The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0025, 19 Août 1843

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Title: L'Illustration, No. 0025, 19 Août 1843

Author: Various

Release date: December 21, 2011 [eBook #38358]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 0025, 19 Août 1843

                Nº 25. Vol. I.--SAMEDI 19 AOÛT 1843.
                Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an, 32 fr.
        Pour l'Étranger.     -    10         -    20       -    40

SOMMAIRE.

La Maison où est né O'Connell. Gravure,--Le Maréchal Bugeaud. Portrait.--Nécrologie. J.-P. Cortot.--Courrier de Paris. Évasion des détenus de la Force.--Théâtres. Une Scène de la Folle de la Cité.--Le Lizard coulé par le Véloce. Gravures.--Distribution des Prix du Concours général. La Porte de la Sorbonne.--Martin Zurbano. Résumé des derniers Événements politiques et militaires, en Espagne. (Suite et fin.) Portraits de Mendizabal et du colonel Prim; un Prononciamiento, de Séville.--Margherita Pusterla. Roman de H. César Cantù. Chapitre III, la Conversion. Quatorze Gravures.--Bulletin bibliographique--Annonces.--Orfévrerie. Deux Gravures.--Amusements des Sciences.--Problème de Dessin. Gravure.--Rébus.


Maison où est né O'Connell.

Le mardi 8 août dernier, O'Connell a achevé sa soixante-huitième année. A cette occasion, les journaux illustrés de Londres ont publié une vue de la maison on est né cet homme célèbre, qui semble encore, à le juger par sa puissante activité, dans la maturité de la vie.

Située au milieu d'un paysage agreste, à quelques minutes de distance de la ville de Cahireiveen, sur la route de Tralee et au bord d'un bras de mer, la maison qui reçoit aujourd'hui les honneurs de la publicité a cessé d'être habitée depuis qu'O'Connell a hérité de Darrynanane et y a transporté son domicile.


     Maison où est né O'Connell.

Les vieillards du pays parlent de lui avec enthousiasme, «C'était, disent-ils, au temps de sa jeunesse, un beau et vif gentleman, très-habile dans tous les exercices du corps, et surtout bon chasseur. Du reste, O'Connell visite de temps à autre son ancienne demeure, et, de si peu de durée qu'y soit son séjour, il est rare qu'il n'y prenne point le plaisir de la chasse: les habitants ménagent à son intention les lièvres, qui sont assez abondants aux environs de Cahireiveen. L'Angleterre voudrait bien que le grand agitateur n'eût pas pris autant de goût à une autre chasse.



M. le maréchal Bugeaud.

Une ordonnance royale du 31 juillet 1843 vient d'élever à la dignité de maréchal de France M. le lieutenant-général Bugeaud de la Piconnerie (Thomas-Robert).

Né à Limoges, département de la Haute-Vienne, le 15 octobre 1784, M. le maréchal Bugeaud, petit-fils d'un forgeron, est entré au service le 29 juin 1804, comme simple vélite, dans le corps des vélites grenadiers à pied de la garde impériale; il a passé successivement par tous les grades: caporal, le 2 janvier 1806, dans le même corps; sous-lieutenant, le 19 avril de la même année, au 64e régiment de ligne; lieutenant le 21 décembre suivant; capitaine au 116e régiment de ligne le 2 mars 1809, et chef de bataillon le 2 mars 1811: major au 14e régiment de ligne le 10 janvier 1814, et colonel le 11 juin; licencié le 11 novembre 1815, et mis en demi-solde, puis en traitement de réforme; rentré au service le 8 septembre 1830 comme colonel du 56e régiment de ligne; maréchal-de-camp le 2 avril 1831, et lieutenant-général le 2 août 1836.

Chevalier de la Légion-d'Honneur le 6 juin 1811, chevalier de Saint-Louis le 20 août 1814, officier de la Légion-d'Honneur le 17 mars 1815, commandeur le 8 mai 1815, grand-officier le 24 décembre 1837, M. le maréchal Bugeaud a été nommé grand-croix le 9 avril 1843.

M. le maréchal Bugeaud a fait les campagnes des côtes de l'Océan en l'an XIII; celles de la grande-armée en l'an XIV et 1807; de 1808 à 1814, celles d'Espagne; en 1815, celle des Alpes, et celles de l'Algérie en 1836, 1837, 1841, 1842, 1843.

Pendant les guerres de l'Empire, le nom de M. Bugeaud a été plusieurs fois mentionné honorablement. Il se distingua surtout au combat de Pulstuck, en Pologne (20 décembre 1806); à l'assaut de Lerida, le 13 mars 1810; au combat de Tivisa, le 15 juillet de la même année; le 28 décembre suivant au siège de Tortose, et à celui de Tarragone le 11 mai 1811. Après le combat d'Yeela (Murcie), il fut mis à l'ordre de l'armée pour avoir, à la tête de deux cents voltigeurs, enlevé une colonne espagnole de sept cents hommes et en avoir ramené la majeure partie prisonnière. Il se signala de nouveau au combat d'Ordal (Catalogne), où il détruisit, pendant la nuit, à la tête d'un bataillon, le 27e régiment anglais. A l'affaire de l'Hôpital, en Savoie (28 juin 1815), le colonel Bugeaud, avec l,700 hommes et 40 chevaux, enfonça une colonne de 8,000 hommes d'infanterie autrichienne, soutenue par 500 hommes de cavalerie et 6 pièces de canon, et resta maître de la position après sept heures de combat. La perte des Autrichiens fut de 2,000 morts et 400 prisonniers.

Après la deuxième Restauration, M. Bugeaud se retira à Excideuil, où il s'occupa de travaux d'agriculture. Mais ces travaux ne suffirent pas à son activité: il prit la plume, et traita plusieurs questions relatives aux manoeuvres de l'infanterie. La révolution de Juillet le détourna de ses travaux agricoles et littéraires. Il rentra dans la carrière militaire, et fut, en 1831, élu député de l'arrondissement d'Excideuil. A partir de cette époque, il n'a pas cessé de le représenter à la Chambre des Députés, où il a pris la parole dans un grand nombre de discussions, avec un laisser-aller de langage fort étranger à l'éloquence parlementaire, souvent avec une violence et un dédain des formes et des libertés constitutionnelles qui rappelaient trop l'éducation impériale.

Sa vie politique et militaire en France a été, depuis lors, traversée par des épisodes plus ou moins tragiques: la publicité qu'ont reçue, les plus mémorables tombés aujourd'hui dans le domaine de l'histoire, nous dispense de les rappeler ici.

Chargé, le 30 novembre 1832, du commandement d'une, des brigades d'infanterie de la garnison de Paris, il le quitta momentanément, en janvier 1833, pour aller prendre celui de la ville et du château de Blaye.

En Algérie, où il fut envoyé pour la première fois en 1836, et où il débarqua le 6 juin, le général Bugeaud commença par débloquer un corps de troupes entouré d'Arabes au camp de la Tafna, parcourut le pays dans divers directions, se rendit successivement à Oran, à Tlemsen, et rentra au camp de la Tafna, après avoir deux fois rencontré l'ennemi, auquel il fit éprouver d'assez grades pertes Dans une nouvelle marche sur Tlemsen, dont il allait ravitailler la garnison, il fut attaqué par Abd-el-Kader, au passage de la Sickak, le 9 juillet 1836. Les forces de l'émir s'élevaient à environ 7,000 hommes y compris 1,000 à 1,200 hommes d'infanterie régulière. Acculé à un ravin, ce corps fut mis en complète déroute: 12 à 1,500 Arabes et Kabyles furent mis hors de combat, et 130 hommes de l'infanterie régulière pris vivants. Ces prisonniers, d'une nation peu accoutumée à en faire elle-même, étaient les premiers qui tombèrent en notre pouvoir: traités avec humanité, ils furent transportés à Marseille, et, plus tard, renvoyés à Abd-el-Kader. Cette défaite détacha de l'émir un certain nombre de ses alliés mais ne termina pas la lutte.


        Le maréchal Bugeaud.

L'année suivante, le général Bugeaud, qui était revenu siéger à la Chambre des Députes, fut appelé de nouveau au commandement de la division active d'Oran. Prêt à marcher contre l'ennemi, il allait commencer la guerre de dévastation dont il avait menacé les Arabes, lorsque Abd-el-Kader demanda à traiter. Cette ouverture fut accueillie, et le 30 mai 1837 fut signé le traité de la Tafna, grave erreur du négociateur français, comme il l'a plus tard reconnu lui-même avec franchise. Ce traité, en effet, abandonnait à Abd-el-Kader l'administration directe d'une grande partie de l'Algérie et le constituait en quelque sorte le chef de la nationalité arabe. L'émir profita de cette faute avec l'habileté qui le caractérise, organisa le gouvernement des provinces soumises à sa domination et se créa une armée régulière, à la faveur de laquelle il étendit, sa souveraineté, et se mit en mesure de recommencer la lutte qui, engagée en novembre 1839, se poursuit encore avec opiniâtreté en août 1843.

Le lendemain de la conclusion du traité, le général Bugeaud eut avec Abd-el-Kader une entrevue, dont les journaux de l'époque, et notamment le Moniteur du 13 juin 1837, ont reproduit le récit semi-officiel.

Appelé, le 22 janvier 1839, au commandement de la 4e division d'infanterie du corps de rassemblement sur la frontière du nord, attaché ensuite, le 31 janvier 1840, au comité de l'infanterie et de la cavalerie au ministère de la guerre, M, Bugeaud a été nommé gouverneur-général de l'Algérie, par ordonnance royale du 29 décembre 1840, en remplacement de M. le maréchal Valée. Depuis le jour de son arrivée à Alger (22 février 1840), le nouveau général en chef a déployé, dans la conduite des opérations militaires, une activité et une persévérance égales à celles de son infatigable adversaire. Dès le 5 mai, un corps expéditionnaire de 8,000 hommes, qu'il commandait en personne, eut, aux environs de Milianah, un engagement des plus sérieux avec Abd-el-Kader, qui comptait sous ses drapeaux 10 à 12,000 fantassins, soutenus par environ 10,000 cavaliers. L'ennemi, complètement mis en déroute, laissa 400 hommes sur le terrain. Pendant le cours de l'année 1841, Mascara et Tlemsen ont été réoccupés, et les établissements formés par l'émir à Tagdemt, Boghar, Thaza, Saïda, entièrement ruinés et détruits. Les opérations continuées avec non moins de constance, et de succès, en 1842 et 1843, ont considérablement affaibli la puissance matérielle et morale d'Abd-el-Kader, en détachant de sa cause un grand nombre des tribus qui, jusqu'à ces derniers temps, lui étaient restées fidèles et dévouées. Ces résultats heureux sont dus, en partie sans doute, à la vigueur avec laquelle le gouverneur-général a dirigé ses entreprises et conduit la guerre sans se ménager lui-même, tout en veillant avec sollicitude aux besoins et au bien-être de son armée; ils sont dus aussi aux habiles lieutenants qui l'ont secondé, aux généraux Duvivier, La Moricière, Changarnier, Bedeau, Baraguay-d'Hilliers, Randon, aux colonels Cavaignac, Jusuf, Ladmirault, etc., à cette foule d'officiers d'élite, l'orgueil et l'espoir de la France. Mais la meilleure part en revient surtout à nos vaillants et intrépides soldats, toujours prêts à marcher au feu, à braver les périls comme les fatigues et les intempéries du climat, et à sceller de leur sang notre conquête sur le sol africain.

M. le maréchal Bugeaud a publié plusieurs écrits sur l'Algérie: Mémoire sur notre établissement d'Oran par suite de la paix, 1838--De l'Établissement de colons militaires dans les possessions françaises du nord de l'Afrique. 1838.--La Guerre d'Afrique, ou Lettres d'un lieutenant de l'armée à son oncle, vieux soldat de la Révolution et de l'Empire. 1839.--L'Algérie; des moyens de conserver et d'utiliser cette conquête. 1842.

M. le maréchal Bugeaud est le quatrième gouverneur-général de l'Algérie élevé à cette haute dignité militaire. Les gouverneurs-généraux ses prédécesseurs qui ont été revêtus de la même dignité, sont: le comte Clauzel, le comte Valée, le comte Drouet-d'Erlon.

L'année compte maintenant neuf maréchaux: le duc de Dalmatie, nommé le 19 mai 1804; le duc de Reggio, 12 juillet 1809; le comte Molitor, 9 octobre 1825; le comte Gérard, 17 août 1830; le marquis de Grouchy, 19 novembre 1831; le comte Valée, 11 novembre 1837; le comte Horace Sébastiani, 21 octobre 1840; le comte Drouet-d'Erlon, 9 avril 1843, et M. Bugeaud, 31 juillet 1843.



Nécrologie--J.-P. Cortot.

Samedi dernier, 15 août, est mort Jean-Pierre Cortot, l'un de nos plus habiles statuaires. Atteint depuis longtemps d'une hydropisie, il était allé aux eaux du Mont-Dore, dans l'espérance d'y recouvrer la santé; mais, sentant ses forces s'épuiser, il a voulu revoir sa ville natale; et ramené à Paris par M. Dumont, son collègue et son ami, il n'a pas tardé à succomber à ses souffrances.

Cortot était né en 1787; il fit ses premières études à l'École gratuite de dessin, sous la direction de M. Defrêne; puis il entra dans l'atelier de Bridan fils. Il remporta le second prix de sculpture en 1806, pour une figure de ronde-bosse, Philoctète à Lemnos, et le premier prix en 1809, pour un Marius méditant sur les ruines de Carthage. Pensionnaire du gouvernement à Rome, il étudia avec fruit les antiques, et appartint dès lors à l'école qui cherche dans l'art grec ses inspirations et ses modèles. Ses débuts furent un Napoléon, une statue en pied de Louis XVIII, une Pandore et un Narcisse couché. Ces deux dernières oeuvres, exposées en 1819, lui valurent le prix de 10,000 fr., qu'il partagea avec son maître, et furent acquises par le ministre de l'intérieur pour les musées d'Angers et de Lyon. Le Louis XVIII a été placé dans une salle de la Villa-Medici, en face d'une statue de Louis XIV. A son retour d'Italie, où il était resté huit ans, Cortot produisit successivement un Ecce Homo et une sainte Catherine en marbre, pour l'église de Saint-Gervais; la Vierge et l'enfant Jésus, groupe en marbre pour la cathédrale d'Arras; Daphnis et Chloé; une statue de Pierre Corneille pour la ville de Rouen. Devenu rapidement célèbre, il fut nommé, en décembre 1825, membre de la quatrième classe de l'Institut et professeur à l'École royale des Beaux-Arts. On l'avait décoré de la Légion-d'Honneur en 1824. Le gouvernement lui commanda en même temps divers travaux importants destinés à l'embellissement des édifices publics. On lui doit le bas-relief du monument de Malesherbes; une statue du duc de Montebello, pour la ville de Lectoure; une statue de Charles X; le fronton en pierre de l'église du Calvaire, et l'un des bas-reliefs de l'Arc-de-l'Étoile; la Paix et l'Abondance, bas-relief qui encadre un oeil-de-boeuf de la cour du Louvre; une figure colossale de la Justice, placée dans le palais de la Bourse; un buste colossal d'Eustache de Saint-Pierre, pour la commune de Calais; une Vierge, que la ville de Marseille fit fondre en argent; les statues de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui ornent la chapelle de la rue d'Anjou; la Ville, de Paris, figure colossale de huit mètres, qui devait figurer parmi les décorations de la gigantesque fontaine de l'Éléphant. Cortot a fourni le modèle du beau groupe qui surmonte le maître-autel de Notre-Dame-de-Lorette. Il a exécuté en marbre, d'après les modèles de Dupaty, auquel il avait succédé à l'Institut, le Louis XIII de la place Royale, et les groupes du monument expiatoire commencé avant 1830 sur l'emplacement de la salle Louvois.

On compte au nombre de ses ouvrages, et des meilleures sculptures modernes, la statue et les trois bas-reliefs du tombeau de Casimir Périer; la figure colossale de l'Immortalité, que nous verrons bientôt planer sur le dôme du Panthéon, et le soldat de Marathon annonçant la victoire, statue en marbre exposée en 1834 et placée dans le jardin des Tuileries. Sa dernière oeuvre, le fronton de la Chambre des Députés, lui mérita le grade d'officier de la Légion-d'Honneur.

L'élite de nos artistes assistait, le mercredi 16 août, aux obsèques de J.-P. Cortot. MM. Bosio, Raoul Rochette, Blondel et Émery tenaient les cordons du drap mortuaire. M. Raoul Rochette, dans un discours élégamment écrit, a montré Cortot sorti des rangs du peuple, et s'élevant à force de luttes courageuses. Il a signalé, comme principaux caractères du talent de l'artiste, la grandeur et la noble simplicité de l'ordonnance. M. Jarry de Mancy a lu de touchants adieux au nom de M. Dumont, qu'une grave indisposition empêchait de suivre le cortège funèbre de son ami. M. Émery, ancien libraire, beau-frère du défunt, a exprimé d'une voix altérée des regrets d'autant plus vils, qu'il le connaissait depuis quarante-sept ans, et qu'après avoir encouragé ses premiers pas, il avait eu la douleur de lui fermer les yeux.



Courrier de Paris.

L'évasion des quinze prisonniers et les scènes sanglantes qui l'ont accompagnée ont décidé l'administration municipale à changer la destination des bâtiments de la Force. Une prison s'élève en ce moment hors de la ville et pourra, dans quelques mois, ouvrir ses portes crénelées et les refermer sur l'horrible clientèle de l'échafaud et des bagnes. Cette translation avait, depuis longtemps, paru nécessaire; la récente catastrophe, faisant toucher au doigt le danger, en hâtera l'exécution.


Les prisonniers s'échappant de la Force.

Ce sont de terribles locataires, en effet, que ces malheureux jetés incessamment par le crime dans les cachots de la Force: tribu hideuse et désespérée, qui campe au sein même de la cité, dans un de ses quartiers les plus populeux. On a beau dire que la tente est scellée de verrous, de barres de fer, de sentinelles et de pierres de taille, vous voyez que la race criminelle passe à travers; si les murailles l'arrêtent, elle creuse la terre, et rampe, et trouve une issue.

Il peut arriver qu'au lieu d'être saisis, comme l'autre jour, en flagrant délit d'évasion, nos bohémiens s'échappent, en effet, soit que la nuit les favorise, soit que le hasard oublie de pousser à leur rencontre ce premier venu, qui jette le cri d'alarme et donne l'éveil.

Ôtez l'honnête garçon de bain qui se trouvait là pour arranger sa baignoire, et le champ restait libre: les quinze démons passaient sans bruit, sans obstacle, et gagnaient la rue clandestinement; après eux, sans doute, d'autres seraient venus, s'échappant du même enfer et par le même chemin. Qu'on se figure alors tout un quartier en proie à une cinquantaine de mécréants de cette espèce, sans ressources, sans remords, et prêts à se laisser aller à toutes les tentatives furieuses que suggèrent l'habitude du crime et la faim. Et quels moyens n'ont-ils pas de se dérober aux poursuites dans cette ville immense, dans cette foule, dans ce tumulte, dans ce labyrinthe inextricable de rues et de repaires tortueux! Les malfaiteurs viennent de loin pour se cacher dans la bonne ville de Paris; l'oeil vigilant de la justice a grand'peine à les suivre à la piste et à les reconnaître; quelle chance pour ceux qui s'y trouvent tout domiciliés!

Le mal n'a pas été grand cette fois: les bandits sont retombés en quelques heures, et sans aucune exception, dans les mains de la justice: les courageux citoyens qui s'étaient dévoués en seront quittes, Dieu merci, pour des blessures sans danger; mais le projet d'éloigner de Paris cette formidable prison, n'en est pas moins un projet sage, plein d'à-propos et évidemment inspiré par l'intérêt de la sécurité publique.

Ainsi, voilà encore un bâtiment fameux que le temps dépouille d'une longue possession et d'un caractère, en quelque sorte, consacré; la Force va cesser d'être la Force! Que va-t-on substituer à son terrible privilège? Il est tout simplement question de mettre le marteau dans ces vieilles murailles et de les faire disparaître; une rue nouvelle, des maisons élégantes, assainiraient la place criminelle et lui ôteraient son aspect lugubre.--Quand ces voûtes, qui ont abrité si longtemps les plus féroces passions, viendront à s'écrouler, est-ce qu'il ne s'en exhalera pas des miasmes horribles, un air imprégné d'une odeur de sang? Et les premiers honnêtes gens qui dormiront sur cette terre maudite, n'entendront-ils pas le blasphème éhonté, le désespoir, le cri du remords retentir dans leur sommeil comme un lamentable écho, et troubler l'innocence de leurs nuits?

L'histoire de la Force remonte au treizième siècle; c'était alors une habitation princière qui appartenait à un des frères de saint Louis; d'année en année, et après plus d'une transformation, elle arriva aux mains du duc de la Force, qui lui a laissé son nom. En 1754, la ville en fit un hôtel militaire; en 1780, après la suppression du Fort-L'Évêque et du Petit-Châtelet, Necker changea l'hôtel en prison; on y enferma d'abord les débiteurs insolvables, les femmes suspectes, les mendiants et les vagabonds; puis, peu à peu, la Force devint la grande et terrible prison que vous savez; voilà comme on fait son chemin!

On sait que, pendant vingt-quatre heures, quatre des évadés parvinrent à se soustraire à toutes les recherches; ce fut seulement le lendemain que la police les surprit dans un cabaret, déjà occupés à dévaliser l'hôtelier; cela s'appelle ne pas perdre de temps; jusqu'à cette arrestation définitive des restes de la bande, et même quelques jours après, l'émotion fut grande dans les rues voisines de la prison et dans tout le quartier Saint-Antoine. Les habitants étaient sur le qui-vive, et regardaient, en quelque sorte, chaque passant sous le nez, pour voir s'il n'avait pas un air d'échappé et ne sentait pas le cabanon et le cachot. Il fallait ressembler plus qu'à un honnête homme pour n'être pas suspect. Cette surveillance et cette inquiétude ont produit quelques épisodes qui ne manquent pas d'originalité.

Un portier saisit au collet son propriétaire, qui rentrait à pas de loup: «A moi, mes amis! à la garde! voilà un évadé! je le tiens, à moi, à moi!» On eut beaucoup de peine à lui faire lâcher prise. Le propriétaire, déchiré, meurtri, l'habit en lambeaux, se loua, dit-on, beaucoup de la vigilance et du dévouement de son concierge.

Un sergent de ville aperçoit un homme qui se glisse le long des murailles et frise les bornes d'un air affairé: «Halte là!» lui crie-t-il; et il le mène de vive force au corps-de-garde voisin; c'était un juge de police correctionnelle qui allait rendre la justice, et hâtait le pas pour ne pas manquer l'audience.

Quatre gardes municipaux amènent au guichet de la Force un grand diable qui se débat, et s'écrie qu'on le prend pour un autre. «En voici encore un,» disent les honnêtes gendarmes, tout tiers de leur trophée.--Le guichet s'ouvre. «Eh! mon Dieu, mes braves gens, que faites-vous là?--C'est un évadé que nous vous ramenons.--Un évadé? mais vous n'y songez pas; c'est le guichetier en personne!»

«Qui sonne si tard? dit une douce voix émue.--Ouvre, ma chère amie.--A minuit, non pas!--Comment, est-ce que je ne peux pas rentrer chez moi quand bon me semble? --Chez vous?--Oui, chez moi!--Qui êtes-vous donc?--Comment, chère petite, tu ne me reconnais pas? je suis ton mari.--Vous, mon mari? à d'autres! on vous voit venir; vous êtes un évadé de ce matin.--Chère Hortensia, je t'assure...--Oui, oui, votre chère Hortensia; pour me voler ma montre on me prendre mon ternaux! je n'ouvrirai pas; allez vous faire pendre ailleurs!» Et le mari,--c'était lui en effet,--passa la nuit, morfondu, à la belle étoile.

Un voisin m'a conté qu'au point du jour, la porte d'Hortensia s'ouvrit doucement, et que lui, le voisin, aperçut par le trou de sa serrure, un jeune blond qui s'échappait lestement et descendait l'escalier quatre à quatre.--Était-ce un évadé de la Force?

--Goddam! dit Figaro, est le fond de la langue anglaise; avec goddam, vous pouvez passer partout; c'est plus qu'il n'en faut pour vous faire comprendre des trois royaumes. Voulez-vous un poulet rôti? approchez-vous de votre hôte en vous écriant; Goddam! et il vous apporte aussitôt une tranche de boeuf saignant. Si vous rencontrez dans quelque promenade une jeune et jolie donzelle, au pied leste, à l'oeil mutin, au charmant sourire, tortillant légèrement des hanches, dites goddam! et allez à elle d'un air galant: vous recevez à l'instant le plus magnifique soufflet du monde. L'admirable chose que goddam!

Ya aussi a bien son prix, quoique Figaro n'en dise rien; mais Figaro, tout Figaro qu'il est, ne saurait penser à tout, ya vaut goddam. Comme goddam, ya procure toutes sortes d'agréments à ceux qui s'en servent à propos; je vais vous le prouver tout à l'heure.

Les journaux de la semaine ont raconté qu'un homme aux formes athlétiques venait d'être arrêté dans les environs de la barrière du Trône; son costume bizarre, ses longs cheveux, sa barbe inculte, son allure résolue, avaient suffi pour éveiller les soupçons, les imaginations étant encore toutes pleines de cette grande aventure de voleurs dont nous avons, plus haut, raconté l'épopée. Le peuple ému ne voyait partout que larrons et que condamnés en rupture de ban; dans ces moments-là, la moitié de Paris est capable d'arrêter l'autre.

Le pauvre diable cependant descendait la rue Saint-Antoine entre deux soldats qui le tenaient bras dessus bras dessous, avec la foule pour escorte. «Ohé! c'est un de ces mauvais gueux qu'on cherche, disait le peuple; ne le lâchez pas, fantassins!» Un ouvrier se détachant de la foule et s'approchant du prisonnier: «On le voit ben à ta peau tannée; tu sors du bagne, mon vieux!--Ya! ya! répond celui-ci.--Oh! c'est çà: Tes un évadé?--Ya! ya!--C'est p't-être toi qui as tué l'aubergiste de Nangis?--Ya! ya! ya!--Vous l'entendez! Oh! le scélérat! oh! le gueusard! oh! le Mayeux! oh! le Papavoine!» Et ainsi notre homme fut mené, au milieu des huées, jusqu'à la salle Saint-Martin; là, on l'interrogea, et il fut constaté qu'on avait affaire à un ouvrier allemand fraîchement débarqué. Le pauvre hère, n'entendant pas un mot de français, avait cru se tirer d'affaire en répondant ya à tout propos: le fond de la langue apparemment.

Avec goddam, vous risquez seulement de recevoir un petit soufflet, appliqué d'une main blanche, et un bifteck saignant, deux choses qui se peuvent digérer après tout; ya est plus prodigue en faveurs: il ameute le peuple à vos trousses, il vous recommande à messieurs les gendarmes, il vous fait passer une nuit à la salle Saint-Martin, il vous gratifie d'un brevet de bandit, et, un peu plus, il vous enverrait aux galères; la supériorité est évidemment du côté de la langue allemande; ya a bien plus de fond que goddam!

Avant peu, les voyageurs seront mis à l'abri des inconvénients du ya et du goddam; Londres donne l'exemple. Il nous est arrivé, par le dernier paquebot, le prospectus de l'entreprise qui doit mettre fin à tous ces quiproquo où le touriste trébuche à chaque pas, à toutes ces mésaventures dont il est la victime. Une maison s'est formée dans Regent-Street, sous le titre de: la Société des voyages. Vous plaît-il de visiter Madrid, Saint-Pétersbourg, Vienne? adressez-vous à M. William Peterson, directeur-gérant de l'entreprise, et tout sera dit; vous n'aurez plus il vous occuper de rien. Moyennant une somme déterminée et payée d'avance, M. William Peterson se charge de vous soulager de tous les soins qui précèdent et qui accompagnent la locomotion; il se constitue l'administrateur et le fournisseur-général de vos affaires aussi bien que de vos plaisirs; il prend votre passeport, il fait vos malles, il cire vos bottes, il bat vos babils, il retient votre place, il paie la diligence et le paquebot; il choisit les auberges, il vous montre toutes les beautés du pays que vous visitez, il vous nourrit, il vous couche, il vous blanchit, il vous rafraîchit, il vous mène au spectacle, partout où vous avez l'envie d'aller. Il attache, en outre--et l'aventure ci-dessus en prouve l'importance--il attache à votre personne un interprète, un truchement, un drogman. Ainsi vous courez la chance de manger du poulet si cela vous fait plaisir, de recevoir une caresse à la place d'un soufflet, et de n'être pas mis au carcan pour un ya de plus ou de moins.

Prenons-nous pour exemple: la société William-Peterson et compagnie vous expédiera d'Angleterre en France et vous hébergera à Paris, pendant un mois, au prix de 500 francs. On n'est pas plus accommodant que cela. Pour 500 francs, vous aurez le droit de vous promener sur les boulevards tant que vous voudrez; la société vous fournira une paire de souliers, une paire de bottes et un parapluie; elle vous, entretiendra de spectacles jusqu'à concurrence de huit représentations; et après vous avoir fait admirer tous les monuments et toutes les curiosités de Paris, elle s'engage à vous procurer la vue de M. de Perpignan et celle de M. Crémieux par-dessus le marché--Prenez vos billets!

--Puisque nous sommes en Angleterre, n'en sortons pas sans exprimer l'admiration que nous a inspirée le dernier meeting tenu par les adversaires du vin de Champagne, du chambertin, du laffitte, du rhum de la Jamaïque, de l'anisette de Bordeaux, du porter et généralement de toutes ces liqueurs traîtresses qui chatouillent et troublent les fibres du cerveau. L'assemblée était présidée par le révérend père Matthew, un des plus fervents apôtres du verre d'eau pure, assaisonné d'un cure-dents. Son discours, de tout point magnifique, transporta les auditeurs d'un loi enthousiasme, que l'assemblée tout entière, composée d'anciens ivrognes repentants, renouvela séance tenante, sur l'autel de la tempérance, le serment de ne s'abreuver qu'au courant des fleuves et à la source des fontaines.

Au plus ardent de cette scène pathétique, un marchand de liqueurs vint à passer, monté librement sur un char orné de bouteilles et de feuillettes; un parfum d'alcool circulait dans l'air, la société de tempérance en tressaillit; le révérend père Matthew lui-même lorgna les tonneaux du coin de l'oeil avec un soupir mal étouffé; déjà quelques-uns des plus fragiles convertis se dirigeaient vers le camp ennemi en faisant mine de regarder les étoiles et en sifflant un air pour dissimuler la désertion. Mais tout à coup le père Matthew, reprenant ses esprits, tonna de plus belle; rappelés à la pudeur par cette voix de leur chef, les bataillons de buveurs d'eau se précipitèrent sur le liquoriste avec une fureur qui ne sentait pas le jeûne. Les feuillettes et les bouteilles, taillées en morceaux, rougirent le champ de bataille de leur sang çà et là répandu. Quant à ce mécréant de liquoriste, il reçut d'épouvantables gourmades, et le poing de John Bull le caressa furieusement. Sans l'intervention du constable, on l'aurait mis en pièces.--O tempérance! qu'aurait fait de pis l'intempérance?--Un imprimeur de Nyon, petite ville suisse, nous a expédié par la poste le spécimen d'un journal philosophique qu'il se propose de publier incessamment; ce journal sera intitulé: l'Harmonie. Voici comment le spécimen fait son entrée en campagne: «L'harmonie, c'est l'esprit, c'est l'âme de toutes choses, c'est la providence, c'est Dieu lui-même; le firmament est le cahier de musique des êtres harmoniques: les planètes et les étoiles en sont les notes. L'univers est un grand orgue de Barbarie ou une grande serinette qui joue sous les fenêtres du bon Dieu; mais il arrive trop souvent que l'instrument se dérange et détonne; nous nous sentons appelés à la haute mission de l'accorder. Nous osons aspirer à devenir les accordeurs de l'univers.--Notre journal sera la clef puissante qui doit rétablir l'ordre et la concordance entre les éléments constitutifs du monde. --Nous voulons que l'harmonie pénètre et anime tout ce qui vit. Dans notre système, les machines à vapeur, les moulins, les voilures, les portes mêmes, rendront des sons harmoniques et ne feront plus entendre ni grondement, ni claquement, ni craquement, ni froissement, ni roulement, ni grincement.--Nous voulons que les chiens au lieu d'aboyer, les chats au lieu de miauler, les ânes au lieu de braire, chantent agréablement avec accompagnement de guitare.» Qu'en dites-vous? voilà une terrible concurrence pour la Phalange et le Phalanstère.

Le spécimen, qui ne tient pas seulement à montrer de quel bois philosophique il se chauffe, donne ensuite des preuves de son savoir: il déclare que le mot harmonie vient du grec arnonia. Arnonia est évidemment du patois de Nyon, et non pas grec; c'est armonia qui est grec. La substitution du suisse au grec n'est pas encore admise par l'Académie.

--La vieillesse de M. de Talleyrand n'était pas entièrement occupée à méditer sur la balance politique de l'Europe et sur l'équilibre des monarchies; encore moins songeait-il au compte qu'il devait, tôt ou tard, rendre à Dieu comme évêque et comme chrétien. On dit qu'une de ses dernières lectures, une de ses lectures favorites, fut celle des Mémoires de Casanova. Ce livre curieux lui rappelait un monde où il avait vécu dans sa jeunesse. Chaque page ranimait pour lui les traits anéantis de ce passé hasardeux qu'il regrettait. M. de Moutrou, son alter ego, lui a entendu dire qu'aucun ouvrage ne lui avait donné une peinture plus fidèle de la société et des moeurs du dix-huitième siècle. Un jour qu'il exprimait cette opinion, madame de D*** lui représenta que ce livre n'était pas de ceux qu'on peut laisser lire à tout le monde. «Cela est vrai, répondit-il avec son sourire demi-abbé demi-païen: La mère en défendra la lecture à sa fille, mais le fils le permettra à son père.»

--Connaissez-vous M. Napoléon Landais?--Beaucoup Napoléon; M. Landais, pas du tout.--La Gazette de France a fait courir le bruit que M. Napoléon Landais était mort.--M. Landais, je n'en sais rien; Napoléon, j'en suis sûr.--Mais ne voilà-t-il pas que M. Napoléon Landais écrit à la Gazette qu'il n'est pas mort le moins du monde et se porte au contraire à ravir. On peut s'en assurer chez M. Napoléon Landais lui-même-, qui se fera un plaisir de se faire voir en bonne santé et de se tenir à la disposition des personnes qui ignoraient l'existence de M. Napoléon Landais, même de son vivant.--Eh! que me fait M. Landais? qu'il vive ou qu'il soit mort, si bon lui semble!--Niais que vous êtes! ne voyez-vous pas le fin mot de cette inhumation et de cette réclamation de l'inhumé? M. Napoléon Landais s'est jadis rendu coupable d'un dictionnaire français enterré depuis longtemps. Le billet de faire part de la mort de M. Landais est une réclame pour le dictionnaire: «Nous avons la douleur d'annoncer la fin prématurée; de M. Napoléon Landais, auteur du fameux Dictionnaire de la langue française...» Cela fait bien, cela excite l'intérêt; et ainsi, en tuant l'un, on a voulu ressusciter l'autre; mais le dictionnaire est plus tenace que l'auteur; il n'en reviendra pas.

--La querelle de MM. Alexandre Dum... et J. J. a encore quelque peu occupé les oisifs. Suivant les uns, M. J. J. a répondu aux témoins envoyés par M. Alexandre Dum...: «Je me battrais bien volontiers, mais ma femme ne veut pas!»

Suivant d'autres, il aurait dit: «Vous prétendez que je dois une réparation à M. Dum...; supposez que je lui doive vingt mille francs, et que je ne les aie pas dans ma poche, est-ce que je pourrais les lui rendre?»

D'autre part, M. Dum... agitait son tomahaw d'un air massacrant, cherchant partout, dit-on, quelque petit blanc de feuilletoniste pour le dévorer. Quelqu'un lui dit: «Mais, mon cher, si vous voulez tuer tous eux qui trouvent votre comédie mauvaise, vous referez la saint-Barthélémy.»

-On s'étonnait chez madame de C*** de ce que M. Alexandre Dum... avait choisi un duc de Guiche pour témoin.--Pourquoi pas en effet le duc Brunswick ou le duc d'Amcet-Bourgeois?

En définitive, l'affaire a été ce qu'elle devait être raisonnablement: les deux adversaires, blessés et enterrés l'un par la plume de l'autre, ont répandu des flots d'encre, et y ont lavé leur injure.



Théâtres.

L'Ogresse (théâtre du Palais-Royal).--La Femme compromise; Quand l'Amour s'en va théâtre du Vaudeville. --La Folle de la Cité (théâtre de la Gaieté).--Les nouvelles à la Main (théâtre des Variétés).--Le Baiser par la fenêtre (théâtre du Gymnase).

L'ogresse du Palais-Royal est une ogresse comme il n'y en a pas, du moins dans le Cabinet des Fées. Là, toutes les ogresses ont cent ans, une grande bouche pour vous avaler, de grands bras pour vous étouffer, de grandes dents pour vous croquer. Au Palais-Royal, au contraire, notre ogresse, a quelque vingt ans, une taille agréable, un joli visage, pas la moindre griffe homicide, pas la moindre canine dévorante; tout son mal est d'avoir un mauvais caractère. Figurez-vous enfin un méchant enfant gâté qui se dépite à la plus légère contradiction, frappe du pied, et, de temps en temps, tombe en de très-grandes colères.

Si l'enfant a un bâton sous la main, il vous frappe; s'il a une cravache, il vous fouette; s'il a un fusil ou un pistolet, il vous couche en joue. Diable! voilà qui devient sérieux! et ce n'est pas pour rien qu'on appelle mademoiselle Catalina une ogresse.

N'y a-t-il pas cependant quelque excuse à donner de ce vilain caractère? Oui, certes, et plus d'une: 1º Catalina est Péruvienne, ce qui lui permet d'être un peu tigresse; 2º elle a été élevée à sa libre fantaisie, comme une véritable sauvage, ce qui l'autorise à n'être que médiocrement civilisée.

Mais le fond n'est pas si féroce qu'on le croirait: la suite vous l'apprendra, et M. Edgar de Favencourt se charge de vous le prouver très-prochainement.

M. Edgar est un véritable Français; il arrive au Pérou, rencontre Catalina, lui dit quatre cinq mois de galanterie, lui chante deux ou trois couplets bien troussés; et voilà ma tigresse, mon ogresse, ma diablesse, qui regarde, sourit pour la première fois de sa vie, et s'adoucit. Malheureusement Edgar va chez la voisine en dire il en chanter autant. La nouvelle en vient jusqu'à la belle Catalina, qui, furieuse et jalouse, prend sa carabine et mitraille l'infidèle Edgar. Dans cette situation, Edgar n'a rien de mieux à faire que de s'évanouir et de tomber dans un torrent. C'en est fait; plus d'Edgar!

Hélas! Edgar n'était point un traître; il causait tout simplement et chantait avec sa soeur. Quoi de plus licite et de plus innocent! Aussi jugez des remords de Catalina: elle pleure, elle se désole, et pour se punir, la voici tout près d'épouser un benêt.

Elle ne l'épousera pas, car Edgar n'est pas mort; sa soeur l'a recueilli, sa soeur l'a guéri, sa soeur l'a remis sur ses jambes; actuellement il a bon pied et bon oeil; or, tous deux, Edgar et la soeur, s'entendent pour jouer un tour à Catalina et prendre une innocente revanche du coup de carabine: Edgar se donne des airs de revenant, se montre au clair de la fille, parle d'une voix de fantôme, se conduit, en un mot, de tout point, comme un habitant de l'autre monde. Cette fantasmagorie a pour but d'augmenter les regrets de Catalina, de lui donner une bonne petite leçon qui lui apprendra à ne plus tirer sur les jolis Français, et de changer l'ogresse en douce brebis.


Théâtre de la Gaieté.--La Folle de la Cité.--Mademoiselle Georges.

L'épreuve réussit; l'ogresse devient la meilleure femme du monde, et Edgar en fait sa légitime épouse.--On aurait pu appeler ce vaudeville: «le Mariage à la Carabine.» --L'auteur est M. Paul Vermoud; ce nom en dit plus qu'il n'est gros; il cache un de nos écrivains le plus en crédit, qui se distrait de ses succès de feuilleton par quelques jolis vaudevilles joués çà et là.

Nous quittons la femme féroce pour passer à la femme sentimentale; madame de Nervins a toute la douceur, toute la bonté, toute la vertu désirables; ce n'est pas elle qui mitraillerait un Edgard à bout portant: ah Dieu!

Cependant il arrive malheur à madame de Nervins; un beau soir, un fat la surprend en tête-à-tête mystérieux; il écoule, il regarde, et voit, au clair de la lune, un jeune homme qui se glisse dans l'ombre et disparaît. Aussitôt de raconter l'aventure, et, du coup, madame de Nervins est compromise.

Eh bien! le fat a dit une méchanceté et un mensonge: c'est trop de deux; madame de Nervins est une parfaite honnête femme: c'est un proscrit et non un galant qu'elle aidait à fuir. Le mal n'en est pas moins fait; il faut que cette pauvre dame de Nervins en supporte toutes les conséquences: la colère et l'abandon de son mari, la condamnation du monde, la médisance des prudes et la pruderie des médisantes; ce n'est qu'après beaucoup de pleurs et d'épreuves que son innocence éclate enfin et triomphe sur toute la ligne. MM. Molé-Gentilhomme et Lefranc, en faisant ce drame, et le théâtre du Vaudeville en le jouant, ne se sont pas trop compromis.

L'amour s'en va par plus d'une route: MM. Laurencin et Marc-Michel en ont choisi une entre mille; on vous aimait; vous devenez gras, l'amour s'en va; vous étiez galant, tendre, sentimental, aux petits soins, et l'on vous adorait ainsi; vous voici maussade, distrait, sans gêne, l'amour s'en va: telle est l'histoire de M. et de madame de Folleville.

L'amour étant parti, on se consulte pour savoir s'il ne serait pas prudent de rompre tout à fait le marché et d'aller chercher fortune ailleurs; c'est la première idée de nos deux époux mal assortis; heureusement, la réflexion arrive; l'amour n'est qu'un oiseau de passage: il s'en va parce qu'il n'est pas fait pour rester. Si l'on en venait à l'amitié, chose plus solide et plus stable? «Tope!» disent nos deux époux; et les voici réconciliés sur ce terrain et s'y trouvant parfaitement aimables et parfaitement heureux.--Pourquoi donc si fort se désoler? Quand l'amour s'en va, vous voyez qu'il en reste toujours quelque chose.--L'esprit s'en va aussi, mais ce n'est pas ici le cas pour MM. Laurencin et Marc-Michel.

Le théâtre de la Gaieté plaisante rarement, comme chacun sait; il nous donne une folle, cette fois, un enfant naturel, une banqueroute, un échafaud, un proscrit, une tentative de suicide, deux frères qui ne se connaissent pas, deux frères qui se reconnaissent, une femme séduite qui livre son séducteur au bourreau, un fils de la séduction qui le délivre, la Tamise, la prison, le palais, la mansarde, la rue, la place publique, des évanouissements, des résurrections et des murailles mobiles; le tout couronné par un pardon général et un bonheur universel.

C'est touchant, c'est effrayant, c'est étonnant, c'est larmoyant; l'auteur, M. Charles Lafont, et l'actrice mademoiselle Georges, ont été positivement aux nues; il faut que le succès soit d'une bonne force pour avoir poussé mademoiselle Georges jusque-là.

La scène capitule est celle où la folle reconnaît ses deux fils, à moins que ce ne soit l'autre, où elle reconnaît son séducteur; car ce drame est plein de reconnaissances, sans compter la reconnaissance du parterre, pour l'auteur, et la reconnaissance du caissier pour les recettes que la Folle de la Cité lui prépare.

Le dindon qui se pare des plumes du paon n'est pas un oiseau rare; M. le marquis de Grandmaison est ce dindon-là: il court par la ville certaines petites feuilles scélérates, des petites satires anonymes, des petites méchancetés sous le manteau; vous savez ce qu'on appelait autrefois et ce qui s'appelle encore de nos jours des nouvelles à la main: d'où viennent-elles? qui en est l'auteur? c'est vous monsieur le marquis de Grandmaison, disent ces dames; c'est toi marquis, répètent ces messieurs; ah! marquis, que de malice! ah! mon cher, que d'esprit! Et le marquis de se laisser faire; il est ravi de récolter la moisson qu'un autre a semée, et de se donner une réputation d'esprit sans y avoir mis un sou de sa poche.

Sa joie dure peu; si les nouvelles à la main amusent les uns, elles blessent les autres et leur déplaisent. Les victimes viennent se plaindre; l'un menace M. le marquis d'un procès en calomnie; l'autre de la Bastille; celui-ci d'un soumet; celui-là d'un coup d'épée; si bien que le pauvre marquis ne sait auquel entendre; et comme le gaillard est peu brave, il est bien obligé d'avouer son imposture et de déclarer qu'il n'est qu'un poltron et qu'un sot.

Ce vaudeville confirme cet excellent précepte, qu'il n'est pas toujours profitable de prendre le bien d'autrui. Les auteurs, MM. Dennery et Clairville, ont fait cependant comme les prédicateurs, qui ne mettent pas en action les belles maximes qu'ils enseignent: ils ont pris à tout le monde les meilleurs mots et les meilleurs couplet de leur pièce, et le larcin leur a mieux réussi qu'au marquis de Grandmaison.

--Mademoiselle Hortense fait par la fenêtre un signe d'intelligence à son cousin, qui demeure en face d'elle, et ce signe ressemble quelque peu à un baiser; un mais qui demeure au-dessous du cousin prend ce signe ou ce baiser pour lui, et le renvoie immédiatement à mademoiselle Hortense, poste pour poste.

Le père surprend ledit baiser au passage, s'indigne, tempête, menace, ce qui jette notre niais dans une complication de dangers, de peurs, de duels et de désastres contre lesquels il faudrait un coeur de lion, tandis que lui n'a qu'un coeur de lièvre. Il s'enfuit donc, perdant à la bataille mademoiselle Hortense qu'il venait épouser, et que le cousin en question lui escamote.

M. Bénard a pris ce vieux vaudeville à son compte, comme s'il était nouveau. La vérité est qu'il n'est pas plus à M. Bénard qu'à moi; c'est un vaudeville à tout le monde, qui ressemble à tout et ne ressemble à rien.



Le Lizard coulé par le Véloce.

Dans la nuit du 24 au 25 juillet, le bateau à vapeur anglais le Lizard a été coulé par le steamer de guerre français le Véloce, à environ 25 milles Est de Gibraltar, et en se rendant à Barcelone.

Le Lizard avait quitté Gibraltar le lundi 24 au soir, avec une bonne brise du sud; le vent fraîchit vers minuit, et le ciel chargé de nuages rendait l'obscurité complète. Quelques minutes avant l'abordage, les hommes de quart à bord du Lizard, apercevant un steamer qui venait droit sur eux, lui firent des signaux et le hélèrent. Evidemment, l'équipage du bateau à vapeur français n'aperçut pas les signaux et n'entendit pas les cris, car le navire continua sa marche et vint donner avec une force excessive par le travers du Lizard, près de la machine. Le choc fut si violent, que tous ceux qui étaient sur le pont du Lizard furent renversés, et que le quart en bas sauta en chemise sur le pont.

On reconnut aussitôt que: le navire avait fait de grandes avaries, et que l'eau y entrait avec rapidité; bientôt il devint évident que tous les efforts pour le sauver seraient vains, car il coulait bas. Cependant les officiers et l'équipage travaillèrent, pour le maintenir à flot, jusqu'au moment où l'eau, éteignant tous les feux, interdit l'emploi des machines. Le steamer français n'a fait aucune avarie sérieuse, et il est resté près du Lizard, pour lui fournir tous les secours possibles. Quand tout espoir de sauver le navire anglais a été perdu, on a fait passer l'équipage à bord du Véloce, à l'aide des chaloupes des deux navires, et cette opération s'est faite sans aucun accident. A peine le dernier homme de l'équipage était-il en sûreté sur le bateau à vapeur français, que le Lizard s'engloutit, deux heures environ après l'abordage.

Le Véloce s'est rendu à Gibraltar avec l'équipage anglais, qu'il a laissé à bord du vaisseau l'Indus.

Le Lizard était depuis longtemps attaché à la Méditerranée, et il faisait, avec le Locust, le service entre Gibraltar et Malte.

Le Véloce est commandé par le capitaine de corvette Léon Duparc, un des officiers les plus instruits et les plus savants de la marine française. Dans sa carrière maritime, il a eu occasion, à plusieurs reprises, de rendre de grands services à des bâtiments anglais en péril; nous croyons même nous rappeler que le gouvernement britannique lui a, en récompense de ces belles actions, envoyé une épée d'honneur. Cette fois encore, il aura eu le bonheur de sauver tous les hommes du Lizard.




Distribution des Prix

DU GRAND CONCOURS.

Le concours annuel entre les élèves des collèges de Paris compte déjà, tout près d'un siècle d'existence. Il fut institué par un arrêté du Parlement de Paris, le 8 mars 1746; voici à quelle occasion. Louis Legendre, chanoine de Notre-Dame, puis abbé de Claire-Fontaine, homme studieux et ami des belles-lettres, avait, par testament (1733), légué une somme d'argent pour l'établissement d'une Académie dans la ville de Rouen, sa patrie Les héritiers de l'abbé réclamèrent vivement contre cette clause testamentaire, et, après treize ans de procédure, le Parlement de Paris rendit enfin un arrêt par lequel, annulant le legs fait à la ville de Rouen, il appliquait la modique somme que Louis Legendre avait léguée à la fondation de prix annuels, qui seraient mis au concours et partagés entre les élèves des trois classes de rhétorique, seconde et troisième, des collèges de l'Université de Paris.

Cette fondation ajouta un nouvel éclat aux études parisiennes, déjà renommées dans tout le monde savant. La distribution des grands prix eut lieu pour la première fois, en Sorbonne, le 23 août 1747; la cérémonie fut imposante, et tout le Parlement y assista en robes rouges; le latin fut seul admis dans cette solennité universitaire, la liste des prix et des accessits était elle-même en latin; la Sorbonne aurait cru déroger si elle eût employé alors le plus petit mot de français. En 1749, trois ans après cette première distribution, Charles Coffin, professeur-recteur, ami et successeur du bon Rollin, fonda, par testament, deux nouveaux prix, destinés à la classe de seconde, et son nom fut dès lors associé à celui de Louis Legendre, dans les discours solennels et dans les éloges universitaires. Enfin, en 1757, un autre chanoine, Bernard Collot, fonda deux prix de, thème et de version pour les classes de quatrième, de cinquième et de sixième; le nom de ce troisième fondateur fut depuis solennellement proclamé et rappelé à la reconnaissance publique, même sur le programme républicain de l'an 1793.--La Harpe, Thomas, Rollin, Delille, furent les lauréats les plus fameux de cette première période.

En 1791, le programme de la distribution des grands prix fut rédigé pour la première fois en français; deux ans après, le discours latin d'ouverture fut supprimé à son tour. Un discours en français, prononcé par le citoyen Dufourny, président du département, remplaça la harangue latine à la distribution des prix du 4 août 1793, dans la salle des Amis de la liberté et de l'égalité, rue Saint-Honoré.

La même année, le grand concours éprouve le même sort que l'Académie Française: il est aboli. Après sept années d'interruption (1793-1801), un grand concours est rétabli entre les trois écoles centrales de Paris, dites du Panthéon, des Quatre-Nations et de la rue Saint-Antoine: MM. Naudet et Charles Dupin remportent (1803-1804) les principaux prix. Une double ovation est décernée aux lauréats de ces deux années. Une première distribution, dite du département, et présidée par le préfet Frochot, dans l'église de l'ancien Oratoire, puis dans celle des Petits-Pères, était suivie d'une semblable cérémonie dans une des salles du Louvre. Les lauréats y étaient de nouveau couronnés et harangués au nom du gouvernement par Arnault de l'Institut.--En 1805, le concours fut établi entre les quatre lycées: Impérial, Napoléon, Charlemagne et Bonaparte (collèges Louis-le-Grand, Henri IV, Charlemagne et Bourbon). Le collège de Versailles (1818), celui de Saint-Louis (1820). et enfin (1832) ceux de Stanislas et de Sainte-Barbe, dit depuis collège Rollin, furent successivement admis au même concours.--Dès 1810, la harangue latine avait été rétablie, sous prétexte qu'il convenait de parler à de jeunes Français la langue du peuple-roi. le peuple français étant appelé lui-même au rôle de dominateur en Europe.--Aujourd'hui, il y a deux discours, d'abord la harangue latine, faite par un professeur de rhétorique, puis une allocution en français, que prononce le ministre de l'instruction publique, président obligé de la séance.

Nous bornerons ici cette courte notice historique; les autres événements qui remplissent les annales du grand concours sont moins intéressants, et regardent seulement telle ou telle classe, tel ou tel prix en particulier. Deux faits principaux méritent seuls d'être signalés, d'abord l'interruption du grand concours, en 1815, causée par l'invasion étrangère, puis la fondation de deux nouveaux prix d'honneur: l'un en philosophie, l'autre en mathématiques spéciales (1821 et 1836). Jusque-là il n'y en avait eu qu'un seul, celui de rhétorique, qui est encore le meilleur et le plus glorieux aux yeux des maîtres et des élèves. De grands avantages sont attachés à ce prix: l'exemption de la conscription militaire, la franchise de tous droits d'examen et de diplômes dans toutes les facultés, une entrée de faveur pendant un an à la Comédie-Française, etc. Voici la liste chronologique des grands prix d'honneur de rhétorique depuis la restauration du concours en 1805:

        1805.    Mouzard.                  Lycée Impérial.
        1806.    V. Leclerc.                -    Napoléon.
        1807.    Le même (vétéran).         -    ..........
        1808.    Glandaz.                   -    Charlemagne.
        1809.    Petit-Jean.                -    Napoléon.
        1810.    V. Cousin.                 -    Charlemagne.
        1811.    Hourdour.                  -        Id.
        1812.    Matouchewitz.              -    Impérial.
        1813.    De Boismilod.              -    Charlemagne.
        1814.    De Jussien.                -    Napoléon.
        1815.    ...........                -     ..............
        1816.    Rinia.                  Collège Bourbon.
        1817.    A. De Vailly.              -    Henri IV.
        1818.    Demersan.                  -       Id.
        1819.    Covillier-Fleury.          -    Louis-le-Grand.
        1820.    Velly.                     -    Charlemagne.
        1821.    G. De Vailly.              -    Henri IV.
        1822.    Cardon de Montigny.        -    Louis-le-Grand.
        1823.    Drouin de Lhuys,           -       Id.
        1824.    Arver.                     -    Charlemagne.
        1825.    Carette.                   -    Henri IV.
        1826.    Galeron.                   -    Henri IV.
        1827.    Milantier.                 -    Rollin.
        1828.    Ledreux.                   -    Bourbon.
        1829.    Lemair.                    -    Rollin.
        1830.    Oddoul.                    -    Bourbon.
        1831.    Groslambert.               -    Saint-Louis.
        1832.    Taillefer.                 -    Louis-le-Grand.
        1833.    Huet.                      -    Stanislas.
        1834.    Jacquiner.                 -    Saint-Louis.
        1835.    Pitard.                    -    Henri IV.
        1836.    Despois.                   -    Saint-Louis.
        1837.    Ducellier.                 -    Henri IV.
        1838.    Didier.                    -    Louis-le-Grand.
        1839.    Girard.                    -    Bourbon.
        1840.    Rigault.                   -    Versailles.
        1841.    Moncour.                   -    Louis-le-Grand.
        1842.    Grenier.                   -    Charlemagne.


Sortie de la distribution des prix, à la Sorbonne.

L'Université compte justement le grand concours parmi ses meilleures institutions et lui attribue les plus salutaires effets; d'autre part, les élèves tiennent singulièrement à ces compositions, où c'est déjà une gloire que d'avoir été admis: les couronnes du collège sont bien pâles auprès de celles de la Sorbonne, et valent à peine le mal qu'on se donne pour les conquérir; être vainqueur entre tous, primus inter pares, c'est là le véritable honneur, le seul triomphe digne d'envie! Le lauréat du grand concours sent son coeur plein d'une haute confiance, et il se tient à lui-même ce fameux raisonnement connu des écoliers: «L'Europe est la plus belle partie du monde, la France la plus belle partie de l'Europe, Paris la plus belle ville de France, le collège de Beauvais le plus beau de tout Paris, ma chambre la plus belle chambre du collège de Beauvais, et moi le plus bel homme de ma chambre, donc..... je suis le plus fort du monde en thème grec ou en version latine.» Il est certain que l'Université, qui se propose perpétuellement d'exciter dans ses élèves une plus grande émulation, atteint on ne peut mieux son but par les récompenses magnifiques autant que difficiles qu'elle offre au travail et au talent des écoliers. Néanmoins, comme les résultats acquis ne sont jamais en ce monde si parfaitement bons qu'on n'y trouve encore à blâmer, le grand concours n'a pu se dérober à cette loi commune. En développant outre mesure dans les élèves et les professeurs l'amour du succès, il a nui aux études autant au moins qu'il leur a été favorable. Chacun sait comment la plupart des professeurs, dès les premiers jours de l'année scolaire, aiguillonnent leurs élèves par l'appât encore lointain du concours: il semble qu'ils doivent travailler exclusivement en vue du combat et des couronnes qui en sont le prix. Ce n'était pas ainsi que le bon Rollin comprenait l'émulation. Cependant que les professeurs donnent tous leurs soins à deux ou trois élèves et s'évertuent à leur apprendre la recette du concours, ils délaissent les soixante autres indignes, qui ne pourraient faire les affaires du collège et de la classe: «Numeri sunt.» De là vient que si les premiers élèves de Paris sont supérieurs aux premiers de province, la masse au contraire demeure infiniment plus ignorante et plus apathique dans nos huit grands collèges; on ne s'occupe pas des faibles d'esprit, on ne réveille point l'ardeur engourdie des paresseux; qu'ils se taisent, voilà ce qu'on leur demande uniquement.

Enfin, l'industrie et la spéculation, toutes-puissantes en notre temps, n'ont pas manqué d'envahir aussi l'instruction publique et d'exploiter le concours général comme une mine féconde de réclames et de puffs universitaires. Les chefs d'institutions et de collèges ont des élèves à prix, destinés à servir de montre pour leurs établissements, et à séduire les parents qui veulent mettre en bonnes mains l'éducation de leurs enfants. La culture de l'élève à prix se pratique de diverses façons. D'abord, et le plus souvent il s'achète: les chefs d'institutions ont des sortes de commis-voyageurs qui s'en vont enlever aux collèges de provinces leurs meilleurs élèves. Les parents se laissent séduire par des offres brillantes: une pension gratuite, quelquefois même une prime en argent comptant, enfin tous les avantages possibles. Arrivés à Paris, les futurs lauréats rétrogradent d'abord de deux classes au moins; puis, après quelques épreuves, on les spécialise de gré ou de force dans telle ou telle faculté, comme on dit en termes de collège; qui est parqué dans la version latine, qui dans l'histoire, qui dans les mathématiques, ils ont l'année entière pour préparer la conquête d'un prix, et sont dispensés de tout travail qui les détournerait de leur besogne exclusive.

Ces abus ont été plus d'une fois déjà signalés par l'Université elle-même, mais elle demeure impuissante à les réprimer. Ayant posé comme principe de ses études l'émulation, elle doit subir toutes les conséquences mauvaises de ce principe vicieux. Il est à désirer seulement qu'elle ouvre les yeux sur les inconvénients du grand concours, et ne se montre pas empressée à doter les collèges de province d'une semblable institution: les écoliers n'y sont point encore devenus des machines à prix, et, avec moins d'émulation, leur éducation morale doit être, à notre sens, infiniment meilleure.

Quoi qu'il en soit de toutes ces critiques, la distribution des grands prix a conservé jusqu'à présent son ancienne solennité. Si le Parlement n'y figure plus avec des robes rouges, les couleurs des quatre Facultés, du conseil royal, des proviseurs et des professeurs tout couverts d'hermine, ne sont pas moins éclatantes. Une brillante assemblée garnit les quatre tribunes richement décorées pour la fête, et des fanfares infatigables remplissent l'immense amphithéâtre de la Sorbonne. Autrefois la cérémonie était grave et sévère comme une solennité religieuse; maintenant elle ressemble plutôt à une ovation populaire, où l'ivresse du triomphe se répand en bruyantes acclamations, en formidables applaudissements. Les lauréats seuls des huit collèges peuvent être admis à prendre place sur les bancs de l'amphithéâtre, trop petits déjà pour les contenir. Tous les visages sont donc joyeux et triomphants; toutes les mères, toutes les soeurs, assises dans les tribunes, ont la joie et la fierté doucement peintes sur leurs visages; elles attendent impatiemment, mais sans crainte, sûres qu'il sera prononcé à son tour et à son tour applaudi, le nom du fils ou du frère chéri, qui est maintenant perdu dans la foule de ses camarades. Les maîtres eux-mêmes dérident en ce grand jour leur front sévère, adoucissent leur dur regard, jouissent de la gloire de leurs élèves, et comptent orgueilleusement les palmes que leur classe a su conquérir. Aussitôt qu'un prix est appelé, la musique sonne une fanfare, et le collège couronné en la personne de son représentant, pousse de grandes acclamations mêlées de «ces applaudissements incroyables» dont parle Bossuet. Bien rugi, Henri IV! bien rugi, Louis-le-Grand! Toute nomination est ainsi saluée par des cris et des battements de mains, et l'honneur de chaque collège est intéressé à soutenir vigoureusement le moindre accessit par lui remporté. Ni relâche ni trêve; Charlemagne vient de pousser un énergique bravo: que Saint-Louis couvre et fasse pâlir cet applaudissement par une explosion de cris et de trépignements à ébranler les murs de l'antique Sorbonne. La gloire est à ce prix.

D'ordinaire la séance s'écoule ainsi, sans autre événement; quelquefois pourtant certaines circonstances viennent augmenter encore le tumulte et la joie habituelles; par exemple, la lutte des élèves et des musiciens avant l'arrivée des grands dignitaires et l'ouverture de la séance: les huit collèges réunissent leurs puissantes voix pour demander la Marseillaise, et les musiciens, sans doute par malice, s'obstinent à la leur refuser. Inde irae. D'autres fois, la présence de la famille royale ou de quelque personnage illustre soulève une tempête inaccoutumée d'acclamations et d'applaudissements. Ainsi, en 1840, M. Victor Hugo étant venu voir couronner son fils, lauréat de sixième, toute la jeunesse des écoles accueillit le grand poète avec des hourras frénétiques qui devaient fort déplaire, sans doute, à plus d'un rigide professeur, «laudator temporis acti,» et amant fidèle des muses d'Antan. Puis, lorsqu'on appela le nom de Charles-Victor Hugo, ce fut encore bien autre chose: M. le ministre faillit se fâcher, et M. Hugo lui-même, quoique accoutumé dès longtemps aux ovations les plus forcenées, pâlissait et rougissait tour à tour, ne sachant plus quelle contenance garder vis-à-vis de ces transports d'enthousiasme auxquels il ne devait guère s'attendre dans l'enceinte de la vieille Sorbonne.

Cette année, aucun incident remarquable n'est venu changer la physionomie accoutumée de la cérémonie; le grand amphithéâtre de la Sorbonne avait même un aspect plus froid et plus paisible que d'ordinaire. A midi, M. le ministre de l'instruction publique, suivi du conseil royal, est entré dans la salle avant que les élèves eussent cessé de crier la Marseillaise. Sur ce, M. Villemain a pris la parole; il a célébré les bienfaits toujours croissants de l'enseignement national, et a promis solennellement de défendre cet enseignement contre les rivalités actuelles et futures.

M. Caboche, professeur de rhétorique au collège Charlemagne, a pris ensuite la parole et entamé une fort longue et fort inintelligible harangue latine, à phrases redoublées et périodes cicéroniennes, dont le sujet, si toutefois nous avons bien compris l'orateur, était le développement de cette pensée si chère au bon Rollin: les habitudes de travail et de sagesse qu'on prend dans les collèges, sont la meilleure préparation pour la conduite difficile de la vie. M. Caboche a cru d'ailleurs devoir consacrer une grande partie de son discours à louer indirectement M. Villemain.

Après ces deux discours, on est passé à la lecture des prix.

Trois collèges se sont partagé les trois prix d'honneur: Rollin a eu celui de philosophie, Charlemagne celui de rhétorique, Saint-Louis celui de mathématiques spéciales. Les trois grands lauréats sont les élèves Debreuil, Blandin et Roger; après eux nous avons surtout remarqué les noms des élèves Gournault, du collège Louis-le-Grand, qui a remporté en troisième un premier prix, deux seconds et un accessit; Dareste et Blain des Cormiers, du collège Henri IV, qui ont été tous les deux couronnés en philosophie; Lille, du collège Louis-le-Grand, qui n'a pas été nommé moins de six fois (un prix et cinq accessits, dont trois premiers), etc., etc. Les journaux quotidiens ont d'ailleurs donné la liste exacte de la distribution des prix.--Louis-le-Grand a, cette année, repris l'avantage sur Charlemagne: il compte vingt-quatre prix, tandis que son rival en a tout au plus vingt. Les autres collèges restent toujours à une distance respectueuse, et se maintiennent dans une moyenne de huit à quinze prix.

L'Illustration a déjà donné, à l'occasion d'une solennité musicale, le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Nous n'en reproduirons pas ici la gravure, mais en revanche nous mettons sous les yeux de nos lecteurs le tableau fidèle et animé que présente la cour de la Sorbonne au moment de la sortie du grand concours.

A deux heures, M. le ministre n'a pas le temps de prononcer la clôture; déjà de toutes parts la foule se précipite vers les portes, et les tribunes et l'amphithéâtre débordent à grands flots dans la cour. Les mères qui embrassent leurs fils, les professeurs qui se complimentent, les camarades qui se disent adieu, les grands dignitaires qui se saluent et se courtisent, tous se pressent, se heurtent et se mêlent; les chevaux des voitures et des municipaux piaffent sur le pavé, la musique sonne sa dernière fanfare, vivement soutenue par les coups de la grosse caisse; le tambour bat aux champs, la garde présente les armes à M. le ministre; les livres dorés étincellent au soleil; les vertes couronnes, les écharpes brillantes, les robes noires des professeurs, les couleurs jaunes, violettes, rouges, des épitoges, se touchent et se confondent; c'est un tableau pittoresque, un pêle-mêle éblouissant dont l'effet ne saurait se décrire; l'oeil est à la fois ébloui et charmé; mille bruits confus, des rires, des cris, des hennissements, des fanfares, remplissent les oreilles et les étourdissent: la fête n'a jamais semblé plus magnifique qu'au moment même où elle s'achève, et la cour de la Sorbonne, qui dans deux minutes aura repris sa tristesse habituelle, est plus gaie, plus tumultueuse et plus resplendissante alors que le foyer de l'Opéra dans une nuit de bal.

La foule s'écoule, la Sorbonne demeure abandonnée; mais cependant la grande fête universitaire n'est point encore terminée: plus heureuse que les autres fêtes du calendrier, elle aura un lendemain. Tous ces bruits joyeux, ces acclamations triomphantes, ces riches applaudissements, trouveront demain, à la même heure, un vigoureux écho dans les cours des huit collèges; après le grand triomphe viendront les ovations; car ne croyez pas que demain, dans la grande salle de Louis-le-Grand, sous la tente de Henri IV, l'on doive célébrer une autre fête; non, il ne sera question, il ne sera bruit que de la magnifique journée d'hier; chaque proviseur, en prenant à son tour la parole devant ses élèves, commencera infailliblement son discours par ces pompeuses paroles: «Non, vous n'avez pas failli, jeunes élèves!» puis il énumérera tous les succès remportés la veille par sa chère phalange, il les exaltera à plaisir, les fera briller aux yeux des parents, et concluera, comme le fameux bulletin: «Soldats, je suis content de vous!» Alors on couronnera de nouveau les lauréats de la Sorbonne, et tandis qu'une simple palme sera la récompense des prix du collège, ceux du concours, si bien payés déjà, mériteront encore une couronne de fleurs, une double salve d'applaudissements, une triple fanfare.

Ce jour-là d'ailleurs est peut-être la plus belle et la plus douce fête de Paris. Vous ne rencontrez partout que des gens en parure, tout chargés de beaux livres et de couronnes; vous ne sauriez entrer dans une famille sans y trouver des apprêts inaccoutumés de joie et de festins; partout on tue le veau gras; il semble que, pour les mères autant que pour les fils, le premier jour des vacances soit le plus beau de l'année. Le pauvre seul est triste, hélas! dans cette heureuse journée, et lorsqu'il voit passer ces enfants, si magnifiquement récompensés de leur travail et de leur science naissante, il pense amèrement à ses fils, les héritiers de son ignorance et de sa misère, à ses fils, auxquels on a bien fait l'aumône de l'intelligence, suivant l'expression d'un grand poète et d'un grand orateur, mais qui pourtant, par leur pauvreté même, sont encore condamnés à demeurer pauvres d'esprit, et ne peuvent obtenir, tout au plus, que le nécessaire intellectuel, c'est-à-dire juste de quoi savoir lire, écrire et compter.




Martin Zurbano.

RÉSUMÉ DES DERNIERS ÉVÉNEMENTS POLITIQUES ET MILITAIRES EN ESPAGNE.

Les rigueurs employées contre Barcelone causèrent en Espagne une indignation générale. Les partisans d'Espartero eux-mêmes jugèrent qu'il avait été trop sévère. Dès ce moment beaucoup de coeurs lui restèrent aliénés.

Aux Cortès, dissoutes le 4 janvier par le régent, pour avoir protesté contre ces rigueurs, avait succédé une Chambre non moins hostile au gouvernement. Dès l'ouverture, le 3 avril, le ministère put juger qu'il aurait contre lui une immense majorité. Cortina, l'un des adversaires du régent, venait d'être nommé à la présidence du Congrès. Ce fut alors que la nouvelle municipalité de Barcelone, élue depuis le 24 avril, lui adressa une demande de mise en accusation du ministère, pour les actes arbitraires commis envers Barcelone en décembre.

Le Congrès commença la discussion de l'adresse. Beaucoup de députés furent d'avis d'y insérer la demande de mise en accusation du ministère, provoquée deux fois déjà. Cette opinion aurait prévalu, le ministère le sentit; le 1er mai il donna sa démission en masse. Cortina, chargé de former un nouveau cabinet, le composa de noms honorés. M. Lopez, ministre de la justice, eut la présidence. Le 11, peu de jours après s'être constitué, le ministère communiqua aux deux Chambres le programme de la conduite qu'il se proposait de tenir. Ce programme reçut l'approbation du Congrès et de la nation; mais il n'en fut pas ainsi à l'ambassade anglaise et au palais de la Buena Vista.

Les premiers actes du ministère Lopez prouvèrent qu'il avait réellement l'intention de marcher selon l'intérêt national, qu'il ne voulait plus être à la remorque de l'Angleterre. Le 18 mai, il proposa plusieurs améliorations, et, dans un but de réconciliation entre le régent et la nation, il demanda la destitution des deux hommes les plus compromis dans les mesures extra-légales de 1842, l'un comme conseiller, l'autre comme agent, de Linage et de Zurbano. Blessé dans ses affections les plus intimes, Espartero refusa formellement d'accorder cette satisfaction à l'opinion publique. Le ministère Lopez donna alors sa démission. Le lendemain 19, le Congrès déclara à l'unanimité moins trois voix que le ministère avait bien mérité de l'Espagne, et que ses représentants lui votaient des remerciements.

Cette rupture solennelle entre les pouvoirs constitutionnels et le régent causa une vive agitation dans les esprits. On dut se préparer aux événements les plus graves. Le 20 mai, le régent se nomma un nouveau ministère; sa composition n'était pas de nature à calmer les appréhensions nationales; des noms flétris y avaient place. La Chambre se crut autorisée, dans cette grave circonstance, à envoyer une adresse au régent pour lui dire qu'elle espérait qu'il ne sortirait pas des principes parlementaires. Espartero reçut la commission avec une insolence militaire fort déplacée, et il répondit sèchement «qu'il agirait de la manière qui conviendrait le mieux au pays.»

La commission rapporta dans le sein des Cortès une irritation qui ne tarda pas à se répandre dans Madrid. Ce jour-là, de nombreux rassemblements eurent lieu à la Puerta del sol. Les nouveaux ministres furent hués par la foule en se rendant au Congrès. Là, ils furent reçus par de nombreux cris de réprobation: A la porte le voleur! cria-t-on à Mendizabal; et il fut forcé de sortir avec ses collègues, qu'on ne voulut pas reconnaître comme ministres. A leur sortie, le peuple les accueillit à coups de pierres, et ce fut avec peine qu'ils regagnèrent leurs hôtels. Le président de la Chambre, Olozaga, termina cette tumultueuse séance par ces paroles: «Dieu sauve la patrie et la reine!»

Le lendemain, les Chambres furent prorogées, puis dissoutes par un décret du 26. A la suite de ce décret, et comme pour adoucir tout ce qu'avaient d'acerbe de telles mesures, le régent publia une ordonnance d'amnistie, et rendit facultatif le paiement de l'impôt qui n'était pas légalement voté, mais ces palliatifs ne diminuèrent en rien l'irritation produite par ce coup d'État. Le ministère et le régent étaient perdus dans l'opinion publique.

Les députés portèrent rapidement dans leurs provinces tout leur mécontentement. Partout ils représentèrent Espartero comme un usurpateur futur du trône d'Isabelle, comme un dictateur impitoyable, et partout les esprits s'agitèrent et se préparèrent à l'insurrection. Le 23 mai, Malaga prit l'initiative et se souleva la première. Le 27, Grenade imita Malaga. Le 30, Reuss forma une junte, sous la présidence de Prim, et se prononça contre le régent. Le colonel Prim rassembla 3,000 hommes et forma le noyau de l'armée insurrectionnelle.

Zurbano, avec son instinct de désordre, avait pressenti ce mouvement depuis longtemps, et s'était préparé à le combattre. Dès le 30, il avait rassemblé toutes les troupes disponibles de la province de Girone, et il se mit en marche.

Barcelone, bien qu'agitée au fond du coeur, était encore calme à la surface. Elle avait été si cruellement frappée six mois auparavant, qu'elle craignait de s'exposer de nouveau à la vengeance du régent; elle attendait. Le 5 juin, un officier-général entre dans ses murs, il suit la Rambla, accompagné de quelques cavaliers; c'est Zurbano. Des passants l'ont reconnu et son nom vole de bouche en bouche; mais ce n'est pas l'affection qui le porte ainsi, c'est la haine, c'est le mépris. Les promeneurs se rapprochent de lui, et bientôt le cri: Meure Zurbano! se fait entendre de toutes parts. Il est entouré, poursuivi et forcé de se réfugier dans un hôtel. Plein de rage, il ne tarde pas à se montrer au balcon et à menacer le peuple. Des troupes arrivent pour le protéger; aussitôt il sort à cheval avec quatre compagnies d'infanterie, 50 dragons, et revient sur la Rambla comme pour braver le peuple. Des cris: Meure Zurbano! meure Espartero! sortent de la foule qui s'accroît sans cesse. Zurbano, Furieux, met le sabre à la main et ordonne à sa troupe de charger le peuple: nul soldat n'obéit. Alors, comme un fou en délire, il charge seul sur cette masse (voir la gravure, page 313). Forcé de fuir, il quitta la ville enfin, mais en appelant sur elle tous les maux.

En quittant Barcelone, Zurbano rejoignit ses troupes à Girone, et se dirigea, à leur tête, sur Reuss, où Prim organisait les insurgés. Le 11, il était devant la ville avec 8,000 hommes. Il l'attaqua aussitôt; mais il manquait de grosse artillerie, et, après un combat de plusieurs heures, il fut forcé de battre en retraite. Le 12, avec quelques pièces qu'on lui avait amenées dans la nuit de Tarragone, il attaqua de nouveau Reuss. Pour éviter la ruine de cette ville, le colonel Prim l'évacua et se retira dans les montagnes voisines.

Cependant l'insurrection se développait rapidement et s'organisait sur tous les points: beaucoup de villes avaient adhéré au prononciamiento de Reuss et avaient constitué des juntes. Barcelone s'était placée, dès le 6, à la tête du mouvement; sa junte, qui s'était déclarée junte suprême provisoire, chercha à régulariser la marche des événements, à leur donner de l'ensemble: elle expédia des agents de tous côtés pour exciter les esprits et accélérer les soulèvements. Il y allait de son existence: elle n'avait plus de grâce, plus de pitié à attendre du régent; il fallait le vaincre à tout prix. Le capitaine-général Cortinez et la garnison étaient restés neutres jusqu'alors; seulement il avait été décidé, pour éviter tout conflit, que la junte quitterait Barcelone, et établirait son siège à la Sabadell, village éloigné de trois lieues. C'est de là que sont datés ses premiers actes. Le 8, elle déclara la province de Barcelone indépendante dn gouvernement de Madrid, et fit un appel solennel aux provinces pour se rallier à elle. Elle somma aussi le capitaine-général de se prononcer enfin. Persuadé que les troupes l'abandonneraient s'il attaquait la ville, Cortinez promit de nouveau de rester spectateur passif des événements et d'attendre les ordres de Madrid; mais il fit entrer dans le fort de Montjouich une garnison sûre et de nombreux approvisionnements.

Zurbano était dans les environs de Barcelone avec 14 bataillons, 5 escadrons et 4 batteries; il attendait l'instant propice pour attaquer cette ville. Il était en communication avec le gouverneur de Montjouich, sûr que celui-ci écraserait la ville au premier signal, il allait le donner, lorsque l'insurrection de Tarragone et de plusieurs villes voisines, le 13 et le 14, le força à quitter précipitamment ses positions et à se diriger sur Lerida.

Les événements commençaient à 'inquiéter le régent: la Catalogne était tout entière à l'insurrection, Valence et l'Andalousie s'agitaient de plus en plus: des généraux, des officiers de tout grade, des bataillons entiers, se prononçaient chaque jour contre lui; il comprit enfin qu'il y avait danger sérieux et il se décida à agir.

Rassurée par l'éloignement de Zurbano et par la rapide expansion de l'insurrection, la junte de Barcelone somma de nouveau le capitaine-général Cortinez de s'unir à elle. Le 13, dans la soirée, entraîné par l'exemple de ses officiers et de ses soldats, peut-être aussi par ses convictions personnelles, Cortinez adhéra solennellement à la demande de la junte, et adressa une proclamation au peuple et à l'armée pour leur conseiller l'union, la fidélité à la reine et à la constitution. Il n'était pas question du régent; il semblait déjà hors de cause. Cet acte du capitaine-général causa une vive joie dans la ville. Les troupes et les habitants fraternisèrent; ce jour et le lendemain il y eut fête, générale: danses, festins, illuminations, musique; un Te Deum fut chanté à la cathédrale, des hymnes patriotiques au théâtre. Le 14 au matin, la junte fit sa rentrée à Barcelone, et accorda une gratification aux troupes; elle leur annonça en outre qu'elle les prenait à sa solde, et que leur arriéré, qui était considérable, leur serait payé; elle leur en fit donner aussitôt la moitié sur la caisse de la ville.

Ce même jour, pendant que Barcelone se créait une armée pour renverser l'homme qui l'avait décimée sans pitié, celui-ci, le régent, publiait à Madrid et adressait à toutes les provinces une longue proclamation où il exposait, par leur meilleur côté, tous les actes de son administration; il les excusait tous par la raison du salut de l'État, et terminait ainsi:

«Je dois livrer intacts aux Cortès, qui ont décidé les graves questions qui agitent aujourd'hui les esprits, les dépôts sacrés de la reine et de mon autorité. Je ne les livrerai ni à l'anarchie ni au débordement des passions. Le sort de celui qui a consacré mille fois sa vie à la défense de sa patrie importe peu; mais la reine, la constitution et la monarchie m'imposent des devoirs que je remplirai comme premier magistrat de la nation, et que je défendrai comme soldat. «Le duc de la Victoire.»

Cet acte ne fit aucun effet. Espartero était jugé et condamné comme indigne de cette haute magistrature, dont il avait usé en soldat. Chaque jour, plusieurs cités, plusieurs corps de troupes de ligne se ralliaient à l'insurrection. Malaga, levé le premier, mais qui s'était calmé, se leva de nouveau en apprenant les événements de Barcelone; Grenade l'imita; Tarragone, que Zurbano ne menaçait plus, se prononça le 15 avec un enthousiasme difficile à décrire. Ville, forts, bourgeois et soldats s'unirent pour fêter ce beau jour; la municipalité, en réjouissance de cette heureuse délivrance, fit promener les géants et leur suite (las gigantes y la dulzayna), ce qui n'a lieu que dans les grandes circonstances.

Quelques officiers ne voulurent pas prendre part au mouvement; on leur laissa la liberté de quitter la ville. Ils s'embarquèrent, ainsi que la femme de Zurbano et plusieurs autres dames, sur un brick anglais, qui les transporta à Port-Vendre.

Malheureusement, le prononciamiento ne s'était pas ainsi accompli dans toutes les villes; dans quelques-unes il y avait eu lutte et sang versé. La tentative d'insurrection faite le 9, à Saragosse, par 200 conjurés, eut de nombreux points de ressemblance avec la conspiration de Mallet; comme elle, après un succès de quelques heures, pendant lesquelles le capitaine-général Seoane, les principaux officiers de la garnison et la municipalité furent prisonniers, elle eut sa réaction en faveur des esparteristes, et les vainqueurs d'un instant furent forcés de prendre la fuite; 40 d'entre eux furent arrêtés, jugés par une commission militaire réunie sur-le-champ, presque tous condamnés à mort et exécutés peu de jours après. Le 10, à Valence, la population, furieuse de l'opposition que le gouverneur Gamacho mettait au prononcement, se rua sur lui et l'assassina, ainsi que plusieurs autres personnes dévouées à Espartero. Le capitaine-général Zavala voulut se mettre à la tête dn mouvement, mais la ville n'ayant nulle confiance en lui, le força à sortir de ses murs.

A part ces excès, le mouvement insurrectionnel se fit sans violence. Le 15 juin, presque toute la Catalogne était debout. Plusieurs villes s'étaient prononcées dans l'Aragon, dans la province de Valence, en Murcie et en Andalousie, et presque partout les autorités militaires s'étaient franchement unies aux autorités civiles.

Le 16 juin, les troupes du capitaine-général Cortinez prêtèrent serment de fidélité à la junte. Le brigadier Castro en prit une partie sous son commandement, et sortit de la ville pour observer Zurbano, qui était encore à Lerida. Après le départ de cette première colonne, forte de six bataillons, mais presque sans artillerie ni cavalerie, le colonel Prim s'occupa activement d'organiser 4,000 volontaires et un escadron de cavalerie, pour soutenir Castro et agir de concert avec lui. C'est sur ces deux officiers, les premiers ralliés à la cause nationale, que reposait le salut de Barcelone et de toute l'Espagne; il fallait empêcher Zurbano de s'approcher de la ville et de prendre possession du fort. Là était alors la question; le gouverneur de Montjouich, le colonel Echalecu, avait reçu l'ordre formel de commencer le bombardement au premier signal d'hostilités commises contre Zurbano; il avait refusé de remettre son commandement au colonel Pujol, nommé par Cortinez pour le remplacer; sa garnison avait résisté à toutes les séductions de la ville et paraissait dévouée à Espartero.

Pendant ce temps, le régent passait des revues à Madrid, il adulait la garde nationale et les troupes de ligne, il cherchait à ranimer les dévouements chancelants et à surexciter l'enthousiasme de ses fidèles, des ayacuchos; mais déjà il put voir que, parmi cette camarilla militaire qui l'avait élevé sur le pavois, il y avait déjà de nombreuses hésitations; la fortune d'Espartero se voilait, les favoris s'en étaient aperçus les premiers. Cette unanimité de l'opinion publique contre le régent, cette réprobation générale qui le frappait sans pitié, avaient ébranlé les plus résolus. Les nombreuses promotions qu'il fit alors dans l'armée, la nomination de Seoane à l'emploi de général en chef des armées d'Aragon, de Catalogne et de Valence; celle de San Miguel au grade de capitaine-général de Madrid; celle du colonel Echalecu, par enjambement du grade de brigadier, au rang de maréchal-de-camp; toutes ces faveurs et beaucoup d'autres que nous taisons ne ranimèrent pas l'affection de l'armée; le bon effet qu'elles auraient pu produire fut détruit par l'élévation de Martin Zurbano au grade de lieutenant-général. La partie noble et généreuse de l'armée vit avec chagrin un tel nomme arriver à ce rang, qui ne devrait être accordé qu'aux hommes les plus distingués par leurs talents et leurs vertus.

Ces nominations faites, le régent fit partir toutes les troupes dont il pouvait disposer, 6,000 hommes à peu près; il ne laissa à Madrid qu'un régiment de cavalerie. Ce départ eut lieu le 20. Le 21, Espartero quitta lui-même la capitale, accompagné des généraux Ferras, ministre de la guerre, et Linage, son conseiller intime; il prit la route de Valence par Aranjuez et Ocana; plusieurs corps devaient le rejoindre en route; le rendez-vous général était fixé à Quintanaz de la Orden, dans la Manche. Le régent avait annoncé que là seulement il révélerait son plan de campagne.

Le matin de son départ, le régent adressa une proclamation à l'Espagne. Il disait que l'agitation du pays nécessitant son intervention personnelle comme chef de la force compressive, il se portait sur les lieux où sa présence était utile: «Dans deux occasions analogues, j'ai quitté la capitale; celle-ci est plus critique; les périls que je vais braver sont plus grands, mais ma valeur et ma fermeté deviendront plus solides et plus sures. Le, courage de ceux qui me regardent, avec raison, comme la bannière de nos libertés grandira, etc.» La lecture de cette proclamation de bravo excita un vif enthousiasme dans la garde nationale de Madrid; elle jura à grands cris de soutenir la régence d'Espartero, jusqu'au 10 octobre 1814, au prix de tout son sang.

La marche du régent vers Valence, celle de Zurbano sur la Catalogne, les menaces de Montjouich, le siège de Grenade par le général Alvarez Toncas, les fusillades de Saragosse, n'arrêtèrent pas les prononciamientos. Chaque jour le régent apprenait le soulèvement de quelques villes. Le 25, à son arrivée à Quintanaz, Espartero put ajouter vingt noms aux noms des villes qu'il se promettait de punir. L'armée lui échappait également par fractions, chaque matin on lui annonçait des défections nouvelles; les hommes qu'il avait comblés de faveurs, les capitaines-généraux tout aussi bien que les simples officiers, que les soldats, se tournaient contre lui et s'unissaient à ses ennemis pour le renverser.

Dans les premiers jours de l'insurrection, le rôle le plus actif, parmi les partisans d'Espartero, appartint sans contredit à Zurbano. Forcé, après le bombardement de Reuss, de battre en retraite sur Lerida, pour ne pas être entouré par les troupes insurgées, il prit à peine quelques jours de repos, reçut quelques renforts, et se mit de nouveau en marche pour la Catalogne. Le 18, il était à Igualada, à vingt-cinq lieues de Lerida et à vingt de Barcelone. Ce fut de ce lieu qu'il expédia au gouverneur du fort de Montjouich l'ordre ainsi conçu: «Au premier feu soutenu que vous entendrez sur la route de Lerida, réduisez Barcelone en cendres.»

Martin Zurbano reçut ce jour-là son brevet de lieutenant-général. Seoane lui adressait aussi de Saragosse un ordre du jour où il lui donnait en outre le titre de capitaine-général et de général en chef de la principauté de Catalogne par intérim. De plus fortes têtes que celle de Zurbano se seraient troublées à la fumée d'un tel encens. Zurbano en fut étourdi; il se crut un grand homme, et, dans son orgueilleux enivrement, il adressa, le 20, une proclamation à la Catalogne; il l'engageait à se soumettre au régent sans délai; à ce prix, il promettait indulgence et oubli du passé. La junte de Barcelone ne répondit que par quelques paroles de mépris à cette proclamation.

L'approche de Zurbano et son ordre au gouverneur de Montjouich furent bientôt connus de Barcelone. Le danger d'un bombardement parut alors si imminent, que les habitants restés en ville se hâtèrent de transporter dans la campagne la moins exposée, leurs meubles, leurs lits, etc. Du 21 au 24, les rues, les places, les portes de la ville, étaient encombrées de gens, de chevaux et de charrettes chargés qui s'éloignaient en toute hâte.

Prim et Castro avaient manoeuvré avec tant d'adresse et de secret depuis quelques jours, qu'ils furent en mesure de cerner Zurbano dans ses positions d'Igualada. Cette ville est située près des monts Serrai, à l'est du côté de Barcelone; elle est séparée de Cervera et de Lerida par des défilés difficiles. Prim menaçait Zurbano du côté de Barcelone; Castro occupait de fortes positions au-delà des monts Serrat, près de Cervera, et coupait ainsi toute retraite à Zurbano. Des sommations de capituler lui furent faites le 21. Il refusa de se rendre, mais il consentit à se retirer sur Lerida. Castro manquait d'artillerie et de cavalerie; Zurbano en était bien pourvu. Pour éviter un combat sanglant, le brigadier Castro lui laissa donc le passage libre, heureux d'avoir forcé cet homme à abandonner la Catalogne. Une correspondance assez curieuse s'établit à ce sujet entre le général Castro et Zurbano; nous regrettons que le défaut d'espace nous empêche de la reproduire. Le 25, Zurbano était à Cervera; toujours poursuivi par Prim et Castro, il se disposait à battre en retraite sur Lerida.

La conduite militaire de Seoane dans cette circonstance capitale ne fut pas à l'abri de reproches: au lieu de se tenir prêt à soutenir son lieutenant dans sa marche sur la Catalogne, il perdit son temps à parcourir la vallée de l'Ara pour comprimer quelques soulèvements de paysans.

Les troupes du régent n'étaient ni plus heureuses ni mieux conduites dans les autres provinces insurgées: le général Alvarez était forcé de lever le siège de Grenade; Van Halen se promenait sans succès entre Séville, Cordoue et Jaën.

Le 25, le régent arriva à Albacète et y établit son quartier-général; il avait avec lui 5,000 hommes d'infanterie, 800 chevaux et 12 pièces de campagne. Ces troupes furent cantonnées entre cette ville et Chinchilla, qu'elles occupèrent également. Mécontent de la conduite d'Alvarez devant Grenade, il le destitua et le remplaça par le maréchal-de-camp Facundo-Infante, comme capitaine-général de Grenade; par le même décret, il nomma Van Halen général en chef de l'Andalousie.

Le général Serrano, ministre de la guerre sous le ministère Lopez, arriva à Barcelone le 27. Le général Ramon Narvaez, exilé par le régent, et son ennemi personnel, débarqua au Grao, port de Valence, le même jour, avec le général Concha, condamné à mort avec Diego Léon, mais plus heureux que lui, et les brigadiers Pezuela et Shelly. Ils offrirent leurs services à la junte. Leur offre fut accueillie avec enthousiasme, surtout par les troupes. Narvaez ne perdit pas un instant; dès le 29, il travailla activement à l'organisation des troupes pour marcher, dit-il, sur Albacète, et se mit en mouvement le 30.

En Catalogne, Zurbano continuait sa retraite; le 26, il quitta Cervera, que Castro occupa le même jour; le 29, il entra à Lerida. Castro prit position dans les environs pour surveiller ses mouvements. Le manque de cavalerie empêcha Castro et Prim de le pousser plus vigoureusement.

Dans les derniers jours de juin, pendant le séjour du récent à Albacète, un grand nombre de villes adhérèrent au prononciamiento. Le 1er juillet, il ne restait au régent que l'Aragon, l'Estramadure, la Nouvelle-Castille et la Manche. Ce qui aggravait la position du régent et de son gouvernement, c'est que ses coffres étaient vides et qu'aucun impôt n'arrivait à Madrid. Presque toutes les caisses publiques avaient été saisies par les juntes, tous les revenus de l'État étaient perçus par elles; les arsenaux, les ports de mer de la Méditerranée appartenaient aussi à l'insurrection. Ainsi les armes et l'argent, ces deux grands agents de la guerre, étaient en abondance dans les villes et dans les camps prononcés; ils manquaient de plus en plus, au contraire, dans les corps restés fidèles au régent.

Sûre de sa puissance, la junte de Barcelone forma un gouvernement provisoire. Elle convoqua le ministère Lopez dans ses murs. En attendant l'arrivée des membres de ce ministère, elle le constitua dans la personne du général Serrano, et lui donna pouvoir d'agir. Le premier acte émane de Serrano fut celui qui prononça la déchéance du régent.

Après avoir expédié cet acte dans toutes les directions, la junte de Barcelone décréta la démolition des fortifications de la ville: le lendemain, les ouvriers étaient à l'oeuvre.

Les progrès de l'insurrection devenaient se visibles, ils étaient si rapides, que, malgré toutes les précautions prises pour les cacher aux habitants de Madrid, la nouvelle leur en parvint. Il y eut quelques rassemblements. Mendizabal, ministre des finances, gouvernait en l'absence du régent. C'était l'homme qui lui convenait. Disposé à la résistance et à la compression, ne craignant pas de se jeter dans les mesures extra-légales, il organisa un système de terreur qui arrêta tout murmure. La presse elle-même fut muselée, poursuivie et menacée de telle manière, que tous les journaux de Madrid, moins les quatre dévoués au régent, cessèrent leurs publications. Cependant Mendizabal voyait clairement la marche des choses, il en prévoyait le dénouement dès le 20 juin, puisqu'il conseilla à Espartero, avant son départ de Madrid, de rappeler le ministère Lopez. Le régent refusa. «Non, je ne céderai pas, dit-il; que le sabre en décide! Ma destinée est de tomber comme un chef de bande (como un bandolero), sur un champ de bataille.»

Au lieu de se porter sur Albacète où était le régent, le général Narvaez se dirigea rapidement sur Teruel, que le brigadier Ena, venu de l'Aragon pour se réunir à Espartero avec quatre bataillons, trois escadrons et une batterie d'artillerie, assiégeait, depuis plusieurs jours. Ce mouvement inattendu avait un but militaire important; l'occupation de Teruel par les troupes d'Espartero eût donné à ce dernier un point stratégique excellent pour menacer à la fois la Catalogne, Valence et la Murcie, et pour se relier à Saragosse. Narvaez comprit la valeur de ce point, et s'y porta à marches forcées, avec 4,000 hommes et 300 chevaux. Le 1er juillet, Narvaez était à Murviedro; le 2, à Segorbe; le 3, il attaquait Ena, le mettait en déroute et débloquait Teruel; le 4, il se mettait en marche avec un renfort de trois bataillons et d'un escadron qui avaient abandonné Ena pour se joindre à lui; le 5, il entrait à Daroca, sur la grande route de Saragosse à Madrid; il coupait, ainsi la capitale et le régent du principal corps d'armée qui leur restât fidèle.

Pendant cette rapide marche de Narvaez, le régent restait à Albacète dans l'inaction la plus complète. Toute l'Espagne l'abandonnait, et il ne faisait rien qui pût révéler ses projets. Ses facultés paraissaient anéanties. On disait tout bas autour de lui que Linage, resté à Aranjuez par suite d'une chute de cheval, avait gardé avec lui l'intelligence et le courage du régent.


Mendizabal, ex-ministre des finances, en Espagne.

Général Prim, comte de Reuss.

Prim et Castro ayant reçu de nombreux renforts, furent enfin en mesure de forcer Zurbano et Seoane à quitter Lerida, Fraga et Balaguez, qu'ils occupaient avec 22 bataillons, 1,000 chevaux et 16 pièces d'artillerie. Ils se retirèrent, le 5, sur Saragosse, ne laissant qu'un bataillon dans le château de Lerida. L'armée de Catalogne ne les poursuivit pas; elle s'échelonna depuis Cervera jusqu'à Tarrega, où Serrano travailla à compléter son organisation et à la mettre en état de combattre les troupes de ligne du régent. A Valladolid, le général Aspiroz organisait 5,000 hommes d'infanterie et 400 chevaux, et se préparait à marcher sur Madrid. En Andalousie, Concha observait Van Halen, et cherchait à empêcher sa jonction avec le régent; Roncali, capitaine-général des provinces basques, rassemblait les troupes de la Navarre et de Guipuscoa pour marcher sur Saragosse par Tudela. Ainsi il y avait vraiment ensemble dans les manoeuvres des corps insurgés; chacun d'eux avait sa mission particulière, mais calculée pour coopérer au succès général.

Seoane, prévenu du rapide mouvement de Narvaez sur Daroca, et pensant que son intention était de se porter sur Catalayud pour enlever les 800 chevaux du dépôt de remonte, et de marcher ensuite sur Madrid, que nulle force ne couvrait, Seoane hâta son retour à Saragosse; il y entra le 7. Le 10 et le 11, la division de Zurbano le rejoignit, et il put se préparer à agir contre le hardi général qui s'aventurait ainsi avec quelques mille hommes, sans artillerie, si loin de sa base d'opérations. Le 15, Seoane et Zurbano sortirent de Saragosse à la tête de plus de 10,000 hommes et d'une nombreuse artillerie, et marchèrent sur Catalayud pour suivre Narvaez.

On put dès lors pressentir que le dénouement aurait lieu à Madrid. En effet, toutes les troupes prononcées et la plus grande partie des forces du régent convergeaient vers ce point des diverses provinces quelles occupaient; le régent seul s'en éloignait. Dans la nuit du 7 au 8 juillet, il quitta Albacète et se porta par Balazote sur la route de l'Andalousie. Cette marche rétrograde lui faisait perdre la partie. S'éloigner de Madrid quand cette ville était menacée de trois côtés; à l'ouest, par le général Urbina, qui commandait les troupes et les insurgés de Badajoz; au nord, par Aspiroz; à l'est, par Narvaez.

Madrid, pour faire l'ace aux dangers qui le menaçaient, n'avait d'autres forces que la milice et quelques faibles détachements de troupes de ligne. Mendizabal, pour obvier autant qu'il était en lui à l'absence des troupes, fit élever rapidement sur les points propices des batteries et des fortifications provisoires, il barricada les principales rues, creusa des fossés; il arma la milice et la contraignit, par ses menaces, à occuper tous les points défensifs. La mise en état de siège, décrétée le 10, lui donna le pouvoir d'agir sans contrôle. Il créa de plus une commission auxiliaire du gouvernement, prise parmi les plus dévoués esparteristes, afin de donner au pouvoir l'impulsion, le prestige et la vigueur nécessaires pour ces circonstances; ce sont les termes du décret de création. Cette commission fut le digne pendant de la bande d'assommeurs formée par ce même Mendizabal.

Tous ces moyens de défense étaient à peine terminés lorsqu'on apprit l'arrivée du général Aspiroz à El Pardo, village à 2 lieues au nord de Madrid. Cette nouvelle causa quelque agitation dans la ville. Une réunion de députés et de notables eut lieu chez Cortina, ex-président des cortès, pour aviser aux moyens de donner une solution pacifique à cette grave situation.

Aspiroz ne pouvait agir seul contre Madrid; il se décida donc à attendre Narvaez qui s'avançait à marches forcées. Le 6, il avait atteint Catalayud, et se trouvait ainsi à trois grandes journées de Seoane, qui ne pouvait d'ailleurs le suivre encore, n'ayant pas réuni ses troupes. Narvaez put donc prendre trois jours de repos à Catalayud pour organiser les troupes qui s'étaient réunies à lui; le 10, il se remit en mouvement avec 12 bataillons et 1,000 chevaux.

Ce jour-là, Espartero était à Val de Penas; le 11, il entrait dans la Sierra-Morena et s'arrêtait au défilé de Santa-Elena, passage important qui commande la grande route de Madrid en Andalousie. De cette position à six jours de Madrid, il menaçait Séville par la route de Cordoue, et Grenade par celle de Jaën. 11 se trouvait en communication avec Van Halen, qui occupait alors Alcala de Guadaïra avec 4,000 hommes et avec le général Caratala, qui quittait Cadix et venait d'entrer en campagne avec 3,000 hommes et 4 bataillons de milices mobilisées; un équipage de siège remontait le Guadalquivir pour bombarder Séville. Ainsi les projets d'Espartero se dévoilaient: il voulait écraser Séville et l'Andalousie; c'est vers ce point qu'il concentrait ses dernières ressources. Il n'avait pas osé attaquer la Catalogne, mais il se jetait sur une province moins bien défendue, moins énergique, et où il trouvait un point d'appui à peu près sûr, Cadix, qui tenait encore pour lui, et un refuge, Gibraltar ou les navires anglais.

L'insurrection s'organisait en Andalousie, Alvarez avait échoué devant Grenade en juin, Van Halen y éprouva un échec en juillet. Depuis longtemps il manoeuvrait entre Cadix, Séville, Cordoue, Jaën et Grenade, sans obtenir d'autre résultat que d'entendre partout sur sa route sonner le tocsin aussitôt qu'il approchait d'une ville ou d'un village. Ses soldats attristés disaient: «Tocan a muerto, on sonne l'enterrement.» Ses seules victoires furent quelques exécutions de malheureux prononcés, enlevés çà et là par ses soldats; quelques soumissions de petites villes sans défense, et surtout beaucoup de pillage. L'Andalousie, ainsi que Barcelone, conservera le nom de Van Halen comme un objet de haine et d'exécration. Repoussé de Grenade et de Séville, il se dirigeait alors sur Cadix pour opérer sa jonction avec Caratala, et attendre l'équipage de siège destiné au bombardement de Séville. Le général Concha observait de Grenade tous ses mouvements, et se préparait à agir.

Narvaez marchait rapidement sur Madrid, toujours suivi, à deux ou trois jours de distance, par Seoane et Zurbano. Cette poursuite aurait pu compromettre le succès qu'on attendait de l'entreprise de Narvaez, mais Serrano s'était déjà mis en mesure de le soutenir. Aucun danger ne menaçant plus la Catalogne du côté de Saragosse, Serrano quitta ses positions de Lerida le 12, et donna l'ordre au brigadier Prim, qui occupait. Fraga, de se porter sur Mequinenza, qui venait de se prononcer, et de prendre ensuite la route de Molina. Cette direction diagonale lui faisait gagner plusieurs journées de marche. Le général Serrano suivit Prim avec deux autres brigades; sa division comptait 7,000 hommes d'infanterie, 1,500 chevaux et 5 batteries d'artillerie. Le général Castro resta cantonné sur la Cinca, pour couvrir la Catalogne, avec 1,000 hommes tirés des milices de Barcelone.

Malgré tous les moyens d'excitation mis en usage par Mendizabal, les milices de Madrid paraissaient peu disposées à faire une longue et vigoureuse défense; la crainte du ministre d'Espartero, bien plutôt que le désir de combattre les insurgés, leur faisait conserver leur attitude martiale. La terreur régnait dans la capitale, on arrêtait les suspects, la presse indépendante avait cessé de paraître, et on ne savait rien de ce qui se passait dans les provinces, l'Ayuntamiento était en permanence pour faire face à tous les événements; on continuait jour et nuit les travaux de défense; la milice était toujours debout, par moitié, avec ordre, au premier coup de la générale, de se réunir aux lieux fixés.

Le général Aspiroz, prévenu de l'approche de Narvaez par Guadalahara, fit un quart de conversion vers la droite de Madrid, et se porta, le 14, sur Alcala d'Henarès. Dans ce changement de front, quelques tirailleurs longèrent le mur d'enceinte de la capitale; on leur tira quelques coups de canon, qui blessèrent trois hommes. Le 15, l'avant-garde du général Narvaez déboucha enfin en vue de Madrid, et prit position au village de Fuen-Carral, à une lieue de Madrid; Aspiroz était à Casa-del-Campo, palais de plaisance de la reine, à une demi-lieue. Le 10 au matin, Narvaez envoya un parlementaire à Madrid, et le somma de se rendre. Le 17, la municipalité répondit que Madrid voulait rester neutre jusqu'à la fin de la lutte. Le soir, il y eut un petit engagement entre quelques éclaireurs de Narvaez et la milice; elle eut le courage de tirer un coup de canon; mais, en voyant tomber un capitaine et deux miliciens, tués par les balles des insurgés, elle se sauva à toutes jambes, abandonnant deux pièces de canon, que les soldats de Narvaez dédaignèrent de prendre.

Dans la nuit du 17 au 18, Narvaez, informé de l'approche de Seoane et de Zurbano, se porta au-devant d'eux, et prit position à Torrejon-de-Ardoz, entre Alcala et Madrid. Aspiroz, qui avait fait une reconnaissance sur Aranjuez pour observer Ena, qui s'approchait par cette route avec les débris de sa brigade, se hâta de rejoindre Narvaez; il resta avec 4,000 hommes aux portes de Madrid, pour empêcher toute sortie.

Pendant ces mouvements, les bruits les plus faux étaient répandus à Madrid par Mendizabal, et y entretenaient une sorte de courage. La vérité eut bientôt abattu cet enthousiasme factice. Le 20, on y annonçait à grand bruit l'arrivée à Guadalahara de l'invincible armée d'Aragon, qui devait écraser Narvaez. Le 21 au matin, la population de Madrid assistait à l'entrée d'une colonne de 2,500 hommes et 400 chevaux, débris découragés des corps d'Iriarte et d'Ena, et criait sur son passage: Vive la brave armée! vivent nos frères fidèles! Mendizabal les passa en revue, les flatta, les appela héros, leur fit distribuer 50,000 réaux (12,500 fr.), ce qui formait à peu près tout ce que renfermaient les coffres de l'État.

Le 21, les généraux Seoane et Zurbano couchèrent à Alcala, à deux lieues de Torrejon, où les attendait Narvaez. Le 22, au point du jour, Seoane se mit en mouvement et prit une forte position près de San-Juan-de-los-Hueros, en face de Torrejon; son front était protégé par le Torote, ruisseau encaissé. Seoane avait 8,000 hommes d'infanterie, 600 chevaux et 20 pièces d'artillerie. Narvaez comptait près de 10,000 hommes, dont 1,000 de cavalerie, mais il n'avait qu'une très-faible artillerie. Malgré ce désavantage marqué, surtout quand on attaque de bonnes positions, Narvaez n'hésita pas à se porter sur l'ennemi, qui paraissait vouloir garder la défensive. A six heures du matin, Narvaez forma ses colonnes d'attaque et se mit en mouvement; la fusillade s'engagea bientôt entre les tirailleurs des deux partis, mais mollement; les soldats de Seoane et de Narvaez se parlaient, se reconnaissaient, plusieurs se même pressaient la main au lieu de se battre. Narvaez s'aperçut bientôt de ces dispositions; il s'avança avec courage entre les deux armées, et leur adressa une vive et éloquente allocution. Déjà les soldats de Seoane s'ébranlent pour se réunir à ceux de Narvaez, lorsque Seoane et Zurbano accourent, les arrêtent et rétablissent le combat. Narvaez donne aussitôt l'ordre au brigadier Shelly de se porter rapidement avec la cavalerie sur le flanc de l'ennemi, et de le charger. Ce mouvement, habilement exécuté, termina ce simulacre de bataille; 16 bataillons mettent la crosse en l'air et passent à Narvaez; Seoane est entouré et fait prisonnier; Zurbano, à la tête de 2 bataillons restés fidèles, est forcé de s'éloigner rapidement du champ de bataille. Cette affaire, qui mettait Madrid au pouvoir des prononcés, coûta au corps de Seoane 3 hommes tués et 20 blessés; Narvaez eut 4 hommes blessés, parmi lesquels était le brigadier Shelly.

Mendizabal, malgré la défaite de Seoane et de Zurbano, voulut essayer de résister encore. Il chercha par tous les moyens à maintenir l'excitation fébrile de la milice; mais onze jours de fatigues avaient épuisé son zèle: elle soupirait après le repos. Le véritable état de la question s'était fait jour d'ailleurs à travers les mensongères nouvelles du ministre d'Espartero. La faction des ayacuchos, bonne peut-être pour les camps et les corps-de-garde, s'était montrée si indigne de marcher à la tête de la nation, que la nation lui avait retiré son appui; Madrid ne pouvait soutenir plus longtemps ceux que l'Espagne repoussait. Le 22 au soir, la milice abandonna les postes militaires qu'elle ne voulait plus défendre, et rentra chez elle.

Ainsi abandonné, Mendizabal dut songer à son salut. Sortir de Madrid lui parut dangereux; l'hôtel de l'ambassadeur anglais lui sembla un asile plus sûr que la terre d'Espagne. Il avait assez sacrifié aux intérêts anglais pour croire que M. Aston lui donnerait un refuge. Il s'y présenta dans la nuit, et fut en effet accueilli en ami malheureux.

Le 25 au matin, le général Narvaez, fit son entrée à Madrid à la tête de son corps d'année; non-seulement il n'éprouva aucune résistance, mais il fut reçu par la plus grande partie de la population avec une vive joie. Cette journée fut un véritable triomphe pour lui; toutes les acclamations cependant ne furent pas pour Narvaez. En tête de la 1re brigade, marchait don Juan Prim; la vue de ce jeune officier causa un véritable enthousiasme. Les dames aiment la vaillance, surtout quand elle est accompagnée de jeunesse et de beauté; elles accueillirent donc avec émotion le comte de Reuss, le premier militaire qui eût osé se lever contre le régent, si puissant alors, qui organisa le premier bataillon de l'insurrection, qui tira le premier coup du fusil en combat régulier contre les troupes d'Espartero. De leurs balcons, les dames du Madrid saluaient le jeune héros; leurs douces voix lui envoyaient des vivat; leurs mains jetaient des fleurs et des couronnes de laurier sur son passage. Ce jour sera beau dans toute sa vie; puisse-t-il en mériter encore d'aussi purs! L'armée défila sous le balcon de la jeune reine, heureuse, elle, d'être libre enfin, et de revoir des figures amies.

Narvaez avait donné l'ordre de désarmer la milice et de la dissoudre, pour la réorganiser après épuration; cette opération se fit sans obstacle. Une des choses qu'on doit le plus admirer dans ce succès, c'est que personne ne fut arrêté; les plus compromis parmi les esparteristes purent quitter Madrid sans être inquiétés: Seoane partit pour la France avec un passeport de Narvaez; Zurbano lui-même sortit de Madrid sans obstacle. Narvaez, repoussa toute pensée de représailles, lui, banni par ceux que la victoire mettait à ses pieds. Cette modération fait le plus grand honneur au général Narvaez. Espartero n'eût pas agi avec cette noble générosité, il ne le prouvait que trop devant Séville.

Le siège, ou mieux le bombardement de Séville, le dernier acte du règne d'Espartero, nous l'espérons du moins, est un de ces faits qu'on rencontre rarement dans l'histoire de l'humanité. L'absurde soldat a cru donner ainsi plus d'éclat à son nom; il n'avait pas assez du crime de Barcelone, il a voulu graver une nouvelle page de sa vie sur les ruines de la plus belle ville de l'Espagne. On ne comprend vraiment pas les motifs de cette rage de destruction. Il n'y avait aucune utilité militaire à bombarder Séville, car ou pouvait s'en emparer facilement, Séville, entourée d'une vieille muraille, ruinée sur plusieurs points, interrompue sur d'autres par des maisons, sans fossés et sans ponts-levis aux portes, est incapable de résister à une attaque de vive force bien conduite. A quoi bon écraser la ville alors? Mais Espartero ne voulait pas s'en emparer, il voulait la détruire; il voulait se venger sur elle des mépris de l'Espagne. Il n'osait marcher au-devant de Narvaez, il avait peur de Concha; mais il n'avait rien à craindre en lançant de loin des bombes sur Séville.


Une scène de Prononciamiento à Séville.

Le 18 juillet, Van Halen arriva devant Séville, du côté d'Alcala. Le 19, il établit ses batteries, et somma la ville de se rendre; elle refusa. Le brigadier Figueras, officier fort instruit, mais que les travaux du cabinet avaient plus occupé jusqu'alors que les travaux de la guerre, était à Séville dans le sein de sa famille. La sommation du bourreau de Barcelone excita en lui le noble désir de défendre la cité. Il se lève, il fait passer son ardeur dans le sein de la population, qui, par un élan soudain, le nomme son chef, et se met à sa disposition. Figueras se sert avec habileté des forces de la cité; des fortifications de campagne s'élèvent, comme par enchantement, aux endroits menacés; des batteries se dressent sur les points avantageux; partant on voit qu'une vive intelligence préside aux travaux de défense.

Le feu des assiégeants commença le 20; la place y répondit vigoureusement. Si des maisons s'écroulèrent sous les bombes, si l'incendie menaça la ville, les batteries ennemies furent en partie démontées, les tranchées semées de tués et de blessés. Les 21 et 22, l'attaque et la défense se continuèrent avec la même activité. Le 23, à midi, Espartero arriva avec sa division. Les assiégeants comptaient alors 17 bataillons, 9 escadrons, 50 pièces de montagne, 6 canons de 24 et 16 mortiers. Avec de telles forces, le régent se crut sûr du succès; il somma de nouveau la ville de se rendre. Figueras répondit: «Quand les munitions nous manqueront, les décombres que vous faites y suppléeront.» Dans la nuit du 23, il y eut tentative d'escalade; elle fut repoussée avec une admirable résolution par les habitants. Leur exaltation était telle, qu'ils élevaient des fortifications et réparaient les brèches de leurs murailles sous le feu de l'ennemi.

Pendant que les adultes défendaient ainsi la ville, les vieillards et les femmes priaient dans les églises, où le saint-sacrement resta exposé; la bannière de saint Ferdinand flottait au sommet de la Giralda; les reliques de ce roi étaient promenées en grande pompe.

Le bombardement, qui avait été interrompu, le 23, par l'arrivée d'Espartero, recommença le 24, mais avec moins de violence. Le 25, il y eut quelques interruptions; les munitions manquaient, et les mauvaises nouvelles arrivaient en si grande quantité, que le découragement régnait au camp. Le régent apprit ce jour-là la défaite de Seoane, la reddition de Madrid, l'approche du général Concha, et la marche rapide de trois brigades expédiées par Narvaez. La partie était perdue; il ne restait à Espartero d'autre parti à prendre que de mourir bravement, comme il l'avait annoncé, ou de fuir en toute hâte. Ce dernier parti lui sembla le meilleur; l'instinct animal de la conservation fut le seul sentiment qui parla en lui dans cet instant solennel. Le 26, au point du jour, sans dire un mot d'adieu à son armée, Espartero quitta le camp avec quelques affidés, la caisse de l'armée, qu'il avait eu soin de meubler de son mieux, et 100 cavaliers dévoués. Il se dirigea rapidement sur Cadix.

Pour mieux assurer sa fuite et donner le change à la garnison de Séville, qui aurait pu le poursuivre, et à Concha qui était dans le voisinage, il ordonna à Van Halen de continuer le bombardement jusqu'à ce qu'il ne lui restât plus un projectile. Van Halen continua donc, son oeuvre de destruction.

Concha, prévenu de cette fuite, partit aussitôt à la tête de 500 chevaux, et marcha sur Cadix par un chemin direct qui devait lui faire devancer le régent et lui permettre de le couper. En effet, Concha était au pont de Suazo, qui lie l'île de Léon au continent, avant Espartero; mais, reçu à coups de canon, il se décida à marcher sur Puerto-Real et Puerto-Santa-Maria, le long de la baie de Cadix; le régent devait arriver par cette route. Il l'aperçut bientôt, non loin du port Sainte-Marie; près de 1,300 hommes d'infanterie s'étaient réunis à son escorte. Concha n'hésita pas un instant à le charger, malgré son infériorité numérique. Dédaignant l'infanterie, il aborde vigoureusement les 100 cavaliers d'Espartero; les deux partis se sabrèrent avec fureur. Concha, dans la mêlée, cherchait des yeux le régent, il voulait le combattre corps à corps, et venger sur lui la mort de Diego Léon: mais Espartero fuyait encore. Après avoir vu sa cavalerie bien engagée, il avait fait demi-tour avec son ministre de la guerre, Linage et la caisse de l'armée, et galopait sur Puerto-Santa-Maria. Là, il se jeta précipitamment, dans la première barque qu'il trouva sur le rivage et gagna le large, se dirigeant sur le vaisseau anglais le Malabar, qui était à l'ancre dans la baie.

Concha, désolé d'avoir manqué le fuyard, fit mettre bas les armes à son escorte, et marcha de nouveau sur Cadix.

Reçu, après quelques difficultés, sur le navire anglais, le régent voulut se faire conduire à Cadix; il espérait tenir longtemps dans cette ville, et peut-être de la ressaisir le pouvoir. Le capitaine du navire avait donné l'ordre de mettre à la voile, lorsque, des batteries de Cadix, partirent plusieurs décharges; c'étaient des salves joyeuses. Le bruit des cloches, qu'on sonnait à toute volée, parvint en même temps aux oreilles du régent. Il crut que Cadix saluait son arrivée; Cadix, la ville fidèle, l'attendait avec impatience; il pressait la manoeuvre du navire, l'ancre à pic sortait de l'eau, déjà les voiles s'enflaient au vent, quand un canot arrive le long du bord, un officier anglais s'élance sur le pont et annonce que Cadix procède à la cérémonie du prononciamiento et que la junte vient de s'installer. Ce fut un coup de foudre pour Espartero. Son rôle était fini! L'ancre retomba au fond de la mer, les matelots replièrent les voiles, et le vaisseau reprit son immobilité.



MARGHERITA PUSTERLA.

Lecteur, as-tu souffert?--Non.
--Ce livre n'est pas pour loi.




CHAPITRE III.

LA CONVERSION.

E fut sous le coup de l'inquiétude que Buonvicino passa la journée. En vain il essaya de faire diversion par d'autres soins, par des pensées différentes. Ne me demandez point si la nuit lui ferma les yeux, ni si les jours suivants furent plus tranquilles. Il attendait une réponse, et la réponse ne pouvait venir. Il craignait, il espérait, et l'incertitude lui devint un si cruel supplice, que, pourvu qu'il en fût délivré, il aurait moins souffert du plus affreux malheur. Quelquefois, pour sortir de perplexité, il se proposait d'aller trouver Marguerite. Sa résolution était prise, inébranlable; puis elle changeait en un instant; il se décidait de nouveau, sortait tout ému, gagnait le quartier où demeurait Pusterla, arrivait à l'angle de la rue, jetait un coup d'oeil à la porte, un soupir, et passait.

Enfin, après tant de résolutions et prises et quittées, il eut le courage de passer le seuil de sa bien-aimée. Comme ses genoux tremblaient sous lui! comme ses tempes brûlaient à ce moment solennel! Le bruit du pont-levis résonnant sous ses pas lui paraissait une voix menaçante qui le dissuadait de passer outre. En montant les degrés, il dut s'appuyer à la rampe, parce que ses yeux troublés confondaient les objets. Il était entré là autrefois le coeur si joyeux, avec une si confiante sérénité! «Ne suis-je plus un homme?» se dit-il en lui-même; et ce muet reproche raffermissant sa volonté, il pénétra dans l'antichambre, et demanda Marguerite aux valets. Jamais la porte de la maison n'était fermée; on lui répondit que la noble dame était dans la salle de réception, et pendant qu'un page courait l'annoncer, un autre lui servait d'introducteur.

C'était une vaste salle dont les lambris étaient faits de poutres curieusement ciselées et dorées. Les murailles étaient revêtues de peaux à filets d'or et de couleur; un tapis oriental recouvrait le plancher; d'élégantes courtines de damas cramoisi ondoyaient devant les portes et les grandes fenêtres, qui, à travers leurs vitraux arrondis placés dans un châssis découpé en arabesques, laissaient passer la lumière adoucie du jour. Dans l'immense foyer brûlait lentement un tronc d'arbre entier, qui répandait une tiède chaleur encore agréable dans cette première saison. De spacieuses armoires de noyer, de charmants meubles d'ébène incrusté d'ivoire mêlé de nacre et d'argent, étaient adossées aux parois. On voyait encore de petites tables çà et là, et quelques-uns de ces grands sièges à oreilles et à bras que l'imitation et la commodité ont de nouveau rappelés à la mode. Dans un d'eux Marguerite était assise, vêtue d'un habit d'une simple élégance; et près d'elle, muette et indifférente comme une figure de tapisserie, une demoiselle de compagnie travaillait sur un escabeau. Marguerite venait de déposer sur un tabouret le coussin qui lui servait à tisser de la dentelle, occupation favorite des femmes de son rang, et elle tenait à la main un volume de parchemin richement relié et relevé d'or en bosse finement travaillé.

Sans lever les yeux sur Buonvicino: «Soyez le bienvenu,» dit-elle d'une voix mélodieuse en inclinant doucement sa tête charmante, lorsque le page, soulevant la portière, répéta le nom du cavalier qu'il introduisait. Buonvicino était trop agité lui-même pour remarquer si dans le son de la voix de Marguerite quelque tremblement n'annonçait pas l'émotion du coeur. Pressé d'entamer la conversation: «Madame, lui demanda-t-il, quel est ce livre qui attire ainsi votre attention?»

Elle répondit: «C'est le don le plus cher que mon père m'ait fait lorsque je me suis mariée. Excellent père! dans les paisibles années de sa vieillesse, il s'occupait, quelques heures chaque jour, à écrire une page de ce livre avec le soin que vous voyez. C'est lui qui a peint et doré les miniatures qui ornent ces lettres capitales; ces festons du frontispice sont de sa main; mais ce qu'il y a de plus précieux, de plus admirable, ce sont les pensées qu'il confiait à ces pages. Il me les donna avec un dernier baiser lorsque je quittai sa maison pour venir dans celle de mon mari. Vous pensez si ce livre est précieux pour moi. Mais, puisque ma bonne fortune vous amène ici en ce moment, serais-je trop hardie de vous demander si vous voulez m'en lire quelques passages?»

Les désirs de Marguerite étaient des ordres pour Buonvicino; il s'empressa d'y obéir avec d'autant plus d'empressement, que cette lecture allait l'arracher à une situation pénible et embarrassée. Approchant donc un escabeau, il s'assit près de sa maîtresse. Marguerite reprit le travail de sa dentelle, la demoiselle continua de coudre, et Buonvicino ayant pris le livre d'une main avide, commença à voix haute à la page où Marguerite s'était arrêtée.

«Supposons, ma fille, que la passion efface de ta pensée ce Dieu que tu as pris à témoin des serments faits à ton époux; supposons que rien ne transpire parmi les hommes, qui, sans écouter tes excuses, te condamneraient devant le tribunal de l'opinion; ton mari lui-même ignorera toujours tes crimes envers lui,--dans quelle position te trouveras-tu vis-à-vis de toi-même? A peine auras-tu consommé ta faute, adieu la paix et la sérénité! Cent craintes t'assailliront, il le faudra mentir tous les jours, et une seule faute dans la vie en engendrera mille autres pour la pallier. Ces heures que tu passais avec ton mari, dans cette douce joie sans délire qu'on ne trouve qu'au sein de la vertu, lui allégeant, par un doux partage, ces chagrins qui sont l'héritage de l'homme dans l'exil d'ici-bas, ces heures te deviendront odieuses. La présence de ton époux te sera un vivant reproche de ton crime; sa vue te rappellera sans cesse ce serment que tu ne lui as librement juré que pour le violer déloyalement. S'il t'accuse de quelque autre faute, s'il t'accable de reproches, tu voudras te justifier; mais le cri de ta conscience te criera qu'il n'est rien que tu ne mérites; s'il te prodigue ses caresses,--oh! quelle douleur plus poignante que les confiantes caresses d'un homme outragé! son affectueux abandon te déchirera le coeur bien plus sûrement que les offenses, les injures, plus sûrement même qu'un coup de poignard. La nuit, dans ce lit témoin autrefois de votre tranquille sommeil, heureux, il dort en paix à côté de toi,--il dort heureux et paisible à côté de celle qui le trahit, qui l'abhorre comme un obstacle aux fantastiques félicités dont elle a soif. Mais le sommeil paisible n'est plus pour toi; ton époux est là l'accablant de son silence. Pendant les heures pesantes des longues veilles, tu cherches à reporter ta pensée sur les soucis et les plaisirs de la vie; tu cherches le bonheur dans cet objet que tu appelles ton bien, et qui est la source de tous tes maux. Mais là encore que de doutes! que de délires! Qui t'assure d'être aimée? T'a-t-il donné de son amour les preuves que ton mari t'a données de sa tendresse? Il m'aimera, dis-tu, parce que je l'aime! Ton époux ne t'aimait-il pas? Et tu l'as trahi! Et si ton amant te délaisse et te méprise, que lui diras-tu? L'accuseras-tu d'infidélité? lui rappelleras-tu ses serments? Mais ce bonheur que tu invoques n'est-il pas une infidélité, un parjure? Et lorsqu'il t'aura abandonnée, quel sera ton recours, dis-le moi? Sera-ce l'époux trahi, les enfants oubliés, la paix domestique déméritée?

«Ce sont là tes veilles, et, lorsque le sommeil donne une trêve au trouble de tes pensées, quels songes et quelles visions! Épouvantée, tu te lèves en sursaut et fixes tes yeux sur ton époux. Peut-être, dans ton sommeil, tes lèvres ont donné, passage à quelque mot révélateur. Tu le regardes avec angoisse, il te regarde d'un oeil caressant et te demande la cause de ton trouble. O quel enfer s'agite dans ton âme!!!

«Voilà autour de toi tes enfants aimés, charmants; doux souci, embellissement et délices de la vie. Tu les caresses; leur père les caresse après toi, les embrasse, sourit de leurs rires, guide leurs premiers pas; il enseigne à leurs lèvres enfantines à répéter son nom et le tien. Il oublie auprès d'eux les ennuis des affaires, et leur innocence lui est un baume lorsqu'il revient blessé par l'orgueil, la duplicité, la violence des hommes; et il te dit: «Mon âme, que l'enfance est suave! qu'elle est puissante l'affection qui nous unit à notre sang!»

«Tu pâlis, misérable!!!

«Puis son imagination devance le temps où, déjà vieux, il se verra rajeunir dans ces êtres aimés, et, guidé par leur main, il sentira se resserrer la trame de sa vie: «Ils seront vertueux, dit-il, n'est-ce pas, ma bien-aimée? vertueux comme leur mère, ils seront notre consolation comme tu fus toujours la mienne!»

«Quoi, tu baisses le front, tu rougis, tu presses sur ton sein le plus petit de tes enfants; mais ce n'est pas par un élan de tendresse, c'est pour cacher le trouble de ton visage. Courage, tiens ferme; que crains-tu? Dieu n'est pas là, ou il ne se soucie pas de ta faute, où il te la pardonnera pour un soupir que tu pousseras vers lui, lorsque le monde t'aura abandonnée. Les hommes ne savent rien, rien n'est su de ton mari..... Oh! qu'importe? ta conscience sait ton crime, et elle te le rappelle d'une voix persistante que tu ne peux étouffer, à laquelle tu ne sais répondre; elle te montre devant toi une voie de détours et de mensonges qu'il te faudra descendre avec d'autant plus de rapidité que tu t'avanceras davantage sur sa pente. En vain tu veux t'arrêter... hélas! hélas! tu marches toujours; et quelque loin que tu descendes, tu entends toujours arriver jusqu'à toi la voix de ta conscience.

«C'est là, ma fille, c'est là, où veut t'amener celui qui tente de te ravir à l'amour de ton époux; et il dit qu'il t'aime!»

De grosses gouttes de sueur tombaient du front pâle de Buonvicino. Pendant qu'il lisait, une main de fer serrait son coeur; il se sentait défaillir, sa voix devenait de plus en plus faible, enfin elle lui manqua tout à fait. Il déposa le livre ou plutôt le laissa échapper de sa main, et, les yeux fixés en terre, il resta quelques moments sans pouvoir parler. Marguerite continuait à grouper les fils, à mouvoir ses fuseaux, à placer les épingles sur son coussin à faire de la dentelle, s'étudiant à garder sa tranquillité. Mais qui l'aurait remarquée, aurait conclu du désordre de son travail au désordre de son âme; elle ne put toutefois cacher à Buonvicino quelques larmes qui, malgré ses efforts, jaillirent de ses yeux.--Quel serait le mérite de la vertu, si la victoire n'était point achetée par de difficiles combats?

Après quelques instants de silence, Buonvicino se leva, et, s'efforçant de raffermir sa voix; «Marguerite, s'écria-t-il, cette leçon ne sera pas perdue. Tant que j'aurai un souffle de vie, ma reconnaissance pour vous ne mourra pas.»

Marguerite leva sur lui un regard de compassion ineffable, un de ces regards que doivent avoir les anges, lorsque l'homme confié à leur tutelle tombe dans un crime dont ils prévoient qu'il sortira bientôt beau de son repentir. Puis, à peine Buonvicino fut-il sorti, à peine eut-elle entendu la porte se fermer sur lui, qu'elle donna un libre cours à son désespoir jusqu'alors si péniblement comprimé. Elle se leva et courut au berceau où son Venturino dormait; elle le couvrit de baisers, et le charmant visage du jeune enfant fut inondé par un torrent de larmes, dernier tribut payé aux souvenirs de sa jeunesse, à ce premier amour qui ne l'avait charmé que par son innocence. A quel asile plus sûr une mère peut-elle recourir, dans les périls du coeur, qu'à la céleste pureté de ses enfants? Venturino ouvrit les yeux, ces yeux d'enfant dans lesquels le ciel semble refléter toute la sérénité de son limpide azur; il les fixa sur sa mère, la reconnut, et, lui jetant au cou ses tendres bras, il s'écria: «Ma mère, ô ma mère!»

Comme en ce moment cette parole résonnait précieuse, immaculée et sainte à l'oreille de Marguerite! elle en goûta toute la volupté: elle lui rendit le calme, la souriante tranquillité d'un coeur qui, après la tempête, se réjouit d'y avoir échappé sans blessure.

Buonvicino sortit hors de lui; l'escalier, les serviteurs, la porte, la rue, il ne vit rien. Il erra longtemps au hasard, sans voir, sans entendre; je ne sais si nous avons remarqué que c'était alors le jeudi saint, jour d'universelle dévotion, où, comme on le fait encore généralement aujourd'hui, tout le monde allait s'agenouiller devant le sépulcre du Seigneur. Là, ils adoraient le Saint-Sacrement qu'on y avait renfermé, en commémoration de cette glorieuse tombe où furent déposées les dépouilles de l'Homme-Dieu, et où se consomma la régénération de l'homme. On ne voyait dans les rues qu'une multitude d'hommes, de femmes, d'enfants; là des pauvres nus et déguenillés, ici des villageois en pourpoints et en chausses d'étamine; plus loin, des chevaliers en habits riches mais modestes, sans plumes et sans armes; les uns allaient solitaires, les autres en troupe, se formant en files régulières ou se pressant, en désordre, à la suite d'une croix dont on avait ôté le divin fardeau pour le remplacer par un suaire, en guise de banderole. Ceux-ci cheminaient déchaussés, beaucoup d'autres couverts seulement d'un sac; quelques-uns récitaient à haute voix le rosaire, et un discordant concert de voix plaintives leur répondait; d'autres entamaient le Stabat Mater et les psaumes du roi pénitent, ou, murmurant le Miserere d'une voix pleine de componction, se frappaient les épaules avec des fouets de cordes nouées. Comme si ce n'était pas assez, un homme, enveloppé jusqu'à la tête dans une toile grossière et couverte de cendres, marchait entre deux ou trois amis ou confrères qui, de moment en moment, lui assénaient sur le dos de violentes anguillades. Là aussi paraissaient de nombreuses confréries d'hommes et de femmes dont tous les membres étaient masqués; des troupes de frères et de moines, qui n'étaient point astreints à la claustration, et tous les pieds nus, les mains jointes, les yeux en terre, disaient leur chapelet, chantaient, gémissaient.


Ils allaient ainsi de l'une à l'autre de sept principales églises qui se trouvaient alors en dehors de l'enceinte des murailles. Arrivés dans chacune d'elles, au milieu des adorations qu'ils rendaient à la mémoire du plus grand mystère d'expiation et d'amour, ils redoublaient leurs prières, leurs chants, leurs plaintes, leurs flagellations. De chaque paroisse, les citoyens ou les corporations religieuses venaient à cette pieuse visite en longues processions. Toutes elles avaient un homme vêtu en Christ, portant une pesante croix sur l'épaule, entouré de femmes qui représentaient Magdeleine et la vierge Marie, et de saints de tout âge, de toute nation, poussant des gémissements. Les autres, revêtus d'habits à la mode de Palestine, devaient figurer les juifs, Pilate, Hérode, Longin, le Cyrénéen. Chacun jouait son personnage en proférant d'étranges paroles, interrompues par les cris et les pleurs des spectateurs. L'accompagnement de cette mélodie était formé par des crécelles et des bâtons frappés contre les portes, instruments dont une foule d'enfants se servaient pour manifester leur turbulente dévotion.

Un saltimbanque aveugle, monté sur un tréteau, chantait, d'une voix pleurarde et monotone, une composition aussi grossière qu'on voudra l'imaginer, et qui, quoiqu'elle n'excitât aujourd'hui que le rire et le dédain, arrachait alors aux assistants des larmes de pieuse compassion. La multitude attentive s'empressait de jeter des quattrini dans la tirelire du pauvre aveugle; et quelques-uns de ces hommes de fer, élevés pour la guerre et grandis dans ses travaux, qui n'avaient jamais compati aux souffrances réelles et présentes de leurs semblables, maintenant, en entendant raconter l'holocauste volontaire de la victime divine, pleuraient comme des enfants. L'un d'eux, jetant sa rude main sur la garde de son épée, s'écriait: «Oh! que n'étions-nous là pour le délivrer!» Cependant des moines ou des pèlerins couverts du sanrochetto profitaient de cette ardeur et de cette émotion pour dépeindre les cruautés qu'ils avaient vues dans la Terre-Sainte, opprimée par les Musulmans, et inspiraient aux fidèles le désir de la délivrer par les armes, ou du moins d'alléger ses malheurs avec de l'or.

Au milieu de cette foule en mouvement, de ce mélange du sérieux et du burlesque qui est le caractère du Moyen-Age, de ce grandiose spectacle d'une nation entière, pleurant, comme s'il eût été d'hier, un supplice accompli treize siècles auparavant, Buonvicino passait, tantôt se laissant emporter par la multitude, tantôt la fendant en sens contraire, mais les yeux baisés, comme s'il eût craint de rencontrer un accusateur dans chaque retard fixé sur lui. A le voir ainsi absorbé dans ses pensées, on eût pu le croire plus pénétré qu'aucun autre de la dévotion universelle, tandis qu'au lieu d'un sentiment pieux, c'était une lutte atroce qui régnait dans son âme, un pêle-mêle de pensées, de chimères, d'épouvantements, qui se pressaient dans sa tête comme la foule autour de lui. Enfin il se dégagea de la multitude, et sortit de la foule. Le soleil penchait vers le couchant; le vent impétueux qui règne dans cette saison sifflait entre les rameaux des arbres où la sève vitale commençait à peine à s'épanouir en bourgeons; il agitait aussi les jeunes herbes ranimées par les rayons du soleil, qui, après les langueurs de l'hiver, les échauffait à travers une atmosphère dont la limpidité n'avait point encore été troublée par les épaisses exhalaisons de la terre.

Enfin, arrivé dans la solitude, si chère aux âmes souffrantes, Buonvicino s'abandonna à ses sentiments, sentiments contraires d'amour et de dépit, de joie et de souffrance, d'espoir et de regrets. Il s'asseyait, marchait, méditait. Il tournait ses regards sur la ville, sur les tours où l'airain sacré gardait le silence, sur les remparts où les rondes passaient par intervalles, criant et se répondant: Visconti! Saint-Ambroise! Ce cri, en lui rappelant les malheurs de sa patrie, le détacha un instant des siens; mais les maux de sa patrie n'étaient-ils pas une grande partie, la plus grande partie de ses maux? Il se reportait aux jours passés de la liberté, les comparant à ceux qui pesaient maintenant sur elle, et à l'avenir plus cruel qu'il prévoyait. Il revenait à la hardiesse de ses espérances juvéniles, quand il croyait vivre libre dans une patrie libre, servant ses concitoyens de son bras et de ses conseils, s'élevait aux premiers honneurs, méritant la louange et la gloire dans la vie publique et dans la vie privée..... Alors sa pensée se retournait vers Marguerite, Marguerite encore jeune fille, une fleur encore fermée, qui attendait de lui le souffle de la vie, coeur innocent qu'une seule de ses paroles pouvait ouvrir à la plénitude d'une pure félicité. Hélas! tout s'était évanoui; évanouie l'espérance de l'honneur, évanoui le bonheur domestique. «Elle, au moins, ajoutait-il, elle est heureuse et jouit du bonheur qui me fut dénié. Heureuse!... le bonheur:!! Et moi, malheureux! j'osais tendre des embûches à sa pureté! j'aspirais à troubler pour toujours sa tranquillité et celle d'un ami!»

En se livrant à ces pensées, Buonvicino s'approcha de la porte d'Algiso, qu'on nomme aujourd'hui porte de Saint-Marc. Il pénétra par cette porte, et se trouva auprès de l'église des Umiliati de Brera.--Au jour et à l'heure où entrait Buonvicino, un petit nombre de fidèles, à qui leur âge ou leurs occupations défendaient de se rendre avec la foule aux sept stations, s'étaient réunis là pour offrir l'hommage solitaire de leur piété à celui qui entend toutes les prières et qui les entend partout.

L'ordre des Umiliati était né à Milan, il y avait environ trois siècles, d'une assemblée de laïques qui s'étaient réunis dans une maison commune pour y mener une vie pieuse, et où les femmes n'étaient point séparées des hommes. Saint Bernard, lorsqu'il voyageait pour persuader à l'Europe de se précipiter contre l'Asie, d'empêcher le croissant de prévaloir sur la croix, Mahomet sur le Christ, la civilisation sur la barbarie, donna des règles à cette communauté, qui s'adjoignit quelques prêtres, et qui sépara les sexes. Ce fut le second ordre des Umiliati, et, sur un domaine, Praedium vulgairement appelé Breda ou Brera, ils bâtirent un couvent qui prit le nom de son emplacement. Le troisième ordre reconnaissait pour son fondateur le bienheureux Giovanni da Meda, qui, dans la maison de Rondineto, aujourd'hui le collège Gallio à Corne, fonda les prêtres Umiliati. L'ordre prit un tel accroissement, que le territoire milanais contenait deux cent-vingt maisons (maisons ou canonicats, ainsi d'appelaient leurs couvents), et il se distinguaient de l'ordre antique de saint Benoît, et des récentes institutions de saint Dominique et de saint François, en ce que le travail des mains était la règle de leur institut. La soie, à cette époque, était une chose rare: ou en payait la livre jusqu'à 180 francs. Milan ne paraît pas avoir possédé une manufacture de soie avant 1314, lorsque un grand nombre de Lucquois, chassés de leur patrie par la tyrannie de Castruccio, se répandirent par l'Italie, portant avec eux cette industrie qui florissait dans leur pays. Au contraire, le commerce et la fabrication de la laine étaient en grande activité dans le Milanais, et les Umiliati en faisaient la plus grande partie. En 1305 ceux de Brera avaient envoyé des leurs jusqu'en Sicile, pour y établir des manufactures. Par Venise, ils expédiaient en Europe une grande quantité de draps, et ils gagnaient d'immenses richesses; elles leur servaient à acheter des terres, à secourir les indigents et ils pouvaient même, toutes proportions gardées, anticiper sur le rôle qu'a joué depuis la Compagnie des Indes en Angleterre, en servant des emprunts à leur propre cité, à l'empereur Henri VII et à d'autres souverains.

Aussi cet ordre jouissait d'un grand crédit. Ses membres étaient souvent investis des charges publiques, telles que le recouvrement des impôts, la perception des droits aux portes de la ville, la banque de transport et de dépôt. Mais il est de l'essence de toute institution humaine de se corrompre, et les Umiliati ne tardèrent pas à dégénérer. Les richesses bien acquises se dissipèrent en dépenses coupables; au travail succédèrent l'oisiveté et les vices qu'elle engendre; les immenses propriétés étaient régies par des commendataires, qui en dissipaient les revenus en luxe de table et en plaisirs. Les scandales devinrent si éclatants, que saint Charles Borromée demanda l'abolition de l'ordre en 1570, destinant la meilleure partie de leurs biens à encourager une société alors naissante, celle des Jésuites. Ceux-ci, après un certain laps de temps, furent abolis par le pape, et le palais inachevé, qu'ils avaient élevé à Brera, fut destiné à l'instruction, à l'astronomie, aux beaux-arts; et c'est là qu'on en trouve aujourd'hui les écoles et les modèles.

Ainsi, à une ferme succéda une manufacture; à celle-ci l'éducation, enfin le culte du beau; ainsi le palais peut en quelque manière résumer la marche de la société. A cette place, du temps de Buonvicino, s'élevait un monastère de l'architecture austère de cette époque, et une église de style gothique, revêtue à l'extérieur d'une mosaïque de marbre blanc et noir. Sur les deux champs latéraux on voyait, dans un bas-relief, d'un côté, saint Roch, le pieux pèlerin de Montpellier, mort peu d'années auparavant, après une vie consacrée tout entière au service des pestiférés, ce qui le faisait invoquer comme un protecteur révéré contre les contagions alors si fréquentes; et, de l'autre, saint Christophe, figure gigantesque qui portait un enfant Jésus à cheval sur ses épaules. Cette effigie, était très en relief, et longeait la route, parce qu'on croyait que seulement de la voir était la garantie d'un bon voyage et un préservatif souverain contre la mort subite. Au milieu, une porte s'ouvrait, dont les jambages étaient formés par des faisceaux et des colonnettes taillées en spirales et entourées de fleurs, d'arabesques, d'oiseaux fouillés dans la pierre. Au-dessus, un angle aigu se dessinait, supportant une petite terrasse soutenue par deux colonnes de porphyre, qui reposaient sur deux griffons déployant leurs ailes. Cette petite terrasse était la chaire, d'où les frères, les jours de fête, prêchaient la foule accourue dans l'enceinte sacrée, sous l'ombrage d'un orme centenaire.

Il y a des moments où notre âme est disposée et comme contrainte à méditer sur tout ce qui frappe nos sens. Les choses que nous avions vues cent fois avec indifférence, à cet instant nous touchent et portent coup. Que de fois Buonvicino avait passé dans cette place, sous cet orme, devant cette église, sans faire plus que de s'incliner comme devant un lieu saint!

Maintenant il s'y arrête; il attacha ses regards sur une porte latérale de l'église, qui s'ouvrait sur le couvent, et il y lut cette inscription: In loco isto dabo pacem, dans ce lieu je donnerai la paix. La paix! ne l'avait-il pas perdue? ne cherchait-il pas à la retrouver? Un moment de calme n'est-il pas la douceur la plus enviée après une bourrasque? Pourquoi n'entrerait-il pas dans cette demeure qui la promettait?

Il entra. Le couvent, quelque opinion qu'on ait sur la sainteté et sur la vie contemplative, était un refuge recherché volontiers par l'homme que les douleurs avaient abattu. Leur silence, leur pieux repos, leur détachement des affaires mondaines, les faisaient ressembler à, des îles de salut au milieu de la mer agitée du monde, et le coeur, ballotté par la fortune (mot honnête, qui couvre la déloyauté, l'ingratitude, l'improbité des hommes), venait y chercher et y trouvait souvent le baume de l'oubli. Parmi les rares événements de ma vie, jamais les huit jours que je voulus passer dans un monastère ne me sortiront de l'esprit. La situation du couvent sous un ciel incomparable, recréée par la vue de la féconde richesse des vallées et des montagnes, contribua sans doute à me rendre la tranquillité que j'étais venu demander au cloître. Mais sous ces portiques silencieux, dans ces fuyants corridors, peuplés d'êtres en apparence différents de ceux que nous rencontrons dans le monde, Dante Alighieri me revenait toujours à la pensée, lorsque errant comme moi, ayant abandonné comme moi les choses les plus tendrement chéries, indisposé contre sa patrie et contre ses compagnons d'infortune, il s'assit, pour méditer, dans un cloître du diocèse de Luni. Un frère le voyant immobile, absorbé dans une longue méditation, s'approcha et lui dit. «Que cherchez-vous, bon homme?» il répondit: «La paix!»

Le désir de la paix conduisit Buonvicino sous le vestibule, où un toit protégeait ses murs à hauteur d'appui, disposés pour que les pauvres, nombreux surtout à cette époque de famine, vinssent y manger les soupes qu'on leur distribuait chaque jour à midi. Sur les murailles latérales, on voyait l'histoire vraie on fabuleuse de l'institution des Umiliati. Ceux qui admirent aujourd'hui dans ce palais les chefs-d'oeuvre des maîtres anciens et des modernes, pourraient à peine se figurer la grossièreté de ces peintures à la détrempe, aux personnages longs, efflanqués, sans mouvement, sans ombres, sans fond ni perspective. Deviner ce que signifiaient ces compositions n'eût pas été une entreprise facile, si des épigraphes versifiées, non moins grossières que les peintures, n'avaient aidé à les expliquer. Donc, à main droite, on voyait des ruines de maisons, de murailles d'églises, et le mot de Milan indiquait que ces ruines étaient celles de la ville, lorsque Barberousse l'avait dévastée avec ses confédérés, en très-grande partie Italiens. Sur le devant du tableau, quelques personnages en habit de deuil, les uns à genoux, tous les mains jointes, représentaient les cavaliers milanais, qui, s'il faut en croire la tradition, firent voeu, si leur patrie se relevait de son abaissement, de se réunir pour une vie de pénitence et de sainteté. C'est ce que déclarait l'inscription suivante, placée au-dessous du tableau, et qui, du moins dans l'intention de l'auteur, était versifiée:

Como diruto Mediolano da Barbarossa cum la mano

Li militi se botano à Maria, ke laudata sia.


Après la destruction de Milan par Barberousse et sa troupe,

Les soldats se vouent à Marie, qui soit louée à jamais.

Du côté opposé, on avait figuré des maisons, les unes terminées, les autres encore en état de construction, pour représenter Milan, qui, après avoir été détruit par les dissensions lombardes, était rebâti par la fraternité de tous les citoyens. Une douzaine de dames et de chevaliers (le beau sexe ne se distinguait que par le prolongement de la robe blanche qui lui descendait jusqu'au talon, tandis que les hommes ne la portaient que jusqu'au genou), les bras et les épaules chargés du fardeau de leurs richesses, se dirigeaient vers une église. Au-dessus de cette église, et dans des nuages qu'on aurait pu prendre pour des balles de coton, apparaissait la Vierge Marie, et l'inscription disait:

Questi enno li militi Umiliati quali in epsa civitati

Solvono li boti sinceri. Diceti un Ave, o passagieri!


Ceux-ci sont les soldats Umiliati qui, dans cette même cité,

Accomplissent des voeux sincères. Dites un Ave, ô passants!

La grossièreté de cette poésie et de ces peintures ne choquait pas Buonvicino, qui n'était guère habitué à voir mieux. Quoique Dante, et Giotto, les pères de la poésie et de la peinture, fussent déjà venus, quoique les chants du premier fussent déjà publiquement lus et commentés en Lombardie, et que Giotto eût déjà peint pour la cour d'Azone Visconti, le goût n'était pas encore répandu, et ce n'était pas même le dernier des élèves d'Andrino da Edessa, de Pavie, qui avait composé les rustiques tableaux dont nous avons parlé.

D'ailleurs, le sujet qu'ils représentaient répondait merveilleusement aux dispositions intimes de Buonvicino, et il resta quelque temps plongé dans une muette contemplation. Ange Gabriel de Concorezzo, frère portier, se rangea de côté lorsqu'il le vit s'approcher du seuil, et lui dit: La bénédiction du Seigneur tombe sur vous! Buonvicino entra dans une cour où poussait l'herbe; un puits était percé au milieu, et sur ses bords se penchait le verdoyant feuillage de l'agnus castus, arbre qu'on voyait fréquent dans les cloîtres, parce qu'on lui attribuait la propriété de maintenir sans tache le voeu de chasteté. Tout autour de cette cour régnait un portique, supporté par des pilastres de briques, sous lequel on remarquait quatre autres tableaux du mérite des premiers, et qui représentaient la vie laborieuse de quelques saints. C'étaient saint Paul nattant des paniers, saint Joseph penché sur son rabot, et les pères du désert tressant des feuilles de palmier.

Du reste, tout était paisible. Des milliers de passereaux caquetaient sur les toits, pendant que l'hirondelle printanière cherchait le nid où elle ne devait jamais être troublée. De nombreux stores tendus dans les vastes salles disposaient, pendant le jour sacré, à la méditation. Çà et là apparaissait quelque frère revêtu d'une blanche tunique, avec un capuchon également blanc, les reins ceints d'une corde, des sandales aux pieds, et le visage plein de la tristesse grave qui convenait au deuil de ce jour solennel. Ils étaient accoutumés à voir les étrangers parcourir leur demeure; ils n'en vantaient point les beautés, ne demandaient ni ne craignaient rien. La religion protégeait les richesses qu'ils avaient rassemblées et imprimait son caractère sacré à ceux que la dévotion ou le malheur avait conduits dans cette enceinte. Lorsqu'ils passaient à côté de Buonvicino, ils disaient: Pax vobis, et poursuivaient leur chemin.

Tout cet ensemble faisait sur l'âme de Buonvicino l'effet d'un paisible zéphyr sur les flots d'un lac agité. Il allait au hasard, perdu dans ses remarques et dans ses réflexions, et sa démarche, d'abord inquiète et fiévreuse, se calmait peu à peu et révélait la paix qui le pénétrait par degrés. Cependant il entendit un concert de voix, mais faibles, mais lointaines, et comme sortant d'un souterrain, entonner une lugubre mélodie. Guidé par le son, Buonvicino arriva à l'église. On y avait répandu l'obscurité afin que le recueillement fût plus profond. Aucune lampe, aucun cierge ne brillait sur l'autel dépouillé; un murmure de prières, sorti de la bouche des fidèles que l'ombre empêchait d'être vus, rappelait les esprits angéliques qu'à pareil jour on entendit gémir invisibles dans le temple de Jérusalem pendant qu'expirait leur Créateur. A l'autel, ou, comme disent les Lombards, dans le scuruolo, les pères répétaient alternativement les Lamentations de Jérémie, et le récit à la fois si simple et si pathétique de la mort du Christ.

Buonvicino entra à tâtons; et, s'étant approché d'une des seize colonnes qui divisaient l'église en trois nefs, il trouva quelque chose que le toucher lui révéla comme un tombeau, sur lequel on avait sculpté l'effigie du personnage qu'il renfermait. Il s'agenouilla devant cette tombe, qui était en effet la sépulture de Bertram, premier grand-maître général des Umiliati, celui qui leur avait imposé leur règle, et s'était endormi dans le Seigneur en 1257. Buonvicino appuya son front sur la pierre du sépulcre, et des pleurs, des pleurs abondants s'échappèrent de ses yeux. Une tendre piété le saisit tout entier. La pensée de Dieu, de la fin de toutes choses, du juste souffrant pour expier les fautes du genre humain, le sentiment d'une douleur universelle s'était substitué dans son âme au sentiment de ses propres chagrins, à l'idée de ses souffrances passées, de sa récente erreur, de la patrie, de Marguerite, de tout ce qui, dans le monde, l'avait fait jouir et souffrir. Quelle jouissance mondaine, pensait-il, ne se termine par la tristesse et l'ennui? Ici, au contraire, à l'austérité du carême succéderont les joies et l'alléluia. Après-demain, en se rencontrant les uns les autres, ils se salueront par ce cri: «Il est ressuscité!» Salutaire pénitence qui se résout en une sainte exultation!

Au milieu de ces méditations, Buonvicino se sentit toucher le coeur, et il résolut de se retirer de la mêlée humaine pour s'abandonner tout à fait à Dieu. Le soir, il ne sortit pas du couvent: il demanda à être reçu comme novice parmi les frères; on l'agréa, et bientôt eurent lieu sa profession et sa prise d'habit. La congrégation regarda comme précieuse l'acquisition d'une personne d'un tel rang; la renommée s'en répandit bientôt, sans exciter grande surprise, parce que rien n'était plus fréquent à cette époque. Les bons en bénirent le Seigneur; Buonvicino en devint plus cher à ses amis, plus respecté de ses supérieurs; les méchants eux-mêmes, ne pouvant plus prendre d'ombrage du nouveau moine, confessaient ses mérites et ses vertus.

Il s'appliqua pendant quelque temps, en goûtant cette paix du Seigneur qui surpasse toute intelligence, aux soins communs de son nouvel état; puis il résolut de se faire ordonner prêtre. Autant pour exercer sa patience que pour acquérir une connaissance bonne à tous, indispensable à un prêtre, il se mit à transcrire la Sainte Bible. Oh! alors, quelle pâture trouvèrent son intelligence et son coeur! Outre les vérités divines que le livre lui révélait, comme il le réconfortait dans ses souffrances, comme il le consolait, comme il le poussait irrésistiblement à la vérité! Dans les chants des Prophètes, il sentait vivre l'amour de la patrie, qui avait tant échauffé son coeur. Lit, le malheur est toujours relevé par l'espérance; l'injustice, ou flagrante, ou cachée sous le masque du droit, trouve là un continuel appel à d'autres jours, à un autre juge. La concorde, l'amour, l'égalité, la justice, animent toutes les pages de ce livre. A mesure qu'il l'étudiait, Buonvicino, comprenant combien les hommes dévient des voies qu'il enseigne, combien ils travaillent à leur bonheur personnel aux dépens du bien commun, se partageant en oisifs qui jouissent, et en travailleurs qui souffrent, sans prendre les uns en haine ni les autres en mépris, il les embrassait tous dans sa généreuse bienveillance, et dans le désir de les réconcilier, et de réunir tous leurs efforts vers cette condition première de tout progrès, la moralité.

Il demeura longtemps séquestré du monde. Il commença à sortir pour prêcher, et alors il souleva un grand bruit, moins par son éloquence, que par sa paternelle bonté. Il se répandait dans le peuple, surtout dans les campagnes. «C'est pour le peuple, disait-il, c'est surtout pour les pauvres que le Christ a parlé, et c'est parmi les derniers qu'il choisit ses disciples, les prémices de l'Église.» Il apprenait à l'ignorance l'égalité originelle des hommes, et leur commune destinée; il montrait notre point de départ et le port où nous touchons. Les plus simples devoirs, les plus humbles vertus du père, des enfants, des époux, des ouvriers, étaient le thème perpétuel de ses sermons. Sans art, et même vulgaire dans ses discours, il émiettait le pain de la parole et le mesurait à chacun selon sa capacité, il se faisait, comme Elisée, petit pour réchauffer le coeur des petits. Bientôt il passa pour un saint; pourtant, il n'avait point été en pèlerinage au mont Gargano, ni à Home, ni en Terre-Sainte; jamais il n'avait fuit de ces miracles dont on abusait alors, mais il opérait un miracle plus insigne, celui d'améliorer les hommes par ses discours et son exemple. Parmi ces générations encore grossières, les rixes, les querelles, étaient très-fréquentes; il se livra tout entier au soin de les ramener à la concorde, et il obtenait de merveilleuses conversions. Je pourrais en raconter beaucoup, si je n'entendais d'ici le lecteur me demander si ce roman est la légende des saints; je dirai seulement, qu'une fois un membre de la famille des Bossi et un autre de celle des Azzali, notables bourgeois, en vinrent entre eux aux paroles et des paroles aux voies de fait; derrière eux, une foule d'hommes se disposaient à prendre parti, et tout annonçait une mêlée sanglante. Il faut appeler frère Buonvicino, suggéra un témoin prudent; on alla le chercher; il accourut, chercha à adoucir l'irritation en rappelant les promesses et les menaces du Christ, qui veut qu'on soit humble de coeur comme lui. Mais le Borsi, qui était uVs deux le plus intraitable et le plus emporté, aveugle dans sa colère, tourna sa fureur contre le moine, en blasphémant le clergé et les choses les plus révérées; il s'oublia jusqu'à le frapper. Frapper un religieux était considéré comme une énormité si sacrilège, qu'une partie des assistants reculèrent comme épouvantés, tandis que les autres, s'apprêtaient à en tirer vengeance. Buonvicino, obéissant d'abord à ses anciennes habitudes plutôt qu'à la loi d'abnégation qu'il s'était de lui-même imposée, repoussa les attaques de l'assaillant, le jeta par terre, et levait déjà le poing sur la tête du vaincu, lorsque sa colère tomba tout à coup. Il rentra en lui-même, soupira, affecté de voir que le vieil homme prévalait encore en lui. Il releva le téméraire, s'agenouilla devant lui, et, croisant les bras avec une humilité d'autant plus sincère qu'elle était généreuse, il lui dit: «Pardonnez-moi, je ne savais ce que je faisais.»

Cette humble piété émut le violent Bossi, qui, se jetant lui-même aux pieds de l'offensé, lui demanda à haute voix pardon et miséricorde. Depuis, plus docile à la voix de sa conscience, il devint le modèle de ces vertus chrétiennes dont la reine est la charité.

La renommée de Buonvicino fut aussi rapide à Milan. A cette époque où tout était colère et factions dans l'Église, sur la place publique, dans les écoles, dans les couvents, sur le champ de bataille, chaque parti s'efforçait d'enrôler le moine sous sa bannière. Ou était alors au plus vif des disputes théologiques sur la question de savoir si la gloire du Mont-Thabor était créée ou incréée, si le pain que mangeait le Christ et la tunique qui le revêtait lui appartenaient à titre de propriété ou seulement d'usufruit; si les anges et les saints jouissaient de la vision béatifique de la divinité, on s'ils se tenaient sous l'autel du Seigneur, c'est-à-dire sous la protection de l'humanité du Christ jusqu'au jour du jugement. Mais chaque fois qu'on voulait mettre Buonvicino sur la dialectique, et le faire prononcer entre le docteur Angélique, le docteur Subtil et le docteur Singulier, il répondit que notre Dieu n'est point le dieu des disputes; qu'il voulait étudier la religion pour lui rendre un hommage raisonné, non pour introduire la superbe de la science humaine dans les choses que le sage vénère en silence. Qu'en arriva-t-il? que d'abord tous les partis le désapprouvèrent également; on l'appela chrétien pusillanime et aveugle croyant. Il ne répondit pas, persévéra dans sa conduite, et, comme il advient toujours, tous les partis finirent par lui accorder un égal respect. Mais ce qu'il savait, pour avoir approfondi les vices de la cité, pénétré dans les salles des grands comme dans l'officine de l'ouvrier et sous la tente du soldat, c'étaient les remèdes auxquels il fallait recourir. La liberté, perdue moins par la violence des tyrans que par la corruption des sujets, n'avait pas selon lui, de moyen de rétablissement plus énergique que la méditation de l'Évangile, école de véritable liberté, frein véritable à la tyrannie des chefs et à la licence des gouvernés, véritable solution du plus grand problème qui intéresse la société: rendre satisfaits de leur état ceux qui ne possèdent pas en assurant le repos de ceux qui possèdent. De cette façon, il devenait cher aux malheureux qu'il relevait avec les consolations d'en-haut, et les puissants le vénéraient parce que, dans l'homme probe, qui n'est jamais le vassal de leurs superbes caprices, ils sont contraints à respecter le noble empire de la vertu.

Et Marguerite, ne croyez pas qu'il l'eût oubliée: il est des passions qui ne peuvent s'effacer. Il ne craignait point le dédain de sa bien-aimée; n'avait-il pas vu ses larmes au terrible instant de leur séparation? Il se la rappelait sans cesse comme l'être le plus cher qu'il eût laissé dans un monde dont il s'était volontairement retranché. Pendant longtemps il n'osa se risquer à la revoir. La première fois qu'il parla de Marguerite à Francesco Pusterla, qui, avec d'autres amis, venait de temps en temps le voir, ce nom, comme s'il eût dû lui brûler les lèvres, mourut plusieurs fois dans sa bouche, et lorsqu'enfin il le prononça, ce fut la rougeur au font et avec un tremblement convulsif de tous ses membres. Mais l'esprit finit par dompter victorieusement la matière, et quand Franciscolo lui parlait de son bonheur domestique, pur désormais de toute envie, il se sentait inondé d'un vertueux ravissement. Dans ses prières, la première personne et la plus chaudement recommandée au ciel était Marguerite, sans que la pensée de la créature le détournât de la pensée du Créateur; mais une douce espérance le flattait: il croyait que ses expiations et ses prières attireraient sur la tête de Marguerite une longue série de jours heureux. Son espoir ne devait pas être exaucé: le vrai bonheur ne germe pas dans la glèbe terrestre.

Lorsqu'il se sentit sûr de lui-même, il alla un jour au palais de Marguerite. Avec un coeur bien différent il repassa sur ce pont, sous ce vestibule, par ces escaliers. Il entra dans le mémorable salon, et il y trouva Marguerite qui partageait les jeux enfantins de Venturino.

Quel moment pour ces deux coeurs! Mais l'un et l'autre se présentaient avec la vigueur que donne une longue résolution de vertu. Buonvicino parla de Dieu et de la fragilité humaine: il toucha le passé comme un souvenir douloureux et cher, et il lui demanda pardon; puis il détacha de sa ceinture un rosaire de grains de cèdre à facettes, sur chacune desquelles était incrustée une étoile en nacre de perle, avec une croix de même travail. C'était l'oeuvre patiente de sa retraite; il le donna à Marguerite, et lui dit; «Prenez ce rosaire en souvenir de moi; puisse-t-il un jour servir à votre consolation! et, en récitant vos oraisons, priez Dieu pour un pécheur.» Ces paroles et ce don arrachèrent des larmes aux deux amants. Marguerite pressa contre son coeur et toucha de ses lèvres le rosaire, qui avait pour son esprit un caractère sacré, pendant que son coeur devinait combien de fois le nom de Marguerite avait dû se présenter à Buonvicino dans le cours de ce long travail.

Ce rosaire, cette croix, devaient être mêlés, hélas! et de quelle manière, aux aventures de l'infortunée!



Bulletin bibliographique.

Histoire de la Chimie, depuis les temps les plus reculés jusqu'à notre époque; comprenant une analyse détaillée des manuscrits alchimiques de la Bibliothèque royale de Paris, un exposé des doctrines cabalistiques sur la pierre philosophale, l'histoire de la pharmacologie, de la métallurgie, et, en général, des sciences et des avis qui se rattachent à la chimie, etc; par le docteur Ferd. Hoefer. 2 vol. in-8. --Paris, 1843. Au bureau de la Revue scientifique. 17 fr.

Avant la publication de l'ouvrage de M. Hoefer, il n'existait en aucune langue aucune histoire satisfaisante de la chimie. Les notions historiques qui se trouvent disséminées dans l'Encyclopédie méthodique, dans les ouvrages de Borrichins, de Senac, de Fourcroy, de Macquer, etc., méritent à peine une mention. M. Dumas, dans ses Leçons sur la Philosophie chimique, avait, il est vrai, exposé et discuté avec un talent remarquable les théories les plus importantes que la science a fait naître; mais cette esquisse rapide était loin d'être complète. L'Allemagne elle-même restait, sous ce rapport, en arrière de la France et de l'Angleterre; car la Geschichte der Chimie, de Fr. Ginelin, qui commence au neuvième siècle de l'ère chrétienne et qui finit au dix-huitième siècle, n'est, dit M. Hoefer, qu'une stérile énumération de sources littéraires, de noms propres, de découvertes, sans aucun lien philosophique, et dont la lecture ne présente aucun attrait. Quant aux savants illustres, français, allemands, anglais, suédois ou italiens, qui font faire actuellement à la chimie de si rapides et de si brillants progrès, ils sont trop occupés de leurs expériences et de leurs découvertes pour songer à étudier les origines d'une science dont l'avenir les intéresse, fort heureusement peut-être, beaucoup plus que le passé. A défaut d'autres mérites, l'ouvrage que vient de publier M. Hoefer aurait donc celui de la nouveauté. Mais une courte analyse des matières qu'il renferme montrera mieux que tous nos éloges combien de titres la patience, l'érudition et l'intelligence de son auteur ont à la reconnaissance de tous les esprits sérieux qui aiment encore la science, soit pour elle-même, soit pour le bien-être qu'elle peut procurer à l'humanité.

M. Hoefer a divisé l'histoire de la chimie en trois grandes époques, qu'il subdivise à leur tour en plusieurs, sections. «Avant de se constituer, dit-il, la science obéit à une sorte de mouvement oscillatoire qui l'entraîne tantôt vers la théorie, tantôt vers la pratique. Jamais il n'y a équilibre parfait entre le sujet qui observe et l'objet soumis à l'observa lion.

«Trois grandes époques dominent donc la science.

«Dans la première époque, l'intelligence qui observe les faits est, autant que possible, indépendante, libre de toutes les entraves de la superstition et des préjugés systématiques. Bien que dépourvues de preuves scientifiques, les doctrines d'intuition primitive nous étonnent souvent par leur justesse et leur simplicité. Cette époque, qui incline plus spécialement vers la pratique, embrasse toute l'antiquité et s'étend jusqu'au moment de la lutte mémorable entre le christianisme naissant et le paganisme à l'agonie.

«Dans la seconde époque, l'esprit d'observation s'abâtardit. Soumise à la suprématie spirituelle, la pensée abandonne le champ de l'expérience pour se réfugier dans le domaine de la spéculation mystique et surnaturelle. De là l'origine de tant de doctrines fantastiques, enfantées par l'imagination des adeptes de l'art sacré et de l'alchimie. Cette époque, qui incline visiblement vers la théorie, comprend tout le Moyen-Age jusqu'aux temps modernes.

«Dans la troisième époque enfin, qui est la nôtre, la lumière semble apparaître après les ténèbres, comme si la loi du contraste devait s'accomplir partout nécessairement. La science, ce produit sublime de l'équilibre entre l'intelligence et la matière, entre l'expérience et la raison, commence à se manifester, revêtue de ses formes sévères, et entourée de preuves propres plutôt à convaincre la raison, qui tend sans cesse vers l'unité, qu'à parler à l'imagination, qui se plaît dans la variété des choses.»

Après avoir exposé en ces termes les caractères principaux de ces trois époques, M. Hoefer, entrant immédiatement en matière, étudie d'abord toutes les civilisations de l'antiquité pour y trouver les éléments constitutifs de la science dont il entreprend d'écrire l'histoire. Si depuis les temps les plus reculés jusqu'aux premiers siècles de l'ère chrétienne, la chimie n'eut pas de nom, elle existait cependant et ou parvient à la retrouver, après de longues et patientes recherches, dans les ateliers du forgeron et de l'orfèvre, du peintre et du vitrier, dans le cabinet du médecin et du naturaliste, dans les systèmes des philosophes.

Toutes les sciences humaines viennent de l'Orient. En remontant vers leur origine, on arrive naturellement jusqu'à ces plages éloignées, qui, les premières, sur notre hémisphère, sont éclairées par les rayons du soleil levant. C'est donc en Chine que M. Hoefer a commencé l'histoire de la chimie. De la Chine, il conduit son lecteur dans l'Inde, et de l'Inde chez les Égyptiens chez les Phéniciens et chez les Hébreux. La première section de la première époque ne dépasse pas l'Asie et l'Afrique, et s'arrête 620 ans avant Jésus-Christ.

La deuxième, section nous amène en Europe, dans la Grèce et dans l'Italie. Consacrée exclusivement aux Grecs et aux Romains elle se divise en deux parties: la partie théorique et la partie pratique.

M. Hoefer jette d'abord un coup d'oeil rapide sur cette partie de l'histoire de la philosophie qui se rattache plus spécialement aux doctrines spéculatives des sciences physiques et naturelles; puis il rassemble et classe sous des titres divers toutes les connaissances positives disséminées çà et là dans les ouvrages des auteurs grecs ou latins; il nous apprend tout ce que le siècle de Périclès et le siècle d'Auguste savaient sur les minéraux, les végétaux, les sels, la chimie organique, les métaux, les poisons, etc.

La troisième section embrasse une période de 600 ans; elle s'étend du troisième au neuvième siècle après Jésus-Christ. Au début de cette section, M. Hoefer révèle à ses lecteurs les principaux mystères de l'art sacré autrefois pratiqué dans les temples de l'Égypte, sujet entièrement nouveau que personne n'avait traité avant lui, source à laquelle les alchimistes ont puisé presque toutes leurs théories. D'abord il donne une foule de renseignements du plus haut intérêt sur les personnages qui exerçaient l'art sacré, la pratique et la théorie de cet art, l'initiation, les peines infligées aux parjures, les mystères des nombres, des lettres, des plantes, des animaux, des planètes, etc., la pierre philosophale, les doctrines mystiques des philosophes néoplatoniciens de l'école d'Alexandrie, la magie, la cabale, Hermès Trismégiste, etc.; puis la précieuse collection des manuscrits grecs de la bibliothèque royale lui permet de remplir, au moins en partie, la promesse faite, il y a plus de deux siècles, par Léon Allatius, célèbre bibliothécaire du Vatican. Parmi les documents inédits qu'elle lui a fournis, nous mentionnerons les noms de ceux qui ont cultivé l'art sacré, les substances métalliques consacrées aux sept planètes, les lexiques chimiques, l'analyse des principaux ouvrages concernant l'art sacré, de Zozime le panopolitain, de Pelage le philosophe, d'Olympiodore, de Democrite de Synèsius, de Marie la Juive et d'Isis, reine d'Égypte, etc. Dans les derniers paragraphes de cette section, M. Hoefer redresse et rectifie diverses assertions admises jusqu'à présent sans contestation. Il démontre qu'un grand nombre de faits importants, la distillation, la poudre à canon, la coupellation, sont des inventions grecques ou égyptiennes, longtemps connues avant Albucasis, Roger Bacon et Arnaud de Villeneuve. Enfin, il publie en entier le texte du livre des feux de Marcus Grachus, d'après deux manuscrits de la Bibliothèque royale.

La deuxième époque de l'Histoire de la Chimie (depuis le neuvième siècle jusqu'au seizième siècle) comprend tout le Moyen-Age. Durant cette longue période, la science ne fait presque aucun progrès; à peine si elle ose profiter des travaux des anciens. D'une part, la prison et le bûcher, deux arguments irrésistibles, attendaient le trop hardi penseur, et, d'autre part, on croyait que tous les phénomènes physiques, les plus simples comme les plus extraordinaires, étaient produits par dss causes invisibles et fantastiques, par des agents mystérieux et surnaturels. Aussi les sciences physiques s'appelaient-elles occultes, et la chimie, art hermétique, science noire, alchimie.

La deuxième époque comprend deux sections: la première section (du neuvième au treizième siècle) est consacrée aux chimistes arabes, les dignes héritiers des néoplatoniciens; à quelques Grecs bysantins et à deux ou trois Italiens, Français, Allemands, plutôt médecins ou astronomes qu'alchimistes proprement dits. Trois paragraphes sur l'exploitation des mines, la culture du pastel et la peinture sur verre terminent cette première section. L'époque comprise dans la deuxième section (du treizième siècle jusqu'au commencement du seizième siècle) est l'Age d'or de l'alchimie. Les physiciens comme les philosophes récusaient le témoignage des sens; la méthode, la seule reconnue vraie et légitime, était celle qui parlait de l'absolu, de la cause suprême, pour y revenir après de longs détours. Clercs et laïques se livraient à l'envi à l'étude de l'alchimie. On compte des moines, des rois, des évêques, et même un pape, au nombre des adeptes. Pour quelques-uns d'entre eux, l'amour du grand oeuvre était dégénéré en une véritable passion qui entraînait parfois des excès déplorables. La science ne s'était enrichie que d'un petit nombre de faits nouveaux pendant le douzième et le treizième siècle. Mais au quatorzième et au quinzième siècle, l'application de la poudre à canon aux instruments de guerre, la découverte de l'imprimerie, de la boussole, la fabrication des verres de couleur, la préparation à la fois plus simple et plus scientifique des acides minéraux et de certains composés métalliques, la fabrication des papiers de chiffon, etc., lui font déjà faire d'immenses progrès. Avant de donner des détails sur ces applications ou ces découvertes nouvelles, M. Hoefer raconte la vie, analyse ou traduit les ouvrages des alchimistes les plus célèbres, tels qu'Albert le Grand, Roger Bacon, Arnaud de Villeneuve. Raymond Lulle, Ortholain, Flamel, Basile Valentin, etc. «La tâche était rude, dit-il; car, indépendamment des difficultés que présente la lecture des ouvrages de ce genre, écrits pour la plupart dans un langage barbare, j'avais à déchiffrer le sens des expressions allégoriques et obscures dont les alchimistes sont si prodigues.»

La troisième époque, divisée en trois sections, comprend trois siècles: le seizième, le dix-septième et le dix-huitième. C'est une époque incomparable, unique dans les annales de l'humanité. L'esprit de l'homme, en quelque sorte mort pour la science pendant un long espace de temps, s'est réveillé tout à coup à la voix de l'expérience et à l'appel de la raison. Les découvertes du seizième siècle servent à entretenir le zèle du siècle suivant, et le dix-huitième siècle découvre ce que le dix-septième a cherché. L'idée d'opposer la raison à l'autorité rationnelle, l'expérience à la spéculation, s'était déjà, à diverses reprises, manifestée dans les siècles précédents, mais, à chaque manifestation, elle avait été aussitôt réprimée; maintenant son règne était venu. A la tête du mouvement qui donne une direction nouvelle à la chimie, se placent, au seizième siècle, Paracelse, Georges Agricola et Bernard Palissy. Le premier, violent et emporté comme tous les réformateurs, est le chef de l'école chemiatrique, dont le mérite principal fut de détourner les médecins de la route battue des anciens, et de leur faire, comprendre l'importance et la nécessité de l'étude de la chimie des êtres vivants et de la chimie appliquée à la médecine (chemiatrie). Georges Agricola, plus modeste et surtout plus familiarisé avec l'antiquité que Paracelse, mais dépourvu de tout talent de réformateur, fonde, avec des éléments épars, tout le système de la métallurgie, partie fondamentale de la chimie. C'est le chef de la chimie métallurgique.--Bernard Palissy, tenant tout à la fois de Paracelse par sa franchise et sa persévérance, et d'Agricola par la solidité de son savoir, représente la chimie technique, c'est-à-dire la science appliquée à l'agriculture, aux arts du potier, du vitrier, de l'émailleur, etc. Dans l'opinion de M. Hoefer, Bernard Palissy est le véritable inventeur de la méthode expérimentale dont on a toujours attribué à tort la découverte au chancelier Bacon. Enfin l'alchimie, qui va toujours en déclinant, subit elle-même l'influence de cette révolution générale. La chemiatrie, la chimie métallurgique, la chimie technique et l'alchimie forment donc les quatre chapitres de la première section de la troisième époque. Le dix-septième siècle continue dignement l'oeuvre de reforme commencée dans les sciences au siècle précédent. Le dogmatisme absolu est détrôné: les péripatéticiens ont du céder la place aux philosophes expérimentateurs. Désormais on ne cherchera plus la vérité dans les ouvrages d'Aristote, mais dans le grand livre de la nature. Au nombre des observateurs qui, en brisant le joug de l'autorité scolastique, fraient au dix-septième siècle, par la méthode expérimentale, une route nouvelle à la science, M. Hoefer place avec raison en première ligne Van Helmont, Robert Hoyle, Glauber et Kunckel. Van Helmont, disciple de Paracelse, bien supérieur à son maître, eut la gloire immortelle de révéler scientifiquement l'existence des corps invisibles, impalpables, quoique matériels, jusqu'alors vaguement entrevus; il leur donna même le nom de gaz. Robert Boyle, l'illustre fondateur de la Société royale de Londres, «découvrit, s'écriait un jour Boerhaave, les secrets du feu, de l'air, de l'eau, des animaux, des végétaux, des fossiles; de sorte que de ses ouvrages peut être déduit le système entier des sciences physiques et naturelles.» Robert Fludd, Glauber, Becher, etc., etc., s'exercent avec succès à décomposer et à recomposer des corps et se livrent à d'importants travaux. Kunckel découvre le phosphore, etc.--Des détails curieux sur la chimie pharmaceutique, la chimie des gaz, la fondation des sociétés savantes et les chimistes compilateurs, la chimie technique, la chimie métallurgique, l'alchimie et les rose-croix complètent la deuxième section de la troisième époque, c'est-à-dire l'histoire de la chimie au dix-septième siècle.

Dans la troisième section, ou au dix-huitième siècle, M. Hoefer analyse successivement les découvertes ou les théories de Moitrel d'Elemont, qui trouva le premier le moyen de manipuler les gaz avec autant de facilité que tout autre corps solide ou liquide; de Hales, de Venel, de Black, de Boerhaave, des deux Geoffroy, de Louis Lemery, de Bellot, de Boulduc, de Macquer de Rouelle, de Baron, de Stahl, de Pott, de Eller, du Neumann, de Marggraf, de Bergmann, de Scheele et de Priestley. Parvenu à Lavoisier, il s'arrête et termine son second volume. «Bergmann, Scheele et Priestley, qui remplissent les dernières pages de ce volume, étaient, dit-il, les derniers partisans d'une théorie entièrement tombée dans le domaine de l'histoire, Stahl n'a plus aujourd'hui de disciples; mais il n'en est pas ainsi de Lavoisier. Sur les ruines du phlogistique, ce hardi réformateur éleva une école qui dure encore; tous les chimistes actuels sont ses élèves. Lavoisier, Berthollet, Klaproth, Davy, etc., se placent naturellement à la tête de la chimie moderne; il n'aurait pas été convenable de leur faire prendre rang à côté des chimistes phlogisticiens. Il y a de ces périodes qu'il est défendu à l'historien de scinder, sous peine d'intervertir l'ordre naturel. Resterait donc un dernier volume à faire pour conduire l'histoire de la chimie jusqu'à nos jours. C'est là une tâche difficile, délicate même, qui exige beaucoup de temps et beaucoup d'expérience. Quoi qu'il en soit, tout en ajournant à un temps plus éloigné la publication d'un troisième volume, je ne reculerai devant aucun obstacle, et rien ne m'empêchera, je l'espère, de tenir ma promesse et de donner un jour l'histoire des chimistes de l'époque actuelle.»

Si le style et la méthode ce M. Hoefer égalaient sa patience et son érudition, l'Histoire de la Chimie ne mériterait que des éloges; mais on éprouve plus d'une fois, en la lisant, le désir que la forme en soit plus correcte, le plan plus déterminé, et le développement plus philosophique et plus rationnel. Veut-il construire un édifice qui fasse honneur à son talent? un bon architecte ne se contente pas d'entasser sur l'emplacement qu'il a choisi une masse énorme d'excellents matériaux. Dans le livre de M. Hoefer, l'ensemble est trop souvent sacrifié aux détails. Si nombreux et si curieux qu'ils soient, les documents qu'il est parvenu à réunir ne satisfont pas complètement le lecteur, car ils manquent parfois d'un lien général qui les rattache tous les uns aux autres. Nous croyons devoir signaler à M. Hoefer ces défauts qui nous ont frappé, parce que son livre, évidemment destiné à avoir plusieurs éditions, facile à corriger d'ailleurs, est vraiment digne de devenir parfait.


Poésies, par madame Bayle-Mouillard 1 vol. in-8.--Paris, 1843. Paulin.

Madame Bayle-Mouillard est déjà connue dans le monde savant et littéraire par un ouvrage intitule du Progrès social et de la Conviction religieuse, que l'Académie des Sciences morales et politiques et la Société de la morale chrétienne ont couronné en 1840. Trois ans auparavant, c'est-à-dire en 18377, M. Bayle-Mouillard avocat-général à Riom, avait, de son côte, obtenu un prix de l'Institut pour son beau traité de l'Emprisonnement pour dettes Aujourd'hui, madame Bayle-Mouillard, se reposant de travaux plus sérieux, publie un recueil de vers qu'elle a composés, dit-elle, «dans les champs et dans les villes, sur la mer, sur les montagnes, dans les vallées riantes ou sauvages, et qui ont été produits par l'observation des états si divers des hommes, de leurs sentiments, de leurs douleurs, de leurs hautes et secrètes consolations. Une sorte d'inspiration les lui a donnés contre son attente; seule elle l'encourage à les offrir au public, puisqu'elle lui permet au moins d'espérer que la vérité et la sincérité des impressions pourront lui faire goûter ce recueil poétique.»

Ces espérances de madame Bayle-Mouillard ne seront pas trompées. Ses vers, tour à tour gracieux ou touchants, trouveront encore, malgré l'antipathie ridicule de notre époque pour la poésie, de nombreux lecteurs, qui sauront les apprécier à leur juste valeur. Mais lui procureront-ils la gloire qu'elle avait pu rêver dans ces moments d'enthousiasme ou, selon ses propres expressions, elle sondait les plus secrètes profondeurs de l'avenir.

Avenir, mot puissant qui charme ou désespère,

Que la bouche en tremblant commence sur la terre,

Que ta pensée achève aux cieux.

Aura-t-elle le bonheur de voir tous ses souhaits exaucés? Nous n'oserions pas l'affirmer; elle-même a paru en douter dans une des pièces de vers intitulée Poésie et Sommeil:

Quand de sa main séduisante et naïve,

La jeunesse, en riant, penchait mon front rêveur,

De l'avenir, pour moi, l'image la plus vive

Etait le bouton d'une fleur.

S'écartant par degrés, les voiles qui te couvrent

Laissaient voir le bonheur à mon regard charmé,

Comme les pétales s'entr'ouvrent

Pour montrer de la fleur le disque parfumé.

Ce bonheur, c'était la tendresse:

Je rêvais un amour par l'hymen couronné,

Amour profond, pur, plein d'ivresse!

Cet amour. Dieu me l'a donné.

Je rêve encor!... Plus ardent, plus austère,

L'avenir, de la gloire est pour moi le flambeau.

La gloire! et je suis femme!... Ah! fuis! noble chimère...

Mais que ton prestige était beau!

Si la noble chimère a cru devoir obéir à cet ordre, qu'elle se hâte de revenir; madame Bayle-Mouillard--nous en prendrions au besoin l'engagement pour elle--ne la forcera pas une seconde fois à s'éloigner.

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.

Mais aussi n'aurait-elle pas raison de désobéir?



Orfèvrerie.

Les arts charment nos moments de loisirs.--Parler des arts, les rechercher, s'y connaître, est devenu de nos jours une prétention généralement répandue. Je dirai plus, c'est un besoin; aussi avons-nous vu bien des réputations imméritées avant que des hommes de goût et des apôtres des arts aient sacrifié leurs veilles et leur fortune à éclairer le public. Honneur au commerçant qui ne craint pas d'affronter les préventions de la mode et qui force le pays, malgré lui, à s'enrichir de chefs-d'oeuvre! honneur à l'artiste qui sait plier son génie aux détails des objets de commerce! honneur enfin à l'ouvrier qui a su se rapprocher de l'artiste ou devenant plus habile! Toutes ces réflexions nous ont été suggérées au simple aspect d'un dressoir du salon de la maison Morel. On va voir des bazars, ou court à des expositions pour y chercher des choses curieuses, des chefs-d'oeuvre: là, chaque chose est curieuse, chaque objet est un chef-d'oeuvre.


Vase commandé à M. Morel par l'empereur de Russie, pour prix de courses.

Modèle d'épée pour le corps diplomatique.

Prenons pour exemple ce vase commandé par l'empereur de Russie pour être offert comme prix de course. Quelle perfection de ciselure! quelle richesse d'ornementation! Un génie tenant un écusson sur lequel doit être gravé le chiffre du vainqueur, me paraît une idée neuve et préférable à l'antique Renommée offrant une palme ou une couronne. D'ailleurs ici la gloire doit être modeste: ce n'est pas un éclatant fait d'armes, ce n'est pas un travail savant et pénible que le monarque doit récompenser; c'est tout simplement un cavalier qui, grâce à son sang-froid et à sa hardiesse, stimule la vigueur de son cheval et atteint le but désigné avant ses concurrents. C'est un art utile que celui de l'équitation, et les souverains l'ont encouragé dans tous les temps de la même manière. Nous trouvons dans l'antiquité que les prix de course étaient des vases ou des coupes sculptés par les artistes les plus célèbres de l'époque. Les anses, qui s'élèvent des deux bras du génie et qui vont se recourber à l'orifice du vase où elles s'attachent par deux têtes de chimères; les serpents qui ornent la portion supérieure et les têtes de chevaux qui rappellent sa destination, tout cela forme un gracieux ensemble, sans nuire au galbe élégant et sévère du vase. A la vue de ce beau travail, on croirait presque Benvenuto revenu parmi nous.

Voici une épée sortie des mêmes ateliers, et dédiée au corps diplomatique. Tout en admirant le fini du travail du pommeau, l'heureuse idée de la légende: «Dieu protège la France!» qui enlace les trois écussons rappelant trois époques chères au pays. Ou pourra ne pas approuver complètement l'auteur d'avoir mis le chiffre du roi sur la plaque de la garde. C'est trop personnel. Les représentants de la France ne doivent porter que les armes de la France.--Quant à la garde, ce serait une très-jolie anse pour un vase; mais le dessin nous semble trop tourmenté et trop léger pour une épée.



Amusements des Sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

1. Ce problème est fort ancien. On le proposait déjà dans les écoles grecques vers le commencement de l'ère chrétienne, et il nous a été transmis en vers grecs parmi les épigrammes du recueil connu sous le nom d'Anthologie. Voici la traduction en vers latins de l'énoncé que nous avons donné précédemment en français;

Una cum mulo portabat asella,

Atque suo graviter sub pondere pressa gemebat,

Talibus at dietis mox inerepat ipse gementem:

Mater, quid luges, tenerae de more puellae?

Dupla tuis, si des mensuram, pondera gesto;

At si mensuram accipias, aqualia porto.

Die mihi mensuras, sapiens geometer, istas?

L'analyse raisonnée du problème a aussi été exprimée en vers latins que voici?

Unam asina accipiens, amittens mulus et unam,

Si fiant aequi, certè utrique antè duobus

Distabant a se. Accipiat si mulus at unam,

Amittatque asina ubam, tune distantia fiet

Inter eus quatuor. Muli at cùm pondera dopla

Sunt asinae, huic simplex, mulo est distancia dopla,

Ergo habet haec quatuor tantùm, mulusque habet octo.

Unam asinae si addas, si reddat mulus et unam

Mensuras quinque haec, et septem mulus habebunt.

C'est-à-dire:

Puisque, le mulet donnant une de ses mesures à l'ânesse, ils se trouvent également chargés, il est évident que la différence des mesures qu'ils portent est égaie à deux. Maintenant, si le mulet en reçoit une de celles de l'ânesse, la différence sera quatre; mais alors le mulet aura le double du nombre des mesures de l'ânesse: conséquemment le mulet en aura huit et l'ânesse quatre. Que le mulet en rende donc une à l'ânesse, celle-ci en aura cinq et le premier en aura sept. Ce sont les nombres de mesures dont ils étaient chargés, et la réponse à la question.

II. Rangez les 21 cartes en trois paquets de 7 chacun, en plaçant successivement ces cartes sur les trois paquets, de manière que si l'on suppose les cartes portant des numéros qui expriment leurs rangs primitifs, le premier paquet renferme les numéros 1, 4, 7, 10, 13, etc.; le second, les numéros 2, 5, 8, 11, 14, etc.; le troisième, les numéros 3, 6, 9, 12, etc.

Demandez à la personne qui a pensé une de vos 21 cartes, dans quel paquet se trouve cette carte, et placez ce paquet au milieu des deux autres; puis, rangeant de nouveau les cartes sur une table en trois paquets, de la même manière que la première fois, faites-vous désigner le paquet on sera tombée la carte pensée. Réunissez, comme précédemment, les trois tas en un seul, en mettant au milieu celui qu'on vous a désigné; puis, distribuant de nouveau les cartes en trois paquets, demandez une dernière fois celui où se trouve la carte pensée. Cette carte occupera le quatrième rang: il vous sera donc facile de la trouver.

Pour dissimuler votre procédé, vous pourrez, intercaler entre les deux autres le tas désigné en dernier lieu; puis jetant successivement vos cartes sur la table avec rapidité, vous saurez que la onzième est celle qu'on vous demande.

Il est facile de se rendre compte de ce procédé. En effet, lorsque l'on a mis une première fois au milieu le tas où se trouve la carte pensée, comme chacun des 3 tas est de 7, elle ne peut occuper qu'un rang marqué par un des nombres

8, 9, 10, 11, 12, 13, 14.

Or, si on range de nouveau les cartes en trois paquets, en leur assignant des numéros déterminés par les rangs qu'elles occupent après leur première réunion, la composition des paquets sera représentée dans le tableau ci-dessous:

        Premier paquet.         Second paquet.         Troisième paquet.

               1                     2                        3
               4                     5                        6
               7                     8*                       9*
              10*                   11*                      12*
              13*                   14*                      15
              16                    17                       18
              19                    20                       21

La carte pensée ne pourra donc occuper que le quatrième ou le cinquième rang dans le premier paquet; que le troisième, le quatrième ou le cinquième rang dans le second paquet; que le troisième, le quatrième rang dans le troisième paquet. Nous marquons par des astérisques ces diverses positions.

Maintenant, si on met au milieu des deux autres celui des trois tas où elle se trouve, elle ne peut occuper évidemment que le dixième, le onzième ou le douzième rang. Or, d'après le tableau précédent, les cares numérotées 10, 11 et 12 occupent chacune le quatrième rang de leur paquet. Si donc on désigne le tas où se trouve la carte pensée, cette carte sera connue.


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Une femme de la campagne porte des oeufs au marché dans une ville de guerre où il y a trois corps-de-garde à passer. Au premier elle laisse la moitié de ses oeufs et la moitié d'un; au second, la moitié de ce qui lui restait et la moitié d'un; au troisième, la moitié de ce qui lui restait et la moitié d'un. Enfin elle arrive au marché avec trois douzaines d'oeufs. Comment cela peut-il se faire sans rompre aucun oeuf?

II. Disposer un appareil au moyen duquel on puisse voir du premier étage les personnes qui se présentent à la porte de la maison sans se mettre à la fenêtre et sans être aperçu.



Problème de Dessin.

Au moyen de quatre traits transformer les deux chiens adossés en deux chiens courant en sens opposé.

(La solution au prochain numéro.)


Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Un sceptique occasionna souvent, dans des États, l'agitation la plus dangereuse.