The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0049, 3 Février 1844

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Title: L'Illustration, No. 0049, 3 Février 1844

Author: Various

Release date: May 1, 2013 [eBook #42627]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'illustration, 0049, 3 FÉVRIER 1844

                   Nº 49. Vol, II.--SAMEDI 3 FÉVRIER 1844.
                         Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Pris de chaque N° 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'Étranger.    --    10       --     20      --     40

SOMMAIRE.

Courrier de Paris. Vue de la Galerie Lebrun, à l'hôtel Lambert. --Histoire de la Semaine. Portrait de sir Francis Burdett. -- De l'autre côté de l'Eau. Souvenirs d'une promenade, par O. N. (Suite.) Vue extérieure des constructions des nouvelles Chambres du Parlement anglais; Vues intérieures de la Chambre des Lords et de la Chambre des Communes. --Charles Nodier. Notice biographique et littéraire. Portrait par Tony Johannot. -- Fragments d'un Voyage en Afrique. --Plaisirs et Misères de l'hiver. Deux Gravures. -- Études comiques. Le Trembleur, ou les Lectures dangereuses. -- La Pêche des Huîtres. Sept Gravures. --Bulletin bibliographique. -- Annonces. -- Allégorie de Février. --Modes. Une Gravure. -- Correspondance. -- Problème d'Échecs. -- Rébus.




--Hôtel Lambert.--Galerie de Lebrun, servant de salon de conversation pendant le bal.

Courrier de Paris.

Le vent est au bal et au concert; on danse partout, on chante partout; Paris est inondé de billets de faire part qui courent la ville d'étage en étage, avec ces mots en post-scriptum: On dansera;--on fera de la musique.--Faire de la musique est la grande maladie du temps; tout le monde s'en mêle; il n'est si mince employé, si petit bourgeois qui n'ait ses virtuoses et ne donne son concert, prenant pour prima donna la lingère ou la brodeuse du coin, pour ténor le secrétaire de la mairie, et le sergent-major de sa compagnie pour baryton. «Tout marquis veut avoir des pages,» disait La Fontaine; aujourd'hui tout épicier prétend au Lablache, à la Malibran et au Rubini. Aussi, Dieu sait la cacophonie qui a cours et quel douloureux bacchanal se pratique, tous les soirs, dans les douze arrondissements, du premier étage à la mansarde; car la mansarde elle-même n'est pas à l'abri de la contagion; la mansarde joue de la clarinette ou du cornet à pistons; la mansarde est peuplée d'ut de poitrine qui meurent de faim, et de la sans feu ni lieu.

Quatre fêtes d'un caractère différent et d'un agrément particulier ont obtenu, cette semaine, la préférence sur toutes les autres: le bal de l'ambassadeur d'Angleterre, celui de la princesse Czartoriska et le concert donné par M. Frédéric Soulié; j'allais oublier le rout de M. Moreau-Sainti, de l'Opéra-Comique; ainsi, il y en avait pour tous les goûts; la politique et la diplomatie, les arts et les lettres, ont pu chanter un duo et faire un tour de valse.

Le bal de l'ambassadeur anglais avait attiré l'aristocratie des noms et des titres; il était difficile d'y faire un pas sans se frotter à un prince, à un duc ou à un baron; et plus d'une élégante danseuse a couru le risque, dans le tourbillon de la valse, de déchirer sa robe légère ou de nouer ses longs cheveux blonds ou bruns aux brochettes de croix russes, allemandes, italiennes et françaises qui hérissaient toutes les poitrines. Le bal, animé, éclatant, splendide, couronné de fleurs, ruisselant de pierreries, s'est prolongé bien avant dans la nuit; tous les États de l'Europe y avaient leurs représentants et cependant la plus complète et la plus gracieuse intelligence a régné d'un bout à l'autre de ce congrès accompagné par Tolbecque. Parlez-moi d'une contredanse pour mettre les affaires au pas! c'est d'un bal que naîtra tôt ou tard la paix et la fraternité universelles que les philosophes rêvent depuis si longtemps.

Tout Paris,--c'est le cas de le dire,--a dansé au bal de madame la princesse Czartoriska; les vieux échos de l'île Saint-Louis ont tressailli de surprise au bruit de la danse animée, de ces élégants équipages qui faisaient jaillir l'éclair des noirs pavés du quai d'Anjou, ordinairement silencieux et solitaire. C'est l'hôtel Lambert qui a servi de théâtre à cette fête splendide, l'hôtel Lambert, échappé comme par miracle au prosaïsme de notre époque, à la férocité de la bande noire et des marchands de terrain. Il y a un an à peine, ce précieux monument de l'art de Lesueur, de Lebrun et de Louis Le Vau était livré, par affiche, au caprice du plus offrant et dernier enchérisseur; le premier butor venu, pourvu qu'il emportât l'enchère, pouvait acheter le droit d'élever une boutique, un magasin, une forge, un chantier sur les ruines de cette élégante architecture, à la place d'Hébé, de Céres, de Flore, d'Apollon, de Vénus, de l'Amour et des Muses, hôtes poétiques que la palette du peintre et le ciseau du sculpteur avaient attachés aux voûtes et aux murailles comme autant de dieux protecteurs.--Madame la princesse Czartoriska a sauvé de de l'outrage la mémoire de Lesueur et de Lebrun; elle a épargné à la mythologie l'insulte qui la menaçait, à la barbe de Jupiter.

Aujourd'hui, non-seulement l'hôtel Lambert échappe à sa ruine, mais, grâce à une louable munificence, et à un goût délicat, l'art contemporain s'est empressé de rendre, la vie à l'art du dix-septième siècle; un jeune architecte plein de mérite, M. Lincelle, est le dieu de cette restauration; il a redressé les murs, il a ranimé les dorures, il a restitué aux ornements leur forme et leur saillie, aux peintures leurs vivacité et leur couleur; tout est jeune maintenant dans cet hôtel tout à l'heure si vieux, si délabré, qu'on semblait vouloir le jeter aux passants comme une défroque, en lambeaux et une guenille. Daphné, Phaéton, Diane, Cupidon, Jupiter, les Muses et Mercure ont retrouvé leur beauté et leur sourire; et si Lesueur, si Lebrun, sortant de la tombe, pouvaient revenir visiter l'hôtel Lambert, ils se croiraient encore dans leur bon temps.

Pour ce bal de mardi, l'hôtel Lambert s'était paré de, toutes ses splendeurs, et jetait de tous côtés le feu de ses lustres et de ses mille bougies; à le contempler éclatant de lumières, et illuminant l'extrémité de cette île morne et sévère; à entendre les vives harmonies qui retentissaient sous ses voûtes, dans le bruissement de la valse, et, se glissant au dehors, allaient au loin mourir dans l'espace, sur les flots de la Seine, on aurait cru voir le séjour de quelque aimable déesse ou de quelque bon génie de la nuit, un palais fantastique habité par le plaisir.

Le plus vif et le plus charmant de la fête a eu lieu dans la grande galerie dite galerie de Charles Lebrun. L'illustre peintre y avait représenté le mariage d'Hercule et d'Hébé; Bacchus, Pan, Cybèle, Flore, Minerve, Junon, étaient les principaux témoins de la noce. Ces peintures, parfaitement restaurées, sont du plus charmant effet.

Parmi les belles valseuses, on a distingué madame la baronne B..., qu'on aurait prise pour Erigone.

On voyait fort peu de rubans et pas un seul crachat chez M. Frédéric Soulié, mais beaucoup de gens d'esprit: artistes, poètes, romanciers, auteurs dramatiques, arrivaient de tous côtés; l'Académie, pour repeupler ses trois fauteuils vides, n'aurait eu qu'à jeter sa ligne au hasard dans cette foule d'écrivains de toutes sortes; plus d'un se serait empressé de mordre à l'hameçon.

Dans une pièce voisine du salon, les femmes étaient réunies; des guirlandes de fleurs enlacées en festons au plafond et aux murailles leur indiquaient galamment ce lieu d'asile, minuit les chants n'ont pas cessé; tantôt c'était Lablache avec sa verve et sa gaieté; tantôt l'énergique et spirituel Ronconi; puis Herz laissant courir sur l'ivoire du piano ses doigts agiles; et ainsi les heures s'en allaient en sons mélodieux.--M. Frédéric Soulié n'avait promis qu'un concert, et il a donné un bal par-dessus le marché; cela s'appelle faire les choses galamment. Tout à coup, en effet, du fond de cette salle pleine de couronnes, de visages féminins et de parfums, on a vu s'élancer comme une ombre légère; la foule masculine s'est entr'ouverte pour lui livrer passage: c'était madame Herz qui commençait la valse, livrant au bras de l'heureux valseur sa taille souple et flexible, et à ses regards son pâle visage et ses yeux d'aimée. Le signal étant donné, toutes ont obéi au signal, les jeunes, les jolies et même les respectables. A trois heures du matin, la valse tourbillonnait encore au milieu des vives causeries qu'alimentaient le sorbet parfumé et le punch aux vives couleurs. M. Frédéric Soulié a fait les honneurs de cette élégante soirée avec une spirituelle bonhomie; on a pu se convaincre que le terrible auteur des Mémoires du Diable et de tant de sombres romans est le meilleur diable du monde.

Cependant, si vous aviez voulu du plaisir franc, du plaisir sans étiquette, l'œil étincelant, le rire sur les lèvres, du plaisir épanoui, du vrai plaisir, il fallait aller chez. M. Moreau-Sainti. Il est arrivé à M. Moreau-Sainti d'être prince et ambassadeur tout comme un autre, ambassadeur breveté par M. Scribe, prince de par la grâce de M. Planard; mais, à son bal, M, Moreau-Sainti n'était plus qu'un simple mortel, M. Moreau-Sainti tout court, l'hôte aimable de son troisième étage.--Tout l'Opéra-Comique s'y trouvait en masse: madame Thillon, mademoiselle Lavoye, mademoiselle Revilly, mademoiselle Darcier, jusqu'à cette bonne maman Boulanger, qui n'a perdu ni sa verdeur ni sa gaieté, et valse encore, à tours de bras, comme on valse à vingt ans; ce qu'il y a de ténors et de basses-tailles à l'Opéra-Comique formait le bataillon viril, si toutefois l'Opéra-Comique sait véritablement ce qu'on appelle basse-taille et ténor.--L'Académie royale de Musique n'avait pas cru déroger en allant danser chez son petit-cousin l'Opéra-Comique; et le Théâtre-Italien lui-même était venu en bon prince; quant au Vaudeville, vous sentez qu'il se trouvait très-honoré de l'invitation, et mangeait des glaces abondamment en signe de fraternité et de reconnaissance. Madame Volnys agitait son noir sourcil d'un côté; madame Doche souriait de l'autre; ici mademoiselle Nathalie faisait la queue du chat, tandis que la rougissante Rose-Chéri hasardait un avant-deux. Madame Page montrait sa molle pâleur et ses blanches épaules de petite duchesse, et mademoiselle Roisboutier prenait son air de tambour-major. --Parlez-moi de ces bals d'artistes où le cœur est sur la main, où personne n'a rien de caché pour personne, où la vive saillie part et éclate avec le champagne! Les chevaux pur sang ne piaffent pas à la porte; mais l'humble cabriolet et la modeste citadine emportent plus de joie et plus de plaisirs conquis dans une telle nuit, que tous vos brillants équipages, mesdames les duchesses, n'en font galoper dans toute l'année!

La nouvelle était un leurre; on vous avait promis mademoiselle Cérito, et mademoiselle Cérito ne viendra pas; mademoiselle Cérito se moque de nous. Elle fait un pas vers l'Opéra, et tout aussitôt elle recule; vingt fois n'a-t-on pas dit: «Mademoiselle Cérito nous arrive de son pied le plus léger!» On ouvrait la bouche, on se tenait ébahi, et déjà on battait des mains; votre serviteur! point de Cérito; elle va à Naples, à Londres, à Milan, à Vienne, partout enfin, excepté à Paris, qui l'attend et qui la désire. Je sais bien que c'est la méthode de Galatée; mais enfin, Galatée se laisse prendre derrière son saule, et mademoiselle Cérito s'enfuit toujours; est-ce aussi pour qu'on coure après elle? Cependant, à force de courir, on se lasse, on perd haleine, et le Tytire le plus patient finit par envoyer Galatée au diable. Que mademoiselle Cérito y réfléchisse, si elle tient, un jour ou l'autre, à prendre Paris pour son Tytire; plus tard peut-être il ne sera plus temps, et le berger aura trouvé une autre bergère.

A défaut de mademoiselle Cérito, mademoiselle Taglioni nous était annoncée; eh bien! nous n'aurons ni l'une ni l'autre; décidément les sylphides ne veulent plus de nous! --Puisqu'elles font les dédaigneuses, soyons fiers à notre tour; adieu donc, sylphides ingrates! adieu, Cérito et Taglioni! Vous nous refusez l'honneur de votre jarret, on s'en passera; n'avons-nous pas Carlotta Grisi, qui vous vaut bien, après tout, et mademoiselle Dumilâtre, qui fait de son mieux pour battre l'entrechat sur vos traces? Mademoiselle Adèle va livrer un combat décisif de jetés-battus et de ronds de jambe avant un mois; cette nouvelle tentative décidera positivement si la jolie danseuse doit prendre place à côté des illustres jambes. Le ballet en question est intitulé le Caprice; nous en avons déjà parlé, mais il n'était encore qu'à l'état de projet; on l'annonçait comme un ballet au berceau; aujourd'hui il est sur ses jambes, et n'attend que le coup d'archet de M. Habeneck pour marcher. Mademoiselle Adèle Dumilâtre y dansera le principal rôle; c'est ce rôle qui doit, dit-on, faire briller son talent d'un éclat tout nouveau. Nous ne doutons pas que mademoiselle Dumilâtre n'obtienne un grand succès; le sujet et le titre de l'ouvrage conviennent admirablement à une jolie danseuse; ces demoiselles savent si bien ce que c'est qu'un caprice!

Voici les Bâtons flottants reviennent sur l'eau. La modestie de l'auteur n'a pas duré plus de deux mois, il craignait, disait-il, pour le succès de sa comédie, le grand bruit qu'on en avait fait. Cette crainte est entièrement dissipée; les rôles viennent d'être distribués aux comédiens, et le public donnera incessamment son avis sur la merveille. Pour le coup, l'affaire sera décisive, et nous verrons enfin de quel bois sont ces fameux hâtons, de bois sec ou de bois vert, de chêne ou de bouleau, du bois dont on fait des fagots ou des couronnes.

Mademoiselle Rachel, qui devait jouer le rôle de Viriarte dans le Sertorius de Corneille, y a renoncé après de longues études; elle abandonne Sertorius pour Don Sanche d'Aragon et la Catherine II de M. Romand. Don Sanche sera représenté vers la fin de février; Catherine II attendra le retour de mademoiselle Rachel, qui ira en Angleterre passer son congé du mois de mai.



Histoire de la Semaine.

Il semble vraiment que les orages parlementaires n'attendent pour gronder que la mise sous presse de l'Illustration, et que les éclats de la tribune soient provoqués par le bruit de nos machines. Ce qui nous était arrivé pour le numéro précédent s'est renouvelé pour celui-ci. Nous avions laissé la Chambre dans la discussion fort calme du paragraphe de l'adresse relatif à la loi annoncée sur la liberté de l'enseignement; rien n'avait passionné l'assemblée, ni un discours de M. de Carné, modéré dans la forme, mais plein d'exigences assez immodérées, ni une excellente réponse de M. le ministre de l'instruction publique, qui avait trouvé une sympathie presque générale. Nous avions vu voter le paragraphe sans conteste; notre numéro, croyant avoir tout dit, se mit à rouler sous la presse, afin de pouvoir le lendemain rouler vers nos abonnés des départements. A ce moment même fut mis en discussion le paragraphe final du projet, où la commission proposait de flétrir la démarche des visiteurs de Belgrave-Square. MM. Berryer et de Larochejaquelein, amenés à la tribune, et mettant à profit l'enseignement qu'ils avaient reçu du débat préliminaire, après avoir donné de courtes explications pour justifier leur conduite, se firent avec vivacité accusateurs à leur tour. M. le ministre des affaires étrangères, trop confiant dans son immense talent et dans l'énergie de sa forme oratoire, pensa, quelle que fût sa situation particulière, pouvoir repousser l'attaque et dominer les impressions de l'assemblée entière. Sans chercher à tourner la difficulté, il crut s'en rendre maître en l'abordant de front, et en commençant sa première phrase par: J'ai été à Gand. Prononcés une seule fois, ces mots auraient pu n'être pas sympathiques à toute l'assemblée; répétés à diverses reprises, ils en firent bouillonner et en soulevèrent une immense partie. Rien ne peut rendre la physionomie de la Chambre durant cette scène, dont l'histoire parlementaire n'a point offert le pendant depuis un grand nombre d'années. Les interpellations les plus vives, les reproches les plus cruels furent adressés, par une foule de membres siégeants sur les bancs de la gauche et du centre gauche, à l'orateur, qui reprenait sans cesse et fatalement sa phrase fatale: J'ai été à Gand. Le président du conseil, le maréchal Soult, celui qui fit tirer les derniers coups de canon à Toulouse et à Waterloo, pouvait, lui, aborder la tribune avec autorité dans une circonstance où il s'agissait de fidélité et de patriotisme. Sa gloire et ses vieux services auraient été plus éloquents que les voix les plus habiles; car cette pénible séance a prouvé qu'il est dans les luttes politiques des circonstances où le talent, seul, peut demeurer impuissant. Après l'illustre maréchal, M. Odilon Barrot n'aurait pas eu à prononcer, aux applaudissements de la majorité de l'assemblée, une sentence écoutée sans protestation. Le samedi, la Chambre, tout émue encore de l'orage qui, la veille, avait grondé jusqu'à huit heures du soir, s'est occupée des termes mêmes du paragraphe en discussion. Il faut le croire, la préoccupation fatale qui, la veille, avait porté le cabinet à choisir M. le ministre des affaires étrangères pour son organe, qui avait poussé ce ministre redire sans cesse, malgré la Chambre et peut-être lui-même, ces quatre mots irritants, cette même préoccupation a porté le ministre à vouloir maintenir, dans la rédaction du projet d'adresse une expression qui empêchait le vote d'avoir un caractère d'unanimité, coupait la Chambre en deux fractions presque égales et aliénait au cabinet l'appui d'hommes disposés jusque-là à marcher avec lui. En vain, ces inconvénients, ces dangers véritables ont-ils été exposés d'avance; en vain M. de La Rochejacquelein est-il venu annoncer, par une déclaration qui a ému la Chambre, que c'était l'exclusion d'un certain nombre de ses membres qu'elle allait prononcer, on s'est obstiné aux bancs ministériels, et une majorité de quinze voix a prononcé la flétrissure.--Déjà ce vote a porté de tristes fruits; les députés condamnés par ce jugement insolite ont protesté en résignant leurs mandats; de vives paroles ont été échangées entre les ministres et les députés, hier encore ministériels, mais qui ont cru devoir laisser le ministère s'engager seul dans la voie ou ils ne pouvaient consentir à le suivre. M. de Salvandy a été amené à adresser sa démission d'ambassadeur de France à Turin. M. de Salvandy a été porté par des suffrages de la Chambre à la vice-présidence; c'est un honneur qui lui a toujours été rendu depuis la session de 1840, où il dirigea la discussion de la loi sur les fortifications. M. de Salvandy comptait parmi les membres parlementaires du cabinet présidé par M. Molé. L'avoir mis dans la nécessité de s'éloigner avec éclat, c'est une véritable faute, que dissimulera mal le retrait aujourd'hui annoncé de cette démission, par suite d'obsessions persévérantes auprès du démissionnaire. Mais n'est-ce pas une faute bien autrement grave encore d'avoir fait naître une situation où le jugement de la majorité de la Chambre se trouve déféré au jugement de la majorité électorale, de cette souveraineté nationale dont on a, précisément dans la même phrase, proclamé la toute-puissance. Voilà donc les électeurs appelés à prononcer entre les flétris et les flétrisseurs. Sans nul doute, le voyage à Belgrave-Square n'obtiendrait point une majorité d'approbateurs dans le pays, et, s'il s'agissait de se prononcer sur l'opinion que l'on doit en avoir, les électeurs pourraient faire défaut aux démissionnaires. Mais ne pourront-ils pas voir, au contraire, dans le vote qui leur est demandé, une occasion de se prononcer contre les coups d'État par les majorités, toujours d'autant plus violentes qu'elles sont moins sûres de se maintenir? Enfin, ne pourront-ils pas à leur tour, et en sens inverse, absoudre et condamner, nous ne dirons pas flétrir? Quelle situation se sera-t-on faite, si les exclus sont renvoyés à la Chambre? Le retour de ces condamnés, dont le pays aura mis la condamnation à néant, ne pourra-t-il pas amener la nécessité de faire comparaître tout entière, devant les électeurs, la Chambre qui a pris part au jugement? Nous voyons le mauvais effet et les pénibles résultats qu'a déjà produits le vote du 27; nous voyons tous les périls dont il menace l'avenir; nous cherchons vainement ce qu'on peut s'en être promis en force, en stabilité, en durée.

De l'autre côté de la Manche se poursuit ce procès où les ministres anglais, qui ont cru devoir l'intenter, ont également fait trop beau jeu aux accusés. Nul incident remarquable n'est venu depuis huit jours marquer les débats de la cour de Dublin. O'Connell prend de nombreuses notes pendant les dépositions, du reste assez insignifiantes, des témoins; mais il ne se fait pas faute de quitter l'audience pour se rendre à la séance hebdomadaire de l'association, présidée par M. Smith O'Brien, descendant des rois d'Irlande. Le journal a rapporté une histoire qui, vraie ou inventée, peut donner une idée très-exacte de la situation recherchable et glorieuse, à leurs yeux et aux yeux de leurs concitoyens, que l'on a faite aux prétendus conspirateurs. M. Steele, un d'eux, est, dit cette feuille, fort désireux d'obtenir, par une condamnation, les honneurs du martyre. Il s'agite sur son banc, gesticule, parle de manière à jeter parfois quelque trouble dans l'audience. Le président lui aurait dit sévèrement: «M. Steele, si vous ne vous tenez tranquille, je vous fais rayer de la liste des accusés.» Et aussitôt M. Steele de se taire et de demeurer immobile. Les plaidoiries ont commencé, et le premier organe de la défense, M. Sheel, membre du Parlement et avocat de M. John O'Connell, a prononcé un discours dont l'effet a dépassé tout ce que son éloquence habituelle a jamais produit d'émotion et d'enthousiasme.--Le ministère anglais envoie chaque jour de nouvelles troupes en Irlande, comme pour donner à penser que le maintien de la tranquillité est dû à ce déploiement de force armée, et non à l'autorité morale d'O'Connell et à l'influence du clergé catholique.

La presse anglaise a été sévère, mais juste dans les appréciations auxquelles elle s'est livrée à l'occasion de la mort de sir Francis Burdett, que nous avons annoncée dans notre dernier numéro. Cet homme, qui vient de finir tory et presque oublié, avait, pendant quarante ans, servi aux premiers rangs du parti populaire, et avait acquis et su longtemps conserver un immense renom. En 1796, il entrait à la Chambre des Communes et venait combattre pour cette réforme parlementaire que l'Angleterre n'a obtenue qu'à quarante ans de là. Francis Burdett combattait alors pour elle à la tribune, dans les tavernes les plus fréquentées, dans les réunions populaires les plus nombreuses. Il était le héros des hustings et savait partout enlever des applaudissements passionnés. Sa vie fut longtemps un combat où il fit preuve d'un ardent patriotisme et d'un courage exalté. Élu en 1807, par Westminster, qu'il a représenté pendant trente années consécutives, il se vit poursuivre par le ministère, qui cherchait à se défaire à tout prix d'une opposition fort peu ménagée, à l'occasion d'une lettre adressée par lui à ses commettants au sujet de poursuites dirigées par la Chambre des Communes contre un libelliste, Gales Jones, dont il s'était constitué le défenseur. Arrêté par ordre de la Chambre, conduit à la Tour de Londres, il protesta contre ces mesures, devint l'occasion d'une collision sanglante entre le peuple et la force armée, fut mis en liberté par l'effet de la prorogation du Parlement, et poursuivit sans succès l'orateur des Communes, le sergent d'armes et le constable de la Tour. En 1819, après les troubles de Manchester, où le peuple fut sabré avec barbarie, sir Francis Burdett adressa à ses commettants une lettre énergique sur cet événement horrible, et fit dans la Chambre des Communes les plus grands efforts pour en faire punir les fauteurs. Mis en cause lui-même pour l'illégalité de son langage, il fut condamné à trois mois de prison. Après avoir subi sa peine, il recommença de nouveau ses attaques avec la même ardeur, mais encore sans succès. En 1837, Francis Burdett prêta son appui au cabinet de lord Grey, et, par son influence, aida ce ministère à taire adopter les réformes dont il a doté le pays. Mais, par la plus étrange et la plus brusque de toutes les variations, qui en serait en même temps la plus inexplicable, si l'âge, qui, en attiédissant les convictions, développe quelquefois l'égoïsme, ne pouvait servir à la faire pardonner, Francis Burdett, qui avait consacré une si grande partie de sa vie à la défense des idées radicales, sous prétexte que lord Melbourne se livrait trop au radicalisme, rompit tout à coup avec les whigs, et se jeta dans le torysme. Ce changement, nous craignons de dire cette trahison, lui fit perdre le mandat de Westminster qu'il remplissait depuis si longtemps. Il fut obligé de recourir à un bourg pourri de son nouveau parti pour pouvoir rentrer à la Chambre, où il avait perdu toute influence, comme il s'était vu destitué dans le pays de toute popularité. Sir Francis Burdett s'était donc politiquement survécu. Il est mort délaissé de chacun depuis plusieurs années, car, en Angleterre, la trahison politique ne fait ni profit ni honneur.


           Sir Francis Burdett.

L'Espagne voit se poursuivre la lutte de ses gouvernants et du sentiment national. Saragosse a eu ses désordres, ou plutôt sa résistance à l'occasion du désarmement de la milice. La capitale a été agitée. Les élections complémentaires de la province de Madrid ont toutes été progressistes. M. Olozaga a obtenu une majorité de 180 voix; M. Martinez de la Rosa, nommé ambassadeur en France, n'a pu être réélu, malgré les efforts du ministère.

Les tribunaux ont encore, cette semaine, attiré chez nous l'attention publique. Le procès Poulmann, dont nous avions annoncé l'ouverture, s'est terminé par la condamnation à mort du principal accusé, qui ne s'est pas pourvu en cassation.--L'ex-notaire Lebon, condamné à Paris pour abus de confiance, renvoyé pour faux devant la Cour d'assises d'Orléans, y a été acquitté par le jury. Le Journal du Loiret nous a fait connaître, à cette occasion, un de ces dévouements fabuleux devant lesquels il faut s'incliner. Une femme d'un âge avancé, à laquelle Lebon a fait perdre sa fortune, montant à des sommes considérables, s'est résignée, par sentiment de charité, à partager la captivité de celui qui l'a ainsi dépouillée. Cette femme, d'une piété sans égale, s'est faite prisonnière pour demeurer avec Lebon et lui donner tous les soins et les consolations que peut exiger son état. Avant qu'il fût amené à Orléans, pour les débats du procès où il vient de figurer, elle était venue préparer d'avance son logement dans la prison. Un prêtre accompagnait également Lebon.--Un mandat d'amener a été lancé par le juge d'instruction du tribunal d'Auch contre une jeune femme soupçonnée d'avoir empoisonné son mari. Elle avait elle-même, pour répondre aux accusations publiques, provoqué l'exhumation du corps du défunt. C'est à la suite de cette opération que le mandat a été lancé. Madame veuve Lacoste, c'est le nom de l'accusée, qui n'a que dix-huit ans, s'y est soustraite par la fuite; mais elle a adressé à M. le procureur du roi d'Auch une lettre dans laquelle elle déclare que sa santé seule la détermine à prendre ce parti, et qu'elle se constituera prisonnière dès que l'instruction de son affaire sera terminée, et alors que, les débats étant devenus prochains, elle se verra exempte du supplice, qui serait mortel pour elle, d'une détention préalable.

L'arrondissement d'Abbeville vient d'être le théâtre d'un événement épouvantable. Le feu a éclaté dans la filature de chanvre de la société dite de Pont-Remy. Au premier signal d'alarme, le trouble et la confusion se sont répandus dans cet immense établissement, composé de vastes bâtiments ayant tous trois et quatre étages. Des ouvriers se sont précipités en foule pour fuir le fléau, qui menaçait de tout dévorer. Ceux des étages inférieurs sont parvenus à s'échapper en sortant par les fenêtres, par les portes, par toutes les issues qui se présentaient; mais ceux des étages supérieurs se sont trouvés entassés dans les escaliers. Alors a eu lieu la scène la plus horrible: d'une part, le feu qui gagnait toujours, les tourbillons de flammes, de fumée, les cris du dehors; et, de l'autre, ces malheureux qui voulaient tous s'enfuir, et encombraient eux-mêmes les passages. Ils tombaient par masses dans les escaliers, cherchant à passer les uns sur les autres. Se pressant, s'étouffant, les blessés poussaient d'horribles plaintes, que n'écoutaient pas les autres, pressés de s'enfuir à tout prix. Enfin, quand on s'est rendu maître du sinistre, ce qui n'a eu lieu qu'après des efforts inouïs, on a compté neuf cadavres mutilés et défigurés, et un grand nombre d'infortunés blessés et estropiés, plusieurs même pour le reste de leurs jours.

L'Académie Française s'est encore vu enlever par la mort Charles Nodier, auquel nous consacrons aujourd'hui une notice spéciale.--M. de Leyval, ancien député, l'un des 221 volants de l'adresse de 1830, est mort dans le département du Puy-de-Dôme.--Un neveu de Guymon de La Touche, l'auteur d'Iphigénie en Tauride, est mort dans un hôpital de la Haute-Vienne; ce malheureux ne possédait plus pour tout bien que le manuscrit original de la tragédie de son oncle.--Enfin deux notabilités napolitaines, beaucoup mieux partagées par la fortune, le marquis de Turri et le marquis de Mascara, ont également cessé de vivre, laissant à l'ordre des jésuites 50 à 60 millions de francs. Mais leurs parents ont fait opposition à la délivrance des legs, pour cause de captation, et la justice est saisie de cette double instance.



De l'autre côté de l'Eau.

SOUVENIR D'UNE PROMENADE.

(Suite.--Voir tome II, pages 6,18, 60,155 et 227.)


UN RADICAL.

N'est-il pas vrai qu'à ce seul mot,--synonyme de révolutionnaire, de jacobin, de terroriste,--votre imagination évoque une sombre figure, des traits durs et austères qu'un sourire amer éclaire à peine de temps à autre, des regards mécontents et altiers, une mise sévère, une pâleur de mauvais augure?

Ces préjugés, ces préconceptions ont tant de force, que moi-même,--mieux placé que beaucoup d'autres pour savoir combien il en faut rabattre,--je ne pouvais me défendre cependant d'une sorte d'appréhension en m'acheminant, avec mon compagnon de voyage, vers la résidence de M. L..., un des représentants de l'opposition parlementaire anglaise, qui répond à notre nuance de l'extrême gauche.

Il était presque nuit quand nous traversâmes le petit village de Putney; tandis que nous montions la colline au pied de laquelle il est placé, les faibles lueurs du crépuscule s'éteignaient graduellement, et ce fut à grand'peine que nous découvrîmes la porte indiquée, au bout d'un chemin bordé de murailles et d'arbres. Une femme vint nous ouvrir; elle nous introduisit d'abord dans une cour en désordre au fond de laquelle on entrevoyait une sorte de massif gothique. Tandis qu'elle allait remettre nos cartes au maître de la maison, une autre femme nous guidait dans de ténébreux couloirs entrecoupés d'escaliers, et qui ressemblaient assez, aux corridors intérieurs de quelque abbaye. Après un moment d'attente, notre premier imide vint nous reprendre et nous conduisit dans un salon dont le pareil n'existe pas en France, malgré la manie gothique qui prédominait chez, nous il y a quelque dix ans. Lambrissée de chêne noir dans lequel ça et là s'incrustaient quelques portraits enfumés, cette pièce n'était éclairée que par une lampe de fer accrochée aux madriers du plafond. La cheminée, au fond de laquelle brûlait,--en plein mois de juin,--une pannérée de houille nationale, avait plus de huit pieds de hauteur, et, large à proportion, occupait elle seule un des côtés de l'appartement. Autour de ce feu, sur des escabeaux de bois, dignes reliques du temps des Cedric et des Athelstan sept à huit personnages graves et silencieux fumaient de longues pipes avec une constance toute hollandaise.

Ce tableau avait quelque chose de fantastique, et je n'aurais pas été surpris le moins du monde si l'on m'eût dit que dans ce conciliabule nocturne on délibérait sur les moyens d'aller déterrer à Tyburn les cadavres de Cromwell, d'Ireton et de Bradshaw.

Mais il n'était pas question de cela; j'avais tout simplement sous les yeux sept à huit gentlemen auxquels M. L... avait dîné ce jour-là même à dîner, et qui, en attendant leurs équipages, tuaient le temps à la manière orientale.

Là, comme partout ailleurs, je reçus ce cordial accueil que la lettre de recommandation,--si méconnue en France, --assure en Angleterre à l'étranger voyageur. M. L... qui parle le français avec une facilité remarquable, m'entretint de Paris en homme fort au courant de ce qui s'y passe. Cette, science est plus rare que nous ne nous en flattons dans un pays où les intérêts nationaux détournent à eux la part d'attention que les citoyens ne donnent pas à leurs intérêts immédiats.

Mais M. L...,--ce farouche radical,--bien loin de se vouer exclusivement aux préoccupations parlementaires, semble ne causer volontiers que lorsque la littérature, les arts ou les commérages de la société européenne sont mis tour à tour sur le tapis. Rebuté, du moins le dirait-on, par les obstacles que l'esprit mercantile et les préjugés aristocratiques opposent en Angleterre à la marche des idées vraiment libérales, il paie sa dette au pays et à ses électeurs en assistant aux débats essentiels de la Chambre des Communes Mais, sitôt qu'il est délivré de ce joug, contre lequel il murmure hautement, sa plus grande joie est de quitter un pays où ses instincts élevés, son goût pour les arts, pour la conversation élégante, pour le savoir-vivre et le far niente bien entendu, trouvent aussi peu à se satisfaire que son ardeur généreuse pour «le plus grand bien du plus grand nombre.»

Il suffit de quelques mots, de quelques opinions pour classer un homme, et j'aime mieux cette manière de juger mes semblables que la physiognomonie prétentieuse dont nos romanciers modernes ont posé les règles arbitraires. Je ne vous dirai donc pas de quelle couleur sont les yeux, de quelle forme est le front, de quelle longueur est le cou du jeune député qui fut mon hôte ce soir-là; ni de quel minium ses lèvres rappelaient la nuance, ni ce qu'on lisait dans les irisations de sa prunelle, ni ce qu'on pouvait conclure de la hauteur de son front ou de l'embonpoint de ses mains: il vous sera mieux connu, au moral du moins, quand vous saurez qu'il préfère la vie italienne à la vie française; mais sauf cette exception, la vie française à toutes les autres.

Il me disait avec une conviction profonde: «L'idéal du bonheur, à mes yeux, est la vie d'un garçon parisien qui a 500 fr. à dépenser par mois,» et il me disait cela dans un château qu'il fait élever à grands frais, avec tout le luxe d'architecture, de boiserie et d'ornementation qui caractérisait les édifices du temps d'Élisabeth. Il me disait cela, sans aucune affectation, à deux lieues de ce Londres où se concentrent tout le luxe et tous les caprices, toutes les dissipations et toutes les folies auxquelles la profusion des richesses soit privées, soit publiques, peut donner carrière! II me disait cela, et j'appris le lendemain, par un de nos amis communs que ce jeune homme si intelligent et si borné dans ses vœux possède environ 30,000 livres sterling, c'est-à-dire environ 800,000 francs de revenu.


WESTMINSTER-PALACE.

Il y avait autrefois au bord de la Tamise une espèce de lagune fangeuse, couverte de ronces, habitée par des serpents On l'appelait l'Ile-Epineuse (Thorney-Island), où bien le Lieu-Terrible. Metellus, évêque de Londres, ayant converti Sebert, roi des Saxons de l'Est, celui-ci s'empressa de bâtir une église au Dieu des chrétiens, et il éleva ce temple à l'ouest de la cité de Londres. De là le nom de West-Minster minster, munster, monastère, montier.

Non loin de là,--les princes aimant alors le voisinage des moines,--une habitation royale s'éleva. En 1035 Canut le Grand y résidait, et vivait familièrement avec l'abbé Wulnoth «renommé pour son éloquence et sa sagesse.»

Édouard le Confesseur fit reconstruire, trente ans après une nouvelle église qu'il dédia «à Dieu, à saint Pierre et à tous les saints de Dieu.» On devait la consacrer le jour de Noël. La veille même, le roi tomba malade, et quelques jours après il fut enterré en grande pompe sous le maître-autel du temple qu'il n'avait pu inaugurer. Ceci se passait le 5 janvier 1066.

La même année, après la bataille d'Hastings, Guillaume de Normandie arrivait à Londres, et se faisait couronner «pour plaire aux Anglais,» sur la tombe même du Confesseur. En 1069, l'abbé de Peterborough comparut devant le roi normand, et fut jugé par un tribunal rassemblé à Westminster C'est le premier exemple d'une cour de justice tenue en ce lieu.

Il faut franchir plus d'un siècle et demi et arriver au mois de février 1218, pour trouver le premier précédent parlementaire qui se rattache à l'histoire de Westminster. Henri III dont les prodigalités imprudentes avaient épuisé le trésor y rassembla ses barons et leur demanda de l'argent, qu'ils lui refusèrent tout net, voulant ainsi le corriger. Le roi promit d'amender sa conduite, ajourna le parlement au mois de juillet suivant, et demanda derechef quelques subsides. Les barons se montrèrent tout aussi peu disposés à les voter. Henri III alors, entra dans une grande colère, prononça la dissolution de l'assemblée, et fit vendre à grand perte les joyaux et la vaisselle de la couronne. Croirait-on que les bourgeois de Londres eurent l'effronterie de tout acheter, et, qui plus est de payer comptant? On juge si une pareille insolence révolta le monarque. Il s'en expliqua dans les termes les plus amers, et se moqua de ces manants «qui s'intitulaient barons à cause de leurs richesses.» Pour les punir, il imagina d'instituer des foires de quinze jours, dont le privilège était concédé à l'abbé de Westminster. Pendant ces foires, défense absolue aux marchands de Londres, soit d'étaler, soit de vendre à l'intérieur du la ville.


État actuel des constructions des nouvelles Chambres du Parlement anglais.

Comme l'histoire de Westminster est l'histoire d'Angleterre, je me dispenserai de la pousser plus loin; les curieux peuvent recourir au livre savant de Brayley et Britton. Mais il était bon de nous reporter aux origines, l'antiquité de ces monuments historiques étant le plus clair de leurs mérites.


Vue de la Chambre des Lords avant l'incendie
de 1834.

Je ne pensais toutefois ni à Canut le Grand, ni au budget d'Henri III, quand je me fis déposer par un léger cab à la porte de Westminster devant laquelle je vis le plus de chevaux sellés et le plus de grooms. C'est celle qui mène aux chambres du Parlement. Suivant les instructions de M. I..., je franchis d'un air de connaissance les premiers vestibules, et j'arrivai à ce une l'on appelle le lobby de la Chambre des Communes. Là,--toujours suivant le programme,--je déposai ma carte entre les mains d'un huissier à trogne rouge, qui se chargea d'avertir M. L... et j'attendis patiemment que le sanctuaire s'ouvrit.

Cinquante à soixante personnes attendaient comme moi. Partout où l'on attend, en Angleterre, on trouve de quoi boire et de quoi manger. Le lobby de la Chambre basse n'est point dépourvu de cet avantage. A chaque instant vous y entendez, la détonation d'une bouteille de soda-water, et les honorables M. P.,--la canne ou la cravache à la main, le chapeau sur la tête, presque aussi négligés dans leur tenue, mais un peu moins laids que nos précieux députés,--viennent y trinquer avec leurs commettants.

C'est dans le lobby de la Chambre des communes que le premier ministre Spencer Percival fut assassiné par un négociant ruiné que ses malheurs avaient rendu fou. Cet événement ne paraît pas avoir laissé de traces. Du moins aucune précaution n'empêcherait-elle un nouveau Bellingham de sacrifier sir Robert Peel à des ressentiments plus ou moins justifiés.

Je considérais déjà d'un œil assez ennuyé les allées et venues parlementaires, quand les officiers de la Chambre me mirent à la porte, ainsi que tous les assistants. Les Communes allaient voter (divide) sur un bill dont la discussion était terminée, et les honorables avaient à traverser le lobby pour se rendre dans les chambres à scrutin. Aussitôt après le vote, un huissier vint m'appeler et me fit entrer, enfin, dans la salle, où M. L... avec une rare complaisance, passa toute la soirée avec moi sur les bancs réservés aux étrangers.

Il faut une grande bonne volonté, il faut de grands efforts d'intelligence pour se figurer, en voyant cette pièce étroite et encombrée, toute bourgeoise et toute moderne dans son ameublement, qu'on est sur le théâtre où se joue la plus solennelle des comédies politiques. Les acteurs sont pêle-mêle, vis-à-vis les uns des autres, sur trois rangées de banquettes qui donnent idées d'un vaste omnibus. Tout au fond, le président et sa perruque, derrière une table qui le masque à moitié; devant cette table, les trois clercs, aussi en perruques; aux deux bouts; d'un côté, sir Robert Peel; de l'autre, le champion des opposants. C'était, ce soir-là, lord John Russell.

Des deux côtés, de ce long parallélogramme, deux galeries réservées aux membres qui n'ont pas trouvé de place dans la salle, et qui, perchés là-haut, ne ressemblent pas mal aux spectateurs admis dans certains bals de province. Dans une troisième galerie, derrière et au-dessus du speaker, les malheureux sténographes barbouillent, comme ils peuvent, sur leurs genoux, et les dames sont derrière la muraille contre laquelle ils s'appuient, entassées dans un in-pace ténébreux d'où leur regard plonge dans la salle par une espèce de meurtrière longue de douze pieds, large de cinq pouces; encore n'y sont-elles reçues que par tolérance. La dénonciation officielle d'un seul député suffirait pour les faire exclure. Tout cela est triste, mesquin, vulgaire. Il est vraiment impossible de se croire ailleurs que dans le sein d'une assemblée d'actionnaires prêts à débattre les dividendes d'un chemin de fer.

Au reste, la Chambre actuelle, pour sa disposition du moins, ressemble fort à celle que détruisit l'incendie de 1831, et dont nous donnons ici le croquis fidèle.

Nous en dirons autant de la Chambre des Pairs, qui se distingue de la Chambre des Communes par la disposition des banquettes et par l'étoffe rouge dont ses sièges sont recouverts.

Ni l'une ni l'antre des Chambres actuelles n'occupe la place qu'elles avaient dans l'ancien bâtiment. Avant l'incendie, les pairs se rassemblaient dans une salle qui avait été jadis la Cour des requêtes, au midi de Westminster-Hall.--La Chambre des Communes y tient aujourd'hui ses séances.

L'ancienne salle des Communes, depuis les premières années du règne d'Édouard VI. était la chapelle de Saint-Stephen, à l'est du palais, donnant sur la Tamise. Elle n'a reçu aucune destination dans le bâtiment provisoire.

La pairie anglaise tient aujourd'hui ses séances dans la Chambre Peinte, où mourut Édouard le Confesseur, un an avant l'invasion de Guillaume, et sept cent soixante-neuf ans avant que l'on y installât, pour quelques années, les représentants actuels de la noblesse normande. Au train que prennent les affaires politiques, il est permis de croire que l'édifice, antérieur à l'institution aristocratique, lui survivra, et de beaucoup. Ces sortes de choses,--même les plus solides--s'usent plus vite que la pierre.

L'INCENDIE.

Savez-vous pourquoi s'élève maintenant cet énorme bâtiment, derrière les charpentes duquel paraissent à peine les hauts clochers de Westminster-Abbey? Savez-vous pourquoi les architectes, les peintres anglais, sont en grand émoi, cherchant partout les idées qui leur manquent, les procédés de la fresque, appelant,--appelant en vain,--le génie des lignes et celui des couleurs? Savez-vous pourquoi tous ces concours, tous ces projets, tous ces devis, tous ces plans débattus chaque matin, chaque semaine, chaque mois, chaque trimestre, dans les mille organes de la presse britannique? Savez-vous, enfin, pourquoi la moitié du palais du Westminster étant dévorée par le feu, il faut aujourd'hui préparer une résidence digne d'elles aux deux Chambres du Parlement? Je vais vous le dire.

En 1826--remarquez cette date--en 1826, l'Échiquier anglais n'avait pas encore de registres; en 1826, les comptes du budget anglais se réglaient encore comme se règlent, dans nos plus petits bourgs du Midi, les comptes du boulanger avec les cuisinières illettrées. La taille, enfin, se payait, en 1826, comme aux jours de Guillaume le Conquérant, et suivant la forme antique à laquelle elle dût son nom primitif. Ici, pour être croyable, il faut citer ses autorités.

Le 10 octobre 1834, à six heures du soir, la femme d'un concierge vit filtrer une vive lumière sous la porte de la Chambre des Lords. Ce fut elle qui poussa le premier cri d'alarme; et, huit heures après, on éteignait les derniers brandons de l'incendie; mais, pendant ces huit heures,--sous les yeux de cinq cent mille spectateurs assemblés, et malgré les efforts du toute la police de Londres, malgré le voisinage de la Tamise chargée de bateaux--elle offrait, dit-on, le plus admirable coup d'œil que jamais une ville en flammes ait éclairé de ses fantastiques lueurs,--un tiers du vieux palais, la moitié de ses vastes cloîtres, la chapelle du Saint-Stephen, la bibliothèque des Communes, la Chambre Peinte, la Chambre des Lords, et la plupart des comités adjacents, étaient devenus la proie du feu.

Le conseil privé tint séance plusieurs jours de suite pour déterminer la cause de ce désastre national, qu'on avait d'abord attribué à la malveillance; et voici le résultat de son enquête.


Vue de la Chambres des Communes avant
l'incendie de 1834.

«Les comptes publics de la trésorerie se tenaient jadis au moyen de tailles; et jusqu'au jour où cette méthode fut abolie par acte du Parlement (octobre 1826), on indiquait les sommes payées à l'Échiquier sur des baguettes de noisetier ou de frêne, qu'on entaillait à une plus ou moins grande profondeur, et dans une direction plus ou moins oblique, suivant qu'il s'agissait de marquer des milliers, des centaines ou des unités de livres sterling; même des schellings ou des pences. Quand une de ces baguettes était taillée dans toute sa longueur, on la fendait en deux portions égales, dont l'une s'appelait la feuille (the foil), et l'autre la contre-feuille (the counter-foil). En les rapprochant, elles servaient à se contrôler l'une par l'autre, et formaient, ainsi réunies, ce qu'on appelait la taille (the tally). Les derniers talliers de l'Échiquier, qui rendirent leur patente en vertu du bill d'octobre 1826, étaient lord Guildford et M. Burgoyne.

«Or, le jour même de l'incendie, le Clerc des Travaux, ayant ordre de faire détruire une certaine quantité de tailles conservées jusqu'alors dans les archives de l'Échiquier, chargea quelques ouvriers d'en brûler deux charretées dans les calorifères communiquant avec les tuyaux destinés à réchauffer le parquet de la Chambre des Lords. Ces hommes commencèrent leur travail à six heures et demie du matin et ne finirent qu'à cinq heures du soir. Le bois sec, qu'ils jetaient par brassées dans les fourneaux, brûlait avec une telle activité, que les tuyaux rougirent au bout de quelques heures, et que le plancher, déjà tout sec, dut nécessairement s'enflammer1

Note 1: (retour) Report of the Lords of the Council respecting the destruction of the Houses of Parliament.

L'impôt--représenté par les tailles--brûlant l'édifice même où on le vote, m'a paru un mythe assez démocratique.

Ce qui en gâte un peu la moralité, c'est que pour relever cet édifice, que dis-je, pour en construire un plus beau, les contribuables auront dû voir s'aggraver leurs taxes.
O. N.



Charles Nodier

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.


             Charles Nodier,
        décédé le 27 janvier 1844.

Les lettres, tout récemment veuves de Casimir Delavigne, viennent de faire encore une perte bien douloureuse en la personne de Charles Nodier: la mort prématurée de l'illustre écrivain laisse surtout un vide irréparable dans les rangs de l'Académie Française. Du jour, en effet, où il prit place parmi les Quarante, M. Nodier devint l'âme de l'Académie; il ne considéra point son nouveau titre comme purement honorifique; mais, se dévouant tout entier aux devoirs du fauteuil, il fut véritablement l'académicien modèle, et le digne successeur de Fontenelle, d'Alembert et Morellet, ces grands académiciens du siècle dernier. Comme le bonhomme La Fontaine, M. Nodier allait aux séances pour s'amuser; c'était là son plus cher délassement, et le fameux dictionnaire n'avait jamais eu de fondateur plus diligent ni plus consciencieux.

La biographie de M. Nodier est doublement malaisée à faire, parce que la vie de l'homme aussi bien que celle de l'écrivain semblent toutes deux échapper à l'histoire. Ami de la solitude et du travail, M. Nodier se déroba de toutes ses forces aux tracas de la vie publique, aux ennuis de la célébrité; il aima, suivant le conseil du Livre saint, à cacher sa vie, et se retira volontiers dans les joies intimes de la rêverie, de la famille et de l'étude; c'est ce qu'il a pris soin lui-même de nous dire en de charmants vers:

Ils ne comprennent pas, ces amants de la gloire.

Le bonheur de vivre inconnu,

De passer dans ses jours sans laisser de mémoire,

Sinon un doux penser dans un cœur ingénu

Qui n'en dise rien à l'histoire.

Et de partir après comme l'on est venu.

D'autre part, M. Nodier a eu cette singulière destinée d'écrivain, que son nom est arrivé peu à peu à une haute célébrité sans que pourtant il ait été pousse à ce comble par d'éclatants succès, et tandis que, dans la biographie des grands auteurs, on peut, pour ainsi dire, marquer les dates glorieuses de leur renommée croissante, dans la sienne, au contraire, on ne saurait fixer le moment où son nom devint populaire, ni le livre après lequel la réputation du lettré se changea en la gloire de l'écrivain. Est-ce Adèle ou bien Jean Sbogar, Tribly ou Smarra? Sont-ce ses contes, ses poésies ou bien ses ouvrages de linguistique qui marquèrent l'heure de son avènement littéraire? Non, sans doute; mais c'est tout cela ensemble. Chacune des lignes qu'il écrivit le haussa un peu au-dessus de l'horizon, et tant il écrivit qu'à la fin il se trouva en plein firmament.

Nous avons donc bien peu de choses à dire sur la vie de M. Nodier; et, d'ailleurs, l'histoire de son esprit est presque tout entière dans la liste chronologique de ses ouvrages, Charles-Emmanuel Nodier naquit à Besançon, le 29 avril 1780; son père, magistrat distingué, tenait un rang honorable dans la Franche-Comté, et fut, sous la république, le second maire constitutionnel de Besançon. L'enfant grandit au milieu des clubs et y puisa ce vif amour de la liberté qui lui valut plus tard tant de proscriptions. En même temps, il s'adonnait, avec un zèle égal, à l'étude des sciences naturelles et à celle de la philologie. A peine âgé de dix-huit ans, il publie à Besançon une Dissertation sur l'usage des antennes et sur l'organe de l'ouïe dans les insectes, et déjà il commence à rimer un poème sur l'objet favori de ses études, l'espèce des coléoptères:

Hôtes légers des bois, compagnons des beaux jours,
Je dirai vos travaux, vos plaisirs, vos amours...

Trois ans plus tard (1801), le jeune savant fera paraître une Bibliothèque entomologique, avec des notes critiques et exposition des méthodes. Ainsi déjà, M. Nodier annonçait ce talent encyclopédiste qui devait lui assigner, un jour, le premier rang parmi les polygraphes contemporains.

Dès l'année 1799, le jeune Nodier s'était trouvé impliqué dans un procès politique, qui faillit lui coûter cher, car il ne fut acquitté qu'à la majorité d'une seule voix. Il vint à Paris, et se vit d'abord entraîné dans l'opposition royaliste, à laquelle, se ralliaient les républicains. Ce fut alors qu'il publia contre le premier consul (1802) son ode si fameuse du la Napoléonne, que reproduisirent aussitôt les journaux anglais et qui amena un redoublement de persécution contre les suspects. La Napoléonne avait paru sans nom d'auteur; mais M. Nodier, afin d'écarter les soupçons qui planaient sur la tête de plusieurs personnes innocentes, se dénonça lui-même à Fouché, et fut mis en prison à Sainte-Pélagie. Après quelques mois de captivité, on l'exila dans sa ville natale, en le tenant toujours sous une surveillance ombrageuse. L'exilé quitta son foyer domestique, et se mit à parcourir les montagnes du Jura et les hautes vallées de la Suisse; arrêté de nouveau, sous un prétexte frivole, il fut délivré par les paysans, erra du nouveau dans les montagnes, et passa de longs jours enseveli au fond des vieilles bibliothèques des couvents et des presbytères qui lui donnaient un asile hospitalier. Inquiété jusque dans ces paisibles retraites, il prit le parti de passer en Suisse, allant d'une ville à l'autre, exerçant pour vivre les industries les plus modestes; là correcteur d'imprimerie, ici enlumineur d'estampes; mais toujours courageux et plus fort que la persécution. Enfin, après bien des peines et des traverses, il rentra en France, professa obscurément dans quelques petites villes du Doubs, et finit par se retirer dans un village du Jura, qu'il a chanté dans une fraîche et délicieuse idylle:

O riant Quintigny, vallon rempli de grâces,

Temple de mes amours, trône de mon printemps,

Séjour que l'espérance offrait à mes vieux ans;

Tes sentiers mal frayés ont-ils gardé mes traces?

Le hasard a-t-il, respecté

Le bocage si frais que mes mains ont planté?

Mon tapis de pervenche, et la sombre avenue

Où je plaignais Werther, que j'aurais imité?

M. Nodier fut tiré du fond de cet asile par une lettre d'un Anglais célèbre, le chevalier Croft, qui habitait alors Amiens, et cherchait un collaborateur pour l'aider dans son importante publication des Classiques français avec commentaires. L'association ne dura pas aussi longtemps qu'on aurait pu le croire. Le chevalier Croft n'était point sans doute parfait, comme M. Nodier nous l'a peint dans Amélie sous le nom légèrement adouci de sir Robert Grove; les deux collaborateurs se séparèrent, et M. Nodier, par l'entremise du général Bertrand, obtint un poste administratif dans les provinces conquises de l'Illyrie; il y fut même chargé de la direction d'un journal qu'on y avait établi sous le nom de Télégraphe illyrien, et qui était publié en quatre langues, la française, l'allemande, l'italienne et la slave vindique. L'invasion le ramena en France, et l'amitié de M. Étienne l'attacha à la rédaction des Débats, où il fut un des premiers à faire une profession toute bourbonienne.

A cette époque, M. Nodier était déjà connu avantageusement parmi les lettrés; il avait publié, en 1802, Stella, ou les Proscrits: en 1803, Le Peintre de Salzbourg et Dernier chapitre de mon roman; en 1808, le Dictionnaire raisonné des onomatopées de la langue française, et en 1812, les Questions de littérature légale. J'omets, dans cette liste, maints opuscules de moindre importance, qui ne sont pas restés dans l'édition des œuvres complètes. M. Nodier ne sollicita ni places ni faveurs auprès du nouveau gouvernement, et Louis XVIII lui envoya des lettres de noblesse pour toute récompense de ses services. L'auteur du Peintre de Salzbourg, menant une vie modeste et retirée, se préparait à accroître par de nouveaux titres sa renommée naissante: Jean Sbogar, Thérèse Aubert, les Mélanges de littérature et de critique, Adèle, Smarra, Tribly, se succédèrent rapidement de 1818 à 1822, et donnèrent à leur auteur une position éminente dans les lettres.

En 1824, M. de Corbière, ministre de l'intérieur et bibliophile très-éclairé, nomma M. Nodier, sur sa réputation, et sans qu'il l'eût demandé, bibliothécaire de l'Arsenal. Ce fut là un événement décisif dans la vie de M. Nodier: retiré sous ce tranquille abri, un cercle d'habitudes nouvelles et définitives se forma autour de lui, son existence s'arrangea commodément dans l'honorable demeure, et l'Arsenal lui fit oublier Quintigny, «cette espérance promise à ses vieux ans». Il y est resté jusqu'à sa dernière heure; il y est mort doucement, au milieu de ses amis et de ses livres.

En 1827, M. Nodier réunit en un volume toutes ses poésies éparses, moins connues aujourd'hui que ses romans, quoiqu'elles ne leur soient point inférieures. Des travaux d'érudition, trop longs à énumérer dans cette courte notice, occupèrent ensuite ses laborieux loisirs; enfin, en 1832, il prit le soin de donner une édition complète de ses œuvres, où il ne voulut faire entrer que le meilleur de ce qu'il avait écrit.--Deux ans après, l'Académie Française le choisit à l'unanimité, en remplacement de M. Laya. Cet honorable suffrage causa une joie vive à celui qui l'avait méritée; et, dans son discours de réception, M. Nodier témoigna à l'Académie sa reconnaissance avec une expansion touchante, et qu'on n'avait point encore vue.

Depuis ce jour, le plus glorieux dans sa vie, l'auteur de Jean Sbogar, retiré de la littérature militante, occupait encore l'attention publique par le charme de son esprit délicat, qui ne se renfermait point si discrètement dans le cercle des initiés que son parfum ne se répandit au dehors; l'écrivain vieillissant avait ce bonheur singulier d'accroître, sans plus écrire, d'accroître tous les jours la réputation déjà si bien fondée de son goût exquis, de son savoir ingénieux, de sa finesse élégante. Le salon de l'Arsenal était le refuge de la conversation polie, de la causerie française, si chère à nos devanciers et si rare aujourd'hui: le maître du lieu, debout auprès de sa cheminée, causait comme autrefois Diderot et Grimm, ces fameux causeurs. «Personne, a-t-on dit, n'était plus aimable que Nodier au coin de son foyer, dans une de ses causeries familières, où, sans coquetterie, sans apprêt, il donnait carrière à son imagination poétique; où il babillait le passé de formes délicieuses qui le rendaient toujours regrettable; où, sans pédantisme, il faisait appel à son érudition sur tous les sujets littéraires. Qui causa jamais mieux que lui? qui discuta avec plus de bonhomie, de finesse et de sûreté? qui soutint plus gracieusement un paradoxe, et lit meilleur marché de son spirituel plaidoyer pour une cause perdue qu'il avait gagnée? Et quelle élocution noble et simple! quelle dialectique ferme et vive!»

Nous rapportons ici le récit touchant qu'on a fait de sa dernière heure: «Dans cette dernière nuit où Nodier a parlé de beaucoup de choses, le père de famille et l'homme de lettres se sont manifestés tour à tour de la manière la plus touchante. Sentant approcher sa dernière heure, il a dit à sa femme et à sa fille: «Allons, il faut nous séparer! Pensez toujours à moi, qui vous ai tant aimées!... Je suis heureux de pouvoir bénir mes enfants et mes quatre petits-enfants. Ils sont tous là, n'est-ce pas? Il n'y en a point de malade? Tant mieux! Quel jour est-ce aujourd'hui?--Le 27 janvier.--Eh bien! n'oubliez pas cette date.» Et ces tristes paroles, il les a accompagnées d'un de ces regards doux, calmes et charmants qui lui étaient particuliers.--Un instant après, Nodier a appelé madame Menessier, dont le talent, comme écrivain, a grandi sous les yeux de son père: «Ma fille, lui a-t-il dit, écoute un dernier conseil: lis beaucoup, lis toujours Tacite et Fénelon, cela donnera de l'assurance à ton style.» Il a parlé ensuite du travail important qu'il faisait pour l'Académie, et qu'il avait regret du laisser inachevé.

«Nodier s'est endormi sans crise, sans convulsion, et nous avons pu croire, quand nous l'avons vu il n'y a qu'un instant, que ce sommeil devrait avoir un réveil.

«Les obsèques de l'illustre écrivain ont eu lieu lundi 29 janvier; MM. Étienne et Taylor, ses amis, ont fait entendre de touchantes paroles sur sa tombe; un jeune homme y a déposé une couronne au nom de la classe ouvrière.»

Le portrait de M. Charles Nodier a été tracé ainsi par un critique distingué, M. G. Planche: «Connaissez-vous Charles Nodier? Oui, sans doute: vous l'avez rencontré cent fois sur les quais, feuilletant de vieux livres, dont il connaît le prix mieux que personne... Vous l'avez coudoyé sur le boulevard, et, sans savoir pourquoi, vous avez remarqué sa figure anguleuse et grave, son pas rapide et aventureux, son œil vif et las, sa démarche pensive et fantasque. Il est grand et vigoureux; tous ses portraits ne donnent de lui qu'une idée incomplète...»

A cette courte biographie nous joindrons quelques mots sur le talent et sur le style de M. Charles Nodier, renvoyant nos lecteurs, pour plus ample critique, à l'excellente notice mise par M. Sainte-Beuve en tête de Trilby et des autres contes.

M. Nodier débuta, comme écrivain, dans une époque de littérature transitoire, entre l'école de Rousseau et celle de l'Empire: à ce moment les lettres françaises, si longtemps fidèles à leur sévère origine, semblaient s'amollir et s'efféminer, pour ainsi parler. Les livres de Rousseau et ceux de Bernardin-de-Saint-Pierre avaient ébranlé d'abord la fermeté littéraire, et donné naissance à cette sorte de langueur qui devait produire ensuite toute l'école des mélancoliques et des élégiaques. L'invasion de la littérature allemande, menée par Werther, ne fit qu'accroître encore le mal, et surexcita encore la sensibilité intellectuelle des lectrices françaises. M. Nodier subit, comme tout le monde, et plus vivement que tout le monde, cette influence romanesque qui agissait sur les nerfs plus encore que sur les cœurs; et, comme l'a très bien dit un critique, il fut une sorte de Saint-Preux Wertherisé, encyclopédiste sensible, à la manière de Rousseau; naturaliste passionné, à la manière de Goethe. Tout le secret du talent de M. Nodier est dans cette excessive sensibilité intellectuelle, dans cette vivacité d'impressions qui le soumirent aux influences les plus diverses de l'atmosphère littéraire.

Tandis donc que Chateaubriand et Bernardin fondent la grande école rêveuse, descriptive et pittoresque, M. Nodier ouvre une autre voie, moins large et moins magnifique sans doute, mais tout aussi nouvelle: il fonde proprement, dans notre littérature, la fantaisie et la poésie qu'on a depuis appelée intime. A ce titre, le romantisme put justement revendiquer comme siens le nom et le talent de M. Nodier.

Toute notre littérature classique avait usé et abusé, suivant le précepte de Buffon, des sentiments et des termes généraux. La fantaisie, qui est l'imagination particulière, et la poésie intime, qui vit des inspirations exclusivement personnelles, semblent donc être le contre-pied exact de nos lettres classiques; et nous avons vu, de nos jours, les conséquences extrêmes, j'allais dire fâcheuses, auxquelles des esprits, distingués d'ailleurs, ont mené cette littérature intime, cette poésie des infiniment petits. Charles Nodier, le chef ou du moins le précurseur de l'école, n'en était point encore venu là; sa fantaisie ne se faisait point amoureuse de l'excentricité, et l'on dirait qu'elle est encore retenue par les liens prudents de la vieille raison gauloise, de la sobriété racinienne, de la tempérance classique.

Mais ce qui distingue surtout l'auteur d'Adèle de tous ceux qui suivirent sa voie, c'est le style. Il faut bien le reconnaître, M. Nodier fut, avant tout, un écrivain, dans le sens propre du mot, un homme de style ou styliste, comme dit M. Sainte-Beuve. Avec un don de langue merveilleux, il joignit le savoir philologique le plus profond, et se montra de bonne heure le digne élève du chevalier Croft, qui étudiait le style à l'aide d'une loupe, ayant découvert, au dire même de M. Nodier, «l'atome, la monade grammaticale.» Tous les critiques se sont accordés à louer la facilité merveilleuse, la souplesse infinie, l'harmonie gracieuse de ce style admirable, «qui se dévide comme un ruban,... qui ne finit que lorsque l'écrivain lui-même en coupe la trame, et qui, sans cela, se dérouterait à l'infini et incessamment.»--M. Sainte-Beuve appelle ingénieusement Charles Nodier l'Arioste de la phrase.

On sait que M. Nodier, depuis longues années, passait pour l'homme de France qui connaissait le mieux notre langue; l'opinion publique l'avait érigé en une sorte d'expert ou d'arbitre pour toutes les difficultés de langue, toutes les équivoques grammaticales qui se pouvaient rencontrer. Néanmoins on lui doit cette justice, que, pour avoir apporté un soin extrême à l'arrangement de ses mots et à la disposition de ses phrases, jamais il ne raffina son style, comme nous avons vu faire les littérateurs intimes; jamais, surtout, il n'estropia la langue, sous prétexte d'innovation, à l'instar de nos grands écrivains pittoresques. Il demeura, au contraire, sans pédantisme, le plus sévère puriste de notre temps; et, par ce côté, il se sépare profondément de toute l'école moderne.

C'est aussi par ce côté qu'il conservera une place honorable dans notre littérature; le jugement de la postérité saura tenir compte à Charles Nodier d'avoir été un homme de style à l'époque où le style se faisait si rare chez nous que les plus riches productions littéraires en étaient souvent dépourvues; comme poète et comme inventeur, il a sans doute été dépassé et surpassé; comme écrivain il demeure au premier rang; et la plus grande critique qui puisse lui être adressée, c'est d'avoir eu un style supérieur à son talent, ou, pour mieux dire, un génie inférieur à sa plume.



Fragment d'un Voyage en Afrique2

Un jeune homme, que son esprit aventureux poussait à toutes les choses hardies, ne pouvant trouver en France ce qu'il y cherchait, c'est-à-dire une position indépendante, résolut de profiter du traité de paix qui venait d'être signé entre le général Bugeaud et Abd-el-Kader pour visiter l'intérieur de l'Afrique et poser, au centre même de la puissance arabe, les bases d'un vaste comptoir. Il espérait réaliser ainsi non-seulement d'immenses bénéfices, mais encore être utile à son pays, en l'aidant à étendre son influence civilisatrice parmi les peuplades de l'antique Mauritanie. L'événement ne justifia point ses prévisions. Après plusieurs mois de séjour dans les diverses tribus de l'émir, il regagna la terre natale, n'emportant avec lui qu'un album sur lequel il avait consigné ses impressions. C'est de cet album qu'est extrait le récit qu'on va lire, récit rapide, mais exact, de ce qu'il a vu d'important dans les douairs, dans les villes et dans les camps, qui se lèvent tous comme un seul homme à l'ordre d'Abd-el-Kader, et marchent à la destruction au nom de la divinité.

Note 2: (retour) La reproduction de ces fragments est interdite.

Nos lecteurs verront avec intérêt se dérouler sous leurs yeux le tableau des ressources, des habitudes et des mœurs de ces Arabes si peu connus de nous encore, quoique, depuis quatorze ans, nous leur fassions une guerre continuelle.


En perdant de vue les lignes extrêmes des possessions françaises, je sentis mon cœur se glacer; il me sembla que je ne reverrais plus la France. Cependant la trêve de la Tafna, l'espoir d'une fortune rapidement acquise dans les relations que j'allais établir avec les Arabes de l'intérieur, l'audace même de l'entreprise, m'enhardirent, et je lançai mon cheval dans la direction du désert.

Nous étions en 1838. Abd-el-Kader était alors occupé au siège d'Ain-Maddy, dans le désert. Je résolus d'aller l'attendre à Tazza.

Le territoire compris entre Blidah et Médéah est d'une monotonie désespérante; aussi ne fatiguerai-je point mes lecteurs par une longue description. Des vallées incultes où l'aloès étale ses mille bras couverts d'une épaisse poussière, des collines aux larges bases boisées, aux fronts chauves et ravagés par le simoun; puis, à mesure qu'on approche du grand fleuve, un peu de verdure et de fraîcheur, voilà tout ce que j'y ai remarqué. Je ne fis que passer à Médéah, et je continuai ma route vers le Chéliff, que je traversai sur un pont de bois adossé au Bou-Rachad. De Médéah à Tazza on compte deux fortes journées de marche par un chemin affreux, à travers des montagnes escarpées et d'immenses solitudes. L'eau y est rare. En avançant vers Tazza, on suit une ancienne voie romaine parfaitement conservée. Elle est bordée d'une double rangée de chênes verts d'une imposante vieillesse; mais cette voie se perd bientôt dans les sinuosités des montagnes, où elle est continuée par un sentier presque impraticable. Cette route conduisait jadis à une ville située à quelques lieues est de Tazza. Les ruines conservent le nom de Duirali, mais il reste peu de vestiges de cette ville. Il faut savoir qu'elle a existé pour remarquer ses débris; cependant, d'après la tradition conservée par les Arabes, Duirali fut une cité très-importante. Elle était entourée, au temps de sa splendeur, de grands et beaux jardins dont il ne reste aujourd'hui ni un arbre ni une trace.

Mon guide, Ben-Oulil, cheminait à mes côtés et charmait les ennuis du voyage par la description de lieux plus agréables ou plus intéressants que ceux que nous parcourions.

«Quel est, demandai-je en lui montrant les masses grisâtres qui se perdaient à l'horizon, quel est l'homme assez abandonné du ciel pour vivre dans un pareil séjour?

--Le Kabyle, répondit Ben-Oulil; et il paraît qu'il s'y trouve bien, car aucune séduction n'est capable de l'arracher de l'aire qu'il s'est bâtie au sein des airs.»

Je n'eus pas de peine à obtenir de mon guide, bavard comme tous les guides, quelques détails sur ces êtres dont la vie nomade et excentrique a toujours excité l'intérêt du touriste. Il ne cessa de parler que lorsque je lui montrai la ville de Tazza, qui étalait au soleil les murs crénelés de sa forteresse.

Tazza est un poste important qu'Abd-el-Kader fit construire, il y a huit ans à peu près, sur l'emplacement d'une ville romaine qui portait ce nom; du moins c'est ce que nous apprend l'inscription gravée sur une pierre qu'on a trouvée dans les décombres. La forteresse est un carré d'environ quarante-cinq mètres de longueur, dont chaque angle est surmonté d'une guérite. L'intérieur se compose d'une vaste cour autour de laquelle sont de vastes magasins remplis de vivres, de munitions de guerre, de fer, de plomb, de draps et autres approvisionnements. En face de l'entrée principale est la tente de l'émir. Chaque côté de cette tente est d'une longueur de six à sept mètres. Elle est aussi proprement que simplement décorée; des colonnes de bois de noyer, surmontées de chapiteaux sculptés, ornent la porte principale; les murs sont bariolés de peintures arabes assez grossières; le sol est couvert de beaux tapis sur lesquels s'asseyent les ministres et les grands dignitaires. Le Trône d'Abd-el-Kader se compose d'une simple planche de sapin recouverte d'une natte tressée avec les fils du palmier. Au-dessus des magasins on a bâti trois autres salles; c'est là qu'on loge les kalifats lorsqu'ils viennent visiter l'émir. Elles sont remarquables par les soins qu'on prend de les entretenir. Le parquet de ces salles est caché aussi par des tapis de laine fine sur lesquels sont disposés des coussins de soie. On remarque plusieurs inscriptions sur les murs; ce sont en général des versets du Coran. Des peintures décorent les plafonds.

La porte du fort est l'ouvrage des ouvriers envoyés par le gouvernement français auprès de l'émir. Elle ne laisse rien à désirer sous le rapport de l'élégance et de la solidité. On voit que nos ouvriers y ont mis de l'amour-propre. Les murailles, à l'intérieur et à l'extérieur, sont recouvertes d'une épaisse couche de plâtre d'une blancheur éblouissante. On y a dessiné une montre solaire, et, au milieu de la cour, s'élève un oratoire pour la prière. On lit sur la porte d'entrée une longue inscription arabe qui porte le nom du fondateur. Partout sont gravées des maximes tirées du Coran.

Devant le fort s'étend une petite terrasse en forme d'esplanade sous laquelle on a ouvert trois grands magasins où le plus habituellement s'entassent les récoltes de blé et d'orge. On y a placé trois canons sans affûts. Dans l'intérieur existent aussi deux vastes magasins souterrains qui servent de prison, je pourrais dire de tombeau, car les malheureux qu'on renferme dans ces lieux insalubres y meurent presque tous.

Une fabrique de briques et de tuiles, un moulin à farine et un four à pain s'élèvent autour du fort, qu'environnent aussi une centaine de chétives cabanes. Telle est la ville de Tazza, située à une journée de marche de Boural et à une journée et demie de Milianah, dont elle est le dépôt. Plusieurs familles de Coulouglis et de Moraibes y ont été exilées. Les habitants de Milianah s'y sont réfugiés plusieurs fois. On y remarque quelques boutiques et un semblant de commerce. Une excellente source qui jaillit de la montagne voisine y verse d'abondantes eaux. Cette source est gardée, la nuit, par les lions, qui, comme les dragons des Hespérides, en défendent l'approche aux mortels.

Les environs de la ville sont tristes et uniformes; les montagnes boisées qui entourent Tazza ne présentent pas un point sur lequel le regard se pose avec complaisance. Tout y est froid et silencieux. En hiver la neige remplit la vallée; en été une excessive chaleur engendre des fièvres qui déciment la population. Ajoutez à ces désagréments l'impassibilité où l'on se trouve de s'éloigner seul sans courir le risque d'être dévoré par les lions, et vous aurez une idée exacte de Tazza. Il arrive même souvent qu'à prix d'or on ne peut s'y procurer les objets de première nécessité.

A une petite distance de la ville on rencontre des excavations d'où les Arabes ont extrait du fer et de la bouille; mais leur inhabileté dans ce genre de travaux les leur a fait abandonner. Il y a aussi, à quelques lieues de là, à l'est, dans la province de Lassagah, une mine de soufre; elle est placée dans un lieu désert où manquent l'eau et les arbres. L'exploitation offre conséquemment des difficultés presque insurmontables. Abd-el-Kader, qui possédait un peu de salpêtre, fut tout joyeux de la découverte d'une mine de soufre; il crut qu'il lui serait possible d'établir des manufactures de poudre. Il se transporta sur les lieux, et ordonna à un Algérien qui était à son service de procéder immédiatement à l'exploitation. Ou acheta de grandes cuves en cuivre, et les autres ustensiles nécessaires; mais, en opérant, on brûla les chaudières, et il fallut renoncer à obtenir du soufre pur. Il est peu probable que cette mine soit jamais exploitée.

La route qui conduit de Tazza à la mine de Lassagah est belle, unie, bien tracée, mais la pluie la rend impraticable à raison de la nature du terrain, qui est argileux. Il n'y a dans le district qu'une petite quantité d'eau sulfureuse.

Pendant mon séjour à Tazza, qui n'a pas duré moins de quatre mois, j'eus l'occasion de me lier d'amitié avec le gouverneur de la place. Kredour-Berouela. C'est un Algérien d'une quarantaine d'années, de haute stature et d'une physionomie franche et ouverte. Il a demeuré sept ans à Alger, où il a puisé dans le commerce des Français beaucoup de connaissances utiles qui lui ont attiré l'affection de l'émir. Sans lui, le fort de Tazza n'aurait subi aucune des améliorations qui le distinguent des autres places fortes. Il était chargé d'affaires d'Abd-el-Kader auprès du gouverneur, mais s'étant compromis en 1837, il fut obligé de fuir, sous un déguisement de femme, pour échapper aux Français qui le poursuivaient, et qui, une heure après son départ, envahissaient sa maison afin de s'assurer de sa personne. Il se rendit auprès de l'émir, qui l'accueillit favorablement en reconnaissance des éminents services qu'il en avait reçus. Il alla d'abord à Milianah, où il appela plus tard sa famille, Berouela administre avec talent les tribus placées sous ses ordres et qui campent autour de la forteresse. Les Arabes de la campagne se rendent tous les jeudis en ville et y établissent un marché où abondent les produits du pays. Le gouverneur a de l'esprit naturel et une certaine instruction qu'il est rare de trouver chez un Arabe. Aucune question ne l'embarrasse, et il mène à bonne fin presque tout ce qu'il entreprend. Il est d'un accès facile, d'une grande familiarité, quoique juste et sévère; son cœur est bon, mais il sait se faire obéir et ne pardonne jamais une faute. Quand il a prononcé, le jugement s'exécute, eût-il été porté contre son propre père. Les droits de son maître sont les seuls légitimes à ses yeux; aussi est-il l'ennemi acharné des Français. Au commencement des dernières hostilités, il leur fit beaucoup de mal dans la Mitidja, en compagnie du kalifat de Milianah, dont il suit la bannière. Il paie toujours de sa personne et affronte la mort avec une témérité surprenante, Quoique gouverneur absolu de Tazza et des tribus circonvoisines, il est sous les ordres du kalifat de Milianah. Abd-el-Kader estime beaucoup son habileté, son sang-froid et son courage; il ne fait rien sans le consulter. Il lui a fait don d'une jolie maison de campagne, située non loin de Tazza. Je n'ai qu'à me louer des bons procédés de Berouela. Les Européens et les ouvriers français qui ont visité le gouverneur rendent également justice à la douceur et à l'aménité de son caractère.

Le mois de janvier de l'année 1839 était arrivé, et je commençais à perdre l'espoir de voir arriver Abd-el-Kader, lorsque j'appris par Berouela que son maître était attendu à Milianah. Je résolus sur-le-champ de me rendre dans cette ville, afin de régler la marche de mes affaires et de prier l'émir de m'aider dans l'exécution de mon projet; j'étais pressé d'en finir avec les Arabes, dont le commerce peut être agréable quelquefois, mais dont le caractère inspire le plus souvent une crainte salutaire. Mes préparatifs de départ furent bientôt terminés, et, le 17 janvier, à neuf heures du matin, je me mis en route par un temps magnifique. Un soldat irrégulier, un gendarme et Ben-Oulil, qui me servait de domestique, formaient toute mon escorte. En quittant Tazza, nous marchâmes pendant plusieurs heures à travers les montagnes par un chemin praticable; nous foulâmes aux pieds les ruines d'une ancienne ville nommée Dairack; l'endroit où elle s'élevait jadis n'est plus qu'un monceau de décombres; ils passeraient inaperçus si les guides ne les faisaient remarquer aux voyageurs. Un peu plus loin, nous traversâmes un vaste cimetière, ce qui ne me permit plus de douter que réellement, à l'endroit désigné, il y avait eu sinon une ville importante, du moins du nombreuses habitations. Peu après s'ouvrit devant nous une magnifique plaine, coupée en tous sens par mille petits ruisseaux qui doivent contribuer beaucoup à la rendre fertile; elle s'étend entre Boumedin et Mouley-Allel, à l'entrée de la province de Matmata, dont les deux montagnes sont les frontières. Néanmoins, quoique la position soit favorable et le terrain excellent, on n'y aperçoit pas la moindre trace d'habitation; c'est un désert complet dans lequel plonge la vue sans pouvoir se reposer ni sur une lente, ni sur une cabane, ni sur un arbre. Il faut attribuer cette stérilité plutôt au manque de bras qu'à l'ingratitude du sol; les Arabes ressemblent tous plus ou moins à Figaro: ils sont paresseux avec délices, et, quand ils ont de quoi suffire aux besoins du moment, ils s'inquiètent médiocrement de l'avenir. Il n'est donc pas étonnant de rencontrer chez eux des terres incultes qui seraient, dans nos climats, une fortune pour les travailleurs pauvres.

Après avoir traversé la plaine, nous pénétrâmes au milieu des bois touffus qui tapissent les monts Matmata; nous suivîmes une route large et bien conservée; les Arabes prétendent que c'est une voie romaine; elle est bordée de chênes gigantesques et imposants par leur antiquité; les berceaux formés par leur épais feuillage versaient l'ombre à nos pas et nous ouvraient un passage agréable; quelquefois pourtant la crainte s'éveillait en nous, lorsque le vent des gorges nous apportait le lugubre rugissement des lions. Nos terreurs s'accrurent quand nous vîmes les traces du sang de deux Kabyles qui, deux jours auparavant, avaient servi de pâture aux hôtes des forêts. C'était la un triste présage pour des voyageurs qui suivaient le même chemin et que le seul aspect d'un lion eût peut-être fait évanouir.

A part ces craintes, que rien ne vint justifier, nous fîmes un délicieux voyage au milieu des merveilles de la nature. Les tableaux les plus sublimes se déroulaient à nos yeux; les montagnes que nous parcourions étaient d'un pittoresque admirable et d'une solitude effrayante; tout y était grandiose, morne et silencieux. La hauteur de ces montagnes est incommensurable, leurs formes sont très-variées; les rayons du soleil n'arrivent pas à certains endroits. Tantôt, perché au sommet d'une de ces masses granitiques, on jette un regard effrayé sur le précipice qui s'ouvre sous vos pieds; tantôt, du fond de la vallée, on lève avec admiration les yeux sur les frères jumeaux de l'Atlas. Quelques-unes de ces montagnes sont taillées à pic et inaccessibles; on n'y retrouve aucune trace d'habitations; c'est un amas de rochers dont le silence n'est interrompu que par le bruit des eaux qui tombent avec fracas des cimes dans les gorges et que répètent à l'envi les échos.

Nous quittâmes bientôt la route tracée pour suivre d'étroits sentiers dont les difficultés rendaient notre marche pénible. La nuit approchait; nous nous occupâmes de chercher un douair où nous pussions nous reposer des fatigues de la journée; nos yeux interrogèrent longtemps les profondeurs de la nuit, ce fût en vain. Nous avançâmes toujours, au risque de nous égarer, franchissant les montagnes avec une rapidité peu ordinaire, et comptant découvrir enfin ce que nous recherchions avec tant d'ardeur. Au moment où nous désespérions de trouver un abri, nous aperçûmes au loin une clarté douteuse; nous dirigeâmes nos pas de ce côté. Bientôt la lumière se montra plus vive et brilla à quelques pas de nous; elle provenait d'un douair composé d'une douzaine de tentes où nous arrivâmes harassés par une longue marche au milieu des ténèbres.

Le cheik du douair nous fit l'accueil le plus amical. En ma qualité d'Européen, je fus l'objet de toutes ses prévenances; on aurait dit qu'il était tout joyeux de voir un Français rechercher son hospitalité. Une de ses cabanes fut mise à ma disposition; je m'y installai avec mes gens et nous nous disposâmes à goûter un repos dont nous avions tous également besoin.

L'intérieur de notre tente était plongé dans une obscurité complète; nous allumâmes quelques tisons d'où jaillit une vive lumière, mais la fumée, n'ayant aucun conduit par où s'échapper, se répandit dans la chambre, et faillit nous asphyxier. Nous étions logés entre deux vaches, et en compagnie d'un poulain que nous n'avions pas encore remarqué en entrant; il nous fallut user de précaution pour tenir à l'écart ces incommodes voisins, et cette circonstance nous obligea, malgré la fumée, à laisser brûler les tisons. Des œufs, du lait, des poules, du pain pétri avec du beurre frais et cuit sur une brique, un mouton, telles furent les provisions qu'on nous donna, et avec lesquelles nous nous mîmes en mesure de satisfaire le plus vigoureux appétit; nous avions tant marché dans la journée que nous finies le plus grand honneur à ce magnifique repas.

Les habitants du douair, prévenus de notre arrivée, accoururent bientôt nous présenter leurs hommages; la tente s'emplit d'Arabes, et la conversation devint générale; elle roula en grande partie sur la politique. Un indigène fit résonner bien haut ses prouesses, et parla à diverses reprises de la mort d'un Français dont il s'avouait l'auteur. «Le sabre du vaincu est en mon pouvoir, me dit-il, et je le conserve précieusement, parce qu'il doit me servir dans une occasion importante et prochaine.» Connaissant le caractère vaniteux des Arabes, j'ajoutai peu de foi à ce qu'il disait. Si son récit eut été vrai, il n'aurait pas manqué de montrer le trophée de sa victoire. Nous lui répondîmes donc sans le démentir complètement, mais aussi sans lui cacher tout à fait que nous n'étions pas dupes de ce mensonge. La conversation commençait à s'échauffer, lorsqu'on apporta le fameux couscoussou, ce mets si délicat qu'on sert à la fin du dîner, et qui, chez les Arabes, est inséparable de l'hospitalité. Je mangeai jusqu'à m'en rassasier de cette préparation africaine, que j'aime beaucoup; on poussa la galanterie jusqu'à m'offrir une tasse de café, afin de faciliter la digestion du couscoussou. Je fis ainsi un véritable festin de Balthazar sous une tente, au milieu des forêts du nord de l'Afrique.

Ce fut pendant cette nuit que j'aperçus les femmes de ces Arabes à demi sauvages. On n'avait jamais, avant moi, accordé l'hospitalité à un Européen; j'étais donc un objet nouveau pour elles, et la curiosité naturelle à leur sexe les poussa à me visiter. Quelques-unes, dans le but de satisfaire ce besoin et de faire de leur hôte un examen plus approfondi, m'apportèrent des œufs frais et du lait; mais à peine eurent-elles déposé leurs dons à mes pieds, qu'elles s'enfuirent, précipitamment, comme si j'allais les dévorer. Si j'en juge par leur empressement à me quitter, je fis sur leur esprit une impression défavorable; elles considèrent sans doute les Européens de la même manière que ceux-ci considèrent les lions de leurs forêts. La différence des mœurs des habitants de ces douairs avec celles des autres Arabes provient de l'isolement dans lequel vivent les premiers, tandis que ceux-ci ressentent déjà les effets de la civilisation.

Malgré la rapidité de leur fuite, j'eus cependant le temps d'observer les femmes arabes: leur physionomie me parut tout à fait bizarre. Je ne sais si je dois attribuer l'effet qu'elles produisirent sur moi à l'obscurité, ou si telle est leur forme naturelle: des figures plates, de grands yeux noircis avec une poussière dont elles se servent, pour embellir leurs traits, de larges plaques en argent sur la poitrine, d'énormes turbans donnent à ces êtres un aspect tout particulier; si vous ajoutez à cela une rare laideur, une saleté dégoûtante, vous trouverez comme moi qu'elles sont dignes des lieux qu'elles habitent.

Les douze ou quinze tentes du douair formaient un cercle sur le penchant d'une montagne; elles étaient entourées d'une haie en branchages secs, pour empêcher, disent les Arabes, les ravages que les lions et les chacals commettent la nuit parmi les troupeaux. Les sentiers qui mènent aux habitations sont escarpés et difficultueux. Au centre du douair sont entassés les bestiaux, le fumier et la boue.

Le cheik de l'endroit est de petite taille et d'une obésité vénérable: c'est un compère de la famille des Sancho Pança, mais un Sancho sauvage; ses cinquante ans et sa barbe grise vont bien aux hautes fonctions dont il est investi; son caractère est doux, son imagination ardente, son esprit vif et naturel. Je lui demandai pourquoi, au lieu de ces vilaines forêts, il n'allait pas habiter la belle plaine qui s'étend au delà des montagnes de Boumedin et de Mouley-Allel. «Tel est, me répondit-il, le lieu que nous a désigné l'émir des croyants, et, bon gré, mal gré, il faut que nous l'habitions.» Ces mots ne permettaient pas d'autres questions: je savais que les ordres d'Abd-el-Kader s'exécutent toujours sous peine de mort.

Fatigué et désireux de me remettre en route de bonne heure le lendemain, je saluai mes hôtes; ils comprirent mon intention, et quittèrent la cabane. Alors je m'étendis sur une natte, auprès du brasier qui flamboyait au milieu de la chambre, et, sans songer un instant au danger d'être étouffé par la fumée, je m'endormis.

Vers le milieu de la nuit, je fus réveillé en sursaut par un bruit étrange qui provenait du dehors; les cris confus des indigènes m'avertirent qu'il se passait autour de nous quelque chose d'extraordinaire. J'envoyai Ben Oulil aux informations, et il vint, quelques minutes après, m'apprendre que le tumulte avait été causé par l'apparition d'un lion; le maraudeur avait franchi la haie, et, avec une audace imperturbable, venait d'enlever un mouton au douair; aussitôt les habitants s'étaient rassemblés, tous armés de lances et de bâtons, en faisant retentir l'air de cris perçants.

Cette façon de repousser l'agression des bêtes féroces me frappa par sa singularité. Tel est, en effet, le système adopté par les Arabes pour se débarrasser des visites de leurs importuns voisins.

(La suite à un prochain numéro.)



Plaisirs et Misères de l'Hiver.

Le but de ce petit chapitre, cher lecteur, est de le démontrer que l'hiver est à la fois la plus agréable et la plus triste des saisons, de même que la femme, suivant l'avis de Sganarelle, est la meilleure chose et la pire des choses. Ce que je dis ici de la femme et de l'hiver, lecteur mon ami, peut se dire à peu près de tout ce qui existe en ce monde sublunaire. Il n'est guère de vertus dont l'excès ne touche à un travers, à un ridicule ou à un vice; tout mets délicieux a son danger; au fond de la coupe exquise se cachent les maux de nerfs et l'ivresse. Quoi de plus charmant que la parole et quoi de plus détestable? Le violon de Bériot a pour voisin le violon de *** qui vous écorche les oreilles; le plaisir coudoie la douleur, et le monde est blanc ou noir, selon le côté par où tu l'envisages.--Je veux qu'après avoir lu ces lignes, tu me quittes en criant; Vive l'hiver! à bas l'hiver!

Oui, vive l'hiver pour ceux qui ont une cheminée de stuc ou de marbre, où le chêne enflammé pétille et répand ses chaudes ardeurs; oui, vive l'hiver pour ses poitrines abritées sous la ouate et la martre! vive l'hiver pour les pieds cuirassés de doubles semelles, pour les nez enveloppés du foulard de soie, pour les jambes appuyées sur les coussins d'un moelleux équipage! vive l'hiver pour toutes ces frêles, et blanches, et charmantes Parisiennes, que le plaisir appelle à ses fêtes! vive l'hiver pour le lion à la botte vernie, au gant glacé, au lorgnon enchâssés dans l'orbite.

Allons, mes jeunes cavaliers, allons, mes toutes belles, voici l'hiver qui commence! c'est votre saison de prédilection, la saison de vos joies les plus vives, de vos enivrements les plus doux. On vante le printemps: préjugé de poète! que vous veut-il avec ses roses fades et son azur monotone? La belle distraction, en vérité, que de se coucher sur l'herbe et de bâiller au sempiternel murmure du ruisseau! Parlez-moi de l'hiver! Le printemps chante toujours le même air sur ses pipeaux champêtres; cela devient maussade; mais l'hiver ramène les vives harmonies; de tous cotés résonne, sur mille tons joyeux, le signal de la valse et de la danse. Parlez, couvrez vos blanches épaules du long manteau de soie; le bal vous sourit, le bal vous appelle, le bal vous possède; à la lueur des lustres étincelants, montrez aux regards charmés, votre taille légère, vos cheveux enlacés de fleurs, votre noire prunelle, votre pied agaçant; faites des heureux et des jaloux, et revenez de ces nuits enflammées, de ces nuits de délire, fatiguées, mais non lasses de vos triomphes. Et vous, mes beaux amis, est-il, dites-moi, un temps plus heureux, plus adorable que l'hiver? N'est-ce pas dans l'hiver qu'on se retrouve, qu'on se revoit, qu'on se précipite avec ivresse dans le tourbillon du monde, et que les mots les plus tendres, et les plus doux se disent à l'oreille?

Voulez-vous prendre un peu de repos? Est-ce votre fantaisie, le lendemain de quelque fête bruyante, de vous récréer par le contraste des douceurs de l'intimité? donnez votre consigne à la porte de votre boudoir, afin que les profanes en soient exclus; deux ou trois privilégiés auront seuls le droit, d'entrer au sanctuaire; alors vous goûtez un des plus grands plaisirs de ce monde, que l'hiver seul peut donner, le plaisir du coin du feu; ô coin du feu! ô volupté plus charmante, ô trésor plus enviable que tous les diamants et toutes les grandeurs de l'univers! Le bienheureux auquel il est donné de se livrer au bonheur du coin du feu, à côté de deux jolies femmes, peut se dire l'égal des rois; à côté d'une seule femme, il égale les dieux!

Le soir, si ce n'est plus le bal, Lablache et Ronconi, Rachel et Carlotta Grisi vous réclament; la loge d'avant-scène ouvre pour vous ses rideaux de velours; là, vous prêtez l'oreille aux douces mélodies, vous jouissez d'un regard, d'un sourire échangé, tandis que la pompe d'un spectacle magnifique ou touchant éclate sur la scène, enchantant l'esprit, éblouissant les yeux, remplissant l'âme de surprise et d'émotion. Essayez donc d'en faire autant en pleine canicule! vous risquerez la suffocation.

L'hiver, en tout point, est supérieur au printemps. Est-ce le printemps qui pourrait couvrir nos toits de neige, glacer la surface des eaux, suspendre aux branches de l'arbre le givre étincelant? Eh bien! l'hiver n'a point à envier au printemps ses fleurs et ses arbustes; comme lui, il a sa couronne; l'hiver fait le printemps quand il veut. Voyez ces serres où les plantes les plus belles et les plus rares se disputent votre choix; que dis-je! les fleurs d'hiver ont un attrait particulier que celles du printemps n'ont pas, l'attrait de la rareté, le charme du fruit défendu.

Cependant le soleil luit au ciel limpide, un de ces beaux soleils d'hiver sur la blanche campagne. Attelez au traîneau votre bai-brun pur sang, et qu'il vole sur cette route de neige solide. Après le bonheur du coin du feu, quel bonheur plus grand que de s'élancer ainsi dans l'espace, comme le dieu de l'hiver, qui parcourt son royaume de glace sur un char rapide!--De chaque côté de votre route, vous apercevez le patineur agile qui glisse sur les rivières et les fleuves arrêtés dans leur course, ou les enfants joyeux se livrant une guerre d'éclats de rire et de boules de neige... Puis vous rentrez dans une salle à manger bien close et bien chaude, et là vous savourez un succulent dîner avec toute l'ardeur d'un appétit triplé par l'air vif et excitant d'une belle journée d'hiver.

A bas l'hiver! s'écrie-t-on de ce côté; à bas l'hiver! mort à l'hiver! Qu'est-ce? qu'y a-t-il? d'où viennent ces cris et ces imprécations? Eh! voulez-vous que ces malheureux adorent l'hiver et l'encensent?--L'un suivait péniblement, à travers la montagne, une route âpre et difficile; sa femme l'accompagnait avec son enfant; tout à coup la neige s'écroule d'en haut avec un fracas épouvantable; le mari et la femme disparaissent engloutis sous l'avalanche; la petite fille, éperdue, s'agenouille et lève au ciel des mains désespérées. Qui viendra à son aide? qui la sauvera de cet abîme glacé?... Appelez les violons, mesdames, et mettez-vous en danse!--L'autre est mort de froid dans une solitude hyperboréenne; les vautours et les loups ont dévoré le cadavre; il ne reste plus de l'homme que ce chapeau abandonné... Passez vos gants, mes lions, frisez votre moustache, mirez-vous dans les beaux yeux de la brin et de la blonde.

Mais quel douloureux spectacle! l'hiver dévaste la campagne; l'horrible hiver, l'hiver implacable répand la désolation de son souffle rigide; voyez ces débris d'une armée qui se traînent péniblement sur cette affreuse lutte et sous ce temps inclément; nul secours, nul asile, pas une lueur pour leur rendre l'espérance et la ranimer; partout l'hiver, la fatigue, le désespoir, la mort! O champs fatals et héroïques qui servirent de tombeau à la plus belle année et aux soldats les plus braves! quel horrible linceul de neige recouvre ces glorieuses victimes! Rien n'avait pu les vaincre, l'hiver les a vaincus!... Cessez vos danses, faites taire ces voix joyeuses; que l'airain gémisse et pleure!

Qu'on est bien, dites-vous, au cœur de l'hiver, dans un vaste fauteuil qui vous caresse amoureusement de ses deux bras, la tête nonchalamment appuyée sur le velours et les pieds sur les chenets. Oui, certes, votre sort est digne d'envie; mais croyez-vous que ces brèves marins qui se battent contre les ours de la mer Glaciale aient à se louer de l'hiver autant que vous? Croyez-vous que ces pauvres petits enfants pâles, grelottants, mourant de faim, accotés tristement sur le seuil d'une maison qui ne s'ouvre pas, croyez-vous qu'ils trouvent dans l'hiver le véritable paradis terrestre?

Vive l'hiver! dites-vous insolemment; c'est la saison des plaisirs! Comment peut-on se plaindre de l'hiver? Ah! détournez, un instant les regards de ces salons splendides, de ces rares festins, de ces spectacles musiques; daignez descendre de votre élégante calèche et mettre le pied dans la rue; visitez la hutte du villageois ou la mansarde du pauvre, vous saurez, alors ce que l'hiver apporte de joie en ce monde; là vous verrez, un vieillard déguenillé demandant un sou de pain au passant qui le lui refuse; ici une pauvre femme courbée sous un lourd fardeau et menant avec elle, à travers la neige, un petit enfant transi et pleurant. Mais que vois-je? La misère dans toute son horreur! La misère au mois de janvier, quand un vent glacé souffle avec violence à travers les portes mal jointes; une femme, un enfant, un malade à l'agonie! et pas de feu, pas de pain, pas de matelas, pas de secours! La mère amaigrie offrant au nouveau-né son sein tari, et le père hideux et râlant sur la froide pierre, adossé à la muraille humide.

A bas l'hiver! dit la voix misérable de la mansarde. Vive l'hiver murmure la douce voix du boudoir.



ÉTUDES COMIQUES.

Le Trembleur, ou les Lectures dangereuses.


PERSONNAGES:

        M. TOUCHARD, ancien mercier (cinquante ans).
        MADAME TOUCHARD, sa femme (quarante ans).
        M. RONDIN, ancien associé de M. Touchard.
        JOSEPH, vieux domestique.
        LE MÉDECIN.

Un salon chez M. Touchard, au Marais.

Scène I.

M. TOUCHARD, en robe de chambre de molleton, bonnet grec, pantoufles; il est assis près d'une table et tient à la main la Gazette des Tribunaux, (Il lit.)--«Paris, nouvelles diverses.» (S'interrompant.) Avant de lire les nouvelles diverses et les drôleries de la police correctionnelle, récapitulons un peu mon journal d'aujourd'hui... Voyons... (Il parcourt des yeux son journal.) «Cour d'assises de la Seine...» Mais qui vient me déranger?...

Scène II.

M. TOUCHARD, M. RONDIN.

M. RONDIN, de la porte.--Peut-on entrer?

M. TOUCHARD.--Eh! c'est vous, mon cher Rondin?... Entrez donc, que l'on requière contre vous! Depuis que nous avons quitté les affaires, c'est à peine si l'on vous a vu.

M. RONDIN.--Que voulez-vous, mon cher Touchard, je suis devenu campagnard... J'ai acquis....; petite propriété à Bougival... et, vous savez... les embarras d'un nouveau propriétaire, les travaux, les changements, les réparations...

M. TOUCHARD.--Allons! j'admets, comme on dit, les circonstances atténuantes; vous êtes acquitté...

M. RONDIN.--A la bonne heure! ce cher ami, ce cher associé! vrai, il me tardait de vous voir. Et comment va cette santé?... Je vous trouve un peu changé.

M TOUCHARD.--Ça ne m'étonne pas: j'ai été malade.

M. RONDIN.--Oh!

M. TOUCHARD.--Oui, j'ai commencé par là mon existence de rentier... Un mois après la vente de notre fonds de mercerie, je me suis mis au lit pour n'en plus bouger de huit jours.

M. RONDIN.--Vous qui étiez si bien portant, si solide!

M. TOUCHARD.--Pardi! quand on est dans les affaires, est-ce qu'on a le temps d'être malade?

M. RONDIN.--Ma foi! on ne devrait jamais avoir ce temps-là. Tenez, voulez-vous que je vous dise... je crois que vous avez eu tort de vous fixer en ville. Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez acheté cette maison?

M. TOUCHARD.--Oui; c'est l'oncle de ma femme qui nous l'a cédée en viager... c'est une bonne affaire...

M. RONDIN.--Je ne dis pas non; mais ça vous cloue à Paris, et ça ne vous vaut rien.

M. TOUCHARD, un peu effrayé.--Est-ce que vous pensez qu'il y a du danger pour moi à vivre à Paris?

M. RONDIN.--Sans doute... danger pour votre santé. Vous en avez déjà fait l'expérience... Quand on a, comme nous, passé trente ans à travailler sans relâche, on croit être bien heureux en se retirant un beau jour avec des rentes... on s'imagine qu'on s'amusera beaucoup parce qu'on n'aura rien à faire... c'est une erreur... Nous sommes habitués à une vie active, laborieuse... et l'habitude est une seconde nature qu'on ne peut changer impunément... Ainsi, pour nous, un repos absolu est un ennui, une fatigue réelle, dangereuse... si on ne la combat par une fatigue corporelle qui sera notre véritable repos. Ce que je vous dis là vous paraît absurde... mais je parle de ce que j'ai éprouvé. Le jour où je me suis éveillé rentier, n'ayant plus ma boutique à ouvrir, mon étalage à arranger, je n'ai plus su que devenir; au bout de huit jours, j'étais jaune... la semaine suivante, je sentais que j'allais tomber malade... comme vous, mon pauvre Touchard... C'est alors que mon notaire m'a parlé d'une petite campagne à vendre à quatre lieues de Paris... j'ai saisi cette proposition comme une inspiration du ciel... je me suis fait propriétaire, propriétaire campagnard... Depuis ce moment, j'ai retrouvé mes soucis, mes petites inquiétudes, je n'ai pas eu un seul jour de repos... aussi je vous jure que je ne me suis pas ennuyé du tout... et vous voyez que la santé m'est revenue... Et vous, mon cher ami, que faites-vous? Ne vous êtes-vous pas créé quelque occupation, quelque distraction?

M. TOUCHARD.--Pardonnez-moi.

M. RONDIN.--Ah!... et laquelle?

M. TOUCHARD.--Je me suis abonné à la Gazette des Tribunaux.

M. RONDIN.--Bon! cela distrait... Ensuite?

M. TOUCHARD.--Voilà tout.

M. RONDIN.--Comment c'est là toute votre occupation?

M. TOUCHARD.--Vous croyez peut-être que ce n'est pas assez... Je vous assure, mon cher, que cette lecture m'occupe beaucoup.

M. RONDIN.--Oui, une heure, le matin après votre déjeuner... mais le reste de la journée?

M. TOUCHARD.--Le reste de la journée? je médite sur ma lecture du matin.

M. RONDIN.--Ah ça! vous voulez rire. Vous méditez la Gazette des Tribunaux.

M. TOUCHARD.--Sans doute... j'apprends à être prudent... à me préserver...

M. RONDIN.--Et contre qui, contre quoi?

M. TOUCHARD.--Contre tout... et contre tout le monde... Vous ne vous faites pas idée, mon pauvre ami, de la multitude des crimes qui se commettent aujourd'hui. C'est effrayant, M. Rondin, c'est vraiment incroyable!

M. RONDIN.--Eh bien donc ayez le soin de bien fermer vos portes le soir, d'avoir une paire de pistolets à la tête de votre lit, et vous serez parfaitement tranquille.

M. TOUCHARD.--Oui, contre les dangers du dehors.

M. RONDIN.--J'espère bien qu'à l'intérieur vous n'avez aucun sujet d'inquiétude... Entouré d'une excellente femme, qui vous aime... de Joseph, un vieux serviteur, qui vous est dévoué...

M. TOUCHARD.--Oui, oui, certainement, une excellente femme... Je ne lui connais d'autre défaut qu'un peu de coquetterie, un peu de goût pour la toilette... mais, à son âge, c'est plutôt un ridicule pour elle qu'un sujet d'alarmes pour moi.

M. RONDIN.--Ce n'est même pas un défaut: habituée à paraître dans le comptoir de notre magasin, il est tout naturel qu'elle ait conserve quelque recherche dans sa mise.

M. TOUCHARD.--Soit!... Quant au vieux Joseph, il a été jusqu'à ce jour un domestique honnête... Je n'ai jamais rien aperçu qui pût me faire douter de son affection, de sa fidélité... mais...

M. RONDIN.--Voilà un mot de trop... Pas de mais... il n'y en a pas... il ne peut pas y en avoir...

M. TOUCHARD.--Comme il vous plaira... Je me tais... et je garde pour moi seul ma conviction...

M. RONDIN, avec vivacité.--Une conviction!... et laquelle... laquelle?

M. TOUCHARD.--C'est que le passé ne répond pas toujours de l'avenir...

M. RONDIN.--Comment! malheureux que vous êtes!... car vous me faites mettre en colère... comment! vous croyez votre femme capable d'attenter à vos jours?...

M. TOUCHARD.--Qui vous parle de cela?... Seulement, les huit ou dix maris qui, depuis l'infortuné Lafarge, ont été empoisonnés par leurs femmes, étaient probablement tout aussi sûrs d'elles que je le suis de la mienne, sans cela ils n'auraient pas bu le funeste breuvage qu'elles leur présentaient...

M. RONDIN.--De pareilles catastrophes sont toujours annoncées dans les ménages par des querelles, des dissensions des désordres...

M. TOUCHARD.--Quelquefois par des bienfaits.

M. RONDIN.--Des bienfaits?

M. TOUCHARD.--Si vous aviez lu la Gazette des Tribunaux, vous auriez vu que des huit ou dix maris dont je vous parle, sept ont péri à la suite d'un testament fait en faveur de leur femme.

M. RONDIN.--C'est qu'alors ils avaient épousé des monstres.

M. TOUCHARD.--On ne fait pas de testament en faveur des monstres.

M. RONDIN.--Tenez, vos raisonnements sont odieux, abominables!

M. TOUCHARD.--Ils sont justes; je n'invente rien... tout est imprimé.

M. RONDIN.--Et vous voulez en conclure...

M. TOUCHARD.--Qu'il ne faut pas faire de testament en faveur de sa femme... ou que, du moins, il faut le lui laisser ignorer.

M. RONDIN.--Et ce testament olographe que vous nous avez lu il y a un an?...

M. TOUCHARD.--Par lequel j'assurais un douaire à ma femme, et une rente au fidèle serviteur?

M. RONDIN.--Oui.

M. TOUCHARD.--Vous verrez...

M. RONDIN.--Si vous aviez fait cela, Touchard, ce serait indigne.

M. TOUCHARD.--Allons, que diable! allons! calmez-vous... Le testament ne sera révoqué qu'en apparence... mais gardez-moi le secret...

M. RONDIN.--C'est égal, c'est mal... très-mal!

M. TOUCHARD.--Laissez-moi donc faire... N'aurez-vous pas grand plaisir à vous dire un jour: «Ce pauvre Touchard, s'il avait suivi son idée, il serait peut-être encore là?...»

M. RONDIN.--Voulez-vous que je vous dise... vous mériteriez presque d'avoir raison de craindre...

Scène III.

LES MÊMES, JOSEPH.

JOSEPH, entrant.--Ah! tiens! M. Rondin... Ça va bien, M. Rondin?

M. RONDIN.--Très-bien, très-bien, mon ami.

JOSEPH, à M. Touchard.--Bonjour, monsieur; vous avez passé une bonne nuit?

M. TOUCHARD--, le regardant fixement.--Mais oui... fort bonne... parfaite...

JOSEPH.--Ah! eh ben! tant mieux, tant mieux, monsieur...

M. TOUCHARD, bas à Rondin.--Ne dirait-on pas qu'il est étonné que j'aie passé une bonne nuit? (A Joseph.) Dis-moi un peu, pourquoi me fais-tu, tous les matins cette même question?...

JOSEPH.--Mais, dame!... c'est pour savoir si vous avez bien dormi.

M. TOUCHARD.--Et qu'est-ce que cela te fait, que j'aie bien dormi?

JOSEPH.--Ce que cela me fait?... Eh ben! ça me fait plaisir, donc!

M. TOUCHARD, bas à Rondin.--après l'avoir regardé dans les yeux.--Soit!... J'ai pourtant le sommeil très-léger... Une mouche qui vole, un meuble qui craque, suffisent pour m'éveiller...

JOSEPH.--Diable! diable!...

M. TOUCHARD, bas à Rondin.--On dirait que ça le contrarie.

M. RONDIN.--Où voyez-vous ça?

M. TOUCHARD, bas.--Vous ne voulez rien voir... Je lui trouve un air tout particulier aujourd'hui.

M. RONDIN.--Il a son air ordinaire.

JOSEPH, à part.--Qu'est-ce qui leur prend donc de me dévisager Comme ça?

M. TOUCHARD.--Que me voulais-tu?

JOSEPH.--Hein! qui?... Moi?... Bon!... Voilà que je ne m'en souviens plus.

M. TOUCHARD, bas à Rondin.--Ah ça, mais, il se trouble...

M. RONDIN.--Parbleu! vous le regardez si drôlement...

JOSEPH.--Ah!... je venais savoir, de la part de madame, s'il faut servir le déjeuner...

M. TOUCHARD.--Ça ne presse pas... Tu vas aller chez M. Bellemain, mon notaire, et tu lui diras que j'attends l'acte que je lui ai demandé.

JOSEPH.--Bien, monsieur... (A lui-même.) Voyons, n'oublions rien... M. Bellemain, rue Beaumarchais.... et la commission de madame, rue des Nonaindières, (il va pour sortir).

M. TOUCHARD, à part.--Une commission de ma femme!... (Le rappelant.) Joseph.

JOSEPH.--Monsieur.

M. TOUCHARD.--Ma femme t'a chargé d'une commission?

JOSEPH.--Une lettre que j'ai là... (Il montre la poche de sa veste.) Mais madame m'a bien recommandé...

M. TOUCHARD.--Quoi?

JOSEPH.--Ah! imbécile que je suis! elle m'avait recommandé le secret, surtout pour vous... (Touchard regarde Rondin; celui-ci hausse les épaules en riant.) Ne lui dites pas que je vous ai dit... C'est peut-être une surprise qu'elle vous ménage...

M. TOUCHARD, s'efforçant de sourire.--Une surprise!...

M. RONDIN, bas.--Quelque cadeau...

M. TOUCHARD.--Vous croyez?...

M. RONDIN.--N'allez-vous pas vous aviser d'être jaloux? (à Joseph.) Va, mon ami, va faire les commissions.

(Joseph va pour sortir.)

M. TOUCHARD à part.--Il faut que j'aie cette lettre... Une idée!... (Il fait tomber la boîte aux pains à cacheter qui était sur la table.) Maladroit que je suis... Hé! Joseph!... Joseph!...

JOSEPH, revenant.--Monsieur.

M. TOUCHARD.--Ramasse ceci.

JOSEPH.--Allons! bon!... Tous les pains à cacheter répandus sur le tapis...

(Pendant qu'il s'accroupit pour les ramasser, M. Touchard s'empare de la lettre et la cache.)

M. TOUCHARD, à part.--Je la tiens!... (A Joseph.) C'est bon! en voilà assez... Cours vite chez M. Bellemain.

JOSEPH.--Oui, monsieur, (bas à Rondin.) Ne trouvez-vous pas qu'il n'est plus le même?

M. RONDIN, bas.--Non, non, tu te trompes... Va.

M. TOUCHARD, à part.--Qu'ont-ils à chuchoter tout bas?

(Joseph sort.)

Scène IV.

M. TOUCHARD, M. RONDIN; puis MADAME TOUCHARD.

M. TOUCHARD, à part.--Je n'ose lire cette lettre devant lui. (Haut.) Moucher Rondin, est-ce que vous n'allez pas dire un petit bonjour à madame Touchard: Je suis sûr qu'elle sera charmée de vous voir... Vous la trouverez dans sa chambre.

M. RONDIN.--Faudra-t-il lui dire que vous avez escamoté sa lettre?

M. TOUCHARD, troublé.--Quoi!... vous avez vu?...

M. RONDIN.--A votre place, je rougirais de descendre à de pareils moyens...

M. TOUCHARD.--La, la! encore vos grands sentiments, vos grandes phrases!... Après tout, ne suis-je pas le mari de ma femme, et n'ai-je pas le droit de savoir tout ce qu'elle fait, surtout quand elle y met du mystère?

M. RONDIN.--Voici madame Touchard.

M. TOUCHARD, vivement.--Chut! pas un mot, je vous en prie!

M. RONDIN.--Pourquoi donc? puisque vous avez le droit....

M. TOUCHARD.--Je vous en conjure, Rondin, pas un mot.

MADAME TOUCHARD, entrant.--Bonjour, mon ami... Mais tu es occupé...

M. RONDIN, saluant.--Madame Touchant ne me reconnaît pas?

MADAME TOUCHARD, croisant vivement son peignoir.--M. Rondin!... (A son mari.) Eh! mon Dieu, mon ami, pourquoi ne m'avoir pas fait avertir'?... (A Rondin.) Je vous demande pardon... Vous me surprenez dans un négligé...

M. RONDIN.--Vous plaisantez... Est-ce que nous sommes gens à cérémonies?... d'anciens associés, de vieux amis comme nous... Je n'ai pas besoin de vous demander si vous vous portez, bien... Vous êtes fraîche, rose comme une pomme d'api. Mais c'est que c'est vrai, monsieur Touchard; on dirait que madame Touchard a dix ans de moins depuis que je l'ai vue.

MADAME TOUCHARD, minaudant.--Vous trouvez!... Je conviens que le repos m'a profité; mais il n'en a pas été de même de Touchard... Ce pauvre ami!... Ne vous semble-t-il pas maigri?

M. RONDIN.--Oui, un peu.

MADAME TOUCHARD.--Il a été malade; il n'est pas encore bien remis.... ce pauvre chat! (Elle embraie son mari sur le front.)

M. TOUCHARD, à part.--On dirait qu'elle veut le préparer à une catastrophe.

MADAME TOUCHARD.--M. Rondin, j'espère que vous allez prendre le chocolat avec nous?

M. RONDIN.--Mieux que cela... je reste en ville tout le jour, pour quelques affaires; et comme je n'ai plus de domicile à Paris, je m'installe chez vous, et je m'invite à dîner.

MADAME TOUCHARD.--A la bonne heure... (Elle sort.)

M. TOUCHARD.--Mon cher ami, vous me faites un sensible plaisir en restant ici tout le jour... nous irons dîner au restaurant... A dater d'aujourd'hui, je ne veux plus prendre mes repas à la maison.

M. RONDIN.--Et pourquoi?...

M. TOUCHARD.--Pourquoi?... pour rien.

M. RONDIN.--Vous êtes fou!

MADAME TOUCHARD, rentrant.--Allons! à table... voici le chocolat fait de ma main... (Elle porte deux chocolatières qu'elle pose sur la table, et place les tasses et le beurre.)

M. RONDIN.--Fait de votre main, belle dame...

MADAME TOUCHARD, riant.--Allons, vous allez dire une galanterie.

(On se met à table.)

M. TOUCHARD.--Pourquoi ces deux chocolatières?

MADAME TOUCHARD.--Ah! c'est que celle-ci est pour toi... pour toi seul.

M. TOUCHARD.--Ah!

MADAME TOUCHARD.--C'est un chocolat de santé... J'ai entendu dire qu'il faisait des miracles sur les convalescents... J'ai voulu t'en faire essayer... Je suis sûre que tu t'en trouveras bien.

M. TOUCHARD.--Tu crois? (regarde Rondin, qui rit. A part.) Est-ce qu'ils s'entendraient?

MADAME TOUCHARD.--D'abord, il a un parfum délicieux... (Elle verse dans la tasse de son mari.)

M. TOUCHARD.--Assez, assez... Gardes-en un peu pour toi.

MADAME TOUCHARD.--Non; je me suis promis de n'y pas toucher... tout est pour toi.

M. TOUCHARD, à part.--Elle refuse d'y goûter. (Haut.) Verses-en un peu à Rondin... il me dira ce qu'il en pense.

MADAME TOUCHARD.--Non, non... il n'en aura pas... Tout est pour le malade... tout!

M. TOUCHARD, à part.--Ah, mais!...

M. RONDIN.--Dieu me garde de vous en priver... (A part, riant.) Il est amusant.

MADAME TOUCHARD.--Eh bien, mon ami, tu ne prends pas mon chocolat merveilleux?

M. TOUCHARD, à part.--Il faut que je lise cette lettre.

M. RONDIN, riant.--Allons, allons, buvez donc!

M. TOUCHARD, M. TOUCHARD à part.--Et lui aussi!

MADAME TOUCHARD.--Mais qu'as-tu donc? tu sembles souffrir...

M. TOUCHARD.--Non, rien... quelque chose à prendre dans mon cabinet... (se lève.) Je reviens... ne touchez pas à mon chocolat... (A part.) Cette lettre... cette lettre... (Il sort agité et troublé, en regardant sa femme et Rondin avec méfiance.)

Scène V.

MADAME TOUCHARD, M. RONDIN.

MADAME TOUCHARD.--Eh mais! qu'a-t-il donc?

M. RONDIN.--Ma foi, je n'en sais rien.

MADAME TOUCHARD.--Il m'inquiète depuis quelque temps... il est sérieux, soucieux, bizarre... J'ai beau l'interroger, je ne puis lui arracher le sujet de ce changement. Vous aurait-il fait quelque confidence?

M. RONDIN.--Aucune; je crois qu'il lui faudrait des distractions... J'espère que vous viendrez me visiter à ma campagne... que vous y viendrez souvent...

MADAME TOUCHARD.--Mais... avec grand plaisir...

M. RONDIN.--J'ai fait arranger un appartement que je vous destine... Voici la belle saison... je veux vous avoir dimanche...

MADAME TOUCHARD.--Dimanche?... mais cela se peut... J'en parlerai à M. Touchard.

M. RONDIN.--Rien n'est plus commode; il y a justement une station du chemin de fer à cinq minutes de ma maison.

MADAME TOUCHARD.--Vraiment!... mais, alors, c'est une promenade.

Scène VI.

LES MÊMES, M. TOUCHARD.

M. TOUCHARD, rentrant tout effaré.--Donnez-moi ce chocolat... n'y touchez pas... n'y touchez pas... (Il prend sa tasse, la remet dans un placard, qu'il ferme et dont il ôte la clef.)

MADAME TOUCHARD.--Que fais-tu donc?

M. TOUCHARD.--Ce que je fais?... ce que je... Sortez, madame...

M. RONDIN.--Comment! mon ami... que signifie?...

M. TOUCHARD,--cherchant à se contenir.--Mais, rien... rien du tout... J'ai à vous parler en secret... sur-le-champ... sans retard... et je prie ma femme de se retirer dans sa chambre.

MADAME TOUCHARD.--Mon Dieu, mon ami, je me retire. (A Rondin, bas.) Vous me direz...

M. TOUCHARD, l'interrompant.--Ne parlez pas bas à monsieur... Allez, madame...

(Elle sort.)

(La fin à un prochain numéro.)



[Illustration: deco.]



La Pêche aux Huîtres.

Six heures du soir vont bientôt sonner, les estomacs affamés s'en réjouissent. Un fumet appétissant sort de l'officine des restaurateurs dignes d'un tel nom; à chaque étage, dans chaque maison, le couvert est mis; les chefs ou les cuisinières sont en émoi, les réchauds se garnissent, le potage bouillonne en frémissant; tous les appareils culinaires fonctionnent avec une activité philanthropique.--Autrefois on soupait, ce qui avait bien son mérite; mais aujourd'hui l'on dîne, ce qui n'est pas sans charmes.

Les Chambres législatives sont désertes; le temple de Plutus, vulgairement appelé la bourse, se dépeuple; déjà depuis une heure bureaux, études, cabinets, tristes domaines de l'ennui, sont fermés; l'artiste essuie ses brosses et le journaliste sa plume d'oie ou de fer. Ministres, députés, juges, légistes, savants, et tant d'autres respirent enfin... La nomenclature serait sans terme, et Rabelais nous rendrait les armes, si nous passions en revue tous les esclaves qu'affranchit l'heure fortunée de se mettre à table.

O trois et quatre fois heureux ceux qui peuvent alors dire avec Archias, le tyran de Thèbes: «A demain les affaires sérieuses!» O mille fois capables d'inspirer l'envie ceux qu'attend un repas ordonné suivant les règles de l'art, et dont l'huître apéritive stimulera les sens gastronomiques!

L'huître, en effet, a des vertus qu'on nous permettra d'énumérer. Si la lyre d'Anacréon était à notre service, nous lui consacrerions un poème en quatre chants, nous la célébrerions en vers iambiques; elle serait l'héroïne qui nous inspirerait. Mais, hélas! prosaïque amateur que nous sommes, force nous est de renoncer au langage des dieux, et de nous contenter de celui du bon M. Jourdain. Nous ne marcherons pas sur les brisées d'Horace, qui célébra les huîtres de Circé,--irritamentum gulae comme a dit Tite-Live.--Nul ne contestera cette qualification latine.

L'huître est bien l'excitant de l'appétit. Elle ouvre les voies sans les encombrer; elle flatte le goût et ne rassasie point. Faut-il ajouter scientifiquement qu'elle partage avec les vins légers des qualités diurétiques fort estimables? Qui parle d'huîtres a nommé le Grave et le Sauterne! M. Flourens a déclaré que l'huître ne mérite pas d'être classée, dans l'échelle de la création, aussi bas qu'on l'admet généralement; il l'a réhabilitée devant la science en s'écriant; «L'huître! cet animal chez qui l'organe des passions est si largement développé; l'huître! etc...» L'on a constaté par des chiffres que les populations dont les coquillages et les huîtres en particulier sont la nourriture habituelle, fournissent au service de la patrie un nombre de conscrits allant rapidement en progression croissante d'année en année.--Mais qu'importe! qu'importe tout cela! On s'inquiète peu des mérites du prince des testacés; l'on ignore comment il vit, comment il se multiplie, comment il s'améliore. Les mets parés aux huîtres et pêche aux huîtres sont des mots vides de sens. On ne connaît l'huître qu'ouverte par l'écaillère; on l'avale, et voilà tout.

Comblons une immense lacune.

La nature a fait de l'huître un coquillage privé de la faculté locomotive; elle lui accorde sans doute des compensations inconnues au plus grand nombre des humains,--soit dit sans allusions aux ennemis du progrès.--Cet article ne sera point politique.

On connaît la configuration de l'huître. Sa partie ou valve inférieure est immobile et sert de point d'attache ou de résistance; la valve supérieure a seule un certain mouvement. Par l'effet d'un muscle tendineux faisant fonction de charnière, l'huître s'ouvre pour respirer, et prend alors, par ses suçoirs, l'eau et les aliments qui lui sont nécessaires. On dit qu'elle se nourrit de sucs de plantes marines, d'animalcules et de limon. Nous nous abstiendrons de rien affirmer à cet égard; mais un fait constant, c'est qu'aux mois de mai, juin, juillet et août, les huîtres jettent leur frai, substance laiteuse de figure lenticulaire, dans laquelle on aperçoit, avec un bon microscope, une infinité d'œufs, et, dans ces œufs, de petites huîtres déjà toutes formées. Ces dernières se fixent sur des rochers, des pierres, de vieilles écailles; elles grossissent les bancs naturellement composés de leurs vénérables aïeules:

Petit poisson deviendra grand,
Pourvu que Dieu lui prête vie.

Après avoir frayé, les huîtres sont maigres, malades et même malsaines, au dire de quelques auteurs, démentis par de voraces et courageux ostréophiles; toutefois, les véritables amateurs s'en abstiennent jusqu'au 1er septembre. Du reste, la pêche est défendue sur les côtes de France durant les quatre mois du frai; elle doit cesser entièrement le 30 avril. Les huîtres qu'on trouve dans le commerce après cette époque ne sont plus que des huîtres de contrebande.

Aucune partie de notre littoral ne recèle de couches d'huîtres aussi épaisses que la baie de Cancale, située entre ce port, le Mont-Saint-Michel et Granville. C'est là que nous nous transporterons pour assister aux travaux des populations riveraines.

Le temps est favorable, une jolie brise fait clapoter la mer, des bateaux non pontés, de dix à vingt tonneaux, montés chacun par deux ou trois hommes, sortent sous voile des criques du voisinage. Ils se dirigent aussitôt sur les bancs d'huîtres qui recouvrent le sol à une grande distance en tous sens. L'horizon est chargé à perte de vue de voiles où le soleil se reflète, un spectacle mobile et pittoresque anime la baie; au large, ce sont encore des barques orientées sous toutes les allures. Mille bruyantes clameurs retentissent; hommes, femmes, enfants, se pressent à l'envi dans des canots plus petits qui passent entre les grandes embarcations; celles-ci dérivent en traînant par le fond leurs dragues, dont il faut maintenant donner une description précise.

La drague est un grand instrument en fer d'environ six pieds de long sur deux de hauteur; sa forme est celle d'un châssis sur lequel est fixé une sorte de filet fabriqué en mailles de fer. Les pécheurs, arrivés au lieu convenable, orientent leur barque de manière que sous l'effort du vent ou du courant elle glisse parallèlement à elle-même. Alors on mouille la drague retenue à bord par un bout de corde. L'instrument qui racle le banc d'huîtres détache et reçoit dans son filet tout ce qui n'est pas trop adhérent; au bout de quelques instants, les pécheurs hissent la drague, vident sa poche remplie et la mouillent de nouveau.

Chaque bateau est muni de deux dragues plus ou moins lourdes suivant la nature du fond et la résistance à vaincre.

Dans l'enfance de l'art, on employait pour la pêche de longs râteaux de fer à dents recourbées au moyen desquels les pêcheurs ramenaient à bord les huîtres arrachées à la surface du banc; mais cette méthode, qui ne peut être pratiquée hors des fonds de peu de profondeur, est totalement abandonnée par les riverains de la Manche; elle n'est plus en usage sur le reste de notre littoral, que dans quelques criques où les huîtres ne sont pas l'unique base de l'industrie maritime du pays.

Ajouterons-nous qu'à Mahon, dans la Méditerranée, la pèche des huîtres est faite par des plongeurs qui exposent leur vie pour les détacher des roches sous-marines?

Parlerons-nous des huîtres à perles, qui sont l'objet des périlleux travaux des pêcheurs du golfe Persique? Mais cette seconde pêche ne peut être légèrement traitée en quelques lignes, et nous écrivons au point de vue gastronomique, comme diraient nos hommes d'État, qui usent et abusent à tous propos des points de vue, surtout quand ils sont sérieux.

Or, rien de plus sérieux qu'un bon plat d'huîtres; le sage Montaigne devait penser ainsi, quand il disait: «Être sujet à la colique ou se priver de manger des huîtres, ce sont deux maux pour un; puisqu'il faut choisir entre les deux, hasardons quelque chose à la suite du plaisir.»

Plaçons-nous simplement sur la jetée de Cancale, au moment où les bateaux pécheurs accostent pour se décharger; Voici que, les voiles amenées ou au sec, ils s'échouent, suivant l'heure de la marée, de manière à être le plus près possible du bord; les mannes ou paniers sont remplis et portés à terre; les femmes et les enfants prennent part à ce travail, car toute la population vit de la pêche et par la pêche. Voici déjà sur le haut de la digue une voiture prête à partir pleine de bourriches et de marée.


Départ pour la pêche des Huîtres.


          Pêche des Huîtres à la drague.                                     Pêche des Huîtres au râteau.


Retour de la pêche des Huîtres.

Mais c'est là, il faut le dire, une sorte d'exception: l'huître de luxe ne nous arrive pas directement du banc où elle s'est développée. Avant de paraître sur nos tables, elle doit séjourner dans des fosses d'environ quatre pieds de profondeur, réservoirs nommés parcs, où elle acquiert une saveur nouvelle. Et qu'on n'aille pas croire que les bateaux de pêche se déchargent simplement dans les parcs. La drague a ramené du fond mille matières hétérogènes, des substances étrangères, des coquilles brisées ou encore des testacés informes et vicieux peu dignes des soins assidus dont les huîtres de choix seront l'objet. Aussi, voyez sur la grève ces femmes et ces enfants occupés maintenant à séparer l'ivraie du bon grain, à trier les huîtres, pour être technique.

Les mannes dans lesquelles on porte à terre les produis de la pêche sont vidées; l'on procède au triage des huîtres, on les visite une à une, et l'on n'admet aux honneurs et privilèges du parcage que des bivalves irréprochables.

Hâtons-nous d'ajouter que les bateaux de Granville, de Cancale et des petits ports avoisinants ne s'occupent guère que de la pêche; d'autres bâtiments de vingt à quarante tonneaux font le transport des huîtres, dont la plus grande quantité est parquée ensuite à Saint-Vaast, sortes d'entrepôt d'où on les dirige plus tard sur de nouveaux parcs.

On sait déjà que les fosses à huîtres sont creusées le long du rivage; ajoutons que tout parc doit avoir une certaine inclinaison vers la mer, qui l'alimente d'eau. Les huîtres y sont placées de manière à n'être exposées ni au contact de l'air ni à celui de la vase. L'emplacement d'un parc doit être choisi avec beaucoup de discernement; il ne faut pas que l'eau douce puisse l'envahir, ni même y pénétrer en trop grande abondance, car il est désormais avéré que la pluie est nuisible aux huîtres. Les grands froids et la neige leur sont funestes; la gelée les fait périr en peu de temps.

Aussi l'entretien des huîtres dans les parcs a donné naissance à une industrie particulière; après le pêcheur qui les arrache de leurs bancs, et le marin qui les transporte à terre, vient l'amareilleur, l'homme qui soigne l'huître parquée, et dont les travaux ont pour but l'amélioration de l'estimable testacé qui nous occupe.

Les amareilleurs rangent d'abord les huîtres dans les parcs, mais cela ne suffit point; pendant les premiers temps qui suivent la pêche, ils les retirent de l'eau, tous les trois ou quatre jours, à l'aide de râteaux de fer. Un triage de détail a lieu chaque fois; les huîtres mortes sont rejetées et les autres replacées dans les fosses. Il arrive même qu'on se voit obligé de les changer toutes de réservoir pour les préserver de quelque influence délétère connue ou inconnue. L'huître parquée est d'une santé fort délicate, ce n'est pas sans dangers qu'elle passe de la vie sauvage des bancs à l'existence domestique. Mais aussi quelle fraîcheur rondelette, quel embonpoint exquis, quelle attrayante physionomie ne lui donnent point les soins de l'amareilleur!

Les huîtres qui ont séjourné à Saint-Vaast ne nécessitent pas tant de précautions, car elles ont déjà subi un parcage. Disons, sans plus tarder, qu'en général on garnit un parc six fois par an, trois fois au printemps et trois fois en automne. Les huîtres restent dans les parcs un ou deux mois.

Si l'huître ordinaire exige tant de culture pour mériter de figurer sur la table du gastronome, quelle application soutenue ne faudra-t-il point pour obtenir l'huître verte? car les huîtres ne sont pas vertes sur les bancs de Cancale; elles n'acquièrent cette couleur recherchée des gourmets qu'à force d'études et de travaux. Il faut que le lieu où on les dépose soit bien nettoyé et garni de galets ou cailloux de mer; un parc neuf est le meilleur. Lorsque le galet se recouvre d'une légère couche de mousse verdâtre par l'effet de la stagnation de l'eau de mer, on reconnaît que le parc est propre à recevoir les huîtres.

Dans les fosses d'huîtres ordinaires, on amasse les huîtres sans grandes précautions; mais on doit déposer et ranger doucement celles qu'on veut faire verdir. L'expérience de l'amareilleur constitue une science qui a ses arcanes, et certainement, nous qui dogmatisons ici, nous ne saurions pas disposer des huîtres avec assez d'art pour qu'elles obtinssent promptement la couleur désirée. Toutefois nous ne manquerions pas de leur faire subir un supplice semblable à celui de Tantale; nous les laisserions cinq ou six heures sur le bord du parc avant de les y déposer, car il est notoire que la soif les porte à absorber l'eau du réservoir avec une avidité telle qu'elles verdissent ensuite en peu de jours.


Triage des huîtres.

Dans les parcs d'huîtres blanches, a dit un érudit ostréonome, il n'y a aucun inconvénient à laisser entrer l'eau salée; au contraire, dans ceux qui renferment les huîtres vertes, on doit interrompre toute communication avec la mer, ou du moins ne laisser entrer qu'un quart du volume d'eau contenu dans le parc, et seulement aux nouvelles et pleines lunes; mais il faut bien se garder de la renouveler entièrement avant que les huîtres soient vertes.»


Parc aux Huîtres, à Cancale.

A Granville et à Saint-Vaast, où l'eau monte à chaque marée, les huîtres en effet ne verdissent pas.

Quelques gourmets affirment que l'huître, toutes choses égales d'ailleurs, ne vaut jamais mieux qu'après avoir voyagé par terre; mais les avis sont divisés à cet égard. Certains amateurs distingués prennent la poste pour aller au-devant des testacés bivalves, tandis que ceux-ci roulent en sens contraire pour venir nous tenter au milieu de Paris. Sur les bords des parcs, d'élégants établissements sont consacrés au culte gastronomique des huîtres. Cancale, Saint-Vaast, Courseulles, et bien d'autres lieux, doivent être ennemis des gastronomes systématiques qui attendent la fortune au lit ou pour mieux dire, à table. Combien, au contraire, ils doivent aimer ceux qui descendent de voiture l'eau à la bouche, et entrent gravement à la Renommée du Parc aux huîtres.


Voiture accélérée pour le transport des Huîtres à Paris.

L'amareilleur, armé de son râteau, détache et attire au bord de fraîches huîtres que l'écaillère ouvre à l'instant; les garçons courent, le vin blanc pétille, les propos galants circulent. Et l'on ose encore se servir de l'épithète d'huîtres pour stigmatiser l'incapacité, l'injustice des hommes envers le stimulant de l'appétit et de la gaieté! Quel beau livre on écrirait en latin sur un tel sujet!

Voici donc l'une des deux catégories de gourmets pleinement satisfaite.--L'autre catégorie n'est pas moins respectable: elle est, du reste, en majorité. Paris est peuplé d'avides ostréophiles qui comptent sur l'arrivée des bourriches.--Que ceux-là jettent les yeux sur notre dernier dessin.--Voici des mareyers nous amenant au train accéléré ces épaves soigneusement recueillies et engraissées auxquelles nous accordons une si profonde estime.

Du mareyer, respectable industriel chargé de la rapide locomotion de l'immobile testacé,--du mareyer à l'écaillère, la transition est courte et journalière à Paris; mais nous n'irons pas plus loin,--ce serait faire injure à nos lecteurs. Ils ont au moins admiré l'ouvreuse d'huîtres et son laboratoire, s'il ne leur est pas arrivé d'ouvrir eux-mêmes avec émotion une bourriche d'huîtres arrivant directement de Courseulles ou de Marennes.

Une observation physiologique sera mieux à sa place; aussi déclarerons-nous avec conviction que les meilleures huîtres sont celles qui ont parqué longtemps. On les reconnaît à leurs coquilles devenues lisses, de raboteuses qu'elles étaient, ainsi qu'à leurs valves naturellement tranchantes, mais dont les bords ont été émoussés par l'effet du râteau de fer que l'amareilleur promène souvent dans le parc.

«Une huître pêchée à Cancale, en avril, déposée ensuite à Saint-Vaast pendant quatre ou cinq mois, et qui a séjourné un mois à Courseulles, est parvenue à son dernier degré, de perfection!»

Telle est l'opinion l'un des plus sages auteurs que nous ayons consultés; telle est aussi la nôtre. Nul doute, lecteurs, que vous ne la partagiez, quand vous serez éclairés par une étude approfondie à laquelle nous vous invitons de tout notre cœur.

Six heures ont sonné! Hâtez-vous, hâtez-vous donc d'aller vous faire servir quelques douzaines d'huîtres de Courseulles. Votre goût et le nôtre sont partagés à Paris par bien des gens; car, en finissant, nous pouvons ajouter que la consommation annuelle de ces testacés ne représente pas moins de six cent mille francs, encore que le prix de l'huître soit très-variable sur les bords de la mer. Tel jour, en effet, on paiera sept et huit francs la cloyère ou bourriche qui, le lendemain, ne vaudra que moitié... Mais déjà vous ne nous écoutez plus; allons donc aussi joindre l'exemple au précepte: «Garçon, six douzaines d'huîtres!»



Bulletin bibliographique.


L'Iliade et l'Odyssée, traduction nouvelle; par P. GIGUET. 2 vol. 7 fr.--1844. Paulin, libraire-éditeur, rue de Seine, 33.

Notre langue compte encore trop peu de traductions des poèmes homériques, et d'ailleurs ces traductions demeurent trop imparfaites pour que nous devions nous étonner du nouvel essai tenté par M. Giguet. L'art de traduire, fondé sur la parfaite intelligence des textes, ne date guère, en France, que du commencement de ce siècle, et l'on peut considérer les, versions antérieures comme des interprétations et des périphrases plutôt que comme des traductions véritables. L'épopée homérique surtout, la plus ancienne et la plus parfaite de toutes les poésies, présentait des difficultés de traduction telles qu'après nos deux siècles classiques, les lecteurs français en étaient encore réduits à madame Dacier dont la version reste un véritable chef d'œuvre auprès de celles de Bitaube, et surtout de Lamotte-Houdard.

M. Dugas-Monthet, car nous devons rendre justice à chacun, avait fait beaucoup mieux que tous ses devanciers: sa traduction, exacte et élégante, devait faire oublier celles qui l'avaient précédée. Cependant on peut dire que le nouveau traducteur, préoccupé surtout par le désir de l'agréable, avait encore trop francisé son modèle, et l'élégance de sa version avait été trop souvent achetée au prix d'infidélités et même de contre-sens. M. Giguet, profitant des fautes commises par ceux qui sont venus avant lui, approche davantage encore un texte grec; et n'ayant point, comme Lamotte et M. Bignan, l'ambition d'effacer son modèle, il s'efforce de conserver à Homère sa physionomie propre, plutôt que de lui donner un visage à la française.

«Après avoir fait (c'est M. Giguet qui parle lui-même) de l'épopée grecque, pendant au moins trente ans, l'objet le plus constant de sa prédilection littéraire, l'auteur a été entraîné par la nature de ses travaux, non plus à la lire, mais à l'étudier dans ses rapports avec l'histoire de la civilisation générale... Il fallait s'arrêter à chaque trait de mœurs, de costume; il fallait chercher l'interprétation dans Homère lui-même, par la comparaison avec les passages analogues; il fallait s'en rendre compte en remontant à l'époque que le poète a chantée, avec, ses idées comme elles ont du lui être inspirées, et non avec les idées et les connaissances des temps modernes.» (Avertissement, p. 11.)

C'est là, en effet, la grande supériorité de M. Giguet sur les autres traducteurs d'Homère; il a traduit l'Iliade et l'Odyssée, non-seulement avec la connaissance parfaite du grec, mais encore avec celle d'Homère en particulier; et, avant de commencer à traduire, il a voulu faire sur l'âge héroïque, sur l'âge de l'épopée les mêmes recherches historiques que d'autres ont faites sur l'âge de Periclès, à propos des tragédies de Sophocle ou d'Euripide. Cette étude approfondie a découvert bientôt aux yeux de M. Giguet toute une série de contre-sens encore inaperçus dans les anciennes traductions. On peut en voir, dans son avertissement, un curieux relevé, qui est comme le tableau comparatif des bévues successives et diverses de madame Dacier, Bitaube, Lebrun, Dugas-Monthet, Pope, Stolberg et Woss. Il est évident, par exemple, que tous les traducteurs que nous venons de nommer n'avaient point pénétré le véritable sens de la théodicée homérique. Les aperçus présentés sur ce point par M. Giguet sont aussi neufs qu'ingénieux, et ont tous les caractères de l'évidence.

«Les dieux, dit M. Giguet, ont les mêmes sens, les mêmes besoins, les mêmes appétits que les hommes. Ainsi il leur faut des aliments, il leur faut des parfums, il leur faut des sacrifices offerts par les mortels. S'ils prennent en affection un héros, un peuple, une ville, c'est que chez ce héros, chez ce peuple, dans cette ville, jamais leur autel ne manque de mets qui leur conviennent, de libations et de fumet de victimes; car telle est la récompense qu'ils ont reçue en partage. Enfin ils ne dédaignent pas de s'asseoir aux festins des hommes. De leur côté, les humains ont constamment recours à l'assistance des dieux pour lutter contre la violence des temps, contre la nature, contre le destin.

«Il y a donc ainsi entre l'Olympe et la terre un échange perpétuel de bons offices, nullement gratuits, mais intéressés. C'est une sorte de compte courant, et l'Iliade roule tout entière sur cette donnée... La religion héroïque est une sorte de fétichisme, non point abrutissant, comme celui du nègre, mais fondé sur la proche parenté des héros et des dieux. Les traducteurs français, non plus que les traducteurs étrangers, dont l'auteur a eu connaissance, ne donnent point une idée nette de la doctrine religieuse exposée par Homère. Tous sont influencés par nos notions sur la Divinité.»

M. Giguet a fait sur les mœurs, les coutumes, la géographie, l'art militaire, la politique d'Homère, la même étude que sur sa théologie; ayant, avec raison, considéré l'épopée grecque comme une encyclopédie complète de l'époque héroïque, il a voulu approfondir l'Iliade et l'Odyssée dans leurs moindres détails, et en pénétrer le sens véritable. Le lecteur trouvera, à la suite de l'Odyssée, une Encyclopédie homérique, sorte de résumé alphabétique des divers passages se rapportant à un même sujet, âme, dieux, crime, dessins, etc. Nous devons regretter seulement que la peur de paraître faire un système ait empêché M. Giguet de donner une plus grande extension à ce précieux appendice. M. Bignan n'avait pas craint d'écrire un essai démesuré sur l'épopée homérique, à cette seule fin de justifier sa traduction en vers de l'Iliade, Nous eussions voulu voir la même abondance aux idées meilleures de M. Giguet.

Ainsi, la traduction nouvelle se recommande à la fois par plusieurs qualités; la science doit y trouver son profit, non moins que la littérature; l'histoire obscure de l'âge héroïque et le texte d'Homère doivent à la fois recevoir de ce nouveau travail un grand éclaircissement.

Les éloges que nous avons déjà donnés à la version de M. Giguet rassureront d'ailleurs les esprits qui s'inquiètent de la poésie plutôt de l'histoire, L'auteur, persuadé de l'utilité de ses recherches savantes, n'a point oublie pour cela le texte même. Voici en quels mots il termine son avertissement: «Nous avons hâte de dire que l'auteur aurait commis une méprise étrange s'il avait pris pour but principal le perfectionnement accessoire qui vient d'être indique, s'il s'était assez préoccupé de cette sévérité de costume pour oublier que l'épopée grecque est, avant tout, un grand monument littéraire, et que c'est avec des formes littéraires qu'il faut tenter de la reproduire. Mais ces formes ne sont pas arbitraires; tout se lie dans les productions de l'art: le coloris de l'ensemble ne peut se concevoir indépendant du coloris des parties. Si l'on a donné un ton faux aux détails, l'effet en rejaillira sur l'œuvre entière, et plus on les aura peints avec vérité, plus on se sera rapproche de la sublime naïveté de l'original.

Il semble donc que M. Giguet a pris la route la plus sure pour faire une traduction littéraire; je veut dire qu'au lieu de s'ingénier loin du texte, il l'a serré le plus près possible, s'en rapportant à Homère lui-même du soin de l'élégance et de la poésie. N'était-ce point là le meilleur calcul?
A. A.


Histoire comparée des Littératures espagnole et française; par Au. Puibusque. 2 vol. in-8.--Paris, 1844. Dentu. 15 francs.

La littérature française a eu longtemps la prétention de ne rien emprunter aux littératures étrangères. Nos auteurs du siècle de Louis XIV, ceux qui ont fixé la langue et que nous appelons classiques, non-seulement à cause de la perfection de leurs ouvrages et de leur style, mais aussi parce qu'ils auraient, selon nous, étudié exclusivement les anciens, les deux Corneille surtout, et Molière, n'ont pas été si dédaigneux. Ils ont pris sans doute leur bien partout où ils l'ont trouvé, pour nous servir d'une locution connue, mais ils l'ont trouve chez les modernes aussi souvent que chez les Grecs et les Romains.

La littérature de l'Espagne, plus qu'aucune autre, a enrichi la nôtre. Ce dont nous avons à nous féliciter, c'est que le goût français ait toujours heureusement présidé à ces emprunts ou à ces restitutions, comme on voudra les appeler, et que notre littérature ait su s'approprier les trésors de l'étranger sans rien perdre de sa nationalité, de son originalité indigène. Je sais bien que c'est là un reproche plutôt qu'un éloge qu'on adresse quelquefois à nos grands poètes, d'avoir trop francisé les héros de l'antiquité comme ceux de l'histoire contemporaine; mais cette transformation n'est-elle pas le résultat d'une imitation indépendante? Au théâtre principalement, une traduction littérale est-elle possible? Les Anglais, les Espagnols et les Italiens respectent-ils beaucoup plus que nous la tradition antique, la vérité historique, le costume, les mœurs, etc? Non, les Romains et les Grecs de Lope de Vega, de Cervantes, de Calderon, sont Espagnols; ceux de Shakspere sont Anglais. Voyez le Coriolan de Shakespere transforme en fier gentilhomme, forcé de faire de la brigue électorale et s'indignant d'être réduit à presser de sa main aristocratique la main calleuse du savetier dont il quête la voix. Voyez le Coriolan de Calderon devenu un preux chevalier qui prend fait et cause pour les petites rancunes et la coquetterie de Veturie, sa maîtresse! Heureux le lecteur classique, quand il peut applaudir ça et là quelque pensée romaine, quelque sentiment romain dans la bouche de ces héros travestis! Mais il sied mal aux Anglais et aux Espagnols, dont l'Allemand Schlegel s'est fait le champion romantique, de dire que l'Achille de Racine est un grand seigneur de la cour de Louis XIV.

Les critiques de Schlegel ont cependant eu leurs échos en France, où l'on a trouvé très-plaisant de rire de M. le duc d'Agamemnon et de M. le marquis d'Orosmane. Dieu sait si ces messieurs qui ont tant ri sont plus fidèles à l'histoire, quand ils donnent un amant italien à Marie Tudor, ou quand ils font cacher dans une armoire le jeune Charles-Quint, qui, dans le peu de mois qu'il passa en Espagne, à son avènement au trône, eut tout juste le temps d'escamoter aux Cortès un vote de finances pour aller bien vite intriguer à la diète germanique; mais enfin, nous sommes d'avis qu'on ne peut trop étudier les mœurs et les coutumes nationales avant d'écrire pour le théâtre; nous apprécions beaucoup la couleur locale et nous applaudissons de grand cœur aux ouvrages qui, comme celui de M. de Puibusque, nous initient aux secrets des littératures étrangères.

L'Histoire comparée des Littératures espagnole et française a déjà, sous la forme d'une dissertation, obtenu une couronne académique. L'auteur ne s'est pas contenté de ce suffrage honorable: il a étendu son discours, il l'a complété par des intercalations et par des notes, et il a fait deux volumes qui sont certainement supérieurs au livre de Boutterweck, qu'ils rappellent quelquefois. C'est surtout dans le second volume, que M. de Puibusque examine l'influence réciproque de la littérature des deux peuples. Ses analyses et ses citations attestent des études approfondies; sa critique est ingénieuse, ses appréciations reposent sur des documents et non sur ces rapprochements vagues ou ces antithèses dont se contente trop souvent l'érudition superficielle. Le style a de la facilite, de l'élégance, et quoiqu'il abonde peut-être trop en métaphores, ce défaut est trop naturel lorsqu'on s'est imprégné des auteurs espagnols, lorsqu'on fait d'ailleurs de la prose académique, pour qu'on n'y habitue pas son lecteur. Ce qui nous charme dans M. A. de Puibusque, c'est la sincère impartialité qu'il a su conserver en jugeant les deux littératures. Il loue et blâme avec la même indépendance. Son admiration est toujours motivée, son goût n'est pas exclusif. Il comprend tout ce qu'il faut accorder aux exigences d'une nationalité étrangère. Lisez ses chapitres sur Antonio Perez, sur Voltaire et Balzac, sur l'hôtel de Rambouillet, sur les auteurs qui ont précédé chez nous Corneille et Racine. Le chapitre sur Scarron n'est pas moins heureux. Il était difficile de mieux faire connaître cet auteur original, qui est de tous les auteurs français, celui qui a le caractère le plus espagnol. Son burlesque est si naturel qu'il fait rire encore aujourd'hui. Il est tout simple que Scarron fît faire la moue aux précieuses ridicules de son temps, mais on comprend aussi sa popularité, je ne dis pas seulement chez les bourgeois, mais encore dans une cour qui devait quelquefois avoir besoin de rire au milieu de l'étiquette empesée dont s'environnait la dignité du grand monarque. Scarron prépara admirablement la transition à une gaieté plus fine, celle de Molière. Il faut l'avoir lu peut-être pour s'expliquer certaines licences de notre grand comique. M. de Puibusque compare mythologiquement Scarron à un faune au milieu des nymphes. Il oublie que ces nymphes venaient trouver chez lui ce cul-de-jatte bouffon: mesdames de Sévigné et de La Sablière, esprits délicats, s'il en fut, s'y rencontraient avec Turenne, Segrais, Mignard, etc.; Louis XIV, moins sévère que Boileau, fit jouer trois fois de suite son Héritier ridicule: Boileau lui-même aimait fort le Roman-Comique; enfin, ce faune, ce satyre, ce Trivelin littéraire: eut le grand mérite de suivre le grand principe de l'imitation en littérature; ses copies valent toujours mieux que le modèle; il a tué tous ceux qu'il a volés, et il a fallu le génie de Molière pour qu'il fut volé et tué à son tour.

Deux grandes questions out été très-bien traitées par l'auteur de l'Histoire des deux Littératures comparées, etc.: quelles ont été les obligations de Corneille à Guillen de Castro, et celles de Molière à Tirso de Molina? Le Cid espagnol est analysé en détail par M de Puibusque, qui nous fait aussi connaître les deux Don Juan de la Péninsule. Mais peut-être ici fallait-il accorder quelque chose de plus au Don Juan italien. Je soupçonne fort Molière de n'avoir connu le convive de Pierre que dans une imitation. Il savait trop bien l'espagnol pour traduire lui-même par festin le mot qui signifie convive. Peu importe d'ailleurs, car, selon son usage, Molière n'a pris que l'idée de la pièce italienne ou espagnole. Dans ce sujet étranger, il est aussi original, aussi français que dans le plus national de ses chefs-d'œuvre. Tout ce qu'il a conservé du texte primitif est détenu sien comme tout ce qu'il y a ajouté.

Don Quichotte et Gil Blas n'ont pas été oubliés par M. de Puibusque. Il ne pouvait s'empêcher de réfuter la prétention des Espagnols, qui veulent que Le Sage ait dérobé un manuscrit à quelque bibliothèque. Walter Scott nous semble avoir tranché la question: «Dans Gil Blas, dit-il, tous les matériaux sont espagnols, mais l'artiste est Français. Disputer à Le Sage son titre d'auteur original n'est pas plus logique que si l'on prétendait que Chantrey n'est pas un sculpteur anglais, parce qu'il a employé à ses statues et à ses bustes des marbres d'Italie.»

Donner l'analyse complète de l'ouvrage de M. de Puibusque serait difficile; il embrasse trop de sujets; nous diront que c'est un cours entier de littérature, et nous devons le recommander non-seulement à ceux qui veulent connaître les auteurs espagnols, mais encore à ceux qui ont quelquefois besoin d'étudier les modèles français.
A. P.


Cours de Droit administratif, première partie: Hiérarchie administrative ou de l'Organisation et de la compétence des diverses autorités administratives; par M. A. Trolley, professeur de droit administratif à la Faculté de Caen.--Paris, 1844. Joubert. 7 fr. le volume.

Diverses causes faciles à comprendre, mais inutiles à énumérer ici, ont donné au droit civil une incontestable, supériorité sur le droit administratif. «Est-ce à dire, cependant, se demande M. A. Trolley, après avoir constaté ce fait, que l'on doive nier la jurisprudence administrative et désespérer de son avenir?--A Dieu ne plaise! Nous n'avons pas son dernier mot, il est vrai, mais elle est en voie de progrès; elle se forme, elle grandit chaque jour; elle n'est plus à l'état d'essai; elle est maintenant à l'état de science. En effet, il ne manque plus à notre code constitutionnel que quelques lois promises par la charte.

Sans partager entièrement cette dernière opinion de M. A Trolley, nous reconnaîtrons volontiers, quant à nous, que la jurisprudence administrative a maintenant une base sur laquelle il est permis d'édifier. Si un code, trop longtemps désiré, reste encore à faire, le terrain commence à se déblayer; de Gerando a rassemblé les lois éparses; M. de Cormenin a réuni en faisceau ces grands principes que recèlent les textes et qui en sont le lien invisible. Grâce au Recueil et aux Tables de M. Duvergier, il devient plus facile de s'orienter et de trouver sa route. Partout on s'occupe davantage des affaires et des études administratives; des traités spéciaux ont été publiés par des jurisconsulte distingués; le conseil d'État a rendu et rend chaque jour des décisions importantes qui comblent les lacunes de la législation, et qui résolvent nettement les problèmes les plus difficiles; enfin le droit administratif a, depuis quelques années déjà, obtenu une chaire dans toutes les écoles, et son enseignement fait partie du programme universitaire.

M. A. Trolley, professeur de droit administratif à la Faculté de Caen, veut essayer à son tour de vulgariser, par ses écrits comme par sa parole, cette grande science dont l'enseignement lui est confié. Il entreprend un traité dogmatique et complet du droit administratif. La première partie de cette œuvre importante, intitulée Hiérarchie administrative n'aura pas moins de 3 volumes in-8 de 600 pages chacun. Les deux premiers ont paru au commencement du mois de janvier de cette année; le troisième est sous presse et sera mis en vente prochainement.

La Hiérarchie administrative commence par un titre préliminaire ayant pour titre Principes généraux. Ce livre se divise en trois chapitres. Dans le premier, M. A. Trolley expose aussi sommairement que possible les conditions actuelles du pouvoir exécutif et de l'administration; le second est consacré à une histoire sommaire du droit administratif; le troisième contient le plan de l'ouvrage.

Entrant alors en matière, M. A. Trolley examine, dans les deux Chapitres du livre 1er, la Division administrative et la Centralisation. Le livre II. des Agents administratifs, traite du roi, des ministres, des préfets, des secrétaires-généraux de préfectures, des sous-préfets, des maires, des auxiliaires de l'administration, comprenant d'une part les ingénieurs des ponts et chaussées, le corps royal des mines, le conseil des bâtiments civils, le corps spécial des architectes à Paris, les architectes de départements, les agents voyers et les vérificateurs des poids et mesures; et, d'autre part, les administrations financières, l'administration des contributions directes, l'agence de perception, l'administration de l'enregistrement et des domaines.

Le chapitre 8 du livre II, qui termine le tome II, s'occupe exclusivement de l'administration des douanes. Le tome III, dont la mise en vente est prochaine, renfermera la suite des administrations financières et les corps délibérants.


Annuaire de l'Économie politique pour 1844.--1re année, 4 fr. 25 c. Paris, Guillaumin et Pagnerre.

MM. Guillaumin et Pagnerre ont publié au commencement de l'année 1844 un Annuaire de l'Économie politique. C'est une heureuse idée qui a recueilli de imites parts les plus honorables suffrages. Il est toujours utile, en effet, de vulgariser la science. Le principal but de leur publication est de constater annuellement les progrès des doctrines économiques, de suivre les oscillations de la population, l'état des finances et la marche du budget, les progrès des caisses d'épargne et des Institutions de prévoyance ou de charité, l'extension du commerce intérieur et extérieur de la France, l'accroissement des voies de communication, telles que routes, canaux, chemins de fer; le mouvement du crédit public, les améliorations de l'instruction publique, etc. L'Annuaire donnera également chaque année des notices raisonnées sur les plus importantes questions de la science: sur les monnaies, les postes, les octrois, les expositions de l'industrie, etc. Il dressera, en un mot les annales du travail agricole, manufacturier ou commercial, l'état de ces populations, qui sont à la fois le but et le moyen de ce travail.


Histoire du Chemin de Fer de Paris à Rouen; par M. R. de P...; ornée d'une belle carte routière, par A. H. Dufour. Paris, 1844. Dumoulin. 2 fr.

Ce titre n'est point vrai: au lieu de l'Histoire du Chemin de Fer de Paris à Rouen, M. R. de P... a fait l'histoire beaucoup plus intéressante de tous les pays que traverse le chemin de fer, ou en vue desquels il passe. Ce petit volume, écrit avec élégance et rempli de faits curieux, est un compagnon de voyage aussi utile qu'agréable. Heureux donc les touristes qui, sur notre recommandation, l'auront admis dans leur société. Malheureux ceux qui se mettent en route sans s'être munis d'un Itinéraire.




Figure allégorique de Février.--Les Poissons.



Modes.

Jamais, peut-être, on n'a tant accordé, à la fantaisie qu'en ce moment; elle seule paraît être consultée pour les toilettes de soirées. On demande à l'Algérie ses turbans, à l'Italie ses coiffures, à l'Espagne ses basquines; car la robe à deux jupes, dont la seconde est ouverte tout autour, ne rappelle-t-elle pas la basquine espagnole? Il faut dire que ce mélange donne de la gaieté et du brillant à nos réunions. Pour les toilettes de ville, on ose moins, et les façons de robes restent simples: ainsi une robe à laçures croisées, telle que l'Illustration la représente ici, est déjà très-élégante. Souvent on dispose les laçures sur le devant de la jupe, en tablier; c'est, du reste, avec les garnitures à la vieille mode, la plus en faveur de la saison.

La forme des chapeaux varie peu, et pourtant madame Alexandrine sait y ajuster des ornements nouveaux; elle entend à merveille la garniture du dessous de passe, et c'est là presque tout le secret du chapeau. Et puis quels coquets bonnets nous lui devons! comme ils sont varies! Que ses nœuds de rubans sont bien posés! que de fleurs délicates et fines se mêlent gracieusement à la blonde! Est-ce qu'il peut y avoir une femme laide avec tous ces gracieux chiffons?... Les coiffures de dentelle sont très à la mode, et d'ailleurs la dentelle se mêle toujours parfaitement bien à toutes les parties de la toilette. Nous avons vu l'autre jour, ou plutôt l'autre soir, un voile de dentelle posé en tablier sur une jupe de satin blanc; de chaque côté le voile était drapé de manière à diminuer de largeur à volonté, et des nœuds de rubans retenaient la draperie de distance en distance. Cette garniture était charmante, et, comme on doit le penser, très-facile à exécuter. Les robes de tulle ou de crêpe à deux ou trois jupes sont en majorité dans les bas; mais on préfère le tulle dit illusion, parce qu'il se drape plus facilement. Deux jupes de tulle, dont la seconde, plus courte et d'un seul morceau, vient se terminer en draperie à la taille, sont très-jolies; deux bouquets doivent fixer les plis de cette draperie sur la jupe de dessous. Dans la soirée dont nous parlions tout à l'heure, une toilette un peu sérieuse, mais fort riche, se composait d'une robe en velours nacarat, ouverte devant, sur un tablier de satin de la même nuance, garni de deux hauts volants d'Angleterre; le velours était retenu par cinq nœuds de chaque côté, formés en barbes d'Angleterre, dont le cœur était une agrafe en brillants; le corsage était plat, décolleté, avec des manches courtes couvertes de dentelle.



Correspondance.

A. M L. G.--Ce n'est pas, comme vous dites, faute de goût pour la poésie. Nous aimons autant que vous cette chose rare; mais nous ne saurions prendre pour de la poésie des sentiments vulgaires exprimés en vers sonores.

Il n'est pas de degrés du médiocre au pire.

Tâchez de décider M. Béranger et M. de Lamartine à mettre notre goût l'épreuve.


A M., à La Rochelle.--Nous n'avons pas reçu la brochure annoncée par votre lettre; nous serons charmés de vous être agréables.


A. M. H., à Lyon.--Nous sommes en mesure pour les deux expositions, la peinture et l'industrie. Nous entendons rester parfaitement libres, et ne voulons faire aucun appel aux intéressés. Nous savons quels peuvent être les profits d'une autre manière de procéder. Ces profits ne nous tentent pas.


A un anonyme, à Paris.--C'est impossible. Il est lui-même un des rédacteurs de l'Illustration. Tous les jours, de quatre à six heures.



Échecs.

SOLUTION DU PROBLÈME Nº 6 CONTENU DANS LA TRENTIÈME LIVRAISON.

[Note du transcripteur: La description du déplacement des pièces contient trop de lacunes pour qu'il soit possible d'en tirer une information utile.]

Nº 7.

LES BLANCS FONT MAT EN CINQ COUPS.


La solution à une prochaine livraison.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Richard Cœur de Lion est un opéra en trois actes, et on prétend qu'Adam l'a rajeuni.