The Project Gutenberg eBook of Molière - Œuvres complètes, Tome 1 This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Molière - Œuvres complètes, Tome 1 Author: Molière Editor: Philarète Chasles Release date: June 26, 2012 [eBook #40086] Most recently updated: August 22, 2013 Language: French Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MOLIÈRE - ŒUVRES COMPLÈTES, TOME 1 *** Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur Cette version électronique reproduit, dans son intégralité, la version originale. La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. La liste des modifications se trouve à la fin du texte. OEUVRES COMPLÈTES DE J.-B. POQUELIN MOLIÈRE E. COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY OEUVRES COMPLÈTES DE J.-B. POQUELIN MOLIÈRE NOUVELLE ÉDITION PAR M. PHILARÈTE CHASLES PROFESSEUR AU COLLÉGE DE FRANCE «Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière». SAINTE-BEUVE. TOME PREMIER PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3 1888 Droits de reproduction et de traduction réservés JEAN-BAPTISTE POQUELIN MOLIÈRE NÉ LE 15 JANVIER 1622, MORT LE 17 FÉVRIER 1673 «Quel est le plus grand des écrivains de mon règne? demandait Louis XIV à Boileau.--Sire, c'est Molière.» Non-seulement Despréaux ne se trompait pas, mais de tous les écrivains que la France a produits, sans excepter Voltaire lui-même, imprégné de l'esprit anglais par son séjour à Londres, c'est incontestablement Molière ou Poquelin qui reproduit avec l'exactitude la plus vive et la plus complète le fond du génie français. En raison de cette identité de son génie avec le nôtre, il exerça sur l'époque subséquente, sur le dix-huitième siècle, sur l'époque même où nous écrivons, la plus active, la plus redoutable influence. Tout ce qu'il a voulu détruire est en ruine. Les types qu'il a créés ne peuvent mourir. Le sens de la vie pratique, qu'il a recommandé d'après Gassendi, a fini par l'emporter sur les idées qui imposaient à la société française. Il n'y a pas de superstition qu'il n'ait attaquée, pas de crédulité qu'il n'ait saisie corps à corps pour la terrasser, pas de formule qu'il ne se soit efforcé de détruire. A-t-il, comme l'exprime si bien Swift, _déchiré l'étoffe avec la doublure_? l'histoire le dira. Ce qui est certain, c'est que l'élève de Lucrèce, le protégé de Louis XIV, poursuivait un but déterminé vers lequel il a marché d'un pas ferme, obstiné, tantôt foulant aux pieds les obstacles, tantôt les tournant avec adresse. Le sujet de _Tartuffe_ est dans Lucrèce; à Lucrèce appartient ce vers, véritable devise de Molière: _Et religionis..... nodos solvere curo[1]._ La puissance de Molière sur les esprits a été telle, qu'une légende inexacte, calomnieuse de son vivant, romanesque après sa mort, s'est formée autour de cette gloire populaire. Il est un mythe comme Jules César et Apollon. [1] Ce que je veux, c'est rompre les entraves qui nous enchaînent (_religionis.... quod religat_). Dates, événements, réalités, souvenirs, sont venus se confondre dans un inextricable chaos où la figure de Molière a disparu. Tous les vices jusqu'à l'ivrognerie, jusqu'à l'inceste et au vol, lui furent imputés de son vivant. Les vertus les plus éthérées lui furent attribuées par les prêtres de son culte. Homme d'action, sans cesse en face du public, du roi ou de sa troupe, occupé de son gouvernement et de la création de ses oeuvres, il n'a laissé aucune trace de sa propre vie, aucun document biographique, à peine une lettre. Les pamphlets pour et contre lui composaient déjà une bibliothèque, lorsqu'un écouteur aux portes, nommé Grimarest, collecteur d'anas, aimant l'exagération des récits et incapable de critique, prétendit, trente-deux ans après la mort du comédien populaire, raconter et expliquer sa vie. Vers la même époque, une comédienne, à ce que l'on croit du moins, forcée de se réfugier en Hollande, jetait dans un libelle les souvenirs de coulisse qu'elle avait pu recueillir sur l'intérieur du ménage de Molière et de sa femme. Enfin quelques détails authentiques, semés dans l'édition de ses oeuvres publiée par Lagrange en 1682, complètent l'ensemble des documents comtemporains qui ont servi de base à cette légende de Molière, excellente à consulter, mais qu'il est bon de soumettre à l'examen le plus scrupuleux. Essayons d'en extraire le petit nombre de faits dont la biographie de Molière doit se composer désormais et qui, grâce au zèle et à la curiosité infatigable d'une armée de scoliastes et de critiques, ne peuvent plus être contestés. Les ancêtres de Molière étaient Écossais. Ses auteurs remontaient à des _Pawklyn_ d'Écosse, soldats ou archers de Charles VIII, et dont les descendants étaient devenus bourgeois de Paris, puis tapissiers du roi de père en fils. Ce nom, _Pawklyn_, qui se retrouve intégralement dans une pièce authentique citée par M. Taschereau, répugnant à l'orthographe française et latine, se transforma tour à tour et par une métamorphose naturelle en Pauquelin, Poclain, Poclin, Pocguelin, Poguelin, Pocquelin et Poquelin. C'est sous cette dernière forme que nous apparaissent le père et le grand-père de Molière. Ajoutons, sans vouloir attacher aucune superstition philologique à ce fait singulier, que des racines teutoniques du mot _Pawklyn_ ou Poquelin, l'une, _lyn_, ou _lein_, indique la grâce ou l'élégance au moyen du diminutif: l'autre, _Pawky_, la sagacité populaire et la pénétration ingénieuse. Dans ce sens, Allan Ramsay et Robert Burns l'emploient souvent. Au coin de la rue des Vieilles-Étuves et de la rue Saint-Honoré, près le cimetière des Saints-Innocents, non loin des piliers des Halles on voyait, au commencement du dix-huitième siècle, une maison à pignons antiques, habitée de père en fils par de riches tapissiers du roi et remarquable par son enseigne, par les sculptures qui l'ornaient autant que par son achalandage. Une troupe de singes grimpant à un pommier et se jetant des pommes avait été taillée dans la pierre; de là les mots brodés sur une espèce de tente ou de pavillon suspendu au-dessus de la boutique, mots dont l'orthographe inexacte ne choquait alors personne: AV PAVILLON DES CINGES. C'était la demeure des Poquelin, qui tenaient rang honorable dans la bourgeoisie; car la charge de tapissier du roi était déjà dans la famille, et l'enfant Poquelin, né et baptisé le 15 janvier 1622, sous les noms de Jean-Baptiste, avait neuf ans lorsque la même charge fut transmise à son père Jean Poquelin, et quinze ans lorsqu'on lui en fit obtenir la survivance. Jean-Baptiste fit ses classes comme externe à Paris au collége de Clermont, chez les jésuites, qui, depuis la fin du seizième siècle, dirigeaient l'éducation française; admirables humanistes, habiles à aiguiser les facultés de l'esprit, mais qui, s'écartant du sens chrétien de la grâce tel que la sévérité des jansénistes l'enseignait, favorisèrent les belles-lettres et les formules brillantes de l'intelligence, et pétrirent de leurs propres mains Molière, Fontenelle, Voltaire. Ses condisciples, Bernier, Hesnault, Cyrano de Bergerac, Chapelle, le prince de Conti, allèrent, de l'aveu de leurs parents, leur cours d'humanités terminé, écouter les leçons de ce savant et prudent Gassend, surnommé Gassendi, qui transmettait la libre pensée de la Renaissance au monde nouveau du dix-septième siècle. Gassend eût été brûlé ou tout au moins exilé, s'il n'avait pas écrit en latin et prévenu les dangers par l'aménité de son commerce et la réserve de sa conduite. Nul n'avait plus grande horreur de la routine que cet observateur à la fois sagace et hardi, qui complétait la découverte de Harvey, apercevait dans le ciel cinq nouveaux satellites de Jupiter, riait des scolastiques et de leurs raisonnements sur le vide, et poursuivait de son ironie ceux qui ne voyaient aucun salut hors de la formule aristotélique. Sous la direction de Gassendi, le fils du tapissier se mit à traduire en vers français, comme premier essai de son talent énergique, le beau poëme matérialiste du romain Lucrèce. Gassendi lui communiqua sa persévérante haine pour le mensonge et pour la servilité de la pensée toujours séduite par la tradition ou la mode. Les causeries de Gassendi, qui n'ont pas laissé de trace, ont déterminé la voie philosophique suivie par Molière: «L'heureux temps, écrit le malin et doux philosophe à l'un de ses amis (toujours en latin), que celui où, les envieux étant absents, ne craignant pas les espions, nous livrant sans crainte à la recherche du vrai, nous pouvions philosopher à notre gré et rire à notre aise de la _comédie_ que joue le monde entier!» Pour ce chef d'école si modéré et si habile, rire et philosopher, c'était même chose. Molière prit au sérieux les enseignements de Gassendi; son théâtre n'en est que le développement. Sa famille avait fondé sur lui de grandes espérances; il alla étudier le droit à Orléans, et il paraît prouvé qu'il se fit recevoir avocat. En 1645, date précise (comme le dit très-bien M. Louandre), le brillant élève du collége de Clermont se détacha tout à coup de sa famille; pourquoi? aucun fait et aucun renseignement positif ne l'attestent. Le goût de la comédie et des représentations scéniques, émané de l'Italie, s'était emparé des esprits. La folie des théâtres succédait à la manie des Académies. Le _noble métier_ d'acteur et d'auteur,--et les deux professions se confondaient,--attirait les jeunes âmes, enivrées du succès du _Cid_, joué en 1632. «A présent, dit Corneille dans _l'Illusion_: ..... Le théâtre Est dans un lieu si haut, que chacun l'idolâtre.» Pas de jeune gentilhomme qui ne fût fier de jouer la comédie et de bien «pousser une passion. Le roi, en 1641, venait de déclarer par ordonnance que l'_état de comédien ne peut être désormais imputé à blâme et préjudiciable à la réputation des comédiens dans le commerce public_. De nombreuses colonies dramatiques se répandaient à travers la France et l'Europe. Ravis de divertir les autres pour s'amuser eux-mêmes, fils de familles, jeunes artistes, poëtes en herbe, accompagnés de leurs belles, allaient chercher fortune. Le même phénomène s'était manifesté en Espagne du temps de Lope, en Angleterre à l'époque de Shakespeare, surtout en Italie à la fondation des académies, qui créèrent chacune leur théâtre; autant de troupes de théâtre que d'académies, autant d'académies que de hameaux. Les _Mémoires_ de Tristan, ceux de Cosnac, surtout le _Roman comique_ de Scarron et le _Viage entretenido_ (Voyage amusant) de Rojas décrivent plaisamment cette vie nomade, celle de Molière comme de Salvator Rosa, qui peignait pour son théâtre ses propres décorations, récitait des odes et des satires habillé en Scaramouche et soutenait en Italie la dernière gloire de la «Comédie de l'art.» Emporté par le mouvement général, Molière ne fut pas plus bohémien que son époque; mais il fut bohémien de génie; réunissant un petit nombre d'enfants de famille qu'il qualifia d'_Illustre théâtre_, il planta ses tréteaux d'abord à la porte de Nesle, où se trouve maintenant un des pavillons du palais de l'Institut, puis au port Saint-Paul, c'est-à-dire en plein vent, en face de l'Hôtel de Ville, enfin au Jeu de Paume de la Croix-Blanche, au carrefour de Buci, dans un lieu couvert. Pourquoi donner ce titre d'_illustre_ au petit groupe nomade dont il était directeur? Et quel est le sens de ce baptême nouveau (Molière) qu'il imposa à son génie et qu'il a rendu glorieux? C'était le théâtre éclatant par excellence qu'il voulait créer (_illustris_). Un écrivain étranger, non sans quelque apparence de raison, veut trouver dans _moliri_ (faire effort, tendre vers un but) l'origine du mot Molière qu'il prit en quittant celui de Poquelin et qui avait déjà appartenu à deux romanciers obscurs. Une ambition soutenue caractérise en effet Molière; rien de flottant, rien de livré au hasard; il sait où il va; pas de moyen qu'il n'emploie, pas de labeur qui l'effraye; profondément déterminé et résolu, jamais il ne s'écarte de sa route. Gaieté, érudition, passion, tout est sacrifié à l'oeuvre unique; jamais âme plus ardente et plus passionnée ne fut servie par un plus infatigable esprit. Entre 1645 et 1660, les soins de Molière sont consacrés à la création de sa troupe, dont il fit quelque chose de tellement accompli, que «jamais, dit Segrais, on n'avoit rien vu de tel et on ne le verra jamais. Il en étoit l'âme; elle étoit formée de sa main; il n'y en a jamais eu, il ne pourra jamais y en avoir de pareille[2].» Costumes, personnages, diction, Molière soignait tout, surveillait tout, gouvernait sa petite république avec une extrême vigilance, communiquait à chacun son activité et son énergie, et marchait à travers la France d'un pas libre et déjà triomphant. On croit que Scarron, dans le charmant personnage du comédien «le Destin,» n'a fait que reproduire l'image affaiblie du généreux Molière, favori du peuple et des siens. Sa trace se perd dans cette Odyssée lointaine et vagabonde, école de la vie dont il a tiré si grand profit! En 1648, il apparaît à Nantes, puis à Bordeaux, où, dit-on, une médiocre tragédie de sa composition, _la Thébaïde_, fut jouée sans succès; à Lyon, en 1653, où sa première oeuvre sérieuse, _l'Étourdi_, fut représentée et bien accueillie; puis à Avignon, à Pézénas, à Narbonne; enfin, en 1654, pendant la tenue des États présidés par le prince de Conti, à Montpellier, selon les uns; à Béziers, selon les autres. Son ancien condisciple, le prince de Conti, personnage libre dans ses moeurs et violent dans son austérité, l'ayant invité à se rendre auprès de lui pour jouer devant les États _le Dépit amoureux_, qui eut beaucoup de succès, lui offrit, dit-on, de l'attacher à sa personne en qualité de secrétaire. Tout était intrigue et débauche autour de ce bizarre protecteur de Molière, qui n'accepta pas sa proposition et continua de courir la province. Il ne quitta le Languedoc qu'en 1657, passa le carnaval de 1658 à Grenoble, vint s'établir à Rouen, et, pendant son séjour dans cette ville, obtint, par l'entremise soit du prince de Conti, soit du duc d'Orléans, la permission de venir jouer devant la cour. [2] _Segraisiana_, p. 173. Il avait trente-six ans, un rare talent de comédien, une habileté consommée à distribuer les emplois, à pénétrer le caractère de ses acteurs, à user même de leurs défauts, à incarner leurs caractères dans ses rôles, à gouverner leurs passions et à profiter de leurs rivalités et de leurs travers; d'ailleurs créé, pour ainsi dire, pour être le modèle et le type de l'artiste méridional, «le teint brun, les sourcils noirs et forts, dit mademoiselle Poisson, qui l'a connu, les lèvres épaisses, la bouche grande et le nez gros; marchant gravement, l'air sérieux; ni trop gras ni trop maigre, la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle.» Il ne connaissait ni la ville ni la cour, mais seulement la province et le monde, beaucoup les anciens et les Italiens; l'étude, l'art, l'observation, l'amour, avaient absorbé treize années de son errante jeunesse. Comme Shakespeare, il avait connu les faiblesses et les ivresses de la passion. De là ces arabesques et ces enjolivements de sa légende, surchargée d'amours légères ou sérieuses qui se croisent et se mêlent comme dans un dédale, et qui sembleraient à peine avoir dû lui laisser le temps de créer une de ses oeuvres. Qu'il ait été forcé à Pézénas de sauter dans la rue par une fenêtre pour échapper à un mari mécontent, cela n'est pas prouvé. Mais on ne peut douter de l'étrange et dramatique situation qu'il occupait dans sa troupe nomade entre Madeleine Béjart, mademoiselle Debrie et mademoiselle Duparc; trois déesses qui le gênaient, disait son ami Chapelle, autant que Junon, Pallas et Vénus embarrassaient Jupiter au siége d'Ilion. Madeleine, impérieuse créature, fille d'un procureur au Châtelet, mariée à un sieur de Modène et devenue veuve, avait deux ans de plus que Molière; c'était elle sans doute qui l'avait entraîné dans la vie nomade. Elle ne cessa pas, malgré les inconstances du poëte, d'exercer sur lui une influence redoutable. Soit que le caractère peu indulgent de Madeleine eût porté Molière à chercher des distractions ailleurs ou que l'âge eût altéré la beauté de l'ancienne soubrette, Molière avait arrêté ses regards sur mademoiselle Duparc, habile danseuse, d'une beauté majestueuse et classique et qui repoussa ses hommages. Mademoiselle Debrie (tel était le nom de théâtre de Catherine Leclerc, femme d'Elme Wilquin), douée d'un grand talent pour la scène et d'une beauté accomplie, se montra plus indulgente; l'amour, chez elle, était moins une affection violente qu'une indulgente et charitable sympathie; étrange caractère, moins rare que l'on ne pense. Auprès de mademoiselle Debrie, Molière venait se consoler de ses échecs et pleurer ses faiblesses. Une enfant destinée à punir Molière de ses légèretés ou de la fougue de ses passions s'élevait à côté de ces trois femmes; c'était la jeune soeur de Madeleine, que Molière lui-même avait instruite et presque vue naître et qui va tenir une place importante dans la vie du poëte. Cette troupe, qui passait pour la meilleure de France, arrive à Paris en 1658, conduite par son directeur Molière. Elle joue _Nicomède_, le 24 octobre de la même année, au vieux Louvre, dans la salle des Gardes, devant le roi. Il y remplissait le premier rôle, et comme, de l'aveu de tous les contemporains, ce grand homme était un acteur tragique détestable, il est probable que la conscience du peu de succès qu'il avait obtenu lui fit adresser au roi la prière de représenter devant lui «un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces.» Le roi _le tint pour agréable_; satisfait du _Docteur amoureux_, il permit à la troupe de prendre le titre de TROUPE DE MONSIEUR et de jouer sur le théâtre du Petit-Bourbon, alternativement avec les comédiens italiens. Ici s'arrête le long apprentissage de Molière et commence pour lui une vie nouvelle composée de trois sillons qui s'entre-croisent:--sa vie passionnée et intérieure, la plus douloureuse qui se puisse imaginer;--sa vie d'études et de travaux, série de triomphes entremêlée de rares échecs et soutenue par la constante sympathie et l'inébranlable protection du roi;--sa vie sociale et politique, lutte ardente et habile contre les difficultés de sa direction ou plutôt de son gouvernement, surtout contre les crédulités et les sottises humaines, qu'il aborda et terrassa sans pitié, sans ménagements, non sans adresse; ne craignant pas de frayer sa voie et de conquérir son succès même à travers les plus légitimes appuis et les plus fortes bases de la société humaine. Chacune de ses oeuvres est un combat; c'est sur le champ de bataille, en relisant successivement les drames de Molière, en les replaçant au milieu des faits et des passions qui les ont produits ou vus naître, que l'on peut apprécier la stratégie du maître, la portée de ses attaques et la valeur de sa conquête. Aussi renvoyons-nous le lecteur à chacune des introductions qui, dans l'édition présente, sont destinées à éclairer la marche qu'il a suivie. C'est là que l'on verra s'établir par degrés et se développer, depuis l'arrivée de Molière à Paris jusqu'à sa mort, ce que M. Bazin appelle si bien l'association tacite du monarque et du poëte. _Les Précieuses ridicules_ frappent l'hôtel de Rambouillet; _les Fâcheux_, _l'École des Femmes_, _le Mariage forcé_, continuent, comme nous le montrerons, à démanteler, si l'on peut le dire, les forteresses de la vieille tradition et à ployer les esprits à cette convenance, à cette décence élégante qui devaient être les caractères de la société nouvelle. Bientôt la troupe de Molière obtient de passer au théâtre du Palais-Royal. A la fin de 1661, du vivant de son père, il prend le titre de valet de chambre du roi, «sans y ajouter celui de tapissier.» Après _l'École des Femmes_ il reçoit une pension de mille livres; en août 1665, sa troupe est nommée TROUPE DU ROI et attachée au service du monarque, avec une subvention de sept mille livres. Enfin Molière devient l'âme de toutes les fêtes données à Versailles, et sa faveur ne peut être un moment ébranlée, ni par les médecins qui soignent le roi, ni par les scolastiques encore estimés, ni par les courtisans du petit lever, ni par les ministres. La source de ses maux était en lui-même. A ces trois déesses, au milieu desquelles, comme dit encore Chapelle, «il cheminait si péniblement,» il avait trouvé bon de joindre un fléau plus terrible pour un homme sérieux et passionné,--une jeune épouse coquette et adorée. «Son âme, il le dit lui-même, était née avec les dernières dispositions à la tendresse.» Cette jeune fille de dix-sept ans, élevée sur ses genoux, coquette indomptable, admirable cantatrice, «un peu maigre,» disent les contemporains, mais remplie de grâces et de talents qui furent le désespoir et l'unique amour de Molière jusqu'à la fin de sa vie,--Armande-Gresinde Béjart, soeur cadette de Madeleine, devint sa femme le 20 février 1662. Ses ennemis s'écrièrent qu'il épousait sa fille. Il y avait, en effet, vingt-trois ans de différence entre Molière et sa femme. Le roi, pour désarmer la calomnie, tint sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière, Louis, né le 28 février 1664. Bientôt le drame que le grand poëte avait préparé de ses propres mains suivit son cours nécessaire. La femme du comédien, en butte aux galanteries et aux assiduités de tout ce que la cour avait de brillant, passa pour s'être laissée séduire par celui que ne dédaignaient pas les princesses, le hardi et brillant Lauzun. Jaloux à la fois comme don Garcie et Sganarelle, Molière exigea de sa femme des explications et reçut d'elle l'aveu très-équivoque d'une inclination «pure, disait-elle, pour M. de Guiche,» le plus jeune et le plus beau des seigneurs. S'il faut ajouter foi à la chronique, d'ailleurs peu digne de crédit quant à ces annales secrètes du boudoir, on peut joindre le nom de l'abbé de Richelieu à celui des deux héros, l'un le don Juan, l'autre le Lovelace de leur époque. Lié avec Chapelle, qui recevait ses tristes confidences, devenu l'ami du peintre Mignard, du physicien Rohault, de Jean de La Fontaine, de Boileau Despréaux, Molière retrouvait auprès de mademoiselle Debrie, toujours patiente et sympathique, les consolations de cette amitié mêlée de tendresse qui donnent à ce personnage un caractère touchant et singulier. Les liens du mariage étaient rompus; il ne voyait sa femme qu'au théâtre et allait à Auteuil, dans une solitude champêtre et opulente, pleurer en liberté sa faiblesse et sa douleur, dont les grâces charitables de mademoiselle Debrie ne pouvaient tarir la source. Au milieu de ces angoisses et parmi les tracas de son métier, s'acquittant avec la plus active exactitude des tâches pénibles et des improvisations nombreuses que le roi lui commandait, il créa _Tartuffe_ et le _Misanthrope_. Il avait reconnu combien est impuissante la prétention de demander à la vie une perfection qu'elle refuse aux plus austères et aux plus indulgents: c'est là le _Misanthrope_. Il avait compris combien est facile la séduction de l'apparence et du simulacre, et dangereuse l'habileté qui se pare des dehors d'une perfection souveraine: voilà _Tartuffe_. Faire jouer la première de ces pièces n'était pas difficile; Molière, qui s'était donné le plaisir de faire entrer à la fois dans son drame Lauzun, M. de Guiche et sa femme, se rendit maître, par cette création, plus estimée à son apparition que populaire, du premier rang parmi les rois de la scène élégante et du drame de salon. Cinq années de diplomatie persévérante furent nécessaires pour que _Tartuffe_ prît possession du théâtre. Molière essaya trois actes de la pièce devant le roi, qui eut peur des interprétations que l'on pourrait donner à son consentement. Il lut le manuscrit devant le légat, trop habile pour ne pas faire mine de l'approuver. Dans des conférences particulières avec le roi, audiences intimes dont personne ne nous a révélé les détails, Molière obtint enfin l'autorisation verbale de jouer _Tartuffe_ à Villers-Cotterets, chez Monsieur, puis chez le prince de Condé, au Raincy. Il préparait les voies; il travaillait, si l'on peut le dire, avec la sape, pour atteindre un résultat éloigné mais certain. En 1667, se prévalant de la parole royale et profitant de l'absence du monarque, qui était en Flandre, il changea le titre de son oeuvre de _Tartuffe_, fit _l'Imposteur_, adoucit quelques passages du dialogue et lui ouvrit hardiment le théâtre. Suspendu par ordre du premier président du parlement, excommunié par l'archevêque de Paris, _Tartuffe_ alla chercher protection auprès du roi lui-même, en Flandre, où deux camarades de Molière présentèrent à Louis XIV la requête modeste, mais urgente et presque sévère, de leur directeur. «Le roi avait donné sa parole, nul de ses sujets ne pouvait l'empêcher de la tenir. Il s'agissait d'ailleurs d'une lutte suprême entre les tartuffes qui en voulaient aux plaisirs de Sa Majesté et ceux qui avaient le soin de la divertir.» Le roi répondit avec bonté, sans donner une solution définitive, revint à Saint-Germain le 7 septembre 1668, vit Molière, écouta ses sollicitations et ses prières, et ne leva pas encore l'interdit. M. Bazin fait remarquer à ce propos avec beaucoup de justesse que les querelles du jansénisme n'étaient pas terminées, et que la représentation de _Tartuffe_ pouvait aigrir et envenimer de nouveau des plaies que Louis XIV avait intérêt à fermer. En effet, le grand athlète de Jansénius, Arnault, fait sa soumission le 4 décembre 1668; le bref définitif de réconciliation, daté du 19 janvier 1669, arrive à Paris vers la fin de janvier. Aussitôt Molière, mettant à profit la paix universelle, glisse son _Tartuffe_ à l'ombre du bref accordé par Clément IX, et le fait jouer de l'aveu de Louis XIV, le 5 février de la même année. La victoire reste à sa persévérance et à son adresse. Molière avait touché le point culminant de sa gloire. Entre 1664 et 1673, il continua, sans s'élever plus haut que _Tartuffe_ et _le Misanthrope_, cette campagne contre les hypocrisies, qui est sa vie elle-même. Dans _l'Amour médecin_, dans _le Médecin malgré lui_, les tartuffes de la formule médicale et de la Faculté; dans les _Femmes savantes_, les hypocrites d'érudition et de bel esprit; dans _Georges Dandin_, _le Bourgeois gentilhomme_, _Amphitryon_, _M. de Pourceaugnac_, _la Comtesse d'Escarbagnas_, enfin dans le sublime et hardi _Don Juan_, les hypocrites de l'étiquette, de la formule héréditaire et du rang social substitué au mérite, furent frappés tour à tour. Il alla même, dans _l'Avare_, jusqu'à s'attaquer à l'excès du respect filial et à l'abus de l'autorité paternelle chez l'homme vicieux. Improvisateur incomparable, d'un génie toujours présent, il s'acquittait envers le roi son protecteur par la rapidité de son obéissance et la création de nombreux divertissements, mêlés de musique, de danses et de décorations presque magiques. _Les Fâcheux_, _l'Amour médecin_, _Mélicerte_, _M. de Pourceaugnac_, apparurent ainsi, évoqués par le génie de l'artiste. On n'explique la prodigieuse fécondité de ces rapides enfantements mêlés de plusieurs chefs-d'oeuvre que par les ressources dont le roi lui permettait de disposer, l'autorité qui lui était accordée, l'ordre sévère qu'il apportait dans sa vie, enfin la combinaison des qualités les plus rares et des conditions les plus heureuses qui aient pu développer et favoriser le génie de l'artiste. Il avançait ainsi, et tout était vaincu, marquis, médecins, précieuses, jansénistes, jésuites, lorsque la plaie originelle de cette âme tendre saigna de nouveau, et acheva en peu de temps une carrière si courte et si remplie. La jeune Armande rentra dans la maison de son mari; le 15 septembre 1672, Molière devint père d'un enfant qui mourut presque aussitôt. Le régime était abandonné, la vie devint plus dissipée et plus bruyante, la toux plus fréquente et plus âpre. Molière, qui avait raillé sa propre misanthropie comme le type de la fausse sagesse, et ses jalousies effrénées comme l'apanage de Sganarelle et de Georges Dandin, se mit, dans une oeuvre nouvelle, la dernière qu'il ait produite, à railler à la fois médecins et malades: ceux-là comme impuissants, ceux-ci comme crédules. Le monde demi-sceptique et élégant au milieu duquel vivait Molière, la société de Chapelle et de Ninon, trouva la plaisanterie excellente, fournit à l'envi des traits au pauvre Molière, et se réjouit fort de composer à frais communs la cérémonie burlesque du _Malade imaginaire_; réunis autour d'une table bien servie, les convives de Ninon furent les sacrificateurs et la Faculté de médecine fut la victime. Enfin _le Malade imaginaire_ parut sur la scène. C'était un malade véritable, ou plutôt un mourant, qui se moquait de la mort et de l'impuissance humaine à la prévenir et à la suspendre. La _Danse Macabre_ du moyen âge n'a pas d'enseignement plus douloureux que ce bouffon homme de génie et ce philosophe artiste venant en robe de chambre de malade plaisanter à la fois la santé qui s'ignore et la mort qui arrive, l'imprudence niaise de ceux qui prétendent guérir et la stupide fantaisie des imaginations frappées. C'est le comble de l'incertitude et de la débilité humaines dont Molière a fait la satire, et c'est au milieu de cette oeuvre si triste et si grotesque qu'il a expiré, à la quatrième représentation du _Malade imaginaire_, en prononçant le mot _juro_ de la célèbre cérémonie. Dévoué, comme toujours, aux intérêts de sa troupe, il avait résisté aux prières de ceux que l'état de sa santé effrayait et qui ne voulaient pas qu'il se rendît au théâtre. «Non, dit-il; que deviendroient tous ces pauvres gens?» On le reporta chez lui après la représentation, qu'il eut le courage de soutenir jusqu'au bout. Il était épuisé et sentait l'approche de ses derniers moments. Deux prêtres de sa paroisse, qu'il envoya chercher, refusèrent leur secours. Suffoqué par le sang, et assisté, dit Grimarest, par deux soeurs religieuses, il mourut le 17 février 1673, avant l'arrivée d'un troisième ecclésiastique, plus compatissant et plus chrétien. _Philarète Chasles._ OEUVRES COMPLÈTES DE MOLIÈRE PREMIÈRE ÉPOQUE 1645-1658 PREMIÈRES OEUVRES; ESSAIS DE JEUNESSE ET IMITATIONS DE LA COMMEDIA DELL'ARTE I. -- LE MÉDECIN VOLANT, canevas italien. II. -- LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ, canevas italien. III. 1653. L'ÉTOURDI, imitation de l'italien. IV. 1654. LE DÉPIT AMOUREUX, imitation de l'italien. LE MÉDECIN VOLANT[3] COMÉDIE Des personnages dont le caractère est convenu, le costume arrêté d'avance, le langage différent, le type invariable, et qui, sur un plan tracé, improvisent un dialogue pittoresque, conforme aux situations, telle est la comédie «all' improviso» que les Italiens ont inventée; celle que Trivelin, Scaramouche et Mezzetin ont fait applaudir en France. La souplesse physique et la facilité du dialogue prêtent, si ce n'est de la valeur, au moins du charme à cette vive forme de l'art, forme enfantine, la seule qui, au commencement du dix-septième siècle et à la fin du seizième, fût populaire dans le midi de l'Europe. [3] Le titre de l'arlequinade italienne est: _Il Medico volante_, le _Médecin sauteur_; épithète justifiée par les singuliers tours de force que le héros de la farce accomplit. Poquelin enfant, lorsqu'il allait du collége de Clermont aux Saints-Innocents et de la halle au collége, dut admirer souvent la farce italienne, ses tréteaux, ses masques, ses lazzi déjà imités par nos farceurs qui tenaient en plein air leurs assises sur le pont Neuf. Très-jeune il essaya d'adapter à nos moeurs, de traduire et d'arranger quelques-uns de ces canevas qui lui plaisaient; la traduction du _Medico volante_ fut un des premiers efforts de ce jeune esprit qui débutait par l'admiration docile. Je ne doute pas que sa troupe nomade n'ait souvent représenté, pour divertir les provinciaux, cette charge populaire, favorable à l'agilité du jeune acteur, valet et médecin à la fois, et qui, pour s'acquitter de son double personnage, saute d'une fenêtre à l'autre, et de la rue dans la maison. Boursault versifia plus tard ce canevas, qu'il fit jouer en 1661. La pièce de Boursault finit par un vers insolent: «Faisons des médecins, ou volans ou volés!» La prétendue comédie de _la Casaque_, représentée ensuite à Paris, par la troupe de Molière, le 25 mai 1666, ne doit faire qu'un avec le canevas du _Médecin volant_. Quelques traits du rôle de l'avocat semblent révéler la touche de Molière; les germes obscurs du _Médecin malgré lui_, de _l'Amour médecin_ et des _Fourberies de Scapin_ apparaissent confusément dans cette ébauche. PERSONNAGES GORGIBUS, père de Lucile. LUCILE, fille de Gorgibus. VALÈRE, amant de Lucile. SABINE, cousine de Lucile. SGANARELLE, valet de Valère. GROS-RENÉ, valet de Gorgibus. UN AVOCAT. SCÈNE I.--VALÈRE, SABINE. VALÈRE. Eh bien, Sabine, quel conseil me donnes-tu? SABINE. Vraiment, il y a bien des nouvelles. Mon oncle veut résolûment que ma cousine épouse Villebrequin, et les affaires sont tellement avancées, que je crois qu'ils eussent été mariés dès aujourd'hui, si vous n'étiez aimé; mais, comme ma cousine m'a confié le secret de l'amour qu'elle vous porte, et que nous nous sommes vues à l'extrémité par l'avarice de mon vilain oncle, nous nous sommes avisées d'une bonne invention pour différer le mariage. C'est que ma cousine, dès l'heure que je vous parle, contrefait la malade; et le bon vieillard, qui est assez crédule, m'envoie querir un médecin. Si vous en pouviez envoyer quelqu'un qui fût de vos bons amis, et qui fût de notre intelligence, il conseilleroit à la malade de prendre l'air à la campagne. Le bonhomme ne manquera pas de faire loger ma cousine à ce pavillon qui est au bout de notre jardin, et, par ce moyen, vous pourriez l'entretenir à l'insu de notre vieillard, l'épouser, et le laisser pester tout son soûl avec Villebrequin. VALÈRE. Mais le moyen de trouver sitôt un médecin à ma porte, et qui voulût tant hasarder pour mon service! Je te le dis franchement, je n'en connois pas un. SABINE. Je songe à une chose; si vous faisiez habiller votre valet en médecin: il n'y a rien de si facile à duper que le bonhomme. VALÈRE. C'est un lourdaud qui gâtera tout; mais il faut s'en servir faute d'autre. Adieu, je le vais chercher. Où diable trouver ce maroufle à présent? Mais le voici tout à propos. SCÈNE II.--VALÈRE, SGANARELLE. VALÈRE. Ah! mon pauvre Sganarelle, que j'ai de joie de te voir. J'ai besoin de toi dans une affaire de conséquence; mais, comme je ne sais pas ce que tu sais faire... SGANARELLE. Ce que je sais faire, monsieur? employez-moi seulement en vos affaires de conséquence, ou pour quelque chose d'importance: par exemple, envoyez-moi voir quelle heure il est à une horloge, voir combien le beurre vaut au marché, abreuver un cheval, c'est alors que vous connoîtrez ce que je sais faire. VALÈRE. Ce n'est pas cela; c'est qu'il faut que tu contrefasses le médecin. SGANARELLE. Moi, médecin, monsieur! Je suis prêt à faire tout ce qu'il vous plaira; mais, pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n'en rien faire du tout; et par quel bout m'y prendre, bon Dieu? Ma foi, monsieur, vous vous moquez de moi. VALÈRE. Si tu veux entreprendre cela, va, je te donnerai dix pistoles. SGANARELLE. Ah! pour dix pistoles, je ne dis pas que je ne sois médecin; car, voyez-vous bien, monsieur, je n'ai pas l'esprit tant, tant subtil, pour vous dire la vérité. Mais, quand je serai médecin, où irai-je? VALÈRE. Chez le bonhomme Gorgibus, voir sa fille qui est malade; mais tu es un lourdaud qui, au lieu de bien faire, pourrois bien... SGANARELLE. Eh! mon Dieu, monsieur, ne soyez point en peine; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu'aucun médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d'ordinaire: Après la mort, le médecin; mais vous verrez que, si je m'en mêle, on dira: Après le médecin, gare la mort! Mais, néanmoins, quand je songe, cela est bien difficile de faire le médecin; et si je ne fais rien qui vaille? VALÈRE. Il n'y a rien de si facile en cette rencontre: Gorgibus est un homme simple, grossier, qui se laissera étourdir de ton discours, pourvu que tu parles d'Hippocrate et de Galien, et que tu sois un peu effronté. SGANARELLE. C'est-à-dire qu'il faudra lui parler philosophie, mathématique. Laissez-moi faire; s'il est un homme facile, comme vous le dites, je vous réponds de tout; venez seulement me faire avoir un habit de médecin, et m'instruire de ce qu'il me faut faire, et me donner les licences, qui sont les dix pistoles promises. Valère et Sganarelle s'en vont. SCÈNE III.--GORGIBUS, GROS-RENÉ. GORGIBUS. Allez vitement chercher un médecin, car ma fille est bien malade, et dépêchez-vous. GROS-RENÉ. Que diable aussi! pourquoi vouloir donner votre fille à un vieillard? Croyez-vous que ce ne soit pas le désir qu'elle a d'avoir un jeune homme qui la travaille? Voyez-vous la connexité qu'il y a, etc. (_galimatias_). GORGIBUS. Va-t'en vite; je vois bien que cette maladie-là reculera bien les noces. GROS-RENÉ. Et c'est ce qui me fait enrager; je croyois refaire mon ventre d'une bonne carrelure[4], et m'en voilà sevré. Je m'en vais chercher un médecin pour moi, aussi bien que pour votre fille; je suis désespéré. Il sort. SCÈNE IV.--SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE. SABINE. Je vous trouve à propos, mon oncle, pour vous apprendre une bonne nouvelle. Je vous amène le plus habile médecin du monde, un homme qui vient des pays étrangers, qui sait les plus beaux secrets, et qui sans doute guérira ma cousine. On me l'a indiqué par bonheur, et je vous l'amène. Il est si savant, que je voudrois de bon coeur être malade, afin qu'il me guérît. GORGIBUS. Où est-il donc? SABINE. Le voilà qui me suit; tenez, le voilà. GORGIBUS. Très-humble serviteur à monsieur le médecin. Je vous envoie querir pour voir ma fille qui est malade; je mets toute mon espérance en vous. SGANARELLE. Hippocrate dit, et Galien, par vives raisons, persuade qu'une personne ne se porte pas bien quand elle est malade. Vous avez raison de mettre votre espérance en moi, car je suis le plus grand, le plus habile, le plus docte médecin qui soit dans la Faculté végétale, sensitive et minérale. GORGIBUS. J'en suis fort ravi. SGANARELLE. Ne vous imaginez pas que je sois un médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les autres médecins ne sont, à mon égard, que des avortons de médecins. J'ai des talents particuliers, j'ai des secrets. Salamalec, salamalec, Rodrigue, as-tu du coeur[5]? _signor, si; signor, no. Per omnia sæcula sæculorum._ Mais encore, voyons un peu. SABINE. Eh! ce n'est pas lui qui est malade, c'est sa fille. SGANARELLE. Il n'importe; le sang du père et de la fille ne sont qu'une même chose; et, par l'altération de celui du père, je puis connoître la maladie de la fille. Monsieur Gorgibus, y auroit-il moyen de voir de l'urine de l'égrotante? GORGIBUS. Oui-da; Sabine, vite allez querir de l'urine de ma fille. (Sabine sort.) Monsieur le médecin, j'ai grand'peur qu'elle ne meure. SGANARELLE. Ah! qu'elle s'en garde bien! il ne faut pas qu'elle s'amuse à se laisser mourir sans l'ordonnance de la médecine. (Sabine rentre[6].) Voilà de l'urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins; elle n'est pas tant mauvaise pourtant. GORGIBUS. Eh quoi! monsieur, vous l'avalez? SGANARELLE. Ne vous étonnez pas de cela: les médecins, d'ordinaire, se contentent de la regarder; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l'avale, parce qu'avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie; mais, à vous dire la vérité, il y en avoit trop peu pour avoir un bon jugement: qu'on la fasse encore pisser. SABINE sort et revient. J'ai bien eu de la peine à la faire pisser. SGANARELLE. Que cela! voilà bien de quoi! Faites-la pisser copieusement, copieusement. Si tous les malades pissent de la sorte, je veux être médecin toute ma vie. SABINE sort et revient. Voilà tout ce qu'on peut avoir; elle ne peut pas pisser davantage. SGANARELLE. Quoi! monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes? voilà une pauvre pisseuse que votre fille; je vois bien qu'il faudra que je lui ordonne une potion pissatrice. N'y auroit-il pas moyen de voir la malade? SABINE. Elle est levée; si vous voulez, je la ferai venir. SCÈNE V.--SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE, LUCILE. SGANARELLE. Eh bien, mademoiselle, vous êtes malade? LUCILE. Oui, monsieur. SGANARELLE. Tant pis, c'est une marque que vous ne vous portez pas bien. Sentez-vous de grandes douleurs à la tête, aux reins? LUCILE. Oui, monsieur. SGANARELLE. C'est fort bien fait. Oui, ce grand médecin, au chapitre qu'il a fait de la nature des animaux, dit... cent belles choses; et, comme les humeurs qui ont de la connexité ont beaucoup de rapport; car, par exemple, comme la mélancolie est ennemie de la joie, et que la bile qui se répand par le corps nous fait devenir jaunes, et qu'il n'est rien de plus contraire à la santé que la maladie, nous pouvons dire, avec ce grand homme, que votre fille est fort malade. Il faut que je vous fasse une ordonnance. GORGIBUS. Vite une table, du papier, de l'encre. SGANARELLE. Y a-t-il quelqu'un qui sache écrire? GORGIBUS. Est-ce que vous ne le savez point? SGANARELLE. Ah! je ne m'en souvenois pas; j'ai tant d'affaires dans la tête, que j'oublie la moitié... Je crois qu'il seroit nécessaire que votre fille prît un peu l'air, qu'elle se divertît à la campagne. GORGIBUS. Nous avons un fort beau jardin, et quelques chambres qui y répondent; si vous le trouvez à propos, je l'y ferai loger. SGANARELLE. Allons visiter les lieux. Ils sortent tous. SCÈNE VI.--L'AVOCAT, seul. J'ai ouï dire que la fille de monsieur Gorgibus étoit malade; il faut que je m'informe de sa santé, et que je lui offre mes services comme ami de toute sa famille. Holà, holà! monsieur Gorgibus y est-il? SCÈNE VII.--GORGIBUS, L'AVOCAT. L'AVOCAT. Ayant appris la maladie de mademoiselle votre fille, je vous suis venu témoigner la part que j'y prends, et vous faire offre de tout ce qui dépend de moi. GORGIBUS. J'étois là dedans avec le plus savant homme! L'AVOCAT. N'y auroit-il pas moyen de l'entretenir un moment? SCÈNE VIII.--GORGIBUS, L'AVOCAT, SGANARELLE. GORGIBUS. Monsieur, voilà un fort habile homme de mes amis, qui souhaiteroit de vous parler et vous entretenir. SGANARELLE. Je n'ai pas le loisir, monsieur Gorgibus; il faut aller à mes malades. Je ne prendrai pas la droite avec vous, monsieur. L'AVOCAT. Monsieur, après ce que m'a dit monsieur Gorgibus de votre mérite et de votre savoir, j'ai eu la plus grande passion du monde d'avoir l'honneur de votre connoissance, et j'ai pris la liberté de vous saluer à ce dessein; je crois que vous ne le trouverez pas mauvais. Il faut avouer que ceux qui excellent en quelque science sont dignes de grande louange, et particulièrement ceux qui font profession de la médecine, tant à cause de son utilité que parce qu'elle contient en elle plusieurs autres sciences, ce qui rend sa parfaite connoissance fort difficile: et c'est fort à propos qu'Hippocrate dit dans son premier aphorisme: _Vita brevis, ars vero longa, occasio autem præceps, experimentum, judicium periculosum, difficile._ SGANARELLE, à Gorgibus. _Ficile tantinapota baril cambustibus._ L'AVOCAT. Vous n'êtes pas de ces médecins qui ne s'appliquent qu'à la médecine qu'on appelle rationale ou dogmatique, et je crois que vous l'exercez tous les jours avec beaucoup de succès, _experientia magistra rerum_. Les premiers hommes qui firent profession de la médecine furent tellement estimés d'avoir cette belle science, qu'on les mit au nombre des dieux pour les belles cures qu'ils faisoient tous les jours. Ce n'est pas qu'on doive mépriser un médecin qui n'auroit pas rendu la santé à son malade, puisqu'elle ne dépend pas absolument de ses remèdes, ni de son savoir; _interdum docta plus valet arte malum_. Monsieur, j'ai peur de vous être importun: je prends congé de vous, dans l'espérance que j'ai qu'à la première vue j'aurai l'honneur de converser avec vous avec plus de loisir. Vos heures vous sont précieuses, etc. L'avocat sort. GORGIBUS. Que vous semble de cet homme-là? SGANARELLE. Il sait quelque petite chose. S'il fût demeuré tant soit peu davantage, je l'allois mettre sur une matière sublime et relevée. Cependant je prends congé de vous. (Gorgibus lui donne de l'argent.) Eh! que voulez-vous faire? GORGIBUS. Je sais bien ce que je vous dois. SGANARELLE. Vous moquez-vous, monsieur Gorgibus? Je n'en prendrai pas, je ne suis pas un homme mercenaire. (Il prend l'argent.) Votre très-humble serviteur. Sganarelle sort, et Gorgibus rentre dans sa maison. SCÈNE IX.--VALÈRE, seul. Je ne sais ce qu'aura fait Sganarelle: je n'ai point eu de ses nouvelles, et je suis fort en peine où je le pourrois rencontrer. (Sganarelle revient en habit de valet.) Mais bon, le voici. Eh bien, Sganarelle, qu'as-tu fait depuis que je ne t'ai pas vu? SCÈNE X.--VALÈRE, SGANARELLE. SGANARELLE. Merveille sur merveille: j'ai si bien fait, que Gorgibus me prend pour un habile médecin. Je me suis introduit chez lui; je lui ai conseillé de faire prendre l'air à sa fille, laquelle est à présent dans un appartement qui est au bout de leur jardin, tellement qu'elle est fort éloignée du vieillard, et que vous pourrez l'aller voir commodément. VALÈRE. Ah! que tu me donnes de joie! Sans perdre de temps, je la vais trouver de ce pas. Il sort. SGANARELLE. Il faut avouer que ce bonhomme de Gorgibus est un vrai lourdaud de se laisser tromper de la sorte! (Apercevant Gorgibus.) Ah! ma foi, tout est perdu; c'est à ce coup que voilà la médecine renversée; mais il faut que je le trompe. SCÈNE XI.--SGANARELLE, GORGIBUS. GORGIBUS. Bonjour, monsieur. SGANARELLE. Monsieur, votre serviteur; vous voyez un pauvre garçon au désespoir: ne connoissez-vous pas un médecin qui est arrivé depuis peu en cette ville, qui fait des cures admirables? GORGIBUS. Oui, je le connois; il vient de sortir de chez moi. SGANARELLE. Je suis son frère, monsieur: nous sommes jumeaux; et, comme nous nous ressemblons fort, on nous prend quelquefois l'un pour l'autre. GORGIBUS. Je me donne au diable si je n'y ai été trompé. Et comment vous nommez-vous? SGANARELLE. Narcisse, monsieur, pour vous rendre service. Il faut que vous sachiez qu'étant dans son cabinet j'ai répandu deux fioles d'essence qui étoient sur le bord de sa table; aussitôt il s'est mis dans une colère si étrange contre moi, qu'il m'a mis hors du logis; il ne me veut plus jamais voir, tellement que je suis un pauvre garçon à présent, sans appui, sans support, sans aucune connoissance. GORGIBUS. Allez, je ferai votre paix; je suis de ses amis, et je vous promets de vous remettre avec lui; je lui parlerai d'abord que je le verrai. SGANARELLE. Je vous serai bien obligé, monsieur Gorgibus. Sganarelle sort, et rentre aussitôt avec sa robe de médecin. SCÈNE XII.--SGANARELLE, GORGIBUS. SGANARELLE. Il faut avouer que, quand ces malades ne veulent pas suivre l'avis du médecin, et qu'ils s'abandonnent à la débauche... GORGIBUS. Monsieur le médecin, très-humble serviteur. Je vous demande une grâce. SGANARELLE. Qu'y a-t-il, monsieur? est-il question de vous rendre service? GORGIBUS. Monsieur, je viens de rencontrer monsieur votre frère, qui est tout à fait fâché de... SGANARELLE. C'est un coquin, monsieur Gorgibus. GORGIBUS. Je vous réponds qu'il est tellement contrit de vous avoir mis en colère... SGANARELLE. C'est un ivrogne, monsieur Gorgibus. GORGIBUS. Eh! monsieur, voulez-vous désespérer ce pauvre garçon? SGANARELLE. Qu'on ne m'en parle plus; mais voyez l'impudence de ce coquin-là, de vous aller trouver pour faire son accord; je vous prie de ne m'en pas parler. GORGIBUS. Au nom de Dieu, monsieur le médecin, faites cela pour l'amour de moi. Si je suis capable de vous obliger en autre chose, je le ferai de bon coeur. Je m'y suis engagé, et... SGANARELLE. Vous m'en priez avec tant d'instance... Quoique j'eusse fait serment de ne lui pardonner jamais; allez, touchez là, je lui pardonne. Je vous assure que je me fais grande violence, et qu'il faut que j'aie bien de la complaisance pour vous. Adieu, monsieur Gorgibus. Gorgibus rentre dans sa maison, et Sganarelle s'en va. SCÈNE XIII.--VALÈRE, SGANARELLE. VALÈRE. Il faut que j'avoue que je n'eusse jamais cru que Sganarelle se fût si bien acquitté de son devoir. (Sganarelle rentre avec ses habits de valet.) Ah! mon pauvre garçon, que je t'ai d'obligations! que j'ai de joie! et que... SGANARELLE. Ma foi, vous parlez fort à votre aise. Gorgibus m'a rencontré; et sans une invention que j'ai trouvée, toute la mèche étoit découverte. (Apercevant Gorgibus.) Mais fuyez-vous-en[7] le voici. Valère sort. SCÈNE XIV.--GORGIBUS, SGANARELLE. GORGIBUS. Je vous cherchois partout pour vous dire que j'ai parlé à votre frère: il m'a assuré qu'il vous pardonnoit; mais, pour en être plus assuré, je veux qu'il vous embrasse en ma présence; entrez dans mon logis, et je l'irai chercher. SGANARELLE. Eh! monsieur Gorgibus, je ne crois pas que vous le trouviez à présent; et puis je ne resterai pas chez vous, je crains trop de sa colère. GORGIBUS. Ah! vous y demeurerez, car je vous enfermerai. Je m'en vais à présent chercher votre frère; ne craignez rien, je vous réponds qu'il n'est plus fâché. Gorgibus sort. SGANARELLE, de la fenêtre. Ma foi, me voilà attrapé, ce coup-là; il n'y a plus moyen de m'en échapper. Le nuage est fort épais, et j'ai bien peur que, s'il vient à crever, il ne grêle sur mon dos force coups de bâton, ou que, par quelque ordonnance plus forte que toutes celles des médecins, on ne m'applique tout au moins un cautère royal[8] sur les épaules. Mes affaires vont mal: mais pourquoi se désespérer? puisque j'ai tant fait, poussons la fourbe jusqu'au bout. Oui, oui, il en faut encore sortir, et faire voir que Sganarelle est le roi des fourbes. Sganarelle saute par la fenêtre et s'en va. SCÈNE XV.--GROS-RENÉ, GORGIBUS, SGANARELLE. GROS-RENÉ. Ah! ma foi! voilà qui est drôle! comme diable on saute ici par les fenêtres! Il faut que je demeure ici, et que je voie à quoi tout cela aboutira. GORGIBUS. Je ne saurois trouver ce médecin; je ne sais où diable il s'est caché. (Apercevant Sganarelle qui revient en habit de médecin.) Mais le voici. Monsieur, ce n'est pas assez d'avoir pardonné à votre frère; je vous prie, pour ma satisfaction, de l'embrasser: il est chez moi, et je vous cherchois partout pour vous prier de faire cet accord en ma présence. SGANARELLE. Vous vous moquez, monsieur Gorgibus; n'est-ce pas assez que je lui pardonne? je ne le veux jamais voir. GORGIBUS. Mais, monsieur, pour l'amour de moi. SGANARELLE. Je ne vous saurois rien refuser: dites-lui qu'il descende. Pendant que Gorgibus entre dans la maison par la porte, Sganarelle y rentre par la fenêtre. GORGIBUS, à la fenêtre. Voilà votre frère qui vous attend là-bas: il m'a promis qu'il fera tout ce que vous voudrez. SGANARELLE, à la fenêtre. Monsieur Gorgibus, je vous prie de le faire venir ici; je vous conjure que ce soit en particulier que je lui demande pardon, parce que sans doute, il me ferait cent hontes, cent opprobres devant tout le monde. Gorgibus sort de sa maison par la porte, et Sganarelle par la fenêtre. GORGIBUS. Oui-da, je m'en vais lui dire... Monsieur, il dit qu'il est honteux et qu'il vous prie d'entrer, afin qu'il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer; je vous supplie de ne me pas refuser, et de me donner ce contentement. SGANARELLE. Il n'y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction: vous allez entendre de quelle manière je vais le traiter. (A la fenêtre.) Ah! te voilà, coquin!--Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu'il n'y a pas de ma faute.--Pilier de débauche, coquin, va, je t'apprendrai à venir avoir la hardiesse d'importuner monsieur Gorgibus, de lui rompre la tête de tes sottises!--Monsieur mon frère...--Tais-toi, te dis-je.--Je ne vous désoblig...--Tais-toi, coquin! GROS-RENÉ. Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent? GORGIBUS. C'est le médecin et Narcisse son frère; ils avoient quelque différend, et ils font leur accord. GROS-RENÉ. Le diable emporte! ils ne sont qu'un. SGANARELLE, à la fenêtre. Ivrogne que tu es, je t'apprendrai à vivre! Comme il baisse la vue! il voit bien qu'il a failli, le pendard! Ah! l'hypocrite, comme il fait le bon apôtre! GROS-RENÉ. Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu'il fasse mettre son frère à la fenêtre. GORGIBUS. Oui-da... Monsieur le médecin, je vous prie de faire paroître votre frère à la fenêtre. SGANARELLE, de la fenêtre. Il est indigne de la vue des gens d'honneur, et puis je ne le saurois souffrir auprès de moi. GORGIBUS. Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m'avez faites. SGANARELLE, de la fenêtre. En vérité, monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi, que je ne vous puis rien refuser. Montre-toi, coquin! (Après avoir disparu un moment, il se remontre en habit de valet.) Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. (Il disparoît encore, et reparoît aussitôt en robe de médecin[9].) Eh bien, avez-vous vu cette image de la débauche? GROS-RENÉ. Ma foi, ils ne sont qu'un; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble. GORGIBUS. Mais faites-moi la grâce de le faire paroître avec vous, et de l'embrasser devant moi à la fenêtre. SGANARELLE, de la fenêtre. C'est une chose que je refuserois à tout autre qu'à vous, mais, pour vous montrer que je veux tout faire pour l'amour de vous, je m'y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu'il vous demande pardon de toutes les peines qu'il vous a données.--Oui, monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de monsieur Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n'aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s'est passé. Il embrasse son chapeau et sa fraise, qu'il a mis au bout de son coude. GORGIBUS. Eh bien, ne les voilà pas tous deux? GROS-RENÉ. Ah! par ma foi, il est sorcier. SGANARELLE, sortant de la maison, en médecin. Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends; je n'ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu'il me fait honte; je ne voudrois pas qu'on le vît en ma compagnie, dans la ville où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre serviteur, etc. Il feint de s'en aller, et, après avoir mis bas sa robe, rentre dans la maison par la fenêtre. GORGIBUS. Il faut que j'aille délivrer ce pauvre garçon; en vérité, s'il lui a pardonné, ce n'a pas été sans le bien maltraiter. Il entre dans sa maison, et en sort avec Sganarelle en habit de valet. SGANARELLE. Monsieur, je vous remercie de la peine que vous avez prise, et de la bonté que vous avez eue, je vous en serai obligé toute ma vie. GROS-RENÉ. Où pensez-vous que soit à présent le médecin? GORGIBUS. Il s'en est allé. GROS-RENÉ, qui a ramassé la robe de Sganarelle. Je le tiens sous mon bras. Voilà le coquin qui faisoit le médecin, et qui vous trompe. Cependant qu'il vous trompe et joue la farce chez vous, Valère et votre fille sont ensemble, qui s'en vont à tous les diables. GORGIBUS. Oh! que je suis malheureux! mais tu seras pendu, fourbe, coquin! SGANARELLE. Monsieur, qu'allez-vous faire de me pendre? Écoutez un mot, s'il vous plaît. Il est vrai que c'est par mon invention que mon maître est avec votre fille; mais, en le servant, je ne vous ai point désobligé: c'est un parti sortable pour elle, tant pour la naissance que pour les biens. Croyez-moi, ne faites point un vacarme qui tourneroit à votre confusion, et envoyez à tous les diables ce coquin-là avec Villebrequin. Mais voici nos amans. SCÈNE XVI.--VALÈRE, LUCILE, GORGIBUS, SGANARELLE. VALÈRE. Nous nous jetons à vos pieds. GORGIBUS. Je vous pardonne, et suis heureusement trompé par Sganarelle, ayant un si brave gendre. Allons tous faire noces, et boire à la santé de toute la compagnie. [4] Vieux mot français, encore en usage dans le peuple: semelle neuve appliquée à de vieilles chaussures. [5] Hémistiche célèbre du _Cid_, qui jouissait alors de toute sa popularité. [6] Sabine apporte une fiole médicale remplie de vin blanc, ce qui corrige un peu la laideur de cette dégoûtante facétie, empruntée aux derniers tréteaux, et qui n'a rien de Molière. [7] Pour: enfuyez-vous, c'est-à-dire, vous, fuyez d'ici. [8] Le fer rouge. [9] Ce sont ces tours de passe-passe qui expliquent le titre de _Médecin volant_. FIN DU MÉDECIN VOLANT. LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ COMÉDIE Le jeune Poquelin sortait du collége des jésuites et des leçons de Gassendi. Frais émoulu de ses classes, il riait, avec Bernier et Chapelle, du _Ferio Darii Bamalipton_ et de l'inutile parlage des docteurs scolastiques; il leur préférait, au grand scandale de sa famille, Tabarin et Guillot Gorju. Le canevas qui nous est parvenu sous le titre de _la Jalousie du Barbouillé_ n'est qu'une imitation servile de ces farces qui éveillaient son génie. L'art y manque; l'incisive vigueur de Molière s'y annonce. On y voit la bourgeoise dominant son mari de toute la force de sa finesse et de toute l'autorité de son sang-froid: la femme de _Georges Dandin_ apparaît. Pour but de sa colère et de sa satire, Molière a déjà choisi la formule inutile de la science et les vaines draperies de la rhétorique. Sans doute cette facétie fut l'une des premières que représenta la troupe des enfants de famille dirigée par Molière, et qui, sous le nom de l'_Illustre théâtre_, alla s'établir à la porte de Nesle. «J'ai ouï dire à des gens agez, raconte Perrault, qu'ils avoient veu le théâtre de la comédie de Paris de la même structure et avec les mêmes décorations que celui des danseurs du pont Neuf; que la comédie se jouoit en plein air et en plein jour; que le bouffon de la troupe se promenoit par la ville avec un tambour pour avertir qu'on alloit commencer. Les pièces qui nous restent de ce temps-là sont de la mesme beauté que le lieu où l'on en faisoit la représentation. Ensuite on les joua à la chandelle, et le théâtre fut orné de tapisseries qui donnoient des entrées et des sorties aux acteurs par l'endroit où elles se joignoient l'une à l'autre. »Ces entrées et ces sorties estoient fort incommodes, et mettoient souvent en désordre les coeffures des comédiens, parce que, ne s'ouvrant que fort peu en haut, elles retomboient rudement sur eux quand ils entroient ou quand ils sortoient. Toute la lumière consistoit d'abord en quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries; mais comme elles n'éclairoient les acteurs que par derrière et un peu sur les côtés, ce qui les rendoit presque tout noirs, on s'avisa de faire des chandeliers avec deux lattes mises en croix portant chacun quatre chandelles, pour mettre au-devant du théâtre. Ces chandeliers, suspendus grossièrement avec des cordes et des poulies apparentes, se haussoient et se baissoient sans artifice et par main d'homme, pour les allumer et les moucher. La symphonie estoit d'une flute et d'un tambour, ou de deux méchans violons au plus.» Telle était, à peu de chose près, la mise en scène des jeunes acteurs de la porte de Nesle. Par économie, probablement, le chef de la troupe, Poquelin, se couvrait ou se _barbouillait_ le visage de farine, comme le faisait Gros-Guillaume, le _Fariné_ de l'hôtel de Bourgogne. Il ne serait pas impossible que deux autres canevas ou farces jouées par sa troupe à Paris, et dont le titre seul nous est parvenu, _le Docteur pédant_ (18 juin 1660), et _la Jalousie du Gros-René_ (15 avril 1663), fussent identiques, sauf le titre, à _la Jalousie du Barbouillé_. Le persécuteur des faux docteurs, des faux médecins, des avocats, des scolastiques, de tous ceux qui sacrifient aux mots la réalité de la vie, prend déjà les armes. Il n'a que vingt ans: la guerre commence. PERSONNAGES LE BARBOUILLÉ,[10] mari d'Angélique. LE DOCTEUR. ANGÉLIQUE, fille de Gorgibus. VALÈRE, amant d'Angélique. CATHAU, suivante d'Angélique. GORGIBUS, père d'Angélique. VILLEBREQUIN. LA VALLÉE. SCÈNE I.--LE BARBOUILLÉ, seul. Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes! J'ai une femme qui me fait enrager: au lieu de me donner du soulagement, et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt fois le jour; au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens. Ah! pauvre Barbouillé, que tu es misérable! Il faut pourtant la punir. Si tu la tuois... l'intention ne vaut rien, car tu serois pendu. Si tu la faisois mettre en prison... la carogne en sortiroit avec son passe-partout. Que diable faire donc? Mais voilà monsieur le docteur qui passe par ici, il faut que je lui demande un bon conseil sur ce que je dois faire. SCÈNE II.--LE DOCTEUR, LE BARBOUILLÉ. LE BARBOUILLÉ. Je m'en allois vous chercher pour vous faire une prière sur une chose qui m'est d'importance. LE DOCTEUR. Il faut que tu sois bien malappris, bien lourdaud, et bien mal morigéné, mon ami, puisque tu m'abordes sans ôter ton chapeau, sans observer _rationem loci, temporis et personæ_. Quoi! débuter par un discours mal digéré, au lieu de dire: _Salve, vel salvus sis, doctor doctorum eruditissime_. Eh! pour qui me prends-tu, mon ami? LE BARBOUILLÉ. Ma foi, excusez-moi, c'est que j'avois l'esprit en écharpe, et je ne songeois pas à ce que je faisois; mais je sais bien que vous êtes galant homme. LE DOCTEUR. Sais-tu bien d'où vient le mot galant homme? LE BARBOUILLÉ. Qu'il vienne de Villejuif ou d'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère. LE DOCTEUR. Sache que le mot galant homme vient d'élégant: prenant le _g_ et l'_a_ de la dernière syllabe, cela fait _ga_, et puis, prenant _l_, ajoutant un _a_ et les deux dernières lettres, cela fait _galant_, et puis, ajoutant _homme_, cela fait _galant homme_. Mais, encore, pour qui me prends-tu? LE BARBOUILLÉ. Je vous prends pour un docteur. Or çà, parlons un peu de l'affaire que je veux vous proposer; il faut que vous sachiez... LE DOCTEUR. Sache auparavant que je ne suis pas seulement une fois docteur, mais que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et dix fois docteur: 1º parce que, comme l'unité est la base, le fondement et le premier de tous les nombres, aussi, moi, je suis le premier de tous les docteurs, le docte des doctes; 2º parce qu'il y a deux facultés nécessaires pour la parfaite connoissance de toutes choses, le sens et l'entendement; et, comme je suis tout sens et tout entendement, je suis deux fois docteur. LE BARBOUILLÉ. D'accord. C'est que... LE DOCTEUR. 3º Parce que le nombre de trois est celui de la perfection, selon Aristote; et, comme je suis parfait et que toutes mes productions le sont aussi, je suis trois fois docteur. LE BARBOUILLÉ. Eh bien, monsieur le docteur... LE DOCTEUR. 4º Parce que la philosophie a quatre parties, la logique, la morale, la physique et la métaphysique; et, comme je les possède toutes quatre, et que je suis parfaitement versé en icelles, je suis quatre fois docteur. LE BARBOUILLÉ. Que diable, je n'en doute pas. Écoutez-moi donc. LE DOCTEUR. 5º Parce qu'il y a cinq universaux[11], le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident, sans la connoissance desquels il est impossible de faire aucun bon raisonnement; et, comme je m'en sers avec avantage et que j'en connois l'utilité, je suis cinq fois docteur. LE BARBOUILLÉ. Il faut que j'aie bonne patience. LE DOCTEUR. 6º Parce que le nombre de six est le nombre du travail; et, comme je travaille incessamment pour ma gloire, je suis six fois docteur. LE BARBOUILLÉ. Oh! parle tant que tu voudras! LE DOCTEUR. 7º Parce que le nombre de sept est le nombre de la félicité; et, comme je possède une parfaite connoissance de tout ce qui peut rendre heureux, et que je le suis en effet par mes talens, je me sens obligé de dire de moi-même: _O ter quaterque beatum!_ 8º parce que le nombre de huit est le nombre de la justice à cause de l'égalité qui se rencontre en lui, et que la justice et la prudence avec lesquelles je mesure et pèse toutes mes actions me rendent huit fois docteur; 9º parce qu'il y a neuf Muses, et que je suis également chéri d'elles; 10º parce que, comme on ne peut passer le nombre de dix sans faire une répétition des autres nombres, et qu'il est le nombre universel, aussi, quand on m'a trouvé, on a trouvé le docteur universel, je contiens en moi tous les autres docteurs. Ainsi tu vois par des raisons plausibles, vraies, démonstratives et convaincantes, que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix fois docteur. LE BARBOUILLÉ. Que diable est ceci? je croyois trouver un homme bien savant, qui me donneroit un bon conseil, et je trouve un ramoneur de cheminées, qui, au lieu de me parler, s'amuse à jouer à la mourre[12]. Un, deux, trois, quatre...; ah, ah, ah! Oh bien! ce n'est pas cela; c'est que je vous prie de m'écouter, et croyez que je ne suis pas un homme à vous faire perdre vos peines, et que, si vous me satisfaites sur ce que je veux de vous, je vous donnerai ce que vous voudrez, de l'argent, si vous en voulez. LE DOCTEUR. Eh! de l'argent? LE BARBOUILLÉ. Oui, de l'argent, et toute autre chose que vous pourriez demander. LE DOCTEUR, troussant sa robe derrière son cul. Tu me prends donc pour un homme à qui l'argent fait tout faire, pour un homme attaché à l'intérêt, pour une âme mercenaire? Sache, mon ami, que, quand tu me donnerois une bourse pleine de pistoles, et que cette bourse seroit dans une riche boîte, cette boîte dans un étui précieux, cet étui dans un coffre admirable, ce coffre dans un cabinet curieux, ce cabinet dans une chambre magnifique, cette chambre dans un appartement agréable, cet appartement dans un château pompeux, ce château dans une citadelle incomparable, cette citadelle dans une ville célèbre, cette ville dans une île fertile, cette île dans une province opulente, cette province dans une monarchie florissante, cette monarchie dans tout le monde; et que tout le monde où seroit cette monarchie florissante, où seroit cette province opulente, où seroit cette île fertile, où seroit cette ville célèbre, où seroit cette citadelle incomparable, où seroit ce château pompeux, où seroit cet appartement agréable, où seroit ce cabinet curieux, où seroit ce coffre admirable, où seroit cet étui précieux, où seroit cette riche boîte dans laquelle seroit enfermée la bourse pleine de pistoles, que je me soucierois aussi peu de ton argent et de toi que de cela. Il s'en va. LE BARBOUILLÉ. Ma foi, je m'y suis mépris: à cause qu'il est vêtu comme un médecin, j'ai cru qu'il lui falloit parler d'argent; mais, puisqu'il n'en veut point, il n'y a rien de plus aisé que de le contenter: je m'en vais courir après lui. Il sort. SCÈNE III.--ANGÉLIQUE, VALÈRE, CATHAU. ANGÉLIQUE. Monsieur, je vous assure que vous m'obligerez beaucoup de me tenir quelquefois compagnie: mon mari est si mal bâti, si débauché, si ivrogne, que ce m'est un supplice d'être avec lui, et je vous laisse à penser quelle satisfaction on peut avoir d'un rustre comme lui. VALÈRE. Mademoiselle, vous me faites trop d'honneur de me vouloir souffrir. Je vous promets de contribuer de tout mon pouvoir à votre divertissement; et, puisque vous témoignez que ma compagnie ne vous est point désagréable, je vous ferai connoître, par mes empressemens, combien j'ai de joie de la bonne nouvelle que vous m'apprenez. CATHAU. Ah! changez de discours, voyez porte-guignon[13] qui arrive. SCÈNE IV.--LE BARBOUILLÉ, VALÈRE, ANGÉLIQUE, CATHAU. VALÈRE. Mademoiselle, je suis au désespoir de vous apporter de si méchantes nouvelles; mais aussi bien les auriez-vous apprises de quelque autre; et, puisque votre frère est fort malade... ANGÉLIQUE. Monsieur, ne m'en dites pas davantage; je suis votre servante, et vous rends grâce de la peine que vous avez prise. LE BARBOUILLÉ. Ma foi, sans aller chez le notaire, voilà le certificat de mon cocuage. Ah, ah! madame la carogne, je vous trouve avec un homme, après toutes les défenses que je vous ai faites, et vous me voulez envoyer de Gemini en Capricorne[14]. ANGÉLIQUE. Eh bien, faut-il gronder pour cela? Ce monsieur vient de m'apprendre que mon frère est bien malade: où est le sujet de querelle? CATHAU. Ah! le voilà venu; je m'étonnois bien si nous aurions longtemps du repos. LE BARBOUILLÉ. Vous vous gâtez, par ma foi, toutes deux, mesdames les carognes: toi, Cathau, tu corromps ma femme; depuis que tu la sers, elle ne vaut pas la moitié de ce qu'elle valoit. CATHAU. Vraiment oui, vous la baillez bonne. ANGÉLIQUE. Laisse là cet ivrogne; ne vois-tu pas qu'il est si soûl qu'il ne sait ce qu'il dit? SCÈNE V.--GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, CATHAU, LE BARBOUILLÉ. GORGIBUS. Ne voilà pas encore mon maudit gendre qui querelle ma fille! VILLEBREQUIN. Il faut savoir ce que c'est. GORGIBUS. Eh quoi! toujours se quereller! vous n'aurez pas la paix dans votre ménage? LE BARBOUILLÉ. Cette coquine-là m'appelle ivrogne. (A Angélique.) Tiens, je suis bien tenté de te bailler une quinte major[15], en présence de tes parents. GORGIBUS. Au diable l'escarcelle, si vous l'aviez fait. ANGÉLIQUE. Mais aussi c'est lui qui commence toujours à... CATHAU. Que maudite soit l'heure où vous avez choisi ce grigou! VILLEBREQUIN. Allons, taisez-vous! la paix! SCÈNE VI.--GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, CATHAU, LE BARBOUILLÉ, LE DOCTEUR. LE DOCTEUR. Qu'est ceci? quel désordre! quelle querelle! quel grabuge! quel vacarme! quel bruit! quel différend! quelle combustion! Qu'y a-t-il, messieurs? qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Çà, çà, voyons s'il n'y a pas moyen de vous mettre d'accord; que je sois votre pacificateur, que j'apporte l'union chez vous. GORGIBUS. C'est mon gendre et ma fille qui ont eu bruit ensemble. LE DOCTEUR. Et qu'est-ce que c'est? voyons, dites-moi un peu la cause de leur différend. GORGIBUS. Monsieur... LE DOCTEUR. Mais en peu de paroles. GORGIBUS. Oui-da: mettez donc votre bonnet. LE DOCTEUR. Savez-vous d'où vient le mot bonnet? GORGIBUS. Nenni. LE DOCTEUR. Cela vient de _bonum est_, bon est, voilà qui est bon, parce qu'il garantit des catarrhes et fluxions. GORGIBUS. Ma foi, je ne savois pas cela. LE DOCTEUR. Dites donc vite cette querelle. GORGIBUS. Voici ce qui est arrivé. LE DOCTEUR. Je ne crois pas que vous soyez homme à me tenir longtemps, puisque je vous en prie. J'ai quelques affaires pressantes qui m'appellent à la ville; mais, pour remettre la paix dans votre famille, je veux bien m'arrêter un moment. GORGIBUS. J'aurai fait en un moment. LE DOCTEUR. Soyons donc bref. GORGIBUS. Voilà qui est fait incontinent. LE DOCTEUR. Il faut avouer, monsieur Gorgibus, que c'est une belle qualité que de dire les choses en peu de paroles, et que les grands parleurs, au lieu de se faire écouter, se rendent le plus souvent si importuns, qu'on ne les entend point. _Virtutem primam esse puta compescere linguam._ Oui, la plus belle qualité d'un honnête homme, c'est de parler peu. GORGIBUS. Vous saurez donc... LE DOCTEUR. Socrate recommandait trois choses fort soigneusement à ses disciples: la retenue dans les actions, la sobriété dans le manger, et de dire les choses en peu de paroles. Commencez donc, monsieur Gorgibus. GORGIBUS. C'est ce que je veux faire. LE DOCTEUR. En peu de mots, sans façon, sans vous amuser à beaucoup de discours, tranchez-moi d'un apophthegme, vite, vite, monsieur Gorgibus, dépêchons, évitez la prolixité. GORGIBUS. Laissez-moi donc parler. LE DOCTEUR. Monsieur Gorgibus, touchez là, vous parlez trop; il faut que quelque autre me dise la cause de leur querelle. VILLEBREQUIN. Monsieur le docteur, vous saurez que... LE DOCTEUR. Vous êtes un ignorant, un indocte, un homme ignare de toutes les bonnes disciplines, un âne en bon français. Eh quoi! vous commencez la narration sans avoir fait un mot d'exorde! Il faut que quelque autre me conte le désordre. Mademoiselle, contez-moi un peu le détail de ce vacarme. ANGÉLIQUE. Voyez-vous bien là mon gros coquin, mon sac à vin de mari? LE DOCTEUR. Doucement, s'il vous plaît; parlez avec respect de votre époux, quand vous êtes devant la moustache d'un docteur comme moi. ANGÉLIQUE. Ah! vraiment oui, docteur! Je me moque bien de vous et de votre doctrine, et je suis docteur quand je veux. LE DOCTEUR. Tu es docteur quand tu veux? Ouais! Je pense que tu es un plaisant docteur. Tu as la mine de suivre fort ton caprice: des parties d'oraison, tu n'aimes que la conjonction; des genres, que le masculin; des déclinaisons, le génitif; de la syntaxe, _mobile cum fixo_; et enfin de la quantité, tu n'aimes que le dactyle, _quia constat ex una longa et duabus brevibus_. Venez çà, vous, dites-moi un peu quelle est la cause, le sujet de votre combustion. LE BARBOUILLÉ. Monsieur le docteur... LE DOCTEUR. Voilà qui est bien commencé: monsieur le docteur, ce mot a quelque chose de doux à l'oreille, quelque chose plein d'emphase: monsieur le docteur! LE BARBOUILLÉ. A la mienne volonté... LE DOCTEUR. Voilà qui est bien... à la mienne volonté! La volonté présuppose le souhait, le souhait présuppose des moyens pour arriver à ses fins, et la fin présuppose un objet. Voilà qui est bien... à la mienne volonté! LE BARBOUILLÉ. J'enrage! LE DOCTEUR. Otez-moi ce mot, j'enrage; voilà un terme bas et populaire. LE BARBOUILLÉ. Eh! monsieur le docteur, écoutez-moi, de grâce! LE DOCTEUR. _Audi, quæso_, auroit dit Cicéron. LE BARBOUILLÉ. Oh! ma foi, si se rompt, si se casse, ou si se brise, je ne m'en mets guère en peine; mais tu m'écouteras, ou je te vais casser ton museau doctoral. Eh! que diable donc est ceci? LE BARBOUILLÉ, ANGÉLIQUE, GORGIBUS, CATHAU, VILLEBREQUIN, voulant dire la cause de la querelle, et LE DOCTEUR disant que la paix est une belle chose, parlent tous à la fois. Au milieu de tout ce bruit, le Barbouillé attache le Docteur par le pied et le fait tomber; le Docteur se doit laisser tomber sur le dos: le Barbouillé l'entraîne par la corde qu'il lui a attachée au pied, et, pendant qu'il l'entraîne, le Docteur doit toujours parler, et compter par ses doigts toutes ses raisons, comme s'il n'étoit point à terre.--Le Barbouillé et le Docteur disparoissent. GORGIBUS. Allons, ma fille, retirez-vous chez vous, et vivez bien avec votre mari. VILLEBREQUIN. Adieu, serviteur et bonsoir. Villebrequin, Gorgibus et Angélique s'en vont. SCÈNE VII.--VALÈRE, LA VALLÉE. VALÈRE. Monsieur, je vous suis obligé du soin que vous avez pris, et je vous promets de me rendre dans une heure à l'assignation que vous me donnez. LA VALLÉE. Cela ne peut se différer; et, si vous tardez d'un quart d'heure, le bal sera fini dans un moment: vous n'aurez pas le bien d'y voir celle que vous aimez, si vous n'y venez tout présentement. VALÈRE. Allons donc ensemble de ce pas. Ils s'en vont. SCÈNE VIII.--ANGÉLIQUE, seule. Cependant que mon mari n'y est pas, je vais faire un tour à un bal que donne une de mes voisines. Je serai revenue auparavant lui, car il est quelque part au cabaret; il ne s'apercevra pas que je suis sortie. Ce maroufle-là me laisse toute seule à la maison, comme si j'étais son chien. Elle s'en va. SCÈNE IX.--LE BARBOUILLÉ, seul. Je savois bien que j'aurois raison de ce diable de docteur et de sa fichue doctrine. Au diable l'ignorant! j'ai bien envoyé toute sa science par terre. Il faut pourtant que j'aille un peu voir si ma bonne ménagère m'aura fait à souper. Il entre. SCÈNE X.--ANGÉLIQUE, seule. Que je suis malheureuse! j'ai resté trop tard, l'assemblée est finie; je suis arrivée justement comme tout le monde sortoit; mais il n'importe, ce sera pour une autre fois. Je m'en vais cependant au logis comme si de rien n'étoit. Ouais! la porte est fermée! Cathau, Cathau! SCÈNE XI.--LE BARBOUILLÉ, à la fenêtre, ANGÉLIQUE. LE BARBOUILLÉ. Cathau, Cathau! Eh bien, qu'a-t-elle fait, Cathau? et d'où venez-vous, madame la carogne, à l'heure qu'il est, et par le temps qu'il fait? ANGÉLIQUE. D'où je viens? ouvre-moi seulement, et je te le dirai après. LE BARBOUILLÉ. Oui, ah! ma foi, tu peux aller coucher là d'où tu viens, ou, si tu l'aimes mieux, dans la rue; je n'ouvre point à une coureuse comme toi. Comment diable! être toute seule à l'heure qu'il est! Je ne sais si c'est imagination, mais mon front m'en paroît plus rude de moitié. ANGÉLIQUE. Eh bien, pour être toute seule, qu'en veux-tu dire? Tu me querelles quand je suis en compagnie: comment donc faut-il faire? LE BARBOUILLÉ. Il faut être retirée à la maison, donner ordre au souper, avoir soin du ménage, des enfants; mais, sans tant de discours inutiles, adieu, bonsoir, va-t'en au diable, et me laisse en repos. ANGÉLIQUE. Tu ne veux pas m'ouvrir? LE BARBOUILLÉ. Non, je n'ouvrirai pas. ANGÉLIQUE. Eh! mon pauvre petit mari, je t'en prie, ouvre-moi, mon cher petit coeur. LE BARBOUILLÉ. Ah! crocodile! ah! serpent dangereux! tu me caresses pour me trahir. ANGÉLIQUE. Ouvre, ouvre donc! LE BARBOUILLÉ. Adieu, _vade retro, Satanas!_ ANGÉLIQUE. Quoi! tu ne m'ouvriras pas? LE BARBOUILLÉ. Non. ANGÉLIQUE. Et tu n'as point de pitié de ta femme qui t'aime tant? LE BARBOUILLÉ. Non, je suis inflexible; tu m'as offensé, je suis vindicatif comme tous les diables; c'est-à-dire bien fort, je suis inexorable. ANGÉLIQUE. Sais-tu bien que, si tu me pousses à bout et que tu me mettes en colère, je ferai quelque chose dont tu te repentiras? LE BARBOUILLÉ. Et que feras-tu, bonne chienne? ANGÉLIQUE. Tiens, si tu ne m'ouvres, je m'en vais me tuer devant la porte: mes parents, qui sans doute viendront ici auparavant de se coucher, pour savoir si nous sommes bien ensemble, me trouveront morte, et tu seras pendu. LE BARBOUILLÉ. Ah, ah, ah, ah, la bonne bête! et qui y perdra le plus de nous deux? Va, va, tu n'es pas si sotte que de faire ce coup-là. ANGÉLIQUE. Tu ne le crois donc pas? Tiens, tiens, voilà mon couteau tout prêt; si tu ne m'ouvres, je m'en vais tout à cette heure m'en donner dans le coeur. LE BARBOUILLÉ. Prends garde, voilà qui est bien pointu. ANGÉLIQUE. Tu ne veux donc pas m'ouvrir? LE BARBOUILLÉ. Je t'ai déjà dit vingt fois que je n'ouvrirai point; tue-toi, crève, va-t'en au diable, je ne m'en soucie pas. ANGÉLIQUE, faisant semblant de se frapper. Adieu donc... Aïe! je suis morte! LE BARBOUILLÉ. Seroit-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là? il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir. ANGÉLIQUE. Il faut que je t'attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour. LE BARBOUILLÉ. Eh bien, ne savois-je pas bien qu'elle n'étoit pas si sotte? Elle est morte, et si elle court comme le cheval de Pacolet[16]... Ma foi, elle m'avoit fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner du pied; car, si je l'eusse trouvée en vie, après m'avoir fait cette frayeur-là, je lui aurois apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m'en vais me coucher cependant. Oh! oh! je pense que le vent a fermé la porte. Hé! Cathau, Cathau, ouvre-moi. ANGÉLIQUE. Cathau, Cathau! Eh bien, qu'a-t-elle fait, Cathau? et d'où venez-vous, monsieur l'ivrogne? Ah! vraiment, va, mes parens, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin, infâme, tu ne bouges du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s'ils ont besoin de quelque chose, à croquer le marmot tout le long du jour! LE BARBOUILLÉ. Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête! SCÈNE XII.--GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, LE BARBOUILLÉ. GORGIBUS. Qu'est ceci? toujours de la dispute, de la querelle et de la dissension! VILLEBREQUIN. Eh quoi! vous ne serez jamais d'accord? ANGÉLIQUE. Mais voyez un peu, le voilà qui est soûl, et revient, à l'heure qu'il est, faire un vacarme horrible; il me menace. GORGIBUS. Mais aussi ce n'est pas l'heure de revenir. Ne devriez-vous pas, comme un bon père de famille, vous retirer de bonne heure, et bien vivre avec votre femme? LE BARBOUILLÉ. Je me donne au diable si j'ai sorti de la maison: demandez plutôt à ces messieurs qui sont là-bas dans le parterre; c'est elle qui ne fait que de revenir. Ah! que l'innocence est opprimée! VILLEBREQUIN. Çà, çà, allons, accordez-vous; demandez-lui pardon. LE BARBOUILLÉ. Moi, pardon! j'aimerois mieux que le diable l'eût emportée. Je suis dans une colère que je ne me sens pas. GORGIBUS. Allons, ma fille, embrassez votre mari, et soyez bons amis. SCÈNE XIII.--LE DOCTEUR, à la fenêtre, en bonnet de nuit et en camisole; LE BARBOUILLÉ, VILLEBREQUIN, GORGIBUS, ANGÉLIQUE. LE DOCTEUR. Eh quoi! toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des différends, des combustions, des altercations éternelles! Qu'est-ce? qu'y a-t-il donc? On ne sauroit avoir du repos. VILLEBREQUIN. Ce n'est rien, monsieur le docteur; tout le monde est d'accord. LE DOCTEUR. A propos d'accord, voulez-vous que je vous lise un chapitre d'Aristote, où il prouve que toutes les parties de l'univers ne subsistent que par l'accord qui est entre elles? VILLEBREQUIN. Cela est-il bien long? LE DOCTEUR. Non, cela n'est pas long; cela contient environ soixante ou quatre-vingts pages. VILLEBREQUIN. Adieu, bonsoir, nous vous remercions. GORGIBUS. Il n'en est pas besoin. LE DOCTEUR. Vous ne le voulez pas? GORGIBUS. Non. LE DOCTEUR. Adieu donc, puisque ainsi est; bonsoir: _latine bona nox_. VILLEBREQUIN. Allons-nous-en souper ensemble, nous autres. [10] Sans doute la figure de l'acteur était couverte de farine. [11] Idées générales, admises par la scolastique et combattues par Gassendi, maître de Molière. Dès son premier pas dans la carrière dramatique, Poquelin, écrivant pour les tréteaux, attaque les professeurs et soutient la philosophie pratique, expérimentale et positive. [12] Jeu venu d'Italie, usité alors parmi les ramoneurs et les gens du peuple, et qui consiste à deviner et à nommer tout haut le nombre de doigts élevés ou abaissés par la partie adverse. Ce mot, _morra_, ne se trouve pas dans les dictionnaires. [13] Mot composé dont il est inutile d'expliquer le sens et qui se trouve à la fois d'accord avec l'usage populaire et les tentatives de Ronsard. [14] Deux signes du zodiaque. [15] Allusion triviale aux cinq plus fortes cartes du jeu de piquet. Ce sont ici les cinq doigts de la main. [16] Proverbe populaire. FIN DE LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ. L'ÉTOURDI OU LES CONTRE-TEMPS COMÉDIE REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A LYON, EN 1653, ET A PARIS SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON, LE 3 NOVEMBRE 1658. La France était en feu; le mouvement de la Fronde emportait dans un tourbillon confus princes, parlements et seigneurs, les femmes, les protestants et les catholiques. C'était le temps des ruses, des trames, des doubles et triples fourberies, des changements de parti les plus imprévus et des catastrophes les plus étourdies; l'époque où Mazarin fuyait à Sedan après avoir épousé secrètement Anne d'Autriche et préparé, avec cette rare finesse dont tout le monde riait et qui se riait de tous, le gouvernement de Louis XIV. Molière avait quitté Paris à la tête de sa petite troupe, mécontent de sa famille, qui maudissait le comédien nomade. Ici commence pour lui une odyssée provinciale qui n'a point laissé de traces. Comme le jeune héros de sa première oeuvre, il échappe aux _vieillards chagrins_, fuit les _vieux penards_ qui veulent «brider sa jeunesse,» fait librement _trotter son bidet_ comme Lélie, et, _poussé par son humeur inquiète, porte ses pas en divers lieux_[17]. Il vit à peu près comme Shakespeare, jetant la plume au vent et très-amoureux du hasard, des événements et des nouveautés de caractères. Laborieux aussi, au courant de la belle littérature contemporaine, il lit et relit les facéties du seizième siècle, même les satires du treizième; il aime Rabelais, Noël du Fail, l'Arioste, Cervantès; surtout il feuillette l'immense bibliothèque de comédies italiennes, filles de la Renaissance et soeurs jumelles de ces académies qui, dès le commencement du siècle précédent, avaient couvert la Péninsule, depuis Venise jusqu'à Rome. Il n'avait pas d'autres modèles. Le goût populaire était exécrable; _le Menteur_ de Corneille, traduit de l'espagnol d'Alarcon, et représenté en 1642, avait ouvert une nouvelle voie que personne n'avait suivie. Frappé de la supériorité du _Menteur_, Molière n'osait pas se hasarder sur cette trace. Il connaissait peu le monde; pendant son voyage à Narbonne il avait seulement entrevu la cour. Les tours d'adresse de Scaramouche amusaient encore les plus difficiles. En courant la province dans cette situation peu favorable au travail de l'esprit, il essaya sa première comédie, comédie d'intrigues et d'aventures: ce fut _l'Étourdi_. [17] Voy. _l'Étourdi_, acte I, scène II. Le personnage qui en occupe le centre, emprunté à l'_Emilia_ de «l'Aveugle de l'Adriatique,» Grotto, ingénieux dramaturge du seizième siècle[18], est le génie même de l'intrigue dans un rang subalterne. Valet à tout faire, dont le type remonte jusqu'à l'esclave antique, qui tient une grande place dans le théâtre italien moderne, Sicilien comme les Mazzarini, ce petit-fils de Dave et cet aïeul de Figaro aime la ruse pour la ruse et respecte profondément sa mission. [18] _Il Cieco d'Adria._ En face de ce maître fripon, digne des galères, supérieur dans son ordre, et qui rappelle le _Sbratta_ de Bernardino Pino da Cagli, un garçon généreux et honnête dérange, par les maladresses de sa loyauté, les escroqueries et les ruses du fourbe qui veut le servir. Ce personnage de _l'Étourdi_ appartient tout entier à _l'Innavertito_ du comédien Nicolo Barbieri, qui l'a esquissé avec grâce et vigueur. La plupart des ressorts subsidiaires du drame, l'esclave achetée par un amant, le valet qui feint d'avoir été chassé par son maître et qui entre au service du rival, la bague qui sert de signe de reconnaissance pour livrer l'esclave, tous ces détails sont de _l'Innavertito_. L'inexpérience de la jeunesse se trahit par plus d'un défaut de composition et de style: tels sont l'épisode du valet Ergaste, qui ne tient pas à l'action, le dénoûment romanesque emprunté maladroitement à Cervantès, la suture grossière des diverses parties de l'oeuvre, l'expression emphatique et confuse des sentiments de l'amour, enfin la nullité des deux personnages de femmes. Le théâtre reste toujours vide; l'intérêt de coeur n'est pas même indiqué; les archaïsmes et les provincialismes surabondent. Mais il y a dans toute l'oeuvre un air vif et charmant d'aventure qui va bien à l'époque de Louis XIII et qui s'effacera sous Louis XIV; rien ne ressemble davantage à une brillante et leste gravure de Callot. Représentée à Lyon en 1653 pour la première fois, la pièce avait eu beaucoup de succès en province. Le 3 novembre 1658, elle fut jouée sur le théâtre du Petit-Bourbon, que le roi venait de concéder à Molière, en partage avec la troupe italienne, à laquelle la troupe nouvelle dut payer un droit. «Cette salle, dit un contemporain, est de dix-huit toises de longueur sur huit de largeur, au bout de laquelle il y a encore un demi-rond de sept toises de profondeur sur huit et demi de large, le tout en voûte semée de fleurs de lis. Son pourtour est orné de colonnes avec leurs bases, chapiteaux, architraves, frises et corniches d'ordre dorique, et entre icelles corniches, des arcades en niches. En l'un des bouts de la salle, directement opposé au dais de Leurs Majestés, étoit élevé un théâtre de six pieds de hauteur, de huit toises de largeur et d'autant de profondeur.» _L'Étourdi_ obtint un succès si brillant à Paris, que le jeune Quinault, contemporain et rival de Molière, se plut à l'imiter et à le versifier quelques années plus tard. Au fond de l'oeuvre se trouve cachée et comme en germe la pensée secrète du futur contemplateur. Deux types, l'un de générosité étourdie, l'autre de fourberie vigilante, luttent ensemble et se déjouent l'un l'autre. Donnée profonde et douloureuse! Lélie n'est pas seulement étourdi, il est loyal, il est plein de coeur: c'est ce qui le perd. M. Sainte-Beuve a eu raison de le dire: «Molière est plus triste que Pascal.» PERSONNAGES ACTEURS LÉLIE, fils de Pandolfe. LA GRANGE. CÉLIE[19], esclave de Truffaldin. Mlle DEBRIE. MASCARILLE[20], valet de Lélie. MOLIÈRE. HIPPOLYTE, fille d'Anselme. Mlle DUPARC. ANSELME, père d'Hippolyte. Louis BÉJART. TRUFFALDIN[21], vieillard. PANDOLFE, père de Lélie. BÉJART aîné. LÉANDRE, fils de famille. ANDRÈS, cru Égyptien. ERGASTE, ami de Mascarille. UN COURRIER. DEUX TROUPES DE MASQUES. La scène est à Messine[22]. ACTE PREMIER SCÈNE I.--LÉLIE. Eh bien, Léandre, eh bien, il faudra contester; Nous verrons de nous deux qui pourra l'emporter, Qui, dans nos soins communs pour ce jeune miracle, Aux voeux de son rival portera plus d'obstacle. Préparez vos efforts, et vous défendez bien, Sûr que de mon côté je n'épargnerai rien. SCÈNE II.--LÉLIE, MASCARILLE. LÉLIE. Ah! Mascarille! MASCARILLE. Quoi? LÉLIE. Voici bien des affaires; J'ai dans ma passion toutes choses contraires: Léandre aime Célie, et, par un trait fatal, Malgré mon changement, est toujours mon rival. MASCARILLE. Léandre aime Célie! LÉLIE. Il l'adore, te dis-je. MASCARILLE. Tant pis. LÉLIE. Eh, oui, tant pis; c'est là ce qui m'afflige. Toutefois j'aurois tort de me désespérer: Puisque j'ai ton secours, je puis me rassurer; Je sais que ton esprit, en intrigues fertile, N'a jamais rien trouvé qui lui fût difficile: Qu'on te peut appeler le roi des serviteurs, Et qu'en toute la terre... MASCARILLE. Eh! trêve de douceurs. Quand nous faisons besoin, nous autres misérables, Nous sommes les chéris et les incomparables; Et dans un autre temps, dès le moindre courroux, Nous sommes les coquins qu'il faut rouer de coups. LÉLIE. Ma foi! tu me fais tort avec cette invective. Mais enfin discourons un peu de ma captive: Dis si les plus cruels et plus durs sentiments Ont rien d'impénétrable à des traits si charmans[23]. Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage. Je vois pour sa naissance un noble témoignage; Et je crois que le ciel dedans un rang si bas Cache son origine, et ne l'en tire pas. MASCARILLE. Vous êtes romanesque avecque[24] vos chimères; Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires? C'est, monsieur, votre père, au moins à ce qu'il dit: Vous savez que sa bile assez souvent s'aigrit; Qu'il peste contre vous d'une belle manière, Quand vos déportements lui blessent la visière. Il est avec Anselme en parole pour vous Que de son Hippolyte on vous fera l'époux, S'imaginant que c'est dans le seul mariage Qu'il pourra rencontrer de quoi vous faire sage; Et, s'il vient à savoir que, rebutant son choix, D'un objet inconnu vous recevez les lois, Que de ce fol amour la fatale puissance Vous soustrait au devoir de votre obéissance, Dieu sait quelle tempête alors éclatera, Et de quels beaux sermons on vous régalera. LÉLIE. Ah! trêve, je vous prie, à votre rhétorique! MASCARILLE. Mais vous, trêve plutôt à votre politique! Elle n'est pas fort bonne, et vous devriez tâcher... LÉLIE. Sais-tu qu'on n'acquiert rien de bon à me fâcher, Que chez moi les avis ont de tristes salaires, Qu'un valet conseiller y fait mal ses affaires? MASCARILLE. A part. Haut. Il se met en courroux. Tout ce que j'en ai dit N'était rien que pour rire et vous sonder l'esprit. D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure? Et Mascarille est-il ennemi de nature[25]? Vous savez le contraire, et qu'il est très-certain Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain. Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père: Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire. Ma foi, j'en suis d'avis, que ces penards[26] chagrins Nous viennent étourdir de leurs contes badins, Et, vertueux par force, espèrent par envie Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie. Vous savez mon talent, je m'offre à vous servir. LÉLIE. Ah! c'est par ces discours que tu peux me ravir. Au reste, mon amour, quand je l'ai fait paroître, N'a point été mal vu des yeux qui l'ont fait naître. Mais Léandre, à l'instant, vient de me déclarer Qu'à me ravir Célie il va se préparer: C'est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête Les moyens les plus prompts d'en faire ma conquête. Trouve ruses, détours, fourbes, inventions, Pour frustrer un rival de ses prétentions. MASCARILLE. Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire. A part. Que pourrois-je inventer pour ce coup nécessaire? LÉLIE. Eh bien, le stratagème? MASCARILLE. Ah! comme vous courez! Ma cervelle toujours marche à pas mesurés. J'ai trouvé votre fait: il faut... Non, je m'abuse. Mais si vous alliez... LÉLIE. Où? MASCARILLE. C'est une foible ruse. J'en songeois une. LÉLIE. Et quelle? MASCARILLE. Elle n'iroit pas bien. Mais ne pourriez-vous pas? LÉLIE. Quoi? MASCARILLE. Vous ne pourriez rien. Parlez avec Anselme. LÉLIE. Et que lui puis-je dire? MASCARILLE. Il est vrai, c'est tomber d'un mal dedans un pire. Il faut pourtant l'avoir. Allez chez Truffaldin. LÉLIE. Que faire? MASCARILLE. Je ne sais. LÉLIE. C'en est trop, à la fin, Et tu me mets à bout par ces contes frivoles. MASCARILLE. Monsieur, si vous aviez en main force pistoles, Nous n'aurions pas besoin maintenant de rêver A chercher les biais que nous devons trouver, Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave, Empêcher qu'un rival vous prévienne et vous brave. De ces Égyptiens qui la mirent ici, Truffaldin, qui la garde, est en quelque souci; Et trouvant son argent qu'ils lui font trop attendre, Je sais bien qu'il seroit très-ravi de la vendre; Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu: Il se feroit fesser pour moins d'un quart d'écu; Et l'argent est le dieu que surtout il révère. Mais le mal, c'est... LÉLIE. Quoi? c'est... MASCARILLE. Que monsieur votre père Est un autre vilain qui ne vous laisse pas, Comme vous voudriez bien, manier ses ducats; Qu'il n'est point de ressort qui pour votre ressource Pût faire maintenant ouvrir la moindre bourse. Mais tâchons de parler à Célie un moment, Pour savoir là-dessus quel est son sentiment. La fenêtre est ici. LÉLIE. Mais Truffaldin, pour elle, Fait de nuit et de jour exacte sentinelle. Prends garde. MASCARILLE. Dans ce coin demeurons en repos. O bonheur! la voilà qui paroît à propos. SCÈNE III.--CÉLIE, LÉLIE, MASCARILLE. LÉLIE. Ah! que le ciel m'oblige, en offrant à ma vue Les célestes attraits dont vous êtes pourvue! Et, quelque mal cuisant que m'aient causé vos yeux. Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux! CÉLIE. Mon coeur, qu'avec raison votre discours étonne, N'entend pas que mes yeux fassent mal à personne; Et, si dans quelque chose ils vous ont outragé, Je puis vous assurer que c'est sans mon congé[27]. LÉLIE. Ah! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure! Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure, Et... MASCARILLE. Vous le prenez là d'un ton un peu trop haut; Ce style maintenant n'est pas ce qu'il nous faut. Profitons mieux du temps, et sachons vite d'elle Ce que... TRUFFALDIN, dans sa maison. Célie! MASCARILLE, à Lélie. Eh bien! LÉLIE. O rencontre cruelle! Ce malheureux vieillard devoit-il nous troubler? MASCARILLE. Allez, retirez-vous, je saurai lui parler. SCÈNE IV.--TRUFFALDIN, CÉLIE, LÉLIE, retiré dans un coin, MASCARILLE. TRUFFALDIN, à Célie. Que faites-vous dehors? et quel soin vous talonne, Vous à qui je défends de parler à personne? CÉLIE. Autrefois j'ai connu cet honnête garçon; Et vous n'avez pas lieu d'en prendre aucun soupçon. MASCARILLE. Est-ce là le seigneur Truffaldin? CÉLIE. Oui, lui-même. MASCARILLE. Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême De pouvoir saluer en toute humilité Un homme dont le nom est partout si vanté. TRUFFALDIN. Très-humble serviteur. MASCARILLE. J'incommode peut-être; Mais je l'ai vue ailleurs, où, m'ayant fait connoître Les grands talens qu'elle a pour savoir l'avenir, Je voulois sur un point un peu l'entretenir. TRUFFALDIN. Quoi! te mêlerois-tu d'un peu de diablerie? CÉLIE. Non, tout ce que je sais n'est que blanche magie. MASCARILLE. Voici donc ce que c'est. Le maître que je sers Languit pour un objet qui le tient dans ses fers. Il auroit bien voulu du feu qui le dévore Pouvoir entretenir la beauté qu'il adore; Mais un dragon, veillant sur ce rare trésor, N'a pu, quoi qu'il ait fait, le lui permettre encor; Et ce qui plus le gêne et le rend misérable, Il vient de découvrir un rival redoutable: Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux Ont sujet d'espérer quelque succès heureux, Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche. CÉLIE. Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour? MASCARILLE. Sous un astre à jamais ne changer son amour. CÉLIE. Sans me nommer l'objet pour qui son coeur soupire, La science que j'ai m'en peut assez instruire. Cette fille a du coeur, et, dans l'adversité, Elle sait conserver une noble fierté; Elle n'est pas d'humeur à trop faire connoître Les secrets sentimens qu'en son coeur on fait naître. Mais je les sais comme elle, et, d'un esprit plus doux, Je vais en peu de mots vous les découvrir tous. MASCARILLE. O merveilleux pouvoir de la vertu magique! CÉLIE. Si ton maître en ce point de constance se pique, Et que la vertu seule anime son dessein, Qu'il n'appréhende pas de soupirer en vain; Il a lieu d'espérer, et le fort qu'il veut prendre N'est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre. MASCARILLE. C'est beaucoup; mais ce fort dépend d'un gouverneur Difficile à gagner. CÉLIE. C'est là tout le malheur. MASCARILLE, à part, regardant Lélie. Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire[28]! CÉLIE. Je vais vous enseigner ce que vous devez faire. LÉLIE, les joignant. Cessez, ô Truffaldin! de vous inquiéter. C'est par mon ordre seul qu'il vous vient visiter, Et je vous l'envoyois, ce serviteur fidèle, Vous offrir mon service, et vous parler pour elle, Dont je vous veux dans peu payer la liberté, Pourvu qu'entre nous deux le prix soit arrêté. MASCARILLE. La peste soit la bête! TRUFFALDIN. Oh! oh! qui des deux croire? Ce discours au premier est fort contradictoire. MASCARILLE. Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé; Ne le savez-vous pas? TRUFFALDIN. Je sais ce que je sai. J'ai crainte ici-dessous de quelque manigance[29]. A Célie Rentrez, et ne prenez jamais cette licence. Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort, Mettez, pour me jouer, vos flûtes mieux d'accord. SCÈNE V.--LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE. C'est bien fait. Je voudrais qu'encor, sans flatterie Il nous eût d'un bâton chargés de compagnie. A quoi bon se montrer, et, comme un étourdi, Me venir démentir de tout ce que je di? LÉLIE. Je pensois faire bien. MASCARILLE. Oui, c'étoit fort l'entendre. Mais quoi! cette action ne me doit point surprendre? Vous êtes si fertile en pareils contre-temps, Que vos écarts d'esprit n'étonnent plus les gens. LÉLIE. Ah! mon Dieu! pour un rien me voilà bien coupable! Le mal est-il si grand qu'il soit irréparable? Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains, Songe au moins de Léandre à rompre les desseins; Qu'il ne puisse acheter avant moi cette belle. De peur que ma présence encor soit criminelle, Je te laisse. MASCARILLE, seul. Fort bien. A dire vrai, l'argent Seroit dans notre affaire un sûr et fort agent; Mais, ce ressort manquant, il faut user d'un autre. SCÈNE VI.--ANSELME, MASCARILLE. ANSELME. Par mon chef, c'est un siècle étrange que le nôtre! J'en suis confus. Jamais tant d'amour pour le bien, Et jamais tant de peine à retirer le sien! Les dettes aujourd'hui, quelque soin qu'on emploie, Sont comme les enfants, que l'on conçoit en joie, Et dont avecque peine on fait l'accouchement. L'argent dans une bourse entre agréablement; Mais, le terme venu que nous devons le rendre, C'est lors que les douleurs commencent à nous prendre. Baste! ce n'est pas peu que deux mille francs, dus Depuis deux ans entiers, me soient enfin rendus; Encore est-ce un bonheur. MASCARILLE, à part les quatre premiers vers. O Dieu! la belle proie A tirer en volant! Chut, il faut que je voie Si je pourrois un peu de près le caresser. Je sais bien les discours dont il le faut bercer... Je viens de voir, Anselme... ANSELME. Et qui? MASCARILLE. Votre Nérine. ANSELME. Que dit-elle de moi, cette gente[30] assassine? MASCARILLE. Pour vous elle est de flamme. ANSELME. Elle? MASCARILLE. Et vous aime tant, Que c'est grande pitié. ANSELME. Que tu me rends content! MASCARILLE. Peu s'en faut que d'amour la pauvrette ne meure. Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure, Quand est-ce que l'hymen unira nos deux coeurs, Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs? ANSELME. Mais pourquoi jusqu'ici me les avoir celées? Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées! Mascarille, en effet, qu'en dis-tu? quoique vieux, J'ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux. MASCARILLE. Oui, vraiment, ce visage est encore fort mettable; S'il n'est pas des plus beaux, il est des-agréable. ANSELME. Si bien donc...? MASCARILLE veut prendre la bourse[31]. Si bien donc qu'elle est sotte de vous; Ne vous regarde plus... ANSELME. Quoi? MASCARILLE. Que comme un époux, Et vous veut... ANSELME. Et me veut...? MASCARILLE. Et vous veut, quoiqu'il tienne, Prendre la bourse... ANSELME. La...? MASCARILLE prend la bourse et la laisse tomber. La bouche avec la sienne. ANSELME. Ah! je l'entends. Viens çà: lorsque tu la verras, Vante-lui mon mérite autant que tu pourras. MASCARILLE. Laissez-moi faire. ANSELME. Adieu. MASCARILLE, à part. Que le ciel te conduise! ANSELME, revenant. Ah! vraiment, je faisois une étrange sottise, Et tu pouvois pour toi m'accuser de froideur. Je t'engage à servir mon amoureuse ardeur, Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle, Sans du moindre présent récompenser ton zèle Tiens, tu te souviendras... MASCARILLE. Ah! non pas, s'il vous plaît. ANSELME. Laisse-moi... MASCARILLE. Point du tout. J'agis sans intérêt. ANSELME. Je le sais; mais pourtant... MASCARILLE. Non, Anselme, vous dis-je: Je suis homme d'honneur, cela me désoblige. ANSELME. Adieu donc, Mascarille. MASCARILLE, à part. O longs discours! ANSELME, revenant. Je veux Régaler par tes mains cet objet de mes voeux; Et je vais te donner de quoi faire pour elle L'achat de quelque bague, ou telle bagatelle Que tu trouveras bon. MASCARILLE. Non, laissez votre argent Sans vous mettre en souci, je ferai le présent; Et l'on m'a mis en main une bague à la mode, Qu'après vous payerez, si cela l'accommode. ANSELME. Soit; donne-la pour moi: mais surtout fais si bien, Qu'elle garde toujours l'ardeur de me voir sien. SCÈNE VII.--LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE. LÉLIE, ramassant la bourse. A qui la bourse? ANSELME. Ah! dieux! elle m'étoit tombée! Et j'aurois après cru qu'on me l'eût dérobée! Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant, Qui m'épargne un grand trouble et me rend mon argent. Je vais m'en décharger au logis tout à l'heure. SCÈNE VIII.--LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE. C'est être officieux, et très-fort, ou je meure. LÉLIE. Ma foi! sans moi, l'argent étoit perdu pour lui. MASCARILLE. Certes, vous faites rage, et payez aujourd'hui D'un jugement très-rare et d'un bonheur extrême; Nous avancerons fort, continuez de même. LÉLIE. Qu'est-ce donc? Qu'ai-je fait? MASCARILLE. Le sot, en bon françois[32] Puisque je puis le dire, et qu'enfin je le dois. Il sait bien l'impuissance où son père le laisse; Qu'un rival qu'il doit craindre étrangement nous presse: Cependant, quand je tente un coup pour l'obliger, Dont je cours, moi tout seul, la honte et le danger... LÉLIE. Quoi! c'étoit...? MASCARILLE. Oui, bourreau, c'étoit pour la captive Que j'attrapois l'argent dont votre soin nous prive. LÉLIE. S'il est ainsi, j'ai tort; mais qui l'eût deviné? MASCARILLE. Il falloit, en effet, être bien raffiné! LÉLIE. Tu me devois par signe avertir de l'affaire. MASCARILLE. Oui, je devois au dos avoir mon luminaire. Au nom de Jupiter[33], laissez-nous en repos, Et ne nous chantez plus d'impertinens propos! Un autre, après cela, quitteroit tout peut-être Mais j'avois médité tantôt un coup de maître, Dont tout présentement je veux voir les effets A la charge que si... LÉLIE. Non, je te le promets, De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire. MASCARILLE. Allez donc; votre vue excite ma colère. LÉLIE. Mais surtout hâte-toi, de peur qu'en ce dessein... MASCARILLE. Allez, encore un coup; j'y vais mettre la main. Lélie sort. Menons bien ce projet; la fourbe sera fine, S'il faut qu'elle succède[34] ainsi que j'imagine. Allons voir... Bon, voici mon homme justement. SCÈNE IX.--PANDOLFE, MASCARILLE. PANDOLFE. Mascarille! MASCARILLE. Monsieur? PANDOLFE. A parler franchement, Je suis mal satisfait de mon fils. MASCARILLE. De mon maître? Vous n'êtes pas le seul qui se plaigne de l'être: Sa mauvaise conduite, insupportable en tout, Met à chaque moment ma patience à bout[35]. PANDOLFE. Je vous croyois pourtant assez d'intelligence Ensemble. MASCARILLE. Moi? Monsieur, perdez cette croyance; Toujours de son devoir je tâche à l'avertir, Et l'on nous voit sans cesse avoir maille à partir[36]. A l'heure même encor nous avons eu querelle Sur l'hymen d'Hippolyte, où[37] je le vois rebelle, Où, par l'indignité d'un refus criminel, Je le vois offenser le respect paternel. PANDOLFE. Querelle? MASCARILLE. Oui, querelle, et bien avant poussée. PANDOLFE. Je me trompois donc bien; car j'avois la pensée Qu'à tout ce qu'il faisoit tu donnois de l'appui. MASCARILLE. Moi? Voyez ce que c'est que du monde aujourd'hui, Et comme l'innocence est toujours opprimée! Si mon intégrité vous étoit confirmée, Je suis auprès de lui gagé pour serviteur, Vous me voudriez encor payer pour précepteur: Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage Que ce que je lui dis pour le faire être sage. Monsieur, au nom de Dieu, lui fais-je[38] assez souvent, Cessez de vous laisser conduire au premier vent; Réglez-vous; regardez l'honnête homme de père Que vous avez du ciel, comme on le considère; Cessez de lui vouloir donner la mort au coeur, Et, comme lui, vivez en personne d'honneur. PANDOLFE. C'est parler comme il faut. Et que peut-il répondre? MASCARILLE. Répondre? Des chansons dont il me vient confondre. Ce n'est pas qu'en effet, dans le fond de son coeur, Il ne tienne de vous des semences d'honneur; Mais sa raison n'est pas maintenant la maîtresse. Si je pouvois parler avecque hardiesse, Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort. PANDOLFE. Parle. MASCARILLE. C'est un secret qui m'importeroit fort[39] S'il étoit découvert; mais à votre prudence Je le puis confier avec toute assurance. PANDOLFE. Tu dis bien. MASCARILLE. Sachez donc que vos voeux sont trahis Par l'amour qu'une esclave imprime à votre fils. PANDOLFE. On m'en avoit parlé; mais l'action me touche De voir que je l'apprenne encore par ta bouche. MASCARILLE. Vous voyez si je suis le secret confident... PANDOLFE. Vraiment je suis ravi de cela. MASCARILLE. Cependant A son devoir, sans bruit, désirez-vous le rendre? Il faut... J'ai toujours peur qu'on nous vienne surprendre: Ce seroit fait de moi, s'il savoit ce discours. Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours, Acheter sourdement l'esclave idolâtrée, Et la faire passer en une autre contrée. Anselme a grand accès auprès de Truffaldin; Qu'il aille l'acheter pour vous dès ce matin: Après, si vous voulez en mes mains la remettre, Je connois des marchands, et puis bien vous promettre D'en retirer l'argent qu'elle pourra coûter, Et, malgré votre fils, de la faire écarter; Car enfin, si l'on veut qu'à l'hymen il se range A cet amour naissant il faut donner le change; Et de plus, quand bien même il seroit résolu[40], Qu'il auroit pris le joug que vous avez voulu, Cet autre objet, pouvant réveiller son caprice, Au mariage encor peut porter préjudice. PANDOLFE. C'est très-bien raisonner; ce conseil me plaît fort... Je vois Anselme; va, je m'en vais faire effort Pour avoir promptement cette esclave funeste, Et la mettre en tes mains pour achever le reste. MASCARILLE, seul. Bon; allons avertir mon maître de ceci. Vive la fourberie, et les fourbes aussi! SCÈNE X.--HIPPOLYTE, MASCARILLE. HIPPOLYTE[41]. Oui, traître, c'est ainsi que tu me rends service! Je viens de tout entendre, et voir ton artifice: A moins que de cela, l'eussé-je soupçonné? Tu couches d'imposture[42], et tu m'en as donné. Tu m'avois promis, lâche, et j'avois lieu d'attendre Qu'on te verroit servir mes ardeurs pour Léandre, Que du choix de Lélie, où l'on veut m'obliger, Ton adresse et tes soins sauroient me dégager; Que tu m'affranchirois du projet de mon père: Et cependant ici tu fais tout le contraire! Mais tu t'abuseras; je sais un sûr moyen Pour rompre cet achat où tu pousses si bien; Et je vais de ce pas... MASCARILLE. Ah! que vous êtes prompte! La mouche tout d'un coup à la tête vous monte[43], Et, sans considérer s'il a raison ou non, Votre esprit contre moi fait le petit démon. J'ai tort, et je devrois, sans finir mon ouvrage, Vous faire dire vrai, puisque ainsi l'on m'outrage. HIPPOLYTE. Par quelle illusion penses-tu m'éblouir? Traître, peux-tu nier ce que je viens d'ouïr? MASCARILLE. Non. Mais il faut savoir que tout cet artifice Ne va directement qu'à vous rendre service; Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard, Jette dans le panneau l'un et l'autre vieillard, Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie, Qu'à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie; Et faire que l'effet de cette invention Dans le dernier excès[44] portant sa passion, Anselme, rebuté de son prétendu gendre, Puisse tourner son choix du côté de Léandre. HIPPOLYTE. Quoi! tout ce grand projet, qui m'a mise en courroux, Tu l'as formé pour moi, Mascarille? MASCARILLE. Oui, pour vous. Mais, puisqu'on reconnoît si mal mes bons offices, Qu'il me faut de la sorte essuyer vos caprices, Et que, pour récompense, on s'en vient, de hauteur[45], Me traiter de faquin, de lâche, d'imposteur, Je m'en vais réparer l'erreur que j'ai commise, Et dès ce même pas rompre mon entreprise. HIPPOLYTE, l'arrêtant. Eh! ne me traite pas si rigoureusement, Et pardonne aux transports d'un premier mouvement. MASCARILLE. Non, non, laissez-moi faire; il est en ma puissance De détourner le coup qui si fort vous offense. Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais. Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets. HIPPOLYTE. Eh! mon pauvre garçon, que ta colère cesse! J'ai mal jugé de toi, j'ai tort, je le confesse. Tirant sa bourse. Mais je veux réparer ma faute avec ceci. Pourrois-tu te résoudre à me quitter ainsi? MASCARILLE. Non, je ne le saurois, quelque effort que je fasse; Mais votre promptitude est de mauvaise grâce. Apprenez qu'il n'est rien qui blesse un noble coeur Comme quand il peut voir qu'on le touche en l'honneur. HIPPOLYTE. Il est vrai, je t'ai dit de trop grosses injures: Mais que ces deux louis guérissent tes blessures. MASCARILLE. Eh! tout cela n'est rien; je suis tendre à ces coups. Mais déjà je commence à perdre mon courroux; Il faut de ses amis endurer quelque chose. HIPPOLYTE. Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose, Et crois-tu que l'effet de tes desseins hardis Produise à mon amour le succès que tu dis? MASCARILLE. N'ayez point pour ce fait l'esprit sur des épines. J'ai des ressorts tout prêts pour diverses machines, Et, quand ce stratagème à nos voeux manqueroit, Ce qu'il ne feroit pas, un autre le feroit. HIPPOLYTE. Crois qu'Hippolyte au moins ne sera pas ingrate. MASCARILLE. L'espérance du gain n'est pas ce qui me flatte. HIPPOLYTE. Ton maître te fait signe, et veut parler à toi: Je te quitte; mais songe à bien agir pour moi. SCÈNE XI.--LÉLIE, MASCARILLE. LÉLIE. Que diable fais-tu là? Tu me promets merveille; Mais ta lenteur d'agir est pour moi sans pareille. Sans que[46] mon bon génie au-devant m'a poussé, Déjà tout mon bonheur eût été renversé. C'étoit fait de mon bien, c'étoit fait de ma joie, D'un regret éternel je devenois la proie; Bref, si je ne me fusse en ces lieux rencontré, Anselme avoit l'esclave, et j'en étois frustré, Il l'emmenoit chez lui: mais j'ai paré l'atteinte, J'ai détourné le coup, et tant fait que, par crainte, Le pauvre Truffaldin l'a retenue. MASCARILLE. Et trois: Quand nous serons à dix, nous ferons une croix. C'étoit par mon adresse, ô cervelle incurable! Qu'Anselme entreprenoit cet achat favorable; Entre mes propres mains on la devoit livrer; Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer. Et puis pour votre amour je m'emploierois encore! J'aimerois mieux cent fois être grosse pécore, Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou, Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou! LÉLIE, seul. Il nous le faut mener en quelque hôtellerie Et faire sur les pots[47] décharger sa furie. [19] Célie devait être vêtue en Égyptienne; Truffaldin en vieillard sicilien; Mascarille portait le masque d'Arlequin. [20] Mot espagnol, _mascarilla_, petit masque. Molière, en effet, joua ce rôle à Lyon et à Paris sous le masque; ses ennemis prétendirent qu'il n'osait pas le jouer autrement. [21] Nom italien, _truffaldino_, le vieux trompeur; de _truffa_, tromperie. [22] Sur une place publique, comme dans les comédies antiques. [23] Galimatias. Ces deux vers, qui ne sont pas écrits en français, et qui attestent l'inexpérience du poëte, signifient: Dis-moi si l'âme la plus dure peut résister à tant de beautés. [24] Ancienne forme de: avec. [25] C'est-à-dire ennemi des penchants naturels qu'il faut diriger, mais non étouffer, selon la morale de Gassendi. [26] Vieillard rusé et mécontent. Archaïsme. [27] De l'italien _congedo_, licence. [28] Pour: nous épie. _Éclairer_ quelqu'un, l'espionner, éclairer ses démarches. Mot vieilli. Nous avons conservé _éclaireur_. [29] Du mot espagnol _manganilla_, tour de passe-passe fait à la main. [30] Pour: agréable, bien élevée; c'est la même racine que _gent_ en anglais, dans le _gentleman_. [31] Bourse qu'Anselme porte à la main depuis son entrée en scène et dans laquelle il a l'intention de placer l'argent qu'il espère toucher. [32] Franç_ois_ pour franç_ais_, a rimé avec _dois_ jusqu'à la fin du dix-septième siècle. [33] Juron italien: _per Jove, per Bacco_. [34] Succéder, pour: réussir. Nous avons conservé _succès_. [35] La fausse confidence de Mascarille pour gagner la confiance de Pandolfe se trouve dans l'_Épidique_ de Plaute, d'où elle a passé dans l'_Innavertito_ de Barbieri. [36] Discussion à soutenir.--Selon les uns _maculam partiri_, se partager une monnaie trop petite pour qu'on la divise; selon les autres, _percer les mailles de l'armure_, c'est-à-dire se battre, se disputer. [37] Où, pour: auquel. Archaïsme. [38] Pour: dis-je. Archaïsme qui remonte au onzième siècle. [39] Qui serait d'une grande portée pour moi, c'est-à-dire d'une influence fâcheuse. [40] Pour: quand même ce serait une résolution accomplie. _Il_, ici, est neutre. [41] Elle a paru sur la scène, au coin d'une rue, depuis l'avant-dernière réplique de Mascarille. [42] Coucher d'imposture, pour: payer de ruses. Archaïsme emprunté au jeu. On couche de vingt pistoles. On met au jeu vingt pistoles. Ici, Mascarille a l'imposture pour enjeu. [43] Proverbe italien: _salir le mosche al naso_, s'irriter. [44] Pour: au dernier excès. [45] Pour: de son haut. [46] Pour: si ce n'était que. [47] Bouteilles et verres de vin. ACTE II SCÈNE I.--LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE. A vos désirs enfin il a fallu se rendre: Malgré tous mes sermens, je n'ai pu m'en défendre, Et pour vos intérêts, que je voulois laisser, En de nouveaux périls viens de m'embarrasser. Je suis ainsi facile; et si de Mascarille Madame la nature avoit fait une fille, Je vous laisse à penser ce que ç'auroit été. Toutefois n'allez pas, sur cette sûreté, Donner de vos revers au projet que je tente, Me faire une bévue, et rompre mon attente. Auprès d'Anselme encor nous vous excuserons, Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons, Mais, si dorénavant votre imprudence éclate, Adieu, vous dis[48], mes soins pour l'objet qui vous flatte. LÉLIE. Non, je serai prudent, te dis-je, ne crains rien; Tu verras seulement... MASCARILLE. Souvenez-vous-en bien; J'ai commencé pour vous un hardi stratagème. Votre père fait voir une paresse extrême A rendre par sa mort tous vos désirs contents; Je viens de le tuer (de parole, j'entends): Je fais courir le bruit que d'une apoplexie Le bonhomme surpris a quitté cette vie. Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas, J'ai fait que vers sa grange il a porté ses pas; On est venu lui dire et par mon artifice, Que les ouvriers[49] qui sont après son édifice, Parmi les fondemens qu'ils en jettent encor, Avoient fait par hasard rencontre d'un trésor. Il a volé d'abord; et, comme à la campagne Tout son monde à présent, hors nous deux, l'accompagne, Dans l'esprit d'un chacun je le tue aujourd'hui, Et produis un fantôme enseveli pour lui. Enfin, je vous ai dit à quoi je vous engage. Jouez bien votre rôle: et, pour mon personnage, Si vous apercevez que j'y manque d'un mot, Dites absolument que je ne suis qu'un sot. SCÈNE II.--LÉLIE. Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie Pour adresser mes voeux au comble de leur joie; Mais, quand d'un bel objet on est bien amoureux, Que ne feroit-on pas pour devenir heureux? Si l'amour est au crime une assez belle excuse, Il en peut bien servir à la petite ruse Que sa flamme aujourd'hui me force d'approuver, Par la douceur du bien qui m'en doit arriver. Juste ciel! qu'ils sont prompts! Je les vois en parole. Allons nous préparer à jouer notre rôle. SCÈNE III.--ANSELME, MASCARILLE. MASCARILLE. La nouvelle a sujet de vous surprendre fort. ANSELME. Être mort de la sorte! MASCARILLE. Il a, certes, grand tort. Je lui sais mauvais gré d'une telle incartade. ANSELME. N'avoir pas seulement le temps d'être malade. MASCARILLE. Non, jamais homme n'eut si hâte de mourir. ANSELME. Et Lélie? MASCARILLE. Il se bat[50], et ne peut rien souffrir: Il s'est fait en maints lieux contusion et bosse, Et veut accompagner son papa dans la fosse: Enfin, pour achever, l'excès de son transport M'a fait en grande hâte ensevelir le mort, De peur que cet objet, qui le rend hypocondre, A faire un vilain coup ne me l'allât semondre[51]. ANSELME. N'importe, tu devois attendre jusqu'au soir; Outre qu'encore un coup j'aurois voulu le voir, Qui tôt ensevelit bien souvent assassine; Et tel est cru défunt, qui n'en a que la mine. MASCARILLE. Je vous le garantis trépassé comme il faut. Au reste, pour venir au discours de tantôt, Lélie (et l'action lui sera salutaire) D'un bel enterrement veut régaler son père, Et consoler un peu ce défunt de son sort, Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort Il hérite beaucoup; mais, comme en ses affaires Il se trouve assez neuf et ne voit encor guères, Que son bien la plupart n'est point en ces quartiers, Ou que ce qu'il y tient consiste en des papiers, Il voudroit vous prier, en suite de l'instance[52], D'excuser de tantôt son trop de violence, De lui prêter au moins pour ce dernier devoir[53]. ANSELME. Tu me l'as déjà dit, et je m'en vais le voir! MASCARILLE, seul. Jusques ici du moins tout va le mieux du monde. Tâchons à ce progrès que le reste réponde; Et, de peur de trouver dans le port un écueil, Conduisons le vaisseau de la main et de l'oeil. SCÈNE IV.--ANSELME, LÉLIE, MASCARILLE. ANSELME. Sortons; je ne saurois qu'avec douleur très-forte Le voir empaqueté de cette étrange sorte. Las! en si peu de temps! il vivoit ce matin! MASCARILLE. En peu de temps parfois on fait bien du chemin. LÉLIE, pleurant. Ah! ANSELME. Mais quoi, cher Lélie! enfin il étoit homme. On n'a point pour la mort de dispense de Rome. LÉLIE. Ah! ANSELME. Sans leur dire gare, elle abat les humains. Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins. LÉLIE. Ah! ANSELME. Ce fier animal, pour toutes les prières, Ne perdroit pas un coup de ses dents meurtrières; Tout le monde y passe. LÉLIE. Ah! MASCARILLE. Vous avez beau prêcher, Ce deuil enraciné ne se peut arracher. ANSELME. Si, malgré ces raisons, votre ennui persévère, Mon cher Lélie, au moins faites qu'il se modère. LÉLIE. Ah! MASCARILLE. Il n'en fera rien, je connois son humeur. ANSELME. Au reste, sur l'avis de votre serviteur, J'apporte ici l'argent qui vous est nécessaire Pour faire célébrer les obsèques d'un père. LÉLIE. Ah! ah! MASCARILLE. Comme à ce mot s'augmente sa douleur! Il ne peut, sans mourir, songer à ce malheur. ANSELME. Je sais que vous verrez aux papiers du bonhomme Que je suis débiteur d'une plus grande somme: Mais, quand par ces raisons je ne vous devrois rien, Vous pourriez librement disposer de mon bien. Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paroître. LÉLIE, s'en allant. Ah! MASCARILLE. Le grand déplaisir que sent monsieur mon maître! ANSELME. Mascarille, je crois qu'il seroit à propos Qu'il me fît de sa main un reçu de deux mots. MASCARILLE. Ah! ANSELME. Des événements l'incertitude est grande. MASCARILLE. Ah! ANSELME. Faisons-lui signer le mot que je demande. MASCARILLE. Las! en l'état qu'il est, comment vous contenter? Donnez-lui le loisir de se désattrister[54]; Et, quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance[55], J'aurai soin d'en tirer d'abord votre assurance. Adieu. Je sens mon coeur qui se gonfle d'ennui, Et m'en vais tout mon soûl pleurer avecque lui. Ah! ANSELME, seul. Le monde est rempli de beaucoup de traverses: Chaque homme tous les jours en ressent de diverses; Et jamais ici-bas... SCÈNE V.--PANDOLFE, ANSELME. ANSELME. Ah! bon Dieu! je frémi! Pandolfe qui revient! Fût-il bien endormi[56]! Comme depuis sa mort sa face est amaigrie! Las! ne m'approchez pas de plus près, je vous prie, J'ai trop de répugnance à coudoyer un mort. PANDOLFE. D'où peut donc provenir ce bizarre transport? ANSELME. Dites-moi de bien loin quel sujet vous amène. Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine, C'est trop de courtoisie, et véritablement Je me serois passé de votre compliment. Si votre âme est en peine, et cherche des prières, Las! je vous en promets, et ne m'effrayez guères! Foi d'homme épouvanté, je vais faire à l'instant Prier tant Dieu pour vous, que vous serez content. Disparoissez donc, je vous prie, Et que le ciel, par sa bonté, Comble de joie et de santé Votre défunte seigneurie. PANDOLFE, riant. Malgré tout mon dépit, il m'y faut prendre part[57]. ANSELME. Las! pour un trépassé vous êtes bien gaillard. PANDOLFE. Est-ce jeu, dites-nous, ou bien si c'est folie, Qui traite de défunt une personne en vie? ANSELME. Hélas! vous êtes mort, et je viens de vous voir. PANDOLFE. Quoi! j'aurois trépassé sans m'en apercevoir? ANSELME. Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle, J'en ai senti dans l'âme une douleur mortelle. PANDOLFE. Mais, enfin, dormez-vous? êtes-vous éveillé? Me[58] connoissez-vous pas? ANSELME. Vous êtes habillé D'un corps aérien qui contrefait le vôtre, Mais qui dans un moment peut devenir tout autre. Je crains fort de vous voir comme un géant grandir, Et tout votre visage affreusement laidir[59]. Pour Dieu! ne prenez point de vilaine figure, J'ai prou[60] de ma frayeur en cette conjoncture. PANDOLFE. En une autre saison, cette naïveté Dont vous accompagnez votre crédulité, Anselme, me seroit un charmant badinage, Et j'en prolongerois le plaisir davantage: Mais, avec cette mort, un trésor supposé, Dont parmi les chemins[61] on m'a désabusé, Fomente dans mon âme un soupçon légitime. Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime, Sur qui ne peuvent rien la crainte et le remords, Et qui pour ses desseins a d'étranges ressorts. ANSELME. M'auroit-on joué pièce et fait supercherie? Ah! vraiment, ma raison, vous seriez fort jolie! Touchons un peu pour voir: en effet, c'est bien lui. Malepeste du sot que je suis aujourd'hui! De grâce, n'allez pas divulguer un tel conte; On en feroit jouer quelque farce à ma honte: Mais, Pandolfe, aidez-moi vous-même à retirer L'argent que j'ai donné pour vous faire enterrer. PANDOLFE. De l'argent, dites-vous? Ah! c'est donc l'enclouure[62]! Voilà le noeud secret de toute l'aventure! A votre dam[63]. Pour moi, sans m'en mettre en souci, Je vais faire informer[64] de cette affaire ici Contre ce Mascarille; et, si l'on peut le prendre, Quoi qu'il puisse coûter, je le veux faire pendre. ANSELME, seul. Et moi, la bonne dupe à trop croire un vaurien, Il faut donc qu'aujourd'hui je perde et sens et bien Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise, Et d'être encor si prompt à faire une sottise; D'examiner si peu sur un premier rapport... Mais je vois... SCÈNE VI.--LÉLIE, ANSELME. LÉLIE, sans voir Anselme. Maintenant, avec ce passe-port, Je puis à Truffaldin rendre aisément visite. ANSELME. A ce que je puis voir, votre douleur vous quitte? LÉLIE. Que dites-vous? Jamais elle ne quittera Un coeur qui chèrement toujours la nourrira. ANSELME. Je reviens sur mes pas vous dire avec franchise Que tantôt avec vous j'ai fait une méprise; Que parmi ces louis, quoiqu'ils semblent très-beaux, J'en ai, sans y penser, mêlés que je tiens faux; Et j'apporte sur moi de quoi mettre en leur place. De nos faux monnoyeurs l'insupportable audace Pullule en cet État d'une telle façon, Qu'on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon. Mon Dieu! qu'on feroit bien de les faire tous pendre! LÉLIE. Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre; Mais je n'en ai point vu de faux, comme je croi. ANSELME. Je les connoîtrai bien: montrez, montrez-les-moi. Est-ce tout? LÉLIE. Oui. ANSELME. Tant mieux. Enfin je vous raccroche, Mon argent bien-aimé; rentrez dedans ma poche; Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien. Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien? Et qu'auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père? Ma foi, je m'engendrois[65] d'une belle manière, Et j'allois prendre en vous un beau-fils fort discret[66]! Allez, allez mourir de honte et de regret. LÉLIE, seul. Il faut dire: J'en tiens. Quelle surprise extrême! D'où peut-il avoir su sitôt le stratagème? SCÈNE VII.--LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE. Quoi! vous étiez sorti? Je vous cherchois partout. Eh bien, en sommes-nous enfin venus à bout? Je le donne en six coups au fourbe le plus brave. Çà, donnez-moi que j'aille acheter notre esclave: Votre rival après sera bien étonné. LÉLIE. Ah! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné! Pourrois-tu de mon sort deviner l'injustice? MASCARILLE. Quoi! que seroit-ce? LÉLIE. Anselme, instruit de l'artifice, M'a repris maintenant tout ce qu'il nous prêtoit, Sous couleur de changer de l'or que l'on doutoit[67]. MASCARILLE. Vous vous moquez peut-être? LÉLIE. Il est trop véritable. MASCARILLE. Tout de bon? LÉLIE. Tout de bon; j'en suis inconsolable. Tu te vas emporter d'un courroux sans égal. MASCARILLE. Moi, monsieur! Quelque sot[68]: la colère fait mal, Et je veux me choyer, quoi qu'enfin il arrive. Que Célie, après tout, soit ou libre ou captive, Que Léandre l'achète, ou qu'elle reste là, Pour moi, je m'en soucie autant que de cela. LÉLIE. Ah! n'aye point pour moi si grande indifférence, Et sois plus indulgent à ce peu d'imprudence! Sans ce dernier malheur, ne m'avoueras-tu pas Que j'avois fait merveille, et qu'en ce feint trépas J'éludois un chacun[69] d'un deuil si vraisemblable, Que les plus clairvoyans l'auroient cru véritable? MASCARILLE. Vous avez en effet sujet de vous louer. LÉLIE. Eh bien, je suis coupable, et je veux l'avouer. Mais, si jamais mon bien te fut considérable[70], Répare ce malheur, et me sois secourable. MASCARILLE. Je vous baise les mains; je n'ai pas le loisir. LÉLIE. Mascarille! mon fils! MASCARILLE. Point. LÉLIE. Fais-moi ce plaisir. MASCARILLE. Non, je n'en ferai rien. LÉLIE. Si tu m'es inflexible Je m'en vais me tuer. MASCARILLE. Soit; il vous est loisible. LÉLIE. Je ne puis te fléchir? MASCARILLE. Non. LÉLIE. Vois-tu le fer prêt? MASCARILLE. Oui. LÉLIE. Je vais le pousser. MASCARILLE. Faites ce qu'il vous plaît. LÉLIE. Tu n'auras pas regret de m'arracher la vie? MASCARILLE. Non. LÉLIE. Adieu, Mascarille. MASCARILLE. Adieu, monsieur Lélie. LÉLIE. Quoi!... MASCARILLE. Tuez-vous donc vite. Ah! que de longs devis[71]! LÉLIE. Tu voudrois bien, ma foi, pour avoir mes habits, Que je fisse le sot, et que je me tuasse. MASCARILLE. Savois-je pas qu'enfin ce n'étoit que grimace; Et, quoi que ces esprits jurent d'effectuer, Qu'on n'est point aujourd'hui si prompt à se tuer? SCÈNE VIII.--TRUFFALDIN, LÉANDRE, LÉLIE, MASCARILLE. Truffaldin parle bas à Léandre dans le fond du théâtre. LÉLIE. Que vois-je? mon rival et Truffaldin ensemble! Il achète Célie; ah! de frayeur je tremble. MASCARILLE. Il ne faut point douter qu'il fera ce qu'il peut, Et, s'il a de l'argent, qu'il pourra ce qu'il veut. Pour moi, j'en suis ravi. Voilà la récompense De vos brusques erreurs, de votre impatience. LÉLIE. Que dois-je faire? dis; veuille me conseiller. MASCARILLE. Je ne sais. LÉLIE. Laisse-moi, je vais le quereller. MASCARILLE. Qu'en arrivera-t-il? LÉLIE. Que veux-tu que je fasse Pour empêcher ce coup? MASCARILLE. Allez, je vous fais grâce; Je jette encore un oeil pitoyable[72] sur vous, Laissez-moi l'observer; par des moyens plus doux Je vais, comme je crois, savoir ce qu'il projette. Lélie sort. TRUFFALDIN, à Léandre. Quand on viendra tantôt, c'est une affaire faite. Truffaldin sort. MASCARILLE, à part, en s'en allant. Il faut que je l'attrape, et que de ses desseins Je sois le confident, pour mieux les rendre vains. LÉANDRE, seul. Grâces au ciel, voilà mon bonheur hors d'atteinte; J'ai su me l'assurer, et je n'ai plus de crainte. Quoi que désormais puisse entreprendre un rival, Il n'est plus en pouvoir de me faire du mal. SCÈNE IX[73].--LÉANDRE, MASCARILLE. MASCARILLE dit ces deux vers dans la maison, et entre sur le théâtre. Aïe! aïe! à l'aide! au meurtre! au secours! on m'assomme! Ah! ah! ah! ah! ah! ah! O traître! ô bourreau d'homme! LÉANDRE. D'où procède cela? Qu'est-ce? que te fait-on? MASCARILLE. On vient de me donner deux cents coups de bâton. LÉANDRE. Qui? MASCARILLE. Lélie. LÉANDRE. Et pourquoi? MASCARILLE. Pour une bagatelle Il me chasse, et me bat d'une façon cruelle. LÉANDRE. Ah! vraiment il a tort. MASCARILLE. Mais, ou je ne pourrai, Ou je jure bien fort que je m'en vengerai. Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde, Que ce n'est pas pour rien qu'il faut rouer le monde; Que je suis un valet, mais fort homme d'honneur, Et qu'après m'avoir eu quatre ans pour serviteur, Il ne me falloit pas payer en coups de gaules, Et me faire un affront si sensible aux épaules. Je te le dis encor, je saurai m'en venger: Une esclave te plaît, tu voulois m'engager A la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte Qu'un autre te l'enlève, ou le diable m'emporte. LÉANDRE. Écoute, Mascarille, et quitte ce transport. Tu m'as plu de tout temps, et je souhaitois fort Qu'un garçon comme toi, plein d'esprit et fidèle, A mon service un jour pût attacher son zèle: Enfin, si le parti te semble bon pour toi, Si tu veux me servir, je t'arrête avec moi. MASCARILLE. Oui, monsieur, d'autant mieux que le destin propice M'offre[74] à me bien venger, en vous rendant service, Et que dans mes efforts pour vos contentemens, Je puis à mon brutal trouver des châtimens: De Célie, en un mot, par mon adresse extrême... LÉANDRE. Mon amour s'est rendu cet office lui-même. Enflammé d'un objet qui n'a point de défaut, Je viens de l'acheter moins encor qu'il ne vaut. MASCARILLE. Quoi! Célie est à vous? LÉANDRE. Tu la verrois paroître, Si de mes actions j'étois tout à fait maître: Mais quoi! mon père l'est: comme il a volonté, Ainsi que je l'apprends d'un paquet apporté[75], De me déterminer à l'hymen d'Hippolyte, J'empêche qu'un rapport de tout ceci l'irrite, Donc avec Truffaldin (car je sors de chez lui) J'ai voulu tout exprès agir au nom d'autrui; Et, l'achat fait, ma bague est la marque choisie Sur laquelle au premier il doit livrer Célie. Je songe auparavant à chercher les moyens D'ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens, A trouver promptement un endroit favorable Où puisse être en secret cette captive aimable. MASCARILLE. Hors de la ville un peu, je puis avec raison D'un vieux parent que j'ai vous offrir la maison, Là vous pourrez la mettre avec toute assurance, Et de cette action nul n'aura connoissance. LÉANDRE. Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité. Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté. Dès que par Truffaldin ma bague sera vue, Aussitôt en tes mains elle sera rendue, Et dans cette maison tu me la conduiras, Quand... Mais chut, Hippolyte est ici sur nos pas. SCÈNE X.--HIPPOLYTE, LÉANDRE, MASCARILLE. HIPPOLYTE. Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle; Mais la trouverez-vous agréable ou cruelle? LÉANDRE. Pour en pouvoir juger et répondre soudain, Il faudroit la savoir. HIPPOLYTE. Donnez-moi donc la main Jusqu'au temple; en marchant je pourrai vous l'apprendre. LÉANDRE, à Mascarille. Va, va-t'en me servir sans davantage attendre. SCÈNE XI.--MASCARILLE. Oui, je vais te servir d'un plat de ma façon. Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon? Oh! que dans un moment Lélie aura de joie! Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie! Recevoir tout son bien d'où l'on attend le mal! Et devenir heureux par la main d'un rival! Après ce rare exploit, je veux que l'on s'apprête A me peindre en héros, un laurier sur la tête, Et qu'au bas du portrait on mette en lettres d'or: _Vivat Mascarillus, fourbum imperator!_ SCÈNE XII.--TRUFFALDIN, MASCARILLE. MASCARILLE. Holà! TRUFFALDIN. Que voulez-vous? MASCARILLE. Cette bague connue Vous dira le sujet qui cause ma venue. TRUFFALDIN. Oui, je reconnois bien la bague que voilà, Je vais querir l'esclave; arrêtez un peu là. SCÈNE XIII.--TRUFFALDIN, UN COURRIER, MASCARILLE. LE COURRIER, à Truffaldin. Seigneur, obligez-moi de m'enseigner un homme... TRUFFALDIN. Et qui? LE COURRIER. Je crois que c'est Truffaldin qu'il se nomme. TRUFFALDIN. Et que lui voulez-vous? Vous le voyez ici. LE COURRIER. Lui rendre seulement la lettre que voici. TRUFFALDIN lit. «Le ciel, dont la bonté prend souci de ma vie, «Vient de me faire ouïr, par un bruit assez doux, «Que ma fille, à quatre ans par des voleurs ravie, «Sous le nom de Célie est esclave chez vous. «Si vous sûtes jamais ce que c'est qu'être père, «Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang, «Conservez-moi chez vous cette fille si chère, «Comme si de la vôtre elle tenoit le rang. «Pour l'aller retirer je pars d'ici moi-même, «Et vous vais de vos soins récompenser si bien, «Que par votre bonheur, que je veux rendre extrême, «Vous bénirez le jour où vous causez le mien. «De Madrid. «DON PEDRO DE GUSMAN, «Marquis de Montalcane.» Il continue. Quoiqu'à leur nation bien peu de foi soit due[76], Ils me l'avoient bien dit, ceux qui me l'ont vendue, Que je verrois dans peu quelqu'un la retirer, Et que je n'aurois pas sujet d'en murmurer; Et cependant j'allois, par mon impatience, Perdre aujourd'hui les fruits d'une haute espérance. Au courrier. Un seul moment plus tard, tous vos pas étoient vains, J'allois mettre en l'instant cette fille en ses mains Mais suffit; j'en aurai tout le soin qu'on désire. Le courrier sort. A Mascarille. Vous-même vous voyez ce que je viens de lire. Vous direz à celui qui vous a fait venir Que je ne lui saurois ma parole tenir; Qu'il vienne retirer son argent. MASCARILLE. Mais l'outrage Que vous lui faites. TRUFFALDIN. Va, sans causer davantage. MASCARILLE, seul. Ah! le fâcheux paquet[77] que nous venons d'avoir! Le sort a bien donné la baie[78] à mon espoir; Et bien à la malheure[79] est-il venu d'Espagne, Ce courrier que la foudre ou la grêle accompagne. Jamais, certes, jamais plus beau commencement N'eut en si peu de temps plus triste événement. SCÈNE XIV.--LÉLIE, riant, MASCARILLE. MASCARILLE. Quel beau transport de joie à présent vous inspire? LÉLIE. Laisse-m'en rire encore avant que te le dire. MASCARILLE. Çà, rions donc bien fort, nous en avons sujet. LÉLIE. Ah! je ne serai plus de tes plaintes l'objet. Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries, Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies: J'ai bien joué moi-même un tour des plus adroits. Il est vrai, je suis prompt, et m'emporte parfois: Mais pourtant, quand je veux, j'ai l'imaginative[80] Aussi bonne, en effet, que personne qui vive; Et toi-même avoueras que ce que j'ai fait part D'une pointe d'esprit où peu de monde a part. MASCARILLE. Sachons donc ce qu'a fait cette imaginative. LÉLIE. Tantôt, l'esprit ému d'une frayeur bien vive D'avoir vu Truffaldin avecque mon rival, Je songeois à trouver un remède à ce mal, Lorsque, me ramassant tout entier en moi-même, J'ai conçu, digéré, produit un stratagème Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas, Doivent, sans contredit, mettre pavillon bas. MASCARILLE. Mais qu'est-ce? LÉLIE. Ah! s'il te plaît, donne-toi patience. J'ai donc feint une lettre avecque diligence, Comme d'un grand seigneur écrite à Truffaldin, Qui mande qu'ayant su, par un heureux destin, Qu'une esclave qu'il tient sous le nom de Célie Est sa fille, autrefois par des voleurs ravie, Il veut la venir prendre, et le conjure au moins De la garder toujours, de lui rendre des soins; Qu'à ce sujet il part d'Espagne, et doit pour elle Par de si grands présens reconnoître son zèle, Qu'il n'aura point regret de causer son bonheur. MASCARILLE. Fort bien. LÉLIE. Écoute donc, voici bien le meilleur. La lettre que je dis a donc été remise; Mais sais-tu bien comment? En saison si bien prise, Que le porteur m'a dit que, sans ce trait falot[81], Un homme l'emmenoit, qui s'est trouvé fort sot. MASCARILLE. Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable? LÉLIE. Oui. D'un tour si subtil m'aurois-tu cru capable? Loue au moins mon adresse, et la dextérité Dont je romps d'un rival le dessein concerté. MASCARILLE. A vous pouvoir louer selon votre mérite, Je manque d'éloquence, et ma force est petite. Oui, pour bien étaler cet effort relevé, Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé, Ce grand et rare effet d'une imaginative Qui ne cède en vigueur à personne qui vive, Ma langue est impuissante, et je voudrois avoir Celles de tous les gens du plus exquis savoir. Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose, Que vous serez toujours, quoi que l'on se propose, Tout ce que vous avez été durant vos jours; C'est-à-dire, un esprit chaussé tout à rebours[82], Une raison malade et toujours en débauche, Un envers du bon sens, un jugement à gauche, Un brouillon, une bête, un brusque[83], un étourdi, Que sais-je? un... cent fois plus encor que je ne di. C'est faire en abrégé votre panégyrique. LÉLIE. Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique: Ai-je fait quelque chose? Éclaircis-moi ce point. MASCARILLE. Non, vous n'avez rien fait; mais ne me suivez point. LÉLIE. Je te suivrai partout pour savoir ce mystère. MASCARILLE. Oui? Sus donc, préparez vos jambes à bien faire, Car je vais vous fournir de quoi les exercer. LÉLIE, seul. Il m'échappe. O malheur qui ne se peut forcer[84] Aux discours qu'il m'a faits que saurois-je comprendre, Et quel mauvais office aurois-je pu me rendre? [48] Pour: je vous dis. [49] En deux syllabes: _ou-vriers_. [50] Pour: il se donne des coups violents. [51] Pour: inviter. Archaïsme déjà suranné du temps de Molière. [52] En suite, c'est-à-dire _par_ suite de la nécessité; _instantiæ_, de la circonstance pressante. [53] L'invention du valet qui suppose la mort d'un vieillard pour escroquer de l'argent destiné, dit-il, à un service funéraire, se trouve dans nos vieux fabliaux, d'où elle a passé dans les contes d'Eutrapel. [54] Mot composé par Molière. [55] Soulagement. Archaïsme. [56] Pour: plût à Dieu qu'il dormît en paix dans le tombeau. [57] Pour: prendre part à la gaieté d'Anselme. [58] Suppression de la particule _ne_. [59] Laidir pour: s'enlaidir. Archaïsme. [60] De l'italien _pro_, _prode_, profit, utilité, bien. Archaïsme, pour: beaucoup. [61] En venant ici, sur la route. [62] Pour: obstacles, embarras. Archaïsme familier. [63] _Dam_, préjudice, du latin _damnum_; tant pis pour vous. Archaïsme. [64] Pour: ouvrir une enquête. [65] S'engendrer, pour: se donner un gendre. [66] Dans le sens italien, pour: sage, sensé. [67] Pour: que l'on soupçonnait faux. Verbe archaïque dans le sens actif. [68] Quelque sot ferait cela. Archaïsme proverbial. [69] Pour: je trompais tout le monde au moyen d'un deuil. Ce n'est pas un archaïsme, mais une locution très-hasardée. [70] Pour: jugé digne de considération. Archaïsme. [71] Du mot deviser: parler pour tuer le temps. Archaïsme excellent. [72] Pour: de pitié. Archaïsme. [73] Les incidents de cette scène et de la suivante sont empruntés à Barbieri, auteur de l'_Innavertito_. [74] Pour: m'offre de. [75] Mauvaise locution. Pour: par un paquet apporté. [76] Aux Égyptiens. Molière entend par là les Bohémiens qui achetaient les esclaves et les revendaient. [77] Locution proverbiale usitée même aujourd'hui. [78] De l'italien _dar la baïa_, tromper, tourner en plaisanterie. Archaïsme venu d'Italie. [79] Du latin _mala hora_, mauvaise heure. Archaïsme qui remonte à l'origine de la langue française. Lorsque la soeur d'Hilpéric partit pour l'Espagne, et que l'essieu de son char se brisa, le peuple cria autour d'elle, dit le chroniqueur: _Mala hora!_ male heure, mauvaise heure, malheur! Nous avons conservé _à la bonne heure_. Cet archaïsme est d'un grand effet chez Malherbe: Allez à la male heure, allez, âmes tragiques, Qui prenez votre joie aux misères publiques. [80] Faculté active d'imaginer, tandis que l'imagination en est la faculté abstraite. Archaïsme excellent. [81] Pour: bizarre et gai. Archaïsme très-commun dans Saint-Amand, Bois-Robert et leurs contemporains. [82] Pour: mis à l'envers, comme un vêtement ou une chaussure retournée. [83] Pour: forcené, extravagant. Archaïsme venu de l'italien _brusco_, âpre et singulier. [84] Galimatias; peut-être Molière a-t-il voulu dire: malheur que je ne puis vaincre, dompter. Nouvelle preuve de l'inhabileté du poëte, unie à tant de talent, de génie et d'observation. ACTE III SCÈNE I.--MASCARILLE. Taisez-vous, ma bonté[85], cessez votre entretien; Vous êtes une sotte, et je n'en ferai rien. Oui, vous avez raison, mon courroux, je l'avoue Relier tant de fois ce qu'un brouillon dénoue, C'est trop de patience, et je dois en sortir, Après de si beaux coups qu'il a su divertir[86]. Mais aussi raisonnons un peu sans violence. Si je suis maintenant ma juste impatience, On dira que je cède à la difficulté; Que je me trouve à bout de ma subtilité: Et que deviendra lors[87] cette publique estime Qui te vante partout pour un fourbe sublime, Et que tu t'es acquise en tant d'occasions, A ne t'être jamais vu court d'inventions? L'honneur, ô Mascarille! est une belle chose; A tes nobles travaux ne fais aucune pause; Et, quoi qu'un maître ait fait pour te faire enrager, Achève pour ta gloire, et non pour l'obliger. Mais quoi! Que feras-tu, que de l'eau toute claire! Traversé sans repos par ce démon contraire, Tu vois qu'à chaque instant il te fait déchanter, Et que c'est battre l'eau de prétendre arrêter Ce torrent effréné, qui de tes artifices Renverse en un moment les plus beaux édifices. Eh bien, pour toute grâce, encore un coup du moins Au hasard du succès sacrifions des soins; Et, s'il poursuit encore à rompre notre chance, J'y consens, ôtons-lui toute notre assistance. Cependant notre affaire encor n'iroit pas mal Si par là nous pouvions perdre notre rival, Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite, Nous laissât jour entier pour ce que je médite. Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux, Dont je promettrois bien un succès glorieux Si je puis n'avoir plus cet obstacle à combattre. Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre. SCÈNE II.--LÉANDRE, MASCARILLE. MASCARILLE. Monsieur, j'ai perdu temps[88], votre homme se dédit. LÉANDRE. De la chose lui-même il m'a fait un récit; Mais c'est bien plus: j'ai su que tout ce beau mystère D'un rapt d'Égyptiens, d'un grand seigneur pour père, Qui doit partir d'Espagne et venir en ces lieux, N'est qu'un pur stratagème, un trait facétieux, Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie A voulu détourner notre achat de Célie[89]. MASCARILLE. Voyez un peu la fourbe! LÉANDRE. Et pourtant Truffaldin Est si bien imprimé[90] de ce conte badin, Mord si bien à l'appât de cette foible ruse, Qu'il ne veut point souffrir que l'on le désabuse. MASCARILLE. C'est pourquoi désormais il la gardera bien, Et je ne vois pas lieu d'y prétendre plus rien. LÉANDRE. Si d'abord à mes yeux elle parut aimable, Je viens de la trouver tout à fait adorable; Et je suis en suspens si, pour me l'acquérir, Aux extrêmes moyens je ne dois point courir, Par le don de ma foi rompre sa destinée, Et changer ses liens en ceux de l'hyménée. MASCARILLE. Vous pourriez l'épouser? LÉANDRE. Je ne sais; mais enfin, Si quelque obscurité se trouve en son destin, Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces Qui, pour tirer[91] les coeurs, ont d'incroyables forces. MASCARILLE. Sa vertu, dites-vous? LÉANDRE. Quoi? que murmures-tu? Achève, explique-toi sur ce mot de vertu. MASCARILLE. Monsieur, votre visage en un moment s'altère, Et je ferai bien mieux peut-être de me taire. LÉANDRE. Non, non, parle. MASCARILLE. Eh bien donc, très-charitablement Je veux vous retirer de votre aveuglement. Cette fille... LÉANDRE Poursuis. MASCARILLE. N'est rien moins qu'inhumaine. Dans le particulier elle oblige sans peine, Et son coeur, croyez-moi, n'est point roche, après tout, A quiconque la sait prendre par le bon bout; Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude: Mais je puis en parler avecque certitude. Vous savez que je suis quelque peu d'un métier A me devoir connoître en un pareil gibier. LÉANDRE. Célie... MASCARILLE. Oui, sa pudeur n'est que franche grimace, Qu'une ombre de vertu qui garde mal sa place, Et qui s'évanouit, comme l'on peut savoir, Aux rayons du soleil qu'une bourse fait voir. LÉANDRE. Las! que dis-tu? Croirai-je un discours de la sorte? MASCARILLE. Monsieur, les volontés sont libres: que m'importe? Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein, Prenez cette matoise, et lui donnez la main; Toute la ville en corps reconnoîtra ce zèle, Et vous épouserez le bien public en elle. LÉANDRE. Quelle surprise étrange! MASCARILLE, à part. Il a pris l'hameçon. Courage! s'il s'y peut enferrer tout de bon, Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine. LÉANDRE. Oui, d'un coup étonnant ce discours m'assassine. MASCARILLE. Quoi! vous pourriez... LÉANDRE. Va-t'en jusqu'à la poste, et voi Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi. Seul, après avoir rêvé. Qui ne s'y fût trompé? Jamais l'air d'un visage, Si ce qu'il dit est vrai, n'imposa davantage. SCÈNE III.--LÉLIE, LÉANDRE. LÉLIE. Du chagrin qui vous tient quel peut être l'objet? LÉANDRE. Moi? LÉLIE. Vous-même. LÉANDRE. Pourtant je n'en ai point sujet. LÉLIE. Je vois bien ce que c'est, Célie en est la cause. LÉANDRE. Mon esprit ne court pas après si peu de chose. LÉLIE. Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins. Mais il faut dire ainsi, lorsqu'ils se trouvent vains. LÉANDRE. Si j'étois assez sot pour chérir ses caresses, Je me moquerois bien de toutes vos finesses. LÉLIE. Quelles finesses donc? LÉANDRE. Mon Dieu! nous savons tout. LÉLIE. Quoi? LÉANDRE. Votre procédé de l'un à l'autre bout. LÉLIE. C'est de l'hébreu pour moi, je n'y puis rien comprendre. LÉANDRE. Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre; Mais, croyez-moi, cessez de craindre pour un bien Où je serois fâché de vous disputer rien. J'aime fort la beauté qui n'est point profanée, Et ne veux point brûler pour une abandonnée. LÉLIE. Tout beau, tout beau, Léandre! LÉANDRE. Ah! que vous êtes bon: Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon; Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes. Il est vrai, sa beauté n'est pas des plus communes; Mais en revanche aussi le reste est fort commun. LÉLIE. Léandre, arrêtons là ce discours importun. Contre moi tant d'efforts qu'il vous plaira pour elle; Mais, surtout, retenez cette atteinte mortelle: Sachez que je m'impute[92] à trop de lâcheté D'entendre mal parler de ma divinité; Et que j'aurai toujours bien moins de répugnance A souffrir votre amour qu'un discours qui l'offense. LÉANDRE. Ce que j'avance ici me vient de bonne part. LÉLIE. Quiconque vous l'a dit est un lâche, un pendard. On ne peut imposer de tache à cette fille, Je connois bien son coeur. LÉANDRE. Mais enfin Mascarille D'un semblable procès est juge compétent: C'est lui qui la condamne. LÉLIE. Oui? LÉANDRE. Lui-même. LÉLIE. Il prétend D'une fille d'honneur insolemment médire, Et que peut-être encor je n'en ferai que rire! Gage qu'il se dédit. LÉANDRE. Et moi gage que non. LÉLIE. Parbleu! je le ferois mourir sous le bâton, S'il m'avoit soutenu des faussetés pareilles. LÉANDRE. Moi, je lui couperois sur-le-champ les oreilles, S'il n'étoit pas garant de tout ce qu'il m'a dit. SCÈNE IV.--LÉLIE, LÉANDRE, MASCARILLE. LÉLIE. Ah! bon, bon, le voilà. Venez çà, chien maudit! MASCARILLE. Quoi? LÉLIE. Langue de serpent, fertile en impostures, Vous osez sur Célie attacher vos morsures, Et lui calomnier[93] la plus rare vertu Qui puisse faire éclat sous un sort abattu! MASCARILLE, bas à Lélie. Doucement, ce discours est de mon industrie[94]. LÉLIE. Non, non, point de clin d'oeil et point de raillerie, Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit; Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit. Et sur ce que j'adore oser porter le blâme, C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme. Tous ces signes sont vains. Quels discours as-tu faits? MASCARILLE. Mon Dieu! point ne cherchons querelle, ou je m'en vais. LÉLIE. Tu n'échapperas pas. MASCARILLE. Aï! LÉLIE. Parle donc, confesse. MASCARILLE, bas à Lélie. Laissez-moi, je vous dis que c'est un tour d'adresse. LÉLIE. Dépêche, qu'as-tu dit? Vide entre nous ce point. MASCARILLE, bas à Lélie. J'ai dit ce que j'ai dit: ne vous emportez point. LÉLIE, mettant l'épée à la main. Ah! je vous ferai bien parler d'une autre sorte! LÉANDRE, l'arrêtant. Halte un peu, retenez l'ardeur qui vous emporte. MASCARILLE, à part. Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé? LÉLIE. Laissez-moi contenter mon courage offensé. LÉANDRE. C'est trop que de vouloir le battre en ma présence. LÉLIE. Quoi! châtier mes gens n'est pas en ma puissance[95]? LÉANDRE. Comment, vos gens? MASCARILLE, à part. Encore! Il va tout découvrir. LÉLIE. Quand j'aurois volonté de le battre à mourir, Eh bien, c'est mon valet. LÉANDRE. C'est maintenant le nôtre. LÉLIE. Le trait est admirable! Et comment donc le vôtre? LÉANDRE. Sans doute... MASCARILLE, bas à Lélie. Doucement. LÉLIE. Hem! que veux-tu conter? MASCARILLE, à part. Ah! le double bourreau, qui me va tout gâter, Et qui ne comprend rien, quelque signe qu'on donne! LÉLIE. Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne. Il n'est pas mon valet? LÉANDRE. Pour quelque mal commis, Hors de votre service il n'a pas été mis? LÉLIE. Je ne sais ce que c'est. LÉANDRE. Et, plein de violence, Vous n'avez pas chargé son dos avec outrance? LÉLIE. Point du tout. Moi, l'avoir chassé, roué de coups? Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous. MASCARILLE, à part. Pousse, pousse, bourreau; tu fais bien tes affaires. LÉANDRE, à Mascarille. Donc les coups de bâton ne sont qu'imaginaires? MASCARILLE. Il ne sait ce qu'il dit; sa mémoire... LÉANDRE. Non, non, Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon. Oui, d'un tour délicat mon esprit te soupçonne. Mais pour l'invention, va, je te le pardonne. C'est bien assez pour moi qu'il m'a désabusé, De voir par quels motifs tu m'avois imposé[96], Et que, m'étant commis à ton zèle hypocrite, A si bon compte encor je m'en sois trouvé quitte: Ceci doit s'appeler un _avis au lecteur_, Adieu, Lélie, adieu, très-humble serviteur. SCÈNE V.--LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE. Courage, mon garçon, tout heur[97] nous accompagne: Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne, Faisons _l'Olibrius, l'occiseur d'innocens_[98]. LÉLIE. Il t'avoit accusé de discours médisans Contre... MASCARILLE. Et vous ne pouviez souffrir mon artifice, Lui laisser son erreur, qui vous rendoit service, Et par qui son amour s'en étoit presque allé? Non, il a l'esprit franc, et point dissimulé. Enfin chez son rival je m'ancre avec adresse, Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse, Il me la fait manquer avec de faux rapports. Je veux de son rival alentir[99] les transports, Mon brave incontinent vient qui le désabuse; J'ai beau lui faire signe, et montrer que c'est ruse; Point d'affaire: il poursuit sa pointe jusqu'au bout, Et n'est point satisfait qu'il n'ait découvert tout. Grand et sublime effort d'une imaginative Qui ne le cède point à personne qui vive! C'est une rare pièce, et digne, sur ma foi, Qu'on en fasse présent au cabinet d'un roi. LÉLIE. Je ne m'étonne pas si je romps tes attentes; A moins d'être informé des choses que tu tentes, J'en ferois encor cent de la sorte. MASCARILLE. Tant pis. LÉLIE. Au moins, pour t'emporter à de justes dépits, Fais-moi dans tes desseins entrer de[100] quelque chose; Mais que de leurs ressorts la porte me soit close, C'est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert[101]. MASCARILLE. Je crois que vous seriez un maître d'arme expert; Vous savez à merveille, en toutes aventures, Prendre les contre-temps et rompre les mesures[102]. LÉLIE. Puisque la chose est faite, il n'y faut plus penser. Mon rival, en tout cas, ne peut me traverser; Et, pourvu que tes soins en qui je me repose... MASCARILLE. Laissons là ce discours, et parlons d'autre chose. Je ne m'apaise pas, non, si facilement; Je suis trop en colère. Il faut premièrement Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite Si je dois de vos feux reprendre la conduite. LÉLIE. S'il ne tient qu'à cela, je n'y résiste pas. As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mon bras? MASCARILLE. De quelle vision sa cervelle est frappée! Vous êtes de l'humeur de ces amis d'épée[103] Que l'on trouve toujours plus prompts à dégainer Qu'à tirer un teston, s'il falloit le donner[104]. LÉLIE. Que puis-je donc pour toi? MASCARILLE. C'est que de votre père Il faut absolument apaiser la colère. LÉLIE. Nous avons fait la paix. MASCARILLE. Oui, mais non pas pour nous. Je l'ai fait, ce matin, mort pour l'amour de vous; La vision le choque, et de pareilles feintes Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes, Qui sur l'état prochain de leur condition, Leur font faire à regret triste réflexion, Le bonhomme, tout vieux[105], chérit fort la lumière, Et ne veut point de jeu dessus cette matière; Il craint le pronostic; et, contre moi fâché, On m'a dit qu'en justice il m'avoit recherché. J'ai peur, si le logis du roi fait ma demeure, De m'y trouver si bien dès le premier quart d'heure, Que j'aye peine aussi d'en sortir par après[106]. Contre moi dès longtemps l'on a force décrets Car enfin la vertu n'est jamais sans envie, Et dans ce maudit siècle est toujours poursuivie. Allez donc le fléchir. LÉLIE. Oui, nous le fléchirons; Mais aussi tu promets... MASCARILLE. Ah! mon Dieu! nous verrons. Lélie sort. Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues. Cessons pour quelque temps le cours de nos intrigues, Et de nous tourmenter de même qu'un lutin. Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin, Et Célie arrêtée avecque l'artifice... SCÈNE VI[107].--ERGASTE, MASCARILLE. ERGASTE. Je te cherchois partout pour te rendre un service, Pour te donner avis d'un secret important. MASCARILLE. Quoi donc? ERGASTE. N'avons-nous point ici quelque écoutant? MASCARILLE. Non. ERGASTE. Nous sommes amis autant qu'on le peut être. Je sais bien tes desseins et l'amour de ton maître; Songez à vous tantôt. Léandre fait parti[108] Pour enlever Célie; et j'en suis averti Qu'il a mis ordre à tout, et qu'il se persuade D'entrer chez Truffaldin par une mascarade, Ayant su qu'en ce temps, assez souvent, le soir, Des femmes du quartier en masque l'alloient voir. MASCARILLE. Oui? Suffit; il n'est pas au comble de sa joie; Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie; Et contre cet assaut je sais un coup fourré Par qui je veux qu'il soit de lui-même enferré. Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue. Adieu, nous boirons pinte à la première vue. SCÈNE VII.--MASCARILLE. Il faut, il faut tirer à nous ce que d'heureux Pourroit avoir en soi ce projet amoureux[109], Et, par une surprise adroite et non commune, Sans courir le danger, en tenter la fortune. Si je vais me masquer pour devancer ses pas, Léandre assurément ne nous bravera pas, Et là, premier[110] que lui, si nous faisons la prise, Il aura fait pour nous les frais de l'entreprise; Puisque, par son dessein déjà presque éventé, Le soupçon tombera toujours de son côté, Et que nous, à couvert de toutes ses poursuites, De ce coup hasardeux ne craindrons point de suites. C'est ne se point commettre à faire de l'éclat, Et tirer les marrons[111] de la patte du chat. Allons donc nous masquer avec quelques bons frères: Pour prévenir nos gens, il ne faut tarder guères. Je sais où gît le lièvre, et me puis, sans travail, Fournir en un moment d'hommes et d'attirail. Croyez que je mets bien mon adresse en usage: Si j'ai reçu du ciel les fourbes en partage, Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés Qui cachent les talens que Dieu leur a donnés. SCÈNE VIII.--LÉLIE, ERGASTE. LÉLIE. Il prétend l'enlever avec sa mascarade? ERGASTE. Il n'est rien plus certain. Quelqu'un de sa brigade M'ayant de ce dessein instruit, sans m'arrêter, A Mascarille lors j'ai couru tout conter, Qui s'en va, m'a-t-il dit, rompre cette partie Par une invention dessus le champ bâtie; Et, comme je vous ai rencontré par hasard, J'ai cru que je devois de tout vous faire part. LÉLIE. Tu m'obliges par trop avec cette nouvelle: Va, je reconnoîtrai ce service fidèle. SCÈNE IX.--LÉLIE. Mon drôle assurément leur jouera quelque trait; Mais je veux de ma part seconder son projet. Il ne sera pas dit qu'en un fait qui me touche Je ne me sois non plus remué qu'une souche. Voici l'heure, ils seront surpris à mon aspect. Foin! Que n'ai-je avec moi pris mon porte-respect[112]! Mais vienne qui voudra contre notre personne, J'ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne. Holà! quelqu'un, un mot. SCÈNE X.--TRUFFALDIN, à sa fenêtre, LÉLIE. TRUFFALDIN. Qu'est-ce? qui me vient voir? LÉLIE. Fermez soigneusement votre porte ce soir. TRUFFALDIN. Pourquoi? LÉLIE. Certaines gens font une mascarade Pour vous venir donner une fâcheuse aubade; Ils veulent enlever votre Célie. TRUFFALDIN. O dieux! LÉLIE. Et sans doute bientôt ils viennent en ces lieux. Demeurez; vous pourrez voir tout de la fenêtre. Eh bien, qu'avois-je dit? Les voyez-vous paroître? Chut, je veux à vos yeux leur en faire l'affront. Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt[113]. SCÈNE XI.--LÉLIE, TRUFFALDIN, MASCARILLE et sa suite, masqués. TRUFFALDIN. Oh! les plaisants robins[114], qui pensent me surprendre! LÉLIE. Masques, où courez-vous? le pourroit-on apprendre? Truffaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon[115]. A Mascarille, déguisé en femme. Bon Dieu, qu'elle est jolie, et qu'elle a l'air mignon! Eh quoi! vous murmurez? Mais, sans vous faire outrage, Peut-on lever le masque, et voir votre visage? TRUFFALDIN. Allez, fourbes méchants, retirez-vous d'ici, Canaille; et vous, seigneur, bonsoir et grand merci. SCÈNE XII.--LÉLIE, MASCARILLE. LÉLIE, après avoir démasqué Mascarille. Mascarille, est-ce toi? MASCARILLE. Nenni-da, c'est quelque autre. LÉLIE. Hélas! quelle surprise! et quel sort est le nôtre! L'aurois-je deviné, n'étant point averti Des secrètes raisons qui t'avoient travesti? Malheureux que je suis, d'avoir dessous ce masque Été, sans y penser, te faire cette frasque! Il me prendroit envie, en ce juste courroux, De me battre moi-même, et me donner cent coups. MASCARILLE. Adieu, sublime esprit, rare imaginative. LÉLIE. Las! si de ton secours ta colère me prive, A quel saint me vouerai-je? MASCARILLE. Au grand diable d'enfer! LÉLIE. Ah! si ton coeur pour moi n'est de bronze ou de fer, Qu'encore un coup du moins mon imprudence ait grâce! S'il faut pour l'obtenir que tes genoux j'embrasse, Vois-moi... MASCARILLE. Tarare! allons, camarade, allons: J'entends venir des gens qui sont sur nos talons. SCÈNE XIII.--LÉANDRE et sa suite, masqués, TRUFFALDIN, à sa fenêtre. LÉANDRE. Sans bruit; ne faisons rien que de la bonne sorte. TRUFFALDIN. Quoi! masques toute nuit[116] assiégeront ma porte! Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir; Tout cerveau qui le fait est certes de loisir[117]. Il est un peu trop tard pour enlever Célie; Dispensez-l'en ce soir, elle vous en supplie; La belle est dans le lit, et ne peut vous parler; J'en suis fâché pour vous. Mais, pour vous régaler[118] Du souci qui pour elle ici vous inquiète, Elle vous fait présent de cette cassolette[119]. LÉANDRE. Fi! cela sent mauvais, et je suis tout gâté. Nous sommes découverts, tirons de ce côté. [85] Parodie des monologues métaphysiques de Corneille, empruntés à l'Espagne, et spécialement à Calderon: O colère! ô pitié? sourdes à mes désirs, Vous négligez mon crime... (_Horace_, acte IV, scène VII.) [86] Divertir, du latin _divertere_, détourner. [87] Lors, pour: alors. Archaïsme. [88] Pour: du temps. Ellipse archaïque. [89] Phrase maladroite et embarrassée, qui signifie: au moyen duquel on a voulu nous détourner d'acheter Célie. [90] Imprimé, pour: impressionné. La Bruyère, cinquante ans plus tard, dans son discours de réception à l'Académie, parlait «des choses dont nous sommes le plus fortement imprimés.» [91] Pour: attirer, dans le sens italien: _la calamita tira il ferro_, l'aimant attire le fer. [92] Pour: je me répute trop lâche d'entendre. Comme le verbe a deux datifs, «imputer à soi à trop de lâcheté,» la faute de français est évidente. [93] Lui, amené par la nécessité du vers, est aussi une faute de français et une cheville. On ne dit pas: «calomnier à elle la plus rare vertu.» [94] Pour: inventé par mon adresse. [95] Les moeurs du temps comportaient ce détail de la vie domestique. [96] Pour: en imposer. Archaïsme. La règle suivie aujourd'hui à cet égard n'était pas encore fixée. [97] Pour: bonheur. Voyez plus haut. [98] Expression proverbiale pour: faire le fanfaron. Elle se rapporte, dit-on, au rôle ridicule prêté par les anciens mystères au personnage d'Olibrius, gouverneur des Gaules. Occiseur, du latin _occidere_. Archaïsme. [99] N'est pas synonyme de: ralentir. On ralentit le pas d'un cheval qui va trop vite: on alentit un pas trop lent que l'on veut modérer davantage encore. Ces finesses et ces libertés de langage ont disparu depuis le seizième siècle. [100] Au lieu de: entrer pour. Idiotisme familier. [101] Pour: mis hors de mes gardes. Proverbe populaire qui fait allusion à une coutume germanique devenue française. Chacun, le premier jour de mai, devait se parer d'une branche verte, et quiconque était _pris sans vert_ payait l'amende. C'est ce que les Anglais appellent _to go a maying_. [102] Terme d'escrime: forcer son adversaire à changer son attaque. [103] Pour: compagnon de duel. Trait de moeurs du temps de Louis XIII. C'était la mode de prêter son épée et de donner son sang à gens que l'on n'estimait ni n'aimait. [104] Petite monnaie fabriquée en 1513, portant pour effigie la tête de Louis XII, et valant dix sous tournois. Elle ne fut démonétisée que sous Henri III. [105] Ellipse archaïque pour: tout vieux qu'il soit. [106] Archaïsme populaire qui signifie: dans le temps qui suivra, et qui n'a pas pour équivalent exact le mot _après_, indiquant la succession des faits. [107] Toute la fin de cet acte appartient à l'Étourdi italien de Barbieri, l'_Innavertito_. [108] Pour: réunit une troupe. Archaïsme, du mot espagnol _partido_. [109] Phrase embrouillée, qui signifie: il faut prendre avantage des projets amoureux de Léandre. [110] Premier, pris adverbialement. Les mots, à cette époque, avaient une souplesse et une flexibilité qu'ils ont perdues. [111] Proverbe populaire. Voyez la fable de La Fontaine, _Bertrand et Raton_. [112] Probablement un bâton; ce qui ne se comprend guère, puisqu'il a une épée et deux pistolets. [113] Métaphore populaire: la corde de l'arc. [114] Pour: robin-mouton. Expression populaire pour: idiot vêtu d'une robe de laine. [115] Pour: momerie, farce de carnaval. Archaïsme dont l'étymologie est Momus, dieu de la folie, et qui indiquait une troupe de masque s'introduisant dans les maisons pour y danser. [116] Ellipse archaïque, pour: toute la nuit. [117] Pour: en a le loisir, la permission. [118] Au lieu de: tourner en joie le souci qui vous inquiète, du mot italien _far gala_, réjouir. [119] On devine quel présent plus que populaire Truffaldin, aux grands éclats de rire de la foule, faisait aux ravisseurs de Célie. ACTE IV SCÈNE I[120].--LÉLIE, déguisé en Arménien, MASCARILLE. MASCARILLE. Vous voilà fagoté d'une plaisante sorte. LÉLIE. Tu ranimes par là mon espérance morte. MASCARILLE. Toujours de ma colère on me voit revenir, J'ai beau jurer, pester, je ne m'en puis tenir. LÉLIE. Aussi crois, si jamais je suis dans la puissance, Que tu seras content de ma reconnoissance, Et que, quand je n'aurois plus qu'un seul morceau de pain... MASCARILLE. Baste! songez à vous dans ce nouveau dessein. Au moins, si l'on vous voit commettre une sottise, Vous n'imputerez plus l'erreur à la surprise; Votre rôle en ce jeu par coeur doit être su. LÉLIE. Mais comment Truffaldin chez lui t'a-t-il reçu? MASCARILLE. D'un zèle simulé j'ai bridé[121] le bon sire; Avec empressement je suis venu lui dire, S'il ne songeoit à lui, que l'on le surprendroit; Que l'on couchoit en joue, et de plus d'un endroit, Celle dont il a vu qu'une lettre en avance Avoit si faussement divulgué la naissance; Qu'on avoit bien voulu m'y mêler quelque peu; Mais que j'avois tiré mon épingle du jeu, Et que, touché d'ardeur pour ce qui le regarde, Je venois l'avertir de se donner de garde. De là, moralisant, j'ai fait de grands discours Sur les fourbes qu'on voit ici-bas tous les jours; Que pour moi, las du monde et de sa vie infâme, Je voulois travailler au salut de mon âme, A m'éloigner du trouble, et pouvoir longuement Près de quelque honnête homme être paisiblement; Que, s'il le trouvoit bon, je n'aurois d'autre envie Que de passer chez lui le reste de ma vie; Et que même à tel point il m'avoit su ravir, Que, sans lui demander gages pour le servir, Je mettrois en ses mains, que je tenois certaines, Quelque bien de mon père, et le fruit de mes peines Dont, avenant que Dieu de ce monde m'ôtât, J'entendois tout de bon que lui seul héritât. C'étoit le vrai moyen d'acquérir sa tendresse. Et comme, pour résoudre[122] avec votre maîtresse Des biais qu'on doit prendre à terminer vos voeux, Je voulois en secret vous aboucher tous deux, Lui-même a su m'ouvrir une voie assez belle De pouvoir hautement vous loger avec elle, Venant m'entretenir d'un fils privé du jour, Dont cette nuit en songe il a vu le retour. A ce propos, voici l'histoire qu'il m'a dite, Et sur qui j'ai tantôt notre fourbe construite. LÉLIE. C'est assez, je sais tout: tu me l'as dit deux fois. MASCARILLE. Oui, oui; mais, quand j'aurois passé jusques à trois, Peut-être encor qu'avec toute sa suffisance Votre esprit manquera dans quelque circonstance. LÉLIE. Mais à tant différer je me fais de l'effort. MASCARILLE. Ah! de peur de tomber, ne courons pas si fort! Voyez-vous? vous avez la caboche un peu dure; Rendez-vous affermi dessus cette aventure. Autrefois Truffaldin de Naples est sorti, Et s'appeloit alors Zanobio Ruberti; Un parti qui causa quelque émeute civile, Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville (De fait il n'est pas homme à troubler un État), L'obligea d'en sortir une nuit sans éclat. Une fille fort jeune, et sa femme, laissées, A quelque temps de là se trouvant trépassées, Il en eut la nouvelle; et, dans ce grand ennui, Voulant dans quelque ville emmener avec lui, Outre ses biens, l'espoir qui restoit de sa race, Un sien fils, écolier, qui se nommoit Horace, Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit, Un certain maître Albert, jeune, l'avoit conduit; Mais, pour se joindre tous, le rendez-vous qu'il donne Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne: Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là, Il vint en cette ville, et prit le nom qu'il a, Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace, Douze ans aient découvert jamais la moindre trace. Voilà l'histoire en gros, redite seulement Afin de vous servir ici de fondement. Maintenant vous serez un marchand d'Arménie, Qui les aurez vus sains l'un et l'autre en Turquie. Si j'ai, plutôt qu'aucun, un tel moyen trouvé Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé, C'est qu'en fait d'aventure il est très-ordinaire De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire, Puis être à leur famille à point nommé rendus, Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus, Pour moi, j'ai vu déjà cent contes de la sorte[123]. Sans nous alambiquer, servons-nous-en; qu'importe? Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter, Et leur aurez fourni de quoi se racheter; Mais que, parti plus tôt pour chose nécessaire, Horace vous chargea de voir ici son père, Dont il a su le sort, et chez qui vous devez Attendre quelques jours qu'ils seroient arrivés. Je vous ai fait tantôt des leçons étendues. LÉLIE. Ces répétitions ne sont que superflues; Dès l'abord mon esprit a compris tout le fait. MASCARILLE. Je m'en vais là dedans donner le premier trait. LÉLIE. Écoute, Mascarille, un seul point me chagrine. S'il alloit de son fils me demander la mine? MASCARILLE. Belle difficulté! Devez-vous pas savoir Qu'il étoit fort petit alors qu'il l'a pu voir? Et puis, outre cela, le temps et l'esclavage Pourroient-ils pas avoir changé tout son visage? LÉLIE. Il est vrai. Mais, dis-moi, s'il connoît qu'il m'a vu, Que faire? MASCARILLE. De mémoire êtes-vous dépourvu? Nous avons dit tantôt qu'outre que votre image N'avoit dans son esprit pu faire qu'un passage, Pour ne vous avoir vu que durant un moment, Et le poil et l'habit déguisoient grandement. LÉLIE. Fort bien. Mais, à propos, cet endroit de Turquie... MASCARILLE. Tout, vous dis-je, est égal, Turquie ou Barbarie. LÉLIE. Mais le nom de la ville où j'aurai pu les voir? MASCARILLE. Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir. La répétition, dit-il, est inutile, Et j'ai déjà nommé douze fois cette ville. LÉLIE. Va, va-t'en commencer, il ne me faut plus rien. MASCARILLE. Au moins soyez prudent, et vous conduisez bien; Ne donnez point ici de l'imaginative. LÉLIE. Laisse-moi gouverner. Que ton âme est craintive! MASCARILLE. Horace dans Bologne écolier; Truffaldin, Zanobio Ruberti, dans Naples citadin; Le précepteur Albert... LÉLIE. Ah! c'est me faire honte Que de me tant prêcher! Suis-je un sot à ton compte? MASCARILLE. Non pas du tout; mais bien quelque chose approchant. SCÈNE II.--LÉLIE. Quand il m'est inutile, il fait le chien couchant; Mais, parce qu'il sent bien le secours qu'il me donne, Sa familiarité jusque-là s'abandonne. Je vais être de près éclairé des beaux yeux Dont la force m'impose un joug si précieux; Je m'en vais sans obstacle, avec des traits de flamme, Peindre à cette beauté les tourments de mon âme, Je saurai quel arrêt je dois... Mais les voici. SCÈNE III.--TRUFFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE. TRUFFALDIN. Sois béni, juste ciel, de mon sort adouci! MASCARILLE. C'est à vous de rêver et de faire des songes, Puisqu'en vous il est faux que songes sont mensonges. TRUFFALDIN, à Lélie. Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, seigneur, Vous que je dois nommer l'ange de mon bonheur? LÉLIE. Ce sont soins superflus, et je vous en dispense. TRUFFALDIN, à Mascarille. J'ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance De cet Arménien. MASCARILLE. C'est ce que je disois; Mais on voit des rapports admirables parfois. TRUFFALDIN. Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde? LÉLIE. Oui, seigneur Truffaldin, le plus gaillard du monde. TRUFFALDIN. Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi? LÉLIE. Plus de dix mille fois. MASCARILLE. Quelque peu moins, je croi. LÉLIE. Il vous a dépeint tel que je vous vois paroître, Le visage, le port... TRUFFALDIN. Cela pourroit-il être, Si, lorsqu'il m'a pu voir, il n'avoit que sept ans, Et si son précepteur même, depuis ce temps, Auroit peine à pouvoir connoître mon visage? MASCARILLE. Le sang bien autrement conserve cette image; Par des traits si profonds ce portrait est tracé, Que mon père... TRUFFALDIN. Suffit. Où l'avez-vous laissé? LÉLIE. En Turquie, à Turin. TRUFFALDIN. Turin? Mais cette ville Est, je pense, en Piémont. MASCARILLE, à part. O cerveau malhabile! A Truffaldin. Vous ne l'entendez pas, il veut dire Tunis, Et c'est en effet là qu'il laissa votre fils; Mais les Arméniens ont tous une habitude, Certain vice de langue à nous autres fort rude: C'est que dans tous les mots ils changent _nis_ en _rin_, Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin. TRUFFALDIN. Il falloit, pour l'entendre, avoir cette lumière. Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père? MASCARILLE. A part. A Truffaldin, après s'être escrimé. Voyez s'il répondra[124]. Je repassois un peu Quelque leçon d'escrime; autrefois en ce jeu Il n'étoit point d'adresse à mon adresse égale, Et j'ai battu le fer en mainte et mainte salle. TRUFFALDIN, à Mascarille. Ce n'est pas maintenant ce que je veux savoir. A Lélie. Quel autre nom dit-il que je devois avoir? MASCARILLE. Ah! seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie Est celle maintenant que le ciel vous envoie! LÉLIE. C'est là votre vrai nom, et l'autre est emprunté. TRUFFALDIN. Mais où vous a-t-il dit qu'il reçut la clarté? MASCARILLE. Naples est un séjour qui paroît agréable; Mais pour vous ce doit être un lieu fort haïssable. TRUFFALDIN. Ne peux-tu sans parler souffrir notre discours? LÉLIE. Dans Naples son destin a commencé son cours. TRUFFALDIN. Où l'envoyai-je jeune, et sous quelle conduite? MASCARILLE. Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite D'avoir depuis Bologne accompagné ce fils, Qu'à sa discrétion vos soins avoient commis. TRUFFALDIN. Ah! MASCARILLE, à part. Nous sommes perdus si cet entretien dure. TRUFFALDIN. Je voudrois bien savoir de vous leur aventure, Sur quel vaisseau le sort qui m'a su travailler[125]... MASCARILLE. Je ne sais ce que c'est, je ne fais que bâiller. Mais, seigneur Truffaldin, songez-vous que peut-être Ce monsieur l'étranger a besoin de repaître, Et qu'il est tard aussi? LÉLIE. Pour moi, point de repas. MASCARILLE. Ah! vous avez plus faim que vous ne pensez pas[126]. TRUFFALDIN. Entrez donc. LÉLIE. Après vous. MASCARILLE, à Truffaldin. Monsieur, en Arménie Les maîtres du logis sont sans cérémonie. A Lélie, après que Truffaldin est entré dans sa maison. Pauvre esprit! pas deux mots! LÉLIE. D'abord il m'a surpris; Mais n'appréhende plus, je reprends mes esprits, Et m'en vais débiter avecque hardiesse... MASCARILLE. Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce. Ils entrent dans la maison de Truffaldin. SCÈNE IV.--ANSELME, LÉANDRE. ANSELME. Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours Qui cherche le repos et l'honneur de vos jours. Je ne vous parle point en père de ma fille, En homme intéressé pour ma propre famille, Mais comme votre père, ému pour votre bien, Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien; Bref, comme je voudrois, d'une âme franche et pure, Que l'on fît à mon sang en pareille aventure; Savez-vous de quel oeil chacun voit cet amour Qui dedans une nuit vient d'éclater au jour? A combien de discours et de traits de risée Votre entreprise d'hier est partout exposée? Quel jugement on fait du choix capricieux Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux Un rebut de l'Égypte, une fille coureuse, De qui le noble emploi n'est qu'un métier de gueuse J'en ai rougi pour vous encor plus que pour moi, Qui me trouve compris dans l'éclat que je voi: Moi, dis-je, dont la fille, à vos ardeurs promise, Ne peut sans quelque affront souffrir qu'on la méprise. Ah! Léandre, sortez de cet abaissement! Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement. Si notre esprit n'est pas sage à toutes les heures, Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures. Quand on ne prend en dot que la seule beauté, Le remords est bien près de la solennité; Et la plus belle femme a très-peu de défense Contre cette tiédeur qui suit la jouissance. Je vous le dis encor, ces bouillans mouvemens, Ces ardeurs de jeunesse et ces emportemens, Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables; Mais ces félicités ne sont guère durables, Et, notre passion alentissant son cours, Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours: De là viennent les soins, les soucis, les misères, Les fils déshérités par le courroux des pères. LÉANDRE. Dans tout votre discours je n'ai rien écouté Que mon esprit déjà ne m'ait représenté. Je sais combien je dois à cet honneur insigne Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne; Et vois, malgré l'effort dont je suis combattu, Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu: Aussi veux-je tâcher... ANSELME. On ouvre cette porte. Retirons-nous plus loin, de crainte qu'il n'en sorte Quelque secret poison dont vous seriez surpris. SCÈNE V[127].--LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE. Bientôt de notre fourbe on verra le débris, Si vous continuez des sottises si grandes. LÉLIE. Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes? De quoi te peux-tu plaindre? Ai-je pas réussi En tout ce que j'ai dit depuis? MASCARILLE. Couci-couci. Témoin les Turcs par vous appelés hérétiques, Et que vous assurez, par serments authentiques Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil. Passe. Ce qui me donne un dépit nonpareil, C'est qu'ici votre amour étrangement s'oublie; Près de Célie, il est ainsi que la bouillie, Qui par un trop grand feu s'enfle, croît jusqu'aux bords, Et de tous les côtés se répand au dehors. LÉLIE. Pourroit-on se forcer à plus de retenue? Je ne l'ai presque point encore entretenue. MASCARILLE. Oui, mais ce n'est pas tout que de ne parler pas; Par vos gestes, durant un moment de repas, Vous avez aux soupçons donné plus de matière Que d'autres ne feroient dans une année entière. LÉLIE. Et comment donc? MASCARILLE. Comment? Chacun a pu le voir: A table, où Truffaldin l'oblige de se seoir, Vous n'avez toujours fait qu'avoir les yeux sur elle. Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle, Sans prendre jamais garde à ce qu'on vous servoit, Vous n'aviez point de soif qu'alors qu'elle buvoit; Et, dans ses propres mains vous saisissant du verre, Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre, Vous buviez sur son reste, et montriez d'affecter Le côté qu'à sa bouche elle avoit su porter. Sur les morceaux touchés de sa main délicate, Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte Plus brusquement qu'un chat dessus une souris, Et les avaliez tous ainsi que des pois gris[128]. Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table Un bruit, un triquetrac[129] de pieds insupportable, Dont Truffaldin, heurté de deux coups trop pressans, A puni par deux fois deux chiens très-innocens, Qui, s'ils eussent osé, vous eussent fait querelle. Et puis après cela votre conduite est belle? Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps. Malgré le froid, je sue encor de mes efforts. Attaché dessus vous comme un joueur de boule Après le mouvement de la sienne qui roule, Je pensais retenir toutes vos actions, En faisant de mon corps mille contorsions. LÉLIE. Mon Dieu! qu'il t'est aisé de condamner des choses Dont tu ne ressens point les agréables causes! Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois, Faire force à l'amour qui m'impose des lois. Désormais... SCÈNE VI.--TRUFFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE. Nous parlions des fortunes d'Horace. TRUFFALDIN. A Lélie. C'est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce Que je puisse lui dire un seul mot en secret? LÉLIE. Il faudroit autrement être fort indiscret. Lélie entre dans la maison de Truffaldin. SCÈNE VII.--TRUFFALDIN, MASCARILLE. TRUFFALDIN. Écoute: sais-tu bien ce que je viens de faire? MASCARILLE. Non; mais, si vous voulez, je ne tarderai guère, Sans doute, à le savoir. TRUFFALDIN. D'un chêne grand et fort, Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort, Je viens de détacher une branche admirable, Choisie expressément de grosseur raisonnable, Dont j'ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d'ardeur, Il montre son bras. Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur, Moins gros par l'un des bouts, mais, plus que trente gaules, Propre, comme je pense, à rosser les épaules; Car il est bien en main, vert, noueux et massif. MASCARILLE. Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif? TRUFFALDIN. Pour toi premièrement; puis pour ce bon apôtre Qui veut m'en donner d'une[130] et m'en jouer d'une autre: Pour cet Arménien, ce marchand déguisé, Introduit sous l'appât d'un conte supposé. MASCARILLE. Quoi! vous ne croyez pas?... TRUFFALDIN. Ne cherche point d'excuse: Lui-même heureusement a découvert sa ruse, En disant à Célie, en lui serrant la main, Que pour elle il venoit sous ce prétexte vain; Il n'a pas aperçu Jeannette, ma fillole[131], Laquelle a tout ouï, parole pour parole; Et je ne doute point, quoiqu'il n'en ait rien dit, Que tu ne sois de tout le complice maudit. MASCARILLE. Ah! vous me faites tort. S'il faut qu'on vous affronte, Croyez qu'il m'a trompé le premier à ce conte. TRUFFALDIN. Veux-tu me faire voir que tu dis vérité? Qu'à le chasser mon bras soit du tien assisté; Donnons-en à ce fourbe et du long et du large, Et de tout crime après mon esprit te décharge. MASCARILLE. Oui-da, très-volontiers, je l'épousterai[132] bien, Et par là vous verrez que je n'y trempe en rien. A part. Ah! vous serez rossé, monsieur de l'Arménie, Qui toujours gâtez tout! SCÈNE VIII.--LÉLIE, TRUFFALDIN, MASCARILLE. TRUFFALDIN, à Lélie, après avoir heurté à sa porte. Un mot, je vous supplie. Donc, monsieur l'imposteur, vous osez aujourd'hui Duper un honnête homme, et vous jouer de lui? MASCARILLE. Feindre avoir vu son fils en une autre contrée, Pour vous donner chez lui plus aisément entrée! TRUFFALDIN bat Lélie. Vidons, vidons sur l'heure[133]. LÉLIE, à Mascarille, qui le bat aussi. Ah! coquin! MASCARILLE. C'est ainsi Que les fourbes... LÉLIE. Bourreau! MASCARILLE. Sont ajustés ici. Gardez-moi bien cela. LÉLIE. Quoi donc! je serois homme?... MASCARILLE, le battant toujours en le chassant. Tirez, tirez[134], vous dis-je, ou bien je vous assomme. TRUFFALDIN. Voilà qui me plaît fort; rentre, je suis content. Mascarille suit Truffaldin, qui rentre dans sa maison. LÉLIE, revenant. A moi, par un valet, cet affront éclatant! L'auroit-on pu prévoir, l'action de ce traître, Qui vient insolemment de maltraiter son maître? MASCARILLE, à la fenêtre de Truffaldin. Peut-on vous demander comme va votre dos? LÉLIE. Quoi! tu m'oses encor tenir un tel propos? MASCARILLE. Voilà, voilà que c'est[135] de ne voir pas Jeannette, Et d'avoir en tout temps une langue indiscrète. Mais, pour cette fois-ci, je n'ai point de courroux, Je cesse d'éclater, de pester contre vous, Quoique de l'action l'imprudence soit haute, Ma main sur votre échine a lavé votre faute. LÉLIE. Ah! je me vengerai de ce trait déloyal! MASCARILLE. Vous vous êtes causé vous-même tout le mal. LÉLIE. Moi? MASCARILLE. Si vous n'étiez pas une cervelle folle, Quand vous avez parlé naguère à votre idole, Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas, Dont l'oreille subtile a découvert le cas. LÉLIE. On auroit pu surprendre un mot dit à Célie? MASCARILLE. Et d'où doncques[136] viendroit cette prompte sortie? Oui vous n'êtes dehors que par votre caquet. Je ne sais si souvent vous jouez au piquet: Mais au moins faites-vous des écarts[137] admirables. LÉLIE. O le plus malheureux de tous les misérables! Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi? MASCARILLE. Je ne fis jamais mieux que d'en prendre l'emploi, Par là, j'empêche au moins que de cet artifice Je ne sois soupçonné d'être auteur ou complice. LÉLIE. Tu devois donc, pour toi, frapper plus doucement. MASCARILLE. Quelque sot. Truffaldin lorgnoit exactement: Et puis, je vous dirai, sous ce prétexte utile, Je n'étois point fâché d'évaporer ma bile. Enfin la chose est faite; et, si j'ai votre foi Qu'on ne vous verra point vouloir venger sur moi, Soit ou directement, ou par quelque autre voie, Les coups sur votre râble assenés avec joie, Je vous promets, aidé par le poste où je suis, De contenter vos voeux avant qu'il soit deux nuits. LÉLIE. Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse. Qu'est-ce que dessus moi ne peut cette promesse? MASCARILLE. Vous le promettez donc? LÉLIE. Oui, je te le promets. MASCARILLE. Ce n'est pas encor tout. Promettez que jamais Vous ne vous mêlerez dans quoi que j'entreprenne. LÉLIE. Soit. MASCARILLE. Si vous y manquez, votre fièvre quartaine[138]! LÉLIE. Mais tiens-moi donc parole, et songe à mon repos. MASCARILLE. Allez quitter l'habit et graisser votre dos. LÉLIE, seul. Faut-il que le malheur, qui me suit à la trace, Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce! MASCARILLE, sortant de chez Truffaldin. Quoi! vous n'êtes pas loin? Sortez vite d'ici; Mais surtout gardez-vous de prendre aucun souci; Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise; N'aidez point mon projet de la moindre entreprise; Demeurez en repos. LÉLIE, en sortant. Oui, va, je m'y tiendrai. MASCARILLE, seul. Il faut voir maintenant quel biais je prendrai. SCÈNE IX.--ERGASTE, MASCARILLE. ERGASTE. Mascarille, je viens te dire une nouvelle Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle. A l'heure que je parle, un jeune Égyptien, Qui n'est pas noir pourtant, et sent assez son bien, Arrive, accompagné d'une vieille fort hâve, Et vient chez Truffaldin racheter cette esclave Que vous vouliez; pour elle il paroît fort zélé. MASCARILLE. Sans doute c'est l'amant dont Célie a parlé. Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre? Sortant d'un embarras, nous entrons dans un autre. En vain nous apprenons que Léandre est au point De quitter la partie, et ne nous troubler point; Que son père, arrivé contre toute espérance, Du côté d'Hippolyte emporte la balance, Qu'il a tout fait changer par son autorité, Et va dès aujourd'hui conclure le traité; Lorsqu'un rival s'éloigne, un autre plus funeste S'en vient nous enlever tout l'espoir qui nous reste. Toutefois, par un trait merveilleux de mon art, Je crois que je pourrai retarder leur départ, Et me donner le temps qui sera nécessaire Pour tâcher de finir cette fameuse affaire. Il s'est fait un grand vol; par qui? l'on n'en sait rien: Eux autres rarement passent pour gens de bien; Je veux adroitement, sur un soupçon frivole, Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle. Je sais des officiers, de justice altérés, Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés; Dessus[139] l'avide espoir de quelque paraguante[140] Il n'est rien que leur art aveuglément ne tente; Et du plus innocent toujours à leur profit La bourse est criminelle, et paye son délit. [120] Imitation, ou plutôt traduction de l'acte II de l'_Emilia_ de Grotto, qui est elle-même une imitation des _Adelphes_ de Térence. [121] Pour: j'ai bridé, dirigé comme je voulais, par mon zèle. [122] Pour: décider les biais qu'on doit prendre. Archaïsme. [123] Molière dit la vérité, comme le prouve l'histoire d'une fille de gentilhomme provençal emmenée chez les Kabyles, et qui revint faire figure à la cour de Louis XIII. [124] Truffaldin ayant surpris les signes que Mascarille fait à son maître, le valet se donne l'air de repasser une leçon d'escrime. [125] Pour: tourmenter. Archaïsme. [126] Pour: que vous ne le pensez; faute de français. [127] Traduction libre, mais fidèle quant au mouvement et au sens, de la scène III de l'acte IV de l'_Angelica_, de Fabricio de Fornaris. [128] Proverbe populaire faisant allusion aux anciens charlatans de nos places publiques, qui avalaient devant le peuple une grande quantité de gros pois. [129] Pour: bruit et mouvement semblables à ceux que produisent les dés lancés par le cornet. On écrit aujourd'hui tric-trac. [130] Pour: faire accroire un conte et me jouer un tour. Expression populaire. [131] Pour filleule. Expression rustique. La cour, du temps de Vaugelas, disait déjà filleul et filleule. [132] Pour: épousseterai. [133] Pour: vidons les lieux. [134] Tirez, tirez, pour: fuyez, fuyez au plus vite. Archaïsme employé par La Fontaine et Racine. [135] Ellipse, pour: voilà ce que c'est. [136] Pour: donc. Voyez, plus haut, notre remarque sur _avecque_. [137] Terme du jeu de piquet. [138] Exclamation, pour: que la fièvre quarte vous prenne! [139] Pour: dans l'espoir. On a vu plus haut, le même mot _dessus_, employé au lieu de: pour, par et dans. [140] De l'espagnol _para guantes_, donner pour les gants. Ce que les Français appellent le pourboire et le pot-de-vin; les Allemands, le _trinkgeld_; les Anglais, avec une singulière pruderie, la _consideration_, et les Italiens, avec plus de subtilité encore, la _buona mancia_, la bonne manche, l'argent que l'on jette dans la manche. ACTE V SCÈNE I.--MASCARILLE, ERGASTE. MASCARILLE. Ah! chien! ah! double chien! mâtine de cervelle! Ta persécution sera-t-elle éternelle? ERGASTE. Par les soins vigilans de l'exempt Balafré Ton affaire alloit bien, le drôle étoit coffré, Si ton maître au moment ne fût venu lui-même, En vrai désespéré, rompre ton stratagème: «Je ne saurois souffrir, a-t-il dit hautement, Qu'un honnête homme soit traîné honteusement; J'en réponds sur sa mine, et je le cautionne.» Et, comme on résistoit à lâcher sa personne, D'abord il a chargé si bien sur les recors, Qui sont gens d'ordinaire à craindre pour leur corps, Qu'à l'heure que je parle ils sont encore en fuite, Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite. MASCARILLE. Le traître ne sait pas que cet Égyptien Est déjà là-dedans pour lui ravir son bien. ERGASTE. Adieu. Certaine affaire à te quitter m'oblige. SCÈNE II.--MASCARILLE. Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige. On diroit (et pour moi j'en suis persuadé) Que ce démon brouillon dont il est possédé Se plaise à me braver, et me l'aille conduire Partout où sa présence est capable de nuire. Pourtant je veux poursuivre, et, malgré tous ces coups, Voir qui l'emportera de ce diable ou de nous. Célie est quelque peu de notre intelligence, Et ne voit son départ qu'avecque répugnance. Je tâche à profiter de cette occasion. Mais ils viennent; songeons à l'exécution. Cette maison meublée est en ma bienséance[141], Je puis en disposer avec grande licence; Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé; Nul que moi ne s'y tient, et j'en garde la clé. O Dieu! qu'en peu de temps on a vu d'aventures, Et qu'un fourbe est contraint de prendre de figures! SCÈNE III[142].--CÉLIE, ANDRÈS. ANDRÈS. Vous le savez, Célie, il n'est rien que mon coeur N'ait fait pour vous prouver l'excès de son ardeur. Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge, La guerre en quelque estime avoit mis mon courage, Et j'y pouvois un jour, sans trop croire de moi, Prétendre, en les servant, un honorable emploi; Lorsqu'on me vit pour vous oublier toute chose, Et que le prompt effet d'une métamorphose, Qui suivit de mon coeur le soudain changement, Parmi vos compagnons sut ranger votre amant, Sans que mille accidens, ni votre indifférence, Aient pu me détacher de ma persévérance. Depuis, par un hasard, d'avec vous séparé Pour beaucoup plus de temps que je n'eusse auguré, Je n'ai, pour vous rejoindre, épargné temps ni peine; Enfin, ayant trouvé la vieille Égyptienne, Et, plein d'impatience, apprenant votre sort, Que pour certain argent qui leur importoit fort, Et qui de tous vos gens détourna le naufrage, Vous aviez en ces lieux été mise en otage, J'accours vite y briser ces chaînes d'intérêt, Et recevoir de vous les ordres qu'il vous plaît: Cependant on vous voit une morne tristesse, Alors que dans vos yeux doit briller l'allégresse. Si pour vous la retraite avoit quelques appas, Venise, du butin fait parmi les combats, Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre: Que si, comme devant, il vous faut encor suivre, J'y consens, et mon coeur n'ambitionnera Que d'être auprès de vous tout ce qu'il vous plaira. CÉLIE. Votre zèle pour moi visiblement éclate: Pour en paroître triste, il faudroit être ingrate, Et mon visage aussi, par son émotion, N'explique point mon coeur en cette occasion. Une douleur de tête y peint sa violence; Et, si j'avois sur vous quelque peu de puissance, Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours, Attendroit que ce mal eût pris un autre cours. ANDRÈS. Autant que vous voudrez, faites qu'il se diffère. Toutes mes volontés ne butent[143] qu'à vous plaire. Cherchons une maison à vous mettre en repos. L'écriteau que voici s'offre tout à propos. SCÈNE IV.--CÉLIE, ANDRÈS, MASCARILLE, déguisé en Suisse. ANDRÈS. Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître? MASCARILLE. Moi pour serfir à fous. ANDRÈS. Pourrons-nous y bien être? MASCARILLE. Oui; moi pour d'étrancher chafons champre carni, Ma che non point locher te chans te méchant vi. ANDRÈS. Je crois votre maison franche de tout ombrage. MASCARILLE. Fous noufeau dans sti fil, moi foir à la fissage. ANDRÈS. Oui. MASCARILLE. La matame est-il mariage al monsieur? ANDRÈS. Quoi? MASCARILLE. S'il être son fame, ou s'il être son soeur? ANDRÈS. Non. MASCARILLE. Mon foi, pien choli, fenir pour marchantisse Ou pien pour temanter à la palais choustice! La procès il faut rien, il coûter tant t'archant! La procurair larron, l'afocat pien méchant. ANDRÈS. Ce n'est pas pour cela. MASCARILLE. Fous tonc mener sti file Pour fenir pourmener et recarter la file? ANDRÈS. A Célie. Il m'importe. Je suis à vous dans un moment. Je vais faire venir la vieille promptement, Contremander aussi notre voiture prête. MASCARILLE. Li ne porte pas pien? ANDRÈS. Elle a mal à la tête. MASCARILLE. Moi chafoir te pon fin, et te fromage pon. Entre-fous, entre-fous tans mon petit maisson. Célie, Andrès et Mascarille entrent dans la maison. SCÈNE V.--LÉLIE. Quel que soit le transport d'une âme impatiente, Ma parole m'engage à rester en attente, A laisser faire un autre, et voir, sans rien oser, Comme de mes destins le ciel veut disposer. SCÈNE VI.--ANDRÈS, LÉLIE. LÉLIE, à Andrès qui sort de la maison. Demandiez-vous quelqu'un dedans cette demeure? ANDRÈS. C'est un logis garni que j'ai pris tout à l'heure. LÉLIE. A mon père pourtant la maison appartient, Et mon valet, la nuit, pour la garder s'y tient. ANDRÈS. Je ne sais; l'écriteau marque au moins qu'on la loue; Lisez. LÉLIE. Certes, ceci me surprend, je l'avoue. Qui diantre l'auroit mis? et par quel intérêt?... Ah! ma foi, je devine à peu près ce que c'est! Cela ne peut venir que de ce que j'augure. ANDRÈS. Peut-on vous demander quelle est cette aventure? LÉLIE. Je voudrois à tout autre en faire un grand secret, Mais pour vous il n'importe, et vous serez discret. Sans doute l'écriteau que vous voyez paroître, Comme je conjecture, au moins, ne sauroit être Que quelque invention du valet que je di, Que quelque noeud subtil qu'il doit avoir ourdi Pour mettre en mon pouvoir certaine Égyptienne Dont j'ai l'âme piquée, et qu'il faut que j'obtienne. Je l'ai déjà manquée, et même plusieurs coups. ANDRÈS. Vous l'appelez? LÉLIE. Célie. ANDRÈS. Eh! que ne disiez-vous? Vous n'aviez qu'à parler, je vous aurois sans doute Épargné tous les soins que ce projet vous coûte. LÉLIE. Quoi! vous la connoissez? ANDRÈS. C'est moi qui maintenant Viens de la racheter. LÉLIE. O discours surprenant! ANDRÈS. Sa santé de partir ne nous pouvant permettre, Au logis que voilà je venois de la mettre; Et je suis très-ravi, dans cette occasion, Que vous m'ayez instruit de votre intention. LÉLIE. Quoi! j'obtiendrois de vous le bonheur que j'espère? Vous pourriez?... ANDRÈS, allant frapper à la porte. Tout à l'heure on va vous satisfaire. LÉLIE. Que pourrai-je vous dire? Et quel remercîment?... ANDRÈS. Non, ne m'en faites point, je n'en veux nullement. SCÈNE VII.--LÉLIE, ANDRÈS, MASCARILLE. MASCARILLE, à part. Eh bien, ne voilà pas mon enragé de maître! Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre[144]. LÉLIE. Sous ce grotesque habit qui l'auroit reconnu? Approche, Mascarille, et sois le bienvenu. MASCARILLE. Moi souis ein chant t'honneur, moi non point Maquerille; Chai point fendre chamais le fame ni le fille. LÉLIE. Le plaisant baragouin! il est bon, sur ma foi! MASCARILLE. Allez fous pourmener, sans toi rire te moi. LÉLIE. Va, va, lève le masque, et reconnois ton maître. MASCARILLE. Partié! tiable, mon foi chamais toi chei connoître. LÉLIE. Tout est accommodé, ne te déguise point. MASCARILLE. Si toi point t'en aller, che paille ein coup te poing. LÉLIE. Ton jargon allemand est superflu, te dis-je; Car nous sommes d'accord, et sa bonté m'oblige. J'ai tout ce que mes voeux lui pouvoient demander, Et tu n'as pas sujet de rien appréhender. MASCARILLE. Si vous êtes d'accord par un bonheur extrême, Je me dessuisse[145] donc et redeviens moi-même. ANDRÈS. Ce valet vous servoit avec beaucoup de feu. Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu. SCÈNE VIII.--LÉLIE, MASCARILLE. LÉLIE. Eh bien, que diras-tu? MASCARILLE. Que j'ai l'âme ravie De voir d'un beau succès notre peine suivie. LÉLIE. Tu feignois à[146] sortir de ton déguisement, Et ne pouvois me croire en cet événement. MASCARILLE. Comme je vous connois, j'étois dans l'épouvante, Et trouve l'aventure aussi fort surprenante. LÉLIE. Mais confesse qu'enfin c'est avoir fait beaucoup. Au moins j'ai réparé mes fautes à ce coup, Et j'aurai cet honneur d'avoir fini l'ouvrage. MASCARILLE. Soit; vous aurez été bien plus heureux que sage. SCÈNE IX.--CÉLIE, ANDRÈS, LÉLIE, MASCARILLE. ANDRÈS. N'est-ce pas là l'objet dont vous m'avez parlé? LÉLIE. Ah! quel bonheur au mien pourroit être égalé? ANDRÈS. Il est vrai, d'un bienfait je vous suis redevable. Si je ne l'avouois je serois condamnable: Mais enfin ce bienfait auroit trop de rigueur, S'il falloit le payer aux dépens de mon coeur. Jugez, dans le transport où sa beauté me jette Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette; Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas: Adieu. Pour quelques jours retournons sur nos pas. SCÈNE X.--LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE, après avoir chanté. Je ris, et toutefois je n'en ai guère envie; Vous voilà bien d'accord, il vous donne Célie; Hem! vous m'entendez bien. LÉLIE. C'est trop; je ne veux plus Te demander pour moi de secours superflus. Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable, Indigne d'aucun soin, de rien faire incapable! Va, cesse tes efforts pour un malencontreux, Qui ne sauroit souffrir que l'on le rende heureux. Après tant de malheurs, après mon imprudence, Le trépas me doit seul prêter son assistance. SCÈNE XI.--MASCARILLE. Voilà le vrai moyen d'achever son destin; Il ne lui manque plus que de mourir enfin, Pour le couronnement de toutes ses sottises. Mais en vain son dépit pour ses fautes commises Lui fait licencier mes soins et mon appui, Je veux, quoi qu'il en soit, le servir malgré lui, Et dessus son lutin obtenir la victoire. Plus l'obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire; Et les difficultés dont on est combattu Sont les dames d'atours qui parent la vertu. SCÈNE XII.--CÉLIE, MASCARILLE. CÉLIE, à Mascarille, qui lui a parlé bas. Quoi que tu veuilles dire, et que l'on se propose, De ce retardement j'attends fort peu de chose. Ce qu'on voit de succès peut bien persuader Qu'ils ne sont pas encor fort près de s'accorder[147]: Et je t'ai déjà dit qu'un coeur comme le nôtre Ne voudroit pas pour l'un faire injustice à l'autre, Et que très-fortement, par de différens noeuds, Je me trouve attachée au parti de tous deux. Si Lélie a pour lui l'amour et sa puissance, Andrès pour son partage a la reconnoissance, Qui ne souffrira point que mes pensers secrets Consultent jamais rien contre ses intérêts. Oui, s'il ne peut avoir plus de place en mon âme, Si le don de mon coeur ne couronne sa flamme, Au moins dois-je ce prix à ce qu'il fait pour moi De n'en choisir point d'autre au mépris de sa foi, Et de faire à mes voeux autant de violence Que j'en fais aux désirs qu'il met en évidence. Sur ces difficultés qu'oppose mon devoir, Juge ce que tu peux te permettre d'espoir. MASCARILLE. Ce sont, à dire vrai, de très-fâcheux obstacles, Et je ne sais point l'art de faire des miracles; Mais je vais employer mes efforts plus puissans[148], Remuer terre et ciel, m'y prendre de tous sens Pour tâcher de trouver un biais salutaire, Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire. SCÈNE XIII.--HIPPOLYTE, CÉLIE. HIPPOLYTE. Depuis votre séjour, les dames de ces lieux Se plaignent justement des larcins de vos yeux, Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles Et de tous leurs amans faites des infidèles: Il n'est guère de coeurs qui puissent échapper Aux traits dont à l'abord vous savez les frapper; Et mille libertés, à vos chaînes offertes, Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes. Quant à moi, toutefois je ne me plaindrois pas Du pouvoir absolu de vos rares appas, Si, lorsque mes amans sont devenus les vôtres, Un seul m'eût consolé de la perte des autres; Mais qu'inhumainement vous me les ôtiez tous, C'est un dur procédé dont je me plains à vous. CÉLIE. Voilà d'un air galant faire une raillerie; Mais épargnez un peu celle qui vous en prie. Vos yeux, vos propres yeux, se connoissent trop bien[149], Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien, Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes, Et ne prendront jamais de pareilles alarmes. HIPPOLYTE. Pourtant en ce discours je n'ai rien avancé Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé; Et, sans parler du reste, on sait bien que Célie A causé des désirs à Léandre et Lélie. CÉLIE. Je crois qu'étant tombé dans cet aveuglement, Vous vous consoleriez de leur perte aisément, Et trouveriez pour vous l'amant peu souhaitable Qui d'un si mauvais choix se trouveroit capable. HIPPOLYTE. Au contraire, j'agis d'un air tout différent, Et trouve en vos beautés un mérite si grand; J'y vois tant de raisons capables de défendre L'inconstance de ceux qui s'en laissent surprendre, Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux Dont envers moi Léandre a parjuré ses voeux, Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère, Ramené sous mes lois par le pouvoir d'un père. SCÈNE XIV.--CÉLIE, HIPPOLYTE, MASCARILLE. MASCARILLE. Grande, grande nouvelle, et succès surprenant, Que ma bouche vous vient annoncer maintenant! CÉLIE. Qu'est-ce donc? MASCARILLE. Écoutez; voici sans flatterie... CÉLIE. Quoi? MASCARILLE. La fin d'une vraie et pure comédie. La vieille Égyptienne à l'heure même... CÉLIE. Eh bien? MASCARILLE. Passait dedans la place, et ne songeoit à rien, Alors qu'une autre vieille assez défigurée, L'ayant de près au nez longtemps considérée Par un bruit enroué de mots injurieux A donné le signal d'un combat furieux, Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches, Ne faisoit voir en l'air que quatre griffes sèches, Dont ces deux combattans s'efforçoient d'arracher Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair. On n'entend que ces mots: chienne, louve, bagasse[150]. D'abord leurs scoffions[151] ont volé par la place, Et, laissant voir à nu deux têtes sans cheveux, Ont rendu le combat risiblement affreux. Andrès et Truffaldin, à l'éclat du murmure, Ainsi que force monde, accourus d'aventure, Ont à les décharpir[152] eu de la peine assez, Tant leurs esprits étoient par la fureur poussés. Cependant que chacune, après cette tempête, Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête, Et que l'on veut savoir qui causoit cette humeur, Celle qui la première avoit fait la rumeur, Malgré la passion dont elle étoit émue, Ayant sur Truffaldin tenu longtemps la vue: C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux, Qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux, A-t-elle dit tout haut; ô rencontre opportune! Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune Me fait vous reconnoître, et dans le même instant Que pour votre intérêt je me tourmentois tant. Lorsque Naples vous vit quitter votre famille, J'avois, vous le savez, en mes mains votre fille, Dont j'élevois l'enfance, et qui, par mille traits, Faisoit voir, dès quatre ans, sa grâce et ses attraits. Celle que vous voyez, cette infâme sorcière, Dedans notre maison se rendant familière, Me vola ce trésor. Hélas! de ce malheur Votre femme, je crois, conçut tant de douleur, Que cela servit fort pour avancer sa vie: Si bien qu'entre mes mains cette fille ravie Me faisant redouter un reproche fâcheux, Je vous fis annoncer la mort de toutes deux. Mais il faut maintenant, puisque je l'ai connue Qu'elle fasse savoir ce qu'elle est devenue. Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix, Pendant tout ce récit, répétoit plusieurs fois, Andrès, ayant changé quelque temps de visage, A Truffaldin surpris a tenu ce langage: Quoi donc! le ciel me fait trouver heureusement Celui que jusqu'ici j'ai cherché vainement, Et que j'avois pu voir, sans pourtant reconnoître La source de mon sang et l'auteur de mon être! Oui, mon père, je suis Horace votre fils. D'Albert, qui me gardoit, les jours étant finis, Me sentant naître au coeur d'autres inquiétudes Je sortis de Bologne, et, quittant mes études, Portai durant six ans mes pas en divers lieux, Selon que me poussoit un désir curieux: Pourtant, après ce temps, une secrète envie Me pressa de revoir les miens et ma patrie, Mais dans Naples, hélas! je ne vous trouvai plus, Et n'y sus votre sort que par des bruits confus. Si bien qu'à votre quête ayant perdu mes peines, Venise pour un temps borna mes courses vaines; Et j'ai vécu depuis, sans que de ma maison J'eusse d'autres clartés que d'en savoir le nom. Je vous laisse à juger si, pendant ces affaires, Truffaldin ressentoit des transports ordinaires. Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir Par la confession de votre Égyptienne, Truffaldin maintenant vous reconnoît pour sienne; Andrès est votre frère; et, comme de sa soeur Il ne peut plus songer à se voir possesseur, Une obligation qu'il prétend reconnoître A fait qu'il vous obtient pour épouse à mon maître, Dont le père, témoin de tout l'événement, Donne à cet hyménée un plein consentement, Et, pour mettre une joie entière en sa famille, Pour le nouvel Horace a proposé sa fille. Voyez que d'incidens à la fois enfantés? CÉLIE. Je demeure immobile à tant de nouveautés. MASCARILLE. Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes, Qui du combat encor remettent leurs personnes. Léandre est de la troupe, et votre père aussi, Moi je vais avertir mon maître de ceci, Et que, lorsque à ses voeux on croit le plus d'obstacle, Le ciel en sa faveur produit comme un miracle. Mascarille sort. HIPPOLYTE. Un tel ravissement rend mes esprits confus, Que[153] pour mon propre sort je n'en aurois pas plus. Mais les voici venir. SCÈNE XV.--TRUFFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE, ANDRÈS. TRUFFALDIN. Ah! ma fille! CÉLIE. Ah! mon père! TRUFFALDIN. Sais-tu déjà comment le ciel nous est prospère? CÉLIE. Je viens d'entendre ici ce succès merveilleux. HIPPOLYTE, à Léandre. En vain vous parleriez pour excuser vos feux, Si j'ai devant les yeux ce que vous pouvez dire. LÉANDRE. Un généreux pardon est ce que je désire: Mais j'atteste les cieux qu'en ce retour soudain Mon père fait bien moins que mon propre dessein. ANDRÈS, à Célie. Qui l'auroit jamais cru que cette ardeur si pure Pût être condamnée un jour par la nature! Toutefois tant d'honneur la sut toujours régir, Qu'en y changeant fort peu je puis la retenir. CÉLIE. Pour moi, je me blâmois, et croyois faire faute, Quand je n'avois pour vous qu'une estime très-haute. Je ne pouvois savoir quel obstacle puissant M'arrêtoit sur un pas si doux et si glissant, Et détournoit mon coeur de l'aveu d'une flamme Que mes sens s'efforçoient d'introduire en mon âme[154]. TRUFFALDIN, à Célie. Mais, en te recouvrant, que diras-tu de moi, Si je songe aussitôt à me priver de toi, Et t'engage à son fils sous les lois d'hyménée? CÉLIE. Que de vous maintenant dépend ma destinée. SCÈNE XVI.--TRUFFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉLIE, LÉANDRE, ANDRÈS, MASCARILLE. MASCARILLE, à Lélie. Voyons si votre diable aura bien le pouvoir De détruire à ce coup un si solide espoir; Et si, contre l'excès du bien qui nous arrive, Vous armerez encor votre imaginative. Par un coup imprévu des destins les plus doux, Vos voeux sont couronnés, et Célie est à vous. LÉLIE. Croirai-je que du ciel la puissance absolue... TRUFFALDIN. Oui, mon gendre, il est vrai. PANDOLFE. La chose est résolue. ANDRÈS, à Lélie. Je m'acquitte par là de ce que je vous dois. LÉLIE, à Mascarille. Il faut que je t'embrasse et mille et mille fois, Dans cette joie... MASCARILLE. Aï! aï! doucement, je vous prie. Il m'a presque étouffé. Je crains fort pour Célie, Si vous la caressez avec tant de transport: De vos embrassemens on se passeroit fort. TRUFFALDIN, à Lélie. Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie; Mais, puisqu'un même jour nous met tous dans la joie, Ne nous séparons point qu'il ne soit terminé, Et que son père aussi nous soit vite amené. MASCARILLE. Vous voilà tous pourvus. N'est-il point quelque fille Qui pût accommoder le pauvre Mascarille? A voir chacun se joindre à sa chacune ici, J'ai des démangeaisons de mariage aussi. ANSELME. J'ai ton fait. MASCARILLE. Allons donc; et que les cieux prospères Nous donnent des enfans dont nous soyons les pères! [141] Un écriteau, suspendu à une des maisons de la place, doit annoncer une maison meublée. [142] Imitation malheureuse de la nouvelle de Cervantès intitulée _la Bohémienne_, et dont Molière a fait son dénoûment en le gâtant. [143] Pour: n'ont de but que. Archaïsme populaire. [144] Archaïsme populaire remontant aux Romains: fatalité qu'on ne peut écarter. Altération du mot _bissexte_, de _bis sextus_, l'année bissextile ayant toujours été regardée comme vouée aux plus grands malheurs. De là _faire un bissêtre_, faire un malheur. [145] Mot composé comme Molière en fait beaucoup: désosier, tartuffier. [146] Pour: éluder, avoir peine à. Archaïsme perdu aujourd'hui. [147] Amphigouri. Probablement l'auteur veut dire: Ce qui se passe n'est pas de nature à faire croire que Lélie et Andrès soient prêts à s'accorder. [148] Pour: les plus puissants. Licence archaïque. [149] Se connaissent trop bien? O Molière! [150] Mot provençal et napolitain. Le plus célèbre poëme qui existe en patois napolitain est la _Vaiasseïde_. [151] _Escoffions_, nom ancien d'une coiffe de femme. On disait également _escoffions_ ou _scoffions_. On dit encore, dans le patois languedocien, _coïfa_, pour désigner les coiffures des femmes du peuple. [152] Pour: forcer deux personnes qui s'écharpent de se lâcher. Archaïsme populaire. [153] Pour: si bien que. [154] Galimatias. Célie veut exprimer un combat secret qu'elle éprouvait en présence d'Andrès. FIN DE L'ÉTOURDI. LE DÉPIT AMOUREUX COMÉDIE REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A MONTPELLIER AU MOIS DE DÉCEMBRE 1654 ET A PARIS SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON AU MOIS DE DÉCEMBRE 1658. «N'est-il point, disait Molière (parlant sous le masque à la fin de son brillant rôle de Mascarille), ...... N'est-il point quelque fille Qui pût accommoder le pauvre Mascarille?» C'était aux habitants de Lyon qu'il se plaignait ainsi; et ce fut après le succès éclatant de l'_Étourdi_ que commença la vie amoureuse de Molière, vie si sérieuse et si folle, si vive et si désespérée. Tendre et passionné comme Shakspeare, sensuel et méditatif comme lui; placé au milieu de femmes de théâtre belles ou coquettes, souvent l'un et l'autre; indépendant, grâce aux licences de son odyssée comique, des entraves que la convenance sociale impose; il éprouva et reproduisit sur la scène, tant que dura sa vie d'artiste, les douleurs, les caprices et les ivresses de sa passion favorite. Cette empreinte nouvelle s'annonce dans le _Dépit amoureux_, dont elle constitue la valeur. Le décousu de scènes mal enchaînées, le calque maladroit de l'une des plus faibles intrigues du théâtre italien (l'_Interesse_ de Nicolo Secchi), l'impropriété du langage, la folle complication des narrations romanesques et la mauvaise entente du théâtre, s'y joignent à l'emploi des vieux ressorts espagnols, remis en oeuvre par les Italiens; on y trouve encore ces frères qui deviennent des soeurs, ces soeurs qui se changent en frères;--enfants perdus et retrouvés,--toute la défroque de Rotrou, Garnier et Hardy. Sous cette mosaïque d'emprunt, l'ardente et immortelle peinture de deux jeunes coeurs épris l'un de l'autre trahit le génie de Molière et le fond d'une âme involontairement attendrie. D'autres signes indicateurs annoncent le développement de son génie; tels sont le bon sens populaire de Gros-René, espèce de Sancho en livrée; quelques vives parodies de l'emphase et du raffinement espagnol; enfin les deux personnages du traducteur pédant et du spadassin méridional, l'un Métaphraste, emprunté sans cérémonie à un prédécesseur peu connu[155]; l'autre, ce charmant la Rapière, matamore du Midi, le poing sur la hanche, l'épée toujours au vent et dont les spectateurs languedociens durent reconnaître les originaux. On sait avec quelle peine le prince de Conti venait d'obtenir de la noblesse languedocienne la promesse signée d'observer les édits contre les duels. [155] La Tessonnerie. _La Rapière_, costumé en bretteur de Callot; _Métaphraste_, en rabat et en longue robe de docteur; _Mascarille_, en valet sicilien, c'est-à-dire le demi-masque sur la face, le feutre sur l'oreille et la plume sur le feutre;--la jeune fille _Ascagne_, vêtue en brillant cavalier de Louis XIII, jouèrent cette oeuvre aimable et incomplète devant les États présidés par le prince de Conti; on ne sait si ce fut à Montpellier en décembre 1654, ou à Béziers en décembre 1655. Paris et la cour devaient, en 1658, ratifier le jugement favorable des spectateurs méridionaux. Lope de Vega dans le _Chien du jardinier_, Horace dans sa charmante idylle lyrique[156], ont sans doute inspiré Molière; la complication et l'obscurité romanesque du sujet appartiennent en propre à l'auteur italien. [156] _Donec gratus eram tibi._ Il faut à ce jeune esprit cinq années de nouvelles aventures, de douleurs et d'études, enfin Paris, le centre du mouvement civilisé, pour qu'il abdique ses prétendus maîtres et prenne conscience de lui-même. PERSONNAGES ACTEURS ÉRASTE, amant de Lucile. BÉJART aîné. ALBERT, père de Lucile et d'Ascagne. MOLIÈRE. GROS-RENÉ, valet d'Éraste. DUPARC. VALÈRE, fils de Polidore. BÉJART jeune. LUCILE, fille d'Albert. Mlle DEBRIE. MARINETTE, suivante de Lucile. Madel. BÉJART. POLIDORE, père de Valère. FROSINE, confidente d'Ascagne. ASCAGNE, fille d'Albert, déguisée en homme. MASCARILLE, valet de Valère. MÉTAPHRASTE[157], pédant. DU CROISY. LA RAPIÈRE, bretteur. DEBRIE. La scène est à Paris. ACTE PREMIER SCÈNE I.--ÉRASTE, GROS-RENÉ. ÉRASTE. Veux-tu que je te die[158]? une atteinte secrète Ne laisse point mon âme en une bonne assiette; Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir, Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir; Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe, Ou du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe. GROS-RENÉ. Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour, Je dirai (n'en déplaise à monsieur votre amour) Que c'est injustement blesser ma prud'homie, Et se connoître mal en physionomie. Les gens de mon minois ne sont point accusés D'être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés. Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères Et suis homme fort rond de toutes les manières. Pour que l'on me trompât, cela se pourroit bien, Le doute est mieux fondé; pourtant je n'en crois rien. Je ne vois point encore, ou je suis une bête, Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête[159]. Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour; Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour; Et Valère, après tout, qui cause votre crainte, Semble n'être à présent souffert que par contrainte. ÉRASTE. Souvent d'un faux espoir un amant est nourri: Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri; Et tout ce que d'ardeur font paroître les femmes Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flammes. Valère enfin, pour être un amant rebuté, Montre depuis un temps trop de tranquillité; Et ce qu'à ces faveurs, dont tu crois l'apparence, Il témoigne de joie ou bien d'indifférence, M'empoisonne à tous coups leurs plus charmans appas, Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas, Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile Une entière croyance aux propos de Lucile. Je voudrois, pour trouver un tel destin plus doux, Y voir entrer un peu de son transport jaloux, Et, sur ses déplaisirs et son impatience, Mon âme prendroit lors une pleine assurance. Toi-même penses-tu qu'on puisse, comme il fait, Voir chérir un rival d'un esprit satisfait? Et, si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure, Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure? GROS-RENÉ. Peut-être que son coeur a changé de désirs, Connoissant qu'il poussoit d'inutiles soupirs. ÉRASTE. Lorsque par les rebuts une âme est détachée, Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée, Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat Qu'elle puisse rester en un paisible état. De ce qu'on a chéri la fatale présence Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence; Et, si de cette vue on n'accroît son dédain, Notre amour est bien près de nous rentrer au sein: Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme, Un peu de jalousie occupe encore une âme, Et l'on ne sauroit voir, sans en être piqué, Posséder par un autre un coeur qu'on a manqué. GROS-RENÉ. Pour moi, je ne sais point tant de philosophie: Ce que voient mes yeux, franchement je m'y fie; Et ne suis point de moi si mortel ennemi, Que je m'aille affliger sans sujet ni demi[160]. Pourquoi subtiliser, et faire le capable A chercher des raisons pour être misérable? Sur des soupçons en l'air je m'irois alarmer! Laissons venir la fête avant que la chômer. Le chagrin me paroît une incommode chose; Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste cause; Et mêmes[161] à mes yeux cent sujets d'en avoir S'offrent le plus souvent que je ne veux pas voir. Avec vous en amour je cours même fortune, Celle que vous aurez me doit être commune; La maîtresse ne peut abuser votre foi, A moins que la suivante en fasse autant pour moi: Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême, Je veux croire les gens quand on me dit: Je t'aime; Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux, Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux. Que tantôt Marinette endure qu'à son aise Jodelet par plaisir la caresse et la baise, Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou, A son exemple aussi j'en rirai tout mon soûl: Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce. ÉRASTE. Voilà de tes discours. GROS-RENÉ. Mais je la vois qui passe. SCÈNE II[162].--ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ. GROS-RENÉ. St, Marinette! MARINETTE. Oh! oh! que fais-tu là? GROS-RENÉ. Ma foi! Demande, nous étions tout à l'heure sur toi. MARINETTE. Vous êtes aussi là, monsieur! Depuis une heure Vous m'avez fait trotter comme un Basque, je meure[163]. ÉRASTE. Comment? MARINETTE. Pour vous chercher j'ai fait dix mille pas, Et vous promets, ma foi... ÉRASTE. Quoi? MARINETTE. Que vous n'êtes pas Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place[164]. GROS-RENÉ. Il falloit en jurer. ÉRASTE. Apprends-moi donc, de grâce, Qui te fait me chercher. MARINETTE. Quelqu'un, en vérité, Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté; Ma maîtresse, en un mot. ÉRASTE. Ah! chère Marinette, Ton discours de son coeur est-il bien l'interprète? Ne me déguise point un mystère fatal; Je ne t'en voudrois pas pour cela plus de mal: Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse N'abuse point mes voeux d'une fausse tendresse. MARINETTE. Eh, eh! d'où vous vient donc ce plaisant mouvement? Elle ne fait pas voir assez son sentiment? Quel garant est-ce encor que votre amour demande? Que lui faut-il? GROS-RENÉ. A moins que Valère se pende, Bagatelle, son coeur ne s'assurera point. MARINETTE. Comment? GROS-RENÉ. Il est jaloux jusques en un tel point. MARINETTE. De Valère? Ah! vraiment la pensée est bien belle! Elle peut seulement naître en votre cervelle. Je vous croyois du sens, et jusqu'à ce moment J'avois de votre esprit quelque bon sentiment, Mais, à ce que je vois, je m'étois fort trompée. Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée? GROS-RENÉ. Moi, jaloux! Dieu m'en garde, et d'être assez badin[165] Pour m'aller emmaigrir avec un tel chagrin! Outre que de ton coeur ta foi me cautionne, L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne Pour croire auprès de moi que quelque autre te plût. Où diantre pourrois-tu trouver qui me valût? MARINETTE. En effet, tu dis bien: voilà comme il faut être: Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paroître! Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal, Et d'avancer par là les desseins d'un rival. Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse, Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse; Et j'en sais tel qui doit son destin le plus doux Aux soins trop inquiets de son rival jaloux. Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de l'ombrage, C'est jouer en amour un mauvais personnage, Et se rendre, après tout, misérable à crédit. Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit. ÉRASTE. Eh bien, n'en parlons plus. Que venois-tu m'apprendre? MARINETTE. Vous mériteriez bien que l'on vous fît attendre; Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché. Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute[166]. Lisez-le donc tout haut, personne ici n'écoute. ÉRASTE lit. «Vous m'avez dit que votre amour «Étoit capable de tout faire; «Il se couronnera lui-même dans ce jour, «S'il peut avoir l'aveu d'un père. «Faites parler les droits qu'on a dessus mon coeur, «Je vous en donne la licence; «Et, si c'est en votre faveur, «Je vous réponds de mon obéissance.» Ah! quel bonheur! O toi, qui me l'as apporté, Je te dois regarder comme une déité! GROS-RENÉ. Je vous le disois bien: contre votre croyance, Je ne me trompe guère aux choses que je pense. ÉRASTE relit. «Faites parler les droits qu'on a dessus mon coeur, «Je vous en donne la licence; «Et, si c'est en votre faveur, «Je vous réponds de mon obéissance.» MARINETTE. Si je lui rapportois vos foiblesses d'esprit, Elle désavoueroit bientôt un tel écrit. ÉRASTE. Ah! cache-lui, de grâce, une peur passagère, Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière, Ou, si tu la lui dis, ajoute que ma mort Est prête d'expier l'erreur de ce transport; Que je vais à ses pieds, si j'ai pu lui déplaire, Sacrifier ma vie à sa juste colère. MARINETTE. Ne parlons point de mort, ce n'en est pas le temps. ÉRASTE. Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends Reconnoître dans peu, de la bonne manière, Les soins d'une si noble et si belle courrière. MARINETTE. A propos, savez-vous où je vous ai cherché, Tantôt encore? ÉRASTE. Eh bien? MARINETTE. Tout proche du marché, Où vous savez. ÉRASTE. Où donc? MARINETTE. Là... dans cette boutique Où, dès le mois passé, votre coeur magnifique Me promit, de sa grâce, une bague. ÉRASTE. Ah! j'entends. GROS-RENÉ. La matoise! ÉRASTE. Il est vrai, j'ai tardé trop longtemps A m'acquitter vers toi d'une telle promesse: Mais... MARINETTE. Ce que j'en ai dit n'est pas que je vous presse. GROS-RENÉ. Oh! que non! ÉRASTE lui donne sa bague. Celle-ci peut-être aura de quoi Te plaire; accepte-la pour celle que je doi. MARINETTE. Monsieur, vous vous moquez; j'aurois honte à la prendre. GROS-RENÉ. Pauvre honteuse, prends sans davantage attendre: Refuser ce qu'on donne est bon à faire aux fous. MARINETTE. Ce sera pour garder quelque chose de vous. ÉRASTE. Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable? MARINETTE. Travaillez à vous rendre un père favorable. ÉRASTE. Mais, s'il me rebutoit, dois-je?... MARINETTE. Alors comme alors, Pour vous on emploiera toutes sortes d'efforts. D'une façon ou d'autre il faut qu'elle soit vôtre: Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre. ÉRASTE. Adieu; nous en saurons le succès dans ce jour. Éraste relit la lettre tout bas. MARINETTE, à Gros-René. Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour? Tu ne m'en parles point. GROS-RENÉ. Un hymen qu'on souhaite, Entre gens comme nous, est chose bientôt faite. Je te veux; me veux-tu de même? MARINETTE. Avec plaisir. GROS-RENÉ. Touche, il suffit. MARINETTE. Adieu, Gros-René, mon désir. GROS-RENÉ. Adieu, mon astre. MARINETTE. Adieu, beau tison de ma flamme. GROS-RENÉ. Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme. Marinette sort. Le bon Dieu soit loué, nos affaires vont bien; Albert n'est pas un homme à vous refuser rien. ÉRASTE. Valère vient à nous. GROS-RENÉ. Je plains le pauvre hère, Sachant ce qui se passe. SCÈNE III.--VALÈRE, ÉRASTE, GROS-RENÉ. ÉRASTE. Eh bien, seigneur Valère? VALÈRE. Eh bien, seigneur Éraste? ÉRASTE. En quel état l'amour? VALÈRE. En quel état vos feux? ÉRASTE. Plus forts de jour en jour. VALÈRE. Et mon amour plus fort. ÉRASTE. Pour Lucile? VALÈRE. Pour elle. ÉRASTE. Certes, je l'avouerai, vous êtes le modèle D'une rare constance. VALÈRE. Et votre fermeté Doit être un rare exemple à la postérité. ÉRASTE. Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère, Qui dans les seuls regards trouve à se satisfaire; Et je ne forme point d'assez beaux sentimens Pour souffrir constamment les mauvais traitemens; Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que l'on m'aime. VALÈRE. Il est très-naturel, et j'en suis bien de même. Le plus parfait objet dont je serois charmé N'auroit pas mes tributs, n'en étant point aimé. ÉRASTE. Lucile cependant... VALÈRE. Lucile, dans son âme, Rend tout ce que je veux qu'elle rende à ma flamme. ÉRASTE. Vous êtes donc facile à contenter? VALÈRE. Pas tant Que vous pourriez penser. ÉRASTE. Je puis croire pourtant, Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce. VALÈRE. Moi, je sais que j'y tiens une assez bonne place. ÉRASTE. Ne vous abusez point, croyez-moi. VALÈRE. Croyez-moi, Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi. ÉRASTE. Si j'osois vous montrer une preuve assurée Que son coeur... Non, votre âme en seroit altérée. VALÈRE. Si je vous osois, moi, découvrir en secret... Mais je vous fâcherois, et veux être discret. ÉRASTE. Vraiment, vous me poussez, et, contre mon envie, Votre présomption veut que je l'humilie. Lisez. VALÈRE, après avoir lu. Ces mots sont doux. ÉRASTE. Vous connoissez la main? VALÈRE. Oui, de Lucile. ÉRASTE. Eh bien, cet espoir si certain... VALÈRE, riant et s'en allant. Adieu, seigneur Éraste. GROS-RENÉ. Il est fou, le bon sire, Où vient-il donc pour lui de voir le mot pour rire? ÉRASTE. Certes, il me surprend; et j'ignore, entre nous, Quel diable de mystère est caché là-dessous. GROS-RENÉ. Son valet vient, je pense. ÉRASTE. Oui, je le vois paroître; Feignons[167], pour le jeter sur l'amour de son maître. SCÈNE IV.--ÉRASTE, MASCARILLE, GROS-RENÉ. MASCARILLE, à part. Non, je ne trouve point d'état plus malheureux Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux! GROS-RENÉ. Bonjour. MASCARILLE. Bonjour. GROS-RENÉ. Où tend Mascarille à cette heure[168]? Que fait-il? revient-il? va-t-il? ou s'il demeure? MASCARILLE. Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été; Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté; Et ne demeure point, car, tout de ce pas même[169], Je prétends m'en aller. ÉRASTE. La rigueur est extrême; Doucement, Mascarille. MASCARILLE. Ah! monsieur, serviteur. ÉRASTE. Vous nous fuyez bien vite! eh quoi! vous fais-je peur? MASCARILLE. Je ne crois pas cela de votre courtoisie. ÉRASTE. Touche; nous n'avons plus sujet de jalousie, Nous devenons amis, et mes feux que j'éteins Laissent la place libre à vos heureux desseins. MASCARILLE. Plût à Dieu! ÉRASTE. Gros-René sait qu'ailleurs je me jette. GROS-RENÉ. Sans doute; et je te cède aussi la Marinette. MASCARILLE. Passons sur ce point-là; notre rivalité[170] N'est pas pour en venir à grande extrémité; Mais est-ce un coup bien sûr que votre seigneurie Soit désenamourée[171], ou si c'est raillerie? ÉRASTE. J'ai su qu'en ses amours ton maître étoit trop bien Et je serois un fou de prétendre plus rien Aux étroites faveurs qu'il a de cette belle. MASCARILLE. Certes, vous me plaisez avec cette nouvelle. Outre qu'en nos projets je vous craignois un peu, Vous tirez sagement votre épingle du jeu. Oui, vous avez bien fait de quitter une place Où l'on vous caressoit pour la seule grimace; Et mille fois, sachant tout ce qui se passoit, J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissoit. On offense un brave homme alors que l'on l'abuse. Mais d'où diantre, après tout, avez-vous su la ruse? Car cet engagement mutuel de leur foi N'eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi; Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète Qui rend de nos amans la flamme satisfaite. ÉRASTE. Eh! que dis-tu? MASCARILLE. Je dis que je suis interdit, Et ne sais pas, monsieur, qui peut vous avoir dit Que sous ce faux semblant, qui trompe tout le monde En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde D'un secret mariage a serré le lien. ÉRASTE. Vous en avez menti! MASCARILLE. Monsieur, je le veux bien. ÉRASTE. Vous êtes un coquin. MASCARILLE. D'accord. ÉRASTE. Et cette audace Mériteroit cent coups de bâton sur la place. MASCARILLE. Vous avez tout pouvoir. ÉRASTE. Ah! Gros-René! GROS-RENÉ. Monsieur? ÉRASTE. Je démens un discours dont je n'ai que trop peur. A Mascarille. Tu penses fuir? MASCARILLE. Nenni. ÉRASTE. Quoi! Lucile est la femme... MASCARILLE. Non, monsieur, je raillois. ÉRASTE. Ah! vous railliez, infâme. MASCARILLE. Non, je ne raillois point. ÉRASTE. Il est donc vrai? MASCARILLE. Non pas. Je ne dis pas cela. ÉRASTE. Que dis-tu donc? MASCARILLE. Hélas! Je ne dis rien, de peur de mal parler. ÉRASTE. Assure Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture. MASCARILLE. C'est ce qu'il vous plaira: je ne suis pas ici Pour vous rien contester. ÉRASTE, tirant son épée. Veux-tu dire? Voici, Sans marchander, de quoi te délier la langue. MASCARILLE. Elle ira faire encor quelque sotte harangue. Eh! de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon, Donnez-moi vitement quelques coups de bâton, Et me laissez tirer mes chausses[172] sans murmure. ÉRASTE. Tu mourras, ou je veux que la vérité pure S'exprime par ta bouche. MASCARILLE. Hélas! je la dirai; Mais peut-être, monsieur, que je vous fâcherai. ÉRASTE. Parle; mais prends bien garde à ce que tu vas faire. A ma juste fureur rien ne te peut soustraire, Si tu mens d'un seul mot en ce que tu diras. MASCARILLE. J'y consens, rompez-moi les jambes et les bras, Faites-moi pis encor, tuez-moi si j'impose, En tout ce que j'ai dit ici, la moindre chose. ÉRASTE. Ce mariage est vrai? MASCARILLE. Ma langue, en cet endroit, A fait un pas de clerc[173] dont elle s'aperçoit; Mais enfin cette affaire est comme vous la dites, Et c'est après cinq jours de nocturnes visites, Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu, Que depuis avant-hier ils sont joints de ce noeud; Et Lucile depuis fait encor moins paroître La violente amour qu'elle porte à mon maître, Et veut absolument que tout ce qu'il verra, Et qu'en votre faveur son coeur témoignera, Il l'impute à l'effet d'une haute prudence Qui veut de leurs secrets ôter la connoissance. Si, malgré mes sermens, vous doutez de ma foi, Gros-René peut venir une nuit avec moi, Et je lui ferai voir, étant en sentinelle, Que nous avons dans l'ombre un libre accès chez elle. ÉRASTE. Ote-toi de mes yeux, maraud! MASCARILLE. Et de grand coeur. C'est ce que je demande. SCÈNE V.--ÉRASTE, GROS-RENÉ. ÉRASTE. Eh bien? GROS-RENÉ. Eh bien, monsieur, Nous en tenons tous deux, si l'autre est véritable[174]. ÉRASTE. Las! il ne l'est que trop, le bourreau détestable! Je vois trop d'apparence à tout ce qu'il a dit; Et ce qu'a fait Valère, en voyant cet écrit, Marque bien leur concert, et que c'est une baie[175] Qui sert sans doute aux feux dont l'ingrate le paye. SCÈNE VI.--ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ. MARINETTE. Je viens vous avertir que tantôt, sur le soir, Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir. ÉRASTE. Oses-tu me parler, âme double et traîtresse! Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse Qu'avecque ses écrits elle me laisse en paix, Et que voilà l'état, infâme! que j'en fais. Il déchire la lettre et sort. MARINETTE. Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique. GROS-RENÉ. M'oses-tu bien encor parler, femelle inique, Crocodile trompeur, de qui le coeur félon Est pire qu'un satrape, ou bien qu'un Lestrigon[176]! Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse, Et dis-lui bien et beau que, malgré sa souplesse, Nous ne sommes plus sots, ni mon maître ni moi, Et désormais qu'elle aille au diable avecque toi. MARINETTE, seule. Ma pauvre Marinette, es-tu bien éveillée? De quel démon est donc leur âme travaillée? Quoi! faire un tel accueil à nos soins obligeans! Oh! que ceci chez nous va surprendre les gens! [157] C'est-à-dire: le traducteur, mot tiré du grec. [158] Pour: je te dise. Apocope archaïque. [159] Avoir de l'inquiétude, expression proverbiale, du latin _martulus_. [160] Pour: sans sujet, ou sans la moitié d'un sujet. Archaïsme. [161] Pour: même. C'est une faute de grammaire, et non un archaïsme. [162] Traduction de la comédie italienne de Nicolo Secchi, l'_Interesse_. [163] Pour: que je meure, si cela n'est pas. Archaïsme rapide et regrettable. [164] Au temple, pour: à l'église. Le mot temple ne pouvait choquer ni les protestants, ni les catholiques.--Le cours était le Cours-la-Reine, planté par Marie de Médicis; et la grande place, la place Royale, qui venait d'être construite. [165] Pour: niais. Sens que l'on trouve dans le _Dictionnaire de l'Académie_, édition de 1694. [166] Pour: sortez de doute. Ce n'est pas un archaïsme, mais une faute. [167] Pour: dissimulons. Archaïsme. [168] Pour: où se dirige, du latin _quo tendit_. [169] Archaïsme. Il nous est resté: tout de _suite_. [170] Mot créé par Molière, et dont il a enrichi la langue. [171] Mot également créé, mais que la langue a perdu. [172] Pour: s'en aller. Archaïsme populaire. [173] Locution populaire. Faute d'un homme inexpérimenté. [174] Pour: vrai. Expression impropre. [175] Pour: conte, tromperie. Voyez plus haut. [176] Raillerie contre les grands mots et les invectives des poètes contemporains. Les Lestrigons, peuple de la Campanie, passaient pour anthropophages. ACTE II SCÈNE I[177].--ASCAGNE, FROSINE. FROSINE. Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci. ASCAGNE. Mais, pour un tel discours, sommes-nous bien ici! Prenons garde qu'aucun ne nous vienne surprendre, Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre. FROSINE. Nous serions au logis beaucoup moins sûrement: Ici de tous côtés on découvre aisément; Et nous pouvons parler avec toute assurance. ASCAGNE. Hélas! que j'ai de peine à rompre mon silence! FROSINE. Ouais! ceci doit donc être un important secret? ASCAGNE. Trop, puisque je le dis à vous-même à regret, Et que, si je pouvois le cacher davantage, Vous ne le sauriez point. FROSINE. Ah! c'est me faire outrage! Feindre à s'ouvrir à moi, dont vous avez connu Dans tous vos intérêts l'esprit si retenu! Moi, nourrie avec vous, et qui tiens sous silence Des choses qui vous sont de si grande importance; Qui sais... ASCAGNE. Oui, vous savez la secrète raison Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison; Vous savez que dans celle où passa mon bas âge Je suis pour y pouvoir retenir l'héritage Que relâchoit ailleurs le jeune Ascagne mort, Dont mon déguisement fait revivre le sort[178]; Et c'est aussi pourquoi ma bouche se dispense A vous ouvrir mon coeur avec plus d'assurance. Mais, avant que passer, Frosine, à ce discours, Éclaircissez un doute où je tombe toujours. Se pourroit-il qu'Albert ne sût rien du mystère Qui masque ainsi mon sexe, et l'a rendu mon père? FROSINE. En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez Est une affaire aussi qui m'embarrasse assez: Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close, Et ma mère ne put m'éclaircir mieux la chose. Quand il mourut, ce fils, l'objet de tant d'amour, Au destin de qui même avant qu'il vînt au jour Le testament d'un oncle abondant en richesses D'un soin particulier avoit fait des largesses, Et que sa mère fit un secret de sa mort, De son époux absent redoutant le transport, S'il voyoit chez un autre aller tout l'héritage Dont sa maison tiroit un si grand avantage; Quand, dis-je, pour cacher un tel événement, La supposition fut de son sentiment, Et qu'on vous prit chez nous, où vous étiez nourrie (Votre mère d'accord de cette tromperie Qui remplaçoit ce fils à sa garde commis), En faveur des présens le secret fut promis. Albert ne l'a point su de nous; et, pour sa femme, L'ayant plus de douze ans conservé dans son âme, Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir, Son trépas imprévu ne put rien découvrir; Mais cependant je vois qu'il garde intelligence Avec celle de qui vous tenez la naissance. J'ai su qu'en secret même il lui faisoit du bien, Et peut-être cela ne se fait pas pour rien. D'autre part, il vous veut porter au mariage; Et, comme il le prétend, c'est un mauvais langage. Je ne sais s'il sauroit la supposition Sans le déguisement. Mais la digression Tout insensiblement pourroit trop loin s'étendre: Revenons au secret que je brûle d'apprendre[179]. ASCAGNE. Sachez donc que l'amour ne sait point s'abuser, Que mon sexe à ses yeux n'a pu se déguiser, Et que ses traits subtils, sous l'habit que je porte, Ont su trouver le coeur d'une fille peu forte: J'aime enfin. FROSINE. Vous aimez! ASCAGNE. Frosine, doucement. N'entrez pas tout à fait dedans l'étonnement; Il n'est pas temps encore; et ce coeur qui soupire A bien, pour vous surprendre, autre chose à vous dire. FROSINE. Et quoi? ASCAGNE. J'aime Valère. FROSINE. Ah! vous avez raison. L'objet de votre amour, lui, dont à la maison Votre imposture enlève un puissant héritage, Et qui, de votre sexe ayant le moindre ombrage, Verroit incontinent ce bien lui retourner! C'est encore un plus grand sujet de s'étonner. ASCAGNE. J'ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme. Je suis sa femme. FROSINE. O dieux! sa femme! ASCAGNE. Oui, sa femme. FROSINE. Ah! certes, celui-là l'emporte, et vient à bout De toute ma raison. ASCAGNE. Ce n'est pas encor tout. FROSINE. Encor! ASCAGNE. Je la suis, dis-je, sans qu'il le pense, Ni qu'il ait de mon sort la moindre connoissance. FROSINE. Oh! poussez; je le[180] quitte, et ne raisonne plus, Tant mes sens coup sur coup se trouvent confondus. A ces énigmes-là je ne puis rien comprendre. ASCAGNE. Je vais vous l'expliquer, si vous voulez m'entendre. Valère, dans les fers de ma soeur arrêté, Me sembloit un amant digne d'être écouté; Et je ne pouvois voir qu'on rebutât sa flamme, Sans qu'un peu d'intérêt touchât pour lui mon âme. Je voulois que Lucile aimât son entretien; Je blâmois ses rigueurs; et les blâmai si bien, Que moi-même j'entrai, sans pouvoir m'en défendre, Dans tous les sentimens qu'elle ne pouvoit prendre. C'étoit, en lui parlant, moi qu'il persuadoit; Je me laissois gagner aux soupirs qu'il perdoit; Et ses voeux, rejetés de l'objet qui l'enflamme, Étoient, comme vainqueurs, reçus dedans mon âme. Ainsi mon coeur, Frosine, un peu trop foible, hélas! Se rendit à des soins qu'on ne lui rendoit pas, Par un coup réfléchi reçut une blessure, Et paya pour un autre avec beaucoup d'usure. Enfin, ma chère, enfin, l'amour que j'eus pour lui Se voulut expliquer, mais sous le nom d'autrui. Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable[181] Crut rencontrer Lucile à ses voeux favorable, Et je sus ménager si bien cet entretien, Que du déguisement il ne reconnut rien. Sous ce voile trompeur, qui flattoit sa pensée, Je lui dis que pour lui mon âme étoit blessée, Mais que, voyant mon père en d'autres sentimens, Je devois une feinte à ses commandemens; Qu'ainsi de notre amour nous ferions un mystère Dont la nuit seulement seroit dépositaire; Et qu'entre nous, de jour, de peur de rien gâter, Tout entretien secret se devoit éviter; Qu'il me verroit alors la même indifférence Qu'avant que nous eussions aucune intelligence, Et que, de son côté, de même que du mien, Geste, parole, écrit, ne m'en dît jamais rien. Enfin, sans m'arrêter sur toute l'industrie Dont j'ai conduit le fil de cette tromperie[182], J'ai poussé jusqu'au bout un projet si hardi, Et me suis assuré l'époux que je vous di. FROSINE. Peste! les grands talens que votre esprit possède! Diroit-on qu'elle y touche, avec sa mine froide[183]? Cependant vous avez été bien vite ici; Car je veux que la chose ait d'abord réussi, Ne jugez-vous pas bien, à regarder l'issue, Qu'elle ne peut longtemps éviter d'être sue? ASCAGNE. Quand l'amour est bien fort, rien ne peut l'arrêter, Ses projets seulement vont à se contenter; Et, pourvu qu'il arrive au but qu'il se propose, Il croit que tout le reste après est peu de chose. Mais enfin aujourd'hui je me découvre à vous, Afin que vos conseils... Mais voici cet époux. SCÈNE II.--VALÈRE, ASCAGNE, FROSINE. VALÈRE. Si vous êtes tous deux en quelque conférence Où je vous fasse tort de mêler ma présence, Je me retirerai. ASCAGNE. Non, non, vous pouvez bien, Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien. VALÈRE. Moi? ASCAGNE. Vous-même. VALÈRE. Et comment? ASCAGNE. Je disois que Valère Auroit, si j'étois fille, un peu trop su me plaire; Et que, si je faisois tous les voeux de son coeur, Je ne tarderois guère à faire son bonheur. VALÈRE. Ces protestations ne coûtent pas grand'chose, Alors qu'à leur effet un pareil _si_ s'oppose; Mais vous seriez bien pris, si quelque événement Alloit mettre à l'épreuve un si doux compliment. ASCAGNE. Point du tout; je vous dis que, régnant dans votre âme, Je voudrois de bon coeur couronner votre flamme. VALÈRE. Et si c'étoit quelqu'une où par votre secours Vous pussiez être utile au bonheur de mes jours? ASCAGNE. Je pourrois assez mal répondre à votre attente. VALÈRE. Cette confession n'est pas fort obligeante. ASCAGNE. Eh quoi! vous voudriez, Valère, injustement, Qu'étant fille et mon coeur vous aimant tendrement, Je m'allasse engager avec une promesse De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse! Un si pénible effort, pour moi, m'est interdit. VALÈRE. Mais cela n'étant pas? ASCAGNE. Ce que je vous ai dit, Je l'ai dit comme fille, et vous le devez prendre Tout de même. VALÈRE. Ainsi donc il ne faut rien prétendre, Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous, A moins que le ciel fasse un grand miracle en vous; Bref, si vous n'êtes fille, adieu votre tendresse, Il ne vous reste rien qui pour nous s'intéresse. ASCAGNE. J'ai l'esprit délicat plus qu'on ne peut penser, Et le moindre scrupule a de quoi m'offenser Quand il s'agit d'aimer. Enfin je suis sincère; Je ne m'engage point à vous servir, Valère, Si vous ne m'assurez, au moins absolument, Que vous gardez pour moi le même sentiment; Que pareille chaleur d'amitié vous transporte, Et que, si j'étois fille, une flamme plus forte N'outrageroit point celle où je vivrois pour vous. VALÈRE. Je n'avois jamais vu ce scrupule jaloux; Mais, tout nouveau qu'il est, ce mouvement m'oblige, Et je vous fais ici tout l'aveu qu'il exige. ASCAGNE. Mais sans fard? VALÈRE. Oui, sans fard. ASCAGNE. S'il est vrai, désormais Vos intérêts seront les miens, je vous promets. VALÈRE. J'ai bientôt à vous dire un important mystère, Où l'effet de ces mots me sera nécessaire. ASCAGNE. Et j'ai quelque secret de même à vous ouvrir, Où votre coeur pour moi se pourra découvrir. VALÈRE. Eh! de quelle façon cela pourroit-il être? ASCAGNE. C'est que j'ai de l'amour qui n'oseroit paroître, Et vous pourriez avoir sur l'objet de mes voeux Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux. VALÈRE. Expliquez-vous, Ascagne; et croyez, par avance, Que votre heur est certain, s'il est en ma puissance. ASCAGNE. Vous promettez ici plus que vous ne croyez. VALÈRE. Non, non; dites l'objet pour qui vous m'employez. ASCAGNE. Il n'est pas encor temps; mais c'est une personne Qui vous touche de près. VALÈRE. Votre discours m'étonne. Plût à Dieu que ma soeur!... ASCAGNE. Ce n'est pas la saison De m'expliquer, vous dis-je. VALÈRE. Et pourquoi? ASCAGNE. Pour raison. Vous saurez mon secret quand je saurai le vôtre. VALÈRE. J'ai besoin pour cela de l'aveu de quelque autre. ASCAGNE. Ayez-le donc; et lors, nous expliquant nos voeux, Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux. VALÈRE. Adieu, j'en suis content. ASCAGNE. Et moi content, Valère. Valère sort. FROSINE. Il croit trouver en vous l'assistance d'un frère. SCÈNE III.--LUCILE, ASCAGNE, FROSINE, MARINETTE. LUCILE, à Marinette, les trois premiers vers. C'en est fait; c'est ainsi que je me puis venger; Et, si cette action a de quoi l'affliger, C'est toute la douceur que mon coeur s'y propose. Mon frère, vous voyez une métamorphose. Je veux chérir Valère après tant de fierté, Et mes voeux maintenant tournent de son côté. ASCAGNE. Que dites-vous, ma soeur? Comment! courir au change! Cette inégalité me semble trop étrange. LUCILE. La vôtre me surprend avec plus de sujet. De vos soins autrefois Valère étoit l'objet: Je vous ai vu pour lui m'accuser de caprice, D'aveugle cruauté, d'orgueil et d'injustice; Et, quand je veux l'aimer, mon dessein vous déplaît, Et je vous vois parler contre son intérêt! ASCAGNE. Je le quitte, ma soeur, pour embrasser le vôtre; Je sais qu'il est rangé dessous les lois d'un autre; Et ce seroit un trait honteux à vos appas, Si vous le rappeliez et qu'il ne revînt pas. LUCILE. Si ce n'est que cela, j'aurai soin de ma gloire, Et je sais, pour son coeur, tout ce que j'en dois croire; Il s'explique à mes yeux intelligiblement; Ainsi découvrez-lui, sans peur, mon sentiment, Ou, si vous refusez de le faire, ma bouche Lui va faire savoir que son ardeur me touche. Quoi! mon frère, à ces mots vous restez interdit? ASCAGNE. Ah! ma soeur, si sur vous je puis avoir crédit, Si vous êtes sensible aux prières d'un frère, Quittez un tel dessein, et n'ôtez point Valère Aux voeux d'un jeune objet dont l'intérêt m'est cher, Et qui, sur ma parole, a droit de vous toucher. La pauvre infortunée aime avec violence; A moi seul de ses feux elle fait confidence, Et je vois dans son coeur de tendres mouvemens A dompter la fierté des plus durs sentimens. Oui, vous auriez pitié de l'état de son âme, Connoissant de quel coup vous menacez sa flamme; Et je ressens si bien la douleur qu'elle aura, Que je suis assuré, ma soeur, qu'elle en mourra, Si vous lui dérobez l'amant qui peut lui plaire. Éraste est un parti qui doit vous satisfaire, Et des feux mutuels... LUCILE. Mon frère, c'est assez. Je ne sais point pour qui vous vous intéressez; Mais de grâce, cessons ce discours, je vous prie, Et me laissez un peu dans quelque rêverie. ASCAGNE. Allez, cruelle soeur, vous me désespérez, Si vous effectuez vos desseins déclarés. SCÈNE IV.--LUCILE, MARINETTE. MARINETTE. La résolution, madame, est assez prompte. LUCILE. Un coeur ne pèse rien alors que l'on l'affronte, Il court à sa vengeance, et saisit promptement Tout ce qu'il croit servir à son ressentiment. Le traître! faire voir cette insolence extrême! MARINETTE. Vous me voyez encor toute hors de moi-même! Et, quoique là-dessus je rumine sans fin, L'aventure me passe, et j'y perds mon latin. Car enfin aux transports d'une bonne nouvelle Jamais coeur ne s'ouvrit d'une façon plus belle; De l'écrit obligeant le sien tout transporté Ne me donnoit pas moins que de la déité; Et cependant jamais, à cet autre message, Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage. Je ne sais, pour causer de si grands changemens, Ce qui s'est pu passer entre ces courts momens. LUCILE. Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peine, Puisque rien ne le doit défendre de ma haine. Quoi! tu voudrois chercher hors de sa lâcheté La secrète raison de cette indignité? Cet écrit malheureux, dont mon âme s'accuse, Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse? MARINETTE. En effet, je comprends que vous avez raison, Et que cette querelle est pure trahison. Nous en tenons, madame: et puis prêtons l'oreille Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille, Qui, pour nous accrocher, feignent tant de langueur; Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur; Rendons-nous à leurs voeux, trop foibles que nous sommes! Foin de notre sottise, et peste soit des hommes! LUCILE. Eh bien, bien, qu'il s'en vante et rie à nos dépens, Il n'aura pas sujet d'en triompher longtemps; Et je lui ferai voir qu'en une âme bien faite Le mépris suit de près la faveur qu'on rejette. MARINETTE. Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux, Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur vous. Marinette eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire, De ne permettre rien un soir qu'on vouloit rire. Quelque autre, sous espoir du _matrimonion_[184], Auroit ouvert l'oreille à la tentation; Mais moi, _nescio vos_. LUCILE. Que tu dis de folies, Et choisis mal ton temps pour de telles saillies! Enfin je suis touchée au coeur sensiblement; Et, si jamais celui de ce perfide amant, Par un coup de bonheur, dont j'aurois tort, je pense, De vouloir à présent concevoir l'espérance (Car le ciel a trop pris plaisir à m'affliger, Pour me donner celui de me pouvoir venger); Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice, Il reviendroit m'offrir sa vie en sacrifice, Détester à mes pieds l'action d'aujourd'hui, Je te défends surtout de me parler pour lui. Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime A me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime; Et même, si mon coeur étoit pour lui tenté De descendre jamais à quelque lâcheté, Que ton affection me soit alors sévère, Et tienne comme il faut la main à ma colère. MARINETTE. Vraiment, n'ayez point peur, et laissez faire à nous; J'ai pour le moins autant de colère que vous; Et je serois plutôt fille toute ma vie Que mon gros traître aussi me redonnât envie. S'il vient... SCÈNE V.--ALBERT, LUCILE, MARINETTE. ALBERT. Rentrez, Lucile, et me faites venir Le précepteur; je veux un peu l'entretenir, Et m'informer de lui, qui me gouverne Ascagne, S'il sait point quel ennui depuis peu l'accompagne. SCÈNE VI.--ALBERT. En quel gouffre de soins et de perplexité Nous jette une action faite sans équité! D'un enfant supposé par mon trop d'avarice Mon coeur depuis longtemps souffre bien le supplice[185]; Et, quand je vois les maux où je me suis plongé, Je voudrois à ce bien n'avoir jamais songé. Tantôt je crains de voir, par la fourbe éventée, Ma famille en opprobre et misère jetée; Tantôt pour ce fils-là, qu'il me faut conserver, Je crains cent accidens qui peuvent arriver. S'il advient que dehors quelque affaire m'appelle, J'appréhende au retour cette triste nouvelle: Las! vous ne savez pas? vous l'a-t-on annoncé? Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé. Enfin, à tous momens, sur quoi que je m'arrête, Cent sortes de chagrins me roulent par la tête. Ah!... SCÈNE VII[186].--ALBERT, MÉTAPHRASTE. MÉTAPHRASTE. _Mandatum tuum curo diligenter_[187]. ALBERT. Maître, j'ai voulu... MÉTAPHRASTE. Maître est dit _a magis ter_: C'est comme qui diroit trois fois plus grand[188]. ALBERT. Je meure Si je savois cela. Mais, soit, à la bonne heure. Maître, donc... MÉTAPHRASTE. Poursuivez. ALBERT. Je veux poursuivre aussi; Mais ne poursuivez point, vous, d'interrompre ainsi. Donc, encore une fois, maître, c'est la troisième, Mon fils me rend chagrin: vous savez que je l'aime, Et que soigneusement je l'ai toujours nourri. MÉTAPHRASTE. Il est vrai: _Filio non potest præferri_ _Nisi filius_[189]. ALBERT. Maître, en discourant ensemble, Ce jargon n'est pas fort nécessaire, me semble; Je vous crois grand latin et grand docteur juré; Je m'en rapporte à ceux qui m'en ont assuré: Mais, dans un entretien qu'avec vous je destine[190], N'allez point déployer toute votre doctrine, Faire le pédagogue, et cent mots me cracher, Comme si vous étiez en chaire pour prêcher. Mon père, quoiqu'il eût la tête des meilleures, Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes heures, Qui, depuis cinquante ans, dites journellement, Ne sont encor pour moi que du haut allemand. Laissez donc en repos votre science auguste, Et que votre langage à mon foible s'ajuste. MÉTAPHRASTE. Soit. ALBERT. A mon fils l'hymen me paroît faire peur; Et, sur quelque parti que je sonde son coeur, Pour un pareil lien il est froid, et recule. MÉTAPHRASTE. Peut-être a-t-il l'humeur du frère de Marc-Tulle, Dont avec Atticus le même fait _sermon_; Et comme aussi les Grecs disent _Atanaton_... ALBERT. Mon Dieu! maître éternel, laissez là, je vous prie, Les Grecs, les Albanois, avec l'Esclavonie, Et tous ces autres gens dont vous voulez parler: Eux et mon fils n'ont rien ensemble à démêler. MÉTAPHRASTE. Eh bien donc, votre fils? ALBERT. Je ne sais si dans l'âme Il ne sentiroit point une secrète flamme: Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu; Et je l'aperçus hier, sans en être aperçu, Dans un recoin du bois où nul ne se retire. MÉTAPHRASTE. Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire Un endroit écarté, _latine, secessus_; Virgile l'a dit: _Est in secessu... locus_. ALBERT. Comment auroit-il pu l'avoir dit, ce Virgile, Puisque je suis certain que, dans ce lieu tranquille, Ame du monde enfin n'étoit lors que nous deux? MÉTAPHRASTE. Virgile est nommé là comme un auteur fameux D'un terme plus choisi que le mot que vous dites, Et non comme témoin de ce qu'hier vous vîtes. ALBERT. Et moi, je vous dis, moi, que je n'ai pas besoin De terme plus choisi, d'auteur, ni de témoin, Et qu'il suffit ici de mon seul témoignage. MÉTAPHRASTE. Il faut choisir pourtant les mots mis en usage Par les meilleurs auteurs. _Tu vivendo bonos_, Comme on dit, _scribendo sequare peritos_[191]. ALBERT. Homme ou démon, veux-tu m'entendre sans conteste? MÉTAPHRASTE. Quintilien en fait le précepte. ALBERT. La peste Soit du causeur! MÉTAPHRASTE. Et dit là-dessus doctement Un mot que vous serez bien aise assurément D'entendre. ALBERT. Je serai le diable qui t'emporte, Chien d'homme! Oh! que je suis tenté d'étrange sorte De faire sur ce mufle une application! MÉTAPHRASTE. Mais qui cause, seigneur, votre inflammation! Que voulez-vous de moi? ALBERT. Je veux que l'on m'écoute, Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle. MÉTAPHRASTE. Ah! sans doute, Vous serez satisfait, s'il ne tient qu'à cela: Je me tais. ALBERT. Vous ferez sagement. MÉTAPHRASTE. Me voilà Tout prêt de vous ouïr. ALBERT. Tant mieux. MÉTAPHRASTE. Que je trépasse Si je dis plus mot. ALBERT. Dieu vous en fasse la grâce! MÉTAPHRASTE. Vous n'accuserez point mon caquet désormais. ALBERT. Ainsi soit-il. MÉTAPHRASTE. Parlez quand vous voudrez. ALBERT. J'y vais. MÉTAPHRASTE. Et n'appréhendez plus l'interruption nôtre. ALBERT. C'est assez dit. MÉTAPHRASTE. Je suis exact plus qu'aucun autre. ALBERT. Je le crois. MÉTAPHRASTE. J'ai promis que je ne dirois rien. ALBERT. Suffit. MÉTAPHRASTE. Dès à présent je suis muet. ALBERT. Fort bien. MÉTAPHRASTE. Parlez; courage! au moins je vous donne audience. Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence; Je ne desserre pas la bouche seulement. ALBERT, à part. Le traître! MÉTAPHRASTE. Mais, de grâce, achevez vitement, Depuis longtemps j'écoute; il est bien raisonnable Que je parle à mon tour. ALBERT. Donc, bourreau détestable... MÉTAPHRASTE. Eh! bon Dieu! voulez-vous que j'écoute à jamais? Partageons le parler, au moins, ou je m'en vais. ALBERT. Ma patience est bien... MÉTAPHRASTE. Quoi! voulez-vous poursuivre? Ce n'est pas encor fait. _Per Jovem!_ je suis ivre! ALBERT. Je n'ai pas dit... MÉTAPHRASTE. Encor? Bon Dieu! que de discours! Rien n'est-il suffisant d'en arrêter le cours? ALBERT. J'enrage! MÉTAPHRASTE. Derechef! O l'étrange torture! Eh! laissez-moi parler un peu, je vous conjure. Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas D'un savant qui se tait. ALBERT. Parbleu, tu te tairas[192]. SCÈNE VIII.--MÉTAPHRASTE, seul. D'où vient fort à propos cette sentence expresse D'un philosophe: Parle afin qu'on te connoisse. Doncque, si de parler le pouvoir m'est ôté, Pour moi, j'aime autant perdre aussi l'humanité, Et changer mon essence en celle d'une bête. Me voilà pour huit jours avec un mal de tête. Oh! que les grands parleurs sont par moi détestés! Mais quoi! si les savans ne sont point écoutés, Si l'on veut que toujours ils aient la bouche close, Il faut donc renverser l'ordre de chaque chose; Que les poules dans peu dévorent les renards; Que les jeunes enfans remontrent aux vieillards; Qu'à poursuivre les loups les agnelets s'ébattent; Qu'un fou fasse les lois; que les femmes combattent; Que par les criminels les juges soient jugés, Et par les écoliers les maîtres fustigés; Que le malade au sain présente le remède; Que le lièvre craintif... SCÈNE IX.--ALBERT, MÉTAPHRASTE. Albert sonne aux oreilles de Métaphraste une cloche de mulet, qui le fait fuir. MÉTAPHRASTE, fuyant. Miséricorde! à l'aide. [177] Empruntée à l'_Interesse_, de Secchi. Mauvaise traduction d'un modèle détestable. [178] Ces vers confus et vagues signifient: Je suis ici, déguisée, afin de ne pas perdre l'héritage du jeune Ascagne, dont j'ai pris le nom. [179] Cette narration confuse et entortillée est très-mal écrite, et appartient à l'original italien. [180] Pour: je quitte le discours. _Le_ est neutre. [181] Ce vers est évidemment détestable, comme le sont, au surplus, la plupart des vers précédents et suivants. [182] Dont, pour: avec laquelle. Licence et cheville condamnables. [183] Ces deux mots rimaient encore ensemble. [184] Prononciation que les curés de campagne avaient adoptée pour le mot _matrimonium_, qui veut dire mariage. [185] Phrase très-mal faite. On ne souffre pas le supplice d'un enfant. [186] Imitée d'une scène oubliée du _Déniaisé_, de la Tessonnerie. [187] Je me hâte d'obéir à votre commandement. [188] Étymologie burlesque empruntée à l'Italien Bruno Nolano, dans sa comédie du _Pédant_. [189] A un fils on ne saurait préférer qu'un fils. [190] Pour: que j'ai résolu d'avoir. [191] Vers de Despautère, en usage dans les écoles. [192] Quelques traits de cette scène sont empruntés à la traduction de Bruno Nolano, _Boniface et le Pédant_. (Trad. Paris, Pierre Ménard, 1633.) ACTE III SCÈNE I.--MASCARILLE.[193] Le ciel parfois seconde un dessein téméraire, Et l'on sort comme on peut d'une méchante affaire. Pour moi, qu'une imprudence a trop fait discourir, Le remède plus prompt où j'ai su recourir, C'est de pousser ma pointe, et dire en diligence A notre vieux patron toute la manigance. Son fils, qui m'embarrasse, est un évaporé: L'autre, diable! disant ce que j'ai déclaré, Gare une irruption sur notre friperie! Au moins, avant qu'on puisse échauffer sa furie, Quelque chose de bon nous pourra succéder, Et les vieillards entre eux se pourront accorder. C'est ce qu'on va tenter; et, de la part du nôtre, Sans perdre un seul moment, je m'en vais trouver l'autre. Il frappe à la porte d'Albert. SCÈNE II.--ALBERT, MASCARILLE. ALBERT. Qui frappe? MASCARILLE. Amis[194]. ALBERT. Oh! oh! qui te peut amener, Mascarille? MASCARILLE. Je viens, monsieur, pour vous donner Le bonjour. ALBERT. Ah! vraiment, tu prends beaucoup de peine: De tout mon coeur, bonjour. Il s'en va. MASCARILLE. La réplique est soudaine. Quel homme brusque! Il heurte. ALBERT. Encor? MASCARILLE. Vous n'avez pas ouï, Monsieur... ALBERT. Ne m'as-tu pas donné le bonjour? MASCARILLE. Oui. ALBERT. Eh bien, bonjour, te dis-je. Il s'en va. Mascarille l'arrête. MASCARILLE. Oui; mais je viens encore Vous saluer au nom du seigneur Polidore. ALBERT. Ah! c'est un autre fait. Ton maître t'a chargé De me saluer? MASCARILLE. Oui. ALBERT. Je lui suis obligé, Va, que je lui souhaite une joie infinie[195]. Il s'en va. MASCARILLE. Cet homme est ennemi de la cérémonie. Il heurte. Je n'ai pas achevé, monsieur, son compliment; Il voudroit vous prier d'une chose instamment. ALBERT. Eh bien, quand il voudra, je suis à son service. MASCARILLE, l'arrêtant. Attendez, et souffrez qu'en deux mots je finisse. Il souhaite un moment, pour vous entretenir D'une affaire importante, et doit ici venir. ALBERT. Et quelle est-elle encor l'affaire qui l'oblige A me vouloir parler? MASCARILLE. Un grand secret, vous dis-je, Qu'il vient de découvrir en ce même moment, Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement Voilà mon ambassade[196]. SCÈNE III.--ALBERT. O juste ciel! je tremble: Car enfin nous avons peu de commerce ensemble. Quelque tempête va renverser mes desseins, Et ce secret, sans doute, est celui que je crains. L'espoir de l'intérêt m'a fait quelque infidèle[197], Et voilà sur ma vie une tache éternelle. Ma fourbe est découverte. Oh! que la vérité Se peut cacher longtemps avec difficulté! Et qu'il eût mieux valu pour moi, pour mon estime[198], Suivre les mouvemens d'une peur légitime, Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois De rendre à Polidore un bien que je lui dois, De prévenir l'éclat où ce coup-ci m'expose, Et faire qu'en douceur passât toute la chose! Mais, hélas! c'en est fait, il n'est plus de saison; Et ce bien, par la fraude entré dans ma maison, N'en sera point tiré, que dans cette sortie Il n'entraîne du mien la meilleure partie. SCÈNE IV[199].--ALBERT, POLIDORE. POLIDORE, les quatre premiers vers sans voir Albert. S'être ainsi marié sans qu'on en ait su rien! Puisse cette action se terminer à bien! Je ne sais qu'en attendre, et je crains fort du père Et la grande richesse et la juste colère. Mais je l'aperçois seul. ALBERT. Dieu! Polidore vient! POLIDORE. Je tremble à l'aborder. ALBERT. La crainte me retient. POLIDORE. Par où lui débuter? ALBERT. Quel sera mon langage! POLIDORE. Son âme est tout émue. ALBERT. Il change de visage. POLIDORE. Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux, Que vous savez déjà qui m'amène en ces lieux. ALBERT. Hélas! oui. POLIDORE. La nouvelle a droit de vous surprendre, Et je n'eusse pas cru ce que je viens d'apprendre. ALBERT. J'en dois rougir de honte et de confusion. POLIDORE. Je trouve condamnable une telle action, Et je ne prétends point excuser le coupable. ALBERT. Dieu fait miséricorde au pécheur misérable. POLIDORE. C'est ce qui doit par vous être considéré. ALBERT. Il faut être chrétien. POLIDORE. Il est très-assuré. ALBERT. Grâce, au nom de Dieu! grâce, ô seigneur Polidore! POLIDORE. Eh! c'est moi qui de vous présentement l'implore. ALBERT. Afin de l'obtenir je me jette à genoux. POLIDORE. Je dois en cet état être plutôt que vous. ALBERT. Prenez quelque pitié de ma triste aventure. POLIDORE. Je suis le suppliant dans une telle injure. ALBERT. Vous me fendez le coeur avec cette bonté. POLIDORE. Vous me rendez confus de tant d'humilité. ALBERT. Pardon, encore un coup! POLIDORE. Hélas! pardon vous-même! ALBERT. J'ai de cette action une douleur extrême. POLIDORE. Et moi, j'en suis touché de même au dernier point. ALBERT. J'ose vous convier qu'elle n'éclate point. POLIDORE. Hélas! seigneur Albert, je ne veux autre chose. ALBERT. Conservons mon honneur. POLIDORE. Eh! oui, je m'y dispose. ALBERT. Quant au bien qu'il faudra, vous-même en résoudrez. POLIDORE. Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez: De tous ces intérêts je vous ferai le maître, Et je suis trop content si vous le pouvez être. ALBERT. Ah! quel homme de Dieu! quel excès de douceur! POLIDORE. Quelle douceur, vous-même, après un tel malheur! ALBERT. Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères! POLIDORE. Le bon Dieu vous maintienne! ALBERT. Embrassons-nous en frères. POLIDORE. J'y consens de grand coeur, et me réjouis fort Que tout soit terminé par un heureux accord. ALBERT. J'en rends grâces au ciel. POLIDORE. Il ne vous faut rien feindre, Votre ressentiment me donnoit lieu de craindre; Et Lucile tombée en faute avec mon fils, Comme on vous voit puissant et de biens et d'amis... ALBERT. Eh! que parlez-vous là de faute et de Lucile? POLIDORE. Soit, ne commençons point un discours inutile. Je veux bien que mon fils y trempe grandement: Même, si cela fait à votre allégement[200], J'avouerai qu'à lui seul en est toute la faute; Que votre fille avoit une vertu trop haute Pour avoir jamais fait ce pas contre l'honneur, Sans l'incitation d'un méchant suborneur; Que le traître a séduit sa pudeur innocente, Et de votre conduite ainsi détruit l'attente. Puisque la chose est faite, et que, selon mes voeux, Un esprit de douceur nous met d'accord tous deux, Ne ramentevons rien[201], et réparons l'offense Par la solennité d'une heureuse alliance. ALBERT, à part. O Dieu! quelle méprise! et qu'est-ce qu'il m'apprend! Je rentre ici d'un trouble en un autre aussi grand. Dans ces divers transports je ne sais que répondre, Et, si je dis un mot, j'ai peur de me confondre. POLIDORE. A quoi pensez-vous là, seigneur Albert? ALBERT. A rien. Remettons, je vous prie, à tantôt l'entretien. Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse. SCÈNE V.--POLIDORE. Je lis dedans son âme, et vois ce qui le presse. A quoi que sa raison l'eût déjà disposé, Son déplaisir n'est pas encor tout apaisé. L'image de l'affront lui revient, et sa fuite Tâche à me déguiser le trouble qui l'agite. Je prends part à sa honte, et son deuil m'attendrit. Il faut qu'un peu de temps remette son esprit. La douleur trop contrainte aisément se redouble[202]. Voici mon jeune fou, d'où nous vient tout ce trouble. SCÈNE VI.--POLIDORE, VALÈRE. POLIDORE. Enfin, le beau mignon, vos bons déportemens Troubleront les vieux jours d'un père à tous momens; Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles, Et nous n'aurons jamais autre chose aux oreilles. VALÈRE. Que fais-je tous les jours qui soit si criminel? En quoi mériter tant le courroux paternel? POLIDORE. Je suis un étrange homme, et d'une humeur terrible, D'accuser un enfant si sage et si paisible! Las! il vit comme un saint, et dedans la maison Du matin jusqu'au soir il est en oraison! Dire qu'il pervertit l'ordre de la nature, Et fait du jour la nuit, ô la grande imposture! Qu'il n'a considéré père ni parenté En vingt occasions: horrible fausseté! Que de fraîche mémoire un furtif hyménée A la fille d'Albert a joint sa destinée, Sans craindre de la suite un désordre puissant; On le prend pour un autre, et le pauvre innocent Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire! Ah! chien, que j'ai reçu du ciel pour mon martyre, Te croiras-tu toujours? et ne pourrai-je pas Te voir être une fois sage avant mon trépas? VALÈRE, seul et rêvant. D'où peut venir ce coup? Mon âme embarrassée Ne voit que Mascarille où jeter sa pensée. Il ne sera pas homme à m'en faire un aveu. Il faut user d'adresse, et me contraindre un peu Dans ce juste courroux. SCÈNE VII.--VALÈRE, MASCARILLE. VALÈRE. Mascarille, mon père, Que je viens de trouver, sait toute notre affaire. MASCARILLE. Il la sait? VALÈRE. Oui. MASCARILLE. D'où diantre a-t-il pu la savoir? VALÈRE. Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir; Mais enfin d'un succès[203] cette affaire est suivie, Dont j'ai tous les sujets d'avoir l'âme ravie. Il ne m'en a pas dit un mot qui fût fâcheux Il excuse ma faute, il approuve mes feux Et je voudrois savoir qui peut être capable D'avoir pu rendre ainsi son esprit si traitable. Je ne puis t'exprimer l'aise que j'en reçoi. MASCARILLE. Et que me diriez-vous, monsieur, si c'étoit moi Qui vous eût procuré cette heureuse fortune? VALÈRE. Bon! bon! tu voudrois bien ici m'en donner d'une. MASCARILLE. C'est moi, vous dis-je, moi dont le patron le sait, Et qui vous ai produit ce favorable effet. VALÈRE. Mais, là, sans te railler? MASCARILLE. Que le diable m'emporte Si je fais raillerie, et s'il n'est de la sorte! VALÈRE, mettant l'épée à la main. Et qu'il m'entraîne, moi, si tout présentement Tu n'en vas recevoir le juste payement! MASCARILLE. Ah! monsieur, qu'est ceci? Je défends la surprise[204]. VALÈRE. C'est la fidélité que tu m'avais promise? Sans ma feinte, jamais tu n'eusses avoué Le trait que j'ai bien cru que tu m'avois joué. Traître, de qui la langue à causer trop habile D'un père contre moi vient d'échauffer la bile, Qui me perds tout à fait, il faut sans discourir, Que tu meures. MASCARILLE. Tout beau. Mon âme, pour mourir, N'est pas en bon état. Daignez, je vous conjure, Attendre le succès qu'aura cette aventure. J'ai de fortes raisons qui m'ont fait révéler Un hymen que vous-même aviez peine à celer. C'étoit un coup d'État, et vous verrez l'issue Condamner la fureur que vous avez conçue. De quoi vous fâchez-vous, pourvu que vos souhaits, Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits, Et voient mettre à fin la contrainte où vous êtes? VALÈRE. Et si tous ces discours ne sont que des sornettes? MASCARILLE. Toujours serez-vous lors à temps de me tuer. Mais enfin mes projets pourront s'effectuer. Dieu fera pour les siens, et, content dans la suite, Vous me remercierez de ma rare conduite. VALÈRE. Nous verrons. Mais Lucile... MASCARILLE. Alte! son père sort. SCÈNE VIII.--ALBERT, VALÈRE, MASCARILLE. ALBERT, les cinq premiers vers sans voir Valère. Plus je reviens du trouble où j'ai donné d'abord, Plus je me sens piqué de ce discours étrange, Sur qui ma peur prenoit un si dangereux change: Car Lucile soutient que c'est une chanson, Et m'a parlé d'un air à m'ôter tout soupçon. Ah! monsieur, est-ce vous de qui l'audace insigne Met en jeu mon honneur et fait ce conte indigne? MASCARILLE. Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux, Et contre votre gendre ayez moins de courroux. ALBERT. Comment, gendre! Coquin! tu portes bien la mine De pousser les ressorts d'une telle machine Et d'en avoir été le premier inventeur. MASCARILLE. Je ne vois ici rien à vous mettre en fureur. ALBERT. Trouves-tu beau, dis-moi, de diffamer ma fille, Et faire un tel scandale à toute une famille? MASCARILLE. Le voilà prêt de faire en tout vos volontés. ALBERT. Que voudrois-je, sinon qu'il dît des vérités? Si quelque intention le pressoit pour Lucile, La recherche en pouvoit être honnête et civile; Il falloit l'attaquer du côté du devoir, Il falloit de son père implorer le pouvoir, Et non pas recourir à cette lâche feinte, Qui porte à la pudeur une sensible atteinte. MASCARILLE. Quoi! Lucile n'est pas, sous des liens secrets, A mon maître? ALBERT. Non, traître, et n'y sera jamais. MASCARILLE. Tout doux: et, s'il est vrai que ce soit chose faite, Voulez-vous l'approuver, cette chaîne secrète? ALBERT. Et, s'il est constant, toi, que cela ne soit pas, Veux-tu te voir casser les jambes et les bras? VALÈRE. Monsieur, il est aisé de vous faire paroître Qu'il dit vrai. ALBERT. Bon! voilà l'autre encor! digne maître D'un semblable valet! O les menteurs hardis! MASCARILLE. D'homme d'honneur, il est ainsi que je le dis. VALÈRE. Quel seroit notre but de vous en faire accroire? ALBERT, à part. Ils s'entendent tous deux comme larrons en foire. MASCARILLE. Mais venons à la preuve; et, sans nous quereller, Faites sortir Lucile, et la laissez parler. ALBERT. Et si le démenti par elle vous en reste? MASCARILLE. Elle n'en fera rien, monsieur, je vous proteste. Promettez à leurs voeux votre consentement, Et je veux m'exposer au plus dur châtiment, Si de sa propre bouche elle ne vous confesse Et la foi qui l'engage, et l'ardeur qui la presse. ALBERT. Il faut voir cette affaire. Il va frapper à sa porte. MASCARILLE, à Valère. Allez, tout ira bien. ALBERT. Holà! Lucile, un mot. VALÈRE, à Mascarille. Je crains... MASCARILLE. Ne craignez rien. SCÈNE IX.--LUCILE, ALBERT, VALÈRE, MASCARILLE. MASCARILLE. Seigneur Albert, au moins silence. Enfin, madame, Toute chose conspire au bonheur de votre âme; Et monsieur votre père, averti de vos feux, Vous laisse votre époux et confirme vos voeux. Pourvu que, bannissant toutes craintes frivoles, Deux mots de votre aveu confirment nos paroles. LUCILE. Que me vient donc conter ce coquin assuré? MASCARILLE. Bon! me voilà déjà d'un beau titre honoré. LUCILE. Sachons un peu, monsieur, quelle belle saillie Fait ce conte galant qu'aujourd'hui l'on publie? VALÈRE. Pardon, charmant objet! un valet a parlé, Et j'ai vu malgré moi, notre hymen révélé. LUCILE. Notre hymen? VALÈRE. On sait tout, adorable Lucile, Et vouloir déguiser est un soin inutile. LUCILE. Quoi! l'ardeur de mes feux vous a fait mon époux? VALÈRE. C'est un bien qui me doit faire mille jaloux; Mais j'impute bien moins ce bonheur de ma flamme A l'ardeur de vos feux qu'aux bontés de votre âme. Je sais que vous avez sujet de vous fâcher, Que c'étoit un secret que vous vouliez cacher, Et j'ai de mes transports forcé la violence A ne point violer votre expresse défense; Mais... MASCARILLE. Eh bien, oui, c'est moi; le grand mal que voilà! LUCILE. Est-il une imposture égale à celle-là? Vous l'osez soutenir en ma présence même, Et pensez m'obtenir par ce beau stratagème? O le plaisant amant, dont la galante ardeur Veut blesser mon honneur au défaut de mon coeur, Et que mon père, ému par l'éclat d'un sot conte, Paye avec mon hymen qui me couvre de honte! Quand tout contribueroit à votre passion, Mon père, les destins, mon inclination, On me verroit combattre, en ma juste colère, Mon inclination, les destins et mon père, Perdre même le jour avant que de m'unir A qui par ce moyen auroit cru m'obtenir. Allez; et, si mon sexe avecque bienséance Se pouvait emporter à quelque violence, Je vous apprendrois bien à me traiter ainsi! VALÈRE, à Mascarille. C'en est fait, son courroux ne peut être adouci. MASCARILLE. Laissez-moi lui parler. Eh! madame, de grâce, A quoi bon maintenant toute cette grimace? Quelle est votre pensée, et quel bourru[205] transport Contre vos propres voeux vous fait roidir si fort? Si monsieur votre père étoit homme farouche, Passe; mais il permet que la raison le touche; Et lui-même m'a dit qu'une confession Vous va tout obtenir de son affection. Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte A faire un libre aveu de l'amour qui vous dompte; Mais, s'il vous a fait prendre un peu de liberté, Par un bon mariage on voit tout rajusté; Et, quoi que l'on reproche au feu qui vous consomme[206], Le mal n'est pas si grand que de tuer un homme. On sait que la chair est fragile quelquefois, Et qu'une fille, enfin, n'est ni caillou ni bois. Vous n'avez pas été, sans doute, la première, Et vous ne serez pas, je le crois[207], la dernière. LUCILE. Quoi! vous pouvez ouïr ces discours effrontés, Et vous ne dites mot à ces indignités? ALBERT. Que veux-tu que je die? Une telle aventure Me met tout hors de moi. MASCARILLE. Madame, je vous jure Que déjà vous devriez avoir tout confessé. LUCILE. Et quoi donc confesser? MASCARILLE. Quoi? ce qui s'est passé Entre mon maître et vous. La belle raillerie! LUCILE. Et que s'est-il passé, monstre d'effronterie, Entre ton maître et moi? MASCARILLE. Vous devez, que je croi, En savoir un peu plus de nouvelles que moi; Et pour vous cette nuit fut trop douce pour croire Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire. LUCILE. C'est trop souffrir, mon père, un impudent valet! Elle lui donne un soufflet. SCÈNE X[208].--ALBERT, VALÈRE, MASCARILLE. MASCARILLE. Je crois qu'elle me vient de donner un soufflet. ALBERT. Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue De faire une action dont son père la loue. MASCARILLE. Et nonobstant cela, qu'un diable en cet instant, M'emporte, si j'ai dit rien que de très-constant! ALBERT. Et, nonobstant cela, qu'on me coupe une oreille, Si tu portes fort loin une audace pareille! MASCARILLE. Voulez-vous deux témoins qui me justifieront? ALBERT. Veux-tu deux de mes gens qui te bâtonneront? MASCARILLE. Leur rapport doit au mien donner toute créance... ALBERT. Leurs bras peuvent du mien réparer l'impuissance. MASCARILLE. Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi. ALBERT. Je te dis que j'aurai raison de tout ceci. MASCARILLE. Connoissez-vous Ormin, ce gros notaire habile? ALBERT. Connois-tu bien Grimpant, le bourreau de la ville? MASCARILLE. Et Simon le tailleur, jadis si recherché? ALBERT. Et la potence mise au milieu du marché? MASCARILLE. Vous verrez confirmer par eux cet hyménée. ALBERT. Tu verras achever par eux ta destinée. MASCARILLE. Ce sont eux qu'ils ont pris pour témoins de leur foi. ALBERT. Ce sont eux qui dans peu me vengeront de toi. MASCARILLE. Et ces yeux les ont vus s'entre-donner parole. ALBERT. Et ces yeux te verront faire la capriole[209]. MASCARILLE. Et, pour signe, Lucile avoit un voile noir. ALBERT. Et, pour signe, ton front nous le fait assez voir. MASCARILLE. O l'obstiné vieillard! ALBERT. O le fourbe damnable! Va, rends grâce à mes ans, qui me font incapable De punir sur-le-champ l'affront que tu me fais Tu n'en perds que l'attente, et je te le promets. SCÈNE XI.--VALÈRE, MASCARILLE. VALÈRE. Eh bien, ce beau succès que tu devois produire... MASCARILLE. J'entends à demi-mot ce que vous voulez dire: Tout s'arme contre moi; pour moi de tous côtés, Je vois coups de bâton et gibets apprêtés. Aussi, pour être en paix dans ce désordre extrême, Je me vais d'un rocher précipiter moi-même, Si, dans le désespoir dont mon coeur est outré, Je puis en rencontrer d'assez haut à mon gré. Adieu, monsieur. VALÈRE. Non, non, ta fuite est superflue: Si tu meurs, je prétends que ce soit à ma vue. MASCARILLE. Je ne saurois mourir quand je suis regardé, Et mon trépas ainsi se verroit retardé. VALÈRE. Suis-moi, traître, suis-moi; mon amour en furie Te fera voir si c'est matière à raillerie. MASCARILLE, seul. Malheureux Mascarille, à quels maux aujourd'hui Te vois-tu condamné pour le péché d'autrui! [193] Les trois scènes suivantes sont empruntées de l'_Interesse_, de Secchi. [194] Le pluriel amis, _amici_, est un idiotisme italien encore en usage et que Molière traduit littéralement. [195] Pour: dis-lui que je. [196] La fin de cette scène est une imitation de l'_Innavertito_, de Barbieri, qui a servi à Molière pour son _Étourdi_. [197] Albert veut dire: quelqu'un m'a trahi par l'espoir d'une récompense. Le style de Molière n'est pas encore formé. [198] Au lieu de: pour ma réputation. Estime dans le sens passif. Archaïsme. [199] Scène imitée, mais avec supériorité, de l'_Interesse_, de Secchi. [200] Pour: si cela contribue à vous soulager. Remarquons, une fois pour toutes, l'emploi du verbe faire dans le même sens et avec la même valeur que les Anglais donnent au mot _to do_. [201] Pour: ne rappelons pas dans notre esprit. Archaïsme excellent, et perdu. [202] Pour: s'accroît volontiers. Expression doublement impropre. [203] Pour: d'un dénoûment, du latin _succedere, cedere sub-_. [204] Pour: je proteste contre la surprise. Expression impropre. [205] Pour: chagrin, bizarre. [206] Pour: consume. Archaïsme suranné. On était encore incertain sur le sens de ces deux mots à l'époque de Vaugelas et de Th. Corneille. _Consommer_ indique l'absorption, et _consumer_, la destruction. [207] Ellipse archaïque, pour: à ce que je crois. [208] Scène empruntée à Secchi, mais embellie. Voy. p. 149. [209] Pour: cabriole. Archaïsme; du latin, _capra_, chèvre. ACTE IV SCÈNE I.--ASCAGNE, FROSINE. FROSINE. L'aventure est fâcheuse. ASCAGNE. Ah! ma chère Frosine, Le sort absolument a conclu ma ruine. Cette affaire, venue au point où la voilà, N'est pas assurément pour en demeurer là; Il faut qu'elle passe outre; et Lucile et Valère, Surpris des nouveautés d'un semblable mystère, Voudront chercher un jour, dans ces obscurités, Par qui tous mes projets se verront avortés. Car enfin, soit qu'Albert ait part au stratagème, Ou qu'avec tout le monde on l'ait trompé lui-même, S'il arrive une fois que mon sort éclairci Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi, Jugez s'il aura lieu de souffrir ma présence: Son intérêt détruit me laisse à ma naissance; C'est fait de sa tendresse; et, quelque sentiment Où pour ma fourbe alors pût être mon amant, Voudra-t-il avouer pour épouse une fille Qu'il verra sans appui de biens et de famille? FROSINE. Je trouve que c'est là raisonner comme il faut; Mais ces réflexions devaient venir plus tôt. Qui vous a jusqu'ici caché cette lumière? Il ne falloit pas être une grande sorcière Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui, Tout ce que votre esprit ne voit que d'aujourd'hui; L'action le disoit; et, dès que je l'ai sue, Je n'en ai prévu guère une meilleure issue. ASCAGNE. Que dois-je faire enfin? Mon trouble est sans pareil: Mettez-vous à ma place, et me donnez conseil. FROSINE. Ce doit être vous-même, en prenant votre place, A me donner conseil dessus cette disgrâce; Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi: Conseillez-moi, Frosine; au point où je me voi, Quel remède trouver? Dites, je vous en prie. ASCAGNE. Hélas! ne traitez point ceci de raillerie; C'est prendre peu de part à mes cuisants ennuis Que de rire et de voir les termes où j'en suis. FROSINE. Non, vraiment, tout de bon, votre ennui m'est sensible, Et pour vous en tirer je ferois mon possible. Mais que puis-je, après tout? Je vois fort peu de jour A tourner cette affaire au gré de votre amour. ASCAGNE. Si rien ne peut m'aider, il faut donc que je meure. FROSINE. Ah! pour cela toujours il est assez bonne heure: La mort est un remède à trouver quand on veut, Et l'on s'en doit servir le plus tard que l'on peut. ASCAGNE. Non, non, Frosine, non, si vos conseils propices Ne conduisent mon sort parmi ces précipices, Je m'abandonne toute aux traits du désespoir. FROSINE. Savez-vous ma pensée? Il faut que j'aille voir La... Mais Éraste vient, qui pourroit nous distraire. Nous pourrons, en marchant, parler de cette affaire. Allons, retirons-nous. SCÈNE II.--ÉRASTE, GROS-RENÉ. ÉRASTE. Encore rebuté? GROS-RENÉ. Jamais ambassadeur ne fut moins écouté. A peine ai-je voulu lui porter la nouvelle Du moment d'entretien que vous souhaitez d'elle, Qu'elle m'a répondu, tenant son quant-à-moi[210]: Va, va, je fais état de lui comme de toi; Dis-lui qu'il se promène, et, sur ce beau langage, Pour suivre son chemin m'a tourné le visage, Et Marinette aussi, d'un dédaigneux museau, Lâchant un: Laissez-nous, beau valet de carreau! M'a planté là comme elle; et mon sort et le vôtre N'ont rien à se pouvoir reprocher l'un à l'autre. ÉRASTE. L'ingrate! recevoir avec tant de fierté Le prompt retour d'un coeur justement emporté! Quoi! le premier transport d'un amour qu'on abuse Sous tant de vraisemblance est indigne d'excuse? Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal, Devoit être insensible au bonheur d'un rival? Tout autre n'eût pas fait même chose en ma place, Et se fût moins laissé surprendre à tant d'audace? De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard? Je n'ai point attendu de serments de sa part; Et, lorsque tout le monde encor ne sait qu'en croire, Ce coeur impatient lui rend toute sa gloire, Il cherche à s'excuser; et le sien voit si peu Dans ce profond respect la grandeur de mon feu! Loin d'assurer une âme et lui fournir des armes Contre ce qu'un rival lui veut donner d'alarmes, L'ingrate m'abandonne à mon jaloux transport, Et rejette de moi message, écrit, abord! Ah! sans doute un amour a peu de violence, Qu'est capable d'éteindre une si foible offense; Et ce dépit si prompt à s'armer de rigueur Découvre assez pour moi tout le fond de son coeur, Et de quel prix doit être à présent à mon âme Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme. Non, je ne prétends plus demeurer engagé Pour un coeur où je vois le peu de part que j'ai; Et, puisque l'on témoigne une froideur extrême A conserver les gens, je veux faire de même. GROS-RENÉ. Et moi de même aussi. Soyons tous deux fâchés, Et mettons notre amour au rang des vieux péchés. Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage, Et lui faire sentir que l'on a du courage. Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir. Si nous avions l'esprit de nous faire valoir, Les femmes n'auroient pas la parole si haute. Oh! qu'elles nous sont bien fières par notre faute! Je veux être pendu, si nous ne les verrions Sauter à notre cou plus que nous ne voudrions, Sans tous ces vils devoirs dont la plupart des hommes Les gâtent tous les jours dans le siècle où nous sommes. ÉRASTE. Pour moi, sur toute chose, un mépris me surprend; Et, pour punir le sien par un autre aussi grand, Je veux mettre en mon coeur une nouvelle flamme. GROS-RENÉ. Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme; A toutes je renonce, et crois, en bonne foi, Que vous feriez fort bien de faire comme moi, Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître, Un certain animal difficile à connoître, Et de qui la nature est fort encline au mal: Et, comme un animal est toujours animal, Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie Dureroit cent mille ans; aussi, sans repartie, La femme est toujours femme, et jamais ne sera Que femme, tant qu'entier le monde durera: D'où vient qu'un certain Grec dit que sa tête passe Pour un sable mouvant. Car, goûtez bien, de grâce, Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts: Ainsi que la tête est comme le chef du corps, Et que le corps sans chef est pire qu'une bête; Si le chef n'est pas bien d'accord avec la tête, Que tout ne soit pas bien réglé par le compas, Nous voyons arriver de certains embarras; La brutale partie alors veut prendre empire Dessus la sensitive, et l'on voit que l'un tire A dia, l'autre à hurhaut; l'un demande du mou, L'autre du dur; enfin tout va sans savoir où; Pour montrer qu'ici-bas, ainsi qu'on l'interprète, La tête d'une femme est comme la girouette Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent: C'est pourquoi le cousin d'Aristote souvent La compare à la mer; d'où vient qu'on dit qu'au monde On ne peut rien trouver de si stable que l'onde. Or, par comparaison (car la comparaison Nous fait distinctement comprendre une raison, Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude, Une comparaison qu'une similitude); Par comparaison donc, mon maître, s'il vous plaît, Comme on voit que la mer, quand l'orage s'accroit, Vient à se courroucer, le vent souffle et ravage, Les flots contre les flots font un remû-ménage Horrible, et le vaisseau, malgré le nautonier, Va tantôt à la cave, et tantôt au grenier: Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque, On voit une tempête en forme de bourrasque, Qui veut compétiter par de certains... propos, Et lors un... certain vent, qui, par... de certains flots, De... certaine façon, ainsi qu'un banc de sable... Quand... Les femmes enfin ne valent pas le diable. ÉRASTE. C'est fort bien raisonner. GROS-RENÉ. Assez bien, Dieu merci. Mais je les vois, monsieur, qui passent par ici. Tenez-vous ferme au moins! ÉRASTE. Ne te mets pas en peine. GROS-RENÉ. J'ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne. SCÈNE III[211].--LUCILE, ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ. MARINETTE. Je l'aperçois encor, mais ne vous rendez point. LUCILE. Ne me soupçonne pas d'être faible à ce point. MARINETTE. Il vient à nous. ÉRASTE. Non, non, ne croyez pas, madame, Que je revienne encor vous parler de ma flamme. C'en est fait; je me veux guérir, et connois bien Ce que de votre coeur a possédé le mien. Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense M'a trop bien éclairé de[212] votre indifférence, Et je dois vous montrer que les traits du mépris Sont sensibles surtout aux généreux esprits. Je l'avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres Des charmes qu'ils n'ont point trouvé dans tous les autres, Et le ravissement où j'étois de mes fers Les auroit préférés à des sceptres offerts. Oui, mon amour pour vous sans doute étoit extrême, Je vivois tout en vous; et, je l'avouerai même, Peut-être qu'après tout j'aurai, quoique outragé, Assez de peine encore à m'en voir dégagé: Possible que[213], malgré la cure qu'elle essaye, Mon âme saignera longtemps de cette plaie, Et qu'affranchi d'un joug qui faisoit tout mon bien, Il faudra me résoudre à n'aimer jamais rien. Mais enfin il n'importe, et, puisque votre haine Chasse un coeur tant de fois que l'amour vous ramène, C'est la dernière ici des importunités Que vous aurez jamais de mes voeux rebutés. LUCILE. Vous pouvez faire aux miens la grâce tout entière, Monsieur, et m'épargner encor cette dernière. ÉRASTE. Eh bien, madame, eh bien, ils seront satisfaits. Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais, Puisque vous le voulez. Que je perde la vie Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie! LUCILE. Tant mieux; c'est m'obliger. ÉRASTE. Non, non, n'ayez pas peur Que je fausse parole; eussé-je un foible coeur Jusques à n'en pouvoir effacer votre image, Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage De me voir revenir. LUCILE. Ce seroit bien en vain. ÉRASTE. Moi-même de cent coups je percerois mon sein, Si j'avois jamais fait cette bassesse insigne De vous revoir après ce traitement indigne. LUCILE. Soit; n'en parlons donc plus. ÉRASTE. Oui, oui, n'en parlons plus; Et, pour trancher ici tout propos superflus, Et vous donner, ingrate une preuve certaine Que je veux sans retour sortir de votre chaîne, Je ne veux rien garder qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut effacer. Voici votre portrait; il présente à la vue Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue; Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, Et c'est un imposteur, enfin je vous le rends. GROS-RENÉ. Bon! LUCILE. Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre, Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre. MARINETTE. Fort bien! ÉRASTE. Il est à vous encor, ce bracelet. LUCILE. Et cette agate à vous, qu'on fit mettre en cachet. ÉRASTE lit. «Vous m'aimez d'un amour extrême, «Éraste, et de mon coeur voulez être éclairci; «Si je n'aime Éraste de même, «Au moins aimé-je fort qu'Éraste m'aime ainsi. «LUCILE.» Vous m'assuriez par là d'agréer mon service; C'est une fausseté digne de ce suplice. Il déchire la lettre. LUCILE lit. «J'ignore le destin de mon amour ardente, «Et jusqu'à quand je souffrirai; «Mais je sais, ô beauté charmante! «Que toujours je vous aimerai. «ÉRASTE.» Voilà qui m'assuroit à jamais de vos feux; Et la main et la lettre ont menti toutes deux. Elle déchire la lettre. GROS-RENÉ. Poussez! ÉRASTE. Elle est de vous. Suffit, même fortune. MARINETTE, à Lucile. Ferme! LUCILE. J'aurois regret d'en épargner aucune. GROS-RENÉ, à Éraste. N'ayez pas le dernier. MARINETTE, à Lucile. Tenez bon jusqu'au bout. LUCILE. Enfin voilà le reste. ÉRASTE. Et, grâce au ciel, c'est tout. Que sois-je exterminé si je ne tiens parole! LUCILE. Me confonde le ciel si la mienne est frivole! ÉRASTE. Adieu donc. LUCILE. Adieu donc. MARINETTE, à Lucile. Voilà qui va des mieux. GROS-RENÉ, à Éraste. Vous triomphez. MARINETTE, à Lucile. Allons, ôtez-vous de ses yeux. GROS-RENÉ, à Éraste. Retirez-vous après cet effort de courage. MARINETTE, à Lucile. Qu'attendez-vous encor? GROS-RENÉ, à Éraste. Que faut-il davantage? ÉRASTE. Ah! Lucile, Lucile, un coeur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien. LUCILE. Éraste, Éraste, un coeur fait comme est fait le vôtre Se peut facilement réparer par un autre. ÉRASTE. Non, non, cherchez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie; J'aurois tort d'en former encore quelque envie. Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger: Vous avez voulu rompre; il n'y faut plus songer. Mais personne après moi, quoi qu'on vous fasse entendre, N'aura jamais pour vous de passion si tendre. LUCILE. Quand on aime les gens, on les traite autrement. On fait de leur personne un meilleur jugement. ÉRASTE. Quand on aime les gens, on peut, de jalousie, Sur beaucoup d'apparence avoir l'âme saisie; Mais, alors qu'on les aime, on ne peut en effet Se résoudre à les perdre; et vous, vous l'avez fait. LUCILE. La pure jalousie est plus respectueuse. ÉRASTE. On voit d'un oeil plus doux une offense amoureuse. LUCILE. Non, votre coeur, Éraste, étoit mal enflammé. ÉRASTE. Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE. Eh! je crois que cela foiblement vous soucie[214]. Peut-être en seroit-il beaucoup mieux pour ma vie, Si je... Mais laissons là ces discours superflus: Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus. ÉRASTE. Pourquoi? LUCILE. Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison ce me semble. ÉRASTE. Nous rompons? LUCILE. Oui, vraiment; quoi! n'en est-ce pas fait? ÉRASTE. Et vous voyez cela d'un esprit satisfait? LUCILE. Comme vous. ÉRASTE. Comme moi? LUCILE. Sans doute. C'est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse. ÉRASTE. Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu. LUCILE. Moi? point du tout. C'est vous qui l'avez résolu. ÉRASTE. Moi? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême. LUCILE. Point; vous avez voulu vous contenter vous-même. ÉRASTE. Mais, si mon coeur encor revouloit[215] sa prison, Si, tout fâché qu'il est, il demandoit pardon? LUCILE. Non, non, n'en faites rien; ma foiblesse est trop grande; J'aurois peur d'accorder trop tôt votre demande. ÉRASTE. Ah! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander: Consentez-y, madame; une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle, Je le demande enfin, me l'accorderez-vous, Ce pardon obligeant? LUCILE. Remenez-moi chez nous. SCÈNE IV.--MARINETTE, GROS-RENÉ. MARINETTE. O la lâche personne! GROS-RENÉ. Ah! le foible courage! MARINETTE. J'en rougis de dépit. GROS-RENÉ. J'en suis gonflé de rage! Ne t'imagine pas que je me rende ainsi. MARINETTE. Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi. GROS-RENÉ. Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère. MARINETTE. Tu nous prends pour une autre, et tu n'as pas affaire A ma sotte maîtresse. Ardez[216] le beau museau, Pour nous donner envie encore de sa peau! Moi, j'aurois de l'amour pour ta chienne de face? Moi, je te chercherois? Ma foi, l'on t'en fricasse Des filles comme nous. GROS-RENÉ. Oui! tu le prends par là? Tiens, tiens, sans y chercher tant de façons, voilà Ton beau galand[217] de neige, avec ta nonpareille[218]; Il n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille. MARINETTE. Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris, Que tu me donnas hier avec tant de fanfare. GROS-RENÉ. Tiens, encor ton couteau. La pièce est riche et rare: Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don. MARINETTE. Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton. GROS-RENÉ. J'oubliois d'avant-hier ton morceau de fromage. Tiens. Je voudrois pouvoir rejeter le potage Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi. MARINETTE. Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi; Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière. GROS-RENÉ. Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire. MARINETTE. Prends garde à ne venir jamais me reprier. GROS-RENÉ. Pour couper tout chemin à nous rapatrier, Il faut rompre la paille. Une paille rompue[219] Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. Ne fais point les doux yeux; je veux être fâché. MARINETTE. Ne me lorgne point, toi; j'ai l'esprit trop touché. GROS-RENÉ. Romps; voilà le moyen de ne s'en plus dédire; Romps. Tu ris, bonne bête! MARINETTE. Oui, car tu me fais rire. GROS-RENÉ. La peste soit ton ris! voilà tout mon courroux Déjà dulcifié. Qu'en dis-tu, romprons-nous, Ou ne romprons-nous pas? MARINETTE. Vois. GROS-RENÉ. Vois, toi. MARINETTE. Vois toi-même. GROS-RENÉ. Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime? MARINETTE. Moi? Ce que tu voudras. GROS-RENÉ. Ce que tu voudras, toi, Dis. MARINETTE. Je ne dirai rien. GROS-RENÉ. Ni moi non plus. MARINETTE. Ni moi. GROS-RENÉ. Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace. Touche, je te pardonne. MARINETTE. Et moi, je te fais grâce. GROS-RENÉ. Mon Dieu! qu'à tes appas je suis accoquiné! MARINETTE. Que Marinette est sotte après[220] son Gros-René! [210] Proverbe populaire dont l'usage s'est conservé. [211] Scène dont l'idée seulement se trouve dans le canevas italien cité par Cailhava, _gli Sdegni amorosi_, les Dédains amoureux, et non les Dépits, comme on l'a traduit. Ce canevas est trop grossier et comme rudimentaire. Molière a trouvé dans son coeur amoureux les traits charmants et touchants de ce petit chef-d'oeuvre. [212] Pour: éclairé sur. Non-seulement la langue n'était pas fixée, mais Molière ne la connaissait pas encore. [213] Pour: il est possible. Ellipse archaïque. [214] Pour: vous cause souci, verbe neutre dans le sens actif. Archaïsme hors d'usage. [215] Pour: voulait de nouveau; du latin _rursus_. Archaïsme très-regrettable. [216] Pour: regardez. Apocope et archaïsme populaire tout à fait hors d'usage, même dans le bas peuple. [217] Pour: galon; du mot espagnol _galan_, qui vient lui-même de _gala_, habit de fête. On faisait alors présent de galands, ou noeuds d'Espagne, et de gants de même pays, comme le prouvent les lettres de Balzac et de Voiture. [218] La nonpareille était un petit ruban de couleur différente, qui attachait le galand. [219] Proverbe populaire dont l'origine est germanique. La rupture d'un faisceau de branchages, ou d'un seul rameau, ou même d'une tige de blé (_festuca_, paille), était le symbole convenu qui indiquait la rupture de la paix. Dans la législation romaine, la paille rompue par le débiteur insolvable sur le seuil de son logis indiquait qu'il brisait avec l'honneur et avec la société commune des hommes, en livrant ce qui lui restait à ses créanciers. Le sens de ce symbole est resté jusqu'à nous profondément empreint dans la langue. Rompre la paille, c'est en finir absolument avec quelqu'un. [220] Pour: en faveur de. Archaïsme passé de mode. ACTE V SCÈNE I[221].--MASCARILLE. «Dès que l'obscurité régnera dans la ville, «Je me veux introduire au logis de Lucile; «Va vite de ce pas préparer pour tantôt, «Et la lanterne sourde, et les armes qu'il faut.» Quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé d'entendre: Va vitement chercher un licou pour te pendre. Venez çà, mon patron; car, dans l'étonnement Où m'a jeté d'abord un tel commandement, Je n'ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre; Mais je vous veux ici parler et vous confondre: Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit. Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit Lucile? «Oui, Mascarille.» Et que pensez-vous faire? «Une action d'amant qui se veut satisfaire.» Une action d'un homme à fort petit cerveau, Que d'aller sans besoin risquer ainsi sa peau. «Mais tu sais quel motif à ce dessein m'appelle; «Lucile est irritée.» Eh bien, tant pis pour elle. «Mais l'amour veut que j'aille apaiser son esprit.» Mais l'amour est un sot qui ne sait ce qu'il dit. Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie, D'un rival, ou d'un père, ou d'un frère en furie? «Penses-tu qu'aucun d'eux songe à nous faire mal? Oui, vraiment, je le pense; et surtout ce rival. «Mascarille, en tous cas, l'espoir où je me fonde[222], «Nous irons bien armés; et si quelqu'un nous gronde «Nous nous chamaillerons[223].» Oui, voilà justement Ce que votre valet ne prétend nullement. Moi, chamailler, bon Dieu! Suis-je un Roland, mon maître, Ou quelque Ferragus[224]? C'est fort mal me connoître. Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher, Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière, Je suis scandalisé d'une étrange manière. «Mais tu seras armé de pied en cap.» Tant pis: J'en serai moins léger à gagner le taillis[225]; Et, de plus, il n'est point d'armure si bien jointe Où ne puisse glisser une vilaine pointe. «Oh! tu seras ainsi tenu pour un poltron!» Soit, pourvu que toujours je branle le menton[226]. A table comptez-moi, si vous voulez, pour quatre, Mais comptez-moi pour rien s'il s'agit de se battre. Enfin, si l'autre monde a des charmes pour vous, Pour moi, je trouve l'air de celui-ci fort doux. Je n'ai pas grande faim de mort ni de blessure, Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure. SCÈNE II.--VALÈRE, MASCARILLE. VALÈRE. Je n'ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux Le soleil semble s'être oublié dans les cieux; Et jusqu'au lit qui doit recevoir sa lumière Je vois rester encore une telle carrière, Que je crois que jamais il ne l'achèvera, Et que de sa lenteur mon âme enragera. MASCARILLE. Et cet empressement pour s'en aller dans l'ombre Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre. Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts... VALÈRE. Ne me fais point ici de contes superflus. Quand je devrois trouver cent embûches mortelles, Je sens de son courroux des gênes trop cruelles; Et je veux l'adoucir ou terminer mon sort. C'est un point résolu. MASCARILLE. J'approuve ce transport: Mais le mal est, monsieur, qu'il faudra s'introduire En cachette. VALÈRE. Fort bien. MASCARILLE. Et j'ai peur de vous nuire. VALÈRE. Et comment? MASCARILLE. Une toux me tourmente à mourir, Dont le bruit importun vous fera découvrir: Il tousse. De moment en moment... Vous voyez le supplice. VALÈRE. Ce mal se passera; prends du jus de réglisse. MASCARILLE. Je ne crois pas, monsieur, qu'il se veuille passer. Je serois ravi, moi, de ne vous point laisser; Mais j'aurois un regret mortel, si j'étois cause Qu'il fût à mon cher maître arrivé quelque chose. SCÈNE III.--VALÈRE, LA RAPIÈRE, MASCARILLE. LA RAPIÈRE. Monsieur, de bonne part je viens d'être informé Qu'Éraste est contre vous fortement animé, Et qu'Albert parle aussi de faire pour sa fille Rouer jambes et bras à votre Mascarille. MASCARILLE. Moi, je ne suis pour rien dans tout cet embarras. Qu'ai-je fait pour me voir rouer jambes et bras? Suis-je donc gardien, pour employer ce style, De la virginité des filles de la ville? Sur la tentation ai-je quelque crédit? Et puis-je mais[227], chétif, si le coeur leur en dit? VALÈRE. Oh! qu'ils ne seront pas si méchants qu'ils le disent! Et, quelque belle ardeur que ses feux lui produisent, Éraste n'aura pas si bon marché de nous. LA RAPIÈRE. S'il vous faisoit besoin, mon bras est tout à vous, Vous savez de tout temps que je suis un bon frère. VALÈRE. Je vous suis obligé, monsieur de la Rapière. LA RAPIÈRE. J'ai deux amis aussi que je vous puis donner[228], Qui contre tous venans sont gens à dégainer, Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance. MASCARILLE. Acceptez-les, monsieur. VALÈRE. C'est trop de complaisance. LA RAPIÈRE. Le petit Gille encore eût pu nous assister, Sans le triste accident qui vient de nous l'ôter. Monsieur, le grand dommage! et l'homme de service! Vous avez su le tour que lui fit la justice; Il mourut en César, et, lui cassant les os, Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots. VALÈRE. Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte, Doit être regretté; mais quant à votre escorte, Je vous rends grâces. LA RAPIÈRE. Soit; mais soyez averti Qu'il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti. VALÈRE. Et moi, pour vous montrer combien je l'appréhende, Je lui veux, s'il me cherche, offrir ce qu'il demande, Et par toute la ville aller présentement, Sans être accompagné que de lui seulement. SCÈNE IV.--VALÈRE, MASCARILLE. MASCARILLE. Quoi! monsieur, vous voulez tenter Dieu? Quelle audace! Las! vous voyez tous deux comme l'on nous menace; Combien de tous côtés... VALÈRE. Que regardes-tu là? MASCARILLE. C'est qu'il sent le bâton du côté que voilà. Enfin, si maintenant ma prudence en est crue, Ne nous obstinons point à rester dans la rue; Allons nous renfermer. VALÈRE. Nous renfermer, faquin! Tu m'oses proposer un acte de coquin? Sus, sans plus de discours, résous-toi de me suivre. MASCARILLE. Eh! monsieur mon cher maître, il est si doux de vivre, On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps!... VALÈRE. Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends. Ascagne vient ici, laissons-le; il faut attendre Quel parti de lui-même il résoudra de prendre. Cependant avec moi viens prendre à la maison Pour nous frotter[229]... MASCARILLE. Je n'ai nulle démangeaison. Que maudit soit l'amour, et les filles maudites Qui veulent en tâter, puis font les chattemites[230]! SCÈNE V.--ASCAGNE, FROSINE. ASCAGNE. Est-il bien vrai, Frosine, et ne rêvé-je point? De grâce, contez-moi bien tout de point en point. FROSINE. Vous en saurez assez le détail, laissez faire. Ces sortes d'incidents ne sont, pour l'ordinaire, Que redits trop de fois de moment en moment. Suffit que vous sachiez qu'après ce testament Qui vouloit un garçon pour tenir sa promesse, De la femme d'Albert la dernière grossesse N'accoucha que de vous[231], et que lui, dessous main, Ayant depuis longtemps concerté son dessein, Fit son fils de celui d'Ignès la bouquetière, Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère. La mort ayant ravi ce petit innocent Quelque dix mois après, Albert étant absent, La crainte d'un époux et l'amour maternelle Firent l'événement d'une ruse nouvelle. Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang, Vous devîntes celui qui tenait votre rang; Et la mort de ce fils mis dans votre famille Se couvrit pour Albert de celle de sa fille, Voilà de votre sort un mystère éclairci, Que votre feinte mère a caché jusqu'ici; Elle en dit des raisons, et peut en avoir d'autres, Par qui ses intérêts n'étoient pas tous les vôtres. Enfin cette visite, où j'espérois si peu, Plus qu'on ne pouvoit croire a servi votre feu. Cette Ignès vous relâche, et, par votre autre affaire, L'éclat de son secret devenu nécessaire, Nous en avons nous deux votre père informé; Un billet de sa femme a le tout confirmé; Et, poussant plus avant encore notre pointe, Quelque peu de fortune à notre adresse jointe, Aux intérêts d'Albert, de Polidore, après, Nous avons ajusté si bien les intérêts, Si doucement à lui déplié ces mystères, Pour n'effaroucher pas d'abord trop les affaires; Enfin, pour dire tout, mené si prudemment Son esprit pas à pas à l'accommodement, Qu'autant que votre père il montre de tendresse A confirmer les noeuds qui font votre allégresse[232]. ASCAGNE. Ah! Frosine, la joie où vous m'acheminez!... Eh! que ne dois-je point à vos soins fortunés! FROSINE. Au reste, le bonhomme est en humeur de rire, Et pour son fils encor nous défend de rien dire. SCÈNE VI.--POLIDORE, ASCAGNE, FROSINE. POLIDORE. Approchez-vous, ma fille, un tel nom m'est permis, Et j'ai su le secret que cachoient ces habits. Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse, Fait briller tant d'esprit et tant de gentillesse, Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux Quand il saura l'objet de ses soins amoureux. Vous valez tout au monde, et c'est moi qui l'assure. Mais le voici; prenons plaisir à l'aventure. Allez faire venir tous vos gens promptement. ASCAGNE. Vous obéir sera mon premier compliment. SCÈNE VII.--POLIDORE, VALÈRE, MASCARILLE. MASCARILLE, à Valère. Les disgrâces souvent sont du ciel révélées. J'ai songé cette nuit de perles défilées Et d'oeufs cassés; monsieur, un tel songe m'abat. VALÈRE. Chien de poltron! POLIDORE. Valère! il s'apprête un combat Où toute ta valeur te sera nécessaire. Tu vas avoir en tête un puissant adversaire. MASCARILLE. Et personne, monsieur, qui se veuille bouger, Pour retenir des gens qui se vont égorger? Pour moi, je le veux bien; mais, au moins, s'il arrive Qu'un funeste accident de votre fils vous prive, Ne m'en accusez point. POLIDORE. Non, non; en cet endroit Je le pousse moi-même à faire ce qu'il doit. MASCARILLE. Père dénaturé! VALÈRE. Ce sentiment, mon père, Est d'un homme de coeur, et je vous en révère. J'ai dû vous offenser, et je suis criminel D'avoir fait tout ceci sans l'aveu paternel; Mais, à quelque dépit que ma faute vous porte, La nature toujours se montre la plus forte, Et votre honneur fait bien, quand il ne veut pas voir Que le transport d'Éraste ait de quoi m'émouvoir! POLIDORE. On me faisoit tantôt redouter sa menace; Mais les choses depuis ont bien changé de face; Et, sans le pouvoir fuir, d'un ennemi plus fort Tu vas être attaqué. MASCARILLE. Point de moyen d'accord? VALÈRE. Moi, le fuir! Dieu m'en garde! Et qui donc pourroit-ce être? POLIDORE. Ascagne. VALÈRE. Ascagne? POLIDORE. Oui, tu le vas voir paroître. VALÈRE. Lui, qui de me servir m'avoit donné sa foi! POLIDORE. Oui, c'est lui qui prétend avoir affaire à toi, Et qui veut, dans le champ où l'honneur vous appelle, Qu'un combat seul à seul vide votre querelle. MASCARILLE. C'est un brave homme; il sait que les coeurs généreux Ne mettent point les gens en compromis pour eux. POLIDORE. Enfin, d'une imposture ils te rendent coupable, Dont le ressentiment m'a paru raisonnable: Si bien qu'Albert et moi sommes tombés d'accord Que tu satisferois Ascagne sur ce tort; Mais aux yeux d'un chacun, et sans nulles remises, Dans les formalités en pareil cas requises. VALÈRE. Et Lucile, mon père, a, d'un coeur endurci... POLIDORE. Lucile épouse Éraste, et te condamne aussi; Et, pour convaincre mieux tes discours d'injustice, Veut qu'à tes propres yeux cet hymen s'accomplisse. VALÈRE. Ah! c'est une impudence à me mettre en fureur. Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur! SCÈNE VIII.--ALBERT, POLIDORE, LUCILE, ÉRASTE, VALÈRE, MASCARILLE. ALBERT. Eh bien, les combattans? On amène le nôtre. Avez-vous disposé le courage du vôtre? VALÈRE. Oui, oui, me voilà prêt, puisqu'on m'y veut forcer, Et, si j'ai pu trouver sujet de balancer, Un reste de respect en pouvoit être cause, Et non pas la valeur du bras que l'on m'oppose. Mais c'est trop me pousser, ce respect est à bout; A toute extrémité mon esprit se résout, Et l'on fait voir un trait de perfidie étrange, Dont il faut hautement que mon amour se venge. A Lucile. Non pas que cet amour prétende encore à vous: Tout son feu se résout en ardeur de courroux: Et, quand j'aurai rendu votre honte publique, Votre coupable hymen n'aura rien qui me pique. Allez, ce procédé, Lucile, est odieux: A peine en puis-je croire au rapport de mes yeux; C'est de toute pudeur se montrer ennemie, Et vous devriez mourir d'une telle infamie. LUCILE. Un semblable discours me pourroit affliger, Si je n'avois en main qui m'en saura venger. Voici venir Ascagne, il aura l'avantage De vous faire changer bien vite de langage, Et sans beaucoup d'effort. SCÈNE IX.--ALBERT, POLIDORE, ASCAGNE, LUCILE, ÉRASTE, VALÈRE, FROSINE, MARINETTE, GROS-RENÉ, MASCARILLE. VALÈRE. Il ne le fera pas. Quand il joindroit au sien encor vingt autres bras, Je le plains de défendre une soeur criminelle; Mais, puisque son erreur me veut faire querelle, Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi. ÉRASTE. Je prenois intérêt tantôt à tout ceci; Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l'affaire, Je ne veux plus en prendre, et je le laisse faire. VALÈRE. C'est bien fait; la prudence est toujours de saison; Mais... ÉRASTE. Il saura pour tous vous mettre à la raison. VALÈRE. Lui? POLIDORE. Ne t'y trompe pas; tu ne sais pas encore Quel étrange garçon est Ascagne. ALBERT. Il l'ignore; Mais il pourra dans peu le lui faire savoir. VALÈRE. Sus donc, que maintenant il me le fasse voir. MARINETTE. Aux yeux de tous? GROS-RENÉ. Cela ne seroit pas honnête. VALÈRE. Se moque-t-on de moi? Je casserai la tête A quelqu'un des rieurs. Enfin, voyons l'effet. ASCAGNE. Non, non, je ne suis pas si méchant qu'on me fait; Et, dans cette aventure où chacun m'intéresse, Vous allez voir plutôt éclater ma foiblesse, Connoître que le ciel, qui dispose de nous, Ne me fit pas un coeur pour tenir contre vous, Et qu'il vous réservoit, pour victoire facile, De finir le destin du frère de Lucile. Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras, Ascagne va par vous recevoir le trépas: Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire, En vous donnant pour femme, en présence de tous, Celle qui justement ne peut être qu'à vous. VALÈRE. Non, quand toute la terre, après sa perfidie Et les traits effrontés... ASCAGNE. Ah! souffrez que je die, Valère, que le coeur qui vous est engagé D'aucun crime envers vous ne peut être chargé; Sa flamme est toujours pure et sa constance extrême; Et j'en prends à témoin votre père lui-même. POLIDORE. Oui, mon fils, c'est assez rire de ta fureur, Et je vois qu'il est temps de te tirer d'erreur. Celle à qui par serment ton âme est attachée Sous l'habit que tu vois à tes yeux est cachée; Un intérêt de bien, dès ses plus jeunes ans, Fit ce déguisement qui trompe tant de gens, Et depuis peu l'amour en a su faire un autre Qui t'abusa, joignant leur famille à la nôtre. Ne va point regarder à tout le monde aux yeux[233]. Je te fais maintenant un discours sérieux. Oui, c'est elle, en un mot, dont l'adresse subtile, La nuit, reçut ta foi sous le nom de Lucile, Et qui, par ce ressort qu'on ne comprenoit pas, A semé parmi vous un si grand embarras. Mais, puisque Ascagne ici fait place à Dorothée, Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée, Et qu'un noeud plus sacré donne force au premier. ALBERT. Et c'est là justement ce combat singulier Qui devoit envers nous réparer votre offense, Et pour qui les édits n'ont point fait de défense. POLIDORE. Un tel événement rend tes esprits confus: Mais en vain tu voudrois balancer là-dessus. VALÈRE. Non, non, je ne veux pas songer à m'en défendre; Et, si cette aventure a lieu de me surprendre, La surprise me flatte, et je me sens saisir De merveille[234] à la fois, d'amour et de plaisir: Se peut-il que ces yeux... ALBERT. Cet habit, cher Valère, Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire. Allons lui faire en prendre un autre, et cependant Vous saurez le détail de tout cet incident. VALÈRE. Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée... LUCILE. L'oubli de cette injure est une chose aisée. ALBERT. Allons, ce compliment se fera bien chez nous, Et nous aurons loisir de nous en faire tous. ÉRASTE. Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage, Qu'il reste encore ici des sujets de carnage. Voilà bien à tous deux notre amour couronné; Mais de son Mascarille et de mon Gros-René, Par qui doit Marinette être ici possédée? Il faut que par le sang l'affaire soit vidée. MASCARILLE. Nenni, nenni, mon sang dans mon corps sied trop bien; Qu'il l'épouse en repos, cela ne me fait rien. De l'humeur que je sais la chère Marinette, L'hymen ne ferme pas la porte à la fleurette. MARINETTE. Et tu crois que de toi je ferois mon galant? Un mari passe encor; tel qu'il est, on le prend: On n'y va pas chercher tant de cérémonie; Mais il faut qu'un galant soit fait à faire envie. GROS-RENÉ. Écoute, quand l'hymen aura joint nos deux peaux, Je prétends qu'on soit sourde à tous les damoiseaux. MASCARILLE. Tu crois te marier pour toi tout seul, compère? GROS-RENÉ. Bien entendu; je veux une femme sévère, Ou je ferai beau bruit. MASCARILLE. Eh! mon Dieu, tu feras Comme les autres font, et tu t'adouciras. Ces gens, avant l'hymen, si fâcheux et critiques, Dégénèrent souvent en maris pacifiques. MARINETTE. Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi; Les douceurs ne feront que blanchir contre moi[235]; Et je te dirai tout. MASCARILLE. O la fine pratique! Un mari confident! MARINETTE. Taisez-vous, as de pique[236]! ALBERT. Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous Poursuivre en liberté des entretiens si doux. [221] Monologue imité de l'_Interesse_ de Secchi, mais avec plus de verve et de vivacité. [222] Pour: mon espoir est que nous irons. Ellipse exagérée et excessive, qui n'est pas un archaïsme. [223] Pour: percer les mailles de la cotte d'armes; se battre en ferraillant. Ce mot populaire, que nous avons conservé, ferait croire que _maille à partir_ a la même origine. [224] Deux ferrailleurs, ou héros de chevalerie, alors à la mode. [225] Pour: me réfugier dans le bois, dans le fourré. Expression proverbiale hors d'usage. [226] Pour: remuer la mâchoire et manger. Archaïsme et proverbe. [227] Pour: puis-je davantage; du latin _magis_. Contraction archaïque, et locution usitée aujourd'hui. [228] Trait de moeurs qui résume toute l'existence des spadassins méridionaux, italiens, espagnols, provençaux, etc., et toute la rage des duels sous Louis XIII. [229] Pour: prendre des armes, préparer le combat. Ellipse trop forte, et sens obscur. [230] Expression populaire, pour: faire la chatte hypocrite. Du latin, _catus_, _cata_, et _mitis_ (chat doux). [231] Expression impropre, et non latine, comme on l'a prétendu, pour: la femme d'Albert n'eut que vous pour fruit de sa dernière grossesse. [232] Récit obscur, embarrassé et très-mal écrit, comme tous les passages de cette pièce dans lesquels Molière essaye d'expliquer l'imbroglio italien qu'il emprunte. [233] Pour: regarder dans les yeux tout le monde. Expression impropre, faute de français. [234] Pour: d'émerveillement. Merveille, dans le sens actif, est un archaïsme perdu. [235] Pour: ne produiront pas d'effet. Expression proverbiale empruntée au tir des armes à feu. Les balles qui ne frappent pas le but laissent une marque blanchâtre qui indique le point qu'elles ont frappé. [236] Pour: langue de serpent, piquante. Les sorcières modernes ont attaché un sens défavorable à cette couleur du jeu de cartes. FIN DU DÉPIT AMOUREUX DEUXIÈME ÉPOQUE 1659--1664 COMÉDIES DE MOEURS.--IMITATION DU DRAME HÉROÏQUE ESPAGNOL. V. 1659. LES PRÉCIEUSES RIDICULES. VI. 1660. SGANARELLE, ou LE COCU IMAGINAIRE, imitation de l'italien. VII. 1661. DON GARCIE DE NAVARRE, imitation de l'espagnol. VIII. 1661. L'ÉCOLE DES MARIS. IX. 1661. LES FACHEUX. X. 1662. L'ÉCOLE DES FEMMES. XI. 1663. LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES. XII. 1663. L'IMPROMPTU DE VERSAILLES. XIII. 1664. LE MARIAGE FORCÉ. XIV. 1664. LA PRINCESSE D'ÉLIDE, imitation de l'espagnol. LES PRÉCIEUSES RIDICULES COMÉDIE REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS, LE 18 NOVEMBRE 1659, SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON. Le règne de Louis XIV commençait; le succès de _l'Étourdi_ et du _Dépit amoureux_ venait de fixer à Paris la troupe de Molière, dont la réputation grandissait. La salle du Petit-Bourbon, au Louvre, était souvent pleine; on admirait le jeu comique de _Mascarille_ et de ses camarades. Néanmoins le nouveau maître de la scène ne se détachait guère de ses prédécesseurs et de ses rivaux que par une verve plus spirituelle et plus nourrie, par une ironie plus goguenarde et plus gauloise, mêlée encore de caprices italiens et de souvenirs espagnols. Nulle attaque directe aux travers contemporains ne signalait le réformateur des moeurs et le souverain des esprits. Le 18 novembre 1659, le roi étant à Irun, d'où il devait ramener sa fiancée, Marie-Thérèse d'Autriche, les _Précieuses ridicules_ furent jouées par la troupe de Molière devant la cour et la bourgeoisie. L'oeuvre nouvelle produisit un effet surprenant. On n'avait pas encore vu sur le théâtre une farce en un acte et en prose dans le genre des saynètes espagnoles, écrite du plus vigoureux style, d'une vérité poignante, d'une naïveté parfaite et d'une exquise finesse de ton. Dès la première scène l'originalité éclatait. Deux nouveaux acteurs, La Grange et du Croisy, qui s'étaient joints récemment à la troupe de Molière, faisaient leur entrée sous leur propre nom, et se présentaient d'eux-mêmes au public. Ensuite apparaissait le vieux bourgeois, gonflé de sa fortune, fier de sa roture, mécontent de sa famille, qui tourne au bel esprit, pressé surtout de marier ses filles, qui dépensent en frivolités son revenu péniblement acquis. Les voici elles-mêmes, superbement ornées et semblables à mademoiselle Paulet la Lionne de Voiture; avec force rubans, fleurs et dentelles, «se démontant les hanches,» dit un contemporain, pour imiter la belle désinvolture andalouse, et ne parlant que du bout des lèvres avec un rhythme musical, emprunté de l'Italie. Les deux «Pecques provinciales» sont récemment débarquées dans la capitale, où elles viennent se faire admirer du beau monde. Madame de Rambouillet elle même, la reine des _Précieuses_, qui assiste à la représentation avec sa cour, partage la gaieté générale. Assurément ce n'est pas elle que l'on raille, mais ses ridicules imitatrices; celles qui représentent l'excès, l'afféterie du goût italico-espagnol. Nos héroïnes, comme madame la duchesse de Longueville et mademoiselle de Montpensier, donnent dans le romanesque. Elles sont entichées, bourgeoises qu'elles sont, des raffinements du _Cyrus_ et de la _Clélie_. Elles ne savent que l'amour appris dans la carte du Tendre. Elles dépensent tout l'argent du bonhomme en Blanc, perles, coques d'oeufs, parfums, pieds de mouton, Baume, lait virginal et cent mille autres drogues[237]. [237] Scarron. Elles n'appellent pas leur valet Jacques, Pierrot ou Claude, mais Almanzor. Elles-mêmes se sont débaptisées, comme les puritains de Cromwell donnaient à leurs fils le nom de _Va-et-ne-pèche-jamais_, ou celui de _Sois-sauvé-par-la-grâce_; comme on s'appelait _René_ ou _Atala_, _Corinne_ ou _Delphine_, en 1812, ou _Brutus_ en 1793. Elles ont le fanatisme du bel esprit, et en adorent les subtilités. Portraits, énigmes, madrigaux, factices formules de la poésie tombée en enfance, leur sont familières. Elles s'expriment comme le _Doni_, comme _Gongora_, _Marini_ ou l'_Arétin_, premier modèle de ce beau langage. Elles disent comme cet écrivain, qu'il faut «pêcher dans le lac de sa pensée avec l'hameçon du souvenir.» Pour elles, la jupe de dessus est «la modeste,» la seconde, qu'on apercevait un peu, «la friponne,» et la dernière, «la secrète.» Elles ne dansent pas, elles tracent sur le parquet des «chiffres et des lacs d'amour.» Pour elles les désirs d'un soupirant nouveau sont «l'ode involontaire de _novices en chaleur_.» Prudes jusqu'à la dernière affectation, raffolant de platonisme pur, ne pouvant souffrir un mot qui rappelle une idée physique, ces élèves de l'_Astrée_ appartiennent encore à la vieille cour de Louis XIII, ce monarque céladonique qui employait une paire de pincettes pour saisir un billet doux dans le corsage de mademoiselle de Hautefort. Mais voici venir le brillant séducteur de ces héroïnes. «Sa perruque est si grande, qu'elle balaye la place à chaque fois qu'il fait la révérence, et son chapeau si petit, qu'il est aisé de juger que le marquis le porte bien plus souvent dans la main que sur la tête; son rabat[238] se peut appeler un honnête peignoir, et ses canons semblent n'être faits que pour servir de caches aux enfants qui jouent à la cligne-musette. Un brandon de glands lui sort de la poche comme d'une corne d'abondance, et ses souliers sont si couverts de rubans, qu'il n'est pas possible de dire s'ils sont de _roussi de vache d'Angleterre_ ou de maroquin. Ils ont un demi-pied de haut, et chacun est fort en peine de savoir comment des talons si hauts et si délicats peuvent porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre[239].» C'est Mascarille, ou plutôt Molière. [238] Col rabattu sur la chemise. [239] Récit en prose et en vers de la farce des _Précieuses_. Paris, 1660. Burlesque symbole de l'élégance affectée et surannée, il porte avec mignardise le demi-masque de velours noir, la «Mascarilla» des Valois. Il est marquis, et bientôt il va se doubler d'un vicomte, valet comme lui, mais grave et laconique, le pourpoint boutonné jusqu'au menton, homme de guerre, homme de poids, la plume sur l'oreille et traînant avec majesté sa longue rapière à la Sully. Double image de la vieille cour: ici, le raffiné, le joli, le faux gracieux; c'est Mascarille;--là, les grands gestes, les embrassements solennels; c'est Jodelet. Le vicomte de Jodelet complète le marquis de Mascarille; c'est l'emphase burlesque de Balzac auprès de la gentillesse maniérée de Voiture. La jeune cour et la société nouvelle firent des gorges chaudes de toute cette défroque des vieux ridicules longtemps en faveur. Ce ne fut pas un succès, mais un éclat de rire universel. On en avait assez de ce vieux monde: Corneille pâlissait; la société faisait peau neuve, la _préciosité_ recula dans les profondeurs du passé. Il y avait longtemps que les esprits fermes, la bonne Gournay, Malherbe, Régnier; les esprits caustiques ou pénétrants, Guy-Patin, Gassendi, Peiresc; les esprits délicats, Chapelle, Desmarets, Richelieu lui-même, avaient protesté contre la contagion subtile de l'hôtel de Rambouillet. Le spirituel et caustique ami des Pisani, Tallemant des Réaux lui-même, n'avait pu s'empêcher de convenir que le raffinement de son ami «donnoit quelquefois dans l'excès[240].» [240] Voyez Tallemant, Historiette de _la Maison de la marquise de Rambouillet_. On avait déjà ouvert quelques faibles et impuissantes attaques contre cette forteresse protégée par le cours même de la civilisation. Richelieu avait signalé à son protégé Desmarets le sujet des _Visionnaires_, parodie qui n'est pas sans mérite; oeuvre étrange où l'imagination raille l'imagination; où les héros romanesques et pourfendeurs, les versificateurs ronsardistes et les amoureuses éprises d'Alexandre et de Cyrus étalent tour à tour la pompe et l'exubérance de leurs pensées. Quelques écrivains du dernier ordre, dédaignés à juste titre par les _précieuses_ et chassés de leurs ruelles, avaient essayé contre le goût à la mode de maladroites représailles. Les comédiens d'Italie, Scaramouche et Trivelin, vulgaires bouffons qu'elles méprisaient, avaient prêté leur théâtre à l'abbé de Pure et enrichi de leurs lazzi le canevas grossier qui les mettait en scène. Enfin un poëte bizarre, Chapuzeau, qui devint précepteur de Guillaume III et passa dans les régions du Nord une partie de sa vie, avait osé, dès l'année 1656, toucher à l'arche sainte, et publier contre elle son _Cercle des femmes, entretiens comiques en six entrées dialoguées_. Il faut rendre justice à l'infortuné Chapuzeau: le Mascarille de Molière se montre dans cette mauvaise ébauche sous la forme d'un nommé Germain, marquis postiche que son maître emploie au même usage et que l'on bâtonne à la fin de la pièce en présence de sa belle humiliée. Tout était donc préparé pour cette révolution qui allait inaugurer en France une époque nouvelle. «Jamais, dit le journaliste Loret, l'_OEdipe_ de Corneille, l'_Amalasunthe_ de Quinault, la _Cassandre_ de Boisrobert, «N'eurent une vogue si grande» que cette _action folâtre_, «Tant la pièce semble friande »A plusieurs tant sages que fous; »Pour moi, j'y portai trente sous; »Mais oyant leurs fines paroles, »J'en ris pour plus de dix pistoles.» Les comédiens de Molière, dit-il encore, «furent visités »Par gens de toutes qualités, »Qu'on n'en vit jamais tant ensemble »Que ces jours passés, ce me semble, »Dans l'hôtel du Petit-Bourbon.» «On vint à Paris de vingt lieues à la ronde afin d'avoir le divertissement de cet ouvrage, qui passe pour le plus charmant et le plus délicat que l'on ait vu au théâtre[241].» [241] Donneau, préface de _la Cocue imaginaire_. Tout à coup les yeux se dessillèrent. Le vieil ami des _précieuses_, Ménage, s'écria en sortant du théâtre du Petit-Bourbon: «Monsieur Chapelain, il va falloir détruire ce que nous avons adoré; car nous approuvions toutes ces sottises.» Du milieu du parterre, une voix bourgeoise, sans doute celle d'un contemporain de mademoiselle de Gournay, s'était écrié: «Courage, Molière, voilà la bonne comédie!» Le bruit du succès traversa la France, et, pendant que la troupe donnait à Paris deux représentations par jour de la pièce favorite, le jeune roi, aux yeux duquel l'hôtel de Rambouillet était l'asile de ses ennemis, demanda le manuscrit, le lut, fit jouer la pièce devant lui et partagea l'opinion du public. Cette vogue extraordinaire se soutint quatre mois entiers; il fallut doubler et tripler le prix des places. Une édition subreptice parut avec un privilége obtenu par surprise. L'autorité des ruelles disparut, autorité redoutable qui avait épouvanté Scarron. «On ne vit plus de belles dames en possession de faire la destinée des pauvres auteurs... tenir ruelle pour étouffer dès sa naissance une comédie... Les plus partiales ne colportèrent plus d'avance des factums par les maisons comme on fait en sollicitant un procès[242].» Les académies de femmes et tous ces petits cercles précieux dont Tallemant se moque[243] perdaient leur influence. Il fallut le rang et l'autorité de mademoiselle de Montpensier pour en maintenir un seul au Luxembourg sous l'autorité de Segrais et de l'abbé Cotin. L'esprit faux, «celui où l'imagination a trop de part,» comme le dit si bien La Bruyère, fut frappé de discrédit. [242] Scarron, préface de _l'Écolier de Salamanque_. [243] Voy. l'Histor. de _la Vicomtesse d'Auchy_. Éd. Paulin; Paris, 1855. Le vieux monde attaqué ne se rendit pas sans combat. Marquis et précieuses trouvèrent leurs défenseurs. Chapuzeau récrivit en vers son _Cercle des femmes_, qu'il fit représenter sans succès sur un théâtre rival, celui du Marais, pour revendiquer la création de Mascarille. L'abbé de Pure, «cet abbé des plus galans» dont Molière, disait un critique[244], n'avait fait qu'habiller le canevas «à la française,» prétendait que Molière le dérobait. On affirma même que la veuve du farceur Guillet Gorju avait vendu à Molière la pièce tout entière, contenue dans les mémoires de son mari. Pamphlets, satires, dissertations critiques, libelles, drames, calomnies de tout genre, accablèrent le satirique. Le champion le plus hardi de ces dames et de leurs travers fut un sieur de Somaize, qui, dans son _Dictionnaire des précieuses_ et dans deux misérables pièces intitulées les _Véritables précieuses_ et le _Procès des précieuses_, prit hautement le parti des Arthémises et des Clélies. «L'auteur de la farce du Petit-Bourbon, dit-il, n'est qu'un singe et un voleur, plagiaire d'habitude, aidé par les Italiens... Il n'y a certes pas à le comparer à l'illustre Boisrobert, à l'admirable M. Magnon, auteur d'_Artaxerce_, au sublime Boyer, qui est si plein de feu... Quant aux comédiens du Petit-Bourbon, ils ne jouent rien qui vaille, et doivent tout à la force de leurs brigues.» [244] De Visé, _Nouvelles nouvelles_, IIIe partie, page 217. Mais le coup était porté; Boileau et Racine suivirent Molière. Le cours de l'influence italienne espagnole s'arrêta. Personne toutefois ne put empêcher que le long règne des précieuses ne laissât dans le langage et les moeurs des traces indélébiles. Le raffinement, qu'elles avaient poussé trop loin et qui leur avait fait deviner et préparer jusqu'à la nouvelle orthographe que devait inaugurer Voltaire, introduisit dans l'idiome et dans l'usage commun une multitude d'expressions ingénieusement métaphoriques devenues tout à fait françaises malgré Molière:--«s'encanailler--humeur communicative--le blond hardi des cheveux.»--Chose étrange! la plupart de celles que Molière a incriminées, en les plaçant dans la bouche de ses personnages ridicules, sont aujourd'hui de l'usage le plus authentique et le plus naturel. Nous citerons entre autres: «Faire estime--procédé irrégulier--le moyen que--s'accommoder de quelqu'un--débuter par--du dernier bourgeois--le bel air des choses--débiter les sentiments--dans les formes--exercer les esprits--sécheresse de conversation--se défaire de--chose tout à fait choquante--tissu d'un roman--intelligence épaisse--courir après le mérite--chasser sur nos terres--s'inscrire en faux--être des nôtres--être en passe de--enchérir sur--se piquer d'esprit--n'être pas de refus--comme il faut--l'esprit assaisonne sa bravoure--peupler la solitude--danser proprement--etc., etc.» Le public, la cour, le populaire, les esprits sérieux, appartenaient à Molière. «Je n'ai plus, s'écria-t-il, qu'à étudier le monde.» Le vrai siècle de Louis XIV était inauguré, et Louis XIV lui-même avait reconnu le poëte qui devait l'aider le plus efficacement dans son oeuvre politique. PRÉFACE DES PRÉCIEUSES RIDICULES PAR MOLIÈRE C'est une chose étrange qu'on imprime les gens malgré eux! Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerois toute autre violence plutôt que celle-là. Ce n'est pas que je veuille faire ici l'auteur modeste, et mépriser par honneur ma comédie. J'offenserois mal à propos tout Paris, si je l'accusois d'avoir pu applaudir à une sottise: comme le public est le juge absolu de ces sortes d'ouvrages, il y auroit de l'impertinence à moi de le démentir; et, quand j'aurois eu la plus mauvaise opinion du monde de mes _Précieuses ridicules_ avant leur représentation, je dois croire maintenant qu'elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais, comme une grande partie des grâces qu'on y a trouvées dépendent de l'action et du ton de voix, il m'importoit qu'on ne les dépouillât pas de ces ornemens, et je trouvois que le succès qu'elles avoient eu dans la représentation étoit assez beau pour en demeurer là. J'avois résolu, dis-je, de ne les faire voir qu'à la chandelle, pour ne point donner lieu à quelqu'un de dire le proverbe[245], et je ne voulois pas qu'elles sautassent du théâtre de Bourbon dans la galerie du Palais[246]. Cependant je n'ai pu l'éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilége obtenu par surprise. J'ai eu beau crier: O temps! ô moeurs! on m'a fait voir une nécessité pour moi d'être imprimé ou d'avoir un procès; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu'on ne laisseroit pas de faire sans moi. [245] Expression proverbiale: Belle à la chandelle, laide au grand jour. [246] C'est-à-dire du théâtre de Molière dans la boutique des libraires du Palais. Voy. _le Lutrin_ de Boileau. Mon Dieu! l'étrange embarras qu'un livre à mettre au jour; et qu'un auteur est neuf la première fois qu'on l'imprime! Encore si l'on m'avoit donné du temps, j'aurois pu mieux songer à moi, et j'aurois pris toutes les précautions que messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j'aurois été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j'aurois tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j'aurois tâché de faire une belle et docte préface; et je ne manque point de livres qui m'auroient fourni tout ce qu'on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l'étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition, et le reste. J'aurois parlé aussi à mes amis, qui, pour la recommandation de ma pièce, ne m'auroient pas refusé ou des vers françois, ou des vers latins. J'en ai même qui m'auroient loué en grec; et l'on n'ignore pas qu'une louange en grec est d'une merveilleuse efficace[247] à la tête d'un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnoître; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J'aurois voulu faire voir qu'elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent d'être bernés; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie; et que, par la même raison que les véritables savans et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin[248], ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi; aussi les véritables précieuses auroient tort de se piquer, lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j'ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luynes[249] veut m'aller relier de ce pas: à la bonne heure, puisque Dieu l'a voulu. [247] Pour: efficacité. Archaïsme que le style théologique a conservé. [248] Personnages symboliques, ou masques de la _Commedia dell Arte_, inventée par les Italiens. [249] Molière donne habilement l'adresse et le nom de son libraire, pour que l'on n'aille pas acheter la contrefaçon. Les ouvrages se vendaient alors reliés au moins en parchemin. PERSONNAGES ACTEURS LA GRANGE,} amans rebutés. {LA GRANGE. DU CROISY,} {DU CROISY. GORGIBUS, bon bourgeois. L'ESPY. MADELON, fille de Gorgibus,} précieuses {Mlle DEBRIE. CATHOS, nièce de Gorgibus, } ridicules. {Mlle DUPARC. MAROTTE, servante des précieuses ridicules. Mad. BÉJART. ALMANZOR, laquais des précieuses ridicules. DEBRIE. LE MARQUIS DE MASCARILLE, valet de la Grange. MOLIÈRE. LE VICOMTE DE JODELET, valet de du Croisy. BRÉCOURT. DEUX PORTEURS DE CHAISE. VOISINES. VIOLONS. La scène est à Paris, dans la maison de Gorgibus. SCÈNE I.--LA GRANGE, DU CROISY. DU CROISY. Seigneur la Grange... LA GRANGE. Quoi? DU CROISY. Regardez-moi un peu sans rire. LA GRANGE. Eh bien? DU CROISY. Que dites-vous de notre visite? En êtes-vous fort satisfait? LA GRANGE. A votre avis, avons-nous sujet de l'être tous deux? DU CROISY. Pas tout à fait, à dire vrai. LA GRANGE. Pour moi, je vous avoue que j'en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques[250] provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous? A peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des siéges. Je n'ai jamais vu tant parler à l'oreille qu'elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois: Quelle heure est-il? Ont-elles répondu que[251] oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire? Et ne m'avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvoit nous faire pis qu'elles ont fait? DU CROISY. Il me semble que vous prenez la chose fort à coeur. LA GRANGE. Sans doute, je l'y prends, et de telle façon, que je me veux venger de cette impertinence. Je connois ce qui nous a fait mépriser. L'air précieux[252] n'a pas seulement infecté Paris, il s'est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c'est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu'il faut être pour en être bien reçu; et, si vous m'en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connoître un peu mieux leur monde. DU CROISY. Et comment, encore? LA GRANGE. J'ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit; car il n'y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C'est un extravagant qui s'est mis dans la tête de vouloir faire l'homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu'à les appeler brutaux. DU CROISY. Eh bien, qu'en prétendez-vous faire? LA GRANGE. Ce que j'en prétends faire? Il faut... Mais sortons d'ici auparavant. SCÈNE II.--GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE. GORGIBUS. Eh bien, vous avez vu ma nièce et ma fille. Les affaires iront-elles bien? Quel est le résultat de cette visite? LA GRANGE. C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très-humbles serviteurs. DU CROISY. Vos très-humbles serviteurs. GORGIBUS, seul. Ouais! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourroit venir leur mécontentement? Il faut savoir un peu ce que c'est. Holà! SCÈNE III.--GORGIBUS, MAROTTE. MAROTTE. Que désirez-vous, monsieur? GORGIBUS. Où sont vos maîtresses? MAROTTE. Dans leur cabinet. GORGIBUS. Que font-elles? MAROTTE. De la pommade pour les lèvres. GORGIBUS. C'est trop pommadé[253]; dites-leur qu'elles descendent. SCÈNE IV.--GORGIBUS. Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d'oeufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne connois point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d'une douzaine de cochons, pour le moins: et quatre valets vivroient tous les jours des pieds de moutons qu'elles emploient. SCÈNE V.--MADELON, CATHOS, GORGIBUS. GORGIBUS. Il est bien nécessaire, vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau! Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur? Vous avois-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulois vous donner pour maris? MADELON. Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier[254] de ces gens-là? CATHOS. Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne? GORGIBUS. Et qu'y trouvez-vous à redire? MADELON. La belle galanterie que la leur! Quoi! débuter d'abord par le mariage? GORGIBUS. Et par où veux-tu donc qu'ils débutent? par le concubinage? N'est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi? Est-il rien de plus obligeant que cela? Et ce lien sacré où ils aspirent n'est-il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions? MADELON. Ah! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses. GORGIBUS. Je n'ai que faire ni d'air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c'est faire en honnêtes gens que de débuter par là. MADELON. Mon Dieu! que si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini! La belle chose que ce seroit, si d'abord Cyrus épousoit Mandane, et qu'Aronce de plain-pied fût marié à Clélie[255]! GORGIBUS. Que me vient conter celle-ci? MADELON. Mon père, voilà ma cousine qui vous dira aussi bien que moi que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentimens, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux: ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l'on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée: et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvemens, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé; et j'ai mal au coeur à la seule vision que cela me fait. GORGIBUS. Quel diable de jargon entends-je ici? Voici bien du haut style. CATHOS. En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie! Je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galans et Jolis-Vers, sont des terres inconnues pour eux[256]. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans; mon Dieu! quels amans sont-ce là! Quelle frugalité d'ajustement, et quelle sécheresse de conversation! On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats[257] ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. GORGIBUS. Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Madelon... MADELON. Eh! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement. GORGIBUS. Comment, ces noms étranges! Ne sont-ce pas vos noms de baptême? MADELON. Mon Dieu! que vous êtes vulgaire[258]! Pour moi, un de mes étonnemens, c'est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Madelon, et ne m'avouerez-vous pas que ce seroit assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde? CATHOS. Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là; et le nom de Polixène, que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte, que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d'accord. GORGIBUS. Écoutez: il n'y a qu'un mot qui serve. Je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines; et pour ces messieurs dont il est question, je connois leurs familles et leurs biens, et je veux résolûment que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge. CATHOS. Pour moi, mon oncle, tout ce que je puis vous dire, c'est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu? MADELON. Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d'arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion. GORGIBUS, à part. Il n'en faut point douter, elles sont achevées[259]. (Haut.) Encore un coup, je n'entends rien à toutes ces balivernes! je veux être maître absolu; et, pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses; j'en fais un bon serment. SCÈNE VI.--CATHOS, MADELON. CATHOS. Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière! que son intelligence est épaisse, et qu'il fait sombre dans son âme! MADELON. Que veux-tu, ma chère? j'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer une naissance plus illustre. CATHOS. Je le croirois bien; oui, il y a toutes les apparences du monde; et pour moi, quand je me regarde aussi... SCÈNE VII.--CATHOS, MADELON, MAROTTE. MAROTTE. Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir. MADELON. Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites: Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles. MAROTTE. Dame! je n'entends point le latin, et je n'ai pas appris, comme vous, la filophie dans le grand Cyre. MADELON. L'impertinente! Le moyen de souffrir cela! Et qui est-il, le maître de ce laquais? MAROTTE. Il me l'a nommé le marquis de Mascarille. MADELON. Ah! ma chère, un marquis! Oui, allez dire qu'on nous peut voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous. CATHOS. Assurément, ma chère. MADELON. Il faut le recevoir dans cette salle basse plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces. MAROTTE. Par ma foi! je ne sais point quelle bête c'est là; il faut parler chrétien[260], si vous voulez que je vous entende. CATHOS. Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la glace par la communication de votre image. Elles sortent. SCÈNE VIII.--MASCARILLE, DEUX PORTEURS. MASCARILLE. Holà! porteurs, holà! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser, à force de heurter contre les murailles et les pavés. PREMIER PORTEUR. Dame! c'est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu'ici. MASCARILLE. Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j'exposasse l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j'allasse imprimer mes souliers en boue? Allez, ôtez votre chaise d'ici. DEUXIÈME PORTEUR. Payez-nous donc, s'il vous plaît, monsieur. MASCARILLE. Hein? DEUXIÈME PORTEUR. Je dis, monsieur, que vous nous donniez de l'argent, s'il vous plaît. MASCARILLE, lui donnant un soufflet. Comment, coquin! demander de l'argent à une personne de ma qualité! DEUXIÈME PORTEUR. Est-ce ainsi qu'on paye les pauvres gens? et votre qualité nous donne-t-elle à dîner? MASCARILLE. Ah! ah! je vous apprendrai à vous connoître! Ces canailles-là s'osent jouer à moi! PREMIER PORTEUR, prenant un des bâtons de sa chaise. Çà, payez-nous vitement! MASCARILLE. Quoi? PREMIER PORTEUR. Je dis que je veux avoir de l'argent tout à l'heure. MASCARILLE. Il est raisonnable, celui-là. PREMIER PORTEUR. Vite donc. MASCARILLE. Oui-da! tu parles comme il faut, toi; mais l'autre est un coquin qui ne sait ce qu'il dit. Tiens, es-tu content? PREMIER PORTEUR. Non, je ne suis pas content; vous avez donné un soufflet à mon camarade, et... (Levant son bâton.) MASCARILLE. Doucement! tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s'y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher. SCÈNE IX.--MAROTTE, MASCARILLE. MAROTTE. Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir tout à l'heure. MASCARILLE. Qu'elles ne se pressent point: je suis ici posté commodément pour attendre. MAROTTE. Les voici. SCÈNE X.--MADELON, CATHOS, MASCARILLE, ALMANZOR. MASCARILLE, après avoir salué. Mesdames, vous serez surprises sans doute de l'audace de ma visite; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissans, que je cours partout après lui. MADELON. Si vous poursuivez le mérite, ce n'est pas sur nos terres que vous devez chasser. CATHOS. Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l'y ayez amené. MASCARILLE. Ah! je m'inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu'il y a de galant dans Paris. MADELON. Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges; et nous n'avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie. CATHOS. Ma chère, il faudroit faire donner des siéges. MADELON. Holà! Almanzor! ALMANZOR. Madame? MADELON. Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation. MASCARILLE. Mais, au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi? Almanzor sort. CATHOS. Que craignez-vous? MASCARILLE. Quelque vol de mon coeur, quelque assassinat de ma franchise[261]. Je vois ici des yeux qui ont la mine d'être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More[262]. Comment, diable! d'abord qu'on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière[263]. Ah! par ma foi, je m'en défie! et je m'en vais gagner au pied[264], ou je veux caution bourgeoise[265] qu'ils ne me feront point de mal. MADELON. Ma chère, c'est le caractère enjoué. CATHOS. Je vois bien que c'est un Amilcar[266]. MADELON. Ne craignez rien, nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre coeur peut dormir en assurance sur leur prud'homie. CATHOS. Mais de grâce, monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure; contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser. MASCARILLE, après s'être peigné et avoir ajusté ses canons. Eh bien, mesdames, que dites-vous de Paris? MADELON. Hélas! qu'en pourrions-nous dire? Il faudroit être l'antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie. MASCARILLE. Pour moi, je tiens que hors de Paris il n'y a point de salut pour les honnêtes gens. CATHOS. C'est une vérité incontestable. MASCARILLE. Il y fait un peu crotté; mais nous avons la chaise[267]. MADELON. Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps. MASCARILLE. Vous recevez beaucoup de visites? Quel bel esprit est des vôtres? MADELON. Hélas! nous ne sommes pas encore connues; mais nous sommes en passe de l'être; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d'amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies[268]. CATHOS. Et certains autres qu'on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses. MASCARILLE. C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne; ils me rendent tous visite; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits. MADELON. Eh! mon Dieu! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié; car enfin il faut avoir la connoissance de tous ces messieurs-là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris; et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connoisseuse, quand il n'y auroit rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles[269], on est instruit de cent choses qu'il faut savoir de nécessité, et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé: un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet; une telle a fait des paroles sur un tel air; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance; celui-là a composé des stances sur une infidélité; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures; un tel auteur a fait un tel dessein; celui-là en est à la troisième partie de son roman; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C'est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies; et, si l'on ignore ces choses, je ne donnerois pas un clou de tout l'esprit qu'on peut avoir. CATHOS. En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridicule, qu'une personne se pique d'esprit, et ne sache pas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour: et, pour moi, j'aurois toutes les hontes du monde, s'il falloit qu'on vînt à me demander si j'aurois vu quelque chose de nouveau que je n'aurois pas vu. MASCARILLE. Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se fait; mais ne vous mettez pas en peine: je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu'il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par coeur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime un peu quand je veux; et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles[270] de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. MADELON. Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits; je ne vois rien de si galant que cela. MASCARILLE. Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond: vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. CATHOS. Pour moi, j'aime terriblement les énigmes. MASCARILLE. Cela exerce l'esprit, et j'en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner. MADELON. Les madrigaux sont agréables quand ils sont bien tournés. MASCARILLE. C'est mon talent particulier; et je travaille à mettre en madrigaux toute l'Histoire romaine. MADELON. Ah! certes, cela sera du dernier beau: j'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer. MASCARILLE. Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me persécutent. MADELON. Je m'imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé. MASCARILLE. Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter; car je suis diablement fort sur les impromptus. CATHOS. L'impromptu est justement la pierre de touche de l'esprit. MASCARILLE. Écoutez donc. MADELON. Nous y sommes de toutes nos oreilles. MASCARILLE. Oh! oh! je n'y prenois pas garde: Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde, Votre oeil en tapinois me dérobe mon coeur; Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur! CATHOS. Ah! mon Dieu, voilà qui est poussé dans le dernier galant. MASCARILLE. Tout ce que je fais a l'air cavalier; cela ne sent point le pédant. MADELON. Il en est éloigné de plus de deux mille lieues. MASCARILLE. Avez-vous remarqué ce commencement, _Oh! oh!_ voilà qui est extraordinaire, _oh! oh!_ comme un homme qui s'avise tout d'un coup, _oh! oh!_ La surprise, _oh! oh!_ MADELON. Oui, je trouve ce _oh! oh!_ admirable. MASCARILLE. Il semble que cela ne soit rien. CATHOS. Ah! mon Dieu, que dites-vous? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer. MADELON. Sans doute et j'aimerois mieux avoir fait ce _oh! oh!_ qu'un poëme épique. MASCARILLE. Tudieu! vous avez le goût bon. MADELON. Eh! je ne l'ai pas tout à fait mauvais. MASCARILLE. Mais n'admirez-vous pas aussi _je n'y prenois pas garde? Je n'y prenois pas garde_, je ne m'apercevois pas de cela; façon de parler naturelle, _je n'y prenois pas garde. Tandis que, sans songer à mal_, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, _je vous regarde_, c'est-à-dire, je m'amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple; _votre oeil en tapinois..._ Que vous semble de ce mot _tapinois_? n'est-il pas bien choisi? CATHOS. Tout à fait bien. MASCARILLE. _Tapinois_, en cachette; il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris, _tapinois_. MADELON. Il ne se peut rien de mieux. MASCARILLE. _Me dérobe mon coeur_, me l'emporte, me le ravit. _Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!_ Ne diriez-vous pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter? _Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!_ MADELON. Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant. MASCARILLE. Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus. CATHOS. Vous avez appris la musique? MASCARILLE. Moi? Point du tout. CATHOS. Comment donc cela se peut-il? MASCARILLE. Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. MADELON. Assurément, ma chère. MASCARILLE. Écoutez si vous trouverez l'air à votre goût: _Hem, hem, la, la, la, la, la_. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix; mais il n'importe, c'est à la cavalière. Il chante. Oh! oh! je n'y prenois pas garde, etc. CATHOS. Ah! que voilà un air qui est passionné! Est-ce qu'on n'en meurt point? MADELON. Il y a de la chromatique[271] là dedans. MASCARILLE. Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant? _Au voleur! au voleur!_ Et puis, comme si l'on crioit bien fort, _au, au, au, au, au voleur!_ Et tout d'un coup, comme une personne essoufflée, _au voleur!_ MADELON. C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure; je suis enthousiasmée de l'air et des paroles. CATHOS. Je n'ai encore rien vu de cette force-là. MASCARILLE. Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude. MADELON. La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l'enfant gâté. MASCARILLE. A quoi donc passez-vous le temps, mesdames? CATHOS. A rien du tout. MADELON. Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable de divertissemens. MASCARILLE. Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble. MADELON. Ce n'est pas de refus. MASCARILLE. Mais je vous demande d'applaudir comme il faut quand nous serons là; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l'auteur m'en est venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici qu'à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation: et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire! Pour moi, j'y suis fort exact; et, quand j'ai promis à quelque poëte, je crie toujours: Voilà qui est beau! devant que les chandelles soient allumées. MADELON. Ne m'en parlez point: c'est un admirable lieu que Paris; il s'y passe cent choses tous les jours, qu'on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être. CATHOS. C'est assez: puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu'on dira. MASCARILLE. Je ne sais si je me trompe; mais vous avez toute la mine d'avoir fait quelque comédie. MADELON. Eh! il pourroit être quelque chose de ce que vous dites. MASCARILLE. Ah! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en ai composé une que je veux faire représenter. CATHOS. Et à quels comédiens la donnerez-vous? MASCARILLE. Belle demande! Aux grands comédiens[272]; il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses; les autres sont des ignorans qui récitent comme l'on parle; ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s'arrêter au bel endroit: et le moyen de connoître où est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête, et ne vous avertit par là qu'il faut faire le brouhaha? CATHOS. En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d'un ouvrage; et les choses ne valent que ce qu'on les fait valoir. MASCARILLE. Que vous semble de ma petite oie[273]? La trouvez-vous congruente à l'habit? CATHOS. Tout à fait. MASCARILLE. Le ruban en est bien choisi? MADELON. Furieusement bien. C'est Perdrigeon tout pur[274]. MASCARILLE. Que dites-vous de mes canons[275]? MADELON. Ils ont tout à fait bon air. MASCARILLE. Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu'on fait. MADELON. Il faut avouer que je n'ai jamais vu porter si haut l'élégance de l'ajustement. MASCARILLE. Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat. MADELON. Ils sentent terriblement bon. CATHOS. Je n'ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée. MASCARILLE. Et celle-là? Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque. MADELON. Elle est tout à fait de qualité; le sublime en est touché délicieusement. MASCARILLE. Vous ne dites rien de mes plumes! Comment les trouvez-vous? CATHOS. Effroyablement belles. MASCARILLE. Savez-vous que le brin me coûte un louis d'or? Pour moi, j'ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu'il y a de plus beau. MADELON. Je vous assure que nous sympathisons vous et moi. J'ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte; et, jusqu'à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne faiseuse. MASCARILLE, s'écriant brusquement. Ahi! ahi! ahi! doucement! Dieu me damne, mesdames, c'est fort mal en user; j'ai à me plaindre de votre procédé; cela n'est pas honnête. CATHOS. Qu'est-ce donc? qu'avez-vous? MASCARILLE. Quoi! toutes deux contre mon coeur en même temps! M'attaquer à droite et à gauche! Ah! c'est contre le droit des gens: la partie n'est pas égale; et je m'en vais crier au meurtre. CATHOS. Il faut avouer qu'il dit les choses d'une manière particulière. MADELON. Il a un tour admirable dans l'esprit. CATHOS. Vous avez plus de peur que de mal, et votre coeur crie avant qu'on l'écorche. MASCARILLE. Comment, diable! il est écorché depuis la tête jusqu'aux pieds. SCÈNE XI.--CATHOS, MADELON, MASCARILLE, MAROTTE. MAROTTE. Madame, on demande à vous voir. MADELON. Qui? MAROTTE. Le vicomte de Jodelet. MASCARILLE. Le vicomte de Jodelet? MAROTTE. Oui, monsieur. CATHOS. Le connoissez-vous? MASCARILLE. C'est mon meilleur ami. MADELON. Faites entrer vitement. MASCARILLE. Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure. CATHOS. Le voici. SCÈNE XII.--CATHOS, MADELON, JODELET, MASCARILLE, MAROTTE, ALMANZOR. MASCARILLE. Ah! vicomte! JODELET. (Ils s'embrassent l'un l'autre.) Ah! marquis! MASCARILLE. Que je suis aise de te rencontrer! JODELET. Que j'ai de joie de te voir ici! MASCARILLE. Baise-moi donc encore un peu, je te prie. MADELON, à Cathos. Ma toute bonne, nous commençons d'être connues; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir. MASCARILLE. Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci: sur ma parole il est digne d'être connu de vous. JODELET. Il est juste de venir vous rendre ce qu'on vous doit; et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes sortes de personnes. MADELON. C'est pousser vos civilités jusqu'aux derniers confins de la flatterie. CATHOS. Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bien heureuse. MADELON, à Almanzor. Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses? Voyez-vous pas qu'il faut le surcroît d'un fauteuil? MASCARILLE. Ne vous étonnez pas de voir le vicomte de la sorte; il ne fait que sortir d'une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez. JODELET. Ce sont fruits des veilles de la cour et des fatigues de la guerre. MASCARILLE. Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des vaillants hommes du siècle? C'est un brave à trois poils[276]. JODELET. Vous ne m'en devez rien, marquis; et nous savons ce que vous savez faire aussi. MASCARILLE. Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l'occasion. JODELET. Et dans des lieux où il faisoit fort chaud. MASCARILLE, regardant Cathos et Madelon. Oui, mais non pas si chaud qu'ici. Ahi! ahi! ahi! JODELET. Notre connoissance s'est faite à l'armée; et la première fois que nous nous vîmes, il commandoit un régiment de cavalerie sur les galères de Malte. MASCARILLE. Il est vrai, mais vous étiez pourtant dans l'emploi avant que j'y fusse[277]; et je me souviens que je n'étois que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux. JODELET. La guerre est une belle chose; mais, ma foi, la cour récompense bien mal aujourd'hui les gens de service comme nous. MASCARILLE. C'est ce qui fait que je veux pendre l'épée au croc. CATHOS. Pour moi, j'ai un furieux tendre pour les hommes d'épée. MADELON. Je les aime aussi; mais je veux que l'esprit assaisonne la bravoure. MASCARILLE. Te souvient-il, vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siége d'Arras[278]? JODELET. Que veux-tu dire avec ta demi-lune? C'étoit bien une lune tout entière. MASCARILLE. Je pense que tu as raison. JODELET. Il m'en doit bien souvenir, ma foi! j'y fus blessé à la jambe d'un coup de grenade, dont je porte encore les marques. Tâtez un peu, de grâce; vous sentirez quel coup c'étoit là. CATHOS, après avoir touché l'endroit. Il est vrai que la cicatrice est grande. MASCARILLE. Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci; là, justement au derrière de la tête. Y êtes-vous? MADELON. Oui, je sens quelque chose. MASCARILLE. C'est un coup de mousquet que je reçus, la dernière campagne que j'ai faite. JODELET, découvrant sa poitrine. Voici un autre coup qui me perça de part en part à l'attaque de Gravelines[279]. MASCARILLE, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausse. Je vais vous montrer une furieuse plaie. MADELON. Il n'est pas nécessaire: nous le croyons sans y regarder. MASCARILLE. Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu'on est. CATHOS. Nous ne doutons pas de ce que vous êtes. MASCARILLE. Vicomte, as-tu là ton carrosse? JODELET. Pourquoi? MASCARILLE. Nous mènerions promener ces dames hors des portes[280], et leur donnerions un cadeau[281]. MADELON. Nous ne saurions sortir aujourd'hui. MASCARILLE. Ayons donc les violons pour danser. JODELET. Ma foi, c'est bien avisé. MADELON. Pour cela, nous y consentons: mais il faut donc quelque surcroît de compagnie. MASCARILLE. Holà! Champagne, Picard, Bourguignon, Cascaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette! Au diable soient tous les laquais! Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul. MADELON. Almanzor, dites aux gens de monsieur le marquis qu'ils aillent querir des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d'ici près, pour peupler la solitude de notre bal. Almanzor sort. MASCARILLE. Vicomte, que dis-tu de ces yeux? JODELET. Mais toi-même, marquis, que t'en semble? MASCARILLE. Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d'ici les braies[282] nettes. Au moins, pour moi, je reçois d'étranges secousses, et mon coeur ne tient plus qu'à un filet. MADELON. Que tout ce qu'il dit est naturel! Il tourne les choses le plus agréablement du monde. CATHOS. Il est vrai qu'il fait une furieuse dépense en esprit. MASCARILLE. Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là-dessus. Il médite. CATHOS. Eh! je vous en conjure de toute la dévotion de mon coeur, que nous oyions quelque chose qu'on ait fait pour nous. JODELET. J'aurois envie d'en faire autant, mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j'y ai faites ces jours passés[283]. MASCARILLE. Que diable est-ce là? Je fais toujours bien le premier vers; mais j'ai peine à faire les autres. Ma foi! ceci est un peu trop pressé; je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde. JODELET. Il a de l'esprit comme un démon. MADELON. Et du galant, et du bien tourné. MASCARILLE. Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n'as vu la comtesse? JODELET. Il y a plus de trois semaines que je ne lui aie rendu visite. MASCARILLE. Sais-tu bien que le duc m'est venu voir ce matin, et m'a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui? MADELON. Voici nos amies qui viennent. SCÈNE XIII.--LUCILE, CÉLIMÈNE, CATHOS, MADELON, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, ALMANZOR, VIOLONS. MADELON. Mon Dieu, mes chères[284], nous vous demandons pardon. Ces messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds; et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vides de notre assemblée. LUCILE. Vous nous avez obligées, sans doute. MASCARILLE. Ce n'est ici qu'un bal à la hâte; mais, l'un de ces jours, nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus? ALMANZOR. Oui, monsieur; ils sont ici. CATHOS. Allons donc, mes chères, prenez place. MASCARILLE, dansant lui seul comme par prélude. La, la, la, la, la, la, la, la. MADELON. Il a tout à fait la taille élégante. CATHOS. Et a la mine de danser proprement. MASCARILLE, ayant pris Madelon pour danser. Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence! Oh! quels ignorans! Il n'y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte! ne sauriez-vous jouer en mesure? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme! O violons de village! JODELET, dansant ensuite. Holà! ne pressez pas si fort la cadence: je ne fais que sortir de maladie. SCÈNE XIV.--DU CROISY, LA GRANGE, CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, JODELET, MASCARILLE, MAROTTE, VIOLONS. LA GRANGE, un bâton à la main. Ah! ah! coquins, que faites-vous ici? Il y a trois heures que nous vous cherchons. MASCARILLE, se sentant battre. Ahi! ahi! ahi! vous ne m'aviez pas dit que les coups en seroient aussi. JODELET. Ahi! ahi! ahi! LA GRANGE. C'est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l'homme d'importance! DU CROISY. Voilà qui vous apprendra à vous connoître. SCÈNE XV.--CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, VIOLONS. MADELON. Que veut donc dire ceci? JODELET. C'est une gageure. CATHOS. Quoi! vous laisser battre de la sorte! MASCARILLE. Mon Dieu! je n'ai pas voulu faire semblant de rien; car je suis violent, et je me serois emporté. MADELON. Endurer un affront comme celui-là, en notre présence! MASCARILLE. Ce n'est rien: ne laissons pas d'achever. Nous nous connoissons il y a longtemps, et entre amis on ne va pas se piquer pour si peu de chose. SCÈNE XVI.--DU CROISY, LA GRANGE, MADELON, CATHOS, CÉLIMÈNE, LUCILE, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, VIOLONS. LA GRANGE. Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres. Trois ou quatre spadassins entrent. MADELON. Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison! DU CROISY. Comment, mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous; qu'ils viennent vous faire l'amour à nos dépens, et vous donnent le bal? MADELON. Vos laquais! LA GRANGE. Oui, nos laquais: et cela n'est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites. MADELON. O ciel! quelle insolence! LA GRANGE. Mais ils n'auront pas l'avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue; et, si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu'on les dépouille sur-le-champ. JODELET. Adieu notre braverie[285]. MASCARILLE. Voilà le marquisat et la vicomté à bas. DU CROISY. Ah! ah! coquins, vous avez l'audace d'aller sur nos brisées! vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure. LA GRANGE. C'est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits. MASCARILLE. O fortune! quelle est ton inconstance! DU CROISY. Vite, qu'on leur ôte jusqu'à la moindre chose. LA GRANGE. Qu'on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l'état qu'ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu'il vous plaira; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous n'en serons aucunement jaloux. SCÈNE XVII.--MADELON, CATHOS, JODELET, MASCARILLE, VIOLONS. CATHOS. Ah! quelle confusion! MADELON. Je crève de dépit! UN DES VIOLONS, à Mascarille. Qu'est-ce donc que ceci? Qui nous payera, nous autres? MASCARILLE. Demandez à monsieur le vicomte. UN DES VIOLONS, à Jodelet. Qui est-ce qui nous donnera de l'argent? JODELET. Demandez à monsieur le marquis. SCÈNE XVIII.--GORGIBUS, MADELON, CATHOS, JODELET, MASCARILLE, VIOLONS. GORGIBUS. Ah! coquines que vous êtes! vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois; et je viens d'apprendre de belles affaires, vraiment, de ces messieurs et de ces dames qui sortent. MADELON. Ah! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite. GORGIBUS. Oui, c'est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l'affront. MADELON. Ah! je jure que nous en serons vengées ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence? MASCARILLE. Traiter comme cela un marquis! Voilà ce que c'est que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissoient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part; je vois bien qu'on n'aime ici que la vaine apparence, et qu'on n'y considère point la vertu toute nue. SCÈNE XIX.--GORGIBUS, MADELON, CATHOS, VIOLONS. UN DES VIOLONS. Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez, à leur défaut, pour ce que nous avons joué ici. GORGIBUS, les battant. Oui, oui, je vais vous contenter, et voici la monnoie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant; nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines, allez vous cacher pour jamais! (Seul.) Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusemens des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables! [250] Pour: mijaurées, affectées. Du languedocien _pécqua_, se rattachant à l'italien _pecora_, de _pecus_, animal insupportable. [251] Pour: si ce n'est oui et non. Ellipse archaïque et d'excellent effet. [252] Pour: air de raffinement excessif. Mot pris en bonne part entre 1650 et 1660; en mauvaise part depuis Molière. [253] Verbe créé par Molière pour les besoins de la scène. [254] _Faire estime et procédé irrégulier_, expressions qui sont aujourd'hui du commun usage, étaient alors nouvellement inventées et appartenaient au style précieux. Voyez, sur les mots de cette espèce, ridiculisés par Molière, et qui semblent aujourd'hui naturels, la notice de cette pièce. [255] Héros et héroïnes des romans dont on raffolait, et que mademoiselle de Scudéry, leur véritable auteur, avait fait paraître par _préciosité_, non pas sous son propre nom, mais sous celui de son frère. [256] Invention allégorique de mademoiselle de Scudéry, grande précieuse, dans son roman de _Clélie_, et qui eut un succès prodigieux, bien que ce ne soit, au fond, que le _Roman de la Rose_, accommodé au goût du siècle. C'est _Tendre_, ville capitale du pays de _Passion_, dont il faut s'emparer. On y est conduit par le fleuve d'_Inclination_, et l'on arrive à son but par le village des _Billets-Galants_, puis par le hameau des _Billets-Doux_, qui mène au château des _Petits-Soins_, après quoi tout est dit. Ces cartes allégoriques devinrent une manie, firent fureur; il y en eut pour la coquetterie et même pour le jansénisme. La comédie porta un coup mortel à cette géographie ridicule. [257] Pour: cols rabattus, alors garnis de dentelles et noués avec deux cordons à glands. La cravate les a remplacés, laissant aux seuls hommes d'Eglise le rabat et la calotte que portaient autrefois les laïques. Voyez les portraits de Saint-Evremont et de Corneille. [258] Mot renouvelé par madame de Staël, et qui, depuis elle, est resté de bon usage. [259] Pour: accomplies. Archaïsme excellent. [260] Pour: comme un chrétien, comme un homme civilisé. Archaïsme qui consiste à employer l'adjectif comme un adverbe. [261] Liberté du coeur. Voiture, dans le même sens, dit: «J'ai perdu ma franchise.» [262] Expression proverbiale, pour: comme les Turcs traitaient les Mores d'Afrique. [263] Terme d'escrime. [264] Pour: gagner du terrain en levant le pied. [265] Pour: caution donnée par un bourgeois solvable, garantie suffisante. [266] Pour: un personnage enjoué. Telle est la prétention de l'un des plus ridicules héros du grand _Cyrus_. [267] Chaise à porteurs, inventée en Angleterre, que le marquis de Montbrun avait importée en France, et qui était devenue très à la mode. [268] Depuis le règne de Henri IV, tous les beaux esprits s'étaient fait un devoir d'insérer leurs productions dans des recueils, qui sous le titre d'_Espadon satirique_, de _Cabinet des Muses_ et de _Recueil de Poésies_, faisaient les délices des gens à la mode. [269] Pour: intellectuelles. [270] Pour: assemblées de gens à la mode. C'était l'espace, d'ailleurs meublé avec beaucoup d'élégance, qui séparait de la muraille le lit de la précieuse, et où se tenaient rangés, dans le temple de l'alcôve, les _alcôvistes_, c'est-à-dire les desservants de la prêtresse et de son temple. [271] Pour: du chromatique. Archaïsme. Le mot est aujourd'hui masculin. Le chromatique se compose de demi-tons, et s'accorde avec le raffinement des précieuses. [272] Allusion à la troupe de l'hôtel de Bourgogne, qui avait pris l'habitude de l'emphase. [273] Menue garniture des vêtements, qui, à cette époque, étaient chargés de rubans, de plumes et de dentelles; il y en avait aux souliers, aux bas, aux gants, à l'épée, au chapeau et à l'habit. [274] Nom du marchand qui avait la vogue pour la «petite oie,» c'est-à-dire pour les rubans. Le mot _perdrigon_ signifie aussi une belle couleur violette, et nous ignorons si c'est à la boutique de Perdrigeon qu'elle a dû son nom. [275] Bande d'étoffe flottante au-dessus du genou et couvrant la moitié de la jambe. Mode qui remontait à Louis XIII. [276] Pour: portant la moustache et la royale. Tous les portraits de la fin du seizième siècle et du commencement du dix-septième sont remarquables par la taille particulière et la pointe effilée de ces ornements du visage. [277] Ici Molière-Mascarille s'adresse à Jodelet-Brécourt, comédien plus âgé que lui, et qui l'avait précédé sur le théâtre. [278] 1654. [279] 1659. [280] Pour: au delà de l'enceinte, qui, sous Louis XIII, renfermait 56,780 hectares, et qui était bornée par des fossés et des remparts. Nos boulevards actuels occupent l'emplacement de cette promenade alors à la mode. [281] Détail de moeurs et expression de l'époque. «Donner un repas, une fête, une partie de plaisir,» surtout à la campagne. Je ne cite que pour mémoire l'étymologie du P. Bouhours, _cadendo_, parce que les buveurs tombent; et celle d'un spirituel musicien, _cadit_, parce que ces plaisirs tombent des nues et nous surprennent. Néanmoins le mot anglais _godsend_, qui a le même sens (envoyé par le bon Dieu), semblerait autoriser cette dernière origine. [282] Expression proverbiale d'une vulgarité très-énergique, pour: sortir d'affaires sans accident désagréable. Du latin, ou plutôt du celtique, _bracca_, pantalon gaulois. [283] Allusion assez piquante à la manie poétique de Brécourt-Jodelet, qui écrivait beaucoup et sans aucun talent. [284] Une «chère» était une précieuse. Le second de ces mots se rapportait à l'intelligence, et le premier aux qualités du coeur. «Ma chère,» expression restée dans la langue, nous vient des précieuses. [285] Pour: beaux habits, du mot celtique _brav_, dont le sens s'est détourné depuis. On dit encore dans le nord de la France: «Comme il est brave!» pour: Comme il est fier de son costume! Archaïsme passé de mode. FIN DES PRÉCIEUSES RIDICULES. SGANARELLE OU LE COCU[286] IMAGINAIRE COMÉDIE REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS, LE 23 MAI 1660 SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON Six mois se sont écoulés depuis la représentation et le succès des _Précieuses_. Molière a trente-huit ans. Le roi le protége. Marquis, partisans de Hardy et de Garnier, grands hommes des ruelles, ont beau l'attaquer et le combattre, la bourgeoisie, la jeunesse et le roi marchent avec lui. [286] Mot qui ne s'emploie plus que dans la mauvaise compagnie, et dont il est inutile d'expliquer le sens. Les étymologistes le font dériver de l'italien _cocuza_, citrouille, haut de la tête; ou du latin _concumbere_, ou enfin de _cuculus_, coucou. La plus spirituelle de ces hypothèses, toutes assez arbitraires, est celle qui fait du «cocu» le mari de la «coquette.» Archaïsme qui n'avait rien d'indécent à l'époque de Molière. Cependant il faut faire vivre une troupe de douze personnes dévouées qui ont suivi sa fortune et dont il est l'unique soutien. La cour n'est pas revenue encore des frontières d'Espagne, où Louis XIV va chercher sa fiancée, Marie-Thérèse d'Autriche, compagne de son trône et de sa couche royale, qui ne put jamais apprendre notre langue ni s'associer à nos moeurs. L'été va commencer. Le beau monde a quitté Paris; Monsieur, frère du roi, protecteur en titre de la troupe qui porte son nom, ne paye point aux acteurs la pension promise. On est embarrassé; la petite république formée des mains de Molière est en danger dès sa naissance. Elle est organisée cependant et ne demande qu'à marcher. Molière, pour rendre ses acteurs plus complets dans leurs rôles, pour ménager leur temps et leurs peines, a déjà spécialisé leurs talents et assigné à chacun le type approprié à sa nature, à sa voix, même à son caractère. Le gros Duparc, avec sa lourde panse et la rondeur de ses allures, est Gros-René; le médiocre l'Espy prononce d'une voix caverneuse les sentences de Gorgibus; le pâle et élégant Brécourt est le vicomte de Jodelet. Molière se rapproche autant que possible des masques italiens qu'il admire, et ramène à l'unité de la nature humaine la fantasque variété de ces types convenus. Lui-même, admirablement divertissant dans le comique, «habile (disent les contemporains) à monter et à démonter vingt fois son visage dans la même scène,» d'une grande agilité de corps (le journaliste Loret l'appelle _ce fameux danseur_), artiste et pour ainsi dire peintre de ses rôles, habitué de bonne heure aux lazzi que lui avait enseignés Scaramouche, il a mis en réserve pour son usage les rôles bouffons, hargneux et quinteux, impossibles et grotesques, passionnés et bizarres; le public y a pris goût. Pour utiliser la troupe et lui venir en aide, Molière choisit une vieille pièce italienne en trois actes, oeuvre naïve fondée sur un quiproquo plaisant, esquisse sans élévation, sans moralité, mais non sans gaieté populaire, puisque les bouffons la firent encore applaudir à Paris en 1716;--un de ces fruits corrompus de l'Italie dans sa décadence. Molière effaça les grossièretés les plus choquantes du _Ritratto, ouvero Arlichino cornuto per opinione_ (le _Portrait, ou Arlequin cornu d'imagination_), renforça le canevas italien de plusieurs emprunts habilement faits au _Francion_ de Sorel, à Sabadino, contemporain de Boccace, à Scarron, à Rabelais, à Montaigne; prêta la vigueur de cette versification mordante qu'il avait apprise chez Lucrèce à l'ingénuité des moeurs bourgeoises; se chargea du rôle principal, rôle fatigant au dernier point; n'oublia pas ses anciens amis Villebrequin et Gros-René, et obtint un succès de rire fou qui se prolongea et grandit pendant quarante représentations. Le _Cocu imaginaire_ trouva des fanatiques. «Joué à l'époque où chacun quitte Paris pour aller se divertir à la campagne (ainsi parle Donneau, dans la préface de sa Cocue _imaginaire_, qui fut imprimée à la fin de 1660, mais non jouée)... quoique Paris fût, ce semble, désert... il s'est trouvé assez de personnes de condition pour remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et assez de bourgeois pour remplir autant de fois le parterre.» Un autre fanatique, nommé Neufvillenaine, allait répéter de maison en maison des fragments de la pièce nouvelle dont il ne manquait pas une représentation. Après la sixième, il la savait par coeur. Alors il se hâta de la faire imprimer en la dédiant à Molière, ornée d'arguments admiratifs où il notait les diverses nuances de son jeu. Molière ne se formalisa pas. Dans l'édition qu'il publia lui-même de ses premières comédies, il reproduisit même les observations et «argumens» de Neufvillenaine, qu'il remercia de sa sympathie et de son larcin. C'est encore ici une oeuvre inhabile où la scène reste souvent vide, où la répétition des mêmes moyens, la grossièreté de quelques détails, le calque trop fidèle du canevas original, le double évanouissement de Lélie et de Célie sont rachetés par la mâle et simple vigueur du style. Point de but moral, quoi qu'on en ait dit. C'est le mariage tel qu'il est ou peut être, la franche reproduction des angoisses triviales de la vie. C'est le ménage de Sganarelle avec ses ridicules et ses déboires; le vulgaire époux aussi malheureux de se croire trompé que de l'être;--enfin le double commentaire du mot de La Fontaine: «En met-on son bonnet »Moins aisément que de coutume?» et du mot tout aussi fameux de Montaigne: «Où diable a-t-on placé l'honneur des femmes?» Le bon sens pratique de Gassendi descend ici jusqu'à la raillerie cynique. De nouveau les sornettes romanesques sont vilipendées; la raison triviale de Sancho devenu Gros-René plane sur l'ensemble; enfin la servante «forte en gueule,» qui deviendra la Martine des _Femmes savantes_, fait sa première apparition. La cour, à son retour de l'île des Faisans, approuve la pièce et l'applaudit. Bientôt Molière, dans l'espoir de la séduire et de la capter, va s'éloigner de ce sillon populaire et essayer l'imitation espagnole, qui ne lui réussira pas. PERSONNAGES ACTEURS GORGIBUS, bourgeois de Paris. L'ESPY. CÉLIE, sa fille. Mlle DUPARC. LÉLIE, amant de Célie. LA GRANGE. GROS-RENÉ, valet de Lélie. DUPARC. SGANARELLE, bourgeois de Paris, et cocu MOLIÈRE. imaginaire. LA FEMME de Sganarelle. Mlle DEBRIE. VILLEBREQUIN, père de Valère. DEBRIE. LA SUIVANTE de Célie. Mad. BÉJART. UN PARENT de la femme de Sganarelle. La scène est sur une place publique. SCÈNE I.--GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. CÉLIE, sortant tout éplorée, et son père la suivant. Ah! n'espérez jamais que mon coeur y consente. GORGIBUS. Que marmottez-vous là, petite impertinente? Vous prétendez choquer ce que j'ai résolu? Je n'aurai pas sur vous un pouvoir absolu? Et, par sottes raisons, votre jeune cervelle Voudroit régler ici la raison paternelle? Qui de nous deux à l'autre a droit de faire loi? A votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi, O sotte! peut juger ce qui vous est utile? Par la corbleu! gardez d'échauffer trop ma bile; Vous pourriez éprouver, sans beaucoup de longueur[287], Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur. Votre plus court sera, madame la mutine, D'accepter sans façon l'époux qu'on vous destine. J'ignore, dites-vous, de quelle humeur il est, Et dois auparavant consulter s'il vous plaît: Informé du grand bien qui lui tombe en partage, Dois-je prendre le soin d'en savoir davantage? Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats[288], Pour être aimé de vous doit-il manquer d'appas? Allez, tel qu'il puisse être, avecque cette somme Je vous suis caution qu'il est très-honnête homme. CÉLIE. Hélas! GORGIBUS. Eh bien, hélas! Que veut dire ceci? Voyez le bel hélas qu'elle nous donne ici! Eh! que si la colère une fois me transporte, Je vous ferai chanter hélas de belle sorte! Voilà, voilà le fruit de ces empressemens Qu'on vous voit nuit et jour à lire vos romans; Des quolibets d'amour votre tête est remplie, Et vous parlez de Dieu bien moins que de Clélie. Jetez-moi dans le feu tous ces méchans écrits Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits; Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes, Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes Du conseiller Matthieu[289]; l'ouvrage est de valeur, Et plein de beaux dictons à réciter par coeur. Le Guide des pécheurs[290] est encore un bon livre, C'est là qu'en peu de temps on apprend à bien vivre; Et, si vous n'aviez lu que ces moralités, Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés. CÉLIE. Quoi! vous prétendez donc, mon père, que j'oublie La constante amitié que je dois à Lélie? J'aurois tort, si, sans vous, je disposois de moi: Mais vous-même à ses voeux engageâtes ma foi. GORGIBUS. Lui fût-elle engagée encore davantage, Un autre est survenu, dont le bien l'en dégage. Lélie est fort bien fait; mais apprends qu'il n'est rien Qui ne doive céder au soin d'avoir du bien; Que l'or donne aux plus laids certains charmes pour plaire, Et que sans lui le reste est une triste affaire. Valère, je crois bien, n'est pas de toi chéri, Mais, s'il ne l'est amant, il le sera mari. Plus que l'on ne le croit, ce nom d'époux engage, Et l'amour est souvent un fruit du mariage, Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner Où de droit absolu j'ai pouvoir d'ordonner? Trêve donc, je vous prie, à vos impertinences; Que je n'entende plus vos sottes doléances. Ce gendre doit venir vous visiter ce soir; Manquez un peu, manquez à le bien recevoir; Si je ne vous lui vois faire un fort bon visage, Je vous... Je ne veux pas en dire davantage. SCÈNE II.--CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. LA SUIVANTE. Quoi! refuser, madame, avec cette rigueur, Ce que tant d'autres gens voudroient de tout leur coeur! A des offres d'hymen répondre par des larmes, Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes! Hélas! que ne veut-on aussi me marier! Ce ne seroit pas moi qui[291] se feroit prier: Et, loin qu'un pareil oui me donnât de la peine, Croyez que j'en dirois bien vite une douzaine. Le précepteur qui fait répéter la leçon A votre jeune frère a fort bonne raison Lorsque, nous discourant des choses de la terre, Il dit que la femelle est ainsi que le lierre, Qui croît beau[292] tant qu'à l'arbre il se tient bien serré, Et ne profite point s'il en est séparé. Il n'est rien de plus vrai, ma très-chère maîtresse, Et je l'éprouve en moi, chétive pécheresse! Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin! Mais j'avois, lui vivant, le teint d'un chérubin, L'embonpoint merveilleux, l'oeil gai, l'âme contente; Et je suis maintenant ma commère dolente. Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair, Je me couchois sans feu dans le fort de l'hiver; Sécher même les draps me sembloit ridicule, Et je tremble à présent dedans la canicule. Enfin il n'est rien tel, madame, croyez-moi, Que d'avoir un mari la nuit auprès de soi: Ne fût-ce que pour l'heur d'avoir qui vous salue D'un: Dieu vous soit en aide, alors qu'on éternue[293]. CÉLIE. Peux-tu me conseiller de commettre un forfait, D'abandonner Lélie, et prendre ce mal fait? LA SUIVANTE. Votre Lélie aussi n'est, ma foi, qu'une bête, Puisque si hors de temps son voyage l'arrête; Et la grande longueur de son éloignement Me le fait soupçonner de quelque changement. CÉLIE, lui montrant le portrait de Lélie. Ah! ne m'accable point par ce triste présage. Vois attentivement les traits de ce visage: Ils jurent à mon coeur d'éternelles ardeurs; Je veux croire, après tout, qu'ils ne sont pas menteurs, Et que, comme c'est lui que l'art y représente, Il conserve à mes feux une amitié constante. LA SUIVANTE. Il est vrai que ces traits marquent un digne amant, Et que vous avez lieu de l'aimer tendrement. CÉLIE. Et cependant il faut... Ah! soutiens-moi. Elle laisse tomber le portrait de Lélie. LA SUIVANTE. Madame, D'où vous pourroit venir... Ah! bons dieux! elle pâme[294]! Eh! vite, holà! quelqu'un! SCÈNE III.--CÉLIE, SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. SGANARELLE. Qu'est-ce donc? me voilà. LA SUIVANTE. Ma maîtresse se meurt! SGANARELLE. Quoi! n'est-ce que cela? Je croyois tout perdu, de crier de la sorte. Mais approchons pourtant. Madame, êtes-vous morte? Ouais! elle ne dit mot. LA SUIVANTE. Je vais faire venir Quelqu'un pour l'emporter; veuillez la soutenir. SCÈNE IV.--CÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE. SGANARELLE, en passant la main sur le sein de Célie. Elle est froide partout, et je ne sais qu'en dire. Approchons-nous pour voir si sa bouche respire. Ma foi! je ne sais pas; mais j'y trouve encor, moi, Quelque signe de vie. LA FEMME DE SGANARELLE, regardant par la fenêtre. Ah! qu'est-ce que je voi? Mon mari dans ses bras... Mais je m'en vais descendre; Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre. SGANARELLE. Il faut se dépêcher de l'aller secourir; Certes, elle auroit tort de se laisser mourir. Aller en l'autre monde est très-grande sottise, Tant que dans celui-ci l'on peut être de mise. Il la porte chez elle avec un homme que la suivante amène. SCÈNE V.--LA FEMME DE SGANARELLE. Il s'est subitement éloigné de ces lieux, Et sa fuite a trompé mon désir curieux: Mais de sa trahison je ne suis plus en doute, Et le peu que j'ai vu me la découvre toute. Je ne m'étonne plus de l'étrange froideur Dont je le vois répondre à ma pudique ardeur; Il réserve, l'ingrat, ses caresses à d'autres, Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres. Voilà de nos maris le procédé commun; Ce qui leur est permis leur devient importun. Dans les commencemens ce sont toutes merveilles; Ils témoignent pour nous des ardeurs nonpareilles; Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux, Et portent autre part ce qu'ils doivent chez eux. Ah! que j'ai de dépit que la loi n'autorise A changer de mari comme on fait de chemise! Cela seroit commode; et j'en sais telle ici Qui, comme moi, ma foi, le voudroit bien aussi. En ramassant le portrait que Célie avoit laissé tomber. Mais quel est ce bijou que le sort me présente? L'émail en est fort beau, la gravure charmante. Ouvrons. SCÈNE VI.--SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE. SGANARELLE, se croyant seul. On la croyoit morte, et ce n'étoit rien. Il n'en faut plus qu'autant[295] elle se porte bien. Mais j'aperçois ma femme. LA FEMME DE SGANARELLE, se croyant seule. O ciel! c'est miniature! Et voilà d'un bel homme une vive peinture! SGANARELLE, à part, et regardant par-dessus l'épaule de sa femme. Que considère-t-elle avec attention? Ce portrait, mon honneur, ne nous dit rien de bon. D'un fort vilain soupçon je me sens l'âme émue. LA FEMME DE SGANARELLE, sans apercevoir son mari. Jamais rien de plus beau ne s'offrit à ma vue; Le travail plus que l'or s'en doit encor priser. Oh! que cela sent bon! SGANARELLE, à part. Quoi! peste, le baiser! Ah! j'en tiens! LA FEMME DE SGANARELLE poursuit. Avouons qu'on doit être ravie Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie, Et que, s'il en contoit avec attention, Le penchant seroit grand à la tentation. Ah! que n'ai-je un mari d'une aussi bonne mine! Au lieu de mon pelé, de mon rustre... SGANARELLE, lui arrachant le portrait. Ah! mâtine! Nous vous y surprenons en faute contre nous, Et diffamant l'honneur[296] de votre cher époux. Donc, à votre calcul, ô ma trop digne femme! Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien madame? Et, de par Belzébut, qui vous puisse emporter! Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter? Peut-on trouver en moi quelque chose à redire? Cette taille, ce port que tout le monde admire, Ce visage, si propre à donner de l'amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour; Bref, en tout et partout, ma personne charmante N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente? Et, pour rassasier votre appétit gourmand, Il faut joindre au mari le ragoût d'un galant? LA FEMME DE SGANARELLE. J'entends à demi-mot où va la raillerie. Tu crois par ce moyen... SGANARELLE. A d'autres, je vous prie: La chose est avérée, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains. LA FEMME DE SGANARELLE. Mon courroux n'a déjà que trop de violence, Sans le charger encor d'une nouvelle offense. Écoute, ne crois pas retenir mon bijou, Et songe un peu... SGANARELLE. Je songe à te rompre le cou. Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie, Tenir l'original! LA FEMME DE SGANARELLE. Pourquoi? SGANARELLE. Pour rien, ma mie, Doux objet de mes voeux, j'ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons vous doit remercier. Regardant le portrait de Lélie. Le voilà! le beau fils, le mignon de couchette, Le malheureux tison de ta flamme secrète, Le drôle avec lequel... LA FEMME DE SGANARELLE. Avec lequel... Poursui. SGANARELLE. Avec lequel, te dis-je... et j'en crève d'ennui. LA FEMME DE SGANARELLE. Que me veut donc conter par là ce maître ivrogne? SGANARELLE. Tu ne m'entends que trop, madame la carogne! Sganarelle est un nom qu'on ne me dira plus, Et l'on va m'appeler seigneur Cornélius: J'en suis pour mon honneur; mais à toi, qui me l'ôtes, Je t'en ferai du moins pour un bras ou deux côtes. LA FEMME DE SGANARELLE. Et tu m'oses tenir de semblables discours? SGANARELLE. Et tu m'oses jouer de ces diables de tours? LA FEMME DE SGANARELLE. Et quels diables de tours? Parle donc sans rien feindre. SGANARELLE. Ah! cela ne vaut pas la peine de se plaindre! D'un panache de cerf sur le front me pourvoir, Hélas! voilà vraiment un beau venez y voir[297]! LA FEMME DE SGANARELLE. Donc, après m'avoir fait la plus sensible offense Qui puisse d'une femme exciter la vengeance, Tu prends d'un feint courroux le vain amusement Pour prévenir l'effet de mon ressentiment? D'un pareil procédé l'insolence est nouvelle! Celui qui fait l'offense est celui qui querelle. SGANARELLE. Eh! la bonne effrontée! A voir ce fier maintien, Ne la croiroit-on pas une femme de bien? LA FEMME DE SGANARELLE. Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses, Adresse-leur tes voeux, et fais-leur des caresses: Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi. Elle lui arrache le portrait et s'enfuit. SGANARELLE, courant après elle. Oui, tu crois m'échapper... je l'aurai malgré toi. SCÈNE VII.--LÉLIE, GROS-RENÉ. GROS-RENÉ. Enfin nous y voici. Mais, monsieur, si je l'ose, Je voudrois vous prier de me dire une chose. LÉLIE. Eh bien, parle! GROS-RENÉ. Avez-vous le diable dans le corps, Pour ne pas succomber à de pareils efforts? Depuis huit jours entiers, avec vos longues traites, Nous sommes à piquer de chiennes de mazettes, De qui le train maudit nous a tant secoués, Que je m'en sens, pour moi, tous les membres roués; Sans préjudice encor d'un accident bien pire, Qui m'afflige un endroit que je ne veux pas dire: Cependant, arrivé, vous sortez bien et beau, Sans prendre de repos, ni manger un morceau. LÉLIE. Ce grand empressement n'est point digne de blâme; De l'hymen de Célie on alarme mon âme; Tu sais que je l'adore; et je veux être instruit, Avant tout autre soin, de ce funeste bruit. GROS-RENÉ. Oui, mais un bon repas vous seroit nécessaire Pour s'aller éclaircir, monsieur, de cette affaire; Et votre coeur, sans doute, en deviendroit plus fort Pour pouvoir résister aux attaques du sort: J'en juge par moi-même, et la moindre disgrâce, Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse; Mais, quand j'ai bien mangé, mon âme est ferme à tout[298] Et les plus grands revers n'en viendroient pas à bout. Croyez-moi, bourrez-vous, et sans réserve aucune, Contre les coups que peut vous porter la fortune, Et, pour fermer chez vous l'entrée à la douleur, De vingt verres de vin entourez votre coeur. LÉLIE. Je ne saurois manger. GROS-RENÉ, bas, à part. Si ferai bien, je meure[299]. Haut. Votre dîner pourtant seroit prêt tout à l'heure. LÉLIE. Tais-toi, je te l'ordonne! GROS-RENÉ. Ah! quel ordre inhumain! LÉLIE. J'ai de l'inquiétude, et non pas de la faim. GROS-RENÉ. Et moi, j'ai de la faim, et de l'inquiétude De voir qu'un sot amour fait toute votre étude. LÉLIE. Laisse-moi m'informer de l'objet de mes voeux, Et, sans m'importuner, va manger si tu veux. GROS-RENÉ. Je ne réplique point à ce qu'un maître ordonne. SCÈNE VIII.--LÉLIE. Non, non, à trop de peur mon âme s'abandonne; Le père m'a promis, et la fille a fait voir Des preuves d'un amour qui soutient mon espoir. SCÈNE IX.--SGANARELLE, LÉLIE. SGANARELLE, sans voir Lélie, et tenant dans ses mains le portrait. Nous l'avons, et je puis voir à l'aise la trogne Du malheureux pendard qui cause ma vergogne, Il ne m'est point connu. LÉLIE, à part. Dieux! qu'aperçois-je ici? Et si c'est mon portrait, que dois-je croire aussi? SGANARELLE, sans voir Lélie. Ah! pauvre Sganarelle, à quelle destinée Ta réputation est-elle condamnée! Faut... Apercevant Lélie qui le regarde, il se tourne d'un autre côté. LÉLIE, à part. Ce gage ne peut, sans alarmer ma foi, Être sorti des mains qui le tenoient de moi. SGANARELLE, à part. Faut-il que désormais à deux doigts l'on te montre, Qu'on te mette en chansons, et qu'en toute rencontre On te rejette au nez le scandaleux affront Qu'une femme mal née imprime sur ton front? LÉLIE, à part. Me trompé-je? SGANARELLE, à part. Ah! truande[300]! as-tu bien le courage De m'avoir fait cocu dans la fleur de mon âge? Et femme d'un mari qui peut passer pour beau, Faut-il qu'un marmouset[301], un maudit étourneau... LÉLIE, à part, et regardant encore le portrait que tient Sganarelle. Je ne m'abuse point; c'est mon portrait lui-même. SGANARELLE lui tourne le dos. Cet homme est curieux. LÉLIE, à part. Ma surprise est extrême! SGANARELLE, à part. A qui donc en a-t-il? LÉLIE, à part. Je le veux accoster. Haut. Sganarelle veut s'éloigner. Puis-je... Eh! de grâce, un mot. SGANARELLE, à part, s'éloignant encore. Que me veut-il conter? LÉLIE. Puis-je obtenir de vous de savoir l'aventure Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture? SGANARELLE, à part. D'où lui vient ce désir? Mais je m'avise ici... Il examine Lélie et le portrait qu'il tient. Ah! ma foi, me voilà de son trouble éclairci! Sa surprise à présent n'étonne plus mon âme; C'est mon homme; ou plutôt c'est celui de ma femme. LÉLIE. Retirez-moi de peine, et dites d'où vous vient... SGANARELLE. Nous savons, Dieu merci, le souci qui vous tient; Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance; Il étoit en des mains de votre connoissance; Et ce n'est pas un fait qui soit secret pour nous Que les douces ardeurs de la dame et de vous. Je ne sais pas si j'ai, dans sa galanterie, L'honneur d'être connu de Votre Seigneurie; Mais faites-moi celui de cesser désormais Un amour qu'un mari peut trouver fort mauvais, Et songez que les noeuds du sacré mariage... LÉLIE. Quoi! celle, dites-vous, dont vous tenez ce gage... SGANARELLE. Est ma femme, et je suis son mari. LÉLIE. Son mari? SGANARELLE. Oui, son mari, vous dis-je, et mari très-marri[302]; Vous en savez la cause, et je m'en vais l'apprendre Sur l'heure à ses parens. SCÈNE X.--LÉLIE. Ah! que viens-je d'entendre! On me l'avoit bien dit, et que c'étoit de tous L'homme le plus mal fait qu'elle avoit pour époux. Ah! quand mille sermens de ta bouche infidèle Ne m'auroient pas promis une flamme éternelle, Le seul mépris d'un choix si bas et si honteux Devoit bien soutenir l'intérêt de mes feux. Ingrate! et quelque bien... Mais ce sensible outrage, Se mêlant aux travaux d'un assez long voyage, Me donne tout à coup un choc si violent, Que mon coeur devient foible et mon corps chancelant. SCÈNE XI.--LÉLIE, LA FEMME DE SGANARELLE. LA FEMME DE SGANARELLE, se croyant seule. Apercevant Lélie. Malgré moi, mon perfide... Hélas! quel mal vous presse? Je vous vois prêt, monsieur, à tomber en foiblesse. LÉLIE. C'est un mal qui m'a pris assez subitement. LA FEMME DE SGANARELLE. Je crains ici pour vous l'évanouissement; Entrez dans cette salle, en attendant qu'il passe. LÉLIE. Pour un moment ou deux j'accepte cette grâce. SCÈNE XII.--SGANARELLE, UN PARENT DE LA FEMME DE SGANARELLE[303]. LE PARENT. D'un mari sur ce point j'approuve le souci, Mais c'est prendre la chèvre un peu bien vite aussi[304]: Et tout ce que de vous je viens d'ouïr contre elle Ne conclut point, parent, qu'elle soit criminelle: C'est un point délicat; et, de pareils forfaits, Sans les bien avérer, ne s'imputent jamais. SGANARELLE. C'est-à-dire qu'il faut toucher au doigt la chose. LE PARENT. Le trop de promptitude à l'erreur nous expose. Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu, Et si l'homme, après tout, lui peut être connu? Informez-vous-en donc; et, si c'est ce qu'on pense, Nous serons les premiers à punir son offense. SCÈNE XIII.--SGANARELLE. On ne peut pas mieux dire; en effet, il est bon D'aller tout doucement. Peut-être sans raison Me suis-je en tête mis ces visions cornues, Et les sueurs au front m'en sont trop tôt venues. Par ce portrait enfin dont je suis alarmé, Mon déshonneur n'est pas tout à fait confirmé. Tâchons donc par nos soins[305]... SCÈNE XIV.--SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE sur la porte de sa maison reconduisant Lélie, LÉLIE. SGANARELLE, à part, les voyant. Ah! que vois-je? Je meure[306]! Il n'est plus question de portrait à cette heure; Voici, ma foi, la chose en propre original. LA FEMME DE SGANARELLE. C'est par trop vous hâter, monsieur; et votre mal, Si vous sortez sitôt, pourra bien vous reprendre. LÉLIE. Non, non, je vous rends grâce, autant qu'on puisse rendre, De l'obligeant secours que vous m'avez prêté. SGANARELLE, à part. La masque[307] encore après lui fait civilité! La femme de Sganarelle rentre dans sa maison. SCÈNE XV.--SGANARELLE, LÉLIE. SGANARELLE, à part. Il m'aperçoit; voyons ce qu'il me pourra dire. LÉLIE, à part. Ah! mon âme s'émeut, et cet objet m'inspire... Mais je dois condamner cet injuste transport, Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort. Envions seulement le bonheur de sa flamme. En s'approchant de Sganarelle. Oh! trop heureux d'avoir une si belle femme! SCÈNE XVI.--SGANARELLE, CÉLIE, à sa fenêtre, voyant Lélie qui s'en va. SGANARELLE, seul. Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus. Cet étrange propos me rend aussi confus Que s'il m'étoit venu des cornes à la tête. Regardant le côté par où Lélie est sorti. Allez, ce procédé n'est point du tout honnête. CÉLIE, à part, en entrant. Quoi! Lélie a paru tout à l'heure à mes yeux! Qui pourroit me cacher son retour en ces lieux? SGANARELLE, sans voir Célie. Oh! trop heureux d'avoir une si belle femme! Malheureux bien plutôt de l'avoir, cette infâme, Dont le coupable feu, trop bien vérifié, Sans respect ni demi[308] nous a cocufié[309]! Mais je le laisse aller après un tel indice, Et demeure les bras croisés comme un jocrisse[310]! Ah! je devois du moins lui jeter son chapeau, Lui ruer[311] quelque pierre, ou crotter son manteau[312], Et sur lui, hautement, pour contenter ma rage, Faire au larron d'honneur crier le voisinage. Pendant le discours de Sganarelle, Célie s'approche peu à peu, et attend, pour lui parler, que son transport soit fini. CÉLIE, à Sganarelle. Celui qui maintenant devers vous est venu, Et qui vous a parlé, d'où vous est-il connu? SGANARELLE. Hélas! ce n'est pas moi qui le connois, madame: C'est ma femme. CÉLIE. Quel trouble agite ainsi votre âme? SGANARELLE. Ne me condamnez point d'un deuil hors de saison, Et laissez-moi pousser des soupirs à foison. CÉLIE. D'où vous peuvent venir ces douleurs non communes? SGANARELLE. Si je suis affligé, ce n'est pas pour des prunes[313], Et je le donnerois à bien d'autres qu'à moi, De se voir sans chagrin au point où je me voi. Des maris malheureux vous voyez le modèle: On dérobe l'honneur au pauvre Sganarelle; Mais c'est peu que l'honneur dans mon affliction: L'on me dérobe encor la réputation. CÉLIE. Comment? SGANARELLE. Ce damoiseau, parlant par révérence, Me fait cocu, madame, avec toute licence; Et j'ai su par mes yeux avérer aujourd'hui Le commerce secret de ma femme et de lui. CÉLIE. Celui qui maintenant... SGANARELLE. Oui, oui, me déshonore; Il adore ma femme, et ma femme l'adore. CÉLIE. Ah! j'avois bien jugé que ce secret retour Ne pouvoit me couvrir que quelque lâche tour; Et j'ai tremblé d'abord, en le voyant paroître, Par un pressentiment de ce qui devoit être. SGANARELLE. Vous prenez ma défense avec trop de bonté: Tout le monde n'a pas la même charité; Et plusieurs, qui tantôt ont appris mon martyre, Bien loin d'y prendre part, n'en ont rien fait que rire. CÉLIE. Est-il rien de plus noir que ta lâche action? Et peut-on lui trouver une punition? Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie, Après t'être souillé de cette perfidie? O ciel! est-il possible? SGANARELLE. Il est trop vrai pour moi. CÉLIE. Ah! traître! scélérat! âme double et sans foi! SGANARELLE. La bonne âme! CÉLIE. Non, non, l'enfer n'a point de gêne Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine. SGANARELLE. Que voilà bien parler! CÉLIE. Avoir ainsi traité Et la même innocence et la même[314] bonté! SGANARELLE soupire haut. Aïe! CÉLIE. Un coeur qui jamais n'a fait la moindre chose A mériter l'affront où ton mépris l'expose! SGANARELLE. Il est vrai. CÉLIE. Qui, bien loin... Mais c'est trop, et ce coeur Ne sauroit y songer sans mourir de douleur. SGANARELLE. Ne vous fâchez pas tant, ma très-chère madame, Mon mal vous touche trop, et vous me percez l'âme. CÉLIE. Mais ne t'abuse pas jusqu'à te figurer Qu'à des plaintes sans fruit j'en veuille demeurer: Mon coeur, pour se venger, sait ce qu'il te faut faire, Et j'y cours de ce pas; rien ne m'en peut distraire. SCÈNE XVII.--SGANARELLE. Que le ciel la préserve à jamais de danger! Voyez quelle bonté de vouloir me venger! En effet, son courroux, qu'excite ma disgrâce M'enseigne hautement ce qu'il faut que je fasse; Et l'on ne doit jamais souffrir, sans dire mot, De semblables affronts, à moins qu'être un vrai sot. Courons donc le chercher, ce pendard qui m'affronte: Montrons notre courage à venger notre honte. Vous apprendrez, maroufle, à rire à mes dépens, Et, sans aucun respect, faire cocu les gens. Il revient après avoir fait quelques pas. Doucement, s'il vous plaît: cet homme a bien la mine D'avoir le sang bouillant et l'âme un peu mutine; Il pourroit bien, mettant affront dessus affront, Charger de bois mon dos comme il a fait mon front. Je hais de tout mon coeur les esprits colériques, Et porte grand amour aux hommes pacifiques; Je ne suis point battant, de peur d'être battu, Et l'humeur débonnaire est ma grande vertu. Mais mon honneur me dit que d'une telle offense Il faut absolument que je prenne vengeance: Ma foi! laissons-le dire autant qu'il lui plaira; Au diantre qui pourtant rien du tout en fera! Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer pour ma peine, M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras? La bière est un séjour par trop mélancolique, Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique. Et quant à moi, je trouve, ayant tout compassé Qu'il vaut mieux être encor cocu que trépassé. Quel mal cela fait-il? La jambe en devient-elle Plus tortue, après tout, et la taille moins belle? Peste soit qui premier[315] trouva l'invention De s'affliger l'esprit de cette vision, Et d'attacher l'honneur de l'homme le plus sage Aux choses que peut faire une femme volage! Puisqu'on tient, à bon droit, tout crime personnel, Que fait là notre honneur pour être criminel? Des actions d'autrui l'on nous donne le blâme: Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme, Il faut que tout le mal tombe sur notre dos: Elles font la sottise, et nous sommes les sots. C'est un vilain abus, et les gens de police Nous devroient bien régler une telle injustice. N'avons-nous pas assez des autres accidens Qui nous viennent happer en dépit de nos dents? Les querelles, procès, faim, soif et maladies, Troublent-ils pas assez le repos de la vie, Sans s'aller, de surcroît, aviser sottement De se faire un chagrin qui n'a nul fondement? Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes, Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes. Si ma femme a failli, qu'elle pleure bien fort; Mais pourquoi, moi, pleurer, puisque je n'ai point tort. En tout cas, ce qui peut m'ôter ma fâcherie, C'est que je ne suis pas seul de ma confrérie. Voir cajoler sa femme et n'en témoigner rien Se pratique aujourd'hui par force gens de bien. N'allons donc point chercher à faire une querelle Pour un affront qui n'est que pure bagatelle. L'on m'appellera sot, de ne me venger pas, Mais je le serois fort, de courir au trépas. Mettant la main sur sa poitrine. Je me sens là pourtant remuer une bile Qui veut me conseiller quelque action virile: Oui, le courroux me prend; c'est trop être poltron: Je veux résolûment me venger du larron. Déjà pour commencer, dans l'ardeur qui m'enflamme, Je vais dire partout qu'il couche avec ma femme. SCÈNE XVIII.--GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. CÉLIE. Oui, je veux bien subir une si juste loi; Mon père, disposez de mes voeux et de moi; Faites, quand vous voudrez signer cet hyménée A suivre mon devoir je suis déterminée; Je prétends gourmander mes propres sentimens, Et me soumettre en tout à vos commandemens. GORGIBUS. Ah! voilà qui me plaît, de parler de la sorte. Parbleu, si grande joie à l'heure me transporte, Que mes jambes sur l'heure en caprioleroient[316], Si nous n'étions point vus de gens qui s'en riroient! Approche-toi de moi; viens çà, que je t'embrasse. Une telle action n'a pas mauvaise grâce; Un père, quand il veut, peut sa fille baiser, Sans que l'on ait sujet de s'en scandaliser. Va, le contentement de te voir si bien née Me fera rajeunir de dix fois une année. SCÈNE XIX.--CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. LA SUIVANTE. Ce changement m'étonne. CÉLIE. Et lorsque tu sauras Par quel motif j'agis, tu m'en estimeras. LA SUIVANTE. Cela pourroit bien être. CÉLIE. Apprends donc que Lélie A pu blesser mon coeur par une perfidie; Qu'il étoit en ces lieux sans... LA SUIVANTE. Mais il vient à nous. SCÈNE XX.--LÉLIE, CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. LÉLIE. Avant que pour jamais je m'éloigne de vous, Je veux vous reprocher au moins en cette place... CÉLIE. Quoi! me parler encore! Avez-vous cette audace? LÉLIE. Il est vrai qu'elle est grande; et votre choix est tel, Qu'à vous rien reprocher je serois criminel. Vivez, vivez contente, et bravez ma mémoire Avec le digne époux qui vous comble de gloire. CÉLIE. Oui, traître, j'y veux vivre; et mon plus grand désir, Ce seroit que ton coeur en eût du déplaisir. LÉLIE. Qui rend donc contre moi ce courroux légitime? CÉLIE. Quoi! tu fais le surpris et demandes ton crime! SCÈNE XXI.--CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, armé de pied en cap, LA SUIVANTE DE CÉLIE. SGANARELLE. Guerre, guerre mortelle à ce larron d'honneur Qui, sans miséricorde, a souillé notre honneur[317]! CÉLIE, à Lélie, lui montrant Sganarelle. Tourne, tourne les yeux, sans me faire répondre. LÉLIE. Ah! je vois... CÉLIE. Cet objet suffit pour te confondre. LÉLIE. Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir. SGANARELLE, à part. Ma colère à présent est en état d'agir; Dessus ses grands chevaux[318] est monté mon courage; Et, si je le rencontre, on verra du carnage. Oui, j'ai juré sa mort; rien ne peut l'empêcher. Où je le trouverai, je le veux dépêcher. Tirant son épée à demi, il approche de Lélie. Au beau milieu du coeur, il faut que je lui donne... LÉLIE, se retournant. A qui donc en veut-on? SGANARELLE. Je n'en veux à personne. LÉLIE. Pourquoi ces armes-là? SGANARELLE. C'est un habillement A part. Que j'ai pris pour la pluie. Ah! quel contentement J'aurois à le tuer! Prenons-en le courage. LÉLIE, se retournant encore. Eh? SGANARELLE. Je ne parle pas. A part, après s'être donné des soufflets pour s'exciter. Ah! poltron! dont j'enrage; Lâche, vrai coeur de poule! CÉLIE, à Lélie. Il t'en doit dire assez, Cet objet dont tes yeux nous paroissent blessés. LÉLIE. Oui, je connois par là que vous êtes coupable De l'infidélité la plus inexcusable, Qui jamais d'un amant puisse outrager la foi. SGANARELLE, à part. Que n'ai-je un peu de coeur! CÉLIE. Ah! cesse devant moi, Traître, de ce discours l'insolence cruelle! SGANARELLE, à part. Sganarelle, tu vois qu'elle prend ta querelle! Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux. Là, hardi! tâche à faire un effort généreux, En le tuant tandis qu'il tourne le derrière. LÉLIE, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle, qui s'approchoit pour le tuer. Puisqu'un pareil discours émeut votre colère, Je dois de votre coeur me montrer satisfait, Et l'applaudir ici du beau choix qu'il a fait. CÉLIE. Oui, oui, mon choix est tel qu'on n'y peut rien reprendre. LÉLIE. Allez, vous faites bien de le vouloir défendre. SGANARELLE. Sans doute, elle fait bien de défendre mes droits. Cette action, monsieur, n'est point selon les lois: J'ai raison de m'en plaindre, et, si je n'étois sage, On verroit arriver un étrange carnage. LÉLIE. D'où vous naît cette plainte, et quel chagrin brutal?... SGANARELLE. Suffit. Vous savez bien où le bât me fait mal; Mais votre conscience et le soin de votre âme Vous devroient mettre aux yeux que ma femme est ma femme; Et vouloir, à ma barbe, en faire votre bien, Que ce n'est pas du tout agir en bon chrétien. LÉLIE. Un semblable soupçon est bas et ridicule. Allez, dessus ce point n'ayez aucun scrupule: Je sais qu'elle est à vous; et bien loin de brûler... CÉLIE. Ah! qu'ici tu sais bien, traître, dissimuler! LÉLIE. Quoi! me soupçonnez-vous d'avoir une pensée De qui son âme ait lieu de se croire offensée? De cette lâcheté voulez-vous me noircir? CÉLIE. Parle, parle à lui-même, il pourra t'éclaircir. SGANARELLE, à Célie. Vous me défendez mieux que je ne saurois faire, Et du biais qu'il faut vous prenez cette affaire. SCÈNE XXII.--CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. LA FEMME DE SGANARELLE. Je ne suis point d'humeur à vouloir contre vous Faire éclater, madame, un esprit trop jaloux; Mais je ne suis point dupe, et vois ce qui se passe: Il est de certains feux de fort mauvaise grâce; Et votre âme devroit prendre un meilleur emploi Que de séduire un coeur qui doit n'être qu'à moi. CÉLIE. La déclaration est assez ingénue. SGANARELLE, à sa femme. L'on ne demandoit pas, carogne, ta venue; Tu la viens quereller lorsqu'elle me défend, Et tu trembles de peur qu'on t'ôte ton galant. CÉLIE. Allez, ne croyez pas que l'on en ait envie. Se tournant vers Lélie. Tu vois si c'est mensonge; et j'en suis fort ravie. LÉLIE. Que me veut-on conter? LA SUIVANTE. Ma foi, je ne sais pas Quand on verra finir ce galimatias; Depuis assez longtemps je tâche à le comprendre. Et si[319], plus je l'écoute, et moins je puis l'entendre. Je vois bien à la fin que je m'en dois mêler. Elle se met entre Lélie et sa maîtresse. Répondez-moi par ordre, et me laissez parler. A Lélie. Vous, qu'est-ce qu'à son coeur peut reprocher le vôtre? LÉLIE. Que l'infidèle a pu me quitter pour un autre; Que lorsque sur le bruit de son hymen fatal, J'accours tout transporté d'un amour sans égal, Dont l'ardeur résistoit à se croire oubliée, Mon abord en ces lieux la trouve mariée. LA SUIVANTE. Mariée! à qui donc? LÉLIE, montrant Sganarelle. A lui. LA SUIVANTE. Comment, à lui? LÉLIE. Oui-da! LA SUIVANTE. Qui vous l'a dit? LÉLIE. C'est lui-même aujourd'hui. LA SUIVANTE, à Sganarelle. Est-il vrai? SGANARELLE. Moi? J'ai dit que c'étoit à ma femme Que j'étois marié. LÉLIE. Dans un grand trouble d'âme, Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi. SGANARELLE. Il est vrai: le voilà. LÉLIE, à Sganarelle. Vous m'avez dit aussi Que celle aux mains de qui vous avez pris ce gage Étoit liée à vous des noeuds du mariage. SGANARELLE. Montrant sa femme. Sans doute. Et je l'avois de ses mains arraché, Et n'eusse pas sans lui découvert son péché. LA FEMME DE SGANARELLE. Que me viens-tu conter par ta plainte importune? Je l'avois sous mes pieds rencontré par fortune; Et même, quand, après ton injuste courroux, Montrant Lélie. J'ai fait dans sa foiblesse entrer monsieur chez nous, Je n'ai point reconnu les traits de sa peinture. CÉLIE. C'est moi qui du portrait ai causé l'aventure; Et je l'ai laissé choir en cette pâmoison A Sganarelle. Qui m'a fait par vos soins remettre à la maison. LA SUIVANTE. Vous voyez que sans moi vous y seriez encore, Et vous aviez besoin de mon peu d'ellébore. SGANARELLE, à part. Prendrons-nous tout ceci pour de l'argent comptant? Mon front l'a, sur mon âme, eu bien chaude[320] pourtant. LA FEMME DE SGANARELLE. Ma crainte toutefois n'est pas trop dissipée, Et, doux que soit le mal[321], je crains d'être trompée. SGANARELLE, à sa femme. Eh! mutuellement, croyons-nous gens de bien; Je risque plus du mien que tu ne fais du tien. Accepte sans façon le marché qu'on propose. LA FEMME DE SGANARELLE. Soit. Mais gare le bois si j'apprends quelque chose! CÉLIE, à Lélie, après avoir parlé bas ensemble. Ah! dieux, s'il est ainsi, qu'est-ce donc que j'ai fait? Je dois de mon courroux appréhender l'effet. Oui, vous croyant sans foi, j'ai pris pour ma vengeance Le malheureux secours de mon obéissance; Et, depuis un moment, mon coeur vient d'accepter Un hymen que toujours j'eus lieu de rebuter. J'ai promis à mon père; et ce qui me désole... Mais je le vois venir. LÉLIE. Il me tiendra parole. SCÈNE XXIII.--GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. LÉLIE. Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux; et mon ardent amour Verra, comme je crois, la promesse accomplie Qui me donna l'espoir de l'hymen de Célie. GORGIBUS. Monsieur, que je revois en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux; et mon ardent amour Verra, que vous croyez, la promesse accomplie Qui vous donna l'espoir de l'hymen de Célie, Très-humble serviteur à votre Seigneurie[322]. LÉLIE. Quoi! monsieur, est-ce ainsi qu'on trahit mon espoir? GORGIBUS. Oui, monsieur, c'est ainsi que je fais mon devoir: Ma fille en suit les lois. CÉLIE. Mon devoir m'intéresse, Mon père, à dégager vers lui votre promesse. GORGIBUS. Est-ce répondre en fille à mes commandemens? Tu te démens bientôt de tes bons sentimens. Pour Valère, tantôt... Mais j'aperçois son père: Il vient assurément pour conclure l'affaire. SCÈNE XXIV.--VILLEBREQUIN, GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. GORGIBUS. Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin? VILLEBREQUIN. Un secret important que j'ai su ce matin, Qui rompt absolument ma parole donnée. Mon fils, dont votre fille acceptait l'hyménée, Sous des liens cachés trompant les yeux de tous, Vit depuis quatre mois avec Lise en époux; Et, comme des parens le bien et la naissance M'ôtent tout le pouvoir de casser l'alliance, Je vous viens... GORGIBUS. Brisons là. Si, sans votre congé, Valère votre fils ailleurs s'est engagé, Je ne vous puis celer que ma fille Célie Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie; Et que, riche en vertu, son retour aujourd'hui M'empêche d'agréer un autre époux que lui. VILLEBREQUIN. Un tel choix me plaît fort. LÉLIE. Et cette juste envie D'un bonheur éternel va couronner ma vie... GORGIBUS. Allons choisir le jour pour se donner la foi! SGANARELLE, seul. A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi? Vous voyez qu'en ce fait la plus forte apparence Peut jeter dans l'esprit une fausse créance. De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien; Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien. [287] Pour: sans beaucoup de délai. Expression impropre. [288] Sans doute les ducats d'or, qui, neufs (car leur valeur dépendait de leur conservation et de leur poids), équivalaient à 11fr. 90c. de notre monnaie. [289] Pibrac, docte magistrat du seizième siècle, auteur de quatrains moraux que l'on faisait apprendre aux enfants, et que madame de Maintenon, à douze ans, allait étudier dans les champs en gardant les moutons, couverte d'un masque pour préserver son teint, et un gros morceau de pain dans sa panetière. Matthieu, autre grave magistrat, historiographe de France, écrivit les _Tablettes de la Vie et de la Mort_, qui servirent au même usage. [290] Guide, au féminin, traduction littérale de la _Guia de pecadores_, ouvrage ascétique de Louis de Grenade. On dit aujourd'hui _guide_ au masculin. [291] Pour: qui me ferais prier. Ce n'est ni un archaïsme ni une faute, mais une locution populaire d'un charmant effet. [292] Pour: d'une belle manière. Adjectif pris dans le sens de l'adverbe. [293] Imitation du passage d'une nouvelle de Sabadino. [294] Pour: elle se pâme. Ellipse populaire. [295] Pour: il ne s'en faut guère. Archaïsme provincial, c'est-à-dire: «dans un espace de temps égal à celui qui vient de se passer, elle sera bien.» [296] Pour: salir, défigurer. Archaïsme inusité aujourd'hui. [297] Proverbe populaire, pour: chose sans importance, qu'il ne faut pas se déranger pour aller voir. [298] Pour: contre tout. Licence de style très-énergique. [299] Pour: ainsi je ferais. Apocope archaïque, du latin _sic_. Elle est suivie de l'autre ellipse également archaïque, la suppression du pronom personnel.--Je meure, autre ellipse populaire, pour: je mangerai, ou il faut que je meure, c'est-à-dire: «j'aimerais mieux mourir que de ne pas manger.» Tournure dont la concision égale la vigueur. [300] Pour: femme dévergondée. Mot populaire, de l'espagnol _truhan_, bouffon, vagabond, qui se rapporte lui-même à l'italien et à l'espagnol _truffa_, tromperie. [301] Pour: petit personnage grotesque. Mot populaire, diminutif de marmot. [302] Pour: chagrin, du mot de la basse latinité _marritio_, douleur qui se rapporte à _moerens_, affligé. [303] D'après la tradition, ce parent était un vieillard à cheveux blancs. [304] Pour: prendre l'attitude de la chèvre qui bondit. Proverbe qui n'est pas tout à fait hors d'usage. [305] D'après le témoignage d'un contemporain (Neufvillenaine), Molière démontait son visage dans cette scène d'une manière admirable, et, dans tout le cours de la pièce, «il en changeoit plus de vingt fois.» [306] Voyez plus haut, p. 289. [307] Pour: la fausse hypocrite. De l'italien _maschera_, qui est aussi féminin. _Far la maschera_, dissimuler, porter un masque; nous avons conservé: jeter le masque. [308] Pour: ni demi-respect. Archaïsme passé d'usage. [309] Une des formations de mots familières au poëte. [310] Type du sot, qui semble se rapporter à l'italien _giocoso_, ou plutôt _giuoco_, raillerie, badinage. Tous les étymologistes ont renoncé, disent-ils, à trouver l'origine de ce mot, que Molière, le premier, a introduit dans notre langue. [311] Pour: lancer rudement. Verbe qui ne s'emploie plus qu'au neutre. Nuance archaïque malheureusement perdue. «Ils ruèrent Absalon dans une grande fosse,» dit la vieille traduction des _Rois_, qui remonte à la fin du onzième siècle. [312] Ces deux vers sont imités du roman de Sorel, ami de Guy-Patin, _Francion_, auquel Scarron et le Sage ont aussi fait des emprunts. [313] C'est-à-dire: pour un petit dommage. Quelques élèves de Sorbonne, chassés par le doyen pour lui avoir volé des prunes, obtinrent, dit-on, leur rentrée en grâce en lui disant: «Nous chassez-vous pour des prunes?» Que cette origine soit vraie ou fausse, le proverbe populaire est resté. [314] Pour: la bonté même. C'est la forme italienne, _la istessa bonta_. [315] Pour: le premier. Ellipse archaïque. [316] Pour: cabrioleroient. [317] Ici, comme on le voit, le même mot rime avec lui-même. [318] Proverbe populaire qui s'est conservé jusqu'à nos jours, et remonte au temps de la chevalerie.--Le chevalier, en voyage et habituellement, montait le palefroi, cheval d'une allure aisée et d'une taille ordinaire. Dans les batailles il chevauchait le destrier, plus grand et vigoureux. «Monter sur ses grands chevaux,» c'est aller en guerre. [319] Pour: cependant. Archaïsme inusité aujourd'hui. [320] Pour: une alarme chaude. Ellipse archaïque. [321] Pour: quelque doux que soit le mal. Ellipse archaïque. [322] Triple rime féminine, d'un effet ironique et charmant. FIN DE SGANARELLE OU LE COCU IMAGINAIRE DON GARCIE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUX COMÉDIE HÉROIQUE. REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS, LE 4 FÉVRIER 1661, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL Anne d'Autriche, reine espagnole, venait de marier son fils à celle que son coeur maternel avait toujours désirée. La jeune reine, Espagnole elle même, arrivait de Fontarabie escortée d'une cour galante. Le cardinal Mazarin, «qui (dit un contemporain) conservait sa puissance bien avant dans la mort,» gardait cette attitude de commandement qui ne trompait personne.--_Representa muy bien eso defunto cardenal_, disait _Fuen Saldagne_ en contemplant le lit de parade où cette comédie se jouait: «Voilà un cardinal mort qui représente très-bien.» Tout se dirigeait donc vers la dignité, la pompe, l'élégance qui allaient caractériser le pouvoir nouveau. Parler l'espagnol et le bien parler, c'était faire sa cour aux deux reines. A côté de la troupe italienne qui avait partagé avec Molière la salle du Petit-Bourbon était venue s'établir, le 24 juillet 1660, une troupe espagnole, grave, sérieuse, malgré ses danses nationales et ses ardents boléros, troupe qui jouait, dit-on, fort bien le drame de Lope et de Caldéron. Molière et sa troupe n'avaient rien à gagner à ce mouvement des moeurs. On devait regarder le destructeur des _Précieuses_ et l'auteur du _Cocu imaginaire_ comme un bouffon indigne d'arrêter les regards de la bonne société. Le théâtre qui lui avait été concédé occupait la place sur laquelle la colonnade du Louvre se déploie aujourd'hui. On ne prévint même pas les pauvres acteurs; et, pour bâtir la colonnade, sans autre forme de procès, on mit la pioche et le marteau dans « . . . . . . . le théâtre «Fait de bois, de pierre et de plâtre «Qu'ils avoient au Petit-Bourbon[323].» [323] Loret, _Muse historique_, 30 octobre 1660. Les démolitions commencèrent le lundi 11 octobre 1660. Molière, désolé, présenta au roi ses doléances, qui furent bien accueillies: on lui permit de jouer ses pièces dans la grande salle du Palais-Royal, où le cardinal de Richelieu avait fait représenter _Mirame_. Cette salle, située dans l'aile droite du palais, en face du passage Radzwill, était délabrée, mais beaucoup plus vaste que la précédente. «... Notre sire a trouvé bon, dit Loret, «Qu'on leur donne et qu'on leur apprête «(Pour exercer, après la fête[324], «Leur métier docte et jovial) «La salle du Palais-Royal, «Où diligemment on travaille «A leur servir vaille que vaille.» [324] De la Toussaint, 1660. «Vaille que vaille,» dit le bon Loret.--«Trois poutres de la charpente étaient pourries et estayées. La moitié de la salle découverte et en ruines[325].» [325] Ms. de la Grange. Cette enceinte déserte et délabrée, qui, depuis la mort de Richelieu, était resté vide, passait, dit Sauval, qui en donne la description exacte, «pour le plus grand théâtre du monde, et le plus commode qu'il y ait jamais eu, quoiqu'il ne consiste qu'en vingt-sept degrés[326] et en deux rangées de loges; il est dressé dans une salle qui n'a pas plus de neuf toises de large; l'espace destiné pour les spectateurs n'en a que dix ou onze de profondeur, et cependant un si petit lieu tient jusqu'à quatre mille personnes, qui est quatre ou cinq fois plus que dans le théâtre de pareille grandeur, et de l'invention de Mercier, le Vitruve ou le Palladio de notre temps..... ceux des théâtres anciens, qui n'avoient guère moins d'un pied et demi de haut, étoient si incommodes, qu'à grand peine pouvoit-on monter et descendre, et qui pis est le huitième degré ils commençoient à s'élever de plusieurs toises au dessus des acteurs, et depuis le trente ou quarantième jusqu'à l'infini; joint qu'ils occupoient beaucoup de place, et que, servant en même temps de siége et de marchepied, chacun venoit à s'entrecrotter, marchoit sur les habits de ceux qui étoient au-dessous de lui, comme les autres qui étoient au-dessus marchaient sur les siens. Au Palais-Royal il n'en va pas ainsi; là les degrés n'ont que quatre ou cinq pouces de haut, et par ce moyen, dans un lieu où les Grecs et les Romains auroient eu de la peine à en placer six ou sept au plus, il s'en trouve vingt-sept; on les monte et descend aisément, et comme ils ne portent tous ensemble qu'une toise et demie ou environ, les spectateurs du vingt-septième degré ne sont point au-dessus des acteurs. Mais parce qu'avec quatre ou cinq pouces de hauteur, il n'y auroit pas moyen de s'asseoir dessus, on y rangeoit des formes[327] qui n'occupoient qu'une partie, afin de pouvoir passer par derrière, je laisse là les autres commodités qui s'y trouvent. Au reste, lorsque ce théâtre fut rendu au public, on couvrit ces degrés, qui pourtant ne sont pas si bien cachés, qu'en entrant on n'en aperçoive une partie[328].» [326] Banquettes. [327] Bancs. [328] Sauval, t. III, p. 87. La concession de cette grande salle à machines, destinée aux représentations héroïques, était un embarras et un piége pour Molière. Ce talent ingénu et vigoureux va-t-il imiter Calderon et Lope, ou essayer les broderies délicates, les nuances un peu pâles de _Zaïde_ et de la _Princesse de Clèves_? Va-t-il, après Rotrou et Richelieu, se lancer dans la carrière des drames héroïques et galants? Répudiant la brutalité significative de Sganarelle, va-t-il s'essayer aux péripéties castillanes et à l'élégie amoureuse? Il aura cette faiblesse, et il en subira la peine. Dans le nombre infini de _pliegos_ dont se compose la bibliothèque du drame espagnol, se trouve un _Don Garcia de Navarra_ dont l'auteur est inconnu, qui a pour principal mobile la jalousie du héros, et qui, par la rapidité de l'action et le choc violent des événements imprévus, s'est soutenu quelque temps sur la scène espagnole. Le vers de huit syllabes, rapide comme une nuée d'oiseaux ou de flèches traversant le ciel, la fougue du dialogue, la facilité des rimes, les assonances nombreuses, captivent les spectateurs ou le lecteur de ces trois journées. L'oeuvre, qui n'est ni meilleure ni pire que ses nombreuses soeurs, avait été reprise en sous-oeuvre, étendue et subtilisée par l'Italien Cigognini, qui en avait fait cinq actes, publiés en 1653 sous le titre de _il Principe geloso_ (le prince jaloux). Molière appliqua la trempe sérieuse et solide de son esprit à ce sujet, qui avait déjà passé par deux mains étrangères, et qui, surchargé d'hexamètres pénibles, écrit d'un style souvent obscur, devint une oeuvre défectueuse sillonnée de traits de génie. On a peine à démêler le sens de l'intrigue, appesantie par d'interminables longueurs. Lui-même, le jaloux par excellence, y joua le principal rôle et précipita la chute de l'oeuvre condamnée. Ni sa personne et sa voix, ni sa physionomie et les habitudes de son jeu, ne convenaient au genre qu'il tentait. On riait de le voir et de l'entendre, dit un contemporain, « . . . . . . Le nez au vent, »Les piés en parenthèse, et l'épaule en avant, »La perruque qui suit le côté qu'il incline, ». . . . . . . . . . . . . »Les mains sur les côtés, d'un air _peu négligé_, »Les yeux fort égarés,. . . . . . . »D'un hoquet éternel séparant ses paroles[329].» [329] L'_Impromptu de l'hôtel de Condé_, par M. de Fleury. Son désastre fut complet. Ses ennemis triomphèrent. Les passages sur lesquels il avait le plus compté et dont l'effet touchant ou tragique lui semblait certain avaient excité le rire. Malheureux homme de génie! Le critique à la mode, le chef de la bande hostile, de Visé, écrivait à ses amis: «Il suffit de vous dire que la pièce est sérieuse et que Molière y joue le premier rôle. Vous comprenez comme on s'y est diverti.» Molière se tint pour battu. Après six représentations la pièce disparut de la scène. Le modeste artiste ne publia jamais son oeuvre malvenue, que le comédien La Grange fit imprimer plus tard; il se contenta de sauver quelques débris du naufrage. Ces fragments, détachés du rôle «d'Elvire» et du «Prince» se retrouvent épars dans _Amphitryon_, les _Femmes savantes_ et le _Misanthrope_, où, sous la main docile et patiente de l'homme de génie, ils ont repris toute leur valeur. PERSONNAGES ACTEURS DON GARCIE, prince de Navarre, amant de done MOLIÈRE. Elvire. DONE[330] ELVIRE, princesse de Léon. Mlle DUPARC. DON ALPHONSE, prince de Léon, cru prince de LA GRANGE. Castille, sous le nom de don Sylve. DONE IGNÈS[331], comtesse, amante de don Sylve, aimée par Mauregat, usurpateur de l'État de Léon. ÉLISE, confidente de done Elvire. Mlle BÉJART. DON ALVAR, confident de don Garcie, amant d'Élise. DON LOPE, autre confident de don Garcie, amant d'Élise. DON PÈDRE, écuyer d'Ignès. UN PAGE de done Elvire. La scène est dans Astorgue, ville d'Espagne (royaume de Léon). ACTE PREMIER SCÈNE I.--DONE ELVIRE, ÉLISE. DONE ELVIRE. Non, ce n'est point un choix qui, pour ces deux amans, Sut régler de mon coeur les secrets sentimens; Et le prince n'a point, dans tout ce qu'il peut être, Ce qui fit préférer l'amour qu'il fait paroître. Don Sylve, comme lui, fit briller à mes yeux Toutes les qualités d'un héros glorieux: Même éclat de vertus, joint à même naissance, Me parloit en tous deux pour cette préférence; Et je serois encore à nommer le vainqueur, Si le mérite seul prenoit droit sur un coeur; Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos âmes Décidèrent en moi le destin de leurs flammes; Et toute mon estime, égale entre les deux, Laissa vers don Garcie entraîner tous mes voeux. ÉLISE. Cet amour que pour lui votre astre vous inspire N'a sur vos actions pris que bien peu d'empire, Puisque nos yeux, madame, ont pu longtemps douter Qui de ces deux amans vous vouliez mieux traiter. DONE ELVIRE. De ces nobles rivaux l'amoureuse poursuite A de fâcheux combats, Élise m'a réduite. Quand je regardois l'un, rien ne me reprochoit Le tendre mouvement où mon âme penchoit; Mais je me l'imputois à beaucoup d'injustice, Quand de l'autre à mes yeux s'offroit le sacrifice: Et don Sylve, après tout, dans ses soins amoureux, Me sembloit mériter un destin plus heureux. Je m'opposois encor ce qu'au sang de Castille Du feu roi de Léon semble devoir la fille; Et la longue amitié qui, d'un étroit lien, Joignit les intérêts de son père et du mien. Ainsi, plus dans mon âme un autre prenoit place, Plus de tous ses respects je plaignois la disgrâce: Ma pitié, complaisante à ses brûlants soupirs, D'un dehors favorable amusoit ses désirs, Et vouloit réparer, par ce foible avantage, Ce qu'au fond de mon coeur je lui faisois d'outrage. ÉLISE. Mais son premier amour, que vous avez appris, Doit de cette contrainte affranchir vos esprits; Et, puisque avant ces soins, où pour vous il s'engage, Done Ignès de son coeur avoit reçu l'hommage, Et que, par des liens aussi fermes que doux, L'amitié vous unit, cette comtesse et vous, Son secret révélé vous est une matière A donner à vos voeux liberté tout entière; Et vous pouvez sans crainte, à cet amant confus, D'un devoir d'amitié couvrir tous vos refus. DONE ELVIRE. Il est vrai que j'ai lieu de chérir la nouvelle Qui m'apprit que don Sylve étoit un infidèle, Puisque par ses ardeurs mon coeur tyrannisé Contre elles à présent se voit autorisé: Qu'il en peut justement combattre les hommages, Et, sans scrupule, ailleurs donner tous ses suffrages. Mais enfin quelle joie en peut prendre ce coeur, Si d'une autre contrainte il souffre la rigueur; Si d'un prince jaloux l'éternelle foiblesse Reçoit indignement les soins de ma tendresse, Et semble préparer, dans mon juste courroux, Un éclat à briser tout commerce entre nous? ÉLISE. Mais, si de votre bouche il n'a point su sa gloire, Est-ce un crime pour lui que de n'oser la croire? Et ce qui d'un rival a pu flatter les feux L'autorise-t-il pas[332] à douter de vos voeux? DONE ELVIRE. Non, non, de cette sombre et lâche jalousie Rien ne peut excuser l'étrange frénésie; Et, par mes actions, je l'ai trop informé Qu'il peut bien se flatter du bonheur d'être aimé. Sans employer la langue, il est des interprètes Qui parlent clairement des atteintes secrètes. Un soupir, un regard, une simple rougeur, Un silence, est assez pour expliquer un coeur. Tout parle dans l'amour; et, sur cette matière, Le moindre jour doit être une grande lumière, Puisque chez notre sexe, où l'honneur est puissant, On ne montre jamais tout ce que l'on ressent. J'ai voulu, je l'avoue, ajuster ma conduite, Et voir d'un oeil égal l'un et l'autre mérite: Mais que contre ses voeux on combat vainement, Et que la différence est connue aisément De toutes ces faveurs qu'on fait avec étude, A celles où du coeur fait pencher l'habitude! Dans les unes toujours on paroît se forcer; Mais les autres, hélas! se font sans y penser: Semblables à ces eaux si pures et si belles, Qui coulent sans effort des sources naturelles. Ma pitié pour don Sylve avoit beau l'émouvoir, J'en trahissois les soins sans m'en apercevoir; Et mes regards au prince, en un pareil martyre, En disoient toujours plus que je n'en voulois dire. ÉLISE. Enfin, si les soupçons de cet illustre amant, Puisque vous le voulez, n'ont point de fondement, Pour le moins font-ils foi d'une âme bien atteinte, Et d'autres chériroient ce qui fait votre plainte. De jaloux mouvemens doivent être odieux, S'ils partent d'un amour qui déplaît à nos yeux: Mais tout ce qu'un amant nous peut montrer d'alarmes Doit, lorsque nous l'aimons, avoir pour nous des charmes; C'est par là que son feu se peut mieux exprimer; Et, plus il est jaloux, plus nous devons l'aimer. Ainsi, puisqu'en votre âme un prince magnanime... DONE ELVIRE. Ah! ne m'avancez point cette étrange maxime! Partout la jalousie est un monstre odieux: Rien n'en peut adoucir les traits injurieux; Et, plus l'amour est cher qui lui donne naissance, Plus on doit ressentir les coups de cette offense. Voir un prince emporté, qui perd à tous momens Le respect que l'amour inspire aux vrais amans; Qui, dans les soins jaloux où son âme se noie, Querelle également mon chagrin et ma joie, Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer Qu'en faveur d'un rival il ne veuille expliquer! Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée, Et sans déguisement je te dis ma pensée. Le prince don Garcie est cher à mes désirs; Il peut d'un coeur illustre échauffer les soupirs Au milieu de Léon on a vu son courage Me donner de sa flamme un noble témoignage, Braver en ma faveur des périls les plus grands, M'enlever aux desseins de nos lâches tyrans, Et, dans ces murs forcés, mettre ma destinée A couvert des horreurs d'un indigne hyménée. Et je ne cèle point que j'aurois de l'ennui Que la gloire en fût due à quelque autre qu'à lui; Car un coeur amoureux prend un plaisir extrême A se voir redevable, Élise, à ce qu'il aime; Et sa flamme timide ose mieux éclater Lorsqu'en favorisant elle croit s'acquitter. Oui, j'aime qu'un secours qui hasarde sa tête Semble à sa passion donner droit de conquête; J'aime que mon péril m'ait jetée en ses mains; Et, si les bruits communs ne sont pas des bruits vains, Si la bonté du ciel nous ramène mon frère, Les voeux les plus ardens que mon coeur puisse faire C'est que son bras encor sur un perfide sang Puisse aider à ce frère à reprendre son rang, Et par d'heureux succès d'une haute vaillance, Mériter tous les soins de sa reconnaissance: Mais, avec tout cela, s'il pousse mon courroux, S'il ne purge ses feux de leurs transports jaloux, Et ne les range aux lois que je lui veux prescrire, C'est inutilement qu'il prétend[333] done Elvire: L'hymen ne peut nous joindre, et j'abhorre des noeuds Qui deviendront sans doute un enfer pour tous deux. ÉLISE. Bien que l'on pût avoir des sentimens tout autres, C'est au prince, madame, à se régler aux vôtres; Et dans votre billet ils sont si bien marqués, Que quand il les verra de la sorte expliqués... DONE ELVIRE. Je n'y veux point, Élise employer cette lettre; C'est un soin qu'à ma bouche il me vaut mieux commettre. La faveur d'un écrit laisse aux mains d'un amant Des témoins trop constans de notre attachement: Ainsi donc empêchez qu'au prince on ne la livre. ÉLISE. Toutes vos volontés sont des lois qu'on doit suivre. J'admire cependant que le ciel ait jeté Dans le goût des esprits tant de diversité, Et que ce que les uns regardent comme outrage Soit vu par d'autres yeux sous un autre visage. Pour moi, je trouverois mon sort tout à fait doux, Si j'avois un amant qui pût être jaloux; Je saurois m'applaudir de son inquiétude; Et ce qui pour mon âme est souvent un peu rude, C'est de voir don Alvar ne prendre aucun souci. DONE ELVIRE. Nous ne le croyions pas si proche; le voici. SCÈNE II.--DONE ELVIRE, DON ALVAR, ÉLISE. DONE ELVIRE. Votre retour surprend: qu'avez-vous à m'apprendre? Don Alphonse vient-il? A-t-on lieu de l'attendre? DON ALVAR. Oui, madame; et ce frère, en Castille élevé, De rentrer dans ses droits voit le temps arrivé. Jusqu'ici don Louis, qui vit à sa prudence Par le feu roi mourant commettre son enfance, A caché ses destins aux yeux de tout l'État, Pour l'ôter aux fureurs du traître Mauregat; Et, bien que le tyran, depuis sa lâche audace, L'ait souvent demandé pour lui rendre sa place, Jamais son zèle ardent n'a pris de sûreté A l'appât dangereux de sa fausse équité: Mais, les peuples émus par cette violence Que vous a voulu faire une injuste puissance, Ce généreux vieillard a cru qu'il était temps D'éprouver le succès d'un espoir de vingt ans: Il a tenté Léon, et ses fidèles trames Des grands, comme du peuple, ont pratiqué les âmes Tandis que la Castille armait dix mille bras Pour redonner ce prince aux voeux de ses États; Il fait auparavant semer sa renommée, Et ne veut le montrer qu'en tête d'une armée, Que tout prêt à lancer le foudre punisseur[334] Sous qui doit succomber un lâche ravisseur, On investit Léon, et don Sylve en personne Commande le secours que son père vous donne. DONE ELVIRE. Un secours si puissant doit flatter notre espoir; Mais je crains que mon frère y puisse trop devoir. DON ALVAR. Mais, madame, admirez que, malgré la tempête Que votre usurpateur oit[335] gronder sur sa tête, Tous les bruits de Léon annoncent pour certain Qu'à la comtesse Ignès il va donner la main. DONE ELVIRE. Il cherche dans l'hymen de cette illustre fille L'appui du grand crédit où se voit sa famille, Je ne reçois rien d'elle, et j'en suis en souci. Mais son coeur au tyran[336] fut toujours endurci. ÉLISE. De trop puissans motifs d'honneur et de tendresse Opposent ses refus aux noeuds dont on la presse, Pour... DON ALVAR. Le prince entre ici. SCÈNE III.--DON GARCIE, DONE ELVIRE, DON ALVAR, ÉLISE. DON GARCIE. Je viens m'intéresser, Madame, au doux espoir qu'il vous vient d'annoncer, Ce frère, qui menace un tyran plein de crimes, Flatte de mon amour les transports légitimes: Son sort offre à mon bras des périls glorieux Dont je puis faire hommage à l'éclat de vos yeux Et par eux m'acquérir, si le ciel m'est propice, La gloire d'un revers que vous doit sa justice, Qui va faire à vos pieds choir l'infidélité, Et rendre à votre sang toute sa dignité. Mais ce qui plus me plaît d'une attente si chère, C'est que, pour être roi, le ciel vous rend ce frère Et qu'ainsi mon amour peut éclater au moins Sans qu'à d'autres motifs on impute ses soins, Et qu'il soit soupçonné que dans votre personne Il cherche à me gagner les droits d'une couronne. Oui, tout mon coeur voudroit montrer aux yeux de tous Qu'il ne regarde en vous autre chose que vous; Et cent fois, si je puis le dire sans offense, Ses voeux se sont armés contre votre naissance; Leur chaleur indiscrète a d'un destin plus bas Souhaité le partage à vos divins appas; Afin que de ce coeur le noble sacrifice Pût du ciel envers vous réparer l'injustice, Et votre sort tenir des mains de mon amour Tout ce qu'il doit au sang dont vous tenez le jour. Mais, puisque enfin les cieux, de tout ce juste hommage, A mes feux prévenus dérobent l'avantage, Trouvez bon que ces feux prennent un peu d'espoir Sur la mort que mon bras s'apprête à faire voir, Et qu'ils osent briguer, par d'illustres services, D'un frère et d'un État les suffrages propices. DONE ELVIRE. Je sais que vous pouvez, prince en vengeant nos droits Faire pour votre amour parler cent beaux exploits; Mais ce n'est pas assez, pour le prix qu'il espère, Que l'aveu d'un État et la faveur d'un frère. Done Elvire n'est pas au bout de cet effort, Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort. DON GARCIE. Oui, madame, j'entends ce que vous voulez dire, Je sais bien que pour vous mon coeur en vain soupire; Et l'obstacle puissant qui s'oppose à mes feux, Sans que vous le nommiez n'est pas secret pour eux. DONE ELVIRE. Souvent on entend mal ce qu'on croit bien entendre; Et par trop de chaleur, prince, on se peut méprendre. Mais, puisqu'il faut parler, désirez-vous savoir Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir? DON GARCIE. Ce me sera, madame, une faveur extrême. DONE ELVIRE. Quand vous saurez m'aimer comme il faut que l'on aime. DON GARCIE. Eh! que peut-on, hélas! observer sous les cieux Qui ne cède à l'ardeur que m'inspirent vos yeux? DONE ELVIRE. Quand votre passion ne fera rien paraître Dont se puisse indigner celle qui l'a fait naître. DON GARCIE. C'est là son plus grand soin. DONE ELVIRE. Quand tous ses mouvemens Ne prendront pas de moi de trop bas sentimens DON GARCIE. Ils vous révèrent trop. DONE ELVIRE. Quand d'un injuste ombrage Votre raison saura me réparer l'outrage, Et que vous bannirez enfin ce monstre affreux, Qui de son noir venin empoisonne vos feux, Cette jalouse humeur dont l'importun caprice Aux voeux que vous m'offrez rend un mauvais office, S'oppose à leur attente, et contre eux, à tous coups, Arme les mouvemens de mon juste courroux. DON GARCIE Ah! madame, il est vrai, quelque effort que je fasse Qu'un peu de jalousie en mon coeur trouve place, Et qu'un rival, absent de vos divins appas, Au repos de ce coeur vient livrer des combats. Soit caprice ou raison, j'ai toujours la croyance Que votre âme en ces lieux souffre de son absence. Et que malgré mes soins vos soupirs amoureux Vont trouver à tous coups ce rival trop heureux Mais, si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire, Il vous est bien facile, hélas! de m'y soustraire; Et leur bannissement, dont j'accepte la loi, Dépend bien plus de vous qu'il ne dépend de moi. Oui, c'est vous qui pouvez par deux mots pleins de flamme Contre la jalousie armer toute mon âme, Et, des pleines clartés d'un glorieux espoir, Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir. Daignez donc étouffer le doute qui m'accable, Et faites qu'un aveu d'une bouche adorable Me donne l'assurance, au fort de tant d'assauts, Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux. DONE ELVIRE. Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande: Au moindre mot qu'il dit, un coeur veut qu'on l'entende, Et n'aime pas ces feux dont l'importunité Demande qu'on s'explique avec plus de clarté. Le premier mouvement qui découvre notre âme Doit d'un amant discret satisfaire la flamme; Et c'est à s'en dédire autoriser nos voeux, Que vouloir plus avant pousser de tels aveux. Je ne dis point quel choix, s'il m'étoit volontaire, Entre don Sylve et vous mon âme pourroit faire; Mais vouloir vous contraindre à n'être point jaloux Auroit dit quelque chose à tout autre que vous; Et je croyois cet ordre un assez doux langage Pour n'avoir pas besoin d'en dire davantage. Cependant votre amour n'est pas encor content; Il demande un aveu qui soit plus éclatant; Pour l'ôter de scrupule, il me faut à vous-même, En des termes exprès, dire que je vous aime; Et peut-être qu'encor, pour vous en assurer, Vous vous obstineriez à m'en faire jurer. DON GARCIE. Eh bien, madame, eh bien, je suis trop téméraire: De tout ce qui vous plaît je dois me satisfaire. Je ne demande point de plus grande clarté; Je crois que vous avez pour moi quelque bonté, Que d'un peu de pitié mon feu vous sollicite, Et je me vois heureux plus que je ne mérite. C'en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux; L'arrêt qui les condamne est un arrêt bien doux, Et je reçois la loi qu'il daigne me prescrire, Pour affranchir mon coeur de leur injuste empire. DONE ELVIRE. Vous promettez beaucoup, prince; et je doute fort Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort. DON GARCIE. Ah! madame, il suffit pour me rendre croyable, Que ce qu'on vous promet doit être inviolable; Et que l'heur d'obéir à sa divinité Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité. Que le ciel me déclare une éternelle guerre, Que je tombe à vos pieds d'un éclat de tonnerre; Ou, pour périr encore par de plus rudes coups, Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux Si jamais mon amour descend à la faiblesse De manquer au devoir d'une telle promesse; Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport Fait... SCÈNE IV.--DONE ELVIRE, DON GARCIE, DON ALVAR, ÉLISE, UN PAGE présentant un billet à done Elvire. DONE ELVIRE. J'en étois en peine, et tu m'obliges fort. Que le courrier attende. SCÈNE V.--DONE ELVIRE, DON GARCIE, DON ALVAR, ÉLISE. DONE ELVIRE, bas, à part. A ces regards qu'il jette, Vois-je pas que déjà cet écrit l'inquiète? Prodigieux effet de son tempérament! (Haut.) Qui vous arrête, prince, au milieu du serment? DON GARCIE. J'ai cru que vous aviez quelque secret ensemble, Et je ne voulois pas l'interrompre. DONE ELVIRE. Il me semble Que vous me répondez d'un ton fort altéré. Je vous vois tout à coup le visage égaré. Ce changement soudain a lieu de me surprendre: D'où peut-il provenir? le pourroit-on apprendre? DON GARCIE. D'un mal qui tout à coup vient d'attaquer mon coeur. DONE ELVIRE. Souvent plus qu'on ne croit ces maux ont de rigueur, Et quelque prompt secours vous seroit nécessaire. Mais encor, dites-moi, vous prend-il d'ordinaire? DON GARCIE. Parfois. DONE ELVIRE. Ah! prince foible! Eh bien, par cet écrit, Guérissez-le, ce mal; il n'est que dans l'esprit. DON GARCIE. Par cet écrit, madame? Ah! ma main le refuse! Je vois votre pensée, et de quoi l'on m'accuse. Si... DONE ELVIRE. Lisez-le, vous dis-je, et satisfaites-vous. DON GARCIE. Pour me traiter après de faible, de jaloux. Non, non. Je dois ici vous rendre témoignage Qu'à mon coeur cet écrit n'a point donné d'ombrage; Et, bien que vos bontés m'en laissent le pouvoir, Pour me justifier je ne veux point le voir. DONE ELVIRE. Si vous vous obstinez à cette résistance, J'aurois tort de vouloir vous faire violence; Et c'est assez enfin que vous avoir pressé De voir de quelle main ce billet m'est tracé. DON GARCIE. Ma volonté toujours vous doit être soumise: Si c'est votre plaisir que pour vous je le lise, Je consens volontiers à prendre cet emploi. DONE ELVIRE. Oui, oui, prince, tenez, vous le lirez pour moi. DON GARCIE. C'est pour vous obéir, au moins, et je puis dire... DONE ELVIRE. C'est ce que vous voudrez: dépêchez-vous de lire. DON GARCIE. Il est de done Ignès, à ce que je connoi. DONE ELVIRE. Oui. Je m'en réjouis et pour vous et pour moi. DON GARCIE lit. «Malgré l'effort d'un long mépris, »Le tyran toujours m'aime; et, depuis votre absence, »Vers moi, pour me porter au dessein qu'il a pris, »Il semble avoir tourné toute sa violence, »Dont il poursuivoit l'alliance »De vous et de son fils. »Ceux qui sur moi peuvent avoir empire, »Par de lâches motifs qu'un faux honneur inspire, »Approuvent tous cet indigne lien. »J'ignore encor par où finira mon martyre, »Mais je mourrai plutôt que de consentir rien. »Puissiez-vous jouir, belle Elvire, »D'un destin plus doux que le mien! »DONE IGNÈS.» Dans la haute vertu son âme est affermie. DONE ELVIRE. Je vais faire réponse à cette illustre amie. Cependant apprenez, prince, à vous mieux armer Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer. J'ai calmé votre trouble avec cette lumière, Et la chose a passé d'une douce manière; Mais, à n'en point mentir, il seroit des momens Où je pourrois entrer dans d'autres sentimens. DON GARCIE. Eh quoi! vous croyez donc?... DONE ELVIRE. Je crois ce qu'il faut croire. Adieu. De mes avis conservez la mémoire; Et, s'il est vrai pour moi que votre amour soit grand, Donnez-en à mon coeur les preuves qu'il prétend. DON GARCIE. Croyez que désormais c'est toute mon envie, Et qu'avant qu'y manquer je veux perdre la vie. [330] Done pour: dona, du latin _domina_, et du provençal _domna_, madame. [331] Ignès, pour: Iñes. La prononciation espagnole usitée à la cour de France est imitée par Molière. [332] Pour: ne l'autorise-t-il pas. Ellipse archaïque. [333] Pour: prétend à. Ellipse beaucoup trop forte. [334] Archaïsme admirable, nécessaire à la langue, et que Jean-Jacques Rousseau n'a pas craint d'employer. On le trouve chez du Vair, Michel Montaigne et Corneille. [335] Pour: entend. Troisième personne du présent de l'indicatif ouïr. Archaïsme banni de la langue à cause de sa dureté. [336] Au lieu de: pour le tyran. Expression impropre. ACTE II SCÈNE I.--ÉLISE, DON LOPE. ÉLISE. Tout ce que fait le prince, à parler franchement, N'est pas ce qui me donne un grand étonnement; Car que d'un noble amour une âme bien saisie En pousse les transports jusqu'à la jalousie, Que de doutes fréquens ses voeux soient traversés, Il est fort naturel, et je l'approuve assez: Mais ce qui me surprend, don Lope, c'est d'entendre Que vous lui préparez les soupçons qu'il doit prendre, Que votre âme les forme, et qu'il n'est en ces lieux Fâcheux que par vos soins, jaloux que par vos yeux. Encore un coup, don Lope, une âme bien éprise, Des soupçons qu'elle prend ne me rend point surprise; Mais qu'on ait sans amour tous les soins d'un jaloux, C'est une nouveauté qui n'appartient qu'à vous. DON LOPE. Que sur cette conduite à son aise l'on glose, Chacun règle la sienne au but qu'il se propose; Et, rebuté par vous des soins de mon amour, Je songe auprès du prince à bien faire ma cour. ÉLISE. Mais savez-vous qu'enfin il fera mal la sienne, S'il faut qu'en cette humeur votre esprit l'entretienne? DON LOPE. Et quand, charmante Élise, a-t-on vu, s'il vous plaît, Qu'on cherche auprès des grands que son propre intérêt Qu'un parfait courtisan veuille charger leur suite D'un censeur des défauts qu'on trouve en leur conduite, Et s'aille inquiéter si son discours leur nuit, Pourvu que sa fortune en tire quelque fruit? Tout ce qu'on fait ne va qu'à se mettre en leur grâce; Par la plus courte voie on y cherche une place; Et les plus prompts moyens de gagner leur faveur, C'est de flatter toujours le foible de leur coeur, D'applaudir en aveugle à ce qu'ils veulent faire, Et n'appuyer jamais ce qui peut leur déplaire: C'est là le vrai secret d'être bien auprès d'eux. Les utiles conseils font passer pour fâcheux, En vous laissant toujours hors de la confidence, Où vous jette d'abord l'adroite complaisance. Enfin, on voit partout que l'art des courtisans Ne tend qu'à profiter des foiblesses des grands, A nourrir leurs erreurs, et jamais dans leur âme Ne porter les avis des choses qu'on y blâme. ÉLISE. Ces maximes un temps leur peuvent succéder; Mais il est des revers qu'on doit appréhender; Et dans l'esprit des grands, qu'on tâche de surprendre, Un rayon de lumière à la fin peut descendre, Qui sur tous ces flatteurs venge équitablement Ce qu'a fait à leur gloire un long aveuglement. Cependant je dirai que votre âme s'explique Un peu bien librement sur votre politique; Et ces nobles motifs, au prince rapportés, Serviront assez mal vos assiduités. DON LOPE. Outre que je pourrois désavouer sans blâme Ces libres vérités sur qui s'ouvre mon âme, Je sais fort bien qu'Élise a l'esprit trop discret Pour aller divulguer cet entretien secret. Qu'ai-je dit, après tout, que sans moi l'on ne sache? Et dans mon procédé que faut-il que je cache? On peut craindre une chute avec quelque raison, Quand on met en usage ou ruse ou trahison; Mais qu'ai-je à redouter, moi qui partout n'avance Que les soins approuvés d'un peu de complaisance, Et qui suis seulement par d'utiles leçons La pente qu'a le prince à de jaloux soupçons? Son âme semble en vivre et je mets mon étude A trouver des raisons à son inquiétude, A voir de tous côtés s'il ne se passe rien A fournir le sujet d'un secret entretien; Et, quand je puis venir, enflé d'une nouvelle, Donner à son repos une atteinte mortelle, C'est lors que plus il m'aime; et je vois sa raison D'une audience avide[337] avaler ce poison, Et m'en remercier comme d'une victoire Qui combleroit ses jours de bonheur et de gloire. Mais mon rival paroît, je vous laisse tous deux; Et, bien que je renonce à l'espoir de vos voeux, J'aurais un peu de peine à voir qu'en ma présence Il reçût des effets de quelque préférence; Et je veux, si je puis, m'épargner ce souci. ÉLISE. Tout amant de bon sens en doit user ainsi. SCÈNE II.--DON ALVAR, ÉLISE. DON ALVAR. Enfin nous apprenons que le roi de Navarre Pour les désirs du prince aujourd'hui se déclare, Et qu'un nouveau renfort de troupes nous attend Pour le fameux service où son amour prétend. Je suis surpris, pour moi, qu'avec tant de vitesse On ait fait avancer... Mais... SCÈNE III.--DON GARCIE, ÉLISE, DON ALVAR. DON GARCIE. Que fait la princesse? ÉLISE. Quelques lettres, seigneur; je le présume ainsi, Mais elle va savoir que vous êtes ici. DON GARCIE. J'attendrai qu'elle ait fait. SCÈNE IV.--DON GARCIE. Près de souffrir sa vue, D'un trouble tout nouveau je me sens l'âme émue Et la crainte, mêlée à son ressentiment, Jette par tout mon corps un soudain tremblement. Prince, prends garde au moins qu'un aveugle caprice, Ne te conduise ici dans quelque précipice, Et que de ton esprit les désordres puissans Ne donnent un peu trop au rapport de tes sens: Consulte ta raison, prends sa clarté pour guide; Vois si de tes soupçons l'apparence est solide; Ne démens pas leur voix; mais aussi garde bien Que, pour les croire trop, ils ne t'imposent rien, Qu'à tes premiers transports ils n'osent trop permettre, Et relis posément cette moitié de lettre. Ah! qu'est-ce que mon coeur, trop digne de pitié, Ne voudroit pas donner pour son autre moitié? Mais, après tout, que dis-je? Il suffit bien de l'une, Et n'en voilà que trop pour voir mon infortune. «Quoique votre rival... »Vous devez toutefois vous... »Et vous avez en vous à... »L'obstacle le plus grand... »Je chéris tendrement ce... »Pour me tirer des mains de... »Son amour, ses devoirs... »Mais il m'est odieux avec... »Otez donc à vos feux ce... »Méritez les regards que l'on... »Et lorsqu'on vous oblige... »Ne vous obstinez point à...» Oui, mon sort par ces mots est assez éclairci; Son coeur, comme sa main, se fait connoître ici; Et les sens imparfaits de cet écrit funeste, Pour s'expliquer à moi n'ont pas besoin du reste. Toutefois, dans l'abord agissons doucement. Couvrons à l'infidèle un vif ressentiment; Et, de ce que je tiens ne donnant point l'indice, Confondons son esprit par son propre artifice. La voici. Ma raison, renferme mes transports, Et rends-toi pour un temps maîtresse du dehors. SCÈNE V.--DONE ELVIRE, DON GARCIE. DONE ELVIRE. Vous avez bien voulu que je vous fisse attendre? DON GARCIE, bas, à part. Ah! qu'elle cache bien... DONE ELVIRE. On vient de nous apprendre Que le roi votre père approuve vos projets, Et veut bien que son fils nous rende nos sujets; Et mon âme en a pris une allégresse extrême. DON GARCIE. Oui, madame, et mon coeur s'en réjouit de même; Mais... DONE ELVIRE. Le tyran sans doute aura peine à parer Les foudres que partout il entend murmurer; Et j'ose me flatter que le même courage Qui put bien me soustraire à sa brutale rage, Et, dans les murs d'Astorgue arrachés de ses mains, Me faire un sûr asile à braver ses desseins, Pourra, de tout Léon achevant la conquête, Sous ses nobles efforts faire choir cette tête. DON GARCIE Le succès en pourra parler dans quelques jours. Mais, de grâce, passons à quelque autre discours. Puis-je, sans trop oser, vous prier de me dire A qui vous avez pris, madame, soin d'écrire Depuis que le destin nous a conduits ici? DONE ELVIRE. Pourquoi cette demande, et d'où vient ce souci? DON GARCIE. D'un désir curieux de pure fantaisie. DONE ELVIRE. La curiosité naît de la jalousie. DON GARCIE. Non, ce n'est rien du tout de ce que vous pensez, Vos ordres de ce mal me défendent assez. DONE ELVIRE. Sans chercher plus avant quel intérêt vous presse, J'ai deux fois à Léon écrit à la comtesse, Et deux fois au marquis don Louis de Burgos, Avec cette réponse êtes-vous en repos? DON GARCIE. Vous n'avez point écrit à quelque autre personne, Madame? DONE ELVIRE. Non, sans doute; et ce discours m'étonne. DON GARCIE. De grâce, songez bien, avant que d'assurer. En manquant de mémoire, on peut se parjurer. DONE ELVIRE. Ma bouche, sur ce point, ne peut-être parjure. DON GARCIE. Elle a dit toutefois une haute imposture. DONE ELVIRE. Prince! DON GARCIE. Madame! DONE ELVIRE. O ciel! quel est ce mouvement? Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement? DON GARCIE. Oui, oui, je l'ai perdu, lorsque dans votre vue J'ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue, Et que j'ai cru trouver quelque sincérité Dans les traîtres appas dont je fus enchanté. DONE ELVIRE. De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre? DON GARCIE. Ah! que ce coeur est double, et sait bien l'art de feindre! Mais tous moyens de fuir lui vont être soustraits. Jetez ici les yeux, et connoissez vos traits: Sans avoir vu le reste, il m'est assez facile De découvrir pour qui vous employez ce style. DONE ELVIRE. Voilà donc le sujet qui vous trouble l'esprit? DON GARCIE. Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit? DONE ELVIRE. L'innocence à rougir n'est point accoutumée. DON GARCIE. Il est vrai qu'en ces lieux on la voit opprimée. Ce billet démenti pour n'avoir point de seing... DONE ELVIRE. Pourquoi le démentir, puisqu'il est de ma main[338]? DON GARCIE. Encore est-ce beaucoup que, de franchise pure, Vous demeuriez d'accord que c'est votre écriture, Mais ce sera sans doute, et j'en serois garant, Un billet qu'on envoie à quelque indifférent; Ou du moins ce qu'il a de tendresse évidente Sera pour une amie, ou pour quelque parente. DONE ELVIRE. Non, c'est pour un amant que ma main l'a formé; Et j'ajoute de plus, pour un amant aimé. DON GARCIE. Et je puis, ô perfide!... DONE ELVIRE. Arrêtez, prince indigne, De ce lâche transport l'égarement insigne. Bien que de vous mon coeur ne prenne point de loi, Et ne doive en ces lieux aucun compte qu'à soi, Je veux bien me purger, pour votre seul supplice, Du crime que m'impose un insolent caprice. Vous serez éclairci, n'en doutez nullement. J'ai ma défense prête en ce même moment. Vous allez recevoir une pleine lumière; Mon innocence ici paroîtra tout entière; Et je veux, vous mettant juge en votre intérêt, Vous faire prononcer vous-même votre arrêt. DON GARCIE. Ce sont propos obscurs qu'on ne sauroit comprendre. DONE ELVIRE. Bientôt à vos dépens vous me pourrez entendre. Élise, holà! SCÈNE VI.--DON GARCIE, DONE ELVIRE, ÉLISE. ÉLISE. Madame? DONE ELVIRE, à don Garcie. Observez bien au moins Si j'ose à vous tromper employer quelques soins; Si, par un seul coup d'oeil ou geste qui l'instruise, Je cherche de ce coup à parer la surprise. A Élise. Le billet que tantôt ma main avait tracé, Répondez promptement, où l'avez-vous laissé? ÉLISE. Madame, j'ai sujet de m'avouer coupable. Je ne sais comme il est demeuré sur ma table; Mais on vient de m'apprendre en ce même moment Que don Lope, venant dans mon appartement, Par une liberté qu'on lui voit se permettre, A fureté partout, et trouvé cette lettre. Comme il la déplioit, Léonor a voulu S'en saisir promptement, avant qu'il eût rien lu; Et se jetant sur lui, la lettre contestée En deux justes moitiés dans leurs mains est restée; Et don Lope, aussitôt prenant un prompt essor, A dérobé la sienne aux soins de Léonor. DONE ELVIRE. Avez-vous ici l'autre? ÉLISE. Oui, la voilà, madame. DONE ELVIRE. A don Garcie. Donnez. Nous allons voir qui mérite le blâme. Avec votre moitié rassemblez celle-ci, Lisez, et hautement; je veux l'entendre aussi. DON GARCIE. _Au prince don Garcie._ Ah! DONE ELVIRE. Achevez de lire; Votre âme pour ce mot ne doit pas s'interdire. DON GARCIE lit. «Quoique votre rival, prince, alarme votre âme, »Vous devez toutefois vous craindre plus que lui; »Et vous avez en vous à détruire aujourd'hui »L'obstacle le plus grand que trouve votre flamme. »Je chéris tendrement ce qu'a fait don Garcie »Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs. »Son amour, ses devoirs, ont pour moi des douceurs; »Mais il m'est odieux avec sa jalousie. »Otez donc à vos feux ce qu'ils en font paroître, »Méritez les regards que l'on jette sur eux; »Et lorsqu'on vous oblige à vous tenir heureux, »Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l'être.» DONE ELVIRE. Eh bien, que dites-vous? DON GARCIE. Ah! madame, je dis Qu'à cet objet mes sens demeurent interdits; Que je vois dans ma plainte une horrible injustice, Et qu'il n'est point pour moi d'assez cruel supplice. DONE ELVIRE. Il suffit. Apprenez que si j'ai souhaité Qu'à vos yeux cet écrit pût être présenté, C'est pour le démentir, et cent fois me dédire De tout ce que pour vous vous y venez de lire. Adieu, prince. DON GARCIE. Madame, hélas! où fuyez-vous? DONE ELVIRE. Où vous ne serez point, trop odieux jaloux! DON GARCIE. Ah! madame, excusez un amant misérable, Qu'un sort prodigieux a fait vers[339] vous coupable, Et qui, bien qu'il vous cause un courroux si puissant, Eût été plus blâmable à rester innocent. Car enfin, peut-il être une âme bien atteinte, Dont l'espoir le plus doux ne soit mêlé de crainte? Et pourriez-vous penser que mon coeur eût aimé, Si ce billet fatal ne l'eût point alarmé; S'il n'avait point frémi des coups de cette foudre, Dont je me figurois tout mon bonheur en poudre? Vous mêmes, dites-moi si cet événement N'eût pas dans mon erreur jeté tout autre amant: Si d'une preuve, hélas! qui me sembloit si claire, Je pouvois démentir... DONE ELVIRE. Oui, vous le pouviez faire; Et dans mes sentimens, assez bien éclairés, Vos doutes rencontroient des garans assurés: Vous n'aviez rien à craindre; et d'autres, sur ce gage, Auroient du monde entier bravé le témoignage. DON GARCIE. Moins on mérite un bien qu'on nous fait espérer, Plus notre âme a de peine à pouvoir s'assurer. Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile, Et nous laisse aux soupçons une pente facile. Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés, J'ai douté du bonheur de mes témérités[340]; J'ai cru que, dans ces lieux rangés sous ma puissance, Votre âme se forçoit à quelque complaisance; Que, déguisant pour moi votre sévérité... DONE ELVIRE. Et je pourrois descendre à cette lâcheté! Moi, prendre le parti d'une honteuse feinte! Agir par les motifs d'une servile crainte, Trahir mes sentimens, et, pour être en vos mains, D'un masque de faveur vous couvrir mes dédains! La gloire sur mon coeur auroit si peu d'empire! Vous pouvez le penser, et vous me l'osez dire! Apprenez que ce coeur ne sait point s'abaisser; Qu'il n'est rien sous les cieux qui puisse l'y forcer; Et, s'il vous a fait voir, par une erreur insigne, Des marques de bonté dont vous n'étiez pas digne, Qu'il saura bien montrer, malgré votre pouvoir, La haine que pour vous il se résout d'avoir, Braver votre furie, et vous faire connoître Qu'il n'a point été lâche, et ne veut jamais l'être. DON GARCIE. Eh bien, je suis coupable, et ne m'en défends pas: Mais je demande grâce à vos divins appas; Je la demande au nom de la plus vive flamme Dont jamais deux beaux yeux aient fait brûler une âme. Que si votre courroux ne peut être apaisé, Si mon crime est trop grand pour se voir excusé, Si vous ne regardez ni l'amour qui le cause, Ni le vif repentir que mon coeur vous expose, Il faut qu'un coup heureux, en me faisant mourir, M'arrache à des tourmens que je ne puis souffrir. Non, ne présumez pas qu'ayant su vous déplaire, Je puis vivre une heure avec votre colère. Déjà de ce moment la barbare longueur Sous ses cuisans remords fait succomber mon coeur, Et de mille vautours les blessures cruelles N'ont rien de comparable à ses douleurs mortelles. Madame, vous n'avez qu'à me le déclarer: S'il n'est point de pardon que je doive espérer, Cette épée aussitôt, par un coup favorable, Va percer, à vos yeux, le coeur d'un misérable; Ce coeur, ce traître coeur, dont les perplexités Ont si fort outragé vos extrêmes bontés: Trop heureux, en mourant, si ce coup légitime Efface en votre esprit l'image de mon crime, Et ne laisse aucuns traits de votre aversion Au foible souvenir de mon affection! C'est l'unique faveur que demande ma flamme[341]. DONE ELVIRE. Ah! prince trop cruel! DON GARCIE. Dites, parlez, madame. DONE ELVIRE. Faut-il encor pour vous conserver des bontés, Et vous voir m'outrager par tant d'indignités? DON GARCIE. Un coeur ne peut jamais outrager quand il aime; Et ce que fait l'amour, il l'excuse lui-même. DONE ELVIRE. L'amour n'excuse point de tels emportemens. DON GARCIE. Tout ce qu'il a d'ardeur passe en ses mouvemens; Et plus il devient fort, plus il trouve de peine... DONE ELVIRE. Non, ne m'en parlez point, vous méritez ma haine. DON GARCIE. Vous me haïssez donc? DONE ELVIRE. J'y veux tâcher, au moins, Mais, hélas! je crains bien que j'y perde mes soins, Et que tout le courroux qu'excite votre offense Ne puisse jusque-là faire aller ma vengeance. DON GARCIE. D'un supplice si grand ne tentez point l'effort, Puisque pour vous venger je vous offre ma mort; Prononcez-en l'arrêt, et j'obéis sur l'heure. DONE ELVIRE. Qui ne sauroit haïr ne peut vouloir qu'on meure. DON GARCIE. Et moi, je ne puis vivre, à moins que vos bontés Accordent un pardon à mes témérités. Résolvez l'un des deux, de punir ou d'absoudre. DONE ELVIRE. Hélas! j'ai trop fait voir ce que je puis résoudre. Par l'aveu d'un pardon n'est-ce pas se trahir, Que dire au criminel qu'on ne peut le haïr? DON GARCIE. Ah! c'en est trop; souffrez, adorable princesse... DONE ELVIRE. Laissez: je me veux mal d'une telle foiblesse. DON GARCIE, seul. Enfin, je suis... SCÈNE VII.--DON GARCIE, DON LOPE. DON LOPE. Seigneur, je viens vous informer D'un secret dont vos feux ont droit de s'alarmer. DON GARCIE. Ne me viens point parler de secret ni d'alarme, Dans les doux mouvemens du transport qui me charme. Après ce qu'à mes yeux on vient de présenter, Il n'est point de soupçons que je doive écouter; Et d'un divin objet la bonté sans pareille A tous ces vains rapports doit fermer mon oreille: Ne m'en fais plus. DON LOPE. Seigneur, je veux ce qu'il vous plaît; Mes soins en tout ceci n'ont que votre intérêt. J'ai cru que le secret que je viens de surprendre Méritoit bien qu'en hâte on vous le vînt apprendre; Mais, puisque vous voulez que je n'en touche rien, Je vous dirai, seigneur, pour changer d'entretien, Que déjà dans Léon on voit chaque famille Lever le masque au bruit des troupes de Castille, Et que surtout le peuple y fait pour son vrai roi Un éclat à donner au tyran de l'effroi. DON GARCIE. La Castille du moins n'aura pas la victoire, Sans que nous essayions d'en partager la gloire; Et nos troupes aussi peuvent être en état D'imprimer quelque crainte au coeur de Mauregat. Mais quel est ce secret dont tu voulois m'instruire? Voyons un peu. DON LOPE. Seigneur, je n'ai rien à vous dire. DON GARCIE. Va, va, parle; mon coeur t'en donne le pouvoir. DON LOPE. Vos paroles, seigneur, m'en ont trop fait savoir; Et, puisque mes avis ont de quoi vous déplaire, Je saurai désormais trouver l'art de me taire. DON GARCIE. Enfin, je veux savoir la chose absolument. DON LOPE. Je ne réplique point à ce commandement. Mais, seigneur, en ce lieu le devoir de mon zèle Trahiroit le secret d'une telle nouvelle. Sortons pour vous l'apprendre: et, sans rien embrasser, Vous-même vous verrez ce qu'on en doit penser. [337] Pour: d'une oreille avide. Expression impropre. [338] Changement de scène transporté avec quelques modifications heureuses dans le _Misanthrope_, acte V, scène II. [339] Pour: envers vous. Expression impropre plutôt qu'archaïsme. [340] Passage transporté dans le _Tartuffe_, acte IV, scène VI de l'acte II d'_Amphitryon_. [340] Passage transporté dans le _Tartuffe_, acte IV, scène V, avec quelques changements. [341] Les traits nombreux de cette scène ont été rapportés par Molière dans la scène VI de l'acte II d'_Amphitryon_. ACTE III SCÈNE I.--DONE ELVIRE, ÉLISE. DONE ELVIRE. Élise, que dis-tu de l'étrange foiblesse Que vient de témoigner le coeur d'une princesse? Que dis-tu de me voir tomber si promptement De toute la chaleur de mon ressentiment? Et, malgré tant d'éclat, relâcher mon courage Au pardon trop honteux d'un si cruel outrage? ÉLISE. Moi, je dis que d'un coeur que nous pouvons chérir Une injure sans doute est bien dure à souffrir; Mais que, s'il n'en est point qui davantage irrite, Il n'en est point aussi qu'on pardonne si vite; Et qu'un coupable aimé triomphe à nos genoux De tous les prompts transports du plus bouillant courroux, D'autant plus aisément, madame, quand l'offense Dans un excès d'amour peut trouver sa naissance. Ainsi, quelque dépit que l'on vous ait causé, Je ne m'étonne point de le voir apaisé! Et je sais quel pouvoir, malgré votre menace, A de pareils forfaits donnera toujours grâce. DONE ELVIRE. Ah! sache, quelque ardeur qui m'impose des lois, Que mon front a rougi pour la dernière fois; Et que, si désormais on pousse ma colère, Il n'est point de retour qu'il faille qu'on espère. Quand je pourrois reprendre un tendre sentiment, C'est assez contre lui que l'éclat d'un serment: Car enfin, un esprit qu'un peu d'orgueil inspire Trouve beaucoup de honte à se pouvoir dédire; Et souvent, aux dépens d'un pénible combat, Fait sur ses propres voeux un illustre attentat, S'obstine par honneur, et n'a rien qu'il n'immole A la noble fierté de tenir sa parole. Ainsi, dans le pardon que l'on vient d'obtenir. Ne prends point de clartés pour régler l'avenir; Et, quoi qu'à mes destins la fortune prépare, Crois que je ne puis être au prince de Navarre, Que de ces noirs accès qui troublent sa raison Il n'ait fait éclater l'entière guérison, Et réduit tout mon coeur, que ce mal persécute, A n'en plus redouter l'affront d'une rechute. ÉLISE. Mais quel affront nous fait le transport d'un jaloux? DONE ELVIRE. En est-il un qui soit plus digne de courroux? Et, puisque notre coeur fait un effort extrême Lorsqu'il se peut résoudre à confesser qu'il aime, Puisque l'honneur du sexe, en tout temps rigoureux, Oppose un fort obstacle à de pareils aveux, L'amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle Doit-il impunément douter de cet oracle? Et n'est-il pas coupable, alors qu'il ne croit pas Ce qu'on ne dit jamais qu'après de grands combats[342]? ÉLISE. Moi, je tiens que toujours un peu de défiance En ces occasions n'a rien qui nous offense; Et qu'il est dangereux qu'un coeur qu'on a charmé Soit trop persuadé, madame, d'être aimé, Si... DONE ELVIRE. N'en disputons plus. Chacun a sa pensée. C'est un scrupule enfin dont mon âme est blessée; Et, contre mes désirs, je sens je ne sais quoi Me prédire un éclat entre le prince et moi, Qui, malgré ce qu'on doit aux vertus dont il brille... Mais, ô ciel! en ces lieux don Sylve de Castille! SCÈNE II.--DONE ELVIRE, DON ALPHONSE cru don Sylve, ÉLISE. DONE ELVIRE. Ah! seigneur, par quel sort vous vois-je maintenant? DON ALPHONSE. Je sais que mon abord, madame, est surprenant, Et qu'être sans éclat entré dans cette ville, Dont l'ordre d'un rival rend l'accès difficile; Qu'avoir pu me soustraire aux yeux de ses soldats, C'est un événement que vous n'attendiez pas. Mais, si j'ai dans ces lieux franchi quelques obstacles, L'ardeur de vous revoir peut bien d'autres miracles; Tout mon coeur a senti par de trop rudes coups Le rigoureux destin d'être éloigné de vous, Et je n'ai pu nier au tourment qui le tue Quelques momens secrets d'une si chère vue. Je viens vous dire donc que je rends grâce au cieux De vous voir hors des mains d'un tyran odieux. Mais, parmi les douceurs d'une telle aventure, Ce qui m'est un sujet d'éternelle torture, C'est de voir qu'à mon bras les rigueurs de mon sort Ont envié l'honneur de cet illustre effort, Et fait à mon rival, avec trop d'injustice, Offrir les doux périls d'un si fameux service. Oui, madame, j'avois, pour rompre vos liens, Des sentimens sans doute aussi beaux que les siens; Et je pouvois pour vous gagner cette victoire, Si le ciel n'eût voulu m'en dérober la gloire. DONE ELVIRE. Je sais, seigneur, je sais que vous avez un coeur Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur; Et je ne doute point que ce généreux zèle, Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle N'eût, contre les efforts d'un indigne projet, Pu faire en ma faveur tout ce qu'un autre a fait. Mais, sans cette action dont vous étiez capable, Mon sort à la Castille est assez redevable. On sait ce qu'en ami plein d'ardeur et de foi Le comte votre père a fait pour feu le roi: Après l'avoir aidé jusqu'à l'heure dernière, Il donne en ses États un asile à mon frère; Quatre lustres entiers il y cache son sort Aux barbares fureurs de quelque lâche effort; Et, pour rendre à son front l'éclat d'une couronne, Contre nos ravisseurs vous marchez en personne. N'êtes-vous pas content? et ces soins généreux Ne m'attachent-ils point par d'assez puissans noeuds? Quoi! votre âme, seigneur, seroit-elle obstinée A vouloir asservir toute ma destinée? Et faut-il que jamais il ne tombe sur nous L'ombre d'un seul bienfait qu'il ne vienne de vous Ah! souffrez, dans les maux où mon destin m'expose, Qu'au soin d'un autre aussi je doive quelque chose; Et ne vous plaignez point de voir un autre bras Acquérir de la gloire où le vôtre n'est pas. DON ALPHONSE. Oui, madame, mon coeur doit cesser de s'en plaindre; Avec trop de raison vous voulez m'y contraindre; Et c'est injustement qu'on se plaint d'un malheur Quand un autre plus grand s'offre à notre douleur Ce secours d'un rival m'est un cruel martyre; Mais, hélas! de mes maux ce n'est pas là le pire. Le coup, le rude coup dont je suis atterré C'est de me voir par vous ce rival préféré. Oui, je ne vois que trop que ses feux pleins de gloire Sur les miens dans votre âme emportent la victoire Et cette occasion de servir vos appas, Cet avantage offert de signaler son bras, Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire, N'est que le pur effet du bonheur de vous plaire Que le secret pouvoir d'un astre merveilleux Qui fait tomber la gloire où s'attachent vos voeux. Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée. Contre vos fiers tyrans je conduis une armée; Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi, Assuré que vos voeux ne seront pas pour moi; Et que, s'ils sont suivis, la fortune prépare L'heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre. Ah! madame, faut-il me voir précipité De l'espoir glorieux dont je m'étois flatté? Et ne puis-je savoir quels crimes on m'impute, Pour avoir mérité cette effroyable chute? DONE ELVIRE. Ne me demandez rien avant que regarder Ce qu'à mes sentiments vous devez demander; Et, sur cette froideur qui semble vous confondre, Répondez-vous, seigneur ce que je puis répondre: Car enfin tous vos soins ne sauroient ignorer Quels secrets de votre âme on m'a su déclarer; Et je la crois, cette âme, et trop noble et trop haute, Pour vouloir m'obliger à commettre une faute. Vous-même, dites-vous s'il est de l'équité De me voir couronner une infidélité; Si vous pouviez m'offrir, sans beaucoup d'injustice, Un coeur à d'autres yeux offert en sacrifice; Vous plaindre avec raison, et blâmer mes refus, Lorsqu'ils veulent d'un crime affranchir vos vertus. Oui, seigneur, c'est un crime; et les premières flammes Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes, Qu'il faut perdre grandeurs, et renoncer au jour, Plutôt que de pencher vers un second amour[343]. J'ai pour vous cette ardeur que peut prendre l'estime Pour un courage haut, pour un coeur magnanime; Mais n'exigez de moi que ce que je vous dois, Et soutenez l'honneur de votre premier choix. Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse Vous conserve le coeur de l'aimable comtesse; Ce que pour un ingrat (car vous l'êtes, seigneur), Elle a d'un choix constant refusé le bonheur! Quel mépris généreux, dans son ardeur extrême, Elle a fait de l'éclat que donne un diadème! Voyez combien d'efforts pour vous elle a bravés! Et rendez à son coeur ce que vous lui devez. DON ALPHONSE. Ah! madame, à mes yeux n'offrez point son mérite: Il n'est que trop présent à l'ingrat qui la quitte; Et, si mon coeur vous dit ce que pour elle il sent, J'ai peur qu'il ne soit pas envers vous innocent. Oui, ce coeur l'ose plaindre, et ne suit pas sans peine L'impérieux effort de l'amour qui l'entraîne: Aucun espoir pour vous n'a flatté mes désirs, Qui ne m'ait arraché pour elle des soupirs; Qui n'ait dans ces douceurs fait jeter à mon âme Quelques tristes regards vers sa première flamme! Se reprocher l'effet de vos divins attraits, Et mêler des remords à mes plus chers souhaits. J'ai fait plus que cela, puisqu'il vous faut tout dire: Oui, j'ai voulu sur moi vous ôter votre empire, Sortir de votre chaîne, et rejeter mon coeur Sous le joug innocent de son premier vainqueur. Mais, après mes efforts, ma constance abattue Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue; Et, dût être mon sort à jamais malheureux, Je ne puis renoncer à l'espoir de mes voeux. Je ne saurois souffrir l'épouvantable idée De vous voir par un autre à mes yeux possédée; Et le flambeau du jour, qui m'offre vos appas, Doit avant cet hymen éclairer mon trépas. Je sais que je trahis une princesse aimable; Mais, madame, après tout, mon coeur est-il coupable? Et le fort ascendant que prend votre beauté Laisse-t-il aux esprits aucune liberté? Hélas! je suis ici bien plus à plaindre qu'elle: Son coeur, en me perdant, ne perd qu'un infidèle, D'un pareil déplaisir on se peut consoler: Mais moi, par un malheur qui ne peut s'égaler, J'ai celui de quitter une aimable personne, Et tous les maux encor que mon amour me donne. DONE ELVIRE. Vous n'avez que les maux que vous voulez avoir, Et toujours notre coeur est en notre pouvoir. Il peut bien quelquefois montrer quelque foiblesse; Mais enfin sur nos sens la raison, la maîtresse... SCÈNE III.--DON GARCIE, DONE ELVIRE, DON ALPHONSE, cru don Sylve. DON GARCIE. Madame, mon abord, comme je connois bien, Assez mal à propos trouble votre entretien; Et mes pas en ce lieu, s'il faut que je le die, Ne croyoient pas trouver si bonne compagnie DONE ELVIRE. Cette vue, en effet, surprend au dernier point; Et, de même que vous, je ne l'attendois point. DON GARCIE. Oui, madame, je crois que de cette visite, Comme vous l'assurez, vous n'étiez point instruite. A don Sylve. Mais, seigneur, vous deviez nous faire au moins l'honneur De nous donner avis de ce rare bonheur, Et nous mettre en état, sans nous vouloir surprendre, De vous rendre en ces lieux ce qu'on voudroit vous rendre. DON ALPHONSE. Les héroïques soins vous occupent si fort, Que de vous en tirer, seigneur, j'aurois eu tort; Et des grands conquérans les sublimes pensées Sont aux civilités avec peine abaissées. DON GARCIE. Mais les grands conquérans, dont on vante les soins, Loin d'aimer le secret, affectent les témoins; Leur âme, dès l'enfance à la gloire élevée, Les fait dans leurs projets aller tête levée, Et, s'appuyant toujours sur des[344] hauts sentimens, Ne s'abaisse jamais à des déguisemens, Ne commettez-vous point vos vertus héroïques, En passant dans ces lieux par des[345] sourdes pratiques; Et ne craignez-vous point qu'on puisse, aux yeux de tous, Trouver cette action trop indigne de vous? DON ALPHONSE. Je ne sais si quelqu'un blâmera ma conduite, Au secret que j'ai fait d'une telle visite, Mais je sais qu'aux projets[346] qui veulent la clarté, Prince, je n'ai jamais cherché l'obscurité; Et, quand j'aurai sur vous à faire une entreprise, Vous n'aurez pas sujet de blâmer la surprise: Il ne tiendra qu'à vous de vous en garantir, Et l'on prendra le soin de vous en avertir. Cependant demeurons aux termes ordinaires, Remettons nos débats après d'autres affaires; Et, d'un sang un peu chaud réprimant les bouillons, N'oublions pas tous deux devant qui nous parlons. DONE ELVIRE, à don Garcie. Prince, vous avez tort; et sa visite est telle Que vous... DON GARCIE. Ah! c'en est trop que prendre sa querelle, Madame; et votre esprit devroit feindre un peu mieux, Lorsqu'il veut ignorer sa venue en ces lieux. Cette chaleur si prompte à vouloir la défendre Persuade assez mal qu'elle ait pu vous surprendre. DONE ELVIRE. Quoi que vous soupçonniez, il m'importe si peu, Que j'aurois du regret d'en faire un désaveu. DON GARCIE. Poussez donc jusqu'au bout cet orgueil héroïque, Et que, sans hésiter, tout votre coeur s'explique: C'est au déguisement donner trop de crédit. Ne désavouez rien, puisque vous l'avez dit. Tranchez, tranchez le mot, forcez toute contrainte; Dites que de ses feux vous ressentez l'atteinte; Que pour vous sa présence a des charmes si doux... DONE ELVIRE. Et, si je veux l'aimer, m'en empêcherez-vous? Avez-vous sur mon coeur quelque empire à prétendre? Et, pour régler mes voeux, ai-je votre ordre à prendre? Sachez que trop d'orgueil a pu vous décevoir, Si votre coeur sur moi s'est cru quelque pouvoir; Et que mes sentimens sont d'une âme trop grande Pour vouloir les cacher, lorsqu'on me les demande. Je ne vous dirai point si le comte est aimé; Mais apprenez de moi qu'il est fort estimé; Que ses hautes vertus, pour qui je m'intéresse, Méritent mieux que vous les voeux d'une princesse; Que je garde aux ardeurs[347], aux soins qu'il me fait voir, Tout le ressentiment[348] qu'une âme puisse avoir; Et que si des destins la fatale puissance M'ôte la liberté d'être sa récompense, Au moins est-il en moi de promettre à ses voeux Qu'on ne me verra point le butin de vos feux. Et, sans vous amuser d'une attente frivole, C'est à quoi je m'engage, et je tiendrai parole. Voilà mon coeur ouvert, puisque vous le voulez, Et mes vrais sentimens à vos yeux étalés. Êtes-vous satisfait? et mon âme attaquée S'est-elle, à votre avis assez bien expliquée? Voyez, pour vous ôter tout lieu de soupçonner S'il reste quelque jour encore à vous donner. A don Sylve. Cependant, si vos soins s'attachent à me plaire, Songez que votre bras, comte, m'est nécessaire; Et, d'un capricieux quels que soient les transports, Qu'à punir nos tyrans il doit tous ses efforts. Fermez l'oreille enfin à toute sa furie; Et, pour vous y porter, c'est moi qui vous en prie. SCÈNE IV.--DON GARCIE, DON ALPHONSE cru don Sylve. DON GARCIE. Tout vous rit et votre âme, en cette occasion, Jouit superbement de ma confusion. Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire Sur les feux d'un rival marquer votre victoire: Mais c'est à votre joie un surcroît sans égal, D'en avoir pour témoins les yeux de ce rival; Et mes prétentions, hautement étouffées, A vos voeux triomphans sont d'illustres trophées. Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant; Mais sachez qu'on n'est pas encore où l'on prétend. La fureur qui m'anime a de trop justes causes. Et l'on verra peut-être arriver bien des choses. Un désespoir va loin quand il est échappé, Et tout est pardonnable à qui se voit trompé. Si l'ingrate à mes yeux, pour flatter votre flamme, A jamais n'être à moi vient d'engager son âme, Je saurai bien trouver, dans mon juste courroux, Les moyens d'empêcher qu'elle ne soit à vous. DON ALPHONSE. Cet obstacle n'est pas ce qui me met en peine. Nous verrons quelle attente en tous cas sera vaine; Et chacun, de ses feux, pourra, par sa valeur, Ou défendre la gloire ou venger le malheur. Mais, comme, entre rivaux, l'âme la plus posée A des termes d'aigreur trouve une pente aisée, Et que je ne veux point qu'un pareil entretien Puisse trop échauffer votre esprit et le mien, Prince, affranchissez-moi d'une gêne secrète, Et me donnez moyen de faire ma retraite. DON GARCIE. Non, non, ne craignez point qu'on pousse votre esprit A violer ici l'ordre qu'on vous prescrit. Quelque juste fureur qui me presse et vous flatte, Je sais, comte, je sais quand il faut qu'elle éclate. Ces lieux vous sont ouverts: oui, sortez-en, sortez, Glorieux des douceurs que vous en remportez; Mais, encore une fois, apprenez que ma tête Peut seule dans vos mains mettre votre conquête. DON ALPHONSE. Quand nous en serons là, le sort entre nos bras De tous nos intérêts videra les débats. [342] Tirade transportée presque tout entière dans le _Misanthrope_, acte III, scène IV. [343] Quatre vers transportés dans la scène II de l'acte IV des _Femmes savantes_. [344] Pour: de. Faute de français. La distinction entre _de_ partitif et _des_ général ne s'est faite définitivement qu'après l'époque de Molière. [345] même remarque. [346] Pour: en fait de projets. Même remarque. [347] Pour: le ressentiment des ardeurs. Faute de français, expression impropre. [348] Ressentiment, pour: le sentiment intérieur réfléchi. Archaïsme regrettable. Racine disait avec raison: «Le ressentiment d'un bienfait.» ACTE IV SCÈNE I.--DONE ELVIRE, DON ALVAR. DONE ELVIRE. Retournez, don Alvar, et perdez l'espérance De me persuader l'oubli de cette offense. Cette plaie en mon coeur ne sauroit se guérir, Et les soins qu'on en prend ne font rien que l'aigrir. A quelques faux respects croit-il que je défère? Non, non: il a poussé trop avant ma colère; Et son vain repentir, qui porte ici vos pas, Sollicite un pardon que vous n'obtiendrez pas. DON ALVAR. Madame, il fait pitié. Jamais coeur, que je pense, Par un plus vif remords n'expia son offense; Et, si dans sa douleur vous le considériez, Il toucheroit votre âme, et vous l'excuseriez. On sait bien que le prince est dans un âge à suivre Les premiers mouvemens où son âme se livre, Et qu'en un sang bouillant toutes les passions Ne laissent guère place à des réflexions. Don Lope, prévenu d'une fausse lumière, De l'erreur de son maître a fourni la matière. Un bruit assez confus, dont le zèle indiscret A de l'abord du comte éventé le secret, Vous avoit mis aussi de cette intelligence Qui, dans ces lieux gardés, a donné sa présence. Le prince a cru l'avis, et son amour séduit Sur une fausse alarme a fait tout ce grand bruit; Mais d'une telle erreur son âme est revenue: Votre innocence enfin, lui vient d'être connue, Et don Lope, qu'il chasse, est un visible effet Du vif remords qu'il sent de l'éclat qu'il a fait. DONE ELVIRE. Ah! c'est trop promptement qu'il croit mon innocence; Il n'en a pas encore une entière assurance; Dites-lui, dites-lui qu'il doit bien tout peser, Et ne se hâte point, de peur de s'abuser. DON ALVAR. Madame, il sait trop bien... DONE ELVIRE. Mais, don Alvar, de grâce, N'étendons pas plus loin un discours qui me lasse: Il réveille un chagrin qui vient, à contre-temps, En troubler dans mon coeur d'autres plus importans, Oui, d'un trop grand malheur la surprise me presse; Et le bruit du trépas de l'illustre comtesse Doit s'emparer si bien de tout mon déplaisir, Qu'aucun autre souci n'a droit de me saisir. DON ALVAR. Madame, ce peut être une fausse nouvelle; Mais mon retour au prince en porte une cruelle. DONE ELVIRE. De quelque grand ennui qu'il puisse être agité, Il en aura toujours moins qu'il n'a mérité. SCÈNE II.--DONE ELVIRE, ÉLISE. ÉLISE. J'attendois qu'il sortît, madame, pour vous dire Ce qui veut maintenant que votre âme respire, Puisque votre chagrin, dans un moment d'ici, Du sort de done Ignès peut se voir éclairci. Un inconnu, qui vient pour cette confidence, Vous fait, par un des siens, demander audience. DONE ELVIRE. Élise, il faut le voir; qu'il vienne promptement. ÉLISE. Mais il veut n'être vu que de vous seulement; Et par cet envoyé, madame, il sollicite Qu'il puisse sans témoins vous rendre sa visite. DONE ELVIRE. Eh bien, nous serons seuls, et je vais l'ordonner, Tandis que tu prendras le soin de l'amener. Que mon impatience en ce moment est forte! O destin! est-ce joie ou douleur qu'on m'apporte? SCÈNE III.--DON PÈDRE, ÉLISE. ÉLISE. Où?... DON PÈDRE. Si vous me cherchez, madame, me voici. ÉLISE. En quel lieu votre maître? DON PÈDRE. Il est proche d'ici. Le ferai-je venir? ÉLISE. Dites-lui qu'il s'avance, Assuré qu'on l'attend avec impatience, Et qu'il ne se verra d'aucuns yeux éclairé[349]. Seule. Je ne sais quel secret en doit être auguré. Tant de précautions qu'il affecte de prendre... Mais le voici déjà. SCÈNE IV.--DONE IGNÈS, déguisée en homme, ÉLISE. ÉLISE. Seigneur, pour vous attendre On a fait... Mais que vois-je? Ah! madame! mes yeux... DONE IGNÈS. Ne me découvrez point, Élise, dans ces lieux, Et laissez respirer ma triste destinée Sous une feinte mort que je me suis donnée. C'est elle qui m'arrache à tous mes fiers tyrans, Car je puis sous ce nom comprendre mes parens. J'ai par elle évité cet hymen redoutable Pour qui j'aurois souffert une mort véritable; Et, sous cet équipage et le bruit de ma mort, Il faut cacher à tous le secret de mon sort, Pour me voir à l'abri de l'injuste poursuite Qui pourroit dans ces lieux persécuter ma fuite. ÉLISE. Ma surprise en public eût trahi vos désirs. Mais allez là dedans étouffer des soupirs, Et des charmants transports d'une pleine allégresse Saisir à votre aspect le coeur de la princesse; Vous la trouverez seule: elle-même a pris soin Que votre abord fût libre et n'eût aucun témoin. SCÈNE V.--DON ALVAR, ÉLISE. ÉLISE. Vois-je pas don Alvar? DON ALVAR. Le prince me renvoie Vous prier que pour lui votre crédit s'emploie. De ses jours, belle Élise, on doit n'espérer rien, S'il n'obtient par vos soins un moment d'entretien; Son âme a des transports... Mais le voici lui-même. SCÈNE VI.--DON GARCIE, DON ALVAR, ÉLISE. DON GARCIE. Ah! sois un peu sensible à ma disgrâce extrême, Élise, et prends pitié d'un coeur infortuné, Qu'aux plus vives douleurs tu vois abandonné. ÉLISE. C'est avec d'autres yeux que ne fait la princesse, Seigneur, que je verrois le tourment qui vous presse; Mais nous avons du ciel, ou du tempérament, Que nous jugeons de tout chacun diversement: Et, puisqu'elle vous blâme, et que sa fantaisie Lui fait un monstre affreux de votre jalousie, Je serois complaisante, et voudrois m'efforcer De cacher à ses yeux ce qui peut les blesser. Un amant suit sans doute une utile méthode, S'il fait qu'à notre humeur la sienne s'accommode; Et cent devoirs font moins que ces ajustemens[350], Qui font croire en deux coeurs les mêmes sentimens, L'art de ces deux rapports fortement les assemble, Et nous n'aimons rien tant que ce qui nous ressemble. DON GARCIE. Je le sais; mais, hélas! les destins inhumains S'opposent à l'effet de ces justes desseins, Et, malgré tous mes soins, viennent toujours me tendre Un piége dont mon coeur ne sauroit se défendre. Ce n'est pas que l'ingrate, aux yeux de mon rival N'ait fait contre mes feux un aveu trop fatal, Et témoigné pour lui des excès de tendresse Dont le cruel objet me reviendra sans cesse: Mais, comme trop d'ardeur enfin m'avoit séduit, Quand j'ai cru qu'en ces lieux elle l'ait introduit, D'un trop cuisant ennui je sentirois l'atteinte A lui laisser sur moi quelque sujet de plainte. Oui, je veux faire au moins, si je m'en vois quitté, Que ce soit de son coeur pure infidélité; Et, venant m'excuser d'un trait de promptitude, Dérober tout prétexte à son ingratitude. ÉLISE. Laissez un peu de temps à son ressentiment, Et ne la voyez point, seigneur, si promptement. DON GARCIE. Ah! si tu me chéris, obtiens que je la voie; C'est une liberté qu'il faut qu'elle m'octroie; Je ne pars point d'ici qu'au moins son fier dédain... ÉLISE. De grâce, différez l'effet de ce dessein. DON GARCIE. Non, ne m'oppose point une excuse frivole. ÉLISE, à part. Il faut que ce soit elle, avec une parole, Qui trouve les moyens de le faire en aller. A don Garcie. Demeurez donc, seigneur, je m'en vais lui parler. DON GARCIE. Dis-lui que j'ai d'abord banni de ma présence Celui dont les avis ont causé mon offense; Que don Lope jamais... SCÈNE VII.--DON GARCIE, DON ALVAR. DON GARCIE, regardant par la porte qu'Élise a laissée entr'ouverte. Que vois-je? ô justes cieux! Faut-il que je m'assure au rapport de mes yeux? Ah! sans doute ils me sont des témoins trop fidèles! Voilà le comble affreux de mes peines mortelles! Voici le coup fatal qui devoit m'accabler! Et, quand par des soupçons je me sentois troubler, C'étoit, c'étoit le ciel, dont la sourde menace Présageoit à mon coeur cette horrible disgrâce. DON ALVAR. Qu'avez-vous vu, seigneur, qui vous puisse émouvoir? DON GARCIE. J'ai vu ce que mon âme a peine à concevoir; Et le renversement de toute la nature Ne m'étonneroit pas comme cette aventure. C'en est fait... le destin... Je ne saurois parler. DON ALVAR. Seigneur, que votre esprit tâche à se rappeler. DON GARCIE. J'ai vu... Vengeance!... O ciel!... DON ALVAR. Quelle atteinte soudaine... DON GARCIE. J'en mourrai, don Alvar; la chose est bien certaine. DON ALVAR. Mais, seigneur, qui pourroit... DON GARCIE. Ah! tout est ruiné; Je suis, je suis trahi, je suis assassiné[351]; Un homme (sans mourir te le puis-je bien dire?), Un homme dans les bras de l'infidèle Elvire! DON ALVAR. Ah! seigneur, la princesse est vertueuse au point... DON GARCIE. Ah! sur ce que j'ai vu ne me contestez point, Don Alvar: c'en est trop que soutenir sa gloire, Lorsque mes yeux font foi d'une action si noire. DON ALVAR. Seigneur, nos passions nous font prendre souvent Pour chose véritable un objet décevant, Et de croire qu'une âme à la vertu nourrie Se puisse... DON GARCIE. Don Alvar, laissez-moi, je vous prie; Un conseiller me choque en cette occasion, Et je ne prends avis que de ma passion. DON ALVAR, à part. Il ne faut rien répondre à cet esprit farouche. DON GARCIE. Ah! que sensiblement cette atteinte me touche! Mais il faut voir qui c'est, et de ma main punir... La voici. Ma fureur, te peux-tu retenir? SCÈNE VIII.--DONE ELVIRE, DON GARCIE, DON ALVAR. DONE ELVIRE. Eh bien, que voulez-vous? et quel espoir de grâce, Après vos procédés, peut flatter votre audace? Osez-vous à mes yeux encor vous présenter? Et que me direz-vous que je doive écouter? DON GARCIE. Que toutes les horreurs dont une âme est capable A vos déloyautés n'ont rien de comparable; Que le sort, les démons, et le ciel en courroux, N'ont jamais rien produit de si méchant que vous[352]. DONE ELVIRE. Ah! vraiment, j'attendois l'excuse d'un outrage; Mais, à ce que je vois, c'est un autre langage. DON GARCIE. Oui, oui, c'en est un autre, et vous n'attendiez pas[353] Que j'eusse découvert le traître dans vos bras; Qu'un funeste hasard, par la porte entr'ouverte, Eût offert à mes yeux votre honte et ma perte. Est ce l'heureux amant sur ses pas revenu, Ou quelqu'autre rival qui m'étoit inconnu? O ciel! donne à mon coeur des forces suffisantes Pour pouvoir supporter des douleurs si cuisantes! Rougissez maintenant, vous en avez raison. Et le masque est levé de votre trahison. Voilà ce que marquoient les troubles de mon âme; Ce n'étoit pas en vain que s'alarmoit ma flamme; Par ces fréquens soupçons qu'on trouvoit odieux, Je cherchois le malheur qu'ont rencontré mes yeux; Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre, Mon astre me disoit ce que j'avois à craindre. Mais ne présumez pas que, sans être vengé, Je souffre le dépit de me voir outragé. Je sais que sur les voeux on n'a point de puissance; Que l'amour veut partout naître sans dépendance; Que jamais par la force on n'entra dans un coeur; Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur: Aussi ne trouverois-je aucun sujet de plainte, Si pour moi votre bouche avoit parlé sans feinte, Et, son arrêt livrant mon espoir à la mort, Mon coeur n'auroit eu droit de s'en prendre qu'au sort. Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie. C'est une trahison, c'est une perfidie Qui ne sauroit trouver de trop grands châtimens; Et je puis tout permettre à mes ressentimens, Non, non, n'espérez rien après un tel outrage; Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage; Trahi de tous côtés, mis dans un triste état, Il faut que mon amour se venge avec éclat; Qu'ici j'immole tout à ma fureur extrême, Et que mon désespoir achève par moi-même. DONE ELVIRE. Assez paisiblement vous a-t-on écouté? Et pourrai-je à mon tour parler en liberté? DON GARCIE. Et par quel beau discours que l'artifice inspire... DONE ELVIRE. Si vous avez encore quelque chose à me dire, Vous pouvez l'ajouter, je suis prête à l'ouïr; Sinon, faites au moins que je puisse jouir De deux ou trois momens de paisible audience. DON GARCIE. Eh bien, j'écoute. O ciel! quelle est ma patience! DONE ELVIRE. Je force ma colère, et veux, sans nulle aigreur, Répondre à ce discours si rempli de fureur. DON GARCIE. C'est que vous voyez bien... DONE ELVIRE. Ah! j'ai prêté l'oreille Autant qu'il vous a plu, rendez-moi la pareille. J'admire mon destin, et jamais sous les cieux Il ne fut rien, je crois, de si prodigieux, Rien dont la nouveauté soit plus inconcevable, Et rien que la raison rende moins supportable. Je me vois un amant qui, sans se rebuter, Applique tous ses soins à me persécuter; Qui, dans tout cet amour que sa bouche m'exprime, Ne conserve pour moi nul sentiment d'estime; Rien, au fond de ce coeur qu'ont pu blesser mes yeux, Qui fasse droit au sang que j'ai reçu des cieux, Et de mes actions défende l'innocence Contre le moindre effort d'une fausse apparence. Oui, je vois. Don Garcie montre de l'impatience pour parler. Ah! surtout ne m'interrompez point. Je vois, dis-je, mon sort malheureux à ce point, Qu'un coeur qui dit qu'il m'aime, et qui doit faire croire Que, quand tout l'univers douteroit de ma gloire, Il voudroit contre tous en être le garant, Est celui qui s'en fait l'ennemi le plus grand. On ne voit échapper aux soins que prend sa flamme Aucune occasion de soupçonner mon âme; Mais c'est peu des soupçons, il en fait des éclats Que, sans être blessé, l'amour ne souffre pas. Loin d'agir en amant, qui plus que la mort même, Appréhende toujours d'offenser ce qu'il aime, Qui se plaint doucement, et cherche avec respect A pouvoir s'éclaircir de ce qu'il croit suspect, A toute extrémité dans ses doutes il passe; Et ce n'est que fureur, qu'injure, et que menace. Cependant aujourd'hui je veux fermer les yeux Sur tout ce qui devroit me le rendre odieux, Et lui donner moyen, par une bonté pure, De tirer son salut d'une nouvelle injure. Ce grand emportement qu'il m'a fallu souffrir Part de ce qu'à vos yeux le hasard vient d'offrir. J'aurois tort de vouloir démentir votre vue, Et votre âme sans doute a dû paroître émue. DON GARCIE. Et n'est-ce pas... DONE ELVIRE. Encore un peu d'attention, Et vous allez savoir ma résolution. Il faut que de nous deux le destin s'accomplisse: Vous êtes maintenant sur un grand précipice, Et ce que votre coeur pourra délibérer Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer. Si, malgré cet objet qui vous a pu surprendre, Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre, Et ne demandez point d'autre preuve que moi, Pour condamner l'erreur du trouble où je vous voi; Si de vos sentimens la prompte déférence Veut sur ma seule foi croire mon innocence, Et de tous vos soupçons démentir le crédit, Pour croire aveuglément ce que mon coeur vous dit, Cette soumission, cette marque d'estime, Du passé dans ce coeur efface tout le crime, Je rétracte à l'instant ce qu'un juste courroux M'a fait, dans la chaleur, prononcer contre vous; Et, si je puis un jour choisir ma destinée Sans choquer les devoirs au rang où je suis née, Mon honneur, satisfait par ce respect soudain, Promet à votre amour et mes voeux et ma main. Mais prêtez bien l'oreille à ce que je vais dire: Si cette offre sur vous obtient si peu d'empire, Que vous me refusiez de me faire entre nous Un sacrifice entier de vos soupçons jaloux; S'il ne vous suffit pas de toute l'assurance Que vous peuvent donner mon coeur et ma naissance Et que de votre esprit les ombrages puissans Forcent mon innocence à convaincre vos sens Et porter à vos yeux l'éclatant témoignage D'une vertu sincère à qui l'on fait outrage; Je suis prête à le faire, et vous serez content; Mais il vous faut de moi détacher à l'instant, A mes voeux pour jamais renoncer de vous-même; Et j'atteste du ciel la puissance suprême Que, quoi que le destin puisse ordonner de nous, Je choisirai plutôt d'être à la mort qu'à vous. Voilà dans ces deux choix de quoi vous satisfaire: Avisez maintenant celui qui peut vous plaire[354]. DON GARCIE. Juste ciel! jamais rien peut-il être inventé Avec plus d'artifice et de déloyauté? Tout ce que des enfers la malice étudie A-t-il rien de si noir que cette perfidie? Et peut-elle trouver dans toute sa rigueur Un plus cruel moyen d'embarrasser un coeur? Ah! que vous savez bien ici contre moi-même, Ingrate, vous servir de ma faiblesse extrême, Et ménager pour vous l'effort prodigieux De ce fatal amour né de vos traîtres yeux! Parce qu'on est surprise, et qu'on manque d'excuse, D'une offre de pardon on emprunte la ruse: Votre feinte douceur forge un amusement, Pour divertir l'effet de mon ressentiment; Et, par le noeud subtil du choix qu'elle embarrasse, Veut soustraire un perfide au coup qui le menace. Oui, vos dextérités veulent me détourner D'un éclaircissement qui doit vous condamner: Et votre âme, feignant une innocence entière, Ne s'offre à m'en donner une pleine lumière Qu'à des conditions qu'après d'ardens souhaits Vous pensez que mon coeur n'acceptera jamais; Mais vous serez trompée en me croyant surprendre. Oui, oui, je prétends voir ce qui doit vous défendre, Et quel fameux prodige, accusant ma fureur, Peut de ce que j'ai vu justifier l'horreur. DONE ELVIRE. Songez que par ce choix vous allez vous prescrire De ne plus rien prétendre au coeur de done Elvire. DON GARCIE. Soit. Je souscris à tout; et mes voeux, aussi bien, En l'état où je suis, ne prétendent plus rien. DONE ELVIRE. Vous vous repentirez de l'éclat que vous faites. DON GARCIE. Non, non, tous ces discours sont de vaines défaites, Et c'est moi bien plutôt qui dois vous avertir Que quelque autre dans peu se pourra repentir: Le traître, quel qu'il soit, n'aura pas l'avantage De dérober sa vie aux efforts de ma rage. DONE ELVIRE. Ah! c'est trop en souffrir et mon coeur irrité Ne doit plus conserver une sotte bonté; Abandonnons l'ingrat à son propre caprice; Et, puisqu'il veut périr, consentons qu'il périsse. A don Garcie. Élise... A cet éclat vous voulez me forcer; Mais je vous apprendrai que c'est trop m'offenser. SCÈNE IX.--DONE ELVIRE, DON GARCIE, ÉLISE, DON ALVAR. DONE ELVIRE, à Élise. Faites un peu sortir la personne chérie... Allez, vous m'entendez; dites que je l'en prie. DON GARCIE. Et je puis... DONE ELVIRE. Attendez, vous serez satisfait. ÉLISE, à part, en sortant. Voici de son jaloux, sans doute, un nouveau trait. DONE ELVIRE. Prenez garde qu'au moins cette noble colère Dans la même fierté jusqu'au bout persévère; Et surtout désormais songez bien à quel prix Vous avez voulu voir vos soupçons éclaircis. SCÈNE X.--DONE ELVIRE, DON GARCIE, DONE IGNÈS déguisée en homme, ÉLISE, DON ALVAR. DONE ELVIRE, à don Garcie, en lui montrant done Ignès. Voici, grâces au ciel, ce qui les a fait naître, Ces soupçons obligeans que l'on me fait paroître; Voyez bien ce visage, et si de done Ignès Vos yeux au même instant n'y connoissent les traits! DON GARCIE. O ciel! DONE ELVIRE. Si la fureur dont votre âme est émue Vous trouble jusque-là l'usage de la vue, Vous avez d'autres yeux à pouvoir consulter, Qui ne vous laisseront aucun lieu de douter, Sa mort est une adresse au besoin inventée Pour fuir l'autorité qui l'a persécutée; Et sous un tel habit elle cachoit son sort, Pour mieux jouir du fruit de cette feinte mort. A done Ignès. Madame, pardonnez s'il faut que je consente A trahir vos secrets et tromper votre attente; Je me vois exposée à sa témérité; Toutes mes actions n'ont plus de liberté, Et mon honneur, en butte aux soupçons qu'il peut prendre, Est réduit à toute heure aux soins de se défendre. Nos doux embrassemens, qu'a surpris ce jaloux, De cent indignités m'ont fait souffrir les coups. Oui, voilà le sujet d'une fureur si prompte, Et l'assuré témoin qu'on produit de ma honte. A don Garcie. Jouissez à cette heure, en tyran absolu, De l'éclaircissement que vous avez voulu; Mais sachez que j'aurai sans cesse la mémoire De l'outrage sanglant qu'on a fait à ma gloire; Et, si je puis jamais oublier mes sermens, Tombent sur moi du ciel les plus grands châtimens, Qu'un tonnerre éclatant mette ma tête en poudre, Lorsqu'à souffrir vos feux je pourrai me résoudre! Allons, madame, allons, ôtons-nous de ces lieux Qu'infectent les regards d'un monstre furieux; Fuyons-en promptement l'atteinte envenimée, Évitons les effets de sa rage animée, Et ne faisons des voeux, dans nos justes desseins, Que pour nous voir bientôt affranchir de ses mains. DONE IGNÈS, à don Garcie. Seigneur, de vos soupçons l'injuste violence A la même vertu[355] vient de faire une offense. SCÈNE XI.--DON GARCIE, DON ALVAR. DON GARCIE. Quelles tristes clartés, dissipant mon erreur, Enveloppent mes sens d'une profonde horreur, Et ne laissent plus voir à mon âme abattue Que l'effroyable objet d'un remords qui me tue! Ah! don Alvar, je vois que vous avez raison; Mais l'enfer dans mon coeur a soufflé son poison; Et, par un trait fatal d'une rigueur extrême, Mon plus grand ennemi se rencontre en moi-même. Que me sert il d'aimer du plus ardent amour Qu'une âme consumée ait jamais mis au jour, Si, par ces mouvemens qui font toute ma peine, Cet amour à tout coup se rend digne de haine? Il faut, il faut venger par mon juste trépas L'outrage que j'ai fait à ses divins appas; Aussi bien quels conseils aujourd'hui puis-je suivre? Ah! j'ai perdu l'objet pour qui j'aimois à vivre. Si j'ai pu renoncer à l'espoir de ses voeux, Renoncer à la vie est beaucoup moins fâcheux. DON ALVAR. Seigneur... DON GARCIE. Non, don Alvar, ma mort est nécessaire, Il n'est soins ni raisons qui m'en puissent distraire; Mais il faut que mon sort, en se précipitant, Rende à cette princesse un service éclatant; Et je veux me chercher, dans cette illustre envie, Les moyens glorieux de sortir de la vie; Faire, par un grand coup qui signale ma foi, Qu'en expirant pour elle, elle ait regret à moi, Et qu'elle puisse dire en se voyant vengée: «C'est par son trop d'amour qu'il m'avoit outragée.» Il faut que de ma main un illustre attentat Porte une mort trop due au sein de Mauregat; Que j'aille prévenir, par une belle audace, Le coup dont la Castille avec bruit le menace; Et j'aurai des douceurs dans mon instant fatal, De ravir cette gloire à l'espoir d'un rival. DON ALVAR. Un service, seigneur, de cette conséquence Auroit bien le pouvoir d'effacer votre offense; Mais hasarder... DON GARCIE. Allons, par un juste devoir, Faire à ce noble effort servir mon désespoir. [349] Pour: épié, dans le sens que nous avons signalé plus haut. Voyez _l'Étourdi_. [350] Pour: accord, manière de s'accorder. Expression juste, mais d'un effet mauvais et équivoque. [351] Deux vers transportés textuellement et sous un aspect comique dans la scène II de l'acte IV du _Misanthrope_. [352] Quatre vers qui se retrouvent dans la scène III de l'acte IV du _Misanthrope_. [353] Pour: vous ne vous attendiez pas. Expression impropre comme il y en a beaucoup dans cette oeuvre imparfaite. [354] Pour: prenez avis de vous-même, consultez-vous. Ce mot s'est conservé dans certains cas. [355] Pour: la vertu même. Voyez plus haut, p. 297. ACTE V SCÈNE I.--DON ALVAR, ÉLISE. DON ALVAR. Oui, jamais il ne fut de si rude surprise. Il venoit de former cette haute entreprise; A l'avide désir d'immoler Mauregat, De son prompt désespoir il tournait tout l'éclat; Ses soins précipités vouloient à son courage De cette juste mort assurer l'avantage, Y chercher son pardon, et prévenir l'ennui Qu'un rival[356] partageât cette gloire avec lui. Il sortoit de ces murs quand un bruit trop fidèle Est venu lui porter la fâcheuse nouvelle Que ce même rival qu'il vouloit prévenir, A remporté l'honneur qu'il pensoit obtenir, L'a prévenu lui-même en immolant le traître, Et poussé dans ce jour don Alphonse à paroître, Qui d'un si prompt succès va goûter la douceur, Et vient prendre en ces lieux la princesse sa soeur. Et, ce qui n'a pas peine à gagner la croyance, On entend publier que c'est la récompense Dont il prétend payer le service éclatant Du bras qui lui fait jour au trône qui l'attend. ÉLISE. Oui, done Elvire a su ces nouvelles semées, Et du vieux don Louis les trouve confirmées, Qui vient de lui mander que Léon, dans ce jour, De don Alphonse et d'elle attend l'heureux retour Et que c'est là qu'on doit, par un revers prospère, Lui voir prendre un époux de la main de ce frère. Dans ce peu qu'il en dit, il donne assez à voir Que don Sylve est l'époux qu'elle doit recevoir. DON ALVAR. Ce coup au coeur du prince... ÉLISE. Est sans doute bien rude, Et je le trouve à plaindre en son inquiétude. Son intérêt pourtant, si j'en ai bien jugé, Est encor cher au coeur qu'il a tant outragé; Et je n'ai point connu qu'à ce succès qu'on vante, La princesse ait fait voir une âme fort contente De ce frère qui vient, et de la lettre aussi; Mais... SCÈNE II.--DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, déguisée en homme, ÉLISE, DON ALVAR. DONE ELVIRE. Faites, don Alvar, venir le prince ici. Don Alvar sort. Souffrez que devant vous, je lui parle, madame, Sur cet événement dont on surprend mon âme; Et ne m'accusez point d'un trop prompt changement, Si je perds contre lui tout mon ressentiment. Sa disgrâce imprévue a pris droit de l'éteindre; Sans lui laisser ma haine, il est assez à plaindre; Et le ciel, qui l'expose à ce trait de rigueur, N'a que trop bien servi les sermens de mon coeur. Un éclatant arrêt de ma gloire outragée A jamais n'être à lui me tenoit engagée; Mais quand par les destins il est exécuté, J'y vois pour son amour trop de sévérité; Et le triste succès de tout ce qu'il m'adresse M'efface son offense, et lui rend ma tendresse: Oui, mon coeur trop vengé par de si rudes coups Laisse à leur cruauté désarmer son courroux, Et cherche maintenant, par un soin pitoyable, A consoler le sort d'un amant misérable; Et je crois que sa flamme a bien pu mériter Cette compassion que je lui veux prêter. DONE IGNÈS. Madame, on auroit tort de trouver à redire Aux tendres sentimens qu'on voit qu'il vous inspire, Ce qu'il a fait pour vous... Il vient, et sa pâleur De ce coup surprenant marque assez la douleur. SCÈNE III.--DON GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, déguisée en homme, ÉLISE. DON GARCIE. Madame, avec quel front faut-il que je m'avance, Quand je viens vous offrir l'odieuse présence... DONE ELVIRE. Prince, ne parlons plus de mon ressentiment. Votre sort dans mon âme a fait du changement; Et, par ce triste état où sa rigueur vous jette, Ma colère est éteinte, et notre paix est faite. Oui, bien que votre amour ait mérité les coups Que fait sur lui du ciel éclater le courroux, Bien que ces noirs soupçons aient offensé ma gloire, Par des indignités qu'on auroit peine à croire, J'avouerai toutefois que je plains son malheur Jusqu'à voir nos succès avec quelque douleur; Que je hais les faveurs de ce fameux service, Lorsqu'on veut de mon coeur lui faire un sacrifice, Et voudrois bien pouvoir racheter les momens Où le sort contre vous n'armoit que mes sermens; Mais enfin vous savez comme nos destinées Aux intérêts publics sont toujours enchaînées, Et que l'ordre des cieux, pour disposer de moi, Dans mon frère qui vient me va montrer mon roi. Cédez comme moi, prince, à cette violence Où la grandeur soumet celle de ma naissance; Et, si de votre amour les déplaisirs sont grands, Qu'il se fasse un secours de la part que j'y prends, Et ne se serve point, contre un coup qui l'étonne, Du pouvoir qu'en ces lieux votre valeur vous donne. Ce vous seroit, sans doute, un indigne transport De vouloir dans vos maux lutter contre le sort; Et, lorsque c'est en vain qu'on s'oppose à sa rage, La soumission prompte est grandeur de courage. Ne résistez donc point à ses coups éclatans, Ouvrez les murs d'Astorgue au frère que j'attends, Laissez-moi rendre aux droits qu'il peut sur moi prétendre Ce que mon triste coeur a résolu de rendre; Et ce fatal hommage, où mes voeux sont forcés, Peut-être n'ira pas si loin que vous pensez. DON GARCIE. C'est faire voir, madame, une bonté trop rare, Que vouloir adoucir le coup qu'on me prépare: Sur moi dans de tels soins vous pouvez laisser choir Le foudre rigoureux de tout votre devoir. En l'état où je suis je n'ai rien à vous dire. J'ai mérité du sort tout ce qu'il a de pire; Et je sais, quelques maux qu'il me faille endurer, Que je me suis ôté le droit d'en murmurer. Par où pourrois-je, hélas! dans ma vaste disgrâce, Vers vous de quelque plainte autoriser l'audace? Mon amour s'est rendu mille fois odieux, Il n'a fait qu'outrager vos attraits glorieux; Et, lorsque par un juste et fameux sacrifice Mon bras à votre sang cherche à rendre un service, Mon astre m'abandonne au déplaisir fatal De me voir prévenu par le bras d'un rival. Madame, après cela je n'ai rien à prétendre, Je suis digne du coup que l'on me fait attendre; Et je le vois venir sans oser contre lui Tenter de votre coeur le favorable appui. Ce qui peut me rester, dans mon malheur extrême, C'est de chercher alors mon remède en moi-même, Et faire que ma mort, propice à mes désirs, Affranchisse mon coeur de tous ses déplaisirs. Oui, bientôt dans ces lieux don Alfonse doit être, Et déjà mon rival commence de paroître[357]; De Léon vers ces murs il semble avoir volé Pour recevoir le prix d'un tyran immolé. Ne craignez point du tout qu'aucune résistance Fasse valoir ici ce que j'ai de puissance: Il n'est effort humain que, pour vous conserver, Si vous y consentiez, je ne pusse braver; Mais ce n'est pas à moi, dont on hait la mémoire, A pouvoir espérer cet aveu plein de gloire; Et je ne voudrois pas, par des efforts trop vains, Jeter le moindre obstacle à vos justes desseins. Non, je ne contrains point vos sentimens, madame; Je vais en liberté laisser toute votre âme, Ouvrir les murs d'Astorgue à cet heureux vainqueur, Et subir de mon sort la dernière rigueur. SCÈNE IV.--DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, déguisée en homme, ÉLISE. DONE ELVIRE. Madame, au désespoir où son destin l'expose, De tous mes déplaisirs n'imputez pas sa cause. Vous me rendrez justice en croyant que mon coeur Fait de vos intérêts sa plus vive douleur; Que bien plus que l'amour l'amitié m'est sensible, Et que, si je me plains d'une disgrâce horrible, C'est de voir que du ciel le funeste courroux Ait pris chez moi les traits qu'il lance contre vous, Et rendu mes regards coupables d'une flamme Qui traite indignement les bontés de votre âme. DONE IGNÈS. C'est un événement dont, sans doute, vos yeux N'ont point pour moi, madame, à quereller les cieux. Si les foibles attraits qu'étale mon visage M'exposoient au destin de souffrir un volage, Le ciel ne pouvoit mieux m'adoucir de tels coups, Quand, pour m'ôter ce coeur, il s'est servi de vous; Et mon front ne doit point rougir d'une inconstance Qui de vos traits aux miens marque la différence. Si pour ce changement je pousse des soupirs, Ils viennent de le voir fatal à vos désirs; Et, dans cette douleur que l'amitié m'excite, Je m'accuse pour vous de mon peu de mérite, Qui n'a pu retenir un coeur dont les tributs Causent un si grand trouble à vos voeux combattus. DONE ELVIRE. Accusez-vous plutôt de l'injuste silence Qui m'a de vos deux coeurs caché l'intelligence. Ce secret, plus tôt su, peut-être à toutes deux Nous auroit épargné des troubles si fâcheux; Et mes justes froideurs, des désirs d'un volage Au point de leur naissance ayant banni l'hommage, Eussent pu renvoyer... DONE IGNÈS. Madame, le voici. DONE ELVIRE. Sans rencontrer ses yeux vous pouvez être ici; Ne sortez point, madame, et, dans un tel martyre, Veuillez être témoin de ce que je vais dire. DONE IGNÈS. Madame, j'y consens, quoique je sache bien Qu'on fuiroit à ma place un pareil entretien. DONE ELVIRE. Son succès, si le ciel seconde ma pensée, Madame, n'aura rien dont vous soyez blessée. SCÈNE V.--DON ALPHONSE, cru don Sylve, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, déguisée en homme, ÉLISE. DONE ELVIRE. Avant que vous parliez, je demande instamment Que vous daigniez, seigneur, m'écouter un moment. Déjà la renommée a jusqu'à nos oreilles Porté de votre bras les soudaines merveilles, Et j'admire avec tous comme en si peu de temps Il donne à nos destins des succès éclatans. Je sais bien qu'un bienfait de cette conséquence Ne saurait demander trop de reconnoissance, Et qu'on doit toute chose à l'exploit immortel Qui replace mon frère au trône paternel. Mais, quoi que de son coeur vous offrent les hommages, Usez en généreux[358] de tous vos avantages, Et ne permettez pas que ce coup glorieux Jette sur moi, seigneur, un joug impérieux; Que votre amour, qui sait quel intérêt m'anime, S'obstine à triompher d'un refus légitime, Et veuille que ce frère, où l'on va m'exposer, Commence d'être roi pour me tyranniser. Léon a d'autres prix dont, en cette occurence, Il peut mieux honorer votre haute vaillance; Et c'est à vos vertus faire un présent trop bas, Que vous donner un coeur qui ne se donne pas. Peut-on être jamais satisfait en soi-même, Lorsque par la contrainte on obtient ce qu'on aime? C'est un triste avantage, et l'amant généreux A ces conditions refuse d'être heureux; Il ne veut rien devoir à cette violence Qu'exerce sur nos coeurs les droits de la naissance. Et pour l'objet qu'il aime est toujours trop zélé Pour souffrir qu'en victime il lui soit immolé. Ce n'est pas que ce coeur au mérite d'un autre Prétende réserver ce qu'il refuse au vôtre; Non, seigneur, j'en réponds, et vous donne ma foi Que personne jamais n'aura pouvoir sur moi; Qu'une sainte retraite à toute autre poursuite... DON ALPHONSE. J'ai de votre discours assez souffert la suite, Madame; et par deux mots je vous l'eusse épargné, Si votre fausse alarme eût sur vous moins gagné. Je sais qu'un bruit commun, qui partout se fait croire, De la mort d'un tyran me veut donner la gloire; Mais le seul peuple, enfin, comme on nous fait savoir, Laissant par don Louis échauffer son devoir, A remporté l'honneur de cet acte héroïque Dont mon nom est chargé par la rumeur publique; Et ce qui d'un tel bruit a fourni le sujet, C'est que, pour appuyer son illustre projet, Don Louis fit semer[359], par une feinte utile, Que, secondé des miens, j'avois saisi la ville; Et, par cette nouvelle, il a poussé les bras Qui d'un usurpateur ont hâté le trépas. Par son zèle prudent il a su tout conduire, Et c'est par un des siens qu'il vient de m'en instruire; Mais dans le même instant un secret m'est appris, Qui va vous étonner autant qu'il m'a surpris. Vous attendez un frère, et Léon son vrai maître; A vos yeux maintenant le ciel le fait paroître: Oui, je suis don Alphonse; et mon sort conservé, Et sous le nom du sang de Castille élevé, Est un fameux effet de l'amitié sincère Qui fut entre son prince et le roi notre père. Don Louis du secret a toutes les clartés, Et doit aux yeux de tous prouver ces vérités. D'autres soins maintenant occupent ma pensée: Non qu'à votre sujet elle soit traversée, Que ma flamme querelle un tel événement, Et qu'en mon coeur le frère importune l'amant. Mes feux par ce secret ont reçu sans murmure Le changement qu'en eux a prescrit la nature; Et le sang qui nous joint m'a si bien détaché De l'amour dont pour vous mon coeur étoit touché, Qu'il ne respire plus, pour faveur souveraine, Que les chères douceurs de sa première chaîne, Et le moyen de rendre à l'adorable Ignès Ce que de ses bontés a mérité l'excès: Mais son sort incertain rend le mien misérable; Et, si ce qu'on en dit se trouvoit véritable, En vain Léon m'appelle et le trône m'attend; La couronne n'a rien à[360] me rendre content; Et je n'en veux l'éclat que pour goûter la joie D'en couronner l'objet où le ciel me renvoie, Et pouvoir réparer, par ces justes tributs, L'outrage que j'ai fait à ses rares vertus. Madame, c'est de vous que j'ai raison d'attendre Ce que de son destin mon âme peut apprendre; Instruisez-m'en, de grâce; et, par votre discours, Hâtez mon désespoir, ou le bien de mes jours. DONE ELVIRE. Ne vous étonnez pas si je tarde à répondre, Seigneur; ces nouveautés ont droit de me confondre. Je n'entreprendrai point de dire à votre amour Si done Ignès est morte, ou respire le jour; Mais par ce cavalier, l'un de ses plus fidèles, Vous en pourrez sans doute apprendre des nouvelles. DON ALPHONSE, reconnoissant done Ignès. Ah! madame, il m'est doux en ces perplexités De voir ici briller vos célestes beautés. Mais vous, avec quels yeux verrez-vous un volage Dont le crime... DONE IGNÈS. Ah! gardez de me faire un outrage, Et de vous hasarder à dire que vers moi Un coeur dont je fais cas ait pu manquer de foi. J'en refuse l'idée, et l'excuse me blesse; Rien n'a pu m'offenser auprès de la princesse; Et tout ce que d'ardeur elle vous a causé Par un si haut mérite est assez excusé. Cette flamme vers moi ne vous rend point coupable, Et, dans le noble orgueil dont je me sens capable, Sachez, si vous l'étiez[361], que ce seroit en vain Que vous présumeriez de fléchir mon dédain; Et qu'il n'est repentir, ni suprême puissance, Qui gagnât sur mon coeur d'oublier cette offense. DONE ELVIRE. Mon frère (d'un tel nom souffrez-moi[362] la douceur), De quel ravissement comblez-vous une soeur? Que j'aime votre choix, et bénis l'aventure Qui vous fait couronner une amitié si pure! Et de deux nobles coeurs que j'aime tendrement... SCÈNE VI.--DON GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, déguisée en homme, DON ALPHONSE, cru don Sylve, ÉLISE. DON GARCIE. De grâce, cachez-moi votre contentement, Madame, et me laissez mourir dans la croyance Que le devoir vous fait un peu de violence. Je sais que de vos voeux vous pouvez disposer, Et mon dessein n'est pas de leur rien opposer; Vous le voyez asseze t quelle obéissance De vos commandemens m'arrache la puissance; Mais je vous avouerai que cette gayeté[363] Surprend au dépourvu toute ma fermeté, Et qu'un pareil objet dans mon âme fait naître Un transport dont j'ai peur que je ne sois pas maître; Et je me punirois, s'il m'avoit pu tirer De ce respect soumis où je veux demeurer. Oui, vos commandemens ont prescrit à mon âme De souffrir sans éclat le malheur de ma flamme: Cet ordre sur mon coeur doit être tout-puissant, Et je prétends mourir en vous obéissant; Mais, encore une fois, la joie où je vous treuve[364] M'expose à la rigueur d'une trop rude épreuve; Et l'âme la plus sage, en ces occasions, Répond malaisément de ses émotions. Madame, épargnez-moi cette cruelle atteinte; Donnez-moi, par pitié, deux momens de contrainte[365]; Et, quoi que d'un rival vous inspirent les soins, N'en rendez pas mes yeux les malheureux témoins: C'est la moindre faveur qu'on peut, je crois, prétendre, Lorsque dans ma disgrâce un amant peut descendre. Je ne l'exige pas, madame, pour longtemps, Et bientôt mon départ rendra vos voeux contens: Je vais où de ses feux mon âme consumée N'apprendra votre hymen que par la renommée. Ce n'est pas un spectacle où je doive courir: Madame, sans le voir, je saurai bien mourir. DONE IGNÈS. Seigneur, permettez-moi de blâmer votre plainte. De vos maux la princesse a su paroître atteinte; Et cette joie encor, de quoi vous murmurez, Ne lui vient que des biens qui vous sont préparés. Elle goûte un succès à vos désirs prospère, Et dans votre rival elle trouve son frère; C'est don Alphonse, enfin, dont on a tant parlé, Et ce fameux secret vient d'être dévoilé. DON ALPHONSE. Mon coeur, grâces au ciel, après un long martyre, Seigneur, sans vous rien prendre, a tout ce qu'il désire, Et goûte d'autant mieux son bonheur en ce jour, Qu'il se voit en état de servir votre amour. DON GARCIE. Hélas! cette bonté, seigneur, doit me confondre. A mes plus chers désirs elle daigne répondre; Le coup que je craignois, le ciel l'a détourné, Et tout autre que moi se verroit fortuné; Mais ces douces clartés d'un secret favorable Vers l'objet adoré me découvrent coupable; Et, tombé de nouveau dans ces traîtres soupçons, Sur quoi l'on m'a tant fait d'inutiles leçons, Et par qui mon ardeur si souvent odieuse, Doit perdre tout espoir d'être jamais heureuse... Oui, l'on doit me haïr avec trop de raison; Moi-même je me trouve indigne de pardon; Et, quelque heureux succès que le sort me présente, La mort, la seule mort est toute mon attente. DONE ELVIRE. Non, non; de ce transport le soumis mouvement[366], Prince, jette en mon âme un plus doux sentiment. Par lui de mes sermens je me sens détachée; Vos plaintes, vos respects, vos douleurs, m'ont touchée; J'y vois partout briller un excès d'amitié, Et votre maladie est digne de pitié. Je vois, prince, je vois qu'on doit quelque indulgence Aux défauts où du ciel fait pencher l'influence; Et, pour tout dire enfin, jaloux ou non jaloux, Mon roi, sans me gêner, peut me donner à vous. DON GARCIE. Ciel, dans l'excès des biens que cet aveu m'octroie, Rends capable mon coeur de supporter sa joie! DON ALPHONSE. Je veux que cet hymen, après nos vains débats, Seigneur, joigne à jamais nos coeurs et nos États. Mais ici le temps presse, et Léon nous appelle; Allons dans nos plaisirs satisfaire son zèle, Et, par notre présence et nos soins différens, Donner le dernier coup au parti des tyrans. [356] Pour: de ce qu'un rival. Ellipse peu grammaticale. [357] Pour: commence à. Faute de français. [358] Pour: comme un homme généreux. Archaïsme regrettable. [359] Pour: semer le bruit. Ellipse outrée. [360] Pour: qui doive me rendre. Archaïsme hardi, mais très-expressif. [361] Pour: si vous étiez coupable. L'adjectif est évidemment trop loin du verbe. [362] Pour: pardonnez-moi. Archaïsme très-expressif, employé par Pascal. [363] La prononciation trissyllabique de ce mot prouve que, sous Louis XV, _gaie_, aujourd'hui diphthongue, formait deux syllabes. [364] Pour: trouve. Archaïsme qui remonte à l'origine de la langue employé ici pour le besoin de la rime. [365] Pour: contraignez-vous deux moments. Expressions tout à fait impropre. [366] Transposition de l'adjectif très-contraire au génie de la langue française. Sacrifice fait à la rime. FIN DE DON GARCIE DE NAVARRE. TABLE NOTICE sur J.-B. Poquelin Molière 1 PREMIÈRE ÉPOQUE (1645-1658). I. -- Le Médecin volant, comédie 19 II. -- La Jalousie du Barbouillé, comédie 35 III. 1653. L'Étourdi, comédie 53 IV. 1654. Le Dépit amoureux, comédie 149 DEUXIÈME ÉPOQUE (1659-1664). V. 1659. Les Précieuses ridicules, comédie 233 VI. 1660. Sganarelle, ou le Cocu imaginaire, comédie 276 VII. 1661. Don Garcie de Navarre, comédie héroïque 310 FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. E. Colin.--Imprimerie de Lagny. * * * * * Liste des modifications: Le médecin volant: ================= Page 10: «strétégie» remplacé par «stratégie» (l'on peut apprécier la stratégie) Page 22: «CÈNE» par «SCÈNE» (SCÈNE IV.--SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE.) La jalousie du Barbouillé: ========================= Page 50: «laisse» remplacé par «laisses» (et tu laisses une pauvre femme) L'Étourdi: ========= Page 62: «soupcon» remplacé par «soupçon» (Et vous n'avez pas lieu d'en prendre aucun soupçon) Page 63: «exrtême» par «extrême» (Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême) Page 66: «MASCARILE» par «MASCARILLE» (MASCARILLE, à part les quatre premiers vers.) Page 88: rajouté «Oui» (LÉLIE. Vois-tu le fer prêt? MASCARILLE. Oui.) Page 92: rajouté «Holà!» (MASCARILLE. Holà! TRUFFALDIN. Que voulez-vous?) Page 96: «etournée» par «retournée» (ou une chaussure retournée.) Page 99: «d'Égytiens» par «d'Égyptiens» (D'un rapt d'Égyptiens) Page 120: «repasssois» par «repassois» (Je repassois un peu) Page 121: «TRUFFARDIN» par «TRUFFALDIN» (TRUFFALDIN. Où l'envoyai-je jeune, et sous quelle conduite?) : «de» par «ce» (D'avoir depuis Bologne accompagné ce fils,) Page 127: «l'hure» par «l'heure» (Vidons, vidons sur l'heure.) Page 129: «subtil» par «subtile» (Dont l'oreille subtile a découvert le cas.) Page 141: «belle» par «belles» (Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles) Le dépit amoureux: ================= Page 169: «fonds» remplacé par «fond» (Le fond de cette intrigue est pour moi) Page 179: «MARINDTTE» par «MARINETTE» (SCÈNE V.--ALBERT, LUCILE, MARINETTE.) Page 183: «Vers de Despaurtère» par «Despautère» (Vers de Despautère, en usage dans les écoles) Page 192: «vretu» par «vertu» (Que votre fille avoit une vertu trop haute) Page 196: «containte» par «contrainte» (Et voient mettre à fin la contrainte où vous êtes?) : «temps» par «ton» (Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux,) Page 205: «pourons» par «pourrons» (Nous pourrons, en marchant, parler de cette affaire.) : «embassadeur» par «ambassadeur» () Page 213: «vous» par «nous» (Par la raison que nous rompons ensemble) Page 225: «veille» par «veuille» (Et personne, monsieur, qui se veuille bouger,) Les précieuses ridicules: ======================== Page 243: «bonrgeois» remplacé par «bourgeois» (GORGIBUS, bon bourgeois.) Sganarelle: ========== Page 315: «Gastille» remplacé par «Castille» (DON ALPHONSE, prince de Léon, cru prince de Castille) Don Garcie: ========== Page 318: «cet» remplacé par «cette» (Ah! ne m'avancez point cette étrange maxime!) Page 324: «se» par «ce» (Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir.) Page 327: «velontiers» par «volontiers» (Je consens volontiers à prendre cet emploi.) Page 329: «fortuue» par «fortune» (Pourvu que sa fortune) Page 330: «poisson» par «poison» (D'une audience avide[337] avaler ce poison,) Page 331: «croires» par «croire» (Que, pour les croire trop, ils ne t'imposent rien,) Page 332: «regard» par «regards» (»Méritez les regards que l'on...) : «rendent» par «rende» (Et veut bien que son fils nous rende nos sujets;) Page 333: «arraché» par «arrachés» (Et, dans les murs d'Astorgue arrachés de ses mains,) Page 353: «loins» par «loin» (N'étendons pas plus loin un discours qui me lasse) Page 363: «loyauté» par «déloyauté» (Avec plus d'artifice et de déloyauté?) Page 369: «Avalar» par «Alvar» (Don Alvar sort.) Page 372: «Nous» par «Vous» (Vous me rendrez justice en croyant que mon coeur) Page 375: «maintenaint» par «maintenant» (D'autres soins maintenant occupent ma pensée) *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MOLIÈRE - ŒUVRES COMPLÈTES, TOME 1 *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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