The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0023, 5 Août 1843

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Title: L'Illustration, No. 0023, 5 Août 1843

Author: Various

Release date: December 11, 2011 [eBook #38271]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 0023, 5 Août 1843

                    Nº 23. Vol. I.--SAMEDI 5 AOÛT 1843.
                    Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an, 32 fr.
        pour l'Étranger.     -    10         -    20       -    40

SOMMAIRE.

Troubles dans le Pays de Galles. Les Rébeccaïtes. Ferme galloise pillée et incendiée pendant la nuit par les rébeccaïtes.--Le comte Kollowrath-Liebsteinski, ministre de l'intérieur, en Autriche.--Courrier de Paris. Vue extérieure et Vue intérieure du Pavillon Henri IV à Saint-Germain; une Scène des Demoiselles de Saint-Cyr; mademoiselle Plessis; mademoiselle Anaïs; M. Firmin; M. Regnier--Une Surprise de nuit. Nouvelle par O. N. Gravure.--Paris au bord de l'Eau. II. Un Parapet; Entrée des Bains Deligny; Vue intérieure des Bains Deligny; la Pleine Eau.--Cours scientifiques. École de Médecine. Botanique: M. Martins, professeur agrégé.--Margherita Pusterla, Roman de M, César Cantù. Chapitre 1er, la Marche triomphale. Huit Gravures.--Bulletin bibliographique. --Annonces. --Modes. Vieux Bijoux. Trois Gravures.--Amusements des Sciences.--Météorologie.--Rébus.


Troubles dans le Pays de Galles.

LES RÉBECCAÏTES.

«En souhaitant toutes sortes tic prospérités à Rébecca, ils lui dirent: Vous êtes notre soeur; croissez en mille et mille générations, et que votre race, s'empare des portes de ses ennemis.»

Ce verset 60 du chapitre XXIV de la Genèse est l'étymologie du nom des rébeccaïtes, qu'ont adopté les émeutiers, les rioters de la principauté de Galles. Les portes dont ils s'emparent sont les turn-pikes et les toll-bars barrières construites pour la perception des octrois et des taxes nécessaires à l'entretien des routes. Leurs ennemis sont moins les hommes que les mauvaises lois. Revêtus d'habits de femme, le visage noirci, les rébeccaïtes se montrent en armes dans les comtés (shires) de Carmarthen, de Glamorgan, de Cardigan et de Pembroke. Les barrières de Guttevant, de Pumfag, de Bethania, de Bulgoed, de Kidwilly, du New-Castle-Emlyn, de Cardigan, sont déjà tombées sous leurs coups. Le 19 juin, ils ont osé, au nombre de plusieurs mille, entrer à Carmarthen pour en démolir le work-house, et déjà ils jetaient le mobilier par les fenêtres, quand les dragons les ont dispersés.

Les rébeccaïtes ne se contentent pas de détruire des barrières; ils dévastent les propriétés de ceux qui sont connus par leur rigueur envers la classe inférieure. Dans la nuit du 21 juillet, ils ont ravagé les plantations du capitaine Banks Davis, près Llanon. Le 25, ils ont mis le feu à l'habitation d'un fermier de Cumwill. Le chef de ces insurgés se cache sous le pseudonyme de miss Rébecca ou de la mère Rébecca. Il a pour lieutenants miss Cromwell, Charlotte, Nelly, Ret et Catie, C'est suivant les uns, un avocat sans clientèle; suivant les autres, le frère d'un membre de la Chambre des Communes. Ce mystérieux personnage paraît rarement. On l'a vu diriger l'attaque d'une ferme, et faire éteindre l'incendie à la voix d'une mère qui lui demandait grâce pour un enfant alité. On suppose que c'est lui qui, le 16 juillet, s'est présenté à cheval à la porte de Pumfag, dans le district de Gower (Glamorganshire), et a sonné du cor pour évoquer les démolisseurs. C'est toujours en son nom que les affiches sont posées dans les paroisses pour annoncer les expéditions. L'heure ordinaire du rendez-vous est dix heures du soir. Ou ne garde des rébeccaïtes qui s'y présentent que le nombre indispensable à l'accomplissement de l'oeuvre projetée. Vers onze heures la bande se met en marche; trois ou quatre éclaireurs, puis une vingtaine d'hommes d'avant-garde précédent le gros de la troupe, qui s'avance divisée par escouades, armée de fusils, de scies, de haches, de leviers, de pioches, de pelles, de marteaux, etc.; vingt à trente individus composent l'arrière-garde, et trois ou quatre hommes veillent à cent pas plus loin. Quand l'expédition est importante, des flanking parties sont placés sur les côtés. Arrivés à une barrière, les rioters en chassent le percepteur, brisent les chaînes, abattent les murs, arrachent les portes de leurs gonds, au son des tambours, des trompettes et des cornets à bouquin, et se séparent après avoir tiré des coups de fusil à poudre, en signe de joie. L'avant et l'arrière-garde ont seules des fusils chargés à balles. Ces troubles durent depuis plusieurs années, et l'autorité a tenté d'inutiles efforts pour les réprimer, quoique, dès 1839, elle ait envoyé des renforts aux troupes qui poursuivaient les bandes insurgées. La Chambre des Communes vient d'être saisie de la question galloise, dans les séances des 28 et 29 juillet dernier. «Depuis longtemps, a dit sir John Russell, le Pays de Galles est en proie à une effervescence excessive, et le ministère actuel n'a rien fait pour la calmer. Triste et vain moyen que celui qui consiste à y envoyer des dragons! ces soldats ne font que se fatiguer sans pouvoir apaiser des désordres aussi graves.» Sir Hubert Peel, dans sa réponse, a insisté sur ce que le mouvement n'avait pas un caractère politique. «Il n'y a rien, a-t-il répété, qui annonce le mécontentement contre le gouvernement, le mécontentement politique.» Les paysans gallois ne songent pas en effet à détrôner les ministres; mais ils font plus: ils attaquent les vices de l'organisation civile, ils protestent par la force contre l'inégale répartition des bénéfices sociaux.


Ferme galloise pillée et incendiée pendant la nuit par les Rébeccaïtes.

Quelles sont les causes du rébeccaïsme? On pourrait les résumer en un seul mot, la misère. La population galloise vit chétivement de l'exploitation des mines, des travaux métallurgiques et de l'élève des bestiaux. Le salaire, qui est, en terme moyen, d'un schelling (1 fr. 25 c.) par jour, suffirait strictement aux ouvriers s'il n'y avait jamais de chômage; mais la stagnation générale des affaires interrompt trop souvent le travail des forges et des mines; le dénuement de la classe laborieuse est aggravé par les impôts qui pèsent sur la houille, les grains et la chaux. Les paysans vont chercher aux fours ce dernier produit, qu'ils emploient comme engrais, et quand le trajet est long, ils rencontrent en chemin tant de toll-houses, qu'il leur arrive de débourser six livres sterling de péages pour une valeur de cinq livres sterling de chaux. Une autre taxe non moins onéreuse est la dîme, d'autant plus antipathique que les dix-neuf vingtièmes des Gallois appartiennent aux Églises dissidentes.

L'élévation des baux accable les fermiers. Les terres, dans le pays de Galles, n'ont pas une aussi grande étendue qu'en Angleterre, et le sol est beaucoup moins fertile. Les fermes de trois cents acres (1) sont rares; les plus ordinaires comprennent cent quatre-vingts, cent cinquante, ou seulement vingt-cinq acres. Quoiqu'elles offrent peu de ressources, elles sont louées à raison de deux cents, cinquante ou trente livres sterling; les prés sont affermés cinq livres l'acre dans les environs de Carmarthen, trois livres dix schellings dans les vallées, et quinze schellings dans les marécages, ou l'on ne peut faire paître que des moutons et des chèvres. Les fermiers récoltent à peine de quoi payer leurs rendages; ils n'ont pour aliments qu'un pain d'orge grossier, du lait, du fromage, un peu de lard, jamais d'autre nourriture animale; et la détresse oblige parfois les plus pauvres à travailler chez les plus aisés en qualité de simples journaliers (jobbing labourers).

[Note 1: L'acre équivaut à 40 ares 467 milliares.]

Loin de remédier à ces maux, la taxe des pauvres sert de prétexte à de nouvelles récriminations. Les dépôts de mendicité (work-houses) ne peuvent admettre qu'un petit nombre de malheureux, et les pauvres libres végètent sans secours et sans pain.

Les rébeccaïtes se sont proposé de demander compte de ces souffrances, et, sans moyens légaux de se plaindre, ils ont procédé par la violence et la destruction. Les ouvriers mineurs, les forgerons, les agriculteurs, ont formé l'association rébeccaïte, dont le but a été formulé dans une assemblée tenue, le 20 juillet, à Cumlwor, dans le comté de Carmarthen: «Voulant prendre des informations sur les justes griefs du peuple, et adopter la meilleure méthode pour le soustraire aux étonnantes privations qu'il endure, la Convention Nationale décrète la démolition des barrières, l'abolition de la dîme et des taxes, et une réduction de 25 pour 100 sur les fermages.»

Un conçoit qu'avec de semblables intentions les rébeccaïtes se soient concilié les sympathies de la majorité. La population les protège et leur garde le secret. De faux avis égarent les dragons et la troupe de ligne, qui se lassent inutilement à poursuivre les insurgés au nord, pendant qu'on démolit les turn-pikes du midi. Quelques-uns des meneurs ont été arrêtes, et comparaissaient ces jours derniers devant les assises de Swansea, présidées par M. John Morris; mais l'agitation se prolonge, entretenue par la rancune séculaire que gardent aux Anglais les Gallois, descendants des Aborigènes qui furent refoulés dans les montagnes par l'invasion anglo-saxonne.



Le comte Kollowrath-Liebsteinski..

MINISTRE DE L'INTÉRIEUR EN AUTRICHE,

(Voir l'article sur M. de Metternich, page 177.)

Le comte Kollowrath-Liebsteinski, dont l'influence est aujourd'hui toute-puissante dans l'empire d'Autriche, remplaça au ministère de l'intérieur le célèbre comte de Saurau, l'ami, le compagnon de Joseph II, et l'un des hommes d'État les plus distingués dont l'Autriche puisse encore s'honorer. Trop imbu des idées de réforme et des opinions libérales de son ancien maître, trop indépendant de caractère et trop libre peut-être dans l'expression de sa pensée, le grand-chancelier dut succomber enfin sous l'influence toujours croissante de Metternich. Le prince ne supportait qu'avec impatience un supérieur, et Saurau était président du conseil des ministres par droit d'ancienneté; il l'était même à double titre, le ministère de l'intérieur ayant été jusqu'alors inséparable de la présidence du conseil. Saurau fut disgracié et nommé ambassadeur de famille en Toscane. Il mourut à Florence.

Le comte de Kollowrath, au moment de cette disgrâce, était grand-bourgrave, ou gouverneur-général de la Bohème: il fut mis à la place du ministre déchu. Metternich, ravi d'être enfin débarrassé de Saurau, qui l'offusquait, et voyant les autres ministres disposés à obéir à ses volontés, proposa Kollowrath à l'empereur. Il s'abusait étrangement sur le caractère de ce nouveau collègue; s'il l'eût connu alors comme il le connut plus tard, il est probable qu'il aurait encore préféré garder Saurau, ou du moins il aurait certainement proposé un autre ministre à l'empereur, pour remplacer l'ennemi ont il venait de triompher.

Quoi qu'il en soit, le nouveau ministre ne laissa pas longtemps le prince dans son illusion; il commença tout de suite par réclamer hautement la présidence du conseil, en sa qualité de ministre de l'intérieur et de successeur du comte de Saurau. Étourdi d'une pareille prétention dans celui qu'il considérait déjà comme un subordonné, Metternich reconnut son erreur; mais il était trop tard: François 1er ne revenait pas, sans de bonnes raisons, sur les décisions qu'il avait une fois crises, et il lui déplaisait singulièrement de changer ses ministres; fidèle en cela à l'ancien système de l'Autriche, qui repose sur le principe d'immuabilité en tout et partout. D'ailleurs le comte Kollowrath convenait à son maître autant par ses manières que par son travail.

Il n'y avait donc aucun espoir de se débarrasser de ce rival, et le prince dut avoir recours à d'autres moyens pour s'assurer irrévocablement une préséance qui lui avait déjà coûté tant d'intrigue et de politique. Ce fut pour mettre fin à ces dissensions intestines que l'empereur créa, en faveur de Metternich, un titre sans précédent, qui, pareil à la triple couronne des papes, le revêtissait aussi d'un triple pouvoir et le mettait hors de ligne dans le conseil.

Il fut nommé «haus hof und staats kauzler,» c'est-à-dire que d'un trait de plume il devint le grand-chancelier de la maison impériale, de la cour et de l'État.--Saurau n'avait été que grand-chancelier d'État, et Kollowrath fut ainsi réduit au silence.

Néanmoins, à partir de ce jour, et malgré sa victoire, le prince ne vit jamais son collègue de bon oeil; celui ci se retrancha dans son département et empêcha que le triple chancelier y ait jamais pénétrer son influence. Aussi, pendant que le pouvoir de l'un était sans bornes dans le gouvernement des affaires extérieures, l'influence de l'autre dans l'administration intérieure fut pareillement illimitée. Tous deux néanmoins restèrent soumis dans leur puissance respective à la volonté toujours souveraine de François. On ne doit pas se faire illusion sur ce point; depuis 1815 l'empereur fut seul le maître chez lui, et Metternich dut plier tout comme un autre sous cette inflexible volonté. Ce n'est que depuis la mort du monarque qu'il a pris un plus grand essor.

La rivalité entre ces deux ministres, en égale faveur auprès de leur maître, allait chaque jour en croissant, et, à la mort de l'empereur elle était à son comble, menaçant de devenir fatale à l'un ou à l'autre. Mais Metternich, qui n'ignore pas le danger du moindre choc pour la machine caduque qu'il gouverne, prit alors une résolution décisive. Il s'empressa de courir chez son collègue de l'intérieur, et lui tendant amicalement la main, il lui proposa d'oublier le passé et de s'unir pour le présent; de cette union seule devait dépendre l'heureuse transition du règne qui finissait à celui qui allait commencer.

Cette démarche, qui fut un grand évènement politique, ne saurait être bien appréciée que par ceux qui connaissent la fierté sans bornes du prince envers ses égaux. Cette fierté avait plié devant la nécessite: Metternich avait trop d'habileté pour ne pas comprendre que cette réconciliation était indispensable.

Kollowrath accueillit, en ennemi généreux, les propositions du prince, et Ferdinand monta sans opposition sur le trône, quoique privé de ses facultés intellectuelles.

Cette journée fit bien des dupes, et des dupes bien haut placées.

A partir de ce moment, la concorde parut régner entre les deux rivaux, et les premiers pas se firent facilement. Cependant, le danger une fois passé et la machine de l'État ayant repris son train accoutumé, la froideur se mit de nouveau entre les deux antagonistes, et bientôt leur alliance éphémère fut entièrement rompue.

Pour expliquer cette rupture, qui arrêta pendant quelque temps la marche du gouvernement et ne fut presque connue que des personnes attachées à la cour, il faut remonter à ce qui se passa aussitôt après la mort de François Ier.

A l'avènement de Ferdinand, il avait fallu nécessairement établir un pouvoir directeur, duquel les ministres dussent relever; car, sans cette mesure, chacun se serait trouvé indépendant dans son département, et l'anarchie ministérielle devenait imminente. Un conseil d'État composé de l'archiduc Louis, qui, depuis plusieurs années, avait été secrètement l'alter ego de son Frère François, de Metternich et de Kollowrath, prit en main la direction suprême du gouvernement. Ces trois personnages s'adjoignirent encore l'archiduc François-Charles, héritier présomptif du trône, afin de l'initier aux affaires, dont il avait toujours été éloigné du vivant de son père. Ce conseil souverain, qui s'est ainsi créé lui-même, n'appelle les autres ministres dans son sein que lorsque l'on traite les affaires de leurs départements, et les actes ne sont présentés à l'empereur que pour la simple formalité du seing.

Voilà comment l'Autriche est administrée aujourd'hui, et son gouvernement marche tout aussi bien que lorsqu'il n'y avait qu'un seul chef. Ce sont, en effet, les mêmes hommes qui font mouvoir les mêmes rouages; seulement l'ancien maître est mort, et le fils, n'entendant rien aux affaires, s'en rapporte à ceux qui ont travaillé sous son père.

Les quatre co-régents gouvernaient depuis quelques mois en bonne harmonie, lorsqu'en 1836 on résolut de poser solennellement la couronne de Bohème sur la faible tête de Ferdinand; dès lors Kollowrath se trouva en dissidence avec ses collègues. Patriote ardent, zélé pour la gloire de son pays, dont sa famille fut toujours un des plus fermes soutiens, il insista pour que Ferdinand fut tenu de prêter dans cette circonstance le serment de fidélité aux lois du royaume. Ses collègues voulaient de leur côté que le serment fût entièrement laissé de côté; mais Kollowrath, loin de céder, exigea au contraire que l'on en revînt au serment imposé jadis aux rois électifs, et qui fut formulé par les États de Bohème lors de l'élection du roi Wladimir. Cette prétention fut violemment combattue par Metternich et les archiducs, car ce n'était rien moins que rétrograder vers les temps de l'indépendance de la Bohème et de sa représentation nationale.

Dans l'état actuel des choses, cette question était de si peu d'importance, qu'on a peine à comprendre comment un homme d'État aussi pratique que Kollowrath ait pu y attacher autant de valeur, à moins toutefois qu'il n'ait voulu par là établir un précédent dont il aurait usé plus tard au bénéfice de son pays. Il serait difficile, en effet, de dire à quoi le souverain devrait rester fidèle: puisqu'il est monarque absolu, il peut faire et défaire les lois à sa guise. Le serment était bon quand le roi de Bohème était électif, et que la validité de son droit reposait sur la fidélité à ses serments, sinon, non, comme le portait la formule ordinaire des élections. Mais aujourd'hui il n'y a plus de roi élu en Bohème; le roi est mort, vive le roi! tel est le fondement de la souveraineté dans ce royaume depuis la diète sanglante de Ferdinand 1er, mais surtout depuis Ferdinand II et la victoire du Mont-Blanc.

Ce premier nuage ne fut du reste que le précurseur de l'orage. Plus tard ou proposa à Prague deux projets de grande importance: le premier était d'envoyer 20 millions de florins (50 millions de francs) à don Carlos, pour assurer ses prétentions au trône d'Espagne; le second, de rappeler les Jésuites et de leur confier l'éducation de la jeunesse dans toute l'étendue de l'empire. Kollowrath fut le seul qui s'opposa dans le conseil à ces deux propositions, dont la première émanait directement de Metternich, et la seconde de l'archiduc François.

Il démontra à ses collègues combien il était inopportun de dépenser 50 millions pour imposer à l'Espagne un prince dont le droit n'était pas même bien démontré; mais surtout combien cette prodigalité devenait blâmable dans un moment où l'Autriche, pouvant à peine suffire à ses propres dépenses, était obligée de recourir chaque année à des emprunts onéreux pour couvrir le déficit de ses revenus.

Quant à la seconde question, il déclara qu'il y avait plus que de l'imprudence à rappeler en ce moment une société dont les intrigues avaient mis autrefois la maison impériale à deux doigts de sa perte, et dont le bannissement avait toujours été considéré comme une des mesures les plus sages et les plus méritoires de l'empereur Joseph II.

Mais il parlait aux représentants d'une opinion aveugle et fanatique; sa voix ne trouva point d'échos dans le conseil, et il vit dès lors qu'il ne pourrait lutter seul contre le torrent. Son parti fut pris à l'instant même. Dès le lendemain ses collègues reçurent sa démission, et il quitta Prague le même jour. Ce départ fut un coup de foudre pour le conseil, et le mit dans un embarras extrême, car il existe, quoi qu'on en dise, une opinion publique en Autriche, et cette opinion s'était depuis longtemps prononcée ouvertement en faveur de Kollowrath. D'un autre côté, la bureaucratie de l'intérieur, l'une des puissances du pays, lui était entièrement dévouée. La nation l'estimait et l'aimait généralement, à cause de son intégrité et de son patriotisme bien connus; de plus, il avait dans la noblesse un parti fort considérable; enfin, les mesures que le ministère voulait adopter étaient généralement odieuses; le conseil le savait, mais il avait espéré les appuyer de l'adhésion de Kollowrath, dont il ne pouvait se dissimuler la grande popularité, et les faire accepter ainsi plus favorablement. Maintenant il fallait reculer, car dans la situation présente des affaires on n'osait marcher sans lui; l'empire était accablé d'impôts; les emprunts se renouvelaient, et le déficit augmentait chaque année. Malgré le voile épais qui recouvrait les actes du gouvernement, les causes de la démission de Kollowrath pouvaient transpirer au dehors, et l'ancien ministre se serait trouvé alors placé dans l'opinion publique sur un piédestal, au grand regret de ses collègues, déjà mécontents de son excessive popularité.

On se décida donc à traiter avec lui, et le comte Clam-Martinitz, adjudant-général de l'empereur, fut chargé de cette négociation. C'était un intrigant et un ambitieux: de peu de capacité, mais qui savait cacher sa nullité sous une morgue et une suffisance sans bornes. Créature de Metternich, il convoitait dans l'avenir, et son espoir n'était pas sans quelque fondement, la succession de son protecteur et maître; mais la mort vint quelque temps après déjouer toutes ces belles espérances. Compatriote et parent de Kollowrath, il avait pendant quelque temps affecté une sorte de patriotisme assez libéral; on espérait donc qu'il ramènerait plus facilement qu'un autre le déserteur ministériel.

Le général se rendit auprès de Kollowrath; il lui représenta la nécessité de l'union et le danger de mettre le public dans la confidence des dissensions du conseil souverain, ce qui ne pouvait manquer d'arriver s'il continuait à se tenir éloigné des affaires; il lui annonça que ses collègues abandonnaient leurs projets, mais qu'en retour ils le priaient instamment de retirer sa résignation, que l'empereur n'avait point encore acceptée, et de reprendre sa place au conseil.

Tout fut inutile; Kollowrath resta inébranlable dans sa résolution, et le négociateur dut s'en retourner sans avoir rien obtenu.

Il fallut alors avoir recours aux grands moyens, car le ministre démissionnaire devait à tout prix rentrer au conseil; l'archiduc François-Charles, frère unique de l'empereur, héritier présomptif de la couronne, se détermina à se rendre auprès de lui et à essayer de son influence personnelle. L'altesse impériale partit donc de grand matin; mais Kollowrath, prévenu à temps de cette démarche, quoique déterminé à ne point céder, voulut cependant éviter l'embarras de refuser son futur souverain, et il se retira dans sa terre de Mayerhofen, située à quarante-cinq lieues de Prague, dans le cercle de Pilsen. L'archiduc, en arrivant au château du comte, ne trouva personne au logis.

Cependant le terme fixé pour le séjour de la cour impériale en Bohème expira, et l'empereur rentra dans la capitale de ses États. C'est de là que, tous les moyens de conciliation ayant jusqu'alors échoué, le souverain signa lui-même une lettre dans laquelle il engageait le comte Kollowrath à venir aussitôt que possible lui prêter l'aide de ses lumières et de ses services, dont il n'avait eu jusqu'alors qu'à se louer. C'était presque un ordre; il fallut se soumettre; aussi, dans sa réponse, le ministre, tout en déplorant l'état délabré de sa santé, assurait Sa Majesté de son obéissance.

Après quelques délais, il finit par se rendre à Vienne, à la grande joie du public, ravi de revoir l'homme qui possédait à un haut degré l'estime et la confiance générales.

Kollowrath refusa néanmoins d'être désormais ministre de l'intérieur, et ne voulut recevoir aucun émolument afin de mieux conserver son indépendance. Mais ce désintéressement ne convenait nullement à ses collègues, et ils forcèrent Kollowrath d'accepter 16,000 florins par an (40,000 fr.), avec le titre de staats und conferenz minister, ministre d'État et des conférences, chargé de la section de l'intérieur. Le conseil depuis est toujours composé des quatre mêmes personnages, et quoiqu'il n'y ait nominalement aucun ministre de l'intérieur, c'est cependant Kollowrath, et lui seul, qui dirige cette partie de l'administration.

Tel est l'événement principal de la carrière ministérielle du comte de Kollowrath, et cet événement est d'autant plus remarquable, qu'il y a peu d'exemples dans l'histoire d'un ministre auprès duquel il ait fallu employer de si hautes intercessions, auquel il ait fallu faire en quelque sorte violence pour qu'il se chargeât d'administrer les affaires d'un grand empire. On peut juger par là du pouvoir de ce ministre, devenu désormais indispensable. Il est difficile de décider quel est aujourd'hui le plus puissant en Autriche, de Metternich ou de Kollowrath: chacun a la haute main dans son département; tous deux se partagent le gouvernement de l'État et sans se mêler des affaires l'un de l'autre. Le premier est maître des relations extérieures, et le second dirige l'intérieur avec une puissance souveraine et sans contrôle.

Le parti opposé à ce ministre l'accuse d'appartenir à ce qu'on appelle en Autriche l'école de Joseph II, et d'avoir introduit dans la bureaucratie un grand esprit de libéralisme.

C'est Kollowrath qui emporta dans le conseil d'État l'amnistie accordée aux italiens à l'occasion du couronnement de Milan, et Metternich, après s'y être opposé de toutes ses forces, fut obligé de céder encore une fois. «Je souhaite que vos prévisions se réalisent, dit-il en signant; je le souhaite surtout pour les Italiens.» Il y avait dans ces paroles autant de doute que de menace.

Le come Kollowrath-Liebsteinski est le chef d'une des plus anciennes et des plus illustres maisons de la Bohème; il est le dernier de son nom et de la branche aînée. Il ne reste plus après lui que des Kollovrath-Crakowiski. Sa fortune est considérable, mais il vit sans faste, reçoit officiellement en prima-sera une fois par semaine, ne sort jamais, et se renferme dans un cercle d'intimes.

C'est un homme d'un grand talent, d'une haute probité, et d'une rare indépendance de caractère; ce serait un grand ministre même dans un pays constitutionnel, et peut-être ne pourrait-on pas en dire autant de son rival le prince triple chancelier.

(Extrait d'un Voyage inédit.)




L'ombre légère se glissa à travers la porte, et arrivant jusqu'à moi en effleurant à peine les dalles de l'antichambre et le tapis du salon, elle s'arrêta tout à coup, et j'entendis une voix douce comme un doux murmure qui me dit: «Me voici, ne me reconnais-tu pas?--Je vous demande pardon, charmante morte, lui répondis-je; sous le voile blanc qui vous enveloppe, sous les plis de votre linceul couleur de rose, j'ai reconnu vos yeux, et votre sourire, et votre taille fine. Soyez la bienvenue, et prenez, la peine de vous asseoir.--Je suis un peu lasse, en effet.--Je le crois bien; quand on revient de si loin, de l'autre monde!--Non pas, mais de Saint-Pétersbourg.--De Saint-Pétersbourg seulement!--En six jours.--Les morts vont vite!»

L'ombre releva son voile et me laissa voir... devinez qui? une jolie danseuse, une sylphide dont nous avons entonné, il y a deux mois, le De profundis, mademoiselle Lucile Grahn! Le puff, cet intrépide hâbleur, ce fabricant effronté de nouvelles en l'air, l'avait tuée inhumainement; rien ne manquait à ses pompes funèbre, ni le billet de faire part, ni l'acte de décès, ni l'oraison, ni les fleurs jetées à pleines mains sur la tombe: Manibus date lilia!

«Ah! c'est joli, mademoiselle, m'écriai-je, de nous faire des peurs comme celle-là! Comment! on croit positivement vous avoir perdue, on s'arrange en conséquence et chacun fait de son mieux: celui-ci rime une élégie, celui-là tresse une couronne de saule pleureur entrelacée d'éternelles; on pleure votre grâce, on pleure votre jeunesse', on pleure votre talent et tout ce qui s'ensuit; vous êtes la rose qui meurt, l'étoile qui s'éclipse, la gazelle bondissante que le plomb meurtrier arrête dans sa course, la fée, l'ange, l'oiseau qui perd ses ailes! Et tandis qu'on vous ensevelissait ainsi dans les plus belles fleurs de rhétorique, vous viviez dans une parfaite santé. Avouez que c'est un peu leste de votre part. Mais êtes-vous bien sûre de n'être pas morte?--Parfaitement sûre.--Voyons!» Et pour m'en convaincre, je pressai une petite main fine qui me parut en effet pleine de réalité.

«Eh bien! mademoiselle, vous allez entendre de vos propres oreilles, l'oraison funèbre que j'ai écrite à votre usage, ici même, dans l'Illustration; cela vous apprendra à vivre!» Je lus en effet ma pièce d'éloquence, qui eut tout le succès que vous pouvez penser: mais quand j'arrivai à cette péroraison si sublime et si neuve: «Adieu, Lucile Grahn, adieu! que la terre te soit légère!» Oh! alors mon succès fut au comble et se couronna d'un bruyant éclat de rire. Jamais Bossuet n'avait obtenu un triomphe pareil.--Je vis que rien n'était plus gai que de se survivre.

Elle laissa retomber son voile, glissa de nouveau sur le tapis et sur les dalles, et disparut. «Adieu, morte, lui criai-je du haut de l'escalier, mourez souvent ainsi, afin de revenir souvent.»

Mademoiselle Lucile Grahn se dispose à donner quelques représentations à l'Opéra; nous aurons bientôt le plaisir assez original de voir une morte vivante danser la cachucha.

Sur le même paquebot qui a ramené mademoiselle Lucile Grahn de Russie, Horace Vernet avait pris passage, et à côté d'Horace Vernet, mesdemoiselles Cornélie et Zoé Falcon. C'était assurément un paquebot très-agréablement peuplé. La danse, la peinture, la musique s'y donnaient la main, et derrière elles, le vaudeville fredonnait ses airs joyeux pour égayer les ennuis de la traversée. Ainsi la Russie nous renvoie de temps en temps les artistes qu'elle nous emprunte. Horace Vernet revient tout paré des marques de la tendresse impériale; les roubles et les rubans cosaques surchargent ses bagages; il revient, dis-je, après avoir achevé pour l'empereur Nicolas un vaste tableau représentant la prise de Varsovie. Quoi! le pinceau de l'auteur de la bataille de Montmirail aurait-il passé aux Russes?

Quant à mademoiselle Cornélie Falcon, on annonce qu'elle a retrouvé à Saint-Pétersbourg sa voix perdue, cette belle voix des Huguenots et de Don Juan que la célèbre cantatrice avait vainement redemandé à l'Italie. Il serait assez curieux que le Nord, ce manteau de frimas, fût un médecin propice et doux pour les gosiers malades. La Faculté, qui conseille le Midi aux ténors menacés dans leur ut de poitrine, et les douces brises aux prime donne en décadence, la docte Faculté aurait-elle jusqu à présent battu la campagne? Toucherions-nous à une révolution complète dans la médecine vocale? désormais, au lieu de Nice, de Naples ou des Pyrénées, Esculape serait-il obligé de prescrire aux larynx endommagés la Norwége et la Russie; et ferait-on refleurir les voix fanées en les arrosant d'une décoction de glace et de neige fondue?--Nous croyons savoir cependant que ce n'est pas seulement sa voix que mademoiselle Falcon rapporte de Saint-Pétersbourg. On y va sans voix, et on en revient avec un prince russe.

Les artistes français, et surtout les cantatrices, les danseuses et les comédiennes, sont en grand crédit dans le monde des czars; il ne se passe guère une semaine, sans que celle-ci ou celle-là ne triomphe des plus farouches ennemis, et ne gagne contre eux quelque bonne bataille d'Austerlitz. Les récits de tous les voyageurs sont unanimes pour attester la vérité de ces victoires et conquêtes. L'empereur, tout le premier, donne l'exemple de cette soumission à l'autorité de l'art; il lui ouvre les portes de Saint-Pétersbourg toutes battantes, et se garderait bien de brûler Moscou s'il s'avisait d'y entrer. Plus d'une fois on a vu l'autocrate quitter sa loge, dans l'entr'acte d'un ballet ou d'une comédie, et descendre dans la coulisse pour faire acte de vassalité. De sa voix impériale, il félicite le vainqueur ou adresse une allocution à l'héroïne de la soirée; le tribut que paie ordinairement l'empereur, après ces grandes visites, est représenté par une tabatière d'or pour ces messieurs, par un bracelet, un collier, des boucles d'oreilles, une couronne de diamants, pour ces dames et ces demoiselles. Autres lieux, autres moeurs. Que dirait-on ici, je vous le demande, si S. M. Louis-Philippe imitant l'exemple de son frère l'autocrate de toutes les Russies, félicitait M. Duprez, après la représentation de Guillaume Tell, et offrait à Giselle un bracelet d'améthyste venu des magasins du joaillier de la couronne?--Tout convient, tout sied un monarque absolu; qu'il vous envoie brutalement en Sibérie, on qu'il cause avec les danseuses d'un air agréable en pleines coulisses de l'Opéra: e semper bene.

Il ne faut pas croire toutefois que l'art vive toujours avec Saint Pétersbourg dans une complète harmonie. Plus d'une note discordante vient, de temps en temps, troubler le concert. Un boyard, fraîchement débarqué à Paris m'a raconté un trait récent qui le prouve. C'est peu de temps avant le départ de mademoiselle Zoé dit-on que l'aventure eut lieu; elle a fait grand bruit dans le monde en eff et en off, et la chronique de Saint-Pétersbourg s'en est longtemps régalée.

Le héros de l'histoire se présente d'abord d'une manière qui inspire la confiance; il a un grand nom, un grand palais, de grands valets, une grande taille, de grandes moustaches, des châteaux et des milliers de paysans. Mais outre ses paysans, ses chevaux, ses palais, son grand nom, et ses
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[Note du transcripteur: Ici se trouve toute une colonne entièrement délavée, à tel point qu'il est impossible de la reconstruire. Voir le document.]
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les violons et les danses recommencent aux environs île la ville; les jardins publics se repeuplent, et le Parisien se répand, par bandes joyeuses, dans les bois de Meudon et de Versailles; mais Saint-Germain surtout l'attire; Saint-Germain a pour lui un charme secret; Versailles, au contraire, l'intimide et lui fait peur. Ses grandes rues silencieuses, son palais colossal, ses solennels jardins ont je ne sais quoi de grandiose qui le gêne et le glace. Le Parisien d'aujourd'hui aime ses aises. Versailles sent trop l'étiquette; il semble toujours qu'au détour d'une de ses vastes allées, sur ses escaliers gigantesques, ou va rencontrer le grand maître des cérémonies s'écriant: «Chapeau bas! genou en terre! voici le grand roi.»


Saint-Germain.--Vue du jardin et de l'établissement de
concerts de M. Gallois, au pavillon Henri IV.

Saint-Germain est d'une hospitalité plus familière, quoique tout peuplé aussi de souvenirs monarchiques; mais ce n'est plus la même solennité. Les rois et l'histoire semblent être ici comme dans leurs maisons des champs. On s'égare sous les vieux chênes de la Forêt, sans craindre d'y rencontrer François Ier, Henri II, Catherine de Médicis où Louis XIV; quant à Henri IV, qu'il soit surtout le bienvenu. Tope là, mon franc Béarnais! Plus d'un de ces rois naquit à Saint-Germain, et parmi eux Louis le Magnifique; Saint-Germain ne l'a pas oublié. Ce fut le 5 mars 1628 que la reine Anne d'Autriche mit au monde son fils glorieux. Dans le château? Non pas; dans un pavillon isolé qui s'appelle encore aujourd'hui le pavillon d'Henri IV; Anne n'avait pas eu le temps de gagner ses appartements et de chercher fortune ailleurs.


Saint-Germain.--Cabinet en rocaille, avec sculptures
attribuées à Jean Goujon, dans le pavillon Henri IV.

Le pavillon d'Henri IV, qui abritait autrefois des reines en mal d'enfant et répéta les premiers cris de Louis XIV, est aujourd'hui occupé par M. Gallois, restaurateur.

M. Gallois n'a pas déshonoré l'héritage, tant s'en faut. Je ne sais pas s'il y vient encore des reines, mais les princesses n'y manquent pas. Les gentilshommes et damoiselles que Saint-Germain attirent et qui chevauchent à travers la forêt, font halte chez M. Gallois; et vraiment, c'est faire preuve de goût et de savoir-vivre! Le pavillon de M. Gallois est un véritable Eden; tout s'y trouve réuni; M. Gallois ne vous refuse rien: il séduit les yeux par ses magnifiques salons ouverts sur une immense campagne; il contente l'appétit par des mets succulents; il charme l'oreille par des concerts d'harmonie, et pour peu que vous soyez en fantaisie d'archéologie, pour peu qu'il vous plaise de faire dans l'histoire une agréable course rétrospective, M. Gallois vous satisfail le plus largement du monde; entre deux services, tandis que le Champagne se glace ou que votre café chauffe, vous pouvez visiter la chambre où naquit Louis XIV, le salon sculpté par Jean Goujon et la grotte de Charles V; après quoi, vous déjeunez ou vous dînez excellemment et du meilleur appétit.--Un poète du terroir a célébré les vertus du pavillon Henri IV dans une épître dont je vais citer quelques vers sans m'en rendre caution:

Pavillon enchanteur!--L'opulence empressée

Vole de toutes parts vers ce doux Elysée.

Le tilbury galant, ainsi qu'un char de joncs,

Y porte nos banquiers, Lucullus--Phaëtons,

Qui, désertant Paris, et sa pluie et sa boue,

Viennent chercher ici leur nouvelle Capoue.

Cette poésie, à défaut d'autre chose, prouve au moins l'enthousiasme qu'excitent M. Gallois et le pavillon d'Henri IV. Et que peut-on ajouter après les poètes?

--Un journal judiciaire annonce la vente, après faillite, d'un mobilier appartenant à un meunier de Saint-Denis; en voici le détail, qu'on sera certainement surpris de lire à propos de moulin: voitures de luxe, chevaux anglais, vins du Rhin, de Beaune, de Champagne, de Chambertin et de Romanée, tableaux, tapis, porcelaines de Saxe et de Sèvres, piano à queue, bureaux-ministres, bibliothèque de huit cents volumes, harpe, bronzes de Thomire.--On voit que les meuniers d'aujourd'hui ne sont pas de la même farine que les meuniers de Sans-Souci et de Lieursaint; l'humanité marche; les meuniers sont des princes et les princes sont des meuniers. Dans dix ans, saura-t-on où aller se faire moudre? et, je vous prie, dites-moi ce qu'est devenue la meunière.

La simple meunière

Du moulin à vent?

--M. Jouy, auteur du poème de l'opéra de Guillaume Tell assistait l'autre jour, pour la rentrée de Duprez, à la représentation de son ouvrage: «Mon cher monsieur Jouy, lui dit son voisin, savez-vous que c'est là une oeuvre admirable?--Oui, sans doute, lui répondit l'académicien avec la bonhomie qui le caractérise; mais cependant il y a quelque chose à redire.--Quoi donc?--Eh! c'est ce damné de Rossini, qui a fait une diable de musique, une musique bruyante qui empêche d'entendre mes vers.--Que ne le lui disiez-vous, cher monsieur Jouy.--Je le lui ai bien dit, mais il n'a pas voulu me croire!»

Les théâtres ont fait des économies cette semaine; excepté un petit vaudeville, la Meunière de Meudon, nous n'avons pas la plus petite dépense à leur reprocher.

La meunière de Meudon est une assez bonne fille et d'assez bonne humeur; un joli chevau-léger fait battre son petit coeur; mais la meunière a de la vertu; tout chevau-léger qu'on est, il faut passer à la mairie; la meunière ne badine pas. Épousez-moi, ou votre servante! Comment un chevau-léger épouserait-il une meunière? voilà le point difficile. Et puis, le héros est occupé ailleurs, du côté d'une belle dame, parée de dentelles et de soie. La meunière manoeuvre donc pour guérir le chevau-léger de cet amour, et elle s'y prend si bien, avec tant de bonne foi et de gaieté, qu'elle y réussit: le chevau-léger se rend, l'épaulette contracte alliance avec la meule du moulin. Ce vaudeville n'est pas du plus pur froment mais il fait rire.


Théâtre-Français.--Les Demoiselles de Saint-Cyr. Fin du
1er acte: Régnier, Hercule Duboulloy; Firmin, vicomte de Saint-Hérem:
mademoiselle Plessis, Charlotte de Meiran; mademoiselle Anaïs, Louise Mauclair.

--Nous sommes gens de parole; nous vous avions promis la semaine dernière une scène des Demoiselles de Saint-Cyr, comédie de M. Alexandre Dumas, Cette scène, la voici: regardez-bien.

Nous avons pris nos personnages au moment, le plus critique: Saint-Hérem et Charlotte de Meiran se disposent à fuir du couvent, escortés de mademoiselle Louise Mauclair et de Duboulloy; déjà ils se croient libres, quand tout à coup la fenêtre s'ouvre; un exempt paraît une torche à la main, suivi de ses gens, et s'écrie: «Au nom du roi, je vous arrête!» Qui est surpris? C'est Saint-Hérem, lequel se croyait en bonne fortune et ira coucher à la Bastille; c'est Duboulloy qui comptait se marier gaiement, et sent venir la prison, rien qu'au fumet. Quant à mademoiselle de Meiran, elle cache son visage dans ses mains, comme il conviendrait à une tendre et pudique colombe prise au piège; Louise Mauclair est plus brave, et se contente de faire semblant d'avoir peur.


Théâtre-Français.--Les Demoiselles de Saint-Cyr.--Mademoiselle Plessis, Charlotte de Meiran.

Théâtre Français.--Les Demoiselles de Saint-Cyr.--1er acte.--Régnier, Duboulloy.

Théâtre Français.--Les Demoiselles de Saint-Cyr.--Firmin, Saint-Hérem.

Théâtre Français.--Les Demoiselles de Saint-Cyr.--3e acte.--Mademoiselle Anaïs, Louise Mauclair.

Si ce n'est pas assez pour vous divertir et vous plaire, cher lecteur, nous ferons encore d'avantage; j'ai l'honneur de vous présenter cet original de Duboulloy dans son costume de noces, tout pimpant et tout gaillard; le vicomte de Saint-Hérem en habit de gentilhomme élégant, et enfin mademoiselle Plessis et mademoiselle Anaïs, Charlotte de Meiran et Louise Mauclair, toutes deux vêtues pour le bal masqué, où elles mystifient leurs infidèles. Sur quoi, chers lecteurs, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde, et envoie sur votre route beaucoup de jolies rencontres aussi jolies que la jolie mademoiselle Plessis.



Une surprise de Nuit.

ÉPISODE MILITAIRE.

De Bordeaux à Ruffec.--Le colonel m'avait pris en gré à propos des comédies de Farquhar, ma lecture de route. C'était un homme de quarante-cinq ans environ, très-sanguin, très-vif, le teint rouge-brique et les yeux bleus, qui soignait, depuis plusieurs années, ses blessures, retiré dans une villa des coteaux de Jurançon.

I.

C'est un spectacle à la fois triste et joyeux que l'embarquement d'un corps de troupes en temps de guerre. Le ciel était beau et les blancs reflets du soleil argentaient les vagues miroitantes. Sur la berge escarpée, aux sons de la musique militaire, les soldats arrivaient par escouades, le sac sur le dos, le fusil sur l'épaule, la crosse en l'air. A mesure qu'une barque s'éloignait du rivage, emportant une cinquantaine de nos Habits Rouges, il se trouvait toujours là quelque femme désespérée qui pleurait, agitait son mouchoir, et faisait mine d'avancer dans l'eau pour suivre son époux ou son amant.

D'autres--celles-là je les plaignais davantage--baissaient leur capuchon sur leurs yeux, et allaient s'asseoir, mornes, silencieuses, honteuses d'être vues, sur quelque rocher où elles avaient l'air de rester pétrifiées. Le clairon moqueur sonnait toujours.

Nous autres officiers, tous jeunes, inexpérimentés, avides de guerre, il fallait nous voir avec nos airs d'importance, affectant le commandement brusque et bref de nos anciens. Combien cependant cachaient, sous ces façons de matamore, un ennui secret et la tristesse de quelque séparation amoureuse! Je puis bien le dire, car je laissai à Fort-Georges la meilleure moitié de mon coeur, aux pieds d'une petite demoiselle blonde, mariée depuis à un nabab.

Le vent fraîchit, les voiles s'enflent, nous voguons vers la Hollande. C'était en 1814; il s'agissait d'en finir avec la France à demi vaincue, mais qui tenait bon et dont les coups de boutoir, comme ceux du sanglier blessé, n'étaient pas les moins à craindre. En face de Goeere, une brise nous prit, des plus dures, des plus carabinées que j'aie jamais eues à supporter,--et si je ne m'y connaissais pas alors, j'ai maintenant toute l'expérience nécessaire pour en parler savamment. Nous étions à l'ancre lorsqu'elle commença, et nous attendions un pilote qui devait venir nous tirer des bancs de sable entre lesquels se trouvait notre vaisseau: un à chaque bord, un autre entre nous et la terre. Vous voyez d'ici notre position, quand le vent grossit, devint presque un ouragan, et menaça de nous porter malgré nous au rivage. Et pas de pilote!--La mer s'élève, bouillonne, écume et crie autour des brisants. Nul espoir, malgré nos deux ancres, de tenir durant toute la nuit, qui commençait alors à tomber. L'obscurité ajoutait son horreur à celles dont nous étions environnés. Le capitaine affectait de ne songer qu'aux deux bâtiments de transport que nous avions de conserve, et qui étaient chargés de soldats. Vers minuit, l'un deux, ancré au vent de nous, se détache, emporte ses câbles, et dérivant au hasard, passe à côté de nous avec des cris de détresse auxquels nos signaux répondaient. Par moments, de l'avant à l'arrière, nous embarquions des vagues énormes.

Les hommes sont curieux à observer en de telles passes.

Il y a des gens nerveux qui prennent trop tôt l'alarme, et croyant de suite au pire, font leurs préparatifs en conséquence. Tel était le lieutenant McDougal, du 91e, qui vint se jeter dans mes bras en pleurant à chaudes larmes, le plus plaisamment du monde. Il y en a d'autres qui, stupides ou résignés, n'ont pas l'air de s'apercevoir que la mort les talonne et regardent tout avec une indifférence abattue. Enfin, les étourdis, les gens à tête légère, qui se rassurent ou prennent peur, suivant qu'ils rencontrent des visages calmes ou effarés.

Pour moi, je m'étais promis d'imiter de point en point le capitaine, que je jugeai un homme de sens et de courage. Sur les deux heures ce personnage important s'alla mettre au lit, et je suivis son exemple. J'avais raison; le grand péril était passé.

Quand vint le jour, la mer était grosse encore; mais le vent avait faibli, et une brume épaisse nous masquait l'horizon. Au bout d'une heure ou deux, l'atmosphère se dégagea, et nous cherchions du regard, avec un vif sentiment d'inquiétude, le bâtiment où nos camarades étaient entassés. Rien n'était en vue, et l'opinion générale fut qu'ils avaient péri. Un régiment tout entier englouti en quelques minutes, c'était de quoi nous donner à penser. Par bonheur ce doute affreux ne dura pas longtemps. Nous vîmes venir à nous, sur une barque, le pilote attendu avec tant, d'impatience, et il nous rassura du moins sur le compte d'un des transports, arrivé sain et sauf à Helvoet-Sluys.

Je rencontrais alors, pour la première fois, un Hollandais, et fus bien forcé d'accorder quelque attention à ce curieux animal. Diederich ressemblait à sa lourde barque: petit et trapu comme elle, comme elle renflé des côtés, et n'ayant de forme appréciable, sous son épaisse jaquette bleue coupée droit, qu'une énorme projection à posteriori. Cette jaquette n'avait pas de collet, et la cravate roulée en corde, qui suppléait à ce défaut essentiel, semblait plutôt faite pour étrangler le pilote que pour le défendre du froid. Ses yeux à fleur de tête et grands ouverts complétaient cette illusion funèbre. Du reste, on aurait pu lui ôter une demi-douzaine de caleçons, sans inconvénient pour sa poitrine ou sa pudeur, tant il était bien prémuni contre l'humidité. Complétez ce costume par de gros souliers à boucles et un bonnet de nuit rouge, à forme conique très-élevée.

Nous ne vîmes pas sans quelque plaisir cette étrange façon d'homme s'avancer, la pipe aux lèvres, vers le capitaine Nixon et lui offrir très-cordialement une poignée de main, accompagnée du plus affectueux goeden dag. Une entrée en matière si parfaitement républicaine fit faire la grimace à notre officier; mais comme la bienvenue de Diederich était plus cordiale encore qu'irrespectueuse et à contre-temps familière, il ne jugea point à propos de s'en formaliser autrement. Le pilote entra aussitôt en fonctions avec un flegme admirable, et Nixon ayant voulu l'interroger sur la direction des passes où nous allions entrer, la profondeur de l'eau et autres sujets du même ordre, il n'obtint pour réponse que le proverbe favori des marins hollandais:--Ja mynher, wanneer wij niet beter kan maaken dan moeten wij naar de anker komen.

Ce qui veut dire à peu près: Soyez tranquille, monsieur, quand nous ne pourrons mieux faire, nous jetterons l'ancre.

En dépit de cette prophétie, qui semblait nous menacer de nouveaux retards, nous primes terre le lendemain matin à Helvoet-Sluys: j'y retrouvai ma compagnie, ce qui me fut assez doux, après l'avoir crue noyée. On imaginera sans peine, et sans en faire grand honneur à mes qualités personnelles, que les soldats dont elle était composée n'étaient pas fâchés non plus de revoir leur second lieutenant.

II

Il gelait à pierre fendre quand nous arrivâmes, trois jours après, à Tholen, petite forteresse en mauvais état (du moins alors), et située à quatre milles environ de Berg-op-Zoom. Tous les matins, la majeure partie des habitants et de la garnison était employée à briser la glace qui faisait des fossés une défense illusoire; mais tandis qu'on s'épuisait à y pratiquer une tranchée large seulement de huit à neuf pieds, elle se reformait derrière les travailleurs, et nous patinions le soir à l'endroit même qu'on avait ouvert le matin.

Un vieux caporal allemand, un sournois qui nous servait d'interprète, et qui s'était chargé de faire nos logements, m'avait installé chez un brave burgher, dont la belle-fille, veuve depuis six mois, à ce que j'appris, était la plus jolie personne de l'endroit. Ce n'est pas à dire qu'elle eût jeté un grand éclat dans un bal de Paris ou un raout de Londres, mais quelle fraîcheur, quelle douce expression de visage, quelle simplicité, quelle confiance aimante et sereine!

Certain jour que je revenais des fossés, je la trouvai, la tête dans ses mains, et pleurant à chaudes larmes. Le burgher et sa femme, les yeux humides, étaient auprès d'elle et la regardaient sans mot dire, avec une compassion profonde. Quelque mot, quelque incident futile venait sans doute de réveiller leur triple douleur et de les rendre au sentiment de leur perte commune.. C'était un tableau touchant, et, jeune comme j'étais, je ne pus que témoigner à ces braves gens une véritable sympathie. Elle me valut tout d'un coup l'affection de Johanna M..., qui me sourit, doucement à travers ses pleurs. Le père me serra la main, et, pour dissiper cette inutile tristesse, me pria de lui faire du punch; il appréciait particulièrement en moi ce talent pratique qui m'a toujours valu le suffrage des connaisseurs, et me mettait en réquisition toutes les fois que le Predikaant venait souper avec nous.

Il arriva ce soir-là, comme s'il eût deviné ce qui se passait. J'aimais fort ce bon et jovial ministre, dont les joues pleines et le sourire bienveillant empruntaient je ne sais quoi de bouffon à l'étrange coiffure qui couvrait son vénérable chef, C'était un chapeau à trois cornes, aux bords convenablement retroussés, et dont il ne se séparait jamais que pour dire les grâces. Après le repas, composé de viande au beurre et de sauer kraut, le tout servi dans un plat commun, où nous cherchions fortune tour à tour, à la pointe de la fourchette, il tirait d'ordinaire de sa poche quelques vieux imprimés crasseux, et nous chantait, avec des gestes et un accent plein d'énergie, des couplets dont je n'entendais pas un traître mot, mais qui renfermaient des allusions très-directes aux affaires politiques. J'ai encore dans l'oreille le refrain de l'une d'elles;

Well mag het Ue bekommen;

parce que ce vers harmonieux ne manquait jamais de produire un merveilleux effet sur notre bon hôte; sa large bouche s'ouvrait avec un rictus effroyable et soudain; il laissait aller sa vénérable tête en arrière, et un éclat de rire, à jeter bas la maison, sortait convulsivement de sa poitrine. En général, sa bonne vrow, toute aux soins de son ménage, écoutait avec un parfait sang-froid ce hurlement joyeux, mais s'il se prolongeait au delà du terme ordinaire, son respect conjugal pour le burgher l'obligeait à sourire de compagnie.

Je m'aperçus, depuis le jour dont j'ai parlé, que Johanna me regardait avec plus d'intérêt qu'auparavant. En m'apportant les citrons, le sucre et le rhum, en me regardant manipuler la précieuse liqueur, elle avait l'air distrait et mélancolique; ses yeux, plus bleus que les flammes liquides dont j'attisais l'ardeur, s'arrêtaient sur moi, profonds et vagues; quelquefois même le verre qu'elle portait à ses lèvres,--toujours rempli jusqu'au bord,--demeurait là, comme si un engourdissement magnétique eût frappé la belle rêveuse.

Ces symptômes flatteurs ne m'échappaient point; et tandis que le Predikaant chantait, lorsque le burgher, perdu dans la fumée de sa pipe, nous envoyait, comme un esprit familier, son gros rire invisible, si la vieille mère tournait le dos et s'abandonnait au plaisir de nettoyer ses bahuts, je répondais aux regards de Johanna par des regards non moins langoureux.

Elle acheta peu de temps après une grammaire anglaise, et le même jour,--admirez la force des sympathies,--je me sentis pris d'une violente passion pour l'idiome néerlandais. De là, tout naturellement, échange de leçons et de conseils, qui légitimait de fréquents tête-à-tête. Nous prononcions fort mal, tous les deux, la langue que nous voulions apprendre; j'eus la gloire d'inventer un châtiment pour les fautes que la récidive rendait inexcusables. Quel que fût le coupable, un baiser les punissait, Johanna eut beaucoup à se plaindre de mon inattention; mais, pour ne pas me faire honte, elle mettait ses progrès au pas des miens. Nous n'avancions guère, sans nous rebuter pourtant.

Cet enseignement mutuel n'était pas toujours exempt de troubles. Certains jours, au plus fort de nos bévues grammaticales, la jolie veuve éclatait en pleurs et en sanglots. D'abord, ces accès de désespoir m'avaient fort déconcerté: je ne savais au juste ce qu'ils voulaient dire. Johanna me confessa naïvement que c'étaient autant d'hommages rendus à la mémoire de son défunt mari. Je compris et respectai ce culte d'un regret légitime. Il demeura tacitement convenu que la leçon finirait aussitôt que la sensibilité se mettrait de la partie. Tout cela au grand sérieux, et sans la moindre arrière-pensée.

Le 8 mars, arriva l'ordre du départ.

III.

Nous nous supposions appelés à Anvers, où l'autre division de l'armée avait déjà livré quelques combats partiels, et je cheminai assez tristement, ruminant les larmes de la séparation. Elles m'avaient appris,--car je ne m'en étais pas douté jusque-là,--combien de place Johanna tenait dans mon coeur. Quant à elle, la pauvre enfant, elle m'avait, pleuré tout aussi franchement, devant son beau-père et sa belle-mère étonnés, qu'elle pleurait leur fils devant moi. Que voulez-vous? c'était une âme sensible et sans déguisement.

Arrivés autour d'une ferme, en rase campagne, nous fîmes halte, et je commençais à m'inquiéter de mon souper, lorsqu'un officier des Royal-Scots, quatrième bataillon, m'avertit obligeamment que, selon toute apparence, nous allions essayer une surprise de unit contre Berg-op-Zoom. La nouvelle m'étonna sans m'effrayer. Mon donneur d'avis se prit à sourire:

«Vous ferez connaissance avec le service, ajouta-t-il; et, si nous vivons tous deux demain matin, vous m'en direz votre avis.»

Après quoi il me tourna le dos. J'appris qu'il se nommait Mac Nicol, et arrivait de Stralsund à marches forcées. Nous ne devions plus nous rencontrer en ce bas monde. Il fut tué tout des premiers, à cinq heures de là.

L'appel du soir, qui suivit de près cette conversation, ne manqua point d'une certaine solennité. Beaucoup de noms, que les sergents prononçaient alors à demi-voix,--l'ordre étant donné de faire désormais le moins de bruit possible,--ne devaient plus figurer sur leurs listes, mais seulement dans quelqu'un de ces insouciants récits qui sont l'oraison funèbre du soldat.

Les régiments formèrent ensuite la colonne, et nous recommençâmes à marcher, silencieux, sur la route obscure. Le bruit des pas, régulier et monotone, se mêlait à celui du vent et des eaux lointaines. Quelques chiens aboyaient seulement avec fureur quand nous défilions devant une maisonnette de paysan. Nous voyions alors s'entrouvrir une fenêtre faiblement éclairée, et un bon gros Flamand, en chemise, la main sur ses yeux, se hasarder à guetter les passants nocturnes. A peine avait-il vu luire les baïonnettes, qu'il rentrait en hâte, tirait à lui ses contre-vents, et faisait taire ses dogues.

IV.

Berg-op-Zoom tire son nom de la petite rivière Zoom, qui, après avoir pourvu d'eau les fossés de la ville, va se jeter dans le Scheldt. L'ancien lit de la Zoom, où la marée montante fait refluer assez d'eau, forme, au centre de la cité, une espèce de port, presque à sec quand les eaux se retirent. La véritable attaque devait être dirigée vers l'embouchure de ce havre, tandis qu'un détachement de six cents hommes ferait une fausse démonstration vers la porte de Steenbergen.

Je passe, du reste, sur tous les détails purement stratégiques. Les curieux qu'ils pourraient intéresser les trouveront très-amplement rapportés dans le récit du colonel Jones.

Les autres se contenteront de savoir comment se débattit cette nuit-là un pauvre lieutenant, qui pour la première fois de sa vie entendait siffler les balles.

Nous fûmes divisés en trois colonnes. Ma compagnie appartenait à celle de droite, qui, ayant pour mission l'attaque dont j'ai parlé, devait arriver jusqu'aux fossés par le lit fangeux du vieux canal. Dès le premier pas, je me sentis enfoncer un peu plus haut que les genoux dans une espèce de glu très-infecte, et dans laquelle chaque effort pour m'en retirer semblait me plonger plus avant. Cet obstacle-là n'était pas dans mes prévisions, et je regardai autour de moi comment mes camarades se tiraient d'affaire. Les uns penchaient à droite, c'étaient ceux qui s'escrimaient de la jambe gauche; les autres à gauche, c'étaient ceux qui voulaient débarrasser la jambe droite. Tous étaient plus ou moins empêtrés. Dans un gâchis pareil, la marche en bon ordre était impossible; les régiments se mêlaient, les officiers se séparaient de leurs soldats. On se poussait, on s'accrochait. Quelques pauvres diables, mal inspirés pour le choix de leur route, s'en allaient dans une fondrière, où ils disparaissaient petit à petit en piétinant. Lorsque leur tête effarée ne marquait plus l'endroit mortel, leurs camarades arrivaient, et, sans les voir, foulaient aux pieds ces cadavres qui servaient de fascines. Le silence, néanmoins, n'avait pas été rompu.

Tout à coup,--était-ce trahison, appel de mourant, querelle d'ivrogne?--un cri part de nos derniers rangs. Le général Skerret, auprès duquel je me trouvais en ce moment, y répond par une exclamation de fureur, et à la minute même, les écluses sont levées, des masses d'eau tombent à grand bruit dans le canal, une fusée s'élève des remparts; puis tout un feu d'artifice éclate, une lumière blafarde se répand sur nous et permet aux canonniers français de nous envoyer quelques volées. Tirées en toute hâte et au hasard, elles ne firent pourtant pas grand mal.

Pendant un moment, la grande affaire fut de résister à l'effort des eaux. J'étais heureusement à portée d'un grand bloc de glace à forme plate, et dont le tranchant s'enfonçait dans la vase. Je m'y cramponnai pour résister au premier élan des flots, et, moitié nageant, moitié prenant pied, je gagnai ensuite la terre ferme. Là nous avions encore le fossé à traverser sans autre ressource qu'une forte palissade qui, partant de l'angle d'un bastion, le coupait dans toute sa largeur. Sans la fièvre qui commençait à battre autour de mes tempes, je ne sais comment je me serais tiré de cette difficile gymnastique. On s'aidait de quelques échelles de siège, on grimpait sur les épaules les uns des autres, on tombait en jurant, on se relevait de même, les soldais haletaient et criaient comme un limier qui rêve. Un colonel montrait aux premiers arrivants, qui ne l'écoutaient pas, une porte située à notre droite (Waterport-Gate), et ordonnait vainement qu'on allât baisser un pont-levis de ce côté. Voyant son autorité méconnue, il prit par le bras le premier officier qui passa près de lui; c'était moi. Je finis par comprendre ce qu'il voulait, et lui promis de faire mon possible pour lui obéir.

Pas de résistance sur les remparts. Une fausse attaque appelait, ailleurs la plus grande partie de la garnison. Les Français, en petit nombre sur ce point et pris à l'improviste, couraient s'enfermer dans les maisons de la ville, et de là, nous fusillaient sans merci. À la tête d'une vingtaine de soldats, rassemblés au hasard, j'allai vers la porte indiquée. Ce n'était qu'une palissade assez mince, mais traversée par une barre de fer épaisse d'environ trois pouces. Sans instruments, nous fîmes pour l'enfoncer plusieurs tentatives perdues, et cependant les balles arrivaient de toutes parts; les soldats tombaient un à un. Enfin, pour dernier effort, nous reculons de quelques pas, tous ensemble, et tous ensemble nous nous jetons à corps perdu sur la maudite porte. Cela réussit; la barre de fer se rompît tout au milieu comme si elle eût été de verre.

Restait le pont-levis à faire tomber; opération plus délicate, mais pour laquelle nous avions plus de temps et de sécurité, les coups de fusil ne nous arrivant plus aussi directement. Il était fixé à un seul de ses montants par une serrure que nous essayions de forcer à l'aide d'une baïonnette. Après en avoir cassé deux on trois sans résultat, nous employâmes une hache, que l'on nous apporta du bastion déjà occupé par nos troupes, à couper dans le bois même du montant la portion où la serrure était encastrée. Ceci fait, j'eus la gloire de prendre moi-même la chaîne du pont-levis, dont je dirigeai la chute.

Le colonel dont j'exécutais l'ordre arriva justement alors et me demanda mon nom, ajoutant qu'il s'en souviendrait. Le sien était Muller. Il est mort à Ceylan de la fièvre jaune.

A ce moment, on entendait distinctement une vive fusillade engagée de l'autre côté de la ville. Je pensai que ma compagnie était par là, et supposant que l'intérieur devait être libre, je me précipitai comme un véritable étourdi, suivi seulement de deux soldats, dans les rues désertes. Je n'avais pas fait trois cents pas que j'étais complètement égaré. Regardant de tous côtes, je ne vis qu'une créature humaine dont je pusse espérer quelque renseignement; c'était une jeune, femme, assez jolie, pâle et en désordre, aux écoutes derrière la porte entr'ouverte d'une espèce de boutique.

Notre conversation fut très-courte.

«Les Anglais? lui dis-je en hollandais.

--Comment? me demanda-t-elle.

--Les Anglais? répétai-je, voyant que je parlais à une Française.

--Par là, répondit-elle sans hésiter, en me montrant l'extrémité de la rue.

--Bonne nuit!» Et je lui serrai la main, ne doutant pas qu'elle n'eut dit vrai.

En effet, aux clartés de la lune qui venait de se lever, j'aperçus les uniformes des Royal-Scots sur les remparts. Ils venaient d'être chassés d'un des bastions et tenaient bon dans celui qui leur restait. Le capitaine Guthrie, du 35e, qui était à la tête de ce détachement, ne savait du reste quel parti prendre, et déplorait l'absence du général Skerret, blessé tout récemment et prisonnier des Français.

Le feu était vif d'un bastion à l'autre: plusieurs blessés, tant des ennemis que des nôtres, restaient étendus sur le rempart. Un officier, atteint au bras, se promenait derrière nous d'un air mécontent, et disait: «Voilà ce qu'on appelle la gloire!» Cette philosophie me parut inopportune.

Notre position n'avait rien d'agréable. Un amas de billots de bois trouvés sur le rempart, et disposés en travers de la gorge du bastion, formait bien une sorte de parapet d'où nos gens pouvaient tirer, et deux pièces de vingt-quatre, prises à l'ennemi, faisaient bon service du haut des plates-formes; mais les Français avaient l'avantage du nombre, trois pièces de campagne, qui nous faisaient beaucoup de mal, et un moulin à vent élevé sur leur bastion, d'où ils nous canardaient fort commodément. De temps en temps ils faisaient une sortie pour nous déloger; alors, et dès que leurs cris nous avertissaient de ce projet, nous les recevions avec de la mitraille; de plus, un détachement courait à leur rencontre et les ramenait en désordre.

Vers deux heures du matin, la fusillade, jusqu'alors continue, eut des intervalles qui duraient quelquefois une demi-heure. Ils me donnèrent le loisir de m'apercevoir que je grelottais sous mes habits mouillés et sous l'air glacial de la nuit; d'ailleurs, épuisé de fatigue, je me laissai tomber plutôt que je ne m'étendis derrière le parapet qui nous protégeait. Quelques autres officiers vinrent se coucher à mes côtés, et d'instinct, on se rapprochait pour avoir moins froid. Je tombai alors dans une sorte de sommeil éveillé, d'un effet bizarre, où mon imagination ressassait tout ce qui venait de se passer avec une telle force d'illusion, que la mousqueterie recommença sans troubler mon rêve. Les coups de fusil, les cris, les imprécations, tout ce que j'entendais enfin, de près ou de loin, et très-distinctement, me semblait retentir dans ma mémoire, non à mes oreilles; et je ne sais ce qui m'aurait arraché à ce profond engourdissement, si tout à coup la terre n'avait tremblé sous moi tandis qu'une vive et subite clarté me brûlait les yeux. Un craquement général suivit, comme si la ville entière eût été sur te point de s'écrouler. C'était le magasin à poudre qui sautait; avec lui nous perdions tout le service de notre petite artillerie.

Il fallut bien se relever et tenir tête à de nouvelles attaques; le découragement s'emparait de nous: plus de vingt hommes étaient, allés demander du secours, pas un n'avait reparu. Ils étaient interceptés sans aucun doute. Aucun bruit de guerre ne nous arrivait d'ailleurs, et il était trop évident que nous allions avoir toute la garnison sur les bras.

Nous tînmes pourtant jusqu'à l'aurore: il fallut bien alors nous apercevoir et de nos pertes et de l'inutilité de notre résistance. Rassemblée derrière ce parapet improvisé, nous nous comptions lentement du regard, ne voyant guère ce qui pouvait nous sauver. Un vieil officier fit remarquer que le rempart n'était point large, et que les Français ne pourraient tirer grand avantage de leur supériorité numérique: mais il achevait à peine cette consolante réflexion, mal entendue à travers le bruit, qu'une décharge terrible vint le démentir. Pendant qu'une vive fusillade détournait notre attention, une partie des ennemis, longeant le pied des remparts, étaient venus occuper le côté opposé de notre bastion. Pris ainsi entre deux feux, il fallait nous résoudre à la retraite. Je me retournai vers le capitaine Guthrie, que je vis, les bras étendus devant lui, battre l'air de ses mains égarées. Une balle venait de lui crever les deux yeux. M'Dougal, dont j'ai parlé, ce lieutenant que la perspective de la mort faisait pleurer sur un navire, et qui s'était battu toute la nuit en vrai lion, M'Dougal gisait à terre, étourdi par une blessure au front. Le commandement me revenait, à moi, le plus jeune et le plus inexpérimenté de tous. Terrible responsabilité, savez-vous!

Sans être bien certain que la porte par laquelle nous étions entrés fût encore ouverte, j'essayai d'y mener ma petite troupe, encore en bon ordre. Guthrie, placé entre deux soldais, et guidé par eux, poussait à chaque pas d'involontaires gémissements; les ennemis nous accompagnaient d'un feu soutenu. Nous laissions derrière nous un sanglant sillage de morts et de blessés.

Pour comble de malheur, je n'avais pas calculé que l'embouchure du havre, maintenant rempli d'eau, était entre nous et Waterport-Gate. Une fois au bord de cette espèce de canal, encaissé dans de hautes murailles en brique, il ne fallut pas longtemps pour me rendre compte de notre situation à ce coup désespéré. Il n'y avait pas trois partis à prendre cernés, comme nous l'étions: à moins de nous rendre purement et simplement prisonniers, il fallait, sans balancer, sauter dans ce bassin, ou flottaient çà et là quelques gros blocs de glace, et gagner comme nous pourrions un petit bâtiment ponté hollandais, amarré par une grosse corde au bord opposé. Tandis que j'essayais de calculer froidement cette chance suprême, deux ou trois cris, et le bruit d'autant de corps précipités dans l'eau, me firent retourner brusquement. C'étaient quelques-uns de nos soldats qui, littéralement devenus fous, se jetaient, sans lâcher leurs armes, dans le bassin fatal. Plusieurs autres suivirent cet exemple insensé. Guthrie, abandonné par ses guides, et ne sachant où se diriger, allait aussi tomber dans l'eau, lorsque j'arrivai assez à temps pour le retenir. Le prenant à bras-le-corps, je le terrassai sans peine, et quand il fut à terre;

«Ne bougez pas, lui dis-je; il y va de la vie.

Puis, voyant qu'il serait inutile de donner des ordres à des gens dont la tête était perdue, je n'avisai plus qu'au moyen de fuir.

Il y avait, le long des murailles qui bordent le canal, une espèce de charpente composée d'une poutre transversale soutenue à ses extrémités et à son milieu par d'autres soliveaux disposés en piliers, le tout destiné, je crois, à préserver le mur du frottement des navires, et s'élevant à neuf ou dix pieds environ au-dessus de l'eau. Comment j'y descends, à reculons, en m'accrochant des mains et des pieds aux saillies du mur, mon épée entre les dents, au grand détriment de mes genoux meurtris et déchirés, c'est ce qu'il ne faudrait pas me demander. Le plus certain, c'est qu'arrivé sur cette plate-forme étroite, je passai mon épée dans mon ceinturon,--le fourreau était depuis longtemps à tous les diables,--et avisant un glaçon d'assez belle dimension qui flottait au-dessous de moi, je m'y élançai à corps perdu, très-assuré de la résistance qu'allait m'offrir ce radeau improvisé. Mais je manquai mon coup, et fis assez désagréablement le plongeon jusqu'au fond du bassin. Bien m'en prit alors de savoir nager, car, lorsque je revins à la surface de l'eau, il me fallut atteindre en plusieurs brassées le glaçon qui me fuyait. Ma grosse capote, complètement trempée, compliquait singulièrement cette opération; mais ce qui me parut le plus horrible,--une fois cramponné tant bien que mal à ce glissant objet.--ce fut d'avoir à lutter contre les malheureux qui, déjà submergés, s'accrochaient à moi pour sortir de l'eau. Il était assez évident que je ne pouvais les sauver; il était non moins démontré que leurs étreintes désespérées n'allaient à rien moins qu'à me faire noyer, et cependant, allez, c'est un vain souvenir que celui des coups de pied au moyen desquels je me débarrassais d'eux. Ceux-là surtout dont le regard suppliant avait rencontré le mien, dont la voix étouffée avait frappé mon oreille, il était affreux de les voir disparaître à jamais sous le flot mortel.

Je n'étais pas le seul en possession d'un morceau de glace. Une douzaine au moins de nos gens jouaient la même partie que moi; mais quelques-uns étaient blessés, d'autres saisis par le froid de l'eau: ceux-ci lâchaient prise l'un après l'autre, tantôt avec un blasphème désespéré, tantôt avec des soupirs gémissants dont l'intonation funèbre a quelque chose d'inimitable; plaintes et râle tout à la fois, qu'on n'oublie plus quand on les a une seule fois entendus.

Il vint un moment ou je fus à mon tour saisi du plus complet découragement. Je ne sentais plus mes doigts; un nuage de sang passait devant mes yeux; ma poitrine oppressée me refusait le souffle, et la tête inclinée en arrière, j'allais succomber, lorsqu'une voix amie me rappela au sentiment de l'existence.

«Courage, Moodie!... Au vaisseau, que diable!... Si j'arrive avant vous, comptez sur moi.»

Le nageur qui parlait ainsi me repoussa d'un coup d'épaule, et gagna les devants sans que je l'eusse pu reconnaître.

J'arrivai enfin près du vaisseau.

«Courage!» me répéta la même voix. Et une corde me fut jetée.

Je la saisis au vol; mais retirée trop vite, elle glissa dans ma main amortie, et le léger bruit qu'elle fit en retombant contre le bordasse du petit navire produisit sur moi l'effet d'un coup de canon.

«A vous encore!» Une seconde corde tomba sur l'eau près de moi. Celle-ci était doublée. Je la saisis et la passai sous mes bras.

J'ai su depuis que j'avais les yeux ouverts et que je parlais très-distinctement, lorsqu'on parvint à un hisser sur le pont. Une fois là, par exemple, toute force m'abandonna, et je ne sentis pas même une balle qui me fracassa le poignet pendant que mes deux braves camarades me trainaient vers l'écoutille.

Le rempart n'était pas à plus de soixante verges du bâtiment, et les Français, très-décidés à nous faire boire jusqu à la lie le calice amer de la défaite, tiraient sur nous sans pitié.

Dans la cabine où mon généreux compagnon d'armes me descendit, il n'y avait qu'un autre blessé, un sergent du 91e, nommé Briggs, atteint à l'épaule d'un coup de feu. Il souffrait horriblement et ne se faisait faute de plaintes et de cris. On m'avait étendu aussi loin de lui que le comportait l'étendue de notre commun asile, et quand je fus ranimé, nous ne nous adressâmes pas un seul mot.

Mon sang coulait d'une manière inquiétante. Je parvins à

[Note du transcripteur: Deux lignes illisibles.]

Au bout d'une heure environ, j'éprouvai une soif ardente, et je le dis à mon compagnon, qui d'un grand sang-froid me répondit par ce seul mot:

«Buvez!»

Il est vrai qu'un geste énergique m'expliqua ce qu'il voulut dire. Le plancher de la cabine était inondé. A force de tirer sur le bâtiment les Français avaient envoyé quelques balles dans ses oeuvres vives, il faisait eau, sans que l'on put s'y tromper.

Je voulus me lever, impossible; mes jambes me refusaient service. A grand peine arrivai-je à me mettre sur mon séant.

Une autre heure s'écoula. Tout entier à la douleur physique qui éteignait en lui le sentiment de la crainte, Briggs continuait à se plaindre. L'eau montait et montait sans cesse; elle arrivait à ma poitrine, et m'obligeait à tenir soulevé mon bras blessé. Le picotement que l'eau salée produit sur une plaie vive est, à la lettre, insupportable.

Je me voyais voué à une mort lente et certaine, qui me faisait regretter de n'avoir pas péri, sur les remparts, autrement qu'un rat dans une souricière.

Lorsque tout à coup il me sembla que l'eau baissait, ce qui était vrai. L'heure de la marée descendante était venue, et fort à propos; vingt minutes plus tard, c'était fait, de moi.

Le feu avait cessé depuis longtemps. Le navire étant couché sur le flanc, et la vase suffisamment raffermie, des soldats français vinrent nous chercher. J'avouerai, sans la moindre vergogne, que je fus enchanté de me rendre à discrétion. Au lieu de nous porter à bras jusque dans la ville, nos vainqueurs, assez peu cérémonieux, quoi qu'on puisse dire de la politesse nationale, nous firent hisser, comme des poids morts, au sommet du rempart voisin. Je fus de là dirigé sur l'hôpital, en compagnie d'un jeune gaillard qui trouvait la mission assez peu de son goût.

Pour se consoler, sans doute, il s'empara de la cantine qui pendait encore à mon côté, pleine aux deux tiers d'un excellent rhum auquel j'avais eu la maladresse de ne pas songer plus tôt. Ce procédé sans façon m'autorisant à quelque familiarité, je retrouvai assez de force pour lui arracher des mains ce vase qu'il vidait avec dévotion, et dont j'absorbai le contenu en quelques gorgées.

J'entrai peu après à l'hôpital, où finit naturellement un récit que j'ai entrepris pour vous égayer. J'aurais cependant encore à vous conter la disparition de mes habits d'uniforme, que j'eus la bonhomie de confier à un infirmier. Je pourrais aussi vous amuser en vous disant comme quoi je sortis de l'hôpital avec les pantalons d'un de mes camarades et la redingote d'un autre; costume d'autant plus malséant et mal assorti, que le premier avait six pieds, et le second quatre et demi tout au plus. Il ne serait peut-être pas sans agrément de consigner ici l'histoire de la chemise que l'hôpital m'avait fournie, et qu'on voulait absolument me reprendre, sans me restituer la mienne. Je fis la plus belle défense du monde, non pas tant pour la chemise (encore que ce soit un vêtement précieux en lui-même), mais parce que j'avais cousu dans un de ses coins le peu d'argent qui me restait. D'ailleurs...

«Et M'Dougal, s'il vous plaît, que devint-il?»

Un nuage passa sur le front du narrateur.

«M'Dougal avait quitté le navire aussitôt après m'avoir mis en sûreté. Personne n'a jamais su ce qui était advenu de lui: s'il mourut frappé d'une balle française ou noyé dans les eaux du Scheldt...

--Et Johanna? m'empressai-je d'ajouter.

--Johanna, reprit le colonel subitement déridé... Johanna quitta peu après Tholen, et s'embarqua pour l'Angleterre.

--Avec vous?

--Non pas, Dieu merci! avec un timbalier des Coldstream Guards. L'amour, en général... et plus particulièrement celui des liqueurs fortes... perdit cette inconsolable veuve. Du moins le burgher se plaignit-il des effets du punch, qui avait servi de philtre amoureux au séducteur de sa belle-fille. Je le consolai selon toutes les règles de l'homéopathie, qui n'était pas encore inventée, en l'abreuvant de ce dangereux poison,--mais non pas à doses infinitésimales. Le Predikaant m'aida beaucoup dans cette oeuvre charitable.»
O. N.



Paris au Bord de l'Eau.

(Voir page 119)


Badauds.

II.

Si le travail occupe une foule de bras sur les bords de la Seine, nulle part aussi la flânerie n'est plus active, plus incessante. Voyez le parapet de ce pont, comme il est surchargé d'individus: les uns suivent de l'oeil une embarcation que le courant, bien plus que ses voiles ambitieusement déployées, entraîne vers les rives lointaines de Saint-Cloud ou de Meudon; les autres concentrent toute leur attention sur un chien qui s'élance pour rapporter la canne de son maître; celui-ci est suspendu, pour nous servir d'une expression antique, à la ligne immobile d'un pêcheur de goujons; celui-là compte les passagers qui montent sur le bateau à vapeur. Quelques-uns, véritables artistes du métier, font de l'art pour l'art, c'est-à-dire de la flânerie pour la flânerie; ils regardent tout simplement couler l'eau. Un moment viendra où cette foule sera bien plus considérable encore, où ces physionomies s'animeront, c'est lorsque ce cri sinistre aura retenti sur la rive: «Un homme à l'eau!» Soyez sûr alors que, si les secours tardent à arriver, vous verrez s'élancer du haut de ce parapet un de ces flâneurs qui paraissent si calmes, si flegmatiques à présent. L'action succédera brusquement à la rêverie, le spectateur deviendra acteur, et tel individu qui comptait ne consacrer sa journée qu'à d'innocentes distractions, deviendra un héros malgré lui et sauvera son semblable. L'existence parisienne est remplie de semblables hasards.


              Vue extérieure des Bains Deligny.

Nous ne quitterons pas les ponts sans jeter quelques lignes de malédiction contre l'avide barbarie de certains industriels qui ont inventé la pêche aux hirondelles. Un hameçon attaché à l'extrémité d'une longue ficelle pend au-dessus de l'eau, appâté, d'un ver ou d'une mouche; l'hirondelle, que ses petits attendent et qui ne croit pas d'ailleurs à la méchanceté humaine, se jette sur la mouche et reste suspendue par le cou. Vous nous direz sans doute que nous pourrons nous donner bientôt, au prix de quelques centimes, le plaisir de rendre ces malheureuses captives à la liberté; n'importe! ces spéculations sur la sensibilité publique nous paraissent ignobles; et puis que de gens qui n'osent pas se montrer généreux en plein jour! Les pauvres hirondelles sont souvent victimes de cette fausse honte: elles meurent entassées dans leur cage, privées d'air et de nourriture. Ce genre de pêche devrait être défendu: il prive la Seine d'un de ses plus gracieux ornements; instruites par l'expérience, les hirondelles quittent ses bords maudits; or, quand vient le printemps, une rivière sans hirondelles est comme un parterre sans fleurs.

Rangerons-nous les canotiers parmi les flâneurs aquatiques? doute terrible, question épineuse! Tour résoudre la difficulté, nous avons interrogé quelques canotiers, ils nous ont répondu par le silence du mépris. Évidemment le canotier répugne au titre de flâneur; lui donnerons-nous le titre de marin? hélas! il le faut bien.

Le canotier est cousin germain du garde national: il aime à jouer au marin comme l'autre aime à jouer au soldat. N'ayant pas d'existence légale, de mandat social, d'organisation, il y suppléera par l'association individuelle; chaque canot aura son équipage, chaque équipage son capitaine. Ainsi enrégimentés, les canotiers se donneront une nationalité factice; les uns arboreront le pavillon américain, les autres le pavillon anglais; ceux-ci le pavillon grec, ceux-là consentiront à rester Français. Même manoeuvre, même costume qu'à bord des navires de guerre. Le commandement se fait au sifflet; il y a un porte-voix pour le capitaine. J'ai connu un canotier auquel on avait persuadé que M. Thiers, lors de son dernier ministère, avait rédigé un projet de loi tendant à mobiliser tous les canotiers de Paris pour parer aux éventualités d'une guerre avec l'Angleterre.

Le canotier a encore ceci de commun avec le garde national que les plaisanteries glissent sur lui sans entamer le moins du monde sa cuirasse;

Ille robur et aes triplex... qui fragitem truci, etc., etc.

On remplirait des volumes avec toutes celles qu'on a faites ou qu'on fera sur son compte. Il est question, depuis quelque temps, de rétablissement d'un canot's club à l'instar au jockey's club; nous ne savons pas au juste où en est ce projet. En attendant, les canotiers se réunissent à Bercy; ils forment des sociétés chantantes, des espèces de caveaux où l'on cultive à la fois la malelotte, le petit vin à douze et la poésie mythologique.

N'allez pas croire cependant que l'existence du canotier soit exemple de périls; la tempête s'abat sur le pont du frêle navire; les typhons de Saint-Ouen, le mistral de Saint-Maur viennent mettre en danger la frêle embarcation; souvent tous les efforts deviennent inutiles, l'esquif chavire, il faut gagner le rivage à la nage; heureux si, en touchant au bord, l'équipage se trouve encore au complet.

Les accidents sur la rivière sont assez fréquents; leurs résultats seraient bien moins souvent désastreux si le désir de faire de la couleur locale, de passer pour de vrais flambards, ne poussait l'imprudent canotier à des excès que l'amour de la poésie maritime ne suffit pas toujours à excuser.


Vue intérieure des Bains Deligny.

Vienne un événement dans le genre de celui dont nous venons de parler, une tempête, un naufrage, et le malheureux flambard, gêné par l'excédant de couleur locale qui surcharge son estomac, court le double risque d'être entraîné par le courant et étouffé par le poids de l'eau.

On ne saurait trop recommander aux capitaines de prêcher la sobriété à leurs équipages. Le vrai marin attend d'être à terre pour se livrer à l'ivresse des festins.

Le véritable flâneur de la Seine, c'est le pêcheur à la ligne. En voilà un que les moqueries populaires n'ont pas épargné; il résiste depuis des siècles aux sarcasmes de vingt générations; c'est l'homme fort d'Horace: il pêcherait à la ligne sur les ruines, du monde. Il se tient là, la ligne tendue, l'oeil aux aguets, faisant silence, s'étonnant, durant une journée entière, de la ténacité du poisson à ne pas mordre à l'hameçon; il n'aurait qu'à lever les yeux pour jouir d'un des plus admirables panoramas qui soient au monde: il reste le regard fixé sur un morceau de liège qui flotte sur l'eau.


La pleine eau.

Appliquez cette patience, cette puissance de concentration sur un objet plus relevé, les mathématiques, par exemple, et vous avez Archimède ou Newton. Il y a du pêcheur à la ligne au fond de tout homme de génie.

Mais ne poussons pas plus loin ce paradoxe; d'autres objets réclament notre attention. Le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, qui est aussi une des curiosités des bords de la Seine, promet un jour exempt d'orages et permet l'accès de l'eau au baigneur parisien. Aujourd'hui la natation est devenue une mode pour tout le monde et un besoin pour quelques-uns: les cercles de bains sont passés à celui de monument public. Que de progrès depuis l'école-Petit jusqu'à l'école-Deligny! L'école-Petit est en quelque sorte la Sorbonne de la natation, l'école Deligny en est le café de Paris. L'une a conservé sa physionomie classique et sévère; c'est là que les élèves de Sainte-Barbe, de Rollin, d'Henri IV, viennent rafraîchir leurs membres fatigués par les luttes universitaires; l'autre est coquette, somptueuse, élégante comme un vaste boudoir. On y marche sur des tapis, on y fume le cigare de la Havane ou la cigarette de Latakié; on y prend des glaces et des sorbets. L'école-Deligny est dentelée, festonnée, pleine d'arceaux et d'ogives comme un palais mauresque. C'est un Alhambra flottant, un Alcazar bâti sur pilotis.

Ce que nous disions tout à l'heure du canotier et du pêcheur à la ligne, peut s'appliquer également au nageur; il est type comme les deux autres. Le nageur ressuscite l'antique fable des Tritons, il passe sa vie à l'école de natation, c'est-à-dire dans l'eau. Entré le premier dans l'établissement, il en sort le dernier; il décide les paris, juge les plongeons, punit les passades déloyales et règle l'ordre et la marche de la pleine-eau. C'est une royauté qui commence avec le premier lilas et finit avec la dernière hirondelle.

Quittons l'école de natation et remontons sur le Pont-Royal; de là nous pourrons embrasser le cours entier de la Seine. Toute l'histoire de Paris, représentée par ses monuments, se reflète dans ces ondes fugitives; l'Institut devant des bains publics, l'Hôtel-Dieu devant un bateau de blanchisseuses, la place de Grève devant un pêcheur à la ligne. A chaque instant ce sont de nouveaux contrastes: le quai aux Fleurs touche au Palais-de-Justice, les roses auprès des verrous; la Morgue est à côté d'un marché, la mort et la vie; la Préfecture de Police est vis-à-vis l'hôpital, le crime et le malheur, le vice et la misère. Le Louvre, les Tuileries, les Invalides, l'Hôtel-de-Ville, la Chambre des Députés, l'hôtel des Monnaies, au-dessus de ces édifices, les tours de Notre-Dame. En voyant ces monuments échelonnés sur les rives de la Seine, on serait tenté de croire que les architectes ont voulu que le fleuve portât aux flots de l'Océan quelque image de la grandeur de la France.



Cours Scientifiques.

ÉCOLE DE MÉDECINE.

BOTANIQUE.--M. MARTINS, PROFESSEUR AGRÉGÉ.

La brillante verdure qui renaît chaque année à nos yeux ne sert pas uniquement, comme quelques-uns de nos lecteurs le pensent peut-être, à parer nos campagnes et à nous offrir de frais abris pendant la chaleur du jour. Avant d'étendre ses bienfaits sur l'homme, elle est utile au végétal lui même; c'est par son entremise que la plante se met en rapport avec l'atmosphère et y élabore les sues qu'elle a puisés dans le sol; les feuilles sont, en un mot, les organes principaux de la respiration végétale, les poumons des végétaux. Dans les climats des tropiques, sous un ciel brûlant mais plus pur, la nature est plus riche et mieux parée, une végétation luxuriante se montre de toutes paris, et cette surabondance de vie se manifeste à l'extérieur par un développement admirable des organes foliacés, les poumons présentent une surface plus étendue, et la vie végétale atteint son plus haut point de perfection.

En quoi consiste donc cette respiration, ce phénomène important, qui tient le règne animal et le règne végétal tout entiers sous son influence mystérieuse? Nous avons déjà répondu en partie à cette question dans notre dernier numéro: nous avons donné une idée de la manière dont la respiration s'exécute chez les animaux; nous allons étudier aujourd'hui cette fonction dans le règne végétal; le cours que vient de terminer à l'École de Médecine M. Martins, professeur agrégé, nous en donne l'occasion.

Avant d'aborder l'étude de la respiration végétale, il faut bien nous rendre compte de la signification exacte des termes dont nous allons faire usage. Nous avons en effet une distinction importante à établir: nous reconnaissons dans une plante des parties vertes et des parties colorées, et nous entendons, avec tous les botanistes, par parties colorées tout ce qui n'est pas vert; ainsi, pour nous, la fleur du lis sera colorée, quoiqu'elle soit blanche; les racines, les vieilles tiges, les fleurs, leurs enveloppes et les fruits, sont des parties colorées. Cela posé, étudions successivement la manière dont, ces différentes parties agissent sur l'air atmosphérique. L'air, comme chacun le sait, est un mélange de deux gaz; l'oxygène et l'azote. Un volume d'air offre sur 100 parties à peu près 79 parties d'azote et 21 parties d'oxygène; il renferme en outre des traces d'acide carbonique. On s'étonne, au premier abord, qu'une proportion si faible de ce dernier gaz puisse, comme nous allons le voir, jouer le rôle principal dans la respiration végétale; mais cet étonnement disparaît quand on songe à l'immensité de la masse d'air qui nous entoure. Nous ne recueillons dans nos expériences que très-peu d'acide carbonique parce que nous ne soumettons à l'analyse qu'une très-petite quantité d'air, mais le calcul nous apprend que l'atmosphère renferme en réalité 1,500 billions de kilogrammes de carbone.

Fonctions des parties colorées.--Les parties colorées des plantes absorbent l'oxygène et exhalent l'acide carbonique. Ce phénomène a lieu en tout temps, et de jour comme de nuit.

Nous voyons sans cesse autour de nous des preuves de ce fait; ainsi la présence de l'air est indispensable aux racines elles-mêmes; et si elles sont trop enfoncées dans le sol, en sorte que l'air ne puisse parvenir jusqu'à elles, la plante dépérit; le même état de souffrance se manifeste si le pied de l'arbre est inondé, et qu'une grande masse d'eau se trouve ainsi interposée entre l'air et les racines. Pour hâter la croissance d'une jacinthe, il suffit de renverser une fiole d'oxygène dans le vase plein d'eau où plongent ces racines.--Les fruits agissent comme les racines et donnent naissance à des phénomènes identiques, même après avoir été cueillis; chacun connaît le danger qu'il y a à séjourner dans un endroit où des fruits sont réunis en grande quantité; l'oxygène de l'air du fruitier étant bientôt absorbé, est remplacé par de l'acide carbonique, gaz mortel pour l'homme.--Les fleurs sont dans le même cas; il serait imprudent de passer une nuit dans une serre, ce qui prouve en outre que le dégagement de l'acide carbonique s'effectue de nuit comme de jour. Les parties colorées respirent donc à la manière des animaux; elles absorbent l'oxygène et exhalent de l'acide carbonique qui vicie l'air environnant.

Fonctions des parties vertes.--Ici commence l'ordre de phénomènes le plus important pour le végétal et celui que les feuilles sont principalement appelées à remplir; une grande différence nous frappe au premier abord: l'action n'est plus la même pendant le jour et durant la nuit.

Pendant la nuit les parties vertes se comportent comme les parties colorées, elles absorbent l'oxygène et dégagent de l'acide carbonique.

Pendant le jour, au contraire, et sous l'influence directe des rayons du soleil, les plantes décomposent l'acide carbonique, fixent le carbone et exhalent, l'oxygène. Ce fut Bonnet qui entrevit le premier ce curieux phénomène.

Il avait placé des feuilles dans une source: les rayons du soleil y dardaient avec force, et de petites bulles de gaz se montrèrent bientôt, principalement sur la surface inférieure. Bonnet pensa que c'était de l'air qui provenait de l'eau; pour s'en assurer, il plaça les feuilles dans de l'eau distillée et dépouillée par conséquent d'air; il ne parut plus une seule bulle de gaz, et Bonnet se confirma dans son opinion erronée; il avait négligé de faire l'analyse de cet air prétendu, et passa ainsi à côté d'une des plus belles découvertes de la physiologie végétale. Priestley reprit plus tard la même expérience; mais, en véritable chimiste, il ne manqua pas de soumettre à l'analyse le gaz qu'il vit se produire, et reconnut avec étonnement que c'était de l'oxygène. L'acide carbonique contenu en dissolution dans l'eau avait été décomposé; les feuilles s'étaient emparées du carbone et avaient exhalé l'oxygène. Bonnet n'avait pas obtenu de gaz dans l'eau distillée, parce que la plante n'y trouvait plus d'acide carbonique qu'elle put décomposer. Mais ce n'était pas tout: il fallait prouver encore que dans l'air l'action est la même; que sous l'influence des rayons solaires la plante décompose l'acide carbonique de l'atmosphère comme elle le fait pour celui que l'eau tient en dissolution. Ce fut Théodore de Saussure qui mit ce fait hors de doute par un exemple admirable de simplicité et de précision. Il prit vingt-une pervenches aussi semblables que possible, dont il analysa sept; il nota la quantité de carbone qu'elles renfermaient; il en plaça ensuite sept sous un récipient où il avait introduit sept centièmes d'acide carbonique; sept autres furent placées sous un second récipient où il y avait de l'air privé d'acide carbonique. Il laissa végéter pendant six jours ces quatorze pervenches, et procéda ensuite à l'analyse du gaz renfermé sous les deux cloches: dans la première l'acide carbonique tout entier avait disparu et l'air restant contenait vingt-quatre et demi pour cent d'oxygène, au lieu de vingt-un qu'il renfermait d'abord; dans la seconde cloche, la quantité d'oxygène n'avait pas augmenté; les pervenches de la première furent soumises à l'analyse: elles renfermaient onze centigrammes et demi de carbone de plus que celles qui avaient été analysées au commencement de l'expérience. La quantité de carbone n'avait pas augmenté; dans les plantes de la seconde cloche, dont l'air avait été dépouillé de toute trace d'acide carbonique.

Par cette expérience remarquable, de Saussure a mis en évidence le principe fondamental de la respiration végétale; décomposition de l'acide carbonique, exhalation de l'oxygène et fixation du carbone. La plante est essentiellement composée de carbone, et toutes les forces vitales agissent pour fixer ce carbone dans son sein. L'air qui nous entoure est donc d'autant plus vivifiant pour les plantes qu'il est plus mortel pour les animaux, par la proportion d'acide carbonique qu'il renferme.

Ce n'est pas seulement de l'atmosphère que les végétaux retirent le carbone qui leur est nécessaire; il existe encore deux autres sources où ils en puisent sans cesse. Au moyen de leurs racines ils trouvent de l'acide carbonique dans le sol, et le décomposent ensuite. Pour s'assurer de ce fait, Sénébier ayant pris deux branches aussi semblables que possible, plaça la tige de l'une d'elles dans de l'acide carbonique; l'autre fut laissée à l'air; la première était encore pleine de fraîcheur que la seconde était complètement fanée. Enfin les végétaux, en combinant de l'acide carbonique, forment l'oxygène absorbé pendant la nuit avec le carbone même qu'ils renferment dans leur sein. Ainsi l'on peut dire que, pendant la nuit, la plante prépare des matériaux pour le travail plus important du jour: elle absorbe de l'oxygène et exhale de l'acide carbonique, qui sera décomposé au profil du végétal sous l'influence salutaire des rayons du soleil. M. Dumas pense même que la plante ne fait rien pendant la nuit, qu'elle n'agit réellement que le jour, et qu'à l'ombre elle se borne à laisser passer l'acide carbonique emprunté au sol qui filtre à travers ses tissus et se répand dans l'air.

Les parties vertes des végétaux qui jouissent de ces propriétés admirables de décomposition, sont douées d'une autre faculté non moins mystérieuse: elles retiennent tous les rayons chimiques que darde le soleil. Chacun se souvient, en effet, de l'impuissance de l'appareil de M. Daguerre à reproduire les paysages, comme si, dit M. Dumas, les rayons chimiques essentiels aux phénomènes daguerriens avaient disparu dans la feuille, absorbés et retenus par elle et mis en réserve pour servir à la dépense énorme de force chimique nécessaire à la décomposition d'un corps aussi stable que l'acide carbonique.

Les végétaux, outre le carbone, absorbent de l'hydrogène en décomposant l'eau qui entoure leurs racines, comme font prouvé MM. Edwards, Colin et Boussingault. D'après les expériences de ce dernier chimiste, ils fixent de plus une certaine quantité d'azote.

Le tableau suivant résume d'une manière très-concise les phénomènes principaux de la respiration végétale.

RESPIRATION VÉGÉTALE.

Les phénomènes qui constituent essentiellement la respiration des végétaux diffèrent donc totalement de ceux que nous a présentés la respiration des animaux; les premiers versent dans l'air de l'oxygène, gaz bienfaisant, source de vie; les seconds répandent, au contraire, autour d'eux des flots d'acide carbonique, gaz impur et qui devrait vicier l'air qui le reçoit; la respiration végétale servirait donc, à purifier l'air souillé par le souffle impur des animaux. Quelques observations viendraient à l'appui de cette idée: on sait que le fond des mares est souvent couvert de végétaux qui forment, par leur réunion, comme un tapis de verdure au fond des eaux. M. de Humboldt, observant les poissons qui s'y trouvaient, s'aperçut qu'ils étaient pleins d'ardeur et de vie lorsque le soleil dardait ses rayons sur l'eau; ils paraissaient souvent, au contraire, épuisés et malades lorsque le soleil ne se montrait pas, et quelques-uns même finissaient par mourir si le ciel restait longtemps couvert. Frappé de ce fait, l'illustre observateur analysa l'eau de la mare quand le soleil donnait, et ce ne fut pas sans étonnement qu'il trouva que l'air contenu en dissolution dans l'eau renfermait 80 à 90 pour 100 d'oxygène; ayant soumis ensuite à l'analyse une certaine quantité d'eau de la même mare recueillie pendant un temps sombre, il n'y trouva plus que 16 à 17 pour 100 d'oxygène. Cette différence énorme expliquait le malaise des poissons durant les heures ou ils ne pouvaient respirer une quantité suffisante d'oxygène, et l'augmentation de ce gaz précieux lors des jours de soleil, jours de joie et de santé pour les poissons, ne peut être attribuée qu'à l'influence des végétaux de la mare, dont la respiration, activée par la présence du soleil, purifiait l'eau en y versant une proportion plus considérable de gaz oxygène. Mais ce fait isolé ne prouve pas, quelque curieux qu'il soit, les rapports constants que plusieurs physiologistes ont voulu établir entre les deux règnes, les mettant pour ainsi dire sous la dépendance l'un de l'autre, en donnant aux animaux la tâche de fournir l'acide carbonique nécessaire au règne végétal, et en chargeant les plantes de débarrasser l'atmosphère de ce gaz impur et de le remplacer par l'oxygène. M. Martins se hâte de prévenir ses auditeurs contre ces idées spécieuses au premier abord, mais que l'expérience ne confirme pas. Considérant la plante dans son ensemble, il remarque que les parties vertes sont toujours les plus nombreuses, que pendant la nuit la plante vicie l'air au lieu de le purifier, que pendant l'hiver l'action du règne végétal cesse presque entièrement, et qu'enfin, pendant le jour et durant la belle saison, le soleil refuse souvent à la terre ses rayons vivifiants. Le professeur en conclut que les deux actions se balancent et qu'en somme la présence du règne végétal n'influe pas ou n'exerce du moins qu'une faible influence sur la composition de l'air. Les expériences de Link Woodhouse et Grish viennent donner à cette opinion un cachet de certitude. Ces observateurs placèrent sous de grandes cloches des plantes entières chargées de feuilles, de fleurs et de fruits; après un temps assez considérable, l'air de la cloche fut soumis à l'analyse, et sa composition était la même qu'avant l'expérience: il y avait eu un équilibre parfait entre les différents phénomènes; ce que l'air avait gagné en oxygène par l'action des parties vertes lui avait été repris par les parties colorées; il en avait été de même pour l'acide carbonique, et l'air de la cloche n'avait été ni vicié ni amélioré par la respiration de la plante. La chimie, par la voix de M. Dumas, vient d'ailleurs confirmer l'opinion des botanistes. L'illustre savant nous prouve par des chiffres que l'influence du règne végétal est nulle sur les animaux. L'air qui nous entoure, dit-il, pèse autant que 581.100 cubes de cuivre d'un kilomètre de côté; son oxygène pèse autant que 134.000 de ces mêmes cubes. En supposant la terre peuplée de mille millions d'hommes et en portant la population animale à une quantité équivalente à trois mille millions d'hommes, on trouverait que ces quantités réunies ne consomment en un siècle qu'un poids d'oxygène égal à 15 ou 16 kilomètres cubes de cuivre, tandis que l'air en renferme 134.000. Il faudrait 10.000 années pour que tous ces hommes pussent produire sur l'air un effet sensible à l'eudiomètre de Volta, même en supposant la vie végétale anéantie pendant tout ce temps.» Nous voyons donc que, par des considérations différentes, M Martins et M. Dumas arrivent au même but. La chimie, la balance en main, vient confirmer les doctrines de la physiologie végétale; leurs résultats sont d'accord: nous ne devons pas nous en étonner, car les sciences sont soeurs et doivent marcher en se donnant la main.



Margherita Pusterla.

AVANT-PROPOS.

Le 13 mai dernier, l'Illustration, dans son Bulletin bibliographique, a rendu compte de l'Histoire universelle publiée en Italie par M. César Cantù, et dont une traduction s'imprime en ce moment à Paris. Nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs un roman du même écrivain, Margherita Pusterla. Notre intention n'est pas d'entretenir ici nos lecteurs de M. Cantù lui-même, et nous renvoyons ceux qui seraient curieux d'avoir quelques détails sur sa vie; littéraire à l'article que notre collaborateur lui a consacré. Mais il est peut-être nécessaire, sans prétendre en aucune façon imposer notre opinion à personne, de dire quelques mots de l'ouvrage dont nous commençons aujourd'hui la traduction.

La renommée a ses hasards et ses caprices, et c'est surtout sur les importations littéraires qu'elle exerce sans contrôle l'arbitraire de ses jugements. Souvent, on ne le sait que trop, un peuple ne connaît que les médiocres écrivains de la contrée voisine, qui le juge également sur les moindres représentants de son génie; tandis que des réputations nationales, très-justes et très-méritées, ne passent jamais la frontière, qui ne devrait pas exister pour elles.

Nous pensons que ces réflexions s'appliquent, dans une certaine mesure, au peu de bruit qu'a fait en France Margherita Pusterla. L'école du roman historique en Italie, qui reconnaît Manzoni pour son maître, n'a pourtant produit aucune oeuvre qui, avec des qualités très-différentes, et sans la moindre trace d'imitation, mérite plus d'être comparée aux oeuvres du chantre des Promessi Sposi. On peut juger diversement les défauts de M. Cantù, mais il ne peut y avoir qu'une voix sur ses qualités: un sentiment littéraire élevé, une érudition solide et consciencieuse, un habile développement des caractères, une inspiration morale toujours droite, toujours présente, le sens du pathétique, l'expression souvent forte, souvent heureuse, de l'énergie, de la sensibilité; est-il beaucoup de romanciers célèbres dont on en puisse dire autant? Ces qualités, l'Italie les a trouvées dans Margherita Pusterla, qu'elle compte parmi ses lectures favorites. Nous espérons que la traduction, interprète toujours un peu perfide, ne les cachera pas entièrement à nos lecteurs. Ils ne chercheront pas, surtout dans les premiers chapitres, le rapide intérêt et la facile lecture des nouvelles que nous avons données jusqu'ici, et que, nous donnerons encore de temps en temps, sans interrompre le cours de la publication de Margherita. Ils comprendront dès l'abord que c'est là une oeuvre qui, par son étendue, réclame la longueur des préparations, et que le grand Écossais lui-même ne résisterait pas à celui qui le jugerait sur le début de ses chefs-d'oeuvre. Les conditions de cette équité préjudicielle une fois remplies, nous croyons que te talent de l'auteur exercera sur le public français toute l'influence qu'il a exercée en Italie.



MARGHERITA PUSTERLA.

Lecteur, as-tu souffert?--Non.
--Ce livre n'est pas pour toi.




CHAPITRE PREMIER.

LA MARCHE TRIOMPHALE.

n 1340, au commencement de mars, les Gonzague, seigneurs de Mantoue, avaient tenu cour plénière dans leur ville. Tables publiques, musiciens, saltimbanques, bouffons, fontaines de vin, ils avaient prodigué toute la pompe que les petits tyrans, qui avaient succédé aux gouvernements libres dans la Lombardie, appelaient à leur aide pour éblouir les esprits généreux, charmer les frivoles et capter le peuple, toujours alléché par les brillantes apparences. Trois mille cavaliers étaient accourus à cette fête, en grand luxe d'habits, couverts des plus belles armures qui furent jamais sorties des ateliers de Milan, et montés sur des destriers ferrés d'argent. Parmi eux, on comptait, beaucoup de Milanais venus pour faire cortège au jeune Bruzio, fils naturel de Luchino Visconti, seigneur de Milan. C'étaient Giacomo Aliprando, Matteo Visconti, frère de Galéas et de Barnabé, qui depuis devinrent princes; le seigneur de Gallarate, le chef de la noble famille des Crivelli, et le plus renommé de tous, Franciscolo Pusterla, le plus opulent suzerain de Lombardie. On aurait pu le dire aussi le plus fortuné, des hommes, si les richesses humaines contenaient quelque certitude de bonheur, et si, comme ou le verra dans la suite de cette histoire, il n'eût pas été sur le bord d'un abîme de misères dont il devait atteindre le fond.

Ces champions milanais avaient remporté le prix du tournoi de Mantoue. Ce prix consistait en un poulain superbe, de la valeur de cent sequins, noir comme la résine, avec sa housse bleu de ciel, chamarrée d'argent, et en un autre cheval de moyenne grosseur, bai avec des taches blanches à deux de ses pieds, on avait encore ajouté deux vêtements, l'un d'écarlate, l'autre de soie, doublée de menu vair. Pour faire montre de ces trophées, les vainqueurs avaient parcouru en triomphe Crémone, Plaisance et Pavie, d'où ils étaient revenus dans leur patrie le 20 mars de cette même année 1340. Partout ou les recevait en grande liesse. C'est un hasardeux et dominant instinct de l'homme qui le pousse en tout temps à se prosterner devant la valeur triomphante, mais qui se déployait surtout dans cet âge où la force matérielle régnait sans conteste. En outre, les petits seigneurs voyaient avec plaisir le courage s'entretenir dans les tournois et les batailles simulées, comme en d'autres temps ils virent avec satisfaction le peuple exalter son humeur de curiosité et de disputes en factions de théâtre et en querelles littéraires. Aussi Milan envoya à la rencontre de ses chevaliers une escorte composée de la cour et des plus nobles seigneurs. Après s'être arrêtés dans le splendide château de Belgiojoso, ils s'acheminèrent tous vers la cité.

Ils entrèrent en grande solennité par la rue Saint-Eustorge. Après avoir traversé le faubourg de la citadelle, déjà ceint d'une muraille, ils se présentèrent à la porte du Tesin, qui s'ouvrait au lieu qu'occupe aujourd'hui le pont jeté sur le canal del Naviglio. Ce canal marque encore le fossé que, pour se défendre contre Barberousse, les Milanais avaient creusé autour de leur ville ressuscitée. Un terre-plein élevé avec les déblais de cette excavation était leur seul rempart; mais il suffisait alors que chaque citoyen était soldat, soldat pour la patrie et pour les franchises. Peu de temps avant l'époque dont nous parlons, Azone Visconti avait. à cet endroit, bâti une muraille de dix mille brasses de circuit, avec onze portes à herses et pont-levis, et couronnée de cent tours aux créneaux innombrables.

Les chevaliers passèrent, sous l'arche qui subsiste encore, et côtoyèrent ces fameuses colonnes de San-Lorenzo, vénérables débris de l'antiquité romaine, bientôt ils arrivèrent au carrefour appelé Carrobbio, parce qu'il y pouvait passer des chariots, avantage que présentait alors un bien petit nombre de rues. Suspendant ses travaux, le peuple accourait à ce spectacle, attiré par la joyeuse sonnerie des hérauts de la ville, vêtus de pourpre, et qui s'avançaient, avec leurs trompes d'argent, au milieu des gardes de la porte en corselet blanc mi-partie d'écarlate, et en manteaux de même couleur. Ils précédaient le cortège, entourant le porte-bannière, qui portait l'étendard aux armes des diverses portes semées autour d'une vipère noire en champ d'argent.

«Quelle est cette dame tout de velours et d'or?» demandait un petit enfant.

Ses parents lui répondaient: «C'est la princesse Isabelle, la femme de celui-là tout reluisant d'acier, dont le cimier porte une vipère qui mange un enfant mutin. Il s'appelle Luchino, notre seigneur. Voyez un peu notre bonne fortune d'avoir un maître si vaillant et une si belle maîtresse!

--Eh! regardez, ajoutait un compère en poussant son voisin d'un malicieux coup de coude, quel échange d'oeillades entre elle et Galéas.

--Eh! eh! répliquait le voisin en clignant de l'oeil, ce n'est pas d'hier que la tante s'entend avec le neveu.»

Alors on commençait à réciter la chronique scandaleuse, on se conta et les affronts que se renvoyaient mutuellement Isabelle et son mari. En effet Luchino, sans la moindre vergogne, venait un peu en arrière, entouré de ses fils naturels, Lorestino, Borsio et Bruzio dont nous avons parlé, tous deux nés de différentes mères.

Luchino était fils du grand Matteo, qui, après l'archevêque Ottone Visconti, avait, par valeurs et par brigues, obtenu la seigneurie de Milan avec le titre de vicaire de l'empire, de capitaine et de défendeur de la liberté. Galéas avait succédé à Matteo dans le commandement; à Galéas son fils Azone. A la mort de celui-ci, Luchino, le 17 août de l'année précédente, avait été reconnu seigneur par l'assemblée Générale des Milanais; mais comme on se défiait d'une jeunesse indomptée qui s'était consumée en aventures de libertin, on lui avait associé son frère Giovanni, évêque suzerain de Novare. Comment le peuple, connaissant les défauts de ce prince, l'avait-il élu de préférence, ou n'avait-il pas rétabli la liberté? Ce serait mal connaître le génie populaire que de s'en étonner. Arrivé au pouvoir, Luchino, usant d'astuce et d'autorité, élimina bientôt son frère.. qui, prêtre, bon catholique et désireux de jouir en paix des avantages de sa richesse et de sa belle mine, se déchargea volontiers des affaire publiques.

Luchino était abondamment pourvu de ce courage militaire qui peut accompagner tous les vices et s'unir même à l'infamie. Avare de promesses, intrépide à les tenir, prompt à prendre une résolution et prompt également à l'exécution, il augmenta son empire qu'il ne laissa point morceler. Il ne sentit jamais de bienveillance que pour ses bâtards. Il ne sut pas pardonner, jamais il ne se confia à l'homme qu'il avait une fois offensé. Pour dissimuler la haine ou la vengeance, pour suivre sa proie à travers de longs détours, pour consommer une iniquité sous les hypocrites semblants de la justice qu'aucuns égalèrent parmi les seigneurs de sa race, et il y en eut pourtant de tristement remarquables par cette odieuse habileté. On le louait justement d'avoir délivré le pays des voleurs qui l'infestaient, d'avoir refréné les violences de ses feudataires, pesé au même poids Guelfes et Gibelins, et frappé d'un égal impôt le populaire et la noblesse. Mais, pour ce qui le regardait en propre, il n'appelait justice que son intérêt. A-t-il manqué d'imitateurs ou de modèles? Sa politique était simple: se conserver à tout prix. Trouvait-il opportun d'encourager le commerce et les arts, il les favorisait; la guerre lui convenait-elle mieux, il la déclarait, insouciant du sang et des larmes qu'elle allait coûter. Selon ce qu'il croyait le plus utile à ses vues, il protégeait les arts et la poésie, ou il dressait pour les artistes et les poètes des gibets et emplissait les geôles. Il se considérait comme un conducteur de bêtes sauvages, qui, sous peine d'être dévoré par elles, doit sans cesse les tenir sous le coup du châtiment et leur faire sentir qu'il est nécessaire à leur existence; aussi voulait-il apparaître aux bons, c'est-à-dire aux peureux, comme l'unique auteur de la félicité publique. A l'égard des méchants, c'est-à-dire de ceux qui auraient osé, contrôler ses actes, il exagérait par calcul son naturel féroce et dissimulé. Espions, juges achetés, soldats, faisaient de temps en temps d'éclatants exemples. Accusations, emprisonnements, exécutions, tout apprenait à la foule l'oubli des franchises dont elle avait joui; tout lui enseignait à croire que le commandement est l'unique devoir des princes, l'obéissance l'unique droit des sujets.

Les moyens violents n'étaient pas toujours ceux que Luchino aimait à mettre en oeuvre, et il semble que les Milanais ou ne comprenaient pas, ou trouvaient agréable cette partie de sa tactique qui consistait à les dompter par la corruption. A la populace, fêtes, danses, tavernes, mauvais lieux; aux jeunes nobles, dont les manières sévères et réfléchies lui faisaient ombrage, il donnait, dans sa cour, les exemples et les facilités de la débauche, afin que, voyant les routes de la gloire et des honneurs fermées derrière eux, ils livrassent à la jouissance et aux plaisirs la fleur de leur vie. On rapporte que cette voie était celle qui menait Luchino le plus promptement et le plus sûrement à son but.

La conscience criait encore en lui; mais, à l'aide des pratiques dévotes, il en étouffait la voix ou l'éludait. Chaque jour il récitait ou il entendait l'office de la Vierge. Souvent ses chiens étaient admis à sa table; mais souvent aussi il y admettait des vieillards et des mendiants, qu'il servait lui-même avec tout le faste d'une fausse humilité. Jamais il ne mangeait que des mets de carême le samedi et les jours prescrits. Il établi! le tarif des funérailles, et de graves punitions furent prononcées contre les médecins qui visiteraient trois fois un malade sans faire venir le confesseur.

Les ambassadeurs et les poètes lui répétaient sans cesse qu'il avait tout l'amour de ses sujets. Ou peut juger s'il les croyait à la cotte de mailles qu'il ne dépouillait jamais, aux doubles gardes qui environnaient sa demeure, aux énormes dogues qui ne le quittaient pas, en quelque lieu qu'il allât. Ceux-ci, du moins, pourvu qu'ils mangeassent, n'étaient pas suspects de désirer un changement de gouvernement.

Toutefois, à voir les démonstrations qui l'accueillaient sur son passage, on aurait pu prendre Luchino pour le père de son peuple, et toutes ces acclamations n'étaient pas dictées par une lâche flatterie. Il n'est pas de gouvernement, si détestable qu'il soit, dont quelque classe ne tire profit. Les Lombards, à cette époque, traversaient un âge de turbulence interne, où la liberté, achetée au prix du sang et des plus généreux efforts, était allée se perdant à travers les discordes civiles, les fureurs des factions et les ruses des puissants. Fatigués de cette continuelle tempête, où le peuple risquait tout sans rien gagner, ils voyaient, d'un bon oeil un gouvernement énergique qui mettait un frein à toutes les ambitions. La foule donnait le nom de paix à la commune servitude; ceux qu'elle enrichissait la nommaient liberté! En outre, Luchino n'admettait guère aux emplois que des citoyens de Milan; six mille d'entre eux vivaient du trésor public. Pendant la disette qui pesait sur le pays, quarante mille indigents furent nourris aux dépens de la ville, de la ville et non du prince; mais le peuple est toujours prêt à renvoyer à ses maîtres les responsabilité des biens ou des maux qu'il éprouve.

Quant aux nobles, le vertige les avait, saisis lorsqu'ils étaient aux affaires publiques. Chacun se préférait à la patrie; pourvu qu'il fût libre, il ne se souciait pas des franchises communes. Que leur était la gloire au prix de leur intérêt, la vertu au prix de la vie? Alors ils cueillaient les fruits dont ils avaient jeté la semence. Ceux à qui l'état de la cité était insupportable, et qui désespéraient de relever leur pays de l'abaissement, ou bien vivaient dans le repos d'une paix contrainte, ou cherchaient un refuge dans les pays étrangers. Ils laissaient ainsi un plus libre champ de la cupidité des citoyens qui voulaient s'élever non plus dans le gouvernement de leur pays, mais dans les charges de la cour, réservant à celui-là seul dont ils recevaient de l'éclat et des récompenses les services qu'ils auraient dû consacrer à l'utilité de tous.

Soupçonneux ou jaloux, Luchino avait retiré sa faveur à tous ceux qui sous Azone avaient atteint l'apogée de leur fortune. Désireux de s'entourer d'une troupe docile à ses inspirations, il avait appelé auprès de lui les compagnons de ses débauches juvéniles, prêts à faire tout ce qu'il voudrait, et même à se porter au pire. Dans le cortège que nous décrivons, il était facile de distinguer les favoris et les disgraciés. Les premiers entouraient le prince, se mêlaient de temps en temps à sa conversation; ils se reconnaissaient à l'orgueil avec lequel ils étalaient la magnificence de leur bassesse, à leur affectation à ne se réunir qu'entre eux, et aux grâces badines qu'ils déployaient en faisant caracoler leurs fringants coursiers. Les autres se tenaient au dernier rang, taciturnes ou échangeant à grand'peine quelques mots d'une voix craintive et voilée. Le peuple supposait naturellement dans les favoris du prince tout le sens, la valeur et la prudence dont les disgraciés étaient dépourvus à ses yeux; il saluait les premiers et assimilait les autres à des hérétiques et à des excommuniés. Contenue par la figure rébarbative de l'Allemand Sfolcada Melik, capitaine des gardes du corps de Luchino, la foule, regardant en dessous le museau barbu du gendarme, criait: «Vive le Visconti! vive la vipère! (2)»

[Note 2: On sait que les armes des Visconti étaient une vipère tenant un enfant à demi enfoncé dans sa gueule.]

Sans distinguer les grands ni les petits, un bouffon galopait à travers le cortège. Cette race pullulait alors dans les cours, mais surtout dans la Milanaise, qui consacrait trente mille florins par an à les entretenir: excellent emploi des deniers publics! Ils remplissaient l'office que remplissent quelquefois les poètes et toujours les flatteurs: aduler le prince, faire rire à leurs propres dépens, et cacher sous l'agrément d'un bon mot toute l'horreur d'un crime. Toutefois, comme il n'est rien de si mauvais en ce monde qu'il ne s'y trouve quelque mélange de bien, ils risquaient quelquefois, au milieu de leurs lazzis, des vérités hardies qui, sans eux, n'auraient jamais frappé les oreilles des grands.

Grillincervello, c'était le nom du bouffon de Luchino, couvrait sa tête rasée d'un bonnet blanc conique, surmonté d'un cimier écarlate simulant une crête de coq; ses chausses et son pourpoint de toile, larges et mal façonnés, étaient surchargés d'énormes boulons et d'anneaux sonores. A la main, il tenait un bâton qui portait à l'un de ses bouts une tête de fou avec des oreilles d'âne. Deux raves lui servaient d'éperons, fabrique de Pavie, disait-il, avec lesquels il excitait l'ardeur d'un fougueux destrier de Barlassine (autre phrase à son usage) tout bardé de rubans et de sonnettes. La bouche sans cesse tirée par un rire mêlé d'idiotisme et de malignité, les yeux louches et éraillés, il sautillait de çà, de là, tantôt donnant la chasse aux porcs et aux poules qui couraient librement par les rues, tantôt barrant le passage à tout venant, et lâchant à celui-là un bon mot, à cet autre une injure. Tout en marmottant à l'oreille de Melik quelques phrases d'un mauvais jargon tudesque, il lui tirait ces imposantes moustaches; et pendant que celui-ci, sans compromettre sa gravité, s'apprêtait à le corriger avec le plat de son sabre, le bouffon était déjà bien loin. Matteo Salvatico, auteur de l'Opus pandectarum médicinae, le meilleur traité sur les vertus des simples, chevauchait dans tout l'appareil des médecins d'alors, vêtu d'un habit de pourpre, les mains chargées de bagues précieuses et des éperons d'or à ses brodequins. Le fou, faisant à la monture de Matteo un geste intraduisible, disait au médecin: «Tâte-lui le pouls.» Puis, se dirigeant vers l'astrologue Alandon del Nero, autre meuble indispensable d'une cour à cette époque, il lui donnait un grand coup sur la nuque, pendant qu'il était absorbé, dans ses profonds calculs, et lui disait: «Les étoiles ne t'ont pas appris celui-là.»

Luchino l'entendait et souriait. Il venait à peine de laisser derrière lui le palais qu'il avait élevé pour en faire sa demeure particulière, en face de Saint-Georges; il pénétrait lentement la foule, qui, près de l'église de Saint-Ambroise-in-Solariolo, affluait au marché, on, comme on disait, à la Balla du laitage et des huiles, lorsque ses regards s'arrêtèrent sur la terrasse en saillie d'une tour située à l'angle de la rue qui conduit à Saint-Alexandre, et sur une jeune femme qui s'y tenait. C'était Marguerite Pusterla. Elle était aussi du sang des Visconti et cousine du prince, mais elle ne lui ressemblait en rien. Ce n'était pas pour satisfaire au caprice d'une curiosité de femme qu'elle venait regarder la marche du cortège, mais pour y reconnaître son mari, Franciscolo Pusterla, un des vainqueurs de la joute, comme nous l'avons dit, et qui se tenait au dernier rang, parmi les mécontents. La noble dame, aussi belle que doit l'être l'héroïne d'un roman, dirigeait sur le parapet de la terrasse les pas d'un enfant d'environ cinq ans, et de sa main blanche lui indiquait au loin un cavalier magnifiquement vêtu et monté. À cette vue, l'enfant sautant de joie entre les bras maternels s'écriait: «Mon père! mon père!» et, avec l'élan ingénu de l'enfance, tendait vers lui ses petites mains. Absorbée dans cet épisode de famille, qui était tout pour elle, Marguerite ne songeait ni aux acclamations de la foule, ni à la pompe du cortège, ni aux yeux qui admiraient ses charmes, ni à Luchino lui-même, bien qu'il eût ralenti le pas en arrivant près du balcon, et que, jaloux d'attirer sur lui les regards de Marguerite, il eût fait piaffer et caracoler le superbe étalon blanc qu'il chevauchait.

Ces manoeuvres furent vaines, et un nuage de dépit passa sur son rude visage, Ramengo de Casale, un de ces courtisans toujours disposés à seconder toutes les passions des princes, s'approcha, en s'inclinant avec un respect adulateur; il s'écria: «Si on veut trouver de la grandeur dans un homme, de la beauté dans une femme, il faut les chercher dans la maison des Visconti.»

Luchino, insensible à cette bouffée d'encens, lui répondit, en homme habitué aux plus basses flatteries: «Soit; mais il paraît que notre nom commun n'est pas d'un grand prix aux yeux de cette belle; et toujours est-il que vous tous ensemble vous n'avez pas su embellir nos réunions de sa présence.

--Je le confesse, répliqua Ramengo. Son humeur est aussi orgueilleuse et sauvage que sa beauté est pleine d'éclat et de charme; mais plus la victoire est difficile, plus il y a de gloire à la remporter; et quelle rigueur ne s'évanouirait devant le soupir d'un prince!»

Le bouffon arriva alors en sautillant; il rit sardoniquement au nez du flatteur, en fit autant à Luchino, et lui dit en se remuant de manière à faire tinter toutes ses clochettes; «Ne l'écoute pas, maître. Lèche-toi les barbes; ce n'est pas là morceau pour les dents.

--Et pourquoi non, misérable?» Ces mots échappèrent au dépit de Luchino.

«Parce que non,» répéta le maraud en touchant sa monture; et en un clin d'oeil il disparut. Cependant Luchino, sourd aux plaisanteries des courtisans et aux vivat du peuple, avançait toujours avec lenteur, et de temps en temps se tournait vers la belle Pusterla. Les regards de Marguerite ne quittaient pas son mari, qui s'avançait en compagnie d'un page et d'un moine venus à pied à sa rencontre, et s'entretenait avec eux. Gestes, regards, langage, tout était de feu dans le jeune pape. Le visage de l'autre, animé d'une gravité douce, révélait une lutte profonde entre l'emportement des passions et la constance de la volonté; son front, prompt à se couvrir de rides, ses joues amaigries et creusées, ses lèvres contractées, tous ses traits étaient empreints du sceau que l'infortune impose à ses victimes, comme pour leur donner la consolation de se reconnaître entre elles et de pouvoir s'allier pour la combattre en commun.

Les regards choquants du prince, et l'affectation qu'il mettait à se retourner n'échappèrent point à Pusterla. Il n'adressa que ces mots à ses compagnons, frappés comme lui de ce spectacle: «Vous voyez!

--Je vois, répondit le moine en baissant les yeux et dans l'attitude, d'un homme habitué aux graves pensées.

--Misérable! s'écria le page; et des étincelles jaillissaient de ses yeux; ceci comble la mesure! Mais que ne faut-il pas attendre d'un tyrau? Oh! que Milan ne peut il compter cent hommes animés de ma résolution! Et vous seigneur Francesco, quand vous résoudrez-vous à proclamer hautement votre nom, et à finir d'un seul coup le commun opprobre et l'esclavage de la patrie?»

Du geste et de la voix, Franciscolo Pusterla imposait silence à Alpinolo, ainsi se nommait le jeune homme, pendant que le frère, avec la tranquillité habituelle aux personnes qui vivent en elles-mêmes, disait; «Il ne reste qu'un parti à prendre pour les mécontents: qu'ils se séparent des méchants, et que, sans s'effrayer de l'oubli de leurs concitoyens, ils cherchent dans le noble bonheur des affections domestiques la paix de la conscience et la sécurité de leur honneur. C'est ce qu'à su faire ton beau-père Uberto Visconti; c'est l'exemple que tu devrais imiter; tout t'annonce que l'heure en a sonné. Avec le trésor que lu possèdes en Marguerite, est-il un coin de terre si reculé, une solitude si abandonnée, dont tu ne puisses faire un paradis ici-bas?»

La voix du moine s'était animée en parlant ainsi, et le rouge monta à ses joues. Il sembla s'en apercevoir, et baissant la tête, il fit silence; mais Franciscolo, peu convaincu par le langage de son ami; «Oui, Buonvicino, disait-il, la retraite est le songe de mes veilles. Mais quoi! qu'est-ce qu'un homme lorsqu'il a quitté la scène de la politique? Combien je paraîtrais dégénéré de mes ancêtres, toujours si appliqués au gouvernement de leur pays! Tant que le pouvoir fut aux mains d'Azone, tu sais si j'ai cessé de travailler au bien de la cité; tu sais avec quels égards pleins de délicatesse j'en usai avec Luchino, bien qu'il fût en querelle avec son oncle. J'espérais qu'arrivé à son tour à la souveraineté, il me saurait bon gré de ma conduite, me compterait parmi ses amis, et qu'ainsi je pourrais le conduire dans la voie du bien public. On a vu le fruit de ces ménagements. A peine en possession du trône que nous avons tant contribué à lui assurer, non-seulement il a oublié nos récents services, mais il nous a fait un crime des anciens; il nous a tous écartés. Il s'est entouré de gens nouveaux de race plébéienne, aveugles conseillers insensés flatteurs, pestes de cour, dont je voudrais être à mille lieues, si l'espoir ne me tenait encore au coeur de redevenir utile à ma famille et à mes concitoyens.»

Alpinolo applaudissait à ce langage hardi. Frère Buonvicino, comprenant que sous le manteau du bien public se cachaient l'ambition et un naturel qui, habitué à ne trouver de jouissances que dans les orages de la vie, mettait au même rang le calme et la mort, aurait facilement rétorqué les spécieux arguments de son ami; mais aurait-il pu réveiller dans son âme quelque honte virile, capable de le ramener à des idées plus saines? Accoutumé à voir avec indulgence les faiblesses humaines, pour ne point être conduit à les mépriser, il suivit Pusterla sans rien dire jusqu'à la place du Dôme, où ils se séparèrent.

Au lieu où s'élève aujourd'hui le palais royal siégeaient alors les intendants de l'approvisionnement, et c'est devant leur demeure que se tenait chaque semaine le marché des habits. L'emplacement occupé maintenant par le Dôme s'appelait la place aux Harangues, parce que c'est là que, sous le gouvernement républicain, les citoyens se réunissaient pour prononcer ou pour entendre les discours qui intéressaient le bien public. Sur cette place, luttèrent longtemps le sincère patriotisme du petit nombre et l'ambitieux égoïsme de la majorité. Là, naquirent les factions qui déchirèrent la patrie, jusqu'à ce que, rassasiés de tempêtes, les Milanais remissent le pouvoir suprême aux mains des Forriani, puis des Visconti. Nous avons dit que l'archevêque Ottone fut le premier seigneur de cette famille. Mateo le Grand son fils Galéas ensuite, et cet Axone dont nous avons eu plusieurs fois occasion de parler, furent ses successeurs. Ce dernier, attentif à déguiser la servitude, avait soigneusement pourvu à l'embellissement des édifices de la cité; le palais dans lequel Luchino entrait en ce moment comme dans sa royale demeure avait surtout été orné avec un goût merveilleux. C'était une tour à plusieurs étages, avec chambres, salles, corridors, bains et jardins. De nombreux appartements à doubles fenêtres s'étendaient au rez-de-chaussée, avec riches portières, profusion d'or et de telles richesses que c'était éblouissant à voir. On y remarquait une vaste volière en fil de fer, où voltigeaient des oiseaux de toutes les espèces. Il n'y manquait pas même une ménagerie d'ours, de babouins et d'autres bêtes sauvages, parmi lesquelles ou comptait une autruche et un lion. Je dois aussi parler des peintures dont chaque suite était ornée; d'un petit lac dans lequel quatre lions vomissaient un flot continu, et qui représentait le port de Carthage rempli de vaisseaux armés pour la guerre punique; enfin de la chapelle enrichie d'ornements de la valeur de vingt mille florins d'or et de reliques précieuses.

Ce fut dans cette magnifique demeure qu'entra le cortège ducal. Le beau jeune homme, à la barbe longue, aux cheveux tombant en flots bouclés sur ses épaules, splendide dans ses habits, et comme ombragé par les plumes ondoyantes qui se penchaient tout autour de sa toque, sauta lestement de cheval et présenta la main à la comtesse Isabelle pour l'aider à descendre de son palefroi. C'était Galéas Visconti. Il monta les degrés en chuchotant des galanteries à l'oreille de sa tante, pendant que tout le cortège les suivait.

On arriva à la salle dite de la Vaine-Gloire, si splendide que ce n'est qu'un long cri d'admiration chez tous les historiens qui la décrivent. Là, pendant que le bouffon faisait de respectueuses salutations à Hector, à Hercule, à Azone et aux autres images de héros qui décoraient les murailles, la foule se forma en groupes et en cercles divers pour se livrer à cette conversation riche de paroles et vide de sentiments et d'idées, qui fait le délassement des assemblées polies. On discourait de la cour des Gonzague; les uns la louaient, d'autres en faisaient la critique. La Maestria et les beaux coups de nos joueurs occupaient aussi l'assemblée; et quoique leur coeur dût conserver le vivant souvenir d'une liberté récente, ils s'enorgueillissaient d'un compliment, d'un sourire du prince. Celui-ci recevait particulièrement les hommages des envoyés des petites cours lombardes, et l'ambassadeur de Mantoue exaltait avec chaleur la bravoure et la courtoisie de Bruzio et de Franciscolo Pusterla.

Cette dernière louange dut paraître bien malhabile aux courtisans consommés, qui savaient combien peu ce dernier était dans les bonnes grâces de Luchino. Mais quelle fut leur surprise, lorsqu'ils virent le prince, à ce discours se tourner vers Pusterla, et lui adressant la parole avec plus de grâce qu'il n'en avait jamais montré aux plus favorisés, lui rejeter les éloges du Mantouan et ceux qu'Azone avait coutume de lui donner. Il s'insinua adroitement dans bon esprit par le genre de louanges auquel on résiste le moins, celles, qu'on rapporte comme sortant de la bouche d'un tiers, et il s'entretint avec lui comme avec un cavalier pour lequel il professait une haute estime. Lorsqu'il eut, avec un art brillant, caressé les passions de Pusterla, il ajouta du ton de la confidence; «Franciscolo, je n'ai point oublié, soyez-en sur, l'amitié qui nous unissait dans la vie privé; je n'attendais que l'occasion pour vous donner des preuves de ma bienveillance. Cette occasion se présente aujourd'hui. Mastino Scaliger, impuissant à supporter mon inimitié, implore une réconciliation. A qui pourrais-je mieux confier une affaire si délicate qu'à vous, qui êtes aussi habile dans le conseil que sur le champ de bataille, agréable à Mastino, et tout à fait capable de soutenir l'honneur milanais devant l'étranger. Avant la fin du mois, vous voudrez donc bien vous rendre à Vérone avec vos lettres de créance, qui vous seront remises sur les ordres que nous avons déjà donnés.»

Pusterla haïssait beaucoup moins le tyran dans Luchino que le prince qui le laissait dans l'oubli, le réduisait à un repos sans influence et sans gloire, et dont il s'affligeait comme d'une honte. Au premier signe de faveur, dès qu'il se vit un objet d'envie pour les courtisans qui l'avaient méprisé, sa haine disparut comme l'éclair; il oublia les outrages reçus; il oublia ses projets de solitude et de retraite; il oublia jusqu'au soupçon jaloux qu'avaient fait naître en lui les téméraires regards adressés par Luchino à Marguerite. Il ne se douta pas un instant que cette mission n'était qu'un piège pour l'éloigner et consommer son déshonneur. Et il remercia le prince, et il accepta avec reconnaissance, tant est grossier le voile que l'ambition étend sur nos yeux.

Tout fier et tout joyeux, il revint à son palais, où ses amis s'étaient réunis pour fêter son retour triomphant. Il embrassa froidement Marguerite, qui accourait à sa rencontre avec son jeune fils; et s'écriant: «Une bonne nouvelle!» il raconta la mission dont le prince venait de l'investir. Quelques-uns le félicitèrent. Alpinolo, que nous connaissons déjà, secoua la tête, et dit: «D'une vipère, que peut-il sortir que du venin!»

Marguerite pâlit, et d'un geste éloquent lui montrant leur Venturino; «A peine es-tu de retour, dit-elle à son mari, et déjà tu veux nous abandonner. Quel toit est donc plus cher que le toit paternel? Quelle société plus douce que celle de la famille? Quelle mission plus honorable que celle de faire le bonheur de ceux qui nous aiment.»

Franciscolo lui pressait tendrement la main, prenait l'enfant dans ses bras, et paraissait attendri. Mais bientôt la soif des honneurs et l'habitude de chercher le bonheur au dehors du foyer domestique étouffèrent le mouvement instinctif de la nature. Lorsqu'il porta la nouvelle de son ambassade au couvent de Brera, le moine essaya par tous les moyens de le dissuader d'une résolution si funeste. L'aspect solitaire et religieux de la cellule qu'il habitait s'accordait merveilleusement avec les raisons austères qu'il donnait à Pusterla pour l'enlever aux emplois politiques, alors qu'ils ne s'accordaient plus avec l'honneur ni avec le sentiment d'un noble devoir.

Enfin, lorsqu'il vit que son ami restait sourd à toutes ses instances, comme pour lui rappeler ses remarques de la veille et frapper le coup qui lui semblait devoir être le plus sensible: «Et Marguerite?» lui dit-il.

Pusterla resta un moment pensif; puis, relevant la tête avec l'obstination d'un homme décidé à avoir raison, il répondit: «Marguerite est un ange.»

Buonvicino le sentait, et il sentait aussi par là combien il était imprudent de l'abandonner. Toutefois il n'osa pas insister sur ce point, de peur de compromettre la félicité domestique de Franciscolo.

Quel était donc ce moine qui prenait un si tendre intérêt au sort des Pusterla?



Bulletin bibliographique.

Essai sur les Légendes pieuses du Moyen-Age, ou Examen de ce qu'elles renferment de merveilleux, d'après les connaissances que fournissent de nos jours l'archéologie, la théologie, la philosophie et la physiologie médicale; par E.-L. Alfred Maury, membre de la Société des Antiquaires de France, de la Société Asiatique de Paris, etc. 1 vol. in-8. Paris, 1843. Lagrange.

Occupé depuis longtemps à rassembler les matériaux d'un grand travail sur la symbolique chrétienne, M. Alfred Maury eut fréquemment occasion de consulter les martyrologes et les légendes des saints. En les compulsant, il fut frappé à la fois de l'importance des renseignements de tout genre qui s'y trouvent consignés et du déplorable mélange qui s'y est opéré entre le vrai et le faux, entre des récits offrant tous les caractères désirables d'authenticité et de certitude et des fables absurdes, des contes incroyables, dont la moralité blesse souvent les sentiments les plus simples de justice et d'humanité. Il regretta vivement alors qu'il n'existât pas d'ouvrage ou fussent poses les principes d'un système de critique applicable à la majeure partie de ces légendes, et qui permit de discerner la vérité du mensonge, en éclairant ce chaos obscur, où il apercevait la possibilité de l'ordre et de la régularité. Aussi conçut-il l'idée de tenter lui-même ce qui n'avait pas encore reçu d'exécution, et chercha-t-il, par une comparaison longue et attentive une foule de vies de saints, à découvrir les bases de cette critique nécessaire. Tel est le résultat du travail qu'il vient de publier sous ce titre: Essai sur les Légendes pieuses du Moyen-Age.

Quelle méthode M. Alfred Maury a-t-il donc employée pour essayer d'atteindre ce but? Il a pensé qu'il devait avant tout s'efforcer de démêler, dans tous les faits soumis à son examen, l'idée qui paraissait avoir présidé à leur rédaction. Ces différentes idées ainsi obtenues, dit-il dans sa préface, je les ai classées entre elles de manière à les rapporter au moins grand nombre de chefs possible, et ces divisions générales, une fois formulées, m'ont fourni des principes élémentaires que j'ai pris pour base de ma critique. Ce sont ces principes élémentaires que cet essai est destiné à exposer. Ils se réduisent au fond à trois, lesquels ont encore entre eux une fort grande parente, et s'en confondent même en certains points.--On pourrait les énoncer ainsi:

«1º Assimilation de la vie du saint à celle de Jésus-Christ;

«2 Confusion du sens littéral et figuré, entente à la lettre des figures du langage;

«3º Oubli de la signification des symboles figurés, et explication de ces représentations par des récits au loisir ou des faits altérés.

Les trois premières parties de cet oeuvre sont consacrées au développement de ces trois principes. M. Alfred Maury ne se contente pas d'émettre des opinions plus ou moins contestables; tout ce qu'il avance, il le prouve à l'aide de nombreux exemples qui dénotent une érudition aussi profonde que variée. D'ingénieux rapprochements démontrent jusqu'à l'évidence aux plus incrédules quelle large place la fable a occupée dans la rédaction des légendes. Il ne suffit pas, en effet, au véritable critique de traiter un fait de faux et de controuvé, il lui faut encore remonter à l'origine de la confection du mensonge, en découvrir, autant que possible, les motifs.

Dans la quatrième partie, M. Alfred Maury passe en revue les garanties d'authenticité qui nous sont offertes par ces légendes. Il montre quelle distance énorme nous sépare, par la manière d'envisager les causes, de l'époque où une foule de faits incroyables étaient accumulés dans d'épais in-folio, destinés à nourrir la piété et la superstition du vulgaire. Il fait, selon ses propres expressions, «tomber les témoignages qui garantissaient l'exactitude de ces récits merveilleux, avec la poussière qui recouvre aujourd'hui ces fatras, où se cachent pourtant parfois des circonstances intéressantes et des détails véridiques.»

La conclusion de cet ouvrage nous ramène naturellement à l'introduction, dans laquelle M. Alfred Maury, tout en en analysant la marche, détermine la loi de la longue lutte de la raison et de la loi, de la science et de la théologie. Il y a dix-huit cents ans, l'Évangile disait au monde: «Heureux ceux qui croient sans avoir vu!» Il y a dix-huit cents ans, saint Paul écrivait aux Corinthiens: «Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. Que sont devenus les sages? que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde?» Frappé de ces paroles, M. Alfred Maury en a vainement cherché l'accomplissement autour de lui, dans ce monde formé par le christianisme et qui n'a pas cessé de vivre en lui et par lui. «Vainement il a cherché un pays de la terre fidèle aux premiers enseignements de la foi; loin de là, il a trouvé la science partout en honneur, partout respectée, protégée par l'opinion publique, commandant aux nations ou donnant aux gouvernants leur plus ferme appui. La science, c'est-à-dire la raison, qui en est le fond et l'essence, est devenue, au contraire, comme un des plus nobles attributs de la divinité; elle sert à interpréter la foi et à pénétrer les mystères de la création; elle n'est donc pas détruite cette science, puisqu'elle trône au milieu des sociétés, qu'elle marche la compagne indispensable de toute doctrine, de toute croyance qui veut rencontrer de la conviction dans les esprits? On dispute sans doute encore sur ses conséquences, même sur quelques-uns de ses principes, mais chacun convient de sa supériorité. C'est en son nom que tout se fait, que tout s'édifie; elle est devenue la clef des intelligences, le levier de l'esprit humain. Quel singulier changement s'est-il donc accompli pendant ces dix-huit siècles, pour qu'il y ait entre la première voix qui s'éleva jadis et celles qui se font entendre à cette heure une si immense discordance? Quoi! le christianisme n'a pas cessé d'enseigner, et voila que le couronnement de cet enseignement est la raison et la science, tandis que, la première pierre avait été l'ignorance et la simplicité du coeur!» Après l'avoir exposée en ces termes, M. Alfred Maury se demande d'où vient une semblable opposition; il l'explique, il la justifie. Il nous fait assister à tous les progrès successifs et au triomphe définitif de la raison sur la foi simple et ignorante des premiers âges, et il reconnaît que cette victoire a été suivie d'excès déplorables; mais il prédit les conséquences heureuses et durables que, dans son opinion, elle doit avoir pour l'humanité.

Cet ouvrage n'est pas sans défauts, mais il se produit dans le monde savant et littéraire avec une modestie si franche que nous ne pouvons pas lui reprocher d'être parfois un peu obscur, incomplet et écrit d'un style trop négligé; il possède d'ailleurs de nombreuses et rares qualités. Le choix du sujet qu'il a traité, l'indépendance de ses opinions, son érudition et son bon sens assurent dès à présent à M. Alfred Maury une place distinguée parmi les critiques savants de son époque, et lui permettent d'avoir désormais «la prétention d'écrire un traité complet sur une matière entièrement neuve.»

Oeuvres choisies de Napoléon. 1 vol. in-18 de 500 pages, avec un portrait.--Paris, 1843. Belin-Leprieur. 3 fr. 50 c.

Les Oeuvres choisies de Napoléon, que vent de réimprimer en un joli volume in-18 l'éditeur de la Bibliothèque variée, ne renferment pas les précieux manuscrits retrouves à Lyon par M. Libri, et dont l'Illustration a déjà publié la partie la plus curieuse, les Lettres sur l'Histoire de la Corse. Divisées en cinq parties, la campagne d'Italie, l'expédition d'Égypte, le consulat, l'empire et les cent-jours, elles se composent seulement de tout ce que Napoléon a écrit de plus intéressant depuis son arrivée à l'armée d'Italie, en 1796, jusqu'à sa seconde abdication en 1815. Ce sont ses le lettres au directoire, à Carnot, à Joséphine, à Marie-Louise, aux souverains et aux généraux des États avec lesquels la France était en guerre, ses proclamations à ses armées ou au peuple français, ses ordres du jour, ses bulletins, ses discours, ses messages au sénat et au corps législatif, ses allocutions à sa garde, et enfin son acte d'abdication, et, après la bataille de Waterloo, sa noble lettre au prince régent d'Angleterre; en un mot, c'est l'histoire de tous les grands événements de sa vie, racontés par lui-même.

L'Empereur Napoléon, dit M. Auguste Pujol, dans une courte mais élégante introduction mise en tête du ce recueil, n'était pas seulement un grand capitaine, un grand politique, un grand administrateur, il était encore un grand écrivain. Nul n'a plus que lui étonné les hommes, et il les a étonnés autant par son langage que par ses desseins. De lui plus que de tout autre, on peut dire ce mot fameux: le style est l'Homme. Il écrit et il parle comme il agit; sa parole est une action qui s'exprime, son action une parole qui se réalise..

«Les mouvements successifs de sa pensée sont ce qui fait le mieux connaître cette âme extraordinaire; on l'y suit pas à pas dans son développement impétueux; on y voit naître, palpiter et grandir la volonté qui a soumis et soulevé le monde; et il n'y a pas un de ses mouvements intérieurs qui ne se révèle dans les transformations de son style.

«Jeune encore, il jette dans des oeuvres hâtives, incorrectes, le désordre d'idées qui le tourmente, où exhale en invectives passionnées son exaltation républicaine.. La langue à part qu'il se fait n'est encore qu'une ébauche. En Italie, il écrit au directoire des lettres pleines encore de l'inquiétude de sa jeunesse, mais où cette inquiétude n'est déjà plus que l'ardente préemption du génie... En Égypte, son esprit se colore fortement des teintes du climat; il prend dans les formes de sa parole le faste musulman... Consul, il s'attache de lui-même à régler sa fougue, il porte dans ses écrits l'ordre et le calme qu'il rétablit dans le pays tout entier... Empereur, sa voix s'élève aussi haut que sa destinée. Avec les aigles romaines et le manteau des Césars, il prend le tour bref et fier de l'antique langue impériale... Quand vient la période des revers, tout s'assombrit et s'efface à la fois pour lui; il trace d'une main affaiblie le récit de ses derniers combats, et ne retrouve ses élans accoutumés que pour ramener au vol l'aigle blessé de l'île d'Elbe à Paris. Vaincu, il termine sa vie publique par une lettre immortelle.

«Enfin, il a enrichi la littérature Française, déjà si riche, d'un nouveau genre où il est sans modèle et sans rival, la proclamation; il a créé une éloquence nouvelle après tant de triomphes oratoires, l'éloquence militaire. Sous ce rapport il est classique et mérite de prendre place au premier rang de nos écrivains; il a fait des proclamations comme Pascal des pensées, Bossuet des oraisons funèbres, La Fontaine des fables, et Molière des comédies; il est, dans ce genre, le premier et le dernier.»

Lucrèce, tragédie en cinq actes et en vers; par F. Ponsard. 3e édition. 1 joli vol. in-18.--Paris,1843. Fuene, 2 fr.

La belle tragédie de M. Ponsard a eu autant de succès à la lecture qu'à la scène. Trois éditions, épuisées en moins de quatre ans, prouvent que la France n'a pas encore perdu, comme on aurait pu le craindre, le goût des beaux vers, et qu'elle préférera toujours de nobles sentiments simplement, mais élégamment exprimés, à ces compositions sans nom que certains écrivains essayaient de lui faire accepter pour des chefs-d'oeuvre dignes d'être imités.--Heureusement cette contre-revolution littéraire, engagée au nom de la liberté et du progrès et soutenue dès son début par quelques jeunes gens enthousiastes, touche à son terme. La littérature comme en politique, comme en religion, l'esprit humain peut s'arrêter quelque temps au milieu de sa carrière, mais il ne rétrograde jamais; si longues que soient ses haltes, tôt ou tard il reprend sa marche et continue son oeuvre au point où il l'avait laissée. Malgré ses défauts Lucrèce aura eu la gloire de déterminer la France à quitter la fausse voie ou elle s'égarait à la suite du chef de l'école romantique et de ses principaux disciples. A ce titre seul,--et elle en a beaucoup d'autres,--elle mériterait donc de prendre une place dans toutes les bibliothèques d'élite; car, quel que soit l'avenir réservé à M. Ponsard, sa première tragédie restera toujours un des événements les plus importants de l'histoire du théâtre français au dix-neuvième siècle. Cependant, que deviendront les Burgraves? combien d'éditions a eues la fameuse trilogie de M. Victor Hugo?

Des Chemins de fer et de l'application de la loi du 11 juin 1842; par M. le comte Daru, pair de France. 1 vol. in-8. Mathias, quai Malaquais, 15.

S'il est une matière qui doive exciter à un haut degré l'attention des hommes d'État, des publicistes et des économistes, et appeler leurs méditations, c'est le système de chemins de fer que la France, pressée qu'elle est de toutes parts par les exemples des nations voisines, sent le besoin de créer chez elle. Aussi de nombreuses publications sont venues attester, depuis dix ans, que les esprits obéissaient à cette préoccupation; mais, il faut le dire, la plupart des tentatives faites jusqu'à présent étaient restées à l'état de théories, ou avaient donné lieu à des avortements successifs. La loi du 11 juin 1842, qui décréta le grand réseau des chemins de fer, est le premier pas régulier qu'on ait fait dans la voie de la réalisation; mais cette loi elle-même n'est qu'un instrument qui peut se briser dans des mains inhabiles, qui peut, comme, l'a dit M. Dufaure, faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal, suivant la manière dont il sera employé.

Les esprits sages doivent donc chercher le meilleur mode d'application de cette loi; car, remarquons-le bien, la solution donnée à toutes les questions qui avaient si passionnément animé les controverses antérieures n'est qu'apparente: dépouillez la loi, et vous retrouverez en présence l'État et les compagnies. L'État a un peu avance, les compagnies ont un peu reculé; mais, en définitive, en reconnaissant que l'État ne pouvait exécuter et exploiter, la loi a fait aux compagnies une belle part et les laisse encore maîtresses du terrain.

L'ouvrage que nous avons sous les yeux et qui est dû à la plume élégante et facile d'un pair de France de la génération nouvelle, a pour but de rechercher le meilleur mode d'application de cette lui du 11 juin 1842, qui, comme nous le disions plus haut, laisse entières les questions des rapports de l'État avec les compagnies. C'est le premier ouvrage de longue haleine qui ait été fait sur ce sujet, et, à ce titre, il a vivement excité l'attention publique.

L'auteur a divisé son livre en quatre parties:

Dans la première partie, il rappelle que le projet présenté par le gouvernement ne comprenait qu'un petit nombre de lignes, et un mode uniforme d'intervention des compagnies dans l'oeuvre qui devait être créée par l'État; mais ce projet ne sortit de la discussion des Chambres qu'avec l'adjonction d'un grand nombre de lignes; ce qui fit qu'au lieu d'être une loi d'application immédiate, comme le voulait le gouvernement, elle ne fut plus qu'une loi de principe, de classement. Quant au mode d'intervention des compagnies, l'amendement de M. Duvergier de Hauranne donna au gouvernement la faculté d'appeler à son aide les compagnies, sans rien stipuler sur le système d'intervention financière du trésor dans les différents cas.

Dans la deuxième partie, l'auteur passe en revue les divers motifs qui doivent influer sur le classement des lignes de chemins de fer, et il arrive à cette conclusion: «Que l'intérêt public qui s'attache à la création des chemins de fer est moins un intérêt commercial et stratégique qu'un intérêt politique et administratif; que c'est la circulation des hommes, et, avec les hommes, des idées; que c'est la circulation des ordres et dépêches du gouvernement qui constitue le but essentiel et l'objet fondamental des chemins de fer.» Tout en accordant à l'auteur que les chemins de fer serviront surtout les intérêts politiques et administratifs, nous ne partageons pas sa manière de voir sur le rôle de ces voies de communication, au point de vue stratégique et commercial. Sans doute le transport des troupes et surtout de l'artillerie et de la cavalerie exigera un matériel énorme et souvent peu en rapport avec l'exploitation habituelle du chemin; mais n'est-ce donc rien que de gagner quinze jours sur une marche de 300 lieues? D'ailleurs ne doit-on pas, sous peine d'être vaincu, opposer à l'ennemi des moyens analogues à ceux qu'il emploie? et si les peuples voisins trouvent dans leurs chemins de fer un mode de concentration rapide de leurs troupes, ne serait-ce pas abandonner l'intérêt stratégique que de ne pas nous créer un système aussi perfectionné que le leur? Quant au transit, si faible qu'il soit, c'est une branche de relations internationales qu'il serait d'une mauvaise politique d'abandonner, et que d'ailleurs il est possible d'augmenter, nous en avons la conviction, dans d'assez fortes proportions.

La troisième partie de l'ouvrage que nous analysons est consacrée à l'examen du mode d'exécution. L'auteur, après avoir rappelé les systèmes exclusifs qui ont été tour à tour préconisés et vaincus, et les avoir compares à ceux auxquels les différents États, tant d'Europe que des États-Unis, ont dû la création des chemins de fer, arrive à cette conclusion, que l'esprit d'association n'existe pas encore en France.

Cette conclusion n'est malheureusement que trop juste: l'esprit d'association n'est pas encore né en France; la centralisation administrative et la modicité des fortunes, telles sont les deux causes auxquelles ou doit attribuer ce fâcheux état des esprits; de là à l'intervention financière de l'État dans les grands travaux publics, la conséquence est naturelle. Cette intervention financière ne peut revêtir que trois formes: la garantie du minimum d'intérêt, le prêt, la subvention. L'auteur ne cache pas sa prédilection marquée pour la première de ces formes; cependant il ne la demande qu'en faveur des lignes qui doivent être fructueuses pour les compagnies, et on conçoit que dans ce cas l'État n'a jamais rien à craindre et donne une garantie morale qui ne doit grever en rien le Trésor. «La subvention doit, dit-il, être réservée aux lignes qui ne sont pas par elles-mêmes assez productives, et le prêt pour les compagnies déjà existantes et qui sont menacées d'une ruine prochaine. Ces trois modes d'intervention avaient déjà été mis en pratique par le gouvernement avant le vote de la loi du 11 juin. Maintenant l'intervention est différente: elle consiste à construire le chemin et à le livrer à une compagnie qui exploite sous certaines conditions.»

Dans la quatrième partie, M. le comte Daru traite réellement et exclusivement de l'application de la loi du 11 juin, et il arrive à conclure que l'État doit chercher à traiter avec des compagnies pour l'exécution des chemins de fer, thèse qu'il a si bien soutenue ces jours derniers à propos du chemin d'Avignon à Marseille; mais que si les compagnies ne se présentent pas, l'État doit marcher en avant et ne plus se borner aux travaux du chemin, mais aborder les fournitures de rails et de machines.

En résumé, l'ouvrage de M. le comte Paru est un traité à peu près complet, à un certain point de vue, de l'immense question des chemins de fer; son auteur l'a envisagée avec courage, et n'a dissimulé ni les inconvénients ni les avantages de la loi qui, selon lui, doit donner, si elle est bien comprise, un grand essor à l'esprit industriel en France.

Encyclopédie nouvelle, ou Dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines au dix-neuvième siècle; par une société de savants et de littérateurs; publiée sous la direction de MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud, 41e livraison mensuelle.--Paris, 1842. Gosselin. 2 fr.

La 41e livraison de l'Encyclopédie nouvelle, qui vient de paraître, contient la fin du tome IV et le commencement du tome V (le tome VIII et dernier est déjà complet). On y remarque, comme dans toutes les autres livraisons, plusieurs articles du plus haut intérêt et signés par des noms illustres: Encyclopédie, Épicerie, de M. Jean Raynaud; Épopée, de M. Edgar Quinet; Érasme, de M. Fortout; Descartes, de M. Renouvier: Épiscopat, de M, Haureau; Épargne, de M. Fabas; Engrais, de M. Cazeaux; Ennius, de M. Joguet; Épicurisme, de M. Mongin. Cette grande et utile publication, qui marche rapidement à sa fin, obtient tout le succès qu'elle mérite. Nous lui consacrerons plusieurs colonnes de l'un de nos prochains bulletins; aujourd'hui nous ne faisons qu'annoncer la mise en vente de sa 41e livraison, en apprenant à ceux de nos lecteurs qui l'ignoreraient, que les 8528 colonnes de ses 40 premières livraisons, qu'ils peuvent se procurer au prix de 82 francs, contiennent la matière de 82 volumes in-8.



Modes.--Vieux bijoux.

Aujourd'hui la mode des vieilles choses s'applique à tout: il faut en excepter les femmes, qui doivent paraître toujours jeunes, malgré leurs atours à la vieille et au milieu de leurs appartements gothiques.

Les vieux bijoux ont été quelque temps oubliés, mais enfin leur tour est venu, et maintenant ils sont un complément indispensable de toilette, de même qu'un éventail peint d'après Boucher ou Watteau.

Il est vrai de dire que nos bijoutiers ont tiré très-grand parti, pour la coquetterie moderne, des malachites, des grenats, et surtout des émaux.

Ainsi, pour attacher les guimpes un les fichus, on porte beaucoup d'épingles fond émail bleu, entourées du petites perles on de brillants; au milieu est une fleur en pierres pareilles à l'entourage;--puis des

bagues qui forment cachet, ou qui portent en relief des chiffres formés de diamants ou de perles;--des bracelets qui, en se détachant, deviennent échelles de corsage;--des épingles ou coulants pour bracelets, et des boucles de ceintures.

Un noeud en malachite et grenat remplace la broche, qui ne se porte presque plus.

La châtelaine, style Louis XV, que nous reproduisons est encore en vogue: elle sert à suspendre à la ceinture, montre, flacon, clef du coffre à bijoux, etc.

Cette épingle est du temps de Louis XIII: elle est ornée d'émaux, de pierres taillées à facettes et en cabochon; les pendeloques sont en grosses perles.

Et cette bague Pompadour, que le noeud qu'elle représente avait fait surnommer un attachement, ne nous rappelle-t-elle pas les charmantes coquetteries de nos aïeules? La mode des vieilleries a eu ses exagérations, mais celle-ci est vraiment charmante d'originalité.

On est revenu aussi au goût des vraies belles choses pour ameublement. Ainsi, plus de ces vieux meubles qui n'avaient dans les premiers temps que le prestige de la mode pour protéger leur caducité; plus de tapisseries fanées, de porcelaines cassées: tout cela a été remplacé par des meubles de Boule aux incrustations délicates et par des tapisseries modernes faites sur les anciens dessins.

De belles porcelaines de Sèvres, des groupes en vieux saxe, des figurines coquettes et mignardes, garnissent les étagères. Les bronzes les plus riches, les candélabres antiques, les coupes de Benvenuto, enfin des chefs-d'oeuvre qui seraient admirés dans le cabinet d'un antiquaire, ornent maintenant la demeure de l'artiste, de l'homme de goût et de la femme à la mode.




SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS L'AVANT-DERNIER NUMÉRO.

I. Pesez la bille d'ivoire dans l'air en la plaçant sur l'un des bassins d'une balance. Fixez-la ensuite, à l'aide d'un fil ou d'un crin et d'un peu de cire, au-dessous de ce bassin, et pesez-la entièrement plongée dans l'eau. Prenez les 21/11 de la différence entre les deux poids, et extrayez la racine cubique du résultat réduit en décimales. Vous aurez en décimètres et fractions de décimètre la longueur du diamètre cherché, si vos poids ont été rapportés au kilogramme pris pour unité.

Supposons, par exemple, que la bille pèse 307 grammes dans l'air, et, qu'en la plongeant dans l'eau, elle ne pèse plus que 55 grammes. La différence entre 307 et 55 est 252 grammes, dont les 21/11 donnent 572 grammes. Cette différence, considérée comme fraction du kilogramme, s'écrit ainsi: 0,572. Extrayez-en la racine cubique, c'est-à-dire cherchez le nombre qui, multiplié deux fois de suite par lui-même, donne pour produit 0,572, vous trouverez 0,85. Vous en conclurez que le diamètre de la bille est de 85 millimètres.

Si l'on trouve trop incommode, pour peser la bille dans l'eau, de l'attacher au bassin de la balance, ou pourra procéder autrement. On commencera par la peser dans l'air en même temps qu'un flacon ou un vase bien rempli d'eau. Puis on la plongera dans ce vase, ce qui déterminera la sortie d'un certain volume d'eau égal à celui de la bille, et on pèsera le tout dans ce nouvel état. On fera sur la différence des deux pesées les mêmes opérations que ci-dessus.

Ainsi le flacon plein et la bille pesant ensemble 607 grammes, lorsque la bille aura été plongée dans le flacon et aura fait sortir une certaine quantité d'eau, le tout ne pèsera plus que 355 grammes. La différence entre 607 et 355 est 252 grammes, comme ci-dessus.

II. Il y a une infinité de procédés pour résoudre cette question. En voici un choisi parmi les plus simples.

Dites à la personne qui a pensé le nombre de le tripler, et ensuite de prendre la moitié exacte de ce triple, s'il est pair, ou la plus grande moitié, si la division ne peut pas se faire exactement. Vous ferez encore tripler cette moitié, et vous demanderez combien de fois le nombre 9 s'y trouve compris. Le nombre pensé sera le double, si la division par la moitié a pu se faire; mais, si le triple du nombre pensé était impair, il faudra ajouter l'unité. Ainsi, soit 5, le nombre à deviner; son triple est 15, dont la plus grande moitié est 8; le triple de 8 est 24 où 9 se trouve deux fois. Le nombre pensé est donc le double de 2 ou 4 augmenté de 1.

NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Donner une méthode générale pour deviner le nombre que quelqu'un aura pensé.

II. Deviner combien il y a de points dans la carte que quelqu'un aura tirée d'un jeu de cartes.



Observations Météorologiques

FAITES A L'OBSERVATOIRE DE PARIS. 1843.--JUILLET.



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Un homme en eau entre deux airs.