The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0039, 25 Novembre 1843

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Title: L'Illustration, No. 0039, 25 Novembre 1843

Author: Various

Release date: May 1, 2012 [eBook #39589]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 0039, 25 Novembre 1843

                      N° 39. Vol. II.--SAMEDI 25 NOVEMBRE 1843.
                            Bureaux, rue de Seine, 33.

           Ab. pour Paris.--6 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
           Prix de chaque Nº. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

           Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
           pour l'Étranger.     --   10       --     20       --    40

SOMMAIRE

Histoire de la Semaine. Portrait d'Isabelle II, reine d'Espagne, et de MM. Lopez Serrano et Caballero; Médaille de la reine Victoria.--Courrier de Paris, Portrait d'Émilie Leverd.--Algérie. Pèlerinage de la Mecque. Embarquement dans le port d'Alger des Pèlerins de la Mecque; traversée; Caravane des Pèlerins de la Mecque.--Académie des sciences. Compte-rendu des deuxième et troisième trimestres. I. Sciences médicales. (Suite et fin)--Des Théâtres et du Droit perçu sur leurs recettes.--La Sainte-Cécile.--Théâtres. Théâtre-Italien. Une scène de Maria de Rohan; portrait de Donizetti. Académie royale de Musique. Une scène de Dom Sébastien, 3e acte; Cinq Costumes.--Margherita Pusterla, Roman de M. César Cantù. Chapitre XXI, Sentence; chapitre XXII, Catastrophe, (Suite et fin.) Vingt-une Gravures. --Annonces.--Une nouvelle Charge de Dantan. Une Gravure. --Correspondance.--Rébus.


Histoire de la Semaine.

A Paris, la politique en ce moment est toute parisienne. Dans trois jours, le 27, les électeurs des neuvième, dixième, onzième et douzième arrondissements, procéderont à l'élection de douze membres du conseil-général du département, chargés en même temps des fonctions de conseillers municipaux de la ville. Cette double mission est si importante, le budget de Paris, dont le vote et l'emploi sont remis à ces élus, est un si puissant moyen d'assainir et d'embellir la ville, d'améliorer la situation matérielle et morale de son énorme population toujours croissante, il serait si déplorable de ne pas voir faire de ces 50 millions annuels l'emploi le mieux entendu, qu'on s'explique facilement et l'empressement des candidats à venir solliciter les suffrages des électeurs et la sérieuse attention que ceux-ci semblent vouloir apporter à leurs choix. L'organisation du conseil municipal de Paris telle que la loi l'a constituée n'est pas bonne. Le fractionnement de l'élection par arrondissements n'est guère propre qu'à faire naître dans les délibérations des luttes de rues et des rivalités de quartiers. Les questions n'y sont pas toujours, par suite de ce morcellement électoral, vues d'assez haut et envisagées dans un intérêt assez général; plus d'un membre du conseil ne se regarde pas assez comme le représentant de la ville entière, et, pour mieux assurer sa réélection, se montre trop disposé à soutenir les prétentions souvent insoutenables du quartier qui l'a élu. Si l'on voulait absolument que chaque arrondissement nommât isolément et directement un ou plusieurs mandataires, il fallait du moins, pour combattre et détruire, s'il était possible, le fâcheux et étroit antagonisme qui en devait inévitablement résulter, faire entrer complémentairement dans le conseil un certain nombre de membres qui auraient été choisis par la liste générale des électeurs parisiens, et qui, par conséquent, en entrant à l'Hôtel-de-Ville, n'auraient pas cru avoir pour unique mandat l'établissement d'une borne-fontaine sollicitée par un électeur influent de leur quartier, ou le déplacement d'une station de fiacres demandé par un attire. Le législateur ne l'a pas fait: c'est aux électeurs parisiens d'y remédier en n'écoutant point l'esprit de coterie et les influences étroites, et en ayant en vue, avant tout, les grands intérêts de la population tout entière de la capitale.--Les dépêches extérieures nous apportent bien souvent, depuis quelque temps, la nouvelle d'insultes faites à nos agents ou à notre pavillon sur des points différents. Naguère c'était à Jérusalem, peu après c'était à Taïti, hier au Sénégal, aujourd'hui c'est à Tunis. Nous ne doutons pas que le ministère français n'en exige et n'en obtienne la réparation. Mais nous avouons que, malgré toutes les satisfactions, plus ou moins satisfaisantes, qui ont pu ou qui pourront nous être accordées, nous regarderions comme bien
                                Isabelle II, reine d'Espagne.
préférable une attitude qui préviendrait de pareils jeux de la part des nations grandes ou petites qui se les permettent. La France doit être vengée, est sans doute un principe qu'on est quelquefois forcé d'appliquer; mais aussi exigeant que César à l'égard de sa femme, nous voudrions que la France ne fût pas même dans la nécessité de le faire, et nous croyons qu'il n'y a qu'à le vouloir fermement.--Les nouvelles d'Algérie ont été cette semaine peu concordantes. On a répandu encore le bruit, périodiquement répété, de la prise d'Abd-el-Kader, que des tribus nous auraient livré. Cette nouvelle ne s'est pas confirmée; mais ce qui est certain, c'est la défaite et la mort de son principal lieutenant, Sidi-Embarak-ben-Allah, dont la bande, atteinte, au sud-ouest de Tlemcen, par le général Tempoure, a eu 400 hommes tués et 500 faits prisonniers. Trois drapeaux ont été apportés à Alger.--En Espagne, après le premier effet produit par la tentative criminelle dirigée contre le général Narvaez, la lutte entre les progressistes et le parti qui se dit modéré, et que ses adversaires nomment contre-révolutionnaire, est redevenir plus vive et plus animée que jamais. Le ministère Lopez, qui s'était montré longtemps si complaisant pour ce dernier, lui est devenu suspect. Il avait bien consenti, sur la demande de Narvaez, à faire arrêter les rédacteurs des feuilles opposantes, comme devant ne pas être, étrangers à l'attentat de la rue de la Lune; mais il s'est refusé à faire emprisonner aussi un certain nombre de députés, comme soupçonnés également d'une pareille complicité morale et indirecte; de la grande colère du général, qui a répondu à la démission de MM. Lopez, Caballero, Serrano et de leurs collègues, par la remise de sa propre démission de capitaine-général à la reine, dans cette même main qu'il lui avait fait la veille donner à baiser à 1,700 officiers de la garnison de Madrid, après des banquets dans les casernes. Cette enfant est donc censée avoir à se prononcer entre les scrupules
Espagne.--M. Lopez, président du
        conseil des ministres.

un peu tardifs de ses ministres et l'ambition toujours croissante du général. Le but de celui-ci est, dit-on, d'être appelé à composer lui-même un cabinet dans lequel il prendrait le portefeuille de la guerre, et de dissoudre les cortès, où la reine Christine ne compte pas assez d'adhérents. Voilà les complications nouvelles de la situation espagnole, plus incertaine par les intrigues dont Madrid est le théâtre, que par les luttes sanglantes qui, malgré la capitulation de Barcelone, affligent encore les provinces.--Beaucoup du bruits

vagues ont couru sur des événements qui seraient venus troubler le calme de la Sicile. On a dit dans quelques journaux que les troupes faisant l'exercice à feu sur la place de Palerme (le lieu était assez singulièrement choisi), un certain nombre de soldats se trouvaient, par mégarde, avoir des cartouches à balle, et que cette distraction, que d'autres expliqueront, aurait causé la mort d'un certain nombre d'hommes du peuple. On ne sait à ce sujet rien de bien précis, rien de bien officiel; toujours est-il que la Sicile paraît s'agiter, et que ces troubles, rapprochés de la prétention menaçante que l'Angleterre met en avant contre le roi de Naples à raison de la prise de possession de l'île de Lampeduse, font naître dans la position du ce monarque des complications dont la coïncidence peut être due au hasard, mais donnera, à coup sûr, lieu à bien des conjectures. L'une d'elles est que
    Espagne.--M. Serrano, ministre
                    de la guerre.
l'Angleterre veut et qu'elle obtiendra des concessions commerciales.--Dans les États romains, le calme n'est pas rétabli, et le gouvernement papal ne paraît pas disposé à le ramener par des concessions que les gouvernements les moins libéraux regardent néanmoins comme légitimes et indispensables. Il envoie dans les légations les agents dont le nom est le plus propre à inspirer la terreur, et sollicite de notre cabinet des mesures de rigueur contre onze réfugiés qui ont échappé à ses poursuites. Ceux-ci viennent d'adresser à M. Duchâtel une noble et respectueuse supplique, et il est difficile de croire que, pour complaire à ces exigences, on ne les laissera pas poursuivre en Corse une exploitation agricole qu'ils ont entreprise pour n'avoir à demander à la France que son hospitalité.


Espagne.--M. Caballero, ministre
                 de l'intérieur.

La cour d'Angleterre continue à rendre à M. le duc et à madame la duchesse de Nemours les gracieusetés qui avaient été faites au château d'Eu à la reine Victoria, et dont on vient de consacrer le souvenir en faisant frapper une médaille dont nous donnons aujourd'hui la gravure.--En Irlande, comme nous l'avions bien prévu et annoncé, le temps se passe en débats de procédure. La légalité de celle qui a été suivie est aujourd'hui en question, et avec elle le procès lui-même. Au point où en sont arrivés les embarras du ministère anglais, nous croyons qu'il se trouverait fort heureux de voir O'Connell mis hors de cause pour un vice de forme. Cela le délivrerait de la crainte de le voir plus tard acquitté par une déclaration de jury, qui rendrait bien difficile et bien peu probable le maintien du adouci.

Dans notre dernier numéro, nous avions eu à rapporter les affreux désastres que la fonte de neiges prématurée avait occasionnés dans les départements des Alpes et du Dauphiné. Aujourd'hui les journaux de Toulouse renferment les détails des épouvantables ravages qu'une trombe d'eau, qui a tout à coup rempli les torrents et qui en a créé de nouveaux, est venue exercer dans plusieurs communes des Hautes-Pyrénées. Nous ne les décrirons pas, parce que tous ces sinistres cruels se ressemblent, et que tous se résument en deux mots: la ruine et la mort.--Des avis du Cap-de-Bonne-Espérance, reçus à Londres, apprennent que ces parages ont éprouvé une violente tempête dans la nuit du 26 août et que l'on avait déjà constaté la perte, dans la baie d'Algoa, de quatre navires anglais d'une valeur de 8 à 10 millions de francs. Plusieurs personnes avaient péri dans ces sinistres, et l'on craignait bien d'apprendre que la violence de la bourrasque avait encore jeté d'autres navires à la côte.

En attendant que notre mission en Chine se détermine enfin à s'embarquer, les journaux anglais nous apprennent que les importations du la Grande-Bretagne dans le Céleste-Empire progressent tous les jours. Une des plus récentes, c'est celle de la pendaison. Un soldat cipaye, faisant partie du corps de l'armée anglaise; qui occupe l'île de Chusan, avait été condamné à mort par une cour martiale, pour avoir tiré un coup de fusil sur un sous-officier. Le jour fixé pour l'exécution, un gibet a été dressé, les troupes ont été réunies en carré; trois Chinois faisaient les fonctions d'exécuteurs. Un d'eux a décoiffé de son turban le soldat, qui professait la religion musulmane; un autre lui a couvert le front et les yeux avec un bonnet blanc, le troisième lui a passé la corde au cou, et tout trois l'ont ensuite lancé dans l'éternité. Une multitude de Chinois assistaient à ce spectacle, tout nouveau pour eux; ils ont été fort effrayés en voyant le patient suspendu et inanimé; la plupart ont pris la finie. Nous ne savons si l'amour-propre anglais aura la satisfaction de voir abandonner la strangulation et la décapitation pour ce nouveau mode de supplice.--Quant à nous, nous serions plus fiers de voir une association, qui compte déjà de nombreux souscripteurs, l'Oeuvre de la sainte Enfance, arriver à y détruire un usage exécrable que sa barbarie a fait longtemps révoquer en doute. Investis par leurs lois du droit de vie et de mort sur leurs enfants, les Chinois l'exercent dans toute son horrible étendue. Des rapports trop fidèles établissent qu'en trois ans la seule ville de Pékin a jeté 9,702 enfants à la voirie, sans compter ceux que des sages-femmes payées étouffent dans les bains d'eau chaude au sortir du sein maternel; sans compter ceux qui, exposée la nuit sur le pavé des rues, servent de pâture aux chiens et aux animaux immondes; sans compter ceux que l'avidité des marchands ramasse ou nourrit pour l'esclavage ou pour la débauche; sans compter, enfin, ceux qu'on jette dans les eaux: masse d'infanticides évaluée chaque année à 10,000 au moins par quelques voyageurs, à 30,000, au dire de Dumont-d'Urville. Une association vient, comme nous l'avons dit, de se former pour arracher à la mort cette coupe réglée de victimes. Elle s'est assurée de la faiblesse des moyens qui suffiraient pour conduire à un résultat si grand; tel est en Chine l'excès de la misère, qu'un enfant se vend 50 à 60 centimes. L'œuvre ne demande à chaque associé que 5 centimes par mois, et, moyennant cette faible offrande faite par un nombre d'associés tel qu'en peut fournir la France, elle se charge de recueillir les milliers d'orphelins abandonnés sur ces tristes plages. Plusieurs prélats viennent de publier en sa faveur des lettres pastorales.

Un usage que les Anglais auront encore à introduire en Chine, c'est celui des clubs. Les feuilles de Londres viennent de nous donner le catalogue des établissements de ce genre qui prospèrent dans cette ville. On n'en compte pas moins de vingt-cinq, non compris le fameux club du Beef-Steak, fondé en 1736, présidé par un des plus illustres ducs du royaume, où l'on ne mange d'autre viande que des tranches de bœuf grillé, arrosées seulement de punch et de vin de Porto. Cette énumération des richesses clubistiques de Londres a suggéré à un journal anglais les réflexions suivantes: «Les clubs ne sont pas aussi dangereux qu'on le craint ou qu'on se plaît à le répandre: 1° parce que ceux qui les fréquentent ont déjà fait leur fortune ou sont en voie de la faire; 2º parce qu'au lieu de vider, comme chez soi ou à la taverne, deux ou trois bouteilles d'un vin douteux, on est forcé par le décorum de n'en boire, au club, qu'un simple carafon qui est excellent; 3º parce que, si l'on y laisse parfois un peu de son argent, on n'y court pas du moins le risque d'être impitoyablement rançonné par des fripons; 4º parce qu'on n'y trouve que des gens d'un âge mur, dont toute la journée s'écoule au club, et que pour un jeune mari, si gourmand que vous le supposiez, un humble repas près de sa jeune femme est bien préférable à l'étiquette inséparable d'un dîner d'apparat; 5º parce qu'en Angleterre, l'esprit de dicision marche de pair avec l'esprit d'association; que les partis y sont tranchés, les opinions arrêtées d'avance, et qu'on n'y souffrirait qu'assez impatiemment, dans un salon, qu'un interlocuteur, si éloquent qu'il pût être, se permit de vouloir vous inculquer la sienne.»--La bonne intelligence paraît moins facile à maintenir dans une autre espèce de réunion que possède également en ce moment l'Angleterre: c'est la ménagerie de M. Wombwell, à Leeds. Dans une des cages se trouvaient deux beaux lions et deux léopards très-dociles. Ces quatre animaux avaient été habitués à vivre ensemble, et le propriétaire de la ménagerie se montrait au milieu d'eux à la manière de Van Amburgh ou de Carter. Pendant les repas, les lions et les léopards étaient séparés; la semaine dernière, ou a voulu essayer de leur faire prendre leur repas en commun. On jeta quatre lambeaux de viande dans la cage. A peine un léopard avait-il mis la patte sur un de ces lambeaux, qu'un des lions se rua sur lui et l'étendit mort d'un coup de griffe. Sans l'intervention du gardien, l'autre léopard eut été tué.

Il est aujourd'hui une question administrative dont chacun presse la solution et l'application à Paris; c'est l'organisation pour cette ville, devenue notre plus grand centre manufacturier, d'un conseil de prud'hommes. On n'est pas d'accord sur les éléments qui devront concourir à la formation de ce conseil; mais la nécessité de sa création est trop généralement reconnue pour qu'on ne finisse pas par trouver un terme moyen qui donne dans une certaine mesure satisfaction à tous les droits. Paris ne peut pas demeurer plus longtemps privé d'une institution dont les bons effets sont ressentis de tous les côtés. Nous avons en France soixante-quatre villes de fabrique qui possèdent des conseils de prud'hommes, ayant, comme on sait, pour mission de régler les contestations qui s'élèvent entre les fabricants, les chefs d'atelier, les ouvriers, compagnons et apprentis. Ces conseils ont, comme les juges de paix, le double caractère de conciliateurs et de juges. Ils sont institués en vertu du décret du 18 mars 1806, et régis par le même décret et par la loi du 3 août 1810. On trouve, dans le compte général de l'administration de la justice civile et commerciale pendant l'année 1841, que les conseils de prud'hommes de quarante-six villes manufacturières ont été saisis comme conciliateurs en bureau particulier, de 11,635 affaires; ils en ont concilié près des quatre cinquièmes. 2,029 ont été arrangées avant que le bureau particulier eût statué, et les autres renvoyées devant le bureau général pour être jugées. 238 de ces dernières ont été retirées avant le jugement, et 304 seulement ont été jugées. 230 des décisions intervenues étaient en dernier ressort, et 74 en premier ressort. Il a été interjeté sept appels. On sait que toutes ces affaires se traitent sommairement, sans frais et sans retard. Dans les chiffres que nous avons donnés ne sont point comprises les affaires jugées dans plusieurs grandes villes manufacturières, telles que Marseille, Amiens, Alençon, Strasbourg, Lyon, Tarare, Nîmes, Tours, etc. Il n'a pas été possible d'obtenir le relevé officiel pour ces différentes cités; mais il est probable que les dix-huit villes qui ne figurent pas dans le compte de l'administration offrent une masse d'affaires presque aussi considérable que celle des quarante-six villes dont on connaît les chiffres. Les quatre cinquièmes des conflits soumis aux prud'hommes se terminent par conciliation. Sur près de douze mille affaires, il n'y a eu que sept appels aux tribunaux de commerce. L'utilité de cette juridiction ressort de ces deux seuls faits. Aussi l'institution tend-t-elle à pénétrer partout où l'industrie manufacturière prend quelque développement. C'est sans doute une des premières questions dont le conseil municipal s'occupera après les réélections auxquelles il va être procédé.

Chaque ministère a, depuis peu de temps, publié ou communiqué ses documents statistiques. M. Villemain nous a dit que le nombre des candidats qui se sont présentés à l'examen du baccalauréat ès-lettres, à la fin de la dernière année classique, s'était élevé à 3,282; à 3,131 en 1842, et à 2,892 en 1841. Le Moniteur a fait observer que la difficulté des épreuves et la juste sévérité des examinateurs n'avaient pas, comme on le voit, écarté les aspirants, ainsi qu'on semblait le craindre d'abord. Le diplôme a été conféré à 1,568 aspirants; 1,711 ont été ajournés. La proportion des réceptions est donc de 48 sur 100 candidats examinés; l'année dernière elle n'était que de 40, ce qui constate une amélioration dans l'état des études.--M. le ministre du commerce nous a fait connaître les progrès de notre commerce extérieur. Il y a, dans les tableaux qu'il a publiés et dans les conclusions qu'il en faut tirer, matière à un examen développé, qui ne pourrait trouver place dans ce Bulletin de la Semaine.--Enfin, nous ayons été frappés de voir dans le tableau publié par M. le ministre des finances sur le produit des recettes pendant les trois premiers trimestres de 1843, qu'alors que tous les impôts avaient été plus productifs qu'en 1842, il y avait eu une diminution de 1,800,000 francs environ sur les droits du sel acquittés pendant le même laps de temps. La consommation n'a pu cependant diminuer, car elle avait été constamment progressive d'année en année depuis un long temps. A quoi donc attribuer ce déficit considérable? Les journaux de l'Est qui ont à annoncer presque tous les mois l'adjudication d'une des salines de l'État à un même acquéreur, agent, dit-on, de la reine Marie-Christine, et qui a déjà pris envers le trésor pour dix millions environ d'engagements, les journaux de l'Est veulent voir dans ce déficit, dans toutes ces ventes où il ne se présente qu'un acquéreur, dans ces cahiers de charges dont ils prétendent que les conditions ne sont pas remplies, dans toute cette mutation, qui ne fait du reste que substituer le monopole d'un particulier au monopole de l'État, au détriment de celui-ci et sans aucun allègement pour le consommateur pauvre, un ensemble de faits et d'actes administratifs qui doit appeler la très-attentive investigation des Chambres.

Les établissements de bienfaisance prospèrent et se multiplient, la colonie agricole de Mettray vient d'inaugurer une chapelle qui complète l'ensemble de constructions que les fondateurs ont eu à faire élever pour l'œuvre qu'ils ont si noblement entreprise, et dans laquelle l'humanité et la générosité publiques les ont si efficacement soutenues. Au Petit-Quevilly, près de Rouen, un philanthrope éclairé, M. Guillaume Lecointe, a fondé, il y a peu de temps, un établissement du même genre. Il a eu également le bon esprit d'y annexer une société de patronage pour le placement de ces malheureux enfants à l'expiration de leur temps de détention. Ces excellents exemples trouveront des imitateurs, et l'on ne peut tarder davantage à faire pour les orphelins et les enfants indigents, ce qu'il est fort bien sans doute de faire pour les jeunes détenus, mais ce qu'il serait dangereux et en quelque sorte immoral de ne faire que pour eux.

L'École de Droit a vu son doyen, M. Blondeau, donner sa démission; et M. Rossi, dans les habitudes duquel un pareil coup de tête n'entrera jamais, a été nommé à sa place. Cette élévation au décanat d'un homme qui compte déjà un très-grand nombre d'autres places, et qui doit la qualité de Français et le titre de professeur, non pas à sa naissance et à un concours, mais à une double ordonnance, a causé quelque émoi dans les chaires et sur les bancs de l'École de Droit. --A l'École de Médecine, à la séance de rentrée de la Faculté, a été prononcé un des plus remarquables discours qui aient jamais été entendus dans cette enceinte. Le professeur désigné pour cette tâche était M. Hippolyte Royer-Collard, qui, dans un langage vif et noble, pur et élevé, a parfaitement déterminé quels étaient les liens qui devaient unir les sciences physiques et chimiques à la science médicale. C'est un travail qui demeurera.--L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a procédé à l'élection du successeur de M. le marquis de Fortia d'Urban. Nous avions précédemment émis le vœu que la liste des candidats vît s'inscrire quelque nom fait pour attirer à lui une majorité. Notre désir a été satisfait, M. Mérimée, qui a publié plusieurs bons ouvrages d'archéologie, et qui, comme inspecteur-général des monuments historiques, a conjuré tant d'actes de vandalisme, s'est présente et a été élu dès le premier tour de scrutin par 25 voix sur 38 votants. Les 13 autres suffrages ont été partagés entre MM. Ternaux-Compans, le marquis de La Grange et Onésime Leroy. Le résultat de cette élection sera sanctionné par le suffrage public--L'Académie des Sciences; a procédé le 20 à la nomination d'un membre de la section d'astronomie en remplacement de M. Bouvard. M. Mauvais a été élu.

Les arts et l'industrie se préparaient déjà à satisfaire la curiosité publique qui trouvera largement à se repaître dans l'année 1811. Les constructions pour l'exposition de l'industrie sont déjà commencées aux Champs-Elysées, et sont menées avec activité. D'un autre coté, un avis du directeur des musées royaux vient de rappeler aux artistes que les tableaux qu'ils destinent à l'exposition du 15 mars prochain devront être envoyés au Louvre du Ier au 20 février. Le Musée royal sera fermé, sans aucune exception, le Ier février 1844, pour les travaux préparatoires.. Ne serait-il donc pas possible de fair élever, aux Champs-Elysées ou ailleurs, une construction définitive qui servirait successivement aux expositions de nos manufacturiers et de nos artistes, et qui permettrait aux nombreux étrangers que ces solennités attirent à Paris, d'aller en même temps admirer les chefs-d'œuvre des anciennes écoles? Est-ce pour ménager l'amour-propre de Raphaël et du Poussin, de Rubens et de Lesueur, qu'on s'arrange pour ne pas laisser voir leurs tableaux en même temps que l'exposition annuelle?

Un jeune Hanovrien, avocat et écrivain fort distingué, M. Gans, vient de mourir à Celle, à l'âge de trente-deux ans. Quelques journaux ont annoncé qu'il était mort en prison. C'est un anachronisme. M. Gans avait en, en effet, à se ressentir des bontés de S. M. le roi de Hanovre, mais il n'était plus logé par les soins de ce monarque quand la mort est venue le frapper. Il avait publié plusieurs ouvrages fort estimés, entre autres: de l'Infanticide, Projet d'un nouveau Code Pénal, Histoire du Droit d'Hérédité, etc.--Un de nos lieutenants-généraux, qui avait marqué dès nos premières guerres d'Italie, le comte Ricard, vient de terminer une carrière bien remplie.--Enfin, l'ingénieur auquel Bordeaux doit son admirable pont, M. Deschamps, inspecteur-général des Ponts-et-Chaussées, est mort dans cette ville.



Courrier de Paris.

Ou s'est beaucoup occupé, cette semaine, de comédies et de comédiens; il est vrai que c'est là un texte de conversation toujours en vogue. Parler de la pièce nouvelle, du chanteur, de l'acteur ou de la danseuse en crédit, est un exorde commode et tout trouvé; il n'y a pas de genre d'éloquence plus facile, si ce n'est l'éloquence sur la pluie et le beau temps. Vous rendez une visite de digestion ou de politesse; à peine êtes-vous arrivé au boudoir ou au salon, qu'il faut dire votre mot, auquel on riposte aussitôt. Voici à peu près l'ordre et la marche de cette entrée en campagne: «Comment vous portez-vous?--Quel temps fait-il?--Ah! quel froid!--Oh! quelle chaleur!--Monsieur votre père va-t-il mieux?--Avez-vous des nouvelles de madame votre tante?» Telle est l'espèce de munitions qu'on épuise à la première escarmouche; après quoi on s'arme de ce qu'on trouve, des flèches qu'on a le plus vite sous la main. Les théâtres sont toujours là pour cette seconde fourniture. Cette question; Avez-vous vu le dernier opéra ou la dernière comédie? succède immédiatement à l'interrogation touchant l'état de votre santé ou l'état de l'atmosphère. Il serait curieux de savoir, par exemple, combien de fois par heure, par quart d'heure, par minute, Paris a prononcé, depuis huit joins, les mois que voici: «Que pensez-vous de Dom Sébastien? Quand irez-vous entendre Maria di Rohan?»

Arrivés à ce point de l'oraison, il y a une foule de très-honnêtes gens qui sont à bout du génie et ne savent plus quelle contenance tenir: ils se frottent les mains ou respirent le flacon d'eau de Cologne placé sur la cheminée, ou font pirouetter leur lorgnon autour de l'index, ou tournent le dos au feu pour se donner l'importance d'un homme qui se chauffe les talons, ou caressent la chaîne de leur montre et regardent l'heure vingt fois.--Cela vous explique la grande importance que les spectacles occupent dans les préoccupations de cette ville. Outre le plaisir et la distraction que Paris trouve et achète à prix fixe dans ces magasins de prose, de vers, de chants, d'entrechats et de tirades, il est clair que les théâtres fournissent la nourriture aux muets et aux bègues. La moitié de Paris ressemblerait à une succursale de l'abbé Sicard si mademoiselle Grisi, M. Scribe, M. Donizetti, M. Duprez ne déliaient pas les langues; et sans Carlotta,--et mademoiselle Rachel, une foule de proches parents et de soi-disants amis intimes n'auraient rien à se dire.

Bouffé a eu le haut bout des propos interrompus pendant ces derniers jours; on ne s'est occupé que de Bouffé, on n'a parlé que de Bouffé. «Eh bien! savez-vous ce qui en est? Part-il? reste-t-il? Cent mille francs! cela est-il croyable?»

Il faut bien le croire, car cela est; tout le monde n'est pas le docteur Morphorius de Molière, qui doute de tout, de l'évidence la plus palpable, des coups de bâton qu'il reçoit.--Il n'est pas question de coups de bâton dans l'affaire de Bouffé, mais de cent mille francs en bons billets de banque ou en beaux écus comptant, que M. Nestor Roqueplan, directeur des Variétés, a donnés à M. Delestre-Poirson, directeur du Gymnase, pour paiement dudit Bouffé. M. Delestre-Poirson ayant fourni à M. Roqueplan bonne et due quittance, Bouffé a quitté le Gymnase et appartient depuis huit jours au théâtre des Variétés. Il y débutera le 1er décembre prochain.

Le merveilleux n'est pas que Bouffé passe d'un théâtre à un autre, mais qu'on achète un comédien si cher; dans dix-huit mois rengagement de ce spirituel acteur avec le Gymnase expirait de plein droit; ce sont ces dix-huit mois que M. Roqueplan a estimés 100,000 livres; c'est beaucoup d'estime. En outre, M. Bouffé jouira d'un appointement annuel de 25,000 francs, assaisonnés de trois mois de congé. Je ne sais si le théâtre, des Variétés a fait un bon marché, mais le théâtre du Gymnase a la prétention de n'en avoir pas fait un mauvais. «Eh bien! disait quelqu'un à M. Delestre-Poirson, croyez-vous que ce soit pour vous une bonne affaire?--Mais oui, assez bonne, répliqua M. Poirson: j'ai cédé hier pour 100,000 francs un acteur qu'avant-hier j'aurais donné pour rien.»

C'est quelque chose cependant que de perdre Bouffé; le Gymnase ajoute à cette perte celle de madame Volnys; il parait que la désertion va devenir à peu près générale, et que M. Delestre-Poirson est abandonné par ses plus anciens serviteurs.

Madame Volnys a maintenant trente-quatre ans; Léontine Fay est déjà loin, comme ou voit; qui ne se rappelle les succès précoces de cette charmante petite fille, actuellement la très-sérieuse madame Volnys?

On raconte de certains héros qu'ils jouèrent avec une épée sur le sein de leur nourrice; Léontine Fay dut jouer la comédie et fredonner le vaudeville dans le ventre de sa mère; en ouvrant les yeux, elle vit le soleil du lustre et de la rampe; le chef d'orchestre lui mit le bourrelet, le décorateur la mena à la lisière, le machiniste la berça, le souffleur lui donna la bouillie.--Léontine était célèbre, qu'elle bégayait encore; le laurier poussa dans ses langes, la gloire lui arriva au biberon.

A huit ans, elle avait parcouru les Pays-Bas et la France; à onze ans, elle débutait au Gymnase; c'était en 1821. Quel succès! la ville géante s'occupa d'une enfant.--Qu'y a-t-il de nouveau, Athéniens? Avons-nous vaincu à Chéronée, ou Philippe est-il à nos portes?--Eh! quoi de plus nouveau que Léontine mangeant des tartelettes, dans le Mariage Enfantin, avec des couplets de M. Scribe, et des confitures dessus. C'est alors que M. Fay s'écria, dans un transport d'admiration paternelle: «Et madame Fay qui ne voulait pas faire cette enfant-la!»

Peu à peu, la petite Léontine devint mademoiselle Léontine, et M. Scribe lui dit: «Siège à ma droite!» Puis M. Volnys passa par là un beau jour, et en fit sa femme. Enfant, demoiselle et femme, elle est née, elle a grandi au Gymnase; le Gymnase est son véritable père; il la berce, l'élève et la marie; il assiste à son baptême et à ses noces. Cette longue intimité va finir: madame Volnys entre au Théâtre-Français avec le titre de sociétaire; l'union de madame Volnys et du Théâtre-Français avait déjà été tentée il y a trois ou quatre ans, et rompue au bout de quelque temps; ce second essai sera-t-il plus solide et plus durable? Il faut l'espérer. La première fois, madame Volnys quitta le Théâtre-Français par dévouement conjugal: elle demandait que M. Volnys fût inscrit, comme elle, sur la liste de MM. les comédiens ordinaires du roi; le Théâtre-Français refusa et comme il donnait pour raison que le talent de M. Volnys n'était pas encore arrivé au point de perfection nécessaire pour mériter un tel honneur, «C'est vrai, dit madame Volnys avec cette naïveté qui la caractérise, mon mari n'est pas bon; il est même mauvais, très-mauvais, détestable; mais que voulez-vous, c'est M. Volnys!» Et elle brisa net les pourparlers. Le temps, à ce qu'il paraît, modifie l'héroïsme conjugal le plus entêté; madame Volnys a sacrifié cette fois son mari sur l'autel du Théâtre-Français; il n'est pas plus question de M. Volnys dans cette affaire que s'il n'existait plus; cependant il existe bien réellement, et se consacre quelque part à l'emploi des pères-nobles.--Il n'y a pas longtemps que M. Volnys était un jeune-premier; mais les jeunes-premiers et les jeunes-coquettes deviennent si vite grands-papas et grand mères! Et puis, un beau matin, vous lisez dans votre journal l'annonce de leur mort et de leur enterrement.

Ainsi vient de mourir mademoiselle Émilie Leverd, une des plus piquantes et des plus célèbres actrices de la Comédie-Française, Émilie Leverd avait eu le talent, la jeunesse, la grâce, la beauté; peu à peu tout cela disparut; quand la jeune et charmante Émilie est morte, elle avait cinquante-cinq ans, et ressemblait à une bonne grosse bourgeoise de l'île Saint-Louis ou du Marais. Acaste, Clitandre, Oronte et Alceste n'auraient jamais pu reconnaître, dans cette excellente et respectable créature, la belle Célimène aux traîtres veux. Voilà pourtant ce qui en est tôt ou tard des Célimènes légères et des divines Aramintes!

Mademoiselle Émilie Leverd était née à Paris vers 1790; comme madame Paradol, qui l'a précédée de quelques jours dans la tombe, elle entra d'abord par l'opéra dans la vie dramatique; madame Paradol avait commencé par chanter Gluck et Spontini avant d'arriver à Corneille et à Racine. Avant de faire connaissance avec Molière, Regnard, Marivaux, Destouches et Beaumarchais, Émilie Leverd dansa: son premier pas sur la scène fut un entrechat, mais ce n'était point l'entrechat qui devait lui créer un nom; elle réussit fort peu dans la pirouette, et n'aurait fait qu'une jolie et médiocre danseuse; Picard se trouva là, heureusement, pour interrompre le bal et convertir la bayadère en comédienne; il enrôla Émilie Leverd dans la troupe du théâtre Louvois, autrement dit théâtre de l'Impératrice, dont il était alors le général en chef. Le joli visage, la fine taille, les dix-huit ans d'Émilie Leverd firent de grands ravages dans le quartier Latin: on se battit aux portes du théâtre en l'honneur de ses beaux yeux. L'Empereur lui-même, le Napoléon de Marengo et d'Austerlitz, s'en émut, et, entre deux victoires, mademoiselle Leverd vint jouer Roxelane et Céliméne sur le théâtre de Saint-Cloud; le conquérant fut conquis; Émilie Leverd reçut, peu de temps après, un ordre de début au Théâtre-Français. On était en 1808; mademoiselle Contat avait pris récemment congé de Satan et de ses pompes, il allait une grande coquette pour la remplacer; Émilie Leverd se présenta hardiment, et le plus charmant succès justifia son audace. Voici ce que Geoffroy, le grand juge de ce temps-là, dit des premiers essais d'Émilie Leverd: «On avait répandu le bruit que la débutante ne faisait autre chose que copier mademoiselle Contat. Dès qu'on a vu mademoiselle Leverd, cette prévention s'est dissipée; on a trouvé qu'elle avait une physionomie et un caractère à elle. C'est surtout dans la Céliante du Philosophe Marié, que la comparaison entre ces deux actrices est facile; car il n'y a pas longtemps que mademoiselle Contat a cessé de jouer ce rôle; les souvenirs qu'elle y a laissés sont encore récents. Or, rien ne se ressemble moins que la manière dont elles ont joué l'une et l'autre: mademoiselle Contat y mettait une méchanceté, une brusquerie, une pétulance quelquefois outrée; elle ne visait qu'à l'effet théâtral, sans considérer l'âge, le sexe de Céliante, la bienséance qu'exige la scène; mademoiselle Leverd, au contraire, a donné à Céliante une douceur, une grâce, une aménité dont l'effet n'est pas assez piquant, et qui affaiblissent le caractère. Quoique mademoiselle Leverd ne nous ait pas représenté au naturel la véritable Céliante de Destouches, elle nous a fait voir un enjouement si aimable, tant de finesse et tant de grâce, qu'elle s'en fait aisément pardonner.» Et plus loin, Geoffroy ajoute: «Quand mademoiselle Leverd doit paraître, la salle est toujours pleine; voilà des débuts précieux pour le théâtre. C'est dans ces occasions que l'intérêt des comédiens est souvent imposé à leurs passions: ils craignent les débuts brillants, et ils les aiment. De la beauté et du talent, c'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour que mademoiselle Émilie Leverd excite l'envie et produise de secrètes rivalités; mais la comédie ne peut que gagner à ces débats: c'est la source de l'émulation.»


       Émilie Leverd, décédée le
              18 novembre.

Plus tard, ce que Geoffroy appelle la source de l'émulation dégénéra en querelles furieuses. De 1802 à 1812, Céliante se contenta de recevoir et de rendre de simples escarmouches; mais en 1812, à l'époque même de la campagne de Russie, mademoiselle Leverd entra en campagne contre un redoutable ennemi: mademoiselle Mars, depuis longtemps sans rivale dans l'emploi des ingénues, mit le pied sur le terrain des grandes coquettes, et aussitôt la guerre fut déclarée, et de vives batailles se livrèrent des deux côtés. Le public, partagé en deux camps, en vint plus d'une fois aux mains, sous les drapeaux de Leverd et de Mars. Un ordre signe de Moscou essaya de régler cette mémorable querelle; mais le vainqueur de l'Europe, qui venait de saisir l'empire des czars et le tenait encore palpitant en ses puissantes mains, ne put parvenir à mettre d'accord deux comédiennes, Mademoiselle Mars ne voulut accepter aucun traité de partage; et mademoiselle Leverd, vaincue, malgré une courageuse résistance, se retira fièrement. C'était un rude parti pour une actrice charmante et adorée; aussi mademoiselle Leverd ne put-elle longtemps bouder contre elle-même: elle sortit de sa tente après un an de rancune, vint frapper à la porte du Théâtre-Français, et rentra en Grèce. Ce fut par une comédie de M. Étienne, l'Intrigante, que l'exilée reparut, après cette apparence de retraite. La pièce excita de telles tempêtes, que la censure impériale intervint et mit son véto.

Cependant les années marchèrent, tandis que l'Empire s'écroulait, et mademoiselle Leverd fut attaquée d'un mal qui est la ruine des jolies femmes: du mal de l'embonpoint; il fallut bien s'y résigner, et de Célimène qu'on était, se résoudre à devenir la femme jalouse, la mère coupable, madame Evrard, et même madame Patin; c'en était fait de la douceur, de la grâce et de l'aménité dont Geoffroy parlait douze ou quinze ans auparavant. Madame Patin n'avait besoin que de la verve ronde et de la grosse gaieté qui sont dans ses domaines... Et enfin arriva le temps où madame Patin elle-même se décida à prendre définitivement sa retraite, non pas par un caprice d'amour-propre et de rivalité, comme avait fait Céliante, mais par lassitude, par raison, par nécessité... Et c'est ainsi qu'Émilie Leverd disparut et finit.

Tout ce monde impérial, auquel elle avait appartenu, va mourir ou est mort comme elle: les héros de cour, des champs de batailles et de coulisse; les plus puissants, les plus habiles, les plus glorieux, comme les plus riantes, les plus adorées et les plus belles!



Algérie.

PÈLERINAGE DE LA MECQUE.--TRANSPORT DES PÈLERINS DE L'ALGÉRIE, DE MAROC ET DE TUNISIE A BORD DE BÂTIMENTS FRANÇAIS.


Embarquement dans le port d'Alger des Pèlerins de la Mecque.

Le pèlerinage est pour les fidèles musulmans de l'un et l'autre sexe un acte religieux qui consiste à visiter, une fois dans sa vie, le Kaabah (maison carrée tabernacle de Dieu), à la Mecque, au jour prescrit par la loi, et avec différentes pratiques ordonnées par la religion. Cette loi n'oblige que ceux à qui leur position ou des circonstances particulières ne permettent pas de s'en dispenser, comme par exemple la condition libre, le bon sens, l'âge de majorité, l'état de santé, l'état d'aisance, la sûreté du voyage, la compagnie du mari ou d'un proche parent, sous la garde duquel doit être la femme qui se destine au pèlerinage; enfin, l'absence de tout empêchement légitime, de quelque genre qu'il soit.

Le fidèle est tenu en son particulier à différents exercices, pour s'acquitter convenablement de ce devoir important de l'islamisme; ces exercices consistent à s'arrêter aux premières stations, autour de la Mecque, à une certaine distance de la cité sainte, et sur la route même des pèlerins qui y viennent de toutes les parties du inonde, à y faire les purifications, à prendre l'ihram, espèce de voile ou manteau pénitencier formé de deux pièces de laine blanches et neuves, sans coutures. Finie pour se couvrir la partie inférieure, et l'autre la partie supérieure du corps; à se parfumer avec du musc ou d'autres aromates, à réciter des prières et à psalmodier des cantiques à haute voix. Le pèlerin ne peut être vêtu que de son ihram; il peut cependant avoir sur lui des espèces en or ou en argent, mais dans une bourse ou dans une ceinture, être armé d'un sabre, porter son cachet au doigt, et le saint livre du Koran dans un sac pendu à son côté. A son arrivée à la Mecque, il doit aussitôt se rendre directement au Kaabah, entrer dans le temple par la porte Schéibé, les pieds nus, et en récitant une prière consacrée, s'approcher de la Pierre-Noire (1), la baiser respectueusement ou bien la toucher des deux mains et les porter ensuite à la bouche, faire, immédiatement après, les tournées autour du sanctuaire, en partant de l'angle de la Pierre-Noire, et avançant toujours du côté droit, pour avoir le sanctuaire à gauche, et par là plus près de son cœur. Cette tournée autour du Kéabé se renouvelle sept fois de suite: le pèlerin est tenu de faire les trois premières en se balançant alternativement sur chaque pied, et secouant les épaules; les quatre autres, au contraire, d'un pas lent et grave. Les tournées, qui forment un des actes les plus importants du pèlerinage, doivent se faire en trois différents temps: la première, le jour même de l'arrivée du pèlerin à la Mecque; la seconde, appelée tournée de visite, pendant un des quatre jours de la fête de Biram; et la troisième, tournée de congé, le jour même de son départ de la Mecque.

Note 1: L'hommage que l'on rend à cette pierre est pour rappeler au fidèle l'aveu et la confirmation de l'acte de foi que toute la légion des êtres spirituels fit à la création du monde. L'Être-Suprême les ayant interrogés de la sorte: «Ne suis-je pas votre Dieu?» Tous répondirent: «Oui, vous l'êtes.» Ces paroles furent déposées dans le sein de cette pierre par l'Éternel lui-même. «Aussi la Pierre-Noire, d'après les expressions du Koran, est un des rubis du paradis: elle sera envoyée au dernier jour; elle verra, elle parlera, et elle rendra témoignage de tous ceux qui l'auront touchée en vérité et dans la sincérité de leur cœur.

Le pèlerin doit aussi, ce dernier jour, boire de l'eau du puits de Zemzem, dont l'origine miraculeuse est attribuée à l'ange Gabriel, et même emporter de cette eau sainte pour en avoir chez lui et pour en donner à ses proches et à ses amis. Enfin, au moment où il sort du temple, il doit encore, 1º porter la main sur le voile du Kaabah; 2º faire les prières les plus ferventes, en les accompagnant de larmes et de soupirs; 3° toucher le mur Multezem qui est entre la Pierre-Noire et la porte du sanctuaire, en y posant d'abord la poitrine, ensuite le ventre et la joue droite, à l'exemple de ce qu'a pratiqué le prophète lui-même; 4º se retirer le visage constamment tourné vers le sanctuaire; et 5º sortir par la porte El-Ouada (porte de la promesse), après en avoir respectueusement, baisé le seuil.


                   Traversée des Pèlerins de La Mecque.

Ces principales pratiques du pèlerinage sont entremêlées d'une foule d'autres, d'excursions ou de processions hors de la ville, de visites à l'Oeumré, petite chapelle située au milieu d'une plaine à deux heures au nord de la Mecque, du jet des Sept-Pierres, de la célébration de la fête des Sacrifices (Aid-Adha ou Kourhan-Baïram), l'une des deux grandes fêtes religieuses de l'islamisme, etc.

C'est Mohammed (Mahomet) qui établit d'une manière invariable et permanente le jour où tous les ans seraient célébrées la fête du Pèlerinage et celle des Sacrifices.--Il la fixa au commencement de mars, à l'approche du printemps, dans le double but de rendre le voyage moins pénible aux pèlerins, et de faciliter en même temps le transport et la vente de leurs denrées. On voit par là que le pèlerinage fut dans l'origine une institution non moins politique que religieuse, favorisant le commerce par la création dans le désert d'un immense marché, source de richesses et de prospérité pour les villes pauvres où l'habile législateur vécut longtemps obscur chamelier.

Rien n'égale le zèle et l'empressement de tous les peuples qui professent l'islamisme à remplir ce devoir important de leur culte. Les anciennes traditions relatives à l'origine du Kaabah, la profonde et constante vénération des Arabes païens pour ce tabernacle, la politique qu'eut Mohammed de consacrer ces mêmes opinions, et de présenter la visite du sanctuaire comme un précepte divin, et l'un des principaux articles de sa doctrine; la dévotion avec laquelle il s'en acquittait lui-même; enfin, l'exemple de ses disciples, de ses successeurs et des musulmans de tous les siècles, concourent à faire regarder encore aujourd'hui comme absolue et indispensable l'obligation de visiter au moins une fois dans sa vie le temple de la Mecque. Pour entreprendre ce pèlerinage, les musulmans surmontent avec une constance étonnante les hasards et les difficultés d'un voyage long et pénible. Aussi en voit-on chaque année plus de cent mille de tout sexe, de tout âge, de toute condition, s'acheminer des diverses contrées de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, vers le Kaabah de la Mecque. Il est des années où le nombre des pèlerins va jusqu'à cent cinquante mille. Selon une opinion populaire, il ne peut jamais y en avoir moins de soixante-dix mille, parce que c'est le nombre arrêté dans les décrets du ciel, et que toutes les fois qu'il reste inférieur les anges y suppléent d'une manière invisible et miraculeuse.


Caravane de la Mecque.

Le grand corps des pèlerins réunis à Damas marche sous l'escorte d'une véritable armée, qui est chargée de les protéger contre les attaques des Arabes nomades, surtout dans les déserts de la Syrie et de l'Arabie, et qui les conduit jusqu'à la distance de trois journées de Médine. Là, ces pèlerins se réunissent à ceux d'Afrique, qui marchent également sous la garde d'un des premiers beys d'Égypte. La sortie de la grande caravane, qui part du Caire dans les derniers jours du mois de décembre, et qui met quarante jours pour arriver à la Mecque, se fait en grande pompe. Au jour fixé, toute la foule des pèlerins, logée sous des tentes en dehors de la porte des Victoires, se met en chemin, ayant à sa tête le chameau mahmel portant le tapis offert chaque année à la ville du prophète. Tous les deux ou trois ans, les sujets de l'empereur de Maroc font aussi ce voyage en corps, sous la conduite particulière d'un officier de ce monarque. Les mahométans de la Perse, du Japon, des Indes et du reste de l'Orient, marchent d'ordinaire par bandes vers l'Arabie, et pourvoient par eux-mêmes à ce qui leur est nécessaire, tant pour la sûreté que pour la commodité du voyage. Arrivés sur les terres de l'Arabie, tous, en général, se reposent sur la vigilance et sur les soins du chérif de la Mecque, qui est censé répondre d'eux.

Le chérif de la Mecque reçoit le corps des pèlerins à la tête de troupes nombreuses chargées de veiller à leur salut pendant les stations hors de la cité, soit avant, soit après la célébration de la fête des Sacrifiers, comme aussi de maintenir l'ordre parmi les pèlerins eux-mêmes.

Toutes les pratiques, aussi austères que minutieuses, qui constituent le pèlerinage, se terminent par des fêtes et des réjouissances qui durent trois nuits du Raman, et pendant lesquelles le chérif de la Mecque, les pachas de Damas et d'Égypte font tirer des milliers de fusées, tandis qu'une bonne partie des pèlerins, surtout les Égyptiens et les Arabes, s'ébattent par toutes sortes de jeux et de bouffonneries.

Tout musulman qui se destine au pèlerinage se nomme hallal (débutant), jusqu'au moment ou il prend l'ihram dans l'une des stations aux environs de la Mecque. Couvert de ce manteau, il porte le nom de mohrim, auquel succède celui de hadj, qui signifie pèlerin. Aussitôt qu'il a satisfait à toutes les pratiques requises pour cet acte religieux, cette dénomination de hadj, que la religion accorde à tous ceux qui ont visité le sanctuaire, devient une espèce de surnom que les pèlerins de tout état, de tout rang et de toute condition conservent le reste du leurs jours. A cette prérogative qui leur concilie une espèce de vénération publique, se joint encore celle de se laisser croître la barbe, comme étant une pratique consacrée par la loi et par l'exemple même du prophète.

Sous la domination turque, l'époque ordinaire du départ d'Alger pour le pèlerinage de la Mecque était à peu près fixé au mois de novembre, afin que les pèlerins pussent arriver assez à temps au Caire pour se joindre à la grande caravane qui part de cette ville. Le pèlerinage était autorisé par le bey dans une réunion du Medjlis (tribunal des ulémas) qu'il convoquait à cet effet et où était appelé l'oukil (administrateur) de la corporation de la Mecque et Médine. Celui-ci remettait au muphti les sommes destinées aux pauvres de ces villes, et qui étaient fixées invariablement pour chaque année a environ 10,800 fr. Cet argent était ensuite confié par portions égales à chacun des pèlerins, qui en devenait le gardien et en faisait la remise, à la Mecque, à un beit-el-mal (trésorier), qui était regardé comme le chef de la caravane d'Alger. Cette caravane se composait de trois à quatre cents pèlerins, qui se réunissaient à Alger de tous les points de la régence. Les Arabes habitant les contrées les plus voisines du désert s'adjoignaient à la caravane de Maroc, qui traversait une partie du Sahara pour se rendre à Alexandrie. Ces voyages se faisaient ordinairement sur un ou plusieurs bâtiments de transports frétés par des négociants d'Alger. Chaque pèlerin payait son passage: celui du beit-el-mal et des gens à son service était seul gratuit.

Au moment du départ d'Alger, l'oukil de la Mecque et Médine remettait au beit-el-mal l'oukfia, ou état nominatif des personnes de la ville sainte qui avaient droit aux secours annuels envoyés d'Alger. La somme de 10,800 fr. versés par la corporation s'accroissait parfois des dons faits par les hauts fonctionnaires de la régence. La caravane arrivée à sa destination, les fonds étaient distribués par le beit-el-mal aux personnes désignées, dans la proportion d'un tiers pour les pauvres de la Mecque et de deux tiers pour ceux de Médine.

En cas de décès d'une de ces personnes, les héritiers avaient droit à sa portion. Si, dans la traversée, un pèlerin venait à mourir, le beit-el-mal s'emparait de ses effets, en faisait la vente, prélevait un droit de dix pour cent, et rendait compte il son retour des successions qu'il avait recueillies.

Aucun envoi de marchandises n'était expédié de la régence, dont le commerce d'exportation était presque nul; mais les denrées produites par l'Hedjaz, (nom de la province où est située la Mecque) étaient importées en assez, grande quantité et donnaient un bénéfice important au commerce algérien, tels que l'ambre, la perle, les cachemires, le café moka, le musc, les bois d'aloès et de sandal, l'écaille, les chapelets et les étoiles brochées de Damas.

Après la conquête d'Alger par la France, les pèlerinages ont été interrompus, et les indigènes ont pu voir dans cette omission d'une pratique qui leur est chère, une preuve de notre mépris ou tout au moins de notre indifférence pour leurs mœurs et leur religion. Dès le commencement de 1836, cependant, l'attention de l'administration algérienne s'était portée sur l'utilité de faire revivre en Algérie les pèlerinages, sous les auspices et avec la protection de l'autorité française. Les circonstances difficiles dans lesquelles le pays s'est trouvé, l'état de guerre sans cesse renaissant et de permanentes hostilités ont, pendant plusieurs aimées, encore retardé la réalisation de ce projet. Mais en 1842, la situation favorable de notre colonie a permis enfin de mettre à exécution une mesure dont l'importance politique et commerciale même ne saurait être l'objet d'aucun doute; car en même temps que les indigènes trouveront naturellement dans l'assistance accordée par le gouvernement à l'accomplissement de l'une des prescriptions de l'islamisme une preuve de l'égale sollicitude avec laquelle l'administration s'attache à protéger toutes les croyances religieuses, sans distinction de culte et de nation, il est présumable que nous retirerons de grands avantages pour l'influence morale de notre domination et pour l'extension de nos relations commerciales d'une disposition dont l'effet doit être, tôt ou lard, d'attirer dans nos ports les caravanes qui aujourd'hui font le commerce du désert par le Maroc.

Parti de Toulon le 13 septembre 1842, un bâtiment à vapeur de l'État, le Caméléon, de 220 chevaux, commandé, par M. le capitaine de corvette Poutier, a été expédié en Algérie pour être mis à la disposition des pèlerins. Cent vingt-quatre indigènes, appartenant aux classes riches et lettrées, et recueillis dans les provinces d'Alger, d'Oran et de Constantine, ainsi que dans la régence de Tunis, ont pris place à bord de ce navire, et ont été transportés aux frais de l'État à Alexandrie, où ils sont arrivés le 3 octobre suivant. A leur débarquement, les dispositions prises par les soins de notre consul-général leur ont assuré l'aide et l'assistance qui leur étaient acquis en leur qualité de sujets de la France, et dont ils avaient besoin pour accomplir leur pèlerinage. Comme la plupart étaient venus sans provisions, le gouvernement a pourvu à leur nourriture pendant la traversée, et avait fait mettre à bord des approvisionnements consistant en moutons, volailles, œufs, fruits secs (raisins et figues), riz, biscuit, sucre et café. Le pèlerinage terminé, un autre bâtiment de l'État, le Tancrède est allé rechercher les pèlerins, et les a ramenés, au mois de juillet 1843, dans les divers ports où ils avaient été embarqués.

Dès le mois d'août 1842, l'agha El-Mezari (v. l'Illustration, t. Ier, p. 349), deux de ses fils et Abd-el-Aziz, chef des Douairs de la province d'Oran, avec une douzaine du personnes de suite avaient été admis comme pèlerins, aux frais de l'État, sur les paquebots partant de Marseille pour Alexandrie, d'où ils ont également été ramenés de la même manière.

Les heureux résultats produits par ce premier essai ont déterminé le gouvernement à le renouveler cette année. Le 4 octobre 1843, le bâtiment à vapeur le Cerbère, affecté à cette mission spéciale, est arrivé à Alger; il en est parti le 6 pour aller prendre d'abord à Tanger quelques personnages importants qui ont sollicité cette faveur et auxquels elle a été accordée, il a touché ensuite successivement à Mers-el-Kebir, Cherchell, Alger, Philippeville et Rone, pour recueillir dans chacun de ces ports les pèlerins algériens, et a continué sa marche vers Alexandrie en touchant à Tunis, ou il avait également l'ordre de recevoir à son bord les pèlerins de cette régence. Outre les provisions nécessaires à leur nourriture, le Cerbère a embarqué à Toulon deux cents couvertures de campement, destinées à les garantir des rigueurs de la saison pendant la traversée.

C'est par de semblables mesures, sagement combinées avec les résultats des expéditions militaires et surtout avec le développement de la colonisation, qu'il deviendra chaque jour moins difficile, il faut l'espérer, d'assurer le succès de l'œuvre importante que la France a entreprise et poursuit depuis plus de treize années en Algérie.



Académie des Sciences.

COMPTE-RENDU DES SÉANCES DES DEUXIÈME ET TROISIÈME TRIMESTRES.

(Voir t. II, p. 182.)

1. Sciences médicales. (Suite.)

Pathologie médicale.--M. Guyon a adressé d'Alger à M. Breschet une note sur un cas de morve précédée de farcin qui s'est développée par contagion du cheval à l'homme, et a pu être inoculée de l'homme au cheval. Cette observation, recueillie avec le plus grand soin et très-détaillée, suffirait à détruire tous les doutes, s'il pouvait en exister encore sur la propriété contagieuse pour l'homme de cette affection terrible, et jusqu'à présent incurable dans l'espèce humaine.

M. Moreau de Jonnès a communiqué à l'Académie, dans les séances du 10 juillet et du 7 août, des données statistiques nouvelles sur le nombre d'aliénés existant en France, et sur les causes de l'aliénation mentale. Ce sujet avait déjà été abordé par plusieurs auteurs, mais aucun n'avait pu réunir les éléments de calcul que M. Moreau de Jonnès a trouvés dans une investigation officielle. Les recherches de ce savant consciencieux portent à. 18,350, ou 1 sur environ 2,000 habitants, le nombre des aliénés existant en France. Ce calcul est basé sur huit recensements annuels et généraux.

3,400 à 5,800 aliénés, 1 sur 6,000 habitants, sont annuellement admis dans les hospices; les sorties montent à 3,000, les morts sont de 1,600 à 1,969, 9 à 10 sur 100.

Selon M. Moreau de Jonnès, sur 10 aliénés, 7 doivent la perte de leur raison à des causes physiques, 3 seulement à des causes morales. Parmi les causes physiques, l'idiotisme et l'épilepsie figurent en première ligne et presque pour la moitié des cas; l'ivrognerie, l'irritation excessive, etc., viennent ensuite. Le chagrin et l'amour sont les causes morales qui ont le plus d'action; puis viennent les idées religieuses, etc.

M. Parchappe, médecin de l'asile des aliénés de Rouen, a lu à l'Académie un mémoire dans lequel il rappelle que, dès 1839, il a évalué approximativement le nombre des aliénés en France à 1 sur 2,000, chiffre conforme à celui qu'un calcul rigoureux a donné à M. Moreau de Jonnès; cette évaluation était fondée sur les documents publiés par M. Ferrus, dans son important ouvrage intitule des Aliénés. M. Parchappe pense aussi, comme M. Moreau de Jonnès, que la civilisation ne peut avoir qu'une heureuse influence sur l'aliénation mentale; mais il s'attache à démontrer que M. Moreau de Jonnès réunit à tort dans un même cadre l'idiotisme, l'épilepsie et la folie. «On ne saurait mettre sur la même ligne ni confondre, au point de vue de leur cause et de leur origine, dit M. Parchappe, l'idiotisme, ou idiotie, et la folie; réunir ces deux affections sous le nom commun d'aliénation mentale, c'est donner à cette expression un sens trop étendu et détourné de celui que l'on s'accorde généralement à lui reconnaître en pathologie.

«L'idiotie n'a de commun avec la folie que le trouble des facultés intellectuelles; elle en diffère essentiellement sous beaucoup de points de vue, mais surtout sous le rapport de l'étiologie, c'est-à-dire de l'étude de leurs causes. L'idiotie est une maladie congénitale, ou au moins contemporaine de la première enfance; sa cause est une défectuosité d'organisation, mais l'idiotie elle-même n'est pas une cause, c'est une maladie; la faire figurer parmi les causes de l'aliénation mentale, c'est agir comme si l'on signalait parmi ces causes la folie.

«On peut en dire autant de l'épilepsie, avec cette restriction pourtant que l'épilepsie est quelquefois une véritable cause d'aliénation mentale; mais habituellement, dans les cadres étiologiques, l'épilepsie ne représente autre chose que la maladie elle-même, compliquée ou non de folie.

«L'irritation excessive, ajoute M. Parchappe, est-elle vraiment une cause de folie, et que signifient, à proprement parler, ces mots? Leur sens est bien vague: irritation ne peut guère être ici synonyme que de susceptibilité; la susceptibilité n'est pas un cause, c'est une prédisposition, et si on la considérait comme cause, ce serait une cause morale.

«Défalquant du total des causes l'idiotie, l'épilepsie et l'irritation excessive, il reste: causes physiques, 2,938; causes morales, 3,147; différence en plus pour ces dernières, 209.»

M. Moreau de Jonnès, sans profiter de plusieurs arguments qu'il pouvait, ce nous semble, faire valoir en sa faveur, a borné sa réponse à dire qu'il avait adopté une classification des maladies mentales différente de celle de M. Parchappe, parce que son travail était antérieur aux publications du médecin de Rouen, et parce que, d'ailleurs, les opinions sur ce chapitre varient à l'infini. Après avoir attaqué la doctrine de M. Parchappe, et avoir dit qu'il persisterait à considérer comme une même chose l'idiotie et l'aliénation mentale, jusqu'à ce que le scalpel lui eût démontré quelque différence entre le cerveau d'un idiot et celui d'un fou, il a décliné toute prétention à traiter la question au point de vue médical, et a déclaré que l'auteur de la classification adoptée par lui était l'illustre Pinel.

M. Parchappe aurait bien des choses à répondre; car, pour s'en référer à l'autorité qu'invoque le savant académicien, qu'aurait dit Pinel si on lui eut interdit de classer les différents délires avant que le scalpel démontrât leurs caractères distinctifs? Si, jusque-là, on lui eût contesté le droit de distinguer une de ces malheureuses créatures, ébauches grossières de l'intelligence humaine, et ce fou de génie, à qui une hallucination faisait voir sans cesse un précipice à côté de lui.

Est-il bien certain, d'ailleurs, que l'impossibilité de distinguer anatomiquement le crâne et le cerveau d'un idiot de ceux d'un fou soit de règle générale; ne serait-ce pas l'exception? puisqu'on cite Esquirol comme ayant partagé l'opinion de Pinel, ne pourrait-on pas faire observer qu'Esquirol a le premier modifié la classification de son maître, et fait le premier pas dans la doctrine qui sépare l'idiotie de l'aliénation, en séparant l'idiotie de la démence, celle de toutes les formes de l'aliénation avec laquelle on s'accorde à lui trouver le plus d'analogie. M. Parchappe pourrait dire aussi que Georget, contemporain d'Esquirol, et dont le nom a bien quelque poids, a considéré l'idiotie comme devant être étudiée et classée en dehors de l'aliénation mentale, proprement dite.

Mais en admettant, avec de très-bons esprit, la question de l'idiotie comme non résolue, que dire de l'épilepsie? Faut-il considérer tous les épileptiques comme aliénés? Non, sans doute, et M. Moreau de Jonnès le dira comme nous. Cependant, un bon nombre d'épileptiques non aliénés partagent l'asile de ceux chez qui l'aliénation se joint à l'épilepsie. Dans beaucoup d'asiles même, et c'est un malheur, les épileptiques, sains d'esprit ou fous, sont confondus avec les aliénés non épileptiques. Est-ce une raison pour enregistrer tous les épileptiques comme fous? tous les cas d'épilepsie comme cause de folie? Parce qu'un hôpital renferme des galeux et des scrofuleux, faut-il confondre dans un même cadre la gale et les scrofules?

«Qu'est-ce que l'irritation excessive?» demande M. Parchappe; mais ici on l'arrête en lui opposant encore le nom de Pinel, et lui disant qu'il est fatal de s'élever contre la parole du maître. Nous avions toujours vécu dans la conviction que rien n'est plus fatal que de jurer sur la parole du maître, et qu'on nous permette de l'avouer, la contre-partie de cet aphorisme nous rappelle les proverbes que Beaumarchais s'amusait à retourner.

M. Négrier présente une note sur un moyen d'arrêter les hèmorrhagies nasales, qui consiste à élever un bras ou les deux à la fois, après avoir bouché préalablement la narine ou les narines si l'écoulement a eu lieu des deux côtés. Il s'appuie sur un assez grand nombre d'observations qui lui sont propres, et que M. Dumas déclare avoir vu ce moyen réussir plusieurs fois. On sait que certaines attitudes, comme la station à genoux et l'extension des bras en croix, sans autre soutien que la force musculaire, amènent chez quelques individus un état voisin de la syncope ou même la syncope complète quand ces altitudes sont maintenues un certain temps. Cela expliquerait assez bien, sous le rapport physiologique, l'effet produit par l'élévation des bras dans l'hémorrhagie nasale. L'expérience aura bientôt décidé de l'importance réelle de ce moyen, que nous n'avions encore vu indiqué dans aucun auteur, et dont il faudra savoir gré à M. Négrier, si la pratique générale vient confirmer les observations qu'il a pu faire.

Chirurgie.--M. Jobert de Lamballe a présenté un mémoire sur la cure radicale de la grenouillette par un procédé autoplastique dont il est l'inventeur; ce procédé, fort ingénieux, a réussi déjà plusieurs fois à M. Jobert, et on peut le considérer comme une véritable conquête chirurgicale, puisqu'il permet de guérir sans retour un mal dont les moyens employés jusqu'à ce jour amenaient rarement la guérison momentanée, et n'empêchaient presque jamais la récidive.

Plusieurs mémoires ont été présentés, notamment par MM. Malgaigne et Desmarres, sur des opérations pratiquées pour rendre à la cornée si transparence en enlevant les couches devenues opaques, et pour remédier par l'autoplastie aux pertes de substance on à l'enlèvement de cette importante partie de l'œil. Les essais n'ont encore été tentés que sur des animaux, et demandent à être continués par de nouvelles et nombreuses expériences, et sanctionnés par le temps avant que ces différents procédés soient appliqués à l'homme. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette question dans le compte-rendu du prochain trimestre.



Des Théâtres et du Droit Perçu sur leurs recettes.

On trouve dans les registres manuscrits du Parlement, à la date du 27 janvier 1541, des lettres patentes de François ler accordées aux Confrères de la Passion et enregistrées par le Parlement, à la condition de l'accomplissement de certaines formalités. Nous y lisons;

«Sur lettres patentes portant permission à Charles le Noyers et consorts, maistres et entrepreneurs Au Jeu et Mystère de l'Ancien Testament, faire jouer et représenter en l'année prochaine ledit jeu et mystère, suivant lesdites lettres, leur a esté permis par la cour, à la charge d'en user bien et duement sans y user d'aulcunes frauldes, ny interposer choses prophanes, lascives ou ridicules; que pour l'entrée du théâtre, ils ne prendront que deux solz de chascune personne; pour le louage de chascune loge durant ledict mystère, que trente escus; n'y sera procédé qu'à jours de festes non solennelles; commenceront à (une) heure après midy, finiront à cinq; feront en sorte qu'il n'en suive scandalle ou tumulte; et à cause que le peuple sera distraict du service divin, et que cela diminuera les aulmônes, ils bailleront aux pauvres la somme de mil livres, sauf à ordonner de plus grandes sommes.»

Cette stipulation d'une somme une fois payée est la plus ancienne redevance connue imposée à un théâtre au profit des pauvres. Nous avons le premier, dans un autre ouvrage, fait connaître cet édit. Nous n'en avons trouvé aucun autre qui ait, sous les règnes suivants, prescrit un prélèvement du même genre; mais si la mesure ne continua pas à être obligatoire, les comédiens furent toujours volontairement charitables. Sur les plus anciens registres que possède la Comédie-Française, sur les registres de la troupe de Molière, on voit souvent figurer à la dépense du jour des articles analogues à ceux que nous y trouvons à la date du 25 mai 1665. On avait donné Don Japhet d'Arménie, de Scarron; la recette avait été de 265 livres; voici la dépense:

        Frais ordinaires                            55 liv.  13 s.
        A Craunier, pour des menus frais,            1       10
        A M. Ducroisy, pour une charité,            11        »
        Pour les Capucins,                           1        »

Ou trouve souvent, sur les registres de cette troupe, de ces mentions de charités. On y voit même figurer le prix de deux messes; mais c'est quelques jours après la mort de Molière, et sans aucun doute à l'occasion de cet événement. Quant aux aumônes aux Capucins, elles reviennent sans cesse pour des sommes de dix sous à deux et trois livres. Jusqu'en 1696, ces dons demeurèrent variables; mais, à partir de cette époque, les Comédiens Français consentirent à ce qu'il fût prélevé chaque mois, sur leurs recettes, une somme à répartir entre les plus pauvres couvents de Paris. Les Cordeliers, non compris dans le partage, adressèrent aux Comédiens la requête suivante:

«Chers frères, les Pères Cordeliers vous supplient très-humblement d'avoir la bonté de les mettre au nombre des pauvres religieux à qui vous faites la charité. Il n'y a point de communauté à Paris qui en ait un plus grand besoin, eu égard à leur nombre et à l'extrême pauvreté de leur maison. L'honneur qu'ils ont d'être vos voisins leur fait espérer que vous leur accorderez l'effet de leurs prières, qu'ils redoubleront pour la prospérité, de votre chère compagnie.»

Le 25 février 1699, cet abandon, jusque-là facultatif de la part des directeurs, devint obligatoire, et une ordonnance de cette date porte que «le roi, voulant contribuer au soulagement des pauvres, dont l'Hôpital général est surchargé, a cru devoir leur donner quelque part aux profits considérables qui reviennent des opéras de musique et comédies qui se jouent à Paris par sa permission.»

C'est de cette dernière époque que date ce qu'on appelle le droit des pauvres; mais avant la Révolution, cette redevance n'était pas la seule que les théâtres eussent à acquitter. Ils payaient également tribut, la Comédie-Française exceptée, à l'Académie royale de Musique. Des registres que possèdent les archives de l'Opéra nous font connaître les noms et les chiffres des redevanciers pour l'année 1784-85:

Le Vauxhall d'Hiver, le sieur de La Salle,               liv.  s.   d.
 forfait pour l'année.                                   600   »    »
Les grands danseurs de corde, le sieur Nicolet,
 à 48 livres par représentation.                      18,048   »    »
Ambigu-Comique, le sieur Audiot, à 36 livres, par
 représentation.                                      16,048   »    »
Variétés-Amusantes, les sieurs Maltère, à 36 livres
 par représentation.                                  20,868   »    »
Redoute chinoise, le sieur Plainchêne, à 24 livres
 par représentation.                                   2,391   »    »
Les Associés, du 1er octobre, 600 livres par an.         300   »    »
Figures en cire du sieur Curtins.                        150   »    »
Spectacle du théâtre des Beaujolais.                     835   »    »
Le sieur Préjean.                                         25   »    »
Ombres Chinoises.                                        120   »    »
Optique du sieur Zaller.                                 180   »    »
Les Fantoccini italiens.                                 345   »    »
Les feux du sieur Ruggiere.                              936   »    »
Joute de la Rapée.                                       324   »    »
Joute du Gros-Caillou.                                   384   »    »
Courses de chevaux du sieur Ashley jusqu'au
 16 février 1785.                                      2,016   »    »
L'homme ventriloque.                                      24   »    »
Machine hydraulique, à 5 livres par mois.                  5   »    »
Le sieur Nicoud, pour avoir le droit de faire
 voir son singe.                                           6   »    »
Le sieur Marigny, pour avoir le droit de faire
 voir des nains.                                          36   »    »
Le sieur Second, pour avoir le droit de faire
 voir des marionnettes.                                   48   »    »
Le sieur Devains, pour un cabinet de figures en cire.     36   »    »
Le sieur Du Mesuyb, géants, pour la foire Saint-Germain.  30   »    »
Le sieur Berlin, mécanicien.                              12   »    »

                         Total.                       63,841   6    8

L'année suivante, les abonnements annuels furent plus nombreux; mais cet arrangement fut tout dans l'intérêt de l'Opéra, qui exigea, à forfait: de la Comédie-Italienne, 40,000 liv.; des Variétés, 40,000 liv.; des grands danseurs de corde, 24,000 liv.; et de l'Ambigu-Comique, 30,000 liv.

La Révolution vint abolir ce vasselage comme tous les autres; mais bientôt, le droit fixe et général du dixième de la recette brute au profit de l'administration des hospices fut établi à Paris, sur tous les théâtres sans exception. Cette mesure détermina la plupart d'entr'eux à augmenter du dixième le prix de leurs places, par ce calcul que le public ne serait point éloigné ou diminué par cette augmentation, qu'ils regardaient comme insignifiante, et qu'ainsi ce serait uniquement lui qui supporterait cet impôt. C'est ce qui explique le prix actuel de 44 sous pour une place de parterre à la Comédie-Française. Il n'était antérieurement que de 40 sous.

Un document administratif, récemment publié, fait connaître les sommes que les différents théâtres ont payées pour ce droit depuis trente-cinq années, que l'on divise en périodes quinquennales. L'Opéra a versé, pour sa part, 2 millions 573,000 fr.; le Théâtre-Français. 2 millions 215,000 fr.; l'Opéra-Comique, 2 millions 60,000 fr. En voici le détail:

                               Opéra.       Français.      Opéra-Comique.

        De 1807 à 1811,       293,000       351,000         334,000 fr.
        De 1812 à 1816,       305,000       385,000         337,000
        De 1817 à 1821,       282,000       344,000         323,000
        De 1822 à 1826,       314,000       348,000         306,000
        De 1827 à 1831,       309,000       234,000         243,000
        De 1832 à 1836,       498,000       251,000         215,000
        De 1837 à 1841,       572,000       303,000         302,000

Nous bornant à ces cinq dernières années pour les autres théâtres, nous voyons que, de 1837 à 1841, en prenant, non pas le rang que leur assigne le plus ou le moins de dignité de leurs genres respectifs, mais l'ordre que nous indique l'importance de leur tribut, ils ont payé:

        Cirque-Olympique,                356,000 fr.
        Italiens,                        315,000
        Palais-Royal,                    277,000
        Variétés,                        238,000
        Gymnase-Dramatique,              216,000
        Gaieté,                          201,000
        Vaudeville,                      195,000
        Porte-Saint-Martin,              180,000
        Ambigu-Comique,                  162,000
        Folies-Dramatiques,              124,000

Nous avons souvent entendu et lu des réclamations contre ce prélèvement sur les recettes des entreprises théâtrales; mais nous n'avons pas été frappés de la force des arguments qu'on a mis en avant pour les justifier. Pour notre part, nous ne croyons pas que l'art y gagnât plus que l'ordre public et la morale, si la libre concurrence était permise en spéculations de ce genre. Le législateur a donné à l'autorité le droit de limiter le nombre des théâtres et d'accorder les privilèges nécessaires pour les exploiter. C'est une faveur, par conséquent, qu'elle accorde; son droit d'y imposer des conditions est donc incontestable, et, pour notre pari, nous ne trouvons celle de remettre un dixième des recettes aux pauvres ni injuste ni excessive.

Nous savons bien qu'on a argué contre ce droit des déconfitures nombreuses qui se sont succédé dans les directions; nous ne pensons pas qu'il en ait été le moins du monde la cause véritable; nous n'ignorons pas davantage qu'en additionnant les chiffres des déficits des faillites pendant une période dont on avait fait choix, on a trouvé que leur total était aussi celui des paiements faits aux hospices. On en a conclu que si les pauvres n'eussent rien reçu, les directeurs qui avaient fait de mauvaises affaires auraient au contraire pu payer intégralement leurs créanciers. Nous regardons ce calcul comme purement spécieux, et la conséquence comme fort peu logique. La plus forte partie de ce total des versements faits aux hospices a été fournie par les entreprises qui prospéraient, et par conséquent celles qui sont tombées pour n'avoir pas fait de recettes, à moins de se substituer aux pauvres, n'auraient profilé en rien de ce tribut des théâtres heureux. C'est donc ailleurs qu'il faut chercher la cause des malheurs financiers d'un grand nombre de directeurs, et le tort de l'administration, qui, à nos yeux, n'y est pas étrangère, mais par un tout autre fait que celui qui lui est reproché par les adversaires du droit des hospices.

Les théâtres concourent à la prospérité de Paris en y attirant les étrangers, et le gouvernement est le premier à reconnaître l'influence politique qu'ils peuvent ainsi indirectement exercer; chaque année des subventions importantes sont demandées aux Chambres et votées par elles pour soutenir ceux des grands théâtres qui ont à faire face aux frais les plus considérables. Ils encouragent l'art, ils activent l'industrie, et l'on a calculé qu'en fournisseurs qu'ils alimentent et en individus qu'ils emploient, depuis le premier ténor de l'Opéra jusqu'à l'ouvreuse de loges des Funambules, vingt mille familles (plus d'un trentième de la population) sont intéressées plus ou moins directement à l'existence des théâtres. Enfin, le total annuel de leurs recettes ne s'élève pas à moins de 10 à 12 millions. On comprend facilement dès lors la portée désastreuse qu'ont nécessairement les malheurs financiers de ces sortes d'entreprises.

Depuis 1830, dans une période de douze années, vingt et un privilèges en autorisation équivalant à des privilèges (non compris les cinq théâtres royaux subventionnés) ont été exploités à Paris: la Renaissance, le Théâtre-Nautique, le Vaudeville, le Gymnase, les Variétés, le Palais-Royal, la Porte-Saint-Martin, la Gaieté, l'Ambigu, le Cirque, les Folies-Dramatiques, les Délassements-Comiques, le Panthéon, Beaumarchais, le Luxembourg, Saint-Marcel, Molière, Saint-Laurent, les Jeunes-Élèves, le Gymnase-Enfantin et les Funambules. Eh bien! dans cette, même période, la Gazette Municipale, qui s'est livrée, dans un article très-bien pensé, à cette triste supputation, compte dix-huit déconfitures!

La cause est-elle dans l'abandon du goût public? non, car aujourd'hui, autant que jamais, la population se porte nombreuse aux théâtres qui savent l'attirer, et le chiffre total des recettes générales est là pour en fournir la preuve. Il a doublé depuis 1814.

Dans le nombre des théâtres? Mais leur nombre n'a pas doublé comme les recettes, et d'ailleurs, telle entreprise qui a succombé sous une administration réussit immédiatement après sous une autre.

Il faut donc le reconnaître, la prospérité des théâtres est tout entière dans les entrepreneurs qui les dirigent; et, puisque la limitation du nombre de ces entreprises, la durée et la concession des privilèges, constituent un droit purement administratif, c'est l'administration qui devient responsable quand elle n'a pas apporté dans ses choix toute la sollicitude nécessaire, quand elle les a fait porter sur des hommes sans aptitude, sans garanties. Or, nous le demandons, à coté de choix sérieux qui semblent avoir été faits pour être la critique et la condamnation des autres, à côté de choix d'hommes qui ont su faire la fortune de leur théâtre, la leur et celle de leurs cointéressés, combien n'a-t-on pas vu de nominations dont le bon sens public est encore à se rendre compte? Trop souvent, pour se délivrer d'une obsession ou faire cesser une attaque, on a remis à un homme un droit qui lui fournit l'infaillible moyen de se ruiner et de ruiner les autres. Il faut des qualités nombreuses pour faire un bon directeur de théâtre. On a vu, la plupart du temps, prendre les hommes qui en étaient le plus dépourvus.

Nous ne craignons pas de le dire, la Banque de France, si prospère, si opulente, si féconde pour ses actionnaires, la Banque de France elle-même n'eût pas résisté à la direction de certains privilégiés. Qu'on veuille donc bien voir le mal là où il est, et ne pas en aller chercher la cause dans le droit des hospices, impôt respectable et bien assis.



La Sainte-Cécile.

Les vieux usages s'effacent graduellement, et bientôt il ne restera plus rien des institutions dont l'origine était antérieure à la Révolution. Autrefois, le 22 novembre de chaque année, les musiciens de Paris fêtaient leur patronne, sainte Cécile, par une messe du rite solennel. Les plus habiles chanteurs et instrumentistes de nos théâtres contribuaient en cette circonstance à l'éclat des cérémonies liturgiques. Heureuse la paroisse qu'ils choisissaient pour s'y faire entendre! Ce fut, tour à tour Saint-Sulpice, Saint-Eustache et Saint-Roch, et toujours une affluence considérable se groupa autour d'eux, dans l'église qu'ils emplissaient de pieuses harmonies. Cette affluence-même a effrayé l'autorité ecclésiastique, elle a pensé que l'office de sainte Cécile dégénérait en spectacle, et qu'une curiosité profane était le principal motif de ce concours. Une défense expresse de l'archevêque de Paris a interdit la célébration de la Sainte-Cécile. L'association des artistes musiciens ne pourra plus consacrer ses talents à son antique patronne, et devra se borner désormais à des festivals donnés dans la salle de l'Opéra.

Ainsi, quoique Paris soit le véritable chef-lieu du monde musical, la Sainte-Cécile n'y a pas été chômée; quelques ménétriers des guinguettes ont fraternisé, le soir du 22 novembre, dans les cabarets des barrières, mais le propre de la sainte n'a pas été tiré des armoires des sacristies. Il n'en a pas été de même dans les départements; les musiciens de presque toutes nos villes ont rendu à leur patronne leur hommage accoutumé, avec le concours du clergé. Les sociétés philharmoniques, les corps de musique de la garde nationale et des régiments se sont réunis dans les églises, et le plaisir causé par leurs accords n'a nui en aucune façon à l'édification des fidèles. En Flandre surtout le culte de sainte Cécile est plus que jamais en vigueur. Les nombreuses confréries musicales des villes du Nord, différenciées par leurs costumes ou par des ornements particuliers, rivalisent de zèle pour honorer la vierge chrétienne sous la protection de laquelle elles se sont placées.

C'est sur la foi des anciens actes de sainte Cécile que les musiciens l'ont adoptée pour patronne. Ses biographes racontent qu'élevée dans le christianisme, au sein d'une famille païenne, elle s'exerçait à chanter les louanges du Seigneur en s'accompagnant sur la harpe. Elle fut martyrisée, selon Fortunat de Poitiers, entre l'an 176 et 180, sous les empereurs Commode et Marc-Aurèle. Sa fête est solennisée, non-seulement en France, mais dans toute l'Europe. Deux auteurs anglais, Pope et Congrève, ont composé des odes à sa louange. «Que les poètes, s'écrie Pope, cessent de nous vanter Orphée; Cécile a reçu le don d'une puissance irrésistible. Les chants d'Orphée ramenèrent une ombre des enfers; ceux de Cécile transportent nos âmes au ciel.»



Théâtres.


Théâtre-Italien.--Une Scène de Maria di Rohan.

THÉÂTRE-ITALIEN.

Maria di Rohan, mélodrame tragique en trois parties, musique de M. Donizetti.


                 M. Donizetti.

M. Donizetti est assurément le plus fécond des compositeurs modernes. Il lui faut moins de temps pour jeter sur le papier un mélodrame tragique ou comique, qu'à M. tel ou tel pour composer une romance. A-t-il quarante ans? je ne sais; mais, ce que je sais bien, c'est qu'il a déjà produit soixante-quinze opéras. Dom Sébastien est le dernier; Maria di Rohan est le soixante-quatorzième.

Qui n'a vu au Vaudeville, il y a quelque dix ou onze ans, un drame en trois actes intitule Un Duel sous le cardinal de Richelieu? Qui peut avoir oublié combien Volnys y était terrible, combien madame Albert s'y montrait pathétique et passionnée? C'est ce drame que M. Cammarano, poète ordinaire de Sa Majesté Donizetti ler, a traduit en vers italiens et intitulé Maria di Rohan. Maria, c'est la duchesse de Chevreuse, infidèle à son mari et éprise du prince de Chalais, par un de ces bizarres caprices du cœur qu'on ne peut s'expliquer; car il n'y a pas un spectateur ni une spectatrice qui ne donnât volontiers dix princes de Chalais pour le duc de Chevreuse.

M. Cammarano, qui a plus de sens qu'on ne le supposerait quand ou voit jouer son Bélisario, a suivi, scène par scène, le drame de M. Lockroy. Il est donc inutile que je raconte ce une tout le monde sait. La surprise, la douleur, l'indignation du duc, quand il se voit trahi par son meilleur ami et par la femme pour laquelle il aurait donné mille fois sa vie, sa joie cruelle quand il est sûr de se venger, l'abattement du prince, la terreur de l'épouse coupable, tous ces éléments de terreur et de pitié font du dénouement de Maria di Rohan l'une des scènes les mieux conçues et les plus vigoureusement exécutées du théâtre contemporain. Cette scène a inspiré à M. Donizetti un trio d'un effet puissant, et qui aurait suffi au succès de son soixante-quatorzième ouvrage. Il s'y trouve cependant bien d'autres morceaux remarquables, un air plein d'éclat et de passion chanté par le duc de Chevreuse, quand le terrible secret lui est révélé, deux charmantes cavatines, un duo fort agréable, et des couplets où pétille toute la gracieuse malice et toute la verve satirique du jeune abbé de Gondy. A tout ce mérite dramatique du poème, à toute cette richesse mélodique de la partition, ajoutez la supériorité de l'exécution, la finesse et la grâce de madame Brambilla, l'habileté vocale et la mélancolie de Salvi, l'énergie dramatique de mademoiselle Grisi, la profonde et brillante passion de Ronconi, ce grand acteur, et vous ne vous étonnerez plus que la salle Ventadour soit pleine jusqu'aux combles à chaque représentation de Maria di Rohan, depuis tantôt quinze jours.

ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

Dom Sébastien, roi de Portugal, opéra en cinq actes, paroles de M. Scribe, de l'Académie Française, musique de M. Gaétano Donizetti, divertissements de M. Albert, décorations de MM. Philastre et Cambon, Séchan, Dieterle de Despléchin.


          Dom Sébastien.--Levasseur,
                         dom Juan.

Le roi dom Sébastien,--celui de l'histoire,--eut un jour, comme on sait, la fantaisie de conquérir le Maroc. Il leva une armée de quatorze mille hommes, ou à peu près, et s'embarqua. A son arrivée en Afrique, il trouva devant lui soixante mille hommes au moins sous les armes, lesquels étaient commandés par l'empereur de Maroc en personne. Cet empereur de Maroc était un homme d'un caractère et d'un talent remarquables. Il recula d'abord devant les Portugais, qui se mirent à sa poursuite et s'éloignèrent ainsi de la côte. Tout à coup il fit volte-face, étendit autour de la petite troupe de dom Sébastien les immenses ailes de sa cavalerie, le sépara de sa flotte, l'investit complètement, et ne livra la bataille qu'après s'être assuré de la victoire. Dom Sébastien périt dans la mêlée, et les Portugais furent exterminés.

Dom Sébastien fut on grand fou, on ne peut le nier; mais il fut puni par où il avait péché, et son malheur fut assez grand pour que l'on dût considérer sa faute comme expiée. M. Scribe n'en a pas jugé ainsi, et ne l'en a pas tenu quitte à si bon marché.

C'est donc l'histoire du roi dom Sébastien, revue, corrigée et considérablement augmentée par le très-spirituel auteur de Bertrand et Raton et de la Camaraderie, qu'il faut que je vous raconte.

--Bélier, mon ami, commence par le commencement,--Je ne connais guère de précepte plus sage, et auquel il soit plus utile de se conformer. Au premier acte, donc, le roi est au moment du s'embarquer. Son oncle, dom Antonio, qui doit être, en son absence, régent du royaume, l'attend sur le port. C'est le même que l'histoire appelle dom Henri.

Dom Antonio est en compagnie de dom Juan de Sylva, grand-inquisiteur. Ils causent en attendant l'arrivée du roi, et dès les premiers mots, l'on voit ce qu'ils sont et à qui l'on a affaire. Il serait difficile de trouver un oncle et un inquisiteur moins délicats. Jugez-en;

DOM ANTONIO.

Ainsi nous l'emportons, et le destin entraîne
L'imprudent Sébastien sur la rive africaine.

JUAN DE SYLVA.

Mais, prêt à s'éloigner, votre royal parent,
O dom Antonio, vous remet la régence...

ANTONIO.

Que je dois à vos soins, vous, ministre prudent.
Vous, grand-inquisiteur... et, pendant son absence,
Je pretends avec vous partager la puissance...

JUAN, à part.

Que ta débile main ne gardera qu'un jour.

Cet hypocrite maraud de dom Juan s'est, en effet, vendu et a vendu sa patrie au roi d'Espagne, qui n'attend que le moment favorable pour s'emparer du Portugal.

Ces deux honnêtes personnages sont interrompus,--quand ils n'ont plus rien à se dire,--par un soldat armé d'un placet. Vous jugez comme on le reçoit: «Arrière, vilain! hors d'ici, manant!» Mais le roi n'entend pas qu'on traite ses soldats d'une façon si cavalière, et il arrive tout à propos


Académie royale de Musique.--Dom Sébastien.--Scène du troisième acte. Une place publique.--Dom Sébastien se présente au peuple pour se faire reconnaître;
le grand-inquisiteur le fait arrêter comme imposteur.

pour prouver au soldat maltraité qu'il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu'à ses saints. «Qui es-tu?» dit-il au pauvre diable.--Celui-ci lui raconte qu'il a été matelot, soldat et poète; mais il ajoute, et à mon sens il a grand tort, qu'il a été de l'expédition de Vasco de Gama. Il ne faut jamais se vanter d'exploits qu'on n'a pas faits.

Duprez, dom Sébastien. Madame Stoltz, Zaida. Barroilhet, Camoens.

Or, la découverte des Indes-Orientales, a eu lieu longtemps avant sa naissance; mais quand il se vante d'être poète, on peut s'en rapporter à lui; il s'appelle Camoens. Que demande Camoens? Deux choses; que le roi lui donne du service dans l'armée d'Afrique;--accordé;--qu'il ne laisse pas brûler vive une pauvre jeune fille qui est tombée dans les griffes de l'Inquisition.

Ce second point est plus difficile, car le cas est grave. D'abord, la condamnée s'appelle Zaida, nom fort compromettant à Lisbonne, car il ne ressemble guère à un nom chrétien. De fait, elle est fille d'un grand personnage du Maroc, bien quelle ne s'en vante pas. On l'a prise à Tunis--que diable aussi était-elle allée faire à Tunis?--on l'a convertie de force, puis on l'a mise au couvent. Elle s'est ennuyée au couvent, et a jeté un beau jour le froc aux orties. On l'a reprise, et on la mène au bûcher. «Pourquoi fuyais-tu? dit le roi.--Pour revoir l'Afrique et mon vieux père.--Tu ne mourras pas.»

Le grand-inquisiteur réclame et défend, comme de raison, les droits de la justice. (Cela s'appelait justice, en ce pays-là.) «Sire, vous êtes tout-puissant, mais vous ne pouvez annuler les arrêts de notre saint tribunal.--Eh bien! je puis du moins commuer la peine, et je condamne cette jeune fille à l'exil. --En quels lieux?--En Afrique, et près de son vieux père.

Comme un le voit, le roi dom Sébastien est d'humeur plaisante; mais il a affaire à forte partie, et dom Juan de Sylva grommelle entre ses dents; «Rira bien qui rira le dernier.»

Au second acte, la scène est en Afrique, Zaïda est de retour de ses longs voyages et réinstallée dans le palais de son père. Le général en chef des Marocains,--qui d'ailleurs porte un nom peu commun en Arabie, car il s'appelle Abayaldos,--le farouche. Abayaldos est amoureux de Zaïda, et n'a pris aucune inquiétude de ses voyages et de ses aventures. C'est sans doute l'usage dans le Maroc que les jeunes filles fassent toutes seules leur tour d'Europe, pour perfectionner leur éducation. Abayaldos en est plus épris que jamais, et cette confiance héroïque ne lui sert de rien. Zaïda est revenue d'Europe amoureuse de dom Sébastien, ce qui est assez naturel puisqu'elle lui doit la vie. Elle l'aime avec tant d'ardeur que, lorsqu'elle en parle, elle ne sait plus ce qu'elle dit.

Hélas! le doux ciel de mes pères

N'a pu consoler mon ennui:

Mon âme aux rives étrangères

Est demeurée auprès de lui.

Elle ne peut ignorer pourtant qu'il est en Afrique, puisque c'est lui qui l'a ramenée, et puisque le cri de pierre des Africains retentit de tous les côtés autour d'elle. D'ailleurs, aussitôt qu'elle apprend l'issue du combat, que fait-elle? elle vole sur le champ de bataille. Ce qui prouve, par parenthèse, avec quelle impudence on a calomnié ces pauvres Orientaux quand on a prétendu qu'ils enfermaient leurs femmes et leurs filles.

Après tout, Zaïda ne pouvait mieux faire que de tenter cette incursion à travers champs, comme vous allez voir.

Le terrible Abayaldos a taillé les chrétiens en pièces. Dom Sébastien est blessé, et dom Henrique aussi. Dom Sébastien s'évanouit au moment même où le sanguinaire Abayaldos arrive auprès de lui, le yatagan au poing, et suivi de ses Marocains. «Où est le roi? dit Abayaldos--C'est moi,» dit dom Henrique en se mourant. Quant il a dit cela, il tombe et meurt. «Puisqu'il est mort, dit Abayaldos, vous ferez bien de profiter de l'occasion pour l'enterrer.» Après tout, cet Abayaldos n'est pas aussi méchant que son terrible nom le ferait croire.


                  Massot, Abayaldos.

Cependant le roi dom Sébastien est resté tout seul, évanoui, et couché sur une pierre. Abayaldos ne l'a pas vu, ou l'a cru mort. Zaida paraît tout à coup. Zaida, qui ne va jamais sans son flacon, lui fait respirer des sels (textuel). Il se ranime, il se relève, il chante, et, sans désemparer, se prend pour Zaïda de la passion la plus vive, ce qui convient merveilleusement à sa situation et à sa fortune. Aussitôt Abayaldos revient; il ne s'étonne pas le moins du monde, de trouver là Zaïda, et ne songe pas même à lui demander ce qu'elle y fait; il est trop habitué à la voir courir. Mais, apercevant un chrétien debout, il vent l'abattre. Zaida le défend. «Ne le tuez pas, dit-elle; laissez-le libre, et je vous épouserai.» Marché conclu. L'amoureux dom Sébastien ne trouve pas le plus petit mot à dire à cet arrangement; et, demeuré seul, il chante une romance:

Seul sur la terre,

Dans ma misère,

Je n'ai plus rien.

Amour céleste,

Qui seul me reste,

Est mon soutien, etc.

On ne s'explique pas trop peut-être cet amour céleste pour une femme qu'il vient de voir marier au superbe Abayaldos sans hasarder même une observation. Mais le grand talent de M. Scribe est justement de promener ses spectateurs dans un monde merveilleux, où rien ne se passe comme dans le monde réel.

Vous voudriez bien savoir quel parti prend dom Sébastien après qu'il a chanté sa romance, et s'il fait quelques tentatives pour entretenir Zaida de cet amour céleste, qui seul lui reste. Mais je ne puis vous le dire, par la raison très-plausible que je n'en sais rien.

Quoi qu'il en soit, au troisième acte, nous retrouvons dom Sébastien à Lisbonne. Il y est arrivé tout juste pour assister à son enterrement. En effet, le roi de Maroc a rendu au Portugais le cadavre de dom Henriqne. Non content de ce procédé courtois, il leur offre la paix, une paix éternelle, et, pour que ses propositions soient mieux accueillies, il a choisi pour son ambassadeur l'irrésistible Abayaldos. Toute la ville est en l'air; les cloches sonnent à toute volée; la cathédrale drapée et pavoisée de noir est prête pour le service funèbre; bientôt le cortège s'avance. Vous n'exigez pas sans doute que je vous fasse le compte de tous les moines gris, blancs ou noirs du cortège: ils sont innombrables; chacun d'eux tient un cierge allumé dans la main. Après eux viennent les députations des villes, précédées de leurs bannières; puis les autorités constituées du royaume, religieuses civiles et militaires; puis les chevaux de bataille du roi, empanachés, caparaçonnés de noir et d'argent. Il y en a six, quoique l'usage, ne fut pas d'en exhiber plus d'un; mais l'Opéra a jugé qu'un seul cheval serait maigre et de peu d'effet; l'Opéra est mathématicien, il a calculé que si un cheval faisait plaisir à voir, six chevaux feraient naturellement six fois plus de plaisir, et il n'a pas coutume de lésiner avec le public. Après les chevaux vient le corbillard, qui est superbe. Ce spectacle n'est pas très-réjouissant, peut-être, mais il est certainement magnifique, et l'on n'a jamais rien vu de plus beau, même sur le boulevard du Temple, même au Cirque-Olympique. Il nous est doux d'avoir à constater sur ce point la supériorité de l'Opéra.

Dom Sébastien, confondu dans la foule, assiste froidement à cette cérémonie, avec son ami Camoens, qu'il vient de retrouver là, et il est vrai de dire qu'il prend assez philosophiquement la chose. Mais quand un roi veut garder l'incognito, il ne doit pas prendre un poète, pour confident. Les inquisiteurs,--vous savez qu'ils ont un vieux sujet de rancune contre dom Sébastien,--s'avisent de faire son oraison funèbre, et Dieu sait tout ce qu'ils se permettraient si Camoens les laissait dire; mais il se montre, et réclame: «Je ne souffrirai pas qu'on outrage mon roi,» s'écrie-t-il. Dom Juan, l'inquisiteur en chef, survient avec dom Antonio, le régent, qui, sur la nouvelle de la mort de son neveu, est devenu roi. Il ordonne qu'on arrête Camoens et dom Sébastien est obligé de se montrer à son tour. Mais, les deux coquins n'ont garde de le reconnaître. Il a beau se nommer et faire valoir son bon droit, les familiers du saint-office l'entourent, le garrottent et l'entraînent dans les cachots de l'inquisition.

Une fois arrêté, il faut bien qu'on s'en débarrasse. Le sacré tribunal s'assemble; on l'interroge: il répond fièrement qu'il ne répondra pas. C'est ce qu'il peut faire de mieux puisque sa perte est résolue; mais Zaida a demandé à comparaître connue témoin. (Elle est venue à Lisbonne avec son mari.) Elle proclame l'identité du roi. Infortunée! le farouche Abayaldos est derrière elle, sous le costume et le sinistre voile d'un familier de l'inquisition. Il la dément, elle insiste, et laisse percer le secret de sa passion; il se découvre alors, et la livre aux inquisiteurs. Les inquisiteurs, enchantés d'une pareille aubaine, condamnent le roi et l'Africaine à périr sur le même bûcher.--Entre nous, je suis loin de blâmer la sentence, pourvu toutefois qu'on se hâte de l'exécuter.

On ne tarde guère. Dom Juan est aussi pressé que moi d'arriver au dénouement. Mais le dénouement pour lui c'est l'avènement des Espagnols.--Ils s'approchent.

Dès ce soir,

Le duc d'Albe sera sous les murs de Lisbonne!

et aucun Portugais ne s'en doute! Voilà une marche merveilleuse!

On amène Zaida devant l'inquisiteur: «Tes jours et ceux de ton complice sont entre mes mains.

--Prends-les.

--Et si je te faisais grâce?

--Je refuserais.

--Et si je sauvais la vie de celui que tu nommes le roi?

--Le sauver! lui? Que faut-il faire?

--Presque rien. Qu'il signe cet écrit, et je vous sauverai tous les deux. Sinon, la mort.»

Zaida fait la commission. Qu'est-ce donc que cet écrit si important? C'est une déclaration par laquelle dom Sébastien cède au roi d'Espagne tous ses droits sur la couronne de Portugal. Dom Sébastien refuse: «Plutôt mourir dix fois!»--Mais voir mourir celle qu'il adore! cet effort est au-dessus de son courage, et il signe. A peine il a signé, qu'on entend une barcarolle.

C'est Camoens qui chante sous les fenêtres du palais de l'inquisition. Ces fenêtres sont tout ouvertes. On se doute bien que l'Inquisition n'aurait jamais imaginé de mettre des barreaux à ses fenêtres. Griller les fenêtres d'une prison! allons donc! pour qui la prenez-vous? Elle n'était pas capable de procédés aussi peu délicats! Camoens entre donc par cette fenêtre sans le moindre obstacle, et dit au prince et à Zaida; «Suivez moi.»

A ce balcon une échelle attachée,

Et du toit de la tour une barque, approchée

Vont nous conduire à l'autre bout.

C'est fort bien; mais pour qui s'est-il amusé à canter deux couplets de barcarolle, au lieu de monter tout de suite? On l'a entendu, comme de raison. Vraiment, les poètes et les barytons ne devraient jamais se mêler des affaires politiques.

Qu'arrive-t-il? Que pendant qu'ils font sur les toits un voyage fort périlleux, dom Juan et l'implacable Abayaldos se promènent au bas de l'édifice. Il y a, dit l'un, complot pour les sauver.--Je le sais, dit l'autre.--Ils vont fuir. --Tant mieux!--Pourquoi?--Regardez.»

Les trois fugitifs sont sur l'extrémité d'un toit suspendu au-dessus du Tage. Une échelle de cordes pend à ce toit. Dom Sébastien s'y place, et commence à descendre: Zaida le suit. Alors, un coup de fusil part du coin de l'édifice et blesse à mort Camoens; des soldats coupent l'échelle, et Zaida ainsi que dom Sébastien disparaissent dans les flots.

Il va peu de livrets qui renferment autant de faits et d'incidents que celui de Dom Sébastien; les événements s'y succèdent avec une telle rapidité que l'auteur a rarement le temps de les préparer, de les expliquer, ou de les développer convenablement. Les situations y abondent, mais les sentiments, les passions que ces situations devraient faire naître, ne sont peut-être pas assez indiquées.

On connaît les qualités habituelles de M. Donizetti, son habileté à manier l'orchestre et à tirer parti de la voix des chanteurs, la facilité de ses mélodies et l'élégante clarté de son style. Ces dons précieux que lui a prodigués la nature, et que l'étude a développés en lui, brillent d'un vif éclat dans une partie des morceaux de Dom Sébastien. Il y en a bien quelques-uns où son imagination paraît en défaut, où il semble que l'inspiration lui manque. Dans ces morceaux même il chante toujours; seulement sa mélodie est vulgaire et roule sur des données trop connues pour intéresser. Le chœur d'introduction, l'air de Camoens, les couplets où il prédit l'avenir--(de quoi se mêle-t-il?), l'air du roi: Entendez-vous la trompette? sont de ce nombre, ainsi qu'une bonne moitié des morceaux du second acte; mais la marche des inquisiteurs, où les timbales sont si heureusement employées; l'air où Zaida remercie le roi, qui vient de la délivrer; au second acte, le duo entre Zaida et Sébastien, dont l'accompagnement est si habilement détaillé et si expressif, sont des inspirations remarquables. L'air de Sébastien, qui termine cet acte, est plein de grâce et de mélancolie, et je ne verrais rien à lui reprocher, si M. Duprez le chantait juste. Mais, hélas! M. Duprez ne ressemble-t-il pas un peu trop aujourd'hui à un excellent cavalier dont le cheval est fourbu?

Au troisième acte, il y a deux duos. Le premier, chanté par Massot et madame Stoltz brille par l'énergie; le second a beaucoup de charme, au moins dans la première partie, et M. Bairoilhet y montre une grâce et une facilité d'exécution vocale bien rares aujourd'hui. La seconde partie serait mieux placée à l'Opéra-Comique qu'au grand Opéra. Mais tout cela, et même la charmante romance de Camoens, est oublié quand on entend la marche qui accompagne le cortège funèbre. Les trompettes, les tambours amortis par le crêpe, les chants de l'église et ceux du peuple et des guerriers, combinés avec une habileté souveraine, y produisent un effet qu'on chercherait vainement à analyser et à décrire. Cela serre le cœur, et remplit l'imagination d'idées funèbres et, comme dit Bossuet, de tous les épouvantements de la mort.

Le final du quatrième acte, qui termine la scène de l'inquisition, est encore un morceau du premier ordre, et auquel il n'y a rien à comparer dans le répertoire de l'Académie-Royale de Musique, si l'on en excepte les morceaux d'ensemble de Rossini, et la conjuration des catholiques, dans les Huguenots.

Ou trouve, au cinquième acte, un duo remarquable, une barcarolle charmante et délicieusement chantée par Bairoilhet, et un petit trio plein de grâce et d'esprit, et qui serait irréprochable s'il n'était, par malheur, un peu trop léger pour la situation. Ce défaut se retrouve plus d'une fois dans la partition de M. Donizetti, comme dans ses autres ouvrages. Mais où donc n'y a-t-il pas de défauts? La perfection n'est pas de ce monde. On peut du moins avoir assez de qualités pour faire oublier ses défauts, et c'est à quoi M. Donizetti réussit à merveille.

Les décorations de Dom Sébastien sont magnifiques. On y a surtout remarqué trois vues de Lisbonne, et une admirable toile de fond, qui représente la plaine d'Aleazar-Kebir, après la défaite des Portugais. C'est un tableau qui, s'il était peint à l'huile, suffirait pour rendre un paysagiste immortel. L'auteur n'a pas signé, mais je suis bavard, et j'aime à trahir les incognito. C'est à M. Despléchin que l'on doit ce bel ouvrage.



MARGHERITA PUSTERLA.

CHAPITRE XXI,

SENTENCE.

Cependant on disposait tout pour le nouveau jugement. Le procès secret intenté devant la société de justice une fois terminé, son arrêt devait, comme la première fois, être soumis à l'assemblée générale qui représentait ou était censée représenter le peuple milanais. La cloche du Broletto nuovo, qui invitait les chefs de famille à se rassembler pour entendre la lecture du jugement et pour donner leur avis, retentit dans le cœur de Buonvicino comme un prélude de mort, comme le râle de l'agonie. Abandonnant sa cellule, il entra dans l'église pour y prier. Il alla se prosterner devant ce même tombeau près duquel il s'était agenouillé pendant ce mémorable vendredi-saint où Dieu avait parlé à son cœur, et, lui inspirant un pieux repentir, l'avait appelé à une vie nouvelle. Que d'événements avaient eu lieu depuis ce jour! Marguerite était encore le principal objet de ses pensées, mais, hélas! dans quelle affreuse situation elle se trouvait alors!

Pendant qu'il priait pour les opprimés et pour les oppresseurs, absorbé depuis quelques heures dans ses méditations et dans ses prières, il se sentit toucher légèrement l'épaule. Il leva les yeux et aperçut un jeune page, élégamment vêtu, qui se tenait à une respectueuse distance. Une grosse vipère brodée en argent sur son justaucorps apprit à Buonvicino que ce page était de la maison de Visconti. Le cœur palpitant de crainte et d'espérance, il marcha à sa rencontre, et, avec un regard qui exprimait toute l'anxiété de son âme, il lui dit:

«Quels sont les ordres du seigneur vicaire?»

Le page répondit en s'inclinant:

«L'excellentissime seigneur vicaire présente ses respects à votre révérence. Il a envoyé de fortes aumônes pour qu'on dise des messes à votre couvent, et il se recommande spécialement à vos prières. Puis il lui fait savoir que ceux qui ont été jugés ce matin....

--Ils ont donc été jugés? interrompit Buonvicino, pâlissant et rougissant tour à tour.

--Ils ont été condamnés à la mort,» répondit le page avec indifférence,

Buonvicino eut à peine la force de demander: «Tous?

--Tous, reprit le page, et le prince, en témoignage de son estime particulière, accorde à votre révérence la faveur de les assister dans leurs derniers moments.»

Était-ce pitié véritable? était-ce' une injure raffinée de Luchino? Le moine ne chercha point à le deviner; mais en un instant il comprit tout ce que devait avoir de pénible pour lui le devoir nouveau qu'il lui restait à remplir. Il leva ses regards vers le ciel, et s'écria:

«Que le sacrifice s'accomplisse!»

Puis se tournant vers l'envoyé de Luchino:

«Rendez grâce au seigneur vicaire de ce que je reçois de lui comme une faveur, et du ciel connue une dernière épreuve, --et la plus redoutable.»

Le lendemain, quand midi sonna. Marguerite entendit ouvrir la porte de son cachot. Oh! cette fois, ce n'était point pour un brutal geôlier qu'elle s'ouvrait; cette fois, Marguerite ne rencontre pas, comme à l'ordinaire, un regard injurieux ou indifférent. Non, elle voit, oh! elle voit, elle reconnaît un ami, elle reconnaît Buonvicino.

«O mon père! s'écria-t-elle, quelle consolation est la mienne! je n'eusse jamais osé la demander au Seigneur. Le ciel ne m'a donc point oubliée, et, au milieu de ce purgatoire, il m'envoie un de ses anges pour me relever.

--Dieu, ma fille, n'oublie rien sur la terre, pas même le vermisseau que nous foulons en passant; comment oublierait-il les créatures qu'il a faites à son image?»

Qui pourrait raconter ce que se dirent, dans une pareille circonstance, ces deux cœurs animés du plus pur amour et vivifiés par la piété la plus ardente? Lorsque Marguerite, accablée par le poids de ses souvenirs, cachait sa tête dans ses mains et se taisait, Buonvicino respectait ce douloureux silence. Avait-elle besoin, au contraire, de laisser s'exhaler en paroles un désespoir si longtemps comprimé, il lui ouvrait son âme. Ils parlaient ensemble de tout ce qu'ils avaient aimé, de tout ce qu'ils aimaient encore et que l'échafaud allait leur ravir; et les récompenses qu'un Dieu consolateur leur promettait dans l'autre vie, leur apparaissant au-delà de ce sombre avenir, adoucissaient leurs affreuses tortures. Mais lorsque le moine fut obligé de se retirer et de laisser Marguerite à elle-même, les horreurs de la mort l'effrayèrent; elle tomba, abattue par la douleur, sur le pavé de son cachot, et donna des larmes amères à cette vie qu'on allait lui enlever dans sa fleur.

Plusieurs jours de suite, Buonvicino revint dans la cellule de Marguerite l'assister de ces consolations si précieuses qui sont le trésor des cœurs dévoués. Un jour, lorsqu'il eut salué sa pénitente d'une voix étouffée et bien différente de la voix d'un homme oui annonce une faveur:

«Madame, lui dit-il, on veut que je vous apprenne que les coutumes vous concèdent la faculté de demander la grâce qui vous plaira le plus.»

Le regard éteint de Marguerite brilla d'une joyeuse espérance; son pâle visage s'anima d'une couleur gracieuse semblable à celle que rêve l'imagination du montagnard exilé, lorsqu'il pense à un coucher de soleil du printemps sur les cîmes neigeuses de la patrie absente; et sans hésiter elle s'écria;

«Qu'on me laisse voir mon mari,»

Le moine avait prévu ce vœu, et réprimant avec effort ses larmes, il répondit:

«Dieu seul peut désormais satisfaire ce désir.

--Il est mort?» demanda-t-elle en reculant épouvantée, et en tendant ses mains raidies.

Le silence du moine, ses soupirs, sa tête baissée, lui confirmèrent la terrible nouvelle.

«Et mon fils? reprit-elle avec une croissante angoisse.

--Il vous attend dans le paradis.»

Comme frappée de la foudre, elle demeura sans mouvement. Elle ne pleura point, elle ne parla point. De telles douleurs n'ont ni sanglots ni paroles. Puis, lorsqu'elle fut revenue à elle, elle s'écria:

«Ainsi tous les liens sont rompus qui m'attachaient à cette terre.» Et levant les yeux dans l'attitude d'une sublime offrande, elle ajouta:

«Préparons-nous à suivre tous ceux que j'aimais.»

Elle tomba à genoux devant son escabeau. Elle répéta avec des sanglots les prières pour les morts, alternant avec le moine, qui s'était agenouillé à côté d'elle. Elle entendit avec la résignation du désespoir les dernières paroles d'affection et les tendres excuses que lui adressait son Francesco. Elle entendit avec quel courage il avait, une heure auparavant, marché au supplice, en paix avec lui-même et avec les hommes, conduisant par la main son jeune enfant, qu'il avait espéré guider sur le chemin d'une vie brillante et glorieuse, et qu'il avait aidé à gravir l'échelle infâme de l'échafaud.

Les pensées de Marguerite ne pouvaient donc plus s'arrêter sur la terre. Pour elle, le ciel n'était pas seulement le port après tant de tempêtes, mais encore le seul lieu où elle pût désormais avoir la confiance de se réunir aux objets de sa tendresse, unique espérance, unique vœu de son cœur depuis tant de jours. La confession effaça les taches qui avaient pu ternir la pureté de son âme, et avec la sécurité de celui qui a bien vécu, elle se disposa à se présenter au tribunal d'un Dieu dont la justice est si différente de celle des hommes.

Cependant la ville de Milan continuait à se livrer à ses travaux et à ses plaisirs. La sécheresse de la saison, la mauvaise récolte de l'année, la guerre qu'on avait craint, la peste qu'on craignait, le dernier impôt établi, les soins domestiques, les divertissements publics, étaient les thèmes usuels des conversations communes. Quelques-uns parlaient de l'exécution qui avait eu lieu dans la matinée; d'autres annonçaient que le jour suivant il y en aurait encore une autre. Mais les malheurs particuliers ne troublaient point les affaires ni les intérêts généraux. C'est là une habitude antique, et en observant une pareille apathie, Buonvicino se souvenait que déjà, de son temps, Isaïe disait, dans ses Lamentations, que «le juste périt et que personne n'y pense dans son cœur.» Les membres de la société de justice, au sein de leurs chères familles, de leurs amis assemblés, dans leurs maisons, sous les péristyles, racontaient la marche du procès, le grand mal qu'ils avaient eu à convaincre de leur crime des accusés qui s'obstinaient toujours à se proclamer innocents. Ils se sentaient, disaient-ils, délivrés d'un grand poids depuis qu'ils avaient, après un si long temps, mené à bien une affaire si importante et si embrouillée. Demandait-on si la sentence avait été juste, ils démontraient qu'elle était légale.

Le seigneur Luchino, pendant cette matinée, abandonna Milan pour aller passer quelques jouis à Belgiojoso, villa si favorable à la chasse dans cette saison. Il emmenait avec lui madame Isabelle, qui savait prendre son parti de l'absence du beau Galéas et s'en consoler. L'archevêque Giovanni chevauchait de conserve avec elle, et, au soin avec, lequel ses cheveux étaient peignés, à la manière dont il portait sa grande tunique rouge, doublée de zibeline, à manches larges, on voyait qu'il désirait se montrer à tous les yeux supérieur par sa beauté à tous les prélats du monde. Derrière lui marchait une grande foule d'amis de cœur, et de serviteurs, de chasseurs, de palfreniers. Le vulgaire courait admirer les beaux chevaux, les meutes merveilleuses de limiers de Tartane, les faucons de Norvège, il vantait le luxe de l'archevêque, la dissimulation de la signora Isabelle, et la grande habileté de Luchino à tirer de l'arc, à atteindre avec le javelot un lièvre, un cerf, un sanglier...

Ce peuple, en donnant à Luchino le droit de condamner à mort les coupables, ne lui avait-il pas donné aussi le droit de leur faire grâce? Un mot de lui pouvait donc les sauver, même en admettant qu'ils fussent coupables. Or, n'est-il pas comparable à l'assassin, celui qui, pouvant empêcher un meurtre, ne l'empêche pas? Mais ces considérations ne venaient point à l'esprit du bon peuple milanais de cette époque; il se serait désolé si la grêle avait ravagé ses champs, mais il aurait regardé comme une folie de prendre, souci d'une injustice commise aux dépens de quelques citoyens.



CHAPITRE XXII.

LA CATASTROPHE.

La veille du jour fatal, Marguerite fut tirée du cachot où elle languissait depuis plusieurs mois, et placée dans une chambre moins humide, moins sombre et mieux aérée, qui servait de chapelle. Une fenêtre garnie d'un grillage de fer s'ouvrait sur la campagne; un matelas, une petite table, un prie-Dieu et deux chaises composaient tout le mobilier; un autel mobile avec deux chandeliers de bois, rappelait ceux sur lesquels les premiers chrétiens persécutés immolaient l'hostie sans tache dans les catacombes.

Ce fut là que Marguerite passa la nuit, sa dernière nuit, dans la méditation et la prière; elle pensait à ceux qu'elle avait aimés, et elle se consolait en songeant qu'elle les reverrait bientôt dans le paradis; elle se rappelait son passé, non les pompes et les magnificences de son palais, non sa beauté vantée ni ses richesses, mais les larmes qu'elle avait essuyées, ses conseils opportuns, sa pitié prodiguée, des injures pardonnées, des dégoûts épargnés; elle savait que c'était là un trésor mis en réserve, dont elle jouirait bientôt.

Buonvicino ne tarda pas à entrer. «O mon père! dit Marguerite, en se retournant au bruit de ses pas, est-il quelque espérance?» Ainsi ce baume que la nature prépare aux malheureux, comme le lait de la nourrice à l'enfant malade, ne manque jamais jusqu'à la dernière heure de la vie. Le moine soupira, leva la main droite et les yeux aux ciel, et dit: «Lahaut sont les espérances qui ne trompent point.» Buonvicino offrit en présence de Marguerite le sacrifice de l'autel, cette commémoration quotidienne de l'immolation un juste pour la vérité, pour la rédemption des hommes, avec qui il avait partagé le pain et les misères. Et comme le sentiment de ses propres souffrances n'empêchait point Marguerite de s'apercevoir de celles d'autrui, elle reconnut à des signes trop nombreux les mortelles angoisses de Buonvicino, et elle pria Dieu de lui donner la force nécessaire lorsqu'il l'accompagnerait au supplice. Après que le moine lui eut donné le pain des anges, l'infortunée se rasséréna, et, munie de ce précieux viatique, elle demeura avec lui raisonnant du néant des choses de ce monde, de sa réunion avec les objets de sa tendresse dans le giron du véritable amour.

Puis, dans ce moment solennel, elle s'agenouilla aux pieds du moine pour recevoir sa bénédiction. Lorsqu'il eut appelé sur elle, de toutes les forces de sa prière, toutes les grâces que le ciel peut donner à l'ame qui va quitter la terre, pensant qu'aux approches de la mort la vertu confère aussi une sorte de sacerdoce, il tomba aux pieds de la malheureuse Marguerite, implorant à son tour la bénédiction de l'innocence et du malheur. Elle étendit ses blanches mains sur la tête inclinée du moine, et conjura le Seigneur de se charger de la dette de reconnaissance qu'elle avait contractée envers lui, et qu'elle ne pouvait lui payer.

Cependant une grande foule était rassemblée sur la place des Marchands. Peuple, seigneurs, femmes, vieillards, enfants, attentifs, regardaient les valets du bourreau qui assuraient l'échelle et qui achevaient d'établir le funèbre échafaud.

Le bourreau se tenait lui-même à côté du billot, la hache à la main, presque nu, vêtu seulement d'un caleçon de peau collant. Il raillait grossièrement avec ses suppôts; et les mères montrant à leurs enfants l'appareil de mort, leur disaient: «Vois cet homme là-haut, avec sa grande barbe si noire et sa peau si rouge: c'est celui qui mange les petits enfants méchants en deux bouchées, c'est Croquemitaine, c'est Satan; et si tu pleures, il t'emportera avec lui.»

L'enfant épouvanté jetait ses petits bras autour du cou de sa mère, et se cachait le visage dans son sein.

En attendant l'arrivée de la nouvelle victime, on racontait dans la foule le supplice dont les Milanais avaient été témoins la veille. On parlait de la fierté courageuse du seigneur Pusterla, et surtout du pauvre enfant à qui un avait fait payer la haine qu'on portait à son père. On racontait ses cris, ses pleurs, ses sanglots; comment il appelait son père et sa mère, et comment ou avait eu peine, malgré sa faiblesse, à le contenir et à l'amener près un fatal billot. Mais le moine, frère Buonvicino, qui se tenait à ses côté, lui dit que son père irait avec lui dans le paradis. Alors, l'enfant le regarda avec des yeux consolés, et lui dit; «Et ma mère?--Ta mère vous rejoindra aussi dans peu de temps.--Alors, dit l'enfant, si je restais ici, je demeurerais sans eux?» et comme le moine lui répondit affirmativement, il se mit à genoux, leva au ciel deux petites mains blanches comme la cire, pendant que le bourreau lui coupait les cheveux.

Cependant sur la pantera, qui était tendue de noir et garnie de coussins de velours, ou vit arriver les principaux magistrats, le podestat, son lieutenant, et le capitaine Lucio. J'ai déjà dit qu'à cette époque la justice était atroce, mais non pas hypocrite; les juges venaient admirer les fruits de leur travail.

Bientôt il se fit un grand bruit dans la foule. «La voici! la voici!» cria-t-on de toutes parts. On vit paraître, rangés sur deux files, les confrères de la Consolation, principalement institués pour assister les condamnés et les ensevelir. Ils étaient vêtus d'une longue robe blanche, avec un capuce qui n'avait d'autre ouverture que deux trous pour laisser passage à la lumière, et une croix rouge couvrait la place du visage. Ils chantaient la messe des trépassés, et portaient le cercueil et la civière pour un être encore plein de vie et de santé! On élevait en tête du cortège un étendard noir, bordé de jaune, sur lequel étaient peints un squelette tenant une faux et un sablier; à ses côtés, un homme la corde au cou et un autre homme portant sa propre tête dans ses mains.

Ils arrivèrent au pied de l'échafaud, en fendant la foule, et ils y déposèrent le lit funèbre et la civière. Il se fit un grand silence, et on vit apparaître, sur un char traîné par deux bœufs de grande taille, Marguerite, qui, les mains jointes sur son chapelet, semblait couver du regard le crucifix que Buonvicino tenait sous ses yeux et portait de temps en temps à ses lèvres.

A la suite du char, les bras liés derrière le dos, si étroitement que les cordes lui entraient dans la chair, les cheveux en désordre, la tête bandée avec un haillon blanc, environné de soldats et dans un misérable costume, Alpinolo suivait à pied, en boitant et le visage désespéré. Les blessures qu'il avait reçues la nuit de la fuite n'avaient point été mortelles; il s'était seulement évanoui, et lorsqu'il fut revenu à lui, les médecins travaillèrent d'un côté à lui rendre la santé, pendant que de l'autre les juges travaillaient à lui ôter la vie.

En effet, il fut mis un jugement. Mais le procès cette fois n'atteignant pas un homme, mais un soldat, il fut confié à l'expéditif examen de ses chefs. On ne put réussir à le faire parler. Les tourments les plus raffinés furent employés. Ce fut peu de lui disloquer les bras, on lui appliqua le feu à la plante des pieds, jusqu'à ce qu'ils fussent dépouillés de l'épiderme; on lui mit des clous sous les ongles; ou lui apposa la poitrine sous un poids énorme; il souffrit tout sans une contorsion, sans pousser un cri, sans proférer une syllabe. Seulement une fois, transporté hors de lui par les souffrances, on l'entendit prononcer ces deux mots: «Pauvre femme! et, mon père!»

Comme Marguerite passait au milieu des frères de la Consolation pour monter sur l'échafaud, l'un d'eux, d'une voix basse, mais terrible, lui dit: «Marguerite, rappelez-vous la nuit de la Saint-Jean.»

Marguerite, qui semblait déjà planer au-dessus des choses de la terre, tressaillit au son de ces paroles, tourna un regard d'une noble indignation et d'un profond effroi sur le misérable qui avait parlé, et à travers les trous du capuce, elle vit darder sur elle un regard aigu comme celui d'un serpent.

Elle fût tombée infailliblement, si Buonvicino ne lui eut donné la main. Elle la saisit avec cette vigueur que la crainte nous inspire dans ces moments où, sur le point d'être déchirés par la haine, nous sentons le besoin de nous appuyer sur l'amitié. Et l'Umiliato, lui mettant le crucifix sous les yeux, lui disait: «Il mourut en pardonnant à ses ennemis.» Marguerite fixa ses regards sur la sainte image. Elle parut plus résolue, et, rayonnante du pressentiment de l'immortalité, elle s'approcha du billot funèbre. Un instant après, le bourreau, la saisissant par sa noire chevelure, présenta au peuple une tête coupée et sanglante.

Un frémissement universel rompit le silence. Ce furent des cris, des exclamations, les prières des morts. Les plus voisins de l'échafaud crièrent à ceux qui n'avaient pu voir; «Elle est morte!» Alors, avec l'empressement furieux d'une meute altérée qui court à la fontaine, on en vit quelques-uns monter sur l'échafaud, recueillir dans une écuelle le sang qui dégouttait du tronc et pleurait de la tête, et le boire tout fumant, C'étaient des malheureux atteints d'épilepsie; ils croyaient, avec ce remède épouvantable, se guérir de la plus horrible des infirmités.

Lorsque Marguerite posa le cou sur le billot, Buonvicino se mit à genoux à côté d'elle, et tant que l'infortunée put encore l'entendre, il murmura à ses oreilles des paroles de consolation. Puis on le vit presser avec force le crucifix sur la poitrine et lorsque la hache retentit, brisant cette tête, charmante qu'il avait tant aimée, il tomba le front contre terre, comme frappé du même coup. On voulut le relever; il était mort.

Cependant une autre scène était encore réservée à l'avidité populaire. La foule ne s'écoulait point, parce que le drame n'était pas encore terminé et qu'on lui devait encore une autre victime. Pendant que le bourreau balayait la sciure de bois trempée de sang, Ramengo suivait du regard les dernières vibrations du corps mutilé qu'on clouait dans la bière, et s'écriait; «Maintenant je suis content.» Tout à coup Alpinolo se trouve devant ses yeux; cette vue le frappe comme d'un pressentiment confus. Le jeune page ôte un diamant de son doigt, le baise à plusieurs reprises, et, s'en séparant avec une larme dans les yeux, le remet au valet du bourreau, en lui disant: «Tiens, quand je serai mort, tu m'enseveliras à côté de cette sainte.»

Ce diamant rappelle à Ramengo celui de Rosalie, il se précipite sur le valet, le lui arrache des mains, en s'écriant; «donne, donne!» Puis s'élançant vers Alpinolo; «Alpinolo, dit-il, Alpinolo, je te reconnais,» Et il le prend dans ses bras, le presse contre son sein. Lorsque le bourreau, revenu de l'étonnement que lui cause cette scène, veut écarter cet importun qui l'empêche d'exercer les devoirs de sa charge, Ramengo le repousse avec force, et élevant la voix vers l'assemblée: «Non, s'écrie-t-il, non, il ne doit point mourir. Non, il n'est pas ce qu'on croit; il n'est point un soldat mercenaire... il s'est déguisé; c'est le brave écuyer Alpinolo, le même qui sauva notre seigneur à Parabiago. Non, cela ne peut pas être; il ne doit pas être tué ainsi comme un assassin.

--Quelles sottises me contez-vous là? reprenait maître Impicca; qu'il soit ce qu'il voudra, mon métier est de le tuer. Croyez-vous que je ne saurais pas aussi bien faire sauter la tête à un écuyer qu'à tout autre homme? Il fallait dire vos raisons au seigneur vicaire.

--Oui, reprenait Ramengo avec anxiété, le seigneur vicaire le sait; il ne l'a pas condamné, c'est une pure erreur. Il m'a donné l'impunité pour lui. Attendez un moment, par charité, suspendez. Il ne doit pas mourir. Qui commande à Milan, du prince on du bourreau? Il ne doit pas mourir, non, non!

Et comme les soldats, las de ce conflit qui ne paraissait point devoir se terminer, s'approchaient pour prêter main-forte à maître Impicca; «Seigneurs soldats, s'écriait-il, seigneur capitaine! vous qui êtes une race généreuse, voudriez-vous bien venir en aide au bourreau, vous faire bourreaux vous-mêmes? ô honte! Je puis vous faire du bien; j'ai de l'argent, beaucoup d'argent, j'en ai trop; je vous en donnerai; je vous donnerai tout ce que vous voudrez; mais, pour Dieu, aidez-moi, secourez-moi pour que je le délivre. Il est... Il est mon fils!»

Jusque-là, le condamné était resté stupéfait en présence de cette pitié inattendue, et il laissa l'inconnu plaider sa cause avec cette indifférence qu'on apporte au bord de la tombe, mais, à ce nom de fils, toute son âme se réveilla. «Comment! s'écria-t-il, moi votre fils? vous mon père?» et son cœur se fondit, et toute sa haine pour la vie et tout son amour de la mort s'effacèrent en un instant. Il se prit à songer pour la première fois à sa jeunesse, aux longs jours, au bonheur qu'elle pouvait encore lui promettre, et il voulut vivre, il fut pris d'un désir effréné de connaître ce que peut être l'amour d'un père. «Mon père, sauvez-moi, criait-il; oui, je suis Alpinolo, je suis votre fils, sauvez-moi!» Ces paroles redoublaient la rage et la vigueur du malheureux père, qui faisait à son fils un rempart de son corps. Enfin Sfolcada-Melik, ennuyé de ces scènes, dit aux soldats: «En avant, il ne sera pas dit que le cours de la justice aura été interrompu par un manant!

--Un manant, s'écria Ramengo en réponse au connétable; que parles-tu de manant, Allemand mercenaire? Sais-tu qui je suis? Et tirant son capuce, et se découvrant le visage: «Je suis Ramengo Casale; apprends à me respecter,»

Dans le trouble de cette scène, et sous le masque qui le couvrait, Alpinolo n'avait pu reconnaître à la voix celui qui se faisait son protecteur. Mais dès qu'il eut entendu cet horrible nom, dès qu'il eut vu ces traits exécrés, dès qu'il apprit quel père il allait retrouver, il jeta aussitôt la masse dont il s'était saisi pour aider les efforts de son sauveur inconnu; et courant placer sa tête sur le billot, la hache de maître Impicca l'eut bientôt délivré de l'horrible malheur d'être le fils d'un traître.

Bientôt après, le frère de la Consolation embrassait un cadavre, et continuait à se répandre en cris, en gémissements, en imprécations. Mais, qui l'aurait plaint? c'était un espion.

Les mères, les bonnes mères lombardes, dans la suite, en racontant cet événement à leurs enfants rassemblés, les faisaient prier pour les pauvres condamnés, et leur répétaient: «Préférez un jour d'être Marguerite sur l'échafaud, que Luchino sur son trône.»

A la cour, le bouffon fit beaucoup rire les seigneurs en imitant les gestes de Ramengo disputant son fils à la mort. Luchino rit plus que les autres; mais un historien ajoute qu'il ne dormit pas cette nuit-là. Qui peut l'avoir dit à cet historien?

A la cour comme à la ville, tout fut bientôt mis en oubli. En effet, qu'était-il arrivé de si mémorable? Quelques innocents, déclarés coupables, avaient été injustement condamnés et exécutés; cela n'arrivait-il pas tous les jours? Et moi-même, je le sens bien, j'ai eu tort de penser que le récit de souffrances si monotones, si ordinaires pourrait intéresser longtemps le lecteur. Mais je l'ai dit et je le répète, je n'ai écrit que pour ceux qui souffrent véritablement ou qui ont souffert.



CONCLUSION

eu de mots suffiront, maintenant, pour raconter ce qu'il advint des divers personnages qui ont figuré dans ce récit à côté de Marguerite.

Le bouffon eut une mort moins gaie que sa vie, quoiqu'on puisse dire, en un certain sens, qu'elle ait encore été une plaisanterie. Voici comment elle arriva: Le seigneur Luchino sa délicieuse villa de Belgiojoso, entretenait une intrigue avec une beauté champêtre. Soit qu'il désirât réellement que cette intrigue fût inconnue, soit qu'il voulût seulement donner à ses amours le piquant du mystère, il ne voyait jamais cette facile beauté que lorsque la nuit avait répandu ses ombres sur les arbres de la villa; alors il l'emmenait dans le pavillon retiré où Alpinolo l'avait un jour surpris endormi, et où il l'eut assassiné si des scrupules n'eussent arrêté son bras.

Quoique le seigneur Luchino fût très-brave à la guerre, il avait peur du diable, des revenants et du moindre soldat de l'armée des esprits. Grillincervello connaissait cette disposition secrète de son noble maître, et n'ayant pas eu de peine à découvrir les relations de Luchino avec la jolie villageoise, il résolut de troubler leurs amoureuses entrevues. Un jour donc, en pénétrant, à l'heure convenue, dans le pavillon, leur asile ordinaire, ils virent se dessiner sur la muraille, à la faveur d'une lumière livide, des formes étranges, moitié hommes, moitié bêtes, avec des queues interminables des cornes menaçantes, et tout l'appareil de ce qui fait un démon. L'air autour d'eux était rempli de sifflements et de bruits de chaînes. La jeune femme effrayée se suspendit au bras de son amant, qui, plus effrayé qu'elle, sortit en appelant au secours.

Les rires de Grillincervello lui firent bientôt comprendre à quelle espèce de diable il avait eu affaire; et de cette heure le bouffon était guéri de la faim pour toujours, si l'agilité de ses jambes ne l'eût sauvé de la miséricorde de son maître.

Mais le maître, un peu revenu de sa colère, résolut, pourtant de rendre au moins au bouffon peur pour peur. S'étant donc entendu avec ses courtisans, un jour que Grillincervello, revêtu d'une robe de la signora Isabella, leur prêtait à rire par ses grimaces et ses coquetteries féminines, il fit venir Maître Impicca, et du plus imperturbable sérieux du monde, lui ordonna de pendre le fou à un arbre, pour le plus grand divertissement de la cour, La corde ne devait point être attachée à la branche, et laisserait retomber le bouffon aussitôt qu'on aurait fait le simulacre de sa pendaison. Il retomba en effet, mais sans mouvement: la peur l'avait suffoqué.

Pour voir plus commodément un ou plusieurs de ses amants la signora Isabella prétexta un vœu à Saint-Marc de Venise. Dans son voyage, elle se livra avec toute sa suite à de tels débordements que le bruit en vint aux oreilles du seigneur Luchino, qui, pour la première fois de sa vie, s'avisa de s'en fâcher. Il eut l'imprudence de laisser entendre qu'il en tirerait une éclatante justice.

La signora Isabella, de retour de son pèlerinage, versa à boire à son mari, un jour qu'il revenait fort échauffé de la chasse. Il mourut quelques heures après dans d'affreuses convulsions, pleuré, disent les gazettes d'alors, par sa femme inconsolable, et aussi par ses sujets, qui versèrent d'incroyables larmes. Le capitaine de justice, Lucio, mourut vieux et honoré, après avoir joui paisiblement de l'énorme fortune des Pusterla, qu'il transmit à ses héritiers.

Dans un oratoire entre Revisio et Montebello, on voit encore un grand tombeau de granit avec une épitaphe qui loue la vie et pleure la mort de celui qui y fut renfermé.

C'est là qu'on ensevelit Lucio: c'est là qu'il attend le jugement de Dieu.



Une nouvelle charge de Dantan.

Tout entier aux œuvres sérieuses du son art, Dantan jeune semblait avoir complètement abandonné la caricature, et renoncé pour toujours à ces charges spirituelles qui ont signalé son début dans la carrière. Dantan a parfaitement compris son époque; la charge n'a été pour lui qu'un moyen d'attirer l'attention et de forcer la renommée à s'occuper de son nom.

Il avait affaire à un public difficile, qui passe sans s'arrêter devant les ouvrages les plus remarquables, quand ces ouvrages ne sont pas signés d'un nom accrédité; public insouciant et distrait, dont il fallait longtemps solliciter la justice indolente et capricieuse. Cette justice, que le talent est obligé d'attendre, l'esprit pouvait l'obtenir sans délai. Il s'agissait de captiver par une surprise ingénieuse la foule, qui demande avant tout à être amusée, et qui se laisse prendre très-volontiers à des bagatelles originales. Dantan s'était fait une réputation d'atelier par ses caricatures, qu'il dessina d'abord sur les murs de la Madeleine, où il travaillait; plus tard, en Italie, il se délassait de ses fortes et solides études en pétrissant le plâtre, auquel il donnait toutes sortes de formes divertissantes. Il modela ainsi, d'une façon grotesque et piquante, ses camarades, ses maîtres, les personnages les plus connus de Rome, les cardinaux et le pape lui-même, qui prit très-bien la chose et fit faire ses compliments à l'auteur.

De retour en France, après avoir essayé le terrain et payé son tribut au découragement, qui est la préface obligée de toute carrière d'artiste, Dantan pensa judicieusement que le côté futile de son talent, dont il s'était fait un jeu jusque-là, pouvait lui ouvrir les avenues du la fortune et de la célébrité. Un soir, il apporta ses deux premières charges parisiennes dans le salon de Ciéri, qui recevait toutes les notabilités artistiques et littéraires. Le succès de ces spirituelles pochades fut prodigieux; on les exposa aux regards du public, et la foule battit des mains. En quelques jours, le nom de Dantan devint populaire; Paris lui demanda chaque matin une nouvelle caricature, et chacun voulut avoir la sienne. Hommes de lettres, musiciens, peintres, savants, avocats, médecins, acteurs, demandèrent à poser devant l'habile maître; nul ne croyait sa réputation complète, s'il ne pouvait montrer sa charge faite par Dantan. La charge était devenue le cachet de la célébrité.

Dantan avait atteint son but: l'attention publique était éveillée autour de lui, et il s'empressa d'aborder les régions sérieuses de l'art. Il passa du plaisant au sévère. Après avoir modelé le plâtre, il se mit à pétrir le marbre; il avait fait rire, on l'admira; il avait meublé l'étalage de nos marchands à la mode, il orna nos musées, il éleva des monuments.

Aujourd'hui les bustes de Dantan sont dans toutes les galeries, ses statues décorent les places publiques de nos grandes villes; il achève dans ce moment la tête de Thalberg et la statue de miss Kemble, la célèbre tragédienne anglaise. Mais au milieu de ces grands ouvrages qui occupent sa pensée et son ciseau, l'artiste ne doit pas se montrer ingrat envers les frivoles et charmants ouvrages qui ont commencé sa réputation. Ses charges, comme se œuvres graves, portent l'empreinte d'un talent exceptionnel; pourquoi les abandonnerait-il tout à fait? Après lui, on a vainement essayé de continuer la vogue des caricatures de plâtre; beaucoup de tentatives ont été faites, toutes ont échoué. Il est bon que, de temps en temps, le maître donne une leçon aux imitateurs impuissants, et leur montre ce qu'il faut de verve, d'esprit et d'adresse pour réussir dans ce genre de travail.

C'est là sans doute ce que Dantan a pensé, et après un long intervalle, voici une nouvelle caricature: la charge de Neuville,--un acteur qui commence sa réputation, et qui fait courir tout Paris au théâtre des Variétés. Dans un vaudeville intitulé Jacquot, Neuville imite tous les acteurs comiques de nos divers théâtres; il reproduit avec un art incroyable Odry, Vernet, Lepeintre, Alcide Tousez, Klein, Ravel, et bien d'autres encore. Séduit par le talent et par le succès de Neuville, Dantan a voulu donner à cette célébrité naissante le baptême de la charge. Rien de plus fin, de plus ingénieux, que cette nouvelle composition. La tête de Neuville est posée sur le juchoir d'un perroquet. C'est une tête pleine de vérité et d'expression. Dans les deux petites mangeoires placées sur le premier bâton transversal, Dantan a mis Ravel et Alcide Tousez, tous deux d'une ressemblance frappante; ce sont de ravissantes miniatures. Le perroquet Neuville fait sa nature de ces deux excellents comiques. Sur les bâtons inférieurs, se trouvent le nez de quelques acteurs, qui en parlent toujours; le chapeau d'Odry, le fameux castor de Bilboquet, vénérable couvre-chef tout rempli de pensées philosophiques, de maximes profondes et d'aphorismes ébouriffants; puis ce sont des bouches béantes, toutes les mâchoires, toutes les langues dramatiques dont Neuville reproduit les sons et les accents divers. Le juchoir est planté dans la tête énorme de Lepeintre jeune, coiffée d'une de ces petites casquettes que portent les jockeys de course, Lepeintre est ainsi costumé dans Jacquot. Les honorables joues du gros comique, enflées par des torrents d'embonpoint, débordent sur le piédestal de la statuette et menacent d'engloutir le rébus inséparable de toutes les charges de Dantan.

Nous livrons ce rébus à la sagacité de nos lecteurs, qui sont habitués à en deviner de plus difficiles.



Correspondance

A M. Dz. de D.--Messages boiteux. Eh! monsieur, n'en riez pas et ne croyez pas nous faire honte. Nous avions précisément songé à emprunter à ce bon vieux messager son titre en y ajoutant seulement l'épithète indispensable illustré. pourquoi pas? Longtemps la plus grande partie de la France n'a pas eu d'autre journal, d'autre livre. Le messager boiteux (je crois le voir encore, une lettre à là main) était le bien venu non pas seulement dans la ferme et dans la chaumière: ou l'accueillait dans les châteaux. Vos aïeux, monsieur le comte, ne dédaignaient pas, je suis sûr, de le feuilleter en janvier, pendant les longues veillées.

En auriez-vous conservé par hasard la collection sur quelque rayon poudreux de votre bibliothèque? veuillez le parcourir, et vous serez étonné d'y trouver des faits utiles et curieux qui, aujourd'hui même, auraient (pour d'autres que pour vous) l'attrait de la nouveauté.

A M. Noug...--Il ne nous appartient pas de donner des conseils sur une affaire aussi délicate. Cependant nous croyons pouvoir répondre: «Ne vous y fiez pas.»

A M. B. r.--Les fêtes et les cérémonies, dont parle M. B. r. n'entrent que pour une proportion assez faible dans notre fonds. Ce qui ne change pas dans ce monde est en petite minorité; ce ne sont pas apparemment les mêmes hommes, qui meurent tous les ans, et les hommes ne sont pas les seuls à mourir et à naître. Beaucoup de gens reprochent à l'histoire de notre temps d'avoir toute l'inconstance de la mode: ils trouvent qu'il n'y a que trop d'agitation, d'intimations, d'inventions de toute sorte dans la politique, l'industrie, les arts, les lettres, etc. A certains égards, ils ont sans doute tort de s'effrayer; mais ils nous donnent raison contre M. B. r. En somme, lorsque rien n'est plus changeant et plus mobile que la vie, comment craindre l'uniformité pour une œuvre qui en veut être le miroir! La vérité est que chaque semaine nous avons à regretter une foule d'omissions; notre étude la plus importante est de les éviter, et nous espérons que les encouragements publics nous aideront à suffire un jour complètement à notre tâche.

A. M. Bourd. Un jeune artiste qui ne fume pas et qui ne reste jamais plus d'une heure étendu sur son canapé! Votre fils est un jeune homme précieux, monsieur. Donnez-nous son adresse.

A M. Louis Tol...--Paix à sa mémoire. Le lendemain de son dernier jour, nous avons hésité; aujourd'hui nous n'hésitons plus: il avait des amis.

A. M. Jul. de Lyon.--Votre plainte peut être légitime. Nous ne refuserons pas de donner à votre invention, en temps, utile, la publicité que vous désirez. Provisoirement des deux partis devant lesquels vous restez indécis, il en est un que nous ne pouvons approuver. Vous connaissez ces vers de Delille:

Malheur au citoyen ingrat à sa patrie

Qui vend à l'étranger son avare industrie.

A M. Ern. Milb...--Trop long. Les allusions politiques nous en interdiraient, d'ailleurs, l'insertion.

A un anonyme (timbre de Corbeil).--Oseriez-vous exprimer ce désir publiquement? Signez ou ne vous étonnez pas de notre silence.

A un autre anonyme (écriture ronde et évidemment contrefaite: beaucoup trop d'N et de ç).--Nous aimons mieux un succès plus lent sans aucun scandale. Nous savons très-bien le parti qu'un esprit satirique et virulent pourrait tirer de ce mélange de texte et de gravures; mais nous resterons dans notre voie: l'exemple que vous citez ne nous séduit pas. Excusez-nous donc d'être obligés de nous priver de votre collaboration, mais ne nous plaignez pas trop; nous avons plus de sujet de nous féliciter que vous ne le supposez.

A. M. M........ de Toul.--Il n'est pas possible qu'il soit aussi laid. Veuillez nous envoyer un autre portrait.



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Les Troubadours célébraient par leurs chants les combats et la beauté.