The Project Gutenberg eBook of L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 3/4)) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 3/4)) Compiler: L. Dussieux Release date: February 14, 2014 [eBook #44906] Language: French Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS (TOME 3/4)) *** Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS. EXTRAITS DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES ET DES DOCUMENTS ORIGINAUX, AVEC DES SOMMAIRES ET DES RÉSUMÉS CHRONOLOGIQUES, PAR L. DUSSIEUX, PROFESSEUR D'HISTOIRE A L'ÉCOLE DE SAINT-CYR. TOME TROISIÈME. PARIS, FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES, IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56. 1861. Tous droits réservés. L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS. TYPOGRAPHIE DE H. FIRMIN DIDOT.--MESNIL (EURE). RÉSUMÉ CHRONOLOGIQUE DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DE LA PÉRIODE DE L'HISTOIRE DE FRANCE CONTENUE DANS CE TROISIÈME VOLUME. 1285-1364. PHILIPPE LE BEL, 1285-1314. 1291. Traité de Tarascon. Fin de la guerre avec l'Aragon. Charles de Valois renonce à la couronne d'Aragon; la maison d'Anjou conserve le royaume de Naples, mais cède la Sicile à l'Aragon. 1292. Rupture avec l'Angleterre; elle commence par des rixes entre des matelots anglais et normands à la Rochelle, à la suite desquelles des corsaires anglais pillent la Rochelle. 1293. Édouard Ier est cité devant la cour des pairs; son refus de comparaître est suivi de la confiscation du duché de Guyenne et du commencement de la guerre. _Cinquième guerre avec l'Angleterre, 1293-1303._ 1295-1296. Philippe le Bel a pour allié le roi d'Écosse Jean Baillol, qui occupe Édouard Ier en Angleterre. Pendant ce temps Philippe le Bel fait la conquête de la Guyenne. 1298. Trêve de Montreuil. Les deux rois resteront maîtres de ce qu'ils possèdent en Guyenne jusqu'à la paix.--Édouard (II), fils du roi d'Angleterre, épouse Isabelle, fille de Philippe le Bel.--De ce mariage viennent les prétentions des rois d'Angleterre à la couronne de France. 1303. Traité de Paris. La Guyenne est rendue tout entière aux Anglais. _Lutte de Philippe le Bel contre Boniface VIII._ 1296. Boniface VIII, qui a pris Grégoire VII pour modèle et veut soumettre toutes les couronnes à la tiare, somme les deux rois de France et d'Angleterre de faire la paix.--Philippe le Bel continue la guerre et établit un impôt sur le clergé. Boniface VIII lance la bulle _Clericis laicos_, par laquelle il défend aux ecclésiastiques de payer aucun impôt aux laïques.--Philippe le Bel riposte en défendant qu'aucunes sommes d'argent ne sortent de ses États; ce qui privait la papauté des revenus qu'elle tirait de la France. 1297. La lutte finit pour un moment. Le pape canonise Louis IX. 1301. Les démêlés entre le pape et le roi de France recommencent à propos de quelques empiétements de Philippe le Bel sur les droits de l'Église.--Le pape envoie auprès du roi, comme légat, Bernard de Saisset, évêque de Pamiers, qui traite Philippe le Bel avec hauteur et conspire contre le roi en voulant faire soulever le Languedoc contre la domination française.--Philippe le Bel fait arrêter le légat et le fait juger par le parlement.--Le pape défend au roi de faire juger le légat et lance la bulle _Ausculta fili_, dans laquelle il dénonce et flétrit justement tous les abus et toutes les iniquités du gouvernement de Philippe le Bel. 1302. Le roi fait brûler publiquement la bulle du pape. Il assemble les premiers états généraux, et maintient l'indépendance du temporel contre le pouvoir spirituel, pendant que le pape publie la fameuse décrétale _Unam sanctam_, qui proclame la soumission de la puissance temporelle à l'autorité spirituelle. 1303. Philippe le Bel lance un acte d'accusation contre le pape, qu'il appelle _Maleface_, dans lequel il l'accuse de plusieurs crimes.--Le pape est attaqué, pris et souffleté dans Anagni, par Guillaume de Nogaret, aidé de Sciarra Colonna, chef des Gibelins.--Boniface VIII est délivré par le peuple d'Anagni, et meurt.--Benoît XI est élu et meurt en 1304. 1305. Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, est élu pape par l'influence de Philippe le Bel; il prend le nom de Clément V, et réside à Avignon. _Guerre de Flandre, 1297-1305._ 1297. Le comte de Flandre, Guy, allié du roi d'Angleterre, est vaincu à Furnes par les Français, et la Flandre est réunie à la France en 1299.--Jacques de Châtillon en est nommé gouverneur.--Les exactions et la tyrannie des Français soulèvent les Flamands. 1302. Les Français sont massacrés à Bruges et battus à Courtray. Robert comte d'Artois est tué dans cette bataille.--La bataille de Courtray est la première grande victoire gagnée sur la chevalerie par des milices et des troupes de pied. 1303. La flotte de Philippe le Bel, composée de vaisseaux génois, gagne la bataille de Zirickzée. 1304. Philippe le Bel gagne la bataille de Mons-en-Puelle. 1305. Philippe le Bel signe la paix avec les Flamands; il rend la Flandre au fils du comte Guy, et garde seulement la Flandre française (Lille). 1306. Révolte des Parisiens occasionnée par l'altération continuelle des monnaies et par les exactions de tous genres. 1307. Arrestation des Templiers. Ils sont jugés par l'inquisition; 54 sont brûlés. 1311. L'ordre est détruit par le concile de Vienne. 1314. Le grand maître et les dignitaires de l'ordre sont brûlés à Paris.--Soulèvement général contre Philippe le Bel, occasionné par ses violences de toutes espèces. LOUIS X, 1314-1316. 1315. Le supplice d'Enguerrand de Marigny, premier ministre de Philippe le Bel, et les concessions faites à la noblesse apaisent le soulèvement occasionné par la tyrannie de Philippe le Bel. 1316. Affranchissement des serfs du domaine royal. PHILIPPE V, 1316-1322. 1316. Les états généraux proclament Philippe V, frère de Louis X, et excluent du trône la fille de Louis X, parce que «les lys ne filent pas».--Première application de la loi salique. CHARLES IV, 1322-1328. PHILIPPE VI, 1328-1350. 1328. Les états généraux donnent la couronne à Philippe VI, fils de Charles de Valois, second fils de Philippe III, à l'exclusion de Charles le Mauvais, roi de Navarre, et d'Édouard III, roi d'Angleterre, qui descendent de Philippe le Bel, mais par les femmes.--Seconde application de la loi salique. 1328. Les Flamands, révoltés contre leur comte Louis de Nevers, sont vaincus à Cassel par Philippe VI, qui rétablit le comte Louis. 1329. Édouard III, roi d'Angleterre, fait hommage à Philippe VI, à Amiens, pour ses fiefs du Ponthieu et de la Guyenne; il reconnaît ainsi la loi salique. 1330-1332. Procès de Robert d'Artois.--Robert II, comte d'Artois, tué à la bataille de Courtray, avait eu pour successeur sa fille cadette Mahaud, à qui le parlement, en 1297, avait adjugé l'Artois. Robert II avait eu aussi d'un premier mariage un fils appelé Philippe, duquel était né Robert d'Artois (petit-fils de Robert II), qui disputa en 1330 le comté d'Artois à sa tante Mahaud, et le revendiqua devant le parlement. Robert produisit de faux actes et fit empoisonner la comtesse Mahaud. Assigné par le parlement, Robert se sauva en Angleterre, fut condamné à mort, et excita dès lors Édouard III à faire la guerre contre la France. _Sixième guerre avec l'Angleterre_, appelée _la guerre de cent ans, 1337-1453_. _Première partie de la guerre de cent ans, 1337-1360._ 1337. Édouard III déclare la guerre à Philippe VI et s'allie avec les Flamands. 1339. Édouard III, sur le conseil de J. Artevelt, prend le titre et les armes de roi de France.--Les rois d'Angleterre renonceront au titre de roi de France en 1802, à la paix d'Amiens; mais ils conserveront encore les armes de la maison royale de France dans leur écusson. 1340. Bataille de l'Écluse. La flotte de Philippe VI est détruite.--La mer est aux Anglais, et le passage d'Angleterre en France leur est assuré. _Guerre de Bretagne, 1341-1365._ 1341. Mort de Jean III, duc de Bretagne. Sa succession est disputée entre Jean comte de Montfort, son frère consanguin, et Charles de Blois, mari de Jeanne sa nièce.--Édouard III soutient le comte de Montfort; Philippe VI soutient Charles de Blois. 1342. Siége d'Hennebon, défendu par Jeanne de Montfort. 1345. Le dauphin de Vienne, Humbert V, cède le Dauphiné à la France.--Les Gantois massacrent Artevelt.--La Flandre est perdue pour les Anglais, qui font les plus grands efforts pour s'assurer de la Bretagne et avoir ainsi en France même une base d'opérations. 1346. Bataille de Crécy.--Édouard III débarque en Normandie; poursuivi par Philippe VI, il bat en retraite, passe la Somme et se retranche à Crécy après une marche de quarante-cinq jours. Les fautes de Philippe VI lui font perdre la bataille.--Les Anglais ont quelques canons à Crécy; c'est le premier emploi de l'artillerie dans une grande bataille.--On constate l'existence de canons dès 1326 à Florence, et en 1338 en France. En 1346, l'artillerie de Philippe VI était employée au siége d'Aiguillon. 1347. Prise de Calais par Édouard III. JEAN LE BON, 1350-1364. 1350. Combat des Trente. Victoire de Beaumanoir. 1354. Le connétable de la Cerda, favori du roi, est assassiné par Charles le Mauvais. 1355. Ravages des Anglais dans le Languedoc.--La noblesse exige une solde pour faire la guerre.--Dès lors nécessité de nouveaux impôts et de convoquer les états généraux pour consentir ces impôts. Convocation des états généraux. Ils réforment et s'attribuent l'administration des finances, en proie aux désordres et aux dilapidations de toutes sortes. Sous l'influence d'Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, les états généraux décident que les impôts seront levés sur toutes les classes de la société; qu'eux seuls ont le droit de voter les impôts; que le roi ne peut faire la guerre ni la paix, ni publier aucune loi sans leur consentement.--Le gouvernement représentatif était fondé en France, par cette déclaration, de même qu'en Angleterre, où il s'établissait à cette époque. Mais ces premiers essais de gouvernement représentatif ne durent que jusqu'en 1358. 1356. Le roi Jean arrête et emprisonne Charles le Mauvais. Bataille de Poitiers. Le roi est prisonnier.--La France est épuisée par les rançons qu'elle paye pour la délivrance des chevaliers pris à Poitiers.--Le mécontentement est général contre la noblesse, qui s'est fait battre par une poignée d'archers anglais et gascons, et qui en dix ans a perdu deux batailles désastreuses. Convocation des états généraux.--Luttes entre le Dauphin et Étienne Marcel. 1357. Le Dauphin prend le titre de régent.--Étienne-Marcel et Charles le Mauvais, délivré de prison, enlèvent tout pouvoir au régent. 1358. Toute-puissance d'Étienne Marcel; il se propose de donner la couronne à Charles le Mauvais. Pendant ce temps, les paysans, écrasés par la guerre, dépouillés et foulés par leurs seigneurs, qui ont besoin d'argent pour les rançons de Poitiers, se soulèvent en masse et se livrent à d'atroces représailles. Cette révolte ou _jacquerie_ est terminée par le massacre en masse des paysans révoltés. Étienne-Marcel est tué à Paris.--Le Dauphin redevient le maître. 1359. Paix de Pontoise entre le Dauphin et Charles le Mauvais. Traité de Londres signé entre Jean et Édouard III; il est rejeté par le Dauphin et par les états généraux. 1360. Invasion d'Édouard III; il arrive devant Paris; le Dauphin refuse de lui livrer bataille. La paix est signée à Bretigny. Le roi d'Angleterre possédera en toute souveraineté et sans aucune condition d'hommage: Calais, le Ponthieu et l'Aquitaine, comprenant le Poitou, l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois, le Périgord, le Limousin, le Quercy, le Rouergue, la Guyenne ou Bordelais, et la suzeraineté de toute la noblesse d'Aquitaine et de Gascogne.--Le roi payera une rançon d'au moins 250 millions de francs. 1362. Les Malandrins, Tard-Venus, Routiers, soldats licenciés après la paix de Bretigny, se forment en grandes compagnies ou armées, et ravagent la France à outrance. En 1362 elles gagnent la bataille de Brignais sur le duc de Bourbon. 1363. Jean donne en apanage à son fils Philippe le Hardi le duché de Bourgogne. 1364. Le duc d'Anjou, laissé par le roi Jean en Angleterre comme otage, s'enfuit; le roi retourne à Londres prendre la place de son fils et y meurt. LISTE CHRONOLOGIQUE DES ROIS DE FRANCE ET D'ANGLETERRE QUI ONT RÉGNÉ PENDANT CETTE PÉRIODE. ROIS DE FRANCE. _Suite des Capétiens directs._ Philippe IV, dit le Bel 1285-1314 Louis X, dit le Hutin 1314-1316 Philippe V, dit le Long 1316-1322 Charles IV, dit le Bel 1322-1328 _Maison de Valois._ Philippe VI 1328-1350 Jean le Bon 1350-1364 ROIS D'ANGLETERRE. Édouard I, 1272-1307. Édouard II, 1307-1327. Édouard III, 1327-1377. LES GRANDS FAITS DE L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉS PAR LES CONTEMPORAINS. COMMENCEMENT DE LA LUTTE DE PHILIPPE LE BEL ET DU PAPE BONIFACE. Coment l'évesque de Pamiés fu mis en prison. 1301. Et aussi en icest an, le premier évesque de Pamiés[1], qui du roy de France paroles contumelieuses[2] et plaines de blasme et de diffame en moult de lieux avoit semé, et pluseurs, si comme l'en disoit, avoit fait esmouvoir contre sa majesté, pour ce fu appellé à la court le roy, et jusques à tant que il se fust espurgié, sous le nom de l'archevesque de Nerbonne, de sa volenté, fu en sa garde détenu. Et jasoit que[3] contre cel évesque les amis du roy de France fussent griefment esmeus, toutesvoies le roy de sa bénignité ne souffri pas icelui évesque en aucune chose estre molesté né[4] malmis, sachant et entendant de grant courage estre injurié en la souveraine poesté et le souffrir, né en seurquetout le prince estre blescié, aucun estre blescié, glorieux[5]. Et en icest an ensement[6], au moys de février, l'archédiacre de Nerbonne envoié de par le pape Boniface, vint en France dénonçant de par ice pape au roy de France qu'il rendist icelui évesque sans delay; et luy monstra les lettres ès quelles le pape de Rome mandoit au roy de France que il vouloit qu'il sceut, tant ès temporelles choses comme ès spirituelles, estre soumis en la jurisdiction du pape de Rome, et ensement au roy dist, si comme ès lettres estoit contenu, que des églyses des ore mais en avant[7] né des provendes vacans en son royaume, jasoit ce qu'il eust la garde de eux, les usufruits, les profis ou les rentes à luy, ne préist né présumast détenir, et que tout ce gardast le roy aux successeurs des mors; et, avec tout ce, rappelloit celui souverain pape de Rome toutes les faveurs, graces et indulgences lesquelles pour l'aide du royaume de France au roy avoit ottroié, pour la raison de la guerre, en dénéant luy que aucune collacion de provendes ou de bénéfices ne entreprist à lui usurper, tenir et poursuir[8]; laquelle chose des ore en avant sé faisoit, le pape tout ce vain et faux tenoit, et luy et ceux qui à ce seroient consentans, hérites les réputoit. Et lors icelui archédiacre devant dit, message du pape Boniface, semont[9] tous les prélas du royaume de France, avecques aucuns abbés et maistres en théologie et de droit canon et civil, à venir à Rome ès kalendes de novembre prochain venant, personelment pour eux devant le pape comparoir. Et en icest an ensement, au moys de janvier, l'éclipse de la lune du tout en tout horriblement fu faicte. Et après ce, Phelippe roy de France rendi au message le pape l'évesque de Pamiés, et leur commenda que hastivement de son royaume départissent. Et après ce, en la mi-caresme ensuivant, icelui roy de France Phelippe le Biau assembla à Paris tous les barons et chevaliers nobles, tous les prélas, les frères Meneurs, les maistres et le clergié de tout le royaume de France, auxquels il commanda que il déissent et demandassent vraiement et privéement[10] aux personnes ecclésiastiques de qui il tenoient leur temporel ecclésiastique, et aux barons et chevaliers de qui leur fiés appelloient né disoient à tenir: car adecertes[11] la magesté royale doubtoit, pour ce que le pape luy avoit mandé tant des temporels comme des espirituels à luy estre sousmis, que ne voulsist le pape de Rome dire que le royaume de France fust tenu de l'églyse de Rome. Et comme tous les prélas et ecclésiastiques déissent avoir tenu du royaume de France, lors le roy leur en rendi graces, et promist que son corps et toutes les choses qu'il avoit exposeroit et mettroit, pour la liberté et franchise du royaume en toute manière garder. Les barons et les chevaliers, par la bouche du noble conte d'Artois, après ce respondirent, disans que de toutes leur forces estoient près et appareilliés pour la couronne de France, encontre tous adversaires, estriver[12] et deffendre. Et ainsi quant celui concile fu deslié et finé, fist lors crier la magesté royale que or né argent né quelconque marchandise du royaume de France ne fussent transportés; et cil qui contre ce feroit tout perdroit, et toutes-voies à tout le moins en grant amende ou en grant paine de corps seroit puni. Et dès lors en avant fist le roy les issues et les pas et les contrées du royaume de France très-sagement garder. [1] Bernard de Saisset, évêque de Pamiers. [2] Offensantes. [3] _Jaçoit que_ ou _jasois que_, quoique. [4] Ni.--_Sé_, pour si; _finé_, pour fini. [5] C'est-à-dire: Sachant et comprenant que c'était le fait d'un grand coeur de souffrir des injures, quand on était tout-puissant; et que surtout il était glorieux à un prince de ne laisser blesser nul autre que lui-même. (_Note de M. Paulin Pâris._) [6] Pareillement, en même temps, ensemble. [7] _Des ore mais en avant_, désormais, dorénavant, à l'avenir. [8] Poursuivre. [9] _Semondre_, commander. [10] Secrètement, en particulier. [11] _Adecertes_, _acertes_, certainement, assurément. [12] Combattre. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ BATAILLE DE COURTRAY. De l'occision de Bruges et de la fuite Jacques de Saint-Pol. 1302. Et en icest an ensement, à Bruges un chastel en Flandres, par les exactions non deues qu'il appellent maletoute, les gens du pays, par le gardien de Flandres, Jacques de Saint-Pol chevalier, contre le commandement du roy et la coustume de ce pays, estoient contrains et grevés. Et comme ne peust la clameur du peuple souventes fois estre oïe envers le roy de France, pour le très haut linage du devant dit Jacques, si en advint que le menu peuple s'esmut pour celle cause envers les grans et esleva, dont il y ot grant plenté[13] de sanc espandu; et tant de povres gens comme de riches furent occis les uns des autres. Desquiels aspretés et mouvemens fais, sé il peust estre fait apaisier, comme Phelippe le Biau roy de France, eust destiné et envoié nobles hommes mil et plus, appareilliés de toutes armes, avec Jacques de Saint-Pol; et fussent de ceux de Bruges, à grant révérence, dedens la ville paisiblement introduis; et disoient les Flamens de Bruges eux vouloir de toutes choses au commandement du roy de France pour bonne volenté et courage obéir: hélas! en icelle nuit du jour ensuivant que nos François estoient venus, comme il se reposassent et dormissent seurement, et ceux qui leur armes avoient ostées, furent tous traîtreusement occis. Car adecertes, si comme l'en dit, ceux de Bruges, en ce soir, avoient entendu Jacques de Saint-Pol de Flandres soi avoir vanté que l'endemain il devoit pluseurs de eux faire pendre au gibet. Pour ceci ainsi comme tous desespérés de très-grant paour, presumèrent et entrepristrent à faire telle desloyale felonnie: et toutes fois s'en eschapa le dit Jacques, par qui celle rage estoit esmeue, avec pou[14] de compaignie, céléement et occultement, fuiant hors de la ville. Et lors ainsi ceux de Bruges reprenant l'esprit du rebellement, la gent d'un port de mer prochain (que l'en appelle Dam) à eux tantost s'accordèrent, et de maintenant degastèrent et chacièrent d'avec eux les gens du roy vilainement qui députés estoient et establis à la garde du port. Et lors après ce fait, les Flamens de Bruges, et aucuns autres Flamens, Guy de Namur, fils Guy conte de Flandres, qui en France tenoit prison, appellèrent pour venir en leur aide, et icelui comme deffendeur et seigneur receurent; lequel enforcié de grant multitude de soudoiers Alemens et Tyois[15] venans à eux, les encouragea à eux plus fort rebeller; et en toutes les manières qu'il pot les esmut et atisa et donna conseil à eux esmouvoir. [13] Beaucoup. [14] Peu. [15] Allemands et Allemands. De la bataille de Courtray. Adoncques endementiers[16], comme ceux de Bruges s'appareilloient à deffendre, querans de toutes pars aides et soudoiers, Robert noble conte d'Artois fu envoié du roy de France avec moult grant chevalerie des francs hommes et grant multitude de gent à pié, et vint en Flandres, et entre Bruges et Courtray tendirent paveillons et trés[17]; car adecertes il ne pooient passer, pour l'yaue du fleuve près d'ilec courant, sur laquelle yaue les Flamens avoient rompu un pont. Et lors endementiers comme les François entendissent à appareillier le pont, ceux de Bruges, souventes fois à bataille ordenée encontre courans à l'euvre, si comme il pooient, destourbans[18] tous les jours, les François appelloient à bataille; et lors, voulsissent ou non, le pont après ce rappareillié, à un mercredi septiesme jour du mois de juillet, de l'accort de l'une partie et de l'autre, venir à bataille deussent. Ceux de Bruges, si comme l'en dit, estudians et cuidans mourir pour la justice, libéralité et franchise du pays, premièrement confessèrent leur péchiés humblement et dévotement, le corps de Nostre-Seigneur Jhésucrist reçurent, portant avec eux ensement aucunes reliques de sains, et à glaives, à lances, espées bonnes, haches et goudendars[19], serréement et espessement ordenés vindrent au champ à pié par un pou tous. Adoncques les chevaliers françois, qui trop en leur force se fioient, voiant contre eux iceux Flamens du tout en tout venir, si les orent en despit, si comme foulons, tisserans et hommes ouvrans d'aucuns autres mestiers; et lors les devant dis François chevaliers contredaignans[20], leur gent de pié[21] qui devant eux estoient et aloient, et qui viguereusement les assailloient et moult bien se contenoient, firent retraire, et ès Flamens pompeusement et sans ordre s'embatirent. Lesquiels chevaliers gentils François, ceux de Bruges, à lances aguës, forment empaignans et deboutans, gettèrent et abatirent à terre du tout en tout ceux qui à celle empointe furent à l'encontre. Desquels la ruine tant soudaine voiant le noble conte d'Artois Robert, qui oncques n'avoit accoustumé à fuir, avec la compaignie des nobles fors et viguereux, ainsi comme lyon rungent[22] et esragié, se plonga ès Flamens. Mais pour la multitude des lances que les Flamens espessement et serréement tenoient, ne le pot le gentil conte Robert tresforer[23] né trespercier. Et lors adecertes ceux de Bruges, ainsi comme s'il fussent convertis et mués en tigres, nulle ame n'espargnièrent, né haut né bas ne deportèrent, mais aux lances aguës bien ancorées[24] que l'en appelle bouteshaches et godendars, les chevaliers des chevaux faisoient trébuchier; et ainsi comme il chéoient comme brebis, les acraventoient sus la terre. Adonc le bon conte Robert d'Artois, vaillant et enforcié de toutes gens, jasoit ce qu'il fust navré de moult de plaies, toutes voies se combati-il forment et viguereusement, mieux voullant gesir mort avec les nobles hommes qu'il voioit devant luy mourir, que à ce vil et villain peuple rendre soy vif enchaitivé. Et lors, quant les autres compaignies qui estoient en l'ost des François, tant à cheval comme à pié, virent ce, à par un pou deux mille haubers avec le conte de Saint-Pol et le conte de Bouloigne, et Loys fils Robert de Clermont, pristrent la fuite très-laide et très-honteuse, laissans le conte d'Artois avec les autres honnorables et nobles batailleurs, Dieu quel dommage et quel doleur! ès mains des villains estre détrenchiés mors et acraventés. Des quiels la fuie non esperée voians les Flamens adversaires, lors pour ce leur courages enforciés reculèrent, et ceus qui par un pou vaincus s'en vouloient fuir, requerans et venans aux tentes des fuians, trestout ravirent et pristrent. Et adecertes ilec avoit grant copie[25] d'armes et grant appareil batailleur. Par les quiels les Flamens enrichis et des corps occis, quant il les orent tous desnués de leur armes et de leur vestemens, et la bataille du tout en tout vaincue, à grant joie à Bruges s'en revindrent. Et ainsi à grant doleur tous les corps desnués, et tant de nobles hommes demourans en la place du champ, comme il ne fust qui les baillast à sépulture, les corps de eux les bestes des champs, les chiens et les oysiaux mengièrent; laquelle chose en dérision et escharnissement et moquerie tourna au roy de France et à tout le lignage des mors en reproche perpétuel en tous les jours. Et adecertes y gisoient mors et acraventés[26] moult de nobles hommes, dieux quel dommage! c'est à savoir: le gentil conte d'Artois Robert, et Godefroy de Breban, son cousin, avec son fils le seigneur de Virson, Adam le conte de Aubemarle, Jehan fils au conte de Haynaut, Raoul le seigneur de Nelle, connestable de France, et Guy son frère, mareschal de l'ost, Regnaut de Trie, chevalier esmeré[27], le chambellanc de Tancarville, Pierre Flotte, chevalier, et Jacques de Saint-Pol, chevalier, monseigneur Jean de Bruillas, maistre de arbalestriers, et jusques au nombre de deux cents, et moult d'escuiers vaillans et preux. Toutes voies au tiers jour après ce fait, à ice lieu vint le gardien des frères Meneurs d'Arras, et recueilli le corps du très-noble conte d'Artois, desnué de vesteures et navré de trente plaies. Lequel gentil conte icelui gardien en une chapelle prochaine d'ilecques de femmes de religion nonains, de petit édifiement, si comme il pot, quant il ot le service célébré, mist le corps en sépulture. Et vraiement iceste instance et démollicion et male aventure à François à venir, icelle comete qui à la fin du moys de septembre devant passé à l'anuitier par pluseurs jours fu veue par le royaume de France, et l'éclipse au mois de janvier faite, si comme dient aucuns, le segnifièrent et demonstrèrent. [16] Pendant ce temps-là.--Formé de _Inde_ et _interim_. [17] Tentes. [18] Troublant, inquiétant. [19] Sorte de lances. [20] Ripostant. [21] L'infanterie française était toujours chargée de commencer le combat. C'est à cette retraite qu'il fallut s'en prendre de la perte de la bataille. (_Note de M. Paulin Pâris._) [22] Rugissant. [23] Percer. [24] Terminées en forme d'_ancres_, à peu près comme des hallebardes. [25] Abondance.--_Copia_, d'où _copieux_. [26] Écrasés, brisés. [27] Éprouvé. _Emeritus_, émérite. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ SUITE DE LA LUTTE DE PHILIPPE LE BEL CONTRE LE PAPE BONIFACE. Des prélas de France qui envoièrent à court de Rome. 1302. En ce meisme temps les prélas du royaume de France qui en l'an devant prochain estoient appellés et semons de venir à court de Rome, si orent conseil ensemble, et regardèrent qu'il n'i pooient aler, tant pour la guerre de Flandres comme pour ce que par les maistres du royaume de France estoit dévée porter or et argent; mais pour ce qu'il ne peussent estre repris de désobéissance envoièrent pour eux trois évesques, qui denoncièrent pour eux au pape Boniface la cause de leur demourance. Et à ce pape ensement envoia le roy de France l'évesque d'Aucuerre Pierre, et luy pria que pour s'amour il regardast de la besoigne pour laquelle les dis évesques vouloient assembler jusques à un temps miex convenable. Du cardinal Le Moine qui vint en France en message. Et adecertes en cest an ensement les prélas du royaume de France, delès le mandement en l'an devant passé, aux kalendes de novembre non comparans né venans, Boniface riens n'ordena de ce qu'il avoit empensé à faire: et pour ce que à profit venir ne povoient, si comme devant avoient segnefié et mandé, lors à eux le pape de Rome Jehan Le Moine, prestre et cardinal de l'églyse de Rome, en France envoia et destina, qui à Paris au commencement du mois de quaresme vint. Quant le concile fu assemblé, il orent secret conseil avec eux, et au pape par lettres closes ce qu'il avoit oï de eux manda; et tant longuement demoura en France jusques à tant que sur ces choses le pape luy mandast sa volenté et son plaisir. Et en cest an ensement, en Gascoigne, ceux de Bourdiaux qui jusques à maintenant sous le povoir du roy de France paisiblement et à repos s'estoient tenus, quant il oïrent son repaire de Flandres sans riens faire, tous ses gens et les François déboutèrent et chacièrent hors de Bourdiaux, la seigneurie d'icelle cité à eux, par folle présompcion, usurpans et prenans. Car adecertes il doubtoient, si comme pluseurs affermoient, que sé la paix du roy de France et du roy d'Angleterre estoit du tout en tout faite, que il de maintenant au povoir du roy d'Angleterre ne fussent sousmis, et que tantost après il ne leur fist ainsi comme il avoit fait jadis à la cité de Londres. Car l'en dit luy avoir fait pendre les bourgeois à leur portes. De l'accusement le pape de Rome. 1303. En ce temps, les barons et les prélas du royaume de France, par le commandement du roy, à Paris au concile se assemblèrent[28], et ilec fu traitié devant tous: c'est assavoir d'aucuns agravemens du royaume et du roy et des prélas que à eux, si comme l'opinion de moult de gens estoit veu affirmer, le pape de Rome en prochain entendoit faire[29]. Et fu ensement icelui pape d'aucuns chevaliers devant les prélas et la royale majesté de moult de crimes blasmé, diffamé et accusé: c'est assavoir de hérésie, de symonie et d'omicide, et de moult d'autres vilains mesfais droitement sur luy mis et tous vrais, si comme aucuns disoient. Et pour ce que à pape et à prélas hérites[30] selon ce que l'en treuve ès sains canons, ne doit pas estre paiée obédience, fu ilec du commun conseil de tous appellé jusques à tant que le pape de ces crimes et de ces cas que l'en luy avoit mis sus s'espurgast, et qu'il en fust de tout en tout purgié. Et ainsi à la parfin, ce parlement deslié, l'abbé de Cistiaux seul à eux non assentant avec indignacion et desdaing de moult tant du roy comme des prélas, s'en revint à son propre lieu. Et lors le cardinal de Rome Jehan Le Moine, qui un pou devant ce avoit esté envoié en France, et lors en pélerinage estoit allé à Saint-Martin-de-Tours, quant il oï nouvelles du pape, au plus tost qu'il pot issir du royaume de France s'en issi. Et en cest an ensement Robert fils le conte de Bouloigne et d'Auvergne, Blanche la fille Robert de Clermont, fils du saint roy de France Loys, espousa. [28] Il s'agit dans ce conseil (concile) de la première tenue des états généraux. [29] C'est-à-dire: de beaucoup d'injures graves que le pape, si comme on voyait beaucoup de gens l'affirmer, se proposait de leur faire prochainement. (_Note de M. Paulin Pâris._) [30] Hérétiques. Coment le message de pape Boniface fu mis en la prison le roy. En icest an ensement un archédiacre de Constance, nommé Nicole de Bonnefaite, message du pape Boniface et de luy en France envoyé pour ce que le royaume supposast à entredit, si comme pluseurs l'estimoient, à Troies, une cité de Champagne, au royaume de France, fu pris et mis en la prison le roy de France. En cest an ensement Phelippe fils le conte de Flandres Gui, qui par pluseurs ans avec le roy de Secile Charles le secont avoit demouré, et de maintenant usant, si comme l'en disoit, de la pecune pape Boniface et de son aide, avec grant compaignie de Tyois et d'Alemans soudoiers, environ la Saint-Jean-Baptiste, appliqua en Flandres; duquel le peuple des Flamens accréu moult et enorgueilli, la terre du roy de France prist plus aigrement à envaïr que devant, et lors le chastel de Saint-Omer, en la conté d'Artois, dès maintenant voullurent asseoir. Et comme non pas sagement passoient et aloient entour le chastel, des leur en occistrent ceux du chastel trois mille: de la quelle chose les Flamens trop iriés et courrouciés, comme il ne pussent ilec profiter pour la forteresse du lieu, vers Terouanne, une cité du royaume de France, menèrent leur ost; laquelle au mois de juillet assistrent et consommèrent par embrasement. De la mort le pape Boniface. Et en icest an ensement, quant le pape Boniface entendi les félonnies et les crimes de luy dis au concile des François, et l'appel qui fu proposé et fait des prélas, si proposa à faire un concile pour remédier à ces choses. Et pour ce qu'il ne luy fust fait injure de pluseurs qu'il avoit courrouciés et meismement des cardinals de la Colompne qu'il avoit déposés, si se douta et lors s'en ala à la cité d'Anaigne[31], dont traioit origine[32] et naissance, et sous la garde de ceux de la cité se reçut, en atraiant à lui par jour les cardinals dehors les murs, et au vespre revenant, les portes de la cité closes. Chascun jour pourchaçoit et délibéroit quelle chose seroit mieux à faire en si grant tourbe de choses: mais comme il cuidast ilec trouver seur refuge et reconfort, si fu ilec de ses adversaires maintenant assis. Et quant ceux de la cité virent ce, si mandèrent aux Romains que il receussent leur pape, aux quiels quant il furent venus, il fu tantost rendu et pris: et eust été d'un des chevaliers de la Colompne deux fois parmi le corps féru d'un glaive sé un autre chevalier de France ne l'eust contresté: mais toutes fois de ce chevalier de la Colompne en retraiant fu féru au visage, si que il en fu ensanglanté. Et comme il fu mené à Rome d'un chevalier le roy de France nommé monseigneur Guillaume de Nogaret, il le suivi humblement et dévotement, auquiel pape l'en dit lui avoir reprouvé et dit en telle manière: «O toi chaitif pape, voy et considère et regarde de monseigneur le roy de France la bonté, qui tant loing de son royaume te garde par moi et deffent.» Duquiel les paroles ice pape après ce ramenant à mémoire, comme il fu à Rome establi en son consistoire, la besoigne du roy de France et de son royaume commist à Mahy-le-Rous, diacre-cardinal, qui, selon ce qu'il seroit expédient et avenant, de la devant dite besoigne à sa pleine volenté ordeneroit. Et quant il ot ce dit, au chastel de Saint-Ange dedens Rome s'en ala et se reçut; et par le flux de ventre, si comme l'en dit, chéi en frenaisie, si qu'il mengeoit ses mains; et furent oïes de toutes pars par le chastel les tonnerres et veues les foudres non acoustumées et non apparans ès contrées voisines. Celui pape Boniface sans devocion et profession de foy mourut. Après laquelle chose, fu pape en l'églyse de Rome le cent quatre-vingt et dix-huitiesme, Benedic l'onziesme, de la nacion de Lombardie, de l'ordre des frères Prescheurs que l'en appelle Jacobins. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ [31] Anagni. [32] Il tirait (_extrahebat_). LA BATAILE DE MONS EN PUELLE. 1304. De la bataille de Mons en Peure: coment les Flamens furent desconfis. En ce meisme an ensuivant Phelippe le Biau, roy de France, tierce fois après le rebellement de ceux de Flandres, à Mons en Peure au moys d'aoust assembla contre eux grant ost. Adonc, comme à un jour du moys dessus dit, de convenance et d'acort fait de l'une partie à l'autre[33] déussent venir à bataille, ceux de Bruges et les autres Flamens, dès maintenant leur armes prises, toutes leur charrètes, leur charios et leur autre appareil bataillereux tout entour eux espessement et ordenéement mistrent, pour ce que nul ne les peust trespercier né envaïr sans grant péril. Et lors de toute pars les François comme il deussent entrer en bataille, je ne sai par quel parlement, eux ainsi avironnés, sans bataille et sans aucun assaut jusques vers vespres se tindrent. Et adecertes pluseurs cuidoient, pour les messages d'une part et d'autre entrevenans, que paix fust du tout faicte et fermée; et pour ce se départirent et espandirent çà et là en aucune manière, non cuidans en ce jour plus avoir bataille. Lors les Flamens ce apercevans soudainement s'esmurent, et vindrent jusques aux tentes du roy; et fu le roy si près pris que à paines pot-il estre armé à point; et ainsois que il peust estre monté sur son cheval, pot-il véoir occire devant luy messire Hue de Bouville, chevalier, et deux bourgeois de Paris, Pierre et Jaques Gencien, les quiels pour le bien qui estoit en eux estoient prochains du roy; mais quant il fu monté, très-fier et très-hardi semblant monstra à ses anemis. [33] D'un commun accord. Adonc le roy ainsi noblement soy contenant, François ce aprenans qui jà ainsi comme d'une paour se vouloient dessambler et départir, pour le roy secourre isnelement se hastèrent, et du tout en tout à la bataille s'abandonnèrent, et crièrent ensamble: _Le roy se combat! le roy se combat!_ et ainsi la bataille constraingnant et de toutes pars croissant, Charles conte de Valois, Loys conte d'Evreux, frères Phelippe le roy de France, Gui conte de Sainct-Pol, Jehan conte de Dammartin, nobles chevaliers et autres grans maistres, pluseurs contes, ducs et barons et chevaliers, avec les autres nobles compaignies à pié et à cheval, ès Flamens lors isnelement se plungièrent et embatirent, et vers le roy se traistrent. Lors adonc iceux nobles, estant avec leur noble et forte compaignie à pié et à cheval, la bataille entre eux merveilleuse, forte et aspre fu faicte; mais les Flamens du tout en tout furent rués jus et acraventés, et de eux fu faicte grant occision et mortalité, et si grant abatéis, qu'il ne porent plus arrester. Mais la fuite commencièrent très-laide et très-honteuse, délaissans charrètes et charios et tout leur appareil bataillereux. Et adecertes, pour voir, sé la nuit oscure venant n'eust la bataille empeschiée, pou de si grant nombre de Flamens en fust eschapé que mors du tout en tout ne fussent. Et ainsi, la bataille parfaicte et fenie, notre roy Phelippe, noble batailleur, à torches de cire alumées, de la bataille s'en revint aux tentes avec sa noble chevalerie. Et ainsi comme il fut dit pour voir, sé cil roy de France Phelippe le Biau ne se fust contenu si noblement ou si vertueusement, ou sé en aucune manière il eust montré la queue de son cheval aux Flamens pour soy en retourner, tout l'ost des François eust ramené ainsi comme à néant ou, par aventure, desconfit. Adecertes en celle bataille des Flamens fu occis un noble chevalier et le chief ot copé Guillaume de Juilliers, noble chevalier, et luy copa Jehan de Dammartin, et pluseurs autres grans Flamens, et de menu peuple grent multitude y furent occis, à par un pou jusques à trente six mille. Et aussi en celle bataille, le conte d'Aucuerre, noble chevalier françois, par la très-grant chaleur qui ilec estoit, fu estaint de soif. Et ainsi Phelippe le Biau, roy de France, en l'an de son règne dix-huit, à Mons en Peure en Flandres, usant de l'aide de Dieu, de ces Flamens, sans grant péril, de luy meisme loable victoire en rapporta; et à Paris environ la Sainct-Denis, à grant joie et inestimable revint. Et en cest an, au moys de décembre, les os de Robert jadis conte d'Artois, lequel avoit esté tué en Flandres, furent aportés à Pontoise, et en l'églyse de Maubuisson près Pontoise furent enterrés. Et en ce meisme an, après Noël, l'en commença à traictier en parlement à Paris de la paix des Flamens, mais il n'i ot rien consommé né parfait. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis_, éditées et annotées par M. Paulin Pâris. RÉVOLTE DES PARISIENS, 1306. Coment le commun de Paris s'esmut. Et adcertes en cest an meisme à Paris, pour les louages des maisons des bourgeois de Paris qui vouloient prendre du peuple bonne monnoie et forte, qui alo étoit appelée[34], grant dissencion et descort mut et esleva. Et lors s'esmurent pluseurs du menu peuple, si comme espoir[35] foulons et tisserans, taverniers et pluseurs autres ouvriers d'autres mestiers; et firent aliance ensemble, et alèrent et coururent sus un bourgeois de Paris appelé Estienne Barbète[36], duquel conseil, si comme il estoit dit les louages des dites maisons etoient pris à la bonne et forte monnoie, pour laquelle chose le peuple estoit esmeu et grevé. Et lors le premier jeudi devant la Tiphaine envaïrent et assaillirent un manoir du devant dit bourgeois Estienne, qui estoit nommé la Courtilles Barbète, et par feu mis le dégastèrent et destruirent; et les arbres du jardin du tout en tout corrompirent, froissièrent et débrissièrent. Et après eux départans, à tout grant multitude d'alans à fust et à bastons, revindrent en la rue Saint-Martin et rompirent l'ostel du devant dit bourgeois, et entrèrent ens efforciement, et tantost les toniaux de vin qui au celier estoient froissièrent, et le vin espandirent par places; et aucuns d'eux d'icelui vin tant burent qu'il furent enyvrés. Et après ce, les biens meubles de la dite maison, c'est asavoir coutes, coissins, coffres, huches, et autres biens froissièrent et débrisans par la rue en la boue les espandirent, et aux coutiaux ouvrirent les coutes, et les orilliers traiant contre le vent despitement getèrent, et la maison en aucuns lieux descouvrirent, et moult d'autres dommages y firent. Et ice fait, d'ilec se partirent et retournèrent traiant vers le Temple au manoir des Templiers, où le roy de France estoit lors avec aucuns de ses barons, et ilec le roy assistrent si[37] que nul n'osoit seurement entrer né issir hors du Temple; et les viandes que l'en aportoit pour le roy getèrent en la boue, laquelle chose leur tourna au dernier à honte et à dommage et à destruiment de corps. Après ce, par le prévost de Paris, si comme l'en dist, et par aucuns barons, par soueves paroles et blandissements apaisiés, à leur maisons paisiblement retournèrent; des quiex par le commandement le roy pluseurs, le jour ensuivant, furent pris et mis en diverses prisons. Et en la vigile de la Tiphaine, par le commandement du roy, espéciaument pour sa viande que il luy avoient espandue et gettée en la boue, et pour le fait du dit Estienne, vingt-huit hommes, aux quatre entrées de Paris, c'est assavoir: à l'orme[38] par devers Saint-Denis faisant entrée, furent sept pendus; et sept devers la porte Saint-Antoine faisant entrée, et six à l'entrée devers le Roule vers les quinze vint aveugles faisant entrée, et huit en la partie de Nostre-Dame-des-Champs faisant entrée, furent pendus. Les quiex, un pou après ce, des ormes remués et ostés, en gibés nouviaux fais, en chacune partie et entrée, de rechief furent tous pendus et mors; laquelle chose envers le menu peuple de Paris chei en grant doleur. [34] _Qui alors estoit appelée._ Ainsi portent tous les manuscrits, excepté le no 218 du Sup. fr., où on lit: _Qui alo estoit appelée._ Et je crois que c'est la seule bonne. _Alo_ pour _aloi_, monnoie d'_aloi_. Il faut savoir que Philippe le Bel avoit depuis onze ans laissé déprécier les monnoies, et permis à ceux qui en affermoient l'entreprise d'en altérer le titre. L'abus devint si grand, qu'il fallut songer à y remédier: il fit donc rétablir l'ancien titre de la monnoie publique, qu'il appella d'_aloi_, mais sans retirer de la circulation la monnoie altérée. Dès lors on conçoit que les créanciers voulussent tous être payés en forte monnoie, et que les débiteurs réclamassent le droit d'acquitter en mauvaises pièces les obligations qu'ils avoient contractées sous l'influence de ces mauvaises pièces. De là la querelle. (_Note de M. Paulin Pâris._) [35] _Espoir_, vraisemblablement. [36] Dans la Vieille-Rue-du-Temple. [37] Assiégèrent, bloquèrent tellement que. [38] De cet usage de pendre aux ormes qui ombrageaient l'entrée des portes ne peut-on pas tirer l'origine du proverbe: _Attendez-moi sous l'orme?_ Pour moi, je n'en fais aucun doute. (_Note de M. Paulin Pâris._) _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ LES TEMPLIERS. 1306-1310. Des Templiers qui furent pris par tout le royaume de France. En cest an ensement, tous les Templiers du royaume de France, du commandement de celui meisme roy de France Phelippe le Bel, et de l'ottroi et assentement du souverain évesque pape Climent, le jour d'un vendredi après la feste Saint-Denis, ainsi comme sus le mouvement d'une heure, soupçonnés de détestables et horribles et diffamables crimes, furent pris par tout le royaume de France, et en diverses prisons mis et emprisonnés. L'an de grace mil trois cent et sept dessus dit ensuivant, le roy de France Phelippe se parti environ la Penthecouste pour aler à Poitiers parler au pape et aux cardinals: et là furent moult de choses ordenées par le pape et par le roy, et especiaument de la prise des Templiers. Et manda le pape aux maistres de l'Ospital et du Temple, qui souverains estoient en la terre d'Oultre-mer, expressement, qu'il se comparussent personnellement à certain temps à Poitiers devant luy. Lequiel mandement le maistre du Temple accompli; mais le maistre de l'Ospital fu empeschié en l'isle de Rodes des Sarrasins, si ne pot venir au terme qui luy estoit mandé; mais il envoia certains messages pour luy excuser. Si avint assez tost après que la dite isle de Rodes fu recouvrée, et adonc le maistre de l'Ospital vint à Poitiers parler au pape. De la condampnacion des Templiers. 1310. En l'an de Nostre-Seigneur mil trois cent et dix, pluseurs Templiers, à Paris vers le moulin Saint-Antoine, comme à Senlis, après les conciles provinciaux sur ces choses ilec célébrées et faites, furent ars, et les chars et les os en poudre ramenés: des quiels Templiers dessus dis cinquante-quatre, le mardi après la feste de la Saint-Nicolas en may, vers le dit moulin à vent, si comme il est dessusdit, furent ars. Mais iceux, tant eussent à souffrir de douleur, oncques en leur destruction ne vouldrent aucune chose recognoistre. Pour la quielle chose leur ames, si comme on disoit, en porent avoir perpétuel dampnement, car il mistrent le menu peuple en très grant erreur. Et pour voir après ce ensuivant, la veille de l'Ascencion Nostre-Seigneur Jhésucrist, les autres Templiers en ce lieu meisme furent ars et les chars et les os ramenés en poudre; des quiels l'un estoit l'aumosnier du roy de France, qui tant de honneur avoit en ce monde; mais oncques de ses forfais n'ot aucune recognoissance. Et le lundi ensuivant, fu arse, au lieu devant dit[39], une béguine clergesse qui estoit appellée Marguerite la Porete, qui avoit trespassée et transcendée l'escripture divine et ès articles de la foy avoit erré, et du sacrement de l'autel avoit dit paroles contraires et préjudiciables; et, pour ce, des maistres expers de théologie avoit esté condampnée. [39] A la place de Grève. Les cas et forfais pour quoy les Templiers furent pris et condampnés à morir et encontre eux aprouvés, si comme l'en dit, et d'aucuns en prison recogneus, ensuivent ci-après: Le premier article du forfait est tel: Car en Dieu ne créoient pas fermement, et quant il faisoient un nouvel Templier, si n'estoit-il de nulluy sceu coment il le sacroient, mais bien estoit veu que il luy donnoient les draps[40]. [40] L'habit. Le secont article: Car quant icelui nouvel Templier avoit vestu les draps de l'ordre, tantost estoit mené en une chambre oscure; adecertes le nouvel Templier renioit Dieu par sa male aventure, et aloit et passoit par-dessus la croix, et en sa douce figure crachoit. Le tiers article est tel: Après ce, il aloient tantost aourer une fausse ydole. Adecertes icelle ydole estoit un viel pel[41] d'homme embasmée et de toile polie[42], et certes ilec le Templier nouveau mettoit sa très vile foy et créance, et en luy très-fermement croioit: et en icelle avoit ès fosses des ieux escharboucles reluisans ainsi comme la clarté du ciel; et pour voir, toute leur foy estoit en icelle, et estoit leur dieu souverain, et chascun en icelle s'affioit et meismement de bon cuer. Et en celle pel avoit barbe au visage; et pour certain ilec convenoit le nouvel Templier faire hommage ainsi comme à Dieu, et tout ce estoit pour despit de Nostre-Seigneur Jhésucrist, Nostre Sauveur. [41] Une vieille peau d'homme. [42] C'étoit sans doute une momie égyptienne recueillie par les Templiers, et qu'on les accusa d'adorer. (_Note de M. Paulin Pâris._) Le quart: Car il cognurent ensement la traïson que saint Loys ot ès parties d'Oultre-mer, quant il fu pris et mis en prison. Acre, une cité d'Oultre-mer, traïsrent-il aussi par leur grant mesprison. Le quint article est tel: Que si le peuple crestien en ce temps fust prochainement alé ès parties d'Oultre-mer, il avoient fait telles convenances et telle ordenance au soudan de Babiloine, qu'il leur avoient par leur mauvaistié appertement les crestiens vendus. Le sixième article est tel: Qu'il congnurent eux du trésor le roy à aucun avoir donné qui au roy avoit fait contraire, laquelle chose estoit domageuse au royaume de France. Le septième est tel: Que, si comme l'en dit, il cognurent le péchié de hérésie; pour quoy c'estoit merveilles que Dieu souffroit tels crimes et félonnies détestables estre fais! mais Dieu, par sa pitié, souffre moult de félonnies estre faites! Le huitième est tel: Si nul Templier, en leur ydolatrie bien affermé, mouroit en son malice, aucune fois il le faisoient ardoir, et de la poudre de luy en donnoient à mengier aux nouviaux Templiers; et ainsi plus fermement leur créance et leur ydolatrie tenoient; et du tout en tout despisoient le vray corps Nostre-Seigneur Jhésucrist. Le neuviesme est tel: Si nul Templier eust entour luy çainte ou liée une corroie, laquelle estoit en leur mahommerie, après ce jamais leur loy par luy pour morir ne fust recognue; tant avoit ilec sa foy affermée et affichiée. Le disiesme est tel: Car encore faisoient-il pis, car un enfant nouvel engendré d'un Templier en une pucelle, estoit cuit et rosti au feu, et toute la gresse ostée, et de celle estoit sacrée et ointe leur ydole. Le onziesme est tel: Que leur ordre ne doit aucun enfant baptisier ni lever des saincts fons, tant comme il s'en puisse abstenir; ni sur femme gisant d'enfant[43] seurvenir ne doivent, si du tout en tout ne se veullent issir à reculons, laquelle chose est détestable à raconter. Et ainsi pour iceux forfais, crimes et félonnies détestables furent du souverain évesque pape Climent et de pluseurs évesques, et arcevesques et cardinaux condampnés. [43] Étant en couches. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis_, édité et annotées par M. Paulin Pâris. LES TROIS MOINES ROUGES. Ballade Bretonne. Les Bretons appellent les Templiers les moines rouges. Cruels, impies et débauchés, les Templiers étaient partout détestés. On voit, dit M. de la Villemarqué, aux portes de Quimper, les ruines d'une antique commanderie de Templiers. C'est probablement là que se passa le fait consigné dans la ballade suivante. Il y a lieu de croire que ce crime fut commis sous l'épiscopat d'Alain Morel, évêque de Quimper, de 1290 à 1321. Je frémis de tous mes membres, je frémis de douleur, en voyant les malheurs qui frappent la terre. En songeant à l'événement horrible qui vient d'arriver aux environs de la ville de Quimper, il y a un an. Katelik Moal cheminait en disant son chapelet, quand trois moines, armés de toutes pièces, la joignirent. Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds, au milieu du chemin, trois moines rouges. Venez avec nous au couvent, venez avec nous, belle jeune fille; là, ni or ni argent, en vérité, ne vous manquera. Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n'est pas moi qui irai avec vous, j'ai peur de vos épées qui pendent à votre côté. Venez avec nous, jeune fille, il ne vous arrivera aucun mal.--Je n'irai pas, messeigneurs; on entend dire de vilaines choses! On entend dire assez de vilaines choses aux méchants! que mille fois maudites soient toutes les mauvaises langues! Venez avec nous, jeune fille, n'ayez pas peur!--Non vraiment! je n'irai point avec vous! j'aimerais mieux être brûlée! Venez avec nous au couvent, nous vous mettrons à l'aise.--Je n'irai point au couvent, j'aime mieux rester dehors. Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on, sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n'en sont point sorties. S'il y est entré sept jeunes filles, vous serez la huitième! Et eux de la jeter à cheval, et de s'enfuir au galop; De s'enfuir vers leur demeure, de s'enfuir rapidement avec la jeune fille en travers, à cheval, un bandeau sur la bouche. Et au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus, ils furent bien déconcertés en cette commanderie[44]; Au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus: que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci maintenant? [44] Couvent de Templiers. Mettons-la dans un trou de terre.--Mieux vaudrait sous la croix. Mieux vaudrait encore qu'elle fût enterrée sous le maître autel. Et bien! enterrons-là ce soir sous le maître autel, où personne de sa famille ne viendra la chercher. Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend! De la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable. Or, un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, voyageait tard, battu de l'orage; Il voyageait par là, et cherchait quelque part un asile, quand il arriva devant l'église de la commanderie. Et lui de regarder par le trou de la serrure, et de voir briller dans l'église une petite lumière; Et les trois moines à gauche qui creusaient sous le maître autel; et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés. La pauvre jeune fille se lamentait et demandait grâce: Laissez-moi ma vie, messeigneurs, au nom de Dieu! Messeigneurs, au nom de Dieu, laissez-moi ma vie. Je me promènerai la nuit et me cacherai le jour. Et la lumière s'éteignit, et il restait à la porte sans bouger, stupéfait, Quand il entendit la jeune fille se plaindre au fond de son tombeau:--Je voudrais pour ma créature l'huile et le baptème; Puis l'extrême-onction pour moi-même, et je mourrai contente et de grand coeur après. Monseigneur l'évêque de Cornouailles[45], éveillez-vous, éveillez-vous, vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle; Vous êtes là dans votre lit, sur la plume bien molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d'un trou de terre dure, Demandant pour sa créature l'huile et le baptême, et l'extrême-onction pour elle-même. [45] La Cornouailles est le diocèse de Quimper, c'est-à-dire l'extrémité de la Bretagne. (_Cornu Galliæ_). On creusa sous le maître autel par ordre du seigneur comte (de Quimper), et on retira la pauvre fille au moment où l'évêque arrivait; On retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant, endormi sur son sein; Elle avait rongé ses deux bras, elle avait déchiré sa poitrine; elle avait déchiré sa blanche poitrine jusqu'à son coeur. Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant, sur la tombe; Il passa trois jours et trois nuits les genoux dans la terre froide, vêtu d'une robe de crin et nu-pieds. Et au bout de la troisième nuit, tous les moines étant là, l'enfant vint à bouger entre les deux lumières (placées à ses côtés); Il ouvrit les yeux, il marcha droit, droit aux trois moines rouges:--Ce sont ceux-ci! Ils ont été brûlés vifs, et leurs cendres jetées au vent; leur corps a été puni à cause de leur crime. DE LA VILLEMARQUÉ, _Chants populaires de la Bretagne_, 2 vol. in-12, 1846, t. 1, p. 305. LETTRES DE PHILIPPE IV _par lesquelles il confirme celle de Charles comte de Valois, portant affranchissement des habitants du comté de Valois._ 1311. Philippe, par la grâce de Dieu roi des Français, faisons savoir à tous tant présents qu'à venir, que nous avons confirmé et revêtu de notre sceau les lettres suivantes de notre très-cher cousin germain et fidèle Charles comte de Valois et d'Alençon, et rédigées de la manière suivante[46]. [46] Nous ne donnons ici que le préambule et les trois premiers articles de ces lettres si importantes et si peu connues de Charles de Valois. Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit. Charles, fils de roi de France, comte de Valois et d'Alençon, de Chartres et d'Anjou, à tous ceux qui ces lettres verront et entendront, salut en celui qui est le vrai salut de tous. Comme toute créature humaine, formée qui est à l'image de Notre-Seigneur, doit généralement être franche[47] par droit naturel, et qu'en aucuns pays cette naturelle liberté ou franchise, par le jeu de servitude, qui tant est haïssable, est si effacée et obscurcie, que les hommes et les femmes qui habitent ès lieux et pays dessusdits en leur vivant sont réputés ainsi comme morts, et à la fin de leur douloureuse et chétive vie si étroitement liés que des biens que Dieu leur a prêtés en ce siècle[48] et qu'ils ont acquis par leur propre labeur, et accrus et conservés par leur prévoyance, ils ne peuvent en leur dernière volonté disposer ni ordonner, ni accroître en leurs propres fils, filles et leurs autres proches. Nous, mus de pitié, pour le remède et salut de notre âme et pour considération d'humanité et de commun profit, 1. Donnons et octroyons très-plénière franchise et liberté perpétuelle à toutes personnes, de quelque sexe elles soient, nées et à naître, en mariage ou dehors, de notre comté de Valois et de son ressort, en quelque état ils se voudront porter, et aux personnes et aux héritiers et successeurs des personnes dessusdites, réservé toutefois à nous et à nos héritiers la succession des bâtards qui mourront sans héritiers de leur corps. [47] Libre. [48] Monde. 2. De rechef, il est à savoir que les personnes devant dites et leurs héritiers, en quelques lieux que ils demeurent en ladite comté ou ressort ou hors, demeureront franchement et en paix, sans main morte[49] ou formariage[50], ou autre espèce de servitude quelle qu'elle soit; au contraire, peuvent et pourront dorénavant franchement et en paix demeurer en ladite comté et ressort, et dans le royaume de France et ses appartenances, et hors du royaume; et en quelque partie que les personnes dessusdites se transporteront, et en quelque état qu'ils soient, vivront ou mourront, Nous, nos héritiers ou successeurs, ou chacune autre personne, de quelque dignité qu'elle soit, ne pourrons lever ou prendre, ou lever ou faire prendre des personnes dessusdites, ou de leurs hoirs ou successeurs, ou de ceux qui ont ou auront cause d'eux morte main, formariage ou autres redevances serves, pour l'occasion des choses susdites, ou occasion d'espèce de servitude quelle qu'elle soit. [49] _Main morte_, servitude. _Main mortables_ se disait des serfs dont les biens appartenaient au seigneur après leur mort; les serfs ne pouvaient tester que jusqu'à cinq sols sans la permission de leur seigneur. Quand un serf mourait sans laisser de bien, on lui coupait la main droite, qu'on donnait à son seigneur; de là les noms de _main morte_ et _main mortable_. [50] _Formariage_, somme que payait un serf à son seigneur pour pouvoir épouser une femme de condition libre ou une femme serve appartenant à un autre seigneur. 3. Les personnes dessusdites peuvent et pourront par le temps à venir prendre tonsure de clerc quand ils voudront, faire mariage, entrer religieux et élire[51] états et se mettre là où ils voudront et pourront...; et si aucune des personnes dessusdites, mâles ou femelles, prennent priviléges de tonsure de clerc, ou entrent en religion, ou acquièrent aucune autre franchise ou liberté quelle qu'elle soit, nous voulons que dorénavant ils en usent et en jouissent pleinement et en paix... [51] Choisir. Fait en l'an de grâce 1311, le 9 avril. _Ordonnances des Rois de France_, t. XII, p. 387. AFFRANCHISSEMENT DES SERFS. _Lettres de Louis X portant que les serfs du domaine du roi seront affranchis moyennant finance._ A Paris, le 3 Juillet 1315. Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, à nos améz et féaus maître Saince de Chaumont et maître Nicolle de Braye, salut et dilection. Comme selon le droit de nature chacun doit naistre franc[52], et par aucuns usages ou coustumes, qui de grant ancienneté ont esté entroduites et gardées jusques cy en nostre royaume, et par avanture pour le meffet de leurs prédecesseurs, moult de personnes de nostre commun pueple soient encheües en liens de servitude et de diverses conditions, qui moult nous desplaît, Nous considérants que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voullants que la chose en vérité soit accordant au nom, et que la condition des gens amende de nous en la venue de nostre nouvel gouvernement; par délibération de nostre grant conseil avons ordené et ordenons, que généraument, par tout nostre royaume, de tant comme il peut appartenir à nous et à nos successeurs, telles servitudes soient ramenées à franchises, et à tous ceux qui de ourine[53] ou ancienneté, ou de nouvel par mariage, ou par résidence de lieux de serve condition, sont encheües ou pourroient eschoir au lien de servitudes, franchise soit donnée aux bonnes et convenables conditions. Et pour ce, et spécialement que nostre commun pueple qui par les collecteurs, sergents et autres officiaux, qui au temps passé ont été députez sur le fait des mains mortes et formariages, ne soient plus grevez, ni domagiez pour ces choses, si comme ils ont esté jusques icy, laquelle chose nous déplaît, et pour ce que les autres seigneurs qui ont des _hommes de corps_[54] prennent exemple à nous de eux ramener à franchise. Nous qui de vostre léauté et aprouvée discrétion nous fions tout à plain, vous commettons et mandons, par la teneur de ces lettres, que vous alliez dans la baillie[55] de Senlis et ès ressorts d'icelle, et à tous les lieux, villes et communautéz, et personnes singulières[56] qui ladite franchise vous requerront, traitez et accordez avec eux de certaines compositions, par lesquelles suffisante recompensation nous soit faite des émoluments qui desdites servitudes pouvoient venir à nous et à nos successeurs, et à eux donnez de tant comme il peut toucher nous et nos successeurs générales et perpétuelles franchises, en la manière que dessus est dite, et selon ce que plus plainement le vous avons dit, déclaré et commis de bouche. Et nous promettons en bonne foy que nous, pour nous et nos successeurs, ratifierons et approuverons, tiendrons et ferons tenir et garder tout ce que vous ferez et accorderez sur les choses dessus dites, et les lettres que vous donnerez sur nos traités, compositions et accords de franchises à villes, communautés, lieux ou personnes singulières, nous les agréons dès-ors endroit, et leur en donnerons les nôtres sur ce, toutefois que nous en serons requis. Et donnons en mandement à tous nos justiciers et sujets, que en toutes ces choses ils obéissent à vous et entendent diligemment. [52] _Franc_, libre; _franchise_, liberté; _affranchir_, mettre en liberté. [53] Origine. [54] Serfs. [55] Le bailliage. [56] Personne isolée, particulière. LES PASTOUREAUX. De la muette[57] des pastouriaux. 1320. En cest an, commença en France une muette sans nulle discrétion: car aucuns truffeurs publièrent que il estoit révélé que les pastouriaux devoient conquerre la Saincte Terre, si s'assemblèrent en très grant nombre; et acouroient les pastouriaux des champs, et laissoient leur bestes; et sans prendre congié à père ne à mère, s'ajoustoient aux autres, sans denier et sans maille. Et quant cestui qui les gouvernoit vit qu'il estoient si fors, si commencièrent à faire maintes injures, et se aucun de eux pour ce estoit pris, il brisoient les prisons et les en traoient à force, dont il firent grant vilenie au prévost de Chastelet de Paris, car il le trébuchièrent par un degré, et n'en fu plus fait[58]. Si se partirent de Paris robant les bonnes gens, et les villes les laissoient aler, puisque Paris n'i avoit mis nul conseil; et s'en vindrent jusques en la terre de Langue d'Oc; et tous les juis qu'il trouvoient il occioient sans merci; ne les baillis ne les povoient garantir, car le peuple crestien ne se vouloit mesler contre les crestiens pour les Juis. Dont il avint qu'il s'en fuirent en une tour bien cinq cens, que hommes, que femmes, que enfans; et les pastouriaux les assaillirent, et iceux se deffendirent à pierre et à fust; et quant ce leur failli, si leur gettèrent leur enfans. Adonc mistrent les pastouriaux le feu en la porte, et les juis virent que il ne poroient eschaper, si s'occistrent eux-meismes. Les pastouriaux s'en alèrent vers Carcassonne pour faire autel, mais ceux qui gardoient le pays assemblèrent grant ost et alèrent contre eux, et il se dispersèrent et fuirent çà et là, et les pluseurs furent pris et pendus par les chemins, ci dix, ci vingt, ci trente; et ainsi failli celle folle assemblée. [57] Muette, meute (_émeute_), de _motus_, sédition. [58] Et ils n'en eurent aucune punition. _Et il n'en fut rien._ _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ LES LÉPREUX. De la condampnacion des mesiaux[59]. 1321. En l'an mil trois cent vingt et un, le roy estoit en Poitou, et luy aporta l'en nouvelle que en la Langue d'Oc tous les mesiaux estoient ars, car il avoient confessé que tous les puis et les fontaines il avoient ou vouloient empoisonner, pour tous les crestiens occire et conchier de messellerie; si que le seigneur de Partenai luy envoia sous son seel la confession d'un mesel de grant renon qui luy avoit esté accusé sur ce qu'il recognut que un grant Juis et riche l'avoit à ce incliné, et donné douze livres et baillé les poisons pour ce faire; et luy avoit promis que se il povoit les autres mesiaux amener à ce faire, que il leur administreroit deniers et poisons. Et comme l'en luy mandast la recepte de ces poisons, il dist qu'il estoit de sanc d'homme et de pissast, et de trois manières de herbes, lesquielles il ne sot nommer ou ne voult, et si y metoit-on le corps Jhésucrist; et puis, tout ce on séchoit, et en faisoit-on poudre que l'en metoit en sachets que l'en lyoit à pierres ou à autre chose pesant, et la getoit-on en iaue; et quant le sachet rompoit si espandoit le venin. [59] Lépreux.--Mesellerie, variété de la lèpre. Et tantost le roy Phelippe manda par tout le royaume que les mesiaux fussent tous pris et examinés; desquiels pluseurs recognurent que les Juis leur avoient ce fait faire par deniers et par promesses, et avoient fait quatre conciles en divers pays, si que il n'avoit meselerie au monde, fors que deux en Angleterre, dont aucuns n'i fust en l'un[60], et en emportoient les poisons. Et leur donnoit-on à entendre que quant les grans seigneurs seroient mors, qu'il auroient leur terres, dont il avoient jà devisé les royaumes, les contés et les éveschiés. Et disoit-on que le roy de Garnate, que les crestiens avoient pluseurs fois desconfit, parla aux Juis que il voulsissent emprendre celle malefaçon, et il leur donroit assez deniers et leur administreroit les poisons; et il distrent que il ne le pourroient faire par eux; car se les crestiens les véoient approuchier de leur puis, si les auroient tantost souppeçonneux; mais par les mesiaux qui estoient en vilté pourroit estre fait; et ainsi par dons et par promesses les Juis les enclinoient à ce: et pluseurs renioient la foy et metoient le corps de Jhésucrist en poisons, par quoy moult de mesiaux et de Juis furent ars; et fu ordené de par le roy que ceux qui seroient coupables fussent ars, et les autres mesiaux fussent enclos en maladreries sans jamais issir; et les Juis furent bannis du royaume; mais depuis y sont-il demourés pour une grant somme d'argent. [60] _En l'un._ Dans l'une de ces assemblées. En cest an meisme avint-il un cas à Vitri qui estoit tel, que comme quarante Juis fussent emprisonnés pour la cause devant dite des mesiaux, et il sentissent que briefment les convendroit mourir, si commencièrent à traitier entre eux en telle manière que l'un d'eux tueroit tous les autres, afin que il ne fussent mis à mort par la main des incirconcis: et lors fu ordené et acordé de la volenté de tous que un qui estoit ancien et de bonne vie en leur loy les metroit tous à mort; le quiel ne s'i voult acorder s'il n'avoit avec luy un jeune homme; et adonc ces deux les tuèrent tous, et ne demoura que ces deux: et lors commença une question entre eux deux, le quiel metroit l'autre à mort? Toute fois l'ancien fist tant par devers le jeune que il le mist à mort; et ainsi demoura le jeune tout seul, et prist l'or et l'argent de ceux qui estoient mors, et commença à penser coment il pourroit eschaper de celle tour où il estoit. Si prist des draps et en fist des cordes, et se mis à paine pour descendre: mais sa corde si fu trop courte, et si pesoit moult pour l'avoir qu'il avoit entour luy, si chéi ès fossé et se rompi la jambe; le quiel quant il fu là trouvé, si fu mené à la justice, et confessa tout ce que devant est dit; et lors fu-il condampné à mourir avec ceux que il avoit tué. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ PHILIPPE LE LONG DÉCRÈTE L'UNITÉ DES POIDS ET MESURES. 1321. Et en ce meisme an, conçut le roy et ot en pensée de ordener que par tout son royaume n'auroit que une mesure et une aune. Mais maladie le prist, si ne pot accomplir ce que il avoit conceu; et si avoit eu en propos que toutes les monnoies du royaume fussent venues à une. Et cette chose le roy avoit intention de faire. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ FÉODALITÉ, CHEVALERIE, ÉDUCATION, MOEURS GÉNÉRALES DES XIIe, XIIIe et XIVe SIÈCLES. Lorsque les Franks s'établirent en Gaule, ce pays pouvait contenir de dix-sept à dix-huit millions d'hommes, sur lesquels cinq cent mille chefs de famille tout au plus étaient de condition à payer la capitation: cela veut dire que plus des deux tiers des habitants étaient de condition servile. L'esclavage portait sa peine en soi: les invasions étaient faciles chez des peuples dont les deux tiers, désarmés et opprimés, n'avaient aucun intérêt à défendre la patrie. Le même terrain qui fournirait maintenant plus de quinze mille hommes en état de résister n'avait pas deux mille citoyens à opposer à la conquête. Les esclaves chez les Romains et chez les Grecs étaient de deux sortes principales; les uns attachés à la maison et à la personne du maître, les autres plantés sur le sol qu'ils cultivaient. Les Germains ne connaissaient que ce dernier genre d'esclaves; ils les traitaient avec douceur, et en faisaient des colons plutôt que des serfs. Les Franks multiplièrent ces esclaves de la terre dans les Gaules; peu à peu l'_esclavage_ se changea en _servage_, lequel servage se convertit en _salaire_, lequel salaire se modifiera à son tour: nouveau perfectionnement qui signalera la troisième ère et le troisième grand combat du christianisme. Si la moyenne propriété industrielle recommença par la bourgeoisie, la petite propriété agricole recommença par les serfs affranchis, devenus fermiers propriétaires moyennant une redevance, quand la servitude germanique eut prévalu sur la servitude romaine. Celle-ci paraît même avoir été complétement abolie sous les rois de la seconde race. On ne voit plus, en effet, sous cette race, de _serfs de corps_ ou _d'esclaves domestiques_ dans les maisons[61]. Il en résulta ce bel axiome de jurisprudence nationale: Tout esclave qui met le pied sur terre de France est libre. [61] L'esclavage de corps ne cessa pas partout à la fois: il se prolongea surtout en Angleterre, par trois causes: le dur esprit des habitants; l'invasion normande, qui ranima le droit de conquête; l'usage du pays, qui n'admet l'abolition formelle d'aucune loi. En 1283, les annales du prieuré de Dunstale fournissent cette note: «Au mois de juillet de la présente année, nous avons vendu Guillaume PYKE, notre esclave, et reçu un marc du marchand.» C'était moins que le prix d'un cheval. Jusqu'au milieu du dix-septième siècle, dans ces guerres que les Anglais faisaient à Charles Ier pour la _liberté des hommes_, on voit ces fameux niveleurs vendre comme esclaves des royalistes faits prisonniers sur le champ de bataille. C'est donc un fait étrange, mais certain, que la féodalité a puissamment contribué à l'abolition de l'esclavage par l'établissement du servage. Elle y contribua encore d'une autre manière, en mettant les armes à la main du vassal: elle fit du serf attaché à la glèbe un soldat sous la bannière de sa paroisse; si on le vendait encore quand et quand la terre, on ne le vendait plus comme individu avec les autres bestiaux. Le serf sur les murs de Jérusalem escaladée, ou vainqueur des Anglais avec du Guesclin, ne portait plus le fer qui enchaîne, mais le fer qui délivre. Le paysan serf, demi-soldat, demi-laboureur, demi-berger du moyen âge, était peut-être moins opprimé, moins ignorant, moins grossier que le paysan libre des derniers temps de la monarchie absolue. On doit néanmoins faire une remarque qui expliquera la lenteur de l'affranchissement complet dans le régime féodal. L'affranchissement chez les Romains ne causait presque aucun préjudice au maître de l'affranchi; il n'était privé que d'un _individu_. Le serf constituait une partie du _fief_; en l'affranchissant on _abrégeait_ le fief, c'est-à-dire qu'on le diminuait, qu'on amoindrissait à la fois la _qualité_, le _droit_ et la _fortune_ du possesseur. Or, il était difficile à un homme d'avoir le courage de se dépouiller, de s'abaisser, de se réduire soi-même à une espèce de servitude, pour donner la liberté à un autre homme. Voyons maintenant quelle était la classe d'hommes qui dominait les serfs, les gens de _poueste_, les vilains, _taillables à merci de la teste jusqu'aux pieds_. L'égalité régnait dans l'origine parmi les Franks. Leurs dignités militaires étaient électives. Le chef ou le roi se donnait des _fidèles_ ou compagnons, des _leudes_, des _antrustions_. Ce titre de leude était personnel; l'hérédité en tout était inconnue. Le leude se trouvait de droit membre du grand conseil national et de l'espèce de cour d'appel de justice que le roi présidait: je me sers des locutions modernes pour me faire comprendre. J'ai dit que cette première noblesse des Franks, si c'était une noblesse, périt en grande partie à la bataille de Fontenay. D'autres chefs franks prirent la place de ces premiers chefs, usurpèrent ou reçurent en don les provinces et les châteaux confiés à leur garde: de cette seconde noblesse franke personnelle sortit la première noblesse française héréditaire. Celle-ci, selon la qualité et l'importance des fiefs, se divisa en quatre branches: 1º les grands vassaux de la couronne et les autres seigneurs qui, sans être au nombre des grands vassaux, possédaient des fiefs à grande mouvance; 2º les possesseurs de fief de bannière; 3º les possesseurs de fief de haubert; 4º les possesseurs de fief de simple écuyer. De là quatre degrés de noblesse: noblesse du sang royal, haute noblesse, noblesse ordinaire, noblesse par anoblissement. Le service militaire introduisit chez la noblesse la distinction du chevalier, _miles_, et de l'écuyer, _servitium scuti_. Les nobles abandonnèrent dans la suite une de leurs plus belles prérogatives, celle de juger. On comptait en France quatre mille familles d'ancienne noblesse, et quatre-vingt-dix mille familles nobles pouvant fournir cent mille combattants. C'était, à proprement parler, la population militaire libre. Les noms des nobles dans les premiers temps n'étaient point héréditaires, quoique le sang, le privilége et la propriété le fussent déjà. On voit dans la loi salique que les parents s'assemblaient la neuvième nuit pour donner un nom à l'enfant nouveau-né. Bernard le Danois fut père de Torfe, père de Turchtil, père d'Anchtil, père de Robert d'_Harcourt_. Le nom héréditaire ne paraît ici qu'à la cinquième génération. Les armes conféraient la noblesse; la noblesse se perdait par la lâcheté; elle dormait seulement quand le noble exerçait une profession roturière non dégradante; quelques charges la communiquaient; mais la haute charge même de chancelier resta long-temps en roture. Dans certaines provinces _le ventre anoblissait_, c'est-à-dire que la noblesse était transmise par la mère. Les échevins de plusieurs villes recevaient la noblesse; on l'appelait _noblesse de la cloche_, parce que les échevins s'assemblaient au son d'une cloche. L'étranger noble, naturalisé en France, demeurait noble. Les nobles prirent des titres selon la qualité de leurs fiefs (ces titres, à l'exception de ceux de baron et de marquis, étaient d'origine romaine); ils furent ducs, barons, marquis, comtes, vicomtes, vidames, chevaliers, quand ils possédèrent des duchés, des marquisats, des comtés, des vicomtés, des baronnies. Quelques titres appartenaient à des noms, sans être inhérents à des fiefs; cas extrêmement rare. Le gentilhomme ne payait point la taille personnelle, tant qu'il ne faisait valoir de ses propres mains qu'une seule métairie; il ne logeait point les gens de guerre: les coutumes particulières lui accordaient une foule d'autres priviléges. Les nobles se distinguaient par leurs armoiries, qui commencèrent à se multiplier au temps des croisades. Ils portaient ordinairement un oiseau sur le poing, même en voyage et au combat: lorsque les Normands assaillirent Paris, sous le roi Eudes, les Franks qui défendaient le Petit-Pont, ne l'espérant pas pouvoir garder, donnèrent la liberté à leurs faucons. Les tournois dans les villes, les chasses dans les châteaux, étaient les principaux amusements de la noblesse. On ne se peut faire une idée de la fierté qu'imprima au caractère le régime féodal; le plus mince aleutier s'estimait à l'égal d'un roi. L'empereur Frédéric Ier traversait la ville de Thongue; le baron de Krenkingen, seigneur du lieu, ne se leva pas devant lui, et remua seulement son chaperon, en signe de courtoisie. Le corps aristocratique était à la fois oppresseur de la liberté commune et ennemi du pouvoir royal; fidèle à la personne du monarque alors même que ce monarque était criminel, et rebelle à sa puissance alors même que cette puissance était juste. De cette fidélité naquit l'honneur des temps modernes: vertu qui consiste souvent à sacrifier les autres vertus; vertu qui peut trahir la prospérité, jamais le malheur; vertu implacable quand elle se croit offensée; vertu égoïste et la plus noble des personnalités; vertu, enfin, qui se prête à elle-même serment, et qui est sa propre fatalité, son propre destin. Un chevalier du Nord tombe sous son ennemi; le vainqueur manquant d'arme pour achever sa victoire, convient avec le vaincu qu'il ira chercher son épée; le vaincu demeure religieusement dans la même attitude jusqu'à ce que le vainqueur revienne l'égorger: voilà l'honneur, premier-né de la société barbare. (MALLET, _Introduction à l'Histoire du Danemarck_.) De l'état des hommes passons à l'état des propriétés. Le fief, qui naquit à l'époque où le servage germanique débouta la servitude romaine, constitua la féodalité. Dans les temps de révolutions et d'invasions successives, les petits possesseurs, n'étant plus protégés par la loi, donnèrent leur champ à ceux qui le pouvaient défendre: c'est ce que nous avons appris de Salvien. De cet état de choses à la création du fief, il n'y avait qu'un pas, et ce pas fut fait par les barbares: ils avaient déjà l'exemple du bénéfice militaire, c'est-à-dire de la concession d'un terrain à charge d'un service, bien que les _fe-ods_ ne soient pas exactement les _prædia militaria_. Il arriva que le roi et les autres chefs ne voulurent plus accepter des immeubles, en installant le propriétaire donateur comme fermier de son ancienne propriété; mais ils la lui rendirent, à condition de prendre les armes pour ses protecteurs: ils s'engageaient de leur côté à secourir cette espèce de sujet volontaire. Voilà le vasselage et la seigneurie. Toutes les propriétés, dans la féodalité, se divisent en deux grandes classes: l'aleu ou le franc-aleu, le fief et l'arrière-fief. «Tenir en aleu, dit la _Somme rurale_, si est tenir terre de Dieu tant seulement, et ne doivent cens, rente, ne relief, ne autre redevance à vie ne à mort.» Cujas fait venir le mot _aleu_ (_alodium_) d'un possesseur des terres _sine lode_. Il est plus naturel de le tirer de la terre du _leude_, fidèle, ou de _drude_, ami: _drudi et_ _vassalli_ sont souvent réunis dans les actes. Leude est le _compagnon_ de Tacite, l'_homme de la foi_ du roi dans la loi salique, et l'_antrustion du roi_ des formules de Marculfe. L'aleu fut dans l'origine inaliénable sans le consentement de l'héritier. Il y eut deux sortes de franc-aleu: le noble et le roturier. Le noble était celui qui entraînait justice, censive ou mouvance; le roturier, celui auquel toutes ces conditions manquaient: ce dernier, le plus ancien des deux, représentait le faible reste de la propriété romaine. Les parlements différaient de principes sur le maintien du franc-aleu. Les pays coutumiers et de droit écrit, dans le ressort des parlements de Paris et de Normandie, ne reconnaissaient le franc-aleu que par _titres_, titres qu'il était presque toujours impossible de produire. La coutume de Bretagne, sous le parlement de la même province, rejetait absolument le franc-aleu. Les quatre parlements de droit écrit, Bordeaux, Toulouse, Aix et Grenoble, variaient dans leurs _us_, et rendaient des arrêts en sens divers: le parlement de Provence ne recevait que le franc-aleu, et le parlement de Dauphiné l'admettait dans quelques dépendances sur titres. Le Languedoc prétendait jouir du franc-aleu avant les _Établissements_ de Simon de Montfort, qui transporta dans le comté de Toulouse la coutume de Paris. «Après ce grand progrès d'armes, Simon, comte de Montfort, se voyant seigneur de tant de terres, de mesnagement ennuyeux et pénible, il les departit entre les gentilshommes tant françois qu'autres. . . . . . . . Pour contenir l'esprit de ses vassaux et assurer ses droits, il establit des loix generales en ses terres, par advis de huit archevesques ou evesques et autres grands personnages.» _Tam inter barones ac milites, quam inter burgences et rurales, seu succedant hæredes, in hæreditatibus_ _suis, secundum morem et usum Franciæ, circa Parisiis._ Les coutumes de Troyes, de Vitry et de Chaumont, réputaient toute terre franche ou alodiale. Le fief et l'aleu étaient la lutte et la coexistence de la propriété selon l'ancienne société, et de la propriété selon la société nouvelle. Quelquefois le fief se changea en aleu, mais l'aleu finit presque généralement par se perdre dans le fief. _Nulle terre sans seigneur_ devint l'adage des légistes. L'esprit du fief s'empara à un tel point de la communauté, qu'une pension accordée, une charge conférée, un titre reçu, la concession d'une chasse ou d'une pêche, le don d'une ruche d'abeilles, l'air même qu'on respirait, s'inféoda; d'où cette locution: _Fief en l'air, fief volant sans terre, sans domaine._ Fief, _feudum_, _feodum_, _foedum_, _fochundum_, _fedum_, _fedium_, _fenum_, vient d'_a fide_, latin, ou plutôt de _fehod_, (saxon) prix. La formule de la vassalité remonte au temps de Charlemagne: _Juro ad hæc sancta Dei Evangelia, . . . . . . . . ut vassalum domino._ Le fief était la confusion de la propriété et de la souveraineté: on retournait de la sorte au berceau de la société, au temps patriarcal, à cette époque où le père de famille était roi dans l'espace que paissaient ses troupeaux, mais avec une notable différence: la propriété féodale avait conservé le caractère de son possesseur; elle était conquérante; elle asservissait les propriétés voisines. Les champs autour desquels le seigneur avait pu tracer un cercle avec son épée relevaient de son propre champ. C'est le premier âge de la féodalité. Le mot _vassal_, qui a prévalu pour signifier homme de fief, ne paraît cependant dans les actes que depuis le treizième siècle. _Vassus_ ou _vassallus_, vient de l'ancien mot franc _gessell_, compagnon; conversion de lettres fréquente dans les auteurs latins: _wacta_, guet; _wadium_, gage; _wanti_, gants, etc. Il y avait des fiefs de trois espèces générales: fief de bannière, fief de haubert, fief de simple écuyer. Le fief banneret fournissait dix ou vingt-cinq vassaux sous bannière. Le fief de haubert devait un cavalier armé de toutes pièces, bien monté et accompagné de deux ou trois valets. Le fief de simple écuyer ne devait qu'un vassal armé à la légère. Tous les fiefs et arrière-fiefs ressortissaient au manoir des seigneurs, comme à la tente du capitaine: la grosse tour du Louvre était le _fief dominant_ ou le pavillon du général. Le terrain sur lequel Philippe-Auguste l'avait bâtie, il l'avait acheté du prieuré de Saint-Denis de la Chartre, pour une rente de trente sous parisis: ainsi, ce donjon majeur, d'où relevaient tous les fiefs, grands et petits, de la couronne, relevait lui-même du prieuré de Saint-Denis. Quand le roi possédait des terres dans la mouvance d'une seigneurie, il devenait vassal du possesseur de cette seigneurie; mais alors il se faisait _représenter_ pour prêter, comme vassal, foi et hommage à son propre vassal; on voulait bien user de cette indulgence envers lui, sans qu'il se pût néanmoins soustraire à la loi générale de la féodalité. Philippe III rend, en 1284, hommage à l'abbaye de Moissac. En 1350, le grand-chambellan rend hommage, au nom du roi Jean, à l'évêque de Paris, pour les châtellenies de Tournant et de Torcy: _Joannes, Dei gratia, Francorum rex. . . . . ., Robertus de Loriaco, de præcepto nostro, homagium fecit._ On citera encore un exemple, parce qu'il est rare dans son espèce, et qu'il affectera les lecteurs français comme l'historien qui le rappelle. Henri VI, _roi d'Angleterre_, rend hommage à des _bourgeois de Paris_. «Henry, par la grâce de Dieu, roi _de France et d'Angleterre_, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Savoir faisons que comme autrefois a fait nostre très-cher seigneur et ayeul feu le roi Charles (Charles VI), dernier trespassé, à qui Dieu _pardoînt_, par ses lettres sur ce faictes, données le 21e jour de mai, dernier passé, nous avons deputé et deputons Me Jean le Roy, nostre procureur au Chastelet de Paris, pour, et en lieu de nous, à homme et vassal, de ceux de qui sont mouvants et tenus en fiefs les terres, possessions et seigneuries, à nous advenues en la ville et vicomté de Paris depuis quatre ans en ça; et en faire les debvoirs, tels qu'il appartient. . . . . . . Donné à Paris, le 15e jour de mai 1423, et de notre règne le premier. Ainsi signé par le roi, à la relation du conseil tenu par l'ordonnance de monseigneur le régent de France, duc de Betfort.» Paris était un composé de fiefs; neuf d'entre eux relevaient de l'évêché: le Roule, la Grange-Batelière, l'outre Petit-Pont, etc. Les autres fiefs de la ville de Paris appartenaient aux abbayes de Sainte-Geneviève, de Saint-Germain des Prés, de Saint-Victor, du grand-prieuré de France, et du prieuré de Saint-Martin des Champs. On comptait en France soixante-dix mille fiefs ou arrière-fiefs, dont trois mille étaient titrés. Le vassal prêtait hommage tête nue, sans épée, sans éperons, à genoux, les mains dans celles du seigneur, qui était assis et la tête couverte; on disait: «_Je deviens vostre homme de ce jour en avant, de vie, de membre, de terrestre honneur; et à vous serai feal et loyal, et foi à vous porterai des tenements que je recognois tenir de vous, sauf la foi que je dois à nostre seigneur le roi._» Quand cette formule était prononcée par un tiers, le vassal répondait. _Voire: oui je le jure._ Alors le vassal était reçu par le seigneur _audit hommage à la foi et à la bouche_, c'est-à-dire au baiser, pourvu que ce vassal ne fût pas un _vilain_. «Quelquefois un gentilhomme de bon lieu est contrainct de se mettre à genoux devant un moindre que lui; de mettre ses mains fortes et genereuses dans celles d'un lasche et effeminé.» (_Traité des Fiefs._) Quand l'hommage était rendu par une femme, elle ne pouvait pas dire: «_Jeo deveigne vostre feme, pur ceo que n'est convienent que feme dira que el deviendra feme à aucun home, fors que à sa baron, quand ele est espouse_;» mais elle disait, etc. Main, fils de Gualon, du consentement de son fils Eudon, et de Viete sa bru, donne à Dieu et à Saint-Albin en Anjou la terre de Brilchiot; en foi de quoi le père et le fils baisèrent le moine Gaultier; mais comme c'était chose inusitée qu'une femme baisât un moine, Lambert, avoué de Saint-Albin, est délégué pour recevoir le baiser de la donatrice, avec la permission du moine Gaultier: _jubente Walterio monacho_. Robert d'Artois, comte de Beaumont, ayant à recevoir deux hommages de son _amée cousine madame Marie de Brebant, dame d'Arschot et de Vierzon_, ordonna: «Que nous et la dame de Vierzon devons estre à cheval, et nostre cheval les deux pieds devant en l'eau du gué de Noies, et les deux pieds derriere à terre seche, par devant nostre terre de Meun; et le cheval à ladite dame de Vierzon les deux pieds derriere en l'eau dudit gué, et les devant à terre seche par devers nostre terre de Meun.» L'hommage était _lige_ ou _simple_; l'hommage _ordinaire_ ne se doit pas compter. L'homme lige (il y avait six espèces d'hommes dans l'antiquité franke) s'engageait à servir en _personne_ son seigneur _envers et contre_ _toute créature qui peut vivre et mourir_. Le vassal simple pouvait fournir un remplaçant. On fait venir _lige_ ou du latin _ligare_, _liga_, _ligamen_, etc., ou du frank _leude_: Vous êtes de _Tournay, laquelle est toute lige au roi de France_. Tantôt le vassal était obligé à _plège_ ou _plejure_, tantôt à service _de son propre corps_, à devenir caution ou champion pour son seigneur: c'était la continuation de la clientèle franke et de l'inscription au rôle _Vassaticum_. Quand les rois _semonaient_ pour le service du fief militaire leurs vassaux _direct_, les ducs, comtes, barons, chevaliers, châtelains, cela s'appelait le _ban_; quand ils _semonaient_ leurs vassaux directs et leurs vassaux _indirects_, c'est-à-dire les seigneurs et les vassaux des seigneurs, les possesseurs d'arrière-fief, cela s'appelait l'_arrière-ban_. Ce mot est composé de deux mots de la vieille langue: _har_, camp, et _ban_, appel, d'où le mot de basse latinité _heribannum_. Il n'est pas vrai que l'arrière-ban soit le réitératif du ban. «Les vassaux, hommes et cavaliers, estoient comme des digues, des remparts, des murs d'airain, opposez aux ennemis; victimes devouez à la fortune de l'Estat, possedants une vie flottante, incertaine, le plus souvent ensevelie dans les ruines communes.» (_Du Franc-Aleu._) Les vassaux devaient aide en monnaie à leur seigneur en trois cas: lorsqu'il partait pour la Terre Sainte, lorsqu'il mariait sa soeur ou son fils aîné, lorsque ce fils recevait les éperons de la chevalerie. Il y avait des fiefs _rendables_ et _receptables_: le fief était _rendable_ quand le vassal, en certain cas, remettait les châteaux du fief au seigneur, en sortait avec toute sa famille, et n'y rentrait que quarante jours après la guerre finie; le fief était _receptable_ quand le feudataire, sans sortir des châteaux qu'il tenait, était obligé d'y donner asile à son seigneur. L'un et l'autre de ces fiefs étaient _jurables_, à cause du serment réciproque. L'investiture, qui remonte à l'origine de la monarchie, se faisait pour le royaume, sous la première race, par la franciske, le hang ou angon; sous la seconde race, par la couronne et le manteau; sous la troisième, par le glaive, le sceptre et la main de justice. L'investiture ou saisine du fief avait lieu au moyen de quelque marque extérieure et symbolique, suivant la nature du fief ecclésiastique ou militaire, titré ou simple: on jurait sur une crosse, sur un calice, sur un anneau, sur un missel, sur des clefs, sur quelques grains d'encens, sur une lance, sur un heaume, sur un étendard, sur une épée, sur une cape, sur un marteau, sur un arc, sur une flèche, sur un gant, sur une étrille, sur une courroie, sur des éperons, sur des cheveux, sur une branche de laurier, sur un bâton, sur une bourse, sur un denier, sur un couteau, sur une broche, sur une coupe, sur une cruche remplie d'eau de mer, sur une paille, sur un fétu noué, sur un peu d'herbe, sur un morceau de bois, sur une poignée de terre. On trouve encore de vieux actes dans les plis desquels ces fragiles symboles sont conservés; le gage n'était rien, parce que la foi était tout. «_Le seigneur est tenu à son homme comme l'homme à son seigneur, fors que seulement en reverence._» Une société à la fois libre et opprimée, innocente et corrompue, raisonnable et absurde, naïve, capricieuse, attachée au passé comme la vieillesse, forte, féconde, avide d'avenir comme la jeunesse; une société entière reposa sur de simples engagements, et n'eut d'autre loi d'existence qu'une parole. La création des terres nobles dans le régime féodal était une idée politique, la plus extraordinaire et en même temps la plus profonde: la terre ne meurt point comme l'homme; elle n'a point de passions; elle n'est point sujette aux changements, aux révolutions; en lui attribuant des droits, c'était communiquer aux institutions la fixité du sol: aussi la féodalité a-t-elle duré huit cents ans, et dure encore dans une partie de l'Europe. Supposez que certaines terres eussent conféré la liberté au lieu de donner la noblesse, vous auriez eu une république de huit siècles. Encore faut-il remarquer que la noblesse féodale était, pour celui qui la possédait, une véritable liberté. Le roturier ne put d'abord acquérir un fief, parce qu'il ne pouvait porter la _lance_ et l'_éperon_, marques du service militaire; ensuite on se relâcha de cette coutume: le roi dont les trésors s'épuisaient, le seigneur accablé de dettes, furent aises de laisser vendre et de vendre des terres nobles à de riches bourgeois; la terre transmit le privilége, et le roturier, investi du fief, fut à la troisième génération _demené_ comme gentilhomme. Tout feudataire pouvait prendre les armes contre son seigneur, pour déni de justice et pour vengeance de famille; traditions de l'indépendance et des moeurs des Franks. La querelle se pouvait terminer par le duel, par l'_assurement_ (caution), ou par une sentence enregistrée à la justice seigneuriale du suzerain. «C'est la paix de Raolin d'Argées, de ses enfants et de leur lignage, d'une part; et de l'ermite de Stenay, de ses enfants, de leur lignage et de tous leurs consorts, d'autre part. L'ermite a juré sur les saints, lui huitième de ses amis, que bien ne lui fut de la mort de Raolin, mais beaucoup d'angoisse; a donné cent livres pour fonder une chapelle où l'on chantera pour le repos de l'âme du defunct; s'est engagé d'envoyer incessamment un de ses fils en Palestine.» On peut remarquer, dans ce traité, de la fin du treizième siècle, les co-jurants des lois ripuaire et saxonne. Si une veuve noble mariait sa fille orpheline sans le consentement du seigneur suzerain, ses meubles étaient confisqués: on lui laissait deux robes, une pour les jours ouvrables, l'autre pour le dimanche, un lit, un palefroi, une charrette et deux roussins. Une héritière de haut lignage était obligée de se marier pour desservir le fief, comme on voit aujourd'hui les marchandes qui perdent leur mari épouser leur premier commis pour faire aller l'établissement. Si cette héritière avait plus de soixante ans, elle était dispensée du mariage. Les droits seigneuriaux ont été puisés dans les entrailles mêmes du fief. Dans l'origine ils étaient appelés _honneurs_, _faveurs_, comme reconnaissances faites au seigneur, par le vassal, des aliénations et transmissions des fiefs d'une personne à l'autre. C'est ce que veut dire _lods_ et ventes: _laudimia_, _laudæ_, _laudationes_, _lausus_, de louer, complaire, agréer. Ces droits étaient ou militaires, ou fiscaux, ou honorifiques. Non-seulement le roi, grand chef féodal qui se sustentait du revenu de ses domaines, levait encore des taxes; mais tous les seigneurs suzerains et non suzerains, ecclésiastiques ou laïques, en levaient aussi de leur côté. Les droits de quint et requint, de lods et ventes, my-lods, de ventrolles, de reventes, de reventons, de sixièmes, huitièmes, treizièmes, de resixièmes, de rachats et reliefs, de plait, de morte-main, de rettiers, de pellage, de coutelage, d'affouage, de cambage, de cottage, de péage, de vilainage, de chevage, d'aubain, d'ostize, de champart, de mouture, de fours banaux, s'étaient venus joindre aux droits de justice, au casuel ecclésiastique, aux cotisations des jurandes, maîtrises et confréries, et aux anciennes taxes romaines: en inventions financières nous sommes fort inférieurs à nos pères. Il est probable que la masse entière du numéraire passait chaque année dans les mains du fisc royal et particulier; car les marchands et les ouvriers, serfs encore, appartenaient à des corporations de villes ou à des maîtres; ils ne formaient pas une classe généralement indépendante; ils touchaient à peine un bas salaire; le prix de leurs denrées et le travail de leurs journées souvent n'étaient pas à eux. Quant aux droits _honorifiques_, ils servaient de marques à une souveraineté locale: tels fiefs, par exemple, allouaient la faculté de prendre le cheval du roi, lorsque le roi passait sur les terres du possesseur de ces fiefs. D'autres droits n'étaient que des divertissements rustiques, que la philosophie a pris assez ridiculement pour des abus de la force: lorsqu'on apportait un oeuf garrotté dans une charrette traînée par quatre boeufs; lorsque les poissonniers, en l'honneur de la dame du lieu, sautaient dans un vivier à la Saint-Jean; lorsqu'on courait la _quintaine_ avec une lance de bois; lorsque, pour l'investiture d'un fief, il fallait venir baiser la serrure, le cliquet ou le verrou d'un manoir, marcher comme un ivrogne, faire trois cabrioles accompagnées d'un bruit ignoble et impur, c'étaient là des plaisirs grossiers, des fêtes dignes du seigneur et du vassal, des jeux inventés dans l'ennui des châteaux et des camps de paroisse, mais qui n'avaient aucune origine oppressive. Nous voyons tous les jours sur nos petits théâtres, dans ce siècle poli, des joies qui ne sont pas plus élégantes. Si, ailleurs, les serfs étaient obligés de battre l'eau des étangs quand la châtelaine était en couches; si le châtelain se réservait le droit de markette (_cullagium, marcheta_); si des curés même réclamaient ce droit, et si des évêques le convertissaient en argent, c'est à la _servitude grecque et romaine_ qu'il faut restituer ces abus: les rescrits des empereurs défendent aux maîtres de forcer leurs esclaves à des _choses infâmes_. Soit ignorance, soit défaut de réflexion, on n'a pas vu, ou on n'a pas voulu voir, ce que l'_esclavage_ avait laissé dans le _servage_. Quant à la multitude et à la diversité des coutumes, elles s'expliquent naturellement par les règlements des différents chefs de cette nation armée, cantonnée sur le sol de la France. Au milieu de la propriété mobile du fief s'élevait une propriété immobile, comme un rocher au milieu des vagues, et qui grossissait par de quotidiennes adhérences: l'amortissement était la faculté d'acquérir accordée à des gens de mainmorte. Une fois l'acquêt consommé au moyen d'un dédommagement ou d'un rachat pour la seigneurie dont l'acquêt relevait, la propriété _mourait_, c'est-à-dire qu'elle était retirée de la circulation, et que tous les droits de mutation se perdaient. Une terre ainsi tombée à des églises, à des abbayes, à des hôpitaux, à des ordres de chevalerie, représentait, pour le fisc et pour le maître du fief, un capital enfoui et sans intérêts. De sorte qu'avec la mainmortable, le domaine inaliénable de la couronne, les substitutions, le retrait lignager féodal (c'est-à-dire le droit de retirer un bien de famille ou une terre mouvante d'un fief), il serait résulté à la longue un fait incroyable dans la nature, déjà si extraordinaire, de la possession territoriale du moyen âge: toutes les propriétés se seraient fixées sous la main de propriétaires héréditaires; et comme ces propriétés étaient privilégiées, l'impôt direct et foncier eût péri; l'État se serait trouvé réduit aux dons gratuits, la plus casuelle des taxes. Le droit de justice tenait une haute place dans la féodalité. Chez les Grecs et les Romains la justice émanait du peuple: ce peuple étant tombé sous le joug, la justice resta faible dans les tribunaux, où, souveraine détrônée, elle put à peine cacher la liberté qui se réfugia auprès d'elle. Il ne s'éleva point au sein de ces tribunaux un grand corps de magistrature indépendante, appelé à prendre part aux affaires du gouvernement. La justice, au contraire, parmi les nations de race germanique découla de trois sources: la royauté, la propriété et la religion. Les rois chez les Franks comme chez les Germains, leurs pères, étaient les premiers magistrats: _Principes qui jura per pagos reddunt._ Quand donc saint Louis et Louis XII rendaient la justice au pied d'un chêne, ils ne faisaient que siéger au tribunal de leurs aïeux. La justice prit dans son air quelque chose d'auguste, comme les générations royales qui la portaient dans leur sein et la faisaient régner. Par la raison que les Franks lièrent la souveraineté et la noblesse au sol, ils y attachèrent la justice: fille de la terre, elle devint immuable comme elle. Tout seigneur qui possédait des _propres_ avait droit de justice. L'axiome de l'ancien droit français était: «La justice est patrimoniale.» Pourquoi cela? Parce que le patrimoine était la souveraineté. La religion ajouta une nouvelle grandeur à notre magistrature: la loi ecclésiastique mit la justice sur l'autel. Au défaut du public, un crucifix assistait dans la salle d'audience à la défense de l'accusé et à l'arrêt du juge: ce témoin était à la fois le Dieu, le souverain arbitre et l'innocent condamné. Née du sol, appuyée sur le sceptre, l'épée et la croix, la justice régla tout. Chez les nations antiques, le droit civil dériva du droit politique; chez les Français, le droit politique découla du droit civil: la justice était pour nous la liberté. La justice seigneuriale se divisait en deux degrés, haute et basse justice; toutes deux étaient du ressort du seigneur de trois châtellenies et d'une ville close, ayant droit de marché, de péage, de lige-estage, c'est-à-dire du seigneur qui pouvait obliger ses vassaux à faire la garde de son chastel. _Sénéchal_ et _bailli_, noms attribués aux juges: on appelait _sénéchal au duc_ un grand officier des ducs de Normandie, chargé de l'expédition des affaires litigieuses dans l'intervalle des sessions de l'échiquier. Le baron ne pouvait être jugé que par ses pairs: il y avait des pairs bourgeois pour les bourgeois. Saint Louis voulut que les hommes du baron ne fussent responsables ni des dettes qu'il avait contractées ni des crimes qu'il avait commis. Même alors il y avait des suicides, car les meubles revenaient par confiscation au seigneur sur les terres duquel l'homme s'était donné la mort. Un trésor trouvé appartient au seigneur de la terre, s'il est en argent; en or, il va au roi: «_Nul n'a la fortune d'or, s'il n'est roi._» La veuve noble avait le _bail_ et la garde de ses enfants: le bail était la jouissance des biens du mineur jusqu'à sa majorité: «_En vilenage il n'y a point de bail de droit._» Le douaire se réglait à la porte du _moustier_ où se contractait le mariage: c'était le mariage _solennel_, un de ces actes que les Romains appelaient _légitimes_. L'abominable législation sur les épaves et les deux espèces d'aubains, _les mescrus et les meconnus_, consistait à s'emparer des choses égarées, de la dépouille et de la succession des étrangers. Par le droit de _bâtardise_, quand les bâtards mouraient sans héritiers, les biens échéaient au seigneur, sous la condition d'acquitter les legs et de payer le douaire à la femme. Mais ceci doit être entendu des bâtards roturiers, serfs ou mainmortables de corps, incapables de succéder, ne pouvant ni se marier, ni acquérir, ni aliéner, sans le congé du seigneur. Quant aux bâtards des nobles, il n'y avait aucune différence entre eux et les enfants légitimes, lorsque le père les avait reconnus: ils en étaient quittes pour croiser les armes paternelles d'une barre diagonale, qui perpétuait le souvenir du malheur ou de la honte de leur mère. Les bâtards étaient presque toujours des hommes remarquables, parce qu'ils avaient eu à lutter contre l'obstacle de leur berceau. Dans quelques lieux, le nouveau marié ne pouvait avoir de commerce avec sa femme pendant les trois premières nuits de ses noces, à moins qu'il n'en eût obtenu la permission de son évêque. On tirait la raison de cette coutume de l'histoire du jeune Tobie: on en aurait pu retrouver quelque chose dans les institutions de Lycurgue, si ce nom-là eût été connu des barons. Les _déconfès_ ou _intestats_, ceux qui mouraient sans confession ou sans faire de testament, avaient leurs biens envahis par le seigneur. La mort subite amenait la même confiscation: l'homme mort soudainement ne s'était point confessé, donc Dieu l'avait jugé à lui seul, l'avait atteint tout vivant de sa réprobation éternelle. Les _Établissements de saint Louis_ remédiaient à cette absurde iniquité: ils ordonnaient que les biens d'un _déconfès_, frappé assez vite pour n'avoir pu appeler un prêtre, passeraient à ses enfants. On sait à quel point le clergé poussa les abus et la captation à l'égard des testaments: il fallait en mourant laisser quelque chose à l'église, même un dixième de sa fortune, sous peine de damnation et de non-inhumation: une pauvre femme offrit un petit chat pour racheter son âme. La procédure civile et criminelle se réglait sur l'état des personnes. L'assignation avait un terme de quinze jours. Les preuves étaient au nombre de huit, parmi lesquelles figurait le combat judiciaire. La déposition des témoins devait être secrète; mais saint Louis avait voulu que cette déposition fût à l'instant communiquée aux parties. L'appel aux justices royales était permis, non de droit, mais de _doléance_. Cet appel allait directement au roi, qui était supplié de _dépiécer_ le jugement. La pénalité était placée auprès du faux jugement ou de la non-exécution de la loi. La multiplication des cas de mort montre qu'on était déjà loin de l'esprit des temps barbares. La cause de ce changement fut l'introduction de l'ordre moral dans l'ordre légal: la morale va au-devant de l'action; la loi l'attend: dans l'ordre moral, la mort saisit le crime; dans l'ordre légal, c'est le crime qui saisit la mort. La sentence se prononçait par la bouche de certains jurés nommés _jugeurs_. Ces jugeurs ne pouvaient être tirés de la classe des _vilains_ et _coutumiers_. Toutefois on voit des bourgeois jugeurs dans quelques procès de gentilshommes; l'accusé puisait dans cet incident un moyen d'appel, pour incapacité de juges. L'accusation de meurtre, de trahison, ou de rapt, amenait un cas extraordinaire: il était loisible à l'accusé de récriminer contre l'accusateur; tous les deux allaient en prison, deux procès commençaient pour un même fait, les deux parties étant à la fois plaignantes et demanderesses. La caution était admise, excepté pour crime méritant peine capitale. Le vol équipollait l'assassinat; la maison du coupable était rasée, ses blés étaient ravagés, ses foins incendiés, ses vignes arrachées: on ne coupait pas ses arbres; on les dépouillait de leur écorce. Tuer un homme, ravir une femme, trahir son seigneur et son pays, ne constituait pas un plus grand crime aux yeux de la loi que d'embler (voler) un cheval ou une jument. On arrachait les yeux aux voleurs d'église et aux faux-monnayeurs. En _menues choses_ le vol postulait le retranchement d'une oreille ou d'un pied; le caractère des lois salique et ripuaire se retrouve dans ces dispositions. Le premier infanticide d'une mère impétrait au renvoi de cette malheureuse devant le tribunal de pénitence; si elle le commettait une seconde fois, on la brûlait morte. La volonté n'était point punie, lorsqu'il n'y avait point eu commencement d'exécution: c'est aujourd'hui le principe universel. Le prisonnier, même innocent, était pendu quand il forçait la porte de sa prison, parce que la société entière reposait sur la parole baillée ou reçue. Le clerc, le croisé et le moine compétaient des cours ecclésiastiques, qui ne condamnaient jamais à mort; on sent combien ce titre de _croisé_ favorisait alors la classe du servage et de la bourgeoisie. L'hérétique, le sorcier, le _maléficier_, étaient jetés aux fagots; la saisie des meubles punissait l'usurier. Si une bête rétive ou méchante tuait une femme ou un homme, et que le propriétaire de cette bête avouât l'avoir connue vicieuse, on le pendait: la bête était quelquefois attachée auprès de son maître. Un cochon, atteint et convaincu d'avoir mangé un enfant, eut son procès fait; après quoi il fut exécuté par la main du bourreau: la loi s'efforçait de montrer son horreur pour le meurtre, dans ces temps de meurtre. L'enfant coupable subissait la peine capitale comme l'homme en âge de raison: on lui accordait dispense d'âge pour mourir. A la porte de chaque chef-lieu des seigneuries s'élevait un gibet composé de quatre piliers de pierre, d'où pendaient des squelettes cliquetants. Tout ce qui concerne la famille, dot, tutelle, partage, donation, douaire, s'enchevêtrait, dans l'ancienne jurisprudence du moyen âge, de l'état des hommes et des choses. A cette complication, que l'on retrouve en partie dans les lois romaines en raison de la clientèle et de l'esclavage, se joignait la confusion introduite par la féodalité, à savoir, le franc-aleu, le fief et l'arrière-fief, les terres nobles et non nobles, les biens de mainmorte, les diverses mouvances, les droits seigneuriaux et ecclésiastiques, les coutumes non-seulement des provinces, mais encore des cantons. Les mariages dans les familles royales et princières produisaient des compositions et des décompositions de fiefs; le sol, changeant sans cesse de limites, avait la mobilité de la vie et de la fortune des hommes. Indépendamment des raisons d'ambition, de jalousie, d'intérêts commerciaux et politiques, il suffisait du service d'un fief pour mettre à deux nations le fer à la main. Un homme lige du roi refusait de rendre hommage; cet homme lige était ou Allemand, ou Flamand, ou Savoyard, ou Catalan, ou Navarrais, ou Anglais: on saisissait ses biens, et l'Europe était en feu. Un procès civil ou criminel engendrait un procès politique, qui se plaidait et se jugeait entre deux armées sur un champ de bataille. Jean, roi d'Angleterre, voit ses États confisqués par un arrêt de la cour des pairs de France; le prince Noir est sommé de comparaître devant Charles V, afin de répondre aux accusations des barons de Gascogne: un huissier à verge est chargé d'appréhender au corps le vainqueur de Poitiers, et de signifier un exploit à la gloire. Il me resterait beaucoup à dire sur la féodalité, mais peut-être en ai-je déjà parlé trop longtemps: je viens à la chevalerie. CHEVALERIE. La chevalerie, dont on place ordinairement l'institution à l'époque de la première croisade, remonte à une date fort antérieure. Elle est née du mélange des nations arabes et des peuples septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions du nord et du midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile, de l'Italie, de l'Espagne, de la Provence, et dans le centre de la Gaule: cela nous donne une époque à peu près certaine, comprise entre l'année 700 et l'année 753. Le caractère de la chevalerie se forma parmi nous de la nature sentimentale et fidèle du Teuton et de la nature galante et merveilleuse du Maure, l'une et l'autre nature pénétrées de l'esprit et enveloppées de la forme du christianisme. L'opinion exaltée qui a tant contribué à l'émancipation du sexe féminin chez les nations modernes nous vient des barbares du Nord: les Germains reconnaissaient dans les femmes quelque chose de divin (_inesse quin etiam sanctum aliquid et providum putant_). La mythologie de l'_Edda_ et les poésies des scaldes décèlent le même enthousiasme chez les Scandinaves; jusqu'au soleil, dans ces poésies, est une femme, la brillente _Sunna_. Les lois gardent ces impressions délicates: quiconque a coupé la chevelure d'une jeune fille est condamné à payer soixante-deux sous d'or et demi; l'ingénu qui a pressé la main ou le doigt d'une femme de condition libre est frappé d'une amende de quinze sous d'or, de trente s'il lui a pressé l'avant-bras, de trente-cinq s'il lui a pressé le bras au-dessus du coude, de quarante-cinq s'il lui a pressé le sein (_si mamillam strinxerit_). De leur côté, les premiers Arabes professaient un grand respect pour les femmes, à en juger par le roman ou le poëme d'_Antar_, écrit ou recueilli par Asmaï le grammairien, sous le règne du kalife Aroun al Raschild. Antar, comme les chevaliers, est soumis à des épreuves; il aime constamment et timidement la belle Ibla; il court mainte aventure et fait des prouesses dignes de Roland; il a un cheval nommé Abjir, une épée appelée Dhamy. Mais les moeurs arabes sont conservées: les femmes boivent du lait de chamelle; et Antar, qui souffre qu'on le _frappe_, paît souvent les troupeaux[62]. Saladin était un chevalier tout aussi brave et moins cruel que Richard. On connaît les tournois, les combats et les amours des Maures de Cordoue et de Grenade. [62] Voyez dans la _Revue française_ de juillet 1830 un article très-ingénieux de M. Delécluse, sur _Antar_. Mais si Asmaï écrivait l'histoire d'Antar pour le kalife Aroun-al-Raschild, contemporain de Charlemagne, Charlemagne n'a point attendu, comme on l'a cru, le faux Turpin pour être transformé en chevalier, lui et ses pairs. Le roman publié sous le nom de Turpin, archevêque de Reims, fut composé par un certain moine Robert, sur la fin du onzième siècle, au moment de la première croisade. Ce moine se proposait d'animer les chrétiens à la guerre contre les infidèles, par l'exemple de Charlemagne et de ses douze pairs. C'est sur cette chronique que les Anglais ont calqué l'histoire de leur roi Artus et des chevaliers de la Table ronde. Le prétendu Turpin n'était lui-même qu'un imitateur; fait qui me semble avoir échappé jusque ici à tous les historiens. Soixante-dix ans après la mort de Charlemagne, le moine de Saint-Gall écrivit la vie de Karle le Grand, véritable roman du genre de celui d'_Antar_. N'est-ce pas une chose curieuse de trouver la chevalerie tout juste à la même époque chez les Franks et les Arabes? Le moine de Saint-Gall tenait ses autorités, pour la législation ecclésiastique, de Wernbert, célèbre abbé de Saint-Gall, et pour les actions militaires, du père de ce même Wernbert. Le père de l'abbé Wernbert se nommait Adalbert, et avait suivi son seigneur Gherold à la guerre contre les Huns (Avares), les Saxons et les Esclavons. Le romancier dit naïvement: «Adalbert était déjà vieux; il m'éleva quand j'étais encore très-petit; et souvent, malgré mes efforts pour lui échapper, il me ramenait et me contraignait d'écouter ses récits.» Le vieux soldat raconte donc au futur jeune moine que les Huns habitaient un pays entouré de neuf cercles. Le premier renfermait un espace aussi grand que la distance de Constance à Tours: ce cercle était construit en troncs de chênes, de hêtres, de sapins, et de pierres très-dures; il avait vingt pieds de largeur et autant de hauteur: il en était ainsi des autres cercles. Le terrible Charlemagne renverse tout cela; ensuite il marche contre des barbares qui ravageaient la France orientale; il les extermine et fait couper la tête à tous les enfants qui dépassaient la hauteur de son épée. Charlemagne est trahi par un de ses bâtards, petit nain bossu, confiné au monastère de Saint-Gall. Karle avait dans ses armées des héros à la manière de Roland: Cisher valait à lui seul une armée; on l'eût pu croire de la race Enachim, tant il était grand; il montait un énorme cheval, et quand le cheval refusait de passer la Doire enflée par les torrents des Alpes, il le traînait après lui dans les flots, en lui disant: «Par monseigneur Gall, de gré ou de force, tu me suivras.» Cisher fauchait les Bohémiens comme l'herbe d'une prairie. «Que m'importent, s'écriait-il, les Wenèdes, ces grenouillettes? J'en porte sept, huit et même neuf enfilés au bout de ma lance, en murmurant je ne sais quoi.» Karle attaque Didier en Italie. Didier demande à Ogger si Karle est dans l'armée qu'il aperçoit: «Non, dit Ogger; quand vous verrez les moissons s'agiter d'horreur dans les champs, le sombre Pô et le Tésin inonder les murs de la ville de leurs flots noircis par le fer, vous pourrez croire à l'arrivée de Karle.» Alors s'élève au couchant un nuage qui change le jour en ténèbres: Karle, cet homme de fer, avait la tête couverte d'un casque de fer, et les mains garnies de gantelets de fer; sa poitrine de fer et ses épaules étaient couvertes d'une armure de fer; sa main gauche élevait en l'air une lance de fer, sa main droite était posée sur son invincible épée; ses cuissards étaient de fer, ses bottines de fer, son bouclier de fer: son cheval avait la couleur et la force du fer; le fer couvrait les champs et les chemins; et ce fer, si dur, était porté par un peuple dont le coeur était plus dur que le fer. Et tout le peuple de la cité de Didier de s'écrier: «O fer! Ah! que de fer!» _O ferrum! Heu ferrum!_ Une autre fois, Karle, accoutré d'une casaque de peau de brebis, va à la chasse avec les grands de Pavie, vêtus de robes faites de peaux d'oiseaux de Phénicie, de plumes de coucous, de queues de paons mêlées à la pourpre de Tyr, et ornées de franges d'écorce de cèdre. On voit Charlemagne, dans l'histoire, armer son second fils Louis chevalier, en lui ceignant l'épée. Le moine de Saint-Gall, qui se dit bégayant et édenté, mentionne aussi le lion tué par Peppin le Bref. Le vétéran Adalbert, redisant les exploits de Charlemagne à un enfant qui devait les écrire lorsqu'à son tour il serait devenu vieux, ne ressemble pas mal à quelque grenadier de Napoléon, racontant la campagne d'Égypte à un conscrit: tant la fable et l'histoire sont mêlées dans la vie des hommes extraordinaires! Ernold Nigel ou le Noir, dans son poëme sur Hlovigh le Débonnaire, décrit le siége de Barcelone; et c'est encore un ouvrage de chevalerie. Hlovigh ceint l'épée que Karle le Grand portait à son côté. Les Maures, rangés sur les remparts, défendent la ville; Zadun, leur chef, se dévoue pour les sauver; il se glisse le long des murailles pour aller hâter les secours des Sarrasins de Cordoue: il est pris. Mené à Louis, il crie aux siens: «Ouvrez vos portes!» et leur fait en même temps un signe convenu pour les engager à se défendre. La ville est forcée: dans le butin envoyé à Karle se trouvent des cuirasses, de riches habits, des casques ornés de crinières, un cheval parthe avec son harnois et son frein d'or. L'armure de fer des chevaliers n'est point (comme on l'a cru encore mal à propos) du onzième siècle; elle ne vient ni des Franks ni des Arabes; elle vient des Perses, de qui les Romains l'empruntèrent: on a vu la description qu'en fait Ammien Marcellin en parlant du triomphe de Constance à Rome; on retrouve pareillement cette armure dans l'escadron de grosse cavalerie que Constantin culbuta lorsqu'il descendit des Alpes pour aller attaquer Maxence. Les combats singuliers et les fêtes chevaleresques, la construction de ces monuments appelés _gothiques_, qui virent prier les chevaliers des croisades, coïncident aussi avec l'avénement des rois de la seconde race. Hlovigh le Débonnaire envoie l'évêque Ebbon prêcher la foi chez les Danois. Ebbon amène à Hlovigh Hérold, roi de ces peuples. Hlovigh se rend à Ingelheim, aux bords du Rhin: «Là s'élève sur cent colonnes un palais superbe........ Non loin du palais est une île que le Rhin environne de ses eaux profondes, retraite tapissée d'une herbe toujours verte, et que couvre une sombre forêt;» chasse superbe, où Judith, femme de Hlovigh, magnifiquement parée, monte un noble palefroi. Béro et Samilon, deux guerriers de nation gothique, combattent en champ clos devant Hlovigh, auprès du château d'Aix, dans un lieu entouré de murailles de nacre, orné de terrasses gazonnées et plantées d'arbres. «Les champions, d'une haute taille, sont montés sur des coursiers rapides; tous deux attendent le signal qui doit être donné par le roi. Dans l'arène paraît Gundold, qui se fait accompagner d'un cercueil, selon son usage dans ces occasions.» Béro est vaincu; les jeunes Franks l'arrachent à la mort, et Gundold renvoie son cercueil sous l'appentis d'où il l'avait tiré. Miratur Gundoldus enim, feretrumque remittit Absque onere tectis, venerat unde, suum[63]. [63] Les savants bénédictins ne peuvent s'empêcher de s'écrier dans une note, avec toute la joie naïve de l'érudition: «Gratiæ sint Nigello, qui veterum ritus nobis ediscerit!» L'architecture dite lombarde, de l'époque des Karlovingiens, en Italie, n'était que l'invasion de l'architecture orientale ou néogrecque dans l'architecture romaine. Hakem, au huitième siècle, bâtit la mosquée de Cordoue, type primitif de l'architecture sarrasine occidentale. Au commencement du neuvième siècle, le palais d'Ingelheim avait des centaines de colonnes, des toitures de formes variées, des milliers de réduits, d'ouvertures et de portes: _centum perfixa columnis... tectaque multimoda: mille aditus, reditus, millenaque claustra domorum_. L'église présentait de grandes portes d'airain, et de plus petites enrichies d'or: _Templa Dei..... ærati postes, aurea ostiola_. Hérold, sa femme, ses enfants et ses compagnons, contemplaient avec étonnement le dôme immense de l'église: _miratur Herold, conjunx miratur, et omnes proles et socii culmina tanta Dei_. Voilà donc clairement aux huitième et neuvième siècles les moeurs, les aventures, les chants, les récits, les champions, les nains, les fêtes, les armes, l'architecture de l'époque vulgaire de la chevalerie; les voilà en même temps et à la fois d'une manière spontanée chez les Maures et chez les chrétiens: voilà Charlemagne et le kalife Aroun, Cisher et Antar, et leurs historiens contemporains, Asmaï et le moine de Saint-Gall. Les romanciers du douzième siècle qui ont pris Charlemagne, Roland et Ogier pour leurs héros, ne se sont donc point trompés historiquement; mais on a eu tort de vouloir faire des chevaliers un _corps_ de chevalerie. Les cérémonies de la réception du chevalier, l'éperon, l'épée, l'accolade, la veille des armes, les grades de page, de damoiseau, de poursuivant, d'écuyer, sont des usages et des institutions militaires qui remplaçaient d'autres usages et d'autres institutions tombés en désuétude; mais ils ne constituaient pas un corps de troupes homogène, discipliné, agissant sous un même chef dans une même subordination. Les ordres religieux chevaleresques ont été la cause de cette confusion d'idées; ils ont fait supposer une chevalerie historique _collective_, lorsqu'il n'existait qu'une chevalerie historique _individuelle_. Au surplus, cette chevalerie individuelle fut délicate, vaillante, généreuse, et garda l'empreinte des deux climats qui la virent éclore; elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves, l'éclat et l'ardeur du ciel pur de l'Arabie. La chevalerie historique produisit en outre une chevalerie romanesque, qui se mêla aux réalités, retentit par un extrême écho jusque dans le règne de François Ier, où elle donna naissance à Bayard, comme elle avait enfanté du Guesclin auprès du trône de Charles V. Le héros de Cervantes fut le dernier des chevaliers: tel est l'attrait de ces moeurs du moyen âge et le prestige du talent, que la satire de la chevalerie en est devenue le panégyrique immortel. Pour être reçu chevalier dans l'origine, il fallait être noble de père et de mère, et âgé de vingt-et-un ans. Si un gentilhomme qui n'était pas de _parage_ se faisait armer chevalier, _on lui tranchait les éperons dorés sur le fumier_. Les fils des rois de France étaient chevaliers sur les fonts de baptême: saint Louis arma ses frères chevaliers; du Guesclin, second parrain du second fils de Charles V, le duc d'Orléans, tira son épée, et la mit nue dans la main de l'enfant nu: _Nudo tradidit ensem nudum_. Bayard, _sans paour et sans reprouche_, conféra la chevalerie à François Ier. Le roi lui dit: «Bayard, mon ami, je veux qu'aujourd'hui sois fait chevalier par vos mains..... Avez vertueusement, en plusieurs royaumes et provinces, combattu contre plusieurs nations..... Je delaisse la France, en laquelle on vous connoist assez........ Depeschez-vous.» Alors prit son épée Bayard, et dit: «Sire, autant vaille que si estois Roland, ou Olivier, Gaudefroy ou Baudouyn son frère.» «Et puis après si cria haultement, l'espée en la main dextre: Tu es bien heureuse d'avoir aujourd'huy à un si beau et puissant roy donné l'ordre de la chevalerie. Certes, ma bonne espée, vous serez moult bien comme relique gardée, et sur toutes aultres honorée; et ne vous porteray jamais, si ce n'est contre Turcs, Sarrasins ou Mores.» «Et puis feit deux saults, et après remit au fourreau son espée.» Les chevaliers prenaient les titres de _don_, de _sire_, de _messire_ et de _monseigneur_. Ils pouvaient manger à la table du roi; eux seuls avaient le droit de porter la lance, le haubert, la double cotte de mailles, la cotte d'armes, l'or, le vair, l'hermine, le petit-gris, le velours, l'écarlate: ils mettaient une girouette sur leur donjon; cette girouette était en pointe comme les pennons pour les simples chevaliers, carrée comme les bannières pour les chevaliers bannerets. On reconnaissait de loin le chevalier à son armure: les barrières des lices, les ponts des châteaux s'abaissaient devant lui; les hôtes qui le recevaient poussaient quelquefois le dévouement et le respect jusqu'à lui abandonner leurs femmes. La dégradation du chevalier félon était affreuse: on le faisait monter sur un échafaud; on y brisait à ses yeux les pièces de son armure; son écu, le blason effacé, était attaché et traîné à la queue d'une cavale, monture dérogeante: le héraut d'armes accablait d'injures l'ignoble chevalier. Après avoir récité les vigiles funèbres, le clergé prononçait les malédictions du psaume 108. Trois fois on demandait le nom du dégradé, trois fois le héraut d'armes répondait qu'il ignorait ce nom, et n'avait devant lui qu'une foi mentie. On répandait alors sur la tête du patient un bassin d'eau chaude; on le tirait en bas de l'échafaud par une corde; il était mis sur une civière, transporté à l'église, couvert d'un drap mortuaire, et les prêtres psalmodiaient sur lui les prières des morts. La chevalerie se conférait sur la brèche, dans la mine et la tranchée d'une ville assiégée, sur un champ de bataille au moment d'en venir aux mains. Le besoin de soldats s'accroissant à mesure que les nobles périssaient, le serf fut admis à la chevalerie; des lettres de Philippe de Valois déclarent gentilhomme le fils d'un serf qui avait été armé chevalier: les Français ont toujours attribué la noblesse à la charrue et à l'épée, et placé au même rang le laboureur et le soldat. Dans la suite, au milieu des grandes guerres contre les Anglais, on créa tant de chevaliers que ce titre s'avilit. François Ier ajouta aux deux classes de chevaliers _bannerets_ et _bacheliers_ une troisième classe, composée de magistrats et de gens de lettres; ils furent appelés _chevaliers ès lois_. Enfin, il ne resta de la chevalerie qu'un nom honorifique, écrit dans les actes, ou porté par les cadets de famille. L'éducation militaire m'amène maintenant à parler de l'éducation civile dans les siècles dont nous nous occupons. ÉDUCATION. L'éducation chez les Perses, les Grecs et les Romains, était persane, grecque et romaine; je veux dire qu'on enseignait aux enfants ce qui regarde la patrie; on ne les instruisait que des lois, des moeurs, de l'histoire et de la langue de leurs aïeux. Lorsqu'à l'époque d'une civilisation avancée les Romains se prirent d'admiration pour la Grèce et vinrent aux écoles d'Athènes, ce n'était que la louable curiosité de quelques patriciens oisifs. Le monde moderne a présenté un phénomène dont il n'y a aucun exemple dans le monde ancien: les enfants des barbares se séparèrent de leur race par l'éducation: confinés dans des colléges, ils apprirent des langues que leurs pères ne parlaient point, et qui cessaient d'être parlées sur terre; ils étudièrent des lois qui n'étaient pas celles de leur nation; ils ne s'occupèrent que d'une société morte, sans rapport avec la société vivante de leur temps. Les vaincus, sortis d'un autre sang et perpétuant le souvenir de ce qu'ils avaient été, renfermèrent avec eux les fils de leurs vainqueurs comme des otages. Il se forma au milieu des générations brutes un peuple d'intelligence hors de la sphère où se mouvait la communauté matérielle, guerrière et politique. Plus l'esprit autour des écoles était simple, grossier, naturel, illettré, plus dans l'intérieur de ces écoles il était raffiné, subtil, métaphysique et savant. Les barbares avaient commencé par égorger les prêtres et les moines; devenus chrétiens, ils tombèrent à leurs pieds. Ils s'empressèrent de contribuer à la fondation des colléges et des universités: admirant ce qu'ils ne comprenaient pas, ils crurent ne pouvoir accorder aux étudiants trop de priviléges. Une véritable république, ayant ses tribunaux, ses coutumes et ses libertés, s'établit pour les enfants au centre même de la monarchie des pères. L'université de Paris, fille aînée de nos rois, bien qu'elle ne descendît pas de Charlemagne, n'était pas la seule en France; vingt autres existaient sur son modèle. Celle de Montpellier devint célèbre; on y professa le droit romain aussitôt que les exemplaires des _Pandectes_ furent devenus moins rares par la découverte et les copies du manuscrit d'Amalfi. L'Angleterre, l'Écosse, l'Irlande, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, possédaient les mêmes corps enseignants. On voit dans les hagiographes et les chroniqueurs que le même écolier, afin d'embrasser les diverses branches des sciences, étudiait successivement à Paris, à Oxford, à Mayence, à Padoue, à Salamanque, à Coïmbre. L'université de Paris avait une poste à son usage, longtemps avant que Louis XI eût fait un pareil établissement. On sent quelle activité les institutions universitaires, dégagées des lois nationales, devaient donner aux esprits; combien elles devaient accroître le trésor commun des idées: or, tout arrive par les idées; elles produisent les faits, qui ne leur servent que d'enveloppe. Une multitude de colléges s'élevèrent auprès des universités. Sous Philippe le Bel, qui fonda l'université d'Orléans, on vit s'établir le collége de la reine de Navarre, celui du cardinal Le Moyne, et celui de Montaigu, archevêque de Narbonne. Depuis le règne de Philippe de Valois jusqu'à la fin du règne de Charles V, on compte l'érection du collége des Lombards pour les écoliers italiens, des colléges de Tours, de Lisieux, d'Autun, de l'_Ave Maria_, de Mignon ou Grandmont, de Saint-Michel, de Cambrai, d'Aubusson, de Bonnecourt, de Tournai, de Bayeux, des Allemands, de Boissy, de Dainville, de Maître Gervais, de Beauvais (_Hist. de l'Univ._, tom. III, liv. III; _Antiq. de Paris_; _Trés. des Ch._). A François Ier est dû l'établissement du Collége Royal, avec les trois chaires de langues hébraïque, grecque et latine: on avait commencé à enseigner le grec dans l'université de Paris sous Charles VIII; on y expliquait alors les dialogues de Platon. Henri II, Charles IX, Henri III, augmentèrent les chaires savantes d'une chaire de philosophie grecque et latine, d'une chaire de langue arabe et d'une chaire de chirurgie. Louis XIII, Louis XIV et Louis XV ajoutèrent au Collége Royal des chaires pour l'étude du droit canon, pour celle des langues syriaque, turque et persane, pour l'enseignement de la littérature française, de l'astronomie, de la mécanique, de la chimie, de l'anatomie, de l'histoire naturelle, du droit de la nature et des gens. Le collége des Quatre-Nations rappelle le nom de Mazarin. Tout se formait par grandes masses ou par grands corps dans l'ancienne monarchie: clergé, noblesse, tiers état, magistrature, éducation. Ces universités et ces colléges furent autant de foyers où s'allumèrent comme des flambeaux les génies dont la lumière pénétra les ténèbres du moyen âge: nuit féconde, puissant chaos, dont les flancs portaient un nouvel univers. Lorsque la barbarie envahit la civilisation, elle la fertilise par sa vigueur et sa jeunesse; quand, au contraire, la civilisation envahit la barbarie, elle la laisse stérile; c'est un vieillard auprès d'une jeune épouse: les peuples civilisés de l'ancienne Europe se sont renouvelés dans le lit des sauvages de la Germanie; les peuples sauvages de l'Amérique se sont éteints dans les bras des peuples civilisés de l'Europe. Saint Bernard, Abeilard, Scott, Thomas d'Aquin, Bonaventure, Albert, Roger Bacon, Henri de Gand, Hugues de Saint-Cher, Alexandre de Hallays, Alain de l'Ille, Yves de Triguer, Jacques de Voragines, Guillaume de Nangis, Jean de Meun, Guillaume Duranty, Jean Adam, Guillaume Pelletier, Barthélemi Glaunwil et Pierre Bercheur, Albert de Saxe, Froissart, Nicolas Oresme, Jacques de Dondis, Nicolas Flamel, Accurse, Barthole, Gratien, Pierre d'Ailly, Nicolas Clémengis, Gerson, Thomas Connecte, Benoît Gentian, Jean de Courtecuisse, Vincent Ferrier, Juvénal des Ursins, Pic de la Mirandole, Chartier, Martial d'Auvergne, François Villon et Robert Gaguin forment la chaîne de ces hommes qui nous amènent des premiers jours du moyen âge au temps de la renaissance des lettres. Leur célébrité fut grande, et les surnoms par lesquels on les distingua prouvent l'admiration naïve de leurs siècles. Albert fut surnommé le Grand; Thomas d'Aquin, l'Ange de l'école; Roger Bacon, le Docteur admirable; Henri de Gand, le Docteur solennel; Henri de Suze, la Splendeur du droit; Alexandre de Hallays, le Docteur irréfragable, Alain de l'Ille, le Docteur universel; Bonaventure, le Docteur séraphique; Scott, le Docteur subtil; Gilles de Rome, le Docteur très-fondé. Ces hommes, avec des talents divers, formaient des écoles, avaient des disciples, comme les anciens philosophes de la Grèce. Albert inventa une machine parlante; Roger Bacon découvrit peut-être la poudre[64], le télescope et le microscope; Jacques de Dondis composa une horloge céleste ou une sphère mouvante. Saint Thomas d'Aquin est un génie tout à fait comparable aux plus rares génies philosophiques des temps anciens et modernes; il tient de Platon et de Malebranche pour la spiritualité, d'Aristote et de Descartes pour la clarté et la logique. Les scottistes et les thomistes, les réalistes et les nominaux, ressuscitèrent les deux sectes de la forme et de l'idée. Vers l'an 1050, les écrits d'Aristote avaient été apportés par les Arabes en Espagne, et de l'Espagne ils passèrent en France. Bérenger, Abeilard, Gilbert de la Porée, firent revivre la doctrine du Stagirite; mais les Pères grecs et latins ayant depuis longtemps frappé d'anathème cette doctrine, un concile tenu à Paris, en 1209, condamna au feu les écrits dans lesquels elle était renfermée. L'interdiction dura plus de quatre-vingts ans: on se relâcha ensuite, et en 1447 le triomphe d'Aristote fut tel, qu'on n'enseigna plus d'autre philosophie que la sienne. Un siècle après, Ramus, qui osa s'élever contre sa logique, fut la victime du fanatisme scolastique. Il fallut attendre Gassendi et Descartes pour triompher du précepteur d'Alexandre. [64] Connue d'ailleurs à la Chine, ainsi que la boussole, l'imprimerie, le gaz, etc. Ces découvertes matérielles devaient naturellement avoir lieu chez une société à longue vie, comme celle des Chinois. Duranti, Barthole, Alciat, et plus tard Cujas furent les lumières du droit. On se fera une idée de l'influence que ces hommes exerçaient sur leur temps, en rappelant les effets de leurs leçons: la classe où Albert le Grand enseignait ne suffisant plus à la multitude des auditeurs, il se vit obligé de professer en plein air, sur la place qui prit le nom de _Maître-Albert_. Foulques écrit à Abeilard: «Rome t'envoyait ses enfants à instruire; et celle qu'on avait entendue enseigner toutes les sciences montrait, en te passant ses disciples, que ton savoir était encore supérieur au sien. Ni la distance, ni la hauteur des montagnes, ni la profondeur des vallées, ni la difficulté des chemins parsemés de dangers et de brigands ne pouvaient retenir ceux qui s'empressaient vers toi. La jeunesse anglaise ne se laissait effrayer ni par la mer placée entre elle et toi, ni par la terreur des tempêtes; et à ton nom seul, méprisant les périls, elle se précipitait en foule. La Bretagne reculée t'envoyait ses habitants pour les instruire; ceux de l'Anjou venaient te soumettre leur férocité adoucie. Le Poitou, la Gascogne, l'Ibérie, la Normandie, la Flandre, les Teutons, les Suédois, ardents à te célébrer, vantaient et proclamaient sans relâche ton génie. Et je ne dis rien des habitants de la ville de Paris et des parties de la France les plus éloignées comme les plus rapprochées, tous avides de recevoir tes leçons, comme si près de toi seul ils eussent pu trouver l'enseignement[65].» [65] Cette élégante traduction est d'une femme (_OEuvres de madame Guizot_). La foule des maîtres et des écoliers de l'université était telle quand ils allaient en procession à Saint-Denis, que les premiers rangs du cortége entraient dans la basilique de l'abbaye, lorsque les derniers sortaient de l'église des Mathurins de Paris. Appelée à donner son vote sur la question de l'extinction du schisme, l'université fournit dix mille suffrages; elle proposa d'envoyer à un enterrement vingt-cinq mille écoliers pour en augmenter la pompe. On voit ce grand corps figurer dans toutes les crises politiques de la monarchie, et particulièrement sous les règnes de Charles V, de Charles VI et de Charles VII. Factieux ou fidèle, il lâchait ou retenait les flots populaires, tandis que des esprits novateurs élevés à ses leçons agitaient les questions religieuses, poussaient, par la hardiesse de leurs doctrines, par leurs déclamations contre les vices du clergé et des grands, à ces réformes dont Arnaud de Brescia avait donné l'exemple en Italie et Wickleff en Angleterre. Cette vie des universités et des colléges occupe une place considérable dans le tableau des moeurs générales, qui me reste à peindre. MOEURS GÉNÉRALES DES XIIe, XIIIe ET XIVe SIÈCLES. L'histoire moderne doit prendre soin de détruire un mensonge, non des chroniqueurs, qui sont unanimes sur la corruption des bas siècles, mais de l'ignorance et de l'esprit de parti des temps où nous vivons: on s'est figuré que si le moyen âge était barbare, du moins la morale et la religion faisaient le contre-poids de sa barbarie; on se représente les anciennes familles, grossières sans doute, mais assises dans une sainte union à l'âtre domestique, avec toute la simplicité de l'âge d'or. Rien de plus contraire à la vérité. Les barbares s'établirent au milieu de la société romaine dépravée par le luxe, dégradée par l'esclavage, pervertie par l'idolâtrie. Les Franks, très-peu nombreux, relativement à la population gallo-romaine, ne purent assainir les moeurs; ils étaient eux-mêmes fort corrompus quand ils entrèrent en Gaule. C'est une grande erreur que d'attribuer l'innocence à l'état sauvage; tous les appétits de la nature se développent sans contrôle dans cet état: la civilisation seule enseigne les qualités morales. La profession des armes, qui inspire certaines vertus, ne produit point la tempérance: Sainte-Palaye est obligé de convenir que les chevaliers ne se recommandaient guère par la rigidité des moeurs. De la société romaine et de la société barbare résulta une double corruption; on reconnaît très-bien les vices de l'une et de l'autre société, comme on distingue à leur confluent les eaux de deux fleuves qui s'unissent: la rapine, la cruauté, la brutalité, la luxure animale, étaient frankes; la bassesse, la lâcheté, la ruse, la turpitude de l'esprit, la débauche raffinée, étaient romaines. Et ces remarques ne se doivent pas entendre de quelques années, de quelques règnes: elles s'appliquent aux siècles qui précèdent le moyen âge, depuis le règne de Khlovigh jusqu'à celui de Hugues Capet: et aux siècles du moyen âge, depuis le règne de Hugues Capet jusqu'à celui de François Ier. Le christianisme chercha, autant qu'il le put, à guérir la gangrène des temps barbares; mais l'esprit de la religion était moins suivi que la lettre; on croyait plus à la croix qu'à la parole du Christ; on adorait au Calvaire, on n'assistait point au sermon de la Montagne. Le clergé se déprava comme la foule. Si l'on veut pénétrer à fond l'état intérieur de cette époque, il faut lire les conciles et les chartes d'abolition (lettres de grâce accordées par les rois); là se montrent à nu les plaies de la société. Les conciles reproduisent sans cesse les plaintes contre la licence des moeurs et la recherche des remèdes à y apporter; les chartes d'abolition gardent les détails des jugements et des crimes qui motivaient les lettres royaux. Les capitulaires de Charlemagne et de ses successeurs sont remplis de dispositions pour la réformation du clergé. On connaît l'épouvantable histoire du prêtre Anastase enfermé vivant avec un cadavre, par la vengeance de l'évêque Caulin (GRÉGOIRE DE TOURS). Dans les canons ajoutés au premier concile de Tours, sous l'épiscopat de saint Perpert, on lit: «Il nous a été rapporté que des prêtres, ce qui est horrible (_quod nefas_), établissaient des auberges dans les églises, et que le lieu où l'on ne doit entendre que des prières et des louanges de Dieu retentit du bruit des festins, de paroles obscènes, de débats et de querelles.» Baronius, si favorable à la cour de Rome, nomme le dixième siècle le siècle de fer, tant il voit de désordres dans l'Église. L'illustre et savant Gherbert, avant d'être pape sous le nom de Sylvestre II, et n'étant encore qu'archevêque de Reims, disait: «Déplorable Rome, tu donnas à nos ancêtres les lumières les plus éclatantes, et maintenant tu n'as plus que d'horribles ténèbres....... Nous avons vu Jean Octavien conspirer, au milieu de mille prostituées, contre le même Othon qu'il avait proclamé empereur. Il est renversé, et Léon le Néophyte lui succède. Othon s'éloigne de Rome, et Octavien y rentre; il chasse Léon, coupe les doigts, les mains et le nez au diacre Jean; et, après avoir ôté la vie à beaucoup de personnages distingués, il périt bientôt lui-même..... Sera-t-il possible de soutenir encore qu'une si grande quantité de prêtres de Dieu, dignes par leur vie et leur mérite d'éclairer l'univers, se doivent soumettre à de tels monstres, dénués de toute connaissance des sciences divines et humaines?» Il nous reste une satire d'Adalbéron, évêque de Laon; c'est un dialogue entre le poëte et le roi Robert. «Adalbéron représente les juges obligés de porter le capuchon, les évêques dépouillés, réduits à suivre la charrue; et les siéges épiscopaux, quand ils viennent à vaquer, occupés par des mariniers et des pâtres. Un moine est transformé en soldat; il porte un bonnet de peau d'ours; sa robe, naguère longue, est écourtée, fendue par devant et par derrière; à sa ceinture étroite est suspendu un arc, un carquois, des tenailles, une épée. Il n'y avait autrefois parmi les ministres du Seigneur ni bourreaux, ni aubergistes, ni gardeurs de cochons et de boucs; ils n'allaient point au marché public; ils ne faisaient point blanchir les étoffes.» Adalbéron, étendant son sujet, remarque que le noble et le serf ne sont pas soumis à la même loi; que le noble est entièrement libre. Le roi prend la défense de la condition servile: «Cette classe, dit-il, ne possède rien sans l'acheter par un dur travail. Qui pourrait compter les peines, les courses et les fatigues qu'ont à supporter les serfs? Il n'y a aucune fin à leurs larmes.» Adalbéron répond que «la famille du Seigneur est divisée en trois classes: l'une prie, l'autre combat, la troisième travaille.» Adalbéron avait vu finir la seconde race et commencer la troisième; il avait joué un rôle dans les trahisons qui se pratiquent à la chute et au renouvellement des empires. Peut-être avait-il été lié intimement avec Emma, femme de Lother, quoiqu'il fût évêque; il était d'une grande famille de Lorraine, il avait étudié sous Gherbert; il n'aimait pas les moines, et il entrait dans la querelle des évêques nobles contre les religieux plébéiens. On retrouve en lui cette partie de la société intelligente qui ne fut jamais barbare. Saint Bernard ne montre pas plus d'indulgence aux vices de son siècle; saint Louis fut obligé de fermer les yeux sur les prostitutions et les désordres qui régnaient dans son armée. Pendant le règne de Philippe le Bel, un concile est convoqué exprès pour remédier au débordement des moeurs. L'an 1351, les prélats et les ordres mendiants exposent leurs mutuels griefs à Avignon, devant Clément VII. Ce pape, favorable aux moines, apostrophe les prélats: «Parlerez-vous d'humilité, vous si vains et si pompeux dans vos montures et vos équipages? Parlerez-vous de pauvreté, vous si avides que tous les bénéfices du monde ne vous suffiraient pas? Que dirai-je de votre chasteté?... Vous haïssez les mendiants, vous leur fermez vos portes; et vos maisons sont ouvertes à des sycophantes et à des infâmes (_lenonibus et truffatoribus_).» La simonie était générale: les prêtres violaient presque partout la règle du célibat; ils vivaient avec des femmes perdues, des concubines et des chambrières; un abbé de Noréis avait dix-huit enfants. En Biscaye on ne voulait que des prêtres qui eussent des _commères_, c'est-à-dire des femmes supposées légitimes. Pétrarque écrit à l'un de ses amis: «Avignon est devenu un enfer, la sentine de toutes les abominations. Les maisons, les palais, les églises, les chaires du pontife et des cardinaux, l'air et la terre, tout est imprégné de mensonge; on traite le monde futur, le jugement dernier, les peines de l'enfer, les joies du paradis, de fables absurdes et puériles.» Pétrarque cite à l'appui de ses assertions des anecdotes scandaleuses sur les débauches des cardinaux. Et lui-même, abbé chaste et fidèle amant de Laure, était entouré de bâtards. Dans un sermon prononcé devant le pape en 1364, le docteur Nicolas Oresme prouva que l'Antechrist ne tarderait pas à paraître, par six raisons tirées de la perte de la doctrine, de l'orgueil des prélats, de la tyrannie des chefs de l'Église, et de leur aversion pour la vérité. Les sirventes, qui n'épargnaient ni les papes, ni les rois, ni les nobles, ne ménageaient pas plus le clergé que les sermons: «Dis donc, seigneur évêque, tu ne seras jamais sage qu'on ne t'ait rendu eunuque.--Ah! faux clergé, traître, menteur, parjure, débauché! saint Pierre n'eut jamais rentes, ni châteaux, ni domaines; jamais il ne prononça excommunication. Il y a des gens d'Église qui ne brillent que par leur magnificence, et qui marient à leurs neveux les filles qu'ils ont eues de leur mie.» (RAYNOUARD, _Troubadours_.) «Une vile multitude, qui ne combattit jamais, enlève aux nobles leur tour et leur chastel: le bouc attaque le loup.»--«Notre évêque vend une bière mille sous à ses amis décédés.»--«C'est le pape qui règne; il rampe aux pieds du monarque puissant, il accable le roi malheureux.» Toute la terre féodale se ressemblait; mêmes censures en Angleterre: «Auprès d'une abbaye se trouve un couvent de nonnes, au bord d'une rivière douce comme du lait. Aux jours d'été, les jeunes nonnes remontent cette rivière en bateau; et quand elles sont loin de l'abbaye, le diable se met tout nu, se couche sur le rivage, et se prépare à nager. Agile, il enlève les jeunes moines, et revient chercher les nonnes. Il enseigne à celles-ci une oraison: le moine, bien disposé, aura douze femmes à l'année, et il deviendra bientôt le père abbé.» Je supprime de grossières obscénités en vieux anglais. Le _Credo_ de Pierre Laboureur (Piter Plowman) est une satire amère contre les moines mendiants: «J'ai rencontré, assis sur un banc, un frère affreux; il était gros comme un tonneau; son visage était si plein, qu'il avait l'air d'une vessie remplie de vent, ou d'un sac suspendu à ses deux joues et à son menton. C'était une véritable oie grasse, qui faisait remuer sa chair comme une boue tremblante.» Les châtelains et les châtelaines chantaient, aimaient, se gaudissaient, et par moments ne croyaient pas trop en Dieu. Le vicomte de Beaucaire menace son fils Aucassin de l'enfer, s'il ne se sépare de Nicolette, sa mie. Le damoiseau répond qu'il se soucie fort peu du paradis, rempli de moines fainéants demi-nus, de vieux prêtres crasseux et d'ermites en haillons. Il veut aller en enfer, où les grands rois, les paladins, les barons, tiennent leur cour plénière; il y trouvera de belles femmes qui ont aimé des ménestriers et des jongleurs, amis du vin et de la joie. (LE GRAND D'AUSSY, RAYNOUARD; _Hist. de Phil.-Auguste_, CAPEFIGUE, etc.) On voit un comte d'Armagnac, Jean V, épouser publiquement sa soeur, et vivre avec elle dans son château, en tout honneur de baronnage. Ces nobles de la gaie science n'étaient pas toujours si courtois et si damoiseaux qu'ils ne se transformassent en brigands sur les grands chemins et dans les forêts. Les bourgeois de Laon appelèrent à leur secours Thomas de Coucy, seigneur du château de Marne. Thomas, tout jeune encore, pillait les pauvres et les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem, et qui revenaient de la Terre Sainte. Afin d'obtenir de l'argent de ces captifs, il les pendait par les pouces, et leur mettait de grosses-pierres sur les épaules pour ajouter à leur pesanteur naturelle; il se promenait en dessous de ces gibets vivants, et achevait à coups de bâton les victimes qui ne possédaient rien ou qui refusaient de payer. Ayant un jour jeté un lépreux au fond d'un cachot, le nouveau Cacus fut assiégé dans son antre par tous les lépreux de la contrée[66]. [66] GUIBERTI, _De vita sua_. Un seigneur de Tournemine, assigné dans son manoir d'Auvergne par un huissier appelé _Loup_, lui fit couper le poing, disant que jamais loup ne s'était présenté à son château sans qu'il n'eût laissé sa patte clouée à la porte. Regnault de Pressigny, seigneur de Marans près de La Rochelle, rançonneur de bourgeois, voleur de grands chemins, détrousseur de passants, se plaisait à crever un oeil et à arracher la barbe à tout moine traversant les terres de sa seigneurie. Quand il envoyait au supplice les malheureux qui refusaient de se racheter, et que ceux-ci en appelaient à la justice du roi, Pressigny, qui apparemment savait le latin, leur répondait, en équivoquant sur les mots, qu'ils se plaignaient à tort de ne pas mourir dans les règles; qu'ils mouraient _jure aut injuria_. Le moyen âge offre un tableau bizarre, qui semble être le produit d'une imagination puissante, mais déréglée. Dans l'antiquité, chaque nation sort pour ainsi dire de sa propre source; un esprit primitif, qui pénètre tout et se fait sentir partout, rend homogènes les institutions et les moeurs. La société du moyen âge était composée des débris de mille autres sociétés: la civilisation romaine, le paganisme même, y avaient laissé des traces; la religion chrétienne y apportait ses croyances et ses solennités; les barbares franks, goths, bourguignons, anglo-saxons, danois, normands, retenaient les usages et le caractère propres à leurs races. Tous les genres de propriété se mêlaient, toutes les espèces de lois se confondaient: l'aleu, le fief, la mainmortable, le Code, le Digeste, les lois salique, gombette, wisigothe, le droit coutumier. Toutes les formes de liberté et de servitude se rencontraient: la liberté monarchique du roi, la liberté aristocratique du noble, la liberté individuelle du prêtre, la liberté collective des communes, la liberté privilégiée des villes, de la magistrature, des corps de métiers et des marchands; la liberté représentative de la nation; l'esclavage romain, le servage barbare, la servitude de l'aubain. De là ces spectacles incohérents, ces usages qui se paraissent contredire, qui ne se tiennent que par le lien de la religion. On dirait des peuples divers n'ayant aucun rapport les uns avec les autres, étant seulement convenus de vivre sous un commun maître autour d'un même autel. Jusque dans son apparence extérieure, la France offrait alors un tableau plus pittoresque et plus national qu'elle ne le présente aujourd'hui. Aux monuments nés de notre religion et de nos moeurs, nous avons substitué, par une déplorable affectation de l'architecture bâtarde romaine, des monuments qui ne sont ni en harmonie avec notre ciel ni appropriés à nos besoins; froide et servile copie, laquelle a porté le mensonge dans nos arts, comme le calque de la littérature latine a détruit dans notre littérature l'originalité du génie frank. Ce n'était pas ainsi qu'imitait le moyen âge; les esprits de ce temps-là admiraient aussi les Grecs et les Romains, ils recherchaient et étudiaient leurs ouvrages; mais, au lieu de s'en laisser dominer, ils les maîtrisaient, les façonnaient à leur guise, les rendaient français, et ajoutaient à leur beauté par cette métamorphose pleine de création et d'indépendance. Les premières églises chrétiennes dans l'Occident ne furent que des temples retournés: le culte païen était extérieur, la décoration du temple fut extérieure; le culte chrétien était intérieur, la décoration de l'église fut intérieure. Les colonnes passèrent du dehors au dedans de l'édifice, comme dans les basiliques, où se tinrent les assemblées des fidèles quand ils sortirent des cryptes et des catacombes. Les proportions de l'église surpassèrent en étendue celles du temple, parce que la foule chrétienne s'entassait sous la voûte de l'église, et que la foule païenne était répandue sous le péristyle du temple. Mais lorsque les chrétiens devinrent les maîtres, ils changèrent cette économie, et ornèrent aussi du côté du paysage et du ciel leurs édifices. L'architecture néogrecque, par une même émancipation de l'esprit humain, se montra en Orient avec le néoplatonisme; il était naturel que les arts suivissent les idées, et surtout les idées religieuses, auxquelles ils sont appliqués de préférence chez les peuples. Les premiers essais, ou plutôt les premiers jeux de cette architecture, se firent remarquer dans les temples de Daphné, de Balbek et de Palmyre: elle se développa en Syrie dans les monuments de sainte Hélène; elle devenait chrétienne à Jérusalem, à l'époque où le néoplatonisme devenait chrétien au concile de Nicée. Justinien la fit régner en bâtissant sur les fondements de la Sainte-Sophie romaine de Constance la Sainte-Sophie néogrecque d'Isidore de Milet. De là elle passa en Italie, et déploya son art dans l'église octogone de Saint-Vital à Ravenne: Charlemagne, au huitième siècle, reproduisit ce mouvement agrandi à Aix-la-Chapelle. «Il edifia eglises et abbayes en divers lieux, en l'honneur de Dieu et au proufit de son ame. Aucunes en commença et aucunes en parfit. Entre les autres fonda l'eglise de Aix-la-Chapelle, d'oeuvre merveilleuse, en l'honneur de Nostre-Dame Sainte-Marie... Divers palais commença en divers lieux, d'oeuvre cousteuse: un en fit auprès de la cité de Mayence, de lez une ville qui a nom Ingelheim; un autre en la cité, sur le fleuve de Vahalam. Si commanda dans tout son royaume, à tous les evesques et à tous ceux à qui les cures appartenoient, que toutes les eglises et toutes les abbayes qui estoient dechues par vieillesse fussent refaictes et restaurées: et pour ce que cette chose ne fust mise en nonchaloir, il leur mandoit expressement par ses messages qu'ils accomplissent ses commandements.» Trois siècles plus tard, l'architectonique nouvelle aborda une seconde fois aux rivages latins, et annonça son retour par l'édification de la cathédrale de Pise. Il y a des erreurs que la voix populaire consacre, et auxquelles la science est obligée de se soumettre: le néogrec, en Italie, fut appelé l'_architecture lombarde_, et en France, l'_architecture gothique_; et ni les Lombards ni les Goths n'y avaient mis la main; Théodoric même se contenta d'imiter ou de réparer les masses du Forum et du Champ de Mars. Tandis que l'architecture néogrecque, infidèle au Parthénon abandonné, s'emparait des édifices chrétiens, elle envahissait aussi les édifices mahométans. Les Arabes l'_orientalisèrent_ pour le calife Aroun et les _Mille et une Nuits_; ils l'emmenèrent avec eux dans leurs conquêtes; elle arriva de la mosquée du Kaire en Égypte à celle de Cordoue en Espagne, à peu près au moment où les exarques de Ravenne l'introduisaient en Italie. Ainsi la puînée de l'Ionie parut dans l'Europe occidentale, portant d'une main l'étendard du prophète, et de l'autre celui du Christ: l'Alhambrah à Grenade, et Saint-Marc à Venise, témoignent de son inconstance et des merveilles de ses caprices. Plus d'ordres distincts, plus d'architraves ou architraves brisées: au lieu de portique, un portail; au lieu de fronton, une façade; au lieu de frise, de corniche et d'entablement, une balustrade. Enfin, avec le treizième siècle rayonna cette architecture à ogives, qui se plut surtout dans les pays de la domination franke, saxonne et germanique; au delà des Pyrénées et des Alpes, elle rencontra les préjugés et les chefs-d'oeuvre de l'architecture mozarabique, du style bâtard romain, et du primitif dorique de la Grande Grèce. L'architecture à ogives fut une conquête des croisades de Philippe-Auguste et de saint Louis. A la colonnette écourtée, aux grosses colonnes à chapiteaux historiés, succédèrent les minces et longues colonnes en faisceaux, ramifiées à leurs sommets, s'épanouissant en fusées, projetant dans les airs leurs délicates nervures, qui devenaient comme la fragile charpente des combles. Au plein cintre des arches, aux voussures en anse de panier, se substituèrent les ogives, arceaux en forme d'arête, dont l'origine est peut-être persane, et le patron la feuille du mûrier indien, si toutefois l'ogive n'est pas le simple tracé d'un crayon facile. L'ogive ne se sépare pas tellement du néogrec qu'on ne l'y retrouve comme cent autres traits. Le cercle, figure géométrique rigoureuse, ne laisse rien à l'arbitraire; l'ellipse, courbe flexible, se renfle ou se redresse au gré de celui qui l'emploie: l'ogive, dont le foyer n'est que la rencontre des deux ellipses d'un triangle curviligne, se pouvait donc élargir et rétrécir depuis le plus court diamètre jusqu'au diamètre le plus long; propriété qui laissait un jeu immense au goût de l'artiste, et qui explique la variété du gothique. Pas un seul monument dans cet ordre ne ressemble à l'autre, et dans chaque monument aucun détail n'est invinciblement symétrique; l'ornement même est quelquefois calculé pour ne pas produire son effet naturel: de petites figures logées dans des niches, ou dans les moulures concentriques des portes, y sont arrangées de manière qu'on les prendrait pour des arabesques, des volutes, des enroulements, des astragales, et non pour des dispositions de la statuaire. En imitant les constructions sarrasines, les architectes chrétiens les exhaussèrent et les dilatèrent; ils plantèrent mosquées sur mosquées, colonnes sur colonnes, galeries sur galeries; ils attachèrent des ailes aux deux côtés du choeur, et des chapelles aux ailes. Partout la ligne spirale remplaça la ligne droite; au lieu du toit plat ou bombé, se creusa une voûte étroite fermée en cercueil ou en carène de vaisseau; les tours ouvragées dépassèrent en hauteur les minarets. La chrétienté élevait à frais communs, au moyen des quêtes et des aumônes, ces cathédrales dont, chaque État en particulier n'était pas assez riche pour payer la main d'oeuvre, et dont aucune n'est achevée. Dans ces vastes et mystérieux édifices se gravaient en relief ou en creux, comme avec un emporte-pièce, les parures de l'autel, les monogrammes sacrés, les vêtements et les choses à l'usage des ministres: les bannières, les croix de divers agencements, les calices, les ostensoirs, les dais, les chapes, les capuchons, les crosses, les mitres, dont les formes se retrouvent dans le gothique, conservaient les symboles du culte, en produisant des effets d'art inattendus; assez souvent les gouttières étaient taillées en figures de démons obscènes ou de moines vomissants. Cette architecture du moyen âge offrait un mélange du tragique et du bouffon, du gigantesque et du gracieux, comme les poëmes et les romans de la même époque. Les plantes de notre sol, les arbres de nos bois, le trèfle et le chêne, décoraient aussi les églises, de même que l'acanthe et le palmier avaient embelli les temples du pays et du siècle de Périclès. Au dedans une cathédrale était une forêt, un labyrinthe dont les mille arcades, à chaque mouvement du spectateur, s'intersectaient, se séparaient, s'enlaçaient de nouveau en chiffres, en cerceaux, en méandres; cette forêt était éclairée par des rosaces à jour incrustées de vitraux peints, qui ressemblaient à des soleils brillants de mille couleurs sous la feuillée: en dehors, cette même cathédrale avait l'air d'un monument auquel on aurait laissé sa cage, ses arcs-boutants et ses échafauds; et, afin que les appuis de la nef aérienne n'en déparassent pas la structure, le ciseau les avait tailladés: on n'y voyait plus que des arches de pont, des pyramides, des aiguilles et des statues. Les ornements qui n'adhéraient pas à l'édifice se mariaient à son style: les tombeaux étaient de forme gothique; et la basilique, qui s'élevait comme un grand catafalque au-dessus d'eux, semblait s'être moulée sur leur forme. On admire encore à Auch un de ces choeurs en bois de chêne si communs dans les abbayes, et qui répétaient les ornements de l'architecture. Tous les arts du dessin participaient de ce goût fleuri et composite: sur les murs et sur les vitraux étaient peints des paysages, des scènes de la religion et de l'histoire nationale. Dans les châteaux, les armoiries coloriées, encadrées dans des losanges d'or, formaient des plafonds semblables à ceux des beaux palais du _cinque cento_ de l'Italie. L'écriture même était dessinée; l'hiéroglyphe germanique, substitué au jambage rectiligne romain, s'harmoniait avec les écussons et les pierres sépulcrales. Les tours isolées qui servaient de vedettes sur les hauteurs; les donjons enserrés dans les bois, ou suspendus sur la cime des rochers comme l'aire des vautours; les ponts pointus et étroits jetés hardiment sur les torrents; les villes fortifiées que l'on rencontrait à chaque pas, et dont les créneaux étaient à la fois des remparts et des ornements; les chapelles, les oratoires, les ermitages placés dans les lieux les plus pittoresques au bord des chemins et des eaux; les beffrois, les flèches des paroisses de campagne, les abbayes, les monastères, les cathédrales; tous ces édifices que nous ne voyons plus qu'en petit nombre, et dont le temps a noirci, obstrué, brisé les dentelles; tous ces édifices avaient alors l'éclat de la jeunesse; ils sortaient des mains de l'ouvrier; l'oeil, dans la blancheur de leurs pierres, ne perdait rien de la légèreté de leurs détails, de l'élégance de leurs réseaux, la variété de leurs guillochis, de leurs gravures, de leurs ciselures, de leurs découpures, et de toutes les fantaisies d'une imagination libre et inépuisable. Veut-on savoir à quel point la France était couverte de ces monuments? Les treize volumes de la _Gallia christiana_, qui n'est pas achevée, donnent mille cinq cents abbayes ou fondations monastiques. Le pouillé général fournit un total de trente mille quatre cent dix-neuf cures, dix-huit mille cinq cent trente-sept chapelles, quatre cent vingt chapitres ayant église, deux mille huit cent soixante-douze prieurés, neuf-cent trente-et-une maladreries; et le pouillé est fort incomplet. Jacques Coeur comptait dix-sept cent mille clochers en France, et la _Satire Ménippée_ reproduit le même calcul. Ce n'est pas trop de donner un château, chastel, ou chastillon, par douze clochers. Tout seigneur qui possédait trois châtellenies et une _ville close_ avait droit de justice: or on comptait en France soixante-dix mille fiefs ou arrière-fiefs, dont trois mille étaient titrés. Une moyenne proportionnelle fournit, sur ces soixante-dix mille fiefs, sept mille justices hautes ou basses, et suppose par conséquent sept mille _villes closes_ ou fortifiées; somme totale approximative des monuments (tant églises que chapelles, villes, châteaux, etc.), un million huit cent soixante-douze mille neuf cent vingt-six, sans parler des basiliques, des monastères renfermés dans les cités, des palais royaux et épiscopaux, des hôtels de ville, des halles publiques, des ponts, des fontaines, des amphithéâtres, aqueducs et temples romains encore existants dans le midi de la France. Voilà, certes, un sol bien autrement orné qu'il ne l'est aujourd'hui. L'architecture religieuse, civile et militaire gothique, pyramidait, et attirait de loin les yeux; la moderne architecture civile et la nouvelle architecture militaire, appropriée aux nouvelles armes, ont tout rasé: nos monuments se sont abaissés et nivelés comme nos rangs. Notre temps laissera-t-il des témoins aussi multipliés de son passage que le temps de nos pères? Qui bâtirait maintenant des églises et des palais dans tous les coins de la France? Nous n'avons plus la royauté de race, l'aristocratie héréditaire, les grands corps civils et marchands, la grande propriété territoriale, et la foi qui a remué tant de pierres. Une liberté d'industrie et de raison ne peut élever que des bourses, des magasins, des manufactures, des bazars, des cafés, des guinguettes; dans les villes, des maisons économiques; dans les campagnes, des chaumières; et partout, de petits tombeaux. Dans cinq ou six siècles, lorsque la religion et la philosophie solderont leurs comptes, lorsqu'elles supputeront les jours qui leur auront appartenu, que l'une et l'autre dresseront le pouillé de leurs ruines, de quel côté sera la plus large part de vie écoulée, la plus grosse somme de souvenirs? La population en mouvement autour des édifices du moyen âge est décrite dans les chroniques et peinte dans les vignettes; elle égalait presque la population d'aujourd'hui. J'estime, d'après des calculs dont je ne puis insérer les preuves dans une analyse, que la surface du sol français, tel qu'il existe maintenant, était couverte par vingt-cinq millions d'hommes: ce chiffre se déduit des rôles de l'impôt, de la levée des hommes d'armes, du recensement des habitants des villes, et du dénombrement des masses communales quand elles étaient appelées sous leurs bannières. Le pays était riche et bien cultivé; c'est ce que démontrent l'immensité et la variété des taxes royales et seigneuriales que j'ai sommairement indiquées. Lorsque Édouard III, après avoir rendu hommage à Philippe de Valois, retourna en Angleterre, «la reine Philippe de Hainaut le reçut, disent les chroniques, moult joyeusement, et lui demanda des nouvelles du roi Philippe son oncle, et de son grand lignage de France: le roi son mari lui en recorda assez, et du grand estat qu'il avoit trouvé, et des honneurs qui estoient en France, auxquels de faire, ni de l'entreprendre à faire, nul autre pays ne s'accomparaige.» Il est certain que la guerre, quand elle n'extermine pas totalement les peuples, les multiplie: elle influe sur les institutions plus que sur les hommes: la féodalité, qui dut sa naissance et son pouvoir à la guerre, fut renversée par elle sous le règne de Philippe de Valois, du roi Jean, de Charles V, de Charles VI et de Charles VII. Les diverses classes de la société et les différentes provinces, dans le moyen âge, se distinguaient les unes par la forme des habits, les autres par des modes locales: les populations n'avaient pas cet aspect uniforme qu'une même manière de se vêtir donne à cette heure aux habitants de nos villes et de nos campagnes. La noblesse, les chevaliers, les magistrats, les évêques, le clergé séculier, les religieux de tous les ordres, les pèlerins, les pénitents gris, noirs et blancs, les ermites, les confréries, les corps de métiers, les bourgeois, les paysans, offraient une variété infinie des costumes; nous voyons encore quelque chose de cela en Italie. Sur ce point il s'en faut rapporter aux arts: que peut faire le peintre de notre vêtement étriqué, de notre petit chapeau à trois cornes? Du douzième au quatorzième siècle, le paysan et l'homme du peuple portèrent la jaquette ou la casaque grise, liée aux flancs par un ceinturon. Le sayon de peau ou le _péliçon_, dont est venu le surplis, était commun à tous les états. La pelisse fourrée et la robe longue orientale enveloppaient le chevalier quand il quittait son armure; les manches de cette robe couvraient les mains; elle ressemblait au cafetan turc d'aujourd'hui: la toque ornée de plumes, le capuchon ou chaperon, tenaient lieu du turban. De la robe ample on passa à l'habit étroit, puis on revint à la robe, qui fut blasonnée sous Charles V. Les hauts-de-chausses, si courts et si serrés qu'ils en étaient indécents, s'arrêtaient au milieu de la cuisse; les deux bas-de-chausses étaient dissemblables; on avait une jambe d'une couleur, et une jambe de l'autre. Il en était de même du hoqueton, mi-parti noir et blanc, et du chaperon, mi-parti bleu et rouge. «Et si estoient leurs robes si estroites à vestir et à despouiller, qu'il sembloit qu'on les ecorchast. Les autres avoient leurs robes relevées sur les reins, comme femmes: si avoient leurs chaperons découpés menuement tout entour. Et si avoient leurs chausses d'un drap, et l'autre de l'autre. Et leur venoient leurs cornettes et leurs manches près de terre, et sembloient mieux estre jongleurs qu'autres gens. Et pour ce, ne fut pas merveilles si Dieu voulut corriger les mefaits des François par son fleau.» L'étalage du luxe est odieux sans doute au milieu de la misère publique; mais le goût de la parure distingua notre nation alors même qu'elle était encore sauvage dans les bois de la Germanie. Un Français met ses plus beaux habits pour marcher à l'échafaud ou à l'ennemi, comme pour aller au festin; ce qui l'excuse, c'est qu'il ne tient pas plus à sa vie qu'à son vêtement. Par-dessus la robe, dans les jours de cérémonie, on attachait un manteau tantôt court, tantôt long. Le manteau de Richard Ier était fait d'une étoffe à raies, semé de globes et de demi-lunes d'argent, à l'imitation du système céleste. (WINISAUF.) Des colliers pendants servaient également de parure aux hommes et aux femmes. Les souliers pointus et rembourrés à la _poulaine_ furent longtemps en vogue. L'ouvrier en découpait le dessus comme des fenêtres d'église; ils étaient longs de deux pieds pour le noble, ornés à l'extrémité de cornes, de griffes ou de figures grotesques; ils s'allongèrent encore, de sorte qu'il devint impossible de marcher sans en relever la pointe et l'attacher au genou avec une chaîne d'or ou d'argent. Les évêques excommunièrent les souliers à la poulaine, et les traitèrent de _péché contre nature_; Charles V déclara qu'ils étaient _contre les bonnes moeurs_, et _inventés en dérision du Créateur_. En Angleterre, un acte du parlement défendit aux cordonniers de fabriquer des souliers ou des bottines dont la pointe excédât deux pouces. Les larges babouches carrées par le bout remplacèrent la chaussure à bec. Les modes variaient autant que de nos jours; on connaissait le chevalier ou la dame qui le premier ou la première avait imaginé une _haligote_ (mode) nouvelle: l'inventeur des souliers à la poulaine était le chevalier Robert le Cornu. (W. MALMESBURY.) Les gentilfemmes usaient sur la peau d'un linge très-fin; elles étaient vêtues de tuniques montantes enveloppant la gorge, armoriées à droite de l'écu de leur mari, à gauche de celui de leur famille. Tantôt elles portaient leurs cheveux ras, lissés sur le front, et recouverts d'un petit bonnet entrelacé de rubans; tantôt elles les bâtissaient en pyramide haute de trois pieds; elles y suspendaient ou des barbettes, ou de longs voiles, ou des banderoles de soie tombant jusqu'à terre, et voltigeant au gré du vent: au temps de la reine Isabeau, on fut obligé d'élever et d'élargir les portes, pour donner passage aux coiffures des châtelaines. (MONSTRELET.) Ces coiffures étaient soutenues par deux cornes recourbées, charpente de l'édifice: du haut de la corne, du côté droit, descendait un tissu léger que la jeune femme laissait flotter, ou qu'elle ramenait sur son sein comme une guimpe, en l'entortillant à son bras gauche. Une femme en plein _esbatement_ étalait des colliers, des bracelets et des bagues; à sa ceinture enrichie d'or, de perles et de pierres précieuses, s'attachait une escarcelle brodée: elle galopait sur un palefroi, portait un oiseau sur le poing, ou une canne à la main. «Quoi de plus ridicule,» dit Pétrarque dans une lettre adressée au pape en 1366, «que de voir les hommes le ventre sanglé! en bas, de longs souliers pointus; en haut, des toques chargées de plumes; cheveux tressés allant de ci de là, par derrière, comme la queue d'un animal, retapés sur le front avec des épingles à tête d'ivoire!» Pierre de Blois ajoute qu'il était du bel usage de parler avec affectation. Et quelle langue parlait-on ainsi? La langue de Wallace et du roman de Rou, de Ville-Hardouin, de Joinville et de Froissart. Le luxe des habits et des fêtes passait toute croyance; nous sommes de mesquins personnages auprès de ces barbares des treizième et quatorzième siècles. On vit dans un tournoi mille chevaliers vêtus d'une robe uniforme de soie nommée _cointise_, et le lendemain ils parurent avec un accoutrement nouveau, aussi magnifique. (MATTH. PARIS.) Un des habits de Richard II, roi d'Angleterre, lui coûta trente mille marcs d'argent. (KNYGHTON.) Jean Arundel avait cinquante-deux habits complets d'étoffe d'or. (HOLLINGSHED CHRON.) Une autre fois, dans un autre tournoi, défilèrent d'abord un à un soixante superbes chevaux richement caparaçonnés, conduits chacun par un écuyer d'honneur, et précédés de trompettes et de ménestriers; vinrent ensuite soixante jeunes dames montées sur des palefrois, superbement vêtues, chacune menant en laisse, avec une chaîne d'argent, un chevalier armé de toutes pièces. La danse et la musique faisaient partie de ces _bandors_ (réjouissances). Le roi, les prélats, les barons, les chevaliers, sautaient au son des vielles, des musettes et des _chiffonies_. Aux fêtes de Noël arrivaient de grandes mascarades: l'infortuné Charles VI, déguisé en sauvage et enveloppé dans un linceul imprégné de poix, pensa devenir victime d'une de ces folies: quatre chevaliers masqués comme lui furent brûlés. Les représentations théâtrales commençaient partout: en Angleterre, des marchands drapiers représentèrent la Création; Adam et Ève étaient tout nus. Des teinturiers jouèrent le Déluge: la femme de Noé, qui refusait d'entrer dans l'arche, donnait un soufflet à son mari. (_Histoire de la Poésie anglaise_, WHARTON.) La balle, le mail, le palet, les quilles, les dés, affolaient tous les esprits: il reste un compte d'Édouard II pour payer à son barbier une somme de cinq schellings, laquelle somme il avait empruntée de lui pour jouer il croix ou pile. La chasse était le grand déduit de la noblesse: on citait des meutes de seize cents chiens. On sait que les Gaulois dressaient les chiens à la guerre, et qu'ils les couronnaient de fleurs. On abandonnait aux roturiers l'usage des filets. Les chasses royales coûtaient autant que les tournois: une de ces chasses se lie tristement à notre histoire. Le prince Noir était descendu en Angleterre, menant avec lui le roi Jean son prisonnier. Édouard avait fait préparer à Londres une réception magnifique, telle qu'il l'eût ordonnée pour un potentat puissant qui le fût venu visiter. Lui-même, au milieu des princes de son sang, de ses grands barons, de ses chevaliers, de ses veneurs, de ses fauconniers, de ses pages, des officiers de sa couronne, des hérauts d'armes, des meneurs de destriers, se mit à la tête d'une chasse brillante dans une forêt qui se trouvait sur le chemin du roi captif. Aussitôt que les piqueurs envoyés à la découverte lui annoncèrent l'approche de Jean, il s'avança vers lui à cheval, baissa son chaperon, et saluant son hôte malheureux: «Cher cousin, lui dit-il, soyez le bien venu dans l'île d'Angleterre.» Jean baissa son chaperon à son tour, et rendit à Édouard son salut. «Le roi d'Angleterre, disent les chroniques, fist au roi de France moult grand honneur et reverence, l'invita au vol d'epervier, à chasser, à déduire et à prendre tous ses esbattements.» Jean refusa ces plaisirs avec gravité, mais avec courtoisie; sur quoi Édouard, le saluant de nouveau, lui dit: «Adieu, beau cousin!» et, faisant sonner du cor, il s'enfonça avec la chasse dans la forêt. Cette générosité un peu fastueuse ne consolait pas plus le roi Jean que l'humble petit cheval du prince de Galles; en faisant trop voir la prospérité d'un monarque, elle montrait trop la misère de l'autre. Quant au repas, on l'annonçait au son du cor chez les nobles; cela s'appelait _corner l'eau_, parce qu'on se lavait les mains avant de se mettre à table. On dînait à neuf heures du matin, et l'on soupait à cinq heures du soir. On était assis sur des _banques_ ou bancs, tantôt élevés, tantôt assez bas, et la table montait et descendait en proportion. Du banc est venu le mot _banquet_. Il y avait des tables d'or et d'argent ciselées; les tables de bois étaient couvertes de nappes doubles, appelées _doubliers_; on les plissait comme _rivière ondoyante qu'un petit vent frais fait doucement soulever_. Les serviettes sont plus modernes. Les fourchettes, que ne connaissaient point les Romains, furent aussi inconnues des Français jusque vers la fin du quatorzième siècle; on ne les trouve que sous Charles V. On mangeait à peu près tout ce que nous mangeons, et même avec des raffinements que nous ignorons aujourd'hui; la civilisation romaine n'avait point péri dans la cuisine. Parmi les mets recherchés je trouve le _dellegrout_, le _maupigyrnum_, le _karumpie_. Qu'était-ce? On usait en abondance de bière, de cidre et de vins de toutes les sortes. Il est fait mention du cidre sous la seconde race. Le clairet était du vin clarifié, mêlé à des épiceries; l'hypocras, du vin adouci avec du miel. Un festin donné par un abbé, en 1310, réunit six mille convives devant trois mille plats. Les repas royaux étaient mêlés d'intermèdes. Au banquet que Charles V offrit à l'empereur Charles IV, s'avança un vaisseau mû par des ressorts cachés: Godefroi de Bouillon se tenait sur le pont, entouré de ses chevaliers. Au vaisseau succéda la cité de Jérusalem, avec ses tours chargées de Sarrasins; les chrétiens débarquèrent, plantèrent les échelles aux murailles, et la ville sainte fut emportée d'assaut. Froissart va nous faire encore mieux assister au repas d'un haut baron de son siècle. «En cet estat que je vous dis le comte de Foix vivoit. Et quand de sa chambre à minuit venoit pour souper en la salle, devant lui avoit douze torches allumées que douze varlets portoient, et icelles douze torches estoient tenues devant sa table, qui donnoient grand clarté en la salle, laquelle salle estoit pleine de chevaliers et de escuyers; et tousjours estoient à foison tables dressées pour souper qui souper vouloit. Nul ne parloit à lui à sa table, si il ne l'appeloit. Il mangeoit par coustume foison de volaille, et en special les ailes et les cuisses tant seulement, et guere aussi ne buvoit. Il prenoit en toute menestrandie (musique) grand esbattement, car bien s'y connoissoit. Il faisoit devant lui ses clercs volontiers chanter chansons, rondeaux et virelais. Il séoit à table environ deux heures, et aussi il véoit volontiers estranges entremets; et iceux vus, tantôt les faisoit envoyer par les tables des chevaliers et des escuyers. «Briefvement et ce tout consideré et avisé, avant que je vinsse en sa cour, je avois esté en moult de cours de rois, de ducs, de princes, de comtes et de hautes dames; mais je n'en fus oncques en nulle qui mieux me plust, ni qui fust sur le fait d'armes plus resjouïe comme celle du comte de Foix estoit. On véoit en la salle et ès chambres et en la cour chevaliers et escuyers d'honneur aller et marcher, et d'armes et d'amour les oyoit-on parler. Toute honneur estoit là-dedans trouvée. Nouvelles dequel royaume ni dequel pays que ce fust là-dedans on y apprenoit; car de tous pays, pour la vaillance du seigneur, elles y appleuvoient et venoient.» Ce comte, si célèbre par sa courtoisie, n'en avait pas moins tué de sa propre main son fils unique: «Le comte s'enfelonna (s'irrita), et, sans mot dire, il se partit de sa chambre et s'en vint vers la prison où son fils estoit; et tenoit à la male heure un petit long coutel, et dont il appareilloit ses ongles et nettoyoit. Il fit ouvrir l'huis de la prison, et vint à son fils, et ce tenoit l'alemelle (lame) de son coutel par la pointe, que il n'y en avoit pas hors de ses doigts la longueur de l'espaisseur d'un gros tournois. Par mautalent (malheur), en boutant ce tant de pointe dans la gorge de son fils, il l'assena ne sçais en quelle veine, et lui dit: «Ha traitour (traître)! pourquoi ne manges-tu point?» Et tantost s'en partit le comte sans plus rien dire ni faire, et rentra en sa chambre. L'enfès (enfant) fut sang mué et effrayé de la venue de son père, avecques ce que il estoit foible de jeusner, et qu'il vit ou sentit la pointe du coutel qui le toucha à la gorge, comme petit fut en une veine, il se tourna d'autre part, et là mourut.» Froissart est à la peine pour excuser le crime de son hôte, et ne réussit qu'à faire un tableau pathétique. On avait été obligé de frapper la table de lois somptuaires: ces lois n'accordaient aux riches que deux services et deux sortes de viande, à l'exception des prélats et des barons, qui mangeaient de tout en toute liberté; elles ne permettaient la viande aux négociants et aux artisans qu'à un seul repas; pour les autres repas, ils se devaient sustenter de lait, de beurre et de légumes. Le carême, d'une rigueur excessive, n'empêchait pas les réfections clandestines. Une femme avait assisté nu-pieds à une procession, et _faisoit la marmiteuse plus que dix. Au sortir de là, l'hypocrite alla disner avec son amant, d'un quartier d'agneau et d'un jambon. La senteur en vint jusqu'à la rue. On monta en haut. Elle fut prise, et condamnée à se promener par la ville avec son quartier à la broche, sur l'épaule, et le jambon pendu au col._ (BRANTÔME.) Les voyageurs trouvaient partout des hôtelleries. Chevauchant avec messire Espaing de Lyon, maître Jehan Froissart va d'auberge en auberge, s'enquérant de l'histoire des châteaux qu'il aperçoit le long de la route, et que lui raconte le bon chevalier son compagnon. «Et nous vinsmes à Tarbes, et nous fusmes tout aises à l'hostel de l'Estoile, et y séjournasmes tout sejour; car c'est une ville trop bien aisée pour sejourner chevaux: de bons foins, de bonnes avoines et de belles rivieres... Puis vinsmes à Orthez. Le chevalier descendit à son hostel, et je descendis à l'hostel de la Lune.» On rencontrait sur les chemins des basternes ou litières, des mules, des palefrois et des voitures à boeufs: les roues des charrettes étaient à l'antique. Les chemins se distinguaient en chemins _péageaux_ et en _sentiers_; des lois en réglaient la largeur: le chemin péageau devait avoir quatorze pieds (MSS. SAINTE-PALAYE); les sentiers pouvaient être ombragés, mais il fallait élaguer les arbres le long des voies royales, excepté les _arbres d'abris_ (_Capitulaires_). Le service des fiefs creusa cette multitude infinie de chemins de traverse dont nos campagnes sont sillonnées. Les bains chauds étaient d'un usage commun, et portaient le nom d'étuves: les Romains nous avaient laissé cet usage, qui ne se perdit guère que sous la monarchie absolue, époque où la France devint sale. On criait dans les rues de Paris, sous Philippe-Auguste: Seigneur, voulez-vous vous baigner? Entrez donc sans deslaïer; Les bains sont chauds, c'est sans mentir. C'était le temps du merveilleux en toute chose: l'aumônier, le moine, le pèlerin, le chevalier, le troubadour, avaient toujours à dire ou à chanter des aventures. Le soir, autour du foyer à bancs, on écoutait ou le roman de Lancelot du Lac, ou l'histoire lamentable du châtelain de Coucy, ou l'histoire moins triste de la reine Pédauque, «largement pattée, comme sont les oies, et comme jadis à Toulouse les portoit (les pattes) la reine Pédauque» (RABELAIS); ou l'histoire du _gobelin_ Orton, grand nouvelliste qui venait dans le vent, et qui fut tué dans une grosse truie noire. (FROISSART.) La belle Mélusine était condamnée à être moitié serpent tous les samedis, et fée les autres jours, à moins qu'un chevalier ne consentît à l'épouser en renonçant à la voir le samedi. Raimondin, comte de Forez, ayant trouvé Mélusine dans un bois, en fit sa femme; elle eut plusieurs enfants, entre autres un fils qui avait un oeil rouge et un oeil bleu: Mélusine bâtit le château de Lusignan. Mais enfin Raimondin s'étant mis en tête de voir sa femme un samedi, lorsqu'elle était demi-serpent, elle s'envola par une fenêtre, et elle demeurera fée jusqu'au jour du jugement dernier. Lorsque le manoir de Lusignan change de maître, ou qu'il doit mourir quelqu'un de la famille seigneuriale, Mélusine paraît trois jours sur les tours du château, et pousse de grands cris. Tels étaient la Psyché du moyen âge et ce château de Lusignan que Charles Quint admira et dont Brantôme déplore la ruine. Avec ces contes on écoutait encore ou le sirvente du trouvère contre un chevalier félon, ou la vie d'un pieux personnage. Ces vies de saints recueillies par les Bollandistes n'étaient pas d'une imagination moins brillante que les relations profanes: incantations de sorciers, tours de lutins et de farfadets, courses de loups-garous, esclaves rachetés, attaque de brigands; voyageurs sauvés, et qui, à cause de leur beauté, épousent les filles de leurs hôtes (_Saint Maxime_); lumières qui pendant la nuit révèlent au milieu des buissons le tombeau de quelque vierge; châteaux qui paraissent soudainement illuminés. (_Saint Viventius, Maure et Brista._) Saint Déicole s'était égaré; il rencontre un berger, et le prie de lui enseigner un gîte: «Je n'en connais pas, dit le berger, si ce n'est dans un lieu arrosé de fontaines, au domaine du puissant vassal Weissart.--«Peux-tu m'y conduire?» répondit le saint. «Je ne puis quitter mon troupeau,» répliqua le pâtre. Déicole fiche son bâton en terre; et quand le pâtre revint après avoir conduit le saint, il trouva son troupeau couché paisiblement autour du bâton miraculeux. Weissart, terrible châtelain, menace de faire mutiler Déicole; mais Berthilde, femme de Weissart, a une grande vénération pour le prêtre de Dieu. Déicole entre dans la forteresse; les serfs empressés le veulent débarrasser de son manteau; il les remercie, et suspend ce manteau à un rayon de soleil qui passait à travers la lucarne d'une tour. (BOLL., tome II, page 202.) Chercher à dérouler avec méthode le tableau des moeurs de ce temps serait à la fois tenter l'impossible et mentir à la confusion de ces moeurs. Il faut jeter pêle-mêle toutes ces scènes telles qu'elles se succédaient sans ordre ou s'enchevêtraient dans une commune action, dans un même moment; il n'y avait d'unité que dans le mouvement général qui entraînait la société vers un perfectionnement éloigné, par la loi naturelle de l'existence humaine. D'un côté la chevalerie, de l'autre le soulèvement des masses rustiques; tous les déréglements de la vie dans le clergé, et toute l'ardeur de la foi. Les _Galois_ et _Galoises_, sorte de pénitents d'amour, se chauffaient l'été à de grands feux, et se couvraient de fourrures; l'hiver, ils ne portaient qu'une _cotte simple_, et ne mettaient dans leurs cheminées que des verdures. _Plusieurs transissoient de pur froid, et mouroient tout roydes de lez leurs amyes, et aussi leurs amyes de lez eulz, en parlant de leurs amourettes[67]._ Lors de la _Vaudoisie d'Arras_, les hommes et les femmes, retirés dans les bois, après avoir retrouvé un certain démon, se livraient à une prostitution générale. Les turlupins pratiquaient les mêmes désordres. [67] LATOUR, _Hist. du Poitou_; SAINTE-PALAYE, _Mém. sur l'anc. chev._, Ve partie, dans les notes, pag. 387. Des moines libertins se veulent venger d'un évêque réformateur qui venait de mourir: pendant la nuit ils tirent du cercueil le cadavre du prélat, le dépouillent de son linceul, le fouettent, et en sont quittes pour payer chaque année quarante sous d'amende. Les cordeliers avaient renoncé à _toute espèce de propriété_: le pain quotidien qu'ils mangeaient était-il une propriété? Oui, disaient les religieux d'une autre robe; donc le cordelier qui mange viole la constitution de son ordre; donc il est en état de péché mortel, par la seule raison qu'il vit, et qu'il faut manger pour vivre. L'empereur et les Gibelins se déclarèrent pour les cordeliers, le pape et les Guelfes contre les cordeliers. De là une guerre de cent ans; et le comte du Mans, qui fut depuis Philippe de Valois, passe les Alpes pour défendre l'Église contre les Visconti et les cordeliers[68]. [68] _Spicil._, tom. 1, pag. 73. _Hist. des ouvr. des sav._, an 1700, pag. 72. _Lettre sur le péché imaginaire_, pag. 22 et suiv. On courait au bout du monde, et l'on osait à peine, dans le nord de la France, hasarder un voyage d'un monastère à un autre, tant la route de quelques lieues paraissait longue et périlleuse! Des gyrovagues ou moines errants (pendants des chevaliers errants), cheminant à pied ou chevauchant sur une petite mule, prêchaient contre tous les scandales; ils se faisaient brûler vifs par les papes, auxquels ils reprochaient leurs désordres, et noyer par les princes, dont ils attaquaient la tyrannie. Des gentilshommes s'embusquaient sur les chemins et dévalisaient les passants, tandis que d'autres gentilshommes devenaient en Espagne, en Grèce, en Dalmatie, seigneurs des immortelles cités dont ils ignoraient l'histoire. Cours d'amour où l'on raisonnait d'après toutes les règles du scottisme, et dont les chanoines étaient membres; troubadours et ménestrels vaguant de château en château, déchirant les hommes dans des satires, louant les dames dans des ballades; bourgeois divisés en corps de métier, célébrant des solennités patronales où les saints du paradis étaient mêlés aux divinités de la Fable; représentations théâtrales; fêtes des fous ou des cornards, messes sacriléges; soupes grasses mangées sur l'autel; l'_Ite missa_ répondu par trois braiements d'âne; barons et chevaliers s'engageant dans des repas mystérieux à porter la guerre dans un pays, faisant voeu sur un paon ou sur un héron d'accomplir des faits d'armes pour leurs mies; juifs massacrés et se massacrant entre eux, conspirant avec les lépreux pour empoisonner les puits et les fontaines; tribunaux de toutes les sortes, condamnant, en vertu de toutes les espèces de lois, à toutes les sortes de supplices, des accusés de toutes les catégories, depuis l'hérésiarque, écorché et brûlé vif, jusqu'aux adultères, attachés nus l'un à l'autre, et promenés au milieu du peuple; le juge prévaricateur substituant à l'homicide riche condamné un prisonnier innocent; des hommes de loi commençant cette magistrature qui rappela, au milieu d'un peuple léger et frivole, la gravité du sénat romain: pour dernière confusion, pour dernier contraste, la vieille société civilisée à la manière des anciens, se perpétuant dans les abbayes; les étudiants des universités faisant renaître les disputes philosophiques de la Grèce; le tumulte des écoles d'Athènes et d'Alexandrie se mêlant au bruit des tournois, des carrousels et des pas d'armes. Placez enfin, au-dessus et en dehors de cette société si agitée, un autre principe de mouvement, un tombeau, objet de toutes les tendresses, de tous les regrets, de toutes les espérances, qui attirait sans cesse au delà des mers les rois et les sujets, les vaillants et les coupables: les premiers pour chercher des ennemis, des royaumes, des aventures; les seconds pour accomplir des voeux, expier des crimes, apaiser des remords. L'Orient, malgré le mauvais succès des croisades, resta longtemps pour les Français le pays de la religion et de la gloire; ils tournaient sans cesse les yeux vers ce beau soleil, vers ces palmes de l'Idumée, vers ces plaines de Rama, où les infidèles se reposaient à l'ombre des oliviers plantés par Baudouin; vers ces champs d'Ascalon qui gardaient encore les traces de Godefroi de Bouillon et de Tancrède, de Philippe-Auguste et de Couci, de saint Louis et de Sargines; vers cette Jérusalem un moment délivrée, puis retombée dans ses fers, et qui se montrait à eux, comme à Jérémie, insultée des passants, noyée dans ses pleurs, privée de son peuple, assise dans la solitude. Tels furent ces siècles d'imagination et de force qui marchaient avec tout cet attirail au milieu des événements historiques les plus variés, au milieu des hérésies, des schismes, des guerres féodales, civiles et étrangères; ces siècles doublement favorables au génie, ou par la solitude des cloîtres quand on la recherchait, ou par le monde le plus étrange et le plus divers quand on le préférait à la solitude. Pas un seul point de la France où il ne se passât quelque fait nouveau; car chaque seigneurie laïque ou ecclésiastique était un petit État qui gravitait dans son orbite et avait ses phases: à dix lieues de distance, les coutumes ne se ressemblaient plus. Cet ordre de choses, extrêmement nuisible à la civilisation générale, imprimait à l'esprit particulier un mouvement extraordinaire: aussi toutes les grandes découvertes appartiennent-elles à ces siècles. Jamais l'individu n'a tant vécu: le roi rêvait l'agrandissement de son empire; le seigneur, la conquête du fief de son voisin; le bourgeois, l'augmentation de ses priviléges; le marchand, de nouvelles routes à son commerce. On ne connaissait le fond de rien; on n'avait rien épuisé; on avait foi à tout; on était à l'entrée et comme au bord de toutes les espérances, de même qu'un voyageur sur une montagne attend le lever du jour dont il aperçoit l'aurore. On fouillait le passé ainsi que l'avenir; on découvrait avec la même joie un vieux manuscrit et un nouveau monde; on marchait à grands pas vers des destinées ignorées, mais dont on avait l'instinct, comme on a toute sa vie devant soi dans la jeunesse. L'enfance de ces siècles fut barbare; leur virilité, pleine de passion et d'énergie; et ils ont laissé leur riche héritage aux âges civilisés qu'ils portèrent dans leur sein fécond. CHATEAUBRIANT, _Analyse raisonnée de l'Histoire de France_. LA LOI SALIQUE. Cause de la guerre de Cent Ans. Pour quelle achoison la guerre mut entre le roi de France et le roi d'Angleterre. Or, dit le conte que le beau roi Philippe de France eut trois fils avec cette belle fille Isabelle[69] qui fut mariée en Angleterre au roi Édouard dont j'ai parlé ci-dessus; et furent ces trois fils moult beaux; desquels l'aîné eut nom Louis, qui fut au vivant de son père, roi de Navarre, et l'appeloit-on le roi Hutin. Le second né eut nom Philippe le Long; et le tiers eut nom Charles; et furent tous trois rois de France après la mort du roi Philippe leur père, par droite succession, l'un après l'autre, sans avoir hoir mâle de leur corps engendré par voie de mariage. Si que, après la mort du dernier roi Charles, les douze pairs et les barons de France ne donnèrent point le royaume à la soeur qui étoit roine d'Angleterre, pourtant qu'ils vouloient dire et maintenir, et encore veulent, que le royaume de France est bien si noble qu'il ne doit mie aller à femelle, ni par conséquent au roi d'Angleterre son ains-né fils. Car, ainsi comme ils veulent dire, le fils de la femme ne peut avoir droit ni succession de par sa mère, là où sa mère n'y a point de droit: si que, par ces raisons, les douze pairs et les barons de France donnèrent, de leur commun accord, le royaume de France à monseigneur Philippe, fils jadis à monseigneur Charles de Valois, frère jadis de ce beau roi Philippe dessus dit, et en ôtèrent la roine d'Angleterre et son fils, qui étoit hoir mâle et fils de la soeur du dernier roi Charles. [69] Isabelle, mère d'Édouard III, était fille de Philippe IV, et Philippe de Valois était petit-fils de Philippe, par Charles de Valois, frère de Philippe IV. Louis X avait laissé une fille nommée Jeanne, qui vivait encore à l'époque de la mort de Charles VI, en 1328. (_Note de M. Buchon._) Ainsi alla le dit royaume hors de la droite ligne, ce semble à moult de gens; parquoi grands guerres en sont nées et venues, et grand destruction de gens et de pays au royaume de France et ailleurs, si comme vous pourrez ouïr ci-après; car c'est la vraie fondation de cette histoire pour raconter les grands entreprises et les grands faits d'armes qui avenus en sont: car, puis le temps du bon roi Charlemagne, qui fut empereur d'Allemagne et roi de France, n'avinrent si grands aventures de guerre au royaume de France qu'elles sont avenues pour ce fait-ci, ainsi que vous orrez au livre, mais que j'aie temps et loisir du faire et vous du lire. Or me veux retraire à la droite matière commencée, et taire de cette, tant que temps et lieu venront que j'en devrai parler. Comment le roi Charles de France mourut sans hoir mâle, et comment les douze pairs et les barons élurent à roi monseigneur Philippe de Valois; et comment il déconfit les Flamands qui s'étoient rebellés contre leur seigneur. 1328. Le roi Charles de France, fils au beau roi Philippe, fut trois fois marié, et si mourut sans hoir mâle de son corps, dont ce fut grand dommage pour le royaume, si comme vous orrez ci-après. La première de ses femmes fut l'une des plus belles dames du monde; et fut fille de la comtesse d'Artois[70]. Celle garda mal son mariage et se forfit, parquoi elle en demeura longtemps au Châtel Gaillard en prison et à grand meschef, ainçois que son mari fût roi. Quand le royaume lui fut échu et il fut couronné, les douze pairs et les barons de France ne voulurent mie, s'ils eussent pu, que le royaume demeurât sans hoir mâle. Si quistrent sens et avis par quoi le roi fût remarié; et le fut à la fille de l'empereur Henry de Lucembourc[71] et soeur au gentil roi de Behaigne[72]; et parquoi le premier mariage fut défait et annulé de cette dame qui en prison étoit, et tout par la déclaration du Pape, notre saint-père, qui adonc étoit. De cette seconde dame de Lucembourc, qui étoit moult humble et prude femme, eut le roi un fils qui mourut moult jeune, assez tôt la mère après, à Yssoldun en Berry; et moururent tous deux moult soupçonneusement, de quoi aucunes gens furent incoulpés en derrière couvertement. Après, ce roi Charles fut remarié tierce fois à la fille de son oncle de remariage[73], la fille de monseigneur Louis comte d'Évreux, la reine Jeanne et soeur au roi de Navarre qui adonc étoit. Puis avint que cette dame fut enceinte, et le roi son mari s'accoucha malade au lit de la mort. [70] Blanche de Bourgogne, fille d'Othon IV, palatin de Bourgogne. [71] Marie de Luxembourg, fille de l'empereur Henri VII et de Marguerite de Brabant. [72] Jean de Luxembourg, roi de Bohême. [73] Froissart veut apparemment faire entendre, par l'expression _son oncle de remariage_, que Louis comte d'Évreux, frère du roi Philippe le Bel, était issu du second mariage de Philippe le Hardi, leur père commun, avec Marie de Brabant. (_Note de M. Buchon._) Quant il aperçut que mourir le convenoit, il devisa que s'il avenoit que la roine s'accouchât d'un fils, il vouloit que messire Philippe de Valois, son cousin germain, en fût mainbour, et régent du royaume, jusques adonc que son fils seroit en âge d'être roi; et s'il avenoit que ce fût une fille, que les douze pairs et les hauts barons de France eussent conseil et avis entre eux d'en ordonner, et donnassent le royaume à celui qui avoir le devroit. Sur ce, le roi Charles alla mourir environ la Chandeleur, l'an de grâce mil trois cent vingt sept[74]. [74] Charles le Bel mourut à Vincennes, dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1327, en commençant l'année à Pâques suivant l'usage d'alors, et 1328, suivant notre manière actuelle de la commencer au 1er janvier. Ne demeura mie grandement après ce que la reine Jeanne accoucha d'une fille[75], de quoi le plus du royaume en furent durement troublés et courroucés. [75] Cette fille, nommée Blanche, vint au monde le 1er avril 1328. Quand les douze pairs et les hauts barons de France surent ce, ils s'assemblèrent à Paris le plustôt qu'ils purent, et donnèrent le royaume, de commun accord, à monseigneur Philippe de Valois, fils jadis au comte de Valois, et en ôtèrent la roine d'Angleterre et le roi son fils, qui étoit demeurée, soeur germaine du roi Charles dernier trépassé; pour raison de ce qu'ils dient que le royaume de France est de si grand'noblesse qu'il ne doit mie par succession aller à femelle, ni par conséquent à fils de femelle, ainsi que vous avez ouï ça devant au commencement de ce livre. Et firent celui monseigneur Philippe couronner à Rains, l'an de grâce mil trois cent vingt huit, le jour de la Trinité[76], dont puis ce di grand guerre et grand désolation avint au royaume de France et en plusieurs pays, si comme vous pourrez ouïr en cette histoire. [76] Le dimanche de la Trinité était cette année le 29 mai. CHRONIQUES DE FROISSART, éditées par M. Buchon. Jean Froissart naquit à Valenciennes, en 1333. Ce fut à l'âge de vingt-ans qu'il commença ses Chroniques. Il se borna d'abord à reproduire, pour les événements qui s'étaient accomplis de 1325 à 1356, les récits des autres chroniqueurs, et surtout la relation de monseigneur Jean le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liége. En 1361, il présenta la première partie de son travail à la reine d'Angleterre, Philippe de Hainaut. Jusqu'à la fin de sa vie il eut souvenir de cette noble dame, «Car elle me fit et créa» dit-il; et il rappelle en plusieurs endroits, non sans une vive émotion, qu'elle l'avait accueilli gracieusement à ses débuts; qu'elle l'avait encouragé par ses conseils et aidé de ses largesses. A partir de cette époque commencèrent les voyages du chroniqueur. Nous nous bornerons ici à donner une sèche énumération des lieux où il s'arrêta pour voir, interroger et raconter. Il fit plusieurs fois le voyage d'Angleterre. Ce fut pendant son premier séjour, qui dura cinq ans, qu'il visita l'Écosse. Il parcourut toutes les parties de la France. En 1366 il était à Bordeaux. En 1367, il accompagna jusqu'à Dax le prince de Galles, qui partait pour l'Espagne. Il revint dans les provinces qui avoisinent les Pyrénées en 1388; ce fut alors qu'il se rendit à la cour de Gaston de Foix, et vit Carcassonne, Orthez et Pamiers. En 1389 il était à Avignon; de là, en traversant le Lyonnais et le Bourbonnais, il courut en Auvergne, où il assista, à Riom, au mariage du duc de Berri avec Jeanne de Boulogne. Nous n'avons pas besoin de dire que Froissart connut la Flandre et tout le nord de la France et qu'il vint souvent à Paris. En 1394, il visita une dernière fois l'Angleterre, où il resta trois mois à la cour du roi Richard. N'oublions pas le plus beau des voyages de Froissart: en 1368, il assista, à Milan, au mariage de Lionel, duc de Clarence, avec la fille de Galeas Visconti. C'est là qu'il devait rencontrer Chaucer et Pétrarque. Il parcourut alors la Savoie; il vit Bologne, Ferrare, une grande partie de l'Italie, et il revint en Flandre par l'Allemagne. Ce fut pendant ce perpétuel voyage que Froissart rassembla tous les matériaux de sa Chronique. Pendant la chevauchée, à table, le soir à l'heure des gais propos, il interrogeait avec une avide curiosité ses compagnons de route ou ses nobles hôtes, et il recueillait précieusement, pour les écrire, quelquefois sous la forme même de la conversation, les histoires qu'on lui racontait. Il ne se souciait point des livres, et, comme on dirait aujourd'hui, des documents officiels; il lui suffisait, pour accepter un fait et pour l'affirmer, du témoignage des _anciens chevaliers et écuyers qui avoient été en faits d'armes, et qui proprement en savoient parler_. Aussi, il pénétrait dans toutes les cours et il entrait dans tous les châteaux: «Au temps, dit-il, que j'ai travellé par le monde, j'ai vu deux cents hauts princes.» Certains critiques ont cherché à se rendre compte du travail de Froissart; ils ont voulu savoir comment le chroniqueur composait son oeuvre. Nul ne l'a dit mieux que lui-même: «Or, considérez, entre vous qui me lisez ou me lirez, ou m'avez lu, ou orrez lire, comment je puis avoir su ni rassemblé tant de faits desquels je traite et propose en tant de parties. Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune, dès l'âge de vingt ans; et si suis venu au monde avec les faits et les aventures; et si y ai toujours pris grand plaisance plus que à autre chose; et si m'a Dieu donné tant de grâces que je ai été bien de toutes les parties, et des hôtels des rois, et par espécial de l'hôtel du roi Édouard d'Angleterre et de la noble roine sa femme, madame Philippe de Hainaut, roine d'Angleterre, dame d'Irlande et d'Aquitaine, à laquelle en ma jeunesse je fus clerc, et la servois de beaux dits et traités amoureux: et pour l'amour du service de la noble et vaillante dame à qui j'étois, tous autres seigneurs, rois, ducs, comtes, barons et chevaliers, de quelque nation qu'ils fussent, me aimoient, oyoient et voyoient volontiers, et me faisoient grand profit. Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coutages et aux coutages des hauts seigneurs en mon temps, je cherchai la plus grand partie de la chrétienté; et partout où je venois, je faisois enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avoient été en faits d'armes et qui proprement en savoient parler, et aussi à aucuns hérauts de crédence, pour vérifier et justifier toutes matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grand peine[77]; et tant comme je vivrai, par la grâce de Dieu je la continuerai; car comme plus y suis et plus y laboure, et plus me plaît; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et continuant il s'y nourrit parfait, ainsi, en labourant et ouvrant sur cette matière, je m'habilite et délecte[78].» [77] Il s'agit de Gui de Châtillon, comte de Blois. Froissart l'appelle plus haut _mon très-cher seigneur et maître_. Le chroniqueur s'était attaché à lui en 1384, après la mort de Wenceslas, duc de Brabant. [78] Chroniques, IV, ch. 1. Si Froissart a fait ses Chroniques, s'il se plaît à raconter les _honorables entreprises, nobles aventures et faits d'armes_, c'est pour que les _preux aient exemple d'eux encourager en bien faisant_. C'est là le seul but moral auquel il tende; tout, dans ses mille récits, est subordonné à cette maxime qu'il a placée au début de l'Épinette amoureuse: Que toute joie et toute honours Viennent et d'armes et d'amours. A son retour d'Italie, Froissart avait été nommé curé de Lestines. Plus tard, comme il nous l'apprend, il devint _trésorier et chanoine de Chimay et de Lille en Flandre_. On croit qu'il passa les dernières années de sa vie dans la ville où il était né, à Valenciennes. Il mourut vers 1410, suivant M. Buchon. Le savant éditeur de Froissart a recueilli sur ce fait des témoignages qui nous semblent incontestables, et nous n'hésitons pas à adopter son opinion[79]. [79] Extrait de la Notice sur Froissart, publiée par M. Yanoski, dans les Extraits de Froissart (1 vol. in-12, dans la collection des chefs-d'oeuvre de la littérature française, publiée par MM. Didot). BATAILLE DE CASSEL. 1328. Assez tôt après ce que ce roi Philippe fut couronné à Rains, il manda ses princes, ses barons et toutes ses gens d'armes, et alla atout son pouvoir loger en la ville[80] de Cassel pour guerroyer les Flamands, qui étoient rebelles à leur seigneur[81], mêmement ceux de Bruges, d'Ypre et ceux du Franc[82]; et ne vouloient obéir au dit comte de Flandre, mais l'avoient enchassé; et ne pouvoit adonc nulle part demeurer en son pays, fors tant seulement à Gand, et encore assez escharsement. Si déconfit adonc le roi Philippe bien seize mille Flamands, qui avoient fait un capitaine qui s'appeloit Colin Dennekins[83], hardi homme et outrageux durement; et avoient les dessusdits Flamands fait leur garnison de Cassel, au commandement et aux gages des villes de Flandre, pour garder ces frontières là en droit. Et vous dirai comment ces Flamands furent déconfits, et tout par leur outrage. [80] C'est-à-dire, sans doute, _auprès de Cassel_; car les Flamands étaient maîtres de la ville, comme Froissart le dira plus bas. [81] Le comte Louis dit de Crécy. [82] Le Franc, _Franconatus, terra franca_. C'est une partie de la Flandre française qui fut cédée à la France par la paix des Pyrénées. Elle comprend les bailliages de Bourbourg, Bergues, Saint-Winox et Furnes, et outre les chefs-lieux de ces bailliages, les villes de Dunkerque et de Gravelines. [83] Les historiens flamands le nomment Nicolas Zonnekins. Ils se partirent un jour, sur l'heure de souper, du mont de Cassel[84], en intention de déconfire le roi et tout son ost, et s'envinrent tout paisiblement, sans point de noise, ordonnés en trois batailles, desquelles l'une alla droit aux tentes du roi, et eurent près soupris le roi qui séoit à souper et toutes ses gens. L'autre bataille s'en alla droit aux tentes du roi de Behaigne, et le trouvèrent près en tel point; et la tierce bataille s'en alla droit aux tentes du comte de Hainaut, et l'eurent aussi près soupris, et le hâtèrent si que à grand peine purent ses gens être armés, ni les gens monseigneur de Beaumont son frère. Et vinrent tantôt ces trois batailles si paisiblement jusques aux tentes, que à grand meschef furent les seigneurs armés et leurs gens assemblés. Et eussent tous les seigneurs et leurs gens été morts si Dieu ne les eût, ainsi comme par droit miracle, secourus et aidés; mais, par la grâce et volonté de Dieu, chacun de ces seigneurs déconfit sa bataille si entièrement, et tous à une heure et à un point, qu'oncques de ces seize mille Flamands nul n'en échappa; et fut leur capitaine tué[85]. Et si ne sut oncques nul de ces seigneurs nouvelles l'un de l'autre, jusques adonc qu'ils eurent tout fait; et oncques des seize mille Flamands qui morts y demeurèrent n'en recula un seul, que tous ne fussent morts et tués en trois monceaux l'un sur l'autre, sans issir de la place là où chacune bataille commença, qui fut l'an de grâce mil trois cent vingt huit, le jour de la Saint Barthélemy. Adonc, après cette déconfiture, vinrent les Français à Cassel et y mirent les bannières de France, et se rendit la ville au roi; et puis Poperingue, et après Ypre, et tous ceux de la châtellenie de Bergues, et ceux de Bruges en suivant, et reçurent le comte Louis, leur seigneur, amiablement adonc et paisiblement, et lui jurèrent foi et loyauté à toujours mais. [84] Ils s'étaient retranchés sur une éminence à la vue de Cassel dont ils étaient en possession et qui leur servait comme de place forte. Ils firent arborer sur les murs des tours de Cassel une espèce d'étendard sur lequel ils avaient fait peindre un coq avec ces mots: Quand ce coq ici chantera, Le _roi trouvé_ ci entrera. Ils appelaient Philippe le _roi trouvé_, parce qu'il n'avait pas dû espérer d'être roi. Après la victoire, Philippe fit mettre Cassel à feu et à sang. [85] Zonnekins. Quand le roi Philippe de France eut remis le comte de Flandre en son pays, et que tous lui eurent juré féauté et hommage, il départit ses gens, et retourna chacun en son lieu; et il même s'en vint en France et séjourner à Paris et là environ. Si fut durement prisé et honoré de cette emprise qu'il avoit faite sur les Flamands, et aussi du beau service qu'il avoit fait au comte Louis, son cousin. Si demeura en grand'honneur, et accrut grandement l'état royal, et n'y avoit oncques mais eu en France roi, si comme on disoit, qui eût tenu l'état pareil au roi Philippe; et faisoit faire tournois, joutes et ébatements moult et à grand plenté. Or nous tairons-nous un petit de lui et parlerons des ordonnances d'Angleterre et du gouvernement du roi. CHRONIQUES DE FROISSART, éditées et annotées par Buchon. ÉDOUARD III FAIT HOMMAGE AU ROI DE FRANCE. 1329. Le jeune roi d'Angleterre ne mit mie en oubli le voyage qu'il devoit faire au royaume de France, et s'appareilla bien et suffisamment, ainsi que à lui appartenoit et à son état. Si se partit d'Angleterre quand jour fut du partir[86]. En sa compagnie avoit deux évêques, celui de Londres et celui de Lincolle, et quatre comtes, monseigneur Henry comte de Derby, son cousin germain, fils messire Thomas de Lancastre au tort Col; son oncle, le comte de Salebrin, le comte de Warvich et le comte de Herfort; six barons, monseigneur Regnaut de Cobeham, monseigneur Thomas Wage, maréchal d'Angleterre, monseigneur Richard de Stanford, le seigneur de Percy, le seigneur de Manne[87], et le seigneur de Moutbray, et plus de quarante autres chevaliers. [86] Édouard s'embarqua à Douvres, le vendredi 26 mai 1329, vers midi. [87] Man. Si étoient en la route et à la délivrance du roi d'Angleterre plus de mille chevaux; et mirent deux jours à passer entre Douvres et Wissant. Quand ils furent outre, et leurs chevaux traits hors des nefs et des vaissiaulx, le roi monta à cheval, accompagné ainsi que je vous ai dit, et chevaucha tant qu'il vint à Boulogne; et là fut-il un jour. Tantôt nouvelles vinrent au roi Philippe de France et aux seigneurs de France, qui jà étoient à Amiens, que le roi d'Angleterre étoit arrivé et venu à Boulogne. De ces nouvelles eut le roi Philippe grand'joie, et envoya tantôt son connétable[88] et grand foison de chevaliers devers le roi d'Angleterre, qu'ils trouvèrent à Monstreuil sur la mer; et eut grands reconnaissances et approchemens d'amour. Depuis, chevaucha le jeune roi d'Angleterre en la compagnie du connétable de France; et fit tant avec sa route qu'il vint en la cité d'Amiens, où le roi Philippe étoit tout appareillé et pourvu de le recevoir, le roi de Behaigne, le roi de Navarre et le roi de Maillogres[89] de-lez lui, et si grand foison de ducs, de comtes et de barons que merveilles seroit à penser: car là étoient tous les douze pairs de France pour le roi d'Angleterre fêter, et aussi pour être personnellement et faire témoin à son hommage. [88] Comme la date précise de la mort de Gaucher de Chatillon, connétable de France, arrivée dans le cours de cette année 1329, n'est pas connue, on ignore si c'est de lui qu'il s'agit ici, ainsi que l'a pensé du Chesne, ou de Raoul de Brienne, comte d'Eu, qui lui succéda dans la dignité de connétable. [89] Dom Jayme II d'Aragon, roi de Majorque et seigneur de Montpellier. Si le roi Philippe de France reçut honorablement et grandement le jeune roi d'Angleterre, ce ne fait mie à demander; et aussi firent tous les rois, les ducs et les comtes qui là étoient; et furent tous iceux seigneurs adonc en la cité d'Amiens, jusqu'à quinze jours. Là eut maintes paroles et ordonnances faites et devisées; et me semble que le roi Édouard fit adonc hommage de bouche et de parole tant seulement, sans les mains mettre entre les mains du roi de France, ou aucun prince ou prélat de par lui député; et n'en voulut adonc le dit roi d'Angleterre, par le conseil qu'il eut, dudit hommage plus avant procéder, si seroit retourné en Angleterre et auroit vu, lu et examiné les priviléges de jadis, qui devoient éclaircir le dit hommage, et montrer comment et de quoi le roi d'Angleterre devoit être homme du roi de France. Le roi de France qui véoit le roi d'Angleterre, son cousin, jeune, entendit bien toutes ces paroles, et ne le voult adonc de rien presser; car il savoit assez que bien y recouvreroit quand il voudroit, et lui dit: «Mon cousin, nous ne vous voulons pas decevoir, et nous plaît bien ce que vous en avez fait à présent, jusques à tant que vous soyez retourné en votre pays et vu, par les scellés de vos prédécesseurs, quelle chose vous en devez faire.» Le roi d'Angleterre et son conseil répondirent: «Cher sire, grands mercis.» Depuis se joua, ébatit, et demeura le roi d'Angleterre avec le roi de France en la cité d'Amiens: et quand tant y eut été que bien dût suffire par raison, il prit congé et se partit du roi moult amiablement et de tous les autres princes qui là étoient, et se mit au retour pour revenir en Angleterre, et repassa la mer; et fit tant par ses journées qu'il vint à Windesore, où il trouva la roine Philippe sa femme, qui le reçut liement, et lui demanda nouvelles du roi Philippe son oncle et de son grand lignage de France. Le roi son mari lui en recorda assez, et du grand état qu'il avoit trouvé, et comment on l'avoit recueilli et festoyé grandement, et des honneurs qui étoient en France, auxquelles faire ni de les entreprendre à faire, nul autre pays ne s'accomparage. CHRONIQUES DE FROISSART, éditées et annotées par Buchon. ROBERT D'ARTOIS. 1331. Comment le roi de France prit en haine messire Robert d'Artois, dont il lui convint s'enfuir hors du royaume; et comment il fit mettre sa femme et ses enfants en prison, qui oncques puis n'en issirent. L'homme du monde qui plus aida le roi Philippe à parvenir à la couronne de France et à l'héritage, ce fut messire Robert d'Artois, qui étoit l'un des plus hauts barons de France et le mieux enlignagé, et trait des royaux[90]; et avoit à femme la soeur germaine du roi Philippe[91], et avoit été toudis son plus espécial compagnon et ami en tous états; et fut bien l'espace de trois ans que en France tout étoit fait par lui, et sans lui n'étoit rien fait. Après advint que le roi Philippe emprit et acueillit ce messire Robert en si grand haine, pour occasion d'un plaid qui ému étoit devant lui, dont le comte d'Artois étoit cause, que le dit messire Robert vouloit avoir gagné, par vertu d'une lettre que messire Robert mit avant, qui n'étoit mie bien vraie[92], si comme on disoit, que si le roi l'eût tenu en son ire[93] il l'eût fait mourir sans nul remède. Et combien que le dit messire Robert fût le plus prochain du lignage à tous les hauts barons de France, et serourge[94] au dit roi, si lui convint-il vider France[95] et venir à Namur devers le jeune comte Jean, son neveu et ses frères, qui étoient enfans de sa soeur[96]. [90] Cette expression signifie qu'il était issu du sang royal; il descendait en effet du roi Louis VIII, au 4e degré. [91] Il avait épousé Jeanne de Valois, soeur du roi. [92] Froissart veut parler des pièces fausses fabriquées par la demoiselle de Divion.--Voyez le chapitre suivant. [93] Colère. [94] Beau-frère. [95] Il paraît, par les dépositions des témoins, qu'il se retira d'abord à Bruxelles vers la fin d'août ou le commencement de septembre 1331, environ six mois avant l'arrêt par lequel il fut condamné au bannissement. Cet arrêt fut rendu le 8 avril 1332 et ne fut publié que le 19 mai suivant. (_Mém. de Lancelot_, t. 8 du Recueil de l'Académie des Inscriptions, p. 617 et 621.) [96] Ils étaient fils de Marie d'Artois, soeur de Robert. Quand il fut parti de France et le roi vit qu'il ne le pourroit tenir, pour mieux montrer que la besogne lui touchoit, il fit prendre sa soeur, qui étoit femme au dit messire Robert, et ses deux fils et neveux, Jean et Charles[97], et les fit mettre en prison bien étroitement, et jura que jamais n'en issiroient tant qu'il vivroit; et bien tint son serment, car oncques depuis, pour personne qui en parlât, ils n'en vidèrent; dont il en fut depuis moult blâmé en derrière. [97] Froissart se trompe: on n'attenta point à la liberté de _Jean_ et de _Charles d'Artois_, mais leurs frères, nommés _Jacques_ et _Robert_, furent arrêtés en 1334 et enfermés au château de Nemours, puis au Château-Gaillard d'Andelys, où ils étaient encore le 1er mai 1347, sous la garde de Gauthier du Ru, écuyer, qui fournit à cette époque un compte de leur dépense et de celle de vingt personnes attachées à leur service. Quand le dit roi de France sçut de certain et fut informé que le dit messire Robert étoit arrêté de-lez sa soeur et ses neveux, il en fut moult courroucé; et envoya chaudement devers l'évêque Aoul[98] de Liége, en priant qu'il défiât et guerroyât le comte de Namur, s'il ne mettoit messire Robert d'Artois hors de sa compagnie. Cet évêque, qui moult aimoit le roi de France et qui petit aimoit ses voisins, manda au jeune comte de Namur qu'il mît son oncle messire Robert d'Artois hors de son pays et de sa terre, autrement il lui feroit guerre. Le comte de Namur fut si conseillé qu'il mit hors de sa terre son oncle; ce fut moult ennuis, mais faire lui convenoit ou pis attendre. [98] _Aoul_ ou _Adolphe de La Marck_, évêque de Liége. Quand messire Robert se vit en ce parti, si fut moult angoisseux de coeur, et s'avisa qu'il iroit en Brabant, pourtant que le duc son cousin étoit si puissant que bien le soutiendroit. Si vint devers le duc, son cousin, qui le reçut moult liement et le reconforta assez de ses détourbiers. Le roi le sçut; si envoya tantôt messages au dit duc, et lui manda que s'il le soutenoit ou souffroit demeurer ou repairer en sa terre, il n'auroit pire ennemi de lui et le grèveroit en toutes les guises qu'il pourroit. Le duc ne le voulut ou n'osa plus tenir ouvertement en son pays, pour doute d'acquérir la haine du dit roi de France; ains l'envoya couvertement tenir en Argenteau[99] jusques à tant que on verroit comment le roi se maintiendroit. Le roi le sçut, qui partout avoit ses espies; si en eut grand dépit; si pourchassa tant et en moult bref temps après, par son or et par son argent, que le roi de Behaigne, qui étoit cousin germain au dit roi, l'évêque de Liége, l'archevêque de Coulogne, le duc de Guerles, le marquis de Juliers, le comte de Bar, le comte de Los, le sire de Fauquemont et plusieurs autres seigneurs furent alliés encontre le dit duc, et le défièrent tous, au pourchas et requête du dessus dit roi. Et entrèrent tantôt en son pays parmi Hesbaing, et allèrent droit à Hanut[100], et ardirent tout à leur volonté par deux fois, eux demeurans au pays, tant que bon leur sembla. Et envoya avec eux le comte d'Eu son connétable, atout grand compagnie de gens d'armes, pour mieux montrer que la besogne étoit sienne, et faite à son pourchas; et tout ardoient son pays. Si en convint le comte Guillaume de Hainaut ensonnier; et envoya madame sa femme, soeur du roi Philippe, et le seigneur de Beaumont, son frère, en France pardevers le dit roi, pour impétrer une souffrance et une trêve de lui d'une part, et du duc de Brabant d'autre. Trop ennuis et à dureté y descendit le roi de France, tant avoit-il pris la chose en grand dépit. Toute fois, à la prière du comte de Hainaut son serourge, le roi s'humilia, et donna et accorda trèves au duc de Brabant, parmi ce que le duc se mit du tout au dit et en l'ordonnance du propre roi de France et de son conseil, de tout ce qu'il avoit à faire au roi et à chacun de ces seigneurs qui défié l'avoient; et devoit mettre, dedans un certain jour qui nommé y étoit, monseigneur Robert d'Artois hors de sa terre et de son pouvoir, si comme il fit moult ennuis; mais faire lui convint, ou autrement il eût eu trop forte guerre de tous côtés, si comme il étoit apparant. Si que, entrementes que ce toullement et ces besognes se portoient, ainsi que vous oyez recorder, le roi anglois eut nouveau conseil de guerroyer le roi d'Escosse son serourge: je vous dirai à quel titre. [99] Château sur la Meuse, près de Liége. [100] Hannut ou Hannuye, petite ville située sur la Ghète dans le district de Louvain. CHRONIQUES DE FROISSART, éditées et annotées par Buchon. MÊME SUJET. Comment messire Robert d'Artois voult posséder la conté d'Artois par fausses lettres que la damoiselle de Divion avoit fait escrire et sceller. 1329. L'an mil trois cens vint-neuf, commença messire Robert d'Artois le plait contre la devant dite Mahaut, contesse d'Artois, si comme il avoit fait l'an dix-sept, de quoy procès avoit esté fait autre fois. Mais ledit messire Robert maintenoit que les lettres de mariage entre messire Phelippe d'Artois, son père, et madame Blanche de Bretaigne, sa mère, par lesquelles ledit conté luy appartenoit, si comme il disoit, avoient esté par fraude muciées et repostées; si les avoit trouvées. Et assez tost après, assambla ledit messire Robert d'Artois, le conte d'Alençon, le duc de Bretaigne et tout plein d'autres haus hommes de son lignage; et vint au roi Phelippe et luy requist que droit luy fust fait de la conté d'Artois. Tantost le roy fist ajourner la contesse à jour nommé contre ledit messire Robert, à laquelle journée elle vint, et amena avec luy Eudon, le duc de Bourgoigne, et Loys, le conte de Flandre. Là monstra messire Robert unes lettres scellées du scel au conte Robert d'Artois, contenant que, quant le mariage fu fait de monseigneur Phelippe d'Artois, père monseigneur Robert, et de madame Blanche fille le conte Pierre de Bretaigne, le conte les mist en la vesteure[101] de la conté d'Artois, si comme il estoit contenu ès dites lettres. Quant la contesse vit les lettres, si requist au roy que pour Dieu il en voulsist estre saisi, car elle entendoit à proposer à l'encontre. Tantost fu dit par arrest que les lettres demourroient devers le roy; et fu remise une autre journée à laquelle la contesse devoit respondre. [101] _Investiture._ Or vous dirai comment ces lettres vindrent à messire Robert d'Artois. Il avoit une damoiselle gentil-femme qui fu fille le seigneur de Divion de la chastellerie de Béthune. Celle damoiselle s'entremettoit des choses à venir et jugeoit à regarder la phisionomie des gens, et à la fois disoit voir et à la fois mentoit. Elle avoit tant fait, par aucuns des familliers messire Robert d'Artois, que elle emprist une forte chose à faire, si comme vous orrez. Il avoit un bourgeois à Arras qui avoit rente à vie sus le conte d'Artois, et en avoit lettres scellées du scelle conte d'Artois. Quant il fu trespassé, la damoiselle fist tant, par devers les hoirs dudit bourgeois, que elle eust celles lettres; et puis fist escrire unes lettres de l'envesture monseigneur Robert, si comme vous avez oï; puis, prist le scel de la vieille lettre et le dessevra du parchemin à un chaut fer qui tout propre avoit esté fait, si que l'emprainte du scel demeura toute entière; puis la mist à la lettre nouvelle, et avoit une manière de ciment qui attacha le scel à la lettre, ainsi comme devant; et puis vint à messire Robert d'Artois, et luy dit que une telle lettre avoit trouvée en sa maison, à Arras, en une vielle armoire. Quant messire Robert vit les lettres, si en fu moult joians, et luy dist que jamais ne luy faudroit, et l'envoia demourer à Paris. Comment sentence fu donnée contre messire Robert d'Artois, de[102] la conté d'Artois; et comment la damoiselle de Divion fu arse; et comment ledit Robert fu appelé à droit, pour soy purger des crimes devant dis. 1331. [102] _De_, relativement à. L'an mil trois cens trente et un, fu sentence donnée en parlement à Paris pour le duc de Bourgoigne, pour la conté d'Artois, contre messire Robert d'Artois, conte de Biaumont en Normendie. Car la contesse d'Artois devant dite, qui estoit moult sage, fist tant que elle ot le clerc qui avoit escrit les lettres, et le mena par devers le roy; et cognut que la damoiselle de Divion luy avoit fait escrire unes lettres, environ avoit un an. Puis luy furent monstrées et recognut qu'il les avoit escrites de sa main. Puis manda le roy messire Robert d'Artois et luy dist qu'il estoit enformé que la lettre n'estoit pas vraie et qu'il se déportast de la demande qu'il faisoit de la conté d'Artois. Et il respondi que si aucun vouloit dire que elle ne fust bonne, il l'en vouldroit combatre et que jà ne se déporteroit de la demande. Pourquoy le roy se courrouça si à luy, que à la journée il fist porter les lettres en présence du parlement et les fist descrier, et fist prendre la damoiselle de Divion et fist mettre en prison en Chastellet à Paris; et fu messire Robert d'Artois débouté de la conté d'Artois, comme devant est dit. Dont il dist si grosses paroles du roy et de la royne que le roy le fist appeller à ses dis; mais il ne daigna oncques aler ni luy excuser. Lors fist le roy mettre la dite damoiselle de Divion, laquelle estoit en Chastellet, en gehenne, laquelle confessa tout le fait, tel comme devant est escript, et si dist plusieurs choses. Assez tost après fu pris un autre qui estoit confesseur dudit messire Robert d'Artois; et en après envoia le roy certains messages pour querir l'abbé de Vezelai, lequel estoit souppeçonné de celle mauvaistié et de plusieurs autres mauvaistiés; mais quant il sot que l'en le faisoit querir, il se départi et s'en fui; et ainsi se sauva. Quant Robert d'Artois vit comment les choses aloient, si se départi moult confusément. Item, environ le mi-moys de septembre de l'an mil trois cens trente et un, la damoiselle dessus dite qui avoit plaquié le scel ès lettres de messire Robert d'Artois, en faisant fausseté, fu arse en la place aux Pourciaux, à Paris; et recognut moult d'autres mauvaistiés. Quant messire Robert d'Artois vit par quelle manière les choses aloient, si se doubta, et fu moult courroucié de ce que le roy procédoit par telle manière contre luy. Si dust dire ces paroles: «Par moy a esté roy et par moy en sera demis, si je puis.» Et lors fist mener tous ses destriers qu'il avoit biaux et nobles, et son trésor qu'il avoit moult grant, à Bourdiaux sus Gironde, et là fist tout mettre en mer et mener en Angleterre. Et depuis se retraist ledit messire Robert vers son cousin le duc de Breban[103], qui le reçut en son pays, et le mit une pièce de temps avec luy. Tantost que le roy ot oï ces nouvelles, il fist mettre en sa main la terre dudit messire Robert, et luy manda par certains messages qu'il comparust devant luy et devant les pers personnellement, à certain jour, pour soy deffendre des crimes qui luy estoient mis sus. [103] Tout ce récit est beaucoup plus exact que celui de Froissart. (_Note de M. Paulin Pâris._) Item, en ce meisme temps, le confesseur de messire Robert d'Artois, qui estoit prisonnier, fu appelé en la présence d'aucuns du conseil du roy, et luy fu demandé quelle chose et quoy il povoit savoir des fausses lettres dessus dites. Lequel respondoit et disoit qu'il n'en savoit riens fors en confession, ni il ne le povoit bonnement révéler sans péril de conscience. Mais à l'énortement de maistre Pierre de la Palu, patriarche de Jhérusalem, avecques autres maistres en théologie et aucuns secrétaires du roy, lesquels se consentoient et disoient qu'il le povoit bien révéler selon ce que l'en dit,--mais c'est doubte grant,--si le révéla, et le confesseur fu arrière mis en prison. Mais ce qu'il devint à la fin le commun ne le sceut. Item, en ce meisme an, l'an mil trois cens trente et un, le roy tenant le siège de juge au Louvre, et avec luy plusieurs barons et prélas, messire Robert d'Artois devant dit, lequel avoit esté la tierce fois appelé à certain jour à respondre aux articles que l'en avoit proposés contre luy, ne s'i comparut point si comme il devoit: mais envoia un abbé de l'ordre de Saint-Benoist et avec luy plusieurs chevaliers, lesquels n'avoient point de procuracion, mais estoient venus pour prier au roy et aux barons du royaume que l'en luy voulsist ottroier jusques à la quarte dilacion, en promettant que à icelle il viendroit personnellement, et de tout ce que l'en luy avoit mis sus il se purgeroit bonnement. Et après ce qu'il orent ainsi fait le message, le roy de Behaigne et Jehan l'ainsné fils du roy de France et duc de Normendie, avec moult d'autres barons, s'agenouillèrent devant le roy et luy demandèrent qu'il luy pleust à ottroier audit messire Robert jusques à la quarte dilacion et que ses biens ne fussent pas confisqués durant ledit terme. Laquelle requeste le roy ottroia de grace espéciale jusques au moys de mai. Et lors vint une damoiselle, laquelle dit, en la présence du roy, que la femme messire Robert d'Artois[104], laquelle estoit suer du roy de France, estoit plus coupable que son mari. [104] Jeanne de Valois, soeur du roi de France. Comment messire Robert d'Artois fu bani, et du mariage Jehan, ainsné fils du roy de France et duc de Normandie. L'an de grace mil trois cens trente-deux, Robert d'Artois fu bani du royaume de France par les barons, et furent tous ses biens confisqués au roy. Mais encore, et aux prières d'aucuns grans seigneurs, voult le roy que les solempnés bannissemens fussent différés jusques au moys d'après Pasques; et aussi, si il venoit dedens le terme et qu'il se méist à la volenté du roy, du tout le roy luy feroit telle grace qui luy sembleroit à estre convenable; et s'il ne venoit, le bannissement seroit exécuté tout entièrement. Quant le roy vit que le terme qu'il avoit donné gracieusement au devant du dit Robert d'Artois fu passé, et il n'ot envoié né contremandé, si comme l'en l'avoit promis au roy en la présence des barons, si commanda qu'il fu bani à trompes par tous les principaux quarrefours de Paris. Et avec ce avoit certaines personnes qui crioient en audience toutes les causes pour lesquelles le dit messire Robert estoit bani. Et fu fait le dit bannissement le trentiesme jour de may, l'an dessus dit. LES GRANDES CHRONIQUES DE SAINT-DENIS. JACQUEMART D'ARTEVELT. 1337. En ce temps avoit grand dissension entre le comte Louis de Flandre et les Flamands[105]; car ils ne vouloient point obéir à lui, ni à peine s'osoit-il tenir en Flandre, fors à grand péril. Et avoit adonc à Gand un homme qui avoit été brasseur de miel; celui étoit entré en si grand fortune et en si grand grâce à tous les Flamands, que c'étoit tout fait et bien fait quant qu'il vouloit deviser et commander par tout Flandre, de l'un des côtés jusques à l'autre; et n'y avoit aucun, comme grand qu'il fût, qui de rien osât trépasser son commandement, ni contredire. Il avoit toujours après lui, allant aval la ville de Gand, soixante ou quatre vingts varlets armés, entre lesquels il en y avoit deux ou trois qui savoient aucuns de ses secrets; et quand il encontroit un homme qu'il héoit ou qu'il avoit en soupçon, il étoit tantôt tué; car il avoit commandé à ses secrets varlets et dit: «Sitôt que j'encontrerai un homme, et je vous fais un tel signe, si le tuez sans deport, comme grand, ni comme haut qu'il soit, sans attendre autre parole.» Ainsi avenoit souvent; et en fit en cette manière plusieurs grands maîtres tuer: par quoi il étoit si douté que nul n'osoit parler contre chose qu'il voulût faire, ni à peine penser de le contredire. Et tantôt que ces soixante varlets l'avoient reconduit en son hôtel, chacun alloit dîner en sa maison; et sitôt après dîner ils revenoient devant son hôtel, et béoient en la rue, jusques adonc qu'il vouloit aller aval la rue, jouer et ébattre parmi la ville; et ainsi le conduisoient jusques au souper. Et sachez que chacun de ces soudoyés avoit chacun jour quatre compagnons ou gros de Flandre pour ses frais et pour ses gages; et les faisoit bien payer de semaine en semaine. Et aussi avoit-il, par toutes les villes de Flandre et les châtellenies, sergens et soudoyés à ses gages, pour faire tous ses commandemens, et épier s'il avoit nulle part personne qui fût rebelle à lui, ni qui dît ou informât aucun contre ses volontés. Et sitôt qu'il en savoit aucun en une ville, il ne cessoit jamais tant qu'il l'eût banni ou fait tuer sans deport; jà cil ne s'en pût garder. Et mêmement tous les plus puissans de Flandre, chevaliers, écuyers et les bourgeois des bonnes villes, qu'il pensoit qui fussent favorables au comte de Flandre en aucune manière, il les bannissoit de Flandre, et levoit la moitié de leurs revenus, et laissoit l'autre moitié pour le douaire et le gouvernement de leurs femmes et de leurs enfans. Et ceux qui étoient ainsi bannis, desquels il étoit grand foison, se tenoient à Saint-Omer le plus, et les appeloit-on les avolés et les outre-avolés. Brièvement à parler, il n'eut oncques en Flandre ni en autre pays duc, comte, prince ni autre qui pût avoir un pays si à sa volonté comme cil l'eut longuement; et étoit appelé Jaquemart Artevelle. Il faisoit lever les rentes, les tonnieux[106], les vinages, les droitures et toutes les revenues que le comte devoit avoir et qui à lui appartenoient, quelque part que ce fût parmi Flandre, et toutes les maletôtes: si les dépendoit à sa volonté et en donnoit sans rendre aucun compte; et quand il vouloit dire que argent lui falloit, on l'en croyoit; et croire l'en convenoit, car nul n'osoit dire encontre, pour doute de perdre la vie: et quand il en vouloit emprunter de aucuns bourgeois sur son payement, il n'étoit nul qui lui osât escondire à prêter. [105] Louis de Cressy, comte de Flandre, fut en guerre continuelle avec ses sujets. A cette époque, il se tenait rarement en son pays de Flandre, à cause de ses querelles avec les Flamands et parce que les trois villes de Gand, Bruges et Ypres _gouvernoient le pays à leur plaisir_. Louis s'était brouillé avec ses sujets pour s'être dirigé uniquement par les conseils d'un abbé de Vézelai qui n'entendait rien à l'administration et ne cherchait qu'à s'enrichir. [106] _Tonnieu_ ou _tonlieu_, droit que quelques seigneurs levaient sur certaines marchandises, dans l'étendue de leur seigneurie. Le _vinage_ était pareillement un droit ou un impôt qui se levait sur le vin. _Chroniques de Froissart._ ÉDOUARD III PREND LE TITRE ET LES ARMES DE ROI DE FRANCE. 1340. Comment le roi d'Angleterre tint un grand parlement à Bruxelles, et de la requête qu'il y fit aux Flamands. Or, parlerons-nous un petit du roi anglois, et comment il persévéra en avant. Depuis qu'il fut parti de la Flamengerie et revenu en Brabant, il s'en vint droit à Bruxelles: là le reconvoyèrent le duc de Guerles, le marquis de Juliers, le marquis de Brankebourch, le comte de Mons, messire Jean de Hainaut, le sire de Fauquemont et tous les barons de l'Empire, qui s'étoient alliés à lui; car ils vouloient aviser l'un contre l'autre comment ils se maintiendroient de cette guerre où ils s'étoient boutés. Et pour avoir certaine expédition, ils ordonnèrent un grand parlement à être en la dite ville de Bruxelles; et y fut prié et mandé Jacques d'Artevelle, lequel y vint liement et en grand arroy, et amena avec lui tous les conseils des villes de Flandre. A ce parlement, qui fut à Bruxelles, eut plusieurs paroles dites et devisées; et me semble, à ce qui m'en fut recordé, que le roi anglois fut si conseillé de ses amis de l'Empire, qu'il fit une requête à ceux de Flandre qu'ils lui voulussent aider à parmaintenir sa guerre, et défier le roi de France, et aller avec lui partout où il les voudroit mener; et si ils vouloient, il leur aideroit à recouvrer Lille, Douay et Béthune. Cette parole entendirent les Flamands volontiers; mais de la requête que le roi leur faisoit demandèrent-ils à avoir conseil entre eux tant seulement, et tantôt répondre. Le roi leur accorda. Si se conseillèrent à grand loisir; et quand ils se furent conseillés, ils répondirent et dirent: «Cher sire, autrefois nous avez-vous fait telles requêtes; et sachez voirement que si nous le pouvions nullement faire, par notre honneur et notre foi garder, nous le ferions; mais nous sommes obligés, par foi et serment, et sur deux millions de florins à la chambre du pape, que nous ne pouvons émouvoir guerre au roi de France, quiconque le soit, sans être encourus en cette somme, et écheoir en sentence d'excommuniement; mais si vous voulez faire une chose que nous vous dirons, vous y pouverriez bien de remède et de conseil, c'est que vous veuilliez encharger les armes de France et équarteler d'Angleterre, et vous appeler roi de France; et nous vous tiendrons pour droit roi de France, et obéirons à vous comme au roi de France, et vous demanderons quittance de notre foi; et vous la nous donnerez comme roi de France: par ainsi serons-nous absous et dispensés, et irons partout là où voudrez et ordonnerez.» Comment le roi d'Angleterre enchargea les armes et le nom de roi de France par l'ennortement des Flamands. Quand le roi anglois eut ouï ce point et la requête des Flamands, il eut besoin d'avoir bon conseil et sûr avis, car pesant lui étoit de prendre le nom et les armes de ce dont il n'avoit encore rien conquis; et ne savoit quelle chose l'en aviendroit, ni si conquerre le pourroit. Et, d'autre part, il refusoit envi le confort et aide des Flamands, qui plus le pouvoient aider à sa besogne que tout le remenant du siècle. Si se conseilla ledit roi au duc de Brabant, au duc de Guerles, au marquis de Juliers, à messire Jean de Hainaut, à messire Robert d'Artois, et à ses plus secrets et espéciaux amis: si que finalement tout pesé, le bien contre le mal, il répondit aux Flamands, par l'information des seigneurs dessusdits: que si ils lui vouloient jurer et sceller qu'ils lui aideroient à parmaintenir sa guerre, il emprendroit tout ce de bonne volonté, et aussi il leur aideroit à ravoir Lille, Douay et Béthune. Et ils répondirent: «Oil.» Donc fut pris et assigné un certain jour à être à Gand. Lequel jour se tint; et y fut le roi d'Angleterre et la plus grand partie des seigneurs de l'Empire dessus nommés, alliés avec lui; et là furent tous les conseils de Flandre généralement et espécialement. Là furent toutes les paroles au devant dites, relatées et proposées, entendues, accordées, écrites et scellées; et enchargea le roi d'Angleterre les armes de France, et les équartela d'Angleterre, et en prit en avant le nom de roi de France[107]. [107] Les rois d'Angleterre ont conservé jusqu'à la paix d'Amiens (1802) le titre de rois de France. En signant ce traité, le premier consul exigea que le roi d'Angleterre renonçât à ce titre. Les rois de la Grande-Bretagne ont cependant conservé dans leur écusson les armes de France. _Chroniques de Froissart._ BATAILLE DE L'ÉCLUSE. 1340. Nous parlerons du roi d'Angleterre, qui s'étoit mis sur mer pour venir et arriver, selon son intention, en Flandre, et puis venir en Hainaut aider à guerroyer le comte de Hainaut son serourge contre les François. Ce fut le jour devant la veille Saint Jean-Baptiste[108], l'an mil trois cent quarante, qu'il nageoit par mer, à grand et belle charge de nefs et de vaisseaux; et étoit toute sa navie partie du havre de Tamise, et s'en venoit droitement à l'Escluse. Et adonc se tenoient entre Blankeberghe et l'Escluse et sur la mer messire Hue Kieret et messire Pierre Bahuchet et Barbevoire, à plus de sept vingt gros vaisseaux sans les hokebos; et étoient bien, Normands, bidaux, Gennevois[109] et Picards, quarante mille; et étoient là ancrés et arrêtés, au commandement du roi de France, pour attendre la revenue du roi d'Angleterre, car bien savoient qu'il devoit par là passer. Si lui vouloient dénéer et défendre le passage, ainsi qu'ils firent bien et hardiment, tant comme ils purent, si comme vous orrez recorder. [108] Ce fut en effet le 22 juin, avant-veille de la fête de saint Jean-Baptiste, qu'Édouard s'embarqua; et le combat dont Froissart va faire le récit se donna le jour même de la fête. (_Note de Buchon._) [109] Génois. Le roi d'Angleterre et les siens, qui s'en venoient singlant, regardèrent et virent devers l'Escluse si grand quantité de vaisseaux que des mâts ce sembloit droitement un bois: si en fut fortement émerveillé, et demanda au patron de sa navie quelles gens ce pouvoient être: il répondit qu'il cuidoit bien que ce fût l'armée des Normands que le roi de France tenoit sur mer, et qui plusieurs fois lui avoient fait grand dommage, et tant que ars et robé la bonne ville de Hantonne et conquis Cristofle, son grand vaisseau, et occis ceux qui le gardoient et conduisoient. Donc répondit le roi anglois: «J'ai de longtemps désiré que je les pusse combattre; si les combattrons, s'il plaît à Dieu et à saint Georges; car voirement m'ont-ils fait tant de contraires, que j'en veuil prendre la vengeance, si je y puis avenir.» Lors fit le roi ordonner tous ses vaisseaux et mettre les plus forts devant, et fit frontière à tous côtés de ses archers; et entre deux nefs d'archers en y avoit une de gens d'armes; et encore fit-il une bataille surcôtière, toute pure d'archers, pour réconforter, si mestier étoit, les plus lassés. Là il y avoit grand foison de dames d'Angleterre, de comtesses, baronnesses, chevaleresses et bourgeoises de Londres, qui venoient voir la reine d'Angleterre à Gand, que vue n'avoient un grand temps, et ces dames fit le roi anglois bien garder et soigneusement, à trois cents hommes d'armes; et puis pria le roi à tous qu'ils voulsissent penser de bien faire et garder son honneur; et chacun lui enconvenança. Comment le roi d'Angleterre et les Normands et autres se combattirent durement; et comment Cristofle, le grand vaisseau, fut reconquis des Anglois. Quand le roi d'Angleterre et son maréchal eurent ordonné les batailles et leurs navies bien et sagement, ils firent tendre et traire les voiles contre mont, et vinrent au vent, de quartier, sur destre, pour avoir l'avantage du soleil, qui en venant leur étoit au visage. Si s'avisèrent et regardèrent que ce leur pouvoit trop nuire, et détrièrent un petit, et tournoyèrent tant qu'ils eurent vent à volonté. Les Normands qui les véoient tournoyer s'émerveilloient trop pourquoi ils le faisoient et disoient: «Ils ressoignent et reculent, car ils ne sont pas gens pour combattre à nous.» Bien véoient entre eux les Normands, par les bannières, que le roi d'Angleterre y étoit personnellement: si en étoient moult joyeux, car trop le désiroient à combattre. Si mirent leurs vaisseaux en bon état, car ils étoient sages de mer et bons combattans; et ordonnèrent Cristofle, le grand vaisseau que conquis avoient sur les Anglois en cette même année, tout devant, et grand foison d'arbalétriers gennevois dedans pour le garder et traire et escarmoucher aux Anglois, et puis s'arroutèrent grand foison de trompes et de trompettes et de plusieurs autres instrumens, et s'en vinrent requerre leurs ennemis. Là se commença bataille dure et forte de tous côtés, et archers et arbalétriers à traire et à lancer l'un contre l'autre diversement et roidement, et gens d'armes à approcher et à combattre main à main asprement et hardiment; et parquoi ils pussent mieux avenir l'un à l'autre, ils avoient grands crocs et havets de fer tenans à chaînes; si les jetoient dedans les nefs de l'un à l'autre et les accrochoient ensemble, afin qu'ils pussent mieux aherdre et plus fièrement combattre. Là eut une très-dure et forte bataille et maintes appertises d'armes faites, mainte lutte, mainte prise, mainte rescousse. Là fut Cristofle, le grand vaisseau, auques de commencement reconquis des Anglois, et tous ceux morts et pris qui le gardoient et défendoient. Et adonc y eut grand huée et grand noise, et approchèrent durement les Anglois, et repourvurent incontinent Cristofle, ce bel et grand vaisseau, de purs archers qu'ils firent passer tout devant et combattre aux Gennevois. Comment les Anglois déconfirent les Normands qu'oncques n'en échappa pied que tous ne fussent mis à mort. Cette bataille dont je vous parle fut félonneuse et très-horrible; car bataille et assaut sur mer sont plus durs et plus forts que sur terre: car là ne peut-on reculer ni fuir; mais se faut vendre et combattre et attendre l'aventure, et chacun en droit soi montrer sa hardiesse et sa prouesse. Bien est voir que messire Hue Kieret étoit bon chevalier et hardi, et aussi messires Pierre Bahuchet et Barbevoire, qui au temps passé avoient fait maint meschef sur mer et mis à fin maint Anglois. Si dura la bataille et la pestillence de l'heure de prime jusques à haute nonne[110]. Si pouvez bien croire que ce terme durant il y eut maintes appertises d'armes faites; et convint là les Anglois souffrir et endurer grand'peine, car leurs ennemis étoient quatre contre un et toutes gens de fait et de mer; de quoi les Anglois, pour ce qu'il le convenoit, se pénoient moult de bien faire. Là fut le roi d'Angleterre de sa main très bon chevalier, car il étoit adonc en la fleur de sa jeunesse, et aussi furent le comte Derby, le comte de Penbroche, le comte de Herfort, le comte de Hostidonne, le comte de Northantonne et de Glocestre, messire Regnault de Cobeham, messire Richard Stanford, le sire de Persy, messire Gautier de Mauny, messire Henry de Flandre, messire Jean de Beauchamp, le sire de Felleton, le sire de Brasseton, messire Jean Chandos, le sire de la Ware, le sire de Multon, et messire Robert d'Artois, et étoit de lez le roi en grand arroy et en bonne étoffe, et plusieurs autres barons et chevaliers pleins d'honneur et de prouesse, desquels je ne puis mie de tous parler, ni leurs bienfaits ramentevoir. Mais ils s'éprouvèrent si bien et si vassalement, parmi un secours de Bruges et du pays voisin qui leur vint, qu'ils obtinrent la place et l'eau, et furent les Normands et tous ceux qui là étoient encontre eux, morts et déconfits, péris et noyés, ni oncques pied n'en échappa que tous ne fussent mis à mort[111]. Cette avenue fut moult tôt sçue parmi Flandre et puis en Hainaut; et en vinrent les certaines nouvelles dedans les deux osts devant Thun-l'Évêque. Si en furent Hainuyers, Flamands et Brabançois moult réjouis et les François tout courroucés. [110] Depuis six heures du matin jusqu'après midi. [111] Les historiens attribuent unanimement la défaite des Français à la division des chefs et au peu de talent de Bahuchet. Barbevaire voulait que la flotte quittât la côte et allât à la rencontre des Anglais; mais les amiraux français s'obstinèrent à rester près de la terre, resserrés dans une anse. Par cette mauvaise disposition, ils rendirent inutile la supériorité de leurs forces; elle leur devint même nuisible, parce que les vaisseaux, n'ayant pas assez d'espace pour manoeuvrer, s'embarrassaient les uns les autres et ne pouvaient se prêter de secours. Barbevaire, qui avait gagné le large avec sa division, eut seul le bonheur d'échapper; les deux amiraux français furent battus et perdirent la vie. Hugues Quieret fut assassiné de sang-froid, après avoir été fait prisonnier, et Bahuchet fut pendu au mât de son vaisseau. On évalue la perte totale à 30,000 hommes, dont plus des trois quarts étaient Français. Le roi d'Angleterre fut légèrement blessé à la cuisse. (_Note de Buchon._) _Chroniques de Froissart._ LA BATAILLE DE L'ÉCLUSE. 1340. De la grant desconfiture qui fu en mer entre la navie du roy de France et du roy d'Angletterre; et coment Buchet[112] fut pris et pendu au mat d'une nef. En ce meisme an, l'en porta nouvelles au roy de France que le roy d'Angleterre, qui longuement s'étoit absenté, appareilloit très grant navie et vouloit venir en l'aide des Flamens. Quant le roy ot oï ces nouvelles, car autrefois en avoit oï parler, si fist tantost assambler toute la navie qu'il pot avoir tant en Normendie comme en Piquardie, et institua deux souverains amiraux, lesquels ordonneroient et commenderoient ladite navie, afin que le roy anglois et messire Robert d'Artois qui estoit avecques luy fussent empeschiés de prendre port. [112] Bahuchet, trésorier de la couronne. Et lors furent institués souverains de toute la navie messire Hues Quieret, messire Nichole Buchet et Barbevaire, lesquels assemblèrent bien quatre cens nefs de par le roy de France, et entrèrent dedans eux et leur gens avecques leur garnisons. Si avint que Buchet, qui estoit un des souverains, ne voult recevoir gentil gent avecques soy pour ce qu'il vouloient avoir trop grans gages; mais retint povres poissonniers et mariniers, pour ce qu'il en avoit grant marchié; et de tieux gens fist-il l'armée. Puis murent et passèrent pardevant Calais et se traistrent vers l'Escluse, tant qu'ils furent devant; ilec se tindrent tous quois, et par telle manière que nul ne povoit entrer né issir. Si avint que le roy d'Angleterre qui avoit ses espies sceut que la navie au roy de France estoit passée vers Flandres. Tantost se mist en mer, et messire Robert d'Artois avecques luy et moult grant foison de gentilhommes d'Angleterre, et grant plenté d'archiers. Quant ledit roy anglois et toute sa gent furent près, si tendirent leur voiles en haut, et siglèrent grant aleure vers l'Escluse, et ne tardèrent guères, par le bon vent que il orent, qu'il approchièrent de la navie au roy de France et se mistrent tantost en conroy. Quant Barbevaire les aperçut, qui estoit en ses galies, si dist à l'amiraut et à Nichole Buchet: «Seigneurs, vez-ci le roy d'Angleterre à toute sa navie qui vient sus nous; sé vous voulez croire mon conseil, vous vous trairez en haute mer: car sé vous demourez ici, parmi ce qu'il ont le vent, le souleil et le flot de l'yaue, il vous tendront si court que vous ne vous pourrés aidier.»--Adonc respondit Nichole Buchet, qui miex se saroit[113] meller d'un compte faire que de guerroier en mer: «Honnis soit qui se partira de ci, car ici les attendrons et prendrons notre aventure.»--Tantost leur dit Barbevaire: «Seigneurs, puisque vous ne voulez croire mon conseil, je ne me veulx mie perdre, je me mettrai avecques mes quatre galies hors de ce trou.» Et tantost se mist hors du hale[114] à toutes ses galies, et virent venir la grant flote du roy d'Angleterre. Et vint une nef devant qui estoit garnie d'escuiers qui devoient estre chevaliers, et ala assambler à une nef que on appelloit la Riche de l'Eure: mais les Anglois n'orent durée à celle grant nef, si furent tantost desconfis et la nef acravantée et tous ceux qui dedens estoient mis à mort, et orent nos gens belle victoire. Mais tantost après vint le roy d'Angleterre assambler aux gens de France à toute sa navie, et commença ilec la bataille moult cruelle; mais quant il se furent combatus depuis prime jusques à haute nonne, si ne pot plus la navie du roy de France endurer né porter le fès de la bataille; car il estoient si entassés l'un en l'autre qu'il ne se povoient aidier; et si n'osoient venir vers terre pour les Flamens qui sus terre les espioient; et avecques ce, les gens que l'en avoit mis ès nefs du roy de France n'estoient pas si duis d'armes comme les Anglois estoient, qui estoient presque tous gentilshommes. Ilec ot tant de gens mors que ce fut grant pitié à voir; et estimoit-on bien le nombre des mors jusques près de trente mille hommes, tant d'une part que d'autre. Là fut mort messire Hues Quieret, nonobstant qu'il fust pris tout vif, si comme aucuns disoient, et messire Nichole Buchet, lequel fut pendu au mat de la nef, en despit du roy de France. Et lorsque Barbevaire vit que la chose aloit à desconfiture, si se retrait à Gant; et furent les nefs au roy de France perdues; et avecques ce, les deux grans nefs au roy d'Angleterre, Christofle et Edouarde, que le roy anglois avoit par avant perdues, luy furent restituées. Et ainsi furent nos gens desconfis par le roy d'Angleterre et par les Flamens, et nos nefs perdues, exceptées aucunes petites nefs qui s'en eschappèrent. Et avint cette desconfiture par l'orgueil des deux amiraux; car l'un ne povoit souffrir de l'autre, et tout par envie, et si ne vouldrent avoir le conseil de Barbevaire, comme devant est dit: si leur en vint mal, ainsi comme pluseurs le témoignoient. [113] Se saurait. [114] Havre. Quant la chose fut finée, et que le roy d'Angleterre ot eu celle grant victoire, lequel roy fu navré en la cuisse, mais onques n'en voult issir de la nef pour celle navreure; et toutes voies messire Robert d'Artois et les autres barons d'Angleterre pristrent terre à l'Ecluse et se reposèrent ilecques. Ceste bataille fut faite la veille de la nativité monseigneur saint Jehan-Baptiste, l'an de grace mil trois cent quarante[115]. [115] Le 23 juin. Quant la royne d'Angleterre, qui estoit à Gant, sceut que le roy son mari estoit arrivé, tantost se mist à la voie vers l'Escluse, et le roy se gisoit en sa nef; car il avoit esté blescié en la cuisse, et tenoit son parlement avec ses barons sus le fait de sa guerre. Quant le conseil fut départi, si se mist la royne en un batel et vint à la nef du roy et Jacques de Arthevelt avec luy. Quant la royne ot veu le roy et qu'il orent parlé ensemble, si se reparti la royne et s'en ala vers Gant. Assez tost après que le roy fust amendé de la blesceure qu'il avoit eue, il se mist à terre et s'en ala en pélerinage à pié à Nostre-Dame d'Hardenbourc[116], et envoia ses gens d'armes et son harnois et ses chevaux et ses archiers vers Gant. [116] Ville forte près de l'Écluse. Quant il ot fait son pélerinage, si s'en vint à Bruges, et puis prist avec luy les mestiers de la ville et s'en ala à Gant où il fut reçu à moult grant joie. Puis fist mander tous les Alemans qui estoient de s'aliance, qu'il vinssent à luy pour avoir conseil avecques eux sur ce qu'il avoit à faire. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis._ GUERRE DE BRETAGNE. (Arthur II, duc de Bretagne, mort en 1312, avait laissé trois fils, _Jean_ III, qui lui succéda, _Guy_ comte de Penthièvre, mort en 1331, _Jean_ comte de Montfort. Jean III mourut en 1341, sans enfants, laissant la couronne de Bretagne à Jeanne la boiteuse, sa nièce, fille de Guy, qui avait épousé Charles de Blois. Jeanne et Charles prirent possession du duché; mais Jean de Montfort prit aussi le titre de duc de Bretagne, leur fit la guerre et s'allia avec le roi d'Angleterre. La guerre de la succession de Bretagne ne se termina qu'en 1365, après la bataille d'Auray, par le traité de Guérande, qui laissa le duché de Bretagne à Jean V, fils de Jean comte de Montfort.) Comment le comte de Montfort s'en alla en Angleterre et fit hommage au roi d'Angleterre de la duché de Bretagne. Pourquoi vous ferois-je long conte? En telle manière conquit le dit comte de Montfort tout ce pays que vous avez ouï, et se fit partout appeler duc de Bretagne; puis s'en alla à un port de mer que on appelle Gredo[117], et départit toutes ses gens, et les envoya en ses cités et forteresses pour elles aider à garder; puis se mit en mer atout vingt chevaliers, et nagea tant qu'il vint en Cornuaille et arriva à un port que on dit Cepsée[118]. Si enquit là du roi anglois où il le trouveroit; et lui fut dit que le plus de temps il se tenoit à Windesore. Adonc chevaucha-t-il cette part et toute sa route; et fit tant par ses journées qu'il vint à Windesore, où il fut reçu à grand'joie du roi, de madame la roine, et de tous les barons qui là étoient; et fut grandement fêté et honoré, quand on sçut pourquoi il étoit là venu. [117] _Coredon,_ village sur le bord d'une petite anse, à l'ouest de Saint-Pol de Léon. (_Note de Buchon._) [118] Chertsey. (_Idem._) Premièrement il montra au roi anglois, à messire Robert d'Artois et à tout le conseil du roi ses besognes, et dit comment il s'étoit mis en saisine et possession de la duché de Bretagne, qui échue lui étoit par la possession du duc son frère, dernièrement trépassé. Or faisoit-il doute que messire Charles de Blois ne l'empêchât, et le roi de France ne lui voulsist r'ôter par puissance; par quoi il s'étoit là traist pour relever la dite duché et tenir en foi et hommage du roi d'Angleterre à toujours, mais qu'il l'en fît sûr contre le roi de France et contre tous autres qui empêcher le voudroient. Quand le roi anglois eut ouï ces paroles, il y entendit volontiers, car il regarda et imagina que sa guerre du roi de France en seroit embellie, et qu'il ne pouvoit avoir plus belle entrée au royaume ni plus profitable que par Bretagne; et que tant qu'il avoit guerroyé par les Allemands et les Flamands et les Brabançons, il n'avoit rien fait, fors que frayé et dépendu grandement et grossement; et l'avoient mené et demené les seigneurs de l'Empire, qui avoient pris son or et son argent, ainsi qu'ils avoient voulu, et rien n'avoit fait. Si descendit à la requête du comte de Montfort liement et légèrement, et prit hommage de la dite duché, par la main du comte de Monfort, qui se tenoit et appeloit duc; et là lui convenança le roi anglois, présens les barons et les chevaliers d'Angleterre et ceux qu'il avoit amenés avec lui de Bretagne, qu'il l'aideroit et défendroit et garderoit comme son homme, contre tout homme, fût le roi de France ou autres, selon son loyal pouvoir. De ces paroles et de cet hommage furent écrites et lues lettres et scellées, dont chacune des parties eut les copies. Avec tout ce le roi et la roine donnèrent au comte de Montfort et à ses gens grands dons et beaux joyaux, car bien le savoient faire, et tant qu'ils en furent tous contens, et qu'ils dirent que c'étoit un noble roi et vaillant, et une noble roine, et qu'ils étoient bien taillés de régner encore en grand prospérité. Après toutes ces choses faites et accomplies, le comte de Montfort prit congé et se partit d'eux et passa Angleterre, et entra en mer en ce même port où il étoit arrivé; et nagea tant qu'il vint à Gredo, en la Basse-Bretagne; et puis s'en vint en la cité de Nantes, où il trouva la comtesse sa femme, à qui il recorda comment il avoit exploité. De ce fut-elle toute joyeuse, et lui dit qu'il avoit très-bien ouvré et par bon conseil. Si me tairai un petit d'eux et parlerai de messire Charles, qui devoit avoir la duché de Bretagne de par sa femme, ainsi que vous avez ouï déterminer ci-devant..... Comment, par le conseil des douze pairs de France, le comte de Montfort fut ajourné à Paris, et comment il y vint et puis s'en partit sans le congé du roi. Quand messire Charles de Blois, qui se tenoit, à cause de sa femme, être droit hoir de Bretagne, entendit que le comte de Montfort conquéroit ainsi par force le pays et les forteresses qui être devoient siennes par droit et par raison, il s'en vint à Paris complaindre au roi Philippe, son oncle. Le roi Philippe eut conseil à ses douze pairs quelle chose il en feroit. Ses douze pairs lui conseillèrent qu'il appartenoit bien que le dit comte fût mandé et ajourné par suffisans messages à être un certain jour à Paris, pour ouïr ce qu'il en voudroit répondre. Ainsi fut fait: le dit comte fut mandé et ajourné suffisamment; et fut trouvé en la cité de Nantes grand fête démenant. Il fit grand chère et grand fête aux messages; mais il eut plusieurs diverses pensées ainçois qu'il ottriât la voie d'aller au mandement du roi à Paris. Toutes voies au dernier, il répondit qu'il vouloit être obéissant au roi et qu'il iroit volontiers à son mandement. Si s'ordonna et appareilla moult grandement et richement, et se partit en grand arroy et bien accompagné de chevaliers et d'écuyers, et fit tant par ses journées qu'il entra à Paris avec plus de quatre cents chevaux, et se traist en son hôtel moult ordonnément, et fut là tout le jour et la nuit aussi. L'endemain, à heure de tierce[119], il monta à cheval, et grand foison de chevaliers et écuyers avec lui, et chevaucha vers le palais, et fit tant qu'il y vint. Là l'attendoit le roi Philippe et tous les douze pairs et grand plenté des barons de France avec messire Charles de Blois. [119] Avant midi. Quand le comte de Montfort sçut quelle part il trouveroit le roi et les barons, il se traist vers eux en une chambre où ils étoient tous assemblés. Si fut moult durement regardé et salué de tous les barons; puis s'en vint incliner devant le roi moult humblement, et dit: «Sire, je suis ci venu à votre mandement et à votre plaisir.» Le roi lui répondit, et dit: «Comte de Montfort, de ce vous sais-je bon gré; mais je m'émerveille durement pourquoi ni comment vous avez osé entreprendre de votre volonté la duché de Bretagne, où vous n'avez aucun droit; car il y a plus prochain de vous que vous en voulez déshériter; et pour vous mieux efforcer, vous êtes allé à mon adversaire d'Angleterre, et l'avez de lui relevée, ainsi comme on le m'a conté.» Le comte répondit, et dit: «Ha! cher sire, ne le croyez pas, car vraiment vous êtes de ce mal informé: je le ferois moult ennuis; mais la prochaineté dont vous me parlez, m'est avis, sire, sauve la grâce de vous, que vous en méprenez; car je ne sçais nul si prochain du duc mon frère, dernièrement mort, comme moi; et si jugé et déclaré étoit par droit que autre fût plus prochain de moi, je ne serois jà rebelle ni honteux de m'en déporter.» Quand le roi entendit ce, il répondit, et dit: «Sire comte, vous en dites assez; mais je vous commande, sur quant que vous tenez de moi et que tenir en devez, que vous ne vous partiez de la cité de Paris jusques à quinze jours, que les barons et les douze pairs jugeront de cette prochaineté: si saurez adonc quel droit vous y avez; et si vous le faites autrement, sachez que vous me courroucerez.» Le comte répondit, et dit: «Sire, à votre volonté.» Si se partit adonc du roi, et vint à son hôtel pour dîner. Quand il fut en son hôtel venu, il entra en sa chambre et se commença à aviser et penser que s'il attendoit le jugement des barons et des pairs de France, le jugement pourroit bien tourner contre lui; car bien lui sembloit que le roi seroit plus volontiers partie pour messire Charles de Blois, son neveu, que pour lui; et véoit bien que s'il avoit jugement contre lui, que le roi le feroit arrêter jusques à ce qu'il auroit tout rendu, cités, villes et châteaux, dont lors il tenoit la saisine et possession; et avec tout ce tout le grand trésor qu'il avoit trouvé et dépendu. Si lui fut avis, pour le moins mauvais, qu'il lui valoit mieux qu'il courrouçât le roi et s'en rallât paisiblement devers Bretagne, que il demeurât à Paris en danger et en si périlleuse aventure. Ainsi qu'il pensa ainsi fut fait: si monta à cheval paisiblement et ouvertement, et se partit, à si peu de compagnie, qu'il fut ainçois en Bretagne revenu que le roi ni autres, fors ceux de son conseil, sçussent rien de son département; mais pensoit chacun qu'il fût dehaité en son hôtel. Quand il fut revenu de lez la comtesse sa femme, qui étoit à Nantes, il lui conta son aventure; puis s'en alla, par le conseil de sa femme, qui avoit bien coeur de lion et d'homme, par toutes les cités, châteaux et bonnes villes qui étoient à lui rendues, et établit partout bons capitaines, et si grand plenté de soudoyers à pied et à cheval qu'il y convenoit, et grands pourvéances de vivres à l'avenant; et paya si bien tous soudoyers à pied et à cheval que chacun le servoit volontiers. Quand il eut tout ordonné, ainsi qu'il appartenoit, il s'en revint à Nantes de lez sa femme et de lez les bourgeois de la cité, qui durement l'aimoient, par semblant, pour les grands courtoisies qu'il leur faisoit. Or me tairai un petit de lui et retournerai au roi de France, et à son neveu messire Charles de Blois. Comment les douze pairs et les barons de France jugèrent que messire Charles de Blois devoit être duc de Bretagne; et comment ledit messire Charles les prie qu'ils lui veuillent aider. Chacun doit savoir que le roi de France fut durement courroucé, aussi fut messire Charles de Blois, quand ils sçurent que le comte de Montfort leur fût ainsi échappé, et s'en étoit allé, ainsi que vous avez ouï. Toutes voies ils attendirent jusques à la quinzaine que les pairs et les barons de France devoient rendre leur jugement de la duché de Bretagne. Si l'adjugèrent à messire Charles de Blois, et en ôtèrent le comte de Montfort par deux raisons; l'une pourtant que la femme de messire Charles de Blois, qui étoit fille du frère germain du duc qui mort étoit, de par le père dont la duché venoit, étoit plus prochaine que n'étoit le comte de Montfort, qui étoit d'un autre père, qui oncques n'avoit été duc de Bretagne: l'autre raison si étoit que, s'il fût ainsi que le comte de Montfort y eût aucun droit, si l'avoit-il forfait par deux raisons; l'une pourtant qu'il l'avoit relevée d'autre seigneur que du roi de France, de qui on la devoit tenir en fief; l'autre raison, pour ce qu'il avoit trépassé le commandement de son seigneur le roi et brisé son arrêt et sa prison, et s'en étoit parti sans congé. Quand ce jugement fut rendu par pleine sentence de tous les barons, le roi appela messire Charles de Blois, et lui dit: «Beau neveu, vous avez jugement pour vous de bel héritage et grand; or vous hâtez et pénez de le reconquérir sur celui qui le tient à tort; et priez tous vos amis qu'ils vous veuillent aider à ce besoin; et je ne vous y faudrai mie: ains vous prêterai or et argent, et dirai à mon fils le duc de Normandie qu'il se fasse chef avec vous; et vous prie et commande que vous vous hâtiez, car si le roi anglois, notre adversaire, de qui le comte de Montfort a relevé la duché de Bretagne, y venoit, il nous pourroit porter grand dommage, et ne pourroit avoir plus belle entrée pour venir par deçà, mêmement quand il auroit le pays et les forteresses de Bretagne de son accord.» Adonc messire Charles de Blois s'inclina devant son oncle, en le remerciant durement de ce qu'il disoit et promettoit. Si pria tantôt le duc de Normandie son cousin, le comte d'Alençon son oncle, le duc de Bourgogne, le comte de Blois son frère, le duc de Bourbon, messire Louis d'Espaigne, messire Jacques de Bourbon, le comte d'Eu connétable de France, et le comte de Ghines son fils, le vicomte de Rohan, et en après, tous les comtes et les princes et les barons qui là étoient, qui tous lui convenancèrent qu'ils iroient volontiers avec lui et avec leur seigneur de Normandie, chacun à tant de gens et de compagnie qu'il pourroit avoir. Puis se partirent tous les princes et les barons de deçà et de partout, pour eux appareiller et pour faire leurs pourvéances, ainsi qu'il leur besognoit, pour aller en si lointain pays et en si diverses marches; et bien pensoient qu'ils ne pourroient avenir à leur entente sans grand contraire. Comment les seigneurs de France se partirent de Paris pour aller en Bretagne, et comment ceux de Chastonceaux se rendirent à eux. Quand tous ces seigneurs, le duc de Normandie, le comte d'Alençon, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et les autres seigneurs, barons et chevaliers qui devoient aller avec messire Charles de Blois pour lui aider à reconquérir la duché de Bretagne, ainsi que vous avez ouï, furent prêts et leurs gens appareillés, ils se partirent de Paris les aucuns et les autres de leurs lieux, et s'en allèrent les uns après les autres, et s'assemblèrent en la cité d'Angiers; puis s'en allèrent jusques à Ancenis, qui est la fin du royaume à ce côté de là; et séjournèrent là endroit trois jours pour mieux ordonner leur conroy et leur charroi. Quand ils eurent ce fait, ils issirent hors pour entrer au pays de Bretagne. Quand ils furent aux champs, ils considérèrent leur pouvoir et estimèrent leur ost à cinq mille armures de fer, sans les Gennevois, qui étoient là trois mille, si comme j'ai ouï recorder; et les conduisoient deux chevaliers de Gennes; si avoit nom l'un messire Othes Dorie[120] et l'autre messire Charles Grimaut; et si y avoit grand plenté de bidaux et d'arbalétriers que conduisoit messire le Gallois de la Baume. Quand toutes ses gens furent issues d'Ancenis, ils se trairent par devant un très-fort châtel séant haut sur une montagne par-dessus une rivière[121], et l'appelle-t-on Chastonceaux, et est la clef et l'entrée de Bretagne; et étoit bien garni et bien fourni de gens d'armes, auquel avoit deux vaillants chevaliers qui en étoient capitaines, dont l'un avoit nom messire Mille et l'autre messire Walran; et étoient de Lorraine. [120] Son nom est Antonio Doria. Il était un des chefs des Gibelins de Gênes, tandis que Charles Grimaldi était du parti des Guelfes. Philippe de Valois avait pris en 1338 à son service vingt galères armées par les Gibelins de Gênes et vingt autres armées par les Guelfes de Monaco. Antonio Doria commandait les quarante galères. Il fut créé amiral de France en 1339. (_Note de Buchon._) [121] La Loire. Quand le duc de Normandie et les autres seigneurs que vous avez ouï nommer, virent le châtel si fort, ils eurent conseil qu'ils l'assiégeroient; car si ils passoient avant et ils laissoient une telle garnison derrière eux, ce leur pourroit tourner à grand dommage et à ennui. Si l'assiégèrent tout autour, et y firent plusieurs assauts, mêmement les Gennevois, qui s'abandonnèrent durement et follement pour eux mieux montrer à ce commencement. Si y perdirent de leurs compagnons par plusieurs fois, car ceux du châtel se défendirent durement et sagement; si que les seigneurs demeurèrent grand pièce devant, ainçois qu'ils le pussent avoir. Mais au dernier, ils firent grand attrait de merriens et de velourdes, et les firent mener par force de gens jusques aux fossés du châtel, et puis firent assaillir trop fortement; si que, tout en assaillant, ils firent emplir ces fossés de ces merriens, tant que on pouvoit bien, qui vouloit et qui étoit couvert, aller jusques aux murs du châtel, combien que ceux du châtel se défendissent si bien et si vassalement que on ne pourroit mieux deviser, comme de traire, de jeter pierres, chaux et feu ardent à grand foison; et ceux de dehors avoient fait chas[122] et instruments par quoi on piquoit les murs, tout à couvert. Que vous en ferois-je long conte? Ceux du châtel virent bien qu'ils n'auroient point de secours et qu'ils ne se pourroient longuement tenir, puisque on pertuisoit les murs; et si savoient bien qu'ils n'auroient point de merci s'ils étoient pris par force. Si eurent conseil ensemble qu'ils se rendroient, sauves leurs vies et leurs membres, ainsi qu'ils firent; et les prirent les seigneurs à merci. Ainsi fut gagné par ces seigneurs françois ce premier châtel, que on appelle Chastonceaux, dont ils eurent moult grand'joie, car il leur sembla que ce fût bon commencement de leur entreprise. [122] Espèce de galerie couverte faite de pièces de bois, sous laquelle on approchait, sans danger, des murs d'une place assiégée. (_Note de Buchon._) Comment les seigneurs de France assiégèrent Nantes, où le comte Montfort étoit; et là eut maintes escarmouches le siége durant. Quand le duc de Normandie et les autres seigneurs eurent conquis Chastonceaux, si comme vous avez ouï, le duc de Normandie, qui étoit souverain de tous, le livra tantôt à messire Charles de Blois, comme sien; et y mit dedans bon châtelain et grand foison de gens d'armes pour garder l'entrée du pays et pour conduire ceux qui viendroient après eux. Puis se délogèrent les seigneurs et vinrent par devers Nantes, là où ils tenoient que le comte de Montfort, leur ennemi, étoit. Si leur avint que les maréchaux de l'ost et les coureurs trouvèrent entre voies une bonne ville, et grosse et bien fermée de fossés et de palis: si l'assaillirent fortement. Ceux de dedans étoient peu de gens et petitement armés: si ne se purent défendre contre les assaillants, mêmement contre les arbalétriers gennevois. Si fut tantôt la ville gagnée, toute robée, et bien la moitié arse, et toutes les gens mis à l'épée; et appelle-on la ville Quarquefoue; et siéd à quatre ou à cinq lieues près de Nantes. Les seigneurs se logèrent cette nuit-là entour. L'endemain ils se délogèrent et se trairent vers la cité de Nantes. Si l'assiégèrent tout autour et firent tendre tentes et pavillons si bellement et si ordonnément que vous savez que François savent faire. Et ceux qui étoient dedans pour la garder, dont il y avoit grand foison de gens d'armes avec les bourgeois, si allèrent tous armer, et se maintinrent ce jour moult bellement, chacun à sa defense, ainsi qu'il étoit ordonné. Celui jour entendirent ceux de l'ost à eux loger et aller fourrager; et aucuns bidaux et Gennevois allèrent près des barrières pour escarmoucher et paleter: et aucuns des soudoyers et des jeunes bourgeois issirent hors encontre eux: si que il y eut trait et lancé, et des morts et des navrés d'un côté et d'autre, si comme il y a souvent en telles besognes. Ainsi eut là des escarmouches par deux ou par trois fois, tant comme l'ost demeura là. Au dernier, il y avint une aventure assez sauvage, ainsi que j'ai ouï recorder à ceux qui y furent; car aucuns des soudoyers de la cité et des bourgeois issirent hors une matinée, à l'aventure, et trouvèrent jusques à quinze chars chargés de vivres et de pourvéances qui s'en alloient vers l'ost; et gens qui les conduisoient jusques à soixante; et ceux de la cité étoient bien deux cents: si leur coururent sus et les déconfirent, et en tuèrent les aucuns et firent les chars charrier pardevers la cité. Le cri et le hu en vint jusques en l'ost: si s'alla chacun armer le plus tôt qu'il put, et courut chacun après les chars pour rescourre la proie; et les aconsuirent assez près des barrières de la cité. Là multiplia le hutin très-durement; car ceux de l'ost y vinrent à si grand foison que les soudoyers en eurent trop grand faix. Toutes voies ils firent dételer les chevaux et les chassèrent dedans la porte, afin que, s'il avenoit que ceux de l'ost obtinssent la place, qu'ils ne pussent r'emmener les chars et les provéances si légèrement. Quand les autres soudoyers de la cité virent le hutin et que leurs compagnons avoient trop grand faix, aucuns issirent dehors pour eux aider: aussi firent des autres bourgeois pour aider leurs parents. Ainsi multiplia très-durement le hutin; et en y eut tout plein de morts et de navrés d'un côté et d'autre, et grand foison de bien défendants et assaillants. Et dura ce hutin moult longuement, car toudis croissoit la force de ceux de l'ost et survenoient toudis nouvelles gens. Tant avint que au dernier messire Hervey de Léon, qui étoit l'un des maîtres conseillers du comte de Montfort et aussi de toute la cité, et qui moult bien s'étoit maintenu et moult avoit réconforté ses gens, quand il vit qu'il étoit point de retraire et qu'ils pouvoient plus perdre à demeurer que gagner, il fit ses gens retraire au mieux qu'il put; et les défendoit en retraiant et garantissoit le mieux qu'il pouvoit. Si leur avint qu'ils furent si près suivis au retraire, qu'il en y eut grand foison de morts, et pris bien deux cents et plus des bourgeois de la cité, dont leurs pères, leurs mères et leurs amis furent durement courroucés et dolents. Aussi fut le comte de Montfort, qui en blâma durement messire Hervey, par courroux de ce qu'il les avoit fait sitôt retraire; et lui sembloit que par le retraire ses gens étoient perdus: de quoi messire Hervey fut durement merencolieux, et ne voulut oncques depuis venir au conseil du comte, si petit non. Si s'émerveilloient durement les gens pour quoi il le faisoit. Comment les bourgeois de Nantes livrèrent la cité aux seigneurs de France; et comment le comte de Montfort y fut pris et amené à Paris et comment il y mourut. Or avint, si comme j'ai ouï recorder, que aucuns des bourgeois de la cité qui véoient leurs biens détruire dedans la cité et dehors, et avoient leurs enfants et amis en prison, et doutoient encore pis avenir, s'avisèrent et parlèrent ensemble tant qu'ils eurent entre eux accord de traiter à ces seigneurs de France couvertement, par quoi ils pussent venir à paix et ravoir leurs enfants et leurs amis quittes et délivrés, qui étoient en prison[123]. Si traitèrent si paisiblement et couvertement, que accordé fut: qu'ils rauroient les prisonniers tous quittes, et ils devoient livrer une des portes ouverte, pour les seigneurs entrer en la cité et aller prendre le comte de Montfort dedans le châtel, sans rien forfaire ailleurs en la cité ni à corps ni à biens. Ainsi que accordé et traité fut, fut fait; et entrèrent les seigneurs et ceux qu'ils voulurent avec eux, en une matinée, en la cité de Nantes, par l'accord des bourgeois; et allèrent droit au châtel ou palais. Si brisèrent les huis et prirent le comte de Montfort, et l'enmenèrent hors de la cité à leurs tentes, si paisiblement qu'ils ne forfirent rien aux corps ni aux biens de la cité. Et voulurent bien dire aucunes gens que ce fut fait assez de l'accord et pourchas ou consentement de messire Hervey de Léon, pourtant que le comte l'avait rampsoné, si comme vous avez ouï. Or ne sais-je pas, combien qu'il en fût soupçonné d'aucunes gens, si ce fut voir ou non; mais bien apparut en ce que après ce fait il fut toujours de l'accord et conseil de messire Charles. Ainsi que vous avez ouï et que j'ai ouï recorder, fut pris le comte de Montfort en la cité de Nantes, l'an de grâce mil trois cent quarante-un, entour la Toussaint. [123] Il paraît que le comte de Montfort, voyant qu'il ne pouvait compter sur la fidélité des Nantais, traita lui-même avec le duc de Normandie, auquel il se rendit, sauve la vie. Guillaume de Saint-André, auteur contemporain, prétend que le traité fut beaucoup moins désavantageux pour le comte de Montfort; qu'il ne rendit Nantes au duc de Normandie que comme un dépôt que celui-ci devait lui remettre dans l'état où il l'avait reçu; mais qu'il fut trompé par le duc et retenu prisonnier, malgré les saufs-conduits en bonne forme dont il était muni de sa part. (_Note de Buchon._) Tantôt après ce que le comte de Montfort fut pris et mené ès tentes, les seigneurs de France entrèrent en la cité tous désarmés, à moult grand'fêtes; et firent les bourgeois et tous ceux du pays d'entour féauté et hommage à messire Charles de Blois, comme à leur droit seigneur. Si demeurèrent les dits seigneurs par l'espace de trois jours en la cité, à grand fête, pour eux aiser et pour avoir conseil entre eux qu'ils pourroient faire de là en avant. Si s'accordèrent à ce pour le meilleur, qu'ils s'en retourneroient pardevers France et pardevers le roi, et lui livreroient le comte de Montfort prisonnier; car ils avoient moult grandement bien exploité, ce leur sembloit. Et pourtant aussi qu'ils ne pouvoient bonnement plus avant hostoyer, ni guerroyer, pour l'hiver, temps qui entré étoit, fors par garnisons et forteresses, ce leur sembloit, si conseillèrent à messire Charles de Blois qu'il se tînt en la cité de Nantes et là entour, jusques au nouvel temps d'été, et fît ce qu'il pourroit par ses soudoyers et par ses forteresses qu'il avoit reconquises; puis se partirent tous les seigneurs sur ce propos, et firent tant par leurs journées qu'ils vinrent à Paris là où le roi étoit, et lui livrèrent le comte de Montfort pour prisonnier. Le roi le reçut à grand joie, et le fit emprisonner en la tour du Louvre à Paris, où il demeura longuement; et au dernier y mourut[124], ainsi que j'ai oy recorder la vérité. [124] Le comte de Montfort ne mourut point en prison. Dès le 1er septembre 1343 le parlement avait ordonné qu'il fût élargi à certaines conditions, ainsi que le rapporte du Tillet. Cet arrêt ne fut point mis à exécution; mais le comte de Montfort trouva moyen de s'évader vers la fin d'avril ou le commencement de mai 1345, déguisé en marchand. Il passa aussitôt en Angleterre, où il fit hommage à Édouard, pour le duché de Bretagne, le 20 mai, comme on l'a remarqué ci-dessus, et, toujours poursuivi par la mauvaise fortune, il revint mourir au château de Hennebon en Bretagne, le 26 septembre de la même année. (_Note de Buchon._) Comment la comtesse de Montfort conforte ses soudoyers, et comment elle mit bonnes garnisons par toutes ses forteresses. Or veux-je retourner à la comtesse de Montfort, qui bien avoit courage d'homme et coeur de lion, et étoit en la cité de Rennes quand elle entendit que son sire étoit pris, en la manière que vous avez ouï. Si elle en fut dolente et courroucée, ce peut chacun et doit savoir et penser; car elle pensa mieux que on dût mettre son seigneur à mort que en prison. Et combien qu'elle eût grand deuil au coeur, si ne fit-elle mie comme femme déconfortée, mais comme homme fier et hardi, en reconfortant vaillamment ses amis et ses soudoyers; et leur montroit un petit fils qu'elle avoit, qu'on appeloit Jean, ainsi que le père, et leur disoit: «Ha! seigneurs, ne vous déconfortez mie, ni ébahissez pour monseigneur que nous avons perdu; ce n'étoit qu'un seul homme: véez ci mon petit enfant qui sera, si Dieu plaît, son restorier, et qui vous fera des biens assez. Et j'ai de l'avoir en plenté: si vous en donnerai assez, et vous pourchasserai tel capitaine et tel mainbour par qui vous serez tous bien reconfortés.» Quand la dessus dite comtesse eut ainsi reconforté ses amis et ses soudoyers qui étoient à Rennes, elle alla par toutes ses bonnes villes et forteresses, et menoit son jeune fils avec elle, et les sermonnoit et reconfortoit en telle manière que elle avoit fait de ceux de Rennes; et renforçoit les garnisons de gens et de quant que il leur falloit; et paya largement partout, et donna assez abondamment partout où elle pensoit qu'il étoit bien employé. Puis s'en vint en Hainebon sur la mer, qui étoit forte ville et grosse et fort châtel; et là se tint, et son fils avec li, tout cet hiver. Souvent envoyoit visiter ses garnisons et reconforter ses gens, et payoit moult largement leurs gages. Si me tairai atant de cette matière, et retournerai au roi Édouard d'Angleterre; et conterai quels choses lui avinrent après le département du siége de Tournay....... Comment les seigneurs de France retournèrent en Bretagne par devers monseigneur Charles de Blois et comment ils assiégèrent la cité de Rennes, que la comtesse de Montfort avoit bien garnie. Vous devez savoir que quand le duc de Normandie, le duc de Bourgogne, le comte d'Alençon, le duc de Bourbon, le comte de Blois, le connétable de France, le comte de Ghines son fils, messire Jacques de Bourbon, messire Louis d'Espaigne, et les comtes et barons de France, se furent partis de Bretagne, qu'ils eurent conquis le fort châtel de Chastonceaux, et puis après la cité de Nantes, et pris le comte de Montfort, et livré au roi Philippe de France, et il l'eut fait mettre en prison au Louvre à Paris, ainsi comme vous avez ouï, et comment messire Charles de Blois étoit demeuré tout coi en la cité de Nantes et au pays d'entour, qui obéissoit à lui, pour attendre la saison d'été, en laquelle il fait meilleur guerroyer qu'il ne fait en la saison d'hiver, et cette douce saison fut revenue, tous ces seigneurs dessus nommés, et grand foison de gens avec eux, s'en rallèrent devers Bretagne à grand puissance, pour aider à messire Charles de Blois à conquérir le remenant de la duché de Bretagne, dont avinrent de grands et merveilleux faits d'armes, ainsi comme vous pourrez ouïr. Quand ils furent venus à Nantes, où ils trouvèrent messire Charles de Blois, ils eurent conseil qu'ils assiégeroient la cité de Rennes. Si issirent de Nantes et allèrent assiéger Rennes tout autour. La comtesse de Montfort par avant l'avoit si fort garnie et rafraîchie de gens d'armes et de tout ce qu'il afféroit, que rien n'y failloit; et y avoit établi un vaillant chevalier et hardi pour capitaine, qu'on appeloit messire Guillaume Quadudal, gentilhomme durement, du pays de Bretagne. Aussi avoit la dite comtesse mis grands garnisons par toutes les autres cités, châteaux et bonnes villes qui à li obéissoient; et partout bons capitaines, des gentilshommes du pays, qui à li se tenoient et obéissoient, lesquels avoit tous acquis par beau parler, par promettre et par donner, car elle n'y vouloit rien épargner. Desquels l'évêque de Léon, messire Almaury de Cliçon, messire Yvain de Treseguidi, le sire de Landernaux, le châtelain de Guingamp, messire Henry et messire Olivier de Pennefort, messire Geffroy de Malestroit, messire Guillaume de Quadudal, les deux frères de Quintin, messire Geoffroy de Maillechat, messire Robert de Guiche, messire Jean de Kerriec y étoient, et plusieurs autres chevaliers et écuyers que je ne sais mie tous nommer. Aussi en y avoit de l'accord messire Charles de Blois, grand foison, qui à lui se tenoient, avec messire Hervey de Léon, qui fut de premier de l'accord du comte de Montfort et maître de son conseil, jusques à tant que la cité de Nantes fut rendue, et le comte de Montfort pris, ainsi que vous avez ouï. De quoi le dit messire Hervey fut durement blâmé; car on vouloit dire qu'il avait trait les bourgeois à ce et pourchassé la prise du comte de Montfort. Ce apparoît à ce que depuis ce fait ce fut celui qui plus se pénoit de grever la comtesse de Montfort et ses aidans. Comment les seigneurs de France firent plusieurs assauts devant Rennes; et comment la comtesse de Montfort envoya au roi d'Angleterre querre secours; et sur quelle condition ce fut. Messire Charles de Blois et les seigneurs dessus nommés sirent assez longuement devant la cité de Rennes et y firent grands dommages et plusieurs assauts par les Espaignols et par les Gennevois; et ceux de dedans se défendirent aussi fortement et vaillamment, par le conseil du seigneur de Quadudal, et si sagement que ceux du dehors y perdirent plus souvent qu'ils n'y gagnèrent. En icelui temps, sitôt que la dite comtesse sçut que ces seigneurs de France étoient venus en Bretagne à si grand puissance, elle envoya messire Almaury de Cliçon en Angleterre parler au roi Édouard et pour prier et requérir secours et aide, par telle condition que le jeune enfant, fils du comte de Montfort et de la dite comtesse, prendroit à femme l'une des jeunes filles du roi d'Angleterre, et s'appelleroit duchesse de Bretagne. Le roi Édouard étoit adonc à Londres, et fêtoit tant qu'il pouvoit le comte de Salebrin, qui tantôt étoit revenu de sa prison. Si fit moult grand fête et honneur à messire Almaury de Cliçon, quand il fut à lui venu; car il étoit moult gentilhomme; et lui octroya toute sa requête assez brièvement, car il y véoit son avantage en deux manières. Car il lui fut avis que c'étoit grand chose et noble de la duché de Bretagne, s'il la pouvoit conquérir; et si étoit la plus belle entrée qu'il pouvoit avoir pour conquérir le royaume de France, à quoi il tendoit. Si commanda à messire Gautier de Mauny qu'il aimoit moult, car moult l'avoit bien servi et loyalement en plusieurs besognes périlleuses, qu'il prît tant de gens d'armes que le dit messire Almaury deviseroit et qu'il lui suffiroit, et s'appareillât le plus tôt qu'il pourroit pour aller aider à la comtesse de Montfort, et prît jusques à trois ou quatre mille archers des meilleurs d'Angleterre. Le dit messire Gautier fit moult volontiers le commandement son seigneur: si s'appareilla le plus tôt qu'il put, et se mit en mer avec ledit messire Almaury. Avec lui allèrent les deux frères de Leyndehale, messire Louis et messire Jean, le Haze de Brabant, messire Hubert de Frenay, messire Alain de Sirehonde et plusieurs autres que je ne sais mie nommer, et avec eux six mille archers. Mais un grand tourment et vent contraire les prit en mer, parquoi il les convint demeurer sur la mer par le terme de soixante jours, ainçois qu'ils pussent venir à Hainebon, où la comtesse de Montfort les attendoit de jour en jour, à grand'mésaise de coeur, pour le grand meschef qu'elle savoit que ses gens soutenoient, qui étoient dedans la cité de Rennes, où vaillamment ils se tenoient. Comment les bourgeois de Rennes rendirent la cité à monseigneur de Blois. Or est à savoir que messire Charles de Blois et ces seigneurs de France sirent longuement devant la cité de Rennes, et tant qu'ils y firent très-grand dommage, par quoi les bourgeois en furent durement ennuyés; et volontiers se fussent accordés à rendre la cité, s'ils eussent osé; mais messire Guillaume de Quadudal ne s'y vouloit accorder nullement. Quand les bourgeois et le commun de la cité eurent assez souffert, et qu'ils ne véoient aucun secours de nulle part venir, ils se voulurent rendre; mais le dit messire Guillaume ne s'y voulut accorder. Au dernier, ils prirent le dit messire Guillaume et le mirent en prison; et puis eurent en convenant à messire Charles qu'ils se rendroient l'endemain, par telle condition que tous ceux de la partie de la comtesse de Montfort s'en pouvoient aller sauvement quel part qu'ils voudroient. Le dit messire Charles de Blois leur accorda. Ainsi fut la cité de Rennes rendue à messire Charles de Blois, l'an de grâce mil trois cent quarante-deux, à l'entrée de mai. Et messire Guillaume de Quadudal ne voulut point demeurer de l'accord messire Charles de Blois; ains s'en alla tantôt devers Hainebon, où la comtesse de Montfort étoit, qui fut moult dolente quand elle sçut que la cité de Rennes étoit rendue. Et si n'oyoit aucune nouvelle de messire Almaury de Cliçon ni de sa compagnie. Comment les seigneurs de France se partirent de Rennes et allèrent assiéger Hainebon, où la comtesse de Montfort étoit. Quand la cité de Rennes fut rendue, ainsi que vous avez ouï, et les bourgeois eurent fait féauté à messire Charles de Blois, messire Charles eut conseil quel part il pourroit aller atout son ost, pour mieux avant exploiter de conquérir le remenant. Le conseil se tourna à ce que il se traist pardevers Hainebon, où la comtesse étoit; car puisque le sire étoit en prison, s'il pouvoit prendre la ville, le châtel, la comtesse et son fils, il auroit tôt sa guerre affinée. Ainsi fut fait: si se trairent tous vers Hainebon et assiégèrent la ville et le châtel tout autour tant qu'ils purent par terre. La comtesse étoit si bien pourvue de bons chevaliers et d'autres suffisans gens d'armes qu'il convenoit pour défendre la ville et le châtel; et toudis étoit en grand soupçon du secours d'Angleterre qu'elle attendoit; et si n'en oyoit aucunes nouvelles: mais avoit doute que grand meschef ne leur fût avenu, ou par fortune de mer, ou par rencontre d'ennemis. Avec elle étoit en Hainebon l'évêque de Léon en Bretagne, dont messire Hervey de Léon étoit neveu, qui étoit de la partie messire Charles, et si y étoit messire Yves de Treseguidy, le sire de Landernaux, le châtelain de Guingamp, les deux frères de Kerriec, messire Henry et messire Olivier de Pennefort et plusieurs autres. Quand la comtesse et ces chevaliers entendirent que ces seigneurs de France venoient pour eux assiéger, et qu'ils étoient assez près de là, ils firent commander que on sonnât la ban-cloche, et que chacun s'allât armer et allât à sa défense, ainsi que ordonné étoit. Ainsi fut fait sans contredit. Quand messire Charles de Blois et les seigneurs de France furent approchés de la ville de Hainebon, et ils la virent forte, ils firent leurs gens loger ainsi que pour faire siége. Aucuns jeunes compagnons gennevois, espaignols et françois allèrent jusques aux barrières pour paleter et escarmoucher; et aucuns de ceux de dedans issirent encontre eux, ainsi que on fait souvent en tels besognes. Là eut plusieurs hutins; et perdirent plus les Gennevois qu'ils n'y gagnèrent, ainsi qu'il avient souvent en soi trop follement abandonnant. Quand le vespre approcha, chacun se restraist à sa loge. L'endemain, les seigneurs eurent conseil qu'ils feroient assaillir les barrières fortement, pour voir la contenance de ceux de dedans, et pour voir s'ils y pourroient rien conquêter, ainsi qu'ils firent; car au tiers jour y assaillirent au matin, entour heure de prime, aux barrières très-fort; et ceux de dedans issirent hors, les aucuns les plus suffisans, et se défendirent si vaillamment que ils firent l'assaut durer jusques à heure de nonne, que les assaillants se retrairent un petit arrière, et ils laissèrent foison de morts, et en ramenèrent plenté de blessés. Quand les seigneurs virent leurs gens retraire, ils en furent durement courroucés; si firent recommencer l'assaut plus fort que devant; et aussi ceux de Hainebon s'efforcèrent d'eux très-bien défendre; et la comtesse, qui étoit armée de corps, et étoit montée sur un bon coursier, chevauchoit de rue en rue par la ville, et sémonnoit ses gens de bien défendre, et faisoit les femmes, dames, damoiselles et autres, défaire les chaussées et porter les pierres aux créneaux pour jeter aux ennemis, et faisoit apporter bombardes et pots pleins de chaux vive pour jeter sur les assaillants. Comment la comtesse de Montfort ardit les tentes des seigneurs de France tandis qu'ils se combattoient aux barrières. Encore fit cette comtesse de Montfort une très-hardie emprise, qui ne fait mie à oublier, et que on doit bien recorder à hardi et outrageux fait d'armes. La dite comtesse montoit aucune fois en une tour tout haut pour voir mieux comment ses gens se maintenoient. Si regarda, et vit que tous ceux de l'ost, seigneurs et autres, avoient laissé leurs logis et étoient presque tous allés voir l'assaut. Elle s'avisa d'un grand fait, et remonta sur son coursier, ainsi armée comme elle étoit, et fit monter environ trois cents hommes d'armes avec elle à cheval, qui gardoient une porte que on n'assailloit point. Si issit de cette porte à toute sa compagnie, et se férit très-vassalement en ces tentes et en ces logis des seigneurs de France, qui tantôt furent toutes arses, tentes et loges, qui n'étoient gardées fors de garçons et de varlets, qui s'enfuirent sitôt qu'ils virent bouter le feu, et la comtesse et ses gens entrer. Quand ces seigneurs virent leurs logis ardoir et ouïrent le hu et le cri qui en venoit, ils furent tous ébahis, et coururent tous vers leurs logis, criant: «Trahis! trahis!» Et ne demeura adonc nul à l'assaut. Quand la comtesse vit l'ost émouvoir, et gens courir de toutes parts, elle rassembla toutes ses gens et vit bien qu'elle ne pourroit rentrer en la ville sans trop grand dommage: si s'en alla un autre chemin, droit pardevers le châtel de Brest, qui sied à trois lieues près de là[125]. [125] Brest est beaucoup plus éloigné de Hennebon: aussi, suivant les historiens de Bretagne, ce fut dans le château d'Auray et non dans celui de Brest que la comtesse de Montfort se réfugia. (_Note de Buchon._) Quand messire Louis d'Espaigne, qui étoit maréchal de tout l'ost, fut venu aux logis qui ardoient, et vit la comtesse et ses gens qui s'en alloient tant qu'ils pouvoient, il se mit à aller après pour les raconsuir s'il eût pu, et grand foison de gens d'armes avec lui; si les enchassa, et fit tant qu'il en tua et meshaigna aucuns, qui étoient mal montés et qui ne pouvoient suivre les bien montés. Toutes voies la dite comtesse chevaucha tant et si bien, qu'elle et la plus grand'partie de ses gens vinrent assez à point au bon châtel de Brest, où elle fut reçue et fêtée à grand joie, de ceux de la ville et du châtel très-grandement. Quand messire Louis d'Espaigne sçut par les prisonniers qu'il avoit pris que c'étoit la comtesse qui tel fait avoit fait et qui échappée lui étoit, il s'en retourna en l'ost, et conta son aventure aux seigneurs et aux autres, qui grand'merveille en eurent. Aussi eurent ceux qui étoient dedans Hainebon; et ne pouvoient penser ni imaginer comment leur dame avoit ce imaginé, ni osé entreprendre; mais ils furent toute la nuit en grand cuisançon de ce que la dame ni nul des compagnons ne revenoit. Si n'en savoient que penser ni que aviser; et ce n'étoit pas grand merveille. Comment les François assaillirent Hainebon moult asprement, et comment messire Charles de Blois alla assiéger Auroy. Lendemain les seigneurs de France, qui avoient perdu leurs tentes et leurs pourvéances, eurent conseil qu'ils se logeroient d'arbres et de feuilles plus près de la ville, et qu'ils se maintiendroient plus sagement. Si s'allèrent loger à grand'peine plus près de la ville, et disoient souvent à ceux de la ville ainsi: «Allez, seigneurs, allez querre votre comtesse; certes elle est perdue; vous ne la trouverez mie de pié-çà.» Quand ceux de la ville, gens d'armes et autres, ouïrent telles paroles, ils furent ébahis et eurent grand peur que ce grand meschef ne fût avenu à leur dame; si n'en savoient que croire, pourtant qu'elle ne revenoit point, et n'en oyoient nulles nouvelles. Si demeurèrent en tel peur par l'espace de cinq jours. Et la comtesse qui bien pensoit que ses gens étoient en grand meschef pour li, et en grand doutance, se pourchassa tant qu'elle eut bien cinq cents compagnons armés et bien montés; puis se partit de Brest entour mie-nuit, et s'en vint, à soleil levant, et chevauchant, droit à l'un des côtés de l'ost, et fit ouvrir la porte du châtel de Hainebon, et entra dedans à grand joie et à grand son de trompettes et de nacaires; de quoi l'ost des François fut durement estourmi. Si se firent tous armer et coururent devers la ville pour assaillir; et ceux dedans aux fenêtres pour défendre. Là commença grand assaut et fort, qui dura jusques à haute nonne[126]; et plus y perdirent les assaillants que les défendants. Environ heure de nonne les seigneurs firent cesser l'assaut, car leurs gens se faisoient tuer et navrer sans raison; et retrairent à leur logis. Si eurent conseil et accord que messire Charles de Blois iroit assiéger le châtel d'Auroy, que le roi Artus fit faire et fermer, et iroient avec lui le duc de Bourbon, le comte de Blois son frère, le maréchal de France messire Robert Bertrand, et messire Hervey de Léon, et partie des Gennevois; et messire Louis d'Espaigne, le vicomte de Rohan, et tout le remenant des Gennevois et Espaignols demeureroient devant Hainebon, et manderoient douze grands engins qu'ils avoient laissés à Rennes pour jeter à la ville et au châtel de Hainebon; car ils véoient bien qu'ils ne pouvoient gagner ni rien profiter à l'assaillir. Si que ils firent deux osts; si en demeura l'un devant Hainebon, et l'autre alla assiéger le châtel d'Auroy, qui étoit assez près de là: duquel nous parlerons, et nous souffrirons un petit des autres. [126] Jusques après midi. Comment messire Charles de Blois se logea devant Auroy; et comment messire Amaury de Cliçon amena à la comtesse grand secours d'Angleterre. Messire Charles de Blois se mit devant le châtel d'Auroy à toute sa compagnie, et se logea, et tout son ost environ; et y fit assaillir et escarmoucher, car ceux du châtel étoient bien pourvus et bien garnis de bonnes gens d'armes pour tel siége soutenir. Si ne se voulurent rendre ni laisser le service de la comtesse, qui grands biens leur avoit faits, pour obéir au dit messire Charles, pour promesses. Dedans la forteresse avoit deux cents compagnons aidables, uns et autres, desquels étoient maîtres et capitaines deux chevaliers du pays, vaillants hommes et hardis durement, messire Henry de Pennefort et Olivier, son frère. A quatre lieues près de ce château sied la bonne cité de Vennes, qui fermement se tenoit à la comtesse; et en étoit messire Geoffroy de Malestroit capitaine, gentilhomme et vaillant durement. D'autre part sied la bonne ville de Dignant[127] en Bretagne, qui adonc n'étoit fermée, fors de fossés et de palis: si en étoit capitaine, de par la comtesse, un durement vaillant homme que on appeloit le châtelain de Guingamp: mais il étoit adonc dedans Hainebon avec la comtesse; mais il avoit laissé à Dignant en son hôtel sa femme et ses filles, et avoit laissé capitaine, en lieu de lui, messire Regnault, son fils, vaillant chevalier et hardi durement. [127] La manière dont Froissart parle de ce lieu et la situation qu'il lui assigne ne peuvent convenir ni à la ville de Dinant dans le diocèse de Saint-Malo ni à celle de Guingamp dans le diocèse de Tréguier, que quelques manuscrits et les imprimés nomment au lieu de Dinant: l'une et l'autre sont trop éloignées de Vannes et d'Auray. Peut-être faudrait-il changer le _d_ en _b_, et lire Bignant au lieu de Dignant. Bignant est un gros village ou bourg assez près de Vannes et d'Auray, et très-bien placé pour être le théâtre des faits que Froissart va raconter. Peut-être aussi l'historien connaissait-il mal la géographie de la Bretagne et s'est-il trompé sur la position de Dinant. (_Note de Buchon._) Entre ces deux bonnes villes sied un fort châtel qui se tenoit adonc à messire Charles de Blois, et l'avoit garni de gens d'armes et de soudoyers qui tous étoient Bourguignons. Si en étoit souverain et maître un bon écuyer, assez jeune, que on appelait Girard de Maulain; et avoit avec lui un hardi chevalier, qu'on appeloit messire Pierre Portebeuf. Ces deux avec leurs compagnons honnissoient et gâtoient tout le pays de là entour, et contraignoient si ouniment la cité de Vennes et la bonne ville de Dignant que nulles pourvéances ni marchandises ne pouvoient entrer ni venir, fors en grand péril et en grand aventure; car ils chevauchoient l'un jour pardevers Vennes, l'autre jour par devers Dignant. Tant chevauchèrent ainsi les dessus dits Bourguignons et leurs routes, que le jeune bachelier, messire Regnault de Guingamp, prit, à un embuchement qu'il avoit établi, le dit Girart de Maulain à toute sa compagnie, qui étoient eux vingt-cinq compagnons, et rescouit jusques à quinze marchands à tout leur avoir qu'ils avoient pris, et les emmenoient pardevers leurs garnisons, qu'on appelle Roche-Périou. Mais le jeune bachelier, messire Regnault de Guingamp, les conquit tous par son sens et par sa prouesse, et les emmena à Dignant tous en prison, dont tout le pays d'entour eut grand joie; et en fut grandement ledit messire Regnault loué et prisé. Si me tairai un petit à parler des gens de Vennes, de Dignant et de Roche-Périou, et reviendrai à la comtesse de Montfort, qui étoit dedans Hainebon, et à messire Louis d'Espaigne, qui tenoit le siége devant, et avoit si débrisé et si froissé la ville par les engins, que ceux de dedans se commencèrent à ébahir et avoir volonté de faire accord; car ils ne véoient nul secours venir, ni n'en oyoient nouvelles. Dont il avint que l'évêque messire Guy de Léon, qui étoit oncle de messire Hervey de Léon, par qui pourchas et conseil le comte de Montfort avoit été pris, si comme on disoit, dedans la cité de Nantes, parla un jour audit messire Hervey son neveu, sur assurément, par longtemps ensemble d'une chose et d'autres; et tant que le dit évêque devoit pourchasser accord à ses compagnons, pourquoi la ville de Hainebon seroit rendue à messire Charles de Blois; et ledit messire Hervey devoit pourchasser d'autre part que ceux de dedans seroient apaisés envers messire Charles, quittes et délivrés, et ne perdroient rien de leur avoir. Ainsi se départit ce parlement. Le dit évêque entra en la ville pour parler aux autres seigneurs. La comtesse se douta tantôt de mauvais pourchas: si pria à ces seigneurs de Bretagne, pour l'amour de Dieu, qu'ils ne fissent nulle défaute et que elle auroit grand secours dedans trois jours. Mais le dit évêque parla tant et montra tant de raisons à ces seigneurs qu'il les mit en grand effroi cette nuit. L'endemain il recommença, et leur dit tant de raisons d'une et d'autres qu'ils étoient tous de son accord ou assez près. Et jà étoit le dit messire Hervey venu assez près de la ville pour la prendre de leur accord, quand la comtesse qui regardoit aval la mer, par une fenêtre du châtel, commença à crier et à faire grand joie; et disoit tant comme elle pouvoit: «Je vois venir le secours que j'ai tant désiré.» Deux fois le dit. Chacun de la ville courut tantôt, qui mieux mieux, aux fenêtres et aux créneaux des murs pour voir que c'étoit; et virent grand foison de naves, petites et grandes, bien bastillées, venir pardevers Hainebon: dont chacun fut durement reconforté, car bien tenoient que c'étoit messire Almaury de Cliçon qui amenoit ce secours d'Angleterre, dont vous avez par deçà devant ouï parler, qui par soixante jours avoient eu vent contraire sur mer. Comment l'évêque de Léon se tourna de la partie messire Charles de Blois: et comment messire Gautier de Mauny et ceux de Hainebon abattirent les engins des François qui moult les grevoient. Quand le châtelain de Guingamp, messire Yves de Treseguidy, messire Galeran de Landerneaux et les autres chevaliers virent ce secours venir, ils dirent à l'évêque qu'il pouvoit bien contremander son parlement; car point n'étoient conseillés de faire ce qu'il leur ennortoit. L'évêque, messire Guy de Léon, en fut durement courroucé, et dit: «Seigneurs, donc départira notre compagnie, car vous demeurerez deçà vers madame, et je m'en irai par delà pardevers celui qui plus grand droit y a, ce me semble.» Lors se partit l'évêque de Hainebon, et défia la dame et tous ses aidans, et s'en alla dénoncer audit messire Hervey et dire la besogne, ainsi comme elle se portoit. Ledit messire Hervey fut durement courroucé: si fit tantôt dresser les plus grands engins qu'ils avoient, au plus près du châtel qu'on put, et commanda que on ne cessât de jeter par jour et par nuit; puis se partit de là. Si emmena son oncle, le dit évêque, à messire Louis d'Espaigne, qui le reçut à bon gré et liement; et aussi fit messire Charles de Blois quand il fut à lui venu. La comtesse fit à liée chère appareiller salles et chambres et hôtels pour herberger aisément ces seigneurs d'Angleterre qui là venoient, et envoya contre eux moult noblement. Quand ils furent venus et descendus, elle-même vint contre eux à grand révérence; et si elle les fêta et gracia grandement, ce n'est pas de merveilles, car elle avoit bien mestier de leur venue, si comme vous avez ouï. Si en fit adonc, et depuis aussi, tant comme elle en put faire; et les emmena adonc tous, chevaliers et écuyers, au châtel herberger et en la ville à leur aise; et leur donna l'endemain à dîner moult grandement. Toute la nuit ne cessèrent les engins de jeter, ni l'endemain aussi. Quand ce vint après dîner que la dame eut fêté ces seigneurs, messire Gautier de Mauny, qui étoit maître et souverain des Anglois, demanda de l'état de ceux de la ville et de leur convenant, et de ceux de l'ost aussi; puis regarda et dit qu'il avoit grand volonté d'aller abattre ce grand engin, qui si près leur étoit assis et qui si grand ennui leur faisoit; mais que on le voulût suivre. Messire Yves de Treseguidy dit qu'il ne lui en faudroit mie à cette première envaye. Aussi dit le sire de Landerneaux. Adonc s'alla tantôt armer le gentil chevalier messire Gautier de Mauny; aussi firent tous ses compagnons quand ils le sçurent; et aussi firent tous les chevaliers bretons et écuyers qui laiens étoient: puis issirent hors paisiblement par la porte, et firent aller avec eux trois cents archers. Tant allèrent traiant les archers qu'il firent fuir ceux qui gardoient le dit engin; et les gens d'armes qui venoient après les archers en occirent aucuns, et abattirent ce grand engin, et le détaillèrent tout par pièces. Puis coururent de randon jusques aux tentes et aux logis, et boutèrent le feu dedans. Si tuèrent et navrèrent plusieurs de leurs ennemis, ainçois que l'ost fût estourmi; et puis se retrairent bellement arrière. Quand l'ost fut estourmi et armé, ils vinrent accourant après eux comme gens tous forcenés; et quand messire Gautier vit ses gens accourir et estourmir en démenant grands hus et grands cris, il dit tout haut: «Jamais ne sois-je salué de ma chère amie, si je rentre en châtel ni en forteresse jusques à ce que j'aurai l'un de ses venans versé à terre, ou je y serai versé.» Lors se retourna-t-il le glaive au poing, devers ses ennemis: aussi firent les deux frères de Laindehalle, le Haze de Brabant, messire Yves de Treseguidy, messire Galeran de Landerneaux, et plusieurs autres compagnons, et brochèrent aux premiers venans. Si en firent plusieurs verser, les jambes contre mont; aussi en y eut des leurs versés. Là commença un très-fort hutin; car toujours venoient avant ceux de l'ost. Si monteplioit leur effort; par quoi il convenoit les Anglois et les Bretons retraire tout bellement devers leur forteresse. Là put-on voir d'une part et d'autre belles envayes, belles rescousses, beaux faits d'armes et belles prouesses, grand foison. Sur tous les autres le faisoit bien, et en avoit la huée, le gentil chevalier messire Gautier de Mauny; et aussi moult vaillamment s'y maintinrent ses compagnons et s'y combattirent très-bien. Quand ils virent que temps fut de retraire, ils se retrairent bellement et sagement jusques à leurs fossés; et là rendirent estal tous les chevaliers, combattant jusques à tant que leurs gens furent entrés à sauveté. Mais sachez que les autres archers, qui point n'avoient été à abattre les engins, étoient issus de la ville et rangés sur les fossés, et traioient si fortement qu'ils firent tous ceux de l'ost reculer, qui eurent grand foison d'hommes et de chevaux morts et navrés. Quand ceux de l'ost virent que leurs gens étoient en bersail, et qu'ils perdoient sans rien conquêter, ils firent leurs gens retraire à leurs logis; et quand ils furent tous retraits, ceux de la ville se retrairent aussi chacun en son hôtel. Qui adonc vit la comtesse descendre du châtel à grand chère, et baiser messire Gautier de Mauny et ses compagnons les uns après les autres deux ou trois fois, bien put dire que c'étoit une vaillant dame. Comment messire Louis d'Espaigne se délogea de devant Hainebon; et comment messire Charles de Blois l'envoya à Dignant; et comment il prit le châtel de Conquest. A l'endemain, messire Louis d'Espaigne appela le vicomte de Rohan, l'évêque de Léon, messire Hervey de Léon, et le maître des Gennevois, pour avoir avis et conseil qu'ils feroient et comment ils se maintiendroient; car ils véoient la ville de Hainebon forte, et le secours qui venu y étoit; mêmement les archers qui tous les déconfisoient; parquoi ils perdoient le temps pour néant, et alenoient à demeurer là, et ne véoient tour ni voie par quoi ils pussent rien conquêter. Si se accordèrent tous à ce qu'ils se délogeroient l'endemain et se trairoient vers le châtel d'Auroy, là où messire Charles de Blois étoit à siége fait, et les autres seigneurs de France. L'endemain bien matin ils défirent leurs logis et se trairent celle part, si comme ordonné étoit. Ceux de la ville firent grand huy après eux, quand ils les virent déloger; et aucuns issirent après eux pour aventure trouver: mais ils furent rechassés arrière, et perdirent de leurs compagnons, ainçois qu'ils pussent être retraits à la ville. Quand messire Louis d'Espaigne et toute sa charge de gens d'armes furent venus en l'ost messire Charles de Blois, il lui conta la raison pourquoi ils avoient laissé le siége de devant Hainebon. Adonc ordonnèrent-ils entre eux par grand délibération de conseil, que le dit messire Louis et ceux qui étoient venus avec lui iroient assiéger la bonne ville de Dignant, qui n'étoit fermée fors d'eau et de palis. Ainsi demeura la ville de Hainebon en paix une grand pièce, et fut renforcée et rafraîchie moult grandement. Le dit messire Louis s'en alla atout son ost assiéger Dignant. Ainsi qu'il s'en alloit, il passa assez près d'un vieux châtel qu'on appeloit Conquest[128]; et en étoit châtelain, de par la comtesse, un chevalier de Lombardie, bon guerroyeur et hardi, qui s'appeloit messire Mansion, et avoit plusieurs soudoyers avec lui. Quand le dit messire Louis entendit que le châtel étoit de l'accord de la comtesse, si fit traire son ost cette part et assaillir fortement. Ceux de dedans se défendirent si bien que l'assaut dura jusques à la nuit; et se logea l'ost là endroit. L'endemain il fit l'assaut recommencer; les assaillans approchèrent si près des murs qu'ils y firent un grand trou, car les fossés n'étoient mie moult parfons. Si entrèrent dedans par force, et mirent à mort tous ceux du châtel, excepté le chevalier qu'ils prirent prisonnier; et y établirent un autre châtelain bon et sûr, et soixante compagnons avec lui pour garder le châtel. Puis se partit le dit messire Louis, et s'en alla assiéger la bonne ville de Dignant. [128] Il n'est guère possible que Louis d'Espagne ait rencontré sur sa route en allant d'Auray, soit à Bignan, qui est au nord de cette place, soit à Dinant, qui est à l'orient, à une assez grande distance, le château de Conquêt, situé à la pointe occidentale de la Bretagne. Il n'est guère plus possible que Gautier de Mauny se soit transporté avec une troupe nombreuse, en une matinée, de Hennebon au _Conquêt de Brest_, c'est-à-dire à plus de trente lieues. L'historien ignorait donc la position des lieux dont il a parlé, à moins qu'on ne suppose, ce qui n'est pas très-vraisemblable, qu'il existait un autre château de Conquêt que celui que nous connaissons. (_Note de Buchon._) La comtesse de Montfort et messire Gautier de Mauny entendirent ces nouvelles, que messire Louis d'Espaigne et son ost étoient arrêtés devant le châtel de Conquest; si appela le dit messire Gautier tous les compagnons soudoyers, et leur dit que ce seroit trop noble aventure pour eux tous, si ils pouvoient dessiéger le dit châtel et déconfire le dit messire Louis et tout son ost; et que oncques si grand honneur n'avint à gens d'armes qu'il leur aviendroit. Tous s'y accordèrent, et partirent l'endemain au matin de Hainebon, et s'en allèrent celle part de si grand volonté que peu en demeura en la ville. Tant chevauchèrent qu'ils vinrent environ nonne au châtel de Conquest; et trouvèrent qu'il avoit été conquis le jour devant, et ceux de dedans tous occis, excepté le chevalier messire Mansion, qui le gardoit; et l'avoient les dits François pourvu et rafraîchi de tous points et de nouvelles gens. Quand messire Gautier de Mauny entendit ce, et que messire Louis étoit allé assiéger la ville de Dignant, il en eut grand deuil, pourtant qu'il ne se pouvoit combattre à lui. Si dit à ses compagnons qu'il ne partiroit de là, si sauroit quels gens il avoit au dit châtel, et comment il avoit été perdu. Si s'appareillèrent lui et ses compagnons pour assaillir le châtel, et montèrent tous chargés contre mont. Quand les Espaignols qui dedans étoient les virent en telle manière venir, ils se défendirent tant qu'ils purent; et ceux de dehors les assaillirent si fortement et tinrent si près de traire qu'ils approchèrent les murs, malgré ceux du châtel, et trouvèrent le trou du mur parquoi ils avoient le jour devant gagné le châtel. Si entrèrent dedans par ce trou même, et tuèrent tous les Espaignols, excepté dix que aucuns chevaliers prirent à mercy. Puis se retrairent les Anglois et les Bretons pardevers Hainebon; car ils ne l'osoient mie grandement éloigner; et laissèrent le châtel de Conquest tout seul et sans garde, car ils virent bien qu'il n'étoit mie à tenir. Comment ceux de Dignant se rendirent à messire Louis d'Espaigne, et comment il prit la ville de Guerrande; et comment il entra en mer avec partie de ses gens pour aller à l'aventure. Or, reviendrai-je à messire Louis d'Espaigne, qui fit loger son ost hâtivement tout autour de la ville de Dignant en Bretagne, et fit tantôt faire petits bateaux et nacelles pour assaillir la ville, de toutes parts, par terre et par yaue. Quand les bourgeois de la ville virent ce, et bien savoient que leur ville n'étoit fermée que de palis, ils eurent peur, grands et petits, de perdre corps et avoir: si s'accordèrent communément qu'ils se rendroient, sauf leur corps et leur avoir; ce qu'ils firent le quart jour que l'ost fut venu là, malgré leur capitaine, messire Regnault de Guingant; et le tuèrent en my le marché, pourtant qu'il ne s'y vouloit accorder. Quand messire Louis d'Espaigne eut été en la ville de Dignant par deux jours, et eut pris la féauté des bourgeois, il leur donna pour capitaine celui Girard de Maulain, écuyer, qu'il trouva laiens prisonnier, et messire Pierre Porteboeuf avec lui: puis s'en alla atout son ost devers une moult grosse ville séant sur la mer que on appeloit Guerrande, et l'assiégea par terre; et trouva assez près grand foison de naves et vaisseaux pleins de vins que marchands y avoient là menés de Poitou et de la Rochelle pour vendre. Si eurent tantôt vendu les marchands leurs vins, et furent mal payés. Et puis fit le dit messire Louis prendre toutes les naves, et monter gens d'armes dedans, et partie des Espaignols et des Gennevois, et puis fit l'endemain assaillir la ville par terre et par mer, qui ne se put longuement défendre: ains fut assez tôt gagnée par force, et tantôt robée, et mis à l'épée, sans merci, hommes et femmes et enfants; et cinq églises arses et violées, dont messire Louis fut durement courroucé. Si fit tantôt pour ce pendre vingt-quatre de ceux qui ce avoient fait. Là fut gagné grand trésor, si que chacun en eut tant qu'il put porter; car la ville étoit grande, riche et marchande. Quand cette grosse ville, qui Guerrande étoit appelée, fut ainsi gagnée, robée et exilliée, ils ne sçurent plus avant où aller pour gagner. Si se mit le dit messire Louis en ces vaisseaux qu'il avoit trouvés sur mer en la compagnie de messire Othon Dorie et d'aucuns Gennevois et Espaignols pour aller aucune part, pour aventurer sur la marine; et le vicomte de Rohan, l'évêque de Léon, messire Hervey son neveu, et tous les autres s'en revinrent en l'ost messire Charles de Blois, qui encore séoit devant le châtel d'Auroy. Si trouvèrent grand foison de seigneurs et de chevaliers de France, qui nouvellement étoient là venus; tels que messire Louis de Poitiers comte de Valentine, le comte d'Aucerre, le comte de Porcien, le comte de Joigny, le comte de Boulogne, et plusieurs autres que le roi Philippe y avoit envoyés pour reconforter son neveu; et aucuns y étoient venus de leur volonté, pour venir voir et servir messire Charles de Blois. Et encore n'étoit le fort châtel d'Auroy gagné; mais ceux de dedans étoient si près menés et si oppressés de famine, qu'ils avoient mangé par huit jours tous leurs chevaux; et ne les voulut-on prendre à mercy s'ils ne se rendoient simplement. Quand ils virent que mourir les convenoit, ils issirent hors couvertement par nuit et se mirent en la volonté de Dieu, et passèrent tout parmi l'ost, à l'un des côtés, dont aucuns furent aperçus et tués. Messire Henry de Penefort et messire Olivier son frère et plusieurs autres se sauvèrent et échappèrent par un boschet qui là étoit, et s'en allèrent droit à Hainebon devers la comtesse et les compagnons chevaliers anglois et bretons qui les reçurent liement. Comment, après la prise d'Auroy, messire Charles de Blois alla assiéger Vennes, laquelle se rendit à lui. Ainsi reconquit messire Charles de Blois le fort châtel d'Auroy, par affamer ceux qui le gardoient, où il avoit sis par l'espace de dix semaines et plus. Si le fit refaire et rappareiller, et bien garnir de gens d'armes et de toutes pourvéances, et puis s'en partit et alla à tout son ost assiéger la cité de Vennes, dont messire Geffroy de Malestroit étoit capitaine, et se logea tout autour. L'endemain, aucuns compagnons bretons et soudoyers qui gisoient en une ville qu'on appelle Ployermel, issirent hors et se mirent en aventure pour gagner: si vinrent assaillir l'ost messire Charles, et se férirent en l'un des côtés secrètement, mais ils furent enclos, quand l'ost fut estourmi, et perdirent de leurs gens grossement: les autres s'enfuirent, et furent suivis jusques assez près de Ployermel, qui étoit assez près de Vennes. Quand ceux de l'ost qui étoient armés furent revenus de la chasse, ils allèrent, de ce retour même, assaillir la ville de Vennes fortement et roidement, et gagnèrent par force les barrières jusques à la porte de la cité. Là eut très-fort assaut, et plusieurs morts et navrés d'une part et d'autre, et dura jusques à la nuit. Adonc fut accordé un répit qui devoit durer l'endemain tout le jour, pour les bourgeois conseiller, s'ils se voudroient rendre ou non. L'endemain ils furent si conseillés qu'ils se rendirent, mau-gré messire Geoffroy de Malestroit, leur capitaine; et quand il vit ce, il se mit hors de la cité descongnuement, entrementes qu'on parlementoit, et s'en alla devers Hainebon. Et le parlement se fit ainsi, que messire Charles de Blois et tous les seigneurs de France entrèrent en la cité et prirent la féauté des bourgeois, et se reposèrent en la cité par cinq jours; puis s'en partirent, et allèrent assiéger une autre forte cité, que on appelle Craais. Or lairai à parler un petit d'eux, et retournerai à messire Louis d'Espaigne. Comment messire Gautier de Mauny et messire Almaury de Cliçon déconfirent messire Louis d'Espaigne et sa route, et gagnèrent tout l'avoir qu'il avoit conquis; et comment il échappa. Sachez que quand messire Louis d'Espaigne fut monté au port de Guerrande-sur-Mer, il et sa compagnie allèrent tant nageant par mer qu'ils arrivèrent en la Bretagne bretonnante[129], au port de Kemperlé, et assez près de Kemper-Corentin et de Saint-Mathieu-de-Fine-Poterne[130]; et issirent des naves et allèrent ardoir et rober tout le pays; et trouvèrent si grand avoir que merveilles seroit à raconter. Si l'apportoient tout en leurs naves et puis ralloient d'autre part rober; et ne trouvoient nullui qui leur défendît. Quand messire Gautier de Mauny et messire Almaury de Cliçon sçurent les nouvelles de messire Louis d'Espaigne et de ses compagnons, ils eurent conseil qu'ils iroient celle part: puis le découvrirent à messire Yvon de Treseguidy, au châtelain de Guingamp, au seigneur de Landernaux, à messire Guillaume de Quadoudal, aux deux frères de Penefort, et à tous les chevaliers qui là étoient dedans Hainebon, qui tous s'y accordèrent de bonne volonté. Lors se mirent tous en leurs vaisseaux, et prirent trois mille archers avec eux, et ne cessèrent de nager jusques à tant qu'ils vinrent droit au port où les naves messire Louis étoient ancrées. Si entrèrent dedans, et tuèrent tous ceux qui les naves gardoient; et trouvèrent dedans si grand avoir qu'ils s'en émerveillèrent durement, que les Espaignols avoient là dedans apporté: puis se mirent à terre et se mirent en plusieurs lieux à maisons ardoir et villes. Si se partirent en trois batailles, par grand sens, pour plus tôt trouver leurs ennemis, et laissèrent trois cents archers pour garder leur navie et l'avoir qu'ils avoient gagné, puis se mirent à la voye par plusieurs chemins. [129] On appelait ainsi la basse Bretagne; la haute se nommait Bretagne Galot. [130] Saint-Mathieu-Fin-de-Terre, cap situé à la pointe occidentale de la Bretagne, près du Conquêt. Ces nouvelles vinrent à messire Louis d'Espaigne que les Anglois étoient arrivés efforcément et le quéroient: si rassembla toutes ses gens, et se mit au retour devers ses naves, pour entrer dedans. Ainsi qu'il s'en revenoit, tous ceux du pays le poursuivoient, hommes et femmes, qui avoient perdu leur avoir; et il se hâtoit tant qu'il pouvoit. Si encontra l'une des trois batailles, et vit bien que combattre le convenoit: si se mit en bon convenant, car il étoit hardi chevalier et conforté durement, et fit là aucuns chevaliers nouveaux, espécialement un sien neveu, que on appeloit Alphonse. Si se férirent en cette première bataille si roidement qu'ils en ruèrent maint par terre; et eût été tantôt toute déconfite et sans remède, si n'eussent été les deux autres batailles qui y survinrent, par le cri et par le hu qu'ils avoient ouï des gens du pays. Lors commença le hutin à renforcer et les archers si fort à traire que Gennevois et Espaignols furent déconfits et presque tous morts et tués à grand meschef; car ceux du pays, qui les suivoient à bourlets et à piques, y survinrent, qui les partuèrent tous, et rescouoient ce qu'ils pouvoient de leur perte. Si que à grand meschef le dit messire Louis se partit de la bataille, durement navré en plusieurs lieux, et s'en affuit pardevers ses naves tout déconfit, et ne remmena, de bien sept mille hommes qu'il avoit avec lui, plus haut de trois cents, et y laissa mort son neveu, que moult aimoit, messire Alphonse d'Espaigne; dont il étoit en coeur, et fut depuis ce moult destroit et courroucé, mais amender ne le put. Comment messire Gautier de Mauny poursuivit messire Louis d'Espaigne jusques bien près de Rennes, et comment il assaillit la Roche-Périou. Quand il fut revenu à ses naves, il cuida entrer dedans; mais il les trouva si bien gardées qu'il ne put entrer dedans; si se mit dans un vaisseau qu'on appelle lique, à grand meschef et en grand'hâte, atout ce de gens qu'il avoit échappés, et se mit fortement à nager. Quand ces chevaliers d'Angleterre et de Bretagne dessus nommés eurent déconfit leurs ennemis, et ils aperçurent que le dit messire Louis s'en étoit parti et allé devers les vaisseaux, ils se mirent tous à aller après lui, tant qu'ils purent, et laissèrent les gens du pays convenir du remenant et eux venger, et reprendre partie de ce qu'on leur avoit robé. Quand ils furent venus à leurs vaisseaux, ils trouvèrent que le dit messire Louis étoit entré en une lique qu'il avoit trouvée, et s'en alloit fuyant tant qu'il pouvoit. Ils entrèrent tantôt ès plus appareillés vaisseaux qu'ils trouvèrent là, et dressèrent leurs voiles, et nagèrent tant qu'ils purent après le dit messire Louis; car il leur étoit avis qu'ils n'avoient rien fait, si le dit messire Louis leur échappoit. Ils eurent bon vent à souhait, et le véoient toudis nager si fortement qu'ils ne le pouvoient raconsuir. Tant nagèrent à force de bras les marroniers messire Louis, qu'ils vinrent à un port qu'on appelle Redon. Là descendit le dit messire Louis et ceux qui échappés étoient avec lui, et entrèrent en la ville de Redon. Ils ne furent mie grandement arrêtés en la dite ville quand ils ouïrent dire que les Anglois étoient arrivés, et qu'ils descendoient pour eux combattre. Adonc se hâta le dit messire Louis, qui ne se vit mie pareil contre eux, et monta sur petits chevaux qu'il emprunta en la ville; et s'en alla droit vers la cité de Rennes, qui est assez près de là; et montèrent aussi ses gens qui purent recouvrer de chevaux; et qui ne purent, se partirent tout à pied, suivant leur maître. Si en y eut plusieurs de laissés et mal montés r'atteints, qui eurent mal finé quand ils chéirent ès mains de leurs ennemis. Toute fois le dit messire Louis se sauva, et ne le purent les Anglois aconsuir; et s'en vint à petite menée en la cité de Rennes; et les Anglois et les Bretons s'en retournèrent et vinrent à Redon, et là se reposèrent cette nuit. L'endemain ils se remirent à chemin par mer, pour venir à Hainebon par devers la comtesse leur dame, mais ils eurent vent contraire; si leur convint prendre port trois lieues près de Dignant; puis se mirent à chemin par terre, ainsi qu'ils purent, et gâtèrent le pays d'entour Dignant; et prenoient chevaux tels que chacun purent trouver, l'un à selle, l'autre sans selle, et allèrent tant qu'ils vinrent une nuit assez près de Roche-Périou. Quand ils furent là venus, messire Gautier de Mauny dit à ses compagnons: «Certainement, seigneurs, je irois volontiers assaillir ce fort châtel, si j'avois compagnie, comme travaillé que je sois, pour essayer si nous y pourrions rien conquêter.» Les autres chevaliers répondirent tous: «Sire, allez-y hardiment, nous vous suivrons jusques à la mort.» Adonc se mirent tous à monter contre mont la montagne, tous prêts et appareillés d'assaillir. A ce point étoit cel écuyer qu'on appeloit Girard de Maulain, comme châtelain, qui avoit été prisonnier à Dignant, si comme vous avez ouï; lequel fit armer appertement toutes ses gens et aller aux guérites et défenses; et ne se mit point derrière, mais vint à toutes ses gens pour défendre le châtel. Là eut un fort assaut, dur et périlleux, et y eut plusieurs chevaliers et écuyers navrés, entre lesquels messire Jean le Bouteiller et messire Mathieu de Fresnay furent durement blessés, et tant qu'il les convint rapporter à val, et mettre gésir ès prés avec les autres navrés. Comment ceux de Hainebon se partirent de la Roche-Périou et allèrent devant Faouet, un autre fort châtel, pour l'assaillir. Cil Girard de Maulain avoit un frère, hardi écuyer et conforté durement, que on clamoit Régnier de Maulain, et étoit châtelain d'un autre petit fort que on appeloit Faouet, qui sied à moins d'une lieue près de Roche-Périou. Quand ce Régnier entendit que Bretons et Anglois assailloient son frère, il fit armer de ses compagnons jusques à quarante; si issit hors, et chevaucha par devers Roche-Périou pour aventures, et pour voir s'il pourroit en aucune manière à son frère valoir ni aider. Si lui avint si bien qu'il survint sur ces chevaliers et écuyers navrés et sur leur menée, qui gissoient dessous le châtel en un pré: si leur coururent sus, et prirent les deux chevaliers et les écuyers navrés; et les fit porter et emmener pardevers Faouet en prison, ainsi blessés qu'ils étoient. Aucuns de leur menée s'en affuirent à messire Gautier de Mauny et les autres chevaliers, qui étoient grandement intentifs d'assaillir, et leur dirent l'aventure comment on emmenoit ces chevaliers et écuyers pardevers Faouet en prison, et comment ils avoient été pris. Quand les chevaliers entendirent ces nouvelles, ils furent trop durement courroucés, et firent cesser l'assaut, et se mirent à aller tant qu'ils purent, qui mieux mieux, devers Faouet, pour raconsuir s'ils pussent ceux qui emmenoient ces prisonniers; mais ils ne se purent tant hâter que le dit Régnier de Maulain ne fût jà rentré en son châtel atout ses prisonniers, avant qu'ils fussent venus là. Quand ils furent là venus, l'un devant, l'autre après, ils commencèrent à assaillir, ainsi travaillés qu'ils étoient; mais petit y firent adonc; car le dit Régnier et ses compagnons se défendirent vassalement. Et jà étoit tard, et tous étoient travaillés durement; si eurent conseil qu'ils se logeroient et reposeroient celle nuit pour assaillir l'endemain. Comment ceux de Hainebon se partirent de Faouet sans rien faire; et comment ils prirent Goy-la-Forêt et tuèrent tous ceux qui dedans étoient. Girard de Maulain sçut, tantôt que ces seigneurs se furent partis de là, le beau fait que son frère Régnier avoit fait pour lui secourir; si en eut grand joie. Et sçut que ces seigneurs étoient, pour ce, traits devant Faouet, et le conquerroient s'ils pouvoient. Si se appensa qu'il feroit aussi beau service à son frère, s'il pouvoit, comme son frère lui avoit fait: si monta par nuit sur son cheval, et vint un petit devant le jour à Dignant; et fit tant qu'il parla tantôt à messire Pierre Portebeuf, son bon compagnon, qui étoit capitaine et souverain de Dignant avec lui, si comme vous avez ouï, et lui conta l'aventure, et pourquoi il étoit là venu. Si eurent conseil que sitôt que jour seroit il assembleroit tous les bourgeois de la ville, et leur démontreroit la besogne, et les feroit armer s'il pouvoit pour aller desassiéger le châtel de Faouet. Quand grand jour fut et tous les bourgeois furent assemblés en la halle de la ville, Girard de Maulain leur démontra la besogne si bellement que les bourgeois et les soudoyers furent d'accord d'eux armer, et de partir tantôt, et d'aller où l'on les voudroit mener; et firent sonner le ban-cloche, et s'armèrent toutes gens: puis issirent hors, et se mirent en voie tant qu'ils purent pardevers Faouet; et étoient bien six mille hommes, que uns que autres. Messire Gautier de Mauny et les autres seigneurs le sçurent tantôt par une espie. Si eurent conseil ensemble pour regarder et aviser quelle chose leur seroit bonne à faire; si que, tout considéré, le bien et le mal, ils s'accordèrent à ce qu'ils se partiroient ainsi qu'ils pourroient pardevers Hainebon, car grand meschef leur pourroit avenir s'ils demeuroient longuement là; car si ceux de Dignant leur venoient d'une part, et l'ost messire Charles de Blois et des seigneurs de France d'autre part, ils seroient enclos et tous pris et morts, à la volonté de leurs ennemis. Si s'accordèrent à ce que le meilleur point étoit de laisser leurs compagnons en prison que tout perdre, jusques adonc qu'ils le pourroient amender. Lors se partirent de là et se mirent à voie pour revenir à Hainebon. Ainsi qu'ils revenoient vers Hainebon, ils vinrent passant pardevant un châtel que on appeloit Goy-la-Forêt, qui quinze jours devant étoit rendu à messire Charles de Blois; et l'avoit le dit messire Charles livré à garder à messire Hervey de Léon et à messire Guy de Goy, qui paravant le tenoit; lesquels deux chevaliers n'étoient point laiens quand ces seigneurs bretons et anglois vinrent là passant, mais étoient en l'ost messire Charles, avec les seigneurs de France devant la ville de Craais, qu'ils avoient assiégée. Quand messire Gautier de Mauny vit le château de Goy-la-Forêt, qui étoit merveilleusement fort, il dit à ces seigneurs et chevaliers de Bretagne qui étoient avec lui qu'il n'iroit plus avant et ne se partiroit de là, comme travaillé qu'il fût, si auroit assailli ce fort châtel, et vu le convenant de ceux de dedans. Si commanda tantôt aux archers que chacun le suist, et à ses compagnons aussi; puis prit sa targe à son col, et monta contre mont jusques aux barrières et aux fossés du châtel; et tous les autres Bretons et Anglois le suirent. Lors commencèrent fort à assaillir, et ceux de dedans fortement à eux défendre, combien qu'ils n'eussent pas leur capitaine. Là eut très-fort assaut et grand foison de bien faisans dedans et dehors; et dura jusques à basses vespres; et ce bon chevalier, messire Gautier de Mauny, semonnoit fortement les assaillans, et se mettoit toujours au devant des autres au plus grand péril; et les archers traioient si ouniement que ceux du châtel ne s'osoient montrer, si petit non. Si firent tant le dit messire Gautier et ses compagnons, que les fossés furent emplis de l'un des côtés d'estrain et de bois, parquoi ils vinrent jusques aux murs et piquèrent tant de grands mails et pics de fer et de marteaux, que le mur fut troué une toise de large: si entrèrent les dits Anglois et Bretons dedans ce châtel par force, et tuèrent tous ceux qu'ils y trouvèrent et se logèrent là endroit. L'endemain ils se mirent à chemin, et allèrent par telle manière qu'ils vinrent à Hainebon. Et d'autre part Girart de Maulain, qui étoit à Dignant venu querir le secours, et qui l'emmenoit devers Faouet exploita tant, avec ceux qu'il emmenoit, qu'ils vinrent à Faouet, et trouvèrent que les Anglois et les Bretons s'en étoient partis. Si issit Régnier de Maulain contre eux, et les reçut liement, puis après dîner s'en retournèrent à Dignant. Comment la comtesse de Montfort reçut liement messire Gautier de Mauny et ses compagnons; et comment la ville de Craais se rendit à messire Charles de Blois. Quand la comtesse de Monfort sçut les nouvelles de la revenue des dessus dits Anglois et Bretons, elle en fut grandement réjouie; si alla contre eux, et les fêta liement et baisa et accola chacun de grand coeur; et avoit fait appareiller au châtel pour mieux eux fêter, et donna à dîner moult noblement à tous les chevaliers et écuyers de renom, et leur demanda moult intentivement de leurs aventures, combien qu'elle en sçût jà grand partie. Chacun lui conta ce qu'il en savoit, et des bien faisans ce que chacun en avoit vu. Là endroit furent ramentues maintes prouesses et plusieurs travaux, maint grand fait d'armes et périlleux, et maintes hardies entreprises faites par ceux qui là furent; ce peut et doit savoir chacun qui a été souvent en armes, et les doit-on tenir et réputer pour preux: mais sur tous emportoit la huée et le chapelet[131] messire Gautier de Mauny. [131] En avait la principale gloire et le chapeau, ou la couronne. A ce point que ces seigneurs anglois et bretons furent revenus à Hainebon, messire Charles de Blois avoit conquis la bonne cité de Vennes, et avoit assiégé la ville que on appelle Craais. La comtesse de Montfort et messire Gautier de Mauny envoyèrent tantôt grands messages au roi Édouard pour lui signifier comment messire Charles de Blois et les autres seigneurs de France et leurs aidans avoient reconquis les cités de Rennes, Vennes et les autres bonnes villes et châteaux de Bretagne; et qu'ils conquerroient tout le remenant s'il ne les venoit secourir brièvement. Ces messages se partirent de Hainebon, et s'en allèrent en Angleterre tant qu'ils purent, et arrivèrent en Cornuaille, et enquirent et demandèrent là du roi où ils le trouveroient. Si leur fut dit qu'il étoit à Windesore. Si chevauchèrent celle part à grand exploit. Or nous souffrirons-nous un petit de ces messagers à parler, et retournerons à messire Charles de Blois et à ceux de son côté, qui avoit assiégé la ville de Craais; et tant l'estraignirent et contraignirent par assauts et par engins, qu'ils ne se purent plus tenir et se rendirent à messire Charles de Blois, sauf leurs corps et leur avoir: lequel messire Charles les prit à mercy; et ceux de Craais lui jurèrent féauté et hommage et le reconnurent à seigneur. Si y mit le dit messire Charles nouveaux officiers et un bon chevalier à capitaine; et séjournèrent là les dits seigneurs, pour eux et leurs gens rafraîchir, bien quinze jours. Là en dedans eurent conseil et avis qu'ils se trairoient devant Hainebon. Comment messire Charles de Blois se partit de Craais et vint mettre le siége devant Hainebon, et comment messire Louis d'Espaigne y vint. Adonc se partirent les dessus dits seigneurs et chevaliers de France de Craais, et se trairent moult arréement devant la forte ville de Hainebon, qui grandement étoit rafraîchie et renforcée, ravitaillée et pourvue de toute artillerie. Si l'assiégèrent tout autour si avant comme assiéger la purent. Le quatrième jour après que ces seigneurs se furent mis et traits à siége, y vint messire Louis d'Espaigne, qui s'étoit tenu en la cité de Rennes bien six semaines, et là fait curer et médeciner ses plaies. Si le virent tous les seigneurs moult volontiers et le reçurent à grand joie; car il étoit moult honoré et aimé entre eux, et tenu pour très-bon homme d'armes et vaillant chevalier; et tel étoit-il vraiment; et aussi il avoit bien cause qu'ils le fêtassent, car ils ne l'avoient vu puis la bataille dessus dite. La compagnie des seigneurs de France étoit grandement multipliée, et accroissoit tous les jours; car grand'foison de seigneurs de France revenoient de jour en jour du roi d'Espaigne[132], qui faisoit guerre adonc au roi de Grenade et aux Sarrasins: si que quand ils passoient par Poitou, et ils oyoient nouvelles des guerres qui étoient en Bretagne, ils s'en alloient celle part. Le dit messire Charles avoit fait dresser quinze ou seize engins qui jetoient ouniement aux murs de Hainebon et à la ville: mais ceux de dedans n'y accomptoient mie grandement, car ils étoient fort pavaissés et guérités à l'encontre; et venoient aucunes fois aux murs et aux créneaux et les frottoient et passoient de leurs chaperons par dépit, et puis crioient tant qu'ils pouvoient en disant: «Allez, allez requerre et rapporter vos compagnons qui se reposent au champ de Kemperlé.» De quoi messire Louis d'Espaigne et les Gennevois eurent grand yreur et grand dépit. [132] Alphonse XI, roi de Castille. Comment messire Louis d'Espaigne requit à messire Charles de Blois qu'il lui donnât messire Jean le Bouteiller et messire Hubert du Fresnay pour en faire sa volonté: lequel les lui donna moult ennuis. Un jour vint le dit messire Louis d'Espaigne en la tente messire Charles de Blois et lui demanda un don, présens grand foison de grands seigneurs de France qui là étoient, en guerdon de tous les services que faits lui avoit. Le dit messire Charles ne savoit mie quel don il vouloit demander; car si il l'eût sçu, jamais ne lui eût accordé; si lui octroya légèrement, pourtant qu'il se sentoit moult tenu à lui. Quand le don lui fut octroyé, messire Louis dit: «Monseigneur, grands mercis. Je vous prie donc et requiers que vous fassiez cy venir tantôt les deux chevaliers qui sont en votre prison à Faouet, dedans le châtel, messire Jean le Bouteiller et messire Hubert de Fresnay, et les me donnez pour faire ma volonté; c'est le don que je vous demande. Ils m'ont chassé, déconfit et navré, et tué messire Alphonse mon neveu, que je tant aimois: si ne m'en sais autrement venger que je leur ferai couper les têtes, pardevant leurs compagnons qui laiens sont enfermés.» Le dit messire Charles fut tout ébahi quand il ouït messire Louis ainsi parler; si lui dit moult courtoisement: «Certes, sire, les prisonniers vous donnerai-je volontiers, puisque demandés les avez; mais ce seroit grand cruauté et peu d'honneur à vous, et grand blâme pour nous tous, si vous faisiez de deux si vaillans hommes comme ce sont, ainsi comme vous avez dit; et nous seroit ce toujours reproché, et auroient nos ennemis bien cause des nôtres faire ainsi, quand tenir les pourroient; et nous ne savons que avenir nous est de jour en jour: pourquoi, cher sire et beau cousin, vous veuillez mieux aviser.» Messire Louis d'Espaigne répondit, et dit brièvement qu'il n'en seroit autrement si tous les seigneurs du monde l'en prioient: «Et si vous ne me tenez convent, sachez que je me partirai, et ne vous servirai ni aimerai jamais tant que je vive.» Messire Charles vit bien et aperçut que c'étoit acertes; si n'osa courroucer plus avant le dit messire Louis, ains envoya tantôt certains messages au châtelain de Faouet, pour les dessus dits chevaliers amener en son ost. Ainsi que commandé fut, ainsi fut fait: les deux chevaliers furent amenés un jour assez matin en la tente messire Charles de Blois. Quand messire Louis d'Espaigne les sçut venus, il les alla tantôt voir; aussi firent plusieurs des seigneurs et chevaliers de France qui les sçurent venus. Quand le dit messire Louis les vit, il dit: «Ha! seigneurs chevaliers, vous m'avez blessé du corps et ôté de vie mon cher neveu, que je tant aimois; si convient que votre vie vous soit ôtée aussi; de ce ne vous peut nul garantir. Si, vous pouvez confesser s'il vous plaît et prier mercy à Notre Seigneur, car votre dernier jour est venu.» Les deux chevaliers furent durement ébahis, ce fut bien raison, et dirent qu'ils ne pouvoient croire que vaillans hommes ni gens d'armes dussent faire ni consentir telle cruauté que de mettre à mort chevaliers pris en faits d'armes, pour guerres de seigneurs; et si fait étoit par outrage, autres gens, plusieurs chevaliers et écuyers, le pourroient bien comparer en semblable cas. Les autres seigneurs qui là étoient et oyoient ces paroles en eurent grand pitié, mais pour prières ni pour plusieurs bonnes raisons qu'ils pussent faire ni montrer au dit messire Louis, ils ne le purent ôter de son propos qu'il ne convînt que les dits deux chevaliers ne fussent décolés après dîner: tant étoit le dit messire Louis courroucé et ayré sur eux. Comment messire Gautier de Mauny et messire Almaury de Cliçon rescouirent les deux dessus dits chevaliers et les emmenèrent à Hainebon. Toutes les paroles, demandes et réponses qui premiers furent dites entre messire Charles et messire Louis, pour occasion de ces deux chevaliers, sçurent tantôt messire Gautier de Mauny et messire Almaury de Cliçon par espies, qui toujours alloient couvertement d'un ost en l'autre; et aussi sçurent toutes ces paroles dernièrement dites, quand les deux chevaliers furent amenés en la tente messire Charles. Et quand messire Gautier et messire Almaury de Cliçon ouïrent ces nouvelles et entendirent que c'étoit acertes, ils en eurent grand pitié: si appellèrent aucuns de leurs compagnons et leur montrèrent le meschef des deux chevaliers leurs compagnons, pour avoir conseil comment ils se maintiendroient et quelle chose ils pourroient faire: puis commencèrent à penser, l'un çà, l'autre là, et n'en savoient qu'aviser. Au dernier commença à parler le preux chevalier messire Gautier de Mauny, et dit: «Seigneurs compagnons, ce seroit grand honneur pour nous si nous pouvions ces deux chevaliers sauver; et si nous en mettons en peine et en aventure et nous faillissons, si nous en sauroit le roi Édouard notre sire gré: aussi feroient tous prud'hommes qui au temps à venir en pourroient ouïr parler, puisque nous en aurions fait notre pouvoir. Si vous en dirai mon avis, si vous avez volonté de l'entreprendre; car il me semble que on doit bien le corps aventurer, pour les vies de deux si vaillans chevaliers sauver. J'ai avisé, s'il vous plaît, que nous nous armerons et partirons en deux parts, dont l'une des parts istra maintenant que on dînera, par cette porte, et s'en iront les compagnons ranger et montrer sur ces fossés, pour émouvoir l'ost et pour escarmoucher; bien crois que tous ceux de l'ost accourront cette part tantôt: vous, messire Almaury, en serez capitaine, s'il vous plaît, et aurez avec vous mille bons archers pour les survenans détrier et faire reculer; et je prendrai cent de mes compagnons et cinq cents archers, et istrons par celle porterne couvertement, et viendrons par derrière férir en leurs logis que nous trouveront vuis. J'ai bien avec moi tels gens qui savent bien la voie aux tentes messire Charles où les deux chevaliers sont; si me trairai celle part; et je vous promets que je et mes compagnons ferons notre pouvoir d'eux délivrer, et les amènerons à sauveté, s'il plaît à Dieu.» Ce conseil et avis plut bien à tous; et s'en allèrent armer et appareiller incontinent. Et se partit droit sur l'heure du dîner messire Almaury de Cliçon à trois cents armures de fer et mille archers, et fit ouvrir la maître porte de la ville de Hainebon, dont le chemin alloit droit en l'ost. Si coururent les Anglois et les Bretons, qui à cheval étoient, jusques en l'ost, en demenant grands cris et grands hus; et commencèrent à abattre et renverser tentes et trefs, et à tuer et découper gens où ils les trouvoient. L'ost qui fut tout effrayé se commença à émouvoir, et s'armèrent toutes manières de gens le plus tôt qu'ils purent, et se trairent devers les Anglois et Bretons qui les recueilloient vitement. Là eut dure escarmouche et forte, et maint homme reversé d'un côté et d'autre. Quand messire Almaury de Cliçon vit que l'ost s'émouvoit et que près étoient tous armés et traits sur les champs, il retrait ses gens tout bellement en combattant, jusques devers les barrières de la ville. Adonc s'arrêtèrent-ils là tous cois; et les archers étoient tous rangés sur le chemin d'un côté et d'autre, qui traioient sagettes à pouvoir; et Gennevois retraioient aussi efforcément contre eux. Là commença le hutin grand et fort, et y accoururent tous ceux de l'ost que oncques nul ne demeura, fors les varlets. Entrementes messire Gautier de Mauny et sa route issirent par une poterne couvertement, et vinrent par derrière l'ost ès tentes et logis des seigneurs de France. Oncques ne trouvèrent homme qui leur véast, car tous étoient à l'escarmouche devant les fossés; et s'en vint le dit messire Gautier de Mauny tout droit, car bien avoit qui le menoit, en la tente messire Charles de Blois, et trouva les deux chevaliers, messire Hubert de Fresnay et messire Jean le Bouteiller, qui n'étoient mie à leur aise: mais ils le furent sitôt qu'ils virent messire Gautier et sa route: ce fut bien raison. Si furent tantôt montés sur bons coursiers qu'on leur avoit amenés: si se partirent et furent ainsi rescous; et rentrèrent dedans Hainebon par la poterne même par où ils étoient issus; et vint la comtesse de Montfort contre eux, qui les reçut à grand joie. Comment le sire de Landernaux et le châtelain de Guingamp furent pris à l'assaut de Hainebon, qui puis se tournèrent de la partie messire Charles de Blois. Encore se combattirent les Anglois et les Bretons qui étoient devant les barrières et ensonnioient de fait avisé ceux de l'ost, tant que les deux chevaliers fussent rescous, qui jà l'étoient, quand les nouvelles en vinrent aux seigneurs de France qui se tenoient à l'escarmouche, et leur fut dit: «Seigneurs, seigneurs, vous gardez mal vos prisonniers; jà les ont rescous ceux de Hainebon et remis en leur forteresse.» Quand messire Louis d'Espaigne, qui là étoit à l'assaut, entendit ce, si fut durement courroucé et se tint ainsi que pour déçu, et demanda quel part les Anglois et les Bretons étoient qui rescous les avoient. On lui répondit qu'ils étoient jà presque retraits en leur forteresse et en leur garnison. Dont se retrait messire Louis d'Espaigne vers les logis tout mautalentif, et laissa la bataille, si comme par ennui. Aussi se commencèrent à retraire toutes manières de gens. En ce retrait furent pris deux chevaliers bretons de la partie de la comtesse, qui trop s'avancèrent; ce fut le sire de Landernaux et le châtelain de Guingamp, dont messire Charles de Blois eut grand joie. Depuis que ceux de Hainebon furent retraits, et ceux de l'ost aussi, menèrent grand joie les Anglois et grand revel de leurs deux chevaliers qu'ils avoient, et en louèrent grandement messire Gautier de Mauny, et dirent bien que par son sens et sa hardie entreprise ils avoient été rescous. Ainsi se portèrent eux d'une part et d'autre. Celle même nuit furent en la tente messire Charles de Blois tant prêchés et si bien les deux chevaliers bretons prisonniers, qu'ils se tournèrent de la partie messire Charles de Blois, et lui firent féauté et hommage, et relenquirent la comtesse, qui maint bien leur avoit fait et plusieurs dons donnés: de quoi on parla moult et murmura sur leur affaire dedans la ville de Hainebon. Trois jours après cette avenue, tous ces seigneurs de France qui là étoient devant Hainebon s'assemblèrent devant la tente messire Charles de Blois, pour avoir conseil qu'ils feroient; car ils véoient bien que la ville et le châtel de Hainebon étoient si forts qu'ils n'étoient mie à gagner, tant avoit dedans bonnes gens d'armes qui moult petit les doutoient, ainsi qu'il étoit apparu; et leur venoient tous les jours pourvéances et vitailles par la mer. D'autre part, le pays d'entour étoit si gâté qu'ils ne savoient mais où aller fourrer; et si leur étoit l'hiver prochain, pourquoi ils ne pouvoient là longuement demeurer: si que, tous ces points considérés, ils s'accordèrent qu'ils se partiroient de là, et conseillèrent en bonne foi à messire Charles de Blois qu'il mît par toutes les cités, les bonnes villes et les forteresses qu'il avoit conquises, bonnes garnisons et fortes, et si vaillans capitaines qu'il se pût fier en leur garde; par quoi ses ennemis ne les pussent reconquérir; et aussi, si aucun vaillant homme se vouloit entremettre de prendre et donner trève jusques à la Pentecôte, qu'il s'y accordât légèrement. Comment messire Charles se partit de Hainebon et s'en vint à Craais; et comment il prit la ville de Jugon; et comment il eut trêves entre lui et la comtesse; et comment elle s'en alla en Angleterre. A ce conseil se tinrent tous ceux qui là étoient; car c'étoit entre la Saint-Remy et la Toussaint, l'an de grâce MCCCXLII, que l'hiver approchoit[133]. Si se partirent tous ces seigneurs de l'ost et autres, et s'en ralla chacun en sa contrée; et le dit messire Charles s'en alla droit vers Craais atout ses barons et nobles seigneurs de Bretagne qu'il avoit là de sa partie. Si retint avec lui plusieurs seigneurs et chevaliers de France pour lui aider à conseiller. Quand il fut revenu à Craais, entrementes qu'il entendoit à ordonner de ses besognes et de ses garnisons, il avint que un riche bourgeois et grand marchand, qui étoit de la ville que on appelle Jugon, fut encontré de son maréchal messire Robert de Beaumanoir, et fut pris et amené à Craais devant messire Charles de Blois. Ce bourgeois faisoit toutes les pourvéances de madame la comtesse de Montfort à Jugon et autre part, et étoit moult aimé et cru en la ville de Jugon, qui est moult fortement fermée et sied très noblement. Aussi fait le châtel qui est bel et fort; et étoit de la partie de la comtesse dessus dite; et en étoit châtelain adonc, de par la comtesse, un chevalier moult gentilhomme que on appeloit messire Girard de Rochefort. Ce bourgeois qui ainsi fut pris eut moult grand'paour de mourir; si pria que on le laissât aller par rançon. Messire Charles, brièvement à parler, le fit tant examiner et enquérir d'une chose et d'autre, qu'il enconvenança à rendre et à trahir la forte ville de Jugon; et se fit fort qu'il livreroit l'une des portes par nuit, à certaine heure, car il étoit tant cru en la ville qu'il en gardoit les clefs; et pour ce mieux assurer, il en mit son fils en otage. Et ledit messire Charles lui en devoit et avoit promis à donner cinq cents livres de terre héréditablement. Ce jour vint; les portes furent ouvertes à minuit; messire Charles de Blois et ses gens entrèrent en la ville de Jugon à cette heure, à grand puissance. La guette du châtel s'en aperçut: si commença à crier: «Alarme, alarme! trahi, trahi!» Les bourgeois, qui de ce ne se donnoient garde, se commencèrent à émouvoir; et quand ils virent leur ville perdue, ils se mirent à fuir derrière le châtel par troupeaux; et le bourgeois qui trahis les avoit se mit à fuir par couverture[134] avec eux. [133] Le récit des événements de la guerre de Bretagne est en général assez exact; il s'accorde si bien avec les chartes et autres pièces originales, que les historiens de la province l'adoptent presque sans restriction. Mais il n'en est pas de même de la chronologie; les faits ne sont pas toujours placés dans l'ordre ni sous les dates qui leur conviennent, comme nous le remarquerons à mesure que l'occasion s'en présentera. Ici, par exemple, Froissart suppose l'année 1342 près de finir, de sorte qu'en suivant son calcul l'arrivée de Robert d'Artois en Bretagne, celle du roi d'Angleterre et la plupart des autres faits qu'il va raconter se seraient passés dans le cours de l'année 1343; tandis qu'il est constant, par le récit des autres historiens et par les actes publiés dans le recueil de Rymer et dans le volume des _Preuves de l'Histoire de Bretagne_, que ces événements appartiennent à l'année 1342. (_Note de Buchon._) [134] Afin de couvrir sa trahison. Quand le jour fut venu, messire Charles et ses gens entrèrent ès maisons des bourgeois pour eux herberger, et prirent tout ce qu'ils trouvèrent; et quand messire Charles vit le châtel si fort et si empli de bourgeois, il dit qu'il ne se partiroit de là jusques adonc qu'il auroit le châtel à sa volonté. Le châtelain et les bourgeois aperçurent tantôt que ce bourgeois les avoit trahis: si le prirent et le pendirent tantôt aux créneaux et aux murs du château. Et pour ce ne s'en partirent mie messire Charles et ses gens; mais s'ordonnèrent et appareillèrent fortement et durement. Quand ceux qui dedans le châtel se tenoient virent que messire Charles ne s'en partiroit point ainsi, jusques adonc qu'il auroit le châtel, ainsi qu'il avoit dit, et sentoient qu'ils n'avoient mie pourvéances assez pour eux tenir plus haut de dix jours, ils s'accordèrent à ce qu'ils se rendroient. Si en commencèrent à traiter; et se porta le traité entre eux et messire Charles: qu'ils se rendroient quittement et purement, sauf leurs corps et leurs biens qui demeurés leur étoient; et firent féauté et hommage au dit messire Charles de Blois, et le reconnurent à seigneur, et devinrent tous ses hommes. Ainsi eut messire Charles et le fort châtel et la bonne ville de Jugon, et en fit une bonne garnison, et y laissa messire Girard de Rochefort à capitaine, et la rafraîchit d'autres gens d'armes et de pourvéances. De ces nouvelles furent la comtesse de Montfort et ceux de sa partie tous courroucés; mais amender ne le purent: si leur convint porter leur ennui. Entrementes que ces choses avinrent, s'ensonnièrent aucuns prud'hommes de Bretagne de parlementer une trève entre le dit messire Charles et ladite comtesse, laquelle s'y accorda légèrement[135]; et aussi firent tous ses aidans, car le roi d'Angleterre leur avoit ainsi mandé par les messages que la dite comtesse et messire Gautier de Mauny y avoient envoyés. Et tantôt que les dites trèves furent affermées, la comtesse se mit en mer, en intention d'arriver en Angleterre, ainsi qu'elle fit, pour parler au roi anglois et lui montrer toutes ses besognes[136]. [135] Il n'est fait à cette époque, dans les autres historiens contemporains ni dans les monuments, aucune mention de trêve entre Charles de Blois et la comtesse de Montfort. Je soupçonne que Froissart veut parler de celle qui fut conclue entre les deux parties au commencement de cette année 1342 pour durer jusqu'à la belle saison. (_Note de Buchon._) [136] Il est absolument possible que la comtesse ait été alors en Angleterre; mais le silence des monuments et des historiens, excepté l'auteur anonyme de la chronique de Flandre, rend ce voyage très-douteux. On peut soupçonner avec assez de vraisemblance que Froissart a placé mal à propos sous cette année un voyage qui n'eut lieu qu'à la fin de juin ou au commencement de juillet de l'année 1344. (_Note de Buchon._) FROISSART, _Chroniques_. JEANNE LA FLAMME. _Ballade Bretonne._ Épisode du siége d'Hennebon, pendant la guerre de Bretagne. 1341. Charles de Blois, compétiteur de Jean de Montfort à la couronne ducale de Bretagne, assiégea le château d'Hennebon après que son rival eut été fait prisonnier. Jeanne de Flandre, femme de Jean, défendit Hennebon avec courage, et força les Français à lever le siége. Elle alla elle-même incendier le camp de Charles de Blois, et fut à cause de ce fait surnommée Jeanne la Flamme. I. Qu'est-ce qui gravit la montagne? C'est un troupeau de moutons noirs, je crois. Ce n'est point un troupeau de moutons noirs; une armée, je ne dis pas, Une armée française qui vient mettre le siége devant Hennebon. II. Tandis que la duchesse faisait processionnellement le tour de la ville, toutes les cloches étaient en branle; Tandis qu'elle chevauchait sur son palefroi blanc, avec son enfant sur les genoux, Partout sur son passage les habitants d'Hennebon poussaient des cris de joie: Dieu aide le fils et la mère; et qu'il confonde les Français! Comme la procession finissait, on entendit les Français crier: C'est maintenant que nous allons prendre tout vivants, dans leur gîte, la biche et son faon! Nous avons des chaînes d'or pour les attacher l'un à l'autre. Jeanne la Flamme leur répondit alors du haut des tours: Ce n'est pas la biche qui sera prise; le méchant loup[137], je ne dis pas. S'il a froid cette nuit, on lui chauffera son trou. En achevant ces mots, elle descendit furieuse. Et elle se revêtit d'un corset de fer, et elle se coiffa d'un casque noir, Et elle s'arma d'une épée d'acier tranchant, et elle choisit trois cents soldats, Et un tison rouge à la main, elle sortit de la ville par un des angles. [137] Charles de Blois. Le loup se dit _bleiz_ en bas-breton. Le poëte fait un jeu de mots entre blois et bleiz. III. Or, les Français chantaient gaiement, assis en ce moment à table; Réunis dans leurs tentes fermées, les Français chantaient dans la nuit, Lorsque l'on entendit, au loin, déchanter une voix singulière: «Plus d'un qui rit ce soir pleurera avant qu'il soit jour; Plus d'un qui mange du pain blanc mangera de la terre noire et froide. Plus d'un qui verse du vin rouge versera bientôt du sang gras; Plus d'un qui fera de la cendre fait maintenant le fanfaron.» Plus d'un penchait la tête sur la table, ivre-mort, Quand retentit ce cri de détresse:--Le feu! Amis, le feu! le feu! Le feu! le feu! amis, fuyons! c'est Jeanne la Flamme qui l'a mis! Jeanne la Flamme est la plus intrépide qu'il y ait sur la terre, vraiment! Jeanne la Flamme avait mis le feu aux quatre coins du camp; Et le vent avait propagé l'incendie et illuminé la nuit noire; Et les tentes étaient brûlées, et les Français grillés, Et trois mille d'entre eux en cendre, et il n'en échappa que cent. IV. Or, Jeanne la Flamme souriait le lendemain, à sa fenêtre, En jetant ses regards sur la campagne, et en voyant le camp détruit, Et la fumée qui s'élevait des tentes toutes réduites en petits monceaux de cendre; Jeanne la Flamme souriait: «Quelle belle écobue, mon Dieu! «Mon Dieu! quelle belle écobue! pour un grain nous en aurons dix!» Les anciens disaient vrai: «Il n'est rien tel que des os de Gaulois[138]; Que des os de Gaulois, broyés, pour faire pousser le blé.» [138] De Français. _Chants populaires de la Bretagne_, recueillis et traduits par M. de la Villemarqué. MEURTRE D'ARTEVELT. 1345. Quand le conseil de Gand fut retourné arrière, en l'absence d'Artevelle, ils firent assembler au marché, grands et petits; et là démontra le plus sage d'eux tous par avis, sur quel état le parlement avoit été à l'Escluse, et quelle chose le roi d'Angleterre requéroit, par l'aide et information d'Artevelle. Dont commencèrent toutes gens à murmurer sur lui; et ne leur vint mie bien à plaisir cette requête; et dirent que, s'il plaisoit à Dieu, ils ne seroient jà sçus ni trouvés en telle déloyauté que de vouloir déshériter leur naturel seigneur, pour hériter un étranger; et se partirent tous du marché, ainsi comme tous mal contens et en grand haine sur d'Artevelle. Or regardez comment les choses aviennent: car si il fût là aussi bien premièrement venu comme il alla à Bruges et à Ypres remontrer et prêcher la querelle du roi d'Angleterre, il leur eût tant dit d'une chose et d'autres, qu'ils se fussent tous accordés à son opinion, ainsi que ceux des dessus dites villes étoient: mais il s'affioit tant en sa puissance et prospérité et grandeur, que il y pensoit bien à retourner assez à temps. Quand il eut fait son tour, il revint à Gand et entra en la ville, ainsi comme à heure de midi. Ceux de la ville, qui bien savoient sa revenue, étoient assemblés sur la rue par où il devoit chevaucher en son hôtel. Sitôt qu'ils le virent, ils commencèrent à murmurer et à bouter trois têtes en un chaperon, et dirent: «Voici celui qui est trop grand maître et qui veut ordonner de la comté de Flandre à sa volonté; ce ne fait mie à souffrir.» Encore, avec tout ce, on avoit semé paroles parmi la ville que le grand trésor de Flandre, que Jaquemart d'Artevelle avoit assemblé, par l'espace de neuf ans et plus qu'il avoit eu le gouvernement de Flandre, car des rentes du comté il n'allouoit nulles, mais les mettoit et avoit mises toudis arrière en dépôt, et tenoit son état et avoit tenu le terme dessus dit sus l'amende des forfaitures de Flandre tant seulement, que ce grand trésor, où il avoit deniers sans nombre, il avoit envoyé secrètement en Angleterre. Ce fut une chose qui moult engrigny et enflamma ceux de Gand. Ainsi que Jacques d'Artevelle chevauchoit par la rue, il se aperçut tantôt qu'il y avoit aucune chose de nouvel contre lui; car ceux qui se souloient incliner et ôter leurs chaperons contre lui, lui tournoient l'épaule, et rentroient en leurs maisons. Si se commença à douter; et sitôt qu'il fut descendu en son hôtel, il fit fermer et barrer portes et huis et fenêtres. A peine eurent ses varlets ce fait, quand la rue où il demeuroit fut toute couverte, devant et derrière, de gens, espécialement de menues gens de métier. Là fut son hôtel environné et assailli devant et derrière, et rompu par force. Bien est voir que ceux de dedans se défendirent moult longuement et en atterrèrent et blessèrent plusieurs; mais finablement ils ne purent durer, car ils étoient assaillis si roide que presque les trois parts de la ville étoient à cet assaut. Quand Jacques d'Artevelle vit l'effort, et comment il étoit appressé, il vint à une fenêtre sur la rue, et se commença à humilier et dire, par trop beau langage et à nu chef: «Bonnes gens, que vous faut? Qui vous meut? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi? En quelle manière vous puis-je avoir courroucé? Dites-le-moi, et je l'amenderai pleinement à votre volonté.» Donc répondirent-ils, à une voix, ceux qui ouï l'avoient: «Nous voulons avoir compte du grand trésor de Flandre que vous avez dévoyé sans titre de raison.» Donc répondit Artevelle moult doucement: «Certes, seigneurs, au trésor de Flandre ne pris-je oncques denier. Or vous retraiez bellement en vos maisons, je vous en prie, et revenez demain au matin; et je serai si pourvu de vous faire et rendre bon compte que par raison il vous devra suffire.» Donc répondirent-ils, d'une voix: «Nennin, nennin, nous le voulons tantôt avoir; vous ne nous échapperez mie ainsi: nous savons de vérité que vous l'avez vidé de pièça, et envoyé en Angleterre, sans notre sçu, pour laquelle cause il vous faut mourir.» Quand Artevelle ouït ce mot, il joignit ses mains et commença à pleurer moult tendrement, et dit: «Seigneurs, tel que je suis vous m'avez fait; et me jurâtes jadis que contre tous hommes vous me défendriez et garderiez; et maintenant vous me voulez occire et sans raison. Faire le pouvez, si vous voulez, car je ne suis que un seul homme contre vous tous, à point de défense. Avisez pour Dieu, et retournez au temps passé. Si considérez les grâces et les grands courtoisies que jadis vous ai faites. Vous me voulez rendre petit guerredon des grands biens que au temps passé je vous ai faits. Ne savez-vous comment toute marchandise étoit périe en ce pays? Je la vous recouvrai. En après, je vous ai gouvernés en si grand paix, que vous avez eu du temps de mon gouvernement toutes choses à volonté, blés, laines, avoir, et toutes marchandises, dont vous êtes recouvrés et en bon point.» Adonc commencèrent eux à crier tous à une voix: «Descendez, et ne nous sermonnez plus de si haut; car nous voulons avoir compte et raison tantôt du grand trésor de Flandre que vous avez gouverné trop longuement, sans rendre compte; ce qu'il n'appartient mie à nul officier qu'il reçoive les biens d'un seigneur et d'un pays, sans rendre compte.» Quand Artevelle vit que point ne se refrederoient ni refrèneroient, il recloui la fenêtre, et s'avisa qu'il videroit par derrière, et s'en iroit en une église qui joignoit près de son hôtel. Mais son hôtel étoit jà rompu et effondré par derrière, et y avoit plus de quatre cents personnes qui tous tiroient à l'avoir. Finablement il fut pris entre eux, et là occis sans merci, et lui donna le coup de la mort un tellier qui s'appelloit Thomas Denis. Ainsi fina Artevelle, qui en son temps fut si grand maître en Flandre: povres gens l'amontèrent premièrement, et méchans gens le tuèrent en la parfin. Ces nouvelles s'épandirent tantôt en plusieurs lieux. Si fut plaint d'aucuns, et plusieurs en furent bien lies. Adonc se tenoit le comte Louis à Tenremonde: si fut moult joyeux quand il ouït dire que Jacques d'Artevelle étoit occis; car il lui avoit été trop contraire en toutes ses besognes. Nonobstant ce, ne s'osa-t-il encore affier sur ceux de Flandre, pour revenir en la ville de Gand. Comment le roi d'Angleterre se partit de l'Escluse moult dolent de la mort d'Artevelle; et comment ceux de Flandre s'en excusèrent par devers lui. Quand le roi d'Angleterre, qui se tenoit à l'Escluse et s'étoit tenu tout le temps, attendant la relation des Flamands, entendit que ceux de Gand avoient occis Jacques d'Artevelle, son grand ami et son cher compère, si en fut si courroucé et ému, que merveille seroit à dire. Et se partit tantôt de l'Escluse, et rentra en mer[139], en menaçant grandement les Flamands et le pays de Flandre; et dit que cette mort seroit trop chèrement comparée. Les consaulx des bonnes villes de Flandre qui sentirent et entendirent bien et imaginèrent tantôt que le roi d'Angleterre étoit trop durement courroucé sur eux, s'avisèrent que de la mort d'Artevelle ils se iroient excuser, espécialement ceux de Bruges, d'Ypre, de Courtray, d'Audenarde, et du Franc de Bruges. Si envoyèrent devant en Angleterre devers le roi et son conseil, pour impétrer un sauf conduit, afin que sûrement ils se pussent venir excuser. Le roi, qui étoit un peu refroidi de son aïr, leur accorda. Et vinrent gens d'état de toutes les bonnes villes de Flandre, excepté de Gand, en Angleterre devers le roi, environ la Saint-Michel; et se tenoit à Wesmoustier dehors Londres. Là s'excusèrent-ils si bel de la mort d'Artevelle, et jurèrent solennellement que nulle chose n'en savoient, et si ils l'eussent sçu, c'étoient ceux qui défendu et gardé l'en eussent à leur pouvoir; mais étoient de la mort de lui durement courroucés et désolés; et le plaignoient et regrettoient grandement, car ils reconnoissoient bien qu'il leur avoit été moult propice et nécessaire à tous leurs besoins, et avoit régné et gouverné le pays de Flandre bellement et sagement; et si ceux de Gand, par leur outrage, l'avoient tué, on leur feroit amender si grossement qu'il devroit bien suffire. Et remontrèrent encore au roi et à son conseil que si Artevelle étoit mort, pour ce n'étoit-il mie éloigné de la grâce et de l'amour des Flamands; sauf et excepté qu'il n'avoit que faire de tendre à l'héritage de Flandre, que ils le dussent tollir au comte Louis de Flandre, leur naturel seigneur, combien qu'il fût François, ni à son fils son droit hoir, pour lui en hériter, ni son fils le prince de Galles; car ceux de Flandre ne s'y consentiroient jamais. «Mais, cher sire, vous avez de beaux enfans, fils et filles: le prince votre ains-né fils ne peut faillir qu'il ne soit encore grand sire durement sans l'héritage de Flandre, et vous avez une fille puis-née, et nous avons un jeune damoisel que nous nourrissons et gardons, qui est héritier de Flandre: si se pourroit bien encore faire un mariage d'eux deux. Ainsi demeureroit toujours la comté de Flandre à l'un de vos enfans.» Ces paroles et autres ramollirent et adoucirent grandement le courage et le mautalent du roi d'Angleterre; et se tint finablement assez bien content des Flamands, et les Flamands de lui. Ainsi fut entr'oubliée petit à petit la mort Jacques d'Artevelle. [139] Édouard débarqua dans le port de Sandwich le 26 juillet. FROISSART, _Chroniques_. INVASION D'ÉDOUARD III. 1346. Coment le roy d'Angleterre vint par Normendie, et prist Caen, et vint par Lisieux, par Thorigny et Vernon et à Poissi. Et coment le roy de France le poursuivoit tousjours de l'autre part de Saine, et vint à Paris logier à Saint-Germain-des-Prés. Et coment les Anglois passèrent le pont de Poissi. En celuy an, proposa le roy de France faire grant armée en mer de nefs pour passer en Angleterre, lesquelles il envoia querre à Gennes à grant despens; mais ceux qui les alèrent querre en firent petite diligence, et tardèrent moult à venir. Par espécial une grant nef que le roy faisoit faire à Harefleur en Normendie, de laquelle on disoit que onques mais si belle n'avoit esté armée ni mise en mer, demoura tant que le roy d'Angleterre, à tout grant force de gent et grant multitude de nefs que l'on estimoit bien à douze cens grosses nefs, sans les petites nefs et autres vaissiaux, descendit en Normendie au lieu que l'on dit la Hogue-St-Waast[140]; et fut le mercredi douziesme jour de juillet; et dès lors s'appelloit roy de France et d'Angleterre. Et à l'instance de Geffroy de Harecourt[141], qui le menoit et conduisoit, il commença à gaster et à ardoir le pays. Et premièrement vint à la ville de Neuilli-l'Evesque[142], à laquelle il ne pot mal faire, pour la force du chastel. Si s'en partit, et vint d'ilec à Montebourg[143], où il s'arresta par aucun temps; et endementres, Geffroy de Harecourt faisoit tout le dommage qu'il povoit par tout le pays de Coustantin[144]. Après, le roy d'Angleterre vint à la ville de Carentan, et prist la ville et le chastel; et tous les biens qu'il y prist fist mener en Angleterre, et bailla le chastel en garde à monseigneur de Groussi et à monseigneur Rollant de Verdun, chevaliers. [140] _La Hogue._ «Assez près de Saint-Sauveur-le-Viconte, l'héritage de messire Geoffroi de Harcourt.» (Froissart.) [141] Geoffroy d'Harcourt avait remplacé Robert d'Artois dans les conseils du roi d'Angleterre. (_Note de M. Paulin Paris._) [142] _Neuilly-l'Évesque_, entre _Saint-Lô_ et _Carentan_. [143] _Montebourg_, à deux lieues de Valognes. [144] Le Cotentin; chef-lieu Coutances. Et quant le roy d'Angleterre se partit de Carentan, aucuns Normans, avecques messire Phelippe le Despencier, chevalier, s'assemblèrent et recouvrèrent, à force d'armes, la ville et le chastel, et les deux chevaliers dessus nommés pristrent et les envoièrent à Paris. Entre ces choses, le roy d'Angleterre vint à St-Lo en Coustantin, et fist enterrer solempnellement les testes de trois chevaliers[145] qui pour leur démérite avoient esté occis à Paris, et prist et pilla la ville, qui estoit toute plaine de biens et garnie. D'ilec s'en passa par la ville de Thorigny[146], ardant et gastant le pays; et manda par ses coursiers et par ses lettres, si comme l'en disoit communément, aux bourgeois de Caen, que s'il vouloient laissier le roy de France et estre sous le roy d'Angleterre, qu'il les garderoit loyaument et leur donroit plusieurs grans libertés, et, en la fin des lettres leues, menaçoit, s'il ne faisoient ce qu'il leur mandoit, que bien briefment il les assaudroit et qu'il en fussent tous certains. Mais ceux de Caen luy contredirent tous d'une volenté et d'un courage, en disant que au roy d'Angleterre il n'obéiroient point. Et quant il oït la response des bourgeois de Caen, si leur assigna jour de bataille au juesdi ensuivant; et ceci il fist traîtreusement, car dès le jour par avant au matin, qui estoit le mercredi après la Magdaleine vingt-deuxiesme jour de juillet, il vint devant Caen, là où estoient capitaines establis de par le roy, monseigneur Guillaume Bertran, évesque de Baieux et jadis frère de monseigneur Robert Bertran chevalier, le seigneur de Tournebu, le conte d'Eu et de Guines, lors connestable de France, et monseigneur Jehan de Meleun, lors chambellan de Tanquarville. Et quant les Anglois vindrent devant Caen, si assaillirent la ville par quatre lieux, et traioient sajettes par leur archiers aussi menu que si ce fust grelle. Et le peuple se deffendoit tant qu'il povoit, meismement ès prés, sus la boucherie et au pont aussi, pour ce que ilec estoit le plus grant péril. Et les femmes, si comme l'on dit, pour faire secours, portoient à leurs maris les huis et les fenestres des maisons et le vin avecques, afin qu'il fussent plus fors à eux combattre. Toutes voies, pour ce que les archiers avoient grant quantité de sajettes, il firent le peuple de soy retraire en la ville et se combattirent du matin jusques aux vespres. Lors, le connestable de France et le chambellan de Tanquarville issirent hors du chastel et du fort en la ville, et ne sçai pourquoy c'estoit, et tantost il furent pris des Anglois et envoiés en Angleterre. [145] Guillaume Bacon, le seigneur de la Roche-Taisson et Richard de Persy. (_Note de M. Paulin Paris._) [146] _Thorigny_, à trois lieues de _Saint-Lô_. Mais quant l'évesque de Baieux, le seigneur de Tournebu, le bailli de Roen et plusieurs autres avecques eux virent qu'il istroient pour noient, et que leur issue pourroit plus nuire que profiter, si se retraistrent au chastel comme sages, et se tenoient aux quarniaux. Entre deux, les Anglois cherchoient[147] moult diligeamment la ville de Caen et pilloient tout; et les biens qu'il avoient pillés à Caen et ès autres villes le roy d'Angleterre envoia par sa navire tantost en Angleterre, et ardit grant partie de la ville de Caen en soy issant; mais au fort de la ville ne fist-il oncques mal ni n'y arresta point, car il ne vouloit mie perdre ses gens. Si s'en partit tantost, et s'en ala vers Lisieux. Et tousjours Geffroy de Harecourt aloit devant, qui tout le pays ardoit et gastoit. [147] Parcouroient. Après, il vindrent vers Falaise, mais il trouvèrent qui leur résista viguereusement. Si se tournèrent vers Roen. Et quant il oïrent que le roy de France assembloit ilec son ost, si s'en alèrent au Pont-de-l'Arche; toutes voies le roy de France y ala avant eux. Et quant il fut entré en la ville, si manda au roy d'Angleterre, s'il vouloit avoir bataille à luy, qu'il luy assignast jour à son plaisir; lequel respondit que devant Paris il se combatroit au roy de France. Quant le roy de France oït ce, si s'en retourna à Paris, et s'en vint mettre et logier en l'abbaye Saint-Germain-des-Prés. Ainsi, comme le roy d'Angleterre s'approchoit de Paris, si vint à Vernon et cuida prendre la ville, mais l'on luy résista viguereusement. Si s'en partirent les Anglois et ardirent aucuns des forbours. D'ilec vindrent à Mantes, et quant il oït dire qu'il estoient bons guerroiers, si n'y voult faire point de demeure, mais s'en vint à Meullenc, là où il perdit de ses gens; pour laquelle chose il fut tant irié que, en la plus prochaine ville d'ilec, qui est appellée Muriaux[148], il fist mettre le feu et la fist tout ardoir. [148] Les _Mureaux_, village près de Meulan. Après ce, vint à Poissi, le samedi douziesme jour d'aoust; et toujours le roy de France le poursuivoit continuellement de l'autre partie de Saine, tellement que en plusieurs fois l'ost de l'un povoit voir l'autre; et par l'espace de six jours que le roy d'Angleterre fut à Poissi et que son fils aussi estoit à Saint-Germain-en-Laye, les coureurs qui aloient devant boutèrent les feux en toutes les villes d'environ, meismement jusques à St-Cloust, près de Paris; tellement que ceux de Paris povoient voir clèrement, de Paris meisme, les feux et les fumées, de quoy il estoient moult effraiés et non mie sans cause. Et combien que en notre maison de Rueil, laquelle Charles-le-Chauve, roy empereur, donna à nostre églyse, il boutassent le feu par plusieurs fois, toutes voies par les mérites de monseigneur saint Denis, si comme nous avions en bonne foy, elle demoura sans estre point dommagiée. Et afin que je escrive vérité à nos successeurs, les lieux où le roy d'Angleterre et son fils estoient, si estoient lors tenus et réputés les principaux domiciles et singuliers soulas du roy de France; parquoy c'estoit plus grant deshonneur au royaume de France, et aussi comme traïson évident, comme nul des nobles de France ne bouta hors le roy d'Angleterre estant et résidant par l'espace de six jours ès propres maisons du roy, et ainsi comme au milieu de France, si comme est Poissi, Saint-Germain-en-Laye et Montjoie[149], là où il dissipoit, gastoit et despendoit les vins du roy et ses autres biens. Et autre chose encore plus merveilleuse, car les nobles faisoient afondrer les basteaux et rompre les pons par tous les lieux où le roy d'Angleterre passoit, comme il deussent tout au contraire faire passer à luy par sur les pons et parmi les basteaux, pour la deffense du pays. Entretant, comme le roy d'Angleterre estoit à Poissi, le roy de France chevaucha par Paris le dimanche et s'en vint logier à tout son ost en l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour estre à l'encontre du roy d'Angleterre qui le devoit guerroier devant Paris, si comme dit est. [149] _Montjoie._ C'était le château féodal de l'abbaye de Saint-Denis, et c'est à cause de lui que le cri de guerre du roi de France, porteur de l'oriflamme, fut _Montjoie-Saint-Denis!_ Ce château fort était situé au-dessous de Saint-Germain, vers _Joyenval_. (_Extrait d'une note de M. Paulin Pâris._) Et comme le roy eust grant désir et eust ordené d'aler l'endemain contre luy jusques à Poissi, il luy fut donné à entendre que le roy d'Angleterre s'estoit parti de Poissi, et qu'il avoit fait refaire le pont qui avoit esté rompu, laquelle roupture avoit esté faite, si comme Dieu scet, afin que le roy d'Angleterre ne peust eschaper sans soy combatre contre le roy de France. Et quant le roy oït les nouvelles du pont de Poissi qui estoit réparé et de son anemi qui s'en estoit fui, si en fut moult dolent et s'en partit de Paris, et vint à Saint-Denis à tout son ost, la vigile de l'Assomption Nostre-Dame: et n'estoit mémoire d'homme qui vit, que depuis le temps Charles-le-Chauve qui fut roy et empereur, le roy de France venist à Saint-Denis-en-France en armes et tant prest pour batailler. Quant le roy fut à Saint-Denis, si célébra ilec la feste de l'Assomption moult humblement et très-dévotement, et manda au roy d'Angleterre, par l'archevesque de Besançon, pourquoy il n'avoit acompli ce qu'il avoit promis. Lequel respondit frauduleusement, si comme il apparut par après, car quant il se vouldroit partir il adresecroit son chemin par devers Montfort. Oïe la response frauduleuse du roy d'Angleterre, si ot le roy conseil qui n'estoit mie bien sain; car en vérité il n'est nulle pestilence plus puissant de gréver et de nuire qu'est celuy qui est anemi et se fait ami familier. Si s'en partit le roy de Saint-Denis, et passa de rechief par Paris dolent et angoisseux, et s'en vint à Antongny, oultre le Bourc-la-Royne, et ilec se logea le mercredi; et endementres le roy d'Angleterre faisoit refaire le pont de Poissi qui estoit rompu, et cil qui l'avoit oï et veu si le tesmoigna; car nous véismes à l'églyse de Saint-Denis, et en la salle où le roy estoit, un homme qui se disoit avoir esté pris des anemis et puis rançonné, lequel disoit apertement et publiquement, pour l'honneur du roy et du royaume, que le roy d'Angleterre faisoit faire moult diligeamment le pont de Poissi, et vouloit celuy homme recevoir mort s'il ne disoit vérité. Mais les nobles et les chevaliers les plus prochains du roy luy disoient qu'il mentoit apertement, et se moquièrent de luy comme d'un povre homme. Hélas! adonques fut bien vérifiée celle parole qui dist ainsi: «Le povre a parlé, et l'on luy dit: Qui est cestui? par moquerie. Le riche a parlé et chascun se teust, par révérence de luy.» Finablement, quant il fut sceu véritablement que l'on refaisoit le pont, l'on y envoia la commune d'Amiens pour empeschier la besoigne, laquelle ne pot résister à la grant multitude des sajettes que les Anglois traioient, et fut toute mise à mort. Et tandis que le roy estoit à Antongny, en icelle nuit luy vindrent nouvelles que les Anglois, pour certain, avoient refait le pont de Poissi, et que le roy d'Angleterre s'en devoit aler et passer par ilec. Coment le roy d'Angleterre se partit de Poissi et mist le feu par tous les manoirs royaux et s'enfuit vers Picardie. Et coment le roy de France s'en retourna d'Antongny et passa par Paris, disant à grans soupirs qu'il estoit traï. Et poursuivit toujours à grant diligence son anemi le roy d'Angleterre. Adonques, le vendredi après l'Assomption Nostre-Dame, environ tierce, le roy d'Angleterre à tout son ost, à armes descouvertes et banières desploiées, s'en alla sans ce que nul ne le poursuist; dont grant doleur fut à France; et à sa despartie mist le feu à Poissi à l'ostel du roy, sans faire mal à l'églyse des nonnains, laquelle Phelippe-le-Bel, père à la mère audit roy d'Angleterre, avoit fait édifier. Et si fut aussi mis le feu à St-Germain-en-Laye, à Rays, à Montjoie, et briefment furent destruis et ars tous les lieux où le roy de France avoit acoustumé à soy soulacier. Et quant il vint à la cognoissance du roy de France que son anemi le roy d'Angleterre s'estoit de Poissi si soudainement parti, si fut touchié de grant doleur, jusques dedens le coeur, et moult irié se parti d'Antongny et s'en retourna à Paris; et en alant par la grant rue n'avoit pas honte de dire à tous ceux qui le vouloient oïr qu'il estoit traï; et se doubtoit le roy que autrement que bien il n'eust esté ainsi mené et ramené. Aussi murmuroit le peuple, et disoit que ceste manière d'aler et de retourner n'estoit mie sans traïson, pourquoy plusieurs plouroient et non mie sans cause. Ainsi le roy se partit de Paris et vint de rechief logier à Saint-Denis, avec tout son ost. En celui an, le duc de Normendie, qui estoit alé en Gascoigne asségier le chastel d'Aguillon et rien n'y avoit fait, oït des nouvelles que le roy d'Angleterre guerroioit son père, le roy de France, et avoit ars les maisons du roy; si en fut moult troublé et laissa toute la besoigne et s'en partit. Et quant le roy d'Angleterre se partit de Poissi si s'en vint à Beauvais la cité. Et pour ce que ceux de Beauvais se deffendoient noblement, et qu'il ne pot entrer en la cité, les Anglois, plains de mauvais esperit, ardirent aucuns des forbours de la cité et toute l'abbaye de Saint-Lucien, qui tant estoit belle et noble, sans y laisser riens du tout en tout; et d'ilec entrèrent en Picardie. Après ce, le roy de France se partit de Saint-Denis, ensuivant son anemi le roy d'Angleterre jusques à Abbeville en Picardie moult courageusement. Et le juesdi, feste saint Barthélemi, le roy d'Angleterre, à tout son ost, devoit disner à Araines[150]; mais le roy de France, qui moult désiroit de toute sa force ensuivre son adversaire, chevaucha ceste journée dix lieues, afin qu'il péust trouver son adversaire en disnant. Adonques, le roy d'Angleterre, quant il ot oï ces nouvelles, par lettres des traîtres qui estoient en la court du roy, que le roy de France estoit près et que hastivement il venoit contre luy, il laissa son disner et s'en despartit et s'en ala à Saigneville[151], au lieu qui est dit Blanche-Tache[152], et ilec passa la rivière de Somme avecques tout son ost; et emprès une forest qui est appellée Crécy se logea. Et les François mengièrent et burent les viandes que les Anglois avoient appareilliées pour le disner. Après ce, s'en retourna le roy comme dolent à Abbeville pour assembler son ost et pour fortifier les pons de la dite ville, afin que son ost peust seurement passer par dessus, car il estoient moult foibles et moult anciens. Le roy demoura toute celle journée de vendredi à Abbeville, pour la révérence de monseigneur saint Loys, duquel le jour estoit. L'endemain à matin, le roy vint à la Braye[153], une ville assez près de la forest de Crécy, et ilec luy fut dit que l'ost des Anglois estoit bien à quatre ou cinq lieues de luy, dont ceux mentoient faussement qui telles paroles luy disoient, car il n'avoit pas plus d'une lieue entre la ville et la forest, ou environ. A la parfin, environ heure de vespres, le roy vit l'ost des Anglois, lequel fut espris de grant hardiesse et de courroux, désirant de tout son cuer combattre à son anemi. Si fist tantost crier: _A l'arme!_ et ne voult croire au conseil de quelconque qui loyaument le conseillast, dont ce fut grant doleur; car l'on luy conseilloit que celle nuit luy et son ost se reposassent: mais il n'en voult rien faire. Ains s'en ala à toute sa gent assembler aux Anglois, lesquels Anglois giettèrent trois canons[154]: dont il avint que les Génevois arbalestriers qui estoient au premier front tournèrent les dos et laissièrent à traire; si ne scet l'on si ce fut par traïson, mais Dieu le scet. Toutes voies l'on disoit communément que la pluie qui chéoit avoit si moilliées les cordes de leur arbalestes que nullement il ne les povoient tendre; si s'en commencièrent les Génevois à enfuir et moult d'autres, nobles et non nobles. Et si tost qu'il virent le roy en péril, si le laissièrent et s'enfuirent. [150] Entre _Amiens_ et _Abbeville_. [151] A trois lieues au delà d'Abbeville. [152] Blanchetache est près du Crotoy; il y avait un gué. [153] Bray-les-Mareuil, à deux lieues d'Abbeville. [154] Firent tirer trois canons. Voilà cette fameuse mention de l'artillerie de Crécy. L'historien ne remarque pas que ces canons fussent une chose nouvelle, tout en attribuant à leur effet la déroute des archers génois, et par conséquent la perte de la bataille. Le continuateur français de Nangis ajoute: «Si que lesdis arbalestriers furent espouventés.» (_Note de M. Paulin Pâris._) De la dolente bataille de Crécy. Quant le roy vit ainsi faussement sa gent ressortir et aler, et meismement[155] les Genevois, le roy commanda que l'en descendist sur eux. Adonques, les nostres qui les cuidoient estre traitres les assaillirent moult cruellement et en mistrent plusieurs à mort. Et le roy désiroit moult à soy combatre main à main au roy d'Angleterre; mais bonnement il ne povoit, car les autres batailles qui estoient devant se combatoient aux archiers, lesquels archiers navrèrent moult de leur chevaux et leur firent moult d'autres dommages, en tant que c'est pitié et doleur du recorder, et dura ladite bataille jusques à soleil couchant. Finablement tout le fais de la bataille chéit sus les nostres et fut contre eux. [155] Surtout. En icelle journée, toute France ot confusion telle qu'elle n'avoit onques mais par le roy d'Angleterre soufferte, dont il soit mémoire à présent; car par peu de gens, et gens de nulle value, c'est assavoir archiers, furent tués le roy de Boesme, fils de Henri jadis empereur; le conte d'Alençon, frère du roi de France; le duc de Lorraine, le conte de Bloys, le conte de Flandres, le conte de Harecourt[156], le conte de Sancerre, le conte de Samines et moult d'autres nobles compaignies de barons et de chevaliers, desquels Dieu veuille avoir merci! En celui lieu de Crécy, la fleur de la chevalerie chéit. [156] Jean, frère de Geoffroi de Harcourt. La nuit venant[157], le roy, par le conseil de monseigneur Jehan de Haynau, chevalier, s'en ala gésir à la ville de la Braye[158]. Le dimanche matin, les Anglois ne se départirent pas, mais le roy, avecques ceux qu'il pot avoir en sa compaignie, s'en ala hastivement à la cité d'Amiens et ilec se tint. Iceluy meisme matin, plusieurs des nostres, tant de pié comme de cheval, pour ce qu'il véoient les banières du roy, si cuidoient que le roy y fust et se boutèrent dedens les Anglois; dont il avint que, en iceluy meisme dimanche, les Anglois en tuèrent greigneur nombre qu'il n'avoient fait le samedi devant, pourquoy nous devons croire que Dieu a souffert ceste chose par les desertes de nos péchiés, jasoit ce que à nous n'aparteigne pas de en jugier. Mais ce que nous voions, nous tesmoignons; car l'orgueil estoit moult grant en France, et meismement ès nobles et en aucuns autres; c'est assavoir: en orgueil de seigneurie et en convoitise de richesses et en deshonnesteté de vesteure et de divers habis qui couroient communément par le royaume de France, car les uns avoient robes si courtes qu'il ne leur venoient que aux nasches[159], et quant il se baissoient pour servir un seigneur, il monstroient leur braies[160] et ce qui estoit dedens à ceux qui estoient derrière eux; et si estoient si étroites qu'il leur falloit aide à eux vestir et au despoillier, et sembloit que l'on les escorchoit quant l'on les despoilloit. Et les autres avoient robes fronciées sus les rains comme femmes, et si avoient leurs chaperons destrenchiés menuement tout en tour; et si avoient une chauce[161] d'un drap et l'autre d'autre; et si leur venoient leur cornettes[162] et leur manches près de terre, et sembloient mieux jugleurs[163] que autres gens. Et pour ce, ce ne fut pas merveille si Dieu voult corriger les excès des François par son flael[164], le roy d'Angleterre. [157] «Et le roy fut toujours en son rang et en sa bataille, combien que peu de gens d'armes fussent demourés avecque luy. Et receut maintes trais de sajettes de ses ennemis. Et quant vint vers l'anuitier, par le conseil, etc.» (_Continuateur français de Nangis._) [158] Nos historiens modernes, d'après une leçon mal lue de Froissart, ont fait tenir ici un _bon mot_ à Philippe de Valois, demandant l'entrée du château de La Bray: _Ouvrez, ouvrez, c'est la fortune de la France_. Au lieu de cela, il y a dans tous les manuscrits de Froissart, comme l'avoit remarqué M. Dacier, _Ouvrez, c'est l'infortuné roi de France_. Ce qui est plus touchant et plus clair. (_Note de M. Paulin Pâris._) [159] Fesses. [160] Hauts-de-chausses; le haut du pantalon. [161] Vêtement qui couvre la jambe; le bas du pantalon. [162] Vêtement et ornement de tête. [163] Jongleurs. [164] Fléau. Après ces choses, se départit le roy anglois moult joieux de la grant victoire qu'il avoit eue, et s'en ala passer à Monstereul et Bouloigne, et vint jusques à Calais sus la mer. En celle ville de Calais estoit un vaillant chevalier, de par le roy de France capitaine, lequel avoit à nom Jehan de Vienne, né de Bourgoigne. Et pour ce que le roy d'Angleterre ne pot pas sitost entrer en la ville de Calais comme il voult, il la fist fermer de siége, et si fist eslever habitations assez près de ladite ville pour hébergier luy et son ost. Quant ceux de Calais virent qu'il estoient ainsi avironnés de leur anemis, tant par terre comme par mer, il ne s'en espoventèrent onques. Adonques jura le roy d'Angleterre qu'il ne se partiroit jusques à tant qu'il eust pris ladite ville de Calais, et appella le lieu où luy et son ost estoient, là où il avoit fait édifier, Villeneuve-la-Hardie; et là fut tout yver; et luy admenistroient les Flamens vivres par paiant l'argent. _Grandes Chroniques de Saint-Denis._ BATAILLE DE CRÉCY. 1346. Comment le roi d'Angleterre fit aviser par ses maréchaux la place où il ordonneroit ses batailles. Bien étoit informé le roi d'Angleterre que son adversaire le roi de France le suivoit à tout son grand effort, et avoit grand désir de combattre à lui, si comme il apparoît; car il l'avoit vitement poursuivi jusques bien près du passage de Blanche-Tache, et étoit retourné jusques à Abbeville: si dit adonc le roi d'Angleterre à ses gens: «Prenons ci place de terre, car je n'irai plus avant, si aurai vu nos ennemis; et bien y a cause que je les attende, car je suis sur le droit héritage de madame ma mère, qui lui fut donné en mariage: si le veux défendre et calenger contre mon adversaire Philippe de Valois.» Ses gens obéirent tous à son intention, et n'allèrent adonc plus avant. Si se logea le roi en pleins champs, et toutes ses gens aussi; et pour ce qu'il savoit bien qu'il n'avoit pas tant de gens, de la huitième partie, que le roy de France avoit, et si vouloit attendre l'aventure et la fortune, et combattre, il avoit mestier que il entendît à ses besognes. Si fit aviser et regarder par ses deux maréchaux, le comte de Warvich et messire Godefroy de Harecourt, et messire Regnault de Cobehen avec eux, vaillant chevalier durement, le lieu et la place où ils ordonneroient leurs batailles. Les dessus dits chevauchèrent autour des champs, et imaginèrent et considérèrent bien le pays et leur avantage: si firent le roi traire celle part et toutes manières de gens; et avoient envoyé leurs coureurs courir par devers Abbeville, pour ce qu'ils savoient bien que le roi de France y étoit et passeroit là la Somme, à savoir si ce vendredi ils se trairoient sur les champs et istroient d'Abbeville. Ils rapportèrent qu'il n'en étoit nul apparant. Adonc donna le roi congé à toutes ses gens d'eux traire à leurs logis pour ce jour, et l'endemain bien matin, au son des trompettes, être tous appareillés; ainsi que pour tantôt combattre en ladite place. Si se traït chacun, à cette ordonnance, en son logis, et entendirent à mettre à point et refourbir leurs armures. Or parlerons-nous un petit du roi Philippe, qui étoit le jeudi au soir venu en Abbeville. Comment le roi de France envoya ses maréchaux pour savoir le convenant des Anglois; et comment il donna à souper à tous les seigneurs qui avecques lui étoient, et leur pria qu'ils fussent amis ensemble. Le vendredi[165], tout le jour, se tint le roi de France dedans la bonne ville d'Abbeville, attendant ses gens qui toudis lui venoient de tous côtés; et faisoit aussi les aucuns passer outre ladite ville et traire aux champs, pour être plus appareillés l'endemain; car c'étoit son intention d'issir hors et combattre ses ennemis, comment qu'il fût. Et envoya ledit roi ce vendredi ses maréchaux, le sire de Saint-Venant et messire Charles de Montmorency, hors d'Abbeville, découvrir sur le pays, pour apprendre et savoir la vérité des Anglois. Si rapportèrent les dessus dits au roy, à heure de vespres, que les Anglois étoient logés sur les champs, assez près de Crécy en Ponthieu, et montroient, selon leur ordonnance et leur convenant, qu'ils attendoient là leurs ennemis. De ce rapport fut le roy de France moult lie, et dit que, s'il plaisoit à Dieu, l'endemain ils seroient combattus. Si pria le dit roy au souper, ce vendredi, de lès lui, tous les hauts princes qui adonc étoient dedans Abbeville; le roy de Behaigne premièrement, le comte d'Alençon son frère, le comte de Blois son neveu, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte d'Aucerre, le comte de Sancerre, le comte de Harecourt, messire Jean de Hainaut et foison d'autres; et fut ce soir en grand récréation et en grand parlement d'armes, et pria après souper à tous les seigneurs qu'ils fussent l'un à l'autre amis et courtois, sans envie, sans haine et sans orgueil: et chacun lui enconvenança. Encore attendoit ledit roy le comte de Savoie et messire Louis de Savoie son frère, qui devoient venir à bien mille lances de Savoyens et du Dauphiné; car ainsi étoient eux mandés et retenus et payés de leurs gages à Troyes en Champagne, pour trois mois. Or retournerons-nous au roy d'Angleterre, et vous conterons une partie de son convenant. [165] Le 25 du mois d'août. Comment le roi d'Angleterre donna à souper à ses comtes et barons, puis au matin, la messe ouïe, lui et son fils et plusieurs autres reçurent le corps de Notre-Seigneur; et comment il fit ordonner ses batailles. Ce vendredi, si comme je vous ai dit, se logea le roy d'Angleterre à pleins champs à tout son ost, et se aisèrent de ce qu'ils avoient: ils avoient bien de quoi, car ils trouvèrent le pays gras et plantureux de tous vivres, de vins et de viandes, et aussi, pour les défautes qui pouvoient avenir, grands pourvéances à charroi les suivoient. Si donna ledit roi à souper aux comtes et barons de son ost, leur fit moult grand chère, et puis leur donna congé d'aller reposer, si comme ils firent. Cette même nuit, si comme je l'ai depuis ouï recorder, quand toutes ses gens furent partis de lui, et qu'il fut demeuré de lès ses chevaliers de son corps et de sa chambre, il entra en son oratoire, et fut là à genoux et en oraison devant son autel, en priant dévotement Dieu qu'il le laissât l'endemain, s'il se combattoit, issir de la besogne à son honneur. Après ses oraisons, environ mie nuit, il alla coucher; et l'endemain se leva assez matin par raison, et ouït messe, et le prince de Galles, son fils; et s'accommunièrent; et en telle manière la plus grand partie de ses gens se confessèrent et mirent en bon état. Après les messes, le roy commanda à toutes gens eux armer, et issir hors de leurs logis et traire sur les champs en la propre place qu'ils avoient le jour devant avisée; et fit faire ledit roi un grand parc près d'un bois derrière son ost, et là mettre et retraire tous chars et charrettes; et fit entrer dedans ce parc tous les chevaux, et demeura chacun homme d'armes et archer à pied, et n'y avait en ce parc qu'une seule entrée. En après, il fit faire et ordonner par son connétable et ses maréchaux trois batailles: si fut mis et ordonné en la première son jeune fils le prince de Galles, et de lès ledit prince furent élus pour demeurer, le comte de Warvich, le comte de Kenfort, messire Godefroy de Harecourt, messire Regnault de Cobehen, messire Thomas de Hollande, messire Richard de Stanfort, le sire de Manne, le sire de la Ware, messire Jean Chandos, messire Barthelemy de Brubbes, messire Robert de Neufville, messire Thomas Cliford, le sire de Bourchier, le sire Latimer et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers, lesquels je ne sais mie tous nommer: si pouvoient être en la bataille du prince environ huit cents hommes d'armes et deux mille archers et mille brigands parmi les Gallois. Si se traït moult ordonnément cette bataille sur les champs, chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ou entre ses gens. En la seconde bataille furent le comte de Norhantonne, le comte d'Arondel, le sire de Ros, le sire de Lucy, le sire de Villebi, le sire de Basset, le sire de Saint-Aubin, messire Louis Tueton, le sire de Multon, le sire de la Selle et plusieurs autres; et étoient en cette bataille environ cinq cents hommes d'armes et douze cents archers. La tierce bataille eut le roi, pour son corps, et grand foison, selon l'aisement où il étoit, de bons chevaliers et écuyers; si pouvoient être en sa route et arroi environ sept cents hommes d'armes et deux mille archers. Quand ces trois batailles furent ordonnées, et que chacun comte, baron et chevalier sçut quelle chose il devoit faire, le roy d'Angleterre monta sur un petit palefroi, un blanc bâton en sa main, adextré de ses maréchaux, et puis alla tout le pas, de rang en rang, et admonestant et priant les comtes, les barons et les chevaliers qu'ils voulussent entendre et penser pour son honneur garder, et défendre son droit; et leur disoit ces langages en riant si doucement et de si liée chère, que qui fût tout déconforté si se pût-il reconforter en lui oyant et regardant. Et quand il eut ainsi visité toutes ses batailles, et ses gens admonestés et priés de bien faire la besogne, il fut heure de haute tierce (_midi_); si se retraït en sa bataille, et ordonna que toutes gens mangeassent à leur aise et bussent un coup. Ainsi fut fait comme il l'ordonna; et mangèrent et burent tout à loisir; et puis retroussèrent pots, barrils et leurs pourvéances sur leurs charriots, et revinrent en leurs batailles, ainsi que ordonnés étoient par les maréchaux; et s'assirent tous à terre, leurs bassinets et leurs arcs devant eux, en eux reposant pour être plus frais et plus nouveaux quand leurs ennemis viendroient; car telle étoit l'intention du roi d'Angleterre que là il attendroit son adversaire le roy de France, et se combattroit à lui et à sa puissance. Comment le roi de France, la messe ouïe, se partit d'Abbeville à tout son ost; et comment il envoya quatre de ses chevaliers pour aviser le conroi des Anglais. Le samedi[166] au matin, se leva le roy de France assez matin, et ouït messe en son hôtel dedans Abbeville, en l'abbaye Saint-Pierre où il étoit logé; et aussi firent tous les seigneurs, le roi de Behaigne, le comte d'Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, et tous les chefs des grands seigneurs qui dedans Abbeville étoient arrêtés. Et sachez que le vendredi ils ne logèrent mie tous dedans Abbeville, car ils n'eussent pu, mais ès villages d'environ; et grand foison en y eut à Saint-Riquier, qui est une bonne ville fermée. Après soleil levant, ce samedi, se partit le roy de France d'Abbeville, et issit des portes; et y avoit si grandfoison de gens d'armes que merveille seroit à penser. Si chevaucha ledit roy tout souef pour suratendre ses gens, le roy de Behaigne et messire Jean de Hainaut, en sa compagnie. [166] Le 26 du mois d'août. Quand le roy et sa grosse route furent éloignés de la ville d'Abbeville environ deux lieues, en approchant les ennemis, si lui fut dit: «Sire, ce seroit bon que vous fissiez entendre à ordonner vos batailles et fissiez toutes manières de gens de pied passer devant, parquoi ils ne soient point foulés de ceux de cheval; et que vous envoyiez trois ou quatre de vos chevaliers devant chevaucher, pour aviser vos ennemis, ni en quel état ils sont.» Ces paroles plurent bien audit roy; et y envoya quatre moult vaillans chevaliers, le Moine de Basele (_Bâle_), le seigneur de Noyers, le seigneur de Beaujeu, et le seigneur d'Aubigny. Ces quatre chevaliers chevauchèrent si avant qu'ils approchèrent de moult près les Anglois, et que ils purent bien aviser et imaginer une grand partie de leur affaire. Et bien virent les Anglois qu'ils étoient là venus pour eux voir: mais ils n'en firent semblant, et les laissèrent en paix tout bellement revenir. Or retournèrent arrière ces quatre chevaliers devers le roy de France et les seigneurs de son conseil, qui chevauchoient le petit pas, en eux surattendant; si s'arrêtèrent sur les champs sitôt qu'ils les virent venir. Les dessus dits rompirent la presse, et vinrent jusques au roy. Adonc leur demanda le roy tout haut: «Seigneurs, quelles nouvelles?» Ils regardèrent tous l'un à l'autre, sans mot sonner; car nul ne vouloit parler devant son compagnon, et disoient l'un à l'autre: «Sire, parlez au roy; je ne parlerai point devant vous.» Là furent-ils en estrif une espace que nul ne vouloit, par honneur, soi avancer de parler. Finablement issit de la bouche du roy l'ordonnance qu'il commanda au Moine de Basele, que on tenoit ce jour l'un des plus chevalereux et vaillants chevaliers du monde, qui plus avoit travaillé de son corps, qu'il en dît son entente; et étoit ce chevalier au roy de Behaigne, qui s'en tenoit pour bien paré quand il l'avoit de lès lui. Comment le Moine de Basele conseilla au roi de France faire arrêter ses gens emmi les champs et ordonner ses batailles. «Sire, ce dit le Moine de Basele, je parlerai puisqu'il vous plaît, sous la correction de mes compagnons. Nous avons chevauché; si avons vu et considéré le convenant des Anglois. Sachez qu'ils sont mis et arrêtés en trois batailles, bien et faiticement, et ne font nul semblant qu'ils doivent fuir, mais vous attendent, à ce qu'ils montrent. Si conseille, de ma partie, sauf toujours le meilleur conseil, que vous fassiez toutes vos gens-ci arrêter sur les champs et loger pour cette journée; car ainçois que les derniers puissent venir jusques à eux, et que vos batailles soient ordonnées, il sera tard; si seront vos gens lassés et travaillés et sans arroi, et vous trouverez vos ennemis frais et nouveaux, et tous pourvus de savoir quelle chose ils doivent faire; si pourrez le matin vos batailles ordonner plus mûrement et mieux, et par plus grand loisir aviser vos ennemis par lequel lès on les pourra combattre; car soyez tout sûr qu'ils vous attendront.» Ce conseil et avis plut grandement bien au roy de France; et commanda que ainsi fût fait que ledit moine avoit parlé. Si chevauchèrent les deux maréchaux, l'un devant, l'autre derrière, en disant et commandant aux bannerets: «Arrêtez bannières, de par le roi, au nom de Dieu et de monseigneur saint Denis!» Ceux qui étoient premiers à cette première ordonnance s'arrêtèrent, et les derniers non, mais chevauchèrent toujours avant; et disoient qu'ils ne s'arrêteroient point, jusques à ce qu'ils fussent aussi avant que les premiers étoient. Et quand les premiers véoient qu'ils les approchaient, ils chevauchoient avant. Ainsi par grand orgueil et par grand boubant fut demenée cette chose, car chacun vouloit surpasser son compagnon; et ne put être crue ni ouïe la parole du vaillant chevalier: dont il leur en meschéy si grandement, comme vous orrez recorder assez brièvement. Ni aussi le roi ni ses maréchaux ne purent adonc être maîtres de leurs gens, car il y avoit si grands gens et si grand nombre de grands seigneurs, que chacun vouloit là montrer sa puissance. Si chevauchèrent en cel état, sans arroi et sans ordonnance, si avant qu'ils approchèrent leurs ennemis, et qu'ils les véoient en leur présence. Or fut moult grand blâme pour les premiers, et mieux leur valsist être ordonnés à l'ordonnance du vaillant chevalier que ce qu'ils firent; car sitôt qu'ils virent leurs ennemis, ils reculèrent tout à un faix, si désordonnément que ceux qui derrière étoient s'en ébahirent, et cuidèrent que les premiers se combatissent et qu'ils fussent jà déconfits; et eurent adonc bien espace d'aller devant s'ils vouldrent; de quoi aucuns y allèrent, et aucuns se tinrent tous cois. Là y avoit sur les champs si grand peuple de communauté que sans nombre, et en étoient les chemins tous couverts entre Abbeville et Crécy; et quand ils durent approcher leurs ennemis, à trois lieues près ils sachèrent leurs épées, et écrièrent: «A la mort, à la mort!» Et si ne véoient nullui. Comment le roi de France commanda à ses maréchaux faire commencer la bataille par les Gennevois; et comment lesdits Gennevois furent tous déconfits. Il n'est nul homme, tant fut présent à celle journée, ni eut bon loisir d'aviser et imaginer toute la besogne ainsi qu'elle alla, qui en sçût ni pût imaginer, ni recorder la vérité, espécialement de la partie des François, tant y eut povre arroi et ordonnance en leurs conrois; et ce que j'en sais, je l'ai sçu le plus par les Anglois, qui imaginèrent bien leur convenant, et aussi par les gens messire Jean de Hainaut, qui fut toujours de lès le roi de France. Les Anglois qui ordonnés étoient en trois batailles, et qui séoient jus à terre tout bellement, sitôt qu'ils virent les François approcher, ils se levèrent moult ordonnément sans nul effroi, et se rangèrent en leurs batailles, celle du prince tout devant, leurs archers mis en manière d'une herse, et les gens d'armes au fond de la bataille. Le comte de Norhantonne et le comte d'Arondel et leur bataille, qui faisoient la seconde, se tenoient sur aile bien ordonnément, et avisés et pourvus pour conforter le prince, si besoin étoit. Vous devez savoir que ces seigneurs, rois, ducs, comtes, barons françois ne vinrent mie jusques là tous ensemble, mais l'un devant, l'autre derrière, sans arroi et sans ordonnance. Quand le roi Philippe vint jusques sur la place où les Anglois étoient près de là arrêtés et ordonnés, et il les vit, le sang lui mua, car il les héoit; et ne se fut adonc nullement refrené ni abstenu d'eux combattre; et dit à ses maréchaux: «Faites passer nos Gennevois devant et commencer la bataille, au nom de Dieu et de monseigneur saint Denis.» Là avoit de cesdits Gennevois arbalétriers environ quinze mille, qui eussent eu aussi cher néant que commencer adonc la bataille; car ils étoient durement las et travaillés d'aller à pied ce jour plus de six lieues, tous armés, et de leurs arbalètres porter; et dirent adonc à leurs connétables qu'ils n'étoient mie adonc ordonnés de faire grand exploit de bataille. Ces paroles volèrent jusques au comte d'Alençon, qui en fut durement courroucé, et dit: «On se doit bien charger de telle ribaudaille, qui faillent au besoin!» Entrementes que ces paroles couroient et que ces Gennevois se reculoient et se détrioient, descendit une pluie du ciel si grosse et si épaisse que merveilles, et un tonnerre et un esclistre moult grand et moult horrible. Paravant cette pluie, pardessus les batailles, autant d'un côté que d'autre, avoit volé si grand foison de corbeaux que sans nombre, et demené le plus grand tempêtis du monde. Là disoient aucuns sages chevaliers que c'étoit un signe de grand bataille et de grand effusion de sang. Après toutes ces choses, se commença l'air à éclaircir et le soleil à luire bel et clair. Si l'avoient les François droit en l'oeil, et les Anglois par derrière. Quand les Gennevois furent tous recueillis et mis ensemble, et ils durent approcher leurs ennemis, ils commencèrent à crier si très haut que ce fut merveilles, et le firent pour ébahir les Anglois; mais les Anglois se tinrent tous cois, ni oncques n'en firent semblant. Secondement encore crièrent eux ainsi, et puis allèrent un petit pas avant; et les Anglois restoient tous cois, sans eux mouvoir de leur pas. Tiercement encore crièrent moult haut et moult clair, et passèrent avant, et tendirent leurs arbalètres et commencèrent à traire. Et ces archers d'Angleterre, quand ils virent cette ordonnance, passèrent un pas en avant, et puis firent voler ces sagettes de grand façon, qui entrèrent et descendirent si ouniement sur ces Gennevois que ce sembloit neige. Les Gennevois, qui n'avoient pas appris à trouver tels archers que sont ceux d'Angleterre, quand ils sentirent ces sagettes qui leur perçaient bras, têtes et ban-lèvre, furent tantôt déconfits; et coupèrent les plusieurs les cordes de leurs arcs, et les aucuns les jetoient jus: si se mirent ainsi au retour. Entre eux et les François avoit une grand haie de gens d'armes, montés et parés moult richement, qui regardoient le convenant des Gennevois; si que quand ils cuidèrent retourner, ils ne purent; car le roi de France, par grand mautalent, quand il vit leur povre arroi, et qu'ils déconfisoient ainsi, commanda et dit: «Or tôt, tuez toute cette ribaudaille, car ils nous empêchent la voie sans raison.» Là vissiez gens d'armes en tous les entre eux férir et frapper sur eux, et les plusieurs trébucher et chéoir parmi eux, qui oncques ne se relevèrent. Et toujours trayoient les Anglois en la plus grand presse, qui rien ne perdoient de leur trait; car ils empalloient et féroient parmi le corps ou parmi les membres gens et chevaux qui là chéoient et trébuchoient à grand meschef; et ne pouvoient être relevés, si ce n'étoit par force et par grand aide de gens. Ainsi ce commença la bataille entre la Broye et Crécy en Ponthieu, ce samedi à heure de vespres. Comment le roi de Behaigne, qui goute n'y véoit, se fit mener en la bataille et y fut mort lui et les siens; et comment son fils le roi d'Allemaigne s'enfuit. Le vaillant et gentil roi de Behaigne[167], qui s'appeloit messire Jean de Lucembourc, car il fut fils de l'empereur Henry de Lucembourc, entendit par ses gens que la bataille étoit commencée; car quoiqu'il fût là armé et en grand arroi, si ne véoit-il goute et étoit aveugle. Si demanda aux chevaliers qui de lès lui étoient comment l'ordonnance de leurs gens se portoit. Cils lui en recordèrent la vérité, et lui dirent: «Monseigneur, ainsi est; tous les Gennevois sont déconfits, et a commandé le roi eux tous tuer; et toutes fois entre nos gens et eux a si grand toullis que merveille, car ils chéent et trébuchent l'un sur l'autre, et nous empêchent trop grandement.»--«Ha! répondit le roi de Behaigne, c'est un petit signe pour nous.» Lors demanda-t-il après le roi d'Allemaigne, son fils, et dit: «Où est messire Charles, mon fils?» Cils répondirent: «Monseigneur, nous ne savons; nous créons bien qu'il soit d'autre part, et qu'il se combatte.» Adonc, dit le roi à ses gens une grand vaillance: «Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis et mes compagnons; à la journée d'huy je vous prie et requiers très-espécialement que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d'épée.» Et ceux qui de lès lui étoient, et qui son honneur et leur avancement aimoient, lui accordèrent. Là étoit le moine de Basele à son frein, qui envis l'eût laissé; et aussi eussent plusieurs bons chevaliers de la comté de Lucembourc qui étoient tous de lès lui: si que, pour eux acquitter et qu'ils ne le perdissent en la presse, ils se lièrent par les freins de leurs chevaux tous ensemble, et mirent le roi leur seigneur tout devant, pour mieux accomplir son désir; et ainsi s'en allèrent sur leurs ennemis. [167] Bohême. Bien est vérité que de si grands gens d'armes et de si noble chevalerie et tel foison que le roi de France avoit là, il issit trop peu de grands faits d'armes, car la bataille commença tard; et si étoient les François fort las et travaillés, ainsi qu'ils venoient. Toutes fois les vaillants hommes et les bons chevaliers, pour leur honneur, chevauchoient toujours avant, et avoient plus cher à mourir que fuite vilaine leur fût reprochée. Là étoient le comte d'Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte de Harecourt, le comte de Saint-Pol, le comte de Namur, le comte d'Aucerre, le comte d'Aumale, le comte de Sancerre, le comte de Salebruche, et tant de comtes, de barons et de chevaliers que sans nombre. Là étoit messire Charles de Behaigne, qui s'appeloit et escrisoit jà roi d'Allemaigne et en portoit les armes, qui vint moult ordonnément jusques à la bataille; mais quand il vit que la chose alloit mal pour eux, il s'en partit: je ne sais pas quel chemin il prit. Ce ne fit mie le bon roi son père, car il alla si avant sur ses ennemis que il férit un coup d'épée, voire trois, voire quatre, et se combattit moult vaillamment; et aussi firent tous ceux qui avec lui étoient pour l'accompagner; et si bien le servirent, et si avant se boutèrent sur les Anglois, que tous y demeurèrent, ni oncques nul ne s'en partit; et furent trouvés l'endemain sur la place autour de leur seigneur, et leurs chevaux, tous alloyés ensemble. Comment messire Jean de Hainaut conseille au roi Philippe qu'il se retraie; et comment le comte d'Alençon et le comte de Flandre se combattirent longuement et vaillamment. Vous devez savoir que le roi de France avoit grand angoisse au coeur quand il véoit ses gens ainsi déconfire et fondre l'un sur l'autre, par une poignée de gens que les Anglois étoient: si en demanda conseil à messire Jean de Hainaut, qui de lès lui étoit. Ledit messire Jean de Hainaut lui répondit, et dit: «Certes, sire, je ne vous saurois conseiller le meilleur pour vous, si ce n'étoit que vous vous retraissiez et missiez à sauveté, car je n'y vois point de recouvrer; il sera tantôt tard: si pourriez aussi bien chevaucher sur vos ennemis et être perdu, que entre vos amis.» Le roi, qui tout frémissoit d'ire et de mautalent, ne répondit point adonc, mais chevaucha encore un petit plus avant; et lui sembla qu'il se vouloit adresser devers son frère le comte d'Alençon, dont il véoit les bannières sur une petite montagne; lequel comte d'Alençon descendit moult ordonnément sur les Anglois et les vint combattre, et le comte de Flandre d'autre part. Si vous dis que ces deux seigneurs et leurs routes, en costiant les archers, s'en vinrent jusques à la bataille du prince, et là se combattirent moult longuement et moult vaillamment; et volontiers y fût le roi venu, s'il eût pu: mais il y avoit une si grand haie d'archers et de gens d'armes au-devant que jamais ne put passer, car tant plus venoit et plus éclaircissoit son conroi. Ce jour, au matin, avoit donné le roi Philippe audit messire Jean de Hainaut un noir coursier, durement grand et bel, lequel messire Jean l'avoit baillé à un sien chevalier, messire Thierry de Senseilles, qui portoit sa bannière: dont il avint que le chevalier monté sur le coursier, la bannière messire Jean de Hainaut devant lui, transperça tous les conrois des Anglois; et quand il fut hors et outre, au prendre son retour il trébucha parmi un fossé, car il étoit durement blessé, et y eût été mort sans remède: mais son page, sur son coursier, autour des batailles l'avoit poursui; et le trouva si à point qu'il gissoit là et ne se pouvoit ravoir. Il n'avoit autre empêchement que du cheval; car les Anglois n'issoient point de leurs batailles pour nullui prendre ni grever. Lors descendit le page, et fit tant que son maître fut relevé et remonté: ce beau service lui fit-il. Et sachez que le sire Jean de Senseilles ne revint mie arrière par le chemin qu'il avoit fait; et aussi, au voir dire, il n'eût pu. Comment ceux de la bataille au prince de Galles envoyèrent au roi d'Angleterre pour avoir secours; et comment le roi leur répondit. Cette bataille, faite ce samedi, entre la Broye et Crécy, fut moult félonneuse et très horrible; et y advinrent plusieurs grands faits d'armes qui ne vinrent mie tous à connoissance; car quand la bataille commença il étoit jà moult tard. Ce greva plus les François que autre chose, car plusieurs gens d'armes, chevaliers et écuyers, sur la nuit, perdoient leurs maîtres et leurs seigneurs: si vaucroient parmi les champs et s'embattoient souvent, à petite ordonnance, entre les Anglois, où tantôt ils étoient envahis et occis, ni nul étoit pris à rançon ni à merci, car entre eux ils l'avoient ainsi au matin ordonné, pour le grand nombre de peuple dont ils étoient informés qui les suivoit. Le comte Louis de Blois, neveu du roi Philippe et du comte d'Alençon, s'en vint avec ses gens, dessous sa bannière, combattre aux Anglois, et là se porta-t-il moult vaillamment, et aussi fit le duc de Lorraine. Et dirent les plusieurs que si la bataille eût aussi bien été commencée au matin qu'elle fut sur le vespre, il y eût eu entre les François plusieurs grands recouvrances et grands appertises d'armes, qui point n'y furent. Si y eut aucuns chevaliers et écuyers françois et de leur côté, tant Allemands comme Savoisiens, qui par force d'armes rompirent la bataille des archers du prince, et vinrent jusques aux gens d'armes combattre aux épées, main à main, moult vaillamment, et là eut fait plusieurs grands appertises d'armes; et y furent, du côté des Anglois, très bons chevaliers, messire Regnault de Cobehen et messire Jean Chandos; et aussi furent plusieurs autres, lesquels je ne puis mie tous nommer, car là de lès le prince étoit toute la fleur de chevalerie d'Angleterre. Et adonc le comte de Norhantonne et le comte d'Arondel, qui gouvernoient la seconde bataille et se tenoient sur aile, vinrent rafraîchir la bataille dudit prince; et bien en étoit besoin, car autrement elle eût eu à faire; et pour le péril où ceux qui gouvernoient et servoient le prince se véoient, ils envoyèrent un chevalier de leur conroi devers le roi d'Angleterre, qui se tenoit plus à mont sur la motte d'un moulin à vent, pour avoir aide. Si dit le chevalier, quand il fut venu jusques au roi: «Monseigneur, le comte de Warvich, le comte de Kenfort et messire Regnault de Cobehen, qui sont de lès le prince votre fils, ont grandement à faire, et les combattent les François moult aigrement; pourquoi ils vous prient que vous et votre bataille les veniez conforter et aider à ôter de ce péril; car si cet effort monteplie et s'efforce ainsi, ils se doutent que votre fils n'ait beaucoup à faire.» Lors répondit le roi, et demanda au chevalier, qui s'appeloit messire Thomas de Norvich: «Messire Thomas, mon fils est-il mort, ou aterré, ou si blessé qu'il ne se puisse aider?» Cil répondit: «Nennin, monseigneur, si Dieu plaît; mais il est en dur parti d'armes; si auroit bien mestier de votre aide.»--«Messire Thomas, dit le roi, or retournez devers lui et devers ceux qui ci vous ont envoyé, et leur dites, de par moi, qu'ils ne m'envoient mes huy requerre, pour aventure qui leur avienne, tant que mon fils soit en vie; et leur dites que je leur mande qu'ils laissent à l'enfant gagner ses éperons, car je veux, si Dieu l'a ordonné, que la journée soit sienne, et que l'honneur lui en demeure et à ceux en quelle charge je l'ai baillé.» Sur ces paroles retourna le chevalier à ses maîtres, et leur recorda tout ce que vous avez ouï; laquelle réponse les encouragea grandement, et se reprirent en eux-mêmes de ce qu'ils l'avoient là envoyé: si furent meilleurs chevaliers que devant; et y firent plusieurs grands appertises d'armes, ainsi qu'il apparut, car la place leur demeura à leur honneur. Comment le comte de Harecourt, le comte d'Alençon, le comte de Flandre, le comte de Blois, le duc de Lorraine et plusieurs autres grands seigneurs furent déconfits et morts. On doit bien croire et supposer que là où il y avoit tant de vaillans hommes et si grand multitude de peuple, et où tant et tel foison de la partie des François en demeurèrent sur la place, qu'il y eut fait ce soir plusieurs grands appertises d'armes, qui ne vinrent mie toutes à connoissance. Il est bien vrai que messire Godefroy de Harecourt, qui étoit de lès le prince et en sa bataille, eut volontiers mis peine et entendu à ce que le comte de Harecourt son frère eût été sauvé; car il avoit ouï recorder à aucuns Anglois que on avoit vu sa bannière, et qu'il étoit avec ses gens venu combattre aux Anglois. Mais le dit messire Godefroy n'y put venir à temps; et fut là mort sur la place le dit comte, et aussi fut le comte d'Aumale, son neveu. D'autre part, le comte d'Alençon et le comte de Flandre se combattoient moult vaillamment aux Anglois, chacun dessous sa bannière et entre ses gens; mais ils ne purent durer ni résister à la puissance des Anglois, et furent là occis sur la place, et grand foison de bons chevaliers et écuyers de lès eux, dont ils étoient servis et accompagnés. Le comte Louis de Blois et le duc de Lorraine son serourge, avec leurs gens et leurs bannières, se combattoient d'autre part moult vaillamment, et étoient enclos d'une route d'Anglois et de Gallois, qui nullui ne prenoient à merci. Là firent eux de leurs corps plusieurs grands appertises d'armes, car ils étoient moult vaillans chevaliers et bien combattans; mais toutes fois leur prouesse ne leur valut rien, car ils demeurèrent sur la place, et tous ceux qui de lès eux étoient. Aussi fut le comte d'Aucerre, qui étoit moult vaillant chevalier, et le comte de Saint-Pol, et tant d'autres, que merveilles seroit à recorder. Comment le roi de France se partit, lui cinquième de barons tant seulement, de la bataille de Crécy, en lamentant et complaignant de ses gens. Sur le vespre tout tard, ainsi que à jour faillant, se partit le roi Philippe tout déconforté, il y avoit bien raison, lui cinquième de barons tant-seulement. C'étoient messire Jean de Hainaut, le premier et le plus prochain de lui, le sire de Montmorency, le sire de Beaujeu, le sire d'Aubigny et le sire de Montsault. Si chevaucha le dit roi tout lamentant et complaignant ses gens, jusques au châtel de la Broye. Quand il vint à la porte, il la trouva fermée et le pont levé, car il étoit toute nuit, et faisoit moult brun et moult épais. Adonc fit le roi appeller le châtelain, car il vouloit entrer dedans. Si fut appelé, et vint avant sur les guérites, et demanda tout haut: «Qui est là qui heurte à cette heure?» Le roi Philippe, qui entendit la voix, répondit et dit: «Ouvrez, ouvrez, châtelain, c'est l'infortuné roi de France.» Le châtelain saillit tantôt avant, qui reconnut la parole du roi de France, et qui bien savoit que jà les leurs étoient déconfits, par aucuns fuyans qui étoient passés dessous le châtel. Si abaissa le pont et ouvrit la porte. Lors entra le roi dedans, et toute sa route. Si furent là jusques à mi nuit; et n'eut mie le roi conseil qu'il y demeurât ni s'enserrât là-dedans. Si but un coup, et aussi firent ceux qui avec lui étoient, et puis s'en partirent, et issirent du châtel, et montèrent à cheval, et prirent guides pour eux mener, qui connaissoient le pays: si entrèrent à chemin environ mie nuit, et chevauchèrent tant que, au point du jour, ils entrèrent en la bonne ville d'Amiens. Là s'arrêta le roi, et se logea en une abbaye, et dit qu'il n'iroit plus avant tant qu'il sçût la vérité de ses gens, lesquels y étoient demeurés et lesquels étoient échappés. Or, retournerons à la déconfiture de Crécy et à l'ordonnance des Anglois, et comment, ce samedi que la bataille fut, et le dimanche au matin, ils persévérèrent. Ci dit comment messire Jean de Hainaut fit partir le roi de France de la bataille, ainsi comme par force. Vous devez savoir que la déconfiture et la perte pour les François fut moult grand et moult horrible, et que trop y demeurèrent sur les champs de nobles et vaillans hommes, ducs, comtes, barons et chevaliers, par lesquels le royaume de France fut depuis moult affaibli d'honneur, de puissance et de conseil. Et sachez que si les Anglois eussent chassé, ainsi qu'ils firent à Poitiers, encore en fût trop plus demeuré, et le roi de France même: mais nennin; car le samedi oncques ne se partirent de leurs conrois pour chasser après hommes, et se tenoient sur leurs pas, gardans leur place, et se défendoient à ceux qui les assailloient. Et tout ce sauva le roi de France d'être pris, car le dit roi demeura tant sur la place, assez près de ses ennemis, si comme dessus est dit, qu'il fut moult tard; et n'avoit à son département pas plus de soixante hommes, uns et autres. Et adonc le prit messire Jean de Hainaut par le frein, qui l'avoit à garder et à conseiller, et qui jà l'avoit remonté une fois, car du trait on avoit occis le coursier du roi, et lui dit: «Sire, venez-vous-en, il est temps; ne vous perdez mie si simplement: si vous avez perdu cette fois, vous recouvrerez une autre.» Et l'emmena le dit messire Jean de Hainaut comme par force. Si vous dis que ce jour les archers d'Angleterre portèrent grand confort à leur partie; car par leur trait les plusieurs disent que la besogne se parfit, combien qu'il y eût bien aucuns vaillans chevaliers de leur côté qui vaillamment se combattirent de la main, et qui moult y firent de belles appertises d'armes et de grands recouvrances. Mais on doit bien sentir et connoître que les archers y firent un grand fait; car par leur trait, de commencement, furent les Gennevois déconfits, qui étoient bien quinze mille, ce qui leur fut un grand avantage; car trop grand foison de gens d'armes richement armés et parés et bien montés, ainsi que on se montoit adonc, furent déconfits et perdus par les Gennevois, qui trébuchoient parmi eux, et s'entoulloient tellement qu'ils ne se pouvoient lever ni ravoir. Et là, entre les Anglois, avoit pillards et ribaux, Gallois et Cornouaillois, qui poursuivoient gens d'armes et archers, qui portoient grands coutilles, et venoient entre leurs gens d'armes et leurs archers qui leur faisoient voie, et trouvoient ces gens en ce danger, comtes, barons, chevaliers et écuyers; si les occioient sans merci, comme grand sire qu'il fût. Par cet état en y eut ce soir plusieurs perdus et murdris, dont ce fut pitié et dommage, et dont le roi d'Angleterre fut depuis courroucé que on ne les avoit pris à rançon, car il y eut grand quantité de seigneurs morts. Comment le dimanche au matin, après la déconfiture de Crécy, les Anglois déconfirent ceux de Rouen et de Beauvais. Quand la nuit, ce samedi, fut toute venue, et que on n'oyoit mais ni crier, ni jupper, ni renommer aucune enseigne ni aucun seigneur, si tinrent les Anglois à avoir la place pour eux, et leurs ennemis déconfits. Adonc allumèrent-ils en leur ost grand foison de fallots et de tortis, pour ce qu'il faisoit moult brun; et lors s'avala le roi Édouard, qui encore tout ce jour n'avoit mis son bassinet, et s'en vint, à toute sa bataille, moult ordonnément devers le prince son fils; si l'accolla et baisa, et lui dit: «Beau fils, Dieu vous doint bonne persévérance! vous êtes mon fils, car loyalement vous vous êtes hui acquitté; si êtes digne de tenir terre.» Le prince, à cette parole, s'inclina tout bas et se humilia en honorant le roi son père; ce fut raison. Vous devez savoir que grand liesse de coeur et grand joie fut là entre les Anglois, quand ils virent et sentirent que la place leur étoit demeurée et que la journée avoit été pour eux: si tinrent cette aventure pour belle et à grand gloire, et en louèrent et regracièrent les seigneurs et les sages hommes moult grandement, et par plusieurs fois cette nuit Notre Seigneur, qui telle grâce leur avoit envoyée. Ainsi passèrent celle nuit sans nul bobant: car le roi d'Angleterre ne vouloit mie que aucun s'en fesist. Quand vint au dimanche au matin, il fit grand bruine, et tel que à peine pouvoit-on voir loin un arpent de terre: donc se partirent de l'ost, par l'ordonnance du roi et de ses maréchaux, environ cinq cents hommes d'armes et deux mille archers, pour chevaucher, à savoir si ils trouveroient nullui ni aucun François qui se fussent recueillis. Ce dimanche au matin, s'étoient partis d'Abbeville et de Saint-Riquier en Ponthieu les communautés de Rouen et de Beauvais, qui rien ne savoient de la déconfiture qui avoit été faite le samedi: si trouvèrent à male étreine pour eux; en leur encontre, ces Anglois qui chevauchoient, et se boutèrent entre eux, et cuidèrent de premier que ce fût de leurs gens. Sitôt que les Anglois les ravisèrent, ils leur coururent sus de grand manière; et là de rechef eut grand bataille et dure; et furent tantôt ces François déconfits et mis en chasse; et ne tinrent nul conroi. Si en y eut morts sur les champs, que par haies, que par buissons, ainsi qu'ils fuyoient, plus de sept mille; et si eût fait clair, il n'en eût jà pied échappé. Assez tôt après, en une autre route, furent rencontrés de ces Anglois l'archevêque de Rouen et le grand prieur de France, qui rien ne savoient aussi de la déconfiture, et avoient entendu que le roi ne se combattroit jusques à ce dimanche; et cuidèrent des Anglois que ce fussent leurs gens: si s'adressèrent devers eux, et tantôt les Anglois les envahirent et assaillirent de grand volonté. Et là eut de rechef grand bataille et dure, car ces deux seigneurs étoient pourvus de bonnes gens d'armes; mais ils ne purent durer longuement aux Anglois, ainçois furent tantôt déconfits et presque tous morts. Peu se sauvèrent; et y furent morts les deux chefs qui les menoient, ni oncques il n'y eut pris homme à rançon. Ainsi chevauchèrent cette matinée ces Anglois, querans aventures: si trouvèrent et rencontrèrent plusieurs François qui s'étoient fourvoyés le samedi, et qui avoient cette nuit géu sur les champs, et qui ne savoient nulles nouvelles de leur roi ni de leurs conduiseurs: si entrèrent en pauvre étreine pour eux, quand ils se trouvèrent entre les Anglois; car ils n'en avoient nulle mercy, et mettoient tout à l'épée. Et me fut dit que de communautés et de gens de pied des cités et des bonnes villes de France, il y en eut morts ce dimanche au matin plus quatre fois que le samedi que la grosse bataille fut. Comment le roi d'Angleterre fit chercher les morts pour en savoir le nombre, et fit enterrer les corps des grands seigneurs. Le dimanche, ainsi que le roi d'Angleterre issoit de la messe, revinrent les chevaucheurs et les archers qui envoyés avoient été pour découvrir le pays, et savoir si aucune assemblée et recueillette se faisoit des François: si recordèrent au roi tout ce qu'ils avoient vu et trouvé, et lui dirent bien qu'il n'en étoit nul apparent. Adonc eut conseil le roi qu'il enverroit chercher les morts, pour savoir quels seigneurs étoient là demeurés. Si furent ordonnés deux moult vaillans chevaliers pour aller là, et en leur compagnie trois hérauts pour reconnoître leurs armes, et deux clercs pour écrire et enregistrer les noms de ceux qu'ils trouveroient. Les deux chevaliers furent messire Regnault de Cobehen et messire Richard de Stanfort. Si se partirent du roi et de son logis, et se mirent en peine de voir et visiter tous les occis. Si en trouvèrent si grand foison, qu'ils en furent tous émerveillés; et cherchèrent au plus justement qu'ils purent ce jour tous les champs, et y mirent jusques à vespres bien basses. Au soir, ainsi que le roi d'Angleterre devoit aller souper, retournèrent les dessus nommés deux chevaliers devers le roi, et firent juste rapport de tout ce qu'ils avoient vu et trouvé. Si dirent que onze chefs de princes étoient demeurés sur la place, quatre-vingts bannerets, douze cents chevaliers d'un écu, et environ trente mille hommes d'autres gens. Si louèrent le dit roi d'Angleterre, le prince son fils et tous les seigneurs, grandement Dieu, et de bon courage, de la belle journée qu'il leur avoit envoyée, que une poignée de gens qu'ils étoient au regard des François avoient ainsi déconfit leurs ennemis. Et par espécial, le roi d'Angleterre et son fils complaignirent longuement la mort du vaillant roi de Behaigne, et le recommandèrent grandement, et ceux qui de lès lui étoient demeurés. Si arrêtèrent encore là celle nuit, et le lundi au matin ils ordonnèrent de partir; et fit le dit roi d'Angleterre, en cause de pitié et de grâce, tous les corps des grands seigneurs, qui là étoient demeurés, prendre et ôter de dessus la terre et porter en un moutier près de là, qui s'appelle Montenay (_Maintenay_), et ensevelir en sainte terre; et fit à savoir à ceux du pays qu'il donnoit trêve trois jours pour chercher le champ de Crécy et ensevelir les morts; et puis chevaucha outre vers Montreuil sur la mer; et ses maréchaux coururent devers Hesdin, et ardirent Waubain et Serain; mais au dit châtel ne purent-ils rien forfaire, car étoit trop fort et si étoit bien gardé. Si se logèrent ce lundi sur la rivière de Hesdin du côté devers Blangis, et lendemain ils passèrent outre et chevauchèrent devers Boulogne. Si ardirent en leur chemin la ville de Saint-Josse et le Neuf-Châtel, et puis Estaples et Rue, et tout le pays de Boulonnois; et passèrent entre les bois de Boulogne et la forêt de Hardelo, et vinrent jusques à la grosse ville de Wissant. Là se logea le dit roi et le prince et tout l'ost, et s'y rafraîchirent un jour; et le jeudi[168] s'en partirent, et s'en vinrent devant la forte ville de Calais. Or parlerons un petit du roi de France, et conterons comment il persévéra. [168] Le 31 du mois d'août. Comment le roi de France fut courroucé des seigneurs de son sang qui morts étoient en la bataille; et comment il voulut faire pendre messire Godemar du Fay. Quand le roi Philippe fut parti de la Broye, ainsi que ci-dessus est dit, à moult peu de gens, il chevaucha celle nuit tant que le dimanche au point du jour il vint en la bonne ville d'Amiens, et là se logea en l'abbaye du Gard[169]. Quand le roi fut là arrêté, les barons et les seigneurs de France et de son conseil, qui demandoient pour lui, y arrêtèrent aussi, ainsi qu'ils venoient. Encore ne savoit le dit roi la grand perte des nobles et des prochains de son sang qu'il avoit perdus. Ce dimanche au soir, on lui en dit la vérité. Si regretta grandement messire Charles son frère, le comte d'Alençon, son neveu le comte de Blois, son serourge le bon roi de Behaigne, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, et tous les barons et les seigneurs, l'un après l'autre. Et vous dist que messire Jean de Hainaut était adonc de lès lui, et celui en qui il avoit la plus grand fiance, et lequel fit un moult beau service à messire Godemar du Fay; car le roi étoit fort courroucé sur lui, si que il le vouloit faire pendre, et l'eût fait sans faute si n'eût été le dit messire Jean de Hainaut, qui lui brisa son ire et excusa le dit messire Godemar. Et étoit la cause que le roi disoit que il s'étoit mauvaisement acquitté de garder le passage de Blanche-Tache, et que par sa mauvaise garde les Anglois étoient passés outre en Ponthieu, par quoi il avoit reçu celle perte et ce grand dommage. Au propos du roi s'inclinoient bien aucuns de son conseil, qui eussent bien voulu que le dit messire Godemar l'eût comparé, et l'appeloient traître: mais le gentil chevalier l'excusa, et de raison partout; car comment put-il avoir défendu ni résisté à la puissance des Anglois, quand toute la fleur de France n'y put rien faire? Si passa le roi son mautalent adonc, au plus beau qu'il put, et fit faire les obsèques, l'un après l'autre, de ses prochains, et puis se partit d'Amiens et donna congé à toutes manières de gens d'armes, et retourna devers Paris. Et jà avoit le roi d'Angleterre assiégé la forte ville de Calais. [169] A trois lieues d'Amiens. _Chroniques de Froissart._ SIÉGE DE CALAIS. 1346-47. Après la bataille de Crécy, Édouard alla assiéger Calais, qu'il «désiroit moult conquérir» parce que cette ville donnait à l'Angleterre un point de débarquement sur le sol français et un port très-utile à son commerce. La ville fut assiégée du 3 septembre 1346 au 4 août 1347. Elle fut vigoureusement défendue par les habitants et leur capitaine Jean de Vienne, brave chevalier de Bourgogne. Au bout de onze mois de siége, vers la fin de juillet 1347, Philippe VI arriva enfin au secours de Calais; mais les Anglais avaient tellement fortifié et rendu inexpugnables les abords de la ville, qu'il fallut que l'armée française se décidât à battre en retraite sans combat. Abandonnés par le roi de France, les habitants de Calais se résignèrent à capituler. Comment ceux de Calais se voulurent rendre au roi d'Angleterre, sauves leurs vies; et comment ledit roi voulut avoir six des plus nobles bourgeois de la ville pour en faire sa volonté. Après le département du roi de France et de son ost du mont de Sangattes, ceux de Calais virent bien que le secours en quoi ils avoient fiance leur étoit failli; et si étoient à si grand détresse de famine que le plus grand et le plus fort se pouvoit à peine soutenir: si eurent conseil; et leur sembla qu'il valoit mieux à eux mettre en la volonté du roi d'Angleterre, si plus grand merci ne pouvoient trouver, que eux laisser mourir l'un après l'autre par détresse de famine; car les plusieurs en pourroient perdre corps et âme par rage de faim. Si prièrent tant à monseigneur Jean de Vienne qu'il en voulût traiter, qu'il s'y accorda; et monta aux créneaux des murs de la ville, et fit signe à ceux de dehors qu'il vouloit parler à eux. Quand le roi d'Angleterre entendit ces nouvelles, il envoya là tantôt messire Gautier de Mauny et le seigneur de Basset. Quand ils furent là venus, messire Jean de Vienne leur dit: «Chers seigneurs, vous êtes moult vaillants chevaliers et usés d'armes, et savez que le roi de France, que nous tenons à seigneur, nous a céans envoyés, et commandé que nous gardissions cette ville et ce châtel, tellement que blâme n'en eussions, ni il point de dommage: nous en avons fait notre pouvoir. Or, est notre secours failli, et vous nous avez si étreints que n'avons de quoi vivre: si nous conviendra tous mourir, ou enrager par famine, si le gentil roi qui est votre sire n'a pitié de nous. Chers seigneurs, si lui veuillez prier en pitié qu'il veuille avoir merci de nous, et nous en veuille laisser aller tout ainsi que nous sommes, et veuille prendre la ville et le châtel et tout l'avoir qui est dedans; si en trouvera assez.» Adonc répondit messire Gautier de Mauny, et dit: «Messire Jean, messire Jean, nous savons partie de l'intention du roi notre sire, car il la nous a dite: sachez que ce n'est mie son entente que vous en puissiez aller ainsi que vous avez ci dit; ains est son intention que vous vous mettiez tous en sa pure volonté pour rançonner ceux qu'il lui plaira, ou pour faire mourir; car ceux de Calais lui ont tant fait de contraires et de dépits, le sien fait dépendre, et grand foison de ses gens fait mourir, dont si il lui en poise ce n'est mie merveille.» Adonc répondit messire Jean de Vienne, et dit: «Ce seroit trop dure chose pour nous si nous consentions ce que vous dites. Nous sommes céans un petit de chevaliers et d'écuyers qui loyalement à notre pouvoir avons servi notre seigneur le roi de France, si comme vous feriez le vôtre en semblable cas, et en avons enduré mainte peine et mainte mésaise; mais ainçois en souffrirons-nous telle mésaise que oncques gens n'endurèrent ni souffrirent la pareille, que nous consentissions que le plus petit garçon ou varlet de la ville eût autre mal que le plus grand de nous. Mais nous vous prions que, par votre humilité, vous veuillez aller devers le roi d'Angleterre, et lui priiez qu'il ait pitié de nous. Si nous ferez courtoisie; car nous espérons en lui tant de gentillesse qu'il aura merci de nous.»--«Par ma foi, répondit messire Gautier de Mauny, je le ferai volontiers, messire Jean; et voudrois, si Dieu me veuille aider, qu'il m'en voulût croire; car vous en vaudriez tous mieux.» Lors se départirent le sire de Mauny et le sire de Basset, et laissèrent messire Jean de Vienne s'appuyant aux créneaux, car tantôt devoient retourner; et s'en vinrent devers le roi d'Angleterre, qui les attendoit à l'entrée de son hôtel, et avoit grand désir de ouïr nouvelles de ceux de Calais. De lès lui étoient le comte Derby, le comte de Norhantonne, le comte d'Arondel, et plusieurs autres barons d'Angleterre. Messire Gautier de Mauny et le sire de Basset s'inclinèrent devant le roi, puis se trairent devers lui. Le sire de Mauny, qui sagement étoit emparlé et enlangagé, commença à parler, car le roi souverainement le voult ouïr, et dit: «Monseigneur, nous venons de Calais, et avons trouvé le capitaine messire Jean de Vienne, qui longuement a parlé à nous; et me semble que il et ses compagnons et la communauté de Calais sont en grand volonté de vous rendre la ville et le châtel de Calais et tout ce qui est dedans, mais que leurs corps singulièrement ils en puissent mettre hors.» Adonc répondit le roi: «Messire Gautier, vous savez la greigneure partie de notre entente en ce cas: quelle chose en avez-vous répondu?»--«En nom de Dieu, monseigneur, dit messire Gautier, que vous n'en feriez rien, si ils ne se rendoient simplement à votre volonté, pour vivre ou pour mourir, si il vous plaît. Et quand je leur eus ce montré, messire Jean de Vienne me répondit et confessa bien qu'ils étoient moult contraints et astreints de famine; mais ainçois que ils entrassent en ce parti, ils se vendroient si cher que oncques gens firent.» Adonc répondit le roi: «Messire Gautier, je n'ai mie espoir ni volonté que j'en fasse autre chose.» Lors se retraït avant le sire de Mauny, et parla moult sagement au roi, et dit, pour aider ceux de Calais: «Monseigneur, vous pourriez bien avoir tort, car vous nous donnez mauvais exemple. Si vous nous vouliez envoyer en aucune de vos forteresses, nous n'irions mie si volontiers, si vous faites ces gens mettre à mort, ainsi que vous dites; car ainsi feroit-on de nous en semblables cas.» Cet exemple amollia grandement le courage du roi d'Angleterre; car le plus des barons l'aidèrent à soutenir. Donc dit le roi: «Seigneurs, je ne vueil mie être tout seul contre vous tous. Gautier, vous en irez à ceux de Calais, et direz au capitaine que la plus grand grâce qu'ils pourront trouver ni avoir en moi, c'est que ils partent de la ville de Calais six des plus notables bourgeois, en purs leurs chefs et tous déchaux, les hars au col, les clefs de la ville et du châtel en leurs mains; et de ceux je ferai ma volonté, et le demeurant je prendrai à merci.»--«Monseigneur, répondit messire Gautier, je le ferai volontiers.» Comment les six bourgeois se partirent de Calais, tous nuds en leurs chemises, la hart au col, et les clefs de la ville en leurs mains; et comment la roine d'Angleterre leur sauva les vies. A ces paroles se partit du roi messire Gautier de Mauny, et retourna jusques à Calais, là où messire Jean de Vienne l'attendoit. Si lui recorda toutes les paroles devant dites, ainsi que vous les avez ouïes, et dit bien que c'étoit tout ce qu'il avoit pu empétrer. Messire Jean dit: «Messire Gautier, je vous en crois bien; or vous prié-je que vous veuillez ci tant demeurer que j'aie démontré à la communauté de la ville toute cette affaire; car ils m'ont ci envoyé, et à eux tient d'en répondre, ce m'est avis.» Répondit le sire de Mauny: «Je le ferai volontiers.» Lors se partit des créneaux messire Jean de Vienne, et vint au marché, et fit sonner la cloche pour assembler toutes manières de gens en la halle. Au son de la cloche vinrent hommes et femmes, car moult désiroient à ouïr nouvelles, ainsi que gens si astreints de famine que plus n'en pouvoient porter. Quand ils furent tous venus et assemblés en la halle, hommes et femmes, Jean de Vienne leur démontra moult doucement les paroles toutes telles que ci-devant sont récitées, et leur dit bien que autrement ne pouvoit être, et eussent sur ce avis et brève réponse. Quand ils ouïrent ce rapport, ils commencèrent tous à crier et à pleurer tellement et si amèrement, qu'il n'est si dur coeur au monde, s'il les eût vus ou ouïs eux demener, qui n'en eût eu pitié. Et n'eurent pour l'heure pouvoir de répondre ni de parler; et mêmement messire Jean de Vienne en avoit telle pitié qu'il larmoyoit moult tendrement. Un espace après se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville, que on appeloit sire Eustache de Saint-Pierre, et dit devant tous ainsi: «Seigneurs, grand pitié et grand meschef seroit de laisser mourir un tel peuple que ici a, par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen; et si seroit grand aumône et grand grâce envers Notre-Seigneur, qui de tel meschef le pourroit garder. Je, en droit moi, ai si grand espérance d'avoir grâce et pardon envers Notre-Seigneur, si je muirs pour ce peuple sauver, que je veuil être le premier; et me mettrai volontiers en pur ma chemise, à nud chef, et la hart au col, en la merci du roi d'Angleterre.» Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut dit cette parole, chacun l'alla aouser de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetoient à ses pieds pleurant tendrement; et étoit grand pitié de là être, et eux ouïr écouter et regarder. Secondement, un autre très-honnête bourgeois et de grand affaire, et qui avoit deux belles damoiselles à filles, se leva, et dit tout ainsi qu'il feroit compagnie à son compère sire Eustache de Saint-Pierre; et appeloit-on celui sire Jean d'Aire. Après se leva le tiers, qui s'appeloit sire Jacques de Wissant, qui étoit riche homme de meubles et d'héritage; et dit qu'il feroit à ses deux cousins compagnie. Aussi fit sire Pierre de Wissant son frère; et puis le cinquième; et puis le sixième. Et se dévêtirent là ces six bourgeois tous nus en leurs braies et leurs chemises, en la ville de Calais, et mirent hars en leur col, ainsi que l'ordonnance le portoit, et prirent les clefs de la ville et du châtel; chacun en tenoit une poignée. Quand ils furent ainsi appareillés, messire Jean de Vienne, monté sur une petite haquenée, car à grand malaise pouvoit-il aller à pied, se mit au devant, et prit le chemin de la porte. Qui lors vit hommes et femmes et les enfans d'iceux pleurer et tordre leurs mains et crier à haute voix très-amèrement, il n'est si dur coeur au monde qui n'en eût pitié. Ainsi vinrent eux jusques à la porte, envoyés en plaintes, en cris et en pleurs. Messire Jean de Vienne fit ouvrir la porte tout arrière, et se fit enclorre dehors avec les six bourgeois, entre la porte et les barrières; et vint à messire Gautier qui l'attendoit là, et dit: «Messire Gautier, je vous délivre, comme capitaine de Calais, par le consentement du povre peuple de cette ville, ces six bourgeois; et vous jure que ce sont et étoient aujourd'hui les plus honorables et notables de corps, de chevance et d'ancesterie de la ville de Calais; et portent avec eux toutes les clefs de la dite ville et du châtel. Si vous prie, gentil sire, que vous veuillez prier pour eux au roi d'Angleterre que ces bonnes gens ne soient mie morts.»--«Je ne sais, répondit le sire de Mauny, que messire le roi en voudra faire, mais je vous ai en convent que j'en ferai mon pouvoir.» Adonc fut la barrière ouverte: si s'en allèrent les six bourgeois en cet état que je vous dis, avec messire Gautier de Mauny, qui les amena tout bellement devers le palais du roi; et messire Jean de Vienne rentra en la ville de Calais. Le roi étoit à cette heure en sa chambre, à grand compagnie de comtes, de barons et de chevaliers. Si entendit que ceux de Calais venoient en l'arroi qu'il avoit devisé et ordonné; et se mit hors, et s'en vint en la place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui, et encore grand foison qui y survinrent pour voir ceux de Calais, ni comment ils fineroient; et mêmement la roine d'Angleterre, qui moult étoit enceinte, suivit le roi son seigneur. Si vint messire Gautier de Mauny et les bourgeois de lès lui qui le suivoient, et descendit en la place, et puis s'envint devers le roi, et lui dit: «Sire, vecy la représentation de la ville de Calais à votre ordonnance.» Le roi se tint tout coi, et les regarda moult fellement, car moult héoit les habitants de Calais, pour les grands dommages et contraires que au temps passé, sur mer, lui avoient faits. Ces six bourgeoisses mirent tantôt à genoux pardevant le roi, et dirent ainsi, en joignant leurs mains: «Gentil sire et gentil roi, véez-nous ci six, qui avons été d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons les clefs de la ville et du châtel de Calais, et les vous rendons à votre plaisir, et nous mettons en tel point que vous nous véez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de griévetés. Si veuillez avoir de nous pitié et merci par votre très-haute noblesse.» Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand pièce parler. Et vraiment ce n'étoit pas merveille; car c'est grand pitié de voir hommes déchoir et être en tel état et danger. Le roi les regarda très-ireusement, car il avoit le coeur si dur et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda que on leur coupât tantôt les têtes. Tous les barons et les chevaliers qui là étoient, en pleurant prioient si acertes que faire pouvoient, au roi qu'il en voulût avoir pitié et merci; mais il n'y vouloit entendre. Adonc parla messire Gautier de Mauny, et dit: «Ha! gentil sire, veuillez refréner votre courage: vous avez le nom et la renommée de souveraine gentillesse et noblesse; or ne veuillez donc faire chose par quoi elle soit amenrie, ni que on puisse parler sur vous en nulle vilenie. Si vous n'avez pitié de ces gens, toutes autres gens diront que ce sera grand cruauté, si vous êtes si dur que vous fassiez mourir ces honnêtes bourgeois, qui de leur propre volonté se sont mis en votre merci pour les autres sauver.» A ce point grigna le roi les dents, et dit: «Messire Gautier, souffrez vous: il n'en sera autrement, mais on fasse venir le coupe-tête. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, que il convient ceux-ci mourir aussi.» Adonc fit la noble roine d'Angleterre grand humilité, qui étoit durement enceinte et pleuroit si tendrement de pitié que elle ne se pouvoit soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur, et dit ainsi: «Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé: or vous prié-je humblement et requiers en propre don que pour le fils sainte Marie, et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci.» Le roi attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame sa femme, qui pleuroit à genoux moult tendrement; si lui amollia le coeur, car envis l'eût courroucée au point où elle étoit; si dit: «Ha! dame, j'aimasse trop mieux que vous fussiez autre part que ci. Vous me priez si acertes que je ne le vous ose escondire; et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne; si en faites votre plaisir.» La bonne dame dit: «Monseigneur, très-grands mercis!» Lors se leva la roine, et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres d'entour leur cou, et les emmena avec li en sa chambre, et les fit revêtir et donner à dîner tout aise, et puis donna à chacun six nobles, et les fit conduire hors de l'ost à sauveté; et s'en allèrent habiter et demeurer en plusieurs villes de Picardie[170]. [170] Édouard III prit possession de Calais le 3 ou le 4 août de l'année 1347. La ville resta à l'Angleterre pendant deux siècles. Ce fut le 8 janvier 1558, sous le règne de Henri II, que le duc de Guise la reprit aux Anglais. _Chroniques de Froissart._ LE COMBAT DES TRENTE. 27 mars 1350. Le combat des Trente est un des épisodes les plus populaires de l'interminable guerre de Bretagne et l'un des exemples les plus célèbres de ces défis ou «joûtes de fer de glaive» qui sont si complétement dans les usages de la chevalerie et qui tiennent une si grande place dans les guerres féodales. Le combat eut lieu dans la lande de Josselin. Les deux chefs étaient Robert de Beaumanoir, gouverneur du château de Josselin et maréchal de Charles de Blois, et Richard Bramborough, chevalier anglais et commandant le château de Ploërmel. Nous donnons trois relations de cette «bataille»: la traduction d'un poëme français du XIVe siècle, la traduction d'un admirable chant breton que nous avons emprunté au recueil de M. de la Villegille, et le récit de cette «joûte» par Froissard. I.--_Traduction d'un poëme français du XIVe siècle._ Ici commence la bataille de trente Anglais et de trente Bretons, qui fut faite en Bretagne l'an de grâce 1350, le samedi devant _Lætare, Jerusalem_. Seigneurs, faites attention, chevaliers et barons, bannerets, bacheliers, et vous tous nobles hommes, évêques, abbés, religieux, hérauts, ménestrels, et tous bons compagnons, gentilshommes et bourgeois de toutes nations, écoutez ce roman que nous voulons raconter. L'histoire en est vraie, et les dits en sont bons; comment trente Anglais, hardis comme lions, combattirent un jour contre trente Bretons; et pour cela j'en veux dire le vrai et les raisons; ainsi s'en réjouiront souvent gentilshommes et savants, d'ici jusqu'à cent ans, pour vrai, dans leurs maisons. Bons discours, quand ils sont bons et de bonne sentence, tous les gens de bien, d'honneur et de grande science, pour les écouter y mettent leur attention, mais les traîtres et les jaloux n'y veulent rien entendre. Or je veux commencer à raconter la noble bataille que l'on a appelée le combat des Trente, et je prie Dieu, qui a laissé vendre sa chair, d'avoir miséricorde des âmes des combattants, car le plus grand nombre est en cendre. Dagorne[171] fut tué devant Auray par les barons de Bretagne et leur compagnie, que Dieu lui fasse miséricorde. De son vivant, il avait ordonné que les Anglais ne combattraient plus et ne feraient plus prisonniers le menu peuple des villes ni ceux qui font venir le blé. Quand Dagorne fut mort, sa promesse fut bientôt oubliée, car Bembrough son successeur a juré par saint Thomas qu'il sera bien vengé. Puis il pilla le pays et prit Ploërmel, qu'il mit à deuil. Il soumettait toute la Bretagne à ses volontés; enfin arriva la journée que Dieu avait ordonnée, où Beaumanoir, de grand renom, et messire Jean le preux, le vaillant et le sage, allèrent vers les Anglais pour demander sûreté contre ces ravages. Ils virent maltraiter de pauvres habitants, dont ils eurent grand'pitié; les uns avec des fers aux pieds et aux mains, les autres attachés par les pouces, tous liés deux à deux, trois par trois, comme boeufs et vaches que l'on mène au marché. Beaumanoir les vit, et son coeur soupira, et s'adressant à Bembrough avec fierté: «Chevalier d'Angleterre, dit-il, vous vous rendez bien coupables de tourmenter les pauvres habitants, ceux qui sèment le blé et qui nous procurent en abondance le vin et les bestiaux. S'il n'y avait pas de laboureurs, je vous dis ma pensée, ce serait aux nobles à défricher et à cultiver la terre en leur place, à battre le blé et à endurer la pauvreté; et ce serait grande peine pour ceux qui n'y sont pas accoutumés. Qu'ils aient la paix dorénavant, car ils ont trop souffert de ce que l'on a sitôt oublié les dernières volontés de Dagorne.» [171] Daggeworth, capitaine anglais, tué dans un combat contre les Français en Bretagne. Bembrough lui répond avec la même fierté: «Beaumanoir, taisez-vous; qu'il ne soit plus question de cela. Montfort sera duc du noble duché de Bretagne, depuis Pontorson jusqu'à Nantes et à Saint-Matthieu. Édouard sera roi de France, et les Anglais étendront partout leur domination et pouvoir, malgré tous les Français et leurs alliés.» A quoi Beaumanoir répond avec modération: «Songez un autre songe, celui-ci est mal songé; car jamais, par une telle voie, vous n'en auriez un demi-pied. Bembrough, continue Beaumanoir, soyez certain que toutes vos bravades ne valent rien; ceux qui disent le plus ne peuvent pas soutenir jusqu'au bout ce qu'ils ont avancé. Or, Bembrough, agissons sagement, s'il vous plaît. Prenons jour pour combattre ensemble soixante, quatre-vingts ou cent de nos compagnons; on verra bien alors, sans aller plus avant, qui de nous aura tort ou raison.» «Sire, dit Bembrough, je vous en donne ma foi.» C'est ainsi que la bataille fut jurée, pour combattre loyalement, sans perfidie, ni ruse; et des deux côtés, tous seront à cheval. Prions le roi de Gloire, qui sait et voit tout, de soutenir le bon droit; car c'est là le point important. Ils sont aussi convenus, à Ploërmel, qu'ils amèneraient chacun de leur côté trente combattants. Beaumanoir est ensuite revenu à Josselin avec un visage assuré. Il a raconté la nouvelle, le fait et l'entreprise, et il n'a rien caché de ce qui s'est passé entre lui et Bembrough. Un grand nombre de barons étaient rassemblés, et tous rendirent de grandes actions de grâces a Dieu. «Seigneurs, dit Beaumanoir, apprenez que Bembrough et moi nous sommes convenus de choisir trente guerriers des plus valeureux et des plus habiles à manier la lance, la hache et la dague. Prions le roi de Gloire, le dieu de Sagesse, de nous donner l'avantage; nous serons certains du succès. Le bruit s'en répandra par tout le royaume de France et dans tous les pays, d'ici jusqu'à Plaisance.» Les nobles barons ainsi que les chevaliers, écuyers et soldats répondent à Beaumanoir: «Nous irons volontiers pour abattre Bembrough et tous ses soldats, et jamais il n'aura de nous ni rançon, ni deniers; car nous sommes hardis, vaillants et opiniâtres, et nous frapperons sur les Anglais à grands coups bien appliqués. Prenez ceux qu'il vous plaira, très-noble baron.» «Je prends Tinténiac; Dieu soit béni! et Guy de Rochefort, et Charruel le Bon, Guillaume de la Marche, Robin Raguenel, Huon de Saint-Yvon et Caro de Bodegat, que je ne dois pas oublier; messire Geoffroy du Bois, de grand renom, et Olivier Arrel, qui est hardi breton; messire Jean Rousselot au coeur de lion. Si ceux-là ne se défendent pas bravement contre le félon Bembrough, je serai bien trompé dans mon attente. Il faut maintenant choisir les plus nobles écuyers, et je prendrai tout le premier Guillaume de Montauban et Alain de Tinténiac qui est si brave; et Tristan de Pestivien si digne d'estime; Alain de Keranrais et son oncle Olivier; Louis Goyon y viendra frapper de sa redoutable épée, ainsi que Fontenay, pour essayer leurs forces; Hugues Capus le Sage ne peut être oublié, et Geoffroy de la Roche sera fait chevalier, lui dont Budes, le brave père, alla combattre jusqu'à Constantinople par amour de la gloire. Si de tels guerriers ne se défendent pas bien contre l'avide Bembrough, qui dispute la Bretagne (Dieu fasse échouer ses desseins!), jamais ils ne devront s'armer d'une épée.» Voilà ceux que Beaumanoir a choisis d'abord. Je n'oublierai pas Geoffroy Poulard, Maurice de Tréziguidi et Guyon de Pontblanc, ni le brave écuyer Maurice du Parc, et son ami Geoffroy de Beaucorps, non plus que l'ami de Lenlop, Geoffroy Mellon. Tous ceux qu'il a appelés lui en rendent grâce; ils sont tous présents, et s'inclinent vers lui pour le remercier. Beaumanoir prit ensuite, et c'est chose certaine, Jean de Serent, Guillaume de la Lande, Olivier Monteville, homme d'une grande force, et Simon Richard qui se comportera bien. Tous s'y conduiront avec autant de force que de courage. Ils se sont tous rassemblés aussitôt. Dieu les préserve de tous fâcheux accidents! C'est ainsi que Beaumanoir a choisi les trente bons Bretons; Dieu les garde de déshonneur! Et puisse-t-il envoyer à leurs ennemis un tel désavantage qu'ils soient défaits aux yeux de tout le monde! Sire Robert Bembrough, de son côté, a eu beaucoup de peine à choisir trente combattants. Je vous dirai leurs noms, j'en atteste saint Bernard. C'étaient Knolles, Caverlay et Croquart, Jean Plesanton, Richard le Gaillard, Helcoq son frère, Jennequin-Taillard, Repefort le Vaillant, Richard de la Lande et le rusé Thommelin-Belifort, qui combattait avec un maillet de fer qui pesait bien vingt-cinq livres, je l'atteste. Hucheton de Clamaban combattait avec un fauchart[172] tranchant d'un côté, garni de crochets de l'autre et plus aiguisé qu'un dard; il ressemblait au roi Agapart quand il combattit jadis avec la lance contre Renouart; tous ses coups sont mortels. Jennequin de Betonchamp, Hennequin-Hérouart et Gaultier-Lallemant, Hubinete-Vitart, Hennequin le maréchal, Thommelin-Hualton, Robinet-Mélipart, Isannay le Hardi, Hélichon le musart, Troussel, Robin-Adès et Rango le couart, Dagorne le neveu, fier comme un léopard, et quatre Brabançons, j'en atteste saint Godard! Perrot de Gannelon, Guillemin le gaillard, Boutet d'Aspremont et Dardaine. A les entendre, ils mettront en pièces les Bretons et se rendront maîtres de la Bretagne jusque auprès de Dinan; mais un étourdi montre toujours une vaine jactance. [172] Une faux. Tels sont les combattants que Bembrough a choisis, au nombre de trente, et de trois nations différentes; car il s'y trouve vingt Anglais, courageux comme des lions; six bons Allemands et quatre Brabançons; tous couverts de plates[173], de bacinets[174], de hauberjons[175] et armés d'épées, de dagues, de lances et de fauchons[176]. Les Anglais jurent par Jésus-Christ que le noble et vaillant Beaumanoir sera exterminé; mais lui, preux et sage, fait de grandes dévotions, fait dire des messes, priant Dieu par tous ses saints noms qu'il leur soit en aide. [173] Gantelets de fer. [174] Casques de fer. [175] Cotte de mailles. [176] Épée courbe, en forme de faucille. Quand le jour fixé pour le rendez-vous fut venu, le vaillant Beaumanoir, que Dieu le fasse croître en vertu! appelle tous ses compagnons auprès de lui, et leur fait dire des messes. Tous reçoivent l'absolution et communient au nom du roi Jésus. «Seigneurs, dit Beaumanoir avec un fier visage, vous allez avoir affaire contre des Anglais de grand courage, et qui veulent notre perte. Je vous prie, et requiers chacun de vous, d'avoir bonne contenance. Tenez-vous près l'un l'autre comme gens vaillants et sages; si Jésus-Christ vous donne la force et l'avantage, tous les barons de France en auront grande joie; et le duc débonnaire[177] à qui j'ai fait hommage, et la noble duchesse à qui je suis allié, nous estimeront toujours. Jurons tous Dieu, qui fit l'homme à son image, que si nous trouvons Bembrough dans la plaine, hors du bocage, jamais personne de sa famille ne le reverra.» [177] Charles de Blois, duc de Bretagne, compétiteur du comte de Montfort. Cependant Bembrough, qui est parvenu à réunir trente combattants, les mène tranquillement droit au pré, et leur dit, c'est la pure vérité: «J'ai fait lire mes livres; Merlin nous promet aujourd'hui la victoire sur les Bretons, et je vous assure que la Bretagne sera délivrée et appartiendra au bon roi Édouard, car je l'ai résolu. Seigneurs, ajoute Bembrough, ayez confiance et réjouissez-vous; soyez sûrs et certains que Beaumanoir sera pris, lui et ses compagnons; qu'il en restera peu de vivants, et que nous les amènerons après au noble Édouard, le brave roi d'Angleterre, qui nous a envoyés ici. Il les traitera tous selon son plaisir; nous lui remettrons toutes les terres que nous prendrons jusqu'à Paris, et les Bretons ne nous attendront pas face à face.» Ainsi parlait Bembrough, comme il le pensait; mais, s'il plaît à Dieu, le roi de Paradis, il ne réussira pas de si tôt dans ses projets. Bembrough cependant est arrivé le premier sur le pré avec ses trente guerriers. Il s'écrie: «Beaumanoir, où es-tu? Je crois bien que déjà tu es en défaut; et cependant tu aurais été vaincu en combattant, si tu avais voulu!» Comme il achevait ces mots, Beaumanoir est arrivé. «Beaumanoir, dit Bembrough, soyons amis, si vous voulez; remettons cette journée à une autre fois; j'enverrai prendre les ordres du noble Édouard, et vous vous adresserez au roi de Saint-Denis; et s'ils nous permettent le combat, nous nous rendrons ici à un jour fixé.» «Seigneur, dit Beaumanoir, je prendrai avis sur ce que vous me proposez.» Le vaillant Beaumanoir, d'une contenance fière, vient apporter cette nouvelle à ses guerriers. «Seigneurs, leur dit-il, Bembrough voudrait ajourner l'affaire et que chacun s'en allât sans avoir frappé un coup. Veuillez tous m'en dire votre pensée; car pour moi, j'en atteste le Dieu qui a fait le ciel et la rosée, je ne voudrais pas pour tout l'or du monde que cette bataille ne fût faite et achevée.» Charruel, tout ému de colère, prend alors la parole, car il n'y avait pas de meilleur chevalier jusqu'à la mer. «Sire, nous sommes venus trente en ce lieu; nous avons tous dague, lance et épée; nous sommes tous prêts à combattre Bembrough, de par saint Honoré, puisqu'il dispute le pays au bon et brave duc. Périsse bientôt celui qui voudrait quitter sans en être venu aux mains, ou qui voudrait ajourner le combat.» «Je le veux bien, répond Beaumanoir; allons à la bataille ainsi qu'elle a été jurée.» «Bembrough, dit Beaumanoir, écoutez ma résolution; entendez ce que disent Charruel au fier visage et tous ses compagnons, qu'il serait honteux pour vous de remettre la bataille que vous avez offerte sans raison au noble duc, qui est courtois et sage. Ils jurent tous, par le Dieu qui fit tous les hommes à sa ressemblance, que vous mourriez honteusement devant tous les barons, vous et tous vos gens, et cela par votre faute.» «Beaumanoir, dit Bembrough, c'est grande folie, oui c'est grande folie à vous de causer, par votre témérité, la mort de la fleur de la duché; car quand elle aura péri et ne sera plus de ce monde, jamais vous n'en retrouverez de semblables dans la Bretagne.» «Bembrough, dit Beaumanoir, pour Dieu ne croyez pas que j'aie amené ici tous nos chevaliers. Laval, Rochefort, Lohéac n'y sont point; ni Montfort, ni Rohan, ni Quentin, ni tant d'autres; mais il est bien vrai que j'ai avec moi de nobles chevaliers, et la fleur des écuyers de toute la Bretagne, qui ne daigneraient pas fuir pour sauver leur vie, et qui sont incapables de trahison, de fausseté et de perfidie. Ils jurent tous, par le fils de sainte Marie, que vous mourrez ignominieusement à leur aspect, et que vous et tous les vôtres, quoi que vous en disiez, vous serez pris et garrottés avant l'heure de complies.» Bembrough lui répond: «Toute votre puissance et vos chevaliers, je les prise moins qu'une gousse d'ail; car ce jour même, et malgré vous, j'aurai tout pouvoir, et je me rendrai maître de la Bretagne et de toute la Normandie.» Puis, s'adressant aux Anglais: «Seigneurs, les Bretons ont tort; frappez sur eux, mettez-les tous à mort; gardez qu'aucun n'échappe, ni faibles ni forts.» Les soixante guerriers sont impatients d'en venir aux mains. Le premier choc est terrible et funeste; Charruel est fait prisonnier, Geoffroy Mellon est frappé à mort, et le vaillant Tristan, robuste et de haute stature, reçoit un violent coup de maillet; messire Jean Rousselot est grièvement blessé. Les Bretons, il est trop vrai, ont le dessous, si Jésus-Christ, par qui tout réussit, ne les protége. Le combat fut terrible dans la plaine. Caro de Bodegat est atteint d'un coup de maillet, et le vaillant Tristan, frappé dangereusement, s'écrie: «Beaumanoir, où es-tu? voilà les Anglais qui m'entraînent, blessé et meurtri? Je n'ai jamais eu de crainte quand je me suis trouvé avec toi. Si le vrai Dieu ne me secourt par sa puissance, les Anglais m'emmèneront, et vous m'aurez perdu.» Beaumanoir jure par Jésus-Christ qu'auparavant il y aura de rudes coups portés, mainte lance rompue et maint écu percé. Et à ces mots il lève sa grande épée tranchante; chacun de ceux qu'il atteint est mort ou renversé. Les Anglais lui résistent avec vigueur et méprisent ses efforts. Le combat est violent et meurtrier, et des deux côtés les combattants montrent coeur de lion. Tous convinrent d'une suspension pour aller se désaltérer un instant avec le bon vin d'Anjou que chacun a dans sa bouteille; et après en avoir tous bu, ils reviennent aussitôt au combat. La bataille fut terrible au milieu de la prairie, et le carnage affreux, et rude fut la mêlée. Les Bretons ont le désavantage, je veux dire ce qui est vrai; car deux ont perdu la vie et trois autres sont prisonniers; Dieu leur soit en aide! Il ne reste que vingt-cinq combattants. Mais Geoffroy de la Roche, écuyer de très-noble et ancienne race, demande la chevalerie; et Beaumanoir le fait chevalier, au nom de sainte Marie, et lui dit: «Beau doux fils, ne t'épargne pas; souviens-toi du chevalier qui se signala à Constantinople[178] au milieu de tant de braves guerriers; et je jure Dieu, qui tient tout sous sa puissance, que les Anglais payeront ta chevalerie avant l'heure de complies.» Bembrough l'a entendu; mais il redoute peu la valeur des chevaliers bretons, et dit à Beaumanoir avec audace: «Rends-toi vite, Beaumanoir; je ne te tuerai pas, mais je te donnerai en présent à ma mie; car je lui ai promis, et je ne mentirai point, qu'aujourd'hui je t'amènerais, devant elle.» Beaumanoir lui répond: «C'est aussi mon intention, et nous l'entendons bien ainsi, moi et mes compagnons, s'il plaît au Dieu de Gloire, à sainte Marie, au bon saint Yves, en qui j'ai toute confiance! Jette donc le dé, et ne ménage rien; le hasard tombera sur toi, tu ne vivras pas longtemps.» Alain de Kéranrais l'a aussi entendu, et lui dit: «Misérable, quelle est ta présomption! tu te flattes d'emmener prisonnier un homme d'un tel courage! c'est moi qui te défie aujourd'hui en son nom, et qui te frapperai de mon glaive tranchant.» Au même instant, Alain de Kéranrais lui porte droit au visage un coup de fer de sa lance, dont la pointe, comme chacun l'a vu, pénètre jusqu'à la cervelle. Il tire son glaive dès que Bembrough est tombé. Celui-ci se relève, s'avance sur lui; mais messire Geoffroy du Bois, qui l'a reconnu, le frappe aussitôt de sa lance; et Bembrough est renversé mort à terre. Du Bois s'écrie alors: «Beaumanoir, où es-tu? te voilà vengé de lui; il gît étendu mort.» Beaumanoir, qui l'a bien entendu, répond: «Seigneurs, voilà le moment de redoubler d'ardeur au combat! Pour Dieu, joignez les autres, et laissez celui-ci.» [178] Budes de la Roche, aïeul de Geoffroy. Cependant les Anglais ont vu que Bembrough est mort, et sa jactance abattue ainsi que sa grande présomption. Alors l'Allemand Croquart, animé de courroux, s'écrie: «Seigneurs, il est trop vrai, Bembrough, qui nous a conduits ici, vient de succomber. Tous les livres de Merlin, qu'il aimait tant à consulter, ne lui ont pas valu deux deniers; il gît bouche béante, renversé mort. Je vous en prie, beaux seigneurs, comportez-vous en hommes de coeur. Tenez-vous étroitement serrés l'un contre l'autre, et que quiconque vous approchera tombe mort ou blessé. Dieu! combien Beaumanoir sera mécontent et courroucé si ses ennemis ne sont pas réservés à la honte et au mépris!» Aussitôt Charuel s'est relevé, ainsi que le vaillant Tristan, qui était grièvement blessé, et le preux et honoré Caro de Bodegat. Tous trois étaient prisonniers de l'insensé Bembrough, mais ils furent délivrés dès que Bembrough fut mort. Ils se sont tous armés de leur bon glaive tranchant, et ils ont bonne volonté de frapper sur les Anglais. Après la mort du vaillant Bembrough, la bataille recommença avec fureur; le choc fut terrible et le carnage épouvantable. Restait alors maître Croquart l'Allemand et Thommelin Belifort, qui semblait un géant, et qui combattait avec un lourd maillet d'acier, ainsi que Hue de Caverlay. Le rusé messire Robert Knolles et tous ses compagnons, Allemands et Anglais, pleins de courroux, s'excitent mutuellement par ces paroles: «Vengeons Bembrough, notre loyal ami; qu'ils périssent tous; pas de grâce pour un seul; la victoire sera à nous avant le soleil couchant.» Mais le noble Beaumanoir marche droit à eux avec ses compagnons, qu'il chérit tant. Alors recommence un combat si cruel et si acharné que le bruit des coups qu'ils s'entre-donnent sur leurs têtes retentit à un quart de lieue dans la plaine. Déjà deux Anglais et un brave Allemand sont morts; et Dardaine, le dernier désigné des combattants, a été renversé mort sur le pré, ainsi que Geoffroy Poulard, qui dort étendu mort comme les autres. Le vaillant Beaumanoir est blessé; et si Jésus-Christ, le Père tout-puissant, ne prend pitié d'eux, il n'en réchappera pas un seul d'un côté ni de l'autre. Le combat fut long et opiniâtre, et des deux côtés le carnage horrible. Ce fut un samedi de l'année 1351, me croie qui voudra, avant le dimanche où la sainte Église chante _Lætare, Jerusalem_, en ce saint temps. Le soleil brillait; ils combattaient rudement et ne s'épargnaient pas. La chaleur était excessive; ils étaient tout en sueur; la terre fut arrosée de sueur et de sang. Ce jour-là, Beaumanoir avait jeûné, et comme le baron avait grande soif, il demanda à boire; à quoi Geoffroy du Bois répondit sur-le-champ: «Bois ton sang, Beaumanoir, ta soif se passera. L'honneur de cette journée nous restera; chacun y gagnera vaillante renommée, dont le souvenir ne s'effacera jamais.» Le vaillant Beaumanoir, ranimé par ces paroles, reprit vigueur, et il était tellement irrité par la colère et par la perte de ses compagnons qu'il oublia sa soif. De part et d'autre l'attaque recommença; presque tous furent tués ou blessés. Le combat fut terrible et meurtrier à mi-voie de Josselin et du château de Ploermel, dans une très-belle prairie en pente, au lieu dit le chêne de mi-voie, le long de beaux et verts buissons de genêts. C'est là que tous les Anglais sont réunis et étroitement serrés; le vaillant Caverlay, jeune et hardi jouvencel, et Thommelin Belifort, qui combattait avec un maillet. Qui en est frappé sur le col ne mangera ni pain ni gâteau. Beaumanoir ne les voit pas sans inquiétude, et ne juge pas sans déplaisir ce que leur contenance a de redoutable. Il était grandement déconforté si saint Michel ne fût venu à son aide. Sire Geoffroy du Bois, fort et dispos, le ranime noblement, en vrai gentilhomme, et lui dit: «Noble baron, voyez ici Charruel, le bon Tinténiac et Robin-Raguenel, Guillaume de la Marche et Olivier Arrel; voyez le pennoncel[179] de Gui de Rochefort; il n'en est aucun qui n'ait lance, épée, poignard. Ils sont tous prêts à combattre comme braves gentilshommes, et ils feront encore nouveau deuil aux Anglais.» [179] Étendard. La bataille fut terrible; jamais vous n'en entendrez raconter de pareille. Les Anglais se tenaient serrés; et chaque guerrier qui les attaque tombe mort ou blessé; ils se tiennent tous comme s'ils étaient liés en un faisceau[180]. Le preux et renommé Guillaume de Montauban s'est retiré du combat après avoir jugé leur position; il sent son coeur animé d'un grand courage, et jure par Jésus-Christ, qui souffrit sur la croix, que s'il était monté sur un bon cheval tel qu'il le désire, la bataille tournerait à la honte et à la confusion des Anglais. Lors il chausse de bons éperons, monte un cheval plein d'ardeur et prend une lance à fer carré. Le vaillant écuyer fait semblant de fuir. Beaumanoir, qui le regarde, lui crie: «Ami Guillaume, à quoi pensez-vous? Comment fuyez-vous comme un faux et mauvais écuyer? Il vous sera reproché à vous et à votre race.» Ces paroles font sourire Montauban, qui lui répond à haute voix: «Besognez, franc et vaillant chevalier, car de mon côté j'ai l'intention de bien besogner.» Lors il pique les flancs de son cheval avec une telle force, que le sang tout vermeil ruisselle sur la terre. Il pousse au travers des Anglais, en renverse sept du premier choc, et trois sous ses pieds au retour. A ce coup les Anglais furent rompus; tous perdirent courage, c'est certain. Chaque Breton fait à son gré son prisonnier et reçoit sa parole. Montauban s'écrie en les regardant: «Montjoie, barons! frappez! essayez-vous tous, francs et renommés chevaliers; et vous, Tinténiac, bon et preux chevalier, et Gui de Rochefort, et tous nos compagnons, que Dieu nous augmente ses bontés! Vengez-vous des Anglais comme vous le voudrez.» [180] C'est la tactique ordinaire des Anglais; se tenir sur la défensive, en masse compacte, et résister avec opiniâtreté à toutes les attaques. C'est ainsi qu'ils combattirent à Crécy, Poitiers, Azincourt, Waterloo, Inkermann. L'offensive n'est pas dans le génie de cette nation. La bataille fut grande et la mêlée complète. Le bon Tinténiac, parmi les combattants de Beaumanoir, eut la plus grande gloire, et nous entendrons toujours parler de lui pour cette action. Les Anglais ont perdu la force et la puissance. Les uns sont prisonniers sur parole, et les autres emmenés. Knolles et Caverlay sont en grand danger, ainsi que Thommelin Belifort, malgré son courroux. Et de là, sans tarder, tous leurs compagnons, par suite de l'entreprise du courageux et fier Bembrough: Jean Plesanton, Raoul le Guerrier, Helcoq, son frère, qu'il ne faut pas oublier, le vaillant Repefort et le fier de La Lande, sont conduits aussitôt au château de Josselin. Vous entendrez souvent parler de cette bataille, car on en connaît tous les détails, soit par récit, soit par écrit, soit par représentation en tapisserie, dans tous les royaumes que borne la mer. Maint noble chevalier s'en voudra récréer, et aussi mainte noble dame renommée par sa beauté, comme l'on fait des actions d'Arthur et du vaillant Charlemagne, de Guillaume au court nez, de Roland et d'Olivier; et dans trois cents ans encore on racontera l'histoire de la bataille des Trente, qui n'a pas sa pareille. La bataille fut grande, n'en doutez pas. Les Anglais, qui voulurent par envie avoir sur les Bretons puissance et seigneurie, sont abattus, et tout leur orgueil a tourné en grande folie. Prions Dieu, né de Marie, pour tous les combattants, soit Bretons, soit Anglais. Prions Dieu qu'ils ne soient pas damnés au jour du jugement; que saint Michel et saint Gabriel les protégent dans ce grand jour, et disons pour tous _amen_, pour que Dieu leur accorde cette grâce. _La bataille de trente Anglais et de trente Bretons._ Ce petit poëme du quatorzième siècle a été publié en 1827 par le savant imprimeur M. Crapelet, d'après un manuscrit de la bibliothèque impériale. On ne connaît pas l'auteur du récit du combat des Trente. M. Crapelet a joint à son excellente édition une traduction que nous reproduisons ici. LA BATAILLE DES TRENTE. II.--_Chant breton, traduit par M. de la Villemarqué._ I. Le mois de mars, avec ses marteaux, vient frapper à nos portes; les bois sont courbés par la pluie tombant à torrents, et les toits craquent sous la grêle. Mais ce ne sont pas les seuls marteaux de mars qui frappent à nos portes; ce n'est pas la grêle seulement qui fait craquer les toits. Ce n'est pas seulement la grêle; ce n'est pas la pluie tombant à torrents qui frappe; pire que les vents et la pluie, ce sont les Anglais détestables. II. Seigneur saint Kado, notre patron, donnez-nous force et courage, afin qu'aujourd'hui nous vainquions les ennemis de la Bretagne. Si nous revenons du combat, nous vous ferons don d'une ceinture et d'une cotte d'or, et d'une épée, et d'un manteau bleu comme le ciel. Et tout le monde dira, en vous regardant: O seigneur saint Kado béni: Au paradis comme sur terre, saint Kado n'a pas son pareil. III. Dis-moi, dis-moi, combien sont-ils, mon jeune écuyer?--Combien ils sont? Je vais vous le dire: un, deux, trois, quatre, cinq, six; Combien ils sont; je vais vous le dire: combien ils sont, seigneur: cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze. Quinze! et d'autres encore avec eux: un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze. S'ils sont trente comme nous, en avant, amis! et courage! Droit aux chevaux avec les fauchards! Ils ne mangeront plus notre seigle en herbe! Les coups tombaient aussi rapides que des marteaux sur des enclumes; aussi gonflé coulait le sang que le ruisseau après l'ondée; Aussi délabrées étaient les armures que les haillons du mendiant; aussi sauvages étaient les cris des chevaliers dans la mêlée que la voix de la grande mer. IV. _La tête de Blaireau_[181] disait alors à Tinténiac, qui s'approchait: Tiens, un coup de ma bonne lance, Tinténiac, et dis-moi si c'est un roseau vide. [181] Bembrough. Ce qui sera vide dans un moment, c'est ton crâne, mon bel ami; plus d'un corbeau y grattera et becquetera sa cervelle. Il n'avait pas fini de parler, qu'il lui avait donné un coup de maillet tel, qu'il écrasa, comme un limas, son casque et sa tête à la fois. Keranrais, en voyant cela, se mit à rire à _grince-coeur_: s'ils restaient tous comme celui-ci, ils conquerraient le pays! Combien y en a-t-il de morts, bon écuyer?--La poussière et le sang m'empêchent de rien distinguer.--Combien y en a-t-il de morts, jeune écuyer?--En voilà cinq, six, sept, bien morts. V. Depuis le petit point du jour, ils combattirent jusqu'à midi; depuis midi jusqu'à la nuit, ils combattirent les Anglais. Et le seigneur Robert (de Beaumanoir) cria: J'ai soif, oh! j'ai grandsoif!--Lorsque Du Bois lui lança (comme un coup d'épée) ces mots: Si tu as soif, ami, bois ton sang! Et Robert, quand il l'entendit, détourna la face de honte, et il tomba sur les Anglais, et il en tua cinq. Dis-moi, dis-moi, mon écuyer, combien en reste-t-il encore? Seigneur, je vais vous le dire: un, deux, trois, quatre, cinq, six. Ceux-ci auront la vie sauve, mais ils payeront cent sous d'or, cent sous d'or brillant chacun, pour les charges de ce pays-ci. VI. Il n'eût pas été l'ami des Bretons, celui qui n'eût point applaudi dans la ville de Josselin, en voyant revenir les nôtres, des fleurs de genêts à leurs casques; Il n'eût pas été l'ami des Bretons, ni des saints de Bretagne non plus, celui qui n'eût pas béni saint Kado, patron des guerriers du pays; Celui qui n'eût point admiré, qui n'eût point applaudi, qui n'eût point béni, et qui n'eût point chanté: «Au paradis comme sur terre, saint Kado n'a pas son pareil![182]» [182] Extrait des chants populaires de la Bretagne, recueillis, publiés et traduits par M. de la Villemarqué, 3e édit., 2 vol. in-12, 1845. COMBAT DES TRENTE. III.--_Récit de Froissart._ Comment messire Robert de Beaumanoir alla défier le capitaine de Ploermel, qui avoit nom Brandebourch, et comment il y eut une rude bataille de trente contre trente. En celle propre saison avint en Bretagne un moult haut fait d'armes que on ne doit mie oublier; mais le doit-on mettre en avant pour tous bacheliers encourager et exemplier. Et afin que vous le puissiez mieux entendre, vous devez savoir que toudis étoient guerres en Bretagne entre les parties des deux dames, comment que messire Charles de Blois fut emprisonné; et se guerroyoient les parties des deux dames par garnisons qui se tenoient ens ès châteaux et ens ès fortes villes de l'une partie et de l'autre. Si avint un jour que messire Robert de Beaumanoir, vaillant chevalier durement et du plus grand lignage de Bretagne, et étoit châtelain d'un châtel qui s'appelle Châtel Josselin, et avoit avec lui grand foison de gens d'armes de son lignage et d'autres soudoyers, si s'en vint par devant la ville et le châtel de Plaremiel, dont capitaine étoit un homme qui s'appeloit Brandebourch[183]; et avoit avec lui grand foison de soudoyers allemands, anglois et bretons, et étoient de la partie la comtesse de Montfort. Et coururent le dit messire Robert et ses gens par devant les barrières, et eut volontiers vu que cils de dedans fussent issus hors; mais nul n'en issit. [183] Bembrough. Les historiens de Bretagne l'appellent Brambro. Quand messire Robert vit ce, il approcha encore de plus près, et fit appeler le capitaine. Cil vint avant à la porte parler audit messire Robert, et sur asségurance d'une part et d'autre. «Brandebourch, dit messire Robert, a-t-il là dedans nul homme d'armes, vous ni autres, deux ou trois, qui voulussent jouter de fer de glaive contre autres trois, pour l'amour de leurs amies?» Brandebourch répondit, et dit: «Que leurs amis ne voudroient mie que ils se fissent tuer si méchamment que d'une seule joute; car c'est une aventure de fortune trop tôt passée, si en acquiert-on plutôt le nom d'outrage et de folie que renommée d'honneur ni de prix; mais je vous dirai que nous ferons, si il vous plaît. Vous prendrez vingt ou trente de vos compagnons de votre garnison, et j'en prendrai autant de la nôtre. Si allons en un bel champ, là où nul ne nous puisse empêcher ni destourber, et commandons, sur la hart, à nos compagnons d'une part et d'autre, et à tous ceux qui nous regarderont, que nul ne fasse à homme combattant confort ni aye; et là en droit nous éprouvons, et faisons tant que on en parle au temps avenir, en salles, en palais, en places et en autres lieux de par le monde, et en aient la fortune et l'honneur cils à qui Dieu l'aura destiné.»--«Par ma foi, dit messire Robert de Beaumanoir, je m'y accorde; et moult parlez ore vassamment. Or, soyez-vous trente, et nous serons nous trente aussi, et le créante ainsi par ma foi.»--Aussi le créanté-je, dit Brandebourch; car là acquerra plus d'honneur, qui bien s'y maintiendra, que à une joute.» Ainsi fut cette besogne affermée et créantée; et journée accordée au mercredi après, qui devoit être le quart de jour de l'emprise. Le terme pendant, chacun élisit les siens trente, ainsi que bon lui sembla; et tous cils soixante se pourvurent d'armures, ainsi que pour eux, bien et à point. Quand le jour fut venu, les trente compagnons Brandebourch ouïrent messe; puis se firent armer, et s'en allèrent en la place de terre là où la bataille devoit être, et descendirent tous à pied, et défendirent à tous ceux qui là étoient que nul ne s'entremît d'eux, pour chose ni pour meschef que il vit avoir à ses compagnons, et ainsi firent les compagnons à monseigneur Robert de Beaumanoir. Cils trente compagnons, que nous appellerons Anglois, à cette besogne attendirent longuement les autres que nous appellerons François. Quand les trente François furent venus, ils descendirent à pied et firent à leurs compagnons le commandement dessus dit. Aucuns dirent que cinq des leurs demeurèrent à cheval à l'entrée de la place et les vingt-cinq descendirent à pied, si comme les Anglois étoient. Et quand ils furent l'un devant l'autre, ils parlementèrent un peu ensemble tous soixante, puis se retrairent arrière, les uns d'une part et les autres d'autre, et firent tous leurs gens traire en sus de la place bien loin. Puis fit l'un d'eux un signe, et tantôt se coururent sus et se combattirent fortement tout en un tas, et rescouoient bellement l'un et l'autre quand ils véoient leurs compagnons à meschef. Assez tôt après ce qu'ils furent assemblés, fut occis l'un des François, mais pour ce ne laissèrent mie les autres le combattre, ains se maintinrent moult vassamment d'une part et d'autre, aussi bien que si tous fussent Rolands et Oliviers. Je ne sais à dire à la vérité cils se tinrent le mieux et cils le firent le mieux; ni n'en ouïs oncques nul priser plus avant de l'autre; mais tant se combattirent longuement, que tous perdirent force et haleine et pouvoir entièrement. Si les convint arrêter et reposer; et se reposèrent par accord, les uns d'une part et les autres d'autre, et se donnèrent trêve jusques adonc qu'ils se seroient reposés, et que le premier qui se releveroit rappelleroit les autres. Adonc étoient morts quatre François et deux des Anglois. Ils se reposèrent longuement d'une part et d'autre, et tels y eut qui burent du vin que on leur apporta en bouteilles, et restreignirent leurs armures qui desroutes étoient, et fourbirent leurs plaies. Quand ils furent ainsi rafraîchis, le premier qui se releva fit signe et rappela les autres. Si recommença la bataille si forte comme en devant, et dura moult longuement; et avoient courtes épées de Bordeaux, roides et aiguës, et épieux et dagues, et les aucuns haches; et s'en donnoient merveilleusement grands horions, et les aucuns se prenoient au bras à la lutte et se frappoient sans eux épargner. Vous pouvez bien croire qu'ils firent entre eux mainte belle appertise d'armes, gens pour gens, corps à corps, et mains à mains. On n'avoit point en devant, passé avoit cent ans, ouï recorder la chose pareille. Ainsi se combattirent comme bons champions, et se tinrent cette seconde empainte moult vassalement, mais finablement les Anglois en eurent le pire. Car, ainsi que je ouïs recorder, l'un des François qui demeuré étoit à cheval les débrisoit et défouloit trop mésaisément, si que Brandebourch, leur capitaine, y fut tué, et huit de leurs compagnons, et les autres se rendirent prisonniers quand ils virent que leur défendre ne leur pouvoit aider, car ils ne pouvoient ni devoient fuir. Et le dit messire Robert et ses compagnons, qui étoient demeurés en vie, les prirent et les emmenèrent au châtel Josselin comme leurs prisonniers; et les rançonnèrent depuis courtoisement, quand ils furent tous resanés, car il n'en y avoit nul qui ne fust fort blessé, et autant bien des François comme des Anglois. Et depuis je vis seoir à la table du roi Charles de France un chevalier breton qui été y avoit, messire Yvain Charuel; mais il avoit le viaire si détaillé et découpé qu'il montroit bien que la besogne fut bien combattue; et aussi y fut messire Enguerrant d'Eudin, un bon chevalier de Picardie, qui montroit bien qu'il y avoit été, et un autre bon écuyer qui s'appeloit Hues de Raincevaus[184]. [184] Cette relation de Froissart, inédite avant l'édition des Chroniques de Froissart publiée par M. Buchon, est le seul récit en prose qui donne au combat des Trente une authenticité incontestable. _Chroniques de Froissart._ DE LA MORT DE MONSEIGNEUR CHARLES D'ESPAGNE, CONNÉTABLE DE FRANCE. 8 janvier 1354. Charles d'Espagne descendait du fils aîné d'Alphonse X, roi de Castille, Ferdinand de La Cerda, qui épousa Blanche de France, fille de saint Louis, et en eut deux fils, auxquels leur oncle Sanche enleva le trône, en 1284, à la mort d'Alphonse X. Les deux infants de la Cerda, Alphonse et Ferdinand, se réfugièrent en France auprès de Philippe le Bel, leur cousin, après une guerre malheureuse et une longue suite d'infortunes. Alphonse est le père de Charles de la Cerda, ou Charles d'Espagne, qui devint le favori du roi Jean et connétable. Sa faveur et son insolence le rendirent odieux à la noblesse; et Charles le Mauvais, roi de Navarre, qu'il avait insulté plusieurs fois, en l'appelant faux monnayeur, traître et complice des Anglais, le fit tuer, et commença par ce meurtre une trop longue série de crimes, restés impunis. Le récit des Grandes Chroniques nous donne un tableau exact du désordre et de la violence de ces temps chevaleresques; il nous montre l'impunité assurée aux grands, un meurtrier qu'on n'ose punir et qu'on récompense, un cardinal s'employant à une transaction déplorable entre le roi et un assassin. On y voit aussi comment le roi donnait des pensions, en cédant des terres et en faisant payer les rentes par les pauvres paysans des domaines qu'il concédait. L'an de grace mil trois cens cinquante quatre, le huitiesme jour de janvier, monseigneur Charles, roy de Navarre et conte de Evreux, fist tuer en la ville de Laigle, en Normendie, en une hostellerie, monseigneur Charles d'Espagne, lors connestable de France. Et fut ledit connestable tué en son lit, assez tost après le point du jour, par plusieurs gens d'armes que le roy de Navarre y envoya; lequel roy demoura en une granche au dehors de ladite ville de Laigle, jusques à tant que ceux qui firent ledit fait retournèrent par devers luy. Et en sa compaignie estoient, si comme l'on dist, monseigneur Phelippe de Navarre, son frère, monseigneur Jehan, conte de Harecourt, monseigneur Loys de Harecourt son frère, monseigneur Godefroy de Harecourt leur oncle, et plusieurs autres chevaliers et autres gens, tant de Normendie comme Navarrois et autres. Et après, se retraist ledit roy de Navarre et sa compaignie en la cité d'Evreux dont il estoit conte, et là se garny et enforça; et avecques luy se alièrent plusieurs nobles, par espécial de Normendie, c'est assavoir: les dessus nommés de Harecourt, le seigneur de Hembuye, monseigneur Jehan Malet seigneur de Graville, monseigneur Amaury de Meulent et plusieurs autres. Et assez tost après, se transporta ledit roy de Navarre en la ville de Mante, qui jà par avant avoit envoyé lettres closes en plusieurs des bonnes villes du royaume de France et aussi au grant conseil du roy, par lesquelles il escripvoit que il avoit fait mettre à mort ledit connestable pour plusieurs grans mesfais que ledit connestable li avoit fais; et envoya le conte de Namur par devers le roy de France à Paris. Et depuis, le roy de France envoya en ladite ville de Mante, par devers ledit roy de Navarre, plusieurs grans hommes, c'est assavoir: Monseigneur Guy de Bouloigne, cardinal, monseigneur Robert le Coq, évesque de Laon, le duc de Bourbon, le conte de Vendosme et plusieurs autres, lesquels traictièrent avec ledit roy de Navarre et son conseil. Car combien que ledit roy de Navarre si eust fait mettre à mort ledit connestable, comme dessus est dit, il ne luy souffisoit pas que ledit roy de France, de qui il avoit espousée la fille, luy pardonnast ledit mesfait; mais faisoit plusieurs requestes au roy son seigneur, tant que l'on cuidoit bien que, entre les deux roys dessus dis, déust avoir grant guerre; car ledit roy de Navarre avoit fait grans aliances et grans semonces en diverses régions; et si garnissoit et enforçoit ses villes et ses chastiaux. Finablement, après plusieurs traitiés fut fait accort entre les deux roys dessus dis par certaines manières dont aucuns des poins s'ensuivent. C'est assavoir: Que ledit roy de France bailleroit audit roy de Navarre trente-huit mil livres de terre à tournois, tant pour cause de certaine rente que ledit roy de Navarre prenoit sur le trésor du roy à Paris, comme pour autres titres que ledit roy de France luy devoit asseoir par certains traitiés fais long-tems avant entre les prédécesseurs des dis deux roys pour cause de la conté de Champaigne, et tout aussi pour cause du mariage dudit roy de Navarre qui avoit espousé la fille dudit roy de France; pour lequel mariage luy avoit esté promise certaine quantité de terre; c'est assavoir: douze mil livres à tournois. Pour lesquelles trente-huit mil livres de terre devant dites, il voult avoir la conté de Biaumont-le-Rogier, la terre de Breteuil en Normendie, les terres de Conches et d'Orbec, la visconté du Pont-Audemer et le bailliage de Constentin. Lesquelles choses luy furent accordées par ledit roy de France: jà fust ce que la conté de Biaumont et les terres de Breteuil, d'Orbec et de Conches fussent à monseigneur Phelippe, frère du roy de France, qui estoit duc d'Orléans; auquel duc le roy, son frère, bailla autres terres en récompensacion de ce. Outre ce, convint accorder audit roy de Navarre, pour avoir paix, que les devant dis Harecourt et tous les autres aliés entreroient en sa foy, sé il leur plaisoit, de toutes leurs terres, quelque part qu'elles fussent au royaume de France, et en auroit ledit roy de Navarre les hommages, sé il vouloit, autrement non. Outre ce, luy fut accordé qu'il tiendroit toutes lesdites terres, avec celles que il tenoit par avant en parrie. Et pourroit tenir eschequier[185], deux fois l'an, sé il vouloit, aussi noblement comme le duc de Normendie. Encore luy fut accordé que le roy de France pardonroit à tous ceux qui avoient esté à mettre à mort ledit connestable, la mort d'iceluy. Et ainsi le fist, et promist par son serement que jamais pour achoison de ce ne leur feroit ou feroit faire vilenie ou dommage. Et avecques toutes ces choses, ot encore ledit roy de Navarre une grant somme d'escus d'or dudit roy de France; et avant ce que ledit roy de Navarre voulsist venir par devers le roy de France, il convint que l'on luy envoyast le conte d'Anjou, second fils du roy de France, par manière d'ostage. Et après ce, vint à Paris à grant foison de gens d'armes. [185] _Échiquier_, cour de justice. Comment le roy de France pardonna au roy de Navarre la mort de monseigneur Charles d'Espaigne, connestable de France. Le mardi, quatriesme jour du moys de mars audit an mil trois cens cinquante quatre, vint ledit roy de Navarre en parlement[186], à Paris, pour la mort dudit connestable, si comme dit est, environ heure de prime; et descendit au palais, et puis vint en la chambre de parlement en laquelle estoit le roy en siége, et plusieurs de ses pers de France avec les gens de parlement et plusieurs autres de son conseil; et si y estoit le cardinal de Bouloigne. Et en la présence de tous parla ledit roy de Navarre au roy que il luy voulsist pardonner le fait dudit connestable, car il avoit eu bonne cause et juste de avoir fait ce que il avoit fait, laquelle il estoit prest de dire au roy, lors ou autre fois, si comme il disoit. Et oultre dit encore et jura qu'il ne l'avoit point fait en contempt du roy ni de son office, et que il ne seroit de rien si courroucié comme d'estre en l'indignacion du roy. Et ce fait, monseigneur Jacques de Bourbon, connestable de France, par le commandement du roy mist la main au[187] roy de Navarre, et puis si le fist-l'en traire arrière. Et assez tost après, la royne Jehanne, tante, et la royne Blanche, suer dudit roy de Navarre, laquelle royne Jehanne avoit esté femme du roy Charles dernièrement trespassé, vindrent en la présence du roy et luy firent la réverence en eux inclinant devant luy. Et adonc, monseigneur Regnault de Trie, dit Patroullart, se agenouilla devant le roy, et luy dist telles paroles en substance: «Mon très-redoubté seigneur, véés-ci mesdames la royne Jehanne et la royne Blanche qui ont entendu que Monseigneur de Navarre est en vostre male grace, dont elles sont fortement courouciées; et pour ce sont venues devers vous: et vous supplient que vous luy vueillez pardonner vostre mal talent; et, sé Dieu plaist, il se portera si bien par devers vous que vous et tout le peuple de France vous en tendrez bien contens.» [186] Au parlement, auquel était réuni l'ancienne cour des Pairs. [187] Porta la main sur le. Les dites paroles dites, lesdits connestable et mareschaus allèrent querre ledit roy de Navarre et le firent venir devant le roy, lequel se mist entre les deux roynes, et adonc ledit cardinal dit en substance les paroles qui s'ensuivent: «Monseigneur de Navarre, nul ne se doit esmerveiller sé monseigneur le roy s'est tenu à mal content de vous, pour le fait qui est advenu, lequel il ne convient jà que je die, car vous l'avez par vos lettres si publié et autrement que chacun le scet. Et vous estes tant tenu à luy que vous ne le deussiez jamais avoir fait. Vous estes de son sanc, si prochain comme chascun scet; vous estes son homme et son per, et si avez espousé madame sa fille, et de tant avez-vous plus mespris. Toutefois pour l'amour de mesdames les roynes qui cy sont qui moult affectueusement l'en ont prié, et aussi pour ce que il tient que vous l'avez fait par petit conseil, il le vous pardonne de bon cuer et bonne volenté.» Et lors lesdites roynes et ledit roy de Navarre qui mist le genoul à terre en mercièrent le roy. Et encore dist le cardinal que aucun du lignage du roy ne se aventurast d'ores en avant de faire tels fais comme le roy de Navarre avoit fait: car vraiement sé il advenoit, et fust le fils du roy qui le féist du plus petit officier que il eust, si en feroit-il justice. Et ce fait et dit, le roy se leva et la court se départit. _Les Grandes Chroniques de Saint Denis._ ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1355. Les intrigues de Charles le Mauvais ayant fait rompre les négociations ouvertes entre le roi Jean et le roi d'Angleterre, la guerre, qui avait à peu près cessé depuis la prise de Calais, recommença en 1355. Le désordre général était tel, et le gouvernement du roi Jean était tellement discrédité par sa faiblesse et par l'altération continuelle des monnaies, que le Roi se vit contraint de convoquer à Paris les états généraux; il leur demanda les troupes et l'argent nécessaires pour soutenir la guerre. On trouvera dans le récit que nous publions des détails curieux sur l'impôt établi par les états généraux sur le revenu de toutes les classes de la population. On remarquera que le revenu paye d'autant plus qu'il est moins considérable. De l'assemblée que le roy fist faire en parlement des nobles, du clergié et des bonnes villes, pour ordener aydes à soustenir le fait de la guerre. En ce meisme an, à la Saint-Andrieu, furent assemblés à Paris, par le mandement du roy, les prélas, les chapitres, les barons et les villes du royaume de France; et leur fist le roy exposer en sa présence l'estat des guerres, le mercredi après la Saint-Andrieu, en la chambre du parlement, par maistre Pierre de la Forest, lors arcevesque de Rouen et chancelier de France. Et leur requist ledit chancelier, pour le roy, que ils eussent avis ensemble quelle aide ils pourroient faire au roy, qui feust souffisant pour faire les frais de la guerre. Et pour ce que il avoit entendu que les sougiés du royaume se tenoient forment à grevés par la mutacion des monnoies, il offrit à faire forte monnoie et durable, mais que on luy féist aide qui fust souffisant à soustenir la guerre. Lesquels respondirent c'est assavoir: le clergié, par la bouche de maistre Jehan de Craon, lors arcevesque de Rains; les nobles, par la bouche du duc d'Athènes; et les bonnes villes, par Estienne Marcel, lors prévost des marchans à Paris, que ils estoient tous prests de vivre et de mourir avec le roy, et de mettre corps et avoir en son service; et délibéracion requistrent de parler ensemble, laquelle leur fut ottroiée. Comment les gens des trois estas, présent le roy, respondirent par délibéracion que ils feroient[188] continuelment, chascun an, trente mille hommes d'armes, et de l'ordonnance qui fut faite et avisée pour trouver le paiement à les paier. [188] C'est-à-dire qu'ils lèveraient et équiperaient à leurs frais. Après la devant dite délibéracion eue des trois estas dessus dis, ils respondirent au roy, en la dite chambre de parlement, par la bouche des dessus nommés, que ils luy feroient trente mille hommes chascun an à leur frais et despens, dont le roy les fist mercier. Et pour avoir la finance pour paier lesdits trente mille hommes d'armes, laquelle fut estimée à cinquante cent mil livres[189] par les trois estas dessus dis, ordenèrent que on lèveroit sur toutes gens, de tel estat que ils fussent, gens d'églyse, nobles ou autres, imposicion de huit deniers par livre sur toutes denrées; et gabelle de sel courroit par tout le royaume de France. Mais pour ce que on ne pouvoit lors savoir se lesdites imposicions et gabelle souffiroient, il fut alors ordené que les trois estas dessus dis retourneroient à Paris le premier de mars, pour veoir l'estat des dites imposicions et gabelle, et sur ce ordener ou de autre ayde faire pour avoir lesdites cinquante cent mil livres, ou de laissier courir lesdites imposicions et gabelle. Auquel premier jour de mars les dessus dis trois estas retournèrent à Paris, excepté plusieurs grosses villes de Picardie, les nobles et plusieurs autres grosses villes de Normendie. Et virent ceux qui y estoient l'estat desdites imposicions et gabelle; et tant pour ce qu'elles ne souffisoient à avoir lesdites cinquante cent mil livres, comme pour ce que plusieurs du royaume ne se vouloient accorder que lesdites imposicions et gabelle courussent en leur pays et ès villes où ils demouroient, ordenèrent nouvel subside sus chascune personne en la manière qui s'ensuit. C'est assavoir que tout homme et personne, fust du sanc du roy et de son lignage ou autre, clerc ou lai, religieux ou religieuse, exempt ou non exempt, hospitalier, chef d'églyse ou autres, eussent revenus ou rentes, office ou administration quelconques; monoiers et autres, de quelque estat qu'ils soient, et auctorité ou privilège usassent ou eussent usé au temps passé; femmes vefves ou celles qui faisoient chief, enfans mariés ou non mariés qui eussent aucune chose de par eux, fussent en garde, bail, tutelle, cure, mainbournie[190] ou administration quelconques; qui auroit vaillant cent livres de revenue et au dessous, fust à vie ou à héritage, en gaiges à cause d'office, en pensions à vie ou à volenté, feroit ayde et subside pour le fait des guerres de quatre livres. Et de quarente livres de revenue et au dessus, quarente sols; de dix livres de revenue et au dessus, vint sols; et au dessous de dix livres, soient enfans en mainbournie, au-dessus de quinze ans, laboureurs et ouvriers gaignans qui n'eussent autre chose que de leur labourage feroient ayde de dix sols. Et se ils avoient autre chose du leur, ils feroient ayde comme les autres serviteurs, mercenaires ou aloués qui ne vivoient que de leurs services; et qui gaaignast cent sols[191] par an ou plus, feroit-il semblable ayde et subside de dix sols; à prendre les sommes dessus dites à parisis au païs de parisis, et à tournois au païs de tournois. Et se lesdis serviteurs ne gaignoient cent sols ou au dessus, ils ne paieroient rien, se ils n'eussent aucuns biens équipolens; auquel cas ils aideroient comme dessus est dit. Et aussi n'aideroient de rien mendiens ou moines cloistrés, sans office et administration, né enfans en mainbournie sous l'âge de quinze ans qui n'auroient aucune chose comme devant est dit; ne nonnains qui vivent de revenue au dessus de quarante livres, ne aussi femmes mariées, pour ce que leurs maris aidoient; et estoit et seroit compté ce qu'elles avoient de par elles avec ce que leurs maris avoient. Et quant aux clercs et gens d'églyse, abbés, prieurs, chanoines, curés et autres comme dessus, qui avoient vaillant au dessus de cent livres en revenue, fussent bénéfices en sainte églyse, en patremoine, ou l'un avec l'autre, jusques à cinq mille livres, les dessus dis feroient ayde de quatre livres pour les premiers cent livres, et pour chascun autre cent livres, jusques auxdites cinq mille livres, quarante sols, et ne feroient de rien ayde au dessus desdites cinq milles livres, ne aussi de leurs meubles; et les revenues de leurs bénéfices seroient prisiées et estimées selon le taux du dixiesme, ne ne s'en pourroient franchir ne exempter par quelconques privilèges. [189] Cinq millions. [190] _Tutelle._ [191] _Cent sols._ Le terme moyen du salaire des ouvriers, outre leur nourriture, non pas à Paris, mais dans les provinces, est aujourd'hui de _cent francs_; le sol du quatorzième siècle représente donc assez exactement _un franc_ de notre temps. Ainsi pour apprécier l'impôt qu'on venoit d'établir, on ne sera pas très-éloigné de la vérité en disant que les possesseurs d'un revenu de 1600 à 4000 francs furent tenus de payer une aide de 80 francs; ceux qui avaient 400 à 1600 francs furent taxés à 40 francs. Enfin on exigea 20 francs de ceux dont les appointemens, gages ou revenus n'atteignoient pas l'humble chiffre de 400 francs. D'après ce calcul, les cinq millions demandés correspondroient à une levée de cent millons pour nous. (_Note de M. Paulin Pâris_, 1836.) Et quant aux nobles et gens des bonnes villes qui avoient vaillant au dessus de cent livres de revenue, lesdis nobles feroient aide, jusques à cinq mille livres de revenue et néant oultre, pour chascun cent livres, quarante sols oultre les quatre livres pour les premiers cent livres. Et les gens des bonnes villes par semblable manière, jusques à mille livres de revenue tant seulement. Et quant aux meubles des nobles qui n'avoient pas cent livres de revenue, l'on estimeroit les meubles qu'ils auroient, jusques à la value de mille livres et non plus. Et des gens non nobles qui n'avoient pas quatre cens livres de revenue, l'on estimeroit leurs meubles jusques à la value de quatre mille livres, c'est assavoir, pour cent livres de meubles, dix livres de revenue; et de tant feroient-ils ayde par la manière dessus devisée. Et se il advenoit que aucun noble n'eust vaillant en revenue tant seulement jusques à cent livres, ne en meubles purement jusques à mille livres, ou que aucun noble ne eust seulement en revenue quatre cens livres, né en meubles purement quatre mille livres, et il eust partie en revenue et partie en meubles, l'on estimeroit et regarderoit la revenue et son meuble ensemble, jusques à la somme de mille livres quant aux nobles, et de quatre mille livres quant aux non-nobles. Et non plus. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis_, éditées par M. Paulin Pâris. BATAILLE DE POITIERS. 19 septembre 1356. En 1355, lorsque la guerre avait recommencé entre la France et l'Angleterre, Édouard III avait envoyé le prince de Galles, son fils, à Bordeaux. Le prince de Galles avait ravagé le Languedoc, et en 1356 il continua ses opérations en dévastant la France centrale, Rouergue, Auvergne, Limousin et Berry. Pendant ce temps, le roi Jean, auquel les états généraux avaient accordé les hommes et l'argent nécessaires pour terminer la guerre, résolut d'aller combattre les Anglais et de faire cesser leurs ravages. Il se rendit à Chartres, et y rassembla 2,000 chevaliers et 50,000 autres combattants avec lesquels il devait facilement écraser les 2,000 hommes d'armes et les 6,000 archers anglais et gascons du prince de Galles. De Chartres le roi Jean se porta sur la Loire, qu'il passa à Amboise et se dirigea sur Poitiers, où il devança les Anglais, qui s'y dirigeaient eux-mêmes venant de Romorantin. Le prince de Galles en arrivant à Poitiers y trouva les Français, qui de leur côté croyaient poursuivre les Anglais. Le hasard avait fait que l'armée française était maîtresse de la route de Bordeaux, qui était la ligne de retraite des Anglais, et que le prince de Galles était coupé. Les deux armées ne s'expliquèrent leur position relative que le 17 septembre à la suite d'un premier engagement. Comment les coureurs du prince de Galles se férirent en la queue de l'ost des François, et comment le roi de France fit ses gens loger, et aussi le prince les siens. Quand le prince de Galles et son conseil entendirent que le roi Jean de France et ses batailles étoient devant eux et avoient, le vendredi, passé au pont à Chauvigny, et que nullement ils ne se pouvoient partir du pays sans y être combattus, si se recueillirent et rassemblèrent ce samedi sur les champs, et fut adonc commandé de par le prince que nul, sur la tête, ne courût ni chevauchât sans commandement devant les bannières des maréchaux. Ce ban fut tenu; et chevauchèrent les Anglois ce samedi, dès l'heure de prime jusques à vespres, et tant qu'ils vinrent à deux petites lieues de Poitiers. Adonc furent ordonnés pour courir et savoir où les François tenoient les champs, le captal de Buch, messire Aymemon de Pommiers, messire Betremieu de Bruhe et messire Eustache d'Aubrecicourt. Et se partirent ces chevaliers atout deux cents armures de fer, tous bien montés sur fleur de coursiers, et chevauchèrent si avant d'une part et d'autre, que ils virent clairement la grosse bataille du roi, et étoient tous les champs couverts de gens d'armes. Et ne se purent abstenir qu'ils ne vinssent férir et courre en la queue des François; et en ruèrent aucuns par terre et fiancèrent prisonniers, et tant que l'ost se commença grandement à estourmir. Et en vinrent les nouvelles au roi de France, ainsi qu'il devoit entrer en la cité de Poitiers. Quand le roi entendit la vérité, que ses ennemis, que tant désiroit à trouver, étoient derrière et non devant, si en fut grandement réjoui; et retourna tout à un faix, et fit retourner toutes manières de gens bien avant sur les champs, et eux là loger. Si fut ce samedi moult tard ainçois qu'ils fussent tous logés. Les coureurs du prince revinrent devers lui, et lui recordèrent une partie du convenant des François, et lui dirent bien qu'ils étoient malement grand gent. De ce ne fut le prince nullement effrayé, et dit: «Dieu y ait part! Or nous faut avoir avis et conseil comment nous les combattrons à notre avantage.» Cette nuit, se logèrent les Anglois assez en fort lieu, entre haies, vignes et buissons, et fut leur ost bien gardé et esguetté; et aussi fut celui des François. Comment le roi de France commanda que chacun se traist sur les champs; et comment il envoya quatre chevaliers ci-après nommés pour savoir le convenant des Anglois. Quant vint le dimanche[192] au matin, le roi de France qui grand désir avoit de combattre les Anglois, fit en son pavillon chanter messe moult solennellement devant lui, et s'acommunia et ses quatre fils. [192] 18 septembre. Après la messe, se trairent devers lui les plus grands et les plus prochains de son lignage, le duc d'Orléans son frère, le duc de Bourgogne, le comte de Ponthieu, messire Jacques de Bourbon, le duc d'Athènes, connétable de France, le comte d'Eu, le comte de Tancarville, le comte de Sarrebruche, le comte de Dampmartin, le comte de Ventadour, et plusieurs autres grands barons de France et des terres voisines, tels que messire Jean de Clermont, messire Arnoul d'Andrehen, maréchal de France, le sire de Saint-Venant, messire Jean de Landas, messire Eustache de Ribeumont, le sire de Fiennes, messire Godefroy de Chargny, le sire de Chastillon, le sire de Sully, le sire de Neelle, messire Robert de Duras, et moult d'autres qui y furent appelés. Là furent en conseil un grand temps, à savoir comment ils se maintiendroient. Si fut donc ordonné que toutes gens se traïssent sur les champs, et chacun seigneur développât sa bannière et mît avant, au nom de Dieu et de saint Denis, et que on se mît en ordonnance de bataille, ainsi que pour tantôt combattre. Ce conseil et avis plut grandement au roi de France: si sonnèrent les trompettes parmi l'ost. Adoncques s'armèrent toutes gens, et montèrent à cheval, et vinrent sur les champs là où les bannières du roi ventiloient et étoient arrêtées, et par espécial l'oriflambe, que messire Godefroy de Chargny portoit. Là put-on voir grand noblesse de belles armures, de riches armoiries, de bannières, de pennons, de belle chevalerie et écuyerie; car là étoit toute la fleur de France; ni nul chevalier et écuyer n'étoit demeuré à l'hôtel, si il ne vouloit être déshonoré. Là furent ordonnées, par l'avis du connétable de France et des maréchaux, trois grosses batailles: en chacune avoit seize mille hommes, dont tous étoient passés et montrés pour hommes d'armes. Si gouvernoit la première le duc d'Orléans, à trente-six bannières et deux tant de pennons; la seconde, le duc de Normandie, et ses deux frères messire Louis et messire Jean; la tierce devoit gouverner le roi de France. Si pouvez et devez bien croire que en sa bataille avoit grand foison de bonne chevalerie et noble. Entrementes que ces batailles s'ordonnoient et mettoient en arroy, le roi de France appela messire Eustache de Ribeumont, messire Jean de Landas, messire Guichard de Beaujeu et messire Guichard d'Angle, et leur dit: «Chevauchez avant plus près du convenant des Anglois, et avisez et regardez justement leur arroi, et comment ils sont, et par quelle manière nous les pourrons combattre, soit à pied ou à cheval.» Et cils répondirent: «Sire, volontiers.» Adoncques se partirent les quatre chevaliers dessus nommés du roi, et chevauchèrent avant, et si près des Anglois qu'ils conçurent et imaginèrent une partie de leur convenant. Et en rapportèrent la vérité au roi, qui les attendoit sur les champs, monté sur un grand blanc coursier; et regardoit de fois à autre ses gens, et louoit Dieu de ce qu'il en véoit si grand foison, et disoit tout en haut: «Entre vous, quand vous êtes à Paris, à Chartres, à Rouen, ou à Orléans, vous menacez les Anglois, et vous souhaitez le bassinet en la tête devant eux: or y êtes-vous, je vous les montre; si leur veuilliez montrer vos mautalens et contrevenger les ennuis et les dépits qu'ils vous ont faits; car sans faute nous les combattrons.» Et cils qui l'avoient entendu répondoient: «Dieu y ait part! tout ce verrons-nous volontiers.» Comment les quatre chevaliers dessus dits rapportèrent le convenant des Anglois au roi de France. En ces paroles que le roi de France disoit et montroit à ses gens pour eux encourager, vinrent les quatre chevaliers dessus nommés, et fendirent la presse et s'arrêtèrent devant le roi. Là étoient le connétable de France et les deux maréchaux, et grand foison de bonne chevalerie, tous venus et arrêtés pour savoir comment on se combattroit. Le roi demanda aux dessus dits tout haut: «Seigneurs, quelles nouvelles?»--«Sire, bonnes; si aurez, s'il plaît à Dieu, une bonne journée sur vos ennemis.»--«Telle l'espérons-nous à avoir, par la grâce de Dieu, répondit le roi. Or nous dites la manière de leur convenant, et comment nous les pourrons combattre.» Adonc répondit messire Eustache de Ribeumont pour tous, si comme je fus informé, car ils lui en avoient prié et chargé, et dit ainsi: «Sire, nous avons vu et considéré les Anglois; si peuvent être par estimation deux mille hommes d'armes, quatre mille archers et quinze cents brigands.»--«Et comment gisent-ils,» dit le roi?--«Sire, répondit messire Eustache, ils sont en très-fort lieu, et ne pouvons voir ni imaginer qu'ils aient que une bataille; mais trop bellement et trop sagement l'ont-ils ordonnée; et ont pris le long d'un chemin fortifié malement de haies et de buissons, et ont vêtu celle haie d'une part et d'autre de leurs archers; tellement que on ne peut entrer ni chevaucher en leur chemin fors que parmi eux. Si convient-il aller celle voie, si on les veut combattre. En celle haie n'a que une seule entrée et issue, où espoir quatre hommes d'armes, ainsi que au chemin, pourroient chevaucher de front. Au coron d'icelle haie, entre vignes et espinettes où on ne peut aller ni chevaucher, sont leurs gens d'armes, tous à pied; et ont mis les gens d'armes tout devant eux leurs archers en manière d'une herse: dont c'est trop sagement ouvré, ce nous semble; car qui voudra ou pourra venir par fait d'armes jusques à eux, il n'y entrera nullement, fors que parmi ces archers qui ne seront mie légers à déconfire.» Adonc parla le roi, et dit: «Messire Eustache, et comment y conseillez-vous à aller?» Donc répondit le chevalier, et dit: «Sire, tout à pied, excepté trois cents armures de fer des vôtres, tous des plus apperts et hardis, durs et forts, et entreprenants de votre ost, et bien montés sur fleur de coursiers, pour dérompre et ouvrir ces archers, et puis vos batailles et gens d'armes, vitement suivre tous à pied, et venir sur ces gens d'armes main à main, et eux combattre de grand volonté. C'est tout le conseil que de mon avis je puis donner ni imaginer; et qui mieux y scet, si le die.» Ce conseil et avis plut grandement au roi de France, et dit que ainsi seroit-il fait. Adoncques, par le commandement du roi, sur cet arrêt, se départirent les deux maréchaux, et chevauchèrent de bataille en bataille, et trièrent et élurent et dessevrèrent à leurs avis, par droite élection, jusques à trois cents chevaliers et écuyers, les plus roides et plus apperts de tout l'ost, et chacun d'eux monté sur fleur de coursiers et armé de toutes pièces. Et tantôt après fut ordonnée la bataille des Allemands; et devoient demeurer à cheval pour conforter les maréchaux, dont le comte de Sarrebruche, le comte de Nido (Nidau), le comte Jean de Nasço (Nassau?) étoient meneurs et conduiseurs. Là étoit et fut le roi Jean de France, armé lui vingtième de ses paremens; et avoit recommandé son ainsné fils en la garde du seigneur de Saint-Venant, de monseigneur de Landas et de messire Thibaut de Vodenay; et ses autres trois fils puisnés, Louis, Jean et Philippe, en la garde d'autres bons chevaliers et écuyers; et portoit la souveraine bannière du roi messire Geoffroy de Chargny, pour le plus prud'homme de tous les autres et le plus vaillant; et étoit messire Regnault de Cervolle, dit Archiprêtre, armé des armures du jeune comte d'Alençon. Comment le cardinal de Pierregort[193] se mit en grand peine d'accorder le roi de France et le prince de Galles. [193] Périgord. Quand les batailles du roi furent ordonnées et appareillées, et chacun sire dessous sa bannière et entre ses gens, et savoit aussi chacun quelle chose il devoit faire, on fit commandement de par le roi que chacun allât à pied, excepté ceux qui ordonnés étoient avec les maréchaux pour ouvrir et fendre les archers; et que tous ceux qui lances avoient les retaillassent au volume de cinq pieds, par quoi on s'en pût mieux aider, et que tous aussi ôtassent leurs éperons. Cette ordonnance fut tenue; car elle sembla à tout homme belle et bonne. Ainsi que ils devoient approcher, et étoient, par semblant, en grand volonté de requerre leurs ennemis, vint le cardinal de Pierregort férant et battant devant le roi; et s'étoit parti moult matin de Poitiers; et s'inclina devant le roi moult bas, en cause d'humilité, et lui pria à jointes mains, pour si haut seigneur que Dieu est, qu'il se voulût abstenir et affréner un petit tant qu'il eût parlé à lui. Le roi de France, qui étoit assez descendant à toutes voies de raison, lui accorda, et dit: «Volontiers: que vous plaît-il à dire?»--«Très-cher sire, dit le cardinal, vous avez ci toute la fleur de la chevalerie de votre royaume assemblée contre une poignée de gens que les Anglois sont au regard de vous; et si vous les pouvez avoir, et qu'ils se mettent en votre merci sans bataille, il vous seroit plus honorable et profitable à avoir par cette manière que d'aventurer si noble chevalerie et si grand que vous avez ci: si vous prie, au nom de Dieu et d'humilité, que je puisse chevaucher devers le prince et lui montrer en quel danger vous le tenez.» Encore lui accorda le roi, et lui dit: «Sire, il nous plaît bien, mais retournez tantôt.» A ces paroles se partit le cardinal du roi de France, et s'en vint moult hâtivement devers le prince, qui étoit entre ses gens tout à pied, au fort d'une vigne, tout conforté par semblant d'attendre la puissance du roi de France. Sitôt que le cardinal fut venu, il descendit à terre, et se traist devers le prince, qui moult bénignement le recueillit; et lui dit le cardinal, quand il l'eut salué et incliné: «Certes, beau fils, si vous aviez justement considéré et imaginé la puissance du roi de France, vous me laisseriez convenir de vous accorder envers lui, si je pouvois.» Donc répondit le prince, qui étoit lors un jeune homme, et dit: «Sire, l'honneur de moi sauve et de mes gens, je voudrois bien encheoir en toutes voies de raison.» Adoncques répondit le cardinal: «Beau fils, vous dites bien, et je vous accorderai si je puis; car ce seroit grand pitié si tant de bonnes gens qui ci sont, et que vous êtes d'un côté et d'autre, venoient ensemble par bataille; trop y pourroit grand meschef avenir.» A ces mots se partit le cardinal du prince, sans plus rien dire; et s'en revint arrière devers le roi de France, et commença à entamer traités d'accord, et à mettre paroles avant, et à dire au roi, pour lui mieux atraire à son intention: «Sire, vous ne vous avez que faire de trop hâter pour eux combattre; car ils sont tous vôtres sans coup férir, ni ils ne vous peuvent fuir, ni échapper, ni éloigner: si vous prie que huy tant seulement, et demain jusques à soleil levant, vous leur accordez répit et souffrance.» Adoncques commença le roi de France à muser un petit, et ne voulut mie ce répit accorder à la première prière du cardinal, ni à la seconde; car une partie de ceux de son conseil ne s'y consentoient point, et par espécial messire Eustache de Ribeumont et messire Jean de Landas, qui étoient moult secrets du roi. Mais le dit cardinal, qui s'en ensonnioit en espèce de bien, pria tant et prêcha le roi de France, que il se consentit, et donna et accorda le répit à durer le dimanche tout le jour et lendemain jusques à soleil levant; et le rapporta ainsi le dit cardinal moult vitement au prince et à ses gens, qui n'en furent mie courroucés, pourtant que toudis s'efforçoient eux d'avis et d'ordonnance. Adonc fit le roi de France tendre sur les champs, au propre lieu où il avoit le répit accordé, un pavillon de vermeil samis moult cointe et moult riche; et donna congé à toutes gens de retraire chacun en son logis, excepté la bataille du connétable et des maréchaux. Si étoient de lès le roi ses enfants et les plus grands de son lignage, à qui il prenoit conseil de ses besognes. Ainsi ce dimanche toute jour chevaucha et travailla le cardinal de l'un à l'autre; et les eût volontiers accordés si il eût pu; mais il trouvoit le roi de France et son conseil si froids qu'ils ne vouloient aucunement descendre à accord, si ils n'avoient des cinq les quatre, et que le prince et ses gens se rendissent simplement, ce que ils ne eussent jamais fait. Si y eut offres et paroles plusieurs, et de divers propos mis avant. Et me fut dit jadis des gens dudit cardinal de Pierregort, qui là furent présents, et qui bien en cuidoient savoir aucune chose, que le prince offroit à rendre au roi de France tout ce que conquis avoit en ce voyage, villes et châteaux, et quitter tous prisonniers que il et ses gens avoient pris, et jurer à soi non armer contre le royaume de France sept ans tout entiers. Mais le roi de France et son conseil n'en voulurent rien faire; et furent longuement sur cet état: que le prince et cent chevaliers des siens se venissent mettre en la prison du roi de France, autrement on ne les vouloit mie laisser passer; lequel traité le prince de Galles et son conseil n'eussent jamais accordé. Comment messire Jean de Clermont, maréchal de France, et messire Jean Chandos eurent grosses paroles ensemble. Entrementes que le cardinal de Pierregort portoit les paroles et chevauchoit de l'un à l'autre, en nom de bien, et que le répit duroit, étoient aucuns jeunes chevaliers bachelereux et amoureux, tant de la partie des François comme des Anglois, qui chevauchèrent ce jour en costiant les batailles; les François pour aviser et imaginer le convenant des Anglois; et les chevaliers d'Angleterre celui des François, ainsi que en telles besognes telles choses aviennent. Donc il avint que messire Jean Chandos, qui étoit preux chevalier, gentil et noble de coeur, et de sens imaginatif, avoit ce jour chevauché et costié sur aile durement la bataille du roi de France, et avoit pris grand plaisance au regarder, pourtant qu'il y véoit si grand foison de noble chevalerie friquement armée et appareillée; et disoit et devisoit en soi-même: «Ne plaise jà à Dieu que nous partions sans combattre! car si nous sommes pris ou déconfits de si belles gens d'armes et de si grand foison comme j'en vois contre nous, nous n'y devrons avoir point de blâme; et si la journée étoit pour nous, et que fortune le veuille consentir, nous serons les plus honorées gens du monde.» Tout en telle manière que messire Jean Chandos avoit chevauché et considéré une partie du convenant des François, en étoit avenu à l'un des maréchaux de France, messire Jean de Clermont; et tant chevauchèrent ces deux chevaliers, qu'ils se trouvèrent et encontrèrent d'aventure; et là eut grosses paroles et reproches moult félonnesses entre eux. Je vous dirai pourquoi. Ces deux chevaliers, qui étoient jeunes et amoureux, on le peut et doit-on ainsi entendre, portoient chacun une même devise d'une bleue dame, ouvrée de bordure au ray d'un soleil, sur le senestre bras; et toujours étoit dessus leurs plus hauts vêtements, en quelque état qu'ils fussent. Si ne plut mie adonc à messire Jean de Clermont ce qu'il vît porter sa devise à messire Jean Chandos; et s'arrêta tout coi devant lui, et lui dit: «Chandos, aussi vous désirois-je à voir et à encontrer: depuis quand avez-vous empris à porter ma devise?»--«Et vous la mienne? ce répondit messire Jean Chandos; car autant bien est-elle mienne comme vôtre.»--«Je vous le nie, dit messire Jean de Clermont; et si la souffrance ne fût entre les nôtres et les vôtres, je le vous montrasse tantôt que vous n'avez nulle cause de la porter.»--«Ha! ce répondit messire Jean Chandos, demain au matin vous me trouverez tout appareillé du défendre, et de prouver par fait d'armes que aussi bien est-elle mienne comme vôtre.» A ces paroles ils passèrent outre; et dit encore messire Jean de Clermont, en ramponnant plus avant messire Jean Chandos: «Chandos! Chandos! ce sont bien des pompes de vous Anglois, qui ne savent aviser rien de nouvel; mais quant qu'ils voient leur est bel.» Il n'y eut adoncques plus dit ni plus fait: chacun s'en retourna devers ses gens, et demeura la chose en cet état. Comment les Anglois firent fossoyer et haier leurs archers; et comment le cardinal de Pierregort prit congé du roi de France et du prince de Galles. Vous avez bien ouï conter ci-dessus comment le cardinal de Pierregort se mit en peine, ce dimanche tout le jour, de chevaucher de l'un à l'autre pour accorder ces deux seigneurs, le roi de France et le prince de Galles; mais il n'en put à chef venir, et furent basses vespres quand il se partit et rentra en Poitiers. Ce dimanche se tinrent les François tout le jour sur les champs, et au soir ils se trairent en leurs logis, et se aisèrent de ce qu'ils eurent. Ils avoient bien de quoi, vivres et pourvéances, assez largement; et les Anglois en avoient grand deffaute. C'étoit la chose qui plus les ébahissoit; car ils ne savoient où ni quel part aller fourrager, si fort leur étoit le pas clos; ni ils ne pouvoient partir de là sans le danger des François. Au voir dire, ils ne ressoignoient point tant la bataille comme ils faisoient ce que on ne les tenist en cel état, ainsi comme pour assiégés et affamés. Le dimanche tout le jour entendirent eux parfaitement à leur besogne, et le passèrent au plus bel qu'ils purent, et firent fossoyer et haier leurs archers autour d'eux, pour être plus forts. Quand vint le lundi au matin, le prince et ses gens furent tous tantôt appareillés et mis en ordonnance, ainsi comme devant, sans eux desroyer ni effrayer; et en telle manière firent les François. Environ soleil levant, ce lundi matin, revint le dit cardinal de Pierregort en l'ost de l'un et de l'autre, et les cuida par son prêchement accorder; mais il ne put et lui fut dit ireusement des François que il retournât à Poitiers, ou là où il lui plairoit, et que plus ne portât aucunes paroles de traité ni d'accord, car il lui en pourroit bien mal prendre. Le cardinal, qui s'en ensonnioit en espèce de bien, ne se voult pas bouter en péril, mais prit congé du roi de France, car il vit bien qu'il se travailloit en vain; et s'en vint au départir devers le prince, et lui dit: «Beau fils, faites ce que vous pourrez; il vous faut combattre; ni je ne puis trouver nulle grâce d'accord ni de paix devers le roi de France.» Cette dernière parole enfélonnit et encouragea grandement le coeur du prince, et répondit: «C'est bien l'intention de nous et des nôtres; et Dieu veuille aider le droit!» Ainsi se partit le cardinal du prince, et retourna à Poitiers. En sa compagnie avoit aucuns apperts écuyers et hommes d'armes qui étoient plus favorables au roi que au prince. Quand ils virent que on se combattroit, ils se emblèrent de leur maître et se boutèrent en la route des François, et firent leur souverain du châtelain d'Amposte, qui étoit pour le temps de l'hôtel dudit cardinal, et vaillant homme d'armes durement. Et de ce ne se aperçut point le cardinal, ni n'en sut rien jusques à ce qu'il fût revenu à Poitiers; car si il l'eût su, il ne l'eût aucunement souffert; pourtant qu'il avoit été traiteur de apaiser, si il eût pu, l'une partie et l'autre. Or parlerons un petit de l'ordonnance des Anglois aussi bien qu'avons fait de celle des François. Comment le prince ordonna ses gens pour combattre, et ci s'ensuivent les noms des vaillants seigneurs et chevaliers qui de lès lui étoient. L'ordonnance du prince de Galles étoit auques telle comme les quatre chevaliers de France dessus nommés rapportèrent en certaineté au roi, fors tant que depuis ils avoient ordonné aucuns apperts chevaliers pour demeurer à cheval contre la bataille des maréchaux de France; et avoient encore, sur leur dextre côté, sur une montagne qui n'étoit pas trop roide à monter, ordonné trois cents hommes à cheval et autant d'archers tous à cheval, pour costier à la couverte toute cette montagne, et venir autour sur aile férir en la bataille du duc de Normandie, qui étoit en sa bataille à pied dessous celle montagne. Tout ce étoit qu'ils avoient fait de nouvel. Et se tenoit le prince et sa grosse bataille au fond de ces vignes, tous armés, leurs chevaux assez près d'eux pour tantôt monter, si il étoit besoin; et étoient fortifiés et enclos, au plus faible lès, de leur charroi et de tout leur harnois: si ne les pouvoit-on approcher de ce côté. Or vous vueil-je nommer des plus renommés chevaliers d'Angleterre et de Gascogne qui étoient là adonc de lès le prince de Galles. Premièrement, le comte de Warvich, le comte de Suffolch, maréchal de l'ost, le comte de Sallebrin (Salisbury) et le comte d'Oskesufforch (Oxford), messire Jean Chandos, messire Richard de Stanford, messire Regnault de Cobehen (Cobham), messire Édouard seigneur Despenser (Spenser), messire Jacques d'Audelée (Audley), et messire Pierre son frère, le seigneur de Bercler (Berkley), le seigneur de Basset, messire Guillaume Fitz-Warine, le seigneur de la Ware, le seigneur de Manne, le seigneur de Villebi (Willoughby), messire Bertelemy de Bruwes, le seigneur de Felleton, messire Richard de Pennebruge, messire Étienne de Cosenton, le seigneur de Braseton, et plusieurs autres Gascons, le seigneur de Labret, le seigneur de Pommiers, messire Helie et messire Aymond de Pommiers, le seigneur de Langueren, messire Jean de Grailly, captal de Buch, messire Jean de Chaumont, le seigneur de l'Esparre, le seigneur de Mucidan, le seigneur de Curton, le seigneur de Rozem, le seigneur de Condom, le seigneur de Montferrant, le seigneur de Landuras, monseigneur le Souldich de l'Estrade, et aussi des autres, que je ne puis mie tous nommer: Hainuyers, messire Eustache d'Aubrecicourt et messire Jean de Ghistelles; et deux autres bons chevaliers étrangers, messire Daniel Pasele et Denis de Morbeke. Si vous dis pour vérité que le prince de Galles avoit là avec lui droite fleur de chevalerie, combien qu'ils ne fussent pas grand foison; car ils n'étoient, à tout compter, pas plus haut de huit mille hommes; et les François étoient bien cinquante mille combattants, dont il y avoit plus de trois mille chevaliers. Comment le prince de Galles reconforta sagement ses gens, et comment messire Jacques d'Audelée requit au prince qu'il commençât la bataille, lequel lui accorda. Quand ce jeune homme, le prince de Galles, vit que combattre le convenoit, et que le cardinal de Pierregort sans rien exploiter s'en r'alloit, et que le roi de France, son adversaire, moult peu les prisoit et aimoit, si se reconforta en soi-même, et reconforta moult sagement ses gens, et leur dit: «Beaux seigneurs, si nous sommes un petit contre la puissance de nos ennemis, si ne nous en ébahissons mie pour ce, car la vertu ni la victoire ne gît mie en grand peuple, mais là où Dieu la veut envoyer. Si il avient ainsi que la journée soit pour nous, nous serons les plus honorés du monde; si nous sommes morts, j'ai encore monseigneur mon père et deux beaux-frères, et aussi vous avez de bons amis, qui nous contrevengeront: si vous prie que vous vouliez huy entendre à bien combattre; car s'il plaît à Dieu et à saint George, vous me verrez huy bon chevalier.» De ces paroles et de plusieurs autres belles raisons que le prince démontra ce jour à ses gens, et fit démontrer par ses maréchaux, étoient-ils tous confortés. De lès le prince, pour le garder et conseiller, étoit messire Jean Chandos; ni oncques le jour ne s'en partit, pour chose qui lui avint. Aussi s'y étoit tenu un grand temps messire Jacques d'Audelée, par lequel conseil, le dimanche, tout le jour, la plus grand partie de l'ordonnance de leurs batailles étoit faite; car il étoit sage et vaillant chevalier durement, et bien le montra ce jour que on se combattit, si comme je vous dirai. Messire Jacques d'Audelée tenoit en voeu, grand temps avoit passé, que si il se trouvoit jamais en besogne, là où le roi d'Angleterre ou l'un de ses enfants fût et bataille adressât, que ce seroit le premier assaillant et le mieux combattant de son côté, ou il demeureroit en la peine. Adonc, quand il vit que on se combattroit et que le prince de Galles, fils ainsné du roi, étoit là, si en fut tout réjoui, pourtant qu'il se vouloit acquitter à son loyal pouvoir de accomplir son voeu; et s'en vint devers le prince, et lui dit: «Monseigneur, j'ai toujours servi loyaument monseigneur votre père et vous aussi, et ferai tant comme je vivrai. Cher sire, je le vous montre pourtant que jadis je vouai que la première besogne où le roi votre père ou l'un de ses fils seroit, je serois le premier assaillant et combattant; si vous prie chèrement, en guerdon des services que je fis oncques au roi votre père et à vous aussi, que vous me donniez congé que de vous, à mon honneur, je me puisse partir et mettre en état d'accomplir mon voeu.» Le prince, qui considéra la bonté du chevalier et la grand volonté qu'il avoit de requerre ses ennemis, lui accorda liement, et lui dit: «Messire Jacques, Dieu vous doint huy grâce et pouvoir d'être le meilleur des autres!» Adonc lui bailla-t-il sa main, et se partit ledit chevalier du prince; et se mit au premier front de toutes les batailles, accompagné tant seulement de quatre moult vaillants écuyers qu'il avoit priés et retenus pour son corps garder et conduire; et s'en vint tout devant le dit chevalier combattre et envahir la bataille des maréchaux de France; et assembla à monseigneur Arnoul d'Andrehen et à sa route, et là fit-il merveilles d'armes, si comme vous orrez recorder en l'état de la bataille. D'autre part aussi, messire Eustache d'Aubrecicourt, qui à ce jour étoit jeune bachelier, et en grand désir d'acquérir grâce et prix en armes, mit et rendit grand peine qu'il fût des premiers assaillants: si le fut, ou auques près, à l'heure que messire Jacques d'Audelée s'avança premier de requerre ses ennemis; mais il en chéy à messire Eustache, ainsi que je vous dirai. Vous avez ci-dessus assez ouï recorder, en l'ordonnance des batailles aux François, que les Allemands qui costioient les maréchaux demeurèrent tous à cheval. Messire Eustache d'Aubrecicourt, qui étoit à cheval, baissa son glaive et embrassa sa targe, et férit cheval des éperons, et vint entre les batailles. Adonc un chevalier d'Allemaigne, qui s'appeloit et nommoit messire Louis de Recombes et portoit un écu d'argent à cinq roses de gueules (et messire Eustache d'hermine à deux hamèdes de gueules), vit venir messire Eustache, si issit de son conroi de la route du comte Jean de Nasço dessous qui il étoit, et baissa son glaive, et s'en vint adresser audit messire Eustache. Si se consuirent de plein eslai et se portèrent par terre; et fut le chevalier allemand navré en l'épaule: si ne se releva mie sitôt que messire Eustache fit. Quand messire Eustache fut levé, il prit son glaive et s'en vint sur le chevalier qui là gisoit, en grand volonté de le requerre et assaillir; mais il n'en eut mie le loisir, car ils vinrent sur lui cinq hommes d'armes allemands qui le portèrent par terre. Là fut-il tellement pressé et point aidé de ses gens, que il fut pris et emmené prisonnier entre les gens du dit comte Jean de Nasço, qui n'en firent adonc nul compte; et ne sais si ils lui firent jurer prison; mais ils le lièrent sur un char avecques leurs harnois. Assez tôt après la prise d'Eustache d'Aubrecicourt, se commença le estour de toutes parts; et jà étoit approchée et commencée la bataille des maréchaux; et chevauchèrent avant ceux qui devoient rompre la bataille des archers, et entrèrent tous à cheval au chemin où la grosse haie et épaisse étoit de deux côtés. Sitôt que ces gens d'armes furent là embattus, archers commencèrent à traire à exploit, et à mettre main en oeuvre à deux côtés de la haie, et à verser chevaux, et à enfiler tout dedans de ces longues sajettes barbues. Ces chevaux, qui traits étoient, et qui les fers de ces longues sajettes sentoient et ressoignoient, ne vouloient avant aller, et se tournoient l'un de travers, l'autre de côté, ou ils chéoient et trébuchoient dessous leurs maîtres, qui ne se pouvoient aider ni relever; ni oncques la dite bataille des maréchaux ne put approcher la bataille du prince. Il y eut bien aucuns chevaliers et écuyers bien montés, qui par force de chevaux passèrent outre et rompirent la haie, et cuidèrent approcher la bataille du prince, mais ils ne purent. Messire Jacques d'Audelée, en la garde de ses quatre écuyers et l'épée en la main, si comme dessus est dit, étoit au premier front de cette bataille, et trop en sus de tous les autres, et là faisoit merveilles d'armes; et s'en vint par grand vaillance combattre sous la bannière de monseigneur Arnoul d'Andrehen, maréchal de France, un moult hardi et vaillant chevalier; et se combattirent grand temps ensemble. Et là fut durement navré ledit messire Arnoul; car la bataille des maréchaux fut tantôt toute déroutée et déconfite par le trait des archers, si comme ci-dessus est dit, avec l'aide des hommes d'armes qui se boutoient entre eux quand ils étoient abattus, et les prenoient et occioient à volonté. Là fut pris messire Arnoul d'Andrehen; mais ce fut d'autres gens que de messire Jacques d'Audelée, ni des quatre écuyers, qui de lès lui étoient; car oncques le dit chevalier ne prit prisonnier la journée, ni entendit à prendre, mais toujours à combattre et à aller avant sur ses ennemis. Comment messire Jean de Clermont, maréchal de France, fut occis, et comment ceux de la bataille du duc de Normandie s'enfuirent. D'autre part, messire Jean de Clermont, maréchal de France et moult vaillant et gentil chevalier, se combattoit dessous sa bannière, et y fit assez d'armes tant qu'il put durer; mais il fut abattu, ni oncques puis ne se put relever, ni venir à rançon. Là fut-il mort et occis en servant son seigneur. Et voulurent bien maintenir et dire les aucuns que ce fut pour les paroles qu'il avoit eues, la journée devant, à messire Jean Chandos. A peine vit oncques homme avenir en peu d'heures si grand meschef sur gens d'armes et bons combattants, que il avint sur la bataille des maréchaux de France; car ils fondoient l'un sur l'autre, et ne pouvoient aller avant. Ceux qui derrière étoient et qui le meschef véoient, et qui avant passer ne pouvoient, reculoient et venoient sur la bataille du duc de Normandie, qui étoit grand et espaisse pardevant: mais tôt fut éclaircie et despaissie par derrière, quand ils entendirent que les maréchaux étoient déconfits; et montèrent à cheval le plus, et s'en partirent; car il descendit une route d'Anglois d'une montagne, en costiant les batailles, tous montés à cheval, et grand foison d'archers aussi devant eux, et s'en vinrent férir sur aile sur la bataille du duc de Normandie. Au voir dire, les archers d'Angleterre portèrent très-grand avantage à leurs gens, et trop ébahirent les François, car ils traioient si ouniement et si épaissement, que les François ne savoient de quel côté entendre qu'ils ne fussent atteints du trait; et toujours se avançoient les Anglois, et petit à petit conquéroient terre. Comment le prince de Galles, quand il vit la bataille du duc de Normandie branler, commanda à ses gens chevaucher avant. Quand les gens d'armes virent que cette première bataille étoit déconfite, et que la bataille du duc de Normandie branloit et se commençoit à ouvrir, si leur vint et recrut force, haleine et courage trop grossement; et montèrent erraument tous à cheval qu'ils avoient ordonnés et pourvus à demeurer de lès eux. Quand ils furent tous montés et bien en hâte, ils se remirent tous ensemble, et commencèrent à écrier à haute voix, pour plus ébahir leurs ennemis: «Saint George! Guyenne!» Là dit messire Jean Chandos au prince un grand mot et honorable: «Sire, sire, chevauchez avant! la journée est vôtre; Dieu sera huy en votre main; adressons-nous devers votre adversaire le roi de France, car celle part gît tout le fort de la besogne. Bien sçais que par vaillance il ne fuira point; si nous demeurera, s'il plaît à Dieu et à saint George, mais qu'il soit combattu; et vous dites or-ains que huy on vous verroit bon chevalier.» Ces paroles évertuèrent si le prince, qu'il dit tout en haut: «Jean, allons, allons; vous ne me verrez mais huy retourner, mais toujours chevaucher avant.» Adoncques dit-il à sa bannière: «Chevauchez avant, bannière, au nom de Dieu et de saint George!» Et le chevalier qui la portoit fit le commandement du prince. Là fut la presse et l'enchas grand et périlleux; et maints hommes y furent renversés. Si sachez que qui étoit chu il ne se pouvoit relever, si il n'étoit trop bien aidé. Ainsi que le prince et sa bannière chevauchoit en entrant en ses ennemis, et que ses gens le suivoient, il regarda sur destre de lès un petit buisson: si vit messire Robert de Duras, qui là gisoit mort, et sa bannière de lès lui, qui étoit de France au sautoir de gueules, et bien dix ou douze des siens à l'environ. Si commanda à deux de ses écuyers et à trois archers: «Mettez le corps de ce chevalier sur une targe, et le portez à Poitiers; si le présentez de par moi au cardinal de Pierregort, et dites-lui que je le salue à ces enseignes.» Les dessusdits varlets du prince firent tantôt et sans délai ce qu'il leur commanda. Or vous dirai qui mut le prince à ce faire: les aucuns pourroient dire qu'il le fit par manière de dérision. On avoit jà informé le prince que les gens du cardinal de Pierregort étoient demeurés sur les champs et eux armés contre lui, ce qui n'étoit mie appartenant ni droit fait d'armes: car gens d'Église qui, pour bien, et sur traité de paix, vont et travellent de l'un à l'autre, ne se doivent point armer ni combattre pour l'un ni pour l'autre, par raison; et pourtant que cils l'avoient fait, en étoit le prince courroucé sur le cardinal, et lui envoya voirement son neveu messire Robert de Duras, si comme ci-dessus est contenu. Et vouloit au châtelain d'Amposte, qui là fut pris, faire trancher la tête; et l'eût fait sans faute en son ire, pourtant qu'il étoit de la famille dudit cardinal, si n'eût été messire Jean Chandos, qui le refréna par douces paroles, et lui dit: «Monseigneur, souffrez-vous et entendez à plus grand chose que cette n'est; espoir excusera le cardinal de Pierregort si bellement ses gens, que vous en serez tout content.» Ainsi passa le prince outre, et commanda que le dit châtelain fût bien gardé. Comment le duc de Normandie et ses deux frères se partirent de la bataille; et comment messire Jean de Landas et messire Thibaut de Vodenay retournèrent à la bataille. Ainsi que la bataille des maréchaux fut toute perdue et déconfite sans recouvrer, et que celle du duc de Normandie se commença à dérompre et à ouvrir, et les plusieurs de ceux qui y étoient, et qui par raison combattre se devoient, se prirent à monter à cheval, à fuir et eux sauver, s'avancèrent Anglois qui là étoient tous montés, et s'adressèrent premièrement vers la bataille du duc d'Athènes, connétable de France. Là eut grand froissis et grand boutis, et maints hommes renversés par terre; là écrioient les aucuns chevaliers et écuyers de France qui par troupeaux se combattoient: Montjoye! saint Denis! et les Anglois: Saint George! Guyenne! Là étoit grandement prouesse remontrée; car il n'y avoit si petit qui ne vaulsist un homme d'armes. Et eurent adonc le prince et ses gens d'encontre la bataille des Allemands du comte de Sarbruche, du comte de Nasço et du comte de Nido et de leurs gens; mais ils ne durèrent mie grandement; ainçois furent eux reboutés et mis en chasse. Là étoient archers d'Angleterre vites et légers de traire ouniement et si épaissement que nul ne se osoit ni pouvoit mettre en leur trait: si blessèrent et occirent de cette rencontre maints hommes qui ne purent venir à rançon ni à merci. Là furent pris, assez en bon convenant, les trois comtes dessus nommés, et morts et pris maints chevaliers et écuyers de leur route. En ce poignis et recullis fut rescous messire Eustache d'Aubrecicourt par ses gens qui le queroient, et qui prisonnier entre les Allemands le sentoient; et y rendit messire Jean de Ghistelle grand peine; et fut le dit messire Eustache remis à cheval. Depuis fit ce jour maintes appertises d'armes, et prit et fiança de bons prisonniers, dont il eut au temps avenir grand finance, et qui moult lui aidèrent à avancer. Quand la bataille du duc de Normandie, si comme je vous ai dit, vit approcher si fortement les batailles du prince, qui jà avoient déconfit les maréchaux et les Allemands, et étoient entrés en chasse, si en fut la plus grand partie tout ébahie, et entendirent les aucuns et presque tous à sauver, et les enfants du roi aussi, le duc de Normandie, le comte de Poitiers, le comte de Touraine, qui étoient pour ce temps moult jeunes et de petit avis: si crurent légèrement ceux qui les gouvernoient[194]. Toutefois messire Guichard d'Angle et messire Jean de Saintré, qui étoient de lès le comte de Poitiers, ne voulurent mie retourner ni fuir, mais se boutèrent au plus fort de la bataille. Ainsi se partirent, par conseil, les trois enfants du roi, et avec eux plus de huit cents lances saines et entières, qui oncques n'approchèrent leurs ennemis, et prirent le chemin de Chauvigny. [194] Le continuateur de Guillaume de Nangis dit, en parlant de la prise du roi Jean et de Philippe, son jeune fils: _Quod videns primogenitus ejus Karolus, dux Normandiæ, cum omnibus suis qui secum in armis aderant, dimisit prælium et recessit, et alii duo fratres sui similiter, videlicet dux andegavensis et comes pictavensis, filii regis_.--M. Géraud, le dernier et savant éditeur de Guillaume de Nangis, dit, à propos de ce passage: «Ce fut donc seulement après la prise du roi et la perte de la bataille que le duc de Normandie se retira, et non, comme le fait entendre Froissart, au commencement ou au milieu de l'action. D'après les Grandes Chroniques, lorsque la défaite des Français fut consommée, _on fit retirer_ de la mêlée le Dauphin et ses frères (t. VI, p. 33 et 34). Ces mois, _on fit retirer_ semble dire que les princes ne songeaient guère à leur sûreté. Et en effet une curieuse lettre du comte d'Armagnac, dont un fragment a été publié par M. Lacabane (_Dict. de la Conversation_, art. _Charles V_), prouve qu'ils s'éloignèrent du champ de bataille par ordre exprès du roi Jean.» Voy. l'édition de la _Chronique de Guillaume de Nangis_, publiée par M. Géraud pour la Société de l'histoire de France, t. II, p. 240. (_Note de M. Yanoski._) Quand messire Jean de Landas, messire Thibaut de Vodenay, qui étoient maîtres et gouverneurs du duc Charles de Normandie, avecques le seigneur de Saint-Venant, eurent chevauché environ une grosse lieue en la compagnie dudit duc, ils prirent congé de lui, et prièrent au seigneur de Saint-Venant que point ne le vulsist laisser, mais mener à sauveté, et qu'il y acquerroit autant d'honneur à garder son corps, comme s'il demeuroit en la bataille; mais les dessus dits vouloient retourner et venir de lès le roi et en sa bataille; et il leur répondit que ainsi feroit-il à son pouvoir. Ainsi retournèrent les deux chevaliers, et encontrèrent le duc d'Orléans et sa grosse bataille toute saine et toute entière, qui étoient partis et venus par derrière la bataille du roi. Bien est voir que plusieurs bons chevaliers et écuyers, quoique leurs seigneurs se partissent, ne se vouloient mie partir, mais eussent eu plus cher à mourir que il leur fût reproché fuite. Comment le roi de France fit toutes ses gens aller à pied, lequel se combattoit très-vaillamment comme bon chevalier; et aussi faisoient ses gens. Vous avez ci-dessus en cette histoire bien ouï parler de la bataille de Crécy, et comment fortune fut moult merveilleuse pour les François: aussi à la bataille de Poitiers elle fut très-merveilleuse, diverse et très-félonnesse pour eux, et pareille à celle de Crécy, car les François étoient bien de gens d'armes sept contre un. Or regardez si ce ne fut mie grand infortuneté pour eux quand ils ne purent obtenir la place contre leurs ennemis. Mais au voir dire, la bataille de Poitiers fut trop mieux combattue que celle de Crécy; et eurent toutes manières de gens d'armes mieux loisir d'aviser et considérer leurs ennemis, qu'ils n'eurent à Crécy; car la dite bataille de Crécy commença au vespre tout tard, sans arroi et sans ordonnance, et cette de Poitiers matin à heure de prime, et assez par bon convenant, si heur y eût été pour les François. Et y avinrent trop plus de beaux et de grands faits d'armes sans comparaison qu'il ne firent à Crécy, combien que tant de grands chefs de pays n'y furent mie morts, comme ils furent à Crécy. Et se acquittèrent si loyalement envers leur seigneur tous ceux qui demeurèrent à Poitiers morts ou pris, que encore en sont les hoirs à honorer, et les vaillants hommes qui se combattirent à recommander. Ni on ne peut pas dire ni présumer que le roi Jean de France s'effrayât oncques de choses qu'il vit ni ouït dire, mais demeura et fut toujours bon chevalier et bien combattant, et ne montra pas semblant de fuir ni de reculer quand il dit à ses hommes: «A pied, à pied!» et fit descendre tous ceux qui à cheval étoient, et il même se mit à pied devant tous les siens, une hache de guerre en ses mains, et fit passer avant ses bannières au nom de Dieu et de saint Denis, dont messire Geoffroy de Chargny portoit la souveraine; et aussi par bon convenant la grosse bataille du roi s'en vint assembler aux Anglois. Là eut grand hutin fier et crueux, et donnés et reçus maints horions de hache, d'épée et d'autres bâtons de guerre. Si assemblèrent le roi de France et messire Philippe son mainsné fils à la bataille des maréchaux d'Angleterre, le comte de Warvich et le comte de Suffolch; et aussi y avoit-il là des Gascons monseigneur le captal de Buch, le seigneur de Pommiers, messire Aymeri de Tarse, le seigneur de Mucidan, le seigneur de Longueren, le souldich de l'Estrade. Bien avoit sentiment et connoissance le roi de France que ses gens étoient en péril; car il véoit ses batailles ouvrir et branler, et bannières et pennons trébucher et reculer, et par la force de leurs ennemis reboutés: mais par fait d'armes il les cuida bien toutes recouvrer. Là crioient les François: Montjoye! saint Denis! et les Anglois: Saint-George! Guyenne! Si revinrent ces deux chevaliers tout à temps qui laissé avoient la route du duc de Normandie, messire Jean de Landas et messire Thibaut de Vodenay: si se mirent tantôt à pied en la bataille du roi, et se combattirent depuis moult vaillamment. D'autre part se combattoient le duc d'Athènes, connétable de France, et ses gens; et un petit plus dessus, le duc de Bourbon, avironné de bons chevaliers de son pays de Bourbonnois et de Picardie. D'autre lès, sur côtière, étaient les Poitevins, le sire de Pons, le sire de Partenay, le sire de Poiane, le sire de Tonnay-Boutonne, le sire de Surgères, messire Jean de Saintré, messire Guichard d'Angle, le sire d'Argenton, le sire de Linières, le sire de Montendre et plusieurs autres, le vicomte de Rochechouart et le vicomte d'Ausnay. Là étoit chevalerie démontrée et toute appertise d'armes faite; car créez fermement que toute fleur de chevalerie étoit d'une part et d'autre. Là se combattirent vaillamment messire Guichard de Beaujeu, le sire de Château-Villain, et plusieurs bons chevaliers et écuyers de Bourgogne. D'autre part, étoient le comte de Ventadour et de Montpensier, messire Jacques de Bourbon, en grand arroi, et aussi messire Jean d'Artois, et messire Jacques son frère, et messire Regnault de Cervoles, dit Archiprêtre, armé pour le jeune comte d'Alençon. Si y avoit aussi d'Auvergne plusieurs grands barons et bons chevaliers, tels comme le seigneur de Mercueil (Mercoeur?), le seigneur de la Tour, le seigneur de Chalençon, messire Guillaume de Montagu, le seigneur de Rochefort, le seigneur d'Apchier et le seigneur d'Apchon; et de Limosin, le seigneur de Malval, le seigneur de Moreil, et le seigneur de Pierrebuffière; et de Picardie, messire Guillaume de Neelle, messire Raoul de Rayneval, messire Geoffroy de Saint-Dizier, le seigneur de Helly, le seigneur de Monsault, le seigneur de Hangest, et plusieurs autres. Encore en la bataille dudit roi étoit le comte de Douglas d'Écosse, et se combattit un espace assez vaillamment; mais quand il vit que la déconfiture se contournoit du tout sur les François, il se partit et se sauva au mieux qu'il put; car nullement il n'eût voulu être pris ni échu ès mains des Anglois; mais eût eu plus cher à être occis sur la place, car pour certain il ne fût jamais venu à rançon. Comment messire Jacques d'Audelée en fut mené de la bataille moult navré; et comment messire Jean Chandos enhorte le prince de chevaucher avant. On ne vous peut mie de tous parler, dire ni recorder: «Cil fit bien et cil fit mieux;» car trop y faudroit de paroles: non pourquant d'armes on ne se doit mie légèrement départir ni passer; mais il y eut là moult de bons chevaliers et écuyers d'un côté et d'autre, et bien le montrèrent; car ceux qui y furent morts et pris de la partie du roi de France ne daignèrent oncques fuir, mais demeurèrent vaillamment de lès leur seigneur et hardiment se combattirent. D'autre part, on vit chevaliers d'Angleterre et de Gascogne eux aventurer si très-hardiment, et si ordonnément chevaucher et requérir leurs ennemis, que merveilles seroit à penser, et leurs corps au combattre abandonner, et ne l'eurent mie davantage; mais leur convint moult de peines endurer et souffrir ainçois qu'ils pussent en la bataille du roi entrer. Là étoient de lès le prince et à son frein messire Jean Chandos, messire Pierre d'Audelée, frère de messire Jacques d'Audelée, de qui nous avons parlé ci-dessus, qui fut des premiers assaillants, ainsi qu'il avoit voué, et lequel avoit jà tant fait d'armes par l'aide de ses quatre écuyers, que on le doit bien tenir et recommander pour preux, car il toudis, comme bon chevalier, étoit entré au plus fort des batailles, et combattu si vaillamment que il y fut durement navré au corps, au chef et au visage; et tant que haleine et force lui purent durer il se combattit et alla toujours devant, et tant que il fut moult essaigié. Adonc sur la fin de la bataille le prirent les quatre écuyers qui le gardoient, et l'amenèrent moult foiblement et fort navré au dehors des batailles, de lès une haie, pour lui un petit refroidir et éventer; et le désarmèrent le plus doucement qu'ils purent, et entendirent à ses plaies bander et lier et recoudre les plus périlleuses. Or reviendrons au prince de Galles, qui chevauchoit avant, en combattant et occiant ses ennemis; de lès lui messire Jean Chandos, par lequel conseil il ouvra et persévéra la journée; et le gentil chevalier s'en acquitta si loyaument, que oncques il n'entendit ce jour à prendre prisonnier; mais disoit en outre au prince: «Sire, chevauchez avant! Dieu est en votre main, la journée est vôtre.» Le prince, qui tendoit à toute perfection d'honneur, chevauchoit avant, sa bannière devant lui, et réconfortoit ses gens là où il les véoit ouvrir et branler, et y fut très-bon chevalier. Comment le duc de Bourbon, le duc d'Athènes et plusieurs autres barons et chevaliers furent morts, et aussi plusieurs pris. Ce lundi fut la bataille des Anglois et des François, assez près de Poitiers, moult dure et moult forte; et y fut le roi Jean de France de son côté moult bon chevalier; et si la quarte partie de ses gens l'eussent ressemblé, la journée eût été pour eux; mais il n'en avint mie ainsi. Toutefois les ducs, les comtes, les barons et les chevaliers et écuyers qui demeurèrent se acquittèrent à leur pouvoir bien et loyaument, et se combattirent tant que ils furent tous morts ou pris; peu s'en sauvèrent de ceux qui descendirent à pied jus de leurs chevaux sur le sablon, de lès le roi leur seigneur. Là furent occis, dont ce fut pitié et dommage, le gentil duc de Bourbon, qui s'appeloit messire Pierre, et assez près de lui messire Guichard de Beaujeu et messire Jean de Landas; et pris et durement navré l'archiprêtre, messire Thibaut de Vodenay et messire Baudouin d'Ennequin; morts, le duc d'Athènes, connétable de France, et l'évêque de Châlons en Champagne; et d'autre part, pris le comte de Waudemont et de Joinville, et le comte de Ventadour, et cil de Vendôme; et occis, un petit plus dessus, messire Guillaume de Neelle et messire Eustache de Ribeumont; et d'Auvergne, le sire de la Tour, et messire Guillaume de Montagu; et pris, messire Louis de Maleval, le sire de Pierrebuffière, et le sire de Seregnac; et en celle empainte furent plus de deux cents chevaliers morts et pris. D'autre part, se combattoient aucuns bons chevaliers de Normandie à une route d'Anglois; et là furent morts messire Grimouton de Chambli et monseigneur le Baudrain de la Heuse, et plusieurs autres qui étoient déroutés et se combattoient par troupeaux et par compagnies, ainsi que ils se trouvoient et recueilloient. Et toudis chevauchoit le prince et s'adressoit vers la bataille du roi; et la plus grand partie des siens entendoit à faire la besogne à son profit et au mieux qu'ils pouvoient; car tous ne pouvoient mie être ensemble. Si y eut ce jour faites maintes appertises d'armes, qui toutes ne vinrent mie à connoissance; car on ne peut pas tout voir ni savoir, ni les plus preux et les plus hardis aviser ni concevoir. Si en veuil parler au plus justement que je pourrai, selon ce que j'en fus depuis informé par les chevaliers et écuyers qui furent d'une part et d'autre. Comment le sire de Renty, en fuyant de la bataille, prit un chevalier anglois qui le poursuivoit; et comment un écuyer de Picardie, par tel parti, prit le sire de Bercler. Entre ces batailles et ces rencontres, et les chasses et les poursuites qui furent ce jour sur les champs, enchéy à messire Oudart de Renty ainsi que je vous dirai. Messire Oudart étoit parti de la bataille, car il véoit bien qu'elle étoit perdue sans recouvrer: si ne se voult mie mettre au danger des Anglois là où il le put amender, et s'étoit jà bien éloigné d'une lieue. Si l'avoit un chevalier d'Angleterre poursuivi un espace, la lance au poing, et écrioit à la fois à messire Oudart: «Chevalier, retournez, car c'est grand honte de ainsi fuir.» Messire Oudart, qui se sentoit chassé, se vergogna et se arrêta tout coi, et mit l'épée en fautre, et dit à soi-même qu'il attendroit le chevalier d'Angleterre. Le chevalier anglois cuida venir dessus messire Oudart, et asseoir son glaive sur sa targe; mais il faillit, car messire Oudart se détourna contre le coup, et ne faillit pas à asséner le chevalier anglois, mais le férit tellement de son épée en passant sur son bassinet, qu'il l'étonna tout et l'abbatit jus à terre de son cheval, et se tint là tout coi un espace sans relever. Adonc mit pied à terre messire Oudart, et vint sur le chevalier qui là gisoit, et lui appuya son épée sus la poitrine, et lui dit vraiment qu'il l'occiroit s'il ne se rendoit à lui et lui fiançoit prison, rescous ou non rescous. Le chevalier anglois ne se vit pas adoncques au-dessus de la besogne, et se rendit audit messire Oudart pour son prisonnier, et s'en alla avecques lui, et depuis le rançonna bien et grandement. Encore entre les batailles et au fort de la chasse avint une aussi belle aventure et plus grande à un écuyer de Picardie qui s'appeloit Jean d'Ellenes, appert homme d'armes et sage et courtois durement. Il s'étoit ce jour combattu assez vaillamment en la bataille du roi; si avoit vu et conçu la déconfiture et la grand pestillence qui y couroit, et lui étoit si bien avenu que son page lui avoit amené son coursier frais et nouveau, qui lui fit grand bien. Adonc étoit sur les champs le sire de Bercler, un jeune et appert chevalier, et qui ce jour avoit levé bannière: si vit le convenant de Jean d'Ellenes, et issit très-appertement des conrois après lui, monté aussi sur fleur de coursiers; et pour faire plus grand vaillance d'armes, il se sépara de sa troupe et voulut le dit Jean suivir tout seul, si comme il fit. Et chevauchèrent hors de toutes batailles moult loin, sans eux approcher, Jean d'Ellenes devant et le sire de Bercler après, qui mettoit grand peine à l'aconsuir. L'intention de l'écuyer françois étoit bien telle qu'il retourneroit voirement, mais qu'il eût amené le chevalier encore un petit plus avant. Et chevauchèrent, ainsi que par haleine de coursier, plus d'une grosse lieue, et éloignèrent bien autant et plus toutes les batailles. Le sire de Bercler écrioit à la fois à Jean d'Ellenes: «Retournez, retournez homme d'armes! ce n'est pas honneur ni prouesse de ainsi fuir.» Quand l'écuyer vit son tour et que temps fut, il tourna moult aigrement sur le chevalier, tout à un faix, l'épée au poing, et la mit dessous son bras en manière de glaive, et s'en vint en cel état sur le seigneur de Bercler, qui oncques ne le voult refuser, mais prit son épée, qui étoit de Bordeaux, bonne et légère et roide assez, et l'empoigna par les hans, et levant la main pour jeter en passant à l'écuyer, et l'escouy, et laissa aller. Jean d'Ellenes, qui vit l'épée en volant venir sur lui, se détourna; et perdit par celle voye l'Anglois son coup au dit écuyer. Mais Jean ne perdit point le sien, mais atteignit en passant le chevalier au bras, tellement qu'il lui fit voler l'épée aux champs. Quand le sire de Bercler vit qu'il n'avoit point d'épée et l'écuyer avoit la sienne, si saillit jus de son coursier, et s'en vint tout le petit pas là où son épée étoit: mais il n'y put oncques si tôt venir, que Jean d'Ellenes ne le hâtât, et jeta par à jus si roidement son épée au dit chevalier qui étoit à terre, et l'atteignit dedans les cuissiens tellement, que l'épée, qui étoit roide et bien acérée de fort bras et de grand volonté, entra ès cuissiens et s'encousit tout parmi les cuisses jusques aux hanches. De ce coup chéy le chevalier, qui fut durement navré et qui aider ne se pouvoit. Quand l'écuyer le vit en cel état, si descendit moult appertement de son coursier, et vint à l'épée du chevalier qui gisoit à terre, et la prit; et puis tout le pas s'en vint sur le chevalier, et lui demanda s'il se vouloit rendre, rescous ou non rescous. Le chevalier lui demanda son nom. Il dit: «On m'appelle Jean d'Ellenes; et vous comment?»--«Certes, compain, répondit le chevalier, on m'appelle Thomas, et suis sire de Bercler, un moult beau châtel séant sur la rivière de Saverne, en la marche de Galles.»--«Sire de Bercler, dit l'écuyer, vous serez mon prisonnier, si comme je vous ai dit, et je vous mettrai à sauveté et entendrai à vous guérir; car il me semble que vous êtes durement navré.» Le sire de Bercler répondit: «Je le vous accorde ainsi, voirement suis-je votre prisonnier, car vous m'avez loyaument conquis.» Là lui créanta-t-il sa foi que, rescous ou non rescous, il seroit son prisonnier. Adonc traist Jean l'épée hors des cuissiens du chevalier: si demeura la plaie toute ouverte; mais Jean la banda et fit bien et bel au mieux qu'il put, et fit tant qu'il le remit sur son coursier, et l'emmena ce jour sur son coursier tout le pas jusques à Chasteauleraut; et là séjourna-t-il plus de quinze jours, pour l'amour de lui, et le fit médeciner; et quand il eut un peu mieux, il le mit en une litière et le fit amener tout souef en son hôtel en Picardie. Là fut-il plus d'un an, et tant qu'il fut bien guéri: mais il demeura affolé; et quand il partit, il paya six mille nobles; et devint le dit écuyer chevalier, pour le grand profit qu'il eut de son prisonnier, le seigneur de Bercler. Or, reviendrons-nous à la bataille de Poitiers. Comment il y eut grand occision des François devant la porte de Poitiers, et comment le roi Jean fut pris. Ainsi aviennent souvent les fortunes en armes et en amours, plus heureuses et plus merveilleuses que on ne les pourroit ni oseroit penser et souhaiter, tant en batailles et en rencontres, comme par follement chasser. Au voir dire, cette bataille qui fut assez près de Poitiers, ès champs de Beauvoir et de Maupertuis, fut moult grande et moult périlleuse; et y purent bien avenir plusieurs grandes aventures et beaux faits d'armes qui ne vinrent mie tous à connoissance. Cette bataille fut très-bien combattue, bien poursuie et bien chevauchée pour les Anglois; et y souffrirent les combattants d'un côté et d'autre moult de peines. Là fit le roi Jean de sa main merveilles d'armes, et tenoit la hache dont trop bien se défendoit et combattoit. A la presse rompre et ouvrir furent pris assez près de lui le comte de Tancarville et messire Jacques de Bourbon, pour le temps comte de Ponthieu, et messire Jean d'Artois comte d'Eu; et d'autre part, un petit plus en sus, dessous le pennon du captal, messire Charles d'Artois et moult d'autres chevaliers. La chasse de la déconfiture dura jusques aux portes de Poitiers, et là eut grand occision et grand abatis de gens d'armes et de chevaux; car ceux de Poitiers refermèrent leurs portes, et ne laissoient nullui entrer dedans: pourtant y eut-il sur la chaussée et devant la porte si grand horribleté de gens occire, navrer et abattre, que merveilles seroit à penser; et se rendoient les François de si loin qu'ils pouvoient voir un Anglois; et y eut là plusieurs Anglois, archers et autres, qui avoient quatre, cinq ou six prisonniers; ni on n'ouït oncques de telle meschéance parler, comme il avint là sur eux. Le sire de Pons, un grand baron de Poitou, fut là occis, et moult d'autres chevaliers et écuyers; et pris le vicomte de Rochechouart, le sire de Poiane, et le sire de Partenay; et de Xaintonge, le sire de Montendre; et pris messire Jean de Saintré, et tant battu que oncques puis n'eut santé; si le tenoit-on pour le meilleur et plus vaillant chevalier de France; et laissé pour mort entre les morts, messire Guichard d'Angle, qui trop vaillamment se combattit celle journée. Là se combattit vaillamment et assez près du roi messire Geoffroy de Chargny; et étoit toute la presse et la huée sur lui, pourtant qu'il portoit la souveraine bannière du roi; et il même avoit sa bannière sur les champs, qui étoit de gueules à trois écussons d'argent. Tant y survinrent Anglois et Gascons de toutes parts, que par force ils ouvrirent et rompirent la presse de la bataille du roi de France; et furent les François si entouillés entre leurs ennemis, qu'il y avoit bien, en tel lieu étoit et telle fois fut, cinq hommes d'armes sur un gentilhomme. Là fut pris messire Baudouin d'Ennequin de messire Berthelemien de Bruhe; et fut occis messire Geoffroy de Chargny, la bannière de France entre ses mains; et pris le comte de Dampmartin de monseigneur Regnault de Cobehen. Là eut adoncques trop grand presse et trop grand boutis sur le roi Jean, pour la convoitise de le prendre; et le crioient ceux qui le connoissoient, et qui le plus près de lui étoient: «Rendez-vous, rendez-vous! autrement vous êtes mort.» Là avoit un chevalier de la nation de Saint-Omer, que on appeloit monseigneur Denis de Mortbeque, et avoit depuis cinq ans servi les Anglois, pour tant que il avoit de sa jeunesse forfait le royaume de France par guerre d'amis et d'un homicide qu'il avoit fait à Saint-Omer, et étoit retenu du roi d'Angleterre aux solds et aux gages. Si chéy adoncques si bien à point au dit chevalier, que il étoit de lès le roi de France et le plus prochain qui y fut, quand on tiroit ainsi à le prendre: si se avance en la presse, à la force des bras et du corps, car il étoit grand et fort, et dit au roi, en bon françois, où le roi se arrêta plus que à autres. «Sire, sire, rendez-vous.» Le roi, qui se vit en dur parti et trop efforcé de ses ennemis, et aussi que la défense ne lui valoit rien, demanda, en regardant le chevalier: «A qui me rendroi-je? à qui? Où est mon cousin le prince de Galles? Si je le véois, je parlerois.»--«Sire, répondit messire Denis, il n'est pas ci; mais rendez-vous à moi, je vous mènerai devers lui.»--«Qui êtes-vous? dit le roi.--Sire, je suis Denis de Mortbeque, un chevalier d'Artois; mais je sers le roi d'Angleterre, pour ce que je ne puis au royaume de France demeurer, et que je y ai tout forfait le mien.»--«Adoncques,» répondit le roi de France, si comme je fus depuis informé, on dut répondre: «Et je me rends à vous.» Et lui bailla son destre gant. Le chevalier le prit, qui en eut grand joie. Là eut grand presse et grand tiris entour le roi; car chacun s'efforçoit de dire: «Je l'ai pris, je l'ai pris.» Et ne pouvoit le roi aller avant, ni messire Philippe son mainsné fils. Or lairons un petit à parler de ce touillement qui étoit sur le roi de France, et parlerons du prince de Galles et de la bataille. Comment il y eut grand débat entre les Anglois et les Gascons sur la prise du roi Jean, et comment le prince envoya ses maréchaux pour savoir où il étoit. Le prince de Galles, qui durement étoit hardi et courageux, le bassinet en la tête étoit comme un lion fel et crueux, et qui ce jour avoit pris grand plaisance à combattre et à enchasser ses ennemis, sur la fin de la bataille étoit durement échauffé; si que messire Jean Chandos, qui toujours fut de lès lui, ni oncques ce jour ne le laissa, lui dit: «Sire, c'est bon que vous vous arrêtez ci, et mettez votre bannière haut sur ce buisson; si se retrairont vos gens, qui sont durement épars; car, Dieu merci, la journée est vôtre, et je ne vois mais nulles bannières ni nuls pennons françois ni conroi entre eux qui se puisse rejoindre; et si vous rafraîchirez un petit, car je vous vois moult échauffé.» A l'ordonnance de monseigneur Jean Chandos s'accorda le prince, et fit sa bannière mettre sur un haut buisson, pour toutes gens recueillir, et corner ses menestrels, et ôta son bassinet. Tantôt furent ses chevaliers appareillés, ceux du corps et ceux de la chambre; et tendit-on illecques un petit vermeil pavillon, où le prince entra; et lui apporta-t-on à boire, et aux seigneurs qui étoient de lès lui. Et toujours multiplioient-ils; car ils revenoient de la chasse: si se arrêtoient là ou environ, et s'embesognoient entour leurs prisonniers. Sitôt que les maréchaux tous deux revinrent, le comte de Warvich et le comte de Suffolch, le prince leur demanda si ils savoient nulles nouvelles du roi de France. Ils répondirent: «Sire, nennil, bien certaines; nous créons bien ainsi que il est mort ou pris; car point n'est parti des batailles.» Adoncques le prince dit en grand'hâte au comte de Warvich et à monseigneur Regnault de Cobehen: «Je vous prie, partez de ci, et chevauchez si avant que à votre retour vous m'en sachiez à dire la vérité.» Ces deux seigneurs tantôt de rechef montèrent à cheval et se partirent du prince, et montèrent sur un tertre pour voir entour eux: si aperçurent une grand flotte de gens d'armes tous à pied, et qui venoient moult lentement. Là étoit le roi de France en grand péril; car Anglois et Gascons en étoient maîtres, et l'avoient jà tollu à monseigneur Denis de Mortbeque et moult éloigné de lui, et disoient les plus forts: «Je l'ai pris, je l'ai pris.» Toutesfois le roi de France, qui sentoit l'envie que ils avoient entre eux sur lui, pour eschiver le péril, leur dit: «Seigneurs, seigneurs, menez-moi courtoisement, et mon fils aussi, devers le prince mon cousin, et ne vous riotez plus ensemble de ma prise, car je suis sire, et grand assez pour chacun de vous faire riche.» Ces paroles et autres que le roi lors leur dit les saoula un petit; mais néanmoins toujours recommençoit leur riote, et n'alloient pied avant de terre que ils ne riotassent. Les deux barons dessus nommés, quand ils virent celle foule et ces gens d'armes ainsi ensemble, s'avisèrent que ils se trairoient celle part: si férirent coursiers des éperons et vinrent jusques là, et demandèrent: «Qu'est-ce là? qu'est-ce là?» Il leur fut dit: «C'est le roi de France qui est pris, et le veulent avoir plus de dix chevaliers et écuyers.» Adoncques, sans plus parler, les deux barons rompirent, à force de chevaux, la presse, et firent toutes manières de gens aller arrière, et leur commandèrent, de par le prince et sur la tête, que tous se traïssent arrière et que nul ne l'approchât, si il n'y étoit ordonné et requis. Lors se partirent toutes gens qui n'osèrent ce commandement briser, et se tirèrent bien arrière du roi et des deux barons, qui tantôt descendirent à terre et inclinèrent le roi tout bas; lequel roi fut moult lie de leur venue; car ils le délivrèrent de grand danger. Or vous parlerons un petit encore de l'ordonnance du prince, qui étoit dedans son pavillon, et quelle chose il fit en attendant les chevaliers dessus nommés. Comment le prince donna à messire Jacques d'Audelée cinq cents marcs d'argent de revenue; et comment le roi de France fut présenté au prince. Si très-tôt que le comte de Warvich et messire Regnault de Cobehen se furent partis du prince, si comme ci-dessus est contenu, le prince demanda aux chevaliers qui entour lui étoient: «De messire James d'Audelée est-il nul qui en sache rien?»--«Oil, sire, répondirent aucuns chevaliers qui là étoient et qui vu l'avoient; il est moult navré, et est couché en une litière assez près de ci.»--«Par ma foi, dit le prince, de sa navrure suis-je moult durement courroucé; mais je le verrois moult volontiers. Or sache-t-on, je vous prie, si il pourroit souffrir le apporter ci? et si il ne peut, je l'irai voir.» Et y envoya deux chevaliers pour faire ce message. «Grands mercis, dit messire James, à monseigneur le prince, quand il lui plaît à souvenir d'un si petit bachelier que je suis.» Adoncques appela-t-il de ses varlets jusques à huit, et se fit porter en sa litière là où le prince étoit. Quand le prince vit monseigneur James, si se abaissa sur lui, et lui fit grand chère, et le reçut doucement, et lui dit ainsi: «Messire James, je vous dois bien honorer, car par votre vaillance et prouesse avez-vous huy acquis la grâce et la renommée de nous tous; et y êtes tenu par certaine science pour le plus preux.»--«Monseigneur, répondit messire James, vous pouvez dire ce qu'il vous plaît: je voudrois bien qu'il fût ainsi; et si je me suis avancé pour vous servir et accomplir un voeu que je avois fait, on ne le me doit pas tourner à prouesse, mais à outrage.» Adoncques répondit le prince, et dit: «Messire James, je et tous les autres vous tenons pour le meilleur de notre côté; et pour votre grâce accroître et que vous ayez mieux pour vous étoffer et suivir les armes, je vous retiens à toujours mais pour mon chevalier, à cinq cents marcs de revenue par an, dont je vous assignerai bien sur mon héritage en Angleterre.»--«Sire, répondit messire James, Dieu me doint desservir les grands biens que vous me faites.» A ces paroles prit-il congé au prince, car il étoit moult foible; et le rapportèrent ses varlets arrière en son logis. Il ne pouvoit mie encore être guère éloigné, quand le comte de Warvich et messire Regnault de Cobehen entrèrent au pavillon du prince, et lui firent présent du roi de France; lequel présent le dit prince dut bien recevoir à grand et à noble. Et aussi fit-il vraiment, et s'inclina tout bas contre le roi de France, et le reçut comme roi, bien et sagement, ainsi que bien le savoit faire; et fit là apporter le vin et les épices, et en donna il même au roi, en signe de très-grand amour. Ci dit quans grans seigneurs il y eut pris avec le roi Jean, et combien il y en eut de morts; et comment les Anglois fêtèrent leurs prisonniers. Ainsi fut cette bataille déconfite que vous avez ouïe, qui fut ès champs de Maupertuis, à deux lieues de la cité de Poitiers, le dix-neuvième jour du mois de septembre l'an de grâce Notre-Seigneur mil trois cent cinquante-six. Si commença environ petite prime, et fut toute passée à nonne; mais encore n'étoient point tous les Anglois qui chassé avoient retournés de leur chasse et remis ensemble: pour ce avoit fait mettre le prince sa bannière sur un buisson, pour ses gens recueillir et rallier, ainsi qu'ils firent; mais ils furent toutes basses vêpres ainçois que tous fussent revenus de leur chasse. Et fut là morte, si comme on recordoit, toute la fleur de la chevalerie de France; de quoi le noble royaume de France fut durement affoibli, et en grand misère et tribulation eschéy, ainsi que vous orrez ci-après recorder. Avec le roi et son jeune fils, monseigneur Philippe, eut pris dix-sept comtes, sans les barons, les chevaliers et les écuyers; et y furent morts entre cinq cents et sept cents hommes d'armes, et six mille hommes, que uns, que autres. Quand ils furent tous en partie retournés de la chasse, et revenus devers le prince qui les attendoit sur les champs, si comme vous avez ouï recorder, si trouvèrent deux tant de prisonniers qu'ils n'étoient de gens. Si eurent conseil l'un par l'autre, pour la grand charge qu'ils en avoient, qu'ils en rançonneroient sur les champs le plus, ainsi qu'ils firent. Et trouvèrent les chevaliers et les écuyers prisonniers, les Anglois et les Gascons moult courtois; et en y eut ce propre jour mis à finance grand foison, ou reçus simplement sur leur foi à retourner dedans le Noël ensuivant à Bordeaux, sur Gironde, ou là rapporter les payements. Quand ils furent ainsi que tous rassemblés, si se retroit chacun en son logis, tout joignant où la bataille avoit été. Si se désarmèrent les aucuns, et non pas tous, et firent désarmer leurs prisonniers, et les honorèrent tant qu'ils purent chacun les siens; car ceux qu'ils prenoient prisonniers en la bataille étoient leurs, et les pouvoient quitter et rançonner à leur volonté. Si pouvoit chacun penser et savoir que tous ceux qui là furent en cette fortunée bataille avec le prince de Galles furent riches d'honneur et d'avoir, tant parmi les rançons des prisonniers, comme parmi le gain d'or et d'argent qui là fut trouvé, tant en vaisselle et en ceintures d'or et d'argent et riches joyaux, en malles farcies de ceintures riches et pesantes, et de bons manteaux. D'armures, de harnois et de bassinets ne faisoient-ils nul compte; car les François étoient là venus très-richement et si étoffément que mieux ne pouvoient, comme ceux qui cuidoient bien avoir la journée pour eux. Or, vous parlerons un petit comment messire James d'Audelée ouvra des cinq cents marcs d'argent que le prince de Galles lui donna, si comme il est contenu ci-dessus. Comment messire Jacques d'Audelée donna ses cinq cents marcs d'argent de revenue, que le prince lui avoit donnés, à ses quatre écuyers. Quand messire James d'Audelée fut arrière rapporté en sa litière en son logis, et il eut grandement remercié le prince du don que donné lui avoit, il n'eut guères reposé en sa loge quand il manda messire Pierre d'Audelée son frère, messire Berthelemy de Brues, messire Étienne de Cousenton, le seigneur de Villeby et monseigneur Raoul de Ferrières: ceux étoient de son sang et de son lignage. Si très-tôt que ils furent venus et en la présence de lui, il se avança de parler au mieux qu'il put; car il étoit durement foible, pour les navrures qu'il avoit, et fit venir avant les quatre écuyers qu'il avoit eus pour son corps, la journée, et dit ainsi aux chevaliers qui là étoient: «Seigneurs, il a plu à monseigneur le prince qu'il m'a donné cinq cents marcs de revenue par an et en héritage, pour lequel don je lui ai encore fait petit service, et puis faire de mon corps tant seulement. Il est vérité que vecy quatre écuyers qui m'ont toujours loyaument servi, et par espécial à la journée d'huy. Ce que j'ai d'honneur, c'est par leur emprise et leur hardiment; pour quoi, en la présence de vous qui êtes de mon lignage, je leur veux maintenant rémunérer les grands et agréables services qu'ils m'ont faits. C'est mon intention que je leur donne et résigne en leurs mains le don et les cinq cents marcs que monseigneur le prince m'a donnés et accordés, en telle forme et manière que donnés les m'a; et m'en déshérite et les en hérite purement et franchement, sans nul rappel.» Adonc regardèrent les chevaliers qui là étoient l'un l'autre, et dirent entre eux: «Il vient à monseigneur James de grand vaillance de faire tel don.» Si lui répondirent tous à une voix: «Sire, Dieu y ait part! ainsi le témoignerons là où ils voudront.» Et se partirent atant de lui; et s'en allèrent les aucuns devers le prince, qui devoit donner à souper au roi de France et à son fils, et à la plus grand partie des comtes et des barons qui prisonniers étoient; et tout de leurs pourvéances, car les François en avoient fait amener après eux grand foison, et elles étoient aux Anglois et aux Gascons faillies, et plusieurs en y avoit entre eux qui n'avoient goûté de pain trois jours étoient passés. Comment le prince de Galles donna à souper au roi et aux grands barons de France, et les servit moult humblement. Quand ce vint au soir, le prince de Galles donna à souper au roi de France et à monseigneur Philippe son fils, à monseigneur Jacques de Bourbon, et à la plus grand partie des comtes et des barons de France qui prisonniers étoient. Et assit le prince le roi de France et son fils monseigneur Philippe, monseigneur Jacques de Bourbon, monseigneur Jean d'Artois, le comte de Tancarville, le comte d'Estampes, le comte de Dampmartin, le seigneur de Joinville et le seigneur de Partenay, à une table moult haute et bien couverte, et tous les autres barons et chevaliers aux autres tables. Et servoit toujours le prince au-devant de la table du roi, et par toutes les autres tables, si humblement comme il pouvoit. Ni oncques ne se voult seoir à la table du roi, pour prière que le roi sçût faire; ains disoit toujours qu'il n'étoit mie encore si suffisant qu'il appartenist de lui seoir à la table d'un si haut prince et de si vaillant homme que le corps de lui étoit et que montré avoit à la journée. Et toujours s'agenouilloit par-devant le roi, et disoit bien: «Cher sire, ne veuillez mie faire simple chère, pour tant si Dieu n'a voulu consentir huy votre vouloir; car certainement monseigneur mon père vous fera toute l'honneur et amitié qu'il pourra, et s'accordera à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble à toujours. Et m'est avis que vous avez grand raison de vous esliescer, combien que la besogne ne soit tournée à votre gré; car vous avez aujourd'hui conquis le haut nom de prouesse et avez passé tous les mieux faisants de votre côté. Je ne le dis mie, cher sire, sachez, pour vous lober; car tous ceux de notre partie, et qui ont vu les uns et les autres, se sont par pleine science à ce accordés, et vous en donnent le prix et le chapelet, si vous le voulez porter.» A ce point commença chacun à murmurer; et disoient entre eux, François et Anglois, que noblement et à point le prince avoit parlé. Si le prisoient durement, et disoient communément que en lui avoient et auroient encore gentil seigneur, si il pouvoit longuement durer et vivre, et en telle fortune persévérer. _Chroniques de Froissart._ ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1356. Après la bataille de Poitiers et la prise du roi Jean, le duc de Normandie (depuis roi sous le nom de Charles V) prit la régence pendant la captivité de son père, et fut obligé, par l'anarchie générale, de convoquer les États Généraux qui se réunirent à Paris et s'emparèrent aussitôt du gouvernement. Etienne Marcel, marchand drapier et prévôt des marchands de Paris, et l'évêque de Laon, Robert Lecoq, poussèrent les deputés de la bourgeoisie à entreprendre la réforme générale de l'État et à enlever à la noblesse la direction des affaires. Mais ces tentatives de révolution avortèrent; la bourgeoisie fut vaincue, Marcel fut tué; les paysans qui s'étaient révoltés furent écrasés, et le Régent rentra à Paris en maître. Cette partie des chroniques de Saint-Denis, que nous reproduisons ici a été rédigée par le chancelier Pierre d'Orgemont, un des conseillers de Charles V. Charles V lui-même y a certainement travaillé, et sa pensée s'y révèle à chaque instant. Toute cette relation doit être considérée comme de vrais mémoires de Charles V, et doit être lue avec une certaine précaution, à cause de son hostilité toute naturelle contre Étienne Marcel et les idées qu'il représentait. Comment monseigneur Charles duc de Normendie et ainsné fils du roy de France, après ce que il fut revenu de la bataille de Poitiers, fist assembler les gens des trois estas pour ordoner hastivement de la délivrance du roy son père. Et furent les gens du conseil du roy séparés du conseil de ceux des trois estas, qui furent esleus cinquante pour tous. En ce meisme an, le quinziesme jour dudit moys d'octobre qui fut en un jour de samedi, vindrent à Paris plusieurs gens d'Églyse et nobles et gens de bonnes villes de la langue d'oil. Et le lundi ensuivant furent tous assemblés en la chambre du parlement par le commandement de monseigneur le duc de Normendie, qui fut là présent, et en la présence duquel monseigneur Pierre de la Forest, archevesque de Rouen et chancelier de France, exposa à ceux des trois estas dont dessus est faite mencion, la prise du roy, et comment il s'estoit vassaument combatu de sa propre main, et nonobstant ce avoit esté pris par grant infortune. Et leur monstra ledit chancelier comment chascun devoit mettre grant paine à la délivrance dudit roy. Et après leur requist, de par monseigneur le duc, conseil comment le roy pourroit estre recouvré, et aussi de gouverner les guerres et aides à ce faire. Lesquels des trois estas, c'est assavoir les gens d'Églyse par la bouche de monseigneur de Craon, archevesque de Rains, les nobles par la bouche de monseigneur Phelippe, duc d'Orléans et frère germain du roy, et les gens des bonnes villes par la bouche d'Estienne Marcel, bourgeois de Paris et lors prévost des marchans, respondirent que ils vouloient faire tout ce qu'ils pourroient aux fins dessus dites, et requistrent délay pour eux assembler et parler ensemble sur ces choses; lequel fut donné. Et furent mis et ordenés, par ledit monseigneur de Normendie, plusieurs du conseil du roy pour aler au conseil des dessus dis trois estas. Et quant ils y orent esté par deux jours, on leur fist sentir et dire que lesdites gens des trois estas ne besoigneroient point sur les choses dessus dites tant que les gens du conseil du roy feussent avec eux. Et, pour ce, se déportèrent lesdites gens du conseil du roy de plus aler aux assemblées des trois estas, qui estoient chascun jour faites en l'ostel des frères Meneurs, à Paris. Et continuèrent quinze jours ou environ, tant que il ennuioit à plusieurs de ce que lesdis trois estas attendoient si longuement à faire leurs responses sur les choses dessus dites. Toutefois, après que lesdis trois estas orent conseillié et assemblé par plus de quinze jours, et esleu de chascun des trois estas aucuns auxquels les autres avoient donné pouvoir de ordener ce que bon leur sembleroit pour le prouffit du royaume, iceux esleus qui estoient cinquante ou environ de tous les trois estas dessus dis, firent sentir audit monseigneur le duc de Normendie qu'ils parleroient volentiers à luy secrètement. Et pour ce ala ledit duc luy sixiesme seulement auxdis frères Meneurs[195] par devant lesdis esleus, lesquels luy distrent que ils avoient esté ensemble, par plusieurs journées, et avoient tant fait que ils estoient tous à un accort. Si requistrent audit monseigneur le duc qu'il voulsist tenir secret ce que ils luy diroient, qui estoit pour le sauvement du royaume, lequel monseigneur le duc respondit qu'il n'en jureroit jà; et pour ce ne laissièrent pas à dire les choses qui s'ensuivent. [195] Frères Mineurs ou Cordeliers. Premièrement ils luy distrent que le roy avoit esté mal gouverné au temps passé: et tout avoit esté par ceux qui l'avoient conseillé, par lesquels le roy avoit fait tout ce que il avoit fait, dont le royaume estoit gasté et en péril d'estre tout destruit et perdu. Si luy requistrent que il voulsist priver les officiers du roy, que ils luy nommeroient lors, de tous offices, et que il les féist prendre et emprisonner, et prendre tous leurs biens; et que dès lors il tenist tous les biens dessus dis pour confisqués. Et pour ce que monseigneur Pierre de la Forest, lors archevesque de Rouen et chancelier de France, qui estoit l'un des officiers contre lesquels ils faisoient lesdites requestes, estoit personne d'Églyse, si que monseigneur le duc n'avoit aucune connoissance sur luy[196], si requistrent que il voulsist escrire au pape de sa propre main, et supplier que il luy donnast commissaires tels comme lesdis esleus des trois estas nommeroient, lesquels commissaires eussent puissance de punir ledit archevesque des cas que lesdis esleus bailleroient contre ledit archevesque et contre les autres officiers de qui les noms s'ensuivent: Messire Simon de Bucy, chevalier du grant conseil du roy et premier président en parlement; messire Robert de Lorris, qui avoit esté premier chambellan du roy Jehan; messire Nicolas Braque, chevalier et maistre d'ostel du roy, et par avant avoit esté son trésorier et après maistre de ses comptes; Enguerran du Petit-Celier, bourgeois de Paris et trésorier de France; Jehan Poillevilain, bourgeois de Paris, souverain maistre des monnoies et maistre des comptes du roy; et Jehan Chauveau de Chartres, trésorier des guerres. Et requistrent lesdis esleus que commissaires feussent donnés tels que ils nommeroient et procéderoient contre lesdis officiers, sur les cas que lesdis esleus bailleroient. Et sé lesdis officiers estoient trouvés coupables, si feussent punis; et sé ils feussent trouvés innocens, si vouloient que ils perdissent tous leurs dis biens et demourassent perpétuelment sans office royal. [196] Était incompétent pour le juger. Item, requistrent audit monseigneur le duc que il voulsist délivrer le roy de Navarre, lequel avoit esté emprisonné par le roy, père dudit monseigneur le duc, si comme dessus est dit[197]; en luy disant que depuis que ledit roy de Navarre avoit esté emprisonné, nul bien n'estoit venu au roy né au royaume, pour le péchié de la prise dudit roy de Navarre. [197] Le roy Jean, résolu à se venger de Charles le Mauvais et à le punir de l'assassinat du connétable Charles de la Cerda, l'arrêta lui-même à Rouen, le 16 avril 1356, au milieu d'un festin que lui donnait le Dauphin et pendant lequel il fut surpris traîtreusement. Il fut délivré de prison le 9 novembre 1357 par les soins d'Etienne Marcel; et aussitôt il vint à Paris se mettre à la tête des bourgeois soulevés contre le régent. Item, requistrent encore audit monseigneur le duc que il se voulsist gouverner du tout par certains conseillers que ils luy bailleroient de tous les trois estas; c'est assavoir quatre prélas, douze chevaliers et douze bourgeois: lesquels conseillers auroient puissance de tout faire et ordener au royaume, ainsi comme le roy, tant de mettre et oster officiers, comme de autres choses; et plusieurs autres requestes luy firent grosses et pesans. Si leur respondit ledit monseigneur le duc que de ces choses il auroit volentiers avis et délibéracion avec son conseil; mais toutesvoies il vouloit bien savoir quelle ayde lesdis trois estas luy vouloient faire. Lesquels esleus luy respondirent que ils vouloient ordener entre eux que les gens d'Églyse paieroient un dixiesme et demi pour un an, mais que de ce ils éussent congié du pape. Les nobles paieroient dixiesme et demi de leur revenues. Et les gens de bonnes villes feroient, pour cent feux, un homme armé. Et disoient lesdis esleus que ladite ayde estoit merveilleusement grant et qu'elle povoit bien monter à trente mille hommes armés. Et pour sur ce avoir avis et de toutes les choses dessus dites, monseigneur le duc se départit de eux, et l'endemain après disner devoit leur en respondre. Et pour ce assembla ledit monseigneur le duc au chastel du Louvre plusieurs de son lignage et autres chevaliers, et ot avis et délibéracion sur les choses dessus dites; et plusieurs fois tant audit jour de l'endemain comme en deux ou trois jours ensuivans, envoia ledit monseigneur le duc aux frères Meneurs devers lesdis esleus, plusieurs de ceux de son lignage, pour les requérir de traictier avec eux, comment ils se voulsissent déporter d'aucunes des requestes que eux luy avoient faites, par espécial de trois dont dessus est faite mencion; en leur monstrant que lesdites requestes touchoient le roy, son père, de si près que il ne les oseroit faire né acomplir sans le congié exprès de son père. Finablement, pour ce que lesdis esleus ne se vouldrent déporter desdites requestes né d'aucune d'icelles, plusieurs de ceux du lignage de monseigneur le duc et autres chevaliers qui avoient esté à son conseil sur lesdites choses furent d'accort et conseillièrent à monseigneur le duc que il acomplist lesdites requestes, pour ce que autrement il ne povoit avoir ayde des trois estas, sans laquelle ayde il ne povoit faire né gouverner la guerre. Et pour ce, fut journée assignée auxdis trois estas, à leur requeste, pour oïr tout ce qu'ils vouldroient dire publiquement, en la chambre de parlement, à un jour de lundi matin veille de Toussains. Mais ledit monseigneur le duc, qui moult estoit forment courroucié et troublé pour cause desdites requestes qui luy avoient esté faites à part et secrètement, si comme dessus est dit, et lesquelles on luy vouloit faire publiquement en la chambre de parlement, considérant que lesdites requestes il ne povoit acomplir sans courroucier forment le roy, son père, et sans luy faire offense notable, manda et fist aler par devers lui aucuns autres de ses conseilliers, lesquels il n'avoit point appellés aux choses dessus dites; et leur exposa, de sa bouche, les requestes que lesdis trois estas luy avoient faites, et aussi l'ayde que ils luy offroient, et voult que ses conseilliers en déissent leur avis. Lesquels, en la présence de plusieurs des autres qui autrefois y avoient esté, luy monstrèrent comment il ne devoit faire né accomplir lesdites requestes dessus exprimées. Et aussi luy monstrèrent comment l'ayde que l'on luy offroit n'estoit pas souffisante pour fournir sa guerre. Et jasoit ce que, par les esleus, eust esté dit audit monseigneur le duc que ladite ayde povoit faire et fournir trente mille hommes armés, c'est assavoir, pour chascun homme demi florin à l'escu[198] pour jour, lesdis conseilliers monstrèrent audit monseigneur le duc que ladite ayde ne povoit monter que huit ou neuf mille hommes armés, par plusieurs fais et raisons auxquelles s'accordèrent plusieurs autres qui estoient au conseil dudit duc, qui bien estoient jusques au nombre de trente et plus. Et jasoit ce que la plus grant partie d'iceux eust par avant esté d'accort que ledit monseigneur le duc acomplist lesdites requestes et luy eussent conseillié, toutesvoies se revindrent-ils lors, et furent tous d'un accort qu'il ne le féist pas. [198] C'est-à-dire 10 sols de ce temps, valant 10 francs en 1836. Mais pour ce que moult grant peuple estoit assemblé en ladite chambre de parlement en laquelle lesdites requestes devoient tantost estre faites audit monseigneur le duc, par la bouche de maistre Robert le Coq, lors evesque de Laon, le dit monseigneur le duc ot conseil comment il pourroit faire départir ledit peuple; et, par le conseil que il ot, il envoia quérir en ladite chambre de parlement pour venir devers luy en la pointe du palais où il estoit, aucuns de ceux des trois estas, et par espécial de ceux qui principalement gouvernoient les autres et conseilloient à faire lesdites requestes. Et là vindrent par devers luy maistre Raymon Saquet, archevesque de Lyon; monseigneur Jehan de Craon, archevesque de Rains, et ledit maistre Robert le Coq, evesque de Laon, pour les gens d'Églyse. Pour les nobles y furent monseigneur Waleran de Lucembourc, monseigneur Jehan de Conflans, mareschal de Champaigne, et monseigneur Jehan de Péquigny, lors gouverneur d'Artois. Et pour les bonnes villes, y furent Estienne Marcel, prévost des marchans de Paris, Charles Toussac, eschevin, et plusieurs autres de plusieurs autres bonnes villes. Et là, leur dit et exposa ledit monseigneur le duc aucunes nouvelles que il avoit oïes, tant du roy son père comme de son oncle l'empereur, et leur demanda sé il leur sembloit que il feust bon que lesdites requestes et responses qui luy devoient estre faites de par les trois estas, et pour lesquelles faire et oïr le peuple estoit assemblé en ladite chambre de parlement, fussent délayées jusqu'à une autre journée pour les causes et raisons qu'il leur dit lors. Et furent d'accort tous ceux qui là estoient présens, tant du conseil dudit monseigneur le duc comme des envoiés desdis trois estas, que lesdites requestes et responses fussent différées jusques au juesdi ensuivant. Jasoit ce que on aperceust que aucuns desdis envoiés eussent mieux voulu que la besoigne n'eust point esté différée. Et toutesvoies furent-ils d'accort, par leurs opinions, au délay. Et ainsi se départirent et retournèrent en ladite chambre de parlement, et le duc d'Orléans et plusieurs autres avec eux. Et parla ledit duc d'Orléans au peuple qui estoit assemblé en la chambre de parlement, et leur dit que monseigneur le duc de Normendie ne pourroit lors oïr les requestes et responses que on luy devoit faire pour certaines nouvelles que il avoit oïes tant du roy son père que de son oncle l'empereur, desquelles il leur fist aucunes dire en publique. Et pour ce se départit ladite assemblée de la dicte chambre de parlement, et s'en alèrent aucuns en leur pays. De l'ordenance que ceux de la Langue d'oc firent pour l'amour et rédemption du roy de France. En ce meisme an au moys d'octobre, les trois estas de la Langue d'oc se assemblèrent en la ville de Thoulouse, par l'auctorité du conte d'Armagnac, lieutenant du roy au pays, pour traictier ensemble à faire ayde convenable pour la délivrance du roy. Et là firent plusieurs ordenances par l'autorité dessus dite. Premièrement que ils feroient cinq mille hommes d'armes, chascun à deux chevaux, et auroit chascun homme d'armes demi florin à l'escu pour jour. Et feroient mille sergens armés à cheval, deux mille arbalestiers et deux mille pavaisiers[199], tous à cheval, et auroient chascun desdis sergens, arbalestiers et pavaisiers, huit florins à l'escu[200] pour chascun moys, et feroient ladite ayde pour un an. Et si ordenèrent que tous les dessus dis seroient paiés par ceux et en la manière que lesdis estas ordeneroient, ou les esleus par iceux. Et oultre ce, ordenèrent que homme né femme dudit pays de Langue d'oc ne porteroit par ledit an, sé le roy n'estoit avant délivré, or né argent né perles, né vair né gris, robes né chapperons découppés né autres cointises quelconques; et que aucuns menesterieus jugleurs ne joueroient de leurs mestiers. Et encore ordenèrent certaine monnoie, c'est assavoir trente-deuxiesme, laquelle ils firent faire et monnoier ès monnoies[201] du roy dudit pays par l'autorité dudit conte, jasoit ce que au pays de Langue d'oc courust lors autre monnoie, c'est assavoir monnoie soixantiesme. Et pour avoir confermacion de toutes les choses dessus dites envoièrent à Paris devers monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy et son lieutenant général, trois personnes, c'est assavoir de chascun des trois estas une; et leur furent confermées par ledit monseigneur le duc toutes les choses dessus dites. [199] Garnis de _pavas_ ou _pavois_, petit bouclier rond. [200] Environ 160 francs. [201] Aux hôtels des monnaies. Comment monseigneur le duc de Normendie, tant de son bon entendement naturel comme par bonne délibération de son conseil, fist départir les gens des trois estas et leur fist dire que chascun d'eux s'en repairast en son lieu. Le mercredi ensuivant, qui fut l'endemain de la feste de Toussains, ledit monseigneur le duc manda au Louvre plusieurs du conseil du roy et du sien, et aucuns de ceux des trois estas dont dessus est faite mencion; et ot délibéracion assavoir sé il estoit bon que ceux des trois estas qui estoient à Paris s'en allassent chascun en son pays sans plus faire quant alors, pour aucunes causes qu'il leur dit. Et luy fut conseillié pour la plus grant partie de tous ceux qui furent audit conseil que ainsi le féist. Et pour ce, dit à ceux qui estoient présens desdis trois estas que ainsi le féissent, et leur pria que ils déissent de par luy aux autres qui estoient à Paris que chascun s'en allast en son lieu. Et leur dit que il les remanderoit, mais que il eust oï certains messagiers, chevaliers qui venoient de devers le roy, son père, qui luy aportoient certaines nouvelles de par luy; et aussi que il eust été devers l'empereur, son oncle, par devers lequel il entendoit aler briefment. Dont plusieurs desdis estas qui avoient entencion de gouverner le royaume par les requestes que ils avoient faites audit monseigneur le duc, furent moult dolens; et bien leur fut avis que toutes ces choses avoient esté faites par le dit monseigneur le duc, pour départir ladite assemblée desdis trois estas qui estoient à Paris: et en vérité ainsi estoit-il. Et pour ce l'endemain, qui fut jour de juesdi, plusieurs desdis trois estas qui estoient encore à Paris, monseigneur le duc estant à Montlehéri, là où il ala celuy jour au matin, s'assemblèrent au chapitre desdis frères Meneurs. Et là ledit evesque de Laon publia en la présence de ceux qui y vouldrent venir comment monseigneur le duc leur avoit requis conseil et aide, et comment pour ce faire ils avoient esté assemblés par plusieurs fois et par maintes journées, et près pour ladite response faire, laquelle monseigneur le duc n'avoit voulu oïr. Et leur dit que chascun d'eux préist copie des choses qui avoient esté ordenées par lesdis esleus, et l'emportast en son pays. Lesquelles choses firent plusieurs desdis trois estas qui estoient à ladite assemblée. Et jasoit ce que, par plusieurs fois, ledit monseigneur le duc parlast audit prévost des marchans et par plusieurs journées, et aussi aux eschevins de Paris en eux requerrant que ils luy voulsissent faire ayde à soustenir la guerre, si ne s'y vouldrent accorder né consentir, s'il ne faisoit assembler lesdis trois estas, laquelle chose il n'ot pas conseil de faire. Et pour ce il ordena que on envoieroit certains des conseilliers du roy par les bailliages du royaume, pour requérir ladite ayde aux bonnes villes. Comment les gens des trois estas furent mandés pour rassembler à Paris. 1357. Et si furent mandés les gens des trois estas de par monseigneur le duc pour estre à Paris assemblés le dimanche, cinquiesme jour de février ensuivant[202]. [202] Le chroniqueur ne juge pas à propos de nous dire pourquoi le Régent rappela les États. Une émeute eut lieu à Paris, le 20 janvier, dans laquelle le peuple, soulevé par Étienne Marcel, obligea le Régent à renoncer à faire circuler une mauvaise monnaie, à rassembler les députés des trois États et à chasser de son conseil sept de ses officiers. Comment les gens des trois estas furent rassemblés. Le dimanche dessus dit, cinquiesme jour de février, se assemblèrent à Paris plusieurs evesques et autres gens d'Églyse, nobles et plusieurs gens de bonnes villes du royaume de France. Et par plusieurs journées furent assemblés en ladite ville en l'ostel des Cordeliers, et là firent plusieurs ordenances. Comment maistre Robert le Coq, evesque de Laon, prescha en parlement, de par les gens des trois estas, comment les officiers du roy devoient estre privés de leurs offices. Le vendredi, troisiesme jour du moys de mars ensuivant, furent assemblés au palais royal, en la chambre de parlement, en la présence de monseigneur le duc de Normendie, du conte d'Anjou et du conte de Poitiers, ses frères, et de plusieurs autres nobles, gens d'Église et gens de bonnes villes, jusques à tel nombre que toute ladite chambre en estoit plaine. Et prescha messire Robert le Coq, evesque de Laon, et dit que le roy et le royaume avoient esté au temps passé mal gouvernés, dont moult de meschiefs estoient advenus tant audit royaume comme aux habitans d'içeluy, tant en mutacions de monnoies comme par prises, et aussi par mal administrer et gouverner les deniers que le roy avoit eus du peuple, dont moult grandes sommes avoient esté données par plusieurs fois à plusieurs qui mal desservi l'avoient. Et toutes ces choses avoient esté faites, si comme disoit l'evesque, par le conseil des dessus nommés chancelier et autres qui avoient gouverné le roy au temps passé. Dit lors encore ledit evesque que le peuple ne povoit plus souffrir ces choses; et pour ce avoient délibéré ensemble que les dessus nommés officiers et autres que il nommeroit lors,--tant que sur le tout ils furent vint-deux dont les noms suivent: maistre Pierre de la Forest, lors cardinal et chancelier de France; monseigneur Simon de Bucy; maistre Jehan Chalemart; maistre Pierre d'Orgemont, président en parlement; monseigneur Nicolas Bracque et Jehan Poillevilain, maistres de la chambre des comptes et souverains maistres des monnoies; Enguéran du Petit-Célier et Bernart Fremaut, trésoriers de France; Jehan Chauveau et Jacques Lempereur, trésoriers des guerres; maistre Estienne de Paris, maistre Pierre de la Charité et maistre Ancel Choquart, maistres des requestes de l'ostel du roy; monseigneur Robert de Lorris, chambellan du roy; monseigneur Jehan Taupin, de la chambre des enquestes; Geoffroy le Masurier, eschançon dudit monseigneur le duc de Normendie; le Borgne de Beausse, maistre d'escurie dudit monseigneur le duc; l'abbé de Faloise, président en la chambre des enquestes; maistre Robert de Preaux, notaire du roy; maistre Regnault d'Acy, avocat du roy en parlement; Jehan d'Auceurre, maistre de la chambre des comptes; Jehan de Behaigne, varlet dudit monseigneur le duc,--seroient privés de tous offices royaux perpétuelment, dont il y avoit aucuns présidens en parlement, aucuns maistres des requestes en l'ostel du roy; aucuns maistres de la chambre des comptes et aucuns autres officiers de l'ostel dudit monseigneur le duc, si comme dessus est dit. Et requist ledit evesque audit monseigneur le duc que dès lors il voulsist priver les vint-deux dessus nommés comme dit est; et toutesvoies n'avoient-ils esté appellés né oïs en aucune manière; et si n'avoient plusieurs de iceux et la plus grant partie esté accusés d'aucune chose, né contre iceux dit né proposé aucune villenie; et si estoient plusieurs d'iceux officiers à Paris, lesquels l'on povoit chascun jour veoir et avoir qui aucune chose leur voulsist dire ou demander. Item, requist encore ledit evesque que tous les officiers du royaume de France fussent suspendus, et que certains réformateurs feussent donnés, lesquels seroient nommés par les trois estas qui auroient la cognoissance de tout ce que l'on vouldroit demander auxdis officiers et contre iceux dire et proposer. Item, requist encore ledit evesque que bonne monnoie courust telle que lesdis trois estas ordeneroient, et plusieurs autres requestes fist. Lors, un chevalier appelé monseigneur Jehan de Péquigny, pour et au nom des nobles, advoua ledit évesque; et un avocat d'Abbeville appelé Nicholas le Chauceteur l'advoua au nom des bonnes villes; et aussi fist Estienne Marcel, prévost des marchans de Paris. Et offrirent, au nom des trois estas dessus dis, audit monseigneur le duc trente mille hommes d'armes, lesquels ils paieroient par leurs mains et par ceux qu'ils y ordeneroient. Et pour avoir la finance à ce faire, ils avoient ordené certain subside, c'est assavoir: Que les gens d'églyse paieroient dixiesme et demy de toutes revenues, les nobles aussi dixiesme et demy; c'est assavoir de cent livres de terre quinze livres. Et les gens des bonnes villes feroient de cent feus un homme d'armes; c'est assavoir demi-escu de gaige pour chascun jour. Mais pour ce que ils ne savoient pas encore combien ladite finance pourroit monter, né sé elle souffiroit à paier les trente mille hommes d'armes dessus dis, ils requistrent que ils peussent rassembler à la quinzaine de Pasques ensuivant; et entre deux, ils feroient savoir combien ladite finance pourroit monter. Et se ils trouvoient à ladite quinzaine que ladite finance ne souffisist, ils la croistroient. Et aussi ils requistrent que depuis ladite quinzaine ils peussent rassembler deux fois, quant bon leur sembleroit, jusques au quinziesme jour du moys de février ensuivant. Lequel duc de Normendie leur ottroia toutes leurs requestes, tant les dessus escriptes comme les autres, et par ce tindrent que les vint-deux officiers dont dessus est faite mencion estoient privés, et demoureroient les autres officiers souspendus par telle manière que, en ladite ville de Paris, l'on ne tint point de jusridicion jusques au lundi ensuivant que le prévost fust restitué en son office. Et du parlement fust ordené par ceux du grant conseil qui avoient esté esleus par les dessus dis trois estas le vendredi ensuivant, et en ostèrent plusieurs de ceux qui en estoient par avant, tant que sur le tout ils n'y en laissièrent, que en présidens que en autres, que seize ou environ. Et de la chambre des comptes ostèrent tous les maistres qui y estoient, tant clers comme lais, qui estoient quinze en nombre, et y en mistrent quatre tous nouveaux, deux chevaliers et deux lais. Mais quant ils y orent esté un jour, ils alèrent par devers le grant conseil et leur distrent qu'il convenoit que l'on y méist de ceux qui autrefois y avoient esté, pour leur monstrer le fait de ladite chambre; et pour ce y mist-l'on par provision quatre des anciens, avec les quatre nouveaux dessus dis. Du traictié et des trièves qui furent prises à Bourdeaux entre le roy de France et le prince de Gales. Le samedi, dix-huitiesme jour dudit moys de mars, fut traictiée paix à Bourdeaux, entre le roy de France, qui encore y estoit prisonnier, et le prince de Gales. La manière dudit traictié fut tenue secrète pour ce que en icelle estoit réservée la volenté du roy d'Angleterre. Mais pour aucunes choses qui à ce les murent, ils pristrent trièves générales de Pasques ensuivant jusques à deux ans. Et envoia ledit prince les prisonniers qu'il avoit en France, et ordena d'emmener le roy de France en Angleterre pour parfaire ledit traictié. Item, le dimanche vint-sixiesme jour dudit moys de mars, fut la monnoie publiée à Paris, par l'ordenance des gens des trois estas, c'est assavoir: un mouton d'or courant pour vingt-quatre sous parisis, et demi-moutons qui lors furent fais nouviaux pour douze sous parisis; deniers blans à la couronne pour dix deniers tournois: et les autres monnoies qui lors furent faites. Des lettres qui furent apportées à Paris de par le roy de France, lesquelles furent publiées, en faisant deffense que les trois estas ne s'assemblassent à la journée dessus dite. Le mercredi après Pasques flories, qui fut le quint jour du moys d'avril, furent criées et publiées par Paris, par lettres ouvertes et mandement du roy, les trièves dont est dessus faite mencion. Et aussi fut crié et publié que le roy ne vouloit pas que l'on paiast le subside qui avoit esté ordené par lesdis trois estas, dont est faite mencion; et aussi il ne vouloit pas que les trois estas se rassemblassent à la journée par eux ordenée à la quinzaine de Pasques né à autres, dont le peuple de Paris fut moult esmeu, par espécial contre l'archevesque de Sens, contre le conte d'Eu, cousin germain du roy, et contre le conte de Tancarville, qui les lettres du roy ès quelles les choses dessus dites estoient contenues avoient apportées de Bourdeaux, et auxquels le roy avoit enchargié de les faire publier avec plusieurs autres choses que l'on leur avoit commises, et chargiées à faire. Et disoit la plus grant partie du peuple de Paris que c'estoit fausseté et traïson de publier que lesdites trièves fussent données né accordées; et de empescher ladite assemblée des trois estas né à lever ledit subside. Et par la commocion et desroy qui fut lors en ladite ville, il convint que ledit archevesque et conte s'en alassent assez hastivement; lesquels se absentèrent. Et pour ce que aucuns disoient qu'ils estoient moult dolens de la villenie qui leur avoit esté faite, et que pour ce ils assembloient gens d'armes et avoient entencion et volenté de gréver aucuns de ceux de Paris, l'on fist garder soigneusement ladite ville, tant de jour comme de nuit; et n'y avoit de la partie devers Grant-Pont que trois portes ouvertes de jour; et de nuit elles estoient closes toutes. Item, le samedi ensuivant, la veille de Pasques les grans, qui fut le huitiesme jour d'avril, fut crié et publié par Paris que l'on leveroit ledit subside et que les trois estas se rassembleroient à ladite quinzaine de Pasques, nonobstant ledit cri qui avoit esté le mercredi précédent. Et ordena ledit duc de Normendie que l'on féist ledit cri, par le conseil ou contrainte des dessus dis trois estas, c'est assavoir: dudit evesque de Laon qui estoit principal gouverneur desdis trois estas, du prévost des marchans et de aucuns autres. En quel temps le roy de France arriva en Angleterre. L'an de grace mil trois cens cinquante-sept, le mardi après Pasques, qui fut le onziesme jour du moys d'avril, fist le devantdit prince de Gales ledit roy de France entrer en mer à Bourdeaux, pour le mener en Angleterre; et y arrivèrent le quatriesme jour de may ensuivant. Et fut ledit roy mené à Londres et y entra le vint-quatriesme du moys de may. Et avint que, en alant et chevauchant, le roy d'Angleterre encontra le roy de France aux champs, auquel ledit roy d'Angleterre fist moult grant honneur et révérence, et parla à luy moult longuement. Et après passa oultre en son chemin. Et le roy de France et le prince de Gales s'en alèrent à Londres, là où le roy de France fut tenu prisonnier si largement comme il vouloit; car il avoit ses gens, tels et tant comme il vouloit; et aloit chacier et esbatre toutes fois qu'il luy plaisoit, et estoit en un moult bel ostel, dehors ladite ville de Londres, appellé Savoie, et estoit au duc de Lenclastre. Comment la puissance inique des trois estas déclina et vint à néant. Environ la Magdaleine ensuivant, les ordenés par les trois estas, tant du grant conseil des généraux sur le fait du subside, comme les réformateurs, commencièrent à décliner et leur puissance à apeticier. Car la finance que ils avoient promise ne fut pas si grande de plus de dix pars et les laissièrent les nobles, et ne vouldrent point paier, né les gens d'Eglyse aussi. Et aussi plusieurs des bonnes villes qui cognurent et apperceurent l'iniquité du fait desdis gouverneurs principaux, qui estoient dix ou douze ou environ, se déportèrent de leur fait et ne vouldrent paier. Et l'archevesque de Rains, qui par avant avoit esté l'un des plus grands maistres, fit tant que il fut principal au conseil de monseigneur le duc. Et furent presque tous ceux qui avoient esté mis hors de leurs offices remis en leurs estas, excepté les nommés vint-deux, jasoit ce que aucuns d'iceux n'en laissassent oncques leurs estas. De la deffense que monseigneur le duc de Normendie fist au prévost des marchans et à autres qui usurpoient la puissance de gouverner le royaume de France. Après avint, environ la my-aoust, que monseigneur le duc de Normendie dit au prévost des marchans, à Charles Toussac, à Jehan de l'Isle et à Gille Marcel, qui estoient principaux gouverneurs de la ville de Paris, que il vouloit, dès or en avant, gouverner et ne vouloit plus avoir curateurs: et leur deffendit qu'ils ne se meslassent plus du gouvernement du royaume que ils avoient entrepris par telle manière que on obéissoit plus à eux que à monseigneur le duc. Et dès lors chevaucha ledit monseigneur le duc de Normendie par aucunes des bonnes villes et leur fist requeste, en sa personne, de avoir ayde d'eux comme de autres choses. Et du fait de sa monnoie leur parla, lequel luy avoit esté empeschié si comme dessus est dit, dont les dessus dis gouverneurs des trois estas furent moult dolens. Et s'en ala ledit evesque de Laon en son eveschié, car il véoit bien que il avoit tout honny. De la chandelle que ceux de Paris offrirent à Notre-Dame de Paris, et de la réconciliation de ceux de ladite ville par devers monseigneur le duc, et comment il fut si près mené que il se consentit de rassembler les trois estas. La vigile de ladite my-aoust, l'an dessus dit mil trois cens cinquante-sept, offrirent ceux de Paris à Nostre-Dame une chandelle qui avoit la longueur du tour de ladite ville de Paris[203], si comme l'on disoit, pour ardoir jour et nuit sans cesse. [203] C'était une immense bougie roulée. Il était d'usage de faire ce don à Notre-Dame, la veille de l'Assomption. Item, environ la Saint-Remy ensuivant, se réconcilièrent ceux de Paris par devers monseigneur le duc de Normendie, et firent tant que il retourna en ladite ville en laquelle il n'avoit esté de long-temps. Et luy distrent que ils lui feroient très grant chevance, et ne lui requéroient riens contre aucuns de ses officiers, né aussi la délivrance du roy de Navarre, laquelle ils luy avoient requise par plusieurs foys. Et luy supplièrent que il voulsist que vint ou trente villes se assemblassent à Paris; laquelle chose ledit monseigneur le duc leur ottroia. Et furent mandées plusieurs villes de par luy; c'est assavoir, jusques au nombre de soixante-dix ou environ, jasoit ce que ils ne luy en eussent requis que vint ou trente. Et quant ils furent assemblés à Paris, ils ne firent aucune chose, mais alèrent devers ledit monseigneur le duc et luy distrent que ils ne povoient besongnier né riens faire sé tous lesdis trois estas n'estoient rassemblés; et luy requistrent les dessus dis de Paris que il les voulsist mander, laquelle chose il leur ottroia. Et envoia ces lettres aux gens d'Églyse, aux nobles et aux bonnes villes, et les manda. Et aussi envoia ledit prévost des marchans ses lettres aux dessus dis, avec les lettres dudit monseigneur le duc. Et fut la journée de assembler à Paris les dis trois estas, au mardi après la feste de Toussains ensuivant, qui fut le septiesme jour de novembre, l'an dessus dit. Et pendant ladite journée, fut ledit monseigneur le duc si mené que il n'avoit denier de chevance, pourquoy il convenoit que il féist tout ce que les dessus dis de Paris vouloient; et convint que il mandast, à leur requeste, ledit evesque de Laon qui estoit en son éveschié, lequel, par fiction, fist dangier[204] de retourner, et néantmoins il vint tantost. [204] Difficulté. Item, cedit mardi, après la feste de Toussains, se assemblèrent à Paris aucunes gens d'Églyse, nobles et autres envoiés des bonnes villes; et moins que autrefois n'en estoit venu aux autres assemblées. Et assemblèrent aux Cordeliers par plusieurs journées, et firent tant que le parlement qui avoit esté ordené à seoir l'endemain de la Saint-Martin, par ledit monseigneur le duc et son conseil, et jà avoit esté mandé par les bailliages, fut continué quant aux plaidoieries jusques au second jour de janvier; et depuis, par leur ordenance, fut continué jusques à l'endemain de la Chandeleur. De la délivrance du roy de Navarre par un chevalier ennemi et traître du roy de France, et comment il convint que monseigneur le duc de Normendie envoiast au roy de Navarre un très-fort et sur sauf-conduit pour venir à Paris. Le mercredi huitiesme jour du moys de novembre ensuivant, avant le point du jour du jeudi ensuivant, le roy de Navarre, qui estoit en prison au chastel de Alleux en Cambresis[205], fut délivré par un chevalier en qui le roy de France se fioit, appellé monseigneur Jehan de Péquigny, lors gouverneur, de par le roy de France, au pays d'Artois: lequel, comme faux traître, sans le consentement, sceu et volenté dudit roy de France, son seigneur, qui ledit roy de Navarre faisoit tenir en prison, au grant péril et préjudice du roy et du royaume ainsi faussement le délivra. Car il ala, et gens d'armes avec luy, jusques au nombre de trente ou environ, et estoient bourgeois presque tous; et vint audit chastel de nuit et fit tant, par eschieles et autrement, que luy et sa compaignie entrèrent audit chastel, qui estoit très-mal gardé, sans ce que ceux qui estoient dedans le sceussent, si comme l'on disoit. Mais ils ne firent point de mal à ceux qui estoient audit chastel. De là vint le roy de Navarre et ceux qui l'avoient délivré à Amiens, desquels une grant partie estoit de ladite ville, et là demoura par aucuns jours. Et fist délivrer tous les prisonniers tant de la court de l'Églyse, comme de la court laye. Et cependant fut traictié entre monseigneur le duc de Normendie, qui estoit à Paris, par aucuns des amis du roy de Navarre, c'est assavoir par la royne Blanche sa suer, et par la royne Jehanne sa tante, qui pour ce estoient venues en ladite ville de Paris, et par autres, de envoier sauf-conduit audit roy de Navarre et à tous ceux qui seroient en sa compaignie. Et convint que ledit monseigneur le duc passast tel sauf-conduit, comme les amis dudit roy de Navarre vouldrent deviser, c'est assavoir que pour quelconque chose faite ou à faire, l'on ne le peust arrêter né ceux qui seroient en sa compaignie, et si en pourroit amener à Paris tant et tels comme il vourroit, armés ou autrement. Et lors, au conseil dudit monseigneur le duc estoit principal et souverain maistre ledit evesque de Laon, qui les choses dessus dites avoit toutes préparées et faites par la puissance et ayde du devant dit prévost des marchans et de dix ou de douze de la ville de Paris. Si n'estoit pas merveille sé ledit monseigneur le duc estoit conseillé à faire tout ce qui estoit bon au roy de Navarre. Lequel sauf-conduit fut porté à Amiens par un clerc appellé Mahy de Péquigny, frère dudit monseigneur Jehan de Péquigny, et par un échevin de Paris appellé Charles Toussac. Ce fait, plusieurs des bonnes villes qui estoient venues à Paris à ladite assemblée des trois estas, par espécial des parties de Champaigne et de Bourgoigne, se partirent de Paris sans prendre congié, quant ils sceurent que le roy de Navarre devoit venir à Paris; pour ce que ils se doubtoient que l'on ne leur voulsist faire avouer la délivrance du roy de Navarre. [205] Ou _Arleux-en-Palluel_, Bourg à quatre lieues de Cambray. Item, le mercredi, veille de saint Andrieu ensuivant, près de l'anuitier, entra ledit roy de Navarre à Paris, avec moult grant compaignie de gens armés. Et estoient avec luy monseigneur Jehan de Meulant, evesque de Paris, et moult grant nombre de ceux de Paris, dont il y avoit bien deux cens hommes d'armes et plus qui estoient alés à l'encontre dudit roy jusques à Saint-Denis en France; et ala ledit roy de Navarre descendre en l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. De la prédication par parolles couvertes que ledit roy de Navarre fist au Pré-aux-Clercs à plusieurs gens de la ville de Paris à la fin à quoy il tendoit. L'endemain, jour de la Saint-Andrieu, environ heure de prime, le roy de Navarre, qui avoit fait assavoir par ladite ville de Paris, en plusieurs lieux, que il vouloit parler aux gens de ladite ville, fut en un eschafaut sur les murs de ladite abbaye de Saint-Germain des Prés, par devers le Pré-aux-Clers; lequel eschafaut estoit fait pour le roy de France, pour veoir les gaiges de batailles que l'on faisoit aucunes fois en une lice qui estoit audit pré, joingnant aux murs de Saint-Germain. Es quelles lices estoient venus moult de gens par le mandement que ledit roy de Navarre et ledit prévost des marchans avoient fait à plusieurs quarteniers et cinquanteniers de ladite ville. Et en la présence de dix mille personnes dist moult de choses, en démonstrant que il avoit esté pris sans cause et détenu en prison par dix-neuf moys; et contre plusieurs des gens et officiers du roy dist plusieurs choses. Et jasoit ce que contre le roy né contre le duc il ne déist riens appertement, toutesvoies dist-il assez de choses deshonnestes et villaines par parolles couvertes. Moult longuement sermona, et tant que l'on avoit disné par Paris quant il cessa. Et fut tout son sermon de justifier son fait et de dampner sa prise. Et le pareil sermon avoit fait à Amiens. De la response que l'evesque de Laon rendit pour monseigneur le duc sans en demander son plaisir. A l'endemain, qui fut vendredi et premier jour de décembre, alèrent au palais, par devers monseigneur le duc de Normendie, ledit prévost des marchans, maistre Robert de Corbie et aucuns autres de ladite ville de Paris. Et requistrent audit monseigneur le duc de par les bonnes villes, si comme ils disoient, que il voulsist faire raison et justice audit roy de Navarre. Et lors ledit evesque de Laon, qui principal estoit audit conseil de monseigneur le duc, si comme dessus est dit, et par lequel ledit roy et prévost des marchans et leur partie faisoient ce que ils faisoient, respondit pour monseigneur le duc, sans luy en demander son plaisir, que ledit duc feroit audit roy de Navarre non pas seulement raison et justice, mais toute grace et toute courtoisie et tout ce que bon frère doit faire à autre. Et certes c'estoit bien trompé quant celui qui estoit maistre et gouverneur dudit roy de Navarre et de ceux de sa partie, estoit maistre et principal au conseil de monseigneur le duc, c'est assavoir ledit evesque de Laon; et n'y avoit lors homme au conseil dudit monseigneur le duc qui luy osast contredire. Comment monseigneur le duc, par le conseil que il ot et aussi par sa bénignité, ala premièrement devers le roy de Navarre, en l'ostel de la royne Jehanne. Le samedi ensuivant, ledit monseigneur le duc assembla de ceux de son conseil tant et tel comme ledit evesque voult; et furent exposées les requestes que faisoit ledit roy de Navarre, et fut dit que chascun y pensast, et l'endemain, jour de dimanche, tiers jour dudit moys de décembre, retournassent au conseil. Iceluy jour de samedi, après diner, ledit duc ala en l'ostel de ladite royne Jehanne, par le conseil qui luy fut donné, pour parler audit roy de Navarre, qui encore n'avoit esté par devers luy né parlé à luy. Et assez tost après que ledit monseigneur le duc fut venu audit ostel, ledit roy de Navarre y ala à grant compaignie de gens d'armes; et toutesvoies monseigneur le duc y estoit alé à assez petite compaignie, sans aucunes armes. Et quant ledit roy de Navarre entra en la chambre où estoit ladite royne et ledit duc, lesdis duc et roy s'entresaluèrent assez mortement. Toutesvoies convint-il que les sergens d'armes qui estoient alés avec ledit duc audit ostel, et gardoient l'huys de la chambre où il estoit, se partissent, ou l'on leur eust fait villenie. Et demourèrent les gens dudit roy de Navarre en la garde dudit huys, comme maistres et souverains que ils se tenoient; et là parlèrent assez ensemble, et pou après se départirent. Comment il fut conseillié à monseigneur le duc par l'evesque de Laon et par le prévost des marchans que il accordast toutes les requestes du roy de Navarre. Le dimanche ensuivant, troisiesme jour de décembre, furent devant monseigneur le duc au conseil pluseurs conseilliers, tels comme ledit evesque ordena. Et furent répétées les requestes que ledit roy de Navarre faisoit; et toutesvoies, pour oïr tout ce que il vouldroit requérir avoit esté ordené certains conseilliers dudit monseigneur le duc, desquels la plus grant partie estoient audit roy de Navarre. Mais ainsi l'avoit ordené ledit evesque, afin que tout quanque ledit roy requerroit luy fust ottroié par ledit monseigneur le duc, qui, par contrainte, ne povoit refuser chose que iceluy evesque voulsist. Lesquels conseilliers estoient audit conseil. Et pour ce encore que il y eust plus des amis dudit roy de Navarre, et que les requestes que il faisoit ne peussent estre empeschiées par aucuns preudes hommes qui estoient audit conseil, ledit evesque malicieusement fist et ordena que ledit prévost des marchans, maistre Robert de Corbie, Jehan de l'Isle et aucuns autres de leur aliance, alèrent heurter à l'huys de la chambre où ledit monseigneur le duc et le conseil estoit pour ordener desdites requestes; et feingnirent que ils voulsissent parler audit monseigneur le duc d'autre chose; et toutesvoies ne distrent-ils aucune chose fors tant que ils distrent audit monseigneur le duc que les gens envoiés de par les bonnes villes estoient à accort et s'en vouloient aler, mais que ils eussent faite leur response. Si requéroient ledit monseigneur le duc que il féist savoir à tous les nobles qui estoient à Paris que ils feussent l'endemain aux Cordeliers, pour eux accorder avec les bonnes villes. Lequel duc respondit que il le feroit volentiers. Ce fait, ledit monseigneur le duc, par le conseil dudit evesque, fist demourer au conseil lesdis prévost des marchans et sa compaignie. Et lors fist demande à chascun d'iceux qui estoient au conseil, sur lesdites requestes. Et finablement fut conseillié à monseigneur le duc que il accordast audit roy de Navarre les choses qui ensuivent; et si fut dit par ledit prévost des marchans en disant son opinion: «Sire, faites amiablement au roy de Navarre ce que il vous requiert, car il convient qu'il soit fait ainsi.» Comme sé il voulsist dire: il en sera fait, veuillez ou non. Si fut lors ordené: Que le roy de Navarre auroit toute la terre qu'il tenoit quant il fut pris, et tous les meubles qui estoient sous ladite terre. Item, toutes les forteresses que il tenoit lors que dessus est dit, qui depuis avoient esté prises par le roy de France et ses gens; et tous les biens qui estoient ès dites forteresses. Item, fut ordené que ledit monseigneur le duc pardonneroit audit roy de Navarre et à tous ses adhérens tout ce que ils avoient meffait au roy et au royaume de France. Autres ordenances, comment les dessus dis décapités et pendus à Rouen fussent despendus et enterrés; et les biens rendus à leur hoirs. Encore fut ordené que le conte de Harecourt, le seigneur de Graville, monseigneur Maubué-de-Mainesmares, chevaliers, et Colinet Doublet, escuier, lesquels le roy de France avoit fait descapiter à Rouen, en sa présence, et puis traisner et pendre au gibet de Rouen, lorsque le Roy de Navarre fut pris, seroient despendus publiquement et rendus à leurs amis, pour enterrer en terre benoite; et toutes leurs terres qui estoient confisquées rendues à leurs enfants ou héritiers. Et pour ce que ledit roy de Navarre requéroit pour ses injures, dommaiges et intérêts grant somme de florins ou terre en lieu desdis florins; et disoit-l'on à part, jasoit ce que il ne feust pas dit clèrement, que il pensoit à en avoir ou la duchié de Normendie ou la conté de Champaigne; il fut ordené que l'on traiteroit avec luy de continuer ceste requeste jusques à un autre jour. Et finablement luy furent accordées toutes les choses dessus dites, et en ot lettres dudit duc telles comme les gens dudit roy les vouldrent faire. Et pour ce que l'assemblée des trois estas estoit continuée jusques au vintiesme jour de Noël ensuivant, car ils n'avoient pas esté d'accort, et si s'en estoient alés plusieurs sans prendre congié quant ils orent sceu la délivrance dudit roy, si comme dessus est dit, accordé fut que les roy et duc rassembleroient au vintiesme jour de Noël dessus dit, pour traictier des choses dessus dites; et cependant ledit monseigneur le duc envoieroit certaine personne notable en Normendie pour exécuter loyaument et de fait audit roy les choses à luy accordées; et y fut ordené monseigneur Almaury de Meulant, chevalier baneret. Et, par trois ou quatre jours après, compaignièrent lesdis duc et roy l'un l'autre, et furent par ledit temps souvent ensemble, et mengièrent ensemble plusieurs fois en l'ostel de la royne Jehanne, en l'ostel dudit evesque de Laon et au palais; et tousjours estoit ledit evesque avec eux, et moult bonne chière s'entrefaisoient. Et ensemble, moult secrètement, visitèrent les saintes reliques en la chapelle du palais. Et fist ledit roy délivrer tous les prisonniers qui estoient ès prisons de Paris, tant ès prisons de l'Églyse comme ès prisons des seigneurs lais; néis ceux qui estoient en oubliète, condamnés au pain et à l'yaue, furent délivrés. Après ces choses, vindrent certaines nouvelles à Paris que le traictié entre les roys de France et d'Angleterre estoit tenu parfait, et qu'ils estoient à accort; et disoit l'on communément que ledit roy de France seroit tantost en France. Comment monseigneur le duc de Normendie en assurant ceux de Paris leur dist, en plaines halles, qu'il vouloit vivre et mourir avec eux, et que les gens d'armes qu'il faisoit venir estoient pour le bien de ceux du royaume: et, par la deffaute de ceux qui avoient le gouvernement, il convenoit que luy-meismes méist paine à rebouter les ennemis. 1358. Ce meisme jeudi, onziesme jour dudit moys de janvier mil trois cens cinquante-huit, monseigneur le duc de Normendie, qui longuement avoit demouré à Paris et ne pouvoit avoir chevance, car ceux de Paris avoient tout le gouvernement, fut conseillié que il parlast au commun de Paris. Si fist savoir, celuy jour bien matin, que il iroit ès halles pour parler au commun. Et quant l'evesque de Laon et le prévost des marchans le sceurent, ils le cuidèrent empeschier, et distrent à monseigneur le duc que il se vouloit mettre en grant péril de soy mettre devant le peuple. Néantmoins, ledit monseigneur le duc ne les crut point, mais ala, environ heure de tierce, ès dites halles, à cheval, luy sixiesme ou huitiesme ou environ. Et dit à grant foison de peuple qui là estoit que il avoit entencion de mourir et de vivre avec eux, et que ils ne créussent aucuns qui avoient dit et publié que il faisoit venir des gens d'armes pour les piller et gaster: car il ne l'avoit oncques pensé. Mais il faisoit venir lesdites gens d'armes pour aidier à deffendre et garantir le peuple de France, qui moult avoit à souffrir, car les ennemis estoient moult espandus parmy le royaume de France, et ceux qui avoient pris le gouvernement n'y mettoient nul remède. Si estoit son entencion, ce disoit, de gouverner dès lors en avant, et de rebouter les ennemis de France; et n'eust pas tant attendu ledit duc sé il eust eu le gouvernement et la finance. Et oultre, dit lors que toute la finance qui avoit esté levée au royaume de France, depuis que les trois estas avoient eu le gouvernement, il n'en avoit né denier né maille; mais bien pensoit que ceux qui l'avoient receue si en rendroient bon compte. Et furent les parolles dudit duc moult agréables au peuple; et se tenoit la plus grant partie par devers luy[206]. [206] C'est-à-dire: Et le plus grand nombre favorisoit plutôt son parti que celui des meneurs des trois états. (_Note de M. Paulin Pâris._) De l'assemblée que le prévost des marchans fist faire à Saint-Jaques-de-l'Ospital, pour la doubte que il avoit que le peuple de Paris ne se tenist du tout avec monseigneur le duc; et des parolles que dit Charles Toussac, eschevin. L'endemain, jour de vendredi, douziesme jour dudit moys de janvier, le prévost des marchans et ses aliés, considérans et voyans que le peuple estoit à faire le plaisir et la volenté de monseigneur le duc, leur seigneur, doubtans par aventure que ledit peuple ne s'esméust contre eux, firent assembler à Saint-Jaques-de-l'Ospital[207] grant foison de gens, et par espécial ceux qui estoient de leur partie. Et quant ledit duc sceut ladite assemblée, il partit tantost du palais et ala audit Ospital, et en sa compaignie estoit ledit evesque de Laon et plusieurs autres. Et quant il fut là, il fist parler son chancellier à tous ceux qui là estoient et leur fist dire une partie de ce qu'il avoit dit le jour précédent ès halles. Et oultre, pour ce que plusieurs publioient que ledit duc ne tenoit pas au roy de Navarre les convenances que il luy avoit promises, et ledit duc ne povoit faire son devoir de rebouter ses ennemis qui dommageoient et gastoient tout environ Paris, Chartres et le pays environ, iceluy duc fist dire que il avoit bien tenu audit roy de Navarre ce qu'il avoit promis en tant comme il povoit; mais aucuns d'iceux auxquels le roy son père avoit baillié à garder aucuns chastiaux dudit roy de Navarre ne les vouloient rendre, il n'en povoit mais; mais il en avoit fait tout son povoir et encore estoit prest du faire. [207] Cette église située à l'extrémité des rues _Mauconseil_ et _Saint-Denis_, a été démolie en 1822. Et après ce que ledit chancellier ot parlé, Charles Toussac se leva et voult parler; mais il y ot si grant noise que il ne put estre oï. Si se partit lors monseigneur le duc et sa compaignie, fors l'evesque de Laon, qui demoura avec ledit prévost des marchans. Et assez tost après que ledit duc fut parti, ledit Charles recommença, et lors fut oï. Si dit moult de choses, et par espécial contre les officiers du roy. Et dit que il y avoit tant de mauvaises herbes que les bonnes ne povoient fructifier né amender; et dit moult de choses couvertement contre le duc. Et après, quant il ot parlé, un advocat appellé Jehan de Sainte-Aude, qui par les trois estas avoit esté fait un des généraux gouverneurs des subsides ottroyés par les trois estas, parla et dit que le prévost des marchans né les autres des trois estas n'avoient pas emboursé l'argent que on avoit receu des subsides. Et autel avoit dit ledit prévost des marchans. Et nomma ledit Jehan plusieurs chevaliers qui en avoient eu par le mandement dudit duc, si comme disoit ledit Jehan, jusques à la somme de quarante ou de cinquante mille moutons, lesquels avoient esté mal emploiés, si comme ses parolles le notoient et donnoient à entendre. Et là fut encore dit par ledit Charles Toussac que ledit prévost des marchans étoit preud'homme et avoit fait ce que il avoit fait pour le bien et le sauvement et le proufit de tout le peuple. Et dist que sur ledit prévost régnoit haine, et que il le savoit bien. Et que sé ledit prévost des marchans cuidoit que ceux qui là estoient présens et les autres de Paris ne le voulsissent porter né soustenir, il querroit son sauvement là où il le pourroit trouver. Et là aucuns qui estoient de leur aliance crièrent, disans que ils le porteroient et soustenroient contre tous. Item, le samedi ensuivant, treiziesme jour dudit moys de janvier, monseigneur le duc manda plusieurs des maistres de Paris au palais là où il estoit, et parla à eux moult amiablement et leur requist que ils luy voulsissent estre bons subgiés et il leur seroit bon seigneur. Lesquels luy respondirent que ils vivroient et mourroient avec luy, et que il avoit trop attendu à prendre le gouvernement. De la mort Jehan Baillet, trésorier de monsieur le duc de Normendie. Et comment Perin Marc fut justicié, pendu et puis despendu et enterré en l'églyse Saint-Merry. Le mercredi vint-quatriesme jour dudit moys de janvier, après disner, Jehan Baillet, trésorier de monseigneur le duc de Normendie et moult acointé de luy, fut tué à Paris d'un vallet changeur appelé Perrin Marc, qui le férit d'un coutel au dessoubs de l'espaule par derrière, en la rue nueve Saint-Merry. Et après s'enfuit ledit Perrin audit moustier de Saint-Merry. Et le soir bien tard, ledit duc, qui moult estoit courroucié de la mort de son dit trésorier, envoia audit moustier de Saint-Merry monseigneur Robert de Clermont, son mareschal, Jehan de Chalon, fils de monseigneur Jehan de Chalon, seigneur d'Arlay, Guillaume Staise, lors prévost de Paris et grant foison de gens d'armes, lesquels brisièrent les huys dudit moustier et en mistrent hors à force ledit Perrin Marc. Et l'endemain matin jour de jeudi, ledit Perrin fut traisné au chastelet au lieu où il avoit fait le coup, et là ot le poing couppé et puis fut mené au gibet de Paris, et là pendu. Mais l'evesque de Paris fist tant que ledit Perrin fut despendu le samedi ensuivant et fut ramené audit moustier de Saint-Merry et restabli; et là à très grant sollempnité fut enterré le jour que les obsèques dudit Jehan Baillet furent faites, auxquelles fut présent monseigneur le duc de Normendie. Et à celles dudit Perrin fut le prévost des marchans et grant foison des bourgeois de Paris. Des messagiers du roy de France envoiés à monseigneur le duc son fils ainsné, à Paris. Le samedi vint-septiesme jour du moys de janvier, les messages du roy qui estoient venus d'Angleterre, c'est assavoir l'evesque de Therouenne, chancellier de France, le conte de Vendosme, le seigneur de Derval, le sire d'Aubigny, monseigneur Jehan de Saintré, chevalier, et messire Jehan de Champeaux, clerc, firent leur rapport au duc de Normendie, en la présence de plusieurs de son conseil, evesques, chevaliers et autres, sur le traictié de l'accort fait en Angleterre, entre les roys de France et d'Angleterre. Lequel traictié moult plut audit duc et à ses conseilliers, si comme ils disoient. De la response que monseigneur le duc de Normendie fist au message du roy de Navarre. Après celuy samedi huit jours ou environ, messire Jehan de Péquigny vint à Paris de par le roy de Navarre, qui estoit à Mante, et fist ledit messire Jehan plusieurs requestes à monseigneur le duc, de par ledit roy de Navarre, en la présence des roynes Jehanne et Blanche[208] et de plusieurs du conseil dudit duc. C'est assavoir que monseigneur le duc tenist les convenances audit roy de Navarre que il luy avoit faites, lesquelles il ne esclaircissoit point; et que il féist rendre audit roy ses forteresces et quarante mille florins à l'escu que l'on luy avoit promis l'autre fois qu'il avoit esté à Paris, et aussi aucuns joyaux qui avoient esté pris du sien, lorsqu'il fut emprisonné. [208] Jeanne d'Évreux, veuve de Charles IV, dit le Bel, et tante de Charles le Mauvais.--Blanche d'Évreux, veuve de Philippe VI et soeur de Charles le Mauvais. Et lors monseigneur le duc se mist à un genouil devant les dites roynes, lesquelles le firent lever tantost et rasseoir emprès elles. Et respondit audit monseigneur Jehan que il avoit bien audit roy de Navarre tenu les convenances que il luy avoit faites, et que sé aucun à qui il fust tenu de respondre vouloit dire le contraire, il diroit que iceluy mentiroit. Mais ledit monseigneur Jehan n'estoit pas homme à qui monseigneur le duc en déust respondre. Et toutesvoies disoit-il encore que sé aucun vouloit maintenir que il n'eût tenu audit roy de Navarre lesdites convenances, il avoit des chevaliers qui bien s'en combattroient, sé mestier estoit. Et plusieurs autres parolles dist lors monseigneur le duc. Et lors fut dit par l'evesque de Laon que monseigneur le duc auroit plus grant advis sur lesdites requestes, et en respondroit tant que il souffiroit; et ainsi se départirent. Comment l'université de Paris et le clergié, par le prévost des marchans, alèrent par devers monseigneur le duc pour faire accorder les demandes au roy de Navarre. Celle semaine, l'université de Paris, le clergié, le prévost des marchans et ses compaignons, alèrent par devers monseigneur le duc, au palais, et là fut dit audit duc, par frère Simon de Langres, maistre de l'ordre des Jacobins, que tous les dessus nommés avoient esté ensemble au conseil, et avoient délibéré que le roy de Navarre feroit faire audit duc toutes ses demandes à une fois; et que tantost que il les auroit faites, ledit duc feroit rendre audit roy de Navarre toutes ses forteresses: et après l'on regarderoit sur toutes les requestes dudit roy, et luy passeroit-l'on tout ce que l'on devroit. Et pour ce que ledit maistre ne disoit plus, un moine de Saint-Denis en France, maistre en théologie et prieur d'Essonne, dit audit maistre que il n'avoit pas tout dit. Si dit lors ledit prieur à monseigneur le duc, que encore avoient-ils délibéré que sé luy ou le roy de Navarre estoient refusans de tenir et accomplir leur délibération, ils seroient tous contre celuy qui en seroit refusant et prescheroient contre luy. Comment le prévost des marchans et ses aliés alèrent au palais en la chambre de monseigneur le duc de Normendie; et là, présent luy, tuèrent les deux mareschaux de Clermont et de Champaigne, après ce que ils orent tué maistre Regnaut d'Acy, advocat en parlement. Le jeudi vint-deuxiesme jour du moys de février, l'an mil trois cens cinquante-huit à matin, et fut le second jeudi de caresme, le dit prévost des marchans fist assembler à Saint-Eloy près du Palais tous les mestiers de Paris armés, et tant que on estimoit qu'ils estoient bien trois mille tous armés. Environ heure de tierce, un advocat de parlement appellé maistre Regnaut d'Acy, en alant du palais en sa maison, qui estoit près de Saint-Landry[209], fut tué près du moustier de la Magdaleine[210], en l'ostel d'un patissier, là où il se bouta quant il vit que l'on le vouloit tuer; et ot tant et de telles plaies que tantost il mourut sans parler. Et tantost après, ledit prévost et plusieurs en sa compaignie montèrent en la chambre de monseigneur le duc, au palais, et là trouvèrent ledit duc, auquel ledit prévost dit telles parolles en substance: «Sire, ne vous esbahissez de choses que vous véez, car il est ordené et convient que il soit fait.» Et si tost que ces parolles furent dites, aucuns de la compaignie du prévost des marchans coururent sur monseigneur Jehan de Conflans, mareschal de Champaigne, et le tuèrent joignant du lit de monseigneur le duc et en sa présence. Et aucuns autres de la compaignie dudit prévost coururent sur monseigneur Robert de Clermont, mareschal dudit duc de Normendie, lequel se retray en une autre chambre de retrait dudit monseigneur le duc; mais ils le suivirent et là le tuèrent. Et monseigneur le duc, qui moult estoit effraié de ce que il véoit, pria ledit prévost des marchans que il le voulsist sauver, car tous ses officiers qui lors estoient en la chambre s'enfouirent et le laissièrent. Et adonc, ledit prévost luy dit: «Sire, vous n'avez garde.» Et lui bailla le dit prévost son chapperon, qui estoit des chapperons de la ville parti de rouge et de pers, le pers à destre, et prist le chapperon du dit monseigneur le duc qui estoit de brunette[211] noire à un orfrois d'or, et le porta tout celuy jour, et monseigneur le duc porta celuy dudit prévost. Tantost après, aucuns de la compaignie dudit prévost prisrent les corps des deux chevaliers et les traînèrent moult inhumainement par devant monseigneur le duc, jusques en la court du palais devant le perron de marbre; et là demourèrent tous estendus et descouvers en la vue de ceux qui les vouloient veoir, jusques après disner bien tard; et n'estoit nul homme qui les osast oster. [209] Cette église étoit à l'entrée actuelle de la rue de Saint-Landry, sur le quai de la Cité. (_Note de M. Paulin Pâris._) [210] _La Magdaleine._ L'église de la Magdeleine-en-la-Cité étoit sur l'emplacement de la maison no 5 de la rue actuelle _de la Juiverie_. On a conservé l'ancien nom au passage qui divise cette maison. (_Note de M. Paulin Pâris_, en 1836.) [211] _Brunette._ Etoffe fine et très-recherchée.--_Orfrois_, bordure, frange.--_Pers_, bleu. Et ledit prévost des marchans et ses compaignons alèrent en leur maison en Grève, que l'on appeloit la maison de la ville. Et là ledit prévost estant aux fenestres de ladite maison, sur la place de Grève, parla à moult grant nombre de gens armés qui estoient en ladite place, et leur dit que le fait qui avoit esté fait, ce avoit esté pour le bien commun du royaume de France, et que ceux qui avoient esté tués estoient faux, mauvais et traîtres. Et requist ledit prévost au peuple qui là estoit, que en ce le voulsissent porter et soustenir, car il avoit fait ce faire pour le bien du royaume, si comme il disoit. Et lors, plusieurs crièrent à haute voix que ils advouoient le fait, et que ils vouloient vivre et mourir avec ledit prévost des marchans. Et tantost après, ledit prévost des marchans retourna au palais, et tant de gens d'armes avec luy, que toute la court en estoit plaine. Et monta en la chambre où monseigneur le duc estoit, qui moult estoit dolent et esbahi de ce qui estoit advenu. Et encore estoient les corps desdis chevaliers devant ledit perron de marbre, et le povoit ledit duc véoir des fenestres de sa chambre. Et quant ledit prévost fut en ladite chambre, et plusieurs armés de sa compaignie avec luy, il dit audit monseigneur le duc que il ne se méist point à mesaise de ce qui estoit advenu, car il avoit esté fait de la volenté du peuple, et pour eschiéver greigneurs périls; et ceux qui avoient esté mors avoient esté faux, mauvais et traîtres. Et requist ledit prévost à monseigneur le duc, de par ledit peuple, que il voulsist ratifier ledit fait et estre tout un avec eux. Et que sé mestier avoient d'aucun pardon pour cause dudit fait, que le duc leur voulsist à tous pardonner. Lequel duc ottroia audit prévost les choses dessus dites, et luy pria que ceux de Paris voulsissent estre ses bons amis, et il seroit le leur. Et pour celle cause, ledit prévost envoia audit duc deux draps, l'un de pers et l'autre de rouge, pour ce que ledit duc féist faire des chapperons pour luy et pour ses gens tout comme ceux de Paris les portoient, c'est assavoir, parti de pers et de rouge, le pers à destre. Et ainsi le fist ledit monseigneur le duc et portoit tel chapperon comme dit est, et ses gens aussi, et ceux du parlement et des autres chambres du palais et tous autres officiers communément estans à Paris. Et celuy jour de jeudi, environ vespres, ledit prévost commanda que on levast lesdis corps des deux chevaliers dessus dis, qui encore estoient en ladite court du palais, et que l'on les portast à Sainte-Catherine-du-Val-des-Escoliers. Et jà estoit levé le corps de maistre Regnaut d'Acy, et avoit esté porté en son ostel par ses gens, car il avoit esté tué près de son ostel. Mais toutesvoies fut-il longuement là où il avoit esté tué en la vue de chascun, avant que il eust esté levé. Si furent les deux corps dessus dis mis par povres varlès en une charrete, et menés à descouvert dedans ladite charrete par lesdis povres varlès, qui ladite charrete traînoient sans chevaux au long de la ville, jusques audit lieu de Sainte-Catherine-du-Val-des-Escoliers; et par lesdis varlès furent descendus en la court, et puis emmenèrent lesdis varlès ladite charrete et laissièrent là les deux corps. Et emportèrent lesdis varlès le mantel de l'un des chevaliers pour leur salaire de les avoir amenés jusque là. Et pour ce que les religieux de Sainte-Catherine n'osoient enterrer lesdis corps, aucuns d'eux alèrent vers ledit prévost pour savoir que il vouloit que lesdis religieux féissent desdis corps. Lequel prévost respondit auxdis religieux que il luy plaisoit que ils en féissent ce que monseigneur le duc vouldroit. Et après alèrent vers monseigneur le duc, lequel leur dist que ils les féissent enterrer secrètement sans solemnité. Mais assez tost après fut deffendu auxdis religieux, de par l'evesque de Paris, que ils n'enterrassent point le corps de monseigneur Robert de Clermont en terre benoite, car ledit evesque le tenoit pour excomménié, pour ce que il avoit esté à oster et traire hors du moustier de Saint-Merry Perin Marc, qui avoit tué Jehan Baillet, si comme dessus est dit. Si en fut ordené secrètement par lesdis religieux tant de l'un comme de l'autre. Et ledit maitre Regnaut d'Acy fut le soir enterré secrètement au moustier de Saint-Landry, de quelle paroisse il estoit. Et celuy jeudi au soir, bien tard, fut ledit prévost des marchans en l'ostel de la royne Jehanne, et là parla à luy moult longuement. Et disoit-l'on que entre les autres choses que il luy dit, il luy requit que elle féist venir le roy de Navarre à Paris. De l'assemblée que le prévost des marchans fist aux Augustins et des paroles que maistre Robert de Corbie dist. L'endemain, jour de vendredi, vint-troisiesme jour dudit moys de février, ledit prévost des marchans fist assembler au matin aux Augustins grant nombre de ceux de Paris, desquels plusieurs estoient armés. Et manda à ceux qui avoient esté envoiés de par les bonnes villes qui encore estoient à Paris que ils alassent là, desquels plusieurs y alèrent. Et là, maistre Robert de Corbie dit que le prévost des marchans avoit fait faire le fait qui avoit esté fait le jour précédent pour le bien et pour le proufit du royaume, et que ils estoient quatre qui empeschoient tous les bons consaux devers monseigneur le duc, et par eux avoit esté empeschiée la délivrance du roy de France, si comme disoit ledit maistre Robert. Et dit que sur la délivrance du roy avoient esté assemblés l'université, le clergié et la ville de Paris, qui tous estoient et avoient esté d'accort et en une oppinion. Et depuis soixante-quatre personnes du conseil monseigneur le duc qui sur ce meismes avoient esté assemblées avoient esté de une oppinion, et les quatre dessus dis empeschièrent tout. Mais il ne dit point qui estoient ces quatre, et si ne dit oncques sur quoi ce conseil avoit esté, en espécial, né aucun cas particulier né espécial pour lequel ils eussent mis à mort les trois dessus nommés. Et toutesvoies requist ledit maistre Robert les envoiés des bonnes villes, pour ledit prévost et les autres qui avoient fait ledit fait, que ils voulsissent ratifier ce qui avoit esté fait et eux tenir en bonne union avec ceux de Paris; laquelle union avoit esté promise et jurée en plusieurs assemblées par avant, si comme disoit ledit maistre Robert. Et jà fust ce que plusieurs de ceux des bonnes villes sceussent bien que sure chose n'estoit pas de ratifier ledit fait, toutesvoies dirent par doubte tous ceux qui en ladite assemblée estoient, que ils créoient que ce avoit esté fait à bonne cause et juste, et le ratiffioient, dont plusieurs de Paris qui là estoient les en mercièrent. Comment le prévost des marchans vint à monseigneur le duc en parlement, et luy requist que il voulsist tenir les ordenances que les trois estas avoient establies l'année devant. Le samedi ensuivant, vint-quatriesme jour dudit moys, fut monseigneur le duc en la chambre de parlement, et avec luy aucuns de son conseil qui luy estoient demourés. Et là alèrent à luy ledit prévost et plusieurs autres avec luy, tant armés comme non armés, et requistrent à monseigneur le duc que il féist tenir et garder, sans enfraindre, toutes les ordenances lesquelles avoient esté faites par les trois estas l'an précédent, et que il les laissast gouverner si comme autrefois avoit esté fait; et que il voulsist débouter aucuns qui encore estoient en son conseil; et pour ce que le peuple se tenoit trop mal content de moult de choses qui estoient faites au conseil de monseigneur le duc contre ledit peuple, il voulsist mettre en son grand conseil trois ou quatre bourgeois que l'on luy nommeroit. Toutes lesquelles choses monseigneur le duc leur ottroia. De la revenue du roy de Navarre à Paris; et du mandement que le roy de France fist au duc de Normendie, son ainsné fils. Le lundi ensuivant, vint-sixiesme jour dudit moys de février, entra le roy de Navarre à Paris, à moult grant compaignie de gens d'armes, tant de ceux qu'il avoit amenés comme de ceux de Paris qui estoient alés contre luy; et ala descendre ledit roy en l'ostel de Neelle, qui lors estoit au duc de Normendie. Et celuy jour, le prévost des marchans ala devers luy, et luy pria et dit que il voulsist faire justes requestes audit monseigneur le duc, et que il voulsist porter et soustenir le fait que ils avoient fait à Paris des trois qui avoient esté occis. Lequel roy leur ottroia tout. Et toute celle semaine, les deux roynes vueves, Jehanne et Blanche, le prévost des marchans, l'evesque de Laon et ses compaignons, traictièrent l'accort entre le duc et le roy, lequel fut fait dedans dix ou douze jours après. Mais pou de gens sceurent lors la manière. Toutesvoies donna lors ledit duc audit roy l'ostel de Neelle. Et furent si bien ensemble que chascun jour ils disnoient l'un avec l'autre, et faisoient moult grant semblant de eux entr'aimer. Et après, environ le dixiesme ou douxiesme jour de mars, le roy de France manda à monseigneur le duc de Normendie que il envoiast en Angleterre deux prélas et quatre chevaliers, car il estoit moult seul si comme il mandoit. Et aussi manda que il luy envoiast deux bons notaires pour ordener les lettres du traictié d'accort entre luy et le roy d'Angleterre. Et tousjours estoient ceux de Paris ainsi comme esmeus, et se armoient et assembloient souvent; pour laquelle chose plusieurs officiers du roy de France et du duc se absentèrent, tant prélas comme autres. Et depuis en retourna plusieurs à Paris, pour la sureté que ils orent dudit prévost des marchans, qui disoit que l'on ne leur vouloit mal. Des lettres que le prévost des marchans envoia aux bonnes villes pour les faire alier et prendre chapperons aux couleurs de ceux de Paris. En ce temps furent faites ordenances sur tous officiers. Et l'évesque de Therouenne, lors chancelier de France, qui nouvellement estoit venu d'Angleterre, n'avoit point apporté les sceaux du roy, mais les avoit laissiés en Angleterre par l'ordenance du roy et de son conseil. Lequel chancelier bien aperceut que l'on vouloit user d'autres sceaux que de celuy du Chastellet, duquel l'on usoit en l'absence du grant. Et aussi pour plusieurs autres causes se partit de Paris, et s'en ala en son pays d'Alvergne[212]. [212] Auvergne. Ce prélat était Gilles Aycelin. En ce temps, assez tost après l'occision des trois dessus nommés, le prévost des marchans et les eschevins envoièrent lettres closes par les bonnes villes du royaume, par lesquelles ils leur faisoient savoir le fait qu'ils avoient fait, et leur requéroient que ils se voulsissent tenir en vraie union avec eux et que ils voulsissent prendre de leurs chapperons partis de pers et de rouge, si comme avoient fait le duc de Normendie et plusieurs autres du sang de France, si comme ès dites lettres estoit contenu. Et, en vérité, ledit monseigneur le duc, le roy de Navarre, le duc d'Orléans frère dudit roy de France, et le conte d'Estampes, qui tous estoient des Fleurs de lis[213], portoient lesdis chapperons. Dont plusieurs ne renvoièrent oncques responses desdites lettres, et autres rescrirent sans autre aliance faire et sans prendre desdis chapperons; et autres prisrent desdis chapperons. [213] _Etre des fleurs de lis._ Belle et ancienne manière de désigner les parents du roi, les princes du sang. (_Note de M. Paulin Pâris._) Cy après s'ensuit la teneur des saufs conduis que le roy de Navarre donnoit en la ville de Paris. «Charles, par la grace de Dieu, roy de Navarre et conte d'Evreux, à tous ceux qui ces lettres verront, salut. Savoir faisons que nous avons donné et donnons par la teneur de ces présentes à nos amés et féaux chevaliers Jehan de Neuf-Chastel et le seigneur de Raon et à leur compaignie jusques au nombre de trente personnes à cheval, sur et sauf conduit du jour de la date de ces présentes jusques à la feste de Penthecouste prochaine venant, pour aler, venir cependant, et demourer, sé mestier est, par tous les lieux du royaume de France. Si donnons en mandement à tous capitaines, chastelains, gardes de païs, villes et passages et destrois dudit royaume, et à chascun d'eux, et prions tous autres que lesdis chevaliers et leur compaignie, jusques au nombre dessus dit, fassent et laissent jouir et user de nostre présent sauf conduit, sans leur faire né souffrir estre fait aucun empeschement en corps, en chevaux, en harnois, né en aucuns de leurs biens. Donné à Paris le douziesme jour du moys de mars, l'an de grace mil trois cens cinquante-huit.» Et estoient ainsi signées: «Par le roy. P. du Tertre.»--Et obéissoit-l'on plus auxdis saufs conduis que on ne faisoit à ceux de monseigneur le duc. Item, le mardi treiziesme jour du moys de mars l'an dessus dit, se partit de Paris ledit roy de Navarre et s'en ala à Mante, et monseigneur le duc demoura à Paris. Comment monseigneur le duc prist nom de régent par titre de lettres, à très-bonne cause. Le mercredi quatorziesme jour du moys de mars fut publié à Paris que monseigneur le duc, qui par avant s'estoit appellé lieutenant du roy, depuis sa prise, s'appelleroit dès là en avant régent du royaume. Et fut son titre tel: _Karolus primogenitus regis Francorum regnum regens, etc._ Et jasoit ce que par avant l'on eust tousjours escript au nom du roy, en parlement et en toutes lettres de justice, il fut deffendu celuy jour que plus on n'y escrivist. Et fut baillié le titre tel comme dessus est dit en cédulles aux notaires et aux escrivains du palais: et fut le nom du roy tout estaint. Et ne scella-on plus du scel du Chastellet, mais du scel dudit duc en cire jaune. Et portoit le scel maistre Jehan de Dormans, qui estoit chancelier dudit régent. Et furent mis au conseil dudit régent, le prévost des marchans, maistre Robert de Corbie, Charles Toussac et Jehan de l'Isle, maistres et principaux, après ledit evesque de Laon, qui tout gouvernoit. De la mort de Phelipot de Repenti, escuier. Le samedi au soir, dix-septiesme jour du moys de mars, fut pris à Saint-Cloust, près de Paris, un escuier françois appellé Phelipot, de Repenti, et fut amené à Paris. Et le lundi matin ensuivant, dix-neuviesme jour dudit moys susdit, ledit Phelippot eut la teste couppée ès halles de Paris, et puis fut pendu au gibet; pour ce qu'il confessa que il estoit de la compaignie de plusieurs qui avoient empris de prendre ledit duc de Normendie, régent du royaume, à Saint-Oyen, en l'ostel de la Noble Maison, là où il estoit alé trois jours ou quatre devant. Mais plusieurs disoient que ce n'estoit point pour mal, mais estoit pour le mettre hors de la puissance et des mains de ceux de Paris. Et assez tost après, un chevalier appellé le Bègue de Villaines, qui moult estoit ami dudit monseigneur Robert de Clermont, qui avoit esté tué à Paris, se rendit ennemi de ceux de ladite ville de Paris. Comment le régent ala à Senlis et à Compiègne. Le jour de Pasques fleuries, vint-cinquiesme jour du moys de mars, ledit régent fut à Senlis, là où luy et le roy de Navarre avoient mandé par leurs lettres tous les nobles de Picardie et de Beauvoisin. Mais ledit roy n'y ala point, et s'envoia excuser par monseigneur Jehan de Péquigny, pour causes de deux bosses que il avoit ès aines, si comme le dit monseigneur Jehan disoit. Mais à ladite journée ala pou desdis nobles. Si se partit ledit régent et s'en ala à Compiègne. Et environ Pasques les grans, qui furent le premier jour d'avril, l'an mil trois cens cinquante-huit, le confesseur du roy de France et un sien secrétaire appellé maistre Yvon vindrent de Angleterre par devers ledit régent, mais la cause ne fut pas sceue communelment. Comment le conte de Brene[214] respondit au régent pour ceux de Champaigne. Et comment le chastel de Monsterel-au-fort-d'Yonne fut rendu audit régent, lequel y jut une nuit et de là se partit et ala en la cité de Meaux. [214] Braisne. L'an de grace mil trois cens cinquante huit, le lundi après Quasimodo, neuviesme jour du moys d'avril, ledit régent qui avoit mandé par ses lettres les gens d'Églyse, les nobles et les bonnes villes de Champaigne, pour estre à Provins ledit jour de Quasimodo, entra en ladite ville de Provins. Et jasoit ce que le roy de Navarre eust escript par ses lettres closes aux dessus dis de Champaigne, que il seroit à la journée, toutesvoies n'y fut-il point; mais maistre Robert de Corbie et monseigneur Pierre de Rosny, archidiacre de Brie en l'églyse de Paris, envoiés là de par la ville de Paris, furent à ladite journée. Le mardi ensuivant, dixiesme jour dudit moys, avant disner, ledit régent parla en sa personne aux dessus dis de Champaigne, et leur dit que le royaume de France estoit à très grant meschief, et avoit moult à faire, si comme ils savoient. Si leur pria et requist que ils y méissent tout le bon remède que ils pourroient, tant par conseil comme par ayde, et aussi leur pria que ils fussent tout un; car sé division estoit au peuple de France, il estoit en grant péril, si comme il disoit. Et outre leur dit que sé aucunes choses avoient esté faites qui semblassent estre moult merveilleuses, que, par aventure, quant ils auroient oï ceux qui lesdites choses avoient faites, ils en seroient apaisiés. Et ce leur disoit ledit régent, si comme l'on cuidoit, pour ceux qui avoient esté tués à Paris. Car après ce que il ot dit les parolles dessusdites, il dit telles parolles: «Véez-cy maistres Robert de Corbie et l'archidiacre de Paris qui vous diront aucunes choses de par les bonnes gens de Paris.» Et lors ledit maistre Robert parla et dit à ceux de Champaigne, qui là estoient, que ceux de Paris les amoient et avoient amés, et vouloient estre tout un avec eux. Et prioient aux dessus dis de Champaigne que ils voulsissent estre tout un avec ceux de Paris, et ne se voulsissent merveillier sé aucunes choses avoient esté faites à Paris; car quant ils sauroient les causes, et auroient oï ceux qui ces choses avoient conseilliées, ils en seroient tous apaisiés, si comme disoit ledit maistre Robert, et plusieurs autres choses. Si requistrent les dessus dis de Champaigne audit régent que il voulsist que ils peussent parler ensemble; laquele chose il leur ottroia. Si se traisrent à part et parlèrent ensemble. Et assez tost firent savoir au régent que ils estoient près de luy faire response. Si ala ledit régent, le duc d'Orléans son oncle, le conte d'Estampes et plusieurs autres en un jardin, là où les dessus dis de Champaigne estoient; et là monseigneur Simon de Roucy, conte de Brene en Laonnois, respondit pour les Champenois, et dit audit régent que ils estoient près de luy conseillier de luy aidier et faire tout ce, pour luy, que bons et loyaux subgiès doivent faire pour seigneur. Mais pour ce que les plus grans et plus puissans de Champaigne n'estoient pas là, si comme disoit ledit conte, il requist audit régent que il leur donnast une autre journée pour eux assembler à Vertus en Champaigne; et bien luy dit ledit conte que lesdis Champenois ne iroient plus à Paris. Laquelle requeste le régent leur ottroia: et fut ladite journée assignée au dimanche vint-neuviesme jour du moys d'avril. Et après dit ledit conte que audit maistre Robert de Corbie ne respondroient-ils point, car à luy n'avoient-ils que respondre. Et si demanda ledit conte audit régent, de par les Champenois, sé il savoit aucun mal au mareschal de Champaigne qui avoit esté tué à Paris, né villenie aucune pour laquelle on le deust avoir mis à mort? Et bien dit le conte que de monseigneur Robert de Clermont ne demandoit-il rien, cas il s'en attendoit[215] à ceux de son pays, et bien créoit que ils en feroient leur devoir. Lequel régent leur respondit que il tenoit et créoit fermement que ledit mareschal de Champaigne et ledit messire Robert de Clermont l'avoient servi et conseillié bien et loyaument, et n'avoit oncques sceu le contraire. Et lors ledit conte de Brene dist audit régent: «Monseigneur, nous Champenois qui cy sommes vous mercions de ce que vous nous avez dit; et nous attendons que vous fassiez bonne justice de ceux qui nostre ami ont mis à mort sans cause.» Et ce fait et dit, ledit régent ala disner et tous les Champenois qui vouldrent aler avec luy, car ils en avoient esté tous semons. [215] _Il s'en attendoit._ Il s'en rapportait. Et le mercredi ensuivant, onziesme jour dudit moys d'avril, ledit régent se partit de Provins et s'en ala en l'abbaye de Pruilly et de là à Monsterel-au-fort-d'Yonne. Et ala devant le chastel, lequel gardoit, de par la royne Blanche, un chevalier appellé monseigneur Taupin du Plessis, lequel Taupin estoit sur la porte dudit chastel tout armé, la teste au bacinet, quant ledit régent ala devant. Et lors, ledit régent luy commanda que il ouvrist la porte du chastel. Lequel Taupin luy respondit: «Mon redoubté seigneur, pour Dieu ne me veuilliez déshonnourer: madame la royne Blanche m'a baillié ce chastel à garder, et m'a fait jurer que je ne le rendroie à personne du monde, fors au roy[216] et à elle. Je vous supplie que il vous plaise à envoier par devers elle, et je cuide qu'elle me mandera tantost que je le vous rende.» [216] Le Roi de Navarre. Auquel Taupin ledit régent commanda de rechief deux fois ou trois, que il luy ouvrist ledit chastel. Et lors ledit Taupin luy respondit: «Mon redoubté seigneur, je ne tendray pas ce chastel contre vous; mais pour Dieu vueilliez-moi garder mon honneur.» Si descendit à la porte et l'ouvrit; et ledit régent et ses gens y entrèrent, et y coucha une nuit et le prist en sa main, et establit à le garder de par luy ledit Taupin, et luy fist faire serement nouvel. Et se partit dudit chastel et s'en ala à Meaux, là où demouroit lors madame la duchesse, sa femme, et là où il avoit envoié de Provins le conte de Joigny et environ soixante hommes d'armes en sa compaignie, pour ce que l'on luy avoit dit que ceux de Paris avoient entencion de prendre et garnir de par eux le marchié de Meaux[217]. Et y estoit entré ledit conte deux jours devant. Dont le maire et aucuns de ladite ville furent moult courrouciés, et en parla ledit maire moult hautement audit conte de Joigny, qui s'estoit mis audit marchié et le tenoit. Et luy dit ledit maire que sé il cuidast qu'il voulsist avoir pris ledit marchié, que il ne feust pas entré en ladite ville de Meaux. Et quant ledit régent fut en ladite ville de Meaux, ledit conte luy dit ce que ledit maire luy avoit dit. Lequel maire fut mandé devant ledit régent, et luy furent récitées les parolles que il avoit dites, et les luy fist-l'on amender, et fut réservée la tauxation et l'amende. [217] Le marché de Meaux était une forteresse importante. De l'artillerie que ceux de Paris pristrent au Louvre, et la firent porter en l'ostel de la ville. Le mercredi dix-huitiesme jour dudit moys d'avril, se partit ledit régent de la ville de Meaux pour aller à Compiègne à une journée[218] qu'il avoit mise aux Vermendisiens[219] qui y devoient estre. Et luy apporta-on, celuy jour, nouvelles que ceux de Paris avoient pris grant quantité d'artillerie que on avoit mis au Louvre et chargiée, pour mener en certains lieux où ledit régent avoit ordené que fust menée; et l'avoient ceux de Paris fait mener en la maison de la ville, en Grève. Et si avoient encore les dessus dis de Paris envoié audit régent une bien merveilleuse lettres closes. Et un pou avant, ils avoient mis gens d'armes de par eux audit chastel du Louvre. Et en ce temps et par avant, depuis que ledit régent s'estoit parti de Paris, repairoient pou ou nuls gentils hommes en ladite ville de Paris, dont ceux de ladite ville estoient moult dolens. Et tenoient plusieurs que les gentilshommes leur vouloient mal. Et fut une grande division au royaume de France. Car plusieurs villes, et la plus grant partie, se tenoient devers le régent leur droit seigneur; et autres se tenoient devers Paris. [218] Rendez-vous. [219] Aux gens du Vermandois ou de Saint-Quentin. Comment monseigneur le régent et le roy de Navarre parlementèrent ensemble, le roy de Navarre pour ceux de Paris; et comment le roy de Navarre vint à Paris, et luy firent ceux de Paris grant joie et grant honneur, et en eussent volontiers fait leur capitaine et leur gouverneur. Le mercredi second jour du moys de may, le roy de Navarre, qui estoit logié à Mello[220], et ledit régent duc de Normendie qui estoit logié à Clermont en Beauvoisin, furent en mi-marchié desdites villes, au lieu que l'on dit Domage-Lieu, pour parlementer; et avoient chascun grant foison de gens d'armes. Et là parla ledit roy audit régent pour ceux de Paris, afin que iceluy régent voulsist accorder à eux. Et ledit régent dit audit roy que il aimoit ladite ville de Paris, et que il savoit bien que en celle ville avoit de bonnes gens, mais aucuns qui y estoient luy avoient fait grans villenies plusieurs et desplaisirs, comme de tuer ses gens en sa présence, de prendre son chastel du Louvre et son artillerie, et plusieurs autres grans despis luy avoient fais. Si n'avoit pas entencion de entrer à Paris jusques à ce que ces choses luy fussent adreciées. Et requist audit roy que il fust avec luy et luy aidast à les adrecier. [220] _Mello_ ou _Merlou_, à quatre lieues de Senlis. L'endemain, jour de jeudi, rassemblèrent audit lieu et parlèrent ensemble comme le jour précédent. Et après se partit ledit roy et s'en ala à Paris, où il entra le vendredi ensuivant, quatriesme jour dudit moys de mai, à moult grant compaignie, tant de ses gens comme de ceux de Paris qui estoient alés encontre luy. En laquelle ville il fut moult honnoré et seigneuri par l'espace de dix ou douze jours que il y demoura; et volentiers en eussent fait leur capitaine aucuns de ceux de Paris ou leur seigneur, comme faux et mauvais que ils estoient. Item en celuy temps, l'evesque de Laon qui estoit en l'assemblée à Compiègne, fut en péril d'estre tué par plusieurs nobles hommes qui là estoient avec ledit régent. Et convint que il s'en partist celéement et ala à Saint-Denis en France. Et manda à ceux de Paris que on le alast quérir. Si envoièrent ceux de Paris, et aussi le roy de Navarre qui là estoit, grant quantité de gens d'armes quérir ledit evesque à Saint-Denis; et vindrent en sa compaignie jusques à Paris. Si fut dit audit régent de plusieurs nobles et autres que ledit evesque estoit faux et mauvais; et vérité estoit: car par luy estoient avenus tous les maux au royaume de France. Et luy requistrent que il ne fust plus à son conseil. Item, en celuy temps, Jehan de Meudon, chastelain de Evreux pour le roy de France, bouta le feu en ladite ville de Evreux, et fut toute arse, dont le roy de Navarre fut moult courroucié. Item, le dimanche treiziesme jour du moys de may, partirent les ennemis, qui estoient à Esparnon, dudit lieu, et chevaulchièrent de rechief en Gatinois. Et ardirent toute la ville de Nemours, et moult dommagièrent plusieurs autres villes au pays, comme Grés[221] et autres villes, dont moult de gens estoient merveilliés; car ce pays estoit en douaire à la royne Blanche, suer audit roy de Navarre. Et monseigneur James Pipes, capitaine d'Esparnon, s'appeloit lieutenant au roy de Navarre en ses saufs conduis et en ses autres fais, et si estoit souvent avec le roy de Navarre, si comme l'on disoit[222]. Et s'en retournèrent les ennemis trois ou quatre jours après, sans ce que aucun leur féist empeschement. [221] Village entre Nemours et Fontainebleau. [222] Cette liaison du roy de Navarre avec le partisan James Pipes n'était peut-être pas bien prouvée; mais tout porte à croire, surtout les sauf-conduits rapportés plus haut, que Charles le Mauvais avait promis aux pillards de ne marcher ni faire marcher contre eux. Le dauphin, de son côté, privé d'argent par les États qui percevaient toutes les taxes, ne pouvait réunir dix hommes d'armes, avant les assemblées de Compiègne et de Vertus. Les malheurs publics permettaient donc aux émissaires du Navarrais de calomnier le fils du roi et d'insinuer l'idée de transporter la couronne de France sur une tête plus puissante. (_Note de M. Paulin Pâris._) Des lettres qui furent apportées d'Angleterre. Le mardi quinziesme jour du moys de may, furent aportées à Paris plusieurs lettres closes envoiées d'Angleterre, de plusieurs grands seigneurs de France et d'autres, par lesquelles on escrivoit que la paix avoit esté faite entre les roys de France et d'Angleterre le huitiesme jour dudit moys, et que lesdis roys avoient mangié ensemble et s'estoient entrebaisiés. Laquelle chose les uns ne créoient point, les uns pour ce que ils ne voulsissent pas, les autres pour ce que par plusieurs fois avoit ainsi esté mandé, et tousjours les Anglois y avoient mis empeschement; et les autres qui en estoient forment joieux le créoient. Du commencement et première assemblée de la mauvaise Jaquerie de Beauvoisin. Le lundi vint-huitiesme jour dudit moys de may, s'esmurent plusieurs menues gens de Beauvoisin, des villes de Saint-Leu de Serens, de Nointel, de Cramoisi et d'environ, et se assemblèrent par mouvement mauvais. Et coururent sur plusieurs gentils hommes qui estoient en ladite ville de Saint-Leu et en tuèrent neuf: quatre chevaliers et cinq escuiers. Et ce fait, meus de mauvais esprit, alèrent par le pays de Beauvoisin, et chascun jour croissoient en nombre, et tuoient tous gentils hommes et gentils femmes qu'ils trouvoient, et plusieurs enfans tuoient-ils. Et abattoient ou ardoient toutes maisons de gentils hommes qu'ils trouvoient, fussent forteresces ou autres maisons. Et firent un capitaine que on appelloit Guillaume Cale. Et alèrent à Compiègne, mais ceux de la ville ne les y laissièrent entrer. Et depuis ils alèrent à Senlis, et firent tant que ceux de ladite ville alèrent en leur compaignie. Et abattirent toutes les forteresces du pays, Armenonville, Tiers et une partie du chastel de Beaumont-sur-Oyse. Et s'enfouy la duchesse d'Orléans qui estoit dedans, et s'en ala à Paris. De la mort du maistre du pont de Paris et du maistre charpentier du roy, par les gouverneurs de Paris. Le mardi vint-neuviesme jour dudit moys, le prévost des marchans et les autres gouverneurs de Paris firent couper les testes, et après escarteler les corps, en Grève à Paris, au maistre du pont de Paris, appellé Jehan Peret, et au maistre charpentier du roy, appellé Henry Metret, à tort et sans cause; pour ce, si comme ils disoient, que ils devoient avoir traictié avec aucuns dudit duc de Normendie, ainsné fils du roy de France et régent le royaume, de mettre gens d'armes dedans ladite ville de Paris pour ledit régent. Et firent pendre les quartiers desdis maistres aux entrées de ladite ville de Paris. Et je qui ceci escris vis que quant le bourel, appelé lors Raoulet, voult coupper la teste au premier maistre, c'est assavoir audit Peret, il chaï et fut tourmenté d'une cruelle passion, tant que il rendoit escume par sa bouche; dont plusieurs de Paris disoient que ce estoit miracle, et que il déplaisoit à Dieu de ce que on les faisoit mourir sans cause. Et lors un advocat du Chastelet, appellé maistre Jehan Godart, lequel estoit aux fenestres de l'ostel de la ville, en la place de Grève, dist haultement, oïant le peuple qui là estoit: «Bonnes gens, ne vous veuilliez esmerveillier sé Raoulet est ainsi chéu de mauvaise maladie, car il en est entechié[223], et en chiet souvent.» [223] _Entechié._ Affecté.--Le bourreau tombait du haut mal. De la cruauté de ceux de Beauvoisin; et comment le régent se partit de Meaux pour aler à Sens. En ce temps multiplièrent moult ces gens de Beauvoisin. Et se resmuèrent et assemblèrent plusieurs autres en diverses flottes en la terre de Morency, et abatirent et ardirent toutes les maisons et chastiaux du seigneur de Morency et des autres gentils hommes du pays. Et aussi se firent autres assemblées de tels gens en Mucien[224] et en autres lieux environ. Et en ces assemblées avoit gens de labour le plus, et si y avoit de riches hommes, bourgeois et autres; et tous gentils hommes que ils povoient trouver ils tuoient, et si faisoient-ils gentils femmes et plusieurs enfans; qui estoit trop grant forsennerie. [224] _Mucien_ ou _Mulcien_. Partie de la Brie entre _Crépy_ et _Crécy_. En ce temps, ledit régent, qui estoit au marchié de Meaux, que il avoit fait enforcier et faisoit de jour en jour, s'en partit et ala au chastel de Monsterel-au-fort-d'Yonne; et assez tost après s'en partit et ala en la cité de Sens, en laquelle il entra le samedi neuviesme jour de juin ensuivant, à matin. Et fut receu en ladite cité par les gens d'icelle moult honorablement, si comme ils le devoient faire, comme à leur droit seigneur après le roy de France, son père. Et toutesvoies, avoit lors pou de villes, cités ou autres en la Langue d'oyl qui ne fussent meues contre les gentils hommes, tant en faveur de ceux de Paris qui trop les haoient, comme pour le mouvement du peuple. Et néantmoins fut-il receu en ladite ville de Sens à grant paix et honorablement. Et fist ledit régent en ladite ville grant mandement de gens d'armes. Comment ceux de Paris furent desconfis à Meaux; et de la mort du maire de la ville appellé Jehan Soulas. Celuy samedi meisme, qui estoit le neuviesme jour de juin, l'an mil trois cens cinquante-huit, plusieurs qui estoient partis de la ville de Paris, jusques au nombre de trois cens ou environ, desquels gens estoit capitaine un appellé Pierre Gille espicier de Paris, et environ cinq cens qui s'estoient assemblés à Cilly en Mucien, desquels estoit capitaine un appellé Jehan Vaillant prévost des monnoies du roy, alèrent à Meaux. Et jasoit ce que Jehan Soulas, lors maire de Meaux, et plusieurs autres de ladite ville eussent juré audit régent que ils luy seroient bons et loyaux et ne souffriroient aucune chose estre faite contre luy né contre son honneur, néantmoins ils firent ouvrir les portes de ladite cité auxdis de Paris et de Cilly, et firent mettre les tables et les nappes parmy les rues, le pain, le vin et les viandes sus; et burent et mangièrent sé ils vouldrent et se resfraichirent. Et après se mirent en bataille, en alant droit vers le marchié de ladite ville de Meaux, auquel estoit la duchesse de Normendie et sa fille, et la suer dudit régent, appellée madame Ysabel de France, qui puis fut femme du fils du seigneur de Milan et fut contesse de Vertus, que le roy Jehan, son père, luy donna à son mariage. Et avec eux estoit le comte de Foys, le seigneur de Hangest et plusieurs autres gentilshommes que ledit régent y avoit laissiés pour garder ladite duchesse sa femme, sa fille, sa seur et ledit marchié. Si issirent dudit marchié lesdits conte de Foys, le seigneur de Hangest et aucuns autres, jusques au nombre de vint-cinq hommes d'armes ou environ, et alèrent contre les dessus dis Pierre Gille et sa compaignie; et se combattirent à eux. Et là fut tué un chevalier dudit marchié, appellé monseigneur Loys de Chambly, d'un vireton près de l'euil. Finablement ceux dudit marchié eurent victoire. Et furent ceux de Paris, de Cilly et plusieurs de la cité de Meaux qui s'estoient mis avec eux, desconfis. Et pour ce, ceux dudit marchié mirent le feu en ladite cité et ardirent aucunes maisons. Et depuis furent informés que plusieurs de ladite cité avoient esté armés contre eux et les avoient voulu trahir, et pour ce ceux dudit marchié pillièrent et ardirent partie de ladite cité. Mais la grant églyse ne fut pas arse né aussi aucunes maisons des chanoines: mais toutesvoies fut tout pris; et aussi fut le chastel qui estoit au roy ars; et dura ledit feu, tant en ladite ville comme audit chastel, plus de quinze jours. Et pristrent ceux dudit marchié Jehan Soulas, le maire de ladite ville de Meaux, et plusieurs autres hommes et femmes, elles tindrent prisons audit marchié. Et depuis fit-l'on mourir ledit maire, si comme droit estoit. De la mort Guillaume Cale par le roy de Navarre; et comment ledit roy ala de Beauvoisin à Saint-Ouyn, pour parler au prévost des marchans. En celuy temps chevaulcha le roy de Navarre en Beauvoisin, et mist à mort plusieurs de ceux des communes; et par espécial fist coupper la teste dudit Guillaume Cale à Clermont en Beauvoisin. Et pour ce que ceux de Paris luy mandèrent que il alast vers eux à Paris, il se traist à Saint-Ouyn, en l'ostel du roy appellé la Noble-Maison. Et là ala le prévost des marchans parlementer audit roy. Et le jeudi, quatorziesme jour dudit moys de juin, ala ledit roy de Navarre à Paris. Et contre luy alèrent plusieurs de ladite ville de Paris pour luy accompaignier jusques là où il descendit, c'est assavoir à Saint-Germain des Prés. Du preschement que le roy de Navarre fist en l'ostel de la ville, et comment par l'énortement de ses aliés fut fait capitaine de Paris; dont plusieurs de ladite ville furent courrouciés. Le vendredi quinziesme jour de juin, ledit roy de Navarre vint en la maison de la ville et prescha. Et entre les autres choses dit que il amoit moult le royaume de France et il y estoit moult bien tenu, si comme il dit soit; car il estoit des Fleurs de lis de tous costés[225], et eust esté sa mère roy de France sé elle eust esté homme; car elle avoit esté seule fille du roy de France. Et si luy avoient les bonnes villes du royaume, par espécial celle de Paris, fait très grans biens et haus honneurs, lesquels il taisoit; et pour ce estoit-il prest de vivre et de mourir avecques eulx. [225] En effet, Charles le Mauvais, par les hommes, était arrière-petit-fils de Philippe III, et sa mère Jeanne était fille de Louis X. Philippe III avait eu pour troisième fils Louis comte d'Évreux, père de Philippe d'Évreux, dont Charles le Mauvais était fils. Et aussi prescha Charles Toussac, et dit que le royaume de France estoit en petit point et avoit mal esté gouverné, et encore estoit; si estoit mestier que ils y féissent un capitaine qui mieux les gouverneroit et luy sembloit que meilleur ne povoient-ils avoir du roy de Navarre. Et à ce mot furent plusieurs forgiés et ordenés à ce, qui crièrent: _Navarre! Navarre!_ tous à une voix ainsi comme sé ils voulsissent dire: Nous voulons le roy de Navarre. Et toutesvoies, la plus grant partie de trop de ceulx qui là estoient se turent et furent courrouciés dudit cry; mais ils ne l'osèrent contredire. Si fut lors eslu ledit roy en capitaine de la ville de Paris; et luy fut dit, de par le prévost des marchands de Paris, que ceux de Paris escriroient à toutes bonnes villes du royaume, afin que chascun se consentist à faire ledit roy capitaine universel par tout le royaume de France. Et lors, leur fist ledit roy serment de les garder et gouverner bien et loyalement, et de vivre et mourir avec eux contre tous, sans aucun excepter; et leur dit: «Biaux seigneurs, ce royaume est moult malade, et y est la maladie moult enracinée; et pour ce, ne peut-il estre si tost gary: si ne vous vueilliés pas mouvoir contre moy sé je ne apaise si tost les besoingnes, car il y faut trait et labour.» Comment ledit régent s'en ala de Sens à Provins, à Chasteau-Tierry et à Gandelus[226]; et du nombre des Jaques tués par les gentilshommes. [226] Bourg, à quatre lieues de _Château-Thierry_. Celui vendredi meismes, ledit régent qui toute celle semaine avoit demouré à Sens, s'en partit et s'en ala à Provins, et d'illec vers Chasteau-Tierry et vers Gandelus, où l'on disoit qu'il y avoit grande assemblée de ces communes que l'on appelloit Jaques Bonhomme; et tousjours luy venoient gentilshommes de tous pays. Et la royne Jehanne estoit à Paris, laquelle mettoit grande diligence de faire aucun traictié entre ledit régent, par devers lequel elle envoioit souvent, et ceux de Paris. Et pour ce se partit ladite royne de Paris le samedi vingt-troisiesme, jour de juin pour aler par devers ledit régent, qui estoit environ Meaulx, en attendant les gens d'armes qui luy venoient. Et tousjours ardoient les gentilshommes aucunes maisons que ils trouvoient à ceulx de Paris, sé ils n'estoient officiers du roy ou dudit régent; et prenoient et emportoient tous les biens meubles que ils trouvoient et estoient auxdis habitans; et ne se osoit homme qui alast par pays, avoer de Paris. Et aussi tuoient les gentilshommes tous ceux que ils povoient trouver qui avoient esté de la compagnie des Jaques, c'est-à-dire des communes qui avoient tué les gentilshommes, leurs femmes et leurs enfans, et abattu maisons; et tant que on tenoit certainement que l'on en avoit bien tué dedans le jour de la saint Jean-Baptiste vint mille et plus. Comment les gentilshommes de Bourgoigne laissièrent le roy de Navarre. Le vendredi vingt-deuxiesme jour dudit mois de juin, le roy de Navarre partit de Paris et avecques luy plusieurs de ladite ville et plusieurs de ses gens. Et estoient environ six cens glaives; et alèrent à Gonesse, où plusieurs autres des villes de la visconté de Paris les attendoient. Et deux jours ou trois devant, plusieurs des gentilshommes qui avoient esté avec ledit roy de Navarre une partie de la saison et encore estoient, espécialement ceux du pays de Bourgoigne, prisrent congié dudit roy de Navarre, quant ils virent que il avoit accepté la capitainerie de ceux de Paris, en disant que ils ne seroient point contre ledit régent né contre les gentilshommes; et s'en partirent et s'en alèrent en leur pays. Et ledit roy et sa compaignie s'en alèrent vers Senlis. Comment ledit régent et son ost logièrent près de Paris, en telle manière que nul n'osoit issir né entrer en ladite ville de celle part où il estoit. Monseigneur le régent qui avoit esté vers Chasteau-Tierry, vers la Ferté-Milon et au pays environ pour despécier plusieurs assemblées des Jaques qui là estoient, après ce que les nobles qui estoient avec ledit régent orent mis à mort plusieurs Jaques, ars et gasté tout le pays entre la rivière de Marne et de Seine, s'en retourna en alant vers Paris, et se logia à Chielle-Sainte-Bautheut[227], la derrenière semaine de juin, c'est assavoir le mardi vint-troisiesme jour dudit moys. [227] Bathilde. Et la royne Jehanne fut à Laigny, qui moult se painoit de traictier entre ledit régent et ceux de Paris. Et lors n'y put aucun traictié estre trouvé; car ceux de Paris se tenoient fiers et haus contre ledit régent leur seigneur. Et pour ce, luy et son ost se deslogièrent de Chielle et se logièrent environ le bois de Vincennes, environ le pont de Charenton et environ Conflans, le vendredy vint-neuviesme jour dudit moys de juin. Et tenoit-l'on que en l'ost dudit régent avoit bien trente mille chevaux. Si fut tout le pays gasté jusques à huit ou dix lieues, et communément les villes arses. Et ledit roy de Navarre s'en retourna et entra en la ville de Saint-Denis, lequel roy estoit alié avec ceux de Paris contre ledit régent, leur droit seigneur. Et si avoit en la compaignie dudit roy grant foison ennemis du roy et du royaume de France, Anglois et autres que ledit roy de Navarre avoit fait venir des garnisons angloises, d'Esparnon et d'autre part. En la ville de Saint-Denis se tint le roy de Navarre. Et ledit régent et son ost estoient logiés es lieux dessus dis, et estoit le corps dudit régent logié en l'ostel du Séjour, ès Quarrières[228]. Et n'osoit homme issir de Paris de celle part né entrer aussi; mais par plusieurs fois en issoit-l'on en bataille; mais tousjours perdoient plus qu'ils ne gaignoient, et en y ot plusieurs mors. [228] Petit village dépendant de la commune de Charenton. Comment le régent et le roy de Navarre assemblèrent en un pavillon qui fut tendu sur une motte, entre Saint-Anthoine et le bois, pour accorder un traictié que la royne Jehanne avoit basti; et du serment que ledit roy fist sur _Corpus Domini_ que l'evesque de Lisieux avoit célébré, en entencion que ledit régent et ledit roy le usassent pour plus fermement tenir leurs sermens; mais ledit roy de Navarre refusa à user le premier. Le dimanche huitiesme jour de juillet ensuivant, assemblèrent lesdis régent et roy de Navarre en un pavillon qui, pour ce, fut tendu près de Saint-Anthoine, en un lieu que l'on dit le Moulin-à-Vent, pour accorder ensemble certain traictié que la royne Jehanne avoit pourparlé. Si estoient les batailles dudit régent toutes ordenées aux champs en quatre batailles, où l'on estimoit bien douze mille hommes d'armes et plus. Et les gens du roy de Navarre furent en bataille ordenés sur une petite montaigne près de Monstruel et de Charonne, et n'estoient pas plus de huit cens combattans, si comme l'on les estimoit. Et, pour ce que ils estoient si petit nombre, ne approchièrent point ledit pavillon né les batailles audit régent. Si parlementèrent ledit régent et ses gens et le roy de Navarre et ses gens, en la présence de ladite royne. Si furent à accort par la manière qui s'ensuit, c'est assavoir: pour toutes les choses que ledit roy pourroit demander audit régent pour quelconques causes que ce fust, luy bailleroit dix mille livres de terre et quatre cens mille florins à l'escu, lesquels seroient bailliés audit roy par la manière qui s'ensuit. C'est assavoir la première année cent mille, et chascun an ensuivant cinquante mille, jusques à fin de paye; et si seroient lesdis quatre cens mille florins pris sur les aydes que le peuple feroit pour cause des guerres, sans ce que ledit régent en fust autrement tenu né obligé. Et pour ce, ledit roy de Navarre devoit estre avec ledit régent contre tous, excepté le roy de France; et afin que ledit régent et le roy de Navarre tenissent sans enfraindre toutes les choses dessus dites, l'evesque de Lisieux, qui présent estoit, chanta une messe audit pavillon, environ heure de none[229], et consacra deux personnes[230], en espérance que de l'une fust fait deux parties et usées par lesdis régent et roy. Et quant la messe fut chantée, lesdis régent et roy jurèrent, sur le corps-Dieu sacré que ledit evesque tenoit entre ses mains, que ils teindroient et acompliroient sans enfraindre tout ce que chascun avoit promis, présens à ce ducs, contes et barons tant comme en povoit au devant dit pavillon, environ heure de none. Et après ledit evesque brisa l'oiste, et en voult faire user à chascun desdis régent et roy; mais ledit roy dit que il n'estoit pas jeun[231]; et pour ce ledit régent n'en prist point aussi, jasoit ce que il se feust ordené pour le recevoir. Si usa tout ledit evesque. Et par ce ledit roy devoit aler à Paris pour les faire mettre en l'obéissance dudit régent. Et ainsi se départirent; et s'en ala ledit régent aux Quarrières et ledit roy à Saint-Denis. [229] Trois heures après midi. [230] Deux hosties. [231] A jeun, _jejunus_. Comment, après les dessus dis sermens, les gens au roy de Navarre coururent sus aux gens du régent. Le mardi ensuivant dixiesme jour du moys de juillet, le roy de Navarre ala à Paris; et cuidoit ledit régent que ledit roy deust aler devers luy, celuy jour, porter la response de ceux de Paris: mais il n'y ala point, ainçois demoura tout ce jour. Et l'endemain, le onziesme jour dudit moys, il mist en ladite ville de Paris les Anglois que il avoit avecques luy. Et disoit-l'on en l'ost dudit régent que ceux de Paris avoient dit audit roy que il avoit fait sa paix sans eux et que il ne leur en challoit, car ils se passeroient bien de luy. Et pour ce fist nouvelles aliances, si comme l'on disoit, avec eux; et bien y parut de fait, car il ne retourna point devers ledit régent; mais luy estant dedans ladite ville de Paris, plusieurs en issirent armés, par espécial de ceux que il y avoit menés. Et assaillirent ledit mercredi, onziesme jour dudit moys, aucuns de l'ost dudit régent qui se deslogoient de la Granche-aux-Merciers pour eux approchier dudit régent. Et pour ce, cria-l'on en l'ost alarme, et s'arma l'ost, et courut-l'on jusques à la bastide des fossés, et là ot grant escarmuche, et y demoura-l'on jusques près de la nuit: et y perdirent ceux de Paris plus que les autres. Comment le roy de Navarre mist sus au régent qu'il avoit enfraint le traictié, et du pont de bateaux qui fut fait sur Seine. Le jeudi douziesme jour du moys de juillet, le roy de Navarre s'en retourna à Saint-Denis, et laissa les Anglois à Paris. Et ledit régent envoia par devers ledit roy pour savoir quelle volenté il avoit, et luy fist requérir que il venist avec luy, car il luy avoit promis que il luy ayderoit contre tous. Lequel roy respondit que ledit régent et sa gent avoient enfraint le traictié et les convenances que ils avoient, car ils avoient assailli ceux de Paris le jour précédent, si comme disoit ledit roy, tant comme il traictoit avecques eux; jasoit ce, en vérité, que ceux de Paris eussent commencié l'escarmuche. Mais ledit roy disoit ces choses pour ce qu'il ne povoit avoir fait à Paris ce qu'il avoit promis au traictié dudit régent et de luy; car il avoit promis de tant faire que ceux de Paris paieroient six cens mille escus de Phelippe pour le premier paiement de la rançon du roy, mais que ledit régent leur remist toute paine criminelle. Et ceux de Paris respondirent quant il en parla, que ils n'en paieroient jà denier. Et pour ce, mettoit sus ledit roy audit régent que il avoit enfraint ledit traictié, jasoit ce que ceux qui là estoient savoient bien le contraire. Si cuida-l'on bien que tous traictiés fussent rompus, dont moult de gens avoient grant joie. Et mist-l'on[232] grant paine à achever un pont que l'on avoit encommencié sur bateaux pour passer la rivière de Seine, lequel fut achevé ledit jeudi. Et tantost, plusieurs de l'ost passèrent ledit pont et ardirent Vitry et plusieurs autres villes oultre la rivière de Seine, et y pilla-l'on tout ce que l'on y trouva. [232] Ce sont les troupes du régent qui jetèrent ce pont au dessous de Corbeil. Et ladite royne Jehanne aloit souvent par devers les uns et par devers les autres pour renouveler ledit traictié. Toutesvoies parloient plusieurs moult vilainement contre ledit roy de Navarre qui si solempnellement avoit juré et ne tenoit chose que il eust promis. Comment monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy de France, lors régent du royaume, reboutèrent, luy et ses gens, ceux de Paris de dessus le pont qu'il avoit fait faire sur Seine; et de plusieurs escarmuches faites environ Saint-Anthoine de ceux de Paris contre les gens dudit régent; et du traictié qui fut fait pour faire la paix entre le régent et ceux de Paris. Le samedi ensuivant quatorziesme jour de juillet, environ heure de disner, ledit régent estant en sa chambre, en son conseil, plusieurs de la ville de Paris, dont la plus grant partie estoient d'Anglois qui estoient issus par devers Saint-Marcel, chevaulchièrent jusques devant ledit pont que ledit régent avoit fait faire, lequel pont estoit sur la rivière de Seine, devant l'ostel des Quarrières où estoit logié ledit régent. Et tantost que ils furent devant ledit pont, ils descendirent à pié, et en entra aucuns dedans la dite rivière pour aler sur ledit pont où il n'avoit point de garde. Mais l'on ne povoit monter sus ledit pont sé l'on n'entroit en l'yaue jusques au nombril, pour ce qu'il avoit faute au bout du pont par devers Vitry; et y mettoient les gens dudit régent une bachière toutes les fois que ils vouloient passer: et quant ils en avoient fait, ladite bachière estoit ostée du bout du pont. Et estoit mise contre ledit pont au dessus, ainsi comme au milieu. Et lors estoit en celuy estat; et pour ce convint que lesdis de Paris entrassent en l'yaue pour monter sur le dit pont. Si cria-l'on alarme moult forment; et fut moult l'ost estourmie, car les autres estoient venus à couvert et soudainement. Si alèrent plusieurs, les uns armés et les autres désarmés, pour deffendre ledit pont. Et jà avoient plusieurs des dessus dis de Paris oultre la moitié du pont. Et là se combatirent les gens dudit régent et reboutèrent leurs ennemis qui estoient sur ledit pont, et y ala ledit régent en sa personne: et y furent plusieurs des gens du dit régent navrés de trait. Et si y fut pris son mareschal, que on appelloit monseigneur Rigaut de Fontaines. Et aussi y ot des autres navrés et pris. Toutesvoies furent-ils reculés et mis tous hors dessur ledit pont par les gens dudit régent et s'en retournèrent vers Paris. Et pour ce que l'on crioit alarme vers Paris, au cousté devers Saint-Anthoine, et disoit-l'on que ceux de Paris estoient issus de celle part, les gens d'armes se trairent vers là, et sur les champs furent les batailles rangiées. Et y ot des escarmuches toute jour jusques à la nuit, et y perdirent ceux de Paris plus que ils ne gaignièrent. Toutesvoies, ceux qui issirent de Paris, tant d'un cousté de Paris comme d'autre, estoient le plus Anglois. Et durant ces choses, la royne Jehanne ala devers ledit régent pour renouer ledit traictié, et quant elle s'en partit pour aler à Saint-Denis, encore estoient les batailles sur les champs. Si traictièrent toute celle semaine jusques au jeudi ensuivant dix-neuviesme jour dudit moys de juillet. Et celuy jour, la dite royne Jehanne, le roy de Navarre, l'archevesque de Lyon, qui là avoit esté envoié de par le pape, l'evesque de Paris, le prieur de Saint-Martin-des-Champs, Jehan Belot, eschevin de Paris, Colin le Flamant, et autres de Paris, alèrent environ tierce au bout dudit pont que ledit régent avoit fait faire de la partie devers Vitry, et avoient des gens d'armes et des archiers avecques eux. Et ledit régent y ala à petite compaignie tout désarmé; et parlementèrent ensemble en l'un des bateaux dudit pont; et finablement furent à accort, par telle manière que ceux de Paris prieroient ledit régent que il leur voulsist remettre son mautalent, et pardonner tout ce que ils avoient fait; et ils se mettroient en sa merci, par telle condicion qu'il en ordenneroit, par le conseil de la royne Jehanne, du roy de Navarre, du duc d'Orléans et du conte d'Estampes, concordablement et non aultrement. Et avec ce demourroient en leur vertu tous accors, toutes convenances et toutes aliances que ceux de Paris avoient avecques ledit roy de Navarre, avecques bonnes villes et avecques tous autres. Et ledit régent devoit faire ouvrir tous passages de rivières et autres, afin que toutes denrées et marchandises pussent passer et estre portées à Paris. Et pour parfaire les choses contenues audit traictié, fut journée prise au mardi ensuivant, pour estre à Laigny-sur-Marne; et là devoient estre ledit régent et son conseil d'une part, et ceux qui seroient ordenés pour Paris d'autre part, et lesdis royne, roy, duc d'Orléans et conte d'Estampes, par le conseil desquels ledit régent en devoit ordener. Et ce fait, fut publié en l'ost que il avoit bonne paix entre ledit régent et ceux de Paris. Et pour ce se deslogièrent les gens de monseigneur le duc et s'en partirent plusieurs celuy jour. Et l'endemain, jour du vendredi, vintiesme jour dudit mois, plusieurs alèrent vers Paris pour besoingnes que ils avoient à faire, lesquels on n'y voult laissier entrer. Mais leur demanda-l'on à qui ils estoient; et quant ils respondirent que ils estoient au duc, ceux de Paris leur dirent: «Alés à vostre duc.» Et y entra Mathé Guete, trésorier de France, lequel fut en grant péril d'estre tué; et finablement en fut mis hors quant il ot esté mené en la maison de la ville en Grève, et à Saint-Eloy devant le prévost des marchands et les gouverneurs. Et après ce que ledit accort fut fait par la manière que dessus est dit, les dessus dis de Paris, en haine de monseigneur ledit régent, prirent et saisirent plusieurs maisons et biens meubles de plusieurs officiers qui avoient esté avec ledit régent audit ost. Et ledit régent s'en ala celui jour de vendredi au Val-la-Comtesse, et la plus grant partie de son ost s'en partit. Comment ceux de Paris se esmurent contre les Anglois que le roy de Navarre avoit fait venir en ladite ville; et en tuèrent partie et les autres emprisonnèrent au Louvre. Et de la mort de ceux de Paris vers Saint-Cloust. Le samedi ensuivant, veille de la Magdalène, fut la journée[233] ensuivant qui avoit esté mise à Laigny-sur-Marne remise à Corbeil. Et celuy samedi, après disner, s'esmut à Paris un grant descort entre ceux de la ville et plusieurs Anglois qu'ils avoient fait venir en ladite ville contre ledit régent leur seigneur, pour ce que l'on disoit que aucuns autres Anglois qui estoient à Saint-Denis et à Saint-Cloust pilloient le pays. Si s'esmut le commun de ladite ville de Paris, et courut sur lesdis Anglois qui estoient en ladite ville de Paris, et en tuèrent vint-quatre ou environ et en prirent quarante-sept des plus notables, en l'ostel de Neelle, auquel ils avoient disné avec le roy de Navarre. Et plus de quatre cens autres en divers ostieux de ladite ville, lesquels il mistrent tous en prison au Louvre. De laquelle chose le roy de Navarre fut moult courroucié, si comme l'on disoit; et aussi furent le prévost des marchans et autres gouverneurs de ladite ville. Et, pour ce, l'endemain, jour de dimanche et de la Magdalène, vint-deuxiesme jour dudit moys de juillet, le roy de Navarre, l'evesque de Laon, le prévost des marchans et plusieurs autres gouverneurs de ladite ville de Paris furent en la maison de ladite ville, environ heure de midi, et y ot moult de peuple assemblé en ladite maison, tous armés devant en la place de Grève. Auquel peuple ledit roy parla et leur dist qu'ils avoient mal fait d'avoir tué lesdis Anglois, car il les avoit fait venir en son conduit[234] pour servir ceux de la ville de Paris. Et tantost plusieurs d'iceux crièrent qu'ils vouloient que tous les Anglois fussent tués, et vouloient aler à Saint-Denis mettre à mort ceux qui y estoient, qui pilloient tout le pays. Et dirent audit roy et au prévost des marchans que ils alassent avec eux, en disant que ils avoient esté bien paiés de leurs gages et soudées, et néanmoins ils pilloient tout le pays. Et jasoit ce que ledit roy et prévost féissent tout leur pouvoir de refraindre ledit peuple, ils ne le povoient faire, mais convint que ils leur accordassent à aler avec eux. Mais avant que on partist de Paris, il fut près de vespres. Dont plusieurs présumèrent que ledit roy fist attendre le partir, afin que lesdis Anglois ne feussent sourpris et despourveus. Et environ heure de vespres partirent de Paris, les uns par la porte Saint-Honoré, le roy de Navarre, le prévost des marchans et toute leur route par la porte Saint-Denis et alèrent vers le Moulin à vent. Et estimoit-on que ils estoient, tant d'une part comme d'autre, environ seize cens hommes de cheval et huit mille de pié. Et furent lesdis roy de Navarre, le prévost des marchans et toute leur route bien l'espace de demie heure largement, sans eux mouvoir au champ qui est de l'autre partie dudit moulin à vent par devers Montmartre. Et de leur route furent envoiés trois glaives qui chevauchièrent par emprès Montmartre. Lesquels, sans ce qu'ils feussent après vus, chevauchièrent en alant tout droit vers le bois de Saint-Cloust, auquel bois lesdis Anglois estoient en une embusche. Et au-dehors dudit bois par devers Paris en avoit environ quarante ou cinquante. Si cuidèrent ceux de Paris que il n'en y eust plus; et alèrent vers lesdis Anglois. Et quant ils furent près, les Anglois qui estoient audit bois issirent hors, et tantost ceux de Paris se mirent à fouir et les Anglois au chacier. Si tuèrent lesdis Anglois grant foison des dessus dis de Paris, par espécial de ceux de pié qui estoient issus par la porte Saint-Honoré; et tenoit-l'on communément qu'il y avoit de mors bien six cens ou plus, et furent presque tous gens de pié. Et ledit roy de Navarre qui véoit ces choses ne se partit pas de là, mais laissa tuer les dessus dis de Paris sans leur faire aucune ayde né secours. Et après ce que lesdis de Paris furent desconfis et tués comme dit est, ledit roy de Navarre s'en ala à Saint-Denis, et ledit prévost des marchans et sa compaignie s'en retournèrent à Paris. Et furent, quant ils rentrèrent à Paris, forment huiés et blasmés de ce qu'ils avoient ainsi les bonnes gens de Paris laissié mettre à mort sans les secourir. Et dès lors commencièrent ceux de Paris forment à murmurer, et faisoient forment garder les quarante-sept prisonniers anglois qui estoient au Louvre par le commun de Paris; et volentiers les eust le commun de Paris mis à mort; mais le prévost des marchans et les autres gouverneurs de Paris ne le povoient souffrir. [233] L'ajournement. [234] Sous sa sauve garde. Comment le prévost des marchans et ses aliés délivrèrent les prisonniers du Louvre. Le vendredi vingt-septiesme jour dudit mois de juillet, le prévost des marchans et plusieurs autres jusques au nombre de huit vints ou deux cens hommes armés et plusieurs archiers alèrent au Louvre; et de fait, contre la volenté dudit peuple et commun de Paris, délivrèrent les dis Anglois prisonniers et les mirent hors de Paris par la porte Saint-Honoré. Et en les conduisant de la ville dehors, aucuns de ceux qui estoient avec ledit prévost crioient et demandoient sé il y avoit aucun qui voulsist aucune chose dire contre la délivrance desdis Anglois; et avoient leurs arcs tous tendus pour les délivrer de tous empeschemens, sé aucuns les voulsist mettre en ladite délivrance; mais il n'y ot personne qui osast parler né faire semblant; jasoit ce qu'ils en fussent moult douloureusement courrouciés en ladite ville de Paris. Si s'en alèrent les Anglois à Saint-Denis avec le roy de Navarre, qui tousjours y estoit demouré depuis le dimanche précédent; car il n'osoit pas seurement retourner à Paris, si comme l'on disoit, tant pour cause de ce que il n'avoit point aidié à ceux de Paris le dimanche précédent, lorsque les Anglois les avoient tués, comme pour la délivrance des Anglois du Louvre, laquelle avoit esté faite à la requeste dudit roy de Navarre, si comme l'on disoit et voir estoit. Si en estoit le peuple de Paris forment esmeu en cuer contre ledit prévost des marchans et contre les autres gouverneurs; mais il n'y avoit homme qui osast commencier la riote. Toutesvoies Dieu, qui tout voit, qui vouloit ladite ville sauver, ordena par la manière qui s'ensuit. De la mort du prévost des marchans et de plusieurs autres ses aliés. Le mardi derrenier jour du moys de juillet, le prévost des marchans et plusieurs autres avec luy, tous armés, alèrent disner à la bastide Saint-Denis. Et commanda ledit prévost à ceux qui gardoient ladite bastide que ils bailliassent les clefs à Joseran de Mascon, qui estoit trésorier du roy de Navarre. Lesquels gardes desdites clefs dirent que ils n'en bailleroient nulles. Dont le prévost fut moult courroucié, et se mut riote à ladite bastide entre ledit prévost et ceux qui gardoient lesdites clefs, tant que un bourgeois appellé Jehan Maillart, garde de l'un des quartiers de la ville, de la partie de vers la bastide, oït nouvelles dudit débat, et pour ce se traist vers ledit prévost et luy dit que l'on ne bailleroit point les clefs audit Joseran. Et pour ce, eust plusieurs grosses parolles entre ledit prévost et ledit Joseran d'une part, et ledit Jehan Maillart d'autre part. Si monta ledit Jehan Maillart à cheval, et prist une bannière du roy de France et commença à hault crier: «_Montjoie Saint-Denis au roy et au duc!_» tant que chascun qui le véoit aloit après et crioit à haulte voix ledit cri. Et aussi fist le prévost et sa compaignie. Et s'en alèrent vers la bastide Saint-Anthoine. Et ledit Jehan Maillart demoura vers les halles. Et un chevalier appelé Pepin des Essars, qui rien ne savoit de ce que ledit Jehan Maillart avoit fait, prist assez tost après une autre bannière de France, et crioit semblablement comme Jehan Maillart: «_Montjoie Saint-Denis!_» Et durant ces choses, ledit prévost vint à la bastide Saint-Anthoine, et tenoit deux boistes où avoit lettres lesquelles le roy de Navarre luy avoit envoyées, si comme l'on disoit. Si requistrent ceux qui estoient à ladite bastide que il leur monstrast lesdites lettres. Et s'esmut riote à ladite bastide, tant que aucuns qui là estoient coururent sus à Phelippe Giffart, qui estoit avec ledit prévost, lequel se deffendit forment, car il estoit fort armé et le bacinet en la teste; et toutesvoies fut-il tué. Et après fut tué ledit prévost et un autre de sa compaignie appelé Simon Le Paonnier: et tantost furent despoilliés et estendus tous nus sur les quarreaux en la voie. Et ce fait, le peuple s'esmut pour aler quérir des autres et pour en faire autel; et leur dit-on que, en l'ostel de Hocaus, à l'enseigne de l'Ours, près de la porte Baudoier, estoit entré Jehan de l'Isle le jeune. Si y entrèrent grant foison de gens et y trouvèrent ledit Jehan de l'Isle et Gille. Marcel, clerc de la marchandise de Paris, lesquels il mirent à mort. Et tantost furent despoilliés comme les autres et trainés tous nus sur les quarreaux devant ledit ostel et là furent laissiés. Et tantost se partit ledit peuple et s'esmut à aler querre des autres. Et ce jour, à la bastide Saint-Martin, fut tué Jehan Poret-le-Jeune. Et furent les cinq corps dessus nommés trainés en la court de Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers, et là furent mis et estendus tous nus en ladite court, en la veue de tous, si comme ils avoient fait mettre les mareschaux, celui de Clermont et celui de Champaigne: dont plusieurs tenoient que c'estoit ordenance de Dieu, car ils estoient morts de telle mort comme ils avoient fait mourir lesdis mareschaux. Item, celui mardi, furent pris et mis au Chastellet de Paris, Charles Toussac, eschevin de Paris, et Joseran de Mascon, trésorier du roy de Navarre. Et le peuple qui les menoit crioit haultement le dessus dit cri, et avoit chascun dudit peuple l'espée nue au poing. De la venue du régent à Paris, et de la mort de Charles Toussac et de Joseran de Mascon. Le jeudi second jour d'aoust au soir, ala le duc de Normendie, régent le royaume, à Paris, où il fut receu à très grant joie du peuple de ladite ville. Et celui jour, avant que ledit régent entrast à Paris, furent lesdis Charles Toussac et ledit Joseran traînés du Chastellet jusques en Grève, et là furent décapités. Et longuement après demourèrent en la place sur les quarreaux, et après en la rivière furent gietés. Comment le régent fut deffié de par le roy de Navarre. Le vendredi tiers jour du mois d'aoust, fut le régent deffié de par le roy de Navarre. Et celui jour fut pris Pierre Gille. Et aussi fut maistre Thomas de Ladit, chancelier dudit roy de Navarre, qui estoit en habit de moine. De la mort de plusieurs traîtres du roy et du régent; et des paroles que ledit regent dist à ceux de Paris. Le samedi ensuivant, quart jour dudit moys d'aoust, ledit Pierre Gille et un chevalier qui estoit chastelain du Louvre, et estoit né d'Orléans de assez petit lieu, de gens de mestier[235], et estoit appelé monseigneur Gille Caillart, furent traînés du Chastellet jusques ès halles, et là orent les testes coppées. Mais ledit chevalier eust avant la langue coppée, pour plusieurs mauvaises paroles qu'il avoit dites du roy de France et du régent son fils. Et après, les corps furent giettés à la rivière. Et après, la semaine ensuivant, furent décapités ensemble, en un jour, Jehan Prévost et Pierre Leblont; et en un autre jour deux avocas, l'un de Parlement, appelé maistre Pierre de Puiseux, et l'autre du Chastellet, appelé maistre Jehan Godart. Et furent tous giettés en la rivière; et un appelé Bonvoisin fut mis en oubliette[236]. [235] Ce passage, comme une foule d'autres, prouve bien qu'on n'exigeait pas des preuves de noblesse de tous ceux qu'on élevait au rang de chevalier. (_Note de M. Paulin Pâris._) [236] _En oubliette._ En prison perpétuelle. Celui jour de samedi, quatriesme jour dudit mois d'aoust, parla ledit régent audit peuple de Paris, en la maison de la ville; et leur dist la grant traïson qui avoit esté traictiée par les dessus dis mors et de l'evesque de Laon et de plusieurs autres qui encore vivoient; c'est assavoir de faire ledit roy de Navarre roy de France, et de mettre les Anglois et Navarrois en Paris, celui jour que le prévost des marchans fut tué. Et devoient mettre à mort tous ceux qui se tenoient de la partie du roy et son fils, et jà avoient esté plusieurs maisons de Paris signées à divers seings; dont moult de gens estoient forment esbahis en ladite ville. _Les Grandes Chroniques de Saint-Denis_, éditées par M. Paulin Pâris. LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1356 ET LA JACQUERIE. Récit de Froissart. Comment les trois états furent assemblés en la cité de Paris pour ordonner du gouvernement du royaume de France. Si le royaume d'Angleterre et les Anglois et leurs alliés furent réjouis de la prise du roi Jean de France, le royaume de France fut grandement troublé et courroucé. Et il y avoit bien cause; car ce fut une très grande désolation et ennuyable pour toutes manières de gens. Et sortirent bien adoncques les sages hommes du royaume que grands meschefs en naîtroient; car le roi leur chef et toute la bonne chevalerie de France étoit morte ou prise; et les trois enfans du roi qui retournés étoient, Charles, Louis et Jean, étoient moult jeunes d'âge et de conseil; si y avoit en eux petit recouvrer; ni nul des dits enfans ne vouloit emprendre le gouvernement du dit royaume[237]. [237] Cette assertion est démentie par des _lettres royaux_ concernant l'élection des échevins et consuls de Lille, expédiées dès le 2 d'octobre, trois jours après l'arrivée du duc à Paris, à la tête desquelles il prend le titre de _lieutenant du roi de France_. Il convoqua d'ailleurs, dans la même qualité, les états généraux pour le 15 du même mois d'octobre. Il ne fit en cela qu'avancer de six semaines la convocation de cette assemblée, que le roi son père avait indiquée pour la Saint-André suivante, par l'article 7 de l'ordonnance du 28 décembre 1355. Au reste, Froissart paraît avoir confondu les états du mois d'octobre 1356 avec ceux qui s'assemblèrent de nouveau le 5 février 1357. (_Note de Buchon._) Avec tout ce, les chevaliers et les écuyers qui retournés étoient de la bataille, en étoient tant haïs et si blâmés des communes que envis ils s'embatoient ès bonnes villes. Si parlementoient et murmuroient ainsi les uns sur les autres. Et regardèrent et avisèrent les plusieurs des sages hommes que cette chose ne pouvoit longuement durer ni demeurer en tel état, que on n'y mît remède; car se tenoient en Cotentin Anglois et Navarrois, desquels messire Godefroy de Harecourt étoit chef, qui couroient et détruisoient tout le pays. Si avint que tous les prélats de sainte Église, évêques et abbés, tous les nobles, seigneurs et chevaliers, et le prévôt des marchands et les bourgeois de Paris, et le conseil des bonnes villes du royaume de France furent tous ensemble en la cité de Paris, et voulurent savoir et ordonner comment le royaume de France seroit gouverné jusques adonc que le roi leur sire seroit délivré; et voulurent encore savoir plus avant que le grand trésor que on avoit levé au royaume du temps passé, en dixièmes, en male-toultes[238], en subsides, et en forges de monnoyes, et en toutes autres extortions, dont leurs gens avoient été formenés et triboulés, et les soudoyers mal payés, et le royaume mal gardé et défendu, étoit devenu: mais de ce ne savoit nul à rendre compte. [238] La maltôte était un impôt extraordinaire levé pour la première fois en 1296, par Philippe le Bel. C'était d'abord le centième, puis le cinquantième des biens des laïques et du clergé. (_Note de Buchon._) Si se accordèrent que les prélats éliroient douze personnes bonnes et sages entre eux, qui auroient pouvoir, de par eux et de par le clergé, de ordonner et aviser voies convenables pour faire ce que dessus est dit. Les barons et les chevaliers ainsi élurent douze autres chevaliers entre eux, les plus sages et les plus discrets, pour entendre à ces besognes; et les bourgeois, douze en telle manière. Ainsi fut confirmé et accordé de commun accord: lesquelles trente-six personnes devoient être moult souvent à Paris ensemble, et là parler et ordonner des besognes du dit royaume. Et toutes manières de choses se devoient déporter par ces trois états; et devoient obéir tous autres prélats, tous autres seigneurs, toutes communautés des cités et des bonnes villes, à tout ce que ces trois états feroient et ordonneroient. Et toutesfois, en ce commencement, il en y eut plusieurs en cette élection qui ne plurent mie bien au duc de Normandie, ni à son conseil. Au premier chef, les trois états défendirent à forger la monnoye que on forgeoit, et saisirent les coins. Après ce, ils requirent au duc qu'il fût si saisi du chancelier le roi de France son père[239], de monseigneur Robert de Lorris, de monseigneur Simon de Bucy[240], de Poillevilain[241], et des autres maîtres des comptes et conseillers du temps passé du dit roi, par quoi ils rendissent bon compte de tout ce que on avoit levé et reçu au royaume de France par leur conseil. Quand tous ces maîtres conseillers entendirent ce, ils ne se laissèrent mie trouver; si firent que sages; mais se partirent du royaume de France, au plus tôt qu'ils purent; et s'en allèrent en autres nations demeurer, tant que ces choses fussent revenues en autre état. [239] Pierre de La Forest, archevêque de Rouen. [240] Premier président du parlement de Paris. [241] Jean Poillevilain, bourgeois de Paris, souverain maître des monnaies et maître des comptes. Comment les trois états firent faire monnoie de fin or; et comment ils envoyèrent gens d'armes contre messire Godefroy de Harecourt. Après ce, les trois états ordonnèrent et établirent, de par eux et en leurs noms, receveurs pour lever et recevoir toutes mal-toultes, impositions, dixièmes, subsides et toutes autres droitures appartenans au roi et au royaume; et firent forger nouvelle monnoie de fin or, que on appeloit moutons[242]. Et eussent volontiers vu que le roi de Navarre fût délivré de prison du châtel de Arleux en Cambrésis, là où on le tenoit; car il sembloit à plusieurs de ceux des trois états que le royaume en seroit plus fort et mieux défendu, au cas qu'il voudroit être bon et féal: pourtant que il y avoit petit de seigneurs au dit royaume à qui l'on se pût rallier, que tous ne fussent morts ou pris à la besogne de Poitiers. Si en requirent le duc de Normandie que il le voulsist délivrer; car il leur sembloit que on lui faisoit grand tort, ni ils ne savoient pourquoi on le tenoit. Le duc de Normandie répondit adonc moult sagement, que il ne l'oseroit délivrer, ni mettre conseil à sa délivrance, car le roi son père l'y faisoit tenir; si ne savoit mie la cause pourquoi. Et ne fut point adoncques le roi de Navarre délivré. [242] Cette monnaie était en usage dès le temps de saint Louis; elle dura jusqu'au règne de Charles VII. En ce temps nouvelles vinrent au duc de Normandie et aux trois états que messire Godefroy de Harecourt harioit et guerroyoit malement le bon pays de Normandie; et couroient ses gens, qui n'étoient mie grand'foison, deux ou trois fois la semaine jusques aux faubourgs de Caen, de Saint-Lô en Cotentin, d'Évreux, d'Avranches et de Coutances; et si ne leur alloit nul au devant. Adoncques ordonnèrent et mirent sus le duc et les dits trois états une chevauchée de gens d'armes de bien trois cents lances et cinq cents autres armures de fer; et y établirent quatre capitaines, le seigneur de Reneval, le seigneur de Cauny, le seigneur de Ruilli et le seigneur de Freauville. Si partirent ces gens d'armes de Paris, et s'en vinrent à Rouen, et là assemblèrent-ils de tous côtés. Et y eut plusieurs chevaliers et écuyers d'Artois et de Vermandois, tels que le seigneur de Maunier, le seigneur de Créqui, messire Louis de Haveskierque, messire Oudart de Renty, messire Jean de Fiennes, messire Enguerrant d'Eudin, et plusieurs autres; et aussi de Normandie moult de appertes gens d'armes; et exploitèrent tant ces seigneurs et leurs gens qu'ils vinrent en la cité de Coutances et en firent leur garnison. Comment le Roi Jean fut mené en Angleterre. 1357. Les trois états entendirent toute celle saison aux ordonnances du royaume; et étoit le dit royaume de France tout gouverné par eux. Tout cel hiver en suivant se tint le prince, et la plus grand partie des seigneurs d'Angleterre qui à la bataille de Poitiers avoient été, à Bordeaux sur Gironde, en grand revel et ébattement; et entendirent tous ces temps à pourveoir navire et à ordonner leurs besognes bien et sagement, pour emmener le roi de France et son fils et toute la plus grand partie des seigneurs qui là étoient, en Angleterre. Quand ce vint que la saison approcha que le prince dut partir et que les besognes étoient ainsi que toutes prêtes, il manda tous les plus hauts barons de Gascogne, le seigneur de Labret premièrement, le seigneur de Mucident, le seigneur de l'Esparre, le seigneur de Langueren, le seigneur de Pommiers, le seigneur de Courton, le seigneur de Rosem, le seigneur de Condon, le seigneur de Chaumont, le seigneur de Montferrant, le seigneur de Landuras, messire Aymeri de Tarse, le captal de Buch, le soudich de l'Estrade et tous les autres; et leur fit et montra pour lors très grand signe d'amour, et leur donna et promit grands profits, c'est tout ce que Gascons aiment et désirent, et puis leur dit finablement qu'il s'en vouloit aller en Angleterre et y mèneroit aucuns d'eux, et laisseroit les autres au pays de Bordelois et de Gascogne pour garder la terre et les frontières contre les François. Si leur mettoit en abandon cités, villes et châteaux, et leur recommandoit à garder ainsi comme leur héritage. Quand les Gascons entendirent ce que le prince de Galles, ainsné fils au roi leur seigneur, en vouloit mener hors de leur puissance le roi de France que ils avoient aidé à prendre, si n'en furent mie de premier bien d'accord, et dirent au prince: «Cher sire, nous vous devons en quant que nous pouvons toute honneur, toute obéissance et loyal service, et nous louons de vous en quant que nous pouvons ni savons; mais ce n'est pas notre intention que le roi de France, pour lequel nous avons eu grand travail à mettre au point où il est, vous nous éloigniez ainsi; car, Dieu mercy! il est bien, et en bonne cité et forte, et sommes forts et gens assez pour le garder contre les François, si de puissance ils le vous vouloient ôter.» Adonc répondit le prince: «Chers seigneurs, je le vous accorde moult bien: mais monseigneur mon père le veut avoir et voir; et du bon service que fait lui avez et à moi aussi, vous en savons gré, et sera grandement reméri.» Néantmoins ces paroles ne pouvoient apaiser les Gascons que le prince leur éloignât le roi de France, jusques à ce que messire Regnault de Cobehen et messire Jean de Chandos y trouvèrent moyen; car ils sentoient les Gascons convoiteux. Si lui dirent: «Sire, sire, offrez leur une somme de florins, et vous les verrez descendre à votre requête.» Adoncques leur offrit le prince soixante mille florins. Ils n'en voulurent rien faire. Finablement, on alla tant de l'un à l'autre que un accord se fit, parmi cent mille francs que le prince dut délivrer aux barons de Gascogne, pour départir entre eux; et en fit sa dette, et leur fut la dite somme payée et délivrée ainçois que le prince partît. Après tout ce, il institua quatre barons de Gascogne à garder tout le pays jusques à son retour, le seigneur de Labret, le seigneur de l'Esparre, le seigneur de Pommiers et le seigneur de Rosem. Tantôt ces choses faites, le dit prince entra en mer, à belle navie et grosse de gens d'armes et d'archers; et emmena avecques lui grand foison de Gascons, le captal de Buch, messire Aimery de Tarse, le seigneur de Landuras, le seigneur de Mucident, le soudich de l'Estrade, et plusieurs autres. Si mirent en un vaissel, tout par lui, le roi de France pour être mieux à son aise. En cette navie avoit bien cinq cents hommes d'armes et deux mille archers, pour les périls et les rencontres de sur mer; car ils étoient informés, avant leur département à Bordeaux, que les trois états par lesquels le royaume étoit gouverné avoient mis sus en Normandie et au Crotoy deux grosses armées de soudoyers pour aller au devant des Anglois et eux tollir le roi de France. Mais oncques ils n'en virent apparant: si furent-ils onze jours et onze nuits sur mer, et arrivèrent au douzième au havre de Zanduich: puis issirent les seigneurs hors des navires et des vaisseaux et se herbergèrent en la dite ville de Zanduich et ès village environ. Si se tinrent illec deux jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux. Au tiers jour ils se partirent et s'en vinrent à Saint-Thomas de Cantorbie. Ces nouvelles vinrent au roi d'Angleterre et à la roine que leur fils le prince étoit arrivé et avoit amené le roi de France: si en furent grandement réjouis, et mandèrent tantôt aux bourgeois de Londres que ils s'ordonnassent si honorablement comme il appartenoit à tel seigneur recevoir que le roi de France. Ceux de la cité de Londres obéirent au commandement du roi, et se vêtirent par connétablies très richement, et se ordonnèrent de tous points pour le recueillir; et se vêtirent tous les métiers de draps différens l'un de l'autre. Or vint le roi de France, le prince et leurs routes à Saint-Thomas de Cantorbie, où ils firent leurs offrandes, et y reposèrent un jour. A l'endemain ils chevauchèrent jusques à Rocestre; et puis reposèrent là un jour: au tiers jour ils vinrent à Dardefort, et au quart jour, à Londres, où ils furent très-honorablement reçus; et aussi avoient-ils été par toutes villes où ils avoient passé. Si étoit le roi de France, ainsi que il chevauchoit parmi Londres, monté sur un grand blanc coursier, très bien arréé et appareillé de tous points, et le prince de Galles sur une petite haquenée noire de lez lui. Ainsi fut-il convoyé tout au long de la cité de Londres jusques à l'hôtel de Savoye, lequel hôtel est héritage au duc de Lancastre. Là tint le roi de France un temps sa mansion; et là le vinrent voir le roi d'Angleterre et la roine, qui le reçurent et fêtoyèrent grandement, car bien le savoient faire; et depuis moult souvent le visitoient et le consolaçoient de ce qu'ils pouvoient. Assez tôt après vinrent en Angleterre, par le commandement du pape Innocent VI, les deux cardinaux dessus nommés, messire Tallerant de Pierregort et messire Nicolle, cardinal d'Urgel. Si commencèrent à proposer et à entamer traités de paix entre l'un et l'autre, et moult y travaillèrent[243], mais rien n'en purent exploiter. Toutes fois, ils procurèrent tant parmi bons moyens que unes trèves furent données entre les deux rois et leurs confortans, à durer jusques à la Saint-Jean-Baptiste, l'an mil trois cent cinquante neuf. Et furent mis hors de la trève messire Philippe de Navarre et tous ses alliés, les hoirs le comte de Montfort et la duché de Bretagne. [243] Knyghton rapporte un trait assez singulier, à l'occasion des mouvements que se donna le pape pour procurer la paix entre la France et l'Angleterre après la bataille de Poitiers, et de la partialité qu'il montrait pour la France, sa patrie. Pour insulter aux Français, dit-il, qui s'étaient laissé battre par une poignée d'Anglais, on afficha en plusieurs lieux ces mots: _Ore est le pape devenu Franceys e Jesu devenu Engley: Ore sera veou qe fra plus ly pape ou Jesus_. (_Note de Buchon._) Un peu après fut le roi de France translaté de l'hôtel de Savoye et remis au châtel de Windesore, et tous ses hôtels et gens. Si alloit voler, chasser, déduire et prendre tous ses ébatements environ Windesore, ainsi qu'il lui plaisoit, et messire Philippe son fils aussi; et tout le demeurant des autres seigneurs, comtes et barons, se tenoient à Londres: mais ils alloient voir le roi quand il leur plaisoit, et étoient recrus sur leur foi tant seulement. Comment le prévôt des marchands et ses alliés tuèrent au palais trois chevaliers en la présence du duc de Normandie. En ce temps que les trois états gouvernoient, se commencèrent à lever tels manières de gens qui s'appeloient Compagnies, et avoient guerre à toutes gens qui portoient malettes. Or vous dis que les nobles du royaume de France et les prélats de sainte Église se commencèrent à tanner de l'emprise et ordonnance des trois états. Si en laissoient le prévôt des marchands convenir et aucuns des bourgeois de Paris, pource que ils s'en entremettoient plus avant qu'ils ne voulsissent. Si avint un jour que le duc de Normandie étoit au palais à Paris, atout grand foison de chevaliers et nobles et de prélats, le prévôt des marchands de Paris assembla aussi grand foison des communes de Paris qui étoient de sa secte et accord, et portoient iceux chaperons semblables afin que mieux se reconnussent; et s'en vint le dit prévôt au Palais avironné de ses hommes; et entra en la chambre du duc, et lui requit moult aigrement que il voulsist entreprendre le faix des besognes du royaume et y mettre conseil, afin que le royaume qui lui devoit parvenir fût si bien gardé, que tels manières de compagnies qui régnoient n'allassent mie gâtant ni robant le pays. Le duc répondit que tout ce feroit-il volontiers, si il avoit la mise parquoi il le pût faire; mais celui qui faisoit lever les profits et les droitures appartenans au royaume, le devoit faire; si le fît. Je ne sais pourquoi ni comment, mais les paroles multiplièrent tant et si haut que là endroit furent, en la présence du duc de Normandie, occis trois des grands de son conseil, si près de lui que sa robe en fut ensanglantée[244], et en fut-il même en grand péril; mais on lui donna un des chaperons à porter; et convint qu'il pardonnât là celle mort de ses trois chevaliers, les deux d'armes et le tiers de loi. Si appeloit-on l'un monseigneur Robert de Clermont, gentil et noble homme grandement, et l'autre le seigneur de Conflans[245], et le chevalier de loi, maître Regnault d'Acy, avocat[246]. De quoi ce fut grand pitié, quand pour bien dire et bien conseiller leur seigneur, ils furent là ainsi occis. [244] Froissart intervertit l'ordre des faits en plaçant celui-ci, qui est du 22 février 1357 (1358), suivant les autres historiens contemporains, avant la délivrance du roi de Navarre, que les mêmes historiens fixent à la fin de l'année précédente. (_Note de Buchon._) [245] Le premier était maréchal du duché de Normandie et le second du comté de Champagne. [246] Renaud d'Acy, avocat général, fut tué non dans la chambre du dauphin, mais dans la boutique d'un pâtissier, près de l'église de la Magdeleine, en retournant du palais vers Saint-Landry, où sa maison était située. Froissart paraît avoir été assez mal informé des circonstances de cet événement. (_Note de Buchon._) Comment le roi de Navarre fut délivré de prison par le confort du prévôt des marchands. Après cette avenue, avint que aucuns chevaliers de France, messire Jean de Péquigny et autres, vinrent, sur le confort du prévôt des marchands et du conseil d'aucunes bonnes villes, au fort châtel d'Arleux en Pailluel séant en Picardie, où le roi de Navarre étoit pour le temps emprisonné et en la garde de monseigneur Tristan Dubois. Si apportèrent les dits exploiteurs tels enseignes et si certaines au châtelain, et si bien épièrent que messire Tristan Dubois n'y étoit point, si fut par l'emprise dessus dite le roi de Navarre délivré hors de prison et amené à grand joie en la cité d'Amiens, où il bien et liement fut reçu et conjoui; et descendit chez un chanoine qui grandement l'aimoit, que on appeloit messire Guy Quieret. Et fut le roi de Navarre en l'hôtel ce chanoine quinze jours, tant que on lui eût appareillé tout son arroy et qu'il fût tout assuré du duc de Normandie, car le prévôt des marchands, qui moult l'aimoit et par quel pourchas délivré étoit, lui impétra et confirma sa paix devers le duc et ceux de Paris. Si fut le dit roi de Navarre amené par monseigneur Jean de Péquigny et aucuns de la cité d'Amiens à Paris; et y fut pour lors reçu à grand joie, et le virent moult volontiers toutes manières de gens; et mêmement le duc de Normandie le fêta grandement. Mais faire le convenoit, car le prévôt des marchands et ceux de son accord le ennortèrent à ce faire. Si se dissimuloit le duc au gré du dit prévôt et d'aucuns de ceux de Paris. Comment le roi de Navarre prêcha devant le peuple à Paris et montra les grands torts qu'on lui avoit faits. Quand le roi de Navarre eut été une pièce à Paris, il fit un jour assembler toutes manières de gens, prélats, chevaliers, clercs de l'université de Paris, et tous ceux qui y voulurent être; et là prêcha, et remontra premièrement en latin, moult courtoisement et moult sagement, présent le duc de Normandie, en lui complaignant des griefs et des villenies qu'on lui avoit faites à tort et sans raison. Et dit que nul ne se voulsist de lui douter; car il vouloit vivre et mourir en défendant le royaume de France; et le devoit bien faire, car il en étoit extrait de père et de mère et de droite ancestrie; et donna adoncques par ses paroles assez à entendre que, s'il vouloit chalenger la couronne de France, il montreroit bien par droit que il en étoit plus prochain que le roi d'Angleterre ne fut. Et sachez que ses sermons et ses langages furent volontiers ouïs et moult recommandés. Ainsi petit à petit entra en l'amour de ceux de Paris, et tant qu'ils avoient plus de faveur et d'amour à lui qu'ils n'avoient au régent le duc de Normandie, et aussi de plusieurs autres bonnes villes et cités du royaume de France. Mais quel semblant ni quelle amour que le prévôt des marchands ni ceux de Paris montrassent au roi de Navarre, oncques messire Philippe de Navarre, son frère, ne se put assentir ni ne voult venir à Paris; et disoit que en communauté n'avoit nul arrêt certain, fors pour tout honnir. Comment les communes de Beauvoisin et en plusieurs autres parties de France mettoient à mort tous gentils hommes et femmes qu'ils trouvoient. Assez tôt après la délivrance du roi de Navarre[247], advint une grand'merveilleuse tribulation en plusieurs parties du royaume de France, si comme en Beauvoisin, en Brie, et sur la rivière de Marne, en Valois, en Laonois, en la terre de Coucy et entour Soissons. Car aucunes gens des villes champêtres, sans chef, s'assemblèrent en Beauvoisin; et ne furent mie cent hommes les premiers; et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, honnissoient et trahissoient le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les détruiroit. Et chacun d'eux dit: «Il dit voir! il dit voir! honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentils hommes ne soient détruits!» Lors se assemblèrent et s'en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d'un chevalier qui près de là demeuroit. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfans, petits et grands, et ardirent la maison. Secondement ils s'en allèrent en un autre fort châtel et firent pis assez; car ils prirent le chevalier et le lièrent à une estache bien et fort, et violèrent sa femme et sa fille les plusieurs, voyant le chevalier: puis tuèrent la femme qui étoit enceinte et grosse d'enfant, et sa fille, et tous les enfans, et puis le dit chevalier à grand martyre, et ardirent et abattirent le châtel. Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux et bonnes maisons. Et multiplièrent tant que ils furent bien six mille; et partout là où ils venoient leur nombre croissoit, car chacun de leur semblance les suivoit. Si que chacun chevalier, dames et écuyers, leurs femmes et leurs enfans, les fuyoient; et emportoient les dames et les damoiselles leurs enfans dix ou vingt lieues de loin, où ils se pouvoient garantir; et laissoient leurs maisons toutes vagues et leur avoir dedans: et ces méchans gens assemblés sans chef et sans armures roboient et ardoient tout, et tuoient et efforçoient et violoient toutes dames et pucelles sans pitié et sans mercy, ainsi comme chiens enragés. Certes oncques n'avint entre Chrétiens et Sarrasins telle forcenerie que ces gens faisoient, ni qui plus fissent de maux et de plus vilains faits, et tels que créature ne devroit oser penser, aviser ni regarder; et cil qui plus en faisoit étoit le plus prisé le plus grand maître entre eux. Je n'oserois écrire ni raconter les horribles faits et inconvenables que ils faisoient aux dames. Mais entre les autres désordonnances et vilains faits, ils tuèrent un chevalier et boutèrent en une broche, et le tournèrent au feu et le rôtirent devant la dame et ses enfans. Après ce que dix ou douze eurent la dame efforcée et violée, ils les en voulurent faire manger par force; et puis les tuèrent et firent mourir de male-mort. Et avoient fait un roi entre eux qui étoit, si comme on disoit adonc, de Clermont en Beauvoisin, et l'élurent le pire des mauvais; et ce roi on appeloit Jacques Bonhomme[248]. Ces méchans gens ardirent au pays de Beauvoisin et environ Corbie et Amiens et Montdidier plus de soixante bonnes maisons et de forts châteaux; et si Dieu n'y eût mis remède par sa grâce, le meschef fût si multiplié que toutes communautés eussent été détruites, sainte Église après, et toutes riches gens, par tous pays; car tout en telle manière si faites gens faisoient au pays de Brie et de Pertois. Et convint toutes les dames et les damoiselles du pays, et les chevaliers et les écuyers, qui échapper leur pouvoient, affuir à Meaux en Brie l'un après l'autre, en pures leurs cotes, ainsi comme elles pouvoient; aussi bien la duchesse de Normandie et la duchesse d'Orléans, et foison de hautes dames, comme autres, si elles se vouloient garder d'être violées et efforcées, et puis après tuées et meurtries. [247] Le continuateur de Nangis nous apprend quelle fut la cause de la Jacquerie. «Dans l'été de l'année 1358, dit-il, les paysans des environs de Saint-Leu et de Clermont au diocèse de Beauvais, ne pouvant plus supporter les maux qui les accablaient de tous côtés, et voyant que leurs seigneurs, loin de les défendre, les opprimaient et leur causaient plus de dommages que les ennemis, crurent qu'il leur était permis de se soulever contre les nobles du royaume et de prendre leur revanche des mauvais traitements qu'ils en avaient reçus.» [248] Il est nommé _Guillaume Callet_ et quelquefois _Caillet_ dans les _Chroniques de France_. Le nom de _Jacques Bonhomme_ était donc une espèce de sobriquet: on lit dans le second continuateur de Nangis qu'on le donnait aux paysans dès l'année 1356. «En ce temps-là, dit-il, les nobles pour se moquer des paysans les nommaient _Jacques Bonhomme_; et on appelait communément de ce nom les paysans qui servaient dans les armées.» Peut-être ce sobriquet venait-il de ce qu'ils étaient armés de _jacques_, espèce de casaque contrepointée qui se mettait autrefois par-dessus la cuirasse, et de ce qu'on appelait alors assez communément en France les paysans _bons hommes_, comme on peut le voir dans plusieurs passages de Froissart. (_Note de Buchon._) Tout en semblable manière si faites gens se maintenoient entre Paris et Noyon, et entre Paris et Soissons et Ham en Vermandois, et par toute la terre de Coucy. Là étoient les grands violeurs et malfaiteurs; et exillièrent, que entre la terre de Coucy, que entre la comté de Valois, que en l'évêché de Laon, de Soissons et de Noyon, plus de cent châteaux et bonnes maisons de chevaliers et écuyers; et tuoient et roboient quant que ils trouvoient. Mais Dieu par sa grâce y mit tel remède, de quoi on le doit bien regracier, si comme vous orrez ci-après. Comment le roi de Navarre et les gentilshommes de Beauvoisin tuèrent grand foison des Jacques; et comment le duc de Normandie défia le prévôt des marchands et ses alliés; et comment Paris fut close. 1358. Quand les gentilshommes de Beauvoisin, de Corbiois[249], de Vermandois, de Valois et des terres où ces méchans gens conversoient et faisoient leurs forcéneries, virent ainsi leurs maisons détruites et leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis, en Flandre, en Hainaut, en Brabant et en Hesbaing. Si en y vint tantôt assez de tous côtés. Si s'assemblèrent les gentilshommes étrangers et ceux du pays qui les menoient. Si commencèrent aussi à tuer et à découper ces méchans gens sans pitié et sans merci; et les pendoient par fois aux arbres où ils les trouvoient. Mêmement le roi de Navarre en mit un jour à fin plus de trois mille, assez près de Clermont en Beauvoisin[250]. Mais ils étoient jà tant multipliés que, si ils fussent tous ensemble, ils eussent bien été cent mille hommes. Et quand on leur demandoit pourquoi ils faisoient ce, ils répondoient qu'ils ne savoient, mais ils le véoient aux autres faire, si le faisoient aussi, et pensoient qu'ils dussent en tel manière détruire tous les nobles et gentilshommes du monde, par quoi nul n'en pût être. [249] Des environs de Corbie. [250] Guillaume Caillet, leur chef, y fut pris, et le roi de Navarre lui fit couper la tête à Clermont. En ce temps se partit le duc de Normandie de Paris, et se douta du roi de Navarre, du prévôt des marchands et de ceux de son accord, car ils étoient tous d'une alliance; et s'en vint au pont de Charenton sur Marne, et fit un grand mandement de gentilshommes où il les put avoir, et défia le prévôt des marchands et ceux qui le vouloient aider. Quand le prévôt des marchands entendit que le duc de Normandie étoit au pont de Charenton et qu'il faisoit là son amas de chevaliers et d'écuyers, et qu'il vouloit guerroyer ceux de Paris, si se douta que grand mal ne lui en avînt, et que de nuit on ne vînt courir Paris, qui à ce temps n'étoit point fermée. Si mit ouvriers en oeuvre, quant qu'il en put avoir et recouvrer de toutes parts, et fit faire grands fossés autour de Paris, et puis chaingles, murs et portes; et y ouvroit-on nuit et jour. Et y eut, le terme d'un an, tous les jours trois mille ouvriers. Dont ce fut un grand fait que de fermer sur une année et d'enclorre et avironner de toute défense une telle cité comme Paris est et de tel circuit. Et vous dis que ce fut le plus grand bien que oncques le prévôt des marchands fit en toute sa vie; car autrement elle eût été depuis courue, gâtée et robée par trop de fois, et par plusieurs actions, si comme vous orrez ci-après. Or vueil-je retourner à ceux et à celles qui étoient fuis à Meaux en Brie à sauveté. Comment le comte de Foix et le captal de Buch vinrent à Meaux pour reconforter la duchesse de Normandie et celle d'Orléans et les autres dames qui là étoient fuies pour les Jacques. En ce temps que ces méchans gens couroient, revinrent de Prusse le comte de Foix et le captal de Buch, son cousin; et entendirent sur le chemin, si comme ils devoient entrer en France, la pestillence et l'horribleté qui couroit sur les gentilshommes. Si en eurent ces deux seigneurs grand pitié. Si chevauchèrent par leur journée tant qu'ils vinrent à Châlons en Champagne, qui rien ne se mouvoit du fait des vilains, ni point n'y entroient. Si leur fut dit en la dite cité que la duchesse de Normandie et la duchesse d'Orléans et bien trois cents dames et damoiselles, et le duc d'Orléans aussi, étoient à Meaux en Brie, en grand meschef de coeur pour celle Jacquerie. Ces deux bons chevaliers s'accordèrent que ils iroient voir les dames et les reconforteroient à leur pouvoir, combien que le captal fût Anglois[251]. Mais ils étoient pour ce temps trèves en ce royaume de France et le royaume d'Angleterre; si pouvoit bien le dit captal chevaucher partout; et aussi là il vouloit remontrer sa gentillesse, en la compagnie du comte de Foix. Si pouvoient être de leur route environ quarante lances, et non plus; car ils venoient d'un pélerinage, ainsi que je vous l'ai dit. [251] C'est-à-dire dans le parti anglais. Tant chevauchèrent que ils vinrent à Meaux en Brie. Si allèrent tantôt devers la duchesse de Normandie et les autres dames, qui furent moult lies de leur venue; car tous les jours elles étoient menacées des Jacques et des vilains de Brie, et mêmement de ceux de la ville, ainsi qu'il fut apparent. Car encore pour ce que ces méchans gens entendirent que il avoit là foison de dames et de damoiselles et de jeunes gentils enfans, ils s'assemblèrent ensemble, et de ceux de la comté de Valois aussi, et s'envinrent devers Meaux. D'autre part, ceux de Paris, qui bien savoient cette assemblée, se partirent un jour de Paris, par flottes et par troupeaux, et s'en vinrent avecques les autres. Et furent bien neuf mille tous ensemble, en très grand volonté de mal faire. Et toujours, leur croissoient gens de divers lieux et de plusieurs chemins qui se raccordoient à Meaux. Et s'en vinrent jusques aux portes de la dite ville. Et ces méchans gens de la ville ne voulurent contredire l'entrée à ceux de Paris, mais ouvrirent leurs portes. Si entrèrent au bourg si grand plenté que toutes les rues en étoient couvertes jusques au marché. Or regardez la grand grâce que Dieu fit aux dames et aux damoiselles; car, pour voir, elles eussent été violées, efforcées et perdues, comme grandes qu'elles fussent, si ce n'eût été les gentilshommes qui là étoient, et par espécial le comte de Foix et le captal de Buch; car ces deux chevaliers donnèrent l'avis pour ces vilains déconfire et détruire. Comment le comte de Foix, le captal de Buch et le duc d'Orléans déconfirent les Jacques, et puis mirent le feu en la ville de Meaux. Quand ces nobles dames, qui étoient herbergées au marché de Meaux, qui est assez fort, mais qu'il soit gardé et défendu, car la rivière de Marne l'avironne, virent si grand quantité de gens accourir et venir sur elles, si furent moult ébahies et effrayées; mais le comte de Foix et le captal de Buch et leurs routes, qui jà étoient tous armés, se rangèrent sur le marché et vinrent à la porte du marché, et firent ouvrir tout arrière; et puis se mirent au devant de ces vilains, noirs et petits et très-mal armés, et la bannière du comte de Foix et celle du duc d'Orléans et le pennon du captal, et les glaives et les épées en leurs mains, et bien appareillés d'eux défendre et de garder le marché. Quand ces méchans gens les virent ainsi ordonnés, combien qu'ils n'étoient mie grand foison encontre eux, si ne furent mie si forcenés que devant; mais se commencèrent les premiers à reculer et les gentilshommes à eux poursuivir et à lancer sur eux de leurs lances et de leurs épées et eux abattre. Adonc ceux qui étoient devant et qui sentoient les horions, ou qui les redoutoient à avoir, reculoient de hideur tant à une fois qu'ils chéoient l'un sur l'autre. Adonc issirent toutes manières de gens d'armes hors des barrières et gagnèrent tantôt la place, et se boutèrent entre ces méchans gens. Si les abattoient à grands monceaux et tuoient ainsi que bêtes; et les reboutèrent tous hors de la ville, que oncques en nul d'eux n'y eut ordonnance ni conroy; et en tuèrent tant qu'ils en étoient tous lassés et tannés; et les faisoient saillir en la rivière de Marne. Finablement ils en tuèrent ce jour et mirent à fin plus de sept mille: ni jà n'en fût nul échappé, si ils les eussent voulu chasser plus avant. Et quand les gentilshommes retournèrent, ils boutèrent le feu en la désordonnée ville de Meaux et l'ardirent toute et tous les vilains du bourg qu'ils purent dedans enclorre. Depuis cette déconfiture qui fut faite à Meaux, ne se rassemblèrent-ils nulle part; car le jeune sire de Coucy, qui s'appeloit messire Enguerrand, avoit grand foison de gentilshommes avec lui, qui les mettoient à fin partout où ils les trouvoient, sans pitié et sans merci. Comment le duc de Normandie assiégea Paris par devers Saint-Antoine; et comment le roi de Navarre se partit de Paris et s'en alla à Saint-Denis. Assez tôt après celle avenue, le duc de Normandie assembla tous les nobles et gentilshommes qu'il put avoir, tant du royaume que de l'Empire, parmi leurs soudées payant; et étoient bien sept mille lances. Et s'en vint assiéger Paris par devers Saint-Antoine contre val la rivière de Seine. Et étoit logé à Saint-Mor, et ses gens là environ, qui couroient tous les jours jusques à Paris. Et se tenoit le dit duc une fois au pont de Charenton et l'autre à Saint-Mor; et ne venoit rien ni entroit à Paris de ce côté, ni par terre ni par eau, car le duc avoit pris les deux rivières Marne et Seine. Et ardirent ses gens autour de Paris tous les villages qui n'étoient fermés, pour mieux châtier ceux de Paris; et si Paris n'eût été adonc fortifiée, ainsi qu'elle étoit, elle eût été sans faute détruite. Et n'osoit nul issir hors de Paris, pour la doutance du duc de Normandie et de ses gens, qui couroient d'une part et d'autre Seine; car ils véoient que nul ne leur alloit au devant. D'autre part le prévôt des marchands, qui se sentoit en la haine et indignation du duc de Normandie, tenoit à amour le roi de Navarre ce qu'il pouvoit, et son conseil et la communauté de Paris, et faisoit, si comme ci-dessus est dit, de jour et de nuit ouvrer à la fermeté de Paris; et tenoit en la dite cité grand foison de gens d'armes et de soudoyers Navarrois et Anglois, archers et autres compagnons, pour être plus assur contre ceux qui les guerrioient. Si avoit-il adonc dedans Paris aucuns suffisans hommes, tels que messire Pepin des Essars, messire Jean de Charny, chevaliers, et plusieurs autres bonnes gens, auxquels il déplaisoit grandement de la haine au duc de Normandie, si remède y pussent mettre. Mais nennil; car le prévôt des marchands avoit si attrait à lui toutes manières de gens et à sa cordelle, que nul ne l'osoit dédire de chose qu'il dit, s'il ne se vouloit faire tantôt tuer, sans point de merci. Le roi de Navarre, comme sage et subtil, véoit les variemens entre ceux de Paris et le duc de Normandie, et supposoit assez que cette chose ne se pouvoit longuement tenir en tel état; et n'avoit mie trop grand fiance en la communauté de Paris. Si se partit de Paris, au plus courtoisement qu'il put, et s'en vint à Saint-Denis; et là tenoit-il aussi grand foison de gens d'armes aux sols et aux gages de ceux de Paris. En ce point furent-ils bien six semaines, le duc de Normandie atout grand foison de gens d'armes, au pont de Charenton, et le roi de Navarre au bourg de Saint-Denis. Si mangeoient et pilloient le pays de tous côtés; et si ne faisoient rien l'un sur l'autre. Comment le roi de Navarre jura solemnellement à tenir paix envers le duc de Normandie, et sur quelle condition. Entre ces deux seigneurs, le duc de Normandie et le roi de Navarre, s'embesognoient bonnes gens et bons moyens, l'archevêque de Sens, l'évêque d'Aucerre, l'évêque de Beauvais, le sire de Montmorency, le sire de Fiennes, le sire de Saint-Venant; et tant allèrent de l'un à l'autre et si sagement exploitèrent, que le roi de Navarre, de bonne volonté, sans nulle contrainte, s'en vint près de Charenton devers le duc de Normandie, son serourge. Et là eut grand approchement d'amour; car le dit roi s'excusa au duc de ce dont il étoit devenu en la haine de lui; et premièrement de la mort de ses deux maréchaux, monseigneur Robert de Clermont et le maréchal de Champagne, et messire Regnault d'Acy, et du dépit que le prévôt des marchands lui avoit fait dedans le palais à Paris; et jura solemnellement que ce fut sans son sçu, et promit au dit duc qu'il demeureroit de-lez lui à bien et à mal de celle emprise. Et fut là entre eux la paix faite et confirmée; et dit le roi de Navarre qu'il feroit amender à ceux de Paris la félonnie qu'ils avoient faite, parmi tant que la communauté de Paris demeureroit en paix. Mais le duc devoit avoir le prévôt des marchands et douze bourgeois, lesquels qu'il voudroit élire dedans Paris, et iceux corriger à sa volonté. Ces choses ordonnées et confirmées, et sur la fiance de celle paix, le roi de Navarre se partit du duc de Normandie aimablement et retourna à Saint-Denis; et le duc s'en vint en la cité de Meaux en Brie, où madame sa femme étoit, fille au duc de Bourbon, et donna congé à aucuns de ses gens d'armes. Et fut adoncques prié d'aucuns bourgeois de Paris, qui ces traités avoient aidé à entamer, et de l'archevêque de Sens, qui grand peine y mettoit, et de l'évêque d'Aucerre, que il vînt à Paris sûrement et que on lui feroit toute la fête et honneur que on pourroit. Le duc répondit que il tenoit bien la paix à bonne, qu'il avoit jurée, ni jà par lui, si Dieu plaisoit, ne seroit enfreinte ni brisée, mais jamais à Paris n'entreroit, si auroit eu pleine satisfaction de ceux qui courroucé l'avoient. Ainsi demeura la chose en tel état un temps que point ne vint le duc de Normandie à Paris. Comment le roi de Navarre promit au prévôt des marchands qu'il lui aideroit de tout son pouvoir; et comment ceux de Paris tuèrent les soudoyers anglois qui à Paris étoient. Le prévôt des marchands et ceux de sa secte, qui se sentoient en la haine et indignation du duc de Normandie leur seigneur, et qui les menaçoit de mourir, n'étoient point à leur aise; et visitoient souvent le roi de Navarre, qui se tenoit à Saint-Denis, et lui remontroient bellement et doucement le péril où ils gisoient, dont il étoit cause; car ils l'avoient de prison délivré et à Paris amené; et l'eussent volontiers fait leur roi et leur gouverneur si ils pussent; et avoient voirement consenti la mort des trois dessus dits, qui furent occis au Palais à Paris, pourtant qu'ils lui étoient contraires; et que pour Dieu il ne les voulût mie faillir et ne voulût mie avoir trop grand fiance au duc de Normandie ni en son conseil. Le roi de Navarre, qui sentoit bien que le prévôt des marchands et ceux de son alliance ne reposoient mie à leur aise, et que du temps passé ils lui avoient fait trop grand courtoisie, ôté de danger et délivré de prison, les reconfortoit ce qu'il pouvoit, et leur disoit: «Chers seigneurs et amis, vous n'aurez jà nul mal sans moi; et quand vous avez maintenant le gouvernement de Paris et que nul ne vous y ose courroucer, je vous conseille que vous faites votre attrait, et vous pourvéez d'or et d'argent tellement que, s'il vous besogne, vous le puissiez retrouver; et l'envoyez hardiment ci à Saint-Denis sur la fiance de moi; et je le vous garderai et en retiendrai toujours gens d'armes secrètement et compagnons, dont au besoin vous guerroyerez vos ennemis.» Ainsi fit depuis le prévôt des marchands: toutes les semaines il envoyoit deux fois deux sommiers chargés de florins à Saint-Denis, devers le roi de Navarre, qui les recevoit liement. Or advint que il étoit demeuré à Paris grand foison de soudoyers Anglois et Navarrois, ainsi que vous savez, que le prévôt des marchands et la communauté de Paris avoient retenus à Paris à soudées et à gages, pour eux aider à défendre et garder contre le duc de Normandie. Et trop bien et trop loyaument s'y étoient portés, la guerre durant; si que, quand l'accord fut fait d'eux et du dit duc, les aucuns partirent et les autres non. Ceux qui partirent s'en vinrent devers le roi de Navarre, qui tous les retint; et encore en demeura-t-il à Paris plus de trois cents, qui là s'ébattoient et rafraîchissoient, ainsi que compagnons soudoyers font volontiers en tels villes et dépendent leur argent liement. Si s'émut un débat entre eux et ceux de Paris, et en y eut bien de morts, sur les rues que en leurs hôtels, plus de soixante: de quoi le prévôt des marchands fut durement courroucé, et en blâma et vilena ceux de Paris moult yreusement. Et toutes fois pour apaiser la communauté, il en prit plus de cent et cinquante et les fit mettre en prison au Louvre, et dit à ceux de Paris, qui tous émus étoient d'eux occire, que il les corrigeroit et puniroit selon leur forfait. Parmi tant se rapaisèrent ceux de Paris. Quand ce vint à la nuit, le prévôt des marchands, qui voulut complaire à ces Anglois soudoyers, leur élargit leurs prisons et les fit délivrer et aller leur voie; si s'en vinrent à Saint-Denis devers le roi de Navarre, qui tous les retint. Quand ce vint au matin que ceux de Paris sçurent l'affaire et la délivrance de ces Anglois, et comment le prévôt s'en étoit acquitté, si en furent durement courroucés sur lui, ni oncques depuis ils ne l'aimèrent tant comme ils faisoient auparavant. Le prévôt, qui étoit un sage homme, s'en sçut bien adonc ôter et dissimuler tant que cette chose s'oublia. Or vous dirai de ces soudoyers Anglois et Navarrois comment ils persévérèrent. Quand ils furent venus à Saint-Denis et remis ensemble, ils se trouvèrent plus de trois cents: si se avisèrent qu'ils contrevengeroient leurs compagnons et les dépits qu'on leur avoit faits. Si envoyèrent tantôt défier ceux de Paris et commencèrent à courir aigrement et faire guerre à ceux de Paris et à occire et découper toutes gens de Paris qui hors issoient: ni nul n'osoit vider des portes, tant les tenoient les Anglois en grand doute: de quoi le prévôt des marchands en étoit demandé et en derrière encoulpé. Comment les compagnons des soudoyers anglois qui furent tués à Paris occirent grand foison de ceux de Paris à la porte Saint-Honoré. Quand ceux de Paris se virent ainsi hériés et guerroyés de ces Anglois, si furent tous forcennés; et requirent au prévôt des marchands qu'il voulsist faire armer une partie de leur communauté et mettre hors aux champs, car ils les vouloient aller combattre. Le dit prévôt leur accorda, et dit qu'il iroit avec eux; et fit un jour armer une partie de ceux de Paris, et un jour partir jusques à vingt-deux cents. Quand ils furent aux champs, ils entendirent que ceux qui les guerrioient se tenoient devers Saint-Cloud. Si se avisèrent qu'ils se partiroient en deux parties et prendroient deux chemins, afin qu'ils ne leur pussent échapper. Si s'ordonnèrent ainsi; et se devoient retrouver et rencontrer en un certain lieu assez près de Saint-Cloud. Si se dessevrèrent les uns des autres, et se mirent en deux parties; et en prit le prévôt des marchands la moindre partie. Si tournoyèrent ces deux parties tout le jour environ Montmartre; et rien ne trouvèrent de ce qu'ils demandoient. Or avint que le prévôt des marchands, qui étoit ennuié d'être sur les champs, et qui nulle rien n'avoit fait, entour remontée, rentra à Paris par la porte Saint-Martin. L'autre bataille se tint plus longuement sur les champs, et rien ne savoit du retour du prévôt des marchands ni de sa bataille que ils fussent rentrés à Paris; car si ils l'eussent sçu, ils y fussent rentrés aussi. Quand ce vint sur le vespre, ils se mirent au retour, sans ordonnance ni arroy, comme ceux qui ne cuidoient avoir point de rencontre ni d'empêchement; et s'en revenoient par troupeaux, ainsi que tous lassés et hodés et ennuiés. Et portoit l'un son bassinet en sa main, l'autre à son col, les autres, par laschetés et ennui, traînoient leurs épées, ou les portoient en écharpe; et tout ainsi se maintenoient-ils; et avoient pris le chemin pour entrer à Paris par la porte Saint-Honoré. Si trouvèrent de rencontre ces Anglois au fond d'un chemin, qui étoient bien quatre cents tous d'une sorte et d'un accord, qui tantôt écrièrent ces François et se férirent entr'eux de grand volonté, et les reboutèrent trop durement et diversement; et en y eut de première venue abattus plus de deux cents. Ces François qui furent soudainement pris et qui nulle garde ne s'en donnoient furent tout ébahis et ne tinrent point de conroy, ains se mirent en fuite et se laissèrent occire, tuer et découper, ainsi que bêtes; et rafuioient qui mieux pouvoient devers Paris; et en y eut de morts en celle chasse plus de sept cents; et furent tous chassés jusques dedans les barrières de Paris. De cette avenue fut trop durement blâmé le prévôt des marchands de la communauté de Paris; et disoient que il les avoit trahis. Encore à l'endemain au matin avint que les prochains et les amis de ceux qui morts étoient issirent de Paris pour eux aller querre à chars et à charrettes et les corps ensevelir. Mais les Anglois avoient mis une embûche sur les champs: si en tuèrent et mes-haignèrent de rechef plus de six vingt. En tel trouble et en tel meschef étoient échus ceux de Paris, et ne se savoient de qui garder. Si vous dis qu'ils murmuroient et étoient nuit et jour en grands soupçons; car le roi de Navarre se refroidoit d'eux aider, pour la cause de la paix jurée à son serourge le duc de Normandie, et pour l'outrage aussi qu'ils avoient fait des soudoyers anglois qu'il avoit envoyés à Paris. Si consentoit bien que ceux de Paris en fussent châtiés, afin que ils amendassent plus grandement ce forfait. D'autre part aussi le duc de Normandie le souffroit assez, pour la cause de ce que le prévôt des marchands avoit encore le gouvernement d'eux; et leur mandoit et escripsoit bien généralement que nulle paix ne leur tiendroit jusques à tant que douze hommes de Paris, lesquels qu'il voudroit élire, il auroit à sa volonté. Si devez savoir que le dit prévôt des marchands et ceux qui se sentoient forfaits n'étoient mie à leur aise. Si véoient-ils bien et considéroient, tout imaginé, que cette chose ne pouvoit longuement durer en cel état; car ceux de Paris commençoient jà à refroidir de l'amour qu'ils avoient eu en lui et à ceux de sa sorte et alliance; et le déparloient vilainement, si comme il étoit informé. Comment le prévôt des marchands et ses alliés avoient proposé de courir et détruire Paris; et comment le dit prévôt fut mis mort; et comment le duc de Normandie vint à Paris. Le prévôt des marchands de Paris et ceux de son alliance et accord avoient souvent entr'eux plusieurs secrets conseils pour savoir comment ils se pourroient maintenir; car ils ne pouvoient trouver par nul moyen mercy ni remède au duc de Normandie; dont ce les ébahissoit plus que autre chose. Si regardèrent finablement que mieux valoit qu'ils demeurassent en vie et en bonne prospérité du leur et de leurs amis que ce qu'ils fussent détruits; car mieux leur valoit à occire que être occis. Si s'arrêtèrent du tout sur cel état, et traitèrent secrètement devers ces Anglois qui guerroyoient ceux de Paris; et se porta certain traité et accord entre les parties, que le prévôt des marchands et ceux de sa secte devoient être tous prêts et ordonnés entre la porte Saint-Honoré et la porte Saint-Antoine, tellement que, à heure de minuit, Anglois et Navarrois devoient tous d'une sorte y venir, si pourvus que pour courir et détruire Paris, et les devoient trouver toutes ouvertes; et ne devoient les dits coureurs déporter homme ni femme, de quelque état qu'ils fussent, mais tout mettre à l'épée, excepté aucuns que les ennemis devoient connoître par les signes qui seroient mis à leurs huis et fenêtres. Celle propre nuit que ce devoit avenir inspira Dieu et éveilla aucuns des bourgeois de Paris qui étoient de l'accord, et avoient toujours été, du duc de Normandie; desquels messire Pépin des Essarts et messire Jean de Charny se faisoient chefs: et furent iceux par inspiration divine, ainsi le doit-on supposer, informés que Paris devoit être courue et détruite. Tantôt ils s'armèrent et firent armer tous ceux de leur côté, et révélèrent secrètement ces nouvelles en plusieurs lieux, pour avoir plus de confortans. Or s'en vint le dit messire Pépin et plusieurs autres, bien pourvus d'armures et de bons compagnons, et prit le dit messire Pépin la bannière de France, en criant: «Au roi et au duc!» et les suivoit le peuple; et vinrent à la porte Saint-Antoine, où ils trouvèrent le prévôt des marchands qui tenoit les clefs de la porte en ses mains. Là étoit Jean Maillart, qui pour ce jour avoit eu débat au prévôt des marchands et à Josseran de Mascon, et s'étoit mis avecques ceux de la partie du duc de Normandie. Et illecques fut le dit prévôt des marchands fortement argué, assailli et débouté; et y avoit si grand noise et criée du peuple qui là étoit, que l'on ne pouvoit rien entendre; et disoient: «A mort! à mort! tuez, tuez le prévôt des marchands et ses alliés, car ils sont traîtres.» Là eut entr'eux grand hutin; et le prévôt des marchands, qui étoit sur les degrés de la bastide Saint-Antoine, s'en fût volontiers fui, s'il eût pu: mais il fut si hâté que il ne put; car messire Jean de Charny le férit d'une hache en la tête et l'abattit à terre, et puis fut féru de maître Pierre de Fouace et autres qui ne le laissèrent jusques à tant que il fut occis, et six de ceux qui étoient de sa secte, entre lesquels étoient Philippe Guiffart, Jean de Lille, Jean Poiret, Simon le Paonnier et Gille Marcel; et plusieurs autres, traîtres furent pris et envoyés en prison. Et puis commencèrent à courir et à chercher parmi les rues de Paris, et mirent la ville en bonne ordonnance, et firent grand guet toute nuit. Vous devez savoir que sitôt que le prévôt des marchands et les autres dessus nommés furent morts et pris, ainsi que vous avez ouï, et fut le mardi dernier jour de juillet, l'an mil trois cent cinquante huit, après dîner, messages partirent de Paris très hâtivement pour porter ces nouvelles à monseigneur le duc de Normandie qui étoit à Meaux, lequel en fut très-grandement réjoui, et non sans cause. Si se ordonna pour venir à Paris. Mais avant sa venue, Josseran de Mascon, qui était trésorier du roi de Navarre, et Charles Coussac, échevin de Paris, lesquels avoient été pris avecques les autres, furent exécutés et eurent les têtes coupées en la place de Grève, pour ce qu'ils étoient traîtres et de la secte du prévôt des marchands. Et le corps du dit prévôt et de ceux qui avecques lui avoient été tués, furent atraînés en la cour de l'église de Sainte-Catherine du val des écoliers; et tout nus, ainsi qu'ils étoient, furent étendus devant la croix de la dite cour, où ils furent longuement, afin que chacun les pût voir qui voir les voudroit; et après furent jetés en la rivière de Seine. Le duc de Normandie, qui avoit envoyé à Paris de ses gens et grand foison de gens d'armes, pour reconforter la ville et aider à la défendre contre les Anglois et Navarrois qui étoient environ et y faisoient guerre, se partit de Meaux, où il étoit, et s'en vint hâtivement à Paris, à noble et grand compagnie de gens d'armes; et fut reçu en la bonne ville de Paris de toutes gens à grand joie; et descendit pour lors au Louvre. Là étoit Jean Maillart de lez lui, qui grandement étoit en sa grâce et en son amour; et au voir dire, il l'avoit bien acquis, si comme vous avez ouï ci-dessus recorder; combien que par avant il fût de l'alliance au prévôt des marchands, si comme l'on disoit. Assez tôt après, manda le duc de Normandie la duchesse sa femme, les dames et les damoiselles qui se tenoient et avoient été toute la saison à Meaux en Brie. Si vinrent à Paris; et descendit la duchesse en l'hôtel du duc, que on dit à Saint-Pol, où il étoit retrait; et là se tinrent un grand temps. Or vous dirai du roi de Navarre comment il persévéra, qui pour le temps se tenoit à Saint-Denis, et messire Philippe de Navarre son frère de lez lui. Comment le roi de Navarre défia le duc de Normandie et ceux de Paris; et comment il pilla et prit plusieurs villes du royaume de France. Quand le roi de Navarre sçut la vérité de la mort du prévôt des marchands, son grand ami, et ceux de son alliance, si fut durement courroucé et troublé en deux manières. La première raison fut, pour tant que le dit prévôt lui avoit été très-favorable et secret en tous ses affaires, et avoit mis grand peine à sa délivrance: l'autre raison étoit telle qui moult lui touchoit quand il pensoit sur ce pour son honneur; car fame couroit communément parmi Paris et le royaume de France que il étoit chef et cause de la trahison que le prévôt des marchands et ses alliés, si comme ci-dessus est dit, vouloient faire, laquelle chose lui tournoit à grand préjudice. Si que le roi de Navarre imaginant et considérant ces besognes, et lui bien conseillé à monseigneur Philippe son frère, ne pouvoit voir nullement qu'il ne fît guerre au royaume de France et par espécial à ceux de Paris, qui lui avoient fait si grand dépit. Si envoya tantôt défiances au duc de Normandie et aux Parisiens et à tout le corps du royaume de France. Et se partit de Saint-Denis. Et coururent ses gens, au département, la dite ville de Saint-Denis, et la pillèrent et robèrent toute. Et envoya gens d'armes le dit roi de Navarre à Melun sur Seine, où la roine Blanche sa soeur étoit, qui jadis fut femme au roi Philippe. Si les reçut la dite dame liement, et leur mit en abandon tout ce qu'elle y avoit. Si fit le roi de Navarre d'une partie de la ville et du châtel de Melun sa garnison; et retint partout gens d'armes et soudoyers, Allemands, Hainuyers, Brabançons et Hasbegnons[252] et gens de tout pays qui à lui venoient et le servoient volontiers; car il les payoit largement. Et bien avoit de quoi; car il avoit assemblé si grand avoir que c'est sans nombre, par le pourchas et aide du prévôt des marchands, tant de ceux de Paris comme des villes voisines. Et messire Philippe de Navarre se trait à Mantes et à Meulan sur la rivière de Seine; et en firent leurs garnisons il et ses gens; et tous les jours leur croissoient gens et venoient de tous côtés, qui désiroient à profiter et à gagner. [252] Gens de la Hasbaigne ou Hasbaine, partie du Brabant et du comté de Namur. Ainsi commencèrent le roi de Navarre, et ses gens que on appeloit Navarrois, à guerroyer fortement et durement le royaume de France, et par espécial la noble cité de Paris; et étoient tous maîtres de la rivière de Seine dessous et dessus, et aussi de la rivière de Marne et de Oise. Si multiplièrent tellement ces Navarrois que ils prirent la forte ville et le châtel de Creel, par quoi ils étoient maîtres de la rivière d'Oise, et le fort châtel de la Harelle, à trois lieues d'Amiens, et puis Mauconseil, que ils réparèrent et fortifièrent tellement, que ils ne doutoient ni assaut ni siége. Ces trois forteresses firent sans nombre tant de destourbiers au royaume de France, que depuis en avant cent ans ne furent réparés ni restaurés. Et étoient en ces forteresses bien quinze cents combattans, et couroient par tout le pays; ni nul ne leur alloit au-devant. Et s'épandirent tantôt partout, et prirent les dits Navarrois la bonne ville et assez tôt après le fort châtel de Saint-Valery, dont ils firent une très-belle garnison et très-forte, de quoi messire Guillaume Bonnemare et Jean de Ségure[253] étoient capitaines. Si avoient bien ces deux hommes d'armes cinq cents combattans, et couroient tout le pays jusques à Dieppe et environ la ville de Abbeville, et tout selon la rivière de Somme jusques au Crotoi, à Rue et Montreuil sur mer. Et faisoient ces Navarrois les plus grands appertises d'armes, tellement que on se pouvoit émerveiller comment ils les osoient entreprendre: car quand ils avoient avisé un châtel ou une forteresse, si forte qu'elle fût, ils ne se doutoient point de l'avoir; et chevauchoient bien souvent sur une nuit trente lieues, et venoient sur un pays qui n'étoit en nulle doute; et ainsi exilloient-ils et embloient les châteaux et les forteresses parmi le royaume de France, et prenoient à la fois sur l'ajournement les chevaliers et les dames en leurs lits; dont ils les rançonnoient, ou ils prenoient tout le leur, et puis les boutoient hors de leurs maisons. [253] Jean de Ségure, capitaine anglais. INVASION D'ÉDOUARD III ET TRAITÉ DE BRETIGNY. 1359-1360. En 1359, le roi Jean, prisonnier des Anglais et voulant recouvrer sa liberté à tout prix, signa à Londres un traité dont les conditions étaient désastreuses pour le royaume. Son fils, le régent, convoqua les états généraux, et leur fit rejeter le traité de Londres. Comment le duc de Normandie et le conseil de France ne voulurent mie tenir le traité fait entre le roi Jean de France et le roi d'Angleterre. Je me suis longuement tenu à parler du roi d'Angleterre, mais je n'en ai point eu de cause de parler jusques à ci; car tant comme les trèves durèrent entre lui et le royaume de France, à son titre, ses gens ne firent point de guerre. Mais elles étoient faillies le premier jour de mai l'an cinquante neuf; et avoient guerroyé toutes ces forteresses angloises et navarroises, au nom de lui, et guerroyoient encore tous les jours. En ce temps étoient venus à Wesmoutier, en la cité de Londres, le roi d'Angleterre et le prince de Galles son fils d'un lez, et le roi de France et messire Jacques de Bourbon de l'autre part; et là furent ensemble ces quatre tant seulement, en secret conseil, et firent un certain accord de paix sans moyen sur certains articles et paroles que ils jetèrent et ordonnèrent. Et quand ils les eurent tous proposés, ils les firent écrire en une lettre ouverte, et les scellèrent les deux rois de leurs sceaux; et tout ce fait, ils mandèrent le comte de Tancarville et monseigneur Arnoul d'Andrehen, qui étoient nouvellement venus, et leur chargèrent cette lettre pour apporter en France au duc de Normandie et à ses frères et au conseil de France. Si passèrent le dit comte de Tancarville et le dit maréchal la mer, et arrivèrent à Boulogne, et exploitèrent tant qu'ils vinrent à Paris. Si trouvèrent le duc de Normandie et le roi de Navarre qui nouvellement s'étoient accordés. Si leur montrèrent les lettres devant dites. Adoncques en demanda le duc de Normandie conseil au roi de Navarre comment il s'en pourroit maintenir. Le roi conseilla que les prélats et les barons de France et le conseil des cités et des bonnes villes fussent mandés; car par eux et leur ordonnance convenoit cette chose passer. Ainsi fut fait. Le duc de Normandie manda sur un jour la plus grand partie des nobles et des prélats du royaume de France et le conseil des bonnes villes[254]. Quand ils furent tous venus à Paris, ils entrèrent en conseil. Là étoient le roi de Navarre, le duc de Normandie, ses deux frères, le comte de Tancarville et messire Arnoul d'Andrehen, qui remontrèrent la besogne et sur quel état ils étoient venus en France. Là furent les lettres lues et relues, et bien ouïes et entendues, et de point en point considérées et examinées. Si ne purent adonc être les conseils en général du royaume de France d'accord, et leur sembla cil traité trop dur[255]; et répondirent d'une voix aux dits messagers que ils auroient plus cher à endurer et porter encore le grand meschef et misère où ils étoient, que le noble royaume de France fût ainsi amoindri ni deffraudé; et que le roi Jean demeurât encore en Angleterre; et que quand il plairoit à Dieu, il y pourverroit de remède et mettroit attemprance. Ce fut toute la réponse que le comte de Tancarville et messire Arnoul d'Andrehen en purent avoir[256]. Si se partirent sur cel état et retournèrent en Angleterre; et se retrairent premièrement devers le roi de France, leur seigneur, et lui contèrent comment ils n'avoient pu rien exploiter. De ces nouvelles fut le roi de France moult courroucé; ce fut bien raison, car il désiroit sa délivrance, et dit: «Ha! Charles, beau fils, vous êtes conseillé du roi de Navarre, qui vous deçoit, et decevroit tels soixante que vous êtes.» [254] Cette assemblée était indiquée pour le dimanche 19 mai; mais les chemins étaient si infestés par les Anglais et les Navarrais qui occupaient plusieurs forteresses de tous les côtés par où on pouvait venir à Paris, et par les garnisons françaises, qui pillaient autant que les Anglais, qu'un grand nombre de personnes ne purent s'y rendre, quoiqu'on eût prolongé jusqu'au samedi 25 mai le jour de l'ouverture des états. (_Note de Buchon._) [255] Par ce traité, Jean cédait à Édouard la Normandie, la Saintonge, l'Agénois, le Quercy, le Périgord, le Limousin, la Touraine, etc.; en un mot, les deux tiers de la France, pour les posséder en toute souveraineté. [256] Il fut aussi réglé dans ces états que les nobles serviraient un mois à leurs dépens, non compris dans ce mois le temps qu'ils seraient en route pour se rendre à l'armée et pour en revenir; et qu'ils payeraient les impositions octroyées par les bonnes villes. Les gens d'église offrirent aussi de les payer. La ville de Paris s'engagea pour elle et pour la vicomté d'entretenir six cents glaives, quatre cents archers et mille brigands. Les députés des autres villes ne voulurent rien octroyer sans _parler à leurs villes_, parce qu'apparemment on ne leur avait pas donné pouvoir d'accorder un subside. On ordonna qu'ils s'en retourneraient dans leurs villes et qu'ils enverraient leur réponse avant le lundi qui suit la Trinité. Plusieurs villes envoyèrent cette réponse, qui fut, que le plat pays étant détruit par les Anglais et le Navarrais et par les garnisons françaises, elles ne pouvaient accomplir le nombre des 1,200 glaives qui avaient été accordés. (_Préface du t. III des Ordonnances._) Comment le roi d'Angleterre fit faire grand appareil pour venir en France. Ces deux seigneurs dessus nommés retournés en Angleterre, le roi Édouard, ainsi comme il appartenoit, sçut la réponse, car ils lui relatèrent tout ainsi, ni plus ni moins, qu'ils en étoient chargés des François. Quand le roi d'Angleterre eut entendu ces nouvelles, il fut durement courroucé; et dit devant tous ceux qui le pouvoient ouïr que ainçois que hiver fût entré il entreroit au royaume de France si puissamment et y demeureroit tant qu'il auroit fin de guerre, ou bonne paix à son honneur et plaisir. Si fit commencer à faire le plus grand appareil que on eût oncques mais vu faire en Angleterre pour guerroyer. Ces nouvelles issirent par tous pays, si que partout chevaliers et écuyers et gens d'armes se commencèrent à pourvoir grossement et chèrement de chevaux et de harnois, chacun du mieux qu'il put, selon son état; et se trait chacun, du plus tôt qu'il put, par devers Calais, pour attendre la venue du roi d'Angleterre; car chacun pensoit à avoir si grands bienfaits de lui, et tant d'avoir à gagner en France que jamais ne seroient povres, et par espécial ces Allemands, qui sont plus convoiteux que autres gens. Comment tant de gens d'armes étrangers vinrent à Calais qu'on ne se savoit où loger et y furent les vivres moult chers. Le roi d'Angleterre toute celle saison faisoit un si très-grand appareil pour venir en France que par avant on n'avoit point vu le semblable. De quoi plusieurs barons et chevaliers de l'empire d'Allemagne, qui autrefois l'avoient servi, s'avancèrent grandement en celle année, et se pourvurent bien et étoffément de chevaux et de harnois, chacun du mieux qu'il put selon son état, et s'envinrent du plus tôt qu'ils purent, par les côtières de Flandre, devers Calais, et là se tinrent en attendant le roi. Or avint que le roi d'Angleterre ni ses gens ne vinrent mie à Calais que on pensoit; dont tant de manières de gens étrangers vinrent à Calais que on ne se savoit où herberger, ni chevaux establer. Et avecques ce, pains, vins, fuerres, avoines et toutes pourvéances y étoient si grandement chères que on n'en pouvoit point recouvrer pour or ni pour argent; et toujours leur disoit-on: «Le roi viendra à l'autre semaine.» Ainsi attendoient tous ces seigneurs allemands miessenaires Hesbegnons, Brabançons, Flamands et Hainuyers, povres et riches, la venue du roi d'Angleterre dès l'entrée d'août jusques à la Saint-Luc, à grand meschef et à grands coûts, et à si grand danger qu'il convint les plusieurs vendre la plus grand partie de leurs chevaux. Et si le roi d'Angleterre fut adonc venu à Calais, il ne se sçut où herberger, ni ses gens, fors au châtel; car le corps de la ville étoit tout pris; et si y avoit encore une doute par aventure que ces seigneurs qui avoient tout dépendu ne se voulussent point partir, pour roi ni pour autre, de Calais, si on ne leur eût rendu leurs dépens en deniers appareillés. Comment le roi, ainçois qu'il partît d'Angleterre, fit mettre en prison le roi Jean et monseigneur Philippe son fils et les autres barons de France. Ainçois que le roi d'Angleterre partît de son pays, il fit tous les comtes et barons de France, qu'il tenoit pour prisonniers, départir et mettre en plusieurs lieux et en forts châteaux parmi son royaume, pour mieux être au-dessus d'eux; et fit mettre le roi de France au châtel de Londres[257], qui est grand et fort, séant sur la rivière de Tamise, et son jeune fils avecques lui, monseigneur Philippe, et les restreignit et leur tollit moult de leurs déduits, et les fit garder plus étroitement que devant. Après, quand il fut appareillé, il fit à savoir partout que tous ceux qui étoient appareillés et pourvus pour venir en France avecques lui se traissent par devers la ville de Douvre, car il leur livreroit nefs et vaisseaux pour passer. Chacun s'appareilla au mieux qu'il put, et ne demeura nul chevalier, ni écuyer, ni homme d'honneur, qui fût haitié, de l'âge d'entre vingt ans et soixante, que tous ne partissent: si que presque tous les comtes, barons, chevaliers et écuyers du royaume vinrent à Douvre, excepté ceux que le roi et son conseil avoient ordonnés et établis pour garder ses châteaux, ses bailliages et ses mairies, ses offices et ses ports sur mer, ses havelles et ses passages. Quand tous furent assemblés à Douvre, et ses navées appareillées, le roi fit toutes ses gens partir et assembler, petits et grands, en une place au dehors de Douvre, et leur dit pleinement que son intention étoit telle, que il vouloit passer outre mer au royaume de France, sans jamais repasser, jusques à ce qu'il auroit fin de guerre, ou paix à sa suffisance et à son grand honneur, ou il mourroit en la peine; et s'il y en avoit aucuns entr'eux qui ne fussent de ce attendre confortés et conseillés, il leur prioit qu'ils s'en voulsissent r'aller en leur pays à bon gré. Mais sachez que tous y étoient venus de si grand volonté que nul ne fut tel qu'il s'en voulsist r'aller. Si entrèrent tous en nefs et en vaisseaux qu'ils trouvèrent appareillés, au nom de Dieu et de Saint-Georges, et arrivèrent à Calais deux jours devant la fête de Toussaints[258], l'an mil trois cent cinquante-neuf. [257] Froissart se trompe sur le lieu où le roi Jean fut mis en prison avant le départ d'Édouard pour la France. Il paraît, par plusieurs pièces que Rymer a recueillies, que ce prince fut enfermé vers le mois d'août au château de Sommerton, qu'il y resta jusqu'au mois de mars de l'année suivante, et qu'alors seulement il fut transféré à la Tour de Londres. (_Note de Buchon._) [258] Cette date n'est pas tout à fait exacte: Édouard arriva à Calais le 28 octobre. (_Note de Buchon._) Comment le roi d'Angleterre se partit de Calais, ses batailles bien ordonnées. Quand le roi d'Angleterre fut arrivé à Calais, et le prince de Galles, son fils ainsné, et encore trois de ses enfans, messire Leonnel, comte d'Ulnestre, messire Jean comte de Richemont, et messire Aymon le plus jeune des quatre, et tous les seigneurs en suivant et toutes leurs routes, ils firent décharger leurs chevaux, leurs harnois et toutes leurs pourvéances, et séjournèrent à Calais pour quatre jours; puis fit le roi commander que chacun fût appareillé de mouvoir, car il vouloit chevaucher après son cousin le duc de Lancastre. Si se partit le dit roi l'endemain au matin de la ville de Calais atout son grand arroy, et se mit sur les champs atout le plus grand charroy et le mieux attelé que nul vit oncques issir d'Angleterre. On disoit qu'il avoit plus de six mille chars bien attelés, qui tous étoient apassés d'Angleterre. Puis ordonna ses batailles si noblement et si richement parés, uns et autres, que c'étoit soulas et déduit au regarder; et fit son connétable, qu'il moult aimoit, le comte de la Marche, premièrement chevaucher atout cinq cents armures et mille archers, au devant de sa bataille. Après, la bataille des maréchaux chevauchoit où il avoit bien trois mille armures de fer et cinq mille archers; et chevauchoient eux et leurs gens toujours rangés et serrés, après le connétable, et en suivant la bataille du roi. Et puis le grand charroy qui comprenoit bien deux lieues de long; et y avoit plus de six mille chars tous attelés, qui menoient toutes pourvéances pour l'ost et hôtels, dont on n'avoit point vu user par avant de mener avec gens d'armes, si comme moulins à la main, fours pour cuire et plusieurs autres choses nécessaires. Et après, chevauchoit la forte bataille du prince de Galles et de ses frères, où il avoit bien vingt-cinq cents armures de fer noblement montés et richement parés; et toutes ces gens d'armes et ces archers rangés et serrés ainsi que pour tantôt combattre, si mestier eût été. En chevauchant ainsi ils ne laissoient mie un garçon derrière eux qu'ils ne l'attendissent; et ne pouvoient aller bonnement pas plus de trois lieues le jour. En cet état et en cet arroy furent-ils encontrés du duc de Lancastre et des seigneurs étrangers, si comme ci-dessus est dit, entre Calais et l'abbaye de Likes[259] sur un beau plein. Et encore y avoit en l'ost du roi d'Angleterre jusques à cinq cents varlets, atout pelles et coingnées qui alloient devant le charroy et ouvroient les chemins et les voies, et coupoient les épines et les buissons pour charrier plus aise. [259] Licques, ancienne abbaye de Prémontrés dans le diocèse de Boulogne. Comment le roy d'Angleterre, en gâtant le pays de Cambrésis, vint assiéger la cité de Reims. Tant exploitèrent le dessus dit et son ost que ils passèrent Artois, où ils avoient trouvé le pays povre et dégarni de vivres, et entrèrent en Cambrésis où ils trouvèrent la marche plus grasse et plus plantureuse; car les hommes du plat pays n'avoient rien bouté ès forteresses, pourtant que ils cuidoient être tous assurés du roi d'Angleterre et de ses gens. Mais le dit roi ne l'entendit mie ainsi, combien que ceux de Cambrésis fussent de l'Empire; et s'en vint le dit roi loger en la ville de Beaumes[260] en Cambrésis et ses gens tous environ. Là se tinrent quatre jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux, et coururent la plus grand partie du pays de Cambrésis. L'évêque Pierre de Cambray et le conseil des seigneurs du pays et des bonnes villes envoyèrent, sur sauf-conduit, devers le roi et son conseil, certains messages pour savoir à quel titre il les guerrioit. On leur répondit que c'étoit pour ce que du temps passé ils avoient fait alliance et grands conforts aux François, et soutenu en leurs villes et forteresses, et fait aussi avant partie de guerre comme leurs ennemis: si devoient bien pour cette cause être guerroyés; et autre réponse n'emportèrent ceux qui y furent envoyés. Si convint souffrir et porter les Cambrésiens leur dommage au mieux qu'ils purent. [260] Village entre Bapaume et Cambray. Ainsi passa le roi d'Angleterre parmi Cambrésis et s'envint en Thierasche; mais ses gens couroient partout à dextre et à senestre, et prenoient vivres partout où ils les pouvoient trouver et avoir. Donc il avint que messire Berthelemieu de Bruves couroit devant Saint-Quentin: si trouva et encontra d'aventure le capitaine et gardien pour le temps de Saint-Quentin, messire Baudouin d'Ennekins; si férirent eux et leurs gens ensemble, et y eut grand hutin et plusieurs renversés d'un lez et de l'autre. Finablement les Anglois obtinrent la place, et fut pris le dit messire Baudouin et prisonnier à monseigneur Berthelemieu de Bruves, à qui il l'avoit été autrefois de la bataille de Poitiers. Si retournèrent les dits Anglois devers l'ost du roi d'Angleterre, qui étoit logé pour ce jour en l'abbaye de Femy, où ils trouvèrent grand foison de vivres pour eux et pour leurs chevaux; et puis passèrent outre et exploitèrent tant par leurs journées, sans avoir nul empêchement, que ils s'en vinrent en la marche de Reims. Je vous dirai par quelle manière. Le roi fit son logis à Saint-Bâle outre Reims, et le prince de Galles et ses frères à Saint-Thierry. Le duc de Lancastre tenoit en après le plus grand logis. Les comtes, les barons et les chevaliers étoient logés ès villages entour Reims. Si n'avoient pas leurs aises ni le temps à leur volonté; car ils étoient là venus au coeur d'hiver, environ la Saint-Andrieu que il faisoit laid et pluvieux; et étoient leurs chevaux mal logés et mal livrés, car le pays deux ans ou trois par avant avoit été toujours si guerroyé que nul n'avoit labouré les terres: pourquoi on n'avoit nuls fourrages, blés, avoines, en gerbes ni en estrains, car ceux de Reims, de Troyes, de Châlons, de Sainte-Maneholt et de Hans n'avoient rien laissé ès villages, mais fait amener toutes garnisons ès bonnes villes et châteaux; et convenoit les plusieurs aller fourrager dix ou douze lieues loin. Si étoient souvent rencontrés des garnisons françoises; pour quoi il y avoit hutins, combats et noises et mêlées. Une heure perdoient les Anglois, et l'autre gagnoient. De la bonne cité de Reims étoient capitaines, à ce jour que le roi d'Angleterre y mit le siége, messire Jean de Craon, archevêque du dit lieu, monseigneur le comte de Porcien et messire Hugues de Porcien, son frère, le sire de la Bove, le sire de Chavency, le sire Dennore, le sire de Lor et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers de la marche de Reims. Si s'embesognèrent si bien, ce siége durant, que nul dommage ne s'en prit à la ville; car la cité est forte et bien fermée et de bonne garde. Et aussi le roi d'Angleterre n'y fit point assaillir, pour ce qu'il ne vouloit mie ses gens travailler ni blesser, et demeurèrent le roi et ses gens à siége devant Reims sur cel état que vous avez ouï, dès la fête Saint-Andrieu jusques à l'entrée de carême. Si chevauchèrent les gens du roi souvent en grands routes, et couroient pour trouver aventures les aucuns par toute la comté de Retel jusques à Montfaucon[261], jusques à Maisières, jusques à Donchéry et à Mouson; et logeoient au pays deux jours ou trois, et déroboient tout sans défense ni contredit. Auques en ce temps que le dit roi étoit venu devant Reims, avoit pris messire Eustache d'Aubrecicourt la bonne ville de Athigny sur Aisne, et dedans trouva grand foison de vivres, et par espécial plus de trois mille tonneaux de vin. Si en départit au roi grandement et à ses enfans, dont il l'en sçut grand gré. [261] Bourg près de Verdun. Comment le roi d'Angleterre se partit de devant Reims sans rien faire; et comment il prit la ville de Tonnerre. 1360. Le roi d'Angleterre se tint à siége devant Reims bien le terme de sept semaines et plus, mais oncques n'y fit assaillir, ni point ni petit, car il eût perdu sa peine. Quand il eut là tant été que il lui commençoit à ennuyer, et que ses gens ne trouvoient mais rien que fourrer, et perdoient leurs chevaux, et étoient en grand mésaise de tous vivres, ils se délogèrent et se arroutèrent comme par avant, et se mirent au chemin pardevers Châlons en Champagne. Et passa le dit roi et tout son ost assez près de Châlons; et se mit par devers Bar-le-Duc, et après pardevers la cité de Troyes et vint loger à Méry sur Seine; et étoit tout son ost entre Méry et Troyes, où on compte huit lieues de pays. Pendant ce qu'il étoit à Méry sur Seine, son connétable chevaucha outre, qui toujours avoit la première bataille, et vint devant Saint-Florentin, dont Messire Oudart de Renty étoit capitaine, et y fit un moult grand assaut, et fit devant la porte de la forteresse développer sa bannière, qui étoit faissée d'or et d'azur à un chef pallé, les deux bouts géronnés à un écusson d'argent en-my la moyenne; et là eut grand assaut et fort, mais rien n'y conquirent les Anglois. Si vint le dit roi d'Angleterre et tout son ost, et se logèrent entour Saint-Florentin sur la rivière d'Armençon; et quand ils s'en partirent, ils vinrent pardevant Tonnerre, et là eut grand assaut et dur; et fut la ville prise par force, et non le châtel: mais les Anglois gagnèrent au corps de la ville plus de trois mille pièces de vin. Adonc étoit dedans la cité d'Auxerre le sire de Fiennes, connétable de France, à grand foison de gens d'armes. Comment le roi d'Angleterre se partit de Tonnerre et s'en vint loger à Montréal, et puis de là à Guillon sur la rivière de Sellettes. Le roi d'Angleterre et son ost reposèrent dedans Tonnerre cinq jours, pour la cause des bons vins qu'ils avoient trouvés, et assailloient souvent au châtel; mais il étoit bien garni de bonnes gens d'armes, desquels messire Baudouin d'Ennekins, maître des arbalétriers, étoit leur capitaine. Quand ils furent bien refraîchis et reposés en la ville de Tonnerre, ils s'en partirent et passèrent la rivière d'Armençon; et laissa le roi d'Angleterre le chemin d'Aucerre à la droite main et prit le chemin de Noyers[262]; et avoit telle intention que d'entrer en Bourgogne et d'être là tout le carême. Et passa lui et tout son ost dessous Noyers, et ne voulut oncques que on y assaillit, car il tenoit le seigneur prisonnier de la bataille de Poitiers. Et vint le roi et tout son ost à gîte à une ville qu'on appelle Mont-Réal, sur une rivière que on dit Sellettes[263]. Et quand le roi s'en partit, il monta celle rivière et s'en vint loger à Guillon sur Sellettes[264]; car un sien écuyer qu'on appeloit Jean de Arleston, et s'armoit d'azur à un écusson d'argent, avoit pris la ville de Flavigny, qui sied assez près de là, et avoit dedans trouvé de toutes pourvéances pour vivre, le roi et tout son ost, un mois entier. Si leur vint trop bien à point, car le roi fut en la ville de Guillon dès la nuit des cendres[265] jusques en-my carême. Et toujours couroient ses maréchaux et ses coureurs le pays, ardant, gâtant et exillant tout entour eux; et refraîchissoient souvent l'ost de nouvelles pourvéances. [262] Petite ville sur la rivière de Serin. [263] Mont-Réal est situé près de la rivière de Serin ou Serain. On ne connaît dans ce canton aucune rivière nommée _Sellettes_. (_Note de Buchon._) [264] Guillon est sur la rivière de Serin. [265] Le 19 février. Cy dit comment les seigneurs d'Angleterre menoient avec eux toutes choses nécessaires; et de leur manière de chevaucher. Vous devez savoir que les seigneurs d'Angleterre et les riches hommes menoient sur leurs chars, tentes, pavillons, moulins, fours pour cuire et forges pour forger fers de chevaux et toutes autres choses nécessaires; et pour tout ce étoffer, il menoit bien huit mille chars tous attelés, chacun de quatre roncins bons et forts, que ils avoient mis hors d'Angleterre. Et avoient encore sur ces chars plusieurs nacelles et batelets faits et ordonnés si subtivement de cuir boullu que c'étoit merveilles à regarder; et si pouvoient bien trois hommes dedans, pour aider à nager parmi un étang ou un vivier tant grand qu'il fût, et pêcher à leur volonté. De quoi ils eurent grand aise tout le temps et tout le carême, voire les seigneurs et les gens d'État; mais les communes se passoient de ce qu'ils trouvoient. Et avec ce, le roi avoit bien pour lui trente fauconniers à cheval chargés d'oiseaux, et bien soixante couples de forts chiens et autant de lévriers, dont il alloit chacun jour ou en chasse ou en rivière, ainsi qu'il lui plaisoit; et si y avoit plusieurs des seigneurs et des riches hommes qui avoient leurs chiens et leurs oiseaux aussi bien comme le roi. Et étoit toujours leur ost parti en trois parties, et chevauchoit chacun ost par soi, et avoit chacun ost avant-garde et arrière-garde, et se logeoit chacun ost par lui une lieue arrière de l'autre: dont le prince en menoit l'une partie, le duc de Lancastre l'autre, et le roi d'Angleterre la tierce et la plus grande. Et ainsi se maintinrent-ils dès Calais jusques adonc que ils vinrent devant la cité de Chartres. Pour quelle cause le roi d'Angleterre ne courut point le pays de Bourgogne; et comment il s'en vint loger au Bourg-la-Roine-lez-Paris. Nous parlerons du roi d'Angleterre qui se tenoit à Guillon sur Sellettes et vivoit, il et son ost, des pourvéances que Jean de Arleston avoit trouvées à Flavigny. Pendant que le roi séjournoit là, pensant et imaginant comment il se maintiendroit, le jeune duc de Bourgogne qui régnoit pour le temps et son conseil, par la requête et ordonnance de tout le pays de Bourgogne entièrement, envoyèrent devers le dit roi d'Angleterre suffisans hommes, chevaliers et barons, pour traiter à respiter et non ardoir ni courir le pays de Bourgogne. Si s'embesognèrent adonc de porter ces traités les seigneurs qui ci s'ensuivent. Premièrement, messire Anceaulx de Salins grand chancelier de Bourgogne, messire Jacques de Vienne, messire Jean de Rye, messire Hugues de Vienne, messire Guillaume de Toraise et messire Jean de Montmartin. Ces seigneurs exploitèrent si bien et trouvèrent le roi d'Angleterre si traitable, que une composition fut faite entre le dit roi et le pays de Bourgogne que, parmi deux cent mille francs qu'il dut avoir tous appareillés, il déporta le dit pays de Bourgogne à non courir, et l'assura le dit roi de lui et des siens le terme de trois ans. Quand cette chose fut scellée et accordée, le roi se délogea et tout son ost, et prit son retour et le droit chemin de Paris, et s'en vint loger sur la rivière d'Yonne à Kou[266] dessous Vezelay. Si s'étendirent ses gens sur cette belle rivière que on dit Yonne, et comprenoient tout le pays jusques à Clamecy, à l'entrée de la comté de Nevers; et entrèrent les Anglois en Gastinois; et exploita tant le roi d'Angleterre par ses journées qu'il vint devant Paris et se logea à deux petites lieues près, au bourg la Roine. [266] _Coulanges_, où le roi d'Angleterre passa l'Yonne. Comment le duc de Normandie, par grand sens et avis ne voulut mie consentir bataille au roi d'Angleterre; et comment messire Gautier de Mauny et autres chevaliers anglois vinrent escarmoucher jusqu'aux barrières de Paris. Le roi dessus nommé étoit logé au Bourg la Roine, à deux petites lieues près de Paris, et tout son ost contre mont en allant devers Montlhéry. Si envoya le dit roi, pendant qu'il étoit là, ses hérauts dedans Paris au duc de Normandie, qui s'y tenoit atout grands gens d'armes, pour demander bataille; mais le duc ne lui accorda rien; ainçois retournèrent les messagers sans rien faire. Quand le roi vit que nul n'istroit de Paris pour le combattre, si en fut tout courroucé. Adonc s'avança cil bon chevalier messire Gautier de Mauny, et pria au roi son seigneur que il lui voulsist laisser faire une chevauchée et envaye jusques aux barrières de Paris. Et le roi le lui accorda, et nomma personnellement ceux qu'il vouloit qui allassent avec lui; et fit là le roi plusieurs chevaliers nouveaux, desquels le sire de La Ware en fut l'un, et le sire de Fit Vautier, et messire Thomas Balastre[267], et messire Guillaume de Toursiaux, messire Thomas le Despensier, messire Jean de Nuefville et messire Richard Stury, et plusieurs autres. Et l'eût été Colart d'Aubrecicourt, fils à monseigneur Nicole, s'il eût voulu, car le roi le vouloit, pourtant qu'il étoit à lui et son écuyer de corps; mais le dit Colart s'excusa, et dit qu'il ne pouvoit trouver son bassinet. Le sire de Mauny fit son emprise, et amena ces nouveaux chevaliers escarmoucher et courir jusques aux barrières de Paris. Là eut bonne escarmouche et dure, car il avoit dedans la cité de bons chevaliers et écuyers qui volontiers fussent issus, si le duc de Normandie l'eût consenti. Toutefois ces gentilshommes qui étoient dedans Paris gardèrent la porte et la barrière tellement que ils n'y eurent point de dommage; et dura l'escarmouche du matin jusques à midi, et en y eut de navrés des uns et des autres. Adonc se retraist le sire de Mauny et en ramena ses gens à leur logis; et se tinrent là encore ce jour et la nuit en suivant. A l'endemain se délogea le roi d'Angleterre, et prit le chemin de Montlhéry. [267] Sire Thomas Banaster. Or vous dirai quel propos aucuns seigneurs d'Angleterre et de Gascogne eurent à leur délogement. Ils sentoient dedans Paris tant de gentilshommes: si supposèrent, ce qu'il avint, que ils en videroient aucuns, jeunes et aventureux, pour leurs corps avancer et pour gagner. Si se mirent en embûche bien deux cents armures de fer, toutes gens d'élite, Anglois et Gascons, en une vide maison à trois lieues de Paris. Là étoient le captal de Buch, messire Aymemon de Pommiers et messire de Courton, Gascons; et Anglois, le sire de Neufville, le sire de Moutbray et messire Richart de Pontchardon: ces six chevaliers étoient souverains de cette embûche. Quand les François qui se tenoient dedans Paris virent le délogement du roi d'Angleterre, si se recueillirent aucuns jeunes seigneurs et bons chevaliers, et dirent entr'eux: «C'est bon que nous issions hors secrètement et poursuivions un petit l'ost du roi d'Angleterre, à savoir si nous y pourrions rien gagner. Ils furent tantôt tous d'un accord, tels que messire Raoul de Coucy, messire Raoul de Rayneval, le sire de Montsaut, le sire de Helly, le châtelain de Beauvais, le Bègue de Vilaines, le sire de Wasières, le sire de Waurin, messire Gauvain de Bailloel, le sire de Vaudeuil, messire Flamans de Roye, messire le Haze de Chambli, messire Pierre de Sermaise, messire Philippe de Savoisy, et bien cent lances en leur compagnie. Si issirent hors, tous bien montés et en grand volonté de faire aucune chose, mais qu'ils trouvassent à qui; et chevauchèrent tout le chemin du Bourg la Roine, et passèrent outre, et se mistrent aux champs sur le froye des gens le roi d'Angleterre, et passèrent encore outre la dessus dite embûche du captal et de sa route. Assez tôt après ce que ils furent passés, l'embûche des Anglois et des Gascons issit hors et saillit avant, leurs glaives abaissés, en écriant leur cri. Les François se retournèrent, et eurent grand merveille que c'étoit, et connurent tantôt que c'étoient leurs ennemis. Si s'arrêtèrent tous cois et se mirent en ordonnance de bataille, et abaissèrent les lances contre les Anglois et les Gascons qui tantôt furent venus. Là y eut de première encontre forte joûte, et rués plusieurs par terre d'un lez et de l'autre; car ils étoient tous fort montés. Après celle joûte, ils sachèrent leurs épées et entrèrent l'un dedans l'autre, et se commencèrent à battre et à férir et à donner grands horions; et là eut faites maintes belles appertises d'armes; et dura cil débat une grand espace; et fut tellement démené que on ne sçut à dire un grand temps: «Les François ni les Anglois en auront le meilleur;» et par espécial là fut le captal de Buch très-bon chevalier, et y fit de sa main maintes grandes appertises d'armes. Finablement les Anglois et Gascons se portèrent si bien de leur côté, que la place leur demeura; car ils étoient tant et demi que les François. Et là fut du côté des François bon chevalier le sire de Campremy, et se combattit vaillamment dessous sa bannière; et fut cil qui la portoit occis, et la bannière abattue, qui étoit d'argent à une bande de gueules à six merlettes noires, trois dessus et trois dessous; et fut le sire de Campremy pris en bon convenant. Les autres chevaliers et écuyers françois qui virent la mésaventure et qu'ils ne pouvoient recouvrer, se mirent au retour devers Paris tout en combattant, et Anglois et Gascons poursuivirent après de grand volonté. En celle chasse, qui dura jusques outre le Bourg la Roine, y furent pris neuf chevaliers, que bannerets que autres; et si les Gascons et les Anglois qui les poursuivoient ne se fussent doutés de l'issue de ceux de Paris, jà nul n'en fût échappé qu'ils ne fussent tous morts ou tous pris. Quand ils eurent fait leur emprise, ils retournèrent devers Montlhéry, où le roi d'Angleterre chevauchoit, et emmenèrent leurs prisonniers, auxquels ils firent bonne compagnie, et les rançonnèrent courtoisement ce propre soir, et les renvoyèrent arrière à Paris, ou là où il leur plut à aller, et les reçurent courtoisement sur leur foi. Comment le duc de Normandie et son conseil envoyèrent légats pour traiter de la paix entre le roi de France et le roi d'Angleterre; et comment la paix fut faite. L'intention de Édouard, roi d'Angleterre, étoit telle que il entreroit en ce bon pays de Beauce et se trairoit tout bellement sur celle bonne rivière de Loire, et se viendroit, tout cel été jusques après août, refraîchir en Bretagne, et tantôt sur les vendanges, qui étoient moult belles apparents, il retourneroit et viendroit de rechef en France mettre le siége devant Paris; car point ne vouloit retourner en Angleterre, pour ce qu'il en avoit au partir parlé si avant, si auroit eu son intention dudit royaume; et lairoit ses gens par ces forteresses qui guerre faisoient pour lui en France, en Brie, en Champagne, en Picardie, en Ponthieu, en Vismeu, en Veuguecin et en Normandie, guerroyer et hérier le royaume de France, et si tanner et fouler les cités et les bonnes villes, que de leur volonté elles s'accorderoient à lui. Adonc étoit à Paris le duc de Normandie et ses deux frères, et le duc d'Orléans leur oncle, et tout le plus grand conseil de France, qui imaginoient bien le voyage du roi d'Angleterre, et comment il et ses gens fouloient et apovrissoient le royaume de France; et que ce ne se pouvoit longuement tenir ni souffrir, car les rentes des seigneurs et des églises se perdoient généralement partout. Adoncques étoit chancelier de France un moult sage et vaillant homme, messire Guillaume de Montagu, évêque de Thérouenne, par qui conseil on ouvroit en partie en France; et bien le valoit en tous états, car son conseil étoit bon et loyal. Avecques lui y étoient encore deux clercs de grand prudence, dont l'un étoit abbé de Clugny[268] et l'autre maître des frères prêcheurs; et l'appeloit-on frère Simon de Langres, maître en divinité. Ces deux clercs dernièrement nommés, à la prière, requête et ordonnance du duc de Normandie et de ses frères et du duc d'Orléans, leur oncle, et de tout le grand conseil entièrement, se partirent de Paris sur certains articles de paix, et messire Hugues de Genève, seigneur d'Antun, en leur compagnie, et s'en vinrent devers le roi d'Angleterre, qui cheminoit en Beauce par-devers Galardon. Si parlèrent ces deux prélats et le chevalier[269] au dit roi d'Angleterre, et commencèrent à traiter paix entre lui et ses alliés, et le royaume de France et ses alliés, auxquels traités le duc de Lancastre, le prince de Galles, le comte de la Marche[270] et plusieurs autres barons d'Angleterre furent appelés. [268] Il s'appelait Audouin de La Roche. [269] Ces trois personnages étaient les médiateurs nommés par le pape: les plénipotentiaires du régent étaient Jean de Dormans, élu évêque de Beauvais, chancelier de Normandie, Charles de Montmorency, Jean de Melun, comte de Tancarville, le maréchal de Boucicaut, Aymart de la Tour sire de Vinay, Simon de Bucy, premier président du parlement, et plusieurs autres, tant de l'ordre de la noblesse que du clergé et de la bourgeoisie. Ces plénipotentiaires partirent de Paris le lundi 27 avril, passèrent à Chartres, et allèrent jusque auprès de Bonneval, où était le roi d'Angleterre, qui leur fit dire de retourner à Chartres et qu'il se rendrait bientôt dans le voisinage de cette ville. (_Note de Buchon._) [270] Le comte de March avait été tué un mois avant ce traité, le 26 février, à Rouvray en Bourgogne. (_Note de Buchon._) Si ne fut mie cil traité si tôt accompli, quoiqu'il fût entamé; mais fut moult longuement démené; et toujours alloit le roi d'Angleterre avant quérant le gras pays. Ces traiteurs, comme bien conseillés, ne vouloient mie le roi laisser ni leur propos anientir, car ils véoient le royaume de France en si povre état et si grevé que en trop grand péril il étoit, si ils attendoient encore un été. D'autre part, le roi d'Angleterre demandoit et requéroit des offres si grandes et si préjudiciables pour tout le royaume, que envis s'y accordoient les seigneurs pour leur honneur; et convenoit par pure nécessité qu'il fût ainsi, ou auques près, s'ils vouloient venir à paix. Si que tous leurs traités et leurs parlements durèrent sept jours[271]; toudis en poursuivant le roi d'Angleterre les dessus nommés prélats et le sire d'Antun, messire Hugues de Genève; qui moult étoit bien ouï et volontiers en la cour du roi d'Angleterre. Si renvoyoient tous les jours, ou de jour à autre, leurs traités et leurs parlemens et procès devers le duc de Normandie et ses frères en la cité de Paris, et sur quel forme ni état ils étoient, pour avoir réponse quelle chose en étoit bonne à faire, et du surplus comment ils se maintiendroient. Ces procès et ces paroles étoient conseillés secrètement, et examinées suffisamment en la chambre du duc de Normandie, et puis étoit rescrit justement et parfaitement l'intention du duc et l'avis de son conseil aux dits traiteurs; parquoi rien ne se passoit de l'un côté ni de l'autre qu'il ne fût bien spécifié et justement cautelé. [271] Les négociations recommencèrent le vendredi 1er mai, et le traité de paix fut signé le 8. Là étoient en la chambre du roi d'Angleterre, sur son logis, ainsi comme il chéoit à point et qu'il se logeoit en la cité de Chartres comme ailleurs, des dessus dits traiteurs françois grands offres mises avant pour venir à conclusion de guerre et à ordonnance de paix; auxquelles choses le roi d'Angleterre étoit trop dur à entamer. Car l'intention de lui étoit telle que il vouloit demeurer roi de France, combien qu'il ne le fût mie, et mourir en cel état; et vouloit hostoier en Bretagne, en Blois et en Touraine cel été, si comme dessus est dit. Et si le duc de Lancastre, son cousin, que moult aimoit et créoit, lui eût autant déconseillé paix à faire que il lui conseilloit, il ne se fût point accordé. Mais il lui montroit moult sagement et disoit: «Monseigneur, cette guerre que vous tenez au royaume de France est moult merveilleuse et trop fretable pour vous; vos gens y gagnent, et vous y perdez et allouez le temps. Tout considéré, si vous guerroyez selon votre opinion, vous y userez votre vie, et c'est fort que vous en viengniez jà à votre intention. Si vous conseille, entrementes que vous en pouvez issir à votre honneur, que vous prenez les offres qu'on vous présente, car, monseigneur, nous pouvons plus perdre en un jour que n'avons conquis en vingt ans.» Ces paroles et plusieurs autres belles et soutilles que le duc de Lancastre remontroit fiablement, en instance de bien, au roi d'Angleterre, convertirent le dit roi, par la grâce du Saint-Esprit qui y ouvroit aussi; car il avint à lui et à toutes ses gens un grand miracle, lui étant devant Chartres, qui moult humilia et brisa son courage; car pendant que ces traiteurs françois alloient et prêchoient le dit roi et son conseil, et encore nulle réponse agréable n'en avoient, un temps et un effoudre et un orage si grand et si horrible descendit du ciel en l'ost du roi d'Angleterre, que il sembla bien proprement que le siècle dût finir; car il chéoit de l'air pierres si grosses que elles tuoient hommes et chevaux, et en furent les plus hardis tout ébahis. Et adonc regarda le roi d'Angleterre devers l'église Notre-Dame de Chartres, et se rendit et voua à Notre-Dame dévotement, et promit, si comme il dit et confessa depuis, que il s'accorderoit à la paix. Adoncques étoit-il logé en un village assez près de Chartres qui s'appelle Bretigny; et là fut certaine ordonnance et composition faite et jetée de paix, sur certains articles qui ci en suivant sont ordonnés. Et pour ces choses plus entièrement faire et poursuir, les traiteurs d'une part, et autres grands clercs en droit du conseil du roi d'Angleterre, ordonnèrent sur la forme de la paix, par grand délibération et par bon avis, une lettre qui s'appelle la chartre de la paix, dont la teneur est telle. Ci s'ensuit la chartre de l'ordonnance de la paix faite entre le roi d'Angleterre et ses alliés, et le roi de France et les siens. Édouard, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, seigneur d'Irlande et d'Aquitaine, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Savoir faisons que comme pour les dissencions, débats, discords et estrifs mus et espérés à mouvoir entre nous et notre très cher frère le roi de France, certains traiteurs et procureurs de nous et de notre très cher fils ains-né Édouard, prince de Galles, ayant à ce suffisant pouvoir et autorité pour nous et pour lui et notre royaume d'une part, et certains autres traiteurs et procureurs de notre dit frère et de notre très cher neveu Charles, duc de Normandie, Dauphin de Vienne, fils ains-né de notre dit frère de France, ayant pouvoir et autorité de son père en cette partie, pour son dit père et pour lui, soient assemblés à Bretigny près de Chartres, auquel lieu est traité, parlé et accordé finable paix et concorde des traiteurs et procureurs de l'une partie et de l'autre sur les dissencions, débats, guerres et discords devant dits; lesquels traités et paix les procureurs de nous et de notre dit fils, pour nous et pour lui, et les procureurs de notre dit frère et de notre dit neveu, pour son père et pour lui, jureront sur saintes Évangiles tenir, garder et accomplir ce dit traité, et aussi le jurerons, et notre dit fils aussi, ainsi comme ci-dessus est dit et que il s'en suivra au dit traité. Parmi lequel accord, entre les autres choses, notre dit frère de France et son fils devant dits sont tenus et ont promis de bailler et délaisser et délivrer à nous, nos hoirs et successeurs à toujours, les comtés, cités, villes et châteaux, forteresses, terres, îles, rentes, revenues, et autres choses qui s'ensuivent, avec ce que nous tenons en Guyenne et en Gascogne, à tenir et possesser perpétuellement à nous, à nos hoirs et à nos successeurs, ce qui est en demaine en demaine, et ce qui est en fief en fief, et par le temps et manière ci-après éclaircis. C'est à savoir: la cité, le châtel et la comté de Poitiers et toute la terre et le pays de Poitou, ensemble le fief de Touars et la terre de Belleville; la cité et le château de Xaintes, et toute la terre et le pays de Xaintonge par deçà et par delà la Charente, avec la ville, châtel et forteresse de la Rochelle et leurs appartenances et appendances; la cité et le châtel d'Agen, et la terre et le pays d'Agénois; la cité, la ville et le château de Pierreguis, et toute la terre et le pays de Pierregort; la cité et le château de Limoges, et la terre et le pays de Limozin; la cité et le châtel de Caors, et la terre et le pays de Caoursin; la cité, le châtel et le pays de Tarbe, et la terre et le pays et la comté de Bigorre; la comté, la terre et le pays de Gaure; la cité et le château d'Angoulême; la comté, la terre et le pays d'Angoulémois; la cité, la ville et le châtel de Rodais; la comté, la terre et le pays de Rouergue. Et si il y a, en la duché d'Aquitaine, aucuns seigneurs, comme le comte de Foix, le comte d'Ermignac, le comte de Lille, le vicomte de Carmaing, le comte de Pierregort, le vicomte de Limoges, ou autres, qui tiennent aucunes terres ou lieux dedans les mettes des dits lieux, ils en feront hommage à nous, et tous autres services et devoirs dus à cause de leurs terres et lieux, en la manière qu'ils les ont faits du temps passé, jà soit ce que nous ou aucuns des rois d'Angleterre anciennement n'y ayons rien eu. En après, la vicomté de Monstereuil sur la mer, en la manière que du temps passé aucuns des rois d'Angleterre l'ont tenue. Et si, en la dite terre de Monstereuil, ont été aucuns débats du partage de la dite terre, notre frère de France nous a promis qu'il le nous fera éclaircir le plus hâtivement qu'il pourra, lui revenu en France. La comté de Ponthieu tout entièrement, excepté et sauf que si aucunes choses ont été aliénées par les rois d'Angleterre; qui ont régné pour le temps et ont tenu anciennement la dite comté et appartenances, à autres personnes que aux rois de France, notre dit frère et ses successeurs ne seront pas tenus de les rendre à nous. Et si les dites aliénations ont été faites aux rois de France qui ont été pour le temps, sans aucun moyen, et notre dit frère les tienne à présent en sa main, il les laissera à nous entièrement; excepté que si les rois de France les ont eues par échange à autres terres, nous délivrerons ce qu'il en a eu par échange, ou nous laisserons à notre dit frère les choses ainsi aliénées. Mais si les rois d'Angleterre qui ont été pour le temps de lors en avoient aliéné ou transporté aucunes choses en autres personnes que ès rois de France, et depuis ils soient venus ès mains de notre dit frère, espoir par partage, notre dit frère ne sera pas tenu de les nous rendre. Et aussi, si les choses dessus dites doivent hommage, notre dit frère les baillera à autres qui en feront hommage à nous et à nos successeurs; et si les dites choses ne doivent hommage, il nous baillera un teneur qui nous en fera les devoirs, dedans un an prochain après ce que notre dit frère sera parti de Calais. _Item_ le châtel et la ville de Calais; le château, la ville et la seigneurie de Merk; les villes, châteaux et seigneuries de Sangates, Coulongnes, Hames, Valle et Oye, avec terres, bois, marais, rivières, rentes, seigneuries, advoesons d'églises, et toutes autres appartenances et lieux entre-gissans dedans les mettes et bondes qui s'en suivent. C'est à savoir, de Calais jusques au fil de la rivière pardevant Gravelines, et aussi par le fil de même de la rivière tout entour Langle; et aussi par la rivière qui va par delà Poil, et par même la rivière qui chet au grand lac de Guines jusques à Fretin, et d'illec par la vallée en tour de la montagne de Kalculi, enclouant même la montagne; et aussi jusques à la mer, avec Sangates et toutes ses appartenances. Le châtel et la ville, et tout entièrement la comté de Guines avecques toutes les terres, villes, châteaux, forteresses, lieux, hommages, hommes, seigneuries, bois, forêts, droitures d'icelles, aussi entièrement comme le comte de Guines dernièrement mort les tenoit au temps de sa mort. Et obéiront les églises et les bonnes gens étant dedans les limitations de la dite comté de Guines, de Calais et de Merk, et des autres lieux dessus dits, à nous, ainsi comme ils obéissoient à notre dit frère et au comte de Guines qui fut pour le temps. Toutes les quelles choses comprises en ce présent article et l'article prochain précédant de Merk et de Calais, nous tiendrons en demaine, excepté les héritages des églises, qui demeureront aux dites églises entièrement, quelque part qu'ils soient assis; et aussi excepté les héritages des autres gens des pays de Merk et de Calais assis hors de la ville et fermeté de Calais jusques à la value de cent livres de terre par an, de la monnoye courant au pays, et au-dessous: lesquels héritages leur demeureront jusqu'à la value dessus dite et au-dessous; mais habitations et héritages assis en la dite ville de Calais avec leurs appartenances demeureront en demaine à nous, pour en ordonner à notre volonté; et aussi demeureront aux habitans en la terre, ville et comté de Guines tous leurs demaines entièrement, et y reviendront pleinement, sauf ce qui est dit paravant des confrontations, mettes et bondes dessus dites en l'article de Calais, et toutes les îles adjacens aux terres, pays et lieux avant nommés, ensemble avec toutes les autres îles, lesquelles nous tiendrons au temps du dit traité. Et eut été pourparlé que notre dit frère et son ains-né fils renonçassent aux dits ressorts et souveraineté, et à tout le droit qu'ils pourroient avoir ès choses dessus dites, et que nous les tenissions comme voisins sans nul ressort et souveraineté de notre dit frère au royaume de France, et que tout le droit que notre dit frère avoit ès choses dessus dites, il nous cédât et transportât perpétuellement et à toujours. Et aussi eut été pourparlé que semblablement nous et notre dit fils renoncissions expressément à toutes les choses qui ne doivent être baillées ou délivrées à nous par le dit traité, et par espécial au nom et au droit de la couronne et du royaume de France et hommage, souveraineté et demaine, de la duché de Normandie et de la comté de Touraine, et des comtés d'Anjou et du Maine, de la souveraineté et hommage de la comté et du pays de Flandre, de la souveraineté et hommage de Bretagne, excepté que le droit du comte de Montfort, tel qu'il le peut et doit avoir en la duché et pays de Bretagne, nous réservons et mettons par mots exprès hors de notre traité; sauf tant que nous et notre dit frère venus à Calais en ordonnerons si à point, par le bon avis et conseil de nos gens à ce députés, que nous mettrons à paix et à accord le dit comte de Montfort et notre cousin messire Charles de Blois, qui demande et chalenge droit à l'héritage de Bretagne. Et renonçons à toutes autres demandes que nous fissions ou faire pourrions, pour quelque cause que ce soit, excepté les choses dessus dites qui doivent être baillées à nous et à nos hoirs, et que nous lui transportissions, cessissions tout le droit que nous pourrions avoir à toutes les choses qui à nous ne doivent être baillées. Sur lesquelles choses, après plusieurs altercations eues sur ce, et par espécial pour ce que les dites renonciations ne se font pas de présent avons finablement accordé avec notre dit frère par la manière qui s'ensuit: c'est à savoir, que nous et notre dit ains-né fils renoncerons, et ferons et avons promis à faire les renonciations, transports, cessions et délaissemens dessus dits quand et si très tôt que notre dit frère aura baillé à nous ou à nos gens, espécialement de par nous députés, la cité et le châtel de Poitiers, et toute la terre et le pays de Poitou; ensemble le fief de Touars et la terre de Belleville; la cité et le châtel d'Agen, et toute la terre et le pays d'Agénois; la cité et le châtel de Pierreguis, et toute la terre et le pays de Pierregort; la cité et le châtel de Caours, et toute la terre et le pays de Quersin; la cité et le châtel de Rodais, et toute la terre et le pays de Rouergue; la cité et le châtel de Xaintes, et toute la terre et le pays de Xaintonge; le châtel et la ville de la Rochelle, et toute la terre et le pays de Rochelois; la cité et le châtel de Limoges, et toute la terre et le pays de Limozin; la cité et le château d'Angoulême, et toute la terre et le pays d'Angoulémois; la terre et le pays de Bigorre, la terre de Gaure, le comté de Ponthieu et le comté de Guines. Lesquelles choses notre dit frère nous a promises à bailler, en la forme que ci-dessus est contenu, ou à nos espéciaux députés, dedans un an ensuivant, lui parti de Calais pour retourner en France. Et tantôt ce fait, devant certaines personnes que notre dit frère députera, nous et notre dit ains-né fils ferons en notre royaume d'Angleterre icelles renonciations, transports, cessions et délaissemens, par foi et par serment solennellement; et d'icelles ferons bonnes lettres ouvertes, scellées de notre grand scel, par la manière et forme comprises en nos autres lettres sur ce faites, et que compris est au dit traité; lesquelles nous envoierons à la fête de l'Assomption Notre-Dame prochainement ensuivant, en l'église des Augustins en la ville de Bruges, et les ferons bailler à ceux que notre dit frère y envoiera lors pour les recevoir. Et si dedans le terme qui mis y est, notre dit frère ne pouvoit bailler, ni délivrer aisément à nous ou à nos députés les cités, villes et châteaux, lieux, forteresses et pays ci-dessus nommés, combien qu'il en doive faire son plein pouvoir sans nulle dissimulation, il les nous doit délivrer et bailler dedans le terme de quatre mois ensuivant l'an accompli. Avecques toutes ces choses et autres qui s'ensuivront ci-après, est dit et accordé par la teneur du traité, que nous, renvoyé ou ramené notre dit frère de France en la ville de Calais, six semaines après ce que il y sera venu, nous devons recevoir, ou nos gens à ce espécialement de par nous députés, six cent mille francs, et par quatre ans ensuivants, chacun an six mille; et de ce délivrer et mettre en ôtage, envoyer demeurer en notre cité de Londres, en Angleterre, des plus nobles du royaume de France, qui point ne furent prisonniers en la bataille de Poitiers; et de dix-neuf cités et villes des plus notables du royaume de France, de chacune deux ou trois hommes, ainsi comme il plaira à notre conseil. Et tout ce accompli, les ôtages venus à Calais et le premier payement payé, ainsi que dit est, nous devons notre dit frère de France et Philippe son jeune fils délivrer quittement en la ville de Boulogne sur mer, et tous ceux qui avecques eux furent prisonniers à la bataille de Poitiers, qui ne seroient rançonnés à nous ou à nos gens, sans payer nulle rançon. Et pour ce que nous savons de vérité que notre cousin messire Jacques de Bourbon, qui fut pris à la bataille de Poitiers, a toujours mis et rendu grand peine à ce que paix et accord fût entre nous et notre dit frère de France, en quelconque état qu'il soit, rançonné ou à rançonner, nous le délivrerons sans coût et sans frais avecques notre dit frère, en la ville de Boulogne; mais que cil traité soit tenu ainsi que nous espérons qu'il sera. Et aussi nous a promis notre dit frère que il et son ains-né fils renonceront et feront semblablement lors et par la manière dessus dite les renonciations, transports, cessions et délaissemens accordés par le dit traité à faire de leur partie, si comme dessus est dit; et envoiera notre dit frère ses lettres patentes, scellées de son grand scel, aux dits lieux et termes, pour les bailler aux gens qui de par nous y seront députés, semblablement comme dit est. Et aussi nous a promis et accordé notre dit frère que lui et ses hoirs sursoiront, jusques aux termes des dites renonciations dessus déclarées, de user de souveraineté et ressorts en toutes les cités, comtés, villes, châteaux, forteresses, pays, terres, îles et lieux que nous tenions au temps du dit traité, lesquels nous doivent demeurer par le dit traité, et aux autres qui à cause des dites renonciations et du dit traité nous seront baillées et doivent demeurer à nous et nos hoirs; sans ce que notre dit frère, ou ses hoirs, ou autres à cause de la couronne de France, jusques aux termes dessus déclarés et iceux durans, puissent d'aucuns services user et de souveraineté, ni demander subjection sur nous, nos hoirs, subgiets d'icelles, présens et à venir, ni querelles ou appiaulx en leur cour recevoir, ni rescrire à icelles, ni de juridiction aucune user à cause des cités, comtés, châteaux, villes, terres, îles et lieux prochainement nommés. Et nous a aussi accordé notre dit frère que nous, nos hoirs ni aucuns de nos subgiets, à cause des dites cités, comtés, châteaux, villes, pays, terres et lieux prochains avant dits, comme dit est, soyons tenus ni obligés de reconnoître notre souverain, ni de faire aucune subjection, service ni devoir à lui, ni à ses hoirs, ni à la couronne de France. Et accordons que nous et nos hoirs surserrons de nous appeler et porter titre et nom de roi de France, par lettres ou autrement, jusques aux termes dessus nommés et iceux durans. Et combien que ces articles dudit accord et traité de la paix, ces présentes lettres ou autres dépendans des dits articles, ou de ces présentes ou autres quelconques que elles soient, soient ou fussent aucunes pareilles, ou fait aucun que nous ou notre dit frère dissions ou fissions qui sentissent translations ou renonciations taisibles ou expresses des ressorts et souverainetés, est l'intention de nous et de notre dit frère que les avant dits souverainetés et ressorts que notre dit frère se dit avoir ès dites terres qui nous seront baillées, comme dit est, demeureront en l'état auquel elles sont à présent: mais toutes fois il sursoira de en user et demander subjection, par la manière dessus dite, jusques aux termes dessus déclarés. Et aussi voulons et accordons à notre dit frère que après ce que il aura baillé les dites cités, comtés, châteaux, villes, forteresses, terres, pays, îles et lieux dessus nommés, ainsi que bailler les nous doit, ou à nos députés, parmi sa délivrance et renonciations dessus dites, et les dites renonciations, transports et cessions qui sont à faire de sa partie par lui et par son ains-né fils et envoyées et aux dits lieux et jours à Bruges les dites lettres, et baillées aux députés de par nous, que la renonciation, cession, transports et délaissemens à faire de notre partie soient tenues pour faites. Et par abondance nous renonçons dès lors par exprès au nom, au droit et au chalenge de la couronne de France et du royaume, et à toutes choses que nous devons renoncer par force dudit traité, si avant comme profiter pourra à notre dit frère et à ses hoirs. Et voulons et accordons que par ces présentes le dit traité de paix et acord fait entre nous et notre dit frère, ses subgiets, alliés et adhérens d'une part et d'autre, ne soit, quant à autres choses contenues en icellui, empiré ou affoibli en aucune manière; mais voulons et nous plaît que il soit et demeure en sa pleine force et vertu. Toutes lesquelles choses en ces présentes lettres écrites, nous roi d'Angleterre dessus dit, voulons, octroyons et promettons loyaument et en bonne foi, et par notre serment fait sur le corps de Dieu sacré et sur saintes Évangiles, tenir, garder et entériner, et accomplir sans fraude et sans mal engin de notre partie. Et à ce et pour ce faire obligeons à notre dit frère de France nous et nos hoirs, présens et à venir, en quelque lieu qu'ils soient, renonçons par nos dits foi et serment, à toutes exceptions de fraude, de décevance, de croix pris et à prendre, et à impétrer dispensation de pape ou de autre au contraire; laquelle si impétrée étoit, nous voulons être nulle et de nulle valeur, et que nous ne en puissions aider nous et aux droits, disant que royaume ne pourra être divisé et générale renonciation valoir, fors en certaine manière et à tout ce que nous pourrions dire ou proposer au contraire en jugement au dehors. En témoin desquelles choses nous avons fait mettre notre grand scel à ces présentes, données à Bretigny de-lez Chartres, le vingt-cinquième jour du mois de mai, l'an de grâce Notre-Seigneur mil trois cent soixante.» Comment le duc de Normandie scella la dite charte; et comment quatre barons d'Angleterre vinrent à Paris au nom du roi anglois pour jurer à tenir le dit traité; et comment ils furent honorablement reçus. Quand celle lettre, qui s'appeloit l'une des chartes de la paix, car encore en y eut des autres faites et scellées en plusieurs manières, en la ville de Calais, si comme je vous en parlerai quand temps et lieu seront, fut jetée, on la montra au roi d'Angleterre et à son conseil: lequel roi et son conseil, quand ils la virent et ils l'eurent ouï lire, répondirent aux traiteurs qui s'étoient embesognés et en intention de bien chargés: «Elle nous plaît moult bien ainsi.» Donc fut ordonné que l'abbé de Clugny et frère Jean de Langres, et messire Hugues de Genève, sire d'Anton, qui pour le duc de Normandie y étoient commis et ordonnés, partissent de là, la charte grossiée et scellée avec eux, et venissent à Paris devers le duc et son conseil, et leur remontrassent l'ordonnance dessus dite et en fissent, au plus briévement qu'ils pussent, relation. Les dessus nommés s'y accordèrent volontiers, et retournèrent à Paris, où ils furent reçus à grand joie. Si se trairent devers le duc de Normandie et ses frères, le duc d'Orléans présent et la plus grand partie du conseil de France. Là remontrèrent les dessus dits moult convenablement sur quel état ils avoient parlé, et quel chose faite et exploitée avoient: ils furent volontiers ouïs, car la paix étoit durement désirée. Là fut la dite lettre lue et bien examinée, ni oncques ne fut de point ni d'article débattu; mais la scella le duc de Normandie, comme ains-né fils du roi de France et hoir du roi son père. Et furent assez tôt après les dessus dits traiteurs renvoyés devers le roi d'Angleterre, qui les attendoit en son ost près de Chartres. Quand ils furent revenus, il n'y eut mie grand parlement, car ils dirent que à toutes les choses dessus dites le duc de Normandie, ses frères, leur oncle et tout le conseil de France étoient bénignement et doucement accordés. Ces nouvelles plurent grandement bien au roi d'Angleterre. Adonc, pour mieux faire que laisser et pour plus grand sûreté, fut parmi l'ost du roi d'Angleterre une trêve criée à durer jusques à la Saint-Michel, et de la Saint-Michel en un an à tenir fermement et establement entre le royaume de France et le royaume d'Angleterre, et tous leurs adhérens et alliés d'une part et d'autre, et dedans ce terme bonne paix entre les rois et leurs parties. Et tantôt furent ordonnés sergens d'armes de par le roi de France, commis et envoyés de par le duc de Normandie, qui se exploitèrent de chevaucher parmi le royaume de France et dénoncer publiquement ès cités, villes, châteaux, bourgs et forteresses, ce traité et espérance de paix. Lesquelles nouvelles furent volontiers ouïes partout. Encore revenus les dessus dits traiteurs en l'ost du roi d'Angleterre, ils requirent au dit roi et à son conseil que quatre barons d'Angleterre, comme procureurs de lui, venissent à Paris pour jurer la paix en son nom, pour mieux apaiser le peuple; laquelle chose le roi d'Angleterre accorda moult volontiers. Et y furent ordonnés et envoyés le sire de Stanford, messire Regnault de Cobehen, messire Guy de Briane, et messire Roger de Beauchamp, bannerets. Ces quatre seigneurs, à l'ordonnance du roi leur seigneur, se partirent et se mirent au chemin avec l'abbé de Clugny et monseigneur Hugues de Genève, et chevauchèrent tant, qu'ils vinrent à Montlhéry. Quand ceux de Paris sçurent leur venue, par le commandement du duc de Normandie, toutes les religions[272] et le clergé, en grand révérence et à processions, vinrent de la cité bien avant sur les champs contre les barons d'Angleterre dessus nommés, elles amenèrent ainsi moult honorablement dedans Paris. Et encore vinrent encontre eux plusieurs hauts seigneurs et grands barons de France, qui lors se tenoient dedans Paris; et sonnèrent toutes les cloches de Paris à leur venue, et furent, adoncques qu'ils entrèrent en la cité, toutes les rues jonchées et pavées d'herbes, et autour parées de drap d'or, aussi honorablement comme on peut aviser et deviser, et aussi furent-ils amenés au palais qui richement étoit appareillé pour eux recevoir. Là étoient le duc de Normandie, ses frères, le duc d'Orléans, leur oncle, et grand foison de prélats et de seigneurs du royaume de France, qui les recueillirent bien et révéremment. [272] Tous les ordres religieux. Là firent, au palais, présent tout le peuple, ces quatre barons d'Angleterre, serment, et jurèrent au nom du roi leur seigneur et de ses enfans, sur le corps de Jésus-Christ sacré et sur saintes Évangiles, à tenir et accomplir le dit traité de paix, si comme ci-dessus est éclairci. Ces choses faites, ils furent menés au palais, et là fêtés et honorés très grandement du duc de Normandie et de ses frères et des hauts barons de France qui là étoient. Après ce, ils furent amenés en la sainte chapelle du palais[273]: si leur furent montrées les plus belles reliques et les plus riches joyaux du monde, qui là étoient et sont encore, et mêmement la sainte couronne dont Dieu fut couronné à son saintisme travail. Et en donna le duc de Normandie à chacun des chevaliers une des plus grands épines de la dite couronne, laquelle chose chacun des chevaliers prisa moult, et tint au plus noble jouel que on lui pût donner. Et furent là ce jour et le soir, et l'endemain jusques après dîner. Et quand ils prirent congé, le duc de Normandie fit à chacun donner un moult bel et bon coursier, richement paré et ensellé, et plusieurs autres beaux joyaux, desquels je me passerai asez briévement, et dont ils mercièrent grandement le duc de Normandie. Après ce, ils partirent du dit duc et des seigneurs qui là étoient, et s'en retournèrent devers le roi leur seigneur; et y vinrent l'endemain assez matin en grand compagnie de gens d'armes qui les convoyèrent jusques là, et qui devoient aussi le roi d'Angleterre et ses gens conduire jusques à Calais, et faire ouvrir cités, villes et châteaux pour eux laisser passer paisiblement et administrer tous vivres. [273] Le lundi 11 mai. Comment le roi d'Angleterre se partit de Chartres et s'en retourna en son pays; et comment le roi de France arriva à Calais; et comment le fils du duc de Milan fut marié à la fille du roi de France. Quand ils furent parvenus jusques en l'ost du roi d'Angleterre, leur seigneur, ils lui recordèrent comment honorablement ils avoient été reçus, et lui montrèrent les dignités et les joyaux que le duc de Normandie leur avoit donnés. De quoi le roi eut grand joie, et fêta grandement le connétable de France et les seigneurs qui là étoient venus, et leur donna beaux dons et grands joyaux assez. Adoncques fut ordonné que toutes manières de gens se délogeassent et se retraissent bellement et en paix devers le Pont-de-l'Arche pour là passer Seine, et puis vers Abbeville pour passer la rivière de Somme, et puis tout droit à Calais. Donc se délogèrent toutes manières de gens et se mirent au chemin; et avoient guides et chevaliers de France envoyés de par le duc de Normandie, qui les conduisoient et les menoient ainsi comme ils devoient aller. Le roi d'Angleterre, quand il se partit, passa par la cité de Chartres et y herbergea une nuit. A l'endemain vint-il moult dévotement, et ses enfans, en l'église Notre-Dame, et y ouïrent messe et y firent grandes offrandes, et puis s'en partirent et montèrent à cheval. Si entendis que le roi et ses enfans vinrent à Harefleur en Normandie, et là passèrent-ils la mer et retournèrent en Angleterre. Le demeurant de l'ost vinrent au mieux qu'ils purent, sans dommage et sans péril; et partout leur étoient vivres appareillés pour leur argent, jusques en la ville de Calais; et là prirent les François congé d'eux, qui les avoient convoyés. Si passèrent depuis les Anglois, au plus bellement qu'ils purent, et retournèrent en Angleterre. Sitôt que le roi d'Angleterre fut retourné arrière en son pays, qui y vint auques des premiers, il se traist à Londres, et fit mettre hors de prison le roi de France, et le fit venir secrètement au palais de Westmoustier, et se trouvèrent en la dite chapelle du palais. Là remontra le roi d'Angleterre au roi de France tous les traités de la paix, et comment son fils, le duc de Normandie, au nom de lui, l'avoit jurée et scellée, à savoir quelle chose il en diroit. Le roi de France, qui ne désiroit autre chose fors sa délivrance, à quel meschef que ce fût, et issir hors de prison, n'y eût jamais mis empêchement, mais répondit que Dieu en fût loué quand paix étoit entre eux. Quand messire Jacques de Bourbon sçut ces nouvelles, si en fut grandement réjoui, et vint à Londres au plus tôt qu'il put devers l'un roi et l'autre qui lui firent grand chère. Depuis chevauchèrent-ils tous ensemble, et le prince de Galles en leur compagnie, et vinrent à Windesore, là où madame la roine étoit, qui moult fut réjouie de leur venue et de la paix le roi son seigneur, et du roi de France son cousin. Si eut là grands approchements et semblans d'amour entre ces parties, et donnés et rendus grands dons et beaux joyaux. Depuis fut-il accordé que le roi de France et son fils, et tous les barons de France qui là étoient, se partissent et se traissent devers Calais. Adonc prirent-ils congé à la roine d'Angleterre et à ses filles, qui moult étoient lies de la paix et du département du roi de France. Si aconvoya le roi d'Angleterre le roi de France jusques à Douvres; et là se tint aise au châtel de Douvres deux jours, et tous les François aussi. Au tiers jour ils entrèrent en mer, le prince de Galles, le duc de Lancastre, le comte de Warvich, messire Jean Chandos et plusieurs autres seigneurs en leur compagnie, et arrivèrent à Calais environ la Saint-Jean-Baptiste[274]. Si se tinrent en la dite ville de Calais tout aisément, et attendirent là un terme les messages du duc de Normandie, qui devoient apporter la finance de six cent mille francs de France. Mais le paiement ne vint mie si tôt que on espéroit qu'il dût venir; car il ne fut pas si tôt recueilli des officiers du roi de France. Si vinrent le duc de Normandie et ses deux frères en la cité d'Amiens, pour mieux ouïr tous les jours nouvelles de leur seigneur et entendre à ses besognes et à sa délivrance; et pendant ce se cueilloit le paiement parmi le royaume de France. [274] Le roi Jean arriva à Calais le mercredi 8 juillet, suivant les _Chroniques de France_. Si entendis et ouïs recorder adonc que messire Galéas, sire de Milan et de plusieurs cités en Lombardie, fit ce premier paiement, parmi un traité qui se fit adonc: car il avoit un sien fils à marier: si fit requérir au roi de France qu'il lui voulsist donner et accorder une sienne fille, parmi ce que il paieroit ces six cent mille francs. Le roi de France, qui se véoit en danger, pour avoir l'argent plus appareillé, s'y accorda légèrement. Or ne fut mie cil mariage sitôt fait ni confirmé, pour ce que la finance ne vint mie sitôt avant. Si convint ce danger souffrir et endurer au roi de France, et attendre l'ordonnance de ses gens. Comment ceux des forteresses anglesches de France, du commandement du roi d'Angleterre, se partirent; et comment la rançon du roi de France fut apportée à Saint-Omer. Quand le prince de Galles et le duc de Lancastre, qui se tenoient à Calais de-lez le roi de France, virent que le terme passoit, et que le paiement point ne s'approchoit, si eurent volonté de retourner en Angleterre, et mirent ordonnance en ce; et laissèrent le roi en la garde de quatre moult suffisans chevaliers, messire Regnault de Cobehen, messire Gautier de Mauny, messire Guy de Briane et messire Roger de Beauchamp. Et payoit le roi de France ses frais et les frais de ces seigneurs et de leurs gens: si montèrent grand foison, bien le terme de quatre mois qu'ils furent à Calais. Or vous parlerons d'aucuns chevaliers anglois, capitaines des garnisons qui se tenoient en France et étoient tenus deux ou trois ans par-avant, ainçois que paix se fît. Cils qui avoient appris à guerroyer et à hérier le pays, furent moult courroucés de ces nouvelles, quand ils eurent commandement du roi d'Angleterre qu'ils se partissent; mais amender ne le purent. Si vendirent les plusieurs leurs forteresses à ceux du pays d'environ et en reçurent grand argent, et puis s'en partirent. Et les aucuns ne s'en voulurent mie partir, car ils avoient appris à piller et à faire guerre; si firent comme paravant, sous ombre du roi de Navarre; et ce furent ceux qui se tenoient sur les marches de Normandie et de Bretagne. Mais messire Eustache d'Aubrecicourt qui se tenoit dedans la ville de Athigny, quand il s'en partit, la vendit bien et cher à ceux du pays. Or prit-il simplement ses convens, dont il fut depuis mal payé; et si n'en eut autre chose. Si s'en partirent tous ceux qui tenoient forteresses en Laonnois, en Soissonnois, en Picardie, en Brie, en Gâtinois et en Champagne. Si retournoient les aucuns qui avoient assez gagné, en leurs pays, ou qui étoient tannés de guerroyer; et les plusieurs se retraioient en Normandie devers les forteresses navarroises. Or vint cil paiement de ces six cent mille francs en la ville de Saint-Omer; et fut là tout coi et arrêté en l'abbaye que on dit de Saint-Bertin, sans porter plus avant; car les aucuns hauts barons de France, qui élus et nommés étoient pour être hostagiers et entrer en Angleterre, refusoient et ne vouloient venir avant, et en faisoient grand danger. De quoi si l'argent fût payé et délivré en la ville de Calais aux Anglois, et les seigneurs de France ne voulsissent entrer en hostagerie, ainsi que convens et ordonnances de traités se portoient, la dite somme de florins fût perdue, la paix fût brisée, et le roi de France remené arrière en Angleterre. Sur ces choses avoit bien avis et manière de regarder. Comment le roi d'Angleterre vint à Calais et s'entrefêtoient chacun jour les deux rois; et comment autres lettres de la paix furent faites et scellées des deux rois. Ainsi demeura le roi de France à Calais, du mois de juillet jusques en la fin du mois d'octobre. Quand ces choses furent si approchées que le paiement fut tout pourvu, si comme ci-dessus est dit, et venus à Saint-Omer ceux qui devoient entrer en hostagerie pour le roi de France, le roi d'Angleterre, informé de toutes ces choses, repassa la mer à grand quantité de seigneurs et de barons et vint de rechef à Calais. Là eut grands parlemens de l'une partie et de l'autre, du conseil des deux rois, qui par l'ordonnance de la paix s'appeloient frères. Là furent de rechef lues, avisées et bien examinées les lettres de la paix, à savoir si rien y avoit à mettre ni à ôter, ni nul article à corriger. Et tous les jours donnoient les deux rois à dîner l'un à l'autre et leurs enfans, si grandement et si étoffément que merveilles seroit à penser; et étoient en reviaulx et récréations ensemble si ordonnément, que grand plaisance prenoient toutes gens au regarder; et laissoient les deux rois leurs gens et leur conseil convenir du surplus. _Chroniques de Froissart._ GLOSSAIRE[275]. [275] La connaissance du vieux français est encore si imparfaite et nous sommes si éloignés d'avoir un bon dictionnaire du langage du moyen âge, que nous espérons que nos lecteurs voudront bien nous savoir gré des efforts qu'il nous a fallu faire pour rédiger ces glossaires; et nous nous plaisons à dire que ce qu'ils contiennent de meilleur est dû à l'érudition et à l'obligeance de MM. Fr. Baudry, Michelant et A. de Montaiglon. A. A, avec. A, p. 280, pour. A TOUT, avec. A VAL, en bas. ACCOMPARAGER (S'), se comparer, être mis en comparaison. ACCRÉU, de accroître, p. 12, se sentant plus de confiance en soi-même. ACÉRÉ, pointu. ACERTES, ADECERTES, certainement. ACHOISON, p. 276, sujet. ACOINTÉ, ami, allié. ACONSUIR, poursuivre, atteindre. ACONVOYER, accompagner. ACRAVANTER, ACRAVENTER, CRAVANTER, renverser, briser, écraser. ACRAVENTÉ, ACRAVENTIÉ, participe passé du verbe ACRAVENTER. ADONC, ADONCQUES, ADONT, alors, lorsque. ADRECIER, ADRECER, redresser, rétablir, remettre en son état, rendre justice, faire droit. ADVOESON, ADVOISON, bail. AFFERMÉ, affermi, ferme, assuré conclu. --_Firmatus._ AFFEROIT (IL), il convenoit. AFFIER (S'), se fier, donner sa foi. AFFOLÉ, estropié. AFFRÉNER, s'arrêter. AFFUIR. --_S'en affuir à_, s'enfuir auprès de. AGUES, aiguës. AHERDRE, attacher, tenir ensemble. AIDABLE, dont on peut s'aider, qui peut aider. AILE, côté, flanc. --_Avait costié sur aile_, avait côtoyé, avait marché sur le flanc de... AINÇOIS, p. 145, plus tôt. _Ainçois que_, avant que. AINS, AINSOIS, AINÇOIS, mais, au contraire. AÏR, IRE, colère. AISER, mettre à l'aise. AJOURNEMENT (L'), au point du jour; opposé à _l'anuitier_. ALENER, fatiguer. ALLOUER, p. 455, perdre. ALLOYÉ, lié. ALOUÉS, gens à gages. AMENDÉ, réparé, guéri. --_Amender_, p. 423, réparer, faire satisfaction. AMENRIR, amoindrir. AMONTER, élever. ANCESTERIE, ANCESTRIE, bonne famille, généalogie. ANIENTIR, anéantir, laisser perdre. ANTE, tante. ANUITIER (A L'), pendant la nuit, le soir. AOURER, AOUSER, révérer, prier, adorer. APAISIER, apaiser, terminer. APASSER, passer. APETICIER, diminuer. APPAREIL BATAILLEUR, APPAREIL BATAILLEREUX, tout ce qui est nécessaire pour faire la guerre. APPAREILLÉ, orné. APPARTENANT, convenable. APPELER, relever (en parlant des fiefs). --_De qui leurs fiés appeloient ne disoient à tenir_, de qui leurs fiefs relevaient ou de qui ils disaient les tenir. APPENDANCES, dépendances. APPERT, adroit, habile. APPERTEMENT, habilement, ouvertement. APPERTISE, exploit. APPIAULX, appels. APPLIQUA, p. 12, s'en alla; se logea, entra. ARDIRENT, brûlèrent. (De _ardre_.) ARDOIR ou ARDRE, brûler. (_Ardere_.) ARGUÉ, accusé. ARRÉÉ, harnaché. ARRÉÉMENT, en arroi, en bon ordre. ARRÊTÉ, p. 121, retiré. ARROUTER (S'), se réunir, se mettre en _route_, c'est-à-dire en troupe. ARROY, ordre. ARS, brûlé. (De _ardre_.) ASSAMBLER A engager le combat avec. ASSAUDROIT, attaquerait, assaillirait. ASSÉGURANCE, assurance. ASSEMBLÉE, p. 387, attroupement, rassemblement. ASSENTEMENT, assentiment, consentement. ASSENTIR, consentir. --_Assentant_, consentant. ASSEOIR, assiéger. --_Assis_, assiégé. ASSISTER, assiéger. ASSUREMENT, assurance. ATANT, alors. ATOUT, avec. ATRAIANT, participe présent de _atraire_. ATRAIRE, attirer, faire venir. --P. 292, lui faire adopter son avis. ATTEMPRANCE, règlement, arrangement. ATTERRER, renverser, jeter à terre. ATTRAIT, approvisionnement. AUCEURRE, AUCUERRE, Auxerre. AUQUES, aussi. --_Auques près_, à peu près, à quelque chose près. (_Aliquid._) AUTEL, de même, semblablement, la même chose. AVAL, en bas. AVALA (S'), p. 238, mit pied à terre. AVANCER. --_Avancer leurs corps_, pour s'exercer aux armes. AVENUE, événement. AVENU A (ÊTRE), être arrivé auprès de. AVINRENT, arrivèrent. AVISER, apercevoir. --_Comme on peut aviser et deviser_, se le figurer sans l'avoir vu et en parler après l'avoir vu. AVISÉ. --_De fait avisé_, comme on en était convenu. AVOLÉ, réfugié. AYDES, sorte d'impôts. AYE, aide. AYRÉ, plein de colère. B. BABILOINE, Babylone (Le Caire). BACHELEREUX, aimables. BACHIÈRE, bateau, bachot. BAN, cri public, ordre, publication, avertissement. BAN-CLOCHE, cloche du ban. BAN-LÈVRE, tour de la bouche. BASSINET, BACINET, BACIN, armure de tête. BATAILLE, corps d'armée. BEHAIGNE, Bohême. BELLEMENT, bien, doucement. BENOICTE, sainte, bénie. BÉOIENT, bayaient, flânaient. BERSAIL, but. --_Être en bersail_, servir de but. BESOGNE, BESOINGNE, besoin, nécessité, affaire. BESOGNER. --_Ainsi qu'il leur besognoit_, ainsi qu'il leur était besoin. BIDAU, soldat armé légèrement. BLANDISSEMENT, flatterie. BOBANT, bruit, réjouissance tumultueuse. BONDE, frontière. (_Bande._) BORDURE, broderie. --_Ouvrée de bordure au ray d'un soleil_, travaillée d'une broderie au rayon de soleil. BOUBANT, vanité. BOUTER, mettre. BOUTIS, poussée. BOURLET, massue. BRIGANDS, soldats à pied recouverts d'une espèce de cotte de mailles appelée _brigandine_. BROCHER, piquer. C. CALENGER, réclamer, défendre, contester. CAUTELÉ, p. 455, fait avec grande précaution. CELÉEMENT, en cachète, secrètement. CEL, CELLE, cet, cette. CESTUI, celui. CHAINGLE, enceinte. CHALENGER. Voyez CALENGER. CHALLOIR, se soucier. CHEF. --_Venir a chef_, venir à bout. CHÉENT, tombent. (De _cheoir_.) CHÉI, tomba; _chéirent_, tombèrent. CHÉOIT, tombait. --P. 455, _comme il chéoit à point, etc._, comme il en était au moment de prendre possession du logis préparé pour lui à Chartres comme on le préparait ailleurs. (Les négociateurs français sont dans sa chambre avant lui et attendent son arrivée.) CHER. --_Qui eussent eu aussi cher néant_, qui n'avaient rien moins envie que de. CHERCHER, parcourir. CHÈRE, visage, mine. --_A liée chère_, avec bonne mine, bon visage, bon accueil. --_Chère liée_, figure joyeuse. --_Grand chère_, grand accueil. CHET, tombe. (De _cheoir_.) CHEVANCE, bien, richesse, propriété. CHEVESTRE, corde. CHIEF, tête, chef. --_Qui faisoient chiefs_, qui étaient maîtresses de maison. CHU, tombé. CIL, cet, celui; _cils_, ceux. CLAMER, appeler. CLERC, ecclésiastique. CLERGESSE, savante, lettrée. COINTE, élégant. COINTISE, ornement. COIS, tranquilles. COLOMPNE (LA), Colonne. COMBIEN QUE, malgré que. COMPAIGNIER, être en compagnie. COMPARER, faire de même, user de représailles. COMPARÉE, payée. COMPAROIR, comparaître. --S'emploie encore en style de procédure. CONCEVOIR, connaître. CONCHIER, souiller. CONCILE, assemblée. CONFORTANS, aides, soutiens. CONFORTÉ. --_Conforté durement_, bien constitué, fort. --_Tout conforté par semblant_, ayant l'air d'attendre tranquillement. _Confortés_, p. 440, encouragés. CONFRONTATION, ce qui est adjacent, ce qui se fait front. CONGIÉ, congé, permission. CONNÉTABLIE, compagnie. CONNOÎTRE, p. 22, avouer. CONROI, ordre, rang; --suite, compagnie, troupe. CONSAUL, CONSAUX, CONSAULX, conseil, conseillers. CONSEILLIER, tenir conseil, tenir séance. CONSTENTIN, Cotentin. CONSTRAIGNANT, se resserrant. --P. 15, les combattants se rapprochant. CONSUIR (SE), se joindre. CONTEMPT, mépris. CONTRAIRE (FAIRE), être contre, être ennemi. CONTRE, à la rencontre, au-devant. CONTREMONT, en l'air, en haut. CONTRESTER, s'opposer. --_Ne l'eut contresté_, ne s'y fût opposé. CONVENANCE, convention. CONVENANCER, faire une convention, s'engager à. CONVENANT, contenance, disposition. CONVENT, convention, ce qui a été convenu. --_Avoir en convent_, promettre, s'engager. CONVERSER, se réunir, se diriger vers. COPÉ, coupé. CORDELLE (A SA), à sa discrétion, à sa disposition. CORON, coin. CORROMPRE, rompre. COSTIER, suivre, aller près, côtoyer. --_En costiant_, en attaquant le flanc. COURIR, ravager. COURROUCIÉ, peiné, affligé. COÛT, dépense, frais. COUTAGES, dépens, frais. COUTE, matelas. COUTILLE, grand couteau. COUVERTE (A LA), en cachette, en secret. COUVERTEMENT, même sens. CRÉANTER, promettre. CRÉDENCE, créance, foi. CRÉEZ, croyez. CRÉOIENT, croyaient. CROIX. _De croix pris_, de croisade, de croix à prendre. --Prendre la croix relevait d'un serment. CRUEUX, sanglant. --(De _cruor_.) CUIDER, croire. CUISANÇON, inquiétude. CUISSIENS, cuissarts, armure des cuisses. CUER, coeur. CURER, soigner. D. DAMPNEMENT, damnation, condamnation. DAMPNER, condamner, blâmer. DE. Cette préposition, qui marque aujourd'hui le génitif, ne s'employait pas autrefois. On disait: _le palais le roi_, _l'hôtel la reine_, pour le palais _du_ roi, l'hôtel _de_ la reine. DE, p. 319, par. DE LÈS, p. 10, depuis. DÉBOUTER, repousser, pousser. DECEVOIR, tromper. DÉDUIT, plaisir. DÉFAUTE, DEFFAUTE, manquement, faute. DEFFRAUDÉ, diminué par fraude. DÉGASTER, ravager, détruire. DEHAITÉ, malade. DÉLAYÉ, reculé, différé. (_Délai._) DÉLIVRANCE, suite, livrée. DEMAINE, domaine; propriété entière, opposée au fief. DEMANDER, p. 426, blâmer, accuser. DÉMOLLICION, destruction. DÉNÉER, nier, dénier, refuser. DÉPARTEMENT, départ. DÉPARTIR, partir. DÉPENDRE, dépenser. (_Dépens._) DÉPIT, p. 187, moquerie; --chagrin, peine. DÉPORT, p. 128, délai. DÉPORTER, p. 404, administrer; --p. 429, épargner; --p. 448, dispenser. DÉPORTER (SE), se dispenser, se désister. DERNIER (AU), finalement. DÉROUTÉS, rompus, qui ne sont plus en _route_, c'est-à-dire en troupe ordonnée. DESCENDRE, p. 215, tomber sur, charger, attaquer. --_Descendre à pied jus_, mettre à pied bas, c'est-à-dire pied à terre. DESCONGNUEMENT, secrètement. DESCORT, débat, querelle, discorde. DESCRIER, décrire, raconter. DÉSERTE, salaire, expiation. DESLAÏER, DÉLAYER, différer, tarder. DÉSLIÉ, dissous. DESNUÉ, dénué, privé de, nu, dépouillé. DÈS-ORS ENDROIT, dès actuellement. DESPÉCIER, rompre, dissoudre. DESPISOIENT, méprisaient. DESPIT, mépris, dédain. DESPITEMENT, avec colère. DESQUIEX, forme de desquels. DESROUTES, rompues, brisées. DESROYER, rompre les rangs. DESSAMBLER, DESSEMBLER, séparer, diviser. DESSERVIR, mériter. DESSEVRER, séparer. DESTOURBER, troubler, déranger. DESTOURBIER, DÉTOURBIER, trouble, dérangement, désordre. DESTROIT, affligé. DESTRUIMENT, destruction, ruine. DESTRUIRENT, détruisirent. DÉTRENCHIÉ MORT, tranché, blessé à mort. DÉTRIER, arrêter, différer. --_Se détrier_, se refuser à. DEUSSIEZ, dussiez. --_Deust_, dût. DÉVÉE, de _dévéer_, défendre. (_Devetare._) DEXTRE, droite. DIE, dise. --_Distrent_, dirent. DIGNITÉS, p. 470, reliques. DILATION, délai. DIS, dires, ce qu'on a dit. DOINT, donne. --_Donroit_, donnerait. DOUBTE, crainte. DOUBTER, craindre, avoir peur, redouter. DROIT, direct, légitime, juste. --_Appelé à droit_, appelé en justice. DROITURES, droits. DUIT, au pluriel DUIS, habile, expérimenté. DUREMENT, beaucoup. E. ÉBATTEMENT, plaisir, ébats. ÉCHEOIR, tomber. ÉCU, bouclier. EDIFIEMENT, construction. EFFORCER, rendre plus fort. EFFORCIEMENT, en forces. ÉLIRE, choisir. EMBATTRE (SE), s'élancer sur quelque chose, s'y enfoncer. --Se réfugier. EMBESOGNER (S'), travailler, s'occuper. EMBLER, enlever. EMBLER (SE), s'esquiver, se séparer. ÉMOUVOIR. --_Émouvoir guerre_, déclarer, exciter la guerre. EMPAIGNANT, d'_empaindre_, poussant. EMPAINTE, attaque, choc. EMPENSER, penser. EMPÊTRER, obtenir. EMPOINTE, attaque, choc. EMPRENDRE, entreprendre. --_Emprit_, prit. EMPRISE, EMPRINSE, entreprise, projet. ÉMU, p. 120, _étoit ému_, était intenté. EN, on. --_L'en_, t-on. EN DROIT MOI, à mon égard, à mon endroit. EN DROIT SOI, à l'égard de soi. ENCHAITIVÉ, prisonnier. ENCHAS, combat. ESCHÉY, arriva. ENCLOUANT, renfermant. (De _Encloir_, enclore.) ENCONTRE, à la rencontre, au-devant de. ENCONVENANCER, promettre, faire convention. ENCOULPÉ, déclaré coupable, inculpé. ENCOURAGEA, p. 296, enflamma. ENCOURU (ÊTRE), être condamné. --_Sans être encourus en cette somme_, sans être condamnés à payer cette somme. ENCOUSIT (S'), s'enfonça, entra. ENDROIT, p. 172, _là endroit_, là où nous sommes; ou bien: là tout de suite. ENFÉLONNIT, irrita. ENGIN, p. 466, ruse. ENGRIGNY, de _engrignir_, courroucer. ENLIGNAGÉ, apparenté. EN-MY, EMMY, au milieu de. (_In medio._) ENNORTER, exhorter, conseiller. --_Enortement_, exhortation. ENNUIS, malgré soi, avec peine. ENS, dedans. --_Ens ès_, dedans les. ENSEIGNE, indice, preuve. ENSEMENT, ensemble, en même temps. ENSONNIER, p. 122, y aviser. --P 192, _Ensonnioient_, occupaient. ENTENDRE, s'occuper, donner son attention. ENTÉRINER, ratifier. ENTOUILLÉS, mêlés. ENTOUR, environ. ENTREDIT, interdit. ENTREMENTES, pendant. ENVAYE, attaque. ENVI, ENVIS, malgré soi. (_Invitus._) ERRAUMENT, promptement. ÈS, dans les. ESCHARCEMENT, peu. ESCHARNISSEMENT, raillerie. ESCHEQUIER, échiquier, cour de justice. ESCHÉY, tomba. ESCHIÉVER, éviter, esquiver. ESCLITRE, éclair. ESCONDIRE, refuser (_éconduire_). ESCOUIR, brandir. ESCRISOIT, écrivait. ESLAI, course, bond, élan. ESLEVER, se lever, se soulever. ESLIESCER, réjouir, mettre en liesse (joie). ESPÉCIAUMENT, spécialement. ESPÉRÉ. _Espérés à mouvoir_, qu'on s'attend à voir s'élever. ESPIE, espion. ESPOIR, peut-être. ESPURGER (S'), se purger d'une accusation. ESRAGIÉ, enragé, furieux. ESTACHE, pieu. ESTAINT, étouffé, mort. ESTABLEMENT, d'une manière stable, permanente. ESTAL, place, demeure. ESTOURMI, combattu, attaqué; --p. 169, rassemblé, réuni en foule, en désordre. ESTRAIN, paille, chaume. ESTRIF, lutte, combat. ESTRIVER, combattre. ETOFFER, ESTOFER, approvisionner. EXILIER, EXILLER, ravager. EXPLOITER, ESPLEITER, achever, faire, agir; --p. 406, se hâter, marcher. EXPRESSES, exprimées. F. FAILLIR, manquer, ne pas réussir. --_Failli_, manqua. _Failli_, tombé. FAUDROIT, manquerait, ferait défaut. (De _faillir_). FAITICEMENT, FAICTISSEMENT, bien arrangé, arrangé avec art. FAME, bruit. (_Fama._) FAUTE, manque, espace vide. FAUTRE, fourreau. FÉAUTÉ, fidélité. FÉIST, fit. FEL, cruel. FELLEMENT, durement. FÉLONNEUX, FÉLONNESSE, dur, cruel, méchant. FÉNI, finit. FÉRANT ET BATTANT, en toute hâte. FÉRIR EN (SE), tomber sur. FÉRU, frappé. (De _férir_.) FERMÉ, conclu, assuré. (_Firmatus._) FERMETÉ, fermeture, barrière. FÈS, faix, poids, charge. FÉSIST, fit. FIABLEMENT, avec confiance. FIANCER. --_Fiancèrent prisonniers_, firent reconnaître prisonniers sur parole. FIER, rude, dur. FINA, finit. FINABLE, finale, définitive. FOISON. _Si montèrent grand foison, bien le terme de quatre mois qu'ils furent à Calais_, montèrent très-haut, par suite des quatre mois qu'ils furent à Calais. FORBOURG, faubourg. FORFAIT, compromis. FORMENT, fortement, fort, beaucoup. FOSSOYER, faire un fossé. FOURBIRENT. Voyez RESTREIGNIRENT. FOURRER, fourrager. FRAYER, dépenser, faire les frais. FRETABLE, coûteux. FRIQUEMENT, agréablement. FROISSIS, brisement, hachement. FRONTIÈRE. --_Faire frontière_, garnir, mettre sur le front, sur le devant. FROYE, FROIE, trace. (_Frayer._) FUERRES, paille, fourrages. FUIE, fuite. FUST, bois, bâton. G. GAGNÉE, prise. GAIGES, gages. GARNATE, Grenade. GARNIR (SE), se fortifier, se garnir. GASTER, ravager, dévaster. GEHENNE, torture, question. (_Gêne._) GENTIL, noble. --_Gentillesse_, noblesse. GÉSIR, être couché, coucher, être placé. GÉU, participe passé de _gésir_. GISSOIENT, imparfait de _gésir_. GOBELIN, lutin, esprit follet. GREIGNEUR, plus grand. GREVER, faire du mal. GRIS, sorte de fourrure. GROSSIÉE, grossoyée, expédiée en grosse écriture et délivrée en forme exécutoire. GUERDON, récompense. GUÉRITÉ _à l'encontre_, défendu, protégé contre. GUERLES, Gueldres. GUEULE (terme de blason), rouge. GUISE, manière. H. HAIER, fermer de haies, de palissades. HAITIÉ, robuste, en bonne santé. HANS (LES), la poignée. HANTONNE, Southampton. HARIOIT, fatiguait. HART, corde; --au pluriel _hars_. HAVELLE, havre. HAVET, crochet. HÉOIT, haïssait. HÉRIÉ, maltraité. HÉRITE, hérétique. HEUR, la chance. HEURE, _une heure..... et l'autre_, tantôt..... et tantôt. HODÉ, fatigué. HOIR, héritier. HOKEBOT, bateau. HONNIR, vexer, maltraiter; --p. 346, gâter, brouiller. HOSTAGIER, celui qui est donné en otage. --_Hostagerie_, état de celui qui sert d'otage. HOSTIDONNE, Huntingdon. HOSTOYER, faire la guerre, guerroyer. HÔTELS, personnes de la maison. HU, HUÉE, HUY, cri, clameur. (_Huer._) Le _hu_ et le _cri_ précèdent le _hutin_; ce sont les cris que l'on pousse avant d'en venir aux mains. HUTIN, querelle, combat, bagarre. HUIS, porte (_huissier_). HUMILIER (S'), s'adoucir. I. ICE; ICEST, ICESTE; ICELUI, ICELLE, ICEUX, ICELLES; ce, cet, celle, ceux, celles. IL, lui. ILEC, là. IMAGINOIENT, p. 453, se rendaient bien compte des effets que devait produire l'expédition du roi d'Angleterre. IMPÉTRER, demander, obtenir. INCLINER, déterminer; p. 321, saluer. INCONVENABLE, qui n'est pas convenable. INCOULPÉ, inculpé, accusé. INSTANCE, malheur. INTENTIF (ÊTRE), avoir l'intention. INTENTION. _Si auroit eu son intention_, qu'il n'ait imposé sa volonté au. INTENTIVEMENT, avec volonté. IREUSEMENT, en colère. IRIÉS, en colère. ISNELEMENT, promptement. ISSIR, sortir. --_Issi_, sortit. --_Istra_, _istrons_, futur d'_issir_, sortira, sortirons. --_Istroient_, sortiraient. --_Issant_, sortant. J. JA, jamais. JA FUST CE QUE, malgré que. JA SOIT, JAÇOIT QUE, JA SOIT CE QUE, quoique. (_Jam sit._) JETÉE, écrite, rédigée. JOIANT, joyeux. JOUEL, joyau. JOURNÉE, ajournement, assemblée, rendez-vous. JUGLEUR, jongleur, bateleur. JUPPER, appeler. JUS, _à jus_, à bas, par terre. JUT, campa, campait. (_Jacebat_). L. LABOUR, travail. LABOURER, travailler. LAI, laïque. LAIENS, _léans_, là dedans; opposé à _céans_, ici dedans. LAIRAI, forme de laisserai. LAISSER. _Pour mieux faire que laisser et pour plus grand sureté_, pour mieux faire que s'en aller sans prendre de plus grandes sûretés. LÈS, LEZ, côté. --_De lez_, à côté de. LI, lui. LICE, champ clos par des pieux, pour faire course ou tournoi. LIE, joyeux. LIEMENT, avec plaisir, avec joie. LIEU. --_En tel lieu étoit et en telle fois fut_, ici ou là. LIGNAGE, LINAGE, famille, parenté. LIVRÉ, soigné. LOBER, moquer, railler. LOGER (SE), s'établir, camper. --Encore conservé dans le langage militaire. M. MAHOMMERIE, temple, mosquée. MAIL, maillet. MAILLE, un demi-denier. MAINBOUR, MAINBOURG, tuteur, gouverneur. MAINSNÉ, plus jeune, cadet. MAINTENANT. --_De maintenant_, _dès maintenant_, dès lors. MAINTENIR, conduire. --_Se maintiendroient_, se conduiraient. MAIS, p. 238, plus; --p. 451, pourvu que. --_Mais qu'ils trouvassent à qui_, pourvu qu'ils trouvassent quelqu'un. MALE, mauvaise. MALEFAÇON, mauvaise action. MALEGRÂCE, disgrâce. MALETTE, valise, petite malle, bagage. --_Gens qui portent malettes_, voyageurs. MALMIS, maltraité. (De _malmettre_.) MALETOUTE, MALTÔTE, impôt perçu sans être dû. MANSION, demeure, habitation. MARCHE, frontière. MARCHIÉ, quantité. MARMITEUX, triste, affligé, hypocrite, qui fait le bon apôtre. MARRONIERS, matelots. MAUTALENT, mécontentement. --_Mautalentif_, mécontent. MAUVESTIÉ, malice, méchanceté. MÉISME, même. --_Meismement_, mêmement. MÉIST, mit. MENÉ, gouverné, être en tutelle. MENÉE, compagnie, suite. MENESTERIEU, menestrel, ménétrier. MENEURS, mineurs. MERENCOLIEUX, triste, chagrin. MERRIENS, merrain, bois de charpente. MES HUY, aujourd'hui, à présent. MESCHÉANCE, male chance. MESCHEF, malheur, mésaventure. MESCHEY (IL), il arriva mal. (De _mescheoir_.) MESHAIGNER, blesser, maltraiter. MÉSIAUX, lépreux. MESPRENDRE, mal agir. --_Avez-vous mespris_, avez-vous mal agi? MESPRISON, faute. MESSAGE, messager, envoyé. MÉSÈLERIE, MESSELERIE, lèpre. MESTIER, besoin. METTE, limite. METTRE À LA VOIE (SE), se mettre en route. METTRE EN SA MAIN, confisquer. MEURTRI, assassiné. MIE, pas. MIESSENAIRES, mercenaires. (Leçon douteuse.) MONOIERS, monnoyeurs. MONSTRUEL, Montreuil. MONTEPLIER, multiplier, augmenter. MOULT, beaucoup. MOUSTIER, monastère, église. MOUVEMENT. --_Comme sus le mouvement d'une heure_, à la même heure. MUER, tourner, changer.--(_Mutare._) MUCIÉ, caché. MUIRS, meurs. MURDRI, tué. MURENT, se mirent en mouvement. (_Mouvoir._) MUSER, méditer, réfléchir. MUT, prit naissance. (De _mouvoir_.) --p. 305, engagea, poussa. MUTACION, changement. N. NACAIRE, timballe. NAGER, naviguer. NAVÉE, vaisseau. NAVIE, flotte. NAVRER, blesser. NÉ, et mieux NE, ni. NÉIS, même. NOBLE, pièce de monnaie. NOIENT, rien. NOISE, bruit, querelle. NON, p. 311, quoique. NUL, un, quelque. NULLUY, personne, qui que ce soit. (_Nullus._) O. OBÉDIENCE, obéissance. OCCIOIENT, tuaient. (De _occire_.) OCCISION, meurtre, massacre. OCCISTRENT, tuèrent. (De _occire_.) OFFICE, p. 277, autorité. OÏ, ouï, entendu. --Oïe, ouïe, entendue. (De OUÏR.) OIL, oui. ONCQUES, ONCQUES MAIS, jamais; --p. 300, autrefois. OPPRESSÉ, pressé vivement, serré de près. OR-AINS, à l'instant. ORDENANCE, arrangement. ORDENER, ordonner; --p. 241, faire les préparatifs, l'arrangement. ORE, maintenant. ORENT, eurent. ORREZ, entendrez. (De _ouïr_). OST, armée. OSTIEUX, logis, maison, hôtel. OT, eut. OTTROI, octroi, permission, concession. OTTROIER, accorder. --_Ainçois qu'il ottroiât la voie d'aller_, avant qu'il consentît d'aller. OUBLIÉTE, prison perpétuelle. OUNIMENT, OUNIEMENT, également, à la fois. OUTRAGE, outrecuidance, présomption, excès d'action. OUTRAGEUX, violent. OUVRER, travailler, agir. P. PAINE (SE METTRE A), se donner de la peine, du mal. PALETER, combattre aux palissades. PAOUR, peur. PAR UN POU, A PAR UN POU, à peu près, environ. PARDONROIT, pardonnerait. PAREMENT, ornement, insigne. PARFAIT, achevé, fait entièrement. PARFIN (LA), fin complète. PARRIE, pairie. PARLEMENT (VENIR EN), p. 277, il s'agit du parlement auquel était réuni la cour des pairs. PARMAINTENIR, maintenir entièrement, continuer. PARMI, p. 139, à cause de. --_Parmi ce que_, sous condition que, parce que. PARMITANT, au moyen de quoi, à condition. PART, côté. PARTIR (SE), se quitter, se séparer. --_Parti_, p. 447, partagé. PAS, passage. PASQUES FLORIES, Pâques fleuries, le dimanche des Rameaux. --_Pasques les grans_, la grande fête de Pâques. PASSION, mal, douleur. PASTOURIAUX, bergers. PAVAISSÉ, abrité. PÉNER (SE), se donner de la peine. PENNONS, enseignes, étendards. PERS, pairs. --_Pers_, bleu. PERTUISER, trouer, faire un pertuis, un trou. PESTILLENCE, p. 135, massacre, tuerie. PETIT, peu, petitement. --_Si petit non_, pas même un peu, si peu que ce soit, pas du tout. --_Un petit_, un peu. PIÉ-ÇÀ, longtemps. PIÈCE (UNE), quelque temps. --_Une pièce de temps_, quelque temps; --_de grand pièce_, de longtemps. PIED. --_Jà pied_, pas un seul. --_Oncques pied n'en échappa_, pas un seul homme n'en échappa. PIERREGORT, Périgord. PIERREGUIS, Périgueux. PLAID, PLAIT, procès. PLAQUIER, appliquer. PLEIN, plaine. PLENTÉ (GRAND), beaucoup, grande quantité. POESTÉ, autorité, puissance. (_Potestas._) POIGNIS. --_En ce poignis et reculis_, en cette mêlée de gens qui se poussent et reculent. POINTE, extrémité. POMPES, parures recherchées. POOIENT, _povoient_, pouvaient. --_poroient_, pourraient. PORTER (SE), p. 278, se comporter. POT, put. POU, peu. POUDRE. --_Ramenés en poudre_, réduits en cendre. POUR, p. 12, à cause de. POURCHACER, examiner, travailler. POURCHAS, machination, intrigue. --p. 122, poursuite. --p. 153, sollicitation. POURQUANT DE, en ce qui concerne le. POURSUIR, poursuivre. POURTANT QUE, parce que. POUVERRIEZ (VOUS Y), vous y pourvoiriez. POUVOIR À, tant qu'ils pouvaient. POUVOIR, puissance, forces. PRÊCHEMENT, discours, sermon, prêche. PRÉIST, prit. PREMIER (DE), d'abord. PRÈS, presque. PRESSE, masse. --_A la presse rompre et ouvrir_, quand la masse fut rompue et ouverte. PRISE, p. 329, droit abusif de se pourvoir en nature, exercé par les officiers du roi aux dépens des marchands. PRISTRENT, prirent. PRIVÉEMENT, secrètement, en particulier. PROCÈS. --P. 454, _leurs traités et leurs parlemens et procès_, ce qu'ils traitaient, ce qu'ils disaient et ce qu'ils procédaient ou faisaient. PROCHAIN PRÉCÉDANT, avant-dernier. PROFITER, gagner. PROPOSER À L'ENCONTRE, soutenir le contraire. PROPRE (TOUT), tout exprès. PUIS, depuis. PUISCEDI, depuis ce jour. PUR. --_En purs leurs chefs_, têtes nues. --_En pures leurs cotes_, n'ayant que leurs cotillons, leurs chemises. Q. QUANQUE, autant que (_Quantum_). QUANS, quels, combien de (_quantos_). QUANT QUE, tout ce que. QUARNIAUX, créneaux. QUINT, cinquième. QUISTRENT, cherchèrent (de _quérir_). QUITTER, tenir quitte, mettre en liberté. Opposé à rançonner, p. 324. QUOIS, tranquilles. R. RACONSUIR, poursuivre, atteindre. RAMPONNER, défier. RAMPSONER, défier par des bravades. RAMENTEVOIR, rappeler. --_Ramentu_, participe passé de _Ramentevoir_, rappelé. RANDON, impétuosité. RAVISER, reconnaître. REBOUTER, repousser. RECLOUI, referma. (De _reclore_.) RECOMMANDER, confier, mettre en dépôt. RÉCOMPENSACION, dédommagement. RECONFORT, ce qui redonne des forces. RECONVOYER, accompagner. RECORDER, raconter, rappeler. RECOUVRER. --P. 306, _sans recouvrer_, sans ressource. --P. 231, _Recouvrer_, remède. --P. 452, _Recouvrer_, réparer, remédier. RECRU, mis en liberté. RECUEILLIR, faire réception. REÇUT (SE), se retira pour se mettre en sûreté. REFREDEROIENT (SE), se refroidiraient, se calmeraient. REFRÉNA, calma. --_Se refréneroient_, se retiendraient. REGARDÂT. --P. 10, _il regardât_, lisez plutôt: _il se gardât_, il s'abstînt. REGRACIER, remercier. RELENQUIR, abandonner. REMENANT, reste. REMÉRI, récompensé. REMONTÉE, après-dînée. REMONTRÉE, montrée, mise en évidence. REPAIRE, retour. REPAIRER, séjourner, demeurer. --_Se repairer_, s'en retourner. REPOSTÉ, caché. RÉPROUVER, blâmer. RESANÉ, guéri. RESCOURRE, délivrer, secourir, reprendre. --_Rescouirent_, de _rescourre_ ou _rescouir_, délivrèrent. --_Rescouit_, délivra. --_Rescouoient_, p. 178, reprenaient. --_Rescous_, délivré. RESCOUSSE, délivrance, secours. RESCRIPRENT, récrivirent. RESPITER, donner répit, épargner. RESSOIGNENT, reculent. RESSOIGNOIENT, craignaient. RESTADLI, p. 359, réhabilité. RESTORIER, vengeur. RESTREIGNIRENT, resserrèrent. --_Restreignirent leurs armures qui desroutes estoient et fourbirent leurs plaies_, réparèrent leurs armures qui étaient brisées, et pansèrent leurs plaies. RETRAIRE, retirer, se retirer, battre en retraite, revenir. --RETRAIANT, retirant, en se retirant. --_Retraiez-vous_, retirez-vous. --_Retraissiez_, retirassiez. REVEL, fête. Au pluriel _Reviaulx_. RÉVÉRENCE, respect. --_Réveremment_, avec respect. RIEN, p. 427, chose (_Res_). RIOTER, faire riote. --_Riote_, Désordre, combat. ROBER, voler, piller, dérober. RODAIS, Rhodez. ROUTE, compagnie, troupe, bande. RUÉS, jetés. --_Rués jus_, jetés par terre. S. S' pour SA; devant une voyelle. SACHER, tirer. SAGE, savant. --_Etoient sages de mer_, étaient savants sur les choses de la mer. SAISI, p. 404, _qu'il fût si saisi_, lisez: _qu'il fût saisi_, c'est-à-dire, que l'on s'occupât de faire rendre compte au.... SAILLIT JUS, sauta à bas. SAINTISME. _Saintisme travail_, très-sainte passion. SAISINE (SE METTRE EN), se saisir. SALEBRIN, Salisbury. SAMIS, étoffe de soie. SAOULA, contenta, apaisa. --p. 321, il faudrait: _saoulèrent_. SCEL, sceau. SCELLÉS, p. 119, chartes, actes scellés, revêtus du sceau. SCET, sait. SÉ, si. SECRET (ÊTRE), être dans l'intimité. SEMBLANT (PAR), par ressemblance, par réciprocité; p. 291, de même que. SÉMONNOIT, p. 161, invitait, excitait. --Convoquait. SEMONT, commanda. (De _semondre_.) --_Semons_, p. 9, avertis. SEMONCE, avertissement, sommation. SEMONNER, avertir, sommer, inviter. SENESTRE, gauche. SEOIR, siéger. SÉOIT, était placé (_sedebat_). --_Avoit sis_, avait été placé. --_Séoient jus à terre_, étaient assis à bas par terre. SERMON, discours. (_Sermo._) SEROURGE, beau-frère. (_Sororius._) SEURQUETOUT, surtout. SÉVENT pour savent. SI, p. 404, lisez CI. SIED, est placé (_sedet_). SIGLER. _Siglèrent grant aleure_, cinglèrent grand train, rapidement. SIRE, seigneur. SIRENT, p. 157, restèrent. SOMMIER, cheval de somme, courrier. SORTIRENT, devinèrent, prédirent. (De _sortisser_.) SOT, sut. SOUDÉE, solde. SOUEF, doucement. --_Tout souef_, tout doux. --_Soueves_, douces. SOUFFISIST, suffisait. SOUFFRANCE, tolérance, relâche, trêve. SOUFFREZ-VOUS, p. 251, taisez-vous. --p. 305, calmez-vous. SOUGIÉS, sujets. SOULAS, divertissement. SOULOIENT (SE), SOULOIENT, avaient coutume (_solebant_). SOUPRIS, surpris. SOUTILE, subtil. SUBTIVEMENT, subtilement, avec habileté. SURCÔTIER, qui couvre le côté, le flanc. SUER, soeur. SUIST, suivit. --_Suirent_, suivirent. SUPPOSER, mettre. --_Supposât à entredit_, mît en interdit. T. TAISIBLE, tacite, non exprimé. TANNER, être ennuyé, se fatiguer. TANT. --_Si trouvèrent deux tant de prisonniers qu'ils n'étoient de gens_, deux fois autant de prisonniers que... TANTÔT, vîte. TARGE, petit bouclier. TELLIER, tisserand. TEMPS. _Pour le temps_, autrefois. TENIST, tînt. TENIR, relever. --P. 4, _Fust tenu_, relevât. --_Tenir terre_, réguer. TERME, temps fixé, échéance. TIEUX, tels. TINDRENT, tinrent. TIPHAINE, TIPHANIE, l'Épiphanie ou fête des Rois. TIRIS, mêlée où l'on se tire. TOLLIR, enlever. --_Tollu_, pris. TORTIS, TORTIL, torche. TOUDIS, toujours. TOUJOURS MAIS (À), à toujours. TOUILLEMENT, TOULLEMENT, TOULLIS, bagarre, tohu-bohu, trouble, embarras. TOURBE, confusion. TOURMENT, tempête, tourmente. TOUT (DU), DU TOUT EN TOUT, entièrement, complétement. TOUT À UN FAIX, tous ensemble, tous à la fois. TOUTESVOIES, toutefois. TRAICTIÉ, TRAICTIER, traité, traiter. TRAÏR (SE), aller. --_Se traïssent_, allassent. TRAIRE, p. 134, lever. --Tirer, traîner. --_Traiant_, participe présent. --_Traoient_, imparfait. --_Se traistrent_, se tirèrent, se dirigèrent. --_Être trait_, s'être porté. --_Trait_, p. 120, issu, sorti. TRAIT, tirage, effort. TRAITEUR, négociateur, celui qui traite. --_Être traiteur de apaiser_, négocier pour faire la paix. TRANSCENDER, aller outre, interpréter faussement. TRAVAILLÉ, fatigué. TRAVELLER, voyager. TREF, pavillon. TRÉPASSER, dépasser, aller au delà de, violer. --_Trépassé_, outrepassé. --_Trépasser_, _trespasser_, p. 21, mal interpréter, outrepasser. TRESPERCIER, TRESFORER, transpercer. TRESTOUS, TRETOUS, tous. TREUVER, trouver. TRIBOULÉ, tourmenté (_Tributation_). TRIÈVE, trêve. TRUFEUR, TRUFFEUR, plaisant, moqueur. --P. 44, trompeur. TYOIS, Teutons, Allemands. U. UE pour EU, dans _cuer_, coeur, _juesdi_, jeudi, _muette_, meutte, _nuef_, neuf, _pueple_, peuple, _suer_, soeur, _vueve_, veuve, etc. USER, se servir. (_uti._) V. VAGUE, désert. VAIR, fourrure de couleur gris-blanc. (_Varius._) VALSIST, VAULSIST, valût. VARIEMENT, dissension, changement. VASSALEMENT, VASSAUMENT, bravement. VAUGRÉER, errer çà et là. VÉAST, défendît, empêchât. --(De véer, _vetare_). VELOURDE, fagot (_falourde_). VENISSENT, vinssent. VENRONT, viendront. VENTILOIENT, flottaient au vent. VÉOIT, voyait. VERGOGNER (SE), avoir honte. VERTUEUSEMENT, avec courage. VESPRE, soir. VESTEURES, habits, vêtements. VEUGUECIN, Vexin. VIAIRE, visage. VIDER, quitter. --_Que ils en videroient aucuns_, p. 450, que quelques-uns en sortiraient. VIENGNIEZ, veniez. VIGILE, veille. VILENER, faire honte, maltraiter. VILENIE, outrage; --p. 276, tort. VILTÉ, mépris. VIRETON, trait d'arbalète. VITAILLES, vivres (_victuaille_). VOIE, route. --_Se mit à la voie_, se mit en route. VOIR, vrai. --_Voirement_, vraiment. VOUER, se consacrer, se vouer. VOULSIST, voulût. --_Voult_, veut, voulut (_vult_, _voluit_). --_Voulsissent_, voulussent. --_Vourroit_, voudrait. --_Vulsist_, voulut. VUIS, vide. Y. YREUX, _ireur_, colère, emportement. --_Yreusement_, en colère. TABLE DES MATIÈRES DU TROISIÈME VOLUME. SUITE DU MOYEN AGE. Pages. Commencement de la lutte de Philippe le Bel et du pape Boniface, 1301.--(_Chroniques de Saint-Denis._) 1 Bataille de Courtray, 1302.--(_Idem._) 4 Suite de la lutte de Philippe le Bel contre le pape Boniface, 1302-1303.--(_Idem._) 9 Bataille de Mons-en-Puelle, 1304.--(_Idem._) 14 Révolte des Parisiens, 1306.--(_Idem._) 17 Les Templiers, 1306-1310.--(_Idem._) 19 Les trois moines rouges.--(_Ballade Bretonne._) 24 Lettres de Charles de Valois portant affranchissement des serfs du comté de Valois, 1311 27 Lettres de Louis X portant affranchissement des serfs du domaine royal, 1315 30 Les Pastoureaux, 1320.--(_Chroniques de Saint-Denis._) 32 Les Lépreux, 1321.--(_Idem._) 33 Philippe le Long décrète l'unité des poids et mesures, 1321.--(_Idem._) 35 Féodalité, chevalerie, éducation, moeurs générales des XIIe, XIIIe et XIVe siècles.--(_Chateaubriant._) 36 La loi Salique, 1328.--(_Froissart._) 106 Bataille de Cassel, 1328.--(_Idem._) 112 Édouard III fait hommage au roi de France, 1329.--(_Idem._) 115 Condamnation de Robert d'Artois, 1331.--(_Idem._) 118 Même sujet.--(_Chroniques de Saint-Denis._) 121 Jacquemart d'Artevelt, 1337.--(_Froissart._) 127 Édouard III prend le titre et les armes de roi de France, 1340.--(_Idem._) 129 Bataille de l'Écluse, 1340.--(_Idem._) 132 Même sujet.--(_Chroniques de Saint-Denis._) 137 Guerre de Bretagne.--(_Froissart._) 140 Jeanne la Flamme.--(_Ballade Bretonne._) 197 Meurtre d'Artevelt, 1345.--(_Froissart._) 200 Invasion d'Édouard III, 1346.--(_Chroniques de Saint-Denis._) 205 Bataille de Crécy, 1346.--(_Froissart._) 218 Siége de Calais, 1346-1347.--(_Idem._) 243 Le combat des Trente, 1350.--(_Traduction d'un poëme français du XIVe siècle._) 252 Même sujet.--(_Ballade Bretonne._) 267 Même sujet.--(_Froissart._) 270 Assassinat du connétable Charles d'Espagne, 1354.--(_Chroniques de Saint-Denis._) 274 États généraux de 1355.--(_Idem._) 279 Bataille de Poitiers, 1356.--(_Froissart._) 284 États généraux de 1356.--(_Pierre d'Orgemont et Charles V._) 328 États généraux de 1356 et la Jacquerie.--(_Froissart._) 402 Invasion d'Édouard III et traité de Bretigny, 1359-1360.--(_Idem._) 434 GLOSSAIRE 475 TABLE DES MATIÈRES 491 FIN DE LA TABLE DU TROISIÈME VOLUME. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS (TOME 3/4)) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. 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