Title: Le roman de la rose - Tome IV
Author: de Lorris Guillaume
de Meun Jean
Release date: January 19, 2014 [eBook #44713]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe
LE ROMAN DE LA ROSE
Comment Nature la subtille
Forge toujours ou filz ou tille,
Affin que l'humaine lignye
Par son deffaut ne faille mye.
(Page 2, vers 16553.)
XCI
Comment Nature la subtille16553
Forge toujours ou filz ou fille,
Affin que l'humaine lignye
Par son deffaut ne faille mye.
Et quant ce serement fait orent,
Si que tuit entendre le porent,
Nature, qui pensoit des choses
Qui sunt desouz le ciel encloses,
Dedens sa forge entrée estoit,
Où toute s'entente metoit
A forgier singulières pieces
Por continuer les espieces:
Car les pieces tant les fet vivre,
Que Mort ne les puet aconsivre[1],Voir la note.
[Jà tant ne saura corre après;
Car Nature tant li va près,
Que quant la Mort o sa maçuë
Des pieces singulieres tuë
Ceus qu'el trueve à soi redevables,
(Qu'il i en a de corrumpables
Qui ne doutent la Mort néant,
Et toutevois vont dechéant,
LE ROMAN DE LA ROSE
XCI
16753
Comment Nature habilement
Fille ou fils forge constamment,
De crainte que l'humaine engeance
Ne faille par sa négligence.
Or comme ce serment fut fait,
Que tous ouïrent clair et net,
Nature, qui pensait aux choses
Qui sont dessous le ciel encloses,
Dedans sa forge se rendait
Où sa cure toute mettait
Une à une à forger les pièces
Pour continuer les espèces;
Car les pièces parfait si bien
Que Mort contre elles ne peut rien[1b].
[En vain sa course elle accélère,
Nature de si près la serre,
Que si de sa masse la Mort
Quelques pièces détruit d'abord
Qu'elle trouve à soi redevables
(Car il en est de corrompables
Qui la Mort ne redoutent pas,
Et toutefois vont pas à pas
Et s'usent en tens et porrissent,16575
Dont autres choses se norrissent);
Quant toutes les cuide estreper,
Nes puet ensemble conceper[2]:
Que quant l'une par-deçà hape,
L'autre par-delà li eschape.
Car quant ele a tué le pere,
Remaint-il fiz ou fille ou mere,
Qui s'enfuient devant la Mort,
Quant il voient celi jà mort.
Puis reconvient iceus morir,
Jà si bien ne sauront corir;
N'i vaut médecines, ne veus.
Donc saillent nieces et neveus
Qui fuient, por eus deporter,
Tant cum piez les puéent porter;
Dont l'ung s'enfuit à la karole,
L'autre au monstier, l'autre à l'escole,
Li autre à lor marchéandises,
Li autre as ars qu'il ont aprises,
Li autre à lor autres deliz
De vins, de viandes, de liz:
Li autre, por plus tost foïr,
Que Mort ne les face enfoïr,
S'en montent sor lor grans destriers
A tout lor sororés estriers.
L'autre met en ung fust sa vie,
Et s'enfuit par mer à navie,
Et maine au regart des estoiles
Ses nefz, ses avirons, ses voiles:
L'autre, qui par veu s'umilie,
Prent ung mentel d'ypocrisie,
Dont en fuiant son penser cuevre,
Tant qu'il apert dehors par uevre.
S'usant, et par le temps pourrissent16775
Dont autres choses se nourrissent),
Quand les croit toutes extirper
Ne les peut ensemble attraper[2b],
Si bien que si l'une elle hape
A droite, à gauche l'autre échappe.
Car si le père elle détruit,
Devant la Mort soudain s'enfuit
Le fils ou la fille ou la mère
Lorsque mort ils ont vu le père.
Puis à leur tour devront mourir;
En vain les verra-t-on courir,
Rien n'y fait, vœux ni médecines.
Lors donc nièces, neveux, cousines
De fuir pour vivre et l'éviter,
Tant que pieds les peuvent porter,
Dont l'un s'enfuit à la karole,
L'autre à l'église ou bien l'école,
L'autre, selon ses appétits,
Aux arts qu'il a jadis appris,
Aux plaisirs, à sa marchandise,
La luxure ou la gourmandise.
D'autres sur leurs grands destriers
Et sur leurs dorés étriers
Montent, croyant ainsi plus vite
De Mort éviter la poursuite;
Sur un ais l'autre se blottit,
En naviguant la mer franchit,
Et mène à l'aspect des étoiles
Sa nef, ses avirons, ses voiles.
L'autre par vœux s'humiliant,
D'hypocrisie un manteau prend
Où tous ses pensers se tapissent
Tant que ses actes le trahissent.
Ainsinc fuient tuit cil qui vivent,16609
Qui volentiers la Mort eschivent.
Mort qui de noir le vis a taint,
Cort après tant que les ataint,
Si qu'il i a trop fiere chace:
Cil s'enfuient, et Mort les chace
Dix ans, ou vingt, trente, ou quarante,
Cinquante, soixante, septante,
Voire octante, nonante, cent,
Lors quanque tient va depeçant;
Et s'il puéent outre passer,
Cort-ele après sans soi lasser,
Tant que les tient en ses liens,
Maugré tous les phisiciens.
Et les phisiciens méismes
Onc nul eschapper n'en véismes,
Par Hipocras ne Galien[3],
Tant fussent bon phisicien.
Rasis, Constantin, Avicenne[4]
I ont lessiée la couënne:
Et cels qui ne puent tant corre,
Nes respuet riens de mort rescorre.
Ainsinc Mort qui jà n'iert saoule,
Glotement les pieces engoule:
Tant les sieut par mer et par terre,
Qu'en la fin toutes les enserre.
Mès nes puet ensemble tenir
Si qu'el ne puet à chief venir
Des especes du tout destruire,
Tant sevent bien les pieces fuire:
Car s'il n'en demoroit fors une,
Si vivroit la forme commune,
Et par le Fenis bien le semble,
Qu'il n'en puet estre deus ensemble.
Ainsi vont tretous les humains16809
Fuyant la Mort par cent chemins.
Mort qui de noir se teint la face
Les suit et leur donne la chasse
Jusqu'à ce que les ait atteints,
Car Mort pourchasse les humains
Dix ans ou vingt, trente ou quarante,
Cinquante, ou soixante, ou septante,
Voire octante, nonante ou cent,
Et s'en va tous les dépeçant;
Et si quelques-uns elle en passe,
Vite revient et ne se lasse
Tant que les tienne en ses liens,
Malgré tous les chirurgiens.
Les médecins même ont beau faire,
Nul ne peut à Mort se soustraire
Par Hypocrate ou Gallien[3b],
Qui pourtant s'y connaissaient bien.
Razis, Constantin, Avicène[4b]
Y ont tretous laissé leur couenne.
Rien ne sert, hélas! de courir;
Personne ne peut la Mort fuir.
Ainsi Mort, qui n'est oncques soûle,
Gloutement les pièces engoule
Tant par terre et mer les poursuit
Qu'en la fin toutes les saisit.
Mais chacune si bien l'esquive
Qu'à nulle heure la Mort n'arrive
Toutes ensemble à les saisir
Et d'un coup les anéantir.
Car encor n'en restât-il qu'une,
Resterait la forme commune;
Par le Phénix la preuve en est
Qui toujours seul vit et renaît.
Tous jors est-il ung seul Fenis,16643
Et vit ainçois qu'il soit fenis
Par cinq cens ans; au darrenier
Si fait ung feu grant et plenier
D'espices, et s'i boute et s'art,
Ainsinc fait de son cors essart.
Mès por ce que sa forme garde,
De sa poudre, combien qu'il s'arde,
Ung autre Fenis en revient,
Où cil méismes, se Dé vient,
Que Nature ainsinc resuscite,
Qui tant à l'espece profite:
Qu'ele perdroit du tout son estre,
S'el ne faisoit cestui renestre,
Si que se Mort Fenis devore,
Fenis toutevois vis demore.
S'el en avoit mil devorés,
Si seroit Fenis demorés.
C'est Fenis la commune forme,
Que Nature ès pieces reforme,
Qui du tout perduë seroit,
Qui l'autre vivre ne lerroit.
Ceste maniere néis ont
Trestoutes les choses qui sont
Desouz le cercle de la lune,
Que s'il en puet demorer une,
S'espece tant en li vivra,
Que jà Mort ne la consivra.
Mès Nature douce et piteuse,
Quant el voit que Mort l'envieuse
Entre li et corrupcion
Vuelent metre à destruccion
Quanqu'el trueve dedens sa forge,
Tous jors martele, tous jors forge,
Il n'est qu'un seul Phénix sur terre16843
Qui jusqu'à son heure dernière
Vit cinq cents ans. En dernier lieu,
Il fait d'épices un grand feu
Et s'y jette, sans plus attendre,
Pour réduire son corps en cendre;
Mais l'espèce ne périt pas.
De sa cendre, après son trépas,
Un autre Phénix prend naissance,
Ou le même, par l'ordonnance
De Dieu; Nature ainsi refait
L'espèce que Mort menaçait.
Phénix, c'est la commune forme
Que Nature toujours reforme
Et qui bientôt disparaîtrait
Si vif un autre ne restait.
L'espèce perdrait tout son être
S'elle ne le faisait renaître,
Si bien que quand Phénix est mort,
Phénix vivant demeure encor.
Mille la Mort dévorât-elle,
L'espèce est toujours éternelle.
Ce privilége de même ont
Tretoutes les choses qui sont
Dessous le cercle de la lune;
Pourvu que seule en demeure une,
L'espèce se perpétûra,
Et jamais Mort ne l'éteindra.
Mais Nature douce et piteuse,
Quand elle voit Mort l'envieuse,
Qu'accompagne corruption,
Vouloir mettre à destruction
Les pièces qu'elle a dans sa forge,
Alors elle martelle et forge
Tous jors ses pieces renovele,16677
Par generacion novele.
Quant autre conseil n'i puet metre,
Si taille emprainte de tel letre,
Qu'el lor donne formes veroies
En coinz de diverses monnoies,
Dont Art faisoit ses exemplaires,
Qui ne fait pas choses si voires.
Mès par moult ententive cure,
A genouz est devant Nature,
Si prie et requiert, et demande,
Comme mendians et truande,
Povre de science et de force,
Qui d'ensivre-la moult s'efforce,
Que Nature li voille aprendre
Comment ele puisse comprendre,
Par son engin en ses figures,
Proprement toutes créatures.
Si garde comment Nature euvre,
Car moult vodroit faire autel euvre,
Et la contrefait comme singes;
Mès tant est son sens nus et linges,
Qu'il ne puet faire choses vives,
Jà si ne sembleront naïves.
Car Art, combien qu'ele se paine
Par grant estuide et par grant paine,
De faire choses quiex qu'el soient,
Quiexque figures qu'eles aient,
Paingne, taingne, forge, ou entaille
Chevaliers armés en bataille,
Sor biaus destriers trestous couvers
D'armes yndes, jaunes, ou vers,
Ou d'autres colors piolés,
Se plus piolés les volés;
Toujours sans interruption16877
Nouvelle génération.
Ne pouvant du reste mieux faire,
En son empreinte elle les serre,
Comme en ses coins le monnayeur,
Et leur donne forme et couleur
Propres, dont Art fait ses modèles
Qui ne fait pas choses si belles.
Car toujours, comme mendiant
Devant Nature suppliant,
De l'imiter moult il s'efforce,
Ignorant qu'il est et sans force,
Toujours, avec un soin jaloux,
L'implore et prie à deux genoux
Qu'elle lui veuille bien apprendre
Ses secrets et faire comprendre,
Pour reproduire en ses travaux
Les objets qu'elle a faits si beaux.
Il regarde comme elle opère,
Car il voudrait telle œuvre faire,
Mais en singe la contrefait.
Tant simple et faible et vain il est
Qu'il ne peut faire créature
Vivante à l'égal de Nature.
Car l'Art en un travail sans fin
Se peine et s'étudie en vain
A faire mainte et mainte chose,
Quelque figure qu'il compose.
Sur beaux destriers tout couverts
D'ornements bleus, jaunes ou verts,
Chevaliers armés en bataille
Qu'il peigne, teigne, forge ou taille,
Ou de tous sens bariolés
Si plus colorés les voulez:
Biaus oisillons en vers boissons,16711
De toutes iauës les poissons;
Et toutes les bestes sauvages
Qui pasturent par ces boscages;
Toutes herbes, toutes floretes,
Que valetons et puceletes[5]
Vont en printens ès bois coillir,
Que florir voient et foillir;
Oisiaus privés, bestes domesches,
Baceleries, dances, tresches
De beles dames bien parées,
Bien portretes, bien figurées,
Soit en metal, en fust, en cire,
Soit en quelconque autre matire,
Soit en tables, ou en parois,
Tenans biaus bachelers as dois,
Bien figurés et bien portrais;
Jà por figure ne por trais
Ne les fera par eus aler,
Vivre, movoir, sentir, parler.
Ou d'alquemie tant aprengne,
Que tous metauz en color taingne,
Qu'el se porroit ainçois tuer,
Que les especes remuer,
Se tant ne fait qu'el les ramaine
A lor nature premeraine.
Euvre tant cum ele vivra,
Jà Nature n'aconsivra:
Et se tant se voloit pener
Qu'el les i séust ramener,
Si li faudroit, espoir, science
De venir à cele atrempance,
Quant el feroit son elixir,
Dont la forme devroit issir,
Herbes verdoyantes, fleurettes16911
Que varlets et que pucelettes[5b]
Vont au printemps ès-bois cueillir
Quand elles viennent à fleurir:
Oiseaux et bêtes domestiques,
Jeux et plaisirs, danses rustiques,
Beaux oiselets en verts buissons,
En l'onde pure vifs poissons
Et toutes les bêtes sauvages
Qui pâturent par les bocages:
Ou jouvenceaux beaux et courtois
Et gracieux, tenant aux doigts
Gentilles dames bien parées,
Bien pourtraites, bien figurées:
A nos yeux en vain, trait pour trait,
Sur table ou mur il les pourtrait
En métal, en bois, cire ou pierre,
Soit même en toute autre matière;
Il ne les fait d'eux-même aller,
Vivre, mouvoir, sentir, parler.
Qu'il apprenne tant d'alchimie
Que tous métaux colore, allie,
Il se pourrait avant tuer
Que les espèces transmuer.
S'il ne fait tant qu'il les ramène
A leur nature primeraine,
Qu'il travaille tant qu'il vivra,
Jamais Nature il n'atteindra.
Du reste, pour le pouvoir faire,
Pour dans leur pureté première
Ces métaux divers ramener,
Il faudrait d'abord deviner
Des proportions la science
Pour obtenir la tempérance,
Qui devise entr'eus lor sustances16745
Par especiaus differences,
Si cum il pert au defenir,
Qui bien en set à chief venir.
Neporquant c'est chose notable,
Alquemie est ars véritable:
Qui sagement en ovreroit,
Grans merveilles i troveroit.
Car comment qu'il aut des espieces,
Au mains les singulieres pieces
Qu'en sensibles euvres sunt mises,
Sunt muables en tant de guises,
Qu'el puéent lor compleccions,
Par diverses digestions,
Si changier entr'eus, que cis changes
Les met souz especes estranges,
Et leur tolt l'espece premiere.
Ne voit-l'en comment de fogiere
Font cil et cendre et voirre nestre,
Qui de voirrerie sunt mestre,
Par depuracion legiere?
Si n'est pas li voirre fogiere,
Ne fogiere ne rest pas voirre.
Et quant espar vient en tonnoire,
Si repuet-l'en sovent véoir
Des vapeurs les pierres chéoir,
Qui ne monterent mie pierres?
Ce puet savoir li cognoissierres
De la cause qui tel matire
A ceste estrange espèce tire.
Ci sunt especes très-changiées,
Ou les pieces d'aus estrangiées
Et en sustance, et en figure;
Ceus par Art, ceste par Nature.
Quand il fera son elixir,16945
Dont le métal pur doit jaillir,
Qui désagrége les substances
Par spéciales différences,
Comme à la fin bien il paraît
A qui le mieux opérer sait.
Et pourtant c'est chose notable,
Alchimie est art véritable;
Qui sagement l'étudierait
Grand' merveilles y trouverait.
Donc, quelles que soient les espèces,
Isolément prises, les pièces
Dont tous les corps sont composés
Dans la Nature déposés,
S'elles sont de nos sens palpables,
En tant de façons sont muables,
Qu'elles peuvent leurs unions,
Par maintes transformations,
Changer entre elles, et ces pièces
Deviennent nouvelles espèces
Perdant leur primitif aspect.
Voyez du reste ce que fait
Le verrier. De simple fougère,
De la cendre il tire du verre
Par légère épuration;
Verre pourtant n'est pas buisson,
Pas plus que fougère n'est verre.
Et quand d'un éclair le tonnerre
Éclate, souvent on peut voir
Les pierres des nuages choir
Qui pourtant ne sont pas de pierre.
La cause qui telle matière
Engendre aux nuages volants
Seuls peuvent dire les savants.
Ainsinc porroit des metaus faire16779
Qui bien en sauroit à chief traire,
Et tolir as ors lor ordure,
Et metre-les en forme pure
Par lor complexions voisines,
L'une vers l'autre assés enclines;
Qu'il sunt tretuit d'une matire,
Comment que Nature les tire;
Car tuit par diverses manieres,
Dedens les terrestres minieres,
De soufre et de vif-argent nessent,
Si cum li livres le confessent.
Qui se sauroit donc soutillier
As esperiz apparillier,
Si que force d'entrer éussent,
Et que voler ne s'en péussent,
Quant il dedens les cors entrassent,
Mès que bien purgiés les trovassent,
Et fust li sofres sans ardure,
Por blanche ou por rouge tainture,
Son voloir des metaus auroit
Qui ainsinc faire le sauroit.
Car d'argent vif fin or font nestre
Cil qui d'alquemie sunt mestre;
Et pois et color li ajoustent
Par choses qui gaires ne coustent.
Et d'or fin pierres precieuses
Font-il cleres et aviveuses;
Et les autres metaus desnuent
De lor formes, si qu'il les muent
Ce sont espèces très-changées16979
Ou bien substances dégagées
De certains corps, soit par notre art,
Soit par Nature d'autre part.
Ainsi pourrait des métaux faire
Qui des corps les saurait extraire,
Puis leur ordure aux ors tirer,
Les réduire et les apurer
Par affinités régulières
A divers corps particulières.
De matière une les ors sont,
N'importe où Nature les fond.
Et tous par diverses manières
Dedans les terrestres minières
Naissent de soufre et vif argent;
La science ainsi nous l'apprend.
Tel donc qui saurait, il me semble,
Combiner les esprits ensemble
Et les contraindre à se mêler,
Sans pouvoir après s'envoler,
Jusqu'à ce qu'aux corps ils entrassent,
Pourvu qu'apurés les trouvassent,
Et, du soufre l'ardeur domptant,
Les colorer en rouge ou blanc,
Aurait par telle connaissance
Tous les métaux en sa puissance.
Ainsi fin or de vif argent
Font naître moult subtilement
Par art, sans plus, nul ne le nie,
Ceux qui sont maîtres d'alchimie,
Puis lui donnent poids et couleur
Par choses de mince valeur,
Et d'or fin pierres précieuses
Refont claires et lumineuses;
En fin argent, par medecines16809
Blanches et tresperçans et fines.
Mès ce ne feroient cil mie
Qui euvrent de sophisterie;
Travaillent tant cum il vivront,
Jà Nature n'aconsivront.
Nature qui tant est soutive,
Combien qu'ele fust ententive
A ses euvres que tant amoit,
Lasse dolente se clamoit
Et si parfondement ploroit,
Qu'il n'est cuer qui point d'amor ait,
Ne de pitié, qui l'esgardast,
Qui de plorer se retardast:
Car tel dolor au cuer sentoit
D'ung fait, dont el se repentoit,
Que ses euvres voloit lessier,
Et du tout son penser cessier,
Mès que tant solement séust
Que congié de son mestre éust:
Si l'en voloit aler requerre,
Tant li destraint li cuers et serre.
Bien la vous vosisse descrire,
Mès mi sens n'i porroit soffire,
Mi sens! qu'ai-ge dit? c'est du mains,
Non feroit voir nus sens humains,
Ne par vois vive, ne par notes,
Et fust Platon ou Aristotes,
Algus, Euclides, Tholomées[6],
Qui tant orent de renommées
D'avoir esté bon escrivain,
Lor engin seroient si vain,
Puis tous les métaux dépouillant17013
De leurs formes, en vif argent
Ils les changent par médecines
Blanches, pénétrantes et fines.
Ce ne peuvent les faux savants
Les imposteurs, les charlatans;
Qu'ils travaillent toute leur vie,
Ils n'atteindront Nature mie.
Nature donc se désolait
Pour ses œuvres que tant aimait,
Et déployait son industrie
Pour les conserver à la vie.
Mais si profondément pleurait
Que nul cœur aimant ne serait
Ni piteux, qui voyant la belle
N'eût voulu pleurer avec elle;
Car telle peine au cœur sentait
D'un péché dont se repentait,
Qu'elle avait perdu tout courage.
Elle eût laissé là son ouvrage
Si seulement elle eût pensé
Que n'en fût son maître offensé.
Peu s'en faut que ne l'en requière,
Tant son cœur s'afflige et se serre.
Volontiers la peindrais céans,
Mais n'y suffirait tout mon sens.
Mon sens! qu'ai-je dit? Ni par note
Ni de vive voix, Aristote
Ni Platon, ni nul sens humain
Ne le pourrait, c'est bien certain.
Algus, Euclide, Ptolémée[6b]
Qui tant avait de renommée
D'avoir été bon écrivain,
Déploierait son esprit en vain,
S'il osoient la chose emprendre,16841
Qu'il ne la porroient entendre,
Ne Pymalion entaillier:
En vain se porroit travaillier
Parrasius, voire Apellés[7]
Que ge moult bon paintre appellés[8],
Biautés de li jamès descrivre
Ne porroit, tant éust à vivre;
Ne Miro, ne Policletus[9],
Jamès ne sauroient cest us.
Zeuxis néis...........
De cinq puceles prist exemple,
Les plus beles que l'en pot querre...
Qui devant li se sont tenuës
Tout en estant trestoutes nuës...
(Page 20, vers 16856.)
XCII
Comment le bon paintre Zeuxis
Fut de contrefaire pensis
La très-grant beaultè de Nature,
Et à la paindre mist grant cure.
Zeuxis néis par son biau paindre[10]
Ne porroit à tel forme ataindre,
Qui, por faire l'ymage au temple,
De cinq puceles prist exemple,
Les plus beles que l'en pot querre
Et trover en toute la terre,
Qui devant li se sont tenuës
Tout en estant trestoutes nuës,
Pour soi prendre garde à chascune,
S'il trovast nul defaut en l'une,
Ou fust sor cors, ou fust sor membre,
Si cum Tules le nous remembre
Où livre de sa Rétorique,
Qui moult est science autentique.
Mès ci ne péust-il riens faire
Zeuxis, tant séust bien portraire,
S'il osait la chose entreprendre,17047
Tous ils n'y sauraient rien entendre,
Ni Pygmalion la tailler.
En vain se pourrait travailler
Parrhasius; et même Appelle[7b],
Que pourtant bon peintre j'appelle[8b],
Tant pût-il vivre, sa beauté
Ne pourrait peindre en vérité;
Non plus Miron ni Polyclète[9b]
N'y parviendraient, je le répète
XCII
Comment le bon peintre Zeuxis
Entreprit d'imiter jadis
La très-grand' beauté de Nature
Et mit à la peindre grand' cure.
Zeuxis, malgré tout son talent[10b],
A la peindre fut impuissant.
Un jour donc il prit pour modèles
Cinq jeunes filles les plus belles
Qu'en tout le monde on pût trouver,
Pour ses traits au temple graver.
Elles se sont tretoutes nues
Tout debout devant lui tenues,
Afin qu'il pût les observer
Et voir s'il leur pourrait trouver
(Ainsi Tulle en sa Rhétorique,
Qui moult est science authentique,
Le rapporte), quelque défaut
Sur les membres, le corps, la peau.
Mais cependant rien ne put faire
Zeuxis, si bien sût-il pourtraire
Ne colorer sa portraiture,16871
Tant est de grant biauté Nature,
Zeuxis, non pas trestuit li mestre
Que Nature fist onques nestre:
Car or soit que bien entendissent
Sa biauté toute, et tuit vosissent
A tel portraiture muser,
Ains porroient lor mains user,
Que si très-grant biauté portraire;
Nus, fors Diex, ne le porroit faire,
Et por ce que, se ge poïsse,
Volentiers au mains l'entendisse,
Voire escrite la vous éusse,
Se ge poïsse, ou ge séusse;
Ge méismes i ai musé,
Tant que tout mon sens i usé
Comme fox et outrecuidiés,
Cent tans plus que vous ne cuidiés.
Car trop fis grant présumpcion,
Quant onques mis m'entencion
A si très-haute euvre achever,
Qu'ains me poïst le cuer crever,
Tant trovai noble et de grant pris
La grant biauté que ge tant pris,
Que par penser la compréisse
Por nul travail que g'i méisse,
Ne que solement en osasse
Ung mot tinter, tant i pensasse.
Si sui du penser recréus,
Por ce m'en sui atant téus;
Que quant ge plus i ai pensé,
Tant ert bele que plus n'en sé.
Car Diex, li biaus outre mesure,
Quant il biauté mist en Nature,
Et peindre avec habileté,17077
Tant Nature est de grand' beauté.
Oui, Zeuxis pas plus que nul maître
Que jamais Nature ait fait naître,
S'il s'en trouvait un pour l'oser,
Avant pourrait ses mains user
Que si très-grand' beauté pourtraire,
(Nul fors Dieu ne le pourrait faire),
Quand même il pourrait du penser
Sa beauté tretoute embrasser.
Moi-même je n'ai pu, sans feindre,
Jusqu'à la concevoir atteindre,
Et Nature vous décrirais
Si je pouvais ou je savais.
A cette tâche surhumaine
J'ai cent fois plus perdu de peine,
Comme un sot, comme un insensé,
Que jamais ne l'eussiez pensé;
Car c'était trop d'outrecuidance
Que d'avoir conçu l'espérance
De si très-haute œuvre achever.
Avant le cœur m'eût pu crever
Qu'en mon penser même comprisse,
Pour nulle peine que je prisse,
La très-grand' beauté que je vis,
Tant noble était et de grand prix,
Ni que seulement en osasse
Un mot tinter, tant y pensasse.
C'est pourquoi mon esprit vaincu,
De guerre lasse, enfin s'est tu.
Plus j'y pensais, tant était belle,
Plus j'étais impuissant près d'elle;
Car Dieu, la suprême beauté,
Quand Nature il eut enfanté,
Il en i fist une fontaine16905
Tous jors corant et tous jors plaine,
De qui toute biauté desrive;
Mès nus n'en set ne fons ne rive:
Por ce n'est droit que conte face
Ne de son cors, ne de sa face
Qui tant est avenant et bele,
Cum flor de lis en mai novele;
Rose sus rain, ne noif sor branche,
N'est si vermeille ne si blanche.
Si devroie-ge comparer,
Quant ge l'os à riens comparer,
Puisque sa biauté ne son pris
Ne puet estre d'omme compris.]
Quant ele oï ce serement,
Moult li fu grant alegement
Du grant duel qu'ele demenoit.
Por decéue se tenoit,
Et disoit:
Nature.
Lasse! qu'ai-ge fait?
Ne me repenti mès de fait
Qui m'avenist des lors en ça
Que cist biau monde commença,
Fors d'une chose solement
Où j'ai mespris trop malement,
Dont ge me tiens trop à musarde:
Et quant ma musardie esgarde,
Bien est drois que ge m'en repente.
Lasse fole! lasse dolente!
Lasse! lasse cent mile fois!
Où sera mès trovée fois?
En elle fit une fontaine17111
Toujours courante et toujours pleine
D'où découle toute beauté.
Et son lit, c'est l'immensité.
Comment vouloir que conte fasse
Ni de son corps, ni de sa face,
Qui plus belle est, je vous le dis,
Qu'en mai nouvelle fleurs de lys?
Rose ni neige sur la branche
N'est si vermeille ni si blanche,
Et c'est un crime que d'oser
A Nature chose opposer,
Sa beauté puisqu'en nulle guise
Ne peut être d'homme comprise.]
Quand Nature ouït ce serment,
Moult lui fut grand allégement
Du deuil qui l'avait confondue.
Elle se tenait pour déçue,
Et disait:
Nature.
Lasse, qu'ai-je fait?
Céans à l'esprit, en effet,
Il me revient une méprise,
Une faute que j'ai commise,
Il y a bien longtemps déjà,
Quand ce beau monde commença,
Et dont j'aurais dû, sans doutance,
Dès longtemps faire pénitence.
Oui, j'ai trop, dit-elle, péché,
Et quand je songe à mon péché,
Bien juste est que je m'en repente.
Lasse folle, lasse dolente!
Ai-ge bien ma poine emploiée?16935
Sui-ge bien du sens desvoiée,
Qui tous jors ai cuidé servir
Mes amis por gré deservir,
Et trestout mon travail ai mis
En essaucier mes anemis?
Ma debonnaireté m'afole.
L'Acteur.
Lors a mis son prestre à parole,
Qui celebroit en sa chapele,
Mès ce n'ert pas messe novele,
Car tous jors ot fait ce servise
Dès qu'il fu prestres de l'église.
Hautement, en leu d'autre messe,
Devant Nature la déesse,
Li prestres qui bien s'acordoit
En audience recordoit
Les figures représentables
De toutes choses corrumpables
Qu'il ot escrites en son livre,
Si cum Nature les li livre.
Comment Nature la déesse
A son bon prestre se confesse.
Qui moult doulcement luy enhorte
Que de plus plourer se déporte.
(Page 26, vers 16955.)
XCIII
Comment Nature la déesse
A son bon prestre se confesse,
Qui moult doulcement luy enhorte
Que de plus plourer se déporte.
Genius, dist-ele, biau prestre
Qui des leus estes diex et mestre,
Lasse, lasse cent mille fois.17141
De moi, c'en est fait, je le vois!
Ai-je bien ma peine employée
Et me suis-je assez dévoyée.
Moi qui tout mon travail ai mis
A exhausser mes ennemis,
Croyant gagner, en récompense,
De mes amis los et fiance?
Victime suis de ma bonté.
L'Auteur.
Lors à son prêtre a tout conté
Officiant en sa chapelle;
Mais ce n'était messe nouvelle,
Car même service il faisait
Depuis qu'en son église était.
Hautement, au lieu d'autre messe,
Devant Nature la déesse,
Le prêtre, qui tout connaissait,
En audience rappelait
Les figures représentables
De toutes choses corrompables,
Comme Nature lui livrait,
Et qu'en son livre il écrivait.
XCIII
Comment Nature la déesse
A son bon prêtre se confesse,
Qui l'exhorte moult doucement
De sécher ses pleurs à l'instant.
Génius, dit-elle, beau prêtre,
De toutes créatures maître,
Et selonc lor propriétés16961
Toutes en euvre les metés,
Et bien achevés la besoingne,
Si cum à chascun li besoingne,
D'une folie que j'ai faite,
Dont ge ne me sui pas retraite,
Mès repentance moult m'apresse,
A vous m'en vuel faire confesse.
Genius.
Ma dame, du monde roïne,
Cui toute riens mondaine encline,
S'il est riens qui vous griefve, en tant
Que vous en ailliés repentant,
Ou que néis vous plaise à dire,
De quelconques soit la matire,
Soit d'esjoïr, ou de doloir,
Bien m'en poés vostre voloir
Confesser trestout par lesir,
Et ge tout à vostre plesir,
Fet Genius, metre y vorrai
Tout le conseil que ge porrai,
Et celerai bien vostre affaire,
Se c'est chose qui face à taire.
Et se mestier avés d'assoldre,
Ce ne vous doi-ge mie toldre,
Mais lessiés ester vostre plor.
Nature.
Certes, fet-ele, se ge plor,
Biaus Genius, n'est pas merveille.
Genius.
Dame, toutevois vous conseille
Qui selon leurs propriétés17169
Toutes en œuvre les mettez
Et leur besogne achevez toute
Lorsque suivent la droite route,
Le remords me vient oppresser
Et me veux à vous confesser
D'une faute que j'ai commise
Et qui ne me fut pas remise.
Génius.
Reine du monde, il lui répond,
Devant qui tout courbe le front,
Si quelque chose vous tourmente
Et dont votre cœur se repente,
En moi vous pouvez vous fier;
Ou s'il vous plaît me confier
Quoi que ce soit, plaisir ou peine
Vous pouvez, ma très-douce reine
Vous confesser tout à loisir,
Et moi, tout à votre plaisir,
Je célerai bien votre affaire
Si c'est chose qu'il faille taire,
Fait Génius, et je ferai
Pour vous tout ce que je pourrai
S'il est besoin de vous absoudre,
Je suis tout prêt à m'y résoudre,
Mais avant tout ne pleurez plus
Nature.
Las! dit-elle, beau Génius,
Si je pleure, n'est pas merveille.
Génius.
Dame, pourtant je vous conseille
Que vous voilliez ce plor lessier,16989
Se bien vous volés confessier,
Et bien entendre à la matire
Que vous m'avés empris à dire:
Car grans est, ce croi, li outrages,
Que bien sai que nobles corages
Ne s'esmuet pas de poi de chose:
S'est moult fox qui trobler vous ose.
Mès sans faille il est voir que fame
Legierement d'ire s'enflame[11].Voir la note
[Virgiles méismes tesmoingne,
Qui moult congnut de lor besoingne,
Que jà fame n'iert tant estable,
Qu'el ne soit diverse et muable,
Et si rest trop ireuse beste.
Salemon dist qu'onc ne fut teste
Sor teste de serpent crueuse,
Ne riens de fame plus ireuse;
N'onc riens, ce dist, n'ot tant malice.
Briefment, en fame a tant de vice,
Que nus ne puet ses meurs pervers
Conter par rimes, ne par vers:
Et si dist Titus-Livius
Qui bien congnut quex sunt li us
Des fames, et quex les manieres,
Que vers lor meurs nules prieres
Ne valent tant comme blandices,
Tant sunt decevables et nices,
Et de flechissable nature.
Si redist aillors l'Escriture
Que de tout le femenin vice,
Li fondement est avarice.
Et quiconques dit à sa fame
Ses secrez, il en fait sa dame.
D'abord de vos larmes cesser,17197
Et si voulez vous confesser,
Exposez-moi donc tire à tire
Tout ce que vous avez à dire.
Grande est, je crois, votre douleur,
Car bien sais-je que noble cœur
Ne s'émeut pas de peu de chose.
Bien fol est qui troubler vous ose.
Avouons-le, femme pourtant
S'emporte bien légèrement[11b].
[A Virgile je m'en réfère
Qui moult connut leur caractère:
Cœur de femme, dit-il, est changeant,
Capricieux et inconstant.
Femme est trop irascible bête;
Et Salomon dit que sa tête
Est pis que tête de serpent,
Et qu'il n'est rien de plus méchant;
Rien, dit-il, n'eut tant de malice;
Bref, en la femme est tant de vice,
Que nul ne peut ses us pervers
Conter par rimes ni par vers.
Tite-Live, qui leurs manières
Savait et leurs mœurs tout entières,
Dit que, pour les séduire, rien
Ne réussit oncques si bien
Que propos flatteurs et que fables,
Tant frivoles et décevables
Et tant fragiles sont leurs cœurs.
Et l'Écriture ajoute ailleurs
Que de tout le féminin vice
Le fondement c'est l'avarice.
Et quiconque à sa femme dit
Ses secrets, dès lors s'asservit.
Nus homs qui soit de mere nés,17023
S'il n'est yvres ou forsenés,
Ne doit à fame réveler
Nule riens qui face à celer,
Se d'autrui ne le vuet oïr.
Miex vaudroit du païs foïr,
Que dire à fame chose à taire,
Tant soit loial ne débonnaire;
Ne jà nul fait secré ne face,
S'il voit fame venir en place:
Car s'il i a peril de cors,
El le dira, bien le recors,
Combien que longuement atende;
Et se nus riens ne l'en demande,
Le dira-ele vraiement,
Sans estrange amonestement:
Por nule riens ne s'en teroit,
A son avis morte seroit,
Se ne li sailloit de la bouche,
S'il i a peril ou reprouche.
Et cil qui dit le li aura,
S'il est tex, puis qu'el le saura,
Qu'il l'ose après ferir ne batre,
Une fois, non pas trois ne quatre,
Jà si-tost ne la touchera,
Cum ele li reprouchera,
Mais ce sera tout en apert.
Qui se fie en fame, il se pert,
Et li las qui en li se fie,
Savés-vous qu'il fait? il se lie
Les mains, et se cope la geule[12]:
Car s'il une fois toute seule
Ose jamès vers li grocier,
Ne chastoier, ne corrocier,
Car aucun homme né de mère,17231
S'il n'est ivre ou de sens n'a guère,
Ne doit à femme révéler
Nulle chose bonne à celer,
S'il ne veut pas qu'elle soit sue,
Tant soit sa loyauté connue.
Mieux lui vaudrait le pays fuir
Qu'à femme un secret découvrir;
Que rien de secret il ne fasse
Non plus, si vient femme en la place,
Car en allât-il de ses jours,
Elle ne se taira toujours
Combien que longuement attende.
Pas n'est besoin qu'on lui demande,
Bien le dira-t-elle vraiment,
Sans qu'on la prie, un beau moment.
Pour rien au monde nulle femme
Ne se tairait, non, sur mon âme;
A son avis, morte serait,
Si de la bouche son secret
Ne lui sortait, dût-elle même
Se jeter en péril extrême.
Et celui qui livré l'aura,
Une fois qu'elle le saura,
S'il l'ose après férir ou battre
Une fois, non pas trois ni quatre,
Aussitôt qu'il la touchera,
Lors elle lui reprochera
Ouvertement à voix jolie;
Car l'homme en femme qui se fie
Se perd, et le malheureux, las!
Savez-vous ce qu'il fait? les bras
Il se lie et se clot la gueule[12b],
Car rien qu'une fois, une seule,
Il met en tel peril sa vie.17057
S'il a du fait mort deservie,
Que par le col le fera pendre,
Se li juge le puéent prendre;
Ou murdrir par amis privés,
Tant est à mal port arrivés.
XCIV
Cy dit, à mon intention[13],
La meilleure introduction
Que l'en peut aux hommes apprendre.
Pour eulx bien garder et deffendre
Que nulles femmes leurs maistresse;
Ne soyent, quant sont jangleresses.
Mès li fox, quant au soir se couche,
Et gist lez sa fame en sa couche
Où reposer ne puet ou n'ose,
Qu'il a fait espoir quelque chose,
Ou vuet par aventure faire
Quelque murdre ou quelque contraire
Dont il craint la mort recevoir,
Se l'en le puet aparcevoir,
Et se torne, plaint et sopire,
Et sa fame vers soi le tire,
Qui bien voit qu'il est à mesese,
Si l'aplaingne et acole et bese,
Et le couche entre ses mameles.
La Femme qui parle à son Mary.
Sire, dist-ele, quex noveles?
Si jamais il l'ose gronder,17265
La châtier, la gourmander,
Il risque fort son existence,
Car s'il mérite la potence,
Au juge elle le livrera,
Haut et court pendre le fera,
Ou par amis privés occire,
Tant il prend des chemins le pire.
XCIV
Ci dit, à mon intention[13b],
La meilleure introduction
Que l'on puisse aux hommes apprendre,
Pour les garder et les défendre
De fourbe maîtresse choisir
Qui les puisse vendre et trahir.
Mais quand le fol au soir se couche,
Près de sa femme, dans sa couche,
Où ne peut ni n'ose dormir
(Car peut-être il vient d'accomplir
Quelque méfait ou se dispose
A quelque meurtre ou male chose,
Dont il craint la mort recevoir
Si l'on vient à l'apercevoir),
Et se tourne et plaint et soupire.
Lors vers soi sa femme l'attire,
Qui bien voit qu'il a du chagrin,
L'accole et le baise et le plaint,
Et le couche entre ses mamelles.
La femme qui parle à son mari.
Sire, lui dit, quelles nouvelles?
Qui vous fait ainsinc sospirer,17083
Et tressaillir et revirer?
Nous sommes or privéement
Ici nous dui tant solement
Les personnes de tout le monde,
Vous li premiers, ge la seconde,
Qui miex nous devons entr'amer
De cuer loial fin sans amer;
Et de ma main, bien m'en remembre,
Ai fermé l'uis de nostre chambre,
Et les parois, dont miex les proise,
Sunt espesses demie toise,
Et si haut resunt li chevron,
Que tuit séurs estre devon;
Et si sommes loing des fenestres,
Dont moult est plus séurs li estres
Quant à nos secrez descovrir:
Si ne les a pooir d'ovrir,
Sans despecier, nus hons vivant
Ne plus que puet faire li vent.
Briefment cis leus n'a point d'oïe,
Vostre vois ne puet estre oïe
Fors que de moi tant solement;
Por ce vous pri piteusement
Par amor, que tant vous fiés
En moi, que vous le me diés.
Le Mary.
Dame, dist-il, se Dieu me voie,
Por nule riens ne le diroie,
Car ce n'est mie chose à dire.
Qui vous fait ainsi soupirer17293
Et tressaillir et revirer?
Ne sommes-nous de tout le monde,
Vous le premier, moi la seconde,
Qui mieux nous devons entr'aimer
De loyal cœur sans rien d'amer?
Céans nous sommes, il me semble,
Tous deux tant seulement ensemble,
Et j'ai fermé, bien m'en souvient,
Tous les huis de ma propre main;
Épaisse d'une demi-toise,
La muraille n'est pas sournoise,
Et tant hauts je vois les chevrons,
Qu'être tranquilles nous devons.
Des fenêtres si loin nous sommes,
A l'abri du regard des hommes,
Que vous pouvez tout à loisir
Votre secret me découvrir.
N'ayez crainte qu'on nous entende;
Sans bruit, à moins qu'il ne pourfende
Ces gros murs, nul homme vivant
Ne peut faire plus que le vent.
Bref, ce lieu-ci n'a point d'ouïe;
Votre voix ne peut être ouïe,
Sinon de moi tant seulement.
Aussi vous prié-je humblement,
Par notre amour, d'avoir, beau sire,
En moi fiance et tout me dire.
Le Mari.
Dame, dit-il, par Dieu, jamais
Pour rien je ne vous le dirais;
Ce n'est pas une chose à dire.
La Femme.
Avoi, dist-ele, biau douz Sire!17112
M'avés-vous donc soupeçonneuse,
Qui sui vostre loial espeuse?
Quant par mariage assemblasmes,
Jhesu-Crist, que pas ne trovasmes
De sa grace aver ne eschar,
Nous fist deus estre en une char;
Et quant nous n'avons char fors une,
Par le droit de la loi commune,
N'il ne puet en une char estre
Fors que uns cuers à la senestre:
Tuit ung sunt donques li cuers nostre,
Le mien avés, et ge le vostre:
Riens ne puet donc où vostre avoir,
Que li miens ne doie savoir.
Por ce vous pri que le me dites,
Par guerredon et par merites;
Car jamès joie où cuer n'aurai
Jusqu'à tant que ge le saurai;
Et se dire nel' me volés,
Ge vois bien que vous me bolés;
Si sai de quel cuer vous m'amés,
Qui douce amie me clamés,
Douce seur et douce compaingne.
A cui parés-vous tel chataingne?
Certes se nel' me gehissiés,
Bien pert que vous me traïssiés;
Car tant me sui en vous fiée,
Puis que m'éustes affiée,
Que dit vous ai toutes les choses
Que j'oi dedans mon cuer encloses.
La Femme.
Hélas, dit-elle, beau doux sire,17324
De votre femme en vil époux
La loyauté soupçonnez-vous?
Quand tous deux nous nous mariâmes,
Jésus-Christ qu'envers nous trouvâmes
De sa grâce si généreux,
Nous fit être en une chair deux,
Et puisque chair nous n'avons qu'une
Par le droit de la loi commune,
Nos deux cœurs, soyez-en certain,
Doivent battre en un même sein;
Tout un nos cœurs sont l'un et l'autre,
Le mien avez et moi le vôtre.
Rien ne peut donc le vôtre avoir
Que le mien ne doive savoir.
Dites-le moi, je vous en prie,
Par amour et sans tromperie,
Car jamais joie au cœur n'aurai
Jusqu'à tant que je le saurai.
Si vous refusez de le dire,
C'est qu'alors vous me trompez, sire.
Je sais de quel cœur vous m'aimez,
Vous qui douce sœur me nommez,
Douce compagne et douce amie.
Or tels marrons ne cuisent mie
Pour moi. Car si vous vous cachez,
C'est qu'à me trahir vous cherchez,
Moi qui vous dis tretoutes choses
Pourtant, dedans mon cœur encloses!
Du jour où nous fûmes unis,
Tant fiée en vous je me suis,
Si lessai por vous pere et mere,17143
Oncles, neveus, serors et frère,
Et tous amis et tous parens,
Si cum il est or aparens.
Certes moult ai fait mauvès change,
Quant si vers moi vous truis estrange,
Que ge plus aim que riens qui vive;
Et tout ne me vaut une cive,
Qui cuidiés que tant mespréisse
Vers vous, que vos secrés déisse:
C'est chose qui ne porroit estre;
Par Jhesu-Crist le roi célestre,
Qui vous doit miex de moi garder?
Plaise-vous au mains regarder,
Se de loiauté rien savés,
La foi que de mon cors avés:
Ne vous soffist pas bien cis gages,
En volés-vous meillors hostages?
Donc sui-ge des autres la pire,
Se vos secrez ne m'osés dire.
Ge voi toutes ces autres fames
Qui sunt de lor hostiez si dames,
Que lor maris en eus se fient
Tant que tous lor secrez lor dient.
Tuit à lor fames se conseillent,
Quant en lor liz ensemble veillent,
Et privéement se confessent,
Si que riens à dire ne lessent;
Et plus sovent, c'est chose voire,
Qu'il ne font néis au provoire:
Par eus-méismes bien le sai,
Car maintes fois oï les ai;
Qu'el m'ont tretuit recongnéu
Quanqu'el ont oï et véu,
Que j'ai laissé pères et mères,17355
Oncles, neveux, et sœurs et frères,
Tous mes amis, tous mes parents,
Comme vous le voyez céans.
J'ai peu gagné certes au change,
Quand tant vers moi vous trouve étrange
Vous que j'aime par dessus tout!
Tout cela ne me vaut un clou,
De moi tant puisqu'on se méfie
Qu'un secret on ne me confie.
Vous avez peur d'être trahi!
Mais, roi du ciel, bon Jésus-Christ,
Qui mieux que moi vous doit en garde
Avoir? que votre cœur regarde,
Et vous verrez, loyal époux,
Que mon corps est tretout à vous,
Et si ne vous suffit ce gage,
Puis-je trouver meilleur otage?
Près des autres suis-je si bas,
Que vos secrets ne sache pas?
Je vois toutes ces autres femmes,
Qui si bien sont chez elles dames
Que les secrets de leurs époux
Au moins elles connaissent tous.
Tous à leurs femmes se conseillent,
Quand en leur lit ensemble veillent,
Et se confessent privément
Sans rien se taire aucunement,
Et mieux, et plus souvent peut-être
Qu'ils ne le font même à leur prêtre.
D'elles-mêmes bien je l'apprends,
Car maintes fois l'une j'entends
Me raconter en confidence
Ce qu'elle sait, ce qu'elle pense,
Et tout néis quanqu'eles cuident,17177
Ainsinc se purgent et se vuident.
Si ne sui-ge pas lor pareille,
Nule vers moi ne s'apareille,
Car ge ne sui pas jangleresse,
Vilotiere, ne tenceresse;
Ains sui de mon cors prodefame,
Comment qu'il aut vers Diex de l'ame.
Jà n'oïstes-vous onques dire
Que j'aie fait nul avoutire,
Se li fol qui le vous conterent,
Par mauvestié nel' controverent.
Ne m'avés-vous bien esprovée?
Où m'avés-vous fauce trovée?
Après, biau Sire, regardés
Comment vostre foi me gardés.
Certes, malement mespréistes,
Quant anel où doi me méistes,
Et vostre foi me fiançastes:
Ne sai comment faire l'osastes.
S'en moi ne vous osés fier,
Qui vous fist à moi marier?
Por ce pri que la vostre fois
Me soit sauve au mains ceste fois,
Et loiaument vous asséure,
Et promet et fiance et jure
Par le benéuré saint Pierre,
Que ce sera chose souz pierre.
Certes moult seroie ore fole,
Se de ma bouche issoit parole
Dont éussiés honte et damage:
Honte feroie à mon linage,
C'onques nul jor ne diffamoi,
Et tout premierement à moi.
Tout ce qu'elle a pu voir, ouïr,17389
Quand il lui plaît son cœur m'ouvrir.
Mais point ne suis de ces bavardes,
Ces hypocrites, ces paillardes;
Vous n'allez pas me comparer
A cela, j'ose l'espérer;
Car de corps je suis prude femme,
Et Dieu seul peut sonder mon âme.
Or jamais vous n'avez appris
Que j'aie adultère commis,
Ou bien les fous qui le contèrent
Par méchanceté l'inventèrent.
M'avez-vous pu fausse trouver
Quand il vous plut de m'éprouver?
Et comment votre foi, beau sire,
M'avez gardé, je vais le dire.
Quand l'anneau me mîtes au doigt
Et me promites votre foi,
Vous étiez menteur et faussaire,
Ne sais comment l'osâtes faire.
Si n'osez en moi vous fier,
Qui vous fit à moi marier?
Qu'une fois, je vous en conjure,
Votre foi soit sincère et pure,
Et je vous jure désormais
Et loyalement vous promets,
Au nom du bienheureux saint Pierre,
Que ce sera chose sous pierre.
Il serait certe à moi bien sot,
Si sortait de ma bouche un mot
Dont vous eussiez honte et dommage.
Je ferais honte à mon lignage
Que ne déshonorai jamais,
Que je sache, et j'en pâtirais,
L'en seult dire, et voirs est sans faille,17211
Que trop est fox qui son nez taille,
Sa face a tous jors deshonore:
Dites-moi, se Diex vous secore,
Ce dont vos cuers se desconforte,
Ou se ce non, vous m'avés morte.
Genius.
Lors li debaille et pis et chief,
Et puis le baise de rechief,
Et plore sor li lermes maintes,
Entre les baiseries faintes.
XCV
Comment le fol Mary couart
Se met dedans son col la hart,
Quant son secret dit à sa Fame,
Dont pert son corps, et elle s'ame.
Adonc li meschéans li conte
Son grant damage et sa grant honte,
Et par sa parole se pent;
Et quant dit l'a, si s'en repent;
Mès parole une fois volée
Ne puet plus estre rapelée.
Lors li prie qu'ele se taise,
Cum cil qui plus est à mesaise
C'onques avant esté n'avoit,
Quant sa fame riens n'en savoit.
Et cele li redist sans faille
Qu'el s'en taira, vaille que vaille.
Au surplus, la première, sire.17423
J'entends une vérité dire
Souvent et bien la retenez:
Fol est qui se coupe le nez;
Sa face à toujours déshonore.
A Dieu si vous croyez encore,
Dites-moi ce dont vous souffrez,
Ou sinon morte me verrez.
Génius.
Lors sein et tête lui découvre,
Déréchef de baisers le couvre,
Et puis de pleurs l'inonde maints
Au milieu de cent baisers feints.
XCV
Comment le fol mari couard
Lui-même au col se met la hart,
Quand son secret dit à sa femme,
Dont perd son corps, elle son âme.
Lors lui conte le malheureux
Sa grand' honte, son cas affreux;
Dès lors il a livré sa tête.
A peine dit, il le regrette;
Mais un mot, sitôt envolé,
Ne peut plus être rappelé.
Lors il priera qu'elle se taise,
Car il est à plus grand mésaise
Que jamais avant il n'était,
Quand sa femme rien ne savait.
Bien lui promet-elle sincère,
Vaille que vaille, de se taire;
Mès li chetis, que cuide-il faire?17237
Il ne puet pas sa langue taire,
Or tent à l'autrui retenir!
A quel chief en cuide-il venir?
Or se voit la dame au deseure,
Et set que de quelconques heure
L'osera mès cil corrocier,
Ne contre li de riens grocier;
Mu le fera tenir et coi,
Qu'ele a bien matire de quoi.
Convenant, espoir, li tendra,
Tant que corrous entr'eus vendra,
Encore s'ele tant atent:
Mès envis atendra jà tant
Que moult ne li soit grant grevance,
Tant aura le cuer en balance.
Et qui les hommes ameroit,
Cist sermon lor préescheroit,
Qui bien fait en tous leus à dire,
Por ce que chascuns hons s'i mire,
Por eux de grant peril retraire.
Si porroit-il, espoir, desplaire
As fames qui tant ont de jangles;
Mès vérités ne quiert nus angles.
Biaus Seignors, gardés-vous des fames[14],
Se vos cors amés et vos âmes;
Au mains que jà si mal n'ovrés
Que vos secrez lor descovrés,
Que dedens vos cuers estuiés.
Fuiés, fuiés, fuiés, fuiés,
Fuiés, enfans, fuiés tel beste,
Gel' vous consel et amoneste
Sans décepcion et sans guile,
Et notés ces vers de Virgile,
Mais où pense-t-il en venir?17451
Comment langue d'autrui tenir
Quand on ne sait la sienne taire?
Le chétif, que pense-t-il faire?
Or la dame a pris le dessus
Et sait bien qu'il n'osera plus
Désormais lui chercher querelle,
Ni lutter à nul jour contre elle.
Muet le tiendra-t-elle et coi,
Car elle a matière de quoi.
Peut-être bien se taira-t-elle
Jusqu'à la prochaine querelle,
Si même elle attend jusque-là.
Mais à grand' peine elle attendra,
Et non sans cruelle souffrance,
Tant aura le cœur en balance;
Et qui les hommes aimerait,
Ce sermon il leur prêcherait,
Qui par tous lieux est bon à dire,
Pour que chacun se puisse instruire
Et ce grand péril éviter.
Par contre, il pourrait exciter
De toutes femmes la colère,
Femmes à langue de vipère;
Mais vérité fuit les détours.
Beaux seigneurs, gardez-vous toujours[14b],
Si vous aimez vos corps, vos âmes,
Beaux seigneurs, gardez-vous des femmes;
Au moins gardez-vous bien jamais
De leur dévoiler les secrets
Cachés dans le fond de votre âme.
Fuyez, fuyez, fuyez la femme,
Enfants, telle bête fuyez;
A ma parole vous fiez,
Mès qu'en vos cuers si les fichiés,17271
Qu'il n'en puissent estre sachiés:
Enfans qui coilliés les floretes,
Et les freses fresches et netes,
Ci gist li frois serpens en l'erbe[15]:
Fuiés, enfans, car il enherbe
Et empoisonne et envenime
Tout homme qui de li s'aprime.
Enfans qui les flors alés querre,
Et les freses naissans sus terre,
Li mau serpent refroidissant
Qui se vet ici tapissant,
La malicieuse coluevre
Qui son venin repont et cuevre,
Et le muce souz l'erbe tendre,
Jusqu'à tant que le puisse espendre
Por vous decevoir et grever,
Pensés, enfans, de l'eschever.
Ne vous i lessiés pas haper,
Se de mort volés eschaper:
Car tant est venimeuse beste
Par cors, et par queuë, et par teste,
Que se de li vous aprochiés,
Tost vous troverés entechiés;
Qu'el mort et point en traïson
Quanqu'el ataint sans garison;
Car de cesti venin l'ardure
Nus triades n'en a la cure:
Rien n'i vaut herbe ne racine,
Sol foïr en est medicine.
Si ne di-ge pas toutevoie
(N'onc ne fu l'entencion moie)
Que les fames chieres n'aiés,
Ne que si foïr les doiés,
Sans feinte comme à l'Évangile.17483
Puis notez ces vers de Virgile,
Et dedans vos cœurs les fichez
Si bien qu'ils n'en soient arrachés:
Enfants, qui cueillez les fleurettes
Et les fraises fraîches et nettes,
En l'herbe git le froid serpent[15b].
Fuyez, enfants, car de sa dent
Il envenime, il empoisonne
Quiconque auprès de lui buissonne.
Enfants, qui les fleurs savourez
Et les fraises dessus les prés,
Le méchant serpent froid et sombre
Qui rampe et se tapit dans l'ombre,
Et la couleuvre emmi le thym
Qui distille son noir venin
Et le tient prêt sous l'herbe tendre,
Jusqu'à ce que le puisse épandre
Sur vous, pour vous faire mourir,
Enfants, ne songez qu'à les fuir.
Car tant est venimeuse bête
Par le corps, la queue et la tête,
Que si vous vous en approchiez,
Soudain vous en seriez souillés.
Enfants, évitez sa morsure,
En nul remède n'y sais cure,
Car elle mord en trahison
Sans nul espoir de guérison;
Rien n'y fait herbe ni racine;
Je ne sais d'autre médecine
Que de la fuir incontinent.
De ce que j'ai dit ci-devant,
N'allez pas toutefois déduire
(Car ce jamais ne voulus dire,)
Que bien avec eus ne gisiés;17305
Ains commant que moult les prisiés,
Et par raison les essauciés,
Bien les vestés, bien les chauciés[16],
Et tous jors à ce laborés,
Que les servés et honorés
Por continuer vostre espiece,
Si que la mort ne la despiece;
Mès jà tant ne vous y fiés,
Que chose à taire lor diés.
Bien soffrés que voisent et viengnent,
La mesnie et l'ostel maintiengnent,
S'el sevent à ce metre cure;
Ou s'il avient par aventure
Que sachent achater et vendre,
A ce puéent-el bien entendre;
Ou s'el sevent aucun mestier,
Facent-le, s'el en ont mestier,
Et sachent les choses apertes
Qui n'ont mestier d'estre covertes.
Mès se tant vous habandonnés
Que trop de pooir lor donnés,
A tart vous en repentirés,
Quant lor malice sentirés.
L'Escriture néis nous crie
Que se la fame a seignorie,
Ele est à son mari contraire,
Quant el li voit riens dire ou faire.
Prenés-vous garde toutevoie
Que l'ostel n'aille à male voie;
Car l'en pert bien en meillor garde.
Qui sages est, sa chose garde.
Que femmes chères n'ayez point,17519
Et que toutes fuyez au point
De ne plus coucher avec elles.
Aimez dames et damoiselles,
Et par raison les exhaussez,
Bien les vêtez, bien les chaussez,
Et pour perpétuer l'espèce,
Que la Mort constamment dépèce,
Vous ne devez tous aspirer
Qu'à les servir, les honorer;
Mais jamais n'allez pour leur plaire
Jusqu'à leur dire chose à taire.
Laissez-les aller et venir
Et toute la maison tenir
S'elles savent y mettre cure.
Ou s'il advient, par aventure,
Qu'elles sachent vendre, acheter,
Laissez-les donc se contenter;
Et si le moindre métier savent,
Maladroits ceux qui les entravent.
Bref, elles peuvent se mêler
De tout, sauf ce qu'il faut celer;
Mais si vous faites l'imprudence
De leur donner trop de puissance,
Bientôt vous en repentirez,
Quand leur malice sentirez.
L'Écriture même confesse
Que quand la femme est la maîtresse,
Que dise ou fasse le mari,
Elle se met encontre lui.
Mais veillez que ne se dévoie
La maison en mauvaise voie;
On trompe le meilleur gardien.
Le sage, lui, garde son bien.
Et vous qui avés vos amies,17337
Portés lor bonnes compaignies;
Bien affiert qu'el sachent chascunes
Assés des besoingnes communes.
Mès se preus estes et senés,
Quant entre vos bras les tenés,
Et les acolés et baisiés,
Taisiés, taisiés, taisiés, taisiés[17].
Pensés de vos langues tenir,
Car riens n'en puet à chief venir
Quant des secrez sunt parçonieres,
Tant sunt orguilleuses et fieres,
Et tant ont les langues cuisans,
Et venimeuses et nuisans.
Mès quant les fox sunt là venu,
Qu'il sunt entre lor bras tenu,
Et que les acolent et baisent,
Entre les gieus qui tant lor plaisent,
Lors n'i puet riens avoir celé,
Là sunt li secré revelé;
Là se descuevrent li mari
Dont puis sunt dolent et marri.
Tuit encusent ci lor pensé,
Fors li sage bien apensé.
Dalida la malicieuse,
Par flaterie venimeuse,
A Sanson qui tant ert vaillans,
Tant preus, tant fors, tant bataillans,
Si cum el le tenoit forment
Soef en son giron dormant,
Copa ses chevex o ses forces,
Dont il perdi toutes ses forces,
Quant de ses crins le depela,
Et tous secrez li révéla,
Et vous qui avez vos amies,17553
Faites-leur bonnes compagnies;
Confiez-leur donc, au besoin,
De quelques intérêts le soin.
Mais êtes-vous prudent et sage?
Lorsque pris d'amoureuse rage,
Les accolez et les baisez,
Taisez-vous, taisez-vous, taisez.
Quand des secrets sont familières
Tant sont orgueilleuses et fières,
Que rien de bon n'en peut venir,
Sachez donc vos langues tenir;
Car leurs langues sont trop cuisantes
Et venimeuses et nuisantes.
Mais quand les fous sont là venus,
Qu'ils sont entre leurs bras tenus,
Qu'elles les accolent et baisent
En mille jeux qui tant leur plaisent,
Ils n'ont plus rien lors de celé,
Et tout secret est révélé.
Les sages seuls leurs pensers voilent,
Les fous à l'envi les dévoilent;
Là se trahissent les maris
Dont puis sont dolents et marris.
Dalila la malicieuse,
Par sa caresse venimeuse,
Tondit à Samson le vaillant,
Le preux, le fort, le bataillant,
Tous les cheveux avec ses forces,
Dont il perdit toutes ses forces,
Un jour que le tenait dormant
En son giron paisiblement.
Trop fol il fut quand à la belle,
N'ayant rien de caché pour elle,
Que li fox contés li avoit,17371
Qui riens celer ne li savoit.
Mès n'en vuel plus d'exemples dire,
Bien vous puet ung por tous soffire.
Salemon néis en parole,
Dont ge vous dirai la parole
Tantost, por ce que ge vous ain:
De cele qui te dort où sain
Garde les portes de ta bouche,
Por foïr péril et reprouche[18].
Cest sermon devroit préeschier
Quicunques auroit homme chier,
Que tuit de fames se gardassent,
Si que jamès ne s'i fiassent.]
Si n'ai-ge pas por vous ce dit,
Car vous avés sans contredit
Tous jors été loiale et ferme.
L'Escriture néis afferme,
Tant vous a donné Diex sens fin,
Que vous estes sages sans fin.
L'Acteur.
Genius ainsinc la conforte,
Et de quanqu'il puet li enhorte
Qu'el laist du tout son duel ester:
Car nus ne puet riens conquester
En duel, ce dist, ne en tristece:
C'est une chose qui moult blece,
Et qui, ce dist, riens ne profite.
Quant il ot sa volenté dite,
Sans plus faire longue prière,
Il s'asiet en une chaiere
Tous ses secrets il ne cela;17587
Car tous elle les révéla,
Et la traîtresse, la parjure,
Le pela de sa chevelure.
Or cet exemple vous suffit;
Autant que tous seul il en dit.
Et Salomon parle de même;
Je vais, parce que je vous aime,
Citer son précepte divin:
«A celle qui dort sur ton sein
Les portes de ta bouche accroche,
Pour fuir et péril et reproche[18b].»
Oui, quiconque aurait l'homme cher
Lui devrait ce sermon prêcher
Que tous des femmes se gardassent
Et que jamais ne s'y fiassent.]
Mais ceci pour vous n'ai pas dit,
Car vous avez, sans contredit,
Toujours été loyale et pure.
Du reste, affirme l'Écriture,
Tant Dieu vous a donné sens fin
Que vous êtes sage sans fin.
L'Auteur.
Génius ainsi la conforte
Et tant qu'il peut Nature exhorte
A sa peine et ses pleurs tarir;
Car nul ne peut rien obtenir
Par deuil, dit-on, ni par tristesse.
C'est une chose qui moult blesse
Et qui jamais n'a profité.
Quand il eut dit sa volonté,
Sans plus faire longue prière,
Il s'assied dedans une chaire
De jouste son autel assise,17401
Et Nature tantost s'est mise
A genous devant le provoire.
Mès sans faille, c'est chose voire,
Qu'el ne puet son duel oblier,
N'il ne l'en vuet jà plus prier,
Qu'il i perdroit sa poine toute;
Ains se taist, et la Dame escoute,
Qui dit par grant devocion,
En plorant, sa confession,
Que ge ci vous aporte escrite
Mot à mot si comme el l'a dite.
XCVI
Entendez icy par grant cure
La confession de Nature.
Cil Diex qui de bonté habonde,
Quant il si bien fist ce biau monde.
Dont il portoit en sa pensée
La belle forme porpensée
Tous jors en pardurableté
Ains qu'ele éust dehors esté:
Car là prist-il son exemplaire,
Et quanqu'il li fu necessaire;
Car s'il aillors le vosist querre,
Il n'i trovast ne ciel ne terre,
Ne riens dont aidier se péust,
Que nule riens dehors éust.
Car de noient fist tout saillir
Cil à qui riens ne puet faillir;
N'onc riens ne le mut à ce faire
Fors sa volenté debonnaire,
Près de l'autel, serein et doux.17619
Et tantôt s'est mise à genoux
Nature devant le bon prêtre.
Mais las! il faut le reconnaître,
Son deuil ne sait-elle oublier,
Et lui ne l'en veut plus prier,
Car il perdrait sa peine toute,
Mais se tait et la dame écoute,
Qui dit, par grand' dévotion,
En pleurant, sa confession
Qu'ici je vous rapporte écrite
Mot à mot, comme elle l'a dite.
XCVI
Entendez ici par grand' cure
La confession de Nature.
Quand Dieu, qui est toute bonté,
Fit le monde et l'immensité,
Dont il portait en sa pensée
La belle figure tracée,
Toujours de toute éternité,
Avant qu'elle eût parfaite été
(C'est là qu'il puisa son modèle
Et la matière originelle,
Car ciel ni terre il n'eût trouvé,
En vain eût-il tout observé,
Ni rien dont chose pût éclore,
Puisque rien n'existait encore;
Car du néant fit tout jaillir
Dieu à qui rien ne peut faillir.
Et rien non plus ne lui fit faire
Fors sa volonté débonnaire,
Large, cortoise, sans envie,17431
Qui fontaine est de toute vie.
Et le fist au commencement
D'une mace tant solement
Qui toute ert en confusion,
Sans ordre et sans distinccion:
Puis la devisa par parties
Qui puis ne furent departies,
Et tout par nombres asomma,
Et set combien en la somme a;
Et par raisonnables mesures
Termina toutes les figures,
Et les fist en rondece estendre
Por miex movoir, por plus comprendre,
Selonc ce que movables furent,
Et comprenables estre durent;
Et les mist en leus convenables,
Selonc ce qu'il les vit metables.
Les legieres en haut volerent,
Les pesans où centre avalerent,
Et les moiennes où mileu.
Ausinc sunt ordené li leu
Par droit compas, par droite espace.
Cis Diex méismes, par sa grace,
Quant il i ot, par ses devises,
Ses autres creatures mises,
Tant m'ennora, tant me tint chiere,
Qu'il m'establi sa chamberiere;
Servir m'i laisse et laissera
Tant cum sa volenté sera.
Nul autre droit ge n'i reclame,
Ains le merci quant il tant m'ame,
Que si très povre damoisele
A si grant maison et si bele.
Large, courtoise et sans dépit,17649
Source unique de ce qui vit),
Il le fit à travers l'espace,
D'abord seulement d'une masse
Qui n'était que confusion,
Sans ordre et sans distinction.
Puis la divisa par parties,
Qui puis ne furent désunies,
Et tout par ordre les rangea,
Et sait combien il y en a:
Et par raisonnables mesures
Termina toutes les figures
Et les fit en un cercle asseoir
Pour plus comprendre et mieux mouvoir,
Selon ce que muables furent
Et comprenables être durent,
Puis mit en convenables lieux
Selon que devaient être mieux.
Les légères en haut volèrent,
Lourdes au centre dévalèrent
Et les moyennes au milieu.
Ainsi le monde ordonna Dieu
Par droit compas, par droit espace.
Enfin quand il eut par sa grâce
Tout le reste distribué
Des créatures, à son gré,
Tant il m'honora, me tint chère,
Qu'il m'établit sa chambrière;
Servir m'y laisse et laissera
Tant que sa volonté sera.
Nul autre droit je ne réclame,
Mais le bénis de ce que dame
Si pauvre ait, en toute saison,
Si grande et si belle maison.
Il si grant sire tant me prise,17465
Qu'il m'a por chamberiere prise.
Por chamberiere! certes vaire,
Por connestable, et por vicaire[19],
Dont ge ne fusse mie digne,
Fors par sa volenté bénigne.
Si gart, tant m'a Diex honorée,
La bele chaéne dorée[20]
Qui les quatre elemens enlace
Tretous enclins devant ma face;
Et me bailla toutes les choses
Qui sunt en la chaéne encloses,
Et commanda que ges gardasse,
Et les formes continuasse;
Et volt que toutes m'obéissent,
Et que mes rieules ensivissent,
Si que jamès nes obliassent,
Ains les tenissent et gardassent
A tous jors pardurablement.
Si font-il voir communément:
Toutes i metent bien lor cure,
Fors une sole créature[21].
Du ciel ne me doi-ge pas plaindre,
Qui tous jors torne sans soi faindre,
Et porte en son cercle poli
Toutes les estoiles o li,
Estincelans et vertueuses
Sor toutes pierres précieuses.
Va-s'en le monde déduiant,
Commençant son cours d'orient,
Et par occident s'achemine,
Ne de torner arrier ne fine,
Toutes les roës ravissant
Qui vont contre li gravissant
Lui, si grand sire, tant me prise17683
Qu'il m'a pour chambrière prise.
Sa chambrière! oui, par ma foi,
Son connétable, son bras droit[19b],
Jamais je n'en eusse été digne,
Fors par sa volonté bénigne.
Voyez donc, je garde d'abord
La belle chaîne aux anneaux d'or[20b],
Qui les quatre éléments enlace
Tous inclinés devant ma face;
Puis toute chose il me bailla
Qu'emmi la chaîne il enferma
Et voulut que je les gardasse
Et les formes continuasse;
Toutes me doivent obéir,
Par mes lois se laisser régir
Sans jamais en oubli les mettre,
Mais les garder et s'y soumettre
A toujours éternellement.
Elles le font communément,
Toutes y mettent bien leur cure,
Fors une seule créature[21b].
Ainsi, du beau ciel, tout d'abord,
Si je me plaignais, j'aurais tort,
Lui qui toujours tourne sans feindre
Et sans jamais mes lois enfreindre,
Et porte en son cercle poli
Les étoiles avecque lui,
Plus brillantes, plus lumineuses
Que toutes pierres précieuses.
Son cours commence à l'orient;
Il s'en va le monde égayant
Et vers l'occident s'achemine,
Et son cours oncques ne termine,
Por son movement retarder;17499
Mès ne l'en puéent si garder
Que jà por eus corre si lans,
Qu'il n'ait en trente-six mil ans[22],
Por venir au point droitement
Où Diex le fist premierement,
Ung cercle acompli tout entier
Selonc la grandeur du sentier
Du zodiaque à la grant roë,
Qui sor li d'une forme roë.
C'est li ciex qui cort si à point,
Que d'error en son cors n'a point.
Aplanos por ce l'apelerent
Cil qui point d'error n'i troverent:
Car aplanos vaut en gregois
Chose sans error en françois.
Si n'est-il pas véu par homme
Cis autres ciex que ge ci nomme;
Mès Raison ainsinc le li prueve,
Qui les desmonstroisons i trueve.
Ne ne me plaing des sept planetes,
Cleres et reluisans et netes
Par tout le cors de soi chascune.
Si semble-il as gens que la lune
Ne soit pas bien nete ne pure,
Por ce qu'el pert par leus oscure;
Mès c'est par sa nature double,
Qu'el pert par leus espesse et trouble.
D'une part luit, d'autre part cesse,
Por ce qu'ele est clere et espesse[23];
Si li fait sa luor perir,
Si que ne puet pas referir[24]
La clere part de sa sustance,
Les rais que li solaus i lance,
Tretous les cercles ravissant17717
Qui vont contre lui gravissant
Afin d'attarder sa carrière.
Mais, vains efforts! ils ont beau faire,
Ils n'empêcheront à nul temps
Qu'il n'ait en trente-six mille ans[22b],
Pour regagner la même place
Où Dieu le créa dans l'espace,
Un cercle accompli tout entier,
Suivant la largeur du sentier
Du zodiaque au cercle immense
Qui, sans changer, sur lui s'avance.
Le ciel marche si bien à point
Que d'erreur en son cours n'a point.
Aplanos pour ce l'appelèrent
Ceux qui point d'erreur n'y trouvèrent;
Car aplanos vaut en grégeois
Chose sans erreur en françois.
Oncques certes n'aperçut l'homme
Cet autre ciel qu'ici je nomme,
Mais le lui prouve ainsi Raison
Par pure démonstration.
Je ne me plains des sept planètes
Non plus, claires, luisantes, nettes,
Car chacune suit son droit cours.
La lune semble certains jours,
Il est vrai, ni nette, ni pure,
Car sa face est parfois obscure;
Mais sa double nature fait
Qu'épaisse et trouble nous parait.
Un jour elle luit, l'autre cesse;
Elle est à la fois claire, épaisse[25b];
Tantôt fait sa lueur périr,
Parce que ne peut réfléchir
Ains s'en passent parmi tout outre:17533
Mès l'espesse luor demoustre
Qu'el puet bien as rais contrester
Por sa lumière conquester.
Et por faire entendre la chose,
Bien en puet-l'en, en leu de glose,
A briez moz ung exemple metre,
Por miex faire esclarcir la letre.
Si cum li voirres tresparens,
Où li rais s'en passent par ens,
Qui par dedens ne par derriere.
N'a riens espés qui les refiere,
Ne puet les figures monstrer,
Quant riens n'i puéent encontrer
Li rais des yex qui les retiengne,
Par quoi la forme as yex reviengne,
Mès plonc ou quelque chose espesse
Qui les rais trespasser ne lesse,
Qui d'autre part metre vorroit,
Tantost la forme retorroit,
Ou s'aucuns cors polis i ere,
Qui poïst referir lumiere,
Et fust espés d'autre ou de soi,
Retorroit-ele, bien le soi:
Ainsinc la lune en sa part clere,
Dont est resemblable à l'espere,
Ne puet pas les rais retenir,
Par quoi luor li puist venir,
Ains passent outre, mès l'espesse
Qui passer outre ne les lesse,
Ains les refiert forment arriere,
Fait à la lune avoir lumiere:
Les rais que le soleil lui lance17751
La claire part de sa substance,
Car ils passent tout au travers;
Par contre l'épaisse, au revers,
Prouve que les rais elle arrête,
Et par là son éclat conquête.
Pour vous faire comprendre mieux,
En guise de glose je veux,
En deux mots, un exemple mettre
Pour bien faire éclaircir la lettre.
Voyez le verre transparent;
Quand le soleil le va perçant,
S'il n'a rien, devant ni derrière,
D'épais qui fixe la lumière,
Il ne peut figures montrer,
Quand les rais des yeux rencontrer
N'y peuvent rien qui les retienne,
Par quoi la forme aux yeux revienne.
Mais du plomb, ou maint corps épais
Qui ne laisse passer les rais,
Qu'en l'autre face quelqu'un pose,
Reproduite il verra la chose:
Ou bien prenez un corps poli
Mat de lui-même ou par autrui,
Qui réfléchisse la lumière,
La chose y verrez nette et claire.
Ainsi la lune, astre inégal,
Est, de même que le cristal,
D'un côté transparente et claire,
Tout en ayant forme de sphère,
Et les rais ne peut retenir
D'où lueur lui puisse venir,
Outre ils passent; de l'autre épaisse,
Outrepasser les rais ne laisse,
Por ce pert par leus lumineuse,17565
Et par leus semble tenebreuse.
Et la part de la lune oscure
Nous représente la figure
D'une trop merveilleuse beste;
C'est d'ung serpent qui tient sa teste
Vers occident adès encline,
Vers orient sa queue afine;
Sor son dos porte ung arbre estant,
Ses rains vers orient estant;
Mès en estendant les bestorne,
Sor ce bestornéis sejorne
Uns hons sor ses bras apuiés,
Qui vers occident a ruiés
Ses piez et ses cuisses andeus,
Si com il pert au semblant d'eus.
Moult font ces planetes bonne euvre,
Chascune d'eles si bien euvre,
Que toutes sept point ne sejornent;
Par lor douze maisons s'en tornent[25],
Et par tous les degrez s'en corent,
Et tant cum doivent i demorent.
Et por bien la besoingne faire,
Tornans par movement contraire,
Sor le ciel chascun jor acquierent
Les porcions qui lor afierent
A lor cercles enteriner,
Puis recommencent sans finer,
En retardant du ciel le cors,
Por faire as élemens secors:
Car s'il pooit corre à délivre,
Riens ne porroit desouz li vivre.
Mais arrière les réfléchit17785
Et vivement à nos yeux luit:
Ainsi parfois est lumineuse
Et parfois semble ténébreuse.
Le côté de la lune épais
A nos yeux présente les traits
D'une trop merveilleuse bête.
C'est un long serpent qui sa tête
Toujours incline à l'occident,
Sa queue expire à l'orient;
Sur son dos un arbre il supporte,
Qui ses rameaux au levant porte
En les retournant à l'envers,
Et séjourne sur le revers
Appuyé sur ses bras, un homme,
Quelque chose comme un fantôme,
Ses pieds et ses cuisses ruant
A la fois contre l'occident.
Moult font ces planètes bonne œuvre,
Et chacune si bien manœuvre,
Que toutes sept, sans séjourner,
Par leurs douze maisons tourner[25b]
Voit-on, sans rester en arrière,
Gravir les degrés de la sphère,
Et, pour leur œuvre bien mener,
Dans le contraire sens tourner.
Puis sur le ciel chaque jour prennent
Les portions qui leur reviennent
Pour leur cercle entier accomplir,
Puis recommencent sans finir.
Du ciel ainsi le cours retardent
Et les éléments sauvegardent;
Car à sa guise, s'il courait,
Rien sous lui vivre ne pourrait.
Li biaus solaus qui le jor cause,17597
Qui est de toute clarté cause,
Se tient où mileu comme rois,
Trestous reflamboians de rois:
Où mileu d'aus a sa maison,
Ne ce n'est mie sans raison,
Car Diex li biaus, li fors, li sages,
Volt que fust ilec ses estages:
Car s'il plus bassement corust,
N'est riens qui de chaut ne morust;
Et s'il corust plus hautement,
Froit méist tout a dampnement.
Là départ sa clarté commune
As estoiles et à la lune,
Et les fait aparoir si beles,
Que la Nuit en fait ses chandeles,
Au soir, quant ele met sa table,
Por estre mains espoentable
Devant Acheron son mari
Qui moult en a le cuer mari,
Qu'il vosist miex sans luminaire
Estre avec la Nuit toute naire,
Si cum jadis ensemble furent,
Quant de premier s'entrecongnurent,
Que la Nuit en lor drueries
Conçut les trois forceneries
Qui sont en enfer justicieres,
Gardes felonesses et fieres.
Mès toutevois la Nuit se pense,
Quant el se mire en sa despense,
En son celier, ou en sa cave,
Que trop seroit hideuse et have,
Et face auroit trop tenebreuse,
S'el n'avoit la clarté joieuse
Le beau soleil qui le jour cause,17819
Qui est de toute clarté cause,
Comme un roi se tient au milieu
Flamboyant de rais et de feu.
Au milieu d'eux splendide il trône,
Et ce n'est pas sans raison bonne,
Car Dieu, le sage et tout-puissant,
Marqua sa place au firmament.
Car si plus basse était sa course,
Chaud brûlerait tout sans ressource,
Et s'il courait plus hautement,
Froid tuerait tout pareillement.
Ses feux il prodigue à chacune
Des étoiles, comme à la lune,
Et tant les fait belles que Nuit
Pour ses chandelles les choisit,
Au soir, quand elle met sa table,
Pour être moins épouvantable
Devant Achéron son mari,
Qui moult en a le cœur marri,
Et voudrait, sans lumière voire,
Être avec sa Nuit toute noire,
Comme ils se trouvèrent jadis
Quand d'abord ils s'étaient unis,
Et quand de leurs galanteries,
Nuit concevait les trois Furies,
Ces justicières de l'enfer,
Au cœur impitoyable et fier.
Mais toutefois Nuit de se dire,
Quand dans sa cave elle se mire,
Dans son cellier, dans son buffet,
Que trop hideuse elle serait,
Et face aurait trop ténébreuse,
N'était la clarté si joyeuse
Des cors du ciel reflamboians17631
Parmi l'air obscurci raians,
Qui tornoient en lor esperes,
Si cum l'establi Diex li peres.
Là font entr'eus lor armonies[26],
Qui sunt causes des melodies
Et des diversités de tons,
Que par acordance metons
En toutes manieres de chant:
N'est riens qui par celes ne chant,
Et muent par lor influences
Les accidens et les sustances
Des choses qui sunt souz la lune;
Par lor diversité commune
S'espoissent li cler élément,
Cler font les espés ensement;
Et froit, et chaut, et sec, et moiste,
Tout ainsinc cum en une boiste,
Font-il à chascuns cors venir,
Por lor pez ensemble tenir;
Tout soient-il contrariant,
Les vont-il ensemble liant;
Si font pez de quatre anemis,
Quant si les ont ensemble mis
Par atrempance covenable
A complexion raisonnable,
Por former en la meillor forme
Toutes les choses que ge forme.
Et s'il avient que soient pires,
C'est du deffault de lor matires.
Mès qui bien garder i saura[27],
Jà si bonne pez n'i aura,
Des astres du ciel flamboyants17853
Dans l'air obscurci rayonnants,
Et qui s'en vont emmi leur sphère
Tournoyants, comme Dieu le père
L'a dans sa sagesse établi.
Là tous, à travers l'infini,
Ils font entre eux leurs harmonies[26b]
Qui sont cause des mélodies
Et des diversités de tons
Que par accordance mettons
En tous nos chants, et sans lesquelles
Ne peuvent être chansons belles.
Par leur influence les corps
Ils corrigent et leurs rapports,
Et tout ce qui vit sous la lune
Par leur diversité commune,
Épais font les clairs éléments
Et font les épais transparents;
Le froid, le chaud, le sec, le moite,
Tout ainsi comme en une boîte,
Ils font à chaque corps venir
Pour leur paix ensemble tenir,
Et, si contraires qu'ils nous semblent,
Ils les joignent et les assemblent.
Amis font ces quatre ennemis,
Quand ils les ont ensemble mis,
Par tempérance convenable
A complexion raisonnable,
Pour en l'état parfait former
Tout ce que je dois transformer,
Et quand une chose est mal faite
C'est qu'est sa matière imparfaite.
Mais qui bien regarder saura[27b]
Onc si bon accord n'y verra
Que la chalor l'umor ne suce,17663
Et sans cessier gâte et manjuce
De jor en jor, tant que venuë
Soit la mort qui lor est déuë
Par mon droit establissement,
Se Mort ne lor vient autrement,
Qui soit par autres cas hastée,
Ains que l'umor soit dégastée.
Car, jà soit ce que nus ne puisse
Par medicine que l'en truisse,
Ne par riens que l'en sache ongier,
La vie du cors alongier,
Se sai-ge bien que de legier
La se puet chascuns abregier.
Car mains acorcent bien lor vie
Ains que l'umor soit defaillie,
Par eus faire noier ou pendre,
Ou par quelque peril emprendre,
Dont ains qu'il s'en puissent foïr,
Se font ardoir, ou enfoïr;
Ou par quelque meschief destruire,
Par lor faiz folement conduire,
Ou par lor privés anemis
Qui mains en ont sans coupe mis
Par glaive à mort, ou par venins,
Tant ont les cuers faus et chenins;
Ou par chéoir en maladies
Par maus governemens de vies,
Par trop dormir, par trop veillier,
Trop reposer, trop traveillier,
Trop engressier, et trop sechier,
Car en tout ce puet-l'en pechier;
Par trop longuement géuner,
Par trop de deliz aüner,
Que la chaleur toujours n'épuise17887
L'humeur, et ne suce et tamise,
De jour en jour, jusqu'au moment
Où Mort vient qui les corps attend,
A leur naturelle échéance,
A moins que Mort ne la devance
Par quelque hâtif accident
Avant complet épuisement.
Car au pouvoir n'est de personne,
Par médecine que l'on donne,
Ni par baume, ni par onguent,
D'allonger la vie un instant,
Tandis que chacun au contraire
Peut mettre fin à sa carrière.
Avant que l'humeur n'ait son cours
Fini, maints abrégent leurs jours,
Et courent se noyer ou pendre,
Ou quelque péril entreprendre,
Et devant que leurs jours finir,
Se font brûler ou enfouir,
Ou par quelque accident détruire,
Pour n'avoir pas su se conduire,
Ou par leurs mortels ennemis,
Qui peut-être en ont déjà mis
Maintes fois, sans raison ni trève,
Bien d'autres à mort par le glaive,
Les embûches et le poison,
Tant le cœur ont lâche et félon.
D'autres meurent de maladie
Pour avoir mal réglé leur vie,
Pour trop dormir, pour trop veiller,
Trop reposer, trop travailler,
Trop engraisser, trop maigrir même
(La conséquence en est la même),
Par trop de mesaises avoir,17697
Trop esjoïr, et trop doloir;
Par trop boivre, par trop mangier,
Par trop lor qualité changier,
Si cum il pert méismement
Quant il se font soudainement
Trop chaut avoir, trop froit sentir,
Dont à tard sunt au repentir;
Ou par lor coustumes muer,
Qui moult de gens refait tuer,
Quant sodainement les remuent;
Maint s'en griévent et maint s'en tuent.
Car les mutacions sodaines
Sunt trop à Nature grevaines,
Si qu'il me font en vain pener
D'eus à naturel mort mener.
Et jà soit ce que moult mesfacent,
Quant contre moi tel mort porchacent,
Si me poise-il moult toutevoies,
Quant il demorent entre voies,
Comme chetis et recréans,
Vaincuz par mors si meschéans[28],
Dont bien se péussent garder,
S'il se vosissent retarder
Des outrages et des folies
Qui lor font acorcir lor vies
Ains qu'il aient atainte et prise
La bonne que ge lor ai mise.
Ou pour trop longuement jeûner,17921
Aux plaisirs trop s'abandonner,
Trop avoir de douleur, de joie,
De la misère être la proie,
Ou pour trop boire ou trop manger,
Ou pour trop brusquement changer,
Comme on voit en mainte occurrence,
Quand ils se font par imprudence
Trop chaud avoir, trop froid sentir,
Dont plus tard sont au repentir,
Ou pour changer leurs habitudes,
Ce sont là changements trop rudes
Et qui font maintes gens périr,
Au moins grièvement pâtir.
Car tous ces changements rapides
Sont trop à Nature perfides,
Si bien qu'ils me font trop peiner
Pour jusqu'à la fin les mener.
Or combien que ceux-ci me fassent
Grand deuil, quand telle mort pourchassent,
J'ai trop grand' peine toutefois
Lorsqu'en chemin rester les vois
Chétifs, languissants, pitoyables,
Vaincus par les mœurs déplorables
Dont bien se pouvaient-ils garder,
S'ils avaient voulu s'écarter
Des grands excès et des folies
Qui leur font abréger leurs vies,
Avant d'avoir atteint et pris
Le but que j'avais pour eux mis.
XCVII
Comment Nature se plaint cy17725
Des deuils qu'ils firent contre luy.
Empedocles mal se garda[29],
Qui tant ès livres regarda,
Et tant ama Philosophie,
Plains, espoir, de melancolie,
C'oncques la mort ne redouta,
Mès tout vif el feu se bouta,
Et joinz piez en Ethna sailli,
Por monstrer que bien sunt failli
Cil qui la mort vuelent douter,
Por ce s'i volt de gré bouter.
N'en préist or ne miel, ne sucre,
Ains eslut ilec son sepucre
Entre les sulphureux boillons.
Origenes, qui les coillons[30]
Se copa, moult poi me prisa,
Quant à ses mains les encisa,
Por servir en devocion
Les dames de religion,
Si que nus souspeçon n'éust
Que gesir o eles péust.
Si dit-l'en que les destinées
Lor orent tex mors destinées,
Qui tel éur lor ont méu
Dès lors qu'il furent concéu,
Et qu'il pristrent lor nacions
En teles constellacions,
Que par droite nécessité,
Sans autre possibilité,
XCVII
Comment se plaint ici Nature17951
Du deuil que pour l'homme elle endure.
Empédocle mal se garda[29b];
Tant les livres il regarda
Et tant aima philosophie,
Que tout plein de mélancolie
La mort oncques ne redouta,
Mais tout vif pieds joints se jeta
Dans l'Etna, brûlantes abîmes,
Montrant combien pusillanimes
Sont ceux qui redoutent la Mort.
Pour ce le fit; mais il eut tort;
Car il n'en prit ni miel ni sucre,
Mais choisit sans plus son sépulcre
Emmi les sulfureux bouillons.
Origène, qui les couillons[30b]
Se coupa, m'insultait de même,
Quand il se mutilait lui-même
Pour servir en dévotion
Les dames de religion,
Et dissuader les fidèles
Qu'il eût pu coucher avec elles.
Or dit-on bien, c'est que le sort
Pour eux assignait telle mort,
Car écrite est la destinée
D'une personne aussitôt née;
C'est qu'eut lieu leur conception
Sous telle constellation,
Qu'en dépit de la résistance,
Combien soit dure la sentence,
C'est sans pooir de l'eschever,17755
Combien qu'il lor doie grever,
Lor convient tel mort recevoir:
Mès ge sai bien tretout de voir,
Combien que li ciel i travaillent,
Qui les meurs naturiex lor baillent
Qui les enclinent à ce faire,
Qui les font à cele fin traire
Par la matiere obeissant,
Qui lor cuer va si flechissant.
Si puéent-il bien par doctrine,
Par norreture nete et fine,
Par sivre bonnes compaignies
De sens et de vertuz garnies,
Ou par aucunes medicines
Por qu'el soient bonnes et fines,
Et par bonté d'entendement,
Procurer qu'il soit autrement,
Por qu'il aient, comme senés,
Lor meurs naturez refrenés.
Car quant de sa propre nature
Contre bien et contre droiture
Se vuet homme, ou fame atorner,
Raison l'en puet bien destorner,
Por qu'il la croie solement;
Lors ira la chose autrement.
Car autrement puet-il bien estre,
Que que facent li cors celestre
Qui moult ont grant pooir sans faille,
Por que Raison encontre n'aille.
Mès n'ont pooir contre Raison,
Car bien set chascuns sages hon
Qu'il ne sunt pas de Raison mestre,
N'il ne la firent mie nestre.
Et par droite nécessité,17981
Sans autre possibilité,
Devait ainsi finir leur vie.
Mais la fatalité je nie.
Tout ce que peut faire le ciel,
C'est leur donner mœurs et cœur tel
Qu'ils soient enclins à faire chose
Qui de leur trépas soit la cause,
Par la matière dominés
Dont les cœurs sont esclaves nés.
Mais tous ils peuvent par doctrine,
Éducation nette et fine,
Par un bon commerce d'amis
De sens et de vertus garnis,
Ou par aucunes médecines,
Pourvu que soient bonnes et fines,
Et par bonté d'entendement
Obtenir qu'il soit autrement.
Il suffit que sages se tiennent
Et leurs mœurs natives refrènent.
Oui, car Raison peut détourner
Homme ou femme, lorsque tourner
Il veut de sa propre nature
Contre bien et contre droiture;
Qu'il l'écoute tant seulement,
Lors ira la chose autrement;
Car autrement peut-il bien être.
Les astres qui nous ont vu naître
Ont, c'est vrai, grand pouvoir sur nous,
Mais Raison les domine tous.
Contre elle nulle est leur puissance;
Car ne tenant d'eux sa naissance,
A leur joug point ne se soumet
Raison, le sage bien le sait.
Mès de soldre la question17789
Comment predestinacion[31]
De la divine prescience,
Pleine de toute porvéance,
Puet estre o volenté délivre,
Fort est as gens laiz à descrivre;
Et qui vodroit la chose emprendre,
Trop lor seroit fort à entendre,
Qui lor auroit néis soluës
Les raisons encontre méuës.
Mais il est voirs, que qu'il lor semble,
Que s'entre-soffrent bien ensemble;
Autrement cil qui bien feroient,
Jà loier avoir n'en devroient,
Ne cis qui de pechier se paine
Jamès n'en devroit avoir paine,
Se tele estoit la vérité
Que tout fust par necessité:
Car cil qui bien faire vorroit,
Autrement faire ne porroit;
Ne cil qui le mal vorroit faire,
Ne s'en porroit mie retraire:
Vosist ou non, il le feroit,
Puisque destiné li seroit.
Et si porroit bien aucun dire,
Por desputer de la matire,
Que Diex n'est mie decéus
Des faiz qu'il a devant séus;
Dont avendront-il sans doutance
Si cum il sunt en sa science;
Mès il set quant il avendront,
Comment et quel chief il tendront:
Car s'autrement estre péust,
Que Diex avant ne le séust,
Mais ce qui confond le vulgaire,18015
C'est d'allier de façon claire
Le libre arbitre de Raison
Et la prédestination[31b]
De la divine prescience
Pleine de toute prévoyance.
Et qui la chose entreprendrait
A peine entendre lui ferait,
Une fois toutes réfutées
Les raisons encontre objectées.
On ne peut nier tout d'abord
Qu'elles vivent en bon accord;
Car autrement la bienfaisance
Nul droit n'aurait à récompense,
Si telle était la vérité
Que tout fût par nécessité;
Pas plus que ne serait blâmable
D'aucune faute le coupable,
Puisque tel qui le bien ferait
Autrement faire ne pourrait,
Ni tel qui le mal voudrait faire
Ne pourrait au mal se soustraire,
Bon gré, malgré le mal ferait
Qui prédestiné lui serait.
Il est vrai que maints pourraient dire
Pour ce mien argument détruire:
«Non, Dieu jamais ne s'est déçu,
Et le fait qu'il a préconçu
Doit advenir tel, sans doutance,
Qu'il l'avait en sa connaissance;
Car il sait quand il adviendra,
Comment, quelle fin il aura.
Car autrement s'il pouvait être
Qu'avant Dieu ne pût tout connaître,
Il ne seroit pas tous-poissans,17823
Ne tous bons, ne tous congnoissans,
N'il ne seroit pas soverains,
Li biaus, li douz, li premerains;
N'il ne sauroit nés que nous fommes[32],
Ains cuideroit avec les hommes
Qui sunt en douteuse créance,
Sans certaineté de science.
Mès tel error en Diex retraire,
Ce seroit déablie à faire:
Nus hons ne la devroit oïr
Qui de Raison vosist joïr.
Dont convient-il par vive force,
Quant voloir d'omme à riens s'efforce,
De quanqu'il fait qu'ainsinc le face,
Pense, die, voille ou porchace:
Donc est-ce chose destinée
Qui ne puet estre destornée,
Dont se doit-il, ce semble, ensivre
Que riens n'ait volenté délivre.
Et se les destinées tiennent
Toutes les choses qui aviennent,
Si cum cist argument le prueve,
Par l'aparence qu'il i trueve,
Cil qui bien euvre, ou malement,
Quant il ne puet faire autrement,
Quel gré l'en doit dont Diex savoir,
Ne quel poine en doit-il avoir?
S'il avoit juré le contraire,
N'en puet-il autre chose faire.
Donc ne feroit pas Diex justice
De bien rendre et de pugnir vice.
Il ne serait pas tout-puissant18049
Ni tout bon, ni tout connaissant,
Ni de tout le souverain maître,
Source de tout ce qui doit naître;
Il ne pourrait même savoir
Ce qu'il nous plairait de vouloir[32b],
Et compterait avec les hommes
Douteux, ignorants que nous sommes,
Sans certitude et sans savoir.
Telle erreur en Dieu concevoir,
Lors diront-ils, n'en doutez mie,
Ce serait trop grand' diablerie
Qu'oncques nul ne devrait ouïr
Qui de raison voudrait jouir.
Donc quand un homme quelque chose
Veut faire, quoi qu'il se propose
Ou dise, ou pense, malgré lui
Il faudra qu'il le fasse ainsi;
Donc c'est chose prédestinée
Qui ne peut être détournée,
Et clairement vous pouvez voir
Que nul n'a son libre vouloir.»
Or donc, si le destin s'impose
Dans l'avenir à toute chose,
Comme le prouve l'argument
(En apparence évidemment),
Qui le bien ou le mal préfère,
Quand il ne peut autrement faire,
Quel gré Dieu lui doit-il savoir?
Quelle peine en doit-il avoir?
Se fût-il juré le contraire,
Autre chose il ne saurait faire.
Dieu serait injuste en rendant
Le bien, le vice punissant.
Car comment faire le porroit?17855
Qui bien regarder i vorroit,
Il ne seroit vertus, ne vices,
Ne sacrefier en calices,
Ne Diex prier riens ne vaudroit,
Quant vices et vertus faudroit;
Ou se Diex justice faisoit,
Cum vices et vertus ne soit,
Il ne seroit pas droituriers,
Ains clameroit les usuriers,
Les larrons et les murtriers quites,
Et les bons et les ypocrites
Tous peseroit à pois oni.
Ainsinc seroient bien honi
Cil qui d'amer Diex se travaillent,
S'il à s'amor en la fin faillent;
Et faillir les i convendroit,
Puisque la chose à ce vendroit
Que nus ne porroit recovrer
La grâce Diex por bien ovrer.
Mès il est droituriers sans doute,
Car bontés reluit en li toute;
Autrement seroit en defaut
Cil en cui nule riens ne faut.
Donc rent-il, soit gaaing ou perte,
A chascun selonc sa deserte;
Donc sunt toutes euvres meries,
Et les destinées peries
(Au mains si cum gens laiz entendent),
Qui toutes choses lor presentent,
Bonnes, males, fauces et vaires,
Par avenemens necessaires;
Et franc voloir est en estant,
Que tex gens vont si mal traitant.
Car comment le pourrait-il faire?18083
Pour celui qui bien considère,
Vertu ni vice ne serait;
Donc prier Dieu rien ne vaudrait,
Ni sacrifier en calice,
S'il n'y avait vertu ni vice.
Et quand Dieu justice rendrait,
Vice et vertu s'il ne comptait,
Il ferait certes fausse route,
Car il tiendrait quittes, sans doute,
Usuriers, meurtriers, larrons;
Les hypocrites et les bons
Pèserait en même balance,
Et frapperait par ignorance
Ceux qui, cultivant son amour,
A la fin failliraient un jour.
Et certe ils n'en seraient pas cause,
Puisqu'à ce point viendrait la chose
Que nul, pour sa grâce obtenir,
A son gré ne pourrait agir.
Mais Dieu est juste sans nul doute,
Car en lui bonté reluit toute;
Autrement faillirait celui
Qui pourtant jamais n'a failli.
Il rend au juste, à l'hypocrite,
A chacun selon son mérite;
Donc tous les actes sont payés,
Et sont tous les destins niés
Comme les entend le vulgaire,
Qui, par une loi nécessaire,
Tout leur impute sans raison,
Soit vrai, soit faux, mauvais ou bon,
Et la libre volonté reste
Que cette gent si fort moleste.
Mès qui revoldroit oposer,17889
Por destinées aloser,
Et casser franche volenté,
(Car maint en ont esté tenté);
Et diroit de chose possible,
Combien qu'el puisse estre faillible,
Au mains quant ele est avenuë,
S'aucuns l'avoit devant véuë,
Et déist, tel chose sera,
Ne riens ne l'en destornera,
N'auroit-il pas dit verité?
Donc seroit-ce nécessité.
Car il s'ensieut, se chose est vaire,
Donques est-ele nécessaire
Par la convertibilité
De voir et de nécessité:
Donc convient-il qu'el soit à force,
Quant nécessité s'en efforce.
Qui sor ce respondre vorroit,
Eschaper comment en porroit?
Certes il diroit chose vaire,
Mès non pas por ce nécessaire:
Car comment qu'il l'ait ains véuë,
La chose n'est pas avenuë
Par nécessaire avenement,
Mès par possible solement.
Car s'il est qui bien i regart,
C'est nécessité en regart,
Et non pas nécessité simple:
Si que ce ne vaut une guimple,
Et se chose à venir est vaire,
Donc est-ce chose nécessaire;
Car tele vérité possible
Ne puet pas être convertible
Mais pour la libre volonté18117
Détruire (dont maint fut tenté),
Et la fatalité défendre,
J'en vois autre argument répandre,
Chose possible discutant,
Quoique incertaine cependant,
Jusqu'à ce que soit advenue:
«Or si quelqu'un, l'ayant prévue,
Disait: Telle chose sera,
Et rien ne l'en détournera;
Ne serait-ce vérité claire
Que c'était chose nécessaire?
Donc sont une, en réalité,
Certitude et nécessité,
D'où l'on doit forcément conclure
Qu'est nécessaire chose sûre;
Car rien n'est sûr absolument
Qui n'advient nécessairement.»
Pour ce bel argument confondre,
Voici ce qu'il faudrait répondre:
Qu'il ait dit chose sûre, bon,
Mais pour ce nécessaire, non.
Car malgré qu'il l'ait bien prévue,
La chose n'est pas advenue
Par nécessaire avènement,
Mais par possible seulement.
Car, pour peu que ma glose on suive,
C'est nécessité relative
Et non pure nécessité;
Donc c'est folie en vérité
Que chose qui se doive faire
Soit absolument nécessaire.
Or si possible vérité,
Avec pure nécessité
Avec simple nécessité,17923
Si comme simple vérité:
Si ne puet tel raison passer
Por franche volenté casser.
D'autre part, qui garde i prendroit,
Jamès as gens ne convendroit
De nule chose conseil querre,
Ne faire besoingnes en terre:
Car porquoi s'en conseilleroient,
Ne besoingnes por quoi feroient,
Se tout iert avant destiné
Et par force déterminé?
Por conseil, por euvres de mains,
Jà n'en seroit ne plus ne mains,
Ne miex ne pis n'en porroit estre,
Fust chose née ou chose à nestre,
Fust chose faite ou chose à faire,
Fust chose à dire ou chose à taire.
Nus d'aprendre mestier n'auroit,
Sans estuide des ars sauroit
Quanqu'il saura, s'il estudie,
Par grant travail toute sa vie.
Mès ce n'est pas à otroier,
Donc doit-l'en plainement noier
Que les euvres d'umanité
Aviengnent par nécessité:
Ains font bien ou mal franchement
Par lor voloir tant solement;
N'il n'est riens fors eus, au voir dire,
Qui tel voloir lor face eslire,
Que prendre ou laissier les poïssent,
Se de raison user vosissent.
Mès or seroit fort à respondre
Por tous les argumens confondre
Ni vérité toute absolue18151
Ne peut être oncques confondue,
Tel argument ne peut passer
Pour le libre arbitre casser.
D'autre part, pour qui bien raisonne,
Jamais sur la terre personne
Ne voudrait nul projet bâtir,
A nul travail s'assujettir.
Car pourquoi tant de peine prendre,
Tant de vains projets entreprendre,
Si tout était prédestiné
Et par force déterminé?
Soit chose née ou chose à naître,
Ni mieux, ni pis n'en pourrait être,
Ni plus, ni moins, et nos projets,
Nos efforts ne mûraient jamais
Soit chose faite ou chose à faire,
Soit chose à dire ou chose à taire.
Nul besoin d'apprendre il n'aurait;
Des arts sans étude il saurait
Ce qu'il saura s'il étudie,
Par grand travail, toute sa vie.
Mais ce point ne peut s'octroyer;
Donc on doit pleinement nier
Que jamais aucune œuvre humaine
Par nécessité pure advienne.
Bien ou mal, l'homme librement
Agit, de son gré seulement,
Et fors lui, rien n'est, à vrai dire,
Qui tel vouloir lui fasse élire:
Il peut le prendre ou le laisser
De sa raison s'il veut user.
Mais on aurait trop à répondre
Pour tous les arguments confondre
Que l'en puet encontre amener.17957
Maint se voldrent à ce pener,
Et distrent, par sentence fine,
Que la prescience devine
Ne met point de nécessité
Sor les euvres d'umanité:
Car bien se vont aparcevant,
Por ce que Diex les sot devant,
Ne s'ensieut-il pas qu'il aviengnent
Par force, ne que tex fins tiengnent;
Mès por ce qu'eles avendront
Et tex chief ou tex fin tendront,
Por ce les set ains Diex, ce dient.
Mès cist mauvesement deslient
Le neu de ceste question:
Car qui voit lor entencion
Et se vuet à raison tenir,
Li fait qui sunt à avenir,
Se cist donnent voire sentence,
Causent en Diex la prescience,
Et la font estre nécessoire.
Mès moult est grant folie à croire
Que Diex si foiblement entende,
Que son sens d'autrui fait despende;
Et cil qui tel sentence sivent,
Contre Diex malement estrivent,
Quant vuelent par si fabloier
Sa prescience afébloier.
Ne Raison ne puet pas entendre
Que l'en puisse à Diex riens aprendre:
N'il ne porroit certainement
Estre sages parfaitement,
S'il ert en tel defaut trovés,
Que cis cas fust sor li provés.
Que l'on peut encontre amener.17185
Or maints s'y voulurent peiner,
Et dirent, par sentence fine,
Que la prescience divine
N'implique point nécessité
Pour les œuvres d'humanité.
Ce n'est pas parce que l'a sue
Dieu devant, ou qu'il l'a prévue,
Que doit telle chose advenir,
Ou de telle façon finir;
C'est parce qu'il faut qu'elle arrive
Et que telle marche elle suive
Que Dieu le sait auparavant.
Ceux-là tranchent mauvaisement
La question. Pour l'âme fine
Qui leur intention devine
Et se veut à raison tenir,
Tretout ce qui doit advenir,
Si véritable est leur sentence,
En Dieu cause la prescience
Qui tout rend nécessaire alors.
Mais fol est de croire dès lors
Que Dieu si faiblement entende
Que son sens d'un autre dépende,
Et telle thèse soutenir,
C'est Dieu mauvaisement honnir;
C'est amoindrir sa prescience
Par vains discours, vaine science,
Et Raison ne peut concevoir
Que Dieu puisse par nous savoir.
Si cette chose était prouvée
Contre sa science éprouvée,
Il ne pourrait certainement
Être sage parfaitement.
Donc ne vaut riens ceste response,17991
Qui la Diex prescience esconse,
Et repont sa grant porvéance
Soz les ténebres d'ignorance,
Qu'el n'a pooir, tant est certaine,
D'aprendre riens par euvre humaine:
Et s'el le pooit, sans doutance,
Ce li vendroit de non-poissance,
Qui rest dolor à recenser,
Et pechiés néis du penser.
Li autre autrement en sentirent,
Et selonc lor sens respondirent,
Et s'acorderent bien sans faille
Que des choses, comment qu'il aille,
Qui vont par volenté délivre,
Si comme eleccion les livre,
Set Diex quanqu'il en avendra,
Et quel fin chascune tendra,
Par une adicion legiere,
C'est assavoir en tel maniere
Cum eles sunt à avenir;
Et vuelent par ce sostenir
Qu'il n'i a pas nécessité,
Ains vont par possibilité,
Si qu'il set quel fin eus feront,
Et s'eus seront ou non seront.
Tout si set-il bien de chascune,
Que de deus voies tendra l'une:
Ceste ira par négacion,
Ceste par affirmacion,
Non pas si terminéement
Que n'aviengne espoir autrement:
Car bien puet autrement venir.
Se franc voloir s'i vuet tenir.
Donc rien ne vaut telle sentence,18219
Qui de Dieu voile la science,
Et sa Providence obscurcit
De l'ignorance sous la nuit.
Elle ne peut, tant est certaine,
Apprendre rien par œuvre humaine;
Car (chose horrible à prononcer,
Péché rien que de le penser!)
S'elle le pouvait, sans doutance,
Cela lui viendrait d'impuissance.
D'autres pensèrent autrement,
Et d'après eux voici comment
Il faut comprendre la matière.
Pour accorder chaque manière,
Ils dirent que, dans tous les cas,
De toutes choses ici-bas
Qui de notre volonté naissent,
Puis à notre gré vont et cessent,
Dieu sait tout ce qu'il adviendra
Et quelle fin chacune aura
Par une addition légère:
Or c'est assavoir la manière
Comme elles doivent advenir.
Ils veulent par là soutenir
Qu'il sait la fin de toute chose,
Si ce sera, pour quelle cause,
Non de toute nécessité,
Mais bien par possibilité.
Ce qu'il sait, c'est que chose toute
Prendra par l'une ou l'autre route:
Ce sera par négation
Ou bien par affirmation;
Mais non de si définitive
Façon, que par l'autre n'arrive,
Mais comment osa nus ce dire,18025
Comment osa tant Diex despire,
Qu'il li donna tel prescience,
Qu'il n'en set riens fors en doutance,
Quant il n'en puet aparcevoir
Determinablement le voir?
Car quant d'un fait la fin saura,
Jà si séuë ne l'aura,
Quant autrement puet avenir.
S'il li voit autre fin tenir
Que cele qu'il aura séuë,
Sa prescience iert decéuë,
Comme mal certaine, et semblable
A opinion decevable,
Si comme avant monstré l'avoie.
Li autre alerent autre voie,
Et maint encor à ce se tiengnent,
Qui dient des faiz qui aviengnent
Ça jus par possibilité,
Qu'il vont tuit par nécessité
Quant à Diex, non pas autrement:
Car il set terminéement
De tous jors, et sans nule faille,
Comment que de franc voloir aille,
Les choses ains que faites soient,
Quelcunque fin que eles oient,
Et par science nécessoire;
Sans faille il dient chose voire,
De tant que tuit à ce s'acordent,
Et por verité le recordent,
Qu'il a nécessaire science,
Et de tous jors, sans ignorance,
Puisque rien n'est exécuté18253
Que par la libre volonté.
Mais comment osa-t-on ce dire
Et Dieu tellement circonscrire
Que son immense entendement
Ne sache que douteusement,
Puisqu'avant ne saurait connaître
Absolument ce qui peut être?
Car d'un fait quand la fin saura
Jamais si sûr il n'en sera
Qu'advenir autrement ne puisse.
S'il advient que ce fait finisse
Autrement qu'il l'aura prévu,
Lors son savoir sera déçu
Comme impuissant, et tout semblable
A opinion décevable
Comme céans vous l'ai prouvé.
Pour finir, d'autres ont trouvé
Une autre voie où maints se tiennent,
Disant: Tous les faits qui adviennent
Ci-bas par possibilité
Arrivent par nécessité,
Mais pour Dieu seul, souverain maître
Car toujours il devra connaître
Absolument, rien excepté,
Malgré la libre volonté,
Choses avant que ne soient nées,
Comment qu'elles soient terminées,
Il le sait par nécessité.
Ceux-là disent la vérité.
Car il est au moins une chose
Qui sans discussion s'impose
Et qu'on admet pour vérité:
C'est que, de toute éternité,
Set-il comment iront li fait.18057
Mès contraignance pas n'i fait,
Ne quant à soi, ne quant as hommes:
Car savoir des choses les sommes,
Et les particularités
De toutes possibilités,
Ce li vient de la grant poissance
De la bonté de sa science,
Vers qui riens ne se puet repondre.
Et qui voldroit à ce respondre
Qu'il mete ès fais necessité,
Il ne diroit pas vérité;
Car por ce qu'il les set devant,
Ne sont-il pas, de ce me vant,
Ne por ce qu'il sunt puis, jà voir
Ne li feront devant savoir.
Mès por ce qu'il est tous poissans,
Tout bien et tout mal congnoissans,
Por ce set-il du tout le voir,
Si que riens nel' puet decevoir.
Riens ne puet estre qu'il ne voie,
Et por tenir la droite voie,
Qui bien voldroit la chose emprendre,
Qui n'est pas legiere à entendre,
Ung gros exemple en porroit metre
As gens laiz qui n'entendent letre:
Car tex gens vuelent grosses choses,
Sans grant sostiveté de gloses.
S'uns hons par franc voloir faisoit
Une chose, quelle qu'el soit,
Ou du faire se retardast,
Por ce que se l'en l'esgardast,
Il a nécessaire science,18287
Et que, sans la moindre ignorance,
Il sait comment tout sera fait.
Mais contrainte aucune n'y met,
Ni quant à soi, ni quant aux hommes.
Car savoir des choses les sommes
Et les particularités
De toutes possibilités
Lui vient de la grande puissance
De la bonté de sa science,
Que rien ne saurait abuser.
Et tel qui pourrait m'opposer
Qu'aux faits nécessité Dieu donne
Se tromperait, ne vous étonne;
Ce n'est pas parce qu'il les sait
Qu'ils seront, pas plus que ce n'est
Parce que les faits doivent être
Un jour, qu'il les pourra connaître;
Mais parce qu'il est tout puissant,
Tout bien et tout mal connaissant,
Rien ne peut être qu'il ne voie;
De tout la vérité flamboie
Pour lui, rien ne le peut tromper.
Mais droit au but je vais couper:
Si quelqu'un voulait entreprendre
De faire au vulgaire comprendre
Ce point savant, prendre pourrait
Un gros exemple clair et net,
Car gens lourds veulent grosses choses
Sans grand' subtilité de gloses.
Si de sa propre volonté
Dedans son cœur a médité
Quelqu'un de faire quelque chose,
Soit qu'il la fasse, soit qu'il n'ose,
Il en auroit honte et vergoingne,18089
Tel porroit estre la besoingne;
Et uns autres riens n'en séust
Devant que cil faite l'éust,
Ou qu'il l'éust lessiée à faire,
S'il se volt miex du fait retraire:
Cil qui la chose après sauroit,
Jà por ce mise n'i auroit
Nécessité ne contraingnance;
Et s'il en éust la science
Ausinc bien éue devant,
Mès que plus ne l'alast grevant,
Ains le séust tant solement,
Ce n'est pas empéeschement
Que cil n'ait fait, ou ne féist
Ce qui li pléust ou séist,
Ou que du faire ne cessast,
Se sa volenté li lessast,
Qu'il a si franche et si délivre,
Qu'il puet le fait foïr ou sivre.
Ausinc Diex, et plus noblement,
Et tout déterminablement
Set les choses à avenir,
Et quel chief el ont à tenir,
(Comment que la chose puist estre
Par la volenté de son mestre
Qui tient en sa subjeccion
Le pooir de l'eleccion,
Et s'encline à l'une partie
Par son sens ou par sa folie):
Et set les choses trespassées,
Ains qu'eles fussent compassées,
Et reste un moment indécis18321
Parce qu'il craint d'être surpris,
Et d'en avoir honte et vergogne
Ce sera possible besogne.
Mettons que personne n'en sût
Rien, avant que faite il ne l'eût,
Ou bien qu'il l'eût laissée à faire,
Si s'en abstenir il préfère:
Tel qui la chose après saurait,
Jamais pour ce mis n'y aurait
Nécessité ni contraignance,
Et s'il en avait connaissance
Par aventure, un peu devant,
Sans s'y opposer cependant,
Pour, sans plus, le savoir d'avance,
Il n'empêcherait pas, je pense,
Que ne fit l'autre, ou n'eût pas fait
A son gré ce qui lui plaisait,
Où se dispensât de le faire
Selon sa volonté plénière,
Car franc et libre est son penser;
Il peut le fait suivre ou laisser.
Mais Dieu de plus noble manière,
Plus absolue et plus entière,
Connaît les choses à venir
Et comme elles doivent finir,
Comment que la chose puisse être
Par la volonté de son maître,
Qui sa détermination
Tient toute en sa sujétion
Et s'incline à l'une partie
Par son bon sens ou sa folie.
Dieu sait aussi les faits passés,
Avant qu'ils ne soient compassés;
Et de ceus qui les faiz cesserent18121
Set-il, s'à faire les laisserent
Por honte, ou por autre achoison,
Soit raisonnable ou sans raison,
Si cum lor volenté les maine.
Car ge sui tretoute certaine
Qu'il sunt de gens à grant planté
Qui de mal faire sunt tenté:
Toutevois à faire le laissent,
Dont aucuns en i a qui cessent
Por vivre vertueusement,
Et por l'amor Diex solement,
Qu'ils sunt de meurs bien acesmé;
Mès cil sunt moult à cler semé.
L'autre qui de pechier s'apense,
S'il n'i cuidoit trover deffense,
Toutevois son corage donte
Por paor de poine ou de honte.
Tout ce voit Diex apertement
Devant ses yex presentement,
Et toutes les condicions
Des faiz et des entencions.
Riens ne se puet de li garder,
Jà tant ne saura retarder;
Car jà chose n'iert si loingtaingne,
Que Diex devant soi ne la tiengne
Ausinc cum s'ele fust presente:
Demeurt dix ans, ou vingt, ou trente,
Voire cinq cens, voire cent mile,
Soit en foire, à champ ou à vile,
Soit honeste, ou desavenant,
Si la voit Diex dès maintenant
Ainsinc cum s'el fust avenuë:
Et de tous jors l'a-il véuë
Et ceux qui certains faits laissèrent,18355
Il sait bien qu'ils s'en dispensèrent
Par honte, ou par autre sujet,
Par raison, ou par intérêt,
Comme leur volonté les mène.
Car je suis tretoute certaine
Qu'il est de gens grand' quantités
Qui du mal faire sont tentés,
Toutefois à faire le laissent.
Aucuns j'en sais même qui cessent
Pour vivre vertueusement,
Pour l'amour de Dieu seulement.
(Mais ces âmes si bien formées
Elles sont bien claires semées!)
L'autre enfin qui pense au péché,
Sûr de n'être point empêché,
Ses passions toutefois dompte
Par peur de remords et de honte.
Tout cela Dieu voit clairement
Devant ses yeux présentement
Et les conditions, les causes,
Des intentions et des choses.
Rien ne se peut de lui garder,
Le moment aura beau tarder;
Car il n'est chose si lointaine
Que Dieu devant soi ne la tienne
Comme s'il l'avait là céans.
Fût-ce dans dix, vingt ou trente ans,
Voire cinq cents, voire cent mille,
Fût-ce en foire, aux champs, à la ville,
Honnête ou vile, clairement,
Oui, Dieu la voit tout maintenant
Comme s'elle était advenue;
Et de toujours même il l'a vue
Par demonstrance véritable18155
En son miroer pardurable,
Que nus, fors li, ne set polir,
Sans riens à franc voloir tolir.
Cis miroers, c'est li méismes
De qui commencement préismes.
En ce biau miroer poli
Qu'il tient et tint tous jors o li,
Où tout voit quanqu'il avendra,
Et tous jors present le tendra,
Voit-il où les âmes iront
Qui loiaument le serviront,
Et de ceus ausinc qui n'ont cure
De loiauté, ne de droiture,
Et lor promet en ses idées
Des euvres qu'il oront ovrées,
Sauvement ou dampnacion:
C'est la predestinacion,
C'est la prescience divine,
Qui tout set et riens ne devine,
Qui seult as gens sa grace estendre,
Quant il les voit à bien entendre;
Ne n'a pas por ce sozplanté
Pooir de franche volenté.
Tuit homme euvre par franc voloir,
Soit por joïr, ou por doloir,
C'est sa présente vision:
Car qui la diffinicion
De pardurableté deslie,
Ce est possession de vie
Qui par fin ne puet estre prise
Trestoute ensemble sans devise.
Mès de ce monde l'ordenance,
Que Diex, par sa grant porvéance,
Écrite en un signe formel18389
Dedans son miroir éternel.
Ce miroir, c'est lui, son essence
De qui nous avons pris naissance,
Que nul fors lui ne sait polir,
Sans rien au franc vouloir ravir.
En ce miroir clair et limpide
Et qui toujours en lui réside,
Il voit tout ce qu'il adviendra
Et toujours présent le tiendra.
Il voit de tous ceux qui n'ont cure
De loyauté ni de droiture
Ou qui loyaux le serviront,
Où les âmes un jour iront,
Et leur promet en ses pensées
Selon leurs œuvres compassées,
Ou salut ou damnation.
C'est la prédestination,
C'est la prescience divine
Qui tout sait et rien ne devine;
Mais qui n'a jamais supplanté
Pourtant la libre volonté,
Tout en soulant sa grâce étendre
A ceux qu'il voit au bien entendre.
Tout homme agit par franc vouloir,
Soit pour jouir, soit pour douloir;
C'est là sa vision présente,
Car pour qui le vrai sens commente
De ce grand mot l'Éternité,
C'est la vie en l'immensité,
A tout jamais intransmissible
Et sans aucune fin possible.
Dieu pourtant ordonne, établit
Et jusqu'au bout mène et conduit
Volt establir et ordener,18189
Ce convient-il à fin mener,
Quant as causes universeles;
Celes seront par force teles
Cum eus doivent en tous tens estre;
Tous jors feront li cors celestre
Selonc lor révolucions,
Toutes lor transmutacions,
Et useront de lor puissances
Par nécessaires influances
Sor les particulieres choses
Qui sunt ès élemens encloses,
Quant sor eus lor rais recevront
Si cum recevoir les devront.
Car tous jors choses engendrables
Engendreront choses semblables,
Ou feront lor commixions
Par naturex complexions,
Selonc ce qu'el auront chascunes
Entr'eus proprietés communes;
Et qui devra morir, morra,
Et vivra tant comme il porra.
Et par lor naturel desir
Voldront li cuers des uns gesir
En oiseuses et en delices,
Cist en vertus, et cist en vices.
Mès par aventure li faiz
Ne seront pas tous jors si faiz
Comme li cors du ciel entendent,
Se les choses d'eus se deffendent,
Qui tous jors lor obéiroient,
Se destornées n'en estoient;
Ou par cas, ou par volenté,
Tous jors seront-il tuit tenté
De tout ce monde l'ordonnance18423
Par sa très-grande Providence
Quant aux rapports universels;
Ceux-ci seront par force tels
Comme en tout temps ils doivent être.
Les astres feront à la lettre,
Selon leurs révolutions,
Toutes les transmutations,
Et dessus chacune des choses
Dedans les éléments encloses,
Quand leurs rais elles recevront
Comme recevoir les devront,
Ils useront de leurs puissances
Par nécessaires influences.
Car qui devra mourir mourra
Et vivra tant comme il pourra,
Et toujours choses engendrables
Engendreront choses semblables,
Ou feront leurs combinaisons
Par naturelles unions,
Selon qu'elles auront chacunes
Ensemble affinités communes;
Et, par leur naturel désir,
Voudront les cœurs des uns jouir
En la paresse et les délices,
Dans les vertus ou dans les vices.
Mais d'aventure tous les faits
Ne seront pas toujours parfaits
Comme les astres les entendent,
Si d'eux les êtres se défendent,
Qui toujours leur obéiraient
Si détournés ils n'en étaient.
Les cas, leur volonté contraire
Souvent les pousse à satisfaire
De ce faire où li cuers encline,18223
Qui de traire à tel fin ne fine
Si cum à chose destinée:
Ainsinc otroi-ge destinée,
Que ce soit disposicion
Sous la prédestinacion
Ajoustée as choses movables,
Selonc ce qu'el sunt enclinables.
Ainsinc puet estre homs fortunés
Por estre, dès lors qu'il fu nés,
Preus et hardis en ses affaires,
Sages, larges et debonnaires,
D'amis garnis et de richeces,
Et renommés de grans proeces,
Ou par fortune avoir perverse.
Mès bien se gart où il converse;
Car tost porroit estre empeschiés,
Ou par vices, ou par pechiés,
S'il sent qu'il soit avers et chiches,
Car tex hons ne puet estre riches.
Contre ses meurs par raison viengne,
Et soffisance à soi retiengne;
Prengne bon cuer, donne et despende
Deniers et robes et viande,
Mès que de ce son non ne charge,
Que l'en nel' tiengne por fol large.
Si n'aura garde d'avarice
Qui d'entasser les gens atice,
Et les fait vivre en tel martire,
Qu'il n'est riens qui lor puist soffire;
Et si les avugle et compresse,
Que nul bien faire ne lor lesse,
Et lor fait toutes vertus perdre,
Quant à li se vuelent aerdre.
Les inclinations du cœur,18457
Et tant ils y mettent d'ardeur
Qu'on dirait chose destinée.
Je définis la destinée:
Une prédestination
Que mainte disposition
De nos cœurs rend modifiable
Envers tout ce qui est muable.
Ainsi l'homme peut être heureux,
Qu'il soit, dès sa naissance, preux,
Garni d'amis, de grand' richesses,
Renommé par ses grand' prouesses,
En ses affaires sérieux,
Et débonnaire, et généreux,
Soit que Fortune lui soit dure.
Mais que ses pas bien il mesure,
Car tôt pourrait être empêché
Soit par vice, soit par péché,
S'il sent qu'il soit avare ou chiche;
Tel homme ne peut être riche.
Que, ses mœurs la Raison guidant,
Du nécessaire il soit content,
Et de bon cœur donne et dépense
Deniers, robes, pain, subsistance,
Sans s'égarer, par vanité,
Jusqu'à la prodigalité.
Mais que l'avarice il méprise
Qui d'entasser les gens attise,
Et tant les aveugle et soumet
Que nul bien faire ne permet,
Et les fait vivre en tel martyre
Que rien ne leur saurait suffire
Et toute vertu leur ravit
Quand l'avarice les séduit.
Ainsinc puet hons, se moult n'est nices,18257
Garder soi de tous autres vices,
Ou soi de vertus destorner,
S'il se vuet à mal atorner:
Car Frans-Voloirs est si poissans,
S'il est de soi bien congnoissans,
Qu'il se puet tous jors garentir,
S'il puet dedens son cuer sentir
Que Pechiés vueille estre ses mestres,
Comment qu'il aut des cors celestres.
Car qui devant savoir porroit
Quex faiz le ciel faire vorroit,
Bien les porroit empéeschier;
Car s'il voloit si l'air sechier
Que toutes gens de chaut morussent,
Et les gens avant le séussent,
Il forgeroient maisons nueves
En moistes leus, ou près des flueves,
Ou grans cavernes crueseroient,
Et souz terre se muceroient,
Si que du chaut n'auroient garde.
Ou s'il ravient, combien qu'il tarde,
Que par aigue aviengne deluges,
Cil qui sauroient les refuges,
Lesseroient tantost les plaingnes,
Et s'enfuieroient ès montaingnes;
Ou feroient si fors navies,
Qu'il i sauveroient lor vies
De la grant inundacion,
Cum fist jadis Deucalion
Et Pirra, qui s'en eschaperent
Par la nacele où il entrerent,
Qu'il ne fussent des floz hapé.
Et quant il furent eschapé,
Ainsi peut l'homme, en sa sagesse,18491
Se garder de toute faiblesse,
Ou des vertus se détourner
S'il se veut vers le mal tourner,
Car de soi s'il a connaissance,
Franc-Vouloir a tant de puissance
Qu'il se peut toujours garantir,
S'il peut en soi-même sentir
Quand le péché son cœur relance,
Et braver des cieux l'influence.
Car qui savoir avant pourrait
Ce que le ciel faire voudrait,
Lui-même s'y pourrait soustraire.
Car si le ciel tant l'atmosphère
Séchait que tout de chaud mourût,
Mais que l'homme devant le sût,
Celui-ci ferait maisons neuves
En moites lieux, ou près des fleuves,
Ou grand' cavernes creuserait
Et sous terre se cacherait,
Si bien que du chaud n'aurait cure.
Ou s'il prévoyait d'aventure
Qu'advint un grand déluge d'eaux,
Tous un refuge en lieux plus hauts
Cherchant, sans plus s'en mettre en peine,
Quitteraient ausssitôt la plaine
Et courraient gravir les rochers,
Ou feraient, habiles nochers,
Vite des navires immenses
Qui sauveraient leurs existences
De la grande inondation,
Comme jadis Deucalion
Et Pyrrha, qui bien échappèrent,
Par la nacelle où ils entrèrent,
Qu'il vindrent au port de salu,18291
Et virent plaines de palu
Parmi le monde les valées,
Quant les mers s'en furent alées,
Et qu'el mont n'ot seignor ne dame,
Fors Deucalion et sa fame,
Si s'en alerent à confesse
Au temple Themis la déesse,
Qui jugoit sor les destinées
De toutes choses destinées.
Agenoillons ilec se mistrent,
Et conseil à Themis requistrent
Comment il porroient ovrer
Por lor lignage recovrer.
(Page 110, vers 18305.)
XCVIII
Comment, par le conseil Themis,
Deucalion tous ses amis,
Luy et Pyrra la bonne dame,
Fit revenir en corps et ame.
Agenoillons ilec se mistrent,
Et conseil à Themis requistrent
Comment il porroient ovrer
Por lor lignage recovrer.
Themis, quant oï la requeste,
Qui moult estoit bonne et honeste,
Lor conseilla qu'il s'en alassent,
Et qu'il après lor dos gitassent
Tantost les os de lor grant mere.
Tant iert ceste response amere
A Pirra, qu'el la refusoit,
Et contre le sort s'escusoit
Qu'el ne devoit pas depecier
Les os sa mere, ne blecier,
Qu'ils ne fussent des flots happés.18525
Et quand ils furent échappés,
Quand les mers s'en furent allées
Dessinant toutes les vallées
De marais pleines jusqu'au bord,
Sains et saufs touchèrent au port.
Mais ne voyant homme ni femme,
Lors Deucalion et sa dame,
A confesse tout déconfits,
Furent au temple de Thémis
Qui des choses prédestinées
Jugeait toutes les destinées.
XCVIII
Avec Pyrrha la bonne dame,
Ci fait revenir corps et ame
Deucalion tous ses amis,
D'après le conseil de Thémis.
Lors à genoux tous deux se mirent
Et conseil à Thémis requirent
Comment ils pourraient bien ouvrer
Pour leur lignage recouvrer.
Thémis entendant leur requête
Qui moult était bonne et honnête,
Leur conseilla de s'avancer
Et derrière leur dos lancer
Tantôt les os de leur grand'mère.
Tant trouvait la réponse amère
Pyrrha qu'elle s'y refusait
Et contre le sort s'excusait,
Disant: «C'est trop blesser ma mère
Que dépecer ses os sur terre,»
Jusqu'à tant que Deucalion18319
Li en dist l'exposicion.
N'estuet, dist-il, autre sens querre,
Nostre grant mere, c'est la terre,
Les pierres, se nomer les os,
Certainement ce sunt les os:
Après nous les convient giter
Por nos lignages susciter.
Si cum dit l'ot, ainsinc le firent,
Et maintenant hommes saillirent
Des pierres que Deucalion
Gitoit par bonne entencion;
Et des pierres Pirra, les fames
Saillirent en corps et en ames,
Tout ainsinc cum dame Themis
Lor avoit en l'oreille mis,
C'oncques n'i quistrent autre pere.
Jamès ne sera qu'il n'en pere
La durté en tout le lignaige.
Ainsinc ovrerent comme saige
Cil qui garantirent lor vie
Du grant déluge par navie.
Ainsinc cil eschaper porroient
Qui tel déluge avant sauroient.
Ou se Herbout devoit saillir,
Qui si féist les blés faillir,
Que gens de fain morir déussent,
Por ce que point de blé n'éussent,
Tant en porroient retenir,
Ains que ce péust avenir,
Deus ans devant, ou trois ou quatre,
Qui bien porroit la fain abatre
Tous li pueples gros et menus,
Quant li Herbout seroit venus,
Jusqu'à tant que Deucalion18555
Lui en fit l'explication:
«Tel est le sens, dit-il, ma chère,
Notre grand'mère, c'est la terre,
Et les pierres, je vous le dis,
Ce sont ses os, à mon avis,
Qu'il nous faut jeter par derrière
Pour notre lignage refaire.»
Lors donc, comme dame Thémis
Leur avait en l'oreille mis,
Ensemble tous les deux ils firent,
Et maintenant hommes saillirent
Des pierres que Deucalion
Jetait par bonne intention;
De Pyrrha saillirent les femmes
Toutes vives de corps et d'âmes.
Tels sont des humains les parents
Qui transmirent à leurs enfants
Leur dureté d'âges en âges.
Adonc ouvrèrent comme sages
Ceux-ci qui leurs jours par vaisseau
Garantirent de la grande eau;
Ainsi tous feraient, sans doutance,
S'ils le pouvaient savoir d'avance.
Si famine devait venir,
Qui si bien fit les blés faillir,
Que gens de faim tous mourir dussent,
De blé pour ce que point ils n'eussent,
Ils en pourraient tant retenir
Avant qu'elle put advenir,
Deux ans devant, ou trois, ou quatre,
Que le peuple pourrait abattre
La faim, peuple gros et menu,
Quand le manque serait venu,
Si cum fist Joseph en Egipte,18353
Par son sens et par sa mérite,
Et faire si grant garnison,
Qu'il en porroient garison
Sans fain et sans mesese avoir:
Ou s'il pooient ains savoir
Qu'il déust faire outre mesure
En yver estrange froidure,
Il metroient avant lor cures
En eus garnir de vestéures,
Et de bûches à charretées
Por faire feu en cheminées,
Et joncheroient lor maisons,
Quant vendroit la froide saisons,
De bele paille nete et blanche,
Qu'il porroient prendre en lor granche,
Et clorroient huis et fenestres,
Si en seroit plus chaut li estres,
Ou feroient estuves chaudes,
En quoi lor baleries baudes
Tuit nuz porroient demener,
Quant l'air verroient forcener,
Et geter pierres et tempestes,
Qui tuassent as champs les bestes,
Et grans flueves prendre et glacier.
Jà tant nes sauroit menacier
Ne de tempestes, ne de glaces,
Qu'il ne risissent des menaces,
Et karoleroient léans
Des periz quites et réans:
Bien porroient l'air escharnir,
Si se porroient-il garnir.
Mès se Diex n'i faisoit miracle
Par vision ou par oracle,
(Comme fit Joseph en Égypte18589
Par son bon sens et son mérite),
Et si bonne provision
Pour tretoute la nation
A rassembler si bien entendre,
Qu'ils pussent l'abondance attendre
Sans faim et sans mésaise avoir.
Ou s'ils pouvaient avant savoir
Que dût sévir outre mesure
En hiver étrange froidure,
Ils mettraient leurs cures avant
A se garnir de vêtement
Et de bûches à charretées
Pour faire feux en cheminées,
Et puis joncheraient leur maison,
Quand viendrait la froide saison,
De belle paille blanche et saine
Qu'ils prendraient en leur grange pleine,
Cloraient les fenêtres et l'huis
Pour que plus chaud fût le logis,
Ou feraient étuves chauffées
Où pendant les longues veillées
Tout nus pourraient danses mener
Quand l'air ils verraient forcener,
Et jeter pierres et tempêtes
Qui dans les champs tueraient les bêtes,
Et grands fleuves prendre et glacer.
L'air aurait beau les menacer
Et de tempêtes et de glaces,
Ils se riraient de ses menaces
Et karoleraient au dedans
De périls quittes et chantants,
Bien pourraient railler les tempêtes
Et meure en sûreté leurs têtes.
Il n'est hons, de ce ne dout mie,18387
S'il ne set par astronomie
Les estranges condicions,
Les diverses posicions
Des cors du ciel, et qu'il regart
Sor quel climat il ont regart,
Qui ce puisse devant savoir
Par science ne par avoir.
Et quant li cors a tel poissance,
Qu'il fuit des ciex la destrempance[33],
Et lor destorbe ainsinc lor euvre,
Quant encontre eus ainsinc se queuvre,
Et plus poissant, bien le recors,
Est force d'ame que de cors:
Car cele meut le cors et porte,
S'el ne fust, il fust chose morte.
Miex donc et plus legierement,
Par us de bon entendement,
Porroit eschiver Franc-Voloir
Quanque le puet faire doloir,
N'a garde que de riens se duelle,
Por quoi consentir ne s'i vuelle,
Et sache par cuer ceste clause,
Qu'il est de sa mesaise cause.
Foraine tribulacion
N'en puet fors estre occasion,
N'il n'a des destinées garde.
Se sa nativité regarde,
Et congnoist sa condicion,
Que vaut tel prédicacion?
Il est sor toutes destinées,
Jà si ne seront destinées.
Des destinées plus parlasse,
Fortune et cas déterminasse,
Mais, sans un miracle divin,18623
Ou sans un oracle certain,
Nul homme n'est, n'en doutez mie,
S'il ne sait par astronomie
Des astres les conditions
Et l'objectif de leurs rayons,
Qui le puisse savoir d'avance,
Ni par avoir, ni par science.
Or si le corps peut seul braver
Impunément et entraver
Des cieux la fatale influence,
Contre eux se gardant par avance,
Donc plus puissants sont les ressorts
De l'âme certes que du corps,
Puisqu'elle meut le corps et porte;
Sans elle il serait chose morte.
Mieux donc et plus facilement,
Par us de bon entendement,
Le libre arbitre peut se rire
De tout ce qui lui pourrait nuire,
Et nul droit n'a de se douloir,
Puisqu'avant se devait pourvoir.
Qu'il sache par cœur cette clause,
Qu'il est de sa mésaise cause,
Et sur d'autres qu'il aurait tort
De rejeter son déconfort.
Que des destins donc il n'ait garde;
Si sa nativité regarde
Et connaît sa condition,
Que vaut telle prédiction?
Il est dessus les destinées
Tant soient-elles prédestinées.
Longtemps encor j'en parlerais
Et maints cas déterminerais,
Et bien vosisse tout espondre,18421
Plus oposer et plus respondre,
Et mains exemples en déisse;
Mès trop longuement i méisse
Ains que g'éusse tout finé.
Bien est aillors déterminé:
Qui nel' set, à clerc le demande,
Qui li lise si qu'il l'entende.
N'encor, se taire m'en déusse,
Jà certes parlé n'en éusse,
Mès il afiert à ma matire,
Car mes anemis porroit dire,
Quant ainsinc m'orroit de li plaindre,
Por ses desloiautés estaindre,
Et por son Creator blasmer,
Que gel' vuelle à tort diffamer:
Qu'il méismes sovent seult dire
Qu'il n'a pas franc voloir d'eslire,
Car Diex, par sa prevision,
Si le tient en subjeccion,
Qui tout par destinée maine,
Et l'uevre et la pensée humaine,
Si que s'il vuet à vertu traire,
Ce li fait Diex à force faire:
Et s'il de mal faire s'efforce,
Ce li refait Diex faire à force,
Qui miex le tient que par le doit,
Si qu'il fait quanque faire doit,
De tout pechié, de toute aumosne,
De bel parler et de ramposne,
De loz et de détraccion,
De larrecin, d'occision,
Et de pez et de mariages,
Soit par raison, soit par outrages.
Exposant tout et tire à tire18657
Ce qu'entends dire et contredire,
Et maints exemples en dirais;
Mais trop longuement m'étendrais
Avant d'épuiser la matière
Expliquée ailleurs tout entière.
Qui ne le sait cherche un savant,
S'il ne peut l'apprendre en lisant.
Certes, si j'avais pu m'en taire,
Oncques n'en eusse parlé guère,
Mais il le faut pour mon sujet.
Car mon ennemi lors dirait
Pour ses déloyautés restreindre
(M'oyant ainsi de lui me plaindre),
Et, pour son créateur blâmer
Qu'à tort je le veux diffamer.
Voire souvent, je l'entends dire
Qu'il ne peut Franc-Vouloir élire,
Car Dieu, par sa prévision,
Tant le tient en sujétion,
Que toute fatalement mène
Et l'œuvre et la pensée humaine,
Au point que si bien faire il veut
De force lui fait faire Dieu,
Et si de mal faire il s'efforce
Dieu lui refait faire de force,
Qui mieux le tient que par le doigt,
Si bien qu'il fait tout ce qu'il doit,
De vol aussi bien que d'aumône,
De parole mauvaise ou bonne,
De louange ou détraction,
De larcin ou d'occision,
Et de paix et de mariage,
Soit par raison, soit par outrage;
Ainsinc, dist-il, convenoit estre,18455
Ceste fist Diex por cestui nestre.
Ne cis ne pooit autre avoir
Par nul sens, ne par nul avoir;
Destinée li estoit ceste.
Et puis se la chose est mal faite,
Que cis soit fox, ou cele fole,
Quant aucuns encontre parole,
Et maudit ceus qui consentirent
Au mariage et qui le firent,
Il respont lors li mal senés:
A Diex, fet-il, vous en prenés,
Qui vuet que la chose ainsinc aille,
Tout ce fist-il faire sans faille.
Lors conferme par serement
Qu'il ne puet aler autrement.
Non, non, ceste response est fauce,
Ne sert pas la gent de tel sauce
Li vrais Diex qui ne puet mentir,
Qu'il les face à mal consentir.
D'eus vient le fol apensement
Dont naist li maus consentement
Qui les esmuet as euvres faire
Dont il se déussent retraire.
Car bien retraire s'en péussent,
Mès que sans plus se congnéussent.
Lor creator lors reclamassent,
Qui les amast, se il l'amassent:
Car cis seus aime sagement
Qui se congnoist entierement.
Sans faille toutes bestes muës,
D'entendement vuides et nuës,
Se mécongnoissent par Nature[34]:
Car, s'il éussent parléure
Car il devait en être ainsi.18691
Dieu fit celle pour celui-ci,
Non pas une autre, mais cette une;
Rien n'y pouvait sens ni fortune;
Tel était son destin fatal.
Or que l'affaire tourne mal,
Et que durant le mariage
L'un ou l'autre de folle rage
Soit pris, si quelqu'un il entend,
Contre la chose s'irritant,
Maudire ceux qui consentirent
Au mariage et qui le firent,
L'insensé lors incontinent:
«A Dieu, dit-il, prenez-vous-en
Qui voulut qu'ainsi fût la chose;
Lui seul de tout ceci fut cause.»
Puis il confirme par serment
Qu'il n'en saurait être autrement.
Non! non! cette réponse est fausse;
Aux gens ne sert pas telle sauce
Qu'il les fasse au mal consentir,
Le vrai Dieu qui ne peut mentir.
D'eux seuls vient la male pensée
D'où nait l'espérance insensée
Qui les pousse au mal accomplir
Et qu'ils pourraient d'eux-mêmes fuir.
Pour que s'en détourner ils pussent,
Ils suffirait qu'ils se connussent.
Qu'ils s'adressent au Créateur;
S'ils l'aiment, ils auront son cœur.
Car celui-là sagement aime,
Sans plus, qui se connaît soi-même.
Les animaux muets et nus,
D'intelligence dépourvus,
Et raison por eulx s'entr'entendre,18489
Qu'il s'entrepéussent aprendre,
Mal fust as hommes avenu.
Jamès li biau destrier crenu
Ne se lesseroient donter,
Ne chevaliers sor eus monter;
Jamès buef sa teste cornuë
Ne metroit à jou de charruë:
Asnes, mulez, chamel por homme
Jamès ne porteroient somme:
Oliphans sor sa haute eschine,
Qui de son nez trompe et buisine,
Et s'en paist au soir et au main,
Si cum uns hons fait de sa main:
Jà chien ne chat nel' serviroient,
Car sans homme bien cheviroient:
Ours, leus, lyons, liépars et sangler
Tuit vodroient homme estrangler:
Li raz néis l'estrangleroient,
Quant au berseuil le troveroient:
Jamès oisel por mal apel
Ne metroit en peril sa pel,
Ains porroit homme moult grever
En dormant por les yex crever.
Et s'il voloit à ce respondre
Qu'il les cuideroit tous confondre,
Por ce qu'il set faire arméures,
Heaumes, haubers, espées dures,
Et set faire ars et arbalestes,
Ausinc feroient autres bestes.
Ne r'ont-il singes et marmotes
Qui lor feroient bonnes cotes
De cuir, de fer, voire porpoins?
Il ne demorroit jà por poins;
Se méconnaissent par nature[34];18725
Car s'ils avaient, je vous assure,
Parole et penser, et savoir,
Pour se connaître et pour vouloir,
Triste serait l'humain partage.
Jamais le destrier sauvage
Ne se serait laissé dompter
Ni par son cavalier monter,
Le bœuf n'eût sa tête cornue
Pliée au joug de la charrue.
Jamais mulet, âne, chameau
N'eût pour l'homme porté fardeau.
L'éléphant à la haute échine,
Qui de son nez trompe et bruine
Et s'en pait du soir au matin
Comme un homme fait de sa main,
Le chien, ni le chat, pour son maître
N'eût voulu l'homme reconnaître.
Ours, lion, tigre, sanglier,
Tous voudraient l'homme exterminer.
Les rats en feraient leur pâture
En son lit, par la nuit obscure;
Et l'oiselet pour nul appeau
Ne mettrait en péril sa peau,
Mais s'en viendrait, pour nuire à l'homme,
Lui crever l'œil pendant son somme.
Et s'il répondait à ceci
Qu'il les croit tous à sa merci,
Puisqu'il sait façonner armures,
Haumes, hauberts et lances dures,
Arbalètes et javelots,
Ainsi feraient les animaux.
N'ont-ils pas singes et marmotes
Qui leur feraient de bonnes cotes
Car ceulx ovreroient des mains,18523
Si n'en vaudraient mie mains;
Et porroient estre escrivain.
Il ne seroient jà si vain
Que tretuit ne s'asostillassent
Comment as armes contrestassent,
Et quiexques engins referoient
Dont moult as hommes greveroient:
Néis puces et orillies,
S'eles s'ierent entortillies
En dormant dedens lor oreilles,
Les greveroient à merveilles:
Paous néis, sirons et lentes,
Tant lor livrent sovent ententes,
Qu'il lor font lor euvres lessier,
Et eus flechir et abessier,
Ganchir, torner, saillir, triper,
Et dégrater, et défriper,
Et despoiller et deschaucier,
Tant les puéent-il enchaucier.
Mouches néis, à lor mengier,
Lor mainent sovent grant dangier,
Et les assaillent ès visaiges,
Ne lor chaut s'il sunt rois ou paiges.
Formis et petites vermines
Lor feroient trop d'ataïnes,
S'il ravoient d'eus congnoissance:
Mès voirs est que ceste ignorance
Lor vient de lor propre nature.
Mès raisonnable créature,
Soit mortex hons, soit divins anges,
Qui tuit doivent à Diex loanges,
S'el se mescongnoist comme nices,
Ce defaut li vient de ses vices
De cuir, de fer, voire pourpoints?18759
Pourquoi ne feraient-ils des points
Aussi bien que lui, toute somme,
Puisqu'ils ont des mains comme l'homme?
Ils pourraient même être écrivains,
Et ne seraient jamais si vains
Que tretous ne s'industriassent
Comment aux armes bataillassent,
Et mille et mille engins feraient
Dont l'homme à leur tour grèveraient.
Jusqu'à la puce, au perce-oreille
Qui les grèverait à merveille
S'il se faufilait tortillant
Par son oreille, en son dormant.
Et le pou, le ciron, du reste,
La punaise tant le moleste,
Tant lui livre de durs assauts
Qu'elle le fait par mille sauts
Bondir et laisser son ouvrage,
Tourner, gambader avec rage,
Se gratter et se tortiller,
Se déchausser, se dépouiller,
Se courber, se tordre l'échine.
La mouche même, si taquine,
Souvent, quand il prend son manger,
Lui fait courir maint grand danger,
Et le chatouillant au visage,
D'un roi se rit comme d'un page.
Les vermisseanx et les fourmis
Lui feraient aussi trop d'ennuis
S'ils avaient de soi connaissance.
Donc on voit que cette ignorance
De leur nature est bien le fruit.
Mais l'être raisonnable, lui,
Qui le sens li troble et enivre:18557
Car il puet bien Raison ensivre,
Et puet de franc voloir user:
N'est riens qui l'en puist escuser.
Et por ce tant dit vous en ai,
Et tex raisons i amenai,
Que lor jangles vueil estanchier,
N'est riens qui les puist revanchier.
Mès por m'entencion porsivre,
Dont ge voldroie estre délivre
Por ma dolor que g'i recors,
Qui me troble l'ame et le cors,
N'en vueil or plus dire à ce tor,
Vers les ciex arrier m'en retor,
Qui bien font quanque faire doivent
As créatures qui reçoivent
Les célestiaus influances,
Selonc lor diverses sustances.
Les vens font-il contrarier,
L'air enflamber, braire et crier,
Et esclaircir en maintes pars
Par tonnoirres et par espars,
Qui taborent, timbrent et trompent
Tant que les nuës se desrompent
Par les vapors qu'il font lever.
Si lor fait les ventres crever
Li chalor et li movemens,
Par orribles tornoiemens,
Et tempester et giter foudres,
Et par terre eslever les poudres,
Qu'il soit humain ou qu'il soit ange,18793
Qui tous doivent â Dieu louange,
Quand il se méconnaît, le sot,
De ses vices vient ce défaut
Qui ses sens trouble et qui l'enivre;
Car il peut, s'il veut, Raison suivre
Et de son libre arbitre user;
Rien n'est qui l'en puisse excuser.
Or si j'ai sur le libre arbitre
Tant discouru dans ce chapitre,
C'est pour sa fourbe démasquer,
Sans qu'il y puisse répliquer.
Mais pour, bon Génius, parfaire
Ma résolution première.
Et guérir mon âme et mon cœur
De leur trop cuisante douleur,
Sur ce sujet je veux me taire
Et revenir aux cieux arrière,
Qui toujours, eux, font leur devoir
Vers tout ce qui doit recevoir
Les sidérales influences,
Selon les diverses substances.
Ils font les vents contrarier,
L'air enflammer, bruire et crier,
Et font édaircir l'atmosphère,
En maintes parts, par le tonnerre
Et par les éclairs, qui soudain
Frappent dessus leur tambourin,
Qui roulent, qui grondent, qui trompent,
Tant qu'enfin nuages se rompent
Par les vapeurs qu'il font lever.
Car le ventre ils leur font crever
Et tempêter et jeter foudres,
Et par terre élever les poudres
Voire tors et clochiers abatre,18587
Et maint viel arbre tant debatre
Que de terre en sunt errachié,
Jà si fort n'ierent atachié,
Que jà racines riens lor vaillent,
Que tuit envers à terre n'aillent,
Ou que des branches n'aient routes,
Au mains une partie ou toutes.
Si dist-l'en que ce font déables
A lor croz et à lor chaables,
A lor ongles, à lor havez;
Mès tex diz ne vaut deus navez.
Qu'il en sunt à tort mescréu.
Car nule riens n'i a éu,
Fors les tempestes et li vent,
Qui si les vont aconsivant:
Ce sunt les choses qui lor nuisent.
Ceus versent blez, et vignes cuisent,
Et flors et fruiz d'arbres abatent,
Tant les tempestent et debatent,
Qu'il ne puéent es rains durer,
Tant qu'il se puissent méurer.
Voire plorer à grosses lermes
Refont-il l'air en divers termes;
S'en ont si grant pitié les nuës,
Que s'en despoillent toutes nuës,
Ne ne prisent lors ung festu
Le noir mantel qu'el ont vestu:
Car à tel duel faire s'atirent,
Que tout par pieces le descirent;
Si li aident à plorer,
Cum s'en les déust acorer,
En maint horrible tournoîment,18827
Par la chaleur, le mouvement:
Voire tours et clochers abattre
Et maints vieux arbres tant débattre
Que de terre ils sont arrachés;
Jamais ne seront attachés
Si fort, que racines ne cassent
Et qu'à l'envers ils ne trépassent,
Ou ne soient, en partie au moins,
Leurs rameaux rompus et disjoints.
Or ceci font, dit-on, les diables,
Avec leurs crocs, avec leurs câbles
Et leurs ongles et leurs crochets.
Mais tel dit ne vaut deux navets,
Et c'est à tort qu'on le suppose;
Car il n'y a rien autre chose
Que les tempêtes et le vent
Qui de près se vont poursuivant;
Voilà les choses qui leur nuisent.
Ils versent blés, les vignes cuisent,
Et sur les arbres fleurs et fruits
Si fort, devant qu'ils soient mûris,
Tempêtent, ballottent et meuvent,
Qu'aux rameaux tenir plus ne peuvent;
A grosses larmes voire ils font
L'air pleurer par si dur affront;
Pitié si grande en ont les nues
Que s'en dépouillent toutes nues,
Et ne prisent lors un fétu
Le noir manteau qu'ont revêtu.
Car à tel deuil faire conspirent
Que tout par pièces le déchirent,
Et comme si les éventrer
L'on devait, l'aident à pleurer,
Et plorent si parfondement,18619
Si fort et si espessement,
Qu'el font les flueves desriver,
Et contre les champs estriver,
Et contre les forez voisines
Par lor outrageuses cretines,
Dont il convient sovent perir
Les blez et le tens encherir,
Dont li povres qui les laborent,
L'esperance perduë plorent.
Et quant li flueves se desrivent,
Li poissons qui lor flueve sivent,
Si cum il est drois et raisons,
Car ce sunt lor propres maisons,
S'en vont, comme seignor et maistre,
Par champs, par prez, par vignes paistre,
Et s'esconcent contre les chesnes,
Delez les pins, delez les fresnes,
Et tolent as bestes sauvaiges
Lor manoirs et lor heritaiges;
Et vont ainsinc partout nagant,
Dont tuit vis s'en vont enragant
Bacus, Cerès, Pan, Cibelé,
Quant si s'en vont atropelé
Li poissons à lor noéures,
Par lor delitables pastures:
Et li Satirel et les Fées
Sunt moult dolent en lor pensées,
Quant il perdent par tex cretines
Lor délicieuses gaudines.
Les Nimphes plorent lor fontaines,
Quant des flueves les trovent plaines,
Et sorabondans et covertes,
Comme dolentes de lor pertes;
Et lors, profondément navrées,18861
Déversent larmes si serrées
Qu'elles font fleuves dériver,
Puis contre les champs se ruer
Et les forêts avoisinantes,
En cataractes mugissantes
Qui souvent font aux champs périr
Les blés, et les temps renchérir,
Et laboureurs, à cette vue,
Pleurent l'espérance perdue.
Lors les poissons s'en sont allés,
Emmi les fleuves dérivés,
Chacun comme seigneur et maître,
Par prés, par champs, par vignes paître,
Comme il est justice et raison,
Puisque le fleuve est leur maison,
Et se cachent contre les chênes,
Près des sapins et près des frênes,
Usurpant aux hôtes des bois
Leurs biens, leurs manoirs et leurs toits,
Et sur terre ainsi partout nagent,
Dont à l'envi tout vifs enragent
Cybèle, Pan, Bacchus, Cérès,
Quand ils aperçoivent serrés
Les poissons, en épaisses bandes,
A travers les bois et les landes
Et leurs pacages ravissants,
Naviguer, s'ébattre en tous sens;
Et les satyres et les fées
Sont moult dolents en leurs pensées,
Voyant baignés de flots vaseux
Leurs bocages délicieux.
Les nymphes pleurent leurs fontaines
Quand des fleuves les trouvent pleines,
Et li folet et les dryades18653
R'ont les cuers de duel si malades,
Qu'ils se tiennent trestuit por pris,
Quant si voient lor bois porpris,
Et se plaingnent des Diex des fluéves
Qui lor font vilenies nuéves,
Tout sans desserte et sans forfait,
C'onc riens ne lor aient forfait.
Et des prochaines basses viles
Qu'il tiennent chetives et viles,
Resunt li poissons ostelier.
N'i remaint granche ne celier,
Ne leu si vaillant ne si chier,
Que partout ne s'aillent fichier;
As temples vont et as eglises,
Et tolent à Dieu ses servises,
Et chacent des chambres oscures
Les Diex privés et lor figures.
Et quant revient au chief de piece
Que li biau tens le lait despiece,
Quant as ciex desplaist et anuie
Tens de tempeste et tens de pluie,
L'air ostent de tretoute s'ire,
Et le font resbaudir et rire;
Et quant les nues raparçoivent
Que l'air si resbaudi reçoivent,
Adonc se rejoïssent-eles,
Et por estre avenans et beles,
Font robes après lor dolors,
De moult desguisées colors,
Et metent lor toisons sechier
Au biau soleil plesant et chier,
Et leur lit ainsi maculé,18895
De vase et de flots inondé.
Et les folets et les dryades
Ont les cœurs de deuil si malades
Qu'ils se tiennent tretous pour pris,
Voyant leurs bosquets envahis,
Et se plaignent des dieux des fleuves
Qui leur font violences neuves,
Et sans raison, et sans forfait,
Ne leur ayant oncques mal fait.
Lors des prochaines basses villes
Qu'ils tiennent pour chétives, viles,
Hôtes deviennent les poissons.
Partout, granges, celliers, maisons,
Demeures saintes, respectées,
Sont de ces intrus visitées;
Aux temples des dieux immortels,
Ils profanent tous les autels
Et chassent des chambres obscures
Les dieux privés et leurs figures.
Et lorsque vient le temps serein
Dissiper le mauvais enfin,
Lorsqu'aux cieux déplaît et ennuie
Temps de tempête et temps de pluie,
A l'air ils ôtent son courroux
Pour revoir son sourire doux.
Quand les nuages s'aperçoivent
Que l'air si réjoui reçoivent,
Adonc se réjouissent-ils,
Et pour être avenants, gentils,
Se font, leurs douleurs oubliées,
Robes de couleurs variées,
Et mettent leurs toisons sécher
Au beau soleil plaisant et cher,
Et les vont par l'air charpissant18685
Au tens cler et resplendissant;
Puis filent, et quant ont filé,
Si font voler de lor filé
Grans aguillies de fil blanches,
Ausinc cum por coudre lor manches.
Et quant il lor reprent corage
D'aler loing en pelerinage,
Si font ateler lor chevaus,
Montent et passent mons et vaus,
Et s'en fuient comme desvans[35]:
Car Eolus li diex des vens,
(Ainsinc est cis diex apelés)
Quant il les a bien atelés,
Car il n'ont autre charretier
Qui sache lor chevaus traitier,
Lor met es piez si bonnes eles,
Que nus oisiaus n'ot onques teles.
Lors prent li air son mantel inde,
Qu'il vest trop volentiers en Inde,
Si s'en afuble, et si s'apreste
De soi cointir et faire feste,
Et d'atendre en biau point les nuës,
Tant qu'eles soient revenuës,
Qui por le monde solacier,
Ausinc cum por aler chacier,
Ung arc en lor poing prendre seulent,
Ou deux ou trois, quant eles veulent,
Qui sunt apelés ars celestre,
Dont nus ne set, s'il n'est bon mestre
Por tenir des regars escole,
Comment li solaus les piole,
Quantes colors il ont, ne queles,
Ne porquoi tant, ne porquoi teles,
Les cardent d'une main rapide18929
Emmi le temps clair et splendide,
Puis filent, et quand de filer
Cessent, du rouet font voler
Grandes aiguilles de fil blanches,
Tout comme s'ils cousaient leurs manches,
Et s'il leur plaît d'aller soudain
En pèlerinage lointain,
Lors font atteler leurs cavales,
Et comme des fous, par rafales,
Monts et vaux volent franchissants;
Car Éole, le dieu des vents
(C'est ainsi ce dieu qu'on appelle)
Quand leurs cavales il atelle
(Car il n'ont autres charretiers
Qui soigner sachent leurs coursiers),
Leur met aux pieds si bonnes ailes
Que nul oiseau n'en eut de telles.
L'air alors son bleu manteau prend
Qu'en l'Inde il revêt si souvent,
Et s'en affuble et bien s'apprête
A se parer et faire fête,
En attendant de jour en jour
Des blancs nuages le retour,
Qui lors, pour réjouir la terre,
Comme s'ils voulaient chasse faire,
Prennent soudain un arc au poing,
Ou deux, ou trois, s'il est besoin
(C'est l'arc-en-ciel, son nom l'indique),
De qui nul ne sait, en optique
S'il n'est maître passé, comment
Le soleil les va colorant,
Ce qu'ils ont de couleurs, ni quelles,
Ni pourquoi tant, ni pourquoi telles,
Ne la cause de lor figure.18719
Il li convendroit prendre cure
D'estre desciples Aristote,
Qui trop miex mist Nature en note
Que nus hons puis le teus Caym.
Alhacen li niés Hucaym[36],
Qui ne refu ne fox, ne gars,
Cis fist le livre des Regars.
De ce doit cil science avoir,
Qui vuet de l'arc en ciel savoir,
Car de ce doit estre jugierres
Clerc naturex et cognoissierres,
Et sache de géométrie,
Dont nécessaire est la mestrie
Au livre des Regars prover;
Lors porra les causes trover
Et les forces des miréoirs
Qui tant ont merveilleus pooirs,
Que toutes choses très-petites,
Letres gresles, très-loin escrites,
Et poudres de sablon menuës,
Si grans, si grosses sunt véuës,
Et si près mises as mirens,
Que chascuns les puet choisir ens;
Que l'en les puet lire et conter
De si loing que, qui raconter
Le voldroit, et l'auroit véu,
Ce ne porroit estre créu
D'omme qui véu ne l'auroit,
Ou qui les causes n'en sauroit:
Si ne seroit-ce pas créance,
Puisqu'il en auroit la science.
Mars et Venus qui jà pris furent
Ensemble où lit où il se jurent,
Ni de leur forme la raison.18963
Il lui faudrait prendre leçon
Et disciple être d'Aristote
Qui mieux mit la nature en note
Que nul homme depuis Caïn,
Ou d'Halacen, neveu d'Hucain[36b],
Qui n'était pas fou, mais logique,
Et qui fit le Traité d'optique.
De ceci doit science avoir
Qui veut de l'arc-en-ciel savoir
La nature, car pour en être
Bon juge, il faut à fond connaître
La géométrie, et cet art
Est l'absolu point de départ
Pour prouver ces splendides choses.
Lors il pourra trouver les causes,
Et puis les forces des miroirs
Qui tant ont merveilleux pouvoirs,
Que toutes choses très-petites,
Lettres grêles très-loin écrites,
Atomes de sablons menus,
Et si grands et si gros sont vus,
Et de si près, ne vous déplaise,
Qu'on peut les distinguer à l'aise,
Et qu'on peut les lire et compter
De si loin, que, qui raconter
Voudrait la chose et l'aurait vue,
Elle ne pourrait être crue
D'homme qui point ne la verrait
Et qui les causes n'en saurait:
Et ce ne serait pas croyance
Simple, en ce cas, mais bien science.
Mars et Vénus, qui furent pris
Tous deux ensemble au lit jadis,
S'il, ains que sor le lit montassent,18753
En tex miréor se mirassent,
Mès que les miréors tenissent
Si que le lit dedens véissent,
Jà ne fussent pris ne liés
Es laz soutis et déliés
Que Vulcanus mis i avoit,
De quoi nuz d'eus riens ne savoit:
Car s'il les éust fait d'ovraigne
Plus soutile que fil d'araigne,
S'éussent-il les laz véus,
Si fust Vulcanus decéus,
Car il n'i fussent pas entré;
Car chascuns laz plus d'ung grand tré
Lor parust estre gros et lons,
Si que Vulcanus li felons,
Ardans de jalousie et d'ire,
Jà ne provast lor avoltire,
Ne jà li Diex riens n'en séussent,
Se cil tex miréors éussent:
Car de la place s'en foïssent,
Quant les laz tendus i véissent,
Et corussent aillors gesir
Où miex celassent lor desir;
Ou féissent quelque chevance
Por eschever lor meschéance,
Sans estre honniz ne grevés.
Di-ge voir, foi que me devés,
De ce que vous avés oï?
Genius.
Certes, dist li Prestres, oï.
Avant que sur le lit montassent,18997
En tels miroirs s'ils se mirassent,
N'eussent été pris ni liés
Aux lacs subtils et déliés
Qu'y mit Vulcain par méfiance,
Dont nul d'eux n'avait connaissance.
Car si, leurs miroirs accordants,
Ils avaient vu le lit dedans,
Sa trame eût-il moult effilée,
Voire autant que fil d'araignée,
Les lacs ils eussent aperçu,
Et Vulcain eût été déçu.
Point ne se fussent mis en cage,
Car chaque fil comme un cordage
Semblé leur eût et gros et long,
Si bien que Vulcain le félon,
Ardent de haine et de colère,
N'eût pu prouver leur adultère,
Et les dieux n'en eussent rien su,
Si tels miroirs ils avaient eu.
Car ils eussent quitté la place,
Voyant les lacs à la surface,
Et s'en fussent allés coucher
Ailleurs, où leur désir cacher,
Combinant quelque ruse sûre
Pour fuir toute mésaventure,
Sans être honnis ou grevés.
Par la foi que vous me devez,
Or donc, dites-moi, je vous prie,
Si la chose qu'avez ouïe,
Beau prêtre, est bien la vérité.
Génius.
Oui, dit le prêtre avec bonté,
Ces miréors, c'est chose voire,18783
Lor fussent lors moult necessoire:
Car aillors assembler péussent,
Quant le péril i congnéussent;
Ou à l'espée qui bien taille,
Espoir Mars li diex de bataille,
Se fust si du jalous venchiés,
Que ses laz éust destranchiés:
Lors li péust à bon éur
Rafaitier sa fame aséur
Où lit, sans autre place querre.
Ou près du lit néis à terre.
Et se par aucune aventure
Qui moult fust felonnesse et dure
Dam Vulcanus i sorvenist
Lors néïs que Mars la tenist,
Venus qui moult est sage dame,
(Car trop a de barat en fame)
Se, quant l'uis li oïst ovrir,
Péust à tens ses rains covrir,
Bien éust excusacions
Par quiexque cavillacions,
Et contrevast autre ochoison
Por quoi Mars vint en sa maison;
Et jurast quanque l'en vosist,
Si que ses prueves li tosist,
Et li féist à force croire
C'onques la chose ne fu voire:
Tout l'éust-il néis véuë,
Déist-ele que la véuë
Li fust oscurcie et troblée,
Tant éust la langue doblée
En diverses plicacions
A trover escusacions.
Oui, ce miroir, c'est chose claire,19029
Leur eût été bien nécessaire.
Car ailleurs, voyant le danger,
Ils eussent pu se rencontrer,
Ou de son glaive, qui bien taille,
Se fût Mars, le dieu de bataille,
Si bien du jaloux revanché,
Que tous ses lacs il eût tranché,
Et sans chercher d'autre repaire,
Au lit, ou même auprès, à terre,
Sa maîtresse il eût contenté
Tout à son aise, en sûreté.
Alors si par quelque aventure
Moult félonesse et moult trop dure,
Fût là survenu dam Vulcain,
Quand même en ses bras Mars la tint,
Vénus, qui moult est sage dame
(Car trop de vice est en la femme),
Si ses reins, oyant l'huis ouvrir,
Elle avait à temps pu couvrir,
Vénus, dis-je, n'eût point d'excuse
Manqué, les eût sauvés par ruse,
Jusqu'à prochaine occasion
De revoir Mars en sa maison,
Et fait de force à l'autre croire
Que le fait n'était pas notoire
Et juré ce qu'on eût voulu,
Tant que lui s'avouât vaincu.
L'eût-il même de ses yeux vue,
Elle soutiendrait que sa vue
Était troublée assurément,
Si bien sa langue en un moment,
En mille détours, mille ruses,
Femme plie à trouver excuses
Car riens ne jure, ne ne ment18817
De fame plus hardiement;
Si que Mars s'en alast tous quites.
Nature.
Certes, sire Prestres, bien dites
Comme preus et cortois et sages.
Trop ont fames en lor corages
Et soutilités et malices
(Qui ce ne set, fox est et nices),
N'onc de ce ne les escuson.
Plus hardiement que nuz hon
Certainement jurent et mentent,
Méismement quant el se sentent
De quexque forfait encolpées:
Jà si ne seront atrapées
En cest cas especiaument:
Dont bien puis dire loiaument,
Qui cuer de fame aparcevroit,
Jamès fier ne s'i devroit;
Non feroit-il certainement,
Qu'il l'en mescherroit autrement.
L'Acteur.
Ainsinc s'acordent, ce me semble,
Nature et Genius ensemble.
Si dist Salemon toutevois,
Puisque par la vérité vois,
Que benéurés hons seroit
Qui bonne fame troveroit.
Nature.
Encor ont miréors, dist-ele,
Mainte autre force grant et bele:
(Car rien ne jure ni ne ment19063
Plus que la femme hardiment),
Si bien que Mars s'en allât quitte.
Nature.
Sire prêtre, avez chose dite
Courtoise et bonne et sans erreur.
Trop ont les femmes en leur cœur
De subtibilité, de malice
(Qui ne le sait est trop novice),
Ce n'est moi qui les défendrai.
Plus effrontément, je le sai,
Que nul homme les femmes mentent
Et jurent, surtout quand se sentent
En soupçon de quelque forfait;
Bien fin qui les attraperait,
Surtout en semblable aventure.
D'où je puis franchement conclure:
Qui cœur de femme à nu verrait
Jamais fier ne s'y devrait,
Et serait voire, eût-il beau faire,
Trompé de quelque autre manière.
L'Auteur.
Ainsi donc s'accordent sans plus
Tous deux Nature et Génius.
Toutefois Salomon ajoute,
Pour dire la vérité toute,
Que bien heureux l'homme serait
Qui bonne femme trouverait.
Nature.
Miroirs ont encore, dit-elle,
Mainte autre force grande et belle;
Car choses grans et grosses mises18845
Très-près, semblent de loing asises,
Fust néis la plus grant montaingne,
Qui soit entre France et Sardaingne,
Qu'el i puéent estre véuës
Si petites et si menuës,
Qu'envis les porroit-l'en choisir,
Tant i gardat-l'en à loisir.
Autre mirail par verités
Monstrent les propres quantités
Des choses que l'en i regarde,
S'il est qui bien i prengne garde.
Autre miréor sunt qui ardent
Les choses, quant eus les regardent,
Qui les set à droit compasser
Por les rais ensemble amasser,
Quant li solaus reflamboians
Est sus les miréors roians.
Autre font diverses ymages
Aparoir en divers estages,
Droites, belongues et enverses,
Par composicions diverses;
Et d'une en font-il plusors nestre
Cil qui des miréors sunt mestre;
Et font quatre iex en une teste,
S'il ont à ce la forme preste.
Si font fantosmes aparens
A ceus qui regardent par ens;
Font les néis dehors paroir
Tous vis, soit par aigue, ou par air;
Et les puet-l'en véoir joer
Entre l'ueil et le miroer,
Par les diversités des angles.
Soit li moiens compoz ou sangles,
Car les objets grands et gros mis19091
Tout près semblent si loin assis,
Fût-ce la plus grande montagne
Qui soit entre France et Sardaigne,
Qu'à les regarder à loisir
A peine on les pourrait choisir,
Tant sont toutes les choses vues
Si petites et si menues.
D'autres miroirs, par vérités,
Montrent les propres quantités
Des choses que l'on y regarde
S'il est qui bien y prenne garde.
D'autres miroirs sont maintenant
Qui brûlent ce qu'on met devant
Quand on les règle et les assemble
Pour les rais amasser ensemble,
Quand le soleil reflamboiant
Est sur les miroirs rayonnant.
D'autres font diverses images
Apparaître en divers étages,
Droites, oblongues, à l'envers,
Par maints arrangements divers.
Souvent d'une fait plusieurs naître
Celui qui des miroirs est maître,
Montre fantômes grimaçants
A ceux qui regardent dedans,
Mettant quatre yeux en une tête,
Si pour cela la forme est prête.
Puis les fait tout vivants mouvoir
Entre notre œil et le miroir
Par la combinaison des lignes
Et des angles, sous mille signes,
Dans l'eau, dans l'air, vifs ou posés,
Par engins simples, composés,
D'une matire ou de diverse,18879
En quoi la forme se reverse,
Qui tant se va montepliant,
Par le moien obediant
Qui vient as iex aparissans,
Selon les rais ressortissans,
Qu'il si diversement reçoit,
Que les regardéors deçoit.
Aristote néis tesmoigne,
Qui bien sot de ceste besoigne,
(Car toute science avoit chiere)
Uns hons, ce dist, malades iere,
Si li avoit la maladie
Sa véuë moult afoiblie,
Et li airs iert oscurs et trobles,
Et dit que par ces raisons dobles
Vit-il en l'air de place en place,
Aler par devant soi sa face.
Briément, mirail, s'il n'ont ostacles,
Font aparoir trop de miracles.
Si font bien diverses distances,
Sans miréors, grans decevances,
Sembler choses entr'eus lointaines
Estre conjointes et prochaines;
Et sembler d'une chose deus,
Selonc la diversité d'eus,
Ou six de trois, ou huit de quatre,
Qui se vuet au véoir esbatre,
Ou plus ou mains en puet véoir,
Si puet-il ses yex asséoir,
Ou plusors chose sembler une,
Qui bien les ordene et aüne.
Néis d'ung si très petit homme,
Que chascuns à nain le renomme,
De matière unique ou diverse,19125
En quoi la forme se reverse
Et tant se va multipliant
D'un engin à l'autre passant,
Qu'enfin à la vue étonnée
Tant arrive dénaturée
Par tous les rais qu'elle reçoit,
Que les observateurs déçoit.
Aristote même l'expose,
Qui connaissait à fond la chose
(Car toute science il aimait).
Il dit: «Malade un homme était,
Et telle était sa maladie:
Il avait la vue affaiblie,
Et l'air lui semblait trouble et noir;
Aussi, dit-il, croyait-il voir,
Pour ces raisons, de place en place,
Aller par devant lui sa face.»
Bref, les miroirs font à nos yeux,
Lorsque, pour arrêter leurs feux,
Ne s'interposent les obstacles,
Apparaître trop de miracles.
Les distances même souvent
Nous vont sans miroir décevant,
Et nous font voir choses lointaines
Ensemble jointes et prochaines,
D'un objet semblent faire deux
Par la diversité des lieux,
Ou six de trois, ou huit de quatre;
Qui se veut du spectacle ébattre,
Selon que ses yeux fixera,
Plus ou moins en apercevra,
Jusqu'à plusieurs choses en une,
S'il sait bien ordonner chacune.
Font-il paroir as yex véans18913
Qu'il soit plus grans que dix géans,
Et pert par sus les bois passer,
Sans branche plaier ne quasser,
Si que tuit de paor en tremblent;
Et li géant nain i ressemblent
Par les yex qui si les desvoient,
Quant si diversement les voient.
Et quant ainsinc sunt décéu
Cil qui tex choses ont véu,
Par miréors ou par distances,
Qui lor ont fait tex demonstrances,
Si vont puis au pueple et se vantent,
Et ne dient pas voir, ains mentent,
Qu'il ont les déables véus,
Tant sunt ès regars decéus.
Si font bien oel enferme et troble
De sengle chose sembler doble,
Et paroir où ciel doble lune,
Et deux chandeles sembler une.
N'il n'est nus qui si bien regart,
Qui sovent ne faille en regart,
Dont maintes choses jugié ont
D'estre moult autre que ne sont.
Mès ne voil or pas metre cure
En ci déclairier la figure
Des miréors, ne ne dirai
Comment sunt reflechi li rai,
Ne lor angles ne voil descrivre,
Tout est aillors escrit en livre;
Ne porquoi des choses mirées
Sunt les images remirées
Voire elles font aux regardants19159
Sembler plus haut que dix géants
Un homme, un si très-petit homme
Que chacun pour nain le renomme,
A croire qu'il s'en va passer
Par sus bois sans branche casser,
Si bien que tous de peur en tremblent;
Géants d'autre part nains leur semblent.
Or tous sont par leurs yeux trompés,
Selon qu'ils sont des rais frappés.
Et quand les miroirs ou distances,
Aux si trompeuses apparences,
Quelques-uns ont ainsi déçu,
Ceux qui telles choses ont vu
Lors s'en vont au peuple et se vantent,
Et ne disent pas vrai, mais mentent,
Disant qu'ils ont les diables vus,
Tant ils sont par leurs yeux déçus.
Ainsi fait l'œil malade et trouble
Simple chose paraître double,
Deux chandelles une sembler
Et deux lunes au ciel briller.
Aucuns ne sont, si clair qu'ils voient,
Que leurs yeux souvent ne dévoient,
D'où jugé maintes choses ont
Être tout autres que ne sont.
Mais je ne veux pas mettre cure
A dépeindre ici la figure
Des miroirs, non plus les façons
Dont sont réfléchis les rayons,
Ni leurs angles ne veux décrire
Qu'ailleurs en maint livre on peut lire,
Ni pourquoi les objets mirés
Ne sont que reflets renvoyés
As yex de ceus qui là se mirent,18945
Quant vers les miréors se virent[37];
Ne les leus de lor aparences,
Ne les causes des decevances;
Ne ne revoil dire, biau prestre,
Où tex ydoles ont lor estre,
Ou des miréors, ou defores;
Ne ne recenserai pas ores
Autres visions merveilleuses,
Soient plesans ou dolereuses,
Que l'en voit avenir sodaines;
Savoir mon s'eles sunt foraines,
Ou sans plus en la fantasie,
Ce ne déclairerai-ge mie;
N'il ne le convient ore pas,
Ainçois les lais et les trespas
Avec les choses devant dites
Qui jà n'ierent par moi descrites:
Car trop y a longue matire,
Et si seroit grief chose à dire,
Et moult seroit fort à entendre.
S'il ert qui le séust aprendre
As gens lais especiaument,
Qui lor diroit généraument,
Si ne porroient-il pas croire
Que la chose fust ainsinc voire,
Des miréors méismement,
Qui tant euvrent diversement,
Se par estrumens nel' véoient,
Se clercs livrer les lor voloient,
Qui séussent par démonstrance
Ceste merveilleuse science.
Ne des visions les manières,
Tant sunt merveilleuses et fieres,
Dans les yeux de ceux qui se mirent19193
Quand vers les miroirs ils se virent[37b],
Ni les causespgnumb raisons
Des semblants et déceptions.
Je ne dirai non plus, beau prêtre,
Où ces images ont leur être,
Dans les miroirs ou en dehors;
Je ne décrirai point dès lors
Autres visions merveilleuses,
Soit plaisantes, soit douloureuses
Qui adviennent soudainement:
Si elles sont réellement
Ou sans plus en la fantaisie,
Ce ne déclarerai-je mie,
Car ce n'est pas ici le cas.
Mieux vaut les laisser, n'est-ce pas,
Avec les choses devant dites
Que je n'ai pas non plus décrites,
Car trop étendu le sujet
Et trop difficile serait
A dire, et trop fort à entendre.
Si quelqu'un le voulait apprendre
Au vulgaire spécialement,
Et parlât généralement,
Personne dans son auditoire
Ne voudrait telle chose croire
Des miroirs en particulier
Au mérite si singulier,
Si par palpable démontrance
Cette merveilleuse science
En même temps il n'expliquait
Par instruments qu'il produirait.
Ni des visions les manières,
Tant sont merveilleuses et fières,
Ne porroient-il otroier,18979
Qui les lor voldroit desploier,
Ne quex sunt les decepcions
Qui viennent par tex visions,
Soit en veillant, soit en dormant,
Dont maint s'esbahissent forment:
Por ce les vueil ci trespasser,
Ne si ne vueil or pas lasser
Moi de parler, ne vous d'oïr:
Bon fait prolixité foïr.
Si sunt fames moult envieuses[38],
Et de parler contrarieuses,
Si vous pri qu'il ne vous desplaise,
Por ce que du tout ne m'en taise,
Se bien par la vérité vois;
Tant en vuel dire toutevois,
Que maint en sunt si decéu,
Qui de lor liz se sunt méu,
Et se chaucent néis et vestent,
Et de tout lor harnois s'aprestent,
Si cum li sen commun someillent,
Et tuit li particulier veillent:
Prennent bordons, prennent escharpes,
Ou piz, ou faucilles, ou sarpes,
Et vont cheminant longues voies,
Et ne sevent où toutevoies;
Et montent néis es chevaus,
Et passent ainsinc mons et vaus,
Par seches voies, ou par fanges,
Tant qu'il viennent en leus estranges.
Et quant li sen commun s'esveillent,
Moult s'esbahissent et merveillent.
Quant puis à leur droit sens reviennent,
Et quant avec les gens se tiennent,
Nul ne saurait leur inculquer,19227
Tant les voulût-il expliquer,
Ni les déceptions cruelles
Qui viennent par visions telles,
Soit en veillant, soit en dormant,
Dont maint s'ébahit grandement.
Aussi, c'est pourquoi je les passe,
De peur qu'à la fin je ne lasse
Moi de parler et vous d'ouïr,
Car bon fait prolixité fuir.
Or sont femmes moult ennuyeuses
Et de trop parler envieuses.
Mais si tout ce clairement vois,
Je vous prie encore une fois,
Pour que de tout point ne me taise,
Que de m'ouïr ne vous déplaise.
Maints sont par vision séduits
Tant qu'ils se lèvent de leurs lits,
Et se chaussent même et se vêtent
Et de tout leur harnais s'apprêtent,
Car chez eux le sens commun dort,
Et seul veille leur fol transport.
Lors prenant bourdons et écharpes
Ou pieux, ou faucilles, ou sarpes[39],
Ils s'en vont bien loin cheminant
Sans savoir où, le plus souvent,
Et même enfourchant leur monture
Par monts, par vaux, à l'aventure,
Franchissent marais, secs chemins,
Tant qu'ils gagnent pays lointains;
Et quand leur sens commun s'éveille
Moult s'ébahit et s'émerveille.
Puis revenus à leur droit sens,
Quand se trouvent avec les gens,
Si tesmoignent, non pas por fables,19013
Que là les ont porté déables
Qui de lor ostiex les osterent,
Et il méismes s'i porterent.
Si rest bien sovent avenu,
Quant aucuns sunt pris et tenu
Par aucune grant maladie,
Si cum il pert en frenisie,
Quant il n'ont gardes sofisans,
Ou sunt seus en ostiex gisans,
Qu'il saillent sus et puis cheminent,
Et de tant cheminer ne finent,
Qu'il truevent aucuns leus sauvages,
Ou prez, ou vignes, ou boscages,
Et se lessent ilec chéoir.
Là les puet-l'en après véoir
Se l'en i vient, combien qu'il tarde,
Por ce qu'il n'orent point de garde,
Fors gent espoir fole et mauvese,
Tous mors de froit et de mesese;
Ou quant sunt néis en santé,
Voit-l'en de tex à grant planté,
Qui mainte fois, sans ordenance,
Par naturel acoustumance,
De trop penser sunt curieus,
Quant trop sunt melencolieus,
Ou paoreux outre mesure,
Qui mainte diverse figure
Se font paroir en eus-méismes,
Autrement que nous ne déismes[40]
Quant de miréors parlions,
Dont si briefment nous passions,
Et de tout, ce lor semble lores
Qu'il soit ainsinc por voir defores.
Ils jurent que ce ne sont fables,19261
Que là les ont portés les diables
Qui les ont de leurs lits ôtés;
Mais eux-mêmes s'y sont portés.
Ainsi par grande maladie
Et par extrême frénésie
Quand quelqu'un est pris et tenu,
Moult souvent est-il advenu,
Si garde insuffisante veille
Ou tout seul chez lui s'il sommeille,
Qu'il se lève et va cheminant
Et devant lui chemine tant
Qu'il trouve quelque lieu sauvage,
Ou prairie, ou vigne, ou bocage,
Où se laisse exténué choir.
Et là peut-on après le voir,
Lorsque d'accourir trop on tarde,
Pour n'avoir pas fait bonne garde,
Ou l'avoir mis en folle main,
Expirant de froid et de faim.
Et maintes fois sans maladie,
Par naturelle frénésie,
Ne voyons-nous pas quantité
De gens, en très-bonne santé,
Qui sont par trop mélancoliques,
Pensifs, soucieux, extatiques,
Voire outre mesure peureux,
Eux-mêmes se frapper les yeux
Et l'esprit de mainte figure
Étrange, de même nature
Que celles dont céans parlions
Quand des miroirs nous dissertions;
Mais ils les prennent pour réelles
Et vivantes et naturelles.
Cil qui par grant devocion19047
En trop grant contemplacion,
Font aparoir en lor pensées
Les choses qu'il ont porpensées,
Et les cuident tout proprement
Véoir defors apertement,
Et ce n'est fors trufle et mençonge,
Ainsinc cum de l'omme qui songe,
Qui voit, ce cuide, en sa présence
Les esperituex sustance,
Si cum fist Scipion jadis,
Qui vit enfer et paradis,
Et ciel et air, et mer, et terre,
Et tout quanque l'en i puet querre;
Il voit estoiles aparair,
Et voit oisiaus voler par air,
Et voit poissons par mer noer,
Et voit bestes par bois joer,
Et faire tours et biaus et gens;
Et voit diversetés de gens,
Les uns en chambre solacier,
Les autres voit par bois chacier,
Par montaignes et par rivieres,
Par prez, par vignes, par jachieres;
Et songe plaiz et jugemens,
Et guerres et tornoiemens,
Et baleries et karoles,
Et ot vieles et citoles,
Et flere espices odoreuses,
Et goute choses savoreuses,
Et gist entre les bras s'amie,
Et toutevois n'i est-il mie;
Ou voit Jalousie venant,
Ung pestel à son col tenant,
Tel qui, par grand' dévotion,19295
En trop grand' contemplation,
Fait apparaître en ses pensées
Les choses qu'il a pourchassées,
Et les cuide voir proprement
Devant ses yeux ouvertement
(Mais tout cela n'est que mensonge,
Ainsi comme l'homme qui songe,
Qui prend ce qu'il voit pour réel
Quand ce n'est que spirituel,
Comme Scipion, dit l'histoire,
Vit le ciel dans toute sa gloire,
Et la mer, et la terre et l'air
En tous détails, jusqu'à l'enfer),
Tel donc voit étoiles paraître,
Les animaux dans les bois paître,
Les oiseaux dans l'air voyager
Et poissons par la mer nager:
Il voit leurs tours, leur gentillesse,
Il voit encore en grand' liesse,
Chez eux diversité de gens,
D'autres par les forêts chassants,
Par montagnes et par rivières,
Par prés, par vignes, par jachères:
Il songe plaids et jugements,
Guerres, tournois, trépignements,
Et bals, et rondes et karoles,
Entend guitares et violes,
Goûte savoureux aliments
Et flaire épices odorants,
Ou gît dans les bras de sa mie,
Et de cela rien n'est-il mie:
Ou voit Jalousie accourant,
Un bâton à son col tenant,
Qui provés ensemble les trueve19081
Par Male-Bouche qui contrueve
Les choses ains que faites soient,
Dont tuit Amant par jor s'effroient.
Car cil qui fins Amans se clament,
Quant d'amors ardemment s'entr'ament,
Dont moult ont travaus et anuis,
Qui se sunt de nuit endormis
En lor lit où moult ont pensé,
(Car les propriétés en sé)[41]
Si songent les choses amées,
Que tant ont par jor réclamées,
Ou songent de lor aversaires
Qui lor font anuis et contraires.
Ou s'il sunt en mortex haïnes,
Corrous songent et ataïnes,
Et contens o lor anemis
Qui les ont en haïne mis
Es choses à guerre ensivables,
Par contraires ou par semblables.
Ou s'il resunt mis en prison
Par aucune grant mesprison,
Songent-il de lor délivrance,
S'il en sunt en bonne esperance;
Ou songent ou gibet ou corde,
Que li cuers par jor lor recorde;
Ou quiexques choses desplesans,
Qui ne sunt mie hors, mès ens,
Si recuident-il por voir lores
Que ces choses soient defores,
Et font de tout ou duel ou feste,
Et tout portent dedens lor teste,
Qui les cinc sens ainsinc deçoit
Par les fantosmes qu'il reçoit,
Qui prouvés ensemble les trouve19329
Par Malebouche qui controuve
Les actes avant qu'ils soient faits
Et rend les amants inquiets.
Car amants qui fins se proclament,
Quand d'un ardent amour s'enfiamment,
Dont ont grand deuil et grands ennuis,
Quand au lit seront endormis
Où leur esprit moult souffre et pense
(Je le sais par expérience)[41b],
Ils songent à l'objet aimé
Qu'ils ont le jour tant réclamé,
Ou pensent à leurs adversaires
Qui tant leur font peines amères.
Ou s'ils sont en mortel courroux,
Toute la nuit leur cœur jaloux
Ne rêve que haine et vengeance,
Querelles, combats à outrance,
Avec leurs mortels ennemis
Qui les ont tant en haine mis,
Et combinent comme à la guerre
Manœuvre semblable ou contraire.
Ou s'ils sont jetés en prison
Pour aucun crime ou trahison,
Ils songent à leur délivrance,
S'ils en sont en bonne espérance,
Ou bien rêvent corde et gibet
Qui le jour les inquiétait,
Ou quelque chose déplaisante
En eux-mêmes qui les tourmente,
Et s'imaginent voir alors
Les choses paraître au dehors,
Et font de tout ou deuil ou fête,
Et tout portent dedans leur tête,
Dont maintes gens par lor folie19115
Cuident estre par nuit estries
Errans avecques dame Habonde[42],
Et dient que par tout le monde
Li tiers enfant de nacion
Sunt de ceste condicion.
Qu'il vont trois fois en la semaine
Si cum destinée les maine;
Et par tous ces ostex se boutent,
Ne clés ne barres ne redoutent,
Ains s'en entrent par les fendaces,
Par chatieres et par crevaces,
Et se partent des cors les ames,
Et vont avec les bonnes Dames
Par leus forains et par maisons,
Et le pruevent par tiex raisons:
Que les diversités véuës
Ne sunt pas en lor liz venuës,
Ains sunt lor ames qui laborent,
Et par le monde ainsinc s'en corent;
Et tant cum il sunt en tel oirre,
Si cum il font as gens acroire,
Qui lor cors bestorné auroit,
Jamès l'ame entrer n'i sauroit.
Mès trop a ci folie orrible,
Et chose qui n'est pas possible:
Car cors humains est chose morte
Sitost cum l'ame en soi ne porte;
Donques est-ce chose certaine
Que cil qui trois fois la semaine
Ceste maniere d'oirre sivent,
Trois fois muirent, trois fois revivent
En une semaine méismes:
Et s'il est si cum nous déismes,
Qui les cinq sens ainsi déçoit19363
Par les fantômes qu'elle voit.
Maintes gens même, en leurs folies,
La nuit, pensent être génies
Avecque dame Habonde errants[42b],
Et disent que de tous enfants
Les troisièmes par la naissance
Sont tretous de semblable essence:
Qu'en la semaine ils vont trois fois
Du destin écoutant la voix,
Par toutes les maisons se boutent,
Ni clés ni barres ne redoutent,
Mais dessus passent ou dessous
Par chatières, fentes et trous;
Que de leurs corps partent les âmes
Qui vont avec les bonnes dames
Par lieux publics et par maisons
Et disent pour toutes raisons:
«Que les choses diverses vues
Ne sont pas en leurs lits venues;
Donc leurs âmes s'en vont ainsi
De par le monde, à grand souci.»
Ils ne s'en tiennent pas là voire,
Mais veulent faire aux gens accroire
Que si le corps on retournait
Jamais l'âme n'y rentrerait.
Mais c'est une folie horrible,
Et chose qui n'est pas possible,
Car de l'homme le corps est mort
Certes sitôt que l'âme en sort.
Donc est-ce une chose certaine
Que si par trois fois la semaine
Ce voyage l'âme faisait,
Trois fois mourrait et revivrait
Dont resuscitent moult souvent19149
Li desciples de tel convent[43].
Mais c'est bien terminée chose,
Et bien l'os reciter sans glose,
Que nus qui doie à mort corir,
N'a que d'une mort à morir,
Ne jà ne resuscitera
Tant que ses jugemens sera,
Se n'ert miracle especial
De par le Diex celestial,
Si cum de saint Ladre lison,
Car ce pas ne contredison.
Et quant l'en dit d'autre partie
Que quant l'ame s'est departie
Du cors ainsinc desaorné,
S'el trueve le cors bestorné,
El ne set en li revenir:
Qui puet tel fable sostenir?
Qu'il est voirs, et bien le recors,
Ame desevrée de cors,
Plus est aperte, et sage et cointe,
Que quant ele est au cors conjointe,
Dont el sieut la complexion
Qui li troble s'entencion:
Dont est miex lors par li séuë
L'entrée que ne fu l'issuë:
Par quoi plus tost la troveroit,
Jà si bestorné ne seroit.
D'autre part, que li tiers du monde
Aille ainsinc avec dame Habonde,
Le corps dans la même semaine,19397
Et si c'est vrai, qu'on en convienne,
Les disciples de ce savant
Système renaissent souvent[43b].
C'est une indiscutable chose,
Et je l'ose affirmer sans glose,
Que nul qui doive à mort courir
N'a que d'une mort à mourir,
Et jamais, à moins d'un miracle
De Dieu qui lève cet obstacle,
Jamais ne ressuscitera
Tant que pour lui subsistera
Son jugement. Or Dieu l'accorde
Parfois dans sa miséricorde,
Comme saint Lazare lisons,
Ce que nous ne contredisons,
Et lorsqu'on dit, d'autre partie,
Que quand l'âme s'est départie
Du corps ainsi tout désorné,
S'elle le trouve retourné,
Elle n'y peut rentrer ensuite,
Qui donc telle fable débite?
C'est certain et pas n'en démords,
Ame qui se sèvre du corps
Est plus subtile et déliée
Que quand était au corps liée,
Dont subit la complexion
Qui trouble son intention.
Donc est mieux lors par elle sue
La porte que n'était l'issue,
Par quoi plus tôt la trouverait
Quand le corps voire on tournerait.
D'autre part, que le tiers du monde
Ainsi coure avec dame Habonde,
Si cum foles vielles le pruevent19179
Par les visions qu'eles truevent,
Dont convient-il sans nule faille
Que tretous li mondes i aile,
Qu'il n'est nus, soit voire ou mençonge,
Qui mainte vision ne songe,
Non pas trois fois en la semaine,
Mès quinze fois en la quinzaine,
Ou plus, ou mains par aventure,
Si cum la fantasie dure.
Ne ne revoil dire des songes,
S'il sunt voirs, ou s'il sunt mençonges,
Se l'en les doit du tout eslire,
Ou s'il sunt du tout à despire:
Porquoi li uns sunt plus orribles,
Plus bel li autre et plus paisible,
Selonc lor apparicions
En diverses complexions,
Et selonc lor divers corages
Des meurs divers et des aages:
Ou se Diex par tex visions
Envoie revelacions,
Ou li malignes esperiz,
Por metre les gens en periz,
De tout ce ne m'entremetrai,
Mès à mon propos me retrai.
Si vous di donques que les nuës,
Quant lasses sunt et recréuës
De traire par l'air de lor flesches,
Et plus de moistes que de seiches,
Car de pluies et de rousées
Les ont trestoutes arrousées,
Se Chalor aucune n'en seiche,
Por traire quelque chose seiche,
(Si les vieilles nous en croyons19431
Contant leurs folles visions),
Il faut vraiment, vaille que vaille,
Qu'à son tour tout le monde y aille,
Puisque tous, à tort ou raison,
Nous leurre mainte vision,
Non pas trois fois en la semaine,
Mais quinze fois en la quinzaine,
Ou moins, ou plus, tant qu'en l'esprit
Le phénomène se produit.
Je ne dirai non plus des songes
S'ils sont vérités ou mensonges,
Si l'on les doit du tout priser,
S'ils sont du tout à mépriser,
Pourquoi les uns sont plus horribles,
D'autres plus beaux ou plus paisibles,
Selon les apparitions
Et selon les complexions,
Les mœurs diverses, les usages,
Les circonstances et les âges;
Si Dieu par telles visions
Veut faire révélations,
Ou bien l'esprit malin, le traître,
Pour les gens en grand péril mettre.
De tout ce ne m'occuperai,
Mais à mon propos reviendrai.
Je vous disais donc que les nues,
Lorsqu'elles sont lasses, rompues
De lancer leurs flèches en l'air
Plus moites que sèches, c'est clair,
Puisque de pluie et de rosées
Les ont tretoutes arrosées
(Si n'en sèche aucune Chaleur
Des traits de sa brûlante ardeur),
Si destendent lor ars ensemble,19213
Quant ont trait tant cum bon lor semble.
Mès trop ont estranges manieres
Cilz ars dont traient ces archieres,
Car toutes lor colors s'en fuient,
Quant en destendant les estuient;
Ne jamès puis de cels méismes
Ne retrairont que nous véismes;
Mès s'el vuelent autre fois traire,
Noviaus arz lor convient refaire,
Que li solaus puist pioler;
Nes convient autrement doler.
Encore ovre plus l'influance
Des ciex, qui tant ont grant poissance
Par mer, et par terre, et par air;
Les cometes font-il parair[44],
Qui ne sunt pas es ciex posées,
Ains sunt parmi l'air embrasées,
Et poi durent puis que sunt faites,
Dont maintes fables sunt retraites.
Les mors as princes en devinent
Cil qui de deviner ne finent;
Mès les cometes plus n'aguetent,
Ne plus espessement ne gietent
Lor influances ne lor rois
Sor povres hommes que sor rois,
Ne sor rois que sor povres hommes:
Ainçois euvrent, certains en sommes,
Où monde sor les regions,
Selonc les disposicions
Des climaz, des hommes, des bestes
Qui sunt as influances prestes
Des planetes et des estoiles,
Qui greignor pooir ont sor eles.
Tirant tant comme bon leur semble,19465
Leurs arcs détendent lors ensemble.
Mais ils sont par trop singuliers
Ces arcs dont tirent ces archers,
Dont toutes les couleurs s'effacent
Quand dans leurs étuis les replacent.
Du reste, ils ne tireront plus
Des mêmes arcs qui furent vus;
Car pour nouvelles flèches traire,
Nouveaux arcs il leur faudra faire
Que le soleil puisse parer,
Car lui seul peut les décorer.
Mieux encore agit l'influence
Des cieux qui tant ont grand' puissance
Par l'air et la terre et la mer.
Ils font comètes enflammer[44b]
Qui ne sont pas aux cieux posées,
Mais en l'air courent embrasées,
Pour mourir peu de temps après,
Dont maints contes ont été faits,
Tous plus faux les uns que les autres.
Les devins et tous leurs apôtres
Disent que ces astres errants
Nous annoncent la mort des grands.
Mais les comètes, sans doutance,
Ne font peser leur influence
Ni leurs rayons d'un plus grand poids
Sur pauvres hommes que sur rois,
Ni sur rois que sur pauvres hommes,
Mais travaillent, certains en sommes,
Du monde sur les régions,
Selon les dispositions
Des climats, des hommes, des bêtes,
Qui sont aux influences prêtes
Si portent les senefiances19247
Des celestiaus influances,
Et les complexions esmuevent,
Si cum obéissans les truevent.
Si ne di-ge pas ne n'afiche
Que rois doient estre dit riche
Plus que les personnes menuës
Qui vont nuz piez parmi les ruës:
Car soffisance fait richece,
Et convoitise fait povrece.
Soit rois, ou n'ait vaillant deux miches,
Qui plus convoite mains est riches;
Et qui voldroit croire escritures,
Li rois resemblent les paintures,
Dont tel exemple nous apreste
Cil qui nous escrit l'Almageste,
Se bien i savoit prendre garde
Cil qui les paintures regarde,
Qui plesent cui ne s'en apresse,
Mès de près la plesance cesse;
De loing semblent trop déliteuses,
De près ne sunt point docereuses.
Ainsinc va des amis poissans,
Doux est à lor mescongnoissans
Lor servise et lor acointance
Par le defaut d'experience.
Mès qui bien les esproveroit,
Tant d'amertume i troveroit,
Qu'il s'i craindroit moult à bouter.
Tant fait lor grace à redouter.
Ainsinc nous asséure Oraces,
De lor amor et de lor graces:
De tous les astres lumineux,19499
Qui sont les plus puissants sur eux,
Et portent les signifiances
De ces célestes influences,
Et meuvent les complexions
Selon leurs dispositions.
Pour ce ne dis-je ni n'affiche
Qu'un roi doive être appelé riche
Plus que les autres gens menus
Qui par les routes vont pieds-nus;
Car suffisance fait richesse,
Et convoitise fait détresse.
Soit roi, soit pauvre mendiant,
Qui plus convoite a moins vaillant,
Et qui voudrait croire écritures
Les rois ressemblent aux peintures.
C'est l'exemple que l'auteur prit
Quand l'Almageste il écrivit.
Si bien savez y prendre garde,
Quand les peintures on regarde,
De loin elles font bon effet,
De près le plaisir disparaît;
De loin semblent délicieuses,
De près ne sont plus doucereuses.
Ainsi va des amis puissants.
Doux semblent, aux non connaissants,
Leur service et leur accointance
Par le défaut d'expérience;
Mais qui bien les éprouverait,
Tant d'amertume y trouverait,
Qu'il hésiterait, j'en suis sûre,
A les briguer à l'aventure,
Tant leur grâce est à redouter.
C'est ce que se plaît à conter
Ne li princes ne sunt pas dignes19279
Que li cors du ciel doingnent signes
De lor mort plus que d'ung autre homme;
Car lor cors ne vault une pomme
Oultre le corps d'ung charruier,
Ou d'ung clerc, ou d'ung ecuier:
Car ges fais tous semblables estre,
Si cum il apert à lor nestre.
Par moi nessent semblable et nu,
Fort et fiéble, gros et menu:
Tous les met en équalité
Quant à l'estat d'umanité.
Fortune i met le remanant,
Qui ne set estre permanant,
Qui ses biens à son plaisir donne,
Ne ne prent garde à quel personne,
Et tout retolt et retoldra
Toutes les fois qu'ele voldra.
Se nus dist que li gentil-homme
Sunt de meillor condicion...
Que cil qui les terres cultivent...
Ge respons que nus n'est gentis
S'il n'est as vertus ententis,
Ne n'est vilains fers par ses vices.
(Page 170, vers 19304.)
XCIX
Comment Nature proprement
Devise bien certainement
La vérité, dont gentillesse
Vient et en enseigne l'adresse.
Et se nus contredire m'ose,
Qui de gentillece s'alose,
Et die que li gentil-homme,
Si cum li pueples les renomme,
Sunt de meillor condicion
Par noblece de nacion,
Dans ses vers le divin Horaces19533
De leur amour et de leurs grâces.
Non, les rois ne méritent pas
Que les cieux daignent leur trépas
Annoncer plus que d'un autre homme,
Car leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d'un charretier,
Ou d'un clerc ou d'un écuyer;
Car je les fais semblables être;
Voyez-les au moment de naître.
Pour moi semblables sont et nus,
Forts et faibles, gros et menus,
Quant à leur humaine nature;
Entre eux c'est l'égalité pure.
Fortune apporte le restant
Qui ne sait être permanent;
Car ses biens à son plaisir donne
Sans songer à quelle personne,
Et tout ravit et ravira
Toutes les fois qu'elle voudra.
XCIX
Comment Nature proprement
Devise bien certainement
La vérité, de quoi Noblesse
Vient, et nous en donne l'adresse.
Et si quelqu'un me contredit
De sa race et s'enorgueillit,
S'écriant qu'est le gentilhomme
(Ainsi que le peuple les nomme)
De meilleure condition,
Par sa naissance et son blason,
Que cil qui les terres cultivent,19307
Ou qui de lor labor se vivent:
Ge respons que nus n'est gentis,
S'il n'est as vertus ententis,
Ne n'est vilains, fors par ses vices
Dont il pert outrageus et nices.
Noblece vient de bon corage,
Car gentillece de lignage
N'est pas gentillece qui vaille,
Por quoi bonté de cuer i faille,
Por quoi doit estre en li parans
La proece de ses parens
Qui la gentillece conquistrent
Par les travaux que grans i mistrent,
Et quant du siecle trespasserent,
Toutes lor vertus emporterent,
Et lessierent as hoirs l'avoir;
Que plus ne porent d'aus avoir.
L'avoir ont, plus riens n'i a lor,
Ne gentillece, ne valor,
Se tant ne font que gentil soient
Par sens ou par vertu qu'il aient.
Si r'ont clers plus grant avantage
D'estre gentiz, cortois et sage,
(Et la raison vous en diroi,)
Que n'ont li princes ne li roi
Qui ne sevent de letréure;
Car li clers voit en escriture
Avec les sciences provées,
Raisonables et desmonstrées,
Tous maus dont l'en se doit retraire,
Et tous les biens que l'en puet faire:
Les choses voit du monde escrites,
Si cum el sunt faites et dites.
Que ceux qui les terres cultivent19563
Ou du travail de leurs mains vivent,
Moi je réponds que nul, sans plus,
N'est noble que par ses vertus
Et n'est vilain que par ses vices,
Son orgueil et ses fols caprices.
Noblesse vient de la valeur,
Car si manque bonté de cœur,
Pour moi noblesse de naissance
N'est rien qui vaille, sans doutance.
Le noble doit montrer aux yeux
La prouesse de ses aïeux,
Qui leur noblesse avait conquise
De par mainte grande entreprise.
Or du monde ils sont disparus,
Emportant toutes leurs vertus
Et simplement leurs biens laissèrent,
Dont leurs descendants héritèrent,
Qui l'avoir ont, rien plus n'est leur,
Pas plus noblesse que valeur,
S'ils ne font tant que nobles soient
Par sens et valeur qu'ils déploient.
Plus d'avantage a donc cent fois
Le clerc d'être noble et courtois
(Et la raison vais vous en dire),
Qu'un roi qui, malgré son empire,
N'est, hélas! rien moins que savant.
Car le clerc en écrits apprend
Avec les sciences prouvées,
Raisonnables et démontrées,
Les maux dont on doit s'écarter
Et les biens qu'on peut pratiquer:
Les choses voit du monde écrites
Comme elles sont faites et dites,
Il voit ès anciennes vies19341
De tous vilains les vilenies,
Et tous les faiz des cortois hommes,
Et des cortoisies les sommes:
Briefment, il voit escrit en livre
Quanque l'en doit foïr ou sivre;
Par quoi tuit clerc, desciple et mestre,
Sunt gentiz ou le doivent estre;
Et sachent cil qui ne le sont,
C'est por lor cuers que mauvès ont:
Qu'il en ont trop plus d'avantages
Que cil qui cort as cers ramages.
Si valent pis que nule gent
Clerc qui le cuer n'ont noble et gent,
Quant les biens congnéus eschivent,
Et les vices véus ensivent;
Et plus pugnis devroient estre
Devant l'emperéor celestre
Clers qui s'abandonnent as vices,
Que les gens laiz, simples et nices
Qui n'ont pas les vertus escrites,
Que cil tiennent vils et despites.
Et se princes sevent de letre,
Ne s'en puéent-il entremetre
De tant lire et de tant aprendre,
Qu'il ont trop aillors à entendre.
Par quoi por gentillece avoir,
Ont li clerc, ce poés savoir,
Plus bel avantage et greignor
Que n'ont li terrien seignor.
Et por gentillece conquerre
Qui moult est honorable en terre,
Tuit cil qui la vuelent avoir,
Ceste rieule doivent savoir:
Et dans l'histoire des anciens19597
Voit les bassesses des vilains
Auprès des glorieuses vies
Des héros et leurs courtoisies.
Bref, écrit en livres il voit
Ce que fuir, ce que suivre il doit.
Les clercs donc, ou disciple ou maître,
Nobles sont tous ou doivent l'être,
Et partant ceux qui ne le sont,
C'est par leur cœur que mauvais ont;
Car ils ont trop plus d'avantages
Que ceux qui courent cerfs sauvages.
Donc valent pis que nulle gent
Clers qui n'ont le cœur noble et gent,
Lorsqu'à bon escient esquivent
Les vertus et les vices suivent,
Donc devraient être plus punis,
Par l'empereur du paradis,
Les clers qui se livrent aux vices
Que vilains simples et novices,
Clercs qui méprisent les vertus
Que gens qui n'ont bons livres lus.
Or quand est lettré d'aventure
Un prince, il ne peut mettre cure
A s'instruire dans les écrits,
Car trop ailleurs a de soucis.
Aussi pour acquérir noblesse,
Les savants ont, je le confesse,
Plus d'avantages et meilleurs
Que n'ont les terriens seigneurs.
Car cette noblesse si chère
Et tant honorable sur terre,
Tous ceux qui la veulent avoir
Cette règle doivent savoir:
Quiconques tent à gentillece,19375
D'orguel se gart et de parece,
Aille as armes, ou à l'estuide,
Et de vilenie se vuide;
Humble cuer ait, cortois et gent
En tretous leus, vers toute gent,
Fors sans plus vers ses anemis,
Quant acort n'i puet estre mis.
Dames honeurt et damoiseles,
Mès ne se fie trop en eles,
Que l'en porroit bien meschéoir,
Maint en a-l'en véu doloir.
Tex hons doit avoir los et pris,
Sans estre blasmé ne repris,
Et de gentillece le non
Doit recevoir, li autre non.
Chevaliers as armes hardis,
Preus en faiz et cortois en dis,
Si cum fu mi sires Gauvains
Qui ne fu pas pareus as vains,
Et li bons quens d'Artois Robers[45],
Qui dès lors qu'il issi du bers,
Hanta tous les jors de sa vie
Largece, honor, chevalerie,
N'onc ne li plot oiseus sejors,
Ains devint hons devant ses jors.
Tex chevaliers preus et vaillans,
Larges, cortois et bataillans,
Doit par tout estre bien venus,
Loés, amés et chier tenus.
Moult redoit-l'en clerc honorer
Qui bien vuet as ars laborer,
Et pense des vertus ensivre
Qu'il voit escrites en son livre:
Quiconque aspire à la noblesse19631
D'orgueil se garde et de paresse
Et de tout vilain sentiment.
A l'étude, aux armes vaillant.
Humble cœur ait, bonté profonde
En tous lieux et par tout le monde,
Excepté pour ses ennemis,
Quand accord n'y peut être mis:
Dames honore et damoiselles,
Mais sans trop se fier en elles,
Car mal lui pourrait advenir;
Maint on a vu s'en repentir.
Tel homme avoir doit los et gloire
Pour conduite si méritoire,
Et doit de noblesse le nom
Recevoir seul, les autres non.
Chevalier vaillant à la guerre,
Sage dans tout ce qu'il veut faire,
Toujours en paroles courtois,
Et tel, en un mot, qu'autrefois
Fut messire Gauvain, modèle
Du chevalier brave et fidèle,
Ou le comte d'Artois Robert[45b],
Qui, dès le berceau bon et fier,
Hanta tous les jours de sa vie
Largesse, honneur, chevalerie,
Et méprisant l'oisiveté
Fut homme avant la puberté:
Tel chevalier vaillant et sage,
Large, courtois, de grand courage,
Doit partout être bienvenu,
Aimé, cher et noble tenu.
Savant qui pense aux vertus suivre
Qu'il voit écrites dans son livre,
Et si fist-l'en certes jadis;19409
Bien en nommeroie jà dis,
Voire tant que, se ge les nombre,
Anui sera d'oïr le nombre.
Jadis li vaillant gentil homme,
Si cum la letre le renomme,
Empereor, duc, conte et roi,
Dont jà ci plus ne conteroi,
Les philosophes honorerent;
As poëtes néis donnerent[46]
Viles, jardins, leus delitables,
Et maintes choses honorables.
Naples fu donnée à Virgile,
Qui plus est delitable vile
Que n'est Paris, ne Lavardins[47].
En Calabre il r'ot biaus jardins
Annius, qui donné li furent[48]
Des anciens qui le congnurent.
Mès por quoi plus en nommeroie?
Par plusors le vous proveroie,
Qui furent nés de bas lignages,
Et plus orent nobles corages
Que maint filz de rois, ne de contes,
Dont jà ci ne vous iert fait contes,
Et por gentil furent tenu.
Or est li tens à ce venu
Que li bon qui toute lor vie
Travaillent en philosophie,
Et s'en vont en estrange terre
Por sens et por valor conquerre,
Et sueffrent les grans povretés
Cum mendians et endetés,
Et vont espoir deschaus et nu,
Ne sunt amés, ne chier tenu.
Et qui veut aux arts se livrer,19665
Chacun doit de même honorer.
Ainsi faisait-on, dit l'histoire,
Jadis, et vous pouvez m'en croire,
Car tant d'exemples conterais
Qu'avant la fin vous ennuirais.
Or donc, maint vaillant gentilhomme
(Il n'est besoin que je les nomme),
Empereurs, ducs, comtes et rois
Jadis, si l'histoire j'en crois,
Les philosophes honorèrent;
Aux poètes mêmes donnèrent[46b]
Villas, jardins, biens et faveurs,
A l'envi les comblaient d'honneurs.
Naples fut donnée à Virgile
Qui plus est délectable ville
Que n'est Paris ni Lavardins[47b];
En Calabre eut de beaux jardins
Ennius, qui donnés lui furent[48b]
Par les anciens qui le connurent.
Combien encor j'en nommerais!
Par plusieurs vous le prouverais
Qui, quoique issus de bas lignage,
Montrèrent plus noble courage
Que maint fils de comte ou de roi
Que ne veux pas nommer, ma foi,
Et los et gloire méritèrent.
Mais combien les temps dégénèrent!
En vain pays lointains courir,
Pour sens et valeur conquérir,
Voit-on les bons toute leur vie
Et travailler philosophie
Et souffrir grandes pauvretés;
Comme mendiants endettés
Princes nes prisent une pomme,19443
Et si sunt-il plus gentil homme,
(Si me gart Diex d'avoir les fievres)
Que cil qui vont chacier as lievres,
Et que cil qui sunt coustumiers
De maindre es palais principiers.
Et cil qui d'autrui gentillece,
Sans sa valor et sans proece,
En vuet porter los et renon,
Est-il gentil? ge dis que non.
Ains doit estre vilains clamés,
Et vilz tenus, et mains amés
Que s'il estoit filz d'ung truant.
Ge n'en irai jà nul chuant,
Et fust néis fils Alixandre,
Qui tant osa d'armes emprendre,
Et tant continua de guerres,
Qu'il fu sires de toutes terres,
Et puis que cil li obéirent
Qui contre li se combatirent,
Et que cil se furent rendu,
Qui ne s'ierent pas defendu,
Dist-il, tant fu d'orguel destrois,
Que cist mondes iert si estrois
Qu'il s'i pooit envis torner,
N'il n'i voloit plus séjorner,
Ains pensoit d'autre monde querre,
Por commencier novele guerre;
Et s'en aloit enfer brisier
Por soi faire par tout prisier:
Dont tretuit de paor tremblèrent
Li diex d'enfer, car il cuiderent,
Ils vont déchaussés, tout nus même;19699
Or nul ne les tient chers ni n'aime!
Rois ne prisent un clou vaillant
Ces gens plus nobles cependant
(Me garde Dieu d'avoir les fièvres!)
Que ceux qui vont chassant aux lièvres
Et que ceux qui sont coutumiers
D'habiter en châteaux princiers.
Et celui qui de la noblesse
D'autrui, sans valeur ni prouesse,
Veut porter et los et renom,
Est-il noble? Je dis que non.
C'est un vilain, oui, qu'on le sache;
On le doit moins aimer, le lâche,
Que s'il était fils de truand.
Aucun je n'en irai flattant,
Quand il serait fils d'Alexandre.
Qui tant de guerres entreprendre
Et tant continuer osa
Que tout le monde domina.
Enfin quand à lui se soumirent
Ceux contre lui qui combattirent,
Et que sans s'être défendus
Les autres se furent rendus,
Tant fut sa vanité profonde
Que trop étroit devint ce monde;
A peine il s'y pouvait tourner
Et n'y pouvait plus séjourner,
Mais pensait quérir autre terre
Pour commencer nouvelle guerre,
Et s'en allait l'enfer briser
Pour se faire partout priser.
Lors soudain tous de peur tremblèrent
Les Dieux d'enfer; car ils pensèrent
Quant ge le lor dis, que ce fust19475
Cil qui par le bordon de fust,
Por les ames par pechié mortes,
Devoit d'enfer brisier les portes,
Et lor grant orguel escachier
Por ses amis d'enfer sachier.
Mès posons, ce qui ne puet estre,
Que g'en face aucun gentil nestre,
Et que des autres ne me chaille,
Qu'il vont apelant vilenaille;
Quel bien a-il en gentillece?
Certes, qui son engin adrece
A bien la vérité comprendre,
Il n'i puet autre chose entendre
Qui bonne soit en gentillece,
Fors qu'il semble que la proece
De lor parens doivent ensivre;
Sous itels fais doivent-il vivre
Qui gentis hons vuet resembler,
S'il ne vuet gentillece embler,
Et sans deserte los avoir:
Car ge fais à tous asavoir
Que gentillece as gens ne donne
Nule autre chose qui soit bonne,
Fors que ses fais tant solement;
Et sachent bien certainement
Que nus ne doit avoir loenge
Par vertu de personne estrenge;
Si ne r'est pas drois que l'en blasme
Nule personne d'autrui blasme.
Cil soit loés qui le desert;
Mès cil qui de nul bien ne sert,
En qui l'en trueve mauvesties,
Vilenies et engresties,
Quand je leur dis, que cette fois19733
C'était celui qui de sa croix,
Pour les âmes par péchés mortes,
Devait d'enfer briser les portes
Et leur grand orgueil empirer
Pour ses amis d'enfer tirer.
Mais posons, ce qui ne peut être,
Que j'en fasse aucun noble naître,
Toute la tourbe dédaignant
Que vilenaille ils vont nommant,
Quel bien serait donc en noblesse?
Certes qui moult son sens adresse
A bien comprendre vérité,
Il ne peut autre qualité
Concevoir qui soit en noblesse,
Sinon qu'ils doivent la prouesse
De leurs ancêtres imiter.
Ainsi se devra comporter
Qui se veut noble faire croire,
S'il ne veut et noblesse et gloire
Voler ou sans mérite avoir.
Car je fais à tous assavoir
Que nulle chose, tant soit bonne,
Aux gens la noblesse ne donne
Que les hauts faits tant seulement;
Qu'ils sachent bien certainement
Que d'autrui l'acte méritoire
A nul ne peut donner la gloire,
Pas plus que le blâme d'autrui
Ne peut rejaillir dessus lui.
Gloire soit à qui la mérite!
Mais tel qui nul bien ne médite,
En qui l'on trouve vanité,
Injustice, méchanceté,
Et vanteries et bobans,19509
Ou s'il est doubles et lobans,
D'orguel farcis et de ramposnes,
Sans charité et sans aumosnes,
Ou négligens et pareceus,
Car l'en en trueve trop de ceus,
Tout soit-il nés de tex parens
Où toute vertus fu parens;
Il n'est pas drois, bien dire l'os,
Qu'il ait de ses parens le los;
Ains doit estre plus vil tenus
Que s'il iert de chetis venus.
Et sachent tuit homme entendable,
Qu'il n'est mie chose semblable
D'aquerre sens et gentillece,
Et renomée par proece,
Et d'aquerre grans tenemens,
Grans deniers, grans aornemens,
Quant à faire ses volentés:
Car cil qui est entalentés
De travailler soi por aquerre
Deniers, aornemens, ou terre,
Bien ait néis d'or amassés,
Cent mile mars, ou plus assés,
Tout puet lessier à ses amis.
Mès cil qui son travail a mis
Es autres choses desus dites,
Tant qu'il les a par ses merites,
Amors nes puet à ce plessier
Qu'il lor en puist jà riens lessier.
Puet-il lessier science? Non,
Ne gentillece, ne renom,
Mès il lor en puet bien aprendre,
S'il i vuelent exemple prendre.
Et vantardise et vilenie,19767
Et insolence et raillerie,
S'il est fourbe, fallacieux,
Ou négligent, ou paresseux,
Sans charité et sans aumône
(Et sur la terre il en foisonne
De ceux-là, de parents issus
Où brillaient toutes les vertus),
Pas n'est droit, vous pouvez me croire,
Qu'il ait de ses aïeux la gloire,
Mais doit être plus vil tenu
Que s'il fût de chétif venu.
Sache tout homme raisonnable
Que ce n'est pas chose semblable
D'acquérir noblesse et renom
Par prouesse et noble action,
Ou d'acquérir grande fortune,
Grands biens, trésors, grande pécune
Par incessante activité.
Car celui qui est tourmenté
Du désir d'acquérir grand' terres,
Nombreux deniers, parures chères,
Quand même il eût d'or amassé
Cent mille marcs, ou plus assé,
Les transmet à qui bon lui semble.
Mais tel qui ses efforts assemble
A conquérir gloire et honneur
Par son mérite et sa valeur,
Amour ne lui saurait permettre
De rien à d'autres en transmettre.
Peut-il laisser science? Non,
Ni noblesse, ni bon renom;
Mais il peut beaucoup leur apprendre,
S'ils y veulent exemple prendre,
Autre chose cis n'en puet faire,19543
Ne cil n'en puéent riens plus traire;
Si n'i refont-il pas grant force,
Qu'il n'en donroient une escorce:
Mains en i a, fors que d'avoir
Les possessions et l'avoir.
Si dient qu'il sunt gentil homme,
Por ce que l'en les i renomme,
Et que lor bons parens le furent,
Qui furent tex cum estre durent;
Et qu'il ont et chiens et oisiaus
Por sembler gentiz damoisiaus,
Et qu'il vont chaçant par rivieres,
Par bois, par champs, et par bruieres,
Et qu'il se vont oiseus esbatre.
Mès il sunt mauvais, vilain nastre,
Et d'autrui noblece se vantent;
Il ne dient pas voir, ains mentent,
Et le non de gentillece emblent,
Quant lor bons parens ne resemblent:
Car quant ges fais semblables nestre,
Il vuelent donques gentil estre
D'autre noblece que de cele
Que ge lor doing, qui moult est bele,
Qui a nom Naturel-Franchise,
Que j'ai sor tous égaument mise,
Avec raison que Diex lor donne,
Qui les fait, tant est sage et bonne,
Semblables à Dieu et as anges,
Se Mort nes en féist estranges,
Qui por sa mortel différence
Fait des hommes la desevrance,
Et quierent nueves gentilleces,
S'il ont en eus tant de proeces:
Rien plus ne peut leur faire avoir,19801
Pas plus qu'eux rien plus recevoir.
Du reste, ils n'y mettent grand'force,
Nul n'en donnerait une écorce;
Moult plus se peinent pour avoir
Les possessions et l'avoir.
Ils disent: je suis gentihomme,
Parce qu'ainsi chacun les nomme
Et que tels furent leurs aïeux
Qui firent leur devoir en preux,
Et qu'ils vont chasser par rivieres,
Par bois, par champs et par bruyères,
Et des chiens ont et des oiseaux
Pour sembler nobles damoisiaux,
Et dans l'oisiveté languissent.
Mais ces vilains-nés se trahissent
Et leur cœur lâche et ramolli;
Quand de la noblesse d'autrui
Impudemment ainsi se vantent,
Ils ne disent pas vrai, mais mentent,
Et la gloire de leurs aïeux
Volent en tombant plus bas qu'eux!
Car si semblables les fais naître,
C'est donc qu'ils veulent nobles être
D'autre noblesse assurément
Que de celle, belle pourtant
(C'est leur naturelle franchise),
Qu'également en tous j'ai mise
Avec Raison, qui de Dieu naît,
Qui tant est bonne que les fait
Aux anges et à Dieu semblables,
Sauf Mort qui les rend corrompables.
Par la Mort ainsi divisés,
Les hommes sont alors forcés
Car s'il par eus ne les acquierent,19577
Jamès par autrui gentil n'ierent:
Ge n'en met hors ne rois, ne contes.
D'autre part il est plus grans hontes
D'un filz de roi, s'il estoit nices,
Et plains d'outrages et de vices,
Que s'il iert filz d'ung charretier,
D'ung porchier, ou d'ung cavetier.
Certes plus seroit honorable
A Gauvain le bien combatable
Qu'il fust d'ung coart engendrés,
Qui sist où feu tous encendrés,
Qu'il ne seroit, s'il iert coars,
Et fust ses peres Renouars.
Mès sans faille, ce n'ert pas fable,
La mort d'un prince est plus notable
Que n'est la mort d'ung païsant,
Quant l'en le trueve mort gisant,
Et plus loin en vont les paroles;
Et por ce cuident les gens foles,
Quant il ont véu les cometes,
Qu'el soient por les princes fetes.
Mès s'il n'iert jamès rois ne princes
Par roiaumes ne par provinces,
Et fussent tuit parel en terre,
Fussent en pez, fussent en guerre,
Si feroient li cors celestre,
En lor tens les cometes nestre,
Quant ès regars se recorroient,
Ou tiex euvres faire devroient,
Por qu'il éust en l'air matire
Qui lor péust à ce soffire.
De chercher nouvelle noblesse19835
S'ils ont au cœur grande prouesse.
Car d'eux-mêmes noblesse n'ont,
Ni par autrui jamais n'auront;
Je n'en excepte roi, ni comte.
D'autre part, plus grande est la honte
Pour un fils de roi d'être vain,
Outrageux, vicieux, vilain,
Que pour un fils de charretière,
De servante ou de savetière;
Certes serait plus méritant
Pour Gauvain le preux, le vaillant,
D'un lâche et d'un couard descendre,
Qui toujours fut sis dans la cendre,
Que s'il était lâche et couard
Et que pour père eût Renouard.
Mais c'est un fait incontestable,
La mort d'un prince est plus notable
Que n'est la mort d'un paysan,
Quand on le trouve mort gisant,
Et plus loin en vont les paroles.
C'est pourquoi pensent gens frivoles
Quand luisent comètes parfois
Qu'elles sont faites pour les rois.
Mais si n'étaient ni rois ni princes
Par royaumes ni par provinces,
Si tous étaient sur terre égaux
Par temps de guerre ou de repos,
Les corps célestes feraient naître
En temps comètes et paraître,
Lorsqu'en points se rencontreraient
Où ces astres faire ils devraient,
Pourvu qu'en l'air fût la matière
Suffisante pour les parfaire.
Dragons volans et estenceles19609
Font-il par l'air sembler esteles
Qui des ciex en chéant descendent,
Si cum les foles gens entendent.
Mès raison ne puet pas véoir
Que riens puisse des ciex chéoir,
Car en eus n'a riens corrumpable,
Tant est ferme, fors et estable;
N'il ne reçoivent pas empraintes,
Por que soient dehors empaintes,
Ne riens ne les porroit casser,
N'il n'i lerroient riens passer,
Tant fust sotive ne perçable,
S'el n'ert espoir esperitable:
Lor rais sans faille bien i passent,
Mès nes empirent ne ne cassent.
Les chauz estés, les frois yvers
Font-il par lor regars divers;
Et font les noifs, et font les gresles
Une hore grosse, et autre gresles,
Et moult d'autres impressions,
Selonc lor oposicions,
Et selonc ce qu'il s'entr'esloingnent,
Ou s'apressent, ou se conjoingnent,
Dont maint homme sovent s'esmoient,
Quant ès ciex les esclipses voient,
Et cuident estre mal-baillis
Des regars qui lor sunt faillis
Des planetes devant véuës,
Dont si-tost perdent les véuës.
Mès se les causes en séussent,
Jà de riens ne s'en esméussent;
Et par behordéis de vens
Les undes de mer eslevans,
Étincelles, dragons volants19869
En l'air ils sèment scintillants,
Qui des cieux en tombant descendent
Commes ces folles gens prétendent.
Mais Raison ne peut concevoir
Que chose puisse des cieux choir;
Car en eux rien n'est corrompable;
Tout est ferme, solide et stable.
Dieu n'y a pas les corps placés
Pour qu'ils soient dehors repoussés.
Tant fût pénétrante et subtile,
A moins que d'être volatile,
Matière ès-cieux ne passerait,
Rien non plus ne les casserait;
Leurs rayons certes bien y passent,
Mais ne leur nuisent ni les cassent;
Ils font en leurs accords divers
Les chauds étés, les froids hivers,
Et font les neiges et les grêles
Tantôt grosses et tantôt grêles,
Et bien d'autres impressions
Selon leurs oppositions,
Et selon ce qu'ils s'entr'éloignent,
Se rapprochent et se conjoignent,
Dont maints hommes sont soucieux,
Les éclipses voyant aux cieux,
Et les planètes disparues
Dont ils ont les lueurs perdues,
Croyant que les astres éteints
Annoncent des malheurs prochains;
Mais si les causes en connussent
Oncques de rien ne s'en émussent.
Puis par grand' tempêtes de vent,
Les flots de la mer élevant,
Font les flos as nuës baisier,19643
Puis refont la mer apaisier,
Qu'el n'est tiex qu'ele ose grondir,
Ne ses floz faire rebondir,
Fors celi qui par estovoir
Li fait la lune adès movoir,
Et la fait aler et venir;
N'est riens qui le puist retenir.
Et qui voldroit plus bas enquerre
Des miracles que font en terre
Li cors du ciel et des esteles,
Tant i en troveroit de beles,
Que jamès n'auroit tout escrit
Qui tout vodroit metre en escrit.
Ainsinc li ciex vers moi s'acquitent
Qui por lor bontés tant profitent,
Que bien me puis aparcevoir
Qu'il font bien tretuit lor devoir.
Ne ne me plaing des élémens;
Bien gardent mes commandemens,
Bien font entr'aus lor mistions,
Tornans en révolucions;
Car quanque la lune a souz soi
Est corruptible, bien le soi;
Riens ne s'i puet si bien norrir
Que tout ne conviengne porrir.
Tuit ont de lor complexion
Par naturele entencion,
Ruile qui ne faut ne ne ment,
Tout vet à son commandement:
Ceste ruile est si généraus,
Qu'el ne puet defaillir vers aus.
Si ne me plaing mie des plantes
Qui d'obéir ne sunt pas lentes.
Les ondes font baiser aux nues19903
Et les font retomber vaincues,
Tant que la mer n'ose mugir
Ni ses flots faire rebondir,
Fors ceux qu'en sa marche éternelle
La lune meut et renouvelle
Et fait aller et revenir;
Rien ne les saurait retenir.
Et s'il est qui là-bas s'enquière
Des miracles que font en terre
Les astres fixes ou errants,
Tant en verra de beaux, de grands,
Qu'il n'y saurait jamais suffire
S'il voulait tout en livre écrire.
Aussi bien, puis-je apercevoir
Que sans manquer à leur devoir
Les cieux envers moi bien s'acquittent
Par leurs bontés qui tant profitent.
Je ne me plains des éléments
Qui gardent mes commandements,
Leurs révolutions régissent
Et leurs mixtions accomplissent.
Tout ce qui sous la lune vit
Est corruptible, je l'ai dit;
Rien n'est qui si bien se nourrisse,
Qu'en la fin ne meure et pourrisse,
Suivant de sa complexion,
Par naturelle intention,
La règle absolue, inflexible.
Car cette règle est infaillible,
Jamais ne change ni ne ment,
Tout marche à son commandement.
Je ne me plains non plus des plantes
Qui d'obéir ne sont pas lentes.
Bien sunt à mes lois ententives,19677
Et font, tant cum eles sunt vives,
Lor racines et lor foilletes,
Trunz et raims, et fruis et floretes;
Chascune chascun en aporte
Quanqu'el puet tant qu'ele soit morte,
Cum herbes, arbres et buissons.
Ne des oisiaus, ne des poissons
Qui moult sunt bel à regarder;
Bien sevent mes rigles garder,
Et sunt si très-bon escolier,
Qu'il traient tuit à mon colier.
Tuit faonnent à lor usages,
Et font honor à lor lignages.
Ne les lessent pas déchéoir,
Dont c'est grans solas à véoir.
Ne ne me plaing des autres bestes
Cui ge fais enclines les testes,
Et regarder toutes vers terre.
Ceus ne me murent onques guerre;
Toutes à ma cordele tirent,
Et font si cum lor peres firent.
Li masle vet o sa femele,
Ci a couple avenant et bele;
Tuit engendrent et vont ensemble
Toutes les fois que bon lor semble;
Ne jà nul marchié n'en feront,
Quant ensemble s'acorderont.
Ains plest à l'ung por l'autre à faire,
Par cortoisie debonnaire;
Et tretuit apaié se tiennent
Des biens qui de par moi lor viennent:
Si font mes beles verminetes,
Formis, papillons et mochetes,
Bien sont soumises à mes lois19937
Et, tant que vivent toutefois,
Font leurs racines et feuillettes,
Troncs et rameaux, fruits et fleurettes;
Toujours chacun en porter veut
Et chacune autant qu'elle peut,
Arbre, buisson, herbette folle,
Tant que la mort les étiole.
Et des poissons, et des oiseaux
Qui sont à regarder si beaux,
J'aurais tort aussi de me plaindre,
Oncques n'en vis mes lois enfreindre.
Chacun est si bon écolier
Qu'ils tirent tous à mon collier.
Tous faonnent selon leurs usages
Et font honneur à leurs lignages,
Sans se laisser jamais déchoir,
Que c'en est grand soulas à voir.
Je ne me plains des autres bêtes
Dont je fais incliner les têtes,
Et vers la terre regarder
Sans nulle haine me garder.
Toutes à ma cordelle tirent
Et font comme leur pères firent.
Le mâle sa femelle suit,
Et le couple joyeux bondit;
Tous engendrent et vont ensemble,
Toutes les fois que bon leur semble;
Jamais nul débat n'en feront,
Quand ensemble s'accorderont;
A l'un plaît ce que l'autre envie,
Par débonnaire courtoisie;
Tous se déclarent satisfaits
Et moult contents de mes bienfaits.
Vers qui de porreture nessent,19711
De mes commans garder ne cessent,
Et mes serpens et mes coluevres,
Tout s'estudient à mes uevres.
Mès seus hons cui ge fait avoie
Trestous les biens que ge savoie,
Seus hons cui ge fais et devis
Haut vers le ciel porter le vis;
Seus hons que ge forme et fais naistre
En la propre forme son maistre;
Seus hons por qui paine et labor,
C'est la fin de tout mon labor;
N'il n'a pas, se ge ne li donne,
Quant à la corporel personne,
Ne de par corps, ne de par membre,
Qui li vaille une pomme d'ambre,
Ne quant à l'ame vraiement,
Fors une chose solement:
Il tient de moi, qui sui sa dame,
Trois forces, que de cors, que d'ame;
Car bien puis dire sans mentir,
Gel' fais ester, vivre et sentir.
Moult a li chetis d'avantages,
Se vosist estre preus et sages;
De toutes les vertus habonde
Que Diex a mises en ce monde.
Compains est à toutes les choses
Qui sunt en tout le monde encloses,
Et de lor bonté parçonnieres.
Il a son estre avec les pierres,
Et vit avec les herbes druës,
Et sent avec les bestes muës:
Jusqu'à mes belles yerminettes,19971
Fourmis, papillons et mouchettes,
Vers de pourriture naissants,
Tous gardent mes commandements;
Mes serpents voire et mes couleuvres
Toutes travaillent à mes œuvres.
Mais seul, l'homme que je comblai
De tretous les biens que je sai,
L'homme que je forme et fais naître
Seul à l'image de son maître,
L'homme seul, à qui je permets
Haut vers le ciel tourner ses traits,
L'homme seul, mon œuvre dernière,
Me méconnaît et désespère.
Pourtant, si de moi ne le tient,
Emmi tout son être il n'a rien
Ni de par corps, ni de par membre,
Qui lui vaille une pomme d'ambre,
Jusqu'à l'âme inclusivement,
Fors une chose seulement:
Il tient de moi, qui suis sa dame,
Trois forces, tant de corps que d'âme,
Car bien puis dire sans mentir
Qu'être le fais, vivre et sentir.
Le chétif a grand avantage
S'il voulait être preux et sage;
De toutes vertus abondant
Que Dieu dans ce monde répand,
Il dispose de toutes choses
Qui sont dans tout le monde encloses,
De toutes leurs bontés jouit.
Des pierres sa maison bâtit
Et vit avec les herbes drues
Et sent avec les bêtes mues.
Encor puet-il trop plus, en tant19743
Qu'il avec les anges entant.
Que vous puis-ge plus recenser?
Il a quanque-l'en puet penser.
C'est uns petis mondes noviaus,
Cis me fait pis que uns loviaus.
Sans faille de l'entendement,
Congnois-ge bien que voirement
Celi ne li donnai-ge mie,
Là ne s'estent pas ma baillie:
Ne sui pas sage, ne poissant
De faire riens si congnoissant.
Onques riens ne fis pardurable,
Quanque je fais est corrumpable.
Platon méismes le tesmoingne,
Quant il parle de ma besoingne,
Et des Diex qui de mort n'ont garde:
Lor Creator, ce dist, les garde
Et soustient pardurablement
Par son voloir tant solement;
Et se cis voloirs nes tenist,
Tretous morir les convenist.
Mi fait, ce dist, sunt tuit soluble,
Tant ai pooir povre et obnuble
Au regart de la grant poissance
De Dieu qui voit en sa presence
La triple temporalité[49]
Souz un moment d'éternité.
C'est li rois, c'est li empereres
Qui dit as diex qu'il est lor peres.
Ce sevent cil qui Platon lisent,
Car les paroles tex i gisent;
Au mains en est-ce la sentence,
Selonc le langaige de France:
Encore peut-il plus, en tant20005
Qu'avec les anges il entend.
Que pourrais-je de plus vous dire?
Il a tretout ce qu'il désire,
C'est un petit monde nouveau,
Et pis me fait qu'un louveteau!
Mais quant à son intelligence,
Je reconnais sans réticence
Que je n'y suis pour rien vraiment;
Mon pouvoir si loin ne s'étend;
Je ne suis pas assez habile
Pour faire chose aussi subtile.
Oncques ne fis rien d'éternel;
Tout ce que je fais est mortel,
Et Platon cet avis partage
Quand il traite de mon ouvrage;
Et parlant des Dieux immortels,
Il dit: «Par ses ordres formels
Leur Créateur de Mort les garde
Si bien que jamais n'en ont garde;
Mais si sa volonté cessait,
Tretous mourir il leur faudrait.
Tous les ouvrages de Nature,
Tant est pauvre et tant est obscure
Sa puissance, sont, dit Platon,
Voués à dissolution;
Elle n'est rien près la puissance
De Dieu, qui voit en sa présence
La triple temporalité[49]
Dans un moment d'éternité.
Roi du ciel comme de la terre,
Il dit aux Dieux qu'il est leur père.»
Ce savent qui lisent Platon;
Ces mots y gisent tout au long;
Diex des Diex dont ge sui faisierres,19777
Vostre pere, vostre crierres,
Et vous estes mes créatures,
Et mes euvres et mes faitures,
Par Nature estes corrumpables,
Par ma volenté pardurables.
Car jà n'iert riens fait par Nature,
Combien qu'ele y mete grant cure,
Qui ne faille en quelque saison;
Mès quanque, par bonne raison,
Volt Diex conjoindre et atremper,
Fors et bons et sages sans per,
Jà ne voldra, ne n'a volu
Que ce soit jamès dissolu:
Jà n'i vendra corrupcion,
Dont ge fais tel conclusion:
Puisque vous commençastes estre
Par la volenté vostre maistre[50]
Dont fais estes et engendré,
Par quoi ge vous tiens et tendré,
N'estes pas de mortalité
Ne de corrupcion quité
Du tout, que ge ne vous véisse
Morir, se ge ne vous tenisse.
Par nature morir porrés,
Mès par mon vueil jà ne morrés:
Car mon voloir a seignorie
Sor les liens de vostre vie,
Qui les composicions tiennent,
Dont pardurabletés vous viennent.
C'est la sentence de la letre
Que Platon volt en livre metre,
Qui miex de Dieu parler osa,
Plus le prisa, plus l'alosa
Au moins en est-ce la sentence20039
Selon le langage de France:
«Dieu des dieux, je suis votre auteur
Et votre père et créateur;
Chacun de vous ma créature
Est et mon œuvre; par Nature
Vous êtes faibles et mortels,
Par mon vouloir seul éternels.
Car rien n'est créé par Nature,
Combien qu'elle y mette grand'cure,
Qui ne meure en quelque saison,
Mais ce que, par bonne raison,
Dieu fait et combine, est merveille
Et bonne et sage et sans pareille;
Il ne voudra ni n'a voulu
Que ce fût jamais corrompu,
Que ce soit jamais corruptible;
Donc est-il clair, est-il visible
Que si ce qui vous a créés
Au monde mis et engendrés,
C'est le vouloir de votre maître[50b]
Que nul ne saurait méconnaître,
Vous n'êtes pas d'extinction
Quittes ni de corruption,
A ce point que ge ne vous visse
Mourir, pour peu qu'y consentisse.
Par Nature mourir pourrez,
Mais si je veux, vous ne mourrez;
Car mon vouloir a seigneurie
Sur les liens de votre vie
Qui tiennent la propriété
D'où vous vient l'immortalité.»
C'est la sentence de la letre
Qu'en écrit Platon voulut mettre,
Concques ne fist nuz terriens19811
Des philosophes anciens.
Si n'en pot-il pas assés dire,
Car il ne péust pas soffire
A bien parfaitement entendre
Ce qu'onques riens ne pot comprendre,
Fors li ventre d'une pucele.
Mès sans faille il est voirs que cele,
A cui li ventres en tendi
Plus que Platon en entendi:
Car el sot dès qu'el le portoit,
Dont au porter se confortoit,
Qu'il ert l'espere merveillables
Qui ne puet estre terminables,
Qui par tous leus son centre lance,
Ne l'en n'a la circonferance;
Qu'il est li merveilleus triangles
Dont l'unité fait les trois angles,
Ne li trois tout entierement
Ne font que l'ung tant solement.
C'est li cercles trianguliers,
Et li triangles circuliers
Qui en la Vierge s'ostela:
N'en sot pas Platon jusques-là,
Ne vit pas la trine unité
En ceste simple trinité,
Ne la Déité soveraine
Afublée de pel humaine,
C'est Diex qui créator se nomme,
Cil fist l'entendement de l'omme,
Et en faisant le li donna;
Et cil si li guerredonna,
Comme mauvès au dire voir,
Qu'il cuida puis Diex decevoir,
Qui mieux de Dieu parler osa,20073
Plus l'exalta, plus le prisa
Que nul phisosophe sur terre
Dans l'antiquité* tout entière.
Trop peu cependant il en dit,
Car son livre point ne suffit
A parfaitement faire entendre
Ce qu'oncques rien ne sut comprendre,
Hormis d'une vierge le sein.
Car plus que Platon, c'est certain,
En dut-elle soudain apprendre
Lorsque vit son ventre se tendre.
Alors elle comprit, sentant
A grand confort battre son flanc,
Qu'il était la sphère infinie,
Source de l'éternelle vie,
Qui son centre lance en tous lieux
Sans que son tour frappe nos yeux,
Car c'est le merveilleux triangle
Dont l'unité fait le triple angle,
Lesquels trois collectivement
N'en font qu'un seul tant seulement.
C'est le cercle triangulaire
Et le triangle circulaire
Qui dans la Vierge se logea.
Platon ne sut voir jusque-là,
Ni la déité souveraine
Incarnée en la peau humaine,
Il ne vit la triple unité
En cette simple trinité.
Dieu seul le Créateur se nomme
Qui fit l'entendement de l'homme,
Et quand l'eût fait, le lui donna.
Mais si bien l'en recompensa
Mès il méismes se déçut,19845
Dont mes Sires la mort reçut,
Quant il sans moi prist chair humaine
Por le chetif oster de paine.
Sans moi! car ge ne sé comment,
Fors qu'il puet tout par son comment,
Ains fui trop forment esbahie,
Quant il de la virge Marie
Fu por le chetif en char nés,
Et puis pendus tous encharnés.
Car par moi ne puet-ce pas estre
Que riens puisse de virge nestre.
Si fu jadis par maint prophete
Ceste incarnacion retraite,
Et par juïs, et par paiens,
Que miex nos cuers en apaiens[51],
Et plus nous efforçons à croire
Que la prophecie soit voire.
Car ès bucoliques Virgile
Lisons ceste vois de Sebile,
Du saint Esperit enseignie:
Jà nous ert novele lignie[52]
Du haut ciel çà jus envoiée,
Por avoier gent desvoiée,
Dont li siècle de fer faudront,
Et cil d'or où monde saudront.
Albumasar néis tesmoigne[53],
Comment qu'il séust la besoigne,
Que dedens le virginal signe
Nestroit une pucele digne,
Qui sera, ce dist, virge et mere,
Et qui aletera son pere,
L'homme, ce méchant et ce traître20107
Qu'il voulut trahir Dieu son maître.
Mais las! lui-même il se déçut,
Dont mon maître la mort reçut,
Quand il prit sans moi chair humaine
Pour le chétif ôter de peine.
Oui, sans moi! car ne sais comment,
Fors qu'il peut tout entièrement.
Mais je fus bien fort ébahie
Quand lui, de la Vierge Marie
Fut pour le chétif en chair né
Et puis pendu tout incarné.
Par moi rien de tel ne peut être
Et rien ne peut de vierge naître.
Or des juifs et païens jadis
Fut l'Incarnation du fils
Par maints prophètes définie,
Dont nous devons la prophétie
Pour plus véritable tenir
Et mieux nos âmes convertir.
Aux Bucoliques de Virgile,
On lit ce mot de la Sibylle
Que le Saint-Esprit inspirait:
«Nouvelle race m'apparaît[52b]
Ci-bas du haut ciel envoyée
Pour sauver la gent dévoyée;
L'âge de fer lors finira,
Et l'âge d'or commencera.»
Albumazar aussi la chose[53b]
Prédit, et telle nous l'expose:
«Au signe virginal naîtra
Digne pucelle qui sera,
Dit-il, à la fois vierge et mère
Et qui allaitera son père;
Et ses maris lez li sera19877
Qui jà point ne la touchera.
Ceste sentence puet savoir
Qui vuet Albumasar avoir:
Qu'el gist où livre toute preste,
Dont chascun an font une feste
Gent crestiennes en septembre,
Qui tel nativité remembre.
Mais tout quanque j'ai dit dessus,
Ce set nostre sires Jhesus,
Ai-ge por homme laboré,
Por le chetif ce labor é.
Il est la fin de toute m'euvre,
Cis seus contre mes rigles euvre;
Ne se tient de riens apoiés
Li desloiaus, li renoiés,
N'est riens qui li puisse sofire:
Que vaut que porroit-l'en plus dire?
Les honors que je li ai faites
Ne porroient estre retraites;
Et il me refait tant de hontes,
Que ce n'est mesure ne contes.
Biau douz prestre, biau chapelains,
Est-il donques drois que ge l'ains,
Ne que plus li port révérence
Quant il est de tel porvéance?
Si m'aïst Diex li crucefis,
Moult me repens dont homme fis.
Mès por la mort que cil soffri,
Cui Judas le baisier offri,
Et que Longis feri de lance,
Ge li conterai sa chéance
Devant Diex qui le me bailla,
Quant à s'image le tailla,
Son mari près d'elle sera,20141
Mais oncques ne la touchera.»
D'Albumazar cette sentence
Chacun peut lire sans doutance
S'il veut son livre consulter.
C'est là ce que veulent fêter
Les chrétiens au mois de septembre,
Qui la Nativité remembre.
Tout ce que j'ai dit ci-dessus
Le sait notre seigneur Jésus.
Oui, pour l'homme, vous en souvienne,
Pour lui seul, j'ai pris tant de peine,
Et seul, le déloyal, le laid,
Ne se tient de rien satisfait,
Et contre mes règles manœuvre
Lui, la fin de toute mon œuvre.
En vain je voudrais rappeler
Les bienfaits dont le sus combler;
Mais lui, tant il me fait de hontes,
Qu'elles n'ont mesures ni comptes.
M'assiste Dieu le crucifix!
Moult me repens quand l'homme fis
A qui rien ne saurait suffire.
Que servirait de plus en dire?
Beau doux prêtre, beau chapelain,
Est-il droit d'aimer ce vilain
Et de lui porter révérence
Quand telle est son outrecuidance?
Mais pour la mort que Dieu souffrit
A qui Judas baiser offrit,
Que Longis frappa de sa lance,
Je conterai son insolence
Devant Dieu qui me l'a baillé,
A son image tout taillé
Puisqu'il me fait tant de contraire.19911
Fame sui, si ne me puis taire,
Ains voil dès jà tout révéler,
Car fame ne puet riens celer:
N'onques ne fu miex ledengiés,
Mar s'est de moi tant estrangiés;
Si vice i seront recité,
Et dirai de tout vérité.
Orguilleus est, murdriers et lerres,
Fel, convoiteus, avers, trichierres,
Desesperés, glous, mesdisans,
Et haïneus, et despisans,
Mescréans, envieus, mentierres,
Parjurs, faussaires, fox, vantierres,
Et inconstans, et foloiables,
Idolastres, desagréables,
Traïstres et faus ypocrites,
Et pareceus, et sodomites.
Briefment tant est chetis et nices,
Qu'il est sers à tretous les vices,
Et tretous en soi les herberge.
Vez de quiex fers li las s'enferge:
Va-il bien porchaçant sa mort,
Quant à tex mauvestiés s'amort?
Et puisque toutes choses doivent
Retorner là dont eus reçoivent
Le commencement de lor estre,
Quant hons vendra devant son mestre,
Que tous jors, tant cum il péust,
Servir, et honorer déust,
Et soi de mauvestié garder,
Comment l'osera regarder?
Et cil qui juges en sera,
De quel oil le regardera,
Puisqu'il me fait tant de misère.20175
Femme suis, donc ne sais me taire,
Mais veux déjà tout révéler,
Car femme ne peut rien celer.
Oncques ne fus plus insultée,
Mais ainsi puisqu'il m'a quittée,
Ses vices je réciterai,
Toute la vérité dirai.
L'homme est orgueilleux, il est lâche,
Meurtrier, larron et bravache,
Désespéré, fol et tricheur,
Glouton, médisant et menteur,
Inconstant, faussaire et parjure.
Félon et haineux sans mesure,
Idolâtre, avaricieux,
Mécréant, jaloux, envieux,
Vindicatif, traître, hypocrite,
Et paresseux et sodomite.
Bref, tant est chétif, vil et faux,
Qu'il est esclave de tous maux,
Et tous les vices en lui traîne.
Voyez de quels fers il s'enchaîne!
Va-t-il bien pourchassant sa mort
Quand de tels appâts ne démord?
Et puisque toutes choses doivent
Retourner aux lieux d'où reçoivent
L'être, quand pour lui le moment
Viendra de paraître devant
Son Dieu que d'amour infinie
Il dût aimer toute sa vie,
Et de souillure se garder,
Osera-t-il le regarder?
Et lui, le grand juge, le maître,
De quel œil verra-t-il ce traître,
Quant vers li s'est si mal provés,19945
Qu'il iert en tel défaut trovés,
Li las qui a le cuer tant lent,
Qu'il n'a de bien faire talent?
Ains font au pis grant et menor
Qu'il pueent, sauve lor enor,
Et l'ont ainsinc juré, ce semble,
Par ung acord trestuit ensemble:
Si n'i est-ele pas sovent
A chascun sauve par convent;
Ains en reçoivent maint grant paine,
Ou mort, ou grant honte mondaine.
Mès li las! que puet-il penser,
S'il vuet ses pechiés recenser,
Quant il vendra devant le juge
Qui toutes choses poise et juge,
Et tout à droit sans faire tort,
Ne riens n'i guenchist ne estort?
Quel guerredon puet-il atendre
Fors la hart à li mener pendre
Au dolereus gibet d'enfer,
Où sera pris et mis en fer,
Rivés en aniaus pardurables,
Devant li prince des déables?
Ou sera bouillis en chaudieres,
Ou rostis devant et derrieres,
Ou sus charbons ou sur gréilles,
Ou tornoiés à grans chevilles
Comme Yxion à trenchans roës
Que maufé tornent à lor poës;
Ou morra de soif ès palus,
Et de fain avec Tentalus
Qui tous jors en l'iauë se baingne;
Mès combien que soif le destraingne,
Qui vers lui s'est si mal prouvé20209
Qu'en tel état sera trouvé,
Le malheureux au cœur si lâche,
Que jamais bien faire il ne sache?
Mais au pis font petits et grands
Qu'ils peuvent, leur honneur laissants;
Et l'ont ainsi juré, ce semble,
Tous d'un commun accord ensemble.
Aussi, par cet accord, souvent
L'honneur succombe malement.
Lors ils reçoivent mainte peine
Ou mort, ou grand' honte mondaine.
Mais, las! que peut-il donc penser,
S'il veut ses péchés recenser,
Quand il viendra devant son juge,
Qui toutes choses pèse et juge,
Et tout à droit, sans faire tort,
Qui tretout connaît sans effort?
Quel guerdon peut-il bien attendre
Fors la hart à le mener pendre
Au douloureux gibet d'enfers,
Où sera pris et mis aux fers,
Rivé d'anneaux irrévocables,
Par devant le prince des diables?
En chaudière il sera bouilli
Où derrière et devant rôti
Sur charbons ardents ou sur grilles,
Ou tournoyé à grand' chevilles
Comme sur sa roue Ixion
Qu'à force tourne maint démon,
Ou mourra de soif infernale
Et de faim tout proche Tantale
Qui toujours baigne à se noyer;
Mais la soif étreint son gosier,
Jà n'aprochera de sa bouche19979
L'iauë qui au menton li touche.
Quant plus la sieut et plus s'abesse,
Et fain si fort le recompresse,
Qu'il n'en puet estre asoagiés,
Ains muert de fain tous erragiés;
N'il ne repuet la pomme prendre
Qu'il voit tous jors à son nez pendre:
Car quant plus à son bec l'enchauce,
Et la pomme plus se rehauce.
Ou rolera la mole à terre
De la roche, et puis l'ira querre,
Et de rechief la rolera,
Ne jamès jor ne cessera,
Si cum tu fez, las Sisifus,
Qui por ce faire mis i fus;
Ou le tonnel sans fons ira
Emplir, ne jà ne l'emplira,
Si cum font les Belidiennes[54]
Por lor folies anciennes.
Si resavés, biau Genius,
Comment li juisier Ticius
S'efforcent ostoir de mangier,
Ne riens nes en puet estrangier.
Moult r'a léens d'autres granz paines.
Et felonnesses et vilaines
Où sera mis espoir li hons
Por soffrir tribulacions
A grant dolor, à grant hachie
Tant que g'en soie bien venchie.
Par foi, li juges devant dis,
Qui tout juge en fais et en dis,
S'il fust tant solement piteus,
Bon fust, espoir, et deliteus
Et jamais l'onde, qui lui touche20243
Le menton, n'humecte sa bouche.
Il plonge et va l'atteindre enfin,
Aussitôt l'assaille la faim
Et les entrailles lui déchire;
Brûlant de désespoir et d'ire,
Il ne peut être soulagé,
Mais meurt de faim tout enragé,
Sans pouvoir onc la pomme prendre
Qu'il voit toujours à son nez pendre;
Car plus de son bec il la suit,
Plus la pomme s'élève et fuit:
Ou verra choir sa meule à terre,
Et reviendra lors en arrière,
Et déréchef la roulera,
Et jamais plus ne cessera,
Comme, Sisyphe, pauvre hère,
Tu fais et devras toujours faire;
Ou le tonneau sans fond ira
Remplir et point ne l'emplira,
Ainsi que font les Danaïdes[54b],
Ces détestables homicides.
Et vous savez, beau Génius,
Comment l'autour à Tithius
Incessamment ronge le foie
Et sans jamais lâcher sa proie.
Bien d'autres supplices, hélas!
Horribles, attendent là-bas
Cette race infâme, enragée,
Jusqu'à ce que je sois vengée.
Car alors le juge susdit,
Qui tout juge, action et dit,
S'il était par trop pitoyable,
Verrait donc d'un œil favorable
Li prestéis as usuriers,20013
Mès il est tous jors droituriers,
Par quoi trop fait à redouter:
Mal se fait en pechié bouter.
Sans faille de tous les pechiés
Dont li chetis est entechiés,
A Dieu les lais, bien s'en chevisse,
Quant li plaira, si l'en punisse:
Mès de ceus dont Amors se plaint,
Car g'en ai bien oï le plaint,
Ge méismes, tant cum ge puis,
M'en plaing et m'en doi plaindre, puis
Qu'il me renoient le tréu[55]
Que trestuit homme m'ont déu,
Et tous jors doivent et devront,
Tant cum mes ostiz recevront.
NATURE A GENIUS
Genius, li bien emparlés,
En l'ost au Dicx d'Amors alés...
Et ge m'en voi endementiers,
Dist Genius, plus que le cors...
(Pages 214 et 220,
vers 20033 et 20126.)
C
Cy est comme dame Nature
Envoye à Amours par grant cure,
Genius pour le salouer,
Et pour maints courages muer[56].
Genius li bien emparlés,
En l'ost au diex d'Amors alés,
Qui moult de moi servir se paine,
Et tant m'aime, g'en sui certaine,
Que par son franc cuer débonnaire
Plus se vuet vers mes euvres traire
Que ne fait fer vers aïmant,
Dites-li que salus li mant
Le prêt fait par un usurier!20277
Mais il est toujours droiturier;
Aussi redoutez sa colère,
Vous à qui la vertu n'est chère!
Sans mentir, sur tous les péchés
Dont ces vilains sont entachés
Je passe; que Dieu s'en arrange,
S'il veut, les punisse et me venge.
Mais de ceux dont Amour se plaint,
Car ce n'est pas certes en vain
Qu'Amour m'adresse sa prière,
Moi-même devant vous, mon père,
Céans autant que je le puis
M'en plains et m'en dois plaindre, puis-
Que le tribut ils me refusent
Que tous m'ont dû (qu'ils ne s'abusent!),
Toujours me doivent et devront,
Mes outils tant qu'ils recevront.
C
Ci voit-on comme vers Amour
Nature délègue ce jour
Génius, pour qu'il le salue
Et tous les courages remue[56b].
Génius, qui si bien parlez,
En l'ost du Dieu d'Amour allez,
Qui moult de me servir se peine
Et tant m'aime, j'en suis certaine,
Que son cœur débonnaire et franc,
Plus que le fer ne fait l'aimant,
Toujours vers mes œuvres se tire.
Adonc vous daignerez lui dire
Et à dame Venus m'amie,20041
Puis à toute la baronnie,
Fors solement à Faus-Semblant,
Por qu'il s'aut jamès assemblant
Avec les felons orguilleus,
Les ypocrites perilleus
Desquex l'escriture recete
Que ce sunt li pseudo-prophete.
Si r'ai-ge moult soupeçonneuse
Astenance d'estre orguilleuse,
Et d'estre à Faus-Semblant semblable,
Tout semble-ele humble et charitable.
Faus-Semblant, se plus est trovés
Avec tiex traïstres provés,
Jà ne soit en ma saluance,
Ne li, ne s'amie Astenance,
Trop sunt tex gens à redouter;
Bien les déust Amors bouter
Hors de son ost, s'il li pléust,
Se certainement ne séust
Qu'il li fussent si nécessaire,
Qu'il ne péust sans eus riens faire;
Mès s'il sunt advocaz por eus
En la cause as fins amoreus,
Dont lor mal soient alegié,
Cist barat lor pardone-gié.
Alés, Amis, au diex d'Amors
Porter mes plains et mes clamors,
Non pas por ce qu'il droit m'en face,
Mès qu'il se conforte et solace
Quant il orra ceste novele
Qui moult li devra estre bele,
Et à nos anemis grevaine,
Et laist ester, ne li soit paine,
Que Nature tous ses saluts20307
Lui mande, et à dame Vénus
En même temps, ma douce amie,
Puis à toute la baronnie,
Fors seulement à Faux-Semblant,
Puisqu'il va toujours s'assemblant
Avec la gent fourbe, envieuse,
Félonne, hypocrite, orgueilleuse,
Ceux qu'appellent nos saints écrits:
Les faux prophètes, les maudits.
Abstinence aussi je soupçonne
D'être orgueilleuse et moult félonne,
Avec son air humble et dolent,
En tout semblable à Faux-Semblant.
Pour eux n'est pas ma révérence,
Ni lui ni sa mie Abstinence,
S'ils sont encor tous deux trouvés
Avec tels mécréants prouvés;
Car telle gent trop je redoute.
J'aimerais mieux qu'Amour sans doute
Les chassât de l'ost sans merci;
Mais je sais trop combien aussi
Lui est ce couple nécessaire,
Puisqu'il ne peut sans eux rien faire.
Mais dès qu'ils soutiennent tous deux
La cause des fins amoureux,
Qui peut par eux devenir bonne,
Toute leur fourbe leur pardonne.
Allez, Ami. Au Dieu d'Amour
Portez mes plaintes sans séjour,
Non pas pour que droit il m'en fasse,
Mais pour que sa douleur s'efface
Quand cette nouvelle ouïra,
Qui moult belle être lui devra
Le souci que mener l'en voi.20075
Dites-li que là vous envoi
Por tous ceus escommenier
Qui nous vuelent contrarier,
Et por assodre les vaillans
Qui de bon cuer sunt travaillans
As rieules droitement ensivre
Qui sunt escrites en mon livre,
Et forment à ce s'estudient
Que lor lignage monteplient,
Et qui pensent de bien amer,
Car ges doi tous amis clamer
Por lor ames metre en délices,
Mès qu'il se gardent bien des vices
Que j'ai ci-devant racontés,
Et qu'il facent toutes bontés.
Pardon qui lor soit soffisans
Lor donnés, non pas de dix ans,
Nel' priseroient ung denier;
Mès à tous jors pardon plenier
De trestout quanque fait auront,
Quant bien confessé se seront.
Et quant en l'ost serés venus
Où vous serés moult chier tenus,
Puis que salués les m'aurois[57],
Si cum saluer les saurois,
Publiés-lor en audience
Cest pardon et ceste sentence
Que ge voil que ci soit escrite.
L'Acteur.
Lors escrit cil, et cele dite,
Et pour ses ennemis fâcheuse,20341
Et qu'il calme sa peine affreuse
Tantôt et son mortel souci.
Dites-lui que vient mon ami
Pour que tous il excommunie
Ceux qui lui font telle avanie
Et pour absoudre les vaillants,
Qui de bon cœur sont travaillants
A droitement les règles suivre
Qui sont écrites en mon livre,
Et ne cessent d'étudier
Leur lignage à multiplier,
A bien aimer toute leur vie.
D'eux je dois me clamer l'amie
Pour mettre en délices leurs cœurs.
Mais qu'ils se gardent des laideurs
Que j'ai ci-devant racontées,
Et soient d'eux les vertus goûtées.
Donnez-leur pardon suffisant,
Non pas de dix ans seulement,
Car ils ne le priseraient guère,
Mais absolution plénière
De tout ce que fait ils auront,
Quand bien confessés se seront.
Puis à l'ost, dès votre arrivée,
Qui sera moult chère trouvée,
Lorsque salués les aurez,
Comme les aurais salués,
Publiez-leur en audience
Le pardon avec la sentence
Que vous allez mettre en écrit.
L'Auteur.
Lors elle dicte et il écrit.
Puis la séelle, et la li baille,20105
Et li prie que tost s'en aille;
Mès qu'ele soit ainçois assoste
De ce que son penser li oste.
Si-tost cum ot esté confesse
Dame Nature la déesse,
Si cum la loi vuet et li us,
Li vaillans prestres Genius
Tantost l'assot, et si li donne
Penitence avenant et bonne
Selonc la grandor du meffait
Qu'il pensoit qu'ele éust forfait:
Enjoint-li qu'ele demorast
Dedens sa forge et laborast,
Si cum ains laborer soloit
Quant de neant ne se doloit,
Et son servise adès féist
Tant qu'autre conseil i méist
Li rois qui tout puet adrecier,
Et tout faire et tout depecier.
Nature.
Sire, dist-ele, volentiers.
Genius.
Et ge m'en voi endementiers,
Dist Genius, plus que le cors,
Por faire as fins amans secors,
Mès que désafublés me soie
De ceste chasuble de soie,
De cest aube et de cest rochet.
L'Acteur.
Lors va tout pendre à ung crochet,
Puis le pli scelle et le lui baille20373
Nature, et dit qu'il s'en aille,
Mais requiert absolution,
S'elle fait quelque omission.
Sitôt qu'eût fini sa confesse
Dame Nature la déesse,
Comme la loi veut et les us,
Le vaillant prêtre Génius
Tantôt l'absout et puis lui donne
Pénitence avenante et bonne,
Selon la grandeur du méfait
Qu'il estime qu'elle a forfait.
Il lui dit qu'elle est toute quitte
Si dans sa forge tout de suite
Elle retourne travailler,
Comme avant, sans plus larmoyer,
Et si toujours fait son service,
Jusqu'à ce que l'en affranchisse
Le roi qui peut tout redresser
Et tout faire et tout dépecer.
Nature.
Moult volontiers, sire, dit-elle.
Génius.
Or je m'en vais à tire d'aile,
Dit Génius, pendant ce temps
Porter secours aux fins amants;
Mais il faut que me désaffuble
De cette soyeuse chasuble,
De cette aube et de ce rochet.
L'Auteur.
Lors va tout pendre à un crochet,
Et vest sa robe seculiere20133
Qui mains encombreuse li ere,
Si cum il alast karoler,
Et prent eles por tost voler.
CI
Comment damoiselle Nature
Se mist pour forgier à grand cure
En sa forge présentement;
Car c'estoit son entendement.
Lors remaint Nature en sa forge,
Prent ses martiaus, et fiert et forge
Trestout ausinc comme devant:
Et Genius plus tost que vent
Ses eles bat, et plus n'atent,
En l'ost s'en est venus atant.
Mès Faus-Semblant n'i trova pas,
Partis s'en iert plus que le pas
Dès-lors que la Vielle fu prise,
Qui m'ovri l'uis de la porprise,
Et tant m'ot fait avant aler,
Qu'à Bel-Acueil me loit parler.
Il n'i volt onques plus atendre,
Ains s'enfoï sans congié prendre.
Mès sans faille, c'est chose atainte,
Il trueve Astenance-Contrainte
Qui de tout son pooir s'apreste
De corre après à si grant heste,
Quant el voit li prestre venir,
Qu'envis la péust-l'en tenir:
Car o prestre ne se méist,
Por quoi nus autres la véist,
Et vêt sa robe séculière,20401
Moult plus commode et moins sévère,
Comme s'il allait karoler,
Et prend des ailes pour voler.
CI
Comment damoiselle Nature
Se mit pour forger à grand' cure
En sa forge présentement,
Car c'était son commandement.
Lors rentre Nature en sa forge,
Prend ses marteaux, et frappe et forge
Avec ardeur, comme devant.
Génius, plus prompt que le vent,
Des ailes bat sans plus attendre
Et dans l'ost est venu descendre.
Mais Faux-Semblant n'y trouva pas
Qui tôt, plus vite que le pas,
S'enfuit, quand la Vieille fut prise,
Qui m'avait ouvert par surprise
L'huis du pourpris et fait aller
A Bel-Accueil pour lui parler;
Oncques n'y voulut plus attendre
Et décampa, sans congé prendre.
Mais céans encore, il paraît,
Contrainte-Abstinence restait,
Qui de tout son pouvoir se hâte
De courre après, en si grand' hâte,
Lorsque voit le prêtre venir,
Qu'à peine on l'eût pu retenir,
Car elle craint d'être aperçue
Par aucun prêtre entretenue,
Genius, sans plus terme metre,
S'est lors, por miex lire la letre
Selon les faiz devant contés,
Sor ung grant eschafaut montés.
(Page 224, vers 20193.)
Qui li donnast quatre besans,20163
Se Faus-Semblant n'i fust présens.
Genius, sans plus de demore
En icele méismes hore,
Si cum il dut, tous les saluë;
Et l'achoison de sa venuë,
Sans riens metre en obli, lor conte.
Ge ne vous quier jà faire conte
De la grant joie qu'il li firent,
Quant ces noveles entendirent,
Ains voil ma parole abregier
Por vos oreilles alegier:
Car maintes fois cis qui préesche,
Quant briefment ne se despéesche,
En fait les auditeurs aler,
Par trop prolixement parler.
Tantost li diex d'Amors afuble
A Genius une chasuble;
Anel li baille, et croce et mitre,
Plus clere que cristal ne vitre;
Ne quieren: autre parement,
Tant ont grant entalentement
D'oïr cele sentence lire.
Venus qui ne cessoit de rire,
Ne ne se pooit tenir coie,
Tant par estoit jolive et gaie,
Por plus enforcier l'anatesme,
Quant il aura finé son tesme,
Li met où poing ung ardant cierge
Qui ne fu pas de cire vierge.
Genius, sans plus terme metre,
S'est lors, por miex lire la letre
Selonc les faiz devant contés,
Sor ung grant eschafaut montés;
Lui donnât-on triple besant,20431
Si Faux-Semblant n'est là présent.
Génius, sans plus de demeure,
Comme il le devait, et sur l'heure,
Les salue avec onction
Et de sa course la raison,
Sans rien mettre en oubli, leur conte.
Je ne veux pas vous faire conte
(Mais veux ma parole abréger
Pour vos oreilles soulager)
Du grand soulas que tous lui firent
Quand ces nouvelles entendirent.
Car pour prolixement parler,
S'en fait les auditeurs aller
Souventes fois celui qui prêche,
Quand brèvement ne se dépêche.
Dieu d'Amours affuble, sans plus,
D'une chasuble Génius;
Anneau lui baille, et crosse et mitre
Plus clairs que cristal ni que vitre,
Sans chercher autre parement,
Tant est grand leur empressement
D'ouïr cette sentence lire.
Vénus, qui ne cesse de rire
Et son corps ne peut tenir coi,
Adorable dans son émoi,
Pour plus renforcer l'anathême,
Quand il aura fini son thême.
Au poing lui met un cierge ardent,
De cire vierge? Non, vraiment.
Génius, sans plus terme mettre,
S'est lors, pour mieux lire la lettre,
Selon ce que vous ai conté,
Sur un grand échafaud monté.
Et li barons sistrent par terre,20197
N'i voldrent autres sieges querre;
Et cil sa chartre lor desploie,
Et sa main entor soi tornoie,
Et fait signe, et dist que se taisent;
Et cil cui les paroles plaisent,
S'entreguignent et s'entreboutent,
Atant se taisent et escoutent;
Et par tex paroles commence
La diffinitive sentence:
CII
Comment presche par très-grant cure
Les commandemens de Nature
Le vaillant prestre Genius,
En l'ost d'Amours, present Venus;
Et leur fait à chascun entendre
Tout ce que Nature veult tendre.
De l'autorité de Nature
Qui de tout le monde a la cure,
Comme vicaire et connestable
A l'emperéor pardurable,
Qui siet en la tor soveraine
De la noble cité mondaine
Dont il fist Nature menistre,
Qui tous les biens i amenistre
Par l'influence des esteles,
Car tout est ordené par eles
Selonc les droiz emperiaus
Dont Nature est officiaus,
Qui toutes choses a fait nestre,
Puis que cis mondes vint en estre,
Les barons à terre s'assoient,20465
Autres sièges quérir n'envoient,
Et lui, sa charte déployant,
La main entour soi tournoyant,
Leur fait signe et dit qu'ils se taisent,
Et la foule à qui ces mots plaisent.
S'entre-guigne et pousse un instant,
Et se tait enfin écoutant.
Or par ces paroles commence
La définitive sentence:
CII
En l'ost d'Amour, devant Vénus,
Oyez ci comment Génius,
Le vaillant prêtre, par grand' cure,
Les commandements de Nature
A chacun prêche et leur apprend
A quelle œuvre Nature tend.
Par l'autorité de Nature
Oui de tout le monde a la cure,
Connétable et grand serviteur
Du sempiternel empereur,
Qui sied en la tour souveraine
De la noble cité mondaine,
Dont Nature ministre il fit,
Qui tout administre et régit
Des étoiles par l'influence
Qui toutes règlent l'ordonnance
Selon le droit impérial
Dont Nature est l'official,
Qui toutes choses a fait naître
Dès que le monde reçut l'être,
Et lor donna terme ensement20227
De grandor et d'acroisement;
N'onques ne fist riens por néant
Sous le ciel qui va tornoiant
Entor la terre sans demore,
Si haut dessouz comme desore;
Ne ne cesse ne nuit, ne jor,
Mès tous jors torne sans sejor:
Soient tuit escommenié
Li desloial, li renié,
Et condampné sans nul respit
Qui les euvres ont en despit,
Soit de grant gent, soit de menuë,
Par qui Nature est sostenuë.
Et cis qui de toute sa force
De Nature garder s'efforce,
Et qui de bien amer se paine,
Sans nule pensée vilaine,
Mès que loiaument i travaille,
Floris en paradis s'en aille,
Mès qu'il se face bien confés,
G'en prens sor moi trestout les fés
De tel pooir cum ge puis prendre,
Jà pardon n'en portera mendre.
Mal lor ait Nature donné
As faus dont j'ai ci sermonné,
Grefes, tables, martiaus, enclumes[58],
Selonc les lois et les coustumes,
Et sos à pointés bien aguës
A l'usage de ses charruës,
Et jachieres non pas perreuses,
Mès plantéives et herbeuses,
Qui d'arer et de cerfoïr
Ont mestier, qui en vuet joïr,
Et limita pareillement20495
Leur grandeur, leur accroissement,
Qui ne fit nulle chose vaine
Dessous le ciel, qui se promène
Entour la terre, nuit et jour,
Et toujours tourne sans séjour,
Et toujours garde sa distance,
Quand dessus ou dessous s'avance:
Que soient tous excommuniés
Les desloyaus, les reniés,
Et condamnés sans pitié vaine,
Qui les œuvres prennent en haine
D'où reçoit Nature soutien,
Soit grands seigneurs, soit gens de rien!
Mais tel qui de toute sa force
De Nature garder s'efforce
Et bien aime, comme il le doit,
S'en aille au paradis tout droit!
Il en aura grâce plénière,
Car, autant que je le puis faire,
S'il observe de Dieu la loi,
De ce jour, je prends tout sur moi.
Que, selon les lois et coutumes,
Poinçons, tables, marteaux, enclumes[58b],
Mais pour leur malheur, soient donnés
Par Nature à ces forcenés,
Et socs à pointes bien aiguës
A l'usage de ses charrues,
Et terrains non pas rocailleux,
Mais plantureusement herbeux,
Qui de culture et d'arrosage
Ont besoin, quand arrive l'âge,
Quant il n'en vuelent laborer,20261
Por li servir et honorer;
Ains vuelent Nature destruire,
Quant ses enclumes vuelent fuire,
Et ses tables et ses jachieres,
Qu'el fist précieuses et chieres,
Por ses choses continuer,
Que mort ne les poïst tuer.
Bien déussent avoir grant honte
Cil desloial dont ge vous conte,
Quant il ne daignent la main metre
Es tables por escrire letre,
Ne por faire emprainte qui pere.
Moult sunt d'entencion amere,
Qu'el devendront toutes mossuës
S'el sunt en oidive tenuës,
Quant sans cop de martel ferir
Lessent les enclumes perir.
Or s'i puet la ruïlle embatre,
Sans oïr marteler, ne batre;
Les jachieres, qui n'i refiche
Le soc, redemorront en friche,
Vis les puisse-l'en enfoïr,
Quant les ostilz osent foïr
Que Diex de sa main entailla,
Quant à ma dame les bailla,
Qui por ce les li volt baillier,
Qu'el séust autiex entaillier,
Por donner estres pardurables
As créatures corrumpables.
Moult euvrent mal, et bien le semble;
Car se tretuit li homme ensemble
Soixante ans foïr les voloient,
Jamès hommes n'engenderroient.
Puisqu'ils ne veulent pas ouvrer20527
Pour la servir et honorer!
Quand ses tables ni ses jachères
Qu'elle fit si belles et chères,
Pour ses œuvres continuer
Que Mort ainsi ne peut tuer,
Quand ses enclumes ils méprisent,
Oui, c'est Nature qu'ils détruisent.
Certe, ils devraient grand' honte avoir,
Ces monstres qu'ici vous fais voir,
Quand ils ne daignent la main mettre
Aux tables, pour écrire lettre,
Ni laisser leur empreinte. Ils sont
Trop amers! Car tôt deviendront
Les enclumes toutes moussues
S'elles sont oisives tenues,
Quand, sans coup de marteau férir,
Ils les laissent ainsi périr.
Les jachères, si l'on n'y fiche
Le soc, demeureront en friche;
De rouille l'enclume bientôt
Rougit, quand se tait le marteau.
Que tout vivants enfouis soient
Tous ceux qui les outils n'emploient
Que Dieu de sa main a taillés,
Et qu'à ma dame il a baillés
Pour donner la vie éternelle
A créature temporelle,
Car il les lui voulut bailler
Pour qu'elle en sût d'autres tailler.
Ceux-là font mal, et bien le semble,
Car si tous les hommes ensemble
Les voulaient laisser soixante ans,
Ils n'engendreraient point d'enfants,
Et se ce plaist à Diex sans faille,20295
Dont vuet-il que le monde faille,
Ou les terres demorront nuës
A pueplier as bestes muës,
S'il noviaus hommes ne faisoit,
Se refaire les li plaisoit,
Ou ceus féist résusciter
Por la terre arriers habiter;
Et se cil virge se tenoient
Soixante ans, de rechief faudroient,
Si que, se ce li devoit plaire,
Tous jors les auroit à refaire.
Et s'il ert qui dire volsist
Que Diex le voloir en tolsist
A l'ung par grace, à l'autre non,
Por ce qu'il a si bon renon,
N'onques ne cessa de bien faire,
Donc li redevroit-il bien plaire,
Que chascuns autretel féist,
Si qu'autel grace en li méist.
Si r'aurai ma conclusion
Que tout aille à perdicion.
Ge ne sai pas à ce respondre,
Se foi n'i vuet créance espondre;
Car Diex en lor commencement
Les ame tous onniement,
Et donne raisonnables ames
Ausinc as hommes cum as fames.
Si croi qu'il voldroit de chascune,
Non pas tant seulement de l'une,
Que le meillor chemin tenist
Par quoi plus-tost à li venist.
S'il vuet donques que virge vive
Aucuns, por ce que miex le sive,
Et les terres resteraient nues20561
A repeupler aux bêtes mues,
Ou bien c'est que Dieu, sans mentir,
Veut laisser le monde périr,
A moins qu'il ne lui plaise faire
Nouveaux hommes naître sur terre
Ou bien les morts ressusciter
Pour la terre encore habiter.
Et si voulaient rester pucelles
Soixante ans toutes les femelles,
Déréchef le monde mourrait,
A refaire toujours serait.
Et si quelqu'un dit que par grâce
Dieu fait que tel vouloir trépasse
Au cœur de l'un, de l'autre non
(Car il a certes bon renom
Et ne cessera de bien faire),
Donc il lui dut sans doute plaire
Que chacun de la sorte agît,
Pourquoi telle grâce en lui mit:
Adonc il me faudra conclure
A perdition de Nature.
Car certes je ne sais comment
Répondre à ce bel argument,
Si la Foi, par bonne sentence,
N'éclaircit pareille croyance.
Car Dieu, dès le commencement,
Les aime tous également
Et donne raisonnables âmes
Aux hommes aussi bien qu'aux femmes,
Et je crois qu'il veut que chacun,
Et non pas tant seulement l'un,
Toujours le meilleur chemin tienne
Par lequel à lui plus tôt vienne.
Des autres por quoi nel' vorra?20329
Quele raison l'en destorra?
Donc semble-il qu'il ne li chausist
Se généracion fausist.
Qui voldra respondre, respoingne[59],
Ge ne sai plus de la besoingne:
Viengnent devin qui en devinent[60],
Qui de ce deviner ne finent.
Mès cil qui des grefes n'escrivent,
Par qui les mortex tous jors vivent,
Es beles tables précieuses
Que Nature, por estre oiseuses,
Ne lor avoit pas aprestées,
Ains lor avoit por ce prestées
Que tuit i fussent escrivans,
Cum tuit et toutes en vivans.
Cil qui les deux martiaux reçoivent,
Et n'en forgent si cum il doivent
Droitement sus la droite enclume;
Cil qui lor peschiés si enfume
Par lor orgoil qui les desroie,
Qu'il despisent la droite voie
Du champ bel et plantéureus,
Et vont comme maléureus
Arer en la terre déserte,
Où lor semence va à perte,
Ne jà n'i tendront droite ruë,
Ains vont bestornant la charruë,
Et conferment lor euvres males
Par excepcions anormales,
Quant Orphéus vuelent ensivre[61],
Qui ne sot arer ne escrivre,
S'il impose aux uns de rester20595
Vierges, pour son los mériter,
Pourquoi pas les autres de même?
Quelle est donc sa raison suprême?
A ce compte, peu lui ferait
Si génération manquait.
Qui voudra répondre réponde;
C'est pour moi chose trop profonde;
Aux devins je laisse le soin[60b],
S'ils peuvent, d'éclaircir ce point.
Mais ceux qui des poinçons n'écrivent,
Par qui les mortels toujours vivent,
Sur les belles tablettes, las!
Que la Nature n'avait pas
Pour rester vierges apprêtées,
Mais leur avait pour ce prêtées
Que tous y fussent écrivants
Et toutes, tant que sont vivants:
Ceux qui les deux marteaux reçoivent
Et n'en forgent pas comme ils doivent
Sur la bonne enclume, tous ceux
Qui masquent leurs vices honteux
D'un vain orgueil qui les dévoie,
Et méprisent la bonne voie
Du terrain bel et plantureux,
Et s'en vont comme malheureux,
De travers tournant la charrue,
Par une abominable rue,
Labourer en terrain désert
Où toute semence se perd,
Et vont souillant leurs œuvres mâles
Par exceptions anormales,
Suivant l'exemple d'Orphéus[61b]
Qui labourer ne voulait plus
Ne forgier en la droite forge,20361
Pendus soit-il parmi la gorge!
Quant tex rieules controva,
Vers Nature mal se prova.
Cil qui tel mestresse despisent,
Quant à rebors ses letres lisent,
Et qui por le droit sans entendre,
Par le bon chief nes vuelent prendre,
Ains parvertissent l'escriture
Quant il viennent à la lecture,
Ont tous l'escommeniement
Qui tous les met à dampnement,
Puis que là se vuelent aerdre;
Ains qu'il muirent, puissent-il perdre
Et l'aumosniere et les estales
Dont il ont signes d'estre mâles!
Perte lor viengne des pendans
A quoi l'aumoniere est pendans!
Les martiaus dedans atachiés
Puissent-il avoir errachiés!
Li grefes lor soient tolu,
Quant escrivre n'en ont volu
Dedens les précieuses tables
Qui lor estoient convenables!
Et des charruës et des sos,
S'il n'en arent à droit, les os
Puissent-il avoir depeciés,
Sans jamès estre redreciés!
Tuit cil qui ceus voldront ensivre,
A grant honte puissent-il vivre!
Li lor pechiés ors et orribles
Lor soit dolereus et penibles,
Qui par tous leus fuster les face,
Si que l'en les voie en la face!
Ni forger en la droite forge,20629
Ceux-là soient pendus par la gorge!
Qui telles règles controuva
Vers Nature vil se prouva!
Oui, que tous ceux qui la méprisent,
Quand à rebours ses lettres lisent,
Et pour entendre vérité
Les prennent du mauvais côté,
Et pervertissent l'écriture
Quand en viennent à la lecture,
Qu'ils aillent à damnation
Par l'excommunication,
Puisqu'en telle œuvre ils se fourvoient!
Avant mourir, que pourrir voient
L'aumônière et l'outil sacré
Signes de leur virilité,
Que les pendants à perte viennent
Qui leur aumônière soutiennent,
Et qu'enfin leur soient arrachés
Les marteaux dedans attachés!
Que le poinçon on leur déchire,
Dont ils ne veulent pas écrire
Dessus les tableaux précieux
Qui pourtant leur convenaient mieux!
Et que des socs et des charrues,
S'ils en font œuvres défendues,
Les os soient à fond dépecés
Sans jamais être redressés!
Et tous ceux qui les voudront suivre
A grand' honte puissent-ils vivre!
Que leur vice sale et hideux
Leur soit pénible et douloureux;
Qu'il soit écrit dessus leur face,
Et partout fustiger les fasse!
Por Dieu, Seignor, vous qui vivés,20395
Gardés que tex gens n'ensivés;
Soiés es euvres natureus
Plus vistes que uns escureus,
Et plus legiers et plus movans
Que ne puet estre oisel ne vans.
Ne perdés pas cest bon pardon,
Trestous vos peschiés vous pardon,
Por tant que bien i travailliés.
Remués-vous, tripés, sailliés,
Ne vous lessiés pas refroidir,
Ne trop vos membres enroidir;
Metés tous vos ostiz en euvre;
Assés s'eschaufe qui bien euvre.
Arés, por Diex, barons, arés...
Secorciés-vous bien par devant...
Levés à deux mains toutes nues
Les mancherons de vos charrues...
Et du soc bouter vous penez
Roidemont en la droite voie...
(Page 238, vers 20413.)
CIII
Ce fort excommuniement
Met Genius sur toute gent
Qui ne se veullent remuer
Pour l'espèce continuer.
Arés por Diex, barons, arés,
Et vos lignages réparés:
Se ne pensés forment d'arer,
N'est riens qui les puist réparer.
Secorciés-vous bien par devant[62]
Aussinc cum por cuillir le vent;
Ou, s'il vous plaist, tout nu soiés.
Mès trop froit, ne trop chaut n'aiés:
Levés à deux mains toutes nuës
Les mancherons de vos charruës;
Forment as bras les sostenés,
Et du soc bouter vous penés
Pour Dieu, seigneurs, vous qui vivez,20663
Telles gens jamais ne suivez;
Soyez en naturelles œuvres,
Plus qu'écureuil en ses manœuvres,
Plus que l'oiseau ni que les vents,
Légers, rapides et mouvants.
Gardez ce pardon que je donne;
Tous vos péchés je vous pardonne,
Pourvu que bien y travailliez,
Remuez-vous, sautez, saillez,
Mettez tous vos outils en œuvre;
Tôt s'échauffe qui bien manœuvre.
Ne vous laissez pas refroidir
Ni trop vos membres enraidir.
CIII
Ci Génius lit sa sentence
Et sur tous l'anathème lance
Qui ne se veulent remuer
Pour l'espèce continuer.
Pour Dieu, barons, vite à l'ouvrage,
Et réparez votre lignage;
Retroussez-vous bien par devant[62b],
Comme pour recueillir le vent,
Car il périra, je vous jure,
Si de labourer n'avez cure.
Voire, au besoin, tout nus soyez,
Mais trop chaud ni trop froid n'ayez;
Levez à deux mains toutes nues
Les mancherons de vos charrues;
Bien fort des bras les soutenez,
Et du soc bouter vous peinez,
Roidement en la droite voie,20425
Por miex afonder en la roie,
Et les chevaus devant alans,
Por Diex ne les lessiés jà lans;
Asprement les esperonnés,
Et les plus grans cops lor donnés
Que vous onques donner porrés,
Quant plus parfont arer vorrés:
Et les bués as testes cornuës
Acoplés as jous des charruës,
Réveilliés les as aguillons,
A nos bienfaiz vous acuillons;
Se bien les piqués et sovent,
Miex en arerés par convent.
Et quant aré aurés assés,
Tant que d'arer serés lassés,
Que la besoingne à ce vendra
Que reposer vous convendra
(Car chose sans reposement
Ne puet pas durer longuement),
Ne ne porrés recommencier
Tantost por l'uevre ravancier;
Du voloir ne soiés pas las.
Cadmus, au dit dame Palas,
De terre ara plus d'ung arpent,
Et sema les dens d'un serpent
Dont chevalier armé saillirent,
Qui tant entr'eus se combatirent,
Que tuit en la place morurent,
Fors cinq qui si compaignon furent,
Et li voldrent secors donner,
Quant il dut les murs maçonner
De Thebes, dont il fut fondierres.
Cis assistrent o li les pierres,
Roidement en la droite sente,20691
Pour mieux enfoncer dans la fente,
Et de devant ne laissez pas
Les chevaux ralentir le pas.
Que votre main les éperonne
Et les plus puissants coups leur donne
Que jamais donner vous pourrez,
Quand plus creux labourer voudrez,
Puis les bœufs aux têtes cornues
Accouplez au joug des charrues;
De l'aiguillon réveillez-les
Pour mériter tous mes bienfaits;
Piquez souvent votre attelage,
Meilleur sera le labourage.
Et lorsque vous aurez assez
Labouré, que serez lassés,
Quand, après besogne si fière,
Le repos sera nécessaire,
Ne pouvant lors recommencer
Pour la besogne à fin pousser
(Car lorsque l'on ne se repose,
Longtemps ne dure aucune chose),
Pour ce ne vous rebutez pas.
Cadmus, au dire de Pallas,
Fouilla plus d'un arpent de terre,
Puis sema la denture entière
D'un serpent, dont guerriers armés,
Soudain nés, se sont escrimés
Si fort, qu'en la place moururent,
Fors cinq qui ses compagnons furent,
Et lui vinrent secours donner,
Quand il dut les murs maçonner
De Thèbes que tous six bâtirent;
Avec lui les pierres assirent
Et li pueplerent sa cité20459
Qui est de grant antiquité.
Moult fist Cadmus bonne semence,
Qui le sien pueple ainsinc avance;
Se vous ausinc-bien commenciés,
Vos lignaiges moult avanciés.
Si r'avés-vous deus avantaiges
Moult grans à sauver vos lignaiges;
Se le tiers estre ne volés,
Moult avés les sens afolés.
Si n'avés c'ung sol nuisement,
Deffendés-vous proeusement:
D'une part iestes assailli,
Trois champions sunt moult failli,
Et bien ont deservi à batre,
S'il ne puéent le quart abatre.
Trois serors sunt, se nel' savés,
Dont les deus à secors avés:
La tierce solement vous grieve,
Qui toutes les vies abrieve.
Sachiés que moult vous reconforte
Cloto, qui la quenoille porte,
Et Lachesis qui les filz tire;
Mès Atropos ront et descire
Quanque ces deus puéent filer:
Atropos vous bée à guiler.
Ceste qui parfont ne forra,
Tous vos lignages enforra,
Et vait espiant vous méismes:
Onc pire beste ne véismes,
N'avés nul anemi greignor.
Seignor merci, merci Seignor;
Souviengne-vous de vos bons peres
Et de vos anciennes meres;
Et lui peuplèrent sa cité20727
Qui est de haute antiquité.
Moult fit ainsi bonne semence
Cadmus, qui le sien peuple avance.
Or donc comme lui commencez,
Et vos lignages avancez;
Car vous avez deux avantages
Moult grands, pour sauver vos lignages;
Si le tiers être ne voulez,
C'est qu'avez les sens affolés.
Vous n'avez qu'un seul adversaire;
Faites-lui résistance fière.
Trop lâches sont, à mon avis,
Trois champions d'un assaillis,
S'ils ne peuvent tous trois l'abattre,
Et bien méritent se voir battre.
Sachez-le donc, il est trois sœurs
Dont deux avez pour défenseurs;
Seule la tierce vous assiége:
C'est celle qui vos jours abrége.
Par sa quenouille tout d'abord
Clytho vous est grand réconfort
Et Lachézis qui les fils tire;
Mais Atropos rompt et déchire
Tout ce que filent ces deux-là.
Jamais elle ne cherchera
Qu'à vous nuire. La douloureuse,
Sans que profondément ne creuse,
Vos lignages enfouira
Et vous-mêmes guette déjà.
Oncques plus détestable bête
On ne vit de sa proie en quête,
Et vous n'avez pire ennemi.
Pitié, seigneurs; seigneurs, merci!
Selonc lor faiz les vos ligniés,20493
Gardés que vous ne forligniés.
Qu'ont-il fait, prenés vous i garde?
S'il est qui lor proece esgarde,
Il se sunt si bien deffendu,
Qu'il vous ont cest estre rendu;
Se ne fust lor chevalerie,
Vous ne fussiés pas or en vie.
Moult orent de vous grant pitié
Par amors et par amitié;
Pensés des autres qui vendront,
Qui vos lignages maintendront,
Ne vous laissiés pas desconfire,
Grefes avés, pensés d'escrire,
N'aiés pas les bras emmoflés.
Martelés, forgiés et soflés,
Aidiés Cloto et Lachesis,
Si que, se des filz cope sis
Atropos qui tant est vilaine,
Il en resaille une douzaine.
Pensés de vous monteplier,
Si porrés ainsinc conchier
La felonnesse, la revesche
Atropos, qui tout empéesche.
Ceste lasse, ceste chetive,
Qui contre les vies estrive,
Et des mors a le cuer si baut,
Norrist Cerberus le ribaut
Qui tant desire lor morie,
Qu'il en frit tout de lecherie,
Et de fain erragié morust,
Se la garce nel' secorust.
Souvenez-vous de vos bons pères20761
Et de vos vénérables mères;
Sur leurs faits les vôtres lignez,
Surtout jamais ne forlignez.
A leurs faits ne prenez-vous garde?
Pour qui leur prouesse regarde,
Leurs jours ils ont tant défendu
Qu'ils vous ont cet être rendu;
Ne fût-ce leur chevalerie,
Vous ne seriez ce jour en vie.
Moult ils eurent de vous pitié
Par amour et par amitié.
Ne vous laissez pas déconfire;
Poinçons avez, pensez d'écrire,
N'ayez les bras emmitouflés;
Martelez, forgez et soufflez.
Songez qu'il faut que d'autres viennent
Et qui vos lignages maintiennent;
Aidez Clotho et Lachézis
Pour que si des fils coupe six
Atropos, qui tant est vilaine,
Il en renaisse une douzaine;
Pensez à vous multiplier,
Et vous pourrez lors défier
La félonnesse, la revêche,
Cette Atropos qui tout empêche.
La lasse et chétive Atropos,
Qui tant s'acharne sur nos os,
Et qui, lorsque la mort nous navre,
Tant rit devant notre cadavre,
Le ribaud Cerbère nourrit
Qui de son côté tant jouit
A chaque nouvelle tuerie,
Qu'il en frémit de lécherie
Car s'el ne fust, il ne péust20525
Jamès trover qui le péust.
Ceste de li pestre ne cesse;
Et por ce que soef le presse[63],
Cist mastins li pent as mameles
Qu'el a tribles, non pas jumeles.
Ses trois groins en son sain li muce,
Et la groignoie et tire et suce.
N'onc ne fu, ne jà n'iert sevrés,
Si ne quiert-il estre abevrés
D'autre let, ne ne li demande
Estre péus d'autre viande,
Fors solement de cors et d'ames;
Et el li giete hommes et fames
A monciaus en sa trible geule.
Ceste là li pest toute seule,
Et tous jors emplir la li cuide,
Mès el la trueve tous jors vuide,
Combien que de l'emplir se paine.
De son relief sunt en grant paine
Les trois ribaudes felonnesses,
Des felonnies vengeresses,
Alecto et Thesiphoné,
Car de chascune le non é.
La tierce ra non Megera
Qui tous, s'el puet, vous mengera.
Ces trois en enfer vous atendent;
Ceus lient, batent, fustent, pendent,
Hurtent, hercent, escorchent, foulent,
Noient, ardent, greillent et boulent
Devant les trois prevoz léans
En plain consistoire séans,
Ceus qui firent les felonnies
Quant il orent ès cors les vies.
Et de faim enragé mourrait20795
Si la garce tant ne l'aidait.
Car nulle, hormis elle peut-être,
Ne trouverait-il pour le paître.
Elle le paît à chaque instant,
Et quand la soif le va pressant,
Lors il se pend à ses mamelles
Qu'elle a triples, non pas jumelles,
Et suce et grogne, et sur son sein
Étale son triple grouin.
Son nourrisson elle ne sevre
Jamais, et pour calmer sa fièvre
Ne lui verse pas d'autre lait
Ni d'autre aliment ne le paît,
Fors seulement de corps et d'âmes.
Elle lui jette hommes et femmes
En sa triple gueule à monceaux,
Car il ne veut autres morceaux;
Toujours emplit la gueule avide,
Mais constamment la trouve vide,
Combien qu'elle s'aille peinant.
Ses reliefs guettent fixement
Les trois ribaudes félonnesses
De tous les crimes vengeresses:
C'est Alecto, Tysiphonè
(Car de chacune le nom sai),
Et la troisième, c'est Mégère
Qui tous vous dévorer espère.
Elles attendent en enfer
Pour fustiger, pendre, étouffer,
Noyer, fouler, écorcher, battre,
Piller, griller, rôtir en l'âtre,
Devant les trois prévôts béants
En plein consistoire séants,
Cil par lor tribulacions20559
Escorcent les confessions
De tous les maus qu'il onques firent
Dès icele ore qu'il nasquirent.
Devant eus tous li pueple tremble.
Si sui-ge trop coars, ce semble,
Se ces prevoz nomer ci n'os:
C'est Radamantus et Minos,
Et le tiers Eacus lor frere.
Jupiter à ces trois fu pere.
Cist trois, si cum l'en les renomme,
Furent au siecle si prodomme,
Et justice si bien maintindrent,
Que juges d'enfer en devindrent.
Tel guerredon lor en rendi
Pluto qui tant les attendi,
Que les ames des cors partirent,
Où tel office déservirent.
Por Diex, seignor, que là n'ailliés,
Contre les vices batailliés,
Que Nature nostre maistresse
Me vint hui conter à ma messe:
Tous les me dist, onc puis ne sis[64].
Vous en troverés vingt et sis
Plus nuisans que vous ne cuidiés;
Et se vous estes bien vuidiés
De l'ordure de tous ces vices,
Vous n'enterrés jamès ès lices
Des trois garces devant nommées
Qui tant ont males renommées,
Ne ne craindrés les jugemens
Des prevos plains de dampnemens.
Ceux qui firent les félonies20829
Durant tout le cours de leurs vies.
Ceux-là, par tribulations,
Arrachent les confessions
De tretous les maux qu'accomplirent
Les humains du jour qu'ils naquirent.
Mais trop couard je semblerais
Si ces prévôts nommer n'osais.
Jupiter des trois fut le père:
C'est Minos des autres le frère,
Eaque et Rhadamante enfin,
Devant qui tout le genre humain
Tremble. Des trois comme on les nomme,
Chacun était si bon prud'homme
Et justice si bien maintint,
Que juge dans l'enfer devint.
Par leurs vertus ils méritèrent,
Quand leurs âmes leurs corps quittèrent,
Que Pluton ce divin mandat
Pour récompense leur donnât.
Pour Dieu, seigneurs, bataille dure,
Livrez aux vices que Nature
A la messe me vint ce jour,
Toute en pleurs, compter sans détour.
Céans je viens de les entendre;
D'horreur c'est à votre cœur fendre!
Vous en trouverez vingt et six,
Mais quand vous vous serez blanchis
De l'ordure de tous les vices,
Vous n'entrerez jamais aux lices
Ni ne craindrez les jugements
Des prévôts pleins de damnements,
Ni des garces devant nommées
Qui tant ont males renommées.
Ces vices conter vous voldroie,20591
Mès d'outrage m'entremetroie;
Assés briefment les vous expose
Li jolis Rommant de la Rose:
S'il vous plaist, là les regardés,
Por ce que d'aus miex vous gardés.
Pensés de mener bonne vie,
Aut chascuns embracier s'amie,
Et son ami chascune embrace,
Et baise, et festoie, et solace;
Et loiaument vous entr'amés,
Jà n'en devés estre blasmés;
Et quant assés aurés joé,
Si cum ge vous ai ci loé,
Pensés de vous bien confessier
Por bien faire, et por mal lessier,
Et reclamés le Roi célestre
Que Nature reclame à mestre.
Cil en la fin vous secorra,
Quant Atropos vous enforra:
Cil est salus de cors et d'ame,
C'est li biau miroer ma dame;
Ja ma dame riens ne séust,
Se ce bel miroer n'éust.
Cil la governe, cil la rieule,
Ma dame n'a point d'autre rieule,
Quanqu'ele set, il li aprist
Quant à chamberiere la prist.
Or voil, Seignor, que ce sermon
Mot à mot, si cum vous sermon,
Et ma dame ainsinc le vous mande,
Que chascuns si bien i entende
(Car l'en n'a pas tous jors son livre,
Si r'est uns grans anuis d'escrivre),
Si trop abuser ne craignais20863
Ces vices je vous conterais;
Mais moult brèvement les expose
Le joli Roman de la Rose.
Là s'il vous plait les regarder,
Vous pourrez d'eux mieux vous garder.
Pensez à mener bonne vie;
Que chacun embrasse sa mie
Et festoie, et pour son amant
Que chaque amie en fasse autant.
Aimez-vous de toute votre âme,
Et jamais vous n'aurez de blâme;
Et quand vous aurez travaillé,
Comme je vous l'ai conseillé,
A confesse implorez le maître
De Nature, Dieu le grand prêtre,
Qui en la fin vous secourra,
Quand Atropos vous détruira.
C'est le salut de corps et d'âme,
C'est le beau miroir de ma dame;
Oncques ma dame n'eût rien su
Si ce beau miroir n'eût tenu,
Qui la gouverne et qui la règle
(Ma dame n'a point d'autre règle).
Ce qu'elle sait il lui apprit
Quand pour chambrière il la prit.
Or pour que chacun bien entende
(Et ma dame aussi le demande),
Seigneurs, mot à mot la leçon
Qu'elle mit en ce beau sermon
(Car livre on ne peut toujours lire,
Et c'est trop grand ennui d'écrire),
Par cœur je veux que l'appreniez
Pour que, n'importe où vous veniez,
Que tout par cuer les retengniés,20625
Si qu'en quel leu que vous vengniés,
Par bors, par chastiaus, par cités,
Et par viles les recités,
Et par yver et par esté,
A ceus qui ci n'ont pas esté.
Bon fait retenir la parole,
Quant ele vient de bonne escole,
Et meillor la fait raconter;
Moult en puet-l'en en pris monter.
Ma parole est moult vertueuse,
Ele est cent tans plus précieuse
Que saphirs, rubis, ne balai.
Biaus seignor, ma dame en sa lai
A bien mestiers de preschéors
Por chastier les pechéors
Qui de ses rigles se desvoient,
Que tenir et garder devroient.
Et se vous ainsinc préeschiés,
Jà ne serés empéeschiés,
Selonc mon dit et mon acort,
Mès que le fait au dit s'acort,
D'entrer où parc du champ joli
Où ses brebis conduit o li
Saillant devant par les herbis
Le fiz de la virge berbis,
O toute sa blanche toison,
En prez qui, non pas à foison,
Mès à compaignie escherie,
Par l'estroite sente serie
Qui toute est florie et herbuë,
Tant est poi marchie et batuë,
S'en vont les berbietes blanches,
Bestes debonnaires et franches,
Par cité, château, bourg ou ville,20897
Les récitiez comme évangile,
Et par hiver, et par été,
A ceux qui ci n'ont pas été.
Bon fait retenir la parole
Quand elle vient de bonne école,
Et meilleure est à raconter,
On en peut moult en prix monter.
Ma parole est moult vertueuse;
Elle est certes plus précieuse
Que saphirs et rubis cent fois.
Beaux seigneurs, ma dame ses lois
A grand besoin que les bons prêchent
Pour châtier tous ceux qui pèchent,
Ses bonnes règles violant,
Que si bon fait garder pourtant.
Et si vous faites bien en sorte
Que, faits et dits, tout se rapporte
En vous, si l'exemple prêchez,
Vous ne serez point empêchés
D'entrer en la gente pâture
Où ses brebis mène à grand'cure
Bondissantes par les herbis,
Le fils de la vierge brebis
A la toison blanche et jolie.
Là-haut, en gente compagnie,
Mais non pas à foison, l'Agneau
Divin conduit son blanc troupeau
A la verdoyante prairie,
Par l'étroite sente fleurie
Couverte d'un gazon touffu,
Tant il est peu des pieds battu;
Là vont les brebiettes blanches,
Bêtes débonnaires et franches,
Qui l'herbete broutent et paissent,20659
Et les floretes qui là naissent.
Mès sachiés qu'il ont là pasture
De si vertueuse nature,
Que les délitables floretes
Qui là naissent fresches et netes,
Que cuillent où printens puceles,
Tant sunt fresches, tant sunt noveles,
Cum esteles reflamboians
Par les herbetes verdoians
Au matinet à la rousée,
Tant ont toute jor ajornée
De lor propres biautés naïves;
Fines colors, fresches et vives
N'i sunt pas au soir enviellies,
Ains i puéent estre cuellies
Itex le soir comme le main,
Qui au cuellir vuet metre main;
N'el ne sunt point, sachiés de certes,
Ne trop closes, ne trop overtes,
Ains flamboient par les herbages
El meillor point de lor aages:
Car li solaus léens luisans,
Qui ne lor est mie nuisans,
Ne ne degaste les rousées
Dont el sunt toutes arousées,
Les tient adés en biautés fines,
Tant lor adoucist les racines.
Si vous di que les berbietes
Ne des herbes, ne des floretes
Jamès tant brouter ne porront,
Cum tous jors brouter les vorront,
Que tous jors nes voient renaistre,
Tant les sachent brouter ne paistre.
L'herbette emmi les fleurs paissant20931
Dans ce bocage ravissant.
Mais sachez qu'elles ont pâture
De si vertueuse nature,
Que toujours les gentils bouquets
Qui partout naissent frais et nets,
Printaniers atours des pucelles,
Ont feuilles fraîches et nouvelles,
Comme étoiles et diamants
Par l'herbe verte scintillants,
Au matinet, à la rosée,
Et sans connaître la vesprée
Gardent leurs natives splendeurs.
Leurs fraîches et vives couleurs
N'y sont pas le soir envieillies,
Mais y peuvent être cueillies
Le soir, tout comme le matin,
Par qui peut y mettre la main;
Oncques n'y sont fleurettes certes
Ni trop closes ni trop ouvertes,
Mais s'étalent par le gazon
Au meilleur point de leur saison;
Car tant adoucit leurs racines,
Que toujours en leur beauté fines
Les tient le soleil bienfaisant,
Qui ne leur est oncques nuisant,
Ni ne vient gâter les rosées
Dont elles sont tout arrosées.
En vain, vous dis-je, brouteront,
Autant comme brouter voudront,
Toutes ces gentes brebiettes
Les tendres herbes et fleurettes;
Elles renaissent à l'instant
Fraîches et belles comme avant.
Plus vous di, nel' tenés à fables,20693
Qu'el ne sunt mie corrumpables,
Combien que les berbis les broutent,
Cui les pastures rien ne coustent:
Car lor piaus ne sunt pas venduës
Au derrenier, ne despenduës
Lor toisons por faire dras langes,
Ne covertoirs à gens estranges,
Jà ne seront d'aus estrangies,
Ne lor chars en la fin mangies,
Ne corrumpuës, ne maumises,
Ne de maladies sorprises;
Mès sans faille, quoi que ge die,
Du bon pastor ne di-ge mie
Qui devant soi paistre les maine,
Qu'il ne soit vestus de lor laine.
Si nes despoille-il, ne ne plume,
Ne lor tolt le pois d'une plume:
Mès il li plest et bon li semble
Que sa robe la lor resemble.
Plus dirai, mès ne vous anuit,
C'onques n'i virent nestre nuit;
Si n'ont-il qu'ung jor solement,
Mès il n'a point d'avesprement,
Ne matin n'i puet commencier,
Tant se sache l'aube avancier.
Car li soirs au matin s'asemble,
Et li matins le soir resemble.
Autel vous di de chascune hore;
Tous jors en ung moment demore
Cis jors qui ne puet anuitier,
Tant sache à li la nuit laitier:
N'il n'a pas temporel mesure
Cis jors tant biaus qui tous jors dure,
Bien plus, ne le tenez, pour fables,20965
Point ne sont-elles corrompables,
Combien que broutent les brebis,
Qui paissent là sans nuls soucis,
Car leurs peaux ne seront vendues
Jamais, ni leurs toisons tondues,
Pour faire draps gros ou légers,
Ni manteaux pour des étrangers;
Jamais n'en seront allégées
Ni leurs chairs en la fin mangées,
Ni ne seront leurs corps battus,
Ni malades, ni corrompus.
Mais toutefois, quoique je die,
Du bon pasteur ne dis-je mie
Qui les mène paître en son pré,
Qu'il ne soit de laine paré.
Il ne les dépouille ni plume,
Ne leur prend le poids d'une plume,
Mais veut être tant seulement
Tout comme elles vêtu de blanc.
Et puis écoutez bien encore.
La nuit oncques ne décolore
Ni l'aube rose du matin
N'éclaircit leur beau ciel serein;
Car le soir au matin s'assemble
Et le matin au soir ressemble;
Elles n'ont qu'un jour seulement
Sans fin et sans commencement,
Et de même il est de chaque heure;
Toujours en un moment demeure
Ce jour qui ne peut anuiter,
Qu'en vain la nuit voudrait lutter;
Ce jour tant beau qui toujours dure
Ne connaît du temps la mesure
Et de clarté présente rit:20727
Il n'a futur ne préterit,
Car qui bien la vérité sent,
Tuit li trois tens i sunt présent,
Liquex présent le jor compasse;
Mès ce n'est pas présent qui passe
En partie por defenir,
Ne dont soit partie à venir;
N'onc preterit present n'i fu,
Et si vous redi que li fu-
Turs n'i aura jamès presence,
Tant est d'estable permanence.
Car li solaus resplandissans
Qui tous jors lor est parissans.
Fait le jor en ung point estable,
Tel cum en printens pardurable:
Si bel ne vit, ne si pur nus,
Néis quant regnoit Saturnus
Qui tenoit les dorés aages,
Cui Jupiter fist tant d'outrages
Son filz, et tant le tormenta,
Que les coilles li sousplenta.
Mès certes, qui le voir en conte,
Moult fait à prodomme grant honte
Et grant damage, qui l'escoille,
Car qui des coilles le despoille,
Jà soit ce néis que ge taise
Sa grant honte et sa grant mesaise,
Au mains de ce ne dout-ge mie,
Li tolt-il l'amor de s'amie,
Jà si bien n'iert à li liés;
Ou s'il iert espoir mariés,
Puis que si mal va ses affaires,
Pert-il, jà tant n'iert débonnaires,
Et d'éternelle clarté rit.20999
Il n'a futur ni prétérit,
Le présent tout le jour compasse;
Mais ce n'est pas présent qui passe
Pour soudain passé devenir
Ni dont soit partie à venir,
Dans le présent qui les rassemble
Les trois temps sont fondus ensemble;
Onc prétérit présent n'y fut,
Et je déclare que le fu-
Tur n'y aura jamais présence,
Tant est de stable permanence.
Car le ciel est resplendissant
Qui toujours leur est paraissant,
Fixe le jour en un point stable,
Comme en printemps inaltérable.
Si beau ni si pur il n'était,
Voire quand Saturne régnait,
Qui maintenait d'or le bel âge,
A qui Jupin fit tant d'outrage,
Son fils, et tant le tourmenta
Que les couilles lui déplanta.
Mais pour qui vérité raconte,
Celui-là certes fait grand' honte
Et dommage par trop affreux,
Quand à prudhomme valeureux
Par malice il tranche la couille.
Car qui des couilles le dépouille,
Sans parler de sa grand' douleur,
De sa grand' honte et sa fureur
(De ceci ne douté-je mie),
Lui ravit l'amour de sa mie
A qui ne sera plus lié
Si bien, et s'il est marié,
L'amor de sa loial moillier.20761
Grans pechiés est d'omme escoillier[65],
Ensorquetout cil qui l'escoille
Ne li tolt pas sans plus la coille[66],
Ne s'amie que tant a chiere,
Dont jamès n'aura bele chiere,
Ne sa moillier, car c'est du mains,
Mès hardement et muers humains
Qui doivent estre es vaillans hommes:
Car escoilliés, certain en sommes,
Sunt coars, pervers, et chenins,
Por ce qu'il ont muers femenins.
Nus escoilliés certainement
N'a point en soi de hardement,
Se n'est espoir en aucun vice,
Por faire aucune grant malice:
Car à faire grans déablies
Sunt toutes fames trop hardies.
Escoillié en ce les resemblent,
Por ce que lor muers s'entresemblent;
Ensor que tout li escoillieres,
Tout ne soit-il murtriers, ne lierres,
Ne n'ait fait nul mortel pechié,
Au mains a-il de tant pechié,
Qu'il a fait grant tort à Nature
De li tolir s'engendréure.
Nes escuser ne l'en sauroit,
Jà si bien pensé n'i auroit,
Au mains ge; car se g'i pensoie,
Et la vérité recensoie,
Ains porroie ma langue user,
Que l'escoilleor escuser
De tel pechié, de tel forfait,
Tant a vers Nature forfait.
Puisque si mal va son affaire,21033
L'Amour de son épouse chère
Il ne gardera pas entier.
C'est grand péché d'homme écouiller[65b],
Car celui qui quelqu'un écouille
Ne lui prend seulement la couille
Ni l'amour de sa mie avec,
Ses caresses et son respect
(A plus forte raison sa femme),
Mais la vertu, la grandeur d'âme,
En un mot, les mœurs des vaillants.
Car couards sont, traîtres, méchants,
Les écouillés, certains en sommes,
Puisqu'ont mœurs de femme et sont hommes.
Nul écouillé, c'est reconnu,
N'a ni courage, ni vertu;
Il n'a que l'audace du vice
Pour faire aucune grand' malice.
Des écouillés femmes sont sœurs,
Puisqu'elles ont les mêmes mœurs,
Or à faire grand' diableries
Sont toutes femmes trop hardies.
En sorte que tout écouilleur,
Ne fût-il meurtrier, voleur,
Eût-il de mortel péché pure
La conscience, qu'à Nature,
Quand sa fécondité ravit,
Trop grande injure et grand tort fit.
Nul n'y saurait trouver excuse;
Car le cœur toujours s'y refuse,
Le mien du moins. J'ai beau penser
Et la vérité recenser,
Nul doute que ma langue n'use
Avant que l'écouilleur n'excuse,
Mès quelcunques pechiés ce soit,20795
Jupiter force n'i faisoit,
Mès que sans plus à ce venist
Que le regne en sa main tenist.
Et quant il fu rois devenus,
Et sires du monde tenus,
Si bailla ses commandemens,
Ses lois, ses establissemens,
Et fist tantost tout à délivre
Por les gens enseignier à vivre,
Son ban crier en audience,
Dont ge vous dirai la sentence.
CIV
Comment Jupiter fist preschier
Que chascun ce qu'avoit plus chier
Prenist, et en fist à son gré
Du tout et à sa voulenté.
Jupiter qui le monde regle
Commande et establit pour regle,
Que chascuns pense d'estre aaise;
Et s'il set chose qui li plaise,
Qu'il la face, s'il la puet faire,
Por solas à son cuer atraire.
Onc autrement ne sarmonna,
Communement abandonna
Que chascuns en droit soi féist
Quanque delitable véist:
Car deliz, si cum il disoit,
Est la meillor chose qui soit,
De tel péché, de tel forfait,21067
Tant vers Nature il a forfait!
Mais combien que fût grand ce crime,
Jupiter n'y fit tant de frime,
Pourvu que sans plus à ce vint,
Que le sceptre en sa main retint;
Et quand du royaume fut maître
Du monde il se fit reconnaître,
Et bailla ses commandements
Ses lois, ses établissements,
Et fit tantôt en audience
Son ban crier dont la sentence
Je vais dire pour enseigner
Aux gens à vivre et besoigner.
CIV
Comment Jupiter nous enseigne
Que chacun s'adjuger ne craigne
Ce qu'il lui plait, selon son gré,
Et tout fasse a sa volonté.
Jupiter qui le monde règle
Commande et pose comme règle
Que chacun vive à son souhait;
Et si quelque chose lui plait
Qu'il la fasse, s'il la peut faire,
Pour son cœur, ses sens satisfaire.
Autrement il ne sermonna,
Communément abandonna
Que chacur fît tout à sa guise
Ce qui flattait sa convoitise.
Car plaisir, disait-il, est droit,
La meilleure chose qui soit,
Et li soverains biens en vie,20823
Dont chascun doit avoir envie;
Et por ce que tuit l'ensivissent,
Et qu'il à ses euvres préissent
Exemple de vivre, faisoit
A son cors quanqu'il li plaisoit
Dant Jupiter li renvoisiés
Par qui delis iert tant proisiés:
Et si cum dist en Géorgiques
Cil qui nous escrit Bucoliques,
(Car ès livres grejois trova
Comment Jupiter se prova):
Avant que Jupiter venist,
N'ert hons qui charuë tenist;
Nus n'avoit onques champ aré,
Ne cerfoï, ne reparé.
N'onques n'avoit assise bonne
La simple gent paisible et bonne:
Communaument entr'eus queroient
Les biens qui de lor gré venoient.
Cil commanda partir la terre
Dont nus sa part ne savoit querre,
Et la devisa par arpens.
Cil mist le venin ès serpens;
Cil aprist les leus à ravir,
Tant fist malice en haut gravir;
Cil les fresnes miéleus trencha,
Les ruissiaus vivens estancha;
Cil fist par tout le feu estaindre,
(Tant semilla por gens destraindre!)
Et le lor fist querir ès pierres,
Tant fut soutis et baretierres.
Cil fist diverses ars noveles,
Cil mist nons et numbre ès esteles;
Le souverain bien de la vie,21097
Dont chacun doit avoir envie.
Et pour que chacun le suivit
Et pour règle ses œuvres prit,
Faisait, pour son corps satisfaire,
Tretout ce qui pouvait lui plaire
Dam Jupin, le galant rusé,
Par qui plaisir fut tant prisé.
Et comme dit en Géorgiques
Celui qui fit les Bucoliques,
Qui dans les livres grecs trouva
Comment Jupiter se prouva:
«Avant de Jupin la venue,
Nul homme ne tenait charrue,
Nul n'avait de champ labouré
Ni retourné, ni réparé,
Onc n'avait nulle borne assise.
La gent simple et sans convoitise,
Et paisible, en commun mettait
Les biens dont le ciel la comblait.
Jupin fit partager la terre,
Dont nul ne se souciait guère,
Et la divisa par arpents,
Donna les venins aux serpents,
Et fit au loup ravir sa proie,
Tant mit le monde en male voie.
Les frais ruisseaux il dessécha,
Les frênes mielleux trancha
Et fit le feu partout éteindre.
L'intrigant! pour les gens contraindre,
Tant il était fourbe et jaloux,
A l'aller tirer des cailloux;
D'arts nouveaux souleva les voiles,
Nomma, puis compta les étoiles,
Cil gluz et laz et rois fist tendre20857
Por les sauvages bestes prendre,
Et lor huia les chiens premiers,
Dont nus n'iert avant coustumiers.
Cil donta les oisiaus de proie
Par malice qui gens asproie;
Assaut mist, haïne et batailles
Entre esperviers, perdris et cailles,
Et fist tornoiement ès nuës
D'ostoirs, de faucons et de gruës,
Et les fist au loirre venir:
Et por lor grace retenir,
Qu'il retornassent à sa main,
Les put-il au soir et au main.
Ainsinc tant fist li damoisiaus,
Est hons sers as felons oisiaus,
Et s'est en lor servage mis
Por ce qu'il ierent anemis,
Comme ravisséors orribles
As autres oisillons paisibles,
Qu'il ne puet par l'air aconsivre;
Ne sans lor char ne voloit vivre,
Ains en voloit estre mengierres,
Tant ert délicieus lechierres,
Tant ot les volatiles chieres.
Cil mist les furez ès tenieres,
Et fist les connins assaillir
Por eus faire ès roisiaus saillir.
Cil fist, tant par ot son cors chier,
Eschauder, rostir, escorchier
Les poissons de mer et de flueves,
Et fist les sauces toutes nueves
D'espices de diverses guises,
Où il a maintes herbes mises.
Siffla, dressa le chien premier,21131
Ce dont nul n'était coutumier,
Et glus, et lacs, et rets fit tendre
Pour les sauvages bêtes prendre.
Ce Dieu, qui toutes gens poursuit[67],
Les oiseaux de proie asservit,
Rancune mit, haine et batailles
Entre éperviers, perdrix et cailles,
Et par le ciel fit grands assauts
D'autours, faucons et maints oiseaux,
Et puis les fit venir au leurre
Et pour leur grâce avoir meilleure,
Pour qu'ils revinssent dans la main,
Les reput du soir au matin.
De ce jour l'homme se déprave
Et d'oiseaux vils se fait l'esclave,
Et s'est en leur servage mis,
Parce qu'ils étaient ennemis,
En tant que ravisseurs horribles,
Aux autres oisillons paisibles
Qu'il ne pouvait suivre dans l'air
Et dont il convoitait la chair,
Tant a les volatiles chères.
Il mit les furets aux tannières
Et fit les lapins assaillir
Pour les faire ès-réseaux saillir.
Telle était sa gloutonnerie,
Raffinement et lécherie,
Qu'il fit, tant avait son corps cher,
Échauder, rôtir, écorcher
Les poissons de mer et des fleuves,
Et fit les sauces toutes neuves
D'épices de divers pays,
Où maintes herbes il a mis.
Ainsinc sunt arz avant venuës,20891
Car toutes choses sunt veincuës
Par travail, par povreté dure,
Par quoi les gens sunt en grant cure:
Car li mal les engins esmuevent,
Par les angoisses qu'il i truevent.
Ainsinc le dist Ovide, qui
Ot assés, tant cum il vesqui,
De bien, de mal, d'onor, de honte,
Si cum il méismes raconte.
Briefment, Jupiter n'entendi,
Quant à terre tenir tendi,
Fors muer l'estat de l'empire
De bien en mal, de mal en pire.
Moult ot en li mal justicier;
Il fist printens apeticier,
Et mist l'an en quatre parties,
Si cum el sunt ores parties;
Esté, printens, autumpne, yvers:
Ce sunt li quatre tens divers
Que tous printens tenir soloit;
Mès Jupiter plus nel' voloit,
Qui quant au regne s'adreça
Les aages d'or depeça,
Et fist les aages d'argent
Qui puis furent d'arain; car gent
Ne finerent puis d'empirier,
Tant se voldrent mal atirier.
Or sunt d'arain en fer changié,
Tant ont lor estat estrangié,
Dont moult sunt liez li diex des sales
Tous jors tenebreuses et sales,
Qui sor les hommes ont envie,
Tant cum il les voient en vie.
Des arts telle est donc la venue,21165
Car est toute chose vaincue
Par dur labeur et pauvreté,
Par pressante nécessité;
Les angoisses qui nous déchirent
De lutter les moyens inspirent.»
Ovide ainsi le dit, qui eut
Lui-même assez, tant qu'il vécut,
De bien, de mal, d'honneur, de honte,
En ses écrits comme il le conte.
Bref, ce Jupiter n'entendit,
Quand la terre avoir prétendit,
Que changer l'état de l'empire
De bien en mal, de mal en pire,
Et se montrer dur justicier;
Le printemps fit modifier,
En quatre parts trancha l'année,
Comme elle est depuis ordonnée,
Hiver, automne, été, printemps.
Or, ces quatre phases du temps
Étaient ensemble confondues.
Jupiter avait d'autres vues,
Et quand son règne commença
Les âges d'or il dépeça
Et les âges d'argent fit poindre,
Puis ceux d'airain; car pire et moindre
Allait toujours l'humanité
Par sa grande perversité.
Elle est d'airain en fer changée,
Plus que jamais au mal plongée,
Dont sont moult satisfaits les dieux
Des séjours sales, ténébreux,
Qui sur les hommes ont envie,
Et les guettent toute leur vie.
Cist r'ont en lor rais atachies,20925
Dont jamès n'ierent relachies,
Les noires berbis dolereuses,
Lasses, chetives, morineuses,
Qui ne voldrent aler la sente
Que li biaus aignelés presente,
Par quoi toutes fussent franchies,
Et lor noires toisons blanchies,
Quant le grant chemin ample tindrent,
Par quoi là herbergier se vindrent
A compaignie si planiere,
Qu'el tenoit toute la charriere.
Mès jà beste qui léans aille,
N'i portera toison qui vaille,
Ne dont l'en puist néis drap faire,
Se n'est aucune orrible haire
Qui plus est aguë et poignans,
Quant ele est as costes joignans,
Que ne seroit uns peliçons
De piaus de velus heriçons.
Mès qui voldroit charpir la laine,
Tant est mole et soef et plaine,
Por qu'il en éust tel foison
De faire dras de la toison
Qui seroit prinse ès blanches bestes,
Bien s'en vestiroient as festes
Emperéor, ou roi, voire ange,
S'il se vestoient de dras lange.
Por quoi, bien le poés savoir,
Qui tex robes porroit avoir,
Moult seroit vestus noblement,
Et por ice méismement
Les devroit-l'en tenir plus chieres,
Car de tex bestes n'i a guieres;
Ils ont attaché dans leurs rets,21199
Pour ne les détacher jamais,
Les noires brebis douloureuses,
Lasses, chétives et galeuses,
Qui désertèrent le chemin
Étroit de l'agnelet divin
Où fussent toutes affranchies
Et leurs noires toisons blanchies,
Pour la large route tenir,
Qui les fit aux bas lieux venir
En si nombreuse compagnie
Que la route en était remplie.
Jamais bête passant par là
Bonne toison n'y portera
Dont on puisse voire drap faire,
Si ce n'est quelque horrible haire,
Qui, plus qu'un velu peliçon
Tout fait de peau de hérisson,
Est aiguë et dure et tranchante
Quand elle est aux côtes joignante.
Des blanches bêtes la toison,
Au contraire, si à foison
On pouvait avoir de leur laine,
Est tant moelleuse et douce et pleine,
Que si la carder on voulait,
Aux fêtes moult s'en vêtirait,
S'il voulait se vêtir de lange[68],
Empereur ou roi, voire archange.
Car, bien le pouvez-vous savoir,
Qui pourrait telle robe avoir
(Qu'on doit d'autant plus tenir chère
Que de ces bêtes n'y a guère),
Moult serait vêtu noblement.
Or, le pasteur également
Ne li pastors qui n'est pas nices,20959
Qui le bestail garde et les lices
En ce biau parc, c'est chose voire,
Ne lerroit entrer beste noire
Por riens qu'en li séust prier,
Tant li plaist les blanches trier,
Qui bien congnoissent lor bergier,
Por ce vont o li herbergier,
Et bien sunt par li congnéuës,
Par quoi miex en sunt recéuës.
Si vous di que le plus piteus,
Li plus biau, li plus deliteus
De toutes les bestes vaillans,
C'est li blans aignelés saillans,
Qui les berbis où parc amaine
Par son travail et par sa paine.
Car bien set se nule en desvoie,
Que li leus solement la voie,
Qui nule autre chose ne trace
Ne mès qu'ele isse de la trace
A l'aignel qui mener les pense,
Qu'il l'emportera sans deffense,
Et la mengera toute vive;
Ne l'en puet garder riens qui vive.
Seignor, cist aigniaus vous atent,
Mès de li nous tairons atant,
Fors que nous prions Diex le pere
Qu'il par la requeste sa mere,
Li doint si les berbis conduire,
Que li leus ne lor puisse nuire;
Et que par pechié ne failliés
Que joer en ce parc n'ailliés,
Qui tant est biaus et delitables,
D'erbes, de flors tant bien flerables,
Son cher bétail et la clôture21233
De ce beau parc, à si grand' cure
Sait protéger, je vous le dis,
Que n'entrerait noire brebis.
En vain on le prie et supplie,
Avec soin les blanches il trie,
Qui bien connaissent leur berger
Et vont avec lui s'héberger,
Et toujours en sont bien reçues,
Car toutes sont de lui connues.
Mais le plus beau, le plus piteux,
Le plus gent, le plus gracieux,
Du troupeau à la blanche laine,
C'est celui qui paître les mène
A grande peine, à travail grand,
Le blanc agnelet bondissant;
Car il sait bien, s'il s'en dévoie
Quelqu'une, et que le loup la voie
Qui toujours guette, le malin,
Si la brebis sort du chemin
Par où l'agneau mener les pense,
Qu'il l'emportera sans défense,
Pour toute vive la manger
Sans que rien l'en puisse empêcher.
Seigneurs, prions donc Dieu le père
Qu'à la requête de sa mère
A l'agneau qui tous nous attend
Et dont nous tairons maintenant,
Il donne brebis à conduire
A qui le loup ne puisse nuire;
Et que ne soyez empêchés
D'aller au parc par vos péchés,
Qui de tretoutes bonnes choses,
De violettes et de roses,
De violetes et de roses,20993
Et de tretoutes bonnes choses.
Car qui du biau jardin quarré,
Clos au petit guichet barré
Où cil amant vit la karole,
Où Déduit o sa gent karole,
A cel biau parc que ge devise,
Tant par est biaus à grant devise,
Faire voldroit comparaison,
Il feroit trop grant mesprison,
S'il ne la fait tele ou semblable
Cum il feroit de voir à fable:
Car qui dedens ce parc seroit,
Aséur jurer oseroit,
Ou méist sans plus l'ueil léans,
Que li jardins seroit néans
Au regard de ceste closture
Qui n'est pas faite en quarréure,
Ains est si ronde et si soutille,
C'onques ne fu beril ne bille
De forme si bien arrondie.
Que volés-vous que ge vous die?
Parlons des choses qu'il vit lores
Et par dedans et par defores,
Et par briés moz nous en passons,
Por ce que trop ne vous lassons:
Il vit dix laides ymagetes
Hors du jardin, ce dit, portraites.
Mès qui dehors ce parc querroit,
Tous figurés i troveroit
Enfer, et tretous les déables
Moult laiz et moult espoentables,
Et tous defauz et tous outrages
Qui font en enfer lor estages;
D'herbes, de fleurs est tout semé,21267
Resplendissant et parfumé.
Car ce beau parc, dont je devise,
Est si beau, de si noble guise,
Que ce serait grand' méprison
De le mettre en comparaison
(A moins de la faire semblable
A vérité contre une fable)
Avec le beau jardin carré
Clos du petit guichet barré,
Où notre Amant vit la karole,
Où de Déduit la gent karole.
Car qui dedans ce parc serait
Ou l'œil sans plus y jetterait,
Ses grands dieux jurerait sur l'heure
Que du beau Déduit la demeure
N'est rien près du parc enchanté,
Qui n'est pas construit en carré,
Mais bien en sphère grandiose;
Il n'est perle, bouton de rose
Aux contours si bien arrondis.
Or céans, faisons, mes amis,
Un parallèle très-rapide,
De peur qu'il ne soit insipide,
De toutes choses qu'il vit lors
Et par dedans et par dehors:
Il vit dix laides imagettes
Hors du jardin, dit-il, pourtraites.
Mais qui hors du parc chercherait
Tout figurés y trouverait
L'enfer peuplé de tous les diables
Moult laids et moult épouvantables,
Tous les damnés, tous les ribauds
Qui d'enfer hantent les suppôts,
Et Cerberus qui tout enserre;21027
Si troveroit toute la terre
O ses richeces anciennes,
Et toutes choses terriennes;
Et verroit proprement la mer,
Et tous poissons qui ont amer,
Et tretoutes choses marines,
Iauës douces, troubles et fines,
Et les choses grans et menuës,
En iauës douces contenuës;
Et l'air et tous les oisillons,
Et mochetes et papillons,
Et tout quanque par l'air resonne;
Et le feu qui tout avironne,
Les muances, les tenemens
De tous les autres élemens.
Si verroit toutes les esteles,
Cleres, et reluisans et beles,
Soient errans, soient fichies,
En lor esperes estachies;
Qui là seroit toutes ces choses
Verroit de ce biau parc encloses,
Ausinc apertement portraites,
Cum proprement aperent faites.
Or au jardin nous en alons,
Et des choses dedens parlons.
Il vit, ce dit, sor l'erbe fresche
Déduit qui demenoit sa tresche,
Et ses gens o li karolans
Sor les floretes bien olans;
Et vit, ce dit li damoisiaus,
Herbes, arbres, bestes, oisiaus,
Et Cerbère qui tout enserre.21301
Il verrait à la fois la terre,
Et d'un bout à l'autre la mer,
Poissons en l'élément amer
Et toutes les choses marines,
Les eaux douces, troubles et fines,
Et tous objets grands et menus
Dans les eaux douces contenus,
La terre et les choses terriennes
Avec ses richesses anciennes,
Et l'air et tous les oisillons,
Les mouches et les papillons,
Tout ce qui parmi l'air résonne
Et le feu qui tout environne,
Le domaine et les changements
De tous les autres éléments.
Puis il verrait toutes sans voiles,
Claires, luisantes, les étoiles,
Les astres fixes, les errants,
Dans l'orbe immense gravitants.
Oui, seigneurs, tretoutes les choses
Qui sont dedans le monde encloses,
Celui-là contempler pourrait
Hors du beau parc, et les verrait
Aussi distinctement pourtraites,
Comme elles nous paraissent faites.
Or au jardin nous en allons,
Et des choses dedans parlons.
Il vit, dit-il, sur l'herbe molle
Déduit qui menait sa karole,
Les fleurettes, les damoiseaux,
Herbes, arbres, bêtes, oiseaux,
Et ruisselets, et fontenelles,
Bruire et frémir sur les gravelles,
Et ruisselez et fonteneles21059
Bruire et fremir par les graveles,
Et la fontaine sous le pin:
Et se vante que puis Pepin
Ne fut tex pin; et la fontaine
R'estoit de trop grant biauté pleine.
Por Diez, seignor, prenés-i garde,
Qui bien la vérité regarde,
Des choses ici contenuës,
Ce sunt truffes et fanfeluës.
Ci n'a chose qui soit estable,
Quanqu'il i vit est corrumpable.
Il vit karoles qui faillirent,
Et faudront tuil cil qui les firent;
Ausinc feront toutes les choses
Qu'il vit par tout léans encloses:
Car la norrice Cerberus,
A cui ne puet riens embler nus
Humains, que tout ne face user,
Quant el velt de sa force user,
Et sans lasser tous jors en use
Atropos qui riens ne refuse,
Par derrier tous les espiot,
Fors les Diex, se nus en i ot:
Car sans faille choses devines
Ne sunt mie à la mort enclines.
Mais or parlons des beles choses
Qui sunt en ce biau parc encloses.
Ge vous en di generaument,
Car taire m'en voil erraument,
Et qui voldroit adroit aler,
N'en sai-ge proprement parler;
Car nus cuers ne porroit penser,
Ne bouche d'omme recenser
Et la fontaine sous le pin,21335
Comme ne fut depuis Pepin
Nul pin, dit-il, et la fontaine
Était de trop grand' beauté pleine.
Pour Dieu, seigneurs, défiez-vous;
Pour qui voit dessus et dessous
Les choses ici contenues,
Ce sont contes et fanfrelues.
Là je ne vois rien d'éternel,
Tout est corrompable et mortel.
Il vit karoles qui finirent,
Et finiront ceux qui les firent,
Comme finiront en leur temps
Toutes choses qu'il vit léans.
Car la nourrice de Cerbère
A qui l'on ne peut rien soustraire
Qu'enfin elle ne fasse user,
Lorsque veut de sa force user
(Et sans cesse toujours en use
Atropos, qui rien ne refuse),
Frappe ici-bas jeunes et vieux,
Par derrière tous, fors les Dieux;
Car seules les choses divines
Ne sunt mie à la mort enclines.
Or, en quelques mots seulement,
Car veux m'en taire incontinent,
Je vais parler des belles choses
Qui sont en ce beau parc encloses.
A vrai dire, pour droit aller,
N'en sais-je dignement parler.
Ces grand' beautés et grand' values
Des choses léans contenues
Les grans biautés, les grans valuës21093
Des choses léans contenuës;
Ne les biaus geus, ne les grans joies
Et pardurables et veroies
Que li karoleors demainent,
Qui dedens la porprise mainent:
Tretoutes choses delitables,
Et veroies et pardurables
Ont cil qui léans se déduisent,
Et bien est drois; car tous bien puisent
A méismes une fontaine
Qui tant est précieuse et saine,
Et bele et clere, et nete et pure,
Qui toute arrouse la closture.
De cui ruissel les bestes boivent
Qui là vuelent entrer et doivent,
Quant des noires sunt desevrées:
Que puis qu'el en sunt abevrées,
Jamès soif avoir ne porront,
Et tant vivront comme eus vorront
Sans estre malades, ne mortes.
De bonne hore entrerent es portes,
De bonne hore l'aignelet virent,
Que par l'estroit sentier sivirent
En la garde au sage bergier,
Qui les volt o li herbergier;
Ne jamès nus hons ne morroit,
Qui boivre une fois en porroit.
Ce n'est pas cele desouz l'arbre
Qu'il vit en la pierre de marbre;
L'en li devroit faire la moë,
Quant il cele fontaine loë.
C'est la fontaine périlleuse,
Tant amére et tant venimeuse,
Nul cerveau ne pourrait penser21367
Ni bouche d'homme recenser
Les jeux, les plaisirs délectables,
Jeux éternels et véritables,
Que démènent les karoleurs
Dedans ce beau pourpris en fleurs;
Car toutes choses délectables,
Eternelles et véritables
Ont ses bienheureux habitants;
Et c'est juste, car tous léans
Puisent à même une fontaine
Qui tant est précieuse et saine,
Et belle et pure et claire aux yeux,
Qui tout arrose ces beaux lieux.
De cette onde les bêtes boivent,
Qui là veulent entrer et doivent
Quand ont laissé le noir troupeau.
Sitôt qu'elles goûtent cette eau,
Jamais plus ne sont altérées
Ni de maux ni de mort navrées
Et vivront tant comme voudront.
Franchi par bonheur elles ont
Les portes et l'agnelet virent,
Que par l'étroit sentier suivirent
En la garde du bon berger
Qui vers lui les veut héberger!
Ce n'est pas celle dessous l'arbre
Qu'il vit en la pierre de marbre;
Car qui boire une fois pourrait
De cette eau, jamais ne mourrait.
Aussi lui devrait-on la moue
Faire, quand la fontaine il loue
Qui le beau Narcisse tua
Quand au dessus il se mira.
Qu'el tua le bel Narcisus,21127
Quant il se miroit iqui sus.
Il méismes n'a pas vergoigne
De recongnoistre, ains le tesmoigne,
Et sa crualté pas ne cele,
Quant perilleus miroir l'apele,
Et dit que quant il s'i mira,
Maintes fois puis en sospira,
Tant s'i trova grief et pesant.
Vez quel douçor en l'iaue sent!
Diex! cum bonne fontaine et sade,
Où li sain deviennent malade,
Et cum il s'i fait bon virer
Por soi dedens l'iauë mirer!
Ele sourt, ce dit, à grans ondes
Par deus doiz crueses et parfondes;
Mès el n'a mie, bien le soi,
Ses doiz, ne ses iaues de soi.
N'est nule chose qu'ele tiengne
Que trestout d'aillors ne li viengne;
Puis si redit que c'est sans fin,
Qu'ele est plus clere qu'argent fin.
Vez de quex trufes il vous plaide,
Ains est voir si troble et si laide,
Que chascuns qui sa teste i boute
Por soi mirer, il n'i voit goute.
Tuit s'i forcenent et s'angoissent,
Por ce que point ne s'i congnoissent.
Au fons, ce dist, a cristaulx doubles,
Que li solaus, qui n'est pas troubles,
Fait luire quant ses rais i giete,
Si cler que cis qui les aguiete,
Voit tous jors la moitié des choses
Qui sunt en cel jardin encloses:
C'est la fontaine périlleuse,21401
Tant amère et tant venimeuse,
Que lui-même il n'hésite pas
A le reconnaître, et plus bas
En rien sa cruauté ne cèle
Quand périlleux miroir l'appelle,
Et dit que quand il s'y mira
Souvent depuis en soupira,
Tant y trouva mésaise et peine.
Voyez quelle douce fontaine!
Et comme il s'y fait bon virer
Pour son visage en l'eau mirer!
Quelle onde bienfaisante et sade
Qui d'homme sain fait un malade!
Puis, dit-il, nuit et jour sans fin
Plus blanche et claire qu'argent fin
On la voit sourdre à grandes ondes
Par deux rigoles moult profondes.
Mais rien n'est à elle, ses eaux,
Bien le sais, ni ses deux canaux;
Nulle chose n'est qu'elle tienne
Qui d'ailleurs toute ne lui vienne.
Voyez quels contes il vous fait!
Ce bassin est si trouble et laid
Que chacun qui sa tête y boute
Pour s'y mirer, il n'y voit goutte;
Tous sont forcenés, angoisseux,
Et trompés leurs cœurs et leurs yeux.
Au fond, dit-il, est cristal double;
Or le soleil, qui n'est pas trouble,
Tant les éclaire de ses feux,
Que si l'on y jette les yeux,
On y lit la moitié des choses
Qui sont en ce jardin encloses,
Et puet le remanant véoir,21161
S'il se vuet d'autre part séoir,
Tant sunt clers, tant sunt vertueus;
Certes ains sunt troble et nueus.
Por quoi ne font-il demonstrance,
Quant li solaus ses rais i lance,
De toutes les choses ensemble?
Par foi qu'il ne puéent, ce semble,
Por l'oscurté qui les obnuble,
Qu'il sunt si troble et si obnuble,
Qu'il ne pueent par eus suffire
A celi qui léans se mire,
Quant lor clarté d'aillors acquierent,
Se li rais du solaus n'i fierent,
Si qu'il les puissent encontrer,
Il n'ont pooir de riens monstrer;
Mès cele que ge vous devise,
C'est fontaine bele à devise.
Or levés ung poi les oreilles,
Si m'en orrés dire merveilles.
Cele fontaine que j'ai dite,
Qui tant est bele et tant profite
Por garir, tant est savorée,
Trestoute beste enlangorée,
Rent tous jors par trois doiz sotives
Iauës douces, cleres et vives.
Si sunt si près, à près chascune,
Que toutes s'asemblent à une,
Si que quant toutes les verrés,
Et une et trois en troverés,
Se volés au conter esbatre,
Ne jà n'en i troverés quatre,
Mès tous jors trois et tous jors une;
C'est lor propriété commune.
Et qu'on peut tout le reste voir21435
Si l'on se va d'autre part seoir,
Tant ils sont puissants et limpides!
Mais ils sont troubles et perfides.
Que ne peuvent-ils refléter,
Quand le soleil s'y vient jeter,
Tretoutes les choses ensemble?
C'est qu'ils ne peuvent, il me semble.
Leur naturelle obscurité
Les rend si vains, en vérité,
Qu'eux-mêmes ne sauraient suffire
A celui qui dedans se mire,
Ils n'ont pouvoir de rien montrer
S'ils ne viennent à rencontrer
Les rais que le soleil y lance;
Étrangère est donc leur puissance.
Mais la fontaine que je dis
Est l'ornement du paradis.
Or levez un peu les oreilles,
Et m'ouïrez dire merveilles.
Cette fontaine oncques ne nuit,
Qui tant est belle, mais guérit,
Tant elle est bonne et savourée,
Tretoute bête enlangorée,
Et toujours par triples canaux
Rend douces, claires, triples eaux,
Qui sont si près à près chacune,
Que toutes s'assemblent en une,
Si bien que qui les trois verrait
Et une et trois en trouverait,
Mais toujours trois et toujours une,
C'est leur propriété commune;
En vain à compter s'ébattrait,
Jamais quatre n'en trouverait.
N'onc tel fontaine ne véismes,21195
Car ele sourt de soi-méismes:
Ce ne font mie autres fontaines
Qui sordent par estranges vaines.
Ceste tout par soi se conduit,
N'a mestier d'estrange conduit,
Et se tient en soi toute vive,
Plus ferme que roche naïve:
N'a mestier de pierre de marbre,
Ne d'avoir coverture d'arbre;
Car d'une sorce vient si haute
L'eve, qu'el ne puet faire faute,
Qu'arbre ne puet si haut ataindre,
Que sa hautece ne soit graindre,
Fors que sans faille en ung pendant,
Si cum el s'en vient descendant,
Là trueve une olivete basse,
Souz qui toute l'iauë s'en passe;
Et quant l'olivete petite
Sent la fontaine que j'ai dite,
Qui li atrempe ses racines
Par ses iauës douces et fines,
Si en prent tel norrissement,
Qu'ele en reçoit acroissement,
Et de foille et de fruit s'encharge:
Si devient si haute et si large,
C'onques li pins qu'il vous conta,
Si haut de terre ne monta,
Ne ses rains si bien n'estendi,
Ne si bel umbre ne rendi.
Ceste olive tout en estant,
Ses rains sor la fontaine estant;
Ainsinc la fontaine s'enumbre,
Et par le roisant du bel umbre
Nul ne vit onc fontaine telle.21469
Car de soi-même coule-t-elle
Et d'elle-même se conduit
Sans chercher étranger conduit,
Ce que ne font autres fontaines
Qui sourdent d'étrangères veines.
Car en soi-même elle a son lit
Creusé, plus ferme que granit;
Besoin n'a de roc ni de marbre,
Ni d'avoir couverture d'arbre,
Car de source si haute sourd
L'onde, que ne manque à nul jour,
Et qu'il n'est arbre qui l'atteigne,
Car sa hauteur tous les dédaigne,
Fors sans mentir en un pendant
Lorsqu'elle coule en descendant.
Là trouve une olivette basse
Sous laquelle toute l'eau passe,
Et quand ce petit olivier
Sent la fontaine en son sentier,
Qui lui détrempe les racines
Par ses ondes douces et fines,
Il en prend tel nourrissement
Qu'il en reçoit accroissement
Et de feuilles, de fruits se charge.
Lors devient si haut et si large
Qu'oncques le pin qu'il vous conta
Si haut de terre ne monta,
Ni de ses grands rameaux sans nombre
Ne rendit oncques si belle ombre;
Debout cet olivier géant
Ses rameaux sur les eaux étend.
Ainsi la fontaine s'enombre,
Et pour l'attrait de la belle ombre
Les besteletes là se mucent21229
Qui les douces rousées sucent,
Que li dous ruissiaus fait espendre
Par les flors et par l'erbe tendre.
Si pendent à l'olive escrites
En ung rolet letres petites
Qui dient à ceus qui les lisent,
Qui souz l'olive en l'ombre gisent:
Ci cort la fontaine de vie
Par desouz l'olive foillie,
Qui porte le fruit de salu.
Quiex fu li pins qui l'a valu?
Si vous di qu'en cele fontaine,
(Ce croiront foles gens à paine,
Et le tendront plusors à fables)
Luit uns charboucles merveillables[69]
Sor toutes merveilleuses pierres,
Trestous réons et à trois quierres,
Et siet emmi si hautement,
Que l'en le voit apertement
Par tout le parc reflamboier;
Ne ses rais ne puet desvoier
Ne vent, ne pluie, ne nublece,
Tant est biaus et de grant noblece:
Et sachiés que chascune quierre,
(Tex est la vertu de la pierre,)
Vaut autant cum les autres deus:
Tex sunt entr'eus les forces d'eus.
Ne les deus ne valent que cele,
Combien que chascune soit bele;
Ne nus ne les puet deviser,
Tant les sache bien aviser,
Ne s'i joindre par avisées,
Qu'il ne les truisse devisées.
Les bêtelettes de venir21503
Les douces perles recueillir
Que le doux ruisseau fait épandre
Emmi les fleurs et l'herbe tendre.
A l'olivier pendent écrits,
Sur un rouleau, signes petits
Qui disent à ceux qui les lisent,
Quand à l'ombre de l'arbre gisent
Que nul pin oncques ne valut:
«Ci, portant le fruit du salut,
S'étend l'olivette fleurie
Dessus la fontaine de vie.»
Or dans la fontaine (et ceci
Folles gens croiront à demi
Et le tiendront plusieurs à fable)
Luit une escarboucle admirable[69b]
Plus que diamants les plus beaux.
Ronde, elle a trois angles égaux
Et sied au milieu, mais si haute
Que toujours on la voit sans faute
Par tout le parc reflamboyer.
Rien ne peut faire dévoyer
Ses rais, vent, nuage ni pluie;
Sa splendeur tretous les défie.
Chaque angle vaut les autres deux,
Si bien sont parfaites entre eux
Proportions et harmonie
(Tant sa vertu est infinie),
Comme les deux ont du premier
La beauté, l'éclat tout entier.
On a beau les joindre en pensée,
Toujours la pierre est divisée,
Et nul ne la peut diviser,
Tant la sache bien aviser.
Mès nus solaus ne l'enlumine,21263
Qu'il est d'une color si fine,
Si clers et si resplendissans,
Que li solaus esclarcissans
En l'autre iauë li cristaus doubles,
Lés li seroit oscurs et troubles.
Briefment, que vous en conteroie?
Autre soleil léans ne roie
Que cil charboucles flamboians;
C'est li solaus qu'il ont léans,
Qui plus de resplendor habonde
Que nus solaus qui soit où monde.
Cis la nuit en exil envoie,
Cis fait le jor que dit avoie
Qui dure pardurablement
Sans fin et sans commencement,
Et se tient en un point de gré,
Sans passer signe ne degré,
Ne minuit, ne quelque partie
Par quoi puisse estre ore partie[70].
Si r'a si merveilleus pooir,
Que cil qui là le vont véoir,
Si-tost cum cele part se virent,
Et lor face en l'iauë remirent,
Tous jors de quelque part qu'il soient,
Toutes les choses du parc voient,
Et les congnoissent proprement,
Et eus-méismes ensement;
Et puis que là se sunt véu,
Jamès ne seront décéu
De nule chose qui puist estre,
Tant i deviennent sage mestre.
Mais nul soleil ne l'enlumine,21537
Car elle est de couleur si fine,
D'un éclat si resplendissant,
Que le soleil ëclaircissant
Là-bas le fameux cristal double
Serait près d'elle obscur et trouble.
Bref, encor que vous conterais?
Nul soleil n'y lance ses rais,
Car plus de resplendeur abonde
Que nul soleil qui soit au monde
L'escarboucle aux rais flamboyants.
C'est le soleil qui luit léans,
Qui la nuit en exil envoie
Et fait le jour qui ne dévoie,
Et qui dure éternellement,
Sans fin et sans commencement,
Et se tient en la même ligne
Sans passer ni degré, ni signe,
Ni minuit, sans un mouvement
Dont on fasse une heure, un moment[70b].
Tant merveilleuse est sa puissance
Que ceux qui sont en sa présence
Et qui là-haut le peuvent voir,
Sitôt que vers ce beau miroir
Leur visage sans plus ils virent
Et dans la fontaine le mirent,
De quelque côté que ce soit,
Tout dans le parc l'œil aperçoit.
Soudain ils savent tout connaître
Jusqu'à leur cœur et tout leur être,
Et depuis qu'ils se seront vus,
Jamais ils ne seront déçus
De nulle chose qui puisse être.
Tant chacun devient sage maître.
Autres merveilles vous dirai:21295
Que de cesti soleil li rai
Ne troublent pas, ne ne retardent
Les yex de ceux qui les regardent,
Ne ne les font essaboïr,
Mès enforcier et resjoïr,
Et ravigorer lor véuë
Por la bele clarté véuë
Plaine d'atrempée chalor,
Qui par merveilleuse valor
Tout le parc d'odor resplenist
Par la grant doçor qui en ist.
Et por ce que trop ne vous tiengne,
D'ung brief mot voil qu'il vous soviengne
Que qui la forme et la matire
Du parc verroit, bien porroit dire
C'oncques en si bel paradis
Ne fu formés Adam jadis.
Por Diex, seignor, donc que vous semble
Du parc et du jardin ensemble?
Donnés-en resnables sentences
Et d'accidens et de sustances:
Dites par vostre loiauté
Liquex est de grignor biauté;
Et regardés des deux fontaines
Laquele rent iauës plus saines,
Plus vertueuses et plus pures,
Et des dois jugiés les natures,
Jugiés des pierres précieuses
Lesqueles sunt plus vertueuses;
Et puis du pin et de l'olive
Qui cuevre la fontaine vive.
Je m'en tieng à vos jugemens,
Se vous, selonc les erremens
Autres merveilles dire vais.21571
C'est que de ce soleil les rais
Ne troublent pas ni ne retardent
Les yeux de ceux qui les regardent,
Ni ne les viennent éblouir,
Mais font renforcer, réjouir,
Voire fortifier la vue,
Par la belle lumière vue
Pleine de suave chaleur
Qui, par merveilleuse valeur,
Tout le parc de parfum inonde,
Tant de grande douceur abonde.
Et pour ne pas trop vous tenir,
Daignez d'un mot vous souvenir:
Qui du parc la forme et l'essence
Saurait, pourrait dire, je pense,
Qu'oncques en si beau paradis
Adam ne fut créé jadis.
Pour Dieu, seigneurs, donc que vous semble
Du parc et du jardin ensemble?
Dites, en toute loyauté,
Lequel est de plus grand' beauté;
Donnez raisonnables sentences
Des accidents et des substances.
Des deux fontaines à vos yeux
Laquelle sourd ses eaux le mieux,
Plus vertueuses et plus pures?
Des canaux jugez les natures,
De l'escarboucle et des cristaux
Jugez les vertus et les maux,
Le pin, et l'olive fleurie
Dessus la fontaine de vie.
Je m'en tiens à vos jugements
Si, suivant les bons errements
Que léu vous ai ça arriere,21329
Donnés sentence droituriere:
Car bien vous di sans flaterie,
Haut et bas ne m'i met-ge mie[71],
Car se tort i voliés faire,
Dire faus, ou vérité taire,
Tantost, jà nel' vous quier celer,
Aillors en vodroie apeler.
Et por nous plustost acorder,
Ge vous voil briefment recorder,
Selonc ce que vous ai conté,
Lor grant vertu, lor grant bonté:
Cele les viz de mort enivre,
Mès ceste fait de mort revivre.
Seignor, sachiés certainement,
Se vous vous menés sagement,
Et faites ce que vous devrés,
De ceste fontaine bevrés.
Et por tout mon enseignement
Retenir plus legierement,
(Car leçon à briez moz léuë
Plus est de legier retenuë).
Ge vous voil ci briément retraire
Tretout quanque vous devés faire.
Pensés de Nature honorer,
Servés la par bien laborer;
Mès comment que la chose aviengne,
De raison vueil qu'il vous soviengne,
Et se de l'autrui riens avés,
Rendez-le, se vous le savés;
Et se vous rendre ne poés
Les biens despendus ou joés,
Que je vous ai tracés arrière,21605
Donnez sentence droiturière.
Mais, sans mentir, je vous promets
Que haut ni bas ne m'y soumets[71b].
Car si tort vous y vouliez faire,
Dire faux ou vérité taire,
Tantôt, à ne vous rien celer,
Ailleurs j'en voudrais appeler.
Pour mieux nous accorder ensemble,
Souffrez qu'en deux mots je rassemble
Selon ce que vous ai conté,
Leur grand' vertu, leur grand' beauté:
L'un les vivants de mort enivre
Et l'autre fait de mort revivre.
Seigneurs, sachez certainement
Que si vous vivez sagement
Et faites ce que devez faire,
Vous boirez à cette dernière.
Et pour tout mon enseignement
Retenir plus facilement
(Car leçon en quelques mots lue
Est plus aisément retenue),
Je veux, avant de vous quitter,
En quelques lignes vous dicter
Et vous dire une fois dernière
Tout ce que prudhomme doit faire.
Pensez de Nature honorer,
Et servez-la par bien ouvrer.
Mais comment que la chose advienne
De Raison veux qu'il vous souvienne.
Quand le bien d'autrui vous avez,
Rendez-le, si vous le savez,
Et si vous ne pouvez le rendre,
S'il vous faut forcément attendre,
Aiés-en bonne volenté,21361
Quant des biens aurés à plenté.
D'occision nus ne s'aprouche,
Netes aiés et mains et bouche;
Soiés loïal, soiés piteus,
Lors irés où champ deliteus
Par trace l'aignelet sivant
En pardurableté vivant,
Boivre de la bele fontaine
Qui tant est doce, et clere et saine,
Que jamès mort ne recevrés,
Si-tost cum de l'iauë bevrés;
Ains irés par joliveté
Chantant en pardurableté
Motez, conduis et chançonnettes
Par l'erbe vert sor les floretes,
Souz l'olivete karolant.
Que vous voi-ge ci flajolant?
Drois est que mon frestel estuie,
Car biau chanter sovent ennuie;
Trop vous porroie huimès tenir,
Ci vous voil mon sermon fenir:
Or i perra que vous ferés,
Quant en haut encroé serés
Por préeschier sus la bretesche.
L'Acteur.
Genius ainsinc lor préesche,
Et les resbaudist et solace;
Lors gete le cierge en la place,
Dont la flame toute enfumée
Par tout le monde est alumée.
N'est dame qui s'en puist deffendre,
Tant la sot bien Venus espandre;
Ayez-en bonne volonté21639
Dès qu'aurez biens en quantité.
Que nul à son prochain ne touche,
Nettes ayez et main et bouche,
Soyez loyaux, soyez piteux;
Lors irez au parc merveilleux
Boire à la très-belle fontaine
Qui tant est douce et claire et saine,
Les pas de l'agnelet suivants
Et dans l'éternité vivants.
Car la mort vers vous sera vaine
Dès que boirez à la fontaine;
Mais irez tout pleins de gaîté,
Chantant pendant l'éternité
Mottets et lais et chansonnettes
Par l'herbe verte et les fleurettes,
Sous l'olivette en karolant.
Mais que vous vais-je flageolant?
Temps est que ma flûte je plie,
Car beau chanter souvent ennuie.
Trop pourrais céans vous tenir,
Ci vous veux mon sermon finir.
Bientôt nous vous verrons à l'œuvre,
Lorsque du prêche à la manœuvre
Franchirez créneaux et talus.
L'Auteur.
Ainsi leur prêche Génius,
Et les transporte et les conquête.
Lors le cierge en la place il jette
Dont le brandon tout enfumé
Par tout le monde est allumé.
Tant sut ce feu Vénus répandre
Que dame ne s'en peut défendre,
Et la cuilli si haut li vens,21393
Que toutes les famés vivans,
Lor cors, lor cuers et lor pensées
Ont de cele odor encensées.
Amors de la chartre léuë
A si la novele espanduë,
Que jamès n'iert lions de vaillance
Qui ne s'acort à la sentence.
Quant Genius ot tout léu,
Li baron de joie esméu,
Car onc mes, si cum il disoient,
Si bon sermon oï n'avoient,
N'onc puis qu'il furent concéu
Si grant pardon n'orent éu,
N'onques n'oïrent ensement
Si droit escommeniement,
Por ce que le pardon ne perdent,
Tuit à la sentence s'aerdent,
Et respondent tost et vias,
Amen, amen, fias, fias.
Si cum la chose ert en ce point,
N'i ot puis de demore point;
Chascuns qui le sermon amot
Le note en son cuer mot à mot:
Car moult lor sembla saluable
Por le bon pardon charitable,
Et moult l'ont volentiers oï.
Et Genius s'esvanoï,
Conques ne sorent qu'il devint,
Dont crient en l'ost plus de vint.
Or à l'assaut sans plus atendre
Qui bien set la sentence entendre!
Moult sunt nostre anemi grevé!
Lors se sunt tuit en piez levé,
Et le vent si haut le cueillit21671
Que tretoute femme qui vit
Son cœur, son corps et ses pensées
A de cette odeur encensées.
Amour du message entendu
La nouvelle a tant répandu,
Qu'il n'est plus homme de vaillance
Qui ne s'accorde à la sentence.
Sitôt qu'eut tout lu Génius,
Lors les barons de joie émus
(Car oncques, disaient-ils, personne
N'entendit sentence si bonne,
Et nul depuis qu'il fut conçu
N'avait si grand pardon reçu;
Nul n'avait pareillement même
Entendu si juste anathême),
Les barons donc répondent tôt:
Amen, amen, bravo, bravo!
Et pour que le pardon lui serve,
Chacun la sentence conserve.
Comme était la chose en ce point
Dès lors n'y eut demeure point;
Car chacun trouvant convenable
Pour le bon pardon charitable
Le serment que moult il aimait
Mot à mot en son cœur le met.
De Génius, la charte ouïe,
L'image s'est évanouie,
Et nul ne sut ce qu'il devint.
Lors en l'ost chantent plus de vingt:
«Or à l'assaut, sans plus attendre,
Qui bien sait la sentence entendre!
Moult sont nos ennemis grevés!»
Lors se sont tous sur pied levés
Près de continuer la guerre21427
Por tout prendre et metre par terre.
CV
Venus se recoursa devant
Ainsi que por cuillir le vent,
Et ala plus-tost que le pas
Au chastel, mais n'i entra pas.
Venus, qui d'assaillir est preste,
Premierement lor amoneste
Qu'il se rendent; et cil que firent?
Honte et Paor li respondirent:
Honte et Paor à Venus.
Certes, Venus, ce est néans,
Jà ne metrés les piez céans;
Non voir, s'il n'i avoit que moi,
Dist Honte, point ne m'en esmoi.
L'Acteur.
Quant la déesse entendi Honte:
Venus.
Vile orde garce, à vous que monte,
Dist-ele, de moi contrester?
Vous verrés jà tout tempester,
Se li chastiaus ne m'est rendus:
Par vous n'iert-il jà deffendus:
Encontre nous le deffendrés!
Par la char Diex vous le rendrés,
Prêts à continuer la guerre21705
Pour tout prendre et mettre par terre.
CV
Vénus par devant se retrousse
Comme pour cueillir vent en housse,
Et vient plus vite que le pas
Au castel, mais n'y entre pas.
Vénus, qui d'assaillir est prête,
Premièrement leur fait requête
Qu'ils se rendent. Avec hauteur
Lors lui répondent Honte et Peur:
Honte et Peur à Vénus.
Vénus, vous perdrez votre peine;
Vous n'entrerez, quoi qu'il advienne.
Non, vraiment, n'y eût-il que moi,
Dit Honte, point n'aurais d'émoi.
L'Auteur.
Lors, oyant Honte, la déesse:
Vénus.
Que vous sert, garce, larronnesse,
Dit-elle, de me résister?
Vous verrez tretout tempêter,
Si la place ne m'est rendue,
Qui plus ne sera défendue.
Contre nous vous la défendrez!
Par la chair Dieu! vous la rendrez!
Ou ge vous ardrai toutes vives,21449
Comme ordes ribaudes chetives;
Tout le porpris voil embraser,
Tors et torneles arraser;
Ge vous eschaufferai les naches;
J'ardrai piliers, murs et estaches[72];
Vostre fossé seront empli,
Je ferai toutes metre en pli
Voz barbacanes là drecies,
Jà si haut nes aurés drecies
Que nes face par terre estendre;
A Bel-Acueil lerroi tout prendre,
Boutons et Roses à bandon,
Une hore en vente, autre hore en don.
Ne vous ne serés jà si fiere
Que tous li mondes ne s'i fiere:
Tuit iront à procession,
Sans faire point d'excepcion,
Par les Rosiers et par les Roses,
Quant j'aurai les lices descloses.
Et por Jalousie bouler,
Ferai-ge par tout defouler
Et les préiaus et les herbages,
Tant eslargirai les passages:
Tuit i coilleront sans delai
Boutons et Roses, clerc et lai,
Religieus et séculer,
N'est nus qui s'en puist reculer;
Tuit i feront lor penitence,
Mès ce n'iert pas sans difference.
Li uns vendront répostement,
Li autre trop apertement;
Mès li répostement venu
Seront à prodomme tenu;
Ou je vous brûle toutes vives21731
Comme ribaudes et chétives.
Tout le pourpris veux embraser
Et tours et tourelles raser;
Je vous échaufferai les fesses,
Mettrai piliers et murs en pièces;
Tous vos fossés seront remplis,
Et je ferai tout mettre en plis
Vos barbacanes là dressées,
Qui ne seront si haut placées
Qu'on ne les fasse choir à bas.
A Bel-Accueil, n'en doutez pas,
Par vente ou don, léans encloses,
Je livrerai boutons et roses.
Tout le monde en procession
Ira, sans faire exception,
Par les rosiers et par les roses,
Quand j'ouvrirai les lices closes;
Fières en vain vous dresserez;
Personne vous n'arrêterez!
Et les préaux et les herbages
(Tant j'élargirai les passages),
A tretous je ferai fouler,
Tant veux Jalousie affoler.
La Rose et le bouton magique
Tous cueilleront, clerc ou laïque;
Religieux ou séculier,
Tous viendront leur dette payer,
Tous y feront leur pénitence;
Mais sera mainte différence.
Les uns viendront secrètement
Et les autres ouvertement.
Mais ceux qui viendront en cachette
Vénus prudhommes les décrète,
Li autre en seront diffamé,21483
Ribaut et bordelier clamé;
Tout n'i aient-il pas tel coupe
Cum ont aucuns que nus n'encoupe.
Si r'est voirs qu'aucuns mauvès homme.
(Que Diex et saint Pere de Romme
Confonde et eus et lor affaire!)
Leront les Roses por pis faire,
Et lor donra chapel d'ortie
Déables qui si les ortie:
Car Génius de par Nature,
Por lor vilté, por lor ordure,
Les a tous en sentence mis
Avec nos autres anemis.
Honte, se ge ne vous engin,
Poi pris mon art et mon engin,
Qu'aillors jà ne m'en clamerai.
Certes, Honte, jà n'amerai
Ne vous, ne Raison vostre mere
Qui tant est as Amans amere.
Qui vostre mere et vous croiroit,
Jamès par amors n'ameroit.
L'Acteur.
Venus à plus dire n'entent,
Que bien li sofisoit atant.
Lors s'est Venus haut secorcie,
Bien sembla fame corrocie,
L'arc tent, et le boujon encoche:
Et quant el l'ot bien mise en coche,
Jusqu'à l'oreille l'arc entoise
Qui n'iert pas plus lons d'une toise;
Puis avise cum bonne archiere,
Par une petitete archiere
Les autres seront diffamés,21765
Ribauds et bordeliers clamés,
Quoique maints autres bien pis fassent
Et qui pour plus honnêtes passent.
Car, c'est vrai, maints en mauvais lieu
(Que le Saint-Père et le bon Dieu
Les confonde, eux et leur affaire!)
Laisseront Roses pour pis faire.
Mais Satan, qui les pousse là,
D'ortie un chapel leur fera;
Car Génius, de par Nature,
Pour leur bassesse et leur ordure,
Les a tous en sentence mis
Avec nos autres ennemis.
Honte, si je ne vous dépèce
Par ma force et par mon adresse,
Ailleurs plus ne me montrerai!
Certes, Honte, je n'aimerai
Ni vous, ni Raison votre mère
Qui tant aux amants est amère.
Qui votre mère et vous croirait,
Jamais par amour n'aimerait.
L'Auteur.
Vénus alors s'est retroussée.
Bien semble femme courroucée,
Et sans prononcer un seul mot
(Car bien assez en dit tantôt),
Tend son arc et sa flèche encoche,
Et quand l'eût bien mise en la coche
A l'oreille amène ses doigts
(D'une toise était l'arc en bois),
Puis vise, comme bonne archère,
Par une étroite meurtrière
Qu'ele vit en la tor reposte21515
Par devant, non pas par encoste,
Que Nature ot par grant maistrise
Entre deux pilerés assise.
Cil dui pilers d'ivire estoient,
Moult gent, et d'argent sostenoient
Une ymagete en leu de chasse,
Qui n'iert trop haute ne trop basse,
Trop grosse, trop gresle non pas,
Mès toute taillie à compas,
De bras, d'espaules et de mains,
Qu'il n'i failloit ne plus ne mains.
Moult ierent gent li autre membre,
Et plus olans que pomme d'embre:
Dedens avoit ung saintuaire
Covert d'ung précieus suaire,
Li plus gentil et li plus noble
Qui fust jusqu'en Constantinoble[73];Voir la note.
[Tel ymage n'ot nus en tor.
Plus avienent miracle entor
Qu'ains n'avint entor Medusa;
Mès ceste trop meillor us a.
Vers Medusa riens ne duroit,
Car en roche transfiguroit
(Tant faisoit felonnesses euvres
Par ses felons crins de coleuvres,)
Trestuit cil qui la regardoient.
Par nul engin ne s'en gardoient,
Fors Perséus, li filz Jovis,
Qui par l'escu la vit où vis,
Que sa suer Pallas li livra.
Par cel escu se delivra,
Par l'escu le chief li toli,
Si l'emporta tous jors o li.
Qu'elle aperçoit incontinent,21797
Non par côté, mais par devant,
Que Nature a, par grand' maîtrise,
Entre deux beaux piliers assise.
Chaque pilier d'ivoire était
Moult gent et d'argent soutenait
Une image, en guise de châsse,
Qui n'était trop haute ni basse,
Trop grosse, trop grêle non pas,
Mais toute taillée au compas,
De mains, de bras et d'encolure,
Rien n'y manquait, je vous assure.
Tous les membres étaient moult gents
Plus que pomme d'ambre odorants.
Dedans était un sanctuaire
Couvert d'un précieux suaire,
Et le plus noble et le plus gent
Qui fut jusque dans l'Orient,
Jusqu'à Constantinople. Et telle
Image, aussi suave et belle
Oncques ne tint nul en sa tour.
Puis se font miracles autour
Moult plus beaux qu'autour de Méduse,
De sa vertu, car mieux elle use.
Vers Méduse rien ne durait,
Puisqu'en roche transfigurait
(Tant faisait felonnesses œuvres
Par ses félons crins de couleuvres)
Tout mortel qui la regardait;
Nul moyen ne l'en préservait,
Fors le fils de Jupin Persée,
Qui par l'écu la tint fixée
Que sa sœur Pallas lui livra.
Cet écu seul le délivra.
Moult le tint chier, moult s'i fiot,21549
En maint estour mestier li ot;
Ses fors anemis en muoit,
Les autres à glaive tuoit.
Mès ne la vit que par l'escu,
Car il n'éust jà puis vescu.
Ses escus li ert miroers,
Car tiex ert où chief li poers,
S'il la regardast face à face,
Roche devenist en la place.
Mès l'ymage dont ci vous conte,
Les vertus Medusa sormonte,
Qu'el ne sert pas de gens tuer,
Ne d'eus faire en roche muer:
Ceste de roche les remue,
En lor forme les continue,
Voire en meillor c'onques ne furent,
Ne c'onques mès avoir ne purent.
Cele nuist, et ceste profite,
Cele occist, ceste resuscite,
Cele les eslevés moult griéve
Et ceste les grevés reliéve:
Car qui de ceste s'aprochast,
Et tout véist, et tout tochast,
S'il fust ains en roche mué,
Ou de son droit sens remué,
Jà puis roche ne le tenist,
En son droit sens s'en revenist;
Si fust-il à tous jors garis
De tous maus et de tous peris.]
Si m'aïst Diex, se ge poïsse,
Volentiers plus près la véisse;
De Méduse il trancha la tête21831
Dont fit depuis mainte conquête;
Toujours avec lui l'emportait,
Moult tenait chère et s'y fiait,
Ses ennemis changeait en pierre
Ou du glaive jetait par terre.
Il ne la vit que par l'écu,
Car jamais après n'eût vécu,
Mais fût resté roche en la place,
Rien que de regarder sa face,
Si terrible était son pouvoir!
L'écu lui tint lieu de miroir.
Mais l'image que je vous conte
En vertus Méduse surmonte;
Car gens ne sait-elle tuer
Ni les faire en roche muer.
Bien plus, de roche elle les mue,
En leur forme et les continue,
Et voire en meilleure vraiment
Que celle qu'ils avaient avant.
L'autre nuit, celle-ci profite;
L'autre occit, elle ressuscite;
L'autre grève les élevés,
Elle relève les grevés.
Qui pourrait approcher l'image,
Toucher, ou voir pas davantage,
Fût-il en roche avant mué
Ou de son droit sens remué,
Plus ne le retiendrait la pierre;
Recouvrant la vertu première,
Il serait à toujours guéri
De tout mal et de tout péril.
Si Dieu daignait en sa justice
Que de plus près l'image visse,
Voire, par Diex, par tout tochasse,21581
Se de si près en aprochasse;
Mès ele est digne et vertueuse,
Tant est de biauté precieuse.
Et se nus usant de raison
Voloit faire comparaison
D'ymage à autre bien portraite,
Autel en puet faire de ceste
A l'ymage Pymalion,
Comme de souris à lion[74].
Pymalions uns entaillieres,
Portraians en fust et en pierres...
Si fist une image d'ivuire...
Qu'el sembloit estre autresi vive
Cum la plus bele riens qui vive.
(Page 310, vers 21593.)
CVI
Cy commence la fiction
De l'ymage Pygmalion.
[Pymalions uns entaillieres[75],Voir la note.
Portraians en fust et en pierres,
En metaus, en os et en cires,
Et en toutes autres matires
Qu'en puet en tex euvres trover,
Por son grant engin esprover
(Car onc de li hons ne l'ot mieudre,
Ausinc cum por grans los acqieudre)
Se volt à portraire deduire.
Si fist une ymage d'ivuire;
Si fist et portret l'ymagete
Si bien compassée et si nete,
Et mist au faire tel entente,
Qu'el fu si plesante et si gente,
Qu'el sembloit estre autresi vive
Cum la plus bele riens qui vive.
N'onques Helaine ne Lavine[76]
Ne furent de color si fine,
De si près je l'approcherais21865
Que partout je la toucherais.
Mais elle est digne et vertueuse.
Tant est de beauté précieuse;
Et si nul, usant de Raison,
Voulait faire comparaison
De quelque autre image avec elle,
Il pourrait mette en parallèle
L'image de Pygmalion,
Comme de souris à lion[74b].
CVI
Ci commence la fiction
De l'image à Pygmalion.
[Pygmalion le statuaire[75b]
Sculptait et le bois et la pierre,
La cire et l'os et le métal,
Toute matière en général
Qu'on voit en telle œuvre fournie.
Or un jour pour son grand génie
Éprouver (car aucun mortel
Depuis n'eut oncques talent tel
Pour acquérir et los et gloire),
Il fit une image d'ivoire.
Tant y mit de soin, de travail,
Jusque dans le moindre détail,
Qu'il fit une image parfaite,
Si bien compassée et si nette,
Qu'elle semblait prête à mouvoir;
Rien de si beau n'eût-on pu voir.
Onc Hélène ni Lavinie[76b]
N'avaient eu sa grâce infinie,
Ne de si bele façon nées,21611
Tant fussent bien enfaçonnées,
Ne de biauté n'orent la disme.
Tout s'esbahit en soi-méisme
Pymalion, quant la regarde;
Es-vos qu'il ne se donne garde
Qu'Amors en ses resiaus l'enlace
Si fort qu'il ne set que il face.
A soi-méismes se complaint,
Mès ne puet estanchier son plaint.
Las! que fai-ge, dist-il, dors-gié?
Maint ymage ai fait et forgié,
Dont nus n'assommeroit le pris,
N'onc d'eus amer ne fui sorpris:
Or sui par ceste mal-baillis,
Par li m'est tous li sens faillis.
Las! dont me vient ceste pensée,
Comment fu cele amor pensée?
J'aime une ymage sorde et muë
Qui ne se crosle ne remuë,
Ne jà de moi merci n'aura:
Tel amor comment me navra?
Il n'est nus qui parler en oie,
Qui trop esbahir ne s'en doie.
Or sui-ge li plus fox du sicle,
Que pui-ge faire en cest article?
Par foi, s'une roïne amasse,
Merci toutevois esperasse,
Por ce que c'est chose possible;
Mès cest amor est si horrible,
Qu'el ne vient mie de Nature,
Trop mauvaisement m'i nature.
Nature en moi mauvès fil a;
Quant me fist, forment s'avila,
Son teint, son port, sa majesté,21895
Ni de sa splendide beauté
Voire la dixième partie.
Tant son âme est lors ébahie,
En la voyant, Pygmalion,
Qu'il ne fait pas attention
Qu'Amour en ses réseaux l'enlace,
En lui ne sait ce qui se passe.
Sans cesse à soi-même il se plaint,
Mais sa souffrance oncques n'éteint:
Las! dit-il, quelle est cette rage?
Rêvé-je? Or j'ai fait mainte image
Dont nul ne connaîtra le prix
Et d'amour onc ne fut surpris.
Et par celle-ci ma pensée
Voilà toute bouleversée
Et mon cœur brisé sans retour.
D'où me vient ce fatal amour?
J'aime une image sourde et mue
Qui ne branle ni ne remue
Et de mes feux pitié n'aura.
Comment tel amour me navra?
Nul n'est qui parler en ouïsse
Qui par trop ne s'en ébahisse.
Une reine encor si j'aimais,
Pitié peut-être espérerais,
Car enfin c'est chose possible.
Mais tant cette amour est horrible
Que c'est crime de s'y livrer;
Nature n'a pu l'inspirer.
En moi mauvais fils a Nature,
Trop suis-je vile créature;
Aussi ne la dois-je blâmer
Si je veux follement aimer.
Si ne l'en doi-ge pas blasmer,21645
Se ge voil folement amer,
Ne m'en doi prendre s'a moi non:
Puis que Pymalion oi non,
Et poi sor mes deus piez aler,
N'oï de tel amor parler.
Si n'aim-ge pas trop folement:
Car, se l'escriture ne ment,
Maint ont plus folement amé.
N'ama jadis où bois ramé,
A la fontaine clere et pure,
Narcissus sa propre figure,
Quant cuida sa soif estanchier?
N'onques ne s'en pot revanchier,
Puis en fu mors, ce dist l'istoire
Qui encor est de grant memoire.
Dont sui-ge mains fox toutevois,
Car, quant je voil, à ceste vois,
Et la prens, et acole et baise,
S'en puis miex soffrir ma mesaise;
Mès cil ne pooit avoir cele
Qu'il véoit en la fontenele.
D'autre part, en maintes contrées
Ont maint maintes dames amées,
Et les servirent quanqu'il porent,
N'onques ung-sol baisier n'en orent,
Si s'en sunt-il forment pené;
Dont m'a miex Amors assené.
Non a: car à quelque doutance
Ont-il toutevois espérance
Et du baisier et d'autre chose;
Mès l'esperance m'est forclose,
Quant au délit que cil entendent
Qui les déduis d'amors atendent:
Il n'est plus fol que moi, je pense.21929
Or que faire en cette occurrence?
Dois-je m'en prendre à d'autre? Non.
Depuis qu'ai Pygmalion nom
Et que sur mes deux pieds chancelle,
Je n'ouïs parler d'amour telle.
Pourtant, à parler franchement,
Est-ce trop aimer follement?
Car, après tout, si l'on peut croire
Ce que nous raconte l'histoire,
Maints ont plus follement aimé.
N'aima-t-il pas au bois ramé,
A la fontaine claire et pure,
Narcisse sa propre figure,
Quand il crut sa soif étancher?
Il ne s'en put onc arracher,
Mais en mourut, nous dit l'histoire,
Qui toujours est de grand' mémoire.
Donc, moins fol suis-je toutefois;
Car lorsque je veux, maintes fois
Je la prends, l'accole et la baise,
Et mieux supporte mon mésaise.
Mais lui, celle avoir ne pouvait
Que dans la fontaine il voyait.
D'autre part, en maintes contrées
Maints ont maintes dames aimées,
Et fins amants à les servir
Sans jamais un baiser cueillir
Se sont peinés toute leur vie;
Donc Amour, malgré ma folie,
M'a frappé moins cruellement.
Mais non. Je m'abuse vraiment;
Car, malgré tout, en leur doutance,
Ils ont toutefois espérance,
Car quant ge me voil aaisier21679
Et d'acoler et de baisier,
Ge truis m'amie autresi froide
Cum est ung pez, et ausi roide;
Que quant ge, por baisier, i touche,
Toute me refroidist la bouche.
Ha! trop ai parlé rudement,
Merci, douce amie, en demant,
Et pri que l'amende en pregniés:
Car de tant cum vous me daingniés
Doucement regarder et rire,
Ce me doit bien, ce croi, soffire.
Car dous regarz et riz piteus
Sunt as Amans moult déliteus.
Comment Pygmalion demande
Pardon à son ymage...
Pygmalion lors s'agenoille
Qui de lermes sa face moille...
(Page 316, vers 21693.)
CVII
Comment Pygmalion demande
Pardon, en présentant l'amande
A son ymage, des paroles
Qu'il dit d'elle, qui sont trop foles.
Pymalions lors s'agenoille,
Qui de lermes sa face moille,
Son gage tent, si li amende;
Mais el n'a cure de s'amende,
Car el n'entent riens, ne ne sent,
Ne de li, ne de son présent,
Si que cil crient perdre sa paine
Qui de tel chose amer se paine.
Tandis qu'ils rêvent aux doux jeux21963
Qu'attendent tous les amoureux
Et d'un baiser et d'autre chose;
Pour moi toute espérance est close.
Car si je veux me contenter,
L'accoler, baiser et flatter,
Je trouve ma mie aussi froide
Qu'un ais de bois et aussi roide;
Quand je l'effleure d'un baiser
Je sens ma bouche se glacer.
Hé! pardonnez, ma douce amie,
Ma rudesse et mon infamie;
Frappez-moi, point ne m'épargnez;
Car du moment que vous daignez
Me regarder et me sourire,
Cela me doit, je crois, suffire,
Car doux regard et ris piteux
Sont aux amants délicieux.
CVII
Ci demande Pygmalion,
En offrant l'amende, pardon
A son image des paroles
Qu'il dit d'elle et qui sont trop folles.
A genoux Pygmalion lors
De pleurs inonde tout son corps,
Son gage tend et puis s'amende.
Elle n'a cure de l'amende,
Puisque rien n'ouït ni ne sent
Ni de lui ni de son présent,
Si bien qu'il craint perdre sa peine
Et de sa dureté se peine,
N'il n'en reset son cuer avoir,21705
Qu'Amors li tolt sens et savoir;
Si que trestout s'en desconforte,
Ne set s'ele est ou vive ou morte.
Soef à ses mains la detaste,
Et croit ausinc cum se fust paste,
Que ce soit sa char qui li fuie,
Mès c'est sa main qu'il i apuie.
Ainsinc Pymalion estrive,
En son estrif n'a pez ne trive;
En ung estât pas ne demore,
Or aime, or het, or rit, or plore,
Or est liés, or est à mesaise,
Or se tormente, or se rapaise.
Puis li revest en maintes guises
Robes faites par grans maistrises,
De biaus dras de soie, ou de laine,
D'escarlate, ou de tiretaine,
De vert, de pers ou de brunete,
De colors fresche, fine et nete,
Où moult a riches pennes mises,
Erminées, vaires[77] ou grises;
Puis les li oste, puis ressoie
Cum li siet bien robe de soie,
Cendaus, molequins Arrabis[78],
Indes, vermaus, jaunes et bis,
Samis diaprés, camelos.
Por néant fust ung angelos,
Tant est de contenance simple.
Autrefois li met une gimple,
Et par dessus ung cuevrechief,
Qui cuevre la gimple et le chief;
Ains ne cuevre par le visage,
Qu'il ne vuet pas tenir l'usage
Non plus ne sait son cœur ravoir;21993
Amour lui prend sens et savoir,
Si bien que tout s'en déconforte,
Ne sachant s'elle est vive ou morte.
Lors il la tâte de la main,
Et comme pâte de son sein
Croit sentir la chair qui se plie,
Mais c'est sa main qu'il y appuie.
Ainsi Pygmalion combat
Sans paix ni trêve; en même état
Un seul instant onc ne demeure;
Il aime, il hait, il rit, il pleure,
Tantôt joyeux, tantôt navré,
Apaisé, puis désespéré.
Puis il la vêt en mainte guise
De robe faite à grand' maîtrise
De beau drap de laine ou soyeux,
D'écarlate, de lin moelleux,
De bleu, de vert ou de brunete,
De couleur fraîche fine et nette,
Où moult a riches carreaux mis
D'hermine, vair[77b] ou petit gris,
Puis les ôte pour qu'il revoie
Comme lui sied robe de soie,
Satins rayés et camelots,
Velours, tissus orientaux,
Bleus, vermeils, bis, d'or en la frange;
Certe on dirait un petit ange
A voir son air simple et doucet.
Puis ensuite un voile il lui met
Et dessus couvre-chef de fête
Qui couvre le voile et la tête,
Mais qui ne couvre pas les traits,
Méprisant les usages laids
Des Sarrasins, qui d'estamines21739
Cuevrent les vis as Sarrasines,
Quant eus trespassent par la voie,
Que nuz trespassans ne les voie,
Tant sunt plains de jalouse rage.
Autrefois li reprent corage
D'oster tout, et de metre guindes
Jaunes, vermeilles, vers et indes,
Et trecéors gentiz et gresles,
De soie et d'or à menus pesles;
Et dessus la crespine atache
Une moult précieuse atache,
Et par dessus la crespinete
Une coronne d'or grelete,
Où moult ot précieuses pierres,
Et biaus chastons à quatre quierres
Et à quatre demi compas,
Sans ce que ge ne vous cont pas
D'autre perrerie menuë
Qui siet entor espesse et druë:
Et met à ses deus oreilletes
Deus verges d'or pendans greletes;
Et por tenir la cheveçaille,
Deus fermaus d'or au col li baille:
En mi le pis ung en remet,
Et de li ceindre s'entremet;
Mès c'est d'ung si très-riche ceint,
C'onques pucele tel ne ceint;
Et pent au ceint une aumosniere,
Qui moult ert précieuse et chiere;
Et cincq pierres i met petites
Du rivage de mer eslites,
Dont puceles as martiaus geuent,
Quant beles et rondes les treuent:
Des Sarrasins qui d'étamines22027
Couvrent la face aux Sarrasines
Par les chemins matin et soir,
Pour que nul ne les puisse voir,
Tant sont pleins de jalouse rage.
Puis après il reprend courage
D'ôter tout et mettre rubans
Jaunes, vermeils, verts, bleus et blancs,
Et bandeaux gracieux et frêles
De soie et d'or à perles grêles,
Et dessus la coiffure asseoir
Un moult délicieux fermoir,
Et dessus la blanche voilette
Une couronne d'or coquette
Où scintillent de mille feux
Maints diamants moult précieux,
Et maintes autres pièces rares
Et beaux chatons à quatre carres
Et à quatre demi-compas,
Sans ce que je ne compte pas
De pierrerie autre menue
Qui sied autour épaisse et drue.
Puis à ses deux oreilles pend
Deux verges d'or grêle et brillant;
Pour tenir la coiffe qui baille,
Deux broches d'or au col lui baille;
Emmi le sein une autre met
Et de la ceindre s'entremet,
Mais de ceinture si jolie
Qu'onc pucelle n'eut telle mie,
Et d'où riche aumônière pend
Moult gentille et pleine d'argent;
Et puis y met cinq pierres fines,
L'élite des rives marines,
Et par grant entente li chauce21773
En chascun pié soler et chauce
Entailliés jolivetement
A deus doie du pavement.
N'ert pas de hosiaus estrenée[79],
Car el n'ert pas de Paris née;
Trop par fust rude chaucemente
A pucele de tel jovente.
D'une aguille bien afilée
D'or fin, de fil d'or enfilée,
Li a, por miex estre vestuës,
Ses deus manches estroit cosuës.
Puis li baille flors noveletes,
Dont ces jolies puceletes
Font en printens lor chapelez,
Et pelotes et oiselez,
Et diverses choses noveles
Delitables as damoiseles;
Et chapelés de flors li fait,
Mès n'en véistes nul si fait,
Car il i met s'entente toute.
Anelez d'or es dois li boute,
Et dit cum fins loiaus espous:
Bele douce, ci vous espous,
Et deviens vostres, et vous moie,
Ymenéus et Juno m'oie,
Qu'il voillent à nos noces estre;
Ge n'i quier plus ne clerc ne prestre,
Ne de prelaz mitres ne croces,
Car cil sunt li vrai diex des noces.
Lors chante à haute voix serie,
Tous plains de grant renvoiserie,
Dont pucelle joue aux marteaux22061
Lorsque les trouve ronds et beaux,
Et puis à grand' cure lui chausse
En chaque pied soulier et chausse
Moult artistement entaillés
A deux doigts juste des pavés.
N'était pas de houzeaux gênée[79b],
Car n'était pas de Paris née;
Trop dur eût été d'être ainsi
Chaussé, pour un pied si joli.
D'une aiguille bien effilée
D'or fin, de fil d'or enfilée,
Lui a, pour mieux être vêtus,
Ses bras étroitement cousus,
Puis lui baille fleurs nouvelettes
Dont les gentilles pucelettes
Font au printemps leurs chapelets,
Leurs pelotes, leurs oiselets
Et diverses choses nouvelles
Délectables aux damoiselles,
Et chapelets de fleurs lui fait;
Oncques n'en vîtes si parfait,
Car sa science il y mit toute.
Annelet d'or au doigt lui boute
Et dit comme loyal époux:
Belle douce, j'épouse vous
Et deviens vôtre et vous la mienne;
Qu'Hymen, que Vénus s'en souvienne
Et daigne à nos noces venir;
Prêtres ni clercs n'irai quérir,
Non plus prélats, mitres ni crosses,
Ceux-là sont les vrais dieux des noces.
Lors chante à haute et claire voix
Et tendre et douce toutefois,
En leu de messe chançonnetes21805
Des jolis secrés d'amoretes;
Et fait ses instrumens sonner,
Qu'en n'i oïst pas Diex tonner;
Qu'il en a de trop de manieres,
Et plus en a les mains manieres
C'onques n'ot Amphions de Thebes.
Harpes et gigues et rubebes,
Si r'a guiternes et léus
Por soi déporter esléus;
Et refait sonner ses orloges
Par ses sales et par ses loges,
A roës trop sotivement
De pardurable movement.
Orgues i r'a bien maniables,
A une sole main portables,
Où il méismes soufle et touche,
Et chante avec à plaine bouche
Motés, ou treble ou tenéure:
Puis met en cimbales sa cure,
Puis prent fretiaus, et si fretele,
Puis chalemiaus, et chalemele;
Et tabor et fléute et tymbre,
Si tabor, et fléute et tymbre;
Citole prent, trompe et chievrete,
Si citole, trompe et chievrete,
Psalterion prent et viele,
Et puis psalterionne et viele;
Puis prent sa muse, et se travaille
As estives de Cornoaille[80];
Et espringue, et sautele et bale,
Et fiert du pié parmi la sale;
Et la prent par la main, et dance,
Mès moult a au cuer grant pesance
Au lieu de messes, chansonnettes22095
Des jolis secrets d'amourettes,
Et fait ses instruments sonner
A n'en pas ouïr Dieu tonner,
Car il en a de cent manières,
Et ses mains volent plus légères
Sur les cordes des violons
Et plus savantes qu'Amphyons
Quand il bâtit les murs de Thèbes.
Harpes il a, guigues, rubèbes,
Luths et guitares à la fois,
Pour se divertir à son choix,
Et par ses salles et ses loges
Fait sonner toutes ses horloges
Faites à roue habilement
Et de continu mouvement.
Orgues il a bien maniables
Et d'une seule main portables
Où l'on souffle et touche à la fois,
Et chante avec à pleine voix
Beaux mottets à ténor et contre,
Puis frappe cymbales encontre;
Puis souffle dans ses chalumeaux,
Et maints airs joue en ses pipeaux,
Prend tambourin, et flûte, et timbre
Dont tambourine et flûte et timbre;
Puis trompette et chevrettre prend
Et de chacune va jouant,
Puis prend sa muse et se travaille
Sur sa trompe de Cornouaille[80b];
Et vielle et psaltérion
Maniant avec passion,
Il trépigne et bondit et bale,
Frappe du pied parmi la salle
Qu'el ne vuet chanter ne respondre,21839
Ne por prier, ne por semondre.
Puis la rembrace, et si la couche
Entre ses bras dedens sa couche,
Et puis la baise et si l'acole;
Mès ce n'est pas de bonne escole,
Quant deus personnes s'entrebaisent,
Et li baisiers as deus ne plaisent.
Ainsinc s'occist, ainsinc s'afole,
Sorprins de sa pensée fole
Pymalion li decéus,
Por sa sorde ymage esméus;
Quanqu'il puet la pere et aorne,
Car tous à li servir s'atorne:
N'el n'apert pas, quant ele est nuë,
Mains bele que s'ele ert vestuë.
Lors avint qu'en cele contrée
Ot une feste celebrée,
Où moult avenoit de merveilles:
Là vint tous li pueples as veilles
D'un temple que Venus i ot.
Li Valés qui moult s'i fiot,
Por soi de s'amor conseillier,
Vint à cele feste veillier.
Lors se plaint as Diex et démente
De l'amor qui si le tormente;
Car maintes fois les ot servis
Li Valés qui moult iert soutis,
Qui moult iert bons ovriers et sages,
Fait lor avoit mains bons ymages,
Et avoit trestout son aé
Vescu en droite chastéé.
Et la prend par la main dansant;22129
Mais au cœur moult a grand tourment,
Car point ne répond ni ne chante
A ses cris sourde son amante.
Puis il l'embrasse, et de ce pas
Dedans sa couche entre ses bras
L'étend, la baise et puis l'accole;
Mais ce n'est pas de bonne école
Quand se baisent deux amoureux
Si baisers ne plaisent aux deux.
Ainsi s'occit, ainsi s'affole,
Surpris de son action folle,
Pygmalion l'infortuné
Par sa sourde image enchaîné,
Tant qu'il peut la pare et décore
Et toujours la sert et l'adore,
Et quand il voit son beau corps nu
Plus beau le trouve que vêtu.
Lors il advint qu'en la contrée
Fut une fête célébrée
Où mainte merveille advenait.
D'un temple que Vénus avait,
Aux fêtes vint grande affluence.
Le Varlet qui moult a fiance,
Pour son fol amour éclaircir,
Y voulut à son tour venir.
Lors se plaint aux dieux, se lamente
De l'amour qui tant le tourmente;
Or maintes fois le gent Varlet
Moult les servit, car il était
Bon ouvrier habile et sage
Et leur fit mainte belle image,
Toujours vécut en chasteté.
Pygmalion.
Biaus Diex, dist-il, qui tout poés,21871
S'il vous plaist, ma requeste oés;
Et tu qui dame es de ce temple,
Sainte Vénus, de grâce m'emple,
Qu'ausinc es-tu moult corrocie,
Quant Chastéé est essaucie,
S'en ai grant peine deservie
De ce que ge l'ai tant servie:
Or m'en repens sans plus d'aloignes,
Et pri que tu le me pardoignes,
Si m'otroie par ta pitié,
Par ta douçor, par t'amitié,
Par convent que m'en fuie eschif,
Se Chastéé dès or n'eschif,
Que la bele qui mon cuer emble,
Qui si bien yvuire resemble,
Deviengne ma loiale amie,
Et de fame ait cors, ame et vie;
Et se de ce faire te hastes,
Se je suis jamès trovés chastes,
J'otroi que ge soie pendus,
Ou à grans haches porfendus,
Ou que dedens sa goule trible
Tout vif me transgloutisse et trible,
Ou me lie en corde ou en fer,
Cerberus li portiers d'enfer.
L'Amant.
Venus, qui la requeste oï
Du Valet, forment s'esjoï,
Por ce que Chastéé lessoit,
Et de li servir s'apressoit,
Pygmalion.
Beaux Dieux, dit-il, votre bonté,22162
Je le sais, est toute-puissante.
Oyez ma requête présente:
Déesse de ce temple, et toi,
Sainte Vénus, écoute-moi.
Sans doute es-tu moult courroucée
Que Chasteté soit exaucée;
Oui, j'ai ton courroux mérité,
Trop l'ai servie en vérité.
Je m'en repens et te conjure
De me pardonner mon injure
Et m'octroyer par ta pitié,
Ta douceur et ton amitié,
Que devienne ma douce amie
Et de femme ait corps, âme et vie,
La belle qui m'a pris mon cœur
Et qui d'ivoire a la pâleur.
Délivre-moi, bonne déesse,
Et si Chasteté je ne laisse,
Que je sois exilé, pendu,
A grand' haches tout pourfendu,
Qu'en sa triple gueule me noie,
Tout vif m'engloutisse et me broie,
Me lie et me charge de fers
Cerbérus le portier d'enfers!
L'Auteur.
Or Vénus, la requête ouïe
Du varlet, s'est moult éjouïe,
De ce que Chasteté laissait
Et d'elle servir s'empressait,
Cum hons de bonne repentance,21901
Prest de faire sa pénitance
Tous nus entre les bras s'amie,
S'il la puet jà bailler en vie.
Por joïr et por faire chief
Au Valet de son grant meschief,
A l'ymage envoia lors ame.
Si devint si très-bele dame,
C'onques mès en nule contrée
N'avoit-l'en si bele encontrée:
N'est plus au temple séjornés,
A son ymage est retornés
Pymalion à moult grant heste,
Puis qu'il ot faite sa requeste;
Car plus ne se pooit tarder
De li tenir et regarder.
A li s'en cort les sauts menus,
Tant qu'il est jusques-là venus.
Du miracle riens ne savoit,
Mès ès Diex grant fiance avoit;
Et quant de plus près la regarde,
Plus art son cuer, et frit et larde:
Lors voit qu'ele ert vive et charnuë,
Si li debaille la char nuë,
Et voit ses biaus crins blondoians,
Comme undes ensemble ondoians;
Et sent les os, et sent les vaines
Qui de sanc ierent toutes plaines,
Et le pouz debatre et movoir.
Ne set se c'est mençonge ou voir:
Arrier se trait, ne set que faire,
Ne s'ose mès près de li traire,
Qu'il a paor d'estre enchantés.
Tout plein de bonne repentance22191
Et prêt à faire pénitence
Dans les bras de son cher objet
Si vivant oncques le tenait.
Pour mettre fin à sa souffrance
Lors Vénus, en grand' jouissance,
Une âme en l'image conçut
Qui si très-belle femme fut,
Que jamais, en nulle contrée,
Si belle on n'avait rencontrée.
Plus n'est au temple séjourné
Et vers sa mie est rétourné
Pygmalion, et ne s'arrête,
Une fois faite sa requête;
Car plus ne se pouvait tarder
De la tenir et regarder.
Lors à grands pas il s'évertue
Tant qu'il ait sa belle revue.
Rien du miracle il ne savait,
Mais en Dieu grand' fiance avait,
Et quand de plus près la regarde,
Plus son cœur fremit, saute et arde;
Il voit les cheveux blondoyants
Comme ondes ensemble ondoyants,
Et voit qu'elle est vive et charnue;
Il entrebaille sa chair nue
Et sent le pouls battre et mouvoir.
Est-ce mensonge ou fol espoir?
Il sent les os, il sent les veines,
Qui de sang étaient toutes pleines,
Puis se recule épouvanté,
Car il a peur d'être enchanté
Et n'ose plus s'approcher d'elle.
Pygmalion.
Qu'est-ce? dit-il, sui-ge tentés?21934
Veillé-ge pas? Nennil; ains songe,
Mès onc ne vi si apert songe.
Songe! par foi non fais, ains veille.
Dont vient donques ceste merveille?
Est-ce fantosme ou anemis
Qui s'est en mon ymage mis?
L'Amant.
Lors li respondi la pucele
Qui tant iert avenant et bele,
Et tant avoit blonde la cosme:
L'Ymage à Pygmalion.
Ce n'est anemis, ne fantosme,
Dous amis, ains sui vostre amie
Preste de vostre compaignie
Recevoir, et m'amor vous offre,
S'il vous plaist recevoir tel offre.
L'Amant.
Cil ot que la chose est acertes,
Et voit les miracles apertes;
Si se trait près, et s'asséure
Por ce que c'est chose séure:
A li s'otroie volentiers,
Cum cil qui ert siens tous entiers.
A ces paroles s'entr'alient,
De lor amors s'entremercient:
N'est joie qu'il ne s'entrefacent,
Par grant amor lor s'entr'embracent,
Pygmalion.
Quelle est donc cette erreur nouvelle?22224
Veillé-je? Non. Un songe, hélas!
Telle évidence n'aurait pas.
Un songe? Eh bien, non, je veille.
D'où peut venir telle merveille?
Est-ce fantômes ennemis
Qui se sont en l'image mis?
L'Amant.
Lors lui répondit la pucelle
Soudain, l'avenante, la belle,
Aux cheveux ondoyants et blonds:
L'Image à Pygmalion.
Ce n'est ennemis ni démons,
Doux ami, mais c'est votre amie;
Donnez-moi votre compagnie,
Et je vous offre mon amour
Céans, s'il vous plaît, en retour.
L'Amant.
Quand certaine la chose entend
Et voit le miracle évident,
Alors il s'avance et s'assure
A nouveau si c'est chose sûre,
Et moult lui donne volontiers
Son corps et son cœur tout entiers.
A ces mots tous deux s'entr'allient,
De leur amour s'entre-mercient;
Comme deux tendres colombeaux,
N'est nulle joie et doux assauts
Cum deus colombiaus s'entrebaisent;21959
Moult s'entr'aiment, moult s'entreplaisent.
As Diex ambdui graces rendirent,
Qui tel cortoisie lor firent,
Especiaument à Venus
Qui lor ot aidié miex que nus.
Or est Pymalions aaise,
Or n'est-il riens qui li desplaise,
Car riens qu'il voil el ne refuse;
S'il opose, el se rent concluse;
S'ele commande, il obéist,
Por riens ne la contredéist
D'acomplir-li tout son desir.
Or puet o s'amie gesir,
Qu'el n'en fait ne dangier ne plainte.
Tant ont joé, qu'ele est ençainte
De Paphus, dont dit renomée
Que l'isle en fu Paphos nomée,
Dont li rois Cyniras nasqui.
Prodons fu, fors en ung cas, qui
Tous bons éurs éust éus,
S'il n'éust été décéus
Par Mirra sa fille la blonde:
Que la Vielle (que Diex confonde!)
Qui de pechié doutance n'a,
Par nuit en son lit li mena.
La roïne ert à une feste,
La pucele se sit en heste
Lez li rois, sans que mot séust
Qu'o sa fille gesir déust.
Ci ot trop estrange semille,
Li rois let gesir o sa fille;
Qu'alors tous deux ne s'entrefassent.22249
En longs transports ils s'entr'embrassent
Et s'entrebaisent tout le jour
Et se témoignent leur amour.
Aux Dieux tous deux grâces rendirent
Qui pour eux tel miracle firent,
Et par dessus tous à Vénus
Qui les avait aidés le plus.
Or est Pygmalion bien aise,
Or n'est-il rien qui lui déplaise.
Elle ne lui refuse rien,
Ce qu'il veut, elle le veut bien,
Lui de même obéit et prie,
Il fait toute sa fantaisie,
Et pour rien ne la contredit.
Il la mène enfin dans son lit,
De bon vouloir et sans contrainte.
Tant ont joué, qu'elle est enceinte
De Paphus qui donna son nom
A l'île de Paphos, dit-on,
Et jour à Cyniras, roi sage,
Fors seulement en un passage.
Parfait bonheur il aurait eu
S'il n'eût un jour été déçu
Par Myrrha, sa fille, la blonde,
Que la Vieille (Dieu la confonde!),
Qui de péché nulle peur n'a,
La nuit dans son lit amena.
La Reine était à une fête;
La pucele, l'amour en tête,
Se mit près du roi sans qu'il sût
Qu'avec sa fille coucher dût.
Or donc, cette horrible chenille
Le Roi coucher avec sa fille
Quant les ot ensemble aünés,21991
Li biaus Adonis en fu nés,
Puis fu-ele en arbre muée,
Car ses peres l'éust tuée,
Quant il aparçut le tripot.
Mais onques avenir n'i pot,
Quant ot fait aporter le cierge;
Car cele, qui n'ere mès vierge,
Eschapa par isnele fuite,
Qu'il l'éust autrement destruite.
Mais c'est trop loing de ma matire,
Por ce est bien drois qu'arriers m'en tire:
Bien orrés que ce signifie
Ains que cest euvre soit fenie.]
Ne vous voil or ci plus tenir,
A mon propos m'estuet venir,
Qu'autre champ me convient arer.
Qui voldroit donques comparer
De ces deus ymages ensemble
Les biautés, si cum il me semble,
Tel similitude i puet prendre,
Qu'autant cum la soris est mendre
Que li lions, et mains cremuë
De cors, de force, et de valuë,
Autant, sachiés, en loiauté,
Ot cele ymage mains biauté
Que n'a cele que tant ci pris.
Bien avisa dame Cypris
Cele ymage que ge devise
Entre deus pilerez assise,
Ens en la tor droit où mileu:
Onques encores ne vi leu
Que si volentiers regardasse,
Voire agenouillons l'aorasse;
Laissa durant toute une nuit,22283
D'où le bel Adonis naquit.
La mère en arbre fut muée,
Car son père l'aurait tuée
Lorsque l'intrigue il découvrit.
Mais oncques il n'y réussit,
Car ayant approché le cierge,
Celle-ci, qui n'était plus vierge.
Par prompte fuite s'échappa,
Et le Roi point ne la brûla.
Mais trop loin suis de ma matière,
Droit est que je retourne arrière.
Tout comprendrez moult clairement
Avant la fin de ce Roman.]
Peur n'ayez que plus je vous tienne;
Droit est qu'à mon propos revienne
Pour un autre champ labourer.
Or donc, qui voudrait comparer
Les beautés de ces deux images
Son temps perdrait en verbiages.
Car de même, je vous le dis,
Qu'est toujours moindre une souris
De corps, de force et de courage,
Qu'un lion et moins porte ombrage,
De même, en toute loyauté,
Oncques n'eut si fière beauté
De Pygmalion la statue
Que celle qui m'est apparue,
Et qui tant a pour moi de prix.
Or bien vise dame Cypris
Cette image dont je devise
Entre ses deux piliers assise
Dans la tour, et droit au milieu.
Oncques encor je ne vis lieu
Et le saintuaire et l'archiere22025
Jà ne lessasse por l'archiere,
Ne por l'arc, ne por le brandon,
Que ge n'i entrasse à bandon.
Mon pooir au mains en féisse,
A quelque chief que g'en venisse,
Se trovasse qui le m'offrist,
Ou sans plus qui le me soffrist.
Si m'i sui-ge par Diex voés
As reliques que vous oés,
Ou, se Diex plaist, ges requerrai,
Si-tost cum tens et leu verrai,
D'escherpe et de bordon garnis.
Que Diex me gart d'estre escharnis
Et destorbés par nule chose,
Que ne joïsse de la Rose!
Venus n'i va plus atendant;
Le brandon plain de feu ardant
Tout empené lesse voler
Por ceus du chastel afoler;
Mais sachiés qu'ains nule ne nus,
Tant le trait sotilment Venus,
Ne l'orent pooir de choisir,
Tant i gardassent par loisir.
Que si volontiers regardasse,22317
Voire à deux genoux adorasse.
Pour seulement y entrer, non,
Jamais pour l'arc ni le brandon
Ne laisserais, ni pour l'archère,
Ce délicieux sanctuaire.
Si je trouvais qui me l'offrît,
Ou qui, sans plus, me le souffrit,
Je ferais tout, sans aucun doute,
Pour m'en frayer tantôt la route.
Aussi, je veux, s'il plaît à Dieu,
Aller prier en temps et lieu
Aux pieds de ces reliques saintes
Que je vous ai céans dépeintes,
D'écharpe et de bourdon garni.
Me garde Dieu d'être honni
Ou détourné par nulle chose
De jouir enfin de la Rose!
Vénus ne va plus attendant;
Plein de feu, le brandon ardent
Tout empenné part, siffle et vole,
Et tous ceux du castel affole.
Or, tire tant subtilement
Vénus, que nuls assurément,
Tant garde y prissent à grand' cure,
Ne découvriraient la blessure.
Comment ceulx du chastel yssirent
Hors, aussi-tost comme ilz sentirent
La chaleur du brandon Venus,
Dont aucuns joustérent tous nudz.
(Page 340, vers 22049.)
CVIII
Comment ceulx du chastel yssirent22049
Hors, aussi-tost comme ilz sentirent
La chaleur du brandon Venus,
Dont aucuns jousterent tous nudz.
Quant li brandons s'en fu volés,
Es-vos ceus dedens afolés,
Li feus porprent tout le porpris;
Bien se durent tenir por pris.
N'est nus qui le feu rescossist,
Et bien rescorre le vossist.
Tuit s'escrient: Trahi! trahi!
Tuit sommes morts! ahi, ahi!
Foïr nous estuet du païs;
Chascuns giete ses clefz laïs.
Dangiers, li orribles maufés,
Quant il se senti eschaufés,
S'enfuit plus tost que cerf en lande.
N'i a nul d'aus qui l'autre atende:
Chascuns les pans à la ceinture
Met au foïr toute sa cure.
Fuit-s'en Paor, Honte s'eslesse,
Tout embrasé le chastel lesse,
N'onc puis ne volt riens metre à pris,
Que Raison li éust apris.
Estes-vous venir Cortoisie
La preus, la bele, la proisie;
Quant el vit la desconfiture,
Por son filz geter de l'ardure,
Avec li Pitié et Franchise
Saillirent dedens la porprise,
CVIII
Comment ceux du castel sortirent22343
Dehors, aussitôt qu'ils sentirent
Le feu du brandon de Vénus,
Dont aucuns joutèrent tout nus.
Aussitôt que le brandon vole,
Tout le monde aussitôt s'affole.
Le feu prend partout le pourpris,
Et tous soudain se sentent pris.
En vain ils s'efforcent d'éteindre
La flamme, ils n'y peuvent atteindre.
Lors de crier: Trahi! trahi!
Tous sommes morts, ahi! ahi!
Hors du pays gagnons le large!
Chacun de ses clefs se décharge.
Danger, cet horrible démon,
Quand se sent chauffé du brandon,
Plus vite court que cerf en lande;
Nul on ne voit qui l'autre attende.
Les pans à la ceinture, tous
De s'enfuir tôt comme des fous.
Peur s'enfuit, Honte aussi se presse,
Tout embrasé le castel laisse
Et n'estime plus aucun prix
Ce qu'elle a de Raison appris.
Lors voici venir Courtoisie
La prudente, belle et chérie.
La déconfiture voyant,
Pour sauver son fils elle prend
Pitié avec elle et Franchise,
Et parmi le feu, sans remise,
N'onc por l'ardure ne lessierent,22097
Jusqu'à Bel-Acueil ne cessierent.
Cortoisie prent la parole,
Premier à Bel-Acueil parole,
Car de bien dire n'ert pas lente:
Courtoisie à Bel-Acueil.
Biau fiz, moult ai esté dolente,
Moult ai au cuer tristece éuë
Dont tant avés prison tenuë.
Mal-feus et male-flambe l'arde,
Qui vous avoit mis en tel garde!
Or estes, Dieu merci, délivres,
Car là fors, o ses Normans yvres,
En ces fossés est mors gisans
Male-Bouche li mesdisans;
Véoir ne puet ne escouter.
Jalousie n'estuet douter;
L'en ne doit pas por Jalousie
Lessier à mener bonne vie,
N'à solacier méismement
O son ami privéement,
Quant à ce vient qu'el n'a pooir
De la chose oïr, ne véoir:
N'il n'est qui dire la li puisse,
N'el n'a pooir que ci vous truisse.
Et li autre desconseillié
Foïs s'en sunt tuit essillié,
Li félon, li outrecuidié
Trestous ont le porpris vuidié.
Biau très-douz filz, por Diex merci,
Ne vous lessiés pas brusler ci:
Nous vous prions par amitié,
Et ge, et Franchise, et Pitié,
Dans le pourpris court jusqu'au seuil22373
De la prison de Bel-Accueil.
Prend la parole Courtoisie
Et de sa voix la plus jolie
Tout d'abord dit à Bel-Accueil:
Courtoisie à Bel-Accueil.
Beau fils, j'ai senti moult grand deuil,
Au cœur j'ai moult grand' tristesse eue
Que tant ayez prison tenue.
Celui-là brûle de mal feu
Qui vous avait mis en tel lieu!
Vous pouvez, Dieu merci, nous suivre;
Car avec toute sa bande ivre
Dans les fossés est là gisant
Malebouche le médisant,
Et ne peut nous écouter mie.
Ne redoutez plus Jalousie;
Pour elle certe on ne doit pas
Se priver de tout bon soulas
Ni de mener très-douce vie
De son amant en compagnie,
Surtout lorsqu'elle n'a pouvoir
De la chose entendre ni voir.
Elle n'a nul qui le lui dise
Et ne vous prendra par surprise,
Car les autres de tous côtés
Se sont enfuis épouvantés;
Tretous ces félons pleins d'audace
Ont vidé du pourpris la place.
Beau très-doux fils, pour Dieu, merci!
Ne vous laissez brûler ici:
Toutes trois, moi, Pitié, Franchise,
Nous vous prions que, sans remise,
Que vous à ce loial Amant22111
Otroiés ce qu'il vous demant,
Qui por vous a lonc tens mal trait,
N'onques ne vous fist ung faus trait.
Li frans qui onques ne guila,
Recevés le et quanqu'il a;
Voire l'ame néis vous offre:
Por Diex, ne refusés tel offre,
Biau dous filz, ains le recevés,
Par la foi que vous me devés,
Et par Amors qui s'en efforce,
Qui moult i a mise grant force.
Biau filz, Amors vainc toutes choses,
Toutes sunt souz sa clef encloses.
Virgile néis le conferme
Par sentence esprovée et ferme,
Quant Bucoliques cercherés,
Amors vainc tout, i troverés[81],
Et nous la devons recevoir.
Certes il dist bien de ce voir;
En ung sol vers tout ce nous conte,
Ne péust conter meillor conte.
Biau filz, secorez cel Amant,
Que Diex ambedeus vous amant,
Otroiés-li la Rose en don.
Bel-Acueil.
Dame, ge la li abandon,
Fet Bel-Acueil, moult volentiers,
Coillir la puet endementiers
Que nous ne sommes ci que dui,
Pieçà que recevoir le dui:
Car bien voi qu'il aime sans guile.
Daigniez à ce loyal amant22405
Octroyer ce qu'il aime tant.
Dès longtemps pour vous il endure
Grands maux sans le moindre parjure.
Recevez, et tout ce qu'il a,
Le franc qui jamais ne trompa.
Voyez, jusqu'à son âme il offre;
Pour Dieu, ne refusez telle offre,
Beau doux fils, mais le recevez,
Par la foi que vous me devez
Et par Amour qui s'en efforce
Et qui moult y a mis grand' force.
Toute chose Amour vainc, beau fils,
Tous les cœurs sous sa clef tient pris.
Virgile de même s'exprime
Par sentence fine et sublime.
Aux Bucoliques vous verrez
Qu'Amour vainc tout, si vous cherchez[81].
En un seul vers tient sa sentence,
Et plus belle n'est, sans doutance.
Aussi doit-il être écouté,
Car il a dit la vérité.
Pour cet amant (Dieu vous amende!),
Beau fils, secours je vous demande:
La Rose en don octroyez-lui.
Bel-Accueil.
Ma dame, fait Bel-Accueil, oui,
De bon cœur je lui abandonne;
Ses longs ennuis qu'il me pardonne
Et qu'il vienne ici la cueillir,
A nous deux seuls, tout à loisir,
Car il aime sans tricherie.
L'Amant.
Ge qui l'en rens mercis cent mile,22142
Tantost comme bons pelerins,
Hatis, fervens et enterins
De cuer, comme fins amoreus,
Après cest otroi savoreus,
Vers l'archiere acueil mon voiage
Por fornir mon pelerinage;
Et port o moi par grant effort
Escherpe et bordon grant et fort,
Tel qu'il n'a mestier de ferrer
Por jornoier, ne por errer.
L'escherpe est de bonne feture,
D'une pel souple sans cousture;
Mès sachiés qu'ele n'est pas vuide:
Deus martelez par grant estuide
Que mis i ot, si cum moi semble,
Diligemment tretout ensemble
Nature, qui la me bailla,
Dès lors que premiers la tailla,
Sotilment forgiés li avoit,
Cum cele qui forgier savoit
Miex c'onques Dedalus ne sot.
Si croi que por ce fait les ot,
Qu'el pensoit que g'en ferreroie
Mes palefrois quant g'erreroie.
Si ferai-ge certainement,
Se g'en puis avoir l'aisement;
Car, Diex merci, bien forgier sai.
Si vous di bien que plus chier ai
Mes deus martelez et m'escherpe
Que ma citole ne ma herpe.
L'Amant.
Moi qui cent fois l'en remercie,22436
Aussitôt, en fin amoureux,
Après cet octroi savoureux,
Pour fournir mon pèlerinage,
Je pousse au but de mon voyage,
Au sanctuaire; à grand effort
Écharpe et bourdon grand et fort,
Qui n'a pas besoin de ferrure
Pour voyager, je vous assure,
Je portais en bon pèlerin,
Loyal, de cœur fervent et fin.
L'écharpe est de bonne tournure,
D'une peau souple sans couture;
Mais sachez que vide n'était,
Car, en fille qui bien forgeait,
Deux petits marteaux, à grand' cure,
Subtilement dame Nature
Y mit, lorsque me la bailla.
Car c'est elle qui la tailla
Quand je naquis, comme il me semble,
Pour qu'ils fussent toujours ensemble.
Oncques si belle œuvre ne fit
Dédale; et crois qu'elle les fit
Pour que ferrer pusse sans doute
Mon palefroi, quand ferais route.
Ainsi ferai-je assurément
Si je n'ai pas d'empêchement.
Car plus que ma lyre et ma harpe,
Mes deux marteaux et mon écharpe,
Croyez-moi, j'aime et j'aimerai,
Et, Dieu merci, bien forger sai.
Moult me fist grant honor Nature,22173
Quant m'arma de tel arméure,
Et m'en enseigna si l'usage,
Qu'el m'en fist bon ovrier et sage:
Ele-méismes le bordon
M'avoit appareillié por don,
Et volt au doler la main metre,
Ains que je fusse mis à letre.
Mès du ferrer ne li chalut,
N'onques por ce mains n'en valut;
Et puis que ge l'oi recéu,
Près de moi l'ai tous jors éu,
Si que nel' perdi onques puis,
Ne nel' perdrai jà se ge puis:
Car n'en voldroie estre délivres
Por cincq cens fois cent mile livres.
Biau don me fist, por ce le gart;
Et moult sui liés quant le regart,
Et la merci de son présent
Liés et jolis, quant ge le sent[82].Voir la note.
[Maintes fois m'a puis conforté
En mainz leus où ge l'ai porté;
Bien me sert, et savés de quoi,
Quant sui en aucun leu requoi,
Et ge chemine, ge le boute
Es fosses où ge ne vois goute,
Ausinc cum por les guez tenter;
Si que ge me puis bien venter
Que n'i ai garde de naier,
Tant sai bien les gués essaier,
Et fier par rives et par fons:
Mès g'en retruis de si parfons,
Et qui tant ont larges les rives,
Qu'il me greveroit mains deus lives
Moult m'en fit grand honneur Nature22467
Quand m'arma de si belle armure,
Et si bien l'usage m'apprit
Que savant ouvrier m'en fit.
Elle-même, quand je dus naître,
A la doloire voulut mettre
La main, pour faire le bourdon
Précieux, et puis m'en fit don,
Mais n'y voulut mettre ferrure.
Il n'en est pas moins bon, je jure,
Et depuis que je l'ai reçu,
Avec moi je l'ai toujours eu
Et ne voudrais, comme gens ivres,
Pour cinq cent fois cent mille livres
Le perdre, et point ne le perdis
Ni ne perdrai, si je le puis.
C'est un beau don, et je le garde;
Moult suis content quand le regarde,
Et du présent lui dis merci
Quand je le sens vif et joli[82].
[Maintes fois il me réconforte
Par tous les lieux où je le porte;
Bien me sert vous savez à quoi,
Quand suis en lieu paisible et coi.
Quand je chemine, je le boute
Ès-fosses où je ne vois goutte
Pour les gués souder et tenter.
Aussi, je puis bien me vanter
Qu'il n'est crainte que je me noie,
Si bien des gués et de la voie
Je sonde rives et bas-fonds.
Mais j'en trouve de si profonds
Et qui tant larges ont les rives
Que mieux ferais sur les mers vives
Sor la marine esbanoier,22207
Et le rivage costoier;
Et mains m'i porroie lasser,
Que si perilleus gué passer.
Car trop grans les ai essaiés,
Et si n'i sui-ge pas naiés:
Car si-tost cum ge les tentoie
Et d'entrer ens m'entremetoie,
Et tex les avoie esprovés,
Que jamès fons n'i fust trovés
Par perche, ne par aviron,
Ge m'en aloie à l'environ,
Et près des rives me tenoie,
Tant que hors en la fin venoie;
Mès jamais issir n'en péusse,
Se les arméures n'éusse,
Que Nature m'avoit données.
Mès or lessons ces voies lées
A ceus qui là vont volentiers;
Et nous les deduisans sentiers,
Non pas les chemins as charretes,
Mès les jolives senteletes,
Joli et renvoisié tenons,
Qui les jolivetés menons.
Si rest plus de gaaing-rentiers
Viez chemins que noviaus sentiers,
Et plus i trueve-l'en d'avoir
Dont l'en puet grand profit avoir.
Juvenaus méismes afiche
Que qui se met en vielle riche,
S'il vuet à grant estat venir,
Ne puet plus bref chemin tenir;
S'el prent son service de gré,
Tantost le boute en haut degré[83].
Plus d'une lieue en louvoyant,22501
Et le rivage côtoyant,
Car crainte n'est que je m'y lasse
Comme en si périlleuse passe.
Grâce a lui j'en pus essayer,
De moult trop grands sans m'y noyer;
Car sitôt que plongeais ma sonde
En leur abîme si profonde,
Lorsque j'avais bien éprouvé
Que jamais fond n'y fut trouvé
Par perche, aviron ni mâture,
Je m'en allais à l'aventure,
Et près des rives me tenais
Tant que hors à la fin venais.
Mais jamais sorti ge n'en fusse
Si les très-belles armes n'eusse
Que de Nature je reçus.
Mais laissons ces larges talus
A ceux qui volontiers les suivent,
Et nous, comme gens qui bien vivent,
Nous qui fins amours cultivons,
Les séduisants sentiers suivons
Et les gentilles sentelettes
Et non les chemins aux charrettes.
Meilleur rapport donne au rentier
Vieux chemin que nouveau sentier
Pourtant; plus y passe de monde,
Plus grand profit au maître abonde.
Qui veut en grand état venir
Ne peut meilleur chemin choisir
Qu'épouser une riche vieille;
Juvénal même le conseille;
S'elle prend son service à gré
Tantôt le pousse en haut degré[83b].
Ovides méismes aferme22241
Par sentence esprovée et ferme,
Que qui se vuet à vielle prendre,
Moult en puet grant loier atendre[84];
Tantost est grant richece aquise
Por mener tel marchéandise.
Mès bien se gart qui vielle prie,
Qu'il ne face riens, ne ne die
Qui jà puist aguet resembler,
Quant il li vuet s'amor embler,
Ou loiaument néis aquerre,
Quant amors en ses laz l'enserre:
Car les dures vielles chenuës,
Qui de jonesce sunt venuës
Où jadis ont esté flatées,
Et sorprises et baratées,
Quant plus ont esté décéuës,
Plus-tost se sunt aparcéuës
Des bareteresses faveles,
Que ne font les tendres puceles
Qui des aguez pas ne se doutent,
Quant les fléutéors escoutent;
Ains croient que barat et guile
Soit ausinc voir cum Evangile:
Car onc n'en furent eschaudées.
Mès les dures vielles ridées,
Malicieuses et recuites,
Sunt en l'art de barat si duites,
Dont eus ont toute la science
Par tens et par expérience,
Que quant li flajoléors viennent,
Qui par faveles les détiennent,
Et as oreilles lor taborent,
Quant de lor grace avoir laborent
La même chose Ovide avance22535
En ferme et subtile sentence:
«Oui, qui veut vieille courtiser
Grand avantage en peut puiser[84b];
Tantôt est grand' richesse acquise
A courir telle marchandise.
Mais surtout qu'il se garde bien
De dire ni de faire rien.
Fut-il loyalement sincère
Si dans ses lacs Amour l'enserre,
Qui puisse à ruse ressembler,
S'il veut son cœur ensorceler.
Car des dures vieilles chenues,
De leur jeunesse revenues,
Maints adorateurs ont jadis
Les cœurs flattés, trompés, surpris;
Et comme elles furent déçues,
Plutôt se seront aperçues
Des mensonges et trahisons
Que ne feraient simples tendrons,
Qui des pièges point ne se doutent,
Lorsque leurs séducteurs écoutent,
Et comme d'évangiles mots
Acceptent tout, sincère ou faux,
Car onc ne furent échaudées.
Mais les dures vieilles ridées
Sont moult savantes de longtemps
Dans l'art de tromper les amants,
Et des tours ont telle science
Par le temps et l'expérience,
Qu'elles se moquent des flatteurs
Qui leur content mille douceurs
Et devant elles s'humilient,
Et jointes mains merci leur crient,
Et soplient et s'umilient,22275
Joignent lor mains et merci crient,
Et s'enclinent et s'agenoillent,
Et plorent si que tuit se moillent,
Et devant eus se crucefient
Por ce que plus en eus se fient,
Et lor prometent par faintise
Cuer et cors, avoir et servise,
Et lor fiancent et lor jurent
Les sains qui sunt, seront et furent,
Et les vont ainsinc decevant
Par parole où il n'a que vent:
Ainsinc cum fait li oiselierres
Qui tent à l'oisel, comme lierres,
Et l'apele par dous sonnés,
Muciés entre les buissonnés,
Por li faire à son brai venir,
Tant que pris le puisse tenir;
Li fox oisiaus de li s'aprime,
Qui ne set respondre au sophime
Qui l'a mis en décepcion
Par figure de diccion;
Si cum fait li cailliers la caille,
Por ce que dedans la rois saille;
Et la caille le son escoute,
Si s'en apresse, et puis se boute
Sous la rois que cil a tenduë
Sor l'erbe en printens fresche et druë;
Se n'est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille,
Tant est eschaudée et batuë,
Qu'ele a bien autre rois véuë
Dont el s'ert espoir eschapée,
Quant ele i dut estre hapée
Et leur déchirent le tympan22569
Quand leurs grâces vont implorant,
Qui s'inclinent et s'agenouillent
Et pleurent tant que tout se mouillent,
Qui leur promettent, les menteurs,
Services, âmes, corps et cœurs,
Et dans leurs grands serments adjurent
Les saints qui sont, seront et furent,
Et les vont ainsi décevant
Par grands mots où n'y a que vent.
A les croire ils se crucifient,
Et tretous en elles se fient.
Ainsi voyons-nous l'oiseleur
Guetter l'oiseau comme un voleur;
Par douces notes il l'appelle
Sous un buissonnet qui le cèle
Pour le faire à sa glu venir
Tant qu'il le puisse pris tenir;
Le fol oiseau vient aux rets fondre
Qui ne sait au menteur répondre
Qui l'a mis en déception
Par sa traîtresse diction.
Ainsi fait le cailler la caille
Pour que dans ses rets elle saille;
Et la caille écoute le son
Et s'approche sans nul soupçon,
Et tombe en la maille tendue
Sous l'herbe au printemps fraîche et drue.
Mais vieille caille nul ne voit
Qui s'en vienne au cailler tout droit,
Tant fut échaudée et battue,
Tant a mainte résille vue
Qui la devait aussi happer,
Mais dont elle put s'échapper
Par entre les herbes petites.22309
Ainsinc les vielles devant dites,
Qui jadis ont esté requises,
Et des requeréors sorprises
Par les paroles qu'eles oient,
Et les contenances que voient,
De loing lor aguez aparçoivent,
Par quoi plus envis les reçoivent;
Où s'ils le font néis acertes
Por avoir d'amor les desertes,
Comme cil qui sunt pris es las,
Dont tant sunt plesant li solas,
Et li travail tant delitable
Que riens ne lor est si gréable
Cum est ceste esperance grieve
Qui tant lor plest et tant lor grieve,
Sunt-eles en grant sospeçon
D'estre prises à l'ameçon,
Et oreillent et estuidient
Se cil voir ou fable lor dient,
Et vont paroles sospesant,
Tant redotent barat presant,
Por ceus qu'el ont jadis passés
Dont il lor membre encore assés.
Tous jors cuide chascune vielle,
Que chascun decevoir la vuelle.
Et s'il vous plest à ce flechir
Vos cuers por plus-tost enrichir,
Ou vous qui délit i savés,
Se regart au délit avés,
Bien poés ce chemin tracier
Por vous déduire et solacier.
Et vous qui les jones volés,
Que par moi ne soiés bolés,
A travers les herbes petites.22603
Ainsi les vieilles devant dites,
Si jamais elles ont été
Surprises, durant leur été,
Par les paroles séduisantes
Et les postures suppliantes,
De loin découvrent le panneau
Et plus n'y tombent à nouveau.
Si même soupirants sincères,
Dans l'espoir des douceurs si chères
D'Amour, sont vraiment pris aux lacs
Dont si plaisants sont les soulas
Et le travail si délectable
Qu'ils ne trouvent rien d'agréable
Comme ce dur et fol espoir
Qui tant est rose et tant est noir,
Elles écoutent et devisent
Si c'est fable ou vrai ce qu'ils disent,
Et toujours sont en grand soupçon
D'être prises à l'hameçon,
Et vont soupesant les paroles,
Tant les craignent fausses et folles
Pour tous les mensonges passés
Dont leur souvient encore assez;
Car toujours croit chacune vieille
Qu'on la veut décevoir et veille.
Et, s'il vous plaît à ce fléchir
Votre cœur, pour vous enrichir,
Vous aussi qui, sans répugnance,
Cherchez là votre jouissance,
Bien pouvez ce chemin hanter
Pour vous ébattre et contenter.
Mais vous qui cherchez la jeunesse,
De mon maître et de sa sagesse
Que que mes mestres me commant,22343
(Si sunt moult bel tuit si commant)
Bien vous redi por chose voire,
(Croie-m'en qui m'en voldra croire),
Qu'il fait bon de tout essaier
Por soi miex ès biens esgaier,
Ausinc cum fait li bon lechierres
Qui des morsiaus est congnoissierres
Et de plusors viandes taste,
En pot, en rost, en soust, en paste,
En friture et en galentine,
Quant entrer puet en la cuisine;
Et set loer et set blasmer
Liquex sunt dous, liquex amer,
Car de plusors en a goustés.
Ausinc sachiés, et n'en doutés,
Que qui mal essaié n'aura,
Jà du bien gaires ne saura;
Et qui ne set d'honor que monte,
Jà ne saura congnoistre honte;
N'onc nus ne sot quel chose est aise,
S'il n'ot avant apris mesaise;
Ne n'est pas digne d'aise avoir,
Qui ne vuet mésaise savoir;
Et qui bien ne la set soffrir,
Nus ne li devroit aise offrir.
Ainsinc va des contraires choses,
Les unes sunt des autres gloses,
Et qui l'une en vuet definir,
De l'autre li doit sovenir;
Ou jà par nule entencion
N'i metra diffinicion:
Car qui des deus n'a congnoissance,
Jà n'i congnoistra difference,
Écoutez le commandement22637
(Car toujours parle sagement).
Il nous affirme, et c'est notoire
(Me croira qui voudra me croire),
Qu'il est bon de tout essayer
Pour aux plaisirs mieux s'égayer.
Tel aussi de plusieurs mets tâte,
En pot, en rôt, en sauce, en pâte,
Le vrai gourmand, le fin lécheur,
Qui des morceaux est connaisseur;
Quand peut entrer en la cuisine,
Friture il tâte et galantine,
Et sait louer et sait blâmer
Ce qu'il sent doux ou bien amer,
Car de plusieurs choses il goûte:
Ainsi, sachez-le, sans nul doute,
Qui du mal essayé n'aura,
Du bien peu de chose saura,
Et qui ne sait où l'honneur monte
Ne pourra connaître la honte,
Et n'est pas digne d'aise avoir
Qui ne veut mésaise savoir,
Et ne saurait estimer aise
S'il n'a souffert quelque mésaise;
Donc nul ne devrait aise offrir
A qui n'a su devant souffrir.
Ainsi va des contraires choses.
Les unes sont des autres gloses;
Qui voudrait l'une définir,
De l'autre il lui doit souvenir.
Car qui des deux n'a connaissance
N'y verra nulle différence;
Jamais par nulle intention
N'en fera définition.]
Sans quoi ne puet venir en place22377
Diffinicion que l'en face.]
Tout mon harnois tel que le port,
Se porter le puis à bon port,
Voldrai as reliques touchier,
Se je l'en puis tant aprouchier.
Lors ai tant fait et tant erré
A tout mon bordon defferré,
Qu'entre les deus biaus pilerés,
Cum viguereus et legerés,
M'agenoillai sans demorer,
Car moult oi grant fain d'aorer
Li biau saintuaire honorable
De cuer dévost et pitéable:
Car tout iert jà tumbé à terre,
Qu'au feu ne puet riens tenir guerre,
Que tout par terre mis n'éust,
Sans ce que de riens m'i n'éust.
Trais en sus ung poi la cortine
Qui les reliques encortine:
De l'ymage lors m'apressai
Que du saintuaire près sai;
Moult le baisai dévotement,
Et pour estuier sainement,
Voil mon bordon metre en l'archiere
Où l'escherpe pendoit derriere.
Bien le cuidai lancier de bout,
Mais il resort, et ge rebout,
Mès riens n'i vaut, tous jors recule,
Entrer n'i pot por chose nule,
Car ung palis dedans trovoi,
Que ge bien sens, et pas nel' voi,
Dont l'archiere iert dedans hordée.
Dès-lors qu'el fu primes fondée,
Tout mon harnais tel que le porte,22671
A bon port si je le transporte,
Je veux aux reliques toucher
Si les puis assez approcher.
Enfin tout le long de la route,
J'ai tant sondé, de rude joûte,
Avec mon bourdon déferré,
J'ai tant fait et j'ai tant erré,
Qu'entre les deux piliers d'ivoire,
Vigoureux, fier de ma victoire,
M'agenouillai sans demeurer,
Car moult ai grand' faim d'adorer
De cœur dévot et pitoyable
Le beau sanctuaire honorable.
Or tout à terre était tombé,
Car tant avait le feu flambé,
Qu'il avait jeté tout par terre,
Sans pourtant aucun mal me faire.
Le rideau j'écarte un petit
Qui les reliques garantit,
Et de l'image je m'approche
Qui du sanctuaire est tout proche.
Moult la baise dévotement
Et veux mettre, en pieux servant,
Mon bourdon dans la meurtrière
Où pend l'écharpe par derrière.
Bien je le crus lancer de bout
Mais il ressort aussitôt tout;
Il repart, mais toujours recule,
Entrer n'y peut pour chose nulle,
Car un obstacle est en dedans,
Que pas ne vois, mais que je sens,
Auques près de la bordéure22411
S'en iert plus fort et plus séure.
Forment m'i convint assaillir,
Sovent hurter, sovent faillir.
Se behorder m'i véissiés,
Por quoi bien garde i préissiés,
D'Ercules vous péust membrer,
Quant il volt Cacus desmembrer.
Trois fois a la porte assailli,
Trois fois hurta, trois fois failli,
Trois fois s'assist en la valée
Tout las por avoir s'alenée,
Tant ot soffert paine et travail:
Et ge qui ci tant me travail,
Que trestout en tressu d'angoisse,
Quant cest palis tantost ne froisse,
Sui bien, ce cuit, autant lassés
Cum Hercules, et plus assés.
Tant ai hurté, que toutevoie
M'aparçui d'une estroite voie
Par où bien cuit outrepasser,
Mès convint le palis casser.
Par la sentele que j'ai dite,
Qui tant iert estroite et petite,
Par où le passage quis ai,
Le palis au bordon brisai.
Sui moi dedens l'archiere mis,
Mès ge n'i entrai pas demis.
Pesoit moi que plus n'i entroie,
Mès outre pooir ne pooie;
Mès por nule riens ne lessasse
Que le bordon tout n'i passasse.
Dont on barra la meurtrière22703
Quand on la construisit naguère.
Il était tout auprès du bord
Qu'il rend ainsi plus sûr et fort.
Déréchef ardent je l'assaille,
Souvent heurte, en vain me travaille.
Si vous eussiez pu assister
Au combat et me voir joûter,
Il vous fût souvenu d'Hercule
De Cacus forçant la cellule.
Trois fois la porte il assaillit,
Trois fois heurta, trois fois faillit,
Trois fois fut s'asseoir dans la plaine
Épuisé et tout hors d'haleine,
Tant de peine il avait souffert.
Et moi, tout mon travail se perd,
Tant que tretout je fonds d'angoisse
De ce que l'obstacle ne froisse,
Et suis autant, je crois, lassé
Qu'Hercule même et plus assé.
Tant heurtai, qu'enfin à grand' joie
J'aperçus une étroite voie
Par où je pense outre-passer;
Mais le barrage il faut casser.
Par cette sente que j'ai dite,
Étroite certes et petite,
Par où le passage avisai,
Du bourdon l'obstacle brisai.
Lors me mis en la meurtrière,
Mais n'entrai plus d'à moitié guère.
De n'entrer mieux je gémissais,
Mais passer outre ne pouvais;
Mais, croyez-moi, pour rien au monde,
Combien me peine et me morfonde,
Outre le passai sans demore,22443
Mès l'escherpe dehors demore
O les martelez rebillans
Qui dehors erent pendillans.
Et si m'en mis en grant destroit,
Tant trovai le passage estroit;
Car largement ne fu-ce pas
Que ge trespassasse le pas;
Et se bien l'estre du pas sé,
Nus n'i avoit onques passé:
Car j'i passai tout li premiers,
N'encor n'ierent pas coustumiers
Li liex de recevoir passage.
Ne sai s'il fist puis avantage
Autant as autres cum à moi,
Mès bien vous di que tant l'amoi,
Que ge ne le poi onques croire,
Néis se ce fust chose voire;
Car nus de legier chose amée
Ne mescroit, tant soit diffamée,
Ne si ne le croi pas encores;
Mès au mains sai-ge bien que lores
N'iert-il ne froés ne batus,
Et por ce m'i sui embatus,
Que d'autre entrée n'i a point
Por le bouton cuillir à point.
Si saurés cum ge m'i contins,
Tant qu'à mon gré le bouton tins.
Le fait orrés et la maniere,
Por ce que se mestier vous iere,
Quant la douce saison vendra,
Seignors Valets, qu'il convendra
Que vous ailliés cuillir les Roses,
Ou les ouvertes, ou les closes,
Je ne laisserais le combat22737
Que le bourdon tout n'y passât.
Je le passe outre sans demeure,
Mais l'écharpe dehors demeure
Avec les marteaux sautillants
Qui dehors étaient pendillants.
Et je m'en mis en grand ouvrage,
Tant étroit trouvai le passage,
Car largement ne fût-ce pas
Que je franchis ce dernier pas,
Et si je connais ce passage.
Nul avant n'y passa, je gage,
Et j'y passai tout le premier,
Car n'était certes coutumier
Ce lieu de recevoir passage,
Je ne sais s'il fit d'avantage,
Autant à d'autre comme à moi
Depuis; mais tant l'aimais, ma foi,
Que jamais ne le pourrai croire
Quand ce serait chose notoire.
Nul ne croit de l'objet aimé
Le mal dit, tant soit diffamé,
Et je ne le crois pas encore.
Mais alors, ceci point n'ignore,
Il n'était battu ni tracé,
Aussi m'y suis-je tôt glissé;
Car il n'y a d'autre fissure
Pour cueillir à point la fleur mûre.
Or sachez comme m'y contins,
Tant qu'à mon gré le bouton tins.
Le fait oyez et la manière,
La leçon vous est nécessaire;
Car la douce saison viendra,
Seigneurs varlets, où il faudra
Que si sagement i ailliés,22477
Que vous au cuillir ne failliés.
Faites si cum vous m'orrés faire,
Se miex n'en savés à chief traire;
Car se vous plus largetement,
Ou miex, ou plus sotivement
Poés le passage passer,
Sans vous destraindre ne lasser,
Si le passés à vostre guise,
Quant vous aurés la voie aprise.
Tant aurés au mains d'avantaige,
Que ge vous aprens mon usaige
Sans riens prendre de vostre avoir:
Si m'en devés bon gré savoir.
Quant g'iere ilec si empressiés,
Tant fui du Rosier apressiés,
Qu'à mon voloir poi la main tendre
As rainsiaus por le bouton prendre.
Bel-Acueil por Diex me prioit
Que nul outrage fait n'i oit;
Et ge li mis moult en convent,
Por ce qu'il m'en prioit sovent,
Que jà nule riens n'i feroie
Fors sa volenté et la moie.
Que vous alliez cueillir les Roses,22771
Ou les ouvertes, ou les closes,
Et sagement devrez agir
Pour au moment ne pas faillir.
Faites comme me verrez faire,
A moins que meilleure manière
N'ayez, car si plus largement
Ou mieux, ou plus subtilement
Vous pouvez franchir le passage
Sans vous lasser ni mettre en nage,
A votre guise le passez.
Quand la route bien connaîtrez,
Vous aurez au moins l'avantage
Que je vous apprends mon usage
Sans rien prendre de votre avoir,
Et m'en devrez bon gré savoir.
Or oyez la leçon présente:
Lorsque dans cette étroite sente
J'eus un petitet chevauché,
Tant du rosier je m'approchai
Qu'à mon vouloir pus la main tendre
Aux rameaux, pour le bouton prendre.
Bel-Accueil pour Dieu me priait
Que nul outrage n'y fut fait.
Je me rendis à sa prière
Et lui promis lors, pour lui plaire,
Que jamais je ne ferais rien
Hormis son vouloir et le mien.
La conclusion du Rommant
Est, que vous voyez cy l'Amant
Qui prent la Rose à son plaisir.
En qui estoit tout son désir.
(Page 368, vers 22501.)
CIX
La conclusion du Rommant22501
Est, que vous voyez cy l'Amant
Qui prent la Rose à son plaisir,
En qui estoit tout son desir.
Par les rains saisi le Rosier[85],
Qui plus est frans que nul osier,
Et quant à deus mains m'i poi joindre,
Tretout soavet sans moi poindre,
Le bouton pris à eslochier,
Qu'envis l'éusse sans hochier.
Toutes en fis par estovoir
Les branches croler et movoir,
Sans jà nul des rains depecier,
Car n'i voloie riens blecier:
Et si m'en convint-il à force
Entamer ung poi de l'escorce,
Qu'autrement avoir ne savoie
Ce dont si grant desir avoie.
En la parfin tant vous en di,
Un poi de graine i espandi,
Quant j'oi le bouton eslochié,
Ce fu quant dedens l'oi tochié,
Por les foilletes reverchier,
Car ge voloie tout cerchier
Jusques au fond du boutonet,
Si cum moi semble que bon est.
Si fis lors si meller les graines,
Que se desmellassent à paines,
Si que tout le boutonet tendre
En fis eslargir et estendre.
CIX
La conclusion du Roman22799
Est que vous voyez ci l'Amant
A son plaisir cueillir la Rose
Où toute est son amour enclose.
Lors j'embrassai le beau rosier[85b]
Qui est plus franc que nul osier,
Et quand mes deux mains je pus joindre,
Tout doux, sans la piqûre moindre,
Le bouton me pris à férir,
Sans quoi ne l'eusse pu cueillir,
Et j'imprimai par la secousse
Aux branches émotion douce,
Mais sans aucune dépecer,
Car rien je ne voulais blesser:
Mais il me fallut bien à force
Entamer un peu de l'écorce,
Puisqu'autrement je ne pouvais
Avoir ce que tant désirais.
En la fin, pour tout vous apprendre,
Un peu de graine dus épandre
Quand j'eus le bouton agité;
Ce fut quand dedans l'eus touché
Au travers des feuillettes closes,
Car voulais chercher toutes choses
Jusques au fond du boutonnet,
Car il me semble que bon est.
Je fis lors tant mêler la graine
Qu'on l'eût démêlée à grand' peine,
Et que le tendre boutonnet
Fis élargir un petitet;
Vez ci tout quanque g'i forfis;22531
Mais de tant fui-ge bien lors fis[86],
C'onques nul mal gré ne m'en sot
Li dous, que nul mal n'i pensot:
Ains me consent et sueffre à faire
Quanqu'il set qui me doie plaire.
Si m'appelle-il deconvenant,
Que li fais grant desavenant,
Et sui trop outrageus, ce dit;
Si n'i met-il nul contredit,
Que ne prengne, debaille, et coille
Rosiers et Rose, flors et foille.
Quant en si haut degré me vi,
Que j'oi si noblement chevi,
Que mes procès n'ert mès dotable,
Por ce que fins et agréable
Fusse vers tous mes bienfaitors,
Si cum doit faire bons detors:
Car moult estoie à eus tenus,
Quant par eus iere devenus
Si riches, que por voir afiche,
Richece n'estoit pas si riche:
Au Diex d'Amors et à Venus
Qui m'orent aidié miex que nus,
Puis à tous les barons de l'ost,
Dont ge pri Diex que jà nes ost
Des secors as fins amoreus,
Entre les baisiers savoreus,
Rendi graces dix fois ou vint;
Mès de Raison ne me sovint
Qui tant en moi gasta de paine,
Maugré Richece la vilaine
C'est tout ce qu'il m'advint forfaire.22829
Mais j'allais d'une ardeur si fière[86b],
Que nul mauvais gré ne m'en sut
Le doux qui nul mal n'y conçut,
Et moult joyeux me laisse faire
Tout ce qu'il sait devoir me plaire.
Il m'appelle bien, il est vrai,
D'un ton sérieux et doucet,
Inconvenant et sans usage:
Vous me faites trop grand outrage
Vraiment, dit-il; mais, ceci dit,
Il ne met plus nul contredit
Que je ne prenne, entr'ouvre et cueille
Rosier et rose, fleur et feuille.
Quand me vis en si haut degré,
Quand j'eus si noblement ouvré
Que mon procès n'est plus doutable,
Alors pour fin et agréable
Être envers tous mes bienfaiteurs,
Comme doivent bons débiteurs
(Car à haute voix je l'affiche,
Plus que Richesse j'étais riche,
Et partant moult vers eux tenu
Moi par eux riche devenu),
Au Dieu d'Amours et à sa mère,
Qui plus que tous m'aida naguère,
Ainsi qu'aux barons valeureux
(Dieu les laisse au fin amoureux
Venir, à l'appel de ses plaintes!)
En mes amoureuses étreintes
Rendis grâces dix fois ou vingt.
Mais de Raison ne me souvint
Qui tant jadis me fit de peine,
Ni de Richesse la vilaine
Qui onques de pitié n'usa,22563
Quant l'entrée me refusa
Du senteret qu'ele gardoit;
De cesti pas ne se gardoit
Par où ge sui céans venus
Repostement les saus menus,
Maugré mes mortex anemis
Qui tant m'orent arriere mis,
Especiaument Jalousie
O tout son chapel de soussie,
Qui des Amans les Roses garde:
Moult en fait ores bonne garde.
Ains que d'ilec me remuasse,
(A mon voil encor demorasse)
Par grant joliveté coilli
La flor du biau Rosier foilli:
Ainsinc oi la Rose vermeille,
Atant fu jor, et ge m'esveille[87].
Et puis que ge fui esveillié
Du songe qui m'a traveillié
Et moult i ai éu à faire
Ains que ge péusse à chief traire
De ce que j'avoie entrepris:
Mès toutevois si ai-ge pris
Le bouton que tant desiroie,
Combien que traveillié m'i soie,
Et tout le solas de ma vie,
Maugré Dangier et Jalousie,
Et maugré Raison ensement
Qui tant me ledengea forment;
Mès Amors m'avoit bien promis,
Et ausinc me le dist Amis,
Qui de nulle pitié n'usa22863
Lorsque l'accès me refusa
Du joli sentier qu'elle garde.
Mais elle n'avait pas pris garde,
La chétive, au sentier menu,
Par où pourtant je suis venu
A bon port, en grand' recelée.
Or par là j'ai pris ma volée
Malgré mes mortels ennemis
Qui tant m'avaient arrière mis,
Principalement Jalousie,
La tête de soucis fleurie,
Qui Roses garde des amants
Et fait bonne garde en tous temps.
Avant de sortir de l'enceinte
(Où je fusse resté, sans feinte,
Encor), radieux j'ai cueilli
Le bouton du rosier joli.
Ainsi j'eus la Rose vermeille;
Il était jour, et je m'éveille[87b].
Et puis quand je fus éveillé,
Je me sentis émerveillé,
Je vous assure, du beau songe
Que j'ai vu, surtout quand je songe
A tretout le mal qui m'advint
Avant de toucher à la fin
De mon amoureuse entreprise.
Mais toutefois fut de moi prise
La Rose que tant désirais,
Pour qui tant je me travaillais,
Et tout le bonheur de ma vie,
Malgré Danger et Jalousie,
Malgré Raison pareillement
Qui me gourmanda tant et tant.
Se ge servoie loiaument,22595
Que j'auroie prochainement
Ma volenté toute acomplie.
Folz est qui en Dieu ne se fie;
Et quiconques blasme les songes,
Et dist que ce sunt des mençonges,
De cestui ne le di-ge mie,
Car ge tesmoingne et certefie
Que tout quanque j'ai récité,
Est fine et pure vérité.
Explicit li Rommans la Rose
Où l'art d'Amours est toute enclose:
Nature rit, si com moi semble,
Quant hic et hec joingnent ensemble22608
Mais Amour m'avait fait promesse,22897
Ainsi qu'Ami, dans ma détresse,
Si je servais loyalement,
Que je verrais prochainement
Ma volonté toute accomplie.
Fol est en Dieu qui ne se fie
Et qui veut les songe blâmer
Et pour mensonges les clamer.
Quant à celui-ci, je le nie;
Car je témoigne et certifie
Que tout ce que j'ai récité
Est fine et pure vérité.
Fin du beau Roman de la Rose
Où l'art d'Amour est toute enclose.
Nature rit, comme il me semble,
Quand hic et hæc joignent ensemble.22912
LES FIGURES SONT REPRODUITES D'APRÈS L'ÉDITION DU ROMAN DE LA ROSE PUBLIÉ À PARIS PAR JEAN DUPRÉ VERS 1493 — M.D.
FAUTES A CORRIGER.
[Les fautes (errata) sont corrigées—restent quelques remarques de M. Pierre Marteau. — M.D.]
DANS LA TRADUCTION:
Vers 19742-19744.—Variante:
Et sent comme les bêtes mues.
Encore peut-il plus, en tant
Comme les anges qu'il comprend.
Vers 20006, page 199. Le sens de ce vers doit être interprété:
Vers 20006, page 199. Le sens de ce vers doit être interprété:
Avec (comme) les anges il comprend, comme le
prouve le mot entendement cinq vers plus bas.
Vers 20949, page 255.—Variante:
Point n'y sont les fleurettes certes.
Vers 16566-16766. Tout ce passage, du vers 16566-16766 au vers 16918-17124, a été évidemment ajouté après coup. Mais peut-être le passage intercalé ne commençait-il qu'au vers 16611-16811.
, pagesVers 16578-16778. M. Fr. Michel traduit conceper par concevoir; c'est une erreur. Conceper (cum capere) veut dire «saisir ensemble, d'un seul coup.» C'est bien la même racine; mais aujourd'hui concevoir, comme comprendre, n'est plus employé qu'au figuré.
, pagesVers 16625-16825. Hippocrate, médecin célèbre, vivoit 400 ans avant J.-C. Il y a apparence que ce médecin croyoit que le commerce des vieilles femmes abrégeoit les jours des jeunes gens, puisqu'un de ses [p.378] malades lui dit un jour: Vetulam non cognovi, cur morior? Comme si, évitant cet écueil, il eût dû parvenir à l'immortalité. (Lantin de Damerey.)
Sinon lui, sa naïveté au moins devait être immortelle. (P.M.)
Gallien, médecin célèbre, qui vécut sous les empereurs Trajan et Adrien; il mourut âgé de soixante-dix ans. On dit qu'il composa deux cents volumes. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 16627-16827. Razis, médecin arabe, connu sous le nom d'Almanzor ou d'Abubreke-al-Razi. Il vivoit dans le dixième siècle, et, selon d'autres, dans le neuvième. Il vécut cent vingt ans, dont il employa quatre-vingts à l'étude de la médecine.
Constantin, médecin grec. C'est le premier qui ait parlé de la petite vérole. Il naquit à Carthage vers 1020 et mourut en 1087, au monastère du Mont-Cassin, après avoir été secrétaire de Robert Guiscard.
Avicenne, philosophe et médecin arabe du XIe siècle, célèbre par plusieurs ouvrages de médecine. On a prétendu que le sultan Cabous l'avoit employé dans le ministère en qualité de vizir. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 16716-16912. Valeton, diminutif de varlet. Ce nom de varlet n'étoit pas, comme à présent, [p.379] affecté aux domestiques; on le donnoit aux fils de rois ou d'empereurs. Au livre II de Ville-Hardouin, édition de 1583, on lit ces paroles: «Et après une autre quinzaine revindrent li messages d'Alemaigne qui estoient al roi Phelippe et al valet de Constantinople.» Ce valet étoit fils de l'empereur Isaac, qu'Alexis avoit détrôné après lui avoir fait crever les yeux.
Il y a lieu de croire que les valets de nos jeux de cartes dévoient tenir un rang plus considérable que celui qu'on leur assigne, puisque les noms qu'on leur a donnés prouvent assez que c'étoient ceux des plus fameux héros de la Grèce et de la monarchie françoise; tels sont les noms d'Hector, d'Ogier le Danois et de La Hire: le premier étoit le fils de Priam; l'autre, connu par le roman qui porte son nom et par ses démêlés avec Charlemagne; et le dernier étoit ce brave Jean de Vignolles, dit La Hire, un des grands capitaines de Charles VII. On croit même que le jeu de cartes fut inventé par La Hire, dont le valet de cœur porte le nom, en 1392, pour divertir le roi Charles VI. La haute noblesse est représentée par les valets, l'état ecclésiastique par les cœurs, les gens de guerre par les piques, la bourgeoisie par les carreaux, les laboureurs et les gens de campagne par les trèfles; et l'on fit trouver dans ce jeu l'abrégé de toute la constitution d'un État, savoir les rois, les reines et les dames titrées, qu'on peut y avoir ajoutés sous Anne de Bretagne, Charles VIII et Louis XII. (Voyez la note 27 de la Dissertation sur la noblesse françoise, par M. de Boullainvilliers.)
Les Picards disent encore varlet et varleton. Ce nom étoit donné au jeune enfant qui entroit dans l'adolescence, de quelque condition qu'il fût, qui [p.380] n'avoit point d'état, qui ne jouissoit point de ses droits, qui étoit encore sous la domination de son père ou autres personnes chargées de sa conduite. (Lantin de Damerey.)
Voyez au Glossaire Bacheler et Varlet.
, pagesVers 16837-17043. Platon, célèbre philosophe grec, fondateur de l'Académie, naquit vers 430 avant J.-C. et mourut vers 347. Ses écrits sont, avec ceux d'Aristote, le plus important monument qui nous reste de la philosophie antique. Sa réputation de sagesse étoit si grande, que plusieurs peuples lui demandèrent des lois. (Lantin de Damerey.)
Aristote, le plus célèbre, le prince des philosophes grecs, fondateur de la secte des péripatéticiens, élève de Platon, précepteur d'Alexandre le Grand, naquit en Macédoine, à Stagyre, en 384 avant J.-C., et mourut à Chalcis, en Eubée, en 322. Aristote est le plus vaste génie de l'antiquité. Il est le véritable fondateur de la science positive et le premier qui ait abandonné les errements de l'idéalisme grec. (P.M.)
Euclides, mathématicien célèbre, qui vivoit sous Ptolémée Lagus, en la CXXe olympiade, l'an 450 de Rome. Il a composé un ouvrage des Éléments, en quinze livres; mais on attribue les deux derniers à Hipsicle d'Alexandrie, qui a écrit des commentaires sur la Géométrie. (Lantin de Damerey.)
Ptolémée, astronome grec, naquit à Ptolémaïs, en Thébaïde, vers 104 après Jésus-Christ, et mourut vers 168. Son principal ouvrage est l'Almageste. (Voyez note 54, t. II.)
Vers 16845-17051. Parrhasius étoit d'Ephèse; d'autres auteurs le font natif d'Athènes. Il fut l'antagoniste du peintre Zeuxis: celui-ci ayant peint des raisins, les oiseaux, trompés par la ressemblance, vinrent pour les becqueter. Parrhasius, à son tour, peignit un rideau avec tant d'art, que Zeuxis en fut la dupe et demanda qu'on le tirât, afin de voir la peinture qu'il croyoit être dessous. Confus de son erreur, il céda la victoire à son rival, en disant qu'il falloit moins d'adresse pour tromper des oiseaux que pour en imposer à un homme tel que lui. (Lantin de Damerey.)
Appellès, peintre célèbre, florissait vers 332 avant J.-C. C'était un travailleur infatigable. Il vécut à la cour d'Alexandre-le-Grand, dont il fut le peintre favori. Ce monarque ne voulut qu'aucun autre peintre ne fit son portrait, et avait conçu pour lui une amitié si vive qu'il consentit à lui céder la belle Campaspe, sa maîtresse, dont Apellès était devenu éperdument amoureux.
20.
, pageVers 16846. Appelés est une licence pour rimer avec Appellès. Lisez appelle ou appellerai.
, pagesVers 16849-17055. Mirrhon, excellent statuaire, qui vivoit sous la LXXXIVe olympiade, 310 ans [p.382] avant la fondation de Rome. Une vache qu'il représenta en cuivre le rendit très-célèbre et donna lieu à plusieurs épigrammes grecques qui sont au livre IV de l'Anthologie.
Polyclète, sculpteur habile, vivoit sous la LXXXIIe olympiade. Son plus bel ouvrage est une statue où il rencontra si heureusement toutes les proportions du corps humain, qu'elle fut appelée la Règle par excellence. Il fit aussi un groupe de personnes qui jouoient aux dés, qui fut fort estimé. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 16855-17061. Zeuxis d'Héraclée vivoit sous la XCVe olympiade. Ce fut un peintre célèbre qui fit mentir un proverbe assez commun: Gueux comme un peintre. Il amassa des richesses immenses, et, croyant ses ouvrages au-dessus de tout le prix qu'on y pouvoit mettre, il voulut qu'après sa mort ils fussent donnés pour rien. Il eut pour rivaux de sa gloire Timanthès, Androcidès, Eupompus et Parrhasius. On dit que Zeuxis mourut à force de rire, en considérant le portrait d'une vieille qu'il venait de faire. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 16998-17206. Tout le passage, du vers 16999-17207 au vers 17384-17702, a été évidemment ajouté après coup, ou, tout au moins, du vers 17021-17229.
Vers 17023-17263. Cope la gueule. Le peuple dit encore: couper le sifflet.
, pagesVers 17063-17273. Ce titre est assez obscur. Cy dit donne a sous-entendre l'auteur.
, pagesVers 17261-17476. Nous avons dit, à la note 11, que ce passage avait été intercalé après coup. Ce vers le prouve surabondamment, car cette interpellation: «Beaux seigneurs,» au milieu d'un discours de Génius à Nature, est au moins singulier.
, pagesVers 17275-17491.
Qui legitis flores et humi nascentia fraga
Frigidus, ô pueri, fugite hinc, latet anguis in herbâ.
(Virgile, Egl. III, vers 92.)
50.
, pageVers 17308 et suivants. Au lieu de vestés, servés, laborés, honorés, il faudrait vestiés, serviés, laboriés, honoriés, puisque ces quatre verbes sont au subjonctif.
Vers 17344. Taisiés. Ce vers prouve que, pour l'impératif, au début, la forme du subjonctif était au moins aussi usitée que celle de l'indicatif. Le verbe être, avec son impératif sois, soyons, soyez, en est une preuve irréfutable. Nous ajouterons même que ce mode était plus rationnel, car il faut sous-entendre: «Je veux que ...» Ainsi, pour la troisième personne, emploie-t-on le subjonctif: qu'il fasse, qu'ils aillent.
, pagesVers 17380-17598. Qui custodit os suum, et linguam suam, custodit ab
angustiis animam suam.
(Proverb., cap XXI, vers. 23.)
Vers 17468-17686. Connestable. Ce n'étoit autrefois que le surintendant de tous les domestiques qui avoient soin des écuries du roi. On appeloit cet officier comes stabuli; c'est sous ce titre qu'Aimon, au livre IV de son Histoire, parle d'un Geilon, comte d'Estable de Charlemagne, et au livre III, parlant d'un Lendegisile, qui étoit comte d'Estable de Gontran, roi d'Orléans, dit: Landegisilus, regalium præpositus equorum, quem vulgo vocant comistabilem, d'où est venu le nom de connétable.
Leur autorité s'accrut au point que, sous Hugues Capet, on ne signoit aucunes lettres-patentes auxquelles [p.385] ne fût requise la présence du connétable, ce qui eut lieu sous les rois Robert, Henri Ier, Philippe Ier, Louis-le-Gros et Louis-le-Jeune.
Les connétables ne se bornèrent point à la surintendance des écuries; ils devinrent par leur valeur les lieutenans-généraux de l'armée de nos rois. Le premier qui se distingua le plus dans cette charge fut Matthieu de Montmorency qui, en 1214, contribua beaucoup au gain de la bataille de Bovines. Depuis cette fameuse journée, la charge de connétable devint la première charge de la couronne, et ceux que l'on en honora dans la suite furent regardés comme les lieutenans-généraux de nos rois.
C'est sur cette idée que Nature, dans le Roman de la Rose, se qualifie vicaire et lieutenant du seigneur.
La charge de connétable fut supprimée en 1627, après la mort de François de Bonne, duc de Lesdiguières.
Les empereurs romains eurent des connétables, ou plutôt des préfets du prétoire, à qui nos maires du palais, et après eux nos connétables, ressembloient assez pour le crédit.
On lit dans le panégyrique de l'empereur Trajan qu'après qu'il eut choisi pour son connétable Licinius Sura, il lui dit: Accipito hunc ensem, ut siquidem rectè de republicâ imperatorem, pro me, sin secùs, in me utaris. Ce qui ne se disoit pas sérieusement de la part de ce prince; ce n'étoit qu'un bon mot, ou qu'une vaine formalité de style, qui n'engage jamais.
Jacques VI, roi d'Ecosse, qui avoit peut-être lu ce passage, fit mettre sur le revers de sa monnoie une épée nue avec cette légende: Pro me, si mereor in me. Connétable a été pris aussi pour un maître [p.386] d'hôtel, dapifer. La charge de connétable s'appeloit connétablie. Ce titre se donnoit quelquefois à des officiers qui ne commandoient qu'à un certain nombre de soldats: ces compagnies se nommoient connétablies. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 17472-17690. Chaîne dorée. Homère a feint que tout l'univers étoit suspendu à cette chaîne. (Iliade, liv. VIII.) (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 17486-17704. La suite naturelle de ce passage semble se trouver au vers 19715-19977:
Ai-ge por home laboré....
où reparaît la suite de cette idée, après un hors-d'œuvre de 2,400 vers qui aurait été intercalé par l'auteur au milieu de son poème.
, pagesVers 17502-17722. Macrobe, qui avoit mieux examiné le cours des astres que Jean de Meung, dit, dans son Commentaire sur le songe de Scipion, que les planètes et toutes les étoiles retournent au bout de quinze mille ans au point d'où elles étoient parties, et que cette révolution doit véritablement être appelée année.
Cicéron a fixé le cours des astres au jour de la mort [p.387] de Romulus, l'an 32 de Rome, et il prétend que quinze mille ans après ils retourneront d'où ils sont partis. (Macrobius, in Somnium Scipionis, lib. II, cap IX.) (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 17528-17748. Espaisse, épaisse, signifie mat, contraire de limpide; mat, mas, maz, que nous retrouvons plusieurs fois, dans le cours du roman, employé au figuré, signifiait: lourd, épais, abattu, ahuri. On dit encore du pain mat, pour épais, lourd.
62.
, pageVers 17530. L'original porte qu'el. Ce mot ne signifie rien ici. Nous l'avons remplacé par que. M. Francisque Michel a, bien entendu, reproduit l'erreur.
, pagesVers 17584-17806. Les douze maisons du ciel, les douze degrés de la sphère, ce sont les douze signes du Zodiaque.
, pagesVers 17635-17859. Platon et les autres philosophes ont cru que les astres, dans leur révolution, faisoient un bruit pareil à celui de notre musique, et que le son étant un effet de la répercussion de l'air, par la [p.388] règle qui veut que de la collision violente de deux corps il en résulte un son, il est plus ou moins agréable, selon l'ordre qui est observé dans la percussion de l'air; et comme rien ne se fait tumultuairement dans le ciel, on infère de là que les astres, en faisant leur cours, forment une espèce de concert, parce que le mouvement violent produit nécessairement un son. Ce qui nous empêche de l'entendre, c'est que le son est trop fort. En effet, si les peuples qui habitent le long du Nil n'entendent pas le bruit que fait ce fleuve en roulant ses eaux, il ne faut point être surpris si le bruit que cause la révolution de la sphère est au-dessus de la portée de notre ouïe.
Platon a prétendu que la musique des astres étoit diatonique, parce que, dit-il, il y a trois genres de musique: l'enharmonique, le chromatique et le diatonique. Le chant du premier procède par quarts de tons; les Grecs s'en servoient anciennement, surtout dans le récitatif. Mais la difficulté qu'il y avoit à trouver ces quarts de tons en a fait perdre l'usage, d'autant plus que cette musique ne pouvoit avoir lieu dans l'harmonie. La musique chromatique est une modulation qui procède par le mélange des semi-tons, tant majeurs que mineurs, marqués accidentellement par des dièzes ou par des bémols. On la pratique dans la musique moderne, soit dans la mélodie, soit dans l'harmonie.
La musique diatonique est celle qui procède par des tons pleins, justes et naturels, dont les moindres intervalles sont des semi-tons majeurs, comme il est facile de l'observer dans l'intonation de l'étendue de l'octave, en commençant par la note ut.
La définition de Platon est plus succincte, car il [p.389] se contentoit de dire que le genre enharmonique n'est pas en usage, à cause de son extrême difficulté; que le chromatique a été regardé comme infâme à cause de sa mollesse, d'où il conclut que la musique des astres est diatonique. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 17661-17885. Nous avons émis l'opinion, à la note 21, qu'il y avait de fortes raisons de croire à l'intercalation postérieure de tout le passage du vers 17486-17705 au vers 19713-19977. Tous ces hors-d'œuvre n'étaient pas toujours éclos d'un seul jet, et l'auteur intercalait souvent de nouvelles inspirations au travers des premières. Tel est le passage compris entre le vers 17661-17885 et le vers 19661-19921:
Ne ne me plaing des élémens.
74.
, pageVers 17718.
Vaincuz par mors si meschéans.
M. Francisque Michel, qui traduit cors par cours, partout, sans s'inquiéter si ce mot désigne les cours du ciel, c'est-à-dire les astres errants, ou simplement les corps dispersés dans la nature, comme au vers 17649, par exemple, ne se donne pas plus de peine pour traduire mors. Mais alors il traduit au hasard, selon sa fantaisie, tantôt par mort, tantôt par mœurs, et quand l'orthographe le [p.390] gêne, il la change. Ce n'est pas plus difficile que cela.
Mors veut dire ici mœurs, en latin mores. Mors, en tant que régime, ne peut signifier que morts ou mœurs. Or, l'épithète de meschéans, qu'il traduit par méchante, ne pouvant qualifier que la mort personnifiée, il fallait absolument à M. Francisque Michel un singulier. Donc, au lieu de mors, il écrit mort, meschéant, et, comme conséquence, il change la rime précédente; mais alors, pourquoi n'écrit-il pas chétif et récréant, et laisse-t-il chetis au pluriel et récréant au singulier?
De plus, mort était du féminin, mœurs était encore du masculin, de même qu'en latin, comme le prouve, entre autres, le vers 17744. Il est vrai qu'ici meschéans peut s'appliquer aux deux mots, puisque les participes présents n'avaient pas de féminin au XIIIe siècle; mais meschéant, participe de meschéoir, signifiait: qui a de fâcheuses conséquences, fatal, mauvais, et ce n'est que plus tard qu'il signifia cruel, doué de mauvais instincts. D'un autre côté, au vers 17748, le doute ne devait pas être permis: Tex mors destinées, en dehors du sens, qui est indiscutable, indique que mors, féminin, signifie morts, de sorte que le vers suivant:
Qui tel éur lor ont méu,
se rapporte à destinées. Mais M. Francisque Michel ne s'embarrasse pas pour si peu, et il traduit mors par mœurs, commettant ici un deuxième contre-sens.
Est-il besoin enfin de critiquer la traduction de récréant par cessant d'agir? Récréant, participe de recrere, avait le même sens que recréu. Il signifiait: qui se rend, rendu, abattu.
Vers 17727-17953. Empédocles, philosophe et poëte, de la ville d'Agrigente, en Sicile, désirant qu'on crût qu'il tenoit de la déité et qu'on le tînt comme un dieu après sa mort, quitta adroitement la compagnie avec laquelle il étoit allé sur le mont Etna, le remonta et se précipita dans le volcan. On ne s'aperçut de cet acte de folie que parce qu'on trouva ses pantoufles qui avoient été rejetées à plus de cinquante pas par l'effet d'une irruption. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 17740-17966. Origènes naquit à Alexandrie, l'an 185 de J.-C, et mourut à Tyr l'an 256. D'autres historiens placent sa mort en l'an 254 ou 252. Il enseigna la théologie aux hommes et aux femmes, et, pour se mettre à l'abri de la calomnie, à cause de sa fréquentation avec le sexe, il se rendit eunuque, prenant trop à la lettre ce qu'a dit J.-C. dans son Évangile, au sujet des eunuques volontaires pour le royaume des cieux. On dit qu'il composa six mille volumes, c'est-à-dire six mille rouleaux. Ce travail immense devoit lui attirer le surnom d'entrailles de fer, à plus juste titre qu'au grammairien Didymus, qui n'avoit fait que trois mille cinq cens volumes. (Lantin de Damerey.)
Vers 17790-18018. Prédestination, terme de théologie. C'est un dessein que Dieu a eu de toute éternité de donner la gloire éternelle à ceux qu'il a choisis. Il y a une prédestination à la grâce qui est toute gratuite; il y en a une à la gloire. Se fait-elle indépendamment des mérites acquis par la grâce, ou n'est-ce que dépendamment de ces mérites? Ce doute partage les théologiens, et chacun s'appuie de l'autorité des Pères, et même de l'Écriture. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 17927-18054. Fomes. M. Francisque Michel traduit encore ici fomes par fûmes; c'est une grosse erreur. Fûmes ne signifierait absolument rien ici, tandis que faisons s'explique parfaitement. Fomes est mis ici pour faimes. (Voir l'introduction au Glossaire.)
116.
, pageVers 18396. L'original est écrit fait. Destrempance veut dire intempérance, trouble, et semble signifier ici plus particulièrement: mauvaise influence, persécution. Aussi n'avons-nous pas hésité à lire fuit, qui nous semble plus rationnel.
Vers 18487-18725. L'original porte recongnoissant. C'est évidemment une erreur, comme le prouvent les deux vers 18550-51—18790-91:
Mès voirs est que ceste ignorance
Lor vient de lor propre nature.
134.
, pageVers 18695. M. Francisque Michel sépare desvans en deux mots, et traduit vans par vanneaux. Nous préférons y voir le participe présent de desver, enrager, être furieux, fou. On dit encore dans nos campagnes: faire endéver, pour: faire enrager.
, pagesVers 18724-18968. Alhacen, savant arabe, a écrit sur les crépuscules et fait un traité d'optique. Il vécut vers le XIe siècle. Il est appelé par quelques-uns Alhazon, Alhacen. Il y a encore un autre Alacenus ou Alhazenus, Anglais, dont on a deux traités, l'un De Perspectivâ, et l'autre De Ascensu nubium. Il y a beaucoup d'apparence que c'est de l'Arabe que Jean de Meun fait ici mention. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 18946-19194. Virent est ici l'indicatif de virer.
Vers 18989. Nous sommes de l'avis de M. Francisque Michel. Il faut lire ici anuieuses, et non anvieuses.
, pageVers 19250. Le lecteur nous pardonnera d'avoir maintenu sarpes pour serpes.
154.
, pageVers 19042. Il faut traduire: «Non autrement que nous dîmes.»
, pagesVers 19090-19338. Cette réflexion, qui n'a aucun sens dans la bouche de Nature, prouve bien ce que nous disions à la note 21, que ce passage était une intercalation.
, pagesVers 19117-19367. Habonde; lisez: abunde. C'est le nom d'une fée en qui le peuple avoit eu autrefois beaucoup de confiance. Ce nom lui avoit été donné à cause de l'abondance qu'elle procuroit aux maisons où elle se retiroit. Un passage tiré des œuvres de Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, mettra mieux le lecteur au fait de toutes ces prétendues fées:
[p.395] Nominationes dœmonum ex malignitatis operibus eorundem sumptæ sunt; sicut Lares, ab eo quod laribus præssent; et Penates, eo quod horreis vel penitioribus domorum partibus; Fauni vero, à fatuitate; Satyri, à saltationibus; Joculatores, à jocis; Incubi, à concubitu mulierum, et Succubi, eo quod sub specie mulieris viris se supponunt; Nymphæ vero, fontium deæ; Striges seu Lamiæ, à stridore et laniatione, quia parvulos laniant, et lacessere putabantur, et adhuc putantur à vetulis insanissimis: sic et Dœmon, qui pretextu mulieris, cum aliis de nocte domos et cellaria dicitur frequentare, et vocant eam Satiam, è satietate; et dominam Abundiam, pro abundantia quam eam præstare dicunt domibus quas frequentaverit: hujusmodi etiam dœmones, quas Dominas vocant vetulæ, penès quas error iste remansit, et à quibus solis creditur et somniatur. Dicunt has Dominas edere et bibere de escis et potibus quos in domibus inveniunt, nec tamen consumptionem aut imminutionem eas facere escarum et potuum, maximè si vasa escarum sint discooperta, et vasa poculorum non obstructa eis in nocte relinquantur. Si vero operta vel clausa inveniunt, seu obstructa inde nec comedunt nec bibunt, propter quod infaustas et infortunatas relinquunt, nec satietatem, nec abundantiam eis prætantes. (Voyez Guillaume d'Auvergne, Paris, 1674, t. I, p. 1036, col. 2.) (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 19150-19400. M. Francisque Michel traduit convent par couvent. Evidemment il a traduit le mot sans lire la phrase.
Vers 19228-19480, Comète, espèce de planète qui est au-dessus de la lune, dans la région des planètes. Son corps est solide; elle tire sa splendeur de la lumière du soleil, qu'elle réfléchit. (B. DE C.)
La comète a cela de particulier, qu'elle est accompagnée d'une longue traînée et de certains rayons de lumière toujours opposés au soleil, et qui s'affoiblissent en s'éloignant. Ces rayons sont apparemment réfléchis par le corps de la comète.
Il y a trois sortes de comètes: la barbue, qui est orientale au soleil; la comète à longue queue, qui est occidentale et paroît après le soleil couché; la chevelue, qui se montre lorsque le soleil et la comète sont diamétralement opposés et que la terre est entre deux.
Il y en a une autre qui est sublunaire, et qui n'est qu'un météore et une inflammation de l'air grossier.
Les Romains regardoient les comètes comme les présages des événements sinistres.
Si vero cœlestes minæ terroresve, aut letra renunciarentur prodigia formidinesque vel si terribilis species, aut quid novum et inopinatum oblatum esset, ut cùm duo visi soles, facesve ne cœlo colluxissent, aut crinita sidera insigni novitate vel igneus turbo: his avertendis terroribus piacularibus sacrificiis factis ad placandas iras feriæ indicebantur.
Bayle a solidement réfuté les vains préjugés du peuple à cet égard, et a démontré parfaitement combien est mal fondée la vanité de l'homme, qui s'imagine qu'il ne sauroit mourir sans troubler toute [p.397][p.397] la nature, et sans obliger le ciel à se meure en frais pour éclairer la pompe de ses funérailles. (Pensées diverses sur les comètes.)
Vespasien ne pensoit pas comme le peuple sur cet article. On parloit devant ce prince d'une comète qui paroissoit; il répondit: «Ce phénomène ne me regarde point, moi qui suis chauve, mais plutôt le roi des Parthes.» (Dion, in Vespasio.)
Le cardinal Mazarin, qui avoit l'esprit ferme, fit une réponse plus jolie. Quelqu'un étant veau dire à cette Eminence, qui étoit malade, que l'on avoit aperçu une comète qui faisoit appréhender pour ses jours, il répondit en souriant: La comète me fait trop d'honneur, ce qui revient à la pensée de Jean de Meun:
Ne li princes ne sunt pas dignes
Que li cors du ciel doignent signes
De lor mort plus que d'un autre homme.
(Lantin de Damerey.)
Vers 19395-19653. Robert II, comte d'Artois, surnommé le Bon et le Noble, fut fait chevalier par le roi saint Louis; il mourut à la bataille de Courtray, percé de trente coups de pique, l'an 1302. (Lantin de Damerey.)
Nous ne reproduisons cette note que pour signaler une erreur du savant commentateur. Il s'agit ici de Robert Ier, dit le Vaillant, frère de saint Louis, tué a la bataille de Mansourah. en 1250. (P. M.)
Vers 19418-19676. Il y a longtemps que les poëtes ont acquis ie droit de regretter ces marques utiles de la considération où ils étoient autrefois parmi les grands. Aux termes d'Ovide, on croiroit que le soin de récompenser les poëtes étoit l'objet principal du ministère.
Cura ducum fuerant olim, regnumque poetæ:
Præmiaque antiqui magna tulere chori.
Sanctaque majestas, et erat venerabile nomen,
Vatibus et largæ sæpe dabantur opes.
(De Arte amandi, lib. III, carm. 405.)
(Lantin de Damerey.)
Vers 10423-19681. Nom d'un ancien château qui a donné le nom aux seigneurs de Lavardin. Il étoit situé près de Vendôme, sur le bord du Loir, vis-à-vis Montoire. Ce mot est mis ici pour la rime, comme beaucoup d'autres dans ce roman. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 19425-19683. Ennius. Voici l'extrait de la vie de ce poëte par Jérôme Columna: Precipuos vero amicos habuit vicinum duum Galbam, cum quo et deambulare, et frequenter esse consueverat, et M. Fulvium nobiliorem, à cujus filio jam patris instituto studio litteratum [p.399] dedito, ut in Bruto ait Cicero, fuit civitate donatus, cum Triumvir coloniam deduxisset. Sed in oratione pro Archia videtur tanquam de Romana Republica bene meritum in civium numerum adsciri meruisse....
Ad cujus (Ennii) senectutem cum etiam ingens paupertatis malum accessisset, ex animi fortitudine utriusque incommoda sustinebat, ut iis penè oblectari videretur.
Ceci est bien opposé à ce que dit l'auteur du roman.
, pagesVers 19769-20033. La triple temporalité, c'est-à-dire les trois divisions du temps, le présent, le passé et l'avenir. Cette sublime pensée est rendue avec autant d'énergie que de grandeur. Dieu, dit Jean de Meung, embrasse d'un seul coup d'œil ce qui fut, est et sera, et tout cela n'est pour lui qu'un éclair dans l'éternité.
, pagesVers 19794-20059. L'original de Méon et la reproduction de M. Francisque Michel portent nostre. C'est évidemment une erreur. Ce mot ne serait dans la bouche du dieu des dieux qu'un non sens.
204.
, pageVers 19860. Apaiens est mis ici pour apaions.
Vers 19866-20130.
Jam nova progenies cœlo dimittitur alto
Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
Desinet, ac toto sirget gens aurea mundo.
(Virgile, Eclog. IV, carm. 7.)
Vers 19871-20135. Albumazar ou Aboazar, Arabe renommé par sa science, vivoit dans le IXe siècle ou dans le Xe. Son livre de la révolution des années l'a fait regarder comme un des grands astrologues de son temps. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 19997-20263. Ce sont les Belides ou Danaïdes. Elles étoient cinquante sœurs, toutes filles de Danaüs, qui épousèrent leurs cinquante cousins germains, fils d'Egyptus, frère de Danaüs. Ces cruelles femmes, par ordre de leur père qui craignoit d'être détrôné par un gendre, égorgèrent leurs maris la première nuit de leurs noces. La seule Hypermnestre sauva la vie à Lyncée, son époux. Le supplice de ces détestables femmes est de travailler continuellement à remplir une cuve qui n'a point de fond. (Lantin de Damerey.)
Vers 20025. Treu, tribut. On disoit aussi tru et treuage, qu'o s'appeloit aussi truage, c'est-à-dire: imposition, subside; et parce que les tributs excessifs qu'on mettoit quelquefois sur les peuples les réduisoient à la mendicité, on appeloit truant celui qui demandoit l'aumône. Faux-SEmblant appelle ainsi les mendiants:
Quant ge voi tous nus ces truans
Trembler sor ces femiers puant.
Les Normands étant plus charges d'impôts que les autres peuples, on disoit: Qui fit Normand, il fit truant. Truander signifie demander l'aumône par pure fainéantise. Trucher, en terme d'argot, signifie la même chose, et trucheur se prend pour truant, et truandaille pour geux ou vaurien. On trouve ce mot employé dans la vieille Bible des Noëls:
Vous me semblez de truandaille
Vous ne logerez point céans.
Qu'il me soit encore permis d'avancer une de ces vérités que l'on regarde comme des paradoxes. C'est que les plus grands impôts sont ceux dont nous supportons volontairement les charges; tels sont ceux inventés par la mode, par la vanité, par le luxe et par la sensualité, les quatre plus grands fléaux du genre humain, dont les lois somptuaires des Romains, et celles que le même esprit de sagesse a dictées à nos rois, n'ont jamais pu réprimer les abus, qui renversent le bon ordre, corrompent les mœurs, ruinent enfin le commerce des Etats les mieux policés. (Lantin de Damerey.)
[p.402] Cet estimable savant, que je me représente affublé dans la robe de son bisaïeul, ne paraît pas comprendre la nature humaine, et son système économique ne fera jamais école, bien certainement. Quant à l'étymologie de trèu, voyez ce mot au Glossaire. (P. M.)
, pagesVers 20032-20298. M. Francisque Michel traduit ce vers par:
Et pour changer maints caractères.
Pourquoi tant se torturer l'imagination? Cette version ne signifie absolument rien. Muer le corage signifiait: changer le courage, le cœur, et se prenait en bonne et en mauvaise part. Il signifie ici: relever le courage des assaillants et, par contre, jeter l'épouvante parmi les assiégés.
218.
, pageVers 20099.
Puis que salués les m'aurois....
Traduction littérale: Lorsque vous me les aurez salués, c'est-à-dire: «Lorsque vous les aurez salués pour moi.» Aurois est mis ici pour la rime au lieu d'aurés.
, pagesVers 20253-20518. Tables. Ce sont les tablettes sur lesquelles les anciens écrivaient avec un poinçon.[p.403] On dit au figuré et proverbialement: «C'est bien; je l'inscris sur mes tablettes.»
234.
, pageVers 20333. Pour la deuxième fois, nous voyons le verbe respondre affecter la conjugaison de répondre. Nous avons déjà signalé cette licence. Toutefois, il nous vient un scrupule. Nous avons pu constater souvent combien maître Jehan de Meung se laissait entraîner à jouer sur les mots. Le calembourg, passez-moi le mot, était son péché mignon. Nous sommes donc revenu de notre opinion première, et nous croyons qu'il ne faut voir dans responnez, au vers 15802, et dans respoigne, autre chose que le subjonctif de respondre, non dans le sens de répliquer, mais d'exposer, expliquer. Ce dernier verbe ne viendrait pas de respondere, mais de re exponere, et sa conjugaison serait identique à celle de répondre, dérivé de re et ponere. Ces trois verbes se confondirent en une seule et même conjugaison par la suite, comme le prouvent nos verbes modernes pondre et répondre. (Voyez l'introduction au Glossaire.)
, pagesVers 20335-20603. Devin. Nous avons conservé ce mot pour laisser au vers sa physionomie originale et subsister le jeu de mots; mais aujourd'hui le sens nous échappe. C'est encore une malice de Jehan de Meung et même, jusqu'à un certain point, une satire virulente contre la subtilité du clergé en matière de dogmes. N'oublions pas que devin signifiait[p.404] à la fois devin, dans le sens qu'il a conservé, et théologien. (Voyez la note 23, tome III.) Le véritable sens de ce passage, voilé sous une fine ironie, serait plutôt: «Je laisse les théologiens s'user à débrouiller cette énigme, s'ils le peuvent, car ils s'épuisent en vains efforts.» Aussi avions-nous traduit tout d'abord:
A l'Église laissons le soin,
S'elle peut, d'éclaircir ce point.
Toute réflexion faite, nous avons conservé le mot devin.
, pagesVers 20359-20627. Orphéus, fils d'Apollon et de Calliope, ou, selon d'autres mythologistes, d'Æagre, fleuve de Thrace, et de la muse Polymnie. Après la perte de sa chère Eurydice, qu'une curiosité déplacée empêcha de revoir la lumière, grâce singulière que les talens de son mari avoient obtenue de Pluton et de Proserpine, Orphée conçut pour le sexe un si grand dégoût, qu'il ne voulut plus entendre parler des femmes. On dit que ce fut lui qui apprit aux peuples de Thrace à mépriser les femmes pour les garçons, et qu'il fut le premier auteur d'un amour si détestable. Les Bacchantes, piquées du mépris qu'Orphée avoit inspiré pour elles aux hommes, le déchirèrent de leurs propres mains. Bacchus, en l'honneur de qui ce poëte avoit célébré plusieurs orgies, ne laissa point ce crime impuni: il changea en arbres ces femmes parricides. (Lantin de Damerey.)
Vers 20417-20683. M. Francisque Michel traduit secorciez par secouez. C'est une erreur d'inadvertance. (Voyez le Glossaire.)
246.
, pageVers 20528. M. Francisque Michel traduit soef par doucement. C'est une erreur. Soef n'est pas adverbe ici, mais subtantif. Il signifie la soif.
248.
, pageVers 20581.
Tous les me dist, onc puis ne sis....
Traduction littérale: Tous elle nie les dit et depuis ne restai pas assis, c'est-à-dire: «Je n'y tins plus, et j'accourus.»
, pagesVers 20762-21036. Grant péchiê, etc.... L'Amant de la Rose nous dit, au vers 22188, et nous devons l'en croire, que
Por cincq cenz fois cent mile livres
il n'aurait pas voulu souffrir une opération semblable à celle que le chanoine Fulbert fit éprouver au mari d'Héloise. On trouve peu de personnes qui entendent raillerie sur cet article; tous ceux cependant à qui ce malheur est arrivé n'en ont pas été dédommagés [p.406] aussi avantageusement qu'auroit voulu l'être notre amant.
La loi des Lombards, livre I, titre 7, article 18, s'explique ainsi sur les dommages que peut prétendre un pauvre mutilé:
Si quis alium præsumptivè suâ sponte castraverit, et ei ambos testiculos amputaverit, juxtà conditionem componat, si virgam absciderit similiter.
Par la loi des Allemands, on payoit pour l'opération entière quarante sous, et vingt sous pour la moitié.
Les Anglois, au titre 5 de leurs lois, condamnoient, à proportion de la qualité de la personne mutilée, le criminel à quatre cents sous ou à cent sous.
Les Juifs punissoient ce crime par la peine du talion.
Ce que fait dire Jehan de Meun à Genius touchant les défauts de ceux qui ont souffert cette mutilation, soit par la malice des hommes, ou par un zèle mal entendu de leur part, se trouve bien combattu par les exemples d'Origène et de Photius, d'Abelard et de Combalus, chez lesquels cet accident n'a fait aucun préjudice aux dons naturels de l'âme. (Dict. de Bayle, art. de Henri IV.) (Lantin de Damerey.)
260.
, pageVers 20764. Je n'ai trouvé ces vers que dans un manuscrit portant la date de 1330.
Si m'aïst Diex et saint Yvurtre,
Je le prise poi mains de murtre,
Car cis n'ocist qu'une personne
D'un cop mortel qui plus n'en donne,
[p.407]
Mès li fel qui les coilles trenche,
L'engendrement d'enfans estanche,
Dont les ames sont si perdues
Que ne puéent estre rendues
Ne par miracle, ne par pene.
Ceste perte est par trop vilene,
Et est si vilainne l'injure,
Que tant cum li escoillés dure,
Tous jors mès procurra haïne
Au massecrier et ataïne,
Ne ne puet de cuer pardonner,
Ains desire guerredonner:
Si l'estuet en pechié morir,
Et en enfer l'ame corir.
(MÉON.)
267.
, pageVers 21135. Toutes gens ne doit pas être pris dans le sens restreint qu'il possède aujourd'hui. Toutes gens signifie à la fois la gent humaine et la gent animale, en un mot tous les êtres.
271.
, pageVers 21225. Drap lange. Nous avons cru pouvoir conserver à ce mot son sens primitif: Drap de laine.
, pagesVers 21244-21518. Charboucle, pierre précieuse qu'on dit être aussi brillante qu'un charbon allumé. C'est le piropus des Latins; Ovide ne l'a point oublié dans la belle description qu'il fait du palais du soleil, au livre II des Métamorphoses.
[p.408] Pline, au livre XXXVII, chap. 7, de son Histoire naturelle, quoiqu'il donne volontiers dans le merveilleux, prétend que ce que l'on dit de l'escarboucle est fabuleux, et que ce n'est autre chose qu'un gros rubis ou grenat rouge, brun et foncé, tirant sur le sang de bœuf.
On croyoit autrefois que l'escarboucle venoit d'un dragon.
Un historien a écrit que le roi de Pégu n'avoit d'autre lumière pendant la nuit que son escarboucle, qui rendoit un éclat aussi vif que celui du soleil. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 21282-21556.
..... Ne quelque partie
Par quoi puist estre ore partie.
Traduction littérale: «.....Ni quelque partie (de temps ou d'espace) par quoi puisse être une heure partagée.» C'est-à-dire: «Sans qu'on puisse diviser ce jour en heures ni en minutes ou fractions d'heures, puisqu'il est éternel.»
Or, M. Francisque Michel traduit ore par maintenant. Il a probablement traduit le mot sans lire la phrase, car il nous a été impossible d'y adapter une interprétation acceptable.
, pagesVers 21332-21608. Voyez la note 98 du tome III. Ici c'est Dieu qui serait le juge suprême au tribunal d'appel.
Vers 21454. Estaches, poteaux, pieux servant à faire clôture. Il vient du latin estacha ou stacha: postis, palus, paxillus, pieu.
Guillaume Guiard en parle dans son Histoire de France:
A douloüeres et à hasches
Vont desrompant piex et estaches.
Estachamentum étoit l'enceinte fermée de pieux; c'est de là que vient estacade, qui est une palissade faite avec des pieux enfoncés dans la terre, particulièrement dans des eaux, pour empêcher le passage ou pour fermer l'entrée d'un pont. (Lantin de Damerey.)
Le lecteur est prié de se reporter au Glossaire.
306.
, pageVers 21532. Il est probable que le passage compris entre crochets, du vers 21533 au vers 21578, est une addition postérieure, assez mauvaise du reste.
, pagesVers 21590-21874. Tout le passage suivant, placé entre crochets, du vers 21591-21875 au vers 22004-22296, a été évidemment intercalé après coup.
, pagesVers 21593-21877. Pygmalion, Apollodore, Arnobe [p.410] et M. Bayle en font un roi de Cypre, qui fut fondateur de la ville de Carpasia.
D'autres auteurs le confondent avec Pygmalion, qui tua Sichée, mari de Didon, pour avoir les trésors que ce prince avoit amassés.
Ces mêmes auteurs ajoutent que la débauche des Propétides lui ayant inspiré du dégoût pour toutes les femmes, il se retira dans une solitude où il s'occupa à la sculpture.
Que le fondateur de Carpasia soit le même que le meurtrier de Sichée, ou que ces deux princes soient des personnes différentes, cela fait peu pour notre roman. Quoi qu'il en soit, Pygmalion, dégoûté des femmes, résolut de passer ses jours dans le célibat; mais, ayant taillé une statue d'ivoire d'une beauté parfaite, il devint amoureux de son ouvrage. Vénus, touchée des feux du statuaire, anima cette figure insensible, dont il eut dans la suite un fils appelé Paphus, qui donna son nom à l'isle de Paphos. (Ovid., Métamorph., lib. 10.) (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 21609-21893. Lavinie, femme d'Enée.
, pagesVers 21726-22014. Vair, fém. vaire. C'étoit une fourrure blanche et bleue, dont les rois usoient en France. Les présidents en mettoient sur leurs manteaux et les conseillers sur leurs robes, ce qui a eu lieu jusqu'au XVe siècle. Cette fourrure étoit faite de [p.411] la peau d'une espèce d'écureuil que l'on appeloit aussi vair et en latin sciurus. Cette peau étoit blanche par dessous et colombine par dessus. On la diversifioit en grands et en petits carreaux, qu'on appeloit grand vair et petit ou menu vair. On lui avoit donné le nom de penne ou panne, parce que ces fourrures étoient composées de plusieurs pièces ou peaux cousues ensemble, comme les pans d'un habit.
Quelques auteurs ont prétendu que le vair n'étoit que la seconde fourrure, ou peau et penne, dont on doubloit les habits des grands seigneurs. On l'appelle vair, à variis coloribus. L'hermine étoit la première des fourrures.
Vair, en terme de blason, est une fourrure faite de plusieurs petites pièces d'argent et d'azur, à peu près comme une cloche de melon ou comme un U. Cependant les armes de la maison de Bauffremont sont vairées d'or et de gueule.
Le vair est ordinairement de quatre tires ou rangées, et le menu vair est de six. (Lantin de Damerey.)
Voir la note 16 du tome I.
318.
, pageVers 21729. Cendaus, pluriel de cendal. C'étoit une étoffe fort estimée chez les anciens: on en faisoit les bannières. Le cendal étoit une espèce de camelot; il y en avoit du rouge et du blanc; il y avoit aussi des cendaux de soie, qui étoient la même chose que nos taffetas.(Lantin de Damerey.)
Vers 21777-22067. Houzeaux, espèces de bottines. Les unes avoient la tige simple; d'autres avoient un soulier qui étoit quelquefois à poulaine, avec un long bec recourbé en haut. On appeloit aussi houseaux des heuses, qui étoient des surbottes.
Il y a apparence que les houseaux étoient la chaussure des Parisiens, par ce que Jean de Meung dit ici de la manière dont Pygmalion habilla sa statue.
On disoit quitter les houseaux, pour faire entendre qu'une personne étoit morte. Aux Chroniques de Moustrelet, tome I, pour l'année 1422, on lit: «que lorsque Henri V, roi d'Angleterre, qui mourut à Paris, eut été enterré à Abbeville, Messire Sarrazin d'Arly, oncle maison, s'il ne sçavoit rien de la mort du roy d'Angleterre. Il dit que oui, et qu'il l'avoit veu en Abbeville, en l'église de St-Offram, et lui raconta comment il étoit habillé. Adonc Messire Sarrazin lui demanda par sa foi s'il l'avoit bien advisé; et répondit que oui. Or, me dis par ton serment s'il avoit point ses houzeaux chaussez?—Ah! Monseigneur, ce dit-il, nenny.—Par ma foy, ce dit Messire Sarrazin, beaulx amis, jamais ne me croyez s'il ne les a laissez en France.» Au lieu de: quitter les houseaux, l'on dit proverbialement quitter la perruque, pour: mourir. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 21835-22125. Cornouaille. C'est, selon Barbazan, [p.413] le cornouiller, arbre dont on faisoit des chalumeaux et autres instrumens de musique:
Li chalemel de cornouaille.
(Ovide, manuscrit cité par Borel.)
Je ne sais si c'est bien entendre le passage du Roman de la Rose que de prendre cornouaille pour un arbre, plutôt que pour la province d'Angleterre qui porte ce nom, ou pour la ville de Cornouaille, aujourd'hui Quimper-Corentin, qui est en basse Bretagne. Comme les Bretons sont fort renommés pour leurs danses, peut-être faisoit-on chez eux des instrumens pour les exciter à danser.
Ceux qui ont fait mention du cornouiller n'en parlent que comme d'un bois propre à faire des armes.
Et bena bello cornus,
dit Virgile au livre II des Géorgiques.
Les javelots des Romains étoient faits de cornouiller, dont le bois est fort dur. Apparemment que ceux des Grecs étoient de la même matière, puisqu'Homère, dans l'ode qu'il adresse à Mercure, lui dit: Oui, par ce dard fait de cornouiller, je publierai vos louanges. (Lantin de Damerey.)
, pagesVers 22128-22422.
Omnia vincit amor, et no cœdamus amori.
(Virgil., Éclog. X, carm. 69.)
Vers 22192-22486. Tout le passage suivant, entre crochets, du vers 22193-22487 au vers 22378-22670, doit être considéré comme une intercalation, assez inutile du reste, voire même ridicule.
, pagesVers 22240-22534.
Quum le submoveant, qui testamenta merentur
Noctibus, in cœlum quos evehit optimia summi
Nunc via processus, vetulæ vesîta beatæ?
Unciolam Proculeius habet, sed Gillo deuncem,
Partes quisque suas, ad mensuram inguinis heres.
(D. Juvenal, Sat. I, v. 37.)
(Francisque Michel.)
Vers 22244-22538. On chercherait vainement, dans la collection des œuvres d'Ovide, le passage auquel Jean de Meung fait ici allusion. Il appartient au livre II d'un poème faussement attribué au chantre des Métamorphoses et publié, sous le titre de Vetula, par Goldast, dans un volume intitulé: Ovidii Nasonis Pelignensis erotica et amatoria opuscula, etc. Franfurti, typis Wolffrangi Richteri ... anno MDCX, in 80. Voyez liv. II, chap. XXXI-XLI, pag. 152-161. Le lecteur curieux de savoir à qui l'on peut attribuer cette composition, dont il existe un manuscrit du XIIe siècle à la bibliothèque de Montpellier (fonds [p.415] Bouhier, E, 56), trouvera tous les renseignements désirables dans la notice littéraire sur Ovide, tome VIII, pages 380-382, des œuvres complètes de ce poète publiées dans la collection Lemaire. (Francisque Michel.)
, pagesVers 22505-22803. Il nous a été impossible de reproduire ici le double sens de rains, qui veut dire à la fois reins et rameaux.
, pagesVers 22552-22830. Fis veut dire ici: assuré, fidèle, pluriel de fit ou fid, dérivé de fidum. On peut donc traduire ce vers de deux façons: 1° mais j'étais alors si assuré, j'y allais de si grand cœur; 2° mais je lui avais été jusqu'alors si fidèle. Enfin nous devons noter la version de Méon, que nous n'avons pas cru devoir conserver. Il écrit le vers ainsi:
Mais de tant fui-ge bien; lors fis
C'onques nul mal gré ne m'en sot....
que l'on peut traduire ainsi:
Mais bien m'en trouvai; je sus faire
Que nul mauvais gré ne m'en sût....
Enfin nous parlerons une dernière fois de l'édition de M. Francisque Michel. Il adopte la version que nous avons suivie pour notre traduction, et met deux points après lors fis. Le sens se terminant à la fin de ce vers, force à traduire à peu près: Mais je n'y pris point garde.
[p.416]Nous n'aurions, à la rigueur, aucune objection à faire si l'éditeur ou l'imprimeur n'avait supprimé 40 vers, par inadvertance, car comment expliquer:
Mès de tant fui-ge bien lors fis:
Qui des amans les roses garde,
Moult en fait ores bone garde.
Évidemment c'est l'imprimeur qui a passé toute une page par mégarde; mais nous ne nous expliquons pas la légèreté de l'éditeur qui laisse subsister de pareilles négligences. Nous en sommes à nous demander s'il relisait ses épreuves, car ce n'est pas malheureusement la seule faute de ce genre que nous ayons relevée dans le cours de l'ouvrage.
Et, chose singulière, l'erreur se produit toujours de la même façon. Les vers passés sont rajoutés plus loin. Ici la faute est impardonnable, car ce sont les 40 vers oubliés qui viennent terminer le Roman d'une manière aussi ridicule qu'imprévue.
, pagesVers 22580-22882. Ici se termine, dans la plupart des manuscrits, le Roman de la Rose. Le passage suivant est évidemment postérieur.
CHAPITRE XCI.—Du vers 16553 au vers 16850.2
Comment Nature la subtille
Forge toujours ou filz ou fille,
Affin que l'humaine lignye
Par son deffaut ne faille mye.
CHAPITRE XCII.—Du vers 16851 au vers 16954.20
Comment le bon paintre Zeuxis
Fut de contrefaire pensis
La très-grant beaulté de Nature,
Et à la paindre mist grant cure.
CHAPITRE XCIII.—Du vers 16955 au vers 17062.26
Comment Nature la déesse
A son bon prestre se confesse,
Qui moult doulcement luy enhorte
Que de plus plourer se déporte.
CHAPITRE XCIV.—Du vers 17063 au vers 17220.34
Cy dit, à mon intention,
La meilleure introduction
Que l'en peut aux hommes apprendre,
Pour eulx bien garder et deffendre
Que nulles femmes leurs maistresses
Ne soyent quant sont jangleresses.
[p.418]
CHAPITRE XCV.—Du vers 17221 au vers 17412.44
Comment le fol Mary couart
Se met dedans son col la hart,
Quant son secret dit à sa Fame,
Dont pert son corps, et elle s'ame.
CHAPITRE XCVI.—Du vers 17413 au vers 17724.56
Entendez icy par grant cure
La confession de Nature.
CHAPITRE XCVII.—Du vers 17725 au vers 18300.76
Comment Nature se plaint cy
Des deuils qu'ils firent contre luy.
CHAPITRE XVCIII.—Du vers 18301 au vers 19296.110
Comment, par le conseil Themis,
Deucalion tous ses amis,
Luy et Pyrra la bonne dame,
Fit revenir en corps et ame.
CHAPITRE XCIX.—Du vers 19297 au vers 20028.170
Comment Nature proprement
Devise bien certainement
La vérité, dont gentillesse
Vient et en enseigne l'adresse.
CHAPITRE C.—Du vers 20029 au vers 20136.214
Cy est comme dame Nature
Envoye à Amours par grant cure,
Genius pour le salouer,
Et pour maints courages muer.
CHAPITRE CI.—Du vers 20137 au vers 20206.222
Comment damoiselle Nature
Se mist pour forgier à grand cure
En sa forge présentement;
Car c'estoit son entendement.
[p.419]
CHAPITRE CII—Du vers 20207 au vers 20408.226
Comment presche par très-grant cure
Les commandemens de Nature
Le vaillant prestre Genius,
En l'ost d'Amours, present Venus;
Et leur fait à chascun entendre
Tout ce que Nature veult tendre.
CHAPITRE CIII—Du vers 20409 au vers 20811.228
Ce fort excommuniement
Met Genius sur toute gent
Qui ne se veullent remuer
Pour l'espece continuer.
CHAPITRE CIV.—Du vers 20812 au vers 21428.262
Comment Jupiter fist preschier
Que chascun ce qu'avoit plus chier
Prenist, et en fist à son grè
Du tout et à sa voulenté.
CHAPITRE CV.—Du vers 21429 au vers 21590.300
Venus se recoursa devant
Ainsi que por cuillir le vent,
Et ala plus-tost que le pas
Au chastel, mais n'i entra pas.
CHAPITRE CVI.—Du vers 21591 au vers 21692.310
Cy commence la fiction
De l'ymage Pygmalion.
CHAPITRE CVII.—Du vers 21693 au vers 22048.316
Comment Pygmalion demande
Pardon, en présentant l'amande
A son ymage, des paroles
Qu'il dit d'elle, qui sont trop foles.
[p.420]
CHAPITRE CVIII.—Du vers 22049 au vers 22500.340
Comment ceulx du chastel yssirent
Hors, aussi-tost comme ils sentirent
La chaleur du brandon Venus,
Dont aucuns jousterent tous nudz.
CHAPITRE XIC.—Du vers 22501 au vers 22608.368
La conclusion du Rommant
Est, que vous voyez cy l'Amant
Qui prent la Rose à son plaisir,
En qui estoit tout son désir.
FAUTES A CORRIGER376
NOTES377