The Project Gutenberg eBook of L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4) Compiler: L. Dussieux Release date: February 18, 2013 [eBook #42126] Language: French Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS (TOME 1/4) *** Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS. EXTRAITS DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES ET DES DOCUMENTS ORIGINAUX, AVEC DES SOMMAIRES ET DES RÉSUMÉS CHRONOLOGIQUES, PAR L. DUSSIEUX, PROFESSEUR D'HISTOIRE A L'ÉCOLE DE SAINT-CYR. TOME PREMIER. PARIS, FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie, LIBRAIRES, IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56 1861 Tous droits réservés. L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS. TYPOGRAPHIE DE H. FIRMIN DIDOT.--MESNIL (EURE). AVERTISSEMENT. Depuis quelques années, le goût de lire l'histoire dans les documents originaux s'est généralement répandu; de nombreuses publications historiques ont été faites; et déjà l'ensemble de nos diverses collections de mémoires, de chroniques et de documents dépasse plusieurs centaines de volumes, que l'on ne peut rassembler qu'avec difficulté et dont la lecture demande un temps considérable. Le but de l'ouvrage que nous publions est de réunir en quelques volumes tout ce que ces nombreux, recueils nous ont paru renfermer d'utile et de curieux sur les principaux événements de l'histoire de France, de manière à composer un abrégé de ces collections. Pour la jeunesse studieuse, comme pour les gens du monde, il faut tenir compte du temps dont ils peuvent disposer, et ne mettre sous leurs yeux que ce qui est réellement utile à connaître. Nous avons entrepris de faire ce choix, en prenant le parti de ne nous occuper que des grands faits historiques, des grands hommes, et quelquefois de détails caractéristiques sur les moeurs. Nous avons toujours donné la préférence, entre les auteurs contemporains, à ceux qui avaient vu, et surtout à ceux qui après avoir pris part aux événements les avaient eux-mêmes racontés. Presque toujours nous avons publié plusieurs relations du même fait, afin de mettre sous les yeux du lecteur les opinions opposées, l'esprit des différents partis, les divers jugements de l'époque sur ce fait. Nous avons cherché à être d'une impartialité absolue dans le choix des pièces, parce que nous voulions donner au public une oeuvre sans système, sans parti pris, dans laquelle les opinions et la manière de voir des contemporains fussent surtout en évidence. Pour les premières époques de notre histoire, souvent les récits contemporains font défaut; les événements ne sont indiqués dans les chroniques que par une phrase courte et sèche. C'est pourquoi nous avons cru devoir reproduire, pour ces temps anciens, quelques pages savantes d'auteurs modernes, dans lesquelles ils avaient su fondre tous les éléments épars dans les chroniques. Nous devons dire encore que ce choix a été fait de telle sorte que le père et la mère de famille pussent mettre ces volumes entre les mains de leurs enfants, pour compléter leur instruction. Nous avons voulu que ce recueil pût être donné à la jeunesse, à qui l'on ne sait quel ouvrage faire lire sur l'histoire de France, au moment où s'achèvent et où se complètent les études. Nous avons essayé de faire un livre instructif et attrayant, qui pût permettre, selon la méthode de Rollin, d'apprendre l'histoire par la lecture, par le détail des grands événements, par le portrait des grands hommes, par la peinture des moeurs, en mettant le lecteur en face des documents originaux. Des résumés chronologiques en tête de chaque volume, et des sommaires placés au commencement de chaque récit, lient ces morceaux détachés et leur donnent l'enchaînement et la suite nécessaires. Ces extraits d'anciens auteurs ont encore l'avantage de faire connaître les écrivains historiques, si nombreux dans notre littérature, les plus remarquables passages des chroniques et des mémoires, et de composer ainsi, en même temps qu'une histoire de France, une histoire de la littérature française, qui montre toutes les transformations de la langue. RÉSUMÉ CHRONOLOGIQUE DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DE LA PÉRIODE DE L'HISTOIRE DE FRANCE CONTENUE DANS CE PREMIER VOLUME. GAULE CELTIQUE. Les plus anciens peuples de la Gaule paraissent avoir été les Ibères, connus sous les noms d'Aquitains et de Ligures, et dont un débris existe encore, sous le nom de Basques, dans les Pyrénées occidentales. A une époque inconnue, la Gaule est envahie et occupée par les peuples Celtes, Gaulois ou Galls au centre, Kimris ou Belges au nord. Les Ibères sont réduits en esclavage dans tout le pays conquis par les Celtes; mais ils restent indépendants dans l'Aquitaine et sur le bord de la Méditerranée (Languedoc et Provence). XIIe siècle avant J.-C. Les Phéniciens fondent plusieurs colonies sur la côte ligurienne, dont la plus importante est Nîmes. 600 av. J.-C. Les Grecs fondent de nombreuses colonies sur la côte ligurienne, dont la plus importante est Marseille, qui devint une république considérable. Dès le VIe siècle avant J.-C., les Gaulois envoyèrent hors de la Gaule de grandes expéditions, et envahirent successivement: l'Espagne, où ils s'établirent en Celtibérie;--la Gaule Cisalpine, en 587, où Bellovèse fonda Milan;--la Germanie;--la Macédoine, la Grèce et la Thrace, où en 279 ils furent défaits par les Grecs aux batailles des Thermopyles et de Delphes;--l'Asie Mineure, où ils fondèrent le royaume de Galatie;--l'Étrurie, où ils assiégèrent Clusium, en 391. Le siége de Clusium fit commencer la guerre entre les Gaulois et les Romains, qui ne parvinrent à dompter les Gaulois qu'après 200 ans de luttes acharnées. Les principaux événements de cette lutte sont: en 390, la bataille de l'Allia et la prise de Rome par les Gaulois; en 295, la défaite des Gaulois à Sentinum; en 283, la défaite des Gaulois au lac Vadimon; en 222, la défaite des Gaulois à Télamone. Enfin, en 170, les Gaulois de la Gaule Cisalpine furent complétement soumis à la domination de Rome. 189. Manlius soumet les Galates ou Gaulois de l'Asie Mineure. 154. Les Romains entrent dans la Gaule Transalpine, et viennent au secours de la république de Marseille, leur alliée, attaquée par les Salyens. 124. Les Romains fondent Aix et s'établissent en Provence. 122-121. Les Romains soumettent les Allobroges, et battent Bituitus, roi des Arvernes. 118. Fondation de Narbonne. Les Romains occupent la province romaine (Roussillon, Languedoc, Dauphiné, Provence). 58-51. Jules César fait la conquête de la Gaule.--52, Grande victoire de César à Alise sur Vercingétorix. GAULE ROMAINE. (51 av. J.-C.--476 ap. J.-C.) La Gaule reste soumise aux Romains depuis 51 av. J.-C. jusqu'en 476 ap. J.-C., date de la chute de l'empire d'Occident. Pendant ce temps elle est entièrement transformée, et adopte la religion, la langue, les moeurs, les lois et les institutions de Romains. 160 ap. J.-C. Le christianisme pénètre dans la Gaule. Saint-Pothin et saint Irénée sont les premiers apôtres de la Gaule et fondent l'église de Lyon. Saint Denis (250) et saint Martin (371-400) achèvent la conversion de la Gaule au christianisme. 177. Première persécution des chrétiens à Lyon. 241. Premières invasions des Franks dans la Gaule. 285. Grande révolte des Bagaudes contre la tyrannie de l'administration romaine; 286, ils sont vaincus par Maximien Hercule. 287. Les Franks-Saliens établis dans la Toxandrie comme lètes ou mercenaires à la solde de l'Empire. 292. Les Franks-Ripuaires établis entre la Meuse et le Rhin comme mercenaires à la solde de l'Empire. 358. Guerre de Julien contre la tribu des Franks-Saliens, qui est dès lors la plus importante, et qui s'emparera sous Clovis de la domination de la Gaule. 407. Invasion des Suèves, des Alains et des Vandales. 412. Les Wisigoths sous Ataulphe s'établissent dans la Gaule méridionale. 413. Les Burgondes s'établissent dans le bassin du Rhône. 431. Clodion, roi des Franks-Saliens, est battu par Aétius à Héléna. 451. Invasion d'Attila dans la Gaule. Il est repoussé devant Orléans et vaincu dans les champs Catalauniques par Aétius, par Mérovée, roi des Franks-Saliens, et par Théodoric, roi des Wisigoths. 458. Childéric succède à Mérovée. 468. Avénement d'Euric, roi des Wisigoths, à Toulouse.--Grande puissance de ce roi. 471-475. Ecdicius défend l'Arvernie contre les Wisigoths; il est obligé de se soumettre. 476. Fin de l'empire romain d'Occident. Le dernier empereur, Romulus-Augustule, est renversé par Odoacre, roi des Hérules, qui se proclame roi d'Italie. GAULE FRANQUE. 481. Avénement de Clovis, successeur de Childéric. 486. Le patrice Syagrius est battu par Clovis à Soissons.--Fin de la domination romaine dans la Gaule. 486-490. Clovis soumet les cités gallo-romaines de l'Armorique. 492. Clovis épouse Clotilde. 496. Défaite des Alemans à Tolbiac. Conversion de Clovis. Dès lors Clovis devient le champion de l'Église orthodoxe contre les peuples ariens qui occupent la Gaule, Burgondes et Wisigoths. 500. Clovis bat Gondebaud, roi des Burgondes, à Dijon. 507. Clovis bat les Wisigoths à Vouillé, et conquiert l'Aquitaine. 508. Les Franks sont battus au siége d'Arles par Ibbas, général de Théodoric, roi des Ostrogoths, qui envoie des secours aux Wisigoths. 509. Clovis fait assassiner plusieurs rois franks, et soumet leurs tribus à sa domination. 511. Mort de Clovis. Ses quatre fils se partagent ses États; Thierry est roi d'Austrasie; Clodomir est roi d'Orléans; Childebert est roi de Paris; Clotaire est roi de Soissons. 523. Clodomir, Childebert et Clotaire envahissent la Bourgogne. 524. Bataille de Véseronce, où Clodomir est battu et tué par les Burgondes. 528-530. Conquête de la Thuringe par Thierry. 533. Meurtre des fils de Clodomir par Childebert et Clotaire. 534. Childebert et Clotaire font la conquête de la Bourgogne. 539. Première expédition des Franks en Italie, où les Grecs et les Ostrogoths sont en guerre. Théodebert, fils de Thierry et roi d'Austrasie, bat les Grecs et les Ostrogoths, et se fait céder par les Ostrogoths la Provence, tandis que Justinien, pour avoir son alliance, renonce aux droits de l'Empire sur la Gaule. 553. Bucelin et Leutharis, généraux de Théodebald, fils de Théodebert et roi d'Austrasie, sont battus par Narsès, sur le Vulturne, à Casilinum. 558. Clotaire Ier réunit tous les royaumes des Franks. 561. Mort de Clotaire Ier. Ses quatre fils se partagent ses États; Caribert est roi de Paris; Gontran est roi d'Orléans et de Bourgogne; Chilpéric est roi de Soissons ou de Neustrie; Sigebert est roi d'Austrasie. 566. Sigebert épouse Brunehaut. Chilpéric épouse Galsuinthe, la tue, et la remplace par Frédégonde. _Première lutte de la Neustrie et de l'Austrasie, 573-613._ 573. Sigebert attaque Chilpéric et assiége Tournay; il est tué par des émissaires de Frédégonde. Childebert II lui succède. 584. Chilpéric est assassiné par les ordres de Frédégonde, Clotaire II lui succède. 587. Traité d'Andelot entre Gontran et Childebert II. 593-596. Victoires de Frédégonde sur les Austrasiens à Brennac ou Droissy et à Leucofao. 593. Mort de Gontran. Childebert II lui succède. 596. Mort de Childebert II. Théodebert lui succède en Austrasie et Thierry II en Bourgogne. 597. Mort de Frédégonde. 598. Brunehaut est chassée d'Austrasie par les leudes, dont elle veut diminuer le pouvoir; elle se réfugie auprès de Thierry II, roi de Bourgogne. 600. Clotaire II battu à Dormeille par les Austrasiens. 612. Brunehaut et Thierry II battent les Austrasiens à Toul et à Tolbiac; Théodebert et ses enfants sont massacrés; Brunehaut rentre victorieuse à Metz. 613. Conjuration des leudes austrasiens, dirigés par Pépin de Landen et Warnachaire, contre Brunehaut. Ils s'allient avec Clotaire II, et lui livrent Brunehaut, qui est mise à mort. Clotaire II réunit toutes les parties du royaume des Franks. 614. Constitution perpétuelle ou Édit de Paris, par lequel de grands priviléges sont accordés par Clotaire aux leudes et au clergé. Les royaumes de Neustrie et d'Austrasie auront chacun un maire du palais. 622. Dagobert succède à Clotaire II. 630. Caribert, frère de Dagobert, obtient le duché d'Aquitaine. Ses descendants, Eudes, Hunald et Waïfre, le possèdent jusqu'en 769. 632. Sigebert II, fils de Dagobert, est nommé roi d'Austrasie, avec Pépin de Landen pour maire du palais. 638. Clovis II succède à Dagobert en Neustrie et en Bourgogne, avec Ega et Erkinoald pour maires du palais. 656. Mort de Sigebert II. Grimoald, maire du palais d'Austrasie, cloître Dagobert fils de Sigebert II, et fait proclamer son fils roi d'Austrasie. Erkinoald renverse le fils de Grimoald, réunit l'Austrasie à la Neustrie, et réprime les leudes. L'unité de l'empire frank est rétablie pour quelque temps, grâce à la vigueur et à l'habileté d'Erkinoald. 656. Mort de Clovis II; Clotaire III lui succède. Ébroïn remplace Erkinoald, mort en 657. 660. Les Austrasiens obtiennent de former un royaume séparé. Ébroïn leur donne pour roi Childéric II, second fils de Clovis II. 670. Mort de Clotaire III. Thierry III lui succède. _Seconde lutte de la Neustrie et de l'Austrasie, 680-719._ (Triomphe de l'Austrasie.) 680. Ébroïn vainqueur de Pépin de Héristal, maire du palais d'Austrasie, à Loixy. 681. Ebroïn est assassiné. 687. Pépin de Héristal bat les Neustrieus à Testry, soumet la Neustrie à l'Austrasie, et meurt en 714. Charles Martel lui succède. 715. Rainfroy est nommé maire du palais de Neustrie; il se soulève contre l'Austrasie, et gagne la bataille de Compiègne. 717. Charles Martel bat les Neustriens à Vincy et à Soissons, en 719. La Neustrie est définitivement soumise à l'Austrasie jusqu'en 843. _Gouvernement de Charles Martel et de Pépin le Bref, sous plusieurs rois fainéants._ 720-730. Charles Martel soumet les peuples germains, qui s'étaient rendus indépendants des Franks pendant les guerres civiles. Les Saxons, les Bavarois, les Alemans ou Souabes, les Frisons, sont replacés sous la domination des Austrasiens. 721. Après avoir conquis l'Espagne sur les Wisigoths, en 712, les Arabes entrent en Septimanie. L'apparition de ces barbares décide toutes les provinces de la Gaule méridionale, Vasconie, Septimanie, Provence, à se placer sous la domination d'Eudes, duc d'Aquitaine, qui, en 721, gagne sur les Arabes la grande bataille de Toulouse. 732. Eudes est battu à la bataille de Bordeaux par Abdérame, et se soumet à Charles Martel pour en avoir des secours contre les Arabes. Bataille de Poitiers. 736. Les Arabes envahissent la Provence et la Bourgogne. 739. Charles Martel les chasse de la Bourgogne, les bat à Berre, en Septimanie, mais ne peut leur enlever Narbonne. 741. Mort de Charles Martel. Carloman et Pépin le Bref le remplacent. _Pépin le Bref, 741-768._ 742. Commencement des guerres d'Aquitaine, contre les ducs mérovingiens de ce pays, qui ne seront soumis qu'en 769.--Pépin veut soumettre l'Aquitaine, gouvernée par Hunald, successeur d'Eudes. En 745, Hunald abandonne ses États à son fils Waïfre, et se retire dans un cloître. 743. Carloman, par l'influence de l'archevêque de Mayence, Boniface, commence la guerre contre les Saxons, c'est-à-dire contre les peuples du nord de la Germanie entre le Rhin, l'Elbe, la mer du Nord et le Mein, afin de détruire l'odinisme et la barbarie dans la Germanie, d'y établir la civilisation et la foi chrétiennes, et de faire cesser les ravages et les invasions de ces barbares. 747. Abdication de Carloman, qui se retire au Mont-Cassin. Pépin est seul maître du pouvoir. 752. Childéric III, le dernier Mérovingien, est déposé, et Pépin le Bref est proclamé roi. 754. Le pape Étienne II sacre Pépin. 755-757. Guerre contre Astolphe, roi des Lombards, peuple arien, qui attaquait la papauté à Rome. Les Lombards vaincus, l'exarchat de Ravenne est cédé au pape.--Fondation de la puissance temporelle des papes. 759. Narbonne enlevée aux Arabes. Les Arabes sont chassés de la Septimanie. 759-768. Guerre contre Waïfre en Aquitaine. Assassinat de Waïfre en 768 et soumission de l'Aquitaine. 768. Mort de Pépin le Bref. Ses États sont partagés entre Charlemagne et Carloman. CHARLEMAGNE, 768-814. 769. Hunald sort du cloître et soulève l'Aquitaine. Charlemagne réprime cette dernière révolte. Hunald se réfugie chez les Lombards, et l'Aquitaine se soumet aux Franks. 771. Mort de Carloman. Charlemagne dépouille ses neveux, qui se réfugient auprès de Didier, roi des Lombards. 772. Commencement des guerres de Charlemagne contre les Saxons. La Saxe ne sera soumise qu'en 804, après soixante et un ans de luttes, en datant de 743, et après 18 campagnes de Charlemagne contre ces peuples. 773-774. Guerre contre Didier. Passage du mont Cenis et du Saint-Bernard. Prise de Vérone et de Pavie.--Fin du royaume des Lombards. Destruction de l'arianisme en Occident; augmentation des domaines de la papauté.--Charlemagne devient roi d'Italie et donne ce royaume, en 781, à son fils aîné Pépin. 778. Expédition de Charlemagne en Espagne contre les Arabes divisés en deux factions, l'une pour les Ommyades, l'autre pour les Abassides. Charlemagne soutient quelques émirs. A son retour, son arrière-garde est détruite à Roncevaux par Loup, duc de Vasconie, fils de Waïfre, qui est battu, pris et pendu. Mort de Roland dans ce désastre. 780. Création des évêchés de la Saxe. 780. Création du royaume d'Aquitaine, pour Louis le Débonnaire. Ce royaume est chargé de la guerre contre les Arabes d'Espagne. De 791 à 812, cette guerre est faite par Guillaume le Pieux, comte de Toulouse, qui conquiert la marche d'Espagne, c'est-à-dire le pays entre l'Èbre et les Pyrénées, où se formeront plus tard les royaumes chrétiens de Castille, de Navarre et d'Aragon. 782. Massacre des Saxons à Verden. 785. Wittikind, chef des Saxons, se fait baptiser à Attigny. 786. Conquête de la Bavière sur Tassilon, duc de ce pays, qui s'était allié avec les Grecs, les Avares et les Lombards de Bénévent, contre Charlemagne. 787. Le duché de Bénévent, dernière possession des Lombards en Italie, est soumis aux Franks. 788-810. Guerres contre les Slaves, entre l'Elbe et l'Oder. Soumission des Obotrites, des Wendes, des Serbes ou Sorabes et des Tchèques. La civilisation chrétienne commence à pénétrer chez ces barbares. 791-796. Guerres contre les Avares. Destruction de ce peuple sauvage. 800. Charlemagne est proclamé empereur d'Occident, à Rome, par le pape Léon III et le peuple romain. 804. Soumission de la Saxe. Transplantation et conversion de ce peuple. L'odinisme et la barbarie sont détruits dans l'Allemagne du nord, qui entre dans l'Europe civilisée. La limite de la civilisation est reculée du Rhin jusqu'à l'Elbe.--Fin des invasions des peuples germains. 804. Traité avec Irène, impératrice d'Orient, pour la fixation des limites des deux empires. 808. Première apparition des Northmans en France. 812. Bernard roi d'Italie. Il succède à Pépin, son père, mort en 810. 814. Mort de Charlemagne. Louis le Débonnaire ou le Pieux lui succède. Pendant le règne de Charlemagne, l'ordre est rétabli; les invasions des barbares sont arrêtées; de nombreuses lois (capitulaires) sont rédigées; on crée une administration et des écoles; les études sont rétablies, les arts cultivés. Cette première renaissance est due aux efforts de Charlemagne, d'Alcuin, de Leidrade, archevêque de Lyon, de Théodulf, évêque d'Orléans, de saint Benoît, abbé d'Aniane, d'Adalhard, abbé de Corbie. Cette renaissance disparaît entièrement au milieu des désordres qui ont lieu pendant les règnes des premiers successeurs du grand empereur. LOUIS LE DÉBONNAIRE, 814-840. 817. Louis le Débonnaire partage l'Empire entre ses trois fils, Lothaire, Pépin et Louis. 818. Bernard qui s'est révolté en Italie est vaincu, condamné et mis à mort. 822. Pénitence publique de Louis le Débonnaire à Attigny, pour expier la mort de son neveu. 826. Harold, roi ou chef danois, se soumet à Louis le Débonnaire et se fait baptiser. 830. Première révolte des fils de Louis le Débonnaire. 833. Seconde révolte des fils du Débonnaire. Il est trahi au champ du Mensonge, dégradé, déposé et remplacé par Lothaire. 834. Louis le Débonnaire est rétabli. 838-839. Nouvelles révoltes des fils du Débonnaire. 840. Mort de Louis le Débonnaire. Partage de l'Empire entre ses fils. LISTES CHRONOLOGIQUES DES EMPEREURS ROMAINS ET DES ROIS FRANKS, WISIGOTHS ET BURGONDES QUI ONT RÉGNÉ PENDANT CETTE PÉRIODE. I. EMPEREURS ROMAINS. Jules César 48-30 av. J.-C. Auguste 30 av. J.-C.--14 ap. J.-C. Tibère 41 Caligula 37 Claude I 41 Néron 54 Galba 68 Othon _id._ Vitellius _id._ Vespasien 69 Titus 79 Domitien 81 Nerva 96 Trajan 98 Adrien 117 Antonin 138 Marc-Aurèle et Verus 161 Commode 180 Pertinax 193 Didius Julianus _id._ Albinus _id._ Pescennius Niger _id._ Septime Sévère _id._ Caracalla et Géta 211 Macrin 217 Héliogabale 218 Alexandre Sévère 222 Maximin 232 Les deux Gordiens 237 Maxime _id._ Pupien et Balbin _id._ Gordien III 238 Philippe 244 Dèce 249 Gallus, Hostilianus et Volusien 251 Émilien 253 Valérien _id._ Gallien 260 Les trente Tyrans 260-268 parmi lesquels _Postumius_, dans la Gaule. Claude II 268 Quintilius 270 Aurélien _id._ Tacite et Florien 276 Probus _id._ Carus 282 Carin et Numérien 283 Dioclétien 284-305 Maximien Hercule lui est associé en 286 291. _Partage de l'Empire en 4 préfectures._ CÉSARS CHARGÉS DE GOUVERNER LA PRÉFECTURE DE LA GAULE, BRETAGNE ET ESPAGNE. _Constance Chlore_ 291 _Constantin_ 306 Constantin 323-335 _Constantin II_ 337-340 _Constant_ 337-350 Constance II 353-361 _Julien_ 355 Julien 361-363 Jovien 363 Valentinien I 364-375 Gratien 375-383 Valentinien II 375-392 Maxime 383-388 _Eugène_ 392 Théodose 394 395. _Partage de l'Empire._ EMPEREURS d'OCCIDENT. Honorius 395-423 Jean 423-425 Valentinien III 425-455 Maxime 455 Avitus 455 Majorien 457-460 Libius Sévère 461 _Égidius_ } _Syagrius_ } règnent en Gaule. Anthémius 467 Olybrius 472 Glycerius 473 Oreste et Augustule 475-476 Odoacre, chef des Hérules, renverse Oreste et Augustule, prend le titre de roi d'Italie, et met fin à l'empire d'Occident. II. ROIS DE FRANCE de 428 à 840. I. _Mérovingiens._ 428. Clodion. 448. Mérovée. 458. Childéric. 481. Clovis. 511. Le royaume est partagé entre les fils de Clovis. ROIS DE PARIS. 511. Childebert, [+] 558. ROIS DE SOISSONS. 511. Clotaire, [+] 561. ROIS D'ORLÉANS. 511. Clodomir, [+] 524. ROIS D'AUSTRASIE. 511. Thierry. 537. Théodebert. 548. Théodebald, [+] en 555. 538. Clotaire I, maître de toute la monarchie. 561. Le royaume est partagé entre les fils de Clotaire I. ROIS DE PARIS. 561. Caribert, [+] 567. ROIS DE SOISSONS. 561. Chilpéric II. 584. Clotaire II. ROIS D'ORLÉANS ET DE BOURGOGNE. 561. Gontran [+] 593. 593. Childebert II. 596. Thierry II, [+] 613. ROIS D'AUSTRASIE. 561. Sigebert. 575. Childebert II. 596. Théodebert II, [+] 612. 613. Clotaire II réunit toute la monarchie. [+] 628. 628. Dagobert. A sa mort, 638, la monarchie est partagée en deux royaumes. ROIS DE NEUSTRIE ET DE BOURGOGNE. 638. Clovis II, [+] 656. 656. Clotaire III. 670. Thierry III. 691. Clovis III. 695. Childebert III. 711. Dagobert III. 716. Chilpéric II. 717. Clotaire IV. 720. Thierry IV. 737-742. Interrègne. 742. Childéric III, déposé en 752. ROIS D'AUSTRASIE. 638. Sigebert II, [+] 656. 660. Childéric II. 674. Dagobert II, [+] 679. _Maires du palais de la famille d'Héristal, ducs d'Austrasie._ Pépin d'Héristal, [+] 714. Charles Martel, [+] 741. Pépin le Bref. 2. _Carlovingiens._ 752. Pépin le Bref. 768. Charlemagne et Carloman. 771, Charlemagne seul. 800, Charlemagne empereur. 814. Louis le Débonnaire, meurt en 840. III. ROIS DES WISIGOTHS _qui ont régné en Aquitaine_. 412. Ataulphe. 415. Wallia. 420. Théodoric I. 451. Thorismond. 452. Théodoric II} 467. Euric } conquièrent l'Espagne. 484. Alaric II, tué à Vouillé, 507. Ses successeurs ne possèdent plus en France que la Septimanie, et résident en Espagne. IV. ROIS BURGONDES. 413. Gondicaire. 443-470. Gondioche et _Chilpéric_. 470. Gondebaud et _Chilpéric_, _Godomar_, _Godesegil_. 516. Sigismond. 524. Godemar.--En 534 le royaume des Burgondes est conquis par les Franks. LES GRANDS FAITS DE L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉS PAR LES CONTEMPORAINS. LES PEUPLES DE L'ANCIENNE GAULE. 50 ans avant J.-C. Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l'une est habitée par les Belges[1], l'autre par les Aquitains[2], la troisième par ceux que nous appelons Gaulois, et qui dans leur langue se nomment Celtes. Ces nations diffèrent entre elles par le langage, les moeurs et les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. Les Belges sont les plus braves de tous ces peuples; étrangers aux moeurs élégantes et à la civilisation de la Province romaine[3], ils ne reçoivent point du commerce extérieur ces produits du luxe qui contribuent à énerver le courage; d'ailleurs, voisins des peuples de la Germanie qui habitent au delà du Rhin, ils sont continuellement en guerre avec eux. Par la même raison, les Helvétiens[4] surpassent en valeur le reste des Gaulois; ils luttent chaque jour avec les Germains pour les repousser, et pour pénétrer eux-mêmes sur leur territoire. CÉSAR, _Commentaires ou Mémoires sur la guerre des Gaules_, liv. I, ch. 1. Traduction de M. Baudement. Jules César naquit à Rome 100 av. J.-C., et fut assassiné l'an 44 av. J.-C. Il est célèbre pour avoir conquis la Gaule, renversé la république romaine et établi l'empire. César a laissé de précieux Mémoires ou Commentaires sur la guerre des Gaules et sur la guerre civile qu'il soutint contre les derniers défenseurs de la république. [1] La plupart des peuples de la Belgique étaient d'origine germanique (CÉSAR, liv. II, ch. 4), mais les Belges (Bolgs) étaient de race celtique. [2] Les Aquitains diffèrent absolument des deux autres peuples, non-seulement par leur langage, mais encore par leur figure, qui approche plus de la figure des Ibères (Espagnols) que de celle des Gaulois. (STRABON, IV, 1.) [3] La Provence, qui avait été soumise par les Romains cent ans avant le reste de la Gaule. [4] Les Helvétiens habitaient la Suisse. DESCRIPTION DE LA GAULE. Sous Auguste, vers le commencement de l'ère chrétienne. Toute la Gaule est arrosée par des fleuves qui descendent des Alpes, des Pyrénées et des Cévennes et qui vont se jeter, les uns dans l'Océan, les autres dans la Méditerranée. Les lieux qu'ils traversent sont pour la plupart des plaines et des collines qui donnent naissance à des ruisseaux assez forts pour porter bateau. Les lits de tous ces fleuves sont, les uns à l'égard des autres, si heureusement disposés par la nature, qu'on peut aisément transporter les marchandises de l'Océan à la Méditerranée et réciproquement; car la plus grande partie du transport se fait par eau, en descendant ou en remontant les fleuves; et le peu de chemin qui reste à faire par terre est d'autant plus commode qu'on n'a que des plaines à traverser. Le Rhône surtout a un avantage marqué sur les autres fleuves pour le transport des marchandises, non-seulement parce que ses eaux communiquent avec celles de plusieurs autres fleuves, mais encore parce qu'il se jette dans la Méditerranée, qui l'emporte sur l'Océan[5], et parce qu'il traverse d'ailleurs les plus riches contrées de la Gaule. [5] Strabon dit en effet, au liv. II, que les avantages de la Méditerranée sont d'avoir des côtes situées sous un meilleur climat et habitées par des nations policées. Quant aux productions de la Gaule, la Narbonnaise[6] entière donne les mêmes fruits que l'Italie. Cependant, à mesure qu'on avance vers le Nord et les Cévennes, l'olivier et le figuier disparaissent, quoique tout le reste y croisse. Il en est de même de la vigne, elle réussit moins dans la partie septentrionale de la Gaule; tout le reste produit beaucoup de blé, de millet, de glands, et abonde en bétail de toute espèce. Aucun terrain n'y est en friche, si ce n'est les parties occupées par des marais ou par des bois; encore ces lieux mêmes sont-ils habités; ce qui néanmoins est l'effet de la grande population plutôt que de l'industrie des habitants; car les femmes y sont très-fécondes et excellentes nourrices. Mais les hommes sont portés à l'exercice de la guerre plutôt qu'aux travaux de la terre. Aujourd'hui cependant, forcés de mettre bas les armes[7], ils s'occupent d'agriculture. [6] Roussillon, Languedoc, Provence et partie du Dauphiné. [7] Depuis que la Gaule était soumise aux Romains. Je l'ai déjà dit et je le répète encore: ce qui mérite surtout d'être remarqué dans cette contrée, c'est la parfaite correspondance qui règne entre ses divers cantons, par les fleuves qui les arrosent et par les deux mers[8] dans lesquelles ils versent leurs eaux; correspondance qui, si l'on y fait attention, constitue en grande partie l'excellence de ce pays, par la grande facilité qu'elle donne aux habitants de communiquer les uns avec les autres et de se procurer réciproquement tous les secours et toutes les choses nécessaires à la vie. Cet avantage devient surtout sensible en ce moment où, jouissant du loisir de la paix, ils s'appliquent à cultiver la terre avec plus de soin et se civilisent de plus en plus. Une si heureuse disposition de lieux, par cela même qu'elle semble être l'ouvrage d'un être intelligent plutôt que l'effet du hasard, suffirait pour prouver la Providence. STRABON, _Géographie_, liv. IV, ch. I et 12. Trad. par Letronne. Strabon, célèbre géographe grec, né en Asie Mineure, à Amasée, 50 ans av. J.-C. [8] L'Océan et la Méditerranée. MOEURS ET USAGES DES GAULOIS. Dans toute la Gaule, il n'y a que deux classes d'hommes qui soient comptées pour quelque chose et qui soient honorées; car la multitude n'a guère que le rang des esclaves, n'osant rien par elle-même, et n'étant admise à aucun conseil. La plupart, accablés de dettes, d'impôts énormes et de vexations de la part des grands, se livrent eux-mêmes en servitude à des nobles qui exercent sur eux tous les droits des maîtres sur les esclaves. Des deux classes priviligiées, l'une est celle des druides, l'autre celle des chevaliers. Les premiers, ministres des choses divines, sont chargés des sacrifices publics et particuliers, et sont les interprètes des doctrines religieuses. Le désir de l'instruction attire auprès d'eux un grand nombre de jeunes gens qui les ont en grand honneur. Les druides connaissent de presque toutes les contestations publiques et privées. Si quelque crime a été commis, si un meurtre a eu lieu, s'il s'élève un débat sur un héritage ou sur des limites, ce sont eux qui statuent; ils dispensent les récompenses et les peines. Si un particulier ou un homme public ne défère point à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices; c'est chez eux la punition la plus grave. Ceux qui encourent cette interdiction sont mis au rang des impies et des criminels, tout le monde s'éloigne d'eux, fuit leur abord et leur entretien, et craint la contagion du mal dont ils sont frappés; tout accès en justice leur est refusé; et ils n'ont part à aucun honneur. Tous ces druides n'ont qu'un seul chef, dont l'autorité est sans bornes. A sa mort, le plus éminent en dignité lui succède; ou, si plusieurs ont des titres égaux, l'élection a lieu par le suffrage des druides, et la place est quelquefois disputée par les armes. A une certaine époque de l'année, ils s'assemblent dans un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes (pays Chartrain), qui passe pour le point central de toute la Gaule. Là se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends, et ils obéissent aux jugements et aux décisions des druides. On croit que leur doctrine a pris naissance dans la Bretagne, et qu'elle fut de là transportée dans la Gaule; et aujourd'hui ceux qui veulent en avoir une connaissance plus approfondie vont ordinairement dans cette île pour s'y instruire. Les druides ne vont point à la guerre et ne payent aucun des tributs imposés aux autres Gaulois; ils sont exempts du service militaire et de toute espèce de charges. Séduits par de si grands priviléges, beaucoup de Gaulois viennent auprès d'eux de leur propre mouvement, ou y sont envoyés par leurs parents et leurs proches. Là, dit-on, ils apprennent un grand nombre de vers, et il en est qui passent vingt années dans cet apprentissage. Il n'est pas permis de confier ces vers à l'écriture, tandis que, dans la plupart des autres affaires publiques et privées, ils se servent des lettres grecques. Il y a, ce me semble, deux raisons de cet usage: l'une est d'empêcher que leur science ne se répande dans le vulgaire; et l'autre, que leurs disciples, se reposant sur l'écriture, ne négligent leur mémoire; car il arrive presque toujours que le secours des livres fait que l'on s'applique moins à apprendre par coeur et à exercer sa mémoire. Une croyance qu'ils cherchent surtout à établir, c'est que les âmes ne périssent point, et qu'après la mort, elles passent d'un corps dans un autre, croyance qui leur paraît singulièrement propre à inspirer le courage, en éloignant la crainte de la mort. Le mouvement des astres, l'immensité de l'univers, la grandeur de la terre, la nature des choses, la force et le pouvoir des dieux immortels, tels sont en outre les sujets de leurs discussions: ils les transmettent à la jeunesse. La seconde classe est celle des chevaliers. Quand il en est besoin et qu'il survient quelque guerre (ce qui, avant l'arrivée de César, avait lieu presque tous les ans, soit pour faire, soit pour repousser des incursions), ils prennent tous part à cette guerre, et proportionnent à l'éclat de leur naissance et de leurs richesses le nombre de serviteurs et de clients dont ils s'entourent. C'est pour eux la seule marque du crédit et de la puissance. Toute la nation gauloise est très-superstitieuse; aussi ceux qui sont attaqués de maladies graves, ceux qui vivent au milieu de la guerre et de ses dangers, ou immolent des victimes humaines, ou font voeu d'en immoler, et ont recours pour ces sacrifices au ministère des druides. Ils pensent que la vie d'un homme est nécessaire pour racheter celle d'un homme, et que les dieux immortels ne peuvent être apaisés qu'à ce prix; ils ont même institué des sacrifices publics de ce genre. Ils ont quelquefois des mannequins d'une grandeur immense et tissus en osier, dont ils remplissent l'intérieur d'hommes vivants; ils y mettent le feu et font expirer leurs victimes dans les flammes. Ils pensent que le supplice de ceux qui sont convaincus de vol, de brigandage ou de quelque autre délit, est plus agréable aux dieux immortels; mais, quand ces hommes leur manquent, ils se rabattent sur les innocents. Le dieu qu'ils honorent le plus est Mercure. Il a un grand nombre de statues; ils le regardent comme l'inventeur de tous les arts, comme le guide des voyageurs, et comme présidant à toutes sortes de gains et de commerce. Après lui ils adorent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Ils ont de ces divinités à peu près la même idée que les autres nations. Apollon guérit les maladies; Minerve enseigne les éléments de l'industrie et des arts; Jupiter tient l'empire du ciel, Mars celui de la guerre; c'est à lui, quand ils ont résolu de combattre, qu'ils font voeu d'ordinaire de consacrer les dépouilles de l'ennemi. Ils lui sacrifient ce qui leur reste du bétail qu'ils ont pris; le surplus du butin est placé dans un dépôt public; et on peut voir, en beaucoup de villes, de ces monceaux de dépouilles entassées en des lieux consacrés. Il n'arrive guère, qu'au mépris de la religion, un Gaulois ose s'approprier clandestinement ce qu'il a pris à la guerre, ou ravir quelque chose de ces dépôts. Le plus cruel supplice et la torture sont réservés pour ce larcin. Les Gaulois se vantent d'être issus de Pluton, tradition qu'ils disent tenir des druides. C'est pour cette raison qu'ils mesurent le temps, non par le nombre des jours, mais par celui des nuits. Ils calculent les jours de naissance, le commencement des mois et celui des années de manière que le jour suive la nuit dans leur calcul. Dans les autres usages de la vie, ils ne diffèrent guère des autres nations qu'en ce qu'ils ne permettent pas que leurs enfants les abordent en public avant d'être adolescents et en état de porter les armes. Ils regardent comme honteux pour un père d'admettre publiquement en sa présence son fils en bas âge. Autant les maris ont reçu d'argent de leurs épouses à titre de dot, autant ils mettent de leurs propres biens, après estimation faite, en communauté avec cette dot. On dresse conjointement un état de ce capital, et l'on en réserve les intérêts. Quelque époux qui survive, c'est à lui qu'appartient la part de l'un et de l'autre, avec les intérêts des années antérieures. Les hommes ont, sur leurs femmes comme sur leurs enfants, le droit de vie et de mort. Lorsqu'un père de famille d'une haute naissance vient à mourir, ses proches s'assemblent, et s'ils ont quelque soupçon sur sa mort, les femmes sont mises à la question des esclaves; si le crime est prouvé, on les fait périr par le feu et dans les plus horribles tourments. Les funérailles, eu égard à la civilisation des Gaulois, sont magnifiques et somptueuses. Tout ce qu'on croit avoir été cher au défunt pendant sa vie, on le jette dans le bûcher, même les animaux; et il y a peu de temps encore, on brûlait avec lui les esclaves et les clients qu'on savait qu'il avait aimés, pour complément des honneurs qu'on lui rendait. Dans les cités qui passent pour administrer le mieux les affaires de l'État, c'est une loi sacrée que celui qui apprend, soit de ses voisins, soit par le bruit public, quelque nouvelle intéressant la cité, doit en informer le magistrat, sans la communiquer à nul autre, l'expérience leur ayant fait connaître que souvent des hommes imprudents et sans lumières s'effrayent de fausses rumeurs, se portent à des crimes et prennent des partis extrêmes. Les magistrats cachent ce qu'ils jugent convenable, et révèlent à la multitude ce qu'ils croient utile. C'est dans l'assemblée seulement qu'il est permis de s'entretenir des affaires publiques. CÉSAR, _Guerre des Gaules_, liv. VI, ch. 13 à 21. MÊME SUJET. En général, tous les peuples connus aujourd'hui sous le nom de Gaulois sont belliqueux, vifs, prompts à se battre, d'ailleurs d'un naturel plein de candeur et sans malice. Aussi, pour peu qu'on les irrite, ils courent en masse aux armes; et cela sans dissimuler leurs projets, et sans y apporter la moindre circonspection. Cela fait qu'on peut aisément les vaincre en employant les ruses de la guerre; car, qui veut les provoquer au combat, quel que soit le temps ou le lieu, et sous quelque prétexte qu'il lui plaise, les trouvera toujours prêts à l'accepter, sans qu'ils y portent autre chose que leur force et leur audace. Néanmoins ces qualités n'empêchent point qu'ils ne soient dociles et qu'ils ne se laissent facilement persuader, lorsqu'il s'agit de ce qui peut leur être utile. Aussi est-on parvenu à leur faire goûter l'étude des lettres. Leur force vient, non-seulement de l'avantage de la taille, mais encore de leur nombre. La franchise et la simplicité de leur caractère font que chacun ressent les injustices qu'on fait à son voisin, et qu'elles excitent chez eux une telle indignation qu'ils se rassemblent promptement pour les venger. Il est vrai qu'à présent, soumis aux Romains, ils sont obligés de vivre en paix et d'obéir à leurs vainqueurs. Par ce caractère des Gaulois, on peut expliquer la facilité de leurs émigrations. Dans leurs expéditions, ils marchaient tous à la fois, ou plutôt ils se transportaient ailleurs avec leurs familles, toutes les fois qu'ils étaient chassés par des ennemis supérieurs en force. Aussi ont-ils moins coûté de peine à vaincre aux Romains que les Ibères[9]. La raison en est que les Gaulois combattant en grand nombre à la fois, leurs échecs devenaient des défaites générales, au lieu que les Ibères, pour ménager leurs forces, morcelaient pour ainsi dire la guerre en plusieurs petits combats qu'ils livraient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, à la manière des brigands. Tous les Gaulois sont naturellement bons soldats; mais ils se battent mieux à cheval qu'à pied. Aussi les Romains tirent-ils de la Gaule leur meilleure cavalerie. Les plus vaillants d'entre les Gaulois sont ceux qui habitent vers le Nord et près de l'Océan. Les Belges, surtout, passent pour être les plus braves. Seuls ils ont soutenu les incursions des Germains, des Cimbres et des Teutons. Les Belges les plus vaillants sont les Bellovaques[10] et les Suessons[11]. La Belgique est si peuplée, qu'on y comptait autrefois[12] jusqu'à trois cent mille hommes en état de porter les armes. [9] La guerre des Ibères dura deux cents ans. [10] Les habitants du Beauvaisis. [11] Les habitants du Soissonnais. [12] Au temps de César. Les Gaulois laissent croître leurs cheveux[13]; ils portent des saies[14] et couvrent leurs extrémités inférieures de hauts-de-chausses[15]; leurs tuniques sont fendues, descendent jusqu'au-dessous des reins et ont des manches. La laine des moutons de la Gaule est rude, mais longue; on en fabrique des saies à poils. Néanmoins on entretient, même dans les parties septentrionales, des troupeaux de moutons qui donnent une assez belle laine, par le soin qu'on a de les couvrir avec des peaux. [13] C'est d'après cet usage que les Romains ont appelé la Gaule transalpine la Gaule chevelue, excepté la partie méridionale, la Narbonnaise, qu'ils appelaient la Gaule _braccata_, ou Gaule à braies ou à hauts-de-chausses. [14] Espèce de manteau militaire ou capot. [15] Pantalons très-amples. L'armure des Gaulois est proportionnée à leur taille. Un long sabre leur pend au côté droit; leurs boucliers aussi sont fort longs, et leurs lances à proportion. Ils portent de plus une espèce de pique qu'on nomme _mataris_, et quelques-uns font usage de l'arc et de la fronde. Ils se servent encore d'un trait en bois, semblable au javelot des Romains, qu'ils lancent de la main, et non par le moyen d'une courroie, à de plus longues distances que ne porterait une flèche; cette arme leur sert surtout pour la chasse des oiseaux. La plupart des Gaulois conservent encore aujourd'hui l'usage de coucher à terre, et celui de prendre leurs repas assis sur la paille. Leur nourriture ordinaire est du lait et des viandes de toute espèce, mais particulièrement du cochon, tant frais que salé. Leurs cochons restent en pleine campagne et l'emportent sur ceux des autres pays pour la taille, la force et la vitesse; au point qu'ils sont aussi à craindre que les loups, pour les personnes qui n'ont pas coutume d'en approcher. Les Gaulois habitent des maisons vastes, construites avec des planches et des claies, et terminées par un toit cintré et couvert d'un chaume épais. Ils possèdent un si grand nombre de troupeaux de moutons et de cochons, qu'ils fournissent non-seulement Rome, mais l'Italie presque entière de saies et de porc salé. La plupart des peuples de la Gaule avaient autrefois un gouvernement aristocratique; tous les ans on choisissait un gouverneur et un général que le peuple nommait pour le commandement des troupes. Dans leurs assemblées, les Gaulois observent un usage qui leur est particulier. Si quelqu'un trouble ou interrompt celui qui a la parole, un huissier s'avance, l'épée à la main, et lui ordonne avec menaces de se taire; s'il persiste à troubler l'assemblée, l'huissier répète ses menaces une seconde, puis une troisième fois, et enfin s'il n'est point obéi, il lui coupe du manteau un assez grand morceau pour que le reste ne puisse plus servir. Quant aux occupations des deux sexes, distribuées chez les Gaulois d'une manière opposée à ce qui se fait parmi nous[16], cet usage leur est commun avec beaucoup d'autres peuples barbares. [16] Les femmes étaient chargées de tous les travaux que les hommes devaient faire, et ceux-ci passaient leur temps, soit à la guerre, soit dans l'oisiveté. Chez presque tous les Gaulois, il y a trois sortes de personnes qui jouissent d'une considération particulière, ce sont les bardes[17], les devins et les druides[18]. Les bardes composent et chantent des hymnes; les devins s'occupent des sacrifices et de l'étude de la nature; et les druides joignent à cette étude celle de la morale. On a si bonne opinion de la justice des druides, qu'on s'en rapporte à leur jugement sur les procès, tant particuliers que publics. Autrefois ils étaient même les arbitres des guerres, qu'ils réussissaient souvent à apaiser au moment où l'on était prêt à en venir aux mains. C'étaient surtout les accusés de meurtre qu'ils avaient à juger. Les druides croient que les âmes sont immortelles, et qu'il y aura des époques dans lesquelles le feu et l'eau prendront le dessus tour à tour. [17] _Barde_, chanteur, poëte. [18] _Druide_, du celtique _derv_, chêne. A leur franchise et à leur vivacité naturelle, les Gaulois joignent beaucoup d'imprudence, d'ostentation et d'amour pour la parure. Tous ceux qui sont revêtus de quelque dignité portent des ornements d'or, tels que des colliers, des bracelets et des habits de couleur travaillés en or. L'inconstance de leur caractère fait qu'ils se vantent d'une manière insupportable de leurs victoires, et qu'ils tombent dans la plus grande consternation lorsqu'ils sont vaincus. Ils ont en outre, ainsi que la plupart des peuples septentrionaux, des coutumes étranges qui annoncent leur barbarie et leur férocité. Tel est, par exemple, l'usage de suspendre au cou de leurs chevaux, en revenant de la guerre, les têtes des ennemis qu'ils ont tués, et de les exposer ensuite en spectacle attachées au-devant de leurs portes. Posidonius[19] dit avoir été témoin, en plusieurs endroits, de cette coutume qui l'avait d'abord révolté, mais à laquelle il avait fini par s'habituer. Lorsque parmi ces têtes, il s'en trouvait de quelques hommes de marque, ils les embaumaient avec de la résine de cèdre[20], les faisaient voir aux étrangers, et ils refusaient de les vendre même au poids de l'or. [19] Posidonius, philosophe stoïcien, contemporain de Pompée et de Cicéron, qui tint école à Rhodes. Tous ses écrits sont perdus; on ne les connaît que par un petit nombre de fragments qui nous ont été conservés par quelques auteurs anciens. Posidonius avait visité la Gaule. [20] La résine de cèdre servait aussi chez les Égyptiens à embaumer les morts. Cependant les Romains les ont obligés de renoncer à cette cruauté, comme aux usages qui regardent les sacrifices et les divinations, usages absolument opposés à ce qui se pratique parmi nous. Tel était, par exemple, celui d'ouvrir d'un coup de sabre le dos d'un homme dévoué à la mort, et de tirer des prédictions de la manière dont la victime se débattait. Ils ne faisaient les sacrifices que par le ministère des druides[21]. On leur attribue encore diverses autres manières d'immoler des hommes, comme de les percer à coups de flèche, ou de les crucifier dans leurs temples. Quelquefois ils brûlaient des animaux de toute espèce, jetés ensemble avec des hommes dans le creux d'une espèce de colosse fait de bois et de foin[22]. STRABON, _Géographie_, liv. IV, ch. 4. [21] César donne pour cela un précieux détail et qui diminue de beaucoup l'horreur que nous inspire ces immolations. «Les druides, dit-il, sont persuadés que de ces supplices, les plus agréables aux dieux sont ceux des criminels qui ont été saisis dans le vol, dans le brigandage ou dans quelque autre forfait.» (Liv. III.) Les prêtres exécutaient eux-mêmes les condamnés à mort. [22] Ces sacrifices ont été abolis par l'empereur Claude. MÊME SUJET. Les Gaulois sont d'une taille élevée, ont la carnation molle, la peau blanche et les cheveux naturellement blonds; ils cherchent même par diverses préparations à augmenter cette couleur propre à la chevelure, qu'ils lavent habituellement avec une lessive de chaux. Ils relèvent droit les cheveux du front sur le sommet du crâne, et les rejettent ensuite en arrière vers le chignon du cou, de manière qu'ils rappellent assez la figure des Satyres et des Faunes. Par ce moyen, ils parviennent à épaissir leur chevelure à un tel point qu'elle ne diffère presqu'en rien de la crinière des chevaux. Les uns se coupent la barbe entièrement, d'autres en conservent une partie. Les nobles se rasent les joues, mais laissent croître leurs moustaches si longues qu'elles leur couvrent entièrement la bouche; aussi, lorsqu'ils mangent, les poils se remplissent des débris des aliments, et ce qu'ils boivent ne leur parvient, pour ainsi dire, qu'à travers un filtre. Ils prennent leur repas assis, non sur des siéges, mais à terre, où des peaux de chiens ou de loups leur tiennent lieu de coussins, et se font servir par des enfants de l'un ou de l'autre sexe, qui remplissent ces fonctions jusqu'à l'adolescence. Près du lieu où ils mangent, sont des fourneaux remplis de feu, qui portent ou des chaudières ou des broches chargées de grosses pièces de viande. Ils font hommage des meilleurs morceaux aux hôtes les plus distingués. Les Gaulois invitent aussi les étrangers à leurs festins, et ne leur demandent qui ils sont, et quelles affaires les attirent, qu'après qu'ils ont mangé. Mais dans leurs repas même, les convives ont l'habitude, pour peu qu'une dispute de paroles s'engage entre eux, de se lever sur-le-champ et de se provoquer réciproquement en combat singulier, tant ils font peu de cas de leur vie. Ce mépris de la mort tient à ce que les Gaulois sont fortement attachés à la doctrine de Pythagore, qui enseigne que les âmes des hommes sont immortelles, et que chacun doit, après un certain nombre d'années déterminé, revenir à la vie, l'âme se revêtant à cette époque d'un autre corps. C'est aussi d'après cette opinion, que dans les funérailles quelques-uns ont adopté l'usage d'écrire des lettres à leurs amis défunts, et de les jeter au milieu du bûcher, comme si elles devaient être lues par le mort à qui elles sont adressées. Dans les voyages et dans les batailles, les Gaulois se servent de chars à deux chevaux qui portent un cocher et un guerrier combattant. Lorsqu'à la guerre ils se trouvent en présence d'un ennemi à cheval, ils commencent par lancer contre lui le javelot, puis ils descendent du char et en viennent au combat à l'épée. Quelques-uns méprisent la mort à un tel point qu'ils courent tous les hasards de la guerre le corps entièrement nu, n'ayant qu'une ceinture autour des reins. Ils mènent avec eux des servants, de condition libre, qu'ils choisissent parmi les pauvres et qui les suivent en campagne, soit comme cochers, soit comme écuyers chargés de porter leurs armes. Lorsque deux armées sont en présence, quelques-uns ont la coutume de se porter en avant du front de bataille, et de défier en combat singulier les plus braves de la ligne opposée, en brandissant leurs armes pour inspirer de l'effroi à l'ennemi. Si l'on répond à cet appel, ils se mettent à chanter les hauts faits de leurs ancêtres et leur propre vaillance, accablent au contraire d'insultes le guerrier qui se présente, et par les discours les plus injurieux cherchent à lui faire perdre courage. Dès qu'un ennemi est tombé, ils lui coupent la tête, qu'ils attachent au cou de leurs chevaux, ou remettent ces dépouilles sanglantes à leurs servants, et entonnent l'hymne de la victoire. Le vêtement des Gaulois est d'une bizarrerie frappante. Ils portent des tuniques teintes et semées de fleurs de diverses couleurs, des hauts-de-chausses qu'ils nomment _braies_, et s'attachent sur les épaules avec des agrafes, des saies rayées, d'une étoffe à carreaux de couleur et très-serrés[23], fort épaisse en hiver, et mince en été. [23] C'est l'ancienne tiretaine du moyen âge, ou tartan des Écossais, peuple également d'origine gauloise. Les Gaulois sont en général d'un aspect effrayant. Dans la conversation leur voix est grave et rude; ils parlent avec brièveté, emploient des expressions figurées et s'énoncent souvent en termes obscurs ou métaphoriques. Ils font un grand usage de l'hyperbole, surtout lorsqu'il s'agit de se vanter eux-mêmes ou de dépriser les autres. Enfin, le ton de leurs discours est hautain, visant à l'élévation et portant souvent une empreinte tragique. Ils ont l'esprit vif, et sont assez susceptibles d'instruction; on trouve même chez eux des poëtes qu'ils appellent _bardes_, et qui en s'accompagnant sur un instrument semblable à notre lyre, chantent les vers qu'ils ont composés, soit pour célébrer, soit pour diffamer ceux qui en sont le sujet. Ils ont aussi quelques philosophes ou théologiens, jouissant d'une grande considération et connus sous le nom de _druides_. Ils consultent en outre des devins singulièrement estimés parmi eux, qui prédisent l'avenir d'après le vol des oiseaux ou l'inspection des victimes offertes en sacrifice, et auxquels tout le peuple obéit. Ces devins pratiquent, particulièrement quand il s'agit d'une consultation sur une affaire importante, une coutume tellement hors des idées ordinaires, que l'on a peine à y croire. Ils immolent un homme en le frappant d'un coup d'épée dans la poitrine, et lorsqu'il tombe, ils annoncent l'avenir d'après les circonstances de la chute, les convulsions des membres du mourant, et la manière dont le sang coule, pronostics auxquels ils ajoutent foi, en s'appuyant sur une longue suite d'observations conservées depuis des temps très-reculés. Les Gaulois sont dans l'usage de n'offrir aucun sacrifice sans la présence d'un druide. Comme ils leur croient une connaissance plus précise de la nature de la Divinité et qu'ils les regardent comme ses interprètes, ils supposent que les actions de grâces qu'ils offrent, et leurs prières pour obtenir quelques faveurs, doivent passer par ces prêtres pour arriver aux dieux. Du reste, ce n'est pas seulement dans la paix, mais encore dans la guerre, que les druides savent se faire obéir. Souvent, lorsque des armées étaient déjà rangées en bataille, les glaives tirés et les javelots prêts à s'échapper des mains, on a vu ces prêtres se montrer soudain au milieu des deux lignes, et, tels que les enchanteurs qui, par de magiques accents, charment la fureur des bêtes féroces, calmer d'un mot la rage des combattants. Les femmes gauloises sont en général très-belles de figure et presque de la même taille que les hommes, et peuvent leur disputer l'avantage de la force. Les enfants viennent au monde pour la plupart avec des cheveux blancs; mais en avançant en âge, leur chevelure change et prend la couleur de celle de leurs pères. On trouve les Gaulois adonnés, dès la plus haute antiquité, au brigandage, envahissant les terres étrangères et méprisant toutes les lois humaines. Ce sont eux qui ont pris Rome, saccagé le temple de Delphes, rendu tributaires une grande partie de l'Europe et plusieurs contrées de l'Asie, et qui se sont établis sur le territoire des peuples qu'ils avaient vaincus. De leur mélange avec les Grecs[24] ils ont pris le nom de Gallo-Grecs, et ont enfin défait les plus puissantes armées des Romains. [24] Dans l'Orient, en Galatie. L'excessive barbarie de leurs moeurs se montre jusque dans les sacrifices impies qu'ils offrent aux dieux. Ils gardent les malfaiteurs en prison pendant cinq années, et les attachent ensuite, en l'honneur de la Divinité, à des croix élevées sur un vaste bûcher, où ils les immolent en sacrifice avec d'autres prémices réservées pour ces solennités. Ils emploient à un usage semblable les prisonniers qu'ils font à la guerre, et il en est même qui, indépendamment des hommes, égorgent encore les animaux qu'ils ont pris dans la mêlée, ou les font périr soit dans les flammes, soit par tout autre genre de supplice. DIODORE DE SICILE, liv. 5, ch. 28 à 32. Traduit par Miot. Diodore de Sicile, historien grec, vivait au temps de César et d'Auguste; il est auteur d'une histoire universelle; des quarante livres qui la composaient, il n'en reste plus que quinze. LES GAULOIS EN ITALIE. 587 à 222 av. J.-C. C'est au pied des Alpes que commencent les plaines de la partie septentrionale de l'Italie, qui par leur fertilité et leur étendue surpassent tout ce que l'histoire nous a jamais appris d'aucun pays de l'Europe. Ces plaines étaient occupées autrefois par les Étrusques; depuis, les Gaulois, qui leur étaient voisins et qui ne voyaient qu'avec un oeil jaloux la beauté du pays, s'étant mêlés avec eux par le commerce, tout d'un coup sur un léger prétexte fondirent avec une grosse armée sur les Étrusques, les chassèrent des plaines arrosées par le Pô, et se mirent en leur place. Vers la source du fleuve étaient les Laens et les Lébicéens; ensuite les Insubriens, nation fort puissante; après eux, les Cénomans; auprès de la mer Adriatique, les Vénètes, peuple ancien qui avait à peu près les mêmes coutumes et le même habillement que les autres Gaulois, mais qui parlait une langue différente. Au delà du Pô et autour de l'Apennin, les premiers qui se présentaient étaient les Anianes, ensuite les Boïens; après eux, vers la mer Adriatique, les Lingons, et enfin sur la côte, les Sénonais. Tous ces peuples étaient répandus par villages, qu'ils ne fermaient point de murailles. Ils ne savaient ce que c'était que meubles; leur manière de vivre était simple; point d'autre lit que de l'herbe, ni d'autre nourriture que de la viande[25]; la guerre et la culture de leurs champs faisaient toute leur étude; toute autre science, tout autre art leur était inconnu. Leurs richesses consistaient en or et en troupeaux, les seules choses que l'on peut facilement transporter d'un lieu en un autre à son choix ou selon les différentes conjonctures. Ils s'appliquaient surtout à s'attacher un grand nombre de personnes, parce qu'on n'était puissant parmi eux qu'à proportion du nombre des clients dont on disposait. D'abord, ils ne furent pas seulement maîtres du pays, mais encore de plusieurs contrées voisines qu'ils soumirent par la terreur de leurs armes. Peu de temps après, ayant vaincu les Romains et leurs alliés (à l'Allia), ils les menèrent battant pendant trois jours jusqu'à Rome, dont ils s'emparèrent, à l'exception du Capitole. Mais les Vénètes s'étant jetés sur leur pays, ils s'accommodèrent avec les Romains, leur rendirent leur ville, et coururent au secours de leur patrie[26]. Ils se firent ensuite la guerre les uns aux autres. Leur grande puissance excita aussi la jalousie de quelques-uns des peuples qui habitaient les Alpes. Piqués de se voir si fort au-dessous d'eux, ils se réunirent, prirent les armes et firent souvent des incursions dans leur pays. [25] Posidonius le stoïcien dit: «Voici comment les Celtes servent à manger. Ils se mettent du foin sous eux, et mangent sur des tables de bois, peu élevées au-dessus de terre. Le manger consiste en très-peu de pain, et beaucoup de viandes bouillies et rôties sur la braise ou à la broche. On les apporte proprement, il est vrai; mais ils y mordent comme des lions, saisissant des membres entiers des deux mains. S'il se trouve quelque chose de dur à arracher, ils l'entament avec un long couteau qui est à leur côté dans une gaîne particulière.» (ATHÉNÉE, _Festin des philosophes_, trad. de Lefebvre de Villebrune, in-4º, t. II, p. 82.) [26] On verra combien le récit de Polybe diffère de celui de Tite-Live, et combien ce dernier auteur a flatté les Romains. Pendant ce temps-là, les Romains s'étaient relevés de leurs pertes et avaient composé avec les Latins. Trente ans après la prise de Rome, les Gaulois s'avancèrent jusqu'à Albe avec une grande armée. Les Romains surpris, et n'ayant pas eu le temps de faire venir les troupes de leurs alliés, n'osèrent leur aller au-devant. Mais douze ans après, les Gaulois étant revenus avec une armée nombreuse, les Romains, qui s'y attendaient, assemblent leurs alliés, s'avancent avec ardeur et brûlent d'en venir aux mains. Cette fermeté épouvanta les Gaulois; il y eut différents sentiments parmi eux sur ce qu'il y avait à faire; mais, la nuit venue, ils firent une retraite qui approchait fort d'une fuite. Depuis ce temps-là ils restèrent chez eux sans remuer, pendant treize ans. Ensuite voyant les Romains croître en puissance et en force, ils conclurent avec eux un traité de paix, auquel pendant quatre ans ils ne donnèrent aucune atteinte. Mais menacés d'une guerre de la part des peuples d'au delà des Alpes, et craignant d'en être accablés, ils leur envoyèrent tant de présents, ils surent si bien faire valoir la liaison qu'il y avait entre eux et les Gaulois d'en deçà les Alpes, qu'ils leur firent tomber les armes des mains. Ils leur persuadèrent ensuite de les reprendre contre les Romains, et s'engagèrent de courre avec eux tous les risques de cette guerre. Joints ensemble, ils passent par l'Étrurie, gagnent les peuples de ce pays à leur parti, font un riche butin sur les terres des Romains et en sortent sans que personne fasse mine de les inquiéter. De retour chez eux, une sédition s'éleva sur le partage du butin; c'était à qui aurait la meilleure part, et leur avidité leur fit perdre la plus grande partie, et du butin et de leur armée. Cela est assez ordinaire aux Gaulois, lorsqu'ils ont fait quelque capture, surtout quand le vin et la débauche leur échauffent la tête. Quatre ans après cette expédition, les Samnites et les Gaulois joignant ensemble leurs forces, livrèrent bataille aux Romains dans le pays des Camertins et en défirent un grand nombre. Les Romains, irrités par cet échec, revinrent peu de jours après avec toutes leurs troupes dans le pays des Sentinates. Dans cette bataille, les Gaulois perdirent la plus grande partie de leurs troupes, et le reste fut obligé de s'enfuir à vau-de-route dans leur pays. Ils revinrent encore dix ans après, avec une grande armée, pour assiéger Arretium[27]. Les Romains accoururent pour secourir les assiégés et livrèrent bataille devant la ville, mais ils furent vaincus, et Lucius, qui les commandait, y perdit la vie. M. Curius, son successeur, leur envoya demander les prisonniers; mais contre le droit des gens ils mirent à mort ceux qui étaient venus de sa part. Les Romains outrés se mettent sur-le-champ en campagne; les Sénonais se présentent, la bataille se donne, les Romains victorieux en tuent la plus grande partie, chassent le reste, et se rendent maîtres de tout le pays. C'est dans cet endroit de la Gaule cisalpine qu'ils envoyèrent pour la première fois une colonie, et qu'ils bâtirent une ville nommée Séna[28] du nom des Sénonais qui l'avaient les premiers habitée. [27] Arezzo. [28] Sinigaglia. La défaite des Sénonais fit craindre aux Boïens qu'eux mêmes et leur pays n'eussent le même sort. Ils levèrent une armée formidable, et engagèrent les Étrusques à se joindre à eux. Le rendez-vous était au lac Vadimon, et ils s'y mirent en bataille. Presque tous les Étrusques y périrent, et il n'y eut que les Boïens qui échappèrent par la fuite. Mais l'année suivante, ils se liguèrent une seconde fois, et ayant enrôlé toute la jeunesse, ils livrèrent bataille aux Romains. Ils y furent entièrement défaits, et contraints, malgré qu'ils en eussent, de demander la paix aux Romains et de faire un traité avec eux. Tout ceci se passa trois ans avant que Pyrrhus entrât dans l'Italie, et cinq ans avant la déroute de Delphes (282 av. J.-C). De cette fureur de guerre que la fortune semblait avoir soufflée aux Gaulois, les Romains tirèrent deux grands avantages. Le premier fut, qu'accoutumés à être battus par les Gaulois, ils ne pouvaient ni rien voir, ni rien craindre de plus terrible que ce qui leur était arrivé; et c'est pour cela que Pyrrhus les trouva si exercés et si aguerris. L'autre avantage fut que les Gaulois réduits et domptés, ils furent en état de réunir toutes leurs forces contre Pyrrhus, d'abord pour défendre l'Italie, et ensuite contre les Carthaginois pour leur enlever la Sicile. Pendant les quarante-cinq ans qui suivirent ces défaites, les Gaulois restèrent tranquilles, et vécurent en bonne intelligence avec les Romains. Mais après que la mort eut enlevé ceux qui avaient été témoins de leurs malheurs, la jeunesse, qui leur succéda, brutale et féroce, et qui n'avait jamais connu ni éprouvé le mal, commença à se remuer, comme il arrive ordinairement. Elle chercha querelle aux Romains pour des bagatelles, et entraîna dans son parti les Gaulois des Alpes. D'abord le peuple n'eut point de part à ces mouvements séditieux; tout se tramait secrètement entre les chefs. De là vint que les Gaulois transalpins s'étant avancés avec une armée jusqu'à Ariminium[29], le peuple, parmi les Boïens, ne voulut pas marcher avec eux. Il se révolta contre ses chefs, s'éleva contre ceux qui venaient d'arriver, et tua ses propres rois Atis et Galatus. Il y eut même bataille rangée, où ils se massacrèrent les uns les autres. Les Romains, épouvantés de l'irruption des Gaulois, se mirent en campagne, mais apprenant qu'ils s'étaient défaits eux-mêmes, ils reprirent la route de leur pays. [29] Rimini. Cinq ans après, sous le consulat de Marcus Lépidus, les Romains partagèrent entre eux les terres du Picenum, d'où ils avaient chassé les Sénonais. Ce fut C. Flaminius qui, pour capter la faveur du peuple, introduisit cette nouvelle loi, qu'on peut dire qui a été la principale cause de la corruption des moeurs des Romains, et ensuite de la guerre qu'ils eurent avec les Sénonais. Plusieurs peuples de la nation gauloise entrèrent dans la querelle, surtout les Boïens, qui étaient limitrophes des Romains. Ils se persuadèrent que ce n'était plus pour commander et pour faire la loi, que les Romains les attaquaient, mais pour les détruire entièrement. Dans cette pensée, les Insubriens et les Boïens, les deux plus grands peuples de la nation, se liguent ensemble et envoient chez les Gaulois qui habitaient le long des Alpes et du Rhône, et qu'on appelait Gésates, parce qu'ils servaient pour une certaine solde, car c'est ce que signifie proprement ce mot. Pour gagner les deux rois Concolitan et Anéroeste, et les engager à armer contre les Romains, ils leur font présent d'une somme considérable; ils leur mettent devant les yeux la grandeur et la puissance de ce peuple; ils les flattent par la vue des richesses immenses qu'une victoire gagnée sur lui ne manquera pas de leur procurer; ils leur promettent solennellement de partager avec eux tous les périls de cette guerre; ils leur rappellent les exploits de leurs ancêtres, qui ayant pris les armes contre les Romains, les avaient battus à plate couture, avaient pris d'emblée la ville de Rome et en étaient restés les maîtres pendant sept mois, et qui après avoir rendu la ville, non-seulement sans y être forcés, mais même avec reconnaissance de la part des Romains, étaient revenus dans leur patrie sains et saufs et chargés de butin. Cette harangue échauffa tellement les esprits, que jamais on ne vit sortir de ces provinces une armée plus nombreuse et composée de soldats plus braves et plus belliqueux. Au bruit de ce soulèvement, on trembla à Rome pour l'avenir; tout y fut dans le trouble et dans la frayeur. On lève des troupes, on fait des magasins de vivres et de munitions, on mène l'armée jusque sur les frontières, comme si les Gaulois étaient déjà dans le pays, quoiqu'ils ne fussent pas encore sortis du leur. Enfin, huit ans après le partage des terres du Picenum, les Gésates et les autres Gaulois franchirent les Alpes et vinrent camper sur le Pô. Leur armée était nombreuse et bien équipée. Les Insubriens et les Boïens soutinrent le parti qu'ils avaient pris; mais les Vénètes et les Cénomans se rangèrent du côté des Romains, gagnés par les ambassadeurs qu'on leur avait envoyés, ce qui obligea les rois gaulois de laisser dans le pays une partie de leur armée pour le garder contre ces peuples. Ils partent ensuite, et prennent leur route par l'Étrurie, ayant avec eux cinquante mille hommes de pied, vingt mille chevaux et autant de chars. Sur la nouvelle que les Gaulois avaient passé les Alpes, les Romains firent marcher Lucius Emilius, l'un des consuls, à Ariminium, pour arrêter les ennemis par cet endroit. Un des préteurs fut envoyé dans l'Étrurie. Caius Atilius, l'autre consul, était allé dans la Sardaigne. Tout ce qui resta dans Rome de citoyens était consterné et croyait toucher au moment de sa perte. Cette frayeur n'a rien qui doive surprendre. L'extrémité où les Gaulois les avaient autrefois réduits était encore présente à leurs esprits. Pour éviter un semblable malheur, ils assemblent ce qu'ils avaient de troupes, ils font de nouvelles levées, ils mandent à leurs alliés de se tenir prêts; ils font venir des provinces soumises à leur domination les registres où étaient marqués les jeunes gens en âge de porter les armes, afin de connaître toutes leurs forces. On donna aux consuls la plus grande partie des troupes, et ce qu'il y avait de meilleur parmi elles. Des vivres et des munitions, on en avait fait un si grand amas que l'on n'a point d'idée qu'il s'en soit jamais fait un pareil. Il leur venait des secours, et de toutes sortes et de tous les côtés. Car telle était la terreur que l'irruption des Gaulois avait répandue dans l'Italie, que ce n'était plus pour les Romains que les peuples italiens croyaient porter les armes; ils ne pensaient plus que c'était à la puissance de cette république que l'on en voulait; c'était pour eux-mêmes, pour leur patrie, pour leurs villes qu'ils craignaient, et c'est pour cela qu'ils étaient si prompts à exécuter tous les ordres qu'on leur donnait..... De sorte que l'armée campée devant Rome était de plus de cent cinquante mille hommes de pied et de six mille chevaux, et que ceux qui étaient en état de porter les armes, tant parmi les Romains que parmi les alliés, montaient à sept cent mille hommes de pied et soixante-dix mille chevaux. A peine les Gaulois furent-ils arrivés dans l'Étrurie, qu'ils y firent le dégât sans crainte et sans que personne les arrêtât. Ils s'avancent enfin vers Rome. Déjà ils étaient aux environs de Clusium, à trois journées de cette capitale, lorsqu'ils apprennent que l'armée romaine, qui était en Étrurie, les suivait de près et allait les atteindre. Ils retournent aussitôt sur leurs pas pour en venir aux mains avec elle. Les deux armées ne furent en présence que vers le coucher du soleil, et campèrent à fort peu de distance l'une de l'autre. La nuit venue, les Gaulois allument des feux, et ayant donné l'ordre à leur cavalerie, dès que l'ennemi l'aurait aperçue le matin, de suivre la route qu'ils allaient prendre, ils se retirent sans bruit vers Fésule, et prennent là leurs quartiers, dans le dessein d'y attendre leur cavalerie, et quand elle aurait joint le gros, de fondre à l'improviste sur les Romains. Ceux-ci, à la pointe du jour, voyant cette cavalerie, croient que les Gaulois ont pris la fuite et se mettent à la poursuivre. Ils approchent, les Gaulois se montrent et tombent sur eux; l'action s'engage avec vigueur, mais les Gaulois, plus braves et en plus grand nombre, eurent le dessus. Les Romains perdirent là au moins six mille hommes; le reste prit la fuite, la plupart vers un certain poste avantageux où ils se cantonnèrent. D'abord les Gaulois pensèrent à les y forcer; c'était le bon parti, mais ils changèrent de sentiment. Fatigués et harassés par la marche qu'ils avaient faite la nuit précédente, ils aimèrent mieux prendre quelque repos, laissant seulement une garde de cavalerie autour de la hauteur où les fuyards s'étaient retirés, et remettant au lendemain à les assiéger, en cas qu'ils ne se rendissent pas d'eux-mêmes. Pendant ce temps-là, Lucius Emilius, qui avait son camp vers la mer Adriatique, ayant appris que les Gaulois s'étaient jetés dans l'Étrurie et qu'ils approchaient de Rome, vint en diligence au secours de sa patrie et arriva fort à propos. S'étant campé proche des ennemis, les Romains réfugiés sur leur hauteur virent les feux de Lucius Émilius, et se doutant bien que c'était lui, ils reprirent courage. Ils envoient au plus vite quelques-uns des leurs, sans armes, pendant la nuit, et à travers une forêt, pour annoncer au consul ce qui leur était arrivé. Emilius, sans perdre le temps à délibérer, commande aux tribuns, dès que le jour commencerait à paraître, de se mettre en marche avec l'infanterie; lui-même se met à la tête de la cavalerie et tire droit vers la hauteur. Les chefs des Gaulois avaient aussi vu les feux pendant la nuit, et conjecturant que les ennemis étaient proche, ils tinrent conseil. Anéroeste, leur roi, dit qu'après avoir fait un si riche butin (car leur butin était immense en prisonniers, en bestiaux et en bagages), il n'était pas à propos de s'exposer à un nouveau combat, ni de courir le risque de perdre tout; qu'il valait mieux retourner dans leur patrie; qu'après s'être déchargés là de leur butin, ils seraient plus en état, si on le trouvait bon, de reprendre les armes contre les Romains. Tous se rangeant à cet avis, lèvent le camp avant le jour et prennent leur route le long de la mer par l'Étrurie. Quoique Lucius eût joint à ses troupes celles qui s'étaient réfugiées sur la hauteur, il ne crut pas pour cela qu'il fût de la prudence de hasarder une bataille; il prit le parti de suivre les ennemis et d'observer les temps et les lieux où il pourrait les incommoder et regagner le butin. Le hasard voulut que dans ce temps-là même, Caius Atilius, venant de Sardaigne, débarquât ses légions à Pise et les conduisît à Rome par une route contraire à celle des Gaulois. A Télamon, ville des Étrusques, quelques fourrageurs gaulois étant tombés dans l'avant-garde du consul, les Romains s'en saisirent. Interrogés par Atilius, ils racontèrent tout ce qui s'était passé, qu'il y avait dans le voisinage deux armées, et que celle des Gaulois était fort proche, ayant en queue celle d'Émilius. Le consul fut touché de l'échec que son collègue avait souffert, mais il fut charmé d'avoir surpris les Gaulois dans leur marche et de les voir entre deux armées. Sur-le-champ il commande aux tribuns de ranger les légions en bataille, de donner à leur front l'étendue que les lieux permettraient et de s'avancer contre l'ennemi. Il y avait sur le chemin une hauteur au pied de laquelle il fallait que les Gaulois passassent. Atilius y courut avec la cavalerie et se posta sur le sommet, dans le dessein de commencer le premier le combat, persuadé que par là il aurait la meilleure part à la gloire de l'événement. Les Gaulois, qui croyaient Atilius bien loin, voyant cette hauteur occupée par les Romains, ne soupçonnèrent rien autre chose, sinon que pendant la nuit Émilius avait battu la campagne avec sa cavalerie pour s'emparer le premier des postes avantageux. Sur cela, ils détachèrent aussi la leur et quelques soldats armés à la légère pour chasser les Romains de la hauteur. Mais ayant su d'un prisonnier que c'était Atilius qui l'occupait, ils mirent au plus vite l'infanterie en bataille et la disposèrent de manière que, rangée dos à dos, elle faisait front par devant et par derrière; ordre de bataille qu'ils prirent sur le rapport du prisonnier et sur ce qui se passait actuellement, pour se défendre, et contre ceux qu'ils savaient à leurs trousses, et contre ceux qu'ils avaient en tête. Émilius avait bien ouï parler du débarquement des légions à Pise; mais il ne s'attendait pas qu'elles seraient si proche; il n'apprit sûrement le secours qui lui était venu que par le combat qui se livra à la hauteur. Il y envoya aussi de la cavalerie et en même temps il conduisit aux ennemis l'infanterie rangée à la manière ordinaire. Dans l'armée des Gaulois, les Gésates et après eux les Insubriens faisaient front du côté de la queue, qu'Émilius devait attaquer; ils avaient à dos les Taurisques et les Boïens, qui faisaient face du côté qu'Atilius viendrait. Les chariots bordaient les ailes; et le butin fut mis sur une des montagnes voisines, avec un détachement pour le garder. Cette armée à deux fronts n'était pas seulement terrible à voir, elle était encore très-propre pour l'action. Les Insubriens y paraissaient avec leurs braies, et n'ayant autour d'eux que des saies légères. Les Gésates, aux premiers rangs, soit par vanité, soit par bravoure, avaient jeté bas leurs vêtements et ne gardaient que leurs armes, de peur que les buissons qui se rencontraient çà et là en certains endroits ne les arrêtassent et ne les empêchassent d'agir. Le premier choc se fit à la hauteur, et fut vu des trois armées, tant il y avait de cavalerie de part et d'autre qui combattait. Atilius perdit la vie dans la mêlée, où il se distinguait par son intrépidité et sa valeur, et sa tête fut apportée aux rois des Gaulois. Malgré cela, la cavalerie romaine fit si bien son devoir, qu'elle emporta la position et gagna une pleine victoire sur celle des ennemis. L'infanterie s'avança ensuite, l'une contre l'autre. Ce fut un spectacle fort singulier, et aussi surprenant pour ceux qui sur le récit d'un fait peuvent par l'imagination se le mettre comme sous les yeux, que pour ceux qui en furent témoins. Car une bataille entre trois armées tout ensemble est assurément une action d'une espèce et d'une manoeuvre bien particulière. D'ailleurs aujourd'hui, comme alors, il n'est pas aisé de démêler si les Gaulois attaqués de deux côtés, s'étaient formés de la manière la moins avantageuse ou la plus convenable. Il est vrai qu'ils avaient à combattre de deux côtés; mais aussi, rangés dos à dos, ils se mettaient mutuellement à couvert de tout ce qui pouvait les prendre en queue. Et, ce qui devait le plus contribuer à la victoire, tout moyen de fuir leur était interdit; et une fois défaits, il n'y avait plus pour eux de salut à espérer; car tel est l'avantage de l'ordonnance à deux fronts. Quant aux Romains, voyant les Gaulois pris entre deux armées et enveloppés de toutes parts, ils ne pouvaient que bien espérer du combat; mais, d'un autre côté, la disposition de ces troupes et le bruit qui s'y faisait les jetait dans l'épouvante. Le nombre des cors et des trompettes y était innombrable, et toute l'armée ajoutant à ces instruments ses cris de guerre, le vacarme était tel que les montagnes voisines, qui en renvoyaient l'écho, semblaient elles-mêmes joindre leurs cris au bruit des trompettes et des soldats. Ils étaient encore effrayés de l'attitude et des mouvements des soldats des premiers rangs, qui en effet frappaient autant par la beauté et la vigueur de leur corps que par leur complète nudité, outre qu'il n'y en avait aucun dans ces premiers rangs qui n'eût le cou et les bras ornés de colliers et de bracelets d'or. A l'aspect de cette armée, les Romains ne purent se défendre d'une certaine frayeur, mais l'espérance d'un riche butin enflamma leur courage. Les archers s'avancent sur le front de la première ligne, selon la coutume des Romains, et commencent l'action par une grêle épouvantable de traits. Les Gaulois des derniers rangs n'en souffrirent pas extrêmement, leurs braies et leurs saies les en préservèrent; mais ceux des premiers rangs, qui ne s'attendaient pas à ce prélude, et qui n'avaient rien sur le corps qui les mît à couvert, en furent très-incommodés. Ils ne savaient que faire pour parer les coups. Leurs boucliers n'étaient pas assez larges pour les couvrir; ils étaient nus, et plus leurs corps étaient grands, plus il tombait de traits sur eux. Se venger sur les archers eux-mêmes des blessures qu'ils recevaient était impossible; ils en étaient trop éloignés, et d'ailleurs comment avancer au travers d'un si grand nombre de traits? Dans cet embarras, les uns transportés de fureur et de désespoir, se jettent inconsidérément parmi les ennemis et se livrent volontairement à la mort; les autres pâles, défaits, tremblants, reculent et rompent les rangs qui étaient derrière eux. C'est ainsi que dès la première attaque fut rabaissé l'orgueil et la fierté des Gésates. Quand les archers se furent retirés, les Insubriens, les Boïens et les Taurisques en vinrent aux mains. Ils se battirent avec tant d'acharnement que malgré les plaies dont ils étaient couverts, on ne pouvait les arracher de leur poste. Si leurs armes eussent été les mêmes que celles des Romains, ils remportaient la victoire. Ils avaient à la vérité comme eux des boucliers pour parer, mais leurs épées ne leur rendaient pas les mêmes services. Celles des Romains taillaient et frappaient, au lieu que les leurs ne frappaient que de taille. Ces troupes se soutinrent jusqu'à ce que la cavalerie romaine fut descendue de la hauteur, et les eut prises en flanc. Alors l'infanterie fut taillée en pièces, et la cavalerie s'enfuit à vau-de-route. Quarante mille Gaulois restèrent sur la place, et on fit au moins dix mille prisonniers, entre lesquels était Concolitan, un de leurs rois. Anéroeste se sauva avec quelques-uns des siens en je ne sais quel endroit, où il se tua de sa propre main. Émilius ayant ramassé les dépouilles, les envoya à Rome, et rendit le butin à ceux à qui il appartenait. Puis, marchant à la tête des légions par la Ligurie, il se jeta sur le pays des Boïens, y laissa ses soldats se gorger de butin, et revint à Rome en peu de jours avec l'armée. Tout ce qu'il avait pris de drapeaux, de colliers et de bracelets, il l'employa à la décoration du Capitole; le reste des dépouilles et les prisonniers servirent à orner son triomphe. C'est ainsi qu'échoua cette formidable irruption des Gaulois, laquelle menaçait d'une ruine entière, non-seulement toute l'Italie, mais Rome même (225 av. J.-C.). Après ce succès, les Romains ne doutant point qu'ils ne fussent en état de chasser les Gaulois de tous les environs du Pô, firent de grands préparatifs de guerre, levèrent des troupes, et les envoyèrent contre eux sous la conduite de Q. Fulvius et de Titus Manlius, qui venaient d'être créés consuls. Cette irruption épouvanta les Boïens, ils se rendirent à discrétion. Du reste, les pluies furent si grosses, et la peste ravagea tellement l'armée des Romains, qu'ils ne firent rien de plus pendant cette campagne. L'année suivante, Publius Furius et Caius Flaminius se jetèrent encore dans la Gaule, par le pays des Anamares, peuple assez peu éloigné de Marseille. Après leur avoir persuadé de se déclarer en leur faveur, ils entrèrent dans le pays des Insubriens, par l'endroit où l'Adda se jette dans le Pô. Ayant été fort maltraités au passage de la rivière et dans leurs campements, et mis hors d'état d'agir, ils firent un traité avec ce peuple et sortirent du pays. Après une marche de plusieurs jours, ils passèrent le Cluson, entrèrent dans le pays des Cénomans, leurs alliés, avec lesquels ils retombèrent par le bas des Alpes sur les plaines des Insubriens, où ils mirent le feu et saccagèrent tous les villages. Les chefs de ce peuple voyant les Romains dans une résolution fixe de les exterminer, prirent enfin le parti de tenter la fortune et de risquer le tout pour le tout. Pour cela ils rassemblent en un même endroit tous leurs drapeaux, même ceux qui étaient relevés d'or, qu'ils appelaient les drapeaux immobiles, et qui avaient été tirés du temple de Minerve. Ils font provision de toutes les munitions nécessaires, et au nombre de cinquante mille hommes ils vont hardiment et avec un appareil terrible se camper devant les ennemis. Les Romains, de beaucoup inférieurs en nombre, avaient d'abord dessein de faire usage dans cette bataille des troupes gauloises qui étaient dans leur armée. Mais, sur la réflexion qu'ils firent que les Gaulois ne se font pas scrupule d'enfreindre les traités, et que c'était contre des Gaulois que le combat devait se donner, ils craignirent d'employer ceux qu'ils avaient dans une affaire si délicate et si importante; et pour se précautionner contre toute trahison, ils les firent passer au delà de la rivière et plièrent ensuite les ponts. Pour eux, ils restèrent en deçà et se mirent en bataille sur le bord, afin qu'ayant derrière eux une rivière qui n'était pas guéable, ils n'espérassent de salut que de la victoire. Cette bataille est célèbre par l'intelligence avec laquelle les Romains s'y conduisirent. Tout l'honneur en est dû aux tribuns, qui instruisirent l'armée en général, et chaque soldat en particulier de la manière dont on devait s'y prendre. Les tribuns, dans les combats précédents, avaient observé que le feu et l'impétuosité des Gaulois, tant qu'ils n'étaient pas entamés, les rendaient à la vérité formidables dans le premier choc, mais que leurs épées n'avaient pas de pointe, qu'elles ne frappaient que de taille et qu'un seul coup; que le fil s'en émoussait et qu'elles se pliaient d'un bout à l'autre; que si les soldats, après le premier coup, n'avaient pas le loisir de les appuyer contre terre et de les redresser avec le pied, le second n'était d'aucun effet. Sur ces remarques, les tribuns donnent à la première ligne les piques des triaires qui sont à la seconde, et commandent à ces derniers de se servir de leurs épées. On attaque de front les Gaulois, qui n'eurent pas plutôt porté les premiers coups que leurs épées leur devinrent inutiles. Alors les Romains fondent sur eux l'épée à la main, sans que les Gaulois puissent faire aucun usage des leurs; au lieu que les Romains ayant des épées pointues et bien affilées, frappent d'estoc et non pas de taille. Portant donc alors des coups et sur la poitrine et au visage des Gaulois, et faisant plaie sur plaie, ils en jetèrent la plus grande partie sur le carreau. La prévoyance des tribuns leur fut d'un grand secours dans cette occasion. Car le consul Flaminius ne paraît pas s'y être conduit en habile homme. Rangeant son armée en bataille sur le bord même de la rivière, et ne laissant par là aux cohortes aucun espace pour reculer, il ôtait à la manière de combattre des Romains ce qui lui est particulier. Si pendant le combat, les ennemis avaient gagné tant soit peu de terrain sur son armée, elle eût été renversée et culbutée dans la rivière. Heureusement le courage des Romains les mit à couvert de ce danger. Ils firent un butin immense, et, enrichis de dépouilles considérables, ils reprirent le chemin de Rome. L'année suivante les Gaulois envoyèrent demander la paix; mais les deux consuls Marcus Claudius et Cn. Cornélius ne jugèrent pas à propos qu'on la leur accordât. Les Gaulois rebutés se disposèrent à faire un dernier effort; ils allèrent lever à leur solde chez les Gésates, le long du Rhône, environ trente mille hommes qu'ils exercèrent en attendant l'arrivée de l'ennemi. Au printemps, les consuls entrent dans le pays des Insubriens, et s'étant campés proche d'Acerres, ville située entre le Pô et les Alpes, ils y mettent le siége. Comme ils s'étaient emparés les premiers des postes avantageux, les Insubriens ne purent aller au secours de la ville; cependant, pour en faire lever le siége, ils firent passer le Pô à une partie de leur armée, entrèrent dans les terres des Adréens et assiégèrent Clastidium. A cette nouvelle, M. Claudius, à la tête de la cavalerie et d'une partie de l'infanterie, marche au secours des assiégés. Sur le bruit que les Romains approchent, les Gaulois laissent là Clastidium, viennent au-devant des ennemis et se rangent en bataille. La cavalerie fond sur eux avec impétuosité; ils soutiennent de bonne grâce le premier choc, mais cette cavalerie les ayant ensuite enveloppés et attaqués en queue et en flanc, ils plièrent de toutes parts. Une partie fut culbutée dans la rivière, le plus grand nombre fut passé au fil de l'épée. Les Gaulois qui étaient dans Acerres abandonnèrent la ville aux Romains et se retirèrent à Milan, qui est la capitale des Insubriens (222 av. J.-C.). Cornélius se met sur-le-champ aux trousses des fuyards et paraît tout d'un coup devant Milan. Sa présence tint d'abord les Gaulois en respect; mais il n'eut pas sitôt repris la route d'Acerres, qu'ils sortent sur lui, chargent vivement son arrière-garde, en tuent une bonne partie et en mettent plusieurs en fuite. Le consul fait avancer l'avant-garde et l'encourage à faire tête aux ennemis; l'action s'engage; les Gaulois, fiers de l'avantage qu'ils venaient de remporter, font ferme quelque temps; mais bientôt enfoncés, ils prirent la fuite vers les montagnes. Cornélius les y poursuivit, ravagea le pays et emporta de force la ville de Milan. Après cette déroute, les chefs des Insubriens ne voyant plus de jour à se relever, se rendirent aux Romains à discrétion. Ainsi se termina la guerre contre les Gaulois. Il ne s'en est pas vu de plus formidable, si l'on en veut juger par l'audace désespérée des combattants, par les combats qui s'y sont donnés et par le nombre de ceux qui y ont perdu la vie en bataille rangée. Mais à la regarder du côté des vues qui ont porté les Gaulois à prendre les armes et de l'inconsidération avec laquelle chaque chose s'y est faite, il n'y eut jamais de guerre plus méprisable; par la raison que ces peuples, je ne dis pas dans la plupart de leurs actions, mais généralement dans tout ce qu'ils entreprennent, suivent plutôt leur impétuosité qu'ils ne consultent les règles de la raison et de la prudence. Aussi furent-ils chassés en peu de temps de tous les environs du Pô, à quelques endroits près qui sont au pied des Alpes; et cet événement m'a fait croire qu'il ne fallait pas laisser dans l'oubli leur première irruption, les choses qui se sont passées depuis, et leur dernière défaite. Ces jeux de la fortune sont du ressort de l'histoire, et il est bon de les transmettre à nos neveux pour leur apprendre à ne pas craindre les incursions subites et irrégulières des Barbares. Ils verront par là qu'elles durent peu, et qu'il est aisé de se défaire de ces sortes d'ennemis, pourvu qu'on leur tienne tête, et que l'on mette plutôt tout en oeuvre que de leur rien céder de ce qui nous appartient. Je suis persuadé que ceux qui nous ont laissé l'histoire de l'irruption des Perses dans la Grèce et des Gaulois à Delphes, ont beaucoup contribué au succès des combats que les Grecs ont soutenu pour maintenir leur liberté; car quand on se représente les choses extraordinaires qui se firent alors, et le nombre innombrable d'hommes qui, malgré leur valeur et leur formidable appareil de guerre, furent vaincus par des troupes qui surent dans les combats leur opposer la résolution, l'adresse et l'intelligence, il n'y a plus de magasins, plus d'arsenaux, plus d'armées qui épouvantent ou qui fassent perdre l'espérance de pouvoir défendre son pays et sa patrie. POLYBE, _Histoire_, liv. II, ch. 3 à 6. Trad. de dom Thuillier. Polybe, historien grec, né en 206 av. J.-C., mourut en 124. Il est auteur d'une histoire générale en quarante livres, dont il ne reste que les cinq premiers et des fragments des autres livres. Polybe est un historien critique, judicieux et impartial. PRISE DE ROME PAR LES GAULOIS. 390 av. J.-C. Des députés de Clusium vinrent demander aux Romains du secours contre les Gaulois. Cette nation, à ce que la tradition rapporte, séduite par la douce saveur des fruits de l'Italie et surtout de son vin, volupté qui lui était encore inconnue, avait passé les Alpes et s'était emparée des terres cultivées auparavant par les Étrusques. Aruns de Clusium avait, dit-on, transporté du vin dans la Gaule pour allécher ce peuple, et l'intéresser dans sa vengeance contre le ravisseur de sa femme, Lucumon, dont il avait été le tuteur, riche et puissant jeune homme qu'il ne pouvait punir qu'à l'aide d'un secours étranger. Il se mit à leur tête, leur fit passer les Alpes, et les mena assiéger Clusium. Pour moi, j'admettrais volontiers que les Gaulois furent conduits devant Clusium par Aruns ou par tout autre Clusien; mais il est constant que ceux qui assiégèrent Clusium n'étaient pas les premiers qui eussent passé les Alpes: car deux cents ans avant le siége de Clusium et la prise de Rome, les Gaulois étaient descendus en Italie; et longtemps avant les Clusiens, d'autres Étrusques, qui habitaient entre l'Apennin et les Alpes, eurent souvent à combattre les armées gauloises. Les Toscans, avant qu'il ne fût question de l'empire romain, avaient au loin étendu leur domination sur terre et sur mer; les noms mêmes de la mer Supérieure et de la mer Inférieure qui ceignent l'Italie comme une île, attestent la puissance de ce peuple: les populations italiques avaient appelé l'une mer de Toscane, du nom même de la nation, l'autre mer Adriatique, du nom d'Adria, colonie des Toscans. Les Grecs les appellent mer Tyrrhénienne et mer Adriatique. Maîtres du territoire qui s'étend de l'une à l'autre mer, les Toscans y bâtirent douze villes, et s'établirent d'abord en deçà de l'Apennin vers la mer Inférieure; ensuite de ces villes capitales furent expédiées autant de colonies qui, à l'exception de la terre des Vénètes, enfoncée à l'angle du golfe, envahirent tout le pays au delà du Pô jusqu'aux Alpes. Toutes les nations alpines ont eu, sans aucun doute, la même origine, et les Rhètes avant toutes: c'est la nature sauvage de ces contrées qui les a rendues farouches au point que de leur antique patrie ils n'ont rien conservé que l'accent, et encore bien corrompu. Pour ce qui est du passage des Gaulois en Italie, voici ce qu'on en raconte: A l'époque où Tarquin-l'Ancien régnait à Rome, la Celtique, une des trois parties de la Gaule, obéissait aux Bituriges, qui lui donnaient un roi. Sous le gouvernement d'Ambigat, que ses vertus, ses richesses et la prospérité de son peuple avaient rendu tout-puissant, la Gaule reçut un tel développement par la fertilité de son sol et le nombre de ses habitants, qu'il sembla impossible de contenir le débordement de sa population. Le roi, déjà vieux, voulant débarrasser son royaume de cette multitude qui l'écrasait, invita Bellovèse et Sigovèse, fils de sa soeur, jeunes hommes entreprenants, à aller chercher un autre séjour dans les contrées que les dieux leur indiqueraient par les augures: ils seraient libres d'emmener avec eux autant d'hommes qu'ils voudraient, afin que nulle nation ne pût repousser les nouveaux venus. Le sort assigna à Sigovèse les forêts Hercyniennes; à Bellovèse, les dieux montrèrent un plus beau chemin, celui de l'Italie. Il appela à lui, du milieu de ces surabondantes populations, des Bituriges, des Arvernes, des Sénons, des Édues, des Ambarres, des Carnutes, des Aulerques; et, partant avec de nombreuses troupes de gens à pied et à cheval, il arriva chez les Tricastins. Là, devant lui, s'élevaient les Alpes; et, ce dont je ne suis pas surpris, il les regardait sans doute comme des barrières insurmontables; car, de mémoire d'homme, à moins qu'on ne veuille ajouter foi aux exploits fabuleux d'Hercule, nul pied humain ne les avait franchies. Arrêtés, et pour ainsi dire enfermés au milieu de ces hautes montagnes, les Gaulois cherchaient de tous côtés, à travers ces roches perdues dans les cieux, un passage par où s'élancer vers un autre univers, quand un scrupule religieux vint encore les arrêter; ils apprirent que des étrangers, qui cherchaient comme eux une patrie, avaient été attaqués par les Salyens. Ceux là étaient les Massiliens, qui étaient venus par mer de Phocée. Les Gaulois virent là un présage de leur destinée: ils aidèrent ces étrangers à s'établir sur le rivage où ils avaient abordé, et qui était couvert de vastes forêts. Pour eux, ils franchirent les Alpes par des gorges inaccessibles, traversèrent le pays des Taurins, et, après avoir vaincu les Toscans, près du fleuve Tésin, il se fixèrent dans un canton qu'on nommait la terre des Insubres. Ce nom, qui rappelait aux Édues les Insubres de leur pays, leur parut d'un heureux augure, et ils fondèrent là une ville qu'ils appelèrent _Mediolanum_ (Milan). Bientôt, suivant les traces de ces premiers Gaulois, une troupe de Cénomans, sous la conduite d'Elitovius, passe les Alpes par le même défilé, avec l'aide de Bellovèse, et vient s'établir aux lieux alors occupés par les Libuens, et où sont maintenant les villes de Brescia et de Vérone. Après eux, les Salluves se répandent le long du Tésin, près de l'antique peuplade des Ligures Lèves. Ensuite, par les Alpes Pennines, arrivent les Boïens et les Lingons, qui, trouvant tout le pays occupé entre le Pô et les Alpes, traversent le Pô sur des radeaux, et chassent de leur territoire les Étrusques et les Ombres: toutefois, ils ne passèrent point l'Apennin. Enfin, les Sénons, qui vinrent en dernier, prirent possession de la contrée qui est située entre le fleuve Utens et l'Esis. Je trouve dans l'histoire que ce fut cette nation qui vint à Clusium et ensuite à Rome; mais on ignore si elle vint seule ou soutenue par tous les peuples de la Gaule cisalpine. Tout, dans cette nouvelle guerre, épouvanta les Clusiens; et la multitude de ces hommes, et leur stature gigantesque, et la forme de leurs armes, et ce qu'ils avaient ouï dire de leurs nombreuses victoires, en deçà et au delà du Pô, sur les légions étrusques: aussi, quoiqu'ils n'eussent d'autre titre d'alliance et d'amitié auprès de la république que leur refus de défendre contre les Romains les Véiens, leurs frères, ils envoyèrent des députés à Rome pour demander du secours au sénat. Ce secours ne leur fut point accordé; mais trois députés, tous trois fils de M. Fabius Ambustus, furent chargés d'aller, au nom du sénat et du peuple romain, inviter les Gaulois à ne pas attaquer une nation dont ils n'avaient reçu aucune injure, et d'ailleurs alliée du peuple romain et son amie. Les Romains, au besoin, les protégeront aussi de leurs armes; mais ils trouvent sage de n'avoir recours à ce moyen que le plus tard possible; et pour faire connaissance avec les Gaulois, nouveau peuple, mieux vaut la paix que la guerre. Cette mission était toute pacifique; mais elle fut confiée à des députés d'un caractère farouche, et qui étaient plus gaulois que romains. Lorsqu'ils eurent exposé leur message au conseil des Gaulois, on leur fit cette réponse: «Bien qu'on entende pour la première fois parler des Romains, on les estime vaillants hommes, puisque les Clusiens, dans des circonstances critiques, ont imploré leur appui; et, puisque ayant à protéger contre eux leurs alliés, ils ont mieux aimé avoir recours à une députation qu'à la voie des armes, on ne repoussera point la paix qu'ils proposent, si aux Gaulois, qui manquent de terres, les Clusiens, qui en possèdent plus qu'ils n'en peuvent cultiver, cèdent une partie de leur territoire; autrement, la paix ne sera pas accordée. C'est en présence des Romains qu'ils veulent qu'on leur réponde: et s'ils n'obtiennent qu'un refus, c'est en présence des mêmes Romains qu'ils combattront, afin que ceux-ci puissent annoncer chez eux combien les Gaulois surpassent en bravoure les autres hommes.» Les Romains leur ayant alors demandé de quel droit ils venaient exiger le territoire d'un autre peuple et le menacer de la guerre, et ce qu'ils avaient affaire, eux Gaulois, en Étrurie; et les Gaulois ayant répondu fièrement qu'ils portaient leur droit dans leurs armes, et que tout appartenait aux hommes de courage, les esprits s'échauffent, on court aux armes et la lutte s'engage. Alors les destins contraires l'emportent sur Rome: les députés, au mépris du droit des gens, prennent les armes, et ce combat de trois des plus vaillants et des plus nobles enfants de Rome, à la tête des enseignes étrusques, ne put demeurer secret: ils furent trahis par l'éclat de leur bravoure étrangère. Bien plus, Q. Fabius, qui courait à cheval en avant de l'armée, alla contre un chef des Gaulois qui se jetait avec furie sur les enseignes étrusques, lui perça le flanc de sa lance et le tua: pendant qu'il le dépouillait, il fut reconnu par les Gaulois, et signalé sur toute la ligne comme étant l'envoyé de Rome. On dépose alors tout ressentiment contre les Clusiens, et l'on sonne la retraite en menaçant les Romains. Plusieurs même émirent l'avis de marcher droit sur Rome; mais les vieillards obtinrent qu'on enverrait d'abord des députés porter plainte de cet outrage et demander qu'en expiation de cette atteinte au droit des gens, on leur livrât les Fabius. Les députés Gaulois étant arrivés, exposèrent leur message: mais, bien que le sénat désapprouvât la conduite des Fabius et trouvât juste la demande des Barbares, il n'osait point prononcer contre les coupables un arrêt mérité, empêché qu'il était par la faveur attachée à des hommes aussi considérables. Ainsi, pour n'avoir pas à répondre des malheurs que pourrait entraîner une guerre avec les Gaulois, il renvoya au peuple la connaissance de leur réclamation. Là, le crédit et les largesses eurent tant d'influence, que ceux dont on poursuivait le châtiment furent créés tribuns militaires, avec puissance de consuls pour l'année suivante. Cela fait, les Gaulois, justement indignés d'une pareille insulte, retournèrent au camp, en prononçant tout haut des menaces de guerre. Avec les trois Fabius, on créa tribuns des soldats Q. Sulpicius Longus, Q. Servilius pour la quatrième fois, Ser. Cornélius Maluginensis. En présence de l'immense péril qui la menaçait (tant la fortune aveugle les esprits, quand elle veut rendre ses coups irrésistibles!) cette cité, qui, ayant affaire aux Fidénates, aux Véiens et aux autres peuples voisins, avait eu recours aux mesures extrêmes et tant de fois nommé un dictateur, aujourd'hui, attaquée par un ennemi étranger et inconnu, qui lui apportait la guerre des rives de l'Océan et des dernières limites du monde, elle ne recourut ni à un commandement ni à des moyens de défense extraordinaires. Les tribuns, dont la témérité avait amené cette guerre, dirigeaient les préparatifs; et, affectant de mépriser l'ennemi, ils n'apportaient à la levée des troupes ni plus de soin ni plus de surveillance que s'il se fût agi d'une guerre ordinaire. Cependant les Gaulois avaient appris que l'on s'était complu à conserver des honneurs aux violateurs des droits de l'humanité, et qu'on s'était joué de leur députation; bouillant de colère, et d'un naturel impuissant à la contenir, ils arrachent leurs enseignes, et s'avancent d'une marche rapide sur le chemin de Rome. Comme, au bruit de leur passage, les villes épouvantées couraient aux armes, et que les habitants des campagnes prenaient la fuite, les Gaulois annonçaient partout à grands cris qu'ils allaient sur Rome; et, dans tous les endroits qu'ils traversaient, cette confuse multitude d'hommes et de chevaux occupait au loin un espace immense. La renommée qui marchait devant eux, les courriers de Clusium et de plusieurs autres villes avaient porté l'effroi dans Rome; leur venue impétueuse augmenta encore la terreur. L'armée partit au-devant d'eux à la hâte et en désordre; et, à peine à onze milles de Rome, les rencontra à l'endroit où le fleuve Allia, roulant du haut des monts Crustumins, creuse son lit, et va, un peu au-dessous du chemin, se jeter dans le Tibre. Partout, en face et autour des Romains, le pays était couvert d'ennemis; et cette nation, qui se plaît par goût au tumulte, faisait au loin retentir l'horrible harmonie de ses chants sauvages et de ses bizarres clameurs. Là, les tribuns militaires, sans avoir d'avance choisi l'emplacement de leur camp, sans avoir élevé un retranchement qui pût leur offrir une retraite, et ne se souvenant pas plus des dieux que des hommes, rangent l'armée en bataille, sans prendre les auspices et sans immoler de victimes. Afin de ne pas être enveloppés par l'ennemi, ils étendent leurs ailes; mais ils ne purent égaler le front des Gaulois, et leur centre affaibli ne forma plus qu'une ligne sans consistance. Sur leur droite était une éminence où ils jugèrent à propos de placer leur réserve, et si par ce point commença la terreur et la déroute, là aussi se trouva le salut des fuyards. En effet, Brennus, qui commandait les Gaulois, craignant surtout un piége de la part d'un ennemi si inférieur en nombre, et persuadé que leur intention, en s'emparant de cette hauteur, était d'attendre que les Gaulois en fussent venus aux mains avec le front des légions pour lancer la réserve sur leur flanc et sur leur dos, marcha droit à ce poste; il ne doutait pas que, s'il parvenait à s'en emparer, l'immense supériorité du nombre ne lui donnât une victoire facile; et ainsi la science militaire aussi bien que la fortune se trouva du côté des Barbares. Dans l'armée opposée, il n'y avait rien de romain, ni chez les généraux ni chez les soldats; les esprits n'étaient préoccupés que de leur crainte et de la fuite; et, dans leur égarement, la plupart se sauvèrent à Véies, ville ennemie dont ils étaient séparés par le Tibre, au lieu de suivre la route qui les aurait menés droit à Rome vers leurs femmes et leurs enfants. La réserve fut un moment défendue par l'avantage du poste; mais dans le reste de l'armée, à peine les plus rapprochés eurent-ils entendu sur leurs flancs, et les plus éloignés derrière eux, le cri de guerre des Gaulois, que, presque avant de voir cet ennemi qu'ils ne connaissaient pas encore, avant de tenter la moindre résistance, avant même d'avoir répondu au cri de guerre, intacts et sans blessures, ils prirent la fuite. On n'en vit point périr en combattant; l'arrière-garde éprouva quelque perte, empêchée qu'elle fut dans sa fuite par les autres corps qui se sauvaient sans ordre. Sur la rive du Tibre, où l'aile gauche s'était enfuie tout entière, après avoir jeté ses armes, il en fut fait un grand carnage; et une foule de soldats qui ne savaient pas nager, ou à qui le poids de leur cuirasse et de leurs vêtements en ôtait la force, furent engloutis dans le fleuve. Le plus grand nombre cependant purent sains et saufs gagner Véies, d'où ils n'envoyèrent à Rome ni le moindre renfort pour la garder, ni même un courrier pour annoncer leur défaite. L'aile droite placée loin du fleuve et presque au pied de la montagne, se retira vers Rome, et sans se donner le temps d'en fermer les portes se réfugia dans la citadelle. Les Gaulois, de leur côté, étaient comme stupéfaits d'une victoire si prodigieuse et si soudaine; eux-mêmes ils restèrent d'abord immobiles de peur, sachant à peine ce qui venait d'arriver; puis ils craignirent qu'il n'y eût là quelque piége; enfin ils se mirent à dépouiller les morts, et, suivant leur coutume, entassèrent les armes en monceaux. Après quoi, n'apercevant nulle part rien d'hostile, ils se mettent en marche et arrivent à Rome un peu avant le coucher du soleil. La cavalerie qui marchait en avant leur apprit que les portes n'étaient point fermées; qu'il n'y avait point de postes pour les couvrir, point de soldats sur les murailles. Ce nouveau prodige, si semblable au premier, les arrêta encore; la crainte de la nuit et l'ignorance des lieux les décidèrent à camper entre la ville et l'Anio, après avoir envoyé au tour des remparts et vers les autres portes des éclaireurs qui devaient tâcher de découvrir quelle était dans cette situation désespérée l'intention des ennemis. La plus grande partie de l'armée romaine avait gagné Véies; mais à Rome on ne croyait échappés de la bataille que ceux qui étaient venus se réfugier dans la ville, et les citoyens désolés, pleurant les vivants aussi bien que les morts, remplirent presque toute la ville de cris lamentables. Les douleurs privées se turent devant la terreur générale, quand on annonça l'arrivée de l'ennemi; et bientôt l'on entendit les hurlements, les chants discordants des Barbares qui erraient par troupes autour des remparts. Pendant tout le temps qui s'écoula depuis lors, les esprits demeurèrent en suspens; d'abord, à leur arrivée, on craignit de les voir d'un moment à l'autre se précipiter sur la ville, car si tel n'eût pas été leur dessein, ils se seraient arrêtés sur les bords de l'Allia; puis, au coucher du soleil, comme il ne restait que peu de jour, on pensa que l'attaque aurait lieu avant la nuit; et ensuite, que le projet était remis à la nuit même pour répandre plus de terreur. Enfin, à l'approche du jour, tous les coeurs étaient glacés d'effroi; et cette crainte sans intervalle fut suivie de l'affreuse réalité, quand les enseignes menaçantes des Barbares se présentèrent aux portes. Cependant il s'en fallut de beaucoup que cette nuit et le jour suivant Rome se montrât la même que sur l'Allia, où ses troupes avaient fui si lâchement. En effet, comme on ne pouvait pas se flatter avec un si petit nombre de soldats de défendre la ville, on prit le parti de faire monter dans la citadelle et au Capitole, outre les femmes et les enfants, la jeunesse en état de porter les armes et l'élite du sénat; et, après y avoir réuni tout ce qu'on pourrait amasser d'armes et de vivres, de défendre, dans ce poste fortifié, les dieux, les hommes et le nom romain. Le flamine et les prêtresses de Vesta emportèrent loin du meurtre, loin de l'incendie, les objets du culte public, qu'on ne devait point abandonner tant qu'il resterait un Romain pour en accomplir les rites. Si la citadelle, si le Capitole, séjour des dieux, si le sénat, cette tête des conseils de la république, si la jeunesse en état de porter les armes, venaient à échapper à cette catastrophe imminente, on pourrait se consoler de la perte des vieillards qu'on laissait dans la ville, abandonnés à la mort. Et pour que la multitude se soumît avec moins de regret, les vieux triomphateurs, les vieux consulaires déclarèrent leur intention de mourir avec les autres, ne voulant point que leurs corps, incapables de porter les armes et de servir la patrie, aggravassent le dénûment de ses défenseurs. Ainsi se consolaient entre eux les vieillards destinés à la mort. Ensuite ils adressent des encouragements à la jeunesse, qu'ils accompagnent jusqu'au Capitole et à la citadelle, en recommandant à son courage et à sa vigueur la fortune, quelle qu'elle dût être, d'une cité victorieuse pendant trois cent soixante ans dans toutes ses guerres. Mais au moment où ces jeunes gens, qui emportaient avec eux tout l'espoir et toutes les ressources de Rome, se séparèrent de ceux qui avaient résolu de ne point survivre à sa ruine, la douleur de cette séparation, déjà par elle-même si triste, fut encore accrue par les pleurs et l'anxiété des femmes, qui, courant incertaines tantôt vers les uns, tantôt vers les autres, demandaient à leurs maris et à leurs fils à quel destin ils les abandonnaient: ce fut le dernier trait à ce tableau des misères humaines. Cependant une grande partie d'entre elles suivirent dans la citadelle ceux qui leur étaient chers, sans que personne les empêchât ou les rappelât; car cette précaution, qui aurait eu pour les assiégés l'avantage de diminuer le nombre des bouches inutiles, semblait trop inhumaine. Le reste de la multitude, composé surtout de plébéiens, qu'une colline si étroite ne pouvait contenir, et qu'il était impossible de nourrir avec d'aussi faibles provisions, sortant en masse de la ville, gagna le Janicule; de là, les uns se répandirent dans les campagnes, les autres se sauvèrent vers les villes voisines, sans chef, sans accord, ne suivant chacun que son espérance et sa pensée personnelle, alors qu'il n'y avait plus ni pensée, ni espérance commune. Cependant le flamine de Quirinus et les vierges de Vesta, oubliant tout intérêt privé, ne pouvant emporter tous les objets du culte public, examinaient ceux qu'elles emporteraient, ceux qu'elles laisseraient, et à quel endroit elles en confieraient le dépôt: le mieux leur paraît de les enfermer dans de petits tonneaux qu'elles enfouissent dans une chapelle voisine de la demeure du flamine de Quirinus, lieu où même aujourd'hui on ne peut cracher sans profanation: pour le reste, elles se partagent le fardeau, et prennent la route qui, par le pont de bois, conduit au Janicule. Comme elles en gravissaient la pente, elles furent aperçues par L. Albinius, plébéien, qui sortait de Rome avec la foule des bouches inutiles, conduisant sur un chariot sa femme et ses enfants. Cet homme, faisant même alors la différence des choses divines et des choses humaines, trouva irréligieux que les pontifes de Rome portassent à pied les objets du culte public, tandis qu'on le voyait lui et les siens dans un chariot. Il fit descendre sa femme et ses enfants, monter à leur place les vierges et les choses saintes; et les conduisit jusqu'à Céré, où elles avaient dessein de se rendre. Cependant à Rome, toutes les précautions une fois prises, autant que possible, pour la défense de la citadelle, les vieillards, rentrés dans leurs maisons, attendaient, résignés à la mort, l'arrivée de l'ennemi; et ceux qui avaient rempli des magistratures curules, voulant mourir dans les insignes de leur fortune passée, de leurs honneurs et de leur courage, revêtirent la robe solennelle que portaient les chefs des cérémonies religieuses ou les triomphateurs, et se placèrent au milieu de leurs maisons, sur leurs siéges d'ivoire. Quelques-uns même rapportent que, par une formule que leur dicta le grand pontife M. Fabius, ils se dévouèrent pour la patrie et pour les Romains, enfants de Quirinus. Pour les Gaulois, comme l'intervalle d'une nuit avait calmé chez eux l'irritation du combat, que nulle part on ne leur avait disputé la victoire, et qu'alors ils ne prenaient point Rome d'assaut et par force, ils y entrèrent le lendemain sans colère, sans emportement, par la porte Colline, laissée ouverte, et arrivèrent au Forum, promenant leurs regards sur les temples des dieux et la citadelle qui, seule, présentait quelque appareil de guerre. Puis ayant laissé près de la forteresse un détachement peu nombreux pour veiller à ce qu'on ne fît point de sortie pendant leur dispersion, ils se répandent pour piller dans les rues où ils ne rencontrent personne: les uns se précipitent en foule dans les premières maisons, les autres courent vers les plus éloignées, les croyant encore intactes et remplies de butin. Mais bientôt, effrayés de cette solitude, craignant que l'ennemi ne leur tendît quelque piége pendant qu'ils erraient çà et là, ils revenaient par troupes au Forum et dans les lieux environnants. Là, trouvant les maisons des plébéiens fermées avec soin, et les cours intérieures des maisons patriciennes tout ouvertes, ils hésitaient encore plus à mettre le pied dans celles-ci qu'à entrer de force dans les autres. Ils éprouvaient une sorte de respect religieux à l'aspect de ces nobles vieillards qui, assis sous le vestibule de leur maison, semblaient, à leur costume et à leur attitude, où il y avoit je ne sais quoi d'auguste qu'on ne trouve point chez les hommes, ainsi que par la gravité empreinte sur leur front et dans tous leurs traits, représenter la majesté des dieux. Les Barbares demeuraient debout à les contempler comme des statues; mais l'un d'eux s'étant, dit-on, avisé de passer doucement la main sur la barbe de M. Papirius, qui, suivant l'usage du temps, la portait fort longue, celui-ci frappa de son bâton d'ivoire la tête du Gaulois, dont il excita le courroux: ce fut par lui que commença le carnage, et presque aussitôt tous les autres furent égorgés sur leurs chaises curules. Les sénateurs massacrés, on n'épargna plus rien de ce qui respirait; on pilla les maisons, et, après les avoir dévastées, on les incendia. Au reste, soit que tous n'eussent point le désir de détruire la ville, soit que les chefs gaulois n'eussent voulu incendier quelques maisons que pour effrayer les esprits, dans l'espoir que l'attachement des assiégés pour leurs demeures les amènerait à se rendre, soit enfin qu'en ne brûlant pas la ville entière ils voulussent se faire, de ce qu'ils auraient laissé debout, un moyen de fléchir l'ennemi, le feu ne marcha le premier jour ni sur une aussi grande étendue, ni avec autant de rapidité qu'il est d'usage dans une ville conquise. Pour les Romains, voyant de la citadelle l'ennemi remplir la ville et courir çà et là par toutes les rues; témoins à chaque instant, d'un côté ou d'un autre, d'un nouveau désastre, ils ne pouvaient plus ni maîtriser leurs âmes, ni suffire aux diverses impressions que la vue et l'ouïe leur apportaient. Partout où les cris de l'ennemi, les lamentations des femmes et des enfants, le bruit de la flamme et le fracas des toits croulants, appelaient leur attention, effrayés de toutes ces scènes de deuil, ils tournaient de ce côté leur esprit, leur visage et leurs yeux, comme si la fortune les eût placés là pour assister au spectacle de la chute de leur patrie, en ne leur laissant rien que leur corps à défendre. Ils étaient plus à plaindre que ne le furent jamais d'autres assiégés, car investis hors de leur ville, ils voyaient tout ce qu'ils possédaient au pouvoir de l'ennemi. La nuit ne fut pas plus calme que l'affreuse journée qu'elle suivait; ensuite le jour succéda à cette nuit agitée, et il ne se passa pas un moment où ils n'eussent à contempler quelque nouveau désastre. Cependant, malgré les maux dont ils étaient accablés et écrasés, leurs âmes ne plièrent point; et quand la flamme eut tout détruit, tout nivelé, ils songèrent encore à défendre bravement cette pauvre et faible colline qu'ils occupaient, dernier rempart de leur liberté; puis, s'habituant à des maux qui renaissaient chaque jour, ils finirent par en perdre le sentiment, et par concentrer leurs regards sur ces armes, leur dernière espérance, sur ce fer qu'ils avaient dans leurs mains. Les Gaulois, après avoir, pendant plusieurs jours, fait une folle guerre contre les maisons de la ville, voyant debout encore, au milieu de l'incendie et des ruines de la cité conquise, des ennemis en armes que tant de désastres n'avaient pas effrayés, et qu'on ne pourrait réduire que par la force, résolurent de tenter une dernière épreuve et d'attaquer la citadelle. Au point du jour, à un signal donné, toute cette multitude se rassemble au Forum, où elle se range en bataille; puis, poussant un cri et formant la tortue, ils montent vers la citadelle. Les Romains se préparent avec ordre et prudence à les recevoir; ils placent des renforts à tous les points accessibles, opposent leur plus vaillante jeunesse partout où les enseignes s'avancent, et laissent monter l'ennemi, persuadés que plus il aura gravi de ces roches ardues, plus il sera facile de l'en faire descendre. Ils s'arrêtent vers le milieu de la colline, et, de cette hauteur, dont la pente les portait d'elle-même sur l'ennemi, s'élançant avec impétuosité, ils tuent et renversent les Gaulois, de telle sorte que jamais depuis, ni ensemble, ni séparément, ils ne tentèrent une attaque de ce genre. Renonçant donc à tout espoir d'emporter la place par la force des armes, ils se disposent à en faire le siége: mais, dans leur imprévoyance, ils venaient de brûler avec la ville tout le blé qui se trouvait à Rome, et pendant ce temps, tous les grains des campagnes avaient été recueillis et transportés à Véies. En conséquence, l'armée se partage; une partie s'éloigne et va butiner chez les nations voisines; l'autre demeure pour assiéger la citadelle, et les fourrageurs de la campagne sont tenus de fournir à sa subsistance. La fortune elle-même conduisit à Ardée, pour leur faire éprouver la valeur romaine, ceux des Gaulois qui partirent de Rome. Ardée était le lieu d'exil de Camille. Tandis que, plus affligé des maux de sa patrie que de son propre sort, il usait là ses jours à accuser les dieux et les hommes, s'indignant et s'étonnant de ne plus retrouver ces soldats intrépides qui, avec lui, avaient pris Véies et Faléries et qui, toujours, dans les autres guerres, s'étaient fait distinguer encore plus par leur courage que par leur bonheur, tout à coup il apprend qu'une armée gauloise s'avance, et qu'effrayés de son approche, les Ardéates tiennent conseil. Comme entraîné par une inspiration divine, lui qui jusqu'alors s'était abstenu de paraître dans toutes les réunions de ce genre, il accourut au milieu de leur assemblée. «Ardéates, dit-il, mes vieux amis, et mes nouveaux concitoyens, puisqu'ainsi l'ont voulu vos bienfaits et ma fortune, n'allez pas croire que j'aie oublié ma situation en venant ici; mais l'intérêt et le péril commun font un devoir à chacun dans ces circonstances critiques, de contribuer, autant qu'il est en son pouvoir, au salut général. Et quand pourrai-je reconnaître les immenses services dont vous m'avez comblé, si j'hésite aujourd'hui? Où pourrai-je vous servir, sinon dans la guerre? C'est par cet unique talent que je me suis soutenu dans ma patrie; et, invaincu à la guerre, c'est durant la paix que j'ai été chassé par mes ingrats concitoyens. Pour vous, Ardéates, l'occasion se présente et de reconnaître les anciens et importants bienfaits du peuple romain, que vous n'avez point oubliés et qu'il n'est pas besoin de rappeler à vos mémoires, et d'acquérir en même temps à votre ville des alliés qui s'en souviennent, et une grande gloire militaire aux dépens de l'ennemi commun. Ces hommes dont les hordes confuses arrivent vers nous, tiennent de la nature une taille et un courage au-dessus de l'ordinaire, mais ils manquent de constance, et sont dans le combat plus effrayants que redoutables. Le désastre même de Rome en est la preuve: elle était ouverte quand ils l'ont prise: de la citadelle et du Capitole, une poignée d'hommes les arrête; et, déjà vaincus par l'ennui du siége, ils s'éloignent et se jettent errants sur les campagnes. Chargés de viandes et de vins, dont ils se gorgent avidement, quand la nuit survient, ils se couchent au bord des ruisseaux, sans retranchements, ni gardes, ni sentinelles, comme des bêtes sauvages; et maintenant leur imprévoyance habituelle est encore augmentée par le succès. Si vous avez à coeur de défendre vos murailles, si vous ne voulez pas souffrir que tout ce pays soit Gaule, à la première veille, prenez tous les armes, et suivez-moi, je ne dis pas au combat, mais au carnage: si je ne vous les livre enchaînés par le sommeil et bons à égorger comme des moutons, je consens à recevoir d'Ardée la même récompense que j'ai reçue de Rome.» Amis et ennemis savaient que Camille était le premier homme de guerre de cette époque; l'assemblée levée, ils préparent leurs forces, se tiennent prêts, et, au signal donné, dans le silence de la première nuit, ils viennent tous aux portes se ranger sous les ordres de Camille. Ils sortent, et, non loin de la ville, comme il l'avait prédit, trouvant le camp des Gaulois sans défense, sans gardes, ils s'y élancent en poussant des cris. Nulle part il n'y a combat, c'est partout un carnage: on égorge des corps nus et engourdis de sommeil; et si les plus éloignés se réveillent et s'arrachent de leur couche, ignorant de quel côté vient l'attaque, ils fuient épouvantés, et plusieurs même vont aveuglément se jeter au milieu des ennemis; un grand nombre s'étant échappé sur le territoire d'Antium, où ils se dispersent, les habitants font une sortie et les enveloppent. Il y eut aussi sur le territoire de Véies pareil massacre des Toscans, qui, sans pitié pour une ville depuis près de quatre cents ans leur voisine, écrasée par un ennemi jusqu'alors inconnu, avaient choisi ce moment pour faire des incursions sur le territoire de Rome, et qui, chargés de butin, se proposaient d'attaquer Véies, où était la garnison, dernier espoir du nom romain. Les soldats romains les avaient vus errer dans les campagnes, revenir en une seule troupe en poussant leur butin devant eux, et ils apercevaient leur camp placé non loin de Véies. Ils éprouvèrent d'abord un sentiment d'humiliation, puis ils s'indignèrent de cet outrage, et la colère les prit: «Les Étrusques, desquels ils avaient détourné la guerre gauloise pour l'attirer sur eux, osaient se jouer de leur malheur! N'étant plus maîtres d'eux-mêmes, ils voulaient faire à l'instant une sortie; mais contenus par le centurion Cédicius qu'ils avaient choisi pour les commander, ils remirent leur vengeance à la nuit. Il n'y manqua qu'un chef égal à Camille; du reste, ce fut la même marche et le même succès. Ensuite, prenant pour guides des prisonniers échappés au massacre de la nuit, ils se dirigent contre une autre troupe de Toscans, vers Salines, les surprennent la nuit suivante, en font un plus grand carnage encore, et, après cette double victoire, rentrent triomphants dans Véies. Cependant, à Rome, le siége continuait mollement, et des deux côtés on s'observait sans agir, les Gaulois se contentant de surveiller l'espace qui séparait les postes, et d'empêcher par ce moyen qu'aucun des ennemis ne pût s'échapper; quand tout à coup un jeune Romain vint appeler sur lui l'admiration de ses compatriotes et celle de l'ennemi. Un sacrifice annuel avait été institué par la famille Fabia sur le mont Quirinal. Voulant faire ce sacrifice, C. Fabius Dorso, la toge ceinte à la manière des Gabiens, et tenant ses dieux à la main, descend du Capitole, sort et traverse les postes ennemis, et sans s'émouvoir de leurs cris, de leurs menaces, arrive au mont Quirinal; puis, l'acte solennel entièrement accompli, il retourne par le même chemin, le regard et la démarche également assurés, s'en remettant à la protection des dieux dont il avait gardé le culte au mépris de la mort même; il rentre au Capitole auprès des siens, à la vue des Gaulois étonnés d'une si merveilleuse audace, ou peut-être pénétrés d'un de ces sentiments de religion auxquels ce peuple est loin d'être indifférent. A Véies, cependant, le courage et même les forces augmentaient de jour en jour: à chaque instant y arrivaient non-seulement des Romains accourus des campagnes où ils erraient dispersés depuis la défaite d'Allia et la prise de Rome, mais encore des volontaires accourus en foule du Latium, afin d'avoir leur part du butin. L'heure semblait enfin venue de reconquérir la patrie et de l'arracher aux mains de l'ennemi; mais à ce corps vigoureux une tête manquait. Le lieu même leur rappelait Camille; là se trouvaient la plupart des soldats qui sous ses ordres et sous ses auspices avaient obtenu tant de succès; et Cédicius déclarait qu'il n'avait pas besoin que quelqu'un des dieux ou des hommes lui retirât le commandement, qu'il n'avait pas oublié ce qu'il était, et qu'il réclamait un chef. On résolut d'une commune voix de rappeler Camille d'Ardée, après avoir consulté au préalable le sénat qui était à Rome; tant on conservait, dans une situation presque désespérée, de respect pour la distinction des pouvoirs. Mais ce n'était qu'avec de grands dangers qu'on pouvait passer à travers les postes ennemis. Pontius Cominius, jeune homme entreprenant, s'étant fait donner cette commission, se plaça sur des écorces que le courant du Tibre porta jusqu'à la ville; là, gravissant le rocher le plus rapproché de la rive, et que, par cette raison même, l'ennemi avait négligé de garder, il pénètre au Capitole, et, conduit vers les magistrats, il leur expose le message de l'armée. Ensuite, chargé d'un décret du sénat, par lequel il était ordonné aux comices assemblés par curies de rappeler de l'exil et d'élire sur-le-champ, au nom du peuple, Camille dictateur, afin que les soldats eussent le général de leur choix, Pontius, reprenant le chemin par où il était venu, retourna à Véies. Des députés qu'on avait envoyés à Camille le ramenèrent d'Ardée à Véies; ou plutôt (car il est plus probable qu'il ne quitta point Ardée avant d'être assuré que la loi était rendue, puisqu'il ne pouvait rentrer sur le territoire romain sans l'ordre du peuple, ni prendre les auspices à l'armée qu'il ne fût dictateur) la loi fut portée par les curies, et Camille élu dictateur en son absence. Tandis que ces choses se passaient à Véies, à Rome la citadelle et le Capitole furent en grand danger. En effet, les Gaulois, soit qu'ils eussent remarqué des traces d'homme à l'endroit où avait passé le messager de Véies, soit qu'ils eussent découvert d'eux-mêmes, vers la roche de Carmente, un accès facile, profitant d'une nuit assez claire, et se faisant précéder d'un homme non armé pour reconnaître le chemin, ils s'avancèrent en lui tendant leurs armes dans les endroits difficiles; et s'appuyant, se soulevant, se tirant l'un l'autre, suivant que les lieux l'exigeaient, ils parvinrent jusqu'au sommet. Ils gardaient d'ailleurs un si profond silence, qu'ils trompèrent non-seulement les sentinelles, mais même les chiens, animal qu'éveille le moindre bruit nocturne. Mais ils ne purent échapper aux oies sacrées de Junon, que, malgré la plus cruelle disette, on avait épargnées; ce qui sauva Rome. Car, éveillé par leurs cris et par le battement de leurs ailes, M. Manlius, qui trois ans auparavant avait été consul, et qui s'était fort distingué dans la guerre, s'arme aussitôt, et s'élance en appelant aux armes ses compagnons: et, tandis qu'ils s'empressent au hasard, lui, du choc de son bouclier, renverse un Gaulois qui déjà était parvenu tout en haut. La chute de celui-ci entraîne ceux qui le suivaient de plus près; et pendant que les autres, troublés et jetant leurs armes, se cramponnent avec les mains aux rochers contre lesquels ils s'appuient, Manlius les égorge. Bientôt, les Romains réunis accablent l'ennemi de traits et de pierres qui écrasent et précipitent jusqu'en bas le détachement tout entier. Le tumulte apaisé, le reste de la nuit fut donné au repos, autant du moins que le permettait l'agitation des esprits, que le péril, bien que passé, ne laissait pas d'émouvoir. Au point du jour, les soldats furent appelés et réunis par le clairon autour des tribuns militaires; et comme on devait à chacun le prix de sa conduite, bonne ou mauvaise, Manlius le premier reçut les éloges et les récompenses que méritait sa valeur; et cela non-seulement des tribuns, mais de tous les soldats ensemble qui lui donnèrent chacun une demi-livre de farine et une petite mesure de vin, qu'ils portèrent dans sa maison, située près du Capitole. Ce présent paraît bien chétif, mais dans la détresse où l'on se trouvait, c'était une très-grande preuve d'attachement, chacun retranchant sur sa nourriture et refusant à son corps une subsistance nécessaire, afin de rendre honneur à un homme. Ensuite on cita les sentinelles peu vigilantes qui avaient laissé monter l'ennemi. Q. Sulpicius, tribun des soldats, avait annoncé qu'il les punirait tous suivant la coutume militaire; mais, sur les réclamations unanimes des soldats, qui s'accordaient à rejeter la faute sur un seul, il fit grâce aux autres; le vrai coupable fut, avec l'approbation générale, précipité de la roche Tarpéienne. Dès ce moment, les deux partis redoublèrent de vigilance; les Gaulois, parce qu'ils connaissaient maintenant le secret des communications entre Véies et Rome; les Romains, par le souvenir du danger de cette surprise nocturne. Mais parmi tous les maux divers qui sont inséparables de la guerre et d'un long siége, c'est la famine qui faisait le plus souffrir les deux armées: les Gaulois étaient, de plus, en proie aux maladies pestilentielles. Campés dans un fond entouré d'éminences, sur un terrain brûlant que tant d'incendies avaient rempli d'exhalaisons enflammées, et où le moindre souffle du vent soulevait non pas de la poussière, mais de la cendre, l'excès de cette chaleur suffocante, insupportable pour une nation accoutumée à un climat froid et humide, les décimait comme ces épidémies qui ravagent les troupeaux. Ce fut au point que, fatigués d'ensevelir les morts l'un après l'autre, ils prirent le parti de les brûler pêle-mêle; et c'est de là que ce quartier a pris le nom de _Quartier des Gaulois_. Ils firent ensuite avec les Romains une trêve pendant laquelle les généraux permirent les pourparlers entre les deux partis: et comme les Gaulois insistaient souvent sur la disette, qui, disaient-ils, devait forcer les Romains à se rendre, on prétend que pour leur ôter cette pensée, du pain fut jeté de plusieurs endroits du Capitole dans leurs postes. Mais bientôt il devint impossible de dissimuler et de supporter plus longtemps la famine. Aussi tandis que le dictateur fait en personne des levées dans Ardée, qu'il ordonne à L. Valérius, maître de la cavalerie, de partir de Véies avec l'armée, et qu'il prend les mesures et fait les préparatifs nécessaires pour attaquer l'ennemi sans désavantage, la garnison du Capitole, qui, épuisée de gardes et de veilles, avait triomphé de tous les maux de l'humanité, mais à qui la nature ne permettait pas de vaincre la faim, regardait chaque jour au loin s'il n'arrivait pas quelque secours amené par le dictateur. Enfin, manquant d'espoir aussi bien que de vivres, les Romains, dont le corps exténué fléchissait presque, quand ils se rendaient à leurs postes, sous le poids de leurs armes, décidèrent qu'il fallait, à quelque condition que ce fût, se rendre ou se racheter; et d'ailleurs les Gaulois faisaient entendre assez clairement qu'il ne faudrait pas une somme bien considérable pour les engager à lever le siége. Alors le sénat s'assembla, et chargea les tribuns militaires de traiter. Une entrevue eut lieu entre le tribun Q. Sulpicius et Brennus, chef des Gaulois; ils convinrent des conditions, et mille livres d'or furent la rançon de ce peuple qui devait bientôt commander au monde. A cette transaction déjà si honteuse, s'ajouta une nouvelle humiliation: les Gaulois ayant apporté de faux poids que le tribun refusait, le Gaulois insolent mit encore son épée dans la balance, et fit entendre cette parole si dure pour des Romains: «Malheur aux vaincus!» Mais les dieux et les hommes ne permirent pas que les Romains vécussent rachetés. En effet, par un heureux hasard, cet infâme marché n'était pas entièrement consommé, et, à cause des discussions qui avaient eu lieu, tout l'or n'était pas encore pesé, quand survient le dictateur: il ordonne aux Romains d'emporter l'or, aux Gaulois de se retirer. Comme ceux-ci résistaient en alléguant le traité, Camille répond qu'un traité conclu depuis sa nomination à la dictature, sans son autorisation, par un magistrat d'un rang inférieur, est nul, et annonce aux Gaulois qu'ils aient à se préparer au combat. Il ordonne aux siens de jeter en monceau tous les bagages et d'apprêter leurs armes: c'est par le fer et non par l'or qu'ils doivent recouvrer la patrie; ils ont devant les yeux leurs temples, leurs femmes, leurs enfants, le sol de la patrie dévasté par la guerre, en un mot tout ce qu'il est de leur devoir de défendre, de reconquérir et de venger. Il range ensuite son armée, suivant la nature du terrain, sur l'emplacement inégal de la ville à demi détruite; et de tous les avantages que l'art militaire pouvait choisir et préparer, il n'en oublie aucun pour ses troupes. Les Gaulois, dans le désordre d'une surprise, prennent les armes et courent sur les Romains avec plus de fureur que de prudence. Mais la fortune avait tourné, et désormais la faveur des dieux et la sagesse humaine étaient pour Rome; aussi, dès le premier choc, les Gaulois sont aussi promptement défaits qu'eux-mêmes avaient vaincu sur les bords de l'Allia. Ensuite une autre action plus régulière s'engage près de la huitième borne du chemin de Gabies, où les Gaulois s'étaient ralliés, dans leur déroute, et, sous la conduite et les auspices de Camille, sont encore vaincus. Là le carnage n'épargna rien; le camp fut pris, et pas un seul homme n'échappa pour porter la nouvelle de ce désastre. Le dictateur, après avoir recouvré Rome sur l'ennemi, revint en triomphe dans la ville; et au milieu des naïves saillies que les soldats improvisent, ils l'appellent Romulus, et père de la patrie, et second fondateur de Rome: titres aussi glorieux que mérités. TITE-LIVE, _Histoire romaine_, liv. V, ch. 23 à 49. Trad. par M. Nisard. Tite-Live, historien latin, naquit à Padoue 59 ans av. J.-C, et mourut en 19 ap. J.-C. Des 140 livres dont se composait son Histoire romaine, il n'en reste plus que 35 et quelques fragments. Historien peu critique, Tite-Live est surtout remarquable par son style. AMBASSADE DES GAULOIS A ALEXANDRE. 336 av. J.-C. Ce fut, au rapport de Ptolémée fils de Lagus, pendant l'expédition d'Alexandre contre les Triballes[30], que des Gaulois des environs de la mer Adriatique vinrent trouver Alexandre, désirant faire avec lui un traité d'amitié et d'hospitalité réciproque. Ce prince les reçut avec bienveillance, les régala, et pendant qu'ils étaient à table, il leur demanda quelle était la chose qu'ils craignaient le plus; il présumait qu'ils allaient dire que c'était lui-même. Les Gaulois répondirent: «Nous ne craignons que la chute du ciel; mais nous faisons grand cas de l'amitié d'un homme tel que toi.» STRABON, livre VII. [30] Peuple de Thrace. MÊME SUJET. Pendant la guerre contre les Triballes, Alexandre reçut, sur les bords du Danube, diverses ambassades, tant des nations libres qui habitent le long du Danube, que de Syrmus, roi des Triballes, et des Gaulois qui sont sur le golfe Adriatique, gens robustes et arrogants. Car comme il leur demandait ce qu'ils craignaient le plus au monde, s'imaginant que le bruit de son nom les aurait déjà étonnés, ils répondirent qu'ils ne craignaient rien que la chute du ciel et des astres. Peut-être que, le voyant occupé ailleurs, et leurs terres éloignées et d'un abord difficile, ils prirent sujet de faire une si hardie réponse. Le prince, après les avoir reçus en son alliance comme les autres, et pris et donné la foi réciproquement, leur dit qu'ils étaient des fanfarons et les renvoya. APPIEN, _les Guerres d'Alexandre_, liv. I. Traduction de Perrot d'Ablancourt. CONQUÊTES DES GAULOIS DANS LA GERMANIE. Il fut un temps où les Gaulois surpassaient les Germains en valeur, portaient la guerre chez eux, envoyaient des colonies au delà du Rhin, vu leur nombreuse population et l'insuffisance de leur territoire. C'est ainsi que les terres les plus fertiles de la Germanie, près de la forêt Hercynienne[31], furent envahies par les Volkes-Tectosages[32], qui s'y fixèrent. Cette nation s'est jusqu'à ce jour maintenue dans cet établissement et jouit d'une grande réputation de justice et de courage; et encore aujourd'hui, ils vivent dans la même pauvreté, le même dénûment, la même habitude de privations que les Germains, dont ils ont aussi adopté le genre de vie et l'habillement. Quant aux Gaulois, le voisinage de la province[33] et l'usage des objets de commerce maritime leur ont procuré l'abondance et les jouissances du luxe. Accoutumés peu à peu à se laisser surpasser, et vaincus dans un grand nombre de combats, ils ne se comparent même plus à ces Germains pour la valeur. CÉSAR, _guerres des Gaules_, liv. VI, ch. 24. [31] La forêt Noire, qui, malgré son étendue, n'est qu'une faible partie de la forêt Hercynienne. [32] Peuple du haut Languedoc. [33] La Gaule Narbonaise (Provence et Languedoc). LES GAULOIS EN ESPAGNE.--LES CELTIBÉRIENS. On raconte que les Celtes et les Ibériens se firent longtemps la guerre au sujet de leurs demeures, mais que s'étant enfin accordés, ils habitèrent en commun le même pays; et s'alliant les uns aux autres par des mariages, ils prirent le nom de Celtibériens, composé des deux autres. L'alliance de deux peuples si belliqueux, et la bonté du sol qu'ils cultivaient, contribuèrent beaucoup à rendre les Celtibériens fameux; et ce n'a été qu'après plusieurs combats et au bout d'un très-long temps qu'ils ont été vaincus par les Romains. On convient non-seulement que leur cavalerie est excellente, mais encore que leur infanterie est des plus fortes et des plus aguerries. Les Celtibériens s'habillent tous d'un sayon noir et velu, dont la laine ressemble fort au poil de chèvre. Quelques-uns portent de légers boucliers à la gauloise, et les autres des boucliers creux et arrondis comme les nôtres. Ils ont tous des espèces de bottes faites de poil, et des casques de fer ornés de panaches rouges. Leurs épées sont tranchantes des deux côtés, et d'une trempe admirable. Ils se servent encore dans la mêlée de poignards qui n'ont qu'un pied de long. La manière dont ils travaillent leurs armes est toute particulière. Ils enfouissent sous terre des lames de fer, et ils les y laissent jusqu'à ce que, la rouille ayant rongé les plus faibles parties de ce métal, il n'en reste que les plus dures et les plus fermes. C'est de ce fer ainsi épuré qu'ils fabriquent leurs excellentes épées et tous leurs autres instruments de guerre. Ces armes sont si fortes qu'elles entament tout ce qu'elles rencontrent, et qu'il n'est ni bouclier, ni casque, ni à plus forte raison aucun os du corps humain qui puisse résister 5 à leur tranchant. Dès que la cavalerie des Celtibériens a rompu l'ennemi, elle met pied à terre, et devenue infanterie, elle fait des prodiges de valeur. Ils observent une coutume étrange. Quoiqu'ils soient très-propres dans leurs festins, ils ne laissent pas d'être en ceci d'une malpropreté extrême; ils se lavent tout le corps d'urine et s'en frottent même les dents, estimant que ce liquide ne contribue pas peu à la netteté du corps. Par rapport aux moeurs, ils sont très-cruels à l'égard des malfaiteurs et de leurs ennemis; mais ils sont pleins d'humanité pour leurs hôtes. Ils accordent non-seulement avec plaisir l'hospitalité aux étrangers qui voyagent dans leur pays, mais ils désirent qu'ils viennent chez eux: ils se battent à qui les aura, et ils regardent ceux à qui ils demeurent comme des gens favorisés des dieux. Ils se nourrissent de différentes sortes de viandes succulentes, et leur boisson est du miel détrempé dans du vin, car leur pays fournit du miel en abondance; mais le vin leur est apporté d'ailleurs par des marchands étrangers. DIODORE DE SICILE, liv. V. INVASION DES GAULOIS EN MACÉDOINE ET EN GRÈCE. 280 et 279 av. J.-C. Les Gaulois, dont la population était si nombreuse que leur territoire ne pouvait plus les nourrir, avaient envoyé trois cent mille d'entre eux chercher des habitations nouvelles dans des contrées étrangères. Les uns s'arrêtèrent en Italie, prirent Rome et l'incendièrent; d'autres, guidés par le vol des oiseaux (car de tous les peuples les Gaulois sont les plus instruits dans la science augurale), pénétrèrent en Illyrie, et, après avoir fait un carnage effroyable des Barbares, ils s'établirent dans la Pannonie. Ce peuple féroce, audacieux et guerrier, depuis Hercule, qui dut à cet exploit l'admiration des hommes et leur foi dans son immortalité, franchit le premier les Alpes indomptées, et ces sommets que le froid rendait inaccessibles. Vainqueur des Pannoniens, il fut pendant de longues années en guerre avec les nations voisines, et, encouragé par ses succès, il se partagea en deux corps, dont l'un envahit la Grèce, et l'autre la Macédoine, massacrant toutes les populations. Le nom de ces peuples était si redouté qu'on vit venir des rois qui n'en étaient pas attaqués, acheter d'eux la paix à prix d'or. Le seul Ptolémée[34], roi de Macédoine, apprit sans effroi leur arrivée. Agité par les furies vengeresses de ses parricides, il marche contre eux avec une poignée de gens en désordre, comme s'il eût été aussi facile de combattre que d'assassiner. Il dédaigne un secours de vingt mille hommes que les Dardaniens lui font offrir, et, joignant l'insulte au mépris, il répond à leurs envoyés «que c'en serait fait de la Macédoine, si, après avoir soumis seule tout l'Orient, elle avait besoin de Dardaniens pour défendre ses frontières; que ses soldats sont les fils de ceux qui, sous Alexandre, ont vaincu l'univers.» Cette réponse fit dire au roi dardanien «que, par la témérité d'un jeune homme inexpérimenté c'en serait fait bientôt de l'illustre empire de Macédoine.» [34] Ptolémée Céraunus. Les Gaulois, conduits par Belgius, envoient des députés à Ptolémée, pour connaître ses dispositions et lui offrir la paix s'il la veut acheter. Mais Ptolémée, se glorifiant devant les siens de ce que les Gaulois ne demandaient la paix que par crainte de la guerre, dit avec non moins d'arrogance, en présence des députés gaulois, «qu'il ne peut être question de paix entre eux et lui, avant qu'ils ne donnent leurs armes et leurs généraux pour otages, et qu'il ne se fiera à eux que désarmés.» A ce récit de leurs députés, les Gaulois se mirent à rire et s'écrièrent à l'envi «que le roi verrait bientôt s'ils lui avaient offert la paix dans leur intérêt ou dans le sien.» Quelques jours après, une bataille s'engage; les Macédoniens sont vaincus et taillés en pièces. Ptolémée, couvert de blessures, est fait prisonnier, et sa tête, plantée au bout d'une lance, est promenée sur le champ de bataille pour épouvanter l'ennemi. Peu de Macédoniens purent se sauver par la fuite; le plus grand nombre fut pris ou tué. Quand la nouvelle de ce désastre parvint en Macédoine, les villes fermèrent leurs portes, et la consternation fut générale. Les uns pleurent la perte de leurs enfants, les autres tremblent pour la ruine de leurs cités; ils invoquent les noms de Philippe et d'Alexandre, comme ceux de leurs dieux tutélaires, disant que, sous le règne de ces princes, la Macédoine n'avait pas seulement été à l'abri de tout péril, mais qu'elle avait encore subjugué le monde. Ils les prient de défendre cette patrie qu'ils avaient égalée aux cieux par la grandeur de leurs exploits, et de la tirer de l'extrémité où l'avaient réduite l'extravagance et la témérité de Ptolémée. Pendant qu'ils s'abandonnent ainsi au désespoir, Sosthènes, l'un des principaux Macédoniens, pensant que ce n'était pas le moment de faire des voeux, rassemble la jeunesse, arrête les Gaulois dans l'ivresse de leur victoire, et sauve la Macédoine de leurs ravages. En récompense de ce service, et malgré sa naissance obscure, il fut mis à la tête de la nation, de préférence à tous les nobles qui briguaient alors la couronne de Macédoine. Proclamé roi par l'armée, ce ne fut pas comme roi qu'il en exigea le serment militaire, mais comme général. Cependant Brennus, chef des Gaulois qui avaient envahi la Grèce, apprend que ses compatriotes, commandés par Belgius, ont vaincu les Macédoniens; et, indigné, qu'après un tel succès ils aient abandonné si facilement un butin immense, grossi de toutes les dépouilles de l'Orient, il rassemble quinze mille cavaliers, cent cinquante mille fantassins, et fond sur la Macédoine. Tandis qu'ils dévastent les campagnes, Sosthènes vient les attaquer, à la tête de l'armée macédonienne. Celle-ci, réduite à peu de monde et déjà tremblante, est aisément battue par un adversaire nombreux et confiant; et les Macédoniens en déroute s'étant enfermés dans les murs de leurs villes, Brennus ravage sans obstacle toute la Macédoine. Bientôt, comme dégoûté des dépouilles de la terre, il porte ses vues sur les temples, disant par raillerie «que les dieux sont assez riches pour donner aux hommes.» Il se tourne aussitôt vers Delphes; et, s'inquiétant moins de la religion que du butin, et de commettre un sacrilége que d'amasser de l'or, il assure que ceux qui dispensent les biens aux hommes n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. Le temple de Delphes est situé sur un roc du mont Parnasse, escarpé de toutes parts. L'affluence venue là de tous les pays, pour y rendre hommage à la sainteté du lieu, en fit à la longue une ville qu'ils assirent sur ces rochers. Le temple et la ville sont protégés non par des murailles, mais par des précipices; non par des ouvrages d'art, mais par la nature: en sorte qu'on ne sait si l'on doit plus s'étonner de ces fortifications naturelles que de la présence du dieu. Le rocher, dans son milieu, rentre en forme d'amphithéâtre; aussi, le son de la voix humaine ou celui de la trompette, venant à y retentir, est répercuté par l'écho des rochers qui se répondent, et qui renvoient les sons grossis et multipliés. Ceux qui ignorent la cause physique de ce phénomène sont stupéfaits d'admiration ou pénétrés d'une terreur religieuse. Dans les sinuosités du roc, vers le milieu de la montagne, est une plaine étroite, et dans cette plaine une cavité profonde d'où sortent les oracles, et d'où s'échappe une vapeur froide qui, poussée comme par le souffle du vent, trouble l'esprit des devins, les remplit du dieu, et les force à rendre ses réponses à ceux qui le consultent. On voit là d'innombrables et riches offrandes des peuples et des rois, attestant, par leur magnificence, et les réponses du dieu, et la reconnaissance de ceux qui sont venus l'implorer. A la vue du temple, Brennus délibéra longtemps s'il brusquerait l'attaque, ou s'il laisserait à ses troupes fatiguées la nuit pour réparer leurs forces. Émanus et Thessalorus, chefs gaulois qui s'étaient joints à lui dans l'espoir du butin, disent qu'ils s'opposent à tout délai, l'ennemi n'étant point sur ses gardes, et leur arrivée imprévue devant le frapper d'épouvante; que pendant la nuit il pourrait lui venir du courage, et peut-être aussi du secours; que les routes, libres encore, seraient alors fermées devant eux. Mais le commun des soldats, trouvant, après de longues privations, des campagnes qui regorgeaient de vins et de provisions de toute nature, aussi joyeux de cette abondance que d'une victoire, se débande, quitte ses drapeaux, et se met à courir çà et là, comme si en effet ils avaient déjà vaincu. Les Delphiens gagnèrent ainsi du temps. On dit qu'en apprenant l'arrivée des Gaulois, les oracles avaient défendu aux paysans d'enlever de leurs fermes le vin et le blé. On ne comprit bien cette injonction salutaire que lorsque les Gaulois, arrêtés par cet excès d'abondance, laissèrent aux peuples voisins le temps de venir au secours de Delphes. Aussi les habitants, fortifiés par ces auxiliaires, achevèrent-ils leurs travaux de défense avant que les Gaulois eussent rejoint leurs enseignes. Brennus avait soixante mille fantassins, choisis dans toute son armée; les Delphiens et leurs alliés comptaient à peine quatre mille soldats. Méprisant leur petit nombre, Brennus, pour animer les siens, leur faisait entrevoir la possession d'un magnifique butin, affirmant que ces statues, ces chars qu'ils apercevaient de loin étaient d'or massif, et que leur poids surpassait même ce qu'on en pouvait juger sur l'apparence. Excités par cette assurance et échauffés d'ailleurs par les débauches de la veille, les Gaulois, sans considérer le péril, s'élancent au combat. Les Delphiens, au contraire, plus confiants dans la protection du dieu qu'en eux-mêmes, résistaient à l'ennemi sans le craindre, et, du haut de leur montagne qu'il tentait d'escalader, le culbutaient tantôt à coups de pierres, tantôt à coups de traits. Soudain, au plus fort de l'action, les prêtres de tous les temples, les devins eux-mêmes, échevelés, revêtus de leurs bandelettes et de leurs insignes, l'air égaré, l'esprit en délire, s'élancent au premier rang; ils s'écrient «que le dieu est arrivé, qu'ils l'ont vu descendre dans le temple par le toit entr'ouvert; que, tandis qu'on implorait son appui, un jeune guerrier d'une beauté plus qu'humaine avait paru à tous les yeux, accompagné de deux vierges armées, sorties des deux temples voisins de Minerve et de Diane; que non-seulement ils les avaient vus, mais qu'ils avaient entendu le sifflement de l'arc et le cliquetis des armes. Ils priaient, ils conjuraient les habitants de fondre sans hésiter sur l'ennemi, à la suite de leurs dieux, et de partager leur victoire.» Enflammés par ce discours, tous à l'envi s'élancent au combat. Bientôt ils sentent la présence de leurs dieux; la terre tremble; une portion de la montagne se détache, renverse les Gaulois, dont les bataillons les plus serrés sont rompus, renversés çà et là, et mutilés. Une tempête survient, et la grêle et le froid achèvent les blessés. Brennus lui-même, ne pouvant supporter la douleur de ses blessures, se tue d'un coup de poignard. Tel fut le châtiment des auteurs de cette guerre. Un autre chef Gaulois quitta la Grèce à marches forcées, avec dix mille blessés: mais la fortune n'épargna pas non plus ces fuyards. Toujours en alarmes, ils passaient les nuits sans abri, les jours sans repos, sans sécurité. Les pluies continuelles, la glace, la neige, la faim, l'épuisement, et par-dessus tout cela les veilles non interrompues, détruisirent les tristes restes de cette malheureuse armée. Les peuples qu'ils traversaient les poursuivaient comme une proie. Enfin de cette armée prodigieuse, et qui naguère se croyait assez puissante pour faire la guerre aux dieux, il ne resta pas même un homme pour rappeler le souvenir d'un si sanglant désastre[35]. JUSTIN, liv. XXIV, ch. 4 à 8. Traduction par M. Ch. Nisard. Justin, historien latin du second siècle de l'ère chrétienne, est auteur d'un abrégé de l'Histoire universelle de Trogue Pompée. [35] Callimaque (hymne VI, [Grec: eis tên Dêlon]), parle de Gaulois exterminés sur les bords du Nil par Ptolémée Philadelphe. Le scoliaste de Callimaque nous apprend qu'après le désastre des Gaulois à Delphes, une partie de leur armée passa au service de Ptolémée, qui pour lors avait besoin de troupes. Il ajoute qu'étant arrivés en Égypte, ils conspirèrent pour s'emparer des trésors de ce prince, et que leur projet ayant été découvert, ils furent exterminés sur les bords du Nil. LES GAULOIS EN ASIE MINEURE. 278-277 av. J.-C. Cependant, vers cette époque, la nation gauloise était devenue si nombreuse, qu'elle inondait l'Asie comme autant d'essaims. Les rois d'Orient ne firent bientôt plus la guerre sans avoir à leur solde une armée gauloise. Chassés de leurs royaumes, c'est encore aux Gaulois qu'ils recouraient. Telle fut la terreur de leur nom et le succès constant de leurs armes, que nul ne crut pouvoir se passer d'eux pour maintenir ou pour relever sa puissance. Le roi de Bithynie ayant imploré leurs secours, ils partagèrent avec lui ses États, comme ils avaient partagé sa victoire, et donnèrent à la portion qui leur échut le nom de Gallo-Grèce. JUSTIN, XXVII, 2. RETOUR D'UNE PARTIE DES GAULOIS DANS LA GAULE. Les Gaulois, après avoir échoué contre Delphes, dans une attaque où la puissance du dieu leur avait été plus fatale que l'ennemi, n'ayant plus ni patrie ni chef, car Brennus avait été tué dans le combat, s'étaient réfugiés les uns en Asie, les autres dans la Thrace. De là ils avaient regagné leur ancien pays par la même route qu'ils avaient prise en venant. Une partie d'entre eux s'établit au confluent du Danube et de la Save, et prit le nom de Scordisques. Les Tectosages, de retour à Toulouse, leur antique patrie, y furent attaqués d'une maladie pestilentielle, et ne purent en être délivrés qu'après avoir, sur l'ordre des aruspices, jeté dans le lac de cette ville l'or et l'argent recueillis dans leurs déprédations sacriléges. Longtemps après, ces richesses furent retirées par Cépion, consul romain[36]. L'argent montait à cent dix mille livres pesant, et l'or à cinq millions. Cet autre sacrilége fut cause, dans la suite, de la perte de Cépion et de son armée; et l'invasion des Cimbres vint à son tour venger sur les Romains l'enlèvement de ces trésors sacrés. JUSTIN, liv. XXXII, ch. 3. [36] Le consul Cépion prit Toulouse 106 ans av. J.-C., et fut battu l'année suivante par les Cimbres, sur les bords du Rhône. LES ROMAINS SOUMETTENT LES GALLO-GRECS. 189 av. J.-C. Les Tolistoboïens étaient des Gaulois que le manque de territoire ou l'espoir du butin avait fait émigrer en grand nombre. Persuadés qu'ils ne rencontreraient sur leur route aucune nation capable de leur résister, ils arrivèrent en Dardanie, sous la conduite de Brennus. Là, s'éleva une sédition qui partagea ce peuple en deux corps: l'un demeura sous l'autorité de Brennus; l'autre, fort de vingt mille hommes, reconnaissant pour chefs Leonorius et Lutarius, prit le chemin de la Thrace. Ceux-ci, tantôt combattant les nations qui s'opposaient à leur passage, tantôt mettant à contribution celles qui leur demandaient la paix, arrivèrent à Byzance, rendirent tributaire toute la côte de la Propontide, et tinrent quelque temps les villes de cette contrée sous leur dépendance. Leur voisinage de l'Asie les ayant mis à même de savoir combien le sol en était fertile, ils conçurent dans la suite le dessein d'y passer; et, devenus maîtres de Lysimachie, dont ils s'étaient emparés par surprise, et de la Chersonèse entière, qu'ils avaient subjuguée par la force des armes, ils descendirent sur les bords de l'Hellespont. La vue de l'Asie, dont ils n'étaient séparés que par un détroit de peu de largeur, redoubla leur désir d'y aborder. Ils députèrent donc vers Antipater, qui commandait sur cette côte, pour obtenir la liberté du passage; mais durant la négociation, trop lente au gré de leur impatience, une nouvelle sédition s'éleva entre leurs chefs. Leonorius, avec la plus grande partie de l'armée, s'en retourna à Byzance, d'où il était venu; Lutarius enleva aux Macédoniens, qu'Antipater lui avait envoyés comme ambassadeurs, mais en effet comme espions, deux navires pontés et trois barques. Au moyen de ces bâtiments qu'il fit aller jour et nuit, il effectua en peu de jours le passage de toutes ses troupes. Peu de temps après, Leonorius, secondé par Nicomède, roi de Bithynie, partit de Byzance et rejoignit Lutarius. Ensuite les Gaulois réunis secoururent Nicomède contre Zyboetas, qui s'était emparé d'une partie de la Bithynie. Ils contribuèrent puissamment à la défaite de ce dernier, et la Bithynie entière rentra sous l'obéissance de son souverain. Au sortir de ce pays, ils pénétrèrent en Asie. De vingt mille hommes qu'ils étaient, ils se trouvaient réduits à dix mille combattants. Cependant ils inspirèrent une si grande terreur à tous les peuples situés en deçà du mont Taurus, que toutes ces nations, voisines ou reculées, attaquées de près ou menacées de loin, se soumirent à leur domination. Enfin, comme ces Gaulois formaient trois peuples distincts, les Tolistoboïens, les Trocmiens et les Tectosages, ils divisèrent l'Asie en trois parties, dont chacune devait être tributaire du peuple auquel elle se trouverait soumise. Les Trocmiens eurent en partage la côte de l'Hellespont; l'Éolide et l'Ionie échurent aux Tolistoboïens, et l'intérieur de l'Asie aux Tectosages. Ainsi, toute l'Asie située en deçà du Taurus devint tributaire de ces Gaulois, qui fixèrent leur principal établissement sur les bords du fleuve Halys. L'accroissement successif de leur population rendit si grande la terreur de leur nom, qu'à la fin les rois de Syrie eux-mêmes n'osèrent refuser de leur payer tribut. Attale[37], père du roi Eumène, fut le premier Asiatique qui résolut de se soustraire à cette humiliation; et, contre l'attente générale, la fortune seconda son audacieuse entreprise. Il livra bataille aux Gaulois, et la victoire demeura de son côté. Toutefois il ne put les abattre au point de leur faire perdre l'empire de l'Asie. Leur domination se maintint jusqu'à l'époque de la guerre d'Antiochus contre les Romains. Alors même, malgré l'expulsion de ce prince, ils se flattèrent que, comme ils étaient loin de la mer, l'armée romaine n'arriverait pas jusqu'à eux. [37] Roi de Pergame. Au moment d'entreprendre la guerre contre un ennemi si redouté de toutes les nations qui l'entouraient, le consul Cnéius Manlius assembla ses soldats et les harangua de la manière suivante: «Je n'ignore point, soldats, que de toutes les nations qui habitent l'Asie, aucune n'égale les Gaulois en réputation guerrière. C'est au milieu des plus pacifiques des hommes que ce peuple féroce est venu s'établir, après avoir ravagé par la guerre presque tout l'univers. La hauteur de la taille, une chevelure flottante et rousse, de vastes boucliers, de longues épées, des chants guerriers au moment du combat, des hurlements, des mouvements convulsifs, le bruyant cliquetis des armes de ces guerriers agitant leurs boucliers à la manière de leurs compatriotes, tout semble calculé pour frapper de terreur. Que tout cet appareil effraye les Grecs et les Phrygiens et les Cariens, pour qui c'est chose nouvelle; pour les Romains, habitués à combattre les Gaulois, ce n'est qu'un vain épouvantail. Une seule fois jadis, dans une première rencontre, ils défirent nos ancêtres sur les bords de l'Allia. Depuis cette époque, voilà deux cents ans que les Romains les égorgent et les chassent devant eux épouvantés, et les Gaulois nous ont valu plus de triomphes que tout le reste de la terre. D'ailleurs nous l'avons appris par expérience, quand on sait soutenir leur premier choc, qu'accompagnent une extrême fougue et un aveugle emportement, bientôt la sueur inonde leurs membres fatigués, les armes leur tombent des mains; quand cesse la fureur, le soleil, la pluie, la soif terrassent leurs corps fatigués et leur courage épuisé, sans qu'il soit besoin d'employer le fer. Ce n'est pas seulement dans des combats réglés de légions contre légions que nous avons éprouvé leurs forces; c'est encore dans des combats d'homme à homme. Manlius et Valérius ont montré combien le courage romain l'emporte sur la fureur gauloise[38]. Manlius le premier, seul contre une armée de ces barbares, les précipita du Capitole, dont ils gravissaient les remparts. Encore était-ce à de véritables Gaulois, à des Gaulois nés dans leur pays, que nos ancêtres avaient affaire. Ceux-ci ne sont plus qu'une race dégénérée, qu'un mélange de Gaulois et de Grecs, ainsi que l'indique leur nom; il en est d'eux comme des plantes et des animaux, qui, malgré la bonté de leur espèce, dégénèrent dans un sol et sous l'influence d'un climat étranger. Les Macédoniens, qui se sont établis à Alexandrie en Égypte, à Séleucie et à Babylone, et qui ont fondé d'autres colonies dans les diverses parties du monde, sont devenus des Syriens, des Parthes, des Égyptiens. Marseille, entourée de Gaulois, a pris quelque chose du caractère de ses voisins. Que reste-t-il aux Tarentins de cette dure et austère discipline des Spartiates? Toute production croît avec plus de vigueur dans le terrain qui lui est propre: transplantée dans un autre sol, elle dégénère en empruntant la nature de ses sucs nutritifs. Vos ennemis sont donc des Phrygiens accablés sous le poids des armes gauloises. Vous les battrez comme vous les avez battus quand ils faisaient partie de l'armée d'Antiochus; les vaincus ne tiendront pas contre les vainqueurs. La seule chose que je crains, c'est que dans cette occasion votre gloire ne se trouve diminuée par la faiblesse de la résistance. Souvent le roi Attale les a défaits et mis en fuite. Les bêtes sauvages récemment prises conservent d'abord leur férocité naturelle, puis s'apprivoisent après avoir longtemps reçu leur nourriture de la main des hommes. Croyez qu'il en est de même de ceux-ci, et que la nature suit une marche toute semblable pour adoucir la sauvagerie des hommes. Croyez-vous que ces Gaulois sont ce qu'ont été leurs pères et leurs aïeux? Forcés de quitter leur patrie, où ils ne trouvaient pas de quoi subsister, ils ont suivi les âpres rivages de l'Illyrie, parcouru la Macédoine et la Thrace en combattant contre des nations pleines de courage, et se sont emparés de ces contrées. Endurcis, irrités par tant de maux, ils se sont fixés dans un pays qui leur offrait tout en abondance. La grande fertilité du sol, l'extrême douceur du climat, le naturel paisible des habitants, ont changé cette humeur farouche qu'ils avaient apportée de leur pays. Pour vous, enfants de Mars, soyez en garde contre les délices de l'Asie, et fuyez-les au plus tôt, tant ces voluptés étrangères sont capables d'amollir les plus mâles courages, tant les moeurs contagieuses des habitants seraient fatales à votre discipline. Par bonheur, toutefois, vos ennemis, tout impuissants qu'ils sont contre vous, n'en conservent pas moins parmi les Grecs la renommée avec laquelle ils sont arrivés; et la victoire que vous remporterez sur eux ne vous fera pas moins d'honneur dans l'esprit de vos alliés, que si vous aviez vaincu des Gaulois conservant le naturel courageux de leurs ancêtres.» [38] _Rabies gallica._ Il y a longtemps, comme on le voit, que l'on parle de la _furia francese_. Après cette harangue, il envoya des députés vers Éposognat, le seul des chefs gaulois qui fût demeuré dans l'amitié d'Eumène[39] et qui eût refusé des secours à Antiochus contre les Romains; puis il continua sa marche, arriva le premier jour sur les bords du fleuve Alandre, et le lendemain au bourg appelé Tyscon. Là, il fut joint par les députés des Oroandes, qui venaient demander l'amitié des Romains; il exigea d'eux cent talents, et, cédant à leurs prières, leur permit d'aller prendre de nouvelles instructions. Ensuite il conduisit son armée à Plitendre, d'où il alla camper sur le territoire des Alyattes. Il y fut rejoint par les députés envoyés vers Éposognat; ils étaient accompagnés de ceux de ce prince qui venaient le prier de ne point porter la guerre chez les Tectosages, parce que Éposognat allait lui-même se rendre chez eux et les engager à se soumettre. Le prince gaulois obtint ce qu'il demandait, et l'armée prit sa route à travers le pays qu'on nomme Axylon[40]. Ce nom lui vient de sa nature, car il est absolument dépourvu de bois, même de ronces et de toute autre matière combustible; la fiente de boeuf séchée en tient lieu aux habitants. Tandis que les Romains étaient campés auprès de Cuballe, forteresse de la Gallo-Grèce, la cavalerie ennemie parut avec grand fracas, chargea tout à coup les postes avancés, y jeta le désordre, et tua même quelques soldats; mais quand on eut donné l'alerte dans le camp, la cavalerie romaine en sortit aussitôt par toutes les portes, mit en déroute les Gaulois et leur tua un certain nombre de fuyards. De ce moment, le consul, voyant qu'il était entré sur le territoire ennemi, se tint sur ses gardes, n'avança qu'en bon ordre et après avoir poussé au loin des reconnaissances. Arrivé sans s'arrêter sur le fleuve Sangarius, et ne le trouvant guéable en aucun endroit, il résolut d'y jeter un pont. Le Sangarius prend sa source au mont Adorée, traverse la Phrygie et reçoit le fleuve Tymber à son entrée dans la Bithynie, et se jette dans la Propontide, moins remarquable par sa largeur que par la grande quantité de poissons qu'il fournit aux riverains. Le pont achevé, on passa le fleuve. Pendant qu'on en suivait le bord, les Galles, prêtres de la mère des dieux[41], vinrent de Pessinunte au-devant de l'armée, revêtus de leurs habits sacerdotaux, et déclamant d'un ton d'oracle des vers prophétiques, par lesquels la déesse promettait aux Romains une route facile, une victoire certaine, et l'empire de cette région. Le consul, après avoir dit qu'il en acceptait l'augure, campa en cet endroit même. On arriva le lendemain à Gordium. Cette ville n'est pas grande; mais quoique enfoncée dans les terres, il s'y fait un grand commerce. Située à distance presque égale des trois mers, c'est-à-dire, des côtes de l'Hellespont, de Sinope et de la Cilicie, elle avoisine en outre plusieurs nations considérables, dont elle est devenue le principal entrepôt. Les Romains la trouvèrent abandonnée de ses habitants, mais remplie de toutes sortes de provisions. Pendant qu'ils y séjournaient, des envoyés d'Éposognat vinrent annoncer que la démarche de leur maître auprès des chefs gaulois n'avait pas réussi, que ces peuples quittaient en foule leurs habitations de la plaine, avec leurs femmes et leurs enfants, et que, emportant et emmenant tout ce qu'il leur était possible d'emporter et d'emmener, ils gagnaient le mont Olympe, pour s'y défendre par les armes, à la faveur de la situation des lieux. [39] Roi de Pergame, allié des Romains. [40] Sans bois. [41] Suivant Strabon, cette déesse s'appelait Agdistis. Arrivèrent ensuite les députés des Oroandes, qui apportèrent des nouvelles plus positives et annoncèrent que les Tolistoboïens en masse avaient pris position sur le mont Olympe; que les Tectosages, de leur côté, avaient gagné une autre montagne, appelée Magaba; que les Trocmiens avaient déposé leurs femmes et leurs enfants dans le camp de ces derniers, et résolu d'aller prêter aux Tolistoboïens le secours de leurs armes. Ces trois peuples avaient alors pour chefs Ortiagon, Combolomar et Gaulotus. Le principal motif qui leur avait fait adopter ce système de guerre était l'espoir que, maîtres des plus hautes montagnes du pays, où ils avaient transporté toutes les provisions nécessaires pour un très-long séjour, ils lasseraient la patience de l'ennemi. Ou, il n'oserait pas venir les attaquer en des lieux si élevés et d'un si difficile accès; ou, s'il faisait cette tentative, il suffirait d'une poignée d'hommes pour l'arrêter et le culbuter; enfin, s'il demeurait dans l'inaction au pied de ces montagnes glacées, le froid et la faim le contraindraient de s'éloigner. Bien que suffisamment protégés par la hauteur même des lieux, ils entourèrent d'un fossé et d'une palissade les sommets sur lesquels ils s'étaient établis. Ils se mirent peu en peine de se munir de traits, comptant sur les pierres que leur fourniraient en abondance ces montagnes âpres et rocheuses. Le consul, qui avait bien prévu qu'il aurait à combattre non de près mais de loin, à cause de la nature du terrain, avait rassemblé de grandes quantités de javelots, de traits, de balles de plomb et de pierres de moyenne dimension, propres à être lancées avec la fronde. Ainsi pourvu de projectiles, il marche vers le mont Olympe, et va camper environ à cinq milles de l'ennemi. Le lendemain, il s'avança avec Attale et quatre cents cavaliers; mais un détachement de cavalerie ennemie, double de son escorte, étant sorti du camp, le força de prendre la fuite, lui tua quelques hommes, et en blessa plusieurs. Le troisième jour, il partit avec toute sa cavalerie pour opérer enfin sa reconnaissance; et comme l'ennemi ne sortait point de ses retranchements, il fit le tour de la montagne, sans être inquiété. Il remarqua que, du côté du midi, il y avait des mouvements de terrain qui s'élevaient en pente douce jusqu'à une certaine hauteur; que vers le septentrion, les rochers étaient escarpés et presque coupés à pic; que tous les abords étaient impraticables à l'exception de trois, l'un au milieu de la montagne, où elle était recouverte de terre; les deux autres plus difficiles, au levant et au couchant. Ces observations faites, il vint camper le même jour au pied de la montagne. Le lendemain, après un sacrifice qui lui garantit d'abord la faveur des dieux, il divisa son armée en trois corps et la mena à l'ennemi. Lui-même, avec le plus considérable, s'avança par la pente la plus douce. L. Manlius, son frère, eut ordre de monter avec le second par le côté qui regardait le levant, tant que le permettrait la nature des lieux et qu'il le pourrait en sûreté; mais s'il rencontrait des escarpements dangereux, il lui était ordonné de ne point lutter contre les difficultés du terrain, et sans chercher à forcer des obstacles insurmontables, de prendre des chemins obliques pour se rapprocher du consul et se réunir à sa troupe. C. Helvius à la tête du troisième corps, devait tourner insensiblement le pied de la montagne et la faire gravir à ses soldats du côté qui regardait le couchant. Après avoir divisé en trois parties égales en nombre les auxiliaires d'Attale, le consul prit avec lui ce jeune prince. Il laissa la cavalerie avec les éléphants sur le plateau le plus voisin des hauteurs. Les officiers supérieurs avaient ordre d'examiner attentivement tout ce qui se passerait, afin de porter promptement du secours où il en serait besoin. Les Gaulois se croyant à l'abri de toute surprise sur leurs flancs, qu'ils regardaient comme inaccessibles, envoyèrent environ quatre mille hommes fermer le passage du côté du midi, en occupant une hauteur éloignée de leur camp de près d'un mille; cette hauteur dominait la route, et ils croyaient l'opposer à l'ennemi comme un fort. A la vue de ce mouvement, les Romains se préparent au combat. Les vélites se portèrent en avant, à quelque distance des enseignes, avec les archers crétois d'Attale, les frondeurs, les Tralles et les Thraces. L'infanterie s'avance lentement, comme l'exigeait la roideur de la pente, et ramassée sous ses boucliers, de manière à se garantir des projectiles, puisqu'il ne s'agissait pas de combattre de près. A cette distance, l'action s'engage à coups de traits, d'abord avec un égal succès, les Gaulois ayant l'avantage de la position et les Romains celui de la variété et de l'abondance des armes. Mais l'affaire se prolongeant, l'égalité cessa de se soutenir. Les boucliers longs et plats des Gaulois étaient trop étroits et couvraient mal leurs corps; ils n'avaient d'autres armes que leurs épées, qui leur étaient inutiles puisqu'on n'en venait pas aux mains. Comme ils ne s'étaient pas munis de pierres, chacun saisissait au hasard celles qui lui tombaient sous la main, la plupart trop grosses pour des bras inhabiles, qui n'aidaient leurs coups ni de l'adresse ni de la force nécessaires. Cependant une grêle de traits, de balles de plomb, de javelots, dont ils ne peuvent éviter les atteintes, les crible de blessures de toutes parts; ils ne savent que faire, aveuglés qu'ils sont par la rage et la crainte, engagés dans une lutte à laquelle ils ne sont pas propres. En effet, tant qu'on se bat de près, tant qu'on peut tour à tour recevoir ou porter des coups, ils sont forts de leur colère. Mais quand ils se sentent frappés de loin par des javelines légères, parties on ne sait d'où, alors, ne pouvant donner carrière à leur fougue bouillante, ils se jettent les uns sur les autres comme des bêtes sauvages percées de traits. Leurs blessures éclatent aux yeux, parce qu'ils combattent nus, et que leurs corps sont charnus et blancs, n'étant jamais découverts que dans les combats: aussi le sang s'échappe-t-il plus abondant de ces chairs massives; les blessures sont plus horribles, la blancheur de leurs corps fait paraître davantage le sang noir qui les inonde. Mais ces plaies béantes ne leur font pas peur: quelques-uns même déchirent la peau, lorsque la blessure est plus large que profonde, et s'en font gloire. La pointe d'une flèche ou de quelque autre projectile s'enfonce-t-elle dans les chairs, en ne laissant à la surface qu'une petite ouverture, sans qu'ils puissent, malgré leurs efforts, arracher le trait, les voilà furieux, honteux d'expirer d'une blessure si peu éclatante, se roulant par terre comme s'ils mouraient d'une mort vulgaire. D'autres se jettent sur l'ennemi, et ils tombent sous une grêle de traits, ou bien, arrivant à portée des bras, ils sont percés par les vélites à coups d'épée. Les vélites portent de la main gauche un bouclier de trois pieds; de la droite, des piques qu'ils lancent de loin; à la ceinture, une épée espagnole; et, s'il faut combattre corps à corps, ils passent leurs piques dans la main gauche et saisissent le glaive. Bien peu de Gaulois restaient debout; se voyant accablés par les troupes légères, et sur le point d'être entourés par les légions qui avançaient, ils se débandent et regagnent précipitamment leur camp, déjà en proie à la terreur et à la confusion. Il n'était rempli que de femmes, d'enfants, de vieillards. Les Romains vainqueurs s'emparèrent des hauteurs abandonnées par l'ennemi. Cependant L. Manlius et C. Helvius, après s'être élevés tant qu'ils l'avaient pu, par le travers de la montagne, ne trouvant plus passage, avaient tourné vers le seul endroit accessible, et s'étaient mis tous deux à suivre de concert, à quelque distance, la division du consul; c'était ce qu'il y avait de mieux à faire dès le principe: la nécessité y ramena. Le besoin d'une réserve se fait souvent vivement sentir dans des lieux aussi horribles; car les premiers rangs venant à ployer, les seconds couvrent la déroute et se présentent frais au combat. Le consul voyant, près des hauteurs occupées par ses troupes légères, flotter les enseignes de l'ennemi, laissa ses soldats reprendre haleine et se reposer un moment, et leur montrant les cadavres des Gaulois étendus sur les éminences: «Si les troupes légères ont combattu avec tant de succès, que dois-je attendre de mes légions, de troupes armées de toutes pièces, de mes meilleurs soldats? la prise du camp, où, rejeté par la troupe légère, l'ennemi est à trembler.» Il fit néanmoins prendre les devants à la troupe légère, qui, pendant la halte des légions, au lieu de rester inactive, avait employé ce temps à ramasser les traits épars sur les hauteurs, afin de n'en pas manquer. Déjà on approchait du camp, et les Gaulois, dans la crainte de n'être point assez couverts par leurs retranchements, se tenaient l'épée au poing devant leurs palissades; mais, accablés sous une grêle de traits, que des rangs serrés et fournis laissent rarement tomber à faux, ils sont bientôt forcés de rentrer dans leurs fortifications, et ne laissent qu'une forte garde. La multitude, rejetée dans le camp, y est accablée d'une pluie de traits, et tous les coups qui portent sur la foule sont annoncés par des cris où se mêlent les gémissements des femmes et des enfants. La garde placée aux portes est assaillie par les javelines des premiers légionnaires, qui, tout en ne blessant pas, percent les boucliers de part en part, les attachent et les enchaînent les uns aux autres: on ne put soutenir plus longtemps l'attaque des Romains. Les portes sont abandonnées: mais avant que les vainqueurs s'y précipitent, les Gaulois ont pris la fuite dans toutes les directions. Ils se jettent en aveugles dans les lieux accessibles ou non; précipices, pointes de roc, rien ne les arrête. Ils ne redoutent que l'ennemi! Une foule s'abîment dans des gouffres sans fond, s'y brisent ou s'y tuent. Le consul, maître du camp, en interdit le pillage à ses soldats, et les lance à la poursuite des Gaulois, pour achever de les épouvanter à force d'acharnement. En ce moment arrive L. Manlius avec sa division: l'entrée du camp lui est également fermée. Il reçoit l'ordre de se mettre immédiatement à la poursuite des fuyards. Le consul en personne, laissant les prisonniers aux mains de ses tribuns, partit aussi un moment après; c'était, pensait-il, terminer la guerre d'un seul coup, que de profiter de la consternation des ennemis pour en tuer ou en prendre le plus possible. Le consul était à peine parti, que C. Helvius arriva avec la troisième division: il lui fut impossible d'empêcher le pillage du camp, et le butin, par la plus injuste fatalité, devint la proie de ceux qui n'avaient pas pris part au combat. La cavalerie resta longtemps à son poste, ignorant et le combat et la victoire des Romains. Elle finit aussi, autant que pouvait manoeuvrer la cavalerie, par s'élancer sur les traces des Gaulois épars au pied de la montagne, en tua un grand nombre et fit beaucoup de prisonniers. Le nombre des morts ne peut guère être évalué, parce qu'on égorgea dans toutes les cavités de la montagne, parce qu'une foule de fuyards roulèrent du haut des rochers sans issue dans des vallées profondes, parce que dans les bois, sous les broussailles, on tua partout. L'historien Claudius, qui fait livrer deux batailles sur le mont Olympe, prétend qu'il y eut environ quarante mille hommes de tués. Valérius d'Antium, d'ordinaire si exagéré dans les nombres, se borne à dix mille. Ce qu'il y a de positif, c'est que le nombre des prisonniers s'éleva à quarante mille, parce que les Gaulois avaient traîné avec eux une multitude de tout sexe et de tout âge, leurs expéditions étant de véritables émigrations. Le consul fit brûler en un seul tas les armes des ennemis, ordonna de déposer tout le reste du butin, en vendit une partie au profit du trésor public, et fit avec soin, de la manière la plus équitable, la part des soldats. Il donna ensuite des éloges à son armée et distribua les récompenses méritées. La première part fut pour Attale, au grand applaudissement de tous. Car le jeune prince avait montré autant de valeur et de talent au milieu des fatigues et des dangers, que de modestie après la victoire. Restait toute une seconde guerre avec les Tectosages. Le consul marcha contre eux, et, au bout de trois journées, arriva à Ancyre, grande ville de la contrée, dont les ennemis n'étaient qu'à dix milles. Pendant la halte qu'il y fit, une captive se signala par une action mémorable. C'était la femme du chef Ortiagon; cette femme, d'une rare beauté, se trouvait avec une foule de prisonniers comme elle, sous la garde d'un centurion, homme avide et débauché, vrai soldat. Voyant que ses propositions infâmes la faisaient reculer d'horreur, il fit violence à la pauvre captive que la fortune de la guerre mettait en sa puissance. Puis pour pallier cette indignité, il flatta sa victime de l'espoir d'être rendue aux siens, et encore ne lui donna-t-il pas gratuitement cet espoir, comme eût fait un amant. Il fixa une certaine somme d'or, et, pour ne mettre aucun des siens dans sa confidence, il permit à la captive de choisir un de ses compagnons d'infortune qui irait traiter de son rachat avec ses parents. Rendez-vous fut donné près du fleuve: deux amis de la captive, deux seulement, devaient s'y rendre avec l'or la nuit suivante pour opérer l'échange. Par un hasard fatal au centurion, se trouvait précisément dans la même prison un esclave de la femme; elle le choisit, et à la nuit tombante, le centurion le conduisit hors des postes. La nuit suivante, se trouvent au rendez-vous les deux parents, et le centurion avec sa captive. On lui montre l'or; pendant qu'il s'assure si la somme convenue y est (c'était un talent attique), la femme ordonne, dans sa langue, de tirer l'épée et de tuer le centurion penché sur sa balance. On l'égorge, on sépare la tête du cou, et, l'enveloppant de sa robe, la captive va rejoindre son mari Ortiagon, qui, échappé du mont Olympe, s'était réfugié dans sa maison. Avant de l'embrasser, elle jette à ses pieds la tête du centurion. Surpris, il lui demande quelle est cette tête, que veut dire une action si extraordinaire chez une femme. Viol, vengeance, elle avoua tout à son mari; et, tout le temps qu'elle vécut depuis (ajoute-t-on), la pureté, l'austérité de sa conduite, soutint jusqu'au dernier moment la gloire de cette belle action conjugale. A son camp d'Ancyre, le consul reçut une ambassade des Tectosages, qui le priaient de ne point se mettre en mouvement qu'il ne se fût entendu avec les chefs de leur nation, assurant qu'à n'importe quelles conditions la paix leur semblait préférable à la guerre. On prit heure et lieu pour le lendemain, et le rendez-vous fut fixé à l'endroit même qui séparait Ancyre du camp des Gaulois. Le consul, à l'heure dite, s'y rendit avec une escorte de cinq cents chevaux, et, ne voyant arriver personne, rentra dans son camp: peu après arrivèrent les mêmes députés gaulois pour excuser leurs chefs, retenus, disaient-ils, par des motifs religieux: les principaux de la nation allaient venir, et l'on pourrait aussi bien traiter avec eux. Le consul, de son côté, dit qu'il enverrait Attale: on vint cette fois de part et d'autre. Attale s'était fait escorter par trois cents chevaux: on arrêta les conditions; mais l'affaire ne pouvant être terminée en l'absence des chefs, il fut convenu que le lendemain, au même lieu, le consul et les princes gaulois auraient une entrevue. L'inexactitude des Gaulois avait un double but: d'abord, de gagner du temps pour mettre à couvert leurs effets avec leurs femmes et leurs enfants de l'autre côté du fleuve Halys; ensuite, de faire tomber le consul lui-même, peu en garde contre la perfidie de la conférence, dans un piége qu'ils lui tendaient. A cet effet ils choisirent mille de leurs cavaliers d'une audace éprouvée; et la trahison eût réussi, si le droit des gens, qu'ils se proposaient de violer, n'eût trouvé un vengeur dans la fortune. Un détachement romain envoyé au fourrage et au bois, s'était porté vers l'endroit où devait se tenir la conférence; les tribuns se croyaient en toute sûreté sous la protection de l'escorte du consul et sous l'oeil du consul lui-même; cependant ils n'en placèrent pas moins eux-mêmes, plus près du camp, un second poste de six cents chevaux. Le consul, sur les assurances d'Attale, que les chefs gaulois se rendraient à l'entrevue et qu'on pourrait conclure, sortit de son camp et se mit en route avec la même escorte de cavalerie que la première fois. Il avait fait environ un mille et n'était qu'à quelques pas du lieu du rendez-vous, lorsque, tout à coup, il voit à toute bride accourir les Gaulois qui le chargent en ennemis. Il fait halte, ordonne à sa cavalerie d'avoir la lance et l'esprit en arrêt, et soutient bravement le combat, sans plier; mais bientôt, accablé par le nombre, il recule au petit pas, sans confusion dans ses rangs. Enfin, la résistance devenant plus dangereuse que le bon ordre n'était salutaire, tout se débande et prend précipitamment la fuite. Les Gaulois pressent les fuyards l'épée levée et font main basse. Presque tout l'escadron allait être massacré, lorsque le détachement des fourrageurs, six cents cavaliers, se présentent tout à coup. Aux cris de détresse de leurs compagnons, ils s'étaient jetés sur leurs chevaux la lance au poing. Ils vinrent, tout frais, faire face à l'ennemi victorieux; aussitôt la fortune change; l'épouvante passe des vaincus aux vainqueurs, et la première charge met les Gaulois en déroute. En même temps, de toute la campagne, accourent les fourrageurs. Les Gaulois sont entourés d'ennemis. Les chemins leur sont coupés, la fuite devient presque impossible, pressés qu'ils sont par une cavalerie toute fraîche, eux n'en pouvant plus; aussi bien peu échappèrent. De prisonniers, on n'en fit pas; tous expièrent leur perfidie par la mort. Les Romains, encore tout enflammés de colère, allèrent le lendemain, avec toutes leurs forces chercher l'ennemi. Deux jours furent employés par le consul à reconnaître en personne la montagne, afin de ne rien laisser échapper: le troisième jour, après avoir consulté les auspices et immolé des victimes, il partagea ses troupes en quatre corps; deux devaient prendre par le centre de la montagne, deux se porter de côté sur les flancs des Gaulois. La principale force des ennemis, c'étaient les Tectosages et les Trocmiens, qui occupaient le centre, au nombre de cinquante mille hommes. La cavalerie, inutile au milieu des rocs et des précipices, avait mis pied à terre, au nombre de dix mille hommes, et pris place à l'aile droite. Les auxiliaires d'Ariarathe, roi de Cappadoce, et de Morzus, avaient la gauche, au nombre d'environ quatre mille. Le consul, comme au mont Olympe, plaça à l'avant-garde des troupes légères, et eut soin de faire mettre sous la main une bonne quantité de traits de toute espèce. On s'aborda: tout, de part et d'autre, se passait comme dans le premier combat; les esprits seuls étaient changés, rehaussés chez les uns par le succès, abattus chez les autres; car, pour n'avoir pas été eux-mêmes vaincus, les ennemis s'associaient à la défaite de leurs compatriotes, et l'action, engagée sous les mêmes auspices, eut le même dénoûment. Comme une nuée de traits légers vint écraser l'armée gauloise, avancer hors des rangs, c'était se mettre à nu sous les coups, personne ne l'osa. Serrés les uns contre les autres, plus leur masse était grande, mieux elle servait de but aux tireurs. Tous les coups portaient. Le consul, voyant l'ennemi presque en déroute, imagina qu'il n'y avait qu'à faire voir les drapeaux légionnaires pour mettre aussitôt tout en fuite, et faisant rentrer dans les rangs les vélites et les autres auxiliaires, il fit avancer le corps de bataille. Les Gaulois, poursuivis par l'image des Tolistoboïens égorgés, le corps criblé de traits plantés dans les chairs, n'en pouvant plus de fatigue et de coups, ne tinrent même pas contre le premier choc. Aux premières clameurs des Romains, ils s'enfuirent vers leur camp, et un petit nombre seulement se réfugia derrière les retranchements; la plupart, emportés à droite et à gauche, se jetèrent à corps perdu devant eux. Les vainqueurs poussèrent l'ennemi jusqu'au camp, l'épée dans les reins; mais l'avidité les retint dans le camp et la poursuite fut complétement abandonnée. Sur les ailes, les Gaulois tinrent plus longtemps, parce qu'on les avait joints plus tard; mais ils n'attendirent même pas la première décharge de traits. Le consul, ne pouvant arracher au pillage ceux qui étaient entrés dans le camp, mit aussitôt les ailes à la poursuite des ennemis. La chasse dura quelque temps, mais il n'y eut guère plus de huit mille hommes de tués dans la poursuite, je ne dis pas combat, il n'y en eut point. Le reste passa l'Halys. Les Romains, en grande partie passèrent la nuit dans le camp ennemi; les autres revinrent avec le consul dans leur camp. Le lendemain on fit l'inventaire des prisonniers et du butin: le butin était immense; c'était tout ce qu'une nation avide, longtemps maîtresse par la conquête de toute la contrée en deçà du mont Taurus, avait pu amasser. Les Gaulois, dispersés, se rassemblèrent sur un même point, blessés pour la plupart, sans armes, sans aucune ressource. Ils envoyèrent demander la paix au consul. Manlius leur donna rendez-vous à Éphèse, et, comme l'on était déjà au milieu de l'automne, ayant hâte d'abandonner un pays glacé par le voisinage du mont Taurus, il ramena son armée victorieuse sur les côtes, pour y prendre ses quartiers d'hiver. TITE-LIVE, liv. XXXVIII, ch. 16 à 27. Trad. de M. Nisard. RICHESSES DE LUERN, ROI DES ARVERNES. Environ 150 av. J.-C. Posidonius, détaillant quelles étaient les richesses de Luern, père de ce Bituite que les Romains tuèrent, dit que pour capter la bienveillance du peuple, il parcourait les campagnes sur un char, répandant de l'or et de l'argent à des milliers de Gaulois qui le suivaient. Il fit une enceinte carrée, de douze stades, où l'on tint, toutes pleines, des cuves d'excellente boisson, et une si grande quantité de choses à manger, que pendant nombre de jours ceux qui voulurent y entrer eurent la liberté de se repaître de ces aliments, étant servis sans relâche. Une autre fois, il assigna le jour d'un festin. Un poëte de ces peuples barbares étant arrivé trop tard, se présenta cependant devant lui et chanta ses vertus, mais versant quelques larmes de ce qu'il était venu trop tard. Luern flatté de ces éloges, se fait donner une bourse pleine d'or, et la jette au barde, qui courait à côté de lui. Le poëte la ramassant, le chante de nouveau, disant que la terre où Luern poussait son char devenait sous ses pas une source d'or et de bienfaits pour les hommes. ATHÉNÉE, _le Festin des philosophes_, liv. IV. Traduction de Lefebvre de Villebrune. Athénée, grammairien grec de la fin du deuxième siècle de l'ère chrétienne, est auteur d'une compilation appelée _le Festin des philosophes_, et dans laquelle se trouvent rassemblés des renseignements de toute espèce, et la plupart fort curieux. LES ROMAINS COMMENCENT A S'ÉTABLIR DANS LA GAULE. 125-121 av. J.-C. Ce fut à la prière des Marseillais que les Romains passèrent les Alpes; mais ils ne se contentèrent pas d'avoir secouru leurs alliés, ils se firent un établissement durable dans les Gaules et commencèrent à y former une province ou pays de conquête. Les Saliens, peuple ligure, dans le territoire desquels Marseille avait été bâtie, n'avaient jamais vu que d'un oeil jaloux l'accroissement de cette colonie étrangère. Les Marseillais, fatigués et harcelés par eux, eurent recours à la protection des Romains, l'an 125, sous le consulat de Fulvius, homme séditieux et turbulent. Le sénat était bien aise de se débarrasser d'un consul factieux; Fulvius ne l'était pas moins de se procurer l'occasion de remporter le triomphe. Ainsi ses voeux et ceux du sénat furent également satisfaits par la commission qu'il reçut d'aller faire la guerre aux Saliens. Les exploits de Fulvius en Gaule ne furent pas bien considérables; il obtint néanmoins l'honneur du triomphe, soit par la faveur du peuple, soit que le sénat même regardât comme un heureux présage un premier triomphe sur les Gaulois transalpins. Sextius, consul en 124, fut envoyé pour le relever. Mais il ne partit que sur la fin de son consulat, ou même au commencement de l'année suivante avec la qualité de proconsul. Sextius ayant trouvé la guerre contre les Saliens plutôt entamée que bien avancée par Fulvius, la poussa avec vigueur. Il remporta sur eux divers petits avantages, et enfin une victoire considérable auprès du lieu où est maintenant la ville d'Aix. Le proconsul prit ses quartiers d'hiver dans le lieu où il avait livré la bataille. Et comme le pays était beau et abondant en sources, dont quelques-unes donnaient des eaux chaudes, il y bâtit une ville, qui, à cause de ses eaux et du nom de son fondateur, fut appelée _Aquæ Sextiæ_ (les eaux sextiennes). C'est la ville d'Aix, capitale de la Provence. Il nettoya aussi toutes les côtes depuis Marseille jusqu'à l'Italie, en ayant chassé les Barbares, qu'il recula jusqu'à mille et à quinze cents pas de la mer; et il donna toute cette étendue de côtes aux Marseillais. Il revint à Rome l'année suivante, et triompha, ayant eu pour successeur Cneius Domitius Ahenobarbus, dont nous allons parler. (122). Les Saliens étaient domptés, mais la guerre n'était pas finie. Leur infortune, et sans doute la crainte d'éprouver un pareil sort, intéressèrent dans leur querelle des peuples voisins et puissants; et Domitius, en arrivant dans la Gaule, trouva plus d'ennemis que Sextius n'en avait vaincu. Teutomal, roi des Saliens, s'était retiré chez les Allobroges[42], qui entreprirent hautement sa défense; et Bituite, roi des Arvernes, qui avait donné asile dans ses États à plusieurs des chefs de la nation vaincue, envoya même une ambassade à Domitius, pour lui demander leur rétablissement. [42] Qui habitaient le pays appelé depuis le Dauphiné. Ces deux peuples réunis formaient une puissance considérable. Les Allobroges occupaient tout le pays entre le Rhône et l'Isère jusqu'au lac de Genève; et les Arvernes, non-seulement possédaient l'Auvergne, mais, selon Strabon, ils dominaient presque dans toute la partie méridionale des Gaules, depuis le Rhône jusqu'aux Pyrénées, et même jusqu'à l'Océan. Nous avons dit que Bituite envoya à Domitius une ambassade; elle était magnifique, mais d'un goût singulier et qui étonna les Romains. L'ambassadeur, superbement vêtu et accompagné d'un nombreux cortége, menait de plus une grande meute de chiens; et il avait avec lui un de ces poëtes gaulois qu'ils nommaient _bardes_, destiné à célébrer dans ses vers et dans ses chants la gloire du roi, de la nation et de l'ambassadeur. Cette ambassade fut sans fruit, et ne servit même vraisemblablement qu'à aigrir les esprits de part et d'autre. Un nouveau sujet de guerre fut fourni par les Éduens qui habitaient le pays entre la Saône et la Loire, et dont les principales villes étaient celles que nous nommons aujourd'hui Autun (_Bibracte_), Châlon, Mâcon, Nevers. Ces peuples sont les premiers de la Gaule transalpine qui aient recherché l'amitié des Romains. Ils se faisaient un grand honneur d'être nommés leurs _frères_, titre qui leur a été souvent donné dans les décrets du sénat. De tout temps il y avait eu entre eux et les Arvernes une rivalité très-vive; ils se disputaient le premier rang et la suprématie dans les Gaules. Dans les temps dont nous parlons, les Éduens, attaqués d'un côté par les Allobroges, et de l'autre par les Arvernes, eurent recours à Domitius, qui les écouta favorablement. Tout se prépara donc à la guerre, qui se fit vivement l'année suivante (121). Les Allobroges et les Arvernes épargnèrent au général romain la peine de venir les chercher; ils marchèrent eux-mêmes à lui, et vinrent se camper au confluent de la Sorgue et du Rhône, un peu au-dessus d'Avignon. La bataille se donna en cet endroit. Les Romains remportèrent la victoire; mais ils en furent redevables à leurs éléphants, dont la forme étrange et inusitée effraya et les chevaux et les cavaliers. L'odeur des éléphants, insupportable aux chevaux, comme le remarque Tite-Live, contribua aussi à ce désordre. Il resta, dit Orose, 20,000 Gaulois sur la place; 3,000 furent faits prisonniers. Une si grande défaite n'abattit point le courage des deux peuples alliés. Ils firent de nouveaux efforts; et lorsque le consul Q. Fabius arriva en Gaule, les Allobroges et les Arvernes, soutenus des Ruthènes (peuples du Rouergue), allèrent au-devant de lui avec une armée de 200,000 hommes. Le consul n'en avait que 30,000; et Bituite[43] méprisait si fort le petit nombre des Romains, qu'il disait qu'il n'y en avait pas assez pour nourrir les chiens de son armée. Le succès fit voir en cette occasion, comme en bien d'autres, quel avantage a le bon ordre et la discipline sur la multitude. [43] Bituite, couvert d'une saie aux couleurs brillantes, commandait son armée monté sur un char d'argent. Ce fut vers le confluent de l'Isère et du Rhône que les armées se rencontrèrent. Les mémoires qui nous restent nous instruisent peu sur le détail de cette grande action. Il est à présumer que Fabius attaqua les Gaulois lorsqu'ils passaient le Rhône ou venaient de le passer, sans leur donner le temps de se former et de s'étendre. Une charge vigoureuse mit bientôt le trouble parmi les Gaulois, que leur multitude embarrassait, bien loin qu'ils en pussent tirer avantage. Mais la fuite était difficile. Il fallait repasser le Rhône sur deux ponts, dont l'un avait été fait de bateaux, à la hâte et peu solidement. Il rompit sous le poids et la multitude des fuyards, et causa ainsi la perte d'un nombre infini de Gaulois[44], qui furent noyés dans ce fleuve, dont la rapidité, comme personne ne l'ignore, est extrême. [44] 120,000 Gaulois furent tués suivant Tite-Live; 150,000 suivant Orose. Les Gaulois, accablés d'un si rude coup, se résolurent à demander la paix. Il ne s'agissait que de savoir auquel des deux généraux romains ils s'adresseraient, car Domitius était encore dans la province. La raison voulait qu'ils préférassent Fabius, qui était consul et dont la victoire était plus éclatante que celle de Domitius; ils le firent; mais Domitius, homme fier et hautain, s'en vengea sur Bituite par une noire perfidie. Il engagea le roi des Arvernes à venir dans son camp sous prétexte d'une entrevue; et lorsqu'il l'eut en son pouvoir, il le fit charger de chaînes et l'envoya à Rome. Si le sénat ne put approuver cet acte d'injustice, dit Florus, il ne voulut pas non plus l'annuler, de peur que Bituite, rentré dans son pays, n'excitât de nouveau la guerre; on le relégua dans la ville d'Albe pour y être retenu comme prisonnier. Il fut même ordonné que son fils Cogentiat serait pris et amené à Rome. On rendit néanmoins une demi-justice à ce jeune prince. Après qu'on l'eût fait élever et instruire soigneusement, on le renvoya dans le royaume de ses pères. Il paraît que les peuples vaincus furent diversement traités par les Romains. Les Allobroges furent mis au nombre des sujets de la république. Pour ce qui est des Arvernes et des Ruthènes, César assure que le peuple romain leur pardonna, ne les réduisit point en province et ne leur imposa point de tributs. Ainsi, il y a apparence que la province romaine dans les Gaules ne comprit d'abord que le pays des Salyens et celui des Allobroges[45]. Les années suivantes ne nous fournissent plus d'événements considérables, quoiqu'il soit vraisemblable que les consuls de ces années ont été envoyés en Gaule, et y ont peut-être étendu la province romaine le long de la mer jusqu'aux Pyrénées. Ce qui est constant, c'est que trois ans après les victoires que nous venons de rapporter, le consul Q. Martius fonda la colonie de Narbonne(118), à laquelle il donna son nom _Narbo Martius_. Nous ne pouvons mieux marquer le dessein de cet établissement que par les termes de Cicéron, qui appelle Narbonne la sentinelle du peuple romain et le boulevard opposé aux nations gauloises. [45] Provence et Dauphiné. Le nom de Provence dérive de celui de province, _provincia_. Fabius et Domitius, de retour à Rome, obtinrent tous deux le triomphe. Celui de Fabius fut et le premier et le plus éclatant. Bituite en fut le principal ornement. Il y parut monté sur le char d'argent dont il s'était servi le jour de la bataille, avec ses armes et sa saie bigarrée de diverses couleurs. ROLLIN, _Histoire romaine_, d'après Diodore de Sicile, Strabon (liv. 2), Appien, Pline (liv. 7), Valère-Maxime. Rollin, né en 1661 et mort en 1741, fut un célèbre professeur de l'université de Paris; il est auteur d'un excellent _Traité des Études_, d'une _Histoire ancienne_ et d'une _Histoire romaine_. PORTRAIT DE CÉSAR. César avait, dit-on, une haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le visage plein, les yeux noirs et vifs, le tempérament robuste, si ce n'est que dans les derniers temps de sa vie il était sujet à des défaillances subites et à des terreurs nocturnes qui troublaient son sommeil. Deux fois aussi il fut atteint d'épilepsie dans l'exercice de ses devoirs publics. Il attachait trop d'importance au soin de son corps; et, non content de se faire tondre et raser souvent, il se faisait encore épiler, comme on le lui reprocha. Il souffrait impatiemment le désagrément d'être chauve, qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis. Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les honneurs que lui décernèrent le peuple et le sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier. On dit aussi que sa mise était recherchée, et son laticlave[46] garni de franges qui lui descendaient sur les mains. C'était toujours par-dessus ce vêtement qu'il mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche; habitude qui fit dire souvent à Sylla, en s'adressant aux grands: «Méfiez-vous de ce jeune homme, qui met si mal sa ceinture.» [46] Tunique bordée par-devant d'une large bande de pourpre, et garnie de noeuds de pourpre ou d'or, imitant des têtes de clous. C'était le vêtement des sénateurs et de la plupart des magistrats. Il habita d'abord une assez modeste maison dans Subure[47]; mais quand il fut nommé grand-pontife, il eut pour demeure un bâtiment de l'État, sur la voie Sacrée. Il passe pour avoir aimé passionnément le luxe et la magnificence. Il avait fait bâtir auprès d'Aricie une maison de campagne, dont la construction et les ornements lui avaient coûté des sommes énormes; il la fit, dit-on, jeter à bas parce qu'elle ne répondait pas entièrement à son attente: et il n'avait encore qu'une fortune médiocre et des dettes. Dans ses expéditions, il portait avec lui, pour en paver son logement, du bois de marqueterie et des pièces de mosaïque. [47] C'était un quartier de Rome très-fréquenté, entre l'Esquilin et le Cælius. On dit qu'il n'alla en Bretagne[48] que dans l'espoir d'y trouver des perles, et qu'il prenait plaisir à en comparer la grosseur et à les peser dans sa main; qu'il recherchait avec une incroyable avidité les pierres précieuses, les sculptures, les statues et les tableaux antiques. [48] La Grande-Bretagne, l'Angleterre. Dans ses gouvernements, il avait toujours deux tables de festin: l'une pour ses officiers et les personnes de sa suite, l'autre pour les magistrats romains et les plus illustres habitants du pays. La discipline domestique était chez lui exacte et sévère, dans les petites choses comme dans les grandes. Il fit mettre aux fers son pannetier pour avoir servi à ses convives un autre pain qu'à lui-même. Ses moeurs étaient décriées et infâmes; mais ses ennemis même conviennent qu'il faisait un usage très-modéré du vin; et l'on connaît ce mot de Caton, «que de tous ceux qui avaient entrepris de renverser la république César seul était sobre.» C. Oppius nous apprend qu'il était si indifférent à la qualité des mets, qu'un jour qu'on lui avait servi, chez un de ses hôtes, de l'huile gâtée au lieu d'huile fraîche, il fut le seul des convives qui ne le refusa point, et que même il affecta d'en redemander, pour épargner à son hôte le reproche, même indirect, de négligence ou de rusticité. Il ne montra aucun désintéressement dans ses gouvernements ni dans ses magistratures. Il est prouvé, par des mémoires contemporains, qu'étant proconsul en Espagne il reçut des alliés de fortes sommes, mendiées par lui comme un secours, pour acquitter ses dettes; et qu'il livra au pillage plusieurs villes de la Lusitanie, quoiqu'elles n'eussent fait aucune résistance, et qu'elles eussent ouvert leurs portes à son arrivée. Dans la Gaule, il pilla les chapelles particulières et les temples des dieux, tout remplis de riches offrandes; et il détruisit certaines villes plutôt dans un intérêt sordide qu'en punition de quelque tort. Ce brigandage lui procura beaucoup d'or, qu'il fit vendre en Italie et dans les provinces, sur le pied de trois mille sesterces la livre[49]. Pendant son premier consulat, il vola dans le Capitole trois mille livres pesant d'or, et il y substitua une pareille quantité de cuivre doré. Il vendit l'alliance des Romains; il vendit jusqu'à des royaumes; il tira ainsi du seul Ptolémée, en son nom et en celui de Pompée, près de six mille talents[50]. Plus tard encore, ce ne fut qu'à force de sacriléges et d'audacieuses rapines qu'il put subvenir aux frais énormes de la guerre civile, de ses triomphes et de ses spectacles. [49] 581 fr. 25. [50] 27,900,000 fr. Pour l'éloquence et les talents militaires, il égala, il surpassa même les plus glorieuses renommées. Son accusation contre Dolabella le fit ranger sans contestation parmi les premiers orateurs de Rome. Cicéron, dans son traité à Brutus, où il énumère les orateurs, dit «qu'il n'en voit point à qui César doive le céder,» et il ajoute «qu'il y a dans sa manière de l'élégance et de l'éclat, de la magnificence et de la grandeur». Cicéron écrivait aussi à Cornelius Nepos: «Quel orateur oseriez-vous lui préférer parmi ceux qui n'ont jamais cultivé que cet art? Qui pourrait l'emporter sur lui pour l'abondance ou la vigueur des pensées? qui, pour l'élégance ou la beauté des expressions?» Il avait, dit-on, la voix éclatante, et il savait unir, dans ses mouvements et ses gestes, la grâce et la chaleur. César a laissé aussi des mémoires sur ses campagnes dans les Gaules et sur la guerre civile contre Pompée. Pour l'histoire des guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, on ne sait pas quel en est l'auteur. Les uns nomment Oppius, et les autres Hirtius, qui aurait même complété le dernier livre de la guerre des Gaules, encore imparfait. Voici le jugement que Cicéron a porté des Commentaires de César, dans le traité à Brutus[51]: «Ses Commentaires sont un livre excellent; le style en est simple, pur, élégant, dépouillé de toute pompe de langage: c'est une beauté sans parure. En voulant fournir aux futurs historiens des matériaux tout-prêts, il a peut-être fait une chose agréable à des sots, qui ne manqueront pas de charger d'ornements frivoles ces grâces naturelles; mais il a ôté aux gens de goût jusqu'à l'envie de traiter le même sujet.» Hirtius dit aussi, en parlant du même ouvrage[52]: «La supériorité en est si généralement reconnue, que l'auteur semble avoir plutôt enlevé que donné aux historiens la faculté d'écrire après lui. Mais nous avons plus de motifs que personne d'admirer ce livre: les autres savent avec quel talent et quelle pureté il est écrit; nous savons, de plus, avec quelle vitesse et quelle facilité il le fut.» Asinius Pollion prétend que ces Commentaires ne sont pas toujours exacts ni fidèles, César ayant, pour les actions de ses lieutenants, ajouté une foi trop entière à leurs récits, et pour les siennes mêmes ayant altéré, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits. Aussi Pollion est-il persuadé qu'il devait les récrire et les corriger. [51] Chapitre 75. [52] Préface du livre VIII de la _Guerre des Gaules_. Il excellait à manier les armes et les chevaux, et il supportait la fatigue au delà de ce qu'on peut croire. Dans les marches il précédait son armée, quelquefois à cheval, mais le plus souvent à pied, et la tête toujours nue, malgré le soleil ou la pluie. Il franchissait les plus longues distances avec une incroyable célérité, sans apprêt, dans une voiture de louage, et il faisait ainsi jusqu'à cent milles par jour[53]. Si des fleuves l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur des outres gonflées, et il lui arrivait souvent de devancer ses courriers. [53] Le mille romain répond à 4,449 pieds métriques, ou 1 kilomètre 483 mètres. On ne saurait dire s'il montrait dans ses expéditions plus de prudence que de hardiesse. Jamais il ne conduisit son armée dans un pays propre à cacher des embuscades sans avoir fait explorer les routes; et il ne la fit passer en Bretagne qu'après s'être assuré par lui-même de l'état des ports, du mode de navigation, et des endroits qui pouvaient donner accès dans l'île. Ce même homme si précautionné, apprenant un jour que son camp est assiégé en Germanie[54], revêt un costume gaulois, et arrive jusqu'à son armée, à travers celle des assiégeants. Il passa de même, pendant l'hiver, de Brindes à Dyrrachium au milieu des flottes ennemies. Comme les troupes qui avaient ordre de le suivre n'arrivaient pas, malgré les messages qu'il ne cessait d'envoyer, il finit par monter seul, en secret, la nuit, sur une petite barque, la tête couverte d'un voile; et il ne se fit connaître au pilote, il ne lui permit de céder à la tempête, que quand les flots allaient l'engloutir. [54] Chez les Éburons. Jamais la superstition ne lui fit abandonner ou différer ses entreprises. Quoique la victime du sacrifice eût échappé au couteau, il ne laissa pas de marcher contre Scipion et Juba. Un autre jour, il était tombé en sortant de son vaisseau, et tournant en sa faveur ce sinistre présage, il s'écria: «Je te tiens, Afrique.» Pour éluder les prédictions et l'espèce de destinée qui sur cette terre attachaient au nom des Scipions le privilége des triomphes[55], il eut sans cesse avec lui dans son camp un obscur descendant de la famille Cornelia, homme des plus abjects et de moeurs infâmes. [55] Un Scipion commandait l'armée ennemie. Pour les batailles, ce n'était pas seulement un plan bien arrêté, mais aussi l'occasion qui le déterminait. Il lui arrivait souvent d'attaquer aussitôt après une marche, et quelquefois par un temps si affreux que personne ne pouvait croire qu'il se fût mis en mouvement. Ce n'est que vers les dernières années de sa vie qu'il hésita davantage à livrer bataille, persuadé que plus il avait vaincu souvent, moins il devait tenter la fortune, et qu'il gagnerait toujours moins à une victoire qu'il ne perdrait à une défaite. Jamais il ne mit un ennemi en déroute qu'il ne s'emparât aussi de son camp, et il ne laissait aucun répit à la terreur des vaincus. Quand le sort des armes était douteux, il renvoyait tous les chevaux, à commencer par le sien, afin d'imposer à ses soldats l'obligation de vaincre, en leur ôtant le moyens de fuir. Il montait un cheval remarquable, dont les pieds rappelaient la forme humaine, et dont le sabot fendu offrait l'apparence de doigts. Ce cheval était né dans sa maison, et les aruspices avaient promis l'empire du monde à son maître: aussi l'éleva-t-il avec grand soin. César fut le premier, le seul, qui dompta la fierté rebelle de ce coursier. Dans la suite, il lui érigea une statue devant le temple de Vénus Génitrix[56]. [56] Vénus Mère. César prétendait descendre de cette déesse; il lui voua ce temple avant la bataille de Pharsale (APPIEN, II, 68). On le vit souvent rétablir seul sa ligne de bataille qui pliait, se jeter au-devant des fuyards, les arrêter brusquement, et les forcer l'épée sur la gorge de faire face à l'ennemi. Et cependant ils étaient quelquefois si effrayés, qu'un porte-aigle, qu'il arrêta ainsi, le menaça de son glaive, et qu'un autre, dont il avait saisi l'étendard, le lui laissa dans les mains. Je citerai des circonstances où il donna des marques de courage encore plus éclatantes. Après la bataille de Pharsale, il avait d'avance envoyé ses troupes en Asie, et lui-même passait le détroit de l'Hellespont sur un petit bâtiment de transport: il rencontre C. Cassius, un de ses ennemis, à la tête de dix vaisseaux armés en guerre; loin de fuir, il s'avance, l'exhorte aussitôt à se rendre, et le reçoit suppliant à son bord. Il attaquait un pont dans Alexandrie; mais une brusque sortie de l'ennemi le força de sauter dans une barque. Comme on s'y précipitait après lui, il se jeta à la mer, et nagea l'espace de deux cents pas, jusqu'au vaisseau le plus proche, élevant sa main gauche au-dessus des flots, pour ne pas mouiller des écrits qu'il portait, traînant son manteau de général avec ses dents, pour ne pas laisser cette dépouille aux ennemis. Il n'estimait point le soldat en raison de ses moeurs ou de sa fortune, mais seulement en proportion de sa force; et il le traitait tour à tour avec une extrême rigueur et une extrême indulgence. Sévère, il ne l'était pas partout ni toujours, mais il le devenait quand il était près de l'ennemi. C'est alors surtout qu'il maintenait la plus rigoureuse discipline; il n'annonçait à son armée ni les jours de marche ni les jours de combat; il voulait que, dans l'attente continuelle de ses ordres, elle fût toujours prête au premier signal à marcher où il la conduirait. Le plus souvent il la mettait en mouvement sans motif, surtout les jours de fête et de pluie. Parfois même il avertissait qu'on ne le perdît pas de vue, et s'éloignant tout à coup, soit de jour, soit de nuit, il forçait sa marche, de manière à lasser ceux qui le suivaient sans l'atteindre. Quand des armées ennemies s'avançaient précédées d'une renommée effrayante, ce n'est pas en niant leurs forces ou en les dépréciant qu'il rassurait la sienne, mais, au contraire, en les grossissant jusqu'au mensonge. Ainsi l'approche de Juba ayant jeté la terreur dans tous les esprits, il assembla ses soldats, et leur dit: «Sachez que dans très-peu de jours le roi sera devant vous, avec dix légions, trente mille chevaux, cent mille hommes de troupes légères, et trois cents éléphants. Que l'on s'abstienne donc de toute question, de toute conjecture, et qu'on s'en rapporte à moi, qui sais la vérité. Sinon, je ferai jeter les nouvellistes sur un vieux navire, et ils iront aborder où les poussera le vent.» Il ne faisait pas attention à toutes les fautes, et ne proportionnait pas toujours les peines aux délits; mais il poursuivait avec une rigueur impitoyable le châtiment des déserteurs et des séditieux; il fermait les yeux sur le reste. Quelquefois, après une grande bataille et une victoire, il dispensait les soldats des devoirs ordinaires, et leur permettait de se livrer à tous les excès d'une licence effrénée. Il avait coutume de dire «que ses soldats, même parfumés, pouvaient se bien battre». Dans ses harangues, il ne les appelait point _soldats_, mais se servait du terme, plus flatteur, de _camarades_. Il aimait à les voir bien vêtus, et leur donnait des armes enrichies d'or et d'argent, autant pour la beauté du coup d'oeil que pour les y attacher davantage au jour du combat, par la crainte de les perdre. Il avait même pour eux une telle affection, que lorsqu'il apprit la défaite de Titurius, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et il ne les coupa qu'après l'avoir vengé. C'est ainsi qu'il leur inspira un entier dévouement à sa personne et un courage invincible. Quand il commença la guerre civile, les centurions de chaque légion s'engagèrent à lui fournir chacun un cavalier sur l'argent de son pécule, et tous les soldats à le servir gratuitement, sans ration ni paye, les plus riches devant subvenir aux besoins des plus pauvres. Pendant une guerre aussi longue, aucun d'eux ne l'abandonna; il y en eut même un grand nombre qui, faits prisonniers par l'ennemi, refusèrent la vie qu'on leur offrait, sous la condition de porter les armes contre lui. Assiégés ou assiégeants, ils supportaient si patiemment la faim et les autres privations, que Pompée, ayant vu au siége de Dyrrachium l'espèce de pain d'herbes dont ils se nourrissaient, dit «qu'il avait affaire à des bêtes sauvages»; et il le fit disparaître aussitôt, sans le montrer à personne, de peur que ce témoignage de la patience et de l'opiniâtreté de ses ennemis ne décourageât son armée. Une preuve de leur indomptable courage, c'est qu'après le seul revers éprouvé par eux près de Dyrrachium, ils demandèrent eux-mêmes à être châtiés, et leur général dut plutôt les consoler que les punir. Dans les autres batailles, ils défirent aisément, malgré leur infériorité numérique, les innombrables troupes qui leur étaient opposées. Une seule cohorte de la sixième légion, chargée de la défense d'un petit fort, soutint pendant quelques heures le choc de quatre légions de Pompée, et périt presque tout entière sous une multitude de traits: on trouva dans l'enceinte du fort cent trente mille flèches. Tant de bravoure n'étonnera pas si l'on considère séparément les exploits de quelques-uns d'entre eux: je ne citerai que le centurion Cassius Scéva et le soldat C. Acilius. Scéva, quoiqu'il eût l'oeil crevé, la cuisse et l'épaule traversées, son bouclier percé de cent vingt coups, n'en demeura pas moins ferme à la porte d'un fort dont on lui avait confié la garde. Acilius, dans un combat naval près de Marseille, imita le mémorable exemple donné chez les Grecs par Cynégire: il avait saisi de la main droite un vaisseau ennemi; on la lui coupa, il n'en sauta pas moins dans le vaisseau, en repoussant à coups de bouclier tous ceux qui faisaient résistance. Pendant les dix années de la guerre des Gaules, il ne s'éleva aucune sédition dans l'armée de César. Il y en eut quelques-unes pendant la guerre civile; mais il les apaisa sur-le-champ, et par sa fermeté bien plus que par son indulgence; car il ne céda jamais aux mutins, et marcha toujours au-devant d'eux. A Plaisance, il licencia ignominieusement toute la neuvième légion, quoique Pompée fût encore sous les armes; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, ce ne fut qu'après les plus nombreuses et les plus pressantes supplications, et après le châtiment des coupables, qu'il consentit à la rétablir. A Rome, les soldats de la dixième légion réclamèrent un jour des récompenses et leur congé, en proférant d'effroyables menaces, qui exposaient la ville aux plus grands dangers. Quoique la guerre fût alors allumée en Afrique, César, que ses amis essayèrent en vain de retenir, n'hésita pas à se présenter aux mutins et à les licencier. Mais avec un seul mot, et en les appelant _citoyens_ au lieu de _soldats_, il changea entièrement leurs dispositions: «Nous sommes des soldats,» s'écrièrent-ils aussitôt; et ils le suivirent en Afrique malgré lui, ce qui ne l'empêcha pas d'enlever aux plus séditieux le tiers du butin et des terres qui leur étaient destinées. Il traita toujours ses amis avec des égards et une bonté sans bornes. C. Oppius, qui l'accompagnait dans un chemin agreste et difficile, étant tombé subitement malade, César lui céda la seule cabane qu'ils trouvèrent, et coucha en plein air, sur la dure. Quand il fut parvenu au souverain pouvoir, il éleva aux premiers honneurs quelques hommes de la plus basse naissance; et comme on le lui reprochait, il répondit publiquement: «Si des brigands et des assassins m'avaient aussi aidé à défendre mes droits et ma dignité, je leur en témoignerais la même reconnaissance.» Jamais, d'un autre côté, il ne conçut d'inimitiés si fortes, qu'il ne les abjurât volontiers dans l'occasion. Il était naturellement fort doux, même dans ses vengeances. Quand il eut pris, à son tour, les pirates dont il avait été le prisonnier, et auxquels il avait alors juré de les mettre en croix, il ne les fit attacher à cet instrument de supplice qu'après les avoir fait étrangler. Mais c'est surtout pendant la guerre civile et après ses victoires qu'il fit admirer sa modération et sa clémence. SUÉTONE. CÉSAR. J'aurais voulu voir cette blanche et pâle figure, fanée avant l'âge par les débauches de Rome, cet homme délicat et épileptique, marchant sous les pluies de la Gaule, à la tête des légions; traversant nos fleuves à la nage; ou bien à cheval entre les litières où ses secrétaires étaient portés, dictant quatre, six lettres à la fois, remuant Rome du fond de la Belgique, exterminant sur son chemin deux millions d'hommes et domptant en dix années la Gaule, le Rhin et l'Océan du nord. MICHELET, _Histoire romaine_, t. 2, p. 234. CÉSAR DANS LES GAULES. Après son consulat, César choisit parmi toutes les provinces romaines celle des Gaules, qui, entre autres avantages, offrait à son ambition un vaste champ de triomphes. Il reçut d'abord la Gaule Cisalpine avec l'Illyrie, en vertu d'une loi de Vatinius, et ensuite la Gaule Chevelue[57], par un décret des sénateurs, qui, persuadés que le peuple la lui donnerait aussi, préférèrent que César la tînt de leur générosité. Il en éprouva une joie qu'il ne put contenir: on l'entendit peu de jours après se vanter en plein sénat d'être enfin parvenu au comble de ses voeux, malgré la haine de ses ennemis consternés, et s'écrier qu'il marcherait désormais sur leurs têtes. Il ajouta d'autres légions[58] à celles qu'il avait reçues de la république, et il les entretint à ses frais. Il en forma dans la Gaule Transalpine une dernière, à laquelle il fit prendre le nom gaulois d'Alauda[59], qu'il sut former à la discipline des Romains, qu'il arma et habilla comme eux, et que dans la suite il gratifia tout entière du droit de cité. Il ne laissa désormais échapper aucune occasion de faire la guerre, fût cette guerre injuste et périlleuse: il attaqua indistinctement et les peuples alliés et les nations ennemies ou sauvages. Enfin sa conduite fit prendre un jour au sénat la résolution d'envoyer des commissaires dans les Gaules, pour informer sur l'état de cette province; on proposa même de le livrer aux ennemis. Mais le succès de toutes ses entreprises lui fit, au contraire, décerner de solennelles actions de grâces[60], plus longues et plus fréquentes qu'à aucun autre avant lui. [57] Ou Transalpine (la Province romaine). Il comptait que les désordres de la Gaule indépendante lui fourniraient l'occasion d'en faire la conquête. [58] Deux. [59] L'Alouette. [60] Ces actions de grâces (_supplicationes_) étaient rendues aux dieux pour les victoires d'un général. Voici en peu de mots ce qu'il fit pendant les neuf années que dura son commandement. Toute la Gaule comprise entre les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, le Rhône et le Rhin, c'est-à-dire dans un circuit de deux ou trois cent mille pas, il la réduisit en province romaine, à l'exception des villes alliées et amies, et il imposa au pays conquis un tribut annuel de quarante millions de sesterces[61]. Il est le premier qui après avoir jeté un pont sur le Rhin ait attaqué les Germains au delà de ce fleuve, et qui ait remporté sur eux de grands avantages. Il attaqua aussi les Bretons, jusqu'alors inconnus, les vainquit, et en exigea des contributions et des otages. Au milieu de tant de succès, il n'éprouva que trois revers: l'un en Bretagne, où une tempête faillit détruire sa flotte; un autre en Gaule, devant Gergovie[62], où une légion fut battue; et le troisième sur le territoire des Germains, où ses lieutenants Titurius et Aurunculeius périrent dans une embuscade. SUÉTONE. [61] 7,750,000 fr. [62] Clermont. LA GUERRE DES GAULES. 58-51 av. J.-C. César avait quarante-et-un ans lorsqu'il commença sa première campagne, l'an 58 av. J.-C. Les peuples d'Helvétie avaient quitté leur pays, au nombre de 300,000, pour s'établir sur les bords de l'Océan. Ils avaient 90,000 hommes armés, et traversaient la Bourgogne. Les peuples d'Autun[63] appelèrent César à leur secours. Il partit de Vienne, place de la province romaine, remonta le Rhône, passa la Saône à Châlons, atteignit l'armée des Helvétiens à une journée d'Autun, et défit ces peuples dans une bataille longtemps disputée. Après les avoir contraints à rentrer dans leurs montagnes, il repassa la Saône, se saisit de Besançon, et traversa le Jura pour aller combattre l'armée d'Arioviste[64]; il le rencontra à quelques marches du Rhin, le battit et l'obligea à rentrer en Allemagne. Sur ce champ de bataille il se trouvait à 90 lieues de Vienne; sur celui des Helvétiens il en était à 70 lieues. Dans cette campagne, il tint constamment réunies en un seul corps les six légions qui formaient son armée. Il abandonna le soin de ses communications à ses alliés, ayant toujours un mois de vivres dans son camp et un mois d'approvisionnements dans une place forte, où, à l'exemple d'Annibal, il renfermait ses otages, ses magasins, ses hôpitaux; c'est sur ces mêmes principes qu'il a fait ses sept autres campagnes des Gaules. [63] Les Éduens. [64] Roi des Suèves. Pendant l'hiver de 57, les Belges levèrent une armée de 300,000 hommes, qu'ils confièrent à Galba, roi de Soissons. César, prévenu par les Rémois, ses alliés, accourut et campa sur l'Aisne. Galba, désespérant de le forcer dans son camp, passa l'Aisne pour se porter sur Reims; mais il déjoua cette manoeuvre, et les Belges se débandèrent; toutes les villes de cette ligue se soumirent successivement. Les peuples du Hainaut[65] le surprirent sur la Sambre aux environs de Maubeuge, sans qu'il eût le temps de se ranger en bataille; sur les huit légions qu'il avait alors, six étaient occupées à élever les retranchements du camp, deux étaient encore en arrière avec les bagages. La fortune lui fut si contraire dans ce jour, qu'un corps de cavalerie de Trèves l'abandonna et publia partout la destruction de l'armée romaine; et cependant il triompha. [65] Les Nerviens et leurs alliés. L'an 56, il se porta tout d'un trait sur Nantes et Vannes, en faisant de forts détachements en Normandie et en Aquitaine: le point le plus rapproché de ses dépôts était alors Toulouse, dont il était à 130 lieues, séparé par des montagnes, de grandes rivières, des forêts. L'an 55, il porta la guerre au fond de la Hollande, à Zutphen, où 400,000 barbares passaient le Rhin pour s'emparer des terres des Gaulois: il les battit, en tua le plus grand nombre, les rejeta au loin, repassa le Rhin à Cologne, traversa la Gaule, s'embarqua à Boulogne, et descendit en Angleterre. L'an 54, il franchit de nouveau la Manche avec cinq légions, soumit les rives de la Tamise, prit des otages, et rentra avant l'équinoxe dans les Gaules; dans l'arrière-saison, ayant appris que son lieutenant Sabinus avait été égorgé près de Trèves avec quinze cohortes, et que Quintus Cicéron était assiégé dans son camp de Tongres, il rassembla huit à neuf mille hommes, se mit en marche, défit Ambiorix, qui s'avança à sa rencontre, et délivra Cicéron. L'an 53, il réprima la révolte des peuples de Sens, de Chartres, de Trèves, de Liége, et passa une deuxième fois le Rhin. Déjà les Gaulois frémissaient, le soulèvement éclatait de tous côtés. Pendant l'hiver de 52 ils se levèrent en masse: les peuples si fidèles d'Autun même prirent part à la guerre; le joug romain était odieux aux Gaulois. On conseillait à César de rentrer dans la province romaine ou de repasser les Alpes; il n'adopta ni l'un ni l'autre de ces projets. Il avait alors dix légions; il passa la Loire et assiégea Bourges au coeur de l'hiver, prit cette ville à la vue de l'armée de Vercingétorix, et mit le siége devant Clermont[66]; il y échoua, perdit ses otages, ses magasins, ses remontes qui étaient dans Nevers, sa place de dépôt, dont les peuples d'Autun s'emparèrent. Rien ne paraissait plus critique que sa position. Labienus, son lieutenant, était inquiété par les peuples de Paris; il l'appela à lui, et avec son armée réunie il mit le siége devant Alise, où s'était enfermée l'armée gauloise. Il employa cinquante jours à fortifier ses lignes de contrevallation et de circonvallation. La Gaule leva une nouvelle armée, plus nombreuse que celle qu'elle venait de perdre; les peuples de Reims seuls restèrent fidèles à Rome. Les Gaulois se présentent pour faire lever le siége; la garnison réunit pendant trois jours ses efforts aux leurs, pour écraser les Romains dans leurs lignes. César triomphe de tout; Alise tombe, et les Gaules sont soumises. [66] Gergovie. Pendant cette grande lutte, toute l'armée de César était dans son camp; il n'avait aucun point vulnérable. Il profita de sa victoire pour regagner l'affection des peuples d'Autun, au milieu desquels il passa l'hiver, quoiqu'il fît des expéditions à cent lieues l'une de l'autre et en changeant de troupes. Enfin, l'an 51, il mit le siége devant Cahors, où périrent les derniers des Gaulois. Les Gaules devinrent provinces romaines; leur tribut accrut annuellement de huit millions les richesses de Rome. NAPOLÉON, _Mémoires_ publiés par Gourgaud et Montholon. ARIOVISTE BATTU PAR CÉSAR. 58 av. J.-C. Arioviste, roi des Suèves, avait été déclaré allié du peuple romain. Appelé en Gaule par les Auvergnats et les Francs-Comtois[67], il battit les Autunois[68] et leurs alliés, dans une bataille près de Pontarlier, soumit toutes ces petites républiques à lui payer tribut et à lui livrer des otages. Plus tard, il appesantit son joug sur les Francs-Comtois eux-mêmes, et s'appropria le tiers de leurs terres, qu'il distribua à 120,000 Allemands. Un plus grand nombre, attiré par cet appât, se préparait à passer le Rhin; 24,000 étaient partis de Constance, et les cent cantons des Suèves étaient déjà arrivés sur les bords de ce fleuve: la Gaule allait être ébranlée dans ses fondements, elle eut recours aux Romains. [67] Arvernes et Séquanes. César fit demander une entrevue à Arioviste. En ayant reçu une réponse peu satisfaisante, il passa la Saône, et surprit Besançon. Après quelques jours de repos, il continua sa marche dans la direction du Rhin. Le septième jour, ayant fait un détour pour éviter les montagnes, les deux armées se trouvèrent en présence. César et Arioviste eurent une entrevue, qui n'eut aucun résultat. Les Allemands étaient d'une haute taille, forts, braves. Après plusieurs manoeuvres, les deux armées en vinrent aux mains, sur un champ de bataille éloigné de seize lieues du Rhin[69]. Arioviste fut battu, son armée poursuivie jusqu'à ce fleuve, que ce prince passa sur un petit bateau. Ce désastre consterna les Germains et sauva les Gaules. NAPOLÉON, _Précis des Guerres de J. César, écrit à l'île Sainte-Hélène sous la dictée de l'empereur_, par Marchand, p. 31. [68] Éduens. [69] La bataille contre Arioviste a été donnée dans le mois de septembre et du côté de Belfort. (_Note de Napoléon._) GUERRE DES BELGES. COMBAT SUR L'AISNE.--DÉFAITE DES BELGES DU HAINAUT. BATAILLE SUR LA SAMBRE. 57 av. J.-C. Les Belges étaient de race barbare; leurs pères avaient passé le Rhin, attirés par la beauté du pays. Ils en avaient chassé les premiers habitants, et s'y étaient établis. Ils étaient considérés comme les plus braves d'entre les Gaulois. Les Teutons et les Cimbres craignirent de les indisposer, et les respectèrent. La défaite des Helvétiens, celle d'Arioviste et la présence de l'armée romaine, qui, contre l'usage, hivernait dans la Celtique, éveillèrent leur jalousie; ils craignirent pour leur indépendance. Ils passèrent tout l'hiver en préparatifs, et ils mirent en campagne, au printemps, une armée de 300,000 hommes, commandée par Galba, roi de Soissons, dont le contingent était de 50,000 hommes; les peuples de Beauvais en avaient fourni autant, ceux du Hainaut, 50,000; de l'Artois, 15,000; d'Amiens, 10,000; de Saint-Omer, 25,000; du Brabant, 9,000; du pays de Caux, 10,000; du Vexin, 10,000; de Namur, 30,000; et enfin 40,000 Allemands de Cologne, de Liége, de Luxembourg. Ces nouvelles arrivèrent au delà des monts, où se trouvait César, qui leva deux nouvelles légions. Il arriva avec elles à Sens dans le courant de mai. Les peuples de la Celtique lui restèrent fidèles; ceux d'Autun, de Reims, de Sens, lui fournirent une armée qu'il mit sous les ordres de Divitiacus, qu'il destina à ravager le territoire de Beauvais, et il se campa avec ses huit légions à Pont-à-Vaire, sur l'Aisne, territoire de Reims. Il fit établir une tête de pont sur la rive gauche, environna son camp par un rempart de douze pieds de haut, ayant en avant un fossé de dix-huit pieds de largeur. L'armée belge ne tarda pas à paraître; elle investit la petite ville de Bièvre, à huit milles du camp romain. Cette ville avait une garnison rémoise; elle reçut un renfort dans la nuit, ce qui décida le lendemain Galba à marcher droit sur Pont-à-Vaire. Mais trouvant le camp parfaitement retranché, il prit position à deux milles. Il occupait trois lieues de terrain. Après quelques jours d'escarmouches, César sortit avec six légions en laissant les deux nouvelles pour la garde du camp; mais, de peur d'être tourné, il fit élever deux retranchements de 3 à 400 toises de longueur, perpendiculaires à ses deux flancs; il les fit garnir de tours et de machines. Galba désirait tout terminer par une bataille; mais il était arrêté par le marais qui séparait les deux camps. Il espérait que les Romains le passeraient, mais ils s'en donnèrent bien de garde. Chacun rentra le soir dans son camp. Alors Galba passa l'Aisne; pendant la nuit il attaqua les ouvrages de la rive gauche, se mit à ravager le territoire rémois; mais César le battit avec sa cavalerie et ses troupes légères, et le chassa sur la rive gauche de l'Aisne. Peu de jours après, les Beauvoisins[70] apprirent que les Autunois étaient sur leurs frontières et menaçaient leur capitale. Ils levèrent sur-le-champ leur camp, et allèrent au secours de leur patrie. Le signal de la défection une fois donné, fut imité; chacun se retira dans son pays. Le surlendemain les Romains firent une marche de dix lieues, donnèrent l'assaut à Soissons: ils furent repoussés; mais le lendemain les habitants se soumirent par la médiation des Rémois; ils donnèrent des otages. Alors César marcha sur Beauvais, accorda la paix à ses habitants, à la recommandation des Autunois, se contentant de prendre six cents otages. Amiens et plusieurs villes de la Picardie se soumirent également. [70] Bellovaques. Les peuples du Hainaut[71], les plus belliqueux et les plus sauvages des Belges, s'étaient réunis aux Artésiens et aux Vermandois. Ils étaient campés sur la rive droite de la Sambre, à Maubeuge, couverts par une colline et au milieu d'une forêt. César marcha à eux avec huit légions. Arrivé sur les bords de la Sambre, il fit tracer son camp sur une belle colline. La cavalerie et les troupes légères passèrent la rivière et s'emparèrent d'un monticule qui domine le pays de la rive gauche, mais plus bas que celui sur lequel voulait camper l'armée romaine. Les six légions qui étaient arrivées se distribuèrent autour de l'enceinte du camp pour le fortifier, lorsque tout d'un coup l'armée ennemie déboucha de la forêt, culbuta la cavalerie et les troupes légères, se précipita à leur suite dans la Sambre, déborda sur l'armée romaine, qu'elle attaqua en tous sens: généraux, officiers, soldats, tous furent surpris; chacun prit son épée sans se donner le temps de se couvrir de ses armes défensives. Les 9e et 10e légions étaient placées sur la gauche du camp; la 8e et la 11e sur le côté qui faisait front à l'ennemi, formant à peu près le centre; la 7e et la 12e sur le côté opposé, à la droite. L'armée romaine ne formait pas une ligne, elle occupait une circonférence; les légions étaient isolées, sans ordre, la cavalerie et les hommes armés à la légère fuyaient épouvantés dans la plaine. Labienus[72] rallia les 9e et 10e légions, attaqua la droite de l'ennemi, qui était formée par les Artésiens, les culbuta dans la Sambre, s'empara de la colline et de leur camp sur la rive gauche. Les légions du centre, après diverses vicissitudes, repoussèrent les Vermandois, les poursuivirent au delà de la rivière; mais les 7e et 12e légions avaient été débordées et étaient attaquées par toute l'armée du Hainaut, qui faisait la principale force des Gaulois: elles furent accablées. Les barbares ayant tourné les légions, s'emparèrent du camp. Ces deux légions, environnées, étaient sur le point d'être entièrement défaites, lorsque les deux légions qui escortaient le bagage arrivèrent, et que d'un autre côté Labienus détacha la 10e légion sur les derrières de l'ennemi: le sort changea; toute la gauche des Belges, qui avait passé la Sambre, couvrit le champ de bataille de ses morts. Les Belges du Hainaut furent anéantis au point que quelques jours après, les vieillards et les femmes étant sortis des marais pour implorer la grâce du vainqueur, il se trouva que cette nation belliqueuse était réduite de six cents sénateurs à trois, et de 60,000 hommes en état de porter les armes à 500. Pendant une partie de la journée les affaires des Romains furent tellement désespérées, qu'un corps de cavalerie de Trèves les abandonna, s'en retourna dans son pays, publiant partout la destruction de l'armée romaine. NAPOLÉON, _Précis des Guerres de J. César_, p. 36. [71] Les Nerviens. [72] Un des meilleurs généraux de l'armée de César. GUERRE CONTRE LES VÉNÈTES. 56 av. J.-C. A la fin de la campagne précédente[73], César avait détaché le jeune Crassus, qui depuis périt avec son père contre les Parthes, avec une légion, pour soumettre la Bretagne. Il s'était en effet porté sur Vannes, avait parcouru les principales villes de cette grande province, avait partout reçu la soumission des peuples et des otages. Il avait pris ses quartiers d'hiver en Anjou, près de Nantes. Cependant les Bretons, revenus de leur première stupeur, s'insurgèrent. Vannes, qui était leur principale ville, donna le signal. Ils arrêtèrent partout les officiers romains, qui pour diverses commissions étaient répandus dans la province. La ville de Vannes était grande et riche par le commerce de l'Angleterre; ses côtes étaient pleines de ports. Le Morbihan, espèce de mer intérieure, assurait sa défense; il était couvert de ses bâtiments. Les confédérés ayant jeté le masque firent connaître à Crassus qu'il eût à leur renvoyer leurs otages, qu'ils lui renverraient ses officiers, mais qu'ils étaient résolus à garder leur liberté et à ne pas se soumettre de gaieté de coeur à l'esclavage de Rome. César, au printemps, arriva à Nantes. Il envoya Labienus avec un corps de cavalerie à Trèves, pour contenir les Belges, et détacha Crassus, avec douze cohortes et un gros corps de cavalerie, pour entrer dans l'Aquitaine et empêcher que les habitants de cette province n'envoyassent des secours aux Bretons. Il détacha Sabinus avec trois légions dans le Cotentin, donna le commandement de sa flotte à Domitius Brutus: il avait fait venir des vaisseaux de la Saintonge et du Poitou, et fit construire des galères à Nantes; il tira des matelots des côtes de la Méditerranée. Mais les vaisseaux des peuples de Vannes étaient plus gros et montés par de plus habiles matelots; leurs ancres étaient tenues par des chaînes de fer, leurs voiles étaient de peaux molles. L'éperon des galères romaines ne pouvait rien contre des bâtiments si solidement construits; enfin, les bords étaient très-élevés, ce qui leur donnait un commandement non-seulement sur le tillac des galères romaines, mais même sur les tours qu'il était quelquefois dans l'usage d'y élever. Les javelots des Romains, lancés de bas en haut, étaient sans effet, et les leurs, lancés de haut en bas, faisaient beaucoup de ravages. Mais les navires romains étaient armés de faux tranchantes emmanchées au bout d'une longue perche, avec lesquelles ils coupèrent les cordages, les haubans, et firent tomber les vergues et les mâts. Ces gros vaisseaux désemparés, devenus immobiles, furent le théâtre d'un combat de pied ferme. Le calme étant survenu sur ces entrefaites, toute la flotte de Vannes tomba au pouvoir des Romains. Dans cette extrémité, le peuple de Vannes se rendit à discrétion. César fit mourir tous les sénateurs, et vendit tous les habitants à l'encan. NAPOLÉON, _Précis des Guerres de J. César_, p. 47. [73] La seconde. VERCINGÉTORIX. 52 av. J.-C. Un jeune Arverne très-puissant, Vercingétorix, fils de Celtill, qui avait tenu le premier rang dans la Gaule et que sa cité avait fait mourir parce qu'il visait à la royauté, assemble ses clients et les échauffe sans peine. Dès que l'on connaît son dessein, on court aux armes; son oncle Gobanitio et les autres chefs, qui ne jugeaient pas à propos de courir une pareille chance, le chassent de la ville de Gergovie[74]. Cependant, il ne renonce pas à son projet, et lève dans la campagne un corps de vagabonds et de misérables. Suivi de cette troupe, il amène à ses vues tous ceux de la cité qu'il rencontre; il les exhorte à prendre les armes pour la liberté commune. Ayant ainsi réuni de grandes forces, il expulse à son tour du pays les adversaires qui, peu de temps auparavant, l'avaient chassé lui-même. On lui donne le titre de roi, et il envoie des députés réclamer partout l'exécution des promesses que l'on a faites. Bientôt il entraîne les Sénons, les Parisiens, les Pictons, les Cadurkes, les Turons, les Aulerkes, les Lemovikes[75], les Andes, et tous les autres peuples qui bordent l'Océan: tous s'accordent à lui déférer le commandement. Revêtu de ce pouvoir, il exige des otages de toutes les cités, donne ordre qu'on lui amène promptement un certain nombre de soldats, et règle ce que chaque cité doit fabriquer d'armes, et l'époque où elle les livrera. Surtout il s'occupe de la cavalerie. A l'activité la plus grande il joint la plus grande sévérité; il détermine les incertains par l'énormité des châtiments; un délit grave est puni par le feu et par toute espèce de tortures: pour les fautes légères il fait couper les oreilles ou crever un oeil, et renvoie chez eux les coupables pour servir d'exemple et pour effrayer les autres par la rigueur du supplice. CÉSAR, _Guerre des Gaules_, liv. VII, ch. 4. [74] Cette ville était située à une lieue de l'emplacement actuel de Clermont, sur une colline qui porte encore le nom de mont _Gergoie_ ou _Gergoriat_. [75] Peuple du Limousin. SIÉGE DE BOURGES. 52 av. J.-C. César marcha sur Avarium[76], la plus grande et la plus forte place des Bituriges, et située sur le territoire le plus fertile; il espérait que la prise de cette ville le rendrait maître de tout le pays. [76] Aujourd'hui Bourges. Vercingétorix convoque un conseil; il démontre «que cette guerre doit être conduite tout autrement qu'elle ne l'a été jusque alors; qu'il faut employer tous les moyens pour couper aux Romains les vivres et le fourrage; que cela sera aisé, puisque l'on a beaucoup de cavalerie et qu'on est secondé par la saison; que, ne trouvant pas d'herbes à couper, les ennemis seront contraints de se disperser pour en chercher dans les maisons, et que la cavalerie pourra chaque jour les détruire; qu'enfin le salut commun doit faire oublier les intérêts particuliers; qu'il faut incendier les bourgs et les maisons en tous sens, aussi loin que l'ennemi peut s'étendre pour fourrager. Pour eux, ils auront tout en abondance, étant secourus par les peuples sur le territoire desquels aura lieu la guerre; les Romains ne pourront soutenir la disette ou s'exposeront à de grands périls en sortant de leur camp; il importe peu de les tuer ou de leur enlever leurs bagages, dont la perte leur rend la guerre impossible. Il faut aussi brûler les villes qui par leurs fortifications ou par leur position naturelle ne seraient pas à l'abri de tout danger, afin qu'elles ne servent ni d'asile aux Gaulois qui déserteraient leurs drapeaux, ni de but aux Romains qui voudraient y enlever des vivres et du butin. Si de tels moyens semblent durs et rigoureux, ils doivent trouver plus dur encore de voir leurs enfants, leurs femmes, traînés en esclavage, et de périr eux-mêmes, sort inévitable des vaincus.» Cet avis étant unanimement approuvé, on brûle en un jour plus de vingt villes des Bituriges. On fait la même chose dans les autres pays. De toutes parts on ne voit qu'incendies: ce spectacle causait une affliction profonde et universelle, mais on s'en consolait par l'espoir d'une victoire presque certaine, qui indemniserait promptement de tous les sacrifices. On délibère dans l'assemblée générale s'il convient de brûler ou de défendre Avaricum. Les Bituriges se jettent aux pieds des autres Gaulois: «Qu'on ne les force pas à brûler de leurs mains la plus belle ville de presque toute la Gaule, le soutien et l'ornement de leur pays; ils la défendront facilement, disent-ils, vu sa position naturelle; car presque de toutes parts entourée d'une rivière et d'un marais, elle n'a qu'une avenue très-étroite.» Ils obtiennent leur demande; Vercingétorix, qui l'avait d'abord combattue, cède enfin à leurs prières et à la pitié générale. La défense de la place est confiée à des hommes choisis à cet effet. Vercingétorix suit César à petites journées, et choisit pour son camp un lieu défendu par des marais et des bois, à seize mille pas d'Avaricum. Là des éclaireurs fidèles l'instruisaient à chaque instant du jour de ce qui se passait dans Avaricum, et y transmettaient ses volontés. Tous nos mouvements pour chercher des grains et des fourrages étaient épiés; et si nos soldats se dispersaient ou s'éloignaient trop du camp, il les attaquait et leur faisait beaucoup de mal, quoiqu'on prît toutes les précautions possibles pour sortir à des heures incertaines et par des chemins différents. Après avoir assis son camp dans cette partie de la ville qui avait, comme on l'a dit plus haut, une avenue étroite entre la rivière et le marais, César fit commencer une terrasse, pousser des mantelets, et travailler à deux tours; car la nature du lieu s'opposait à une circonvallation. Il ne cessait d'insister auprès des Boïes et des Édues pour les vivres; mais le peu de zèle de ces derniers les lui rendait comme inutiles, et la faible et petite cité des Boïes eut bientôt épuisé ses ressources. L'extrême difficulté d'avoir des vivres, due à la pauvreté des Boïes, à la négligence des Édues et à l'incendie des habitations, fit souffrir l'armée au point qu'elle manqua de blé pendant plusieurs jours, et qu'elle n'eut pour se garantir de la famine que le bétail enlevé dans les bourgs très-éloignés. Cependant, on n'entendit pas un mot indigne de la majesté du peuple romain ni des victoires précédentes. Bien plus, comme César, visitant les travaux, s'adressait à chaque légion en particulier, et leur disait que si cette disette leur semblait trop cruelle, il léverait le siége, tous le conjurèrent de n'en rien faire. «Depuis nombre d'années, disaient-ils, qu'ils servaient sous ses ordres, jamais ils n'avaient reçu d'affront ni renoncé à une entreprise sans l'avoir exécutée; ils regardaient comme un déshonneur d'abandonner un siége commencé: il valait mieux endurer toutes les extrémités que de ne point venger les citoyens romains égorgés à Orléans par la perfidie des Gaulois.» Ils le répétaient aux centurions et aux tribuns militaires pour qu'ils le rapportassent à César. Déjà les tours approchaient du rempart, quand des prisonniers apprirent à César que Vercingétorix, après avoir consommé ses fourrages, avait rapproché son camp d'Avaricum, et qu'avec sa cavalerie et son infanterie légère, habituée à combattre entre les chevaux, il était parti lui-même pour dresser une embuscade à l'endroit où il pensait que nos fourrageurs iraient le lendemain. D'après ces renseignements, César partit en silence au milieu de la nuit, et arriva le matin près du camp des ennemis. Ceux-ci, promptement avertis de son approche par leurs éclaireurs, cachèrent leurs chariots et leurs bagages dans l'épaisseur des forêts, et mirent toutes leurs forces en bataille sur un lieu élevé et découvert. César, à cette nouvelle, ordonna de déposer les sacs et de préparer les armes. La colline était en pente douce depuis sa base: un marais large au plus de cinquante pieds l'entourait presque de tous côtés et en rendait l'accès difficile et dangereux. Les Gaulois, après avoir rompu les ponts, se tenaient sur cette colline, pleins de confiance dans leur position; et, rangés par familles et par cités, ils avaient placé des gardes à tous les gués et au détour du marais, et étaient disposés, si les Romains tentaient de le franchir, à profiter de l'élévation de leur poste pour les accabler au passage. A ne voir que la proximité des distances, on aurait cru l'ennemi animé d'une ardeur presque égale à la nôtre; à considérer l'inégalité des positions, on reconnaissait que ses démonstrations n'étaient qu'une vaine parade. Indignés qu'à si peu de distance il pût soutenir leur aspect, nos soldats demandaient le signal du combat; César leur représente «par combien de sacrifices, par la mort de combien de braves il faudrait acheter la victoire: il serait le plus coupable des hommes si, disposés comme ils le sont à tout braver pour sa gloire, leur vie ne lui était pas plus chère que la sienne.» Après les avoir ainsi consolés, il les ramène le même jour au camp, voulant achever tous les préparatifs qui regardaient le siége. Vercingétorix, de retour près des siens, fut accusé de trahison, pour avoir rapproché son camp des Romains, pour s'être éloigné avec toute la cavalerie, pour avoir laissé sans chef des troupes si nombreuses, et parce qu'après son départ les Romains étaient accourus si à propos et avec tant de promptitude. «Toutes ces circonstances ne pouvaient être arrivées par hasard et sans dessein de sa part; il aimait mieux tenir l'empire de la Gaule de l'agrément de César que de la reconnaissance de ses compatriotes.» Il répondit à ces accusations «qu'il avait levé le camp faute de fourrage et sur leurs propres instances; qu'il s'était approché des Romains déterminé par l'avantage d'une position qui se défendait par elle-même; qu'on n'avait pas dû sentir le besoin de la cavalerie dans un endroit marécageux, et qu'elle avait été utile là où il l'avait conduite.» C'était à dessein qu'en partant il n'avait remis le commandement à personne, de peur qu'un nouveau chef, pour plaire à la multitude, ne consentît à engager une action; il les y savait tous portés par cette faiblesse qui les rendait incapables de souffrir plus longtemps les fatigues. Si les Romains étaient survenus par hasard, il fallait en remercier la fortune, et si quelque trahison les avait appelés, rendre grâce au traître, puisque du haut de la colline on avait pu reconnaître leur petit nombre et apprécier le courage de ces hommes qui s'étaient honteusement retirés dans leur camp, sans oser combattre. Il ne désirait pas obtenir de César par une trahison une autorité qu'il pouvait obtenir par une victoire, qui n'était plus douteuse à ses yeux ni à ceux des Gaulois; mais il est prêt à se démettre du pouvoir, s'ils s'imaginent plutôt lui faire honneur que lui devoir leur salut; «et pour que vous sachiez, dit-il, que je parle sans feinte, écoutez des soldats romains.» Il produit des esclaves pris quelques jours auparavant parmi les fourrageurs et déjà exténués par les fers et par la faim. Instruits d'avance de ce qu'ils doivent répondre, ils disent qu'ils sont des soldats légionnaires; que, poussés par la faim et la misère, ils étaient sortis en secret du camp pour tâcher de trouver dans la campagne du blé ou du bétail; que toute l'armée éprouvait la même disette; que les soldats étaient sans vigueur et ne pouvaient plus soutenir la fatigue des travaux; que le général avait en conséquence résolu de se retirer dans trois jours, s'il n'obtenait pas quelque succès dans le siége. «Voilà, reprend Vercingétorix, les services que je vous ai rendus, moi que vous accusez de trahison, moi dont les mesures ont, comme vous le voyez, presque détruit par la famine, et sans qu'il nous en coûte de sang, une armée nombreuse et triomphante; moi qui ai pourvu à ce que, dans sa fuite honteuse, aucune cité reçoive l'ennemi sur son territoire.» Un cri général se fait entendre avec un cliquetis d'armes, démonstration ordinaire aux Gaulois quand un discours leur a plu. Vercingétorix est leur chef suprême; sa fidélité n'est point douteuse; on ne saurait conduire la guerre avec plus d'habileté. Ils décident qu'on enverra dans la ville dix mille hommes choisis dans toute l'armée; ils ne veulent pas confier le salut commun aux seuls Bituriges, qui s'ils conservaient la place ne manqueraient pas de s'attribuer tout l'honneur de la victoire. A la valeur singulière de nos soldats, les Gaulois opposaient des inventions de toutes espèces; car cette nation est très-industrieuse et très-adroite à imiter et à exécuter tout ce qu'elle voit faire. Ils détournaient nos faux avec des lacets, et lorsqu'ils les avaient saisies, ils les attiraient à eux avec des machines. Ils ruinaient notre terrasse, en la minant avec d'autant plus d'habileté qu'ayant des mines de fer considérables, ils connaissent et pratiquent toutes sortes de galeries souterraines. Ils avaient de tous côtés garni leur muraille de tours recouvertes de cuir. Faisant de jour et de nuit de fréquentes sorties, tantôt ils mettaient le feu aux ouvrages, tantôt ils tombaient sur les travailleurs. L'élévation que gagnaient nos tours par l'accroissement journalier de la terrasse, ils la donnaient aux leurs, en y ajoutant de longues poutres liées ensemble; ils arrêtaient nos mines avec des pieux aigus, brûlés par le bout, de la poix bouillante, d'énormes quartiers de rocher, et nous empêchaient ainsi de les approcher des remparts. Telle est à peu près la forme des murailles dans toute la Gaule: à la distance régulière de deux pieds, on pose sur leur longueur des poutres d'une seule pièce; on les assujettit intérieurement entre elles, et on les revêt de terre foulée. Sur le devant, on garnit de grosses pierres les intervalles dont nous avons parlé. Ce rang ainsi disposé et bien lié, on en met un second en conservant le même espace, de manière que les poutres ne se touchent pas, mais que, dans la construction, elles se tiennent à une distance uniforme, un rang de pierres entre chacune. Tout l'ouvrage se continue ainsi, jusqu'à ce que le mur ait atteint la hauteur convenable. Non-seulement une telle construction, formée de rangs alternatifs de poutres et de pierres, n'est point, à cause de cette variété même, désagréable à l'oeil; mais elle est encore d'une grande utilité pour la défense et la sûreté des villes; car la pierre protège le mur contre l'incendie, et le bois contre le bélier; et on ne peut renverser ni même entamer un enchaînement de poutres de quarante pieds de long, la plupart liées ensemble dans l'intérieur. Quoique l'on rencontrât tous ces obstacles, et que le froid et les pluies continuelles retardassent constamment les travaux, le soldat, s'y livrant sans relâche, surmonta tout; et en vingt-cinq jours il éleva une terrasse large de trois cent trente pieds, et haute de quatre-vingts. Déjà elle touchait presque au mur de la ville, et César, qui, suivant sa coutume, passait la nuit dans les ouvrages, exhortait les soldats à ne pas interrompre un seul instant leur travail, quand un peu avant la troisième veille on vit de la fumée sortir de la terrasse, à laquelle les ennemis avaient mis le feu par une mine. Dans le même instant, aux cris qui s'élevèrent le long du rempart, les barbares firent une sortie par deux portes, des deux côtés des tours. Du haut des murailles, les uns lançaient sur la terrasse des torches et du bois sec, d'autres y versaient de la poix et des matières propres à rendre le feu plus actif, en sorte qu'on pouvait à peine savoir où se porter et à quoi remédier d'abord. Cependant, comme César avait ordonné que deux légions fussent toujours sous les armes en avant du camp, et que plusieurs autres étaient dans les ouvrages, où elles se relevaient à des heures fixes, on put bientôt, d'une part, faire face aux sorties, de l'autre retirer les tours et couper la terrasse pour arrêter le feu; enfin toute l'armée accourut du camp pour l'éteindre. Le reste de la nuit s'était écoulé, et l'on combattait encore sur tous les points; les ennemis étaient sans cesse ranimés par l'espérance de vaincre, avec d'autant plus de sujet, qu'ils voyaient les mantelets de nos tours brûlés, et sentaient toute la difficulté d'y porter secours à découvert; qu'à tous moments ils remplaçaient par des troupes fraîches celles qui étaient fatiguées, et qu'enfin le salut de toute la Gaule leur semblait dépendre de ce moment unique. Nous fûmes alors témoins d'un trait que nous croyons devoir consigner ici, comme digne de mémoire. Devant la porte de la ville était un Gaulois, à qui l'on passait de main en main des boules de suif et de poix, qu'il lançait dans le feu du haut d'une tour. Un trait de scorpion lui perce le flanc droit; il tombe mort. Un de ses plus proches voisins passe par-dessus le cadavre et remplit la même tâche; il est atteint à son tour et tué de la même manière; un troisième lui succède; à celui-ci un quatrième; et le poste n'est abandonné que lorsque le feu de la terrasse est éteint et que la retraite des ennemis partout repoussés a mis fin au combat. Après avoir tout tenté sans réussir en rien, les Gaulois, sur les instances et l'ordre de Vercingétorix, résolurent le lendemain d'évacuer la place. Ils espéraient le faire dans le silence de la nuit, sans éprouver de grandes pertes, parce que le camp de Vercingétorix n'était pas éloigné de la ville, et qu'un vaste marais, les séparant des Romains, retarderait ceux-ci dans leur poursuite. Déjà, la nuit venue, ils se préparaient à partir, lorsque tout à coup les mères de famille sortirent de leurs maisons, et se jetèrent, tout éplorées, aux pieds de leurs époux et de leurs fils, les conjurant de ne point les livrer à la cruauté de l'ennemi elles et leurs enfants, que leur âge et leur faiblesse empêchaient de prendre la fuite. Mais comme ils persistaient dans leur dessein, tant la crainte d'un péril extrême étouffe souvent la pitié, ces femmes se mirent à pousser des cris pour avertir les Romains de cette évasion. Les Gaulois, effrayés, craignant que la cavalerie romaine ne s'emparât des passages, renoncèrent à leur projet. Le lendemain, tandis que César faisait avancer une tour, et dirigeait les ouvrages qu'il avait projetés, il survint une pluie abondante. Il croit que ce temps favorisera une attaque soudaine, et remarquant que la garde se faisait un peu plus négligemment sur les remparts, il ordonne aux siens de ralentir leur travail, et leur fait connaître ses intentions. Il exhorte les légions qu'il tenait toutes prêtes derrière les mantelets à recueillir enfin dans la victoire le prix de tant de fatigues; il promet des récompenses aux premiers qui escaladeront la muraille, et donne le signal. Ils s'élancent aussitôt de tous les côtés et couvrent bientôt le rempart. Consternés de cette attaque imprévue, renversés des murs et des tours, les ennemis se forment en coin sur la place publique et dans les endroits les plus spacieux, résolus à se défendre en bataille rangée, de quelque côté que l'on vienne à eux. Voyant qu'aucun Romain ne descend, mais que l'ennemi se répand sur toute l'enceinte du rempart, ils craignent qu'on ne leur ôte tout moyen de fuir; ils jettent leurs armes, et gagnent d'une course les extrémités de la ville. Là, comme ils se nuisaient à eux-mêmes dans l'étroite issue des portes, nos soldats en tuèrent une partie; une autre, déjà sortie, fut massacrée par la cavalerie; personne ne songeait au pillage. Animés par le carnage d'Orléans, et par les fatigues du siége, les soldats n'épargnèrent ni les vieillards, ni les femmes, ni les enfants. Enfin de toute cette multitude, qui se montait à environ quarante mille individus, à peine en arriva-t-il sans blessures auprès de Vercingétorix huit cents qui s'étaient, au premier cri, jetés hors de la ville. Il les recueillit au milieu de la nuit en silence; car il craignait, s'ils arrivaient tous ensemble, que la pitié n'excitât quelque sédition dans le camp; et à cet effet il avait eu soin de disposer au loin sur la route ses amis et les principaux chefs des cités, pour les séparer et les conduire chacun dans la partie du camp qui dès le principe avait été affectée à leur nation. Le lendemain, il convoqua l'armée, la consola, et l'exhorta à ne se laisser ni abattre ni décourager à l'excès par un revers. «Les Romains n'ont point vaincu par la valeur et en bataille rangée, mais par un art et une habileté dans les siéges, inconnus aux Gaulois; on se tromperait si on ne s'attendait, à la guerre, qu'à des succès; il n'avait jamais été d'avis de défendre Bourges; ils en sont témoins: cependant cette perte, due à la témérité des Bituriges et au trop de complaisance des autres cités, il la réparera bientôt par des avantages plus considérables. Car les peuples qui n'étaient pas du parti du reste de la Gaule, il les y amènera par ses soins; et la Gaule entière n'aura qu'un but unique, auquel l'univers même s'opposerait en vain. Il a déjà presque réussi. Il était juste néanmoins qu'il obtint d'eux, au nom du salut commun, de prendre la méthode de retrancher leur camp, pour résister plus facilement aux attaques subites de l'ennemi.» Ce discours ne déplut pas aux Gaulois, surtout parce qu'un si grand échec n'avait pas abattu son courage, et qu'il ne s'était pas caché pour se dérober aux regards de l'armée. On lui trouvait d'autant plus de prudence et de prévoyance, que quand rien ne périclitait encore, il avait proposé de brûler Bourges, ensuite de l'évacuer. Ainsi, tandis que les revers ébranlent le crédit des autres généraux, son pouvoir, depuis l'échec qu'il avait éprouvé, s'accrut au contraire de jour en jour. CÉSAR, _Guerre des Gaules_, liv. VII, chap. 13-30. BATAILLE DE GERGOVIE. Il semble que César y reçut quelque échec; car les Arvernes montrent encore une épée suspendue dans un de leurs temples, qu'ils prétendent être une dépouille prise sur César. Il l'y vit lui-même dans la suite, et ne fit qu'en rire. Ses amis l'engageaient à la faire enlever; mais il ne le voulut pas, disant qu'il la regardait comme une chose sacrée[77]. PLUTARQUE, _Vie de César_. [77] La défaite de César, dissimulée par lui dans ses Commentaires, est attestée par Suétone, d'après lequel César aurait éprouvé dans la guerre des Gaules trois échecs: l'un en Bretagne; le second devant Gergovie, où une légion fut détruite; enfin, le troisième en Germanie. L'histoire de la conquête de la Gaule racontée par le vainqueur est tout à son avantage; ses victoires sont longuement décrites; il est à peine question des revers. Et notre éducation latine produit cet incroyable résultat que nous applaudissons au vainqueur, en étudiant et en admirant la beauté de son style. Pour nous, Gaulois et Vercingétorix sont des ennemis et des barbares. Ce sont cependant nos pères, et le grand roi Arverne était le défenseur de l'indépendance nationale. BATAILLE D'ALISE. 52 av. J.-C. Cependant Commius et les autres chefs, investis du commandement suprême[78], arrivent avec toutes leurs troupes devant Alise, et prennent position sur l'une des collines qui entourent la plaine, à la distance de mille pas au plus de nos retranchements. Ayant le lendemain fait sortir la cavalerie de leur camp, ils couvrent toute cette plaine que nous avons dit avoir trois mille pas d'étendue, et tiennent non loin de là leurs troupes de pied cachées sur des hauteurs. On voyait d'Alise tout ce qui se passait dans la campagne. A la vue de ce secours, on s'empresse, on se félicite mutuellement, et tous les esprits sont dans la joie. On fait sortir toutes les troupes, qui se rangent en avant de la place; on comble le premier fossé; on le couvre de claies et de terre, et on se prépare à la sortie et à tous les événements. [78] De l'armée que les divers peuples de la Gaule envoyaient au secours de Vercingétorix, assiégé dans Alise. César, ayant rangé l'armée tout entière sur l'une et l'autre de ses lignes, afin qu'au besoin chacun connût le poste qu'il devait occuper, fit sortir de son camp la cavalerie, à laquelle il ordonna d'engager l'affaire. Du sommet des hauteurs que les camps occupaient, on avait vue sur le champ de bataille, et tous les soldats, attentifs au combat, en attendaient l'issue. Les Gaulois avaient mêlé à leur cavalerie un petit nombre d'archers et de fantassins armés à la légère, tant pour la soutenir si elle pliait, que pour arrêter le choc de la nôtre. Plusieurs de nos cavaliers, surpris par ces fantassins, furent blessés et forcés de quitter la mêlée. Les Gaulois, croyant que les leurs avaient le dessus, et que les nôtres étaient accablés par le nombre, se mirent, assiégés et auxiliaires, à pousser de toutes parts des cris et des hurlements pour encourager ceux de leur nation. Comme l'action se passait sous les yeux des deux partis, nul trait de courage ou de lâcheté ne pouvait échapper aux regards, et l'on était de part et d'autre excité à se bien conduire, par le désir de la gloire et la crainte de la honte. On avait combattu depuis midi jusqu'au coucher du soleil, et la victoire était encore incertaine, lorsque les Germains, réunis sur un seul point en escadrons serrés, se précipitèrent sur l'ennemi et le repoussèrent. Les archers, abandonnés dans cette déroute, furent enveloppés et taillés en pièces, et les fuyards poursuivis de tous côtés jusqu'à leur camp, sans qu'on leur donnât le temps de se rallier. Alors ceux qui étaient sortis d'Alise, consternés et désespérant presque de la victoire, rentrèrent dans la place. Après un jour employé par les Gaulois à faire une grande quantité de claies, d'échelles et de harpons, ils sortent silencieusement de leur camp au milieu de la nuit, et s'approchent de ceux de nos retranchements qui regardaient la plaine. Tout à coup poussant des cris, signal qui devait avertir de leur approche ceux que nous tenions assiégés, ils jettent leurs claies, attaquent les gardes de nos remparts à coups de frondes, de flèches et de pierres, et font toutes les dispositions pour un assaut. Dans le même temps, Vercingétorix, entendant les cris du dehors, donne le signal avec la trompette et fait sortir les siens de la place. Nos soldats prennent sur le rempart les postes qui avaient été, les jours précédents, assignés à chacun d'eux, et épouvantent les ennemis par la quantité de frondes, de dards, de boulets de plomb, de pierres, qu'ils avaient amassés dans les retranchements, et dont ils les accablent. Comme la nuit empêchait de se voir, il y eut de part et d'autre beaucoup de blessés; les machines faisaient pleuvoir les traits. Cependant les lieutenants M. Antoine et C. Trébonius, à qui était échue la défense des quartiers attaqués, tirèrent des forts plus éloignés quelques troupes pour secourir les légionnaires sur les points où ils les savaient pressés par l'ennemi. Tant que les Gaulois combattirent éloignés des retranchements, ils nous incommodèrent beaucoup par la grande quantité de leurs traits; mais lorsqu'ils se furent avancés davantage, il arriva, ou qu'ils se jetèrent sur les aiguillons qu'ils ne voyaient pas, ou qu'ils se percèrent eux-mêmes en tombant dans les fossés garnis de pieux, ou enfin qu'ils périrent sous les traits lancés du rempart et des tours. Après avoir perdu beaucoup de monde, sans être parvenus à entamer les retranchements, voyant le jour approcher, et craignant d'être pris en flanc et enveloppés par les sorties qui se faisaient des camps situés sur les hauteurs, ils se replièrent sur les leurs. Les assiégés, qui mettaient en usage les moyens préparés par Vercingétorix pour combler le premier fossé, après beaucoup de temps employé à ce travail, s'aperçurent de la retraite de leurs compatriotes avant d'avoir pu approcher de nos retranchements. Abandonnant leur entreprise, ils rentrèrent dans la ville. Repoussés deux fois avec de grandes pertes, les Gaulois tiennent conseil sur ce qui leur reste à faire. Ils ont recours à des gens qui connaissent le pays, et se font instruire par eux du site de nos forts supérieurs et de la manière dont ils sont fortifiés. Il y avait au nord une colline qu'on n'avait pu comprendre dans l'enceinte de nos retranchements, à cause de son grand circuit; ce qui nous avait obligés d'établir notre camp sur un terrain à mi-côte et dans une position nécessairement peu favorable. Là commandaient les lieutenants C. Antistius Réginus et C. Caninius Rébilus, avec deux légions. Ayant fait reconnaître les lieux par leurs éclaireurs, les chefs ennemis forment un corps de soixante mille hommes, choisis dans toute l'armée gauloise et surtout parmi les nations qui avaient la plus haute réputation de courage. Ils arrêtent secrètement entre eux quand et comment ils doivent agir; ils fixent l'attaque à l'heure de midi, et mettent à la tête de ces troupes l'Arverne Vergasillaunus, parent de Vercingétorix, et l'un des quatre généraux gaulois. Il sort de son camp à la première veille; et ayant achevé sa route un peu avant le point du jour, il se cache derrière la montagne, et fait reposer ses soldats des fatigues de la nuit. Vers midi, il marche vers cette partie du camp romain dont nous avons parlé plus haut. Dans le même temps la cavalerie ennemie s'approche des retranchements de la plaine, et le reste des troupes gauloises commence à se déployer en bataille à la tête du camp. Du haut de la citadelle d'Alise, Vercingétorix les aperçoit, et sort de la place emportant du camp ses longues perches, ses galeries couvertes, ses faux et ce qu'il avait préparé pour la sortie. Le combat s'engage à la fois de toutes parts avec acharnement; partout on fait les plus grands efforts. Un endroit paraît-il faible, on s'empresse d'y courir. La trop grande étendue de leurs fortifications empêche les Romains d'en garder tous les points et de les défendre partout. Les cris qui s'élevaient derrière nos soldats leur imprimaient d'autant plus de terreur, qu'ils songeaient que leur sûreté dépendait du courage d'autrui; car souvent le danger le plus éloigné est celui qui fait le plus d'impression sur les esprits. César, qui avait choisi un poste d'où il pouvait observer toute l'action, fait porter des secours partout où il en est besoin. De part et d'autre on sent que ce jour est celui où il faut faire les derniers efforts. Les Gaulois désespèrent entièrement de leur salut s'ils ne forcent nos retranchements; les Romains ne voient la fin de leurs fatigues que dans la victoire. La plus vive action a lieu surtout aux forts supérieurs, où nous avons vu que Vergasillaunus avait été envoyé. L'étroite sommité qui dominait la pente était d'une grande importance. Les uns nous lancent des traits, les autres, ayant formé la tortue, arrivent aux pieds du rempart: des troupes fraîches prennent la place de celles qui sont fatiguées. La terre que les Gaulois jettent dans les retranchements les aide à les franchir, et comble les piéges que les Romains avaient cachés; déjà les armes et les forces commencent à nous manquer. Dès qu'il en a connaissance, César envoie sur ce point Labienus avec six cohortes; il lui ordonne, s'il ne peut tenir, de retirer les cohortes et de faire une sortie, mais seulement à la dernière extrémité. Il va lui-même exhorter les autres à ne pas céder à la fatigue; il leur expose que le fruit de tous les combats précédents dépend de ce jour, de cette heure. Les assiégés, désespérant de forcer les retranchements de la plaine, à cause de leur étendue, tentent d'escalader les hauteurs, et y dirigent tous leurs moyens d'attaque; ils chassent par une grêle de traits ceux qui combattaient du haut des tours; ils comblent les fossés de terre et de fascines, et se frayent un chemin; ils coupent avec des faux le rempart et le parapet. César y envoie d'abord le jeune Brutus avec six cohortes, ensuite le lieutenant C. Fabius avec sept autres; enfin, l'action devenant plus vive, il s'y porte lui-même avec un renfort de troupes fraîches. Le combat rétabli et les ennemis repoussés, il se dirige vers le point où il avait envoyé Labienus, tire quatre cohortes du fort le plus voisin, ordonne à une partie de la cavalerie de le suivre, et à l'autre de faire le tour des lignes à l'extérieur et de prendre les ennemis à dos. Labienus, voyant que ni les remparts ni les fossés ne peuvent arrêter leur impétuosité, rassemble trente-neuf cohortes sorties des forts voisins et que le hasard lui présente, et dépêche à César des courriers qui l'informent de son dessein. César hâte sa marche pour assister à l'action. A son arrivée, on le reconnaît à la couleur du vêtement qu'il avait coutume de porter dans les batailles; les ennemis, qui de la hauteur le voient sur la pente avec les escadrons et les cohortes dont il s'était fait suivre, engagent le combat. Un cri s'élève de part et d'autre, et est répété sur le rempart et dans tous les retranchements. Nos soldats, laissant de côté le javelot, tirent le glaive. Tout à coup, sur les derrières de l'ennemi, paraît notre cavalerie; d'autres cohortes approchent: les Gaulois prennent la fuite; notre cavalerie barre le passage aux fuyards, et en fait un grand carnage. Sédule, chef et prince des Lémovikes, est tué, et l'Arverne Vergasillaunus pris vivant dans la déroute. Soixante-quatorze enseignes militaires sont rapportées à César; d'un si grand nombre d'hommes, bien peu rentrent au camp sans blessure. Les assiégés, apercevant du haut de leurs murs la fuite des leurs et le carnage qu'on en fait, désespèrent de leur salut, et retirent leurs troupes de l'attaque de nos retranchements. La nouvelle en arrive au camp des Gaulois, qui l'évacuent à l'instant. Si les soldats n'eussent été harassés par d'aussi nombreux engagements et par les travaux de tout le jour, l'armée ennemie eût pu être détruite tout entière. Au milieu de la nuit, la cavalerie, envoyée à sa poursuite, atteint l'arrière-garde; une grande partie est prise ou tuée; le reste, échappé par la fuite, se réfugia dans les cités. Le lendemain Vercingétorix convoque l'assemblée et dit, «qu'il n'a pas entrepris cette guerre pour ses intérêts personnels, mais pour la défense de la liberté commune; que puisqu'il fallait céder à la fortune, il s'offrait à ses compatriotes, leur laissant le choix d'apaiser les Romains par sa mort ou de le livrer vivant». On envoie à ce sujet des députés à César. Il ordonne qu'on lui apporte les armes, qu'on lui amène les chefs. Assis sur son tribunal, à la tête de son camp, il fait paraître devant lui les généraux ennemis. Vercingétorix est mis en son pouvoir; les armes sont jetées à ses pieds. A l'exception des Éduebs et des Arvernes, dont il voulait se servir pour tâcher de regagner ces peuples, le reste des prisonniers fut distribué par tête à chaque soldat, à titre de butin. CÉSAR, _Guerre des Gaules_, liv. VII, ch. 79 à 89. VERCINGÉTORIX SE REND A CÉSAR. 52 av. J.-C. Vercingétorix, ayant pris ses plus belles armes et un cheval magnifiquement harnaché, sortit des portes d'Alise, et après avoir fait quelque passade autour de César qui était assis sur son tribunal devant son camp, il sauta de son cheval, dépouilla ses armes, et vint se mettre aux pieds de César, où il demeura dans un profond silence jusqu'à ce que César le donnât en garde à ses gens, afin qu'on le réservât pour son triomphe. PLUTARQUE, _Vie de César_; trad. de Dacier. Plutarque, écrivain grec, naquit en 48 ap. J.-C. à Chéronée en Béotie, et y mourut très-vieux, après avoir enseigné la philosophie à Rome pendant quelques années. Il est auteur d'un assez grand nombre de biographies d'hommes illustres de la Grèce et de Rome, et d'une quantité de traités de politique et de morale. AUTRE RÉCIT DU MÊME FAIT. Après sa défaite, Vercingétorix, qui n'avait été ni pris ni blessé, pouvait fuir; mais espérant que l'amitié qui l'avait uni autrefois à César lui ferait obtenir grâce, il se rendit auprès de lui, sans avoir fait demander la paix par un héraut, et parut soudainement en sa présence au moment où il siégeait dans son tribunal. Son apparition inspira quelque effroi, car il était d'une haute stature et il avait un aspect fort imposant sous les armes. Il se fit un profond silence: le chef gaulois tomba aux genoux de César, et le supplia, en lui pressant les mains, sans proférer une parole. Cette scène excita la pitié des assistants, par le souvenir de l'ancienne fortune de Vercingétorix, comparée à son malheur présent. César, au contraire, lui fit un crime des souvenirs sur lesquels il avait compté pour son salut. Il mit sa lutte récente en opposition avec l'amitié qu'il rappelait, et par là fit ressortir plus vivement l'odieux de sa conduite. Ainsi, loin d'être touché de son infortune en ce moment, il le jeta sur-le-champ dans les fers et le fit mettre plus tard à mort, après en avoir orné son triomphe. DION CASSIUS, _Histoire romaine_, liv. XL, h. 41. CONQUÊTE DE LA GAULE PAR CÉSAR. César nous a soumis une région immense et des villes innombrables, dont nous ne savions pas même le nom; et bien que n'ayant reçu de nous ni les forces, ni les sommes suffisantes, il a accompli son ouvrage avec une telle célérité, que nous avons appris la victoire avant d'avoir appris la guerre. Il a tout conduit d'une manière si sûre que c'est par les Gaulois eux-mêmes qu'il s'est fait ouvrir et la Celtique et la Bretagne. Et aujourd'hui cette Gaule qui nous a autrefois envoyé les Ambrons et les Cimbres vit en servitude, et s'occupe à l'agriculture comme l'Italie elle-même. _Oraison funèbre de César prononcée par Antoine, dans l'Histoire romaine de_ DION CASSIUS, liv. XLIV. Dion Cassius, historien grec, naquit à Nicée, en 155 ap. J.-C., et mourut après 235. Il remplit de hauts emplois sous les empereurs Commode, Pertinax et Alexandre Sévère. Son Histoire romaine s'étendait depuis l'arrivée d'Énée en Italie jusqu'au temps du consulat de Dion Cassius; des quatre-vingts livres qui la composaient, il n'en reste que dix-neuf. DE LA CIVILISATION GAULOISE AVANT LA CONQUÊTE ROMAINE. 1. _Organisation politique de la Gaule._ Les trois races des Belges, des Galls et des Aquitains différaient entre elles de langue, d'institutions politiques et de lois civiles. Elles se subdivisaient en plusieurs centaines de petites peuples, plus ou moins indépendants, fixés avec des destinées diverses dans les vallées qui sillonnent la Gaule ou sur les plateaux qui la dominent, défendant des intérêts souvent opposés, et adonnés à des travaux aussi variés que les contrées qu'ils cultivaient. Ces peuplades, ou cités indépendantes, étaient quelquefois unies par des liens de confédération, mais le plus souvent désunies par la passion ou l'intérêt. Aucune influence permanente ne dirigeait leurs mouvements; aucune discipline ne réglait leur action commune; aucune intelligence ne donnait à leur force collective la puissance de l'unité...... La Gaule n'avait donc point de constitution politique commune et régulière. Des formes différentes de gouvernement coexistaient sur le même territoire ou se succédaient avec le temps. Mais la moins constante et la moins goûtée était la forme monarchique. Ce ne fut jamais que pour de courtes années qu'un pouvoir unique put s'établir parmi les peuples appartenant à la même famille. Toutes les institutions étaient variables et changeantes, car la Gaule était gouvernée par des factions. Les passions individuelles étouffaient l'esprit public. Au demeurant, chaque état administrait librement ses affaires intérieures. La liberté communale régnait dans les cités, mais souvent avec le cortége de l'anarchie. Les Arvernes, les Séquanes (Francs-Comtois), les Éduens (Bourgogne), étaient en dispute perpétuelle pour la suprématie des confédérations. Cette agitation donnait de l'importance aux plus petits événements. La vie sociale était dans une instabilité continuelle. Dans chaque État, ou chaque confédération, les affaires se réglaient en assemblée publique. Mais rien ne prouve qu'avant l'invasion de César la Gaule eût des assemblées générales et périodiques où les questions d'intérêt territorial et commun fussent examinées et décidées. Tous les textes allégués à ce sujet ne se rapportent qu'à des réunions extraordinaires, motivées par la nécessité momentanée de la défense contre les Romains. La puissance nationale était encore morcelée et comme éparpillée par le régime des _clans_, régime analogue au système féodal dans ce que ce dernier avait de plus arbitraire et de plus diversifié, mais dépourvu de la gigantesque unité de la hiérarchie, et qui paraît avoir été répandu anciennement dans l'Occident, comme le régime patriarcal dans l'Orient. Il était tellement propre à la race celtique qu'il s'est maintenu en Écosse et en Irlande jusqu'à la destruction de l'indépendance politique de ces contrées. César considère le système des clans sous la forme romaine du patronat et de la clientèle. Il s'appliquait aux individus comme aux cités, et de même que les premiers choisissaient un patron puissant dont ils devenaient souvent les serviteurs _dévoués_ à la vie et à la mort[79], de même les petits États se plaçaient sous la protection et l'obéissance d'un peuple puissant. Mais ce lien était purement moral ou politique; il n'emportait aucune obligation de tribut. La soumission au tribut était une condition réservée aux peuples vaincus. Ce patronat paraît avoir reposé de toute antiquité, dans les villes, sur le libre consentement de ceux qui s'y soumettaient, et en cela il se rapprochait du _comitatus_ germanique. Mais nul doute que l'obligation du client ne fût au moins viagère; dans les campagnes, elle a dû constituer un droit héréditaire, comme dans les clans écossais..... [79] _Quos illi soldurios appellant._ (César, III, 22.) Les peuples de la Gaule n'avaient à vrai dire qu'un lien commun, qu'un seul élément d'unité: c'était la religion. Une constitution théocratique, à la tête de laquelle se trouvait une caste plus ou moins puissante, selon les temps et selon les lieux, imprima momentanément une communauté d'action au gouvernement des clans. Les druides formaient une caste supérieure comme les brahmes et les mages. Mais ils avaient été contraints d'abandonner le principe de l'hérédité. Au temps de César, ils ne se recrutaient plus que par l'initiation et le noviciat. Malgré la force qu'avait encore leur association hiérarchique, cette révolution fut fatale à la race celtique; car, appuyés seulement sur l'autorité religieuse, disséminés sur une vaste étendue de territoire, et placés, par l'application du principe électif, dans une contradiction fréquente avec leurs traditions et leurs coutumes mystérieuses, ils ne purent prendre un ascendant décisif sur la puissance des clans et les diriger vers un but politique. Leur ambition fut réduite à la domination du collége des prêtres, et ne s'éleva point à l'intérêt d'État. Elle abaissa les caractères et leur communiqua un fanatisme stérile, au lieu de donner aux âmes une activité féconde, ferme et durable; car l'organisation religieuse, quelque habilement disposée qu'elle soit, ne tient pas lieu d'organisation politique pour soutenir et développer la vitalité des nations. Le corps redoutable des druides demeura donc impuissant pour civiliser et pour défendre la Gaule; il ne put ni arrêter ni diriger un mouvement démocratique qui se manifestait dans les villes et qui tendait à dissoudre le pouvoir fondé sur la distinction des rangs, des castes et des lois héréditaires.... Les anciennes formes de la vie gallique étaient en voie de dissolution au moment de l'invasion romaine. L'anarchie se manifestait par une méfiance générale et par une haine jalouse qui s'attachait à tous les personnages éminents, quelque noble et patriotique que fût leur caractère: je ne citerai que l'exemple de Vercingétorix. Aussi une simple commune italienne, que les Celtes avaient jadis réduite aux abois, eut raison de leur effrayante puissance, par sa fermeté inébranlable et l'habile persistance de sa politique. Les Romains, si souvent maltraités, reportèrent la guerre dans les foyers des Celtes et finirent par les subjuguer. César lui-même atteste que les Celtes étaient déchus de leur ancienne vigueur lorsqu'il entreprit la conquête des Gaules..... 2. _De la condition du droit chez les Gaulois._ Il n'y avait pas plus d'uniformité dans le droit que dans l'organisation politique de la Gaule. Chacune des trois grandes familles des Ibères, des Gauls et des Belges avait des institutions différentes; et chacun encore des petits peuples qui composaient ces grandes familles avait ses coutumes propres et ses lois municipales. César observe comme une chose digne de remarque que les Rémois et les Suessiones obéissaient aux mêmes lois. On peut cependant assigner un caractère général à l'administration judiciaire de la Gaule; c'est qu'elle était abandonnée aux chefs de clan et à la congrégation des druides. La protection des premiers avait les attributs d'une magistrature paternelle quand elle s'exerçait sur les hommes du même clan; elle tournait en violentes querelles et en rivalités passionnées entre des familles puissantes lorsqu'elle se manifestait à l'occasion d'individus appartenant à des clans différents. Quant aux druides, ils avaient l'attribution régulière et souveraine du droit de juger toutes les contestations privées, relatives soit à l'état des personnes, soit à l'interprétation et à l'exécution des conventions, soit aux mutations de propriété par succession ou autrement, soit aux limites des champs; ils avaient aussi la connaissance des délits et des crimes commis contre les personnes et les propriétés. Ils partageaient avec les assemblées publiques le droit de réprimer les attentats dirigés contre la sûreté de l'État; et la sanction de leur pouvoir était la peine redoutée de l'excommunication, par laquelle ils punissaient la désobéissance à leur autorité. Cette concentration des fonctions du sacerdoce et de la magistrature dans les mains des prêtres donne au droit gaulois la couleur d'un _jus sacrum_, droit pontifical, mystérieux et caché; sa culture scientifique a dû être peu développée. Si nous en croyons Strabon, les druides jouissaient d'une grande réputation de justice; mais les principes généraux du droit, ceux au moins dont la connaissance était divulguée et la pratique arrêtée, étaient certainement en petit nombre. Le droit d'enseigner appartenait aux druides. L'enseignement de la jurisprudence, en particulier, devait faire partie de l'initiation sacerdotale: probablement les règles du droit étaient fixées par des poëmes; les symboles devaient y abonder, comme dans toutes les législations théocratiques. Et comme les lois n'étaient pas écrites, le peuple ne pouvait se rappeler que les applications qu'il en avait vu faire. La population gauloise se divisait en trois castes. La première était la caste sacerdotale, qui, bien qu'elle ne fût plus établie sur l'hérédité, avait pourtant conservé les caractères d'une caste dominante. Elle comprenait les druides et divers ordres inférieurs ou subordonnés, tels que les bardes, les eubages, les femmes fanatisées auxquelles étaient confiées des fonctions religieuses. Les druides, comme les brahmes, étaient vêtus de lin[80]; seuls ils avaient le droit d'offrir des sacrifices, et de plus ils jouissaient de plusieurs prérogatives politiques. Ils avaient le dépôt des lois, et ils ne le conservaient que par la mémoire et les traditions. Ils possédaient de grandes richesses et se recrutaient dans la classe des nobles. Ils obéissaient à un chef unique ou grand pontife, ordinairement électif. Ils étaient exempts d'impôts, de service militaire et de toute charge publique. Mais ils pouvaient cumuler le sacerdoce avec les fonctions politiques. César dit que chez les Éduens les druides intervenaient dans la nomination du principal magistrat. Ils étaient de droit membres du sénat, et probablement ils exerçaient une grande influence sur les assemblées publiques et sur leurs délibérations, à l'exemple des prêtres germains. Ils cumulaient donc, avec le pouvoir religieux, le pouvoir judiciaire, le privilége de l'enseignement et de la direction de la jeunesse, et une partie importante du pouvoir politique. Mais leur puissance était déjà fort diminuée, et leur influence amoindrie, par les envahissements toujours croissants de la classe des nobles et les progrès de l'anarchie. Ajoutons que, pour achever de subjuguer le peuple gaulois, les druides avaient, comme les mages de Perse, le droit exclusif d'exercer l'art de guérir les hommes et les animaux. [80] Les Bas-Bretons appellent encore aujourd'hui nos prêtres des _belhhec_, c'est-à-dire des _porte-lin_. La seconde caste était celle des nobles ou des guerriers (_equites_). Elle faisait profession du métier des armes. Elle occupait les grandes charges politiques, administratives et militaires. Elle formait le corps véritable de la nation, car elle était toute-puissante dans les assemblées publiques, où l'influence ne lui était disputée que par le collége des prêtres, qui recruté par la noblesse finit par identifier avec elle ses intérêts et ses prétentions. La noblesse était fort nombreuse; elle avait conservé jusqu'à César son vieux privilége de l'hérédité; mais les progrés de l'esprit démocratique, favorisés par les Romains, avaient ménagé à la fortune et au crédit personnel les moyens de pénétrer dans ses rangs. Elle payait peu d'impôts, possédait de grands biens, et se groupait autour des nobles devenus chefs de faction ou de clientèle. Elle formait la principale force des clans. Les jeunes nobles qui n'étaient point encore chefs de famille pouvaient choisir un chef auquel ils attachaient leur fortune et dont ils devenaient les _soldures_ dévoués, en échange de la protection et de la solde qu'ils en recevaient. La noblesse se composait donc de différents degrés et conditions, entre lesquels il n'existait aucun lien hiérarchique. Elle avait dans certains cas ses assemblées particulières. Ses prérogatives et ses habitudes militaires donnèrent à son influence une force toujours croissante chez un peuple qui abusa de la guerre; mais la division des clans, jointe au caractère inconstant de la noblesse gauloise, fut une cause de dissolution. Aux nobles s'applique principalement le reproche que César adresse aux Celtes, de n'avoir point dans l'esprit cette persévérance par laquelle le courage et la ténacité viennent à bout de la fortune. Il paraît qu'indépendamment du service dans les bandes guerrières, la noblesse fournissait encore un service régulier pour la défense de chaque cité ou pour la sûreté publique. Le nombreux cortége d'une clientèle puissante était l'objet principal de son ambition. Le troisième ordre de la population, le peuple (_plebs_), était adonné aux travaux agricoles et se composait d'individus de diverses conditions, les uns libres, les autres réduits à un état voisin de la servitude, d'autres, enfin, en servitude complète. Qu'il y eût des hommes libres dans la _plebs_, on n'en saurait douter. Que cette classe libre jouît même de certains droits politiques, cela paraît incontestable, au moins pour quelques régions de la Gaule; mais la _plebs_ entière formait une masse inerte, subjuguée par l'ascendant moral des deux premiers ordres, timide, craintive, méprisée et privée de toute participation aux emplois politiques ou administratifs. Les uns naissaient dans une sorte de servage héréditaire; d'autres étaient réduits à l'esclavage par la misère; d'autres, enfin, vivaient dans une condition intermédiaire, de nature servile, mais qui pourtant ne saurait être assimilée à la servitude domestique des Romains. César en avait fait l'observation. C'étaient plutôt des colons que des esclaves. Libres et serfs, tous formaient la foule des _clients_ attachés à la puissance et à la fortune des chefs de clan. La constitution politique de la Gaule était donc essentiellement aristocratique, quoique à différents degrés selon les pays. C'était encore la division orientale des personnes. Il est à croire que les trois castes n'avaient point entre elles le _connubium_[81], et que si la prohibition des mésalliances tomba en désuétude, à l'égard des druides, après que la caste sacerdotale fut dépouillée du privilége de l'hérédité, elle continua d'exister à l'égard de la _plebs_ et des deux premiers ordres. [81] Le droit de contracter des mariages. La _plebs_ gauloise supportait à peu près tout le fardeau des charges publiques; elle était accablée d'impôts, de vexations, de redevances[82]. Il y avait encore des esclaves domestiques, qui étaient sacrifiés sur la tombe de leurs maîtres. Tel était aussi le sort réservé aux _clients_ que le maître avait honorés d'une affection particulière. Cette vieille coutume asiatique avait cessé d'exister au temps où César écrivait. [82] La _plebs_ conservait un culte populaire, plus ancien que le druidisme; c'était un polythéisme dans lequel les forces et les phénomènes de la nature étaient divinisés. La différence des religions, l'esclavage de la _plebs_, la puissance des classes supérieures, la constatation de types différents dans les peuples gaulois, l'un grand et blond, l'autre petit et brun, amènent naturellement à supposer qu'une conquête avait eu lieu dans les Gaules à une époque reculée, et que la race celtique avait soumis et réduit à l'esclavage la race primitive. On ne sait quelle est cette race primitive, mais tout porte à croire que c'est la race ibérienne, qui se conserva indépendante dans tout le midi de la Gaule. (Sur le polythéisme populaire de la Gaule, voir D. MARTIN, _La Religion des Gaulois_.) La polygamie était encore en usage à la même époque chez les Gaulois, au moins pour les grands personnages[83]. Les femmes jouissaient en général de moins de considération chez les Gaulois que chez les Germains. Le mari avait sur elles droit de vie et de mort, et lorsqu'on les soupçonnait d'un attentat à la vie de leur époux, un tribunal de famille, composé des parents du mari, pouvait, sans l'intervention du magistrat, les soumettre à la même torture que les esclaves. L'usage barbare de jeter dans le même bûcher la femme préférée et le cadavre du mari a régné chez les Celtes. Mais l'adoucissement des moeurs avait avec le temps sauvé l'épouse. On lui avait substitué le _dévoué_, ou l'esclave de prédilection. Lorsque les Romains sont entrés dans les Gaules, on ne jetait plus dans le bûcher que les objets dont la possession avait été chère au défunt. [83] CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VI, 19. La femme celtique était donc vis-à-vis de son époux et des agnats[84] de ce dernier dans une condition civile analogue à celle de la femme indoue. Elle ne recevait de son époux aucun don de mariage, mais elle lui portait une dot, au sujet de laquelle existait une singulière coutume. Le mari mettait en fonds commun cette dot avec une valeur exactement équivalente fournie par lui-même. Ce capital social était exploité dans l'intérêt des époux, pendant le mariage, mais les produits en étaient constamment réservés et accumulés; et ces fruits réservés, ainsi que le capital, appartenaient au survivant après la dissolution du mariage. [84] Collatéraux descendant par les mâles d'une même souche masculine. La coutume celtique n'a réellement d'analogue dans aucune autre coutume connue, et son caractère essentiellement national a disparu avec la constitution celtique elle-même. Ce qu'elle a de remarquable dans l'antiquité _barbare_, c'est d'offrir l'alliance du principe sévère de l'autorité maritale avec le principe moral et religieux de la société civile entre les époux, principe inconnu encore aux peuples civilisés de la Grèce et de l'Italie. Sous ce point de vue, le droit gaulois a été le précurseur le plus ancien du droit fondé plus tard par le christianisme et pressenti par la philosophie stoïcienne. Les soins intérieurs de la famille étaient abandonnés aux femmes. Les pères avaient sur leurs enfants droit de vie et de mort; et je dois remarquer ici que les Gaulois avaient bien moins de goût que les Germains pour la vie intérieure de la famille. On peut en juger par ce que dit César, que les enfants des Celtes n'étaient admis auprès de leur père qu'à l'époque où ils étaient devenus aptes à porter les armes. CH. GIRAUD, _Essai sur l'Histoire du Droit français au moyen âge_, t. I, p. 17. LA RÉPUBLIQUE DE MARSEILLE. Sous Auguste, vers le commencement de l'ère chrétienne. Marseille, fondée par les Phocéens[85], est bâtie sur un sol pierreux. Son port[86] est situé au midi[87], au-dessous d'un rocher en amphithéâtre, entouré de fortes murailles, ainsi que la ville entière, qui est d'une grandeur considérable. Dans la citadelle sont placés le temple de Diane d'Éphèse et celui d'Apollon Delphinien. On dit qu'au moment où les Phocéens allaient quitter leur patrie, un oracle leur prescrivit de prendre de Diane d'Éphèse un conducteur pour le voyage qu'ils se proposaient de faire. S'étant donc rendus à la ville d'Éphèse[88], pendant qu'ils s'y informaient de quelle manière ils pouvaient obtenir de la déesse ce que l'oracle venait de leur prescrire, Diane, dit-on, apparut en songe à Aristarché, une des femmes les plus considérées d'Éphèse, et lui ordonna de partir avec les Phocéens, en prenant avec elle une des statues consacrées dans son temple. L'ordre fut exécuté. Arrivés aux lieux où ils devaient s'établir, les Phocéens y bâtirent le temple dont j'ai parlé, et témoignèrent pour Aristarché la plus grande estime, en la nommant prêtresse de Diane. De là vient que toutes les colonies sorties du sein de Marseille ont regardé Diane comme leur première patronne, et se sont conformées, soit pour la forme de la statue, soit pour son culte, à ce qui était pratiqué dans la métropole. [85] Les Phocéens fondèrent Marseille 600 ans av. J.-C. Phocée était une ville grecque de l'Asie Mineure, dont les habitants étaient de race ionienne. [86] Le port s'appelait _Lacydon_. [87] Marseille était alors située près du cap de La Croisette, où l'on voit encore ses ruines, et son port s'ouvrait alors au midi. [88] Ville grecque de l'Asie Mineure. Le gouvernement des Marseillais est une aristocratie bien réglée. Ils ont un conseil composé de six cents personnes, qu'ils nomment _timouques_[89], et qui jouissent de cette dignité durant leur vie. De ce nombre, quinze président le conseil et sont chargés d'expédier les affaires courantes. Ceux-ci sont présidés à leur tour par trois d'entre eux, en qui réside la plus grande autorité. Personne ne peut devenir timouque qu'il n'ait des enfants et qu'il ne soit citoyen depuis trois générations. Les lois des Marseillais sont des lois ioniennes; et elles sont exposées en public, de manière que tout le monde peut en prendre connaissance. [89] _Timouques_, ceux qui possèdent les honneurs. Leur pays produit des oliviers et des vignes en abondance; mais la rudesse du terroir fait que le blé y est rare. Aussi, comptant plutôt sur les ressources que leur offre la mer, se sont-ils appliqués de préférence à profiter de leur position avantageuse pour la navigation. Cependant leur courage leur a fait dans la suite conquérir quelques plaines des environs, par les mêmes moyens qui leur valurent la fondation de plusieurs villes. Du nombre de ces villes sont celle qu'ils fondèrent en Ibérie[90] pour se prémunir contre les Ibères; et elles reçurent aussi d'eux le culte de la Diane d'Éphèse et tous les autres rites grecs, tels qu'ils les observaient dans leur patrie, sans excepter les sacrifices. Il en est de même des villes qu'ils fondèrent dans la Gaule, telles que _Rhode_[91], _Agatha_[92], pour contenir les barbares[93] qui habitent les environs du Rhône, ainsi que de _Taurentium_[94], d'_Olbia_[95], d'_Antipolis_[96] et de _Nicæa_[97], qu'ils bâtirent dans le dessein de se garantir des incursions des Salyens[98] et des Ligures[99] qui habitent les Alpes. [90] L'Ibérie ou l'Espagne. Ces villes sont: _Hemeroscopium_ (Denia), _Emporium_ (Ampurias), _Rhode_ (Rosas). [91] Rhode était bâtie sur le Rhône (Rhodanus), et lui donna sans doute son nom; la position de cette ville est inconnue. [92] Agde. [93] Les Grecs et les Romains appelaient barbares tous les peuples qui n'appartenaient pas à leur civilisation. [94] Torento, aujourd'hui en ruines, au fond du golfe des Lèques. [95] Eoube. [96] Antibes. [97] Nice. Ces quatre villes étaient situées sur la côte de Provence. [98] Peuple des environs d'Aix. [99] Les Ligures étaient d'origine ibérienne, et couvraient une partie du Roussillon, du Languedoc, de la Provence et du pays de Gênes. Marseille possède encore des chantiers et un arsenal de marine. Autrefois on y voyait aussi un grand nombre de vaisseaux, d'armes de toutes espèces, de machines propres à la navigation et aux siéges. C'est à l'aide de ces moyens que les Marseillais se soutinrent contre les barbares et qu'ils s'acquirent l'alliance des Romains, auxquels ils rendirent de grands services, et qui les aidèrent à leur tour à s'agrandir. En effet, Sextius, après avoir défait les Salyens, fonda, non loin de Marseille, une ville qui tire son nom de ce général[100] et des eaux thermales qui s'y trouvent, et dont quelques-unes, dit-on, ont perdu leur chaleur. Il mit dans cette nouvelle ville une garnison romaine; il chassa de la côte qui conduit de Marseille en Italie les barbares, que les Marseillais seuls n'avaient pu entièrement repousser, et céda aux Marseillais le terrain qu'ils avaient été obligés d'abandonner. [100] Aix, en latin _Aquæ Sextiæ_, les Eaux Sextiennes ou de Sextius. Dans la citadelle de Marseille, on voit déposée quantité de dépouilles, fruits des victoires que les flottes marseillaises ont remportées à diverses époques sur ceux qui leur disputaient injustement la mer[101]. Jadis les Marseillais étaient florissants, et ils jouissaient de plus de l'avantage d'être unis avec les Romains par les liens d'une amitié particulière. [101] Marseille soutint de longues luttes contre les Étrusques et les Carthaginois; ces guerres furent causées par des raisons commerciales. Cette prospérité a en grande partie diminué, depuis que dans la guerre de Pompée contre César[102] les Marseillais eurent embrassé le parti du premier. Cependant ils conservent encore quelques traces de leur ancienne industrie pour ce qui regarde la fabrication des machines de guerre et de tout ce qui sert à la marine; mais ils s'en occupent avec beaucoup moins d'ardeur, parce que ce genre d'occupation perd tous les jours de son intérêt, à mesure que les barbares leurs voisins, soumis aux Romains, se civilisent et quittent les armes pour s'occuper d'agriculture. [102] Marseille s'était déclarée pour Pompée contre César, celui-ci l'assiégea, et fut d'abord repoussé. Obligé de partir pour l'Espagne, il laissa à ses lieutenants le soin de continuer le siége et de prendre la ville. Une preuve de ce que je viens de dire est ce qui se passe aujourd'hui à Marseille. Tous ceux qui y jouissent de quelque considération s'appliquent à l'éloquence et à la philosophie; et cette ville, qui était autrefois l'école des barbares et communiquait aux Gaulois le goût des lettres grecques, à tel point que ceux-ci rédigeaient en grec jusqu'à leurs contrats[103], oblige aujourd'hui les plus illustres Romains même de préférer pour leur instruction le voyage de Marseille à celui d'Athènes. Les Gaulois, excités par cet exemple, et profitant d'ailleurs du loisir que la paix leur procure, emploient volontiers leur temps à des occupations semblables; et cette émulation a passé des particuliers à des villes entières[104]; car non-seulement les personnes privées, mais les communautés des villes font venir à leurs frais des professeurs de lettres et de sciences ainsi que des médecins. [103] Ceci ne doit s'appliquer qu'aux Gaulois de la Province Romaine, c'est-à-dire du midi. [104] Autun (Bibracte), Toulouse, Lyon, Bordeaux, Nîmes, Vienne, Arles, Narbonne avaient des écoles justement célèbres. Quant à la vie simple des Marseillais et à la sagesse de leur conduite[105], en voici une grande preuve. Chez eux, la plus forte dot n'excède pas la somme de cent pièces d'or[106]; ils y en ajoutent cinq[107] pour les habits et autant pour les ornements en or. [105] Plus lard, le luxe et la dissolution des moeurs firent de tels progrès à Marseille, qu'il s'établit deux proverbes: _Tu viens de Marseille_, _Tu devrais faire le voyage de Marseille_, qu'on appliquait aux débauchés. [106] 2,500 francs. [107] 125 francs. César et ses successeurs, malgré les sujets de plainte que les Marseillais leur avaient donnés pendant la guerre, les ont traités avec modération, en considération de leur ancienne amitié, et ils les ont maintenus dans la liberté de se gouverner selon leurs anciennes lois; de manière que ni Marseille ni les villes qui en dépendent ne sont soumises aux gouverneurs que Rome envoie dans la Narbonnaise. STRABON, _Géographie_, liv. VI, ch. 3. RÉVOLTE DE SACROVIR. 21 ap. J.-C. Cette même année, le poids de leurs dettes jeta les Gaulois dans un commencement de révolte. Les plus ardents instigateurs furent Sacrovir chez les Éduens[108], et Florus chez les Trévires[109], tous deux distingués par leur naissance et par les belles actions de leurs ancêtres, à qui elles avaient valu le titre de citoyen romain, dans le temps que cette récompense se donnait rarement et toujours au mérite. Ces deux hommes, après de secrètes conférences, après s'être associés les plus entreprenants, tous ceux à qui la misère ou la crainte des supplices ne laissait de ressources que le crime, conviennent entre eux de faire soulever, Florus les Belges, Sacrovir les Gaulois de son voisinage. Se mêlant donc dans toutes les assemblées générales et particulières, ils se répandaient en discours séditieux sur la prolongation des impôts, sur l'énormité des usures, sur l'orgueil et la cruauté des présidents[110]. «Le soldat romain, disaient-ils, était en proie aux dissensions depuis qu'il avait appris la mort de Germanicus; jamais l'occasion ne fut plus favorable pour recouvrer leur liberté; ne voyaient-ils pas eux-mêmes combien les Gaules étaient florissantes, l'Italie dénuée de ressources, le peuple de Rome efféminé, et que les étrangers faisaient seuls la force de ses armées?» [108] Bourgogne. [109] Pays de Trèves. [110] Gouverneurs de province. Il n'y eut presque pas de cité où ils ne portèrent les semences de cette révolte; mais les Andécaves et les Turons[111] éclatèrent les premiers. Le lieutenant Acilius, avec la cohorte qui était en garnison à Lyon, fit rentrer les Andécaves dans le devoir. Ce même Acilius défit aussi les Turons avec un corps de légionnaires que Varron, lieutenant de l'armée de la Germanie inférieure, lui avait envoyé et avec les secours fournis par les grands de la Gaule[112], qui, en attendant une occasion plus favorable, voulurent masquer leur défection. Il n'y eut pas jusqu'à Sacrovir qui ne signalât son zèle. On le vit combattre pour nous la tête découverte; ce qu'il faisait, disait-il, par ostentation de bravoure; mais les prisonniers lui reprochaient de ne s'être fait ainsi reconnaître des siens que pour n'être point en butte à leurs traits. Sur ce sujet on consulta Tibère, qui négligea l'avis, et par sa négligence fomenta la rébellion. [111] Habitants des cités d'Angers et de Tours. [112] _Primores Galliarum._ Pendant ce temps, Florus poursuivait ses projets. On avait levé à Trèves un corps de cavalerie, qu'on disciplinait suivant la méthode romaine. Il mit en oeuvre la séduction pour l'engager à massacrer les marchands Romains et à commencer la guerre. Quelques-uns se laissèrent corrompre; la plupart restèrent fidèles. Il n'en fut pas ainsi de ses clients et d'une foule de malheureux perdus de dettes, qui prirent les armes. Florus se disposait à gagner avec eux la forêt des Ardennes, mais les légions des deux armées de Varron et de Silius, arrivant par des chemins opposés, lui fermèrent le passage. On avait aussi envoyé en avant, avec un corps d'élite, Julius Indus, qui était de la cité de Trèves, comme Florus, et son ennemi personnel, et par là même plus ardent à nous servir. Celui-ci eut bientôt dissipé cette multitude, qui n'était encore qu'un attroupement. Florus en se tenant caché trompa quelque temps les recherches du vainqueur. Enfin, voyant toutes les issues occupées par les soldats, il se tua de sa propre main. Ainsi finit la révolte des Trévires. Celle des Éduens fut plus sérieuse, et par la puissance de ce peuple, et par l'éloignement de nos forces[113]. Sacrovir, avec les auxiliaires de sa nation, s'était emparé d'Autun. Cette capitale des Gaules, en le rendant maître de toute la jeune noblesse qu'y rassemble la réputation de ses écoles, lui répondait des familles. On avait fabriqué des armes secrètement: il les fit distribuer aux habitants. On rassembla 40,000 hommes, dont le cinquième était armé comme nos légionnaires; le reste avait des épieux, des couteaux et d'autres armes de chasseur. Il y joignit les crupellaires. C'est ainsi qu'on nomme des esclaves destinés au métier de gladiateur, qu'on revêt, suivant l'usage du pays, d'une armure complète de fer, qui les rend impénétrables aux coups, mais incapables d'en porter eux-mêmes. Ces forces s'augmentaient par l'ardeur d'une foule de Gaulois des villes voisines, qui sans être autorisés publiquement par leur cité venaient séparément offrir leurs services, et par la mésintelligence de nos généraux qui se disputaient le commandement. Enfin Varron, infirme et vieux, le céda à Silius, qui était dans la vigueur de l'âge. [113] Toutes les légions étaient établies le long du Rhin. Cependant, à Rome ce n'était pas seulement, disait-on, Trèves et Autun qui se révoltaient, c'étaient les soixante-quatre cités de la Gaule; elles se liguaient avec les Germains; elles allaient entraîner les Espagnes; on enchérissait encore sur les exagérations ordinaires de la renommée. Les bons citoyens gémissaient par intérêt pour la patrie; mais une foule de mécontents, dans l'espoir d'un changement, se réjouissaient de leurs dangers même, et tous s'indignaient qu'au milieu de ces grands mouvements, de viles délations occupassent tous les soins de Tibère. Irait-il aussi dénoncer Sacrovir au sénat, pour crime de lèse-majesté? Il s'était enfin trouvé des hommes de coeur qui opposaient leurs armes à ces lettres sanguinaires; la guerre même valait mieux qu'une paix si malheureuse. Tibère, bravant ces rumeurs, affecta encore plus de sécurité; il ne changea ni de lieu ni de visage; il continua ses fonctions ordinaires, soit fermeté d'âme, soit qu'il sût le péril moindre qu'on l'avait publié. Silius, ayant fait prendre les devants à un corps d'auxiliaires, marche avec deux légions, et dévaste le territoire des Séquanes[114], les plus proches voisins, les alliés des Éduens, et qui avaient aussi pris les armes. De là il gagna Autun à grandes journées; les porte-enseigne, les moindres soldats signalaient à l'envi leur impatience; ils s'indignaient des retardements de la nuit, des haltes accoutumées; ils demandaient la présence de l'ennemi, ne voulant pour vaincre que voir et être vus. A douze milles d'Autun, on découvrit dans une plaine l'armée de Sacrovir. Il avait placé les cohortes sur les ailes, sur le front ses hommes couverts de fer, et le reste derrière. Lui-même, sur un cheval superbe, entouré des principaux chefs, parcourait tous les rangs; il rappelait à chacun les anciens exploits des Gaulois, et tout le mal qu'ils avaient fait aux Romains; combien la liberté serait glorieuse après la victoire, et la servitude plus accablante après une nouvelle défaite. [114] Franche-Comté. Son discours ne fut ni long ni d'un grand effet; car les légions s'avançaient en bataille, et ce ramas d'habitants sans discipline, sans la moindre connaissance de la guerre, déjà ne voyait plus, n'entendait plus rien. De son côté, Silius, quoique des espérances si bien fondées rendissent toute exhortation superflue, ne cessait de crier qu'il serait honteux pour les vainqueurs de la Germanie de regarder des Gaulois comme un ennemi; qu'une cohorte avait suffi contre les Turons rebelles, une seule division de cavalerie contre les Trévires, quelques hommes de cette même armée contre les Séquanes; que les riches et voluptueux Éduens étaient encore moins redoutables. «Romains, la victoire est à vous, dit-il; je vous recommande les fuyards.» Un grand cri s'élève à ce discours. La cavalerie enveloppe les flancs, l'infanterie attaque le front de l'ennemi. Les ailes ne firent aucune résistance; on fut un peu arrêté par les crupellaires, dont l'armure résistait au javelot et à l'épée; mais les soldats, saisissant des coignées et des haches, enfoncent ces murailles de fer, fendent le corps avec l'armure; d'autres, avec des leviers et des fourches, culbutent ces masses lourdes et immobiles, qui une fois renversées restaient comme mortes, sans pouvoir faire le moindre effort pour se relever. Sacrovir, avec ses plus fidèles amis, se sauva d'abord à Autun, et de là, craignant d'être livré, dans une villa voisine; il s'y poignarda lui-même; les autres s'entretuèrent. Le feu qu'ils avaient mis aux bâtiments servit à tous de bûcher. Pour lors, enfin, Tibère fit part au sénat de ces événements, annonçant la révolte avec la soumission; n'ajoutant, n'ôtant rien à la vérité, rendant justice à la bravoure, à la fidélité de ses lieutenants, comme aussi à la sagesse de ses propres mesures. En même temps il expliqua pourquoi ni lui ni Drusus n'étaient point partis; il allégua la dignité de l'empire, qui ne permettait point à ses chefs de quitter, pour quelques troubles dans une ou deux villes, la capitale d'où l'on surveillait tout l'État. Il ajouta que maintenant qu'on ne pouvait plus attribuer son départ à la crainte, il irait voir le désordre et le réparer. TACITE, _Annales_, liv. III; traduit par Dureau de la Malle. FOLIES DE CALIGULA DANS LES GAULES. 39 et 40 ap. J.-C. Caligula ne s'essaya qu'une seule fois à la guerre et aux affaires militaires; encore ce ne fut pas à la suite d'un projet arrêté. Étant allé voir le bois sacré et le fleuve Clitumnus[115], il avait poussé jusqu'à Mevania[116]; là, il lui vint à l'esprit de compléter la garde batave qu'il avait autour de lui, et sur-le-champ il entreprit son expédition de Germanie. Sans aucun délai, il leva de toutes parts des légions et des troupes auxiliaires, se montra fort sévère sur le recrutement, fit en tous genres des approvisionnements tels qu'on n'en avait jamais vu, et se mit en route. Il marchait parfois avec tant de préoccupation et si rapidement, que pour le suivre les cohortes prétoriennes se virent contraintes, contre l'usage, de mettre leurs enseignes sur des bêtes de somme. Quelquefois aussi, il s'avançait avec tant de négligence et de mollesse, que huit personnes portaient sa litière, et qu'il exigeait du peuple des villes voisines qu'on balayât les chemins et qu'on les arrosât pour lui épargner la poussière. [115] Dans l'Ombrie. [116] Bevagna, dans l'État de l'Église. Lorsqu'il fut arrivé au camp, il congédia ignominieusement ceux de ses lieutenants qui avaient amené leurs troupes trop tard, car il voulait se montrer chef exact et sévère. Mais à la revue qu'il fit de son armée il prétexta la vieillesse et la faiblesse des centurions d'un âge mur, et leur enleva leurs places de primipiles. Quelques-uns même n'avaient plus que quelques jours à servir pour accomplir leur temps. Il accusa les autres de cupidité, et restreignit à 6,000 sesterces[117] les avantages de la retraite. Du reste, il se borna pour tout exploit à recevoir la soumission d'Adminius, fils de Cynobellinus, roi des Bretons, qui, chassé par son père, s'était enfui avec fort peu de troupes. Néanmoins, comme si on lui eût livré l'île[118] tout entière, Caligula écrivit à Rome des lettres pompeuses, ordonna aux courriers de se rendre en char au forum et jusqu'à la curie, et de ne remettre ces dépêches aux consuls que dans le temple de Mars et en plein sénat. [117] 1,168 francs. [118] La Grande-Bretagne. Bientôt, ne sachant plus contre qui faire la guerre, il ordonna qu'on fît passer le Rhin à quelques Germains de sa garde, et qu'on les cachât, afin qu'après son dîner on vînt avec le plus grand trouble lui annoncer que l'ennemi était là. Cela fut fait. Aussitôt il se précipita avec ses amis et une partie des cavaliers prétoriens dans le bois le plus voisin. Après y avoir coupé des arbres et les avoir ornés en forme de trophées, il revint à la lueur des flambeaux, accusant de timidité et de lâcheté ceux qui ne l'avaient pas suivi. Quant aux compagnons qui avaient participé à sa victoire, il imagina pour eux un genre de couronnes, qu'il nomma d'un nom nouveau. Ces couronnes étaient ornées des images du soleil, de la lune et des astres, et il les appela exploratoires. Une autre fois, il fit enlever de l'école et partir secrètement quelques jeunes otages; puis, quittant tout à coup le festin, il les poursuivit avec sa cavalerie, et les ramena chargés de chaînes, comme s'il les eût saisis dans leur fuite. Il ne garda pas plus de mesure dans cette comédie que dans tout le reste. Lorsqu'on revint à table, il dit à ceux qui lui annonçaient que la troupe était réunie, de s'asseoir cuirassés comme ils étaient. Il cita dans cette occasion un vers fort connu de Virgile, les engageant à «se conserver pour des temps plus heureux». Cependant il publia un édit très-sévère contre le sénat et le peuple, sur ce qu'ils s'adonnaient à des excès de table, au cirque, au théâtre, et se reposaient doucement pendant que César combattait. Enfin, comme s'il voulait terminer la guerre d'un coup, il rangea son armée en bataille sur le rivage de l'Océan, et disposa les machines et les balistes. Personne ne savait ni ne soupçonnait ce qu'il allait entreprendre; tout à coup il ordonna de ramasser des coquillages, et d'en remplir les casques et les poches. «C'étaient, disait-il, les dépouilles de l'Océan; on les devait au Capitole.» Pour marquer sa victoire, il éleva une très-haute tour, au sommet de laquelle des feux devaient, comme sur le phare[119], briller pendant les nuits, pour diriger la course des vaisseaux[120]. Il décerna aussi des récompenses aux soldats; chacun eut cent deniers (70 fr.). Alors, comme s'il eût dépassé toutes les libéralités des temps passés, il leur dit: «Allez-vous-en joyeux, allez-vous-en riches.» [119] D'Alexandrie. [120] Cette tour s'est écroulée en 1644. Le dessin se trouve dans le _magasin pittoresque_, 1847, p. 332. Occupé désormais du soin de son triomphe, il ne se contenta pas d'emmener les captifs et les transfuges barbares; il choisit les Gaulois les plus grands et, comme il le disait, de la tournure la plus triomphale, quelques-uns même des plus illustres familles, et les réserva pour le cortége. Non-seulement il les contraignit à se teindre les cheveux en blond[121], il leur fit encore apprendre la langue germanique, et leur imposa des noms barbares. Enfin il écrivit à ses gens d'affaires «de préparer son triomphe avec le moins de frais possible, mais de le faire tel que jamais on n'en eût vu de pareil, puisqu'ils avaient le droit de disposer des biens de tous». SUÉTONE. [121] Pour ressembler aux Germains, qui étaient blonds. PREMIÈRE PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS DANS LA GAULE. 177 ap. J.-C. Vers l'année 160, l'église d'Asie Mineure envoya en Gaule les premiers missionnaires. Le christianisme s'établit à Lyon, où saint Pothin et saint Irénée, disciples de saint Polycarpe, qui l'était lui-même de saint Jean, fondèrent la première église des Gaules. L'église de Lyon a conservé dans sa liturgie, jusqu'à ces dernières années, les traces de son origine grecque. A peine établi dans la Gaule, le christianisme y fut persécuté. LETTRE DES CHRÉTIENS DE VIENNE ET DE LYON AUX CHRÉTIENS D'ASIE. _Les serviteurs de Jésus-Christ qui demeurent à Vienne et à Lyon, dans la Gaule, aux frères d'Asie et de Phrygie qui ont la même foi et la même espérance, paix, grâce et gloire de la part de Notre Seigneur Jésus-Christ._ L'animosité des païens était telle contre nous, que l'on nous chassait des maisons particulières, des bains, de la place publique, et qu'en général on ne souffrait pas qu'aucun de nous parût en quelque lieu que ce fût. Les plus faibles se sauvèrent, les plus courageux s'exposèrent à la persécution. D'abord le peuple s'emportait contre eux en confusion et en grandes troupes, par des cris et des coups, les tirant, les pillant, leur jetant des pierres, les enfermant et faisant tout ce que peut une multitude effarouchée. On les mena dans la place, où ils furent examinés publiquement par le tribun et par les magistrats de la ville, et ayant confessé, ils furent mis en prison jusques à la venue du gouverneur. Ensuite ils lui furent présentés; et comme il les traitait cruellement, Vettius Epagatus, jeune homme d'une vie irréprochable et d'un grand zèle, ne le put souffrir, et demanda d'être écouté pour les défendre et pour montrer qu'il n'y a aucune impiété chez nous. Tous ceux qui étaient autour du tribunal s'écrièrent contre lui, car il était fort connu, et le gouverneur, au lieu de recevoir sa requête, lui demanda seulement s'il était aussi chrétien? Vettius le confessa à haute voix, et fut mis au nombre des martyrs, avec le titre d'avocat des chrétiens. Il y en eut environ dix qui tombèrent par faiblesse, étant mal préparés au combat. Leur chute nous affligea sensiblement, et abattit le courage des autres qui, n'étant pas encore pris, assistaient les martyrs et ne les quittaient point malgré tout ce qu'il fallait souffrir. Nous étions tous dans de grandes alarmes, à cause de l'incertitude de la confession; nous n'avions pas peur des tourments, mais nous regardions la fin, et nous craignions que quelqu'un ne tombât. On faisait tous les jours des captures, en sorte que l'on rassembla tous les bons sujets des deux églises qui les soutenaient principalement. Avec les chrétiens on prit aussi quelques païens qui les servaient, car le gouverneur avait fait une ordonnance publique de les chercher tous. Ces esclaves païens, craignant les tourments qu'ils voyaient souffrir aux fidèles et poussés par les soldats, accusèrent faussement les chrétiens des festins de Thyeste, c'est-à-dire des repas de chair humaine, et de tout ce qu'il ne nous est permis ni de dire, ni de penser, ni même de croire que jamais des hommes l'aient commis. Ces calomnies étant divulguées, tout le peuple fut saisi de fureur contre nous; en sorte que s'il y en avait qui gardassent encore quelque mesure d'amitié, ils s'emportaient alors frémissant de rage. On voyait l'accomplissement de la prophétie du Sauveur: «que ceux qui feraient mourir ses disciples croiraient rendre service à Dieu». (SAINT JEAN, XVI, 21.) Ceux que la fureur du peuple, du gouverneur et des soldats attaqua le plus violemment furent: Sanctus, diacre, natif de Vienne; Maturus, néophyte; Attalus, né à Pergame, mais qui avait toujours été le soutien de ces églises; et Blandine, esclave. Nous tous et principalement sa maîtresse, qui était du nombre des martyrs, nous craignions qu'elle n'eût pas même la hardiesse de confesser, à cause de la faiblesse de son corps. Cependant elle mit à bout ceux qui l'un après l'autre lui firent souffrir toutes sortes de tourments, depuis le matin jusqu'au soir. Ils se confessaient vaincus, ne sachant plus que lui faire; ils admiraient qu'elle respirât encore, ayant tout le corps ouvert et disloqué, et témoignaient qu'une seule espèce de torture était capable de lui arracher l'âme, bien loin qu'elle en dût souffrir tant et de si fortes. Pour elle, la confession du nom chrétien la renouvelait; son rafraîchissement et son repos était de dire: «Je suis chrétienne, et il ne se fait point de mal parmi nous.» Ces paroles semblaient la rendre insensible. Le diacre Sanctus souffrit aussi des tourments excessifs. Les païens espéraient par là en tirer quelque parole indigne de lui, mais il eut une telle fermeté que jamais il ne leur dit ni son nom, ni sa nation, ni la ville d'où il était, ni s'il était libre ou esclave. A toutes ces questions il répondit en latin: «Je suis chrétien.» Ils ne l'entendirent jamais dire autre chose. Le gouverneur et les bourreaux en furent tellement irrités contre lui que, ne sachant plus que lui faire, ils lui appliquèrent enfin sur les parties les plus délicates des lames de cuivre embrasées. Ainsi brûlé, il demeurait immobile et ferme dans la confession. Son corps était tout plaie et meurtrissure, tout retiré, et il n'y paraissait plus de figure humaine. Quelques jours après, les païens voulurent le remettre à la gêne[122], croyant le vaincre en appliquant les mêmes tourments à ces plaies enflammées qui ne pouvaient pas même souffrir d'être touchées avec les mains, ou du moins qu'il mourrait dans les tourments et épouvanterait les autres. Mais contre toute apparence, son corps se redressa et se rétablit à la seconde gêne; il reprit sa première forme et l'usage de ses membres; en sorte qu'il semblait que ce fût plutôt le panser que le tourmenter. [122] A la torture. Biblis, l'une de ceux qui avaient nié, fut appliquée à la gêne, pour lui faire avouer les impiétés dont on accusait les chrétiens. Les tourments la réveillèrent comme d'un profond sommeil; ces douleurs passagères la firent penser aux peines éternelles de l'enfer. «Et comment, dit-elle, mangerions-nous des enfants, nous à qui il n'est pas même permis de manger le sang des bêtes?» Dès lors elle se confessa chrétienne, et fut mise avec les martyrs. (Les chrétiens observaient encore alors, et plusieurs siècles après, la défense de manger du sang, portée par l'ancienne loi et confirmée par le concile des apôtres.) Les tourments se trouvant inutiles par la vertu de Jésus-Christ et la patience des martyrs, on les enferma dans une prison obscure et incommode; on leur mit les pieds dans des entraves de bois, les étendant jusqu'au cinquième trou, et on les traita si cruellement, que la plupart furent étouffés dans la prison. Quelques-uns après avoir été si violemment tourmentés, qu'ils semblaient ne pouvoir vivre, quand ils auraient été pansés avec tout le soin imaginable, demeurèrent dans la prison, privés de tout secours humain, mais tellement fortifiés par le Seigneur qu'ils consolaient et encourageaient les autres. D'autres, tout frais et nouvellement pris, dont les corps n'avaient point été maltraités, ne pouvaient souffrir l'incommodité de la prison, et y mouraient. Pothin, évêque de Lyon, fut de ce nombre. Il était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, faible et infirme, en sorte qu'à peine pouvait-il respirer. Le zèle et le désir du martyre le fortifiaient. Il fut traîné devant le tribunal, conduit par les magistrats et regardé de tout le peuple, qui jetait toutes sortes d'imprécations contre lui, comme si c'eût été Jésus-Christ même. Il rendit témoignage à la vérité; et comme le gouverneur lui demanda qui était le Dieu des chrétiens, il dit: «Si vous en êtes digne, vous le connaîtrez.» Alors on ne l'épargna plus, il fut traîné et battu de tous côtés. Ceux qui étaient proche le frappaient des mains et des pieds, sans aucun respect pour son âge. Ceux qui étaient loin lui jetaient ce qu'ils trouvaient dans leurs mains. Tous croyaient commettre une grande impiété s'ils manquaient à l'insulter, pensant venger ainsi leurs dieux. A peine respirait-il encore quand il fut jeté dans la prison, et il y rendit l'âme deux jours après. Dans cette prison étaient avec les martyrs ceux qui avaient renié la première fois qu'ils avaient été pris; car en ce temps-là il ne servait de rien de nier. Ceux qui avaient confessé étaient enfermés comme chrétiens, sans être accusés d'autre chose; ceux-ci étaient gardés comme des meurtriers et des scélérats. En sorte que les uns étaient soulagés par la joie de leur confession, par l'espérance des promesses, par l'amour pour Jésus-Christ et par l'esprit du Père; les autres étaient tourmentés par leur conscience. Cette différence paraissait au dehors. Les uns avaient le visage gai et plein de dignité et de grâce, plutôt ornés que chargés de leurs chaînes; répandant une bonne odeur, qui faisait croire à quelques-uns qu'ils se servaient de parfums; les autres étaient tristes, abattus et défigurés; les païens même leur reprochaient leur lâcheté. Ce spectacle confirmait les autres chrétiens. On tira premièrement de prison quatre martyrs pour les exposer aux bêtes, en un spectacle qui fut donné exprès pour les nôtres. Ces quatre furent Maturus, Sanctus, Blandine et Attale. Maturus et Sanctus passèrent de nouveau par tous les tourments, dans l'amphithéâtre, comme s'ils n'avaient rien souffert auparavant. Ils furent traînés par les bêtes. On leur fit souffrir tous les maux que le peuple enragé demandait par divers cris, les uns d'un côté, les autres d'un autre, et surtout la chaise de fer, où on les fit rôtir, en sorte que l'odeur frappait les spectateurs; mais ils n'en étaient que plus furieux. Ils ne purent toutefois tirer autre parole de Sanctus que la confession qu'il avait accoutumé de faire dès le commencement. Enfin ces deux martyrs, après avoir longtemps résisté, furent immolés ce jour-là, ayant tenu lieu, dans ce spectacle, de tous les divers combats de gladiateurs. Blandine fut attachée à une pièce de bois, pour être dévorée par les bêtes; et ce spectacle donnait courage aux martyrs, à qui elle représentait le Sauveur crucifié. On la traitait ainsi parce qu'elle était esclave. Aucune des bêtes ne la toucha; elle fut détachée et remise dans la prison. Le peuple demandait instamment Attale, car il était connu. On lui fit faire le tour de l'amphithéâtre avec un écriteau devant lui, où était en latin: «C'est le chrétien Attale.» Le peuple frémissait contre lui, mais le gouverneur ayant appris qu'il était citoyen romain, le fit remettre en prison avec les autres, attendant la réponse de l'empereur[123], à qui il avait écrit à leur sujet. [123] Marc-Aurèle. En cet état, les martyrs firent paraître leur humilité et leur charité. Ils désiraient tellement d'imiter Jésus-Christ, qu'après avoir confessé son nom, non-seulement une fois ou deux, mais plusieurs fois, ayant été exposés aux bêtes, brûlés, couverts de plaies, ils ne s'attribuaient pas le nom de martyrs et ne nous permettaient pas de le leur donner. Mais si quelqu'un de nous les nommait martyrs, en leur écrivant ou en leur parlant, ils s'en plaignaient amèrement. Ils cédaient ce titre à Jésus-Christ, le vrai et fidèle témoin, le premier né d'entre les morts, le chef de la vie divine, et faisaient mention de ceux qui étaient déjà sortis du monde. «Ceux-là, disaient-ils, sont martyrs que Jésus-Christ a daigné recevoir dans la confession de son nom, la scellant ainsi par leur mort; nous autres ne sommes que de petits confesseurs.» Ils priaient les frères avec larmes, de faire pour eux de ferventes prières afin qu'ils souffrissent jusqu'à la fin, et ils montraient par leurs actions la force du martyre, parlant aux païens avec grande liberté. Ils étaient remplis de la crainte de Dieu et s'humiliaient sous sa main puissante, excusant tout le monde, n'accusant personne et priant pour ceux qui les maltraitaient. Leur plus grande application était de retirer de la gueule de l'enfer ceux qu'il semblait avoir engloutis; car ils ne s'élevait pas de gloire contre ceux qui étaient tombés, mais ils suppléaient aux besoins des autres par leur abondance, leur montrant une tendresse maternelle et répandant pour eux beaucoup de larmes devant le Père céleste. Leur patience et leurs exhortations donnèrent du coeur à ceux qui avaient renié la foi, et les disposèrent à confesser. Entre les martyrs était un nommé Alcibiade, accoutumé à mener une vie très-austère et à ne prendre pour toute nourriture que du pain et de l'eau. Il voulait continuer dans la prison; mais Attale, après son premier combat de l'amphithéâtre, apprit par révélation qu'Alcibiade ne faisait pas bien de ne pas user des créatures de Dieu et qu'il était aux autres une occasion de scandale. Alcibiade se laissa persuader, et dès lors il mangea de tout avec actions de grâces. Dieu visitait les martyrs par ses faveurs, et le Saint-Esprit était leur conseil. La réponse de l'empereur vint cependant. Elle portait que l'on fît mourir ceux qui confesseraient, et que ceux qui nieraient fussent mis en liberté. Donc au commencement de l'assemblée des jeux solennels qui se tient en ce lieu-là, et qui est très-nombreuse, parce que toutes les nations y viennent, le gouverneur fit amener les martyrs à son tribunal, voulant encore les montrer au peuple et lui en donner le spectacle. Il les interrogea de nouveau, et fit couper la tête à tous ceux qui étaient citoyens romains; les autres furent envoyés aux bêtes. Il examina séparément ceux qui avaient nié, croyant n'avoir qu'à les renvoyer; mais, contre l'attente des païens, ils confessèrent, et furent joints à la troupe des martyrs. Quelques-uns demeurèrent dehors; mais ceux-là n'avaient jamais eu ni trace de foi, ni respect pour la robe nuptiale, ni pensée de la crainte de Dieu, et avaient déshonoré la religion par leur conduite. Pendant l'interrogatoire, un nommé Alexandre, phrygien de nation et médecin de profession, qui avait demeuré plusieurs années dans les Gaules et était connu de tout le monde par sa charité envers Dieu et sa liberté à publier la doctrine, car il avait part à la grâce apostolique, Alexandre étant près du tribunal, leur faisait des signes pour les exciter à la confession de Jésus-Christ, et se donnait tant d'action que tout le peuple le remarquait. Comme ils étaient indignés de voir que ceux qui avaient nié confessaient alors, ils s'écrièrent contre Alexandre, comme s'il en eût été cause. Le gouverneur se tourna vers lui, et lui demanda qui il était; il dit qu'il était chrétien, et le gouverneur, en colère, le condamna aux bêtes. Il entra donc le lendemain dans l'arène avec Attale, que le gouverneur exposa encore aux bêtes, par complaisance pour le peuple. Après avoir passé par tous les tourments que l'on pratiquait dans l'amphithéâtre, ils furent enfin égorgés. Alexandre ne jeta pas un soupir et ne dit pas le moindre mot, se contenta de s'entretenir avec Dieu en son coeur. Attale étant mis sur la chaise de fer, comme son corps brûlait et que l'odeur de la graisse s'élevait, il dit au peuple en latin: «Voilà ce que c'est de manger des hommes; c'est ce que vous faites ici; pour nous, nous ne mangeons point d'hommes et ne faisons aucun mal.» On lui demanda quel nom avait Dieu; et il répondit: «Dieu n'a pas un nom comme un homme.» Après eux tous, le dernier jour des gladiateurs, Blandine fut encore amenée avec un enfant d'environ quinze ans, nommé Ponticus. On les avait amenés tous les jours pour voir les supplices des autres, et on les voulait contraindre à jurer par les idoles. Comme ils demeurèrent fermes à les mépriser, le peuple entra en fureur contre eux, et, sans avoir égard ni à l'âge de l'un, ni au sexe de l'autre, ils les firent passer par tous les tourments, les pressant l'un après l'autre de jurer. Ils n'en purent venir à bout, car Ponticus était encouragé par Blandine, en sorte que tout le peuple s'en apercevait. Il souffrit donc tous les tourments, et rendit l'esprit. Blandine fut la dernière. Elle allait à la mort avec plus de joie qu'à un festin de noces. Après les fouets, les bêtes, la chaise ardente; enfin, on l'enferma dans un filet et on l'exposa à un taureau qui la secoua longtemps. Mais elle ne sentait rien de ce qu'on lui faisait, par l'espérance et l'attachement à ce qu'elle croyait et par les entretiens qu'elle avait avec Jésus-Christ. Enfin elle fut aussi égorgée; et les païens mêmes disaient qu'ils n'avaient jamais vu une femme tant souffrir. Ils ne furent pas contents de la mort des martyrs; ils étendirent la persécution sur leurs cadavres. Ceux qui avaient été étouffés dans la prison furent jetés aux chiens et gardés soigneusement nuit et jour, de peur que nous ne les enterrassions. Ils assemblèrent aussi les restes de ceux qui avaient souffert dans l'amphithéâtre, c'est-à-dire ce que les bêtes ou le feu avaient laissé de leurs membres déchirés ou réduits en charbon, et les têtes coupées des autres, avec leurs troncs. Ils firent garder tous ces restes pendant plusieurs jours par des soldats. Les uns frémissaient et grinçaient les dents en regardant ces reliques; les autres riaient et se moquaient, exaltant leurs idoles et leur attribuant la punition de leurs ennemis. Les plus raisonnables témoignaient quelque compassion, et leur faisaient des reproches en disant: «Où est leur Dieu? et que leur a servi cette religion qu'ils ont préférée à leur propre vie?» Cependant nous étions sensiblement affligés de ne pouvoir enterrer ces corps. La nuit n'y servait de rien. Les gardes ne se laissaient gagner ni par argent ni par prière; ils semblaient faire un grand profit si ces corps demeuraient sans sépulture. Après les avoir laissés à l'air, exposés en spectacle pendant six jours, ils les brûlèrent et les réduisirent en cendre, puis les jetèrent dans le Rhône afin qu'il n'en parût aucun reste sur la terre. Ils le faisaient pour ôter aux chrétiens l'espérance de la résurrection, qui leur donne, disaient-ils, la confiance de nous introduire une religion étrangère et nouvelle, de mépriser les tourments et d'aller à la mort avec joie. Voyons maintenant s'ils ressusciteront, si leur Dieu pourra les secourir et les tirer de nos mains. EUSÈBE, traduit par l'abbé Fleury, dans son _histoire ecclésiastique_, livre IV, chap. 12 à 15. Eusèbe, nommé évêque de Césarée en Palestine, en 315, a laissé une Histoire ecclésiastique (traduite en français par le président Cousin), une Chronique allant depuis la création du monde jusqu'à la 20e année du règne de Constantin[124], une Vie de Constantin, et la Préparation évangélique. [124] L'original grec est perdu; on a conservé heureusement la traduction latine que saint Jérôme en avait faite et une traduction en langue arménenne. CANTILÈNE, _Dans laquelle se trouve la première mention du nom des Franks_. Composée vers 241. Aurélien, étant alors tribun de la sixième légion gauloise, battit près de Mayence les Franks, qui ravageaient toute la Gaule; il en tua sept cents et en fit prisonniers trois cents, qu'il vendit à l'encan. Les soldats firent cette chanson à l'occasion de sa victoire: «Nous avons tué mille Franks et mille Sarmates ensemble; «Nous cherchons maintenant mille, mille, mille, mille, mille Perses[125].» FLAVIUS VOPISCUS, dans les écrivains de l'_Histoire Auguste_. [125] L'histoire des Franks est extrêmement obscure et disséminée dans les écrivains contemporains. A défaut d'un récit, nous essayerons de résumer dans cette note les événements principaux de l'histoire de ces barbares. C'est vers 240 que les tribus germaniques habitant entre le Rhin, le Mein, le Weser et la Lippe, formèrent entre elles une confédération et prirent le nom de Franks (_Franken_), mot dont le sens paraît répondre à celui du latin _ferox_, fier et belliqueux. Les tribus qui entrèrent dans cette confédération furent les Bructères, les Teuctères, les Chamaves, les Sicambres, les Cattes et les Angrivariens. Le pays des Franks prit le nom de _Francia_ (France), conservé encore aujourd'hui dans celui de Franconie. Depuis 241 jusqu'en 287, les Franks s'emparent de la Batavie, pillent et dévastent la Belgique. En 287, l'empereur Maximien, malgré quelques avantages remportés sur eux, leur céda le pays dévasté des Trévires et des Nerviens, qui comprenait la partie de la Belgique entre Trèves et Tournay (Toxandrie), à titre de bénéfice militaire, c'est-à-dire à condition du service militaire et de l'obéissance envers l'empire. Constance Chlore, en 292, battit de nouveau les Franks, mais ne put pas les détruire ni les chasser; il les força à se soumettre à l'empire, et leur céda la Germanie inférieure, située entre la Meuse et le Rhin. Cependant les Franks d'outre-Rhin continuèrent à attaquer l'empire, et la guerre fut continuelle contre eux. Constantin (306-12) leur fit une guerre acharnée, livra aux bêtes, dans l'amphithéâtre de Trèves, deux de leur rois; mais il finit, comme ses prédécesseurs, par admettre un grand nombre de ces barbares dans les colonies militaires de la Belgique. Depuis lors les Franks fournissent de nombreux contingents aux armées impériales, et leurs rois ou chefs occupent d'importants emplois à la cour; l'un d'eux, le ripuaire Arbogaste (mort en 394), est le plus célèbre de ces rois franks vassaux de l'empire. En 358, Julien fit la guerre aux Salyens, dont le nom paraît alors pour la première fois dans l'histoire, et renouvela les traités en vertu desquels ils étaient établis depuis 287 dans le pays appelé la Toxandrie, c'est-à-dire entre la Meuse et l'Escaut. C'est la tribu établie dès cette époque dans la Toxandrie qui est la principale des tribus franques; c'est elle qui est le noyau de la nation, et qui deviendra sous Clovis le peuple prépondérant de la Gaule. Arbogaste, qui était général des forces militaires et le maître de l'empire, lutta contre les Franks d'outre-Rhin et battit leurs chefs Marcomer et Sunnon. En 407 les Franks essayèrent de défendre le Rhin contre les Vandales, les Suèves et les Alains, mais ils furent vaincus. Les désordres de l'empire (407-428) permirent aux Franks de secouer l'autorité romaine et de conquérir de nouveaux territoires dans la Belgique; les Salyens s'emparèrent de la Morinie, d'Amiens, Cambray, Tournay, Arras, et étendirent leur domination jusqu'à la Somme; les Ripuaires prirent Trèves et Cologne (413). En 428, Aétius, qui restaura pour un moment l'autorité impériale dans les Gaules, attaqua les Ripuaires, les battit, et les força de nouveau à reconnaître la suzeraineté de l'empire. En 431, il attaqua les Salyens, et battit à Helena leur roi Chlodion (Chloio, Chlogio, ou Clovis), qui résidait à Dispargum (Duisbourg?). Vaincus dans d'autres rencontres, les Salyens se soumirent, mais restèrent maîtres de tous les territoires qu'ils avaient conquis. C'est ainsi que s'accomplissaient les conquêtes des barbares. «Les empereurs, dit l'historien grec Procope, cité par M. de Pétigny, les empereurs ne pouvaient pas empêcher les barbares d'entrer dans les provinces; mais les barbares, de leur côté, ne croyaient point posséder en sûreté les terres qu'ils occupaient tant que le fait de leur possession n'avait pas été changé en droit par l'autorité impériale.» Les Franks Salyens et Ripuaires firent fidèlement leur devoir dans la guerre contre Attila. Mérovée, roi des Salyens, et bien probablement fils de Clodion, était particulièrement dévoué à Aétius. Après la mort de ce grand général, lâchement assassiné par l'empereur Valentinien, en 454, les Franks se crurent déliés de leurs obligations envers l'empire, et pillèrent la Belgique. Soumis de nouveau par Avitus et par Majorien, les Salyens, qui avaient chassé leur roi Childéric, prirent pour chef Egidius maître des milices de la Gaule, et à ce titre chef suprême de tous les barbares vassaux de l'empire. Egidius fut le dernier des officiers de l'empire qui ait su maintenir l'autorité du nom romain. Depuis 457 Egidius gouverna les Franks jusqu'en 464, qu'ils reprirent leur roi Childéric et qu'Egidius mourut, après avoir été battu par ses ancien sujets. A son tour, Childéric devint maître des milices vers 469. Peu après, l'empire s'écroula en Italie, et les monarchies barbares, jusque là vassales et fédérées de l'empire, devinrent indépendantes, et restèrent enfin maîtresses des territoires qu'elles avaient conquis. (Cf. l'ouvrage de M. de Pétigny déjà cité.) SAINT DENIS, PREMIER ÉVÊQUE DE PARIS. Vers 250. Saint Irénée, successeur de saint Pothin, donna une nouvelle vigueur à l'église des Gaules; mais après son martyre et les terribles persécutions de Septime Sévère et de Dèce, l'église des Gaules se trouva fort affaiblie; on n'y voyait vers le milieu du troisième siècle que peu d'églises et un assez petit nombre de chrétiens. La propagation de l'Évangile dans les Gaules se fit lentement, jusqu'à ce que la miséricorde divine y envoya saint Martin. L'état des églises des Gaules toucha les saints évêques des pays voisins, et le pape saint Fabien envoya sept évêques prêcher dans les Gaules. Ces sept apôtres furent saint Gatien de Tours, saint Trophime d'Arles, saint Paul de Narbonne, saint Saturnin de Toulouse, saint Denis de Paris, saint Austremoine de Clermont et saint Martial de Limoges. Des six évêques qui vinrent avec saint Denis, ce fut lui qui porta le plus loin la prédication de l'Évangile; car les autres étant demeurés dans les pays plus méridionaux, il s'avança jusqu'à Lutèce, capitale des Parisii, suivi de onze compagnons, parmi lesquels on remarque les saints Éleuthère et Rustique. Une persécution s'étant élevée tout d'un coup contre l'Église, comme on cherchait partout les chrétiens dans l'Occident, les persécuteurs trouvèrent saint Denis à Lutèce, et le prirent avec saint Rustique, prêtre, et saint Éleuthère, diacre. Le préfet Fescennius fit battre de verges le saint apôtre, ainsi que ses compagnons, parce qu'il avait converti beaucoup de gens à la religion chrétienne. Comme il persévérait très-courageusement dans la prédication de la foi du Christ, on le coucha sur un gril sous lequel on avait mis des charbons ardents, et on lui fit en outre endurer beaucoup d'autres supplices en même temps qu'à ses compagnons. Mais les martyrs ayant souffert tous ces divers tourments avec un courage et une joie héroïques, Denis eut avec les autres la tête tranchée, à Montmartre[126]. [126] _Mons Martyrum_, mont des martyrs. La tradition nous apprend que ce saint martyr releva sa tête et la porta dans ses mains en faisant deux mille pas. L'on dit qu'il s'arrêta non loin des bords de la Seine, dans l'endroit où depuis, en 638, a été fondée par Dagobert Ier l'abbaye de Saint-Denis, pour y conserver les reliques du saint. Sainte Geneviève avait déjà fait bâtir en l'honneur de saint Denis une première église, qui fut le théâtre de nombreux miracles et qui fut en très-grande vénération chez les peuples de France du temps de nos premiers rois. On y venait des extrémités du royaume en pèlerinage. On y venait aussi faire serment pour déclarer la vérité des choses qu'on ne pouvait découvrir par les voies ordinaires. Le tombeau du saint y était orné dès lors de meubles précieux et de beaucoup de richesses; c'était un monument bâti en forme de tour, ou plutôt environné de petites tours. Saint Éloi prit plaisir à l'enrichir davantage, et il en fit l'un des plus grands ornements de la France, avant même qu'on parlât d'y bâtir une abbaye. Il semble que cette église eût été choisie dès lors pour le lieu de la sépulture de la famille royale. Au moins trouve-t-on qu'un fils du roi Chilpéric fut enterré avant le règne de Dagobert. Les honneurs qui se rendaient à saint Denis n'étaient point renfermés dans les limites du diocèse de Paris; il ne serait pas facile de compter le nombre des églises qui furent bâties dans toutes les provinces du royaume en l'honneur du saint, depuis la fondation de l'abbaye, et principalement depuis le neuvième siècle, où l'on reçut l'opinion de ceux qui le prenaient pour Denis l'Aréopagite d'Athènes, converti par saint Paul. Les rois de France ont toujours honoré saint Denis comme leur patron et comme le protecteur de leur couronne, parce qu'il l'était de la capitale de leur royaume. Ils avaient soin de visiter son tombeau, et ils venaient demander son intercession avec beaucoup de cérémonie quand ils étaient sur le point d'aller à la guerre ou de faire quelque voyage important. Ils y prenaient l'étendard qui devait marcher devant eux; et l'on sait que l'oriflamme, si célèbre dans notre histoire, n'était autre chose que la bannière de l'abbaye de Saint-Denis. Ils le réclamaient dans les combats et les périls; et portant la confiance qu'ils avaient en sa protection jusqu'au tombeau, ils comptaient encore pour un avantage et une faveur particulière que leurs cendres reposassent auprès des siennes. Cette dévotion de nos rois était aussi celle de leur cour et celle de leurs sujets. C'est peut-être ce qui a contribué principalement à faire regarder saint Denis comme le patron et l'apôtre de la France. Extrait de: BAILLET, _Vies des Saints_; in-4º, 1739; LE NAIN DE TILLEMONT, _Mémoires pour l'histoire de l'Église_; in-4º, 1696. LES BAGAUDES. 285. Les Bagaudes ont joué un grand rôle dans l'histoire des derniers temps de l'empire; leurs soulèvements prirent un caractère formidable dans les anciennes contrées celtiques, telles que la Gaule et le nord de l'Espagne. Dans toutes les contrées soumises à la puissance de Rome, la population des campagnes était presque uniquement composée d'esclaves, dont la condition variait à quelques égards chez les différents peuples compris dans le monde romain, mais était partout inférieure à celle des serfs du moyen âge. Sous les premiers Césars on se plaignait déjà en Italie de la diminution du nombre des hommes libres, tandis que celui des esclaves allait toujours croissant. Dès cette époque la proportion des hommes libres relativement aux esclaves n'était guère plus élevée que celle des blancs par rapport aux nègres dans nos colonies des Antilles. Si le principe de l'esclavage n'avait pas été aussi profondément enraciné dans les moeurs des nations antiques, cet état de choses n'aurait pu se soutenir. Ces masses immenses d'hommes réduits à la condition des bêtes par une aristocratie peu nombreuse auraient au moins fait quelques efforts pour conquérir leur liberté; mais la légitimité de l'esclavage était alors reconnue par tout le monde, par les esclaves comme par les maîtres. Aucun des philosophes, aucun des législateurs de l'antiquité n'a su concevoir une société sans esclaves. Le christianisme, en proclamant pour la première fois sur la terre l'égalité de tous les hommes devant Dieu, put seul opérer cette grande révolution dans les idées. Néanmoins, et malgré l'acquiescement universel du genre humain au principe de la servitude, il éclatait de temps à autre des révoltes d'esclaves qui donnèrent quelquefois lieu à des guerres sérieuses. Sous la république, Spartacus en Italie, Sertorius en Espagne soulevèrent la population des campagnes, et il n'y eut peut-être pas de guerres qui aient inspiré plus d'effroi et causé plus d'embarras à l'aristocratie romaine. Dans la Gaule, toute la population agricole était de temps immémorial réduite à un état de servitude moins complet que l'esclavage romain, et plus analogue à la condition des serfs de l'époque féodale. Cette population de cultivateurs attachés à la glèbe n'était point désarmée comme les misérables esclaves que les Romains tenaient à la chaîne; elle marchait au combat comme les serfs du moyen âge, sous la direction de la caste guerrière; en temps de paix, elle travaillait pour les nobles, seuls propriétaires du sol; elle leur obéissait en temps de guerre comme à ses commandants-nés. Quelquefois même l'aristocratie n'était point maîtresse de contenir les mouvements de cette foule, qui se levait spontanément quand elle croyait le territoire menacé. César, dans ses expéditions contre la Gaule, trouva presque partout des alliés parmi les factions aristocratiques; mais le peuple, fanatisé par les druides, entraînait souvent ses chefs à combattre malgré eux. Ce fut ainsi que les Bellovaques vaincus alléguèrent pour excuse de leur résistance, que la guerre avait été engagée malgré le sénat, ou la caste noble, par la glèbe ignorante. Sous la domination impériale la scission devint plus profonde entre le peuple des campagnes et la caste des propriétaires, qui devenus tout à fait romains avaient pris droit de cité à Rome, adopté des noms latins et renié la langue, les moeurs et la religion de leurs ancêtres. Tandis que les riches possesseurs du sol allaient s'avilir à la cour des césars, et dissipaient en Italie dans de monstrueuses profusions leurs immenses revenus, le peuple des campagnes continuait à parler la langue celtique, à porter l'habit gaulois, et malgré les édits des empereurs, toujours attaché aux superstitions druidiques, obéissait avec un fanatisme aveugle aux restes des druides et des fées, qui se cachaient dans les bois et les déserts, pour se soustraire aux persécutions exercées contre leur culte. Il y avait là des ferments d'agitation et de haine qui n'attendaient qu'une occasion pour éclater. Pendant les troubles qui suivirent la mort de Néron (68), les paysans de la Gaule centrale se soulevèrent sous la conduite d'un des leurs, nommé _Mariccus_ ou Maric; il se donnait le titre de dieu et de libérateur des Gaules, ce qui prouve que cette insurrection, comme toutes les autres du même genre, avait à la fois pour principes le fanatisme religieux et les souvenirs de l'indépendance nationale[127]. L'aristocratie des Éduens, secondée par la jeunesse noble, qui fréquentait en grand nombre les célèbres écoles d'Autun, suffit, en l'absence des armées romaines, pour comprimer ce mouvement, dont le chef fut livré aux bêtes. Il faut voir avec quel dédain les historiens latins parlent de ce plébéien inconnu, _quidam e plebe Boiorum_, qui avait osé mêler ses obscures destinées aux grands événements de l'époque. Et quels événements! La querelle d'un Vitellius et d'un Othon[128]. [127] Je ne parle point ici des révoltes de Sacrovir, sous Tibère, et de Vindex sous Néron. Ces soulèvements eurent un caractère politique, une allure pour ainsi dire officielle. Ce n'étaient pas des émeutes populaires, c'étaient des conjurations d'ambitieux, des mouvements de parti, auxquels se mêlèrent les plus hauts personnages des cités gauloises. [128] TACITE, _Hist._, liv. II, ch. 61. Ces soulèvements, dont les premiers symptômes s'étaient manifestés à l'extinction de la famille des Césars, se développèrent avec bien plus de gravité dans l'anarchie qui suivit la chute de la dynastie des Antonins. Déjà, sous le règne de Commode, un simple soldat, nommé _Maternus_, avait rassemblé dans la Gaule une troupe de bandits et de déserteurs, si nombreuse qu'il fallut envoyer contre lui une armée commandée par Niger, général estimé, qui disputa, quelques années plus tard, l'empire à Sévère. Maternus conçut même l'audacieux projet de pénétrer secrètement dans Rome, avec quelques-uns de ses soldats déguisés et d'assassiner l'empereur au milieu d'une fête. Il échoua dans ce complot, qu'il paya de sa vie; mais l'idée seule n'était point d'un vulgaire chef de brigand[129]. [129] HÉRODIEN. Cet historien, grec de nation, a écrit une histoire estimée, allant de 180 à 238 ap. J.-C. (L. D.) L'insurrection fut encore alors facilement réprimée; l'excès des misères publiques la fit bientôt reparaître, plus terrible. Pendant les troubles du troisième siècle la Gaule fut horriblement ravagée par les barbares et par les armées des généraux romains qui se disputaient la pourpre impériale. Les villages furent incendiés, les vignes arrachées, les champs dévastés, la famine et les massacres décimèrent la population. Au milieu de tant de calamités, les usurpateurs, maîtres impitoyables auxquels l'histoire a conservé le nom de tyrans, n'en faisaient pas moins agir toutes les rigueurs du fisc pour arracher aux habitants des campagnes leurs dernières ressources, tandis que les propriétaires, appauvris, exigeaient le payement des redevances avec une dureté inaccoutumée. Le désespoir mit enfin la rage au coeur des malheureux paysans; de toutes parts ils s'armèrent, se jetèrent dans les bois et dans les landes désertes; puis, réunis en bandes, ils infestèrent les routes, massacrèrent les propriétaires et les agents du fisc, pillèrent les petites villes, les habitations isolées, et osèrent tenir tête aux détachements de soldats qu'on envoyait à leur poursuite. Ce fut une guerre de buissons et de chicane, une guerre de chouans ou de guérillas, comme en font toutes les populations soulevées, mais dont la race celtique semble avoir plus particulièrement le génie ou l'instinct. L'anarchie qui dévorait l'empire ne permettait pas d'employer contre les paysans révoltés des forces suffisantes, ni surtout de les poursuivre avec la ténacité et la persévérance qui peuvent seules triompher de ce genre d'ennemis. Ils s'enhardirent par leurs succès; leurs rangs se grossirent des hommes de toutes classes qui n'avaient plus rien à perdre ou qui espéraient gagner au désordre; leurs bandes devinrent des corps d'armée considérables, qui ne craignirent plus de s'attaquer même aux grandes villes. En 269, ils prirent et saccagèrent, après sept mois de siége, l'opulente cité d'Autun, première alliée des Romains dans les Gaules, objet constant de la cupidité et de la haine des paysans gaulois, et qui dans son malheur implora en vain les secours de la puissance romaine, qu'elle avait si bien servie[130]. [130] EUMÈNE, _Panégyr. de Constance_. Ce fut alors qu'on commença à donner à ces rassemblements armés le nom de _Bagaudes_, emprunté à l'idiome celtique. Je ne rapporterai pas ici toutes les étymologies ridicules qu'on a données de ce nom. Du Cange[131] en indique une, qui paraît assez plausible; c'est celle qu'il dérive du mot celtique, _Bagat_, conservé dans la langue celtique, et qui signifie une troupe, une réunion nombreuse. [131] _Glossarium médiæ et infimæ Latinitatis_ (1678).--MM. Didot ont publié une excellente édition de ce précieux livre. (L. D.) Le pillage d'Autun ne fut qu'un des épisodes de cette guerre des Bagaudes qui éclatait partout en même temps. Sur tous les points du pays ils avaient des lieux fortifiés qui leur servaient de retraites, et d'où ils se répandaient dans la campagne. Retranchés dans ces forts, ils occupaient les avenues des grandes villes où la classe riche s'était réfugiée, ils interceptaient leurs approvisionnements, et les rançonnaient lorsqu'ils ne pouvaient les prendre. Auprès de Lutèce, cité déjà considérable et siége d'un commerce florissant, ils s'étaient établis dans la presqu'île que forme la Marne avant de s'unir à la Seine, au lieu où l'on bâtit depuis une abbaye consacrée à saint Maur, et qu'on appela Saint-Maur-les-Fossés, à cause des traces encore existantes du fort des Bagaudes. Cette position était admirablement choisie pour arrêter à la fois les arrivages de la Marne et de la Seine; ils s'y maintinrent pendant plusieurs années. La porte de Lutèce qui ouvrait dans cette direction, à l'est de la ville, en prit le nom de porte des Bagaudes. Dans le moyen âge cette même porte s'appela Porte Baudoyer, et la place où elle était située conserve encore ce nom[132]. Il semble donc que dans la prononciation le mot _Bagaude_ se rapprochait beaucoup du mot _badaud_, dérivé d'un ancien radical qui signifiait demeurer, habiter, et qui s'est conservé dans l'italien _badare_. Le mot latin, _manens_, manant, en est la traduction littérale. Ainsi, bagaude, badaud, manant, vilain, paysan, sont autant de termes synonymes, qui tous désignaient l'_habitant_ serf des campagnes, et qui par cette raison ont fini par être tous pris en mauvaise part, comme exprimant l'idée de rusticité, de bassesse et d'ignorance. [132] Cette place a disparu récemment, dans les changements qui ont été faits autour de l'hôtel de ville. (L. D.) La guerre des Bagaudes ou la Bagaudie, _Bacaudia_, suivant l'expression des historiens du Bas-Empire, ne différa en rien de la _Jacquerie_ du quatorzième siècle. Elle fut provoquée par les mêmes causes, les maux affreux que l'invasion étrangère faisait peser sur la population des campagnes, impitoyablement pressurée par les seigneurs et par le fisc. Elle eut les mêmes effets, le massacre des riches, des nobles, des fonctionnaires, le pillage des châteaux, l'attaque des villes, le brigandage sur les routes; elle eut la même marche, les mêmes vicissitudes et la même fin; on peut dire que l'histoire de l'une serait presque exactement l'histoire de l'autre. Que les rassemblements auxquels on a donné le nom de Bagaudes aient été composés en grande majorité de paysans serfs, c'est ce dont on ne saurait douter. Tous les auteurs qui en ont parlé s'expriment clairement à cet égard. A l'occasion du soulèvement qui éclata de 280 à 285, après que Carinus eut emmené l'armée des Gaules en Italie, Eutrope et Aurelius Victor s'accordent à dire que les paysans gaulois, _rusticani, agrestes_, avaient formé les rassemblements que l'on nomma _Bagaudes_[133]. La Chronique de Prosper, à l'année 435, dit que la Bagaudie était une conspiration de tous les serfs de la Gaule. L'évêque Salvien trace un éloquent tableau des misères du peuple gaulois[134]. Rien ne fait mieux connaître les véritables causes de l'insurrection que ces paroles inspirées par une indignation vertueuse, et comparables aux plus beaux chefs-d'oeuvre de l'éloquence antique. Le saint évêque nous apprend encore que les classes inférieures ne prenaient pas seules part à la révolte; des hommes même d'une naissance distinguée et d'une éducation libérale étaient contraints de chercher un asile parmi les Bagaudes, pour sauver au moins leur vie, après avoir perdu tous leurs biens par les exactions du fisc. Cette allégation est confirmée par un fait que rapporte la Chronique de Prosper à l'année 445. Un médecin d'un mérite éminent, nommé Eudoxius, fut poursuivi comme un des moteurs du soulèvement de Bagaudes qui eut lieu à cette époque, et n'échappa au supplice qu'en se réfugiant chez les Huns. [133] EUTROPE, _Hist._, liv. 9. [134] Que nous reproduisons plus loin. Toutes ces circonstances se retrouvent dans la grande insurrection du troisième siècle; car ce n'étaient pas non plus des hommes ordinaires que ces Helianus et ces Amandus, qui furent alors chefs des Bagaudes, et qui osèrent prendre le titre d'empereurs. Cette ambition, au reste, fut fatale à leur parti. Tant que les Bagaudes s'étaient bornés à infester les routes, à massacrer les propriétaires, à piller les villes, les empereurs s'en étaient peu inquiétés, et les cités gauloises avaient en vain imploré le secours des armes romaines. Mais l'usurpation de la pourpre impériale donnait à ces mouvements un autre caractère. Dès que Dioclétien en fut instruit, il s'empressa d'envoyer Maximien au delà des Alpes, avec une armée dont la présence suffit pour dissiper ces bandes, qui n'étaient redoutables qu'en l'absence de troupes réglées. Maximien fit périr leurs chefs, prit et rasa leurs forts, entre autres celui qu'ils avaient construit près de Lutèce, dans la presqu'île de la Marne, et termina cette guerre en 285. L'insurrection parut alors étouffée, mais elle ne fut jamais entièrement éteinte; il y eut toujours quelques bandes disséminées dans le pays, et le feu de la révolte éclata avec plus de violence et plus d'étendue que jamais au cinquième siècle, lorsque l'invasion des Vandales eut fait peser de nouveau sur les habitants des campagnes les affreuses calamités dont les avait frappés, au troisième siècle, l'invasion des Alémans. Il est à remarquer que les grands rassemblements de Bagaudes se sont toujours formés dans les contrées vraiment celtiques, dans l'ouest et le centre de la Gaule, ancien territoire des Galls; dans ces provinces qui ont été au moyen âge le principal foyer de la jacquerie et de nos jours même encore le théâtre de la guerre civile. Il n'y eut jamais de Bagaudes dans la Belgique, où dominait l'esprit militaire de la Germanie et où se recrutaient les légions. PÉTIGNY, _Études sur l'histoire, les lois et les institutions de l'époque mérovingienne_, 3 vol. in-8º; Paris, A. Durand, 1851; t. I, p. 192. SAINT MARTIN, ÉVÊQUE DE TOURS. 316-400. Martin naquit en 316, à Salarie, ville de Pannonie, dont on voit aujourd'hui les ruines à deux lieues de Sarwar, en Hongrie. Dès sa jeunesse il montra par toutes ses actions qu'il ne vivait que pour Dieu. Il avait pour les pauvres un amour ardent; on le vit une fois à la porte d'Amiens donner la moitié de sa casaque, parce qu'il ne lui restait aucune autre chose qu'il put donner. Cette action ne manqua pas de lui attirer des railleries de la part des libertins; mais quand on ne veut plaire qu'à Jésus-Christ, on est peu sensible aux faux jugements des hommes, et souvent on reçoit de lui dès ce monde même l'approbation que ceux-ci refusent; c'est ce qui arriva à Martin. La nuit suivante, pendant qu'il donnait à ses membres fatigués un court repos, qu'il avait coutume d'interrompre souvent par la prière, Jésus-Christ se montra à lui, revêtu de cette moitié de casaque qu'il avait donnée et environné d'une multitude d'anges à qui il dit: Martin, qui n'est encore que catéchumène, m'a couvert de cet habit. Un ordre de l'empereur obligeant les enfants des officiers et des soldats vétérans à porter les armes, le père de Martin découvrit lui-même son fils, et le contraignit de suivre une profession qu'il jugeait préférable à toute autre. Ainsi Martin entra à quinze ans dans la cavalerie. Il sut se préserver des vices qui ne déshonorent que trop la profession des armes, et gagna l'estime de ceux qui vivaient avec lui. Il fut un soldat vraiment chrétien, exact à remplir ses devoirs. A l'âge de dix-huit ans il demanda et reçut le baptême. Deux ans après il se retira du service, malgré les instances de son tribun, avec lequel il vivait dans une étroite amitié. La haute réputation de saint Hilaire l'attira à Poitiers. Quand ce grand homme eut été élevé sur le siége qu'il a tant illustré, il voulut ordonner diacre Martin, qui refusa cet honneur par humilité, et ne consentit qu'à être ordonné exorciste. Peu de temps après, le désir de revoir sa famille le conduisit en Pannonie. En revenant, il apprit, comme il traversait l'Italie, que les Ariens opprimaient l'église des Gaules et qu'ils avaient fait exiler saint Hilaire. Martin choisit alors une retraite près de Milan, et y pratiqua tous les exercices de la vie monastique. Ayant appris, en 360, que saint Hilaire retournait dans son diocèse, il se hâta de se rendre auprès de lui. Ce grand évêque reçut avec joie son disciple, et lui donna un terrain[135] pour bâtir un monastère[136], dans lequel on vit bientôt des hommes de différents pays se réunir pour servir Dieu sous une même discipline. Saint Martin s'y renferma lui-même pour se sanctifier et conduire les autres à Jésus-Christ. [135] A Ligugé, à deux lieues de Poitiers. [136] A peine reste-t-il aujourd'hui quelques vestiges de l'église de ce monastère, qui est détruit depuis un grand nombre d'années. L'église paroissiale actuelle a été bâtie sur l'ancienne cellule de saint Martin. Vers l'an 371, le peuple de Tours et des villes voisines le demanda pour évêque. Il fallut user d'artifice et employer la violence pour l'arracher de sa solitude. Il joignit toutes les vertus épiscopales à celles de la profession monastique, qu'il n'abandonna point. Il conserva toujours la même humilité dans le coeur, la même pauvreté dans ses habits et dans ses meubles. Il demeura quelque temps dans une étroite cellule, qui tenait à l'église; mais, ne pouvant souffrir les visites, qu'il recevait fréquemment, il bâtit de l'autre côté de la Loire le célèbre monastère de Marmoutier, que l'on regarde comme la plus ancienne abbaye de France. Saint Martin se vit à la tête de quatre-vingts moines, qui rappelaient le temps des plus austères anachorètes et dont plusieurs furent enlevés, à cause de leur sainteté, pour être évêques en différentes villes. Pour lui, il fut comme l'apôtre de toute la Gaule; il dissipa l'incrédulité des païens, détruisit les temples et fit bâtir des églises en l'honneur du vrai Dieu dans les lieux où l'on rendait auparavant aux fausses divinités un culte superstitieux. Partout il établissait la piété sur la connaissance de Jésus-Christ. Ce qu'il enseignait de vive voix, il le confirmait par des miracles sans nombre, et le persuadait, pour ainsi dire, par sa fidélité à le pratiquer le premier. Son zèle s'étendit jusqu'en Bourgogne, où il arracha un grand nombre de victimes au démon pour les donner à Jésus-Christ. Étant un jour dans un bourg rempli de païens, il entreprit, comme il avait fait ailleurs, de les convertir au vrai Dieu et de leur faire abandonner leurs vaines superstitions. Après les avoir exhortés assez longtemps, il leur dit d'abattre un arbre qui était dans ce lieu et que le peuple regardait avec vénération. Les païens dirent à saint Martin: Nous voulons bien le couper, pourvu que vous consentiez à rester dessous. Il accepta la condition. On abattit l'arbre; il penchait du côté de saint Martin. Les païens le crurent déjà écrasé; mais le saint ayant fait le signe de la croix, l'arbre se redressa, et tomba du côté des païens; plusieurs auraient été tués s'ils n'eussent évité la mort par une prompte fuite. Dieu se servit de ce miracle pour amollir le coeur féroce des idolâtres et les porter à demander le baptême. Quelquefois il sollicitait auprès des princes le pardon des criminels, la liberté des captifs, le retour des exilés ou le soulagement des personnes affligées. Ce fut pour obtenir quelques-unes de ces grâces qu'il alla à Trèves, vers l'an 383, trouver le tyran Maxime, qui après s'être révolté contre l'empereur Gratien s'était emparé des Gaules, de l'Angleterre et de l'Espagne. Martin demanda ces grâces en évêque, c'est-à-dire sans les acheter par des bassesses. Il faisait connaître au prince que c'était plaider pour ses propres intérêts que de prendre en main auprès de lui la cause de la veuve, de l'orphelin ou du prisonnier; que sa gloire la plus solide était de faire du bien aux malheureux, et qu'il devait remercier ceux qui lui montraient les objets sur qui devaient tomber ses faveurs. L'empereur Maxime, loin de se choquer de cette sainte hardiesse, en conçut plus d'estime pour le saint évêque, et il le pria plusieurs fois de manger à sa table. Saint Martin refusa d'abord l'honneur que lui faisait ce prince, mais dans la suite il crut devoir l'accepter. Maxime convia les plus illustres de sa cour pour le jour où le saint lui avait promis de dîner avec lui. Dans le repas, Martin fut assis à la droite du prince, et un prêtre qui l'avait accompagné fut placé entre le frère et l'oncle de l'empereur. Quand on donna à boire, l'officier présenta la coupe à Maxime, qui la fit donner au saint évêque pour la recevoir lui-même de sa main; mais celui-ci la donna au prêtre dont on vient de parler. Cette action fut admirée par l'empereur même et de tous les assistants. Vers l'an 400, saint Martin alla recevoir la récompense que Dieu accorde à ses fidèles serviteurs. _Abrégé des vies des Saints_, par RICHARD, t. 2, p. 398. PARIS EN 358. Julien[137] passa au moins à Lutèce[138] les deux hivers de 358 et de 359. Il aimait cette bourgade, qu'il appelait sa _chère Lutèce_, et où il avait rassemblé, autant qu'il avait pu au milieu de ses entreprises militaires, des savants et des philosophes. Oribase[139] le médecin, dont il nous reste quelques travaux, y rédigea son abrégé de Galien[140]; c'est le premier ouvrage publié dans une ville qui devait enrichir les lettres de tant de chefs-d'oeuvre. [137] Julien, neveu de Constantin, né en 331, fut nommé gouverneur des Gaules, avec le titre de césar, puis empereur en 360; il mourut en 363. Il est aussi célèbre par son apostasie que par l'habileté de son gouvernement. [138] Lutèce (Lutecia) était le nom de la ville des Parisii (Parisiens). [139] Médecin de l'empereur Julien, né à Pergame. Il a laissé un recueil d'extraits des écrits des anciens médecins. [140] Célèbre médecin grec de la fin du second siècle de l'ère chrétienne. Il reste de lui plusieurs ouvrages importants. On se plaît à rechercher l'origine des grandes cités, comme à remonter à la source des grands fleuves; vous serez bien aise de relire le propre texte de Julien[141]: «Je me trouvais pendant un hiver à ma chère Lutèce; c'est ainsi qu'on appelle dans les Gaules la ville des Parisii. Elle occupe une île au milieu d'une rivière[142]; des ponts de bois la joignent aux deux bords. Rarement la rivière croît ou diminue; telle elle est en été, telle elle demeure en hiver; on en boit volontiers l'eau, très-pure et très-riante à la vue. Comme les Parisii habitent une île, il leur serait difficile de se procurer d'autre eau. La température de l'hiver est peu rigoureuse, à cause, disent les gens du pays, de la chaleur de l'Océan, qui, n'étant éloigné que de 900 stades, envoie un air tiède jusqu'à Lutèce. L'eau de mer est en effet moins froide que l'eau douce. Par cette raison, ou par une autre que j'ignore, les choses sont ainsi[143]. L'hiver est donc fort doux aux habitants de cette terre; le sol porte de bonnes vignes; les Parisii ont même l'art d'élever des figuiers[144] en les enveloppant de paille de blé comme d'un vêtement, et en employant les autres moyens dont on se sert pour mettre les arbres à l'abri de l'intempérie des saisons. [141] L'ouvrage de Julien, dont ce fragment est extrait, est écrit en grec, et porte le titre de _Misopogon_, ce qui veut dire _haine de la barbe_. C'est une satire contre la ville d'Antioche, dans laquelle Julien fait semblant d'écrire contre lui-même. La barbe que portait Julien déplaisait beaucoup aux habitants d'Antioche. [142] Lutèce (Lutecia) était le nom de la ville des Parisii (Parisiens). [143] L'observation des Gaulois-Romains était juste; les hivers sont plus humides, mais moins froids, aux bords de la mer que dans l'intérieur des terres. (_Note de Chateaubriand._) [144] On voit que le climat de Paris n'a guère changé. Il y a longtemps que l'on cultive la vigne à Surène. Julien ne se piquait pas de se connaître en bon vin. Quant aux figuiers, on les enterre et on les empaille encore à Argenteuil. (_Note de Chateaubriand._) «Or, il arriva que l'hiver que je passais à Lutèce fut d'une violence inaccoutumée; la rivière charriait des glaçons comme des carreaux de marbre. Vous connaissez les pierres de Phrygie? tels étaient par leur blancheur ces glaçons bruts, larges, se pressant les uns les autres, jusqu'à ce que, venant à s'agglomérer, ils formassent un pont[145]. Plus dur à moi-même et plus rustique que jamais, je ne voulus point souffrir que l'on échauffât à la manière du pays, avec des fourneaux, la chambre où je couchais[146].» [145] Julien peint très-bien ce que nous avons vu ces derniers hivers. Les glaçons que la Seine laisse sur ses bords, après la débâcle, pourraient être pris pour des blocs de marbre. (_Note de Chateaubriand._) [146] Ces fourneaux étaient apparemment des poêles. Julien raconte qu'il permit enfin de porter dans sa chambre quelques charbons, dont la vapeur faillit l'étouffer. CHATEAUBRIAND, _Études ou discours historiques sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares_. GOUVERNEMENT DE JULIEN. 359. La Gaule commençait à respirer, et Julien, libre un moment des soins de la guerre, reportait sa sollicitude sur tout ce qui pouvait contribuer au bien-être des provinces. Veiller à l'égale répartition de l'impôt, prévenir tout abus de pouvoir, écarter des affaires cette classe de gens qui spéculent sur les malheurs publics, ne souffrir chez les magistrats aucune déviation de la stricte équité, telle était l'occupation de tous ses instants. Ce qui aidait aux réformes dans cette dernière partie de l'administration, c'est que le prince siégeait lui-même comme juge, pour peu que les procès eussent d'importance par la gravité des cas ou par le rang des personnes; et jamais la justice n'eut de dispensateur plus intègre. Un exemple, entre mille, suffira pour établir son caractère sous ce rapport. Numerius, ancien gouverneur de la Narbonnaise, avait à répondre devant lui à la charge de dilapidation, et, contre l'usage dans les causes criminelles, les débats étaient publics. Numerius se renferma dans la dénégation, et les preuves manquaient contre lui. Son adversaire Delphidius, homme passionné, voyant l'accusation désarmée, ne put s'empêcher de s'écrier: «Mais, illustre césar, s'il suffit de nier, où seront désormais les coupables?» A quoi Julien répliqua sans s'émouvoir: «S'il suffit d'accuser, où seront les innocents?» Ce trait le peint comme juge. AMMIEN MARCELLIN, _Histoire_, liv. XVIII, trad. de M. Savalète. Ammien Marcellin, historien latin du quatrième siècle de l'ère chrétienne, a composé une histoire des empereurs depuis Nerva jusqu'à Valentinien, en 31 livres, dont les 13 premiers sont perdus. C'est un ouvrage précieux par les détails exacts qu'il fournit, Ammien ayant vu lui-même tout ce qu'il raconte dans ses derniers livres; il avait longtemps servi dans les armées de la Gaule, et fit avec Julien la campagne de Perse. TYRANNIE DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. 285-450. La société antique, bien différente de la nôtre, ne renouvelait pas incessamment la richesse par l'industrie. Consommant toujours et ne produisant plus, elle demandait toujours davantage à la terre, et les mains qui la cultivaient, cette terre, devenaient chaque jour plus rares et moins habiles. Rien de plus terrible que le tableau que nous a laissé Lactance[147] de cette lutte meurtrière entre le fisc affamé et la population impuissante, qui pouvait souffrir, mourir, mais non payer. «Tellement grande était devenue la multitude de ceux qui recevaient[148] en comparaison du nombre de ceux qui devaient payer, telle l'énormité des impôts, que les forces manquaient aux laboureurs, les champs devenaient déserts, et les cultures se changeaient en forêts..... Je ne sais combien d'emplois et d'employés fondirent sur chaque province, sur chaque ville, _magistri_, _rationales_, vicaires des préfets. Tous ces gens-là ne connaissaient que condamnations, proscriptions, exactions; exactions, non pas fréquentes mais perpétuelles, et dans les exactions, d'intolérables outrages.... Mais la calamité publique, le deuil universel, ce fut quand le fléau du cens ayant été lancé dans les provinces et les villes, les censiteurs se répandirent partout, bouleversèrent tout; vous auriez dit une invasion ennemie, une ville prise d'assaut. On mesurait les champs par mottes de terre, on comptait les arbres, les pieds de vigne. On inscrivait les bêtes; on enregistrait les hommes. On n'entendait que les fouets, les cris de la torture; l'esclave fidèle était torturé contre son maître, la femme contre son mari, le fils contre son père; et faute de témoignage, on les torturait pour déposer contre eux-mêmes; et quand ils cédaient vaincus par la douleur, on écrivait ce qu'ils n'avaient pas dit. Point d'excuse pour la vieillesse ou la maladie; on apportait les malades, les infirmes. On estimait l'âge de chacun; on ajoutait des années aux enfants, on en ôtait aux vieillards; tout était plein de deuil et de consternation. Encore ne s'en rapportait-on pas à ces premiers agents; on en envoyait toujours d'autres pour trouver davantage, et les charges doublaient toujours, ceux-ci ne trouvant rien, mais ajoutant au hasard, pour ne pas paraître inutiles. Cependant les animaux diminuaient, les hommes mouraient, et l'on n'en payait pas moins l'impôt pour les morts[149].» [147] Lactance, écrivain chrétien, né vers 250, mort vers 325. Il fut chargé par Constantin de l'éducation de son fils Crispus. Il est auteur des ouvrages suivants: _Institutions divines_, _L'OEuvre de Dieu_, _La Colère de Dieu_, _La Mort des persécuteurs_. C'est un écrivain élégant, que l'on a surnommé le Cicéron chrétien. [148] L'armée, les fonctionnaires civils, les juges, les percepteurs ou exacteurs, etc. C'est Dioclétien qui créa l'administration civile et cette armée d'employés civils. [149] LACTANCE, Mort des Persécuteurs. Sur qui retombaient tant d'insultes et de vexations endurées par les hommes libres? Sur les esclaves, sur les colons ou cultivateurs dépendants, dont l'état devenait chaque jour plus voisin de l'esclavage. C'est à eux que les propriétaires rendaient tous les outrages, toutes les exactions dont les accablaient les agents impériaux. Leur misère et leur désespoir furent au comble à l'époque dont Lactance vient de nous tracer le tableau. Alors tous les serfs des Gaules prirent les armes sous le nom de _Bagaudes_[150]. En un instant ils furent maîtres de toutes les campagnes, brûlèrent plusieurs villes, et exercèrent plus de ravages que n'auraient pu faire les barbares. Ils s'étaient choisis deux chefs, Ælianus et Amandus, qui, selon une tradition, étaient chrétiens. Il ne serait pas étonnant que cette réclamation des droits naturels de l'homme ait été en partie inspirée par la doctrine de l'égalité chrétienne. L'empereur Maximien accabla ces multitudes indisciplinées (en 286)..... [150] _Bagat_, en celtique, assemblée, multitude de gens. Ces révoltes, sans cesse renaissantes, duraient encore au milieu du cinquième siècle. (L. D.) L'avénement de Constantin et du christianisme fut une ère de joie et d'espérance. Né en Bretagne, comme son père, Constance Chlore, il était l'enfant, le nourrisson de la Bretagne et de la Gaule. Après la mort de son père, il réduisit le nombre de ceux qui payaient la capitation en Gaule de 25,000 à 18,000. L'armée avec laquelle il vainquit Maxence devait appartenir en grande partie à cette dernière province. Les lois de Constantin sont celles d'un chef de parti qui se présente à l'empire comme un libérateur, un sauveur: «Loin, s'écrie-t-il, loin du peuple, les mains rapaces des agents fiscaux! Tous ceux qui ont souffert de leurs concussions peuvent en instruire les présidents des provinces. Si ceux-ci dissimulent, nous permettons à tous d'adresser leurs plaintes à tous les comtes de provinces ou au préfet du prétoire, s'il est dans le voisinage, afin qu'instruit de tels brigandages, nous les fassions expier par les supplices qu'ils méritent[151].» [151] Lois de Constantin, dans le Code Théodosien. Ces paroles ranimèrent l'empire. La vue seule de la croix triomphante consolait déjà les coeurs. Ce signe de l'égalité universelle donnait une vague et immense espérance. Tous croyaient arrivée la fin de leurs maux. Cependant le christianisme ne pouvait rien aux souffrances matérielles de la société. Les empereurs chrétiens n'y remédièrent pas mieux que leurs prédécesseurs. Tous les essais qui furent faits n'aboutirent qu'à montrer l'impuissance définitive de la loi. Que pouvait-elle en effet, sinon tourner dans un cercle sans issue? Tantôt elle s'effrayait de la dépopulation, elle essayait d'adoucir le sort du colon, de le protéger contre le propriétaire, et le propriétaire criait qu'il ne pouvait plus payer l'impôt; tantôt elle abandonnait le colon, le livrait au propriétaire, l'enfonçait dans l'esclavage[152], s'efforçait de l'enraciner à la terre; mais le malheureux mourait ou fuyait, et la terre devenait déserte. Dès le temps d'Auguste la grandeur du mal avait provoqué les lois qui sacrifiaient tout à l'intérêt de la population. Pertinax avait assuré la propriété et l'immunité des impôts pour dix ans à ceux qui occuperaient les terres désertes en Italie, dans les provinces et chez les rois alliés. Aurélien l'imita. Probus fut obligé de transplanter de la Germanie des hommes et des boeufs pour cultiver la Gaule. Il y fit replanter les vignes arrachées par Domitien. Maximien et Constance Chlore transportèrent des Franks et d'autres Germains dans les solitudes du Hainaut, de la Picardie, du pays de Langres; et cependant la dépopulation augmentait dans les villes, dans les campagnes. Quelques citoyens cessaient de payer l'impôt; ceux qui restaient payaient d'autant plus. Le fisc affamé et impitoyable s'en prenait de tout déficit aux curiales[153], aux magistrats municipaux. [152] La loi finit par identifier le colon à l'esclave. «Que les colons soient liés par le droit de leur origine, et bien que, par leur condition, ils paraissent des hommes libres, qu'ils soient tenus pour serfs de la terre sur laquelle ils sont nés.» (_Code Justinien._)--«Si un colon se cache ou s'efforce de se séparer de la terre où il habite, qu'il soit considéré comme ayant voulu se dérober frauduleusement à son patron, ainsi que l'esclave fugitif.» (_Code Justinien._) [153] Les villes de la Gaule avaient pour les administrer une curie (assemblée, sénat). Les membres de ces curies étaient appelés curiales; on les choisissait dans les moyens propriétaires. Dans les derniers siècles de l'empire leur sort était devenu intolérable. Si l'on veut se donner le spectacle d'une agonie de peuple, il faut parcourir l'effroyable code par lequel l'empire essaye de retenir le citoyen dans la cité qui l'écrase, qui s'écroule sur lui. Les malheureux curiales, les derniers qui eussent encore un patrimoine dans l'appauvrissement général, sont déclarés les _esclaves_, les _serfs_ de la chose publique. Ils ont l'honneur d'administrer la cité, de répartir l'impôt à leurs risques et périls; tout ce qui manque est sur leur compte[154]. Ils ont l'honneur de payer à l'empereur l'_aurum coronarium_[155]. Ils sont l'_amplissime sénat_ de la cité, l'ordre _très-illustre_ de la curie. Toutefois, ils sentent si peu leur bonheur, qu'ils cherchent sans cesse à y échapper. Le législateur est obligé d'inventer tous les jours des précautions nouvelles pour fermer, pour barricader la curie. Étranges magistrats, que la loi est obligée de garder à vue, pour ainsi dire, et d'attacher à leur chaise curule. Elle leur interdit de s'absenter, d'habiter la campagne, de se faire soldats, de se faire prêtres; ils ne peuvent entrer dans les ordres qu'en laissant leur bien à quelqu'un qui veuille bien être curiale à leur place. La loi ne les ménage pas: «Certains hommes lâches et paresseux désertent les devoirs de citoyens.... Nous ne les libérerons qu'autant qu'ils mépriseront leur patrimoine. Convient-il que des esprits occupés de la contemplation divine conservent de l'attachement pour leurs biens[156].» [154] Aussi ne disposent-ils pas librement de leur bien. Ils ne peuvent vendre sans autorisation. Le curiale qui n'a pas d'enfants ne peut disposer par testament que du quart de ses biens. Les trois autres quarts appartiennent à la curie. [155] Impôts prétendus volontaires, que les curiales étaient obligés de payer aux empereurs en monnaie ou en couronnes d'or, dans diverses circonstances heureuses ou malheureuses, pour témoigner de leur joie ou pour venir en aide au trésor public, à peu près dans les circonstances où l'on fait aujourd'hui des adresses au souverain. (L. D.) [156] _Code Théodosien_, XII, 1. L'infortuné curiale n'a pas même l'espoir d'échapper par la mort à la servitude. La mort poursuit même ses fils. Sa charge est héréditaire. La loi exige qu'il se marie, qu'il lui engendre et lui élève des victimes. Les âmes tombèrent alors de découragement. Une inertie mortelle se répandit dans tout le corps social. Le peuple se coucha par terre de lassitude et de désespoir, comme la bête de somme se couche sous les coups et refuse de se relever. En vain les empereurs essayèrent par des offres d'immunités, d'exemptions, de rappeler le cultivateur sur son champ abandonné. Rien n'y fit. Le désert s'étendit chaque jour. Au commencement du cinquième siècle, il y avait dans l'_heureuse_ Campanie, la meilleure province de tout l'empire, 528,000 arpents en friche. Tel fut l'effroi des empereurs à l'aspect de cette désolation, qu'ils essayèrent d'un moyen désespéré. Ils se hasardèrent à prononcer le mot de liberté. Gratien exhorta les provinces à former des assemblées. Honorius essaya d'organiser celles de la Gaule[157]; il engagea, pria, menaça, prononça des amendes contre ceux qui ne s'y rendraient pas. Tout fut inutile, rien ne réveilla le peuple engourdi sous la pesanteur de ses maux. Déjà il avait tourné ses regards d'un autre côté. Il ne s'inquiétait plus d'un empereur impuissant pour le bien comme pour le mal. Il n'implorait plus que la mort, tout au moins la mort de l'empire et l'invasion des barbares. [157] Voici les principales dispositions de la loi de 418:--I. L'assemblée est annuelle.--II. Elle se tient aux ides d'août.--III. Elle est composée des honorés, des possesseurs et des magistrats de chaque province.--IV. Si les magistrats de la Novempopulanie et de l'Aquitaine, qui sont éloignées, se trouvent retenus par leurs fonctions, ces provinces, selon la coutume, enverront des députés.--V. La peine contre les absents sera de cinq livres d'or pour les magistrats, et de trois pour les honorés et les curiales.--VI. Le devoir de l'assemblée est de délibérer sagement sur les intérêts publics. Viennent donc les barbares. La société antique est condamnée. Le long ouvrage de la conquête, de l'esclavage, de la dépopulation, est près de son terme. Est-ce à dire pourtant que tout cela se soit accompli en vain, que cette dévorante Rome ne laisse rien sur le sol gaulois, d'où elle va se retirer? Ce qui y reste d'elle est en effet immense. Elle y laisse l'organisation, l'administration. Elle y a fondé la _cité_; la Gaule n'avait auparavant que des villages, tout au plus des villes. Ces théâtres, ces cirques, ces aqueducs, ces voies que nous admirons encore, sont le durable symbole de la civilisation fondée par les Romains, la justification de leur conquête de la Gaule. Telle est la force de cette organisation, qu'alors même que la vie paraîtra s'en éloigner, alors que les barbares sembleront près de la détruire, ils la subiront malgré eux. Il leur faudra, bon gré, mal gré, habiter sous ces voûtes invincibles qu'ils ne peuvent ébranler; ils courberont la tête, et recevront encore, tout vainqueurs qu'ils sont, la loi de Rome vaincue. Ce grand nom d'empire, cette idée de l'égalité sous un monarque, si opposée au principe aristocratique de la Germanie, Rome l'a déposée sur cette terre. Les rois barbares vont en faire leur profit. Cultivée par l'Église, accueillie dans la tradition populaire, elle fera son chemin par Charlemagne et par saint Louis. Elle nous amènera peu à peu à l'anéantissement de l'aristocratie, à l'égalité, à l'équité des temps modernes. Voilà pour l'ordre civil. Mais à côté de cet ordre un autre s'est établi, qui doit le recueillir et le sauver pendant la tempête de l'invasion barbare. Partout à côté de la magistrature romaine, qui va s'éclipser et délaisser la société en péril, la religion en a placé une autre, qui ne lui manquera pas. Le titre romain de _defensor civitatis_[158] va partout passer aux évêques. Dans la division des diocèses ecclésiastiques subsiste celle des diocèses impériaux. L'universalité impériale est détruite, mais l'universalité catholique apparaît. MICHELET, _Histoire de France_, t. I, p. 98[159]. [158] Défenseur de la cité. [159] Nous ne saurions trop recommander la lecture de cette poétique et savante histoire à nos lecteurs. IMPOTS ET EXACTIONS.--LES BAGAUDES.--LE PATROCINIAT. Vers 435. Je parle de ces proscriptions et de ces exactions cruelles par lesquelles les Romains se ruinent les uns les autres. Mais pourquoi dis-je qu'ils se ruinent mutuellement? Disons plutôt qu'un petit nombre opprime une innombrable multitude, et c'est en cela que le crime paraît plus grand. Il serait plus supportable si chacun souffrait à son tour ce qu'il fait souffrir aux autres. Mais quel est ce renversement par lequel on voit les impôts publics devenir la proie des particuliers. On voit, sous le prétexte du fisc, des hommes privés s'enrichir des dépouilles du peuple. On dirait que c'est une conspiration; tout y entre, les supérieurs et les subalternes; les juges mêmes n'en sont pas exempts. Y a-t-il une ville, un bourg, un village, où il n'y ait pas autant de petits tyrans qu'il y a de juges et de receveurs des droits publics? Ils sont fiers du nom qu'ils portent; ils s'applaudissent de leurs concussions et de leurs violences, parce que c'est par ce même endroit qu'ils sont craints et honorés, semblables aux voleurs de grands chemins, qui ne se croient jamais plus glorieux ni plus dignes d'envie que quand ils sont plus redoutés. Je le répète donc, est-il une ville où les principaux ne ruinent les veuves et les orphelins, et ne leur dévorent pour ainsi dire les entrailles? Les gens de bien ont le même sort; soit que par mépris des biens de la terre, ils ne veuillent pas se défendre, soit que n'ayant que leur innocence pour tout appui, ils ne le puissent pas. Ainsi personne n'est en sûreté; et si vous en exceptez ceux que leur autorité ou leur crédit rend redoutables, personne n'échappe à l'avidité de cette espèce de voleurs. Il faut leur ressembler, si l'on veut éviter de devenir leur proie, et l'on a porté l'injustice jusqu'à ce point qu'il n'y a de sûreté que pour les méchants et qu'il n'y en a plus pour les gens de bien. Mais quoi, au milieu de cette foule d'hommes injustes, ne se trouve-t-il pas des personnes amies de la vertu qui protègent les gens de bien, qui, selon l'expression de l'Écriture, délivrent le pauvre et l'indigent des mains du pécheur? Non; il n'en est pas, et peu s'en faut que l'on ne puisse dire avec le Prophète: «Il n'y a pas un homme qui fasse le bien, il n'en est pas un seul». En effet, les malheureux trouvent-ils quelque part du secours? Les prêtres mêmes du Seigneur n'ont pas assez de fermeté pour résister à la violence des oppresseurs. Parmi ces prêtres, les uns gardent le silence et les autres ne font pas mieux que s'ils le gardaient; non que tous manquent de courage, mais une prudence et une politique coupables les retiennent. Ils se dispensent d'annoncer la vérité; parce que les méchants ne sont pas disposés à l'écouter; ils portent ce dégoût jusqu'à la haine et à l'horreur. Loin de respecter et de craindre la parole de Dieu, ils la méprisent avec un orgueil insolent. Voilà sur quoi se fondent les prêtres pour autoriser ce silence par lequel ils ménagent les méchants. Ils n'osent, disent-ils, exposer la vérité avec toute la force qu'il faudrait, de peur que cette exposition ne serve à rendre les méchants plus criminels, en les rendant plus rebelles. Tandis que l'on use de ces lâches ménagements, les pauvres sont dépouillés, les veuves gémissent, les orphelins sont opprimés; on en voit qui, sortis d'une honnête famille, et après avoir reçu une honnête éducation, sont contraints de chercher un asile chez les ennemis même du peuple Romain, pour ne pas être les victimes d'une injuste persécution; prêts à périr par la cruauté dont usent à leur égard d'autres Romains, ils vont chercher chez les barbares une humanité qui devrait être le vrai caractère des Romains. J'avoue que ces barbares chez qui ils se retirent ont des moeurs, un langage, une manière malpropre de se mettre, qui n'a nul rapport aux coutumes et à la propreté des Romains; mais n'importe, ils ont moins de peine à se faire à ces manières qu'à souffrir la cruauté des Romains. Ils passent au service des Goths, ou se mêlent à des voleurs attroupés, et ne se repentent point d'avoir pris ce parti, trouvant plus de douceur à vivre libres en portant le nom d'esclaves qu'à être esclaves en ne conservant que le seul nom de liberté. Autrefois on estimait et on achetait bien cher le titre de citoyen romain; aujourd'hui on y renonce, et on le quitte devenu tout à la fois et vil et détestable. Or je demande quel plus fort argument pour prouver l'injustice des Romains que de voir des personnes nobles se résoudre à perdre le nom de Romains pour échapper à l'injustice de leurs persécuteurs? De plus, parmi ceux qui ne se retirent pas chez les barbares, une partie est contrainte de devenir en quelque sorte semblable à eux. Je parle d'une grande partie de l'Espagne et des Gaules et de toutes ces autres provinces de l'empire à qui notre injustice a fait renoncer ou à qui elle a fait perdre le nom de citoyens Romains. Je parle encore de ces exilés à qui on a donné le nom de _Bagaudes_; maltraités, dépouillés, condamnés par des juges injustes, après avoir perdu tout droit aux immunités de l'empire, ils ne se sont plus mis en peine de conserver la gloire du nom romain. Après cela, nous leur faisons un crime de leur malheur. Nous leur donnons un nom odieux, dont nous les avons forcés de se charger. Nous les traitons de rebelles, après que par nos vexations nous les avons comme contraints de se soulever. Car quelle raison les a déterminés à vivre ainsi de vols et de brigandage? Ne sont-ce pas nos violences? N'est-ce pas l'injustice des magistrats? Ne sont-ce pas les proscriptions, les rapines, les concussions de ceux qui s'enrichissent du bien des citoyens, et qui, sous le prétexte de tributs et d'impôts, augmentent leurs richesses des dépouilles du peuple? Ce sont des bêtes farouches, qui n'ont de penchant que pour dévorer. Ce sont des voleurs qui, différents de la plupart des autres, ne se contentent pas de voler, mais portent la fureur jusqu'à donner la mort et à se repaître, pour ainsi dire, de sang. Par ce procédé inhumain, on a forcé de devenir barbares des gens à qui il n'était plus permis d'être Romains, ou qui ne le pouvaient être sans périr. Après avoir perdu leur liberté, ils ont pensé à conserver leur vie. N'est-ce pas là la peinture de ce qui se fait aujourd'hui[160]. Il est un nombre infini de gens que l'on réduit à être contraints de se retirer parmi les Bagaudes; ils s'y retireraient en effet, tant est grande la persécution qu'ils souffrent, si le défaut de courage ne les empêchait de se résoudre à mener cette vie vagabonde. Ils gémissent sous le joug de leurs ennemis, et souffrent un supplice forcé. Accablés sous le poids de la servitude, ils font des voeux inutiles pour la liberté. Ainsi leur coeur se trouve partagé; d'une part la violence dont on use à leur égard les porte à chercher les moyens de se rendre libres; mais cette même violence les met hors d'état d'exécuter leurs résolutions. [160] Il s'agit de la grande révolte des Bagaudes, aux ordres de Tibat ou Tibaton; cette révolte dura deux ans (435-36). Comme toujours ceux qui firent cette _Bagaudie_ étaient surtout des esclaves et des colons. La Bagaudie de 441 paraît être une des dernières ou même la dernière; ces révoltes avaient commencé vers 280. En vain on dirait que ces sortes de personnes, souvent bizarres dans leurs désirs, souhaitent de certaines choses et craignent en même temps qu'on ne les force à les faire. Toutefois, comme ce qu'ils désirent en cette rencontre est un grand malheur pour eux, la justice n'exige-t-elle pas de ceux qui les dominent, de ne pas les contraindre à former de semblables souhaits? Mais après tout n'est-il pas naturel de voir des malheureux penser à la fuite, tandis qu'on les opprime par des exactions cruelles, tandis que des proscriptions qui se succèdent les unes aux autres les mettent dans un danger continuel. S'ils quittent leurs maisons, c'est qu'ils craignent qu'elles ne deviennent le théâtre de leurs tourments, et l'exil est pour eux la seule ressource qui leur reste contre l'oppression. Il est vrai qu'ils se retirent chez des peuples ennemis; mais ces ennemis mêmes leur semblent moins redoutables que ceux qui les ruinent par leurs exactions. Et ces exactions sont d'autant plus insupportables pour eux, qu'elles sont mal distribuées, que chacun n'en est pas chargé à proportion du bien qu'il possède, tous ne contribuant pas à des impositions qui devraient être générales. Car n'y a-t-il pas de la cruauté à exiger que les pauvres payent ce qui devrait être pris sur les riches, et que, pour ainsi dire, tout le fardeau tombe sur les faibles, tandis que les forts ne sont chargés de rien? Ainsi deux choses concourent à les rendre malheureux, l'envie et la pauvreté; l'envie s'acharne contre eux, parce qu'ils refusent de payer; la pauvreté les afflige, parce qu'elle les met hors d'état de satisfaire. N'est-ce pas là la situation la plus déplorable que l'on puisse imaginer? Voici des choses plus cruelles encore, et des injustices plus criantes que l'on fait à ces malheureux. On voit les riches se faire une étude d'inventer de nouveaux tributs pour en charger ensuite le peuple. Ce serait se tromper que de prétendre justifier les riches en disant que leurs richesses doivent les empêcher d'en user de la sorte, parce qu'en augmentant les impôts ils se chargeraient eux-mêmes. Et quoi! ignorez-vous que les lois ne sont pas pour les riches, hardis et empressés à faire ces augmentations, parce qu'ils savent bien qu'elles ne tomberont pas sur eux? Or, tels sont les prétextes auxquels ils ont recours. Tantôt ce sont des ambassadeurs et tantôt des envoyés extraordinaires des princes. On les recommande aux personnes qui tiennent les premiers rangs dans la province, et l'accueil magnifique qu'on leur offre est toujours la cause de la ruine du peuple. Les présents qu'on leur fait sont pris sur de nouveaux tributs que l'on impose, et toujours le pauvre fournit ce que le riche donne; celui-ci fait sa cour aux dépens de celui-là. Ici l'on fait une objection frivole. Peut-on, disent quelques-uns, se dispenser de faire de ces sortes de réceptions aux ministres des princes? Non, on ne doit pas s'en dispenser. Mais la justice n'exige-t-elle pas des riches qu'étant les premiers à imposer, ils soient aussi les premiers à payer, et que ces longs flots de compliments et de marques de respect dont ils sont si prodigues soient soutenus par une libéralité plus réelle? Les pauvres ne sont-ils pas en droit de leur dire: «Vous voulez que nous portions une partie des charges publiques, il faut donc que vous portiez l'autre, et que tandis que nous donnons vous donniez de votre côté»? Ne pourraient-ils pas même prétendre avec justice que ceux qui recueillent toute la gloire de ces sortes de réceptions en fissent toute la dépense? Ils se relâchent cependant sur cet article, et ils demandent seulement un partage juste et plus humain des impositions publiques. Qu'après tout la condition des pauvres est à plaindre! Ils payent, et on les force de payer, sans qu'ils sachent pourquoi on les y force. Car permet-on à quelqu'un de demander pourquoi il doit payer, ou d'alléguer et de chercher les raisons qu'il a de payer, ou de demander à être déchargé? Au reste, on ne sait au vrai jusques où va l'injustice des riches que quand ils viennent à se brouiller entre eux. Alors on entend ceux qui se croient offensés reprocher aux autres que c'est une injustice criante de voir deux ou trois hommes faire des traités, inventer des tributs qui ruinent des provinces entières. C'est là en effet le caractère des riches; ils croient qu'il est de leur honneur de ne pas souffrir que l'on décide de rien sans les consulter, prêts à approuver les choses les plus injustes, pourvu que l'on ait pour eux la déférence qu'ils croient qu'on leur doit. Guidés par leur seul orgueil, on les voit, ou pour se venger de ceux qui les avaient méprisés, ou pour faire briller leur autorité, ordonner les mêmes choses qu'ils avaient traité d'injustices lorsque les autres les ordonnaient. Au milieu de ces dissensions, les pauvres sont comme sur une mer orageuse, toujours battus et agités par les flots qui s'entrechoquent. Il ne leur reste pas même cette consolation, de pouvoir dire que les personnes constituées en dignité ne sont pas toutes injustes; qu'il se trouve des gens de bien qui réparent le mal que les méchants ont causé, et qui relèvent par de nouveaux remèdes ceux que l'on avait opprimés par de nouvelles impositions. Il n'en est pas ainsi. L'injustice est partout égale. Ne voit-on pas que comme les pauvres sont les premiers que l'on accable, ils sont les derniers que l'on pense à soulager. Nous l'avons éprouvé, il n'y a pas longtemps, lorsque le malheur des temps a obligé les empereurs à diminuer les impôts de quelques villes; ce soulagement qui devait-être répandu également sur tout le monde, a-t-il été pour d'autres que pour les riches? Ce n'est point aux pauvres que l'on pense dans ces conjonctures, et après avoir commencé par les opprimer, on a la dureté de ne pas seulement penser à les soulager, du moins les derniers. Pour tout dire en un mot, c'est aux pauvres que l'on fait porter tout le fardeau des tributs, et ce n'est jamais à eux qu'on en fait sentir la diminution. Quelle serait après cela notre erreur si, traitant les pauvres avec tant de rigueur, nous croyions que Dieu n'usera d'aucune sévérité à notre égard, comme s'il nous était permis d'être injustes sans que Dieu nous fasse sentir le poids de sa justice? Les Romains seuls sont capables de se souiller par tous les vices qui règnent parmi eux; nulle autre nation ne les porte à cet excès. On ne voit rien de semblable chez les Francs, chez les Huns, chez les Vandales, chez les Goths. Ceux des Romains qui ont cherché un asile dans les provinces barbares y sont à l'abri des maux qu'ils enduraient sur les terres de l'empire. Il n'y a rien qu'ils souhaitent avec plus d'ardeur que de n'avoir plus à vivre sous la domination romaine, plus contents parmi les barbares que dans le sein de leur patrie. Ne soyons donc plus surpris de voir les barbares prendre l'ascendant sur nous. Leur nombre grossit tous les jours, et bien loin que ceux qui s'étaient retirés parmi eux les quittent pour revenir à nous, nous voyons tous les jours de nouveaux Romains nous abandonner pour chercher un asile parmi eux. Une seule chose m'étonne à ce propos; c'est que tout ce qu'il y a de pauvres et de malheureux parmi nous, n'aient pas recours à ce moyen de se mettre à l'abri de l'oppression. Ce qui les en empêche, c'est sans doute la difficulté de transporter leurs familles et le peu de bien qu'ils ont dans une terre étrangère; forcés par une dure nécessité, ils ne quittent qu'à regret leurs maisons et leurs troupeaux; mais la violence et le poids des exactions leur paraît un plus grand mal, et dans cette extrémité ils prennent la seule ressource qui leur reste, quelque pénible qu'elle soit. Ils se jettent entre les bras des riches pour en recevoir de la protection, ils se réduisent à une triste espèce de servitude[161]. [161] Il s'agit du patronage (patrocinium), qui se trouvera expliqué plus loin, p. 226. A dire vrai, je ne désapprouverais pas cette conduite, je croirais même qu'il y aurait en cela de quoi louer les riches si, pleins de charité, ils se servaient de leur crédit en faveur des pauvres par une protection gratuite; si des motifs d'humanité, et non pas d'intérêt, les portaient à se rendre les défenseurs des opprimés. Mais qui peut ne pas regarder comme une cruauté dans les riches de les voir ne se déclarer les protecteurs des pauvres que pour les dépouiller, de ne défendre des malheureux qu'à condition de les rendre plus malheureux encore qu'ils n'étaient, c'est-à-dire par la perte de tout leur bien. Le père alors, pour acheter un peu de protection, est contraint de livrer ce qu'il avait destiné à être l'héritage de son fils, et l'un ne peut se mettre à l'abri de l'extrême misère qu'en réduisant l'autre à l'extrême disette. Voilà tout ce qui revient aux pauvres de la protection des riches; voilà où aboutissent les secours qu'ils se vantent de donner. Il paraît bien qu'ils n'ont jamais que leur intérêt en vue, et qu'en se déclarant pour les pères ils ne cherchent qu'à ruiner les enfants. Telle est la manière dont les riches s'y prennent pour tirer du profit de tout ce qu'ils font. Il serait à souhaiter que du moins leur façon de vendre fût semblable à ce qui se pratique dans les autres ventes; alors il resterait quelque chose à celui qui achète. Mais quel est ce nouveau genre de commerce dans lequel celui qui vend reçoit sans rien donner; et dans lequel celui qui achète donne tout sans rien acquérir? Dans les autres marchés, la condition de celui qui achète est regardée comme la plus avantageuse, par l'espérance du profit; ici celui qui vend profite seul, et rien ne reste à celui qui achète. Ce n'est là cependant qu'une partie du malheur des pauvres. Voici quelque chose de plus barbare et de plus criant; on ne peut ni le voir ni l'entendre sans frémir d'horreur. Il arrive que la plus grande partie du petit peuple, après avoir été ainsi dépouillés de leurs terres et de leurs possessions, réduits à ne rien avoir, ne laissent pas d'être chargés d'impôts; l'exaction est un fardeau dont ils ne peuvent se décharger, et ce qui semblait devoir être seulement attaché à leurs terres retombe sur leurs personnes. Quelle injustice cruelle! Le riche possède, et le pauvre paye! Le fils sans avoir recueilli la succession de son père se trouve accablé par les mêmes impôts que le père payait! Imagine-t-on une plus dure extrémité que celle d'être dépouillé par des usurpateurs particuliers et d'être en même temps persécuté par des tyrans publics? Parmi ces malheureux, ceux à qui il reste quelque prudence naturelle, ou ceux que la nécessité a rendus prudents, tâchent à devenir les fermiers[162] des terres qu'ils possédaient auparavant; d'autres se cherchent des asiles contre la misère, et d'autres enfin, en qui se trouve une âme moins élevée, se rendent volontairement esclaves, chassés non-seulement de leur patrimoine, mais encore dégradés du rang de leur naissance, bannis de leurs maisons, et perdant tout à la fois le droit qu'ils avaient sur eux-mêmes par la liberté. De là vient le comble de leur misère; car en perdant la liberté ils perdent presque la raison; et par un changement qui tient de l'enchantement, des hommes devenus esclaves sont traités comme des bêtes, et leur deviennent semblables en quelque sorte en cultivant comme elles les terres des riches. [162] Les colons. Cessons donc de nous plaindre avec étonnement de ce que nous devenons la proie des barbares, nous qui ravissons la liberté à nos concitoyens. Ces ravages qui désolent les campagnes, ces villes ruinées et détruites, sont notre ouvrage; nous nous sommes attiré tous ces maux; et la tyrannie que nous avons exercée contre les autres est, à dire vrai, la cause de celle que nous éprouvons. Nous l'éprouvons plus tard que nous ne méritions; Dieu nous a longtemps épargnés, mais enfin sa main s'est appesantie, et selon l'expression de l'Écriture, prise dans un autre sens, l'ouvrage de nos mains retombe sur nous. De malheureux exilés ne nous ont touchés d'aucune compassion; à notre tour, nous sommes châtiés par l'exil; nous avons trompé les étrangers, devenus étrangers parmi les barbares, nous souffrons de leur mauvaise foi; attentifs à profiter des conjonctures du temps, nous nous en sommes servis pour ruiner des hommes libres; chassés du lieu de notre naissance, nous éprouvons les mêmes maux. Mais que l'aveuglement des hommes est incurable! nous sentons le poids de la colère de Dieu justement irrité contre nous, et nous nous dissimulons à nous-mêmes que la justice de Dieu nous poursuit. SALVIEN, _du Gouvernement de Dieu_, liv. 5. Traduction du P. Bonnet. Salvien, prêtre, né vers 390, à Trèves, mourut en 484, à Marseille, où il était prêtre depuis longtemps. Il est auteur des traités _De la Providence ou du gouvernement de Dieu_, et _De l'Avarice_. Ces ouvrages sont écrits avec éloquence et énergie. (Voy. plus loin le récit intitulé: _Conduite du clergé envers les conquérants Germains_.) MOEURS DES GALLO-ROMAINS. Ne voit-on pas dans les Gaules que les plus grands seigneurs n'ont tiré d'autres fruits de leurs malheurs que de devenir plus déréglés dans leur conduite? J'ai vu moi-même, dans Trèves, des personnes nobles et constituées en dignité, quoique dépouillées de leurs biens, au milieu d'une province ravagée, montrer plus de corruption dans leurs moeurs qu'on ne remarquait de décadence dans leurs affaires domestiques. La désolation du pays n'avait pas été si grande qu'il ne restât encore quelque ressource; mais la corruption des moeurs était si extrême, qu'elle était sans remède. Les vices, ces cruels ennemis du coeur, faisaient au dedans plus de ravages que les barbares, ennemis seulement du corps, n'en faisaient au dehors. Les Romains étaient eux-mêmes leurs plus cruels ennemis. Je devrais arroser de mes larmes la peinture des choses dont j'ai été témoin. J'ai vu des vieillards qui étaient dans les charges publiques, des chrétiens dans le dernier retour de l'âge, aimer encore la bonne chère et la volupté. Par où commencer pour leur reprocher leur corruption? Leurs dignités, leur âge, le nom de chrétiens, le péril qui les menaçait, lequel de tous ces endroits devait fournir les premiers reproches? Pourrait-on croire que des vieillards fussent capables de s'abandonner à ces déréglements pendant la paix, que des jeunes gens le pussent être, pendant la guerre, que des chrétiens le pussent jamais être? Dignités, âge, profession, religion, on oubliait tout dans la fureur de la débauche. Qui n'eût pris les principaux de cette ville pour des insensés? Cette ardeur n'a pu être ralentie par les destructions réitérées de cette ville criminelle. Quatre fois Trèves, cette ville la plus florissante des Gaules, a été prise et ruinée. Le premier malheur eut dû suffire pour déterminer les habitants à une sincère conversion, afin qu'une rechute n'attirât pas une seconde punition. Chose incroyable! le nombre des malheurs n'a fait qu'augmenter le penchant fatal pour le vice. Tel qu'on nous représente dans la fable cet hydre dont les têtes renaissaient plus nombreuses à mesure qu'on les coupait, telle était la ville de Trèves; ses malheurs croissaient, et en même temps croissait aussi la fureur de ses habitants pour le libertinage des moeurs. Le châtiment, qui dégoûte ailleurs du vice, en faisait naître ici un goût plus vif et plus empressé; et il eût été plus facile de vider Trèves d'habitants que de la purger de cette fureur impie. Cette peinture des désordres de Trèves convient à une ville voisine, qui lui cédait peu en magnificence. Outre tous les autres vices qui s'y étaient introduits, l'avarice et l'ivrognerie y dominaient; mais l'ivrognerie surtout était si fort en usage, que les principaux de la ville ne purent se résoudre ou n'étaient pas en état de pouvoir sortir de table lorsque les barbares, maîtres des remparts, entraient de tous côtés dans la ville. Dieu le permit ainsi, afin de faire voir plus clairement la raison pourquoi il châtiait les habitants de cette ville. C'est là que j'ai vu un renversement bien déplorable. On ne voyait aucune différence de moeurs entre les vieillards et les jeunes gens; la même indiscrétion dans les discours, la même légèreté, le même luxe, le même penchant pour l'ivrognerie, les rendait semblables les uns aux autres. Des hommes âgés, élevés depuis longtemps aux charges publiques, n'ayant plus que peu de jours à vivre, buvaient comme eussent pu faire les plus robustes. Les forces, qui leur manquaient pour marcher, ne leur manquaient pas pour boire; et leurs jambes ailleurs chancelantes se fortifiaient dans les occasions de danser. Je raccourcis ce portrait odieux; et pour l'achever d'un seul trait, je n'ai qu'à dire qu'on a vu dans cette ville la vérité de ce que disait le Sage, que le vin et les femmes rendent les sages impies à l'égard de Dieu. Après avoir décrit ce qui se faisait dans les plus fameuses villes des Gaules, que dirai-je des villes moins considérables, si ce n'est qu'elles ont de même toutes péri par les vices de leurs habitants? Le crime y avait tellement endurci tous les coeurs, qu'on était au milieu du péril sans le craindre. On était menacé d'une captivité prochaine, et on ne la craignait pas. Dieu permettait qu'on demeurât dans cette insensibilité, afin qu'on ne prît point de précautions pour détourner sa ruine. Déjà les barbares étaient présents qu'on ne voyait aucune crainte dans les hommes, et que dans les villes on ne se donnait aucun mouvement pour se garantir de l'invasion. Personne, à la vérité, n'avait envie de périr; mais tel était l'aveuglement des pécheurs, qu'on ne prenait aucun soin pour éviter sa perte. L'intempérance, l'ivrognerie, l'amour du repos avaient fait naître une négligence et une indolence incurables. Semblables à ceux dont l'Écriture dit qu'un assoupissement que Dieu permettait s'était saisi d'eux. Cet assoupissement que Dieu répand est un présage d'une ruine prochaine; car l'Écriture nous apprend que quand les iniquités du pécheur sont montées à un certain point, la Providence l'abandonne à lui-même, et qu'ainsi livré à son propre sens il court à sa perte. Je ne crois pas devoir rien ajouter pour persuader que l'empressement des hommes pour les plaisirs criminels n'a pas cessé jusqu'à leur entière destruction. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que cet aveuglement se perpétuera, et l'on peut prédire que les hommes seront toujours les mêmes. Voyons-nous qu'aucune des villes et des provinces qui sont prises ou ravagées par les barbares change de conduite? Y est-on humilié, pense-t-on à se convertir et se corriger? Tel est le caractère des Romains; on les voit périr, mais on ne les voit pas se corriger. Trois fois la première ville des Gaules a été détruite, trois fois elle a été comme le bûcher de ses habitants. La destruction même ne fut pas le plus grand mal qu'elle eut à supporter. La misère accablait ceux que la ruine de leur patrie n'avait pas fait périr. Ce qui s'était garanti de la mort gémissait dans le malheur. Les uns, couverts de blessures, traînaient une vie languissante; les autres, à demi-brûlés, sentaient longtemps les cruels effets de l'incendie. Ceux-ci périssaient par la faim, et ceux-là par la nudité; un grand nombre succombaient à la violence du mal ou à la rigueur du froid. Ainsi la même mort se faisait sentir en mille façons différentes. En un mot, la ruine d'une seule ville était une calamité pour un grand nombre d'autres. J'ai vu, et je n'ai pas refusé mon secours aux misérables, j'ai vu les cadavres des hommes et des femmes confondus, nus, déchirés, donnant un douloureux spectacle aux habitants des autres villes, et servant de nourriture aux chiens et aux oiseaux. La puanteur qu'exhalaient ces corps morts devenait mortelle pour les vivants, et ceux qui n'avaient pas été enveloppés dans le saccagement de cette ville ne laissaient pas d'en sentir les mauvais effets. Mais qu'ont produit toutes ces calamités? Si les choses n'étaient évidentes, on ne pourrait s'imaginer que les hommes fussent capables d'un endurcissement si extraordinaire; mais personne n'ignore qu'un petit nombre de gens de qualité qui étaient restés dans cette ville ruinée employèrent leurs premiers soins à obtenir des empereurs la permission de faire célébrer les jeux du cirque. Habitants de la ville de Trèves, à qui j'adresse ici la parole, est-il possible que vous ayez pu conserver de l'empressement pour les jeux du cirque[163]! Quoi! ce triste état d'une ville prise et saccagée, tant de sang répandu, tant de tourments soufferts, tant de captifs dans les fers, tant de maux, n'ont pu vous apprendre à vous modérer! Ah, votre folie mérite les larmes de tous les hommes de bon sens. A dire le vrai, vous m'avez paru dignes de pitié lorsque votre ville a été ruinée; mais je trouve que vous l'êtes bien davantage quand je compare votre ardeur pour les spectacles. Je croyais bien que les malheurs de la guerre pouvaient faire perdre les biens temporels, mais je ne croyais pas qu'ils pussent faire perdre la raison. Vous vous adressez donc aux empereurs pour obtenir la permission d'ouvrir le théâtre et le cirque; mais où est la ville, où est le peuple pour qui vous présentez cette requête? Je regarde, et je ne vois qu'une ville ensevelie dans ses cendres et un peuple dans les fers; partout je rencontre ou des cadavres ou des yeux baignés de pleurs. A peine des restes malheureux ont-ils échappé à la ruine commune, et ces restes sont dans la douleur et dans la misère, et l'on ne sait si la destinée de ceux qui ont péri n'est pas plus heureuse que le sort de ceux qui vivent encore. [163] Les combats de gladiateurs étaient encore les principaux jeux du cirque. Mais quel lieu choisirez-vous pour ces jeux sacrilèges? Sera-ce sur le tombeau de vos citoyens égorgés, au milieu de leur sang répandu et encore fumant et de leurs ossements dispersés. Trouverez-vous un endroit dans toute la ville où cette image de la mort et du carnage ne s'offre à vos yeux? Toutes ces circonstances ne vous ont-elles pas dû persuader que ce n'est pas le temps de demander des jeux et des fêtes publiques? Comment oserez-vous donner des marques de joie, environnés des débris de l'incendie? Et comment oserez-vous rire au milieu de tant de justes sujets de pleurer? Mais enfin quand il n'y aurait que cette seule considération à avoir, pensez que par ces spectacles impies vous allumez contre vous la colère de Dieu. Ah! je ne suis plus étonné que vous ayez été châtiés par tous les maux que vous avez soufferts! Une ville que trois renversements n'ont pu corriger méritait bien de souffrir une quatrième destruction! SALVIEN, _du Gouvernement de Dieu_, livre 6. LES TYRANS.--LE PATROCINIAT.--ORIGINES DE LA FÉODALITÉ. Chacun essayait de se soustraire aux charges intolérables de la vie civile. Ce ne fut plus la liberté que l'on rechercha, ce fut la servitude. On y courut, on s'y précipita. Ce furent les paysans des frontières, exposés sans défense aux incursions des barbares, qui donnèrent le signal de cette espèce de désertion. Bientôt elle devint générale, et au milieu du troisième siècle des villages, des villes entières renoncent à leur indépendance et se donnent un autre maître que l'empereur. Le monde romain se brise déjà à ses extrémités; une multitude infinie de petites sociétés presque imperceptibles se forment incessamment des blocs qui s'en détachent, et s'abritent au milieu de ses ruines. Le Code nous les montre se constituant au coeur même de l'empire, sous la main même de l'empereur, en dépit de toutes les menaces, par la double influence des spoliations du fisc et des déprédations des barbares. Il y eut dès lors comme un essai, une première efflorescence des institutions féodales qui un peu plus tard couvrirent l'Europe entière. Il y a déjà des _seigneurs_, cachés encore sous l'ancienne et familière dénomination de _patrons_; et il y en a autant qu'il se trouve de villages en révolte contre une autorité qui ne peut plus donner que l'oppression en retour de l'obéissance. Ce principe de dissolution devint plus actif à mesure que la force centrale perdit de son énergie, et devait rester sans contre-poids le jour où celle-ci cesserait de se faire sentir. Au IIIe siècle, ce ne sont encore que quelques hameaux isolés qui se séparent de l'empire; un peu plus tard ce sera la Gaule et la Bretagne. La plupart de ces _tyrans_ qui remplissent l'histoire des empereurs ne sont que l'expression et le produit de cette situation nouvelle. Eux aussi sont des _patrons_, des libérateurs que les provinces opprimées croyaient se donner contre la tyrannie étrangère. C'étaient les représentants de cette force de répulsion qui tendait de plus en plus à disloquer ce grand tout, et à replacer dans l'isolement et l'indépendance les parties hétérogènes qu'un travail de huit cents ans y avait fait entrer. Ce malaise s'annonce pour la première fois par les séditions de la Gaule, sous les règnes d'Auguste et de Tibère, arrive de crise en crise à son paroxysme sous les Trente Tyrans, se continue à travers les révoltes de Carausius, d'Allectus, de Maxime, de Constantin dans la Bretagne, celles de Magnence, de Sylvanus, de Maxime, de Constantin, de Sébastien dans la Gaule (pour ne parler que de celles-là), et aboutit enfin, après tant de scissions temporaires, au partage définitif du Ve siècle. Ainsi l'empire d'Auguste ne périt pas d'une autre manière que celui de Charlemagne; les circonstances étaient les mêmes, les résultats ne pouvaient différer. Le principe de dissolution qui brisa l'Empire Romain et qui le fractionna en autant de royaumes barbares qu'il renfermait de grandes lignes géographiques et de nationalités mal éteintes brisa l'empire carlovingien à son tour en autant de blocs qu'il renfermait de royaumes, et chacun de ceux-ci en autant de parcelles qu'il comptait de châteaux forts. Il continua d'agir sans interruption, malgré de vains et impuissants efforts, pendant six cents ans, de Dioclétien à Hugues Capet. Alors on recommença de nouveau à reconstruire. Ainsi, au point de vue de l'histoire générale, la formation des royaumes barbares à la chute de l'empire et l'établissement de la féodalité à la mort de Charlemagne ne sont, à vrai dire, que des effets de la même cause. Dioclétien, Constantin, Théodose, Théodoric, Charles Martel, Charlemagne, réussirent un moment à la paralyser, mais sans pouvoir la détruire. Leurs essais de reconstruction ont immortalisé leur mémoire, parce que les hommes admirent volontiers ce qui est grand, et ne demandent aux héros que du génie; mais si leurs efforts ont pu retarder de quelques années la formation de la société féodale, elle n'en est pas moins sortie de terre sous leurs yeux, et elle n'a conservé en s'élevant que les moins significatives peut-être des empreintes dont ils avaient voulu la marquer. Il faut convenir que les origines de la féodalité ne sont pas toutes où l'on a coutume de les chercher; et que tels faits qui nous paraissent nouveaux aux sixième et septième siècles dataient déjà de trois cents ans. Dans ce nombre il faut placer le plus caractéristique de tous, le fractionnement du territoire et l'isolement du pouvoir. Ce mal avait déjà miné l'empire romain avant de s'attaquer aux sociétés barbares; et lorsqu'il les faisait crouler à petit bruit du sixième au dixième siècle, il ne faisait que se continuer. Il faut se donner le spectacle de cette lutte désespérée de la loi impériale contre un ennemi qui la tuera. «Que les laboureurs[164] n'invoquent aucun patronage[165], et qu'ils soient livrés au supplice si par d'audacieuses fourberies ils cherchent à se donner de pareils appuis. Quant à ceux qui les accordent, ils devront payer pour chaque fonds et chaque contravention une amende de 25 livres d'or; mais que notre fisc ne prenne que la moitié de ce que les patrons avaient coutume de prendre en totalité.» [164] _Code Théodosien_, XI, tit. 24, l. 2. [165] Le petit propriétaire, libre de naissance et maître de sa terre, pour échapper au fisc, à l'impôt, aux exactions et aux violences de toutes espèces, achetait la protection, le patronage (_patrocinium_) de quelque puissant personnage, en lui donnant sa terre et en devenant _colon_, c'est-à-dire à peu près esclave, lui et sa postérité. Les grands, en devenant patrons d'un grand nombre de colons, se constituèrent d'immenses propriétés (_latifundia_) sur lesquelles ils régnaient en seigneurs presque indépendants. L'usage des _patrocinia_ se continua sous les Franks par le système de la _recommandation_. (L. D.) «Quiconque[166] parmi les officiers, ou dans quelque classe de citoyens que ce soit, sera convaincu d'avoir accepté un _patronage_, qu'il soit soumis aux peines de droit. Quand aux possesseurs[167], qu'on les contraigne, bon gré mal gré, d'obéir aux statuts impériaux et de contribuer aux charges publiques. Que s'il se trouve des villages qui, à raison des avantages de leur position ou du nombre de leurs habitants, osent s'y refuser, qu'on leur inflige tel châtiment que de droit.» [166] _Code Théodosien_, l. 3 (année 395). [167] C'est-à-dire aux propriétaires qui avaient cédé leurs propriétés à des patrons et en étaient devenus les colons, échangeant la liberté et la propriété contre une espèce d'esclavage et un peu de sécurité. (L. D.) «Quiconque[168] accordera son _patronage_ aux paysans, de quelque dignité qu'il soit, qu'il soit maître de la milice, comte, proconsul, vicaire, préfet de la province, tribun, curiale, ou de telle autre dignité, qu'il paye une amende de 40 livres d'or pour chaque patronage accordé, s'il ne renonce à l'avenir à une pareille témérité. Et non-seulement ceux qui accueilleront les paysans dans leur _clientèle_ seront frappés de l'amende en question, mais ceux qui y recourront pour échapper à l'impôt en payeront le double.» [168] Année 396. «Nous avons attaché des peines plus sévères aux lois faites par nos prédécesseurs pour défendre les _patronages_. Ainsi, à l'avenir, quiconque sera convaincu d'avoir accordé son patronage à des laboureurs ou à des villageois propriétaires, qu'il soit dépouillé de son propre bien. Quant aux laboureurs, qu'ils soient aussi dépouillés de leurs terres[169].» [169] Année 399. Toutes ces menaces furent également impuissantes, car la situation était déjà plus forte que les hommes; la dissolution suivit son cours, et marcha rapidement vers son terme. LEHUËROU, _Histoire des institutions mérovingiennes et carlovingiennes_, t. I, p. 136. Lehuërou, né en 1807, mort en 1843, était professeur à la faculté des lettres de Rennes. Son ouvrage a paru en 2 vol. in-8º (1841-43). DE LA RACE CELTIQUE. Avant d'amener les Allemands sur le sol de la Gaule et d'assister à ce nouveau mélange, j'ai besoin de revenir sur tout ce qui précède, d'évaluer jusqu'à quel point les races diverses établies sur le sol gaulois avaient pu modifier le génie primitif de la contrée, de chercher pour combien ces races avaient contribué dans l'ensemble, quelle avait été la mise de chacune d'elles dans cette communauté, d'apprécier ce qui pouvait rester d'indigène sous tant d'éléments étrangers. Divers systèmes ont été appliqués aux origines de la France. Les uns nient l'influence étrangère; ils ne veulent point que la France doive rien à la langue, à la littérature, aux lois des peuples qui l'ont conquise. Que dis-je? s'il ne tenait qu'à eux, on retrouverait dans nos origines les origines du genre humain. Le Brigant et son disciple, La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de la république, dérivent toutes les langues du bas breton; intrépides et patriotes critiques, il ne leur suffit pas d'affranchir la France, ils voudraient lui conquérir le monde. Les historiens et les légistes sont moins audacieux. Cependant l'abbé Dubos ne veut point que la conquête de Clovis soit une conquête; Grosley affirme que notre droit coutumier est antérieur à César. D'autres esprits, moins chimériques peut-être, mais placés de même dans un point de vue exclusif et systématique, cherchent tout dans la tradition, dans les importations diverses du commerce ou de la conquête. Pour eux notre langue française est une corruption du latin, notre droit une dégradation du droit romain ou germanique, nos traditions un simple écho des traditions étrangères. Ils donnent la moitié de la France à l'Allemagne, l'autre aux Romains; elle n'a rien à réclamer d'elle-même. Apparemment ces grands peuples celtiques dont parle tant l'antiquité, c'était une race si abandonnée, si déshéritée de la nature, qu'elle aura disparu sans laisser trace. Cette Gaule, qui arma 500,000 hommes contre César, et qui paraît encore si peuplée sous l'empire, elle a disparu tout entière, elle s'est fondue par le mélange de quelques légions romaines, ou des bandes de Clovis. Tous les Français du nord descendent des Allemands, quoiqu'il y ait si peu d'allemand dans leur langue. La Gaule a péri, corps et biens, comme l'Atlantide. Tous les Celtes ont péri, et s'il en reste, ils n'échapperont pas aux traits de la critique moderne. Pinkerton[170] ne les laisse pas reposer dans le tombeau; c'est un vrai Saxon, acharné sur eux, comme l'Angleterre sur l'Irlande. Ils n'ont eu, dit-il, rien en propre, aucun génie original... Il voudrait, dans son amusante fureur, qu'on instituât des chaires de langue celtique «pour qu'on apprît à se moquer des Celtes». [170] Géographe écossais, né en 1758, mort en 1826. L'ouvrage principal de Pinkerton est sa _Géographie_. Le livre auquel fait allusion M. Michelet est intitulé: _Recherches sur les Goths_. Nous ne sommes plus au temps où l'on ne pouvait que choisir entre les deux systèmes et se déclarer partisan exclusif du génie indigène ou des influences extérieures. Des deux côtés, l'histoire et le bon sens résistent. Il est évident que les Français ne sont plus les Gaulois; on chercherait en vain parmi nous ces grands corps blancs et mous! ces géants enfants qui s'amusèrent à brûler Rome[171]. D'autre part, le génie français est profondément distinct du génie romain ou germanique; ils sont impuissants pour l'expliquer. [171] Les Celtes étaient divisés en deux rameaux, les Gaulois et les Kymris ou Belges, et ces populations différaient entre elles par les caractères physiologiques, la taille, la couleur des cheveux et des yeux, et par les langues. Les auteurs anciens constatent chez les Celtes deux types différents: l'un, petit et aux cheveux bruns; l'autre, grand, aux cheveux blonds ou roux et aux yeux bleus. Les Gaels ou Gaulois semblent appartenir au premier, les Kymris au second, De ces deux types, c'est le premier qui l'a emporté dans la formation de la nation française et qui lui donne ses caractères les plus tranchés; mais il faut tenir compte aussi dans la création du type gallo-français, petit et brun, des influences ibériennes et de la conquête romaine. Si les langues celtiques attestent l'existence de deux rameaux dans la race, elles prouvent en même temps que les Kymris étaient Celtes et non pas Germains, et qu'ils avaient la plus étroite parenté avec les Gaels. Modifiés au point de vue de la langue, des moeurs, de la religion et des institutions, par la conquête romaine, et sans nul doute aussi par un certain mélange avec les conquérants, les peuples gaulois sont devenus les Gallo-Romains; c'est dans cette population que sont venues se fondre les peuplades germaniques qui se sont établies en Gaule, et qui à leur tour, et dans une certaine proportion, ont modifié les Gallo-Romains. (L. D.) Nous ne prétendons pas rejeter des faits incontestables; nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l'influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore. La base originaire, celle qui a tout reçu, tout accepté, c'est cette jeune, molle et mobile race des Gaels, bruyante, sensuelle et légère, prompte à apprendre, prompte à dédaigner, avide de choses nouvelles. Voilà l'élément primitif, l'élément perfectible. Il faut à de tels enfants des précepteurs sévères. Ils en recevront et du Midi et du Nord. La mobilité sera fixée, la mollesse durcie et fortifiée; il faut que la raison s'ajoute à l'instinct, à l'élan la réflexion. MICHELET, _Histoire de France_, t. I, p. 126. MOEURS DES BARBARES. Tout ce qui se peut rencontrer de plus varié, de plus extraordinaire, de plus féroce dans les coutumes des sauvages, s'offrit aux yeux de Rome: elle vit d'abord successivement, et ensuite tout à la fois, dans le coeur et dans les provinces de son empire, de petits hommes maigres et basanés, ou des espèces de géants aux yeux verts, à la chevelure blonde lavée dans l'eau de chaux, frottée de beurre aigre ou de cendres de frêne; les uns nus, ornés de colliers, d'anneaux de fer, de bracelets d'or; les autres couverts de peaux, de sayons, de larges braies, de tuniques étroites et bigarrées; d'autres encore la tête chargée de casques faits en guise de mufles de bêtes féroces; d'autres encore le menton et l'occiput rasés, ou portant longues barbes et moustaches. Ceux-ci s'escrimaient à pied avec des massues, des maillets, des marteaux, des framées, des angons à deux crochets, des haches à deux tranchants, des frondes, des flèches armées d'os pointus, des filets et des lanières de cuir, de courtes et de longues épées; ceux-là enfourchaient de hauts destriers bardés de fer ou de laides et chétives cavales, mais rapides comme des aigles. En plaine, ces hommes hostoyaient éparpillés, ou formés en coin, ou roulés en masse; parmi les bois, ils montaient sur les arbres, objets de leur culte, et combattaient portés sur les épaules et dans les bras de leurs dieux. Des volumes suffiraient à peine au tableau des moeurs et des usages de tant de peuples. Les Agathyrses, comme les Pictes, se tachetaient le corps et les cheveux d'une couleur bleue; les gens d'une moindre espèce portaient leurs mouchetures rares et petites; les nobles les avaient larges et rapprochées. Les Alains ne cultivaient point la terre; ils se nourrissaient de lait et de la chair des troupeaux; ils erraient avec leurs chariots d'écorce, de désert en désert. Quand leurs bêtes avaient consommé tous les herbages, ils remettaient leurs villes sur leurs chariots, et les allaient planter ailleurs. Le lieu où ils s'arrêtaient devenait leur patrie. Les Alains étaient grands et beaux; ils avaient la chevelure presque blonde, et quelque chose de terrible et de doux dans le regard. L'esclavage était inconnu chez eux; ils sortaient tous d'une source libre. Les Goths, comme les Alains, de race scandinave, leur ressemblaient; mais ils avaient moins contracté les habitudes slaves, et ils inclinaient plus à la civilisation. Apollinaire a peint un conseil de vieillards Goths: «Selon leur ancien usage, leurs vieillards se réunissent au lever du soleil; sous les glaces de l'âge, ils ont le feu de la jeunesse. On ne peut voir sans dégoût la toile qui couvre leur corps décharné; les peaux dont ils sont vêtus leur descendent à peine au dessous du genou. Ils portent des bottines de cuir de cheval, qu'ils attachent par un simple noeud au milieu de la jambe, dont la partie supérieure reste découverte.» Et pourquoi ces Goths étaient-ils assemblés? Pour s'indigner de la prise de Rome par un Vandale, et pour élire un empereur romain! Le Sarrasin, ainsi que l'Alain, était nomade: monté sur son dromadaire, vaguant dans des solitudes sans bornes, changeant à chaque instant de terre et de ciel, sa vie n'était qu'une fuite. Les Huns parurent effroyables aux barbares eux-mêmes: ils considéraient avec horreur ces cavaliers au cou épais, aux joues déchiquetées, au visage noir, aplati et sans barbe; à la tête en forme de boule d'os et de chair, ayant dans cette tête des trous plutôt que des yeux; ces cavaliers dont la voix était grêle et le geste sauvage. La renommée les représentait aux Romains comme des bêtes marchant sur deux pieds, ou comme ces effigies difformes que l'antiquité plaçait sur les ponts. On leur donnait une origine digne de la terreur qu'ils inspiraient: on les faisait descendre de certaines sorcières appelées _Aliorumna_, qui, bannies de la société par le roi des Goths Félimer, s'étaient accouplées dans les déserts avec les démons. Différents en tout des autres hommes, les Huns n'usaient ni de feu ni de mets apprêtés; ils se nourrissaient d'herbes sauvages et de viandes demi-crues, couvées un moment entre leurs cuisses, ou échauffées entre leur siége et le dos de leurs chevaux. Leurs tuniques, de toile colorée et de peaux de rats des champs, étaient nouées autour de leur cou; ils ne les abandonnaient que lorsqu'elles tombaient en lambeaux. Ils enfonçaient leur tête dans des bonnets de peau arrondis, et leurs jambes velues dans des tuyaux de cuir de chèvre. On eût dit qu'ils étaient cloués sur leurs chevaux, petits et mal formés, mais infatigables. Souvent ils s'y tenaient assis comme les femmes; ils y traitaient d'affaires, délibérant, vendant, achetant, buvant, mangeant, dormant sur le cou étroit de leur bête, s'y livrant, dans un profond sommeil, à toutes sortes de songes. Sans demeure fixe, sans foyer, sans loi, sans habitudes domestiques, les Huns erraient avec les chariots qu'ils habitaient. Dans ces huttes mobiles, les femmes façonnaient leurs vêtements, accouchaient, allaitaient leurs nourrissons jusqu'à l'âge de puberté. Nul, chez ces générations, ne pouvait dire d'où il venait, car il avait été conçu loin du lieu où il était né, et élevé plus loin encore. Cette manière de vivre dans des voitures roulantes était en usage chez beaucoup de peuples, et notamment parmi les Franks. Majorien surprit un parti de cette nation: «Le coteau voisin retentissait du bruit d'une noce; les ennemis célébraient en dansant, à la manière des Scythes, l'hymen d'un époux à la blonde chevelure. Après la défaite on trouva les préparatifs de la fête errante, les marmites, les mets des convives, tout le régal prisonnier et les odorantes couronnes de fleurs........ Le vainqueur enleva le chariot de la mariée[172]» [172] SIDOINE APOLLINAIRE, _Panégyrique de Majorien_. Sidoine est un témoin considérable des moeurs des barbares dont il voyait l'invasion. «Je suis, dit-il, au milieu des peuples chevelus, obligé d'entendre le langage du Germain, d'applaudir, avec un visage contraint, au chant du Bourguignon ivre, les cheveux graissés avec du beurre acide....... Heureux vos yeux, heureuses vos oreilles, qui ne les voient et ne les entendent point! heureux votre nez, qui ne respire pas dix fois le matin l'odeur empestée de l'ail et de l'oignon!» Tous les barbares n'étaient pas aussi brutaux. Les Franks, mêlés depuis longtemps aux Romains, avaient pris quelque chose de leur propreté et de leur élégance. «Le jeune chef marchait à pied au milieu des siens; son vêtement d'écarlate et de soie blanche était enrichi d'or; sa chevelure et son teint avaient l'éclat de sa parure. Ses compagnons portaient pour chaussure des peaux de bête garnies de tous leurs poils: leurs jambes et leurs genoux étaient nus; les casaques bigarrées de ces guerriers montaient très-haut, serraient les hanches, et descendaient à peine au jarret; les manches de ces casaques ne dépassaient pas le coude. Par-dessous ce premier vêtement se voyait une saie de couleur verte bordée d'écarlate, puis une rhénone fourrée, retenue par une agrafe[173]. Les épées de ces guerriers se suspendaient à un étroit ceinturon, et leurs armes leur servaient autant d'ornement que de défense: ils tenaient dans la main droite des piques à deux crochets, ou des haches à lancer; leur bras gauche était caché par un bouclier aux limbes d'argent et à la bosse dorée[174].» Tels étaient nos pères. [173] Sorte de manteau en usage chez les peuples des bords du Rhin. [174] S. APOLLINARIUS, lib. IV, _Epist. ad Domnit._ Sidoine arrive à Bordeaux, et trouve auprès d'Euric, roi des Visigoths, divers barbares qui subissaient le joug de la conquête. «Ici se présente le Saxon aux yeux d'azur: ferme sur les flots, il chancelle sur la terre. Ici l'ancien Sicambre, à l'occiput tondu, tire en arrière, depuis qu'il est vaincu, ses cheveux renaissants sur son cou vieilli; ici vagabonde l'Hérule aux joues verdâtres, qui laboure le fond de l'Océan, et dispute de couleur avec les algues; ici le Bourguignon, haut de sept pieds, mendie la paix en fléchissant le genou[175].» [175] APOLLINARIUS, lib. VIII, epist. IX. Une coutume assez générale chez tous les barbares était de boire la cervoise (la bière), l'eau, le lait et le vin, dans le crâne des ennemis. Étaient-ils vainqueurs, ils se livraient à mille actes de férocité; les têtes des Romains entourèrent le camp de Varus, et les centurions furent égorgés sur les autels de la divinité de la guerre. Étaient-ils vaincus, ils tournaient leur fureur contre eux-mêmes. Les compagnons de la première ligue des Cimbres que défit Marius furent trouvés sur le champ de bataille attachés les uns aux autres; ils avaient voulu impossibilité de reculer et nécessité de mourir. Leurs femmes s'armèrent d'épées et de haches; hurlant, grinçant des dents de rage et de douleur, elles frappaient et Cimbres et Romains, les premiers comme des lâches, les seconds comme des ennemis: au fort de la mêlée, elles saisissaient avec leurs mains nues les épées tranchantes des légionnaires, leur arrachaient leurs boucliers, et se faisaient massacrer. Sanglantes, échevelées, vêtues de noir, on les vit, montées sur les chariots, tuer leurs maris, leurs frères, leurs pères, leurs fils, étouffer leurs nouveau-nés, les jeter sous les pieds des chevaux, et se poignarder. Une d'entre elles se pendit au bout du timon de son chariot, après avoir attaché par la gorge deux de ses enfants à chacun de ses pieds. Faute d'arbres pour se procurer le même supplice, le Cimbre vaincu se passait au cou un lacs coulant, nouait le bout de la corde de ce lacs aux jambes ou aux cornes de ses boeufs: ce laboureur d'une espèce nouvelle, pressant l'attelage avec l'aiguillon, ouvrait sa tombe. On retrouvait ces moeurs terribles parmi les barbares du cinquième siècle. Leur cri de guerre faisait palpiter le coeur du plus intrépide Romain: les Germains poussaient ce cri sur le bord de leurs boucliers appliqués contre leurs bouches. Le bruit de la corne des Goths était célèbre. Avec des ressemblances et des différences de coutumes, ces peuples se distinguaient les uns des autres par des nuances de caractères: «Les Goths sont fourbes, mais chastes, dit Salvien; les Allamans, impudiques, mais sincères; les Franks, menteurs, mais hospitaliers; les Saxons, cruels, mais ennemis des voluptés[176].» Le même auteur fait aussi l'éloge de la pudicité des Goths, et surtout de celle des Vandales. Les Taïfales, peuplade de la Dacie, péchaient par le vice contraire[177]. [176] SALVIAN., _De Gubern. Dei_, lib. VII. [177] AMMIEN MARCELLIN, liv. XXXI, ch. 9. Les Huns, perfides dans les trêves, étaient dévorés de la soif de l'or. Abandonnés à l'instinct des brutes, ils ignoraient l'honnête et le déshonnête. Obscurs dans leur langage, libres de toute religion et de toute superstition, aucun respect divin ne les enchaînait. Colères et capricieux, dans un même jour ils se séparaient de leurs amis sans qu'on eût rien dit pour les irriter, et leur revenaient sans qu'on eût rien fait pour les adoucir[178]. [178] AMMIEN MARCELLIN, liv. XXXI, ch. 2. Quelques-unes de ces races étaient anthropophages. Un Sarrasin tout velu et nu jusqu'à la ceinture, poussant un cri rauque et lugubre, se précipite, le glaive au poing, parmi les Goths arrivés sous les murs de Constantinople après la défaite de Valens; il colle ses lèvres au gosier de l'ennemi qu'il avait blessé, et en suce le sang aux regards épouvantés des spectateurs[179]. Les Scythes de l'Europe montraient ce même instinct du furet et de la hyène: saint Jérôme[180] avait vu dans les Gaules les Atticotes, horde bretonne, qui se nourrissaient de chair humaine: quand ils rencontraient dans les bois des troupeaux de porcs et d'autre bétail, ils coupaient les mamelles des bergères et les parties les plus succulentes des pâtres, délicieux festin pour eux. Les Alains arrachaient la tête de l'ennemi abattu, et de la peau de son cadavre ils caparaçonnaient leurs chevaux. Les Budins et les Gélons se faisaient aussi des vêtements et des couvertures de cheval avec la peau des vaincus, dont ils se réservaient la tête. Ces mêmes Gélons se découpaient les joues; un visage tailladé, des blessures qui présentaient des écailles livides, surmontées d'une crête rouge, étaient le suprême honneur. [179] _Idem_, XXXI, 16. [180] T. IV, p. 201, _adv. Jovin._, lib. II. L'indépendance était tout le fond d'un barbare, comme la patrie était tout le fond d'un Romain, selon l'expression de Bossuet. Être vaincu ou enchaîné paraissait à ces hommes de bataille et de solitude chose plus insupportable que la mort: rire en expirant était la marque distinctive du héros. Saxon le Grammairien dit d'un guerrier: «Il tomba, rit et mourut.» Il y avait un nom particulier dans les langues germaniques pour désigner ces enthousiastes de la mort: le monde devait être la conquête de tels hommes. Les nations entières, dans leur âge héroïque, sont poëtes: les barbares avaient la passion de la musique et des vers; leur muse s'éveillait aux combats, aux festins et aux funérailles. Les Germains exaltaient leur dieu Tuiston dans de vieux cantiques: lorsqu'ils s'ébranlaient pour la charge, ils entonnaient en choeur le bardit; et de la manière plus ou moins vigoureuse dont cet hymne retentissait, ils présageaient le destin futur du combat. Chez les Gaulois, les bardes étaient chargés de transmettre le souvenir des choses dignes de louanges. Jornandès raconte qu'à l'époque où il écrivait on entendait encore les Goths répéter les vers consacrés à leur législateur. Au banquet royal d'Attila, deux Gépides célébrèrent les exploits des anciens guerriers: ces chansons de la gloire attablée animaient d'un attendrissement martial le visage des convives. Les cavaliers qui exécutaient autour du cercueil du héros tartare une espèce de tournoi funèbre, chantaient: «C'est ici Attila, roi des Huns, engendré par son père Mundzuch. Vainqueur des plus fières nations, il réunit sous sa puissance la Scythie et la Germanie, ce que nul n'avait fait avant lui. L'une et l'autre capitale de l'Empire Romain chancelaient à son nom: apaisé par leur soumission, il se contenta de les rendre tributaires. Attila, aimé jusqu'au bout du destin, a fini ses jours, non par le fer de l'ennemi, non par la trahison domestique, mais sans douleurs, au milieu de la joie. Est-il une plus douce mort que celle qui n'appelle aucune vengeance?[181]» [181] Jornandès. Chap. 45. Un manuscrit originaire de l'abbaye de Fulde, maintenant à Cassel, a par hasard sauvé de la destruction le fragment d'un poëme teutonique qui réunit les noms d'Hildebrand, de Théodoric, d'Hermanric, d'Odoacre et d'Attila. Hildebrand, que son fils ne veut pas reconnaître, s'écrie: «Quelle destinée est la mienne! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés, et maintenant il faut que mon propre enfant m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier.» L'Edda (l'aïeule), recueil de la mythologie scandinave, les Sagga ou les traditions historiques des mêmes pays, les chants des Scaldes rappelés par Saxon le Grammairien, ou conservés par Olaüs Wormius dans sa _Littérature runique_, offrent une multitude d'exemples de ces poésies. J'ai donné ailleurs[182] une imitation du poëme lyrique de Lodbrog, guerrier scalde et pirate. «Nous avons combattu avec l'épée......... Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie.......... Les vierges ont pleuré longtemps......... Les heures de la vie s'écoulent: nous sourirons quand il faudra mourir.» Un autre chant tiré de l'Edda reproduit la même énergie et la même férocité. [182] _Martyrs_, liv. VI. Pugnavimus ensibus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vitæ elapsæ sunt horæ: Ridens moriar. On trouvera plus loin ce chant reproduit tout entier. Hogni et Gunar, deux héros de la race des Nifflungs, sont prisonniers d'Attila. On demande à Gunar de révéler où est le trésor des Nifflungs, et d'acheter sa vie pour de l'or. Le héros répond: «Je veux tenir dans ma main le coeur d'Hogni, tiré sanglant de la poitrine du vaillant héros, arraché avec un poignard émoussé du sein de ce fils de roi. «Ils arrachèrent le coeur d'un lâche qui s'appelait Hialli; ils le posèrent tout sanglant sur un plat, et l'apportèrent à Gunar. «Alors Gunar, ce chef du peuple, chanta: «Ici je vois le coeur sanglant d'Hialli; il n'est pas comme le coeur d'Hogni le brave; il tremble sur le plat où il est placé; il tremblait la moitié davantage quand il était dans le sein du lâche.» «Quand on arracha le coeur d'Hogni de son sein, il rit; le guerrier vaillant ne songea pas à gémir. On posa son coeur sanglant sur un plat, et on le porta à Gunar. «Alors ce noble héros, de la race des Nifflungs, chanta: Ici je vois le coeur d'Hogni le brave; il ne ressemble pas au coeur d'Hialli le lâche; il tremble peu sur le plat où on l'a placé; il tremblait la moitié moins quand il était dans la poitrine du brave. «Que n'es-tu, ô Atli (Attila), aussi loin de mes yeux que tu le seras toujours de nos trésors! En ma puissance est désormais le trésor caché des Nifflungs; car Hogni ne vit plus. «J'étais toujours inquiet quand nous vivions tous les deux, maintenant je ne crains rien; je suis seul!» Ce dernier trait est d'une tendresse sublime. Ce caractère de la poésie héroïque primitive est le même parmi tous les peuples barbares; il se retrouve chez l'Iroquois qui précéda la société dans les forêts du Canada, comme chez le Grec redevenu sauvage, qui survit à la société sur ces montagnes du Pinde, où il n'est resté que la muse armée. «Je ne crains pas la mort, disait l'Iroquois; je me ris des tourments. Que ne puis-je dévorer le coeur de mes ennemis!» «Mange, oiseau (c'est une tête qui parle à un aigle, dans l'énergique traduction de M. Fauriel); mange, oiseau, mange ma jeunesse; repais-toi de ma bravoure; ton aile en deviendra grande d'une aune, et ta serre d'un empan[183].» [183] Chants populaires de la Grèce. Les lois mêmes étaient du domaine de la poésie. Un homme d'un rare talent dans l'histoire, M. Thierry, a fort ingénieusement remarqué que les _premières lignes du prologue_ de la loi salique semblent être le texte littéral d'une ancienne chanson; il les rend ainsi, d'un style ferme et noble: «La nation des Franks, illustre, ayant Dieu pour fondateur, forte sous les armes, ferme dans les traités de paix, profonde en conseil, noble et saine de corps, d'une blancheur et d'une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, depuis peu convertie à la foi catholique, libre d'hérésie; lorsqu'elle était encore sous une croyance barbare, avec l'inspiration de Dieu, recherchant la clef de la science, selon la nature de ses qualités; désirant la justice, gardant sa pitié; la _loi salique_ fut dictée par les chefs de cette nation, qui en ce temps commandaient chez elle. «Vive le Christ, qui aime les Franks! Qu'il regarde leur royaume...... Cette nation est celle qui, petite en nombre, mais brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains.» La métaphore abondait dans les chants des scaldes: les fleuves sont la _sueur de la terre et le sang des vallées_, les flèches sont les _filles de l'infortune_, la hache est la _main de l'homicide_, l'herbe est la _chevelure de la terre_, la terre est le _vaisseau qui flotte sur les âges_, la mer est le _champ des pirates_, un vaisseau est leur _patin_ ou le _coursier_ des flots. Les Scandinaves avaient de plus quelques poésies mythologiques. «Les déesses qui président aux combats, les belles Walkyries, étaient à cheval, couvertes de leur casque et de leur bouclier. Allons, disent-elles, poussons nos chevaux au travers de ces mondes tapissés de verdure, qui sont la demeure des dieux.» Les premiers préceptes moraux étaient aussi confiés en vers à la mémoire: «L'hôte qui vient chez vous a les genoux froids, donnez-lui du feu. Il n'y a rien de plus inutile que de trop boire de bière: l'oiseau de l'oubli chante devant ceux qui s'enivrent, et leur dérobe leur âme. Le gourmand mange sa mort. Quand un homme allume du feu, la mort entre chez lui avant que ce feu soit éteint. Louez la beauté du jour quand il sera fini. Ne vous fiez ni à la glace d'une nuit, ni au serpent qui dort, ni au tronçon de l'épée, ni au champ nouvellement semé.» Enfin les barbares connaissaient aussi les chants d'amour: «Je me battis dans ma jeunesse avec les peuples de Devonstheim, je tuai leur jeune roi; cependant une fille de Russie me méprise. «Je sais faire huit exercices: je me tiens ferme à cheval, je nage, je glisse sur des patins, je lance le javelot, je manie la rame; cependant une fille de Russie me méprise[184].» [184] _Les deux Edda, les Sagga_; WORM., _Litt. runic._; MALLET, _Hist. de Danemark_. Plusieurs siècles après la conquête de l'empire romain, l'usage des hymnes guerriers continua: les défaites amenaient des complaintes latines, dont l'air est quelquefois noté dans les vieux manuscrits: Angelbert gémit sur la bataille de Fontenay et sur la mort de Hugues, bâtard de Charlemagne. La fureur de la poésie était telle, qu'on trouve des vers de toutes mesures jusque dans les diplômes du huitième, du neuvième et du dixième siècle. Un chant teutonique conserve le souvenir d'une victoire remportée sur les Normands, l'an 881, par Louis, fils de Louis le Bègue. «J'ai connu un roi appelé le seigneur Louis, qui servait Dieu de bon coeur, parce que Dieu le récompensait.... Il saisit la lance et le bouclier, monta promptement à cheval, et vola pour tirer vengeance de ses ennemis[185].» Personne n'ignore que Charlemagne avait fait recueillir les anciennes chansons des Germains. [185] _Rerum Gall. et Franc. Script._, tom. IX, pag. 99. La chronique saxonne donne en vers le récit d'une victoire remportée par les Anglais sur les Danois, et l'Histoire de Norvège, l'apothéose d'un pirate du Danemark, tué avec cinq autres chefs de corsaires sur les côtes d'Albion[186]. [186] Voyez ces chants dans l'_Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands_, de M. A. Thierry, tom. I, pag. 131 de la 3e édition. Les nautoniers normands célébraient eux-mêmes leurs courses; un d'entre eux disait: «Je suis né dans le haut pays de Norvège, chez des peuples habiles à manier l'arc; mais j'ai préféré hisser ma voile, l'effroi des laboureurs du rivage. J'ai aussi lancé ma barque parmi les écueils, _loin du séjour des hommes_.» Et ce scalde des mers avait raison, puisque les _Danes_ ont découvert le Vineland ou l'Amérique. Ces rhythmes militaires se viennent terminer à la chanson de Roland, qui fut comme le dernier chant de l'Europe barbare. «A la bataille d'Hastings, dit admirablement le grand peintre d'histoire que je viens de citer, un Normand appelé Taillefer poussa son cheval en avant du front de la bataille, et entonna le chant des exploits, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant il jouait de son épée, la lançait en l'air avec force, et la recevait dans sa main droite; les Normands répétaient ses refrains, ou criaient: Dieu aide! Dieu aide!» Wace nous a conservé le même fait dans une autre langue: Taillefer, qui moult bien chantoit, Sur un cheval qui tost alloit, Devant eus alloit chantant De Karlemagne et de Rollant, Et d'Olivier et des vassaux Qui moururent à Rainschevaux. Cette ballade héroïque, qui se devrait retrouver dans le roman de Roland et d'Olivier, de la bibliothèque des rois Charles V, VI et VII[187], fut encore chantée à la bataille de Poitiers. [187] DU CANGE, voce _Cantilena Rollandi_; _Mém. de l'Ac. des Inscript._, tom. I, part. I, pag. 317; _Hist. litt. de la France_, tom. VII, Avertiss., pag. 73. Les poésies nationales des barbares étaient accompagnées du son du fifre, du tambour et de la musette. Les Scythes, dans la joie des festins, faisaient résonner la corde de leur arc. La cithare ou la guitare était en usage dans les Gaules, et la harpe dans l'île des Bretons: il y avait trois choses qu'on ne pouvait saisir pour dettes chez un homme libre du pays de Galles: son cheval, son épée et sa harpe. Dans quelles langues tous ces poëmes étaient-ils écrits ou chantés? Les principales étaient la langue celtique, la langue slave, les langues teutonique et scandinave: il est difficile de savoir à quelle racine appartenait l'idiome des Huns. L'oreille dédaigneuse des Grecs et des Romains n'entendait dans les entretiens des Franks et des Tartares que des croassements de corbeaux ou des sons non articulés, sans aucun rapport avec la voix humaine; mais quand les barbares triomphèrent, force fut de comprendre les ordres que le maître donnait à l'esclave. Sidoine Apollinaire félicite Syagrius de s'exprimer avec pureté dans la langue des Germains: «Je ris, dit le littérateur puéril, en voyant un _barbare_ craindre devant vous de faire un _barbarisme_ dans sa langue.» Le quatrième canon du concile de Tours ordonne que chaque évêque traduira ses sermons latins en langue romane et tudesque. Louis le Débonnaire fit mettre la _Bible_ en vers teutons. Nous savons, par Loup de Ferrières, que sous Charles le Chauve on envoyait les moines de Ferrières à Pruym, pour se familiariser avec la langue germanique. On fit connaître à la même époque les caractères dont les Normands se servaient pour garder la mémoire de leurs chansons; ces caractères s'appelaient _runstabath_; ce sont des lettres runiques: on y joignit celles qu'Ethicus avait inventées auparavant, et dont saint Jérôme avait donné les signes...... Passons à la religion des barbares. Les historiens nous disent que les Huns n'en avaient aucune: nous voyons seulement qu'ils croyaient, comme les Turcs, à une certaine fatalité. Les Alains, comme les peuples d'origine celtique, révéraient une épée nue fichée en terre. Les Gaulois avaient leur terrible _Dis_, père de la Nuit, auquel ils immolaient des vieillards sur le _dolmen_, ou la pierre druidique; les Germains adoraient la secrète horreur des forêts. Autant la religion de ceux-ci était simple, autant celle des Scandinaves était compliquée. Le géant Ymer fut tué par les trois fils de Bore: Odin, Vil et Ve. La chair de Ymer forma la terre, son sang la mer, son crâne le ciel. Le Soleil ne savait pas alors où était son palais; la Lune ignorait ses forces; et les étoiles ne connaissaient point la place qu'elles devaient occuper. Un autre géant, appelé Norv, fut le père de la Nuit. La Nuit, mariée à un enfant de la famille des dieux, enfanta le Jour. Le Jour et la Nuit furent placés dans le ciel, sur deux chars conduits par deux chevaux; Hrim-Fax (crinière gelée) conduit la Nuit: les gouttes de ses sueurs font la rosée; Skin-Fax (crinière lumineuse) mène le Jour. Sous chaque cheval se trouve une outre pleine d'air: c'est ce qui produit la fraîcheur du matin. Un chemin ou un pont conduit de la terre au firmament: il est de trois couleurs, et s'appelle l'arc-en-ciel. Il sera rompu quand les mauvais génies, après avoir traversé les fleuves des enfers, passeront à cheval sur ce pont. La cité des dieux est placée sous le chêne Ygg-Drasill, qui ombrage le monde. Plusieurs villes existent dans le ciel. Le dieu Thor est fils aîné d'Odin; Tyr est la divinité des victoires. Heindall aux dents d'or a été engendré par neuf vierges. Loke est l'artisan des tromperies. Le loup Fenris est fils de Loke; enchaîné avec difficulté par les dieux, il sort de sa bouche une écume qui devient la source du fleuve Vam (les vices). Frigga est la principale des déesses guerrières, qui sont au nombre de douze; elles se nomment Walkyries: Gadur, Rosta et Skulda (l'avenir), la plus jeune des douze fées, vont tous les jours à cheval choisir les morts[188]. [188] _Edda._--Voyez aussi Mallet, _Introd. à l'histoire de Danemark_, et les _Monuments de la Mythologie des anciens Scandinaves_ pour servir de preuve à cette introduction, par le même auteur, in-4º; Copenhague, 1766. Il y a dans le ciel un grande salle, le Valhalla, où les braves sont reçus après leur vie. Cette salle a cinq cent quarante portes; par chacune de ces portes sortent huit cents guerriers morts pour se battre contre le loup. Ces vaillants squelettes s'amusent à se briser les os, et viennent ensuite dîner ensemble: ils boivent le lait de la chèvre Heidruna, qui broute les feuilles de l'arbre Loerada. Ce lait est de l'hydromel: on en remplit tous les jours une cruche assez large pour enivrer les héros décédés. Le monde finira par un embrasement. Des magiciens ou des fées, des prophétesses, des dieux défigurés empruntés de la mythologie grecque, se retrouvaient dans le culte de certains barbares. Le surnaturel est le naturel même de l'esprit de l'homme: est-il rien de plus étonnant que de voir des Esquimaux assemblés autour d'un _sorcier_ sur leur mer solide, à l'entrée même de ce passage si longtemps cherché[189], qu'une éternelle barrière de glace fermait au vaisseau de l'intrépide capitaine Parry? [189] Second voyage du capitaine Parry pour découvrir le passage au nord-ouest de l'Amérique. De la religion des barbares descendons à leurs gouvernements. Ces gouvernements paraissent avoir été en général des espèces de républiques militaires, dont les chefs étaient électifs, ou passagèrement héréditaires, par l'effet de la tendresse, de la gloire, ou de la tyrannie paternelle. Toute l'antiquité européenne du paganisme et de la barbarie n'a connu que la souveraineté élective: la souveraineté héréditaire fut l'ouvrage du christianisme; souveraineté même qui ne s'établit qu'au moyen d'une sorte de surprise, laissant dormir le droit à côté du fait. La société naturelle présente les variétés de gouvernement de la société civilisée: le despotisme, la monarchie absolue, la monarchie tempérée, la république aristocratique ou démocratique. Souvent même les nations sauvages ont imaginé des formes politiques d'une complication et d'une finesse prodigieuses, comme le prouvait le gouvernement des Hurons. Quelques tribus germaniques, par l'élection du roi et du chef de guerre, créaient deux autorités souveraines indépendantes l'une de l'autre: combinaison extraordinaire. Les peuples sortis de l'orient de l'Asie différaient en constitutions des peuples venus du nord de l'Europe: la cour d'Attila offrait le spectacle du sérail de Stamboul ou des palais de Pékin, mais avec une différence notable; les femmes paraissaient publiquement chez les Huns; Maximin fut présenté à Cerca, principale reine ou sultane favorite d'Attila: elle était couchée sur un divan; ses suivantes brodaient assises en rond sur les tapis qui couvraient le plancher. La veuve de Bléda avait envoyé en présents aux ambassadeurs de belles esclaves. Les barbares, qui en raison de quelques usages particuliers ressemblaient aux sauvages que j'ai vus au Nouveau Monde, différaient d'eux essentiellement sous d'autres rapports. Une centaine de Hurons, dont le chef tout nu portait un chapeau brodé à trois cornes, servaient autrefois le gouverneur français du Canada: les pourrait-on comparer à ces troupes de race slave ou germanique auxiliaires des troupes romaines? Les Iroquois au temps de leur plus grande prospérité n'armaient pas plus de dix mille guerriers: les seuls Goths mettaient, comme un excédant de leur conscription militaire, un corps de cinquante mille hommes à la solde des empereurs; dans le quatrième et dans le cinquième siècle, les légions entières étaient composées de barbares. Attila réunissait sous ses drapeaux sept cent mille combattants, ce qu'à peine serait en état de fournir aujourd'hui la nation la plus populeuse de l'Europe. On voit aussi dans les charges du palais et de l'empire, des Franks, des Goths, des Suèves, des Vandales: nourrir, vêtir, équiper tant d'hommes, est le fait d'une société déjà poussée loin dans les arts industriels; prendre part aux affaires de la civilisation grecque et romaine suppose un développement considérable de l'intelligence. La bizarrerie des coutumes et des moeurs n'infirme pas cette assertion: l'état politique peut être très-avancé chez un peuple, et les individus de ce peuple conserver les habitudes de l'état de nature. L'esclavage était connu chez toutes ces hordes ameutées contre le Capitole. Cet affreux droit, émané de la conquête, est pourtant le premier pas de la civilisation: l'homme entièrement sauvage tue et mange ses prisonniers: ce n'est qu'en prenant une idée de l'ordre social qu'il leur laisse la vie, afin de les employer à ses travaux. La noblesse était connue des barbares comme l'esclavage: c'est pour avoir confondu l'espèce d'égalité militaire qui naît de la fraternité d'armes, avec l'égalité des rangs, que l'on a pu douter d'un fait avéré. L'histoire prouve invinciblement que différentes classes sociales existaient dans les deux grandes divisions du sang Scandinave et caucasien. Les Goths avaient leurs Ases ou demi-dieux: deux familles dominaient toutes les autres, les Amaliet les Baltes. Le droit d'aînesse était ignoré de la plupart des barbares; ce fut avec beaucoup de peine que la loi canonique parvint à le leur faire adopter. Non-seulement le partage égal subsistait chez eux, mais quelquefois le dernier né d'entre les enfants, étant réputé le plus faible, obtenait un avantage dans la succession. «Lorsque les frères ont partagé le bien de leur père, dit la loi gallique, le plus jeune a la meilleure maison, les instruments de labourage, la chaudière de son père, son couteau et sa cognée.» Loin que l'esprit de ce qu'on appelle la _loi salique_ fût en vigueur dans la véritable loi salique, la ligne maternelle était appelée avant la ligne paternelle dans les héritages et les affaires résultant d'iceux. On va bientôt en voir un exemple à propos de la peine d'homicide. Le gouvernement suivait la règle de la famille; un roi en mourant partageait sa succession entre ses enfants, sauf le consentement ou la ratification populaire: la loi politique n'était dans sa simplicité que la loi domestique. Chez plusieurs tribus germaniques la possession était annale; propriétaire de ce qu'on avait cultivé, le fonds, après la moisson, retournait à la communauté. Les Gaulois étendaient le pouvoir paternel jusque sur la vie de l'enfant: les Germains ne disposaient que de sa liberté. Au pays de Galles, le pencénedit, ou chef du clan, gouvernait toutes les familles. Les lois des barbares, en les séparant de ce que le christianisme et le code romain y ont introduit, se réduisent à des lois pénales pour la défense des personnes et des choses. La loi salique s'occupe du vol des porcs, des bestiaux, des brebis, des chèvres et des chiens, depuis le cochon de lait jusqu'à la truie qui marche à la tête d'un troupeau, depuis le veau de lait jusqu'au taureau, depuis l'agneau de lait jusqu'au mouton, depuis le chevreau jusqu'au bouc, depuis le chien conducteur de meutes jusqu'au chien de berger. La loi gallique défend de jeter une pierre au boeuf attaché à la charrue et de lui trop serrer le joug. Le cheval est particulièrement protégé: celui qui a monté un cheval ou une jument sans la permission du maître est mis à l'amende de quinze ou de trente sous d'or. Le vol du cheval de guerre d'un Frank, d'un cheval hongre, d'un cheval entier et de ses cavales, entraîne un forte composition[190]. La chasse et la pêche ont leurs garants: il y a rétribution pour une tourterelle ou un petit oiseau dérobé aux lacs où ils s'étaient pris, pour un faucon happé sur un arbre, pour le meurtre d'un cerf privé qui servait à embaucher les cerfs sauvages, pour l'enlèvement d'un sanglier forcé par un autre chasseur, pour le déterrement du gibier ou du poisson cachés, pour le larcin d'une barque ou d'un filet à anguilles. Toutes les espèces d'arbres sont mises à l'abri par des dispositions spéciales: veiller à la vie des forêts[191], c'était faire des lois pour la patrie. [190] _Lex Salic._, tit. XXV.--_Lex Rip._, tit. XLII. [191] _Lex Salic._, tit. VIII.--_Lex Rip._, tit. LXVIII. L'association militaire, ou la responsabilité de la tribu et la solidarité de la famille, se retrouvent dans l'institution des cojurants ou compurgateurs: qu'un homme soit accusé d'un délit ou d'un crime, il peut, selon la loi allemande et plusieurs autres, échapper à la pénalité, s'il trouve un certain nombre de ses _pairs_ pour jurer avec lui qu'il est innocent. Si l'accusé était une femme, les compurgateurs devaient être femmes[192]. Le courage étant la première qualité du barbare, toute injure qui en suppose le défaut est punie: ainsi, appeler un homme LEPUS, _lièvre_; ou CONCACATUS, _embrené_, amène une composition de trois ou de six sous d'or[193]; même tarif pour le reproche fait à un guerrier d'avoir jeté son bouclier en présence de l'ennemi. [192] _Leg. Wall._ [193] _Lex Salic._, tit. XXXII. La barbarie se montre tout entière dans la législation des blessures; la loi saxonne est la plus détaillée à cet égard: quatre dents cassées au-devant de la bouche ne valent que six schillings; mais une seule dent cassée auprès de ces quatre dents doit être payée quatre schillings; l'ongle du pouce est estimé trois schillings, et une des membranes du nez le même prix[194]. [194] _Lex Anglo-Saxonic._, pag. 7. La loi ripuaire s'exprime plus noblement: elle demande trente-six sous d'or pour la mutilation du doigt qui sert à décocher les flèches[195]: elle veut qu'un ingénu paye dix-huit sous d'or pour la blessure d'un autre ingénu dont le sang aura coulé jusqu'à terre[196]. Une blessure à la tête, ou ailleurs, sera compensée par trente-six sous d'or s'il est sorti de cette blessure un os d'une grosseur telle qu'il rende un son en étant jeté sur un bouclier placé à douze pieds de distance[197]. L'animal domestique qui tue un homme est donné aux parents du mort avec une composition; il en est ainsi de la pièce de bois tombée sur un passant. Les Hébreux avaient des règlements semblables. [195] _Lex Ripuar._, tit. V, art. XII. [196] _Lex Ripuar._, tit. II, art. XII. [197] _Ibid._, tit. LXX, art. I. Et néanmoins ces lois, si violentes dans les choses qu'elles peignent, sont beaucoup plus douces en réalité que nos lois: la peine de mort n'est prononcée que cinq fois dans la loi salique, et six fois dans la loi ripuaire; et, chose infiniment remarquable, ce n'est jamais, un seul cas excepté, pour châtiment du meurtre: l'homicide n'entraîne point la peine capitale, tandis que le rapt, la prévarication, le renversement d'une charte, sont punis du dernier supplice; encore pour tous ces crimes ou délits, y a-t-il la ressource des cojurants. La procédure relative au seul cas de mort en réparation d'homicide est un tableau de moeurs. Quiconque a tué un homme, et n'a pas de quoi payer la composition, doit présenter douze cojurants, lesquels déclarent que le délinquant n'a rien, ni dans la terre, ni hors la terre, au delà de ce qu'il offre pour la composition. Ensuite l'accusé entre chez lui, et prend de la terre aux quatre coins de sa maison; il revient à la porte, se tient debout sur le seuil, le visage tourné vers l'intérieur du logis; de la main gauche, il jette la terre par-dessus ses épaules sur son plus proche parent. Si son père, sa mère et ses frères ont fait l'abandon de tout ce qu'ils avaient, il lance la terre sur la soeur de sa mère ou sur les fils de cette soeur, ou sur les trois plus proches parents de la ligne maternelle[198]. Cela fait, déchaussé et en chemise, il saute à l'aide d'une perche par-dessus la haie dont sa maison est entourée: alors les trois parents de la ligne maternelle se trouvent chargés d'acquitter ce qui manque à la composition. Au défaut de parents maternels, les parents paternels sont appelés. Le parent pauvre qui ne peut payer jette à son tour la terre recueillie aux quatre coins de la maison, sur un parent plus riche. Si ce parent ne peut achever le montant de la composition, le demandeur oblige le défendeur meurtrier à comparaître à quatre audiences successives; et enfin, si aucun des parents de ce dernier ne le veut rédimer, il est mis à mort: _de vita componat_. [198] Voilà l'exemple de la préférence dans la ligne maternelle. De ces précautions multipliées pour sauver les jours d'un coupable, il résulte que les barbares traitaient la loi en tyrans, et se prémunissaient contre elle: ne faisant aucun cas de leur vie ni de celle des autres, ils regardaient comme un droit naturel de tuer ou d'être tués. Un roi même, dans la loi des Saxons, pouvait être occis; on en était quitte pour payer sept cent vingt livres pesant d'argent. Le Germain ne concevait pas qu'un être abstrait, qu'une loi pût verser son sang. Ainsi, dans la société commençante, l'instinct de l'homme repoussait la peine de mort, comme dans la société achevée la raison de l'homme l'abolira: cette peine n'aura donc été établie qu'entre l'état purement sauvage et l'état complet de civilisation, alors que la société n'avait plus l'indépendance du premier état et n'avait pas encore la perfection du second. SUITE DES MOEURS DES BARBARES. Les conducteurs des nations barbares avaient quelque chose d'extraordinaire comme elles. Au milieu de l'ébranlement social, Attila semblait né pour l'effroi du monde; il s'attachait à sa destinée je ne sais quelle terreur, et le vulgaire se faisait de lui une opinion formidable. Sa démarche était superbe; sa puissance apparaissait dans les mouvements de son corps et dans le roulement de ses regards. Amateur de la guerre, mais sachant contenir son ardeur, il était sage au conseil, exorable aux suppliants, propice à ceux dont il avait reçu la foi. Sa courte stature, sa large poitrine, sa tête plus large encore, ses petits yeux, sa barbe rare, ses cheveux grisonnants, son nez camus, son teint basané, annonçaient son origine. Sa capitale était un camp ou grande bergerie de bois, dans les pacages du Danube: les rois qu'il avait soumis veillaient tour à tour à la porte de sa baraque; ses femmes habitaient d'autres loges autour de lui. Couvrant sa table de plats de bois et de mets grossiers, il laissait les vases d'or et d'argent, trophée de la victoire et chefs-d'oeuvre des arts de la Grèce, aux mains de ses compagnons. C'est là qu'assis sur une escabelle, le Tartare recevait les ambassadeurs de Rome et de Constantinople. A ses côtés siégeaient non les ambassadeurs, mais des barbares inconnus, ses généraux et capitaines: il buvait à leur santé, finissant, dans la munificence du vin, par accorder grâce aux maîtres du monde. Lorsque Attila s'achemina vers la Gaule, il menait une meute de prince tributaires, qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du commandeur des monarques pour exécuter ce qui leur serait ordonné. Peuples et chefs remplissaient une mission qu'ils ne se pouvaient eux-mêmes expliquer: ils abordaient de tous côtés aux rivages de la désolation, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariots, les autres traînés par des cerfs ou des rennes, ceux-ci portés sur des chameaux, ceux-là flottant sur des boucliers ou sur des barques de cuir et d'écorce. Navigateurs intrépides parmi les glaces du Nord et les tempêtes du Midi, ils semblaient avoir vu le fond de l'Océan à découvert. Les Vandales qui passèrent en Afrique avouaient céder moins à leur volonté qu'à une impulsion irrésistible. Ces conscrits du Dieu des armées n'étaient que les aveugles exécuteurs d'un dessein éternel: de là cette fureur de détruire, cette soif de sang qu'ils ne pouvaient éteindre, de là cette combinaison de toutes choses pour leurs succès, bassesse des hommes, absence de courage, de vertu, de talents, de génie. Genséric était un prince sombre, sujet aux accès d'une noire mélancolie; au milieu du bouleversement du monde, il paraissait grand parce qu'il était monté sur des débris. Dans une de ces expéditions maritimes, tout était prêt, lui-même embarqué: où allait-il? il ne le savait pas. «Maître, lui dit le pilote, à quels peuples veux-tu porter la guerre?--A ceux-là, répond le vieux Vandale, contre qui Dieu est irrité.» Alaric marchait vers Rome: un ermite barre le chemin au conquérant; il l'avertit que le ciel venge les malheurs de la terre: «Je ne puis m'arrêter, dit Alaric; quelqu'un me presse et me pousse à saccager Rome.» Trois fois il assiège la ville éternelle avant de s'en emparer: Jean et Brazilius, qu'on lui députe lors du premier siége pour l'engager à se retirer, lui représentent que, s'il persiste dans son entreprise, il lui faudra combattre une multitude au désespoir. «L'herbe serrée, repart l'abatteur d'hommes, se fauche mieux.» Néanmoins il se laisse fléchir, et se contente d'exiger des suppliants tout l'or, tout l'argent, tous les ameublements de prix, tous les esclaves d'origine barbare: «Roi, s'écrient les envoyés du sénat, que restera-t-il donc aux Romains?--La vie.» Je vous ai déjà dit ailleurs qu'on dépouilla les images des dieux, et que l'on fondit les statues d'or du Courage et de la Vertu. Alaric reçut cinq mille livres pesant d'or, trente mille pesant d'argent, quatre mille tuniques de soie, trois mille peaux teintes en écarlate, et trois mille livres de poivre. C'était avec du fer que Camille avait racheté des Gaulois les anciens Romains. Ataulphe, successeur d'Alaric, disait: «J'ai eu la passion d'effacer le nom romain de la terre, et de substituer à l'empire des Césars l'empire des Goths, sous le nom de Gothie. L'expérience m'ayant démontré l'impossibilité où sont mes compatriotes de supporter le joug des lois, j'ai changé de résolution: alors j'ai voulu devenir le restaurateur de l'empire romain, au lieu d'en être le destructeur.» C'est un prêtre nommé Jérôme qui raconte en 416, dans sa grotte de Bethléem, à un prêtre nommé Orose cette nouvelle du monde: autre merveille. Une biche ouvre le chemin aux Huns à travers les Palus-Méotides, et disparaît. La génisse d'un pâtre se blesse au pied dans un pâturage; ce pâtre découvre une épée cachée sous l'herbe; il la porte au prince tartare: Attila saisit le glaive, et sur cette épée, qu'il appelle l'épée de Mars, il jure ses droits à la domination du monde. Il disait: «L'étoile tombe, la terre tremble; je suis le marteau de l'univers». Il mit lui-même parmi ses titres le nom de _Fléau de Dieu_, que lui donnait la terre[199]. [199] _Rerum Hungararum Scriptores varii_; Francofurti, 1660. C'était cet homme que la vanité des Romains traitait de _général au service de l'empire_; le tribut qu'ils lui payaient était à leurs yeux ses _appointements_: ils en usaient de même avec les chefs des Goths et des Burgondes. Le Hun disait à ce propos: «Les généraux des empereurs sont des valets; les généraux d'Attila, des empereurs.» Il vit à Milan un tableau où des Goths et des Huns étaient représentés prosternés devant les empereurs; il commanda de le peindre, lui Attila, assis sur un trône, et les empereurs portant sur leurs épaules des sacs d'or qu'ils répandaient à ses pieds. «Croyez-vous, demandait-il aux ambassadeurs de Théodose II, qu'il puisse exister une forteresse ou une ville s'il me plaît de la faire disparaître du sol?» Après avoir tué son frère Bléda, il envoya deux Goths, l'un à Théodose, l'autre à Valentinien, porter ce message: «Attila, mon maître et le vôtre, vous ordonne de lui préparer un palais.» «L'herbe ne croît plus, disait encore cet exterminateur, partout où le cheval d'Attila a passé.» L'instinct d'une vie mystérieuse poursuivait jusque dans la mort ces mandataires de la Providence. Alaric ne survécut que peu de temps à son triomphe: les Goths détournèrent les eaux du Busentum, près Cozence; ils creusèrent une fosse au milieu de son lit desséché; ils y déposèrent le corps de leur chef, avec une grande quantité d'argent et d'étoffes précieuses; puis ils remirent le Busentum dans son lit, et un courant rapide passa sur le tombeau d'un conquérant. Les esclaves employés à cet ouvrage furent égorgés, afin qu'aucun témoin ne pût dire où reposait celui qui avait pris Rome, comme si l'on eût craint que ses cendres ne fussent recherchées pour cette gloire ou pour ce crime. Attila expiré, est d'abord exposé dans son camp, entre deux longs rangs de tentes de soie. Les Huns s'arrachent les cheveux et se découpent les joues pour pleurer Attila, non avec des larmes de femme, mais avec du sang d'homme. Des cavaliers tournent autour du catafalque en chantant les louanges du héros. Cette cérémonie achevée, on dresse une table sur le tombeau préparé, et les assistants s'asseyent à un festin mêlé de joie et de douleur. Après le festin, le cadavre est confié à la terre dans le secret de la nuit; il était enfermé en un triple cercueil d'or, d'argent et de fer. On met avec le cercueil des armes enlevées aux ennemis, des carquois enrichis de pierreries, des ornements militaires et des drapeaux. Pour dérober à jamais aux hommes la connaissance de ces richesses, les ensevelisseurs sont jetés avec l'enseveli. Au rapport de Priscus, la nuit même où le Tartare mourut, l'empereur Marcien vit en songe, à Constantinople, l'arc rompu d'Attila. Ce même Attila, après sa défaite par Aétius, avait formé le projet de se brûler vivant sur un bûcher composé des selles et des harnais de ses chevaux, pour que personne ne pût se vanter d'avoir pris ou tué le maître de tant de victoires; il eût disparu dans les flammes comme Alaric dans un torrent; images de la grandeur et des ruines dont ils avaient rempli leur vie et couvert la terre. Les fils d'Attila, qui formaient à eux seuls un peuple, se divisèrent. Les nations que cet homme avait réunies sous son glaive se donnèrent rendez-vous dans la Pannonie, au bord du fleuve Netad, pour s'affranchir et se déchirer. Une multitude de soldats sans chef, le Goth frappant de l'épée, le Gépide balançant le javelot, le Hun jetant la flèche, le Suève à pied, l'Alain et l'Hérule, l'un pesamment, l'autre légèrement armés, se massacrèrent à l'envi: trente mille Huns restèrent sur la place, sans compter leurs alliés et leurs ennemis. Ellac, fils chéri d'Attila, fut tué de la main d'Aric, chef des Gépides. L'héritage du monde qu'avait laissé le roi des Huns n'avait rien de réel; ce n'était qu'une sorte de fiction ou d'enchantement produit par son épée: le talisman de la gloire brisé, tout s'évanouit. Les peuples passèrent avec le tourbillon qui les avait apportés. Le règne d'Attila ne fut qu'une invasion. L'imagination populaire, fortement ébranlée par des scènes répétées de carnage, avait inventé une histoire qui semble être l'allégorie de toutes ces fureurs et de toutes ces exterminations. Dans un fragment de Damascius, on lit qu'Attila livra une bataille aux Romains, aux portes de Rome: tout périt des deux côtés, excepté les généraux et quelques soldats. Quand les corps furent tombés, les âmes restèrent debout, et continuèrent l'action pendant trois jours et trois nuits: ces guerriers ne combattirent pas avec moins d'ardeur morts que vivants. Mais si d'un côté les barbares étaient poussés à détruire, d'un autre ils étaient retenus: le monde ancien, qui touchait à sa perte, ne devait pas entièrement disparaître dans la partie où commençait la société nouvelle. Quand Alaric eut pris la ville éternelle, il assigna l'église de Saint-Paul et celle de Saint-Pierre pour retraite à ceux qui s'y voudraient renfermer. Sur quoi saint Augustin fait cette belle remarque: Que si le fondateur de Rome avait ouvert dans sa ville naissante un asile, le Christ y en établit un autre, plus glorieux que celui de Romulus. Dans les horreurs d'une cité mise à sac, dans une capitale tombée pour la première fois et pour jamais du rang de dominatrice et de maîtresse de la terre, on vit des soldats (et quels soldats!) protéger la translation des trésors de l'autel. Les vases sacrés étaient portés un à un et à découvert; des deux côtés marchaient des Goths l'épée à la main; les Romains et les barbares chantaient ensemble des hymnes à la louange du Christ. Ce qui fut épargné par Alaric n'aurait point échappé à la main d'Attila: il marchait à Rome; saint Léon vient au-devant de lui; le fléau de Dieu est arrêté par le prêtre de Dieu, et le prodige des arts a fait vivre le miracle de l'histoire dans le nouveau Capitole, qui tombe à son tour. Devenus chrétiens, les barbares mêlaient à leur rudesse les austérités de l'anachorète: Théodoric, avant d'attaquer le camp de Litorius, passa la nuit vêtu d'une haire, et ne la quitta que pour reprendre le sayon de peau. Si les Romains l'emportaient sur leurs vainqueurs par la civilisation, ceux-ci leur étaient supérieurs en vertus. «Lorsque nous voulons insulter un ennemi, dit Luitprand, nous l'appelons _Romain_: ce nom signifie bassesse, lâcheté, avarice, débauche, mensonge; il renferme seul tous les vices.» Les barbares rejetaient l'étude des lettres, disant: «L'enfant qui tremble sous la verge ne pourra regarder une épée sans trembler.» Dans la loi salique, le meurtre d'un Frank est estimé deux cents sous d'or; celui d'un Romain propriétaire, cent sous, la moitié d'un homme. Dignités, âge, profession, religion, n'arrêtèrent point les fureurs de la débauche, au milieu des provinces en flammes; on ne se pouvait arracher aux jeux du cirque et du théâtre: Rome est saccagée, et les Romains fugitifs viennent étaler leur dépravation aux yeux de Carthage, encore romaine pour quelques jours. Quatre fois Trèves est envahie, et le reste de ses citoyens s'assied, au milieu du sang et des ruines, sur les gradins déserts de son amphithéâtre. «Fugitifs de la ville de Trèves, s'écrie Salvien, vous vous adressez aux empereurs afin d'obtenir la permission de rouvrir le théâtre et le cirque: mais où est la ville, où est le peuple pour qui vous présentez cette requête?» Cologne succombe au moment d'une orgie générale; les principaux citoyens n'étaient pas en état de sortir de table, lorsque l'ennemi, maître des remparts, se précipitait dans la ville... Souvenez-vous, pour ne pas perdre de vue le train du monde, qu'à cette époque Rutilius mettait en vers son voyage de Rome en Étrurie, comme Horace, aux beaux jours d'Auguste, son voyage de Rome à Brindes; que Sidoine Apollinaire chantait ses délicieux jardins, dans l'Auvergne envahie par les Visigoths; que les disciples d'Hypatia ne respiraient que pour elle, dans les douces relations de la science et de l'amour; que Damascius, à Athènes, attachait plus d'importance à quelque rêverie philosophique qu'au bouleversement de la terre; qu'Orose et saint Augustin étaient plus occupés du schisme de Pélage que de la désolation de l'Afrique et des Gaules; que les eunuques du palais se disputaient des places qu'ils ne devaient posséder qu'une heure; qu'enfin il y avait des historiens qui fouillaient comme moi les archives du passé au milieu des ruines du présent, qui écrivaient les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles; eux et moi prenant pour table, dans l'édifice croulant, la pierre tombée à nos pieds, en attendant celle qui devait écraser nos têtes. On ne se peut faire aujourd'hui qu'une faible idée du spectacle que présentait le monde romain après les incursions des barbares: le tiers (peut-être la moitié) de la population de l'Europe et d'une partie de l'Afrique et de l'Asie fut moissonné par la guerre, la peste et la famine. La réunion des tribus germaniques, pendant le règne de Marc-Aurèle, laissa sur les bords du Danube des traces bientôt effacées; mais lorsque les Goths parurent au temps de Philippe et de Dèce, la désolation s'étendit et dura. Valérien et Gallien occupaient la pourpre quand les Franks et les Allamans ravagèrent les Gaules et passèrent jusqu'en Espagne. Dans leur première expédition navale, les Goths saccagèrent le Pont; dans la seconde, ils retombèrent sur l'Asie Mineure; dans la troisième, la Grèce fut mise en cendres. Ces invasions amenèrent une famine et une peste qui dura quinze ans; cette peste parcourut toute les provinces et toutes les villes: cinq mille personnes mouraient dans un seul jour. On reconnut, par le registre des citoyens qui recevaient une rétribution de blé à Alexandrie, que cette cité avait perdu la moitié de ses habitants. Une invasion de trois cent vingt mille Goths, sous le règne de Claude, couvrit la Grèce; en Italie, du temps de Probus, d'autres barbares multiplièrent les mêmes malheurs. Quand Julien passa en Gaule, quarante-cinq cités venaient d'être détruites par les Allamans: les habitants avaient abandonné les villes ouvertes, et ne cultivaient plus que les terres encloses dans les murs des villes fortifiées. L'an 412, les barbares parcoururent les dix-sept provinces des Gaules, chassant devant eux, comme un troupeau, sénateurs et matrones, maîtres et esclaves, hommes et femmes, filles et garçons. Un captif qui cheminait à pied au milieu des chariots et des armes n'avait d'autre consolation que d'être auprès de son évêque, comme lui prisonnier: poëte et chrétien, ce captif prenait pour sujet de ses chants les malheurs dont il était témoin et victime. «Quand l'Océan aurait inondé les Gaules, il n'y aurait point fait de si horribles dégâts que cette guerre. Si l'on nous a pris nos bestiaux, nos fruits et nos grains; si l'on a détruit nos vignes et nos oliviers; si nos maisons à la campagne ont été ruinées par le feu ou par l'eau, et si (ce qui est encore plus triste à voir) le peu qui en reste demeure désert et abandonné, tout cela n'est que la moindre partie de nos maux. Mais, hélas! depuis dix ans les Goths et les Vandales font de nous une horrible boucherie. Les châteaux bâtis sur les rochers, les bourgades situées sur les plus hautes montagnes, les villes environnées de rivières, n'ont pu garantir les habitants de la fureur de ces barbares, et l'on a été partout exposé aux dernières extrémités. Si je ne puis me plaindre du carnage que l'on a fait sans discernement, soit de tant de peuples, soit de tant de personnes considérables par leur rang, qui peuvent n'avoir reçu que la juste punition des crimes qu'ils avaient commis, ne puis-je au moins demander ce qu'ont fait tant de jeunes enfants enveloppés dans le même carnage, eux dont l'âge était incapable de pécher? Pourquoi Dieu a-t-il laissé consumer ses temples[200]?» [200] _De Provid. div._, trad. de TILLEMONT, _Hist. des Emp._ L'invasion d'Attila couronna ces destructions; il n'y eut que deux villes de sauvées au nord de la Loire, Troyes et Paris. A Metz, les Huns égorgèrent tout, jusqu'aux enfants que l'évêque s'était hâté de baptiser; la ville fut livrée aux flammes: longtemps après, on ne reconnaissait la place où elle avait été qu'à un oratoire échappé seul à l'incendie. Salvien avait vu des cités remplies de corps morts: des chiens et des oiseaux de proie, gorgés de la viande infecte des cadavres, étaient les seuls êtres vivants dans ces charniers. Les Thuringes qui servaient dans l'armée d'Attila exercèrent, en se retirant à travers le pays des Franks, des cruautés inouïes, que Théodoric, fils de Khlovigh, rappelait quatre-vingts ans après, pour exciter les Franks à la vengeance. «Se ruant sur nos pères, ils leur ravirent tout. Ils suspendirent leurs enfants aux arbres, par le nerf de la cuisse. Ils firent mourir plus de deux cents jeunes filles d'une mort cruelle: les unes furent attachées par les bras au cou des chevaux, qui, pressés d'un aiguillon acéré, les mirent en pièces; les autres furent étendues sur les ornières des chemins, et clouées en terre avec des pieux: des charrettes chargées passèrent sur elles; leurs os furent brisés, et on les donna en pâture aux corbeaux et aux chiens[201].» [201] GRÉGOIRE DE TOURS, III, 7. Les plus anciennes chartes de concessions de terrains à des monastères déclarent que ces terrains sont soustraits des forêts, qu'ils sont déserts, _eremi_, ou plus énergiquement, qu'ils sont pris du désert, _ab eremo_[202]. Les canons du concile d'Angers (4 octobre 453) ordonnent aux clercs de se munir de lettres épiscopales pour voyager; ils leur défendent de porter des armes; ils leur interdisent les violences et les mutilations, et excommunient quiconque aurait livré des villes: ces prohibitions témoignent des désordres et des malheurs de la Gaule. [202] _S. Bernard. Vit._ Le titre quarante-septième de la loi salique, _De celui qui s'est établi dans une propriété qui ne lui appartient point, et de celui qui la tient depuis douze mois_, montre l'incertitude de la propriété et le grand nombre de propriétés sans maîtres. «Quiconque aura été s'établir dans une propriété étrangère, et y sera demeuré douze mois sans contestation légale, y pourra demeurer en sûreté comme les autres habitants[203].» [203] ART. IV. Si sortant des Gaules vous vous portez dans l'est de l'Europe, un spectacle non moins triste frappera vos yeux. Après la défaite de Valens rien ne resta dans les contrées qui s'étendent des murs de Constantinople au pied des Alpes Juliennes; les deux Thraces offraient au loin une solitude verte, bigarrée d'ossements blanchis. L'an 448, des ambassadeurs romains furent envoyés à Attila: treize jours de marche les conduisirent à Sardique, incendiée, et de Sardique à Naïsse: la ville natale de Constantin n'était plus qu'un monceau informe de pierres; quelques malades languissaient dans les décombres des églises, et la campagne alentour était jonchée de squelettes. «Les cités furent dévastées, les hommes égorgés, dit saint Jérôme; les quadrupèdes, les oiseaux et les poissons même disparurent; le sol se couvrit de ronces et d'épaisses forêts.» L'Espagne eut sa part de ces calamités. Du temps d'Orose, Tarragone et Lerida étaient dans l'état de désolation où les avaient laissées les Suèves et les Franks; on apercevait quelques huttes plantées dans l'enceinte des métropoles renversées. Les Vandales et les Goths glanèrent ces ruines; la famine et la peste achevèrent la destruction. Dans les campagnes, les bêtes, alléchées par les cadavres gisants, se ruaient sur les hommes qui respiraient encore; dans les villes, les populations entassées, après s'être nourries d'excréments, se dévoraient entre elles: une femme avait quatre enfants; elle les tua et les mangea tous[204]. [204] SAINT JÉRÔME. Les Pictes, les Calédoniens, ensuite les Anglo-Saxons, exterminèrent les Bretons, sauf les familles qui se réfugièrent dans le pays de Galles ou dans l'Armorique. Les insulaires adressèrent à Aétius une lettre ainsi suscrite: _Le gémissement de la Bretagne à Aétius, trois fois consul_. Ils disaient: «Les barbares nous chassent vers la mer, et la mer nous repousse vers les barbares; il ne nous reste que le genre de mort à choisir, le glaive ou les flots[205].» [205] BEDÆ, _presbit._, _Hist. eccl. gentis Anglorum_, cap. XIII. Gildas achève le tableau: «D'une mer à l'autre, la main sacrilége des barbares venus de l'Orient promena l'incendie: ce ne fut qu'après avoir brûlé les villes et les champs sur presque toute la surface de l'île, et l'avoir balayée comme d'une langue rouge jusqu'à l'Océan occidental, que la flamme s'arrêta. Toutes les colonnes croulèrent au choc du bélier; tous les habitants des campagnes, avec les gardiens des temples, les prêtres et le peuple, périrent par le fer ou par le feu. Une tour vénérable à voir s'élève au milieu des places publiques; elle tombe: les fragments de murs, les pierres, les sacrés autels, les tronçons de cadavres pétris et mêlés avec du sang, ressemblaient à du marc écrasé sous un horrible pressoir. «Quelques malheureux échappés à ces désastres étaient atteints et égorgés dans les montagnes; d'autres, poussés par la faim, revenaient, et se livraient à l'ennemi pour subir une éternelle servitude, ce qui passait pour une grâce signalée; d'autres gagnaient les contrées d'outre-mer, et pendant la traversée chantaient avec de grands gémissements, sous les voiles: _Tu nous as, ô Dieu, livrés comme des brebis pour un festin; tu nous as dispersés parmi les nations_[206].» [206] _Histor. Gildæ, liber querulus de excidio Britanniæ_, p. 8, _in Hist. Brit. et Angl. Script._, tom. II. La misère de la Grande-Bretagne est peinte tout entière dans une des lois galliques: cette loi déclare qu'aucune compensation ne sera reçue pour le larcin du lait d'une jument, d'une chienne ou d'une chatte[207]. [207] _Leges Wallicæ_, lib. III, cap. III, pag. 207-260. L'Afrique dans ses terres fécondes fut écorchée par les Vandales, comme elle l'est dans ses sables stériles par le soleil. «Cette dévastation, dit Posidonius, témoin oculaire, rendit très-amer à saint Augustin le dernier temps de sa vie; il voyait les villes ruinées, et à la campagne les bâtiments abattus, les habitants tués ou mis en fuite, les églises dénuées de prêtres, les vierges et les religieux dispersés. Les uns avaient succombé aux tourments, les autres péri par le glaive, les autres, encore réduits en captivité, ayant perdu l'intégrité du corps, de l'esprit et de la foi, servaient des ennemis durs et brutaux... Ceux qui s'enfuyaient dans les bois, dans les cavernes et les rochers, ou dans les forteresses, étaient pris et tués, ou mouraient de faim. De ce grand nombre d'églises d'Afrique, à peine en restait-il trois, Carthage, Hippone et Cirthe, qui ne fussent pas ruinées, et dont les villes subsistassent[208].» [208] Traduct. de Fleury, _Hist. ecclés._ Les Vandales arrachèrent les vignes, les arbres à fruit, et particulièrement les oliviers, pour que l'habitant retiré dans les montagnes ne pût trouver de nourriture[209]. Ils rasèrent les édifices publics échappés aux flammes: dans quelques cités, il ne resta pas un seul homme vivant. Inventeurs d'un nouveau moyen de prendre les villes fortifiées, ils égorgeaient les prisonniers autour des remparts; l'infection de ces voiries sous un soleil brûlant se répandait dans l'air, et les barbares laissaient au vent le soin de porter la mort dans des murs qu'ils n'avaient pu franchir[210]. [209] VICTOR, _Vitensis episc._, lib. I, _De Persecutione africana_, pag. 2; Divione, 1664. [210] VICTOR, _Vitens. episc._, _De Persecutione africana_, pag. 3. Enfin l'Italie vit tour à tour rouler sur elle les torrents des Allamans, des Goths, des Huns et des Lombards; c'était comme si les fleuves qui descendent des Alpes et se dirigent vers les mers opposées avaient soudain, détournant leurs cours, fondu à flots communs sur l'Italie. Rome, quatre fois assiégée et prise deux fois, subit les maux qu'elle avait infligés à la terre. «Les femmes, selon saint Jérôme, ne pardonnèrent pas même aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, et firent rentrer dans leur sein le fruit qui ne venait que d'en sortir[211]. Rome devint le tombeau des peuples dont elle avait été la mère... La lumière des nations fut éteinte; en coupant la tête de l'empire romain on abattit celle du monde[212].» «D'horribles nouvelles se sont répandues, s'écriait saint Augustin du haut de la chaire, en parlant du sac de Rome: carnage, incendie, rapine, extermination! Nous gémissons, nous pleurons, et nous ne sommes point consolés[213].» [211] SAINT JÉRÔME. [212] Idem. [213] AUG., _De Urb. Excidio_, t. VI, pag. 624. On fit des règlements pour soulager du tribut les provinces de la Péninsule, notamment la Campanie, la Toscane, le Picenum, le Samnium, l'Apulie, la Calabre, le Brutium et la Lucanie; on donna aux étrangers qui consentaient à les cultiver les terres restées en friche[214]. Majorien et Théodoric s'occupèrent de réparer les édifices de Rome, dont pas un seul n'était resté entier, si nous en croyons Procope. La ruine alla toujours croissant avec les nouveaux temps, les nouveaux siéges, le fanatisme des chrétiens et les guerres intestines: Rome vit renaître ses conflits avec Albe et Tibur; elle se battait à ses portes; les espaces vides que renfermait son enceinte devinrent le champ de ces batailles qu'elle livrait autrefois aux extrémités de la terre. Sa population tomba de trois millions d'habitants au-dessous de quatre-vingt mille[215]. Vers le commencement du huitième siècle, des forêts et des marais couvraient l'Italie; les loups et d'autres animaux sauvages hantaient ces amphithéâtres qui furent bâtis pour eux, mais il n'y avait plus d'hommes à dévorer. [214] _Cod. Theodos._, lib. XI, XIII, XV. [215] Brottier et Gibbon ne portent cette population qu'à douze cent mille, évaluation visiblement trop faible, comme celle de Juste Lipse et de Vossius est trop forte; il s'agirait, d'après ces derniers auteurs, de quatre, de huit et de quatorze millions. Un critique moderne italien a rassemblé avec beaucoup de sagacité les divers recensements de l'ancienne Rome. Les dépouilles de l'empire passèrent aux barbares; les chariots des Goths et des Huns, les barques des Saxons et des Vandales, étaient chargés de tout ce que les arts de la Grèce et le luxe de Rome avaient accumulé pendant tant de siècles; on déménageait le monde comme une maison que l'on quitte. Genséric ordonna aux citoyens de Carthage de lui livrer, sous peine de mort, les richesses dont ils étaient en possession: il partagea les terres de la province proconsulaire entre ses compagnons; il garda pour lui-même le territoire de Byzance, et des terres fertiles en Numidie et en Gétulie. Ce même prince dépouilla Rome et le capitole, dans la guerre que Sidoine appelle la quatrième guerre punique: il composa d'une masse de cuivre, d'airain, d'or et d'argent, une somme qui s'élevait à plusieurs millions de talents. Le trésor des Goths était célèbre: il consistait dans les cent bassins remplis d'or, de perles et de diamants offerts par Ataulphe à Placidie; dans soixante calices, quinze patènes et vingt coffres précieux pour renfermer l'Évangile. Le _Missorium_, partie de ces richesses, était un plat d'or de cinq cents livres de poids, élégamment ciselé. Un roi goth, Sisenand, l'engagea à Dagobert pour un secours de troupes; le Goth le fit voler sur la route, puis il apaisa le Frank par une somme de deux cent mille sous d'or, prix jugé fort inférieur à la valeur du plat. Mais la plus grande merveille de ce trésor était une table formée d'une seule, émeraude: trois rangs de perles l'entouraient; elle se soutenait sur soixante-cinq pieds d'or massif incrustés de pierreries; on l'estimait cinq cent mille pièces d'or; elle passa des Visigoths aux Arabes: conquête digne de leur imagination. L'histoire, en nous faisant la peinture générale des désastres de l'espèce humaine à cette époque, a laissé dans l'oubli les calamités particulières, insuffisante qu'elle était à redire tant de malheurs. Nous apprenons seulement par les apôtres chrétiens quelque chose des larmes qu'ils essuyaient en secret. La société, bouleversée dans ses fondements; ôta même à la chaumière l'inviolabilité de son indigence; elle ne fut pas plus à l'abri que le palais: à cette époque, chaque tombeau renferma un misérable. Le concile de Brague, en Lusitanie, souscrit par dix évêques, donne une idée naïve de ce que l'on faisait et de ce que l'on souffrait pendant les invasions. L'évêque Pancratien prit la parole: «Vous voyez, mes frères, dit-il, comme l'Espagne est ravagée par les barbares. Ils ruinent les églises, tuent les serviteurs de Dieu, profanent la mémoire des saints, leurs os, leurs sépulcres, les cimetières..................... Mettez devant les yeux de notre troupeau l'exemple de notre constance, en souffrant pour Jésus-Christ quelque partie des tourments qu'il a soufferts pour nous.» Alors Pancratien fit la profession de foi de l'Église catholique, et à chaque article les évêques répondaient: _Nous le croyons_. «Ainsi, que ferons-nous maintenant des reliques des saints?» dit Pancratien. Clipand de Coïmbre dit: «Que chacun fasse selon l'occasion; les barbares sont chez nous, et pressent Lisbonne; ils tiennent Merida; au premier jour ils viendront sur nous. Que chacun s'en aille chez soi; qu'il console les fidèles; qu'il cache doucement les corps des saints, et nous envoie la relation des lieux ou des cavernes où on les aura mis, de peur qu'il ne les oublie avec le temps.» Pancratien dit: «Allez en paix. Notre frère Pontamius demeurera seulement, à cause de la destruction de son église d'Éminie, que les barbares ravagent.» Pontamius dit: «Que j'aille aussi consoler mon troupeau, et souffrir avec lui pour Jésus-Christ. Je n'ai pas reçu la charge d'évêque pour être dans la prospérité, mais dans le travail.» Pancratien dit: «C'est très-bien dit. Dieu vous conserve.» Tous les évêques dirent: «Dieu vous conserve.» Tous ensemble: «Allons en paix à Jésus-Christ.» Lorsque Attila parut dans les Gaules, la terreur se répandit devant lui: Geneviève de Nanterre rassura les habitants de Paris; elle exhortait les femmes à prier réunies dans le Baptistère, et leur promettait le salut de la ville: les hommes qui ne croyaient point aux prophéties de la bergère s'excitaient à la lapider ou à la noyer. L'archidiacre d'Auxerre les détourna de ce mauvais dessein, en les assurant que saint Germain publiait les vertus de Geneviève: les Huns ne passèrent point sur les terres des Parisii. Troyes fut épargnée, à la recommandation de saint Loup. Dans sa retraite, le Fléau de Dieu se fit escorter par le saint: saint Loup esclave et prisonnier, protégeant Attila est un grand trait de l'histoire de ces temps. Saint Agnan, évêque d'Orléans, était renfermé dans sa ville, que les Huns assiégeaient; il envoie sur les murailles attendre et découvrir des libérateurs: rien ne paraissait. «Priez, dit le saint, priez avec foi;» et il envoie de nouveau sur les murailles. Rien ne paraît encore: «Priez, dit le saint, priez avec foi;» et il envoie une troisième fois regarder du haut des tours. On apercevait comme un petit nuage qui s'élevait de terre. «C'est le secours du Seigneur!» s'écrie l'évêque. Genséric emmena de Rome en captivité Eudoxie et ses deux filles, seuls restes de la famille de Théodose. Des milliers de Romains furent entassés sur les vaisseaux du vainqueur: par un raffinement de barbarie, on sépara les femmes de leurs maris, les pères de leurs enfants. Deogratias, évêque de Carthage, consacra les vases saints au rachat des prisonniers. Il convertit deux églises en hôpitaux, et, quoiqu'il fût d'un grand âge, il soignait les malades, qu'il visitait jour et nuit. Il mourut, et ceux qu'il avait délivrés crurent retomber en esclavage. Lorsque Alaric entra dans Rome, Proba, veuve du préfet Petronius, chef de la puissante famille Anicienne, se sauva dans un bateau sur le Tibre; sa fille Læta et sa petite-fille Démétriade l'accompagnèrent: ces trois femmes virent, de leur barque fugitive, les flammes qui consumaient la ville éternelle. Proba possédait de grands biens en Afrique; elle les vendit pour soulager ses compagnons d'exil et de malheur. Fuyant les barbares de l'Europe, les Romains se réfugiaient en Afrique et en Asie; mais dans ces provinces éloignées ils rencontraient d'autres barbares: chassés du coeur de l'Empire aux extrémités, rejetés des frontières au centre, la terre était devenue un parc où ils étaient traqués dans un cercle de chasseurs. Saint Jérôme reçut quelques débris de tant de grandeurs, dans cette grotte où le Roi des rois était né pauvre et nu. Quel spectacle et quelle leçon que ces descendants des Scipions et des Gracques réfugiés au pied du Calvaire! Saint Jérôme commentait alors Ézéchiel; il appliquait à Rome les paroles du prophète sur la ruine de Tyr et de Jérusalem: «Je ferai monter contre vous plusieurs peuples, comme la mer fait monter les flots. Ils détruiront les murs jusqu'à la poussière...... Je mettrai sur les enfants de Juda le poids de leurs crimes..... Ils verront venir épouvante sur épouvante.» Mais lorsque, lisant ces mots, _Ils passeront d'un pays à un autre et seront emmenés captifs_, le solitaire jetait les yeux sur ses hôtes, il fondait en larmes. Et pourtant la grotte de Bethléem n'était pas un asile assuré; d'autres ravageurs dépouillaient la Phénicie, la Syrie et l'Égypte. Le désert, comme entraîné par les barbares et changeant de place avec eux, s'étendait sur la face des provinces jadis les plus fertiles; dans les contrées qu'avaient animées des peuples innombrables, il ne restait que la terre et le ciel. Les sables mêmes de l'Arabie, qui faisaient suite à ces champs dévastés, étaient frappés de la plaie commune; saint Jérôme avait à peine échappé aux mains des tribus errantes, et les religieux du Sina venaient d'être égorgés: Rome manquait au monde, et la Thébaïde aux solitaires. Quand la poussière qui s'élevait sous les pieds de tant d'armées, qui sortait de l'écroulement de tant de monuments, fut tombée; quand les tourbillons de fumée qui s'échappaient de tant de villes en flammes furent dissipés; quand la mort eut fait taire les gémissements de tant de victimes; quand le bruit de la chute du colosse romain eut cessé, alors on aperçut une croix, et au pied de cette croix un monde nouveau. Quelques prêtres, l'Évangile à la main, assis sur des ruines, ressuscitaient la société au milieu des tombeaux, comme Jésus-Christ rendit la vie aux enfants de ceux qui avaient cru en lui[216]. [216] Cette admirable étude, aussi belle dans la forme que savante dans le fond, a été rédigée d'après les sources suivantes: AGATHIAS, _Histoire du règne de Justinien_.--AMMIEN MARCELLIN, _Histoire romaine_.--SAINT AUGUSTIN, _Cité de Dieu_.--BÈDE, _Histoire ecclésiastique de la nation anglaise_.--_Recueil des Bollandistes_ (sainte Geneviève).--CLAUDIEN, _Invectives contre Rufin_; _Consulat d'Honorius_.--_Chronicon Alexandrinum._--_L'Edda._--EUSÈBE, _Histoire ecclésiastique_.--FRÉDEGAIRE, _Chronique_.--_Gallia christiana._--GRÉGOIRE DE TOURS, _Histoire ecclésiastique des Franks_.--IDACE, _Chronique_.--SAINT JÉRÔME, _Contre Jovin_ et _Lettres_.--JORNANDÈS, _Histoire des Goths_.--JULIEN, _Diverses oeuvres_.--LE P. LABBE, _Collection des Conciles_.--LUITPRAND, _Ambassades auprès de Nicéphore_.--OROSE, _Histoire_.--PRISCUS, _Histoire des Goths_.--PROCOPE, _Histoire des Goths et des Vandales_.--PROSPER D'AQUITAINE, _Chronique_.--SALVIEN, _du Gouvernement de Dieu_.--SIDOINE APOLLINAIRE, _Panégyrique de Majorien_, _Lettres_.--SOZOMÈNE, _Histoire ecclésiastique_.--TERTULLIEN.--VICTOR, _évêque de Vite_, _Histoire de la Persécution des Vandales_.--ZOSIME, _Histoire romaine_, etc. CHATEAUBRIAND, _Études historiques_. Chateaubriand (François-René, vicomte de), l'un des plus grands écrivains de notre temps, naquit à Saint-Malo, en 1768, et mourut à Paris en 1848. INVASION DE LA GAULE PAR LES ALAINS, LES VANDALES ET LES SUÈVES. 407. Depuis que les Alains avaient été forcés par les Huns d'abandonner les bords du Tanaïs, ce peuple guerrier, divisé en plusieurs bandes indépendantes les unes des autres, et n'ayant plus de demeure fixe, errait le long du Danube toujours en armes, et prêt à vendre son secours soit aux autres barbares contre les Romains, soit aux Romains eux-mêmes. Gratien en avait attiré un grand nombre à sa cour, et la distinction dont il les honorait lui avait été funeste. Ils avaient eu part aux plus éclatantes victoires de Théodose, et Stilicon les avait employés dans ses guerres contre Alaric. Les secrètes intrigues de ce perfide ministre les mirent en mouvement; ils furent les premiers à prendre les armes pour se jeter dans la Gaule. Deux corps nombreux d'Alains partirent des bords du Danube sous la conduite de deux chefs, Goar et Respendial, qui portaient le titre de roi. Après avoir traversé le pays des Marcomans et des Thuringiens, ils arrivèrent au bord du Rhin, où les Franks étaient établis, et s'y arrêtèrent pour attendre les Vandales et les Suèves. Pendant ce séjour, la mésintelligence s'étant mise entre les deux rois, Goar se sépara de Respendial, et déclara qu'il préférait l'amitié des Romains à l'intérêt du pillage. Honorius le récompensa dans la suite en lui donnant un établissement dans la Gaule. Cette peuplade d'Alains subsista quelque temps dans la Gaule sous la domination de ses rois particuliers. On les y voit encore cinquante ans après; et Sambida, successeur de Goar, obtint la possession d'une grande étendue de terres abandonnées dans les environs de la ville de Valence, en Dauphiné. Les Franks ne voyaient qu'avec jalousie tant d'aventuriers venir sous leurs yeux s'emparer d'un pays qui était à leur bienséance et sur lequel ils faisaient depuis longtemps de continuelles entreprises. Ils avaient laissé le chemin libre aux Alains; mais ils avaient dessein de revenir sur eux, et de les combattre séparément, après s'être défaits des Vandales et des Suèves. Dès qu'ils surent que les Vandales approchaient, ils marchèrent à leur rencontre, leur livrèrent bataille et leur tuèrent 20,000 hommes, avec leur roi Godigiscle. Il n'en serait pas échappé un seul si Respendial n'eût été averti assez à temps pour accourir au secours de ses alliés. Ce prince plein de valeur perça l'armée des Franks, joignit les Vandales, rallia les fuyards, et revint à leur tête charger les vainqueurs, qui furent battus et terrassés à leur tour. Bientôt après les Suèves arrivèrent. Gonderic, fils de Godigiscle, fut déclaré roi des Vandales; et les trois nations passèrent le Rhin près de Mayence, le dernier jour de l'année 406, époque fatale de la ruine de l'empire dans les provinces de l'occident. La frontière de la Gaule le long du Rhin étant demeurée sans défense depuis que Stilicon en avait retiré les garnisons pour les employer contre Alaric, les barbares ne trouvèrent aucun obstacle à leur passage. Un auteur du temps dit que si l'Océan se fût débordé dans la Gaule, ses eaux n'y auraient pas causé tant de dommage. Ils se répandirent d'abord dans la première Germanie, qui renfermait les cités de Mayence, de Worms, de Spire et de Strasbourg. Mayence fut prise et saccagée; plusieurs milliers de chrétiens furent égorgés dans l'église, avec Aureus, leur évêque. Worms fut détruite après un long siége. Spire, Strasbourg, et les autres villes de moindre importance, éprouvèrent la fureur de ces cruels ennemis. Ils s'emparèrent de Cologne dans la Seconde Germanie. De là ils passèrent dans les deux Belgiques, portant partout la désolation et le carnage. Trèves fut pillée; Tournay, Arras, Amiens, Saint-Quentin, ne purent arrêter ce torrent. Laon fut la seule ville de ces cantons qui tint contre leurs attaques; ils se virent obligés d'en lever le siége. Ces barbares, furieux ariens, la plupart même encore idolâtres, firent dans toute la Gaule grand nombre de martyrs. Nicaise, évêque de Reims, eut la tête tranchée après la prise de sa ville épiscopale. Ils traitèrent de même Didier, évêque de Langres; ils passèrent les habitants au fil de l'épée, et mirent le feu à la ville. Besançon vit massacrer son évêque Antidius. Sion fut prise; Bâle ruinée. Ils s'étendirent jusqu'aux Pyrénées. Les deux Aquitaines, la Novempopulanie, les deux Narbonnaises, provinces auparavant les plus fortunées de la Gaule, ne furent plus couvertes que de cendres et de ruines. Peu de villes purent résister à cette fureur par l'avantage de leur situation. Ils assiégèrent inutilement Toulouse; et l'on attribua le salut de cette ville aux prières de son saint évêque, Exupère. La faim dévorait ceux que le fer ennemi avait épargnés. Dans toute l'étendue de la Gaule, auparavant si peuplée, on ne rencontrait plus que des morts et des mourants. Ces horribles ravages ne cessèrent pendant trois ans. L'Espagne présentait aux barbares une nouvelle source de richesses. Ce pays, environné de mers et de hautes montagnes, avait toujours été moins exposé aux pillages. La conquête en était facile. S'étant rassemblés au pied des Pyrénées, ils les passèrent, le 28 d'octobre 409. LE BEAU, _Histoire du Bas-Empire_, édition Saint-Martin, t. V. ÉTABLISSEMENT DES ALEMANS ET DES BURGONDES DANS LA GAULE. 407. Les Alains, les Suèves et les Vandales s'étant avancés dans l'intérieur de la Gaule, les Alemans et les Burgondes, à leur exemple, passèrent le Rhin pour avoir part au pillage de cette riche contrée. Les Alemans s'emparèrent des bords du fleuve, depuis Bâle jusqu'à Mayence, et demeurèrent en possession de ce pays jusqu'au temps qu'ils en furent chassés par les Franks. Les Burgondes, sous la conduite de leur roi Gondicaire, se rendirent maîtres de l'Helvétie, aujourd'hui la Suisse, jusqu'au mont Jura. Peu de temps après, ils s'étendirent dans le pays des Séquaniens et des Éduens, jusqu'à la Loire et à l'Yonne. C'est ce qu'on appelle à présent le duché et le comté de Bourgogne. Cette nation puissante et pleine de valeur, avait des moeurs plus douces et plus pacifiques que les autres barbares. Ils traitèrent les peuples conquis avec plus d'humanité. Ils étaient encore païens lorsqu'ils entrèrent dans la Gaule. Instruits par les missionnaires que les évêques des Gaules leur envoyèrent, ils embrassèrent avec docilité la religion chrétienne dans sa pureté; ensuite ils se laissèrent corrompre par le commerce des Goths, qui les infectèrent des erreurs de l'arianisme. 413. Constance marcha contre eux; mais comme ils demandèrent la permission de s'établir dans le pays, ce général, n'osant les réduire au désespoir, conseilla à l'empereur Honorius de leur accorder une partie des contrées dont ils avaient fait la conquête. On leur céda une portion considérable du territoire des Éduens et des Séquaniens, et leur roi Gondicaire fut reconnu pour ami et allié de l'empire. LE BEAU, _Histoire du Bas-Empire_, t. V. CONQUÊTE DES WISIGOTHS DANS LA GAULE. 312. Ataulphe avait succédé à Alaric[217], et il méritait de le remplacer. Il était de petite taille, mais beau et bien fait, de beaucoup d'esprit, ne craignant pas la guerre et aimant la paix. Il racontait lui-même dans la suite qu'après la mort d'Alaric, ayant l'esprit rempli des vastes projets de son prédécesseur, il avait d'abord conçu le désir d'abattre entièrement la puissance et de détruire même le nom des Romains; qu'il se flattait que l'empire ayant changé de face entre ses mains, le nom d'Ataulphe deviendrait aussi célèbre que celui de César Auguste; mais qu'après de mûres réflexions il avait reconnu que les Goths étaient encore trop barbares pour se plier au joug des lois, et que sans lois un État ne pouvant se soutenir, il perdrait sa nation même en la rendant maîtresse des autres; qu'il avait donc pris le parti d'employer ses forces non à détruire, mais à rétablir; et que faute de pouvoir acquérir la gloire de fonder un nouvel empire, il s'était borné à celle d'en relever un ancien qui tombait en ruine. Une passion plus forte dans un jeune prince que les motifs de politique lui inspirait encore des ménagements en faveur d'Honorius. Il aimait Placidie, et de sa captive il désirait en faire son épouse[218]. Mais comme il avait un coeur honnête et généreux, il voulait auparavant gagner celui de la princesse. Sur ce plan, il cherchait à procurer à sa nation un établissement qui coûtât peu à l'empire. Une grande partie de la Gaule était déjà perdue pour les Romains; elle était possédée par des barbares ou par de faibles tyrans; il résolut de s'y retirer avec son armée. Il séjourna donc quelque temps en Italie pour y faire reposer ses troupes, sans leur permettre de nouveaux ravages; il se contenta d'exiger des contributions, et entama dès lors ses négociations avec Honorius. Comme elles traînaient en longueur, il passa en Gaule. [217] Son beau-frère. [218] Placidie, soeur de l'empereur Honorius, avait été faite prisonnière par Alaric, en 409, à la prise de Rome. [Ataulphe renverse les tyrans Sébastien et Jovin; il prend le titre d'ami de l'empire, et veut épouser Placidie. Mais l'empereur Honorius refusa de livrer sa soeur à un barbare.] Pour appuyer sa demande, Ataulphe s'empara de Narbonne et de Toulouse. S'étant présenté devant Bordeaux, il y fut reçu comme ami de l'empire. Il marcha ensuite vers Marseille, espérant s'y introduire sous le même titre. Mais pour s'être approché de trop près, il y courut risque de la vie; le gouverneur, ayant fait fermer les portes de la ville, le blessa d'un coup de trait du haut des murs, et l'obligea de se retirer avec honte. Le roi des Wisigoths s'étant retiré à Narbonne, se consola de ce mauvais succès en épousant Placidie, au mois de janvier 414. La conquête de cette princesse lui avait coûté plus de temps et de peines que celle d'une partie de la Gaule, Constance[219] avait employé à traverser ce projet tout ce qu'il avait de crédit et d'adresse. Il avait tâché de détacher Ataulphe de cette poursuite en lui faisant offrir une princesse sarmate. Placidie elle-même sentit longtemps de la répugnance à s'unir avec un roi barbare. Enfin la passion d'Ataulphe, secondée des vives sollicitations d'un Romain nommé Candidianus, attaché au service de Placidie, et que le roi des Goths avait mis dans ses intérêts, surmonta tous ces obstacles. Les noces furent célébrées à Narbonne, dans la maison d'Ingenius, un des premiers de la ville. Tous les honneurs furent adressés à Placidie. La salle était parée à la manière des Romains; la princesse portait les ornements impériaux, Ataulphe était vêtu à la romaine. Entre autres marques de sa magnificence, il fit présent à sa nouvelle épouse de cinquante pages, qui portaient chacun deux bassins, l'un rempli de monnaies d'or, l'autre de pierreries d'un prix infini. C'étaient les dépouilles de Rome; et ce superbe appareil semblait réunir ensemble les noces d'Ataulphe et les funérailles de l'empire d'Occident. Tout dans cette cérémonie retraçait la fragilité des grandeurs humaines. Attalus, empereur quatre ans auparavant, chanta l'épithalame; il précéda dans cette fonction Rustacius et Phoebadius, poëtes de profession. Les Romains et les Goths, confondus ensemble, célébrèrent cette fête avec une joie unanime. [219] Général d'Honorius, qui aspirait aussi à la main de Placidie. Une inscription trouvée à Saint Gilles, en Languedoc, prouve qu'Ataulphe et Placidie choisirent pour leur résidence la ville nommée Héraclée, aujourd'hui Saint-Gilles, sur la rive droite du Rhône, entre Nîmes et Arles. La flatterie y est portée à un excès qui annonce la naissance de la barbarie. Ataulphe y est nommé le très-puissant roi des rois, le très-juste vainqueur des vainqueurs. On le loue d'avoir chassé les Vandales; il avait apparemment soutenu quelques guerres contre ces peuples ou contre les Alains restés en Gaule; car tous les barbares étaient compris sous le nom de Vandales. LE BEAU, _Histoire du Bas-Empire_, t. V. Le Beau, né à Paris, en 1701, mort en 1778, professeur au Collége de France, publia, en 1757, l'Histoire du Bas-Empire, en 22 vol. in-8º. M. Saint-Martin, érudit et orientaliste distingué, né en 1791, mort en 1832, a donné de l'Histoire de Le Beau une nouvelle édition annotée et complétée, et de beaucoup supérieure à la première. PHARAMOND. 420. Il est certainement très-remarquable qu'on ne trouve aucune mention de Pharamond ou Faramond, ni dans Grégoire de Tours, ni dans Frédegaire, les deux plus anciens historiens de notre nation. Ils parlent bien de Marcomir, de Sunnon, de Génobaudes, de Théodemir, et de plusieurs autres chefs plus anciens que Pharamond; mais Clodion, qu'ils appellent _Chlogio_ ou _Chlodeo_, est le premier de nos rois qu'ils relatent d'une manière positive. La première mention de Pharamond se trouve dans la Chronique intitulée: _Gesta regum Francorum_, qui paraît avoir été rédigée sous le règne de Thierry IV, vers l'an 720. L'auteur inconnu de cette chronique rapporte donc qu'après la mort de Sunnon, dont il appelle le père Anténor, le conseil général de la notion s'assembla, et, sur l'avis de Marcomir, fils de Priam, les Franks résolurent d'élire un roi. «Ils choisirent le fils même de Marcomir, qui s'appelait Faramond, et l'élevèrent au-dessus d'eux comme roi chevelu.» Cette notion se trouve reproduite dans une foule de chroniques et de généalogies du moyen âge[220] et quelques-unes d'une époque assez moderne; mais la manière dont ces auteurs s'expriment et les termes qu'ils emploient montrent assez qu'ils ont tous copié le même ouvrage, celui que j'ai indiqué. On cite bien un manuscrit de la Chronique de Prosper, continuateur de saint Jérôme, et presque contemporain du temps où vécut Pharamond, où il est dit, sous la 26e année d'Honorius, 420 de J.-C., que Pharamond régna sur la France: mais on ne parle que d'un seul manuscrit où se lise pareille chose, et il est si facile de faire des additions à des ouvrages de cette espèce, et on y en a fait effectivement si souvent, que je ne crois pas qu'on doive réellement faire aucune attention à cette indication. Il est donc vrai de dire que la Chronique des rois franks, que j'ai citée, est le plus ancien monument où il soit question de Pharamond, et il ne remonte pas au delà de l'an 720. En est-ce assez pour regarder comme fabuleuse l'existence de ce personnage? Il faudrait alors supposer que cet auteur en est l'inventeur, ou admettre que c'était dès lors une opinion répandue parmi les Franks; mais dans ce cas-là il y a présomption pour croire à l'existence du premier roi des Franks. Il est certain qu'il est bien difficile de se décider sur ce point. Quoiqu'il en soit, l'histoire des Franks fait mention de quelques individus qui portaient le même nom. C'est une circonstance que l'on n'a pas remarquée, et c'est en même temps un argument en faveur de ceux qui croient à l'existence de ce premier roi de notre nation. Il existe une petite pièce de vers adressée, au sixième siècle par l'évêque de Poitiers, Venance Fortunat (_lib._ IX, _carm._ 12.), à un de ses amis nommé Faramund, qui avait la charge de référendaire. En l'an 700 il existait un évêque de même nom, qui est mentionné dans une vie anonyme de Pépin, l'ancien maire du palais (_Coll. des Hist. de Fr._, t. II, p. 608). Enfin, on trouve en l'an 591 un prêtre de l'église de Paris, mentionné par Grégoire de Tours (liv. X, ch. 26), qui fut ensuite évêque de cette ville, appelé Faramod, nom qu'on doit placer dans la même catégorie. SAINT MARTIN, _note à l'Histoire du Bas-Empire_ de Le Beau, t. V, p. 469. [220] Une ancienne généalogie, qui paraît remonter à une époque très-reculée, dit positivement: Faramond engendra Cleno et Cludiono. (Note de M. Saint-Martin, _Hist. du Bas Empire_, t. VI; p. 25.) CLODION BATTU PAR AÉTIUS. 431[221]. Vous avez combattu ensemble[222] dans les plaines des Atrébates[223], que le Frank Cloïo avait envahies. Là venaient aboutir plusieurs chemins resserrés par un défilé; ensuite, on voyait le bourg de Helena[224], formant un arc, puis on trouvait une rivière traversée par un pont construit en planches. Majorien, alors chevalier, combattait à la tête du pont. Voilà qu'on entend résonner sur la colline prochaine les chants d'un hymen que célébraient les barbares dansant à la manière des Scythes. Deux époux à la blonde chevelure s'unissaient alors. Majorien défit les barbares. Son casque retentissait sous les coups, et les lances étaient repoussées par sa cuirasse aux mailles épaisses, jusqu'à ce qu'enfin l'ennemi plie, se débande et prend la fuite. Vous eussiez vu errer à l'aventure sur des chariots les brillants apprêts de l'hymen barbare; on emportait ça et là des plats et des mets, puis des bassins entourés de guirlandes de fleurs. Tout à coup le combat redouble, et Bellone, plus ardente, brise le flambeau nuptial: le vainqueur s'empare des essèdes[225] et de la nouvelle épouse. Le fils de Sémélé[226] ne mit pas plus promptement en déroute les monstres de Pholoé ni les Lapithes de Péléthronium, lorsque les femmes de Thrace, enflammées par les orgies, appelèrent Mars et Cythérée, se servirent de mets sanglants pour commencer le combat, se firent une arme de vases remplis de vin, et qu'au plus fort de la mêlée le sang des Centaures souilla le mont Othrys, en Macédoine. [221] Cette date est fixée par M. de Pétigny; quelques auteurs donnent 447. [222] Aétius et Majorien. [223] L'Artois. [224] Probablement Lens. [225] Voitures dans lesquelles les familles franques demeuraient et voyageaient. [226] Bacchus. Qu'on ne me vante plus les querelles de ces frères, enfants des nues. Majorien, lui aussi, a dompté des monstres. Du sommet de la tête au front descend leur blonde chevelure, tandis que la nuque reste à découvert; dans leurs yeux mêlés de vert et de blanc, roule une prunelle couleur d'eau; leur visage sans barbe n'offre que des moustaches arrangées avec le peigne. Des habits étroits tiennent serrés les membres vigoureux de ces guerriers d'une haute stature; de courtes tuniques laissent paraître leurs jarrets; un large baudrier presse leurs flancs aplatis. Lancer au travers des airs la rapide francisque, mesurer de l'oeil l'endroit qu'ils sont sûrs de frapper, imprimer à leurs boucliers un mouvement circulaire, c'est un jeu pour eux, aussi bien que de devancer leurs piques par l'agilité de leurs sauts, et d'atteindre l'ennemi avant elles. Dès leurs tendres années, ils sont passionnés pour les combats. Si le nombre de leurs ennemis ou le désavantage de la position les fait succomber, la mort seule peut les abattre, jamais la crainte. Ils restent invincibles, et leur courage semble leur survivre au delà même de la vie. Tels sont les hommes que Majorien a mis en fuite. SIDOINE APOLLINAIRE, _Panégyrique de Majorien_, traduction de MM. Grégoire et Collombet. LES HUNS ET LES ALAINS. 375. Les Huns sont à peine mentionnés dans les annales, et seulement comme une race sauvage répandue au delà des Palus-Méotides, sur les bords de la mer Glaciale, et d'une férocité qui passe l'imagination. Dès la naissance des enfants mâles, les Huns leur sillonnent les joues de profondes cicatrices, afin d'y détruire tout germe de duvet. Ces rejetons croissent et vieillissent imberbes, sous l'aspect hideux et dégradé des eunuques. Mais ils ont tout le corps trapu, les membres robustes, la tête volumineuse; et un excessif développement de carrure donne à leur conformation quelque chose de surnaturel. On dirait des animaux bipèdes plutôt que des êtres humains, ou de ces bizarres figures que le caprice de l'art place en saillie sur les corniches d'un pont. Des habitudes voisines de la brute répondent à cet extérieur repoussant. Les Huns ne cuisent ni n'assaisonnent ce qu'ils mangent, et se contentent pour aliments de racines sauvages, ou de la chair du premier animal venu, qu'ils font mortifier quelque temps, sur le cheval, entre leurs cuisses. Aucun toit ne les abrite. Les maisons chez eux ne sont d'usage journalier non plus que les tombeaux; on n'y trouverait pas même une chaumière. Ils vivent au milieu des bois et des montagnes, endurcis contre la faim, la soif et le froid. En voyage même, ils ne traversent pas le seuil d'une habitation sans nécessité absolue, et ne s'y croient jamais en sûreté. Ils se font, de toile ou de peaux de rat des bois cousues ensemble, une espèce de tunique, qui leur sert pour toute occasion, et ne quittent ce vêtement, une fois qu'ils y ont passé la tête, que lorsqu'il tombe par lambeaux. Ils se coiffent de chapeaux à bords rabattus, et entourent de peaux de chèvre leurs jambes velues; chaussure qui gêne la marche et les rend peu propres à combattre à pied. Mais on les dirait cloués sur leurs chevaux, qui sont laidement mais vigoureusement conformés. C'est sur leur dos que les Huns vaquent à toute espèce de soin, assis quelquefois à la manière des femmes. A cheval jour et nuit, c'est de là qu'ils vendent et qu'ils achètent. Ils ne mettent pied à terre ni pour boire, ni pour manger, ni pour dormir, ce qu'ils font inclinés sur le maigre cou de leur monture, où ils rêvent tout à leur aise. C'est encore à cheval qu'ils délibèrent des intérêts de la communauté. L'autorité d'un roi leur est inconnue; mais ils suivent tumultuairement le chef qui les mène au combat. Attaqués eux-mêmes, ils se partagent par bandes, et fondent sur l'ennemi en poussant des cris effroyables. Groupés ou dispersés, ils chargent ou fuient avec la promptitude de l'éclair, et sèment en courant le trépas. Aussi leur tactique, par sa mobilité même, est impuissante contre un rempart ou un camp retranché. Mais ce qui fait d'eux les plus redoutables guerriers de la terre, c'est qu'également sûrs de leurs coups de loin, et prodigues de leur vie dans le corps à corps, ils savent de plus au moment où leur adversaire, cavalier ou piéton, suit des yeux les évolutions de leur épée, l'enlacer dans une courroie qui paralyse tous ses mouvements. Leurs traits sont armés, en guise de fer, d'un os pointu, qu'ils y adaptent avec une adresse merveilleuse. Aucun d'eux ne laboure la terre ni ne touche une charrue. Tous errent indéfiniment dans l'espace, sans toit, sans foyer, sans police, étrangers à toute habitude fixe, ou plutôt paraissant toujours fuir, à l'aide de chariots où ils ont pris domicile, où la femme s'occupe à façonner le hideux vêtement de son mari, enfante, et nourrit sa progéniture jusqu'à l'âge de puberté. Nul d'entre eux, conçu, mis au monde, et élevé en autant de lieux différents, ne peut répondre à la question: d'où êtes-vous? Inconstants et perfides dans les conventions, les Huns tournent à la moindre lueur d'avantage; en général, ils font toute chose par emportement, et n'ont pas plus que les brutes le sentiment de ce qui est honnête ou déshonnête. Leur langage même est captieux et énigmatique. Ils n'adorent rien, ne croient à rien, et n'ont de culte que pour l'or. Leur humeur est changeante et irritable, au point qu'une association entre eux, dans le cours d'une même journée va se rompre sans provocation et se renouer sans médiateur. A force de tuer et de piller de proche en proche, cette race indomptée, par le seul instinct du brigandage, fut amenée sur les frontières des Alains, qui sont les anciens Massagètes. Puisque l'occasion s'en présente, il est bon de dire aussi quelques mots sur l'origine de ce peuple et sa situation géographique. L'Ister, grossi de nombreux affluents, traverse tout le pays des Sarmates, qui s'étend jusqu'au Tanaïs, limite naturelle de l'Europe et de l'Asie. Au delà de ce dernier fleuve, au milieu des solitudes sans terme de la Scythie, habitent les Alains, qui doivent leur nom à leurs montagnes, et l'ont, comme les Perses, imposé par la victoire à leurs voisins. De ce nombre sont les Neures, peuplade enfoncée dans les terres, bornée par de hautes montagnes incessamment battues par l'Aquilon, et que le froid rend inaccessibles; plus loin les Budins et les Gélons, race féroce et belliqueuse, qui arrache la peau à ses ennemis vaincus pour s'en faire des vêtements ou des housses de cheval; les Agathyrses, voisins des Gélons, qui se chamarrent le corps de couleur bleue, et en teignent jusqu'à leur chevelure, marquant le degré de distinction des individus par le nombre et les nuances plus ou moins foncées de ces taches. Viennent ensuite les Mélanchlènes et les Anthropophages, nourris, dit-on, de chair humaine; détestable coutume qui éloigne leurs voisins, et forme le désert autour d'eux. C'est pour cette cause que ces vastes régions, qui s'étendent au nord-est jusqu'au pays des Sères, ne sont que de vastes solitudes. Il y a aussi les Alains orientaux, voisins du territoire des Amazones, dont les innombrables et populeuses tribus pénètrent, m'a-t-on dit, jusqu'à cette contrée centrale de l'Asie où coule le Gange, fleuve qui sépare en deux les Indes, et court s'absorber dans l'Océan Austral. Distribués sur deux continents, tous ces peuples, dont je m'abstiens d'énumérer les dénominations diverses, bien que séparés par d'immenses espaces où s'écoule leur existence vagabonde, ont fini par se confondre sous le nom générique d'Alains. Ils n'ont point de maisons, point d'agriculture, ne se nourrissent que de viande et surtout de lait, et, à l'aide de chariots couverts en écorce, changent de place incessamment au travers de plaines sans fin. Arrivent-ils en un lieu propre à la pâture, ils rangent leurs chariots en cercle, et prennent leur sauvage repas. Ils rechargent, aussitôt le pâturage épuisé, et remettent en mouvement ces cités roulantes, où les couples s'unissent, où les enfants naissent et sont élevés, où s'accomplissent, en un mot, pour ces peuples tous les actes de la vie. Ils sont chez eux, en quelque lieu que le sort les pousse, chassant toujours devant eux des troupeaux de gros et de menu bétail, mais prenant un soin particulier de la race du cheval. Dans ces contrées l'herbe se renouvelle sans cesse, et les campagnes sont couvertes d'arbres à fruit; aussi cette population nomade trouve-t-elle à chaque halte la subsistance de l'homme et des bêtes. C'est l'effet de l'humidité du sol et du grand nombre de cours d'eau qui l'arrosent. Les enfants ou les femmes s'occupent, au dedans et autour des chariots, des soins qui n'exigent pas de force corporelle. Mais les hommes faits, rompus dès l'enfance à l'équitation, regardent comme un déshonneur de se tenir sur leurs pieds. La guerre n'a pas de condition dont ils n'aient fait un rigoureux apprentissage; aussi sont-ils excellents soldats. Si les Perses sont guerriers par essence, c'est que le sang scythe originairement a coulé dans leurs veines. Les Alains sont généralement beaux et de belle taille, et leurs cheveux tirent sur le blond. Leur regard est plutôt martial que féroce. Pour la rapidité de l'attaque et l'humeur belliqueuse, ils ne cèdent en rien aux Huns. Mais ils sont plus civilisés dans leur manière de s'habiller et de se nourrir. Les rives du Bosphore Cimmérien et des Palus-Méotides sont le théâtre ordinaire de leurs courses et de leurs chasses, qu'ils poussent quelquefois jusqu'en Arménie et en Médie. Cette jouissance que les esprits doux et paisibles trouvent dans le repos, ils la placent, eux, dans les périls et dans la guerre. Le suprême bonheur, à leurs yeux, est de laisser sa vie sur un champ de bataille. Mourir de vieillesse ou par accident est un opprobre pour lequel il n'est pas assez d'outrages. Tuer un homme est un héroïsme pour lequel ils n'ont pas assez d'éloges. Le plus glorieux des trophées est la chevelure d'un ennemi servant de caparaçon au cheval du vainqueur. La religion chez eux n'a ni temple ni édifice consacré, pas même une chapelle de chaume. Un glaive nu, fiché en terre, devient l'emblème de Mars; c'est la divinité suprême, et l'autel de leur dévotion barbare. Ils ont un mode singulier de divination: c'est de réunir en faisceau des baguettes d'osier, qu'ils ont soin de choisir droites; et, en les séparant ensuite à certain jour marqué, ils y trouvent, à l'aide de quelque pratique de magie, une manifestation de l'avenir. L'esclavage est inconnu parmi eux. Tous sont nés de sang libre. Ils choisissent encore aujourd'hui pour chefs les guerriers reconnus les plus braves et les plus habiles. AMMIEN MARCELLIN, livre XXXI. LES HUNS. Si l'on consulte l'antiquité, voici ce qu'on apprend sur l'origine des Huns. Filimer, fils de Gandaric le Grand et roi des Goths, le cinquième de ceux qui les avaient gouvernés depuis leur sortie de l'île Scanzia, étant entré sur les terres de la Scythie à la tête de sa nation, comme nous l'avons dit, trouva parmi son peuple certaines sorcières que, dans la langue de ses pères, il appelle lui-même Aliorumnes. La défiance qu'elles lui inspiraient les lui fit chasser du milieu des siens; et, les ayant poursuivies loin de son armée, il les refoula dans une terre solitaire. Les esprits immondes qui erraient par le désert les ayant vues, s'accouplèrent à elles, se mêlant à leurs embrassements, et donnèrent le jour à cette race la plus farouche de toutes. Elle se tint d'abord parmi les marais, rabougrie, noire, chétive: à peine appartenait-elle à l'espèce humaine, à peine sa langue ressemblait-elle à la langue des hommes. Telle était l'origine de ces Huns, qui arrivèrent sur les frontières des Goths. Leur féroce nation, comme l'historien Priscus le rapporte, demeura d'abord sur le rivage ultérieur du Palus-Méotide[227], faisant son unique occupation de la chasse, jusqu'à ce que, s'étant multipliée, elle portât le trouble chez les peuples voisins par ses fraudes et ses rapines. Des chasseurs d'entre les Huns étant, selon leur coutume, en quête du gibier sur le rivage ultérieur du Palus-Méotide, virent tout à coup une biche se présenter devant eux. Elle entra dans le marais, et, tantôt s'avançant, tantôt s'arrêtant, elle semblait leur indiquer un chemin. Les chasseurs la suivirent, et traversèrent à pied le Palus-Méotide, qu'ils imaginaient aussi peu guéable que la mer; et puis quand la terre de Scythie, qu'ils ignoraient, leur apparut, soudain la biche disparut. Ces esprits dont les Huns sont descendus machinèrent cela, je crois, en haine des Scythes. Les Huns, qui ne se doutaient nullement qu'il y eût un autre monde au delà du Palus-Méotide, furent saisis d'étonnement à la vue de la terre de Scythie; et comme ils ont de la sagacité, il leur sembla voir une protection surnaturelle dans la révélation de ce chemin que peut-être personne n'avait connu jusqu'alors. Ils retournent auprès des leurs, racontent ce qui s'est passé, vantent la Scythie, tant qu'enfin ils persuadent leur nation de les suivre, et se mettent en marche tous ensemble vers ces contrées, par le chemin que la biche leur a montré. Tous les Scythes qui tombèrent dans leurs mains dès leur arrivée, ils les immolèrent à la victoire; le reste fut vaincu et subjugué. A peine en effet eurent-ils passé cet immense marais, qu'ils entraînèrent comme un tourbillon les Alipzures, les Alcidzures, les Itamares, les Tuncasses et les Boïsques qui demeuraient sur cette côte de la Scythie. Ils soumirent également par des attaques réitérées les Alains, leurs égaux dans les combats, mais ayant plus de douceur dans les traits et dans la manière de vivre. Aussi bien ceux-là même qui peut-être auraient pu résister à leurs armes ne pouvaient soutenir la vue de leurs effroyables visages, et s'enfuyaient à leur aspect, saisis d'une mortelle épouvante. En effet, leur teint est d'une horrible noirceur; leur face est plutôt, si l'on peut parler ainsi, une masse informe de chair, qu'un visage; et ils ont moins des yeux que des trous. Leur assurance et leur courage se trahissent dans leur terrible regard. Ils exercent leur cruauté jusque sur leurs enfants dès le premier jour de leur naissance; car, à l'aide du fer, ils taillent les joues des mâles, afin qu'avant de sucer le lait ils soient forcés de s'accoutumer aux blessures. Aussi vieillissent-ils sans barbe après une adolescence sans beauté, parce que les cicatrices que le fer laisse sur leur visage y étouffent le poil à l'âge où il sied si bien. Ils sont petits, mais déliés; libres dans leurs mouvements, et pleins d'agilité pour monter à cheval; les épaules larges; toujours armés de l'arc et prêts à lancer la flèche; le port assuré, la tête, toujours dressée d'orgueil; sous la figure de l'homme ils vivent avec la cruauté des bêtes féroces. JORNANDÈS, _Histoire des Goths_, ch. 24, trad. de M. Fournier de Moujan. Jornandès était Goth et devint évêque de Ravenne vers 552. Son histoire des Goths est un abrégé de l'histoire de Cassiodore, qui est malheureusement perdue. [227] La mer d'Azof. PORTRAIT D'ATTILA. Cet homme était venu au monde pour ébranler sa nation et pour faire trembler la terre. Par je ne sais quelle fatalité, des bruits formidables le devançaient et semaient partout l'épouvante. Il était fier dans sa démarche, promenant ses regards tout autour de lui; l'orgueil de sa puissance se révélait jusque dans les mouvements de son corps. Aimant les batailles, mais se maîtrisant dans l'action, excellent dans le conseil, se laissant fléchir aux prières, bon quand il avait une fois accordé sa protection. Sa taille était courte, sa poitrine large, sa tête forte. De petits yeux, la barbe clair-semée, les cheveux grisonnants, le nez écrasé, le teint noirâtre, il reproduisait tous les traits de sa race. Bien que naturellement sa confiance en lui-même fût grande et ne l'abandonnât jamais, elle s'était encore accrue par la découverte du glaive de Mars, ce glaive pour lequel les rois des Scythes avaient toujours eu de la vénération. Voici, au rapport de Priscus, comment se fit cette découverte. «Un pâtre, dit-il, voyant boiter une génisse de son troupeau, et ne pouvant imaginer ce qui l'avait ainsi blessée, se mit à suivre avec sollicitude la trace de son sang. Il vint jusqu'au glaive sur lequel la génisse en broutant avait mis le pied sans le voir, et l'ayant tiré de la terre, il l'apporta à Attila. Celui-ci, fier de ce don, pensa, car il était ambitieux, qu'il était appelé à être le maître du monde, et que le glaive de Mars lui mettait aux mains le sort des batailles.» JORNANDÈS, _Histoire des Goths_, trad. de M. Fournier de Moujan. INVASION D'ATTILA EN GAULE. 451. L'armée d'Attila était de 500,000 hommes, quelques auteurs disent de 700,000. Il traînait à sa suite tous les Barbares du Nord: c'étaient avec les Huns, les Ruges, les Gépides, les Hérules, les Turcilinges, les Bellonotes, les Gélons, les Neures, les Burgondes et les Ostrogoths. Dans la marche, se joignirent à lui les Suèves, les Marcomans, les Quades, les Thuringiens. Chacun de ces peuples avait son roi; mais tous ces princes tremblaient devant Attila, dont ils étaient les vassaux ou plutôt les esclaves. Il y en avait deux qu'Attila distinguait dans cette foule de rois: Ardaric, roi des Gépides; l'autre était Walamir, roi des Ostrogoths. Les anciens auteurs ne nous apprennent rien de clair ni de précis, sur la route que tint Attila jusqu'à son entrée dans la Gaule. Les sentiments des modernes sont partagés sur ce sujet. Les uns lui font traverser la Germanie, par le centre, pour arriver à Cologne. Les autres le conduisent le long du Danube, pour lui faire passer le Rhin auprès du lac de Constance. Ce dernier sentiment me paraît aussi le plus vraisemblable[228]. Le voisinage du fleuve, la commodité de la voie romaine, la facilité des convois qu'il pouvait tirer de la Mésie[229] et de la Pannonie[230] et qui remontaient le Danube à la suite de son armée, devaient lui faire préférer cette route à celle de l'intérieur de la Germanie, encore couverte de vastes forêts, et presque impraticable à une innombrable cavalerie. De plus, Procope rapporte qu'Attila détruisit, en passant, les forts que les empereurs avaient élevés sur les bords du Danube; et Paul Diacre nous représente les Burgondes disputant au roi des Huns le passage du Rhin. Je croirais même que l'armée, divisée en deux corps, côtoyait le Danube, le fleuve entre deux. L'un de ces corps entraînait sur son passage les nations germaniques, attirées par l'espérance du pillage, tandis que l'autre, ravageant la Mésie et la Pannonie, détruisait les forts, qui ne consistaient pour la plupart qu'en une tour garnie de quelques soldats. Toute l'armée dut se réunir aux sources du Danube, et passer le Rhin près de Bâle, où le voisinage de la forêt Hercynienne facilitait la construction des barques et des canots. [228] Je crois qu'il serait plus exact de dire que les Huns et leurs alliés occupaient tout le pays situé sur les bords du Rhin, depuis Mayence jusqu'à Bâle, lorsqu'ils franchirent ce fleuve pour pénétrer dans les Gaules. (_Note de Saint-Martin._) [229] Serbie et Bulgarie. [230] Hongrie occidentale. Les Franks, qui habitaient au delà du Rhin vers les bords du Necker, se joignirent à l'armée d'Attila, et ceux qui tenaient dans la Gaule le parti de Clodebaud[231], vinrent bientôt se rendre auprès de ce prince, qu'ils voulaient placer sur le trône. Mais les Burgondes entreprirent d'arrêter le torrent, qui venait inonder l'Occident, et de défendre le passage du Rhin. Leur hardiesse ne fut pas heureuse; ils furent repoussés et taillés en pièces. Les Huns achevèrent de détruire dans ces contrées ce qui avait échappé aux ravages des Vandales, des Suèves et des Alains. Ce fut alors que la ville des Rauraques, celles de Vindonissa et d'Argentovaria furent entièrement renversées. Leurs ruines ont donné naissance à Bâle, à Windisch et à Colmar, bâties dans leur voisinage. Attila, côtoyant les bords du Rhin, traversa la Germanie supérieure, aujourd'hui l'Alsace: Strasbourg, Spire, Worms, ne s'étaient point encore relevées depuis les invasions précédentes. Il pilla et saccagea Mayence; il vint assiéger Metz. La force des remparts, qui résistaient à toutes les attaques, ayant rebuté ses troupes, il se retira à Scarpona, forteresse à 14 milles de Metz, et envoya de là des détachements qui prirent et brûlèrent Toul et Dieuze. Cependant les murs de Metz, qui avaient été ébranlés par les machines, étant tombés d'eux-mêmes, les Huns accoururent, y entrèrent le 7 d'avril veille de Pâques, égorgèrent un grand nombre d'habitants de tout âge et de tout sexe, emmenèrent les autres avec l'évêque, et mirent le feu à la ville, qui fut réduite en cendres à l'exception d'une chapelle de saint Étienne. [231] Compétiteur de Mérovée, réfugié à la cour d'Attila. Son existence est cependant douteuse. Il n'est pas possible de suivre par ordre les courses des Huns. On sait seulement que ces vastes contrées comprises entre le Rhin, la Seine, la Marne et la Moselle ressentirent toute la fureur de ces peuples féroces. Comme Attila s'annonçait pour l'ami et l'allié des Romains, et qu'il publiait que son dessein était d'établir Clodebaud roi des Franks, et d'aller ensuite combattre les Wisigoths au delà de la Loire, plusieurs villes romaines lui ouvrirent d'abord leurs portes. Les violences qu'elles éprouvèrent ayant répandu la terreur, les autres essayèrent de se défendre. Mais nul rempart ne pouvait tenir contre ce déluge de Barbares. Tongres, Reims, Arras et la capitale du Vermandois, furent emportées de force. Trèves, autrefois la plus florissante ville des Gaules, mais la plus malheureuse dans ce siècle d'invasions et de ravages, fut saccagée pour la cinquième fois. Les partis ennemis, dont chacun formait une armée, dispersés dans les campagnes, portaient de toutes parts le fer et le feu. Ce fut dans une de ces courses que Childéric, fils de Mérovée, fut enlevé avec la reine sa mère, et délivré aussitôt par la valeur d'un seigneur frank, nommé Viomade. Attila s'avançait vers la Loire; les habitants de Paris prirent l'alarme et allaient abandonner leur ville, si sainte Geneviève ne les eût rassurés en leur promettant de la part de Dieu, que les Barbares n'approcheraient pas de leur territoire. Cette prophétie fut vérifiée par l'événement. Attila ayant passé la Seine dans un autre endroit, alla mettre le siége devant Orléans. Sur la nouvelle de la marche d'Attila vers la Gaule, Aétius avait passé les Alpes, et s'était rendu à Arles avec peu de troupes. Il comptait sur celles qu'il trouverait dans la province, et principalement sur le secours des Wisigoths, que l'intérêt commun devait réunir avec les Romains. Mais lorsqu'il apprit que Théodoric, trompé par les fausses protestations d'Attila, ne faisait aucun mouvement pour s'opposer aux progrès du prince barbare, il lui dépêcha Avitus, afin de le tirer de cette fausse sécurité. Avitus, accoutumé à traiter avec Théodoric, dont il avait gagné l'estime, lui représenta que son inaction lui serait funeste; qu'Attila ne cherchait qu'à diviser les Romains et les Wisigoths, pour les accabler plus facilement. Il lui mit sous les yeux la lettre d'Attila à Valentinien[232]. Convaincu de la mauvaise foi d'Attila, Théodoric répondit que les victoires de ce conquérant sanguinaire ne l'effrayaient pas; que la Providence divine avait fixé un terme à tous les succès criminels, et qu'Attila le trouverait dans le courage des Wisigoths. [232] Attila, avant de commencer son invasion, avait écrit à Valentinien et à Théodoric. Au premier il disait qu'il n'en voulait qu'aux Wisigoths; à Théodoric, qu'il n'en voulait qu'aux Romains. Aussitôt il donne ses ordres. La crainte d'une invasion prochaine rassemble en peu de temps une nombreuse armée. Il laisse dans ses États quatre de ses fils, et se mettant à la tête de ses troupes avec ses deux aînés, Thorismond et Théodoric, qui voulurent partager le péril avec leur père, il marche vers Arles pour se joindre aux Romains. Aétius avait déjà dépêché des courriers dans toute la Gaule et chez les peuples alliés, les invitant à s'unir à lui pour écarter l'horrible tempête qui désolait l'Occident. Toute la Gaule prit les armes. Mérovée[233] accourut avec les Franks; les Burgondes, les Armoriques, les Ripuaires, des Saxons même établis vers les bouches du Rhin, et des Sarmates, dont plusieurs cohortes avaient été transférées en Gaule, se rendirent avec une incroyable diligence auprès d'Aétius. Il se vit bientôt environné de tant de troupes, que l'armée d'Attila, déjà beaucoup moins nombreuse qu'elle n'avait été d'abord, n'était guère supérieure à la sienne. [233] Ce fait n'est pas certain; on remarquera plus loin que Jornandès ne parle pas de Mérovée. Dans ces désastres publics, la charité épiscopale suppléait à la timidité ou remédiait à la perfidie des commandants; et l'Église, destinée à combattre les ennemis invisibles, s'occupait des périls temporels de ses enfants. Sangiban, à la tête d'une troupe d'Alains, commandait dans Orléans; mais on le soupçonnait d'entretenir avec Attila de secrètes intelligences, et son inaction, aux approches de l'ennemi, confirmait ces soupçons[234]. Saint Aignan, alors évêque d'Orléans, prélat respectable par ses vertus, et rempli de ce courage qu'inspire le mépris de la vie présente, prit sur lui tous les soins d'un commandant. Avant qu'Attila eût passé la Seine, l'évêque se hâta de relever les murs de la ville; il fit des amas de vivres, et par la ferveur de ses prières et de celles de son peuple, il s'efforça d'armer le ciel contre les Barbares. Pour presser le secours d'Aétius, il se rendit en diligence à Arles, et revint se renfermer dans Orléans, résolu d'y périr avec son troupeau si la ville n'était pas secourue. Bientôt après son retour, les Huns arrivèrent. Ils attaquèrent avec fureur la partie de la ville qui était sur la rive droite de la Loire; ils mirent en oeuvre toutes les machines alors en usage dans les siéges, et livrèrent plusieurs assauts. Pendant que les hommes combattaient sur les murailles, les femmes et les enfants, prosternés avec leur évêque au pied des autels, élevaient leurs cris vers Dieu et imploraient son assistance. Une pluie orageuse qui dura trois jours fit cesser les attaques; et le prélat, profitant de cet intervalle, alla trouver Attila dans son camp, pour en obtenir quelque composition. Il fut repoussé avec insolence. L'orage ayant cessé, les Huns donnèrent un nouvel assaut, et redoublant leurs efforts, ils enfoncèrent les portes et entrèrent en foule. Les habitants, fuyant de toutes parts, n'attendaient que le pillage et la mort, lorsqu'ils entendirent sonner les trompettes romaines, et virent une nouvelle armée qui, comme si elle fût descendue du ciel, fondait avec rapidité sur les Huns. C'étaient Aétius et Théodoric à la tête de toutes leurs troupes. Ils étaient entrés dans la ville de l'autre côté de la Loire, en même temps qu'Attila y entrait par la porte opposée. Ce Barbare, qui passait pour invincible dans les batailles, faisait si mal la guerre, il était si peu instruit des mouvements de l'ennemi, qu'Aétius traversa toute la Gaule méridionale et vint d'Arles à Orléans, sans que les Huns en eussent aucune connaissance. Les Romains et les Wisigoths, trouvant les Huns en désordre, en font un horrible carnage. Orléans est inondé du sang de ses vainqueurs; les uns se jettent en foule hors des portes; les autres, aveuglés par la terreur, se précipitent dans le fleuve. Le saint évêque, aux yeux duquel les Barbares étaient des hommes, courait de toutes parts pour arrêter le massacre; il sauva un grand nombre de ces malheureux, qui demeurèrent prisonniers. Attila, hors de la ville, ralliait les fuyards. Frémissant de fureur, il reprit la route de la Belgique; et Orléans fut alors pour la première fois le rempart de la Gaule, et le terme fatal des conquêtes de ses ennemis. [234] Aussitôt qu'Aétius et Théodoric furent informés de la trahison que méditait Sangiban, ils s'assurèrent de sa personne et des siens. Aétius et Théodoric suivaient Attila, sans harceler son armée, se croyant fort heureux s'ils pouvaient sans coup férir le conduire hors des terres de l'empire. Il passa près de Troyes, qui n'avait alors ni garnison, ni même de murailles. Cette ville attribua son salut aux ferventes prières de saint Loup, son évêque. On dit que ce saint vint avec son clergé au-devant du roi des Huns; et que comme Attila se vantait d'être le fléau de Dieu, le saint répondit qu'il ne fallait donc pas lui résister, et l'invita même à venir dans sa ville. On ajoute que le Barbare adouci par cette soumission passa outre; mais qu'il obligea l'évêque de l'accompagner jusqu'au passage du Rhin, promettant de le renvoyer alors, et qu'il lui tint parole. Tout ce récit pourrait bien n'être qu'un tissu de fables. La proximité d'Aétius et de Théodoric pouvait empêcher Attila de s'arrêter au pillage de Troyes. Les deux armées, qui marchaient à peu de distance l'une de l'autre, étant arrivées dans les vastes plaines qui, un siècle après, ont donné le nom à la province de Champagne (_Campania_), le roi des Huns, honteux de se retirer en fugitif, voulut se venger par une bataille de l'affront qu'il avait reçu à Orléans. Le terrain ne pouvait être plus favorable pour déployer la cavalerie des Huns. Ces plaines, au rapport de Jornandès, s'étendaient en longueur à cinquante lieues sur trente-cinq de largeur. Il les nomme champs Catalauniques (champs de Châlons) ou plaines de Mauriac, déjà signalées par la victoire d'Aurélien sur Tétricus. Les modernes ne s'accordent pas sur la position précise de ce lieu; les uns croient que cette fameuse bataille se livra près de Méry, au diocèse de Troyes, entre la Marne et la Seine; les autres au delà de la Marne, près d'un village encore appelé Mauru, dans le diocèse de Châlons. Attila, inquiet du succès d'une si importante journée, consulta ses devins. Ils lui répondirent que les entrailles des victimes ne lui promettaient pas la victoire, mais que le chef des ennemis y perdrait la vie. Il se persuada que cette prédiction tomberait sur le général romain; et comme Aétius était le principal obstacle à ses desseins, il ne balança pas d'acheter la mort de ce grand capitaine, par la perte d'une partie de son armée. D'ailleurs, plus impie que superstitieux, il ne comptait pas assez sur l'infaillibilité de ses devins pour perdre l'espérance de la victoire. Cependant, afin d'abréger le temps du combat et de se préparer une ressource dans l'obscurité de la nuit en cas de mauvais succès, il résolut de ne livrer bataille que quand le jour serait fort avancé. Les deux armées étant campées en présence l'une de l'autre, la nuit qui précéda la bataille, deux partis très-nombreux, l'un de Franks, l'autre de Gépides, s'étant rencontrés, se battirent avec tant d'acharnement qu'il en resta 15,000 sur la place[235]. [235] Jusqu'ici le récit est emprunté à l'histoire du Bas-Empire de _Le Beau_; la suite est de _Jornandès_. Sur le terrain incliné du champ de bataille s'élevait une éminence qui formait comme une petite montagne. Chacune des deux armées désirant s'en emparer, parce que cette position importante devait donner un grand avantage à qui s'en rendrait maître, les Huns et leurs alliés en occupèrent le côté droit, et les Romains, les Wisigoths et leurs auxiliaires, le côté gauche. Le point le plus élevé de cette hauteur ne fut pas disputé, et demeura inoccupé. Théodoric et ses Wisigoths tenaient l'aile droite; Aétius, la gauche avec les Romains. Ils avaient placé au centre Sangiban, ce roi des Alains dont nous avons parlé plus haut; et par un stratagème de guerre, ils avaient pris la précaution d'enfermer au milieu de troupes d'une fidélité assurée celui sur les dispositions duquel ils pouvaient le moins compter; car celui-là se soumet sans difficulté à la nécessité de combattre, à qui est ôtée la possibilité de fuir. Quant à l'armée des Huns, elle fut rangée en bataille dans un ordre contraire; Attila se plaça au centre avec les plus braves d'entre les siens. Par cette disposition, le roi des Huns songeait principalement à lui-même, et son but, en se plaçant ainsi au milieu de l'élite de ses guerriers, était de se mettre à l'abri des dangers qui le menaçaient; les peuples nombreux, les nations diverses qu'il avait soumis à sa domination, formaient ses ailes. Entre eux tous se faisait remarquer l'armée des Ostrogoths, commandée par Walamir, Théodemir et Widémir, trois frères qui surpassaient en noblesse le roi même sous les ordres duquel ils marchaient alors; car ils étaient de l'illustre et puissante race des Amales. On y voyait aussi à la tête d'une troupe innombrable de Gépides, Ardaric, leur roi, si brave, si fameux, et que sa grande fidélité à Attila faisait admettre par ce dernier à ses conseils. Le roi des Huns avait su apprécier sa sagacité; aussi lui et Walamir, roi des Ostrogoths, étaient-ils de tous les rois qui lui obéissaient ceux qu'il aimait le plus. Walamir était fidèle à garder le secret, d'une parole persuasive, incapable de trahison. Ardaric était renommé pour sa fidélité et pour sa raison. En marchant avec Attila contre les Wisigoths leurs parents, l'un et l'autre justifiaient assez sa confiance. La foule des autres rois, si l'on peut ainsi parler, et les chefs des diverses nations, semblables à ses satellites, épiaient les moindres mouvements d'Attila; et dès qu'il leur faisait un signe du regard, chacun d'eux en silence, avec crainte et tremblement, venait se placer devant lui, ou exécutait les ordres qu'il en avait reçus. Cependant le roi de tous les rois, Attila, seul veillait sur tous et pour tous. On combattit donc pour se rendre maître de la position avantageuse dont nous avons parlé. Attila fit marcher ses guerriers pour s'emparer du haut de la colline; mais il fut prévenu par Thorismond et Aétius, qui, ayant uni leurs efforts pour parvenir à son sommet, y arrivèrent les premiers, et repoussèrent facilement les Huns, à la faveur du point élevé qu'ils occupaient. Alors Attila, s'apercevant que cette circonstance avait porté le trouble dans son armée, jugea aussitôt devoir la rassurer, et lui tint ce discours: «Après vos victoires sur tant de grandes nations, après avoir dompté le monde, si vous tenez ferme aujourd'hui, ce serait ineptie, je pense, que de vous stimuler par des paroles, comme des guerriers d'un jour. De tels moyens peuvent convenir à un chef novice, ou à une armée peu aguerrie; quant à moi, il ne m'est point permis de rien dire, ni à vous de rien écouter de vulgaire. Car, qu'avez-vous accoutumé, sinon de combattre? Ou bien qu'y a-t-il de plus doux pour le brave que de se venger de sa propre main? C'est un grand présent que nous a fait la nature, que de nous donner la faculté de rassasier notre âme de vengeance. Marchons donc vivement à l'ennemi; ce sont toujours les plus braves qui attaquent. N'ayez que mépris pour ce ramas de nations discordantes; c'est signe de peur, que de s'associer pour se défendre. Voyez! même avant l'attaque, l'épouvante déjà les entraîne; elles cherchent les hauteurs, s'emparent des collines, et dans leurs tardifs regrets, sur le champ de bataille, elles demandent avec instance des remparts. Nous savons par expérience combien peu de poids ont les armes des Romains; ils succombent, je ne dis pas aux premières blessures, mais à la première poussière qui s'élève. Tandis qu'ils se serrent sans ordre, et s'entrelacent pour faire la tortue, combattez, vous, avec la supériorité de courage qui vous distingue, et, dédaignant leurs légions, fondez sur les Alains, tombez sur les Wisigoths. Ce sont eux qui entretiennent la guerre et qu'il nous faut tâcher de vaincre au plus tôt. Les nerfs une fois coupés, les membres aussitôt se laissent aller; et le corps ne peut se soutenir si on lui arrache les os. Que votre courage grandisse, que votre fureur ordinaire s'enflamme! Huns, voici le moment d'apprêter vos armes; voici le moment aussi de vous montrer résolus, soit que blessés vous demandiez la mort de votre ennemi, soit que sains et saufs vous ayez soif de carnage. Nuls traits n'atteignent ceux qui doivent vivre, tandis que, même dans la paix, la destinée précipite les jours de ceux qui doivent mourir. Enfin pourquoi la fortune aurait-elle assuré les victoires des Huns sur tant de peuples, sinon parce qu'elle les destinait aux joies de cette bataille? Et encore, qui a ouvert à nos ancêtres le chemin des Palus-Méotides, fermé et ignoré pendant tant de siècles? Qui faisait fuir des peuples armés devant des hommes qui ne l'étaient pas? Non, cette multitude rassemblée à la hâte ne pourra pas même soutenir la vue des Huns. L'événement ne me démentira pas; c'est ici le champ de bataille qui nous avait été promis par tant d'heureux succès. Le premier je lancerai mes traits à l'ennemi. Que si quelqu'un pouvait rester oisif quand Attila combattra, il est mort.» Enflammés par ces paroles, tous se précipitent au combat. Quelque effrayant que fût l'état des choses, néanmoins la présence du roi rassurait ceux qui auraient pu hésiter. On en vint aux mains; bataille terrible, complexe, furieuse, opiniâtre, et comme on n'en avait jamais vu de pareille nulle part. De tels exploits y furent faits, à ce que l'on rapporte, que le brave qui se trouva privé de ce merveilleux spectacle ne put rien voir de semblable pendant sa vie; car s'il faut en croire les vieillards, un petit ruisseau de cette plaine, qui coule dans un lit peu profond, s'enfla tellement, non par la pluie, comme il lui arrivait quelquefois, mais par le sang des mourants, que grossi outre mesure par ces flots d'une nouvelle espèce, il devint un torrent impétueux qui roula du sang; en sorte que les blessés, qu'amena sur ses bords une soif ardente, y puisèrent une eau mêlée de débris humains, et se virent forcés, par une déplorable nécessité, de souiller leurs lèvres du sang que venaient de répandre ceux que le fer avait frappés. Pendant que le roi Théodoric parcourait son armée pour l'encourager, son cheval se renversa; et les siens l'ayant foulé aux pieds, il perdit la vie, déjà dans un âge avancé. D'autres disent qu'il tomba percé d'un trait lancé par Andax du côté des Ostrogoths, qui se trouvaient alors sous les ordres d'Attila. Ce fut l'accomplissement de la prédiction faite au roi des Huns peu de temps avant par ses devins. Alors les Wisigoths, se séparant des Alains, fondent sur les bandes des Huns; et peut-être Attila lui-même serait-il tombé sous leurs coups, s'il n'eût prudemment pris la fuite sans les attendre, et ne se fût tout d'abord renfermé, lui et les siens, dans son camp, qu'il avait retranché avec des chariots. Ce fut derrière cette frêle barrière que cherchèrent un refuge contre la mort ceux-là devant qui naguère ne pouvaient tenir les remparts les plus forts. Thorismond, fils du roi Théodoric, et le même qui s'était emparé le premier de la colline et en avait chassé les Huns, croyant retourner au milieu des siens, vint donner à son insu, et trompé par l'obscurité de la nuit, contre les chariots des ennemis; et, tandis qu'il combattait bravement, quelqu'un le blessa à la tête et le jeta à bas de son cheval; mais les siens, qui veillaient sur lui, le sauvèrent, et il se retira du combat. Aétius, de son côté, s'étant également égaré dans la confusion de cette nuit, errait au milieu des ennemis, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur aux Goths. A la fin il retrouva le camp des alliés, après l'avoir longtemps cherché, et passa le reste de la nuit à faire la garde derrière un rempart de boucliers. Le lendemain, dès qu'il fut jour, voyant les champs couverts de cadavres, et les Huns qui n'osaient sortir de leur camp, convaincus d'ailleurs qu'il fallait qu'Attila eût éprouvé une grande perte pour avoir abandonné le champ de bataille, Aétius et ses alliés ne doutèrent plus que la victoire ne fût à eux. Toutefois, même après sa défaite, le roi des Huns gardait une contenance fière; et faisant sonner ses trompettes au milieu du cliquetis des armes, il menaçait de revenir à la charge. Tel un lion, pressé par les épieux des chasseurs, rôde à l'entrée de sa caverne: il n'ose pas s'élancer sur eux, et pourtant il ne cesse d'épouvanter les lieux d'alentour de ses rugissements; tel ce roi belliqueux, tout assiégé qu'il était, faisait encore trembler ses vainqueurs. Aussi les Goths et les Romains s'assemblèrent-ils pour délibérer sur ce qu'ils feraient d'Attila vaincu; et comme on savait qu'il lui restait peu de vivres, et que d'ailleurs ses archers, postés derrière les retranchements du camp, en défendaient incessamment l'abord à coups de flèches, il fut convenu qu'on le lasserait en le tenant bloqué. On rapporte que dans cette situation désespérée, le roi des Huns, toujours grand, surtout dans le danger, fit dresser un bûcher formé de selles de chevaux, prêt à se précipiter dans les flammes si les ennemis forçaient son camp; soit pour que nul ne pût se glorifier de l'avoir frappé, soit pour ne pas tomber, lui le maître des nations, au pouvoir d'ennemis si redoutables. Durant le répit que donna ce siége, les Wisigoths et les fils de Théodoric s'enquirent les uns de leur roi, les autres de leur père, étonnés de son absence au milieu du bonheur qui venait de leur arriver. L'ayant cherché longtemps, selon la coutume des braves, ils le trouvèrent enfin sous un épais monceau de cadavres, et après l'avoir honoré par leurs chants, ils l'emportèrent sous les yeux des ennemis. Vous eussiez vu alors des bandes de Goths, aux voix rudes et discordantes, s'occuper des soins pieux des funérailles, au milieu des fureurs d'une guerre qui n'étaient pas encore éteintes. Les larmes coulaient, mais de celles que savent répandre les braves. Pour nous était la perte, mais les Huns témoignaient combien elle était glorieuse; et c'était, il semble, une assez grande humiliation pour leur orgueil, de voir, malgré leur présence, emporter avec ses insignes le corps d'un si grand roi. Avant d'avoir fini de rendre les derniers devoirs à Théodoric, les Goths, au bruit des armes, proclamèrent roi le vaillant et glorieux Thorismond; et celui-ci acheva les obsèques de son père bien-aimé, comme il convenait à un fils. Après l'accomplissement de ces choses, emporté par la douleur de sa perte et par l'impétuosité de son courage, Thorismond brûlait de venger la mort de son père sur ce qui restait de Huns. Il consulta le patrice Aétius, à cause de son âge et de sa prudence consommée, pour savoir ce qu'il fallait qu'il fît dans cette conjoncture. Mais celui-ci, craignant qu'une fois les Huns écrasés, les Goths ne tombassent sur l'empire romain, le décida par ses conseils à retourner dans ses foyers, et à se saisir du trône que son père venait de laisser, de peur que ses frères, s'emparant du trésor royal, ne se rendissent maîtres du royaume des Wisigoths et qu'il n'eût ensuite à soutenir contre les siens une guerre sérieuse et, qui pis est, malheureuse. Thorismond reçut ce conseil sans se douter de la duplicité qui l'avait dicté; il y vit plutôt de la sollicitude pour ses intérêts, et laissant là les Huns, il partit pour la Gaule. Voilà comme en s'abandonnant aux soupçons, la fragilité humaine se laisse enlever l'occasion de faire de grandes choses. On rapporte que dans cette fameuse bataille, que se livrèrent les plus vaillantes nations, il périt des deux côtés cent soixante-deux mille hommes, sans compter quatre-vingt-dix mille Gépides et Franks qui, avant l'action principale, tombèrent sous les coups qu'ils se portèrent mutuellement dans une rencontre nocturne, les Franks combattant pour les Romains, et les Gépides pour les Huns. En apprenant le départ des Goths, Attila, comme il arrive ordinairement dans les événements imprévus, sentit redoubler sa défiance, pensant que ses ennemis lui tendaient un piége, et se tint longtemps renfermé dans son camp. Mais à la fin, détrompé par le long silence qui avait succédé à leur retraite, son courage se releva jusqu'à s'attribuer la victoire; il fit éclater une vaine joie, et les pensées du puissant roi se reportèrent aux anciennes prédictions. Quant à Thorismond, élevé subitement à la dignité royale dès la mort de son père dans les champs Catalauniques, où il venait de combattre, il fit son entrée dans Toulouse; et là, quelque joie que lui témoignassent ses frères et les premiers de la nation, il fit paraître de son côté tant de modération dans les commencements, que personne ne lui disputa la succession au trône de son père. Attila, profitant de l'occasion que lui offrait la retraite des Wisigoths, et rassuré sur l'avenir en voyant, comme il l'avait souvent souhaité, la ligue des ennemis dissoute, marcha aussitôt à la conquête de l'Italie. JORNANDÈS, _Histoire des Goths_. SAINT AIGNAN. Attila, roi des Huns, étant parti de Metz et ayant ravagé les villes de la Gaule, vint assiéger Orléans, et essaya de s'en emparer en renversant les murailles par le choc puissant du bélier. En ce temps-là, cette ville avait pour évêque le bienheureux Aignan, homme d'une grande sagesse et très-saint, dont les actions vertueuses ont été fidèlement conservées parmi nous. Comme les assiégés demandaient à grands cris à leur évêque ce qu'ils devaient faire, Aignan mettant toute sa confiance en Dieu, les engagea à se prosterner tous pour adresser leurs prières et leurs larmes à Dieu, et demander le secours du Seigneur toujours présent dans les malheurs. Ceux-ci s'étant mis en prières, selon son conseil, l'évêque leur dit: «Regardez du haut des murs de la ville si la miséricorde de Dieu vient à notre secours.» Car il espérait, grâce à Dieu, voir arriver Aétius, que, prévoyant l'avenir, il avait été trouver à Arles. Mais, regardant du haut des murs, ils ne virent personne, et l'évêque leur dit: «Priez avec ferveur, car Dieu vous délivrera aujourd'hui.» Ils se mirent à prier, et il leur dit: «Regardez une seconde fois.» Et ayant regardé, ils ne virent personne qui vînt à leur secours. Il leur dit pour la troisième fois: «Si vous le suppliez sincèrement, Dieu vous secourra bientôt.» Et ils imploraient la miséricorde du Seigneur avec de grands gémissements et de grandes lamentations. Leur prière achevée, ils vont, sur l'ordre du vieillard, regarder pour la troisième fois du haut des murs, et ils aperçoivent de loin comme un nuage qui s'élevait de terre. Ils le dirent à l'évêque, qui leur dit: «C'est le secours de Dieu.» Cependant les murs, ébranlés déjà sous les coups du bélier, allaient s'écrouler, lorsque voilà Aétius qui arrive, voilà Théodoric, roi des Goths, et Thorismond son fils, qui accourent vers la ville avec leurs armées, repoussant l'ennemi et le mettant en déroute. GRÉGOIRE DE TOURS, _Histoire ecclésiastique des Franks_, livre II. Saint Grégoire de Tours, né en Auvergne vers 540, mort vers 595, fut élu évêque de Tours en 577. Il joua un rôle important et résista à Chilpéric et à Frédégonde dans quelques circonstances. Son histoire s'étend de 417 à 591; c'est un document précieux pour l'histoire de nos origines. VIE DE SAINTE GENEVIÈVE. Sainte Geneviève naquit vers l'an 422, à Nanterre, près de Paris. Elle avait sept ans environ, lorsque saint Germain, évêque d'Auxerre, et saint Loup, évêque de Troyes, passèrent à Nanterre en allant en Angleterre, pour y combattre l'hérésie pélagienne[236]. A leur arrivée, une foule de gens, attirés par la réputation de leur sainteté, s'assembla autour d'eux pour recevoir leur bénédiction. Geneviève y alla avec les autres, conduite par son père et sa mère; mais saint Germain, par un instinct de l'esprit de Dieu, la discerna au milieu de la foule, et l'ayant fait approcher, il dit à son père et à sa mère que cette petite fille serait grande devant Dieu, et que son exemple attirerait à lui plusieurs personnes. Il demanda ensuite à Geneviève si elle voulait se consacrer à J.-C. comme son épouse. Elle lui répondit que c'était tout son désir; et il l'amena à l'église, où il lui tint la main sur la tête pendant le temps de la prière. [236] Pelage, auteur de cette hérésie, était un moine né en Angleterre, qui enseignait que l'homme naissait sans péchés, et qu'il pouvait vivre dans l'innocence et parvenir au royaume du ciel sans le secours de la grâce de Dieu. Le lendemain matin, le saint évêque l'ayant prise à part, lui demanda si elle se souvenait de ce qu'elle avait promis la veille. «Oui, dit-elle, et j'espère l'observer par le secours de Dieu et par vos prières.» Alors saint Germain, regardant à terre, vit une médaille de cuivre où la croix était empreinte. Il la lui donna en lui recommandant de la porter à son cou. Puis il ajouta ces paroles remarquables: «Ne souffrez pas que votre cou ou vos doigts soient chargés d'or, d'argent ou de pierreries; car si vous aimez la moindre parure du siècle, vous serez privée des ornements célestes et éternels.» Peu de temps après le départ des deux évêques, sa mère allant à l'église en un jour de fête solennelle, voulut l'obliger à rester à la maison. Geneviève la conjura en pleurant de lui permettre d'y aller aussi, et comme elle continuait de lui faire de vives instances, cette femme entra en colère et lui donna un soufflet. Son emportement fut puni sur-le-champ; elle perdit la vue et demeura aveugle près de deux ans. Enfin, se souvenant de la prédiction de saint Germain, et poussée par un mouvement extraordinaire de foi, elle dit à sa fille de lui apporter de l'eau de puits et de faire le signe de la croix dessus. Geneviève en ayant apporté et ayant fait le signe de la croix, sa mère s'en lava les yeux trois fois, et recouvra la vue entièrement. Geneviève reçut le voile sacré de la main de l'évêque de Paris. Après la mort de son père et de sa mère, elle se retira à Paris, chez une dame qui était sa marraine et qui l'avait invitée à venir demeurer avec elle. Dès l'âge de quinze ans elle commença à ne manger que deux fois la semaine, le dimanche et le jeudi; et ces jours-là même elle prenait pour toute nourriture du pain d'orge, avec des fèves cuites depuis une semaine ou deux, et ne buvait jamais que de l'eau. Elle continua ce genre de vie si austère jusqu'à l'âge de cinquante ans, où, par le conseil des évêques, pour qui elle eut toujours un profond respect, elle commença d'user d'un peu de lait et de poisson. Un jeûne si rigoureux était soutenu par une prière fervente et presque continuelle. Elle y répandait en la présence de Dieu une si grande abondance de larmes, que le lieu où elle priait ordinairement en était tout trempé. Elle passait en prières la nuit du samedi au dimanche, pour se préparer à célébrer le jour du Seigneur. Elle se disposait à la fête de Pâques par une retraite qui durait depuis l'Épiphanie jusqu'au jeudi saint. La vertu de Geneviève fut longtemps éprouvée par de grandes persécutions, et attaquée par les calomnies les plus atroces. La sainte n'y répondit que par une patience à toute épreuve, et elle se contenta de pleurer et de prier dans le secret pour ses ennemis et ses calomniateurs. Saint Germain d'Auxerre passant à Paris, dans son second voyage d'Angleterre, un de ses premiers soins fut de s'informer de Geneviève. Alors le peuple se déchaîna contre elle et traita sa vertu d'hypocrisie et de superstition; mais ce saint évêque, pour faire voir qu'il en jugeait bien autrement, lui alla rendre visite et la traita avec un respect qui fut admiré de tout le monde. Attila, roi des Huns, après avoir ravagé plusieurs provinces de l'empire romain, était entré dans la Gaule avec une armée formidable. Cette nouvelle répandit l'alarme dans Paris; les habitants, ne se croyant pas en sûreté dans leur ville, étaient résolus de se retirer avec leurs biens dans des places plus fortes. Au milieu de cette consternation universelle, Geneviève assembla les femmes, et les exhorta à détourner les fléaux de la colère de Dieu par les prières et les jeûnes. Elles la crurent, et passèrent plusieurs jours à prier dans l'église. Mais notre sainte s'efforça en vain de persuader la même chose aux hommes; elle eut beau leur représenter qu'ils devaient mettre leur confiance en Dieu, que leur ville serait conservée, et que celles où ils prétendaient se retirer seraient pillées et saccagées par les Barbares, ils la traitèrent de fausse prophétesse, et leur rage contre elle alla jusqu'à vouloir attenter à sa vie. Mais le moment où Geneviève semblait avoir tout à craindre était celui que Dieu avait marqué pour la délivrer; il changea tout d'un coup les coeurs les plus emportés, à l'arrivée de l'archidiacre d'Auxerre, qui leur montra les eulogies[237] qu'il apportait à Geneviève de la part de saint Germain. Ils renoncèrent dès ce moment à leurs mauvais desseins contre elle, et quand ils virent que l'événement avait confirmé sa prédiction, que les Huns n'approchaient pas de leur ville, ils n'eurent plus pour elle que des sentiments de vénération et de confiance. [237] Les eulogies étaient des présents de choses bénites que l'on s'envoyait, en ces temps-là, en signe d'union et d'amitié. La sainteté extraordinaire de sa vie fut récompensée par le don des miracles. Cette vertu l'accompagnait partout, et l'on venait de toutes parts implorer son secours. Elle mourut au commencement du sixième siècle, âgée d'environ quatre-vingt-dix ans. Son corps fut inhumé dans l'église des apôtres saint Pierre et saint Paul, qui porta plus tard le nom de Sainte Geneviève. Ses reliques y reposent encore[238]; et les bienfaits que Dieu accorde à ceux qui recourent à cette sainte attirent tous les jours dans son église un grand concours de peuple. RICHARD, _Abrégé des vies des Saints_, 2 vol. in-18, chez Didot, t. I, p. 39. [238] Elles ont été sauvées en 1793. RÉSISTANCE DE L'ARVERNIE CONTRE LES WISIGOTHS. 471-475. Dès 471, Euric avait commencé contre les Arvernes une guerre qui n'était point encore terminée à la fin de 474, et dont l'historien peut à peine aujourd'hui donner un aperçu général[239]. Il paraît que, durant tout l'intervalle indiqué, Euric fit chaque année une ou plusieurs irruptions en Arvernie, la parcourant et la ravageant dans toutes les directions, détruisant partout les habitations et les récoltes, forçant les cultivateurs à se réfugier dans les montagnes. Ce fut le privilége et le malheur de cette belle province, d'être particulièrement convoitée par tous les conquérants de la Gaule. Dans son empressement de la voir à lui, Euric aimait mieux l'occuper appauvrie et dévastée que de courir le risque d'en attendre trop longtemps la conquête. Il ne s'en tenait pas au dégât des campagnes; plusieurs fois il marcha sur la capitale, l'assiégea et la réduisit à de dures extrémités. Mais les Arvernes tenaient bon; l'hiver venait; il fallait lever le siége et attendre le printemps pour reprendre le même cours d'hostilités. [239] Les lettres de Sidoine Apollinaire sont aujourd'hui le seul document d'après lequel on puisse se faire quelque idée de cette guerre. La troisième du livre 3 est particulièrement intéressante parmi celles qui ont rapport à ce sujet. C'était au nom et pour la défense de l'Empire que les Arvernes supportaient une si pénible guerre, et le gouvernement impérial n'en savait rien, ou n'en prenait pas le moindre souci; il ne leur envoyait pas un soldat, il ne prononçait pas un mot d'intervention en leur faveur. Les rois Burgondes sont la seule puissance dont il y a lieu de croire qu'ils obtinrent quelques secours, mais des secours intéressés et suspects. Ces rois étaient jaloux d'Euric, ils s'inquiétaient des accroissements de sa puissance, et il était de leur politique de soutenir contre lui un peuple disposé à lui résister avec énergie et qu'ils projetaient eux-mêmes de soumettre. Du reste, l'histoire n'a gardé aucune marque certaine de la part que les Burgondes prirent à cette guerre. Nous y voyons les Arvernes habituellement réduits à leurs seules forces, commandées par leur illustre compatriote Ecdicius, dont les exploits, durant cette première période de la lutte, ne sont malheureusement pas connus. Après Ecdicius, le personnage qui joua le plus grand rôle dans cette guerre fut Sidoine Apollinaire, devenu évêque de Clermont à l'époque où elle commença, ou bientôt après. Sidoine n'était guère connu jusque là que comme un écrivain ingénieux et par des variations politiques brusques et nombreuses; aussi ne devait-on pas s'attendre à l'énergie et à la constance qu'il montra dans sa nouvelle position. Plein de haine et de mépris pour les Barbares sans distinction, aussi fier du titre de Romain qu'il aurait pu l'être au temps des Scipions, Sidoine employa tout l'ascendant de l'épiscopat à inspirer aux Arvernes son horreur des Goths, son respect pour les anciennes gloires de Rome, son dévouement à l'Empire, bien que déchu. On ne vit jamais tant de patriotisme romain secondé par tant de ferveur chrétienne. Les fameuses processions expiatoires, dites des _Rogations_, venaient d'être instituées par saint Mamert, évêque de Vienne, pour obtenir du ciel la cessation de divers fléaux surnaturels qui avaient désolé son diocèse. Ces mêmes processions, Sidoine les faisait autour de Clermont, pour en affermir les remparts contre les assauts d'Euric, et il écrivait là-dessus à saint Mamert lui-même une lettre dont quelques traits méritent d'être cités. «Le bruit court que les Goths sont en mouvement pour envahir le territoire romain; et c'est toujours notre pays, à nous, malheureux Arvernes, qui est la porte par où se font ces irruptions. Ce qui nous inspire la confiance de braver un tel péril, ce ne sont pas nos remparts calcinés, nos machines de guerre vermoulues, nos créneaux usés au frottement de nos poitrines; c'est la sainte institution des Rogations. Voilà ce qui soutient les Arvernes contre les horreurs qui les environnent de toutes parts[240].» [240] _Lettres_, VII, I.--Sa date est de 472 ou 473. Le sort de l'Arvernie était encore incertain, lorsqu'il se fit en Italie un changement qui en décida. L'empereur d'Orient, Léon, prenant enfin son parti de donner à l'Occident un souverain avec lequel il pût s'entendre, fit choix de Julius Nepos, pour l'envoyer en Italie, avec le titre d'empereur. Julius Nepos arrivé à Ravenne au mois de juin 474, y fut accueilli avec joie. L'empereur fait par le Burgonde Gondebaud, Glycérius, fut déposé, tonsuré et fait évêque. Nepos n'attendit pas les messages des Arvernes pour prendre une décision sur les affaires de la Gaule. La chose était d'autant plus urgente qu'il y avait tout lieu de croire qu'Euric, sans suspendre ses attaques contre les Arvernes, était sur le point de se porter au delà du Rhône et d'envahir le peu de territoire qui restait à l'Empire entre ce fleuve et les Alpes. Nepos fit donc partir en toute hâte pour la Gaule Licinianus de Ravenne, personnage plus considéré encore pour l'intégrité de son caractère que pour son rang de questeur. Il apportait à Ecdicius le titre de patrice, qui lui avait été promis par l'empereur Anthémius, et qu'il venait de gagner par la belle résistance qu'il avait opposée à Euric[241]. Ce n'était là que la moindre partie de sa mission, mais il y a de l'obscurité sur tout le reste. Nous verrons tout à l'heure trois évêques, Græcus de Marseille, Fauste de Riez, Leontius d'Arles, investis de pouvoirs extraordinaires pour traiter de la paix avec Euric; il est plus que probable que ces pouvoirs leur furent conférés, au nom de l'empereur Nepos, par le questeur Licinianus. Enfin il paraît que, soit à Narbonne, soit à Toulouse, cet envoyé eut une conférence avec Euric. Il n'existe pas le moindre indice des résultats de cette conférence; mais, s'il est permis de les construire sur l'ensemble des événements qui s'y rattachent, on n'est point embarrassé à les deviner. Il est évident que l'Empire convint avec Euric de lui abandonner tous les pays qu'il avait déjà conquis jusqu'à la Loire et jusqu'au Rhône, y compris l'Arvernie elle-même, à condition qu'il ne franchirait pas ces nouvelles limites. [241] _Sidoine Apollinaire_, Lettres, V, 16. Ce fut très-probablement au mois de juillet ou d'août de l'an 474 qu'eut lieu cette négociation, ou, pour rester dans des termes plus généraux, la mission du questeur Licinianus. Les Arvernes, dont le territoire était en ce moment libre d'ennemis, furent aisément informés de l'arrivée du questeur et s'attendaient, d'un jour à l'autre, à apprendre quelque chose de positif sur l'objet de son voyage, lorsque les Goths, reparaissant tout à coup devant Clermont, en recommencèrent le siége et leur coupèrent toute communication avec le reste de la Gaule. Des divers siéges soutenus par les Arvernes contre les armées d'Euric, celui-ci est le dernier, probablement le plus mémorable, et le seul au sujet duquel on trouve quelques détails épars çà et là dans diverses lettres de Sidoine Apollinaire. Je les ai soigneusement recueillis, en tâchant de les coordonner et de les réduire d'une expression oratoire maniérée à une expression plus historique et plus simple. Rien n'annonce que l'armée des assiégeants fût commandée par Euric en personne; il est plus probable qu'elle l'était par ses généraux. Elle n'était pas uniquement composée de Goths; beaucoup de Gallo-Romains en faisaient partie, lesquels, si résignés qu'ils fussent à la domination d'Euric, ne le servaient probablement pas sans répugnance et sans douleur contre des hommes de même race et de même langue qu'eux. Ecdicius, enfermé dans la place, la défendait cette fois comme les précédentes; mais Ecdicius était un guerrier d'une bravoure toute chevaleresque, pour lequel ce n'eût point été assez de résister à l'ennemi, et qui voulait l'étonner. Un jour que les Goths paraissaient fort animés à l'attaque des remparts, Ecdicius conçoit l'idée de faire brusquement diversion à cette attaque; il sort à cheval, suivi seulement de dix-huit compagnons aussi intrépides que lui, franchit les fossés, paraît tout à coup dans le camp ennemi, et s'élance au milieu d'un détachement de plusieurs milliers de Goths. Les premiers qui l'ont reconnu sont saisis de frayeur et prennent la fuite. La terreur gagne tout le détachement; elle gagne l'armée entière, qui, renonçant à l'attaque des murs, se réfugie en désordre sur un monticule voisin, poursuivie par Ecdicius, qui en tue quelques-uns des plus braves, les derniers et les plus lents à fuir. L'intrépide Arverne occupe un instant en vainqueur la plaine que vient de lui abandonner l'ennemi, et rentre dans la ville aux applaudissements et aux transports de tous les habitants qui l'ont vu du haut des remparts. Il peut y avoir dans le merveilleux de ce trait quelque chose qui tienne à l'exagération ou à l'omission de quelqu'une de ses circonstances; mais, dût-on beaucoup en rabattre, il y resterait encore de quoi prouver qu'en faisant la guerre aux Goths, Ecdicius s'était conduit de manière à leur donner une haute idée de sa bravoure. C'était principalement par la famine et par la ruine générale du pays que les assiégeants espéraient contraindre enfin les Arvernes à se rendre; aussi détachaient-ils de tous côtés des corps de troupes pour battre au loin la contrée, avec la consigne d'y tout détruire ou tout enlever. Ecdicius résolut d'arrêter ces dégâts: il leva à ses frais, organisa une petite armée mobile, à la tête de laquelle il tint la campagne contre les corps détachés de l'ennemi qui la ravageaient, et en traita plusieurs de manière à leur ôter toute envie de recommencer leurs excursions. Ecdicius eut alors le loisir de tenter une expédition plus hardie, mais sur laquelle Sidoine a malheureusement laissé beaucoup de vague et d'obscurité. Informé, à ce qu'il paraît, de la marche d'un renfort qui arrivait aux assiégeants, il se porta avec sa petite armée au-devant de lui, animé par l'espoir de l'anéantir. Il le rencontra à la distance d'une ou deux marches de la ville. Un combat sanglant s'engagea, lequel dura jusqu'à la nuit, chaque parti se maintenant sur son terrain. Cependant les auxiliaires des assiégeants avaient beaucoup plus souffert que la troupe d'Ecdicius, et ils étaient résolus à battre en retraite sans attendre une nouvelle attaque. Une considération les arrêtait: ils n'avaient pas eu le temps de donner la sépulture aux nombreux cadavres des leurs restés sur le champ de bataille, et ils regardaient comme une honte de les abandonner à un ennemi qui pourrait les compter à son aise et les fouler aux pieds. Ce scrupule et les déterminations qui s'ensuivirent indiquent, ce me semble, des Barbares qui, dans ce cas, ne pouvaient guère être que des Goths. Ces peuples attachaient, en général, la plus haute importance et une sorte de point d'honneur à la sépulture de leurs guerriers morts sur le champ de bataille. Dans leur embarras, les adversaires d'Ecdicius coupèrent à leurs morts la tête, qu'ils purent enterrer aisément, et laissèrent les corps là où ils étaient tombés. Mais le jour venu, soit qu'ils eussent repris courage, soit qu'ils éprouvassent à la vue de ces cadavres décapités, une pitié qu'ils n'avaient pas d'abord sentie, ils se mirent à leur donner la sépulture, mais à la hâte, sans l'ordre, sans le soin accoutumés en pareil cas, et en hommes qui craignent à chaque instant d'être interrompus; et ils le furent. Ecdicius les ayant attaqués et les poussant de nouveau devant lui, tout ce qu'ils purent faire fut de charger sur de nombreux chariots et d'emmener avec eux les corps qu'ils n'avaient pas encore eu le temps d'ensevelir; mais à mesure qu'ils rencontraient une habitation, une chaumière déserte, ils y mettaient le feu et y jetaient quelques-uns de ces corps auxquels les débris embrasés de la chaumière servaient à la fois de bûcher et de tombeau. Cependant les vivres, rares pour tous dans un pays ravagé plusieurs années de suite, commençaient à manquer aux assiégés; ils étaient réduits à manger les herbes qui poussaient dans les crevasses de leurs murs, mais ils ne parlaient point de se rendre. Ils ne voyaient plus, du haut de leurs remparts ébranlés, que villages et maisons incendiées, que campagnes blanches d'ossements, et ils songeaient encore à résister. L'hiver était venu; mais, en dépit de ses pluies, de ses neiges, de ses longues et orageuses nuits, ils ne songeaient point à abandonner la garde de leurs murs. Enfin, pour que rien ne manquât aux misères des assiégés, ils se divisèrent en deux partis, dont il paraît que l'un, croyant avoir assez souffert pour l'honneur, partout ailleurs abandonné, du nom romain, voulait se rendre aux Wisigoths. Ce fut le parti qui préférait mourir pour les lois romaines à vivre sous la domination des Barbares, qui l'emporta jusqu'à la fin, qui continua à combattre du haut de ses murs délabrés. Tant de constance lassa les Wisigoths; ils levèrent le siége encore une fois, et encore une fois les Arvernes respirèrent et se crurent libres. Leur premier souci fut de savoir où en étaient les négociations entre les Wisigoths et l'Empire. Sidoine Apollinaire écrivit à un noble et puissant Narbonésien, nommé Félix, à portée d'être bien informé de tout ce qu'il y avait déjà de fait ou de prêt à se faire à ce sujet, et ce fut de lui, selon toute apparence, qu'il apprit qu'une paix était sur le point d'être conclue entre Euric et l'empereur Nepos, par l'intermédiaire des évêques de Marseille, de Riez et d'Arles, et que la principale condition de cette paix était la cession de l'Arvernie aux Wisigoths. A cette nouvelle, Sidoine, outré de dépit et accablé de douleur, écrivit à Græcus, l'un des trois évêques désignés, une lettre que je traduis en entier, sauf deux ou trois traits de mauvais goût, heureusement intraduisibles. _Sidoine à Græcus._ «Le porteur accoutumé de mes lettres, Amantius, va, si du moins la traversée est bonne, regagner son port de Marseille, emportant chez lui, comme à l'ordinaire, quelque peu de butin fait ici. Je saisirais cette occasion de jaser gaiement avec vous, s'il était possible de s'entretenir de choses gaies quand on en subit de tristes. Or, c'est où nous en sommes, dans ce coin disgracié de pays qui, si la renommée dit vrai, va être plus malheureux par la paix qu'il ne l'a été par la guerre. Il s'agit de payer la liberté d'autrui de notre servitude; de la servitude des Arvernes, ô douleur! de ces Arvernes qui anciennement osèrent se dire les frères des Latins, les descendants des Troyens; qui, de nos jours, ont repoussé par leurs propres forces les attaques des ennemis publics, et qui, souvent assiégés par les Goths, loin de trembler dans leurs murailles, ont fait trembler leurs adversaires dans leurs camps! «Ce sont ces mêmes Arvernes qui, lorsqu'il a fallu tenir tête aux Barbares de leur voisinage, ont été à la fois généraux et soldats. Dans les vicissitudes de ces guerres, tout le fruit du succès a été pour vous, pour eux tout le désastre des revers. «Cette paix, dont on parle, est-elle donc ce qu'ont mérité nos privations, nos murs et nos champs ravagés par le fer, le feu et la peste, nos guerriers exténués par la fatigue? Est-ce dans l'espoir d'une paix semblable que nous nous sommes nourris des herbes cueillies dans les crevasses de nos remparts, fréquemment empoisonnées par des plantes vénéneuses que nous ne savions point discerner, et cueillies d'une main aussi livide qu'elles? Tous ces actes, de tels actes de dévouement n'auront-ils, comme on l'assure, abouti qu'à notre perte? «Ah! ne souffrez pas, nous vous en conjurons, un traité si funeste et si honteux! vous êtes les intermédiaires de toutes les négociations; c'est à vous les premiers que sont communiqués, en l'absence de l'Empereur, les décisions prises, et soumises les décisions à prendre. Écoutez donc, nous vous en conjurons, écoutez une âpre vérité, un reproche qui doit être pardonné à la douleur; vous vous réunissez rarement, et quand vous vous réunissez, c'est moins pour remédier aux maux publics que pour traiter de vos intérêts privés. A force d'actes pareils, vous ne serez bientôt plus les premiers, mais les derniers des évêques. Le prestige ne saurait durer, et ceux là ne seront pas longtemps qualifiés de supérieurs auxquels les inférieurs ont déjà commencé à manquer. «Empêchez donc, rompez à tout prix une paix si honteuse. Nous faut-il combattre encore, être encore assiégés, être encore affamés? Nous sommes prêts, nous sommes contents. Mais si nous sommes livrés, n'ayant point été vaincus, il sera constaté que vous avez trouvé, en nous livrant, un lâche expédient pour faire votre paix avec le Barbare. «Mais à quoi bon lâcher le frein à une douleur excessive! N'accusez pas des affligés. Tout autre pays libre en serait quitte pour la servitude: le nôtre doit s'attendre à des châtiments. Ainsi donc, si vous ne pouvez nous sauver, obtenez du moins par vos instances la vie sauve à ceux qui vont perdre la liberté. Apprêtez des terres pour les exilés, des rançons pour les captifs, des provisions pour ceux qui auront voyage à faire. Si nos murs s'ouvrent à l'ennemi, que les vôtres ne soient pas fermés à des hôtes[242].» [242] _Lettres_, VII, 7. Cette lettre fit peut-être rougir un peu ceux à qui elle s'adressait, mais elle ne fit rien de plus. La paix, déjà convenue entre l'Empire et les Wisigoths, fut définitivement conclue à des conditions dont une seule est bien connue, la cession de l'Arvernie à ces derniers. Euric se hâta d'occuper cette belle province. Il en donna le gouvernement, avec le titre de duc, à un nommé Victorius, qui en était l'un des principaux personnages. Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours, qui ont eu l'un et l'autre l'occasion de parler de ce Victorius, en parlent d'une manière fort diverse. Le premier en fait, bien qu'en termes généraux, un éloge flatteur, et manifeste pour lui beaucoup de considération et d'attachement[243]; Grégoire de Tours le représente comme un mauvais magistrat, qui se fit détester pour ses violences et ses impudiques déportements, au point qu'il fut obligé de s'enfuir, afin d'échapper aux Arvernes qui voulaient le tuer[244]. [243] _Lettres_, VII, 17. [244] _Hist. des Franks_, II, 20. Ce qu'il importe le plus de remarquer à propos de ce premier gouverneur wisigoth de l'Arvernie, c'est qu'il était non-seulement Gallo-Romain, mais Arverne, et que son choix annonçait, de la part d'Euric, la volonté expresse de laisser à ses nouveaux sujets l'usage des lois et de l'administration romaines. Du reste, l'occupation de l'Arvernie par Euric ne fut pas si prompte que ceux des Arvernes qui s'étaient le plus compromis envers lui, par leur résistance obstinée, n'eussent le temps de s'enfuir. Plusieurs se dispersèrent de divers côtés, préférant les misères de l'exil à la domination de Barbares hérétiques. Le brave Ecdicius se réfugia à la cour de l'un des deux rois burgondes. Sidoine Apollinaire n'était pas moins compromis que lui; mais il ne crut pas qu'il lui fût permis d'abandonner son église, et il attendit avec résignation la sentence d'Euric à son sujet. Elle ne fut pas aussi rigoureuse qu'il aurait pu le craindre; il fut momentanément envoyé en exil à Livia, sur les frontières de la Gaule et de l'Espagne. FAURIEL, _Histoire de la Gaule Méridionale_, t. I, p. 324. Fauriel, né en 1772, à Saint-Etienne, mort en 1844, professeur de littérature étrangère à la Sorbonne, est l'un des historiens critiques les plus éminents de notre époque. Son _Histoire de la Gaule méridionale sous les conquérants Germains_ (4 vol. in-8º, 1836) est son principal ouvrage: on lui doit encore une _Histoire de la poésie provençale_ (3 vol. in-8º, 1846). EURIC, ROI DES WISIGOTHS. 466-483. Il est fâcheux que l'histoire ait laissé dans une obscurité si profonde tout ce qui tient aux relations de ce chef avec diverses nations barbares, germaniques ou autres, dont il paraît qu'il était devenu le patron et l'arbitre. Cassiodore[245] dit en termes formels qu'il avait puissamment aidé de ses subsides les rois des Varnes, des Hérules et des Thuringiens, et fait cesser la guerre que leur avaient déclarée leurs voisins. D'autres écrivains font allusion à ses victoires sur les Sicambres de la confédération franque et sur les tribus barbares des bords du Wahal, qui étaient aussi, selon toute apparence, des tribus franques[246]. Mais si obscures et si incomplètes que soient sur toutes ces choses les indications des historiens, elles suffisent néanmoins pour constater qu'Euric était le roi le plus puissant de son époque, et que sa cour était devenue une espèce de centre autour duquel s'agitaient, comme pour se rallier ou chercher un point d'appui, les parties disloquées de l'empire d'Occident. [245] _Cassiod. Chronic._, ad ann. 483. [246] Sidoine Apollinaire, _Lettres_, VIII, 3, 9. Il y a dans Sidoine une lettre curieuse qui peut aider à éclaircir un peu ces indices historiques, et dont, par cette raison, je crois bien faire de donner quelques extraits. Euric, en prenant possession de la province et de la capitale des Arvernes, avait relégué Sidoine Apollinaire à Livia, dans la Cerdagne. Il paraît que cet exil ne fut pas long, et que le digne évêque obtint aisément d'Euric l'autorisation de retourner à son siége. Il en reprit aussitôt le chemin (477); mais il lui fallut passer par Bordeaux pour y voir le roi, qui s'y trouvait, soit qu'il ne voulût que le remercier de sa délivrance, soit qu'il eût à traiter avec lui de quelque affaire. Deux mois se passèrent avant qu'Euric pût lui donner audience. Ce fut pour abréger un peu ce long intervalle d'attente et d'oisiveté que Sidoine écrivit à Lampridius, le rhéteur alors le plus fameux de Bordeaux, une lettre curieuse pour l'histoire littéraire de l'époque, accompagnée d'une pièce de vers plus curieuse encore comme document historique[247]. C'est un tableau de la cour d'Euric. [247] _Lettres_, VIII, 9 (on la trouvera traduite tout entière, p. 329). Ce roi, si occupé de guerre, de conquêtes et de sa prépondérance politique au dehors, fit plus qu'aucun de ses prédécesseurs pour la culture morale et sociale de son peuple. Jusqu'à lui les Wisigoths n'avaient été gouvernés que par des usages traditionnels; il leur donna le premier des lois écrites, qui furent comme le noyau ou le germe du code méthodique et complet auquel travaillèrent après lui la plupart de ses successeurs, et si connu sous le nom de code des Wisigoths. Euric mourut à Arles en 483, laissant un fils unique Alaric. Aussitôt après sa mort, Alaric II fut proclamé son successeur à Toulouse, restée la capitale de leur royaume, même après l'acquisition d'Arles et de Tarragone. Euric aspirait à la domination de la Gaule entière, et non-seulement la tâche n'était point au-dessus de ses forces, mais elle était, à ce qu'il semble, assez avancée. Il est probable que s'il eût vécu seulement quelques années de plus, il serait parvenu à établir, dans cette contrée comme en Espagne, une sorte d'unité politique, qui aurait pu en modifier heureusement l'avenir. Alaric II, jeune prince doué de bonnes inclinations, mais mollement élevé et n'ayant aucune des grandes qualités de son père, se trouva incapable de poursuivre l'exécution de ses plans et de compléter ses conquêtes. FAURIEL, _Histoire de la Gaule méridionale_, t. I, p. 344. LA COUR DU ROI EURIC A BORDEAUX. Déjà depuis plus de deux mois, la lune me voit confiné dans ces lieux; je n'ai paru qu'une fois aux regards du souverain, qui n'a pas beaucoup de loisir pour moi, car le monde subjugué lui demande aussi réponse. Ici, nous voyons le Saxon aux yeux bleus, lui naguère le roi des flots, maintenant trembler sur la terre. Des ciseaux placés sur le sommet du front n'atteignent pas seulement les premières touffes, mais coupent jusqu'à leurs racines ses cheveux qui, tranchés ainsi au niveau de la peau, donnent à sa tête une forme plus courte, et font paraître son visage plus long. Là, vieux Sicambre, après que tu as été vaincu et que l'on t'a dépouillé de ta chevelure, tu rejettes en arrière sur ta tête les cheveux qui te reviennent. Ici, porte ses pas errants l'Hérule aux joues bleuâtres, lui qui habite les côtes les plus reculées de l'Océan, et dont le visage ressemble presque à l'algue des mers. Ici, le Burgonde, haut de sept pieds, fléchit souvent le genou, et demande la paix. L'Ostrogoth trouve dans Euric un protecteur puissant, traite avec rigueur les Huns ses voisins; et les soumissions qu'il fait ici le rendent fier ailleurs. Et toi, Romain, c'est ici que tu viens demander du secours, et que tu implores contre les phalanges des régions de Scythie l'appui d'Euric, lorsque la grande ourse menace de quelques troubles. Ainsi par la présence de Mars qui règne sur ces bords, la Garonne puissante protége le Tibre affaibli. Le Parthe Arsace lui-même demande qu'il lui soit permis, en payant un tribut, de régner en paix dans son palais de Suse. Car, sachant qu'il se fait de grands préparatifs de guerre sur le Bosphore, il n'espère pas que la Perse, consternée au seul bruit des armes, puisse être défendue sur les rives de l'Euphrate; et lui, qui se fait appeler le parent des astres, qui s'enorgueillit de sa fraternité avec Phébus, descend néanmoins aux prières et se montre simple mortel. Au milieu de tout cela, mes jours se perdent en des retards inutiles; mais toi, Tityre, cesse de provoquer ma muse; loin de porter envie à tes vers, je les admire plutôt, moi qui, n'obtenant rien et employant en vain les prières, suis devenu un autre Mélibée. SIDOINE APOLLINAIRE, _Lettres_, liv. VIII, lettre 9, adressée à son ami Lampridius. (Traduction de MM. Collombet et Grégoire.) Sidoine Apollinaire, né à Lyon en 430, mourut à Clermont en 488. Il était d'une illustre famille, et avait épousé la fille d'Avitus, qui fut empereur en 455. Après avoir pris part aux affaires de la Gaule, Sidoine fut élu évêque de Clermont, et rendit de grands services à son diocèse, surtout pendant la guerre contre Euric. Très-lettré et l'un des poëtes distingués de son temps, Sidoine a laissé des lettres et vingt-quatre pièces de vers, qui sont au nombre des principaux documents de l'histoire du cinquième siècle. CONDUITE DU CLERGÉ ENVERS LES CONQUÉRANTS GERMAINS. Le désastre inouï des invasions et des victoires des Barbares au cinquième siècle n'avait pas seulement bouleversé tous les intérêts matériels, humilié les vanités de tout grade, accumulé sur toutes les conditions tous les genres de misère et de douleur; il avait fortement ébranlé les imaginations; il y avait jeté des doutes funestes, de sombres idées d'avenir, des regrets amers du passé; il avait troublé des opinions chrétiennes qui n'étaient point encore suffisamment affermies, celles surtout du gouvernement providentiel de Dieu, gouvernement attentif à tous les événements de ce monde, les dirigeant tous avec une intelligence et une justice suprêmes. Les chrétiens ne savaient comment concilier, avec un tel gouvernement, les calamités sans mesure et sans nombre qui changeaient brusquement la face du monde et semblaient livrer à la barbarie les résultats accumulés de la civilisation du genre humain. Quant aux païens, ils étaient moins embarrassés; ils n'hésitaient pas à voir, dans ces calamités, les conséquences et la punition de l'abandon du culte ancien, et ils imputaient franchement au christianisme toutes les hontes, tous les revers et tous les maux de l'Empire. Ces clameurs païennes avaient éclaté au milieu des terreurs de l'invasion de Radagaise[248]; elles avaient redoublé à la prise de Rome par Alaric, et rien de ce qui s'était passé depuis n'était fait pour leur imposer silence. [248] Roi des Suèves qui dévasta l'Italie septentrionale, fut battu, pris et décapité en 406. Presque également alarmée des blasphèmes de ses adversaires et des doutes des siens, l'Église ne pouvait se dispenser de s'expliquer sur ce qui provoquait les uns et les autres, et de prouver, si elle le pouvait, que les malheurs de l'Empire et les prospérités des Barbares n'avaient rien d'incompatible avec la doctrine du gouvernement providentiel de Dieu. Sa tâche n'était pas aisée; mais elle n'était pas au-dessus du génie qui se l'imposa le premier. Ce fut saint Augustin. Pressé de remplir cette haute tâche, l'illustre évêque se mit, dès 413, trois ans après la prise de Rome, à écrire son immense et célèbre traité de la _Cité de Dieu_, l'ouvrage le plus hardi et le plus profond qui eût été jusque-là composé en faveur du christianisme. L'objet de cet ouvrage était de prouver qu'il ne faut point chercher dans ce monde le but du gouvernement de Dieu, ni le terme de ses desseins sur l'homme. Ce monde, en effet, est rempli de maux et de biens communs aux bons et aux méchants, et dont cette communauté même indique suffisamment l'imperfection, l'incomplet et la nature transitoire. Au delà de ce monde, de cette cité de passage et d'épreuve, il y a une autre cité, une cité éternelle, celle de Dieu, où tout est justice, où le mal n'existe plus que comme punition, le bien que comme récompense. Le plus aride extrait de ce grand ouvrage serait encore trop étendu pour trouver place ici. Je n'en puis citer que des passages isolés qui ont directement trait à mon dessein; ce sont ceux où il s'agit de la conduite des Wisigoths à Rome, quand ils l'eurent prise, et des rapprochements par lesquels saint Augustin relève cette conduite, cherchant à la présenter sous le jour qui convenait à ses vues. Voici un de ces passages: «Tout ce qu'il y a eu, dans ce récent désastre de Rome, de ravages, de massacres, de pillages, d'incendies, de misères, tout cela est arrivé conformément à toutes les guerres. Mais ce qu'il y a eu là de nouveau, d'inouï en cas pareil, c'est que la férocité barbare se soit montrée adoucie au point que de vastes basiliques aient été choisies pour être remplies d'hommes à épargner, comme des lieux où nul ne serait frappé, d'où nul ne serait enlevé, où l'on conduirait pour les sauver tous ceux qu'aurait épargnés la pitié des ennemis, où nul ne serait fait prisonnier, pas même par ceux des Barbares restés féroces. Quiconque ne voit pas que tout cela doit être attribué au nom du Christ et aux temps chrétiens est aveugle. Quiconque le voit et n'en loue pas Dieu est un ingrat, et quiconque s'offense de l'en entendre louer est un insensé. Que tout homme sage prenne bien garde à ne pas faire honneur de pareilles choses à la férocité des Barbares. Celui-là seul a épouvanté, a enchaîné, a miraculeusement adouci ces âmes sauvages et brutes, qui a dit si longtemps d'avance: «Je visiterai leur iniquité la verge à la main[249].» [249] _De Civitate Dei_, lib. I, 7. Dans un second passage, saint Augustin rapproche les cruautés des proscriptions de Sylla de celles des Wisigoths à la prise de Rome. Après un énergique et sombre tableau des premières, il poursuit en ces termes: «Où est, de la part des nations étrangères, un exemple de rage, ou de la part des Barbares un exemple de férocité à comparer à cette victoire de citoyens sur leurs concitoyens? Qu'a vu Rome de plus funeste, de plus atroce, de plus terrible, de l'ancienne irruption des Gaulois, de celle toute récente des Goths, ou des fureurs de Marius, de Sylla et des autres illustres personnages de leurs factions? Les Gaulois, il est vrai, égorgèrent le sénat et tout ce qu'ils rencontrèrent dans la ville; mais le Capitole tint contre eux, et à ceux qui s'y trouvaient ils vendirent à prix d'or la vie qu'ils auraient pu leur ôter, sinon par le fer, au moins par un siége. Les Goths ont épargné tant de sénateurs qu'il y a lieu de s'étonner qu'ils en aient fait périr quelques-uns. Mais, du vivant même de Marius, Sylla occupa en vainqueur ce Capitole qui avait échappé aux Gaulois, pour dicter de là les massacres, et fit égorger plus de sénateurs que les Goths n'en avaient dépouillé[250].» [250] Liv. III, 29. N'y a-t-il pas, dans ces considérations, quelque chose de tant soit peu sophistique qui en affaiblit l'autorité? Il y avait eu dans Rome prise d'assaut par les bandes d'Alaric, des dévastations, des incendies, des pillages, des massacres, des outrages de toute espèce. Mais à tout cela saint Augustin ne trouvait rien d'étrange; tout cela, comme il dit, était ce qui arrive dans toutes les guerres. Qu'est-ce donc qui l'étonnait? Qu'est-ce qui le faisait crier au miracle? C'était qu'il n'y eût pas eu, à la prise de Rome, autant de ravages, de massacres et de calamités qu'il aurait pu y en avoir; c'était qu'il y eût eu des hommes épargnés, des Romains conduits par les Barbares eux-mêmes dans des églises où leur vie et leur liberté devaient être respectées. Il ne serait pas aisé de distinguer, dans cette catastrophe, la part du fait ordinaire de celle du miracle; et peut-être faut-il, pour être juste, attribuer une bonne partie de ce miracle à l'effet de ce grand nom de Rome sur des Barbares à demi chrétiens, qui commençaient à se policer, et commandés par un chef dans les instincts duquel il y avait quelque chose de magnanime, qui avait reçu de fortes impressions du spectacle de la civilisation, et qui aurait mieux aimé gouverner Rome que la prendre pour la dévaster et la piller. Quoiqu'il en soit de la solution donnée par saint Augustin des objections contre la Providence, tirées des calamités des invasions germaniques, cette solution et les théories sur lesquelles elle était fondée eurent la plus grande influence sur les opinions et la conduite du clergé chrétien. Ce fut dans cette hardie création de la _Cité de Dieu_ que les docteurs ecclésiastiques de l'Occident apprirent à chercher les beaux côtés du caractère des Barbares et les raisons providentielles de leurs succès. Partout où il y avait des Barbares, la doctrine de saint Augustin devait être bien accueillie du clergé. Elle devait l'être, et le fut mieux que partout ailleurs, en Gaule, où les Barbares étaient plus puissants et plus nombreux, et où le clergé comptait dans son sein beaucoup d'hommes ingénieux capables de faire valoir les doctrines dont il s'agit, de les résumer, de les orner, de les modifier selon les localités et les circonstances. Prosper d'Aquitaine[251] ne se contenta pas d'en avoir mis la substance en vers; il y revint dans un petit traité en prose sur _la vocation des nations_, traité où il se félicite naïvement, et sans détours oratoires, de ces immenses bouleversements de l'époque qui, jetant des flots de Barbares païens parmi les nations civilisées et chrétiennes, multipliaient d'autant pour les premiers les chances de leur conversion. [251] Saint Prosper d'Aquitaine, né en 403, mort vers 463, est auteur d'une chronique estimée et d'un poëme intitulé: _les Ingrats_, dirigé contre l'hérésie du semi-pélagianisme. Ce fut cette même doctrine que Salvien de Marseille exposa et abrégea à sa manière dans son fameux traité du Gouvernement de Dieu. J'ai cité de cet ouvrage des morceaux qui en indiquent suffisamment l'esprit et l'objet. Salvien a voulu y démontrer que les véritables calamités de l'Empire devaient être imputées au despotisme impérial, à l'avarice et à la cruauté de ses agents, à l'insatiabilité du fisc, à la corruption et à l'égoïsme des riches. Les irruptions des Barbares ne sont à ses yeux que la juste punition de tous ces vices des gouvernants et des gouvernés; elles ne sont que l'heureux terme de misères devenues intolérables. Le royaume des Wisigoths lui apparaît comme un refuge ouvert par miracle aux malheureux que l'administration impériale avait réduits au désespoir. Dans ces terribles Wisigoths, au nom desquels tout Romain devait rattacher tant de funestes souvenirs, Salvien ne voit et ne veut voir que des hommes moins corrompus que les Romains. Il ne se demande pas si, au despotisme et aux vices du gouvernement impérial, il n'y avait pas quelque autre fin possible que la domination des Barbares; si cette domination ne devait pas être mortelle pour des lumières, pour des talents, pour des vertus, résultat d'un état social dont elles compensaient toutes les imperfections. Il n'y a pour lui, dans les conquêtes des Barbares, qu'un fait pur et simple, un fait accompli, irrévocable, expression directe et fidèle d'une volonté suprême attentive à tout et en tout parfaitement équitable. Salvien a bien parlé des Franks et des Burgondes, mais il n'en a parlé que rarement, sans détail et sans intention expresse de se faire leur apologiste. Mais ce qu'il ne fit pas, il se trouva pour le faire d'autres évêques, d'autres prêtres, d'autres disciples de saint Augustin. Nous verrons un peu plus tard que les Franks furent, de tous les Barbares, ceux auxquels le clergé fit le plus d'avances et prodigua le plus d'éloges. Je me bornerai à rapporter ici quelques traits de la manière dont il envisagea l'invasion des Burgondes. On a plusieurs homélies de saint Eucher, évêque de Lyon, de 434 à 454, homélies qui portent tous les caractères de compositions faites pour le peuple et prononcées devant lui. Il y en a une qui contient un passage curieux, relatif à la conquête des Burgondes, qui n'a point été noté par l'histoire et qu'il est difficile d'y rattacher. Il s'agit, je crois, de la prise et de l'occupation de Lyon; mais assez peu importe d'ailleurs le fait précis de la conquête burgondienne auquel se rapporte ce morceau. Ce qu'il y faut remarquer, c'est la manière dont l'évêque caractérise les conquérants. «Tout le pays, dit-il, tremblait à l'approche d'une nation puissante, irritée; et cependant voilà que celui que l'on réputait barbare arrive avec un coeur tout romain. Enfermés de toutes parts, les Barbares au service des Romains, ne sachant ni soutenir le combat, ni recourir aux prières pour fléchir le plus fort, repoussent insolemment la paix que leur offrait le vainqueur. Quelle est donc la main par laquelle il se fait que le chef (des Barbares), maître de faire ce qu'il veut, tourne à l'improviste à la clémence quand nous provoquons sa colère? Qui a rendu à tant de malheureux ce service que la fureur ne sache point s'irriter, et que, vainqueur d'une sorte nouvelle, le vainqueur sache s'attendrir sans en être prié[252]?» [252] Homeliæ S. Eusebii (Eucherii), p. 282. Parler ainsi des Barbares, ranger ainsi solennellement leurs triomphes dans les plans de la Providence, c'était se déclarer hautement pour eux, c'était aller au-devant de leur domination; c'était leur offrir les services et les conseils dont ils avaient besoin pour l'organisation de leurs conquêtes. Or, de la part du clergé gallo-romain, ces signes de dévouement, ces offres n'étaient pas à dédaigner. Ce clergé était à la tête des masses de la population, il exerçait sur elle la double autorité de la religion et des magistratures civiles. Le fait était si évident que les Barbares n'avaient pu tarder beaucoup à s'en apercevoir, ni s'en apercevoir sans prendre une grande opinion du clergé, sans désirer l'avoir pour auxiliaire. D'un autre côté, les masses elles-mêmes, effarouchées de tous ces gouvernements barbares auxquels elles allaient avoir affaire, avaient le plus grand intérêt à ce que le clergé intervînt pour elles auprès des conquérants, à ce qu'il prît de l'ascendant sur eux, à ce qu'il usât de tous les moyens qu'il avait de les adoucir, de les éclairer, de leur inspirer des idées d'ordre, de paix et d'humanité, d'en faire les continuateurs, non du despotisme impérial, mais du gouvernement romain. C'était une grande et noble mission auprès de ces conquérants que le voeu général des Gallo-Romains imposait au clergé; et cette mission, le clergé l'accepta; il la remplit avec zèle et habileté. Sans doute il y trouva et finit par y chercher trop son intérêt propre; mais il fit certainement beaucoup pour l'intérêt de tous; il rendit de vrais services aux plus forts et aux plus faibles, aux vainqueurs et aux vaincus. FAURIEL, _Histoire de la Gaule méridionale_, t. I, p. 562. LETTRE DE SAINT REMI[253] A CLOVIS[254]. 481. La grande nouvelle est venue jusqu'à nous, que tu as pris heureusement l'administration des affaires militaires[255]. Ce n'est pas chose nouvelle que tu commences à être ce que tes pères ont toujours été. Tu dois surtout faire en sorte que le jugement de Dieu ne t'abandonne pas maintenant que ton mérite et ta modération sont récompensés par ton élévation au comble des honneurs, car tu sais que l'on dit ordinairement que c'est par la fin que l'on juge les actions des hommes. Tu dois choisir des conseillers qui puissent donner de l'éclat à ta bonne renommée, te montrer chaste et honnête dans la gestion de ton bénéfice[256], honorer les évêques et toujours recourir à leurs conseils. Si tu es d'accord avec eux, tout ira bien dans la province[257]. Protége tes citoyens[258], soulage les affligés, secours les veuves, nourris les orphelins, afin que tous t'aiment et te craignent. Que la justice sorte de ta bouche. Il ne faut rien demander aux pauvres ni aux étrangers, et ne te laisse pas aller à recevoir la moindre chose en présent. Que ton prétoire soit ouvert à tous, et que personne n'en sorte triste. Tout ce que tu as hérité de richesses de ton père, emploie-le à soulager les captifs et à les délivrer du joug de la servitude. Si quelque voyageur est amené devant toi, ne lui fais pas sentir qu'il est étranger. Joue avec les jeunes gens, traite les affaires avec les vieillards, et si tu veux être roi, fais-t'en juger digne[259]. [253] Saint Remi, évêque de Reims, mourut en 533, âgé de quatre-vingt-seize ans, après avoir été évêque pendant soixante-quatorze ans. [254] Clovis à son avénement n'avait que quinze ans. [255] Childéric avait possédé la dignité romaine de maître des milices, et la transmit à Clovis. Tel est le sens que trouve M. Pétigny à la phrase _Rumor ad nos magnus pervenit, administrationem vos secundum rei bellicæ suscepisse_. D'autres croient qu'il s'agit d'une seconde expédition militaire et lisent: _administrationem vos secundam_. [256] Terres cédées par les empereurs romains aux Barbares, à la condition du service militaire. [257] La Gaule du nord, sur laquelle s'étendait son autorité comme officier de l'empire. [258] Les Gallo-Romains, en faveur desquels saint Remi intervient auprès de Clovis. [259] Le texte de cette lettre est dans Duchesne, _Script. francor._, t. I. CLOVIS. 481-511. _Guerre contre Syagrius._ Childéric étant mort, Clovis, son fils, fut roi à sa place. Dans la cinquième année de son règne, Syagrius, roi des Romains[260] et fils d'Egidius, résidait dans la ville de Soissons, qu'Egidius avait prise autrefois. Clovis ayant marché contre lui avec Ragnacaire, son parent, qui était aussi en possession d'un royaume[261], il lui fit demander de choisir un champ de bataille. Celui-ci ne différa point et n'hésita pas à faire la guerre. La bataille s'engagea bientôt (486). Syagrius, voyant son armée battue, prit la fuite, et se rendit auprès du roi Alaric, à Toulouse, où il comptait trouver un asile. Clovis envoya prier Alaric de le lui livrer, disant que s'il le gardait, il irait lui faire la guerre. Alaric, craignant de s'attirer la colère des Franks, car la crainte est habituelle aux Goths, livra aux envoyés de Clovis Syagrius enchaîné. Clovis l'ayant reçu ordonna de le garder, et s'étant emparé de son royaume, il le fit tuer secrètement. [260] Syagrius était patrice et non pas roi des cités gallo-romaines du bassin de la Seine. [261] Celui de Cambrai. Dans ce temps, l'armée de Clovis pilla beaucoup d'églises, parce que ce roi était encore plongé dans l'idolâtrie. Des soldats avaient enlevé d'une église un vase remarquable par sa beauté et sa grandeur, et tous les autres ornements du culte. L'évêque de cette église[262] envoya auprès de lui des députés pour lui demander qu'on lui rendît au moins ce beau vase, si l'on ne pouvait obtenir la restitution des autres. Le roi ayant entendu ces paroles, dit à l'envoyé: Suis-moi jusqu'à Soissons, parce que c'est là que l'on fera les parts du butin; et lorsque le sort m'aura donné le vase, je ferai ce que demande l'évêque. Après leur arrivée à Soissons, on plaça le butin au milieu de la place, et le roi dit en montrant le vase dont nous venons de parler: Je vous prie, mes braves guerriers, de me donner, outre ma part, ce vase que voici. Les plus sages répondirent à la demande du roi: Glorieux roi, tout ce que nous voyons est à toi, et nous-mêmes nous sommes soumis à ton pouvoir. Fais donc ce que tu veux, car personne ne peut résister à ta puissance. Quand ils eurent ainsi parlé, un soldat plein d'audace, de jalousie et de colère, leva sa francisque, frappa le vase et dit: Tu n'auras rien autre que ce que le sort te donnera. Tous ceux qui étaient là furent stupéfaits, et le roi dissimula son mécontentement de cet outrage sous un air de patience. Il donna à l'envoyé de l'évêque le vase que le sort lui avait fait échoir, gardant au fond du coeur une colère secrète. [262] Saint Remi. Un an après, Clovis rassembla ses guerriers au champ de Mars, pour voir si leurs armes étaient brillantes et en bon état. Il examina tous les soldats, passant devant eux, et arriva auprès du guerrier qui avait frappé le vase: Personne n'a des armes aussi mal fourbies que les tiennes, lui dit-il, ni ta lance, ni ton épée, ni ta hache ne sont en état de servir; et lui arrachant sa hache, il la jeta à terre. Le soldat s'étant baissé pour la ramasser, le roi levant sa francisque, l'en frappa sur la tête, en lui disant: Voilà ce que tu as fait au vase à Soissons. Ce soldat tué, il ordonna aux autres de s'en aller. Cette action inspira pour lui une grande crainte. _Conversion de Clovis._ Les Burgondes avaient pour roi Gondeuch. Il eut quatre fils: Gondebaud, Godégisile, Chilpéric et Godomar. Gondebaud égorgea son frère Chilpéric, et ayant attaché une pierre au cou de sa femme, il la noya. Il exila les deux filles de Chilpéric. L'aînée, qui se fit religieuse, s'appelait Chrona; la plus jeune Clotilde. Clovis envoyait souvent des députés en Burgondie; ils virent la jeune Clotilde. Témoins de sa beauté et de sa vertu et ayant appris qu'elle était du sang royal, ils le dirent au roi. Clovis envoya aussitôt des députés à Gondebaud pour la lui demander en mariage. Gondebaud, n'osant pas refuser, la remit aux envoyés de Clovis, qui se hâtèrent de la conduire au roi. Clovis fut transporté de joie en la voyant, et l'épousa. Clovis eut de la reine Clotilde un premier fils. Voulant qu'il reçût le baptême, Clotilde donnait sans cesse de pieux conseils au roi, lui disant: Les dieux que vous adorez ne sont rien, puisqu'ils ne peuvent se secourir eux-mêmes ni secourir les autres, car ils sont de pierre, de bois ou de métal... Le Dieu que l'on doit adorer est celui qui par sa parole a sorti du néant le ciel et la terre, la mer, et tout ce qui y est contenu; qui a fait briller le soleil, et orné le ciel d'étoiles; qui a rempli les eaux de poissons, la terre d'animaux et l'air d'oiseaux; aux ordres duquel la terre se couvre de plantes, les arbres de fruits et les vignes de raisins; dont la main a créé le genre humain; qui a donné enfin à l'homme toutes les créatures pour lui obéir et le servir. Ces conseils de la reine ne disposaient pas le roi à accepter la foi; il disait au contraire: C'est par l'ordre de nos dieux que tout a été créé et produit; il est évident que votre Dieu ne peut rien; bien plus, il n'est pas de la race des dieux. Cependant la pieuse reine présenta son fils au baptême; elle fit orner l'église de voiles et de tapisseries, pour que cette magnificence attirât vers la foi catholique le roi, qui n'avait pas été convaincu par ses paroles. L'enfant ayant été baptisé et appelé Ingomer, mourut dans la même semaine qu'il avait été baptisé. Le roi, mécontent de sa mort, la reprochait à la reine et lui disait: Si l'enfant avait été consacré au nom de mes dieux, il vivrait encore; c'est parce qu'il a été baptisé au nom de votre Dieu, qu'il est mort. La reine lui répondit: Je remercie le puissant Créateur de toutes choses, qui ne m'a pas jugée indigne de voir admis dans son royaume l'enfant né de mon sein. Cette mort n'a pas causé de douleur à mon âme parce que je sais que les enfants que Dieu retire de ce monde, quand ils sont encore dans les aubes, sont nourris de sa vue. Elle engendra ensuite un second fils, qui reçut au baptême le nom de Clodomir. Cet enfant étant tombé malade, le roi disait: Il lui arrivera ce qui est arrivé à son frère, il mourra aussitôt après avoir été baptisé au nom de votre Christ. Mais Dieu accorda la vie de l'enfant aux prières de sa mère. La reine suppliait sans cesse le roi d'adorer le vrai Dieu et de renoncer aux idoles; mais rien ne put l'y déterminer, jusqu'à ce que la guerre ayant éclaté avec les Alémans, Clovis se trouva forcé, par la nécessité, de confesser ce qu'il s'était obstiné à nier jusque-là. Il arriva que les deux armées se battant[263] avec beaucoup d'acharnement, celle de Clovis commençait à être taillée en pièces; alors, Clovis, levant les mains au ciel et le coeur touché et fondant en larmes, s'écria: Jésus-Christ, que Clotilde affirme être le fils du Dieu vivant, toi qui, dit-on, secours ceux qui sont en danger et donnes la victoire à ceux qui espèrent en toi, j'invoque avec ferveur la gloire de ton secours. Si tu m'accordes la victoire sur mes ennemis et que j'éprouve cette puissance dont le peuple consacré à ton nom dit avoir reçu tant de preuves, je croirai en toi et je me ferai baptiser en ton nom; car j'ai invoqué mes dieux, et, comme je le vois, ils ne me sont d'aucune aide, ce qui me prouve qu'ils n'ont pas de pouvoir, puisqu'ils ne secourent pas ceux qui les servent. Je t'invoque donc, je veux croire en toi, mais que j'échappe à mes ennemis. Comme il disait ces paroles, les Alémans plièrent et commencèrent à fuir; et voyant que leur roi était mort, ils se rendirent à Clovis, en lui disant: Nous te supplions de ne pas faire périr notre peuple, car nous sommes à toi. Clovis fit cesser le carnage, soumit le peuple, rentra victorieux dans son royaume, et raconta à la reine comment il avait gagné la victoire en invoquant le nom du Christ. [263] Il s'agit de la bataille de Tolbiac, livrée en 496. Alors la reine fit prévenir secrètement saint Remi, évêque de Reims, et le pria de faire pénétrer dans le coeur du roi la parole du salut. L'évêque ayant fait venir Clovis, commença à l'engager en secret à croire au vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, et à abandonner ses idoles, qui n'étaient d'aucun secours, ni pour elles-mêmes, ni pour les autres. Clovis lui dit: Très-saint père, je t'écouterai volontiers; mais il y a encore le peuple qui m'obéit et qui ne veut pas abandonner ses dieux; j'irai à eux et je leur répéterai tes paroles. Lorsqu'il eut rassemblé ses sujets, avant même qu'il eût parlé, et par la volonté de Dieu, le peuple tout entier s'écria: Pieux roi, nous abandonnons les dieux mortels, et nous voulons obéir au Dieu immortel que prêche saint Remi. On annonça cette nouvelle à l'évêque, qui, plein de joie, fit préparer les fonts sacrés. On couvrit de tapisseries peintes les portiques intérieurs de l'église, on les orna de voiles blancs; on prépara les fonts baptismaux; on répandit des parfums; les cierges brillaient; tout le temple respirait une odeur divine, et Dieu fit descendre sur les assistants une si grande grâce qu'ils se croyaient transportés au sein des parfums du paradis. Le roi pria l'évêque de le baptiser le premier. Le nouveau Constantin s'avança vers le baptistère pour s'y faire guérir de la vieille lèpre qui le souillait, et laver dans une eau nouvelle les taches hideuses de sa vie passée. Comme il allait recevoir le baptême, le saint de Dieu lui dit de sa bouche éloquente: Doux Sicambre, baisse la tête; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. Le roi ayant donc reconnu la toute-puissance de Dieu dans la Trinité, fut baptisé[264] au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et oint du saint chrême avec le signe de la croix. Plus de trois mille de ses soldats furent aussi baptisés[265]. [264] Clovis fut baptisé le jour de Noël de l'année 496. [265] Quelques jours après, Clovis écoutait la lecture de l'évangile que lui faisait saint Remi. Quand l'évêque vint à dire comment J.-C. avait été livré aux bourreaux, Clovis devint furieux et s'écria: Que n'étais-je là avec mes Franks, j'aurais promptement vengé son injure! (_Chronique de Frédégaire._) _Guerre contre les Burgondes._ Gondebaud et son frère Godégisile possédaient la Burgondie, située aux environs du Rhône et de la Saône, et la province de Marseille. Ils étaient ariens, comme leurs sujets. La guerre ayant éclaté entre eux, Godégisile apprenant les victoires de Clovis lui fit dire secrètement que s'il lui donnait des secours contre son frère et qu'il parvînt par son aide à le tuer ou à le détrôner, il lui payerait chaque année le tribut qu'il exigerait. Clovis y consentit volontiers, et lui promit de lui fournir du secours partout où il en aurait besoin. Le moment venu, Clovis se mit en marche avec son armée contre Gondebaud. A cette nouvelle, Gondebaud, ignorant la ruse de son frère, lui fit dire: Viens me secourir, car les Franks marchent contre nous et viennent pour conquérir notre pays. Réunissons-nous pour repousser un peuple ennemi, de peur que, si nous restons séparés, nous n'ayons le même sort que les autres peuples. Godégisile lui répondit: Je viendrai avec mon armée et t'amènerai du secours. Les trois armées, c'est-à-dire celle de Clovis et celles de Gondebaud et de Godégisile, s'étant mises en marche avec tout leur appareil de guerre, arrivèrent auprès d'un fort appelé Dijon. Pendant qu'elles se livraient bataille sur les rives de l'Ouche, Godégisile se joignit à Clovis, et réunis ils détruisirent l'armée de Gondebaud. Celui-ci, voyant la perfidie de son frère, qu'il n'avait pas soupçonnée, prit la fuite. Après avoir parcouru les bords marécageux du Rhône il se réfugia dans Avignon. Godégisile, vainqueur, promit à Clovis une partie de ses terres, et entra en triomphe dans Vienne, se croyant le seul maître de tout le royaume. Clovis, ayant encore augmenté ses forces, poursuivit Gondebaud pour le prendre et le faire périr. A cette nouvelle, Gondebaud effrayé craignit qu'une mort soudaine ne vînt le frapper. Il avait auprès de lui un homme célèbre par sa sagesse et son courage, nommé Aridius. Il le fit venir, et lui dit: De tous côtés je suis entouré de dangers, et je ne sais que faire, parce que ces barbares marchent contre nous pour nous tuer et ravager ensuite notre pays. Aridius lui répondit: Pour ne pas périr, il faut apaiser la férocité de cet homme. Maintenant, si cela vous convient, je feindrai de vous fuir et de passer vers lui; et lorsque je me serai réfugié vers lui, je ferai en sorte qu'il ne vous tue pas et qu'il ne ravage pas le pays. Veuillez seulement lui accorder ce qu'il vous demandera d'après mes conseils, jusqu'à ce que la clémence du Seigneur daigne rendre votre cause meilleure. Et Gondebaud lui dit: Je ferai ce que tu auras demandé. Après avoir ainsi parlé, Aridius prit congé du roi et partit. Arrivé auprès de Clovis, il lui dit: Voilà que moi, ton humble esclave, très-pieux roi, je viens me livrer en ta puissance, abandonnant ce misérable Gondebaud. Si ta clémence daigne jeter les yeux sur moi, tu verras en moi un serviteur fidèle pour toi et tes successeurs. Le roi l'ayant aussitôt accepté, le garda avec lui, car il était gai dans ses récits, sage dans ses conseils, juste dans ses jugements, et fidèle dans ce qu'on lui confiait. Clovis étant venu camper sous les murs de la ville, Aridius lui dit: Si la gloire de ta grandeur, ô roi, daigne accueillir les petits conseils de ma faiblesse, quoique tu puisses te passer d'avis, je te les donnerai avec une entière fidélité, et ils pourront être utiles à toi et au pays que tu te proposes de traverser. Pourquoi retenir ton armée quand ton ennemi est enfermé dans une ville très-fortifiée? tu ravages les champs et les prés, tu coupes les vignes et les oliviers, tu détruis tout ce que produit le pays, et cependant tu ne fais aucun mal à ton ennemi. Envoie-lui donc des députés et soumets-le à un tribut qu'il te payera chaque année. Alors le pays sera délivré, et tu seras le maître de celui qui te payera tribut. Si Gondebaud n'y consent pas, tu feras ce qui te plaira. Le roi ayant accepté ce conseil, ordonna à ses guerriers de retourner chez eux, et ayant envoyé une ambassade à Gondebaud, il lui enjoignit de lui payer tous les ans le tribut qu'il lui imposait. Gondebaud le paya sur-le-champ et promit d'en faire autant chaque année. _Guerre contre les Wisigoths._ Alaric, roi des Goths, voyant les conquêtes continuelles que faisait Clovis, lui envoya des députés pour lui dire: Si mon frère y veut consentir, j'ai dessein que nous ayons une entrevue sous les auspices de Dieu. Clovis ayant accepté la proposition, alla vers lui. Ils se joignirent dans une île de la Loire, située auprès du bourg d'Amboise; ils s'entretinrent, mangèrent et burent ensemble, et se séparèrent en paix après s'être promis amitié. Beaucoup de gens alors, dans toute la Gaule, désiraient avec ardeur être soumis à la domination des Franks[266]. Il arriva que Quintien, évêque de Rhodez[267], haï pour ce sujet, fut chassé de la ville. On lui disait: C'est parce que tu désires que les Franks viennent dominer sur ce pays. Peu de jours après, une querelle s'étant élevée entre lui et les habitants, les Goths qui étaient dans la ville eurent de grands soupçons, car ses concitoyens reprochaient à Quintien de vouloir les soumettre aux Franks; ils tinrent conseil, et résolurent de le tuer. L'homme de Dieu en ayant été instruit, se leva pendant la nuit avec ses plus fidèles ministres, et, sortant de Rhodez, il se retira en Arvernie, où l'évêque saint Euphrasius le reçut avec bonté, lui donna maison, champs et vignes, le garda avec lui, et lui dit: Le revenu de cette église est assez considérable pour nous entretenir tous deux. Que la charité recommandée par le saint Apôtre existe au moins entre les évêques de Dieu! [266] Parce qu'ils étaient catholiques et que les autres barbares étaient ariens. Pour les Gallo-Romains catholiques, la domination des Franks catholiques était plus supportable; aussi les évêques aidaient-ils partout à l'établir. [267] Ville de l'Aquitaine et soumise aux Wisigoths. Le roi Clovis dit à ses soldats: Il me déplaît fort que ces ariens de Goths occupent une partie de la Gaule; marchons contre eux, et avec l'aide de Dieu chassons-les, et soumettons le pays à notre puissance. Ce discours ayant plu à tous les guerriers, l'armée se mit en marche, et se dirigea vers Poitiers, où se trouvait alors Alaric. Mais comme une partie de l'armée passait sur le territoire de Tours, par respect pour saint Martin, Clovis donna l'ordre que personne ne prît dans ce pays autre chose que des légumes et de l'eau. Un soldat s'empara cependant du foin d'un pauvre homme en disant: Le roi nous a recommandé de ne prendre que de l'herbe; ce foin, c'est de l'herbe; en le prenant nous ne lui désobéissons pas. Puis il fit violence au pauvre homme et lui arracha son foin. Le roi eut connaissance de ce fait. Ayant aussitôt frappé le soldat de son épée, il dit: Où sera l'espoir de la victoire, si nous offensons saint Martin? Cet exemple empêcha l'armée de rien prendre dans le pays. Le roi envoya des députés à l'église du saint et leur dit: Allez, vous trouverez peut-être dans le saint temple quelque présage de la victoire. Il leur donna des présents pour orner l'église, et dit: Seigneur Dieu, si vous êtes mon aide et si vous voulez livrer en mes mains cette nation incrédule et ennemie de votre nom, daignez me faire voir que vous m'êtes favorable, afin que je sache si vous daignerez protéger votre serviteur. Les envoyés s'étant hâtés arrivèrent à la sainte basilique, selon l'ordre du roi. A leur entrée, le premier chantre entonna aussitôt cette antienne: Seigneur, vous m'avez revêtu de force pour la guerre, et vous avez abattu sous moi ceux qui s'élevaient contre moi, et vous avez fait tourner le dos à mes ennemis devant moi, et vous avez exterminé ceux qui me haïssaient[268]. Ayant entendu ce psaume, les envoyés rendirent grâce à Dieu, offrirent les dons du roi au saint confesseur, et revinrent joyeux annoncer à Clovis cet heureux présage. [268] Psaumes, XVII, v. 39, 40. L'armée étant arrivée sur les bords de la Vienne, on ne savait pas où il fallait traverser cette rivière, car elle était débordée à la suite des pluies. Pendant la nuit, le roi pria le Seigneur de vouloir bien lui montrer un gué par où l'on pût passer. Le lendemain matin, par l'ordre de Dieu, une biche d'une grandeur extraordinaire entra dans le fleuve devant l'armée, le passa à gué, et montra le chemin qu'il fallait suivre[269]. Arrivé dans le territoire de Poitiers, le roi se tenait dans sa tente sur une élévation; il vit de loin un feu qui sortait de la basilique de Saint-Hilaire et semblait voler vers lui, comme pour indiquer qu'aidé de la lumière du saint confesseur Hilaire, le roi triompherait plus facilement de ces bandes hérétiques, contre lesquelles le saint évêque lui-même avait souvent défendu la foi. Clovis défendit à toute son armée de dépouiller personne ou de piller le bien de qui que ce soit dans cet endroit ou dans la route. [269] Ce gué est près de Lussac, et s'appelle encore le gué de la biche. Clovis en vint aux mains avec Alaric, roi des Goths, dans le champ de Vouglé, à trois lieues de Poitiers[270]. Les Goths ayant pris la fuite, selon leur coutume, le roi Clovis, par l'aide de Dieu, remporta la victoire. Il avait pour allié le fils de Sigebert[271], nommé Clodéric. Ce Sigebert boitait d'une blessure qu'il avait reçue au genou, à la bataille de Tolbiac contre les Alémans. Le roi, après avoir obligé les Goths à fuir et tué leur roi Alaric, fut tout à coup attaqué par derrière par deux soldats qui lui portèrent des coups de lance sur les deux côtés. Mais la bonté de sa cuirasse et la légèreté de son cheval lui sauvèrent la vie. Après le combat, le fils d'Alaric, Amalaric, s'enfuit en Espagne et gouverna avec sagesse le royaume de son père. Clovis envoya son fils Thierry en Arvernie, par Alby et Rhodez; celui-ci soumit à son père toutes les villes depuis la frontière des Goths jusqu'à celle des Burgondes. Clovis, après avoir passé l'hiver dans la ville de Bordeaux et emporté de Toulouse tous les trésors d'Alaric, marcha sur Angoulême. Par la grâce du Seigneur, les murs tombèrent à sa vue. Il en chassa les Goths, soumit la ville à son pouvoir. Puis, ayant remporté la victoire, il revint à Tours, et offrit de nombreux présents à la sainte église du bienheureux Martin. [270] C'est dans les plaines de Voulon (_vocladensis campus_), à quatre lieues de Poitiers, que s'est livrée la bataille, et non pas à Vouillé. L'année de cette victoire est 507. [271] Roi des Franks ripuaires. Clovis ayant reçu de l'empereur Anastase des lettres de consul, se revêtit dans la basilique de Saint-Martin, de la tunique de pourpre et de la chlamyde, et ceignit la couronne. Ensuite, étant monté à cheval, il jeta de sa propre main, avec une grande libéralité, de l'or et de l'argent au peuple assemblé sur le chemin qui mène de la porte de la ville à la basilique de Saint-Martin, et depuis ce jour il prit le titre de consul ou d'Auguste. Ayant quitté Tours, il vint à Paris, et y fixa le siége de son royaume. _Meurtres des rois franks._ Clovis, pendant son séjour à Paris, envoya dire secrètement au fils de Sigebert: Ton père est vieux, il boite de son pied blessé: s'il mourait, son royaume et notre amitié te reviendraient de droit. L'ambition l'ayant séduit, Clodéric se résolut à tuer son père. Sigebert étant sorti de Cologne et ayant passé le Rhin pour se promener dans la forêt de Buconia, s'endormit dans sa tente. Son fils envoya des assassins à sa suite, et le fit tuer, espérant posséder son royaume. Mais par le jugement de Dieu, il tomba dans la fosse qu'il avait traîtreusement creusée pour son père. Il envoya annoncer au roi Clovis la mort de son père, et lui fit dire: Mon père est mort, et son royaume et ses trésors sont en mon pouvoir. Envoie-moi quelques-uns des tiens et je leur remettrai ceux des trésors qui te conviendront. Clovis lui répondit: Je te remercie de ta bonne volonté, et je te prie de montrer tes trésors à mes hommes, après quoi tu les posséderas tous. Clodéric montra donc aux envoyés les trésors de son père. Pendant qu'ils les regardaient, le prince dit: C'est dans ce coffre que mon père avait l'habitude de mettre ses pièces d'or. Ils lui dirent: Mettez donc votre main jusqu'au fond pour trouver tout. Il le fit et se baissa; alors un des envoyés leva sa francisque et lui cassa la tête. Ainsi ce fils coupable subit la mort dont il avait frappé son père. A la nouvelle de la mort de Sigebert et de Clodéric, Clovis vint à Cologne, convoqua le peuple et lui dit: Écoutez ce qui est arrivé: Pendant que je naviguais sur l'Escaut, Clodéric, fils de mon parent, tourmentait son père en lui disant que je voulais le tuer. Comme Sigebert fuyait à travers la forêt de Buconia, Clodéric a envoyé contre lui des assassins qui l'ont tué; lui-même a été tué, je ne sais par qui, au moment où il ouvrait les trésors de son père. Je ne suis pas complice de tout cela. Je n'ai pu verser le sang de mes parents, puisque c'est défendu; mais puisque ces choses sont arrivées, je vous donne un conseil, et vous le suivrez s'il vous est agréable. Ayez recours à moi, et mettez-vous sous ma protection. Le peuple répondit à ces paroles par des applaudissements de mains et de bouche; ils élevèrent Clovis sur un bouclier, et le proclamèrent leur roi. Clovis reçut donc le royaume[272] et les trésors de Sigebert, et les ajouta à sa domination. Chaque jour Dieu faisait tomber ses ennemis sous sa main et augmentait son royaume, parce qu'il marchait le coeur droit devant le Seigneur et faisait les choses qui sont agréables à ses yeux. [272] Des Franks ripuaires. Clovis marcha ensuite contre le roi Cararic[273]. Dans la guerre contre Syagrius, Clovis l'avait appelé à son secours; mais Cararic ne vint point et ne secourut personne, car il attendait le résultat de la bataille pour s'allier avec le vainqueur. Indigné de cette conduite, Clovis marcha contre lui, et, l'ayant environné de piéges, il le fit prisonnier avec son fils, et les fit tondre tous les deux, ordonnant que Cararic fût ordonné prêtre et son fils diacre. Comme Cararic gémissait et pleurait de son abaissement, on rapporte que son fils lui dit: Ces branches ont été coupées d'un arbre vert et vivant; il ne séchera pas et produira bien vite une verdure nouvelle. Puisse mourir aussi vite, par l'aide de Dieu, l'homme qui a fait ces choses. Ces mots furent répétés à Clovis qui crut que Cararic et son fils le menaçaient de laisser repousser leur chevelure et de le tuer. Il ordonna alors qu'on leur coupât la tête à tous deux, et après leur mort il acquit leur royaume, leurs trésors et leurs sujets. [273] Roi de Thérouanne. Il y avait alors à Cambrai un roi nommé Ragnacaire, d'une débauche si effrénée qu'il n'épargnait pas même ses proches parents. Il avait pour conseiller un certain Faron, qui se souillait des mêmes impuretés. On dit que lorsqu'on apportait au roi quelque mets ou quelque présent, il avait coutume de dire que c'était pour lui et pour son Faron, ce qui indignait les Franks. Alors Clovis fit faire des bracelets et des baudriers de cuivre doré, et les donna aux leudes de Ragnacaire pour les exciter contre lui. Il marcha ensuite contre lui avec son armée. Ragnacaire envoya plusieurs espions pour savoir ce qui se passait; il leur demanda, à leur retour, quelle pouvait être la force de cette armée, et ils lui dirent que c'était un grand renfort pour lui et son Faron. Mais Clovis étant arrivé lui fit la guerre. Ragnacaire, voyant son armée battue, allait se sauver quand il fut arrêté par ses guerriers et amené à Clovis avec son frère Ricaire, les mains attachées derrière le dos. Clovis lui dit: Pourquoi as-tu déshonoré notre race en te laissant enchaîner? ne valait-il pas mieux mourir? et, levant sa hache il lui en frappa la tête. Se tournant ensuite vers son frère, il lui dit: Si tu avais porté secours à ton frère, il n'aurait pas été enchaîné: et il le frappa aussi de sa francisque. Après leur mort, ceux qui les avaient trahis s'aperçurent que l'or qu'ils avaient reçu du roi était faux. Ils le dirent au roi, qui leur répondit: Celui qui volontairement traîne son maître à la mort mérite de recevoir un pareil or; et il ajouta qu'ils devaient se contenter de ce qu'il les laissait vivre, car ils méritaient d'expier leur trahison dans les tourments. A ces paroles ils voulurent obtenir sa faveur et lui dirent qu'il leur suffisait d'avoir la vie. Les rois dont nous venons de parler étaient les parents de Clovis. Renomer fut tué aussi par son ordre dans la ville du Mans. Après leur mort, Clovis recueillit leurs royaumes et tous leurs trésors. Ayant tué de même beaucoup d'autres rois, et ses plus proches parents, de peur qu'ils ne lui enlevassent l'empire, il étendit son pouvoir dans toute la Gaule. On rapporte cependant qu'un jour il rassembla ses sujets et leur dit en parlant de ses parents qu'il avait fait tuer: Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers, n'ayant plus de parents qui puissent me venir en aide si j'étais malheureux. Mais ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort; il parlait ainsi seulement par ruse, pour découvrir s'il avait encore quelque parent et le faire tuer. Toutes ces choses s'étant passées ainsi, Clovis mourut à Paris[274], où il fut enterré dans la basilique des Saints-Apôtres, qu'il avait lui-même fait construire avec la reine Clotilde. Son règne avait duré trente ans et sa vie quarante-cinq. La reine Clotilde, après la mort de son mari, vint à Tours, et s'établit dans la basilique de Saint-Martin; elle y vécut jusqu'à la fin de ses jours, pleine de vertus et de bontés, et visitant rarement Paris. GRÉGOIRE DE TOURS, livre II. [274] En 511. LETTRE DU PAPE ANASTASE A CLOVIS, à propos de son baptême. Nous voulons faire savoir à Ta Sérénité toute la joie dont notre coeur paternel est rempli, afin que tu croisses en bonnes oeuvres, et, nous comblant de joie, tu sois notre couronne et que l'Église notre mère se réjouisse d'avoir donné à Dieu un si grand roi. Continue donc, glorieux et illustre fils, à réjouir ta mère; et sois pour elle une colonne de fer, afin qu'elle te donne à son tour la victoire sur tous tes ennemis. Pour nous, louons le Seigneur d'avoir ainsi pourvu aux besoins de son Église, en lui donnant pour défenseur un si grand prince, un prince armé du casque du salut contre les efforts des impurs. LETTRE D'AVITUS, ÉVÊQUE DE VIENNE, A CLOVIS, à propos de son baptême. Enfin, la divine Providence vient de trouver en vous l'arbitre de notre siècle. Tout en choisissant pour vous, vous décidez pour nous tous. Votre foi est notre victoire. Que la Grèce [275] se réjouisse d'avoir un prince catholique; elle n'est plus seule en possession de ce don précieux, et l'Occident a aussi sa lumière. Bien que je n'aie point assisté en personne aux pompes de votre régénération, j'ai pris part aux joies de ce grand jour. Grâce à la bonté divine, nos régions avaient appris l'heureuse nouvelle avant que votre baptême fût accompli. Notre anxiété avait disparu, et la nuit sacrée de la Nativité nous a trouvés assurés de vous! Nous en suivions en esprit toutes les cérémonies; nous voyions la troupe des pontifes répandre sur vos membres royaux l'onde vivifiante; nous voyions cette tête redoutée des nations se courber devant les serviteurs de Dieu; ces cheveux nourris sous le casque, revêtir l'armure de l'onction sainte, et ce corps purifié déposer la cuirasse de fer, pour briller sous la robe blanche du néophyte. Ce léger vêtement fera plus pour vous qu'une impénétrable armure. Poursuivez vos triomphes. Vos succès sont les nôtres, et partout où vous combattez, nous remportons la victoire. [275] L'empire d'Orient ou l'empire grec. CLOVIS SOUMET LES GALLO-ROMAINS INDÉPENDANTS. 486-490. La sanglante inimitié qui avait existé entre Égidius et Childéric s'était transmise à leurs enfants[276]. En voyant se relever si près de lui l'influence d'un nom funeste à sa famille, Clovis, qui venait d'atteindre sa vingtième année, ne pouvait rester dans l'inaction. Il fallait qu'il pérît ou qu'il abattît ce nouveau maître des milices[277], ce prétendant à un pouvoir que lui-même possédait par droit héréditaire, comme l'avait reconnu la lettre de l'évêque saint Remi. Sa position était critique; tout dépendait pour lui d'un premier succès, et la victoire devait se décider plutôt par la valeur que par le nombre de ses soldats; car, pour se former une armée, il ne pouvait compter que sur la tribu des Franks de Tournai. Ragnacaire, roi de Cambrai, consentit cependant à le seconder. Mais Cararic, roi des Franks de Thérouanne, et le roi des Ripuaires refusèrent de prendre parti dans une querelle qui semblait personnelle au fils de Childéric. Il est vrai que, de son côté, Syagrius n'avait point de troupes régulières à lui opposer. Depuis Majorien, l'empire n'avait plus envoyé de troupes dans la Gaule, et l'armée d'Égidius s'était dissoute après la mort de son général. Il ne restait donc pour la défense du pays que les milices locales, c'est-à-dire les habitants armés, sous la conduite des grands propriétaires du sol. Mais ces milices n'étaient point méprisables; l'Auvergne avait montré ce qu'elles pouvaient faire. [276] Syagrius était fils d'Egidius et Clovis de Childéric. [277] Syagrius avait pris le titre de _patrice_, dignité qui d'abord jointe à celle de maître des milices, avait fini par la remplacer. Résolu de prévenir Syagrius et de ne pas lui laisser le temps de consolider sa puissance, Clovis lança à son rival un défi dont les formes rappellent l'esprit chevaleresque du moyen âge; il lui demandait un rendez-vous, en champ clos, et le sommait de fixer le jour et le lieu du combat. Le général romain ne jugea pas à propos de répondre, et attendit les Franks sous les murs de Soissons. La route la plus directe de cette ville à Tournai traversait le territoire des Franks de Cambrai. Rassuré, de ce côté, par son alliance avec Ragnacaire, Clovis sentit que rien n'était plus important pour lui que d'empêcher Syagrius de soulever la partie de la Belgique romaine contenue jusqu'alors par l'influence de saint Remi; il commença donc par se diriger sur Reims, à travers la forêt des Ardennes, et passa sous les murs de cette cité avec sa petite armée qu'on ne peut évaluer à plus de 4 ou 5,000 combattants. Par respect pour le saint prélat, il avait recommandé à ses Franks la plus sévère discipline, et leur avait défendu d'entrer dans la ville, dont lui-même s'abstint de franchir les portes. Cependant quelques soldats y pénétrèrent en cachette, et, s'étant glissés dans l'église, y dérobèrent un vase précieux[278]. Aussitôt saint Remi vint réclamer l'objet volé; Clovis ne demandait pas mieux que de faire droit à ses plaintes, mais il craignait de mécontenter par trop de rigueur ses troupes encore païennes, et, selon les annalistes, il lui répondit: renvoyez avec moi un de vos prêtres jusqu'à Soissons; là se fera le partage du butin, et je vous rendrai ce qu'on vous a pris[279]. On connaît la suite de cette anecdote du vase de Reims à laquelle je n'attacherai pas plus d'importance qu'elle n'en mérite. Elle a été le sujet de longues discussions entre les historiens et les publicistes modernes, qui ont voulu en tirer des conséquences politiques que je crois très-exagérées. A mes yeux le fait le plus remarquable qui ressort de ce récit, c'est que Clovis, en marchant sur Soissons, avait dans son armée un délégué de l'évêque de Reims, du prélat le plus révéré du nord de la Gaule, du frère de l'évêque même de la ville qu'il allait assiéger. [278] _Hincmar_, Vie de saint Remi. [279] _Frédégaire_, Histoire, chap. 16. Ces circonstances peuvent seules expliquer le dénoûment aussi prompt qu'inattendu d'une guerre qui semblait devoir faire couler des flots de sang. Dès la première bataille, Syagrius fut entièrement défait et contraint de chercher son salut dans la fuite. Il ne put même rallier au delà de la Seine les débris de son parti; toutes les cités gauloises lui fermèrent leurs portes, et, chassé de ville en ville, il se décida enfin à passer la Loire et à demander un asile aux Wisigoths[280]. En prenant ce parti désespéré, il comptait sur l'inimitié naturelle, sur l'antipathie de race qui existait entre les Goths et les Franks. Mais Alaric redoutait encore plus la résurrection de l'influence romaine; il ne pouvait oublier le rang éminent que tenait la famille Syagria dans cette généreuse aristocratie des Arvernes, qui avait effrayé les Wisigoths par sa résistance héroïque et les inquiétait encore par son obéissance mal assurée. Saisissant avec joie l'occasion de se défaire du dernier représentant d'une race illustre, il livra le fugitif à Clovis, qui le jeta dans un cachot et ne tarda pas à lui ôter la vie. Ainsi finit le fils d'Égidius, succombant sous le poids des haines que la gloire de son père avait amassées sur sa tête. Clovis, délivré du seul rival qu'il pût craindre, s'établit à Soissons, et fit de cette ville gauloise sa place d'armes et son quartier général. [280] Grégoire de Tours, liv. 2, ch. 27. La défaite et la mort de Syagrius semblaient devoir rendre la paix au nord de la Gaule. Qui ne croirait qu'après cette rapide victoire, Clovis n'eut plus d'ennemis à combattre et put étendre sa domination sans obstacles sur toutes les contrées qui avaient reconnu l'autorité de son père? C'est de cette manière que les faits sont présentés dans la plupart des histoires modernes, et cependant il n'en fut pas ainsi. Les cités gallo-romaines de la Sénonaise et des Armoriques avaient soutenu faiblement le fils d'Égidius. Le nom de l'illustre lieutenant de Majorien n'était point populaire dans ces provinces où son armée de Barbares avait commis des dévastations dont les traces existaient encore. D'ailleurs la famille Syagria, originaire de l'Auvergne et de la première Lyonnaise, était étrangère au nord de la Gaule. Entre cette région et celle du midi, la ligne de démarcation tracée par le cours de la Loire établissait une scission profonde que le travail de quinze siècles n'a pu entièrement effacer. L'aristocratie gauloise avait ses racines dans le sol et en tirait une force immense. Mais par cette raison même, l'influence des familles nobles, si puissante dans leur province, n'en dépassait point les limites. Ce patriotisme local est un des caractères les plus constants de la race celtique[281], et son esprit exclusif et jaloux règne encore dans nos campagnes de l'ouest. [281] Il explique la conquête de la Gaule par les Romains et par les Franks. César et Clovis purent conquérir la Gaule, parce que deux fois le patriotisme local s'opposa à ce que le pays tout entier acceptât un dictateur national. Vercingétorix vint trop tard, quand la partie était presque perdue; et personne ne soutint Syagrius. (L. D.) Les cités armoriques avaient abandonné au premier revers un chef qui n'avait point leurs sympathies; mais elles n'acceptaient pas pour cela le joug des Franks. Peu intimidées par la victoire de Soissons, elles se préparèrent à une vigoureuse résistance; à une querelle personnelle succédait un conflit de peuple à peuple, et la lutte commençait à devenir sérieuse au moment où Clovis pouvait la croire terminée. La défaite de Syagrius n'avait amené que la soumission des cités belges[282]. Les Sénonais, descendants de ces conquérants célèbres qui jadis avaient abaissé l'orgueil de Rome, se montrèrent dignes de leurs ancêtres. Pendant plusieurs années ils défendirent leur territoire avec une constance inébranlable et repoussèrent toutes les attaques de l'ennemi. Malheureusement cette courageuse défense n'a point eu d'historien. Le triomphe définitif des Franks en a étouffé le souvenir. Nous ne savons point quels furent les chefs des Gaulois dans cette guerre nationale, et nous ne connaissons pas le détail des événements auxquels elle donna lieu. Les chroniqueurs n'en parlent qu'en termes généraux. Grégoire de Tours se borne à dire qu'après la défaite de Syagrius, Clovis fit encore beaucoup de guerres et remporta beaucoup de victoires jusqu'à la dixième année de son règne, c'est-à-dire jusqu'en 491. Il ajoute que ses soldats païens ne respectaient point les lieux saints et dévastaient les églises[283]. La lutte fut donc cruelle et acharnée; nous en trouvons la preuve dans un fait qui nous est révélé par l'auteur contemporain de la vie de sainte Geneviève. [282] Les cités belges qui avaient reconnu le pouvoir de Syagrius étaient celles de Soissons, de Vermandois, d'Amiens, de Beauvais et de Senlis. Leur territoire est représenté par celui des départements de l'Aisne, de la Somme et de l'Oise. [283] _Grégoire de Tours_, Histoire, livre 2, ch. 27. Cet auteur nous apprend que Paris fut alors bloqué pendant cinq ans et souffrit toutes les horreurs de la famine. La sainte, émue de pitié à la vue de tant de malheureux qui mouraient d'inanition, s'embarqua sur la Seine, remonta jusqu'à Arcis-sur-Aube et même jusqu'à Troyes, et obtint des magistrats de ces villes un chargement de grains qu'elle réussit à introduire dans la place assiégée[284]. Ne nous étonnons donc point des honneurs que Paris a rendus à cette humble bergère qui le sauva de la famine devant l'armée de Clovis, après l'avoir préservé de la destruction en présence d'Attila. [284] Vie de sainte Geneviève, dans les Bollandistes, ch. 35 à 40. La place que ce récit occupe dans la vie de sainte Geneviève prouve qu'on doit le rapporter à ses dernières années. Son pèlerinage à Saint-Martin de Tours et sa mort sont les deux seuls événements que son biographe raconte ensuite; et comme elle vécut plus de quatre-vingts ans, étant née vers 423, on voit que le siége de Paris ne peut être placé qu'entre 480 et 500. Ainsi la courageuse résistance des Parisiens à l'invasion des Franks nous semble un fait authentiquement démontré. Elle fut glorieuse pour les populations gallo-romaines cette lutte qu'elles soutinrent seules, sans chef marquant et sans secours étranger, contre le plus brave des peuples barbares. Elle le fut d'autant plus qu'elle ne se termina point par leur défaite et leur soumission forcée, mais par la lassitude des deux partis que leurs pertes réciproques amenèrent à désirer également la paix. Procope[285] est de tous les historiens celui qui a présenté de ces événements le tableau le plus exact. Son récit éclaircit et complète ceux des chroniqueurs, et ne les contredit en aucun point essentiel; il sera facile de voir combien il s'accorde avec l'ensemble de notre exposition historique. «Les Wisigoths, dit cet auteur, ayant triomphé de la puissance romaine, se rendirent maîtres de l'Espagne et de toute la Gaule au delà du Rhône. Les Armoricains étaient alors au service de l'empire romain. Les Germains[286] voulurent les soumettre, et ils espéraient y réussir facilement, parce qu'ils voyaient ces populations dépourvues de secours et leur ancien gouvernement renversé[287]. Mais les Armoricains, en qui les Romains avaient toujours trouvé autant de fidélité que de courage, montrèrent encore dans cette guerre leur ancienne valeur. Ne pouvant rien obtenir par la force, les Germains se résolurent à fraterniser avec eux et à leur proposer une alliance mutuelle à laquelle les Armoricains accédèrent volontiers, parce que les deux peuples étaient chrétiens; et ainsi réunis en un seul corps de nation ils acquirent une grande puissance[288].» [285] Historien grec, mort vers 565. [286] Les Franks. [287] Par la chute de l'empire d'Occident et la suppression de la préfecture d'Arles. [288] _Procope_, de la Guerre des Goths, liv. I, ch. 12. Procope dit plus haut que les Franks jusqu'à cette époque étaient une nation barbare dont on faisait peu de cas. En effet, ils furent loin de jouer dans la Gaule un rôle aussi important que les Wisigoths et les Burgondes. Leur attachement au paganisme les mettait en dehors de la société chrétienne, et Sidoine Apollinaire ne parle jamais d'eux qu'en termes de mépris[289]. Ce fut seulement après leur fusion avec les Gaulois du Nord qu'ils prirent rang parmi les puissances politiques de l'Occident et occupèrent une place éminente dans le monde civilisé. [289] _Lettres_, liv. VIII, 3; liv. IV, 1. Le témoignage de Procope étant confirmé par les documents contemporains que nous avons cités, il résulte de cet ensemble de preuves que Clovis, maître de la Belgique après la défaite de Syagrius, envahit la Sénonaise, assiégea Paris inutilement pendant cinq ans, et se détermina enfin à entrer en négociation avec les populations gallo-romaines[290]. DE PÉTIGNY, _Études sur l'histoire, les lois et les institutions de l'époque mérovingienne_, 3 vol. in-8º. Paris, Durand, 1851. T. 2, p. 384. [290] La soumission des Gallo-Romains du Nord fut le prix de la conversion de Clovis. MARIAGE DE CLOVIS. 492. Les Gaulois chérissaient la mémoire de l'épouse du roi burgonde Chilpéric. La mort cruelle que Gondebaud fit subir à cette princesse accrut encore la vénération qu'elle inspirait; victime des fureurs d'un prince barbare et arien, elle était honorée comme martyre de la foi catholique et de la cause romaine. De toute cette malheureuse famille, Gondebaud n'avait épargné que deux filles alors dans l'enfance: l'aînée, Chrona, avait pris le voile dans un couvent aussitôt qu'elle avait été en âge de prononcer ses voeux; Clotilde, la plus jeune, était élevée dans un château, près de Genève, où résidait Godégisile, frère de Gondebaud et associé à son pouvoir et à ses crimes. Le souvenir des douces vertus de l'épouse de Childéric faisait désirer à tous les catholiques gaulois de la voir revivre dans sa fille Clotilde, unie au jeune chef des Franks, qu'on espérait amener à la vraie foi et qu'on signalait déjà comme le futur régénérateur de la Gaule. Ce n'était pas seulement le voeu des Gaulois du Nord; c'était aussi celui des nobles et du clergé dans les contrées soumises aux princes ariens. Il est hors de doute que par l'intermédiaire de saint Remi, Clovis entretenait des relations secrètes avec les prélats de ces provinces. Les lettres d'Avitus, évêque de Vienne, le plus illustre et le plus influent d'entre eux, en font foi.... Au projet de mariage de Clovis avec Clotilde les catholiques rattachaient de vastes espérances. Ils y voyaient dans l'avenir leur délivrance du joug arien et la réunion de toute la Gaule sous un prince de leur foi. Mais les mêmes raisons politiques avaient éveillé la défiance de Gondebaud. Maître des destinées de la jeune princesse, il la tenait dans une sorte de captivité, l'entourait d'une active surveillance, et n'aspirait qu'à éteindre dans un cloître les derniers restes du sang de Chilpéric. Comment aurait-on pu s'attendre qu'il consentît à donner à sa nièce un époux dans lequel ses sujets mécontents devaient trouver un appui et son frère assassiné un vengeur? Ces difficultés, en apparence insurmontables, ne découragèrent pas les partisans de Clovis. Les moeurs germaniques, favorables à la liberté des femmes, donnaient un caractère sacré au libre engagement pris par une jeune fille envers l'homme auquel elle promettait de s'unir un jour. Un anneau donné et reçu suffisait pour constater ce lien respecté par tous les peuples barbares. Dans leurs codes, les droits des fiancés étaient presque assimilés à ceux des époux, et la violation des promesses de mariage, de quelque part qu'elle vînt, était sévèrement punie. Les amis de Clovis pensaient donc que, s'il était possible de déterminer Clotilde à recevoir l'anneau du roi des Franks, et à lui promettre la foi de mariage, on pourrait, en invoquant le lien sacré des fiançailles, arracher à Gondebaud un consentement forcé. Mais le plus difficile était d'approcher de la jeune recluse, dont toutes les démarches étaient soigneusement épiées. Aurélien, noble romain, de la province sénonaise, animé du généreux désir de mettre un terme aux malheurs de son pays, se chargea de cette mission périlleuse; et, pour y réussir, il eut recours à la ruse. Déguisé en mendiant, il se rendit à pied aux environs de Genève, et se mêla dans la foule des pauvres auxquels la pieuse fille de Chilpéric distribuait elle-même chaque jour d'abondantes aumônes dans la chapelle de son palais. Lorsqu'elle arriva devant Aurélien et qu'elle lui eut mis dans la main une pièce d'or comme aux autres malheureux qui imploraient sa charité, il la retint par un coin de son manteau, et lui fit entendre qu'il désirait lui parler sans témoins. Dans ces temps de ferveur chrétienne, les haillons de la misère, qui ne provoquent partout aujourd'hui qu'un sentiment de répulsion et de mépris, étaient le moyen d'introduction le plus assuré, même auprès des grands. Admis dans l'appartement de la princesse, en présence seulement de ses femmes, Aurélien se fit connaître et déclara l'objet de sa mission. Mais il rencontra un obstacle sur lequel il n'avait pas compté. Élevée par de saints évêques, Clotilde était parfaitement instruite des lois de l'Église; elle n'ignorait pas que le premier concile d'Arles, en 314, avait défendu, sous peine d'excommunication, aux filles chrétiennes d'épouser des païens; elle répondit sur-le-champ qu'elle ne pourrait donner sa main à Clovis tant qu'il n'aurait pas reçu le baptême. Sans doute, pour combattre ces scrupules, Aurélien fit valoir les grands intérêts de la religion et le voeu des prélats catholiques qui peut-être avaient déjà prévenu secrètement la princesse, car elle se laissa facilement ébranler; elle consentit à recevoir de l'envoyé du roi des Franks l'anneau d'or, gage des fiançailles, et lui remit le sien en échange. Aurélien, joyeux de ce succès inespéré, s'en retourna sous le même déguisement, portant dans sa besace les destinées de la Gaule et l'avenir du monde chrétien. Une circonstance bizarre manqua pourtant encore de faire tout échouer. Dans le cours de son voyage, et comme il approchait des limites de la Sénonaise, il fut obligé de marcher en compagnie d'un mendiant qu'il rencontra sur la route, et pendant la nuit cet homme lui déroba la besace qui renfermait un si inestimable trésor. Par bonheur, l'ambassadeur n'était plus qu'à quelques heures de marche d'un de ses domaines, situé près de la frontière; il y courut et dépêcha ses esclaves dans toutes les directions à la poursuite du mendiant. Le voleur fut saisi et amené devant son camarade de la veille, qui le força de rendre le précieux anneau, et lui infligea une sévère correction. Délivré enfin de toute inquiétude, Aurélien s'empressa d'instruire Clovis de ces heureuses nouvelles; mais le roi des Franks était alors éloigné de ces contrées. Après avoir conclu, vers la fin de l'année 490, une trêve avec les cités sénonaises, il avait porté ses armes vers le Nord, où l'ancien patrimoine de sa nation, le territoire de Tournai, avait beaucoup à souffrir du voisinage des Tongriens. Clovis les combattit pendant toute l'année 491, et réussit à les dompter. La cité de Tongres subit la loi du vainqueur. Au retour de cette expédition, il manda près de lui Aurélien, qui avait si bien justifié sa confiance, et le chargea de se rendre à la cour de Gondebaud, mais cette fois avec les insignes et la pompe d'un ambassadeur, pour réclamer solennellement la remise de la royale fiancée. Le secret du premier voyage avait été parfaitement gardé, et Gondebaud n'en avait aucun soupçon; aussi reçut-il fort mal l'ambassadeur; il le menaça de le traiter comme espion, et ne vit dans ses paroles qu'un prétexte mensonger mis en avant par Clovis pour provoquer une guerre. Sans se déconcerter, Aurélien persista dans ses assertions, et représenta l'anneau de Clotilde. Alors la jeune princesse fut elle-même appelée, et ne fit pas difficulté d'avouer tout ce qui s'était passé, en montrant à son tour l'anneau de Clovis. Troublé par cette découverte inattendue, Gondebaud se trouva d'autant plus embarrassé qu'il n'avait pas auprès de lui son ministre de confiance, le plus habile de ses conseillers, le romain Arédius, qui était allé à Constantinople porter les félicitations du roi à l'empereur Anastase, élevé au trône le 11 avril 491, après la mort de Zénon. Les chefs burgondes qui entouraient Gondebaud s'écrièrent avec la loyauté des moeurs germaniques qu'on ne pouvait refuser de rendre une fiancée à son époux, et firent sentir au roi les dangers d'une guerre injuste, où le sentiment national se prononcerait contre lui. Vaincu par leurs représentations, Gondebaud céda, malgré son dépit d'avoir été joué. Les envoyés du roi des Franks présentèrent le sol d'or et le denier, prix symbolique de la fiancée, selon les formes de la loi salique, et la princesse fut remise entre leurs mains. Ce n'était point sans une vive répugnance que le prince burgonde s'était laissé arracher ce consentement involontaire. Dans sa perplexité, il déplorait plus que jamais l'absence d'Arédius, lorsque ce fidèle ministre débarqua à Marseille. Instruit du grand événement qui venait de se passer, il accourt auprès de son maître: Qu'avez-vous fait, lui dit-il; avez-vous oublié que le père de Clotilde et ses deux frères ont été massacrés de vos mains; que, par vos ordres, sa mère a été précipitée dans l'eau avec une pierre au cou, et vous faites de votre nièce une reine! Pouvez-vous douter que le premier usage qu'elle fera de sa puissance ne soit de venger ses parents? A ces mots, Gondebaud épouvanté comprend toute l'étendue de sa faute, dont il n'envisageait que vaguement les conséquences, et sur-le-champ il envoie une troupe de cavaliers à la poursuite de Clotilde. On pouvait espérer de l'atteindre. Elle était partie de Châlon dans un de ces chariots pesants appelés _bastarnes_, qui, traînés par des boeufs, conduisaient majestueusement au temple les matrones romaines. Les cavaliers dévorent l'espace; arrivés près de la frontière, ils aperçoivent la lourde voiture, ils la devancent, ils l'arrêtent; mais elle était vide. Aurélien, pressentant le repentir de Gondebaud, avait fait monter la princesse à cheval, et, traversant rapidement le territoire burgonde, l'avait déposée entre les bras de son royal époux, qui l'attendait au village de Villiers, sur les confins de la cité de Troyes. Au moment de quitter les États de Gondebaud, les Franks qui escortaient Clotilde mirent le feu aux maisons qui se trouvaient sur leur passage: «Dieu soit béni, s'écria la princesse, j'ai vu commencer ma vengeance[291]!» Clovis la conduisit à Soissons, et là des fêtes solennelles annoncèrent à toute la Gaule cette union qui consacrait pour la première fois l'alliance du principe catholique et de l'élément barbare[292]. DE PÉTIGNY, ouvrage cité. [291] Dans les moeurs germaniques, venger le meurtre de ses parents était un devoir qu'on ne pouvait négliger sans encourir l'infamie et l'exhérédation. BAPTÊME DE CLOVIS.--LA SAINTE AMPOULE. Cependant on prépare le chemin depuis le palais du roi jusqu'au baptistère; on suspend des voiles, des tapisseries précieuses; on tend les maisons de chaque côté des rues; on pare l'église; on couvre le baptistère de baume et de toutes sortes de parfums. Comblé des grâces du Seigneur, le peuple croit déjà respirer les grâces du paradis. Le cortége part du palais; le clergé ouvre la marche avec les saints Évangiles, les croix et les bannières, chantant des hymnes et des cantiques spirituels; vient ensuite l'évêque, conduisant le roi par la main; enfin la reine suit avec le peuple. Chemin faisant, on dit que le roi demanda à l'évêque si c'était là le royaume de Dieu qu'il lui avait promis: Non, répondit le prélat, mais c'est l'entrée de la route qui y conduit. Quand ils furent parvenus au baptistère, le prêtre qui portait le saint Chrême, arrêté par la foule, ne put arriver jusqu'aux saints fonts; en sorte qu'à la bénédiction des fonts le Chrême manqua par un exprès dessein du Seigneur. Alors le saint pontife lève les yeux vers le ciel et prie en silence et avec larmes. Aussitôt une colombe blanche comme la neige, descend, portant dans son bec une ampoule pleine de Chrême envoyé du ciel. Une odeur délicieuse s'en exhale, qui enivre les assistants d'un plaisir bien au-dessus de tout ce qu'ils avaient senti jusque-là. Le saint évêque prend l'ampoule, asperge de Chrême l'eau baptismale, et aussitôt la colombe disparaît. Transporté de joie à la vue d'un si grand miracle de la grâce, le roi renonce à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres, et demande avec instance le baptême. Au moment où il s'incline sur la fontaine de vie: Baisse la tête avec humilité, Sicambre, s'écrie l'éloquent pontife, adore ce que tu as brûlé, et brûle ce que tu as adoré. Après avoir confessé le symbole de la foi orthodoxe, le roi est plongé trois fois dans les eaux du baptême, et ensuite, au nom de la sainte et indivisible Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, le bienheureux prélat le reçoit et le consacre par l'onction divine. Alboflède et Lantéchilde, soeurs du roi, reçoivent aussi le baptême, et en même temps 3,000 hommes de l'armée des Franks, outre grand nombre de femmes et d'enfants. Aussi pouvons-nous croire que cette journée fut un jour de réjouissance dans les cieux pour les saints anges, comme les hommes dévots et fidèles en reçurent une grande joie sur la terre. FRODOARD, _Histoire de l'église de Reims_, ch. XIII (traduction de M. Guizot). [292] Grégoire de Tours ne parle de ces faits que très-succinctement et en termes généraux. Nous en connaissons les détails par les récits de Frédégaire (_Histoire_, ch. 17 et 18) et de l'auteur des _Gestes des rois franks_ (chap. 11 et 12), qui sont le résumé des traditions de famille de la dynastie mérovingienne. J'ai pris alternativement dans ces deux récits les circonstances qui m'ont paru les plus vraisemblables. (_Note de M. de Pétigny_). Frodoard naquit en 894, à Épernai, et mourut en 966. Frodoard fut évêque de Noyon: il avait étudié dans les écoles de Reims, et était l'un des hommes les plus instruits de son temps. Il est auteur de l'_Histoire de l'église de Reims_, et d'une chronique qui s'étend de 919 à 966. LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS, au sujet de la mort de sa soeur Alboflède. Au seigneur illustre par ses mérites, le roi Clovis, Remi évêque. Je suis vivement affligé de la tristesse que vous inspire la perte de votre soeur, de glorieuse mémoire, Alboflède[293]. Mais nous pouvons nous consoler, parce qu'elle est sortie de ce monde si pure et si pieuse, que nos souvenirs doivent lui être consacrés bien plutôt que nos larmes. Elle a vécu de manière à laisser croire que le Seigneur, en l'appelant aux Cieux, lui a donné place parmi ses élus. Elle vit pour votre foi; si elle est dérobée au désir que vous avez de sa présence, le Christ l'a ravie pour la combler des bénédictions qui attendent les vierges. Il ne faut pas la pleurer maintenant qu'elle lui est consacrée, maintenant qu'elle brille devant le Seigneur de sa fleur virginale, dont elle resplendit comme d'une couronne récompense de sa virginité. A Dieu ne plaise que les fidèles aillent pleurer celle qui mérita de répandre la bonne odeur du Christ, afin de pouvoir, heureuse médiatrice, appuyer efficacement leurs demandes. Bannissez donc, seigneur, la tristesse de votre âme; commandez à votre affliction, et, vous élevant à de plus hautes pensées, pour ramener la sérénité dans votre coeur, donnez-vous tout entier au gouvernement de votre royaume. Qu'une sainte allégresse reconforte vos membres; une fois que vous aurez dissipé le chagrin qui vous assiége, vous travaillerez mieux au salut. Il vous reste un royaume à administrer, à régir, sous les auspices de Dieu. Vous êtes le chef des peuples, et vous tenez en main leur conduite. Que vos sujets ne voient pas leur prince se consumer dans l'amertume et le deuil, eux qui sont accoutumés, grâce à vous, à ne voir que des choses heureuses. Soyez vous-même votre propre consolateur, rappelez cette force d'âme qui vous est naturelle, et que la tristesse n'étouffe pas plus longtemps vos brillantes qualités. Le trépas récent de celle qui vient d'être unie au choeur des vierges, réjouit, j'en suis sûr, le monarque des cieux. [293] Elle mourut presqu'aussitôt après son baptême. En saluant votre gloire, j'ose vous recommander mon ami le prêtre Maccolus que je vous adresse. Excusez-moi, je vous prie, si, au lieu de me présenter devant vous, comme je le devais, j'ai eu la présomption de vous consoler en paroles. Néanmoins, si vous m'ordonnez par le porteur de cette lettre de vous aller trouver, méprisant la rigueur de l'hiver, oubliant l'âpreté du froid, ne regardant pas aux fatigues de la route, je m'efforcerai, avec le secours du Seigneur, d'arriver jusqu'à vous. Traduction de MM. Collombet et Grégoire. (Le texte est dans Duchesne, _Script. Francor._, 1, 849.) LA LOI SALIQUE. _Prologue._ Les Franks, peuples fameux, réunis en corps de nation par la main de Dieu, puissants dans les combats, sages dans les conseils, fidèles observateurs des traités, distingués par la noblesse de la stature, la blancheur du teint et l'élégance des formes, de même que par leur courage et par l'audace et la rapidité de leurs entreprises guerrières, ces peuples, dis-je, récemment convertis à la foi catholique, dont jusqu'ici aucune hérésie n'a troublé la pureté, étaient encore plongés dans les ténèbres de l'idolâtrie, lorsque, par une secrète inspiration de Dieu, ils sentirent le besoin de sortir de l'ignorance où ils avaient été retenus jusqu'alors et de pratiquer la justice et les autres devoirs sociaux. Ils firent en conséquence rédiger la loi salique par les plus anciens de la nation, qui tenaient alors les rênes du gouvernement. Ils choisirent quatre d'entre eux, nommés Wisogast, Rodogast, Salogast et Widogast, habitant les pays de Salehaim, Bodohaim, Widohaim, qui se réunirent pendant la durée de trois assises, discutèrent, avec le plus grand soin, les sources de toutes les difficultés qui pouvaient s'élever; et traitant de chacune en particulier, rédigèrent la loi telle que nous la possédons maintenant. A peine le puissant roi des Franks, Clovis, eut-il été appelé, par une faveur céleste, à jouir, le premier de sa nation, de la grâce du baptême; à peine Childebert et Clotaire eurent-ils été revêtus des marques distinctives de la royauté, qu'on les vit s'occuper à corriger les imperfections que l'expérience avait fait découvrir dans ces lois. Gloire aux amis de la nation des Franks! que le Christ, le souverain des rois, veille sur les destinées de cet empire; qu'il prodigue à ses chefs les trésors de sa grâce; qu'il protége ses armées, et fortifie ses peuples dans la foi chrétienne; qu'il leur accorde des jours de paix et de bonheur! C'est, en effet, cette nation qui, forte par sa vaillance plus que par le nombre de ses guerriers, secoua par la force des armes le joug que les Romains s'efforçaient d'appesantir sur elle; ce sont ces mêmes Franks qui, après avoir reçu la faveur du baptême, recueillirent avec soin les corps des saints martyrs que les Romains avaient livrés aux flammes, au fer et aux bêtes féroces, et prodiguèrent l'or et les pierres précieuses pour orner les chasses qui les contenaient. TITRE XIX. _Des blessures._ 1. Si quelqu'un a tenté de donner la mort à un autre, et qu'il n'ait pas réussi dans son projet; ou s'il a voulu le percer d'une flèche empoisonnée et qu'il ait manqué son coup, il sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi[294]. [294] Le sou d'or valait 90 francs. 2. Quiconque aura blessé quelqu'un à la tête, de telle sorte que le sang ait coulé jusqu'à terre, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. 3. Si quelqu'un a blessé un homme à la tête, et qu'il en soit sorti trois esquilles, le coupable sera condamné à payer 1,200 deniers, ou 30 sous d'or. 4. Si le cerveau a été mis à découvert, et que trois fragments du crâne aient été détachés, le coupable sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or. 5. Si la blessure a été faite au milieu des côtes et qu'elle ait pénétré jusque dans l'intérieur du corps, le coupable sera condamné à payer 1,200 deniers, ou 30 sous d'or. 6. Si la gangrène s'empare de la blessure, et que le mal ne se guérisse point, l'agresseur sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi, outre les frais de maladie qui sont évalués 360 deniers, ou 9 sous d'or. 7. Si un ingénu[295] a frappé avec un bâton un autre ingénu, l'agresseur sera condamné, si le sang n'a point coulé, à payer pour chacun des trois premiers coups qui auront été portés, 120 deniers, ou 3 sous d'or. [295] Homme libre, né de parents libres. 8. Mais si le sang a coulé, l'agresseur paiera une composition pareille à celle qu'il aurait payée si la blessure eût été faite avec un instrument de fer quelconque, c'est-à-dire qu'il paiera 600 deniers, ou 15 sous d'or. 9. Quiconque aura frappé une autre personne à coups de poing sera condamné à payer 360 deniers, ou 9 sous d'or, ou autrement 3 sous d'or pour chaque coup. 10. Si un homme en a attaqué un autre sur la voie publique, dans le but de le dévaliser, et que celui-ci soit parvenu à s'échapper par la fuite, l'agresseur sera condamné à lui payer 1,200 deniers, ou 30 sous d'or. 11. Si l'homme attaqué n'a pu s'échapper et qu'il ait été dépouillé, le voleur sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi, outre la valeur des objets volés et les frais de poursuite. TITRE XXXI. _Des mutilations._ 1. Quiconque aura coupé à un autre homme la main ou le pied, lui aura fait perdre un oeil, ou lui aura coupé l'oreille ou le nez, sera condamné à payer 4,000 deniers, ou 100 sous d'or. 2. Si la main n'est pas entièrement détachée, il sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or. 3. Mais si la main est entièrement détachée, il sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi. 4. Quiconque aura abattu à un autre homme le gros doigt du pied ou de la main sera condamné à payer 1,800 deniers ou 45 sous d'or. 5. Si le doigt blessé n'a point été entièrement détaché, le coupable sera condamné à payer 1,200 deniers ou 30 sous d'or. 6. Quiconque aura abattu le second doigt qui sert à décocher les flèches, sera condamné à payer 1,400 deniers, ou 35 sous d'or. 7. Celui qui d'un seul coup aura abattu les trois autres doigts, sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or. 8. Celui qui aura abattu le doigt du milieu, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. 9. Celui qui aura abattu le quatrième doigt, sera condamné à payer 600 deniers ou 15 sous d'or. 10. Si c'est le petit doigt qui a été abattu, le coupable sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. 11. Quiconque aura coupé un pied à un autre homme, sans l'avoir entièrement détaché, sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or. 12. Mais, si le pied est entièrement détaché, le coupable sera condamné à payer 2,500 deniers ou 62 sous d'or et demi. 13. Celui qui a arraché un oeil à quelqu'un sera condamné à payer 2,500 deniers ou 62 sous d'or et demi. 14. Celui qui aura coupé le nez à quelqu'un sera condamné à payer 1,800 deniers ou 45 sous d'or. 15. Quiconque aura coupé l'oreille à un autre homme, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. 16. Si quelqu'un a eu la langue coupée de manière à ne plus pouvoir parler, le coupable sera condamné à payer 4,000 deniers ou 100 sous d'or. 17. Celui qui aura fait tomber une dent à un autre homme, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. TITRE XXXII. _Des injures._ 1. Quiconque aura appelé un autre homme, infâme, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. 2. S'il l'a appelé embrené, il sera condamné à payer 120 deniers, ou 3 sous d'or. 3. S'il l'a appelé fourbe, il sera condamné à payer 120 deniers, ou 3 sous d'or. 4. S'il l'a appelé lièvre (lâche), il sera condamné à payer 240 deniers, ou 6 sous d'or. 5. Quiconque aura accusé un homme d'avoir abandonné son bouclier en présence de l'ennemi, ou de l'avoir, en fuyant, jeté par lâcheté, sera condamné à payer 120 deniers ou 3 sous d'or. 6. Celui qui aura appelé un homme dénonciateur et qui ne pourra justifier cette imputation, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. 7. S'il l'a appelé faussaire, sans pouvoir appuyer de preuves cette qualification, il sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or. TITRE XLIII. _Du meurtre des ingénus._ 1. Si un ingénu a tué un Frank ou un barbare vivant sous la loi salique, il sera condamné à payer 8,000 deniers, ou 200 sous d'or. 2. Mais s'il a précipité le corps dans un puits ou dans l'eau, il sera condamné à payer 24,000 deniers ou 600 sous d'or. 3. S'il a caché le corps sous des branches vertes ou sèches, ou de tout autre manière, ou s'il l'a jeté dans les flammes, il sera condamné à payer 24,000 deniers, ou 600 sous d'or. 4. Si quelqu'un a tué un antrustion du roi[296], il sera condamné à payer 24,000 deniers, ou 600 sous d'or. [296] Antrustion (_in truste regis_, sous la protection du roi), ou convive du roi, personnage élevé aux plus hautes dignités de la cour des rois franks. 5. S'il a précipité le corps de cet antrustion dans un puits ou dans l'eau, ou s'il l'a recouvert de branches vertes ou sèches, ou enfin s'il l'a jeté dans les flammes, le meurtrier sera condamné à payer 72,000 deniers, ou 1,800 sous d'or. 6. Quiconque aura tué un Romain, convive du roi, sera condamné à payer 12,000 deniers, ou 300 sous d'or. 7. Si l'homme qui a été tué est un Romain possesseur, c'est-à-dire qui a des propriétés dans le pays qu'il habite, le coupable convaincu de lui avoir donné la mort sera condamné à payer 4,000 deniers, ou 100 sous d'or. 8. Quiconque aura tué un Romain tributaire sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or. TITRE LXII. _De l'alleu._ 1. Si un homme meurt sans laisser de fils, son père ou sa mère survivant lui succédera. 2. A défaut du père et de la mère, les frères et soeurs qu'il a laissés lui succéderont. 3. A défaut des frères et soeurs, les soeurs de son père lui succéderont. 4. A défaut des soeurs du père, les soeurs de la mère lui succéderont. 5. A défaut de tous ces parents, les plus proches dans la ligne paternelle lui succéderont. 6. A l'égard de la terre salique[297], aucune portion de l'hérédité ne sera recueillie parles femmes, mais l'hérédité tout entière sera dévolue aux mâles. _Loi salique_, édition et traduction par Peyré. [297] La maison (_sala_) et la terre qui l'entoure était la seule propriété héréditaire chez les anciens Germains, comme l'_ogorod_ chez les Russes; les autres terres changeaient de possesseurs tous les ans, par la voie du sort, comme cela se pratique encore chez les serfs de Russie. La terre salique (la terre paternelle, l'alleu des parents de la loi des Ripuaires) n'était pas soumise à ces partages annuels, et restait propriété ou alleu héréditaire dans les mâles de la famille. MEURTRE DES FILS DE CLODOMIR. Vers l'an 533. Childebert voyant que Clotilde, sa mère, donnait toute son affection aux fils de Clodomir, en conçut de l'envie; et, craignant que par la faveur de la reine, ils n'eussent part au royaume, il envoya secrètement vers le roi Clotaire, son frère, et lui fit dire: «Notre mère garde avec elle les fils de notre frère, et veut leur donner le royaume; il faut que tu viennes promptement à Paris, et que, réunis tous deux en conseil, nous déterminions ce que nous devons faire de ces enfants, si on leur coupera les cheveux, comme au reste du peuple, ou si, après les avoir tués, nous partagerons par moitié le royaume de notre frère. Satisfait de cette proposition, Clotaire arriva à Paris. Childebert avait déjà fait dire dans le peuple que les deux rois étaient résolus à élever les enfants au trône. Ils envoyèrent donc, en leur nom, dire à Clotilde, qui demeurait aussi à Paris: Envoie-nous les enfants, pour que nous les élevions au trône. Remplie de joie, et ne se doutant pas de leur ruse, Clotilde, après avoir fait boire et manger les enfants, les envoya en disant: Je croirai n'avoir pas perdu mon fils, si je vous vois succéder à son royaume. Les enfants étant partis, furent arrêtés aussitôt et séparés de leurs serviteurs et de leurs gouverneurs: ensuite on les enferma séparément, d'un côté les serviteurs, de l'autre les enfants. Alors Childebert et Clotaire envoyèrent Arcadius à la reine, portant des ciseaux et une épée nue. Quand il fut arrivé près de la reine, il les lui montra, et lui dit: Tes fils nos seigneurs, très-glorieuse reine, attendent que tu leur fasses connaître ta volonté sur la manière dont il faut traiter ces enfants; ordonne qu'ils vivent les cheveux coupés, ou qu'ils soient égorgés. Consternée et pleine de colère en voyant l'épée et les ciseaux, Clotilde se laisse aller à son indignation, et, ne sachant dans sa douleur ce qu'elle disait, elle répondit avec imprudence: «Si on ne les élève pas sur le trône, j'aime mieux les voir morts que tondus.» Arcadius, s'inquiétant peu de sa douleur, et ne cherchant pas à deviner quelle serait ensuite sa volonté, revint à la hâte vers ceux qui l'avaient envoyé et leur dit: «Vous pouvez continuer avec l'approbation de la Reine ce que vous avez commencé, car elle veut que vous donniez suite à vos projets.» Aussitôt Clotaire, prenant l'aîné des enfants par le bras, le jette à terre, et, lui plongeant son couteau dans l'aisselle, le tua cruellement. A ses cris, son frère se jeta aux pieds de Childebert, et, lui prenant les genoux, lui disait en pleurant: «Secours-moi, mon bon père, afin que je ne meure pas comme mon frère.» Alors Childebert, fondant en larmes, dit à Clotaire: «Je te prie, mon cher frère, d'avoir la générosité de m'accorder sa vie; et si tu veux ne pas le tuer, je te donnerai, pour le racheter, tout ce que tu voudras.» Mais Clotaire l'accabla d'injures et lui dit: «Repousse-le loin de toi ou tu mourras sûrement à sa place; c'est toi qui m'as poussé à cette affaire, et tu es bien prompt à reprendre ta foi.» Alors Childebert repoussa l'enfant et le jeta à Clotaire, qui lui enfonça son couteau dans le côté et le tua, comme il avait fait de son frère. Ils tuèrent ensuite les serviteurs et les gouverneurs; et après leur mort, Clotaire, montant à cheval, s'en alla avec Childebert dans les faubourgs, sans se préoccuper du meurtre de ses neveux. Clotilde ayant fait poser ces petits corps sur un brancard, les conduisit avec beaucoup de chants pieux et une grande douleur, à l'église de Saint-Pierre, où on les enterra tous deux de la même manière. L'un des deux avait dix ans, et l'autre sept. Ils ne purent prendre le troisième, Clodoald, qui fut sauvé par le secours de braves guerriers. Dédaignant un royaume terrestre, il se consacra à Dieu, et, s'étant coupé les cheveux de sa propre main, il fut fait clerc. Il persista dans les bonnes oeuvres et mourut prêtre. Les deux rois partagèrent entre eux également le royaume de Clodomir. La reine Clotilde déploya tant et de si grandes vertus, qu'elle se fit honorer de tous. On la vit toujours empressée de faire l'aumône, et demeurer pure par sa chasteté et sa fidélité à toutes les choses honnêtes. Elle pourvut les domaines des églises, les monastères et tous les lieux saints de ce qui leur était nécessaire, distribuant ses largesses avec générosité; en sorte que, dans le temps, on ne la considérait pas comme une reine, mais comme une servante du Seigneur, toute dévouée à son service. Ni la royauté de ses fils, ni l'ambition du siècle, ni le pouvoir, ne l'entraînèrent à sa ruine, mais son humilité la conduisit à la grâce. GRÉGOIRE DE TOURS, _Histoire des Franks_, liv. III. BRUNEHAUT ET GALSUINTHE. 566. Le roi Sigebert, qui voyait ses frères prendre des femmes indignes d'eux, et épouser, à leur honte, jusques à leurs servantes, envoya des ambassadeurs en Espagne, avec beaucoup de présents, pour demander en mariage Brunehaut, fille du roi Athanagild. C'était une jeune fille de manières élégantes, d'une belle figure, honnête et de moeurs pures, de bon conseil et d'une conversation agréable. Son père consentit à l'accorder, et l'envoya au roi avec de grands trésors; et celui-ci, ayant rassemblé les leudes et fait préparer des siéges, la prit pour femme avec joie et fit de grandes réjouissances. Elle était soumise à la croyance des Ariens; mais les prédications des prêtres et les conseils du roi lui-même la convertirent; elle confessa la Trinité une et bienheureuse, reçut l'onction du saint Chrême, et, par la vertu du Christ, persévéra dans la foi catholique. Le roi Chilpéric, qui avait déjà plusieurs femmes, voyant ce mariage, demanda Galsuinthe, soeur de Brunehaut, promettant par ses ambassadeurs que, s'il pouvait avoir une femme égale à lui et de race royale, il répudierait toutes les autres. Le père accepta ses promesses, et lui envoya sa fille, comme il avait envoyé l'autre, avec de grandes richesses. Galsuinthe était plus âgée que Brunehaut. Quand elle arriva vers le roi Chilpéric, il la reçut avec beaucoup d'honneurs et l'épousa. Il l'aimait beaucoup et avait reçu d'elle de grands trésors; mais la discorde s'éleva entre eux à cause de Frédégonde, que le roi avait eue auparavant pour concubine. Galsuinthe avait été convertie à la foi catholique et avait reçu le saint Chrême. Elle se plaignait de recevoir du roi des outrages continuels, et de vivre auprès de lui sans honneur. Elle lui demanda donc de pouvoir retourner dans son pays, lui laissant toutes les richesses qu'elle avait apportées. Chilpéric dissimula avec adresse, l'apaisa par des paroles de douceur, et ordonna enfin à un domestique de l'étrangler; puis on la trouva morte dans son lit. Après sa mort Dieu fit un grand miracle, car une lampe qui brûlait devant son sépulcre, suspendue à une corde, tomba sur le pavé, la corde s'étant cassée sans que personne y touchât; en même temps la dureté du pavé disparaissant, la lampe s'enfonça tellement dans cette matière amollie, qu'elle y fut à moitié enterrée sans être brisée, ce qu'on ne put voir sans y reconnaître un grand miracle. Le roi pleura sa mort, puis épousa Frédégonde quelques jours après. GRÉGOIRE DE TOURS, _Histoire des Franks_, liv. IV. COMMENT LE ROI CHILPÉRIC DOTA SA FILLE RIGONTHE. 584. Il arriva au roi Chilpéric une grande ambassade des Wisigoths[298]; le roi revint à Paris, et ordonna de prendre un grand nombre de colons des villas royales et de les mettre dans des chariots. Beaucoup se désespérèrent et ne voulurent pas partir; il les fit mettre en prison pour pouvoir facilement les faire partir avec sa fille. On rapporte que plusieurs se donnèrent la mort et s'étranglèrent, de douleur de se voir ainsi enlevés à leurs parents. On séparait le fils du père, la fille de la mère; et ils s'en allaient en gémissant et en maudissant. On entendait tant de pleurs dans Paris, qu'on les a comparés aux pleurs de l'Égypte la nuit où périrent les premiers-nés. Plusieurs personnes, de naissance distinguée, obligées de partir, firent leur testament, donnèrent tous leurs biens à l'Église, et demandèrent que l'on ouvrit leurs testaments quand la fille de Chilpéric entrerait en Espagne, comme si elles étaient mortes. [298] Envoyée par le roi Léovigilde, qui venait prendre Rigonthe, promise à Reccarède, fils du roi des Wisigoths. Cependant il vint à Paris des envoyés du roi Childebert pour avertir le roi Chilpéric de ne donner à sa fille aucune des villes qu'il tenait du royaume du père de Childebert, ni aucune partie de ses trésors, et de ne pas toucher aux esclaves, aux chevaux, aux jougs de boeufs, ni à rien de ce qui appartenait à ces propriétés. Un de ces envoyés fut, dit-on, tué secrètement, mais je ne sais par qui. Cependant on soupçonna le roi. Chilpéric promit de ne pas disposer de tout cela, convoqua les principaux Franks et ses leudes et célébra les noces de sa fille. Il la remit aux ambassadeurs du roi des Wisigoths, et lui donna de grands trésors; mais Frédégonde, sa mère, y ajouta tant d'or, d'argent et de vêtements, que le roi, à cette vue, crut qu'il ne lui restait plus rien. La reine, le voyant mécontent, se tourna vers les Franks et leur dit: «Ne croyez pas que tout ceci fasse partie des trésors des rois précédents. Tout ce que vous voyez est à moi, car le roi très-glorieux a été très-généreux envers moi, et j'ai amassé beaucoup de choses par mes soins, et beaucoup me viennent des tributs des terres qui m'ont été données. Vous m'avez fait aussi beaucoup de présents. C'est avec tout cela que j'ai composé ce que vous voyez devant vous, et il n'y a rien qui vienne des trésors du roi.» C'est ainsi qu'elle trompa l'esprit du roi. Il y avait une telle quantité de choses en or et en argent et d'autres choses précieuses, qu'on en chargea cinquante chariots. Les Franks apportèrent encore de nombreux présents, de l'or, de l'argent, des chevaux, des vêtements. Chacun donna ce qu'il put. La jeune fille dit adieu, en pleurant beaucoup, et embrassa ses parents; mais, lorsqu'elle sortit de la porte, l'essieu de l'une des voitures se cassa. Tous dirent alors que cet accident était de mauvais augure. Étant partie de Paris, elle ordonna de dresser les tentes à huit milles de la ville. Pendant la nuit, cinquante hommes de sa suite se levèrent, volèrent cent chevaux, et des meilleurs, tous les freins d'or, deux grandes chaînes, et se sauvèrent auprès du roi Childebert. Pendant toute la route, tous ceux qui pouvaient s'échapper se sauvaient, emportant avec eux tout ce qu'ils pouvaient enlever. On reçut partout ce cortége, en grand appareil, aux frais des diverses villes. Le roi avait ordonné que pour cela on ne payât rien sur les impôts ordinaires: tout fut donc fourni par un impôt extraordinaire levé sur les pauvres gens. Comme le roi craignait que son frère ou son neveu ne tendissent pendant la route quelque embûche à sa fille, il avait ordonné qu'une armée l'accompagnerait. Avec elle étaient des hommes du premier rang; le reste de la troupe, composé de gens du commun, était au nombre de plus de quatre mille. Les autres chefs et camériers qui l'accompagnaient la quittèrent à Poitiers. Ses compagnons de voyage firent en chemin tant de butin et pillèrent si bien, qu'on ne peut le raconter. Ils dépouillaient les chaumières des pauvres, ravageaient les vignes, emportaient sarments et raisins, enlevaient les troupeaux et tout ce qu'ils trouvaient, et ne laissaient rien dans les lieux par où ils passaient, accomplissant ce qui a été dit par le prophète Joël: «La sauterelle a mangé les restes de la chenille, le ver les restes de la sauterelle, et la nielle les restes du ver.» GRÉGOIRE DE TOURS, livre VI. LES ROIS FAINÉANTS. La race des Mérovingiens, dans laquelle les Franks avaient coutume de choisir leurs rois, passe pour avoir duré jusqu'au roi Childéric, qui fut, par ordre du pontife romain Étienne[299], déposé, rasé et jeté dans un monastère. Quoiqu'on puisse la considérer comme finissant seulement avec ce prince, néanmoins elle était déjà depuis longtemps sans aucune force, et n'offrait plus en elle rien d'illustre, si ce n'est le vain titre de roi; car les moyens et la puissance du gouvernement étaient entre les mains des préfets du palais, que l'on appelait majordomes et à qui appartenait l'administration suprême. Le prince, pour toute prérogative, devait se contenter du seul titre de roi, de sa chevelure flottante, de sa longue barbe et du trône où il s'asseyait pour représenter l'image du monarque, pour donner audience aux ambassadeurs des différents pays, et leur notifier, à leur départ, comme l'expression de sa volonté personnelle, des réponses qu'on lui avait apprises et souvent même imposées. A l'exception de ce vain nom de roi et d'une pension alimentaire mal assurée, il ne possédait rien en propre qu'une seule terre d'un modique revenu, qui lui fournissait une habitation et un petit nombre de serviteurs, à ses ordres, chargés de lui procurer ce qui lui était nécessaire. S'il fallait aller quelque part, c'était sur un char traîné par un attelage de boeufs qu'un bouvier menait à la manière des paysans: c'était ainsi qu'il se rendait au palais et à l'assemblée générale de son peuple, tenue chaque année pour les affaires publiques; c'était ainsi qu'il revenait chez lui. Quant à l'administration du royaume, aux mesures et aux dispositions qu'il fallait prendre au dedans et au dehors, le maire du palais en avait tout le soin. EGINHARD, _Vie de Charlemagne_, trad. de M. Teulet. Eginhard, secrétaire de Charlemagne et l'un des principaux personnages de sa cour, mourut en 844. On lui doit une _Vie de Charlemagne_ et des _Annales des rois Franks_. Ces deux ouvrages sont bien composés. [299] Ce fut le pape Zacharie qui ordonna la déposition de Childéric, au mois de mars 752. LES MAIRES DU PALAIS. Le premier maire dont il soit fait mention est Goggon, qui fut envoyé à Athanaghilde de la part de Sighebert, pour lui demander la main de Brunehilde. Deux origines doivent être assignées à la _mairie_: l'une romaine, l'autre franke ou germanique. Le _maire_ représentait le _magister officiorum_. Celui-ci acquit dans le palais des empereurs la puissance que le _maire_ obtint dans la maison du roi frank. Considérée dans son origine romaine, la charge de maire du palais fut temporaire sous Sighebert et ses devanciers, viagère sous Khlother, héréditaire sous Khlovigh II: elle était incompatible avec la qualité de prêtre et d'évêque. Elle porte dans les auteurs le nom de: _magister palatii_, _præfectus aulæ_, _rector aulæ_, _gubernator palatii_, _major domus_, _rector palatii_, _moderator palatii_, _præpositus palatii_, _provisor aulæ regiæ_, _provisor palatii_. Pris dans son origine franke ou germanique, le maire du palais était ce _duc_ ou chef de guerre dont l'élection appartenait à la nation tout aussi bien que l'élection du roi: _Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt_. J'ai déjà indiqué ce qu'il y avait d'extraordinaire dans cette institution, qui créait chez un même peuple deux pouvoirs suprêmes indépendants. Il devait arriver, et il arriva, que l'un de ces deux pouvoirs prévalut. Les maires s'étant trouvés de plus grands hommes que les souverains, les supplantèrent. Après avoir commencé par abolir les assemblées générales, ils confisquèrent la royauté à leur profit, s'emparant à la fois du pouvoir et de la liberté. Les maires n'étaient point des rebelles; ils avaient le droit de conquérir, parce que leur autorité émanait du peuple ou de ce qui était censé le représenter, et non du monarque: leur élection nationale, comme chefs de l'armée, leur donnait une puissance légitime. Il faut donc réformer ces vieilles idées de sujets oppresseurs de leurs maîtres et détenteurs de leur couronne. Un roi, un général d'armée, également souverains par une élection séparée (_reges et duces sumunt_) s'attaquent; l'un triomphe de l'autre, voilà tout. Une des dignités périt, et la mairie se confondit avec la royauté par une seule et même élection. On n'aurait pas perdu tant de lecture et de recherches à blâmer ou à justifier l'usurpation des maires du palais, on se serait épargné de profondes considérations sur les dangers d'une charge trop prépondérante, si l'on eût fait attention à la double origine de cette charge, si l'on n'eût pas voulu voir un _grand maître de la maison du roi_ là où il fallait aussi reconnaître un chef militaire librement choisi par ses compagnons: «_Omnes Austrasii, cum eligerent Chrodinum majorem domus._» CHATEAUBRIAND, _Analyse raisonnée de l'histoire de France_. INVASION DES ARABES.--BATAILLE DE POITIERS. 732. Le plan d'Abd-el-Rahman était de fondre directement du haut des Pyrénées sur la Vasconie et sur l'Aquitaine. Les Arabes avaient échoué jusque-là dans toutes leurs tentatives pour pénétrer dans ces provinces par la vallée de l'Aude et par la Septimanie; il voulut les y mener par une voie nouvelle, et ouvrir ainsi à l'islamisme une porte de plus sur la Gaule. Du reste, il n'avait point immédiatement en vue une guerre sérieuse, une guerre de conquête dans le sens que les Arabes attachaient à ces termes; il ne voulait que marcher devant lui, piller et dévaster le plus rapidement possible le plus de pays qu'il pourrait, venger la mort de ses prédécesseurs El-Samah et Anbessa, et rétablir ou accroître en deçà des Pyrénées la terreur des armes musulmanes. Ayant concentré son armée sur le haut Èbre, Abd-el-Rahman prit sa route vers les Pyrénées par Pampelune; il traversa les pays des Vascons Ibériens, s'engagea dans la vallée d'Hengui, franchit le sommet depuis si célèbre dans les romans héroïques du moyen âge sous le nom de Port de Roncevaux, et déboucha dans les plaines de la Vasconie gauloise par la vallée de la Bidouze. L'histoire ne parle d'aucune résistance opposée à Abd-el-Rahman dans les redoutables défilés qu'il eut à franchir. Il avait déjà atteint les plaines quand il rencontra Eudon[300] qui, à la tête de son principal corps d'armée, s'apprêtait à lui barrer le passage et à le rejeter dans les montagnes. Un écrivain arabe, très-croyable sur ce point, affirme qu'Eudon, qu'il désigne très-imparfaitement par le titre de comte de cette frontière, livra aux Arabes plusieurs combats dans lesquels il fut quelquefois vainqueur, mais plus souvent vaincu et obligé de reculer devant son adversaire, de ville en ville, de rivière en rivière, de hauteur en hauteur, et fut poussé jusqu'à la Garonne dans la direction de Bordeaux. [300] Eudon ou Eudes, duc d'Aquitaine. Il était évident que le projet d'Abd-el-Rahman était de se porter sur cette ville, dont l'antique renommée et la richesse ne lui étaient probablement pas inconnues. Le duc passa donc la Garonne, et vint prendre position sur la rive droite de ce fleuve, en avant de la ville, du côté qu'il croyait le plus nécessaire ou le plus facile de couvrir; mais Abd-el-Rahman, sans lui laisser le temps de s'affermir dans sa position, passa la Garonne de vive force, et livra aux Aquitains une grande bataille, dont on ne sait autre chose sinon que ceux-ci furent battus avec une perte immense. Dieu seul sait le nombre de ceux qui y périrent, dit Isidore de Béja. Abd-el-Rahman, victorieux, se jeta sur Bordeaux, l'emporta d'assaut et le livra à son armée. Suivant les chroniques franques, les églises furent brûlées et une grande partie des habitants passée au fil de l'épée. La chronique de Moissac, Isidore de Béja et les historiens arabes ne disent rien de pareil; mais parmi ces derniers il en est qui donnent à entendre que l'assaut fut des plus sanglants. Je ne sais quel grand personnage, incomplétement désigné par le titre de comte, y fut tué; c'était probablement le comte de la ville, que les Arabes prirent pour Eudon, et auquel, par suite de cette méprise, ils firent l'honneur de couper la tête. Le pillage fut immense; les historiens des vainqueurs en parlent avec une exagération vraiment orientale; à les en croire, le moindre soldat aurait eu, pour sa part, force topazes, hyacinthes, émeraudes, sans parler de l'or, un peu vulgaire en pareil cas. Le fait est que les Arabes sortirent de Bordeaux déjà embarrassés de butin, et qu'à dater de ce moment leur marche fut un peu moins rapide et moins libre qu'auparavant. Laissant la Garonne derrière eux et prenant leur direction vers le nord, ils arrivèrent à la Dordogne, la traversèrent, et se jetèrent à l'aventure dans les pays ouverts devant eux, sans autre but que de grossir leur butin et sans plan bien arrêté, même dans ce but. Il est seulement très-vraisemblable qu'ils se divisèrent en plusieurs bandes, pour ne point s'affamer les uns les autres et pour mieux exploiter le pays. S'il est vrai, comme le rapportent des légendes et des traditions contemporaines, et comme il est facile de le croire, que l'une de ces bandes traversa le Limousin, et qu'une autre pénétra jusqu'aux âpres montagnes d'où descendent le Tarn et la Loire, on concevra aisément qu'il n'en manqua pas pour visiter les parties de l'Aquitaine les plus accessibles et les plus riches; il est même probable que quelques-uns de ces détachements de l'armée d'Abd-el-Rahman, plus aventureux que les autres ou plus avides du butin, traversèrent la Loire et se répandirent jusqu'en Burgondie. Ce que les légendes et les chroniques disent de la destruction d'Autun et du siége de Sens par les Sarrazins n'a point l'air d'une fiction pure; or, des nombreuses invasions des Arabes en Gaule, il n'en est aucune à laquelle on puisse rapporter ces deux événements avec autant de vraisemblance qu'à l'invasion d'Abd-el-Rahman. On n'a point de particularités sur le désastre d'Autun; mais ce que dit la Chronique de Moissac de la destruction de cette ville ne doit pas probablement être pris à la lettre. Quant à Sens, il ne fut pas attaqué par une aussi forte troupe qu'Autun, ou se défendit mieux. La ville fut, à ce qu'il paraît, quelques jours entourée et serrée de près; mais Ebbon, qui en était l'évêque et peut-être le seigneur temporel, soutint bravement plusieurs assauts à la tête des assiégés, et finit par surprendre et battre dans une sortie les Arabes, qui, contraints de se retirer, se rabattirent sur le pillage des pays environnants. On peut évaluer à trois mois l'intervalle de temps durant lequel les bandes d'Abd-el-Rahman parcoururent en tous sens les plaines, les montagnes et les plages de l'Aquitaine, sans rencontrer la moindre résistance en rase campagne. L'armée d'Eudon avait été tellement battue sur la Garonne, que les débris même en avaient disparu et s'étaient fondus en un instant dans la masse des populations consternées. Les champs, les villages, les bourgs restaient déserts à l'approche d'une de ces bandes, et celle-ci se vengeait des fuyards en détruisant et brûlant tout ce qu'ils avaient laissé derrière eux, récoltes, arbres fruitiers, habitations, églises. Les Musulmans en voulaient particulièrement aux monastères; ils les pillaient avec transport, et les laissaient rarement debout après les avoir pillés. Les villes encloses de murs et les forteresses étaient les seuls endroits où les populations chrétiennes leur résistaient plus ou moins; et comme le but des envahisseurs se bornait à prendre et à détruire ce qui pouvait être vite pris ou vite détruit, il suffisait quelquefois d'une résistance médiocre pour les écarter d'une place dont ils avaient ardemment convoité le butin. C'est seulement vers les derniers temps du séjour d'Abd-el-Rahman en Aquitaine que l'on peut entrevoir, dans les opérations de ce chef, quelque chose qui ait l'air de tenir à un dessein suivi et semble supposer la réunion et le concert de ses forces jusque-là éparses de divers côtés. Soit en Espagne, soit plus probablement dans le cours de son invasion en Gaule, il avait reçu des informations sur la ville de Tours et sur l'existence dans cette ville d'une célèbre abbaye dont le trésor surpassait celui de toute autre abbaye et de toute autre église de la Gaule. Sur ces informations, Abd-el-Rahman avait résolu de marcher sur Tours, de le prendre et d'enlever, avec le trésor de l'abbaye, les dépouilles de la ville qu'il savait bien n'être pas à dédaigner. Dans cette vue il réunit ses forces, et prit à leur tête le chemin de Tours. Arrivé à Poitiers, il en trouva les portes fermées et la population en armes sur les remparts, décidée à se bien défendre. Ayant investi la ville, il en prit un faubourg, celui où se trouvait l'église fameuse de Saint-Hilaire, pilla l'église et les maisons, après quoi il y mit le feu, et de tout le faubourg il ne resta que les cendres. Mais là se borna le succès: les braves Poitevins, enfermés dans leur cité, continuèrent à faire bonne contenance; et lui, ne voulant pas perdre là un temps qu'il espérait mieux employer à Tours, poursuivit sa marche vers cette dernière ville. Il y a des historiens arabes qui affirment qu'il la prit; mais c'est une erreur manifeste; il est même incertain s'il en commença le siége. Tout ce qui paraît constaté, c'est qu'il menaça la place de fort près, et qu'il était encore aux environs lorsque des obstacles imprévus vinrent à la traverse de ses plans. Il me faut ici revenir au duc des Aquitains, au brave et malheureux Eudon; on conçoit tout ce qu'il y avait de triste et d'amer dans la position de ce chef après la bataille de Bordeaux. Sans armée, comme déchu, voyant ses États à la merci d'un ennemi dévorant, il n'y avait au monde qu'un seul personnage capable de le relever promptement de sa détresse, et ce personnage c'était Charles[301], c'est-à-dire un ennemi qu'il craignait, auquel il ne pardonnait pas de lui avoir perfidement déclaré la guerre l'année précédente, à l'instant où il se croyait sur le point de nouer de graves démêlés avec ces mêmes Musulmans de l'Espagne, maintenant ses vainqueurs. Toutefois l'urgente nécessité du moment l'emporta sur l'orgueil, sur les ressentiments du passé et sur les craintes de l'avenir; Eudon se rendit en toute diligence à Paris, se présenta à Charles, lui raconta son désastre, et le conjura de s'armer contre les Arabes avant qu'ils eussent achevé de dépouiller et de ravager l'Aquitaine, et que la tentation les prit d'en faire autant en Neustrie. Charles consentit à tout, mais à des conditions qui allégeaient beaucoup pour Eudon le fardeau de la reconnaissance. Des mesures furent prises pour réunir dans le plus court délai possible toutes les forces des Franks. [301] Maire du palais du roi des Franks. Un historien arabe rapporte un entretien assez curieux qu'il suppose avoir eu lieu en cette occasion entre Charles et l'un des personnages venus auprès de lui pour solliciter son appui contre Abd-el-Rahman. «Oh! quel opprobre va rejaillir de nous sur nos neveux! dit ce personnage: les Arabes nous menaçaient; nous sommes allés les attendre à l'Orient, et ils sont arrivés par l'Occident. Ce sont ces mêmes Arabes qui, en si petit nombre et avec si peu de moyens, ont soumis l'Espagne, pays si peuplé et de si grands moyens. Comment se fait-il donc que rien ne leur résiste à eux, qui n'usent pas même de cottes de maille à la guerre!--Mon conseil, fait-on répondre Charles, est que vous ne les attaquiez pas au début de leur expédition; ils sont comme le torrent qui emporte tout ce qui s'oppose à lui. Dans la première ardeur de leur attaque, l'audace leur tient lieu de nombre, et le coeur de cotte de maille; mais donnez-leur le temps de se refroidir, de s'encombrer de butin et de prisonniers, de se disputer à l'envi le commandement, et à leur premier revers ils sont à nous.» Ces discours ne sont certainement qu'une invention de l'historien qui les rapporte, mais curieux pourtant et même historiques, en ce sens qu'ils vont bien à l'événement et peignent fidèlement l'état dans lequel les Franks allaient rencontrer les Arabes. Charles eut, pour rassembler ses troupes, à peu près le même intervalle de temps qu'Abd-el-Rahman pour ravager en tout sens les diverses contrées de l'Aquitaine, et l'instant où l'on voit ce dernier concentrer ses forces pour marcher sur Tours dut correspondre assez exactement à celui où Charles se trouve prêt de son côté à entrer en campagne; c'était vers le milieu de septembre. Aucun historien ne dit où Charles passa la Loire; mais tout autorise à présumer que ce fut à Orléans. Abd-el-Rahman était encore sous les murs ou aux environs de Tours lorsqu'il apprit que les Franks s'avançaient à grandes journées. Ne jugeant pas à propos de les attendre dans cette position, il leva aussitôt son camp et recula jusqu'au voisinage de Poitiers, suivi de près par l'ennemi qui le cherchait; mais l'immense train de butin, de bagages, de prisonniers que son armée menait avec elle, embarrassant de plus en plus sa marche, finissait par lui rendre la retraite plus chanceuse que le combat. Au dire de quelques historiens arabes, il aurait été sur le point de commander à ses soldats d'abandonner tout ce périlleux butin et de ne garder que leurs armes et leurs chevaux de bataille. Un pareil ordre était dans le caractère d'Abd-el-Rahman; cependant il n'osa pas le donner, et résolut d'attendre l'ennemi dans les champs de Poitiers, entre la Vienne et le Clain, se flattant que le courage des Arabes suffirait à tout. Les Franks ne tardèrent pas à paraître. Les chroniques chrétiennes, mérovingiennes et autres, ne renferment pas le moindre détail concernant cette mémorable bataille de Poitiers. Celle d'Isidore de Béja est la seule où l'on en trouve une espèce de description, mais une description qui n'est célèbre que par son étonnante barbarie et son obscurité. Néanmoins, faute de mieux, elle a son prix et présente même des traits intéressants, dont quelques-uns sembleraient avoir été recueillis de la bouche d'un Arabe témoin oculaire. Ce sont ces divers traits que je vais tâcher de saisir, en les combinant avec le peu que les historiens arabes des temps postérieurs présentent là-dessus de positif. Les deux armées s'abordèrent avec un certain mélange de curiosité et d'effroi bien naturel entre deux peuples si divers, également braves et renommés à la guerre. Il n'est pas douteux qu'il n'y eût dans l'armée de Charles beaucoup de Gallo-Romains; aussi Isidore de Béja en a-t-il fait l'armée des Européens, et les Arabes disent qu'elle était composée d'hommes de diverses langues. Mais les Franks, surtout ceux d'Austrasie, en faisaient la portion d'élite, la mieux armée, la plus belliqueuse et la plus imposante. C'était la première fois qu'eux et les Arabes se trouvaient en présence sur un champ de bataille, et tout permet de croire que ces derniers n'avaient point vu jusque-là d'armée en si belle ordonnance, si compacte dans ses rangs, tant de guerriers de si haute stature, décorés de si riches baudriers, couverts de si fortes cottes de maille, de boucliers si brillants, et ressemblant si bien par l'alignement de leurs files à des murailles de fer. Il n'est donc pas étonnant qu'il se rencontre dans le récit d'Isidore des traits où perce, à travers l'impropriété barbare de la diction, l'intention de peindre l'espèce de surprise que durent éprouver les Arabes à la première vue de l'armée franke. Quant à la force numérique de cette armée, elle est inconnue; mais on doit présumer qu'elle était pour le moins aussi nombreuse que celle des Arabes; les historiens de ces derniers la qualifient d'innombrable. Abd-el-Rahman et Charles restèrent une semaine entière, campés ou en bataille, en face l'un de l'autre, différant d'heure en heure, de jour en jour, à en venir à une action décisive, et s'en tenant à des menaces, à des feintes, à des escarmouches; mais au lever du septième ou du huitième jour, Abd-el-Rahman, à la tête de sa cavalerie, donna le signal d'une attaque qui devint promptement générale. Les chances du combat se balancèrent avec une sorte d'égalité entre les deux partis jusque vers les approches du soir. Alors un corps de Franks pénétra dans le camp ennemi, soit pour le piller, soit pour prendre à dos les Arabes qui combattaient en avant et le couvraient de leurs files. S'apercevant de cette manoeuvre, la cavalerie musulmane abandonna aussitôt son poste de bataille pour courir à la défense du camp, ou, pour mieux dire, du butin qui y était entassé. Ce mouvement rétrograde bouleversant tout l'ordre de bataille des Arabes, Abd-el-Rahman accourut à toute bride pour l'arrêter; mais les Franks, saisissant l'instant favorable, se jetèrent sur le point où était le désordre, et il y eut là une mêlée sanglante où périrent beaucoup d'Arabes et Abd-el-Rahman lui-même. Tel fut, d'après un écrivain musulman, la circonstance de la bataille de Poitiers la plus funeste pour les Arabes. Maintenant, pour combiner cet incident, très-vraisemblable en lui-même et que rien ne contredit, avec la partie la plus claire et la plus positive du récit d'Isidore, il faut supposer qu'après avoir perdu leur général et des milliers des leurs, les Arabes réussirent néanmoins à regagner leur camp aux approches de la nuit, tandis que les Franks retournèrent de leur côté dans le leur, avec un commencement de victoire plutôt que décidément victorieux; aussi se disposaient-ils à poursuivre le combat le lendemain. Ils sortirent dès l'aube de leur camp et se rangèrent en bataille dans le même ordre que la veille, s'attendant à voir les Arabes en faire autant en face d'eux; mais, à leur grande surprise, il n'y avait dans le camp de ceux-ci ni mouvement, ni bruit, encore moins l'agitation et le tumulte qui précèdent une bataille. Personne ne paraissait hors des tentes; personne n'allait ni ne venait, et plus les Franks écoutaient ou regardaient, et plus leur surprise et leur incertitude allaient croissant. Des espions sont envoyés pour reconnaître les choses de plus près; ils pénètrent dans le camp, ils visitent les tentes: elles étaient désertes. Les Arabes avaient décampé dans le plus grand silence pendant la nuit, abandonnant tout le gros de leur immense butin, et s'avouant vaincus par cette retraite précipitée, bien plus qu'ils ne l'avaient été dans le combat. Les Franks, toujours étonnés de cette fuite, refusèrent d'y croire, et la prirent d'abord pour une ruse de guerre; il leur fallut attendre, rôder, fouiller de toutes parts à l'entour, pour s'assurer que les Arabes étaient vraiment partis et leur avaient abandonné le champ de bataille et leur butin. Ils ne songèrent point à les poursuivre et se partagèrent gaiement les dépouilles des malheureux Aquitains, qui ne firent ainsi que changer d'ennemis. FAURIEL, _Histoire de la Gaule méridionale_, t. II, p. 118. VIE INTÉRIEURE ET HABITUDES DOMESTIQUES DE CHARLEMAGNE. Après la mort de son père, quand Charlemagne eut partagé le royaume avec son frère Carloman, il supporta si patiemment l'inimitié et la jalousie de ce frère, que ce fut pour tous un sujet d'étonnement qu'il ne se laissât pas même aller à un mouvement de colère. Dans la suite[302], ayant épousé, à la prière de sa mère, la fille de Didier[303], roi des Lombards, il la répudia, on ne sait trop pour quels motifs[304], au bout d'un an, et prit pour femme Hildegarde, issue d'une des plus illustres familles de la nation des Suèves. Elle lui donna trois fils, Charles, Pépin et Louis, et autant de filles, Rotrude, Berthe et Gisèle. Il eut encore trois autres filles, Théodérade, Hiltrude et Ruodhaid; les deux premières, de Fastrade, sa troisième femme, qui était de la nation des Francs-Orientaux, c'est-à-dire des Germains; l'autre d'une concubine dont le nom m'échappe pour le moment. Lorsqu'il eut perdu Fastrade, il épousa une Allemande nommée Liutgarde, dont il n'eut pas d'enfants. Après la mort de celle-ci il eut quatre concubines[305]: Maltegarde, qui lui donna une fille nommée Rothilde; Gersuinde, d'origine saxonne, dont il eut Adaltrude; Régina, qui fut la mère de Drogon et de Hugues; et enfin Adallinde, dont il eut Thierri. Sa mère Bertrade vieillit auprès de lui, comblée d'honneurs. Il lui témoignait la plus grande vénération, et jamais il ne s'éleva entre eux le moindre nuage, si ce n'est à l'occasion de son divorce avec la fille du roi Didier, qu'il avait épousée par ses conseils. Elle mourut après la reine Hildegarde, ayant déjà vu trois petits-fils et autant de petites-filles dans la maison de son fils. Charles la fit ensevelir en grande pompe dans la basilique de Saint-Denis, où reposait déjà le corps de son père. Il avait une soeur unique, nommée Gisèle, qui s'était consacrée dès ses plus jeunes années à la vie monastique, et à laquelle il témoigna toujours, comme à sa mère, la plus tendre affection. Elle mourut peu d'années avant lui, dans le monastère où elle avait passé toute sa vie. [302] En 770. [303] Elle s'appelait Désirée. [304] Il la répudia parce qu'elle était toujours malade et inhabile à lui donner des enfants. [305] Charles n'eut pas toutes ces concubines en même temps, mais successivement et à différentes époques. Bien qu'Éginhard et les anciens historiens les appellent constamment des concubines, le P. Le Cointe prétend qu'on doit les considérer comme épouses légitimes. (_Note de M. Teulet._) D'après le plan d'éducation qu'il adopta pour ses enfants, les fils et les filles furent instruits dans les études libérales, que lui-même cultivait. Puis aussitôt que l'âge des fils le permettait, il les faisait exercer, selon la coutume des Francs, à l'équitation, au maniement des armes et à la chasse. Quant aux filles, il voulut non-seulement les préserver de l'oisiveté, en leur faisant apprendre à travailler la laine, à manier la quenouille et le fuseau, mais encore les former à tous les sentiments honnêtes. De tous ses enfants, il ne perdit, avant de mourir, que deux fils et une fille: Charles, qui était l'aîné, Pépin, auquel il avait donné le royaume d'Italie, et Rotrude, la première de ses filles, qu'il avait fiancée à Constantin, empereur des Grecs. Pépin en mourant laissa un fils nommé Bernhard, et cinq filles, Adalhaïde, Atule, Gontrade, Berthrade et Théoderade. La conduite du roi à leur égard fut une preuve éclatante de sa bonté, car il voulut que le fils de Pépin succédât à son père, et que les filles fussent élevées avec ses propres filles. Il ne supporta pas la perte de ses fils et de sa fille avec toute la résignation qu'on aurait pu attendre de sa fermeté d'âme; la tendresse paternelle, qui le distinguait également, lui arracha des larmes abondantes, et même lorsqu'on lui annonça la mort du pape Adrien, l'un des amis auxquels il était le plus attaché, il ne pleura pas moins que s'il eût perdu un fils ou un frère chéri. C'est qu'il était véritablement né pour les liaisons d'amitié: facile à les contracter, il les entretenait avec la plus grande constance, et cultivait, avec une espèce de religion, l'affection de ceux qu'il s'était unis par des liens de cette nature. Il veillait avec tant de sollicitude à l'éducation de ses fils et de ses filles, que, tant qu'il était dans l'intérieur de son royaume, jamais il ne prenait ses repas, jamais il ne voyageait sans eux: ses fils l'accompagnaient à cheval; quant à ses filles, elles venaient ensuite, et des satellites tirés de ses gardes étaient chargés de protéger les derniers rangs de leur cortége. Elles étaient fort belles, et tendrement chéries de leur père. On est donc fort étonné qu'il n'ait jamais voulu en marier aucune, soit à quelqu'un des siens[306], soit à des étrangers. Jusqu'à sa mort, il les garda toutes auprès de lui dans son palais, disant qu'il ne pouvait se passer de leur société. Aussi, quoiqu'il fût heureux sous les autres rapports, éprouva-t-il, à l'occasion de ses filles, la malignité de la fortune[307]. Mais il dissimula ses chagrins, comme s'il ne se fût jamais élevé contre elles aucun soupçon injurieux, et que le bruit ne s'en fût pas répandu. [306] Cependant, en 787, il consentit au mariage de Berthe avec Angilbert, l'un des officiers de son palais. (_Note de M. Teulet._) [307] Une grande licence régnait à la cour de Charlemagne, et les historiens contemporains ont été forcés de reconnaître que, sous ce rapport, il donnait lui-même un fort mauvais exemple. (_Note de M. Teulet._) L'une de ses concubines lui avait donné un fils, nommé Pépin, dont j'ai omis de faire mention en parlant de ses autres enfants: il était beau de visage, mais bossu. Du temps de la guerre contre les Huns, pendant que le roi passait l'hiver en Bavière, ce jeune homme simula une maladie, et avec quelques-uns des principaux d'entre les Francs, qui l'avaient ébloui du vain espoir de le mettre sur le trône, il conspira contre son père. La conspiration fut découverte, les coupables punis; et Pépin, après avoir été rasé, demanda et obtint la permission d'embrasser la vie monastique dans le monastère de Prum. Déjà antérieurement, une grande conjuration s'était formée contre Charles dans la Germanie. Parmi ceux qui l'avaient excitée, les uns eurent les yeux crevés, les autres s'en tirèrent sains et saufs; mais tous furent punis de l'exil. Au reste, pas un ne perdit la vie, à l'exception de trois des conjurés, qui, ne voulant pas se laisser prendre, se défendirent les armes à la main, tuèrent plusieurs soldats, et ne furent mis à mort que parce qu'il ne fut pas possible de les réduire autrement. On regarde la cruauté de la reine Fastrade comme la cause et l'origine de ces conjurations; et si dans l'une comme dans l'autre on s'attaqua directement au roi, c'est qu'en se prêtant aux cruautés de sa femme, il semblait s'être prodigieusement écarté de sa bonté et de sa douceur habituelle. Au reste, pendant toute sa vie il sut si bien se concilier, au dedans comme au dehors, l'amour et la bienveillance de tous, qu'on n'a jamais pu lui reprocher de s'être montré, même dans la moindre circonstance, injustement rigoureux. Il aimait les étrangers, et mettait tant de soin à les bien recevoir que souvent leur nombre s'accrut au point de paraître une charge, non-seulement pour le palais, mais même pour le royaume. Quant à lui, il avait l'âme trop grande pour se trouver incommodé d'un tel fardeau, et il se croyait assez dédommagé de tant d'inconvénients par les louanges qu'on donnait à sa libéralité et l'avantage d'une bonne renommée. Il était gros et robuste de corps; sa taille était élevée, quoiqu'elle n'excédât pas une juste proportion, car il est certain qu'elle n'avait pas plus de sept fois la longueur de ses pieds. Il avait le sommet de la tête arrondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, de beaux cheveux blancs, et la physionomie riante et agréable: aussi régnait-il dans toute sa personne, soit qu'il fût debout, soit qu'il fût assis, un air de grandeur et de dignité; et quoiqu'il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, il était d'ailleurs si bien proportionné que ces défauts ne s'apercevaient pas. Sa démarche était ferme, et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle; mais sa voix claire ne convenait pas parfaitement à sa taille. Sa santé fut constamment bonne, excepté pendant les quatre années qui précédèrent sa mort. Il eut alors de fréquents accès de fièvre; il finit même par boiter d'un pied. Dans ce temps de souffrance, il se traitait plutôt à sa fantaisie que d'après les conseils des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux, parce qu'ils lui défendaient les rôtis, auxquels il était habitué, pour l'astreindre à ne manger que des viandes bouillies. Il se livrait assidûment à l'équitation et au plaisir de la chasse. C'était chez lui un goût national, car à peine trouverait-on dans toute la terre un peuple qui pût rivaliser avec les Francs dans ces deux exercices. Les bains d'eaux naturellement chaudes lui plaisaient beaucoup. Passionné pour la natation, il y devint si habile, que personne ne pouvait lui être comparé. C'est pour cela qu'il fit bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et qu'il y demeura constamment pendant les dernières années de sa vie, jusqu'à sa mort. Il invitait à prendre le bain avec lui, non-seulement ses fils, mais encore ses amis, les grands de sa cour et quelquefois même les soldats de sa garde; de sorte que souvent cent personnes et plus se baignaient à la fois. Son costume était celui de sa nation, c'est-à-dire, le costume des Francs. Il portait sur la peau une chemise de lin et des hauts-de-chausses de la même étoffe; par-dessus, une tunique bordée d'une frange de soie; aux jambes, des bas serrés avec des bandelettes; aux pieds, des brodequins. L'hiver, un justaucorps en peau de loutre ou, de martre lui couvrait les épaules et la poitrine. Par-dessus tout cela il revêtait une saie bleue, et il était toujours ceint de son épée, dont la poignée et le baudrier étaient d'or ou d'argent. Quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n'était que dans les fêtes les plus solennelles, ou lorsqu'il avait à recevoir les députés de quelque nation étrangère. Il n'aimait point les costumes des autres peuples, quelque beaux qu'ils fussent, et jamais il ne voulut en porter, si ce n'est toutefois à Rome, lorsqu'à la demande du pape Adrien d'abord, puis à la prière du pape Léon, son successeur, il se laissa revêtir de la longue tunique, de la chlamyde et de la chaussure des Romains. Dans les grandes fêtes, ses habits étaient brodés d'or, et ses brodequins ornés de pierres précieuses; une agrafe d'or retenait sa saie, et il marchait ceint d'un diadème étincelant d'or et de pierreries; mais les autres jours son costume était simple, et différait peu de celui des gens du peuple. Sa sobriété lui faisait éviter tous les excès de table, surtout ceux de la boisson; car il détestait l'ivrognerie dans quelque homme que ce fût, et à plus forte raison dans lui-même et dans les siens. Mais il ne lui était pas tellement facile de s'abstenir de manger, qu'il ne se plaignît souvent de l'incommodité que lui causaient les jeûnes. Il était fort rare qu'il donnât de grands festins, excepté aux principales fêtes, et alors il y invitait de nombreux convives. Son repas ordinaire se composait de quatre mets, sans compter le rôti, qui lui était ordinairement apporté dans la broche par les chasseurs, et dont il mangeait, avec plus de plaisir que de toute autre chose. Pendant qu'il était à table, il aimait à entendre un récit ou une lecture, et c'étaient les histoires et les hauts faits des temps passés qu'on lui lisait d'ordinaire. Il prenait aussi grand plaisir aux ouvrages de saint Augustin, et principalement à celui qui a pour titre: _De la Cité de Dieu_. Il était si modéré dans l'usage du vin et de toute espèce de boisson, qu'il buvait rarement plus de trois fois dans tout un repas. En été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un seul coup, et, quittant ses vêtements et ses brodequins, comme il le faisait pour la nuit, il se reposait pendant deux ou trois heures. Quant au sommeil de la nuit, il l'interrompait quatre ou cinq fois, non-seulement en se réveillant, mais en quittant son lit. Pendant qu'il se chaussait et s'habillait, il admettait ses amis; et si le comte du palais l'avertissait qu'un procès ne pouvait être terminé que par sa décision[308], il faisait introduire sur-le-champ les parties intéressées, prenait connaissance de la cause, et rendait son jugement comme s'il eût siégé sur son tribunal. Ce n'était pas seulement ces sortes d'affaires qu'il expédiait à ce moment, mais encore tout ce qu'il y avait à traiter ce jour-là, et les ordres qu'il fallait donner à chacun de ses ministres. [308] C'était les contestations de haute importance, _potentiores causæ_, celles qui s'agitaient entre les évêques, les abbés, les comtes et les autres grands de l'empire. (_Note de M. Teulet._) Doué d'une éloquence abondante et inépuisable, il exprimait avec clarté tout ce qu'il voulait dire. Peu content de savoir sa langue maternelle, il s'appliqua aussi à l'étude des autres idiomes, et particulièrement du latin, qu'il apprit assez bien pour le parler comme sa propre langue: quant au grec, il le comprenait mieux qu'il ne le prononçait. En somme, il parlait avec tant de facilité, qu'il paraissait même un peu causeur. Passionné pour les arts libéraux, il eut toujours en grande vénération et combla de toutes sortes d'honneurs ceux qui les enseignaient. Le diacre Pierre de Pise, qui était alors dans sa vieillesse, lui donna des leçons de grammaire. Il eut pour maître dans les autres sciences un autre diacre, Albin, surnommé Alcuin, né en Bretagne et d'origine saxonne, l'homme le plus savant de son époque. Le roi consacra beaucoup de temps et de travail à étudier avec lui la rhétorique, la dialectique, et surtout l'astronomie. Il apprit le calcul, et mit tous ses soins à étudier le cours des astres avec autant d'attention que de sagacité. Il essaya aussi d'écrire[309], et il avait toujours sous le chevet de son lit des feuilles et des tablettes pour accoutumer sa main à tracer des caractères lorsqu'il en avait le temps. Mais il réussit peu dans ce travail, qui n'était plus de son âge et qu'il avait commencé trop tard. [309] Ce passage d'Éginhard a donné lieu à de nombreux commentaires. Il semble résulter, des termes mêmes du texte, que Charlemagne savait écrire; mais il est probable qu'il ne put parvenir à acquérir cette fermeté, cette élégance d'écriture en usage de son temps, dont nous possédons encore aujourd'hui de nombreux modèles. (_Note de M. Teulet._) Il pratiqua dans toute sa pureté et avec la plus grande ferveur la religion chrétienne, dont les principes lui avaient été inculqués dès l'enfance. C'est pourquoi il fit construire à Aix-la-Chapelle une magnifique basilique qu'il orna d'or et d'argent, de candélabres, de grilles et de portes d'airain massif, et pour laquelle il fit venir de Rome et de Ravenne les marbres et les colonnes qu'on ne pouvait se procurer ailleurs. Il fréquentait assidûment cette église le soir, le matin, et même pendant la nuit, pour assister aux offices et au saint sacrifice, tant que sa santé le lui permettait. Il veillait avec sollicitude à ce que rien ne se fît qu'avec la plus grande décence, recommandant sans cesse aux gardiens de ne pas souffrir qu'on y portât ou qu'on y laissât rien de malpropre ou d'indigne de la sainteté du lieu. Il la gratifia d'un grand nombre de vases d'or et d'argent, et d'une telle quantité de vêtements sacerdotaux, que, pour la célébration du service divin, les portiers eux-mêmes, qui sont les derniers dans l'ordre ecclésiastique, n'avaient pas besoin de se vêtir de leurs habits particuliers pour exercer leur ministère. Il introduisit de grandes améliorations dans les lectures et la psalmodie, car lui-même y était fort habile, quoique jamais il ne lût en public, et qu'il chantât seulement à voix basse et avec le reste des assistants. Toujours prêt à secourir les pauvres, ce n'était pas seulement dans son pays et dans son royaume qu'il répandait ces libéralités gratuites que les Grecs appellent aumônes: mais au delà des mers, en Syrie, en Égypte, en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Carthage, partout où il savait que des chrétiens vivaient dans la pauvreté, il compatissait à leur misère, et il aimait à leur envoyer de l'argent. S'il recherchait avec tant de soin l'amitié des rois d'outre-mer, c'était surtout pour procurer aux chrétiens vivant sous leur domination des secours et du soulagement. Entre tous les lieux saints, il avait surtout en grande vénération l'église de l'apôtre saint Pierre à Rome. Il dépensa des sommes considérables pour les objets d'or et d'argent et les pierres précieuses dont il la gratifia. Les papes reçurent aussi de lui de riches et innombrables présents, et pendant tout son règne il n'eut rien de plus à coeur que de rendre à la ville de Rome son antique prépondérance. Il voulut que l'église de Saint-Pierre fût non-seulement défendue et protégée par lui, mais qu'au moyen de ses dons elle surpassât en ornements et en richesses toutes les autres églises; et cependant, malgré cette prédilection, pendant les quarante-sept années que dura son règne, il ne put s'y rendre que quatre fois[310] pour y faire ses prières et accomplir des voeux. Son dernier voyage ne fut pas seulement décidé par ces motifs de piété: le pape Léon, accablé d'outrages par les Romains, qui lui avaient arraché les yeux et coupé la langue, se vit forcé d'implorer sa protection. Étant donc venu à Rome pour rétablir dans l'Église l'ordre si profondément troublé, il y passa tout l'hiver. Ce fut alors qu'il reçut le titre d'empereur et d'auguste. Il témoigna d'abord une grande aversion pour cette dignité; car il affirmait que, malgré l'importance de la fête, il ne serait pas entré ce jour-là dans l'église s'il avait pu prévoir les intentions du souverain pontife. Toutefois, cet événement excita la jalousie des empereurs romains[311], qui s'en montrèrent fort irrités; mais il n'opposa à leurs mauvaises dispositions qu'une grande patience, et, grâce à cette magnanimité qui l'élevait si fort au-dessus d'eux, il parvint, en leur envoyant de fréquentes ambassades et en leur donnant dans ses lettres le nom de frères, à triompher de leur opiniâtreté. [310] En 774, 781, 787 et 800. (_Note de M. Teulet._) [311] C'est-à-dire des empereurs grecs. (_Note de M. Teulet._) Après avoir reçu le titre d'empereur, Charles songea à réformer les lois de son peuple, dans lesquelles il avait remarqué de nombreuses imperfections. En effet, les Francs ont deux lois qui diffèrent beaucoup entre elles dans un grand nombre de points[312]. Il conçut la pensée d'y ajouter ce qui leur manquait, d'en retrancher les contradictions, et d'en corriger les vices et les mauvaises applications. Mais ce projet n'aboutit qu'à les augmenter d'un petit nombre de capitulaires qui sont demeurés imparfaits. Cependant il ordonna que toutes les lois non écrites des peuples vivant sous sa domination fussent recueillies et rédigées. Les poëmes antiques et barbares[313], dans lesquels les actions et les guerres des anciens rois étaient célébrées, furent également écrits, par son ordre, pour être transmis à la postérité. Il fit encore commencer une grammaire de sa langue nationale, et donna des noms tirés de cette langue à tous les mois de l'année, dont la nomenclature usitée chez les Francs avait été jusque-là moitié latine, moitié barbare. Il distingua les vents par douze termes particuliers, tandis qu'avant lui on n'en avait pas plus de quatre pour les désigner. Les mois furent appelés: Janvier, Wintarmanoth; Février, Hornung; Mars, Lentzinmanoth; Avril, Ostarmanoth; Mai, Winnemanoth; Juin, Brachmanoth; Juillet, Heuvimanoth; Août, Aranmanoth; Septembre, Witumanoth; Octobre, Windumemanoth; Novembre, Herbistmanoth; Décembre, Heilagmanoth[314]. [312] La loi Salique et la loi des Ripuaires. (_Note de M. Teulet._) [313] Ces poëmes populaires, _vulgares cantilenæ_, _gentilitia carmina_, dont l'existence, bien antérieure au règne de Charlemagne, est incontestable, se chantaient ordinairement durant les repas, comme le prouve ce curieux passage de la vie de S. Ludger (dans Pertz, tom. II, p. 412): «Tandis qu'il était à table avec ses disciples, on lui amena un aveugle, nommé Bernlef, fort aimé du voisinage à cause de sa bonne humeur, et parce qu'il était habile à chanter les gestes et les guerres des anciens rois.» (_Note de M. Teulet._) [314] Les noms donnés aux mois par Charlemagne ne furent pas inventés par lui, car ils étaient en usage bien antérieurement chez les divers peuples germains, et notamment chez les Anglo-Saxons. Ces noms de mois avaient une signification appropriée aux différentes saisons de l'année, comme on peut le voir par le tableau suivant: WINTARMANOTH, Janvier, _mois d'hiver_.--HORNUNG, Février, _mois de boue_.--LENTZINMANOTH, Mars, _mois de printemps_.--OSTARMANOTH, Avril, _mois de Pâques_.--WINNEMANOTH, Mai, _mois des délices_.--BRACHMANOTH, Juin, _mois des défrichements_.--HEUVIMANOTH, Juillet, _mois des foins_.--ARANMANOTH, Août, _mois des moissons_.--WITUMANOTH, Septembre, _mois des vents_.--WINDUMEMANOTH, Octobre, _mois des vendanges_.--HERBISTMANOTH, Novembre, _mois d'automne_.--HEILAGMANOTH, décembre, _mois saint_. (Note de M. Teulet.) Sur la fin de sa vie, lorsque déjà il se sentait accablé par la maladie et la vieillesse, il fit venir Louis, roi d'Aquitaine, le seul fils qui lui restât de son mariage avec Hildegarde. Ensuite il réunit dans une assemblée solennelle tous les grands de l'empire, et, d'après leur avis unanime, il l'associa au trône, le déclara héritier de la dignité impériale, et, lui plaçant le diadème sur la tête, le fit proclamer empereur et auguste[315]. Cet acte fut accueilli avec une grande faveur par toute l'assemblée; il parut avoir été inspiré par la volonté divine, dans l'intérêt de l'État, et il accrut encore la puissance de Charles en frappant de terreur les nations étrangères. Ayant ensuite renvoyé son fils en Aquitaine, lui-même, malgré son grand âge, partit, comme il le faisait habituellement, pour aller chasser dans les environs de son palais d'Aix. Il employa à cet exercice le reste de l'automne, et revint à Aix-la-Chapelle vers le premier jour de novembre. Tandis qu'il passait l'hiver dans cette ville, il fut, au mois de janvier, saisi d'une fièvre violente qui le contraignit à s'aliter. Recourant aussitôt au remède qu'il employait d'ordinaire pour combattre la fièvre, il s'abstint de toute nourriture, persuadé que cette diète suffirait pour chasser ou tout au moins pour adoucir la maladie; mais à la fièvre vint se joindre cette douleur de côté que les Grecs appellent pleurésie. Néanmoins il persévéra dans son abstinence, en ne soutenant son corps que par des boissons prises à de longs intervalles; et le septième jour depuis qu'il s'était mis au lit, après avoir reçu la sainte communion, il succomba, dans la soixante-douzième année de son âge et la quarante-septième de son règne, le cinq des calendes de février, vers la troisième heure du jour[316]. EGINHARD, _Vie de Charlemagne_, traduite et annotée par M. Teulet. [315] Au mois d'août 813. [316] Vers neuf heures du matin, le samedi 28 janvier 814. GUERRE CONTRE LES SAXONS. 772-804. Aucune guerre ne fut plus longue, plus acharnée, plus laborieuse pour le peuple franc, parce que les Saxons, comme presque toutes les nations qui habitent la Germanie, naturellement sauvages, livrés au culte des démons et ennemis de la religion chrétienne, croyaient pouvoir sans honte profaner et violer les lois divines et humaines. Il y avait encore d'autres causes de nature à troubler la paix chaque jour; en effet, nos frontières et les leurs sont presque partout contiguës dans un pays de plaines, et c'est par exception que, dans un petit nombre de lieux, de vastes forêts et de hautes montagnes délimitent d'une manière plus certaine le territoire des deux peuples: aussi n'était-ce de part et d'autre, sur toute la frontière, que meurtres, incendies et rapines. Ces excès irritèrent tellement les Francs, qu'ils résolurent, non plus d'user de représailles, mais de faire aux Saxons une guerre déclarée. Une fois commencée, elle se continua pendant trente-trois ans avec un égal acharnement de part et d'autre, mais d'une manière plus funeste pour les Saxons que pour les Francs. Cette guerre aurait pu être terminée plus tôt, si la perfidie des Saxons l'eût permis. Il serait difficile de dire combien de fois vaincus et suppliants, ils s'abandonnèrent à la merci du roi et jurèrent d'obéir à ses ordres; combien de fois ils livrèrent sans délai les otages qu'on leur demandait[317] et reçurent les gouverneurs qui leur étaient envoyés; combien de fois même ils semblèrent tellement domptés et abattus, qu'ils promirent d'abandonner le culte des idoles pour se soumettre au joug de la religion chrétienne. Mais, s'ils furent prompts à prendre de tels engagements, ils se montrèrent en même temps si empressés de les rompre, qu'on ne saurait dire au vrai lequel de ces deux penchants était en eux le plus fort. En effet, depuis le commencement de la guerre, à peine se passa-t-il une seule année qui ne fût signalée par un de ces changements. Mais le grand courage du roi, sa constance inébranlable dans les revers comme dans la prospérité, ne se laissa jamais vaincre par leur mobilité, ni rebuter dans l'exécution de ses projets. Il ne souffrit jamais qu'ils manquassent impunément à leur foi; jamais ils ne commirent de telles perfidies sans qu'une armée, guidée par lui ou par ses comtes, n'allât en tirer vengeance et leur infliger un juste châtiment; jusqu'à ce qu'enfin, après avoir complétement vaincu et réduit en son pouvoir tout ce qui s'opiniâtrait à résister, il fit enlever, avec leurs femmes et leurs enfants, dix mille de ceux qui habitaient les deux rives de l'Elbe, et les répartit çà et là en mille endroits séparés de la Gaule et de la Germanie[318]. Une condition prescrite par le roi et acceptée par les Saxons mit fin à cette guerre qui durait depuis tant d'années. Il fut convenu qu'abandonnant le culte des démons et renonçant aux cérémonies de leurs pères, ils embrasseraient la foi chrétienne, en recevraient les divins sacrements, et se réuniraient aux Francs pour ne plus former qu'un seul peuple. EGINHARD, _Vie de Charlemagne_, trad. de M. Teulet. [317] C'étaient des enfants que Charlemagne confiait aux monastères pour les faire élever dans la religion chrétienne, et les envoyer ensuite prêcher l'Évangile dans leur pays. Tel fut Ebbo, archevêque de Reims, l'apôtre du Danemark. (_Note de M. Teulet._) [318] En 804. GUERRE CONTRE LES AVARES. 791-799. Alors commença la guerre la plus importante que Charles ait entreprise, si l'on excepte celle des Saxons, c'est-à-dire la guerre contre les Avares, autrement dits les Huns. Il les attaqua avec plus de vigueur et avec des forces plus considérables qu'aucun autre peuple. Cependant il ne dirigea en personne qu'une seule expédition dans la Pannonie (les Huns habitaient alors cette contrée): il confia le soin des autres à son fils Pépin, à des gouverneurs de provinces, à des comtes ou à des lieutenants. Malgré l'énergie qu'ils déployèrent, cette guerre ne fut terminée qu'au bout de huit ans. La dépopulation complète de la Pannonie, dans laquelle il n'est pas resté un seul habitant, la solitude du lieu où s'élevait la demeure royale du Chagan[319], lieu qui n'offre pas aujourd'hui trace d'habitation humaine, attestent combien il y eut de combats livrés et de sang répandu. Toute la noblesse des Huns périt dans cette guerre, toute leur influence y fut anéantie. Tout l'argent et les trésors qu'ils avaient entassés depuis si longtemps furent pillés. De mémoire d'homme, les Francs n'avaient pas encore soutenu de guerre qui les eût enrichis davantage et comblés de plus de dépouilles. Jusqu'alors ils avaient toujours passé pour un peuple assez pauvre: mais ils trouvèrent tant d'or et d'argent dans la demeure du Chagan, ils s'enrichirent dans les combats d'un butin si précieux, qu'on est fondé à croire qu'ils enlevèrent avec justice aux Huns ce que les Huns avaient injustement enlevé aux autres nations. Les Francs ne perdirent dans cette guerre que deux de leurs chefs: Héric, duc de Frioul, qui succomba en Liburnie, près de Tersatz, ville maritime, dans une embuscade dressée par les assiégés; et Gérold, duc de Bavière, qui fut tué en Pannonie, on ne sait par qui, avec deux hommes qui l'accompagnaient, au moment où il disposait son armée pour combattre les Huns, et lorsqu'il allait à cheval exhorter chacun à bien faire. Du reste, les Francs n'eurent pour ainsi dire aucune autre perte à déplorer dans cette guerre, qui eut le plus heureux succès, bien que son importance en eût prolongé la durée. EGINHARD, _Vie de Charlemagne_, trad. de M. Teulet. [319] Ce titre s'est conservé jusqu'à nos jours dans la langue turque pour désigner les princes tartars, _Khâcân_, _Kan_. (_Note de M. Teulet._) CHARLEMAGNE PREND PAVIE. 774. Après la mort du victorieux Pépin, les Lombards inquiétèrent Rome de nouveau. L'invincible Charles, quoique fort occupé ailleurs, revint rapidement en Italie et soumit les Lombards, soit en leur livrant de terribles combats, soit en les forçant à se rendre d'eux-mêmes à discrétion; et pour s'assurer qu'ils ne secoueraient jamais le joug des Franks et ne recommenceraient pas leurs attaques contre le patrimoine de saint Pierre, il épousa la fille de leur roi, Didier. Quelque temps après, et sur l'avis des plus saints prêtres, il répudia cette princesse, toujours malade et inhabile à lui donner des enfants. Didier, irrité, fit embrasser sa cause à ses compatriotes, et se lia par les serments; il s'enferma dans Pavie, et leva l'étendard de la révolte contre l'invincible Charles. Ce prince, l'ayant appris, marcha rapidement contre l'Italie[320]. Quelques années auparavant, un des grands du royaume, nommé Ogger, ayant encouru la colère du terrible Charles, avait cherché un refuge auprès de Didier. Quand ils apprirent tous les deux que le redoutable roi arrivait, ils montèrent sur une tour très-élevée, d'où ils pouvaient le voir venir de loin et de tous côtés. Ils aperçurent d'abord des équipages de guerre plus considérables que ceux des armées de Darius et de Jules César. Et Didier dit à Ogger: Charles n'est-il pas avec cette grande armée? Et Ogger répondit: non. Le Lombard voyant ensuite une troupe immense de soldats rassemblés de tous les points de notre vaste empire, dit à Ogger: Certes, Charles s'avance triomphant au milieu de cette multitude. Non, pas encore, et il ne paraîtra pas de si tôt, répliqua Ogger. Que pourrons-nous donc faire, reprit Didier, qui commençait à s'inquiéter, s'il vient accompagné d'un plus grand nombre de guerriers? Vous verrez comment il viendra, répondit Ogger; mais ce qui nous arrivera, je l'ignore. Pendant qu'ils parlaient parut le corps des gardes, qui jamais ne connaît de repos. A cette vue, le Lombard, effrayé, s'écrie: Pour le coup, c'est Charles! Non, dit Ogger, pas encore. A la suite, marchaient les évêques, les abbés, les clercs de la chapelle royale et leur cortége. Didier ne pouvant plus supporter la lumière du jour, ni braver la mort, crie en pleurant: Descendons et cachons-nous au fond de la terre, loin de la face et de la fureur d'un si terrible ennemi! Ogger, tout tremblant, qui savait par expérience quelles étaient la puissance et les forces de Charles, car il l'avait appris par une longue habitude dans des temps meilleurs, dit alors: Quand vous verrez les moissons s'agiter d'effroi dans les champs, le sombre Pô et le Tésin inonder les murs de la ville de leurs flots noircis par le fer, alors vous pourrez croire à la venue de Charles. Il n'avait pas achevé de parler qu'on commença de voir au couchant comme un nuage ténébreux, soulevé par le vent de nord-ouest, qui changea le jour le plus clair en ombres terribles. Puis, Charles approchant un peu plus, l'éclat des armes fit luire pour les gens enfermés dans la ville un jour plus sombre qu'aucune nuit. Alors parut Charles, cet homme de fer, la tête couverte d'un casque de fer, les mains garnies de gantelets de fer, sa poitrine de fer et ses épaules de marbre défendues par une cuirasse de fer, la main gauche armée d'une lance de fer, qu'il tenait élevée en l'air, et sa main droite était toujours étendue sur son invincible épée. Le dessus de ses cuisses, que les autres guerriers, pour monter à cheval plus facilement, dégarnissaient même de courroies, était entouré de lames de fer. Que dirai-je de ses bottines? Comme celles de tous ses soldats, elles étaient garnies de fer. Sur son bouclier on ne voyait que du fer. Son cheval avait la couleur et la force du fer. Tous ceux qui précédaient le roi, tous ceux qui marchaient à ses côtés, tous ceux qui le suivaient, toute l'armée, avaient des armures semblables, selon les ressources de chacun. Le fer couvrait les champs et les routes. Les pointes du fer renvoyaient les rayons du soleil. Ce fer si dur était porté par un peuple plus dur encore. L'éclat du fer répandit la terreur dans le peuple de Pavie: Que de fer! hélas, que de fer! s'écriaient confusément les citoyens. La solidité des murs et des jeunes gens s'ébranla de peur à la vue du fer, et le fer anéantit la sagesse des vieillards. Ce que moi, pauvre écrivain bégayant et édenté, j'ai essayé de peindre dans une longue description, Ogger l'aperçut d'un coup d'oeil rapide, et dit à Didier: Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine, et en disant cela il tomba presque mort. [320] Le récit épique qui suit est regardé avec raison par quelques critiques comme la traduction latine du quelque chant tudesque. Comme ce même jour, les citoyens, soit par folie, soit par quelque espoir de pouvoir résister, ne voulurent pas laisser entrer Charles dans leur ville, ce prince, plein d'expédients, dit aux siens: Il faut faire aujourd'hui quelque chose d'extraordinaire pour qu'on ne nous accuse pas d'avoir passé la journée à ne rien faire. Construisons rapidement une chapelle où nous puissions assister au service divin, si la ville ne nous ouvre ses portes. A peine eut-il parlé, que les ouvriers, qui le suivaient partout, se dispersant de tous côtés, rassemblèrent et apportèrent chaux, pierres, bois et divers matériaux. Depuis la quatrième heure du jour et avant que la douzième fût terminée, ils élevèrent, avec l'aide des soldats, une église, dont les murs, les toits, les lambris et les peintures étaient tels, que quiconque l'eût vue aurait pensé qu'elle n'avait pu être construite en moins d'une année. Dès le lendemain quelques-uns des citoyens voulaient se rendre, d'autres persistaient au contraire à se défendre, ou, pour dire vrai, à se tenir renfermés dans leurs murs; mais Charles soumit et prit la ville sans effusion de sang, et par sa seule adresse. LEMOINE DE SAINT-GALL, _Des Faits et gestes de Charlemagne_, liv. II. Le moine de Saint-Gall, auteur de l'ouvrage que nous venons de citer, l'écrivit à la prière de l'empereur Charles le Chauve, en 884, et d'après les souvenirs de divers personnages qui avaient connu Charlemagne et Louis le Débonnaire. Les Faits et gestes de Charlemagne sont un recueil d'anecdotes, de traditions et de légendes, composant une très-précieuse peinture de moeurs. On croit que ce moine s'appelait Notker le Bègue. BATAILLE DE RONCEVAUX. 778. Tandis que la guerre contre les Saxons se continuait assidûment et presque sans relâche, le roi, qui avait réparti des troupes sur les points favorables de la frontière, marche contre l'Espagne à la tête de toutes les forces qu'il peut rassembler, franchit les gorges des Pyrénées, reçoit la soumission de toutes les villes et de tous les châteaux devant lesquels il se présente, et ramène son armée sans avoir éprouvé aucune perte, si ce n'est toutefois qu'au sommet des Pyrénées il eut à souffrir un peu de la perfidie des Gascons. Tandis que l'armée des Franks, engagée dans un étroit défilé, était obligée, par la nature du terrain, de marcher sur une ligne longue et resserrée, les Gascons qui s'étaient embusqués sur la crête de la montagne (car l'épaisseur des forêts dont ces lieux sont couverts favorise les embuscades) descendent et se précipitent tout à coup sur la queue des bagages et sur les troupes d'arrière-garde, chargées de couvrir tout ce qui précédait: ils les culbutent au fond de la vallée[321]. Ce fut là que s'engagea un combat opiniâtre, dans lequel tous les Franks périrent jusqu'au dernier. Les Gascons, après avoir pillé les bagages, profitèrent de la nuit, qui était survenue, pour se disperser rapidement. Ils durent en cette rencontre tout leur succès à la légèreté de leurs armes et à la disposition des lieux où se passa l'action; les Franks, au contraire, pesamment armés, et placés dans une situation défavorable, luttèrent avec trop de désavantage. Eggihard, maître d'hôtel du roi, Anselme, comte du palais, et Roland[322], préfet des Marches de Bretagne, périrent dans ce combat[323]. Il n'y eut pas moyen dans le moment de tirer vengeance de cet échec; car, après ce coup de main, l'ennemi se dispersa si bien, qu'on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où il aurait fallu le chercher. EGINHARD, _Vie de Charlemagne_, trad. de M. Teulet. [321] La vallée de Roncevaux, _Roscida vallis_, en Navarre, entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port. [322] Ce passage est le seul, parmi les historiens, où il soit fait mention du célèbre Roland, qui joue un si grand rôle dans les épopées carlovingiennes. [323] «Les noms de ceux qui périrent étant connus, je me suis dispensé de les dire», écrit l'Astronome, dans sa vie de Louis le Débonnaire. Une telle phrase suppose que la popularité de la bataille et des preux qui y furent tués était déjà très-considérable, plus que ne semble le faire croire la phrase assez concise d'Éginhard. (L. D.) MÊME SUJET. Cette année, le roi, cédant aux conseils du Sarrasin Ibn-al-Arabi, et conduit par un espoir fondé de s'emparer de quelques villes en Espagne, rassembla ses troupes, et se mit en marche. Il franchit dans le pays des Gascons la cime des Pyrénées, attaqua d'abord Pampelune dans la Navarre, et reçut la soumission de cette ville. Ensuite il passa l'Èbre à gué, s'approcha de Saragosse, qui est la principale ville de cette contrée, et après avoir reçu d'Ibn-al-Arabi, d'Abithener et d'autres chefs sarrasins, les otages qu'ils lui offrirent, il revint à Pampelune. Pour mettre cette ville dans l'impuissance de se révolter, il en rasa les murailles, et, résolu de revenir dans ses États, il s'engagea dans les gorges des Pyrénées. Les Gascons, qui s'étaient placés en embuscade sur le point le plus élevé de la montagne, attaquèrent l'arrière-garde et jetèrent la plus grande confusion dans toute l'armée. Les Franks, tout en ayant sur les Gascons la supériorité des armes et du courage, furent défaits, à cause du désavantage des lieux et du genre de combat qu'ils furent obligés de soutenir. La plupart des officiers du palais, auxquels le roi avait donné le commandement de ses troupes, périrent dans cette action; les bagages furent pillés, et l'ennemi, favorisé par la connaissance qu'il avait des lieux, se dispersa aussitôt. Ce cruel revers effaça presque entièrement dans le coeur du roi la joie des succès qu'il avait obtenus en Espagne. EGINHARD, _Annales des Franks_, trad. par M. Teulet. LA BATAILLE DE RONCEVAUX ET LA MORT DE ROLAND. L'admirable récit qui va suivre est extrait et traduit du poëme attribué à Théroulde, et intitulé: _La Chanson de Roland_[324]. Nous avons cru devoir faire précéder et suivre l'épisode que nous donnons ici d'une courte analyse du poëme. Marsille, roi sarrasin de Saragosse, se décide en envoyer des ambassadeurs auprès de Charlemagne pour lui demander la paix. A son tour, Charlemagne envoie Ganelon auprès de Marsille pour traiter de la paix. Ganelon se laisse corrompre par Marsille, et s'engage à trahir Charlemagne, pour se venger de Roland; il décidera l'empereur à partir d'Espagne et à laisser Roland à l'arrière-garde, où l'armée de Marsille pourra l'accabler à loisir. Chargé de présents, le traître Ganelon revient au camp de Charlemagne; il annonce la soumission de Marsille. Charlemagne, trompé, lève son camp, et se met en route pour rentrer en France. Roland, par le conseil de Ganelon, est laissé à l'arrière-garde; l'avant-garde se met en marche, et s'engage dans les défilés. «Les montagnes sont hautes et les vallées ténébreuses, les rochers noirs, les défilés sinistres. Les Français eurent grand'peine tout le jour; de quinze lieues on entendait leur rumeur, pendant qu'ils approchaient de la grande terre[325]. Ils virent la Gascogne, la terre de leur seigneur; alors ils se rappellent leurs fiefs, et leurs honneurs, et les demoiselles, et les nobles épouses; il n'est celui qui de pitié ne pleure. Plus qu'aucun autre, Charlemagne est anxieux d'avoir laissé son neveu dans les défilés d'Espagne; il est saisi de pitié; il ne peut s'empêcher de pleurer.» Pendant ce temps, Marsille rassemble 400,000 hommes, barons, comtes et émirs, et s'avance contre l'arrière-garde de Charlemagne. Olivier monté sur un grand pin voit s'approcher les païens: «Il avertit Roland, et l'engage à sonner de son olifant: Olivier dit: «Les païens sont nombreux, de nos Français il me semble y avoir bien peu; compagnon Roland, sonnez dans votre cor, Charles l'entendra et fera retourner l'armée.» Roland refuse de sonner. «Ne plaise au seigneur Dieu que mes parents pour moi soient blâmés et que douce France tombe ainsi en abaissement. Mais je frapperai de Durandal[326] assez, ma bonne épée que j'ai ceinte au côté; vous en verrez tout l'acier ensanglanté. Les félons païens se sont assemblés pour leur perte, je vous le dis, tous sont livrés à la mort.» [324] M. Génin a publié, en 1850, une bonne édition de La _Chanson de Roland_, 1 vol. in-8º. [325] La France. [326] _Dur en da_, dur en donne, selon la chronique du faux Turpin. A l'approche des ennemis, l'archevêque Turpin bénit les Français. La bataille s'engage. _La bataille de Roncevaux._ La bataille est merveilleuse et terrible; Olivier et Roland y frappent fort et ferme! L'archevêque Turpin y rend plus de mille coups! les douze pairs n'y sont point en retard; les Français y frappent tous les uns comme les autres; les païens meurent par milliers et par cents; qui ne s'enfuit n'échappe pas à la mort; qu'il le veuille ou non, chacun y laisse sa vie! Les Français y perdent leurs meilleurs garçons, qui ne reverront ni leur père, ni leurs parents, ni Charlemagne, qui les attend au-delà des défilés! En France il y a de prodigieuses tempêtes; il y a des tourbillons de tonnerre et de vent, pluies et grésil démesurément; la foudre tombe et menu et souvent; tremblement de terre il y a vraiment; de Saint-Michel de Paris jusques à Sens, de Besançon jusqu'au port de Guitsand[327], il n'est de logis dont les murs ne crèvent! à midi il fait de grandes ténèbres; il n'y a de clarté que si le ciel se fend! Personne ne le voit qui ne s'épouvante! plusieurs disent: C'est le définement, c'est la fin du monde qui arrive. Ils ne le savent, et ne disent pas vrai: c'est le grand deuil pour la mort de Roland! [327] Wissant, près de Boulogne, qui était alors un port fréquenté. Les Français ont frappé avec coeur et vigueur! païens sont morts à milliers et en foule. Sur cent mille il ne peut en échapper deux! «Çà, dit Roland, nos hommes sont braves, homme sous le ciel n'en a de meilleurs! il est écrit dans la Geste des Francs[328] que notre empereur a les braves.» Roland et Olivier parcourent le camp pour encourager les leurs; tous pleurent des larmes de deuil et de tendresse pour leurs parents, qu'ils aiment de tout coeur. [328] Gesta Francorum. Le roi Marsille avec sa grande armée les attaque. Il s'avance par une vallée avec sa grande armée, qu'il a rassemblée; il l'a partagée en trente escadrons, dont brillent les heaumes[329] ornés d'or et de pierres précieuses, et les écus[330] et les cuirasses frangées. Sept mille clairons y sonnent la marche; grand est le bruit par toute la contrée. [329] Casques. [330] Boucliers. «Çà, dit Roland, Olivier, mon compagnon, mon frère, Ganelon le traître a juré notre mort; sa trahison ne peut être cachée, l'empereur en tirera une éclatante vengeance! nous aurons une bataille forte et dure, jamais on ne vit telle assemblée! J'y frapperai de Durandal mon épée, et vous, compagnon, frappez de Hauteclaire! En tant de bons lieux nous les avons portées, avec elles tant de batailles nous avons achevées, mauvaise chanson n'en doit être chantée!» En avant! Marsille voit de sa gent le martyre, aussi fait-il sonner ses cors et ses trompettes; puis il chevauche avec sa grande armée rassemblée. Devant chevauche un Sarrasin, Abisme; c'est le plus méchant de toute cette bande: il est souillé de crimes et de félonies; il ne croit pas en Dieu le fils de sainte Marie; il est noir comme poix qui est fondue; il aime plus la trahison et le meurtre que tout l'or de la Galice! jamais nul homme ne le vit jouer ni rire. Cependant il est plein de courage et d'orgueil; pour cela il est le favori du félon roi Marsille; il porte le dragon où l'armée se rallie. L'archevêque Turpin ne l'aimera jamais; sitôt qu'il le voit, il désire le frapper; bien tranquillement il se dit à lui-même: «Ce Sarrasin me semble bien hérétique: il est bon que je l'aille occire; jamais je n'aimai couard ni couardise.» L'Archevêque commence la bataille sur le cheval qu'il ravit à Grossaille, qui était au roi qu'il tua en Danemark. Le destrier est agile et rapide; il a les pieds bien faits et les jambes plates, la cuisse courte et la croupe bien large, les flancs allongés et l'échine bien haute, la queue blanche et la crinière jaune, petite oreille, la tête toute fauve; il n'y a bête qu'on puisse lui comparer. L'Archevêque l'éperonne bravement; il ne veut pas manquer d'assaillir Abisme; il va le frapper sur son écu d'émir, couvert de pierreries, d'améthystes et de topazes, et d'escarboucles qui brillent. Turpin le frappe et ne l'épargne pas; après son coup, l'écu ne vaut pas un denier; il traverse le corps du païen de part en part et le jette mort en belle place. Et les Français de dire: «Voilà un vaillant trait! par l'Archevêque la croix est bien défendue.» Quand les Français voient qu'il y a tant de païens, et que de tous côtés les champs en sont couverts, ils prient Olivier et Roland, et les douze pairs, de les protéger. Turpin leur dit alors: «Seigneurs barons, n'ayez pas de mauvaise pensée! Pour Dieu! je vous en prie, ne lâchez pas pied, que les honnêtes gens ne chantent pas mauvaise chanson sur nous. Il faut mieux que nous mourions en combattant! Cela nous est promis, nous mourrons ici. Passé ce jour nous ne serons plus vivants; mais d'une chose je vous suis bien garant: c'est que le saint paradis vous est ouvert, où vous serez assis avec les bienheureux.» A ce mot, les Français se réjouissent, et tous crient: _Monjoie!_ Il y eut un Sarrasin de Saragosse, seigneur d'une moitié de cette ville: c'est Climborin, qui n'était pas homme de bien. C'est lui qui reçut le serment du comte Ganelon, par amitié l'embrassa sur la bouche et lui donna son épée et son escarboucle. Il mettra à honte la grande terre, dit-il, et enlevera la couronne à l'empereur. Sur son cheval, qu'il appelle Barbamouche, il est plus léger qu'épervier ou hirondelle; il l'éperonne fortement, lui lâche la bride, et va frapper Angelier de Gascogne. Ni son écu ni sa cuirasse ne le peuvent garantir; le païen lui met dans le corps la pointe de son épieu, pousse ferme, le traverse d'outre en outre, et à pleine lame le retourne mort sur le sol; puis il s'écrie: «Ils sont bons à confondre! Frappez, païens, pour rompre la presse!» Et les Français de dire: «Quelle perte que celle de ce brave!» Le comte Roland appelle Olivier: «Sire compagnon, lui dit-il, déjà Angelier est mort; nous n'avions pas de plus vaillant chevalier.» Olivier lui répond: «Que Dieu me donne de le venger!» Il pique son cheval de ses éperons d'or pur, tient Hauteclaire, dont l'acier est sanglant, de tout son courage va frapper le païen, brandit son coup, et le Sarrasin tombe. Les diables emportent son âme. Puis Olivier occit le duc Alphaïen, et tranche la tête à Escababiz; il désarçonne sept Arabes: ceux là ne seront plus bons pour le service! «Çà, dit Roland, mon compagnon est en colère; c'est pour s'égaler à moi qu'il frappe ainsi; c'est pour de tels coups que Charles nous estime.» Puis il crie de toute sa voix: «Frappez-y, chevaliers!» D'autre part est un païen, Valdabrun; il éleva le roi Marsille; il est seigneur sur mer de 400 dromons; il n'est matelot qui réclame un autre nom que le sien. Il prit jadis Jérusalem par trahison, viola le temple de Salomon, et tua le patriarche devant les fonts. Il reçut aussi le serment de Ganelon, et lui donna son épée et 1,000 mangons. Sur son cheval, qu'il appelle Gramimond, il est plus léger qu'un faucon. Il le pique de ses éperons aigus, et s'en vient frapper le duc Sanche; il brise son écu, déchire son haubert, lui plante dans le corps la banderole de son gonfanon, et à pleine lance le jette mort à bas des arçons: «Frappez, païens! crie-t-il, car nous les vaincrons très-bien!» Et les Français de dire: «Quelle perte que celle de ce brave!» Le comte Roland, quand il vit Sanche mort, vous devinez la grande douleur qu'il en eut. Il pique son cheval, court à lui à toute force, tient Durandal, qui vaut mieux qu'or fin, va le frapper bravement, tant qu'il peut, sur son casque damasquiné d'or, pourfend la tête, la cuirasse et le corps, et la bonne selle ouvragée d'or, et le dos du cheval jusqu'au fond, et les tue tous deux; qui l'en blâme ou le loue. Les païens de dire: «Ce coup est fatal.» Roland répond: «Je ne puis aimer les vôtres; devers vous est l'orgueil et le tort.» Il y a un Africain venu d'Afrique; c'est Malcroyant, le fils du roi Malcud; tous ses harnais sont d'or battu; il luit au soleil parmi tous les autres; son cheval s'appelle Saut-Perdu; nulle bête ne peut courir plus vite que lui. Malcroyant va frapper Anséis sur l'écu, dont il tranche le vermeil et l'azur; il rompt les mailles de son haubert et lui met dans le corps et le fer et le bois de sa lance. Le comte est mort, ses jours sont finis. Et les Français de dire: «Malheureux baron!» Sur le champ de bataille est l'archevêque Turpin; jamais pareil tonsuré ne chanta la messe, qui de son corps fit de telles prouesses; il dit au païen: «Que Dieu te rende tout ce mal; tu viens d'en tuer un que mon coeur regrette!» Il pousse son bon cheval, frappe sur l'écu de Tolède, et l'abat mort sur l'herbe verte. D'un autre côté est un païen, Grandogne, fils de Capuel, le roi de Cappadoce, sur un cheval qu'il appelle Marinore; il est plus léger que n'est oiseau qui vole; il lâche la bride, le pique des éperons, et va frapper Gérin de toute sa force, brise l'écu vermeil qui lui pendait au cou, ouvre sa cuirasse, et lui entre dans le corps sa banderole bleue, et l'abat mort au pied d'un haut rocher. Il tue encore son compagnon Gérer, et Bérenger, et Guyon de Saint-Antoine, puis va frapper un riche duc, Austore, qui possède Valence et Envers sur le Rhône; il l'abat mort; les païens en ont grande joie. Et les Français de dire: «Quel déchet des nôtres!» Le comte Roland tient son épée sanglante; il a bien entendu que les Français se désespèrent; il a tant de douleur que le coeur lui fend. Il dit au païen: «Que Dieu te renvoie tout ce mal, car tu viens de tuer un homme que je veux te faire payer cher»; il pique son cheval, qui court de toute force. Qui va le payer! Les voilà en présence. Grandogne était vaillant et brave combattant; en son chemin il rencontre Roland; il ne l'avait jamais vu, il le reconnaît cependant à son fier visage, à la beauté de son corps, à son regard et à sa contenance. Il ne peut s'empêcher d'avoir peur; il voudrait s'enfuir, mais il ne le peut. Le comte le frappe si vertement que jusqu'au nez il fend le casque, tranche le nez et la bouche et les dents, tout le corps et l'haubert, et la selle d'argent, et l'épée s'enfonce encore profondément dans le dos du cheval; tous les deux sont tués sans remède, et ceux d'Espagne s'en désolent piteusement. Et les Français de dire: «Il frappe bien, notre défenseur!» La bataille est merveilleuse et grande; les Français y frappent de leurs épieux d'acier bruni. On y voyait grande douleur de gens, hommes morts, blessés et sanglants; l'un gisant sur l'autre, sur le dos ou sur la face. Les Sarrasins ne peuvent plus tenir; qu'ils le veuillent ou non, on les fait déguerpir, et les Français les chassent de vive force. En avant! La bataille est merveilleuse et rapide. Les Français combattent avec vigueur et colère, tranchent les poings, les côtes, les échines et les vêtements jusques aux chairs vives; sur l'herbe verte le sang clair découle. Grande terre, Mahomet te maudit; sur toute nation la tienne est hardie! Il n'est Sarrasin qui ne crie: «Marsille! chevauche, roi, nous avons besoin d'aide!» Le comte Roland dit à Olivier: «Sire compagnon, si vous voulez le permettre, l'Archevêque est très-bon chevalier! Il n'en est pas de meilleur en terre ni sous le ciel; il sait bien frapper et de la lance et de l'épieu.» Olivier répond: «Allons donc l'aider.» A ces mots, les Français recommencent. Durs sont les coups, et le combat est vif; il y a grand carnage de chrétiens. Qui eût vu Roland et Olivier de leurs épées frapper et combattre, aurait pu garder le souvenir de rudes soldats. L'Archevêque frappe de son épieu. Ceux qu'ils ont tué, on les peut bien compter; le nombre est écrit dans les histoires; c'est, dit la Geste, plus de quatre milliers. Les quatre premières charges ont réussi aux Français; mais le cinquième choc leur est désastreux. Tous les chevaliers français sont occis, excepté soixante que Dieu y a épargnés et qui se vendront cher avant que de mourir. En avant! Le comte Roland voit la grande perte des siens; il appelle son compagnon Olivier: «Beau cher compagnon, lui dit-il, par Dieu, qui vous protége, voyez tous ces bons soldats gisants par terre. Nous pouvons plaindre douce France, la belle, qui perd de tels barons! Eh! roi notre ami, que n'êtes-vous ici? Frère Olivier, que pouvons-nous faire? Comment lui ferons-nous savoir des nouvelles? Olivier dit: «Je ne sais comment le quérir; mieux vaux la mort que la honte.» En avant! «Çà, dit Roland, je cornerai l'olifant, et Charles, qui passe les défilés l'entendra; je vous garantis que les Français vont revenir.»--«Ah! dit Olivier, ce serait grande honte à répandre sur tous vos parents, et cette honte durerait toute leur vie. Quand je vous dis de corner, vous n'en fîtes rien; vous ne le ferez pas maintenant par mon conseil; et si vous cornez, ce ne sera pas hardiment; déjà vous avez les deux bras sanglants.»--«C'est vrai, dit Roland, mais j'ai donné de fameux coups!» En avant! «Çà, dit Roland: la partie est trop forte; je cornerai, et le roi Charles l'entendra.» Olivier reprit: «Ce ne serait pas brave! quand je vous le dis, compagnon, vous ne daignâtes pas m'écouter. Si le roi eût été ici, nous n'aurions pas eu ce dommage. Ceux qui sont là n'en doivent avoir blâme.» Il dit encore: «Par cette mienne barbe, si je puis revoir ma gentille soeur Aude, jamais vous ne serez couché entre ses bras!» En avant! «Çà, dit Roland, pourquoi me gardez-vous rancune?» Et Olivier répond: «Compagnon, c'est votre ouvrage; car courage raisonnable n'est pas folie, et modération vaut mieux qu'orgueil: ces Français sont morts à cause de votre imprudence, et de nous Charles n'aura jamais plus de service. Si vous m'aviez cru, notre seigneur arrivait, nous aurions gagné cette bataille, et le roi Marsille serait pris ou mort. Votre prouesse, Roland, a tourné contre nous. Charles le Grand n'aura plus d'aide de nous, et pareil homme ne sera plus jusqu'au jugement dernier. Vous mourrez ici, et la France en sera honnie; aujourd'hui vous manque sa loyale compagnie; avant le soir la perte sera grande.» En avant! L'Archevêque les entend disputer; il pique son cheval de ses éperons d'or pur, vient près d'eux, et se met à les reprendre: «Sire Roland et vous sire Olivier, pour Dieu, je vous prie, ne vous disputez pas! Sonner du corps ne nous servirait à rien; mais cependant il est bon que le roi vienne: il nous pourra venger. Ceux d'Espagne n'y doivent pas retourner. Quand nos Français arriveront, ils nous trouveront morts et hachés; ils nous mettront dans des bières, sur des mulets, nous donneront des larmes de deuil et de compassion, et nous enseveliront dans les cimetières des monastères, et les loups, ni les porcs, ni les chiens ne nous mangeront.» Roland répond: «Sire, vous parlez très-bien.» En avant! Roland met l'olifant à sa bouche, l'embouche bien, et le sonne de toute sa puissance. Dans ces hautes montagnes, le bruit du cor se prolonge. Trente grandes lieues l'entendirent résonner. Charles l'entend et tous ses compagnons. «Çà, dit le roi, nos gens livrent bataille.» Mais Ganelon lui répondit à l'encontre: «Si un autre le disait, ça semblerait un grand mensonge.» En avant! Le comte Roland sonne son olifant avec tant de peine, d'effort et de douleur qu'un sang clair sort de sa bouche et que la tempe de son front en est rompue aussi. La voix du cor qu'il tient est bien grande! Charles l'entend qui traverse les défilés. Naimes l'entend, et les Français l'écoutent. «Çà, dit le roi, j'entends le cor de Roland! jamais il ne le sonna que ce ne fût en combattant.» Ganelon répond: «Il n'est point de bataille; vous êtes déjà vieux et blanc fleuri; par telles paroles vous ressemblez à un enfant! Vous savez assez le grand orgueil de Roland; c'est merveille que Dieu le souffre autant; déjà, sans votre commandement il a pris Naples; les Sarrasins qui y étaient s'en échappèrent; six de leurs chefs vinrent trouver le preux Roland...........[331]; ensuite il fit laver les prés avec de l'eau pour qu'on ne vît plus le sang. Pour un seul lièvre il va corner tout un jour; devant ses pairs il est maintenant à folâtrer. Sous le ciel il n'est homme qui osât le rappeler à la raison. Donc chevauchez; pourquoi vous arrêter? La grande terre est bien loin devant nous.» En avant! [331] Il y a une lacune d'un ou de plusieurs vers dans tous les manuscrits; M. Génin pense qu'il était question du massacre de ces six chefs qui s'étaient rendus, et que Roland fit tuer. Le comte Roland a la bouche sanglante; la tempe de son front est rompue; il sonne l'olifant avec douleur et peine. Charles l'entend et les Français l'entendent. «Çà, dit le roi: «Ce cor a longue haleine.» Le duc Naimes répond: «C'est un brave qui a cette peine; il y a bataille. Par ma conscience, celui-là l'a trahi qui veut vous donner le change. Apprêtez-vous, criez votre cri de guerre, et allez au secours de votre noble maison. Vous entendez assez que Roland se désespère.» L'empereur fait sonner ses cors; les Français redescendent[332], revêtent leurs hauberts et leurs heaumes et prennent leurs épées d'or; ils ont des boucliers et des épieux grands et forts, et gonfanons blancs, et bleus, et rouges. Tous les barons de l'armée remontent sur leurs destriers et les piquent vivement; tant que durent les défilés ils se disent tous entre eux: «Si nous voyions Roland avant qu'il fût mort, ensemble avec lui nous donnerions de grands coups!» Mais c'est en vain! Ils ont trop tardé. [332] Ils gravissaient les montagnes. L'ombre est éclaircie; il fait jour; les armures reluisent au soleil; heaumes et hauberts jettent de grands reflets, et les écus, qui sont bien peints à fleurs, et les épées, et les gonfanons dorés. L'empereur chevauche avec colère, et les Français tristes et soucieux. Il n'y en a aucun qui ne pleure rudement, et tous sont remplis d'inquiétude sur Roland. Le roi fait prendre le comte Ganelon; il l'a ordonné aux queux[333] de sa maison; il a dit à Besgun, leur chef: «Garde-le-moi bien, ce félon qui a trahi ainsi ma maison.» Besgun le reçoit, et met auprès de lui cent compagnons de la cuisine, des meilleurs et des pires, qui lui arrachent la barbe et les moustaches poil à poil; chacun lui donne quatre coups de son poing; ils le battent à coups de bâton et lui mettent au cou une chaîne, et l'enchaînent tout comme un ours. Sur un âne ils le placent par ignominie, et le garderont jusqu'à ce qu'ils le rendent à Charles. En avant! [333] Cuisiniers, officiers de la bouche. Les monts sont hauts, et ténébreux, et grands, les vallées profondes et les eaux rapides; les trompettes sonnent et derrière et devant, et toutes répondent à l'olifant. L'empereur chevauche avec fureur, et les Français tristes et soucieux; tous pleurent et se lamentent et prient Dieu qu'il conserve Roland jusqu'à ce qu'ils le rejoignent sur le champ du combat; réunis à lui ils y frapperont ferme. Mais c'est en vain; ils ont trop tardé, ils ne peuvent y être à temps. En avant! Le roi Charles chevauche en grand courroux; sur sa cuirasse gît sa barbe blanche. Tous les barons de France piquent leurs chevaux, et chacun exprime sa colère de ne pas être avec Roland le capitaine, qui se bat avec les Sarrasins d'Espagne; s'il est blessé, ils ne croient pas que d'autres en réchappent! Dieu! il a soixante chevaliers avec lui, tels que jamais roi ou capitaine n'en eut de meilleurs. En avant! Roland regarde les montagnes et les sapins; il voit tant de Français étendus morts qu'il les pleure en noble chevalier: «Seigneurs barons, dit-il, que Dieu vous fasse miséricorde; qu'à toutes vos âmes il octroie le paradis et les fasse reposer au milieu des fleurs saintes! Meilleurs soldats que vous jamais je ne vis, vous qui si longtemps m'avez aidé à conquérir de grands royaumes pour Charles! Pour cette fin cruelle l'empereur vous avait-il nourris! Terre de France, bien doux pays, vous êtes veuve aujourd'hui de bien braves soldats! Barons français, vous êtes morts par ma faute! Je ne puis plus vous sauver; que Dieu vous aide, qui jamais ne mentit! Olivier, frère, je ne dois pas vous faire défaut: de chagrin je mourrai si je ne suis tué ici. Sire compagnon, retournons au combat!» Le comte Roland reparaît sur le champ de bataille, tient Durandal et frappe comme un brave; il coupe en deux Faudron de Pin et vingt-quatre Sarrasins des mieux prisés; jamais homme ne se défendit mieux. Comme le cerf s'enfuit devant les chiens, ainsi devant Roland s'enfuient les païens, et l'Archevêque de dire: «Vous allez assez bien! Telle valeur doit avoir un chevalier bien armé et sur un bon cheval; il doit être fort et fier pendant la bataille, ou autrement il ne vaut pas quatre sous, et doit être moine dans un de ces monastères où il priera tous les jours pour nos péchés.»--Roland répond: «Frappez, point de quartier!» A ces mots les Français recommencent; grande perte il y eut des chrétiens. Les Français savent qu'il n'y aura pas de prisonniers dans une telle bataille; aussi se défendent-ils et sont-ils fiers comme des lions. Voici Marsille; il a l'air d'un noble guerrier sur son cheval, qu'il appelle Gaignon; il le pique, fond sur Beuve, sire de Beaune et de Dijon, et du choc lui brise l'écu, lui rompt le haubert et le renverse mort sans blessure. Puis il occit Yvoire et Yvon, et avec eux Gérard de Roussillon. Le comte Roland, qui n'est guère loin, dit au païen: «Que Dieu te confonde, toi qui tues mes compagnons! tu en seras payé avant de nous séparer, et tu apprendras le nom de mon épée.» Il court dessus, comme sur un noble guerrier, lui tranche le poing droit, puis coupe la tête à Jurfaleu le blond, le fils du roi Marsille. Les païens crient: «Aide-nous, Mahomet, notre Dieu, venge nous de Charles! Il a envoyé contre nous, dans ce pays, des félons qui ne fuiront pas, même pour ne pas mourir.» Ils se disent les uns aux autres: «Eh! sauvons nous!» A ces mots, cent mille se sauvent; les rappelle qui voudra, ils ne reviendront pas. En avant! Mais c'est en vain. Si Marsille s'est enfui, est demeuré son oncle Marganice, qui tient Carthagène pour son frère Garmaille et l'Ethiopie, une terre maudite; les noirs qu'il commande ont le nez grand et les oreilles larges; ils sont plus de cinquante mille, et chevauchent fièrement et avec fureur, criant la devise des païens. «Çà, dit Roland, ici nous recevrons le martyre, et je sais bien que nous n'avons guère à vivre; mais sera félon qui ne vendra cher sa vie; frappez, seigneurs, de vos épées fourbies, et disputez votre mort et votre vie; que la douce France par nous ne soit honnie! Quand sur ce champ viendra Charles, notre sire, il verra comment nous avons combattu les Sarrasins, et en trouvera quinze de morts contre un de nous; il ne laissera pas que de nous bénir.» En avant! Quand Roland vit la gent maudite, qui est plus noire que l'encre et n'ont de blanc que sur les dents: «Or çà, dit le comte, je sais vraiment que nous mourrons certainement aujourd'hui; frappez, Français, je vous le recommande.» Et Olivier de dire: «Malheur sur les plus lents!» A ces mots les Français reviennent à la charge. Quand les païens voient que les Français diminuent, ils en ont et orgueil et reconfort; ils se disent: «L'empereur a tort.» Le Marganice, sur un cheval bai, qu'il pique de ses éperons d'or, frappe Olivier par derrière, au milieu du dos, lui crève son haubert blanc et lui plante son épieu dans la poitrine, et dit après: «Vous avez reçu un fort coup! Mal vous en a pris que Charlemagne vous ait laissé dans les défilés! S'il nous a fait du mal, il n'aura pas à s'en vanter, car sur vous seul j'ai bien vengé les nôtres!»--Olivier sent qu'il est frappé à mort; il tient toujours Hauteclaire à l'acier bruni; il frappe sur le casque d'or de Marganice, en démolit les fleurs et les cristaux, fend la tête jusqu'aux dents, brandit son coup et l'abat mort, et dit après: «Païen, maudit sois-tu! Je ne dis pas que Charles n'y perde, mais ni à ta femme, ni à une autre du royaume dont tu fus, tu n'iras te vanter de m'avoir enlevé pour un denier vaillant, ni d'avoir fait tort à moi ou à d'autres.» Après il appelle Roland à son secours. En avant! Olivier sent qu'il est blessé à mort; il n'aura plus d'autre occasion de se venger; il se jette dans la mêlée et y frappe en brave, tranchant lances, écus, pieds, poings, selles et côtes. Qui l'eût vu couper en morceaux les Sarrasins, jeter par terre un mort sur un autre, d'un bon guerrier conserverait le souvenir. Olivier ne veut pas oublier la devise de Charles; il crie Montjoie d'une voix forte et claire, et appelle Roland son ami et son pair: «Sire compagnon, lui dit-il, joignez-vous à moi; car à notre grand deuil nous serons aujourd'hui séparés.» En avant! Roland regarde Olivier au visage; le teint est livide, décoloré et pâle. Le sang vermeil lui coule partout le corps et descend sur la terre en ruisseaux. «Dieu, dit le comte, que faire maintenant! Sire compagnon, ta noblesse est malheureuse; jamais nul ne sera qui te vaille! Eh, douce France, tu demeureras aujourd'hui privée de bons soldats, confondue et chétive. L'empereur en aura grand dommage! A ce mot, sur son cheval il se pâme.» En avant! Roland est pâmé sur son cheval et Olivier est blessé à mort; il a tant saigné que les yeux en sont troubles; de loin ni de près, il ne peut voir assez clair pour reconnaître quelqu'un; comme il a rencontré son compagnon, il le frappe sur le casque doré et le fend jusqu'au nasal, mais il ne touche pas la tête. A ce coup, Roland le regarde et lui demande avec douceur et amitié: «Sire compagnon, l'avez-vous fait de bon gré? C'est Roland qui est là, Roland qui tant vous aime! d'aucune manière vous ne m'aviez défié.»--«Je vous entends parler, dit Olivier, je ne vous vois pas. Que Dieu vous protège! je vous ai frappé! pardonnez-le moi!» Roland répond: «Je ne suis pas blessé, je vous le pardonne ici et devant Dieu.» A ces mots, ils s'inclinent l'un vers l'autre, et dans cette étreinte la mort va les séparer. Olivier sent que la mort le prend; les deux yeux lui tournent dans la tête, il perd l'ouïe et la vue; il descend de cheval et se couche sur la terre; à haute voix il confesse ses péchés; ses deux mains jointes vers le ciel, il prie Dieu qu'il lui donne le paradis et qu'il bénisse Charles, et la France, et son compagnon Roland sur tous les hommes. Le coeur lui faut, son casque se penche sur sa poitrine, il s'étend tout de son long sur la terre. Le preux est mort, rien n'en reste plus. Le brave Roland le pleure et se lamente; jamais sur terre vous n'entendrez homme plus dolent. Quand Roland vit que son ami est mort, gisant la face contre terre, il se prit à le regretter bien doucement: «Sire compagnon, vous fûtes si hardi pour votre perte! Nous avons été ensemble tant d'années et de jours, et jamais tu ne me fis de mal, ni je ne t'en fis! Maintenant que tu es mort, c'est douleur que je vive! A ces mots Roland se pâme sur son cheval Veillantif; mais il est affermi sur ses étriers d'or, et quelque part qu'il aille il ne peut tomber. Avant que Roland se soit reconnu et revenu de sa pamoison, un grand dommage lui est apparu; les Français sont morts, il les a tous perdus, sauf l'Archevêque et Gautier de Luz, qui descend des montagnes où il a si bien combattu ceux d'Espagne; ses hommes sont morts vaincus par les païens; qu'il le veuille ou non, il s'enfuit de ces vallées et réclame le secours de Roland: «Eh, noble comte, vaillant homme, où es-tu? Jamais je n'eus peur là où tu étais! C'est moi Gautier, qui vainquis Maëlgut, le neveu de Droon, le vieillard chenu; pour ma valeur j'étais accoutumé à être ton favori! ma lame est brisée et mon écu percé, et mon haubert démaillé et rompu! un épieu m'a frappé dans le corps; j'en mourrai, mais j'ai vendu chèrement ma vie!» Roland l'a entendu, il pique son cheval et vient vers lui. En avant! Roland dans sa douleur était d'humeur dangereuse; en la mêlée il recommence à frapper; il tue vingt Sarrasins, et Gautier six, et l'Archevêque cinq. Et les païens de dire: «Oh! les terribles hommes! prenez garde, seigneurs, qu'ils n'en sortent vivants! félon sera qui ne leur courra sus, et lâche qui les laissera sauver.» Donc recommencent à huer et à crier, et de toutes parts on revient les attaquer. En avant! Le comte Roland est un noble guerrier, Gautier de Luz un bien bon chevalier, et l'Archevêque un vaillant éprouvé. Aucun ne veut rien laisser aux autres; ils frappent les païens dans la mêlée. Mille Sarrasins à pied et quarante mille à cheval arrivent encore, et, croyez-moi, n'osent s'approcher! Ils lancent leurs épieux et leurs lances, leurs dards, leurs traits et leurs javelots. Aux premiers coups ils tuent Gautier; Turpin de Reims a son écu percé, son casque cassé; ils l'ont blessé à la tête, ils ont rompu et démaillé son haubert; il a dans le corps quatre épieux; son cheval est tué sous lui. C'est grand malheur que l'Archevêque tombe. En avant! Turpin de Reims, quand il se sent abattu et blessé de quatre épieux dans le corps, joyeusement, le brave, il se relève, cherche où est Roland, puis court vers lui, et dit un mot: «Je ne suis pas vaincu! un bon soldat n'est jamais pris vivant!» Il tire Almace, son épée d'acier bruni, et frappe dans la mêlée mille coups et plus. Charles l'a dit depuis, qu'il n'en avait épargné aucun et qu'il en avait trouvé quatre cents autour de lui, les uns blessés, d'autres coupés en deux, et d'autres sans leur tête. Le comte Roland se bat en gentilhomme, mais le corps lui sue de grande chaleur; en la tête il a douleur et grand mal parce qu'il s'est rompu la tempe en cornant. Cependant, il veut savoir si Charles va venir; il prend son olifant, mais le sonne faiblement. L'empereur s'arrête, et écoute: «Seigneurs, dit-il, nos affaires vont mal; Roland mon neveu cejourd'hui nous va manquer; j'entends à son corner qu'il ne vivra guère. Qui veut arriver chevauche rapidement! sonnez vos clairons tant qu'il y en a dans cette armée!» Soixante mille clairons y sonnent si fort, que les monts et les vallées y répondent. Les païens l'entendent, et n'en sont pas réjouis. Ils se disent l'un à l'autre: «Nous aurons encore affaire à Charles!» En avant! Et les païens de dire: «L'empereur revient! Entendez-vous sonner les clairons des Français? Si Charles vient, Dieu! il y aura grande perte pour nous! Nous y perdrons notre terre d'Espagne. Si Roland vit, la guerre recommence!» Alors ils se rassemblent quatre cents armés de casques, et des meilleurs de leur armée; ils rendent à Roland une attaque formidable. A cette heure, le comte a assez affaire autour de lui. En avant! Le comte Roland, quand il les vit venir, se fait d'autant plus fort, fier et intrépide; ils ne le prendront pas vivant. Sur son cheval Veillantif, qu'il pique de ses éperons d'or fin, il les va tous attaquer dans la mêlée, accompagné de l'archevêque Turpin; l'un dit à l'autre: «Çà, frappez, ami! nous avons entendu les cors des Français; Charles revient, le roi puissant.» Le comte Roland jamais n'aima les couards, ni les orgueilleux, ni les méchants, ni chevalier qui ne fût bon soldat; il dit à l'archevêque Turpin: «Sire, vous êtes à pied, et je suis à cheval; pour l'amour de vous, ici je vais descendre; nous aurons ensemble et le bien et le mal; je ne vous abandonnerai pour nul mortel; nous allons rendre aux païens cet assaut. Les meilleurs coups sont ceux de Durandal!» Et l'Archevêque de dire: «Félon qui bien n'y frappe! Charles revient qui nous vengera.» Les païens disent: «Malheur à nous! à mauvais jour nous sommes arrivés; nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs! Charles revient avec sa grande armée, le terrible! des Français nous entendons les clairons éclatants, et le grand bruit des cris de Monjoie! Le comte Roland est de si grande valeur qu'il ne sera vaincu par nul homme de chair. Lançons tout sur lui, et qu'il reste sur la place.» Et ils lancent dards et épieux, et lances et traits empennés. Ils ont traversé et fracassé l'écu de Roland, rompu et démaillé son haubert; mais ils n'ont pas atteint le corps. Cependant Veillantif, en vingt endroits frappé, reste mort sous le comte. Puis les païens se sauvent, et laissent Roland sur la place; mais il est démonté. En avant! Les païens s'enfuient courroucés et furieux, et galoppent du côté de l'Espagne. Le comte Roland ne peut les poursuivre, car il a perdu son cheval Veillantif; qu'il le veuille ou non, il faut rester à pied. Il va au secours de l'archevêque Turpin, lui détache son casque d'or de la tête, lui enlève son haubert blanc et léger, et déchire sa tunique, et en met les morceaux sur ses grandes plaies; puis il le serre contre sa poitrine, et puis le couche doucement sur l'herbe verte, et bien humblement lui fait une prière: «Eh! gentilhomme, donnez-moi congé; nos compagnons qui nous furent si chers sont morts maintenant; mais nous ne devons pas les abandonner! Je veux les aller querir et devant vous les ranger.» Et l'Archevêque de dire: «Allez et revenez. Ce champ de bataille reste à vous, Dieu merci, et à moi!» Roland s'en va, et s'avance tout seul par le champ de bataille, cherche dans les vallées et cherche dans les montagnes, trouve Gérer et Gérin son compagnon; il trouve aussi Bérenger et Othon, Anséis, Sanche et Gérard, le vieux de Roussillon. Roland un à un les a pris, les a apportés à l'Archevêque et mis en rang devant ses genoux. L'Archevêque ne peut s'empêcher de pleurer, lève sa main, fait sa bénédiction, et dit ensuite: «Malheur vous est arrivé, seigneurs; toutes vos âmes ait Dieu le glorieux! en paradis qu'il les mette au milieu des saintes fleurs! Ma mort me remplit d'angoisse, je ne verrai plus le puissant empereur.» Roland s'en retourne et va fouiller le champ de bataille; ayant trouvé son compagnon Olivier, il le serre étroitement contre son coeur, et comme il peut il revient vers l'Archevêque; il le couche sur un bouclier auprès des autres, et l'Archevêque les a absouts et bénits. Alors se réveille le deuil et la pitié. «Çà, dit Roland, beau compagnon Olivier, vous fûtes le fils du vaillant duc Régnier, qui tenait la Marche[334] jusqu'au val de Runers; pour rompre une lance, pour mettre en pièces un écu, pour vaincre et dompter l'insolence, et pour conseiller loyalement un honnête homme, nulle part il n'y eut meilleur chevalier.» [334] Marquisat, frontière. Le comte Roland, quand il vit ses pairs morts et Olivier qu'il aimait tant qu'il pouvait, se sentit ému et commença à pleurer, et son visage fut tout décoloré; il eut chagrin plus grand qu'il ne peut être; malgré lui il tombe par terre évanoui. Et l'Archevêque de dire: «Vous êtes bien malheureux, chevalier.» Quand il vit Roland se pâmer, l'Archevêque eut donc telle douleur que jamais il n'en eut si grande; il tendit la main et prit l'olifant. Il y a dans le val de Roncevaux une eau courante; Turpin y veut aller pour en donner à Roland; il s'avance à petits pas et tout chancelant; il est si faible qu'il ne peut avancer; il n'en a pas la force, il a trop perdu de sang; avant qu'il ait marché la longueur d'un arpent, le coeur lui faut, et il tombe sur la face, dans les angoisses de la mort. Le comte Roland revient de pamoison; il se dresse sur ses pieds, mais il a grande douleur! Il regarde en aval, il regarde en amont, il voit gisant sur l'herbe verte, outre ses compagnons, le noble baron, c'est-à-dire l'Archevêque que Dieu mit ici bas en son nom; il confesse ses péchés, lève les yeux, joint ses deux mains contre le ciel et prie Dieu de donner le paradis à Turpin. Turpin est mort, le bon soldat de Charles, qui par grandes batailles et par beaux sermons, contre les païens fut de tout temps un rude champion. Que Dieu lui octroie sa sainte bénédiction. En avant! Le comte Roland voit l'Archevêque à terre; dehors son corps il voit sortir les entrailles; dessus le front lui sort la cervelle. Roland lui croise ses blanches et belles mains sur la poitrine, et le plaint à la manière de son pays. «Eh! gentil homme, chevalier de bonne maison, je te recommande en ce jour au glorieux père céleste; jamais homme ne sera un meilleur serviteur; depuis les Apôtres, il n'y eut pareil prophète pour maintenir la loi et pour conquérir les âmes. Que votre âme ne souffre pas de mal et que la porte de paradis lui soit ouverte!» Roland sent que la mort lui est proche; par les oreilles lui sort la cervelle; il prie que Dieu reçoive ses pairs, et se recommande lui-même à l'ange Gabriel. Il prend l'olifant (que reproche n'en ait), et de l'autre main son épée Durandal. Il n'eût pu lancer flèche d'une arbalète! Il va vers l'Espagne, dans un guéret, monte sur un tertre. Sous un bel arbre, il y a quatre perrons de marbre. Là, Roland tombe à la renverse sur l'herbe verte, et se pâme, car la mort lui est proche. Hauts sont les monts et hauts sont les arbres! Il y a là quatre perrons de marbre luisant. Sur l'herbe verte le comte Roland est pâmé. Un Sarrasin l'épiait et le guettait, et faisant le mort gisait parmi les autres, le corps et le visage couverts de sang. Il se relève et se hâte de courir. Il fut fort et de grand courage! Dans son orgueil et sa mortelle rage, il saisit Roland, corps et armes, et dit un mot: «Vaincu est le neveu de Charles; cette épée je la porterai en Arabie!» Il la tire; mais Roland ressentit quelque chose. Il s'aperçoit qu'on lui enlève son épée, ouvre les yeux, et dit un mot au païen: «Par mon escient, tu n'es pas des nôtres.» Il tenait l'olifant, qu'il ne voudrait perdre; il l'en frappe sur le casque damasquiné d'or, brise l'acier, la tête et les os, lui fait sortir les deux yeux de la tête et le renverse mort à ses pieds, et après lui dit: «Coquin, comment as-tu été si osé que de me toucher, à droit ou à tort; il n'y aura homme qui ne te tiendra pour fol! J'en ai fendu le gros bout de mon olifant; l'or et le cristal en sont tombés!» Mais Roland sent qu'il n'y voit plus; il se relève, s'évertue; mais son visage a perdu toute couleur. Devant lui est une roche brune; de dépit il y frappe dix coups; l'acier grince, mais ne rompt ni s'ébrèche. «Eh, dit le comte, Sainte Marie, à mon aide! ma bonne Durandal, vous êtes malheureuse! quoique je n'aie plus que faire de vous, vous m'êtes toujours chère! tant de batailles par vous j'ai gagné! tant de grandes terres j'ai conquis, que possède aujourd'hui Charles, à la barbe chenue! Que jamais homme ne vous ait qui fuirait devant un autre! vous fûtes longtemps aux mains d'un bon soldat; jamais la France n'en verra pareil; la France libre[335]!» [335] Dans nos vieilles traditions, conservées dans la chronique de Turpin, la France est appelée libre, parce que la domination et l'honneur lui sont dus sur toutes les autres nations. Roland frappe le perron de marbre; l'acier grince, mais ne rompt ni s'ébrèche. Quand il voit qu'il n'en peut briser un morceau, il commence à plaindre son épée en lui-même: «Ah! ma Durandal, que tu es claire et blanche, comme tu flambes et reluis au soleil! Charles était aux vallons de Maurienne quand le Dieu du ciel lui manda par son ange qu'il te donnât à un comte capitaine. Donc le noble, le grand roi me la ceignit. Avec elle je lui conquis Normandie et Bretagne, je lui conquis le Poitou et le Maine, je lui conquis Bourgogne et Lorraine, je lui conquis Provence et Aquitaine, et Lombardie et toute la Romagne, je lui conquis Bavière et toute la Flandre et l'Allemagne, et la Pologne, Constantinople, dont il eut la foi, et la Saxonie soumise à sa loi; je lui conquis Écosse, Galles, Islande et Angleterre, qu'il aimait à habiter; avec elle j'ai conquis tous les pays et terres que possède Charlemagne, à la barbe blanche. Pour cette épée j'ai douleur et inquiétude! Mieux vaut mourir qu'aux païens elle ne reste! Que Dieu le père ne laisse pas honnir la France!» Roland frappe sur un rocher gris[336]; plus en abat que je ne vous sais dire. L'épée grince, mais ne se tord et ne se brise; elle rebondit contre le ciel. Quand le comte voit qu'il ne la brisera pas, il la plaint doucement en lui-même. «Eh! Durandal, que tu es belle et sainte! Il y a tant de reliques dans ta garde dorée; une dent de saint Pierre et du sang de saint Bâle, et des cheveux de monseigneur saint Denis, du vêtement de sainte Marie! Il n'est pas juste que les païens te prennent; par des chrétiens vous devez être servie. Ne vous ait homme qui fasse couardise! Par vous j'ai conquis beaucoup de grandes terres que possède Charles à la barbe fleurie, et dont l'empereur en est puissant et riche!» [336] La brèche de Roland, dans les Pyrénées, est une immense crevasse dans les rochers, de 40 à 60 mètres d'ouverture, sur 100 mètres de hauteur et 1,000 mètres de longueur. La légende veut que Roland ait taillé cette brèche, dans le roc, d'un coup de sa Durandal. Mais Roland sent que la mort l'entreprend et de vers la tête sur le coeur lui descend. Dessous un pin il est allé courant, et s'est couché sur l'herbe verte, face en terre; dessus lui il met son épée et l'olifant, et tourne la tête vers la gent païenne, parce qu'il veut vraiment, le noble comte, que Charlemagne dise, et tout son monde, qu'il est mort en conquérant! Il confesse ses péchés, et menu et souvent. Pour ses péchés il offre son gant à Dieu. En avant! Roland sent que son temps est fini! Il est sur un pic aigu tourné vers l'Espagne; d'une main il frappe sa poitrine: «Dieu, dit-il, je fais pénitence de mes péchés, des grands et des petits, que j'ai faits depuis l'heure que je suis né jusqu'à ce jour que tout est fini.» Son gant droit il a tendu vers Dieu, et les anges du ciel descendent à lui. En avant! Le preux Roland gisait sous un pin, le visage tourné vers l'Espagne; alors il se prit à se souvenir de plusieurs choses: des royaumes qu'il a conquis, de douce France, des hommes de sa maison, de Charlemagne son seigneur qui le nourrit; il ne se peut tenir d'en pleurer et soupirer! Mais il ne se veut oublier lui-même, il confesse encore ses péchés et prie Dieu de lui faire merci: «Vrai père, qui jamais ne mentis, qui ressuscitas saint Lazare d'entre les morts et préservas Daniel des lions, sauve mon âme de tous périls pour les péchés que je fis en ma vie!» Il offre son gant droit à Dieu, et saint Gabriel de sa main le prit. Roland, sa tête penchée sur le bras, et les mains jointes, est allé à sa fin. Dieu envoya son ange Chérubin et saint Michel surnommé du péril; saint Gabriel s'est joint à eux, et ils emportent l'âme du comte en paradis. _Analyse de la suite du poëme._ Charlemagne arrive enfin dans la vallée de Roncevaux; il est consterné à l'aspect du champ de bataille jonché de cadavres; il retrouve le corps de son neveu, et le fait mettre à part avec ceux de Turpin et d'Olivier; il recueille leurs coeurs, puis fait enterrer tous les Français que les Sarrasins ont tués. Il allait repartir, quand il voit apparaître l'armée des Sarrasins: il s'écrie alors de sa voix grande et haute: «Barons français, à cheval et aux armes!» Après une furieuse bataille, les Sarrasins sont mis en fuite; Charlemagne prend Saragosse et revient en France, à Aix-la-Chapelle, et entre dans son palais. Voici venir à lui Aude, une belle demoiselle[337], qui dit au roi: «Où est Roland le capitaine, qui me jura de me prendre pour femme?» Charles en a grande douleur; il pleure et tire sa barbe blanche. «Soeur, chère amie, lui dit-il, tu me parles d'un homme mort, mais je te donnerai Louis en échange; je ne te puis mieux dire; il est mon fils, et gouvernera mes frontières.»--Aude répond: «Ces paroles sont étranges: ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges qu'après Roland je reste vivante!» Elle pâlit, tombe aux pieds de Charlemagne, morte pour toujours. Dieu ait pitié de son âme! Les barons français en pleurent et la plaignent. La belle Aude est allée à trépas, mais le roi croit qu'elle n'est que pâmée; il en a pitié et en pleure, lui prend les mains, la relève; mais sur les épaules la tête est penchée. Quand Charles voit qu'elle est morte, il mande quatre comtesses et la fait porter en un couvent de nonnains, qui la veillent toute la nuit jusqu'au jour, et l'enterrent bellement le long d'un autel.» [337] La soeur d'Olivier. Puis vient le châtiment de Ganelon. Il se défend devant la cour des barons, qui demande sa grâce à Charlemagne. Vous me trahissez tous, dit le roi, et son visage se rembrunit. Alors un chevalier, Thierry, demande à Charlemagne qu'il ordonne le jugement de Dieu; il s'offre à combattre le champion de Ganelon. Thierry est vainqueur, et Ganelon est écartelé. THÉROULDE, _La Chanson de Roland_, traduite par L. Dussieux. Le normand Théroulde, qui, selon la thèse très-savante et très-acceptable de M. Génin, paraît avoir été le précepteur de Guillaume le Conquérant, composa le poëme ou chanson de Roland avant 1066. Trop oublieuse de ses vieilles gloires, la France possède dans la chanson de Roland une épopée qu'elle a trop longtemps laissée de côté. Il est admis dans certains cours de littérature que la France n'a pas de poésie épique; c'est une grave erreur. Le poëme de Théroulde est notre épopée française, et a été longtemps un poëme national et très-populaire; on le chantait à la bataille de Hastings (1066), comme le rapporte Robert Wace[338]. Les étrangers admiraient notre poëme, l'imitaient et le traduisaient. En Espagne, l'auteur du poëme du Cid lui a fait de nombreux emprunts; en Allemagne, on en fit trois imitations pendant le moyen âge; en Italie, Pulci Boiardo et l'Arioste (Roland furieux) l'ont imité également. Mais au seizième siècle l'admiration enthousiaste pour l'antiquité fit succéder un mépris irréfléchi pour toutes les créations spontanées du génie français: art, poésie, tout fut honni et oublié qui ne sortait pas de la source grecque ou latine. Le poëme de Théroulde fut compris dans cette proscription universelle. Plus justes que nos pères, nous avons rendu la vie à cette oeuvre admirable; et si la France ne peut opposer que sa triste et froide _Henriade_ aux épopées artificielles étrangères: _L'Énéide_, _La Jérusalem délivrée_, _La Messiade_, _Le Paradis perdu_ et _Le Roland furieux_, elle compte parmi les épopées naïves et populaires sa _Chanson de Roland_, et l'oppose à _L'Iliade_, à _L'Odyssée_, aux _Nibelungen_, au poëme du _Cid_, à _La Divine Comédie_. [338] Taillefer, qui très-bien chantoit, Sur un bidet qui vite alloit Devant eux s'en allait chantant De Charlemagne et de Roland Et d'Olivier et des vassaux Qui moururent en Roncevaux. (_Roman de Rou_, v. 1319.) Théroulde a recueilli pour la création de son poëme toutes les traditions populaires qui se retrouvent aussi dans la chronique du faux Turpin[339]. Roland est un personnage historique, mais n'était pas neveu de Charlemagne; il est demeuré le type populaire de la valeur. Le traître Ganelon était un archevêque de Sens, qui trahit Charles le Chauve. Quant aux faits de la bataille, si Théroulde les a exagérés, il est bien évident qu'Éginhard les a amoindris, et qu'il a atténué toute cette affaire, pour ne pas diminuer la gloire de Charlemagne. [339] La Chronique de Turpin, dont on ne connaît ni l'auteur ni la date, est, selon M. Génin, l'oeuvre de Guy de Bourgogne, archevêque de Vienne, devenu pape en 1119, et qui mit sa chronique au nombre des livres canoniques, en 1122. LA GRANDE TAILLE DE ROLAND. L'opinion que Roland avait été d'une taille surhumaine était encore en vigueur du temps de François Ier; car ce prince, à son retour d'Espagne, passant par Blaye, où était le tombeau de Roland, voulut vérifier la tradition. Je crois que le lecteur ne sera pas fâché d'entendre cette anecdote de la bouche même d'un témoin oculaire[340]. [340] HUBERTUS THOMAS LEODIUS, _De Vita Frederici II, palatini_, lib. 1, p. 5, traduit par Génin, dans son _Introduction à La Chanson de Roland_. «Les chroniques françaises nous content que Charlemagne et ses douze pairs étaient des géants. Afin d'en savoir la vérité, et d'ailleurs grand amateur de ces antiquailles, le roi François Ier, lorsqu'il passa par Blaye, à son retour de sa captivité d'Espagne, descendit dans le souterrain où Roland, Olivier et saint Romain sont ensevelis, dans des sépulcres de marbre, de dimensions ordinaires. Le roi fit rompre un morceau du marbre qui recouvrait Roland, et tout de suite après avoir plongé un regard dans l'intérieur, il fit raccommoder le marbre avec de la chaux et du ciment, sans un mot de démenti contre l'opinion reçue. Apparemment il ne voulait point paraître avoir perdu ses peines. «Quelques jours après, le prince palatin Frédéric, qui allait rejoindre Charles Quint en Espagne, ayant, en passant, salué François Ier à Cognac, vint à son tour loger à Blaye, et voulut voir aussi ces tombeaux. J'y étais, avec l'illustre médecin du prince, le docteur Lange; et comme nous étions l'un et l'autre à la piste de toutes les curiosités, nous questionnâmes le religieux qui avait tout montré au prince: si les os de Roland étaient encore entiers dans le sépulcre, et s'ils étaient aussi grands qu'on le disait. Assurément, la renommée n'avait point menti d'une syllabe, et il ne fallait pas s'arrêter aux dimensions du sépulcre; c'est que depuis que ces reliques avaient été apportées du champ de bataille de Roncevaux, les muscles avaient eu le temps de se consumer, et le squelette ne tenait plus; mais les os avaient été déposés liés en fagot, à telles enseignes qu'il avait fallu creuser le marbre pour pouvoir loger les tibias, qui étaient entiers. Nous admirâmes beaucoup la taille de Roland, dont, supposé que le moine dit vrai, les tibias calculés sur la longueur du marbre, avaient trois pieds de long pour le moins. «Pendant que nous raisonnions là-dessus, le prince emmena le moine d'un autre côté, et nous restâmes tout seuls. Le mortier n'était pas encore repris: si nous ôtions le morceau de marbre? Aussitôt nous voilà à l'ouvrage; la pierre céda sans difficulté, et tout l'intérieur du tombeau nous fut découvert... Il n'y avait absolument rien qu'un tas d'osselets à peu près gros deux fois comme le poing, lequel étant remué nous offrit à peine un os de la longueur de mon doigt! «Nous rajustâmes le fragment du marbre, en riant de bon coeur de la duperie de ce moine ou de son impudence à mentir[341]!» [341] GÉNIN, _Introduction à la Chanson de Roland_, p. XXII. LE CHANT D'ALTABIÇAR[342]. Un cri s'est élevé Du milieu des montagnes des Escaldunac[343], Et l'homme libre, debout devant sa porte, A ouvert l'oreille et a dit: «Qui va là? que me veut-on?» Et le chien qui dormait aux pieds de son maître S'est levé et a rempli les environs d'Altabiçar de ses aboiements. Au col d'Ibagnette un bruit retentit; Il approche, en frôlant, à droite, à gauche, les rochers; C'est le murmure sourd d'une armée qui vient. Les nôtres y ont répondu du sommet des montagnes; Ils ont soufflé dans leurs cornes de boeuf; Et l'homme libre aiguise ses flèches. Ils viennent, ils viennent! Quelle haie de lances! Comme les bannières aux couleurs variées flottent au milieu! Quels éclairs jaillissent des armes! Combien sont-ils? Enfant, compte-les bien. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, Treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt. Vingt, et des milliers d'autres encore! On perdrait son temps à les compter. Unissons nos bras nerveux, déracinons ces rochers, Lançons-les du haut des montagnes Jusque sur leurs têtes! Ecrasons-les, tuons-les! Et qu'avaient-ils à faire dans nos montagnes, ces hommes du Nord, Pourquoi sont-ils venus troubler notre paix? Quand Dieu fait des montagnes, c'est pour que les hommes ne les franchissent pas. Mais les rochers en roulant tombent; ils écrasent les bataillons; Le sang ruisselle, les chairs palpitent; Oh! combien d'os broyés! quelle mer de sang! Fuyez, fuyez, ceux à qui il reste de la force et un cheval! Fuis, roi Carloman, avec tes plumes noires et ta cape rouge. Ton neveu, ton plus brave, ton chéri, Roland, est étendu mort là-bas; Son courage ne lui a servi à rien. Et maintenant, Escaldunac, laissons les rochers, Descendons vite en lançant nos flèches a ceux qui fuient. Ils fuient! ils fuient! Où donc est la haie de lances! Où sont les bannières aux couleurs variées flottant au milieu? Les éclairs ne jaillissent plus de leurs armes souillées de sang. Combien sont-ils? Enfant, compte-les bien! Vingt, dix-neuf, dix-huit, dix-sept, seize, quinze, quatorze, treize, Douze, onze, dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un. Un! Il n'y en a même plus un! C'est fini! homme libre, vous pouvez rentrer avec votre chien, Embrasser votre femme et vos enfants, Nettoyer vos flèches, les serrer avec votre corne de boeuf, et ensuite vous coucher et dormir dessus. La nuit, les aigles viendront manger ces chairs écrasées, Et tous ces os blanchiront pendant l'éternité. [342] Ce chant, que l'on croit être du neuvième siècle ou du dixième, s'est conservé chez les montagnards des Pyrénées; M. Eug. de Montglave l'a publié dans le journal de l'Institut historique, t. I, p. 176. [343] Basques. LES CAPITULAIRES DE CHARLEMAGNE. Les capitulaires de Charlemagne, relatifs à la législation civile et religieuse, reproduisent à peu près ce que l'on trouve dans les lois romaines et dans les canons des conciles; mais ceux qui concernent la législation domestique sont curieux, par le détail des moeurs. Le capitulaire _De Villis fisci_ se compose de soixante-dix articles, vraisemblablement recueillis de plusieurs autres capitulaires. Les intendants du domaine sont tenus d'amener au palais où Charlemagne se trouvera le jour de la Saint-Martin d'hiver tous les poulains, de quelque âge qu'ils soient, afin que l'empereur, après avoir entendu la messe, les passe en revue. On doit au moins élever dans les basses-cours des principales métairies cent poules et trente oies. Il y aura toujours dans ces métairies des moutons et des cochons gras, et au moins deux boeufs gras, pour être conduits, si besoin est, au palais. Les intendants feront saler le lard; ils veilleront à la confection des cervelas, des andouilles, du vin, du vinaigre, du sirop de mûres, de la moutarde, du fromage, du beurre, de la bière, de l'hydromel, du miel et de la cire. Il faut, pour la dignité des maisons royales, que les intendants y élèvent des laies, des paons, des faisans, des sarcelles, des pigeons, des perdrix et des tourterelles. Les colons des métairies fourniront aux manufactures de l'empereur du lin et de la laine, du pastel et de la garance, du vermillon, des instruments à carder, de l'huile et du savon. Les intendants défendront de fouler la vendange avec les pieds: Charlemagne et la reine, qui commandent également dans tous ces détails, veulent que la vendange soit très-propre. Il est ordonné, par les articles 39 et 65, de vendre au marché, au profit de l'empereur, les oeufs surabondants des métairies et les poissons des viviers. Les chariots destinés à l'armée doivent être tenus en bon état; les litières doivent être couvertes de bon cuir, et si bien cousues qu'on puisse s'en servir au besoin comme de bateaux pour passer une rivière. On cultivera dans les jardins de l'empereur et de l'impératrice toutes sortes de plantes, de légumes et de fleurs: des roses, du baume, de la sauge, des concombres, des haricots, de la laitue, du cresson alénois, de la menthe romaine, ordinaire et sauvage, de l'herbe aux chats, des choux, des oignons, de l'ail et du cerfeuil. C'était le restaurateur de l'empire d'Occident, le fondateur des nouvelles études, l'homme qui, du milieu de la France, en étendant ses deux bras, arrêtait au nord et au midi les dernières armées d'une invasion de six siècles; c'était Charlemagne enfin qui faisait vendre au marché les oeufs de ses métairies et réglait ainsi avec sa femme ses affaires de ménage. Les capitulaires des rois franks jouirent de la plus grande autorité: les papes les observaient comme des lois; les Germains s'y soumirent jusqu'au règne des Othons, époque à laquelle les peuples au delà du Rhin rejetèrent le nom de Franks qu'ils s'étaient glorifiés de porter. Karle le Chauve, dans l'édit de Pitres (chap. VI), nous apprend comment se dressait le capitulaire. «La loi, dit ce prince, devient irréfragable par le consentement de la nation et la constitution du roi.» La publication des capitulaires, rédigés du consentement des assemblées nationales, était faite dans les provinces par les évêques et par les envoyés royaux, _missi dominici_. Les capitulaires furent obligatoires jusqu'au temps de Philippe le Bel: alors les ordonnances les remplacèrent. Rhenanus les tira de l'oubli en 1531: ils avaient été recueillis incomplétement en deux livres par Angesise, abbé de Fontenelles (et non pas de Lobes), vers l'an 827. Benoît, de l'église de Mayence, augmenta cette collection en 845. La première édition imprimée des Capitulaires est de Vitus; elle parut en 1545. Les assemblées générales où se traitaient les affaires de la nation avaient lieu deux fois l'an, partout où le roi ou l'empereur les convoquait. Le roi proposait l'objet du capitulaire: lorsque le temps était beau, la délibération avait lieu en plein air; sinon, on se retirait dans des salles préparées exprès. Les évêques, les abbés et les clercs d'un rang élevé se réunissaient à part; les comtes et les principaux chefs militaires, de même. Quand les évêques et les comtes le jugeaient à propos, ils siégeaient ensemble, et le roi se rendait au milieu d'eux; le peuple était forclos, mais après la foi faite on l'appelait à la sanction. (HINCMAR, _Hunold_.) La liberté individuelle du Frank se changeait peu à peu en liberté politique, de ce genre représentatif inconnu des anciens. Les assemblées du huitième et du neuvième siècle étaient de véritables états, tels qu'ils reparurent sous saint Louis et Philippe le Bel; mais les états des Karlovingiens avaient une base plus large, parce qu'on était plus près de l'indépendance primitive des barbares: le _peuple_ existait encore sous les deux premières races; il avait disparu sous la troisième, pour renaître par les _serfs_ et les _bourgeois_. Cette liberté politique karlovingiennne perdit bientôt ce qui lui restait de populaire: elle devint purement aristocratique quand la division croissante du royaume priva de toute force la royauté. La justice dans la monarchie franke était administrée de la manière établie par les Romains; mais les rois chevelus, afin d'arrêter la corruption de cette justice, instituèrent les _missi dominici_, sorte de commissaires ambulants qui tenaient des assises, rendaient des arrêts au nom du souverain, et sévissaient contre les magistrats prévaricateurs. CHATEAUBRIAND, _Analyse raisonnée de l'Histoire de France_. CANONISATION ET CULTE DE CHARLEMAGNE. Son corps, revêtu du cilice qu'il avait porté en santé, et couvert par-dessus des habillements impériaux, fut mis dans l'église d'Aix-la-Chapelle, où il fut en vénération publique à tout l'Occident, jusqu'à ce qu'en 1165 il fut élevé de terre par les soins de l'empereur Frédéric Ier, surnommé Barbe-Rousse, pour être mieux exposé au culte religieux qu'on rendait déjà à sa mémoire. On prétend que ce fut dans le temps de sa translation qu'il fut canonisé par Pascal III, antipape, qui tenait l'Église divisée en faveur de l'empereur Frédéric contre le pape légitime Alexandre III. Cet acte devait être nul, ce semble, comme étaient tous les autres qui avaient été faits par cet usurpateur du saint-siége. Cependant, il n'a été ni cassé ni blâmé par les papes suivants, qui n'ont pas jugé à propos de s'opposer au culte public de Charlemagne, à qui ils savaient que l'Église romaine avait des obligations immortelles. Son nom, comme celui d'un saint confesseur, est inséré dans la plupart des martyrologes de France, d'Allemagne et des Pays-Bas: l'office de sa fête se trouve dans plusieurs bréviaires des églises de tous ces pays. Et quoi qu'il ait été retranché dans celui de Paris, on n'a point laissé de continuer non-seulement la vacance du Palais et du Châtelet, mais encore la messe solennelle du jour (28 janvier) en diverses églises de Paris. La fête semblait s'abolir peu à peu dans l'Université, qui le reconnaît comme son fondateur, mais elle y fut rétablie sur la fin de l'an 1661. A. BAILLET, _Les Vies des Saints_, t. II (in-4º, 1739). LOUIS LE PIEUX[344]. 817. On voyait briller en lui des vertus sacrées qu'il serait trop long d'énumerer. Il était d'une taille ordinaire; il avait les yeux grands et brillants, le visage ouvert, le nez long et droit, des lèvres ni trop épaisses ni trop minces, une poitrine vigoureuse, des épaules larges, les bras robustes; aussi pour manier l'arc et lancer un javelot personne ne pouvait-il lui être comparé. Ses mains étaient longues, ses doigts bien conformés; il avait les jambes longues et grêles pour leur longueur; il avait aussi les pieds longs, et la voix mâle. Très-versé dans les langues grecque et latine, il comprenait cependant le grec mieux qu'il ne le parlait. Quant au latin, il pouvait le parler aussi bien que sa langue naturelle[345]. Il connaissait très-bien le sens spirituel et moral des Écritures Saintes ainsi que leur sens mystique. Il méprisait les poëtes profanes qu'il avait appris dans sa jeunesse, et ne voulait ni les lire, ni les entendre, ni les écouter. Il était d'une constitution vigoureuse, agile, infatigable, lent à la colère, facile à la compassion. Toutes les fois que, les jours ordinaires, il se rendait à l'église pour prier, il fléchissait les genoux et touchait le pavé de son front; il priait humblement et longtemps, quelquefois avec larmes. Toujours orné de toutes les pieuses vertus, il était d'une générosité dont on n'avait jamais ouï parler dans les livres anciens ni dans les temps modernes, tellement qu'il donnait à ses fidèles serviteurs, et à titre de possession perpétuelle, les domaines royaux qu'il tenait de son aïeul et de son bisaïeul. Il fit dresser pour ces donations des décrets qu'il confirma en y apposant son sceau et en les signant de sa propre main. Il fit cela pendant longtemps. Il était sobre dans son boire et son manger, simple dans ses vêtements; jamais on ne voyait briller l'or sur ses habits, si ce n'est dans les fêtes solennelles, selon l'usage de ses ancêtres. Dans ces jours, il ne portait qu'une chemise et des hauts-de-chausses brodés en or, avec des franges d'or, un baudrier et une épée tout brillants d'or, des bottes et un manteau couverts d'or; enfin il avait sur la tête une couronne resplendissante d'or, et tenait dans sa main un sceptre d'or. Jamais il ne riait aux éclats, pas même lorsque, dans les fêtes et pour l'amusement du peuple, les baladins, les bouffons, les mimes défilaient auprès de sa table suivis de chanteurs et de joueurs d'instruments: alors le peuple même, en sa présence, ne riait qu'avec mesure; et pour lui, il ne montra jamais en riant ses dents blanches. Chaque jour avant ses repas il faisait distribuer des aumônes. Au mois d'août, époque où les cerfs sont le plus gras, il s'occupait à les chasser jusqu'à ce que le temps des sangliers arrivât. THÉGAN, _Vie et actions de Louis le Pieux_, trad. de M. Guizot. Thégan, chorévêque (vicaire général) de Trèves, mort vers 845, était d'origine franque et noble; il était renommé pour sa beauté, ses vertus, sa science et son éloquence. Au milieu des dissensions du règne de Louis le Débonnaire, il fut toujours fidèle à l'empereur. Son histoire est assez bien faite, quoique abrégée, et s'étend de 813 à 835. [344] Les contemporains ont tous appelé Louis le Débonnaire Louis le Pieux. [345] Le tudesque. BAPTÊME DE HÉROLD LE DANOIS[346]. 826. Dès que tout est prêt pour la cérémonie sacrée, Louis et Hérold se rendent dans le saint temple. César[347], par respect pour le Seigneur, reçoit lui-même Hérold quand il sort de l'onde régénératrice, et le revêt de sa propre main de vêtements blancs. L'impératrice Judith, dans tout l'éclat de sa beauté[348], tire de la source sacrée la reine, femme d'Hérold, et la couvre des habits de chrétienne. Lothaire, déjà césar, fils de l'auguste Louis, aide de même le fils d'Hérold à sortir des eaux baptismales; à leur exemple, les grands de l'empire en font autant pour les hommes distingués de la suite du roi danois, qu'ils habillent eux-mêmes, et la foule tire de l'eau sainte beaucoup d'autres d'un moindre rang. O grand Louis! quelle foule immense d'adorateurs tu gagnes au Seigneur! Quelle sainte odeur s'émane d'une telle action et s'élève jusqu'au Christ? Ces conquêtes, prince, que tu arraches à la gueule du loup dévorant, pour les donner à Dieu, te seront comptées pour l'éternité. [346] Hérold, chef danois, fut baptisé dans l'église de Saint-Alban, à Mayence, avec sa femme et beaucoup de Danois. Louis le Débonnaire lui donna un comté dans la Frise. (_Vie de Louis le Débonnaire_ par L'Astronome.) [347] L'empereur. [348] L'empereur avait choisi entre toutes les filles des seigneurs de son empire, réunies de tous côtés, la belle Judith, fille du noble comte Guelfe. (Voy. L'Astronome.) Hérold, couvert de vêtements blancs et le coeur régénéré, se rend sous le toit éclatant de son illustre parrain. Le tout-puissant empereur le comble alors des plus magnifiques présents que puisse produire la terre des Franks. D'après ses ordres, Hérold revêt une chlamyde tissue de pourpre écarlate et de pierres précieuses, autour de laquelle circule une broderie d'or; il ceint l'épée fameuse que César lui-même portait à son côté et qu'entourent des cercles d'or symétriquement disposés; à chacun de ses bras sont attachées des chaînes d'or; des courroies enrichies de pierres précieuses entourent ses cuisses; une superbe couronne, ornement dû à son rang, couvre sa tête; des brodequins d'or renferment ses pieds; sur ses larges épaules brillent des vêtements d'or, et des gantelets blancs ornent ses mains. L'épouse de ce prince reçoit de l'impératrice Judith des dons non moins dignes de son rang et d'agréables parures. Elle passe une tunique entièrement brodée d'or et de pierreries, et aussi riche qu'ont pu la fabriquer tous les efforts de l'art de Minerve; un bandeau entouré de pierres précieuses ceint sa tête; un large collier tombe sur son sein naissant; un cercle d'or flexible et tordu entoure son cou; ses bras sont serrés dans des bracelets tels que les portent les femmes; des cercles minces et pliants, d'or et de pierres précieuses, couvrent ses cuisses, et une cape d'or tombe sur ses épaules. Lothaire ne met pas un empressement moins pieux à parer le fils d'Hérold de vêtements enrichis d'or; le reste de la foule des Danois est également revêtu d'habits franks, que leur distribue la religieuse munificence de César. Tout cependant est préparé pour les saintes cérémonies de la messe; déjà le signal accoutumé appelle le peuple dans l'enceinte des murs sacrés. Dans le choeur brille un clergé nombreux et revêtu de riches ornements, et dans le magnifique sanctuaire tout respire un ordre admirable. La foule des prêtres se distingue par sa fidélité aux doctrines de Clément[349], et les pieux lévites se font remarquer par leur tenue régulière. C'est Theuton qui dirige, avec son habileté ordinaire, le choeur des chantres; c'est Adhalwit qui porte en main la baguette, en frappe la foule des assistants et ouvre ainsi un passage honorable à César, à ses grands, à sa femme et à ses enfants. Le glorieux empereur, toujours empressé d'assister fréquemment aux saints offices, se rend à l'entrée de la basilique en traversant de larges salles de son palais resplendissant d'or et de pierreries éblouissantes; il s'avance la joie sur le front, et s'appuie sur les bras de ses fidèles serviteurs. Hilduin est à sa droite; Hélisachar le soutient à gauche; et devant lui marche Gerung, qui porte le bâton, marque de sa charge[350], et protége les pas du monarque, dont la tête est ornée d'une couronne d'or. Par derrière viennent le pieux Lothaire et Hérold, couverts d'une toge et parés des dons éclatants qu'ils ont reçus. Charles, encore enfant, tout brillant d'or et de beauté, précède, plein de gaieté, les pas de son père, et de ses pieds il frappe fièrement le marbre. Cependant Judith, couverte des ornements royaux, s'avance dans tout l'éclat d'une parure magnifique; deux des grands jouissent du suprême honneur de l'escorter; ce sont Matfried et Hugues; tous deux, la couronne en tête et vêtus d'habits tout brillants d'or, accompagnent avec respect les pas de leur auguste maîtresse. Derrière elle, et à peu de distance, vient enfin l'épouse d'Hérold étalant avec plaisir les présents de la pieuse impératrice. Après, on voit Friedgies[351] que suit une foule de disciples, tous vêtus de blanc et distingués par leur science et leur foi. Au dernier rang marche avec ordre le reste de la jeunesse danoise, parée des habits qu'elle tient de la munificence de César. [349] Le pape saint Clément Ier, auquel on a attribué des ouvrages qui contiennent beaucoup de détails sur les devoirs des prêtres. (Dom Bouquet.) Aussitôt que l'empereur, après cette marche solennelle, est arrivé à l'église, il adresse, suivant sa coutume, ses voeux au Seigneur; sur-le-champ, le clairon de Theuton fait entendre le son clair qui sert de signal, et au même instant les clercs et tout le choeur lui répondent et entonnent le chant. Hérold, sa femme, ses enfants, ses compagnons contemplent avec étonnement le dôme immense de la maison de Dieu, et n'admirent pas moins le clergé, l'intérieur du temple, les prêtres et la pompe du service religieux. Ce qui les frappe plus encore, ce sont les immenses richesses de notre roi, à l'ordre duquel semble se réunir ce que la terre produit de plus précieux. «Eh bien, illustre Hérold, dis, je t'en conjure, ce que tu préfères maintenant, ou de la foi de notre monarque, ou de tes misérables idoles. Jette donc dans les flammes tous ces dieux faits d'or et d'argent; c'est ainsi que tu assureras à toi et aux tiens une éternelle gloire. Si dans ces statues il s'en trouve de fer, dont on puisse se servir pour cultiver les champs, ordonne qu'on en fabrique des socs, et en ouvrant le sein de la terre elles te seront plus utiles que de telles divinités avec toute leur puissance...» [350] Celle de portier en chef du palais. [351] Chancelier de l'empereur et abbé de Saint-Martin de Tours. Cependant on préparait avec soin d'immenses provisions, des mets divers et des vins de toutes les espèces pour le maître du monde. D'un côté, Pierre, le chef des pannetiers, de l'autre, Gunton, qui préside aux cuisines, ne perdent pas un instant à faire disposer les tables avec l'ordre et le luxe accoutumés. Sur des toisons, dont la blancheur le dispute à la neige, on étend des nappes blanches, et les mets sont dressés dans des plats de marbre. Pierre distribue, comme le veut sa charge, les dons de Cérès, et Gunton sert les viandes. Entre chaque plat sont placés des vases d'or; le jeune et actif Othon commande aux échansons et fait préparer les doux présents de Bacchus. Dès que les cérémonies du culte respectueux adressé au Très-Haut sont terminées, César, tout brillant d'or, se dispose à reprendre le chemin qu'il a suivi pour se rendre au temple. Son épouse, ses enfants, et tout son cortége, couverts de vêtements resplendissants d'or, et enfin les clercs habillés de blanc, imitent son exemple, et le pieux monarque se rend d'un pas grave à son palais, où l'attend un festin préparé avec un soin digne du chef de l'empire. Radieux, il se place sur un lit[352]; par son ordre, la belle Judith se met à ses côtés, après avoir embrassé ses augustes genoux; le césar Lothaire et Hérold, l'hôte royal, s'étendent de leur côté sur un même lit, comme l'a voulu Louis. Les Danois admirent la prodigalité des mets et tout ce qui compose le service de la table, le nombre des officiers, ainsi que la beauté des enfants qui servent César. Ce jour, si heureux à juste titre pour les Franks et les Danois régénérés par le baptême, sera pour eux dans la suite l'objet de fêtes qui en rappelleront la mémoire. [352] L'usage des Romains de manger couchés sur des lits était encore conservé. Le lendemain, à la naissance de l'aurore, dès que les astres quittent le ciel et que le soleil commence à réchauffer la terre, César s'apprête à partir pour la chasse avec ses Franks, dont cet exercice est le plaisir habituel, et il ordonne qu'Hérold l'accompagne. Non loin du palais est une île que le Rhin environne de ses eaux profondes, où croît une herbe toujours verte et que couvre une sombre forêt. Des bêtes fauves, nombreuses et diverses, la remplissent, et leur troupe, dont rien ne trouble le repos, trouve dans les vastes bois un asile paisible. Des bandes de chasseurs et d'innombrables meutes de chiens se répandent çà et là dans cette île. Louis monte un coursier qui foule la plaine sous ses pas rapides, et Witon, le carquois sur l'épaule, l'accompagne à cheval. De toutes parts se pressent des flots de jeunes gens et d'enfants, au milieu desquels se fait remarquer Lothaire, porté par un agile coursier. Hérold, l'hôte de l'empereur, et ses Danois accourent aussi pleins de joie pour contempler ce beau spectacle; la superbe Judith, la pieuse épouse de César, parée et coiffée magnifiquement, monte un noble palefroi; les premiers de l'État et la foule des grands précèdent ou suivent leur maîtresse, par égard pour leur religieux monarque. Déjà toute la forêt retentit des aboiements redoublés des chiens; ici les cris des hommes, là les sons répétés du clairon frappent les airs; les bêtes fauves s'élancent hors de leurs antres, les daims fuient vers les endroits les plus sauvages; mais ni la fuite ne peut les sauver ni les taillis ne leur offrent d'asiles sûrs. Le faon tombe au milieu des cerfs armés de bois majestueux; et le sanglier aux larges défenses roule dans la poussière percé par le javelot. César, animé par la joie, donne lui-même la mort à un grand nombre d'animaux qu'il frappe de ses propres mains. L'ardent Lothaire, dans la fleur et la force de la jeunesse, fait tomber plusieurs ours sous ses coups; le reste des chasseurs tue çà et là, à travers les prairies, une foule de bêtes fauves de toutes espèces. Tout à coup une jeune biche, que la meute des chiens poursuit avec chaleur, traverse en fuyant le plus épais de la forêt, et bondit au milieu d'un bouquet de saules; là s'étaient arrêtés la troupe des grands, Judith, l'épouse de César, et le jeune Charles, encore enfant. L'animal passe avec la rapidité de l'éclair, tout son espoir est dans la vitesse de ses pieds: s'il ne trouve son salut dans la fuite, il périt. Le jeune Charles l'aperçoit, veut le poursuivre à l'exemple de ses parents, demande un cheval avec d'instantes prières, presse vivement pour qu'on lui donne des armes, un carquois et des flèches légères, et brûle de voler sur les traces de la biche, comme son père a coutume de le faire. Mais vainement il redouble ses ardentes sollicitations; sa charmante mère lui défend de la quitter, et refuse à ses voeux la permission de s'éloigner. Sa volonté s'irrite, et si le maître aux soins duquel il est confié et sa mère ne le retenaient, le royal enfant n'hésiterait pas à suivre la chasse à pied. Cependant d'autres jeunes gens volent, atteignent la biche dans sa fuite, et la ramènent au petit prince sans qu'elle ait reçu aucune blessure; lui, alors, prend des armes proportionnées à la faiblesse de son âge et en frappe la croupe tremblante de l'animal; toutes les grâces de l'enfance se réunissent et brillent dans le jeune Charles, et leur éclat emprunte un nouveau lustre de la vertu de son père et du nom de son aïeul. Tel autrefois Apollon, quand il gravissait les sommets des montagnes de Délos, remplissait d'une orgueilleuse joie le coeur de sa mère Latone. Déjà César, son auguste père, et les jeunes chasseurs chargés de gibier se disposaient à retourner au palais. Cependant la prévoyante Judith a fait construire et couvrir dans le milieu de la forêt une salle de verdure; des branches d'osier et de buis dépouillées de leurs feuilles en forment l'enceinte, et des toiles la recouvrent. L'impératrice elle-même prépare sur le vert gazon un siége pour le religieux monarque, et fait apporter tout ce qui peut assouvir la faim. Après avoir lavé ses mains dans l'eau, César et sa belle compagne s'étendent ensemble sur un lit d'or, et, par l'ordre de cet excellent roi, le beau Lothaire et leur hôte chéri, Hérold, prennent place à la même table; le reste de la jeunesse s'assoit sur l'herbe qui couvre la terre, et repose ses membres fatigués sous l'ombrage de la forêt. On apporte, après les avoir fait rôtir, les entrailles chargées de graisse des animaux tués à la chasse, et la venaison se mêle aux mets apprêtés pour César. La faim satisfaite disparaît bientôt. On vide les coupes; et la soif à son tour est chassée par une agréable liqueur; un vin généreux répand la gaieté dans toutes ces âmes courageuses, et chacun regagne d'un pas plus hardi le toit impérial. ERMOLD LE NOIR, _Faits et Gestes de Louis le Pieux_, chant IV, traduction de M. Guizot[353]. Ce poëme a été composé vers 826. On ne sait rien sur son auteur. [353] M. Guizot a publié, de 1823 à 1827, en 29 volumes in-8º, une collection des mémoires relatifs à l'histoire de France. Cette collection se compose de traductions des principales chroniques et histoires écrites en latin, depuis Grégoire de Tours jusqu'au treizième siècle. FIN. TABLE DES MATIÈRES LA GAULE. Pages. Les peuples de l'ancienne Gaule. (_César._) 1 Description de la Gaule, sous Auguste. (_Strabon._) 2 Moeurs et usages des Gaulois. (_César._) 4 Même sujet. (_Strabon._) 9 Même sujet. (_Diodore de Sicile._) 14 Les Gaulois en Italie, 587 à 222 avant J.-C. (_Polybe._) 19 Prise de Rome par les Gaulois, 390 avant J.-C. (_Tite-Live._) 38 Ambassade des Gaulois à Alexandre. (_Strabon._) 63 Même sujet. (_Appien._) _ib._ Conquêtes des Gaulois dans la Germanie. (_César._) 64 Les Gaulois en Espagne. (_Diodore de Sicile._) 65 Invasion des Gaulois en Macédoine et en Grèce. (_Justin._) 66 Les Gaulois en Asie Mineure. (_Justin._) 73 Retour d'une partie des Gaulois dans la Gaule. (_Justin._) _ib._ Les Romains soumettent les Gallo-Grecs. (_Tite-Live._) 74 Richesses de Luern, roi des Arvernes. (_Athénée._) 93 Les Romains commencent à s'établir dans la Gaule. (_Rollin._) 94 Portrait de César. (_Suétone._) 99 César. (_Michelet._) 111 César dans les Gaules. (_Suétone._) _ib._ La guerre des Gaules. (_Napoléon._) 113 Arioviste battu par César. (_Napoléon._) 117 Guerre des Belges. Combat sur l'Aisne. Défaite des Belges du Hainaut. Bataille sur la Sambre. (_Napoléon._) 118 Guerre contre les Vénètes. (_Napoléon._) 122 Vercingétorix. (_César._) 123 Siége de Bourges. (_César._) 125 Bataille de Gergovie. (_Plutarque._) 135 Bataille d'Alise. (_César._) 136 Vercingétorix se rend à César. (_Plutarque._) 143 Même sujet. (_Dion Cassius._) _ib._ Conquête de la Gaule par César. (_Marc-Antoine._) 144 De la civilisation gauloise avant la conquête romaine. (_Ch. Giraud._) 145 La république de Marseille. (_Strabon._) 155 LA GAULE ROMAINE. Révolte de Sacrovir. (_Tacite._) 159 Folies de Caligula dans les Gaules. (_Suétone._) 164 Première persécution des chrétiens dans la Gaule. (_Eusèbe._) 168 Cantilène dans laquelle se trouve la première mention du nom des Franks 178 Saint Denis. (_Baillet_ et _Le Nain de Tillemont_.) 179 Les Bagaudes, 285. (_Pétigny._) 183 Saint Martin. (_Richard._) 192 Paris en 358. (_Chateaubriand_ et _Julien_.) 196 Gouvernement de Julien. (_Ammien-Marcellin._) 198 Tyrannie de l'administration romaine. (_Michelet._) 199 Impôts et exactions. Les Bagaudes. Le Patrociniat. (_Salvien._) 207 Moeurs des Gallo-Romains. (_Salvien._) 218 Les Tyrans. Le Patrociniat. Origines de la féodalité. (_Lehuërou._) 223 De la race celtique. (_Michelet._) 228 LES BARBARES. Moeurs des barbares. (_Chateaubriand._) 231 Invasion de la Gaule par les Alains, les Vandales et les Suèves. (_Le Beau._) 275 Établissement des Alemans et des Burgondes dans la Gaule. (_Le Beau._) 278 Conquêtes des Wisigoths dans la Gaule. (_Le Beau._) 279 Pharamond. (_Saint-Martin._) 282 Clodion battu par Aétius. (_Sidoine Apollinaire._) 285 Les Huns et les Alains. (_Ammien-Marcellin._) 287 Les Huns. (_Jornandès._) 292 Portrait d'Attila. (_Jornandès._) 294 Invasion d'Attila en Gaule. (_Le Beau_ et _Jornandès_.) 295 Saint Aignan. (_Grégoire de Tours._) 311 Sainte Geneviève. (_Richard._) 312 Résistance de l'Arvernie contre les Wisigoths, 471-475. (_Fauriel._) 316 Euric, roi des Wisigoths. (_Fauriel._) 327 La cour du roi Euric à Bordeaux. (_Sidoine Apollinaire._) 329 Conduite du clergé envers les conquérants germains. (_Fauriel._) 331 LES FRANKS. Lettre de saint Remi à Clovis 338 Clovis. (_Grégoire de Tours._) 340 Lettre du pape Anastase à Clovis 355 Lettre d'Avitus à Clovis 356 Clovis soumet les Gallo-Romains indépendants. (_Pétigny._) 357 Mariage de Clovis. (_Pétigny._) 364 La sainte Ampoule. (_Frodoard._) 370 Lettre de saint Remi à Clovis 372 La loi salique 373 Meurtre des fils de Clodomir, 533. (_Grégoire de Tours._) 380 Brunehaut et Galsuinthe, 566. (_Grégoire de Tours._) 383 Comment le roi Chilpéric dota sa fille Rigonthe. (_Grégoire de Tours._) 385 Les rois fainéants. (_Éginhard._) 387 Les maires du palais. (_Chateaubriand._) 389 Invasion des Arabes. Bataille de Poitiers. (_Fauriel._) 390 Vie intérieure et habitudes domestiques de Charlemagne. (_Éginhard._) 400 Guerre contre les Saxons. (_Éginhard._) 413 Guerre contre les Avares. (_Éginhard._) 415 Charlemagne prend Pavie. (_Le Moine de Saint-Gall._) 416 Bataille de Roncevaux. (_Éginhard._) 420 La bataille de Roncevaux et la mort de Roland. (_Théroulde._) 423 La grande taille de Roland. (_Thomas Leodius._) 451 Le chant d'Altabiçar 453 Les capitulaires de Charlemagne. (_Chateaubriand._) 455 Canonisation et culte de Charlemagne. (_Baillet._) 458 Louis le Pieux. (_Thégan._) 459 Baptême de Hérold le Danois. (_Ermold le Noir._) 461 FIN DE LA TABLE. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS (TOME 1/4) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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