The Project Gutenberg eBook of Observations d'un sourd et muèt sur un cours élémentaire d'éducation des sourds et muèts publié en 1779 par M. l'Abbé Deshamps, Chapelain de l'Église d'Orléans

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Title: Observations d'un sourd et muèt sur un cours élémentaire d'éducation des sourds et muèts publié en 1779 par M. l'Abbé Deshamps, Chapelain de l'Église d'Orléans

Author: Pierre Desloges

Release date: April 3, 2012 [eBook #39363]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OBSERVATIONS D'UN SOURD ET MUÈT SUR UN COURS ÉLÉMENTAIRE D'ÉDUCATION DES SOURDS ET MUÈTS PUBLIÉ EN 1779 PAR M. L'ABBÉ DESHAMPS, CHAPELAIN DE L'ÉGLISE D'ORLÉANS ***


OBSERVATIONS
D'UN
SOURD et MUÈT,
SUR
UN COURS ÉLÉMENTAIRE
D'ÉDUCATION
DES SOURDS ET MUÈTS,

Publié en 1779 par M. l'Abbé DESCHAMPS,
Chapelain de l'Église d'Orléans.


colophon
A AMSTERDAM;
& se trouve
A PARIS,
Chez B. MORIN, Imprimeur-Libraire,
rue Saint-Jacques, à la Vérité,
colophon2
M. DCC. LXXIX.

advertissement

AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITEUR.

PLUSIEURS Écrivains ont souvent doné à leurs Ouvrages des titres imaginaires, soit pour dérouter les Lecteurs, soit pour anoncer leurs productions d'une manière plus piquante, soit enfin par d'autres motifs particuliers. Le petit Écrit qu'on présente au Public, n'est nulement dans ce cas-là; il a vraiment été composé par un jeune home sourd & muèt, dont j'ai fait la conoissance chez Mr. l'Abbé de l'Épée avec qui j'ai l'avantage d'être lié d'une amitié sincère.

Ce jeune home n'est point un élève de ce célèbre Instituteur: mais ayant fait cet Écrit pour défendre la méthode de Mr. l'Abbé de l'Épée, il a cru devoir lui en faire homage: il vouloit même l'engager à revoir son Ouvrage, & à le mètre en état de paroître. Les grandes ocupations de ce vertueux Écclésiastique, & peut-être plus encore sa modestie, ne lui ont pas permis de prendre ce soin. L'Auteur s'est adressé à moi, & je me suis chargé avec grand plaisir de lui rendre ce petit service.

Voici, dans l'exacte vérité, tout ce que j'y ai mis du mien. J'ai rectifié l'ortographe de ce jeune home, laquelle est assez défectueuse. J'ai suprimé quelques répétitions & adouci quelques termes qui auroient pu paroître ofensans. A ces légères corrections près, l'Ouvrage est en entier de notre Auteur sourd & muèt. Ce sont ses pensées, son stile & ses raisonemens.

J'ai senti que le principal intérèt de cet Ouvrage viendroit de son Auteur; que come c'étoit peut-être la première fois qu'un sourd & muèt avoit mérité les honeurs de l'impression; un semblable phénomène devoit, autant qu'il étoit possible, être présenté au Public dans toute son intégrité. Je me suis donc seulement réservé la liberté d'ajouter au texte quelques notes, dans les endroits qui m'en ont paru susceptibles.

Pour satisfaire davantage la curiosité du Public, j'ai engagé l'Auteur à doner quelques éclaircissemens sur sa persone, sur les causes de son infirmité, sur les idées qu'il peut avoir des sons & du langage, &c. On va le voir s'expliquer lui-même sur tous ces objets dans la petite Préface qui suit.

preface

PRÉFACE
DE L'AUTEUR.

LA PLUPART des Auteurs ont coutume de mètre une Préface ou un Avertissement à la tête de leurs Ouvrages, pour solliciter l'indulgence du Public, & pour doner les raisons bones ou mauvaises qui les ont engagés à prendre la plume: quant à moi, voici les motifs qui m'ont déterminé à composer ce petit Écrit.

Le genre de mon travail journalier[A] m'oblige d'aler dans beaucoup de maisons: on ne manque jamais de m'y faire des questions sur les sourds & muèts. Mais le plus souvent ces questions sont aussi absurdes que ridicules: elles prouvent seulement que presque tout le monde s'est formé les idées les plus fausses sur notre compte; que très-peu de personnes ont une juste notion de notre état, des ressources qui nous restent, & des moyens que nous avons de comuniquer entre nous par le langage des signes.

Pour mètre le comble aux erreurs du Public, voici qu'un nouvel Instituteur des sourds & muèts (Mr. l'Abbé Deschamps), publie un Livre dans lequel, non-content de condamner & de rejeter le langage des signes come moyen d'institution pour ceux qu'il instruit, il avance les paradoxes les plus étranges, les assertions les plus erronées contre ce même langage.

Semblable à un François qui verroit décrier sa langue par un Alemand, lequel en sauroit tout au plus quelques mots, je me suis cru obligé de venger la miène des fausses imputations dont la charge cet Auteur, & de justifier en même tems la méthode de Mr. l'Abbé de l'Épée, laquelle est toute fondée sur l'usage des signes. J'éssaye en outre de doner une idée plus juste qu'on ne l'a comunément, du langage de mes compagnons sourds & muèts de naissance, qui ne savent ni lire, ni écrire, & qui n'ont jamais reçu d'autres leçons que celles du bon-sens & de la fréquentation de leurs semblables. Voilà en deux mots tout le but du petit Ouvrage qu'on va lire.

Mais come je n'ai pour subsister que mon travail journalier, & pour écrire que le tems que je dérobe à mon someil, j'ai été forcé d'être très-succinct: ainsi il y a beaucoup de choses dans l'Ouvrage de Mr. l'Abbé Deschamps que je n'ai point relevées, quoique je ne les aprouve pas plus que ce que j'ai critiqué. Par la même raison, je me suis borné à présenter une simple esquisse de notre langage, sans prétendre en expliquer à fond le mécanisme. Ce seroit là une entreprise immense & qui demanderoit plusieurs volumes. En effet, tel signe qui s'exécute en un clin d'œil, exigeroit quelquefois des pages entières, pour en faire la description complète. J'ai craint d'ailleurs que ces détails ne devinssent ennuyeux pour des oreilles délicates, acoutumées aux sons flateurs & agréables de la parole: j'ai craint que ce langage, qui a tant de force & d'énergie dans l'exécution, ne s'afoiblît sous ma plume novice.

J'en ai cependant dit assez pour mètre sur la voie les lecteurs qui pensent & qui réfléchissent: sauf à y revenir, & à doner des descriptions plus détaillées des moyens que nous avons de rendre sensibles les idées que nous voulons soumètre à la représentation oculaire, si ce foible éssai avoit le bonheur d'être goûté du Public.

 

ON a jugé qu'un Auteur aussi étrange que je le suis, pouvoit se permètre de parler un peu de lui-même. Je me suis rendu à cet avis & je vais terminer cette Préface par quelques détails qui me sont personèls.

Je suis devenu sourd & muèt à la suite d'une petite vérole afreuse que j'ai éssuyée vers l'âge de sept ans. Les deux accidens de la surdité & du mutisme me sont survenus en même-tems &, pour ainsi dire, sans que je m'en sois aperçu. Pendant le cours de ma maladie, qui a duré près de deux ans, mes lèvres se sont tèlement relâchées, que je ne puis les fermer sans un grand éfort, ou qu'en y mètant la main. J'ai d'ailleurs perdu presque toutes mes dents: c'est principalement à ces deux causes que j'atribue mon mutisme. Il arive delà que quand je veux parler, l'air s'échape de toutes parts, & ne rend qu'un son informe. Je ne puis articuler les mots un peu longs qu'avec beaucoup de peine, en réspirant sans cèsse un nouvel air qui, s'échapant encore, rend ma prononciation inintelligible pour ceux qui n'y sont pas très-acoutumés. En éssayant de parler la bouche ouverte, c'est-à-dire, sans joindre les lèvres ni les dents, on aura une image assez exacte de mon langage[B].

On m'a demandé un million de fois s'il me restoit quelque idée des sons, & nomément de ceux du langage vocal: voici tout ce que je puis répondre là-dessus.

Premièrement, j'entends à plus de quinze ou vingt pas tous les bruits qui sont un peu éclatans, non pas par les oreilles, car elles sont entièrement bouchées; mais par une simple commotion: quand je suis dans ma chambre, je sais distinguer le roulement d'un carosse d'avec le jeu d'un tambour.

Si je mèts la main sur un violon, sur une flûte, &c. & qu'on viène à les metre en jeu, je les entendrai[C] quoique confusément, même en fermant les yeux. Je distinguerai aisément le son du violon de celui de la flûte; mais je n'entendrai absolument rien, si je n'ai la main dessus.

Il en est de même de la parole: je ne l'entends jamais à moins que je ne mète la main sur le gosier ou sur la nuque du cou de la persone qui parle. Je l'entends encore les yeux fermés, lors qu'une persone parle dans une boîte de carton vide que je tiendrai dans mes mains; mais de toute autre manière, il m'est impossible d'entendre. Je distingue encore aisément les sons de la voix humaine d'avec tout autre son. J'ai même essayé de voir si je ne parviendrois pas à me former une idée assez distincte des diverses articulations des persones de ma conoissance, pour pouvoir les reconoître dans les ténèbres en mètant la main sur leur gosier ou sur la nuque de leur cou: je n'ai pu encore y parvenir; mais cela ne me paroît pas impossible.

Au reste, ces différentes idées que j'ai des sons, me sont comunes avec mes compagnons, dont quelques-uns entendent beaucoup mieux que moi. Je ne déciderai point si c'est par les oreilles, ou par une simple commotion: car plusieurs n'ont pas les oreilles bouchées comme moi[D].

Dans les comencemens de mon infirmité, & tant que je n'ai pas vécu avec des sourds & muèts, je n'avois d'autre ressource pour me faire entendre, que l'écriture ou ma mauvaise prononciation. J'ai ignoré long-tems le langage des signes. Je ne me servois que de signes épars, isolés, sans suite & sans liaison. Je ne conoissois point l'art de les réunir, pour en former des tableaux distincts, au moyen desquels on peut représenter ses diférentes idées, les transmètre à ses semblables, converser avec eux en discours suivis & avec ordre. Le premier qui m'a enseigné cet art si utile, est un sourd & muèt de naissance, Italien de nation, qui ne sait ni lire, ni écrire; il étoit domestique chez un Acteur de la Comédie Italiéne. Il a servi ensuite en plusieurs grandes maisons, & notament chez Mr. le Prince de Nassau. J'ai conu cet home à l'âge de vingt-sept ans, & huit ans après que j'eus fixé ma demeure à Paris.....

Je pense que c'est assez parler de moi, & qu'un plus long discours sur un aussi mince sujèt, poûroit lasser à la fin la patience de mes Lecteurs.

observations

OBSERVATIONS

SUR un Cours élémentaire d'éducation des Sourds & Muèts, par Mr. l'Abbé DESCHAMPS, &c.

observations

TOUT Paris, l'Europe entière, retentissoient des éloges justement dûs à Mr. l'Abbé de l'Épée & à sa méthode aussi simple qu'ingénieuse, d'instruire les sourds & muèts par le moyen du langage des signes. Ce respectable Instituteur done ses leçons publiquement: ainsi une foule de témoins pouvoit déposer de l'exèlence de cette méthode, qui conduit ses élèves avec une promptitude & une facilité incroyables à la lecture, à l'écriture & à la conoissance de plusieurs langues, ensuite à la prononciation de vive voix & à l'intelligence du langage par l'inspection des mouvemens des organes de la parole. Plusieurs Souverains avoient daigné vérifier par eux-mêmes les merveilles que la Renomée publioit de cette méthode. Un des premiers & des plus augustes Potentats de l'Europe avoit voulu entrer dans les plus petits détails à cet égard. Il s'étoit retiré de chez Mr. l'Abbé de l'Épée pénétré d'admiration, & en disant que de tout ce qu'il avoit vu dans ses nombreux voyages, rien ne l'avoit touché & satisfait autant que le spectacle qu'il venoit de voir. De retour dans ses États, il s'étoit ocupé des moyens d'y introduire un établissement semblable, & avoit envoyé à notre célèbre Instituteur, un Ecclésiastique, home de mérite, pour prendre de ses leçons, & se metre au fait de sa méthode.

Notre auguste Monarque, qui marche si glorieusement sur les traces du bon & grand Henri, n'a pas non plus regardé avec indiférence un art aussi précieux à l'Humanité: sur le compte qu'il s'en est fait rendre, il a pris cet établissement sous sa protection royale, lui a déja assigné des fonds certains, & a pris des mesures pour fonder, en faveur des sourds & muèts, une Maison d'éducation selon la méthode de Mr. l'Abbé de l'Épée.....

C'est dans ce moment que paroît un Cours élémentaire d'éducation pour les sourds & muèts, dans lequel l'Auteur rejète ouvertement cette méthode, & prétend qu'on doit lui en substituer une autre qui consiste à rendre les sourds & muèts atentifs aux mouvemens divers des organes de la parole, & à leur aprendre à les imiter; c'est-à-dire, qu'on doit dans cette méthode, comencer avant tout, par aprendre au sourd & muèt, à proférer les diférens sons des langues, en l'habituant à exécuter le diférent mécanisme de ces sons: ensorte qu'il parle réèlement pour ceux qui entendent, & qu'il lise les sons des langues dans les divers mouvemens des organes de ceux qui lui parlent, comme s'il les lisoit dans un Livre. L'Auteur veut qu'on passe ensuite à la lecture & à l'écriture proprement dite; & de-là enfin à l'intelligence de la langue quelconque qu'on a choisie pour base de l'instruction. Voilà du moins l'idée la plus nète que j'aie pu me former de son sistème & de sa marche.

Voyons d'abord ce que l'Auteur pense lui-même de sa méthode: «Le plaisir, dit-il page 4 de son INTRODUCTION, n'acompagne pas nos leçons: loin de-là, elles semblent avoir pour apanage l'ennui & le dégoût; elles sont nuisibles à la santé..... A ces désagrémens, ajoutez le dégoût naturel que cette éducation entraîne nécessairement après elle....... L'impatience réciproque du Maître & des Elèves, en voyant le peu de progrès que produisent les efforts multipliés, l'atention la plus exacte, la meilleure volonté.»

Il dit ailleurs, page 155: «La répugnance que les sourds & muèts ont à soufrir que nous mètions nos doigts dans leur bouche, & à consentir de mètre les leurs dans la nôtre, ne peut se vaincre qu'avec beaucoup de peine, d'aplication & de patience..... On doit y travailler avec d'autant plus de courage, qu'il est impossible de leur rendre autrement l'usage de la parole.» L'Auteur peint ensuite très-naïvement l'embaras extrème qu'on éprouve à leur persuader de se prêter à ces mouvemens, qui doivent leur paroître fort bisares, & auxquels ils ne peuvent absolument rien comprendre.

Enfin, il a la bone foi de représenter par-tout sa méthode come infiniment rebutante, tant pour le Maître que pour les Élèves. Il termine par ces mots sa Lètre préliminaire, page 31: «Ainsi peu à peu j'acoutume mes Élèves à parler & à écrire..... Pour parvenir à ce degré de perfection, il faut trouver dans les Élèves un grand désir d'aprendre, de l'esprit, de la mémoire, du jugement; & dans le Maître, une douceur, une complaisance extrèmes... Il est impossible de doner une idée de la patience nécessaire dans les comencemens de l'instruction.»

Je doute qu'une méthode aussi rebutante, de l'aveu de son Auteur; qu'une méthode où l'on renverse visiblement l'ordre naturèl de l'instruction, puisqu'on comence par ce qu'il y a de plus dificile, & que les Élèves travaillent très-long-tems sans pouvoir rien comprendre à tout ce qu'on exige d'eux; qu'une méthode enfin, qui demande pour son succès des qualités extrèmement rares & dans les Maîtres & dans les Disciples, soit faite pour avoir beaucoup de partisans. Je ne suis donc pas surpris de voir l'Auteur désirer, page 4, «que la publication de son Ouvrage puisse procurer une autre méthode plus courte & plus facile».

Coment a-t-il pu s'aveugler au point de ne pas reconoître que cette méthode étoit toute trouvée: que c'étoit celle que Mr. l'Abbé de l'Épée pratique depuis long-tems avec tant de succès?

En effet, cet habile Instituteur ayant conçu le généreux projèt de se consacrer à l'instruction des sourds & muèts, a sagement observé qu'ils avoient une langue naturèle, au moyen de laquelle ils comuniquoient entr'eux: cette langue n'étant autre que le langage des signes, il a senti que s'il parvenoit à conoître ce langage, rien ne lui seroit plus facile que de réussir dans son entreprise. Le succès a justifié une réfléxion aussi judicieuse. Ce n'est donc pas Mr. l'Abbé De l'Épée qui a créé & inventé ce langage: tout au contraire, il l'a apris des sourds & muèts; il a seulement rectifié ce qu'il a trouvé de défectueux dans ce langage; il l'a étendu, & lui a doné des règles méthodiques.

Ce savant Instituteur s'est considéré come un home transplanté tout-à-coup au milieu d'une Nation étrangère, à qui il auroit voulu aprendre sa propre langue: il a jugé que le moyen le plus sûr pour y parvenir, seroit d'aprendre lui-même la langue du Pays, afin de faire comprendre aisément les instructions qu'il voudroit doner.

Je le demande à Mr. l'Abbé Deschamps lui-même: s'il avoit dessein d'aprendre l'Anglois ou quelqu'autre langue qu'il ignorât; coment s'y prendroit-il? Comenceroit-il par prendre une gramaire toute Angloise, dont il ne comprendroit pas un seul mot? Non, assurément: il choisiroit une gramaire Angloise écrite en François; & à l'aide de sa langue maternèle, il aprendroit aisément la langue qui lui est inconue.

C'est précisément la route qu'a pris Mr. l'Abbé De l'Épée. Pouvoit-il rien faire de plus sensé & de plus conséquent? Il ne lui a pas falu, come le croit Mr. l'Abbé Deschamps (page 37) beaucoup de tems, beaucoup de peine & de travaux, pour former son système d'éducation par le secours des signes naturèls. De l'ordre dans les idées, de la justèsse dans les observations, de l'atention à suivre en tout la nature pour guide; voilà les moyens dont il a fait usage, voilà toute la magie de son art.

 

JE n'ai pas moins que Mr. l'Abbé Deschamps, de vénération pour le langage de la parole, & je conçois parfaitement l'avantage dont il doit être pour les sourds & muèts: c'est pour cela même que je lui reproche de condamner & de proscrire le langage des signes; parce que je suis persuadé que c'est là le moyen le plus sûr & le plus naturèl de les conduire à l'intelligence des langues; la nature leur ayant doné ce langage, pour leur tenir lieu des autres dont ils sont privés.

Mais est il bien certain que le langage des signes soit naturèl aux sourds & muèts?

L'Auteur que je combats, entasse sur cette question les contradictions les plus révoltantes: il dit positivement le oui & le non. «Non-seulement, dit-il page première, un penchant comun porte les sourds & muets à faire des signes; mais tous les hommes en font usage naturellement: notre inclination à nous-mêmes nous détermine à nous en servir, sans que nous nous en appercevions, nous qui jouïssons de la parole & de l'ouïe». Deux pages plus bas on lit: «les signes sont naturels à l'homme: personne n'en disconviendra».

Après une décision aussi formèle; à la page suivante (page 4) il demande sérieusement si les signes sont l'ouvrage de la nature, ou celui de l'éducation. Il répète la même question, p. 8; & enfin, p. 12, il la résout gravement par ces mots: «ainsi donc ce penchant n'est que l'effet de l'éducation & non de la nature».

Le Lecteur a donc à choisir entre ces deux opinions contradictoires: le langage des signes est naturèl aux sourds & muèts: le langage des signes n'est pas naturèl aux sourds & muèts. Quelque sentiment qu'il embrasse, il est sûr d'être de l'avis, ou de Mr. l'Abbé Deschamps à la page 3, ou de Mr. l'Abbé Deschamps à la page 12.

 

CET AUTEUR exagère beaucoup (p. 32 & suiv.) les dificultés de la langue des signes. S'il avoit plus réfléchi sur la nature de ce langage, il auroit vu que tous les homes en possédent le fond; puis qu'il n'y a persone qui ne puisse, quand il le voudra bien, peindre par le geste de manière à se faire comprendre, les idées, les afections qui l'ocupent & qu'il désire comuniquer aux autres. Ce n'est que le peu d'habitude qu'on a d'exercer ce langage, qui peut faire croire qu'il est dificile.

Aussi qu'arive-t-il chez Mr. l'Abbé de l'Épée, lorsqu'il explique les principes de ce langage? Tous ceux qui assistent à ses leçons, conviènent généralement que rien n'est si simple & si facile, & qu'il n'est persone qui ne pût en faire autant.

Six semaines au plus sufisent pour se mètre très-passablement au fait de ce langage. Or, quelle est la langue que le génie le plus heureux pût répondre d'aprendre en six semaines? L'Auteur voulant se destiner à l'instruction des sourds & muèts, auroit peut-être dû comencer par venir s'instruire lui-même pendant un tems aussi court chez Mr. l'Abbé De l'Épée. Cet Instituteur, singulièrement honête & comunicatif, lui auroit fait part de ses lumières avec le plus grand plaisir. Mr. l'Abbé Deschamps, connoissant mieux le langage des signes, en auroit parlé avec plus de justèsse, qu'il ne le fait dans son Livre.

 

IL se trompe beaucoup, quand il avance (pag. 12, 18, 34) que ce langage est borné pour les sourds & muèts aux choses physiques & aux besoins corporèls.

Cela est vrai, quant à ceux qui sont privés de la société d'autres sourds & muèts, ou qui sont abandonés dans des Hopitaux, ou isolés dans le coin d'une Province. Cela prouve en même tems sans réplique, que ce n'est pas des persones qui entendent & qui parlent, que nous aprenons comunément le langage des signes. Mais il en est tout autrement des sourds & muèts, qui vivent en société dans une grande Ville, dans Paris, par exemple, qu'on peut apeler avec raison l'abrégé des merveilles de l'Univers. Sur un pareil théatre, nos idées se dévelopent & s'étendent, par les ocasions que nous avons de voir & d'observer sans cèsse des objèts nouveaux & intéressans.

Lors donc qu'un sourd & muèt, ainsi que je l'ai éprouvé moi-même (Préface page 11), vient à rencontrer d'autres sourds & muèts plus instruits que lui, il aprend à combiner & à perfectioner ses signes, qui jusque là étoient sans ordre & sans liaison. Il aquiert promptement dans le comerce de ses camarades, l'art prétendu si dificile de peindre & d'exprimer toutes ses pensées même les plus indépendantes des sens, par le moyen des signes naturèls, avec autant d'ordre & de précision, que s'il avoit la conoissance des règles de la gramaire. Encore une fois, j'en dois être cru; puisque je me suis trouvé dans ce cas-là, & que je ne parle que d'après mon expérience.

Il y a de ces sourds & muèts de naissance, ouvriers à Paris, qui ne savent ni lire ni écrire, & qui n'ont jamais assisté aux leçons de Mr. l'Abbé De l'Épée, lesquels ont été trouvés si bien instruits de leur religion par la seule voie des signes, qu'on les a jugé dignes d'être admis aux Sacremens de l'Église, même à ceux de l'Eucharistie & du Mariage. Il ne se passe aucun événement à Paris, en France & dans les quatre parties du Monde, qui ne fasse la matière de nos entretiens. Nous nous exprimons sur tous les sujèts avec autant d'ordre, de précision & de célérité, que si nous jouïssions de la faculté de parler & d'entendre.

Ce seroit donc une erreur grossière, que de nous regarder come des espèces d'automates destinés à végéter dans le monde. La Nature n'a pas été aussi marâtre à notre égard qu'on le juge ordinairement: elle suplée toujours dans l'un des sens, à ce qui manque aux autres. La privation de l'ouïe nous rend en général moins distraits. Nos idées concentrées, pour ainsi dire, en nous-mêmes, nous portent nécessairement à la méditation & à la réfléxion. Le langage dont nous nous servons entre nous, n'étant autre chose qu'une image fidèle des objèts que nous voulons exprimer, est singulièrement propre à nous doner de la justèsse dans les idées[E], à étendre notre entendement par l'habitude où il nous mèt d'observer & d'analyser sans cèsse. Ce langage est vif: le sentiment s'y peint; l'imagination s'y dévelope. Nul autre n'est plus propre à porter dans l'ame de grandes & de fortes émotions.

 

M. L'ABBÉ DESCHAMPS semble désirer (pag. 33) qu'il existât un Dictionaire des signes pour en faciliter la langue. Un pareil Ouvrage seroit en effet très-propre à aider l'imagination: il pouroit devenir le germe d'un langage universèl pour tous les peuples du Monde; puisque tous les objèts se peignent en tous Pays par les mêmes traits. Il est étonant que les savans qui s'exercent sur tant d'objèts divers & souvent sur des futilités, ne se soient pas encore avisés de ce travail. Mais en atendant que nous jouïssions de ce Dictionaire, convenons qu'il subsiste de lui-même; puisqu'il n'y a rien dans la nature, absolument rien qui ne porte son signe avec soi. On trouve dans ce langage les verbes, les noms, les pronoms de toute espèce, les articles, les genres, les cas, les tems, les modes, les adverbes, les prépositions, les conjonctions, les interjections, &c. Enfin, il n'y a rien dans toutes les parties du discours par la parole, qui ne puisse s'exprimer par le langage des signes[F].

 

M. L'ABBÉ DESCHAMPS restraignant toujours le langage des signes aux seules choses physiques & matérièles, aparament pour l'assortir à ses idées; prétend (p. 18.) que si l'on admèt ce langage pour exprimer le moral, le passé & l'avenir, il faudra, pour l'expression d'une seule parole, recourir à des périphrases, à des circonlocutions perpétuèles de signes.

Il ne pouvoit plus mal choisir son éxemple, pour établir cette assertion. Si nous voulons, dit-il (p. 19.), exprimer l'idée de Dieu dans le langage des signes, nous montrerons le Ciel, lieu que le Tout-puissant habite. Nous décrirons que tout ce que nous voyons sort de ses mains. Qui peut assurer que le Sourd & Muèt ne prendra pas le Firmament pour Dieu même, &c.

Ce sera moi qui l'assurerai; parce que, quand je voudrai désigner l'Être Suprème, en montrant les Cieux, qui sont sa demeure, ou plutôt son marchepied; j'acompagnerai mon geste d'un air d'adoration & de respect, qui rendra mon intention très-sensible. Mr. l'Abbé Deschamps lui-même ne pouroit s'y méprendre. Mais au contraire si je veux parler des cieux, du firmament, je ferai le même geste sans l'acompagner d'aucun des accessoires que je viens d'expliquer. Il est donc facile de voir que dans ces deux expressions, Dieu, le Firmament, il n'y aura ni équivoque, ni circonlocution.

Il n'y en aura pas davantage dans l'expression des idées du passé & de l'avenir: souvent même notre expression sera plus courte que celle de la parole: par exemple, il ne nous faut que deux signes pour rendre ce que vous dites en trois mots: la semaine prochaine, le mois passé, l'année dernière. Cette expression, le mois qui vient, contient quatre mots; cependant je n'y emploie que deux signes, un pour le mois & un pour le futur; parce que le signe de l'article le & celui du pronom relatif qui, y seroient surabondans: mais ils sont quelquefois nécéssaires en d'autres occasions. Au reste tous ces signes sont exécutés avec autant de promptitude au moins que la parole.

 

ON peut assurer avec vérité que tout est inconséquence & contradiction, dans ce que notre Auteur dit du langage des signes. Après toutes les déclamations qu'il a faites en vingt endroits de son livre contre ce langage; après avoir dit & répété sans cèsse qu'il étoit extrèmement borné dans son usage, & que hors de la sphère étroite des besoins naturèls & des idées sensibles, ce langage n'avoit plus rien que d'équivoque, d'arbitraire, de dificile & de compliqué, &c. Voici le juste éloge qu'il fait de ce même langage (p. 38), à l'ocasion de M. l'Abbé De l'Épée; «par cette langue des signes, il a trouvé l'art de peindre toutes les idées, toutes les pensées, toutes les sensations. Il les a rendu susceptibles d'autant de combinaisons & de variations que les langues, dont nous nous servons habituellement pour peindre toutes les choses, soit dans le moral, soit dans le physique. Les idées abstraites, come celles que nous formons par le secours des sens, tout est du ressort du langage des signes.... Ce langage des signes peut suppléer à l'usage de la parole. Il est prompt dans son exécution, clair dans ses principes, sans trop de dificulté dans son exécution».

Qui ne croiroit après une aussi belle tirade, que M. l'Abbé Deschamps a abjuré toutes ses erreurs sur le langage des signes? Détrompez-vous, Lecteur, voici la conclusion qui suit immédiatement l'éloge que vous venez de lire.

«Quelque belle que soit cette méthode, nous ne la suivons cependant pas».

On ne s'atend pas à une pareille chute: elle est digne de celui qui a pu avancer, «que le penchant naturel que les sourds & muets ont à s'exprimer par signes, ne prouve pas que cette voie soit la meilleure pour leur éducation» p. 11: «que pour les Sourds & Muets, le sens des choses n'est pas plus dificile à acquérir par la parole que par les signes: (p. 21.) &c. &c. &c.»

Ce seroit perdre le tems que de réfuter de semblables assertions: il sufit de les exposer, pour en faire sentir toute la fausseté. Au reste il y a quelque chose de comode avec M. l'Abbé Deschamps: c'est que pour le réfuter, il sufit, come on l'a déjà vu bien des fois, de l'oposer à lui-même.

 

UNE des plus fortes objections de cet Auteur contre l'usage des signes, c'est que dans l'obscurité ils deviènent inutiles pour comuniquer ses pensées. (p. 163.).

Cette dificulté paroît spécieuse au premier coup-d'œil: elle est cependant tout aussi frivole que les autres. Qu'on me mète avec un de mes camarades sourd & muèt, dans une chambre obscure; je lui dirai par signes d'aller faire telle ou telle comission, soit à Paris, soit dans les environs: je l'informerai de tel événement qu'on voudra, &c., sans qu'il soit besoin pour cela d'un plus grand nombre de signes qu'au grand jour. L'opération sera seulement un peu plus longue; mais elle sera cent fois plus prompte & plus facile que les deux moyens que notre Auteur a imaginés (p. 163.); lesquels consistent à toucher les lèvres de celui qui parle, ou à écrire avec le doigt dans la paume de la main du sourd & muèt, ce qu'on veut lui faire comprendre.

Pour démontrer la longueur de ces opérations, prenons quelques mots des plus ordinaires dans la conversation, tels que aplaudissement, aplatissement, assoupissement, &c. Ces trois seuls mots contiènent au moins 41 lètres de l'alphabet, qu'il faudra lire une à une sur les lèvres par le moyen du toucher, ou se sentir écrire dans la paume de la main par le second moyen; pour en avoir l'intelligence. Quelle sagacité, quelle mémoire, quelle finesse de tact, combien de temps ne faudra-t-il pas, pour exprimer & pour retenir sans confusion un aussi grand nombre de signes?

Dans la plus profonde obscurité, par le langage des signes, quatre ou cinq me sufiront pour rendre ces mêmes mots: & ces signes seront aussi expressifs que la parole, aussi prompts que le vent. Voici tout le secrèt de cette opération. Lorsque je suis dans l'obscurité, & que je veux parler à un sourd & muèt, je prends ses mains & fais avec elles les signes que je ferais avec les miènes, si j'étois au grand jour. Quand il veut me répondre, il prend à son tour mes mains & fait avec elles les signes qu'il feroit avec les siènes, si nous voyons clair.

 

MALGRÉ l'éloignement peu réfléchi que l'Auteur paroît avoir pour les signes, il en fait cependant lui-même un fréquent usage dans son système d'éducation par la parole.

En expliquant dans sa Préface ou Lètre préliminaire, la manière dont il aprend à ses Sourds & Muèts le nom des choses, il dit (p. XXX.): «Je ne manque jamais à leur faire joindre le signe de la chose, à l'expression pour la leur faire comprendre, lors qu'elle n'est pas de sa nature assez palpable». Il continue ainsi: «La conjugaison des verbes nous présente une foule de choses à expliquer; les personnes, les nombres, les tems, &c.... il est vrai que pour cela j'ai recours aux signes, pour me faire entendre».

Il expose, p. 67, coment il explique & dévelope à ses Élèves l'idée de Dieu, & ajoute: «On sent à merveille que les signes aident beaucoup dans cet éxercice». Il dit encore, p. 69, «après leur avoir fait lire ces détails plusieurs fois, les leur avoir expliqués par des signes naturels, &c». Voyez aussi page 125, un long détail où l'Auteur raconte coment il explique les pronoms à ses Élèves, toujours par le moyen des signes naturèls, &c. &c.

La pratique de l'Auteur dépose donc encore ici contre ses principes: & en effet quel autre moyen pouroit-il employer que l'usage des signes, pour doner à ses Élèves l'intelligence des mots, & pour s'assurer qu'ils les comprènent? Je le dis hautement; si l'on suprime les signes de l'éducation des sourds & muèts, il est impossible d'en faire autre chose que des machines parlantes.

Ces petits bouts de fil que l'Auteur emploie (Préf. p. XXV.) pour faire comprendre à ses Élèves qu'il faut joindre ensemble les syllabes des mots, sont encore des signes; mais des signes de son invention: il étoit facile d'en trouver de plus simples & de moins embarassans. L'Auteur paroît avoir une grande stérilité de signes: il se sert peut-être aussi de petits bouts de fil, pour expliquer dans sa classe, le mystère de la très-sainte Trinité.

D'après la pratique même de M. l'Abbé Deschamps, il faut donc conclure que le langage des signes doit entrer come moyen principal dans l'institution des Sourds & Muèts; & que, bon gré malgré, on en revient toujours à cette méthode: par la grande raison que ce langage leur est naturèl, & que c'est le seul qu'ils puissent comprendre, jusqu'à ce que par son secours, on leur en ait apris un autre. C'étoit donc bien la peine de faire tant de bruit contre ce pauvre langage des signes!

 

M. L'ABBÉ DESCHAMPS oublie trop souvent que le but de M. l'Abbé De l'Épée n'est pas précisément d'aprendre à ses Élèves le langage des signes. Ce langage est le moyen, & non la fin de ses instructions. Ce sage Instituteur ne néglige aucune des parties de la sorte d'éducation dont ils sont susceptibles. Ainsi outre la Religion, la première des siences, qu'il leur aprend à fond, outre la lecture, l'écriture & les élémens du calcul, outre trois ou quatre langues dont il done une teinture à ceux de ses Élèves qui montrent le plus d'intelligence; il s'atache aussi à les faire parler; il les acoutume, tout aussi bien que M. l'Abbé Deschamps, à deviner ou à lire[G] au mouvement des lèvres, les paroles qu'on leur adrèsse. Mais il les prépare à ces deux derniers éxercices, par la lecture, l'écriture & l'intelligence des mots. Or qui ne conçoit que les sourds & muèts comprenant parfaitement la signification des mots, auront beaucoup de facilité pour passer de la lecture à la prononciation; ou que, pour mieux dire; ils aprendront sans peine l'une & l'autre en même temps?

L'Auteur fait un grand mystère de cet art, qu'il prétend si merveilleux, d'entendre par les yeux, c'est-à-dire, de comprendre au mouvement des lèvres, de la langue & des joues, les paroles qu'on prononce. Tous ceux qui me conoissent, n'ignorent pas que les persones avec lesquelles je vis habituèlement, ne me parlent guères autrement, sans qu'il soit besoin de rendre aucun son; pourvu que l'articulation soit nète & distincte. Je n'ai cependant reçu à cet égard aucune instruction: la Nature seule a été mon guide. Ce moyen est si simple, qu'il n'y aura pas de sourd & muèt qui n'aprène cet art de lui-même, lorsqu'une fois il saura la signification des mots du langage ordinaire. Il faudra seulement que les persones qui voudront lui parler ainsi, prononcent leurs paroles posément & bien distinctement; qu'elles ouvrent assez la bouche pour que le sourd & muèt puisse observer le mécanisme du langage; enfin qu'elles apuient un peu fort sur chaque syllabe qui compose les mots, & qu'elles fassent une petite pause à la fin de chaque mot.

Je croisen avoir dit assez jusqu'ici pour réconcilier M. l'Abbé Deschamps avec le langage des signes. Cependant pour jeter encore plus de lumières sur ce langage, je vais, selon que je m'y suis engagé (Préf. p. 3.), expliquer en peu de mots, l'usage que mes camarades en font, sans avoir reçu à ce sujèt d'autres leçons que celles de la Nature.

Au reste je déclare bien sincèrement, avant d'aler plus loin, que je n'ai nulle intention de déprimer l'Auteur que je prends la liberté de critiquer: je loue & respecte son zèle pour un genre de travail qui ne sauroit être trop encouragé. Il pense trop bien pour être ofensé de mes remarques; & s'il les considère sans prévention, il reconoîtra facilement que je n'ai pas eu dessein de lui nuire. D'ailleurs il avoue (p. iv) qu'il n'a fait que quelques pas dans cette pénible carière, il est donc tems encore de le redrèsser[H] & de lui faire prendre une idée plus juste d'un langage qu'il ne paroît pas avoir assez aprofondi: c'est le principal objèt des nouvèles observations qu'on va lire & qui termineront cet Ouvrage.

 

M. L'ABBÉ DESCHAMPS n'est pas le seul qui s'imagine (p. 37) que M. l'Abbé De l'Épée a créé & inventé le langage des signes: mais cette opinion ne peut se soutenir; puis que j'ai déjà prouvé (p. 14.) que mes camarades qui ne savent ni lire ni écrire, & qui ne fréquentent point l'école de cet habile Instituteur, font un usage très-étendu de ce langage; qu'ils ont l'art, par son moyen, de peindre aux yeux toutes leurs pensées, & leurs idées même les plus indépendantes des sens.

Voici quelques détails qui feront comprendre plus particulièrement le mécanisme admirable, mais simple & naturèl de ce langage, tel qu'il se pratique parmi nous.

I. Lors que nous voulons parler de quelqu'un de notre conoissance & que nous voyons fréquament, il ne nous faut que deux ou trois signes pour le désigner. Le premier, qui est un signe général, se fait en mètant la main au chapeau ou sur le sein, pour anoncer le sèxe de la persone: nous faisons ensuite un signe particulier, le plus propre à caractériser cette même persone. Mais il en faut un plus grand nombre pour nomer & désigner ceux que nous voyons peu, & dont nous n'avons qu'une idée imparfaite, ou enfin que nous ne conoissons que de réputation. Premièrement nous désignons le sexe de la persone, ce signe doit toujours marcher le premier: ensuite nous faisons le signe relatif à la classe générale dans laquelle la naissance & la fortune ont placé cette persone: puis nous la distinguons individuèlement par des signes pris de son emploi, de sa profession, de sa demeure, &c. Cette opération ne demande pas plus de temps qu'il n'en faudroit pour prononcer, je supose, M. de Lorme Marchand de drap, rue Saint-Denis.

On pense bien que dans la suite de la conversation, nous ne répérons plus un aussi grand nombre de signes, pour désigner la même personne. En effet cela seroit aussi ridicule que si, en parlant de quelqu'un, on répétoit à toute ocasion son nom, son surnom & toutes ses qualités.

II. Nous avons deux signes diférens pour désigner la noblesse; c'est-à-dire que nous la distinguons en deux classes, la haute & la petite. Pour anoncer la haute noblesse, nous mètons le plat de la main gauche à l'épaule droite & nous la tirons jusqu'à la hanche gauche: puis sur le champ nous écartons les doigts de la main & la posons sur le cœur. Nous désignons la noblesse inférieure, en traçant avec le bout du doigt une petite bande & une croix sur la boutonière de l'habit. Pour faire conoître ensuite la persone de l'une de ces classes, dont il s'agit, nous employons des signes tirés de son emploi, de ses armoiries, de sa livrée, &c., ou enfin le signe le plus naturèl qui la caractérise.

III. Si je voulois désigner quelque persone de notre conoissance qui portât le nom d'un objèt conu, tel que L'enfant Du bois, LA rivière, &c., je me garderois bien de faire le signe qui dénote un enfant, le bois, une rivière, &c., je serois bien sûr de n'être pas entendu de mes camarades, qui ne vèroient aucun raport d'un home avec une rivière, &c. & qui me riroient au nez. Mais sachant que notre langage peint la propre idée des choses & nulement les noms arbitraires qu'on leur done dans la langue parlée, je désignerois ces persones par leurs qualités propres, come je viens de l'expliquer tout-à-l'heure.

De même si je voulois exprimer un Prince du Sang, après avoir fait le signe relatif à un grand Seigneur, je ne m'aviserois pas de faire le signe qui exprime le sang qui coule dans nos veines: ce ne seroit-là qu'un signe de mot. Je prendrais mes signes, dans le degré de parenté qui aproche le Prince du Monarque.

IV. Le signe relatif à la classe générale des Marchands, n'est pas le même que celui qui désigne les Fabriquans qui vendent leurs propres ouvrages; parce que les sourds & muèts ont le bon sens de ne pas confondre ces deux états. Ils ne regardent come vrais Marchands que ceux qui achètent une matière quelconque pour la revendre telle qu'ils l'ont achetée, sans y rien changer. Le signe général que nous employons pour les désigner, en done l'idée au naturèl. Nous prenons avec le pouce & l'index, un bout de nos vêtemens ou de tout autre objet que nous présentons, come un marchand qui ofre sa marchandise: nous faisons ensuite l'action de compter de l'argent dans notre main; & sur le champ nous croisons les bras come quelqu'un qui se repose. Ces trois signes réunis dénotent la classe générale des Marchands proprement dits.

L'action de travailler est le signe comun de la classe des Fabriquans, Artisans & Ouvriers. On doit penser qu'il faut un signe de plus pour faire conoître s'il s'agit d'un Maître. Alors nous levons l'index & le baissons d'un ton de comandement: c'est le signe comun à tous les Maîtres. Nous l'employons également quand nous parlons d'un Marchand qui tient boutique, pour le distinguer des petits Marchands qui vendent aux coins des rues. Voulons-nous faire conoître directement la persone de l'une de ces classes; il ne faut plus que désigner l'espèce de trafic que fait le Marchand, ou l'ouvrage du Fabriquant, ensuite leur demeure, ou le signe le plus convenable pour les caractériser.

Ainsi, lors que la nécessité le requièrt ou que la clarté de l'expression le demande, nous anonçons toujours par des signes généraux la classe de la persone, dont nous parlons, ou que nous voulons faire conoître.

On conçoit que ce moyen aussi simple que naturèl, épargne beaucoup d'embarras & de travail à l'imagination: on la conduit ainsi come par degrés, vers l'objèt qu'on veut lui représenter. Cette marche mèt de l'ordre dans nos idées, & nous procure la facilité de comprendre de quelle persone on parle, avec moins de signes qu'il ne faudroit de paroles, pour nomer cette persone par ses nom, surnom & qualités.

C'est par de semblables procédés que dans une famille où il y aura une dixaine d'enfans, nous n'aurons besoin que de deux ou trois signes, pour désigner l'un de ces enfans.

V. Mais voici quelque chose de plus fort que je m'engage à prouver. Paris est une ville si étendue, qu'on est obligé d'avoir par écrit l'adrèsse des persones chez lesquelles on va pour la première fois: & malgré cette précaution, on a souvent bien de la peine à trouver la demeure des gens à qui l'on a afaire. Il n'y a cependant aucun logement dans Paris, soit boutique, soit hôtel, soit chambre à un premier ou à un cinquième étage, où je n'envoie, sans qu'il s'y trompe, un de mes camarades sourd & muèt ne sachant ni lire ni écrire; pourvu que j'aie vu une seule fois le local. Je lui donerois l'adrèsse de la persone avec beaucoup moins de signes, que je n'emploierois de mots en l'écrivant.

VI. Ce que j'ai dit des signes généraux relatifs à chaque classe de la société, s'étend également à tous les objets que nous voulons faire conoître individuèlement, lorsque l'idée en est éloignée, ou que le signe naturèl ne s'ofre pas sur le champ, ou enfin lorsqu'il n'est pas par lui-même assez expressif. En ce cas là, nous faisons le signe général relatif à cet objèt. Par exemple, si je parle de quelque piéce de pâtisserie dont le signe pouroit également convenir à un autre objèt, je le ferai précéder par le signe général relatif à cette classe. Alors il sera impossible que le Muèt se trompe sur le signe qui exprime l'espèce de pâtisserie dont je parle; puis que son imagination se trouvera apliquée à la seule classe particulière qui m'ocupe.

Je me rapèle à cette ocasion que me trouvant avec une persone jouïssant de la faculté de parler & d'entendre, laquelle avoit une petite cane noire à la main, je lui demandai par signes, de quelle matière étoit cette cane. La persone me répondit de vive voix, de baleine. Mais ne la comprenant pas, je la priai de m'expliquer la chose par signes. Elle fit plusieurs gestes ridicules qui pouvoient convenir à un grand nombre d'animaux. Come cette persone s'aperçut que je ne l'entendois point; elle me demanda un crayon, pour écrire le mot. Un de mes compagnons sourd & muèt, qui étoit présent & qui conoissoit cette matière; ayant compris ce que je voulois savoir, fit sur le champ avec la main l'action d'un poisson qui nage, & ensuite le geste d'un animal monstrueux. Ces deux signes ont été sufisans pour me faire entendre que cette cane étoit de baleine; parce que le premier geste avoit désigné la classe générale des poissons.

Tels sont les signes généraux & particuliers que nous employons dans notre langage.

ON peut réduire à trois classes générales, tous les signes de ce langage: c'est en les unissant & en les combinant les uns avec les autres, qu'on parvient à exprimer toutes les idées possibles.

I. Les signes que j'apèle ordinaires ou primitifs: ce sont les signes naturèls que toutes les Nations du monde emploient fréquament dans la conversation, pour une multitude d'idées dont le signe est plus prompt & plus expressif que la parole. On les trouve généralement dans toutes les parties du discours ordinaire; & plus particulièrement dans les pronoms & les interjections. Ces signes, come je l'ai dit, sont naturèls à tous les homes: mais ceux qui entendent & qui parlent, les font sans réfléxion & sans y penser; au lieu que les sourds & muèts les emploient toujours en conoissance de cause, c'est-à-dire, pour manifester leurs idées & les rendre sensibles.

Je ne prétends pas dire par-là que mes compagnons sachent précisément ce que c'est qu'un pronom, un article, un verbe &c.; ils ignorent aussi parfaitement tout cela, que les trois quarts de ceux qui parlent. Mais cependant si on leur demandoit raison des trois signes qu'ils font pour exprimer cette phrase, je le veux, ils ne seroient point embarassés de répondre que, 1º. ils posent leur index sur leur poitrine, pour désigner que c'est d'eux & d'eux seuls dont il s'agit: 2º. qu'ils lèvent & baissent le même index avec un air de comandement, pour marquer leur vouloir: 3º. qu'ils dirigent ce même index vers la chose qu'ils ont en vue, pour anoncer l'objèt ou le terme de leur vouloir.

II. Les signes que j'apèle réfléchis: ces signes représentent des objèts qui, bien qu'ils aient, absolument parlant, leur signe naturèl, exigent cependant un peu de réfléxion pour être combinés & entendus. J'ai doné plusieurs exemples de ces signes, en parlant des signes généraux & particuliers.

III. Les signes analytiques: c'est-à-dire, ceux qui sont rendus naturèls par l'analyse. Ces signes sont destinés à représenter des idées qui n'ayant point, à proprement parler, de signe naturèl, sont ramenées à l'expression du langage des signes par le moyen de l'analyse. Ce sont ces signes sur-tout, & ceux de la classe précédante que M. l'Abbé De l'Épée a assujetis à des règles méthodiques, pour faciliter l'instruction de ses Élèves.

Voici come je m'explique à moi-même les fondemens de cette analyse. Je n'ai aucune conoissance de la Métaphysique, ni de la Gramaire, ni des siences qui s'aquièrent par une étude suivie: mais le bon-sens & la raison me dictent que si je considère seule & isolée l'idée d'un objèt absolument indépendant des sens, il me paroîtra d'abord impossible de soumètre cette idée à la représentation oculaire: si au contraire j'envisage les idées accessoires qui acompagnent cette première idée, je trouve une foule de signes naturèls que je combine les uns avec les autres en un clin-d'œil, & qui rendent très-nètement cette idée. J'en ai doné précédament un exemple (p. 21.) à l'ocasion du mot Dieu.

Il en est de même pour des idées moins abstraites, mais dont l'expression ne peut néamoins se trouver que par le secours de l'analyse. Par exemple, si je veux parler d'un Ambassadeur, je ne peux découvrir sur le champ un signe naturèl pour cette idée; mais en remontant aux accessoires de cette idée, je fais les signes relatifs à un Roi qui envoie un Seigneur vers un autre Roi, pour traiter d'afaires importantes[I]. Alors un sourd & muèt de Pékin comprendra aussi facilement qu'un sourd & muèt François, l'objèt que je veux exprimer.

M. l'Abbé De l'Épée explique très-bien (INSTITUTION des Sourds & Muèts[J] p. 144.) les signes nécéssaires pour rendre l'idée dégénérer: ce sont les mêmes que ceux que mes camarades emploient. C'est donc toujours en analysant les idées accessoires à l'idée principale, qu'on trouvera des signes pour exprimer cette dernière idée.

Je ne puis comprendre qu'une langue come celle des signes, la plus riche en expressions, la plus énergique, qui a l'avantage inestimable d'être par elle-même intelligible à tous les homes, soit cependant si fort négligée, & qu'il n'y ait, pour ainsi dire, que les sourds & muèts qui la parlent. Voilà, je l'avoue, une de ces inconséquences de l'esprit humain, dont je ne saurois me rendre raison.

Plusieurs Savans illustres se sont vainement fatigués à chercher les élémens d'une langue universèle qui devînt un centre de réunion pour tous les peuples de l'univers. Coment n'ont-ils pas aperçu que la découverte étoit toute faite, que cette langue existoit naturèlement dans le langage des signes; qu'il ne s'agissoit que de perfectioner ce langage & de le ramener à une marche méthodique, come l'a exécuté si heureusement M. l'Abbé De l'Épée[K]?

Au reste, qu'on ne regarde pas come l'effet d'un zèle plus ardent que réfléchi, tout ce que j'ai dit dans cet écrit, & en faveur d'une langue que mon infirmité me rend nécéssaire, & à l'avantage de la méthode de M. l'Abbé De l'Épée, fondée entièrement sur l'usage de cette langue. Je vais faire voir que des Savans, qui ont aprofondi plus que persone l'origine & les principes des langues, ont pensé tout aussi favorablement que moi sur ces deux objèts.

L'un est M. Court de Gébelin, Auteur d'une Gramaire universèle, imprimée chez Ruault en 1774: l'autre est l'Auteur d'un Éssai Synthétique sur l'origine & la formation des langues, imprimé la même année, chez le même Libraire: le troisième M. l'Abbé de Condillac, Auteur d'un Cours d'Éducation, imprimé en 1776, & qui se trouve chez Monory. Je ne puis mieux finir que par les citations de ces trois Écrivains.

LE PREMIER s'exprime ainsi au ch. IX: Des diverses manières de peindre les idées. p. 16. «Les sourds & muèts auxquels on aprend actuèlement, d'une manière aussi belle que simple, à entendre & à composer en quelque langue que ce soit, & dont on ne peut voir les exercices sans atendrissement, n'ont pas eu d'autres instructions. Non seulement on leur a apris à exprimer leurs idées par des gestes & par l'écriture en diverses langues; mais on les a élevés jusqu'aux principes qui constituent la Gramaire universelle, & qui pris dans la nature & dans l'ordre des choses, sont invariables, & donent la raison de toutes les formes dont la peinture des idées se revêt chez chaque peuple & dans chaque méthode diférente».

Dans un autre endroit du même Ouvrage, il dit encore, (p. XXII «On peut former du geste un langage assujetti aux mêmes principes, à la même marche, aux mêmes règles que le langage ordinaire; puis qu'il peut peindre les mêmes objèts, les mêmes idées, les mêmes sentimens & les mêmes passions».

 

LE SECOND se propose dans son Ouvrage, la solution de l'importante question de savoir coment les Homes parviendroient d'eux-mêmes à se former une langue. Il observe, p. 21, qu'un des premiers langages qu'ils emploieroient entr'eux seroit celui des signes; parce que ce langage indépendant, en grande partie, de toute convention, représente ou rapèle l'idée des choses par des signes non point arbitraires, mais naturèls.»Ce langage, dit ce savant Auteur, est une sorte de peinture qui, au moyen des gestes, des atitudes, des diférentes postures, des mouvemens & actions du corps, mèt, pour ainsi dire, les objèts sous les yeux. Ce langage est si naturèl à l'home que malgré les secours que nous tirons de nos langues parlées pour exprimer nos pensées & toutes les nuances de nos pensées, nous l'employons encore très-fréquament, sur-tout lors-qu'animés par quelque passion, nous sortons du ton froid & compassé que nous préscrivent nos Institutions, pour nous raprocher de celui de la Nature».

»Ce langage est aussi très-ordinaire aux enfans: il est le seul dont les Muèts puissent faire usage entr'eux, & c'est un fait constant que par son moyen, ils portent assez loin la comunication de leurs pensées».

Au passage que nous venons de transcrire, l'Auteur ajoute la Note suivante, p. 22. «Quant à la perfection dont est susceptible le langage des signes, on sait les choses surprenantes qu'on raporte de celui des muèts du Grand-Seigneur. Si on avoit le moindre doute sur la possibilité du fait; qu'on se transporte chez Mr. l'Abbé De l'Épée les jours qu'il tient son école: on verra avec une admiration mêlée d'atendrissement, ce vertueux citoyen entouré d'une foule de Muèts qu'il instruit avec autant de zèle que de désintérèssement. Son principal moyen d'instruction, est un langage mimique ou par signes, qu'il a porté à un si grand degré de perfection, que toute idée a son signe distinct & toujours pris dans la nature, ou le plus près de la nature qu'il est possible. Les idées analogues sont représentées par des signes analogues & propres à faire sentir d'une manière palpable les liaisons & les raports qu'elles ont entre elles. Au moyen de ces signes, ses Élèves comprènent & rendent avec beaucoup de précision l'analyse la plus subtile de la métaphysique des langues, & en général les idées les plus abstraites. C'est une sorte de langage hiéroglyphique simplifié & perfectioné qui embrasse tout, & qui peint par le geste, ce que celui des Chinois peint par des traits».

M. L'ABBÉ DE CONDILLAC à l'ocasion du langage d'action qu'il distingue en deux sortes, l'un naturèl, dont les signes sont donés par la conformation des organes; & l'autre artificièl, dont les signes sont donés par analogie; fait cette remarque au bas de la page 11, Tom. 1: «M. l'Abbé De l'Épée, qui instruit les sourds & muèts avec une sagacité singulière, a fait du langage d'action, un art méthodique aussi simple que facile avec lequel il done à ses Élèves des idées de toute espèce; & j'ose dire des idées plus exactes & plus précises que celles qu'on acquiert comunément avec le secours de l'ouïe. Come dans notre enfance nous somes réduits à juger de la signification des mots par les circonstances où nous les entendons prononcer, il nous arive souvent de ne la saisir qu'à peu-près, & nous nous contentons de cet à peu-près toute notre vie. Il n'en est pas de même des sourds & muèts qu'instruit M. l'Abbé De l'Épée: il n'a qu'un moyen pour leur doner les idées qui ne tombent pas sous les sens; c'est de les analyser & de les faire analyser avec lui. Il les conduit donc des idées sensibles aux idées abstraites, par des analyses simples & méthodiques; & on peut juger combien son langage d'action a d'avantages sur les sons articulés de nos gouvernantes & de nos précepteurs.»

»M. l'Abbé De l'Épée enseigne à ses Élèves le François, le Latin, l'Italien & l'Espagnol, & il leur dicte dans ces quatre langues, avec le même langage d'action. Mais pourquoi tant de langues? C'est afin de mètre les étrangers en état de juger de sa méthode, & il se flate que peut-être[L] il se trouvera une Puissance qui formera un établissement pour l'instruction des sourds & muèts. Il en a formé un lui-même, auquel il sacrifie une partie de sa fortune. J'ai cru devoir saisir l'ocasion de rendre justice aux talens de ce Citoyen généreux, dont je ne crois pas être conu; quoique j'aie été chez lui, que j'aie vu ses Élèves & qu'il m'ait mis au fait de sa méthode».

N. B. Le Cours Élémentaire d'éducation des Sourds & Muèts, de M. l'Abbé des Champs, se vend à Paris, chez les FRÈRES DE BURE, quai des Augustins.

FIN.

NOTES:

[A] L'Auteur, qui se nome Pierre Desloges, est né en 1747 au Grand-Préssigny près la Haye, diocèse de Tours: il est Relieur de son métier, & coleur de papier pour meubles: il demeure au petit-hôtel de Chartres, rue des mauvais garçons, Faubourg Saint-Germain, à Paris.

[B] A la description que l'Auteur done ici de son état, relativement au langage qui lui est resté (description étonante par son exactitude & sa précision), j'ajouterai ce que sa surdité le mèt dans l'impossibilité de conoître. C'est que sa voix est extrèmement foible: ce n'est qu'un petit murmure assez confus, où les articulations dentales sont prodigieusement multipliées, & tiènent lieu de la plupart de celles qu'exigeroit une prononciation régulière. En vain je l'ai excité à doner plus de son & d'éclat à sa voix, il m'a toujours fait entendre que la chose lui étoit impossible: si cela est, il faut que les organes propres de la voix, ainsi que ceux de l'ouïe, aient été afectés par la cruèle maladie qu'il a essuyée dans son enfance.

Je comprends qu'avec beaucoup d'habitude & d'aplication, je serois parvenu, come il le dit, à démêler les sons informes de son langage; je l'ai trop peu vu pour avoir essayé de le faire. La façon la plus comode, est de s'entretenir avec lui la plume à la main: c'est le moyen que j'ai toujours employé. Heureusement qu'il a su conserver les principes de lecture & d'écriture, joints à l'intelligence de la langue, qu'il avoit aquis dans sa première enfance. L'exercice de la lecture a entretenu & fortifié la conoissance qu'il avoit de la langue écrite: sa réflexion & ses talens naturèls ont fait le reste.

[C] Ces expériences démontrent ce que c'est qu'entendre pour notre Auteur & pour tous ceux qui ont le malheur de lui ressembler; c'est avoir la perception ou par le tact, ou par la commotion de l'air ambiant, de certains ébranlemens qui s'opèrent dans les corps à portée d'eux. L'audition n'est pour eux que l'exercice & l'effet du tact proprement dit. Je suis très-persuadé que notre Auteur, tout intelligent qu'il est, n'a pas conservé le moindre vestige de l'idée précise que nous atachons au mot entendre. Ses explications, qui d'ailleurs paroîtront infiniment précieuses aux Lecteurs philosophes, le prouvent de reste.

[D] Selon l'estimation de Mr. Peyreire & de Mr. l'Abbé de l'Épée, plus de la moitié des sourds & muèts qui leur ont passé par les mains, n'étoient pas entièrement sourds, c'est-à-dire, que leurs oreilles pouvoient être afectées, come les nôtres, d'une véritable audition, par des bruits très-forts & très-éclatans. Mais ces sortes de muèts n'en sont pas plus avances. Il sufit que l'oreille d'un enfant soit obstruée au point de ne pas entendre distinctement les sons de notre langage, pour qu'il éprouve tous les malheurs d'une surdité complète. Ignorant les sons conventionèls de nos langues & les idées que nous y atachons, il devient nécessairement muèt. Pour notre Auteur, il paroît totalement sourd: le siflèt le plus aigu ne fait nulle impression sur ses oreilles.

[E] C'est sans contredit le grand avantage de la langue des signes ou du langage mimique, que la clarté & la justèsse: c'est par-là qu'il l'emporte en quelque façon sur les langues parlées. Celles-ci ne peuvent peindre les idées que par l'intermède des sons; l'autre les peint immédiatement. Nos langues sont donc, si l'on peut parler ainsi, plus loin des objèts que la langue des signes: elles ne peuvent nous représenter les choses qu'à travers un voile qu'il faut toujours percer, pour ariver à l'intelligence de la chose exprimée par le mot.

On me parle dans une langue quelconque de l'Europe: il faut que j'aie nécéssairement deux perceptions consécutives & très-indépendantes l'une de l'autre; 1º. la perception des sons ou des mots de cette langue; 2º. la perception des idées qu'il convient d'atacher à ces mots. Et parce que ces deux perceptions sont, come je viens de le dire, très-indépendantes à cause du raport purement arbitraire des mots aux idées; de ce qu'une persone me parle dans une langue quelconque, je vois bien qu'elle sait, comme moi, les mots de cette langue: mais je ne suis pas positivement certain qu'elle y atache les mêmes idées que moi. Cela est sur-tout vrai pour les enfans: ils se servent long-tems du langage, sans atacher une idée bien nète aux mots qui le composent. Eh! combien d'homes sont enfans sur ce point!

Au contraire, dans la langue des signes ou langage mimique, je vais immédiatement & nécéssairement de la perception du signe à la perception de l'idée, de même qu'en voyant la figure d'un arbre; d'une maison, &c. je ne puis m'empêcher d'avoir l'idée de cet arbre, de cette maison, &c. Quand donc on me peint par le geste un objèt quelconque, il en résulte deux grands avantages qui démontrent l'excélence de la langue des signes: 1º, la certitude où je suis que la persone qui fait le geste, conçoit très-nètement l'objèt qu'elle me représente, parce qu'il est impossible de peindre, soit avec le crayon, soit par le geste, ce qu'on ne conçoit pas de cette manière: 2º. la certitude que j'ai qu'en lui peignant ainsi mes idées, je les lui transmètrai précisément telles que je les conçois; parce qu'elle ne peut les voir que come je les lui représente, & que je ne puis les lui représenter que come je les conçois.

Je suis si persuadé des grands avantages de la langue des signes, que si j'avois à instruire un enfant doué de tous ses sens, j'en ferois un fréquent usage avec lui. Je l'acoutumerois à traduire dans cette langue, les phrases de la siène; afin de m'assurer qu'il y atache un sens nèt & précis. Cet exercice, amusant pour l'enfance, seroit extrèmement utile à mon Élève; & j'aurois par ce moyen la preuve que je ne formerois pas un pèroquèt.

[F] On ne peut certainement qu'aplaudir aux vœux de Mr. l'Abbé Deschamps & à ceux de notre Auteur sourd & muèt, sur la rédaction d'un Dictionaire des signes: j'ai même pressé plusieurs fois Mr. l'Abbé De l'Épée de s'en ocuper; mais il m'a toujours paru persuadé que ces signes lus feroient beaucoup moins d'impression que s'ils étoient vus.

Je suis entiérement de son avis. L'étude des signes dans un Dictionaire, seroit aussi longue que rebutante; au lieu que c'est exactement un jeu de les aprendre en les voyant exécuter. D'ailleurs, on les sauroit fort mal, en ne les étudiant que dans un livre. L'éxercice & la pratique seroient toujours d'une nécessité indispensable. Deviendroit-on jamais Peintre, en se contentant d'étudier des livres sur la théorie du dessein & de la peinture? Ne faut-il pas tenir sans cèsse les crayons & les pinceaux? Le langage des signes n'étant autre chose que la peinture naturèle des idées; on doit, pour s'y perfectioner, se conduire absolument de la même manière que pour aquérir le talent du dessein & de la peinture, avec la diférence que pour excéler dans ces arts; il faut plusieurs années d'étude assidue; au lieu que quelques semaines sufisent pour entendre & pour parler très-passablement la langue des signes.

Mr. l'Abbé De l'Épée dirige actuèlement l'éxécution d'un Dictionaire des signes.

[G] Disons le vrai: ces deux exercices sont plus spécieux, plus faits pour atirer l'admiration par la surprise qu'ils causent, qu'ils ne sont réèlement utiles aux sourds & muèts. On sait que Mr. Peyreire s'atache sur-tout à faire parler ses Élèves. Il a certainement toute la patience & tous les talens qu'il faut pour réussir; mais je ne peux dissimuler que les sourds & muèts de son école, qui parlent le mieux, parlent encore très-mal. C'est une articulation forte, lente, désunie, & qui fait peine à entendre par les éforts qu'on sent qu'elle doit coûter à l'infortuné qui l'exécute. Mr. l'Abbé De l'Épée, à cet égard, ne fait pas mieux. Ce n'est nulement la faute de ces Maîtres habiles. Ils font tout ce qu'il est humainement possible de faire. Mais il n'y a que l'ouïe qui puisse guider convenablement la voix: rien n'y peut supléer que très-imparfaitement. Aussi les muèts les plus instruits ne font-ils pas grand usage de la parole. Je conois & j'ai vu plusieurs fois l'Élève qui fait le plus d'honeur à Mr. Peyreire. Ce jeune home est très-savant: il réunit un grand nombre de conoissances, & est sur-tout fort versé dans les langues. Lui-même est convenu avec moi de tout ce que je viens de dire ici. Il ne veut converser que la plume à la main. Tous les autres muèts témoignent en général la même répugnance à parler: plus ils sont éclairés, mieux ils devinent aparament l'imperfection de leur prononciation.

Quant à l'art d'entendre au mouvement des lèvres, il peut sans doute être aussi de quelque utilité; ainsi on ne doit pas le négliger dans l'éducation des Muèts: mais il seroit imprudent de trop compter sur cette ressource. Il faut avoir une très-grande habitude avec un sourd & muèt, pour pouvoir se faire entendre de lui par ce moyen: encore la chose n'est-elle praticable que pour des phrases courtes & usuèles; car pour des discours un peu longs & prononcés rapidement, je n'ai encore rencontré aucun sourd & muèt qui pût les suivre & les entendre.

Nous avons dans la Chaire & dans le Bareau, des Orateurs dont la prononciation est très-distincte & très-articulée: je doute fort qu'on mète jamais un sourd & muèt en état de les comprendre, à l'inspection du mouvement des lèvres. L'art, si je ne me trompe, n'ira jamais jusques-là. La moitié des articulations de la parole s'exécutent dans l'intérieur de la bouche: il est donc impossible au sourd & muèt de les voir, quand on prononce d'une manière ordinaire. Et même en articulant avec beaucoup de force & de lenteur, en rendant visible, autant qu'il est possible, le mécanisme de la parole; la chose n'est pas encore aisée, & demande de la part du muèt le plus intelligent, une longue fréquentation des persones qui veulent lui parler ainsi. Je l'ai sensiblement éprouvé avec l'Auteur du présent Ouvrage. Quelque peine que je me sois donée pour articuler de mon mieux, il n'a jamais pu comprendre que quelques mots de mon langage, & nous avons été obligés de nous en tenir à la plume & au crayon.

La partie solide de l'instruction des sourds & muèts, est donc la lecture & l'écriture, jointes à l'intelligence de la langue dans laquelle on les instruit. Avec ces conoissances, ils peuvent aler à-peu-près aussi loin que les autres homes dans la carière des siences, quand ils ont des talens & du génie.

La manière la plus sûre de comuniquer avec eux, est sans contredit l'écriture & le langage des signes. On ne peut guères vivre avec un muèt & s'intéresser à lui, qu'on ne prène très-promptement l'habitude de lui parler & de l'entendre dans ce dernier langage. Tout le monde en porte, pour ainsi dire, le germe avec soi: les circonstances le dévelopent avec une très-grande facilité, & l'on va fort loin dans cette langue sans Maître & sans méthode.

[H] C'est sur-tout dans la pratique d'un art aussi utile & aussi intéressant que celui de l'instruction des sourds & muèts, qu'il est dangereux de se méprendre & de poser des principes qui peuvent écarter de la bone route: les sages observations de notre sourd & muèt me paroissent très-propres à y ramener M. l'Abbé Deschamps, & à fixer les idées du Public sur les véritables élémens d'un art qui ne fait que de naître, & qu'on est fort excusable de n'avoir pas encore assez aprofondi.

Le véritable point de la question entre Mr. l'Abbé Deschamps & son Adversaire, se réduit à ceci: doit-on établir pour moyen principal de l'instruction des sourds & muèts, ou l'inspection des mouvemens qu'éxige l'articulation de la parole, ou l'usage des signes naturèls & méthodiques.

Il faut voir d'abord ce en quoi les deux Adversaires s'acordent: cette discution préliminaire va jeter un très-grand jour sur la question, & mètre tout le monde à portée de la juger.

1º. Mr. l'Abbé Deschamps convient par-tout de l'utilité des signes ou du langage mimique: lui-même en fait un très-fréquent usage dans ses leçons.

2º. D'un autre côté, son Adversaire acorde que l'inspection du mouvement des organes de la parole, est un éxercice utile & qui doit entrer dans l'éducation des sourds & muèts.

Ces deux Auteurs sont donc bien moins éloignés de sentimens qu'ils ne le paroissent, & qu'ils ne le pensent sans doute eux-mêmes. Car toute leur contestation se réduit à savoir lequel de deux moyens qu'ils regardent come bons, sera la base de l'institution des sourds & muèts. Il n'y a donc plus à décider entr'eux, qu'une véritable question de primauté entre ces deux moyens qu'ils adoptent.

Voici une réfléxion que je crois propre à trancher irrévocablement toute la dificulté.

Il est tèlement certain que les signes sont le seul & unique moyen de comuniquer avec les sourds & muèts, qu'il est même impossible d'en imaginer un autre. Dans la lecture soit sur les livres soit sur la bouche soit par le tact, dans l'écriture; ils ne voient que des signes, ils ne peuvent voir que des signes: jamais on ne leur fera rien comprendre que par des signes. «Pour les autres», dit très-bien Mr. l'Abbé Deschamps (Lètre prélimin. page 21) «les paroles sont des sons articulés, sont des mots, images de nos pensées: pour eux ce sont des signes muèts qu'ils exécutent par les divers mouvemens des organes de la parole, & c'est à ces mouvemens qu'ils atachent leurs idées.»

Donc dans les principes de cet Auteur, principes qui sont incontestables, le sourd & muèt, quand nous lui parlons, quand il nous parle, ne voit réèlement, n'exécute réèlement que des signes, des signes au pied de la lètre.

Mais quelle diférence entre ces sortes de signes & ceux du langage mimique ou signes proprement dits! Les premiers sont pour le sourd & muèt, de l'aveu même de l'Auteur, extrèmement dificiles à saisir & à exécuter: de plus, ils sont tous absolument arbitraires. Ceux du langage mimique sont toujours au contraire très-faciles à comprendre; parce qu'ils ne sont qu'une image & une peinture par le geste, de la chose signifiée. Le muèt les exécute avec une extrème facilité: il en fait de lui-même un usage perpétuèl; c'est là véritablement sa langue. Ces signes d'ailleurs ne sont nulement arbitraires: ils donent nécéssairement & par eux-mêmes, l'idée de la chose dont ils sont l'image & la représentation. Pour faire mieux sentir tout ceci, prenons un exemple. Je supose qu'il s'agisse d'exciter dans un sourd & muèt, l'idée que nous exprimons en françois par le mot chapeau. Mr. l'Abbé Deschamps peut-il douter que je n'y arive, & plus promptement & plus facilement, en faisant le signe naturèl qui exprime l'idée de chapeau, qu'en faisant remarquer au sourd & muèt le jeu des organes de la parole, quand je prononce chapeau?

Par le premier moyen, je lui donne subitement & sans aucune explication, l'idée de chapeau.

Par le second, je ne lui donne, à proprement parler, aucune idée. Il voit que je fais certains mouvemens de la bouche, & voilà tout. Il faut donc 1º. que je lui aprène à distinguer ces mouvemens de tous les autres que je puis faire avec les mêmes organes: 2º. que je lui en done une idée vive & nète par de très-fréquentes répétitions. 3º. Jusques-là le sourd & muèt ne sait encore rien, si par une dernière instruction je ne lui aprends de plus, à force de répétitions, la liaison de cette suite de mouvemens de mes organes, avec l'idée de chapeau: liaison dont assurément il ne se seroit jamais douté. 4º. Autre travail encore plus dificile, pour lui faire exécuter les mêmes mouvemens, & pour l'amener à prononcer lui-même chapeau.

Que de longueurs! que de dificultés rebutantes, & pour le Maître & pour le Disciple! Signes pour signes, ne vaut-il pas mieux préférer, sur-tout dans les comencemens, les plus simples & les plus faciles?

C'est un principe reçu dans tous les arts & dans tous les genres d'instruction, qu'il faut aler du conu à l'inconu, & que les premiers élémens ne sauroient être trop simplifiés. Je pense donc que tous ceux qui voudront y réfléchir un instant, jugeront que l'institution des sourds & muèts doit comencer par la lecture, l'écriture & l'intelligence d'une langue quelconque, à l'aide des signes naturèls. Ces signes sont vraiment pour le sourd & muèt, l'instrument primitif de toutes les conoissances qu'il peut aquérir. Ce n'est que quand il est avancé dans ces premiers exercices, qu'on doit s'ocuper sérieusement de la partie de la prononciation, sur laquelle encore il ne faut pas faire plus de fond qu'il ne convient, ainsi qu'il a été observé dans la Note 7e ci-dessus, page 31.

Mais dans ce système, objecte Mr. l'Abbé Deschamps (page 32), vous imposez à l'Instituteur une peine de plus: celle d'aprendre la langue des signes.

Quand cette peine seroit aussi réèle que l'Auteur le supose, je doute que ceux qui auront assez de courage pour se dévouer à une fonction aussi pénible que celle de l'instruction des sourds & muèts, puissent être arètés par cet obstacle. La porte de Mr. l'Abbé De l'Épée est toujours ouverte, & il a déja enseigné la langue des signes à un assez grand nombre de persones, pour qu'il ne soit pas fort dificile de s'y perfectioner, ou par son secours, ou par celui de ceux qu'il a instruits.

D'ailleurs ce langage, come l'observe très-bien notre Auteur sourd & muèt, n'a rien de fort épineux. Un instituteur un peu intelligent en saura toujours assez naturèlement, pour comencer ses leçons. L'habitude d'user sans cèsse de ce langage, l'y rendra bientôt très-habile.

Enfin, je suis intimement persuadé que sans y avoir assez réfléchi & sans le croire, Mr. l'Abbé Deschamps fait de ce langage, la base de ses instructions. L'éloignement qu'il paroît avoir pour l'usage des signes, n'est donc réèlement qu'un mal-entendu. Je lui supose assez de droiture & de franchise pour en convenir, & pour se rendre sincèrement à la force des raisons qu'il trouvera dans les observations de son Adversaire.

[I] On voit sensiblement par cet exemple, que le langage des signes est une définition perpétuèle des idées qu'on y exprime: mais définition nécéssairement claire & sans équivoque, parce qu'elle est toute en images. Celui qui se sert de ce langage, peut sans doute se tromper: mais on voit dans chaque expression, come à travers une glace transparente, l'idée précise qu'il se fait des objèts. Ce langage, s'il s'acréditoit parmi les homes, seroit d'un grand secours dans la recherche de la vérité. On s'entendroit du moins, & il n'y auroit plus matière à ce qu'on apèle disputes de mots. Il seroit come impossible qu'on pût jamais y substituer des disputes de signes.

[J] Vol. in-12. A Paris, chez Nyon, 1776.

[K] Il est en effet surprenant que tout ce que Mr. l'Abbé De l'Épée a démontré sur l'utilité de ce langage, destiné par la Nature elle-même à devenir une langue universèle, un lien de comunication pour tous les homes, n'ait encore engagé presque persone à l'aprendre. On pâlit sur les livres pour aquérir une conoissance imparfaite des langues mortes & étrangères; & l'on refuse de doner quelques semaines à l'intelligence d'une langue aussi simple que facile, qui pouroit devenir le suplément de toutes les autres.

[L] On a vu ci-dessus, pages 2, 3, que ces espérances s'étoient déja réalisées.