The Project Gutenberg eBook of Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 3)

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Title: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 3)

Author: Jean-François de La Harpe

Release date: December 9, 2011 [eBook #38256]
Most recently updated: January 8, 2021

Language: French

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BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE.

ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES VOYAGES;

Par J.-F. LAHARPE.

TOME TROISIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

PARIS,
MÉNARD ET DESENNE, FILS.
1825.

ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES.

PREMIÈRE PARTIE.
AFRIQUE.
LIVRE QUATRIÈME.
VOYAGES SUR LA CÔTE DE GUINÉE. CONQUÊTES DE DAHOMAY.

CHAPITRE II.

Voyage d'Atkins, de Smith. Lettre du facteur Lamb sur le roi de Dahomay.

John Atkins, capitaine du vaisseau le Swallow, nous offre d'abord quelques remarques générales sur les différentes mers, plus ou moins favorables à la navigation.

Après la Méditerranée, qu'il regarde comme la plus agréable partie de la mer, à cause de la température de l'air et de ses autres avantages, il loue cette partie de l'Océan, où règnent particulièrement les vents alisés, parce qu'à certaine distance de la terre, on n'y trouve point de grosses mers ni d'orages dangereux, et que les jours et les nuits y sont d'une longueur égale. Telles sont les mers placées sous la zone torride. L'Océan atlantique et le grand Océan ou mer du Sud, depuis le 39e. jusqu'au 60e. degré de latitude, sont hors des limites du vent alisé. Les flots y sont rudes et tumultueux, les nuées épaisses, les tempêtes communes, les vents sont variables, les nuits froides et obscures. C'est encore pis, dit l'auteur, au delà des 60 degrés; cependant il sait de plusieurs pilotes, qui avaient fréquenté les mers de Groenland, que ces rudes climats ne contiennent pas d'autres vapeurs que des brouillards, des frimas et de la neige, et que la mer y est moins agitée par les vents, qui, étant au nord pour la plupart, soufflent vers le soleil, c'est-à-dire vers un air plus raréfié; comme on le reconnaît à ces glaçons détachés qui se trouvent bien loin au sud du côté de l'Europe et de l'Amérique. Un autre avantage de ces mers, c'est que la lumière de la lune y dure à proportion de l'absence du soleil; de sorte que, dans le temps où le soleil disparaît entièrement, la lune ne se couche jamais, et console les navigateurs par un éclat que la réflexion de la neige et des glaces ne fait qu'augmenter.

En approchant du cap Vert, l'équipage du Swallow prit plusieurs tortues qui dormaient sur la surface de l'eau dans un temps calme. On vit aussi quantité de poissons volans, et leurs ennemis perpétuels, la bonite et la dorade. Atkins admira la couleur brillante de la dorade, qui est un poisson de quatre ou cinq pieds de longueur, avec une queue fourchue. Il nage familièrement autour des vaisseaux. Sa chair est sèche, mais elle fait de fort bon bouillon. On voit rarement la dorade hors de la latitude du vent alisé, et jamais l'on n'y voit le poisson volant. Celui-ci est de la grosseur des petits harengs. Ses ailes, qui ont environ deux tiers de sa longueur, sont étroites près du corps et s'élargissent à l'extrémité: elles lui servent à voler l'espace d'un stade lorsqu'il est poursuivi; mais il les replonge de temps en temps dans la mer, apparemment parce qu'elles deviennent plus agiles par ce secours.

Le 10 mai, Atkins mouilla l'ancre devant la rivière de Sestre, sur la côte de Malaguette ou des Graines. Quelques-uns de ses gens descendirent à terre, et allèrent visiter le roi du pays. Ils lui offrirent des présens, dont apparemment il ne fut pas content, car il les refusa, et à la place de ces présens il leur demanda leurs culottes, qu'ils n'eurent pas la courtoisie de lui donner.

Dans un autre village sur le bord de la rivière, ils trouvèrent un homme dont la couleur les frappa d'étonnement. Il était d'un jaune si brillant, que, n'ayant jamais rien vu qui lui ressemblât, ils s'efforcèrent d'approfondir ce phénomène. Ils employèrent les signes et tout ce que l'expérience leur avait appris de plus propre à se faire entendre. Le seul éclaircissement qu'ils purent tirer fut qu'il venait d'un pays fort éloigné dans les terres, où les hommes de sa couleur étaient en grand nombre. Atkins a su des capitaines Bullfinch, Lamb, et de quelques autres voyageurs, qu'ils avaient vu plusieurs Africains de la même couleur; et d'un autre Anglais, qu'il en avait vu un dans le royaume d'Angola, et un autre à Madagascar, rareté surprenante, et aussi difficile à expliquer originairement que la couleur des Nègres.

Entre le cap das Palmas et Bassam, les Anglais rencontrèrent un vaisseau de Bristol, nommé le Robert, commandé par le capitaine Harding, qui était parti avant eux de Sierra-Leone, après y avoir acheté trente esclaves, au nombre desquels était le capitaine Tomba. Huit jours auparavant, ce Tomba, qui était d'une hardiesse extraordinaire, avait formé le projet d'un soulèvement, avec trois ou quatre de ses compagnons les plus résolus. Ils étaient secondés par une femme de leur nation, qui les avait avertis que, pendant la nuit, il n'y avait que cinq ou six blancs sur le tillac, et presque toujours endormis. Tomba ne balança point à tenter l'entreprise; mais, au moment de l'exécution, il ne put engager qu'un seul Nègre à se joindre à ses cinq compagnons. S'étant rendu au gaillard d'avant, il y trouva trois matelots endormis, dont il tua d'abord les deux premiers d'un seul coup sur la tempe. Le troisième fut éveillé par le bruit; mais Tomba ne réussit pas moins à le tuer de la même manière. Cependant quelques Anglais qui n'étaient pas éloignés prirent l'alarme, et la communiquèrent bientôt sur tout le bord. Harding, paraissant avec une hache à la main, fendit la tête à Tomba d'un seul coup et fit charger de fers les cinq autres complices.

Leur traitement est remarquable. Des cinq esclaves, les deux plus vigoureux, et par conséquent les plus précieux pour l'avarice, en furent quittes pour le fouet et quelques scarifications. Les trois autres, qui étaient d'une constitution fort faible, et qui n'avaient eu part à l'action que par le consentement, subirent une mort cruelle, après avoir été contraints de manger le cœur et le foie de leur chef. La femme fut suspendue par les pouces, fouettée et déchirée de coups à la vue de tous les autres esclaves, jusqu'au dernier soupir, qu'elle rendit au milieu des tourmens. Il est difficile de justifier ces barbaries autrement que par le droit du plus fort, qui, de tous les droits, est le plus généralement reconnu d'un bout du monde à l'autre. Les Nègres peuvent quelquefois faire valoir ce droit tout comme d'autres, comme on le voit par le trait suivant.

Le 6 juin, on jeta l'ancre devant Axim, comptoir hollandais, et, le jour suivant, au cap de Très-Puntas. La plupart des vaisseaux de l'Europe touchent à ce cap pour renouveler leur provision d'eau, qu'il est plus difficile d'obtenir plus loin, où l'on fait payer une once d'or à chaque vaisseau pour cette faveur. John-Conny, principal cabochir du canton, dont la ville est à trois milles de la côte, du côté de l'ouest, envoya un de ses esclaves au vaisseau pour y faire demander une canne à pomme d'or, gravée de son nom, que les Anglais, dans un autre voyage, s'étaient chargés de lui apporter. Non-seulement cette commission avait été négligée, mais le messager du cabochir s'étant emporté dans ses reproches, fut imprudemment maltraité par les gens de l'équipage. Son maître, irrité de ce double outrage, ne remit pas sa vengeance plus loin qu'au jour suivant. Les Anglais étaient à puiser de l'eau.

Il fondit sur eux, se saisit de leurs tonneaux, et fit une douzaine de prisonniers qu'il conduisit à sa ville. La hauteur de cette conduite était fondée sur des forces réelles.

Il s'était mis en possession du fort de Brandebourg, que les Danois avaient abandonné depuis quelques années. Cette hardiesse avait fait naître quelques différens entre lui et les Hollandais. Sous prétexte de l'avoir acheté des Danois, ils y avaient envoyé, en 1720, une galiote à bombes, et deux ou trois frégates, pour demander qu'il leur fût remis. John, qui était hardi et subtil, ayant examiné leurs forces, répondit qu'il voulait voir quelque témoignage du traité des Brandebourgeois. Il ajouta même que ce traité prétendu ne pouvait leur donner droit qu'à l'artillerie et aux pierres de l'édifice, puisque le terrain n'appartenait pas aux Européens pour en disposer; que les premiers possesseurs lui en avaient payé la rente, et que, depuis le parti qu'ils avaient pris de l'abandonner, il était résolu de ne pas recevoir d'autres blancs. Ces raisonnements ayant irrité les Hollandais, ils jetèrent quelques bombes dans la place. Ensuite, aussi furieux d'eau-de-vie que de colère, ils débarquèrent quarante hommes sous la conduite d'un lieutenant, pour former une attaque régulière. Mais John, qui avait eu le temps de se mettre en embuscade avec des forces supérieures, fondit brusquement sur eux, et les tailla tous en pièces. Il ajouta l'insulte à la victoire, en faisant paver l'entrée de son palais des crânes des morts.

Cet avantage avait servi à le rendre plus fier et plus rigoureux sur tous les droits du commerce, c'est-à-dire sur ceux qui lui étaient dus justement. Cependant, lorsqu'il se fut réconcilié avec les Anglais, Atkins et quelques autres officiers du vaisseau lui rendirent une visite. Les vents du sud avaient rendu la mer si grosse, que, les voyant embarrassés à descendre au rivage avec leurs propres chaloupes, il leur envoya ses canots; mais il leur fit payer un droit pour ce service. Les Nègres seuls connaissent assez la côte pour savoir quand ils n'ont rien à craindre de l'agitation des flots. John se trouva lui-même sur le rivage pour y recevoir les Anglais. Il était accompagné de trente ou quarante gardes bien armés, qui les conduisirent à sa maison.

C'était un homme de cinquante ans, bien fait et robuste, d'un regard sévère, et qui se faisait respecter de tous ses Nègres, jusqu'à vouloir que ceux qui portaient des chapeaux ou des bonnets eussent toujours la tête nue devant lui.

Il reçut fort civilement les Anglais, et les salua de six coups de canon, qui lui furent rendus en même nombre. Il leur fit des excuses de les avoir empêchés de prendre de l'eau; et, pour les en dédommager, il leur permit de pêcher dans la rivière qui passe derrière la ville. Mais la pêche n'ayant point été fort heureuse, ils furent mal servis à dîner. Le cabochir prit un air mécontent, et leur reprocha de s'être attiré cette disgrâce en négligeant de faire un présent à l'eau de la rivière, qui méritait plus de considération qu'une autre, parce qu'elle était le fétiche d'un homme tel que lui.

Atkins, trouvant le cabochir familier et de bonne humeur, ne fit pas difficulté de lui demander ce qu'étaient devenus les crânes hollandais dont il avait pavé l'entrée de sa maison. Il répondit naturellement que depuis un mois il les avait enfermés dans une caisse, avec de l'eau-de-vie, des pipes et du tabac, et qu'il les avait fait enterrer. Il était temps, ajouta-t-il, d'oublier les ressentimens passés; et les petites commodités qu'il avait fait enterrer avec les Hollandais étaient un témoignage du respect qu'il portait aux morts. Au reste, le cabochir lui fit voir dans une de ses cours les mâchoires des Hollandais suspendues aux branches d'un arbre. C'était encore un trophée qui lui restait.

Le but du voyage de Smith avait été de lever les plans de tous les forts et les établissemens anglais dans la Guinée. Il exécuta ce dessein avec beaucoup de peine.

Il débarqua le samedi 20 août 1726, à bord de la Bonite, commandée par le capitaine Livingstone, avec le sieur Walter-Charles, gouverneur de Sierra-Leone. On passa le tropique le 14 de septembre. Smiths y observa plusieurs oiseaux blanchâtres, qui n'ont pour queue qu'une longue plume. Ils s'élèvent fort haut dans leur vol. Ce sont des paille-en-queue. Les matelots leur ont donné le nom d'oiseaux du tropique, parce qu'on ne les voit que sous la zone torride, entre les tropiques.

Le 4 de février 1727, on jeta l'ancre à cinq milles à l'ouest d'Axim. Ce château des Hollandais, sur la côte d'Or, est une petite fortification triangulaire, montée de onze pièces de canon. Les Nègres ont une ville fort peuplée sous le canon du château comme on en voit sous tous les forts européens, au long de la côte d'Or.

Smith, ayant levé successivement plusieurs plans, arriva le 17 au cap Corse, où l'on trouva plusieurs vaisseaux dans la rade.

Pendant le séjour que Smith avait fait à James-Fort, sur la Gambie, il avait reçu, par un vaisseau anglais une lettre de Hollande adressée au gouverneur hollandais de la Mina, qu'il s'était chargé de porter au cap Corse. Cette occasion lui paraissant favorable pour lever le plan du château de la Mina, il s'y rendit dans un grand canot, avec Livingstone, sous prétexte de remettre la lettre au gouverneur. Mais ils reconnurent bientôt que les Hollandais ne manquaient pas de pénétration. Smith, qui ne se croyait ni connu, ni observé, étant sorti sans affectation pour jeter les yeux autour de lui, fut étonné de se voir immédiatement suivi par le gouverneur, qui le tira brusquement par la manche, et qui le pria de rentrer dans la salle, en lui disant qu'il pouvait emporter, si c'était son dessein, tout l'or de la Guinée dans sa poche; mais que, pour le plan du château hollandais, il ne l'emporterait pas. Un reproche si peu attendu causa d'abord quelque embarras à Smith. Cependant, après s'être un peu remis, il répondit au gouverneur qu'il lui avait cru assez de lumières pour ne pas s'imaginer qu'on pût entreprendre de lever le plan d'une place sans les instrumens nécessaires, et que, n'en ayant aucun, il s'étonnait qu'on pût le soupçonner de ce dessein. Le commandant hollandais demeura pensif un moment; et, paraissant se repentir d'un procédé trop brusque, il pressa Smith et Livingstone de demeurer à dîner; ils y consentirent. Alors il leur montra quelques plans imparfaits qui avaient été levés par un dessinateur de la compagnie hollandaise. L'ouvrage avait été fort bien commencé, mais l'artiste était mort sans avoir pu l'achever.

Smith partit du cap Corse le 24 de mars. Comme on était à la fin de la saison sèche, l'eau était si rare dans la garnison, qu'il fut impossible d'en obtenir pour les besoins du vaisseau. Il ne s'en trouve point à plus de huit milles du château, de sorte qu'on y est réduit à l'eau d'une grande citerne qui se remplit par des tuyaux de plomb, où la pluie descend de tous les toits. Tous les forts de la côte d'Or n'ont pas d'autres ressources.

Le 28, on alla jeter l'ancre au fort d'Akra. Smith alla se promener plusieurs fois jusqu'à la porte du fort hollandais. Il y rencontra quelques marchands de cette nation qui connaissaient le facteur anglais dont il était accompagné. On s'entretint quelques momens avec beaucoup de familiarité et d'amitié. Mais les Hollandais ne proposèrent point à Smith d'entrer dans leur fort; ce qui lui fit juger qu'ils avaient des ordres du gouverneur général de la Mina, et qu'ils craignaient les observations d'un dessinateur anglais.

Le 3 d'avril, après avoir perdu un câble dans les rocs d'Akra, il remit à la voile pour gagner la côte de Juida. Le 5, il passa devant l'embouchure de la grande rivière Volta, qui a tiré ce nom de la rapidité extrême de son cours. Il est si violent qu'en entrant dans la mer, il change la couleur de l'eau jusqu'à plus de huit lieues de la côte. C'est cette rivière qui sépare la côte d'Or de la côte des Esclaves.

Le 7, à la pointe du jour, on jeta l'ancre dans la rade de Juida, et l'on salua le fort, qui est à plus d'une lieue de la côte. Il se trouvait alors dans la rade trois vaisseaux français et deux portugais. La Guinée entière n'a pas de lieu où le débarquement soit si difficile. On y trouve continuellement les vagues si hautes et si impétueuses, que, les chaloupes de l'Europe ne pouvant s'approcher du rivage, on est obligé de jeter l'ancre fort loin, et d'y attendre les pirogues qui viennent prendre les passagers et les marchandises. Ordinairement les rameurs nègres s'en acquittent avec beaucoup d'habileté; mais quelquefois aussi le passage n'est pas sans danger. À l'arrivée du vaisseau de Smith, les facteurs de sa nation envoyèrent à bord une grande pirogue pour amener au rivage ceux qui devaient y descendre. Le passage fut heureux. Cependant Smith fut étonné de se voir entre des vagues d'une hauteur excessive, et des flots d'écume qui paraissaient capables d'abîmer le plus grand vaisseau. Il admira l'adresse des Nègres à les traverser; mais surtout à profiter du mouvement d'une vague pour faire avancer, à l'aide des rames, leur pirogue fort loin sur le rivage; après quoi, sautant à terre, ils la transportent encore plus loin pour la garantir du retour des flots. Si l'on avait le malheur d'être renversé, il serait fort difficile de se sauver à la nage, quand on n'aurait que la violence de la mer à combattre; mais, en y joignant le danger des requins, qui suivent toujours les canots en grand nombre pour attendre leur proie, on peut dire qu'il est presque impossible d'échapper.

Les vaisseaux qui viennent à Juida pour le commerce ont toujours sur le rivage des tentes qui leur servent de magasins pour mettre leurs marchandises à couvert. Smith, en débarquant, s'approcha d'une tente française, où le matelot qui en avait la garde lui offrit en langue anglaise un verre d'eau-de-vie, qu'il accepta. Il y avait dans la tente un grand nombre de barils, dont le dehors paraissait mouillé. Smith en ayant demandé la raison, le matelot français lui répondit que les barils n'avaient été débarqués que le matin, et qu'ils avaient beaucoup souffert au passage. Il ajouta qu'au débarquement un matelot français s'étant hasardé trop loin dans l'eau pour reprendre un baril que les vagues emportaient, avait été saisi par un jeune requin, contre lequel il s'était fort bien défendu avec son couteau; mais que la même vague qui le ramenait ayant apporté deux autres requins monstrueux, il avait été déchiré en un moment, et dévoré à la vue de tous ses compagnons.

Les Anglais ont, à dix-huit milles de ce fort, du côté de l'est, un autre comptoir nommé Iakin, et celui de Sabi, à cinq milles du côté du nord. Mais celui-ci venait d'être réduit en cendres par le grand et puissant roi Dahomay, dont le nom a fait tant de bruit en Europe. Sa première conquête avait été le royaume du grand Ardra, cinquante milles au nord-ouest de Sabi. Le roi d'Ardra ayant, en 1724, quelques affaires à régler avec Baldwin, gouverneur anglais de Juida, et n'étant pas satisfait de sa diligence, fit arrêter Lamb, facteur anglais d'Ardra, dans l'espérance de rendre Baldwin plus attentif à l'obliger. Ce fut dans ces circonstances que la ville d'Ardra fut assiégée par les troupes du roi Dahomay, et qu'ayant été prise après une vigoureuse résistance, le roi même fut tué à la porte de son palais. Lamb fut conduit devant le général de Dahomay, qui n'avait jamais vu de blancs. Cet officier nègre fut si surpris de sa figure, qu'il le mena au roi son maître, comme une rareté fort étrange. En effet, le roi Dahomay, faisant sa résidence à deux cents milles dans les terres, n'avait jamais eu non plus l'occasion de voir un Européen. Il garda précieusement Lamb, qui écrivit pendant sa captivité une lettre au gouverneur Tinker, successeur de Baldwin. Nous la transcrirons tout à l'heure; elle servira à faire connaître ce que c'était que ce roi Dahomay.

On retournait en Angleterre, lorsque, le Ier. juillet, le navire se trouvant par 13 degrés 19 minutes du nord, on s'aperçut d'une dangereuse voie d'eau. Comme elle était déjà si grande, que les pompes ne pouvaient suffire, on ne fut pas saisi d'une crainte médiocre en considérant qu'on était fort éloigné de la terre et qu'on n'était accompagné d'aucun vaisseau. Après beaucoup de recherches, Livingstone découvrit la source du mal et trouva les moyens d'en arrêter les progrès. Cependant il ne fut pas possible d'y remédier si parfaitement, qu'on ne s'aperçût bientôt qu'il recommençait avec un nouveau danger. On résolut de suivre le vent pour soulager le vaisseau; mais la fatigue extrême de l'équipage, qui était sans cesse obligé de travailler à la pompe, fit applaudir à la proposition de porter droit aux Indes occidentales. On était dans la latitude des vents alisés, et on avait directement la Barbade à l'ouest. À la vérité, suivant les calculs, on n'en était pas à moins de sept cents lieues, distance terrible pour un vaisseau près de s'abîmer. Cependant les circonstances n'offrant point d'autre ressource, on résolut de s'y attacher avec tous les efforts du courage et de la prudence. Les emplois furent distribués pour une si grande entreprise: le capitaine et le pilote devaient prendre alternativement la conduite du gouvernail. Smith et un autre se chargèrent de préparer les vivres et de faire du punch chaud pour ceux qui travaillaient à la pompe, auxquels on assigna une pinte et demie de liqueur pendant chaque quart, c'est-à-dire de quatre heures en quatre heures: ils avaient besoin de ce soutien pour ranimer leurs esprits, parce que le travail était si pénible et le péril si pressant, que tous les matelots ne purent être divisés qu'en deux quarts. Il restait deux petits Nègres, qui reçurent ordre d'assister Smith et son camarade dans leurs fonctions.

On passa neuf ou dix jours dans une extrémité si déplorable. La plupart des matelots commençaient à se rebuter de l'excès du travail, et quelques-uns firent éclater des murmures qui semblaient annoncer d'autres effets de leur désespoir. On leur fournissait néanmoins des rafraîchissemens, et Smith avait soin de leur tuer tous les jours quelques pièces de volaille ou un chevreau. Tous les officiers s'efforçaient aussi de les encourager par l'espérance de découvrir bientôt la Barbade. Leur canot, qui était assez grand et en fort bon état, avait été placé sur le tillac; mais la chaloupe ayant été serrée entre les deux ponts, plusieurs souhaitaient qu'on la mît en état d'être employée, c'est-à-dire qu'elle fût équipée de tout ce qui était nécessaire pour un usage forcé, comme d'eau, de vivres, d'instrumens de mer, etc. D'autres s'opposèrent fortement à cette proposition, dans la crainte que les plus mutins ou les plus désespérés ne profitassent des ténèbres pour fuir dans la chaloupe et pour abandonner tous les autres à leur mauvais sort, ce qui aurait causé nécessairement la perte du vaisseau, parce qu'il ne serait pas resté assez de bras pour la pompe. Au milieu de ce trouble, tous les animaux étrangers qu'on transportait en Europe moururent faute de soins et de nourriture.

Le 16, trois matelots qui avaient travaillé à la pompe depuis quatre heures jusqu'à huit, tombèrent évanouis et furent emportés comme morts. Cet accident ayant fait sonner plus tôt la cloche pour appeler ceux qui devaient succéder au travail, l'horreur et la consternation parurent se répandre sur tous les visages. Cependant, comme Smith avait fait préparer un fort bon déjeuner, on se mit à manger autant que la crainte pouvait laisser d'appétit, lorsqu'un des matelots de la pompe se mit à crier de toute sa force, terre, terre! courant et sautant comme un insensé dans le transport de sa joie. Tout le monde abandonna les alimens pour satisfaire une curiosité beaucoup plus pressante que la faim. On découvrit en effet la terre, qu'on reconnut aussitôt pour l'île de la Barbade. Ceux qui se sont trouvés dans une situation semblable assurent que le moment où l'on revoit la terre produit une espèce de délire dont il est impossible de se former une idée. Le même jour on jeta l'ancre dans la baie de Carlisle.

Pendant les jours suivans on se hâta de décharger toutes les marchandises du vaisseau sans interrompre un moment le travail de la pompe, qui ne cessait pas d'être nécessaire dans une rade si tranquille. Un jour que le capitaine Livingstone et Smith étaient à bord avec quelques négocians, les ouvriers pompèrent un petit dauphin à demi rongé de pourriture, sans queue et sans tête, d'environ trois pouces et demi de longueur. Livingstone le mit soigneusement dans de l'esprit-de-vin pour le conserver jusqu'en Europe, persuadé que ce petit poisson, ayant été long-temps dans la fente du bâtiment, avait fermé le passage à quantité d'eau, et que c'était à lui par conséquent qu'il était redevable de sa conservation. Lorsqu'on examina de près le vaisseau, après l'avoir mis sur le côté, on aperçut sous la quille et dans d'autres endroits plusieurs fentes dont on n'avait pas eu le moindre soupçon; mais la principale était celle que Livingstone avait découverte, et qui n'avait pu être bien bouchée.

Voici la lettre du facteur Lamb, que nous avons promise au lecteur. Elle est adressée à Tinkel, directeur de la compagnie anglaise à Sabi.

«Monsieur, il y a cinq jours que le roi me remit votre lettre du premier de ce mois. Ce prince m'ordonne de vous répondre en sa présence. Je le fais pour exécuter ses volontés. En recevant votre lettre de sa main, j'eus avec lui une conférence dont je crois pouvoir conclure qu'il ne pense pas beaucoup à fixer le prix de ma liberté. Lorsque je le pressai de m'expliquer à quelles conditions il voulait me permettre de partir, il me répondit qu'il ne voyait aucune nécessité de me vendre, parce que je ne suis pas Nègre. Je le pressai: il tourna ma demande en plaisanterie, et me dit que ma rançon ne pouvait monter à moins de sept cents esclaves, qui, à quatorze livres sterling par tête, ferait près de dix mille livres sterling. Je lui avouai que cette ironie me glaçait le sang dans les veines; et, me remettant un peu, je lui demandai s'il me prenait pour le roi de mon pays. J'ajoutai que vous et la compagnie me croiriez fou si je vous faisais cette proposition. Il se mit à rire, et me défendit de vous en parler dans ma lettre, parce qu'il voulait charger le principal officier de son commerce de traiter cette affaire avec vous; et que, si vous n'aviez rien à Juida d'assez beau pour lui, vous deviez écrire d'avance à la compagnie. Je lui répondis qu'à ce discours il m'était aisé de prévoir que je mourrais dans son pays, et que je le priais de faire venir pour moi, par quelques-uns de ses gens, des habits et quelques autres nécessités. Il y consentit. Je n'ai donc, monsieur, qu'un seul moyen de me racheter; ce serait de faire offre au roi d'une couronne et d'un sceptre qui peuvent être payés sur ce qui reste dû au dernier roi d'Ardra. Je ne connais pas d'autre présent qu'il puisse trouver digne de lui; car il est fourni d'une grosse quantité de vaisselle d'or en œuvre, et d'autres richesses. Il a des robes de toutes sortes, des chapeaux, des bonnets, etc. Il ne manque d'aucune espèce de marchandises. Il donne les bedjis[1] comme du sable, et les liqueurs fortes comme de l'eau: sa vanité et sa fierté sont excessives: aussi est-il le plus belliqueux et le plus riche de tous les rois de cette grande région; et l'on doit s'attendre qu'avec le temps il subjuguera tout le pays dont il est environné. Il a déjà pavé deux de ses principaux palais des crânes de ses ennemis tués à la guerre. Les palais néanmoins sont aussi grands que le parc Saint-James à Londres, c'est-à-dire qu'ils ont un mille et demi de tour.

»Le roi souhaite beaucoup qu'il me vienne des lettres de ma nation, ou toute autre marque de souvenir. Il regarderait comme une bassesse indigne de lui de prendre quelque chose qui m'appartînt. Je ne crois pas même qu'il voulût retenir les blancs qui viendraient à sa cour. S'il me traite autrement, c'est qu'il me regarde comme un captif pris à l'a guerre; d'ailleurs il paraît m'estimer beaucoup, parce qu'il n'a jamais eu d'autre blanc qu'un vieux mulâtre portugais, qui lui vient de la nation des Popos, et qui lui coûte environ cinq cents livres sterling. Quoique cet homme soit son esclave, il le traite comme un cabochir du premier ordre: il lui a donné deux maisons, avec un grand nombre de femmes et de domestiques, sans lui imposer d'autre devoir que de raccommoder quelquefois les habits de sa majesté, parce que ce mulâtre est tailleur. Ainsi, l'on peut compter que les tailleurs, les charpentiers, les serruriers ou tous autres artisans libres qui voudraient se rendre ici, seraient reçus avec beaucoup de caresses, et feraient bientôt une grosse fortune; car le roi paie magnifiquement ceux qui travaillent pour lui.

»L'arrivée de quelque ouvrier serait donc un excellent moyen pour obtenir ma liberté, en y joignant la promesse d'entretenir avec lui un commerce réglé; mais, étant persuadé que les blancs contribuent ici à sa grandeur, il m'objecte à tout moment que, s'il me laisse partir, il n'y a pas d'apparence qu'il en revoie jamais d'autres. Il faudrait engager quelqu'un à faire le voyage pour retourner presque aussitôt. Cette seule démarche persuaderait au roi qu'il verrait d'autres blancs dans la suite; et je suis presque sûr qu'il m'accorderait la permission de partir pour hâter ceux qui viendraient après moi. Si Henri Touch, mon valet, était encore à Juida, et qu'il fût disposé à se rendre ici, il y trouverait plus d'avantage qu'il ne peut se le figurer. Il est jeune; le roi prendrait infailliblement de l'affection pour lui. Quoique je ne rende aucun service à ce prince, il m'a donné une maison, avec une douzaine de domestiques de l'un et de l'autre sexe, et des revenus fixes pour mon entretien. Si j'aimais l'eau-de-vie, je me tuerais en peu de temps, car on m'en fournit en abondance. Le sucre, la farine et les autres denrées ne me sont pas plus épargnés. Si le roi fait tuer un bœuf, ce qui lui arrive souvent, je suis sûr d'en recevoir un quartier; quelquefois il m'envoie un porc vivant, un mouton, une chèvre, et je ne crains nullement de mourir de faim. Lorsqu'il sort en public, il nous fait appeler, le Portugais et moi, pour le suivre. Nous sommes assis près de lui pendant le jour, à l'ardeur du soleil, avec la permission néanmoins de faire tenir par nos esclaves des parasols qui nous couvrent la tête.

»Ainsi nous tâchons, le Portugais et moi, de nous rendre la vie aussi douce qu'il est possible, et surtout de ne pas tomber dans une tristesse qui serait bientôt funeste à notre santé. Cependant, comme je suis fort ennuyé de ma situation, je suppliai le roi, il y a quelque temps, de me remettre entre les mains du général de ses troupes, et de me faire donner un cheval pour le suivre à la guerre. Il rejeta ma demande, sous prétexte qu'il ne voulait pas me faire tuer. Ensuite, m'ayant promis de m'employer autrement, il m'ordonna de demeurer tranquille et de prendre garde à tout ce que je lui verrais faire. J'ignore encore quelles sont ses intentions. Son général même n'approuva pas l'offre que je faisais d'aller à la guerre, parce que, si j'étais tué, me dit-il, le roi ne lui pardonnerait pas d'en avoir été l'occasion. Depuis ce temps-là sa majesté m'a fait donner un cheval, et m'a déclaré que, lorsqu'elle sortirait de son palais, je serais toujours à sa suite. Il sort assez souvent dans un beau branle garni de piliers dorés et de rideaux. Il m'ordonne quelquefois aussi de l'accompagner dans ses autres palais, qui sont à quelques milles de sa résidence ordinaire. On m'assure qu'il en a onze.

»Comme il est fatigant de monter à cheval sans selle, je vous prie de m'en envoyer une, avec un fouet et des éperons. Le roi m'a donné ordre de vous demander aussi le meilleur harnais que vous ayez à Juida. Vous serez payé libéralement. Il voudrait en même temps que vous lui envoyassiez un chien anglais et une paire de boucles de souliers. Si vous jugez bien de ses intentions, vous pouvez m'adresser ce que je vous demande et pour lui et pour moi. Je suis persuadé que le moindre présent sera fort agréable de ma part, et redoublera mon crédit à cette cour, soit que je parte ou que je demeure. Ainsi je vous conjure de m'accorder une grâce qui peut non-seulement rendre mon sort plus supportable, mais qui, faisant conclure au roi qu'on ne pense point à ma rançon, le déterminera peut-être à me rendre la liberté dans quelque moment de caprice.

»Vous devez m'envoyer d'autant plus facilement ce que je vous demande, que je n'ai pas touché mes appointemens depuis que je suis en Guinée; et vous ne serez pas surpris que je vous demande tant de choses, si j'ajoute que le roi me fait bâtir actuellement une maison dans une ville où il fait ordinairement son séjour, lorsqu'il se prépare à la guerre. Cette nouvelle faveur me jette dans une profonde mélancolie, parce qu'elle marque assez qu'on ne pense point à me rendre bientôt ma liberté.

»Si vous approuvez que je traite avec le roi pour quelques esclaves, il faut que vous en parliez à ses gens, et que vous me donniez là-dessus vos ordres; car, pendant le séjour que je dois faire ici, je souhaite de pouvoir me rendre utile à la compagnie. Mais, dans cette supposition, vous ne devez pas oublier de m'envoyer des essais de toutes vos marchandises, avec la marque des prix, pour prévenir toutes sortes de malentendus. Sa majesté m'a pris tout le papier que j'avais encore, dans le dessein de faire un cerf-volant. Je lui ai représenté que c'est un amusement puéril; mais il ne le désire pas moins, afin, dit-il, que nous puissions nous en amuser ensemble. Je vous prie donc de m'envoyer deux mains de papier ordinaire, avec un peu de fil retors pour cet usage; joignez-y un peloton de mèche, parce que sa majesté m'oblige souvent de tirer ses gros canons, et que j'appréhende de perdre quelque jour la vue en me servant d'allumettes de bois. On voit ici vingt-cinq pièces de canon, dont quelques-unes pèsent plus de mille livres. On croirait qu'elles y ont été apportées par le diable, quand on considère que Juida est à plus de deux cents milles, et qu'Ardra n'est pas à moins de cent soixante. Le roi prend beaucoup de plaisir à faire une décharge de cette artillerie chaque jour de marché. Il fait travailler actuellement à construire des affûts. Quoiqu'il paraisse fort sensé, sa passion est pour les amusemens et les bagatelles qui flattent son caprice. Si vous aviez quelque chose qui puisse lui plaire à ce titre, vous me feriez plaisir de me l'envoyer; des estampes et des peintures lui plairaient beaucoup; il aime à jeter les yeux dans les livres; ordinairement il porte dans sa poche un livre latin de prières, qu'il a pris au mulâtre portugais; et lorsqu'il est résolu de refuser quelque grâce qu'on lui demande, il parcourt attentivement ce livre, comme s'il y entendait quelque chose.

»Il trouve aussi beaucoup d'amusement à tracer des caractères au hasard sur le papier, et souvent il m'envoie l'ouvrage qu'il a fait pour imiter nos lettres; mais il le fait accompagner d'un grand flacon d'eau-de-vie et d'un grand kabès[2] ou deux. Si vous connaissez quelque femme hors de condition, blanche ou mulâtresse, à qui l'on put persuader de venir dans ce pays, soit pour y porter la qualité de femme du roi, soit pour y exercer sa profession, cette galanterie me ferait faire un extrême progrès dans le cœur du roi, et donnerait beaucoup de poids à toutes mes promesses. Une femme qui prendrait ce parti n'aurait point à craindre d'être forcée à rien par la violence; car sa majesté entretient plus de deux mille femmes, avec plus de splendeur qu'aucun roi nègre. Elles n'ont pas d'autre occupation que de le servir dans son palais, qui paraît aussi grand qu'une petite ville. On les voit en troupes de cent soixante et deux cents aller chercher de l'eau dans de petits vases, vêtues tantôt de riches corsets de soie, tantôt de robes d'écarlate, avec de grands colliers de corail qui leur font deux ou trois fois le tour du cou. Leurs conducteurs ont des vestes de velours vert, bleu, cramoisi, et des masses d'argent doré à la main, qui leur tiennent lieu de cannes. Lorsque j'arrivai dans ce pays, le Portugais avait une fille mulâtre que le roi traitait avec beaucoup de considération, et qu'il comblait de présens. Il lui avait donné deux femmes et une jeune fille pour la servir; mais, étant morte de la petite-vérole, il souhaite passionnément d'en avoir une autre. Je lui ai entendu dire plusieurs fois qu'aucun blanc ne manquerait jamais près de lui de ce qui peut s'acheter avec de l'or. Il traite aussi très-favorablement les Nègres étrangers; et ses bontés éclatent tous les jours pour quelques Malais qui sont actuellement ici.

»La situation du pays le rend fort sain. Il est élevé, et par conséquent rafraîchi tous les jours par des vents agréables. La vue en est charmante: elle s'étend jusqu'au grand Popo, qui est fort éloigné; on n'y est point incommodé des mousquites.

»J'espère que l'occasion se présentera de vous entretenir avec plus d'étendue de la puissance et de la grandeur de ce prince[3] victorieux. Je n'ai pu me défendre quelquefois d'une vive admiration en voyant ici des richesses que je ne m'attendais pas à trouver dans cette partie du monde. Vous savez que je ne dois la vie qu'à la pitié d'un Nègre qui m'aida à passer le mur du vieux comptoir, où l'on m'avait renfermé au premier cri de guerre. Sans cette malheureuse précaution, j'aurais peut-être eu le bonheur d'éviter la captivité. Le roi d'Ardra s'était méfié apparemment de mon dessein; et ce fut cette raison qui lui fit prendre le parti de s'assurer de moi. Quoi qu'il en soit, la maison où j'étais retenu ayant été la première où les Dahomays mirent le feu, j'en sortis aussitôt pour avoir le triste spectacle de la désolation qui suivit immédiatement. On me conduisit au travers de la ville jusqu'au palais du roi, où le général de Dahomay commandait en maître absolu. L'orgueil de la victoire et la multitude de ses soins ne l'empêchèrent pas de me prendre la main, et de m'offrir un verre d'eau-de-vie. J'ignorais encore qui il était; mais ce traitement me rassura. Je l'avais pris d'abord pour le frère du roi d'Ardra, quoique je fusse surpris de lui voir le visage coupé. J'appris bientôt que c'était le général du vainqueur.

»À l'entrée de la nuit, je fus obligé de le suivre dans son camp. Les cadavres sans tête étaient en si grand nombre dans les rues de la ville, qu'ils bouchaient le passage, et le sang n'y aurait pas coulé avec plus d'abondance, s'il en était tombé une pluie du ciel. En arrivant au camp, on me fit boire deux ou trois verres d'eau-de-vie, et je fus mis sous la garde d'un officier qui me traita fort honnêtement. Le lendemain, on m'amena un de mes domestiques nègres, mais blessé si mortellement à la tête, qu'on lui voyait la cervelle à découvert. Il n'était point en état de m'expliquer à quoi j'étais destiné. Deux jours après, le général me fit appeler et me donna l'ordre de demeurer assis avec ses capitaines tandis qu'il comptait les esclaves, en leur donnant à chacun son bedji. Le nombre des bedjis étant monté à plus de deux grands kabès, celui des esclaves devait être de huit mille. Je reconnus entre eux deux autres de mes domestiques, l'un blessé au genou, l'autre à la cuisse. J'eus occasion d'entretenir un peu plus long-temps le général. Il m'encouragea par l'espérance d'un meilleur sort. Il fit apporter un flacon d'eau-de-vie, but à ma santé, et m'ordonna de garder le reste. À ce présent il voulut ajouter quelques pièces d'étoffes que je refusai, parce qu'elles ne pouvaient m'être d'aucun usage; mais je lui dis que, s'il pouvait me faire retrouver dans le pillage mes chemises et mes habits, j'en aurais beaucoup de reconnaissance, parce que mon linge était fort sale, comme vous n'aurez pas de peine à vous le figurer.

»Les Dahomays, dont mes domestiques étaient devenus les esclaves, leur refusèrent la liberté de me parler, si ce n'était en leur présence. Cependant le général me dit de ne pas m'en affliger, et de ne m'alarmer de rien jusqu'à ce que j'eusse vu le roi son maître, dont il m'assura que je serais reçu avec bonté. Il me donna un parasol, et un branle ou un hamac, pour me faire porter dans le voyage; j'acceptai ce secours avec joie.

»J'avais vu commettre tant de cruautés à l'égard des captifs, surtout contre ceux que leur âge ou leurs blessures ne permettaient pas d'emmener, que je ne pouvais être tout-à-fait sans crainte. La première fois surtout que je fus conduit par une troupe de Nègres armés, qui battaient devant moi, sur leurs tambours, une sorte de marche lugubre, que je pris pour le présage de mon supplice, je me livrai aux plus tragiques suppositions. J'étais environné d'un grand nombre de ces furieux, qui sautaient autour de moi en poussant des cris épouvantables. La plupart avaient à la main des épées ou des couteaux nus, et les faisaient briller devant mes yeux, comme s'ils eussent été prêts pour l'exécution. Mais, tandis que j'implorais la pitié et le secours du ciel, le général envoya ordre à l'officier qui me conduisait de me mener à deux milles du camp, dans un lieu où il s'était retiré lui-même. Son ordre fut exécuté sur-le-champ, et je fus un peu rassuré par sa présence.

»Je vous raconterais les circonstances de mon voyage, et de quelle manière je fus reçu du roi, si sa majesté ne me faisait demander à ce moment ma lettre avec un empressement qui ne me permet pas de la rendre plus longue ni de la corriger. Je me flatte que cette raison fera excuser mes fautes, et je suis, etc.

»Bullfinch Lamb.»

L'auteur de cette lettre passa encore deux ans à la cour de Dahomay. Enfin le roi, se fiant à la promesse qu'il lui fit de revenir avec d'autres blancs, le renvoya comblé de bienfaits. Il s'arrêta peu à Juida. L'occasion s'étant présentée de partir pour l'Amérique, il se rendit à la Barbade, où Smith le rencontra.

CHAPITRE III.

Voyage de Snelgrave. Victoires du roi de Dahomay. Traite des Nègres.

L'introduction des voyages de Snelgrave est la mieux détaillée que nous ayons encore rencontrée. Elle contient une vue générale du commerce de la Guinée, et les raisons pour lesquelles on a si peu connu jusqu'à présent l'intérieur de l'Afrique. Il entend la Guinée depuis le cap Vert jusqu'au pays d'Angole. Le fleuve de Zaïre ou de Congo, dit-il, est le lieu le plus éloigné où les Anglais aient porté leur commerce. Ils l'ont augmenté si avantageusement, qu'ils ont eu jusqu'à deux cents vaisseaux sur cette côte.

Snelgrave a fait lui-même long-temps le commerce dans l'étendue d'environ sept cents lieues de côtes, depuis la rivière de Scherbro jusqu'au cap Lopez Gonsalvo. Il divise cet espace en quatre parties: la première, qu'il appelle côte au Vent (Windward), a deux cent cinquante lieues de longueur, depuis la même rivière jusqu'à celle d'Ancobar, près d'Axim. On ne trouve sur cette côte aucun établissement européen. Le commerce ne s'y exerce qu'au passage des vaisseaux, sur les signes que les Nègres font du rivage avec de la fumée, pour avertir les vaisseaux qu'ils aperçoivent à la voile. Ils se rendent à bord dans leurs canots avec les marchandises de leur pays, à moins qu'ils n'aient été rebutés par les insultes et les violences des marchands de l'Europe. C'est ce qui arrive souvent, remarque l'auteur, à la honte des Anglais et des Français, qui, sous les moindres prétextes, enlèvent ces malheureux Nègres pour l'esclavage. Une injustice si noire a non-seulement refroidi plusieurs nations d'Afrique pour le commerce, mais expose quelquefois les innocens à porter la peine des coupables; car on a l'exemple de quelques petits vaisseaux de l'Europe qui ont été surpris par des Nègres, maltraités et sacrifiés à leur vengeance.

La seconde division de Snelgrave s'étend depuis la rivière d'Ancobar jusqu'au fort d'Akra, c'est-à-dire l'espace de cinquante lieues. Cette partie, qui se nomme la côte d'Or, est remplie de comptoirs anglais et hollandais.

La troisième division est d'environ soixante lieues depuis Akra jusqu'à Iakin, près de Juida. Il n'y a point d'autres comptoirs dans cet espace que ceux de Juida et d'Iakin.

La dernière partie, depuis Iakin jusqu'au cap Lopez Gonsalvo, passe le long de la baie de Benin, des Callabares et des Camerones, sur une étendue de trois cents lieues, et n'a point de comptoirs européens.

Sur toute la côte de la première division, les marchands européens ne risquent pas volontiers de descendre au rivage, parce qu'ils ont mauvaise opinion du caractère des habitans. L'auteur descendit dans quelques endroits; mais il ne put jamais s'y procurer les moindres éclaircissemens sur les pays intérieurs. Dans tous ses voyages, il n'a pas rencontré un seul blanc qui ait eu la hardiesse d'y pénétrer: aussi ne doute-t-il pas que ceux qui formeraient cette entreprise ne périssent misérablement par la jalousie des Nègres, qui les soupçonneraient de quelque dessein pernicieux à leur nation.

Quoique les habitans de la côte d'Or soient beaucoup plus civilisés par l'ancien commerce qu'ils ont avec les Européens, leur politique ne souffre pas non plus qu'on pénètre dans le sein de leur pays. Cette défiance va si loin, que la jalousie des Nègres intérieurs s'étend jusqu'aux autres Nègres qui sont sous la protection des blancs. De là vient que, dans la paix la plus profonde, lorsque les nations éloignées de la mer s'approchent du rivage pour le commerce, les éclaircissemens qu'on en tire sont si fabuleux et si contradictoires, qu'on n'y peut prendre aucune confiance, d'autant plus qu'en général les Nègres en imposent toujours aux blancs.

On peut dire la même chose de la troisième division; car, jusqu'à la conquête des royaumes de Juida et d'Iakin par le roi de Dahomay, on ne connaissait presque rien des pays du dedans. Aucun blanc n'avait pénétré plus loin que le royaume d'Ardra, qui est à cinquante milles de la côte.

Les peuples de la quatrième division sont encore plus barbares que ceux de la première, et moins capables par conséquent de se prêter aux informations.

Enfin Snelgrave conclut son introduction par un exemple remarquable des sacrifices humains sur la rivière du vieux Callabar. Akqua, chef ou roi du canton (car la rivière de Callabar a plusieurs petits princes), vint à bord, par la seule curiosité de voir le vaisseau et d'entendre la musique de l'Europe. Cette musique l'ayant beaucoup amusé, il invita le capitaine à descendre au rivage. Snelgrave y consentit; mais, connaissant la férocité de cette nation, il se fit accompagner de dix matelots bien armés et de son canonnier. En touchant la terre, il fut conduit à quelque distance de la côte, où il trouva le roi assis sur une sellette de bois, à l'ombre de quelques arbres touffus. Il fut invité à s'asseoir aussi sur une autre sellette qui avait été préparée pour lui. Le roi ne prononça pas un mot, et ne fit pas le moindre mouvement jusqu'à ce qu'il le vît assis. Mais alors il le félicita sur son arrivée, et lui demanda des nouvelles de sa santé. Snelgrave lui rendit ses complimens après l'avoir salué le chapeau à la main. L'assemblée était nombreuse. Quantité de seigneurs nègres étaient debout autour de leur maître; et sa garde, composée d'environ cinquante hommes, armés d'arcs et de flèches, l'épée au côté et la zagaie à la main, se tenait derrière lui à quelque distance. Les Anglais se rangèrent vis-à-vis à vingt pas, le fusil sur l'épaule.

Après avoir présenté au roi quelques bagatelles, dont il parut charmé, Snelgrave vit un petit Nègre attaché par la jambe à un pieu fiché en terre. Ce petit misérable était couvert de mouches et d'autres insectes. Deux prêtres qui faisaient la garde près de lui paraissaient ne le pas perdre un moment de vue. Le capitaine, surpris de ce spectacle, en demanda l'explication au roi. Ce prince répondit que c'était une victime, qui devait être sacrifiée la nuit suivante au dieu Egho pour la prospérité de son royaume. L'horreur et la pitié firent une si vive impression sur Snelgrave, que sans aucun ménagement, et, comme il le confesse, avec trop de précipitation, il donna ordre à ses gens de prendre la victime pour lui sauver la vie. Mais, comme ils entreprenaient de lui obéir, un des gardes marcha vers le plus avancé d'un air menaçant et la lance levée. Snelgrave, commençant à craindre qu'il ne perçât un des Anglais, tira de sa poche un petit pistolet, dont la vue effraya beaucoup le roi. Mais il donna ordre à l'interprète de l'assurer qu'on ne voulait nuire ni à lui ni à ses gens, pourvu que son garde cessât de menacer l'Anglais.

Cette demande fut aussitôt accordée; mais, lorsque tout parut tranquille, Snelgrave fit un reproche au roi d'avoir violé le droit de l'hospitalité en permettant que son garde menaçât les Anglais de sa lance. Le monarque nègre répondit que Snelgrave avait eu tort le premier en donnant ordre à ses gens de se saisir de la victime. Le capitaine anglais reconnut volontiers qu'il avait été trop prompt; mais, s'excusant sur le privilége de sa religion, qui défend également de prendre le bien d'autrui et de donner la mort aux innocens, il représenta au prince qu'au lieu des bénédictions du ciel; il allait s'attirer la haine du Dieu tout-puissant que les blancs adorent. Il ajouta que la première loi de la nature humaine est de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'ils nous fissent: terrible argument contre les Européens qui achètent les Nègres! Enfin il offrit d'acheter l'enfant. Cette proposition fut acceptée; et ce qui le surprit beaucoup, le roi ne lui demanda qu'un collier de verre bleu, qui ne valait pas trente sous. Il s'était attendu qu'on lui demanderait dix fois autant, parce que, depuis les rois jusqu'aux plus vils esclaves, les Nègres sont accoutumés à profiter de toutes sortes d'occasions pour tirer quelque avantage des Européens. Il prit plaisir, après avoir obtenu cette grâce, à traiter le roi avec les liqueurs et les vivres qu'il avait apportés du vaisseau. Ensuite il prit congé de ce prince, qui, pour lui marquer la satisfaction qu'il avait reçue de sa visite, promit de le visiter sur son bord une seconde fois.

La veille de son débarquement, Snelgrave avait acheté la mère de l'enfant, sans prévoir ce qui lui devait arriver; et le chirurgien ayant remarqué qu'elle avait beaucoup de lait, et s'étant informé de ceux qui l'avaient amenée de l'intérieur des terres si elle avait un enfant, ils avaient répondu qu'elle n'en avait pas; mais à peine ce petit malheureux fut-il porté à bord, que, le reconnaissant entre les bras des matelots, elle s'élança vers eux avec une impétuosité surprenante pour le prendre dans les siens. Snelgrave a peine à croire qu'il y ait jamais eu de scène aussi touchante. L'enfant était aussi joli qu'un Nègre peut l'être, et n'avait pas plus de dix-huit mois. Mais la reconnaissance produisit autant d'effet que la tendresse, lorsque la mère eût appris de l'interprète que le capitaine l'avait dérobé à la mort. Cette aventure ne fut pas plus tôt répandue dans le vaisseau, que tous les Nègres, libres et esclaves, battirent des mains et chantèrent les louanges de Snelgrave. Il en tira un fruit considérable pendant le reste du voyage, par la tranquillité et la soumission qu'il trouva constamment parmi ses esclaves, quoiqu'il n'en eût pas moins de trois cents à bord. Il se rendit de la rivière de Callabar à l'île d'Antigoa, où il vendit sa cargaison. Un planteur de cette île, lui ayant entendu raconter l'histoire de la mère et du fils, les acheta tous deux sur cette seule recommandation, et leur fit trouver beaucoup de douceur dans l'esclavage.

Cette anecdote, qui attendrira tous les cœurs sensibles, console un peu des barbaries que nous sommes souvent obligé de rapporter, et jette au moins quelque intérêt au milieu des détails quelquefois un peu arides qui doivent entrer nécessairement dans cette partie la plus ingrate de notre Abrégé.

Vers la fin du mois de mars 1727, Snelgrave, alors capitaine de la Catherine, arriva dans la rade de Juida, où il avait déjà fait plusieurs voyages. Après avoir pris terre, sans se ressentir des inconvéniens ordinaires de cette dangereuse côte, il se rendit au Fort anglais, qui est à trois milles du rivage et fort près du Fort français. Trois semaines avant son arrivée, le pays avait été conquis et ruiné par le roi de Dahomay, et les Européens des comptoirs avaient été enlevés pour l'esclavage avec les habitans nègres. Les ravages de l'épée et du feu dans une si belle contrée formaient encore un affreux spectacle. Le carnage avait été si terrible, que les champs étaient couverts d'os de morts. Cependant, comme les prisonniers européens avaient obtenu du vainqueur la permission de revenir dans leurs forts, ce fut d'eux-mêmes que l'auteur apprit les circonstances de cette étrange révolution.

Il commence son récit par la description de l'état florissant où il avait vu le royaume de Juida dans ses voyages précédens. La côte de ce pays est au 6e degré 40 minutes nord. Sabi, qui en est la capitale, est situé à sept milles de la mer: c'était dans cette ville que les Européens avaient leurs comptoirs; la rade était ouverte à toutes les nations. On comptait annuellement plus de deux mille Nègres que les Français, les Anglais, les Hollandais et les Portugais transportaient de Sabi et des places voisines: étrange preuve de prospérité! Les habitans étaient civilisés par un long commerce.

L'usage de la polygamie étant établi dans le royaume de Juida, et les seigneurs ou les riches n'ayant pas moins de cent femmes, le pays s'était peuplé avec tant d'abondance, qu'il était rempli de villes et de villages. La bonté naturelle du terroir, jointe à la culture qu'il recevait de tant de mains, lui donnait l'apparence d'un jardin continuel. Un long et florissant commerce avait enrichi les habitans. Tous ces avantages étaient devenus la source d'un luxe et d'une mollesse si excessifs, qu'une nation qui aurait pu mettre cent mille combattans sous les armes se vit chassée de ses principales villes par une armée peu nombreuse, et devint la proie d'un ennemi qu'elle avait autrefois méprisé.

Le roi de Juida, étant monté sur le trône à l'âge de quatorze ans, avait abandonné le gouvernement aux seigneurs de sa cour, qui s'étaient fait une étude de flatter toutes ses passions pour le retenir plus long-temps dans cette dépendance. Il avait trente ans au temps de la révolution; mais, loin de s'être rendu plus propre aux affaires, il ne pensait qu'à satisfaire son incontinence. Il entretenait à sa cour plusieurs milliers de femmes qu'il employait à toutes sortes de services; car il n'y recevait aucun domestique d'un autre sexe. Cette faiblesse aboutit à sa ruine. Les grands, n'ayant en vue que leur intérêt particulier, s'érigèrent en autant de tyrans qui divisèrent le peuple et devinrent aisément la proie de leur ennemi commun, le roi de Dahomay, monarque puissant dont les états sont fort éloignés dans les terres.

Ce prince avait fait demander depuis long-temps au roi de Juida la permission d'envoyer ses sujets pour le commerce, jusqu'au bord de la mer, avec offre de lui payer les droits ordinaires sur chaque esclave: cette proposition ayant été rejetée, il avait juré de se venger dans l'occasion; mais le roi de Juida s'était si peu embarrassé de ses menaces, que, Snelgrave se trouvant vers le même temps à sa cour, il lui avait dit que, si le roi de Dahomay entreprenait la guerre, il ne le traiterait pas suivant l'usage du pays, qui était de lui faire couper la tête, mais qu'il le réduirait à la qualité d'esclave pour l'employer aux plus vils offices.

Trouro Audati, roi de Dahomay, était un prince politique et vaillant, qui dans l'espace de peu d'années avait étendu ses conquêtes vers la mer jusqu'au royaume d'Ardra, pays intérieur, mais qui touche à celui de Juida. Il se proposait d'y demeurer tranquille, jusqu'à ce qu'il eût assuré ses premières conquêtes, lorsqu'un nouvel incident le força de reprendre les armes. Le roi d'Ardra avait un frère nommé Hassar, qui en avait été traité avec beaucoup de rigueur et d'injustice. Ce prince outragé alla offrir secrètement à Trouro Audati de grosses sommes d'argent, s'il voulait entreprendre de le venger. Il en fallait bien moins pour réveiller un conquérant politique. Le roi d'Ardra découvrit les desseins de ses ennemis, et fit demander aussitôt du secours au roi de Juida, qu'un intérêt commun devait faire entrer dans sa querelle; mais celui-ci eût l'imprudence de fermer l'oreille, et de souffrir que l'armée du roi d'Ardra, qui était forte de cinquante mille hommes, fût taillée en pièces, et le roi même fait prisonnier. Le malheureux monarque fut décapité aux yeux du vainqueur, suivant l'usage barbare des rois nègres.

Le roi de Dahomay, tournant ses armes contre le royaume de Juida, attaqua d'abord un canton dont Appragah, grand seigneur nègre, avait le gouvernement héréditaire. Cet Appragah fit demander du secours à son roi; mais il avait à la cour des ennemis qui souhaitaient sa ruine, et qui rendirent le roi sourd à ses instances. Se voyant abandonné, il prit le parti, après quelque résistance, de se soumettre au roi de Dahomay, et cet hommage volontaire lui fit obtenir du vainqueur une composition honorable.

La soumission d'Appragah ouvrit à l'armée victorieuse l'entrée jusqu'au centre du royaume. Cependant elle fut arrêtée par une rivière qui coule au nord de Sabi, principale ville de Juida, et résidence ordinaire de ses princes. Le roi de Dahomay y assit son camp, sans oser se promettre que le passage fût une entreprise aisée. Cinq cents hommes auraient suffi pour garder les bords de cette rivière; mais, au lieu de veiller à leur sûreté, les peuples efféminés de Sabi se crurent assez défendus par leur nombre, et ne purent s'imaginer que leur ennemi osât s'approcher de leur ville. Ils se contentèrent d'envoyer soir et matin leurs prêtres sur le bord de la rivière pour y faire des sacrifices à leur principale divinité, qui était un grand serpent, auquel ils s'adressaient dans ces occasions pour rendre les bords de leur rivière inaccessibles.

Ce serpent était d'une espèce particulière, qui ne se trouve que dans le royaume de Juida. Le ventre de ces monstres est gros. Leur dos est arrondi comme celui d'un porc. Ils ont au contraire la tête et la queue fort menues, ce qui rend leur marche très-lente. Leur couleur est jaune et blanche, avec quelques raies brunes. Ils sont si peu nuisibles, que, si l'on marche dessus par imprudence (car ce serait un crime capital d'y marcher volontairement), leur morsure n'est suivie d'aucun effet fâcheux; et c'est une des principales raisons que les Nègres apportent pour justifier leur culte. D'ailleurs ils sont persuadés, par une ancienne tradition, que l'invocation du serpent les a délivrés de tous les malheurs qui les menaçaient; mais ils virent leurs espérances trompées dans la plus dangereuse occasion qu'ils eussent à redouter. Leurs divinités mêmes ne furent pas plus ménagées qu'eux; car les serpens étant en si grand nombre, qu'ils étaient regardés comme des animaux domestiques, les conquérans, qui eu trouvèrent les maisons remplies, leur firent un traitement fort singulier. Ils les soulevaient par le milieu du corps en leur disant: «Si vous êtes des dieux, parlez et tâchez de vous défendre.» Ces pauvres animaux demeurant sans réponse, les Dahomays les éventraient et les faisaient griller sur des charbons pour les manger.

La politique de Dahomay alla jusqu'à faire déclarer aux Européens qui résidaient alors dans le royaume de Juida que, s'ils voulaient demeurer neutres, ils n'avaient rien à craindre de ses armes, et qu'il promettait au contraire d'abolir les impôts que le roi de Juida mettait sur leur commerce; mais que, s'ils prenaient parti contre lui, ils devaient s'attendre aux plus cruels effets de son ressentiment. Cette déclaration les mit dans un extrême embarras. Ils étaient portés à se retirer dans leurs forts, qui sont à trois milles de Sabi, du côté de la mer, pour y attendre l'événement de la guerre. Mais, craignant aussi d'irriter le roi de Juida, qui pouvait les accuser d'avoir découragé ses sujets par leur fuite, ils se déterminèrent à demeurer dans la ville.

Trouro Audati n'eût pas plus tôt reconnu que les habitans de Sabi laissaient la garde de la rivière aux serpens, qu'il détacha deux cents hommes pour sonder les passages; ils gagnèrent l'autre rive sans opposition, et marchèrent immédiatement vers la ville au son de leurs instrumens militaires. Le roi de Juida, informé de leur approche, prit aussitôt la fuite avec tout son peuple, et se retira dans une île maritime, qui n'est séparée du continent que par une rivière; mais la plus grande partie des habitans, n'ayant point de pirogues pour le suivre, se noyèrent en voulant passer à la nage. Le reste, au nombre de plusieurs mille, se réfugièrent dans les broussailles, où ceux qui échappèrent à l'épée périrent encore plus misérablement par la famine. L'île que le roi avait prise pour asile est proche du pays des Popos, qui suit le royaume de Juida, du côté de l'ouest.

Le détachement de l'armée ennemie, étant entré dans la ville, mit d'abord le feu au palais, et fit avertir aussitôt le général qu'il n'y avait plus d'obstacles à redouter. Toutes les troupes de Dahomay passèrent promptement la rivière, et n'en croyaient qu'à peine le témoignage de leurs yeux. Dulport, qui commandait alors à Juida pour la compagnie d'Afrique, raconta plusieurs fois à Snelgrave que plusieurs Nègres de Dahomay, qui étaient entrés dans le comptoir anglais, avaient paru si effrayés à la vue des blancs, que, n'osant s'en approcher, ils avaient attendu quelques signes de tête et de main pour se persuader que c'étaient des hommes de leur espèce, ou du moins qui ne différaient d'eux que par la couleur; mais lorsqu'ils s'en crurent assurés, ils oublièrent le respect; et prenant à Dulport tout ce qu'il avait dans ses poches, ils le firent prisonnier avec quarante autres blancs, Anglais, Français, Hollandais et Portugais. De ce nombre était Jérémie Tinker, qui avait résigné depuis peu la direction des affaires de la compagnie à Dulport, et qui devait s'embarquer peu de jours après pour l'Angleterre. Le signor Pereira, gouverneur portugais, fut le seul qui s'échappa de la ville et qui gagna le Fort français.

Le lendemain, tous les prisonniers blancs furent envoyés au roi de Dahomay, qui était resté à quarante milles de Sabi. On avait eu soin de leur faire préparer pour ce voyage des hamacs à là mode du pays. En arrivant au camp royal, ils furent séparés suivant la différence de leurs nations, et, pendant quelques jours, ils furent assez maltraités; mais dans la première audience qu'ils obtinrent du roi, ce prince rejeta le mauvais accueil qu'on leur avait fait sur le trouble causé par la guerre, et leur promit qu'ils seraient plus satisfaits à l'avenir. En effet, peu de jours après, il leur accorda la liberté sans rançon, avec la permission de retourner dans leurs forts. Cependant ils ne purent obtenir la restitution de se qu'on leur avait pris. Le roi fit présent de quelques esclaves, aux gouverneurs anglais et français. Il les assura qu'après avoir bien établi ses conquêtes, son dessein était de faire fleurir le commerce et de donner aux Européens des témoignages d'une considération particulière. Toute la conduite du conquérant nègre est d'un homme très-supérieur à l'idée que nous avons de ces barbares.

Snelgrave passa trois jours sur le rivage de Juida avec les Français et les Anglais des deux comptoirs, qui lui parurent fort embarrassés des circonstances. Il les quitta pour se rendre à Iakin, qui n'en est qu'à sept lieues à l'est, quoiqu'il y ait au moins trente milles de côtes. Cette rade a toujours servi de port de mer au royaume d'Ardra. Elle est gouvernée par un prince héréditaire qui paie à cette couronne un tribut de sel. Lorsque le roi de Dahomay s'était rendu maître d'Ardra, ce gouverneur l'avait fait assurer de sa soumission, avec offre de lui payer le même tribut qu'au roi précédent. Cette conduite fut fort approuvée de Trouro Audati, et la sienne fait connaître quelle était sa politique. Quelques ravages qu'il eût exercés dans les pays qu'il avait subjugués, il jugea qu'après s'être ouvert jusqu'à la mer le passage qu'il désirait, il pourrait tirer quelque utilité des Iakins, qui entendaient fort bien le commerce, et que par cette voie il ne manquerait jamais d'armes et de poudre pour assurer ses conquêtes. D'ailleurs cette nation avait toujours été rivale des Juidas dans le commerce, et leur portait une haine invétérée depuis qu'ils avaient attiré dans leur pays tout le commerce d'Iakin; car les agrémens de Sabi et la douceur de l'ancien gouvernement avaient porté les Européens à fixer leurs établissemens dans cette ville.

Le lendemain, il vint un messager nègre, nommé Boutteno, qui dit à Snelgrave, en fort bon anglais, que, ne l'ayant pu trouver à Juida, où il l'avait cherché par l'ordre du roi de Dahomay, il était venu à Iakin pour l'inviter à se rendre au camp, et l'assurer de la part de sa majesté qu'il y serait en sûreté et reçu avec toutes sortes de caresses. Snelgrave marqua de l'embarras à répondre; mais, apprenant que son refus pourrait avoir de fâcheuses conséquences, il prit le parti de faire ce voyage, surtout lorsqu'il vit plusieurs blancs disposés à l'accompagner. Un capitaine hollandais, dont le vaisseau avait été détruit depuis peu par les Portugais, lui promit de le suivre. Le chef du comptoir hollandais d'Iakin résolut d'envoyer avec lui son écrivain pour offrir quelques présens au vainqueur. Le prince d'Iakin fit aussi partir son propre frère pour renouveler ses hommages au roi.

Le 8 avril, ils traversèrent dans des canots la rivière qui coule derrière Iakin. Leur cortége était composé de cent Nègres, et le messager leur servait de guide. Cet homme, qui avait été fait prisonnier avec Lamb, avait appris l'anglais dès son enfance dans le comptoir de Juida. Ils furent accompagnés jusqu'au bord de la rivière par les habitans de la ville, qui faisaient des vœux pour leur retour, dans l'opinion qu'ils avaient de la barbarie des Dahomays.

Après avoir passé la rivière, ils se mirent en chemin dans leurs hamacs, portés chacun par six Nègres qui se relevaient successivement à certaines distances; car deux hommes suffisent pour soutenir le bâton auquel le branle est attaché. Ils ne faisaient pas moins de quatre milles par heures; mais on était quelquefois obligé d'attendre ceux qui portaient le bagage. On ne trouve point de chariots à Iakin, et les chevaux n'y sont guère plus grands que des ânes; au reste, les chemins sont fort bons, et la perspective du pays aurait été très-agréable, si l'on n'y eût aperçu de tous côtés les ravages de la guerre. On y voyait non-seulement les ruines de quantité de villes et de villages, mais les os des habitans massacrés qui couvraient encore la terre. Le premier jour on dîna, sous des cocotiers, de diverses viandes froides dont on avait fait provision. Le soir on fut obligé de coucher à terre, dans quelques mauvaises huttes, qui étaient trop basses pour y pouvoir suspendre les hamacs. Tous les Nègres de la suite passèrent la nuit à l'air.

Le jour suivant, étant parti à sept heures du matin, le convoi se trouva, vers neuf heures, à un quart de mille du camp royal; on crut avoir fait, depuis Iakin, environ quarante milles. Là, un messager envoyé par le roi fit à Snelgrave et aux autres blancs les complimens de sa majesté. Il leur conseilla de se vêtir proprement: ensuite, les ayant conduits fort près du camp, il les remit entre les mains d'un officier de distinction qui portait le titre de grand capitaine. La manière dont cet officier les aborda leur parut fort, extraordinaire. Il était environné de cinq cents soldats chargés d'armes à feu, d'épées nues, de boucliers et de bannières, qui se mirent à faire des grimaces et des contorsions si ridicules, qu'il n'était pas aisé de pénétrer leurs intentions. Elles devinrent encore plus obscures lorsque le capitaine s'approcha d'eux avec quelques autres officiers l'épée à la main et la secouant sur leurs têtes, ou leur en appuyant la pointe sur l'estomac, avec des sauts et des mouvements désordonnés; à la fin, prenant un air plus composé, il leur tendit la main, les félicita de leur arrivée au nom du roi, et but à leur santé du vin de palmier, qui est fort commun dans le pays. Snelgrave et ses compagnons lui répondirent en buvant de la bière et du vin qu'ils avaient apportés. Ensuite ils furent invités à se remettre en chemin, sous la garde de cinq cents Dahomays, au bruit continuel de leurs instrumens.

Le camp royal était auprès d'une fort grande ville, qui avait été la capitale du royaume d'Ardra, mais qui n'offrait plus qu'un affreux amas de ruines. L'armée victorieuse campait dans des tentes, composées de petites branches d'arbres et couvertes de paille, de la forme de nos ruches à miel, mais assez grandes pour contenir dix à douze soldats. Les blancs furent conduits d'abord sous de grands arbres, où l'on avait placé des chaises du butin de Juida pour les y faire asseoir à l'ombre. Bientôt ils virent des milliers de Nègres, dont la plupart n'avaient jamais vu de blancs, et que la curiosité amenait pour jouir de ce spectacle. Après avoir passé deux heures dans cette situation à considérer divers tours de souplesse dont les Nègres tâchaient de les amuser, ils furent menés dans une chaumière qu'on avait préparée pour eux. La porte en était fort basse; mais ils trouvèrent le dedans assez haut pour y suspendre leurs hamacs. Aussitôt qu'ils y furent entrés avec leur bagage, le grand capitaine, qui les avait accompagné jusque-là, laissa une garde à peu de distance, et se rendit auprès du roi pour lui rendre compte de sa commission. Vers midi, ils dressèrent leur tente au milieu d'une grande cour environnée de palissades, autour desquelles la populace s'empressa beaucoup pour les regarder. Mais ils dînèrent tranquillement, parce que le roi avait ordonné sous peine de mort que personne s'approchât d'eux sans la permission de la garde. Cette attention pour leur sûreté leur causa beaucoup de joie. Cependant ils furent tourmentés par une si prodigieuse quantité de mouches, que, malgré les soins continuels de leurs esclaves, ils ne pouvaient avaler un morceau qui ne fût chargé de cette vermine.

À trois heures après midi, le grand capitaine les fit avertir de se rendre à la porte royale. Ils virent en chemin deux grands échafauds sur lesquels on avait assemblé en piles un grand nombre de têtes de mort: c'était là ce qui amassait les mouches dont ils avaient reçu tant d'incommodité pendant leur dîner. L'interprète leur apprit que les Dahomays avaient sacrifié dans ce lieu à leurs divinités quatre mille prisonniers de Juida, et que cette exécution s'était faite il y avait environ trois semaines. Ce témoignage formel prouve sans réplique l'usage des sacrifices humains dans ces contrées.

La porte royale donnait entrée dans un grand clos de palissades, où l'on voyait plusieurs maisons dont les murs étaient de terre. On fit asseoir les blancs sur des sellettes. Un officier leur présenta une vache, un mouton, quelques chèvres et d'autres provisions. Il ajouta pour compliment qu'au milieu du tumulte des armes sa majesté ne pouvait pas satisfaire l'inclination qu'elle avait à le mieux traiter. Ils ne virent pas le roi; mais, sortant de la cour, après y avoir promené quelque temps les yeux, ils furent surpris d'apercevoir à la porte une file de quarante Nègres, grands et robustes, le fusil sur l'épaule et le sabre à la main, chacun orné d'un grand collier de dents d'hommes, qui leur pendaient sur l'estomac et autour des épaules. L'interprète leur apprit que c'étaient les héros de la nation, auxquels il était permis de porter les dents des ennemis qu'ils avaient tués: quelques-uns en avaient plus que les autres, ce qui faisait une différence de degrés dans l'ordre même de la valeur. La loi du pays défendait sous peine de mort de se parer d'un si glorieux ornement sans avoir prouvé devant quelques officiers chargés de cet emploi que chaque dent venait d'un ennemi tué sur le champ de bataille. Snelgrave pria l'interprète de leur faire un compliment de sa part, et de leur dire qu'il les regardait comme une compagnie de braves gens: ils répondirent qu'ils estimaient beaucoup les blancs.

Ce fut le lendemain qu'ils reçurent ordre de se préparer pour l'audience du roi. Ils furent conduits dans la même cour qu'ils avaient vue le jour précédent; sa majesté y était assise, contre l'usage du pays, sur une chaise dorée qui s'était trouvée entre les dépouilles du palais de Juida. Trois femmes soutenaient de grands parasols au-dessus de sa tête pour le garantir de l'ardeur du soleil, et quatre autres femmes étaient debout derrière lui le fusil sur l'épaule; elles étaient toutes fort proprement vêtues depuis la ceinture jusqu'en bas, suivant l'usage de la nation, où la moitié supérieure du corps est toujours nue; elles portaient au bras des cercles d'or d'un grand prix, des joyaux sans nombre autour du cou, et de petits ornemens du pays entrelacés dans leur chevelure. Ces parures de tête sont des cristaux de diverses couleurs, qui viennent de fort loin dans l'intérieur de l'Afrique, et qui paraissent une espèce de fossiles. Les Nègres en font le même cas que nous faisons des diamans.

Le roi était vêtu d'une robe à fleurs d'or qui lui tombait jusqu'à la cheville du pied. Il avait sur la tête un chapeau d'Europe brodé en or, et des sandales aux pieds. On avertit les blancs de s'arrêter à vingt pas de la chaise. À cette distance, sa majesté leur fit dire par l'interprète qu'elle se réjouissait de leur arrivée. Ils lui firent une profonde révérence la tête découverte. Alors, ayant assuré Snelgrave de sa protection, elle donna ordre qu'on présentât des chaises aux étrangers. Ils s'assirent. Le roi but à leur santé, et leur ayant fait apporter des liqueurs, il leur donna permission de boire à la sienne.

On amena le même jour au camp plus de huit cents captifs, d'une région nommé Teffo, à six journées de distance. Tandis que le roi de Dahomay faisait la conquête de Juida, ces peuples avaient attaqué cinq cents hommes de ses troupes, qu'il avait donnés pour escorte à douze de ses femmes pour les reconduire dans le pays de Dahomay avec quantité de richesses. Les Teffos, ayant mis l'escorte en déroute, avaient tué les douze femmes, et s'étaient saisis de leur trésor. Mais, après la conquête de Juida, le roi s'était hâté de détacher une partie de son armée pour tirer vengeance de cette insulte.

Il se fit amener les prisonniers dans sa cour. Le roi en choisit un grand nombre pour les sacrifier à ses fétiches; le reste fut destiné à l'esclavage. Cependant tous les soldats de Dahomay qui avaient eu part à cette prise reçurent des récompenses qui leur furent distribuées sur-le-champ par les officiers du roi. On leur paya pour chaque esclave mâle la valeur de vingt schellings (24 francs) en cauris, et celle de dix schellings pour chaque femme et chaque enfant. Les mêmes soldats apportèrent au milieu de la cour plusieurs milliers de têtes enfilées dans des cordes. Chacun en avait sa charge; et les officiers qui les reçurent leur payèrent la valeur de cinq schellings pour chaque tête. Ensuite d'autres Nègres emportaient tous ces horribles monumens de la victoire pour en faire un amas près du camp. L'interprète dit à Snelgrave que le dessein du roi était d'en composer un trophée de longue mémoire.

Pendant que ce prince parut dans la cour, tous les grands de la nation se tinrent prosternés sans pouvoir approcher de sa chaise plus près de vingt pas. Ceux qui avaient quelque chose à lui communiquer commençaient par baiser la terre, et parlaient ensuite à l'oreille d'une vieille femme, qui allait expliquer leurs désirs au roi, et qui leur rapportait sa réponse. Il fit présent à plusieurs de ses officiers et de ses courtisans d'environ deux cents esclaves. Cette libéralité royale fut proclamée à haute voix dans la cour, et suivie des applaudissemens de la populace, qui attendait autour des palissades l'heure du sacrifice. Ensuite on vit arriver deux Nègres qui portaient un assez grand tonneau rempli de diverses sortes de grains. Snelgrave jugea qu'il ne contenait pas moins de dix gallons[4]. Après l'avoir placé à terre, les deux Nègres se mirent à genoux, et, mangeant le grain à poignées, ils avalèrent tout en peu de minutes. Snelgrave apprit de l'interprète que cette cérémonie ne se faisait que pour amuser le roi, et que les acteurs ne vivaient pas long-temps, mais qu'ils ne manquaient jamais de successeurs. Cette étrange espèce de flatterie et de bassesse imbécile peut paraître moins inconcevable dans une nation barbare, avilie et malheureuse; mais si, dans notre. Europe, où l'on connaît mieux l'usage et le prix de la vie, si dans une cour très-polie on avait vu des exemples d'une adulation à peu près de la même espèce et du même danger, ne faudrait-il pas convenir que l'air qu'on respire dans les cours est mortel à la raison?

Après le dîner, le frère du prince d'Iakin vint, à la tête des blancs, dans un si grand effroi, que de noir qu'il était, sa pâleur le rendit basané. Il avait rencontré en chemin les Teffos qui devaient être sacrifiés, et leurs cris lamentables l'avaient jeté dans ce désordre. Les Nègres de la côte ont en horreur ces excès de cruauté, et détestent surtout les festins de chair humaine. Ce barbare usage était familier aux Dahomays; car, lorsque Snelgrave reprocha dans la suite aux peuples de Juida le découragement qui leur avait fait prendre la fuite, ils répondirent qu'il était impossible de résister à des cannibales dont il fallait s'attendre à devenir la pâture; et leur ayant répliqué qu'il importait peu après la mort d'être dévorés par des hommes ou par des vautours, qui sont en grand nombre dans le pays, ils secouèrent les épaules, en frémissant de la seule pensée d'être mangés par des créatures de leur espèce, et protestant qu'ils redoutaient moins toute autre mort. Le frère du prince d'Iakin paraissait inquiet pour sa propre sûreté, parce qu'il n'avait point été reçu à l'audience du roi; mais Snelgrave et le capitaine hollandais obtinrent du chef des prêtres la liberté d'assister à la cérémonie. Elle fut exécutée sur quatre petits échafauds, élevés d'environ cinq pieds au-dessus de la terre. La première victime fut un beau Nègre de cinquante ou soixante ans, qui parut les mains liées derrière le dos. Il se présenta d'un air ferme et sans aucune marque de douleur ou de crainte. Un prêtre dahomay le retint quelques momens debout près de l'échafaud, et prononça sur lui quelques paroles mystérieuses: ensuite il fit un signe à l'exécuteur qui était derrière la victime, et qui, d'un seul coup de sabre, sépara la tête du corps. Toute l'assemblée poussa un grand cri. La tête fut jetée sur l'échafaud; mais le corps, après avoir été quelque temps à terre pour laisser au sang le temps de couler, fut emporté par des esclaves, et jeté dans un lieu voisin du camp. L'interprète dit à Snelgrave que la tête était pour le roi, le sang pour les fétiches, et le corps pour le peuple.

Le sacrifice fut continué avec les mêmes formalités pour chaque victime. Snelgrave observa que les hommes se présentaient courageusement à la mort; mais les cris des femmes et des enfans s'élevaient jusqu'au ciel, et lui causèrent à la fin tant d'horreur, qu'il ne put se défendre de quelque effroi pour lui-même. Il s'efforça néanmoins de prendre un visage assuré, et d'éviter tout ce que les vainqueurs auraient pu prendre pour une condamnation de leurs cruautés; mais il cherchait, avec le Hollandais, quelque occasion de se retirer sans être aperçu. Tandis qu'ils étaient dans cette violente situation, un colonel dahomay, qu'ils avaient vu à Iakin, s'approcha d'eux, et leur demanda ce qu'ils pensaient du spectacle. Snelgrave lui répondit qu'il s'étonnait de voir sacrifier tant d'hommes sains, qui pouvaient être vendus avec avantage pour le roi et pour la nation. Le colonel lui dit que c'était l'ancien usage des Dahomays, et qu'après une conquête, le roi ne pouvait se dispenser d'offrir à leur dieu un certain nombre de captifs qu'il était obligé de choisir lui-même; qu'ils se croiraient menacés de quelque malheur, s'ils négligeaient une pratique si respectée, et qu'ils n'attribuaient leurs dernières victoires qu'à leur exactitude à l'observer; que la raison qui faisait choisir particulièrement les vieillards pour victimes était purement politique; que, l'âge et l'expérience leur faisant supposer plus de sagesse et de lumières qu'aux jeunes gens, on craignait que, s'ils étaient conservés, ils ne formassent des complots contre leurs vainqueurs, et qu'ayant été les chefs de leur nation, ils ne pussent jamais s'accoutumer à l'esclavage. Il ajouta qu'à cet âge d'ailleurs les Européens ne seraient pas fort empressés à les acheter, et qu'à l'égard des jeunes gens qui se trouvaient au nombre des victimes, c'était pour servir dans l'autre monde, les femmes du roi que les Teffos avaient massacrées.

Snelgrave concluant, d'après cette dernière explication, que les Dahomays avaient quelque idée d'un état futur, demanda au colonel quelle opinion il se formait de Dieu. Il n'en tira qu'une réponse confuse, mais dont il crut pouvoir recueillir que ces barbares reconnaissent un dieu invisible qui les protége, et qui est subordonné à quelque autre dieu plus puissant. «Ce grand dieu, lui dit le colonel, est peut-être celui qui a communiqué aux blancs tant d'avantages extraordinaires.» «Mais, puisqu'il ne lui a pas plu de se faire connaître à nous, nous nous contentons, ajouta-t-il, de celui que nous adorons.»

Le lendemain, Snelgrave vit le frère du prince d'Iakin qui avait obtenu la permission de paraître devant le roi, et qui revenait charmé de cette faveur. Il avait été traité si humainement, qu'il ne lui restait aucune crainte d'être mangé par les Dahomays; mais il paraissait pénétré d'horreur en racontant les circonstances de l'horrible festin qui s'était fait la nuit précédente. Les corps des Teffos avaient été bouillis et dévorés. Snelgrave eut la curiosité de se transporter dans le lieu où il les avait vus. Il n'y restait plus que les traces du sang, et son interprète lui dit en riant que les vautours avaient tout enlevé. Cependant, comme il était fort étrange qu'on ne vît pas du moins quelques os de reste, il demanda quelque explication. L'interprète lui répondit alors plus sérieusement que les prêtres avaient distribué les cadavres dans chaque partie du camp, et que les soldats avaient passé toute la nuit à les manger. Voilà donc les Dahomays reconnus anthropophages; mais le voyageur Atkins, qui n'en admet point, prétend que Snelgrave s'est laissé tromper.

Snelgrave n'ose donner cette étrange barbarie pour une vérité, parce qu'il ne la rapporte pas sur le témoignage de ses propres yeux; mais il laisse juger à ses lecteurs si elle n'est pas bien confirmée par un autre récit qu'il tient lui-même d'un fort honnête homme, Robert Moore, alors chirurgien de l'Italienne, grande frégate de la compagnie anglaise. Ce bâtiment arriva dans la rade de Juida tandis que Snelgrave était à Iakin. Le capitaine John Dagge, qui le commandait, se trouvant indisposé, envoya Robert Moore au camp du roi de Dahomay avec des présens pour ce prince. Moore eut la curiosité de parcourir le camp, et, passant au marché, il y vit vendre publiquement de la chair humaine. Snelgrave, à qui Moore raconta ce qu'il avait vu, n'alla point chercher ce spectacle au marché; mais il est persuadé que, si sa curiosité l'eût conduit du même côté, il y aurait vu la même chose. Il est assez singulier qu'il n'ait pas eu cette curiosité.

Snelgrave apprit d'un Portugais mulâtre établi dans ce pays que plusieurs seigneurs fugitifs, dont les pères avaient été vaincus et décapités par le roi de Dahomay, s'étaient retirés sous la protection du roi d'Yo, et l'avaient engagé par leurs instances à déclarer la guerre à leur vainqueur. Il s'était mis en campagne immédiatement après la conquête d'Ardra. Le roi de Dahomay, quittant aussitôt cette ville, avait marché au-devant de lui avec toutes ses forces, qui n'étaient composées que d'infanterie. Comme ses ennemis, au contraire, n'avaient que de la cavalerie, il avait eu d'abord quelque chose à souffrir dans un pays ouvert, où les flèches, les javelines et le sabre faisaient de sanglantes exécutions. Mais une partie de ses soldats étant armés de fusils, le bruit des moindres décharges effraya tellement les chevaux, que le roi d'Yo ne put les attaquer une seule fois avec vigueur. Cependant les escarmouches avaient déjà duré quatre jours, et l'infanterie de Dahomay commençait à se rebuter d'une si longue fatigue, lorsque le roi eut recours à ce stratagème. Il avait avec lui quantité d'eau-de-vie qu'il fit placer dans une ville voisine de son camp; il y mit aussi, comme en dépôt, un grand nombre de marchandises; et, se retirant pendant la nuit, il feignit de s'éloigner avec toute son armée. Celle d'Yo ne douta point qu'il n'eût pris la fuite; elle entra dans la ville, et, tombant sur l'eau-de-vie, dont elle but d'autant plus avidement que cette liqueur est très-rare dans le pays d'Yo, elle se ressentit bientôt de ses pernicieux effets. Le sommeil de l'ivresse mit les plus braves hors d'état de se défendre, tandis que le roi de Dahomay, bien instruit par ses espions, revint sur ses pas avec la dernière diligence, et, trouvant ses ennemis dans ce désordre, n'eut pas de peine à les tailler en pièces. Il s'en échappa néanmoins une grande partie à l'aide de leurs chevaux. Le Portugais mulâtre ajouta que, dans leur fuite, ils avaient pris deux chevaux qui étaient dans sa cour, et que les vainqueurs en avaient enlevé un grand nombre. Cependant il avait reconnu, disait-il, que les Dahomays craignaient beaucoup une seconde invasion, et qu'ils redoutaient extrêmement la cavalerie. Depuis sa victoire, leur roi n'avait pas fait difficulté d'envoyer des présens considérables à celui d'Yo, pour l'engager à demeurer tranquille dans ses états. Mais si la guerre recommençait, et si la fortune les abandonnait ils avaient déjà pris la résolution de se retirer vers les côtes de la mer, où il était certain que leurs ennemis n'oseraient jamais les poursuivre. On savait que le fétiche national des Yos était la mer même, et que, leurs prêtres leur défendant sous peine de mort d'y jeter les yeux, ils ne s'exposeraient point à vérifier une menace si terrible.

Le jour suivant, Snelgrave et ses compagnons furent avertis de se rendre à l'audience du roi. En arrivant dans la première cour, où ils n'avaient encore vu le roi qu'en public, on les pria de s'arrêter un moment. Ce prince, ayant appris qu'ils lui apportaient des présens, avait désiré de voir ce qu'ils avaient à lui offrir avant qu'ils fussent introduits. Ils n'attendirent pas long-temps. On les conduisit dans une petite cour, au fond de laquelle sa majesté était assise, les jambes croisées, sur un tapis de soie. Sa parure était fort riche; mais il avait peu de courtisans autour de lui. Il demanda aux blancs, d'un ton fort doux, comment ils se portaient; et, faisant étendre près de lui deux belles nattes, il leur fit signe de s'asseoir; ils obéirent, en apprenant de l'interprète que c'était l'usage du pays.

Le roi demanda aussitôt à Snelgrave quel était le commerce qui l'avait amené sur les côtes de Guinée; et ce capitaine lui ayant répondu qu'il venait pour le commerce des esclaves, et qu'il espérait beaucoup de la protection de sa majesté, il lui promit de le satisfaire, mais après que les droits seraient réglés. Là-dessus, il lui dit de s'adresser à Zuinglar, un de ses officiers, qui était présent, et que Snelgrave avait connu à Juida, où il avait fait, pendant plusieurs années, les affaires de la cour de Dahomay. Cet officier, prenant la parole au nom de son maître, déclara que, malgré ses droits de conquérant, il ne mettrait pas plus d'impôt sur les marchandises qu'on n'était accoutumé d'en payer au roi de Juida. Snelgrave répondit que, sa majesté étant un prince beaucoup plus puissant que celui de Juida, on espérait qu'il exigerait moins des marchands. Cette objection parut embarrasser Zuinglar: il balançait sur sa réponse; mais le roi, qui se faisait expliquer jusqu'au moindre mot par l'interprète, répondit lui-même qu'étant en effet un plus grand prince, il devait exiger davantage. «Mais, ajouta-t-il d'un air gracieux, comme vous êtes le premier capitaine anglais que j'aie jamais vu, je veux vous traiter comme une jeune mariée, à laquelle on ne refuse rien.» Snelgrave fut si surpris de ce tour d'expression, que, regardant l'interprète, il l'accusa d'y avoir changé quelque chose. Mais le roi, flatté de son étonnement, recommença sa réponse dans les mêmes termes, et lui promit que ses actions ne démentiraient pas ses paroles. Alors Snelgrave, encouragé par tant de faveurs, prit la liberté de représenter que la plus sûre voie pour faire fleurir le commerce était d'imposer des droits légers, et de protéger les Anglais, non-seulement contre les larcins des Nègres, mais encore contre les impositions arbitraires des seigneurs. Il ajouta que, pour avoir négligé ces deux points, le roi de Juida avait fait beaucoup de tort au commerce de son pays. Sa majesté prit fort bien ce conseil, et demanda ce que les Anglais souhaitaient de lui payer. Snelgrave répondit que, pour les satisfaire et leur inspirer autant de zèle et de reconnaissance, il fallait n'exiger d'eux que la moitié de ce qu'ils payaient au roi de Juida. Cette grâce fut accordée sur-le-champ. Le roi, pour mettre le comble à ses bontés, ajouta qu'il était résolu de rendre le commerce florissant dans toute l'étendue de ses états; qu'il s'efforcerait de garantir les blancs des injustices dont ils se plaignaient, et que Dieu l'avait choisi pour punir le roi de Juida et son peuple de toutes les bassesses dont ils s'étaient rendus coupables à l'égard des blancs et des noirs. Cette audience dura cinq heures, et Snelgrave en rapporta une très-grande idée de l'Alexandre d'Afrique.

Le lendemain les blancs furent appelés de fort bonne heure à la porte royale, où les officiers du roi leur déclarèrent que ce prince ne pouvait les voir de tout le jour, parce que c'était la fête de son fétiche; mais qu'il leur faisait présent de quelques esclaves et de quantité de provisions; qu'ils pouvaient faire fond sur toutes ses promesses, retourner à Iakin quand ils le souhaiteraient, et finir tranquillement leurs affaires sous sa protection. Ils trouvèrent à leur retour les esclaves et les provisions qui les attendaient. On distribua de la part du roi des pagnes assez propres aux Nègres de leur cortége, avec une petite somme d'argent.

Dans le cours de l'après-midi, ils virent passer devant la porte royale le reste de l'armée qui revenait du pays des Teffos. Ce corps de troupes marchait avec plus d'ordre que Snelgrave n'en avait jamais vu parmi les Nègres et parmi ceux mêmes de la côte d'Or, qui passent pour les meilleurs soldats de tous les pays de l'Afrique. Il était composé de trois mille hommes de milice régulière, suivis d'une multitude d'environ dix mille autres Nègres pour le transport du bagage, des provisions et des têtes de leurs ennemis. Chaque compagnie avait ses officiers et ses drapeaux: leurs armes étaient le mousquet, le sabre et le bouclier. En passant devant la porte royale, ils se prosternèrent successivement et baisèrent la terre; mais ils se relevaient avec une vitesse et une agilité surprenantes. La place, qui était devant la porte, avait quatre fois autant d'étendue que celle de la tour de Londres. Ils y firent l'exercice à la vue d'un nombre incroyable de spectateurs, et dans l'espace de deux heures ils firent au moins vingt décharges de leur mousqueterie.

Snelgrave, paraissant étonné de cette multitude de Nègres qui étaient à la suite des troupes, apprit de l'interprète que le roi donnait à chaque soldat un jeune élève de la nation, entretenu aux dépens du public, pour les former d'avance aux fatigues de la guerre, et que la plus grande partie de l'armée présente avait été élevée de cette manière. L'auteur en eut moins de peine à comprendre comment le roi de Dahomay avait étendu si loin ses conquêtes avec des troupes si régulières et tant de politique. Il est certain que cette institution ferait honneur aux peuples les mieux civilisés.

De retour au comptoir d'Iakin, il eut à se plaindre des Nègres du pays et de leur prince; il essuya beaucoup d'affronts et de perfidies. Heureusement pour lui, le grand capitaine de Dahomay fut envoyé par son maître pour mettre l'ordre dans le pays d'Iakin. Les blancs, qui étaient sous la protection de son maître, furent bientôt vengés. Il entendit leurs plaintes. Les coupables furent chargés de chaînes et conduits au camp royal. Snelgrave eut la satisfaction de voir dans ce nombre un Nègre qui l'avait menacé du bout de son fusil. Cet insolent, et deux de ses compagnons qui avaient traité fort outrageusement les Anglais eurent la tête coupée par l'ordre du roi; les autres furent retenus long-temps dans les fers, et réduits au pain et à l'eau, dans la cour même du roi, où ils étaient exposés à toutes les injures de l'air.

Le jour qui suivit l'arrivée du grand capitaine, tous les blancs se réunirent pour lui offrir leurs présens: il dîna le lendemain avec eux dans le comptoir de Snelgrave. De tous les Nègres de son cortége, il n'en fit asseoir qu'un à table, avec le prince d'Iakin et lui. Snelgrave observe qu'ayant pris beaucoup de plaisir à manger du jambon et du pâté à l'anglaise, il demanda comment ces deux mets étaient préparés. On lui répondit que le détail en serait trop long; mais que, de la manière dont ils l'étaient, ils pouvaient se conserver six mois, malgré la chaleur du pays: c'était assurer beaucoup. Snelgrave ayant ajouté que le pâté était de la main de sa femme, le grand capitaine voulut savoir combien il avait de femmes, et rit beaucoup en apprenant qu'il n'en avait qu'une. «J'en ai cinq cents, lui dit-il, et je souhaiterais que dans ce nombre il y en eût cinquante qui sussent faire d'aussi bons pâtés.» On servit ensuite des bananes et d'autres fruits du pays sur de la vaisselle de Delft. Cette sorte de faïence lui parut si belle, qu'il pria Snelgrave de lui donner l'assiette sur laquelle il avait mangé, avec le couteau et la fourchette dont il s'était servi. Non-seulement Snelgrave lui accorda ce qu'il demandait, mais il y joignit tous les couverts qui étaient sur la table. Au même instant les Nègres enlevèrent le service avec tant de précipitation, qu'ils faillirent briser une partie de la vaisselle. Snelgrave fit ajouter à ce présent quelques pots et quelques gobelets.

Lorsqu'on avait commencé à manger, les principaux officiers du grand capitaine, qui étaient debout derrière sa chaise, lui dérobaient de temps en temps sur son assiette un morceau de jambon ou de volaille. Snelgrave, qui s'en était aperçu, lui dit que les vivres ne leur manqueraient pas, et que ce n'était pas l'usage en Europe de laisser partir affamés les gens de ceux qu'on invitait à dîner: cet usage est changé. Alors les Nègres prirent confiance à cette promesse. On but beaucoup après le festin; et de plusieurs sortes de liqueurs, le grand capitaine donna la préférence au punch.

Malgré les louanges que Snelgrave donne au conquérant nègre, ce qu'il raconte dans la relation d'un second voyage qu'il fit deux ans après à Iakin, prouve que, si ce barbare avait plus d'astuce et de fermeté que ses compatriotes, il était encore éloigné des principes d'une saine politique.

Ce prince ayant conquis en peu d'années et ravagé divers pays, on a déjà remarqué que les fils du roi d'Ouymey, et plusieurs autres princes dont il avait fait décapiter les pères s'étaient retirés fort loin dans les terres, sous la protection des Yos, nation puissante et guerrière. Après la défaite d'Ossous, le roi de Juida trouva le moyen d'implorer le secours du roi des Yos; et les sollicitations des autres princes se joignant aux siennes, ils obtinrent de ce grand monarque une armée considérable pour fondre ensemble sur le roi de Dahomay, qui était regardé comme l'ennemi et le destructeur du genre humain. Les Yos, ne combattant qu'à cheval, et leur pays étant fort éloigné au nord-ouest, ils ne peuvent marcher vers le sud que dans la saison du fourrage. Le roi de Dahomay fut bientôt informé de leur approche. Il avait éprouvé dans une autre guerre les désavantages de son armée, qui n'était composée que d'infanterie. La crainte du sort qu'il avait fait éprouver à tous ses voisins lui fit prendre la résolution d'enterrer toutes ses richesses, de brûler ses villes, et de se retirer dans les bois avec tous ses sujets. C'est la ressource ordinaire des Nègres lorsqu'ils désespèrent de la victoire. Comme ils n'ont point de places fortes, ceux qui sont maîtres de la campagne ne trouvent point de résistance dans toute l'étendue des plus grands états.

Ainsi le roi de Dahomay trompa l'espérance de ses ennemis. Les Yos le cherchèrent long-temps: il était enfoncé dans l'épaisseur des bois. Enfin la saison des pluies les força de se retirer; et les Dahomays, sortant de leurs retraites, rebâtirent tranquillement leur ville.

Ce fut vers le même temps, c'est-à-dire au commencement de juillet 1729, que le gouverneur Wilson, quittant le pays de Juida, laissa M. Testesole pour lui succéder. Il y avait plusieurs années que ce nouveau chef du comptoir anglais demeurait en Guinée; ainsi l'expérience aurait dû suppléer seule à ce qui lui manquait du côté de la prudence et de la modération. Quoiqu'il eût fait plusieurs visites au roi de Dahomay dans son camp, et qu'il y eût été reçu avec beaucoup de caresses, l'opinion qu'il se forma de la faiblesse de ce prince en le voyant si long-temps disparaître à la vue des Yos, lui fit naître le dessein de rétablir le roi de Juida sur le trône. Il fut secondé par les Popos, qui souhaitaient beaucoup de relever leur ancien commerce. Ils levèrent ensemble une armée de quinze mille hommes, qui vint se camper près des forts européens, sous le commandement des rois de Juida et d'Ossous.

Le roi de Dahomay, qui s'occupait alors de la réparation de ses villes, ignora long-temps cette entreprise, et ne l'apprit pas sans une extrême inquiétude. Il avait perdu une partie de ses troupes pendant qu'il était enseveli dans le fond des forêts, et depuis peu il avait envoyé le reste de divers côtés pour enlever des esclaves. Cependant il trouva le moyen de se délivrer du péril par un stratagème fort heureux.

Il fit rassembler un grand nombre de femmes qu'il vêtit et qu'il arma comme autant de soldats. Il en forma des compagnies, auxquelles il donna des officiers, des enseignes et des tambours. Cette armée se mit en marche, avec la seule précaution de placer quelques hommes aux premiers rangs, pour mieux tromper l'ennemi. La surprise des Juidas à l'approche d'une armée si nombreuse, se changea bientôt en une si grande frayeur, que, prenant la fuite, ils abandonnèrent honteusement leur roi et leurs alliés. Ce prince fit en vain toutes sortes d'efforts pour les arrêter, jusqu'à tourner contre eux sa lance et blesser au visage tous ceux qu'il rencontrait dans sa fureur. Les femmes des Dahomays, profitant de la consternation pour s'avancer avec beaucoup d'audace, il n'eut d'autre ressource que de se précipiter dans le fossé du fort anglais, qu'il traversa par le secours de ses deux fils; et, montant par-dessus le mur, il se déroba heureusement à la poursuite de ses ennemis. Mais une grande partie de ses gens périt par la main des femmes, et la plupart des autres furent faits prisonniers.

Cet événement jeta le gouverneur anglais dans quelque embarras. Cependant il persuada au roi fugitif de quitter le fort dès la même nuit, et de retourner dans ses îles désertes et stériles. Mais le roi de Dahomay n'apprit pas moins que c'était lui qui avait suscité la révolte; son ressentiment fut égal à l'injure. Il laissa une petite armée à Sabi, et, retournant dans ses états, il fit un accueil si favorable à tous les brigands de diverses nations qui voulurent entrer dans ses troupes, que, dans l'espace de quelques mois, il se trouva aussi puissant qu'à l'arrivée des Yos. Mais, malgré son habileté qui lui donnait beaucoup d'avantage sur tous les princes nègres, il avait commis deux fautes irréparables. Quoiqu'il se trouvât le maître absolu d'un pays immense, ses ravages et ses cruautés en avaient détruit ou chassé tous les habitans. Ainsi, manquant de sujets, il n'était grand roi que de nom. En second lieu, sous prétexte de vouloir repeupler ses états, il avait promis à tous les anciens habitans qui retourneraient dans leur patrie la liberté d'y jouir de tous leurs priviléges, en lui payant un certain tribut. Cette espérance en avait ramené plusieurs milliers dans le royaume d'Ardra. Mais, soit qu'il n'eût pensé qu'à les tromper, soit que l'ardeur du gain lui fît oublier ses propres vues, à peine eurent-ils commencé à s'établir, que, par une noire trahison, il fondit sur eux, et prit ou tua tous ceux qui ne purent se sauver par la fuite. Cette dévastation ruina presque entièrement le royaume de Juida.

Testesole, n'espérant plus de réconciliation avec le roi de Dahomay, cessa de garder des ménagemens, et porta l'insulte jusqu'à faire donner des coups de fouet à l'un de ses principaux officiers. Aux plaintes que le Nègre fit de cette indignité il répondit que sa résolution était de traiter le roi de même, lorsqu'il tomberait entre ses mains. Un outrage si sanglant et le discours qui l'avait suivi furent rapportés à ce prince, qui, dans l'étonnement de cette conduite, dit avec beaucoup de modération: «Il faut que cet homme ait un fonds de haine naturelle contre moi, car autrement il ne pourrait avoir sitôt oublié les bontés que j'ai eues pour lui.»

Cependant il donna ordre à ses gens d'employer l'adresse pour se saisir de lui, et l'occasion s'en offrit bientôt dans une visite que Testesole rendit aux Français. Les Dahomays environnèrent le comptoir, et demandèrent le gouverneur anglais. Comme il n'y avait aucune espérance de résister par la force, les Français se hâtèrent de le cacher dans une armoire, et répondirent qu'il était déjà sorti. Mais les Dahomays, furieux, cassèrent le bras d'un coup de pistolet au chef du comptoir, forcèrent l'entrée, et trouvèrent Testesole dans sa retraite, d'où l'ayant tiré brutalement, ils lui lièrent les mains et les pieds, et le portèrent à leur roi dans un hamac. Ce prince refusa de le voir; mais, peu de jours après, il l'envoya dans la ville de Sabi, qui n'est qu'à trois ou quatre milles du fort. Là, on lui fit entendre que, s'il voulait écrire à ceux qui commandaient dans son absence, et faire venir pour sa rançon plusieurs marchandises qu'on lui nomma, il obtiendrait aussitôt la liberté. Mais, lorsque les marchandises furent arrivées, au lieu de le renvoyer libre, on l'attacha par les pieds et les mains, le ventre à terre, entre deux pieux; on lui fit aux bras et au dos, aux cuisses et aux jambes, quantité d'incisions où l'on mit du jus de limon mêlé de poivre et de sel; ensuite on lui coupa la tête, et le corps divisé en pièces fut rôti sur les charbons et mangé.

Peu d'années après, les peuples d'Iakin s'étant soulevés contre le Dahomay pendant qu'ils le croyaient occupé à une guerre étrangère, il fondit brusquement sur eux, les tailla en pièces, brûla les villes et villages, et tous les comptoirs européens furent enveloppés dans l'incendie général. Les chefs furent amenés prisonniers et rachetés par la compagnie d'Afrique. Tout prouve que les établissemens lointains ont été et seront même encore sujets à bien des révolutions; mais il n'est pas moins évident que les cruautés de Dahomay, exercées contre ses sujets, ruinèrent ses états et son commerce.

Tant de guerres et de révoltes l'avaient rendu encore plus cruel; la défiance et les soupçons ne l'abandonnaient plus. Les blancs même se ressentaient de l'altération de son caractère. Un si long commerce avec les marchands de l'Europe n'avait jamais eu le pouvoir de faire perdre à ce prince ni à sa nation le fond de férocité par lequel ils ressemblaient à tous les Nègres. Un jour que le conseil royal avait demandé au roi un vigoureux captif qui lui fut accordé, l'usage que ses graves conseillers firent de leur esclave, fut de le tuer et d'en faire un festin.

Snelgrave donne des leçons utiles sur la manière de traiter les Nègres dans la traversée, et sur les moyens de prévenir ces révoltes si fréquentes et quelquefois si dangereuses, mais qui, finissant toujours par la mort de ces malheureux esclaves, ne peuvent être regardées que comme une agonie terrible de l'humanité souffrante et dégradée qui soulève ses fers, retombe, et meurt sans pouvoir les briser.

Les séditions sur les vaisseaux viennent presque toujours des mauvais traitemens que les Nègres reçoivent des matelots. Snelgrave s'était fait une méthode pour les conduire; il ne croit pas qu'il y en ait de plus sûre, quoiqu'elle ne lui ait pas toujours réussi. Comme leur première défiance est qu'on ne les ait achetés que pour les manger, et que cette opinion paraît fort répandue dans toutes les nations intérieures, il commençait par leur déclarer qu'ils devaient être sans crainte pour leur vie; qu'ils étaient destinés à cultiver tranquillement la terre, ou à d'autres exercices qui ne surpassaient pas leurs forces; que, si quelqu'un les maltraitait sur le vaisseau, ils obtiendraient justice en portant leurs plaintes à l'interprète; mais que, s'ils commettaient eux-mêmes quelque désordre, ils seraient punis sévèrement.

À mesure qu'on achète les Nègres, on les enchaîne deux à deux; mais les femmes et les enfans ont la liberté de courir dans le vaisseau; et lorsqu'on a perdu de vue les côtes, on ôte même les chaînes aux hommes.

Ils reçoivent leur nourriture deux fois par jour. Dans le beau temps, on leur permet d'être sur le tillac depuis sept heures du matin jusqu'à la nuit. Tous les lundis, on leur donne des pipes et du tabac, et leur joie marque assez, en recevant cette faveur, que c'est une de leurs plus grandes consolations dans leur misère. Les hommes et les femmes sont logés séparément, et leurs loges sont nettoyées soigneusement tous les jours. Avec ces attentions, qui doivent être soutenues constamment, Snelgrave a reconnu qu'un capitaine bien disposé conduit facilement la plus grande cargaison de Nègres.

La première sédition dont Snelgrave ait été témoin arriva dans son premier voyage, en 1704, sur l'Aigle de Londres, commandé par son père. Ils avaient à bord quatre cents Nègres du vieux Callabar; leur bâtiment était encore dans la rivière de ce nom; et de vingt-deux blancs qui restaient capables de service, un grand nombre ayant péri, et le reste étant accablé de maladies, il s'en trouvait douze absens pour faire la provision d'eau et de bois. Les Nègres remarquèrent fort bien toutes ces circonstances, et concertèrent ensemble les moyens d'en profiter. La sédition commença immédiatement avant le souper; mais comme ils étaient encore liés deux à deux, et qu'on avait eu soin d'examiner leurs fers soir et matin, les Anglais durent leur salut à cette sage précaution. La garde n'était composée que de trois blanc armés de coutelas; un des trois, qui était sur le gaillard d'avant, aperçut plusieurs Nègres qui, s'étant approchés du contre-maître, se saisissaient de lui pour le précipiter dans les flots: il fondit sur eux, et leur fit quitter prise; mais, tandis que le contre-maître courut à ses armes, son défenseur fut saisi lui-même, et serré de si près, qu'il ne put se servir de son sabre. Snelgrave était alors dans le tremblement de la fièvre et retenu au lit depuis plusieurs jours. Au bruit qui se fit entendre, il prit deux pistolets, et, montant en chemise sur le tillac, il rencontra son père et le contre-maître, auxquels il donna ses deux armes. Ils allèrent droit aux Nègres en les menaçant de la voix; mais ces furieux ne continuèrent pas moins de presser la sentinelle, quoiqu'ils n'eussent encore pu lui arracher son sabre, qui tenait au poignet par une petite chaîne, et que leurs efforts pour le pousser dans la mer n'eussent pas mieux réussi, parce qu'il en tenait deux qui ne pouvaient se dégager de ses mains. Le vieux Snelgrave se jeta au milieu d'eux pour le secourir, et tira son pistolet par-dessus leur tête, dans l'espérance de les effrayer par le bruit; mais il reçut un coup de poing qui faillit le faire tomber sans connaissance; et le Nègre qui l'avait frappé avec cette vigueur allait recommencer son attaque, lorsque le contre-maître lui fit sauter la cervelle d'un coup de pistolet. À cette vue, la sédition cessa tout d'un coup. Tous les rebelles se jetèrent à genoux le visage contre le tillac, en demandant quartier avec de grands cris. Dans l'examen des coupables, on n'en trouva pas plus de vingt qui eussent part au complot. Les deux chefs, qui étaient liés par le pied à la même chaîne, saisirent un moment favorable pour se jeter dans la mer. On ne manqua point de punir sévèrement les autres, mais sans effusion de sang; et l'on en fut quitte ainsi pour la perte de trois hommes.

Les Cormantins, nation de la côte d'Or, sont des Nègres fort capricieux et fort opiniâtres. En 1721, Snelgrave aborda sur leur côte, et fit en peu de temps une traite si avantageuse, qu'il avait déjà cinq cents esclaves à bord. Il se croyait sûr de leur soumission, parce qu'ils étaient fort bien enchaînés, et qu'on veillait soigneusement sur eux. D'ailleurs son équipage était composé de cinquante blancs, tous en bonne santé, et d'excellens officiers; cependant la fureur de la révolte s'empara d'une partie de cette malheureuse troupe, près d'une ville nommée Manfro, sur la même côte.

La sédition commença vers minuit, à la clarté de la lune. Les deux sentinelles laissèrent sortir à la fois quatre Nègres de leur loge; et, négligeant de la fermer, il en sortit aussitôt quatre autres: ils s'aperçurent de leur faute, et poussèrent assez violemment la porte pour arrêter ceux qui auraient suivi dans la même vue; mais les huit qui s'étaient échappés eurent l'adresse de se défaire en un moment de leurs chaînes, et fondirent ensemble sur les deux sentinelles. Ils s'efforcèrent de leur arracher leurs sabres. L'usage des sentinelles anglaises étant de se les attacher au poignet, ils trouvèrent tant de difficulté à cette entreprise, que deux blancs eurent le temps de faire entendre leurs cris et d'attirer du secours: aussitôt les huit Nègres prirent le parti de se précipiter dans les flots; mais, comme le vent était de terre, et la côte assez éloignée, on les trouva tous, le matin, accrochés par les bras et les jambes aux câbles qui étaient à sécher hors du vaisseau. Lorsqu'on se fut assuré d'eux, le capitaine leur demanda ce qui les avait portés à se soulever. Ils lui répondirent qu'il était un grand fripon de les avoir achetés dans leur pays pour les transporter dans le sien, et qu'ils étaient résolus de tout entreprendre pour se remettre en liberté. Snelgrave leur représenta que leurs crimes ou le malheur qu'ils avaient eu d'être faits prisonniers à la guerre les avaient rendus esclaves avant qu'il les eût achetés; qu'ils n'avaient pas reçu de mauvais traitement sur le vaisseau, et qu'en supposant qu'ils pussent lui échapper, leur sort n'en serait pas plus heureux, puisque leurs compatriotes mêmes, qui les avaient vendus, les reprendraient à terre, et les vendraient à d'autres capitaines, qui les traiteraient peut-être avec moins de bonté. Ce discours fit impression sur eux; ils demandèrent grâce, et s'en allèrent dormir tranquillement.

Cependant, peu de jours après, ils formèrent un nouveau complot. Un des chefs fit une proposition fort étrange à l'interprète nègre, qui était du même pays. Il lui demanda une hache, en lui promettant que pendant la nuit il couperait le câble de l'ancre. Le vaisseau ne pouvant manquer d'être poussé au rivage, il espérait gagner la terre avec tous ses compagnons; et s'ils avaient le bonheur de réussir, il s'engageait, pour eux et pour lui-même, à servir l'interprète pendant toute sa vie. Celui-ci avertit aussitôt le capitaine, et lui conseilla de redoubler la garde, parce que les esclaves n'étaient plus sensibles aux raisons qui les avaient déjà fait rentrer dans la soumission. Cet avis jeta Snelgrave dans une vive inquiétude. Il connaissait les Cormantins pour des désespérés, qui comptaient pour rien les châtimens, et même la mort. On a vu souvent à la Barbade, et dans d'autres îles, que, pour pour quelques punitions que leur paresse leur attire, vingt ou trente de ces misérables se pendaient ensemble à des branches d'arbres, sans avoir fait naître le moindre soupçon de leur dessein.

Cependant une aventure fort triste inspira plus de douceur aux esclaves de Snelgrave. En arrivant près d'Anamabo, il rencontra l'Élisabeth, vaisseau qui appartenait au même propriétaire que le sien, et dont la situation l'obligeait d'ailleurs à des soins particuliers. Ce bâtiment avait essuyé diverses sortes d'infortunes; après avoir perdu son capitaine et son contre-maître, il était tombé, au cap Laho, entre les mains du pirate Roberts, au service duquel plusieurs matelots s'étaient déjà engagés; mais quelques-uns des pirates n'avaient pas voulu souffrir que la cargaison fût pillée; et, par un sentiment de compassion, fondé sur d'anciens services qu'ils avaient reçus des propriétaires, ils avaient exigé que le vaisseau fût remis entre les mains du seul officier qui lui restait. Lorsque Snelgrave rencontra l'Élisabeth, ce vaisseau avait disposé de toutes ses marchandises. Comme l'Élisabeth devait reconnaître ses ordres, Snelgrave invita le nouveau commandant à lui donner cent vingt esclaves qu'il avait à bord, et à prendre à leur place ce qui lui restait de marchandises; après quoi il se proposait de quitter la côte pour aller se radouber à l'île de San-Thomé. Le commandant y consentit volontiers; mais les gens de l'équipage firent quelques difficultés, sous prétexte que, les cent vingt esclaves étant avec eux depuis long-temps, ils avaient pris pour eux une certaine affection qui leur faisait souhaiter de ne pas changer leur cargaison. Snelgrave, s'apercevant que tous ses raisonnemens étaient inutiles, prit congé du commandant, et lui dit qu'il viendrait voir le lendemain qui aurait la hardiesse de s'opposer à ses ordres absolus.

Mais la nuit suivante il entendit tirer deux ou trois coups de fusil sur l'Élisabeth. La lune était fort brillante. Il descendit aussitôt lui-même dans sa chaloupe, et, se faisant suivre de ses deux canots, il alla droit vers ce vaisseau. Dans un passage si court, il découvrit deux Nègres qui, fuyant à la nage, furent déchirés à ses yeux par deux requins avant qu'il pût les secourir. Lorsqu'il fut plus près du bâtiment, il vit deux autres Nègres qui se tenaient au bout d'un câble, la tête au-dessus de l'eau, fort effrayés du sort de leurs compagnons. Il les fit prendre dans sa pinasse; et, montant à bord, il y trouva les Nègres fort tranquilles sous les ponts, mais les blancs dans la dernière confusion sur le tillac. Un matelot lui dit d'un air effrayé qu'ils étaient tous persuadés que la sentinelle de l'écoutille avait été massacrée par les Nègres. Cet effroi parut fort surprenant à Snelgrave. Il ne pouvait concevoir que des gens qui avaient eu la hardiesse de lui refuser leurs esclaves une heure auparavant eussent manqué de courage pour sauver un de leurs compagnons, et n'eussent pas celui de défendre le tillac, où ils étaient armés jusqu'aux dents. Il s'avança, avec quelques-uns de ses gens, vers l'avant du vaisseau, où il trouva la sentinelle étendue sur le dos, la tête fendue d'un coup de hache. Cette révolte avait été concertée par quelques Cormantins. Les autres esclaves qui étaient d'un autre côté, n'y ayant pas eu la moindre part, dormaient tranquillement dans leurs loges. Un des deux fugitifs qui avaient été arrêtés rejeta le crime sur son associé; et celui-ci confessa volontairement qu'il avait tué la sentinelle dans la seule vue de s'échapper avec quelques Nègres de son pays. Il protesta même qu'il n'avait voulu nuire à personne, mais que, voyant l'Anglais prêt à s'éveiller, et trouvant sa hache près de lui, il s'était cru obligé de le tuer pour sa sûreté, après quoi il s'était jeté dans la mer.

Snelgrave prit occasion de cet incident pour faire passer tous les esclaves de l'Élisabeth sur son propre vaisseau, et n'y trouva plus d'opposition. Il y retourna lui-même, et, se trouvant près d'Anamabo, où il y avait actuellement huit bâtimens anglais dans la rade, il fit prier tous les capitaines de se rendre sur son bord pour une affaire importante. La plupart vinrent aussitôt; et d'un avis unanime ils jugèrent que le Nègre devait être puni du dernier supplice.

On fit déclarer à ce misérable qu'il était condamné à mourir dans une heure pour avoir tué un blanc. Il répondit qu'à la vérité il avait commis une mauvaise action en tuant la sentinelle du vaisseau, mais qu'il priait le capitaine de considérer qu'en le faisant mourir, il allait perdre la somme qu'il avait payée pour lui. Snelgrave lui fit dire par l'interprète que, si c'était l'usage dans les pays nègres de changer la punition du meurtre pour de l'argent, les Anglais ne connaissaient pas cette manière d'éluder les droits de la justice; qu'il s'apercevrait bientôt de l'horreur que ses maîtres avaient pour le crime; et qu'aussitôt qu'une horloge de sable d'une heure, qu'on lui montra, aurait achevé sa révolution, il serait livré au supplice. Tous les capitaines retournèrent sur leur bord, et chacun fit monter ses esclaves sur le tillac pour les rendre témoins de l'exécution, après les avoir informés du crime dont il allaient voir le châtiment.

Lorsque l'horloge eut fini son cours, on fit paraître le meurtrier sur l'avant du vaisseau, lié d'une corde sous les bras, pour être élevé au long du mât, où il devait être tué à coups de fusils. Quelques autres Nègres, observant comment la corde était attachée, l'exhortèrent à ne rien craindre, et l'assurèrent qu'on n'en voulait point à sa vie, puisqu'on ne lui avait pas mis la corde au cou. Mais cette fausse opinion ne servit qu'à lui épargner les horreurs de la mort. À peine fut-il élevé, que dix Anglais placés derrière une barricade firent feu sur lui et le tuèrent dans l'instant. Une exécution si prompte répandit la terreur parmi tous les esclaves, qui s'étaient flattés qu'on lui ferait grâce par des vues d'intérêt. Le corps ayant été exposé sur le tillac, on lui coupa une main, qui fut jetée dans les flots, pour faire comprendre aux Nègres que ceux qui oseraient porter la main sur les blancs recevraient la même punition: exemple d'autant plus terrible, qu'ils sont persuadés qu'un Nègre mort sans avoir été démembré retourne dans son pays aussitôt qu'on l'a jeté dans la mer. Cependant Snelgrave ajoute que les Cormantins rient de toutes ces chimères.

Aux menaces du même châtiment pour les rebelles Snelgrave joignit la promesse de traiter avec bonté ceux qui vivraient dans l'obéissance et le respect qu'ils devaient à leurs maîtres. Ce traité fut fidèlement exécuté; car deux jours après Snelgrave fit voile d'Anamabo à la Jamaïque; et, pendant quatre mois qui se passèrent avant que la cargaison pût être vendue dans cette île, il n'eut aucun sujet de se plaindre de ses Nègres.

Telles furent les séditions qui arrivèrent sur les vaisseaux que Snelgrave commandait. Mais il en rapporte une autre fort remarquable, arrivée sur le Ferrers de Londres, commandé par le capitaine Messervy.

Snelgrave, ayant rencontré ce bâtiment dans la rade d'Anamabo, en 1722, apprit du commandant avec quel bonheur il avait acheté en peu de jours près de trois cents Nègres à Setrakrou. Il paraît que les habitans de cette ville avaient été souvent maltraités par leurs voisins, et qu'ayant pris enfin les armes, ils les avaient battus plusieurs fois, et avaient fait quantité de prisonniers. Messervy, arrivé dans ces circonstances, avait acheté des esclaves à bon marché, parce que les vainqueurs auraient été obligés de les tuer pour leur sûreté, s'il ne s'était pas présenté de vaisseaux dans la rade. Comme c'était le premier voyage qu'il faisait sur cette côte, Snelgrave lui conseilla de ne rien négliger pour tenir tant de Nègres dans la soumission. Le lendemain, l'étant allé voir sur son bord, et le trouvant sans défiance au milieu de ses esclaves, qui étaient à souper sur le tillac, il lui fit observer qu'il y avait de l'imprudence à s'en approcher si librement sans une bonne garde. Messervy le remercia de ce conseil, mais parut si peu disposé à changer de conduite, qu'il lui répondit par ce vieux proverbe: l'œil du maître engraisse les chevaux. Il partit quelques jours après pour la Jamaïque. Snelgrave prit plus tard la même route; mais, en arrivant dans cette île, on lui fit le récit de la malheureuse mort que Messervy s'était attirée par son aveugle confiance, dix jours après avoir quitté la côte de Guinée.

Un jour qu'il était au milieu de ses Nègres à les voir dîner, ils se saisirent de lui, et lui cassèrent la tête avec les plats mêmes dans lesquels on leur servait le riz. Cette révolte ayant été concertée de longue main, ils coururent en foule vers l'avant du vaisseau pour forcer la barricade, sans paraître effrayés du bout des piques et des fusils que les blancs leur présentaient par les embrasures. Enfin le contre-maître ne vit d'autre remède pour un mal si pressant que de faire feu sur eux de quelques pièces de canon chargées à mitraille. La première décharge en tua près de quatre-vingts, sans compter ceux qui sautèrent dans les flots et qui s'y noyèrent. Cette exécution apaisa la révolte; mais, dans le désespoir d'avoir manqué leur entreprise, une grande partie de ceux qui restaient se laissa mourir de faim; et lorsque le vaisseau fut arrivé à la Jamaïque, les autres tentèrent deux fois de se révolter avant la vente. Tous les marchands de l'île, à qui ces fureurs ne purent être cachées, marquèrent peu d'empressement pour acheter des esclaves si indociles; quoiqu'ils leur fussent offerts à vil prix. Ce voyage devint fatal en tout aux propriétaires; car la difficulté de la vente ayant arrêté long-temps le vaisseau à la Jamaïque, il y périt enfin dans un ouragan plus redoutable encore que les Nègres.

Snelgrave fut pris par des pirates anglais près de Sierra-Leone. Il essuya à peu près les mêmes traitemens que le capitaine Roberts, dont nous avons raconté plus haut la malheureuse aventure. Il ne put sauver qu'une très-petite partie de ses marchandises, et regagna l'Angleterre.

LIVRE CINQUIÈME.
GUINÉE. DESCRIPTION DE LA CÔTE DE LA MALAGUETTE, DE LA CÔTE DE L'IVOIRE, DE LA CÔTE D'OR ET DE LA CÔTE DES ESCLAVES. ROYAUME DE BENIN.

CHAPITRE PREMIER.

Côte de la Malaguette. Côte de l'Ivoire.

La Guinée, que plusieurs voyageurs écrivent Ghinney, est une vaste étendue de côtes depuis la rivière du Sénégal jusqu'au cap Lopez-Consalvo, et même jusqu'au cap Nègre. Le nom de Guinée est inconnu aux habitans naturels. Il vient des Portugais, de qui tous les Européens l'ont reçu, et vraisemblablement les Portugais l'ont tiré de celui de Ghenehoa, que Jean Léon et Marmol donnent au premier pays qui se trouve au sud du Sénégal. On divise communément la Guinée en deux parties, celle du sud et celle du nord. La première s'étend depuis le Sénégal jusqu'à Sierra-Leone; et la seconde, depuis Sierra-Leone jusqu'aux caps qu'on vient de nommer.

Celle-ci, qui est la Guinée proprement dite, parce que celle du nord porte plus communément le nom de Sénégal, se subdivise en six parties, ou en six côtes: 1o. la côte de la Malaguette ou du poivre, ou des graines; 2o. la côte de l'Ivoire ou des Dents; 3o. la côte d'Or; 4o. la côte des Esclaves; 5o. la côte de Benin; 6o. la côte de Biafaras.

Dans sa plus grande étendue, la côte de la Malaguette prend depuis Sierra-Leone jusqu'au cap des Palmes: cet espace contient cent soixante lieues; mais d'autres la font commencer au cap de Monte, cinquante-trois lieues au sud-est de Sierra-Leone; d'autres encore la bornent entre la rivière de Cestre et Garouai.

Les habitans du cap de Monte entretiennent beaucoup de propreté dans leurs maisons, quoique pour la forme elles ne diffèrent pas de celles du Sénégal. Les édifices du roi et des grands sont bâtis en long; on en voit de deux étages, avec une voûte de roseaux ou de feuilles de palmier si bien entrelacés, qu'elle est impénétrable au soleil et à la pluie. L'espace est divisé en plusieurs appartemens. La première pièce, qui est la salle d'audience, et qui sert aussi de salle à manger, est entourée d'une espèce de sopha de terre ou d'argile, large de cinq ou six pieds, quoiqu'il n'en ait qu'un de hauteur. Ce banc est couvert de belles nattes, qui sont un tissu de joncs ou de feuilles de palmier, teintes de très-belles couleurs, et capables de durer fort long-temps. C'est le lieu où les grands et les riches passent la plus grande partie de leur temps à demi couchés, et la tête sur les genoux de leurs femmes. Dans cette posture, ils s'entretiennent, ils fument, ils boivent du vin de palmier.

Ces peuples sont moins malpropres dans leurs alimens et la manière de manger que la plupart des autres Nègres. Ils ont des plats faits d'un bois fort dur, et des bassins de cuivre étamés, qu'ils nettoient fort soigneusement. Ils emploient des broches de bois pour rôtir leur viande; mais ils ont oublié l'art de les faire tourner, quoiqu'ils l'aient appris des Français: ils font rôtir un côté de la viande, après quoi ils la tournent pour faire rôtir l'autre.

Le langage des Nègres change un peu à mesure qu'on avance au long de la côte. Leur langue, comme on peut se l'imaginer, n'est formée que d'un petit nombre de mots, qui expriment les principales nécessités de la vie; c'est du moins ce qu'on peut conclure de la taciturnité qui règne le plus souvent dans leurs fêtes, et même dans leurs assemblées. Dans leur commerce, les mêmes expressions reviennent souvent, et leurs chansons ne sont qu'une répétition continuelle de cinq ou six mots.

Les peuples du cap Mesurado sont fort jaloux de leurs femmes. Cette délicatesse ne regarde point leurs filles, auxquelles ils laissent au contraire la liberté de disposer d'elles-mêmes; ce qui n'empêche point qu'elles ne trouvent facilement des maris. Les hommes seraient même fâchés de prendre une femme qui n'aurait pas donné avant le mariage quelque preuve de fécondité, et qui n'aurait pas acquis quelque bien par la distribution de ses faveurs. Ce qu'elle a gagné par cette voie sert au mari pour l'obtenir de ses parens. Ainsi les femmes en sont plus libres dans leur choix, parce qu'il dépend d'elles de donner ce qu'elles ont acquis à l'homme qui leur plaît.

Les maisons de ce pays sont, dit-on, les mieux bâties de toute la côte. Au centre de chaque village on voit une sorte de théâtre, couvert comme une halle de marché, qui s'élève d'environ six pieds, sur lequel on monte de plusieurs côtés par des échelles; il porte le nom de kaldée, qui signifie place, ou lieu de conversation. Comme il est ouvert de toutes parts, on y peut entrer à toutes les heures du jour et de la nuit: c'est là que les négocians s'assemblent pour traiter d'affaires, les paresseux, pour fumer du tabac, et les politiques pour entendre ou raconter des nouvelles. Les plus riches s'y font apporter, par leurs esclaves, des nattes sur lesquelles ils sont assis; d'autres en portent eux-mêmes; et d'autres en louent des officiers du roi, qui sont établis dans ce lieu pour l'entretien de l'ordre. La ville royale s'appelle Andria.

Tout le pays intérieur, depuis le cap de Monte, porte le nom de Quodja. Ces peuples dépendent du roi des Folghias, qui dépendent eux-mêmes de l'empereur des Monous. La puissance de cet empereur des Monous s'étend sur plusieurs nations voisines, qui lui paient annuellement un tribut. Les Folghias donnent à l'empereur des Monous le nom de Mandi ou Mani, qui signifie seigneur; et aux Quodjas, celui de Mandi-Monous, c'est-à-dire peuple du seigneur. Ils croient se faire honneur par ces titres, parce qu'ils sont ses tributaires. Cependant chaque petit roi jouit d'une autorité absolue dans ses limites, et peut faire la guerre ou la paix sans le consentement de l'empereur ou de quelque autre puissance que ce soit.

Les porcs-épics se nomment quindja, et sont de la grandeur d'un porc, armés de toutes parts de pointes longues et dures, qui sont rayées de blanc et de noir à des distances égales. Snelgrave en apporta quelques-unes en Europe qui n'étaient pas moins grosses que des plumes d'oie. Il est faux que ces animaux, lorsqu'ils sont en furie, lancent leurs dards avec tant de force, qu'ils entament une planche. Leur morsure est terrible. Qu'on les mette dans un tonneau ou dans une cage de bois, ils s'ouvrent un passage avec les dents. Ils sont si hardis, qu'ils attaquent le plus dangereux serpent. On les croit exactement les mêmes que les zattas de Barbarie. Leur chair passe pour un mets excellent parmi les Nègres.

Le koggelo, ou pangolin à longue queue, est un animal couvert d'écailles dures et impénétrables comme celles du crocodile. Il se défend contre les autres bêtes en dressant ses écailles, qui sont fort pointues par le bout.

Les perroquets bleus à queue rouge, qu'on nomme vosacy-i, sont en fort grande abondance. Le komma est un très-bel oiseau. Il a le cou vert, les ailes rouges, la queue noire, le bec crochu, et les pates comme celles du perroquet.

Les peuples de cette côte sont, comme tous les Nègres en général, livrés à l'incontinence. Leurs femmes, qui ne sont pas moins passionnées pour les plaisirs des sens, emploient des herbes et des écorces pour exciter les forces de leurs maris. Les femmes d'Europe en savent davantage; mais les habitans sont d'ailleurs plus modérés, plus doux, plus sociables que les autres Nègres. Ils ne se plaisent point à verser le sang humain, et ne pensent point à la guerre, s'ils n'y sont forcés par la nécessité de se défendre. Quoiqu'ils aiment beaucoup les liqueurs fortes, surtout l'eau-de-vie, il est rare qu'ils en achètent: on ne leur reconnaît ce faible que lorsqu'on leur en présente. Ils vivent entre eux dans une union parfaite, toujours prêts à s'entre-secourir, à donner à leurs amis, dans le besoin, une partie de leurs habits et de leurs provisions, et même à prévenir leurs nécessités par des présens volontaires. Si quelqu'un meurt sans laisser de quoi fournir aux frais des funérailles, vingt amis du mort se chargent à l'envi de cette dépense. Le vol est très-rare entre eux; mais ils n'ont pas le même scrupule pour les étrangers, et surtout pour les marchands d'Europe.

La principale occupation des Nègres, dans toute cette contrée, est la culture de leurs terres, car ils ont peu de penchant pour le commerce. Les esclaves dont ils peuvent disposer sont en petit nombre, et les vaisseaux européens qui passent si souvent le long de leur côte ont bientôt épuisé l'ivoire, la cire, et le bois de cam qui se trouve dans le pays. Ce bois de cam est d'un plus beau rouge pour la teinture que le bois de Brésil, et passe pour le meilleur de toute la Guinée. Il peut être employé jusqu'à sept fois.

Ils emploient, pour convaincre les accusés, différentes épreuves aussi absurdes que celles qui composaient autrefois notre jurisprudence criminelle.

Ils reconnaissent un Être Suprême, un créateur de tout ce qui existe, et l'idée qu'ils en ont est d'autant plus relevée, qu'ils n'entreprennent pas de l'expliquer. Ils appellent cet être Kanno. Ils croient que tous les biens viennent de lui, mais ils ne lui accordent pas une durée éternelle. Il aura pour successeur, disent-ils, un autre être, qui doit punir le vice et récompenser la vertu.

Ils sont persuadés que les morts deviennent des esprits, auxquels ils donnent le nom de diannanines, c'est-à-dire patrons et défenseurs. L'occupation qu'ils attribuent à ces esprits est de protéger et de secourir leurs parens et leurs anciens amis. C'est à peu près le culte des anges gardiens parmi nous.

Les Quodjas qui reçoivent quelque outrage se retirent dans les bois, où ils s'imaginent que ces esprits font leur résidence. Là, ils demandent vengeance à grands cris, soit à Kanno, soit aux diannanines. De même, s'ils se trouvent dans quelque embarras ou quelque danger, ils invoquent l'esprit auquel ils ont le plus de confiance. D'autres le consultent sur les événemens futurs. Par exemple, lorsqu'une voient point arriver les vaisseaux de l'Europe, ils interrogent leurs diannanines pour savoir ce qui les arrête, et s'ils apporteront bientôt des marchandises. Enfin leur vénération est extrême pour les esprits des morts. Ils ne boivent jamais d'eau ni de vin de palmier sans commencer par en répandre quelques gouttes à l'honneur des diannanines. S'ils veulent assurer la vérité, c'est leurs diannanines qu'ils attestent. Le roi même est soumis à cette superstition; et, quoique toute la nation paraisse pénétrée de respect pour Kanno, le culte public ne regarde que ces esprits. Chaque village a dans quelque bois voisin un lieu fixe pour les invocations. On y porte, dans trois différentes saisons de l'année, une grande abondance de provisions pour la subsistance des esprits. C'est là que les personnes affligées vont implorer l'assistance de Kanno et des diannanines. Les femmes, les filles et les enfans ne peuvent entrer dans ce bois sacré. Cette hardiesse passerait pour un sacrilége. On leur fait croire dès l'enfance qu'elle serait punie sur-le-champ par une mort tragique.

Les Quodjas ne sont pas moins persuadés qu'ils ont parmi eux des magiciens et des sorciers. Ils croient avoir aussi une espèce d'ennemis du genre humain, qu'ils appellent sovasmounousins, c'est-à-dire empoisonneurs et suceurs de sang, qui sont capables de sucer tout le sang d'un homme ou d'un animal, ou du moins de le corrompre. Ce sont les vampires d'Afrique. L'esprit humain est partout le même; ils croient avoir d'autres enchanteurs nommés billis, qui peuvent empêcher le riz de croître ou d'arriver à sa maturité. Ils croient que Sova, c'est-à-dire le diable, s'empare de ceux qui se livrent à l'excès de la mélancolie, et que dans cet état il leur apprend à connaître les herbes et les racines qui peuvent servir aux enchantemens; qu'il leur montre les gestes, les paroles, les grimaces, et qu'il leur donne le pouvoir continuel de nuire. Aussi la mort est-elle la punition infaillible de ceux qui sont accusés de ces noires pratiques. Ces Quodjas ne traverseraient point un bois sans être accompagnés, dans la crainte de rencontrer quelque billi occupé à chercher ses racines et ses plantes: ils portent avec eux une certaine composition à laquelle ils croient la vertu de les préserver contre Sova et tous ses ministres. Les histoires qu'ils en racontent valent bien les nôtres en ce genre.

Tous les peuples de cette côte circoncisent leurs enfans dès l'âge de six mois, sans autre loi qu'une tradition immémoriale, dont ils rapportent l'origine à Kanno même. Cependant la tendresse de quelques mères fait différer l'opération jusqu'à l'âge de trois ans, parce qu'elle se fait alors avec moins de danger. On guérit la blessure avec le suc de certaines herbes.

Ils ont des espèces d'associations mystérieuses pour les hommes et pour les femmes, qui ressemblent assez à nos confréries, celle des hommes s'appelle le belli, et demande cinq ans d'épreuve, comme autrefois l'école de Pythagore. Celle des femmes, qui se nomme sandi, ne demande que quatre mois de retraite, et se termine par une circoncision. Les hommes n'apprennent dans leur confrérie que des danses et des chants.

Rio-Sestos, ou la rivière de Sestos ou Cestre, est à quarante lieues au sud-sud-est du cap Mesurado. Le pays fournit de l'ivoire, des esclaves, de la poudre d'or, et surtout du poivre ou de la malaguette.

On trouve dans la rivière de Cestre une sorte de cailloux semblables à ceux de Médoc, mais plus durs, plus clairs, et d'un plus beau lustre; ils coupent mieux que le diamant, et n'ont guère moins d'éclat, lorsqu'ils sont bien taillés.

La langue du pays de Cestre est la plus difficile de toute la côte; ce qui réduit les Européens à la nécessité de faire le commerce par signes. Les Nègres excellent dans cet art. Ils ont conservé néanmoins quantité de mots français qui leur ont été transmis par leurs ancêtres, mais aussi défigurés qu'on peut se l'imaginer. Ils ont appris des Français l'art de tremper le fer et l'acier, ou plutôt ils l'ont porté à une perfection dont les Européens n'approchaient point encore il y a vingt ans[5]. Les marchands de l'Europe qui trafiquent sur cette côte ne manquent jamais de faire donner leur trempe aux ciseaux dont on se sert pour couper les barres de fer.

Le canton de Cestre produit une si grande abondance de riz, que le plus gros bâtiment peut en faire promptement ses cargaisons à deux liards la livre; mais il n'est pas si blanc ni si doux que celui de Milan et de Vérone. Les habitans les plus distingués en font un commerce continuel, auquel ils joignent celui de la malaguette et des dents d'éléphans. Quoique la dernière de ces trois marchandises soit assez rare, elle est néanmoins d'une fort bonne qualité; mais le prix n'en est pas réglé, parce qu'il n'y a point de comptoir fixe dans le pays. La malaguette est à si bon marché, que cinquante livres ne reviennent qu'à cinq sous en marchandises.

Dès que les habitans aperçoivent un vaisseau, ils crient de toutes leurs forces avec un reste de prononciation normande: «Malaguette tout plein, malaguette tout plein; tout plein, plein, tout à terre de malaguette.» Ils reconnaissent ensuite aux réponses des matelots si le bâtiment est français. Les Dieppois donnèrent autrefois à cette ville le nom de Cestro-Paris, parce qu'elle est une des plus grandes et des plus peuplées de cette région. Ils y avaient un établissement pour le commerce du poivre de Guinée ou malaguette, et de l'ivoire. Le poivre des Indes n'était point encore connu dans l'Europe. Mais les Portugais, ayant ensuite conquis cette contrée, se répandirent sur toutes les côtes de Guinée, et s'établirent sur les ruines des comptoirs français.

Le Grand-Cestre se nommait le grand Paris, comme le Petit-Cestre, qui est quelques lieues plus loin, portait le nom de petit Paris.

Le vin de palmier et les dattes, que les Nègres aiment passionnément, y sont de la meilleure qualité du monde. Mais la principale richesse de la côte est la malaguette, dont l'abondance empêche toujours la cherté. Suivant Barbot, les Nègres de Sestos l'appellent ouaïzanzag, et ceux du cap des Palmes emaneghetta.

La plante qui porte la malaguette devient plus ou moins forte, suivant la bonté du terroir, et s'élève ordinairement comme un arbrisseau grimpant. Quelquefois, faute de support, elle demeure rampante, du moins si elle n'est soutenue avec soin, ou si elle ne s'attache à quelque tronc d'arbre qui lui sert d'appui. Alors, comme le lierre, elle en couvre tout le tour. Lorsqu'elle rampe, les grains, quoique plus gros, n'ont pas la même bonté; au contraire, plus les branches s'élèvent et sont exposées à l'air, plus le fruit est sec et petit; mais il en est plus chaud et plus piquant, avec toutes les véritables qualités du poivre. La feuille de la malaguette est deux fois aussi longue que large; elle est étroite à l'extrémité. Elle est douce et d'un vert agréable dans la saison des pluies; mais lorsque les pluies cessent, elle se flétrit et perd sa couleur. Brisée entre les doigts, elle rend une odeur aromatique comme le clou de girofle, et la pointe des branches a le même effet. Sous la feuille il croît de petits filamens frisés, par lesquels elle s'attache au tronc des arbres ou à tout ce qu'elle rencontre. On ne peut décrire exactement ses fleurs, parce qu'elles paraissent dans un temps où l'on ne fait pas de commerce sur la côte. Cependant il est certain que la plante produit des fleurs auxquelles les fruits succèdent en forme de figures angulaires de différente grosseur, suivant la qualité ou l'exposition du terroir. Le dehors est une peau fine, qui se sèche et devient fort cassante. Sa couleur est un brun foncé et rougeâtre. Les Nègres prétendent que cette peau est un poison. La graine qu'elle renferme est placée régulièrement et divisée par des pellicules fort minces, qui se changent en petits fils, d'un goût aussi piquant que le gingembre. Cette graine est ronde, mais angulaire, rougeâtre avant sa maturité; plus formée à mesure qu'elle mûrit, et noire enfin lorsqu'elle a été mouillée. C'est dans cet état qu'on l'emballe pour le transport. Cependant cette humidité produit une fermentation qui diminue beaucoup sa vertu. Pour la bien vendre, il faut qu'elle ait le goût aussi piquant que le poivre de l'Inde.

On cueille le fruit lorsque l'extrémité des feuilles commence à noircir. La malaguette a quelquefois été fort recherchée en France et dans les autres pays de l'Europe, surtout lorsque le poivre de l'Inde y est cher et rare. Les marchands s'en servent aussi pour augmenter injustement leur profit en la mêlant avec le véritable poivre.

La dernière espèce de poivre, qui s'appelle piment, et qui porte en Europe le nom de poivre d'Espagne, croît en abondance sur la côte.

Les habitans sont livrés à tous les excès de l'intempérance et de la luxure. Ils n'entretiennent les Européens et ne parlent ensemble que des plaisirs qu'ils prennent avec les femmes. Il s'en trouve, dit-on, qui prostituent leurs femmes à leurs propres enfans; et lorsque les marchands de l'Europe leur reprochent cette infamie, ils affectent d'en rire comme d'une bagatelle.

Toute la côte, depuis le cap des Palmes jusqu'au cap des Trois-Pointes, est connue des gens de mer sous le nom de côte des Dents, ou côte de l'Ivoire. Les Hollandais la nomment, dans leur langue, Tand-Kust. Elle se divise en deux parties, celle du bon Peuple et celle du mauvais Peuple. Ces deux nations sont séparées par la rivière de Botro. On ignore à quelle occasion la dernière a reçu le titre de mauvaise; mais il est certain, en général, qu'à l'est du cap des Palmes les Nègres sont méchans, perfides, voleurs et cruels. À l'égard du nom de côte de l'Ivoire, on conçoit qu'il vient du grand nombre de dents d'éléphans que les Européens achètent sur cette côte.

Celle du bon Peuple commence au cap Laho. Les Hollandais ont donné le nom de Koakoas aux habitans, jusqu'au cap Apollonia, parce qu'en s'approchant des vaisseaux de l'Europe, ils avaient sans cesse ce mot à la bouche. On a jugé qu'il signifie bonjour, ou soyez les bienvenus.

On trouve dans chaque canton les mêmes marchandises, c'est-à-dire de l'or, de l'ivoire et des esclaves. Quoiqu'il n'y ait point de tarif réglé, le commerce est considérable.

Au cap Apollonia ou Sainte-Apolline commence la terre du mauvais Peuple. Les habitans de ce canton sont les plus sauvages de toute la côte. On les accuse d'être anthropophages. Ils font gloire de porter les dents en pointes, et de les avoir aussi aiguës que des aiguilles ou des alènes. Barbo ne conseille à personne de toucher à cette dangereuse terre. Cependant les Nègres apportent à bord de fort belles dents d'éléphans; mais il semble que leur vue soit de les faire servir d'amorce pour attirer les étrangers sur leur côte, et peut-être pour les dévorer; car ils mettent leurs marchandises à si haut prix, qu'il y a peu de commerce à faire avec eux. D'ailleurs ils demandent avec importunité tout ce qui se présente à leurs yeux, et paraissent fort irrités du moindre refus. Leur inquiétude et leur défiance vont si loin, qu'au moindre bruit extraordinaire ils se précipitent dans la mer et retournent à leurs pirogues. Ils les tiennent exprès à quelque distance pour faciliter continuellement leur fuite.

Les éléphans doivent être d'une étrange grosseur, puisqu'on y achète des dents qui pèsent jusqu'à deux cents livres. On s'y procure aussi des esclaves et de l'or, mais sans pouvoir pénétrer aux pays d'où l'or vient aux habitans. Ils gardent là-dessus un profond secret, ou s'ils sont pressés de s'expliquer, ils montrent du doigt les hautes montagnes qu'ils ont à quinze ou vingt lieues au nord-est, en faisant entendre que leur or vient de là. Peut-être le trouvent-ils beaucoup plus près dans le sable de leur rivière même, ou peut-être, aussi leur vient-il des Nègres de ces montagnes, qui le rassemblent en lavant la terre, comme ceux de Bambouk. Enfin toutes les parties de cette contrée seraient très-propres au commerce, si les habitans étaient d'un caractère moins farouche.

On raconte qu'ils ont massacré, dans plusieurs occasions, un grand nombre d'Européens qui n'avaient relâché sur leur côte que pour y faire leur provision d'eau et de bois.

La côte abonde en poissons: les plus remarquables sont le taureau de mer, le marteau et le diable de mer.

C'est l'usage pour les enfans de suivre la profession de leur père: le fils d'un tisserand exerce le même métier, et celui d'un facteur n'a point d'autre emploi que le commerce. Cet ordre est si bien établi, qu'on ne souffrirait pas qu'un Nègre sortît de sa condition originelle.

C'est un amusement pour les matelots, le long de cette côte, de se voir environnés d'un grand nombre de pirogues chargées de Nègres qui crient de toute leur force, koakoa! koakoa! et qui s'éloignent aussi promptement qu'ils se sont approchés. Depuis que les Européens en ont enlevé plusieurs, leur inquiétude est si vive, qu'on ne les engage pas facilement à monter à bord. La meilleure méthode pour les attirer avec leurs marchandises, est de prendre un peu d'eau de mer et de s'en mettre quelques gouttes dans les yeux, parce que, la mer étant leur divinité, ils regardent cette cérémonie comme un serment.

Les Koakoas sont ordinairement quatre ou cinq dans une pirogue; mais il est rare qu'on en voie monter plus de deux à la fois sur un vaisseau: ils y viennent chacun à leur tour, et n'apportent jamais deux dents ensemble.

Les daschis ou présens, qui sont les premiers objets de l'empressement des Nègres, ne paraissent pas d'abord d'une grande importance: c'est un couteau de peu de valeur, un anneau de cuivre, un verre d'eau-de-vie ou quelques morceaux de biscuit; mais ces libéralités, qui ne cessent point tout le long de la côté, et qui se renouvellent quarante ou cinquante fois par jour, emportent à la fin cinq pour cent sur la cargaison du vaisseau. Cet usage vient des Hollandais, qui se crurent obligés, en arrivant sur la côte de Guinée, d'employer l'apparence d'une générosité extraordinaire pour ruiner les Portugais dans l'esprit des Nègres. Il n'y a point de nation pour qui leur exemple n'ait pris la force d'une loi. Toute proposition de commerce doit commencer par les daschis. Ainsi ce trait de politique est devenu un véritable fardeau pour l'Europe et pour ceux même qui l'ont inventé.

Le même usage est établi sur la côte d'Or, et commence au cap Laho, avec cette différence, que les daschis ne s'accordent qu'après la conclusion du marché, et qu'ils y portent le nom de dassi-midassi; mais, sur toutes les côtes inférieures, depuis la rivière de Gambie, les Nègres veulent que leurs daschis soient payés d'avance. Ils ne voient pas plus tôt paraître un vaisseau qu'ils les demandent à grands cris.

Les marchandises qui font la matière du commerce, sont les étoffes de coton, le sel, l'or et l'ivoire.

Les contrées intérieures derrière les Koakoas fournissent une grande quantité de dents d'éléphans qui font le plus bel ivoire du monde. Elles sont achetées constamment par les Anglais, les Hollandais et les Français, quelquefois aussi par les Danois et les Portugais; mais depuis que le commerce de la Guinée est ouvert à toutes les nations, l'Angleterre en tire plus d'avantage que la Hollande. Ce nombreux et perpétuel concours de vaisseaux européens qui visitent annuellement la côte a fait hausser aux Nègres le prix de leurs marchandises, surtout de leurs grosses dents d'éléphans. Le pays en fournit une si étrange quantité, qu'il s'en est vendu dans un seul jour jusqu'à cent quintaux. Les Nègres racontent que le pays intérieur est si rempli d'éléphans, surtout dans les parties montagneuses, que les habitans sont obligés de se creuser des cavernes aux lieux les plus escarpés des montagnes et d'en rendre les portes fort étroites. Ils ont recours à toutes sortes d'artifices pour chasser de leurs plantations ces incommodes animaux; ils leur tendent des piéges dans lesquels ils en prennent un grand nombre. Mais, si l'on doit se fier au récit des Nègres, la principale raison qui rend l'ivoire si commun dans le même pays, est que tous les éléphans jettent leurs dents tous les trois ans; de sorte qu'on les doit moins à la chasse des Nègres qu'au hasard qui les fait trouver dans les forêts.

Cependant on observe que cette quantité d'ivoire est fort diminuée, soit que les Nègres aient plus de négligence à chercher les dents, soit que les maladies aient emporté une grande partie des éléphans: l'une ou l'autre de ces deux raisons, jointe à la multitude de vaisseaux qui abordent sur la côte, a fait hausser le prix de cette marchandise.

CHAPITRE II.

Côte d'Or.

Le nom de Costa del Oro, que les Portugais ont donné à cette côte, vient de l'immense quantité d'or qu'ils en ont tirée; et, par la même raison, toutes les autres nations de l'Europe l'ont nommée Côte d'Or dans leur langue. La situation de cette côte est entre 4 degrés 30 minutes et 8 degrés de latitude nord; elle a un peu plus de cent lieues de longueur. On ne peut rien établir sur sa largeur, parce qu'elle n'est ici considérée que sous le titre de côte, ou de bord d'un vaste pays. Cependant on connaît dix ou douze petits royaumes qui sont renfermés dans cette étendue, et dont quelques-uns s'enfoncent assez loin dans l'intérieur des terres.

Les Portugais y furent établis seuls pendant plus d'un siècle. Le château de la Mina était leur principal boulevard. La terreur qu'ils avaient inspirée aux Nègres, et les violences qu'ils exerçaient contre les négocians des autres nations, écartèrent long-temps de cette côte tous les vaisseaux européens; mais, lorsqu'en 1578 les Nègres d'Akra, poussés à bout par la barbarie de cette nation, eurent surpris le fort de ce nom, massacré la garnison et détruit les fortifications jusqu'aux fondemens, le crédit des Portugais sur cette côte commença sensiblement à décliner, et les autres nations de l'Europe entrèrent en partage de toutes les richesses dont ils avaient joui. À la vérité, ce ne fut pas sans effusion de sang. Quantité de Français perdirent la vie, non-seulement par la main des Portugais, mais par celle des Nègres, qui recevaient d'eux une récompense de cent écus pour chaque tête de Français qu'ils pouvaient leur apporter; elles étaient exposées sur les murailles du fort de la Mina. Ces cruels excès jetèrent tant de consternation parmi les négocians français, qu'ils abandonnèrent encore une fois le commerce de Guinée pour le reprendre dans la suite.

À l'égard des Nègres, rien n'est comparable à la tyrannie que les Portugais exerçaient sur eux: ils avaient établi des impôts excessifs sur toutes les denrées du pays et sur la pêche; ils forçaient les seigneurs et jusqu'aux rois mêmes de leur livrer leurs enfans pour s'en servir en qualité de domestiques ou d'esclaves; ils n'ouvraient pas leurs magasins, si l'on ne s'y présentait avec quarante ou cinquante marcs d'or, et ceux mêmes qui venaient avec cette somme était forcés de recevoir les marchandises dont on jugeait à propos de se défaire, au prix que les facteurs avaient réglé. S'il se trouvait quelque mélange dans l'or des Nègres, le coupable était puni de mort, sans distinction de fortune ni de rang. Le roi de Comani ne put sauver du supplice un de ses plus proches parens. Toutes les marchandises que les Nègres achetaient des autres nations étaient confisquées.

Les Hollandais furent presque les seuls qui s'obstinèrent à continuer leurs voyages en Guinée. La grandeur du profit leur fit oublier les outrages, et remettre leur vengeance à des temps qu'ils ne pouvaient encore prévoir. Elle fut suspendue jusqu'à la guerre entre la Hollande et l'Espagne; mais, rappelant alors toutes les injures qu'ils avaient reçues des Portugais, et couvrant leur haine du prétexte de leur réunion avec les Espagnols, ils leur enlevèrent, avec une partie du Brésil, tous les établissemens qu'ils avaient sur la côte d'Or, et les forcèrent enfin de leur céder leurs deux principales forteresses, le château de la Mina en 1637, et celui d'Axim en 1643; mais ils traitèrent les peuples de Guinée avec autant d'injustice et de cruauté que ceux à qui l'on avait reproché si long-temps ces deux vices.

Dans la vue d'assujettir plus que jamais le pays, ils élevèrent de petits forts à Boutro, à Sama, à Cabo Corso, à Anamabo, à Akra, sous prétexte de soutenir leurs alliés contre les habitans des pays intérieurs qui les troublaient par de fréquentes incursions. En même temps ils établirent des droits sur la pêche des Nègres d'Axim, de Dina et de Maouri, en leur défendant, sous de rigoureuses peines, toutes sortes de commerce avec les autres nations de l'Europe. En un mot, ils s'attribuèrent par degrés tous les droits de l'autorité absolue, jusqu'à prendre connaissance de leurs affaires civiles et criminelles, et se rendre juges de la mort et de la vie, quoiqu'ils ne cessassent point de payer aux rois du pays une sorte de tribut annuel pour le terrain de leurs établissemens. Avec tant de précautions, ils ne purent empêcher le commerce des autres Européens, qu'ils traitaient en ennemis lorsqu'il en tombait quelques-uns entre leurs mains. Ils eurent aussi des guerres fréquentes à soutenir contre les naturels du pays, avec qui pourtant ils ne cessaient pas de commercer. Telle est à la fois l'inconstance naturelle des Nègres, et leur avidité pour les marchandises de l'Europe, qu'après quelques éclats inutiles d'un ressentiment passager contre leurs tyrans, ils venaient encore échanger leur or contre de l'eau-de-vie et des clincailleries d'Europe: semblables à des esclaves révoltés qui viennent demander leur nourriture au maître qui vient de les châtier. Si ces peuples avaient voulu tirer une vengeance sûre et facile de leurs oppresseurs, ils n'avaient qu'à se retirer dans l'intérieur des terres; l'émigration est toujours aisée pour des hordes indigentes, et les tyrans de la côte n'auraient pas pu les poursuivre dans les sables de la zone torride. Quelquefois cependant ces peuplades d'esclaves ont donné d'effrayans exemples de courage et de désespoir: c'est ainsi du moins que les Hollandais perdirent Un établissement qu'ils avaient à Eguira. Leur chef, ayant pris querelle avec un des principaux seigneurs nègres, le tenait assiégé dans l'enclos de ses maisons. Le Nègre, hors d'état de résister, après avoir tiré avec des lingots d'or au lieu de plomb, fit connaître par des signes qu'il consentait à traiter, et donna de grandes espérances aux Hollandais. C'était un artifice pour envelopper ses ennemis dans sa ruine. Il chargea un de ses esclaves de mettre le feu dans un lieu qu'il lui marqua, lorsqu'il lui entendrait frapper la terre d'un coup de pied. Ensuite, ayant reçu les Hollandais pour négocier, il n'attendit pas long-temps à donner le signal, ni l'esclave à suivre fidèlement ses ordres. Plusieurs barils de poudre, qu'il avait disposés pour cette exécution, firent sauter la maison et tous ceux qui avaient eu l'imprudence d'y entrer. Le seul qui eut le bonheur de se sauver fut un esclave de la Compagnie hollandaise, qui, se défiant de quelque trahison à la vue d'une mèche allumée qu'il découvrit, se hâta de sortir sans avoir averti ses maîtres, et porta la nouvelle de leur infortune au château d'Axim.

Le principal commerce d'Axim est avec les vaisseaux d'interlope. Malgré les rigoureuses lois des Hollandais du fort, ils trouvent le moyen de tromper la vigilance du gouverneur; de sorte que la compagnie de Hollande ne tire pas la centième partie de l'or du pays.

La rivière d'Axim est à peine navigable pour des canots; mais elle roule de l'or dans son sable. Les habitans font leur principale occupation de chercher ce précieux métal, et plongent quelquefois l'espace d'un quart d'heure. Leur méthode est de plonger la tête la première, en tenant à la main une calebasse qu'ils remplissent de sable ou de tout ce qui se trouve au fond de l'eau. Ils répètent ce travail jusqu'à ce qu'ils soient fatigués, ou qu'ils croient avoir tiré assez de matière. Alors s'asseyant sur la rive, ils mettent deux ou trois poignées de leur sable dans une gamelle de bois; et, la tenant dans la rivière, ils remuent le sable avec la main pour faire emporter les parties les plus légères par le courant de l'eau. Ce qui reste au fond de la gamelle est une poudre jaune et pesante, qui est quelquefois mêlée de grains beaucoup plus gros: c'est ce qu'on appelle l'or lavé. Il est ordinairement fort pur; et celui d'Axim passe pour le meilleur de toute la côte. On ne saurait douter que la rivière d'Axim, et tous les ruisseaux qui s'y joignent n'aient passé par des mines d'or, d'où elles entraînent dans leurs flots de petites parties de ce métal. Dans la saison des pluies, où l'eau, grossit beaucoup, les Nègres en trouvent de plus grosses, et plus abondamment que dans les autres saisons. Mais les Hollandais n'épargnent rien pour exclure les autres nations de ce commerce; et la difficulté de les tromper est d'autant plus grande pour les Nègres, que le village d'Axim est sous le canon du fort Saint-Antoine. C'est ce qui rend le gouvernement de Hollande fort odieux sur toute la côte.

Les Anglais et les Hollandais se sont disputé long-temps le commerce de la côte d'Or, et cette guerre d'avarice a produit bien des perfidies et des crimes. Les cantons de Félou et de Commendo, que nous nommons royaumes, ont été le théâtre de ces divisions. Enfin ces deux nations, qui ont de nombreux établissemens dans le pays, se sont accordées pour le partage du gain. Les Danois et quelques autres puissances de l'Europe y ont aussi des comptoirs. Le principal fort des Anglais est au cap Corse (Cabo Corso), à neuf milles de la Mina. Quand on songe que les Nègres de la côte d'Or sont de très-bons soldats, et les plus belliqueux peut-être de tous les peuples d'Afrique, et qu'ils connaissaient déjà l'usage de nos armes au temps où les Européens se sont établis chez eux, cent ans après les Portugais, on a peine à concevoir comment ils ont consenti que les Anglais, les Hollandais et les Danois bâtissent des forts dans leur pays. Mais telle est la force des présens, dans le pays même de l'or. C'est avec des présens qu'on obtint des rois de cette contrée la permission d'élever ces funestes boulevards où l'on a depuis forgé les chaînes des malheureux Africains. Des tyrans stupides ont vendu la liberté de leurs sujets, et ont été souvent traités eux-mêmes en esclaves par les maîtres qu'ils s'étaient donnés.

Il est assez inutile de présenter à nos lecteurs l'ennui d'une description géographique de Fantin, de Sabo, d'Akron, d'Agonna, d'Akambo, etc., et de tous les cantons barbares nommés royaumes de la côte d'Or. Nous ne nous arrêterons qu'à ce qui peut être un objet de curiosité ou d'instruction.

Dans le pays d'Akra, l'on trouve de petits daims qui n'ont pas plus de huit ou neuf pouces de hauteur, et dont les jambes ne sont pas plus grosses que le tuyau d'une plume. Les mâles ont deux cornes longues, de deux ou trois pouces, sans branches et sans division, mais tortues et d'un noir aussi luisant que le jais. Rien n'est si doux, si joli, si privé et si caressant que ces petites créatures; mais elles sont si délicates, qu'elles ne peuvent supporter la mer; et tous les soins qu'on a pris pour en transporter quelques-unes en Europe ont été jusqu'à présent sans succès.

Il n'y a point de canton sur toute la côte d'Or, sans en excepter celui d'Anamabo, qui fournisse plus d'esclaves que le pays d'Akra. Les guerres continuelles des habitans leur procurent sans cesse un grand nombre de prisonniers, dont la plupart sont vendus aux marchands de l'Europe.

Les habitans des villes maritimes d'Akra sont les plus civilisés de la côte d'Or. Leurs maisons sont carrées et bâties fort proprement; les murs sont de terre, mais d'assez belle hauteur, et les toits couverts de paille. L'ameublement est des plus simples; car, malgré leurs richesses, ils se contentent de quelques pagnes pour habillement, et leurs besoins sont renfermés dans des bornes fort étroites. Ils sont laborieux; ils entendent le commerce. On s'aperçoit qu'ils ont retenu parfaitement les leçons des Normands leurs anciens maîtres. La crainte que leurs voisins du côté du nord ne viennent partager avec eux les profits du commerce des Européens leur fait fermer soigneusement tous les passages. Ainsi toutes les marchandises qui se répandent au nord passent nécessairement par leurs mains. Ils ont établi un grand marché qui se tient trois fois la semaine à Abino, ville à deux lieues du grand Akra, et à sept ou huit de la côte où les Nègres voisins apportent en échange, pour les commodités de l'Europe, de l'or, de l'ivoire, de la cire et de la civette, sans compter les esclaves qui viennent en fort grand nombre par cette voie.

Le voyageur Desmarchais assure que de son temps l'or était si commun dans le pays d'Akra, qu'une once de poudre à tirer se rendait deux drachmes de poudre d'or.

Les marchandises d'Europe qu'on recherche dans le pays sont les toiles d'Osnabruck, les étoffes de Silésie, les baïettes, les saies, les perpétuanes, les fusils, la poudre, l'eau-de-vie, la verroterie, les couteaux, les petites voiles, les toiles rayées de l'Inde, et d'autres objets dont le goût s'est répandu parmi les Nègres. Ils les portent au marché d'Aboni, où l'on voit arriver trois fois par semaine une prodigieuse quantité d'autres Nègres, Akkanez, Aquambos, Aquimeras, Koakoas, qui achètent à fort grand prix ce qui leur est nécessaire; car, ne pouvant obtenir la liberté de venir jusqu'aux forts européens, ils n'ont pas d'autre règle pour la valeur des marchandises que la volonté des marchands nègres d'Akra.

Parmi les chefs barbares dont les guerres et les brigandages troublent souvent le commerce du pays, les voyageurs parlent d'un Nègre nommé Ankoa, né avec des inclinations si féroces, qu'il ne pouvait vivre en paix: c'était d'ailleurs un monstre de cruauté. S'étant saisi, en 1691, de cinq ou six des principaux de ses ennemis, il prit plaisir, de sang-froid, à leur faire de sa propre main une infinité de blessures; ensuite il huma leur sang avec une brutale fureur. Un de ses malheureux, qu'il haïssait particulièrement, fut lié par ses ordres, jeté à ses pieds, et percé de coups en mille endroits, tandis qu'avec une coupe à la main il recevait le sang qui ruisselait de toutes parts. Après en avoir bu une partie, il offrit le reste à son dieu. C'est ainsi qu'il traitait ses ennemis; mais, faute de victimes, il tournait sa rage contre ses propres sujets.

En 1692, pendant la seconde campagne qu'il faisait contre les Nègres d'Anta, Bosman lui rendit une visite dans son camp, près de Schama. Il en fut reçu fort civilement, et traité suivant les usages du pays; mais, au milieu même des amusemens que ce barbare procurait à son hôte, il trouva l'occasion d'exercer sa cruauté. Un Nègre, remarquant qu'une des femmes d'Ankoa était ornée de quelque nouvelle parure, prit le bout d'un collier de corail, dont il admira l'ouvrage, sans que cette femme parût s'offenser de sa curiosité. L'usage du pays accorde une liberté honnête, dont le Nègre ni la femme n'avaient pas passé les bornes. Cependant le cruel Ankoa se trouva si blessé de cette action, qu'après le départ de Bosman, il leur fit donner la mort; et, suivant son goût monstrueux, il but à longs traits tout leur sang. Quelque temps auparavant il avait fait couper la main, pour un crime fort léger, à une autre de ses femmes; et, se faisant un amusement de sa cruauté, il voulait que, dans cet état, elle lui peignât la tête et lui tressât ses cheveux.

À l'égard des mœurs et des usages qui, sur la plupart des objets, ont beaucoup de ressemblance avec ceux des nations dont nous avons déjà parlé, nous ne spécifierons que ce qui nous offrira quelque particularité remarquable.

Les Nègres de la côte d'Or ont l'esprit facile et la conception vive. Ils n'ont pas les yeux du corps moins perçans. On observe que sur mer ils découvrent les objets de beaucoup plus loin que les Européens. Ils ne manquent point de jugement; le progrès de leurs connaissances est si prompt dans les affaires de commerce, qu'ils l'emportent bientôt sur les Européens mêmes. Ils sont malins, envieux, et si dissimulés, qu'ils sont capables de déguiser leurs ressentimens pendant des années entières; d'ailleurs ils sont forts polis. Ils s'offensent beaucoup lorsqu'ils ne voient pas aux Européens les mêmes ménagemens pour eux.

Un Nègre qui vole un autre Nègre est regardé parmi eux avec détestation; mais ils ne regardent pas comme un crime de voler les Européens; ils font gloire, au contraire, de les avoir trompés, et c'est aux yeux de leur nation une preuve d'esprit et d'adresse. Lorsqu'on les surprend sur le fait, ils apportent pour excuse que les Européens ont quantité de biens superflus, au lieu que tout manque dans le pays des Nègres.

Leur mémoire est surprenante; quoiqu'ils ne sachent ni lire ni écrire, ils conduisent leur commerce avec la dernière exactitude. Un Nègre partagera sans aucune erreur quatre ou cinq marcs d'or entre vingt personnes, dont chacune a besoin de cinq ou six sortes de marchandises. Leur adresse ne paraît pas moins dans tout ce qui concerne le commerce; mais, au milieu même des services qu'ils rendent, ils sont d'une hauteur et d'une fierté singulières. Ils marchent les yeux baissés, sans daigner les lever autour d'eux pour regarder ce qui se présente, et ne distinguent personne, s'ils ne sont arrêtés par leurs maîtres ou par quelque officier supérieur. À ceux qu'ils regardent comme leurs inférieurs ou leurs égaux, ils ne disent pas un seul mot; ou s'ils leur parlent, c'est pour leur ordonner de se taire, comme s'ils se croyaient déshonorés de converser avec eux. Cependant ils ne manquent pas de complaisance pour les étrangers; mais elle vient moins d'humilité que de l'espérance de s'attirer les mêmes témoignages de considération. Ils en sont si jaloux, que leurs marchands, qui sont tous, à la vérité, du corps de leur noblesse, ne marchent point sans être suivis d'un esclave qui porte une sellette derrière eux, afin qu'ils puissent s'asseoir lorsqu'ils rencontrent quelqu'un à qui ils veulent parler. Ces chefs de la nation traitent le commun des Nègres avec beaucoup de mépris. Au contraire, ils s'efforcent de marquer toute sorte de respects aux blancs de quelque distinction, et rien ne paraît égal à leur joie lorsqu'ils en reçoivent des civilités. Avides de tout, ils ne sont attachés à rien.

On les a peints parfaitement lorsqu'on a dit d'eux qu'ils se réjouissent au milieu des sépulcres, et que, s'ils voyaient leur pays en flammes, ils le laisseraient brûler sans interrompre leurs chants et leurs danses. On a déjà fait observer qu'avec toute leur avidité pour acquérir, ils ne paraissent point affligés de perdre; et l'on pourrait leur enlever tout leur bien sans leur ôter un quart d'heure de repos.

Un des plus odieux traits de leur caractère, c'est qu'ils ne sont capables d'aucun sentiment d'humanité et d'affection. À peine soulageraient-ils d'un verre d'eau un homme qu'ils verraient mortellement blessé, et ils se voient mourir les uns les autres sans compassion et sans secours. Leurs femmes, leurs enfans sont les premiers qui les abandonnent dans ces circonstances. Le malade demeure seul lorsqu'il n'a pas d'esclaves prêts à le servir, ou d'argent pour s'en procurer. Cette désertion de ses parens et de ses amis n'est pas même regardée comme une faute. Si sa santé se rétablit, ils recommencent à vivre avec lui comme s'ils avaient rempli tous les devoirs de la nature et de l'amitié; tant il est vrai que l'humanité est le plus beau caractère qui distingue l'homme perfectionné.

Le penchant qu'ils ont au larcin est expliqué par une tradition des marabouts mahométans, qui prouve que les Nègres ont aussi leur mythologie. Les trois fils de Noé, tous trois de couleur différente, s'assemblèrent après la mort de leur père pour faire entre eux le partage de ses biens. C'était de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, de l'ivoire, de la toile, des étoffes de soie et de coton, des chevaux, des chameaux, des bœufs et des vaches, des moutons, des chèvres et d'autres animaux; sans parler des armes, des meubles, du blé, du tabac et des pipes. Les trois frères soupèrent ensemble avec beaucoup d'affection, et ne se retirèrent qu'après avoir fumé leur pipe et bu chacun leur bouteille. Mais le blanc, qui ne pensait guère à dormir, se leva aussitôt qu'il vit les deux autres ensevelis dans le sommeil, et, se saisissant de l'or, de l'argent et des effets les plus précieux, il prit la fuite vers les pays qui sont habités aujourd'hui par les Européens. Le Maure s'aperçut de ce larcin à son réveil. Il se détermina sur-le-champ à suivre un si mauvais exemple, et prenant les tapisseries avec les autres meubles, qu'il chargea sur le dos des chevaux et des chameaux, il se hâta aussi de s'éloigner. Le Nègre, qui eut le malheur de s'éveiller le dernier, fut fort étonné de la trahison de ses frères. Il ne lui restait que du coton, des pipes, du tabac et du millet. Après s'être abandonné quelque temps à sa douleur, il prit une pipe pour se consoler, et ne pensa plus qu'à la vengeance. Le moyen qui lui parut le plus sur, fut d'employer les représailles en cherchant l'occasion de les voler à son tour. C'est ce qu'il ne cessa point de faire pendant toute sa vie; et son exemple devenant une règle pour sa postérité, elle a continué jusqu'aujourd'hui la même pratique.

La boisson commune du pays est de l'eau simple, ou du peytou, liqueur qui ne ressemble pas mal à la bière, et qui se brasse avec du maïs. Ils achètent aussi du vin de palmier, en se joignant cinq ou six pour en avoir une mesure du pays, qui contient environ dix pots de Hollande. Ils se placent autour de leur calebasse et boivent à la ronde. Mais, avant de commencer la fête, chacun prend soin d'envoyer quelques verres de cette liqueur à la plus chère de ses femmes. Alors celui qui doit boire le premier, remplit un petit vase qui sert de tasse, tandis que les autres, se tenant debout autour de lui, les mains sur sa tête, prononcent en criant le mot de tantosi. Il ne doit point avaler tout ce qui est dans la tasse; mais, laissant quelques gouttes de liqueur, il la répand sur la terre, comme une offrande au fétiche, en répétant plusieurs fois le mot you. Ceux qui ont leur fétiche avec eux, soit qu'ils le portent à la jambe ou au bras, l'arrosent d'un peu de vin, et sont persuadés que, s'ils négligeaient cette cérémonie, ils ne boiraient jamais tranquillement.

L'eau et le peytou se boivent le matin, et les Nègres ne touchent point au vin de palmier avant la nuit. La source de cet usage est l'heure de la vente, qui est toujours l'après-midi pour le vin de palmier. Le vin ne pouvant se garder jusqu'au jour suivant, parce qu'il s'aigrit dans l'intervalle, les Nègres s'assemblent ordinairement le soir, pour acheter ce qui en reste aux marchands. À quelque prix que ce soit, il faut qu'ils aient de l'eau-de-vie le matin, et du vin de palmier l'après-midi. Les Hollandais sont obligés d'entretenir une garde à leurs celliers pour empêcher les Nègres de voler leur eau-de-vie et leur tabac, deux passions auxquelles ils ne peuvent résister. Leurs femmes n'y sont pas moins livrées. Dès l'âge de trois ou quatre ans, on apprend à boire aux enfans, comme si c'était une vertu.

Quoique chaque Nègre puisse prendre autant de femmes qu'il est capable d'en nourrir, il est rare que le nombre aille au delà de vingt. Ceux mêmes qui en prennent le plus se proposent moins le plaisir que l'honneur et la considération, parce que la mesure du respect entre les Nègres, c'est le nombre de leurs femmes et de leurs enfans. Ordinairement il monte depuis trois jusqu'à dix, sans compter les concubines, qui sont souvent préférées aux femmes, quoique leurs enfans ne passent pas pour légitimes. Quelques riches marchands ont vingt ou trente femmes; mais les rois et les grands gouverneurs en prennent jusqu'à cent.

Toutes les femmes s'exercent à la culture de la terre, excepté deux, qui sont dispensées de toutes sortes de travaux manuels, lorsque les richesses du pays le permettent. La principale, qui se nomme la mulière-grande, est chargée du gouvernement de la maison; celle qui la suit en dignité porte le titre de bossoum, parce qu'elle est consacrée au fétiche de la famille. Les maris sont fort jaloux de ces deux femmes, surtout de la bossoum, qui est ordinairement quelque belle esclave achetée à fort grand prix. L'avantage qu'elle a d'appartenir à la religion lui donne certains jours réglés pour coucher avec son mari, tels que l'anniversaire de sa naissance, les fêtes du fétiche et le jour du sabbat, qui est le mercredi. Ainsi la condition de cette femme est fort supérieure à celle de toutes les autres, qui sont condamnées à des travaux pénibles pour entretenir leur mari tandis qu'il passe son temps dans l'oisiveté, à jaser ou à boire du vin de palmier avec ses amis.

La principale femme, ou la mulière-grande, prend soin de l'argent et des autres richesses de la maison. Loin de marquer de la jalousie lorsqu'elle voit prendre d'autres femmes à son mari, elle l'en sollicite souvent, parce que dans ces occasions elle reçoit de la nouvelle femme un présent de cinq akkis d'or, ou parce que, sur la côte d'Or, l'honneur et la richesse des familles consistent dans la multitude des femmes et des enfans. D'ailleurs il paraît que le mari est obligé d'acheter son consentement moyennant une certaine somme d'or. Toutes les femmes qu'il prend de cette manière sont distinguées par le titre d'étigafou, qui revient à celui de concubine; elles ont la liberté d'avoir un amant sans que le mari puisse le poursuivre en justice.

Les maris ont le droit d'appeler celle de leurs femmes avec laquelle ils veulent passer la nuit. Elle se retire ensuite dans son appartement avec beaucoup de précaution, pour cacher son bonheur, dans la crainte d'exciter quelque jalousie. Quoique l'émulation soit fort vive entre les femmes pour les faveurs conjugales, elles n'en vivent pas moins dans la concorde. Quand la mulière-grande vient à vieillir, le mari en choisit une autre pour occuper sa place; elle ne demeure pas moins dans la maison; mais elle est réduite à l'office de servante.

Tous les voyageurs racontent que, vers le terme de la grossesse d'une femme, il se rassemble dans sa chambre une foule de Nègres de l'un et de l'autre sexe, jeunes et vieux, et que, sans aucune honte, elle accouche aux yeux du public. Le travail ne dure pas ordinairement plus d'un quart d'heure, et n'est accompagné d'aucun cri ni d'aucune autre marque de douleur. Aussitôt que la femme est délivrée, on lui présente un breuvage composé de farine de maïs, d'eau, de vin de palmier et d'eau-de-vie, avec de la malaguette. On prend soin de la couvrir, et dans cet état on la laisse dormir trois ou quatre heures. Elle se lève ensuite, lave son enfant de ses propres mains, et, perdant l'idée de sa situation, elle retourne à ses exercices ordinaires avec ses compagnes.

Ils passent le temps de l'enfance, livrés à eux-mêmes, dans une oisiveté continuelle, négligés par leur famille, courant en troupes dans les champs et les marchés, comme autant de petits pourceaux qui se vautrent dans la fange, mais acquérant pour fruit de leurs premières années une agilité extrême et l'art de nager, dans lequel ils excellent. S'ils se trouvent dans un canot que le vent renverse, ils gagnent en un instant le rivage. Mêlés comme ils sont, garçons et filles, nus et sans aucun frein, ils perdent tout sentiment naturel de pudeur, d'autant plus que leurs parens ne les reprennent et ne les corrigent presque jamais. L'autorité paternelle est fort peu respectée. Les Nègres ne punissent guère leurs enfans que pour avoir battu leurs pareils ou s'être laissé battre eux-mêmes, et alors ils les traitent sans pitié. Pendant l'enfance ils sont sous le gouvernement de leur mère, jusqu'à ce qu'ils aient embrassé quelque profession, ou que leur père juge à propos de les vendre pour l'esclavage.

À l'âge de dix ou douze ans, ils passent sous la conduite de leur père, qui entreprend de les rendre propres à gagner leur vie. Il les élève ordinairement dans la profession qu'il exerce lui-même: s'il est pêcheur, il les accoutume à l'aider dans l'usage de ses filets; s'il est marchand, il les forme par degrés dans l'art de vendre et d'acheter. Il tire pendant plusieurs années tout le profit de leur travail; mais lorsqu'ils arrivent à dix-huit ans, il leur donne des esclaves, avec le pouvoir de conduire, eux-mêmes leurs entreprises et de travailler pour leur propre compte. Ils abandonnent alors la maison paternelle pour bâtir des cabanes qui leur appartiennent; et s'ils ont pris le métier de pêcheur, ils achètent ou louent une pirogue pour la pêche. Les premiers profits qu'ils en tirent sont employés à l'acquisition d'un pagne. Si leur père est satisfait de leur conduite, et s'aperçoit qu'ils aient gagné quelque chose, il apporte tous ses soins à leur procurer une honnête femme.

Les filles sont élevées à faire des paniers, des nattes, des bonnets, des bourses, et d'autres objets à l'usage de la famille. Elles apprennent à teindre de différentes couleurs, à broyer les grains, à faire diverses sortes de pain ou de pâte, et à vendre leur ouvrage au marché. Elles mettent leurs petits profits entre les mains de leur mère pour servir quelque, jour à grossir leur dot. Tous ces exercices, répétés de jour en jour avec de nouveaux progrès, en font naturellement d'excellentes ménagères.

À l'égard de la succession, une femme n'a jamais part à l'héritage de son mari, quoiqu'elle en ait eu des enfans. Biens et meubles, tout passe au frère du mort, ou à son plus proche parent dans la même ligne. S'il n'a pas de frère, tout ce qu'il a possédé remonte à son père. La même loi oblige le mari de restituer tout ce qu'il a reçu de ses femmes à leur frère ou à leurs neveux. Les femmes ont l'usage de tous les biens de leur mari tandis qu'il est au monde; mais, aussitôt qu'il est mort, elles sont obligées de pourvoir à leur propre subsistance et à celle de leurs enfans. C'est la rigueur de cette loi qui porte les enfans et les mères à mettre à part ce qu'ils peuvent retrancher de la masse commune pour se trouver en état de subsister après la mort de leur père ou de leur mari, dont ils ne peuvent espérer l'héritage.

Bosman, qui paraît s'être informé avec soin de tout ce qui regarde la succession des biens parmi les Nègres, observe qu'Akra est le seul canton de toute la côte d'Or où les enfans légitimes, c'est-à-dire ceux qui viennent des femmes déclarées, héritent des biens et des meubles de leur père. Dans tous les autres lieux, l'aîné, s'il est fils du roi ou de quelque chef de ville, succède à l'emploi que son père occupait; mais il n'a pas d'autre héritage à prétendre que son sabre et son bouclier. Aussi les Nègres ne regardent-ils pas comme un grand bonheur d'être né d'un père et d'une mère riches, à moins que le père ne se trouve disposé à faire de son vivant quelque avantage à son fils, ce qui n'arrive pas souvent, et ce qui doit être caché avec beaucoup de précaution; car, t après la mort du père, ses parens se font restituer jusqu'au dernier sou.

L'amende des Nègres du commun pour avoir eu commerce avec la femme d'autrui est de quatre, cinq ou six livres sterling (96,120 à 144 fr.); mais elle est beaucoup plus considérable pour l'adultère des personnes riches. Ce n'est pas moins de cent ou deux cents livres sterling (2,400 ou 4,800 fr.). Ces causes se plaident avec beaucoup de chaleur et d'habileté devant les tribunaux de justice. Un homme qui se croit trahi par sa femme paraît en pleine assemblée, explique le fait dans les termes les plus expressifs, le peint de toutes les couleurs, représente le temps, le lieu, les circonstances. Ces plaidoyers deviennent quelquefois fort embarrassans, surtout lorsque l'accusé convient, comme il arrive souvent, qu'à la vérité il a poussé l'entreprise aussi loin qu'on le dit; mais que, faisant réflexion tout d'un coup aux conséquences, il s'est retiré assez tôt pour n'avoir rien à se reprocher. Alors on oblige la femme d'entrer dans les derniers détails. Enfin, si les juges demeurent dans l'incertitude, ils exigent le serment de l'accusé. Lorsqu'il le prononce de bonne grâce, il est déchargé de l'accusation. S'il le refuse, on prononce contre lui la sentence. Les Nègres de la côte vendent souvent les faveurs de leurs femmes. Ceux de l'intérieur étant beaucoup plus riches, sont beaucoup plus sévères sur la fidélité conjugale, et font payer beaucoup plus cher. L'amende va quelquefois, dit Bosman, jusqu'à vingt mille livres sterling (480,000 fr.) C'est beaucoup.

Si l'on considère quelle est, dans ce climat, la chaleur naturelle de la complexion des femmes, et qu'elles se trouvent quelquefois vingt ou trente au pouvoir d'un seul homme, il ne paraîtra pas surprenant qu'elles entretiennent des intrigues continuelles, et qu'elles cherchent, au hasard même de leur vie, quelque soulagement au feu qui les dévore. Comme la crainte du châtiment est capable d'arrêter les hommes, elles ont besoin de toutes sortes d'artifices pour les engager dans leurs chaînes. Leur impatience est si vive, que, si elles se trouvent seules avec un homme, elles ne font pas difficulté de se précipiter dans ses bras, et de lui déchirer son pagne, en jurant que, s'il refuse de satisfaire leurs désirs, elle vont l'accuser d'avoir employé la violence pour les vaincre. D'autres observent soigneusement le lieu où l'esclave qui a le malheur de leur plaire est accoutumé de se retirer pour dormir; et, dès qu'elles en trouvent l'occasion, elles vont se placer près de lui, l'éveillent, emploient tout l'art de leur sexe pour en obtenir des caresses; et si elles se voient rebutées, elles le menacent de faire assez de bruit pour le faire surprendre avec elles, et par conséquent pour l'exposer à la mort. D'un autre côté, elles l'assurent que leur visite est ignorée de tout le monde, et qu'elles peuvent se retirer sans aucune inquiétude de leur mari. Un jeune homme pressé par tant de motifs se rend à la crainte plutôt qu'à l'inclination; mais, pour son malheur, il a presque toujours la faiblesse de continuer cette intrigue jusqu'à ce qu'elle soit découverte. Les hommes qui sont pris dans ce piége méritent véritablement de la pitié.

On voit des Nègres de l'un et de l'autre sexe vivre assez long-temps sans penser au mariage. Les femmes surtout paraissent se lasser moins du célibat que les hommes, et Bosman en rapporte deux raisons: 1o. elles ont la liberté, avant le mariage, de voir autant d'hommes qu'elles en peuvent attirer; 2o. le nombre des femmes l'emportant beaucoup sur celui des hommes, elles ne trouvent pas tout d'un coup l'occasion de se marier. Le délai d'ailleurs n'a rien d'incommode, puisqu'elles peuvent à tout moment se livrer au plaisir. L'usage qu'elles ont fait de cette liberté ne les déshonore point, et ne devient pas même un obstacle à leur mariage. Dans les cantons d'Eguira, d'Abokro, d'Ankobar, d'Axim, d'Anta et d'Adom, on voit des femmes qui ne se marient jamais. C'est après avoir pris cette résolution qu'elles commencent à passer pour des femmes publiques; et leur initiation dans cet infâme métier se fait avec les cérémonies suivantes.

Lorsque les manferos, c'est-à-dire les jeunes seigneurs du pays, manquent de femmes pour leur amusement, ils s'adressent aux cabochirs, qui sont obligés de leur acheter quelque belle esclave. On la conduit à la place publique, accompagnée d'une autre femme de la même profession, qui est chargée de l'instruire. Un jeune garçon, quoique au-dessous de l'âge nubile, feint de la caresser aux yeux de toute l'assemblée, pour faire connaître qu'à l'avenir elle est obligée de recevoir indifféremment tous ceux qui se présenteront, sans excepter les enfans. Ensuite on lui bâtit une petite cabane dans un lieu détourné, où son devoir est de se livrer à tous les hommes qui la visitent. Après cette épreuve, elle entre en possession du titre d'abéleré, qui signifie femme publique. On lui assigne un logement dans quelque rue de la bourgade; et de ce jour elle est soumise à toutes les volontés des hommes, sans pouvoir exiger d'autre prix que celui qui lui est offert. On peut lui donner beaucoup par un sentiment d'amour et de générosité, mais elle doit paraître contente de tout ce qu'on lui offre.

Chacune des villes qu'on a nommées n'est jamais sans deux ou trois de ces femmes publiques. Elles ont un maître particulier, à qui elles remettent l'or et l'argent qu'elles ont gagné par leur trafic, et qui leur fournit l'habillement et les autres nécessités. Ces femmes tombent dans une condition fort misérable, lorsqu'une prostitution si déclarée leur attire quelque maladie contagieuse. Elles sont abandonnées de leur maître même, qui s'intéresse peu à leur santé, s'il n'a plus de profit à tirer de leurs charmes, et leur sort est de périr par une mort funeste. Mais aussi long-temps qu'elles joignent de la santé aux agrémens naturels qui les ont fait choisir pour la profession qu'elles exercent, elles sont honorées du public; et la plus grande affliction qu'une ville puisse recevoir, est la perte ou l'enlèvement de son abéleré. Par exemple, si les Hollandais d'Axim ont quelque démêlé avec les Nègres, la meilleure voie pour les ramener à là raison est d'enlever une de ces femmes et de la tenir enfermée dans le fort. Cette nouvelle n'est pas plus tôt portée aux manferos, qu'ils courent chez les cabochirs pour les presser de satisfaire le facteur et d'obtenir la liberté de leur abéleré. Ils les menacent de se venger sur leurs femmes, et cette crainte n'est jamais sans effet. Bosman ajoute qu'il en fit plusieurs fois l'expérience. Dans une occasion, il fit arrêter cinq ou six cabochirs, sans s'apercevoir que leurs parens parussent fort empressés en leur faveur; mais une autre fois ayant fait enlever deux abélerés, toute la ville vint lui demander à genoux leur liberté, et les maris mêmes joignirent leurs instances à celles des jeunes gens.

Les pays de Commendo, de la Mina, de Fétou, de Sabou et de Fantin, n'ont pas d'abélerés; mais les jeunes gens n'y sont pas plus contraints dans leurs plaisirs, et ne manquent point de filles qui vont au-devant de leurs inclinations. Elles exercent presque toutes le métier d'abéleré sans en porter le titre, et le prix, qu'elles mettent à leurs faveurs est arbitraire, parce que le choix de leurs amans dépend de leur goût. Elles sont si peu difficiles, que les différens sont rares sur les conditions du marché. Quand cette ressource ne suffirait pas, il y a toujours un certain nombre de vieilles matrones qui élèvent quantité de jeunes filles pour cet usage, et les plus jolies qu'elles peuvent trouver.

Bosman traite de la navigation du pays. Les plus grandes pirogues se font dans le canton d'Axim et de Takorari. Elles sont capables de porter huit, dix, et quelquefois douze tonneaux de marchandises, sans y comprendre l'équipage. On s'en sert beaucoup pour le passage des barres et dans les lieux trop exposés à l'agitation des vagues, tels que les côtes d'Ardra et de Juida. Les Nègres de la Mina, qui ne sont pas les plus adroits à les conduire, ne laissent pas de visiter dans ces frêles bâtimens toutes les parties du grand golfe de Guinée, jusqu'à la côte même d'Angole.

On peut juger par la grandeur des pirogues quelle doit être celle des arbres du pays, puisque les plus spacieux de ces bâtimens ne sont composés que d'un seul tronc. On doit s'imaginer aussi quel est le travail des Nègres pour abattre de si grands arbres et leur donner la forme nécessaire avec de petits instrumens de fer qui ne méritent que le nom de couteaux. On croirait cet ouvrage impossible, si l'on ne savait que ces arbres sont des cocotiers, c'est-à-dire d'un bois tendre et poreux.

La religion de ces contrées est divisée en plusieurs sectes. Il n'y a point de ville, de village, ni même de famille qui n'ait quelque, différence dans ses opinions. Tous les Nègres de la côte d'Or croient un seul Dieu, auquel ils attribuent la création du monde et de tout ce qui existe; mais cette créance est obscure et mal conçue. Quand on les interroge sur Dieu, ils répondent qu'il est noir et méchant, qu'il prend plaisir à leur causer mille sortes de tourmens; au lieu que celui des Européens est un Dieu très-bon, puisqu'il les traite comme ses enfans.

Leurs prêtres assurent que Dieu se fait voir souvent au pied des arbres fétiches sous la figure d'un gros chien noir. Mais, comme les Européens leur ont fait croire que ce chien noir est le diable, un Nègre ne leur entend jamais faire aucune de ces imprécations qu'un mauvais usage a rendues si familières parmi les matelots, le diable vous emporte! le diable vous casse le cou! sans être prêt à s'évanouir de frayeur.

On trouve quantité de Nègres qui font profession de croire deux dieux: l'un blanc, qu'ils appellent yangou muom, c'est-à-dire le bon homme; ils le regardent comme le Dieu particulier des Européens; l'autre noir, qu'ils nomment, après les Portugais, demonio ou diablo, et qu'ils croient fort méchant et fort nuisible. Ils tremblent à son seul nom. C'est à cette puissance maligne qu'ils attribuent toutes leurs infortunes. C'est une sorte de manichéisme fondé sur le mélange du bien et du mal, et qu'on retrouve chez toutes les nations.

Ils ont l'usage de bannir tous les ans le diable de leurs villes, avec une multitude de cérémonies qui ont leurs lois et leurs saisons réglées: Bosman en fut témoin deux fois sur la côte d'Axim.

Ils assurent qu'en sortant de cette vie, les morts passent dans un autre monde, où ils vivent dans les mêmes professions qu'ils ont exercées sur la terre, et qu'ils y font usage de tous les présens qu'on leur offre dans celui-ci; mais ils n'ont aucune notion de récompense ou de châtiment pour les bonnes ou les mauvaises actions de la vie. Cependant il s'en trouve d'autres qui, faisant gloire d'être mieux instruits, prétendent que les morts sont conduits immédiatement sur les bords d'une fameuse rivière de l'intérieur des terres nommée Bosmanque. Cette transmigration, disent-ils, ne peut être que spirituelle, puisqu'en quittant leur pays, ils y laissent leurs corps. Là, Dieu leur demande quelle sorte de vie ils ont menée. Si la vérité leur permet de répondre qu'ils ont observé religieusement les jours consacrés aux fétiches, qu'ils se sont abstenus de viandes défendues, et qu'ils ont satisfait inviolablement à leurs promesses, ils sont transportés doucement sur la rivière dans une contrée où toutes sortes de plaisirs abondent. Mais s'ils ont violé ces trois devoirs, Dieu les plonge dans la rivière, où ils sont noyés sur-le-champ et ensevelis dans un oubli éternel.

Il serait difficile de rendre un compte exact de leurs idées sur la création du genre humain. Le plus grand nombre croit que les hommes furent créés par une araignée nommée anansio. Ceux qui regardent Dieu comme l'unique créateur soutiennent que, dans l'origine, il créa des blancs et des Nègres; qu'après avoir considéré son ouvrage, il fit deux présens à ces deux espèces de créatures, l'or et la connaissance des arts; que les Nègres, ayant eu la liberté de choisir les premiers, se déterminèrent pour l'or, et laissèrent aux blancs les arts, la lecture et l'écriture; que Dieu consentit à leur choix: mais qu'irrité de leur avarice, il déclara qu'ils seraient les esclaves des blancs, sans aucune espérance devoir changer leur condition. Cette fable a beaucoup plus de sens que celle que nous avons rapportée ci-dessus sur le partage entre les trois frères, et ferait honneur au peuple le plus instruit.

Sur toute la côte d'Or, il n'y a que le canton d'Akra où les images et les statues soient honorées d'un culte. Mais les habitans ont des fétiches qui leur tiennent lieu de ces idoles.

Le mot, de feitisso ou fétiche est portugais dans son origine, et signifie proprement charme ou amulette. On ignore quand les Nègres ont commencé à l'emprunter; mais, dans leur langue, c'est Bossoum qui signifie Dieu et chose divine, quoique plusieurs usent aussi de Bassefo pour exprimer la même chose. Fétiche est ordinairement employé dans un sens religieux. Tout ce qui sert à l'honneur de la Divinité prend le même nom; de sorte qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer leurs idoles des instrumens de leur culte. Les brins d'or qu'ils portent pour ornemens, leurs parures de corail et d'ivoire sont autant de fétiches.

Tous les voyageurs conviennent que ces objets de vénération n'ont pas de forme déterminée. Un os de volaille ou de poisson, un caillou, une plume, enfin les moindres bagatelles prennent la qualité de fétiches, suivant le caprice de chaque Nègre. Le nombre n'en est pas mieux réglé. C'est ordinairement deux, trois ou plus. Tous les Nègres en portent un sur eux on dans leur pirogue. Le reste demeure dans leurs cabanes, et passe de père en fils comme un héritage, avec un respect proportionné aux services que la famille croit en avoir reçus.

Ils les achètent à grand prix de leurs prêtres, qui feignent de les avoir trouvé sous les arbres fétiches. Pour la sûreté de leurs maisons, ils ont à leurs portes une sorte de fétiche qui ressemble aux crochets dont on se sert en Europe pour attirer les branchés des arbres dont on veut cueillir les fruits. C'est l'ouvrage des prêtres, qui les mettent pendant quelque temps sur une pierre aussi ancienne, disent-ils, que le monde, et qui les vendent au peuple après cette consécration. Dans les calamités ou les chagrins, un Nègre s'adresse aux prêtres pour obtenir un nouveau fétiche. Il en reçoit un petit morceau de graisse ou de suif, couronné de deux ou trois plumes de perroquet. Le gendre du roi de Fétou avait pour fétiche la tête d'un singe qu'il portait continuellement.

Chaque Nègre s'abstient de quelque liqueur ou de quelque sorte particulière d'aliment à l'honneur de son fétiche. Cet engagement se forme au temps du mariage, et s'observe avec tant de scrupule, que ceux qui auraient la faiblesse de le violer se croiraient menacés d'une mort certaine. C'est pour cette raison qu'on voit les uns obstinés à ne pas manger de bœuf, les autres à refuser de la chair de chèvre, de la volaille, du vin de palmier, de l'eau-de-vie, comme si leur vie en dépendait.

Outre les fétiches domestiques et personnels, les habitans de la côte d'Or, comme ceux des contrées supérieures, en ont de publics, qui passent pour les protecteurs du pays ou du canton. C'est quelquefois une montagne, un arbre ou un rocher; quelquefois un poisson ou un oiseau. Ces fétiches tutélaires prennent un caractère de divinité pour toute la nation. Un Nègre qui aurait tué par accident, le poisson ou l'oiseau fétiche serait assez puni par l'excès de son malheur. Un Européen qui aurait commis le même sacrilége verrait sa vie exposée au dernier danger.

Ils s'imaginent que les plus hautes montagnes, celles d'où ils voient partir les éclairs sont la résidence de leurs dieux. Ils y portent des offrandes de riz, de millet, de maïs, de pain, de vin, d'huile et de fruits, qu'ils laissent respectueusement au pied.

Les pierres fétiches ressemblent aux bornes qui sont en usage dans quelques parties de l'Europe pour marquer la distinction des champs; Dans l'opinion des Nègres, elles sont aussi anciennes que le monde.

Les Nègres sont persuadés que leur fétiche voit et parle; et lorsqu'ils commettent quelque action que leur conscience leur reproche, ils le cachent soigneusement sous leur pagne, de peur qu'il ne les trahisse. Quand Louis XI conjurait sa petite Vierge de détourner les yeux pour ne pas voir les meurtres et les crimes qu'il commettait, valait-il mieux que le Nègre cachant le fétiche sous son pagne?

Ils craignent beaucoup de jurer par les fétiches; et, suivant l'opinion généralement établie, il est impossible qu'un parjure survive d'une heure à son crime. Lorsqu'il est question de quelque engagement d'importance, celui qui a le plus d'intérêt à l'observation du traité demande qu'il soit confirmé par le fétiche. En avalant la liqueur qui sert à cette cérémonie, les parties y joignent d'affreuses imprécations contre elles-mêmes, s'il leur arrive de violer leur engagement. Il ne se fait aucun contrat qui ne soit accompagné de cette redoutable formalité. Mais Bosman remarquait que depuis quelque temps on ne faisait plus le même fond sur ces sermens, parce que l'argent était devenu parmi les Nègres une source continuelle de corruption. Ainsi l'avarice l'emporte encore sur la superstition.

Après les fétiches, rien n'inspire tant de frayeur aux Nègres que le tonnerre et les éclairs. Dans la saison des orages, ils tiennent leurs portes soigneusement fermées, et leur surprise paraît extrême de voir marcher les Européens dans les rues sans aucune marqué d'inquiétude. Ils croient que plusieurs hommes de leur pays, dont les noms sont demeurés dans leur mémoire, ont été enlevés par les fétiches au milieu d'une tempête, et qu'après ce malheur ou ce châtiment, on n'a jamais entendu parler d'eux. Leur crainte va si loin, qu'elle les ramène dans leurs cabanes pendant la pluie et le vent. Au bruit du tonnerre, on leur voit lever les yeux et les mains vers le ciel, où ils savent que le Dieu des Européens fait sa résidence, en l'invoquant sous le nom de Youan-Ghoemain, dont eux seuls entendent le sens.

Quoique les Nègres n'aient pas d'autre notion de l'année et de sa division en mois et en semaines que celle qu'ils tirent de la fréquentation des Européens, ils ne laissent pas de mesurer le temps par les lunes, et d'employer ce calcul pour la connaissance des saisons. Il paraît même qu'ils divisent les lunes en semaines et en jours, car ils ont dans leur langue des termes fixes pour marquer cette distinction.

Les Nègres du pays intérieur divisent le temps en parties heureuses et malheureuses. Les premières se subdivisent en d'autres portions de plus ou moins d'étendue. Dans plusieurs cantons, les plus longues portions heureuses sont de dix-neuf jours, et les moindres de sept; mais elles ne se succèdent pas immédiatement. Les jours malheureux, qui sont au nombre de sept, viennent entre les deux portions heureuses. C'est pour les habitans une espèce de vacation, pendant laquelle ils n'entreprennent aucun voyage; ils ne travaillent point à la terre, ils ne font rien qui soit de la moindre importance, et demeurent enfin dans une oisiveté absolue. Les Nègres d'Akambo sont plus attachés à cette pratique superstitieuse que ceux de tout autre pays; car ils refusent, dans cet intervalle, de s'appliquer aux affaires, et de recevoir même des présens. Mais parmi les Nègres de la côte tous les jours sont égaux. Ils n'ont que deux fêtes publiques, l'une à l'occasion de leur moisson, l'autre pour chasser le diable.

Lorsque la pêche n'est pas heureuse, on ne manque point de faire des offrandes à la mer.

Les Nègres ont généralement deux jours de fêtes particulières chaque semaine. Ils ont donné à l'un le nom de bossoum, c'est-à-dire jour du fétiche domestique; et dans plusieurs cantons, ils l'appellent dio-santo, d'après les Portugais. Bosman assure que ce jour-là ils ne boivent point de vin de palmier jusqu'au soir. Ils prennent un pagne blanc, pour marquer la pureté de leur cœur; et, dans la même vue, ils se font diverses raies sur le visage avec de la terre blanche. La plupart, mais surtout les nobles, ont un second jour de fête, qui est consacré en général aux fétiches.

Le mercredi des Européens est le sabbat des Nègres. Tous les voyageurs conviennent que la fête du mercredi est observée sur toute la côte d'Or, excepté dans le canton d'Anta, où, comme chez les mahométans, l'usage a placé cette célébration au vendredi, et où d'ailleurs la défense du travail regarde uniquement la pêche. Mais, dans les autres lieux, ce sabbat s'observe avec tant de rigueur, que les marchés sont interrompus, et qu'on n'y vend pas même de vin de palmier. Enfin l'on n'y fait aucune affaire, à la réserve du commerce avec les vaisseaux européens qui est excepté, à cause du peu de séjour qu'ils font sur la côte. Ce jour-là tous les Nègres se lavent avec plus de soin que dans tout autre temps.

Villaut admire beaucoup la vénération des Nègres pour leurs prêtres; elle surpasse toutes les expressions. Les alimens les plus délicats sont réservés pour eux. Ils sont les seuls, dans toutes ces nations, qui soit exempts de travail et nourris aux dépens du public. Il ne manque rien d'ailleurs pour leur entretien, parce qu'ils tirent un profit considérable des fétiches qu'ils vendent au peuple.

Les Nègres de Guinée sont généralement distingués en cinq classes. Leurs rois forment la première. La secondé est celle des cabochirs ou des chefs, qui peuvent être regardés comme les magistrats civils; car leur office consiste uniquement à veiller au bon ordre dans les villes et dans les villages, à prévenir toute espèce de tumulte et les querelles, ou à les apaiser. La troisième classe comprend ceux qui ont acquis la réputation d'être riches. Quelques auteurs les ont représentés comme les nobles. La quatrième compose le peuple, c'est-à-dire ceux qui s'emploient aux travaux, à l'agriculture et à la pêche. La cinquième classe est celle des esclaves, soit qu'ils aient été vendus par leurs parens, ou pris à la guerre, ou condamnés pour leurs crimes, ou réduits à ce triste sort par la pauvreté.

On doit observer, comme une perfection du gouvernement de Guinée, à laquelle on n'est point encore parvenu en Europe, que, malgré la pauvreté qui règne parmi les Nègres, on n'y voit point de mendians. Les vieillards et les estropiés sont employés, sous la direction des gouverneurs, à quelque travail qui ne surpasse point leurs forces. Les uns servent aux soufflets des forgerons, d'autres à presser l'huile de palmier, à broyer les couleurs dont on peint les nattes, à vendre les provisions aux marchés. Les jeunes gens oisifs sont enrôlés pour la profession des armes.

Les cruautés qui se commettent dans leurs guerres font frémir d'horreur; et ceux qui tombent vivans entre les mains de leurs ennemis doivent s'attendre à toutes sortes de barbaries. Après les avoir long-temps tourmentés, on leur coupe ou plutôt on leur déchire la mâchoire d'en bas; et, sans égard pour leurs larmes, on les laisse périr dans cet état. Un habitant de Commendo assura Barbot qu'il avait traité lui-même avec cette furie trente-trois hommes dans une seule bataille. Après leur avoir coupé le visage d'une oreille à l'autre, il leur avait appuyé le genou contre l'estomac, et leur avait arraché, de toutes ses forces, la mâchoire d'en bas, qu'il avait emportée comme en triomphe. D'autres ont la cruauté d'ouvrir le ventre aux femmes enceintes, et d'en tirer l'enfant pour l'écraser sous la tête de la mère. Les nations d'Youuafo et d'Akkanez ont tant d'horreur l'une pour l'autre, que leurs batailles sont de véritables boucheries, après lesquelles ceux qui leur survivent n'ont pas d'autre passion que de se rassasier de la chair de leurs ennemis dans un horrible festin, et de prendre leurs mâchoires et leur crâne pour en orner leurs tambours et la porte de leurs maisons.

La situation de la côte d'Or étant au 5e. degré de la ligne, on doit juger que l'ardeur du soleil y est extrême. Mais ce que le climat peut avoir de malsain ne vient que du passage soudain de la chaleur du jour au froid de la nuit, surtout pour ceux à qui l'envie de se rafraîchir fait quitter trop tôt leurs habits. On peut en assigner une autre cause. La côte étant assez montagneuse, il s'élève chaque jour au matin, du fond des vallées, un brouillard épais, puant et sulfureux, particulièrement près des rivières et dans les lieux marécageux, qui, se répandant fort vite avant que le soleil puisse le dissiper, infecte tous les lieux où il s'étend. Il est difficile de ne pas s'en ressentir, surtout pour les Européens, dont le corps est plus susceptible de ses impressions que celui des habitans naturels. Ce brouillard est très-fréquent pendant l'hiver, surtout aux mois de juillet et d'août, qui sont aussi les plus dangereux pour la santé.

Les maladies ne viennent pas généralement, comme le pensent quelques écrivains, de la débauche et des autres excès; puisque, malgré beaucoup de tempérance et de régularité, on ne se garantit pas toujours des attaques les plus malignes et les plus mortelles. Cependant tous les auteurs avouent que la plupart des matelots et des soldats européens se rendent coupables de leur propre mort par l'usage excessif du vin de palmier et de l'eau-de-vie. À peine ont-ils reçu leur paie, qu'ils l'emploient à ce brutal amusement, et l'argent leur manquant bientôt pour acheter des alimens qui pourraient soutenir leur santé, ils ont recours au pain, ou plutôt aux pâtes du pays, à l'huile et au sel, qui ne réparent pas le double épuisement du travail et de la débauche. Ainsi leurs forces diminuent sensiblement jusqu'à la naissance de quelque maladie violente à laquelle ils ne sont pas capables de résister. Leurs supérieurs mêmes, livrés à l'intempérance des femmes et des liqueurs fortes, ne sont pas plus capables de modération.

Les maladies épidémiques des Nègres sont la petite vérole et les vers. Le premier de ces deux fléaux en fait périr un nombre incroyable avant l'âge de quatorze ans; et l'autre assujettit les vivans à d'affreuses douleurs dans toutes les parties du corps, mais particulièrement aux jambes.

Les Nègres de la côte d'Or n'ont pas d'autre règle pour distinguer les saisons que la différence du temps. Ils le partagent ainsi en hiver et en été. À la vérité, les arbres sont toujours verts et couverts de feuilles: il s'en trouve même un assez grand nombre qui produisent des fleurs deux fois l'année; mais pendant l'été, qui est la saison de la sécheresse, une chaleur excessive semble dévorer la terre; au lieu que, dans le temps des pluies, qui est l'hiver, les champs sont couverts d'abondantes moissons.

Les Nègres de la côte évitent la plage avec des soins extrêmes, et la croient fort dangereuse pour leurs corps nus. Les Hollandais s'en sont convaincus par leur propre expérience, surtout dans la saison qu'ils nomment travado, à l'imitation des Portugais, et qui répond à nos mois d'avril, de mai et de juin. Dans cet intervalle, les pluies qui tombent près de la ligne sont tout-à-fait rouges et d'une qualité si pernicieuse, qu'on ne peut dormir dans des habits mouillés, comme il arrive souvent aux matelots, sans se réveiller avec une maladie dangereuse. On a vérifié que des habits dont on se dépouille dans cet état, et qu'on renferme sans les avoir fait sécher parfaitement, tombent en pourriture aussitôt qu'on y touche; aussi les Nègres ont-ils tant d'aversion pour la pluie, que, s'ils sont surpris du moindre orage, ils mettent les bras en croix au-dessus de leur tête pour se couvrir le corps. Ils courent de toutes leurs forces jusqu'à la première retraite, et paraissent frémir à chaque goutte d'eau qui tombe sur eux, quoiqu'elle soit si tiède qu'à peine en ressentent-ils l'impression. C'est par la même raison qu'en dormant sur leurs nattes, ils tiennent pendant toute la nuit leurs pieds tournés vers le feu, et qu'ils se frottent si soigneusement le corps d'huile; ils sont persuadés, avec raison, que cette onction leur tient les pores fermés, et que la pluie, qu'ils regardent comme la cause de toutes leurs maladies, n'y peut pénétrer.

La force du vent dans les tornados est telle, qu'elle a quelquefois roulé le plomb des toits aussi proprement qu'il pourrait l'être par la main de l'ouvrier. Le nom de tornado ou d'ouragan fait supposer plusieurs vents opposés; mais le plus fort est généralement le sud-est.

Atkins, qui quelquefois avait essuyé deux tornades dans un seul jour, assure que, de deux vaisseaux à dix lieues l'un de l'autre, l'un est quelquefois tranquille, tandis que l'autre est exposé au plus triste naufrage. Il se souvient même d'avoir vu l'air doux et serein près d'Anamabo, pendant qu'au cap Corse, qui n'en est qu'à trois ou quatre lieues, il était horriblement agité. Sans examiner, dit-il, s'il est vrai, comme les naturalistes le conjecturent, que le tonnerre ne se fasse jamais entendre plus loin qu'à dix lieues, il a toujours jugé que, dans les tornados, il doit être fort près. On peut mesurer son éloignement par la distance qui est entre l'éclair et le bruit. Atkins parle d'une occasion où il crut entendre, à trente pieds de sa tête, un bruit plus affreux et plus éclatant que celui de dix mille coups de fusil; son grand mât fut fracassé au même instant, et l'orage se termina par une pluie excessive, qui fut suivie d'un assez long calme. Les éclairs sont communs en Guinée, surtout vers la fin du jour. Leur direction est tantôt horizontale, et tantôt perpendiculaire.

Quelques voyageurs ont parlé d'un foudre matériel qu'on a quelquefois trouvé sur les vaisseaux ou dans d'autres lieux, tel que celui qui tomba, dit-on, en 1695, sur la mosquée d'Andrinople. On en montre aussi dans les cabinets de plusieurs princes. À Copenhague, par exemple, on conserve une assez grosse pièce de substance métallique qu'on honore du nom de pierre de foudre.

Bosman avait lu dans les papiers du directeur de Walkenbrug, qui décrivaient l'état de la côte, qu'en 1651, le tonnerre y avait causé d'affreux ravages, et fait croire à tout le monde que la dissolution de l'univers approchait. L'or et l'argent se trouvèrent fondus dans les coffres, et les épées dans leurs fourreaux. La principale crainte des Hollandais était pour leur magasin à poudre. Il semblait que tous les tonnerres du pays fussent venus s'y rassembler; mais, par une exception fort heureuse, ce fut presque le seul endroit qui s'en trouva garanti pendant toute la saison.

Les Portugais ont donné le nom de terrore à un vent de terre que les Nègres appellent harmattan, et qui est si fort dès le moment de sa naissance, qu'il maîtrise aussitôt les vents de la mer. Il forme des orages qui durent ordinairement deux ou trois jours; et quelquefois quatre on cinq. Il est extrêmement froid et perçant. Le soleil demeure caché dans l'intervalle, et l'air est si obscur, si épais et si rude, qu'il affecte sensiblement les yeux. La nudité des Nègres les expose à ressentir si vivement son action, que Bosman les a vus trembler comme dans l'accès d'une fièvre violente. Les Européens mêmes, qui sont nés dans un climat plus froid, le supportent à peine, et sont obligés de se tenir renfermés dans leurs chambres, avec le secours d'un bon feu et des liqueurs fortes. Les harmattans règnent à la fin de décembre, et surtout pendant tout le mois de janvier. Ils durent quelquefois jusqu'au milieu de février; mais ils perdent alors une partie de leur violence. Jamais ils ne se font sentir pendant le reste de l'année.

Barbot rapporte que, pendant toute la durée des harmattans, les blancs et les Nègres sont également forcés de demeurer à couvert dans leurs maisons, ou n'en sortent que pour les besoins pressans. L'air, dit-il, est alors si suffocant, qu'il y a peu de poitrines assez fortes pour y résister. La respiration est embarrassée: on avale de l'huile pour l'adoucir. Les harmattans ne sont pas moins pernicieux aux animaux qu'aux hommes. Aussi les Nègres, qui connaissent le danger, prennent-ils des précautions pour en garantir leurs bestiaux. Deux chèvres que le commandant du cap Corse fit exposer à l'air, dans la seule vue de s'instruire par l'expérience, furent trouvées mortes au bout de quatre heures. Les jointures des planchers dans les chambres, et celles des ponts sur les vaisseaux s'ouvrent presque aussitôt que le harmattan commence, et demeurent dans cet état jusqu'à sa fin; ensuite elles se ferment d'elles-mêmes comme s'il n'y était point arrivé de changement. La direction ordinaire de ces vents est est-nord-est. Leur force est si extraordinaire, qu'ils font changer le cours de la marée.

L'or passe pour le seul métal de cette côte, ou du moins les Européens, qui n'y sont attirés que par ce précieux métal n'ont pas pris la peine de pousser plus loin leurs recherches. Villault et Labat prétendent que l'or le plus fin est celui d'Axim, et que naturellement on en trouve dans ce canton à vingt-deux ou vingt-trois karats; celui d'Akra ou de Tasore est inférieur; celui d'Akkanez et d'Achem suit immédiatement; et celui de Fétou est le pire.

Les peuples d'Axim et d'Achem le tirent du sable de leurs rivières. Il est probable que, s'ils ouvraient la terre au pied des montagnes, d'où ces rivières paraissent sortir, ils le trouveraient avec plus d'abondance. Ils confessent, et l'expérience n'en laisse aucun doute, qu'ils trouvent plus d'or dans le sable après les grandes pluies. Si l'or leur manque, ils demandent de la pluie à leurs fétiches par un redoublement de prières.

L'or d'Akkanez et de Fétou est tiré de la terre, sans autre fatigue que de l'ouvrir; mais il ne s'y trouve pas toujours avec la même abondance. Un Nègre qui découvre une mine ou quelque veine d'or en a la moitié. Le roi partage toujours avec égalité. L'or de ce pays ne passe jamais vingt ou vingt-un karats. On le transporte sans le fondre, et les Européens le reçoivent tel qu'il est sorti de la terre.

Le général danois avait un lingot d'or de sept marcs et un septième d'once qui venait de la montagne de Tafou: c'était un présent qu'il avait reçu du roi d'Akra lorsque ce prince s'était réfugié dans le fort danois, après avoir été défait dans une bataille.

Le roi de Fétou avait un casque d'or et une armure complète du même métal, travaillée avec beaucoup d'art; mais ce ne sont que des feuilles aussi minces que le papier, ou des tissus d'un fil d'or, qui n'est pas plus gros qu'un cheveu. Leurs filières sont plus belles que celles de l'Europe; et l'expérience, plutôt que l'art, leur en fait tirer parti. Leurs rois ont de la vaisselle d'or de toutes sortes de formes. Dans les danses publiques, on voit des femmes chargées de deux cents onces d'or en divers ornemens, et des hommes qui en portent jusqu'à trois cents.

Ils distinguent trois sortes d'or: le fétiche, les lingots, et la poudre. L'or fétiche est fondu ou travaillé en différentes formes pour servir de parure aux deux sexes; mais il s'allie communément avec quelque autre métal. Les lingots sont des pièces de différens poids, tels, dit-on, qu'ils sont sortis de la mine. Philips en avait un qui pesait trente onces. Cet or est aussi très-sujet à l'alliage. La meilleure poudre d'or est celle qui vient des royaumes intérieurs de Dunkira, d'Akim et d'Akkanez: elle est tirée du sable des rivières. Les habitans creusent des trous dans la terre, près des lieux où l'eau tombe des montagnes; l'or est arrêté par son poids. Alors ils tirent le sable avec des peines incroyables, ils le lavent et le passent jusqu'à ce qu'ils y découvrent quelques grains d'or qui les paient de leur travail, mais avec assez peu d'usure. Nous avons vu la même méthode au Sénégal. Entre une infinité de récits qui se combattent, c'est le seul qui ait quelque vraisemblance; car, si la nature avait placé des mines si près de la côte, les Anglais et les Hollandais s'en seraient saisis depuis long-temps, et se garderaient bien d'admettre les Nègres au partage. On ne sait guère que par ouï-dire la manière dont on cherche l'or; car on ne fouille les rivières que fort loin de la côte. Si l'on fouille trop loin des premiers flots qui ont traversé les mines, les particules d'or s'ensevelissent trop dans le sable, ou se dispersent tellement, que le fruit du travail ne répond plus à la peine.

Les marchands de l'Europe prennent ordinairement un Nègre à leurs gages pour séparer de l'or véritable un or faux qui se nomme krakra. C'est une sorte d'écume sèche ou de poussière de cuivre qui se trouve mêlée dans la poudre d'or, et qui donne lieu à beaucoup de fraude dans le commerce.

Après l'or le principal objet du commerce, sur cette côte, est le sel, qui produit des richesses incroyables aux habitans. S'ils étaient capables de vivre dans une paix constante, cette seule marchandise attirerait à eux tous les trésors de l'Afrique; car les Nègres des pays intérieurs sont obligés d'y venir prendre du sel, du moins ceux qui sont en état de le payer. Les plus pauvres se servent d'une certaine herbe qui renferme imparfaitement quelques-unes de ses qualités. Au delà d'Ardra, dans quelques royaumes d'où vient la plus grande partie des esclaves, deux hommes se vendent pour une poignée de sel.

Dans les cantons où le rivage est fort élevé, la méthode des Nègres pour faire du sel est de faire bouillir l'eau de mer dans des chaudières de cuivre, et de la laisser refroidir jusqu'à sa parfaite congélation; mais cette opération est ennuyeuse et d'une grande dépense. Les Nègres qui sont situés plus avantageusement sur une côte basse creusent des fossés et des trous dans lesquels ils font entrer l'eau de la mer pendant la nuit. La terre étant d'elle-même salée et nitreuse, les parties fraîches de l'eau s'exhalent bientôt à la chaleur du soleil, et laissent de fort bon sel qui ne demande pas d'autre préparation. Dans quelques endroits, on voit des salines régulières, où la seule peine des habitans est de recueillir chaque jour un bien que la nature leur prodigue.

Le sel de Fantin, où la côte est très-favorable, égale la neige en blancheur, et en général, dans la plus grande partie de la côte d'Or, le sel est d'une blancheur et d'une pureté extraordinaires. On le prendrait d'autant plus aisément pour du sucre, qu'on lui donne ordinairement la forme de pain. Les Nègres en font beaucoup d'usage dans tous leurs alimens, et l'enveloppent dans des feuilles vertes pour lui conserver sa blancheur.

Bosman assure que toute la côte est remplie d'arbres de diverses grandeurs, et que les charmans bosquets qui se représentent de tous côtés dans l'intérieur des terres forment des perspectives assez délicieuses pour faire supporter patiemment la malignité de l'air et l'incommodité des chemins. Il ajoute qu'entre les arbres, les uns croissent naturellement avec tant d'ordre, que toutes les comparaisons seraient au désavantage de l'art; tandis que les autres étendent leurs branches et se mêlent avec tant de confusion, que ce désordre même a des charmes surprenans pour les amateurs de la promenade.

Les arbres vantés par Oléarius, qui étaient capables de couvrir deux mille hommes de leur ombre, et ceux dont parle Kirker, qui pouvaient mettre à l'abri du soleil un berger avec tout son troupeau, n'approchent point, suivant Bosman, de certains arbres de la côte d'Or. Il en a vu plusieurs qui auraient couvert vingt mille hommes de leur feuillage, et quelques-uns si larges et si touffus, qu'une balle de mousquet aurait à peine atteint d'une extrémité des branches à l'autre. Ceux qui seront tentés de trouver un peu d'exagération dans ce récit doivent se rappeler ce qu'ils ont déjà lu du baobab, et de la grandeur extraordinaire des pirogues.

Ces arbres prodigieux sont une espèce de fromager, et se nomment kapots; ils tirent ce nom d'une sorte de coton qu'ils produisent, et que les Nègres appellent aussi kapot, dont l'usage ordinaire est de servir de matelas dans un pays où l'excès de la chaleur ne permet pas d'employer la plume. Leur bois, qui est léger et poreux, n'est propre qu'à la construction des pirogues. Bosman ne doute pas que l'arbre célèbre de l'île du Prince, auquel les Hollandais trouvèrent vingt-quatre brasses de tour, ne fût un kapot. On en voit un près d'Axim que dix hommes pourraient à peine embrasser.

Le papayer croît en abondance au long de la côte. L'on y retrouve d'ailleurs plusieurs des fruits dont nous avons déjà parlé.

Le raisin est bleu, gros et de fort bon goût; on croit qu'avec une culture mieux entendue, il deviendrait aussi bon et peut-être meilleur que celui de l'Europe.

Les cannes de sucre y croissent de la hauteur de sept à huit pieds, c'est-à-dire celles qui sont cultivées dans le jardin du gouverneur; car les cannes sauvages, qui viennent assez abondamment, surtout dans le pays d'Anta, sont hautes de dix-huit et de vingt pieds. Bosman ne doute pas qu'avec les soins convenables on ne pût les conduire à leur perfection; mais il en coûterait beaucoup de peine, parce que leur maturité est fort lente, et qu'elles ont besoin de deux ans pour arriver à leur pleine grosseur.

Le calebassier herbacé de la côte d'Or n'est pas différent de celui dont on a déjà donné la description.

La côte d'Or a des palmiers de toutes les espèces, des goyaviers, des tamariniers, des mangliers, et tous les autres arbres qui se trouvent sur la côte occidentale d'Afrique: elle est aussi pourvue des mêmes légumes, des mêmes racines et des mêmes fruits, par exemple, de l'ananas.

Le melon d'eau, suivant le même auteur, est un fruit beaucoup plus gros et plus agréable que l'ananas. Avant sa maturité, il est blanc dans l'intérieur et vert au dehors; mais, en mûrissant, son écorce se couvre de taches blanches, et sa chair est entremêlée de rouge. Il est aqueux, mais d'une saveur délicieuse, et fort rafraîchissant. Lorsqu'il est vert, il se mange en salade comme le concombre, avec lequel il a quelque ressemblance. Ses pépins, qui sont les mêmes, deviennent noirs à mesure qu'il mûrit, et produisent avec peu de soin des fruits de la même espèce. Le melon d'eau croît comme le concombre; mais ses feuilles sont différentes. Sa grosseur ordinaire est le double des melons musqués de l'Europe. Il croîtrait en abondance sur la côte d'Or, si les Nègres n'étaient trop paresseux pour le cultiver; il ne s'en trouve à présent que dans les jardins des Hollandais. Sa saison est le mois d'août; mais dans les années abondantes il porte deux fois du fruit.

La nature n'a point accordé au pays les herbes qui sont communes en Europe, excepté le fluteau et le tabac, qui croissent ici en abondance; mais Bosman trouve le tabac de la côte d'Or d'une puanteur insupportable, quoique les Nègres en fassent leurs délices. La manière dont ils le fument est capable d'empêcher qu'il ne leur nuise. La plupart ayant des tuyaux de cinq ou six pieds de long, les vapeurs les plus infectes peuvent perdre une partie de leur force dans ce passage. La tête des pipes est un vaisseau de pierre ou de terre qui contient deux ou trois poignées de tabac. Les Nègres qui vivent parmi les Européens ont du tabac du Brésil, qui vaut un peu mieux, quoiqu'il soit fort puant. La passion des deux sexes est égale pour le tabac; ils se retrancheraient jusqu'au nécessaire pour se procurer cette consolation dans leur misère; ce qui augmente tellement le prix du tabac, que pour une brasse portugaise, c'est-à-dire pour moins d'une livre, ils donnent quelquefois jusqu'à cinq schellings (six francs). La feuille de tabac croit ici sur une plante de deux pieds de haut. Elle est longue de deux ou trois paumes sur une de largeur; sa fleur est une petite cloche qui se change en semence dans sa maturité.

On voit ici, dans plusieurs cantons, une sorte de gingembre qui s'élève de deux ou trois palmes. Le gingembre transplanté croît facilement dans tous les lieux chauds. Celui que la nature produit d'elle-même a peu de force; cependant il diffère en bonté, suivant l'exposition du lieu. Le meilleur vient du Brésil et de Saint-Domingue: on estime beaucoup moins celui de San-Thomé et du cap Vert.

Les Nègres ont tant de passion pour l'ail, qu'ils l'achètent à toute sorte de prix. Barbot assure qu'il y a gagné cinq cents pour cent, avec beaucoup de regret de n'en avoir pas apporté une plus grande provision.

Les racines de la côte d'Or sont les ignames et les patates; le pays est rempli d'ignames: ils ont la forme de nos gros navets, et se sèment de la même manière.

Le grain que les Nègres appellent maïs est connu dans toutes les parties du monde. Les Portugais l'apportèrent les premiers d'Amérique dans l'île de San-Thomé, d'où il fut transplanté sur la côte d'Or. Il avait été jusqu'alors inconnu aux Nègres; mais il a multiplié dans leur pays avec tant d'abondance, que toutes ces régions en sont aujourd'hui couvertes. Barbot prétend que le nom de maïs est venu d'Amérique. Les Portugais lui donnent celui de milhio-grande c'est-à-dire grand-millet; les Italiens le nomment blé de Turquie.

La seconde espèce de grain sur la côte d'Or est le véritable millet, que les Portugais appellent milhio-piqueno, ou petit millet.

Le riz n'est pas commun dans toutes les contrées de la côte d'Or. Il s'en trouve très-peu hors des cantons d'Axim et d'Anta. Mais il croît avec abondance à l'entrée de la côte.

On nourrit un grand nombre de toutes sortes de bestiaux dans le canton d'Axim, de Pokerson, de la Mina et d'Akra, surtout dans celui d'Akra, parce qu'on les y amène aisément d'Akoambo et de Lampi.

Dans les autres cantons, il ne se trouve que des taureaux et des vaches. Les Nègres ignorent l'art de couper les taureaux pour en faire des bœufs. Aux environs d'Axim, les pâturages sont assez bons, et les bestiaux peuvent s'y engraisser. Mais à la Mina, qui est un lieu fort sec, ils participent à la qualité du terroir. C'est néanmoins le seul endroit où l'on tire du lait des vaches, tant la plupart des Nègres sont obstinés dans leur ancienne ignorance. Maigres et décharnées, comme on représente les bestiaux de ce canton, il n'est pas étonnant que vingt ou trente vaches suffisent à peine pour fournir du lait à la table du général. Les plus grosses ne pèsent pas plus de deux cent cinquante livres. En général, tous les animaux du pays, sans en excepter les hommes, sont fort légers pour leur taille; ce que Bosman attribue aux mauvaises qualités de leur nourriture, qui ne peut produire qu'une chair molle et spongieuse. Aussi celle des vaches et des bœufs y est-elle de fort mauvais goût. Une vache ne laisse pas de coûter douze livres sterling (288 fr.). Les veaux, qui devraient être beaucoup meilleurs, ont aussi quelque chose de désagréable au goût, qu'on ne peut attribuer qu'au mauvais lait de leurs mères, qu'elles n'ont pas même en abondance. Ainsi les bœufs, les vaches et les veaux de la côte d'Or ne sont pas une nourriture fort saine.

Les chevaux du pays sont de la grandeur de nos chevaux du Nord, sans être aussi hauts ni aussi bien faits. On en voit peu sur la côte; mais ils sont en grand nombre dans l'intérieur des terres. Ils portent la tête et le cou fort bas. Leur marche est si chancelante, qu'on les croit toujours près de tomber. Ils ne se remueraient pas, s'ils n'étaient continuellement battus, et la plupart sont si bas, que les pieds de ceux qui les montent touchent jusqu'à terre.

Les ânes, qui sont aussi en grand nombre, ont quelque chose de plus vif et de plus agréable que les chevaux. Ils sont même un peu plus grands. Les Hollandais en avaient autrefois quelques-uns au fort d'Axim pour leurs usages domestiques; mais ils les virent périr successivement faute de nourriture.

Quoiqu'il y ait beaucoup de moutons sur toute la côte, ils y sont toujours chers. Leur forme est la même qu'en Europe; mais ils ne sont pas de la moitié si gros que les nôtres, et la nature ne leur a donné que du poil au lieu de laine. C'est le contraire de nos climats. Les hommes en Guinée ont de la laine, et les moutons du poil.

Le nombre des chèvres est prodigieux. Elles ne diffèrent de celles de l'Europe que par la grandeur, car la plupart sont fort petites; mais elles sont beaucoup plus grosses et plus charnues que les moutons.

Le pays ne manque point de porcs; mais ceux qui sont nourris par les Nègres ont la chair fade et désagréable; au lieu que la nourriture qu'ils reçoivent des Hollandais leur donne une qualité fort différente. Cependant les meilleurs n'approchent point de ceux du royaume de Juida, qui surpassent les porcs mêmes de l'Europe par la délicatesse et la fermeté.

Les animaux domestiques, comme en Europe, sont les chats et les chiens. Mais les chiens n'aboient et ne mordent pas comme les nôtres. Il s'en trouve de toutes sortes de couleurs, blancs, rouges, noirs, bruns et jaunes. Les Nègres en mangent la chair, et jusqu'aux intestins; de sorte que dans plusieurs cantons on les conduit en troupes au marché comme les moutons et les porcs. Les Nègres leur donnent le nom d'ékia, ou, d'après les Portugais, celui de cabra-de-matto, qui signifie chèvre sauvage. On en fait tant de cas dans le pays, qu'un habitant qui aspire à la noblesse est obligé de faire au roi un présent de quelques chiens. Ceux de l'Europe sont encore plus estimés à cause de leur aboiement. Les Nègres s'imaginent qu'ils parlent. Ils donnent volontiers un mouton pour un chien, et préfèrent sa chair à celle de leurs meilleurs bestiaux. Les chiens de l'Europe dégénèrent beaucoup dans le pays. Leurs oreilles deviennent raides et pointues comme celles du renard. Leur couleur change par degrés. Dans l'espace de trois ou quatre ans, on est surpris de les trouver fort laids, et de s'apercevoir qu'au lieu d'aboyer ils ne font plus que hurler tristement.

Quoique les éléphans ne soient nulle part en si grand nombre que sur la côte de l'Ivoire, il s'en trouve beaucoup aussi sur la partie de la côte d'Or qui s'avance de l'intérieur des terres jusqu'au rivage de la mer. Anta n'en est jamais dépourvu.

Les éléphans de la côte d'Or ont douze ou treize pieds de hauteur, et sont par conséquent moins grands que ceux des Indes orientales, auxquels les voyageurs donnent le même nombre de coudées. C'est la seule différence qui mérite d'être remarquée.

L'éléphant se nourrit particulièrement d'une sorte de fruit qui ressemble à la papaye, et qui croît sauvage dans plusieurs parties de la Guinée. L'île de Tesso en est remplie, et c'est apparemment ce qui invite ces animaux à s'y rendre en grand nombre. Ils passent le canal à la nage. Un esclave de la compagnie blessa un éléphant dans cette île; et, n'ignorant pas ce qu'il avait à craindre de sa furie, il se réfugia aussitôt dans un bois voisin. L'éléphant s'efforça de le suivre; mais, soit qu'il fut affaibli par sa blessure ou retardé par l'épaisseur des arbres, il abandonna les traces de son ennemi pour repasser le canal à la nage. Il mourut en chemin, et les Nègres profitèrent de la marée pour le conduire dans la baie de Féro, où ils commencèrent par lui arracher les dents, et firent ensuite un festin de sa chair. On assure que le mouvement d'un éléphant dans l'eau est plus prompt que celui d'une chaloupe à dix rameurs, et qu'à terre il est aussi léger qu'un cheval à la course.

On ne voit point d'éléphans blancs sur la côte d'Or, quoiqu'on dise dans quelques relations qu'il s'en trouve plus loin dans l'Afrique le long du Niger, dans l'Abyssinie et dans le pays de Zanguébar.

Les panthères sont en fort grand nombre sur toute la côte. Elles y portent le nom de bohen. On connaît l'extrême férocité de ces animaux. Un homme qui se hasarde seul dans un bois est menacé à tout moment de leurs insultes, et n'a de ressource que dans son adresse et son courage. Peu de temps après l'arrivée de Bosman, un domestique du facteur de Sokkonda fut dévoré à cent pas de son comptoir. Dans le même temps, et près du même lieu, un Nègre qui allait couper du bois avec sa hache, rencontra une panthère qui fondit sur lui; mais, après un long combat, le Nègre lui ôta la vie d'un coup de hache, et revint couvert de sang et de blessures. En 1693, tandis que Bosman commandait dans le même fort, il ne se passait pas de nuit où les panthères n'enlevassent quelques moutons de son troupeau et de celui des Anglais ses voisins. Un jour, en plein midi, un de ces furieux animaux pénétra dans la loge et dévora deux chèvres. Bosman, qui s'en aperçut, se hâta de sortir avec son canonnier, deux Anglais et quelques Nègres, tous armés de mousquets. Ils poursuivirent le monstre, et le virent entrer dans un petit bois où il s'arrêta tranquillement. Le canonnier eut la hardiesse d'y entrer pour découvrir son gîte; mais il revint bientôt avec une vive épouvante, après avoir laissé derrière lui son chapeau, son sabre et ses sandales. La panthère s'était jetée sur lui, l'avait mordu, et n'avait lâché prise que parce qu'une branche était tombée sur elle et l'avait effrayée. Un des Anglais n'entreprit pas moins de la faire déloger. Il pénétra dans le bois, son mousquet en joue; mais la panthère se tint tranquillement assise pour lui laisser la liberté d'approcher; et, le saisissant tout d'un coup par les épaules, elle l'abattit, et l'aurait infailliblement mis en pièces, si Bosman et ses Nègres, qui suivaient de près, n'eussent paru assez tôt pour le secourir. Si le monstre prit la fuite, ce ne fut qu'après avoir ôté à son ennemi la force de se relever pendant le reste du jour. Un facteur du fort, qui était parti après les autres avec son mousquet pour augmenter le nombre des assaillans, s'avançait d'un air résolu au moment que la panthère quittait sa retraite. Il la vit venir à lui; et, son courage l'abandonnant à cette vue, il se mit à courir de toute sa force pour regagner le comptoir. Soit frayeur ou lassitude, il eut le malheur de tomber sur une pierre. La panthère s'approcha aussitôt de lui. Bosman et ses compagnons s'arrêtèrent tremblans à quelque distance, sans oser tirer, parce que le monstre était trop près du facteur. Ils s'attendaient à le voir déchirer à leurs yeux, lorsque la panthère, abandonnant sa proie, continua de fuir d'un autre côté. Ils n'attribuèrent sa retraite qu'à leurs cris. Quoi qu'il en soit, cette aventure ne l'empêcha pas de revenir peu de jours après, et de tuer quelques moutons. Les Hollandais, après avoir employé si malheureusement la force, eurent recours à l'adresse. Ils firent une cage de plusieurs grands pieux, longue de douze pieds et large de quatre, sur laquelle ils mirent un tas de pierres pour la rendre plus ferme. Dans un coin de cette cage, ils en mirent une petite, où ils renfermèrent deux cochons de lait. L'entrée était une trappe, soutenue par une corde, qui devait se lâcher d'elle-même au moindre mouvement de la petite cage. Ce stratagème eut tant de succès, que, trois jours après, vers minuit, la panthère se jeta dans le piége. Au lieu de pousser des rugissemens, comme on s'y attendait, elle employa d'abord ses dents pour se procurer la liberté. Ses efforts lui auraient ouvert un passage, si elle eût pu continuer ce travail une demi-heure de plus; car elle avait déjà rongé la moitié d'une palissade. Mais Bosman parut assez tôt pour l'interrompre; et, sans s'amuser à tirer plusieurs coups inutiles, il passa le bout de son fusil entre deux pieux. L'animal se jeta dessus avec une extrême furie, et s'offrit ainsi comme de lui-même à trois balles, qui le renversèrent sans vie. Il était de la grandeur d'un veau, et pourvu de dents aussi terribles que ses griffes. Cette victoire devint l'occasion d'une fête qui dura huit jours, suivant l'usage du pays, qui accorde à celui qui tue une panthère le droit de prendre, sans payer, tout le vin de palmier qu'on met en vente au marché. Bosman, qui avait tué le monstre, résigna son privilége à ses Nègres.

Le pays d'Axim produit plus de panthères que celui d'Anta. Elles poussent la hardiesse jusqu'à sauter pendant la nuit dans les forts hollandais, quoique les murs n'aient jamais moins de dix pieds de hauteur; et, s'il se présente quelque proie, leur férocité n'épargne rien. L'auteur observe qu'elles ne sont pas aussi effrayées du feu qu'on se l'imagine. Après en avoir reçu deux ou trois visites, qui lui avaient coûté quelques moutons, il espéra de s'en délivrer en allumant un grand feu près de son parc. Cinq de ses domestiques reçurent ordre de passer la nuit au même lieu sous les armes. Malgré toutes ces précautions, une panthère s'approcha sans être entendue, tua deux moutons entre deux de ses gens qui s'étaient endormis; et lorsque, se réveillant aux cris des victimes, ils se préparaient à faire usage de leurs armes, elle eut plus de légèreté à s'échapper qu'ils n'eurent de courage à la poursuivre. Cet incident semble confirmer une opinion qui est commune à tous les Nègres: ils assurent que jamais la panthère ne s'attaque aux hommes lorsqu'elle peut se saisir d'une bête. Sans cela, deux domestiques endormis auraient été aussi faciles à dévorer que deux moutons.

Les buffles sont si rares sur l'a côte d'Or, qu'à peine en voit-on quelques-uns dans l'espace de deux ou trois ans; mais ils sont en assez grand nombre à l'est, vers le golfe de Guinée. Ils sont de la grandeur d'un bœuf; leur couleur est rougeâtre; leurs cornes sont droites. Ils sont très-légers à la course. Dans les bons pâturages, leur chair, est un fort bon aliment. Il est dangereux de les blesser lorsqu'on ne les tue pas du même coup. Les Nègres, instruits par l'expérience, montent sur un arbre pour les tirer.

Outre ces animaux farouches, le pays nourrit aussi des chacals, des hyènes, et d'autres bien plus gros; ils sont non-seulement inconnus aux Européens, mais ils n'ont pas même de nom parmi les Nègres. En revanche, cette contrée est remplie d'espèces plus douces: telles que les cerfs, les gazelles ou les antilopes, les daims, les lièvres, etc. Le nombre des cerfs est surprenant dans les contrées d'Anta et d'Akra; on les rencontre en grands troupeaux. Bosman en a quelquefois compté jusqu'à cent. Si l'on en croit les Nègres, ils sont si subtils et si timides, que, dans leurs marches, ils détachent un d'entre eux pour faire l'avant-garde, et veiller à la sûreté commune. Mais on distingue environ vingt sortes de ces animaux: les uns de la grandeur d'une petite vache, d'autres aussi petits que des moutons, et même que des chats. La plupart sont rougeâtres, avec une raie noire sur le dos; il s'en trouve néanmoins de mouchetés. Leur chair est excellente, surtout celle de deux principales sortes, que les Hollandais trouvent fort délicate.

Le petit cerf, dont les jambes sont si minces, qu'on les compare au tuyau d'une pipe, est doué d'une si grande légèreté, qu'il paraît voltiger au milieu des buissons.

On voit beaucoup de gazelles dans le pays d'Akra, et la chair en est excellente.

On a placé à tort en Afrique le paresseux, animal de l'Amérique méridionale. Ceux que des voyageurs y ont vus y avaient été apportés. L'arompo ou mangeur d'hommes n'est probablement qu'un chacal mal décrit.

Mais il n'y a point d'animaux en si grande abondance sur la côte d'Or que les rats et les souris, surtout les rats, qui ne se rendent pas peu redoutables par leurs ravages et par leur nombre.

On voit particulièrement, près d'Axim, une espèce de rats sauvages aussi gros que des chats, et qui ont le corps très-effilé: ils sont nommés boutis dans le pays. Il n'y a que les Nègres à qui leur chair paraisse agréable. Ils causent un dommage incroyable aux magasins de millet et de riz. Dans l'espace d'une nuit, un seul de ces animaux fait dans un champ de blé le même ravage que cent rats; après avoir beaucoup mangé, il renverse et détruit tout ce qu'il ne peut avaler.

Les singes sont d'autres animaux dont l'abondance est incroyable sur la côte d'Or; ils sont en si grand nombre, que, dans plusieurs cantons, les Nègres sont obligés de faire la garde pour garantir leurs plantations, et d'employer le poison, les piéges et les armes. Lorsqu'un Européen rapporte de la chasse cinq ou six singes qu'il a tués, il est reçu des Nègres comme en triomphe. D'un autre côté, les singes s'aperçoivent fort bien des piéges qu'on leur tend, et ne donnent pas deux fois dans le même. Ils ne connaissent pas moins leurs ennemis. S'ils voient un singe de leur troupe blessé d'un coup de flèche, ils s'empressent à le secourir. La flèche est-elle barbue, ils le distinguent fort bien à la difficulté qu'ils trouvent à la tirer; et, pour donner du moins à leur compagnon la facilité de fuir, ils en brisent le bois avec leurs dents. Un autre est-il blessé d'un coup de balle, ils reconnaissent la plaie au sang qui coule, et mâchent des feuilles pour la panser. Les chasseurs qui tomberaient entre leurs mains courraient grand risque d'avoir la tête écrasée à coups de pierres, ou d'être déchirés en pièces; car, entre ces animaux il s'en trouve de très-gros, et qu'il est dangereux d'irriter.

On sait qu'en général tous les singes sont malins et fort portés à l'imitation de tout ce qui se présente devant leurs yeux. Ils sont passionnés pour leurs petits. Jamais on ne les voit tranquilles: la nature n'a rien qui représente mieux le mouvement perpétuel. Comme ils approchent beaucoup de la forme humaine les Nègres sont persuadés, comme on l'a déjà vu, que c'est une race d'hommes maudits qui pourraient parler, si leur malignité ne leur liait la langue. On tend sur les arbres des ressorts et d'autres piéges pour les prendre.

Bosman dit qu'on trouverait plus de cent mille singes sur la côte, et qu'il y en a tant de variétés, qu'il serait presque impossible d'en faire la description. Il ajoute qu'on en a vu de cinq pieds de haut, c'est-à-dire d'aussi grands qu'un homme. Un facteur anglais lui assura que, derrière le fort de Ouimba ou Ouineba, une troupe de singes se saisirent un jour de deux esclaves de la Compagnie, et leur auraient crevé les yeux avec des bâtons, qu'ils préparaient déjà, si d'autres esclaves n'étaient venus à leur secours.

Les plus grands, après cette monstrueuse espèce, qui est le barris, n'en approchent pas pour la hauteur, mais ils ne sont pas moins laids. Leur meilleure qualité est d'apprendre parfaitement tout ce qu'on leur enseigne. Les Anglais les ont nommés monkeys, qui signifie petits moines.

Les espèces que l'on trouve à la côte d'Or, sont le mandrill, le magot, le babouin, le papion, le blanc-nez, la diane, le calitriche ou singe vert, la mone, le patas. Les Nègres font de la peau de ces animaux des bonnets appelés fittès.

Tous ces singes sont naturellement voleurs. Bosman a vu plusieurs fois avec quelle subtilité ils dérobent le millet. Ils en prennent deux ou trois tiges dans chaque main, autant sous les bras, deux ou trois dans la bouche; et, marchant sur les pieds, ils s'enfuient avec leur fardeau. S'ils sont poursuivis, ils ne gardent que ce qu'ils ont dans la bouche, et laissent tomber le reste pour se sauver plus légèrement. En prenant les tiges, ils examinent soigneusement l'épi; et, s'ils n'en sont pas satisfaits, ils le jettent pour en choisir un autre. Ainsi leur friandise cause plus de dommage que leur larcin.

Atkins observe que te prodigieux nombre de singes qui habitent la côte d'Or rend les voyages fort dangereux par terre. Ils attaquent un passant lorsqu'ils le voient seul, et le forcent de se réfugier dans l'eau, qu'ils craignent beaucoup. Dans quelques cantons, on accuse les Nègres de se livrer aux plus honteux désordres avec les singes. L'auteur, se rappelant plusieurs exemples de la passion de ces animaux pour les femmes, juge que cette accusation n'est pas sans vraisemblance. Un officier du vaisseau qu'il montait acheta dans le pays un singe qui avait une parfaite ressemblance avec un enfant; il avait le visage plat et uni, avec une petite chevelure: il était sans queue. Il ne voulait prendre pour nourriture que du lait et de l'orge en bouillie. Il gémissait continuellement, et ses cris étaient les mêmes que ceux des enfans. Enfin, dit Atkins, sa figure et ses pleurs continuels avaient quelque chose de si choquant, qu'après l'avoir gardé deux ou trois mois, son maître prit le parti de l'assommer et de le jeter dans les flots.

Smith raconte que les habitans de Scherbro appellent le mandrill boggo; il ajoute qu'il a véritablement la figure humaine; que, dans toute sa grandeur, on le prendrait pour un homme de la taille moyenne; que ses jambes et ses pieds, ses bras et ses mains sont d'une juste proportion; mais que sa tête est fort grosse, son visage plat et large, sans autre poil qu'aux sourcils; qu'il a le nez fort petit, les lèvres minces et la bouche grande; que la peau de son visage est blanche, mais extrêmement ridée, comme les femmes l'ont dans l'extrême vieillesse; que ses dents sont larges et fort jaunes, ses mains blanches et unies, quoique le reste du corps soit couvert d'un poil aussi long que celui de l'ours. S'il ressent quelque mouvement de colère ou de douleur, il crie comme les enfans. Il a généralement le nez morveux, et paraît prendre plaisir à se le frotter avec la langue.

Le capitaine Flower apporta d'Angole, en 1733, un barris, qu'il avait soigneusement conservé dans de l'esprit de vin. Il l'avait eu vivant pendant quelques mois. On admira beaucoup à Londres son visage, sa petite chevelure et ses parties naturelles, qui ne différaient pas de l'espèce humaine. Flower rendit témoignage qu'il marchait souvent sur les deux jambes; qu'il s'asseyait sur une chaise pour boire et pour manger; qu'il dormait assis, les mains croisées sur la poitrine; qu'il n'avait pas la méchanceté des autres singes, et que ses mains, ses pieds et ses ongles ressemblaient beaucoup aux nôtres.

Le kogghelo, dont on a déjà parlé, habite particulièrement les bois, près de la rivière de Saint-André. Sa longueur est d'environ huit pieds; mais sa queue seule en prend plus de quatre. Ses écailles ressemblent aux feuilles de l'artichaut; mais elles sont plus pointues. Elles sont fort serrées, et si dures, qu'elles peuvent le défendre contre les attaques des autres bêtes. Ses principaux ennemis sont les tigres et les léopards. Ils le poursuivent, et sa légèreté n'est pas si grande, qu'ils aient beaucoup de peine à l'atteindre. Mais il se roule alors dans sa cotte de mailles, qui le rend invulnérable. Les Nègres le tuent par la tête, vendent sa peau aux Européens, et mangent sa chair, qui est blanche et de bon goût. Cet animal vit de fourmis, et se sert, pour les prendre, de sa langue, qui est extrêmement longue et gluante. Suivant Desmarchais, c'est une créature douce et tranquille, qui n'est pas capable de nuire. Dapper assure au contraire, mais à tort, que c'est une bête de proie qui ressemble beaucoup au crocodile.

On peut diviser les oiseaux de la côte d'Or en trois classes: ceux qui lui sont communs avec l'Europe, ceux qui sont connus en Europe, quoiqu'ils y soient étrangers, et ceux qui n'y sont pas connus.

Les espèces privées qui sont communes à la côte d'Or et à l'Europe se réduisent à un fort petit nombre; ce sont les poules, les canards, les dindons et les pigeons. Encore les deux dernières ne se trouvent-elles que dans les comptoirs hollandais; car on n'en voit point parmi les Nègres.

Les perdrix et les faisans ne ressemblent point à ceux de l'Europe. Le nombre des perdrix est fort grand sur toute la côte, ce qui ne les rend pas plus communes sur la table des Hollandais, parce qu'ils manquent de chasseurs pour les tuer. Les faisans sont en fort grand nombre aux environs d'Akra et d'Apam, et dans la province d'Akambo. Leur grandeur ne surpasse pas celle d'une poule; mais on vante beaucoup leur beauté. Ils ont le plumage tacheté de blanc et de bleu, le cou entouré d'un cercle bleu céleste de la largeur de deux doigts, et la tête couronnée d'une belle touffe noire. On les regarde comme les plus beaux de la nature, et comme la plus précieuse rareté que la Guinée produise après l'or.

Entre une infinité d'oiseaux, les perroquets sont également remarquables par leur nombre et par leur beauté. L'usage commun des Nègres est de les prendre jeunes dans leurs nids, de les apprivoiser, et de leur apprendre plusieurs mots de leur langue; mais les perroquets de la côte d'Or ne parlent pas si bien que les verts du Brésil. Quoiqu'on en trouve sur toute la côte, ils n'y sont pas en si grand nombre que dans l'intérieur des terres, d'où ils viennent presque tous: ceux de Benin, de Callabar et du cap Lopez, sont les plus estimés, parce qu'on les apporte de fort loin; mais, outre qu'ils sont ordinairement trop vieux, ils n'ont pas la même docilité. Tous les perroquets de la côte, ceux du promontoire de Guinée et des lieux qu'on vient de nommer sont bleus; et ce qui doit paraître fort étrange, ils sont plus chers qu'en Hollande: on ne fait pas difficulté de donner trois, quatre et cinq livres sterling (72, 96 et 120 fr.) pour un perroquet qui sait parler.

On y voit une espèce de petites perruches, que les Nègres appellent abourots. Elles se laissent prendre au filet comme les alouettes, et aiment à se rassembler en troupes dans les champs de blé. Elles se portent entre elles une singulière affection, comme les tourterelles: elles ne sont pas moins remarquables par la beauté de leur plumage; elles ont le corps vert et la tête orangée. On en voit une autre sorte qui est un peu plus grosse, et qui a le plumage rouge, avec une tache noire sur la tête, et la queue noire.

Les voyageurs parlent aussi de l'oiseau à couronne, qui se trouve sur la côte d'Or, et qui n'a pas moins de dix couleurs: son plumage est un mélange admirable de vert, de rouge, de bleu, de brun, de noir, de blanc, etc. De sa queue, qui est fort longue, les Nègres tirent des plumes dont ils se parent la tête. Les Hollandais lui ont donné le nom d'oiseau à couronne, parce qu'ils ont sur la tête une belle touffe, les uns bleue, d'autres couleur d'or. C'est sans doute une espèce de perroquet, car il en a le bec.

Un autre oiseau à couronne est l'oiseau royal, qui a été décrit plus haut.

Le pokko est un oiseau qui, malgré sa laideur, est estimé par sa rareté. Il est exactement de la taille d'une oie; ses ailes sont d'une grandeur et d'une largeur démesurées, couvertes de plumes brunes; tout le dessous du corps est couleur de cendre, et couvert de poils plutôt que de plumes; sous le cou pend une sorte de bourse rouge, longue de quatre ou cinq pouces, et de la grosseur du bras d'un homme; c'est dans ce réservoir que l'animal dépose sa nourriture. Son cou, qui est assez long, et cette espèce de sac, sont couverts de quelques poils de la même nature que ceux du ventre; sa tête est beaucoup plus grosse à proportion du corps, et n'est couverte que d'un petit nombre des mêmes poils; ses yeux sont grands et noirs; son bec est fort gros et fort long; il se nourrit de poisson, et dans un seul repas il dévore ce qui suffirait pour la nourriture de quatre hommes; il se jette avec beaucoup d'avidité sur le poisson qu'on lui présente, et le cache aussitôt dans son sac. Il n'aime pas moins les rats, et les avale entiers; on prend quelquefois plaisir à lui faire rendre gorge. Les Hollandais avaient un de ces animaux qu'ils laissaient courir dans les ouvrages extérieurs de leur fort; ils l'avaient accoutumé à vider quelquefois devant eux son réservoir, d'où ils voyaient sortir un rat à demi digéré: un autre de leurs amusemens était de lâcher sur lui un chien, ou même un enfant, pour le mettre dans la nécessité de se défendre: ses seules armes étaient son bec, dont il se servait assez adroitement pour pincer, mais sans être capable de nuire beaucoup.

Pendant le séjour de Bosman dans le pays, on tua sur la rivière d'Apan un oiseau assez semblable au pokko, mais si grand, lorsqu'il se tient sur ses jambes et la tête levée, qu'il surpasse de beaucoup la hauteur d'un homme: son plumage était mêlé de noir, de blanc, de rouge, de bleu et de plusieurs autres couleurs: il avait les yeux jaunes et très-grands. Bosman le regarde comme un animal fort extraordinaire: les Nègres mêmes ignoraient son nom[6].

Bosman reconnaît qu'il est impossible de décrire toutes les différentes espèces d'abeilles, de chenilles, de grillons, de sauterelles, de vers, de fourmis et d'escargots qui se forment et qui se renouvellent sans cesse dans le pays.

Ce voyageur s'étend sur le nombre et la grandeur des serpens de la côte d'Or. Le plus monstrueux qu'il ait vu n'avait pas moins de vingt pieds de longueur; mais il ajoute qu'il s'en trouve de beaucoup plus grands dans l'intérieur des terres; en effet, il y en a de trente pieds de long. On a souvent trouvé dans leurs entrailles non-seulement des animaux, mais des hommes entiers. On les connaît sous le nom de boa.

La nature a refusé à ces énormes serpens les crochets à venin; mais elle leur a donné une puissance redoutable. Ils vivent généralement dans les lieux aquatiques; ils se placent en embuscade sur le bord des rivières où les animaux viennent se désaltérer; roulés en spirale sur eux-mêmes, ils forment un disque de près de sept pieds de diamètre, au centre duquel se trouve placée la tête; ils attendent ainsi leur proie dans une position immobile, soulevant la tête de temps à autre pour observer si quelque animal approche. Aussitôt qu'ils le croient à leur portée, ils s'élancent comme un ressort; ils s'entortillent autour de son cou afin de l'étouffer. Quand l'animal est étranglé, ils lui brisent les os en le serrant des nombreux replis de leur corps; ils l'étendent sur la terre, le couvrent de leur bave ou d'une salive très-muqueuse, et commencent à l'avaler la tête la première. Dans cette sorte de déglutition, les deux mâchoires du serpent se dilatent considérablement; il semble avaler un animal plus gros que lui. Cependant la digestion commence à s'opérer; alors le serpent s'engourdit, et il devient très-facile de le tuer, car il n'oppose ni résistance, ni volonté de s'enfuir. Aussi les habitans des contrées qu'il infeste vont à sa recherche, afin de s'en procurer la viande, qu'on vend par tronçons dans les marchés.

Quelquefois il cherche sa proie sur terre, se tient caché dans de grandes herbes, sous des buissons épais, dans une caverne, ou bien grimpe sur un arbre. Il vit aussi de poissons, et pour cela, il a l'art d'attirer sa proie, en dégorgeant dans l'eau une petite partie des alimens à moitié digérés qui sont dans son estomac; les poissons accourent pour s'en nourrir, et il les englobe dans son vaste gosier. Cet énorme serpent se trouve dans toutes les régions équatoriales de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique.

Beaucoup de serpens sont venimeux, surtout une espèce qui n'a pas plus de trois pieds de long, ni plus de deux paumes d'épaisseur: elle est mouchetée de blanc, de noir et de jaune. Bosman faillit un jour, près d'Axim, d'être mordu par un de ces serpens, qui s'était approché de lui sans être aperçu, tandis qu'il était assis tranquillement sur un rocher.

Ces monstres infectent non-seulement les bois, mais les cabanes des Nègres, et jusqu'aux forts des Européens, où Bosman en tua plus d'un. Il conserva la peau d'un serpent mort qui avait deux têtes. Au fort hollandais d'Axim, on en voyait plusieurs qu'on avait pris soin de faire sécher et de remplir de paille pour leur rendre leur grandeur naturelle: le plus grand avait quatorze pieds de longueur: à deux pieds de la queue, on remarquait encore deux pâtes[7], sur lesquelles on prétend que ces animaux se lèvent et courent fort vite; la tête, qui ressemblait par sa forme à celle d'un brochet, était armée de terribles rangées de dents. Il y avait une autre peau d'un serpent long de cinq pieds, et de la grosseur du bras d'un homme, rayé de noir, de brun, de jaune et de blanc, avec un mélange fort agréable. La plus curieuse partie de son corps était la tête, qui paraissait fort longue et fort plate: il n'a pour arme offensive qu'une fort petite corne, qui lui surmonte le nez: elle est blanche, dure et pointue comme une alêne. Il arrive souvent aux Nègres de marcher sur cet animal, lorsqu'ils vont nu-pieds dans les champs; car, lorsqu'il digère, il tombe, comme le boa, dans un si profond sommeil, qu'il ne faut pas peu de bruit et de mouvement pour l'éveiller[8].

Quelques domestiques nègres de Bosman aperçurent près d'un marais un serpent de vingt-sept pieds de long, et d'une grosseur proportionnée. Il était au bord d'un trou rempli d'eau, entre deux porcs-épics, avec lesquels il s'engagea dans un combat fort animé. Il vomissait son venin tandis que ses deux adversaires le perçaient de leurs dards; mais les Nègres terminèrent la bataille en tuant les trois champions à coups de fusil: ils les apportèrent à Maouri, où, rassemblant leurs camarades, ils en firent ensemble un festin délicieux.

En réparant les murs du fort hollandais de Maouri, les ouvriers découvrirent un grand, serpent sous un monceau de pierres, et résolurent aussitôt de le prendre. Après avoir remué une partie des pierres, un maçon nègre, voyant passer la queue du serpent, s'en saisit; mais, n'ayant pas la force de la tirer, il prit le parti de la couper avec son couteau; et, se flattant d'avoir mis le monstre hors d'état de lui nuire, il continua d'écarter le reste des pierres. Aussitôt que le serpent se vit à découvert, il s'élança sur le maçon, et lui couvrit le visage d'un venin si dangereux qu'il le rendit aveugle sur-le-champ; cependant ses yeux se rouvrirent, et la vue lui revint, après avoir été quelques jours dans cette situation. Bosman observa souvent parmi les Nègres que la morsure d'un serpent les fait d'abord enfler, et leur cause de vives douleurs, mais qu'ils reviennent ensuite à leur premier état; d'où il conclut que le poison a différens degrés de force, et que, s'il est quelquefois mortel, il n'est capable ordinairement que de blesser. Dans le royaume de Juida, la plupart des serpens ne causent aucun mal. Smith confirme cette opinion. À Juida, dit-il, il se trouve de gros serpens qui n'ont aucun venin, et que les habitans honorent d'un culte. Nous en parlerons plus en détail à l'article du royaume de Juida.

Les crapauds et les grenouilles sont non-seulement aussi communs, mais de la même forme qu'en Europe; cependant il s'y trouve moins de crapauds que de grenouilles, et dans quelques cantons ils sont d'une grosseur prodigieuse. Dans le village d'Adja, entre Maouri et Cormantin, Bosman en vit un de la largeur d'un plat de table: il le prit d'abord pour une tortue de terre; mais il fut bientôt détrompé en le voyant marcher: le facteur anglais l'assura qu'on en voyait beaucoup de cette taille aux environs du même lieu: ils sont mortels ennemis des serpens, et Bosman fut quelquefois témoin de leurs combats. Barbot raconte que, dans certaines années, vers la fin du mois de mai, on voit paraître au cap Corse un nombre incroyable de ces hideux animaux, qui disparaissent peu de temps après.

Les scorpions sont en grand nombre sur cette côte, les uns fort petits, d'autres de la grosseur d'une écrevisse; mais la différence de la taille n'en met pas dans le venin de leur piqûre, qui est presque toujours mortelle, si le remède n'est pas apporté sur-le-champ: l'antidote le plus certain est d'écraser le scorpion sur la blessure, et le premier soin du malheureux qui se sent piqué doit être d'arrêter son ennemi pour le faire servir à sa guérison. Un des gens de Barbot fut guéri par cette méthode dans l'île du Prince, où il avait été blessé au talon pendant qu'il était à couper du bois.

Toutes les parties de la Guinée sont remplies de grandes araignées noires, dont la vue a quelque chose d'effrayant. Bosman, se mettant un jour au lit, fut véritablement alarmé d'apercevoir près de lui un de ces animaux qui avait le corps d'une longueur extraordinaire, la tête pointue par-derrière, et fort large sur le devant, dix jambes couvertes de poil, et de la grosseur du petit doigt. Il n'ajoute pas de quelles armes il se servit pour tuer ce monstre.

Les Hollandais trouvèrent un insecte si brillant dans les ténèbres, qu'ils le prirent d'abord pour un ver luisant. Il ressemblait à la cantharide, excepté par sa couleur, qui était noire comme le jais. Barbot observe qu'outre ces mouches noires qui sont fort grosses, et qui rendent pendant la nuit une sorte de lumière, on voit sur la côte quantité de vers luisans. Atkins rapporte que la mouche de feu, qui est fort commune dans les latitudes méridionales, vole ici pendant la nuit, et répand dans l'air autant de clarté que les vers luisans sur terre.

On parle avec admiration de la multitude d'abeilles qu'on rencontre de toutes parts. On connaît assez, dit Bosman, l'excellence du miel de Guinée: il n'est pas moins célèbre par son extrême abondance aux environs de Rio-Gabon, du cap Lopez, et plus haut dans le golfe de Guinée; mais il n'est pas si commun sur la côte d'Or.

Les fourmis, comme celles du Sénégal, se composent des habitations avec un art admirable; elles se bâtissent aussi de grands nids sur des arbres fort élevés, et souvent elles viennent de ces lieux dans les forts hollandais, en si grand nombre, qu'elles mettent les facteurs dans la nécessité de quitter leurs lits: leur voracité est surprenante; il n'y a point d'animal qui puisse s'en défendre: elles ont souvent dévoré des moutons et des chèvres. Smith rapporte que, dans l'espace d'une nuit, elles lui ont quelquefois mangé un mouton avec tant de propreté, que le plus habile anatomiste n'en aurait pas fait un si beau squelette. Un poulet n'est pour elles qu'un amusement d'une heure ou deux; le rat même, quelque léger qu'il soit à la course, ne peut échapper à ces cruels ennemis; si une seule fourmi l'attaque, il est perdu; tandis qu'il s'efforce de la secouer, il se trouve saisi par quantité d'autres, jusqu'à ce qu'il soit accablé par le nombre; elles le traînent alors dans quelque lieu de sûreté: si leurs forces ne suffisent pas pour cette opération, elles font venir un renfort, elles se saisissent de leur proie, et viennent à bout de l'emporter en bon ordre.

Ces fourmis sont de plusieurs sortes, grandes, petites, blanches, noires et rouges: l'aiguillon des dernières cause une inflammation très-violente et plus douloureuse que celle des millepieds. Les blanches sont aussi transparentes que le verre, et mordent avec tant de force, que dans l'espace d'une nuit elles s'ouvrent un passage dans un coffre de bois fort épais, en y faisant autant de trous que s'il avait été percé d'une décharge de petit plomb. Les plus grosses n'ont pas moins d'un pouce de long. Un jour Smith entreprit de briser un de leurs nids avec sa canne; mais l'unique effet de plusieurs coups fut d'attirer des milliers de fourmis à leurs portes. Il prit aussitôt le parti de la fuite, se souvenant que la morsure d'une fourmi noire cause des douleurs inexprimables, quoiqu'elle n'ait pas d'autre effet dangereux.

On distingue aisément à la tête de leurs bataillons trente ou quarante guides qui surpassent les autres en grosseur, et qui dirigent leurs marches. Leurs expéditions se font ordinairement la nuit. Si les Européens, en les fuyant, oublient derrière eux quelques provisions de bouche, ou d'autres objets comestibles, ils doivent être sûrs que tout sera dévoré avant le jour; l'armée des fourmis se retire ensuite avec beaucoup d'ordre, et toujours chargée de quelque butin qu'elle a la précaution d'emporter.

Pendant le séjour que Smith fit au cap Corse, un grand corps de cette milice vint rendre sa visite au château. Il était presque jour lorsque l'avant-garde entra dans la chapelle, où quelques domestiques nègres étaient endormis sur le plancher: ils furent réveillés par cette armée d'ennemis; et Smith, s'étant levé au bruit, eut peine à revenir de son étonnement; l'arrière-garde était encore à la distance d'un quart de mille: après avoir tenu conseil sur cet incident, on prit le parti de mettre une longue traînée de poudre sur le sentier que les fourmis avaient tracé, et dans tous les endroits où elles commençaient à se disperser. On en fit sauter ainsi plusieurs millions qui étaient déjà dans la chapelle; l'arrière-garde, ayant reconnu le danger, tourna tout d'un coup, et regagna directement ses habitations.

Si les fourmis n'ont point un langage comme les Nègres, et plusieurs Européens se le sont imaginé, on ne peut douter, ajoute Smith, qu'elles n'aient quelque manière de se communiquer leurs intentions; il s'en convainquit par l'expérience suivante. Ayant découvert, à quelque distance des nids, quatre fourmis qui paraissaient être à la chasse, il tua un escargot et le jeta sur le chemin; elles passèrent quelques momens à reconnaître si c'était une proie qui leur convînt; ensuite une d'entre elles se détacha pour porter l'avis à leur habitation, tandis que les autres demeurèrent à faire la garde autour du corps mort: bientôt Bosman fut surpris d'en voir paraître un grand nombre qui vinrent droit au corps, et qui ne tardèrent point à l'entraîner. Dans d'autres occasions, il prit plaisir à renouveler la même expérience; il observa que, si le premier détachement ne suffisait pas pour la pesanteur du fardeau, les fourmis renvoyaient un second messager qui revenait avec un renfort.

La disette ou la mauvaise qualité des viandes et des autres provisions rend les secours de la mer fort utiles à la conservation de la santé et de la vie. Il serait impossible de subsister long-temps sans cette ressource; car non-seulement les Nègres, mais la plupart des Européens mêmes ne vivent que de poisson, de pain et d'huile de palmier. Ceux qui aiment le poisson peuvent s'en rassasier pour cinq ou six sous; et s'ils ne s'attachent point à choisir le plus rare et le plus beau, ils peuvent se satisfaire aisément pour la moitié de ce prix. Si la pêche n'est pas heureuse, comme il arrive souvent dans la saison de l'hiver, où dans le mauvais temps, la vie du peuple est fort misérable.

On nomme entre les poissons de mer la dorade, la bonite, les jacots, qui sont de la grosseur d'un veau, le brochet de mer, la morue, le thon et la raie. Les petits poissons, surtout les sardines, y sont dans une extrême abondance. Le meilleur poisson qu'on trouve dans cette mer, est la dorade. Elle a le goût du saumon. Les Anglais lui donnent le nom de dauphin, et les Hollandais celui de poisson d'or. On le regarde comme le plus léger de tous les animaux qui nagent. Les dorades se laissent prendre aisément lorsqu'elles sont pressées par la faim.

La bonite est un fort bon poisson, mais inférieur à la dorade; on la prend dans les lieux où là mer est le plus agitée.

Les Anglais du cap Corse regardent le poisson royal comme un des meilleurs et des plus délicats de la côte; mais il demande d'être pris dans la saison qui lui convient: sa pleine longueur est d'environ cinq pieds. Quelquefois on en découvre des troupes nombreuses au long du rivage. Plusieurs écrivains le nomment seffer, d'autres nègre, parce qu'il a la peau noire.

On trouve assez abondamment dans cette mer un poisson de la grosseur des morues de l'Europe, qui porte le nom de morue du Brésil; il est fort gras et d'un excellent goût.

Outre les poissons précédens et une infinité d'autres, qui servent de nourriture ordinaire aux habitans de la côte, il y en a de différentes sortes qui sont fort remarquables par leur grandeur, leur force et leurs autres qualités.

Le plus monstrueux habitant des mers est le cachalot, qui a reçu des Hollandais le nom de noordkaper, et des Français celui de souffleur.

Le poisson fétiche a tiré ce nom du respect ou de l'espèce de culte que les Nègres lui rendent. C'est un poisson d'une rare beauté; sa peau qui est brune sur le dos, devient plus claire et plus brillante près de l'estomac et du ventre. Il a le museau droit et terminé par une espèce de corne dure et pointue de trois pouces de longueur; ses yeux sont grands et vifs. Des deux côtés du corps, immédiatement après les ouïes, on découvre quatre ouvertures en longueur dont on ignore l'usage. Celui dont Barbot a donné la figure avait sept pieds de long. Il ne lui fut pas possible d'en goûter, parce que rien ne peut engager les Nègres à le vendre; mais ils lui permirent de le dessiner au crayon.

Pendant le séjour qu'Atkins fit dans la baie du cap des Trois-Pointes, il vit régulièrement, vers le soir, un affreux poisson qui se remuait pesamment autour du vaisseau. Ce monstre, nommé diable de mer par les matelots, et baudroie sur les côtes de France, a un aspect hideux. Sa tête est démesurément grosse, ses nageoires ventrales ont la forme de mains. Entre ses yeux, placés sur la partie supérieure de la tête, s'élève un long filament terminé par une membrane assez large. Ce filament est suivi, dans la direction du dos, d'une rangée d'autres filamens qui diminuent de longueur en s'éloignant de la tête, garnie aussi de membranes et de fils. Des barbillons vermiformes sont répandus sur les côtés du corps, de la queue et de la tête, au-dessus de laquelle paraissent quelques tubercules ou aiguillons. Sa peau est mince, flasque et sans écailles. La couleur de la baudroie est obscure en dessus, et blanchâtre en dessous. Ce poisson, n'ayant ni armes défensives dans ses tégumens, ni force dans ses membres, ni célérité dans sa natation, est, malgré sa grandeur, contraint d'avoir recours à la ruse pour se procurer sa subsistance, et de réduire sa chasse à des embuscades; il s'enfonce dans la vase, se couvre de plantes marines, se cache entre les pierres, et ne laisse apercevoir que l'extrémité de ses filamens qu'il agite en différens sens, et auxquels il donne toutes les fluctuations qui peuvent les faire ressembler davantage à des vers où autres appâts; les autres poissons, attirés par cette proie apparente, s'approchent et sont engloutis par un seul mouvement de la baudroie dans son énorme gueule, et y sont retenus par les innombrables dents dont elle est armée. Les autres poissons connus sur la côte d'Or sont les mêmes que nous avons déjà vus dans ces mers.

CHAPITRE III.

Côte des Esclaves.

Les navigateurs européens étendent la côte des Esclaves depuis le Rio de Volta, où finit la côte d'Or, jusqu'au Rio Lugos, dans le royaume de Benin. La côte suivante prend le nom de grand Benin; celle d'après porte celui d'Ouarre, et s'étend vers le sud jusqu'au cap Formose. De là elle tourne à l'est jusqu'à Rio del Rey, d'où elle reprend au sud jusqu'au cap Consalvo, au-delà de l'équateur, et forme le golfe de Guinée.

L'Europe n'a que trois établissemens sur cette côte. Le premier, qui se nomme Kita, est un comptoir anglais de la Compagnie royale d'Afrique, éloigné de quinze lieues à l'est de Lay ou d'Alampo, sur la côte d'Or. Le second se nomme Fida ou Juida; les Anglais, les Français et les Hollandais y ont des comptoirs et des forts. Le troisième établissement, qui s'appelle Iakin, est un comptoir anglais à trois lieues à l'est de Juida; mais diverses raisons l'ont fait abandonner, sans qu'on ait pensé depuis à le rétablir.

La côte des Esclaves comprend les côtes de Koto, de Popo, de Juida et d'Ardra, quatre royaumes qui se suivent immédiatement, et qui tous font le commerce des esclaves. Nous ne nous arrêterons que sur celui de Juida, dont nous avons promis de donner une notice. C'est le centre du commerce des esclaves, et le pays le plus fréquenté «t le mieux connu des Européens sous cette latitude.

Il commence à cinq ou six lieues du village de Popo, et s'étend à quinze ou seize lieues le long de la côte; sa largeur est de huit ou neuf lieues dans les terres; il est à 6° 20´ de latitude nord; ses bornes sont le royaume de Popo au nord-ouest, et celui d'Ardra au sud-est.

Le pays est arrosé par deux ruisseaux qui méritent néanmoins le nom de rivières, et qui descendent tous deux du royaume d'Ardra. Celui qui est le plus au sud coule à la distance d'une lieue et demie de la mer, et porte le nom d'Iakin, qu'il tire d'une ville du royaume d'Ardra; l'eau en est jaunâtre. Il n'est navigable que pour les pirogues; à peine a-t-il trois pieds de profondeur; et, dans plusieurs endroits, il en a beaucoup moins.

Le second, qui se nomme Eufrates (on ne sait pas pourquoi ce nom grec se trouve en Guinée), arrose la ville d'Ardra, et va passer à la distance d'une lieue de Sabi ou Xavier, capitale du royaume de Juida; il est plus large et plus profond que le premier; son eau est excellente, et, s'il n'était pas bouché par quelques bancs de sable, il serait navigable. Les rois de Juida ont établi depuis long-temps à tous ses gués une sorte de douane où tous les passans sont obligés de payer deux bedjis ou cauris. Les grands du pays, et les Européens mêmes, ne sont pas exempts de ce droit.

Tous les Européens qui ont fait le voyage de Juida conviennent que c'est une des plus délicieuses contrées de l'univers. Les arbres y sont d'une grandeur et d'une beauté admirables, sans être offusqués, comme dans les autres parties de la Guinée, par des buissons et de mauvaises plantes. La verdure des campagnes, qui ne sont divisées que par des bosquets ou des sentiers, fort agréables, et la multitude des villages qui se présentent dans un si bel espace, forment la plus charmante perspective qu'on puisse s'imaginer. Il n'y a ni montagnes ni collines qui arrêtent la vue. Tout le pays s'élève doucement, jusqu'à trente ou quarante milles de la côte, comme un large et magnifique amphithéâtre, d'où les yeux se promènent jusqu'à la mer; plus on avance, plus on le trouve peuplé; c'est la véritable image des Champs-Élysées; du moins les voyageurs osent donner ce nom à cette belle contrée, sans réfléchir qu'un pays où l'on trafique sans cesse de la liberté des hommes rappelle plutôt l'idée de l'enfer que celle de l'Élysée.

À ceux qui viennent de la mer cette contrée présente un spectacle charmant: c'est, un mélange de petits bois et de grands arbres. Ce sont des groupes de bananiers, de figuiers, d'orangers, etc., au travers desquels on découvre les toits d'un nombre infini de villages, dont les maisons, couvertes de paille et couronnées de cannes, forment un très-beau paysage.

Les Nègres de Juida, bien différens de la plupart des peuples de Guinée, n'abandonnent que les terres absolument stériles: tout est cultivé, semé, planté, jusqu'aux enclos de leurs villages et de leurs maisons. Leur activité va si loin, que le jour de leur moisson ils recommencent à semer, sans laisser à la terre un moment de repos: aussi leur terroir est-il si fertile, qu'il produit deux ou trois fois l'année. Les pois succèdent au riz; le millet vient après les pois; le maïs après le millet; les patates et les ignames après le maïs. Les bords des fossés, des haies et des enclos sont plantés de melons et de légumes. Il ne reste pas un pouce de terre en friche. Leurs grands chemins ne sont que des sentiers. La méthode commune, pour la culture des terres, est de l'ouvrir en sillons. La rosée qui se rassemble au fond de ces ouvertures, et l'ardeur du soleil qui en échauffe les côtés, hâtent beaucoup plus les progrès de leurs plantes et de leurs semences que dans un terroir plat.

Avec si peu d'étendue, le royaume de Juida est divisé en vingt-six provinces ou gouvernemens, qui tirent leurs noms des principales villes. Ces petits états sont distribués entre les principaux seigneurs du pays, et deviennent héréditaires dans leurs familles. Le roi, qui n'est que leur chef, gouverne particulièrement la province de Sabi ou Xavier, c'est-à-dire celle qui passe pour la première du royaume, comme la ville du même nom en est la capitale.

Tout le pays est si rempli de villages et si peuplé, qu'il ne paraît composer qu'une seule ville, divisée en autant de quartiers, et partagée seulement par des terres cultivées, qu'on prendrait pour des jardins.

Aussitôt que les Nègres voient entrer dans la rade un vaisseau de l'Europe, ils méprisent tous les dangers pour apporter à bord du poisson; l'expérience les rend sûrs d'être bien payés, et d'obtenir quelques verres d'eau-de-vie par-dessus. C'est parleurs pirogues que les capitaines de chaque nation écrivent aux directeurs-généraux pour leur donner avis de leur arrivée. Après avoir réglé les signaux de mer et de terre, et fait dresser des tentes sur le rivage; le capitaine se met dans sa chaloupe pour s'avancer à cent pas de la barre, c'est-à-dire jusqu'au lieu où commence la grande agitation des vagues: il y trouve une pirogue qui l'attend. Les personnes sensées se dépouillent de leurs habits jusqu'à la chemise, parce que le moindre de tous les maux qu'on peut craindre est d'être bien mouillé de la troisième vague; toute l'adresse des rameurs ne peut garantir là pirogue d'être couverte d'eau, et l'on est inondé depuis la tête jusqu'aux pieds. Les Nègres sautent dehors; et, secondés par ceux qui les attendent au rivage, ils mettent la pirogue et tous les passagers sur le sable.

Il ne sera point inutile d'expliquer ici ce que c'est que cette barre qui règne tout le long de la côte de Guinée, et qui est plus ou moins dangereuse, suivant la position des côtes, et suivant la nature des vents auxquels elle est exposée.

Par le terme de barre, on entend l'effet produit par trois vagues, qui viennent se briser successivement contre la côte, et dont la dernière est toujours la plus dangereuse, parce qu'elle forme une sorte d'arcade assez haute et d'un assez grand diamètre pour couvrir entièrement une pirogue, la remplir d'eau et l'abîmer avant qu'elle puisse toucher au rivage. Les deux premières vagues ne s'enflent pas tant, et ne forment point d'arche en approchant du rivage: la première, parce qu'elle n'est pas repoussée par une vague précédente qui ait eu le temps de se briser avant qu'elle arrive; la seconde, parce que le retour seul de la première n'a pas assez de force pour repousser fort impétueusement celle qui la suit. Mais la troisième, qui trouve le repoussement de la seconde augmenté par celui de la première, forme cette arcade terrible, qui porte proprement le nom de barre, et qui a causé la perte de tant de malheureux.

L'adresse des rameurs nègres consiste à sauter promptement dans l'eau, et à soutenir la pirogue des deux côtés pour empêcher qu'elle ne tourne. Cette opération la conduit à terre dans un moment, avec autant de sûreté pour les passagers que pour les marchandises. Depuis que les Européens font le commerce à Juida, les Nègres du pays ont eu le temps de se familiariser avec ce dangereux passage. Il est rare à présent qu'une pirogue y périsse. Il arrive encore plus rarement que les rameurs aient quelque risque à courir, parce qu'ils sont excellens nageurs, et qu'étant nus ils comptent pour rien d'être un peu secoués par les flots. Leur hardiesse est si tranquille, qu'ils profitent souvent de l'occasion pour dérober de l'eau-de-vie ou des cauris. S'ils n'ont pas quelques Européens qui les observent, ils cessent quelque temps d'avancer, en soutenant la pirogue avec leurs rames, tandis qu'un des plus adroits perce les barils et sert de l'eau-de-vie à tous les autres; ensuite ils recommencent à ramer de toutes leurs forces, et, lorsqu'ils arrivent au rivage, ils racontent froidement, pour excuser leur lenteur, que la pirogue a fait une voie d'eau, et qu'ayant été forcés de la boucher, ils ont eu beaucoup de peine à surmonter les difficultés. S'ils sont observés de si près qu'ils ne puissent tromper, ils ont l'art de renverser la pirogue dans quelque lieu où les barils et les caisses coulent à fond, et la nuit suivante ils reviennent les pêcher.

Après avoir débarqué les marchandises, on les place sous des tentes que les capitaines font dresser sur le rivage. Au sommet de ces tentes on élève des pavillons qui servent à donner les signaux réglés entre les marchands qui sont à terre et les barques qui demeurent à l'ancre au delà de la barre; car, à si peu de distance, il n'en est pas moins impossible de se faire entendre en criant, et même avec le porte-voix. Le bruit des vagues qui se brisent incessamment contre la rade l'emporte sur celui du tonnerre.

Autrefois les Anglais et les Hollandais étaient seuls en possession du commerce de Juida; mais les Français obtinrent par degrés la liberté d'y bâtir un fort; et l'adresse des habitans a fait ouvrir enfin leur port à toutes les nations. Il en résulte un effet très-désavantageux pour la compagnie anglaise d'Afrique: le prix des esclaves, qui était anciennement réglé pour elle à trois livres sterling par tête (72 fr.), est monté dans ces derniers temps jusqu'à vingt (480 fr.).

Il se tient tous les quatre jours un grand marché à Sabi ou Xavier, dans différens endroits de cette ville. Il s'en tient un autre dans la province d'Aploga, où la foule est si grande, qu'on n'y voit pas ordinairement moins de cinq ou six mille marchands.

Ces marchés sont réglés avec tant d'ordre et de sagesse, qu'il ne s'y passe jamais rien contre les lois. Chaque espèce de marchands et de marchandises a sa place assignée. Il est permis à ceux qui achètent de marchander aussi long-temps qu'il leur plaît, mais sans tumulte et sans fraude. Le roi nomme un juge, assisté de quatre officiers bien armés, qui a non-seulement le droit d'inspection sur toutes sortes de commerce, mais celui d'écouter les plaintes et de les terminer par une courte décision, en vendant pour l'esclavage ceux qui sont convaincus de vol ou d'avoir troublé le repos public. Outre ce magistrat, un grand du royaume, nommé le konagongla, est chargé du soin de la monnaie ou des bedjis. Il en faut quarante pour faire un toqua. Cet officier examine les cordons, et s'il s'y trouve une coquille de moins, il les confisque au profit du roi.

Les marchés sont environnés de petites baraques qui sont occupées par des cuisiniers ou des traiteurs pour la commodité du public. Il ne manque rien dans tous ces marchés. On y vend des esclaves de tous les âges et des deux sexes, des bœufs et des vaches, des moutons, des chèvres, des chiens, de la volaille et des oiseaux de toute espèce; des singes et d'autres animaux; des draps de l'Europe, des toiles, de la laine et du coton, des calicots où toiles des Indes, des étoffes de soie, des épices, des merceries, de la porcelaine de la Chine, de l'or en poudre et en lingots, du fer en barre et en œuvre; enfin toutes sortes de marchandises d'Europe, d'Asie et d'Afrique, à des prix fort raisonnables. Cette abondance est d'autant plus surprenante, qu'une partie de tous ces biens est achetée de la seconde ou de la troisième main par des marchands qui les vont revendre à trois ou quatre cents lieues du pays.

Les principales marchandises du royaume de Juida sont les étoffes de la fabrique des femmes, les nattes, les paniers, les cruches pour le peytou, les calebasses de toutes sortes de grandeurs, les plats et les tasses de bois, les pagnes rouges et bleus, la malaguette, le sel, l'huile de palmier, le kanki et d'autres denrées.

Le commerce des esclaves est exercé par les hommes, et celui de toutes les autres marchandises par les femmes. Nos plus fins marchands pourraient recevoir des leçons de ces habiles Négresses, soit dans l'art du débit, soit dans celui dès comptes. Aussi les hommes se reposent-ils entièrement sur leur gestion.

La monnaie courante dans tous les marchés est de la poudre d'or ou des bedjis. Comme on ne connaît pas l'usage du crédit, les marchands n'ont pas l'embarras des livres de compte.

Les Européens, les seigneurs de Juida, et les Nègres riches se font porter dans des hamacs sur les épaules de leurs esclaves. C'est du Brésil que viennent les plus beaux hamacs: ils sont de coton. Les uns sont d'une étoffe continue, comme le drap; les autres à jour, comme nos filets pour la pèche. Leur longueur ordinaire est de sept pieds, sur dix, douze et quatorze de largeur. Aux deux extrémités il y a cinquante ou soixante nœuds d'un tissu de soie ou de coton, que les Nègres appellent rubans, chacun de la longueur de trois pieds. Tous les rubans de chaque bout s'unissent pour composer une chaîne, au travers de laquelle on passe une corde, qu'on attache des deux côtés au bout d'une perche de bambou longue de quinze ou seize pieds; de sorte que le hamac suspendu prend la forme d'un demi-cercle. Deux esclaves portent les deux extrémités de la perche sur leur tête. La personne qui se fait porter s'assied ou se couche de toute sa longueur dans le hamac; mais elle ne se met pas en ligne directe, parce que, dans cette situation, elle aurait le corps plié et les pieds aussi hauts que la tête. Sa position est diagonale, c'est-à-dire, qu'ayant la tête et les pieds d'un coin à l'autre, elle est aussi commodément que dans un lit. Les personnes de distinction se servent d'un oreiller qui leur soutient la tête.

Les hamacs qu'on apporte du Brésil sont de différentes couleurs et fort bien travaillés, avec des soupentes et des franges de la même étoffe qui tombent des deux côtés, et leur donnent fort bonne grâce. On s'y sert ordinairement d'un parasol qu'on tient à la main. Si l'on voyage pendant la nuit, on passe sur la perche une toile cirée pour se garantir de la rosée, qui est dangereuse dans ce pays. Il n'y a point de litière où l'on dorme si commodément que dans cette voiture.

Lorsque les directeurs sortent du comptoir pour la promenade ou pour quelque voyage, ils sont toujours escortés d'un capitaine nègre, ou d'un seigneur qui protége leur nation, et qui suit immédiatement dans son hamac. À la tête du convoi, un Nègre porte l'enseigne de la nation. Il est suivi d'une garde de cent ou deux cents Nègres, avec leurs tambours et leurs trompettes. Ceux qui ont des fusils tirent continuellement. Les tambours battent, les trompettes sonnent, et la marche n'est qu'une danse continuelle.

La qualité du climat ne laisse point aux Européens le choix d'une autre voiture. Ils ne pourraient faire un mille à pied, dans l'espace d'un jour, sans être dangereusement affaiblis par l'excès de la chaleur; au lieu qu'ils sont fort soulagés dans un hamac par la toile qui les couvre, et par le mouvement de l'air que leurs porteurs agitent continuellement.

Les habitans naturels de cette contrée sont généralement de haute taille, bien faits et robustes. Leur couleur n'est pas d'un noir de jais si luisant que sur la côte d'Or, et l'est encore moins que sur le Sénégal et sur la Gambie. Mais ils sont beaucoup plus industrieux et plus capables de travail, sans être moins ignorans.

Avec peu de lumières, ils sont pourtant très-civilisés et très-polis. Bosman les met fort au-dessus de tous les autres Nègres, autant pour les mauvaises que pour les bonnes qualités.

Les devoirs mutuels de la civilité sont si bien établis entre eux, et leur respect va si loin pour leurs supérieurs, que, dans les visites qu'ils leur rendent, ou dans une simple rencontre, l'inférieur se jette à genoux, baise trois fois la terre en frappant des mains, souhaite le bonjour à celui qu'il se croit obligé d'honorer, et le félicite sur sa santé ou sur d'autres avantages dont il le voit jouir. De l'autre côté, le supérieur, sans changer de posture, fait une réponse obligeante, bat doucement les mains, et souhaite aussi le bonjour. L'inférieur ne cesse pas de demeurer assis à terre ou prosterné jusqu'à ce que l'autre le quitte ou lui témoigne que c'est assez. Si c'est l'inférieur que ses affaires obligent de partir le premier, il en demande la permission, et se retire en rampant; car on regarderait comme un crime dans la nation de paraître debout ou de s'asseoir sur un banc devant ses supérieurs. Les enfans ne sont pas moins respectueux pour leurs pères, et les femmes pour leurs maris. Ils ne leur présentent et ne reçoivent rien d'eux sans se mettre à genoux, et sans employer les deux mains; ce qui passe encore pour une plus grande marque de soumission. S'ils leur parlent, c'est en se couvrant la bouche de la main, dans la crainte de les incommoder par leur haleine.

Deux personnes d'égale condition qui se rencontrent commencent par se mettre à genoux et frappent des mains, après quoi elles se saluent en faisant des vœux mutuels pour leur bonheur et leur santé. Qu'une personne de distinction éternue, toutes les personnes présentes tombent à genoux, baisent la terre, frappent des mains et lui souhaitent toutes sortes de prospérités. Un Nègre qui reçoit quelque présent de son supérieur frappe des mains, baise la terre et fait un remercîment fort affectueux. Enfin les distinctions de rang et les gradations de respect sont aussi bien observées entre les Nègres de Juida que dans aucun autre endroit du monde, bien différens de ceux de la côte d'Or, qui vivent ensemble comme des brutes, sans aucune idée de bienséance et de politesse.

Les mêmes cérémonies se répètent scrupuleusement chaque fois qu'on se rencontre, fût-ce vingt fois le jour; et la négligence dans ces usages est punie par une amende. Toute la nation, dit Desmarchais, marque une considération singulière pour les Français: le dernier roi de Juida portait si loin ce sentiment, qu'un de ses principaux officiers ayant insulté un Français, et levé la canne pour le frapper, il lui fit couper la tête sur-le-champ, sans se laisser fléchir par les ardentes sollicitations du directeur français en faveur du coupable.

Les Chinois mêmes ne portent pas plus loin les formalités du cérémonial, et ne les observent pas avec plus de rigueur. Un Nègre de Juida qui se propose de rendre visite à son supérieur envoie d'abord chez lui pour lui faire demander sa permission et l'heure qui lui convient: après avoir reçu sa réponse, il sort accompagné de tous ses domestiques et de ses instrumens musicaux, si sa condition lui permet d'en avoir: ce cortége marche devant lui lentement et en fort bon ordre; il ferme la marche, porté par deux esclaves sur son hamac; lorsqu'il est arrivé à quelques pas du terme, il descend et s'avance à la première porte, où il trouve les domestiques de la maison; alors il fait cesser la musique, et se prosterne à terre avec tout son train; les domestiques qui sont venus pour le recevoir se mettent dans la même posture; on dispute long-temps à qui se lèvera le premier; il entre enfin dans la première cour, y laisse le gros de ses gens, et n'en prend qu'un petit nombre à sa suite.

Les domestiques de la maison l'ayant introduit dans la salle d'audience, il y trouve le maître assis, qui ne fait pas le moindre mouvement pour quitter sa position; il se met à genoux devant lui, baise la terre, frappe des mains, et souhaite à son seigneur une longue vie avec toutes sortes de prospérités: il répète trois fois cette cérémonie, après quoi l'autre, sans se remuer, lui dit de s'asseoir, et le fait placer vis-à-vis de lui sur une natte ou sur une chaise, suivant la manière dont il est assis lui-même; il commence alors la conversation: lorsqu'elle a duré quelque temps, il fait signe à ses gens d'apporter des liqueurs, et les présente à son hôte; c'est le signal de la retraite. L'étranger recommence alors ses génuflexions avec les mêmes complimens, et se retire; les domestiqués de la maison le conduisent jusqu'à la porte, et le pressent de remonter dans son hamac; mais il s'en défend, et de part et d'autre, on se prosterne comme à l'arrivée; il monte ensuite dans le hamac; les instrumens recommencent à jouer, et le convoi se remet en marche dans le même ordre qu'il est venu. Il paraît par ce détail que la politesse des inférieurs est très-soumise, et celle des supérieurs très-humiliante. Quoi qu'en disent les voyageurs, ce n'est pas là le chef-d'œuvre de l'urbanité; celle de l'Europe est infiniment mieux entendue, puisqu'elle consiste à établir, autant qu'il est possible, les apparences de l'égalité.

Mais si les habitans de Juida surpassent tous les autres Nègres en industrie comme en politesse, ils l'emportent beaucoup aussi par le goût et la subtilité qu'ils ont pour le vol. À l'arrivée de Bosman dans ce comptoir, le roi lui déclara que ses sujets ne ressemblaient point à ceux d'Ardra et des autres pays voisins, qui étaient capables, au moindre mécontentement, d'empoisonner les Européens. «C'est, lui dit le prince, ce que vous ne devez jamais craindre ici; mais je vous avertis de prendre garde à vos marchandises, car mon peuple est fort enclin au vol, et ne vous laissera que ce qu'il ne pourra prendre.» Bosman, charmé de cette franchise, résolut d'être si attentif, qu'on ne pût le tromper aisément; mais il éprouva bientôt que l'adresse des habitans surpassait toutes ses précautions. Il ajoute qu'à l'exception de deux ou trois des principaux seigneurs du pays, toute la nation de Juida n'est qu'une troupe de voleurs, d'une expérience si consommée dans leur profession, que, de l'aveu des Français, ils entendent mieux cet art que les plus habiles filous de Paris.

Les Nègres de Juida sont généralement mieux vêtus que ceux de la côte d'Or; mais ils n'ont pas d'ornemens d'or et d'argent: leur pays ne produit aucun de ces précieux métaux, et les habitans n'en connaissent pas même le prix.

Le blé des Nègres de Juida est le millet. Ils ont l'art de le moudre entre deux pierres, qu'ils appellent pierres de kanki, à peu près comme les peintres broient leurs couleurs: de la farine pétrie avec un peu d'eau ils composent des morceaux de pâte qu'ils font bouillir dans un pot de terre, ou cuire au feu sur un fer ou une pierre; cette espèce de pain, qu'ils appellent kanki, se mange avec un peu d'huile de palmier: une calebasse de peytou et quelques ignames, ou quelques, patates qu'ils y joignent, sont la nourriture ordinaire du plus grand nombre.

La plupart des usages de Juida ont beaucoup de ressemblance avec ceux de la côte d'Or, à l'exception de ce qui regarde le culte religieux.

Les hommes ont communément un plus grand nombre de femmes que sur la côte d'Or. Sans être extrêmement fécondes, elles sont fort éloignées d'être stériles, et non-seulement les hommes sont ardens et robustes, mais ils emploient divers ingrédiens pour exciter la nature. Bosman a vu des Nègres qui se glorifiaient d'avoir plus de deux cents enfans. Ayant demandé un jour au capitaine Agoci, qui servait depuis plusieurs années d'interprète aux Hollandais, si sa famille était nombreuse, parce qu'il était toujours suivi de quantité d'enfans, le Nègre répondit avec un soupir, qu'il n'en avait que soixante-dix, et qu'il lui en était mort le même nombre. Le roi, qui était témoin de cette conversation, assura Bosman qu'un de ses vice-rois avait repoussé un puissant ennemi sans autre secours que ses fils et ses petits-fils, avec tous ses esclaves, et que cette famille était composée de deux mille hommes, au nombre desquels il ne comptait ni les filles ni plusieurs enfans morts. Cela rappelle les guerres de famille entre les patriarches. Il ne faut pas s'étonner que le pays soit si peuplé, et qu'il en sorte annuellement un si grand nombre d'esclaves.

D'ailleurs les richesses consistent dans la multitude des enfans; mais les pères en disposent à leur gré, et, ne réservant quelquefois que l'aîné des mâles, ils vendent tout le reste pour l'esclavage: un royaume de si peu d'étendue fournit tous les mois un millier d'esclaves au marché.

La circoncision des enfans est une pratique établie dans cette contrée, sans que les habitans en puissent apporter d'autre raison que l'usage de leurs pères, dont ils en ont reçu l'exemple: on soumet même quelques filles à cette cérémonie sanglante.

À la mort de son père, l'aîné des fils hérite non-seulement de tous ses biens et de ses bestiaux, mais même de ses femmes, avec lesquelles il commence aussitôt à vivre en qualité de mari; sa mère seule est exceptée; elle devient maîtresse d'elle-même, dans un logement séparé, avec un fonds réglé pour sa subsistance; cet usage n'est pas moins établi pour le peuple que pour le roi et les seigneurs.

L'application extraordinaire que les Nègres de Juida apportent au commerce et à l'agriculture ne leur ôte pas le goût du plaisir et de l'amusement; leur principale passion dans ce genre est pour le jeu. Bosman rapporte qu'ils y risquent volontiers tout ce qu'ils possèdent, et qu'après avoir perdu leur argent et leurs marchandises, ils sont capables de jouer leurs femmes, leurs enfans, et de finir par se jouer eux-mêmes.

Desmarchais observe en effet qu'avec autant de passion pour le jeu que les Chinois, ils se dispensent de les imiter sur un seul point: c'est qu'au lieu de se pendre après avoir tout perdu, ils jouent leur propre corps, et sont vendus par celui que la fortune favorise. Ce désordre avait engagé un de leurs rois à défendre tous les jeux de hasard sous peine de l'esclavage.

Ils appréhendent tellement la mort, qu'ils ne peuvent en entendre parler, dans la crainte de hâter son arrivée en prononçant son nom; c'est un crime capital de la nommer devant le roi et les grands. Bosman, se disposant à partir, dans son premier voyage, demanda au roi, qui lui devait environ cent livres sterling (2400 fr.), de qui il recevrait cette somme à son retour, en cas de mort: tous les assistans parurent extrêmement surpris à cette question; mais le roi, qui entendait un peu la langue portugaise, considérant que Bosman ignorait les usages du pays, lui répondit avec un sourire: «Soyez là-dessus sans inquiétude; vous ne me trouverez pas mort, car je vivrai toujours.» Bosman s'aperçut fort bien qu'il avait commis une imprudence. Lorsqu'il fut retourné au comptoir, son interprète lui apprit qu'il était défendu, sous peine de la vie, de parler de mort en présence du roi, et, bien plus, de parler de la sienne. Cependant étant devenu plus familier avec ce prince, dans son second et dans son troisième voyage, il prit la liberté de railler souvent les seigneurs de la cour sur la crainte qu'ils avaient de la mort; il parvint à les faire rire de leur propre faiblesse, et le roi même prenait plaisir à l'entendre; mais les Nègres n'en étaient pas moins réservés, et n'osaient ouvrir la bouche sur le même sujet.

Ils sont persuadés qu'il existe un être dont l'univers est l'ouvrage, et qui mérite par conséquent d'être préféré aux fétiches, qui sont eux-mêmes ses créatures; mais ils ne le prient point, et ne lui offrent point de sacrifices. «Ce grand Dieu, disent-ils, est trop élevé au-dessus d'eux pour s'occuper de leur situation; il a confié le gouvernement du monde aux fétiches, qui sont des puissances subordonnées auxquelles les Nègres doivent s'adresser.»

Les Nègres les plus sensés de Juida, du moins entre les grands, ont une idée confuse de l'existence d'un seul Dieu, qu'ils placent dans le ciel; ils lui attribuent le soin de punir le mal et de récompenser le bien; ils croient que le tonnerre vient de lui; ils reconnaissent que les blancs, qui lui adressent leur culte, sont beaucoup plus heureux que les Nègres, dont le partage est de servir le diable, méchante et pernicieuse puissance, qu'ils n'ont pas la hardiesse d'abandonner, parce qu'ils redoutent la fureur de la populace.

Les habitans de Juida ont quelques notions de l'enfer, du diable et de l'apparition des esprits; ils mettent l'enfer dans un lieu souterrain, où les méchans sont punis par le feu.

Les fétiches de Juida peuvent être divisés en deux classes, celle des grands et celle des petits: la première classe est celle des fétiches publics, le serpent, les arbres, la mer et l'Agoye.

L'Agoye est une hideuse figure de terre noire qui ressemble plus à un crapaud qu'à un homme: c'est la divinité qui préside aux conseils. L'usage est de la consulter avant de former une entreprise; ceux qui ont besoin de ses inspirations s'adressent d'abord au sacrificateur, et lui expliquent le sujet qui les amène; ensuite ils offrent leur présent à l'Agoye, sans oublier de payer le droit du prêtre: il fait quantité de grimaces que le suppliant regarde avec beaucoup de respect; il jette des balles au hasard, d'un plat dans l'autre, jusqu'à ce que le nombre se trouve impair dans chaque plat: il répète plusieurs fois cette opération; et, si le nombre continue d'être impair, il déclare que l'entreprise est heureuse. La prévention des Nègres est si forte, que, si leurs espérances sont trompées, comme il arrive souvent, ils en rejettent la faute sur eux-mêmes, sans accuser jamais l'Agoye.

Mais le respect qu'on porte aux grands fétiches est extrêmement partagé par la multitude innombrable que chaque particulier choisit à son gré. Les plus communs sont de terre grasse, parce qu'il est aisé de faire prendre toutes sortes de formes à cette terre.

Bosman rapporte qu'étant sur la côte de Juida, en 1698 et 1699, il y vint un moine augustin de l'île de San-Thomé pour convertir les Nègres. Ce missionnaire proposa au roi d'écouter ses instructions; et, dans la première visite que Bosman rendit à ce prince, il lui demanda ce qu'il pensait de cette proposition: «Je la loue, lui dit le roi, et ce missionnaire me paraît fort honnête homme; mais je suis résolu de m'en tenir à mes fétiches.» Le même religieux, se trouvant avec Bosman dans la compagnie d'un seigneur qui passait pour un homme d'esprit, déclara d'un ton menaçant: «Que si le peuple de Juida persistait dans ses fausses opinions et dans ses mœurs déréglées, il ne pouvait éviter de tomber dans les flammes de l'enfer pour y brûler éternellement avec le diable.» Le seigneur nègre répondit froidement: «Nous ne valons pas mieux que nos ancêtres; ils ont mené la même vie et professé le même culte: si nous sommes condamnés à brûler, notre consolation sera de brûler avec eux.» Cette réponse fit perdre toute espérance au missionnaire; il pria Bosman de lui obtenir du roi son audience de congé, et quelque temps après il remit à la voile.

Desmarchais donne une description fort exacte de l'espèce de serpent qui fait le principal objet de la religion de Juida, et qu'on nomme serpent-fétiche. Cette espèce a la tête grosse et ronde, les yeux bleus et fort ouverts, la langue courte et pointue comme un dard, le mouvement d'une grande lenteur, excepté lorsqu'elle attaque un serpent venimeux; elle a la queue petite et pointue, la peau fort belle; le fond de sa couleur est un blanc sale, avec un mélange agréable de raies et de taches jaunes, bleues et brunes. Ces serpens sont d'une douceur surprenante: on peut marcher sur eux sans crainte; ils se retirent sans aucune marque de colère.

Ils sont si privés, qu'ils se laissent prendre et manier. Leur unique antipathie est contre les serpens venimeux, dont la morsure est dangereuse; ils les attaquent dans quelque lieu qu'ils les rencontrent, et semblent prendre plaisir à délivrer les hommes de leur poison. Les blancs mêmes ne font pas difficulté de manier ces innocentes créatures, et badinent avec elles sans le moindre danger. Il ne faut pas craindre de les confondre avec les autres. L'espèce de serpens venimeux est noire, longue de deux brasses, et d'un pouce et demi de diamètre; ils ont la tête plate et deux dents crochues; ils rampent toujours la tête levée et la gueule ouverte, attaquent furieusement tout ce qui se présente.

Le serpent sacré a moins de longueur: il n'a point ordinairement plus de sept pieds et demi, mais il est aussi gros que la cuisse d'un homme. Les Nègres assurent que le premier père de cette race est encore vivant, et qu'il est d'une prodigieuse grosseur.

Bosman prétend avoir observé que ces serpens ne peuvent mordre ni piquer. Il traite de chimère l'opinion des Nègres qui regardent leur morsure comme un préservatif contre celle des autres serpens; il assure, au contraire, qu'ils ne peuvent se défendre eux-mêmes du poison des autres, et que dans les combats qu'ils leur livrent souvent, quoique beaucoup plus gros et plus vigoureux, ils seraient rarement vainqueurs, si ces rencontres n'arrivaient ordinairement près des villes et des villages, où le secours de leurs adorateurs les fait triompher de leur ennemi. Une des principales raisons qui les a fait choisir aux Nègres pour l'objet de leur culte, est la bonté de leur naturel. C'est un crime capital de leur nuire ou de les outrager volontairement; mais s'il arrive par hasard qu'on marche dessus, ils se retirent avec plus de frayeur que de colère; ou s'ils se servent de leurs dents pour mordre, la blessure est toujours sans danger.

Ce serpent vient d'Ardra, dans son origine, et voici ce que l'on rapporte sur l'introduction de son culte. L'armée de Juida étant près de livrer bataille à celle d'Ardra, il sortit de celle-ci un gros serpent qui se retira dans l'autre: non-seulement sa forme n'avait rien d'effrayant, mais il partit si doux et si privé, que tout le monde fut porté à le caresser. Le grand sacrificateur le prit dans ses bras et le leva pour le faire voir à toute l'armée. La vue de ce prodige fit tomber tous les Nègres à genoux: ils adorèrent leur nouvelle divinité, et, fondant sur leurs ennemis avec un redoublement de courage, ils remportèrent une victoire complète. Toute la nation ne manqua point d'attribuer un succès si mémorable à la vertu du serpent. Il fut rapporté avec toutes sortes d'honneurs; on lui bâtit un temple on assigna un fonds pour sa subsistance, et bientôt ce nouveau fétiche prit l'ascendant sur toutes les anciennes divinités; son culte ne fit ensuite qu'augmenter à proportion des faveurs dont on se crut redevable à sa protection. Les trois anciens fétiches avaient leur département séparé: on s'adressait à la mer pour obtenir une heureuse pêche, aux arbres pour la santé, et à l'Agoye pour les conseils; mais le serpent préside au commerce, à la guerre, à l'agriculture, aux maladies, à là stérilité, etc. Le premier édifice qu'on avait bâti pour le recevoir parut bientôt trop petit. On prit le parti de lui élever un nouveau temple avec de grandes cours et des appartemens spacieux. On établit un grand pontife et des prêtres pour le servir. Tous les ans on choisit quelques belles filles qui lui sont consacrées. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les Nègres de Juida sont persuadés que le serpent qu'ils adorent aujourd'hui est le même qui fut apporté par leurs ancêtres, et qui leur fit gagner une glorieuse victoire. La postérité de ce noble animal est devenue fort nombreuse, et n'a pas dégénéré des bonnes qualités de son premier père. Quoiqu'elle soit moins honorée que le chef, il n'y a pas de Nègre qui ne se croie fort heureux de rencontrer des serpens de cette espèce, et qui ne les loge ou ne les nourrisse avec joie: il les régale avec du lait. Si c'est une femelle, et qu'il s'aperçoive qu'elle est pleine, il lui construit un nid pour mettre ses petits au monde, et prend soin de les élever jusqu'à ce qu'ils soient en état de chercher leur nourriture. Comme ils sont incapables de nuire, personne n'est porté à les insulter; mais s'il arrivait à quelqu'un, Nègre ou blanc, d'en tuer ou d'en blesser un, toute la nation serait ardente à se soulever. Le coupable, s'il était Nègre, serait assommé ou brûlé sur-le-champ, et tous ses biens confisqués; si c'était un blanc, et qu'il eût le bonheur de se dérober à la furie du peuple, il en coûterait une bonne somme à sa nation pour lui procurer la liberté de reparaître.

Cette superstition fut cause d'un accident fort tragique, qui est confirmé par le témoignage réuni de Bosman et de Barbot. Lorsque les Anglais commencèrent à s'établir dans le royaume de Juida, un capitaine de leur nation ayant débarqué des marchandises sur le rivage, ses gens trouvèrent, pendant la nuit, un serpent fétiche, qu'ils tuèrent et qu'ils jetèrent devant leur porte sans se défier des conséquences. Le lendemain, quelques Nègres qui reconnurent le sacrilége, et qui apprirent quels en étaient les auteurs par la confession même des Anglais, ne tardèrent point à répandre cette funeste nouvelle dans la nation. Tous les habitans du canton se rassemblèrent. Ils fondirent sur le comptoir naissant, massacrèrent les Anglais jusqu'au dernier, et détruisirent par le feu l'édifice et les marchandises.

Cette barbarie éloigna pendant quelque temps les Anglais de la côte. Dans l'intervalle, les Nègres prirent l'habitude de montrer aux Européens qui arrivaient dans leur pays quelques-uns de leurs serpens fétiches, en les suppliant de les respecter parce qu'ils étaient sacrés. Une précaution si nécessaire a garanti les étrangers de toutes sortes d'accidens. Mais un blanc qui tuerait aujourd'hui quelque serpent fétiche n'aurait pas d'autre ressource que de s'adresser promptement au roi, et de lui protester qu'il l'a fait sans dessein. Son crime paraîtrait expié par le repentir et par une amende qu'on l'obligerait de payer aux prêtres. Encore Bosman ne lui conseille-t-il pas de s'exposer dans ces circonstances aux yeux de la populace, qui devient capable de toutes sortes d'outrages lorsqu'elle est excitée par les prêtres.

Vers le même temps, un Nègre d'Akambo, qui se trouvait dans le pays de Juida, prit un serpent sur un bâton, parce qu'il n'osait y toucher de la main, et le porta dans sa cabane sans lui avoir causé le moindre mal. Il fut aperçu par deux Nègres du pays, qui poussèrent aussitôt des cris affreux et capables de soulever le canton. On vit accourir à là place publique un grand nombre d'habitans armés de massues, d'épées et de zagaies, qui auraient massacré sur-le-champ le malheureux Akambo, si le roi, informé de son innocence, n'eût envoyé quelques seigneurs pour l'arracher à cette troupe de furieux.

Quoique ces serpens ne soient pas capables de nuire, ils ne laissent pas d'être fort incommodes par l'excès de familiarité à laquelle ils s'accoutument. Dans les grandes chaleurs, ils entrent quelquefois cinq ou six ensemble jusqu'au fond des maisons, et même dans les lits. S'ils trouvent dans un lit qui n'est pas bien remué quelque place où ils puissent se nicher, ils y demeurent cinq ou six jours entiers, et souvent ils y font leurs petits. À la vérité, l'embarras n'est pas grand pour s'en défaire. On appelle un Nègre, qui prend doucement ces fétiches, et qui les met à la porte; mais s'ils se trouvent placés sur quelque solive, ou dans quelque lieu élevé des maisons, quoiqu'elles ne soient que d'un seul étage, il n'est pas aisé d'engager le Nègre à les en chasser. On est obligé fort souvent de les y laisser tranquilles jusqu'à ce qu'ils en sortent d'eux-mêmes.

Un serpent se plaça un jour au-dessus de la table où Bosman avait coutume de prendre ses repas, et quoiqu'il fût à la portée de la main, il ne se trouva personne qui eût la hardiesse d'y toucher. Plusieurs jours après, Bosman eut à dîner quelques seigneurs du pays. On parla de serpens. Il leva les yeux sur celui qui était au-dessus de sa tête, et le faisant remarquer à ses hôtes, il leur dit que ce pauvre fétiche, n'ayant pas mangé depuis douze ou quinze jours, était menacé de mourir de faim, s'il ne changeait de demeure. Ils répondirent qu'ils le croyaient plus sensé, et qu'il ne fallait pas douter qu'en secret il ne trouvât le moyen de s'approcher des plats. La raillerie ne fut pas poussée plus loin; mais le jour suivant Bosman se plaignit au roi, devant les mêmes seigneurs, qu'un de ses fétiches eût pris la hardiesse de manger depuis quinze jours à sa table sans être invité. Il ajouta que, si cet effronté parasite ne payait pas quelque chose pour sa pension et son logement, les Hollandais seraient forcés de le congédier. Le roi, qui aimait cette espèce de badinage, le pria de laisser le fétiche tranquille, et promit de contribuer à sa subsistance. Dès le soir il envoya un bœuf gras à Bosman.

Les animaux qui tueraient ou blesseraient un serpent fétiche ne seraient pas plus à couvert du châtiment que les hommes. En 1697, un porc qui avait été tourmenté par un serpent se jeta dessus et le dévora. Nicolas Pell, facteur hollandais, qui fut témoin de cette scène, ne put être assez prompt pour l'empêcher. Les prêtres portèrent leurs plaintes au roi, et personne n'osant prendre la défense des porcs, ils obtinrent de ce prince une sentence qui condamnait à mort tous les porcs du royaume. Des milliers de Nègres, armés d'épées et de massues, commencèrent aussitôt cette sanglante exécution. En vain les maîtres représentèrent l'innocence de leurs troupeaux. Toute la race eût été détruite, si le roi, qui n'avait pas l'humeur sanguinaire, n'eût arrêté le massacre par un contre-ordre. Le motif qu'il apporta aux prêtres pour justifier son indulgence, fut qu'il y avait assez de sang innocent répandu, et que le fétiche devait être satisfait d'un si beau sacrifice. Bosman, dans un second voyage, vit un autre carnage de porcs à la même occasion. Aussitôt que le maïs commence à verdir, et qu'il est de la hauteur d'un pied, il est ordonné de tenir les porcs renfermés, sous peine de confiscation. C'est dans cette saison que les serpens mettent bas leurs petits, et le lieu qu'ils choisissent est ordinairement quelque champ de verdure. Les gardes et les domestiques du roi parcourent alors tout le pays. Ils font main-basse sur les porcs avec d'autant plus de rigueur, que tout ce qu'ils tuent leur appartient. Les serpens noirs détruisent encore plus les fétiches que les porcs, sans quoi ces ridicules divinités multiplieraient tant, que tout le royaume en serait couvert.

Dans toutes les parties du royaume il y a des loges ou des temples pour l'habitation et l'entretien des serpens; mais la principale loge, ou le temple cathédral, est située à deux milles de la ville royale de Sabi ou de Xavier, sous un grand et bel arbre. C'est dans ce sanctuaire que le chef et le plus gros des serpens fait sa résidence. Il doit être fort vieux, suivant le récit des Nègres, qui le regardent comme le premier père de tous les autres. On assure qu'il est de la grosseur d'un homme et d'une longueur incroyable.

Les plus grandes fêtes qu'on célèbre à l'honneur du serpent sont deux processions solennelles qui suivent immédiatement le couronnement du roi. C'est la mère de ce prince qui préside à la première, et, trois mois après, il conduit lui-même la seconde. Chaque année, il s'en fait une autre qui a le grand-maître de la maison du roi pour guide; mais la vue du serpent est une faveur que les prêtres n'accordent pas même au roi. Il ne lui est pas permis d'entrer dans l'édifice: il rend ses adorations par la bouche du grand-prêtre, qui lui apporte les réponses de la divinité. Ensuite la procession retourne à Sabi dans le même ordre.

Tous les ans, depuis le temps où l'on sème le maïs jusqu'à ce qu'il soit élevé de la hauteur d'un homme, le roi et les prêtres profitent successivement de la superstition publique. Le peuple, dont la crédulité n'a pas de bornes, s'imagine que dans cet intervalle le serpent se fait une occupation tous les soirs, et pendant la nuit, de rechercher toutes les jolies filles pour lesquelles il conçoit de l'inclination, et qu'il leur inspire une sorte de fureur qui demande de grands soins pour leur guérison. Alors les parens sont obligés de mener ces filles dans un édifice qu'on bâtit près du temple, où elles doivent passer plusieurs mois pour attendre leur rétablissement. Lorsque le temps des remèdes est expiré, et que les filles se croient guéries d'un mal dont elles n'ont pas ressenti la moindre atteinte, elles obtiennent la liberté de sortir; mais ce n'est qu'après avoir payé les frais prétendus du logement et des autres soins. L'une portant l'autre, cette dépense monte à la valeur de cinq livres sterling (120 fr.), et comme le nombre des prisonnières est toujours fort grand, la somme totale doit être considérable. Chaque village a son édifice particulier pour cet usage, et les plus peuplés en ont deux ou trois. Il faut convenir que les prêtres nègres ne sont pas maladroits: ils se font amener les filles, et se font encore payer de leurs plaisirs. Nous avons déjà dit qu'en Guinée il fallait être guiriot; mais il semble qu'il vaut encore mieux être prêtre.

Un Nègre assez sensé, dont Bosman gagna la confiance et l'amitié, lui découvrit naturellement le fond du mystère. Les prêtres ont l'adresse d'engager les filles, par des présens ou des menaces, à pousser des cris affreux dans les rues, pour feindre ensuite que le serpent les a touchées, et qu'il leur a commandé de se rendre à l'édifice. Avant qu'on ait pu venir au secours, elles prétendent que le serpent a disparu, et, continuant de donner les mêmes marques de fureur, elles mettent leurs parens dans la nécessité d'obéir à l'ordre du fétiche. Lorsqu'elles sortent du lieu de leur retraite, elles sont menacées d'êtres brûlées vives, si elles révèlent le secret. La plupart s'en trouvent assez bien pour n'avoir aucun intérêt à le découvrir; et celles mêmes qui auraient eu quelque sujet de mécontentement sont persuadées que les prêtres sont assez puissans pour exécuter leurs menaces.

Le même Nègre apprit à Bosman ce qui lui était arrivé avec une de ses propres femmes. Elle était jolie: s'étant laissé séduire par un prêtre, elle s'était mise à crier pendant la nuit, à faire la furieuse et à briser tout ce qui se présentait autour d'elle; mais le Nègre, qui n'ignorait pas la cause de sa maladie, la prit par la main comme s'il eût été résolu de la mener au temple du serpent, et la conduisit au contraire à des marchands brandebourgeois qui faisaient alors leur cargaison d'esclaves sur la côte. Lorsqu'elle s'aperçut qu'il était sérieusement disposé à la vendre, sa folie l'abandonna au même instant. Elle se jeta aux pieds de son mari, lui demanda pardon avec beaucoup de larmes; et, lui ayant promis solennellement de ne jamais retomber dans la même faute, elle obtint grâce pour la première. Le Nègre convenait que cette démarche avait été fort hardie, et que, si les prêtres en avaient eu le moindre soupçon, elle lui aurait peut-être coûté la vie.

Le ministère de la religion est partagé entre les deux sexes. Les prêtres et les prêtresses sont si respectés, que ce seul titre les met à couvert du dernier supplice pour toutes sortes de crimes. Cependant un de leurs rois ne fit pas difficulté de violer cet usage, du consentement de tous les grands. Un prêtre s'étant engagé dans une conspiration contre l'état et contre la personne du roi, ce prince le fit punir de mort avec plusieurs autres coupables.

Les fétichères, ou les prêtres, ont un chef qui les gouverne, et qui n'est pas moins considéré que le roi. Son pouvoir balance même assez souvent l'autorité royale, parce que, dans l'opinion qu'il converse familièrement avec le grand fétiche, tous les habitans le croient capable de leur causer beaucoup de mal ou de bien. Il profite habilement de cette prévention pour humilier le roi, et pour forcer également le maître et les sujets de fournir à tous ses besoins.

Le grand-prêtre ou le grand-sacrificateur est le seul qui puisse entrer dans l'appartement secret du serpent; et le roi même ne voit cette idole redoutée qu'une fois dans le cours de son règne, lorsqu'il lui présente les offrandes, trois mois après son couronnement. Le grand sacerdoce est héréditaire dans une même famille, dont le chef joint cette dignité suprême à celle de grand du royaume et de gouverneur de province. Tous les autres prêtres sont dépendans de lui et soumis à ses ordres. Leur tribu est fort nombreuse.

Les femmes qui sont élevées à l'ordre de bétas ou de prétresses affectent beaucoup de fierté, quoiqu'elles soient nées souvent d'une concubine esclave. Elles se qualifient particulièrement du titre d'enfans de Dieu. Tandis que toutes les autres femmes rendent à leurs maris des hommages serviles, les bétas exercent un empire absolu sur eux et sur leurs biens. Elles sont en droit d'exiger qu'ils les servent et qu'ils leur parlent à genoux. Aussi les plus sensés d'entre les Nègres n'épousent-ils guère de prêtresses, et consentent-ils encore moins que leurs femmes soient élevées à cette dignité. Cependant, s'il arrive qu'elles soient choisies sans leur participation, la loi leur défend de s'y opposer, sous peine d'une rigoureuse censure, et de passer pour gens irréligieux qui veulent troubler l'ordre du culte public.

Desmarchais rapporte les formalités qui s'observent dans l'élection des prêtresses. On choisit chaque année un certain nombre de jeunes vierges, qui sont séparées des autres femmes et consacrées au serpent. Les vieilles prêtresses sont chargées de ce soin. Elles prennent le temps où le maïs commence à verdir, et, sortant de leurs maisons, qui sont à peu de distance de la ville, armées de grosses massues, elles entrent dans les rues, en plusieurs bandes de trente ou quarante. Elles y courent comme des furieuses, depuis huit heures du soir jusqu'à minuit, en criant nigo bodiname! c'est-à-dire, dans leur langue, arrêtez, prenez! Toutes les jeunes filles de l'âge de huit ans jusqu'à douze qu'elles peuvent arrêter dans cet intervalle leur appartiennent de droit; et, pourvu qu'elles n'entrent point dans les cours ou dans les maisons, il n'est permis à personne de leur résister; elles seraient soutenues par les prêtres, qui achèveraient de tuer impitoyablement ceux qu'elles n'auraient pas déjà tués de leurs massues.

Les jeunes filles sont traitées d'abord avec beaucoup de douceur dans leur cloître. On leur fait apprendre les danses et les chants sacrés qui servent au culte du serpent; mais la dernière partie de ce noviciat est très-sanglante. Elle consiste à leur imprimer dans toutes les parties du corps, avec des pointes de fer, des figures de fleurs, d'animaux, et surtout de serpens. Comme cette opération ne se fait pas sans de vives douleurs et sans une grande effusion de sang, elle est suivie fort souvent de fièvres dangereuses. Les cris touchent peu ces impitoyables vieilles; et personne n'osant approcher de leurs maisons, elles sont sûres de n'être pas troublées dans cette barbare cérémonie. La peau devient fort belle après la guérison de tant de blessures: on la prendrait pour un satin noir à fleurs. Mais sa principale beauté aux yeux des Nègres, est de marquer une consécration perpétuelle au service du serpent.

Les jeunes filles rentrent ensuite dans leurs familles, avec la liberté de retourner quelquefois au lieu de leur consécration, pour y répéter les instructions qu'elles ont reçues. Lorsqu'elles deviennent nubiles, c'est-à-dire vers l'âge de quatorze ou quinze ans, on célèbre la cérémonie de leurs noces avec le serpent. Les parens, fiers d'une si belle alliance, leur donnent les plus beaux pagnes et la plus riche parure qu'ils puissent se procurer dans leur condition. Elles sont menées au temple. Dès la nuit suivante, on les fait descendre dans un caveau bien voûté, où l'on dit qu'elles trouvent deux ou trois serpens qui les épousent par commission. Pendant que le mystère s'accomplit, leurs compagnes et les autres prêtresses dansent et chantent au son des instrumens, mais trop loin du caveau pour entendre ce qui s'y passe. Une heure après, elles sont rappelées sous le nom de femmes du grand serpent, qu'elles continuent de porter toute leur vie.

C'est entre les mains du roi et des grands que réside l'autorité suprême, avec l'administration civile et militaire. Mais, dans le cas de crime, le roi fait assembler son conseil, qui est composé de plusieurs personnes choisies, leur expose le fait et recueille les opinions. Si la pluralité des suffrages s'accorde avec ses idées, la sentence est exécutée sur-le-champ. S'il n'approuve pas le résultat du conseil, il se réserve le droit de juger, en vertu de son pouvoir souverain.

Il y a peu de crimes capitaux dans le royaume de Juida. Le meurtre et l'adultère avec les femmes du roi sont les seuls qui soient distingués par ce nom. Quoique les Nègres craignent beaucoup la mort, ils s'y exposent quelquefois par l'une ou l'autre de ces deux voies.

Le roi fit arrêter un jour dans son palais un jeune homme qui s'y était enfermé en habit de femme, et qui avait obtenu les faveurs de plusieurs princesses. La crainte d'être découvert lui avait fait prendre la résolution de passer dans quelque autre pays; mais un reste d'inclination l'ayant retenu deux jours près d'une femme, il fut surpris avec elle. Il n'y eut point de supplice assez cruel pour lui arracher le nom de ses autres maîtresses. Il fut condamné au feu; mais, lorsqu'il fut au lieu de l'exécution, il ne put s'empêcher de rire en voyant plusieurs femmes, qui avaient eu de la faiblesse pour lui, fort empressées à porter du bois pour son bûcher. Il déclara publiquement quelles étaient là-dessus ses idées, mais sans faire connaître les coupables par leurs noms. La fermeté et la grandeur d'âme de ce jeune homme, incapable de trahir ce qu'il avait aimé, méritaient un meilleur sort; mais ses maîtresses ne méritaient guère un amant si généreux.

La rigueur de la loi sur cet article rend les femmes extrêmement circonspectes dans leurs intrigues, surtout celles du roi. Elles se croient obligées de s'aider mutuellement pour toutes sortes de services; mais la surveillance des hommes est si exacte sur leur conduite, qu'elles échappent rarement à la punition. La sentence de mort suit immédiatement le crime, et les circonstances de l'exécution sont terribles. Les officiers du roi font creuser deux fosses, longues de six ou sept pieds, sur quatre de largeur et cinq de profondeur; elles sont si près l'une de l'autre, que les deux criminels peuvent se voir et se parler. Au milieu de l'une on plante un pieu auquel on attache la femme, les bras derrière le dos; elle est liée aussi par les genoux et par les pieds. Au fond de l'autre fosse, les femmes du roi font un amas de petits fagots. On plante aux deux bouts deux petites fourches de bois. L'amant est lié contre une broche de fer, et serré si fortement, qu'il ne peut se remuer. On place la broche sur les deux fourches de bois, qui servent comme de chenets; alors on met le feu aux fagots. Ils sont disposés de manière que l'extrémité de la flamme touche au corps et rôtit le coupable par un feu lent. Ce supplice serait d'une horrible cruauté, si l'on ne prenait soin de lui tourner la tête vers le fond de la fosse: de sorte qu'il est le plus souvent étouffé par la fumée avant qu'il ait pu ressentir l'ardeur du feu. Lorsqu'il ne donne plus aucun signe de vie, on délie le corps, on le jette dans la fosse, et sur-le-champ elle est remplie de terre.

Aussitôt que l'homme est mort, les femmes sortent du palais au nombre de cinquante ou soixante, aussi richement vêtues qu'aux plus grands jours de fêtes: elles sont escortées par les gardes du roi, au son des tambours et des flûtes; chacune porte sur la tête un grand pot rempli d'eau bouillante, qu'elles vont jeter, l'une après l'autre, sur la tête de leur malheureuse compagne. Comme il est impossible qu'elle ne meure pas dans le cours de ce supplice, on délie aussitôt le corps, on arrache le pieu, et l'on jette l'un et l'autre dans la fosse, qui est remplie de pierres et de terre.

Le roi se sert quelquefois de ses femmes pour l'exécution des arrêts qu'il prononce: il en détache trois ou quatre cents, avec ordre de piller la maison du criminel, et de la détruire jusqu'aux fondemens. Comme il est défendu de les toucher sous peine de mort, elles remplissent tranquillement leur commission. Un Nègre fut informé qu'on le chargeait de certains crimes, et que les ordres étaient déjà donnés pour le pillage et la ruine de sa maison: son malheur était si pressant, qu'il ne lui restait pas même le temps de se justifier; mais, se rendant témoignage de son innocence, loin de prendre la fuite, il résolut d'attendre chez lui les femmes du roi. Elles parurent bientôt, et, surprises de le voir, elles le pressèrent de se retirer, pour leur laisser la liberté d'exécuter leurs ordres: au lieu d'obéir, il avait placé autour de lui deux milliers de poudre; et, leur déclarant qu'il n'avait rien à se reprocher, il jura que, si elles s'approchaient, il allait se faire sauter avec tout ce qui était autour de lui; cette menace leur causa tant d'effroi, qu'elles se hâtèrent de retourner au palais pour rendre compte au roi du mauvais succès de leur entreprise: les amis du Nègre l'avaient servi dans l'intervalle, et les preuves de son innocence partirent si claires, qu'elles firent révoquer la sentence. Les rois ont établi la même méthode pour humilier quelquefois les grands: lorsqu'ils sont choqués de leur orgueil, ils envoient deux ou trois mille femmes pour ravager les terres de ceux qui manquent de soumission pour leurs ordres, ou qui rejettent des propositions raisonnables. Le respect va si loin pour les femmes, que, personne n'osant les toucher sans se rendre coupable d'un nouveau crime, le rebelle aime mieux prêter l'oreille à des propositions d'accommodement que de se voir dévorer par une légion de furies, ou de violer une loi fondamentale de l'état.

La plupart des autres crimes sont punis par une amende pécuniaire au profit du roi.

La loi du talion est fort en usage; le meurtre est puni par la mort du meurtrier, et la mutilation par la perte du même membre. À force de sollicitations, on obtient quelquefois du roi le changement du dernier supplice en un bannissement.

Le royaume est héréditaire, et passe toujours à l'aîné des fils, à moins que, par des raisons essentielles d'état, les grands ne se croient obligés de choisir un de ses frères, comme on en vit l'exemple en 1725.

Une autre loi, qui n'est pas moins inviolable, c'est qu'aussitôt que le successeur est né, les grands le transportent dans la province de Zinghé, sur la frontière du royaume, à l'ouest, pour y être élevé comme un simple particulier, sans aucune connaissance de son rang et des droits de sa naissance, et sans recevoir les instructions qui conviennent au gouvernement. Personne n'a la liberté de le visiter ni de recevoir ses visites. Ceux qui sont chargés de sa conduite n'ignorent pas qu'il est fils de roi; mais ils sont obligés sous peine de mort de ne lui en rien apprendre, et de le traiter comme un de leurs enfans. Le roi qui occupait le trône du temps de Desmarchais gardait les pourceaux du Nègre qu'il prenait pour son père lorsque les grands vinrent le reconnaître pour leur souverain après la mort de son prédécesseur. Il ne faut pas chercher les motifs de cette éducation dans des considérations morales qui sont fort loin des Nègres. Comme ce jeune prince se trouve appelé au gouvernement d'un royaume dont il ignore les intérêts et les maximes, il est obligé de prendre l'avis des grands dans toutes sortes d'occasions, et de se remettre sur eux du soin de l'administration. Ainsi le pouvoir se perpétue d'autant plus sûrement entre leurs mains, que leurs dignités et leurs titres sont héréditaires, et que c'est toujours l'aîné des enfans mâles qui succède au rang et à la fortune de son père: il est vrai qu'il n'est pas trop convenable que le fils et l'héritier d'un roi garde les pourceaux; mais l'éducation que les princes reçoivent dans leur palais est ordinairement plus mauvaise que celle qu'ils auraient partout ailleurs, et ils ne peuvent y remédier que par l'éducation de l'expérience, qui malheureusement est un peu tardive.

On ne sait jamais dans quelle partie du palais le roi passe la nuit. Bosman ayant demandé un jour à son principal officier où était la chambre à coucher du roi, n'obtint pour réponse qu'une autre question: «Où croyez-vous que Dieu dorme? Il est aussi facile, ajouta-t-il, de savoir où le roi dort.» C'est apparemment pour augmenter le respect du peuple qu'on le laisse dans cette ignorance, ou pour éloigner du roi d'autres sortes de périls par l'incertitude où l'on serait de le trouver, si l'on en voulait à sa vie.

La couleur rouge est réservée si particulièrement pour la cour, qu'en fil et en laine, comme en soie et en coton, il n'y a que le roi, ses femmes et ses domestiques qui aient le droit de la porter; les femmes du palais ont toujours par-dessus leur pagne une écharpe de cette couleur, large de dix doigts, et longue de dix aunes, qui est liée devant elles, et dont elles laissent pendre les deux bouts.

Le roi passe sa vie avec ses femmes: il en a toujours six de la première classe, richement vêtues et couvertes de joyaux, qui se tiennent à genoux près de lui. Dans cette posture, elles s'efforcent de l'amuser par leur entretien; elles l'habillent, elles le servent à table avec une vive émulation pour lui plaire. S'il s'en trouve une qui excite ses désirs, il la touche doucement; il frappe des mains, et ce signal avertit les autres qu'elles doivent se retirer: elles attendent qu'il les rappelle, ou qu'il en demande six autres; ainsi la scène change continuellement, au moindre signe de sa volonté. Ses femmes sont distinguées en trois classes: la première classe est composée des plus belles et des plus jeunes, et le nombre n'en est pas borné. Celle qui devient mère du premier fils passe pour la reine, c'est-à-dire pour la principale femme du palais, et sert de chef à toutes les autres: elle commande dans toute l'étendue de la maison royale, sans autre supérieure que la reine-mère, dont l'autorité dépend du plus ou du moins d'ascendant qu'elle a su conserver sur le roi son fils. Cette reine-mère a son appartement séparé, avec un revenu fixe pour son entretien. Lorsqu'elle s'attire un peu de considération, les présens lui viennent en abondance; mais elle est condamnée pour toute sa vie au veuvage.

La seconde classe comprend celles qui ont eu des enfans du roi, ou que leur âge et leurs maladies ne rendent plus propres à son amusement.

La troisième est composée de celles qui servent les autres; elles ne laissent pas d'être comptées, au nombre des femmes du roi, et d'être obligées, sous peine de mort, non-seulement de ne lier aucun commerce avec d'autres hommes, mais de ne jamais sortir du palais sans sa permission.

Si le roi sort du palais avec ses femmes, elles sont obligées d'avertir par un cri les hommes qu'elles aperçoivent sur la route: un Nègre qui sent aussitôt le péril tombe à genoux, se prosterne contre terre, et laisse passer cette dangereuse troupe sans avoir la hardiesse de lever les yeux.

Philips observa souvent qu'à l'approche des femmes du roi, tous les Nègres abandonnaient le chemin. S'ils voyaient un Anglais s'avancer du même côté, ils l'avertissaient par divers signes de retourner, ou de se retirer à l'écart. Les Anglais croyaient satisfaire au devoir en s'arrêtant; ils avaient le plaisir de voir toutes ces femmes qui les saluaient à leur passage, qui baissaient la tête, qui se baisaient les mains, et qui faisaient entendre de grands éclats de rire, avec d'autres marqués de contentement et d'admiration.

Malgré tous les respects que le peuple rend aux femmes du roi, ce prince les traite lui-même avec peu de considération; il les emploie comme autant d'esclaves à toutes sortes de services; il les vend aux marchands de l'Europe, sans autre règle que son caprice; et si l'on en croit Desmarchais, le palais royal est moins un sérail qu'une de ces loges que les Français du pays appellent captiveries. Il assure que, si le roi n'a point d'esclaves dans ses prisons, il ne balance point à prendre une partie de ses femmes, auxquelles il fait appliquer aussitôt la marque de la compagnie qui les arrête, et il les voit partir sans regret pour l'Amérique. Philips confirme ce témoignage. En 1693, dit-il, faute d'esclaves ordinaires pour en fournir aux vaisseaux, le roi vendit trois ou quatre cents de ses propres femmes, et parut fort satisfait d'avoir rendu la cargaison complète. On ne saurait douter de la vérité de ce récit; cependant les Hollandais n'ont jamais obtenu de ces cargaisons de reines; et Bosman, qui était sur la côte vers le même temps, raconte seulement qu'à la moindre occasion de dégoût, le roi vend quelquefois dix-huit ou vingt de ses femmes. Il ajoute que ce retranchement n'en diminue pas le nombre, parce que trois de ses principaux capitaines ont pour unique office de remplir continuellement les vides. Lorsqu'ils découvrent une jeune et belle fille, leur devoir est de la présenter au roi: chaque famille se croit honorée de contribuer aux plaisirs de son maître: une fille que son mauvais sort condamne à cet emploi obtient deux ou trois fois l'honneur d'être caressée par ce prince; après quoi elle est ordinairement négligée pendant tout le reste de sa vie; aussi la plupart des femmes sont-elles fort éloignées de regarder le titre de femme du roi comme une grande fortune; il s'en trouve même qui préfèrent une prompte mort aux misères de cette condition. Bosman rapporte qu'un des trois capitaines ayant jeté les yeux sur une jeune fille, et se disposant à se saisir d'elle pour la conduire au roi, l'horreur qu'elle conçut pour leur dessein lui fit prendre la fuite: ils la poursuivirent; mais lorsqu'elle désespéra de pouvoir leur échapper, elle tourna vers un puits qui se présenta dans sa course, et, s'y étant jetée volontairement, elle y fut noyée avant qu'on pût la secourir.

Dès que la mort du monarque est publiée, c'est un signal de liberté qui met tout le peuple en droit de se conduire au gré de ses caprices; les lois, l'ordre et le gouvernement paraissent suspendus; ceux qui ont des haines et d'autres passions à satisfaire prennent ce temps pour commettre toutes sortes d'excès; aussi les habitans sensés se renferment-ils dans leurs maisons, parce qu'ils ne peuvent en sortir sans s'exposer au risque d'être volés ou maltraités; il n'y a que les grands et les Européens qui puissent paraître sans danger; encore ne doivent-ils leur sûreté qu'à leur cortége, qui est assez bien armé pour les garantir des insultes de la populace. Les femmes ne peuvent faire un pas sans avoir quelque outrage à redouter. Enfin le désordre et le tumulte sont extrêmes; heureusement qu'ils ne durent pas plus de quatre ou cinq jours après la publication de la mort du roi. Les grands emploient ce temps à chercher le prince qui doit lui succéder: ils l'amènent au palais; une décharge de l'artillerie avertit le peuple qu'on lui a donné un nouveau roi: au même instant tout rentre dans l'ordre, le commerce renaît, les marchés sont rouverts, et chacun retourne à ses occupations ordinaires.

Aussitôt que le nouveau roi s'est mis en possession du palais, il donne des ordres pour les funérailles de son père. Cette cérémonie est annoncée par trois décharges de cinq pièces de canon: l'une à la pointe du jour, l'autre à midi, et la troisième au coucher du soleil. La dernière est suivie d'une infinité de cris lugubres, surtout dans le palais et parmi les femmes. Le grand-sacrificateur, qui a la direction de cette pompe funèbre, fait creuser une fosse de quinze pieds carrés et cinq pieds de profondeur. An centre, on fait, en forme de caveau, une ouverture de huit pieds carrés, au milieu de laquelle on place le corps du roi avec beaucoup de cérémonie. Alors le grand-sacrificateur choisit huit des principales femmes qui sont vêtues de riches habits et chargées de toutes sortes de provisions pour accompagner le mort dans l'autre monde. On les conduit à la fosse, où elles sont enterrées vives, c'est-à-dire étouffées presque aussitôt par la quantité de terre qu'on jette dans le caveau.

Après les femmes, on amène les hommes qui sont destinés au même sort; le nombre n'en est pas fixé. Il dépend de la volonté du nouveau roi et du grand-sacrificateur; mais, comme tout le monde ignore sur qui leur choix doit tomber, les domestiques du roi mort se tiennent à l'écart dans ces circonstances, et ne reparaissent qu'après la cérémonie. De tous les officiers du palais, il n'y en a qu'un dont le sort soit réglé par sa condition, et qui ne peut éviter de suivre son maître au tombeau: c'est celui qui porte le titre de favori; l'état de cet homme est fort étrange. Il n'est revêtu d'aucun office à la cour; il n'a pas même la liberté d'y entrer, si ce n'est pour demander quelque faveur. Il s'adresse alors au grand-sacrificateur qui en informe le roi, et toutes ses demandes lui sont accordées: il a d'ailleurs quantité de droits qui lui attirent beaucoup de distinction. Dans les marches, il prend tout ce qui convient à son usage; et les Européens sont seuls exempts de cette tyrannie. Son habit est une robe à grandes manches, avec un capuchon qui ressemblé à celui des bénédictins Il porte une canne à la main: il est exempt de toutes sortes de taxes et de travaux. Cette liberté absolue, jointe aux témoignages de respect qu'il reçoit de tous les Nègres rendrait sa vie fort heureuse, si elle ne dépendait pas de celle d'autrui; mais elle doit être empoisonnée continuellement par l'idée du sort qui le menace. À peine le roi est-il mort qu'on le garde soigneusement à vue; et sa tête est la première qui tombe aussitôt que les femmes ont disparu dans le tombeau.

Autant les Nègres de la côte d'Or sont belliqueux, autant ceux de Juida sont timides. On a vu qu'en 1726 ils se laissèrent battre honteusement par une poignée de Nègres du royaume de Dahomay. Ce n'est point un déshonneur dans la nation d'avoir abandonné son poste et ses armes pour prendre la fuite. Outre que les grands en donnent toujours l'exemple, chacun est porté par son propre intérêt à justifier dans autrui ce qu'il aurait fait lui-même.

Les Nègres de Juida ont pourtant un grand avantage sur leurs voisins: ils sont pourvus d'armes à feu, et s'en servent fort habilement. Avec du courage et de la conduite, ils donneraient bientôt la loi à toutes les nations qui les environnent.

Dans cette région, la saison des pluies commence au milieu du mois de mai et finit au commencement du mois d'août: c'est un temps dangereux pendant lequel les habitans mêmes ne se déterminent pas aisément à sortir de leurs cabanes; mais le péril est encore plus redoutable pour les matelots européens. L'eau du ciel tombe moins en gouttes de pluie qu'en torrens: elle est aussi ardente que si elle avait été chauffée sur le feu. Dans les lieux étroits, l'air est aussi chaud qu'il nous le paraît en Europe à l'ouverture d'un four. Il n'y a point d'autre ressource que de se faire rafraîchir continuellement par les Nègres avec de grands éventails de peau.

Le terroir de Juida est rouge; il est aussi fertile qu'on en peut juger par les trois moissons qu'il produit annuellement. Cependant les arbres sont rares sur la côte, jusqu'à ce qu'on ait passé l'Eufrate; c'est pourquoi l'on regarde comme un grand crime, dans la nation, de les abattre ou d'en couper même une branche. Ils sont respectés des Nègres comme autant de divinités. Les étrangers ne sont pas moins sujets à cette loi que les habitans. Il en coûta cher à quelques Hollandais pour avoir entrepris un jour de couper un arbre; leurs marchandises furent pillées, et plusieurs de leurs gens massacrés. Desmarchais juge que cette consécration des arbres est une invention politique des rois du pays pour empêcher que le peu qui en reste ne soit entièrement détruit.

Le pays est rempli de palmiers; mais les habitans ont peu de goût pour le vin qu'on en tire. Leur bière est une liqueur qu'ils préfèrent au vin, et la plupart ne cultivent leurs palmiers qu'à cause de l'huile.

Le fromager ou polou produit, comme on l'a vu plus haut, une espèce de duvet court, mais d'une grande beauté, qui fait de fort bonnes étoffes, lorsqu'il est bien cardé. Un directeur anglais en fit teindre une pièce en écarlate. Tous les Européens du pays furent charmés de sa finesse, de sa force et de l'excellence incomparable de la couleur. On pourrait employer aussi cette espèce de coton à faire des chapeaux, qui seraient tout à la fois beaux, légers et fort chauds.

Le terroir de Juida est aussi propre à la culture des cannes à sucre et de l'indigo qu'aucun autre pays du monde. L'indigo y croit fort abondamment, et il égale, s'il ne surpasse pas, celui de l'Asie et de l'Amérique.

Toutes les racines qui croissent sur la côte d'Or croissent avec peu de culture dans le pays de Juida. Il a les mêmes sortes de blé que la côte d'Or, et on l'emploie aux mêmes usages.

Tous les habitans, sans en excepter les esclaves, boivent uniquement de la bière, parce que l'eau de leurs puits, qui ont ordinairement vingt on trente brasses de profondeur sur sept ou huit pieds de largeur, est si froide et si crue, qu'elle ne peut être que fort malsaine dans un climat si chaud. On n'en saurait boire quatre jours sans gagner la fièvre. D'un autre côté, comme la bière forte est trop chaude, les Européens sont obligés d'y mêler une égale quantité d'eau, ce qui en fait une liqueur saine et agréable. Bosman ajoute qu'il n'y a pas un seul four dans le pays. Les habitans cuisent tout à l'eau, jusqu'à leur pain.

Le royaume de Juida est trop peuplé pour servir de retraite aux bêtes farouches. Les éléphans, les buffles et les panthères s'arrêtent dans les montagnes qui séparent le pays des terres intérieures. On y voit les plus beaux singes du monde, et de toutes les espèces; mais ils sont tous également médians ou capricieux.

Les oiseaux les plus extraordinaires du pays ont déjà paru, dans la description des côtes occidentales de l'Afrique, sous le nom général d'oiseaux rouges, bleus, noirs ou jaunes. Ils ne sont pas connus autrement, et leur différence ne consiste que dans l'éclat de leurs nuances, qui sont un peu plus vives et plus luisantes. À chaque mue, ces oiseaux changent de couleur; de sorte qu'après avoir été noirs une année, ils deviennent bleus ou rouges l'année suivante, et jaunes ou verts l'année d'après. Leurs changemens ne roulent jamais qu'entre cinq couleurs, et jamais ils n'en prennent plus d'une à la fois. Le royaume de Juida est rempli de ces charmans animaux; mais ils sont d'une délicatesse qui les rend fort difficiles à transporter.

Si l'on mangeait les chauves-souris en Afrique comme aux Indes orientales, on n'aurait jamais à craindre la famine. Elles y sont si communes, qu'elles obscurcissent le ciel au coucher du soleil. Le matin, à la pointe du jour, elles s'attachent au sommet des grands arbres, pendues l'une à l'autre comme un essaim d'abeilles ou comme une grappe de cocos. C'est un amusement de rompre cette chaîne d'un coup de fusil, et de voir l'embarras où ces hideuses créatures sont pendant le jour. Leur grosseur commune est celle d'un poulet. Elles entrent souvent dans les maisons, où les Nègres se font un passe-temps de les tuer; mais ils les regardent avec une sorte d'horreur; et, quoique la faim paraisse les presser continuellement, ils ne sont pas tentés d'en manger.

La sûreté des Européens sur la côte de Juida ne tient point à leurs forts, peu capables de résistance. La seule utilité d'une barrière si faible serait d'arrêter les premiers coups d'une attaque soudaine; car, outre le mauvais état des fortifications, la barre qui est entre les mains des Nègres ne laisse aucune espérance de secours par mer. Il n'y a point d'autre principe de sûreté que l'intérêt même des marchands et des seigneurs nègres, qui préfèrent le cours habituel du commerce à un pillage passager; et, sans une raison si puissante, tous les forts des Européens seraient détruits depuis long-temps. Il en est tout autrement sur la côte d'Or, où non-seulement les forteresses sont plus considérables, mais où la facilité d'aborder sur la côte donne constamment celle d'y porter du secours.

On lit dans Desmarchais que non-seulement la disposition des appartemens intérieurs est fort belle dans le palais du roi de Juida, mais que les meubles n'ont rien d'inférieur à ceux de l'Europe. On y voit des lits magnifiques, des fauteuils, des canapés, des tabourets, en un mot, tout ce qui peut servir à l'ornement d'une maison. Les grands et les riches négocians imitent l'exemple du roi; ils ont jusqu'à d'habiles cuisiniers nègres, qui ont pris des leçons dans nos comptoirs; et les facteurs qui dînent chez eux ne trouvent pas de différence entre leur table et celle des meilleures maisons de l'Europe. Ils ont déjà pris l'usage de faire des provisions de vins d'Espagne et de Canarie; de Madère, et même de France. Ils aiment l'eau-de-vie et les liqueurs fines; ils savent distinguer les meilleures. Les confitures, le thé, le café et le chocolat ne leur sont plus étrangers. Le linge de leur table est fort beau. Ils ont jusqu'à de la vaisselle d'argent et de la porcelaine. Enfin, loin de conserver aucune trace de l'ancienne barbarie, ils sont non-seulement civilisés, mais polis. Cet éloge ne regarde néanmoins que les grands et les riches; car on aperçoit peu de changement dans le peuple.

En 1670, un commandant français, nommé d'Elbée, fit un voyage dans le royaume d'Ardra, voisin de celui de Juida. Les Français y avaient un comptoir dans le canton d'Offra. D'Elbée pria le roi de leur laisser la liberté d'en bâtir un autre à leur gré, parce que celui qu'il leur avait donné lui-même était trop petit et fort incommode. Il le supplia de donner des ordres pour la sûreté du directeur et des facteurs d'Offra. Le monarque répondit que les Français pouvaient compter sur sa protection; qu'il ne souffrirait pas qu'on leur donnât le moindre sujet de plainte, et qu'il allait même ordonner que les dettes de ses sujets fussent payées dans l'espace de vingt-quatre heures; qu'à l'égard du comptoir d'Offra, il chargerait le prince son fils et ses deux grands capitaines de s'y rendre en personne pour faire augmenter les bâtimens; mais qu'il ne pouvait permettre aux facteurs français de bâtir suivant les usages de leur pays: «Vous commencerez, lui dit-il, par une batterie de deux pièces de canon; l'année d'après vous en aurez une de quatre, et par degrés votre comptoir deviendra un fort qui vous rendra maître de mon pays et capable de me donner des lois.»

D'Elbée dîna chez le grand-prêtre d'Ardra qui, par une complaisance singulière et contraire aux usages du pays, lui laissa voir ses femmes. Elles étaient rassemblées dans une galerie au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, assises sur des nattes des deux côtés de la galerie, assez serrées l'une près de l'autre. L'arrivée du pontife et celle des étrangers parut leur causer aussi peu d'émotion que de curiosité. Leur modestie dans une occasion si extraordinaire parut fort louable à d'Elbée. Mais que penser de Labat, son éditeur, qui semble croire ici qu'en vertu de sa correspondance avec le diable, le grand-prêtre avait fasciné les yeux de ses femmes jusqu'à les empêcher d'apercevoir les Français?

Au coin de la galerie, d'Elbée observa une figure blanche de la grandeur d'un enfant de quatre ans. Il demanda ce qu'elle signifiait: «C'est le diable, lui dit le prêtre.—Mais le diable n'est pas blanc, lui répondit d'Elbée.—Vous le faites noir, répliqua le prêtre; mais c'est une grande erreur. Pour moi, qui l'ai vu et qui lui ai parlé plusieurs fois, je puis vous assurer qu'il est blanc. Il y a six mois, continua-t-il, qu'il m'apprit le dessein que vous aviez formé en France de tourner ici votre commerce. Vous lui êtes fort obligé, puisque, suivant ses avis, vous avez négligé les autres cantons pour trouver ici plus promptement votre cargaison d'esclaves.»

Depuis que les contrées de Juida et de Popo ont été démembrées du royaume d'Ardra, son étendue n'est pas considérable du côté de la mer. Il n'a pas plus de vingt-cinq lieues le long de la côte; mais, s'enfonçant bien loin dans les terres, ses bornes à l'est et à l'ouest, qui sont les rivières de Volta et de Benin, renferment un espace d'environ cent lieues. Le peuple d'Ardra ignore l'art de lire et d'écrire. Il emploie pour les calculs, et pour aider sa mémoire, de petites cordes, avec des nœuds qui ont leur signification, usage que les Espagnols trouvèrent établi chez les Péruviens. Les grands, qui entendent la langue portugaise, la lisent et l'écrivent fort bien; mais ils n'ont point de caractères pour leur propre langue.

D'Elbée parle d'une coutume fort bizarre. Une femme mariée qui se prostitue à un esclave devient elle-même l'esclave du maître de son amant, lorsque ce maître est d'une condition supérieure à celle du mari; mais, au contraire, si la dignité du mari l'emporte, c'est l'adultère qui devient son esclave.

Tous les officiers de la maison du roi joignent le titre de capitaine au nom de leur emploi. Ainsi le grand-maître d'hôtel se nomme capitaine de la table; le pourvoyeur, capitaine des vivres; l'échanson, capitaine du vin, etc. Personne ne voit manger le roi. Il est même défendu, sous peine de mort, de le regarder lorsqu'il boit. Un officier donne le signal avec deux baguettes de fer, et tous les assistans sont obligés de se prosterner le visage contre terre. Celui qui présente la coupe doit avoir le dos tourné vers le roi, et le servir dans cette posture. On prétend que cet usage est institué pour mettre sa vie à couvert de toutes sortes de charmes et de sortiléges. Un jeune enfant, que le roi aimait beaucoup, et qui s'était endormi près de lui, eut le malheur de s'éveiller au bruit des deux baguettes, et de lever les yeux sur la coupe au moment que le roi la touchait de ses lèvres. Le grand-prêtre, qui s'en aperçut, fit tuer aussitôt l'enfant et jeter quelques gouttes de son sang sur les habits du roi pour expier le crime et prévenir de redoutables conséquences. Le roi est toujours servi à genoux. On rend les mêmes respects aux plats qui vont à sa table et qui en sortent; c'est-à-dire qu'à l'approche de l'officier qui les conduit, tout le monde se prosterne et baisse le visage jusqu'à terre. C'est un si grand crime d'avoir jeté les yeux sur les alimens du roi, que le coupable est puni de mort, et toute sa famille condamnée à l'esclavage. Il faut supposer néanmoins, ajoute fort sensément d'Elbée, que les cuisiniers et les officiers qui portent les vivres sont exempts de cette loi.

Quoique les femmes du roi soient en fort grand nombre, il n'y en a qu'une qui soit honorée du titre de reine. C'est celle qui devient mère du premier enfant mâle. Les autres sont moins ses compagnes que ses esclaves. L'autorité qu'elle a sur elles est si étendue, qu'elle les vend quelquefois pour l'esclavage, sans consulter même le roi, qui est obligé de fermer les yeux sur cette violence. D'Elbée fut témoin d'une aventure qui confirme ce récit. Le roi Tofizon ayant refusé à la reine quelques marchandises ou quelques bijoux qu'elle désirait, cette impérieuse princesse se les fit apporter secrètement; et pour les payer au comptoir, elle y fit conduire huit femmes du roi, qui reçurent immédiatement la marque de la compagnie, et furent conduites à bord.

Le commerce d'Ardra consiste en esclaves et en denrées. Les Européens tirent annuellement de cette contrée environ trois mille esclaves. Une partie de ces malheureux est composée de prisonniers de guerre; d'autres viennent des provinces tributaires du royaume, et sont levés en forme de contribution. Quelques-uns sont des criminels dont le supplice est changé en un bannissement perpétuel; d'autres sont nés dans l'esclavage, tels que les enfans mêmes des esclaves, à quelque fonction que leurs pères aient été employés. Enfin d'autres sont des débiteurs insolvables qui ont été vendus au profit de leurs créanciers. Tous les Nègres qui ont manqué de soumission pour les ordres du roi sont condamnés à mort sans espérance de grâce, et leurs femmes, avec tous leurs parens, jusqu'à un certain degré, deviennent esclaves du roi.

Les compagnies de France et de Hollande ayant eu quelques démêlés pour la préséance, le roi d'Ardra, pour s'éclaircir des droits et de la puissance de leurs maîtres, envoya un ambassadeur à Louis XIV, en 1670. On étala devant lui toute la magnificence de la cour, et l'audience fut pompeuse. Avant d'y arriver, il visita les appartemens; il vit les troupes de la maison du roi et tout ce que Versailles pouvait avoir de plus brillant. Il regarda tout avec beaucoup d'attention; et lorsqu'on lui demanda ce qu'il en pensait, il répondit: «Je vais voir le roi, qui est fort au-dessus de tout ce que je vois.» Cette réponse, quoique ingénieuse et délicate, ne doit pas étonner dans un courtisan d'un monarque africain, accoutumé chez lui à rapporter toutes ses idées au respect le plus servile de la royauté. Chez ces peuples barbares, comme chez les peuples polis, on sait flatter partout où il y a un maître.

Bosman, et Barbot après lui, divisent cette région en deux parties, qu'ils nomment le grand et le petit Ardra. Sous le nom de petit Ardra ils comprennent toute la côte maritime, remontant dans les terres jusqu'au delà d'Offra, dont elle porte aussi le nom. Ils renferment tout le reste sous le nom du grand Ardra.

Le pays est plat et uni, et le terroir fertile. On ne voit pas plus d'éléphans dans le royaume d'Ardra que dans celui de Juida. Les Nègres du pays en tuèrent un du temps de Bosman; mais ils assuraient qu'on n'en avait pas vu d'exemple depuis plus de soixante ans. Cet animal s'était sans doute égaré de quelque pays voisin du côté de l'est, où le nombre de ces animaux est extraordinaire.

Les Européens ne connaissent du royaume d'Ardra qu'un petit nombre de villes, la plupart voisines de la mer.

Il y a peu de différence entre les habitans de ce royaume et ceux de Juida pour les mœurs, le gouvernement et la religion.

Les principales forces du roi d'Ardra consistent dans une armée de quarante mille hommes de cavalerie, qu'il peut mettre en campagne au premier ordre. Il n'y a d'ailleurs que l'enfance et la vieillesse qui dispensent ses sujets de prendre les armes lorsqu'il les appelle sous ses enseignes.

L'intérieur des terres a des états encore plus puissans. Pendant que d'Elbée était à la cour d'Ardra, il vit arriver des ambassadeurs d'un grand monarque qui venaient avertir le roi que plusieurs de ses sujets avaient porté des plaintes à leur maître, et lui déclarer de sa part que, si les gouverneurs du royaume d'Ardra ne traitaient pas ce peuple avec plus de douceur, il serait obligé, contre ses propres désirs, de marcher au secours de ceux qui demanderaient sa protection. Le roi d'Ardra reçut cette menace avec un sourire; et, pour faire éclater le mépris qu'il en faisait, il envoya les ambassadeurs au supplice. Après cette insulte, le monarque des terres intérieures fit entrer dans le royaume d'Ardra une armée innombrable, qui porta de tous côtés le ravage et la désolation. Son général retourna chargé de butin, et s'attendait à recevoir des récompenses du roi; mais ce fier monarque le fit pendre à son arrivée, parce qu'il ne lui avait point amené le roi même d'Ardra, dont sa vengeance demandait la tête plutôt que la ruine de ses sujets. Il y a beaucoup d'apparence que cette nation redoutable, dont l'auteur ne nous apprend pas le nom, est celle des Oyos ou des Oycos, nommés Yos par Snelgrave.

Mais, dans ces derniers temps, les Nègres d'Ardra n'ont point eu de plus mortels ennemis que ceux de Dahomay, et l'on a déjà vu que leur pays est devenu la proie de ces barbares vainqueurs. La nation et le pays des Dahomays n'ont guère été connus que par leurs conquêtes et leurs cruautés.

CHAPITRE IV.

Royaume de Benin.

Le royaume de Benin, dont les bornes ne sont pas déterminées avec beaucoup de certitude, paraît situé entre le 8e. degré nord et l'équateur. Il est borné à l'ouest par le royaume d'Ardra; au sud, par le golfe et par le pays d'Ouare où d'Overry et de Callabar; à l'est et au nord, par des royaumes dont on ne connaît que les noms.

Juan Alfonso di Aveiro fit la découverte du royaume de Benin en remontant la rivière qu'il nomma Formosa ou la Belle, et que les Français, les Anglais et les Hollandais appellent rivière de Benin. Elle se jette dans le golfe de Guinée, près des îles Carama, à cinquante lieues à l'est de la rade d'Iakin. La multitude de ses bras forme un grand nombre d'îles, entre lesquelles il s'en trouvé de flottantes, que le vent et les travados poussent souvent d'un lieu à l'autre, et rendent par conséquent fort dangereuses pour la navigation. Elles sont couvertes d'arbustes et de roseaux.

La rivière de Benin a quatre principales villes où les Hollandais portent leur commerce, et où cette raison attire un grand nombre de Nègres, surtout à l'arrivée des vaisseaux; on les nomme Bodado, Arbon, Gatton et Meiberg.

Quoique le royaume soit fort peuplé, il s'en faut beaucoup qu'il le soit autant que celui d'Ardra, du moins à proportion de la grandeur. Les villes y sont très-éloignées l'une de l'autre sur la rivière et sur la côte. La capitale est considérable.

En général, les habitans du royaume de Benin sont d'un fort bon naturel, doux, civils et capables de se rendre à la raison, lorsqu'on emploie de bonnes manières pour les persuader. Leur faites-vous des présens, ils vous en rendent au double. Si vous leur demandez quelque chose qui leur appartienne, il est rare qu'ils le refusent, quoiqu'ils en aient eux-mêmes besoin. Mais les traiter durement, ou prétendre l'emporter par la force, c'est s'exposer à ne rien obtenir. Ils sont habiles dans les affaires, et fort attachés à leurs anciens usages. En se prêtant un peu à leurs idées, il est aisé d'entreprendre avec eux toutes sortes de commerce.

Entre eux ils sont civils et complaisans dans la société, mais réservés et défians dans les affaires. Ils traitent tous les Européens avec politesse, à l'exception des Portugais, pour lesquels ils ont de l'aversion; mais ils ont une prédilection déclarée pour les Hollandais.

On représente les Nègres de Benin comme un peuple ennemi de la violence, juste à l'égard des étrangers, et si plein de déférence pour eux, qu'un portefaix du pays, quoique pesamment chargé, se retire pour laisser le passage libre à un matelot de l'Europe. C'est un crime capital dans la nation d'outrager le moindre Européen. La punition est sévère. On arrête le coupable, on lui lie les mains derrière le dos, on lui bouche les yeux, et, lui faisant pencher la tête, on la lui abat d'un coup de hache. Le corps est partagé en quatre parties, et jeté aux bêtes féroces. Cette sévérité porte à croire qu'ils trouvent de grands avantages dans le commerce des Européens.

Ils sont très-déréglés dans leurs mœurs, et livrés à tous les excès de l'incontinence. Ils attribuent eux-mêmes ce penchant à leur vin de palmier et à la nature de leurs alimens. Ils évitent les obscénités grossières dans leurs conversations; mais ils aiment les équivoques; et ceux qui ont l'art d'envelopper des idées sales sous des expressions honnêtes passent pour des gens d'esprit. Ils auraient la même réputation parmi nous.

L'usage pour les deux sexes est d'être nu jusqu'au temps du mariage, à moins qu'on n'obtienne du roi le privilége de porter plus tôt des habits; ce qui passe pour une si grande faveur, qu'elle est célébrée dans les familles par des réjouissances et des fêtes.

Le goût de la bonne chère, est commun à toute la nation; aussi les personnes riches n'épargnent rien pour leur table. Le bœuf, le mouton, la volaille, sont leurs mets ordinaires, et la poudre ou la farine d'igname, bouillie à l'eau ou cuite sous la cendre, leur compose une espèce de pain. Ils se traitent souvent les uns les autres, et les restes de leurs festins sont distribués aux pauvres.

Dans les conditions inférieures, la nourriture commune est du poisson frais, cuit à l'eau, ou séché au soleil, après avoir été salé.

La jalousie des Nègres est fort vive entre eux; mais ils accordent aux Européens toutes sortes de libertés auprès de leurs femmes; et cette indulgence va si loin, qu'un mari que ses affaires appellent hors de sa maison, y laisse tranquillement un Hollandais, et recommande à ses femmes de le réjouir et de l'amuser. D'un autre côté, c'est un crime pour les Nègres d'approcher de la femme d'autrui. Dans les visites qu'ils se rendent entre eux, leurs femmes ne paraissent jamais, et se tiennent renfermées dans quelque appartement intérieur; mais tout est ouvert pour un Européen, et le mari les appelle lui-même, lorsqu'elles sont trop lentes à se présenter. Est-ce déférence pour les Européens ou mépris?

Huit ou quinze jours après la naissance, et quelquefois plus tard, les enfans des deux sexes reçoivent la circoncision.

Dans la ville d'Arébo, les habitans ont l'usage abominable d'égorger une mère qui met au monde deux enfans à la fois: ils la sacrifient, elle et ses deux fruits, à l'honneur d'un certain démon qui habite un bois voisin de la ville. À la vérité, le mari est libre de racheter sa femme en offrant à sa place une esclave du même sexe; mais les enfans sont condamnés sans pitié. Les voyageurs devraient bien nous donner quelque raison ou quelque prétexte d'une si étrange barbarie.

Un roi de Benin n'a pas plus tôt rendu le dernier soupir, qu'on ouvre près du palais une fort grande fosse, et si profonde, que les ouvriers sont quelquefois en danger d'y périr par la quantité d'eau qui s'y amasse. Cette espèce de puits n'a de largeur que par le fond; et l'entrée, au contraire, est assez étroite pour être bouchée facilement d'une grande pierre. On y jette d'abord le corps du roi; ensuite on fait faire le même saut à quantité de ses domestiques de l'un et de l'autre sexe, qui sont choisis pour cet honneur. Après cette première exécution, on bouche l'ouverture du puits, à la vue d'une foule de peuple, que la curiosité retient nuit et jour dans le même lieu. Le jour suivant on lève la pierre, et quelques officiers destinés à cet emploi baissent la tête vers le fond du trou pour demander à ceux qu'on y a précipités s'ils ont rencontré le roi. Au moindre cri que ces malheureux peuvent faire entendre, on rebouche le puits, et le lendemain on recommence la même cérémonie, qui se renouvelle encore les jours suivans, jusqu'à ce que, le bruit cessant dans la fosse, on ne doute plus que toutes les victimes ne soient mortes.

Après cette première exécution, le premier ministre d'état en va rendre compte au successeur du roi mort, qui se rend aussitôt sur le bord du puits, et qui, l'ayant fait fermer en sa présence, fait apporter sur la pierre toutes sortes de viandes et de liqueurs pour traiter le peuple. Chacun boit et mange abondamment jusqu'à la nuit. Ensuite cette multitude de gens échauffés par le vin parcourt toutes les rues de la ville en commettant les derniers désordres. Elle tue tout ce qu'elle rencontre, hommes et bêtes, leur coupe la tête, et porte les corps au puits sépulcral, où elle les précipite comme une nouvelle offrande que la nation fait à son roi. Quelles mœurs épouvantables! Il semble que sous cette zone brûlante les têtes soient de temps en temps agitées d'un délire sanguinaire, et que ces peuples barbares aient un affreux besoin de crimes, de superstitions et de sang. Tel est donc l'homme de la nature, fort au-dessous des tigres et des singes, quand sa raison n'est pas cultivée!

Ils ont peu d'industrie et de goût pour le travail. Tous ceux qui ne sont point assez pauvres pour se trouver forcés d'employer leurs bras laissent le fardeau des occupations manuelles à leurs femmes et à leurs esclaves.

Tous les esclaves mâles qui servent ou qui se vendent dans le pays sont étrangers; ou si quelques habitans sont condamnés à l'esclavage pour leurs crimes, il est défendu de les vendre pour être transportés. La liberté est un privilége naturel de la nation, auquel le roi même ne donne jamais d'atteinte. Chaque particulier se qualifie d'esclave de l'état; mais cette qualité n'emporte pas d'autre dépendance que celle de tous les peuples libres à l'égard de leur prince et de leur patrie. Les femmes, toujours humiliées et maltraitées en Afrique, sont seules exceptées d'une loi si favorable aux hommes, et peuvent être vendues et transportées au gré de leurs maris.

Le règne des fétiches est établi à Benin comme sur toutes les côtes précédentes; mais les habitans ont des notions d'un Être Suprême et d'une nature invisible qui a créé le ciel et la terre, et qui continue de gouverner le monde par les lois d'une profonde sagesse. Ils l'appellent Orissa: ils croient qu'il est inutile de l'honorer, parce qu'il est nécessairement bon; au lieu que, le diable étant un esprit méchant qui peut leur nuire, ils se croient obligés de l'apaiser par des prières et des sacrifices.

L'année est composée de quatorze mois. Leur dimanche, ou le jour de repos, revient de cinq en cinq jours; il est célébré par des offrandes et des sacrifices.

Il y a beaucoup d'autres jours consacrés à la religion. Dapper s'étend sur la fête anniversaire qu'on célèbre à l'honneur des morts: il assure qu'on sacrifie dans cette occasion non-seulement un grand nombre d'animaux, mais plusieurs victimes humaines, qui sont ordinairement des criminels condamnés à mort, et réservés pour cette solennité: l'usage en demande vingt-cinq; s'il s'en trouve moins, les officiers du roi ont ordre de parcourir les rues de Benin pendant la nuit, et d'enlever indifféremment toutes les personnes qu'ils rencontrent sans lumière: on permet au riche de se racheter; mais les pauvres sont immolés sans pitié, comme il le sont partout ailleurs.

L'état est composé de trois ordres, dont trois grands forment le premier. Leur principale fonction est d'être sans cesse près de la personne du roi, et de servir d'interprètes ou d'organes aux grâces qu'on lui demande et qu'il accorde. Comme ils ne lui expliquent que ce qu'ils jugent à propos, et qu'ils donnent le tour qu'il leur plaît à ses réponses, le pouvoir du gouvernement semble résider entre leurs mains.

Le second ordre de l'état est composé de ceux qui portent le titre de are de roés ou chefs des rues. Les uns dominent sur le peuple, d'autres sur les esclaves, sur les affaires militaires, sur les bestiaux, sur les fruits de la terre, etc.: on aurait peine à nommer quelque chose de connu dans la nation qui n'ait aussi son chef ou son intendant. C'est parmi les are de roés que le monarque choisit ses vices-rois ou gouverneurs de provinces; ils sont soumis à l'autorité des trois premiers grands, comme c'est à leur recommandation qu'ils sont redevables de leurs emplois.

Les fiadors ou viadors composent le troisième ordre: ce sont les agens du commerce avec les Européens.

Lorsqu'un seigneur nègre est élevé à un de ces trois grands postes, le roi lui donne, comme une marqué insigne de faveur et de distinction, un cordon de corail, qui est l'équivalent de nos ordres de chevalerie. Cette grâce s'accorde aussi aux mercadors ou facteurs qui se sont signalés dans leur profession, aux fulladors ou intercesseurs, «et aux vieillards d'une sagesse éprouvée: ceux qui l'ont reçue du souverain sont obligés de porter sans cesse leur cordon ou leur collier autour du cou, et la mort serait le châtiment infaillible de ceux qui le quitteraient un instant: on en cite un exemple frappant. Un Nègre à qui l'on avait dérobé son cordon fut conduit sur-le-champ au supplice; le voleur, ayant été arrêté, subit le même sort avec trois autres personnes qui avaient eu quelque connaissance du crime sans l'avoir révélé à la justice; ainsi, pour une chaîne de corail qui ne valait pas deux sous, il en coûta la vie à cinq personnes.

Les Nègres de ce pays n'ont pas autant de penchant pour le vol que ceux des autres contrées. Le meurtre est encore plus rare que le vol: il est puni de mort. Cependant, si le meurtrier était d'une haute distinction, tel qu'un des fils dû roi, ou quelque grand seigneur du premier ordre, il serait banni sur les confins du royaume, et conduit dans son exil par une grosse escorte; mais, comme on ne voit jamais revenir aucun de ces exilés, et qu'on n'en reçoit même aucune nouvelle, ces Nègres sont persuadés qu'ils passent bientôt dans le pays de l'oubli. S'il arrive à quelqu'un de tuer son ennemi d'un coup de poing, ou d'une manière qui ne soit pas sanglante, le meurtrier peut s'exempter du supplice à deux conditions: l'une, de faire enterrer le mort à ses propres dépens; l'autre, de fournir un esclave qui soit exécuté à sa place. Il paie ensuite une somme assez considérable aux trois ministres, après quoi il est rétabli dans tous les droits de la société, et les amis du mort sont obligés de paraître satisfaits.

Tous les autres crimes, à l'exception de l'adultère, s'expient avec de l'argent; l'amende est proportionnée à la nature de l'offense. Si les criminels sont insolvables, ils sont condamnés à des peines corporelles.

Il y a plusieurs punitions pour l'adultère: la bastonnade parmi le peuple, et la mort parmi les grands.

Après la mort du roi, le successeur se retire ordinairement dans un village nommé Oisébo, assez près de Benin, pour y tenir sa cour, jusqu'à ce qu'il soit instruit des règles du gouvernement. Dans cet intervalle, la reine-mère et les ministres, dépositaires des volontés du roi, sont chargés de l'administration. Lorsque le temps de l'instruction est fini, le roi quitte Oisébo, et va prendre possession du palais et de l'autorité royale; il pense ensuite à se défaire de ses frères, pour assurer la tranquillité de son règne. Les barbaries politiques en usage parmi les despotes d'Orient, qui ont à se disputer de grands empires, se retrouvent dans les villages nègres qu'on nomme royaumes.

Le royaume d'Overry ou d'Ouare, tributaire de celui de Benin, est situé sur les bords du Rio-Forcado: sa capitale, qui communique son nom à tout le pays, est sur le même fleuve, à trente lieues de l'embouchure.

La pluralité des femmes y est en usage, comme dans toutes les autres parties de la Guinée; mais, à la mort du mari, toutes les veuves appartiennent au roi, qui dispose d'elles suivant son intérêt ou son goût. La religion du pays ne diffère de celle de Benin qu'à l'égard des sacrifices d'hommes ou d'enfans, dont on ne parle à Overry qu'avec horreur. Les habitans croient qu'il n'appartient qu'au diable de répandre le sang humain; était-ce donc à ces peuples ignorans et grossiers que devait appartenir cette idée vraiment sublime, qui donne une si belle leçon aux nations les plus policées?

Depuis le cap de Formose, en suivant la côte qui descend vers le sud, on trouve le pays de Callabar ou Rio-Réal, la rivière de Camarones et la rivière d'Angra. Toutes ces régions, jusqu'au cap Sainte-Claire, n'offrent rien qui soit digne d'attention.

Après le cap Sainte-Claire, la côte tourne tout d'un coup à l'est, pendant l'espace de six lieues, pour former la baie de Rio-Gabon, ou Gabaon, comme l'appellent les Portugais.

Outre le motif de commerce, quantité de vaisseaux sont attirés dans cette baie par la commodité qu'on y trouve pour se radouber.

Le commerce de Rio-Gabon consiste en ivoire, en cire, en miel, etc. Les habitans ont une coutume singulière: quelque avidité qu'ils aient pour l'eau-de-vie, ils n'en boiraient point une goutte à bord, avant d'avoir reçu quelque présent. S'ils trouvent qu'on ait trop de lenteur à l'offrir, ils ont l'effronterie de demander si l'on s'imagine qu'ils soient capables de boire pour rien: ceux qui ne les paient point ainsi, pour la peine qu'ils prennent de boire, ne doivent point espérer de faire avec eux le moindre commerce.

On représente les habitans de Rio-Gabon comme un peuple farouche et cruel. Ils n'épargnent personne, et bien moins les étrangers. En 1601, les Hollandais éprouvèrent leur cruauté, lorsque ces barbares, s'étant saisis de deux canots de cette nation, massacrèrent inhumainement l'équipage. Si l'on en croit les voyageurs, les premières lois de la nature paraissent inconnues ou comme effacées chez ce peuple par une longue dépravation.

Quoique les Nègres de Gabon ne composent point une nation nombreuse, ils sont divisés en trois classes: l'une qui est attachée au roi, l'autre au prince son fils, et la troisième qui ne reconnaît point d'autre maître qu'elle-même. Les deux premières, sans être en guerre ouverte, font profession de se haïr, et cherchent pendant la nuit l'occasion de se battre et de s'entre-piller.

Ils n'ont pas l'usage de boire en mangeant; mais, après leur repas, ils prennent plaisir à s'enivrer de vin de palmier, ou d'un mélange de miel et d'eau qui ressemble à notre hydromel. Ils donnent une fort-belle dent d'éléphant pour une mesure d'eau-de-vie, qu'ils ont quelquefois vidée avant de sortir du vaisseau. Lorsque l'ivresse commence à les échauffer, la moindre dispute les met aux mains, sans respect pour leurs rois ni pour leurs prêtres, qui entrent à coups de poings dans la mêlée pour ne pas demeurer spectateurs inutiles: ils se battent de si bonne grâce, que leurs chapeaux, leurs perruques, leurs habits, et tout ce qu'ils viennent d'acheter des Européens, est précipité dans la mer: au reste, ils sont si peu délicats sur l'eau-de-vie, qu'avec la moitié d'eau claire et un peu de savon d'Espagne, pour faire écumer la liqueur, on peut l'augmenter au double sans qu'ils s'en aperçoivent.

«En un mot, dit Bosman, l'univers n'a point de nation plus barbare et plus misérable.» Il juge qu'elle tire sa principale substance de la chasse et de la pêche, parce qu'il n'aperçut dans le pays aucune sorte de blé, ni aucune trace d'agriculture.

Dans tous les pays qui bordent la rivière, la multitude des bêtes farouches est incroyable, surtout d'éléphans, de buffles et de sangliers. Bosman, ayant pris terre avec le capitaine de son vaisseau et quelques domestiques, poursuivit, l'espace d'une heure, un éléphant qui avait marché pendant plus d'une lieue sur le rivage, à la vue du vaisseau; mais il disparut heureusement dans un bois; car, avec si peu d'hommes, qui n'étaient armés que de mousquets, il y avait de l'imprudence à presser un animal si redoutable. En revenant de cette chasse, Bosman rencontra cinq autres éléphans en troupes qui, jetant sur lui et sur son cortége un regard indifférent, comme s'ils n'eussent pas jugé quelques hommes dignes de leur colère, les laissèrent passer tranquillement; Bosman et ses compagnons, par cette espèce de respect qui naît de la crainte, les saluèrent en ôtant leur chapeau.

Un autre jour, Bosman tomba sur une bande d'environ cent buffles, et les ayant forcés de se séparer en plusieurs troupes, il s'attacha aux plus voisins, sur lesquels ses gens firent pleuvoir une grêle de balles: il ne parut pas que ces farouches animaux s'en fussent ressentis; mais ils regardaient leurs ennemis d'un air irrité, comme s'ils leur avaient reproché cet outrage.

La plupart de ces buffles étaient rougeâtres; ils avaient les cornes droites et penchées vers les épaules, de la grandeur à peu près de celles d'un bœuf ordinaire: en courant, ils paraissaient boiteux des pieds de derrière; mais leur course n'en était pas moins prompte.

Le cap Lopez-Consalvo, qui n'est qu'à dix-huit lieues de Rio-Gabon, fait les dernières bornes du golfe de Guinée. Un peu plus loin, au sud, on arrive à l'entrée du royaume d'Angole. Arthur, navigateur anglais, assure que ce cap n'est pas difficile à reconnaître, parce que c'est l'endroit de toute la côte qui s'avance le plus à l'ouest: sa situation est au premier degré de latitude du sud.

Les habitans sont beaucoup plus civilisés qu'à Rio-Gabon; mais le pays n'abonde pas moins en toutes sortes de bêtes féroces.

Le poisson y est si commun, que d'un seul coup de filet on peut en prendre de quoi en charger un canot.

Bosman dit que le commerce consiste, comme à Rio-Gabon, en ivoire, en cire et en miel, qui est en fort grande abondance, dans le pays.

LIVRE VI.
CONGO. CAP DE BONNE-ESPÉRANCE. HOTTENTOTS. MONOMOTAPA.

CHAPITRE PREMIER.

Congo.

Si l'on considère, avec les géographes, le royaume de Congo dans toute son étendue, elle comprend depuis l'équateur jusqu'au 16e. degré de latitude sud. On lui donne environ neuf cent cinquante milles de longueur du nord au sud, et sept cents de largeur de l'ouest à l'est.

Ses bornes au nord sont les pays de Gabon et de Pongo; à l'est, le royaume de Mokokos ou d'Anzibo, celui de Matamba et le territoire des Iaggas-Kasangis; au sud, le même territoire, le pays de Mouzoumbo, Akalounga, et celui de Mataman, dans la région des Cafres; à l'ouest, l'Océan occidental ou atlantique; mais ces côtes forment un arc dont les deux extrémités sont le cap de Sainte-Catherine et le cap Nègre, l'un au nord, et l'autre au sud, tout deux célèbres chez les navigateurs.

Sous ce point de vue, le Congo peut être divisé en quatre principales parties, qui sont autant de grands royaumes: 1o. Loango; 2o. Congo, proprement dit; 3o. Angole; 4o. Benguéla: ces quatre royaumes s'étendent du nord au sud; celui de Loango, qui est le plus septentrional, a le pays de Gabon au nord, Mokoko ou Anzibo à l'est, et le fleuve du Zaïre au sud.

Lopez prétend que le royaume de Loango, habité par les Bramas, commence, du côté du nord, à l'équateur, et s'étend de la côte dans l'intérieur des terres l'espace de deux cents milles, en comprenant dans ses bornes le golfe de Lopez-Consalvo. Ces pays sont peu connu des Européens, à l'exception de quelques places le long de la côte. De tous les voyageurs dont les relations ont été publiées, Battel est celui qui traite l'article de Loango avec le plus d'étendue; il s'accorde même fort exactement avec Bruno et Dapper, quoiqu'il déclare qu'il ne les a jamais lus.

La province de Mayomba, dans le royaume de Loango, est si couverte de bois, qu'on y peut voyager à l'ombre sans être jamais incommodé par la chaleur du soleil. On n'y trouve ni blé, ni aucune sorte de grain. Les habitans se nourrissent de bananes, de racines et de cocos. N'étant pas mieux fournis de volaille et de bestiaux que de blé, ils ne connaissent d'autre chair que celle des éléphans et des bêtes féroces; mais leurs rivières fournissent du poisson en abondance.

Leurs bois sont si remplis de singes, que le voyageur le plus intrépide n'oserait y passer sans escorte. On y trouve surtout une multitude de ces dangereux singes dont la grande espèce se nomme pongo, et la petite empko. Le port de Mayomba est à deux lieues au sud du cap Nègre, qui a tiré son nom de la noirceur apparente de ses arbres.

La ville de Mayomba consiste dans une grande rue, si proche de la mer, que les flots forcent quelquefois les habitans d'abandonner leurs maisons.

Les chasses des habitans se font avec des chiens du pays qui n'aboient point, mais qui portent au cou des crécelles de bois dont le bruit guide les chasseurs. Ils font tant de cas des chiens de l'Europe à cause de leur aboiement, que l'Anglais Battel leur en vit acheter un trente livres sterling (720 fr.).

Le territoire de Setté est situé à cinquante-cinq milles au nord de la rivière de Mayomba, et s'étend jusqu'à Gobbi. Ce pays, qui est arrosé par une rivière du même nom, produit avec une abondance extraordinaire du bois rouge et plusieurs autres sortes de bois. On en distingue deux, le kines, que les Portugais achètent, mais qui n'est pas estimé à Loango; et le bifesse, qui est plus pesant et plus rouge; les habitans le vendent plus cher. La racine se nomme angansi abifesso. Il n'y a point de bois plus dur ni d'une couleur si foncée. Les habitans en font un grand commerce sur toute la côte d'Angole et dans le royaume de Loango; mais ils ne traitent qu'avec les Nègres; et le droit de leur gouverneur est de dix pour cent.

Le pays de Gobbi est situé entre Setté et le cap Lopès-Consalvo. La ville capitale est éloignée d'une journée de la mer. La terre nourrit peu de bestiaux, et n'offre que des animaux féroces. Un habitant qui reçoit la visite d'un ami commence par lui offrir l'usage d'une de ses femmes; et, dans les autres occasions, une femme surprise en adultère reçoit moins de reproches que d'éloges: cependant l'empire des hommes est si absolu, qu'ils maltraitent leurs femmes avec une rigueur sans exemple; et cette pratique leur étant devenue comme naturelle, une femme se plaint de n'être pas aimée lorsqu'elle n'est pas assez souvent battue par son mari. On a vu autrefois la même chose en Russie avant sa civilisation.

On trouve au nord-est de Mani-keseck, à huit journées de Mayomba, les Matimbas, nation de Pygmées, qui sont de la hauteur d'un garçon de douze ans, mais tous d'une grosseur extraordinaire. Leur nourriture est la chair des animaux qu'ils tuent de leurs flèches. Quoiqu'ils n'aient rien de farouche dans le caractère, ils ne veulent point entrer dans les maisons des Marambas, ni les recevoir dans leurs villes. Les femmes se servent de l'arc avec autant d'habileté que les hommes. Elle ne craignent point de pénétrer seules dans les bois, sans autre défense contre les pongos que leurs flèches empoisonnées.

La plus grande partie du royaume est un pays plat et assez fertile. Les pluies y sont fréquentes. La terre y est noirâtre, au lieu que dans la plupart des autres pays elle est sablonneuse ou de nature craïeuse. Les habitans sont civils et humains. On raconte qu'après avoir inutilement invoqué leurs dieux dans un temps de peste, ils les brûlèrent en disant: «S'ils ne nous servent de rien dans l'infortune, quand nous serviront-ils?»

Dans le pays d'Angole, les princesses du sang royal ont la liberté de choisir l'homme qui leur plaît, sans égard pour sa naissance ou sa condition; mais elles ont sur lui un pouvoir absolu de vie ou de mort. Pendant que le missionnaire Mérolla, dont nous tirons quelques détails, se trouvait dans le pays, une dame de ce rang, sur le simple soupçon que son mari vivait librement avec une autre femme, fit vendre sa maîtresse aux Portugais; et, loin d'oser s'en plaindre, il se crut fort heureux d'une vengeance si modérée. Les femmes qui reçoivent les étrangers dans leurs maisons sont obligées de leur accorder leurs faveurs pendant les deux premières nuits. Aussi, dès qu'un missionnaire capucin arrive dans le pays, ses interprètes avertissent le public que l'entrée de sa chambre est interdite aux femmes.

Avec une culture exacte, la terre de Loango produit trois moissons. Les habitans n'y emploient point d'autre instrument qu'une sorte de truelle, mais plus large et plus creuse que celle de nos maçons.

Entre les arbres extraordinaires, on vante l'enzanda, le métombas et l'alikondi, qui servent tous trois à faire des étoffes. Il n'y a point de canton dans le royaume de Loango qui ne produise en abondance le métombas, et où l'on n'en tire beaucoup d'utilité. Le tronc fournit d'assez bon vin, quoique moins fort que le vin de palmier; de ses branches on fait des solives et des lattes pour les maisons, et des bois de lit. Les feuilles servent à couvrir les toits, et résistent aux plus fortes pluies; mais le plus grand usage est pour la fabrique d'une espèce d'étoffe dont tout le monde est vêtu dans le royaume.

L'alikondi ou l'alekonde est d'une hauteur et d'une grosseur singulières; on en voit de si gros, que douze hommes n'en embrasseraient pas le tronc. Ses branches s'écartent comme celles du chêne. Il s'en trouve de creux qui contiennent une prodigieuse quantité d'eau: Mérolla ne craint pas de la faire monter jusqu'à trente ou quarante tonneaux; et s'il faut l'en croire, elle a servi pendant vingt-quatre heures à désaltérer trois ou quatre cents Nègres, sans être entièrement épuisée. Ils emploient, pour monter sur l'arbre, des coins de bois dur, qui s'enfoncent aisément dans un tronc dont la substance est fort tendre. Ces arbres étant fort communs, et la plupart creux par le pied, on y fait entrer des troupeaux de porcs pour les garantir des ardeurs du soleil. Le fruit ressemble beaucoup à la courge.

Les peuples qui habitent le royaume de Loango portent le nom de Bramas. Ils sont soumis à la rigoureuse pratique de la circoncision. Ils exercent le commerce entre eux. Ils sont vigoureux et de haute taille; civils, quoique anciennement leur férocité les ait fait passer pour anthropophages; livrés à tous les excès du libertinage; avides de s'enrichir, mais généreux et libéraux les uns à l'égard des autres; passionnés pour le vin de palmier, sans aucun goût pour celui de la vigne; et sans cesse entraînés par leurs superstitions.

Le mariage, dans le royaume de Loango, est si débarrassé de cérémonies et de formalités, qu'à peine se soumet-on à demander le consentement des pères. On jette ses vues sur une fille de l'âge de six ou sept ans, et lorsqu'elle en a dix, on l'attire chez soi par des caresses et des présens. Cependant il se trouve des pères qui veillent soigneusement sur leurs filles jusqu'à l'âge nubile, et qui les vendent alors à ceux qui se présentent pour les épouser. Mais une fille qui se laisse séduire avant le mariage doit paraître à la cour avec son amant, déclarer sa faute, et demander pardon au roi. Cette absolution n'a rien d'humiliant; mais elle est si nécessaire, qu'on croirait le pays menacé de sa ruine par une éternelle sécheresse, si quelque fille coupable refusait de se soumettre à la loi. Quoique le nombre des femmes ne soit pas borné, et que plusieurs en aient huit ou dix, le commun des Nègres n'en prend que deux ou trois.

Les femmes sont chargées, comme chez tous les peuples nègres, de tous les ouvrages serviles, extérieurs et domestiques. Pendant que le mari prend ses repas, elles se tiennent à l'écart, et mangent ensuite ses restes. Leur soumission va si loin, qu'elles ne leur parlent qu'à genoux, et qu'à son arrivée elles doivent se prosterner pour le recevoir.

L'aîné d'une famille en est l'unique héritier; mais il est obligé d'élever ses frères et ses sœurs jusqu'à l'âge où l'on suppose qu'ils peuvent se pourvoir eux-mêmes. Les enfans naissent esclaves, lorsque leur père et leur mère sont dans cette condition.

Tous les enfans, suivant l'observation particulière de Dapper, naissent blancs, et dans l'espace de deux jours ils deviennent parfaitement hoirs. Les Portugais, qui prennent des femmes dans ces régions, y sont souvent trompés. À la naissance d'un enfant, ils se croient sûrs d'en être les pères, parce qu'ils le voient de leur couleur; mais, deux jours après, ils sont obligés de le reconnaître pour l'ouvrage d'un Nègre. Cependant ils ne se rebutent point de ces épreuves, parce que leur passion, dit le même auteur, est d'avoir un fils mulâtre à toutes sortes de prix. On voit quelquefois naître d'un père et d'une mère nègres des enfans aussi blancs que les Européens. L'usage est de les présenter au roi. On les nomme dondos. Ils sont élevés dans les pratiques de la sorcellerie; et, servant de sorciers au roi, ils l'accompagnent sans cesse. Leur état les fait respecter de tout le monde. S'ils vont au marché, ils peuvent prendre tout ce qui convient à leurs besoins. Battel en vit quatre à la cour de Loango.

Dapper s'étend un peu plus sur la nature des Nègres blancs. Il observe qu'à quelque distance ils ont une parfaite ressemblance avec les Européens: leurs yeux sont gris, et leur chevelure blonde ou rousse; mais, en les considérant de plus près, on leur trouve la couleur d'un cadavre, et leurs yeux paraissent postiches. Ils ont la vue très-faible pendant le jour, et la prunelle tournée comme s'ils étaient bigles. La nuit, au contraire, ils ont le regard très-ferme, surtout à la clarté de la lune. Quelques Européens ont cru que la blancheur de ces Nègres est un effet de l'imagination des mères, comme on prétend que plusieurs femmes blanches ont mis des enfans noirs au monde après avoir vu des Nègres.

Les Portugais donnent à ces Maures blancs le nom d'albinos, et cherchent l'occasion de les enlever pour les transporter au Brésil. On prétend qu'ils sont d'une force extraordinaire, et par conséquent très-propres au travail; mais que leur paresse est extrême, et qu'ils préfèrent la mort aux exercices pénibles. Les Hollandais ont trouvé des hommes de la même espèce non-seulement en Afrique; mais aux Indes Orientales, dans l'île de Bornéo, et dans la Nouvelle-Guinée ou pays des Papous. Les Nègres blancs du royaume de Loango ont le privilége d'être assis devant le roi. Ils président à quantité de cérémonies religieuses, surtout à la composition des mokissos, qui sont des idoles du pays.

Il est fort remarquable, suivant Battel, que les Nègres de Loango ne permettent jamais qu'un étranger soit enterré dans leur pays. Qu'un Européen meure, on est obligé, pour les satisfaire, de porter son corps dans une chaloupe à deux milles du rivage, et de le jeter dans la mer. Un négociant portugais, étant mort dans une de leurs villes, ne laissa pas d'y être enterré par le crédit de ses amis, et demeura tranquille pendant quatre mois dans sa sépulture; mais il arriva cette année que les pluies, qui commencent ordinairement au mois de décembre, retardèrent de deux mois entiers. Les mokissos ou prêtres sorciers ne manquèrent point d'attribuer cet événement au mépris qu'on avait fait des lois en faveur du Portugais. Son corps fut exhumé avec diverses cérémonies, et précipité dans les flots. Trois jours après, suivant Battel, on vit tomber la pluie en abondance; car il fallait bien qu'elle tombât après deux mois de retard.

Loango était autrefois soumis au roi de Congo; mais un gouverneur du pays, s'étant fait proclamer roi, envahit une si grande partie des états de son souverain, que le royaume de Loango est aujourd'hui fort étendu et tout-à-fait indépendant; mais il est toujours regardé comme faisant partie du pays de Congo.

Les rois de Loango sont respectés comme des dieux, et portent le titre de samba et de pango, qui signifie, dans le langage du pays, dieu ou divinité. Les sujets sont persuadés que leur prince a le pouvoir de faire tomber la pluie du ciel. Ils s'assemblent au mois de décembre pour l'avertir que c'est le temps où les terres en ont besoin; ils le supplient de ne pas différer cette faveur, et chacun lui apporte un présent dans cette vue. Le monarque indique un jour auquel tous ses nobles doivent se présenter devant lui, armés comme en guerre, avec tous leurs gens. Ils commencent les cérémonies de cette fête par des exercices militaires, et rendent à genoux leur hommage au roi, qui les remercie de leur soumission et de leur fidélité. Ensuite on étend à terre un tapis d'environ quatre-vingts pieds de circuit, sur lequel est placé le trône où il est assis. Alors il commande à ses officiers de faire entendre leurs tambours et leurs trompettes. Les tambours sont si gros, qu'un homme seul ne suffit pas pour les porter. Les trompettes sont dès dents d'éléphans d'une grandeur extraordinaire, creusées et polies avec beaucoup d'art: le bruit de cette musique est effroyable. Après ce concert barbare, le roi se lève, et lance une flèche vers le ciel. S'il pleut le même jour, les réjouissances et les acclamations sont poussées jusqu'à l'extravagance.

L'usage absurde et barbare des épreuves juridiques, qui domine dans toute la Guinée, n'est pas moins en usage à Loango. L'engagement le plus solennel se fait en avalant la liqueur de bonda.

Cette liqueur, qui se nomme aussi imbonda, est le suc d'une racine: on la râpe dans l'eau. Après y avoir long-temps fermenté, elle forme une liqueur aussi amère que le fiel. Si on en râpe trop dans une petite quantité d'eau, elle cause une suppression d'urine; et, gagnant la tête, elle y répand des vapeurs si puissantes, qu'elle renverse infailliblement celui qui l'avale. C'est le cas où il est déclaré coupable.

La liqueur de bonda sert aussi à découvrir la cause des événemens. Les Nègres de Loanga s'imaginent que peu de personnes finissent leur vie par une mort naturelle: ils croient que tout le monde meurt par sa faute ou par celle d'autrui. Si quelqu'un tombe dans l'eau et se noie, ils en accusent quelque sortilége. S'ils apprennent qu'une panthère ait dévoré quelqu'un, ils assurent que c'est un dakkin ou un sorcier qui s'est revêtu de la peau de cet animal. Lorsqu'une maison est consumée par un incendie, ils racontent gravement que quelque mokisso y a mis le feu. Ils ne sont pas moins persuadés, lorsque la saison des pluies arrive trop tard, que c'est l'effet du mécontentement de quelque mokisso qu'on laisse manquer de quelque chose d'utile ou d'agréable. Comme il paraît important de découvrir la vérité, on a recours à la liqueur de bonda. Les personnes intéressées s'adressent au roi pour le prier de nommer un ministre, et cette faveur coûte une certaine somme. Les ministres de la bonda sont au nombre de neuf ou dix, qui se tiennent ordinairement assis dans les grandes rues. Vers trois heures après midi, l'accusateur leur apporte les noms de ceux qu'il soupçonne, et jure par les mokissos que ses dépositions sont sincères. Les accusés sont cités avec toute leur famille; car il arrive rarement que l'accusation tombe sur un seul, et souvent tout le voisinage y est compris. Ils se rangent sur une ou plusieurs lignes pour s'approcher successivement du ministre, qui ne cesse point, pendant les préparatifs, de battre sur un petit tambour. Chacun reçoit sa portion de liqueur, l'avale, et reprend sa place.

Alors le ministre se lève, et lance sur eux des petits bâtons de bananier, en les sommant de tomber, s'ils sont coupables, ou de se soutenir sur leurs jambes et d'uriner librement, s'ils n'ont rien à se reprocher. Il coupe ensuite une de ces mêmes racines dont la liqueur est composée, et jette les pièces devant lui. Tous les accusés sont obligés de marcher dessus d'un pas ferme. Si quelqu'un a le malheur de tomber, l'assemblée pousse un grand cri, et remercie les mokissos de l'éclaircissement qu'ils accordent à la vérité. Ses accusateurs le conduisent devant le roi, après l'avoir dépouillé de ses habits, qui sont l'unique salaire du ministre. La sentence est prononcée aussitôt, et le condamne ordinairement au supplice. On le mène à quelque distance de la ville, où son sort est d'être coupé en pièces au milieu d'un grand chemin. On accorde aux personnes riches la liberté de faire avaler la liqueur par un de leurs esclaves. S'il tombe, le maître est obligé d'avaler la liqueur à son tour. On donne l'antidote à l'esclave; et si le maître tombe, ses richesses ne le garantissent point de la mort. Cependant, lorsque le crime est léger, il achète sa grâce en donnant quelques esclaves. Au reste, tous les voyageurs reconnaissent que cette pratique est mêlée de beaucoup d'artifice et d'imposture. Les ministres font tomber l'effet du poison sur leurs ennemis, ou sur ceux dont la ruine peut leur être de quelque utilité: ils se laissent gagner par des présens pour noircir l'innocence ou pour sauver les coupables. Si les accusés sont des étrangers à l'égard desquels ils soient sans prévention, c'est ordinairement sur le plus pauvre qu'ils font tomber la peine du crime. Maîtres de préparer la liqueur, ils donnent la plus forte dose à ceux qu'ils veulent perdre, quoique cette odieuse prévarication se fasse avec tant d'adresse, que personne ne s'en aperçoit. Il ne se passe point de semaine où la cérémonie de l'épreuve ne se renouvelle à Loango, et elle y fait périr un grand nombre d'innocens.

Les femmes du roi n'en sont point exemptes, surtout dans les cas où leur fidélité paraît suspecte. La grossesse en est un qui favorise le plus les soupçons. Lorsqu'une femme du roi devient grosse, toute la sagesse de sa conduite n'empêche pas qu'on ne fasse avaler la bonda pour elle à quelque esclave. S'il tombe, elle est condamnée au feu, et l'adultère est enterré vif. Suivant le récit des Nègres de Loango, leur roi n'a pas moins de sept mille femmes. Il nomme entre elles une des plus graves et des plus expérimentées, qu'il honore du titre de sa mère, et qui est plus respectée que celle à qui cette qualité appartient par le droit de la nature. Cette matrone, que le peuple appelle makonda, jouit d'une autorité si distinguée, que, dans toutes les affaires d'importance, le roi est obligé de prendre ses conseils. S'il l'offense, ou s'il lui refuse ce qu'elle désire, elle a le droit de lui ôter la vie de ses propres mains. Lorsque son âge lui laisse du goût pour le plaisir, elle peut choisir l'homme qui lui plaît, et ses enfans sont comptés parmi ceux du sang royal. L'amant sur lequel tombe son choix est puni de mort, s'il est surpris avec une autre femme.

Une loi, que nous avons déjà vue ailleurs, défend sous peine de mort de regarder le roi boire ou manger. On rapporte un exemple encore plus étrange que celui que nous avons déjà cité de l'atrocité du traitement que l'on fait éprouver aux malheureux qui par hasard enfreignent cet usage. Un fils du roi, âgé de onze ou douze ans, étant entré dans la salle tandis que son père buvait, fut saisi par l'ordre de ce prince, revêtu sur-le-champ d'un habit fort riche, et traité avec toutes sortes de liqueurs et d'alimens. Mais aussitôt qu'il eut achevé ce funeste repas, il fut coupé en quatre quartiers, qui furent portés dans toutes les villes, avec une proclamation qui apprenait au public la cause de son supplice. Ce trait exécrable est confirmé par une barbarie de la même nature que rapporte un témoin. Un autre fils du roi, mais plus jeune, ayant couru vers son père pour l'embrasser dans les mêmes circonstances, le grand-prêtre demanda qu'il fût puni de mort. Le roi y consentit, et sur-le-champ ce malheureux enfant eut la tête fendue d'un coup de hache. Le grand-prêtre recueillit quelques gouttes de son sang, dont il frotta les bras du roi pour détourner les malheurs d'un tel présage. Cette loi s'étend jusqu'aux bêtes. Les Portugais de Loango avaient fait présent au roi d'un fort beau chien de l'Europe, qui, n'étant pas bien gardé, entra dans la salle du festin pour caresser son maître: il fut massacré sur-le-champ.

Cet usage vient d'une opinion superstitieuse et généralement établie dans la nation, que le roi mourrait subitement si quelqu'un l'avait vu boire ou manger. On croit détourner le malheur dont il est menacé en faisant mourir le coupable à sa place. Quoiqu'il mange toujours seul, il lui arrive quelquefois de boire en compagnie; mais ceux qui lui présentent la coupe tournent aussitôt le visage contre terre jusqu'à ce qu'il ait cessé de boire. Si ses courtisans boivent dans la même salle, ils sont obligés de tourner le dos pendant qu'ils ont le verre à la bouche. Il n'est permis à personne de boire dans le verre dont le roi s'est servi, ni de toucher aux alimens dont il a goûté. Tout ce qui sort de sa table doit être enterré sur-le-champ. Que d'extravagance et de barbarie! et, quand l'homme est fait ainsi, est-il un plus odieux et plus méprisable animal?

Il y a des crieurs publics dont l'office est de proclamer les ordres du roi dans la ville, et de publier ce qu'on a perdu ou trouvé. Battel parle d'une sonnette du roi, qui ressemble à celles des vaches de l'Europe, et dont le son est si redoutable aux voleurs, qu'ils n'osent garder un moment leurs vols après l'avoir entendue. Ce voyageur, étant logé dans une petite maison à la mode du pays, avait suspendu son fusil au mur. Il lui fut enlevé dans son absence. Sur ses plaintes, le roi fit sonner la cloche, et dès le matin du jour suivant le fusil se trouva devant la porte de Battel.

Vis-à-vis le trône du roi sont assis quelques nains, le dos tourné vers lui. Ils ont la tête d'une prodigieuse grosseur; et, pour se rendre encore plus difformes, ils sont enveloppés dans une peau de quelque bête féroce.

Les images ou les statues s'appellent, ainsi que les prêtres, mokissos, comme on l'a déjà vu. Les Nègres seront instruire par les prêtres dans l'art de faire des mokissos. Lorsqu'un particulier se croit obligé de créer une nouvelle divinité, il assemble tous ses amis et tous ses voisins. Il demande leur assistance pour bâtir une hutte de branches de palmier, dans laquelle il se renferme pendant quinze jours, dont il doit passer neuf sans parler; et pour mieux garder le silence, il porte deux plumes de perroquet aux deux coins de la bouche. Si quelqu'un le salue, au lieu de battre les mains suivant l'usage, il frappe d'un petit bâton sur un bloc qu'il tient sur ses genoux, et sur lequel est gravée la figure d'une tête d'homme.

Au bout de quinze jours, toute l'assemblée se rend dans un lieu plat et uni, où il ne croît aucun arbre, avec un dembé ou un tambour autour duquel on trace un cercle. Le tambour commence à battre et à chanter. Lorsqu'il paraît bien échauffé de cet exercice, le prêtre donne le signal de la danse, et tout le monde, à son exemple, se met à danser en chantant les louanges des mokissos. L'adorateur entre en danse aussitôt que les autres ont fini, et continue pendant deux ou trois jours, au son du même tambour, sans autre interruption que celle des besoins indispensables de nature, tels que le nourriture et le sommeil. Enfin le prêtre reparaît au bout du terme, et, poussant des cris furieux, il prononce des paroles mystérieuses; il fait de temps en temps des raies blanches et rouges sur les tempes de l'adorateur, sur les paupières et sur l'estomac, et successivement sur chaque membre, pour le rendre capable de recevoir le mokisso. L'adorateur est agité tout d'un coup par des convulsions violentes, se donne mille mouvemens extraordinaires, fait d'affreuses grimaces, jette des cris horribles, prend du feu dans ses mains, et le mord en grinçant les dents, mais sans paraître en ressentir aucun mal. Quelquefois il est entraîné comme malgré lui dans des lieux déserts où il se couvre le corps de feuilles vertes. Ses amis le cherchent, battent le tambour pour le retrouver, et passent quelquefois plusieurs jours sans le revoir. Cependant, s'il entend le bruit du tambour, il revient volontairement. On le transporte à sa maison, où il demeure couché pendant plusieurs jours sans mouvement et comme mort. Le prêtre choisit un moment pour lui demander quel engagement il veut prendre avec son mokisso. Il répond en jetant des flots d'écume, et avec des marques d'une extrême agitation. Alors on recommence à chanter et à danser autour de lui; enfin le prêtre lui met un anneau de fer autour du bras, pour lui rappeler constamment la mémoire de ses promesses. Cet anneau devient si sacré pour les Nègres qui ont essuyé la cérémonie du mokisso, que dans les occasions importantes ils jurent par leur anneau; et tous les jours on reconnaît qu'ils perdraient plutôt la vie que de violer ce serment. Le voyageur qui raconte ces cérémonies ne doute pas que ce ne soit une manière solennelle de se donner au diable. Ce qu'on doit observer, c'est que l'espèce d'hommes qu'on nomme convulsionnaires, énergumènes, démoniaques, joue à peu près les mêmes farces chez tous les peuples barbares. Faut-il que des nations policées aient à rougir d'avoir vu chez elles les mêmes extravagances!

Il paraît que les peuples de Loango sont les plus superstitieux de toute l'Afrique. En voyageant pour le commerce, ils portent dans une marche de quarante ou cinquante milles un sac rempli de misérables reliques, qui pèsent quelquefois dis ou douze livres. Quoique ce poids, joint à leur charge, soit capable d'épuiser leurs forces, ils ne veulent pas convenir qu'ils en ressentent la moindre fatigue; au contraire, ils assurent que ce précieux fardeau sert à les rendre plus légers.

Le royaume de Congo n'a pas de plus belle et de plus grande rivière que celle de Zaïre. Cette fameuse rivière tire, dit-on, ses eaux du lac de Zambré. On voit dans ce grand lac plusieurs sortes de monstres, entre lesquels (si on en croit le missionnaire Mérolla) il s'en trouve un de figure humaine, sans autre exception que celle du langage et de la raison. Le P. François de Paris, missionnaire capucin, qui faisait sa résidence dans le pays de Matomba, rejetait toutes ces histoires de monstres comme autant de fictions des Nègres; mais la reine Zinga, informée de ses doutes, l'invita un jour à la pêche. À peine eut-on jeté les filets, qu'on découvrit sur la surface de l'eau trois de ces poissons monstrueux. Il fut impossible d'en prendre plus d'un. C'était une femelle. La couleur de sa peau était noire; ses cheveux longs et de la même couleur; ses ongles d'une longueur singulière. Mérolla conjecture qu'ils lui servaient à nager. Elle ne vécut que vingt-quatre heures hors de l'eau; et, dans cet intervalle, elle refusa toute sorte de nourriture. Si cette espèce de monstre existe, c'est elle qui a servi de fondement aux contes arabes sur ce qu'ils appellent l'homme de la mer.

Lopez, qui passa plusieurs années au Congo, donne vingt-huit milles de largeur à l'embouchure de ce fleuve. Il entre avec tant d'impétuosité dans l'Océan, qu'à trente ou quarante milles de la terre, ses eaux se conservent fraîches; cependant il n'est navigable que dans l'espace d'environ vingt-cinq lieues, au delà desquelles, étant resserré par des rochers, il tombe avec un bruit épouvantable qui se fait entendre à sept ou huit milles. Les Portugais ont donné à ce lieu le nom de cachivera, c'est-à-dire chute ou cataracte.

Les Portugais et les Hollandais se sont procuré des établissemens dans le Congo, où ils ont fait le commerce, et où quelquefois ils ont porté la guerre, comme ont fait partout les Européens. Les Portugais ont joui long-temps d'une sorte de pouvoir que leur donnaient leurs missionnaires; et même les petits souverains du pays, dépendans du roi de Congo, ont pris des noms portugais, et les titrés des dignités d'Europe, comme ceux de comtes, de ducs, etc. D'ailleurs les Européens ont toujours un grand avantage dans ces contrées, en se mêlant dans les guerres des nationaux, et faisant payer leurs services; ils y ont même tenté quelquefois des conquêtes; mais ils n'y ont pas souvent réussi. Les Portugais y ont même essuyé de cruelles disgrâces.

Vers l'année 1680, ils étaient établis à Angola. Ils entreprirent la conquête de la province de Sogno. Mérolla rapporte qu'un roi de Congo, voulant se faire couronner, eut recours à l'assistance des Portugais, et leur promit le comté de Sogno, avec deux mines d'or, qui n'eurent pas moins de force pour les engager dans ses intérêts. Ils assemblèrent immédiatement toutes leurs forces. Le roi leva, de son côté, de nombreuses troupes, auxquelles il joignit une compagnie de diaggas. Les deux armées s'étant réunies, marchèrent ensemble vers Sogno. Elles n'y trouvèrent pas le comte sans défense. Il avait eu le temps de rassembler un prodigieux nombre de ses sujets, et son courage le fit marcher au-devant de l'ennemi. Mais la plupart de ses gens manquant d'armes à feu, et n'étant point accoutumés à la manière de combattre des Européens, il perdit la vie dans une bataille sanglante, après avoir vu prendre ou massacrer une grande partie de son armée.

Le désespoir se répandit dans toute la nation. Lorsqu'elle s'attendait aux dernières extrémités de la guerre, un seigneur du pays se présenta courageusement, et promit de la délivrer de toutes ses craintes, si l'on voulait le choisir pour succéder au comte. Sa proposition fut acceptée: il commença par rétablir l'ordre dans les troupes dispersées; et, pour éviter la confusion à laquelle il attribuait leurs derniers malheurs, il ordonna qu'à l'avenir tout le monde aurait la tête rasée, sans excepter les femmes, et que les soldats se ceindraient le front d'une branche de palmier. Cet usage, dont le but n'était pas moins d'inspirer de la confiance au peuple par des préparatifs extraordinaires que d'apprendre en effet aux troupes à se reconnaître dans la mêlée, s'est conservé jusque aujourd'hui dans la nation.

Le nouveau comte exhorta ses sujets à ne pas s'effrayer du bruit des armes à feu, qui n'étaient propres, leur dit-il, qu'à causer de l'épouvante aux enfans, puisqu'une balle ne faisait pas plus d'effet qu'une flèche ou qu'un coup de zagaie, sans compter que le temps dont les blancs avaient besoin pour charger leurs fusils donnait beaucoup d'avantage à ceux qui n'avaient qu'une flèche à poser sur leur arc. Il les avertit surtout de ne pas s'arrêter puérilement aux bagatelles[9] que les Portugais étaient accoutumés à jeter parmi eux pour causer du désordre dans leurs rangs. Il leur recommanda de tirer aux hommes, sans s'amuser aux chevaux, qui ne devaient pas leur paraître aussi terribles que les lions, les panthères et les éléphans. Il ordonna que celui qui tournerait le dos fût tué sur-le-champ par ses voisins, et que, si plusieurs avaient cette lâcheté, loin d'être plus épargnés, ils fussent regardés par les autres comme leurs premiers ennemis; car il est question, leur dit-il, de périr glorieusement plutôt que de mener une vie misérable. Enfin, pour ne laisser aucun sujet d'inquiétude à ceux qui promettaient de le suivre, il voulut que tous les animaux domestiques fussent massacrés; et, donnant l'exemple le premier, il égorgea aussitôt tous les siens. Cet ordre fut exécuté si ponctuellement, que toute la race des bestiaux, surtout celle des vaches, est presque entièrement détruite dans le comté de Sogno. On y a vu vendre une petite fille pour un veau, et une femme pour une vache.

Il ne restait au comte qu'à fortifier son armée par le secours de ses voisins. L'intérêt commun eut la force d'en rassembler un grand nombre; ainsi, marchant avec ses légions de Nègres, il trouva bientôt l'occasion de surprendre des ennemis qui prenaient trop de confiance dans leurs victoires. Comme ils avançaient sans ordre et sans précaution, ils tombèrent imprudemment dans la première embuscade: les diaggas et leur chef donnèrent l'exemple de la fuite; ils furent suivis par les troupes de Congo. Les esclaves qu'ils avaient faits dans la première bataille, étant abandonnés par leurs gardes, rejoignirent leurs amis, et tournèrent avec eux toute leur fureur contre les Portugais, qui disputaient encore le terrain; mais, accablés par le nombre, ils se virent forcés de tourner le dos, sans pouvoir éviter d'être massacrés dans leur fuite: il n'en resta que six, qui furent faits prisonniers et présentés au comte. Après les avoir regardés quelque temps d'un air furieux, il leur laissa le choix ou de mourir avec leurs compagnons, ou de vivre esclaves. Mérolla leur prête une réponse fort noble: «On n'a point encore vu, lui dirent-ils, de blancs qui aient daigné servir des Nègres, et nous n'en donnerons point l'exemple.» À peine eurent-ils prononcé ces mots, qu'ils furent tués sous les yeux du vainqueur. L'artillerie et le bagage de leur nation tombèrent entre les mains des Nègres de Sogno, qui les vendirent dans la suite aux Hollandais. Mérolla assure que la Compagnie de Hollande employa ces dépouilles portugaises à munir un fort de terre qu'elle avait fait bâtir à l'embouchure du Zaïre, et qui commande ce fleuve et la mer.

En partant de Loanda pour se rendre à l'armée de Congo, les Portugais, trop accoutûmés à la victoire pour douter du succès de leur entreprise, avaient recommandé à leurs marchands de les suivre de près, et de débarquer au premier endroit de la côte de Sogno où ils découvriraient des feux allumés. L'armadilla (c'est le nom qu'ils donnent à leurs petites flottes) arriva dans les circonstances de la victoire du comte, chargée des fers qui devaient servir aux esclaves nègres, et voyant sur la côte un grand nombre de feux que les vainqueurs avaient allumés pour se réjouir, elle les prit pour le signal dont on était convenu; mais, lorsqu'elle eut jeté l'ancre, un Portugais qui se fit apercevoir sur le rivage demanda par plusieurs signes qu'on se hâtât de le prendre dans une chaloupe; c'était un malheureux fugitif qui, ayant été pris et conduit au comte de Sogno, après l'exécution des six autres, avait obtenu la vie à des conditions fort humiliantes: le comte s'était fait apporter une jambe et un bras des six Portugais qu'il avait sacrifiés à son ressentiment, et lui avait ordonné de porter ce présent, avec la nouvelle de sa victoire, au gouverneur de Loanda. L'armadilla se crut fort heureuse d'une rencontre qui la garantissait peut-être de sa ruine.

Le comte de Sogno ne jouit pas long-temps des fruits de sa victoire: il avait reçu dans la mêlée trois blessures dont il mourut à la fin du mois; mais il laissa ses peuples tranquilles, après avoir fait perdre à ses ennemis l'espérance de les subjuguer.

Tous ces démêlés causèrent tant de préjudice à la religion, que le missionnaire Mérolla, étant à Khitombo, malheureux champ de la dernière bataille, n'y trouva presque personne qui fût disposé à recevoir les sacremens de l'Église.

Battel nous apprend que le pays de Sogno est voisin des mines de Demba, d'où l'on tire, à deux ou trois pieds de terre, un sel de roche d'une beauté parfaite, aussi clair que la glace, et sans aucun mélange; on le coupe en pièces d'une aune de long, qui se transportent dans toutes les parties du pays, et qui s'y vendent mieux que toute autre marchandise.

San-Salvador, ainsi nommé par les Portugais, capitale du royaume de Congo, où les rois font leur résidence ordinaire, portait anciennement le nom de Banza, qui signifie, dans le langage de la nation, cour ou demeure royale. Elle est située à cent cinquante milles de la mer, sur une grande et haute montagne qui n'est presque qu'un seul rocher, et qui contient néanmoins une mine de fer; le sommet offre une plaine d'environ dix milles de tour, bien cultivée, et si remplie de villes et de villages, que dans un si petit espace elle contient plus de cent mille âmes: les Portugais, charmés d'un si beau lieu, lui ont donné le nom d'Othéirio, c'est-à-dire perspective, parce qu'outre les agrémens du terrain même, on y a celui de découvrir d'un coup d'œil toutes les plaines dont la montagne est environnée: elle est fort escarpée du côté de l'est; mais sa hauteur n'empêche pas qu'elle n'ait quantité de sources, qui achèveraient d'en faire un séjour délicieux, si l'eau en était meilleure: les habitans tirent celle dont ils font usage d'une seule fontaine qui est du côté du nord, sur la pente de la montagne, où leurs esclaves vont la puiser dans des vaisseaux de bois et de cuir: la plaine est d'une fertilité extrême en grains de toutes les espèces; elle a des prairies d'une herbe excellente et des arbres d'une verdure continuelle; l'air y est aussi très-frais et très-sain: outre ce motif que les rois ont eu sans doute pour y établir leur demeure, ils n'y ont pas été moins engagés par la situation du terrain qui fait de leur palais une retraite inaccessible, et parce qu'étant au centre du royaume, il leur donne la facilité d'étendre leur attention de toutes parts à la même distance.

Il y a peu de régions aussi peuplées que le royaume de Congo. Carli assure hardiment que ses habitans sont innombrables; les Mosicongos (tel est le nom qu'ils se donnent eux-mêmes) sont communément noirs, quoiqu'ils s'en trouve un grand nombre de couleur olivâtre: la plupart ont les cheveux noirs et frisés; mais il s'en trouve aussi qui les ont roux: leur taille est moyenne; et si l'on excepte la couleur, ils ont beaucoup de ressemblance avec les Portugais; les uns ont la prunelle des yeux noire, d'autres d'un vert de mer; leurs lèvres ne sont pas grosses et pendantes comme celle des Nubiens et des autres Nègres.

Quand le roi et les principaux seigneurs du royaume ont embrassé le christianisme, ils ont adopté l'habillement portugais; ils ont pris les manteaux à l'espagnole, le chapeau, la veste de soie, les mules de velours ou de maroquin, et les bottines à la portugaise, avec des épées aussi longues qu'on en ait jamais porté dans la Castille: la nécessité borne encore les pauvres à leurs anciens habits; mais les femmes de distinction imitent les usages des femmes de Lisbonne.

Ils n'ont aucune trace des sciences, ni la moindre inclination à les cultiver; on ne trouve point parmi eux d'anciennes histoires de leur pays, ni de registres des temps éloignés, où la mémoire et le nom de leurs rois soient conservés. Jusqu'à l'arrivée des Portugais, ils n'avaient pas connu l'art de l'écriture; la date des faits était la mort de quelque personne remarquable: cela est arrivé, disaient-ils, avant ou après la mort d'un tel. Ils comptaient les années par les kossionos, ou les hivers, qui commencent pour eux au mois de mai et finissent au mois de novembre; leurs mois par les pleines lunes, et les jours de la semaine par leurs marchés: mais ils ne poussaient pas plus loin la division du temps. De même ils n'avaient pas d'autre règle pour juger de la grandeur d'un pays que le nombre des marches ou des journées, qu'ils distinguaient seulement par le terme de voyage libre ou chargé.

Mérolla nous représente une de leurs fêtes. Ils choisissent ordinairement le temps de la nuit, et s'assemblent en fort grand nombre. Leur posture favorite est d'être assis en rond; mais ils choisissent quelque arbre épais, sous lequel ils se placent sur l'herbe. Le centre du cercle est occupé par un grand plat de bois qui contient quelque mélange de leur goût. L'ancien de la troupe, qu'ils appellent makolontou, divise les portions, et les distribue avec une égalité qui ne laisse aucun sujet de plainte. Ils n'emploient pour boire ni verres ni tasses. Le makolontou prend le flacon qu'ils appellent moringo, le porte successivement à la bouche de tous les convives, laisse boire à chacun la mesure qu'il juge convenable, et le remet à sa place. Cette méthode s'observe jusqu'au dernier moment de la fête.

Mais ce qui parut beaucoup plus surprenant à Mérolla, il ne passait personne près de l'assemblée qui ne se plaçât sans façon dans le cercle, et qui ne reçût sa portion comme les autres, quoiqu'il fût arrivé après la distribution. Le makolontou prenait sur chaque part de quoi composer celle de l'étranger. On apprit à Mérolla que cette cérémonie ne s'observe pas moins quand les passans se présentent en plus grand nombre. Ils se lèvent aussitôt que le plat est vide, et continuent leur chemin sans prendre congé de l'assemblée et sans dire un mot de remercîment. Les voyageurs profitent de ces rencontres pour ménager leurs propres provisions. Il n'est pas moins étrange que l'assemblée ne fasse pas la moindre question à ces nouveau-venus pour savoir d'eux où ils vont et d'où ils viennent. Tout se passe avec un silence admirable. «On croirait, dit Mérolla, qu'ils veulent imiter les Locriens, ancien peuple d'Achaïe, qui, suivant le témoignage de Plutarque, punissait par une amende ceux qui se rendaient importuns par leurs questions.» Un jour Mérolla, traitant plusieurs Nègres qui lui avaient rendu quelque service, remarqua que le nombre de ses convives était fort augmenté. Comme il ne se croyait pas obligé de recevoir des inconnus, il demanda qui étaient ces étrangers. On lui répondit qu'on l'ignorait. «Pourquoi souffrez-vous, dit-il, que des gens qui n'ont pas de part à votre travail viennent partager votre nourriture?» Ils lui répondirent simplement que c'était l'usage. Avec un peu de réflexion, cette charité lui parut si louable, qu'il fit doubler la portion commune.

On remarque peu de différence entre les édifices de Congo et ceux de toute la côte occidentale d'Afrique.

Ceux des habitans qui font leur demeure dans les villes tirent leur subsistance du commerce; ceux qui demeurent à la campagne vivent de l'agriculture et de l'entretien des bestiaux; ceux qui sont établis sur les bords du Zaïre et des autres rivières subsistent de la pêche; d'autres gagnent leur vie à recueillir le vin de Tombo, d'autres à fabriquer les étoffes du pays. Il y a peu de Mosicongos qui ne soient experts dans quelque métier; mais ils ont tous une extrême aversion pour le travail pénible.

Les habitans des parties orientales du royaume et des pays voisins sont d'une habileté singulière pour la fabrique de plusieurs sortes d'étoffes, telles que les velours, les tissus, les satins, les damas et les taffetas. Leurs fils sont composés de feuilles de divers arbres, qu'ils empêchent de s'élever en les coupant chaque année, et les arrosant avec beaucoup de soin pour leur faire pousser au printemps des feuilles plus tendres. Les fils sont très-fins et très-unis. Les plus longs servent à composer les grandes pièces. Les Portugais ont commencé à les employer pour faire des tentes, et s'en trouvent bien contre la pluie et le vent.

Les richesses des Mosicongos consistent principalement en esclaves, en ivoire et en simbos, qui sont de petites coquilles qui tiennent lieu de monnaie. Congo, Sogno et Bamba vendent peu d'esclaves, et ceux qu'on tire de ces trois provinces ne passent pas pour les meilleurs, parce qu'étant accoutumés à vivre dans l'indolence, ils succombent bientôt aux travaux pénibles. Les principales marchandises du comté de Sogno sont les étoffes de Sombos, l'huile de palmier et les noix de kola. Les dents d'éléphans, qu'on y apportait autrefois en grand nombre, y sont devenues plus rares. Au reste, c'est la ville de San-Salvador qui est le centre du commerce portugais.

Quoique le christianisme ait fait de grands progrès dans le royaume de Congo, la seule contrée de l'Afrique où les Portugais aient envoyé des missionnaires, quoique les mariages y soient célébrés avec les cérémonies de l'église romaine, il a toujours été fort difficile de faire perdre aux habitans le goût du concubinage. Malgré les plaintes et les reproches des missionnaires, ils prennent autant de maîtresses qu'ils en peuvent entretenir. L'ancien usage des Nègres de Sogno était de vivre quelque temps avec leurs femmes avant de s'engager dans le mariage, pour apprendre à se connaître mutuellement par cette épreuve. La méthode chrétienne leur paraît contraire au bien de la société, parce qu'elle ne permet point qu'on s'assure auparavant de la fécondité d'une femme ni des autres qualités convenables à l'état conjugal; aussi les missionnaires n'ont-ils pas peu de peine à leur faire abandonner la pratique de leurs ancêtres, qui consiste dans un traité fort simple. Les parens d'un jeune homme envoient à ceux d'une jeune fille pour laquelle il prend de l'inclination un présent qui passe pour dot, et leur font proposer leur alliance. Ce présent est accompagné d'un grand flacon de vin de palmier. Le vin doit être bu par les parens de la fille avant que le présent soit accepté; condition si nécessaire, que, si le père et la mère ne le buvaient pas, leur conduite passerait pour un outrage. Ensuite le père fait sa réponse. S'il retient le présent, il n'y a pas besoin d'autre explication pour marquer son consentement. Le jeune homme et tous ses amis se rendent aussitôt à sa maison, et reçoivent sa fille de ses propres mains. Mais si quelques semaines d'épreuves et d'observations font connaître au mari qu'il s'est trompé dans son choix, il renvoie sa femme, et se fait restituer son présent. Si les sujets de mécontentement viennent de lui, il perd son droit à la restitution. Mais de quelque côté qu'il puisse venir, la jeune femme n'en est pas regardée avec plus de mépris, et ne trouve pas moins l'occasion de subir bientôt une nouvelle épreuve.

Les femmes ont droit aussi de mettre leurs maris à l'essai, et l'on reconnaît tous les jours qu'elles sont plus inconstantes et plus opiniâtres que les hommes, car on les voit profiter plus souvent de la liberté qu'elles ont de se retirer avant la célébration du mariage, quoique leurs maris n'épargnent rien pour les retenir.

Une femme qui laisse prendre sa pipe par un homme, et qui lui permet de s'en servir un moment, lui donne des droits sur elle, et s'engage à lui accorder ses faveurs. Dans le cas de l'adultère, la loi condamne l'amant à donner la valeur d'un esclave au mari, et la femme à demander pardon de son crime, sans quoi le mari obtiendrait facilement la permission du divorce.

L'économie domestique a ses lois, qui sont uniformes dans toute la nation. Le mari est obligé de se pourvoir d'une maison, de vêtir sa femme et ses enfans suivant sa condition, d'émonder les arbres, de défricher les champs et de fournir sa maison de vin de palmier.

Le devoir des femmes est de faire les provisions pour tout ce qui concerne la nourriture, et par conséquent d'aller au marché. Aussitôt que la saison des pluies est arrivée, elles vont travailler aux champs jusqu'à midi pendant que les maris se reposent tranquillement dans leurs huttes. À leur retour, elles préparent leur dîner. S'il manque quelque chose pour la subsistance de la famille, elles doivent l'acheter sur-le-champ de leur propre bourse, ou se le procurer par des échanges. Le mari est assis seul à table, tandis que sa femme et ses enfans sont debout pour le servir. Après son dîner, elles mangent ses restes, mais sans cesser de se tenir debout, par la force d'une ancienne tradition qui leur persuade que les femmes sont faites pour servir les hommes et pour leur obéir.

Dans la première jeunesse des Nègres, on les lie avec de certaines cordes faites par les sorciers ou les prêtres du pays, avec quelques paroles mystérieuses qui accompagnent cette cérémonie.

Lorsque les missionnaires trouvent ces cordes magiques sur les enfans qu'on présente au baptême, ils obligent les mères de se mettre à genoux, et leur font donner le fouet jusqu'à ce qu'elles aient reconnu leur erreur. Une femme que le missionnaire Carli avait condamnée à ce châtiment s'écria sous les verges: «Pardon, mon père, pour l'amour de Dieu. J'ai ôté trois de ces cordes en venant à l'église, et c'est par oubli que j'ai laissé la quatrième.»

Les Nègres qui n'ont point embrassé le christianisme, ou qui ne sont pas fermes dans la foi, présentent leurs enfans aux sorciers dès le moment de leur naissance.

L'ascendant des sorciers sur les Nègres va jusqu'à leur interdire l'usage de la chair de certains animaux, et de tels fruits ou de tels légumes, et leur imposer d'autres obligations ridicules; ce joug religieux porte le nom de kédjilla. Rien n'approche de la soumission dès jeunes Nègres pour les ordonnances de leurs prêtres. Ils passeraient plutôt deux jours à jeun que de toucher aux alimens qui leur sont défendus; et si leurs parens ont négligé de les assujettir au kédjilla dans leur enfance, à peine sont-ils maîtres d'eux-mêmes, qu'ils se hâtent de le demander au prêtre ou au sorcier, persuadés qu'une prompte mort serait le châtiment du moindre délai volontaire. Mérolla raconte qu'un jeune Nègre, étant en voyage, s'arrêta le soir chez un ami qui lui offrit à souper un canard sauvage, parce qu'il le croyait meilleur que les canards domestiques. Le jeune étranger demanda de bonne foi si c'était un canard privé. On lui répondit que c'en était un: il en mangea de bon appétit comme un voyageur affamé. Quatre ans après, les deux amis s'étant rencontrés, celui qui avait trompé l'autre lui demanda s'il voulait manger avec lui d'un canard sauvage: le jeune homme, qui n'était point encore marié, s'en défendit, parce que c'était son kédjilla. Quel scrupule! lui dit son ami; et pourquoi refuser aujourd'hui ce que vous acceptâtes il y a quatre ans à ma table? Cette déclaration fut un coup de foudre qui fit trembler le jeune Nègre de tous ses membres, et qui lui troubla l'imagination jusqu'à lui causer la mort dans l'espace de vingt-quatre heures.

Le royaume de Congo n'a point de médecins ni d'apothicaires, ni même d'autres remèdes que les simples, l'écorce des arbres, les racines, les eaux et l'huile, qu'on fait prendre aux malades presque indifféremment pour toutes sortes de maladies. Le climat d'ailleurs est sain, et les habitans sont sobres.

Dans les royaumes de Kakongo et d'Angole, l'usage ne permet pas d'ensevelir un parent, si toute la famille ne se trouve assemblée. L'éloignement des lieux n'est pas même un sujet d'exception. Les funérailles commencent par le sacrifice de quelques poules, du sang desquelles on arrose le dehors et le dedans de la maison. Ensuite on jette les cadavres par-dessus le toit, pour empêcher que l'âme du mort ne fasse le zombi, c'est-à-dire qu'elle ne revienne troubler les habitans par des apparitions; car on est persuadé que celui qui verrait l'âme d'un mort tomberait mort lui-même sur-le-champ. Cette persuasion est si fortement gravée dans l'esprit des Nègres, que l'imagination seule à souvent produit tous les effets de la réalité. Ils assurent aussi que le premier mort appelle le second, surtout lorsqu'ils ont eu quelque démêlé pendant leur vie.

Après la cérémonie des poules, on continue de faire des lamentations sur le cadavre; et si la douleur ne fournit pas des larmes, on a soin de se mettre du poivre dans le nez, ce qui les fait couler en abondance. Lorsqu'on a crié et pleuré quelque temps, on passe tout d'un coup de la tristesse à la joie, en faisant bonne chère aux frais des plus proches parens du mort, qui demeure pendant ce temps-là sans sépulture. On cesse de boire et de manger, mais c'est pour suivre le son des tambours qui invite toute l'assemblée à danser. Le bal commence. Aussitôt qu'il est fini, on se retire dans dès lieux indiqués, où tous les spectateurs des deux sexes sont renfermés ensemble dans l'obscurité, avec la liberté de se mêler sans distinction. Comme le signal de cette cérémonie se donne au son des tambours, l'ardeur du peuple est incroyable pour se rendre à l'assemblée. Il est presque impossible aux mères d'arrêter leurs filles, et plus encore aux maîtres de retenir leurs esclaves. Les murs et les chaînes sont des obstacles trop faibles; mais ce qui doit paraître encore plus étrange, si c'est le maître d'une maison qui est mort, sa femme se livre à ceux qui demandent ses faveurs, à la seule condition de ne pas prononcer un seul mot tandis qu'on est seul avec elle.

Le conseil de Congo est composé de dix ou douze personnes qui sont dans la plus haute faveur auprès du roi, et sur lesquelles il se repose des affaires d'état, de l'administration, de la paix et de la guerre, et de la publication de ses ordres.

Sa cour est fort nombreuse. Elle est composée d'une partie de sa noblesse, qui fait sa résidence au palais, ou dans les lieux voisins, et d'une multitude de domestiques ou d'officiers de sa maison. Il a pour garde un corps d'Anzikos et de plusieurs autres nations. Son habillement est très-riche. C'est ordinairement quelque étoffe d'or ou d'argent, avec un manteau de velours. Il se couvre la tête d'un bonnet blanc, comme tous les seigneurs qu'il honore de ses bonnes grâces. C'est une marque si certaine de faveur, qu'au moindre mécontentement, il le fait ôter à ceux qui lui déplaisent. En un mot, le bonnet blanc est un caractère de noblesse et de chevalerie à Congo, comme la Toison d'or et le Saint-Esprit en Europe.

Le roi donne deux audiences publiques dans le cours de chaque semaine; mais la liberté de lui parler n'est accordée qu'aux seigneurs. Lorsqu'il se rend à l'église, tous les Portugais, soit ecclésiastiques ou séculiers, sont obligés de grossir son cortége et de l'accompagner de même à son retour jusqu'à la porte du palais; mais c'est la seule occasion où ce devoir leur soit imposé.

Parmi les moyens qu'emploie le monarque pour suppléer par des rapines à la modicité de ses revenus, on en raconte un bien bizarre, si quelque chose peut le paraître dans un despote. Lorsqu'il sort en bonnet blanc avec les seigneurs de son cortége, il se fait quelquefois apporter un chapeau dans sa marche, et s'en sert quelques momens; ensuite, redemandant son bonnet, il le met si négligemment, qu'il peut être abattu par le moindre vent. S'il tombe en effet, les seigneurs s'empressent pour le ramasser; mais le roi, offensé de cette disgrâce, refuse de le recevoir, et retourne au palais fort mécontent. Le lendemain il fait partir deux ou trois cents soldats, avec ordre de lever sur le peuple une grosse imposition; ainsi l'état est menacé d'un grand malheur quand le roi a mis son bonnet de travers.

Il peut lever, dit-on, des armées innombrables et les mettre en campagne. Carli et d'autres voyageurs racontent qu'un roi de Congo marcha contre les Portugais à la tête de neuf cent mille hommes. On aurait cru qu'il se proposait la conquête de l'univers; cependant il n'avait à combattre que trois ou quatre cents mousquetaires portugais, qui n'avaient pour armes, avec leurs fusils, que deux pièces de campagne; mais, les ayant chargées à cartouche, l'exécution qu'elles firent dans les premiers rangs des Nègres jeta la consternation dans une armée si nombreuse, et la mort du monarque acheva de les mettre en déroute. Le Portugais qui avait coupé la tête à ce prince assura que ses armes royales et tous les ustensiles dont il faisait usage étaient d'or battu.

La manière ordinaire de combattre dans toutes ces régions ne prouve pas plus de courage que de discipline. Deux armées nègres qui sont en présence commencent par discuter froidement le sujet de leur querelle: elles passent successivement aux reproches et aux injures; enfin, la chaleur augmentant par degrés, on en vient aux coups. Les tambours se font entendre avec beaucoup de confusion. Ceux qui sont armés de fusils les jettent à la première décharge, parce qu'ils sont plus occupés de leur propre frayeur que de l'envie de nuire. D'ailleurs la méthode qu'ils prennent pour tirer est rarement dangereuse. Ils appuient la crosse du fusil contre l'estomac, sans aucun point de mire, et les balles passent en l'air par-dessus la tête de leurs ennemis, d'autant plus que des deux côtés l'usage est de s'accroupir lorsqu'ils voient le premier feu de la poudre; ensuite les deux partis se relèvent et se servent de leurs arcs. S'ils sont à quelque distance, ils lancent leurs flèches en l'air, persuadés qu'elles sont plus meurtrières dans leur chute; mais, lorsqu'ils sont fort près, ils tirent en droite ligne. Les flèches sont quelquefois empoisonnées, et le premier remède qu'ils appliquent à leurs blessures, est leur propre urine. Ils ramassent les flèches qu'ils découvrent autour d'eux pour les employer contre ceux qui les ont tirées.

La succession au trône n'a point d'ordre établi; du moins n'en a-t-elle pas qui ne puisse être renversé par la volonté des grands, sans aucun égard pour le droit d'aînesse ou pour la légitimité de la naissance. Ils choisissent entre les fils du roi celui pour lequel ils ont conçu le plus de respect, ou qu'ils croient le plus capable de les gouverner. Quelquefois ils rejettent les enfans pour donner la couronne au frère ou au neveu.

Dans le couronnement du roi, l'usage est de faire une proclamation qui prouve le crédit des Portugais dans ces contrées; un héraut dit à haute voix: «Vous qui devez être roi, ne soyez ni voleur, ni avare, ni vindicadif; soyez l'ami des pauvres; faites des aumônes pour la rançon des prisonniers et des esclaves: assistez les malheureux; soyez charitable pour l'église: efforcez-vous d'entretenir la paix et la tranquillité dans ce royaume, et conservez avec une fidélité inviolable le traité d'alliance avec votre frère le roi de Portugal.»

Ensuite deux seigneurs se lèvent pour aller chercher le prince, comme s'il était confondu dans la foule. L'ayant bientôt trouvé, ils l'amènent, l'un par le bras droit, l'autre par le bras gauche. Ils le placent sur le fauteuil royal, lui mettent la couronne sur la tête, les bracelets d'or aux poignets, et sur le dos un manteau noir, qui sert depuis long-temps à cette cérémonie. Alors on lui présente un livre d'évangiles, soutenu par un prêtre en surplis; il y porte la main, et jure d'observer tout ce que le héraut a prononcé. Toute l'assemblée jette aussitôt un peu de sable et de terre sur lui, non-seulement comme un témoignage de la joie publique, mais encore pour l'avertir que sa qualité de roi n'empêchera pas qu'il ne soit réduit quelque jour en poudre. Il se rend ensuite au palais, accompagné de douze principaux nobles qui ont présidé à la fête.

Chaque province de Congo, quoique gouvernée par un des principaux seigneurs du royaume, sous le titre de mani, se divise en plusieurs petits cantons qui ont aussi leur mani particulier, mais d'un rang inférieur. Ainsi le mani ou le seigneur de Vamma, qui n'est qu'une division de province, n'est pas du même rang que le mani bamba, qui gouverne une province entière.

Le roi nomme dans chaque province un juge revêtu de son autorité pour la décision de toutes les causes civiles. Comme il n'y a point de lois écrites, les juges n'ont pour règle, dans l'exercice de leur juridiction, que leur caprice ou celui de l'usage; mais leurs sentences ne vont jamais plus loin que l'emprisonnement ou l'amende. Dans les matières importantes, les accusés appellent au roi, seul juge des causes criminelles; il porte sa sentence, mais il est rare qu'elle soit à mort. Les offenses des Nègres contre les Portugais sont jugées par les lois du Portugal; ordinairement le roi se contente de bannir le coupable dans quelque île déserte. S'ils ont le bonheur d'y vivre onze ou douze ans, il leur accorde un pardon formel, et ne fait pas même difficulté de les employer au service de l'état, comme des gens d'expérience qui ont eu le temps de s'endurcir à la fatigue.

Le véritable nom du pays d'Angole est Dongo. Les Portugais l'ont nommé Angola, du premier prince qui l'usurpa sur la couronne de Congo: il portait anciennement le nom d'Ambanda, et ses habitans se nomment encore Ambandos, comme ceux de Loango se nomment Bramas.

Le royaume d'Angole est borné au nord par celui de Congo, dont il est séparé par la rivière de Danda, que d'autres appellent Bengo; à l'est, par le royaume de Matamba; au sud, par Benguéla, et à l'ouest, par l'Océan: sa situation est entre 7 degrés 30 minutes, et 10 degrés 40 minutes de latitude sud.

Dans la province de Massingan ou de Massangano, les Portugais ont un fort près d'une petite rivière du même nom, entre les rivières de Koanza et de Sounda. La Koanza coule au sud, et la Sounda au nord; mais leurs eaux se mêlent à la distance d'une lieue, et c'est de cette jonction que la ville tire le nom de Massangano, qui signifie, dans la langue du pays, un mélange d'eau: elle n'était autrefois qu'un grand village ouvert; mais le soin que les Portugais ont pris d'y bâtir un grand nombre de belles maisons de pierre en a fait une ville considérable. Ce changement et l'érection du fort sont de l'année 1578, lorsque, avec le secours du roi de Congo, les Portugais pénétrèrent dans le royaume d'Angole. La ville est habitée aujourd'hui par quantité de familles portugaises, et par un grand nombre de mulâtres et de Nègres.

Le roi d'Angole fait sa résidence ordinaire un peu au-dessus de Massangano, dans l'intérieur d'une chaîne de montagnes d'environ sept lieues de tour, où la richesse des campagnes et des prairies lui fournit des provisions en abondance. On n'y peut pénétrer que par un seul passage; et ce prince l'a fortifié avec tant de soin, qu'il est à couvert des insultes de ses ennemis.

La province de Loanda tient le premier rang par sa grandeur et ses richesses. Sa capitale est la ville de Loanda, qu'on nomme aussi Saint-Paul de Loanda, pour la distinguer d'une île du même nom. C'est la capitale de toutes les possessions portugaises dans cette grande partie de l'Afrique et la résidence du gouverneur.

Saint-Paul de Loanda doit son origine aux Portugais en 1578, lorsque Paul Diaz de Novaës fut envoyé dans cette contrée pour en être le premier gouverneur. Elle est grande et remplie de beaux édifices, mais sans murs et sans fortifications, à la réserve de quelques petits forts élevés sur le rivage pour la sûreté du port. Les maisons des blancs sont de pierre et couvertes de tuiles. Celles des Nègres ne sont que de bois et de paille. L'évêque d'Angole et de Congo y fait sa résidence à la tête d'un chapitre de neuf ou dix chanoines.

La ville est habitée par trois mille blancs et par un nombre prodigieux de Nègres qui servent les blancs en qualité d'esclaves, ou de domestiques libres. Il est commun pour un Portugais de Loanda d'avoir cinquante esclaves à son service; les plus riches en ont deux ou trois cents, et quelques-uns jusqu'à trois mille; c'est en quoi consiste leur richesse, parce que tous ces Nègres, étant propres à quelque travail, s'occupent suivant leur profession, et qu'outre la dépense de leur entretien qu'ils épargnent à leur maître, ils lui apportent chaque jour le fruit de leur travail; mais, à l'exception de Massangano et de quelques autres places intérieures, les Portugais ne possèdent rien au delà des côtes.

Le nombre des mulâtres est fort grand: ils portent une haine mortelle aux Nègres, sans en excepter leur mère négresse, et toute leur ambition consiste à se mettre dans une certaine égalité avec les blancs; mais, loin d'obtenir cette grâce, ils n'ont pas même la liberté de paraître assis devant eux.

Les enfans que les Portugais ont de leurs Négresses passent également pour esclaves, à moins que le père ne se détermine à les déclarer légitimes. À la moindre faute, ces misérables victimes sont vendues et transportées sans aucun égard pour les lois de la religion et de la nature. Un Portugais avait deux filles, l'une veuve et l'autre à marier: dans la vue de procurer un meilleur établissement à la seconde, il dépouilla l'autre de tout ce qu'elle possédait. Celle-ci ne pouvant rien opposer à cette injustice, prit une autre résolution, qu'elle ne fit pas difficulté de déclarer à Mérolla: «Je ne veux pas déplaire à mon père, lui dit-elle; il est le maître de me traiter à son gré; mais après sa mort je vendrai ma sœur, parce qu'elle est née de mon esclave, et je me dédommagerai sans bruit du tort qu'il me fait.» Voilà les abominations que produit le commerce des esclaves.

L'usage des pères, à la naissance de chaque enfant, est de jeter les fondemens d'une nouvelle maison pour le loger après son mariage; les murs s'élèvent à mesure que l'enfant croit en âge. On n'a point d'autre chaux que la poudre des écailles d'huîtres calcinées au feu.

Les bornes du pays de Benguéla, que l'on nomme Bankella, sont, au nord, le royaume d'Angole, dont quelques-uns le regardent comme une partie; à l'est, le pays de Djoggi-Kasandj, duquel il est séparé par la rivière Kounéni; au sud, celui de Martaman, et la mer à l'ouest; sa situation est entre 10 degrés 30 minutes, et 16 degrés 15 minutes de latitude sud.

L'air est si dangereux dans le pays de Benguéla, et communique aux alimens des qualités si pernicieuses, que les étrangers qui en usent à leur arrivée n'évitent point la mort ou de fâcheuses maladies. On conseille ordinairement aux passagers de ne pas descendre à terre, ou du moins de ne pas boire de l'eau du pays, qu'on prendrait pour une lie épaisse. On reconnaît aisément combien l'air est dangereux pour les blancs; tous ceux qui habitent le pays ont l'air d'autant de morts sortis du tombeau; leur voix est faible et tremblante, et leur respiration entrecoupée, comme s'ils la retenaient entre les dents. Carli, qui fait d'eux cette peinture, se dispensa de résider dans un si triste lieu.

Du temps de Lopez et de Battel, les Européens, n'avaient qu'un établissement dans cette baie; mais dans la suite les Portugais y ont bâti du côté du nord une ville qu'ils ont nommée San-Phelipé, ou Saint-Philippe de Benguéla, et qu'ils appellent aussi le Neuf-Benguéla, pour la distinguer d'une ancienne ville du même nom, qui est située sur les bords de cette contrée du côté du nord, entre le port de Soto et la rivière de Dongo ou de Moréna. Carli, qui se trouvait dans le pays en 1666, dit que la ville de Benguéla est gardée par une garnison portugaise, avec un gouverneur de la même nation: il ajoute que le nombre des blancs qui l'habitent est d'environ deux cents, que celui des Nègres est très-grand, que les maisons ne sont bâties que de terre et de paille, que l'église et les forts ne sont pas mieux.

Mérolla parle avec horreur d'un usage établi dans un port de ce royaume où son vaisseau relâcha: les femmes, d'intelligence avec leurs maris, emploient tous les artifices de leur sexe pour attirer d'autres hommes dans leurs bras, et livrent leurs amans au mari, qui les emprisonne aussitôt pour les vendre à la première occasion, sans avoir aucun compte à rendre de cette violence.

Dans toutes les parties du royaume d'Angole, on distingue quatre ordres de Nègres qui composent la nation: le premier, qui est celui des nobles, se nomme mokata; on donne au second, dans la langue du pays, le titre d'enfant du domaine: il renferme tous les habitans libres, qui sont la plupart artisans ou laboureurs; le troisième ordre est celui d'une sorte d'esclaves qui appartient au domaine de chaque noble, et qui passe de même à l'héritier; enfin le quatrième est l'ordre des mokikas ou des esclaves ordinaires, qui s'acquiert par la guerre ou par le commerce.

En général, les habitans d'Angole et de Benguéla n'amassent point de richesses. Ils se contentent d'un peu de millet et de quelques bestiaux, de leur huile et de leur vin de palmier. Le principal commerce des Portugais et des autres Européens dans le royaume consiste en esclaves, qu'ils transportent à Porto-Rico, à Rio-de-la-Plata, à Saint-Domingue, à la Havanne, à Carthagène, et surtout au Brésil, pour le service des plantations et des mines. Autrefois les Espagnols transportaient annuellement plus de quinze mille esclaves dans leurs propres colonies, et l'on juge qu'aujourd'hui les Portugais n'en transportent pas moins. Leurs agens les achètent à cent cinquante et deux cent milles dans l'intérieur des terres. Lorsqu'ils arrivent sur la côte, ils sont ordinairement fort maigres et très-faibles, parce qu'ils sont mal nourris dans le voyage, et qu'on ne leur donne la nuit que le ciel pour toit et la terre pour lieu de repos. Mais, avant que de les embarquer, l'usage des Portugais de Loanda est de les bien traiter, dans une grande maison qui n'a point d'autre destination. Ils leur fournissent de l'huile de palmier pour se frotter le corps et se rafraîchir. S'il ne se trouve point de vaisseau prêt à les recevoir, ou s'ils ne sont point en assez grand nombre pour faire une cargaison complète, ils les emploient à la culture de leurs terres. Lorsqu'ils sont à bord, ils prennent soin de leur santé; ils sont pourvus de remèdes, surtout de citrons, pour les garantir du scorbut. Si quelqu'un d'entre eux tombe malade, ils ne manquent point de le loger à part et de lui faire observer un régime salutaire. Dans leurs vaisseaux de transport, ils leur donnent des nattes, qui sont changées régulièrement de douze en douze jours. L'avarice même peut donc quelquefois ramener à l'humanité.

Lopez raconte que de son temps le roi d'Angole et tous ses sujets n'avaient point encore d'autre religion que l'idolâtrie. Il ajoute que ce prince, ayant formé le dessein d'embrasser la foi chrétienne, à l'exemple du roi de Congo, lui fit demander, par un ambassadeur, des prêtres et des missionnaires; mais que le royaume de Congo n'en avait point assez pour s'en défaire en faveur de ses voisins. Depuis le même temps, l'état de la religion a reçu peu de changement dans le royaume d'Angole, excepté dans les villes de Loanda, de Massangano et quelques autres lieux immédiatement soumis aux Portugais. Loanda est un siége épiscopal, suffragant de celui de San-Salvador.

La langue du royaume d'Angole n'est pas plus différente de celle de Congo que le portugais ne l'est du castillan, ou le vénitien du calabrois, c'est-à-dire que la différence consiste principalement dans la prononciation; cependant elle est assez grande pour en faire comme une autre langue. Toutes ces régions n'ont point de caractères pour l'écriture.

Les rois d'Angole n'étaient anciennement que des gouverneurs ou des lieutenans du roi de Congo qui s'étaient emparés de l'autorité dans l'étendue de leur administration; ensuite ils usurpèrent le pouvoir absolu dans un pays qu'ils gouvernaient au nom d'autrui; et joignant diverses conquêtes au royaume d'Angole, ils devinrent aussi riches et presque aussi puissans que leur maître; cependant ils ont toujours conservé une ombre de dépendance sous le nom d'un tribut qu'ils ne paient qu'à leur gré.

Les rois d'Angole entretiennent, comme ceux de Congo, un grand nombre de paons: ce privilége est réservé à la famille royale. Leur vénération pour ces animaux va si loin, qu'un de leurs sujets qui aurait la hardiesse d'en prendre une seule plume n'éviterait pas la mort ou l'esclavage.

Les provinces d'Angole sont gouvernées, sous l'autorité du roi, par les principaux seigneurs de sa cour, et chaque canton par un chef inférieur qui porte le nom de sova.

On ne connaît dans le royaume d'Angole qu'une sorte de punition pour les crimes; c'est l'esclavage au profit du Sova.

Le roi de Portugal tire du royaume d'Angole un revenu considérable, soit du tribut annuel des sovas, soit des droits qu'il impose sur la vente des marchandises et des esclaves.

Les révolutions du royaume d'Angole n'ont point empêché qu'il ne soit demeuré fort puissant. Lopez observe que, depuis l'établissement du christianisme dans le royaume de Congo, le nombre des habitans y est beaucoup diminué; au lieu que l'ancien usage de la polygamie, qui subsiste toujours dans le royaume d'Angole, le rend plus peuplé qu'on ne peut se l'imaginer. Le même auteur ajoute que, suivant l'usage du pays, qui oblige tous les sujets de suivre le monarque à la guerre, il peut mettre en campagne un million d'hommes. Dapper confirme ce nombre; mais il ajoute que, dans une occasion pressante, le roi peut lever promptement cent mille volontaires: puissance redoutable, si la conduite et le courage y répondaient. On reconnut assez que ces deux qualités leur manquent, en 1584, lorsque cinq cents Portugais, assistés d'un petit nombre de Mosicongos, défirent une armée de douze cent mille Angoliens. L'année suivante, deux cents Portugais et dix mille Nègres en battirent six cent mille.

Quoique la foi chrétienne ait fait quelque progrès dans ces trois contrées, la plus grande partie des habitans observe encore l'ancienne religion, qui consiste dans le culte de Mokissos.

Tous les sovas chrétiens ont un chapelain dans leur benza ou village pour baptiser les enfans et célébrer les saints mystères. Mais entre ceux qui font profession du christianisme il s'en trouve un grand nombre qui demeurent attachés secrètement à l'idolâtrie.

Les gangas ou les prêtres nommés singhillis, c'est-à-dire dieux de la terre, ont un supérieur ou un souverain pontife qui porte le nom de ganga kitorna, et qui passe pour le premier dieu de cette espèce. C'est à lui qu'on attribue toutes les productions terrestres, telles que les fruits et les grains. On lui offre les premiers, comme un juste hommage; et lui-même se vante de n'être pas sujet à la mort. Pour confirmer les Nègres dans cette ridicule opinion, lorsqu'il se sent près de sa fin par la faiblesse de l'âge ou par la maladie, il appelle un de ses disciples pour lui communiquer le pouvoir qu'il a de produire les biens de la terre; ensuite il le fait étrangler publiquement avec une corde, ou tuer d'un coup de massue. Cette exécution se fait à la vue d'une nombreuse assemblée. Si l'office du grand pontife n'était pas rempli continuellement, les habitans sont persuadés que la terre deviendrait stérile, et que le genre humain toucherait bientôt à sa ruine. Les gangas inférieurs finissent ordinairement leur vie par une mort violente.

Comme tous les gangas prétendent à la divination, nos missionnaires leur ont donné le nom de sorciers, et les persécutent sans cesse dans tous les lieux où ils ont quelque pouvoir. D'un autre côté, les prêtres idolâtres portent une haine mortelle à ceux de l'église romaine, soit par le ressentiment des injures qu'ils reçoivent soit par zèle pour le rétablissement du paganisme.

CHAPITRE II.

Histoire naturelle de Congo, d'Angola et de Benguéla.

L'air de Congo, généralement parlant, est plus tempéré qu'on n'est porté à se l'imaginer. L'hiver y ressemble à l'automne de Rome. On n'y est jamais obligé d'augmenter l'épaisseur des habits ni de s'approcher du feu. Il n'y a point de différence pour le froid entre le sommet des montagnes et les plaines. On voit même des hivers ou la chaleur est plus vive qu'en été.

La différence des jours et des nuits n'est que d'un quart d'heure pendant toute l'année.

L'hiver commence au mois de mars, lorsque le soleil entre dans les signes du nord, et l'été au mois de septembre, lorsque le soleil passe dans les signes du sud. Il ne tombe jamais de pluie pendant l'été; mais elle dure sans interruption pendant les mois d'avril, mai, juin, juillet et août, qui composent l'hiver. Les beaux jours du moins y sont fort rares. On est surpris de la force des pluies et de la grosseur des gouttes. Lorsque les terres sont bien abreuvées, toutes les rivières s'enflent et répandent leurs eaux dans les pays voisins. Les premières pluies commencent ordinairement le 15 avril, et quelquefois plus tard. De là vient que ces nouvelles eaux du Nil, qui sont attendues avec tant d'impatience en Égypte, arrivent plus tôt ou plus tard.

Dans toutes ces contrées, les vents d'hiver soufflent depuis le nord jusqu'à l'ouest, et depuis le nord jusqu'au nord-est. Ils ont été nommés par les Portugais vents généraux; ce sont les mêmes que les Romains nommaient étésiens, et qui soufflent en été dans l'Italie. Ils poussent avec beaucoup de force les nues vers les grandes montagnes, où, se rassemblant et se trouvant pressées, elles se condensent beaucoup. À l'approche de la pluie, elles paraissent comme perchées au sommet de ces montagnes; et de là viennent les inondations du Nil, du Sénégal et des autres rivières, qui se déchargent dans les mers orientales et occidentales.

Pendant l'été du pays, qui est l'hiver de Rome, les vents soufflent depuis le sud jusqu'au sud-est. En nettoyant les parties méridionales du ciel, ils poussent la pluie vers les régions du nord. Leur effet le plus salutaire est de répandre la fraîcheur dans toutes ces contrées; sans quoi il serait impossible de résister à des chaleurs si excessives, que, pendant la nuit même, on est contraint de suspendre au-dessus de soi deux couvertures pour se garantir de l'embrasement de l'air. Les voyageurs remarquent aussi qu'il ne tombe jamais de neige à Congo et dans les pays voisins, et qu'on n'en aperçoit point au sommet des plus hautes montagnes, excepté vers le cap de Bonne-Espérance et sur quelques autres monts que les Portugais ont nommés Sierra-Névada ou Monts de neige. Mais on ne vante point cette propriété du pays comme un avantage; car un peu de neige ou de glace paraîtrait à Congo plus précieux que l'or.

On trouve, dit-on, dans le royaume de Congo des mines de divers métaux, sans en excepter l'or et l'argent; mais les habitans ont toujours refusé de les découvrir aux étrangers.

Le cuivre y est fort commun, surtout dans la province de Pemba, près de la ville du même nom. La teinte de jaune est si forte dans certaines roches, qu'on les a prises pour de l'or. Sogno n'en est pas moins rempli; et son cuivre étant encore meilleur que celui de Pemba, on en fabrique à Loanda les bracelets et les anneaux que les Portugais transportent à Callabar, à Kiodelkey, et dans d'autres lieux. Linschoten assure que Bamba a des mines d'argent et de quelques autres métaux. Il place à l'est de Sounda des mines de cristal et de fer. «Les dernières, dit-il, sont les plus estimées des Nègres, parce qu'ils font de ce métal des couteaux, des épées et d'autres armes.»

Les montagnes de Congo renferment en plusieurs endroits différentes sortes de très-belles pierres, dont on pourrait faire des colonnes, des chapiteaux et des bases d'une telle grandeur, que, si l'on eh croit Lopez, on y couperait facilement une église d'une seule pièce, et de la même pierre que l'obélisque romain de la Porta del Popolo. On y trouve des monts entiers de porphyre, de jaspe et de marbre de différentes couleurs, qui portent à Rome le nom de marbres de Numidie, d'Afrique et d'Éthiopie, dont on voit quelques piliers dans la chapelle du pape Grégoire. Les mêmes montagnes ont une pierre marquetée dans laquelle il se trouve de fort belles hyacinthes, c'est-à-dire que les raies ou les veines qui sont distribuées par tout le corps peuvent en être tirées comme les pépins d'une grenade, et tombant alors en petites pièces du plus parfait hyacinthe; mais on ferait de la masse entière des colonnes d'une beauté merveilleuse.

Enfin les montagnes de Congo renferment d'autres espèces de pierres rares qui paraissent imprégnées de cuivre et d'autres métaux. Elles prennent le plus beau poli du monde, et sont d'un usage admirable pour la sculpture.

Ce grand royaume produit régulièrement chaque année deux moissons. On commence à semer au mois de janvier pour recueillir au mois d'avril. La chaleur recommence au mois de septembre, et rend les terres propres à recevoir de nouvelles semences, qui offrent une moisson abondante au mois de décembre.

La, terre est noire et féconde comme les femmes qui la cultivent.

Dans le royaume d'Angole, le pain se fait de la racine, de manioc; les habitans la nomment mandioca.

On doit être accoutumé, par les relations précédentes, à lire sans étonnement que l'Afrique produit des arbres d'une hauteur et d'une grosseur si démesurées, qu'un seul fournit à la construction d'un grand nombre de maisons et de pirogues. Celui qui tient le premier rang est le figuier des Indes ou ensaka. Il s'en trouve plusieurs dans l'île de Loanda. Il a déjà été question de cet arbre. Il paraît en effet que, depuis le Sénégal jusqu'au Congo, le règne végétal présente une uniformité extraordinaire.

Toutes les parties du royaume de Congo produisent beaucoup d'arbres fruitiers. Dans la province de Pemba, le plus grand nombre des habitans se nourrit de fruits. Les citrons, les limons, les bananes, et surtout les oranges, y sont en abondance. Elles rendent beaucoup de jus, sans être aigres ni douces, et leur usage n'est jamais nuisible. Pour faire juger de la fertilité du pays, Lopez rapporte que pendant l'espace de quatre jours il vit croître assez haut un petit citronnier d'un pépin qu'il avait planté.

Le plus surprenant de tous les arbres de Congo est le mignamigna, qui produit du poison d'un côté, et l'antidote de l'autre. Si l'on est empoisonné par le bois ou par le fruit, les feuilles servent de contre-poison. Au contraire, si l'on a pris du poison par les feuilles, il faut avoir recours au bois ou au fruit: c'est encore une de ces fables si fréquentes chez les anciens voyageurs. On en va lire de plus absurdes.

Mérolla, après avoir observé que ces régions offrent une variété surprenante de toutes sortes d'oiseaux, fait une remarque singulière sur les moineaux. Ils sont de la même forme que ceux de l'Europe, aussi-bien que les tourterelles; mais, dans la saison des pluies, leur plumage devient rouge, et reprend ensuite sa première couleur. On voit arriver la même chose aux autres oiseaux.

Les oiseaux que les Nègres appellent dans leur langue oiseaux de musique sont un peu plus gros que les serins de Canarie. Quelques-uns sont tout-à-fait rouges, d'autres verts, avec les pieds et le bec noirs; d'autres sont blancs; d'autres gris ou noirs. Les derniers surtout ont le ramage charmant; on croirait qu'ils parlent dans leur chant. Les seigneurs du pays les tiennent renfermés dans des cages.

Mais de tous les habitans ailés de ce climat il n'y en a point dont Mérolla parle avec tant d'admiration que d'un petit oiseau décrit par Cavazzi. Sa forme est peu différente de celle du moineau; mais sa couleur est d'un bleu si foncé, qu'à la première vue il paraît tout-à-fait noir; son ramage commence à la pointe du jour, et fait entendre fort distinctement le nom de Jésus-Christ. «N'est-il pas surprenant, dit Mérolla, que cette exhortation naturelle n'ait pas la force d'amollir le cœur des habitans pour leur faire abandonner l'idolâtrie?»

Le père Caprani parle d'un oiseau merveilleux dont le chant consiste dans ces deux mots, va dritto, c'est-à-dire va droit. Un autre, dans les mêmes contrées, mais surtout dans le royaume de Matamba, chante continuellement vuiéki, vuiéki, qui signifie miel en langue du pays. Il voltige d'un arbre à l'autre pour découvrir ceux où les abeilles ont fait leur miel, et s'y arrête jusqu'à ce que les passans l'aient enlevé; ensuite il fait sa nourriture de ce qui reste. Mais, par un autre jeu de la nature, le même chant attire les lions, ou du moins, en suivant l'oiseau, le passant tombe quelquefois dans les griffes d'un lion, et trouve, dit Mérolla, la mort au lieu de miel. Dapper parle d'un autre oiseau qui se trouve dans le royaume de Loango. Les Nègres sont persuadés que son chant annonce l'approche de quelque bête féroce.

Il y a peu d'animaux dans le royaume de Congo qui ne lui soient communs avec le royaume d'Angola. Tels sont les éléphans, les rhinocéros, les panthères, les léopards, les lions, les buffles, les loups, les chacals, les hyènes, les grands chats sauvages, les civettes, les sangliers et les caméléons.

Il se trouve des éléphans dans toutes les parties du royaume de Congo. Les habitans du pays prétendent que cet animal vit cent cinquante ans, et ne cesse pas de croître jusqu'au milieu de cet âge. Lopez prit plaisir à en peser plusieurs dents, dont chacune était d'environ deux cents livres.

La peau des éléphans de Congo est d'une dureté incroyable; elle a quatre pouces d'épaisseur.

Les éléphans ont à la queue une sorte de poil ou de soie de l'épaisseur d'un jonc et d'un noir fort brillant. La force et la beauté de ce poil augmentent avec l'âge de l'animal. Un seul se vend quelquefois deux ou trois esclaves, parce que les seigneurs et les femmes sont passionnés pour cet ornements. Tous les efforts d'un homme avec les deux mains ne peuvent le briser. Quantité de Nègres se hasardent à couper la queue de l'éléphant, dans la seule vue de se procurer ces poils. Ils le surprennent quelquefois tandis qu'il monte par quelque passage étroit dans lequel il ne peut se tourner ni se venger avec sa trompe. D'autres, beaucoup plus hardis, prennent le temps où ils le voient paître, lui coupent la queue d'un seul coup, et se garantissent de sa fureur par des mouvemens circulaires que la pesanteur de l'animal et la difficulté qu'il trouve à se tourner ne lui permettent pas de faire avec la même vitesse; cependant, comme on l'a déjà dit, il court plus vite en droite ligne que le cheval le plus léger, parce que ses pas sont beaucoup plus grands.

L'éléphant est d'un naturel fort doux et peu inquiet pour sa sûreté, parce qu'il se repose sur sa force. S'il ne craint rien, il ne cherche pas non plus à nuire. Ils s'approche des maisons sans y causer aucun désordre; il ne fait aucune attention aux hommes qu'il rencontre. Quelquefois il enlève un Nègre avec sa trompe et le tient suspendu pendant quelques momens; mais c'est pour le remettre tranquillement à terre. Il aime les rivières et les lacs, surtout vers le temps de midi, pour se désaltérer ou se rafraîchir: il se met dans l'eau jusqu'au ventre, et se lave le reste du corps avec l'eau qu'il prend dans sa trompe. Lopez est persuadé que c'est la multitude des étangs et des pâturages qui attire un si grand nombre d'éléphans dans le royaume de Congo. Il se souvient, dit-il, d'en avoir vu plus de cent dans une seule troupe, entre Cazanze et Loanda; car ils aiment à marcher en compagnie, et les jeunes surtout vont toujours à la suite des vieux.

Avant l'arrivée des Portugais, les Nègres de Congo ne faisaient aucun cas des dents d'éléphans. Ils en conservaient un grand nombre depuis plusieurs siècles, mais sans les mettre au rang de leurs marchandises de commerce. De là vient que les vaisseaux de l'Europe en apportèrent une si prodigieuse quantité de Congo et d'Angole jusqu'au milieu du dernier siècle. Mais ils épuisèrent enfin le pays, et les habitans sont obligés aujourd'hui d'avoir recours aux autres contrées pour en fournir au commerce de l'Europe.

Les peuples de Bamba n'ont jamais eu l'art d'apprivoiser les éléphans; mais ils entendent fort bien la manière de les prendre en vie. Leur méthode est d'ouvrir, dans les lieux que ces animaux fréquentent, de larges fossés qui vont en se rétrécissant vers le fond; ils les couvrent de branches d'arbres et de gazon qui cachent le piége. Lopez vit sur les bords de la Koanza un jeune éléphant qui était tombé dans une de ces tranchées. Les vieux, après avoir employé inutilement toute leur force et leur adresse pour le tirer du précipice, remplirent la fosse de terre, comme s'ils eussent mieux aimé le tuer et l'ensevelir que de l'abandonner aux chasseurs. Ils exécutèrent cette opération à la vue d'un grand nombre de Nègres, qui s'efforcèrent en vain de les chasser par le bruit, par la vue de leurs armes, et par des feux qu'ils leur jetaient pour les effrayer.

Dapper observe que l'éléphant, après avoir été blessé, emploie toutes sortes de moyens pour tuer son ennemi; mais que, s'il obtient cette vengeance, il ne fait aucune insulte à son corps: au contraire, son premier soin est de creuser la terre de ses dents pour lui faire un tombeau, dans lequel il l'étend avec beaucoup d'adresse, ensuite il le couvre de terre et de feuillage.

On trouve dans le royaume de Congo quantité de ces grands singes qu'on nomme orangs-outangs aux Indes orientales, et qui tiennent comme le milieu entre l'espèce humaine et les babouins. Nous en avons déjà parlé sous le nom de barris. Au Congo, l'on nomme les plus grands pongo, et les autres jockos: leur retraite est dans les bois. Ils dorment sur les arbres, et s'y font une espèce de toit qui les met à couvert de la pluie. Leurs alimens sont des fruits ou des noix sauvages; jamais ils ne mangent de chair. L'usage des Nègres qui traversent les forêts est d'y allumer des feux pendant la nuit. Ils remarquent que le matin, à leur départ, les pongos prennent leur place autour du feu, et ne se retirent point qu'il ne soit éteint; car, avec beaucoup d'adresse, ils n'ont point assez de sens pour l'entretenir en y apportant du bois.

Ils marchent quelquefois en troupes, et tuent les Nègres qui traversent les forêts. Ils fondent même sur les éléphans qui viennent paître dans les lieux qu'ils habitent, et les incommodent si fort à coups de poings ou de bâtons, qu'ils les forcent à prendre la fuite en poussant des cris. On ne prend jamais de pongos adultes, parce qu'ils sont si robustes, que dix hommes ne suffiraient pas pour les arrêter. Mais les Nègres en prennent quantité de jeunes, après avoir tué la mère, au corps de laquelle ils s'attachent fortement. Lorsqu'un de ces animaux meurt, les autres couvrent son corps d'un amas de branches et de feuillages. Purchass ajoute, en forme de note, que, dans les conversations qu'il avait eues avec Battel, il avait appris de lui-même qu'un pongo lui enleva un petit Nègre, qui passa un mois entier dans la société de ces animaux; car ils ne font, dit-il, aucun mal aux hommes qu'ils surprennent. Mais comment accorder cette observation de Purchass avec ce qu'on vient de dire d'après d'autres voyageurs, que les pongos attaquent les Nègres dans les forêts? Ne faut-il pas en conclure que ces circonstances varient selon les lieux que les observateurs ont visités? Au reste, il y a beaucoup d'apparence que le pongo est le satyre des anciens.

On trouve dans ces contrées les énormes serpens dont on a vu plus haut la description. Les Nègres les appellent, dans leur langue, le grand serpent d'eau, ou la grande hydre. Cette redoutable espèce de serpent, dit Lopez, change de peau dans la saison ordinaire, et quelquefois après s'être monstrueusement rassasiée. Ceux qui la trouvent ne manquent pas de la montrer en spectacle. Lorsqu'il arrive aux Nègres de mettre le feu à quelque bois épais, ils y trouvent quantité de ces serpens tout rôtis, dont ils font un admirable festin. Ce serpent paraît être le même qui porte, suivant Dapper, le nom d'embamba dans le royaume d'Angole et celui de minia, dans le pays de Quodjas.

Le serpent le plus remarquable que Mérolla ait vu, se nomme capra. La nature a mis son poison dans son écume, qu'il crache ou qu'il lance de fort loin dans les yeux d'un passant. Elle cause des douleurs si vives, que, s'il ne se trouve pas bientôt quelque femme pour les apaiser avec son lait, l'aveuglement est inévitable. Ces serpens entrent dans les maisons, et montent aux arbres la nuit comme le jour.

Lopez décrit une autre espèce de serpent qui a, vers l'extrémité de sa queue, une petite tumeur de laquelle il sort un bruit éclatant comme celui d'une sonnette; il ne peut se remuer sans se faire entendre, comme si la nature avait pris soin d'avertir les passans du danger.

Le même auteur ajoute qu'il se trouve dans le royaume de Congo des vipères si venimeuses que dans l'espace de vingt-quatre heures elles causent la mort; mais que les Nègres connaissent des simples dont l'application est un remède assuré lorsqu'elle est assez prompte. Il dit encore que ce pays produit d'autres créatures de la grosseur du bélier, avec des ailes; elles ont une longue queue et une gueule fort allongée, armée de plusieurs rangées de dents: elles se nourrissent de chair crue. L'auteur ne leur donne que deux jambes. Leur couleur est bleue et verte, et leur peau paraît couverte d'écaillés. Les païens nègres leur rendent une sorte de culte: on en voyait un assez grand nombre à Congo du temps de Lopez, parce qu'étant fort rares dans les provinces, les principaux seigneurs prennent beaucoup de soin pour les conserver; ils souffrent que le peuple leur rende des adorations, en faveur des présens et des offrandes dont elles sont accompagnées. Lopez a évidemment été la dupe des seigneurs du Congo, s'il a pu ajouter foi à un récit d'une absurdité si choquante.

Les caméléons du pays font leur demeure dans les rochers et sur les arbres: ils ont la tête pointue et la queue en forme de scie.

Les rivières de Congo et d'Angole abondent en poissons de différentes espèces. Celle de Zaïre en produit un fort remarquable, qui se nomme ambizagoulo (porc), parce qu'il n'est pas moins gras que cet animal, et qu'il fournit du lard. La nature lui a donné deux espèces de mains, et lui a formé le dos comme un bouclier: sa chair est fort bonne, mais elle n'a pas le goût de poisson; sa gueule ressemble à celle du bœuf; il se nourrit de l'herbe qui croît sur les bords de la rivière, sans jamais monter sur la rive. Quelques-uns de ces poissons pèsent jusqu'à cinq cents livres; à cette description, l'on reconnaît le lamantin.

Pendant le séjour que Carli fit à Colombo, des pêcheurs prirent un grand poisson, de forme ronde comme une roue de carrosse. Il a deux dents au milieu du corps, et plusieurs trous par lesquels il voit, il entend, il mange; sa gueule, qui est une de ces ouvertures, n'a pas moins d'un empan de long: sa chair est délicieuse, et ressemble au veau pour la blancheur.

Lopez rapporte que le Zaïre nourrit des crocodiles. Mérolla, au contraire, assure formellement qu'il ne s'y en trouvé point; mais on convient qu'il s'en trouve un grand nombre dans les autres rivières du même pays. Battel, pour nous donner une idée de la grandeur et de l'avidité de ces monstres, rapporte que, dans le royaume de Loango, un crocodile dévora une allibamba entière, c'est-à-dire une troupe de huit ou neuf esclaves, liés de la même chaîne; mais le fer, qu'il ne put digérer, lui causa la mort, et fut trouvé ensuite dans ses entrailles. Le même auteur ajoute qu'il a vu des crocodiles guetter leur proie, la saisir, et traîner dans la rivière des hommes, des chevaux et d'autres animaux. Un soldat qui avait été saisi avec cette violence tira son coup, et frappa si heureusement le crocodile au ventre, qu'il le tua sur-le-champ.

En finissant la description du royaume de Congo, il ne sera point inutile de jeter un coup d'œil sur les nations voisines, particulièrement sur celles des Anzikos et des Diaggas, qui environnent fort loin le royaume à l'est, et qui se sont rendues redoutables par leurs fréquentes invasions.

Les Anzikos sont d'une extrême agilité. Ils courent sur les montagnes comme autant de chèvres. On ne vante pas moins leur courage, leur douceur, leur droiture et leur bonne foi. Il n'y a point de Nègres pour lesquels les Portugais aient tant de confiance. Cependant ils sont d'un caractère si sauvage et si grossier, qu'il n'y a point de conversation à former avec eux. Le commerce les attire au Congo: ils amènent des esclaves de leur propre nation, et apportent des dents d'éléphans ou des étoffes de la Nubie, dont ils sont voisins. En échange, ils emportent du sel et des zimbis ou grains de verre, qui leur servent de monnaie, outre une autre espèce de grandes coquilles qui viennent de l'île de San-Thomé, et qui servent à leur parure. Ils reçoivent aussi des soies, des toiles, de la verroterie, et d'autres marchandises apportées du Portugal.

Ils ont l'usage de la circoncision; et, dès l'enfance, ils se marquent et se cicatrisent le visage avec la pointe d'un couteau.

La chair humaine se vend dans leurs marchés comme celle de bœuf dans nos boucheries de l'Europe, car ils mangent tous les esclaves qu'ils prennent à la guerre. Ils tuent même leurs propres esclaves, lorsqu'ils les jugent assez gras; ou, s'ils trouvent cette voie moins avantageuse, ils les vendent pour la boucherie publique. Lorsqu'ils sont fatigués de la vie, ou quelquefois pour montrer seulement le mépris qu'ils en font, ils s'offrent avec leurs esclaves pour être dévorés par leurs princes. On trouve d'autres nations qui se nourrissent de la chair des étrangers; mais on ne connaît que les Anzikos qui se mangent les uns les autres, sans excepter leurs propres parens.

Matamba est habité par les Diaggas. Il a du côté de l'est et du sud, les pays de Diaggas et de Kassandj: cette région s'étend du nord-est au sud-ouest, le long de Matamba et de Benguéla, l'espace d'environ neuf cents milles.

Les Diaggas sont répandus dans une grande partie de l'Afrique, depuis les confins de l'Abyssinie au nord, jusqu'au pays des Hottentots au sud; car, outre les pays qu'on a déjà nommés, ils possèdent une partie considérable du Monémudji. Delisle les place au nord de cet empire; Lopez leur fait habiter les bords de cette vaste contrée, le long des deux rives du Nil, depuis sa source, qu'il place dans des lacs qui sont à l'est de Congo, jusqu'à l'empire du Prêtejean, par lequel il entend l'Abyssinie.

Leur figure est fort noire et fort difforme; ils ont le corps grand et l'air audacieux; leur usage est de se tracer des lignes sur les joues avec un fer chaud; ils s'accoutument aussi à ne montrer que le blanc des yeux, en baissant la paupière; ce qui achève de les rendre très-horribles.

Ils sont tout-à-fait nus, et tout respire la barbarie dans leurs manières. On ne leur connaît point de rois: ils vivent dans les forêts, errans comme les Arabes; leur férocité les porte à ravager le pays de leurs voisins, et, dans leurs attaques, ils poussent des cris affreux, pour commencer par inspirer la terreur. Si l'on en croit Lopez, leurs plus redoutables adversaires sont les Amazones, race de femmes guerrières, qu'il place dans le Monomotapa; ils se rencontrent sur les frontières de cet empire, et se font des guerres presque continuelles.

Ils ne trouvent de satisfaction que dans les pays où les palmiers croissent abondamment, parce qu'ils sont passionnés pour le vin et le fruit de cet arbre. Le fruit est pour eux d'un double usage; ils le mangent et l'emploient à faire de l'huile. Leur méthode pour tirer le vin est différente de celle des Imbondas, qui ont l'art de grimper sur un arbre sans y toucher avec les mains, et qui remplissent leurs flacons au sommet. Les Diaggas abattent l'arbre par la racine, et le laissent couché pendant dix ou douze jours avant d'en faire sortir le vin; ensuite ils y creusent deux trous carrés, l'un au sommet, l'autre au milieu, de chacun desquels ils tirent du matin au soir une quarte de liqueur: chaque arbre fournit ainsi, pendant vingt-six jours, deux quartes de vin, après quoi il se flétrit et sèche entièrement. Dans tous les lieux où ils font quelque séjour, ils coupent assez d'arbres pour se fournir de vin pendant un mois. À la fin de ce terme, ils en abattent le même nombre; ainsi en peu de temps ils ruinent le pays.

Ils ne s'arrêtent dans un lien qu'aussi long-temps qu'ils y trouvent des provisions. Au temps de la moisson, ils s'établissent dans le canton le plus fertile qu'ils peuvent découvrir, pour recueillir les grains d'autrui et faire main-basse sur les bestiaux, car ils ne plantent et ne sèment jamais; ils n'entretiennent point de troupeaux, et leur subsistance est toujours le fruit de leurs rapines. Lorsqu'ils entrent dans quelque pays où ils se croient menacés d'une vigoureuse résistance, leur usage est de se retrancher pendant un ou deux mois; ils ne cessent point de harceler les habitans, et de les tenir dans des alarmes continuelles. S'ils sont attaqués, ils se tiennent sur la défensive, et laissent deux ou trois jours à l'ennemi pour épuiser sa fureur. Ensuite leur général met, pendant la nuit, une partie de ses troupes en embuscade, à quelque distance du camp; et si l'attaque est renouvelée le lendemain, l'ennemi, pressé furieusement de deux côtés, se défend mal contre l'artifice et la force; ils ne pensent plus alors qu'à ravager le pays.

Leurs femmes sont fécondes; mais, dans leurs marches, les Diaggas ne souffrent pas qu'elles multiplient, et leurs enfans sont ensevelis au moment qu'ils voient le jour. Ainsi ces guerriers errans meurent ordinairement sans postérité; ils apportent pour raison de leur conduite qu'ils ne veulent pas être troublés par le soin d'élever des enfans, ni retardés dans leurs marches; mais s'ils prennent quelques villes, ils conservent les garçons et les filles de douze à treize ans, comme s'ils étaient nés d'eux, tandis qu'ils tuent les pères et les mères pour les manger. Ils traînent cette jeunesse dans leurs courses, après leur avoir mis un collier, qui est la marque de leur malheur, et que les garçons doivent porter jusqu'à ce qu'ils aient prouvé leur courage en offrant la tête d'un ennemi au général. Cette marque de leur infamie disparaît alors. Le jeune homme est déclaré gonso, c'est-à-dire soldat. Bien n'a tant de force que cette espérance pour échauffer leur courage. En général, ce peuple semble être un composé de la grossièreté des anciens peuples nomades et de la férocité des flibustiers.

CHAPITRE III.

Cap de Bonne-Espérance. Hottentots.

Il y a peu de lieux dans le monde dont on trouve aussi souvent la description dans les relations des voyageurs que celle du cap de Bonne-Espérance, parce que les vaisseaux, n'ayant point d'autre route pour se rendre aux Indes orientales, y touchent fort souvent au passage.

Le cap de Bonne-Espérance, comme on l'a dit dans le premier livre de cet ouvrage, fut découvert pour la première fois, en 1493 sous le règne de Jean II, par Barthélemi Diaz, amiral portugais.

Dans la suite, il ne paraît pas que le cap ait été visité par les Européens jusqu'à l'année 1600, où les vaisseaux de la compagnie hollandaise des Indes orientales, qui était alors dans son enfance, commencèrent à s'y arrêter dans le cours de leurs voyages. Cependant cette compagnie, qui s'est distinguée depuis avec tant de gloire par son génie pour le commerce et la navigation, ne conçut pas tout d'un coup les avantages qu'elle pouvait tirer d'un établissement au cap de Bonne-Espérance. Ses vaisseaux, à la vérité, continuèrent d'y relâcher en allant aux Indes, ou à leur retour; mais elle ne pensa point à s'y établir avant les représentations et les instances de Van-Rikbeck, chirurgien d'une flotte qui s'y était arrêtée en 1650, comme on le rapportera dans le cours de cet article.

Il n'est pas aisé de fixer au juste les dimensions du pays qui est habité par les Hottentots. Ses limites sont très-incertaines au nord et au nord-est. Environné de trois côtés par la mer, il peut être regardé comme occupant la partie méridionale de l'Afrique depuis le tropique du capricorne jusqu'au 35e. degré de latitude sud.

Un peu au sud de la baie de Sainte-Hélène sur la côte occidentale, est celle de Saldagna, célèbre dans les relations de tous les voyageurs. Vingt lieues au sud de Saldagna, on arrive à la baie de la Table, qui est séparée de la baie False, au sud, par un isthme sablonneux, large de neuf mille toises. Le cap de Bonne-Espérance forme la pointe occidentale de la baie False, et le cap Falso la pointe orientale. La côte se prolonge ensuite en ligne courbe jusqu'au cap des Aiguilles, qui est la pointe la plus méridionale de l'Afrique.

Kolbe, voyageur allemand qui a donné en 1719 une description du cap de Bonne-Espérance, réduit les nations des Hottentots contenues dans cette partie de l'Afrique au nombre de dix-sept, dont il rapporte les noms: les Gunghemans, les Kokhaquas, les Sussaquas, les Odiquas, les Khirigriquas, les grands Namaquas et les petits, les Khorogauquas, les Kopmares, les Hessaquas, les Souquas, les Dunquas, les Damaquas, les Gauros ou les Gauriquas, les Houteniquas, les Khamtovères et les Heykoms. Le temps a sans doute apporté de grands changemens dans cette nomenclature.

Toutes les nations des Hottentots sont dans l'usage de passer avec leurs huttes et leurs troupeaux d'un endroit de leur territoire à l'autre, pour la commodité des pâturages. L'herbe y croît fort haute et fort épaisse; mais, lorsqu'elle commence à vieillir, ils la brûlent jusqu'à la racine, et changent de canton pour y revenir dans un autre temps, qui n'est jamais fort éloigné, car les cendres engraissent beaucoup la terre, et les pluies ne manquent pas pour la rafraîchir. L'usage de brûler les herbes est établi de même entre les Hollandais du cap. Ils creusent un fossé autour de l'espace qu'ils veulent brûler, pour arrêter la communication des flammes.

Les Khirigriquas habitent les bords de la baie de Sainte-Hélène. C'est une nation nombreuse, distinguée particulièrement par la force du corps et par une adresse extraordinaire à lancer la zagaie. La belle rivière de l'Éléphant, qui tire son nom de la multitude de ces animaux qu'on voit sur ses bords, traverse le territoire des Khirigriquas. Il est rempli de montagnes dont le sommet est couvert de beaux pâturages, comme elles le sont presque toutes dans le pays des Hottentots. Les terres l'emportent beaucoup pour la bonté sur celles des Sussaquas et des Odiquas. Les vallées sont ornées d'une grande variété de fleurs d'une beauté et d'une odeur extraordinaires; mais elles servent de retraite à quantité de serpens, entre lesquels on trouve le céras ou le serpent cornu. On y voit aussi des cailloux de différentes formes et de diverses couleurs.

Les Namaquas sont divisés en deux nations: l'une des grands, et l'autre des petits Namaquas; ceux-ci habitent la côte; les grands occupent le pays voisin du côté de l'est. Ces deux peuples diffèrent entre eux dans leur gouvernement et dans leurs usages; mais ils se ressemblent par la force, le valeur et la prudence; ils sont également respectés de tous les autres Hottentots. Kolbe les représente comme les nègres les plus sensés qu'il ait vus dans cette région. Ils parlent peu; leurs réponses sont courtes et réfléchies. Ils peuvent mettre en campagne une armée de vingt mille hommes. Le territoire des deux nations est rempli de montagnes où l'herbe ne peut pénétrer au travers du sable et des pierres qui les couvrent. Les vallées ne sont pas plus fertiles. Il n'y a dans tout le pays qu'un petit bois et une fontaine. La rivière de l'Éléphant qui le traverse est la seule ressource des habitans pour se procurer de l'eau. Les lieux qu'elle arrose sont la retraite d'une infinité de bêtes farouches, surtout d'une sorte de daims mouchetés qui sont propres à ces cantons. Ils sont moins gros que ceux de l'Europe, mais d'une légèreté qui surpasse l'imagination. Leurs taches sont jaunes et blanches. On ne les voit jamais qu'en troupeaux, et quelquefois jusqu'au nombre de mille.

Près la fontaine des Namaquas, on trouve un rocher taillé en forme de donjon ou de forteresse. On le nomme château de Méro, du nom d'un capitaine du pays qui se fit un amusement de lui donner cette forme. Mais Kolbe doute qu'un Hottentot puisse avoir été capable d'une entreprise qui demandait autant d'industrie que de travail, surtout dans deux logemens qu'il trouva fort bien imaginés, et qui peuvent contenir un assez grand nombre d'hommes. En un mot, c'est l'ouvrage le plus précieux qui se trouve dans tout le pays des Hottentots.

Dapper dit que la nation des Namaquas est fort nombreuse, et leur donne une taille gigantesque. Les hommes portent une plaque d'ivoire devant leurs parties naturelles, et un cercle de la même matière aux bras, avec quantité d'anneaux de cuivre. Chacun a sa petite selle de bois garnie de cordes qui lui servent à la porter continuellement pour s'asseoir dans toutes sortes de lieux.

Les Houteniquas sont bordés par les Khamtovères ou les Hamtovers, qui possèdent un territoire fort beau et fort uni. Ses prairies et ses bois qui produisent les plus beaux arbres de toute la région des Hottentots, l'abondance de son gibier et de toutes sortes de bêtes sauvages, enfin la multitude de ses rivières, où l'on trouve diverses espèces de poissons d'eau douce, et quelquefois de mer, entre lesquelles on voit souvent paraître le lamantin, en font un séjour également riche et agréable. Kolbe apprit par de bonnes informations, que plusieurs Européens, en traversant les bois, y avaient trouvé des cerisiers et des abricotiers chargés de fruits, sans avoir rencontré un éléphant ni un buffle, quoique ces deux espèces d'animaux soient fort communs dans tous les autres pays des Hottentots; mais il y a beaucoup d'apparence que les habitans les tuent lorsqu'ils paraissent, ou les chassent de leurs limites. Une troupe de marchands hollandais, qui étaient venus chercher des bestiaux dans cette province, se laissèrent un jour engager dans un bois où les habitans fondirent sur eux avec leurs zagaies et leurs flèches. Ils crurent leur perte inévitable. Cependant, ayant eu le bonheur de se rallier avant d'avoir reçu la moindre blessure, ils firent une décharge qui refroidit l'emportement de leurs ennemis, et qui les força de prendre la fuite. Le jour suivant ces hostilités se terminèrent par un traité d'amitié. Un capitaine des Khamtovères, qui savait quelques mots de hollandais, se remit entre leurs mains avec ce discours. «Nous nous sommes crus supérieurs à toute autre nation par les armes, mais nous reconnaissons que les Hollandais nous ont vaincus, et nous nous soumettons à eux comme à nos maîtres.»

Les Heykoms suivent les Khamtovères au nord-est. Ils habitent un pays fort montagneux, et qui n'a de fertile que ses vallées. Cependant il nourrit un assez grand nombre de bestiaux qui se trouvent fort bien de l'eau saumâtre des rivières et des roseaux qui croissent sur leurs bords. On y voit aussi beaucoup de gibier, et toutes les espèces de bêtes sauvages qui se trouvent autour du Cap; mais la rareté de l'eau douce rend la vie fort dure aux habitans, et les expose à de fâcheuses extrémités. Un officier de la garnison du Cap étant venu les inviter au commerce et leur proposer un traité d'alliance avec les Hollandais, ils acceptèrent ses offres; mais pour première faveur ils lui demandèrent un tambour, avec un chaudron et une poêle de fer qu'ils avaient observés dans son équipage. Ces trois présens leur devinrent fort précieux. Quelque temps après, un parti de flibustiers, accoutumés à piller les Hottentots sous de belles apparences de commerce, leur enlevèrent ces instrumens chéris et quantité de bestiaux. Ils n'ont jamais perdu le soutenir de cette injure. Un Européen qui visite leur pays est sûr de leur entendre rappeler leur infortune, et déplorer la perte de leur tambour, de leur chaudron et de leur poêle.

Au delà des Heykoms on trouve la Tierra de Natal, qui est habitée par les Cafres, nation dont la figure et les mœurs n'ont aucune ressemblance avec celle des Hottentots.

On a remarqué plus haut que les Hollandais ne commencèrent à s'établir au Cap qu'en 1650. Van-Rikbeck, chirurgien hollandais, revenant des Indes orientales, avait observé que le pays était naturellement riche et susceptible de culture, les habitans d'un caractère traitable, et le port sûr et commode. Il exposa ses observations devant les directeurs de la compagnie, qui firent équiper aussitôt trois vaisseaux pour une si belle entreprise, sous la conduite du même chirurgien, après l'avoir nommé gouverneur de ce nouvel établissement. En arrivant au Cap, Van-Rikbeck fit un traité avec les habitans, par lequel ils cédaient aux Hollandais la possession de leur pays pour la somme de quinze mille florins en diverses sortes de marchandises. C'est la première fois que les Européens, abordant sur des côtes lointaines, ont pu se persuader qu'un pays appartenait à ses habitans. Van-Rikbeck commença aussitôt à s'y fortifier par la construction d'un fort carré. Il forma dans l'intérieur du pays, à deux lieues de la côte, un jardin qu'il enrichit des semences de l'Europe. La compagnie hollandaise, pour encourager cette colonie naissante, offrit à tous ceux qui voudraient s'y établir soixante acres de terre par tête, avec droit de propriété et d'héritage, pourvu que, dans l'espace de trois ans, ils se missent en état de pouvoir subsister sans secours et contribuer à l'entretien de la garnison. Elle leur accordait aussi, à l'expiration de ce terme, la liberté de disposer de leurs fonds, s'ils n'étaient pas satisfaits de leur marché ou de la qualité du climat.

Des avantages de cette nature attirèrent au Cap un grand nombre d'aventuriers. Ceux qui manquaient de bestiaux, de grains et d'ustensiles, en reçurent à crédit par les avances de la compagnie. On les pourvut aussi de femmes, qui furent tirées des maisons de charité et des communautés d'orphelines. Ces secours firent multiplier si promptement les fondateurs de la colonie, que dans l'espace de peu d'années ils commencèrent à former de nouvelles habitations au long de la côte.

Le pays que les Hollandais possèdent au Cap comprend toute la côte, depuis la baie de Saldagna, autour de la pointe méridionale de l'Afrique, jusqu'à la baie de Nossel à l'est, et s'étend fort loin dans l'intérieur du pays. La compagnie, dans la vue de s'étendre à mesure que le nombre des habitans pourra croître, a jugé à propos d'acheter aussi, pour la somme de trente mille florins en marchandises, toute la terre de Natal, qui est située entre la terre de Nossel et Mozambique. Une augmentation si considérable a rendu le gouvernement du Cap fort important. L'ancienne possession de la Hollande, sans y comprendre la Tierra de Natal, est divisée en quatre districts: 1o. celui du Cap, où sont les grands forts et la principale ville; 2o. celui de Stellenbosch et de Drakenstein; 3o. celui de Zwellendam; 4o. celui de Graaf-Reynet.

Les montagnes les plus remarquables du district du Cap sont celles de la Table (Tafelberg), du Lion (Leeuwenberg), du Diable (Duivelsberg), et du Tigre. Elles environnent la vallée du même nom où la ville du Cap est située. La plus haute des trois est celle de la Table, que les Portugais nomment Tavao de Cabo. Du centre de la vallée elle regarde le sud, en s'étendant un peu au sud-ouest. Elle a près de six cents toises de hauteur. À quelque distance, le sommet paraît uni comme une table: mais, si l'on y monte, on le trouve inégal et fort raboteux. Quoique fort escarpée, on y monte assez aisément par une grande fente qui est vers le milieu de la montagne. Le pied, jusqu'au tiers à peu près de sa hauteur, est une terre pierreuse couverte de plantes et d'arbrisseaux; le reste n'est qu'un amas de pierres placées par tas exactement horizontaux jusqu'au sommet. La vallée offre de belles maisons de campagne, des vignobles et des jardins dont les principaux appartiennent à la compagnie. L'un se nomme le Jardin du Bois rond, d'un beau bois de ce nom, près duquel les gouverneurs ont une fort jolie maison de plaisance; l'autre, Newland, ou terre nouvelle, parce qu'il est nouvellement planté. Ces deux jardins sont arrosés par quantité de sources qui viennent de la montagne, et rapportent un revenu considérable à la compagnie.

Pendant la saison sèche, depuis le mois de septembre jusqu'au mois de mars, et souvent dans le cours des autres mois, on voit pendre au sommet de cette montagne et de celle du Diable une nuée blanche, qu'on regarde comme la cause des terribles vents sud-est qui se font sentir au Cap. Lorsque les matelots aperçoivent cette nuée, ils disent, comme en proverbe, la table est couverte, ou la nappe est sur la table. Aussitôt ils se mettent à l'ouvrage pour se garantir de la tempête.

La montagne du Lion, qui n'est séparée de la Table que par une petite descente, regarde l'ouest et le centre de la vallée, en s'étendant au nord; elle est baignée par l'Océan. Quelques-uns prétendent qu'elle a tiré son nom de la multitude des lions auxquels elle servait autrefois de retraite. D'autres le tirent de sa forme, qui représente du côté de la mer un lion couché, et la tête levée, comme s'il guettait sa proie; la tête et les pieds de devant regardent le sud-ouest, et le derrière est tourné à l'est. Dans l'intervalle qui est entre cette montagne et celle de la Table on a bâti une cabane où deux hommes font la garde pour donner avis à la forteresse du Cap de l'approche des vaisseaux. Du sommet de la montagne du Lion, qui est si escarpée qu'on est obligé de faire une partie du chemin avec des échelles de corde, on peut découvrir en mer le plus petit bâtiment à douze lieues de distance. Aussitôt que l'un des deux gardes aperçoit un vaisseau, de ce poste il avertit l'autre par le mouvement d'un bâton, et celui-ci donne le même avis à la forteresse, en tirant une petite pièce de canon et déployant le pavillon de la compagnie. S'il paraît plus d'un vaisseau, il tire pour chacun, et présente autant de fois le pavillon. Le bruit de la pièce va jusqu'au fort lorsque le vent est favorable; et pour peu que le temps soit clair, le pavillon n'est pas vu moins aisément. D'un autre côté, on donne les mêmes signaux de l'île de Robben à la vue du moindre vaisseau, de quelque nation qu'il puisse être. Cette île est située à l'entrée du port, à trois lieues de la ville du Cap.

La montagne du Diable, nommée aussi montagne du Vent, n'est séparée de celle du Lion que par un ravin. Elle doit vraisemblablement ses deux noms aux vents du sud-est, qui sont annoncés par la nuée blanche dont on vient de parler. Ces terribles vents sortent de cette nuée comme de l'ouverture d'un sac, avec une si furieuse violence, qu'ils renversent les maisons, et causent mille dommages aux vaisseaux qui sont dans le port, sans épargner davantage les fruits et les moissons. La montagne est moins haute et moins large que celles de la Table et du Lion, mais elle s'étend jusqu'au bord de la mer. Elles forment ensemble un demi-cercle, qui renferme la vallée de la Table.

Les montagnes du Tigre, qui tirent ce nom de la variété de leurs couleurs et de leur ressemblance avec la peau du tigre, sont fort basses. La plus éloignée du Cap en est à quatre lieues à l'est de la baie de la Table. Elles passent pour les plus fertiles de cet établissement. On y compte vingt-deux belles métairies, toutes bien bâties. Elles sont cultivées dans toute leur étendue. Un habitant doit avoir plus de mille brebis et deux ou trois cents gros bestiaux pour être regardé comme un homme aisé, et Kolbe en vit un grand nombre qui en avaient quatre ou cinq fois davantage.

Le district du Cap est arrosé par quelques rivières également agréables et commodes. On a nommé la principale rivière de Sel (Zoutrivier), parce que les eaux de son embouchure se sentent du voisinage de la mer; mais, plus loin de la côte, elle est fraîche, claire et saine. Après avoir tiré sa source du sommet de la montagne de la Table, elle vient se perdre dans la baie du même nom. Dans son cours elle reçoit plusieurs ruisseaux: elle arrose un grand nombre de belles terres, de champs à blé, de jardins, de vignobles, et particulièrement le beau jardin de la compagnie.

Derrière la baie de la Table, on trouve quantité de belles sources, qui arrosent abondamment les terres voisines.

La ville du Cap s'étend depuis la mer jusqu'à la vallée. Elle est grande et régulière, divisée en plusieurs rues spacieuses, et composée de deux cents maisons, avec des cours et des jardins. Ses édifices sont de brique; mais la plupart d'un seul étage, par précaution contre les vents d'est, qui les incommodent beaucoup, toutes basses qu'elles sont; et, par la même raison, les toits sont de chaume. L'église, qui est bâtie de pierre, est simple, mais belle, blanchie au dehors, «t couverte aussi de chaume. Vis-à-vis est l'hôpital, grand bâtiment régulier, qui peut recevoir plusieurs centaines de malades.

La forteresse, où le gouverneur fait sa résidence, est un édifice majestueux, fort et de grande étendue, fourni de toutes sortes de commodités pour la garnison. Elle commande non-seulement la baie, mais encore tout le pays circonvoisin. Les officiers de la compagnie y ont leur logement, et l'on y entretient constamment une garnison considérable.

Près de la montagne du Buisson s'élève une belle maison de campagne nommée Constantia, que le gouverneur Vanderstel fit bâtir sous le nom de sa femme, quoiqu'il n'eût pu lui inspirer assez de complaisance pour l'accompagner en Afrique. C'est de ce nom de Constantia que vient celui du vin de Constance, que l'on donne souvent aux vins du Cap.

Le district du Cap est le plus petit, mais le plus peuplé de la colonie. Il se compose de deux parties: l'une est l'isthme sur lequel la ville repose, l'autre est cette bande de terre qui s'étend à l'est et au nord. L'isthme produit le raisin en abondance, une petite quantité de vin excellent, tous les fruits de l'Europe et plusieurs du tropique, des légumes de toute espèce, et de l'orge. L'autre partie donne du froment, de l'orge, des légumes et du vin.

La plus grande partie du district de Stellenbosch et de Drakenstein comprend des montagnes pelées, des collines sablonneuses, des plateaux arides; mais le reste renferme les plus précieuses portions de la colonie, tant par la fertilité du sol que par la douceur du climat.

La Hollande hottentote est la partie la plus méridionale de ce district, et sans contredit la plus fertile et la plus agréable.

Le quartier de Stellenbosch n'a pas moins de fertilité et d'agrément que la Hollande hottentote. Il est comme environné de montagnes qui portent son nom, qui sont beaucoup plus hautes que toutes celles des cantons voisins.

Le quartier de Drakenstein formait autrefois un district dont on rapporte la fondation à l'année 1675, sous le gouvernement de Simon Vanderstel. Les états-généraux ayant recommandé les protestans français réfugiés en Hollande aux soins et à la protection de la compagnie des Indes, elle en fit transporter un grand nombre au Cap et dans ses autres colonies. Celle du Cap étant déjà bien fournie d'habitans, Vanderstel accorda des terres aux réfugiés dans le canton de Drakenstein: cependant ils ne furent pas les premiers qui s'y établirent. Certains artisans et d'autres ouvriers, la plupart d'extraction allemande, qui avaient rempli leur temps au service de la compagnie, y avaient déjà formé diverses plantations.

Une partie de Drakenstein est extrêmement fertile, quoique montagneuse et remplie de pierres. L'air y est serein et favorable à la santé, l'eau bonne et abondante. Les habitations sont arrosées par des ruisseaux qui, descendant des montagnes, viennent se rendre à une rivière qui coule dans le milieu de la vallée située au milieu de la colonie.

Au sud-est de cette grande vallée il en est une autre plus petite enfermée entre de hautes montagnes: on l'appelle fransche Hoek (le Coin français), parce que c'est là que les réfugiés français se sont établis; c'est un des plus beaux districts de toute la colonie du Cap. Il l'emporte sur tous les autres par la fertilité du terroir et l'activité des habitans. Les Français y ont apporté la vigne.

Le district de Zwellendam est à l'est des précédens; il y a quelques terres propres à la culture et aux pâturages, mais beaucoup de plateaux arides. Les bêtes à laine y réussissent mal et y sont peu nombreuses. On y voit de grandes forêts.

L'extrémité la plus orientale de la colonie est occupée par le district de Graaf-Reynet. Il est sujet aux incursions des Bosjesmans et des Cafres. Les habitans sont des espèces de nomades. Ces colons pasteurs préfèrent une indolence complète et une nourriture animale à un léger travail, au pain et aux végétaux salutaires que ce travail leur procurerait. Il est vrai que, dans quelques parties, les campagnes sont quelquefois dévastées par les sauterelles.

Les Hottentots, habitans originaires du pays, ont eu souvent des guerres avec les colons hollandais. Dapper nous apprend qu'en 1659 les Capmans disputaient aux Hollandais la propriété de quelques terres voisines du Cap, et s'efforcèrent de les en chasser. Ils alléguaient en leur faveur une possession immémoriale. Pendant cette querelle, ils tuèrent quantité de Hollandais; ils enlevèrent leurs bestiaux avec une attention continuelle à choisir pour le combat un temps de pluie et de brouillard, parce qu'ils avaient remarqué que les armes à feu étaient alors moins redoutables. Ils avaient pour chefs Garingha et Nomoa, tous deux braves et expérimentés. Les Hollandais donnaient au second le nom de Doman. Il avait passe cinq ou six ans à Batavia; et, depuis son retour au Cap, il avait vécu long-temps parmi eux, vêtu à la manière de l'Europe. Mais, ayant rejoint les Hottentots de sa nation, il leur avait découvert les intentions des Hollandais, et leur avait appris à se servir de leurs armes, et sous ces deux guides ils n'entreprirent presque rien sans succès.

La guerre durait depuis trois mois, lorsqu'un jour au matin, dans le cours du mois d'août, cinq Hottentots, conduits par Doman, sortirent pour exercer leurs pillages. Ils commencèrent par enlever quelques bestiaux; mais, se voyant poursuivis par cinq cavaliers hollandais, ils firent face avec beaucoup de fermeté, et blessèrent trois de leurs ennemis; enfin les Hollandais en tuèrent deux et blessèrent mortellement le troisième. Doman et le seul compagnon qui lui restait sautèrent dans la rivière pour s'échapper à la nage.

Celui qui demeurait blessé avait eu la gorge percée d'un coup de balle et une jambe cassée, sans compter une profonde blessure à la tête. Il fut transporté au fort: on lui demanda quels étaient les motifs de sa nation pour déclarer la guerre aux Hollandais et pour employer contre eux le fer et le feu. Quoiqu'il ressentît de vives douleurs, il fit lui-même diverses questions en forme de réponse: «Pourquoi, dit-il aux Hollandais, avez-vous semé et planté nos terres? pourquoi les employez-vous à nourrir vos troupeaux, et nous ôtez-vous ainsi notre propre nourriture?» Il ajouta que sa nation faisait la guerre pour tirer vengeance des injures qu'elle avait reçues; qu'elle ne pouvait voir sans indignation, non-seulement qu'il ne lui fût pas permis d'approcher des pâturages dont elle avait été si long-temps en possession, après y avoir reçu les Hollandais par un simple mouvement de complaisance, mais que son pays fût usurpé et partagé entre les ravisseurs, sans qu'ils se crussent obligés à la moindre reconnaissance. Qu'auraient fait les Hollandais, s'ils eussent été traités de même? Il en concluait que le soin qu'ils apportaient à se fortifier n'avait pour but que de réduire par degrés les Hottentots à l'esclavage. On lui répliqua que sa nation, ayant perdu son pays par la guerre, ne devait rien espérer ni de la paix ni des hostilités pour s'y rétablir. C'est alléguer clairement le droit du plus fort; et, d'après ce raisonnement, toutes les questions faites aux Hottentots étaient fort déplacées.

Ce nègre se nommait Epkamma. Il mourut le sixième jour. Dans ses derniers discours, il dit aux Hollandais qu'il n'était qu'un Hottentot du commun, mais qu'il leur conseillait de s'adresser à Gogasoa, chef de sa nation, et de l'inviter à venir au fort pour traiter avec lui, et faire rendre à chacun, autant qu'il était possible, ce qui lui appartenait, comme le seul moyen de prévenir quantité de nouveaux désastres. Ce conseil parut si sage, que le commandant hollandais députa deux ou trois de ses gens au prince Gogasoa, et lui fit proposer de venir traiter de la paix dans te fort; mais cette démarche fut inutile. La guerre continua avec fureur; malgré toutes les précautions des Hollandais, leurs bestiaux furent enlevés presqu'à la vue du fort, avec tant de promptitude et d'audace, qu'ils ne trouvèrent aucun moyen d'y remédier. La haine s'exerça ainsi pendant près d'une année; mais cette querelle fut enfin terminée par un heureux événement. Un Hottentot de quelque distinction, nommé Herry par les Hollandais, et Kamsemoga par ses compatriotes, ayant été banni pour quelque crime dans l'île de Cohey, se mit dans un mauvais canot, après avoir passé trois mois au lieu de son exil; et, suivi d'un seul de ses compagnons, il regagna le continent. Le gouverneur hollandais, qui apprit l'évasion de ces deux hommes, les fit chercher aussitôt par quelques-uns de ses gens. Leur canot fut trouvé à trente milles du fort; mais les Hollandais ne rapportèrent point d'autre éclaircissement. Au mois de février 1660, on fut surpris de voir entrer volontairement dans le fort Herry, accompagné de Kerry, et de quantité d'autres Hottentots sans armes. Ils amenaient avec eux treize bestiaux gras qu'ils prièrent les Hollandais de recevoir comme un témoignage d'amitié, en leur demandant que l'ancienne correspondance fût rétablie. Le commandant du fort accepta ce présent; et, la confiance commençant à renaître, on convint que les Hollandais auraient la liberté de cultiver les terres aux environs du fort, dans l'espace de trois heures de marche, mais à condition qu'ils ne s'étendraient pas plus loin. Pour ratifier cette convention, les Hottentots furent traités dans le fort avec du pain, du tabac et de l'eau-de-vie.

Peu de temps après, Gogasoa, général des Gorinhaiquas ou des Capmans, vint au fort avec Kerry, et confirma ce traité.

En 1614, le capitaine Dowton, Anglais, mit à terre au Cap un Hottentot nommé Kori, qui avait été mené en Angleterre l'année d'auparavant avec un Nègre qui était mort dans le voyage. Cet Africain avait été bien traité par le chevalier Thomas Smith, gouverneur de la compagnie des Indes orientales; mais toutes ses caresses, et des armes de cuivre dont on lui avait fait présent ne l'avaient point empêché de soupirer continuellement dans l'impatience de revoir sa patrie. La compagnie ayant consenti à le renvoyer, il ne fut pas plus tôt descendu au rivage qu'il jeta ses habits pour rentrer dans sa condition naturelle. Cependant la reconnaissance le rendit toujours fort officieux pour les vaisseaux anglais qui abordèrent au Cap.

Hottentot paraît être l'ancien nom de tous ces peuples, car ils n'en connaissent point d'autre. Leur origine est fort obscure et fort incertaine. Ils racontent que leurs premiers pères sont entrés dans leur pays par une porte ou par une fenêtre; que le nom de l'homme était Noh, et celui de la femme Hinhnoh; qu'ils furent envoyés par Tikquoa, c'est-à-dire par Dieu même, et qu'ils communiquèrent à leurs enfans l'art de nourrir des bestiaux, avec quantité d'autres connaissances. Ces prétendues connaissances sont donc bien diminuées.

Les enfans des Hottentots apportent au monde une couleur d'olive luisante, qui se ternit dans la suite par l'habitude qu'ils ont de se graisser, mais qui ne laisse pas de s'apercevoir, avec quelque soin qu'ils la déguisent. La plus grande partie des hommes ont cinq ou six pieds de hauteur; les deux sexes sont bien proportionnés dans leur taille. Ils ressemblent aux nègres par la grandeur des yeux, la platitude du nez et l'épaisseur des lèvres, avec cette différence, qu'on emploie l'art pour leur aplatir le nez dans leur enfance. Leur chevelure est semblable à celle des Nègres, c'est-à-dire courte et laineuse. Les hommes ont les pieds gros et larges. Les femmes les ont petits et délicats. Elles ont (selon quelques voyageurs) au-dessus des parties naturelles une excroissance calleuse, qui sert comme de voile pour les couvrir. L'usage de se couper les ongles, soit des pieds, soit des mains, n'est connu ni de l'un ni de l'autre sexe. On voit peu de Hottentots tortus ou difformes: ils sont robustes, agiles et d'une légèreté surprenante. Un cavalier bien monté suit à peine le pas d'un Hottentot. C'est par cette raison que les gouverneurs hollandais du Cap entretiennent constamment une troupe de cavalerie pour les occasions où la nécessité oblige de les poursuivre. Ils sont tous chasseurs, et d'une habileté si singulière dans l'usage de leurs zagaies, de leurs flèches et de leurs kirris ou de leurs bâtons de rakkoum, qu'avec leurs zagaies ils parent un coup de flèche et de pierre.

Le vice favori des Hottentots est la paresse. Cette passion domine également leur corps et leur esprit. Le raisonnement est pour eux un travail, et le travail leur paraît le plus grand de tous les maux. Quoiqu'ils aient sans cesse devant les yeux le plaisir et l'avantage qu'on tire de l'industrie, il n'y a que l'extrême nécessité qui puisse les réduire au travail. La contrainte ne leur cause pas moins d'horreur, c'est-à-dire que, si la nécessité les force de travailler, ils sont dociles, soumis et fidèles; mais, lorsqu'ils croient avoir assez fait pour satisfaire à leurs besoins présens, ils deviennent sourds à toutes sortes de prières et d'instances, et rien n'a la force de leur faire surmonter leur indolence naturelle. Un autre vice des Hottentots est l'ivrognerie. Qu'on leur donne de l'eau-de-vie et du tabac, ils boiront jusqu'à ne pouvoir se soutenir, ils fumeront jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus voir, ils hurleront jusqu'à ce qu'ils aient perdu la voix. Les femmes ne sont pas moins livrées que les hommes à cet excès d'intempérance; mais elles sont plus long-temps à s'enivrer, et, dans les vapeurs de l'ivresse, elles poussent la folie jusqu'au transport. Cette passion désordonnée pour les liqueurs n'empêche pas qu'on ne puisse en confier à leur garde, car elles n'y toucheront jamais sans une permission formelle; exemple de fidélité qu'on ne trouvera guère dans tout autre pays. D'ailleurs l'ivrognerie n'est point accompagnée, chez les Hottentots, d'une foule d'autres vices qui en sont inséparables en Europe, tels que l'immodestie et l'incontinence. Ses plus fâcheux excès sont leurs querelles, qui finissent quelquefois par des coups.

On leur reproche avec raison un usage qui blesse la nature, et qui semble appartenir particulièrement à leur nation. Après la cérémonie qui constitue les Hottentots dans la qualité d'homme, ils peuvent sans scandale maltraiter et battre leurs mères: c'est un honneur pour eux de ne pas les ménager; et loin de s'en plaindre, les femmes approuvent elles-mêmes cette insolence. Si l'on entreprend de faire sentir aux anciens l'absurdité d'une si odieuse pratique, ils croient résoudre la difficulté en répondant que c'est l'usage des Hottentots.

La coutume d'immoler leurs enfans et leurs vieillards doit paraître encore plus barbare; mais elle n'est pas plus propre aux Hottentots qu'à d'autres nations de l'Afrique et de l'Asie. Sur la première de ces deux barbaries qui déshonore aussi la Chine et le Japon, les Hottentots n'assignent que l'usage pour leur justification; mais s'il est question de leurs vieillards, ils prétendent que c'est un acte d'humanité, et qu'à cet âge il vaut bien mieux sortir des misères de la vie par la main de ses amis et de ses parens que de mourir de faim dans une hutte ou de devenir la proie des bêtes féroces.

Au reste, leurs vertus paraissent surpasser leurs vices: ce sont la bienveillance, l'amitié et l'hospitalité. Les Hottentots ne respirent que la bonté et l'envie de s'obliger mutuellement; ils en cherchent continuellement l'occasion. Quelqu'un implore-t-il leur assistance, ils courent le soulager. Leur demande-t-on leur avis, ils le donnent sincèrement. Voient-ils quelqu'un dans le besoin, ils se retranchent tout pour le secourir. Un plaisir des plus sensibles pour les Hottentots est celui de donner.

À l'égard de l'hospitalité, ils étendent cette vertu jusqu'aux Européens étrangers. En voyageant autour du Cap, on est sûr d'un accueil ouvert et caressant dans tous les villages où l'on se présente; enfin la bonté des Hottentots, leur intégrité, leur amour pour la justice et leur chasteté, sont des vertus que peu de nations possèdent au même degré. On en voit beaucoup qui refusent d'embrasser le christianisme, par la seule raison qu'ils voient régner parmi les chrétiens l'avarice, l'envie, l'injustice et la luxure.

Le langage des Hottentots est dur et peu articulé: un seul mot signifie plusieurs choses, et leur prononciation est accompagnée de tant de vibrations, de tours et d'inflexions de langue, qu'elle ne paraît qu'un bégaiement aux oreilles des étrangers. Pour exprimer les espèces particulières d'oiseaux, ils joignent une épithète au mot kourkour, qui signifie, dans leur langue, oiseau en général. Ainsi, pour désigner un oiseau de rivière, ils disent kamma kourkour. Kolbe juge qu'il est fort difficile, et peut-être impossible pour un étranger d'apprendre jamais leur langue; et par la même raison, quoiqu'ils apprennent facilement le français et le hollandais, ils le prononcent si mal, qu'ils ne parviennent jamais à se faire bien entendre.

VOCABULAIRE HOTTENTOT.
Hottentot. Français.
 
Khanna, Mouton.
Dukatore, Canard.
Kgou, Oie.
Kamma, Eau et liqueur.
Bunqvaa ou ay, Arbre.
Quayha, Âne.
Knomm, Entendre.
Nouou, Oreilles.
Kockan, Oiseau nommé norhan.
Quaqua, Faisan.
Kirri, Bâton.
Tkaka, Baleine.
Nombba, La barbe.
Herri, Bêtes en général.
Kaa, Boire.
Knabou, Fusil de chasse.
Duriè-sa ou Bubaa, Bœuf.
Quara-ho, Taureau sauvage.
Heka-kao, Bœuf de charge.
Oua ou ounequa, Les bras.
Oun-vi, Beurre.
Ouien-kha, Tomber.
Houreo, Chien marin.
Lighani, Chien.
Bihgua, La tête.
Kouquequa, Capitaine.
T-kamma, Cerf.
Quao, Le cou.
Kouquil, Pigeon.
Quan, Le cœur.
Athùri, Demain.
Kgoyes, Daim.
Kou, Dent.
Tikquoa, Dieu.
Gounia-Tikquoa, Dieu des dieux.
Kham-ouna, Le diable.
K'omma, Maison.
Koaa, Chat.
Konkuri, Fer.
Koo, Fils.
Kummo, Ruisseau.
Konkekerey, Poule.
Tika, Herbe.
Koetsire, Mot scandaleux.
Thoukou, Nuit obscure.
Tkoumo, Riz.
Koamqua, La bouche.
Khou, Paon.
Gona, Garçon.
Gots, Fille.
Tha-Avoklou, Poudre à tirer.
Khoa-kamma, Singe, babouin.
Kuanebou ou Theuhouou, Étoile.
Kan-kamma, La terre.
Mu, Œil.
Tguassouou ou Hqvussonc, Tigre.
Thouou ou Haaklouou, Vache marine.
Tkaa, Vallée.
Khomma, Le ventre.
Toya, Le vent.
Toka, Loup.
Goudi, Mouton.
 
NOMBRES DES HOTTENTOTS.
Hottentot. Français.
 
Okui, Un.
K'ham, Deux.
K'hounna, Trois.
Hakka, Quatre.
Koò, Cinq.
Nauni, Six.
Honko, Sept.
Khissi, Huit.
K'hessi, Neuf.
Ghissi, Dix.

Les nombres des Hottentots se réduisent à dix; lorsqu'ils les ont finis, ils reviennent à l'unité, et recommencent à compter dix. Après avoir compté dix fois dix, ils prononcent deux fois le mot dix, qui signifie cent quand il est ainsi redoublé; ils continuent de même jusqu'à dix fois dix-dix, c'est-à-dire mille; et recommencent trois fois le même mot, c'est-à-dire dix-dix-dix: ensuite quatre fois, cinq fois, etc.

L'habillement des Hottentots est singulier: les hommes se couvrent le corps d'une mante ouverte ou fermée, suivant la saison. Les mantes qu'ils appellent krosses, sont faites, pour les riches, de peaux de panthère ou de chat sauvage; celles du peuple ne sont que de peaux de mouton, dont le côté laineux se tourne en dehors pendant l'été; elles leur servent de matelas pendant la nuit, et de drap mortuaire dans leur sépulture.

Pendant les chaleurs, tous les Hottentots vont tête nue, ou du moins sans autre couverture que leur enduit de suif et de graisse; ils en chargent tous les jours leur chevelure, sans prendre jamais soin de les nettoyer, ce qui forme une croûte ou un bonnet de mortier noir; ils prétendent que ce mastic leur rafraîchit la tête. En hiver ils portent une calotte de peau de chat sauvage ou de mouton, soutenue par deux cordons, dont l'un fait deux fois le tour de la tête et vient se lier avec l'autre sous le menton; ils se servent aussi de ces calottes dans les temps de pluies.

Les Hottentots ont toujours le visage et le cou nus; ils suspendent à leur cou un petit sac qui contient leur couteau, s'ils sont assez riches pour s'en procurer un, leur pipe, leur tabac et le daka, petit bâton brûlé par les deux bouts, qu'ils portent comme un préservatif contre les sortiléges. Ces petits sacs, ou ces bourses, sont composés souvent des vieux gants de peau qu'ils obtiennent des Européens.

Comme leurs krosses sont le plus souvent ouverts, on leur voit l'estomac et le ventre nus jusqu'aux parties naturelles, qu'ils couvrent ordinairement d'une peau de chat dont le poil est extérieur; ils ont les jambes nues, excepté lorsqu'ils gardent leurs bestiaux, car ils les couvrent alors d'une espèce de bas ou botte de cuir. S'ils ont une rivière à passer, ils portent des espèces de sandales de cuir de bœuf ou d'éléphant, taillées d'une seule pièce, et liées avec des courroies.

Dans leurs voyages, les Hottentots portent deux verges de fer ou de bois, qu'ils nomment kirris ou rakkoum. La longueur du kirri est d'environ trois pieds, et son épaisseur d'un pouce: il est sans pointe par les deux bouts; c'est leur arme défensive; mais le rakkoum est pointu d'un côté, et peut passer pour une sorte de dard, qu'ils lancent avec une adresse admirable; jamais ils ne manquent le but: c'est l'arme qu'ils emploient à la chasse.

La différence de l'habillement pour les femmes consiste dans l'habitude de porter des bonnets qui s'élèvent spiralement en pointe sur le haut de la tête, au lieu que ceux des hommes sont contigus à la peau, comme une véritable calotte. Les femmes portent aussi deux krosses, ou deux mantes, qui ne sont jamais fermées par-devant; de sorte qu'elles n'ont la peau cachée que par un sac de cuir, qu'elles ne quittent ni dans l'intérieur de leur maison ni dehors, et qui leur sert à renfermer leurs alimens, leur daka, leur tabac et leur pipe: elles se couvrent les parties naturelles d'une espèce de tablier nommé koutkros, qui est toujours de peau de mouton, sans laine, et beaucoup plus grand que le koutkros des hommes, mais lié de la même manière; elles en ont un plus petit qui leur couvre le derrière.

Les Hottentots sont passionnés pour les ornemens de tête. Ils ont pris un goût fort vif pour les boulons de cuivre et pour les petites plaques de même métal, qui n'ont pas cessé jusqu'à présent d'être fort à la mode au Cap. Un petit fragment de glace de miroir est si précieux dans leur nation, que les diamans ne sont pas plus estimés en Europe. Les pendans d'oreilles et les colliers de verre ou de cuivre sont des distinctions qui n'appartiennent qu'aux personnes du premier rang, mais leur méthode est de les porter suspendus à leur chevelure; ils donnent volontiers leurs bestiaux en échange pour toutes les bagatelles de cette espèce.

Il ne faut pas oublier le principal article, celui dont les hommes, les femmes et les enfans sont également idolâtres: c'est l'usage de se graisser le corps avec du beurre ou de la graisse de mouton mêlée avec la suie de leurs chaudrons; ils renouvellent cette onction autant de fois qu'elle se sèche au soleil. Comme le peuple n'a pas toujours du beurre frais ou de la graisse nouvelle, on sent de fort loin un Hottentot à son approche; mais les personnes riches sont plus délicates, et n'emploient que le meilleur beurre. Il n'y a point de partie du corps qui soit exceptée; ceux qui sont assez riches pour ne pas manquer de graisse en frottent jusqu'à leurs krosses ou leurs mantes de peau. Les différences de cette graisse sont la principale distinction entre les riches et les pauvres. D'un autre côté, ils ont la graisse de poisson en horreur, et non-seulement ils n'en mangent point, mais ils ne peuvent en souffrir sur leur corps.

Kolbe est persuadé que leur unique but a toujours été de se défendre contre les ardeurs excessives du soleil, qui, sans ce secours, aurait bientôt épuisé leurs forces dans un climat si chaud.

La répétition fréquente de leur onction semble confirmer l'opinion de Kolbe, et montre en même temps combien l'instinct des nations les plus sauvages est habile à leur indiquer les moyens de se défendre contre leur climat.

Les Hottentots se nourrissent de la chair et des entrailles de leurs bestiaux et de quelques animaux sauvages, avec des racines et des fruits de différentes espèces. Les hommes, qui ne se contentent point des fruits, des racines et du lait que les femmes leur préparent, ont pour ressource la chasse ou la pêche; ils chassent toujours en troupes nombreuses. Les entrailles des animaux sauvages ou de leurs bestiaux sont pour eux un mets exquis: ils les font bouillir ordinairement dans le sang des mêmes animaux, en y mêlant du lait, et quelquefois ils les mangent grillés; mais, avec l'une ou l'autre préparation, ils les avalent à demi crus, ou plutôt ils les dévorent avec une avidité extrême. Les femmes sont chargées de la cuisine, excepté dans le temps de leurs infirmités périodiques, pendant lequel temps l'usage des hommes est de vivre chez leurs voisins ou de préparer eux-mêmes leurs alimens; ils les font cuire à l'eau comme en Europe. Les heures de leurs repas ne sont jamais réglées; ils suivent leur caprice ou leur appétit, sans aucune distinction de la nuit ou du jour. Dans le beau temps, ils mangent en plein air. Pendant le vent ou la pluie, ils se tiennent renfermés dans leurs huttes. D'anciennes traditions les obligent à s'abstenir de certains mets, tels que la chair de porc et celle des poissons sans écailles, qui sont également défendues aux deux sexes. Les lièvres et les lapins sont défendus aux hommes et permis aux femmes; le pur sang des animaux et la chair de taupe sont permis aux hommes et défendus aux femmes.

La malpropreté des Hottentots les expose à toutes sortes de vermine, surtout aux poux, qui sont d'une grosseur extraordinaire; mais s'ils en sont mangés, ils les mangent aussi; et lorsqu'on leur demande comment ils peuvent s'accommoder d'un mets si détestable, ils allèguent la loi du talion, et prétendent qu'il n'y a point de honte à dévorer des animaux qui les dévorent eux-mêmes. Ils ne paraissent point embarrassés lorsqu'on les surprend à la chasse des poux avec des tas de cette vermine autour d'eux.

Les Européens du Cap se servent aux champs d'une espèce de soulier de cuir cru, dont le poil est tourné en dehors. Aussitôt qu'ils les quittent, on voit les Hottentots les ramasser avec précipitation. Ils les conservent dans leurs huttes pour les jours de pluie. Si leurs provisions viennent alors à manquer, ils se contentent d'en ôter le poil, et de les faire un peu tremper dans l'eau, puis ils les rôtissent au feu pour les manger.

Quoique les Hottentots ne mangent jamais de sel entre eux, et qu'ils n'aient l'usage d'aucune sorte d'épice pour assaisonner leurs mets, ils aiment beaucoup les assaisonnemens de l'Europe, et mangent avidement toutes les viandes de haut goût, quoiqu'ils aient peine ensuite à se désaltérer. Kolbe observe que ceux qui s'accoutument à nos alimens ne vivent pas si long-temps et ne jouissent pas d'une si bonne santé que le reste de leurs compatriotes.

Intérieur d'une hutte de Hottentots.

Les deux sexes ont une passion désordonnée pour le tabac. Un Hottentot aimerait mieux perdre une dent que la moindre partie de cette précieuse plante. Ils jugent mieux de sa bonté que l'Européen le plus délicat. Le tabac fait toujours une partie de leurs gages, lorsqu'ils se louent au service d'un blanc. S'ils manquent de tabac, ils se servent d'une autre plante nommée daka, qui envoie les mêmes vapeurs à la tête. Quelquefois ils les mêlent ensemble, et ce mélange se nomme bouzpesch. La racine de kanna, un des végétaux particuliers à ce pays, est fort estimée aussi des Hottentots, parce qu'elle produit les mêmes effets.

Ils demeurent, comme les Tartares, dans des villages mobiles, qu'ils appellent kraals. Ces habitations ne contiennent jamais moins de vingt huttes, bâties fort près l'une de l'autre; et le kraal qui n'a pas plus de cent habitans passe pour un lieu peu considérable. On trouve dans la plupart trois ou quatre cents personnes, et quelquefois cinq cents. Chaque kraal n'a qu'une entrée fort étroite. Les huttes sont rangées en cercle sur le bord de quelque rivière, dans une situation commode, et ressemblent à des fours; elles sont composées de bâtons, de bois et de nattes. Ces bâtons ne sont pas plus gros que les manches de nos râteaux ou de nos pelles; mais ils sont beaucoup plus longs. Les nattes, qui sont l'ouvrage de leurs femmes, ne sont qu'un tissu de jonc et de glaïeul, mais si serré, que la pluie n'y peut pénétrer. La forme de ces huttes est ovale: dans leur plus long diamètre, elles ont environ quatorze pieds. L'entrée de ces fours n'a environ que trois pieds de haut sur deux de large; de sorte que les habitans n'y peuvent entrer qu'en rampant sur les genoux et les mains. Comme il est impossible de se tenir debout dans un lieu si bas, les hommes et les femmes y sont accroupis sur les jarrets, et l'habitude leur rend cette posture aisée. Dans les grandes huttes comme dans les petites, on ne voit jamais résider plus d'une famille, qui est ordinairement composée de dix ou douze personnes de toutes sortes d'âges. Le centre de la hutte est occupé par un grand trou, d'un pied de profondeur, qui sert de cheminée ou de foyer. Il est environné de trous plus petits, qui servent de place aux habitans pour s'asseoir, et de lit pour dormir. Chacun a son trou séparé, hommes et femmes, dans lequel ils reposent tranquillement avec leurs krosses ou leurs mantes étendues sur eux. Les krosses de réserve, les arcs et les flèches sont suspendus aux murs. Deux ou trois pots pour les usages de la cuisine, un ou deux pour boire, et quelques vaisseaux de terre pour le beurre et le lait composent tout le reste de l'ameublement. La fumée ne pouvant sortir que par la porte, il n'y a point d'Européen qui soit capable de demeurer dans ces huttes lorsque le feu est allumé. En considérant leurs dimensions, on est surpris que des matériaux si combustibles puissent échapper aux flammes. Chaque hutte est gardée par un chien qui veille à la sûreté de là famille et des bestiaux.

Aussitôt que le pâturage leur manque, ou lorsqu'ils perdent un de leurs habitans par une mort naturelle on violente, ils changent d'habitation.

Leur principal instrument de musique est le gongom, qui est commun à toutes les nations des Nègres sur cette côte de l'Afrique; on en distingue deux sortes, le grand et le petit. C'est un arc de fer ou de bois tendu d'une corde de boyau ou de nerf de mouton, qu'on a fait assez sécher au soleil pour la rendre propre à cet usage. À l'extrémité de l'arc on attache, d'un côté, le tuyau d'une plume fendue, en faisant passer la corde dans la fente. Le joueur tient cette plume dans la bouche lorsqu'il manie l'instrument, et les différens tons du gongom viennent des différentes modulations de son souffle. Les Hottentots sont passionnés pour la musique.

Leur manière de danser n'est pas de meilleur goût que leur musique. Les hommes s'accroupissent en cercle, et laissent entre eux quelque distance pour le passage des femmes. Aussitôt que les gongoms commencent à se faire entendre, les femmes battent des doigts sur leurs tambours. Toute l'assemblée chante ho, ho, ho, et frappe des mains. Alors il se présente plusieurs couples pour danser. Mais on n'en laisse entrer que deux à la fois dans le cercle. Ils se placent face à face. En commençant, ils sont éloignés entre eux d'environ dix pas, et cinq ou six minutes se passent avant qu'ils se rencontrent. Quelquefois ils dansent dos à dos; mais jamais ils ne se prennent par les mains. Chaque danse ne dure guère moins d'une heure. Leur agilité est surprenante, et leurs pas sont nets et dégagés. Pendant ce temps-là toutes les femmes se tiennent debout, les yeux baissés, et chantent ho, ho, ho, en battant des mains. Lorsqu'elles ont besoin d'hommes pour la danse, elles lèvent la tête et secouent les anneaux qu'elles portent aux jambes. Le bruit qu'elles font en frappant du pied ressemble à celui du cheval qui se secoue sous le harnais. Les danseurs fatiguent ordinairement les musiciens, car il faut que chacun danse à son tour.

La chasse est un autre amusement que les Hottentots aiment beaucoup. Ils y font éclater une adresse surprenante, soit dans le maniement de leurs armes, soit dans la vitesse et la légèreté de leur course. Kolbe s'étonne qu'ils ne fassent pas plus souvent un mauvais usage de leur agilité, quoiqu'il leur arrive quelquefois d'en abuser. Il en rapporte un exemple. Un matelot hollandais, en débarquant au Cap, chargea un Hottentot de porter à la ville un rouleau de tabac d'environ vingt livres. Lorsqu'ils furent tous deux à quelque distance de la troupe, le Hottentot demanda au blanc s'il savait courir. «Courir? répondit le Hollandais; oui, fort bien. Essayons, reprit l'Africain;» et, se mettant à courir avec le tabac, il disparut presque aussitôt. Le matelot hollandais, confondu de cette merveilleuse vitesse, ne pensa point à le poursuivre, et ne revit jamais ni son tabac ni son porteur.

On aurait peine à s'imaginer quelle est l'adresse de ces barbares. À cent pas, ils toucheront d'un coup de pierre une marque de la grandeur d'un sou; et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'au lieu de fixer comme nous les feux sur le but, ils font des mouvemens et des contorsions continuelles; il semble que leur pierre soit portée par une main invisible. Ils remarquent avec plaisir l'admiration des Européens, et sont toujours prêts à recommencer la même expérience.

Les grandes chasses sont celles où tous les habitans d'un village sortent ensemble, soit pour attaquer quelque bête féroce qui ravage leurs troupeaux, soit pour leur seul amusement. S'ils veulent tuer un éléphant, un rhinocéros, un élan ou un âne sauvage, ils l'environnent et l'attaquent avec leurs zagaies. Leur adresse consiste à ménager si bien leurs coups, que l'un ou l'autre frappent toujours l'animal par derrière, et dès qu'il se tourne vers celui qui l'a frappé, ils le font tomber couvert de blessures avant qu'il ait pu distinguer ceux qui le frappent. Ils réussissent de même à tuer les lions et les panthères, en se garantissant de la fureur de ces animaux par leur agilité. Le monstre s'élance quelquefois si impétueusement, et le coup de sa griffe paraît si sûr, qu'on tremble pour le chasseur, et qu'on s'attend à le voir aussitôt en pièces; mais on est surpris de se trouver trompé. Dans un clin d'œil il échappe au danger, et l'animal décharge toute sa rage contre terre. Au même instant il est couvert de blessures par-derrière. Il se tourne, il se précipite sur un autre ennemi, mais toujours en vain; il rugit, il écume, il se roule de fureur. La promptitude des chasseurs est égale à se garantir de ses griffes, et à s'entr'aider par de nouveaux coups avec autant de vitesse que de résolution. C'est un spectacle dont on ne trouve d'exemple dans aucun autre pays, et qu'on ne saurait voir sans admiration. Si l'animal ne perd pas bientôt la vie, il prend enfin la fuite, en s'apercevant qu'il n'a rien à gagner contre de tels ennemis. Alors les Hottentots lui laissent la liberté de se retirer; mais ils le suivent à quelque distance, parce que, leurs flèches étant empoisonnées, ils sont sûrs de le voir tomber devant eux et d'emporter sa peau pour fruit de leur victoire.

Les Hottentots ont institué un ordre fort honorable et fort singulier, composé de ceux qui ont tué dans un combat particulier un lion, une panthère, un léopard, un éléphant, un rhinocéros ou un gnou. L'installation se fait avec beaucoup de cérémonie. Après son exploit il se retire dans sa hutte; les habitans du village lui députent bientôt un vieillard pour l'inviter à se rendre au centre du kraal, où il est attendu avec tous les honneurs qui sont dus à sa victoire. Il se laisse conduire par un guide. Toute l'assemblée le reçoit avec des acclamations. Il s'accroupit au milieu d'une hutte qu'on a préparée pour lui, et tous les habitans se placent autour de lui dans la même posture. Alors le vieux député s'approche et pisse sur lui depuis la tête jusqu'aux pieds en prononçant certaines paroles. Si le député est de ses amis, il l'inonde d'un déluge d'eau, et l'honneur augmente à proportion de la quantité d'urine. Le champion n'a pas manqué de se faire d'avance, avec les ongles, des sillons sur la graisse dont il a le corps enduit, pour recevoir plus immédiatement cette aspersion. Il s'en frotte soigneusement le visage et tout le corps. Kolbe a cru devoir donner à cette institution le nom d'ordre de l'Urine, parce qu'elle n'en porte aucun dans la nation. Après la cérémonie, le député allume sa pipe, et la fait circuler dans l'assemblée jusqu'à ce que le tabac ou le daka soit réduit en cendres. Ensuite, prenant les cendres, il en parsème le nouveau chevalier, qui reçoit en même temps les félicitations de l'assemblée sur l'honneur qu'il a fait au kraal, et sur le service qu'il a rendu à sa patrie. Ce grand jour est suivi pour lui de trois jours de repos, pendant lesquels il est défendu à sa propre femme d'approcher de lui. Le troisième jour au soir, il tue un mouton, reçoit sa femme et se réjouit avec ses amis et ses voisins. Le monument de sa gloire est la vessie de l'animal qu'il a tué. Il la porte suspendue à sa chevelure comme une marque insigne d'honneur. Kolbe ajoute que la mort d'une panthère cause plus de joie aux Hottentots que celle de toute autre bête.

Ils sont d'une adresse incomparable à la nage. Leur manière de nager a quelque chose de surprenant, et qui leur est tout-à-fait propre. Ils nagent le cou droit et les mains étendues hors de l'eau, de sorte qu'ils paraissent marcher sur terre. Dans la plus grande agitation de la mer, et lorsque les flots forment autant de montagnes, ils dansent en quelque sorte sur le dos des vagues, montant et descendant comme un morceau de liége. Leurs pécheurs enveloppent dans leurs krosses pu dans des sacs de cuir les poissons qu'ils ont pris, et nagent ainsi avec leur fardeau sur la tête.

Les ouvertures et les propositions de mariage sont faites par le père ou par le plus proche parent de l'homme, qui s'adresse au plus proche parent de la femme. Il est rare que la demande soit refusée, à moins qu'une famille ne soit déjà liée par quelque autre engagement. Si la jeune fille n'a point de goût pour le mari qu'on lui propose, il ne lui reste qu'une ressource pour éviter d'être à lui; c'est de passer avec lui une nuit entière, qui est employée, suivant Kolbe, à se pincer, à se chatouiller, à se fouetter. Elle devient libre, si elle résiste à cette dangereuse épreuve; mais si le jeune homme l'emporte, comme il arrive presque toujours, elle est obligée de l'épouser.

Malgré la passion que les Hottentots ont pour la musique et la danse, ils ne les emploient jamais dans leurs fêtes nuptiales. Ils admettent la polygamie; mais il est rare, même parmi les riches, qu'on leur voie plus de trois femmes. Ils ne permettent ni le mariage, ni la fornication entre les cousins aux premier et second degrés. Ceux qui sont convaincus d'avoir violé cette loi reçoivent une forte bastonnade, sans aucun égard pour le rang et les richesses.

L'adultère est toujours puni de mort; mais le divorce est permis, lorsque le mari peut le justifier par de bonnes raisons. Une veuve qui se remarie est obligée de se couper la jointure du petit doigt, et de continuer la même opération aux doigts suivans, chaque fois qu'elle rentre dans les chaînes du mariage.

On fait des réjouissances extraordinaires à la naissance de deux jumeaux mâles. Si ce sont deux filles, l'usage est de tuer la plus laide. Si c'est une fille et un garçon, la fille est exposée sur une branche d'arbre, ou ensevelie vive, avec la participation et le consentement de tout le kraal. On a trouvé plusieurs de ces enfans abandonnés, que les Européens du Cap ont eu l'humanité de faire élever. Mais lorsqu'ils arrivent à l'âge de maturité, ils renoncent aux mœurs, aux vêtemens et à la religion de leurs bienfaiteurs pour se conformer aux usages de leur nation.

Les réjouissances sont beaucoup plus vives pour un premier enfant que pour ceux qui le suivent. Aussi le fils aîné jouit-il d'une autorité presque absolue sur ses frères et ses sœurs.

On s'est persuadé mal à propos en Europe que les Hottentots naissent avec le nez plat. La plupart, au contraire, apportent en naissant un nez de la forme des nôtres; mais il passe dans la nation pour une si grande difformité, que le premier soin des mères est de les aplatir avec le pouce.

C'est encore un usage général d'ôter un testicule aux garçons vers l'âge de neuf ou dix ans; mais, dans les familles pauvres, on attend pour cette cérémonie l'occasion de pouvoir subvenir à la dépense. Le jeune homme, après avoir été frotté de graisse fraîche de mouton, est étendu à terre sur le dos, les pieds et les mains liés; ses amis se couchent sur lui pour le rendre comme immobile. Dans cette situation, l'opérateur lui fait avec un couteau de table une ouverture au scrotum d'un pouce et demi de longueur. Il fait sortir le testicule, et met à la place une petite boule de la même grosseur, composée de graisse de mouton et d'un mélange d'herbes pulvérisées; ensuite il recoud la blessure avec un petit os d'oiseau qui est aussi pointu qu'une alêne; un nerf de mouton sert de fil. Cette opération se fait avec une adresse qui surprendrait nos plus habiles anatomistes, et jamais elle n'a de fâcheuses suites. Lorsqu'elle est achevée, l'opérateur recommence les onctions avec la graisse du mouton qu'on a tué pour la fête. Il tourne le patient sur le dos et sur le ventre, comme un cochon de lait qu'on se disposerait à rôtir, dit l'auteur. Enfin il pisse sur toutes les parties du corps, et le frotte soigneusement de son urine. Après cette monstrueuse cérémonie, le jeune homme se traîne dans une petite hutte bâtie exprès pour cet usage. Il y passe deux ou trois jours, au bout desquels il sort parfaitement rétabli. Les jeunes Hottentots supportent cette opération avec une patience et une résolution surprenante; mais ceux qui n'ont point encore passé par les mains de l'opérateur n'ont pas la liberté d'y assister. Les spectateurs se rendent à la maison des parens, et mangent la chair du mouton, qu'ils trouvent préparée. Le bouillon est distribué aux femmes; mais le malade n'a point de part au festin. Le reste du jour et la nuit suivante sont employés à la danse. Si la famille est riche, le salaire de l'opérateur est un veau ou un mouton.

Quelques auteurs, cherchant la raison d'un usage si bizarre, se sont imaginé qu'il peut servir à rendre les Hottentots plus légers à la course; et quand on les interroge eux-mêmes, on n'en reçoit pas d'autre explication. Cependant Kolbe apprit de quelques vieillards intelligens que, par une loi fort ancienne, il est défendu aux hommes de leur nation d'avoir aucun commerce charnel avec les femmes tandis qu'ils ont deux testicules, et que cette loi est fondée sur l'opinion qu'un Hottentot dans cet état produit constamment deux jumeaux. Ceux qui se marieraient sans une mutilation si nécessaire se verraient exposés aux railleries du public, et la femme serait peut-être déchirée par toutes les autres personnes de son sexe; aussi ne manque-t-elle point de se faire garantir l'état de son mari avant de l'épouser. Elle s'en rapporte néanmoins au témoignage d'autrui, parce que la modestie, dit l'auteur, ne lui permet pas de s'en assurer par ses propres yeux.

La jeunesse, parmi les Hottentots, est confiée à la garde des mères jusqu'à l'âge de dix-huit ans. On reçoit alors les garçons au rang des hommes, avec lesquels ils n'ont point auparavant la hardiesse de converser, sans en excepter leur propre père. Tous les habitans s'assemblent, et les hommes s'accroupissent ensemble. Le candidat reçoit ordre de se mettre dans la même posture, mais hors du cercle. Il doit être accroupi sur ses jarrets de manière qu'il reste au moins trois pouces de distance jusqu'à la terre: alors le plus vieux de l'assemblée se lève, demande le consentement des autres pour recevoir le candidat, s'approche de lui, et lui déclare qu'à l'avenir il doit abandonner sa mère, renoncer à la compagnie des femmes et aux amusemens de l'enfance; en un mot, que dans ses actions et ses discours il doit se conduire en homme. Le candidat, qui n'est point venu sans être bien frotté de graisse et de suie, reçoit immédiatement une inondation d'urine par le ministère de l'orateur. Il paraît que chez ce peuple c'est un ingrédient essentiel à toutes les cérémonies.

La nation des Hottentots est sujette à peu de maladies, et ceux qui s'assujettissent à la diète du pays s'en ressentent rarement. On les voit vivre, suivant le témoignage de Dapper, jusqu'à cent dix, cent vingt et cent trente ans. Kolbe en vit un au Cap qui n'avait pas beaucoup moins de cent ans, et qui se vantait de n'avoir jamais été attaqué d'aucune maladie. Mais ceux qui font usage des liqueurs étrangères abrègent leurs jours et gagnent des maladies qui n'avaient jamais été connues dans leur nation. Les alimens mêmes, assaisonnés à la manière de l'Europe, sont pernicieux pour les Hottentots.

La médecine et la chirurgie sont deux arts qu'ils exercent conjointement, et dans lesquels Kolbe assure que leurs connaissances ne sont pas méprisables. On leur voit faire des cures merveilleuses. Ils sont fort versés dans la botanique de leur pays. Il ont de bonnes notions de l'anatomie, de la saignée, des ventouses et des opérations tes plus difficiles, telles que l'amputation et l'art de remettre un membre disloqué. Leur adresse est d'autant plus admirable, qu'ils n'ont pour instrumens que des cornets, des couteaux et des os pointus.

Le médecin est la troisième personne de l'état. Les grands kraals en ont deux. On les choisit entre les plus sages habitans pour veiller à la santé du public; mais ils ne reçoivent jamais de récompense ni d'appointemens comme s'ils étaient assez récompensés par la distinction de leurs fonctions. Il ne manque rien à la confiance et au respect qu'on a pour eux. Comme la nation des Hottentots est sujette à peu de maladies, ils ne sont pas surchargés d'occupations.

Les Européens du Cap ont aussi peu de maladies à combattre, preuve assez claire de la bonté du climat. Les femmes souffrent très-peu dans l'accouchement; mais, en allaitant leurs enfans, elles sont fort sujettes à des maux de sein. La petite vérole et la rougeole n'ont point ordinairement de suites fâcheuses. Le flux de sang est une espèce de tribut que les étrangers paient au Cap en y arrivant; mais il se guérit aisément par des remèdes convenables. La maladie la plus commune parmi les Européens du Cap est celle des yeux: elle est surtout fort dangereuse en été, et l'auteur l'attribue aux vents du sud-est, qui sont d'une chaleur extrême, et à la réverbération du soleil contre les montagnes. On n'a jamais entendu parler de la pierre parmi les Européens du Cap.

Aussi long-temps qu'un homme ou une femme sont capables de sortir de leur hutte en rampant pour y apporter une plante, une racine ou un bâton de bois, ils sont traités de leur famille avec beaucoup de tendresse et d'humanité; mais, lorsque la force les abandonne entièrement, leurs amis et leurs propres enfans les tuent, pour leur éviter de périr de faim, de misère, ou par les griffes des bêtes féroces. Quelque riche que soit un Hottentot, il ne peut éviter ce malheureux sort, s'il survit à ses forces et à son activité. C'est en vain qu'on reproche à ces peuples une pratique si barbare; ils s'obstinent à la défendre comme une action méritoire et comme une œuvre de piété et de compassion pour délivrer un vieillard des tourmens de la vie, qui deviennent insupportables à cet âge.

Les bestiaux d'un kraal ou d'un village paissent en commun, les grands dans un pâturage, et les petits dans un autre; mais un simple Hottentot qui n'aurait qu'une seule brebis a droit de la j oindre au troupeau public, où l'on en prend le même soin que si elle appartenait au chef du kraal. Les communautés n'ont pas de bergers ou de pâtres d'office. Chacun est obligé à son tour d'exercer cette fonction, c'est-à-dire trois ou quatre à la fois, suivant les circonstances et les besoins. Ils mènent les troupeaux au pâturage entre six et sept heures du matin. Ils les ramènent le soir avant huit heures. Les femmes sont chargées de traire les vaches matin et soir. Pendant toute l'année, ils laissent les taureaux avec les vaches, et les béliers avec les brebis. Cette méthode sert beaucoup à la multiplication: leurs brebis produisent constamment deux agneaux chaque année. Les Européens du Cap, qui ont une méthode opposée, prétendent qu'à la longue celle des Hottentots affaiblit et diminue la race; mais les Hottentots pensent autrement.

La multitude des bêtes de proie qui infestent le pays oblige les Hottentots à des précautions continuelles pour la sûreté de leurs troupeaux pendant la nuit. Leur méthode ordinaire est de placer leurs jeunes bestiaux dans le centre du kraal. Les vieux sont attachés en dehors contre les huttes, et liés deux à deux par les pieds pour empêcher leur mutinerie. Dans cette situation, ils n'ont pas besoin de sentinelle qui demeure à veiller; l'approche du moindre danger leur fait pousser de longs mugissemens qui répandent aussitôt l'alarme dans le kraal.

Ils ont une sorte de bœufs qu'ils appellent bakkeleyers, c'est-à-dire bœufs de combat, du mot bakkeley, qui signifie guerre, et dont ils se servent en effet dans leurs guerres, comme les peuples de l'Asie emploient les éléphans. Ces animaux belliqueux leur rendent d'importans services contre les voleurs et les bêtes féroces. Au moindre signe, ils rappellent les autres bestiaux qui s'écartent, et les forcent, comme nos chiens de bergers, de rentrer dans le cercle du troupeau. Il n'y a point de kraal qui n'ait au moins une demi-douzaine de ces fidèles défenseurs. Ils connaissent tous les habitans de leurs villages. Ils ont pour eux une sorte de respect, tel que celui des chiens pour les amis de leur maître. Mais un étranger qui se présenterait sans être accompagné d'un Hottentot du kraal courrait risque d'être fort maltraité, s'il n'avait la précaution d'épouvanter les bakkeleyers en sifflant, ou par la décharge de quelque arme à feu.

Ils ont aussi des bœufs de voiture, qu'ils accoutument de bonne heure à cet exercice en leur faisant passer au travers de la lèvre supérieure, entre les deux narines, un bâton terminé en crochet, pour empêcher qu'il ne glisse. Si l'animal est indocile, ils se servent de ce frein pour lui faire baisser la tête, et la force de la douleur l'assujettit en peu de jours. On ne saurait voir sans admiration avec quelle promptitude il obéit au commandement. La crainte du bâton terrible rend sa diligence et son attention surprenantes. Les bœufs de charge sont en beaucoup plus grand nombre que les bakkeleyers, et servent à porter toutes sortes de fardeaux.

Ils savent tanner les peaux ou les cuirs. Leurs pelletiers exercent aussi le métier de tailleur, et ne manquent point d'adresse dans leur profession: un os d'oiseau leur sert d'aiguille. Leur fil est le petit nerf qui règne le long de l'épine du dos des bêtes, divisé et séché au soleil. Avec cet unique secours, ils emploient moins de temps à faire leurs krosses ou leurs mantes, et les font peut-être mieux que nos plus habiles tailleurs.

Les Hottentots ont des artistes ou des ouvriers en ivoire qui font les bracelets et les anneaux dont ils composent leur parure. Quoique ce travail soit fort ennuyeux, parce qu'ils n'ont pas d'autre instrument qu'un couteau, ils donnent à leur ouvrage une rondeur, un luisant, un poli qui le feraient attribuer au plus habile tourneur de l'Europe.

Tous les Hottentots sont potiers de profession, car chaque famille fait sa poterie et ses autres ustensiles de terre. Leur matière est une sorte de terre glaise dont les fourmis composent leurs habitations, et qu'ils ne tirent en effet que de leurs nids, en y mêlant les œufs des fourmis qu'ils y trouvent dispersés; ensuite ils la tournent sur une pierre comme un pâté: ils unissent parfaitement le dedans et le dehors avec la main, et donnent à leur vase la forme de l'urne romaine, qui est celle de tous les pots de la nation. Deux jours d'exposition au soleil suffisent pour le sécher. L'ouvrier le sépare alors de la pierre avec un nerf sec qu'il passe entre deux et qui fait l'office d'une scie. Il ne reste qu'à le faire cuire au feu dans un trou qu'on creuse sous terre. Cette dernière opération lui donne une dureté surprenante, avec une couleur de jais qui se soutient merveilleusement, et que les Hottentots attribuent au mélange des œufs de fourmis.

Leurs forgerons sont d'autant plus admirables, qu'ils forgent le fer tel qu'il sort des mines, qui sont en abondance dans toutes les parties du pays, sans y employer d'autres secours que des pierres: ils ouvrent un grand trou sur un terrain élevé. Un pied et demi plus bas, ils en font un autre pour recevoir le métal fondu, qui passe de l'un à l'autre par un canal de communication. Avant de mettre le minéral dans le grand trou, ils font autour de l'ouverture un feu capable de l'échauffer dans toutes ses parties. Ensuite ils y jettent le minéral, sur lequel ils continuent d'entretenir ce feu jusqu'à ce qu'il descende en fusion. Aussitôt qu'il est refroidi, ils le brisent en pièces avec des pierres fort dures; et, remettant ces pièces au feu, ils n'emploient que des pierres au lieu de marteaux pour en forger des armes et d'autres ustensiles. Ils fondent quelquefois le cuivre par la même méthode; mais l'usage qu'ils en font est borné à quelques bijoux pour leur parure. Ils le mettent en œuvre, et le polissent avec une industrie surprenante.

Le commerce des Hottentots ne consiste qu'en échanges: ils n'ont point de monnaie courante ni la moindre notion de son utilité.

On ne court aucun risque de voyager avec un Hottentot dans tous les pays voisins du Cap, et l'on est sûr d'être bien reçu et caressé même dans tous les villages. Les Hottentots se piquent d'une fidélité admirable pour tout ce qui est confié à leurs voisins. À la vérité, il se trouve dans les contrées du Cap une sorte de brigands ou de bandits qui vivent de leurs pillages; mais ils sont en horreur à tous les Hottentots civilisés, qui les tuent comme autant de bêtes féroces, dans quelque endroit qu'ils puissent les rencontrer.

Il serait difficile d'approfondir les notions des Hottentots sur l'Être suprême, et leurs véritables principes de religion. Ils évitent soigneusement toutes sortes d'explications sur cet article; et leurs réponses, comme celles qu'ils font à toutes les questions qui regardent leurs usages, paraissent autant de déguisemens et de subterfuges. Quelques auteurs en ont pris droit de douter s'ils ont en effet quelque idée de religion. Mais Kolbe assure formellement qu'ils reconnaissent un dieu, créateur de tout ce qui existe. Ils l'appellent Gounga ou Gounga Tekquoa, c'est-à-dire, dieu de tous les dieux. Ils disent de lui: «Que c'est un excellent homme, qui ne fait aucun mal à personne, de qui l'on n'en doit jamais craindre; et qu'il demeure fort loin au delà de la lune.» Mais il ne paraît pas qu'ils aient aucune espèce de culte pour l'honorer. Quand les questions qu'on leur fait sont pressantes, ils apportent pour excuse une tradition qui leur apprend que leurs premiers parens, ayant offensé ce dieu, ont été condamnés avec toute leur postérité à l'endurcissement du cœur; de sorte que, s'ils le connaissent peu, ils confessent qu'ils n'ont pas beaucoup d'inclination à le connaître et à le servir mieux.

Ils rendent des adorations à la lune, dans des assemblées qu'ils font la nuit en plein champ. Ils lui sacrifient des bestiaux et lui offrent de la chair et du lait. Ces sacrifices se renouvellent constamment aux pleines lunes. Ils félicitent cet astre de son retour; ils lui demandent un temps favorable, des pâturages pour leurs troupeaux, et beaucoup de lait. Ils la regardent comme un gounga inférieur qui représente le grand.

Ils honorent aussi, comme une divinité favorable certain insecte de l'espèce des cerfs-volans, qui est particulier à cette région. Sa grandeur est à peu près celle du doigt d'un enfant. Son dos est vert, et son ventre est tacheté de blanc et de rouge. Il a deux ailes et deux cornes. Dans quelques lieux qu'ils puissent l'apercevoir, ils lui adressent les plus grandes marques de respect et d'honneur. Lorsqu'il parait dans un kraal, tous les habitans s'assemblent pour le recevoir, comme si c'était un dieu descendu du ciel.

Les Hottentots rendent une espèce de culte ou de vénération religieuse à leurs saints, c'est-à-dire aux hommes qui ont acquis de la réputation par leurs vertus et leurs bonnes œuvres. Ils n'ont pas l'usage des statues, des tombes et des inscriptions; mais ils consacrent à la mémoire de ces héros des bois, des montagnes, des champs et des rivières. Ils ne passent jamais dans ces lieux sans s'y arrêter. Ils y marquent leur respect par un profond silence, et quelquefois par des danses et des battemens de mains. Cette institution n'a rien de barbare. On ne sait pas assez chez les nations civilisées combien il faut parler aux sens, même en morale. Des hommages publics rendus à des momens visibles, qui rappelleraient le souvenir des grands hommes, avertiraient plus souvent de les imiter, et en inspireraient le désir.

On ne leur a point reconnu la moindre notion d'un état futur, et bien moins l'espérance d'une résurrection. Ils craignent les revenans ou les esprits des morts, et cette crainte les oblige de changer de kraal lorsqu'ils ont perdu quelque habitant. Ils croient que les sorciers et les sorcières ont le pouvoir d'attirer ces esprits; mais ils paraissent persuadés que les âmes des morts font leur domicile autour des lieux où leurs corps sont enterrés, et l'on ne s'aperçoit point qu'ils redoutent un enfer et des punitions, ou qu'ils espèrent des récompenses dans un état plus heureux.

Tel est le fond de la religion des Hottentots. Ils y sont attachés avec une opiniâtreté inviolable. Si vous entreprenez de leur inspirer d'autres idées par le raisonnement, ils vous écoutent à peine, et quelquefois ils vous quittent brusquement. Il s'en est trouvé quelques-uns qui ont feint d'embrasser le christianisme; mais, en perdant leurs motifs, on les a toujours vus retourner à leur croyance. Tous les efforts des missionnaires hollandais du Cap n'ont jamais été capables d'en convertir un seul. Vanderstel, gouverneur du Cap, ayant pris un Hottentot dès l'enfance, le fit élever dans les principes de la religion chrétienne et dans la pratique des usages de l'Europe. On prit soin de le vêtir richement à la manière hollandaise. On lui fit apprendre plusieurs langues, et ses progrès répondirent fort bien à cette éducation. Le gouverneur, espérant beaucoup de son esprit, l'envoya aux Indes avec un commissaire-général, qui l'employa utilement aux affaires de la Compagnie. Il revint au Cap après la mort du commissaire. Peu de jours après son retour, dans une visite qu'il rendit à quelques Hottentots de ses parens, il prit le parti de se dépouiller de sa parure européenne pour se revêtir d'une peau de brebis. Il retourna au fort, dans ce nouvel ajustement, chargé d'un paquet qui contenait ses anciens habits; et, les présentant au gouverneur, il lui tint ce discours: «Ayez la bonté, monsieur, de faire attention que je renonce pour toujours à cet appareil. Je renonce aussi pour toute ma vie à la religion chrétienne. Ma résolution est de vivre et de mourir dans la religion, les manières et les usages de mes ancêtres. L'unique grâce que je vous demande est de me laisser le collier et le coutelas que je porte. Je les garderai pour l'amour de vous.» Aussitôt, sans attendre la réponse de Vanderstel, il se déroba par la fuite, et jamais on ne le revit au Cap.

Leur prêtre où leur maître des cérémonies porte le nom de souri, qui signifie maître en leur langue. Le mot de prêtre a signifié long-temps la même chose chez presque toutes les nations.

Les Hottentots ne vivent point sans gouvernement et sans règle de justice. Chaque nation particulière a son chef qui se nomme konquer, et dont l'emploi consiste à commander dans les guerres, à négocier la paix, avec le droit de présider aux assemblées publiques.

Le second officier du gouvernement hottentot est le capitaine du kraal, dont l'emploi consiste à maintenir la paix et la justice dans l'étendue de sa juridiction. Cette charge est héréditaire; mais, en commençant à l'exercer, le capitaine s'oblige à ne rien changer dans les lois et les anciennes coutumes du kraal. Tout marque chez ce peuple l'attachement le plus constant à ses usages et à la patrie.

Chaque kraal a son tribunal pour les affaires civiles et criminelles, formé, comme on l'a dit, du capitaine et des habitans qui s'assemblent avec lui. Parmi eux, la justice n'a rien à souffrir de la corruption ni du délai. Les deux parties plaident leur propre cause. On juge à la pluralité des voix, sans appel et sans aucune sorte d'obstacle. Dans les matières criminelles, telles que le meurtre, le vol et l'adultère, un coupable ne trouve aucun appui dans ses richesses et dans son rang. Le capitaine même n'obtient pas plus de faveur que le moindre habitant du kraal. Quelqu'un est-il soupçonné d'un crime, on en donne aussitôt connaissance à tous les habitans, qui, se regardant comme autant de ministres de la justice, cherchent le coupable et s'en saisissent. S'il prévoit qu'il ne puisse éviter la conviction, il se retire ordinairement parmi les Bojesmans, ou hommes des bois; car il passerait pour un espion dans les autres villages qu'il voudrait choisir pour asile; et, sur le moindre avis, il serait remis entre les mains de ceux qui le cherchent. Mais s'il est arrêté, on commence par l'enfermer sous une garde sûre, pour se donner le temps de convoquer l'assemblée. Il est placé au centre du cercle, comme au lieu le plus favorable pour écouter et se faire entendre. Ses accusateurs exposent le crime. On appelle les témoins. Il a la liberté de se défendre, et l'on écoute patiemment jusqu'au dernier mot ce qu'il allègue en sa faveur. Si l'accusation paraît injuste, les juges condamnent l'accusateur à des dédommagemens, qui sont pris sur ses troupeaux. Mais, si le crime est constaté, ils prononcent aussitôt la sentence, qui s'exécute sur-le-champ. Le capitaine du kraal se charge de l'exécution. Il fond sur le coupable avec un transport furieux, et l'étend à ses pieds d'un coup de kirri, qui lui casse ordinairement la tête. Toute l'assemblée s'unit pour l'achever, et son corps est enterré au même instant. Mais la famille n'en reçoit aucune tache: le châtiment efface le crime, et la mémoire même du coupable ne reçoit aucun reproche Au contraire, ses funérailles sont célébrées avec autant de respect que s'il était mort vertueux. Kolbe trouve cette jurisprudence fort supérieure à celle de l'Europe, et il a raison. J'en excepte les funérailles: quoique tous les hommes soient égaux après la mort, il faut toujours flétrir jusqu'à la mémoire du crime. Mais d'ailleurs il y a deux grandes preuves de sagesse dans leurs jugemens, la célérité de l'exécution, qui épargne au coupable les momens affreux qui s'écoulent entre l'arrêt et le supplice; momens plus cruels que le supplice même; et l'équité naturelle qui défend de faire rejaillir sur l'innocence l'opprobre qui ne doit appartenir qu'au crime.

À l'égard des héritages, tous les biens d'un père descendent à l'aîné de ses fils, ou passent dans la même famille, au plus proche des mâles. Jamais ils ne sont divisés; jamais les femmes ne sont appelées à la succession. Un père qui veut pourvoir à la condition de ses cadets doit penser pendant sa vie à leur faire un établissement, sans quoi il laisse leur liberté et leur fortune à la disposition du frère aîné.

Jamais, dans la guerre, les Hottentots ne pillent ou n'insultent les morts. Ils laissent leurs habits, leurs armes et tout ce qui leur appartient à la disposition de leurs concitoyens; mais ils tuent sur-le-champ les prisonniers. Les déserteurs et les espions n'obtiennent pas plus de grâce; ou, si la vie leur est conservée, c'est pour essuyer le mépris de ceux dont leur lâcheté ou leur perfidie leur a fait rechercher la protection. À peine obtiennent-ils de quoi vivre après la guerre. Dans tous les traités de paix on s'oblige de part et d'autre à les rendre, et le châtiment de leur infidélité est toujours la mort.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.

PREMIÈRE PARTIE.—AFRIQUE.

LIVRE IV.

VOYAGES SUR LA CÔTE DE GUINÉE. CONQUÊTES DE DAHOMAY.

LIVRE V.

GUINÉE. DESCRIPTION DE LA CÔTE DE LA MALAGUETTE, DE LA CÔTE DE L'IVOIRE, DE LA CÔTE D'OR ET DE LA CÔTE DES ESCLAVES. ROYAUME DE BENIN.

LIVRE VI.

CONGO. CAP DE BONNE-ESPÉRANCE. HOTTENTOTS. MONOMOTAPA.

FIN DE LA TABLE.

1: Espèce de coquille colorée qui sert de monnaie aux Nègres, comme les cauris.

2: Un kabès est une somme de quatre mille bedjis.

3: On verra tout à l'heure, dans les voyages de Snelgrave, un détail historique des victoires et de la puissance de Dahomay.

4: Un gallon est une mesure évaluée environ huit pintes.

5: On sait à quelle perfection les Anglais et les Français eût porté cet art aujourd'hui.

6: Ces pokkos ressemblent à l'oie de Guinée mal décrite. Pour les rendre plus merveilleux, on leur a appliqué des traits particuliers au pélican.

7: Ce serpent avait été pris dans le jardin de la Mina par un esclave, qui, sans employer d'arme ni de bâton, l'avait saisi avec ses mains, et l'avait apporte vivant dans le fort.

8: C'est apparemment le céraste, ou le serpent cornu dont Pline fait mention.

9: Les Portugais jetaient dans les rangs des Nègres qu'ils avaient à combattre des couteaux, des rubans et des colifichets.