mugissement qui domine. Il est une erreur d'acoustique commune aux convives animés: parce qu'ils n'entendent plus, ils supposent les autres sourds.
Au prononcé de son nom, Lefort porte son regard sur le groupe où il va être question de lui.
—Sa femme est morte.
Maurice fait semblant de parler à un domestique, et il s'appuie sur son épaule.
—Ah! et morte de quoi?
—De folie. Elle était allée au bal de Senlis, où on l'insulta. En rentrant chez elle, elle avait perdu la raison.
—Et qui avait osé l'insulter?
—Une femme.
—On dit que c'était une... Mais chut!
—Une quoi?
—Eh bien! une vaut-rien-du-tout! un rebut de femme, qui avait paru au bal avec un soldat ivre.
—Voyez-vous ça! C'est une histoire, dame!
—Et, pour cette raison, le mari est triste comme nous le voyons là.
—Le mari de qui, de cette femme?
—Eh! non, le mari de la femme devenue folle, M. Lefort de Compiègne.
—Et il n'a pas mangé le foie de celui qui accompagnait cette femme?
—C'est ce que nous ne savons pas.
—Ce que vous dites là est très-bien pour expliquer la tristesse de M. Lefort, mais cela ne peut point si profondément affliger M. Maurice. Sa femme n'a pas été insultée.
—Il prend part aux peines de son ami, probablement.
—Oh! mon Dieu, oui! sa femme est trop...
—Trop quoi? je n'ai pas entendu.
—Je n'ai encore rien dit.
—Qu'est-elle? car je ne l'ai jamais vue.
—Ni moi.
—Ni nous.
—Allons, vous verrez que personne ne la connaît.
—Ma foi!
—Si elle ne s'est jamais plus montrée que ce soir...
—Est-ce qu'elle ne viendra pas ce soir?
—Entends-tu leurs propos, Jules? dit Maurice en quittant l'épaule du domestique pour montrer à son ami sa figure crispée de honte et de douleur.
—Essuie tes yeux, Maurice; affronte tout.
Et le dialogue interrompu reprend et se poursuit.
—Tu crois encore à l'arrivée de sa femme? j'en ai fait mon deuil.
—A-t-il une femme, sérieusement?
—Jules, ces gens m'insultent. Ce dîner sera donc éternel!
—Qu'est-ce que cela te fait, qu'il ait ou non une femme?
—Gage que oui!
—Gage que non!
—Ces infâmes engagent des paris sur la réalité de mon mariage: et Victor qui ne vient pas! La nuit marche! plus rien! plus de nouvelles de Paris. Dans cinq minutes, je me brûle la cervelle si cette porte ne s'ouvre pas.
S'adressant à ses convives:
—Messieurs, votre avis sur ce limoux?
On ne lui répond rien.
—Le pari est tenu, ça va!
—Jules, je vais chasser ces hommes s'ils ne se taisent pas; mon sang bouillonne, je le sens dans mes yeux. Tiens-moi les mains, je ne me connais plus, je suis fou!—Messieurs, et ce limoux?
—Parfait, monsieur Maurice.
Le mot chasser, vaguement saisi, frappe quelques oreilles; on se le communique. Des ricanements se posent en face de Maurice; les uns croient avoir entendu, les autres nient, et ces murmures s'ensuivent:
—Nous sommes les maîtres où il y a notre argent; c'est à nous de chasser ici; on ne nous chasse pas!
Jules Lefort se lève.
—Mes amis, monsieur Maurice vous prie de pardonner à l'absence si malheureusement prolongée de sa femme...
—Ah! oui, sa femme...
—Que des affaires retiennent à Paris dans un moment où il n'est pas facile d'en sortir à son gré. Il n'ose plus concevoir l'espérance de la voir arriver aujourd'hui; soyez assez indulgents, messieurs, pour excuser le vide qu'elle laisse au milieu de nous.
—Voilà qui est dit: madame Maurice ne viendra pas.
—J'ai donc gagné mon pari.
—Que ne disait-il tout de suite que son mariage n'était que sur l'enseigne?
—Oui! messieurs les notaires ont des maîtresses qu'ils pomponnent à nos dépens: ensuite ces belles dames sont trop fières pour s'asseoir à table avec des paysans.
Hors de lui, Maurice cherche à élever son pistolet à la hauteur de son cœur; Jules comprime ce mouvement de toute l'énergie de son bras.
—Ils ont des hôtels; ils ont des campagnes.
—Ils ont des calèches.
—Comme je l'ai bien dénichée sa calèche. C'est qu'il allait partir, oui. Les chevaux étaient attelés. Fouette, cocher! adieu notre argent.—Mais à d'autres!
—Convenons pourtant que les dîners que donnent les notaires ne sont pas mauvais.
—Qu'ils vendent, dites donc, s'il vous plaît, puisque nous les payons.
—Ma foi! nous aurions tort de faire petite bouche.
—C'est nous qui l'invitons et non pas lui qui nous invite.
—Buvons pour notre argent!
—Et pour l'intérêt de notre argent.
—De ce vin, à moi!
—De celui-ci, à toi!
—Qui veut de mon bordeaux?
Ces gorgées d'injures, ces railleries avinées, ces sarcasmes qui commencent par un cri et finissent par une bouffée équivoque, ne retentissent pas comme un son intelligent. Ils se répandent comme les taches de vin sur la nappe; ils se glissent comme les os de volailles sous la table; ils se croisent en l'air comme la mousse du Champagne et les bouchons. Celui qui exhale le plus de grossièretés croit être le plus réservé. Il y a confusion dans l'orgie, qui brouille les verres et les cerveaux. La pensée de l'un prend l'organe de l'autre qui n'a plus la conscience de son être. Il coule des paroles; il ne s'en dit pas. Ce ne sont plus des intelligences, mais des robinets. Même désordre à peu près partout. La grosse voix s'est métamorphosée dans l'ivresse; la petite s'est renforcée et surprend même la poitrine dont elle sort. Derrière ce nuage ardent qui s'embraserait s'il ne se dissipait à chaque instant, des dents pétillent de blancheur, des oreilles fument comme des soupiraux par où s'échappent tous les gaz des vins qu'on a bus. Ces tonneaux vivants fermentent et craquent. Inutilement tenterait-on de remonter à la source des menaces et des épigrammes brutales qui sortent de ces futailles mal cerclées. La source est inconnue. Seulement il y a débordement.
—Laisse-moi, Jules, ma vie m'appartient, j'en disposerai.
—Je ne le veux pas.
—Tu m'aimes donc mieux déshonoré que mort?
—Et toi, tu veux me couvrir de ton sang, Maurice!
Ces deux hommes effrayés font sous la nappe des mouvements imperceptibles. Dessus l'ivresse; dessous le suicide.
De nouveau on entendit glapir ce refrain qui a revêtu un air, tant il a couru, répété de bouche en bouche, depuis le milieu du dîner.
—Madame Maurice ne viendra pas!
—Vous vous trompez: elle viendra!
Léonide, accompagnée de Victor, s'assied à côté de Maurice, au milieu de l'ébahissement universel.
Maurice n'ose se tourner ni vers sa femme ni surtout vers Victor; il va lire dans leurs yeux sa sentence de mort.
Léonide se hâte de dire à Maurice:—Quittez ce visage qui m'a découvert votre épouvante: soyez insolent si cela vous plaît avec ces manants. Vous êtes plus riche que vous ne l'avez jamais été.
En se jetant à son cou, elle ajoute: Après une baisse sans exemple, les fonds ont monté de six francs.
Les hôtes de Maurice n'ont pas entendu les paroles de Léonide, mais déjà revenus avec confusion de leurs doutes sur l'existence de la femme de Maurice, ils sont cordialement touchés de l'embrassade conjugale.
—Messieurs, dit Victor aux invités, ce qui a été promis se réalisera. Vos papiers ont été examinés; ils sont en règle: on va vous payer au flambeau. J'ajoute que vous pouvez maintenant rentrer chez vous sans danger. La république a été écrasée sous les pavés qu'elle avait arrachés; la France a triomphé de la rébellion.—Vive le roi!
—Vive le roi! répète-t-on en chœur.
Et ces mots circulent:
—Nous nous étions trompés: ils sont gens de parole.
—Eh bien! tant mieux pour eux: j'étais fâché de leur retirer ma confiance.
—Moi, je la leur laisse.
—Ma foi, je la leur laisse aussi avec mon argent; et puisque tout est fini, prenons nos bâtons, buvons à la santé de la belle maîtresse revenue, et en route!
—Oui! en route!
—En route! en route!
—A la santé de madame Maurice! s'écria Victor.
—Oui! à la santé de madame Maurice!
Fière comme une reine revenue dans son palais, Léonide trônait avec majesté à côté de Maurice, qui, ému de mille manières, avait tout juste assez de force pour ne pas s'évanouir.
Qu'on songe à sa position entre Jules Lefort et Léonide!
Quand il entendit Victor proposer le toast à Léonide, il se figura tout de suite l'embarras de Jules, et, pour la première fois depuis que son sort avait si vite, si miraculeusement changé, il se tourna vers lui.
Jules Lefort n'est plus là.
Maurice reste immobile, le regard arrêté sur la place vide de Jules, qui, sans être remarqué, était sorti à la faveur de la bruyante entrée de Léonide et de son frère.
Sa surprise fut si étourdissante, qu'il fut persuadé de n'avoir jamais vu Jules; que c'était par une illusion de son cerveau agité qu'il avait cru l'apercevoir, assis, triste et silencieux à ses côtés. Il avait eu une apparition.
Maurice se lève cependant et tend son verre pour boire à la santé de sa femme.
C'est le coup d'adieu.
Les paysans quittent la table pour partir.
—Eh bien, passe-t-on à la caisse? s'informe superbement Victor en s'emparant d'un flambeau.
—Pourquoi donc à la caisse? répondent les clients de Maurice d'un ton étonné qui semble dire: «Est-ce qu'il a été jamais question de retirer nos fonds? Pourquoi donc passer à la caisse?
—Non? je croyais, reprit Victor.
—Puisqu'il n'y a plus rien à Paris, nous ne courons plus aucun danger. Laissons nos écus ici, et allons rassurer nos femmes; il est grand temps.
Les paysans rallièrent leurs chapeaux et leurs bâtons, et coururent toucher la main à Maurice. Ils partirent. On entendit bientôt leurs chants dans la forêt. Ils quittaient Chantilly beaucoup plus joyeux qu'ils n'y étaient venus.
Une fois seuls avec Maurice, Victor et Léonide eurent sur lui la supériorité du bonheur qu'ils lui avaient tous deux apporté. Il fut étourdi du contentement de se savoir riche, de la joie d'avoir traversé en quelques heures sans mourir une banqueroute et une révolution, et d'apprendre ces deux foudroyantes victoires dans un lieu encore retentissant des outrages dont il avait été sillonné de la tête aux pieds, dans un espace ému encore des vins débouchés, des lumières ardentes et de ces haleines qui avaient répandu des feux et des flammes; la sueur inondait ses membres. Pourtant il tremblait.
—Tout est donc fini à Paris?
—Fini, beau-frère. La mitraille a balayé les républicains; mais la crise a été affreuse. A une heure, à la Bourse, on croyait que le gouvernement ne tiendrait pas.—Déroute générale. Le crédit public mort: on vendait, on vendait. J'achetais des deux mains, tant que je pouvais. Le canon tonnait, et le sang coulait: j'achetais. La Morgue était trop petite pour les cadavres: on assurait que les Tuileries étaient assiégées: j'achetais sans relâche. A trois heures, je n'achetais plus. La monarchie avait triomphé; je vendais sur le perron de Tortoni. Mon audace a été prophétique; la ruine de tous a été mon salut. J'ai cru à l'étoile de la France; moi et le gouvernement nous avons été sauvés.
—Ceci n'est donc point un rêve; mais alors, dit Maurice, à qui la réflexion venait, où sont tous nos amis, ceux qui, ce matin, m'ont vu dans leurs rangs, animé de leur espoir, armé pour leur cause?... Morts, sans doute! morts! Quel douloureux bonheur que le mien!
—Je te conseille de faire le difficile; s'ils vivaient, où serais-tu? D'ailleurs, il est encore possible que tes amis n'aient pas été tués. Par exemple, il en est un dont le compte est en règle à cette heure: j'ai lu son nom parmi la liste des morts. Attends... tu me l'as cité avant mon départ pour Paris, quand je t'ai quitté. Attends... Édouard de Calvaincourt. C'est cela. On a trouvé sur lui un plan de campagne pour armer la Vendée: rien que ça.
Léonide et Maurice n'osaient se regarder.
—Madame, s'écria, la voix pleine de larmes, après une pause pénible, le triste Maurice, madame! Hortense Lefort est morte aussi. Nos crimes domestiques à tous deux se sont éteints dans le sang.
—Qu'est-ce que tout cela signifie? semble exprimer le visage ébahi de Victor.
—Nous ne resterons point dans ce pays, reprend Maurice; nous le quitterons avant un mois.
—Cela n'est pas possible, beau-frère, d'autant mieux que tu laisses ton étude dans une merveilleuse situation. Il y aura avantage à vendre. Mais nous causerons de cela demain plus longuement; il est tard, nous sommes un peu fatigués. Si nous prenions quelque repos?
Victor saisit un flambeau et s'achemine vers la porte.—Que je vous éclaire, si vous le permettez.
Léonide et Maurice se prirent sous le bras et suivirent Victor. Rien de funèbre comme cette réconciliation conjugale commandée par le monde.
Maurice tint parole. Un mois après il vendit son étude à un prix inespéré.
Il est encore notaire à...
FIN.
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Paris.—Typographie Morris et Comp., rue Amelot, 64.